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^/ V
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0.
)
ŒUVRES DIVERSES DE JULES JANIN
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
DE M. ALBERT DE LA FIZELIÈRE
IX
CRITIQ.UE DRAMATIQ.UE
IV— THEATRE DE GENRE
f
Il a été fait un tirage d'amateurs, ainsi composé :
3oo exemplaires sur papier de Hollande (No«5i à35o].
25 — sur papier de Chine (N®» i à 25).
25 — sur papier Whatman (N®» 26 à 5o).
35o exemplaires, numérotés au tome I^^ de la collection.
Tous les exemplaires de ce tirage sont ornés cTune
Gravure a l'eau-forte de M. Ed. Hédouin.
JULES JANIN
CRITIQUE
DRAMATIQUE
TOME QUATRIEME
THEATRE DE GENRE
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXVII
THÉÂTRE DE GENRE
DESAUGIERS
LE DINER DE MADELON
^ u fait, savez-vous bien, ami lecteur (c'est
ïi ma faute, et c'est ma faute si vous ne le
Usavez pas], que depuis tantôt six semai-
nes le théâtre du Palais-Royal l'a pris au théâtre
des Variétés, qui l'avait pris au théâtre de la
Bourse, qui l'avait pris au Vaudeville de la rue
de Chartres, qui l'avait pris à Désaugiers, ceDîner
de Madeîon? et savez-vous bien que depuis tantôt
six semaines je suis à me dire à mon réveil,
Z CRITIQUE DRAMATIQUE.
à mon coucher, le matin à sept heures, et le soir
à minuit : « Malheureux que tu es, tu t'amuses à
raconter des balivernes, et tu n'as pas encore parlé
du Dîner de Madelon! »
Ce Dîner de Madelon est un petit vaudeville en
un joli petit acte orné de quatre ou cinq petits
couplets, chaque couplet se terminant en pointe
et en bon mot. Trois personnes suffisent et au
delà à ce dîner de Madelon, sans compter une
dinde truffée et rôtie au foyer de ta cuisine, au
flambeau de tes beaux yeux, ô Madelon !
Ce Dîner de Madelon, à trois personnages, est
Poeuvre excellente et considérable entre toutes ses
œuvres de Pheureux homme et du gai convive
appelé Désaugiers. Ce Désaugiers, en même
temps qu'il était un poëte expert en heureuses
chansons, était un sage, un vrai sage; il était mo-
déré en toutes les choses qui demandent un peu
de modération : le vin, l'amour et l'abondance;
il les chantait à toute volée... il en usait en toute
prudence; il allait au plaisir à pas comptés, il en
revenait la tête légère et d'un pas léger ; toujours
prêt, tant il avait peu abusé des bonnes choses de
la création, à recommencer le lendemain ce qu'il
avait fait la veille : un sourire àThémire, un cou-
plet à Bacchus, un bon mot qui traverse en riant la
table oîi tout rit, où tout chante, où le gai refrain
THÉÂTRE DE GENRE. 3
s'en va de verre en verre et monte en fraîche
écume au cerveau réjoui du buveur.
Puis, quand tout le monde était en train et que
tout dansait en effet, notre homme aussitôt, se
dérobant à la joie qu'il avait excitée, s'en retour-
nait tranquillement chez lui, sa main dans sa
poche... en nicolardonisant, c'est-à-dire en son-
geant à toutes sortes de niaiseries et de billevesées
qui sortaient de son cerveau avec les dernières
vapeurs du vin d'Aï !
Parmi ces vives et sémillantes chansons où la
gaieté circule à la façon d'un sang généreux dans
les veines d'un jeune homme, entre la rose, qui
est la fleur du printemps de l'année et du prin-
temps de la vie, et le lierre, ami des buveurs,
Désaugiers écrivait parfois un conte à la façon
du bon La Fontaine, un conte orné d'un petit
sous-entendu hardi, qui bientôt changeait le
conte en chanson, car il avait beau faire, il
ne faisait que des chansons ! Il eût tenté d'é-
crire une tragédie, aussitôt sa tragédie se fût
tournée en couplets joyeux; même quand il était
en colère et quand il se fâchait tout rouge... on
riait à gorge déployée, et c'était vraiment comme
s'il eût chanté.
Le conte du Dîner de Madelon est, par ma foi,
le plus joli du monde. On y voit un bonhomme
4 CRITIQUE DRAMATIQUE.
âgé, c^est vraî, mais d'un âge encore voisin du
bon temps de Page mûr. Les Romains, plus cha-
ritables que les nomenclateurs modernes, appe-
laient cet âge-là Vâge de seigneurie : on n'était
plus jeune, on n'était pas encore un vieillard. La
raison vous menait par la main, c'est vrai, mais
elle ne vous entraînait pas si vite que vous ne
missiez de temps à autre encore un pied dans
l'ornière éclatante des belles passions; enfin, les
Romains, avec leur seigneurie , avaient pitié de
vos soixante ans non sonnés, et ils vous don-
naient humainement le temps de vieillir tout à
fait. Ceci est expliqué tout au long dans le Traité
de la Vieillesse^ par Scipion l'Africain. « Est-ce
à dire que la vieillesse est moins lente à rempla-
cer l'âge mûr que la jeunesse à remplacer la
première enfance? Et, en fin de compte, soixante
ans ce n'est pas TEtna à porter. »
Ainsi, le maître de Madelon, ce seigneur de la
bourgeoisie, est un bonhomme ami de la joie et
des gais repas; il est seul, il est veuf. Madelon,
chez lui, règne et gouverne, et Madelon n'a pas
d'autre ambition que de s'asseoir un jour ou l'au-
tre à la table de' son maître et seigneur, « la table
entremetteuse de l'amitié » : c'est Montaigne qui
l'a dit. Madelon n'a pas lu Montaigne, mais, en
dAxS'essais, elle a essayé bien souvent d'ajouter
THÉÂTRE DE GENRE, 5
son propre couvert à ce petit couvert. Tantôt elle
ose, et tantôt elle n'ose pas : aujourd'hui c'est son
assiette qu'elle pose sur la table à côté de Tassielte
de son maître, et le lendemain c'est une chaise
qu'elle s'approche à elle-même ; et, comme le sei-
gneur est tout entier à son dîner, il ne voit pas
l'ardent désir de Madelon de manger avec lui.
C'est très-joli à voir ce petit manège et ce joli mé-
nage, et c'est triste à voir, Madelon qui rentre à
l'office en soupirant.
Ses jolis bras baissés sur son beau sein.
Un jour enfin Madelon se chante à elle-même :
a Aux armes ! Madelon, le jour de gloire est arrivé î
Aux armes! c'est la fête à ton maître; il faut lui
demander effrontément (pour cette fois seulement)
une place à sa table, et il te l'accordera. » Ainsi elle
dit, ainsi elle fait. Et le maître : « O Madelon!
dit-il, est-ce possible, est-ce vrai, que ça te fasse
tant plaisir de dîner à la table d'un ingrat dont tu
es la fête et le conseil? Oui, Madelon, tu dîneras
à côté de moi, et tu verras quel joyeux repas ! Mais
il faut t'appliquer, Madelon. »
Hélas ! ô vanité des projets d'ici-bas ! fumée de
l'oie et vanité de la gloire humaine ! à l'instant
même où Madelon va pour se mettre à table, à
leur table, à sa table, un ami au père Benoît (il
!▼ I.
6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
s'appelle Etienne-'Théophile Benoit : c'est pour-
quoi l'artiste a gravé sur ses couverts d'argent
E B T, prononcez hébété!]^ M. Josse, orfèvre,
arrive de son village tout exprès pour dîner avec
son ami Benoît.
Madelon infortunée! ingrat Benoît! car voilà
mons Benoît qui fait toute espèce de fête à son
ami Josse! a Ah! te voilà? Sois le bienvenu, tu
vas tâter de l'oie, et tu boiras d'un vin... » Bref,
mons Benoît ne songe plus à Madelon, et le voilà
qui met sa cave à feu et à sang :
. « Je suis à toi, je descends à ma cave,
Et j'en apporte un certain vin de Grave...
Oui, tu verras, tu le trouveras bon...»
Il sort. (( Monsieur, dit alors Madelon
A Tami Josse, apprenez que mon maître
Vous peut ce soir jeter par la fenêtre.
— Il serait fou? lui! — Que trop, par malheur... »
A ces mots, voilà mon Josse également placé
entre le vif désir de tâter de l'oie et la crainfe d'y
laisser ses oreilles. Cependant il se met à table, il
s'assied à ta place, ô Madelon !
Mais comprenez quel spectacle effrayant
Quand mons Benoît, d'un œil étincelant.
Considérant son ami Josse et Toie,
Semble hésiter sur le choix de sa proie;
Quand, saisissant deux larges coutelas
Que l'un sur l'autre il frotte à tour de bras,
THÉÂTRE DE GENRE. 7
Au pauvre Joese, écrasé sur son siège,
II dit tout haut : Çà, que te couperai-je?
A ce terrible : Que te couperai-je? il faut voir
Fami Josse, aussi prompt que le vent,
Dans ses deux mains tenant ses deux oreilles,
s'enfuir en criant : « A Taide! au secours! je me
meurs, je suis mort !» Et le digne Benoît de crier
à son ami Josse :
a Rien qu'une, ami, rien qu'une seulement! »
Il veut dire une aile! et l'autre entend : une
oreille.,. Il court encore, M. Josse.
Figurez-vous Madelon et sa joie!
Assise à table, elle tâta de l'oie,
Tant et si bien qu'elle et monsieur Benoît
Rirent bien fort de ce manège adroit.
Or le voilà tout entier, ce Dîner de Madelon^
rhonneur et Tenchantement du XIX* siècle!
Pas un mot de plus , pas un mot de moins ;
pas d'amourette et pas de mariage final ; seulement,
Toie aux marrons a fait place à la dinde truffée, et
c'est le seul marivaudage que se soit permis le
grand poëte. Au reste, en dépit de sa réserve et de
sa sagesse, elle a mis au jour une fille charmante,
une enfant digne de sa mère, cette aimable Made-
8 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Ion. Cette fille de Madelon eut pour parraîn
M. Josse en personne (il a su plus tard le bon
tour de Madelon), et M. Josse appela Babet Ten-
fant de Madelon :
a Je veux demain, bravant la médisance.
Au Cadran bleu te régaler sans bruit.
Allons, Babet, un peu de complaisance,
Uq lait de poule et mon bonnet de nuit, n
Babet est en effet la fille de Madelon, mais la
fille ne vaut pas la mère ; elle est peut-être un peu
plus jolie, elle est moins avenante et moins
accorte; elle a été élevée avec plus de soin que
Madelon sa mère, elle a moins de cœur; Babet
est une ambitieuse, elle ira loin, elle épouse son
maître, elle sera pour le moins baronne ; au con-
traire, la mère Madelon est restée M"® Madelon.
Or, depuis tantôt un demi-siècle, on le joue, on
le chante, on Tétudie, on le répète, on Tapplaudit
chez nous, ce Dîner de Madelon! On dirait d'une
fête éternelle, on dirait une aimable lueur que
se transmettent les diverses générations Tune à
l'autre en passant de la jeunesse dans l'âge mûr.
Comptez donc que de chefs-d'œuvre impérissa-
bles^ disait-on, elle a ensevelis, cette leste et preste
Madelon! comptez donc que de monarchies, de
grandeurs, de Majestés, de républiques, de constitu-
tions, de vanités, elle a vues paraître et disparaître.
THÉÂTRE DE GENRE. 9
aller et venir, cette impérissable et joyeuse Made-
lon î Que de guerres terribles, bientôt suivies d'une
profonde paix, se sont jouées à l'ombre de Made-
Ion ! que de grandeurs renversées ! que de minis-
tères disparus ! combien de traités déchirés ! Et ce-
pendant Madelon n'a pas perdu une seule fleur de
son corsage, une seule épingle de sa cornette ! D'un
rire ingénu elle a ri au nez de tous ces grands
hommes de la guerre et de la paix; d'un geste en-
fantin elle a fait la nique à toutes ces révolutions.
Le lendemain de 1814, elle chantait sa joyeuse
chanson; elle la chantait la veille et le lendemain
de i83o; lisez Taffiche en 1848, elle annonce en
toutes lettres... le Dîner de Madelon lOcstla pièce
favorite des journées pacifiques, c'est le vaudeville
des jours de tempête ! Madelon gardienne des so-
ciétés au désespoir! Elle est l'arc-en-ciel après l'o-
rage ; elle calme la Marseillaise^ elle repose de la
cantate ; elle protège le vaincu, elle apaise le vain-
queur; elle est la chanson sans gêne et sans peine,
abondante en grâces peu coûteuses, en promesses
faciles à remplir. Au milieu de tant d'écoles diver-
ses qui ont traversé la poésie en la déchirant, entre
la tragédie agonisante et le drame à ses premiers
vagissements, le Dîner de Madelon, indifférent à
la rage, au bruit, au hurlement des écoles, passe
en chantant sa chanson matinale. Elle était au
lO CRITIQUE DRAMATIQUE.
tombeau de M™* Dorval, elle était au berceau de
M"' Rachel. Toute comédienne un peu jolie, avec
de grands yeux, une belle taille, une voix fraîche,
et ce je ne sais quoi de sémillant et d'appétissant
qui est le cachet même de Désaugiers le poëte, a
joué ou jouera, au moins une fois dans sa vie, le
Dîner de Madelonl Elle-même M"« Mars Ta joué,
un jour de fête, en sa maison de Sceaux, en beau
tablier de toile écrue, une perle à l'oreille, à ses
pieds des sabots; Désaugiers donnait la réplique;
Etienne Becquet était le souffleur.
De ce Dîner de Madelon est sortie un beau jour,
armée à la légère, la plus aimable et la plus pi-
quante de toutes les comédiennes qui aient jamais
été la joie et la fête du Paris terre à terre, ennemi-
né des mots sesquipédaux et des bottes de sept
lieues. Elle avait nom Minette; elle avait de grands
yeux et de tout petits pieds, et un filet de voix très-
doux, avec l'accent, le geste et la gaieté à l'avenant;
ajoutez une intelligence, une verve, un esprit, un
argument vif et léger en toute chose, et des grâces
qui la faisaient adorer. Minette était vraiment
Madelon, la Madelon du Dîner de Madelon. Dé-
saugiers l'aimait, et elle le lui rendait. Dieu le
sait! Il lui lisait toutes ses chansons, elle lui chan-
tait toutes ses chansons; comme elle était interro-
gée, elle savait répondre, habile à la réplique, in-
THÉÂTRE DE GENRE. II
génieuse au conseil, savante en toutes ces élégances
du bel esprit, estimant la chanson comme Tancrède
aimait sa patrie : A tous les cœurs bien nés,..
Vraiment, cette Minette était un charme ; on Teût
prise, à la voir, pour la muse même qui ayait inspiré
V Hymne à la Gaieté, V Homme content, Quand on
est mort c'est pour longtemps, le Rocher de Can-
calCy Et cœtera pantoufle.
Minette, élève de son maître, en avait précieuse-
ment gardé la philosophie et la sagesse avant d'être
sage et rassasiée ; elle avait quitté la tabk de Ma-
delon et elle était rentrée au bercail des femmes
sérieuses. Comme elle était bonne, après avoir été
charmante, elle était aimée et louée en raison de
ses grâces présentes autant que de ses grâces pas-
sées. Même (et l'accident est assez rare pour qu'on
le signale)), après avoir été pauvre dans sa jeunesse
et dans son âge mûr, elle arriva très-légalement et
très-loyalement à une énorme fortune, qui n'ôta
rien à sa modestie et qui n'étonna pas son hon-
nête vieillesse ; et, de même qu'elle était fière au-
trefois et sentant sa grande artiste, elle fut réservée
et clémente en sa nouvelle fortuné. Elle gagna bien
quelques amis, elle n'en perdit pas un seul. « Comme
tu porteras la fortune, ô Celsus! toi-même nous te
supporterons... » [Sic nos te^ Celse^ /eremus!)
Ainsi, chose heureuse, sa fortune fut facilement
12 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pardonnée à « Minette ». Elle est morte Tan
passé, elle a été pleurée en silence ! A cette heure
encore, il y a des gens qui la regrettent et qui s'en
souviennent, a Hélas ! disent les uns, c'était une
si bonne et,si bienfaisante châtelaine ! elle ouvrait
si volontiers la porte de son palais de Versailles, à
Nanville, aux pauvres du chemin ! elle parlait si
bien, avec tant d'aise, et de contentement, et de
bonne grâce, de l'art qu'elle avait exercé avec tant
de joie ! elle avait tant de souvenirs qui la rappro-
chaient des hommes d'autrefois ! elle se rappelait
si volontiers, parmi ses plus illustres convives,
quand Nanville était rempli de ses hôtes nom-
breux, du Dîner de Madelon !
Le voilà donc, encore une fois, qui redevient,
sur le théâtre du Palais-Royal, la fête du Paris
ami des faciles gaietés, des faciles chansons, ce gai
Dîner de Madelon! Hélas! il a précédé toutes les
gloires vivantes de cette nation... j'ai bien peur
qu'il ne les mène à la tombe I Vaudeville-miracle !
il était fait pour vivre un jour, il a déjà fatigué plus
d'un demi-siècle; il devait disparaître au moins
avec l'aimable comédienne qui l'a chanté pour la
première fois , il en a lassé déjà plus d'une cen-
taine; il a servi à l'aïeule, à la grand'mère, à la
fille, à la petite-fille; il servira à l'enfant de la cin-
quième génération. Même les chefs-d'œuvre et les
THÉÂTRE DE GENRE. l3
•
fêtes les plus bruyantes du génie contemporain,
Marion Delorme, Hernani, Chatterton, la Mère
et la Fille, le Plus beau Jour de la vie et le Ma-
riage de raison, les Saltimbanques et le Thé de
Mme Gibou, Lucrèce et Virginie, ont vainement
espéré qu'ils effaceraient de l'affiche et du sou-
venir de cette génération le Diner de Madelon,..
le Dîner de Madelon est venu à bout des drames
de Frédéric' Soulié, des drames de M. de Balzac;
il viendra à bout de i\f ^ de La Seiglière et de
Af. Poirier. Ce qui Tétonne en ce moment, c'est
qu'il n'ait pas encore abattu l'Honneur et VAr^
gent! Et puis, quand tout sera mort de ce qui
chante et se chante aujourd'hui, quand la tragédie
éteinte ira rejoindre au cercueil le drame expiré,
quand sur le vaudeville inanimé râlera la comédie
en deuil du mélodrame, arrivera Madelon, qui
d'une main sans gêne mettra la nappe sur la
pierre de cette fosse immense, et sur cette table
improvisée on servira le Dtner de Madelon!
IV
ALEXANDRE DUMAS
MADEMOISELLE DE BELLE-ISLE
i!i, en effet, c'est là, comme je vous le
dis, une comédie, et encore une comé-
die franchement attaquée, franchement
défendue, très-bien intriguée, et pourtant d'une
intrigue très-claire et très-facile à comprendre ; et
dans cette comédie il y a beaucoup d'art et beau-
coup d'esprit, beaucoup de verve, pas mal de
style, des intentions très-fines, des choses très-
hardies, mais elles ont passé ; des choses très-ha-
sardées, mais elles ont été acceptées ; des mots qui
sentent leur régence d'une lieue ; en un mot, un
grand entrain, une vivacité charmante, un feu
roulant de saillies qui passent quelquefois d'un
pied léger et furtif le seuil même de l'alcôve.
Mais aussi avons-nou^s ri! nous sommes-nous
amusés! avons-nous applaudi! Quel bonheur que
THÉÂTRE DE GENRE. l5
M. Alexandre Dumas ait trouvé au fond de sa
besace tant de verve, d'audace, de hardiesse et
d'esprit !
Donc M"* de Prie, ambitieuse femme, sans
cœur, qui régna un instant sur la France en con-
currence avec M. le cardinal de Fleury et sous la
protection de M. le duc de Bourbon, M™® de Prie
habite le château de Chantilly, et quand la comé-
die commence la marquise est occupée à brûler
ses lettres d'amour : c'est la précaution ordinaire
des passions qui commencent. Aussitôt qu'un
nouvel amour vient au cœur d'une femme, c'en
est fait de tous les autres; il faut tout brûler, tout
détruire : lettres, cheveux, portraits, gages éternels
d'une passion éphémère, tout y passe; et pas une
de ces lettres, pas un de ces portraits si aimés
n'obtient un dernier coup d'œil. La dame jette
au feu toutes ses passions d'hier... Sauve qui peut !
C'est qu'en effet M"® de Prie a distingué un beau
jeune gentilhomme dont elle a fait un officier, et,
comme elle le veut aimer tout à l'aise, elle prend
toutes ses précautions. Et voilà pourtant ce que
deviennent, mes amis, les plus sincères amours !
Comme elle est en train de tout brûler, M™® de
Prie raconte à sa dame d'honneur qu'elle aimait,
encore hier, M. le duc de Richelieu, et que M. de
Richelieu est bien amoureux d'elle; et la preuve,
l6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
c'est que le duc n'a pas encore renvoyé la moitié
d'un sequin qu'elle et lui ils ont coupé en deux,
avec cette condition que le premier qui n'aimerait
plus renverrait la moitié du sequin, et que l'au-
tre n'aurait pas la plus petite plainte à faire. L'in-
vention est bonne, elle est commode, elle abrège
bien des lenteurs. Quand elle a tout raconté et
tout brûlé, entre chez M"* de Prie M. le duc de
Richelieu,
Je me souviens d'avoir rompu déjà bien des
lances en faveur du brillant Richelieu , que nos
grands moralistes dramatiques chargeaient de
haines et d'outrages ; je disais que cela était
étrange d'insulter ainsi un homme qui avait été
le favori de deux rois de France, que Louis XVI,
la vertu couronnée, avait très-bien reçu à sa cour,
qui avait eu sa grande part de la victoire de Fon-
tenoy, qui était le protecteur de Voltaire, et, au
dire de quelques-uns, qui était pour Voltaire
mieux que cela. Cette moralité, mal placée en
pleine régence, me paraissait une moralité de
mauvais aloi. Mais, cette fois, soyez tranquilles,
notre comédie n'ira pas donner dans ces lieux
communs, beaucoup trop communs. On prendra
le maréchal de Richelieu tel qu'il.est, et sans in-
jures, sans déclamations, on le fera agir et penser
comme il a en effet agi et pensé. Fi de la morale
THÉÂTRE DE GENRE. I7
qui s'attache au manteau des personnages histo-
riques pour les gêner dans leur course rapide ! Le
personnage historique, s'il se sent trop tiraillé,
laissera son manteau entre les mains de cette autre
dame Putiphar, et le héros n'en sera qu'un peu
plus nu. Donc, vous voyez entrer chez M"* de
Prie, et comme s'il entrait dans sa propre maison,
M. le duc de Richelieu.
La conversation entre les deux amants est des
plus naturelles. Le dialogue est tout rempli de
quelques mots heureux qui ont été en effet pro-
noncés dans ces salons du Paris spirituel, sceptique
et moqueur ; mais ces mots-là sont si bien à leur
place qu'on ne s'aperçoit nullement du plagiat.
L'auteur n'a fait que réprendre son bien oîi il le
trouvait, et il était parfaitement dans son droit.
Voici, au reste, une charmante scène, qui perdra
beaucoup à être mal racontée, comme je fais :
M. de Richelieu tire de sa poche un portefeuille
aux armes de M"® de Prie. « J'ai pensé à vous,
lui dit-il; acceptez ce portefeuille à vos armes. —
Et moi donc! répond la marquise; acceptez, mon
cher duc, cette bourse que j'ai brodée à votre chif-
fre. » Ceci fait, ils prennent congé l'un de l'au-
tre. Richelieu sorti. M™' de Prie ouvre le porte-
feuille, et que trouve-t-elle? La moitié du sequin!
A l'instant même rentre M. de Richelieu; il a
IV . 2.
l8 CRITIQUE DRAMATIQUE.
trouvé, lui aussi, au fond de la bourse, l'autre
moitié du même sequin ! Et de rire ! En vérité, on
n'est pas plus inventif que cela.
Alors, entre ces deux personnes, la conversa-
tion, qui languissait, s'anime de plus belle. Grâce
à cette touchante sympathie, Richelieu et M™° de
Prie s'entendent plus que jamais. « Qui donc ai-
mez-vous, marquise? — J'aime le chevalier d'Au-
bigny. Et vous donc, qui aimez-vous, mon cher
duc? — Moi, je suis amoureux fou de M"® de
Belle-Isle. » On annonce M"® de Belle-Isle.
Alors vous voyez entrer — non, ce n'est pas un
conte d'autrefois — la plus calme et la plus char-
mante jeune femme qui se puisse voir; elle est
simple, elle est gracieuse, elle est touchante. Elle
vient supplier M"® de Prie pour qu'elle fasse ren-
dre la liberté à son père, à ses frères, qui sont à la
Bastille. A peine on la voit, cette femme, et déjà
on se sent le cœur pris pour elle. Et comme elle
raconte sa triste histoire, les malheurs de sa fa-
mille, son isolement, la captivité paternelle ! Ri-
chelieu la dévore des yeux. M™® de Prie, toute
égoïste qu'elle est au fond de l'âme, se sent prise
de pitié pour cette femme sans appui, sans secours,
dans cette maison corrompue qui ne se souvient
déjà plus de Bossuet et du grand Condé. Cette
belle, honnête, éloquente et touchante fille, qui
THÉÂTRE DE GENRE. IQ
voulez-vous que ce soit au monde, si ce n'est
M"« Mars?
Ici, l'intérêt, déjà vivement excité par tous ces
ingénieux détails, va grandir encore. Toute cette
cour de Chantilly se presse au lever de M"® de
Prie. Richelieu, tout frais arrivé d'Allemagne, est
naturellement le sujet de ces piquantes causeries.
On l'entoure, on lui raconte les grandes révolu-
tions de son absence, comment à présent M. le car-
dinal de Fleury a réformé les mœurs, comment la
messe l'emporte sur le bal, comment les femmes
qui naguère avaient deux amants et un confesseur
n'ont plus à cette heure que deux confesseurs et
un amant ! Vous pensez si le duc ouvre de grandes
oreilles! « Bah! dit-il à la fin, laissez là vos his-
toires à dormir debout. Tel que vous me voyez,
je parie mille louis que j'obtiendrai ce soir un
rendez-vous de la première femme qui va se mon-
trer à nous. — Tope! disent les amis du duc,
mille louis ! »
Sort la marquise de Prie. Richelieu , beau
joueur, se penche vers ses amis, 'c Celle-là ne
compte pas, dit-il, je vous volerais votre argent! »
L'instant d'après sort M"® de Belle-Isle.
Alors un jeune homme que vous avez à peine
aperçu dans les salons, et qui a entendu ce terrible
pari, s^approche du duc. « C'est à moi, Monsieur
20 CRITIQUE DRAMATIQUE.
le duc, à tenir votre parî, car je dois épouser dans
trois jours la femme que vous voulez déshonorer
ce soir. »
Le duc accepte le pari de ce jeune homme, qu'il
voit pour la première fois. A cet instant, j'avoue
que j'ai eu bien peur. J'ai tremblé que l'on ne nous
montrât encore quelque bâtard contrefait de ce
bâtard d'Antony, quelqu'un de ces jeunes gens sans
aveu, dont la mélancolie est insupportable, insi-
pides vaporeux qui pensent faux, qui aiment faux,
qui souffrent faux, qui gâtent par leuf bave rê-
veuse tout ce qu'ils touchent, et même les jeunes
passions des belles années; mais, cette fois, j'en
suis quitte pour la peur. L'amant de M"® de Belle-
Isle, le chevalier d'Aubigny, un peu plus senti-
mental que les autres, il est vrai, est cependant
tout à fait taillé sur leur patron. Sa vertu n'a rien
d'austère, son amour n'a rien de langoureux : c'est
un véritable soldat qui sera un des plus vaillants
à Fontenoy. Si donc ce personnage a paru quel-
quefois plus triste qu'il ne convenait, la faute n'en
est pas à l'auteur; la faute en est au comédien qui
a joué ce rôle, à Lockroy, qui s'est attristé à plai-
sir. Mais, comme Lockroy est un homme intelli-
gent et spirituel, il aura compris bien vite qu'il ne
s'agit pas ici de faire le beau ténébreux, que les
rêveurs byroniens, à la cour de M. le régent, se
THEATRE DE GENRE. 21
seraient fait rire au nez par toute la cour, et qu'en-
fin, pour bien jouer ce rôle si jeune et si amou-
reux, il faut être un jeune homme de son époque,
vif, leste, hardi, alerte, et, ma foi ! ne douter de
rien.
Vous avez rarement vu un plus joli premier
acte, net, rapide et bien posé. Chacun est à sa ré-
plique; Tesprit circule dans ce dialogue, comme
le sang dans les veines : chacun a déjà dit ce qu'il
devait dire, chacun s'est déjà montré ce qu'il sera
dans tout le reste de la pièce : Richelieu léger et
fou, la marquise égoïste et vaine, M"® de Belle-
Isle innocente et chaste, M. d'Aubigny amoureux
et passionné, quoique un peu triste. On pourrait
faire cette objection que ce jeune capitaine est un
bien petit monsieur pour s'attaquer ainsi de front
à Son Excellence M. de Richelieu; mais l'auteur
a soin de nous avertir que le chevalier d'Aubigny
porte un des meilleurs noms de la Bretagne.
Parlez-moi des comédies qui commencent dès le
premier acte !
Vous allez juger par vous-même des difficultés
du second acte; elles sont telles que j'aurai bien de
la peine à vous les raconter, moi qui vous parle en
tête-à-tête, moi qui suis assis à votre côté. Madame. . .
Jugez donc quand il faut raconter cela à deux mille
personnes assemblées, dont la moitié se croit obli-
23 CRITIQUE DRAMATIQUE.
gée de rougir, de ne rien comprendre et de serrer
les dents pour ne pas rire î La nuit du pari ap-
proche. Il y va de l'honneur de M. le duc de
Richelieu de gagner ce pari-là; mais, cependant,
comment faire pour s'introduire chez M"® de
Belle-Isle, cette jeune Bretonne honnête, sincère,
sans détour? La chose est d'autant plus difficile que
M"** de Prie ne veut pas y prêter les mains. Au con-
traire, la dame se souvient du portefeuille de tout
à rjieure, et, malgré le programme, elle veut se
venger. En effet, elle loge M"® de Belle-Isle dans
sa propre chambre, et, le soir venu, elle apporte à
sa nouvelle amie, qu'elle veut éloigner du danger,
une lettre pour le gouverneur de la Bastille. M"® de
Belle-Isle sera à Paris dans deux heures et demie;
elle verra son père et ses frères ; elle sera de retour
demain à six heures ; nul dans le château ne saura
qu'elle est partie; tant que M. le duc de Bourbon
sera premier ministre, M"® de Belle-Isle ne dira
ce voyage à personne : elle en fait le serment.
Restée seule. M"' de Prie, qui sait son Riche-
lieu par cœur, ferme toutes les portes à double
tour, toutes les portes, excepté la porte secrète;
mais, tout à l'heure encore, Richelieu a juré à
la marquise qu'il avait oublié cette clef à Paris...
Tétais si pressé de suivre Af' '^ de Belle-Isle!
ajoute-t-il.
THÉÂTRE DE GENRE. 23
Ce mot, qui est très-joli, est tout à fait digne
du chevalier de Grammont.
Mais, de son côté, M. de Richelieu est sur ses
gardes. Ce n'est pas celui-là qui sera jamais pris
sans vert! Il a bientôt reconnu toutes les difficul-
tés de Tentreprise : portes fermées, fenêtres fer-
mées, valets de pied qui veillent au dehors. Que
fait M. le duc de Richelieu? Il envoie à Paris son
valet de chambre pour chercher la clef de la porte
secrète, et, en moins de temps qu'il n'en faut à
la vapeur aujourd'hui, la voici cette clef bien-
heureuse que M™® de Prie avait donnée à M. le
duc de Richelieu dans des temps plus heureux
pour elle ! A minuit donc il entrait chez M^^* de
Belle-Isle. Homme de précaution, M. de Riche-
lieu a écrit à l'avance le billet que voici : a Je suis
entré chez M"' de Belle-Isle à minuit; je vous
dirai demain à quelle heure j'en suis sorti. j> Et il
jette le billet par la fenêtre, et c'est le chevalier
d'AuJbigny qui reçoit le billet. Le pari est gagné,
et plus que gagné, car la marquise, qui ne comp-
tait pas- que la porte s'ouvrirait, éteint les lumiè-
res... Richelieu n'y voit que du feu. La toile
tombe... Devinez le reste si vous pouvez.
Silence ! je vous entends ! Vous allez Vous
écrier : « Mais rien n'est plus immoral ! » Je vous
avertis, mon gros Monsieur, que vous perdriez
24 CRITIQUE DRAMATIQUE.
votre temps et vos cris. Toute cette intrigue a été
parfaitement acceptée par bien des honnêtes gens
qui étaient là et qui vous valent bien. Les plus
honnêtes femmes ont applaudi sans y entendre
malice. Il y a manière de tout dire entre gens de
la bonne compagnie. Soyez net et bref, n'hésitez
pas, lancez votre mot discourtois d'une façon ai-
sée et comme la chose la plus naturelle du monde,
votre mot passe, et personne ne songe à vous dire
que vous êtes un insolent. Au contraire, hésitez,
rougissez, tournez votre chapeau dans vos mains
pour dire la chose la plus simple du monde, et
les vaudevillistes vont crier à la gravelure ! Notre
poëte comique a saisi à merveille toutes ces nuan-
ces ; il a été hardi comme un page qui aurait été
élevé chez M™' de Parabère! Et voilà comment, à
force de gaieté, de bonne humeur, et surtout à
force de hardiesse et d'esprit, il a fait tout passer.
Ceci dit, arrive le troisième acte. M"® de Belle-
Isle est revenue de la. Bastille, heureuse comme
une fille qui vient d'embrasser son vieux père
dont elle est séparée depuis huit ans. M"' de Prie
est mieux vengée qu'elle ne pensait, mais elle ne
songe déjà plus à sa vengeance. M. de Richelieu,
tout insolent qu'il est, est quelque peu étonné de
son bonheur. Seul, le chevalier d'Aubigny est bien
triste. Il a vu, à coup sûr, le séducteur s'introduire
THEATRE DE GENRE. 25
chez sa fiancée ; il a entendu sa voix de la fenê-
tre , il a lu son billet , il tient dans ses mains ce
billet fatal. Comment douter de son malheur ?
comment ne pas croire à la perfidie de M"" de
Belle-Isle? Elle cependant, heureuse et calme,
elle vient au-devant du chevalier, et vous pensez
si elle le trouve hargneux, prêt à mordre et mal-
heureux !
Il faut entendre M"® de Belle-Isle, ou plutôt
M"® Mars, se défendant de son mieux contre l'hor-
rible récit du chevalier d'Aubigny. Oui, tout cela
est vraisemblable, mais rien n'est vrai. Elle veut
s'en expliquer avec Richelieu lui-même, et elle le
fait appeler pendant que son amant est caché là
qui écoute. Arrive Richelieu, plus fier, plus inso-
lent, plus conquérant que jamais; et il parle à
cette pauvre fille comme un amant heureux. Il est
si convaincu de sa victoire ! cette victoire a été
si facile, si complète! Il l'a dit tout à l'heure à
M"« de Prie : a Deux chevaux crevés pour une
clef, c'est mille louis quiil m'en coûte; mais, tenez,
marquise {// se penche à soû oreille), je ne les re-
grette pas. »
Cette scène est dramatique, elle est naturelle.
On comprend très-bien le désespoir de M"® de
Belle-Isle^ se voyant ainsi traitée et avec un sans
gêne si inexplicable et si naturel. Ce que l'on
IV 3
20 CRITIQUE DRAMATIQUE.
comprend moins, c'est que cette malheureuse
fille, qui est perdue et déshonorée aux yeux de
son amant, ne lui dise pas tout de suite où donc
. elle a passé cette nuit fatale. Il est bien vrai qu'elle
a juré de ne pas le dire tant que M. le duc de
Bourbon serait premier ministre; mais, en pré-
sence d'un pareil malheur, le moyen de garder
un secret ! Et d'ailleurs le chevalier d'Aubigny est
trop honnête homme pour abuser d'un secret qui
lui rend sa maîtresse I Mais que fais-je donc là,
et ne voilà-t-il pas que je m'amuse à chercher des
objections dans une comédie qui va toute seule
et que rien n'arrête, qui rit d'un œil, qui pleure
de l'autre, et dont le sourire, dont les larmes sont
bien ce que je connais de plus charmant !
Et notez bien que l'action dramatique marche
en même temps que marchent les plaisirs et les
affaires de cette cour, si occupée d'affaires et de
plaisirs. Ainsi donc, c'est fête chez M™* de Prie.
Les plus élégants seigneurs, réunis dans ces riches
salons qui n'existent plus, s'abandonnent au jeu
avec fureur. Vous entendez l'or et les éclats de
rire, dont le bruit se heurte et se mêle. Richelieu
a passé la journée à la chasse ; il arrive au bal un
peu tard. A ce bal il rencontre enfin le chevalier
d'Aubigny, qui l'a cherché tout le jour. Alors,
entre ce jeune homme et le duc, il faut bien qu'une
THÉÂTRE DE GENRE. 2y
explication se fasse. Le chevalier provoque Riche-
lieu ; Richelieu accepte. On se battra tout de suite,
près du château, à Tépée, sans témoins : c'est
convenu. Mais un damné capitaine, préposé par
MM. les juges du point d'honneur pour empêcher
les duels, et averti par M"* de Prie, arrête ce duel.
Il fait donner aux deux champions leur parole
d'honneur qu'ils ne se battront pas avant d'avoir
porté leur affaire par-devant MM. les maréchaux
de France. Mais comment donc fera ce pauvrp
d'Aubigny pour se venger?
il Monsieur le duc, dit-il à Richelieu, il me
faut prompte satisfaction; nous ne pouvons pas
nous battre, nous ne pouvons pas déshonorer
M"* de Belle-Isle devant MM. les maréchaux de
France... Faisons mieux, jouons aux dés : celui qui
perdra deux parties se tuera demain à neuf heures
du matin. — Vous avez trouvé là un moyen très-
ingénieux! » répond M. de Richelieu. Puis il dit:
a J'accepte. » Et pourquoi n'eût-il pas accepté?
N'était-il pas l'homme le pluis heureux de cet
heureux XVIIPsiècle? Il est né assez à temps pour
voir encore les derniers rayons de ce soleil cou-
chant qu'on appelait Louis XIV; il a eu sa part,
et la plus large part, même en comptant le roi
Louis XV, des fleurs, de Tesprit, de la gloire et
des amours du règne suivant; enfin, après avoir
28 CRITIQUE DRAMATIQUE.
assisté à cette lutte de tant de génie et de tant de
forces différentes qui devaient produire 89, il est
mort assez à temps pour ne pas voir la Révolution
française. Certes, celui-là, même sans être trop
brave, pouvait très-bien jouer sa vie sur un coup
de dé : il était bien sûr de gagner.
En effet, c'est Richelieu qui gagne; il trouve
même de très-jolis mots dans cette partie où la vie
d'un homme est l'enjeu. « Qui veut être de moi-
tié dans ma partie? » dit-il aux courtisans qui le
regardent faire. La partie perdue, le chevalier
d'Aubigny quitte la table, et il s'en va sans que le
duc le puisse retenir, en lui disant : « Demain, à
neuf heures, vous serez payé, Monsieur le duc! »
Au même instant arrive chez M"* de Prie la
nouvelle que M. le duc de Bourbon est à la Bas-
tille, que 'le cardinal de Fleury s'est nommé pre-
mier ministre, que M"® de Prie est exilée dans sa
terre. C'est une confusion universelle. M"' de
Prié, hors d'elle-même, veut écrire à la reine,
qu'elle a faite reine. Elle écrit. Richelieu recon-
naît alors seulement cette écriture, qu'il a prise
pour l'écriture de M"* de Belle-Isle. Il comprend
confusément sa fatale erreur, a Mais qu'est-il
donc arrivé? » demande-t-il. Et M™* de Prie,
toujours écrivant, lui répond : Vous ne devine^
pas? M"® Mante dit ce mot-là à merveille et
THEATRE DE GENRE. 29
avec toute cette insolence de si bonne compagnie
qu'elle a prise je ne sais oîi.
Aussitôt M. de Richelieu, tout blasé qu'il est,
se sent bouleversé au fond de Pâme. Il s'est
trompé! il a déshonoré une honnête fille! il a
perdu un honnête jeune homme! Si jeune, si
beau, si brave, si loyal, si amoureux, il va se tuer
demain à neuf heures! Il faut donc partir, il faut
sauver d'Aubigny, il faut implorer son pardon de
M"® de Belle-Isle... Vain espoir! un capitaine
des gardes demande son épée à M. le duc de
Richelieu... Tout est perdu!
Allons, allons, rassurez-vous; ne craignez rien,
personne n'en mourra. Ils se porteront tout à
l'heure aussi bien que se portait ce matin M™® de
Prie. Il est vrai que l'amoureux de M"' de Belle-
Isle veut revoir sa maîtresse avant de mourir. Il
part, il arrive à Chantilly, il retrouve cette femme
qu'il aime, il la revoit plus belle que jamais et
plus touchante; il lui dit adieu sans pleurer, mais
adieu pour toujours. Elle cependant, qui est bien
malheureuse, elle lui répète : Je faime! Il ne veut
rien entendre, il veut partir. « Mais au moins,
dit Gabrielle (elle s'appelle Gabrielle), attendez
que revienne M"® de Prie, et je vous dirai le se-
cret qui me tue. — Mais, répond le jeune homme,
M"** de Prie, vous savez bien qu'elle est exilée et
IV 3.
30 CRITIQUE DRAMATIQUE.
que M. le duc est à la Bastille! » Alors M"* de
Belle-Isle, délivrée de son serment, s^écrie, ivre
de Joie : « A la Bastille! M. le duc! Et moi j'y ai
passé la nuit, et j'y ai vu mon père, et je ne suis
revenue que le lendemain à six heures, et M. de
Richelieu a menti! Demande-le à mon père et
à mes frères, Raoul! — Oui, j'ai menti, s'écrie
Richelieu, qui accourt, ou plutôt j'ai été trompé
comme un niais, et je vous demande pardon à
deux genoux, Mademoiselle; vous êtes un ange! »
Et ils se pardonnent, et ils s'embrassent, et
M"« de Belle -Isle devient M™* d'Aubigny, et
M. de Richelieu devient le meilleur ami du che-
valier; et voilà comment cela a porté bonheur à
M. Alexandre Dumas de ne pas s'abandonner à
cette féroce et nauséabonde déclamation dont le
nom de M. de Richelieu est l'objet! Il eût fait un
drame insipide , il a trouvé la plus aimable comé-
die; il eût été commun et trivial, il a été vif,
aimable et le plus gentil du monde. L'esprit, la
gaieté, la grâce, la bonne humeur, lui sortent par
tous les pores. Ce soir-là, nous autres, qui ne
l'avons jamais flatté et qui n'avons jamais eu de
bien vives sympathies pour ce talent mêlé de
hasard, nous l'avons retrouvé tel qu'il était jadis,
au commencement de sa vie littéraire, plein de
feu et de vivacité, hardi, nouveau, ne copiant
THÉÂTRE DE GENRE. 3l
personne, travaillant tout seul à ses drames, ne
cherchant pas ces horribles mots nouveaux qui
vous font Tefifet d'un serpent sous les herbes. Quel
bonheur et quelle joie de retrouver cet esprit-là
dans toute sa valeur, à l'instant même oîi Ton
disait de toutes parts qu'il était épuisé! Allons,
passons l'oubli sur tant de volumes que le public
ne voulait plus lire , sur tant de mauvais drames
en commandite que le public n'allait pas voir;
oublions cette grande machine de Caligula, écra-
sée dès le premier jour sous des prétentions in-
croyables; courons tous au-devant de l'enfant
prodigue, faisons-lui fête, disons-lui combien il a
d'esprit et d'invention; battons des mains, bat-
tons des mains! Les miennes sont encore fatiguées
d'avoir applaudi!
DUMANOIR
CLAIRVILLE ET GUILLARD
CLARISSE HARLOWE
ouR le Gymnase, la semaine a été
excellente. M"® Rose Chéri... Comment
vous dire la grâce, Tenjouement, les
larmes, la douleur, la mort, la passion de cette
nouvelle Clarisse? comment expliquer cette fleur
d^esprit, cette simplicité fine et piquante, ce
charme? Éloquence féconde! imagination chaste
et qui pourtant devine toute chose! La grande
et pâle Clarisse ! \di vraie Clarisse, au niveau de
nos admirations, de nos respects, de nos louanges,
de nos souvenirs pour Phéroïne de Richardson!
Elle paraît, et aussitôt, rien qu'au frôlement de sa
robe de soie, on se sent pris d'une immense pitié,
d'un intérêt immense! Elle parle, et le son de
cette voix, \Qpur saxon de cette parole argentine,
ramènent en foule les souvenirs du grand drame.
THÉÂTRE DE GENRE. 33
du drame terrible, du drame sans fin! Clarisse
Harlowe! Richardson, Richardson, PHomêre en
prose de la nature humaine! Clarisse, le roman,
le poëme, l'histoire, le drame de la vie réelle!
Tant d'enchantement et tant de douleur! tant de
prospérités et tant de larmes ! L'enfer et le ciel, la
passion et le bon sens! tous les blasphèmes et
toutes les muses de la parole ! Ce charme infini
qui séduit le sage, le lettré, le poëte; puis ces
tumultes infâmes qui ressemblent à l'appel des
démons! Lovelace assis comme Marins sur les
raines de son crime , et suivant d'un regard
désespéré sa chaste victime dans la poussière sidé-
rale qui blanchit sa voie lactée, — tous les intérêts
d'un poëme sans fin, — ô merveille! un mot suf-
fit, un regard; une larme, pour nous y ramener
avec toutes nos adorations, avec toutes nos louan-
ges ! Si bien qu'à cette heure, grâce à cette comé-
dienne de dix-huit ans, Clarisse Harlowe est
ressuscitée; elle vit, elle respire, elle parle, elle
pense : touchante image, à la fois sublime et popu-
laire ! Rien n'a pu effacer cette beauté divine, ni le
temps, ni l'absence, ni les œuvres nouvelles, ni la
barbarie des traducteurs. A cette heure encore, la
Clarisse est vivante comme au temps de Jean-
Jacques Rousseau et de Diderot.
Certes, qu'elle pût sortir de son tombeau toute
34 CRITIQUE DRAMATIQUE.
vivante et toute parée de ses plus belles grâces, et
que cette résurrection spontanée fût accueillie par
les larmes, par la pitié, par la terreur de cette gé-
nération qui avait entendu parler de Clarisse
HarloîPey mais de loin, confusément et comme
dans un rêve, voilà ce qui nous étonne et ce qui
nous charme. Telle est la puissance d^un drame
bien joué! telle est Pautorité d'un talent vrai,
sincère! telle est surtout l'éternité impérissable des
chefs-d'œuvre! Oubliez-les, tourmentez- les de
toutes façons, ajoutez, retranchez, écrasez-les sous
votre admiration, sous votre dédain; fermez
les yeux aux clartés de ce nuage, foulez à vos
pieds insolents les fleurs divines de ce désert, le
chef-d'œuvre s'inquiète peu de vos louanges ou de
vos blasphèmes; il attend l'heure, il attend l'oc-
casion ou le prétexte : — une âme à guérir! — un
poëte à sauver! — Le moindre prétexte lui suffit.
Soudain il se montre plus éclatant et plus jeune
que jamais! C'est lui, le voilà, je le reconnais!
■Voilà bien sa souveraine beauté, sa grâce prin-
cière, sa gloire élégante ! Je reconnais sa démarche,
son épée, sa parole grande et véhémente. — Salut
à toi, mon immense orage, qui courbes toutes les
têtes, qui fais frissonner tous les cœurs !
Je sais bien ce que disent les fanatiques sin-
cères, les hommes sérieux avec lesquels il faut
THEATRE DE GENRE. 35
compter. « Eh quoi ! disent-ils , vous avez tou-
ché au drame de Samuel RichardsonI vous avez
porté vos mains impies sur ce merveilleux travail,
sorti tout armé de la pensée, de la vertu d'un
si patient artiste! vous avez réduit... en deux
tomes, en trois actes, cette comédie vivante, im-
mense, écervelée, éternellement remplie de dou-
leur,, d'enthousiasme, de pitié, de terreur!...
Allez, cachez-vous, vous avez commis là une
trahison, un meurtre, une cruauté, une injustice ! »
Disant ces mots, ils s'agenouillent devant la
blanche statue de Clarisse Harlowe, tout prêts à
la défendre contre les profanateurs ! « Non, repren-
nent-ils, nous vivants, ô sainte fille des anges! on
ne touchera pas à un seul pli de ta robe, on n'ar-
rachera pas une seule des broussailles qui blessent
tes pieds adorés! Non, telle nous t'avons vue et
telle tu resteras I Nous te voulons comme tu étais
d'abord, comme tu es, Comme tu sei*as toujours I
A toi notre vieux marbre, taillé dans un bloc si
pur par la main paternellement amoureuse du
père Richardson! Clarisse^ Clafissô Harlowe t
notre drame, notre poëme, notre évangile, notre
première et notre plus chaste passion, la sainte
émotion de notre jeunesse, notre première et notre
plus charmante douleur I d Et ce sont des larmes, et
ce sont des sentiments, et ce sont des admirations^
36 "critique dramatique.
et malheur à qui viendrait changer un mot, un
seul mot, à l'ensemble du chef-d'œuvre! Beau
livre! livre tout-puissant! admirable monument
dont la vie s'est éloignée! Mais passez dans le
désert oîi le temple est encore debout; entrez à
l'heure de minuit dans ce Campo Santo où dor-
ment pêle-mêle tant de passions , tant de trésors
divinement prodigués, infernalement employés,
et soudain vont se dresser à vos yeux éblouis,
épouvantés, Lovelace, le monstre énorme ^ les
Harlowe, ces âmes pétries de boue, éprises du
gain et de l'intérêt, et miss Howe, ce modèle de
l'amitié sérieuse, et la Saint-Clair, cette fange,
et ces femmes, ouvrières en corruption^ Sally,
PoUy, Dorcas, autant de sépulcres blanchis, et ce
Morden qui représente la vengeance, et ces valets
entachés du vice de leurs maîtres, et tant d'âmes
subalternes, et tant d'esprits à la suite, et tout ce
peuple, foule bruyante dont chaque tête a sa phy-
sionomie, son langage, son vice, sa vertu, et, en
un mot, ce monde attentif à cette œuvre de des-
truction, âmes viles, âmes nobles, âmes dégradées,
passions soulevées par le mal, haines, lubricités,
vengeances, dévouements, cœurs semblables à
l'opale aux mille couleurs, habits en taffetas
changeant, cris et grincements de dents, chansons
d'amour, chansons à boire, molles élégies, histoires
THÉÂTRE DE GENRE. Z^
énergiques' et terre à terre de la plus humble vie
domestique, ambition bourgeoise, ambition de
la cour, le soldat et le capitaine, le valet et le
maître, la fille sainte et la fille de joie, le spadas-
sin de la borne et le pair d'Angleterre! Tant
d'agonies ! L'agonie sur le fumier et l'agonie
de cette âme qui s'endort dans le ciel, au con-
cert des anges ses frères. Le fumier et les fleurs!
a Pendant que tu cherches des causes à Rome,
moi, retiré à Préneste, je relis les poëmes d'Ho-
mère! » Ainsi parlait Horace, il y a dix-huit cents
ans. a Pendant que vous courez le monde à la
suite du soleil, je vais pleurer à la vie, à la mort
de Clarisse Harlowe! » Il y a comme cela des
instants où le chef-d'œuvre reparaît, on ne sait
pourquoi, on ne sait comment, dans la vie des
hommes les plus occupés de leurs affaires, de leurs
travaux, de leur ambition, de leurs amours.
Oui, ceci est juste; oui, vous êtes dans votre
droit; oui, Diderot avait raison dans son emphase:
adorez l'œuvre de Richardson jusqu'à la frénésie;
qu'il soit défendu, sous peine de mort^é toucher
au chef-d'œuvre, et que ce crime de lèse-majesté
divine et humaine soit placé parmi les crimes
sans miséricorde. Mais pourtant si le peintre^
dans son enthousiasme, veut reproduire les traits
charmants de cette fille adorée, si le poëte se veut
38 CRITIQUE DRAMATIQUE.
inspirer de cette lente passion qui dévore et qui
brûle, si le statuaire .veut accomplir dans son
argile riante quelques-unes des beautés qu'il aura
entrevues, si l'écrivain lui-même, épris de tant de
génie, se met à écrire à sa façon , mais en toute
humilité, en tout respect, cette histoire qui est
son rêve, irez-vous crier haro au peintre, au
sculpteur, au poëte? Irez-vous leur dire qu'ils
gâtent à plaisir votre idéal, et, au contraire, ne
sera-t-il pas plus juste et plus digne d'une admi-
ration sincère comme est la vôtre, d'encourager
ces adorations éloquentes? L'œuvre existe, elle
brille pour vous qui pleurez, elle brille pour moi
qui souris, elle brille pour toi, mon artiste qui
copies, pour toi, mon poëte que ces grandeurs
font rêver. Que dis-je? l'œuvre existe à condition
qu'elle sera féconde, féconde en leçons, féconde
en préceptes, féconde pour l'étude, pour l'imita-
tion, pour l'art, pour la poésie, pour toutes les
âmes malades, pour tous les esprits d'élite qui
touchent d'une main pieuse à ces reliques véné-
rées. Ne me parlez pas d'une admiration stérile,
ne me parlez pas de cette adoration égoïste et du
bout des lèvres à l'usage des vieilles dévotes qui
égrènent leur chapelet dans leurs doigts amaigris
par la mort; parlez-moi d'une foi vive, active,
véritable; de la foi qui agit, qui soulève les mon-
THÉÂTRE DE GENRE. 3g
tagnes, qui produit les miracles; païens, restez
prosternés aux pieds d'argile de votre fétiche;
adorateurs du vrai Dieu, levez-vous et prêtez
Poreille aux chants sacrés qu'accompagnent là«
haut les harpes d'or.
Voilà pourquoi il ne faut pas crier au meurtre
quand, par hasard, une main , même inhabile,
pourvu qu'elle soit désintéressée et loyale, se met
à refaire les vieux temples, à arracher des vieux
marbres le lichen et la mousse, à recomposer les
ruines saintes dont le temps a jonché les champs
où Troie a vécu. De cette imitation, même
féroce, quelques beautés peuvent surgir; de cô
pieux exemple, même maladroit^ quelques
croyances peuvent éclore. Eh quoi! parce que
j'aurai voué un culte à l'image que vous adorez
au fond de votre âme reconnaissante et silen-
cieuse; parce que, pour parer de mon mieux votre
idole, j'aurai dérobé des perles à tous les colliers,
des fleurs à toutes les couronnes, des vers à tous
les poètes, des chants à tout ce qui chante, des
rêves à tout ce qui rêve, des larmes à tout ce qui
pleure, de l'espérance à tout ce qui espère, du
désespoir à tout ce qui est maudit; parce que nuit
et jour ma pensée active sera revenue par tous
les sentiers pour déposer son butin de la veille
aux pieds de votre dieu; parce que je n'aurai pas
40 CRITIQUE DRAMATIQUE.
été plongé toute ma vie dans votre adoration
muette, dans votre admiration stérile; parce que
j'aurai osé, moi profane, lever un coin de ce nuage
de pourpre dont s'entoure votre Psyché puritaine,
irez-vous donc me vouer à Texécration du monde
et me traiter comme un Vandale, comme un autre
Attila, fléau de Dieu et des œuvres antiques?
Non certes, et ce serait une injustice cruelle, une
injustice criante; ce serait châtier sur un seul
homme tant de grandes autorités qui ont osé dis-
cuter l'œuvre de Richardson : M. de Chateau-
briand, qui s'écrie : Rien ne vit que par le style !
M. Villemain, notre maître, qui nous a enseigné
à donner à la fiction des proportions plus humain
12^5/ Voltaire, qui s'écrie qu'il faut en finir avec
ces longueurs; les Anglais eux-mêmes, ces grands
amis de leurs chefs-d'œuvre, qui s'écrient : Walter
Scott, quHl faut être patient; lord Byron, qu'il
faut abattre la moitié de l'édifice; le docteur
Johnson, qu^il y a de quoi se pendre d'impa"
tience; lady Montaigu, qu'elle est fatiguée de se
réveiller toujours dans le parloir de Cèdre; et
tant d'autres autorités puissantes, j'en conviens,
mais récusables, à tout prendre. C'est si vite
dit : Coupe:{! retranche:^! arrange:^! que l'on
peut se fâcher contre ces conseilleurs. Mais cepen-
dant, vienne un homme plein de zèle et de patience
THÉÂTRE DE GENRE. 4I
qui se mette à genoux pour essuyer un peu de
toute cette poussière, irez- vous vous emporter
contre cet hommage reconnaissant et désintéressé
d'un pauvre artiste qui entreprend, sans aucune
espérance de gloire et de louange, à ses risques et
périls, un travail stérile, impossible, périssable,
travail d'un jour, restauration d'une heure, quel-
que chose qui ressemble à l'archet de Paganini,
au piano de Listz, quand Listzou Paganini s'inspi-
rent soudain de quelque beau passage de Beetho-
ven ou de Mozart? L'écho sonore emporte la note
de l'archet, l'idée du maître reste éternelle; le piano
sonne et chante à la façon de Listz, mais quand
l'instrument se tait, le génie évoqué par lui rentre
dans la plénitude de ses droits. Ainsi donc, par-
donnez-moi, ô vous les admirateurs dévoués du
maître Richardson, si je joue, à ma façon, quel-
ques variations sur mon instrument rebelle et
discordant :
Nostra tuos olim si fistula dicat amores!
Voilà ce qu'on pourrait dire pour excuser
M"* Rose Chéri, si M"® Rose Chéri, heureuse entre
tous les artistes qui ont touché à Clarisse Har^
loipe^ ne portait pas en elle-même son pardon et
son excuse.
Téméraire, elle a été téméraire sans le savoir,
IV ' 4.
42 CRITIQUE DRAMATIQUE.
sans le vouloir. Elle s^est passionnée, elle aussi,
pour ce grand drame qu'elle entendait raconter
pour la première fois il n'y a pas vingt jours; elle
a étudié au fond de sa propre conscience Pâme et
le cœur de Clarisse; elle s'est dit, l'habile femme,
que Richardson son père était assez fort pour la
soutenir, pour la porter jusqu'au but, et, ceci dit,
elle a marché !
Pour le succès d'une pareille œuvre, pour que
la jeune actrice habillée et parée à ravir, comme
une jeune fille du plus grand monde, puisse
plaire à toute cette foule, à son premier sourire, à
son premier sanglot; pour que le narrateur qui
raconte ce drame soit écouté avec des transes hor-
ribles, il faut admettre nécessairement que le
drame primitif est su par cœur, que le livre com-
plet a passé sous les yeux et dans l'âme du lec-
teur.
Quand donc vous me parlez de ces drames tout
faits, l'honneur éternel de l'imagination et du
génie de l'homme, je me suis déjà formé à l'avance
une image idéale qu'il ne faut pas trop contrarier.
Je connais vos héros, je sais leur nom, j'ai vu leur
visage; Clarisse! je l'ai trouvée; mais Lovelace,
oîi le rencontrer jamais? Dans quel ciel? dans
quel enfer? C'est un de ces êtres formidables qui
échappent à tous les efforts par leur variable et
THEATRE DE GENRE. 43
infinie perversité, par leur caprice, par leur or-
gueil; Lovelace, c'est l'être impossible; il a disci-
pliné tous ses vices en les domptant, il a réglé
toutes ses vertus en les corrompant; il possède
pour son usage je ne sais combien de sortes d'es-
prits qu'il emploie aux menus plaisirs de sa dé-
bauche, de sa malice, de son ironie personnelle.
Création inexplicable et gigantesque, Dieu lui
avait tout donné, la noblesse, la fortune, le cou-
rage, l'audace, la beauté ; il pouvait être un grand
homme, il a mieux aimé être un monstre et s'en
aller gaiement à l'abîme, plein de son crime et de
ses remords. — J'avoue que l'imitation complète
de ce héros dans la poésie me paraît impossible !
don Juan lui-même, don Juan en chair et en os,
ne suffirait pas à représenter Lovelace! A don
Juan pas une femme ne résiste, et s'il rencontrait
dans ce chemin de ses licences une Clarisse, sou-
dain, prosterné à genoux, tremblant, amoureux,
don Juan se déclarerait vaincu. Nous n'aurons
donc pas de Lovelace, non, jamais, même si l'on
rendait à Frédérick-Lemaître son enthousiasme
et ses vingt ans; mais telle est la grandeur et la
beauté du livre de Richardson qu'un seul de ses
personnages bien compris, un seul sur cent mille,
va faire la fortune d'une comédie ou d'un drame,
à plus forte raison si ce personnage est Clarisse
44 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Harlowel M"* Rose Chéri a dépassé dans ce rôle
tout ce qu'on devait attendre de son intelligence et
de son cœur. Aussi a-t-elle obtenu un succès
d'émotions, de larmes, d'intérêt, de passion. La
seule critique qu'on en pourrait faire, c'est que
c'est là peut-être un visage trop jeune pour une
douleur si calme. Elle a été ingénue, elle a été
pleine d'abandon, elle s'est voilé le visage avec
cette grâce pudique que Ton ne joue pas, que l'on
n'apprend pas, qui vous vient à la pensée comme
la rougeur vous vient au front ! Elle vous a de
ces larmes qui vous brisent, de ces gémissements
qui vous déchirent, de ces paroles... des riens, qui
vont jusqu'à un vrai transport!
ALFRED DE MUSSET
UN CAPRICE
ous vous rappelez, oh! c'est d'un peu
loin, nous étions jeunes, et la personne
aussi était jeune, une jolie jeune per-
sonne qui avait nom M"® Despréaux; elle vous
avait un pied, une main, une taille, et des yeux!...
elle a encore ses yeux, son pied et ses mains...
elle avait remporté les faciles couronnes du Con-
servatoire, et sur cette tête bouclée les couronnes
répandaient comme une promesse de succès et de
renommée. M. Scribe, qui toute sa vie a été à l'affût
des jeunes ingénues nécessaires à sa comédie, ren-
contrant cette enfant si bien faite pour porter le
tablier à dents de loup, sur une robe blanche que
termine un pied de quinze ans, s'empara de cette
jeune Despréaux, et il fit, tout exprès pour elle,
cinq ou six petits chefs-d'œuvre de la matinée, des
œuvres printanières , des élégances, des grâces.
46 CRITIQUE DRAMATIQUE.
des câlineries, /a Lectrice, par exemple. Je vous
laisse à penser le succès ! lorsque soudain la petite
Despréaux, l'ingrate ! devenue M"** Allan, partit
pour la Russie, où elle a vécu, où elle a régné douze
à quinze ans, devinant, comprenant et représen-
tant de si loin toutes les nouveautés françaises !
Qui de nous savait, il y a huit jours, que la petite
Despréaux était vivante, et qu'elle était revenue
à Paris ? Qui de nous se fût douté qu'elle allait
reparaître, et, à la nouvelle de cette résurrection,
qui se serait douté que nous allions retrouver
dans une comédienne russe une véritable comé-
dienne de Paris ?
On ne s'y attendait pas, je vous assure, et la sur-
prise a été grande non-seulement quand on a re-
connu à son beau visage cette jeune première
d'autrefois, mais encore lorsqu'on a pu voir qu'elle
avait fait véritablement de rares progrès, et qu'elle
revenait plus élégante, plus habile, plus ingénieuse,
plus véritablement comédienne qu'elle n'était
partie.
Bien mieux, la Russie nous rend, elle nous
donne, elle nous indique une comédie charmante,
faite depuis douze ans, et dont peu de gens sa-
vaient le titre. Ohl la honte! dans cette disette
de poètes et de comédies, dans ce silence qui nous
tue, dans cette mort du génie français, si habile
THLÉATRE DE GENRE. 47
naguère, inerteaujourd'hui, il faut que des étrangers
nous révèlent nos richesses littéraires ! Tant de
faiseurs de comédies aux abois ! tant de comédiens
et de comédiennes qui se meurent faute d'un rôle !
notre antique Théâtre-Français, le chapeau à la
main, implorant l'aumône d'une idée à des vaude-
villistes éreintés ! — Et c'est la Russie qui nous
avertit que nous ne sommes pas si pauvres que
nous le pensons! et c'est Pétersbourg qui nous ré-
vèle un chef-d'œuvre inconnu des Parisiens I et
la comédienne qui devait introduire M. Alfred de
Musset au théâtre, il faut qu'elle soit la pension-
naire de S. M. l'empereur Nicolas I*'I
C'est une chose étrange, une chose vraie! les
grands critiques, les. oracles du foyer, les beaux
esprits, les plus lents à comprendre le mouvement
qu'ils n'ont pas donné, se regardaient hier avec un
grand air d'étonnement après que M"® Allan eut ra-
conté au public enthousiaste et charmé ce proverbe,
cette comédie, ce murmure, ce dialogue de M. Al-
red de Musset, Un Caprice! Il faut vous dire que
jamais peut-être, jamais, que je sache du moins,
un pareil succès, n'a accueilli une plus piquante
et plus aimable fantaisie. Mon Dieu ! c'est moins
que rien, ce proverbe: une jeune femme, un jeune
homme, une bourse en filet, trois personnages qui
parlent, a demi couchés dans de longs fauteuils,
48 CRITIQUE DRAMATIQUE.
une tasse de thé, une lettre, un salon et le coin du
feu. Vous avez vu parfois quelque belle image pa-
risienne dessinée au crayon rouge par M. Eugène
Lami : c'est cela, mais avec cent fois plus de verve,
d'esprit, de feu, de gouaillerie amoureuse, d'in-
vention, d'imitation ! Ce merveilleux petit pastel,
exposé dans une douce clarté, à des yeux habitués
comme les nôtres aux flamboyantes et rutilantes
images de M. Eugène Delacroix ou de tout autre
coloriste sans pitié, a charmé tout ce monde 'de
femmes, de jeunes gens, de vieillards, d'incrédules ;
chacun de son côté, et pour son propre compte,
s'est mis à saluer, dans sa vérité gracieuse, ce petit
coin de la Chaussée-d'Antin, mêlé de faubourg
Saint-Germain. De drame, d'intrigue, de scènes
filées, de nœudS noués et dénoués, d'incidents bien
amenés, pas un mot, pas un soupçon, rien ; tout
ce petit profil de comédie à la silhouette est d'une
simplicité charmante dont on ne saurait vous don-
ner une idée, et, pour ma part, je rougis de vous
raconter si mal le contentement intime, la douce
joie, le bien-être, le comme il faut, le sentant bon
de cette ébauche à l'eau de rose, de cette débauche
au petit vin de PouiUy, mousseux et pétillant
comme du vin d'Arbois !
Et là-dessus, pendant que le public applaudis-
sait encore (j'ai vu le moment oti la salle allait
THÉÂTRE DE GENRE. 49
crier bis! et la pièce eût recommencé en effet à
Papplaudissement général), les habiles du foyer
s^abandonnaient à leurs mouvements nerveux.
Ceux qui aiment le succès pour le succès, et qui ac-
ceptent Tenthousiasme comme on accepte, à ge-
noux, quelque amour inespéré qui v^us vient du
ciel, se pavanaient dans leur contentement et dans
leur joie. « Bon ! disaient-ils, en voilà enfin un,
un tout seul, de ces grands esprits, qui réussit au
théâtre, qui réussit sans le vouloir, sans le savoir!
Ils ont proclamé à tue-téte leur génie, leur inspi-
ration, leur profond mépris pour le métier, « Le
a métier! fi du métier! Molière était-il un homme
a du métier ? y> Et, ceci dit, ils allaient les uns et les
autres ravaudant de vieilles comédies, rapetassant
de vieux mélodrames, soufflant une âme d'une
heure au cadavre de Colombine, d'Arlequin et de
Pierrot ! Puis, ceci fait, ils se proclamaient eux-
mêmes les sauveurs de Tavenir ! Ils se couronnaient
rois du théâtre moderne ! M. Scribe et les autres
n'étaient plus que d'informes piédestaux à ces for-
tunes imaginaires... Vous savez toutes les chutes
de ces illustres génies, et comme ces Encélades
sont tombés sous leurs monuments renversés!
C'était justice. Et pourtant, quand ils hurlaient
contre le métier, ils ne songeaient pas que leur
paradoxe allait obtenir ce grand triomphe dans
IT 5
50 CRITIQUE DRAMATIQUE.
le talent et dans la comédie de M. Alfred de
Musset ! »
Eh bien, je n^en sais rien, mais je suis sûr que
ces grands homme auraient tout autant aimé que
leur paradoxe n'obtînt pas ce triomphe inespéré.
Maintenant, en effet, qu'il est bien décidé que ces
illustres inconnus, malgré leur profonde ignorance
du métier^ sont absolument incapables de rien
produire pour le théâtre, il est à croire que cela ne
leur conviendra guère de découvrir que M. Alfred
de Musset.est en effet un véritable poëte comique,
et que cet ignorant a écrit une comédie véritable
tout simplement parce qu'il a, lui, beaucoup d'es-
prit, beaucoup de talent, beaucoup d'amour, de
jeunesse, de jactance et de passion. « Avez-vous
remarqué, leur disait un brave homme safls pré-
tention au génie, avez-vous remarqué, mes chers
amis, l'attitude du public à cette comédie toute
française qui nous revient de si loin ? Quelle at-
tention I quel silence ! quelle joie intime dans cet
auditoire charmé d'entendre parler soudain ce beau
langage ! Comme on trouvait que ce dialogue était
vrai, et fier, et railleur, et gai, et d'un bon sel!
Jamais, depuis cent ans au moins, les transports de
Camille, les malheurs d'Andromaque, les colères
d' Athalie, les crimes de Phèdre, n'ont ému le public
autant que cette histoire mignarde d'une petite
THÉÂTRE DE GENRE. 5l
bourse brodée au métier. Les poignards, les coupes
empoisonnées, et même les millions répandus par
la comédie moderne autant que le sang par la tra-
gédie d'autrefois, qu'est cela, comparé à Tangoisse
de cette jeune femme qui pleure tout bas ce mo-
ment d'amour qui ne s'est pas envolé assez loin
pour qu'on ne puisse le rappeler d'un sourire?
Vous parlez d'intrigues, des intrigues romaines
expliquées par le vieux Corneille, et du débat ra-
conté par le Mithridate de Racine; mais ces pé-
ripéties politiques, usées jusqu'à la corde, les pou-
vez-vous comparer, pour l'émotion qu'elles pro-
curent, au dialogue du maître et de son valet de
chambre? •— <c Qui t'a remis cette lettre? — Le
portier. — Et qui est ce portier? » Et, bref, tout
le petit manège d'an homme qui cherche à deviner
un secret sous lequel se cache une femme. C'est
très-joli tout cela, et très-charmant I
Notez bien que ces beautés prime-sautières, ces
aimables détails, cet imprévu, ce hasard gai et
pimpant, cette page de prose qui devient une co-
médie chez nous parce que la Russie a deviné la
première que c'en était une, on n'explique pas ces
choses-là au public, qui les applaudit et qui les
' aime d'instinct, comme il aime tout ce qui est vif,
net, élégant, bien dit, bien fait ; mais ces choses-là
on les explique aux habiles gens qui ne veulent
52 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pas voir, qui ne veulent pas entendre, qui disent,
répaule levée : « C^est un jeu de M. Alfred de
Musset ! c'est un caprice venu de Saint-Pétersbourg !
c'est une gageure de M"*® AUan I Cest qu'hier le
public, fatigué et rassasié des émotions de la veille,
se sera délassé avec joie à ce récit d'une anecdote
de rien ! Mais appeler une comédie si peu que
cela ! y pensez-vous? — Eh ! oui, Messieurs, on y
pense; et, vous aurez beau dire, ce petit caprice
est bel et bien une comédie ! une comédie qui sera
jouée vingt ans, une comédie qui sera jouée dé-
sormais toutes les fois qu'une belle personne vou-
dra se montrer dans un très-aimable rôle, moitié
gaieté et moitié sentiment, d'une vivacité un peu
vive, mais relevée si bien par le bon goût et l'à-
propos ; une comédie que Marivaux voudrait avoir
faite, voudrait avoir écrite et qu'il eût signée avec
bonheur; une comédie, j'ensuis fâché pour vous,
que ce poëte Alfred de Musset a faite en se jouant,
entre deux poëmes, entre deux fêtes, pour remplir
quelque petite lacune de revue, qu'il avait oubliée,
dont vous ne vouliez pas vous souvenir, et que la
Russie applaudissait franchement comme une très-
exacte et très-fidèle image de ce beau Paris étudié
dans ses calmes, élégantes et amoureuses hauteurs.
D'ailleurs, pourquoi tant s'étonner? pourquoi
ceci et cela, et tant de dissertations pour cette co-
THÉÂTRE DE GENRE. 53
médîe, contre cette comédie? La seule surprise en
tout ceci, c'est que le Théâtre-Français ait attendu
si longtemps avant de faire cette belle trouvaille.
Que M. Alfred de Musset soit un poëte charmant,
un des plus vrais et des plus piquants disciples de
Régnier, Phomme aux grâces éternellement nou-
velles; que cette muse gauloise et galloise porte à
merveille la cape et l'épée, qu'elle ait Tallure dé-
gagée d'un jeune homme à ses premières armes
de guerre et d'amour, qu'elle aime le vin, la chan-
son, la bombance et le jupon court; qu'elle ait
des jurons, des serments, des cocardes, des échelles,
des cabarets et des bosquets pour toutes les posi-
tions de la jeunesse; que le vermillon lui plaise
sur la joue, sur les lèvres, au bout du sein, et aussi
tout ce qui luit, tout ce qui reluit, tout ce qui
brille, tout ce qui galope : la soie, le velours, le
diamant, l'éperon, le cheval, le plumet, le coq-
plumet, les belles hardes brillantes de toutes les
variations que l'aiguille peut donner au fil d'or et
d'argent; que tout cela joue, et chante, et psalmo-
die les mélodies amoureuses du moi de mai sous
toutes les fenêtres où quelque belle forme se montre
à demi cachée dans les clartés de la lune de miel,
voilà certes ce qui ne fait aucun doute. M. Alfred
de Musset est un vrai poëte, amoureux, badin,
jovial, et parfois si tendre, si mélancolique, si plein
IV 5.
54 CRITIQUE DRAMATIQUE.
d'images calmes, timides reflet d'un astre dans le
lac argenté, chacun Tavoue, chacun le reconnaît : sa
chanson est un peu dans toutes les mémoires, ses
amours ont été dans tous les cœurs. On a fabriqué
peut-être cent mille guitares depuis quinze ans,
uniquement pour donner des sérénades sous la
fenêtre de ses marquises. De tout cela on convient
volontiers; mais convenir, là, tout de suite, en
vingt-quatre heures, que ce poëte, qui ne se dou-
tait pas de son bonheur, a fait une charmante
comédie sans même savoir ce que c'est qu'une
comédie; convenir de cela tout d'un coup, quand
on a été sifflé vingt fois et qu'on a encore vingt
comédies en portefeuille, avouez que c'est diable-
ment dur!
Franchement, je reconnais que c'est là, en effet,
une chose cruelle également pour le parti des vieux
faiseurs, qui sont restés fidèles au métier^ et pour
la fraction des improvisateurs, enfants du caprice et
de la fantaisie. Ceux-ci autant que ceux-là ont dû
perdre toute contenance en voyant le succès de ce
Caprice. Allez-donc, en présence d'un succès pa-
reil, tombé des nues, vous briser le crâne à com-
biner des Paysans, des Martin et Bamboche, des
machines pareilles au drame que voici : Fa^fe (Vun
pardon! Vous vous mettez en rage pendant dix
actes et durant six heures d'horloge, vous suez
THÉÂTRE DE GENRE. 55
sang et eau, vous combinez, vous arrangez, vous
mêlez, vous broyez du noir, vous entassez les dé-
sastres sur les cadavres, et sur les inondations les
incendies; puis, quand votre travail de ténèbres
est lancé dans le vide de TOdéon, et que vous en
attendez les plus grands résultats, vous entendez
sourire à votre droite, à votre gauche, vous de-
mandez de quoi il s'agit.... On s'occupe non pas
de votre fantôme, mais à savoir comment la mar-
quise de M. Alfred de Musset viendra au secours
de la baronne ! Vous pensiez, malheureux poëte,
que votre victime qui meurt, faute d'un pardon^
après avoir subi les plus cruelles tortures de Pâme
et du corps, mouillerait au moins d'une larme
légère la paupière de quelques femmes sur le re-
tour... hommes et femmes ne sont occupés en ce
moment qu'à compter le nombre de morceaux de
sucre que ce beau jeune homme va jeter dans la
tasse de cette belle dame !
Ce Caprice qui, d'un mot, réduit à néant le
Manteau^ de M. Andrieux,et tous les chefs-d'œu-
vre de la même force, c'est à désespérer vraiment
et pour tout à fait de l'avenir du drame et de la
comédie! Que cela fûtdievenu impossible, de faire
une comédie, c'était déjà bien étonnant; mais que
tout d'un coup un simple dessinateur d'esquisses
au fusain se soit élevé à la hauteur d'un vrai poëte
56 CRITIQUE DRAMATIQUE.
comique, voilà le coup de massue, parce que per-
sonne maintenant ne peut rien y comprendre :
un public si blasé la veille, et le lendemain au
soir acceptant avec un empressement fébrile cette
comédie de keepsake et de boudoir; un spectateur
qui n'était pas content à moins de quinze ou vingt
meurtres par comédie, et qui se passionne pour
une petite bourse rouge contre une petite bourse
bleue! la comédie recevant à bras ouverts un
simple proverbe, et ce maudit Caprice de M. Alfred
de Musset et de M"® Allan inaugurant follement
réclatante et élégante dynastie des petits drames
rêvés, chantés et raclés sur la guitare amoureuse,
la comédie du sans façon, du sans gêne, de Teau
bouillante de la théière inspiratrice du Spectacle
dans un fauteuil !
Qui vous eût osé prédire cette révolution de
trois heures, lorsqu'en plein i83o, huit jours
après la Circé de M. Barbier, ce poëte qui eut le
bruit et la durée d'un grand cri, je ne sais quel
vent goguenard nous lança le tome naïf des
Contes d'Espagne et d'Italie ? Vous rappelez- vous
la stupeur, et comme on s'est amusé (au milieu de
tant d'affaires!) du grand point sur un i? Vous
rappelez-vous l'admiration de quelques gens qui
avaient déjà assez de loisir, même en ce temps-là !
pour remarquer l'énergie, le brio, l'éclat, la verve
THÉÂTRE DE GENRE. 5y
paradoxale, impertinente et bouffonne de cet en-
fant qui portait dans son poëme des sens et de la
forme matérielle le doute et le néant des vieil-
lards? Les uns avaient peur, les autres riaient de
ce nouveau venu, tous s'en occupaient avec inté-
rêt, artiste, marquis, avec cette curiosité que nous
inspirent toujours Timprévu et l'avenir! Lui
cependant, moitié folie et moitié impudence, ivre
de vin, ivre d'amour, de poésie et surtout de jeu-
nesse, également disposé aux morsures et aux
baisers, bon au souper, bon à la fête, pas mauvais
à la danse, querelleur et bon diable, vrai dans son
débraillé, vrai dans sa tenue de gala, sous la
blouse et sous l'habit de bal, l'ami des jours fériés,
le héros des plus beaux salons, bras dessus, bras
dessous, avec les duchesses, et ne dédaignant pas la
grisetteen petit costume, mêlant la fumée du tabac
à la senteur du patchouli, passant de Parny à
Rouget de l'Isle, parodiant de la meilleure foi du
monde la Marseillaise et Fleuve du Tage, que
vous dirai-je ? de quoi occuper tous les esprits, de
quoi endormir toutes les consciences, de quoi
amuser toutes les fêtes, de quoi fournir à tous les
amours !
Le grand dieu inspirateur de ce jeune fou, qui
avait trouvé on ne sait où, sur quel gazon, dans
quel abîme, sous quel sofa jaseur, la baguette
58 CRITIQUE DRAMATIQUE.
des fées, c'était le hasard, l'imprévu, le moment
qui passe, l'heure qui fuit, l'étoile qui brille là-
haut, le nuage qui tombe, l'éclair, la fumée.
Le public l'acceptait ainsi, et il aimait son jeune
poëte en conscience, non-seulement lui passant et
lui pardonnant toutes ses folies, mais encore l'en-
courageant et l'excitant à en faire de nouvelles!
Plus M. Alfred de Musset se moquait du monde,
et plus le monde était content. A-t-il souri à la
barbe des gens!... et c'est depuis ce temps-là que
s'est établie la. mode des longues barbes! Il était
un repos, il était une consolation ; il nous con-
solait des comédies de M. Ancelot, des tragédies
de M. Ancelot, des vaudevilles de feu M. Ancelot;
il nous reposait des quelques efforts surnaturels
qui se faisaient en ce moment solennel dans l'art
et dans la politique de ce temps-ci; il avait les
grâces,- l'originalité et les crimes d'un enfant mal
élevé et plein de génie.
Donc il fut reçu comme il voulait être reçu; il
fut écouté, entouré, imité, fêté; on lui donna,,
tant qu'il voulut en prendre, de la renommée et
du bruit; on le traita en enfant gâté, on crut à ses
maîtresses, à ses chansons, à ses haines si vite
apaisées, à ses amours sitôt rompues. Hélas! il
fallut bien croire aussi à ses contes, et enfin à sa
paresse, sa chère paresse; sa douce muse, la vraie
THÉÂTRE DE GENRE. Sq
muse, après tout, la vraie fortune et la vraie po-
pularité de Pécrivain : peu écrire et beaucoup
rêver, se coucher dans les feuilles mortes jus-
qu'au printemps, comme fait la marmotte, gri-
gnoter ensuite un bout d'écorce, et en voilà pour
toute l'année ! ne pas être prodigue de ces biens si
rares : l'imagination et le génie! ne pas chanter
toujours pour les autres, jamais pour soi ! ne pas
conserver pour l'arrière-saison un seul petit conte
de bonne femme que l'on puisse redire à ses
petits-enfants, sans que les enfants vous arrêtent
d'un doigt moqueur: Connu, connu, grand-père I
Si donc M. Alfred de Musset doit beaucoup à son
esprit, qui est une des plus surprenantes choses de
ce siècle, il doit beaucoup plus encore à sa pa-
resse. Homme heureux, prudent et sage dans ses
folies, dans ses délires, il a su se renfermer dans
quatre petits volumes, dont il ne sortirait pas
Volontiers; heureux petits volumes, dans toutes
les mémoires amoureuses, dans toutes les biblio-
thèques irrégulières, pluie et soleil, conte et chan-
son, des poèmes, des Comédies que vous retrouvez
dans toutes les mansardes, entre les Cinq Codes
et les chansons de Béranger !
DE BALZAC
MERCADET LE FAISEUR
^- ^^ ■^Ei^e»^^^— ^*— p
E commence, et ceci en toute sincérité,
par reconnaître le vif esprit, Tinsolence,
la crànerie impérieuse de cette comédie
ornée d'un si grand nom. Elle a réussi d'un bout à
l'autre ; elle a été fort applaudie, et trop applau-
die! elle a fait rire, elle a fait peur; elle est jouée
à merveille , elle sera une fortune et une fortune
sérieuse pour le Gymnase; on ira, on ira en foule
à ce spectacle étrange, d'un rire inattendu, d'une
verve inespérée. Il y a là dedans du Balzac, du
vrai Balzac, il y en a beaucoup.
Cette comédie, enfant perdu de ses derniers
loisirs; cette histoire de Vkomme d'affaires , tel
qu'il s'est révélé à cet esprit sagace, à ce rire
bruyant, ont trouvé le public attentif.
Quand on est mort, on se permet bien des
THÉÂTRE DE GENRE. ^ 6l
choses, on donne bien des libertés à son génie, on
ne s'inquiète guère d'un barbarisme; par exemple,
on intitule sa comédie : le Faiseur y — le faiseur de
qui? le faiseur de quoi? — Warwick, le faiseur
de roiSj cela se comprend ; le Faiseur tout court,
c'est de l'argot, et M. de Balzac ne haïssait pas
l'argot : il trouvait que ça donnaiKune certaine
couleur à sa page la plus délicate; il aimait aussi
le patois : ça le reposait du bon français ! Pour peu
qu'il eût besoin d'un mot nouveau, il le faisait. Il
était en ceci de l'école de Ronsard en son Art poé-
tique franqoys : « Tu sauras dextrement choisir
et approprier à ton œuvre les vocables les plus
significatifs de nostre France ; ne te faut soucier
s'ils sont gascons y poitevins^ normands, man-^
ceaux^ lionnois^ ou d'autres pays, pourveu qu'ils
soient bons. » Malheureusement l'argot et le pa-
tois ne comptent pas à qui veut mériter l'insigne
honneur d'être compté à la tête des bons et soli-
des écrivains de cette nation, envahie, hélas ! de la
tribune solennelle aux livres les plus obscurs, par
le charabia universel. Va donc cependant pour le
Faiseur j puisque aussi bien il n'y a qu'un mot qui
serve! Le Faiseur de M. de Balzac, qui lui-même
a fait tant de choses, a passé à travers les fortunes
les plus diverses : inconnu et célèbre, couvert de
malédictions ou de louanges, pauvre aujourd'hui,
IV 6
02 CRITIQUE DRAMATIQUE.
riche demain ! On pourrait l'appeler le Figaro du
ruisseau! Il est l'image la plus ferme de l'espé-
rance ici-bas; il ne croit à rien, il croit à tout; il
rêve les yeux ouverts, et quand il se réveille, c'est
pour jeter l'esprit, le bon mot, le paradoxe à pleines
mains. Quel homme! Rien ne l'abat, et rien ne
l'étonné! Il doit... tout ce qu'il a, et très-sérieuse-
ment il se bâtit d'éblouissants châteaux en Espa-
gne; il prend des deux mains, il ne dort que d'un
œil; il est roi, il est maître, il est valet; il s'hu-
milie, il commande; il pleure, il rugît; il ne con-
naît ni la montée ni la descente aux sentiers qui
mènent à la fortune; il est fourbe, mais si peu! il
est fripon, mais dans des limites si naturelles ! la
loi n'a rien à y voir, et même le mépris du monde
ne saurait l'atteindre. Et cela dure tout le premier
acte ; et pendant cet acte, qui est long, l'ironie et
la folie-Balzac s'en donnent à cœur-joie, allant,
jugeant, inventant et riant de façon à se désopiler
la rate une fois pour toutes I
Ce Mercadet qui se vante à sa femme, c'est-à-
dire à la seule estime qui lui reste, de cette habi-
leté qu'il ferait mieux de cacher à toute la terre,
est une des fantaisies les plus inattendues de M. de
Balzac; on le cherche, on ne le trouve pas tou-
jours dans ce dialogue heurté, dans cet esprit sans
rémission, dans ce choc ingénieux, mais fatigant,
THEATRE DE GENRE. 63
de mille opinions très-contestables. Il joue en ce
moment au paradoxe, tout comme il jouerait à la
raquette : ça va, ça vient, ça brille, ça rebondît, et
le volant ne tombe jamais! Quel homme! Et quand
on pense qu'il ne s'est pas douté, dans la scène de
Mercadet avec le créancier pleurant, qu'il copiait
Molière en personne! Ah! oui, Molière! vous
nous la donnez bonne avec votre Molière! Et
pourtant rien n'est plus vrai : la comédie intermi-
nable du débiteur et du créancier, le duel du doit
et de Vavoir, cela se trouve en entier dans une
scène de Don Juarij la fameuse scène entre don
Juan et M. Dimanche, quand l'élégant et spirituel
gentilhomme, aux prises avec ce bourgeois qui l'a
nourri dé son pain et vêtu de son drap, fait en
sorte et si bien que le mot dette et le mot argent ^
deux paroles qui blessent ses oreilles délicates, ne
sont pas prononcés une seule fois par ce pauvre
diable qui est enchanté, en fin décompte, et charmé
de ce grand seigneur qui le met à la porte d'un si
beau geste. Heureusement que vous savez cela par
cœur, et vous faites bien : ce sera un préservatif
excellent contre le trop brillant et le trop humilié
Mercadet, à genoux devant ses créanciers, à genoux
et le front jusqu'à la terre, et les priant, et les sup-
pliant, et brossant même leur chapeau ! Il brosse-
rait leurs bottes au besoin, et je ne vois pas, à vrai
64 CRITIQUE DRAMATIQUE.
dire, puisqu'il a plu à M. de Balzac de rire à ce
point de son bouffon, de quel droit il nous le
donne, en effet, comme le plus habile, le plus rusé
et le plus astucieux de tous les hommes. Entre
don Juan et ce Mercadet, il faut choisir ! Il en est
de la comédie comme de ces dieux des Romains
que Von ne faisait pas avec toutes sortes de bois,
dit Apulée : il les faut faire avec certains maté-
riaux choisis et par des ouvriers faits exprès.
Donc tout ce premier acte, d'une gaieté folle et
voisine de l'ivresse, extravagant autant qu'on peut
l'être, prendra sa place au premier rang des pan-
talonnades les plus heureuses et des farces les plus
habiles. On a tant dit et tant" dit à M. de Balzac
qu'il avait l'esprit gaulois, qu'il se trouvait dans
son droit et dans son domaine toutes les fois qu'il
écrivait la comédie affolée et sotte de quolibets à
la façon de Scarron, ou le conte graveleux à la
façon de Marguerite de Navarre ! Une fois lancé,
il allait plus loin que le Conte des Trois Com-
mères, et il dépassait Don Japhet d'Arménie! Il a
fait déjà des comédies, et grâce à tout l'esprit qu'il
y a dépensé, on les a regardées comme d'immenses
blagues (parlons argot, nous aussi) dans lesquelles
l'auteur, affriolé de vin d'Anjou, se moquait des
autres et de lui-même. Monsieur rit, Monsieur
s'amuse, Monsieur se chatouille pour se faire rire.
THÉÂTRE DE GENRE. 65
Monsieur s'enveloppe dans la peau tannée de Ta-
barîn ; c'est son droit : il a tant travaillé que toute
espèce de repos lui doit être permis. Caton buvait
et Socrate jouait aux onchets, M. de Balzac peut
bien jouer à la comédie ! Les Ressources de Qui"
noîa! quelle plus admirable bouffonnerie? — Et
Vautrin f quelle école! On lui fit l'honneur d'en
avoir peur, on le supprima, ce qui est toujours
cruel, injuste, absurde, odieux, après les justes
exigences de la censure; et la chose est si vraie
que deux ans plus tard, quand la Gaîté voulut le
remettre en lumière, ce Vautrin^ M. de Balzac lui-
même, qui avait parfois du bon sens dans sa pro-
pre cause, écrivit au directeur de la Gaîté qu'il
allait lui faire un procès. Or ce Vautrin est un
faiseur, Quinola est un autre faiseur ^ Mercadet
un troisième faiseur. Eh quoi! toujours des/iz/-
seurs^ rien que des faiseurs! Et ce bel esprit en
belle humeur, ce génie en goguettes, ce Béroalde
de Verville en gaieté n'a-t-il donc jamais entendu
cette voix du public qui, trouvant un conte là
même où il cherchait une pièce, criait à l'auteur :
« Allons! çà, pourquoi tenter l'impossible? » Stu^
dium quid inutile tentas? disait Martial.
Or savez-vous pourquoi M. de Balzac se plaît à
retracer sans fin et sans cesse cette image du fai-
seur, cette forme nouvelle du chercheur de pierre
IV 6.
66 CRITIQUE DRAMATIQUE.
philosophale et d'inventeur des nouveaux mondes?
Il aime le faiseur parce qu'il aime l'argent! Il y
a de l'argent dans tous les livres de M . de Balzac !
C'est son rêve, l'argent; c'est son Apollon, l'ar-
gent; c'est sa muse, l'argent! Après avoir tourné
heureusement autour des aimables passions et des
enchantements divins de la jeunesse passagère, il
est revenu à sa folle du logis, à l'argent! Il s'eni-
vre de ce bruit d'écus, de ce frôlement de papier
de banque, et des cris étouffés du coffre-fort, quand
la serrure aux mille plis permet à l'avare de con-
templer son trésor à la lueur d'une lampe fétide!
Oui, ce romancier si parfaitement habile à nous
montrer les grâces, les vapeurs, le charme, les
gloires de la vie heureuse ; ce merveilleux indica-
teur des plus imperceptibles mouvements du cœur
de l'homme... et de la femme; cette bonne d'en-
fants à peine sevrés, ce rude instituteur des plus
sauvages natures, cette marchande de modes, sa-
vante à marier l'une à l'autre la forme et la cou-
leur; ce pédant qui porte la flamme en sa férule,
cette vieille portière accroupie, au milieu de l'hi-
ver, sur son gueux rempli de cendres froides, et
cette duchesse en son ronron de Versailles, et cette
fraîche grisette aux lilas de Romainville ou dans
la ronde harmonieuse du bal de Sceaux; oui, cet
être multiple, ingénieux, odieux, brutal, char-
THÉÂTRE DE GENRE. dj
mant, la corruption même et l'innocence en per-
sonne, aujourd'hui la reine des courtisanes et le
lendemain le roi des repris de justice, un si
grand seigneur, un si bon bourgeois, un si fameux
aventurier, le Christophe Colomb de la rue Soly
et le Pizarre du faubourg Saint-Honoré, le sou-
rire et le râle, le squelette et la fleur, Tâme et le
corps, la dentelle et la bure, le haillon et la pour-
pre, la hotte et le trône, le crochet et le sceptre, le
vin généreux des gais coteaux et Peau-de-vie en
feu dans l'écuelle des mendiants, le poëte et le sol-
dat, le médecin et le curé, le Napoléon et le Rétif
de La Bretonne du conte bien fait, PHomère en
patois et la nature humaine, le La Bruyère et le
Piron de ce siècle des infamies, des lâchetés et des
élégances exquises, après avoir épuisé le bouquet
et la mousse amoureuse du vin d'Aï, s'est enivré
d'alcool, et, déserteur de ces belles passions, traî-
tre à ces belles mœurs, tombé en méfiance de sa
valeur personnelle,
l^on est certa meos quœ forma invitet amores,
il est devenu tout d'un coup (dans ses livres, bien
entendu) Thomme le plus passionné pour les biens
de fortune, dirait La Bruyère, qui se soit jamais
rencontré dans aucune littérature ! A ce moment
de la précoce décrépitude de M. de Balzac (même
68 CRITIQUE DRAMATIQUE.
dans ses meilleurs livres : Eugénie Grandet^ la
Vieille Fille^ la Peau de chagrin^ le Père Goriot^
le Grand Homme en province)^ on n^entend que
le son des louis d'or mêlé au bruit des écus ! Dans
ces livres, où la couleur fauve domine à chaque
page, on voit ruisseler les millions par centaines,
et le poëte est le premier à s'enivrer de ce bruit
sonore qui l'excite et l'anime autant et plus que le
frôlement d'une robe de soie ou le craquement
d'un soulier neuf. Ah! quelle fatigue et quelle
misère quand on voit un si bel esprit ne plus s'oc-
cuper qu'à arranger, à combiner, à déranger des
sacs plus ou moins remplis jusqu'à la gueule, et
n'être gai, et n'être ^heureux, et n'être soi-même
qu'au beau milieu d'un coffre-fort! L'argent sera
le malheur des livres de M. de Balzac, l'argent en
est déjà le fléau ! L'argent, ce héros sans entrailles,
cet amoureux sans pitié, cet ami sans cœur, cette
froide passion dont la poussière même est cotée,
et que les doigts les plus rugueux ont plaisir à
manier, afin que même de l'argent d'autrui quel-
que imperceptible parcelle reste à ces doigts sem-
blables à des râpes ! C'est donc ainsi que le Fai-
seur plaît à M. de Balzac; le faiseur ne fait pas de
prose, il ne fait pas de vers, il ne fait pas de contes,
il ne fait pas de statues, de musique ou de ta-
bleaux; il ne fait, il ne défait, il ne refait que de
THÉÂTRE DE GENRE. 69
Fargent ! — O vanité de l'argent î et comme M. de
Balzac, s'il a réglé son livre de caisse avant de
mourir, a dû être honteux d'avoir eu besoin de
tout cet argent pour accomplir ses plus beaux
contes ! O misère de tant d'argent ! — Il en a tant
d'argent, s'écrie Sénèque, qu'il s'amuse à souiller
son argent !
C'est un mot de la première duchesse de Maillé
à sa fille, qui était charmante, et qui donnait un
jour, de sa main non gantée, un écu à un pauvre ;
a Ma fille, disait la duchesse, mettez vos gants ;
même aux plus nobles mains, l'argent sent mau-
vais. »
Que de fois on aurait pu dire à M. de Balzac
cette parole de la duchesse de Maillé ! Hier encore,
au Gymnase, à la fin de sa pièce ornée et parafée
de sa griffe, à tout bout de champ, bref, au moment
désespéré, et quand ce malheureux Mercadet, à
bout d'inventions, de gaieté, de quolibets, de rires,
n'a plus qu'à se pendre en riant, arrive le dieu, le
vrai dieu, le seul dieu en plusieurs millions du
roman de M. de Balzac, l'argent. — Il arrive par
dix mille francs, par vingt mille francs, par trente
mille francs, par cent mille écus. On voit les écus,
on voit les billets, on voit le Pactole, et ça coule,
et ça coule avec une rage incroyable. Ah ! que
d'argent! Eh! que d'argent! Euh! que d'argent!
70 CRITIQUE DRAMATIQUE.
C'était sa folie et sa manie : il ne croyait, sur la
fin de ses oeuvres, qu'à la puissance de l'argent, à
l'esprit, à la gaieté, à la beauté de l'argent! Use
plaisait à marier, à tous les arrondissements et
même au i3® arrondissement de Paris, le petit écu
au louis d'or, la pièce de 5o c. au gros sou. C'é-
taient là ses travaux et ses plaisirs! Voilà com-
ment, pourquoi et à quelles fins il a créé et mis au
monde ce jovial Mercadet, un de ses bâtards, le
dernier peut-être, soi) Benjamin, son dernier ami,
son dernier sourire. Il avait fait pour Mercadet
tout ce qu'il pouvait faire en nous le montrant si
bonhomme à l'intérieur, un bon et fidèle mari,
un bon père, après tout, ni libertin, ni joueur, ni
politique, ni révolutionnaire, ni méchant homme,
ni rien de ce qui est la médisance inutile ou la
calomnie amusante. II y^nifaire^ et c'est là tout
le mal ! Je suis sûr que M. de Balzac eût donné
beaucoup, mais là, ce qui s'appelle beaucoup, son
meilleur conte, par exemple, pour cette fameuse
trouvaille du baron deWormspirejouant à l'écarté
avec Robert Macaire, son gendre, a Roi! dame!
valet! les points... » A quoi l'autre répond :
a Dame! valet! roi! les points. Voyez-vous,
beau-père, nous jouerions ainsi jusqu'à la fin du
monde, nous ne nous ferions pas de mal î »
Il y a aussi dans le Mercadet^ entre autres em-
THÉÂTRE DE GENRE. Jl
prunts à Robert Macaire^ la fameuse réunion des
actionnaires, et le terrible M. Gogo. M. Gogo
est une canaille (il demande des comptes)! Que
Balzac devait admirer cette grande scène entre le
joueur et l'argent! Qu'il a dû être jaloux de
M. Gogo î et comme il devait répéter avec em-
phase : « Et demain ! demain ! à midi sans faute,
la caisse sera ouverte... pour recevoir l'argent des
nouveaux actionnaires. »
Ces choses-là sont des trouvailles de génie, et si
l'univers les accepte, c'est qu'elles répondent à de
certaines colères qui de temps à autre parcourent
les multitudes comme un frisson ! Ce Mercadet
de Balzac, cette comédie en ruine, en tumulte,
dégradée à plaisir, où le bon mot remplace l'ac-
tion, la vérité, la force, l'intérêt, le dialogue, la
passion ; où l'esprit est tout, où l'art n'est compté
pour rien; ce dieu Hasard remplaçant Apollon
et les neuf sœurs; ce verre de cabaret plein de
vin bleu qui est l'Hippocrène où se puisent Ces
rencontres, ces joyeusetés, sans souci du qu'en
dira-t-on ; ces tréteaux chers aux plus beaux es-
prits, cette farine et ces pois gris au milieu de
l'étoupe enflammée, en voilà plus qu'il n'en faut
pour détourner un instant l'homme d'État de son
ministère, l'amoureux de son rendez-vous, la co-
quette de son miroir^ le bel esprit de son tom*
72 CRITIQUE DRAMATIQUE.
beau ! Laissez-moi cependant finir par une anec-
dote dont le héros est M. Dupuytren lui-même.
On sait les tendresses que portait à M. Dupuytren
M. de Balzac, et comme nous ne voulons pas voir
rillustre auteur de la Comédie humaine faire après
sa mort autant de comédies que feu Théaulon a
fait de vaudevilles, autant de drames que Schubert
a fait de mélodies, notre petite anecdote ne sera
pas déplacée ici, nous Tespérons.
Donc, M. Dupuytren avait fait à un brave
homme de l'Hôtel-Dieu une certaine opération
qui Tavait privé des joies de ce monde, et l'homme
était sorti de Thôpital bien content... Ah! le gail-
lard!
Un an après, Fhomme opéré revient à la con-
sultation de M. Dupuytren; il avait sous le bras
sa femme qui était enceinte M. Dupuytren,
qui avait l'œil d'un aigle, comprit l'explication et
l'arrêta d'un mot : « Ma chère dame, dit-il, vous
êtes enceinte, cela s'est vu; mais je vous avertis
que vous ne le serez que cette fois-là ! »
Le Mercadet a réussi... Mais soyez tous avertis,
les uns et les autres, que de toutes les œuvres
posthumes de M. de Balzac, le Mercadet seul
pouvait réussir.
JULES SANDEAU
MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE
ous demandez si Af"« de La Seiglière
a réussi?... Ecoutez ces rires, écoutez
ces applaudissements du parterre, et la
louange de ces esprits féconds et justes qui ne
laissent rien échapper de ce qui est vrai, et dont
le goût excellent (le goût de tout le monde, en-
tendez-vous?) consiste à aimer, à sentir tout ce
qui touche de près ou de loin à la nature! Si
Af^* de La Seiglière a réussi? J'en atteste la gaieté
et la joie de cette salle enjouée, heureuse, active,
pénétrante, habile à tout deviner, et s'abandon-
nant, sans songer à mal, à cette raillerie inno-
cente, à ce mépris sans colère et sans fard que
soulève dans Pâme humaine ce je ne sais quoi
d'étroit, d'égoïste et de plaisant qui amuse tout le
monde et qui ne fait de mal à personne.
IV 7
'^■^'^o^^^
74 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Autre chose est de rire et de s'amuser plaisam-
ment des infirmités de l'âme humaine. Prométhée,
au sommet de son rocher où la Nécessité l'attache
de ses liens de fer, est une image terrible; le mar-
quis de La Seîglière, échappé au vautour de Texil
et doucement enfoncé dans la médiocrité de sa vie,
ni bon ni méchant, ni glorieux ni timide, ni
envieux ni flatteur, content de lui, content des
autres, content de tout, également à l'abri des
mauvaises passions et des coups du sort, égoïste
et bonhomme, peu jaloux de se venger du passé
et de s'élever dans le présent, absolument inca-
pable de résister à la multitude et de lui obéir; le
marquis de La Seîglière est un drôle de sage qui
nous plaît, qui nous amuse, qui nous fait rire
sans nous fâcher. Il a franchement abdiqué une
gloire qu'il sait au-dessus de sa condition pré-
sente; il a renoncé à toutes les conditions émi-
nentes de la fortune; il obéit terre à terre à son
petit génie, et son génie lui dit qu'il n'a rien à
faire de mieux que ce qu'il fait tous les jours :
vivre en paix et s'envieillir doucement dans sa
paresse; laisser le hasard disposer de son sort,
obéir à son caractère naturel et suivre en riant le
sentier que l'exil a tracé à sa vieillesse inutile. Au
fait, il n'a que cela à faire, le bonhomme! Il est
né médiocre, il est né enfant; il a vécu en dehors
THÉÂTRE DE GENRE. jS
de cette nation turbulente et glorieuse qui né
savait pas même s'il existait un La Seiglière; il
ne sait rien des grandes ambitions qui élèvent une
âme virile et des grandes affaires qui la soutien-
nent : c'est un esprit timide, faible et sans expé-
rience, rasant timidement la terre, dans une fade
uniformité de petites passions, de vanités mes-
quines ; un quiétiste, pour tout dire, et qui s'en-
dormira un beau soir dans toutes sortes de ridi-
cules et de faiblesses qu'il n'aura même pas songé
à cacher. Le voilà tel qu'il est, ce digne et char-
mant petit marquis de La Seiglière, notre fortune,
notre joie et notre contentement de tout l'hiver.
On le voit tout d'abord tel que le poëte l'avait
créé et tel qu'il nous l'a montré dans son livre,
tracé d'une main si délicate et si ferme à la fois
Le marquis a vécu loin de la France, en Alle-
magne, loin du monde réel, prêtant de temps à
autre une oreille épouvantée à ces grands bruits
de guerre et de politique qui ont été la vie et
l'éclat de ce siècle. Il a entendu parler, par hasard,
du marquis de Buonaparte, de Marengo et d'Aus-
terlitz ; mais il n'a pas voulu savoir ce que c'étaient,
au fond, que cet homme et ces grandes batailles
qui lui servaient de cortège et de famille — Leuc-
tres et Mantinée, mes deux filles! — Ainsi, le
malheureux homme! il s'est tenu à l'abri de ces
76 CRITIQUE DRAMATIQUE.
passions, de ces surprises, loin de l'admiration et
des respects qu''elle entraîne avec elle, loin de
Fétonnement et de ses accablantes grandeurs; il
n'a rien su, il n'a rien vu, à peine de loin un peu
de poudre qui flamboie, un peu de gloire qui
poudroie; il est né à demi, il s'est privé même de
l'indignation et de la haine, comme de deux far-
deaux trop lourds pour sa condition et pour son
esprit. Ainsi, il ne sait ni mépriser, ni admirer, ni
s'indigner : il ne sait rien! Une heure de plus de
cette séparation de la France moderne, et il pre-
nait définitivement son parti de cet exil commencé
sous de lâches auspices : la peur ! « La servitude
avilit l'homme au point de s'en faire aimer! »
Il y a bien de l'énergie et de la vérité dans cette
pensée-là.
De quoi donc se plaint-on et pourquoi toutes
ces fureurs de premiers-Paris et à'^ entre-filets (je
vous prie, ô mon lecteur! de me pardonner cet
argot) à propos de ce portrait rétrospectif de tant
de vieux enfants que la première révolution a
surpris brodant au tambour, et que l'exil a jetés
sans rémission dans quelques-uns de ces recoins
hospitaliers où ces âmes chétives ont vécu d'une
vie de serre chaude, semblables à ces fœtus venant
avant terme, et que l'on réchauffe entre des bou-
teilles d'eau tiède à défaut du sein maternel? A
THEATRE DE GENRE. 'J']
propos d'un aimable marquis, on se fâche, on se
récrie, on accuse M. Jules Sandeau, comme s'il
avait touché àParche d'alliance.
Soyez très-persuadés cependant que, si M! le
marquis de La Seigliére revenait au monde, il
serait très-étonné de tout ce bruit qui se fait
autour de sa cendre légère. Il vivait encore lorsque
dans plusieurs couplets immortels Béranger l'a
chanté, la France entière répétant ces couplets
goguenards, et il ne s'est pas fâché contre Béran-
ger lui-même et contre son sarcasme immortel. Il
avait en lui-même, ce bonhomme, la croyance de
sa vie inutile, et pour se consoler il se disait par-
fois a qu'après tout, ce n'était pas sa faute, mais
bien la faute des agitations et des tempêtes s'il
n'avait pas servi la France de son épée »; il disait
aussi « que, Dieu merci! il laissait après lui des
héritiers de sa race, des continuateurs de son nom,
des jeunes gens d'un noble sang qui répondraient
de la gloire de sa maison et qui la recommence-
raient au point même où l'avait laissée leur
grand-père; ils disaient, les uns et les autres, le
père et les fils qui allaient le ressusciter, ce que
disait de la noblesse un ami de Voltaire, un gen-
tilhomm'e, et, ce qui vaut mieux, un philosophe
du dernier siècle, à savoir que « la noblesse est
un héritage comme l'or et les djamants, avec cette
IV 7.
j8 CRITIQUE DRAMATIQUE.
différence pourtant que, si la fortune des gens
riches se détruit par la dissipation de leurs enfants,
la considération de la noblesse se conserve après
que la mollesse en a souillé la source... Admi-
rable institution, ajoute notre philosophe, qui,
pendant que le prix de l'intérêt se consume et
s'appauvrit, rend la récompense de la vertu éter-
nelle et ineffaçable ».
En ceci se devait trouver non-seulement Pex-
cuse du marquis de La Seiglière, mais la justifi-
cation de M. Jules Sandeau. Il s'est moqué, j'en
conviens, avec bien de la grâce et de Tesprit, d'un
brave homme aussi loin de l'admiration que de
l'estime; il a prouvé qu'il y avait certaines petites
passions et certaines faiblesses qu'il est impossible
d'aimer et de haïr, également loin du mépris et de
l'estime; il s'est moqué de certaines infortunes
d'autrefois que le public d'aujourd'hui accueille
avec des éclats de rire inextinguibles. Oui, mais
en riant du passé, il a respecté l'avenir; en se
moquant du vieillard, il a salué le jeune homme;
à rinstant même où il laissait entrevoir la vanité
de ces vieillesses impuissantes parce que l'âge mûr
a été inoccupé, il montrait à qui voulait les voir
les espérances lointaines de la génération nou-
velle, les promesses du jeune homme, les sourires
de la jeune fille, ces vertus naissantes qui ont la
THÉÂTRE DE GENRE. 79
grâce même des premiers jours du printemps, ces
beaux regards, plus doux et plus beaux même
que les premiers feux de Taurore ! A côté de cette
âme endormie et conservant impunément tous
ses vices, ce poëte que vous accablez de vos
blâmes montrait ces âmes fîères et délicates, dis-
posées aux grandes choses, méprisant les petites
passions comme on méprise une action hon-
teuse, et réalisant de leur mieux cette parole des
Tusculanes : // «y a de bon et de beau que ce qui
est honnête! Ainsi l'auteur de ce beau livre allait
lui-même, et tout le premier, au-devant de ces
récriminations violentes, qu'on lui eût épargnées
si on se fût souvenu de sa probité, de sa bonne
foi, de cette fidélité sans arrière-pensée et sans
défiance, de cette sincérité sans voile, de cette
bonne foi indépendante de tout ce qui ressemble à
rintérêt, à la récompense, à l'ambition! M. Jules
Sandeau a réveillé dans sa tombe, sans respect, ce
vieil entêté de La Seiglière; eh! qui le nie? En
revanche, il a mis aux côtés du vieillard, anges
gardiens de cette enfance éternelle. M"® de La
Seiglière et son jeune \:ousin Raoul de Vaubert,
deux belles et éloquentes imaginations, je Tes-
père! Est-ce donc que vous ne lui tenez pas
compte de ces deux images? est-ce donc que l'élé-
vation des enfants ne vous parait pas suffisante à
80 CRITfQUE DRAMATIQUE..
compenser Tobscurité des pères? est-ce que le bel
officier de la garde royale' ne rachète pas de son
épée et de son courage la vie inutile de son aïeul
Pémigré? « Où sont nos pères? » s'écrie en son
désespoir le prophète Isaïe. Où sont nos pères? ce
fut le premier cri des ressuscites de i8i5. Et
maintenant de quoi vous plaignez-vous? A quoi
bon ces appels comme (Tabus, si personne ne crie :
OU sont les enfants ?
J'insiste sur ces colères de Ventre-filet et sur ces
plaintes du premier -Paris; j'insiste parce que je
les prévois, parce qu'elles sont injustes et parce
qu'elles affligeront, j'en ai peur, un des plus
beaux esprits de ce temps-ci, mais un esprit déli-
cat, timide, et qui n'est pas fait, que je sache, à
ces résistances. Il faut qu'on l'aime tout d'abord
pour qu'il soit tout à fait à son aise; il ne sait pas
encore ce que c'est que la malédiction, l'objurga-
tion, la colère des partis; il a été nourri du lait
des plus délicates tendresses. La critique lui était
si facile, et la censure lui était si légère, tant qu'il
n'a pas touché à ces plaies, à ces misères, à ces
décadences î On ne l'accusait pas alors d'inventer
le fond des choses, on le remerciait de leur don-
ner cette forme élégante ; on l'aimait, on le flat-
tait, on le caressait; il était un nom, il était une
gloire; et maintenant, parce qu'il a réalisé sur le
THÉÂTRE DE GENRE. 8l
théâtre une de ses propres fictions, parce qu'il a
dit à son héros : « Lève-toi et marche! » parce
que, chassé du livre, sa patrie, il a conquis la
scène, oti tout d'un coup il a trouvé une comédie,
on l'accable, on le tue, on le nie ! O férocité sans
égale ! et qui dirait que toutes ces foudres sourdes
ou éclatantes sont lancées contre ce vif, cet ingé-
nieux, cet aimable, ce charmant esprit?
Eheul ne tibi sit privata injuria tanti!
Laissons-les dire et nous réjouissons de l'œuvre
nouvelle! Elle est faite, en tant que pièce de
théâtre, avec un art excellent, et l'on reconnaît,
dans la disposition et dans l'agencement des scènes
principales, l'expérience et les conseils d'un
homme habile à tous les secrets de la comédie.
Ainsi, l'exposition est fêtée heureusement à la der-
nière scène du premier acte, et tout d'abord, sans
explication préalable, on nous montre le héros, le
don Quichotte, le fier-à-bras, le vantard, le bien-
heureux chasseur de La Seiglière ! Il est en pleine
fête, en plein bonheur, dans un état parfait, indé-
pendant, convenable : une activité! une santé! une
fortune! un mollet! « Tâte plutôt, coquin! » dit-il
à son valet de chambre. Mon Dieu, oui! M. le
marquis est semblable à ce paresseux qui arrive
le dernier à la vigne du Seigneur et qui reçoit
82 CRITIQUE DRAMATIQUE.
son salaire le premier. Il est revenu, il a vu, il a
vaincu ; il a retrouvé sa maison réparée et sa terre
augmentée; ses greniers regorgent de blé, devin
ses caves, de gibier ses forêts, de poissons ses
étangs, de fruits et de chansons ses jardins! lia
dormi vingt ans dans le palais de la fée; il se
réveille, et voilà tous ses sens satisfaits! Le vin
est bon, le cheval est rapide, le cerf est en belle
voie, on entend dans les vastes forêts les mille
bruits de la chasse ardente... Heureux homme!
heureux marquis ressuscité I II ne se doute pas des
misères qui ont passé dans ces campagnes, de
Pincendie qui a menacé ce château, des colères
sourdes qui circulent dans ces âmes rustiques, du
levain et des fièvres que l'armée ennemie a laissés
dans ces villes soumises à regret ! Il est si content!
il voit d'un coup d'œil tant de félicités qui sont
au gré de son esprit et de son cœur ! Ajoutez à ces
bonheurs du bien-être et de la vie abondante ce
comble de l'orgueil humain, une fille charmante
dans laquelle il se voit revivre, l'heureux vieillard!
ô jeunesse innocente, ingénue et chaste, dont ce
vieillard s'enveloppe comme d'un manteau !
«c Elle avait les traits de l'âge qui sépare la jeu-
nesse de l'enfance; sa chevelure était ornée de
rayons ! »
Cependant^ dans ce ciel limpide, un nuage se
THIÉATRE DE GENRE. 83
montre, une menace en ces promesses se fait en-
tendre. II a trop vite oublié le temps présent, ce
marquis de La Seiglière"; il a trop oublié que ce
monde a changé et que le vieux monde n^est pas
revenu de l'émigration, oti son souffle à peine est
resté. Voici donc, pour détruire d'un mot cet état
d'extase et de quiétisme, un nouveau venu, un
nouvel arrive du monde moderne, un des soldats
de l'empereur, un certain Bernard Stampli, qui
s'en vient, à l'abri de cette force qu'on appelle le
Code Napoléon, pour réclamer l'héritage paternel,
à savoir le château même de La Seiglière I Oui,
ces domaines, ce parc, ces eaux, ces vieilles écorces,
ces lambris, ces vieux vins, ces vieux meubles,
ces vassaux, toute cette fortune sur laquelle le
vieux marquis avait jeté les semences de l'ancienne
insolence et de l'antique orgueil, il faut^ la loi le
veut, la nouvelle loi, quitter tout cela, parce que
le fils du croquant est revenu de la croisade contre
Moscou! Ce retour du jeune Stampli est dramatique,
il est même un peu trop solennel, et l'on voudrait
quelque chose qui rappelât un peu moins l'ange
exterminateur. Il n'est pasbesoin, croyez-moi, d'une
apparition de fantôme pour faire rentrer en lui-
même le vieil émigré î Cet homme-là, d'ailleurs,
est incorrigible : il ne croit pas aux fantômes, il
croit au droit divin, et il fait partie lui-même du
84 CRITIQIJE DRAMATIQUE.
droit divin! Il ne croît pas au Code Napoléon, il
croit au bon plaisir, au bon plaisir du marquis de
La Seiglière!... Ainsi, ne dites pas au marquis que
k vieux Stampli (le père de Bernard) lui a fait
une restitution! M. de La Seiglière est chez lui.
la terre qu'il foule est à lui ; il en était sorti par la
violence, il y rentre par le droit! Voilà comme il
parle; il n'en sait pas plus long, il n'en veut pas
savoir davantage. Ce Code Napoléon, il ne l'a pas
lu; la Charte! il se moque bien de la Charte!
Encore la France se peut-elle féliciter que
M. de La Seiglière soit un bonhomme, étranger
à toute conspiration : Vir bonus, et a factione
summe alienus, disait M. de Thou, parlant d'un
homme de la Fronde. Bon éloge en tout temps
et qui serait un merveilleux éloge aujourd'hui.
Telle est la position du marquis de La Seiglière
et du capitaine Bernard, et le choc entre ces deux
principes aurait bien vite anéanti le vieillard,
lorsque heureusement M"® de La Seiglière, cette
Création charmante dont son parti n'a pas su gré
à M. Jules Sandeau, intervient entre la force-de
celui-ci et la faiblesse de celui-là pour modérer
l'un et l'autre de ces deux hommes et pour con-
cilier toutes ces résistances. Il y a vraiment un
grand charme dans celte histoire d'amour, et l'on
comprend fort que Bernard Stampli sente apaiser
I
THEATRE DE GENRE. 85
ses colères plébéiennes en présence de cette image
so variante des grâces, des beautés et des élégances
d'autrefois. Ici, Messieurs, ne vous déplaise, est
le triomphe du passé; ici est la victoire de tant
de choses vaincues; ici est votre jeunesse, ici
vot:re gloire; ici Tabîme est franchi que la loi de
iri.<lemnité devait combler! Certes, si l'antique
oi'îgine, si le grand nom, si la race et le sang, si
la tradition, l'histoire, la conquête, la féodalité
niêrne, étaient déshérités dans ce drame de tout ce
q^î fait la force et la gloire d'un grand parti, on
cc^ïïiprendrait les cris et les rancunes; mais quelle
iin^ge plus charmante du passé, et qui en donne
utie plus surprenante idée, que cette image de
W'^^* de La Seiglière? Elle est l'excuse, elle est le
Pardon, elle est l'espérance, elle est le conseil de
^ûvit ce passé qui mérite à tant de titres nos sym-
pathies et nos respects. C'est bien pourquoi le fils
du vieux Stampli, le capitaine Bernard, un bri-
gand de la Loire, s'arrête interdit, étonné, vaincu
et tout prêt à se perdre uniquement pour obtenir
l'estime de cette belle personne, comme si l'on
pouvait se perdre en obéissant à ces vives clartés
de l'intelligence et du cœur I comme si l'on pou-
vait jamais être la dupe d'un pareil moment de
générosité, de sacrifice et de vertu !
Dans son roman, M. Jules Sandeau avait écrit
IV 8
86 CRITIQUE DRAMATIQUE.
un prologue, et ce prologue était un drame. Or?
nous montrait le vieux Stampli aux prises avec la
baronne de Vaubert, et par quel art d'une com-
plaisance adroite, d'une obsession habile, d'une
prière infinité, le vieux paysan se dessaisissait,
lambeau par lambeau, de cette terre seigneuriale
qu'il avait achetée et payée, et qui était certes
bien à lui, dans ses opinions, dans sa croyance,
dans sa pensée, dans ses instincts ! C'était là un
beau prologue à tenter sur le théâtre; il eût jeté
de grandes et utiles clartés sur l'action qui allait
suivre; il eût expliqué bien des colères et bien
des sympathies; surtout il eût montré par quel
penchant irrésistible de sa justice et de ses intimes
convictions M^^® de La Seiglière en est venue à
donner son âme au fils du vieux Stampli, à ce
soldat dépouillé par son père! On n'a pas osé,
à n'en plus douter, nous faire assister à ce drame
d'entrée de jeu : j'en suis fâché ; on a supposé que
tout le monde en était instruit à l'avance, et,
voyez la chance heureuse î il se trouve en effet
que ce portrait de la baronne de Vaubert est tracé
d'une main si fidèle, cette femme est si nette et si
vraie en ses impertinences suprêmes, elle prend à
un si haut degré l'accent, la voix, l'ironie, le mé-
pris, le dédain de ses pareilles pour les gloires et
les grandeurs d'un monde où elles ne voudraient
THÉÂTRE DE GENRE. 87
pas mettre le pied, que cette femme, à elle seule,
rendrait excusables les innocents enfantillages du
^ieil émigré. C'est la baronne de Vaubert, en tout
ceci, qui est la vraie coupable; elle est vraiment
Tobstacle, et c'est à elle qu'il faut s'en prendre de
tout ce qui gronde et de tout ce qui se lamente au
fond de cette comédie joyeuse. Il fallait être une
habile comédienne pour rendre, comme l'a fait
M"® Nathalie, en ses mille nuances d'abaissement
et d'orgueil, ce rôle difficile que la savante comé-
dienne a sauvé à force de verve, d'esprit, d'ironie
et de cruauté. Son plus beau rôle, sans contredit,
jusqu'à présent, c'est ce rôle impossible de la ba-
ronne de Vaubert.
Grâce à l'intervention malfaisante de cette ha-
bile baronne. M"® de La Seiglière reste à l'abri de
toute idée et de tout soupçon d'une captation
lamentable; elle obéit à son insu, l'honnête
jeune fille, aux volontés de cette baronne, qui la
destine à son fils, et, de son côté, le jeune M. de
Vaubert ne s'aperçoit pas qu'il est un des agents
de l'ambition maternelle. On en peut dire autant
de M. le marquis; il est le pantin que M"* de
Vaubert tient dans sa main puissante ; il agit par
elle et pour elle, et c^est justement parce qu'il ne
comprend pas la portée de ces perfidies que le
bonhomme est à ce point gai, divertissant, amusant.
88
CRITIQUE DRAMATIQUE.
intéressant, complet, complet comme un homme
qui estvraiment dans son caractère. C'est si amusant
et si charmant, le ridicule, lorsqu'il est à sa place,
ni contraint, ni forcé, ni cherché, quand rien ne
l'appelle, quand rien ne le gêne, et qu'il arrive de
lui-même, sans art et sans fard, in modo et figura^
comme il est venu, par exemple, à cet admirable
Samson, admirable dans ce rôle fait pour lui, fait
par lui ! Il y est de tout point charmant, charmant
jusqu'à l'extravagance; il est comme était le mar-
quis de La Seiglière: il est vif, il est gai, il est
naïf, il est insolent, il est railleur, il est gogue-
nard, il est merveilleusement égoïste, rapportant
à soi toutes choses, et ne voyant pas qu'il fait rire
autour de soi tout le monde, tant il prend au sé-
rieux sa personnalité, son amour-propre, son
égoïsme, son intime et imperturbable contente-
ment! Âh! les beaux airs! ah! les bonnes gaietés!
et comme ce public de bourgeois, ces fils de Vol-
taire en ligne collatérale, s'amusent innocemment
au bénéfice de ce vieux croisé de l'émigration!
C'est une joie, une fête, un charme, et je ne crois
pas que rien s'y puisse comparer, même en comp-
tant pour beaucoup la grosse et bonne farce du
théâtre de la Montansier !
L
\
HENRI MURGER
LE BONHOMME JADIS
EUNEs gens, disait un ancien, écoutez
avec rçspect un vieillard que les vieil-
lards écoutaient déjà quand il était
jeune! — Écoutez-moi, disait Nestor aux chefs de
l'armée; il est juste, quand je parle, que vous-
soyez attentifs, car j'ai vécu avec des hommes qui
valaient mieux que vous. Non, je n'ai jamais vu
et je ne verrai jamais des héros semblables à mes
amis d'autrefois : Pirithoûs, Exadias, Polyphème,
égal aux dieux, et Thésée, et son père Egée, et
tant d'autres qui déjà valaient moins que leurs
pères ! — Mox daturos progeniem vitiosiorem,
ajoute un poëte ; et toujours ainsi le temps pré-
sent s'est vu maltraiter, avec justice, au nom du
mps passé ! Mais qu*y faire ? Eh ! c'est très-sim-
le : entourez de vos regrets les vieux siècles, ac-
ç
IV
8.
90 CRITIQUE DRAMATIQUE.
commodez-vous de votre mieux de Pheure pré-
sente... Vos aïeux étaient des demi-dieux, ils en-
fantèrent de grands seigneurs ; ces vieux seigneurs
à l'ancienne marque ont mis au jour le bonhomme
Jadis, notre père, et Dieu sait comment seront
bâtis les enfaats de nos enfants I
Lui aussi il a été Jeune, le bonhomme Jadis;
il est venu au monde à Theure solennelle où le
vieux monde n'était plus, où le monde nouveau
n'était pas encore; il est né entre la nuit et le cré-
puscule, et ce fut à peine si quelque vieux prêtre
insermenté se rencontra pour jeter sur son front
innocent l'eau d'un baptême incertain. Son père
et sa mère, un jour d'hiver, furent enlevés par des
bandes armées et montèrent sur l'échafaud, appe-
lant cet enfant qui ne pouvait pas les entendre.
Ainsi, il grandit à la grâce de Dieu entre les ruines
de sa maison, entre les ronces de son jardin, les
vents d'orage emportant les parchemins qui pou-
vaient constater la noblesse du pauvre orphelin.
Il était cependant fils de bonne mère, il descen-
dait d'une vieille souche, il appartenait à une
famille correcte et chrétienne, royaliste et guer-
rière, qui avait vécu longtemps, dans son vieux
château, à l'abri de l'envie et loin de tout ce qui
fait la vulgaire ambition des hommes. Ainsi, par
sa naissance, il était destiné à continuer une
THEATRE DE GENRE. 9I
chaîne glorieuse et cachée qui tenait au trône de
Louis XIV, au trône de Louis XV ; à continuer
ces âmes vaillantes qui avaient traversé Bossuet
pour s'arrêter à Voltaire. La Révolution le sépara
brusquement de ces traditions; elle brisa d'un
coup de sa foudre acharnée à tout briser cet arbre
généalogique dont les branches éparses furent
emportées comme la paille après que le grain est
resté sur l'aire sonore. Il resta seul, spolié de
toutes choses, et seul il se fraya son chemin à tra-
vers l'espèce humaine. Il fut soldat, il suivit ses
contemporains dans la mêlée ardente; et quand,
après les longues guerres et les longues batailles,
il se vit de nouveau seul et séparé de sa famille
adoptive, il s'accommoda d'une vie obscure, igno-
rée et silencieuse. Après tant de bruit, tant d'éclat
et de fumée, il se dit qu'après tout, un peu de re-
pos et de sommeil n'était pas défendu à sa vieil-
lesse commençante. Il vieillit ainsi lentement,
doucement, comme un sage, heureux de peu,
content de tout, ne songeant guère à ces gloires
qui avaient brillé et s'étaient éteintes à ses yeux
éblouis du feu follet des réjouissances publiques ;
il vécut seul, songeant de temps à autre avec un
serrement de cœur que peut-être il mourrait seul.
Mais quoi ! enfant et jeune homme, il n'avait pas
eu de famille, il s'était habitué à l'isolement de
92 CRITIQUE DRAMATIQUE.
bonne heure ; homme fait, il avait vécu des ha-
sards de la vie militaire ; et, maintenant qu'il est
vieux, il veut au moins, avant sa mort, se rassa-
sier de tant de belles et bonnes choses qu'il a rê-
vées, à savoir: les faciles printemps, les- douces
pensées, les rêveries charmantes, et, à défaut d'au-
tres passions (il est vieux!), le spectacle enchan-
teur des heureuses amours ! Ainsi, point de re-
grets et point d'ambition ; ainsi, la vie honnête,
honorée et cachée, au sommet de quelque maison
un peu gaie oîi monte le soleil, à travers le can-
tique enivrant des jasmins et des roses, quand le
ciel est pur, quand l'eau est claire et que l'oiseau
chantant fait entendre sa moquerie ou son ramage
amoureux ! Oui, c'est cela ! retenons de toutes nos
forces les dernières journées ! retenons les heures
qui s'envolent ! rappelons, rappelons de nos plus
douces voix la jeunesse envolée! — Oix vas-tu?
pourquoi sitôt nous quitter, nous les cœurs hon-
nêtes et les têtes enjouées ? O jeunesse ! où trouve-
ras-tu des temples plus dignes de toi, des autels
où brûle un encens plus dévoué? ô jeunesse ! eh!
ne vois-tu pas que ces jeunes gens à qui tu pro-
digues tes couronnes et tes guirlandes, à peine
s'ils en savent le prix, à peine s'ils obéissent à tes
volontés charmantes? Ils sont ambitieux, ils te
dédaignent comme un obstacle; ils t'accusent, ils
THÉÂTRE DE GENRE. 93
te calomnient, ils renoncent à tes pompes, à tes
majestés, à tes gloires; ils invoquent la fortune, ils
invoquent la puissance; ils ne le pardonnent pas,
ô chère déesse amoureuse! tes fiers dédains pour
les biens vulgaires, et ta couronne de myrte, et ton
sceptre de houblon ; ils se prosternent, les ingrats,
devant les couronnes d'or et les sceptres de fer !
Ah ! cher printemps, que voulez-vous faire de ces
Ingrats qui vous méprisent? Il les faut abandonner,
croyez-moi, à la fortune, et vous-même, enfant
d^s Muses savantes et des grâces folâtres, revenez
sUr vos pas et tendez une main bienveillante aux
J^Unes cœurs restés jeunes dans leurs vieux corps ?
^oilà vos fidèles! voilà vos dévoués! voilà qui
'^ous aime ! Ils ont renoncé à tout autre bonheur
Pour vous suivre! ils ont dédaigné tout ce qui est
la grandeur, la puissance, la richesse, la majesté,
pour rester fidèles au culte de leur déesse ! Allons,
, bonté, tenez-leur compte de leur dévouement à
ces fidèles amis de vos beautés immortelles! Laisse
en repos les jeunes gens, jeunesse, et prends en
pitié les vieillards !
Voilà rhymne ! On la chante aussitôt que l'on n'a
plus vingt ans. A peine en sent-on les premiers
vers, mais bientôt le premier couplet est suivi du
second, hélas! et ils viennent comme -à la suite
une ode d'Horace, une chanson de Béranger :
94 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Vous vieillirez, 6 ma belle maîtresse! Une
menace ! une espérance ! une tristesse î une conso-
lation ! Il n'y a que ceux qui ont été Jeunes qui
vieillissent. Naître à soixante ans, était-ce la peine
de naître? et n'avez-vous pas une pitié profonde
pour qui vous dit fièrement : a Je n'ai jamais été
jeune d ? Eh quoi ! malheureux, tu n'as jamais été
jeune! Alors, tu as menti à ta jeunesse; alors, tu
Tas trahie, et tu n'étais pas digne, non certes, de
toucher à cette robe d'azur ! Au contraire, il faut
avoir été jeune pour se consoler d'être un vieillard.
C'est une belle chose, certes, le de Senectute, un
traité de vraie et sincère philosophie; il y manque
cependant une fleur, ou tout au moins un regain
de jeunesse, un peu de jeunesse, un peu de soleil
et quelques-uns des parfums de la vingtième année.
Voilà ce que je cherche en vain dans ce magni-
fique traité de la vieillesse. Ils sont là quatre ou
cinq sages, les plus grands noms et les âmes les
plus vaillantes de la république romaine à son dé-
clin, Caton, Scipion, Lélius, qui, tout chargés de
gloire, se mettent à invoquer tous les dieux pro-
pices, moins la jeunesse.
Ils appellent à leur aide tous les vieillards dont
la vieillesse était naguère une des gloires du monde
athénien, une sauvegarde du monde romain;
Platon, Socrate, Titus Flaminius et l'antique
THÉÂTRE DE GENRE. qS
Ennîus; ils invoquent Paul-Émile à soixante-dix
ans, Appius Claudius aveugle et centenaire, et
tout le sénat de Lacédémone, un congrès de rois
et de vieillards ; ils se racontent ces agonies excel-
lentes, ces morts glorieuses, ces tombeaux tout
pleins d'enseignements; ils citent les poètes qui
ont tiré de leur tête blanchie une suite de chefs-
d'œuvre, Sophocle, par exemple, récitant à ses
juges cette merveille, Œdipe à Colonel Et puis,
quand ils ont réuni en bloc toutes les gloires de
la vieillesse, ils se mettent à en raconter toutes
les disgrâces, à en détailler les misères, à se dé-
montrer à eux-mêmes que c'est un âge odieux à
tous les autres âges de la vie; ils nous citent Milon
de Crotone cotitemplant ses deux bras impuis-
sants, a hélas! disait-il, ils sont morts!» Après
quoi, semblables à des enfants qui se sont amusés
à faire peur, ils reviennent aux exemples consola*
teurs, tournant ainsi à leur irisu dans un cercle
vicieux, dans l'exception, car toutes ces forces
qu'ils invoquent sont autant d'exceptions : ainsi^
dans Xénophon,la mort de "Cyrus; ainsi Nes-
tor dans Homère, tel Massinissa à cheval!
D'où ils concilient qu'il faut résister à la vieil-
lesse, qu'il la faut traiter en ennemie et se dé-
fendre à la façon des athlètes; et cette conclusion
tombe justement au beau milieu du cercle vicieux^
96 CRITIQUE DRrAMATIQUE.
car, si je n'ai pas la force de résister et de com-
battre, aussitôt me voilà nécessairement absurde,
impotent, insupportable à mes amis, odieux à
moi-même. Et tous ces raisonnements aigus, on
peut le dire, ils retombent sur ces sages illustres,
parce que de leur dissertation sur la vieillesse ils
chassent tout à fait la jeunesse. Ils suppriment la
jeunesse I ils en éloignent le souvenir comme un
souvenir importun; ils ne veulent pas convenir
que tous ces grands hommes dont ils parlent à ces
abris du paisible Tusculum ont été d'honnêtes et
admirables vieillards justement parce qu'ils ont
été d'honnêtes et vaillants jeunes gens :
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis.
C'est la chanson des Spartiates, et, quand ces illus-
tres vieillards chantent en effet cette chanson, ils
reconnaissent hautement qu'ils ont été jeunes
autant que peut l'être et que doit l'Are un galant
homme. Dans( ce traité de la vieillesse, au lieu de
reconnaître avec joie, avec orgueil, l'influence des
jeunes années, on les accuse, on les traite comme
Platon traitait le vice lorsqu'il l'appelait le chyle
de tous les maux. Le de Senectute va plus loin :
des plaisirs que se permet I4 vieillesse il efface
tout ce qui pouvait y rester d'exquis, de jeune et
THEATRE DE GENRE. 97
de charmant. Ainsi, les banquets prennent un
aspect morose, la causerie est solennelle ; on traite
l'amour de Turc à Maure. O dieux! loin d'ici
ce maître féroce ! Allons, vieillards, soyez sages ;
écrivez des traités de philosophie, écrivez des
poésies didactiques, cultivez la terre et plantez
des vignes : bientôt viendra la mort, qui vous
délivrera de ces vieilles années que vous aurez
accomplies avec le soin d'un comédien zélé qui
veut mériter les honneurs du rappel. Usque ad ;
Plauditel vivendum! Vous l'entendez : l'applau-
dissement, la louange, la foule qui vous regarde,
un acte public, un drame à jouer, voilà toute la
vieillesse de ces prétendus sages. De la vieillesse
ils ont ôté même le sommeil, le doux et charmant
sommeil, ce repos de chaque jour I Autant vaut
dire alors ce que disait le farouche M. Arnauld
au bon Nicole, qui parlait de se reposer quelques
jours avant la mort : « Nous reposer I y pensez-
vous, Monsieur?... Nous avons l'éternité pour
nous reposer! »
Beaucoup plus bienveillant et f^icile à suivre
est le Traité de la Vieillesse^ revu, corrigé, aug-
menté par le Bonhomme Jadis! Il n'a jamais lu le
Catornajor (Caton l'Ancien), il ignore Cicéron, il
n'a jamais entendu parler de Lélius, non pas
même de Gorgias, qui disait : « Laissez-moi
IV 9
98 CRITIQUE DRAMATIQUE.
vivre, je n'ai pas à me plaindre de la vieillesse. »
Il n'a pas séparé, cet homme sage, le bon-
homme Jadis, ces deux fragments du même conti-
nent, la jeunesse et la vieillesse ; au contraire, il
réunit l'une à Tautre ces deux parts de la vie
humaine, comme on dit que la reconnaissance est
unie au bienfait. Ainsi faisait dans sa vie et dans
ses vers ce vieillard charmant dont les poèmes sont
pour ainsi dire les cheveux blancs de la verte
Athènes, Anacréon. « Anacréon, disent les belles
affranchies, te voilà vieux... Prends un miroir, tu
n'as plus de cheveux; regarde-toi, ton front est nu.
— Non, non! pas de miroir! Aî-je ou non des
cheveux? Je n'en sais rien, je ne veux rien savoir!
Allons, du vin et des roses pour mon front dé-
pouillé! La vie.... une roue, elle tourne, et le
Ch^T est déjà loin! Je sais le nombre de mes jours:
combien en ai-je à vivre encore? Avant d'arriver
au tefmej je veux jouer, rire et danser. A boirCj
l'ennui s'en va; à chanter, l'ennui s'endort. »
On irait ainsi bien longtemps dans le vers de ce
Bonhomme JadiSi Eh ! dites-vous, voilà de gran-
des autorités, Anacréon et Caton l'Ancien, à pro-
pos d'un petit vaudeville en prose ! — Pourquoi
non, je vous prie? Un vaudeville sans couplets, c'est
autant de gagné; et puis tant et tant d'insipides
comédies ont vu le jour à cette rampe intelligente
THEATRE DE GENRE. 99
qu'il est bien permis de se réjouir à celte rencontre
inattendue, un petit acte ingénu -et cherché, tout
ensemble, une malice, un rêve! Or, ce rêve enfan-
tin, intitulé le Bonhomme Jadis ^ vivra plus long-
temps que n'ont vécu tous les mousquetaires de
feu le Théâtre-Historique! Ce petit acte survivra
quand Athos, Porthos et Aramis auront vécu de-
puis dix ans ! Ça n'est rien un acte quand ça ne vit
pas; c'est quelque chose quand ça reste au théâtre.
Un acte debout vaut mieux que cinq cents actes
morts et enterrés» Le Bonhomme Jadis appartient
encore à la Bohème nouvellement découverte, il y
a tantôt quatre ans ou cinq ans, par M. Henri Mur-
ger. Le bonhomme Jadis est un bohème, comme
on dit une lorette, devenu vieux. Vieux, il est
bon; oisif, il s'amuse à regarder ce qui se passe à
ses pieds sur la terre, au-dessus de sa tête, à travers
les étoiles. Il voit d'abord le soleil qui flamboie
et la terre qui poudroie ; avec un peu d'attention,
il voit son voisin M. Octave qui poudroie, et sa
jeune voisine M"® Jacqueline qui flamboie.
Alors, touché de ce spectacle divin des* jeunes
cœurs ignorants et fidèles, le bonhomme Jadis
imagine de rapprocher celui-là de celui-ci; il
invite à dîner Jacqueline, il invite Octave. Assis
entre ces deux printemps jaseurs, le bonhomme
se sent reverdir ; il chante, il danse, il s'enivre de
lOO CRITIQUE DRAMATIQUE.
cette joie, et Ton entend, comme une jolie chan-
son de jeunesse et d'amour.
Ma foi, voilà toute la pièce; il n'y a rien de
plus que ceci : un vieillard qui marie, en riant,
des jeunes gens amoureux l'un de l'autre. C'est bien'
peu, j'en conviens; mais ce peu-là, c'est vrai, c'est
vif, c'est amoureux, c'est tout rempli de ces mots
trouvés que l'auteur de la Bohème a rencontrés
dans ce monde à part de misère et de jeunesse, de
poésie et de souffrance : l'imagination sous le
haillon, la beauté sous la bure, l'esprit sur la
paille, la gaieté sous les toits, le froid, la faim,
l'abandon, le néant, et tout ce néant se. compense,
et au delà, par un rayon de soleil. M. Murger est
le seul qui compte en Bohème, lia fait une espèce
d'école à lui seul, il a fait comprendre au bour-
geois les antipodes de ce monde à part; et comme,
au résumé, il était un vrai esprit, il a été l'excuse
et l'oubli de toutes les bohèmes d'alentour.
M"*^ DE GIRARDIN
LA JOIE FAIT PEUR
A joie fait peur! Comédie! comédie
un peu lugubre et charmante ! Au lever
du rideau, vous voyez dans une maison
tendue en noir trois femmes en longs habits de
deuil! Comédie! Une de ces femmes est la mère
du jeune Adrien, dévoré par les sauvages; les
deux autres femmes, deux jeunesses, Blanche et
Mathilde, vous représentent la sœur du jeune
homme et sa fiancée. Ah! quelle douleur pro-
fonde! on ne voit que des larmes, on n'entend que
des sanglots ! La mère, atteinte et touchée au cœur,
sera morte dans huit jours; la fiancée appelle à
haute voix le mari qu'elle a perdu; elle s'irrite,
elle s'emporte contre la mort, elle est furieuse! A
côté d'elle, et plus calme dans sa douleur, Blan-
che, une enfant de seize ans, contient ses larmes
IV
o.
102 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pour ne pas affliger sa mère. On dirait u
tombe, cette maison d'où la vie est sortie ! En u
coin où il pleure tout bas, le bon Noël, songean:
à cet enfant de son cœur, veille sur les douleu
qui Tentourent et dont il est le gardien. Comédi
Une comédie en grand deuil, dans Tétonnemen
dans le spasme et dans le silence de la douleur!
Je vous jure que voilà, poui: le coup, une no
veauté hardie, une vraie invention, un mervei
leux détail de toutes les fibres auxquelles le cœu —
humain est attaché. On se regarde, on s'étonn
on écoute.... A peine si Ton entend des voix et de^ ^
paroles sortir de ces angoisses. Comédie! et qu ^
Tauteur a été bien inspirée ! '
Quand elles ont bien travaillé à entretenir leu f
plainte et leur douleur, ces trois femmes quittent:
enfin ce salon funèbre ; elles vomt, la mère à l'église,
où elle prie; la fillette au jardin, où elle salue en
pleurant un beau rosier tout couvert de roses
blanches, ce même rosier qu'ils ont planté elle et
son frère; de son côté s'en va la fiancée, en rêvant
au mari qu'elle a perdu ! « Laissez-la rêver, dit
le bon Noël ; de ces trois malheureuses, voilà celle
que je plains le moins : elle a le malheur conso-
lant d'être un grand artiste, elle a du génie, et le
génie on ne sait pas où ça commence, où ça finit. »,
Cette petite dissertation contre les femmes A4
THEATRE DE GENRE. Io3
génie, écrite avec un rare bon sens par une femme
de beaucoup d'esprit, a été la bienvenue, et le pu-
blic, stupéfait, a commencé par se dérider en voyant
le génie abandonné aux sarcasmes du bon Noël.
A peine ces trois élégies ont-elles quitté le salon
que le spectateur respire enfin ! La fenêtre est ou-
'verte, et Pair et le soleil pénètrent librement dans
ces demeures réjouies, non-seulement Pair prin-
tanier et le tiède soleil, mais encore Tespérance !
Oui, l'espérance! Au milieu de ces femmes qui
pleurent, le vieux Noël est resté fidèle au maître
vivant, a Mourir si jeune et si aimé ! dit Noël; ça
lui ressemble si peu ! » Alors le voilà qui se ra-
conte à lui-même tant et tant d'accidents auxquels
l'enfant a échappé par miracle. Un jour il a sauté
par la fenêtre... Il est resté attaché par sa blouse
aux fers du balcon ! Un autre jour, l'enfant tombe
à l'eau... et le pêcheur le ramène dans son filet,
entre deux carpes ! Et les chutes du haut de l'ar-
bre! et les écarts du cheval! «Ah! dit Noël, les
yeux pleins de larmes, mon jeune maître n'est pas
mort; il reviendra, il revient, je le vois, je l'en-
tends : « Allons, Noël, je meurs de faim... »
Et véritablement le jeune homme apparaît en
disant : « Allons, Noël... » Miracle et résurrec-
tion! c'est bien lui, le jeune Adrien ! c'est bien lui,
le voilà ! Voilà la vie et la jeunesse qui remplis-
104 CRITIQUE DRAMATIQUE.
sent désormais ces solitudes. A ce coup de foudre
de bonheur, le vieux Noël, qui se croyait si malin
et si fort, le stoïcien Noël succombe, et le jeune
homme le reçoit dans ses bras.
Comédie! Alors commence, en cette comédie,
une comédie, en effet, qui consiste à annoncer à
chacune des survivantes du jeune Adrien que son
fiancé n'est pas mort, que son frère est vivant, que
son fils lui est rendu ! a La jeunesse est forte, se dit
Noël ; on est si facilement heureux quand on a seize
ans ! et je n'aurai pas grand'peine à montrer notre
revenant à M"" Blanche. » Elle arrive, en effet, la
jeune Blanche, déjà reposée et pressentant quelque
étrange bonheur ! Un peu de soleil, un peu de
printemps et les belles fleurs de son rosier ont dis-
posé Tenfant à entendre mille choses heureuses.
La voici ! Et, quand elle voit son frère, elle tombe
à genoux en s'écriant : <t Viens donc, je n'ai pas
peur ! » On rit et Ton pleure ! Et voilà toute cette
comédie! Une larme, un sourire, le « sourire
mouillé » dont parle Homère ! Je sais bien que le
lecteur, m'entendant raconter cette comédie, aura
peine à me croire... Eh bien ! je pleure et je ris en
la racontant.
Si la sœur d'Adrieji, avertie, est bien heureuse,
il ne sera pas difficile de présenter le revenant à
sa fiancée : on est si forte à vingt ans contre le
théâtre: de genre. io5
Donheur ! Laissons donc les deux jeunes gens se
présenter Pun à Tautre, et c'est une grande habi-
été de nous avoir fait grâce de cette reconnais-
sance entre le jeune homme et sa maîtresse. A
:ette heure, il s'agit d'avertir la mère et de la sau-
ver de sa joie! Une pareille joie au cœur d'une
nère peut le briser : or il faut que cette pauvre
emme vive et soit heureuse. Alors que de précau-
ions ! que d'hésitations ! que de recherches ! que
le petits et heureux mensonges ! D'abord la chère
Téature, abîmée en son affliction, ne sait pas ce
ju'on lui demande; elle ne comprend pas un mot
le ce qu'on lui dit ; elle voit bien que le front de
!^oël s'est éclairci,que les yeux de Blanche et son
loux visage brillent d'un feu tout nouveau : que
î'est-il donc passé dans cette maison où c'est à
:>eine si l'on trouve encore quelque trace et quel-
jue souvenir du deuil universel? Vraiment on
lirait que tout chante et que tout rit dans la maî-
»on mortuaire! On ne respire plus le même air
jue ce matin ! Les pas de ceux qui l'habitaient ne
■ont plus le même bruit ! Même la chambre du
eune homme... un tombeau ! on dirait que cette
:hambre est habitée : en regardant par la serrure,
)n retrouverait l'ancien désordre et mille indices,
lans compter que M"° Mathilde a relevé ses che-
veux comme elle avait coutume de les porter quand
I06 CRITIQUE DRAMATIQUE.
elle était heureuse ! Ah! quels indices! quelle fête
inouïe ineffable! et comment y croire? Ainsi, tout
sourit autour de ce cœur brisé! Pauvre femme...
heureuse mère! A la fin, n'y tenant plus, elle
appelle à haute voix : « Mon fils! mon fils ! oîi es-
tu, mon fils? » Et son fils est dans ses bras.
La joie! elle fait mal, dit la comédie, elle tue...
elle sauve aussi ! Mais il était temps que cette mère
fût sauvée... Un instant de plus, et la salle entière
éclatait en sanglots.
J'en ai bien vu, des comédies; j'en ai peu vu qui
se pussent comparer à cet acte unique où cette ai-
mable femme a jeté une fois pour toutes tout son
esprit et tout son cœur ! Que de grâce et que d'in-
ventions bienséantes ! les heureux accents ! les pa-
roles bien trouvées ! les délicates inventions ! Que
tout cela est vif, naturel et charmant! Voilà donc
enfin que M"^ de Girardin l'a trouvée entièrement,
sa comédie, et voilà qu'elle l'a rencontré, son
drame! Tant on est sûr de les rencontrer à la fin,
ces œuvres excellentes, quand on les cherche avec
cette obstination, cette volonté, ce bon sens et ce
rare esprit !
Mais aussi quel succès ! quelle fête ! et quel con-
tentement et que de larmes ! Ecrivons désormais
au frontispice du Théâtre-Français celte inscrip-
tion méritée : « Ici les malheureux trouvent des
THÉÂTRE DE GENRE. IO7
gens qui les pleurent et qui les consolent I » Ce
drame-comédie est joué (comme au reste sont
jouées toutes les bonnes pièces) avec un ensemble
incroyable. Elles sont à l'œuvre de leur commune
douleur, ces trois femmes, et rien ne saurait les en
distraire. Ah ! les larmes de M"® Allan, si gaie et
avenante d'habitude, une femme qui est faite pour
le sourire, elle a été déchirante! Il n'y a rien de
plus énergique et de plus beau que M"® Fix, la
femme de génie, en proie à la douleur et à la co-
lère ; et combien sont douces et précieuses les lar-
mes de la petite fille, ces larmes printanières de la
vigne coupée, et qui ne demandent qu'à s'arrêter !
Quant à Noël, le vieux serviteur, le rôle de
Régnier, Régnier a montré dans ce rôle de Noël
qu'il était le Comédien le plus sympathique et le
plus vrai du Théâtre-Français. Oui, lui-même,
Régnier, le valet de Molière et le valet de Re-
gnard, le spirituel et malin porteur de la grande
livrée; oui, Régnier, le Dubois et le Frontin delà
Vieille coniédie^à cette heure il est tout un drame;
il a là voix, il a le geste, il a l'accent, il a la dou-
leur, il a la pitié, il a tout ce qui fait le comédien
qui pleiire et qui fait pleurer !
Certes M"® Emile de Girardin, qui est un vrai
homme de lettres (et Je ne sais pas aujourd'hui de
pllus grande louange ) , a remporté déjà bien des
lOS CRITIQUE DRAMATIQUE.
couronnes : jeune fille, elle avait déjà mérité le
laurier de Corinne ; un peu plus tard, à l'âge de la
prose, elle écrivit en prose avec la grâce, la malice
et le piquant des plumes les mieux taillées; le
roman eut pour elle autant de succès que la satire;
eïiSn, dans la tragédie, dans le drame et dans la
comédie, elle se poussa, tantôt vaincue et tantôt
applaudie... Aujourd'hui elle vient d'atteindre en-
fin te vrai succès, non pas le succès qui remonte
du comédien au poëte, mais le succès qui descend
doucement du poëte au comédien.
E. AUGIER ET J. SANDEAU
LE GENDRE DE M. POIRIER
ÉRITABLEMENT, Voici UnC dcS pluS pî-
quantes comédies qui aient été jouées
depuis longtemps; Pesprit abonde, un
esprit facile, agréable, coulant de source avec tant
de grâce et d'abandon! Ils avaient une revanche
à prendre, Emile Augier et Jules Sandeau, de
leur récente déconvenue au Théâtre-Français, et
cette revanche ils l'ont prise éloquente, entière et
complète, et tant payé, tant promis, tant tenu;
celui-ci répondant à celui-là, celui-là mettant sa
pointe au milieu des sentiments de celui-ci;
Emile Augier un Gaulois, Jules Sandeau un
rêveur : le premier qui ne doute de rien, le second
qui a peur de tout. G les grandes enjambées du
jeune homme! ô la prudence de l'homme mûr!
Qui peut donc arrêter le poëte de r Aventurière?
IV
10
IIO CRITIQUE DRAMATIQUE.
à quelles lois peut-il obéir, et quel obstacle opposer
à ce torrent ?
Au contraire le père et le poëte de M^^^ de La
Seiglière: il va d'un pas calme et sûr à travers les
paysages de sa fantaisie, accompagné des fantômes
de son adoration ! Pour quiconque a vu jouer la
comédie du poëte comique, et pour quiconque en
même temps aura lu les charmants écrits du roman-
cier, il sera très-facile de rendre à César ce qui est
à César dans cette comédie de M, Poirier; il sera
très-facile de reconnaître la touche élégante et
Temporte-pièce, le mot brutal et le sentiment !
Le triste héros de la nouvelle comédie est un
certain M. Poirier qui a bel et bien gagné trois
millions^ ni plus ni moins, à vendre, à acheter, à
revendre^ à racheter de la lingerie en gros, si bien
qu^enfin voilà un homme hors de page ! Autrefois,
du temps de Molière, M. Poirier donnait du drap
à ses amis pour de Targent, et s'appelait M. Jour-
dain ; aujourd'hui, comme autrefois, M. Jourdain*
t^oirier, devenu riche, « veut avoir un gendre gen-
tilhomme » !
a M. Jourdain î J'ai du bien assez pour ma fille j
je n'ai besoin que d'honneur, et je la veux faire
marquise! »
Ainsi parle, ainsi fait M. Poirier. Il marie en
effet sa fille au jeune marquis Gaston de Presle;
m THEATRE DE GENRE. tll
mais M, Poirier est si riche qu'il n'a pas peur que
ses petits-enfants, les petits comtes, les petits
vicomtes, les vidâmes, les barons et les chevaliers
rougissent jamais de l'appeler grand-papa ! C'était
bon pour M™® Jourdain, ces visions-là I « Je veux,
disait-elle, un homme qui m'ait obligation de ma
fille et à qui je puisse dire : Mette:{-vous /à, mon
gendre^ et dîne!{ avec moi, » M. Poirier est bien
sûr que son gendre dînera avec lui... Le gendre
habite la maison du beau-père : il n'a que ce feu-là
et ce lieu-là, ce jeune M. de Presle. Ainsi, tout est
prévu par M. Poirier. Son gendre est à lui, il l'a
payé à beaux deniers bien comptés, à savoir :
5oo,ooo francs pour ses dettes, 5oo,ooo francs pour
ses menus plaisirs. Par-dessus le marché, M. Poirier
a donné sa propre fille, un vrai trésor d'honneur,
de courage et de loyauté, à cet indigne petit mar-
quis ! Mais, au fait, est-ce que cela compte, une
honnête personne de plus ou de moins, au milieu
de tant d'argent, de tant d'espérances ! M'**- Antoi-
nette Poirier, le père qui la donne la compte à
peine, et le mari qui la reçoit ne la compte pour
rien! Père insensé! abominable mari! idiots tous
les deux! C'était là ton trésor. Poirier que tu es I
c'était là ta vraie fortune, marquis que tu es I Même
c'était la comédie, et c'était le succè§,de nos deux
faiseurs, Emile Augier et Jules Sandeau, cette
112 CRITIQUE DRAMATIQUE. •
aimable M"® Poirier, qui a sauvé la pièce. Oui, c'est
elle qui a arraché ce succès en dépit des brigandages
du gendre et des coquineries du beau-père. Enfin
le titre de cette comédie, un peu faite à la hâte,
était celui-ci : la Fille à M. Poirier !
Les voilà mariés, Antoinette Poirier et le jeune
marquis Gaston de Presle! Au premier abord, ce
ne sont que nopces et festins, a On dirait qu'il
est céans carême-prenant tous les jours! «.disait
M"® Jourdain de son vivant. Bals, festins, tableaux,
antiquités, courses de chevaux, voitures à la Dau-
mont, Théâtre-Italien, grand'chère, et grand feu,
et grand jeu, rien n'y manque; ils n'ont qu'à se
bien tenir, les écus du père Poirier! Donc, tout
sourit au jeune marquis, et il bénit chaque matin,
à son petit lever, la douce rente que lui font les
visions de M. Poirier, son beau-père. Ici, n'en
déplaise à M. le marquis de Presle, il me semble
qu'il joue un assez vilain rôle de se faire ainsi
loger, nourrir, porter, vêtir par M. Poirier, sous
prétexte qu'il est son gendre. On n'est pas mar-
quis à ce point-là, et M. Gaston de Presle, nourri
et logé aux frais de la princesse^ comme disait
un des héros de Charlet, fait-il autre chose que
ce que fait la jeune Dorimène, fille du seigneur
Alcanior, avec le seigneur Sganarelle?
Convenez cependant que cette jeune et belle
THEATRE DE GENRE. Il3
Doritnène, insolente de ses grâces et de sa jeunesse,
et mariée au dégoûtant Sganarelle, est un peu
dans son droit lorsqu'elle donne à ce sot mari le
programme de son mariage un jour avant la noce.
On rit des gaietés de Dorimène, on ne plaint pas
Sganarelle; il sait maintenant ce qui le menace,
et c'est à prendre ou à laisser. Mais un homme,
un jeune homme, et la fleur des pois du marquisat
de Paris, jouant auprès d'une jeune fille aimable
et belle le jeu même de Dorimène près du vieux
Sganarelle, il me semble que la chose était hardie
à faire voir aux yeux, et que c'est cruellement
commencer une comédie que de déshonorer son
héros à ce point-là î
Car non-seulement M. le marquis Gaston de
Presle déjeune et dîne de son marquisat, non-
seulement il joue et perd l'argent de sa femme, .
il pousse la lâcheté jusqu'à tromper cette jeune
femme, qui l'a arraché aux horreurs de la prison
pour dettes, et à qui il doit tout, même l'habit
qu'il a sur le corps! Après vingt jours de mariage,
aux dernières lueurs de la lune de miel, M. le
marquis vous a des accointances suspectes avec
une marquise extra muros ; et ( l'imprudent et
ISngrat qu'il est!) il ne sait pas encore à quelle
honnête et charmante femme il a vendu son nom.
Ainsi, dès la première scène, M. le marquis de
lY lO
114 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Presle se trouve dans une position honteuse et
d'autant plus triste qu'elle est en grand contraste
avec la bravoure et la bonne conduite de M. le duc
Hector de Montmélian. Ruiné tout comme Gaston,
M. le duc de Montmélian n'a pas voulu racheter
par la dot de sa femme légitime les dépenses que
lui ont causées ses maîtresses ; il aurait eu honte
de faire payer à celle-là les attifiaux et les fanfioles
de celles-ci, et à prostituer cet honnête argent dont
un galant homme doit compte à ses enfants à venir.
C'est pourquoi M. le duc de Montmélian, laissant
à qui les veut les riches héritières, s'est fait soldat,
un simple et honnête soldat sans Jactance, et déjà
le voilà maréchal des logis, en attendant les chances
heureuses de la guerre. Il y a bien du goût et de
l'agencement dans cette noble figure-là; seulement,
j'aurais voulu que M. le duc de Montmélian ne
fût pas ruiné parles mêmes causes et par les mêmes
folies que M. le marquis de Presle. A quoi bon
nous montrer deux dissipateurs? Un seul nous
suffisait, et, de même que M. de Montmélian se
conduit en galant homme après sa ruine, il n'eût
pas été fâcheux de le ruiner d'une façon plus
décente. Il y a tant de façons honorables et sages
de perdre une grande fortune ! M. de Montmélian,
par sa bonne conduite, était digne d'une honnête
ruine de cette façon-là.
THÉÂTRE DE GENRE. Il5
A son petit lever, M. le marquis Gaston de Presle
raconte à son ami le duc de Montmélian les bon-
heurs de sa nouvelle fortune ; à son grand lever,
le riche M. Poirier raconte à son ami Verdelet
ses futurs projets sur monsieur son gendre, a II a
du discernement dans sa bourse ! » dit le maître à
danser de M. Jourdain; M. Poirier ne manque
pas de ce genre de discernement. « Lorsque je
hante la noblesse, je fais paraître mon jugement!»
disaitM, Jourdain; M. Poirier n'attendra pas long-
temps avant de montrer son jugement à M. Ver-
delet. Aujourd'hui même, tout à Fheure, après
le déjeuner, en présence de sa femme Antoinette
et de son ami le duc de Montmélian, le marquis de
Presle sera vivement attaqué; on lui dira, comme
dit le marquis Dorante à M. Jourdain : a Je veux
sortir des affaires avec vous, et je viens ici pour
faire nos comptes ensemble. » Et vraiment, oui ,
M. Poirier fait son compte à son gendre: un
demi-million par-ci, un demi-million par-là, un
bon logis à pied et à cheval, un cuisinier, et tant
de valets de pied, et tant de marmitons ! Bref, on ne
lui fait pas grâce d'une laitue; en foi de quoi le
bon M. Poirier ne demande à son gendre qu'une
toute petite complaisance, oh ! moins que rien, un
petit déshonneur, un petit serment, une petite
bassesse, une mauvaise action de rien du tout.
Il6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
« Qu'est-ce que ça vous fait, mon gendre? » A
quoi le gendre, en secouant Tépaule, répond qu'il
veut rester tel qu'il est et tel que l'a choisi
M. Poirier, a Je ne pensais pas à vous. Monsieur
Poirier; vous êtes venu à moi, vous m'avez offert
votre fille et votre fortune... J'ai accepté vos offres,
et maintenant voici que vous voudriez faire de
moi un piédestal, que dis-Je? un marchepied à
votre ambition ! Fi! vous dis-je. » Il parle ainsi
très-bien et d'une façon: très-nette; seulement, il
est malheureux que le jeune marquis n'ait pas lu
quelque peu Sénèque en son Traité des Bien-
faits: a Celui-là tue et déshonore un bienfait
qui le vend comme il vendrait une marchandise. »
Repoussé avec perte par son gendre, et com-
prenant sa maladresse, on présume que papa
Poirier va se tenir pour battu et qu'il renonce à
toucher cette corde-là... Vous ne connaissez pas
M. Poirier : il est brutal, il est tenace, il est sem-
blable au seigneur de Sottenville, qui se vantait
a d'avoir montré dans sa vie, par vingt actions de
rigueur, qu'il n'était pas homme à démordre jamais
d'un pouce de ses prétentions ». Aussi, tout à
l'heure, il va revenir à la charge, M. Poirier. Ce
qu'il n'emporte pas d'assaut, il le brise : il a la
volonté d'un rustre, il a la violence d'un manant;
il n'entend rien aux petites délicatesses de la con-
THEATRE BE GENRE. II7
science ; il est à l'épreuve de toute émotion com-
promettante... Et voilà ce que c'est que d'être un
peu plus attaché à ses propres intérêts qu'aux in-
térêts mêmes de son unique enfant. Figure bru-
tale, atroce, abominable, et tracée avec une grande
énergie.
Ici l'intérêt commence. On comprend confusé-
ment que cette fois Sganarelle va battre Dorimène,
que M. Jourdain se fera payer par Dorante, et
que M"® de Sottenville payera ses fredaines d'une
belle et bonne séparation de corps. Quelque chose
est dans Tair qui nous tourmente et nous peine
pour M. le marquis Gaston de Presle. Il a joué
avec son terrible et satanique beau-père à la façon
de l'enfant qui joue avec le feu : d'abord il a
dépensé l'argent de M. Poirier, ensuite il a porté
le désordre en haut et en bas de la maison de
M. Poirier.
Que dis-je? il s'est moqué du goût de M. Poirier,
ce mauvais gendre; il a acheté cent louis un petit
coucher de soleil, quand M. Poirier se contente
d'une humble gravure où l'on voit un chien qui
aboie au bord de la mer, effet de chapeau dans le
lointain ! « Voilà un joli sujet de tableau, mon
gendre. — Et moi, beau-père, j'ai vu l'autre jour,
sur une table, un oignon, un pauvre petit oignon
coupé en quatre par un pauvre petit couteau... Ça
Il8 CRITIQUE DRAMATIQUE.
n'est rien, ce sujet-là, au premier abord... Pourtant
on ne pouvait pas contempler ce spectacle sans
avoir les larmes aux yeux ! Enfin, beau-père, ne
faut-il pas protéger les artistes? — Il faut protéger
les beaux-arts et décourager les artistes, répond le
féroce Poirier. Cent louis, ce clair de lune? On
l'aurait eu pour vingt-cinq francs ! » Et de picoterie
en picoterie, ils se piquent, ils se mordent, ils se
heurtent, que ça ne me dit rien de bon !
Encore si ce funeste marquis, si ce gentilhomme
et ce malhonnête homme avait su mériter la
tendresse et les regrets de sa jeune femme, s'il
avait compris que cette honnête créature avait un
grand sens, une belle âme, un noble cœur, et que
l'amour de cette femme était désormais la seule
excuse de son mari à mener cette vie de parasite
au milieu d'une maison étrangère, on aurait com-
pris la lutte ardente du gendre contre monsieur son
beau-père. Le gendre aimé de sa femme était un
antagoniste redoutable ; il devenait le maître assidu
de cette maison, il se faisait pardonner ce mot
terrible, odieux, impossible: a Aidez-moi, j^ vous
en prie .'» Mais non, M. le marquis de Preslefait
la cour à M"*® de Bonœil ! Il écrit à cette belle, il
en reçoit des lettres et des rende^-vous ; il fait pis
que cela, il va se battre en duel pour les beaux
yeux de M"" de Bonœil ! Ah ! le triple sot, l'imbécile
THEATRE DE GENRE. II9
et rimprudent, qui né voit pas qu'il est entre les
grififes de cejormica-leo de Poirier qui l'attire et
le pompe en ce moment au fond de son enton-
noir I
La scène entre le gendre et le beau-père, au
moment oîi ils jouent l'un et l'autre cartes sur
table, comme on dit, est une scène terrible et tout
à fait digne de la plus haute comédie. On les voit
donc, le jeune homme et le vieillard, qui finissent
par se parler... catégoriquement. Voyez-les sou-
rire, entendez-les qui se parlent à cœur ouvert :
quelle haine affable et caressante ! Comme ce Jeune
homme joue en ce moment avec cette vieille
souris! a Oui, dit Poirier à son gendre, je suis
ambitieux, et voilà pourquoi je vous ai donné ma
fille. Écoutez-moi: vous êtes marquis, je veux
être... baron I Vous pouvez aller à tout avec votre
nom; moi, je veux aller à tout avec ma fortune.
Marchez... je vous suis! Élevez- vous... je monte !
Soyez gentilhomme de la chambre , et me voilà
pair de France ! » Il parle ainsi pendant que son
gendre, attentif, « le gratte par où il se démange »;
et l'autre (le niais!) ne voit pas encore oii son gen-
dre en veut venir ! Il en veut venir à ceci, le gen-
dre, qu'il ne veut pas jouer à la paume des
bienfaits avec M. Poirier, qu'il le sait par cœur et
qu'il ne veut pas payer son argent à un pareil
120 CRITIQUE DRAM\TIQUE.
intérêt. «La belle affaire!* Il faut que je fasse de
M. Poirier un baron! de M. Poirier un pair de
France! un ambassadeur de M. Poirier! Et c'était
bien la peine, ô mes ancêtres! de vous faire tuer
aux grandes batailles pour illustrer M. Poirier!
— Et c'était bien la peine, ami Poirier, s'écrie à
son tour M. Poirier, d'avoir travaillé nuit et jour,
d'avoir calculé, supputé, patienté toute ta vie, afin
de payer les dettes et les usures du descendant des
seigneurs de Presle, de Grêle et autres lieux! —
Fi du baron de Cotignac ! dit le jeune homme.
— Honte au marquis d'Empruntignac! » répond
le bourgeois. Et la rage, et la haine, et le mépris,
et le choc violent de ces deux natures implacables,
tournent au drame cette comédie! Hélas! voilà la
faute et voilà le châtiment de cette comédie : ils
ont raison tous les deux, le bourgeois et le mar-
quis, le jeune homme et le vieillard, le gendre
et le beau-père ! Il a raison de dire à M. de Presle:
« O mendiant que tu es! » Il a raison de dire à
M. Poirier: «O traître! ô bandit! qui fais de ta
fille un des échelons de ta lâche fortune! n Ici, je
vous jure, on ne rit guère; on trouve, au con-
traire, que la nature humaine est une sotte chose
à contempler.
Mais, Dieu merci, après M. Jules Sandeau (car
la scène est de lui, j'en suis sûr : elle respire d'un
THEATRE DE GENRE. 121
bout à Tautre les plaintes, la colère et les ac-
cents de tant et tant de livres charmants où tout
ce qui est faux, injuste et brutal est châtié de main
d'ouvrier — c'est un mot de La Bruyère), arrive à
son tour le poëte jovial, hâbleur et bon vivant,
qui ne laisse rien tomber des belles choses qu'il a
rencontrées dans les chefs-d'œuvre ! Il a vu, Emile
Augier, dans l'Avare, la scène adorable où maître
Jacques apparaît sous son double costume de
cocher et de cuisinier.
Le menu de maître Jacques est un véritable
repas bourgeois, comparé au souper que donne
M. Jourdain à la marquise Dorimène, et Ton ne
saurait trop admirer la composition, Pélégance et
le fini de ce joli repas, qui serait digne d'être signé
des plus grands noms culinaires de ce temps-ci.
Aujourd'hui nous avons fait bien des progrès...
en cuisine, nous autres les contemporains de Gri-
mod de la Reynière^ de Carême, du marquis de
Cussy et de M. Fayot.
Écoutez cependant le menu que déclame, à la
façon de Théramène, avec une bonne humeur
très-charmante, un certain comédien du Gymnase
appelé Thibault.
Ce Thibault représente le Vatel de la maison
Poirier, et quand M. Poirier, insulté par son gen-
dre, entre résolument dans les réformes et revient
IV II
122 CRITIQUE DRAMATIQUE
tout courant au grand art d'éviter les dépenses su-
perflues et d'user de son patrimoine avec modéra-
tion, il fait comparaître son cuisinier, M. Vatel.
tt Donnez-moi le menu du dîner, lui dit M. Poi-
rier, du dîner de demain. — Il est à la copie, »
répond Vatel-Thibault. Et il faut l'entendre disant
ce // est à la copie! Il n'y avait au monde que
le grand Laguipière, le cuisinier de Murât, qui
eût ce geste et cet accent solennel. Laguipière avait
été le maître et le conseil de Carême; il est mort
au feu, on peut le dire, à Wilna, le jour même
de la bataille; il est mort comme il a vécu, les
pieds à la glace et la tête dans les fourneaux, ce
cuisinier modèle, ce Laguipière qui était le cuisi-
nier des rois, si Carême et Daniel étaient les cui-
siniers des princes et des banquiers.
Pardonnez-moi cette digression, elle rentre heu-
reusement dans mon sujet. « Mais, répond le
Vatel interrogé par M. Poirier, si le menu esta
la copie, il est aussi dans ma tête.» Et voilà notre
homme qui se met à déclamer son menu à la façon
de ce héros du deuxième livre récitant le catalo-
gue des combattants dans VIliade. Ecoutez cepen-
dant, et jugez-moi de ce menu-là, que ni Robert,
ni Mériot, ni M. Colnet, ni Véry, ni les Frères Pro-
vençaux, n'auraient composé à eux tous.
Potage. — Au tapioca.
THEATRE DE GENRE. 123
Deux bouts, — Le pâté de lièvre, le jambon à
la gelée.
Deux flancs. — La carpe à la Chambord, la
dinde truffée.
Six entrées, — Les riz de veau à la financière,
les côtelettes de mouton à la Soubise, façon Cussy ;
le filet de bœuf au madère, gigot de chevreau poi-
vrade, pain de gibier, Taspic de volaille.
Deux rôts, — Le faisan piqué, les perdreaux
bardés.
Quatre entremets. — Les petits pois à la fran-
çaise, les épinards au beurre, les asperges en
branche.
Quatre entremets (démoulés). — Le gratin
d'orange, le sultan meringué, le bavarois à la
vanille, la gelée de fruits.
Et peiidant que notre homme, enflé de joie et
d'orgueil, ajoute à ces merveilles de la gueule
un tourteau à la crabe franche et des gelinottes
d'Ecosse arrivées le matin ; pendant qu'il énumère
les vins, les liqueurs, les fromages, les salades et
les gratins, M. Poirier, ennemi-né de la cuisine,
cette peste de la santé, cette ruine des estomacs et
le plus honteux fléau des patrimoines, fœdissi"
mum patrimoniorum exitium^ disait Sénèque le
buveur d'eau, arrête court le malheureux cuisinier
dans son triomphe, et, d'un ton sec comme une
124 CRITIQUE DRAMATIQUE.
éclanche de mouton, d'une voix au vinaigre et
d'un geste osseux comme ses poulets, il ordonne
à ce cuisinier déshonoré de lui servir des oreilles
de veau, des riz de veau, des canards aux olives,
des salsifis, un lapin sauté, des pommes de terre et
des pruneaux! Bonté divine! à cet ordre, on dirait
que la douleur, la honte et la peine de Tancien
Vatel montent au front du moderne Vatel. Plutôt
la ftiort que de consentir à accomplir ces immon-
dices ! Pourquoi donc ne pas lui demander aussi
de remplacer les éperlans par les goujons, le fro-
mage de Vire par le fromage de Neufchâtel, le
sorbet au rhum par le punch à la romaine, le vin
de Laroze par le vin de Suresnes? La scène est
très-jolie, et bien faite, et bien jouée. On riait
d'aise à entendre réciter ces choses savoureuses;
on avait la colique au menu de cet abominable
M. Poirier.
Après ce hors-d'œuvre et ce moment de repos
très-nécessaire, arrive le drame, et c'est ici que
M"" Poirier, notre héroïne, aura beau jeu à don-
ner à son gentilhomme de mari deux ou trois le-
çons d'honneur et de probité dont il a le plus
grand besoin. « Monsieur, dit le marquis à son
beau-père, nous autres gentilshommes, nous avons
une probité à part, excellente entre toutes, qui
s?appelle l'honneur. — Monsieur, répond le Poi-
THÉÂTRE DE GENRE. 125
rier, il est bienheureux que notre probité vulgaire
se trouve là pour payer les dettes de votre hon-
neur! » La réponse est terrible, elle est vraie;
elle est nécessaire aux plus grands comme aux
plus petits, la probité vulgaire, la probité à l'usage
de tous: seigneurs, gentilshommes, bourgeois,
manants, maîtres et esclaves ; la pure et vulgaire
probité, qui ne s'inquiète pas de ces mièvreries et
de ces recherches de Phonneur. La probité vul-
gaire, ce trésor de l'âme humaine, veut que le
jeune marquis ne fasse pas payer ses dettes à mon-
sieur son beau-père ; la probité vulgaire veut que
M. Poirier, si quelque lettre est apportée à son
gendre, ne brise pas le cachet de cette lettre. Il fait
une chose honteuse et contre toutes les lois qui
régissent les honnêtes gens, M. Poirier, lorsqu'il
force une lettre et lorsqu'il la vole pour en faire
une accusation contre son gendre! Ils manquent
donc, celui-ci autant que celui-là, aux plus vul-
gaires conditions de la vie ; et c'est un spectacle qui
serait insupportable si M"® Antoinette Poirier,
obéissant à la simple et vulgaire probité d'une
honnête femme, ne déchirait pas cette lettre com-
promettante. D'un seul coup elle pouvait châtier
le mari qui la trompe et la rivale qui a tué son
bonheur... elle méprise une si lâche vengeance,
qui serait tout au plus digne de l'âme et de l'esprit
IV I î.
126 CRITIQUE DRAMATIQUE.
de monsieur son père. O noble femme ! et quel
châtiment pour l'homme indigne qui lui a vendu
son nom à un prix si cruel!
Alors enfin Thonneur du jeune marquis cède la
place à la probité, qu'il a trop méprisée; alors en- .
fin ce jeune homme, indigne de cette femme admi-
rable, a compris sa faute et s'humilie, humiliation
loyale et bienséante autant qu'il eût été honteux
de se courber sous la volonté de ce père Grandet
qui veut couper lui-môme le pain que sa fille va
manger désormais! Pleurez donc et lamentez-
vous, monsieur le marquis; vous êtes un lâche et
vous êtes un traître ! Vous avez voulu manger de
ce pain si dur, mangez-en, monsieur le marquis!
vous avez voulu vivre du mensonge et de la tra-
hison, vivez-en, monsieur le marquis! vous avez
accepté l'alliance intéressée et la protection abomi-
nable du fiche Poirier, soyez courbé sous ce joug
ignoble, monsieur le marquis ! Et vous, specta»
teurs, mes frères, qui contemplez ce désastre et
cette misère, apprenez par cet exemple à gagner
votre vie honnêtement, à ne pas vous livrer pieds et
poings liés aux volontés de M. de Sottenville, à
ne manger que le pain gagné par vous-mêmes;
apprenez que l'indépendance est la première con-
dition du respect que vous doit votre femme et
que vous porteront vos enfants!
THEATRE DE GENRE. 1 27
Tout ce côté-ci de la question et de la comédie
est traité avec un grand art, et enfin, quand, à tout
prendre, ce jeune M. de Presle est assez châtié,
quand il a bien compris les hontes de cette vie à
part qui consiste à vivre de la fortune d'autrui,
quand il a bien pleuré sur les grâces divines de sa
femme et versé des larmes de sang sur tant d'ou-
trages immérités dont il Ta abreuvée, arrive Theure
de la réparation et du pardon. La réparation!
M"** Antoinette de Presle en veut une qui sera
terrible : elle exige, elle veut que son mari, le
chevalier de Presle, le marquis de Presle, leporte-
épée et le gentilhomme amoureux de l'honneur,
ait la probité de renoncer èmin duel dont M"^** de
Bonœil est le motif! « Vous ne vous battrez pas.
Monsieur de Presle, et vous ferez des excuses à
M. de Pongibaut, Monsieur le marquis. Vous avez
été cruel pour moi. Je suis impitoyable; vous avez
été insolent et moqueur pour mon père, je vous
impose une horrible Humiliation. Cette fois, ren-
gainez votre épée, et soyez humble, et soyez mo-
deste, et soyez bourgeois, Monsieur le marquis : je
le veux ! »
Ainsi elle parle, et lui, le malheureux jeune
homme, en vain il prie, il implore, il supplie; en
vain il est à genoux et les mains jointes... il faut
obéir! « Eh bien! j'obéis, dit-il, je ferai des ex-
128 CRITIQUE DRAMATIQUE.
cuses à M. de Pongibaut. » C'en est fait, le voilà
vaincu, humilié, écrasé, ce lion, ce tigre, ce beau
fils, ce monsieur, ce marquis!
Je ne saurais vous dire en ce moment réton-
nement, l'angoisse et la douleur de la salie
entière... Un seul regard brillait dans tous ces
yeux! un seul cri remplissait ces poitrines! C'é-
taient le regard et le cri delà foule attentive au Cid
naissant, c'était celte éternelle voix de l'honneur
des âmes françaises, cette vaillance innée, intime,
extrême en toute chose... Et chacun trouvait que
^rao jg Presle était trop vengée, et chacun prenait
en pitié le jeune homme ainsi désarmé. Quoi! il
ne se battra pas? quoU il fera des excuses? quoi
donc! iLva arracher lui-même cetta dernière pa-
rure de son blason ? quoi ! fouler aux pieds tant
d'habitudes de son rang, de son nom, de sa caste,
et donner ce démenti cruel aux traditions de sa
maison ?
Pensez donc si l'on était attentif! C'est alors
que M"*® de Presle, obéissant aux instincts de Chi-
mène elle-même, ô bonheur! se jette dans les bras
du jeune homme, et, tendre et chaste comme une
mère qui pardonne, elle l'embrasse, et : a Mainte-
nant, dit-elle, va te battre! » Ah ! les transes, ah!
l'admiration, ah! la joie et le bonheur qui s'exha-
laient de tous ces cœurs en suspens !
THEATRE DE GENRE. I29
C'est la plus belle parole, et la plus dramatique,
et la plus inattendue, qui ait traversé le drame de-
puis vingt ans : « Va te battre ! » M*"® Rose Chéri
Ta dite avec une force, une conviction, un courage,
une générosité dont rien ne peut donner une idée !
Elle est tout entière dans ce mot-là : a Va te bat-
tre !» et la pièce aussi !
Alors le succès, franchement décidé, n'a plus
trouvé d'obstacle : un seul cri est parti de cette
foule qui avait été jusque-là un peu sérieuse;
alors enfin ils ont triomphé sur toute la ligne, ces
deux beaux esprits si bien appareillés par toutes
les grâces fraternelles de l'esprit, de l'amitié, du
style et de l'invention. Puis quel ensemble et quel
talent dans tous ces comédiens bien menés, bien
conduits, obéissant à la même idée, et celui-ci ne
songeant pas à nuire à celui-là ! Au contraire, ils
se font valoir l'un l'autre dans un ensemble ex-
cellent.
Le rôle de M°*® de Preslé sera pour M™® Rose
Chéri un de ces rôles à part dans sa couronne,
un rôle à côté de Clarisse Harlowe et de Diane
de Lys. Berton, le jeune amoureux, a été très-
vif, très-fin et tout semblable à ces jeunes gens
du vieux faubourg que La Bruyère appelait « les
fils des dieux ». Il est très-gentil, très-jeune et
très-intelligent, ce Berton ! Dupuis est charmant
i3o
RITIQUE DRAHATIQUE.
dans son uniforme de maréchal des logis: on voit
le gentilhomme à travers l'habit de soldat. Villars,
qui est un bon comédien, a été très-touchant dans
le rôle du bonhomme Verdelet.
BARRIERE ET CAPENDU
LES FAUX BONSHOMMES
ES Faux Bonshommes,, au théâtre du
Vaudeville, vous représentent une co-
médie ingénieuse, un peu longue, il
est vrai; mais, Dieu merci, la verve et Pesprît n^y
manquent pas. Vous dire ici les gens que nos deux
auteurs, MM. Barrière et Capendu, ont voulu dé-
signer par ce faux titre : les Faux Bonshommes,,
ça n'est pas facile. Ce qu'on appelle un bonhomme
est déjà un peu au-dessous d'un homme en chair
et en os : c'est un être à part, bienveillant, mais
d'une bienveillance nonchalante ; avant tout, il
veut vivre en repos avec lui-même, avec les autres,
et, ne gênant personne, il ne voudrait pas être
gêné. Il dit : Je voudrais^ parce que le bon-
homme, en effet, n'a guère qu'une volonté acci-
dentelle; il ne sait pas même vouloir, il n'ose pas
l32 CRITIQUE DRAMATIQUE.
vouloir, tant sa moindre volonté est soumise à
toutes les volontés qui l'entourent. Esprit fin, mais
souple, âme intelligente et faible, il n'a jamais
connu, cet homme-là, les attachements passionnés,
les dévouements actifs, les haines vigoureuses; il
ne sera jamais Alceste, il sera volontiers Philinte;
il n'approchera jamais de ces natures fortes, claires,
élevées, magnanimes, redoutables, qui imposent
aux plus pervers l'estime et le respect. En revanche,
il mijotera en son par-dedans toutes sortes de com-
promis hideux et mille espèces de petites lâchetés
déshonorantes qu'il prend volontiers pour des
précautions habiles. Lâche et traître à son insu, il
se cachera derrière la nécessité, comme le poltron
qui s'accroupit derrière un buisson ; et parce qu'on
ne le voit pas, ou qu'on se bouche le nez en pas-
sant derrière ce vil abri, il s'élève à lui-même un
piédestal :
Je pris un peu de courage
Pour les gens qui se battaient...
Fi de cette bonhomie ! honte à ce bonhomme !
Homme, il n'est bon à rien qu'à tourner, comme
ê
un écureuil, dans un petit cercle inutile. Et quoi
de plus misérable et quoi de plus triste que cette
inerte et stupide bonté? La belle avance! être un
homme pour arriver à la plus chétive suffisance,
THEATRE DE GENRE. l33
pour ne pas soulever autour de soi un peu de
haine, un peu d'envie, et se contenter de la pitié
de ses semblables! O misère! même la bonne ac-
tion que l'on fait par hasard, on la fait sans grâce
et sans courage ; aussi bien elle ne vous rapporte
ni Festime ni l'honneur ! Au contraire, un homme,
un vrai homme, qui n'est pas un bonhomme,
une créature intelligente, agissante et passionnée...
a Un tel homme est à cinq cents brasses au-dessus
des royaumes et des duchés », disait Montaigne.
Et plus loin (certes, nous voilà loin des bonshom-
mes] : a Comparez, dit-il encore, à cet homme la
tourbe stupide, basse, servile, instable et conti-
nuellement flottante en l'orage des passions di-
verses qui la poussent et repoussent, despendante
toute d'autruy. » Oui, « la tourbe despendante
d'autruy », voilà la race abjecte, inutile, inerte,
insipide et bête des bonshommes! C'est pourquoi
les deux auteurs de la pièce nouvelle (et la pièce
vaut la peine qu'on en parle) auraient bien fait de
l'appeler les Bonshommes tout simplement, sans
dire les faux bonshommes. Les bonshommes^ ça
en disait assez, ça disait tout ce que les auteurs
voulaient dire , car la faiblesse implique inévita-
blement l'irrésolution, Tavarice, le dépit, la couar-
dise , l'envie, et tous les petits soins , et toutes les
craintes ridicules, et toutes les méprisables fureurs
lY 12
l34 CRITIQUE DRAMATIQUE.
d'un esprit ingénieux à voir en misères, en bas-
sesses, en lâchetés, toutes choses. Quelle cousine
plus germaine du mensonge et de la trahison que
la faiblesse? Un bonhomme est un idiot qui se
ment à lui-même, incapable de mal, incapable de
bien... Au besoin, il sera plus facilement traître et
plus volontiers méchant que simple, énergique et
vrail Enfin, autre obstacle à Taccomplissement
sérieux de cette comédie : il fallait l'appeler le
Bonhomme y au singulier, comme on dit le Mé-
chantj comme on dit le Joueur^ comme on dit
l*Avare et le Misanthrope. .
En effet, ils sont singuliers avec leur pluriel, les
poètes comiques de ces dernières années! On
dirait qu'un seul homme, une fable unique, un
seul caractère ne suffit pas à leur comédie, et qu'ils
ne seront pas contents avant d'avoir embrassé le
genre humain, comme Néron embrassait Britan-
nicus, a pour l'étouffer » I C'est ainsi qu'ils nous
disent : « Accourez tous, nous allons vous montrer
le demi-monde I — Eh quoi ! tout le demi-monde
en un jour? — Oui, tout entier. — Quoi! tous les
bonshommes? — Oui, tous. On vous a bien mon-
tré en bloc tous les Atrides! » Supposez cepen-
dant que Molière eût annoncé les Tartuffes comme
il annonçait les Femmes savantes, le monde eût
reculé d'horreur et de dégoût; et pourtant, à côté
THEATRE DE GENRE. l35
de Tartufife, il y avait Laurent, son valet, ce valet
que le poëte a prudemment laissé dans l'ombre; il
a grandi au milieu des crimes et des succès de son
doux maître; il a pris la plume, et... il a fait dia-
blement son chemin.
Pendant que nous discutons, M. Péponnet, ca-
pitaine de la garde nationale, homme enrichi et
fait pour aller à tout en passant par la porte haute
de la Chambre des députés, imagine de comman-
der son portrait au jeune peintre Octave, et le
jeune Octave, semblable au peintre amoureux,
s'essaye à tirer parti de cette inintelligente figure !
Octave est amoureux de la fille même de ce Pé-
ponnet, et rien ne lui coûte pour se rapprocher
de celle qu'il aime. Ainsi fait Edgar, le loustic
de la bande heureuse des dessinateurs fantaisistes !
Prenez garde à cet Edgar I il a la malice du singe
et le dard du serpent. Son crayon est taillé pour
la charge; il excelle à reproduire, en riant, les
moindres laideurs du genre humain. Giraud lui-
même etNadar ne sauraient lutter contre ce pince-
sans-rire; à peine si Gavarni, ce vivant et souriant
Gavarni, quand il raille avec tant de grâce et tant
d'esprit, se peut comparer à maître Edgar. Cer-
tes, celui-là n'est pas un faux bonhomme; il n'est
pas même un bonhomme, et « qui s'y frotte aus-
sitôt s'y pique », un véritable porc-épic d'atelier!
l36 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Cependant, autour de M. Péponnet, vous voyez
accourir les amis, les parasites, les flatteurs, que la
fortune attire, appelle et provoque en tous les
coins de ce bas monde. Celui-ci est un Alceste de
contrebande, un Philinte venimeux ; chacune de
ses paroles, emmiellée à la pointe, arrive en flèche
et blesse comme un trait celui qu'elle touche. Il
vous loue en vous égorgeant ; sa flatterie est un
déshonneur, et sa platitude est une accusation. Ar-
sinoé elle-même est lagrand'mèredece M. de Bas-
secour.
Hier, j'étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours en tourna la matière,
Et là .votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame^ eut le malheur qu'on ne la loua pas...
L'autre bonhomme, à côté de Bassecour, est un
philanthrope, un utilitaire, un économiste, un
grand prédicateur du guano. Pour peu qu'on le
voie et pour peu que sa bourse ne contienne pas
grand'chose, il versera volontiers sa bourse entre
les mains d'un mendiant: tel est M. Dufourré.Sa
femme, la clinquaillière ^ est une bonne femme
odieuse, une vraie lady Tartuffe en jupon de laine.
Absolument M"® Dufourré veut marier à M"® Pé-
ponnet la cadette un idiot de fils qu'elle a fait avec
M. Dufourré, et ce fils est encore une heureuse
création. Figurez-vous un grand niais mal fait,
THEATRE DE GENRE. idj
mal vêtu , mal venu, tout rempli des passions les
plus bêtes et les plus compromettantes, un véri-
table enfant terrible, et soufflant à chaque in-
stant sur les châteaux de cartes de madame sa
mère. Ah ! la vilaine compagnie ! ah ! les vilains
hommes et de la plus triste espèce! Il n'y a pas
un de ces hommes-là qui ait jamais lu une fable
de La Fontaine, une lettre de M"® de Sévignéîpas
un qui ait porté le deuil de Paul Delaroche, qui
saluât M. de Lamartine quand il passe, ou qui
sentît battre son cœur au nom seul de l'auteur des
Contemplations !
Vilaine engeance et vilaine race fils donneraient
V Iliade entière pour une lettre anonyme, et Notre-
Dame de Paris pour une boutique de changeur ;
ils ont fait du monde entier un bazar immense
où toutes les consciences sont à vendre, et (voyez
la misère!) la marchandise est à si bas prix, ces
bonshommes de plâtre et de carton, qu'elle ne
trouve pas d'acheteur. Un pareil spectacle est
triste, et si profondément triste qu'il se soutient à
peine à force d'esprit, de sentences, de reparties
plaisantes, de moralités, de bons mots. Certes, ces
reparties.ne sont pas toutes d'une excellente nou-
veauté; mais elles plaisent, elles font rire, et même
ceux qui les ont entendues il y a longtemps s'en
contentent. Il en est de ces ana de la comédie
ÏV 12.
l38 CRITIQUE DRAMATIQUE.
nouvelle comme du médaillier du savant Barthé-
lémy. Un jour qu'il montrait ses médailles à quel-
ques-uns de ses amis : « On m'en a beaucoup
donné, disait-il, j'en ai acheté beaucoup, j'en ai
volé quelques-unes. » Et ces dernières, soyez-en
sûrs, n'étaient pas les moindres ornements du pré*
cieux médaillier.
Mais l'esprit, la bonne humeur, la jeunesse elle-
même et les enchantements des coeurs bien épris
ne suffisent pas à faire oublier longtemps les hon-
tes, les misères et la laideur de l'argent. De toutes
les vilaines passions du cœur de l'homme, la pas-
sion de l'argent est la plus triste et la plus misé-
rable. Il est vrai que pendant cinq actes Molière, et
les maîtres avant Molière, Aristophane et Plaute,
ont fait supporter un avare, un seul avare; en
même temps, voyez que de grâces, de gaieté, de
charmants épisodes, de choses hardies, Molière a
jetés, d'une main prodigue, sur les traces hon-
teuses de ce vil Harpagon ! Tant de jeunesse et
tant de beauté! tant de personnages naïfs, gais,
contents, d'une jovialité charmante: Elise, Cléante,
Valère, et Marianne, et Frosine, et riiaître Jac-
ques, et La Flèche, et Brin-d'Avoine, et Lamer-
luche?...Onôterait Lamerluche, on ôterait le ^row-
madame^ ou le lé\ard empaillé^ « curiosité bonne
à suspendre au plafond », que V Avare y perdrait
I
THEATRE DE GENRE. iSp
une gaieté presque indispensable. En effet, pour
que cet abominable avare soit supporté jusqu'à la
fin, il ne faut pas qu'il perde une seule des gfâces
et des gaietés qui l'entourent. Ajoutez ceci, que
l'homme d'argent que nous montrait Molière a
pourtant sa fortune faite ; il est une espèce de con-
servateur, il est revenu à moitié de la bataille hi-
deuse et des vilaines complications de l'argent;
bref, il n'est pas à l'œuvre, et Ton ne voit pas la
cuisine et les éviers de sa fortune.... Au contraire,
ici, chez les faux bonshommes et dans toutes les
pièces modernes où l'argent joue un certain rôle,
on vous montre à satiété tous les rouages, toutes
les cuisines, tous les tripotages de cette abomina-
ble passion. La plupart du temps, les hommes
d'argent de la moderne comédie ont leur fortune à
faire ; ils n'ont pas un sou dans leur poche et pas
un sou de crédit, et les voilà qui s'abandonnent,
sous vos yeux, à toutes sortes de friponneries to-
lérées, mais intolérables, à mille escroqueries sans
nom, qui n'ont rien de plaisant. Ces sortes d'a-
vares au rabais, ils sont hideux ! cette avarice au
biberon, dont il faut essuyer les langes et les dé-
jections, elle est horrible ! Au contraire, un bel et
bon avare, étoffé d'or, doublé et redoublé d'ar-
gent, je le supporte: il a pour lui la fortune assise;
il a l'habitude et la gloire intime que donne l'ar-
140 CRITIQUE DRAMATIQUE.
gent acquis, encofFré et* palpitant à ceux qui le
possèdent; mais ces enrichis du rien du tout, ces
Harpagons de la coulisse en plein vent, ces déni-
cheurs d^actions tarées, ces détrousseurs de la
petite Bourse, ces Laws du bitume et ces Ouvrards
du ruisseau, vraiment, c^est un spectacle à la fois
misérable et peu digne d'attirer l'attention d'un
galant homme! A la Bourse, dites-vous, n'oubliez
pas que nous vous menons à la Bourse, c'est-à-
dire dans l'antre et dans le capharnalim de l'ar-
gent... Eh bien! oui, nous y sommes, je le veux
bien; mais, encore un pas dans les sentiers glis-
sants de cette éternelle Bourse, nous tombons au
fin fond de la police correctionnelle, conve-
nez-en.
Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit de la Bourse et
de ses mélodrames, dans les Faux Bonshommes
du Vaudeville, aussitôt l'attention publique est
lassée et demande à s'attacher autre part, fût-ce aux
cornes de la lune. Heureusement nos deux auteurs
ont glissé d'un pas leste surcesembûches, et, après
les premières déclamations, ils nous ont ramenés
bien vite aux amours d'Octave et d'Emmeline,
aux bons mots d'Edgar , aux brusqueries de la
petite Eugénie, au côté jeune, et pauvre, et char-
mant, de la vie humaine! MM. Barrière et Capendu
eussent appuyé plus longtemps sur les tripotages
THÉÂTRE DE GENRE. I4I
de M. Anatole et sur les friponneries de M. Lecar-
donel, leur pièce était perdue, et c'eût été dom-
mage : elle, contenait un admirable troisième acte,
cette pièce-là.
Figurez-vous, car c'est tout un récit, ce troisième
acte... que depuis tantôt deux heures la pièce allait
assez bien, mais lentement; on l'écoutait, mais
sans trop de zèle; on souriait à Tesprit, mais
sans fanatisme; on disait: a Ça marche, » et nul ne
pouvait dire encore à quel but ça marchait, quand
tout d'un coup nous avons vu revenir le jeune
Octave. En sa qualité de peintre, il avait été chassé
de la maison de M. Péponnet, et tout d'un coup
il veut prendre sa revanche, a On ne veut pas du
peintre, on voudra du coulissier, d se dit-il. C'est
pourquoi il a crevé ses toiles, c'est pourquoi il a
jeté sa brosse aux orties; il a brisé son chevalet, de
sa palette il a fait un feu de joie ; et le voilà, le revoilà,
le carnet à la main, achetant, vendant, revendant,
tripotant des masses de Montagnes^ de Canaux,
de* Crédit^ à? actions de chemins^ de caisses, de mé-
caniques^ inactions de Petites Voitures, de Ga:[ et
à* Omnibus! Tout y passe! Il est le Pactole, il est
Valpha et Voméga de la Bourse, il est la corbeille
elle-même, et non pas seulement un brin de la
corbeille ! O le grand homme ! « Est-ce bien lui qui
n'était qu'un peintre il y a huit jours? » se dit
142 CRITIQUE DRAMATIQUE.
M. Péponnet. Interrogez le jeune Octave... il vous
répondra: Millions!
Sous SCS heureuses mains le cuivre devient orl...
Il rit à Tor et à l'argent ! il en mange ! a Oh ! le bon
parti pour ma fille, maintenant que M. Octave a
renoncéaux beaux-arts ! » se dit encore le bonhomme
Péponnet. Ajoutez que le jeune Octave, mainte-
nant qu'il est revenu à des sentiments meilleurs, a
reconquis l'estime, la tendresse, l'amitié, la con-
fiance et l'héritage de son fameux oncle, un tri-
millionnaire, le millionnaire (avec trois ////)
Vertillac.
Je vous signale ici ce Vertillac... Depuis que la
Bourse et les boursiers sont devenus les héros de
la comédie, on n'a rien inventé qui vaille, à beau-
coup près, ce Vertillac. Il est solennel comme une
ode et gourmé comme un dithyrambe. Il va...
tout d'une pièce, et pas un geste à droite et pas un
geste à gauche! On ferait marcher l'argent, on le
ferait parler, il ne marcherait pas, il ne parlerait
pas autrement. Rien de trop, à peine assez, le voilà,
ce Vertillac. Vraiment, la trouvaille est bonne, et
l'on rit aux éclats lorsque enfin on s'aperçoit que
cet automate n'est pas un Seguin empaillé !
Donc, le jeune Octave a pris le chemin de tra-
verse et les sentiers de la Bourse pour arriver au
THEATRE DE GENRE. 148
cœur de la place et de son futur beau-père. « Je
suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu ! » Il est venu sur
un sac d'argent. Tout s'explique, et le Péponnet
court maintenant après ce même amoureux dont
naguère^ il n'avait pas voulu pour son frotteur.
Ainsi, tout va bien : Octave est réhabilité parson
oncle, accepté par le Péponnet, glorifié par la
coulisse ; il a tout à fait le truc de l'agent de change
et le/ion du banquier; seulement, il est fâcheux
qu'Edgar, l'ami d'Octave, et la jeune Emmeline,
sa prétendue, ne soient pas dans la confidence
d'Octave. A quoi bon ce mystère, et pourquoi donc
mons Octave néglige-t-il ainsi de mettre Edgar
dans le secret de ce changement soudain? et pour-
quoi nous priver d'une scène charmante entre
Octave et la jeune Emmeline?
a Ayez bon courage, Emmeline! J'ai compris
que jamais mon oncle et vgtre père ne consenti-
raient à nous unir, et j'ai flatté leur manie en de-
venant pour vingt-quatre heures un homme de la
Bourse! » Emmeline, avertie, eût aidé à la meta*
morphose; elle eût encouragé le jeune Octave de
^on plus doux sourire et contribué à l'effet de k
grande scène. Edgar, averti de son côté, eût poussé
vivement à la roue. « Ah! cher Edgar, cela
t'étonne de voir ton ami renoncer à la peinture,
et tu me crois un louis d'or à la place du cœurl
144 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Non ! non ! je suis encore un artiste! non! je n'ai
pas renié les vrais dieux! Seulement, puisque Ton
nous condamne et qu'on nous chasse, eh bien! Je
veux montrer à ces veaux d'or que leur science
est la plus misérable de toutes, et qu'il est mille
fois plus facile de manier de l'argent que de tenir
un pinceau ! » Voilà ce qu'il eût dit, et la foule, oyant
cette déclaration de principes, fût entrée plus faci-
lement et peut-être aussi plus avant dans les méta-
morphoses du jeune Octave.
Encore une fois, elle était si bien à sa place aux
premières scènes dutroisèmeacte, cette scène entre
Emmeline et le jeune Octave! Elle eût ajouté un
si vif intérêt à la scène du mariage! Ah! cette
scène du mariage entre Octave et la fille du bon-
homme Péponnet, je n'en connais guère aujour-
d'hui, parmi nos grands poètes comiques, qui se-
raient assez habiles pour la tenter, assez heureux
pour réussir, même en copiant de leur mieux la
scène du mariage de Cléante avec la jeune Elise, la
fille d'Harpagon.
Eh bien! au troisième acte des Faux BonS'
hommes, le bonhomme Péponnet, aussi difficile
et méticuleux qu'Harpagon lui-même, aussi niais
que Bartholo, est assailli soudain par tant de
volontés irrésitibles, il est pris dans un si profond
traquenard, il est à ce point violenté par Octave
THEATRE DE GENRE. 145
changé en loup-cervier, qu'il n'a même pas le
temps de compter cette dot qui lui est enlevée à la
pointe de mille sophismes. Que disons-nousj* La
demande en mariage du banquier Vertillac à
Péponnet est un chef-d'œuvre. L'on n'a jamais
mieux parlé la langue des contrats et des obliga-
tions depuis la célèbre faillite du bonhomme
Birotteau, le vrai bonhomme de M. de Balzac.
Malheureusement ce troisième acte, éclatant à
la façon d'un finale de Rossini lui-même, n'est pas
tout à fait le dernier acte. Après tant de rires et de
gaietés qui devraient nous suffire, un quatrième
acte arrive, et nous assistons à la lune de miel de
ce mariage à Temporte-pièce. Hélas! les revoici,
ilos deux artistes, Edgar qui ricane encore. Octave
amoureux toujours. Le bonhomme Péponnet,
qui a mis toute sa fortune aux mains malhonnêtes
d'un manieur d'argent, voyage en ce moment en
Suisse^ en plein bleu, et je vous demande si pareil
voyage est possible et peut tomber dans l'esprit
d'un Péponnet, à l'heure oii la fortune de Pépon-
net appartient au plus vil faiseur d'affaires I // est
à propos que j'aille faire un petit tour à mort
argent! disait le premier Harpagon, et sa sollici-
tude est tout à fait dans la nature de l'avare.
J'en veux un peu à nos deux auteurs, à M. Cà-
pendu, à M. Barrière, de ce malencontreux qua-
146 CRITIQUE DRAMATIQUE.
trième acte. Au moins, s'ils en avaient fait leur
troisième acte, et s'ils avaient gavdé lear mariage
et leur contrat pour la dernière scène... Et vous
verrez, quand leur comédie aura produit son
grand effet de gaieté, de sel attique et de bonne
humeur, que nos deuxauteurs finiront par accom-
plir cette utile et facile révolution.
MARIO UCHARD
LA FIAMMINA
oici maintenant ce qui se passe auThéâ-
tre-Françaîs , et ce que Ton pourrait
appeler la revanche de la comédie. On
leur a tant dit, à. messieurs les comédiens du
Théâtre-Français : « Prenez garde aux comédiens
du Gymnase, aux comédiens du Vaudeville, et
même aux comédiens de l'Ambigu-Comique ! »
on les a tant piqués et taonés^ en plaçant sous
leurs regards attristés M™® Rose Chéri, M"*** Doche
et M"»« Guyon, M"* Delaporte et M. Geoffroy, et
M. Dupuis, et naguère le jeune Berton! <c Avez-
vous vu. Messieurs, avez-vous vu, Mesdames, le
Demî^Monde ? avez-vous vu la Dame aux camé-
lias? avez-vous vu le Gendre à M. Poirier?
avez-vous vu les Faux Bonshommes? avez-vous
vu la Question d* argent ? Voilà certes la vraie et
o^' y
148 CRITIQUE DRAMATIQUE.
sincère comédie, et surtout voilà, par Apollon et
les neuf Muses ! voilà comme on la joue ! Hors
du Gymnase, hors du Vaudeville et même hors
de l'Ambigu-Comique, il n'y a plus de salut pour
la comédie ! Ainsi , Messieurs les sociétaires du
Théâtre-Français, soyez sages et résignez-vous;
soyez humbles, renoncez à tout ce que nous ap-
pelons, nous autres, la comédie intime; faites-
vous petits, et vous contentez du Misanthrope^
des Femmes savantes et de Turcaret ! » Puis on les
consolait ! puis on les prenait en pitié ! et tant et
tant qu'ils en étaient fatigués, effarés, abasourdis.
Pauvres bonshommes et pauvres bonnes femmes
du Théâtre-Français, qui s'amusent encore
Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector I
Ainsi exposés aux mépris, et, chose plus cruelle,
aux consolations de la comédie intime^ ces mes-
sieurs et ces dames rongeaient leur frein en si-
lence, attendant, non pas sans rage, une occasion
de prendre enfin leur revanche avec la comédie
illustrissime des infiniment petits mouvements
de l'âme humaine. « Anne, ma sœur, ne vois-tu
rien venir?»... Rien ne venait à leur aide. En
vain ils interrogeaient chaque jour M. Léon Guil-
lard, le modeste, intelligent et dévoué scrutateur
des manuscrits inconnus... la comédie intime
THEATRE DE GENRE. I49
avait oublié le seuil du théâtre anéanti, quand
tout à coup un nouveau venu se présente, appor-
tant la Fiammina ! Ce nouveau venu n'avait ja-
mais mis le pied dans les avenues de la comédie ;
il était parfaitement ignorant de cette espèce de
travail qui consiste à faire entrer un personnage,
à le faire parler, à lui trouver une sortie à peu
près vraisemblable; enfin que vous dirai-je? il
n'avait pas l'art, il n'avait pas le métier; lui-
même il ne savait pas s'il savait écrire un dialo-
gue, et pourtant sa pièce et lui ils furent les bien-
venus, les bien écoutés, les bien acceptés. « Quelle
fête î se disaient entre eux ces comédiens décarê-
més, nous avons enfin une comédie intime, et
maintenant tâchons de la jouer comme on la joue-
rait au Gymnase ! » Ils n'avaient pas d'autre am-
bition, ils n'avaient pas d'autre souci. Berton !
Lesueur ! M™* Rose Chéri ! Ils les voyaient dans
leurs rêves, ils leur tendaient leurs mains sup-
pliantes. Dieux et déesses de la comédie, ayez
pitié de nous ! Aussitôt donc ils se mirent à l'œu-
vre, et voici que jeudi passé la Fiammina est
devenue, en moins de quatre heures, la pre-
mière comédie intime et le plus grand succès du
Théâtre-Français.
Rien de plus facile et de plus tôt fait que de
vous raconter la nouvelle comédie. Un de nos
IV i3.
l50 CRITIQUE DRAMATIQUE.
peintres célèbres, héros constant de la grande
peinture, un de ces artistes sérieux entourés chez
nous de louanges et de respects, un homme enfin
qui, par la fermeté de son caractère et par la dignité
de son talent, pourrait s'appeler Paul Delaroche
(nous nommons celui-là parce qu'il est mort!),
passe sa vie au fond de son atelier, entre le tableau
qu'il faisait encore hier et le chef-d'œuvre qu'il
tentera demain. Ce galant homme a nom Daniel
Lambert; il est riche, il est honoré, il est aimé;
il est seul au monde. Heureusement il a près de
lui, pour l'aimer et pour le réjouir aux heures
sombres, un fils de vingt ans, un beau jeune
homme dont il est à la fois le père et la mère, et
vous voyez d'ici les charmantes tendresses entre
le père et son unique enfant. En ce moment le
jeune Henri Lambert nous a tout à fait rappelé
ces jeunes Athéniens bien élevés, que leur maître
avait jugés capables « de parler et d'agir» ; ajou-
tez : capables d'accomplir de grandes choses et de
supporter de grands malheurs. Les Grecs, nos
maîtres, disaient tous les mérites d'un jeune
homme bien élevé en un seul mot que Jean-
Jacques Rousseau a merveilleusement commenté
dans V Emile ! Ajoutez que ce jeune Henri est un
poëte, ajoutez qu'il est amoureux d'une honnête
jeune fille, et que Ja petite personne est toute dis-
THiATRE DE GENRE. l5l
posée à Paimer... elle n^attend plus que le consen-
tement de sa mère. Et voilà oti nous en sommes
au lever de ce charmant rideau : le fils content, la
fille accorte, et le père à son tableau, sur lequel il
agite à la façon de Decamps lui-même toute une
Pharsale.
Les Lambert père et fi.s voient entrer dans
l'atelier, ou plutôt dans leur champ de bataille,
un de ces deux ou trois gentilshommes anglais
célèbres dans toute PEurope intelligente par leur
immense fortune et par leur grande passion pour
tous les genres de chefs-d'œuvre en toutes sortes
de beaux-arts. Celui-ci s'appelle lord Dudley, et
ce lord Dudley est ce qu'on appelle un gentil-
homme accompli. « Monsieur Lambert, dit-il au
célèbre artiste, un vif désir qui me tient depuis
longtemps, c'est de posséder de votre main une
image éclatante de la femme que voici. » En
même temps il confie à Daniel Lambert une es-
quisse admirable de la célèbre cantatrice Fiam-
mina. « Milord, répond Daniel Lambert en lui
rendant le portrait, il m'est impossible, absolu-
ment impossible d'entreprendre l'image que vous
me demandez. »
'Ceci dit, s'en va lord Dudley, et le jeune Henri
Lambert, resté seul avec son père, veut savoir
pourquoi donc il a refusé à ce seigneur le tableau
l52 CRITIQUE DRAMATIQUE.
qu'il lui demandait. C'est en ce moment que le
grand peintre Daniel Lambert confie à son fils
Henri le secret de sa naissance. Hélas ! son père a
dit à cet enfant qu'il avait perdu sa mère... Il l'a
perdue, en effet, mais sa mère n'est pas morte;
elle est pis que morte : elle a quitté le toit conju-
gal, elle a trahi tous les devoirs de l'épouse ; elle
a laissé seuls, abandonnés l'un à l'autre, et son
mari et son enfant I Voilà la peine intime et voilà
le mystère de Daniel Lambert. L'histoire est vul-
gaire, elle est l'histoire universelle que racontent
à qui mieux mieux tous les moralistes. C'est la
plainte éternelle, et nous savons bon gré à Daniel
Lambert de se souvenir que « la plainte est pour
le sot » ! Cependant, à cette révélation inattendue
que sa mère est une comédienne un peu plus que
protégée par un lord très-riche, Henri Lambert
courbe la tête, et le voilà rêvant aux événements
qui vont venir.
Il faut cependant vous avertir que ce soir même,
au Théâtre- Italien, sans vergogne et sans respect
pour le mari qu'elle a trahi, la Fiammina débute,
et qu'elle va chanter un des rôles -de Julia Grisi.
Tout le Paris des belles dames er des plus beaux
messieurs a pris rendez-vous au Théâtre-Italien
ce soir, et vous pensez si le Jeune Henri est avide
et curieux de voir et d'entendre enfin la femme
THiATRE DE GENRE. l53
dont il est le fils. Le voilà donc, l'infortuné, qui
prend place à l'orchestre, et qui, dans Tentr'acte,
après les grands succès de la nouvelle Norma,
prête une oreille épouvantée aux discours des
oisifs. Ça doit être, en effet, une étrange torture,
et l'on ne comprend guère qu'un galant homme,
intéressé si directement à ce que disent les oisifs
de sa femme, de sa maîtresse ou de sa mère,
assiste, indifférent, aux discours des amateurs
de l'orchestre, aussitôt que la toile est tombée!
«As-tu vu, dit l'un des spectateurs, la Fiammina
(ou toute autre mortelle de l'art de la déclama-
tion, de la danse et du chant) ? — Oui, répond
l'autre ; elle est encore assez belle »; ou bien : « Je
la trouve horrible. — On dit qu'elle est honnête...
— On dit qu'elle est l'opprobre et la honte de son
sexe. — Et quel talent ! — Et quelle horrible
femelle! » Et ceci! et cela! C'est surtout au théâ-
tre, entre deux actes, qu'il n'y a qu'un pas du
Capitole à la roche Tarpéienne. Or, le moyen
d'entendre à brûle-pourpoint ces sortes de dis-
cours, pour peu que sérieusement on s'intéresse
à la dame ! Et surtout le moyen de ne pas donner
un démenti plein de violences aux railleurs, pour
peu que l'on soit le fils de la chanteuse ou de la
comédienne en litige? Ainsi fait le jeune Henri
Lambert. La Fiammina, sa mère, est maltraitée à
l54 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Torchestre, il donne un démenti à Tinsulieur, un
démenti qui veut du sang. Voyez cependant le
cruel étonnement de ce jeune homme, qui veut
se battre en l'honneur de sa mère : Pinsulteur de
la Fiammina, apprenant que ce Jeune homme est
le propre fils de Daniel Lambert, s'incline hum-
blement et lui demande pardon ! Cette première
épreuve est déjà assez triste, et soyez sûrs que le
châtiment au pied boiteux ne se fera attendre pour
cette mère ignorante qui chante avec tant de verve
et tant de feu les chansons de l'ItaHc ! A peine
elle a souvenir d'avoir porté le nom de Daniel
Lambert, à peine elle sait qu'elle avait un fils!
C'est la profession qui lèvent ainsi. Daniel Lam-
bert, de son côté, a pu faire cette remarque judi-
cieuse, que sa jeune femme, à force de représenter
les tendresses de la Norma, avait appris à ne pas
songer à son enfant plus qu'elle ne songeait à son
mari. Et puis, quelle excuse a cette femme de ve-
vir à Paris, dans la ville où certainement elle doit
rencontrer son mari et son fils ? quelle envie et
quel besoin de faire du bruit la pousse à cette
rencontre impie ? Il est vrai que c'est un si grand
bonheur, une gloire si brillante, de chanter la
Norma sur le Théâtre- Italien de Paris !
Au second acte (en effet, la scène du Théâtre-
Italien et la provocation de Henri Lambert se
THÉÂTRE DE GENRE. l55
passent dans l'entr'acte), nous sommes invités à
passer la journée et à dîner chez M. Duchâteau,
député mélomane, ami du ministre, ennemi des
longs amendements. M. Duchâteau est le père de
la jeune fille aimée et promise au jeune Henri
Lambert; M. Duchâteau est aussi le père du jeune
Sylvain, un brave garçon, j'en conviens, mais qui
se moque un peu trop de monsieur son père.
Certes, il aurait bon besoin de justes et sévères
leçons, M. Sylvain Duchâteau, mais cependant,
tel qu'il est, se moquant de son père et le traitant
comme un sien compagnon, il est très-agréable à
voir et très-gai ; le rôle est joli , agréable et bien
joué par Got.
Cependant, à l'heure dite, arrivent les invités
de M. Duchâteau : Daniel Lambert et son fils
Henri, le lord Dudley et la Fiammina... la Fiam-
mina elle-même ! Même c'est à bon droit que vous
vous étonnez de rencontrer dans le même salon le
père et le fils, le mari et l'amant, l'amant seul
(contrairement à tous les usages comiques) n'étant
pas dans la confidence de ces passions, de ces ter-
reurs, de ces douleurs. Ces commençants I ils ne
doutent de rien. En voilà un qui ne savait pas,
hier encore^ le premier mot de l'art qu'il exerce,
et tout de suite il aborde une difficulté presque
insurmontable* Ici la mère, et là son filsl Des
l56 CRITIQUE DRAMATIQUE.
personnages rendus muets par la voix du san
mais dont les yeux disent tant de choses. Et 1
père?... il n'est pas ridicule. Et Pâmant?... il nVs
pas odieux ! Ces commençants vous ont des ha
sards qui valent mieux que toutes les habiletés.
Ainsi, le second acte de la Fiammina est tout
fait digne du premier acte : il est vif, bien fait, e
va droit au but. Même la femme est touchante, e
dépit de ses trahisons. Dieu sait cependant que 1
chose est difficile : attendrir en plein théâtre ,
leur montrant les petits inconvénients de Tadultère ^
une foule de femmes jalouses de tous leurs droits^
même du droit de changement, sur les douleurs
d'un mari trompé et d'un fils abandonné, tant
nous avons été habitués, par les maîtres de la co-
médie, à rire aux éclats de cette sorte de malheurs I
Elle-même, Vénus, la belle déesse, quand le féroce
Diomède a touché de son fer sa main divine, et
qu'elle va se plaindre à Jupiter, Jupiter éclate de
rire au plus haut des cieux.
Et vite, et vite, allons au troisième acte, qui est
en même temps le quatrième acte! Il faut main-
tenant que le fils de la femme adultère, après avoir
cherché vainement une querelle à l'orchestre du
Théâtre-Italien, s'en vienne à l'amant de sa mèrcj
et le châtie à son bon plaisir. Ici encore la tenta-
tive est pleine de périls : le feu est sous la cendre,
THÉÂTRE DE GENRE. I 5?
et le pied peut glisser au jeune Henri. Comment
donc ! voici tantôt vingt ans que sa mère est une
vagabonde, une chanteuse errante, un vain nom
dans le vide, un vain bruit dans l'espace, et
M. Henri Lambert s'en viendra tout d'un coup
chez un des plus grands seigneurs de l'Angle-
terre pour lui redemander qui? cette mère incon-
nue, égarée et sans nom! C'est bien vite dit:
« Rendez-moi ma mère ! » encore il faudrait que
lord Dudley eût pu savoir, quand il s'est mis à
protéger la Fiammina, que la Fiammina {une
foraine, c'est le mot légal) était la femme légi-
time du célèbre Daniel Lambert et la mère légale
du jeune Henri Lambert! Voilà ce que lord Dudley
explique à M. Henri; il lui affirme, en homme
d'honneur, que si lui, lord Dudley, il savait que
la Fiammina était mariée, il n'a jamais su le nom
de son mari, ni que la Fiammina eût un fils.
Certes, il est le^^rofec^ewr de*M"® Daniel Lam-
bert, mais il est son protecteur sans le savoir. En-
fin, là, vraiment, M. Henri s'y prend un peu lard
pour retrouver sa mère, et quelle mère! « une
femme ayant chanté
Tout rété ».
Ici, l'on ne peut pas nier que la comédie n'entre
pas dans la déclamation. Après tout, il ne s'agit
IV 14
l58 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pas ici d'une épouse vulgaire et d'une mère taillée
sur le patron de toutes les mères ; il s'agit d'une
Italienne et d'une chanteuse à la mode, et ces da-
mes illustres jouissent de quelques privilèges. Ces
sortes de miracles sont semblables aux princes et
aux enfants : elles sentent vivement; mais ce qu'elles
ont senti, elles l'ont vite oublié. Ces reines de la
rampe, elles sont comme les autres reines : elles
n'ont ni père, ni fils, ni mari 5 elles n'ont que des
sujets. Madame votre mère est tout simplement
une grande artiste, Monsieur Henri, elle n'est que
cela, elle ne songe qu'à plaire au public, et ne lui
en dem'andez pas davantage. Elle est perdue, elle
est blasée, et elle n'est plus dans l'âge où les fautes
sont des leçons, où le malheur est une ressource.
Ainsi, croyez-moi, abandonnons cette dame illus-
tre à son vagabondage, à sa fantaisie, à sa gloire^
et ne tentons pas dans cette mère le démon muet
de la maternité. Qui sait, en effet, si cette Norma
sefa contente de rencontrer à l'improviste un fils
grand comme père et mère? Il y en a tant, parmi
cds dames, quand elles o'nt un fils de dii ans, qui
lui défendent de leur dire : a Ma mère ! » C'est tout
au plus si elles consentent à être appelées : « Ma
soeur! » Voyez, disent-elles, le petit frère que ma
chère maman m'a donné I Les plus tendres ajou-
tent : Je Vaime autant que s'il était mortels/
THÉÂTRE DE GENRE. ibg
LaFiammina, je le reconnais volontiers, ne s'est
pas chassée à ce point-là du nombre des mères. A
peine elle a vu son fils que la maternité, longtemps
endormie au bruit des orchestres, se réveille et parle
aussi haut que si la dame était Mérope elle-même,
a Barbare, il est mon fils! » Ou bien : « Milord,
il est mon fils! » Et son fils à ce point que la
dame, apprenant tous les duels dont elle est la
cause, en toute hâte s'en va, qui Peut jamais pensé?
chez le mari outragé, chez le mari insulté, chez le
délaissé Daniel Lambert. « Me voilà! rendez-moi
mon fils !» A ce mot : « Mon fils î » Lambert, qui
était jusque-là plus semblable au fantôme de la
vengeance qu'à la vengeance en chair et en os,
Lambert, hors de lui, finit par dire à cette femme
une douzaine de vérités impitoyables : a Ton fils,
malheureuse! il ne fallait pas le quitter quand tu
étais toute jeune et qu'il était un petit enfant qui
ne pouvait guère se passer des soins de sa mère ! »
Ainsi s'écrie en son patois paternel le brave homme
Daniel Lambert, pendant que la mère au déses-
poir se lamente et voudrait racheter par le sacrifice
de toute sa vie un instant d'égarement,,, un éga-
rement qui n'a pas moins de vingt ans.
Drame ou comédie, écoutez la fin de la Fiam"
mina! Lord Dudley, voyant la dame engagée en
tous ces accidents imprévus, prend congé d'elle en
l60 CRITIQUE DRAMATIQUE.
soupirant; son fils, Henri Lambert, touché par
le désespoir de sa mère et par ses repentirs, se jette
dans ses bras et lui promet de la revoir un jour.
Daniel Lambert, déjà consolé, reviendra demain
à sa Pharsale,
Et maintenant que lord Dudley retourne en
son île de la Grande-Bretage, et que la Fiammina
va cacher sa honte et sa tendresse maternelle en
quelque petit Carpentras, M. Duchâteau, le dé-
puté, ne demande pas mieux que de donner sa
fille au fils de Daniel Lambert. Voilà donc ces ai-
mables jeunes gens qui vivront désormais large-
ment et pacifiquement dans Tétat de mariage.
La Fiammina est une pièce un peu vieille et
charmante; elle a réussi par la grâce et par Pes-
prit, par la gaieté et par les larmes. Elle a réussi
comme peu de comédies ont réussi sur le Théâtre-
Français. Il faudrait remonter jusqu'à M^^^ de La
Seiglière pour rencontrer une fête égale à cette fête,
et qui soit plus digne de Tattention, de la curio-
sité, de l'intérêt, du succès et de Témotion. C'est
une pièce heureuse; elle n'est pas nouvelle, et ce-
pendant elle étonne comme une nouveauté; elle
est écrite au hasard, d'une main sans expérience,
et sans trop d'art et sans trop de goût, pourtant
on l'écoute avec un vrai plaisir; peu d'étonne-
ments, peu de surprises, rien d'imprévu, et par-
I
THÉÂTRE DE GENRE. l6l
tant le premier venu sait à Tavance où le poëte
comique le peut conduire. Eh bien! le specta^teur,
charmé de tant de grâce et de vérité, s'abandonne
et très-volontiers au mouvement de cette fable et
de cet esprit. Déjà même , et c'est un des grands
caractères d'un succès au théâtre et dans les livres,
toutes sortes de contes, d'histoires, d'allusions et
de suppositions s'agitent et se démènent autour de
la pièce nouvelle. Déjà elle est passée à l'état de
légende, et les esprits forts y veulent voir toutes
sortes de choses qui n'y sont pas, que je sache.
Les uns prétendent que l'auteur est un mari qui
se venge, et les autres qu'il s'agit d'un mari qui
pardonne ; ceux-ci soutiennent quece même mari,
dans sa comédie, appelle, à vingt ans de là, sa
femme errante, et ceux-là que la pièce est faite
uniquement pour démontrer la non-responsabilité
du mari et sa parfaite indépendance des crimes et
des trahisons de la femme aussitôt qu'elle a quitté
le toit conjugal. 'Ils sont trop habiles et trop fins
pour nous, messieurs les commentateurs. Nous
autres , les bonnes gens, qui n'allons pas chercher
midi à quatorze heures, nous voyons dans Fiam-
mina tout simplement les grâces et les larmes, la
sympathie et la curiosité, la colère et la pitié que
l'auteur a jetées à pleines mains dans sa comédie.
Il faut voir aussi le jeu, l'entrain, l'esprit, la re-
IV H-
102
CRITIQUE DRAMATIQUE,
vanche et le talent de tous ces bons comédiens,
Geffroy, Got, Delaunay, BTessant, et M"® Judith!
Ainsi voilà, grâce à cette Fiammina, nos comé-
diens affranchis de cette pitié qui faisait dire aux
malins : « Ces pauvres comédiens du Théâtre-
Français, que ne vont-ils prendre des leçons au
Gymase, au Vaudeville, à la comédie intime!
les pauvres gens ! qu'ils sont à plaindre avec leur
Tartuffe j leurs Femmes savantes, leur Marie
Stuart et leur Tur caret!
ALEXANDRE DUMAS FILS
LE DEMI-MONDE
iMEz-vous les pêches? Vous aimez les
pêches et vous entrez chez le verdurier
du roi. On vous montre, en un beau
panier, une vingtaine des plus beaux fruits enve-
loppés avec le plus grand soin dans une. feuille de
vigne, et tout le velouté, et tout Pincarnat de la
pêche, en un mot, la fleur du panier, a Combien
«vos pêches ? dites-vous au marchand. — Trente
« sous la pièce », vous répond-il. Et, véritablement,
l'eau vous en vient à la bouche rien qu'à les voir,
a Oui, mais dans un coin de la boutique, et
dans un panier de même grandeur, sont entassées
d'autres pêches, qui au premier abord ressemblent
tout à fait aux pêches de trente sous : même taille
et même qualité; évidemment, ces beaux fruits de
l'une et de l'autre corbeille ont été cueiUis sur le
164 CRITIQUE DRAMATIQUE.
même espalier. « Combien vos pêches? dites-vous
«au marchand. — Celles-là, je vous les laisse à
a quinze sous » , vous répond-il. Et vous, très-étonné
de cette différence dans les prix du même fruit,
vous voulez en savoir le motif... Prenez au hasard
dans le tas de pêches qui remplissent la corbeille
au rabais, vous verrez à chaque pêche... une tache,
une piqûre. Eh bien, ce que vous appelez le
demi-monde est Justement le panier des pêches à
quinze sous. »
Ainsi parle, ou peu s^en faut, à son ami le capi-
taine de Nanjac, M. Olivier de Jalin, et, s'il vous
plaît, M. de Jalin et M. de Nanjac seront les deux
héros de cette étonnante comédie, dont la baronne
d'Ange et M""® de Santis sont les deux héroïnes.
M. de Nanjac et un jeune homme ignorant des
perfidies et des dangers dont la jeunesse est en-
tourée. Il s'est battu longtemps en Afrique, et Pon
sait généralement, par les romans, par les vaude-
villes, et par les histoires militaires qui se fabri-
quent incessamment dans le pays de Jugurtha, que
l'Afrique est un véritable séminaire de Grandis-
sons, de Saint-Preux, d'Abélards (avant la lettre),
et de tout ce qu'il y a de plus exquis, de plus sen-
timental, de plus ingénu, de plus charmant. M. de
Nanjac ne sait pas encore (il l'apprendra plus tard
à ses dépens) que le grand secret de la vie est tout
THÉÂTRE DE GENRE. l65
simplement un peu de lenteur; la lenteur est
Tamie intime de la prudence; au contraire, M. de
Nanjac est au premier rang de ces imprudents qui
s'en vont par les sentiers les plus dangereux le
cœur sur la main, et prenne mon cœur qui le
voudra prendre ! Hélas ! à tout âge on en voit de
ces imprudents qui se déchirent à toutes les ronces
du chemin. M. de Nanjac, à trente ans, devient
amoureux d'une femme qui en a vingt-huit, et
dont il sait à peine le nom, une de ces femmes
dangereuses qui font à volonté, du premier venu,
un Lovelace ou un Werther : tel Marc Antoine,
à cinquante ans, se tue aux pieds d'une reine qui
en avait cinquante-deux.
Quant à M. Olivier de Jalin, c'est le Philinteet
le bel esprit de notre comédie ! « O Jupiter ! disait
un ancien, accorde-moi les richesses de Simonide,
l'honneur de Périandre et les plaisirs d'Épîcure î »
On dirait que M. de Jalin a fait cette prière dès
son jeune âge et qu'il a été exaucé. Il n'est plus
très-riche, mais, après avoir payé son tribut aux
premières folies de la première jeunesse, il s'est
rangée ou, comme on dit en bon anglais, il a mis
sa dépense dans un bon ancrage ; homme étrange,
en fin de compte : il méprise l'adultère, et il passe
sa vie au milieu de tous les amours défendus; il
a honte de la mauvaise compagnie, et il ne voit
l66 CRITIQUE DRAMATIQUE.
que celle-là; les courtisanes lui font peur... il s'est
laissé prendre aux filets de M"® la baronne d'Ange !
Il honore autant qu'il les faut honorer les bonnes
maisons de Paris, et il épouse, heureux comme un
roi, une aimable jeune fille alliée à une gourgan-
dine de haut étage! Néanmoins cet homme-là,
dans la nouvelle comédie, a tant d'esprit, de cou-
rage imprévu, de grâce, avec un certain sel de sa-
gesse et un grand air de bonne humeur, que c'est
à peine si l'on découvre au dénoûment combien sa
conduite est un démenti donné à sa prudence !
En ce moment (au premier acte), M. de Jalin
est aussi heureux que peut l'être un homme jeune,
honoré, prudent, courant le monde équivoque,
amoureux d'une belle dame en grand costume,*et
jolie, et bien faite, qui se connaît en belles robes,
en poëmes, en chapeaux et en tendres sentiments.
Cette dame est encore un mystère, même pour
M. de Jalin, qui n'a plus rien à lui demander.
Elle est belle, elle est jeune, elle a toutes les appa-
rences d'une femme bien élevée, certainement
r Amour éternua à sa naissance, et par-dessus le
marché elle est veuve, enfin toutes les conditions
d'une jolie et élégante position. Ajoutez qu'elle
est baronne, et justement notre baronne revient
des eaux de Spa, rajeunie et rafraîchie, et si con-
tente, avec une inclination toute nouvelle pour le
THEATRE DE GENRE. 167
^mariage. Elle entre donc chez M. de Jalin, son
amant, la tête haute, et tout de suite, abordant la
question : « Voulez-vous, lui dit-elle, me donner
votre main et votre nom ?» A cette question à brûle-
pourpoint, M. de Jalin répond : « Non ! » et sans
hésiter. A ce nonAk s'attendait la dame, et tout de
suite aussi elle rompt la paille ! a Rompras-tu ? »
Elle ne dit même pas : Rompras-tu ? C'en est fait,
tout est briçé de part et d'autre, et lestement brisé.
Quoi d'étonnant? « Sardanapale, fils d'Anakyn-
darax, bâtit Audigale et Tase en un seul jour... et
maintenant il est mort. »
Cependant la baronne d'Ange, avant de quitter
M. de Jalin, lui adresse une ou deux questions que
l'on ne fait pas d'ordinaire à un homme d'hon-
neur. « Serez-vous désormais un ami pour moi,
qui fus votre maîtresse, et puis-je compter sur
votre discrétion ?» La question est maladroite ; elle
indique une femme un peu plus inquiète qu'elle
ne voudrait le paraître, et M. de Jalin defvrait être
en quelque méfiance^ lorsqu'il promet à la ba-
ronne amitié et discrétion. Elle alors, elle s'en va
par la porte à deux battants, sans même se souve-
nir que naguère elle passait par la porte obscure
et complaisante, la porte des songes, la porte
d'ivoire, la porte dérobée, et justement, sur ce
seuil autrefois ténloin des plus tendres adieux..;
l68 CRITIQUE DRAMATIQUE.
« à demain ! » la dame se rencontre avec un nou-
vel amoureux, M. de Nanjac. La dame salue et
s'en va. Restés seuls (la scène est bien faite), les
deux jeunes gens déjà se regardent d'un très-mau-
vais œil. On entend dans chaque parole une
sourde colère, et justement M. de Nanjac est venu
pour arranger les conditions d'un duel entre un
sien ami, M. de Latour, et un ami de M. deJalin.
La jalousie et le malaise du jeune officier percent
dans chacune de ses paroles, brillent dans cha-
cun de ses regards, pendant que M. de Jalin, calme
à la surface, irrité au fond de l'âme, envoie et
renvoie à chaque trait un trait qui rende à cet
ennemi improvisé blessure pour blessure. Enfin
tout va se gâter; encore un mot, et ces messieurs
se battent pour leur propre compte, lorsque, à une
observation très-juste et très-nette de M. de Jalin,
M. de Nanjac, répondant avec une courtoisie
inattendue, explique à son adversaire les paroles
malsonnantes qu'il a prononcées, a En efiFet, dit-il,
je m'oublie, et je suis jaloux. Un jour de l'été
dernier (c'est une dangereuse saison, l'été, et le
printemps aussi, mais c'est la faute du soleil), j'ai
rencontré à Spamême,OLi elle brillait entre toutes
les femmes par son esprit, sa modestie et sa beauté,
^mo d'Ange, et soudain je me suis senti pris pour
cette femme-là d'un amour invincible. Elle ne m'a
ThÈATRE DE GENRE. 169
pas repoussé; au contraire, elle m'encourage. Et
maintenant jugez de mon inquiétude et de mon
chagrin en rencontrant chez vous, chez un garçon,
la femme que j'aime! Ainsi, Monsieur, tirez-moi
de peine. Aimez-vous M°*® d'Ange? en êtes-vous
aimé ? Répondez-moi ! »
Telle est la question : car tous ces gens-là font,
ce me semble, des questions imprudentes. A coup
sûr, M. de Nanjac est un inconnu pour M. de Jalin,
et véritablement M. de Jalin serait un malhonnête
homme s'il allait dire au premier venu qui l'in-
terroge: a En effet, j'étais, hier encore, au grand
mieux avec M™® d'Ange ! » On ne dit pas ces choses-
là quand on sait vivre, et surtout quand l'ancien
feu est éteint ! A plus forte raison si l'homme qui
vous interroge est un inconnu, que dis-je? une
espèce d'ennemi à qui l'on n'a même pas accordé
cette confiance banale qui s'accorde assez volontiers
aux gens que l'on connaît le moins sur les événe-
ments de tous les jours.
Ainsi M. de Jalin, en vrai jésuite, mais un jésuite
honnête homme, répond à M. de Nanjac qu'il est
Vami de M™® d'Ange, et qu'il n'est rien de plus,
rien de moins. De cette déclaration notre officier
est si content qu'il ne songe plus guère au duel
qu'il venait engager pour M. de Latour. a La Tour
d'Auvergne? dit-il à M. de Jalin. —Je crois plutôt
170 CRITIQUE DRAMATIQUE.
que C'est Latour-prends garde », répond M. de Ja-
lin. Ce Latour est en effet un chevalier du jeu de
Bourse et du jeu de lansquenet, un pleutre, un
pamphlétaire, un coquin ; il ne sait ce que c'est
que payer ses dettes de jeu, non plus que ses au-
tres dettes. C'était vraiment trop d'honneur que
faisait M. de Nanjac à ce vaurien de lui servir de
témoin dans un duel !
Tel est le premier acte ; il est très-joli, très-vivant,
et nous fait entrer de plain-pied dans le demi-
monde.,. Notre auteur appelle ainsi ce monde à
part, aux horizons ténébreux,. qui n'est plus le
monde des honnêtes gens, et qui n'est pas encore
le monde abominable, au niveau de toutes les
corruptions et de toutes les fanges. Il ne s'agit pas
ici de la dame aux camélias, qui exerce, à tout
prendre, une profession acceptée par les mœurs 1
(les mauvaises mœurs) et reconnue par les lois,
par les lois impuissantes contre certains désordres
qu'elles tolèrent forcément; il ne s'agit plus de
Diane de Lys, une grande dame du plus grand
monde, qui reste au moins dans sa sphère, et qui
meurt (heureusement pour elle, la pauvre femme)
au moment où elle en va sortir ; il s'agit de la femme
mariée, mais de la femme adultère à peine échap-
pée au toit conjugal, et s'abandonnant en aveugle
au hennissement heureux des faciles amours;
\
THEATRE DE GENRE. I7I
Cette femme-là, dans ce demi-monde où elle
est reine, est déjà tombée assez bas, qui le nie?
elle a cependant encore bien des degrés à descen-
dre avant de toucher aux dernières limites de Tavi-
lissement. Elle n'appartient plus au monde d'en
haut... elle n'appartient pas encore au monde d'en
bas; à la rigueur, elle est encore M""® une telle,
elle n'est pas la fille une telle; on lui parle encore
avec une certaine déférence, on l'aborde le cha-
peau bas, on se souvient de l'avoir vue autrefois
en bon lieu ; même de temps à autre elle relève la tête
et elle dit: une femme comme moi! Ainsi est faite
la nouvelle venue en ces paradis du sans gêne et
de la révolte, M"»® de Santis. Elle est bien née,
elle était la femme légitime d'un galant homme,
elle portait un beau nom, elle tenait au meilleur
monde, et maintenant la voilà, fière de sa liberté
conquise et confiante en son impunité, qui se confie
au demi-monde, en attendant qu'elle tombe en
quelque monde infime ! Elle aurait honte, cette
M™« de Santis, d'accepter l'amitié des demoiselles
errantes du quartier Bréda, mais elle accepte avec
empressement la protection de M™® la baronne
d'Ange et de M""® la comtesse de Vernières. « La pre-
mière femme qui s'est enfuie hors de sa maison,
nous dit encore M. de Jalin, cacha sa honte au
fond d'un bois; la seconde aussitôt se mît à la
172 CRITIQUE DRAMATIQUE.
recherche de la première: quand elles furent trois,
elles dînèrent ensemble ; dès qu'elles furent quatre,
elles dansèrent une contredanse! » Ainsi s'est
formé le demi-monde; il s'est formé un limon du
monde honnête et de la fange du monde inférieur
à tout les autres mondes. Au demeurant, elle est
bien légère et souvent imperceptible la limite qui
sépare le demi-monde de Pabîme définitif! Là et
là, ce sont toujours des femmes de l'autre monde;
là et là, nous entendons les mêmes chansons:
<£ Aimez ! dînez ! vivez ! et tenez d'une main ferme
les rênes du char de l'amour! » Là et là enfin le
rêve est le même: obéir sans pitié à toutes les
passions défendues, désobéir impunément à toutes
les lois divines et humaines, atteler quatre rois à
son char, comme faisait ce roi d'Egypte; aller où
vous poussent incessamment le caprice d'abord, la
nécessité plus tard, et de la dette à l'emprunt, et de
la ruine à la honte, et de la mendicité à l'hôpital,
pas de trêve et pas de repos! Ainsi finit le demi-
monde, aussi bien et plus vite même que le fameux
treizième arrondissement, où s'apprennent de
bonne heure les arts, les secrets, les perfections de
la profession galante ! Il faut vraiment être un jeune
homme revenu des illusions d'ici-bas pour ren-
contrer tant et tant de nuances entre le monde à
marier et le monde démarié; nos anciens maîtres
THEATRE DE GENRE. IjB
moralistes, Molière, La Bruyère et La Roche-
foucauld, n'en savaient pas si long que cela.
Cette M"*® de Santîs... en vingt-quatre heures,
elle a dépouillé sa robe nuptiale; elle n'a rien
gardé des anciennes leçons ; elle a pris en vingt
minutes le froc brodé et licencieux de sa nouvelle
paroisse ; en un quart d'heure, elle a franchi tous
les degrés de son nouveau noviciat. Écoutez-la et
voyez comme elle se dépouille à l'amiable de tous
les remparts qui la séparaient encore de M'"® d'Ange
et de M"® de Vernières ! Elle n'a plus de honte, elle
n'a pas de remords, elle ne parle plus le même
langage; sa voix n'a plus le même accent; ô honte !
elle a mis le rouge à sa joue et à ses yeux le noir
des plus provocantes courtisanes! « Voyez mes
sourcils noircis et tournés en demi-rond avec une
aiguille à relever les cheveux! » Ainsi parle une
affranchie au festin de Trimalcion ! Mais, dieux
du ciel ! que nous voilà loin, avec tous ces médi-
caments de la face et ces vils artifices, de la déesse
athénienne dans une ode de Callimaque: « Avant
d'affronter les regards du berger Paris, la divine
Pallas n'a consulté ni le métal poli, ni la glace
des eaux; elle n'eut pas d'autre secret pour se
donner les belles couleurs de la jeunesse que de
courir à travers la campagne fleurie, à la façon
des filles de Lacédémone, lorsqu'elles s'exer-
IV i5.
174 CRITIQUE DRAMATIQUE.
cent à la course sur les bords de PEurotas!»
Tout cela, dans notre comédie, est très-vif, très-
animé et très-bien dit, avec le geste, avec l'accent
vrai de la chose ; et si vous saviez à quel point
l'auditoire attentif est occupé de ces détails, de ces
découvertes, de ces révélations! Le second acte, en
effet, se passe au beau milieu du demi-salon de
^me deVernières. Il faut le voir, ce demi-salon î les
meubles mentent, les glaces se parjurent, les lam-
pes fument, les tapis trahissent, cela exhale on ne
sait quelle honteuse fumée où le bruit des triche-
ries au jeu se mêle au parfum des vieux bouquets
achetés à crédit chez les revendeuses de l'Opéra!
Evidemment ces tristes fleurs ont été déjà prosti-
tuées aux pieds des danseuses; ces cartes sales ont
servi aux faiseurs de biographies; ces bougies
inertes ont éclairé des plafonds obscènes ; tout boite
ici, tout jure et tout est faux. Le piano même est
en désaccord avec la voix qu'il accompagne; et
cependant ces demi-dames, ces quarts de baronnes,
ces parcelles de comtesses, ce rebut des femmes
comme il faut, deshonorées tout à fait et courti-
sanes à demi , parodient le langage et la conversation
des vieux et nobles salons bien étoffées et douce-
ment éclairés, pendant que la causerie intime s'en
va çà et là, à la façon de l'abeille matinale.
murmures, qui savez dire tant de choses! ô grâces
THEATRE DE GENRE. -IjS
éloquentes, même dans votre sourire! Dans le
demi-monde, au contraire, vous n'entendez qu'un
affreux papotage, voisin de Targot! Ici les allusions
suspectes, les mots à double sens, la plaisanterie
équivoque dans le geste, le mensonge, la perfidie
à chaque parole, et, pour comble, un immense
ennui mêlé à cette immense misère, et ces morti-
fications inconnues qui blessent ces malheureuses
déclassées dans leur dernière vanité, notez bien
que je n'ai pas dit dans leur dernier orgueil.
Ce second acte est excellent. Tout notre monde
s'y rencontre, et d'une façon assez plausible. M. de
Nanjac y retrouve la baronne d'Ange, M. de Jalin
y retrouve. une innocente créature perdue en ce
taudis delà honte et de l'abandon. M"® Marcelle de
Vernières; M"® de Santis elle-même y retrouve
son mari, M. Hippolyte Richaud. Elle comptait
sur ce mari, cette idiote, elle comptait sur tant
d'amour qu'il lui témoignait naguère, la triple
sotte; elle se disait qu'une fois à bout d'aventures,
elle retrouverait le toit conjugal : elles se figurent,
en effet, ces mégères de vingt-cinq ans, que leur
mari ne saurait se passer d'elles, et quand, lui
revenant vieilles, flétries et dégradées, elle trouvent
que sa porte est fermée et que son cœur est mort,
elles s'étonnent! Comment donc! je l'ai trahi, je
l'ai déshonoré, j'ai traîné son nom dans mes fanges,
176 CRITIQUE DRAMATIQUE.
j'ai épouvanté le demi-monde de mes vices du
grand monde, et mon mari ne veut plus de moi!
Voilà par quels détails, pris dans le vif du sujet,
cette comédie est excellente. Elle manque de jeu-
nesse, à coup sûr ; elle manque de poésie, et voilà
déjà, jeune homme, que le chat Mûre te montre
ses griffes, que le chien Berganza te montre les
dents; mais cette comédie est crânement faite; elle
est nette, froide et tranchante comme un coup de
couteau; elle ne délie pas, elle coupe ; elle n'est pas
gaie, et souvent elle est horriblement triste...; elle
est vraie, et elle vous tient attentif comme on le
serait au récit de sa propre bonne fortune que vous
raconterait quelque intelligente bohémienne à la
lèvre de pourpre, aux yeux noirs. Notez bien qu'au
milieu de ces froids regards jetés sur les deux
mondes, que disons-nous? sur les trois mondes
parisiens, le drame arrive et va son train. Le drame,
vous savez déjà qu'il consiste à nous montrer
comment un galant homme, à force de faiblesse
et de trahison, peut venir à bout d'épouser une
infâme. Hélas! cela s'est vu de nos jours! De nos
jours, nous les avons comptées, ces unions misé-
rables et malheureusement trop célèbres où la
honte et l'abjection servent de témoins à la fai-
blesse et aux tardives passions. « L'amour est
comme la petite-vérole, disait le comte de Bussy:
THÉÂTRE DE GENRE. 1 77
plus il prend tard, et plus il est dangereux! » Mais
est-il donc besoin de vous les montrer du doigt,
ces malheureuses pervenues du vice, et faut-il
donc vous dire ces noms souillés que le mariage
semble souiller encore, et qui ont laissé une tache
ineffaçable sur les murailles de nos mairies ? Cette
comédie du Demi-Monde est le produit de ces
mariages de la borne et du salon, du gentilhomme
et de la fille vénale. Elle existe en effet, cette com-
tesse d'Ange! Après avoir traîné dans ses gémonies
un malheureux qui Taimait, elle Ta traîné jusqu'à
Pautel, et il l'eût épousée en lui demandant par-
don de faire si peu pour elle, si cette fille eût exigé
ce dernier avilissement! Nous l'avons vu, naguère
encore la ville entière s'est inquiétée d'un mariage
à peu près semblable à celui là; elle a entendu les
sanglots et les gémissements d'une famille au
désespoir; et, tout insensible que peut être une
pareille cité à de semblables douleurs, elle les a
partagées. « Dieu maudisse tes yeux! » est un
proverbe anglais que Paris tout entier disait à
cette infante, étendue en son oisiveté, et daignant
à peine effleurer d'une main distraite le beau
visage de cet indigne héritier d'un si beau nom
et d'une si grande fortune. « Damnés soient
mes yeux! Mais la bourse et l'honneur? » ré-
pond la dame... Heureusement elle n'a pris que
178 CRITIQUE DRAMATIQUE.
la fortune, elle a dédaigné de prendre Thonneur.
Certes, l'action qui s'engage entre M"*® d'Ange
et M. de Nanjac est une action terrible et plus
digne d'un mélodrame de la Porte-Saint-Martin
que d'une comédie au Gymnase. Il y a dans cette
femme un peu de la lâcheté de Benrand, mais
beaucoup de l'énergie et du talent de Robert Ma-
caire. Cette femme est un bandit; elle appartenait
au dernier monde au dernier cercle, elle est montée
au premier rang du demi-monde ; elle est baronne,
elle hante les princesses errantes, et plus d'une
comtesse lui dit ma chère! en la tutoyant; c'est
pourquoi à cette heure cette femme insolente,
oubliant qu'elle s'est vendue à un vieillard, ne
veut plus habiter ce demi-monde oCi elle était si
fière et si contente d'être montée; elle y renonce,
elle veut qu'on l'épouse en justes noces, et elle
rejette de son front d'airain son diadème usé
sur tous les fronts prostitués. En un mot,
M™? d'Ange aspire à monter définitivement au
rang des femmes honorées : voilà son rêve, et voilà
la tâche qu'elle s'est imposée; et, comme elle sait
bien que M. de Jalin Ta devinée et n'épousera
jamais une baronne de son espèce, elle s'adresse à
M. de Nanjac; et par l'audace, et par la naïveté,
et par l'abaissement, et par l'orgueil, et par les
refus, par l'abandon, par tous les grands ornements
THEATRE DE GENRE. I79
du corps, par toutes les commotions de l'esprit,
elle enguirlande à ce point ce malheureux jeune
homme qu^il ne voit plus que par les yeux de cette
femme; elle le tient, elle le sait par cceur! Elle
l'amène à ceci que, trompé. par elle et grossièrement
trompé par des artifices qui sauteraient aux yeux
d'un enfant, un faux acte de mariage, un faux
acte de naissance, un extrait mortuaire volé à
rétat civil, ce malheureux M .'de Nanjac, qui n'est
pas un sot, qui n'est pas un niais, qui est brave,
hardi, et inflexible sur le point d'honneur, finit
par lui dire : « Eh bien, soit! je t'épouse et tu seras
ma femme! «Tant il est vrai, comme disait M"® de
Lespinasse à d'Alembert, « qu'une huître même,
une huître peut être malheureuse en amour ! »
Cependant, quand il voit sérieusement que
cette affaire d'amour s'engage entre M°*^ d'Ange et
M. de Nanjac, M. de Jalin éprouve en lui-même
un grand trouble. Il ne veut pas, et bien certaine-
ment il ne doit pas être le complice de cette union
abominable, et, poussé par ses bons instincts, il
s^en va droit à ce jeune homme qui se lance à corps
perdii dans ce monde honteux. — « Prenez garde I
lui dît-il, on n'épouse pas une veuve équivoque^ et
l'homme qui donnerait sa main à M^^ d'Ange se dé-
graderait lui-même! Autre chose est d'être amou-
reux, autre chose est d'épouser I » C'est bien dit cela^
l80 CRITIQUE DRAMATIQUE.
mais parlez donc à un sourd ! montrez Tabîme à
un aveugle! M'"® d'Ange a réponse à tout chose:
a M. de Jalin m'accuse, il est amoureux de
moi ! Il vous dit que je suis une veuve à plusieurs
maris qui sont tous vivants... Voici mon contrat
de mariage ! Enfin, vous me rapportez des lettres
écrites par moi à M. de Jalin... Voici mon écri-
ture... et comparez » Ces lettres, en effet, si
j^mc d'Ange les a dictées, sont écrites par M™* de
Santis! M'°' d'Ange est trop habile pour écrire
une lettre qui la compromette ! Ainsi M. de Jalin,
aux yeux de M. Nanjac, n'est guère moins qu'un
lâche et un imposteur.
Ainsi battu par cette héroïne du mensonge, et
bien malheureux d'une honte qui n'est pas la
sienne, M. de Jalin s'ingénie à briser les négoces
de cette infâme et à sauver M. de Nanjac malgré
lui. ce Est-ce donc que je puis abandonner cet
homme que j'ai déjà sauvé une fois ?» se dit-il.
Mais comment faire? La dame en sait long; elle
est sur ses gardes, elle a avoué... tout ce qu'elle ne
pouvait cacher. Surprise à écrire un billet com-
promettant à son premier protecteur, M. le duc
de Thonnerins, peu s'en est fallu que sa barque,
en ce moment, ne sombrât; mais elle s'est tirée
d'affaire avec le génie infernal de l'ancienne mar-
quise des Liaisons dangereuses, qui a laissé tant
THEATRE DE GENRE. l8l
de disciples dignes d'elle; enfin tout est perdu si
cette femme ose aller jusqu'au bout!... Eh bien
(voilà la Providence !), elle n'ose pas prouver par
cet exemple jusqu'où peut aller la lâcheté d'un
homme amoureux, et au dernier moment, quand
elle vient à songer que M. de Nanjac peui lui
manquer, elle songe à M. de Jalin comme à un
pis aller. « Si je n'épouse pas celui-ci, se dit-elle,
à coup sûr j'épouserai celui-là. » Excellent raison-
nement, pardieu ! Mais l'événement était dange-
reux ! Que de coquettes et de bons capitaines se
sont perdus par trop de précautions!
Dans ce quatrième acte, où l'action se noue et
se dénoue, il y a une faute : je veux parler de cette
lettre anonyme que fait écrire par M"® de Santis
M"* d'Ange à une honnête femme que ces dames
veulent compromettre afin de chagriner M. de
Jalin. D'abord la chose est obscure, ensuite elle
est inutile, enfin elle est si complètement odieuse
que ces dames peuvent très-bien se passer, pour
être infâmes, de ce crime nouveau. Je sais bien
que ce contre-temps amène une provocation ter-
rible de M. de Nanjac à M. de Jalin; mais le duel
aurait bien lieu sans cette femme inutilement
compromise et sans cette lettre anonyme dont il
faut laisser les honneurs aux pamphlétaires de
profession. Cependant les voilà en présence 6t les
IV i6
l82 CRITIQUE DRAMATIQUE.
armes à la main, M. de Nanjac et M. de Jalin,
M. de Nanjac parce qu'il est aveugle, et M. de
Jalin pour avoir dit à contre-temps une dange-
reuse vérité.
Ici, quel que soit l'effet de ce duel au cinquième
acte, nous engageons bien sincèrement cet éloquent
et ingénieux esprit à ne pas abuser du duel dans
ses comédies et dans ses drames. Le moyen est
violent, il déplaît aux sages esprits, il ne prouve
absolument ni la vérité de 4'affront, ni la justice
de la réparation ; il est usé autant que les mauvais
drames de i83o et années suivantes; enfin il fait,
comme on dit, plus de bruit que de besogne.
Ajoutez qu'il y a un duel dans la Dame aux Camé-
lias, qu'il est parlé de duel pendant deux actes
dans Diane de Lys^ et que voilà le troisième duel
dans le Demi-Monde. On peut bien faire de la
société moderne une caverne, il ne faut pas encore
en faire un coupe-gorge! Toujours est-il que
M. de Jalin et M. de Nanjac se battent pour et
contre la vertu de M"** d'Ange, et pendant qu'ils
sont aux mains la courtisane attend que celui-ci
succombe afin d'épouser celui-là. Nulle angoisse
et nulle gêne; elle est belle joueuse, elle a garde à
carreau : que lui importent M.- de Nanjac ou
M. de Jalin?
Cependant, à côté de cette Parque à marier,
THEATRE DE GENRE. l83
avez-vous remarqué la jeune fille du second acte,
M"® de Vernières? Elle est née au beau milieu du
demi-monde. Bien jeune encore, elle en avait pris
le langage et les allures, et sa bonne tante, la com-
tesse, ne demandait pas mieuîC que de lui appren*
dre à pêcher en eau trouble ; mais le bon naturel
de cette aimable enfant Parrache à ces abîmes et
la sauve de ces embûches. Elle aime en secret
M. de Jalin, et, le voyant qui lui fait honte de se
nourrir du miel distillé par ces abeilles d'une ruche
avilie, elle renonce à sa tante, au demi-monde^ aux
falbalas, aux dentelles. C'en en fait, elle ne veut
pas être une parasite en quête d'un mariage impos-
sible, et elle s'en va, en qualité d'institutrice, à
Besançon, oui, à Besançon ! tant elle est corrigée ,
et tant elle est décidée à ne pas ressembler au
pourceau de Pyrrhus, qui mange sa glandée au
milieu de la tempête et des flots en courroux.
Or, en récompense de sa bonne volonté, M. de
Jalin épouse cette fillette enlevée au désordre. Ceci
est vraiment bien agir. Cependant, tel qu'il est et
tel que nous connaissons M. de Jalin, nous lui
avions choisi pour femme une autre femme que
M"" Marcelle de Vernières. Si elle n'est pas com-
promise tout à fait, elle a été bien près de se
perdre. Elle vivait dans ce monde à part où l'on
se figure pour tout catéchisme que les mouches
184 CRITIQUE DRAMATIQUE.
ont été créées uniquement pour nourrir les hi-
rondelles; elle était Tamie et la compagne de
M"* d'Ange; elle vivait familièrement avec M"** de
Santis ; elle assistait à des lansquenets de contre-
bande joués par des joueurs de pacotille; elle vi-
vait au hasard et du hasard; enfin elle est la nièce
(et c'est tout dire) de M"* de Vernières, qui tiendra
une table d'hôte et de bouillotte avant peu. C'est
donc un assez mauvais mariage que fait là M. de
Jalin : or nous aimons M. de Jalin; il est honnête
homme: il parle avec grâce la langue des hommes
bien élevés ; il parle spirituellement toujours, na-
turellement assez souvent; il est brave, il est gai,
et même, au péril de sa vie, il empêche M. de
Nanjac d'accomplir la plus mauvaise action
qu'un galant homme puisse accomplir.
Mais quoi ! le succès répond à toute objection,
et le succès a été sans réplique. On a vu rarement
un public plus enchanté d'un spectacle; il n'y a
pas jusqu'au dénoûment de ce drame heureux qui
ne soit tout ensemble une surprise, une épou-
vante, une joie ; enfin rien ne lui manque, et tant
de verve et tant d'observation, tant de malice et
tant a'esprit argent comptant ! Ingenium in nu-
meratQ
Que devient cependant la vraie héroïne de ce
drame. M™» de Santis? Elle disparaît trop vite; \
THÉÂTRE DE GENRE. l85
elle s'en va perdue et pas assez châtiée. Il est vrai
que le châtiment viendra plus tard, car la dame
enlève ce fameux Latour, prends garde ! Il a fait
un trou à la lune, ce Latour, et par le trou de cette
lune il s'en va en Angleterre avec M"° de Santis.
a Ecrivez-moi poste restante, dit-elle à M°** d'Ange,
et mettez sur votre lettre : A Mademoiselle Rose.,.
en attendant mieux. »
Maintenant cherchez-vous la morale en tout
ceci? La morale est çà et là répandue, elle est
oubliée dans le résumé de Fœuvre. Quant à la con-
clusion dernière (il y en a de plusieurs sortes), la
conclusion du Demi-Monde est aussi difficile à
trouver que la conclusion de Diane de Lys. Voyez
en effet ce qui arrive aux divers personnages de
Diane de Lys! Le mari légitime de Diane est
trompé par sa femme ; le jeune artiste, non marié,
est aimé par une fillette; mais la fillette est trop
bête, et bonsoir la compagnie ! En revanche, un
rapin de l'endroit vit en quasi-mariage avec une
horrible couturière, et ce quasi-mariage est un
enfer. Reste enfin Tamoarde l'artiste avec la dame
mariée... On le tue... et, ceci fait, l'auteur oublie
de nous dire à quel saint il faut se vouer en fait
d'amour.
Essayez donc aussi de tirer une conclusion des
amours de M™® d'Ange et de M, de Nanjac, de
IT 16.
l86 CRITIQUE DRAMATIQUE.
M"® Marcelle et de M. de Jalin, de M*"® de Santis
, et de M. Latour; car vous n'allez pas dire ici que
le Demi-Monde est destiné à prouver tout bonne-
ment qu'un galant homme ne doit pas épouser
une femme perdue : on ne démontre pas en cinq
actes de si banales vérités.
Ce qu'il a voulu prouver, ce jeune homme, et
ce qu'il démontre en effet avec une verve, une
haine, une rage, un esprit, unemalice, un bon-
heur incroyables, c'est qu'il sait à merveille et
qu'il sait à fond ce petit, ce honteux, ce malheu-
reux recoin de la société qu'il étudie, et que pas
un homme avant lui n'avait touché avec tant de
joie et d'abondance à ces pleurs, à ces larmes, à ces
passions, à ces douleurs, à ce monde en deçà et au
delà de tous les mondes connus. Voilà ce qu'il
voulait démontrer, voilà ce qu'il a démontré vic-
torieusement dans ces trois grands ouvrages, la
Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-
Monde^ composés avec un art exquis, écrits avec
une grâce parfaite, et tous les trois remplis d'ar-
deur, de zèle et de talent. Où il a pris toutes ces
histoires, comment il a trouvé tous ces mystères, à
quelle école il a appris l'art du dialogue, par quel
bonheur il s'est trouvé un beau matin ce don mer-
veilleux de l'invention, de la parole et du bel es-
prit, nul ne saurait le dire. Il n'a pas eu de maître,
THPJATRE DE GENRE. 1 87
il n'a suivi Texemple de personne; il n'appartient
à aucune école ; il est lui-même, il n'est pas un
autre homme; il méprise (on le voit à chaque in-
stant) Temphase inutile, la redondance qui ne dit
rien, le mot creux, l'a peu près, le boursouflé, le
cliquetis, le mot qui porte à faux, le débraillé!
Mais aussi quelle fête et quel succès ! quelle ar-
deur à voir, à entendre, à deviner! Comme on est
attentif, ému, charmé, heureux, content! Il faut
dire aussi que voilà une pièce Jouée avec toutes les
conditions de la bonne et honnête comédie : ils
sont là dedans trois ou quatre comédiens ex-
cellents, animés à bien faire et d'une intelligence
exquise. Dupuis, c'est la grâce et la jeunesse en
personne; il parle, il cause, il sourit, il se fâche,
il se moque, et vous oubliez que c'est là un comé-
médien qui joue un rôle. Berton, dans un rôle
moins sympathique et moins heureux, tient tête à
cette couleuvre qu'on appelle M"® d'Ange, et cette
couleuvre n'est rien moins (qui l'eût dit? qui le
croirait?) que M"*^ Rose Chéri elle-même! Enfin,
enfin, la voilà retrouvée ! Il y avait tantôt dix ans
(depuis Clarisse Harlowe] que cette aimable
femme avait oublié les vrais sentiers; elle s'était
égarée et perdue, et maintenant elle revient à son
œuvre, et jamais, que je sache, en ses plus beaux
jours, elle n'a mieux représenté, et plus complète-
l88 CRITIQUE DRAMATIQUE,
ment, un personnage mieux dessiné et plus com-
plet. Ah ! la terrible femme, elle oublie en un clin
d'œil tant de rôles chastes, langoureux et timides,
Où, jusqu'à Je vous hais, tout se dit tendrement!...
Et la voilà, semblable à lady Tartuffe, aussi
terrible et non moins pénétrante. En un mot, on
ne saurait dire à quel point M°^^ Rose Chéri, dans
ce rôle, a poussé l'art de montrer une vilaine âme
sous de beaux dehors.
Ceci dit, en voilà pour bien longtemps!
M°** d'Ange va lutter de popularité avec la Dame
aux Camélias, de poétique mémoire. Celle-ci
semble dire à celle-là : <c Donnons-nous la- main,
ma terrible sœur, et vivons tout ce que peuvent
vivre, en un poëme représenté par des mortels, la
grâce, la pitié, la beauté, le crime, la vengeance et
la terreur. »
AUGUSTE VACQ.UERIE
SOUVENT HOMME VARIE
'en tiens une de ces comédies... toute
en soie, en gaze,* en broderie, en vent
tissu, en frangipane, en dentelles, en
guipure, ea jupe brodée, en jupon court... On s^
frotte, on s^ pique! on n'y voit que sourires, es-
piègleries, mièvreries, soleil levant, riant et clair:
on s'y chauffe! Esprit, bonne humeur, bonne
grâce et gentillesse, et toutes sortes de chansons,
chanson galante et chanson comique, et musette,
et gavotte, et menuet; seulement le poëte ne va
pas jusqu'aux bouffonneries des bouffons mal-
séants, aux gaudrioles de la gaudriolerie extra-
comique. M. Vacquerie a passé par les sentiers
d'aubépine, il a frôlé les Orientales, Ruy Blas et
les Contemplations ; il a le fumet de ces prin-
temps.
igO CRITIQUE DRAMATIQUE.
Tel qu'Alfred de Musset jeune homme, à Theure
heureuse et contente oti il était lui, lui-même, et
tout seul (c'était assez !), inventait pour son plaisir
mille adorables mignardises, attifant son monde
à la vénitienne et promenant ses amoureux des
deux sexes dans un paysage enchanté par Wat-
teau, tel M. Vacquerie, en son retour des pays
lointains, nous montre au beau milieu des jar-
dins de sa fantaisie un jeune homme appelé
Beppo, un Sbrigani nommé Troppa, une Zer-
binette enrubannée (elle est marquise), une Agnès
en fanfreluches appelée Lilia. Les voilà tous les
quatre, heureux à Tômbre^ d'un Marly florentin
et roucoulant sous le soleil d'un Trianon génois.
La marquise a vingt ans; elle est veuve et libre;
elle avoue à plaisir que rien ne lui plaît tant que
son miroir, que, si l'amour lui semble une idée
heureuse, elle en veut faire un jouet, un sourire,
une chanson. Donc, passez votre chemin, seigneur
Beppo, on ne vous fera pas même l'aumône ou le
crédit d'un sourire; encore êtes-vous heureux que
l'on vous permette, au bruit agaçant de ces sou-
liers neufs, de nous suivre en nos sillons lumi-
neux.
A quoi Beppo, qui ne sait pas attendre (il est
dans son droit, il a vingt ans : on n'attend pas à
ce bel âge) : « O dame ingrate et souveraine in-
THÉÂTRE DE GENRE. I9I
juste de ma pensée ! ô cruelle ! ô perfide ! » Et tout
ce qui se chante à ces cœurs superbes :
Si vous vouliez m*aider, rien qu*un peu seulement,
J'éveillerais en vous le divin sentiment;
Mais vous semblez haïr l'amour. O Fidéline!
Quand les beaux soirs de juin parfument la colline
Et qu'on voit sur le lac les étoiles trembler,
Ne sentez-vous donc pas votre cœur se troubler?
Le vent parle d'amour en un ravissant style.
Cest donc bien amusant, dites, d'être inutile.
D'être la coupe où nul ne boira, le repas
Sans convive, la fleur qu'on ne respire pas?
C'est donc bien beau d'avoir vingt ans, le charme rare,
L'esprit, tout le bonheur d'un homme, et d'êtr« avare?
Cest donc bien grand et bien charmant, en vérité,
L'égoîsme du cœur?
Telle est sa complainte. « Et c'est tout à
fait comme si vous chantiez, seigneur Beppo, » dit
la dame en dessinant sa plus belle révérence... Et
la voilà qui s'en va sur un pied, le plus joli de ses
deux pieds! Ainsi marche au'-dessus du gazon
Vert le présent mois de mai, couronné de prime-
vères et d'iris.
Mais Beppo : a Par tous les dieux d'Ovide et
d'Arioste, et par tous les sonnets de Pétrarque et
les élégies de Sapho, par tout ce qui palpite et
songe entre Athènes et Tusculum, par tous les
petits poètes de l'amour, tu peux aller, Fidéline, à
tes rendez-vous avec l'ombre, avec le nuage, avec
192 CRITIQUE DRAMATIQUE.
récho, avec le flot jaseur! Moi, je reste, et je cher-
che en ton sentier d'inutile quelque amour qui me
retienne et qui s'en vienne avec moi, le sourire à
la lèvre et son bras sur mon bras. » Voilà le projet
de Beppo, voilà sa vengeance; et, comme il se pro-
mène au milieu des enchantements du conte d'Es-
pagne et d'Italie, il rencontre à l'instant même une
Agnès échappée aux contes de Boccace illustrés par
La Fontaine. « Allons! ton bras, voici ma main,»
dit-elle. Et, promenée autour du nid de Fidéline,
Agnès gazouille au beau jeune homme, et tant et
tant elle et lui ils ont gazouillé que Fidéline, à la
fin, s'en inquiète et fait appeler Tami Troppa.
L'ami Troppa est un marquis petit-fils d'Arle-
quin. A la façon dont il tient une épée, on voit
qu'il a tenu la batte et la baguette aux enchante-
ments. Il descend par les femmes de Coraline es-
prit follet, et ses domaines sont situés sur l'empla-
cement de la foire de Saint-Germain. C'est lui,
Troppa, pour se venger de Fidéline, qui prête à
Beppo, son ami, la petite Lilia. « Mais tu me la
rendras , dit-il. — Si je te la rendrai I » répond
Beppo. Beppo même en ferait son billet si son ami
Troppa n'était pas sûr d'^elle et de lui.
Et quand enfin ils ont tourné tous les quatre en
ce cercle aussi vicieux que charmant, quand
Troppa s'est bien fâché contre Beppo, qui lui
THÉÂTRE DE GENRE. IQS
donne un coup d'épée... au premier sang; quand
Fidéline en vain est revenue, et quand c'est la
petite Lilia qui l'emporte, ami Troppa, que cela
vous apprenne une autre fois à ne pas prêter votre
amoureuse; et vous, Fidéline, apprenez aussi à ne
pas renvoyer au lendemain ce qui peut se faire
aujourd'hui. « Je l'excuse et le plains! » C'est La
Fontaine qui Ta dit.
Rien de moins, mais aussi vous avez en plus de
la comédie une grâce, une élégance, une cour-
toisie et tant de raillerie et de bonne humeur!
Pensez donc si nous étions contents de rencontrer
cette affable élégance, et ce sans-géne, et ce bel es-
prit, dans ces voûtes matelassées du Théâtre-Fran-
çais oîi tant de prose inerte et vide attriste, affadit
et réduit à rien la comédie ! a II est fou, disaient
les vieux en parlant de M. Vacquerie; il est fou, il
raille en farceur, il aime en écolier, il écrit en
poëte, il se moque au nez des Athéniens, il ne fera
jamais une seule de ces fameuses comédies en
prose auxquelles s'arrêtent si volontiers les dames
et les messieurs de la province, heureux de ren-
contrer à si bon marché le beau langage et les belles
mœurs dé chaque jour... Il est fou! — Mais, Mon-
sieur, disais-je à l'un de ces connaisseurs qu'amè-
nent incessamment le chemin du Nord et le che-
min du Midi, que pensez-vous de la poésie et des
IV 17
194 CRITIQUE DRAMATIQUE.
poSmes de M"*° Deshoulières? — Monsieur, s'é-
criait l'homme au nez de rhinocéros, M"® Des-
houlières, voilà ce qui s'appelle un poëte, et non
pas vos faiseurs d'' Orientales et de Contemplations!
— Eh bien ! Monsieur, repris-je en m'inclinant,
permettez-moi de vous le dire à l'oreille et tout
bas, cette comédie étincelante et fabuleuse...
oui, Monsieur, cette comédie où vous n'avez
trouvé ni bon sens ni grâce, et que vous siffleriez
sur le théâtre du petit Carpentras; oui. Mon-
sieur, cette comédie absurde, et bouffonne, et
bête... oui. Monsieur... n'en dites rien, mais
l'auteur de V Homme varie est un plagiaire... Oui,
Monsieur, il a pris sa pièce à M°" Deshoulières...
— Bah! Monsieur? — C'est comme j'ai l'honneur
de vous le dire... Écoutez les jolis vers que voici :
(CÂh Dieu! qu'il est dangereux
De donner un pouvoir trop ample
Aux rivaux agissant pour eux...
J'en fournirais plus d'un exemple!
Si le pouvoir n'est limité,
Souvent trop d'autorité
Rend permis tout ce qu'on désire;
Contre soi-même on ne prend loi de rien^
Et l'auteur qui peut s'élire
Prononce rarement d'autre nom que le sien... »
A peine eus-je récité à ce mécontent ces trop
jolis vers^ mon homme aussitôt se mit à rirci II
THÉÂTRE DE GENRE. igS
triomphait de ce Vacquerie; il foulait aux pieds
ces vers du nouveau style ; il défiait la pléiade, à
commencer par l'auteur des Odes et Ballades et
par Joseph Delorme, de jamais écrire un vers pa-
reil à celui-là :
Contre soi-même on ne prend loi de rien!
En même temps, voyez-vous ce mal-appris, cet
effronté, ce Vacquerie... un plagiaire! Il se gar-
dera bien de convenir qu'il ait emprunté sa co-
médie!
Et l'auteur qui peut s^élire...
L'aimable idée ! et comme on faisait bien les vers
en ce temps-là !
Souvent l'homme varie,
Bien folle est qui s'y fie.
Or la présente et très-heureuse comédie a réveillé
M"® Judith, qui dormait et qui n'a jamais été plus
avenante et plus jolie! Elle a donné au jeune De-
launay une bonne occasion de bien réciter des
vers charmants, sonores, pleins de la vie et du feu
de la jeunesse; elle a montré Sbrigani, Got, veux-
je dire, en tout son jour, très-alerte et vivement
enfariné de la grâce italienne... Eh! oui, je sais
bien, le tréteau, tant mieux pour le tréteau s'il a
gardé l'entrain, le bruit, la joie et le pétillement !
ig6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
On n'entend plus un mot de ce que chante
M"® Dubois. Cest dommage, elle avait de jolis
couplets à dire en cette aimable chanson.
Puis, la joie appelant la joie, on a vu le même
soir apparaître, en son renouveau, la comédie à
la Marivaux, la comédie oîi florissait le mieux
M"* Mars, la Suite d*un Bal masqué. Qu'elle était
belle et souriante, et quels regards vifs, tendres,
ingénieux! Cette heureuse petite comédie, où tout
abonde, où le sourire est de si bonne compagnie,
où le talent est sincère, élégant, courtois, plaisait
à M"*^ Mars, comme un écho, le dernier écho des
temps de sa jeunesse et de ses premières amours.
Si M"** Mars n'avait pas mis au jour cette aimable
comédie, elle en était la marraine, elle y revenait
sans cesse, elle la jouait de préférence en ces belles
soirées où la belle foule obéissait au charme d'une
scène bien faite et bien jouée. Aussi M"* Mars,
avec une bonne grâce infinie, venait en aide à
l'humble fortune de M"® de Bawr le bel esprit, le
ferme et curieux esprit qui résiste au temps qui
passe, et qui reste encore aujourd'hui comme un
témoignage de la politesse et des élégances du
siècle passé.
C'est bien fait à la vaillante, active, infatigable
M"® Arnould-Plessy, d'avoir accepté cette part
charmante de l'héritage de M"° Mars, et tout de
THEATRE DE GENRE.
197
suite, avec bénéfice d'inventaire, elle a trouvé sa
récompense. En effet, voilà comme il faut être
active et belle, intelligente et bien vêtue, attentive
à la vie, à l'accent, à l'attrait du rôle; et voilà
comme, avec beaucoup de grâce et beaucoup d'es-
prit, un esprit actif, curieux, patient même, on
arrive à rendre à la douce lumière du jour ces
chers petits chefs-d'œuvre! Et plus le public les
croyait oubliés, plus il s'en souvient avec recon-
naissance, avec plaisir... « C'est elle encore pour-
tant! »
IV
I^.
BELOT ET VILLETARD
LE
TESTAMENT DE CESAR GIRODOT
ous ajouterez, s'il vous plaît, le nom
de César Girodot à la liste heureuse des
grands hommes morts en plaisantant,
sur Pair très-connu : « La mort n'est rien, c'est
notre dernière heure! » Il avait en effet, ce
César Girodot, le petit mot pour rire, et sa bonne
humeur a traversé même son triple cercueil. Nous
disons triple en sa qualité de riche à millions,
et certes ce n'est pas trop de deux enveloppes à
qui laisse une somme un peu mieux que ronde,
à savoir treize cent cinquante-trois mille francs...
on nous fait grâce des centimes. Donc, il était
riche et bon plaisant, ce qui vaut mieux, l'oncle
César î II n'avait pas d'enfans, mais des neveux
THÉÂTRE DE GENRE. I99
(ce qui ne vaut guère mieux), des neveux qui ne
lui convenaient pas et des nièces qui ne lui con-
venaient guère. <c L'homme ne me plaît pas, di-
sait Hamlet, la femme non plus ! » L'oncle César
était une espèce d'Hamlet bon vivant, et voilà ce
qu'il chante en son testament : ^
a Je ne veux pas pour mon héritier ce tas de
Girodot dont ma fortune et ma vieillesse ont été
incessamment obsédées ! Le Girodot Isidore est
un lâche, un envieux , un imbécile ; il a pour
femme une femelle à Tartuffe, une illuminée,
une vieille chatte pelée et laide à faire peur... Je
ne veux pas de cette Isidore femelle, et je ne veux
pas de monsieur leur fils, qui est un dissipateur
de pièces de dix sous, un coureur de vieilles lo-
rettes à prix fixe, enivré d'eau rougie, endetté de
toutes sortes de vilaines petites dettes honteuses.
Ce petit monsieur-là donnerait la gale à mon ar-
gent. Encore une fois, je ne veux pas de ce fa-
quin blond î Je veux que mon argent soit dépensé
d'une main libérale, intelligente et superbe, avec
joie, avec passion, non pas avec avarice et con-
voitise, en mauvaise compagnie, avec des sots et
des libertins de bas étage. Ainsi pas d'Isidore, pas
de femme Isidore et de petit Isidore! Il y-a bien
tout près de mon cœur le savant Félix, Félix le
décoré et le membre de l'Institut, et je ne serais
200 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pas fâché de lui faire un peu de bien... Mais ce
Félix Girodot est si faible, indécis, endormi,
ignorant de toutes les choses de Targent ! Il ne
saura pas^ défendre ma fortune, il la laissera partir
çà et là, et je n'aurai pas la joie innocente de
laisser un riche après moi ! Donc, ne pensons pas
à ce savant qui rêve... Il y a aussi Langlumeau,
le paysan, le rustique, un butor, un animal, un
mécréant, un coquin pris de lèpre et d'avarice, un
fléau du pauvre, un ennemi de son voisinage, un
maniaque d'argent qui meurt de faim à côté de
ses greniers remplis. Je le méprise et je le hais,
ce Langlumeau ! Il n'a jamais eu en toute sa vie
une bonne pensée, un bon mouvement et même
un beau masque. Il se montrait à moi-même, à
moi son oncle, en toute sa vilaine nature, et,
quand il m'apportait des cerneaux à ma fête, on
eût dit qu'il s'arrachait les entrailles. Non, non,
pas de Langlumeau ! Il engluerait ma fortune,
il donnerait les pâles couleurs à mes louis d'or,
il ferait suer mes petits écus et les ferait travailler
comme des nègres. Pas un sou à ce Langlumeau
et pas un sou à Lehuchoir ! Ah! le misérable hy-
pocrite, mon neveu Lehuchoir ! Ce favori de l'ar-
gent et du hasard, ce mirliflore du jeu de Bourse
et ce saltimbanque de la spéculation, il est pire, à
coup sûr, qu'un avare; il est un faux prodigue,
THÉÂTRE DE GENRE. 201
un faux dépensier ; son luxe est un mensonge, un
piège , un attrape-nigaud ! un bellâtre aimé des
femmes sensibles ! 4;n malheureux ! un fat ! Il
finira, vous verrez cela, vous autres, par être
baron, comte ou. marquis Lehuchoir de Carabas.
Il a volé aux jeunes gens de génie et sans nom
ces toiles, ces marbres, ces bronzes, ces chefs-
d^œuvre dont il a garni sa maison ; il attend la
pauvreté au coin d'un bois, et il la dépouille en
lui mettant sous la gorge un pistolet tout «n or !
Il s'informe à tous les violateurs de la propriété
de ce qui est à vendre à bon compte; il le mar-
chande, il l'achète, il le revend, il l'hypothèque,
il le rachète ! Il est habile à tondre, à racler, à
sonder, à glaner, à grappiller, à dépouiller î Lui
donner encore un million, ajouter à sa fortune
une fortune... il y aurait crime, et je ne dormi-
rais pas dans mon tombeau ! »
Ainsi parle, en son testament, l'oncle César.
Voici cependant une objection que l'oncle
César se fait à lui-même : « Au fait, se dit-il,
tous les parents ne sont pas des coquins; ils ne
sont pas tous Isidore, ou la femme Isidore, ou
le fils Isidore, ou Félix, ou Langlumeau, ou Le-
huchoir. J'ai là, en fait de Girodot, trois jeu-
nesses qui me récréaient de leurs sourires : Pau-
linej Hortense et Lucien î Hortense est mariée, il
202 CRITIQUE DRAMATIQUE.
est vrai, à ce misérable Lehuchoir; mais je l'ai-
mais, cette Hortense : elle était si jolie!... elle est
si triste aujourd'hui ! Et Pauline? Elle a seize ans,
elle m'embrassait sans regarder dans ma poche. Et
Lucien, le petit Lucien ! Il est bon, naïf, intelli-
gent, bien né... César! César Girodot ! prends
garde à ton dernier testament! Que vas-tu faire?
Allons, un bon mouvement pour Lucien, pour
Hortense et pour Pauline... » Hélas ! en ce moment
iladvîîntque l'oncle César se rappelle un peu plus
qu'il ne faudrait l'inconvénient des richesses et
les déclamations de Sénèque. « O malheureuse
Hortense ! ô Pauline infortunée ! ô mon petit
Lucien! si vous êtes riches, dit-il, vous êtes
perdus! Lucien ne voudra plus gagner sa vie,
Hortense aura des flatteurs, et Pauline... on l'é-
pousera pour son argent ! Le riche est obsédé si
cruellement par le pauvre ! il est condamné à tant
de luttes, à tant de peines ! il a si grand'peur de
hasarder sa fortune ! il est exposé à tant de ma-
ladies! il a si peu d'amis, tant d'esclaves, des
fils qui le tourmentent, des filles qui le désho-
norent, des esclaves qui le haïssent, de vieux
parents qui le cond'amnent, d'honnêtes gens qui
le méprisent, des coquins qui le dépouillent!... »
Ce petit raisonnement a tout à fait décidé l'oncle
César à ne rien laisser à Lucien, à Pauline, à sa
THEATRE DE GENRE. 203
nièce Hortense, et le voilà qui décrète en termes
exprès et sans ambages que sa fortune entière
appartiendra à celui de ses parents de l'un ou de
l'autre sexe qui obtiendra honnêtement la majo-
rité des voix au scrutin secret ! Ceci dit, l'oncle
César meurt en se frottant les mains et bien con-
tent de la belle besogne qu'il a faite là. Tel est
le premier acte du Testament de l'oncle César.
Au second acte, on verra tout de suite à quel
point ces tristes convoitises sont déchaînées.
L'oncle César l'avait bien dit, ces gens-là sont
très-laids à voir, tristes à entendre. O les vilains
et les vilaines ! Lehuchoir fait la roue et Langlu-
meau fait la culbute; Isidore écume, et Félix
bâille; Hortense esta coqueter avec le petit Lu-
cien; le fils d'Isidore est en train de vendre à qui
la veut acheter sa propre voix, au risque de dé-
pouiller son père et sa mère. Ils vont, ils viennent,
ils complotent, ils se marchandent Tun l'autre, ils
sont en mouvement comme autant de pantins que
l'oncle César fait agir du fond de son tombeau
plein d'astuce ! O les grandes oreilles ! les grands
bras ! la grande faim ! la soif inextinguible ! Il y a
fraude, artifice et calomnie; il y a haine, avarice
et dénigrement; il y a surtout l'envie et l'envieux,
M. Isidore, et, de tous ces caractères, c'est celui-là
qui me semble, à moi, le mieux tracé et le plus
204 CRITIQUE DRAMATIQUE.
complet. C'est joli, Tenvie, à mettre en comédie,
et c'est amusant, l'envieux : il est lâche, il est bête
et sot ; il s'engraisse à ma phthisie, il maigrit à ta
prospérité, il se dépite à ta joie, il se réjouit à ta
peine; il rage, il se cache, il a honte et peur de lui-
même; il est envieux de ton bien, de ton âne, et
de ta femme, et de tout ce qui t'appartient ; il est
envieux de ta verrue. « Ah ! dit-il, la belle ver-
rue, et la mienne, on la voit à peine î » Il porte
envie à la jeunesse, au printemps, à l'eau qui
brille, à l'oiseau qui chante, -à ses amis, à ses ca-
marades, à sa femme, à ses enfants, à tout le
monde. Envieux ! le voilà jaune, humble, violet,
myope et chimérique, ébloui d'un lampion, fu-
rieux tout bas; puis il éclate enfin, il crie, il se
démène, il avoue, il se montre au grand jour!
Envie I envie ! Et chacun de rire au nez de ce mi-
sérable idiot!
Tel est le principal neveu de l'oncle César, Isi-
dore, et ce rôle d'Isidore est un rôle excellent,
bien joué par un comédien qui n'est pas loin de
ce bon, vaillant, actif, intelligent, ingénieux Du-
paray. Vous voyez d'ici toute la comédie! Ils
tournent incessamment, tous ces mécréants, dans
le même cercle inique de vices, de calomnies et de
petites infamies ? Seuls, retirés dans leur jeunesse
et dans leur probité de vingt ans, Pauline et le
THEATRE DE GENRE. 205
3etit Lucien ne. songent guère au testament de
ZéssiT. Ils font mieux, Pauline et Lucien : pour
•épondre au désir d'Hortense, ils donnent à cette
njuste cousine chacun sa voix pour l'héritage, et,
jrâce à cet appoint inattendu, H ortense hérite...
ïortense, à son tour, corrigée et repentante
l'avoir soupçonné Pauline et Lucien, renonce au
)énéfice du testament de l'oncle César. Vous
royez d'ici la fureur du bellâtre Lehuchoir, le
nari d'Hortense î Et tout finit par l'enrichisse-
nent définitif de la pauvreté constante, de l'in-
locence et de la jeunesse, au détriment des Lan-
jlumeau, et des Lehuchoir, et des héritiers qui
l'héritent pas de l'héritage!... Il n'y a rien de
îouveau dans cette aimable et piquante comédie :
ille appartient au Légataire universel, au Colla-
éraly aux Marionnettes y à l'homme aussi qui seul
L trouvé toute chose, à l'auteur du Malade imagi"
laire.,. Oui, mais ce qui recommande à tous les
)ons esprits qui savent rire et sourire le Testa-
nent de César Girodot, c'est la gaieté, c'est le ta-
ent, c'est l'attitude exquise de cette gaieté, de ce
aient; ce sont les reparties ,qui répondent à la
luestion, c'est le trait, c'est le style alerte, ingé-
lieux, rapide, et qui n'a rien de baveux ; c'est le
'a-et-vient de l'ironie et du bon mot! Rien de
)lus gai ! rien de plus vif, déplus jeune et de plus
IT l8
2o6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
joyeux ! Aussi bien cette comédie a réussi au delà
de toutes les espérances. Elle est jouée... au fait,
c'est languissant, mais ça marche; ça ne va pas
vite, mais ça touche au but ; ils ne sont pas bons,
mais ils s'accordent Tun l'autre. Un seul rôle est
très-bien Joué : celui de l'envieux ; l'envieuse est
terrible et pénible à voir; le petit monsieur qui
vend son père et sa mère aux Anglais y met un
sang-froid très-risible ; il y a le paysan qui mord
et qui tue en bon patois ; l'ingénue est une fillette
assez peu jolie et peu intelligente, et, disons tout,
désagréable... Ils avaient là cependant, pour jouer
ce petit rôle écrit depuis le temps de la jeune
Agnès, une enfant jolie, élégante et charmante à
l'avenant. M"® Simon... Simon de qui? Simon de
quoi ? Simon les Quinze-Ans ! Simon les Beaux-*
Yeux ! Il ne faut que cela pour jouer ces petits
rôles, une grâce, un sourire. .. il le faut absolu-
ment.
EMILE AUGIER
LES EFFRONTÉS
E PROVINCIAL : La belle assemblée ! Ah !
que de belles dames ! de beaux mes-
sieurs !
a Le Parisien : Et si vous saviez que le plus
grand nombre habite en ce moment les plus pe-
tits théâtres, oîi ces dames et ces messieurs s'amu-
sent et rient des comédiennes peu vêtues qui
chantent faux.
tt Le provincial : Aujourd'hui cependant, j'en
suis fâché pour ces petits théâtres, hommes et
femmes, la foule est ici.
a Le Parisien : C'est que l'on joue une comé-
die oïl l'on bafoue un homme d'affaires, et que le
public aime à rire aux dépens de ceux qui le font
pleurer.
ce Le provincial : C'est-à-dire que tous vos
hommes d'affaires sont tous des...
208 CRITIQUE DRAMATIQUE.
a Le Parisien : C'est ce qui vous trompe ! Il y
a de fort honnêtes gens dans les affaires; il n'y en
a pas un très-grand nombre, j'en conviens, mais
il y en a qui, sans jamais s'écarter des principes
•de l'honneur et de la probité, ont touché aux
honneurs ou sont en train d'y atteindre, et dont
la robe et l'épée ne dédaignent pas l'alliance'.
Effectivement on aurait tort de les confondre
avec les autres; enfin il y a des honnêtes gens
dans toutes les professions.
<c Le provincial: Sur ce pied-là, cette comédie
est inoffensive aux financiers honnêtes gens ?
a Le Parisien : Comme est Tartuffe aux vrais
dévots! Hé! pourquoi les financiers s'offense-
raient-ils de voir sur la scène un fripon de leur
compagnie? Ils seraient donc plus délicats que
les courtisans et les gens de robe, qui voient tous
les jours représenter avec plaisir les petits mar-
quis et les juges ignorants ou corrompus?
a Le provincial : Et MM. les Parisiens, qu'ont-
ils dit le premier jour?
a Le Parisien : Ils se sont livrés au spectacle,
ils ont écouté, ils ont ri, et, la pièce étant applau-
die, les uns en ont dit plus de mal qu'ils n'en
I. Allusion au récent mariage de M. MoIé de Champlâtreux
avec la fille de Samuel Bernard.
THEATRE DE GENRE. 2O9
pensent, pendant que les autres en pensent moins
de bien qu'ils n'en disent.
a Le provincial : Et quels défauts y trouvent les
critiques?
tt Le Parisien : Cent mille.
tt Le provincial : Mais encore ?
a Le Parisien : Ils disent que tous les person-
nages en sont vicieux, et que l'auteur a peint les
mœurs de trop près.
a Le provincial : Ils n'ont, parbleu ! pas tout le
tort; les mœurs m'ont paru un peu gaillardes.
tt Le Parisien: Vous êtes trop pénétrant... Mais
du financier, qui est le caractère principal, qu'en
dites-vous ?
a Le provincial : Je dis qu'il est manqué, si les
gens d'affaires sont tels qu'on me les a dépeints.
Les affaires sont des mystères qui ne sont point
ici développés... Mais quel est ce bruit qui se fait
à l'orchestre?...
a Le Parisien : L'orchestre ! il se fâche contre
la sécheresse de l'intrigue, et l'orchestre a tort. La
comédie de caractère est d'ordinaire assez faible
du côté de l'intrigue, et s'en passe assez volon-
tiers. Il suffit que la pièce ait un certain intérêt.
<i Le provincial : Mais celle-ci n'est guère inté-
ressante; on dirait que l'auteur a porté toute l'at-
tention du. spectateur sur les caractères de sa co-
IV 18.
210 CRITIQUE DRAMATIQUE.
médie, et qu'il a regardé comme une distraction
inutile une intrigue trop compliquée. Il n^ a pas
assez de comédie en toute sa comédie. Est-ce vrai?
a Le Parisien : Il n'est que trop vrai. Un dé-
faut considérable en tout ceci, c'est que les person-
nages sont odieux. L'auteur n'a pas eu assez d'es-
prit pour nous faire aimer ces vilaines gens : voilà
son défaut capital.
a Le provincial : Pourtant mes amis et moi
nous avons ri, tantôt malgré nous, tantôt de bon
cœur. Voici pourtant dans cette loge, à notre
droite, un homme et une femme encore assez
belle qui ne paraissent guère contents.
tt Le Parisien : Quoi d'étonnant? Ils se figurent
que ceci est leur histoire et que la salle entière a
les yeux sur eux. En récompense, on a bien ri
dans la loge à côté : ce sont des magistrats qui
connaissent particulièrement plusieurs des per-
sonnages de cette comédie, et qui ne sont pas
fâchés de les revoir... »
Qui parle ainsi? quel est le bel-esprit qui sou-
met à cette analyse inflexible une des plus belles
œuvres dont s'honore l'ancien théâtre? Allons, je
vous prie, un petit effort de mémoire... Y êtes-
vous? C'est Le Sage en personne, expliquant et
critiquant Turcaret, celte merveille d'esprit, de
bonne humeur et de malice,' homme habile à
THEATRE DE GENRE. 211
trouver la difficulté de son grand ouvrage, et qui
ne craint pas d'être à soi-même un censeur sans
pitié.
Cet exemple, parti de si haut, nous profitera, je
Fespère, à l'heure où, nous aussi, nous nous trou-
vons en présence d'une œuvre considérable et qui
vaut la peine qu'on la discute. Effronté^ c'est le
mot de la morale ancienne et de l'ancienne comé-
die. Un grand moraliste, appelé Théophrasie, a
laissé dans ses livres le caractère de Veffrontéy de
Yavare, de Vimpudent, du vilain homme et du co-
quin,,.^ autant d'effrontés. « Un coquin, disait-i#,
est celui à qui les choses les plus honteuses ne
coûtent rien à dire ou à faire... Il est tout ce qu'il
y a de plus honteux et de plus contraire à la bien-
séance.» A chaque page de ce livre de Théophraste
on retrouve un effronté. Aristophane et Plante
ont légué toute une famille d'effrontés à Molière,
à commencer par Scapin : les Fourberies de Sca-
pin, les Fourberies de Mascarille. Si le valet est
un effronté, la soubrette est une effrontée, effron-
tée aussi la digne fille du seigneur Alcantor. Elle
épouse en effet Sganarelle, oui; « mais c'est un
homme qui mourra avant qu'il soit peu, et qui
n'a tout au plus que six mois dans le ventre ».
Dans le Bourgeois gentilhomme, il n'y a rien de
plus effronté que cette marquise Dorimène et son
212 CRITIQUE DRAMATIQUE.
ami Dorante exploitant le bonhomme Jourdain,
a Dorimène (à M. Jourdain) : Je ne réponds à ce
compliment qu'en mangeant comme je fais. »
M. de Pourcedugnac vous représente une armée
d'effrontés des deux sexes et de toutes les nations.
Le Médecin malgré lui^ Sganarelle, est vm ef-
fronté de la plus charmante espèce. Un horrible
effronté, c'est Tartuffe. Rappelez-vous les servan-
tes, les valets, les marquis, les comtesses, h Joueur
et le Légataire universel de Regnard. Sa comédie
appartient aux effrontés ; elle est une effronterie
intarissable, comme la gaieté qui Tanime. Et ce
brave homme appelé Le Sage, il est Tauteur de
Crispin rival de son maître; il a fait Turcaret,
il a fait Gil Blas, le grand-père de Figaro^ Tef-
fronté par excellence. Aussi Ton ne saurait tenir
compte du titre de sa comédie à l-auteur des Ef-
frontés, Il l'eût appelée la Forêt de Bondy, le titre
eût été plus juste, ou du moins plus nouveau.
Au premier acte apparaît uq coquin, Ver-
nouillet, flétri d'hier par un de ces terribles at-
tendu de la police correctionnelle : « Att^endu,
malgré ses manœuvres frauduleuses, qu'un tel
échappe à la loi pénale, le renvoie des fins de la
plainte, etc. », c'est-à-dire il échappe à la peine,
maïs non au déshonneur. Un grand magistrat
d'autrefois disait cela très-bien en parlant d'un
THEATRE DE GENRE. 2l3
coquin de cette espèce : « On lui a sauvé la tête,
on lui a tordu le cou. » Le voilà donc, ce M. Ver-
nouillet, tout flétri, qui se présente en tremblant,
car il tremble encore, chez un sien camarade ap-
pelé le financier Charrier. Ce Charrier est ce qui
s'appelle un homme considérable : il est très-riche,
il a sa part dans toutes les grandes affaires; il est
maire de son arrondissement; il aspire en secret
aux honneurs de la Chambre haute; enfin c''est un
ambitieux austère, et maintenant qu'il a tout l'ar-
gent qu'il pouvait attendre, il écrit sur ses a armes
parlantes ï) le Quo non ascendant? Am bourgeois
de Paris. « Il faudrait, disait un moraliste, sup-
primer tous les honneurs de ce bas monde et n'en
rendre à personne, s'ils inspiraient autant d'or-
gueil et de vanité à ceux qui les méritent qu'à ceux
qui ne les méritent pas. » Or c'est Justement parce
qu'il ne les mérite guère que M. Charrier en veut
avec tant d'ardeur aux distinctions honorifiques.
Pensez donc s'il reçoit du haut de sa hauteur ce
malheureux Vefnouillet, ce vaincu de la sixième
chambre. En ce moment, le Vernouillet serait
perdu, écrasé sous^a propre indignité, si, par bon-
heur pour lui, par malheur pour la morale uni-
verselle, un certain marquis d'Hauterive... un
Alceste à la dérive, ne s'était rencontré chez le
banquier Charrier pour relever le courage abattu
214 CRITIQUE DRAMATIQUE.
de Vernouillet. « Quoi! lui dit-il, pour si peu,
M. Vernouillet se décourage! Il aura entendu hier
quelques dures paroles d'un magistrat rébarbatif,
qui gagne à peine mille écus chaque année et qui
loge au quatrième étage; et M. Vernouillet, qui
possède un million, courbe la tête ! A quoi donc
sert l'effronterie? à quoi sert l'argent comptant?
Allons, Vernouillet, courage, et montrons-nous! »
Il est ainsi fait, ce marquis d'Hauterive... Il haitla
bourgeoisie; il a pris en profonde pitié la société
nouvelle; il en veut à quiconque est quelqu'un
ou quelque chose; il va sans cesse affirmant et
répétant :
Les vices d'autrefois sont les mœurs d'aujourd'hui!
Bref, il amuse au premier abord, et son ironie
est vraiment plaisante au premier acte ; au second
acte, elle a déjà perdu quelque peu de sa pointe et
de sa grâce, et c'est à peine si nous pouvons la
supporter à la dernière scène. Un jour, devant
Chamfort, qui avait bien de l'esprit, un marquis de
cette espèce, un mécontent, déclamait contre tout
le monde, et même un peu contre sa patrie :
tt Heu ! dit Chamfort, si ce discours est d'un gen-
tilhomme, il n'est pas noble, à coup sûr. » Le mot
est très-joli, je m'en sers. Ce vieux marquis d'Hau-
terive, au milieu de la société moderne, est un im-
THÉÂTRE DE GENRE. 2l5
puissant, un envieux, un mauvais ricaneur, un
esprit chagrin^ disait Théophraste. Or « Pesprit
chagrin fait que Ton n'est jamais content de per-
sonne, et que Ton fait aux autres mille plaintes
sans fondement ». Mais au premier acte il est
charmant, ce M. d'Hauterive; il Joue à merveille
de ces deux marionnettes, le Charrier tout bouffi
d'importance et le Vernouillet dégonflé, qui peu à
peu se regonfle en disant : M*y voilà l Bien plus,
la scène est très-bien faite où Ton voit le fameux
financier Charrier donner la main à ce coquin quô
tout à Pheure il ne voulait pas recevoir :
L'honneur estropié, languissant et perclus,
Est une vieille idole en qui l'on ne croit plus.
Au second acte (il ne faudrait pas vous attendre
en tout ceci à rencontrer une logique inflexible),
nous irons, s'il vous plaît, chez une belle effron-
tée, appelée la marquise d'Hauterive, à savoir la
propre femme de M. le marquis. Elle était jeune^
elle était sa nièce, elle était pauvre, il était vieux,
il était riche; il ne voulait pas laisser déchoir ce
nom d'Hailterive : il épousa sa nièce, et naturelle-
ment il fut trompé par elle. Un Jeune homme, un
écrivain, que dis-Je? un journaliste éloquent,
honnête homme et bien élevé, appelé M. de Ser-
gines (on le voit trop peu dans cette comédie), a
2l6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
rencontré M"® d'Hauterîve, et bientôt ils se sont
aimés, et tant aimés que M. le marquis a décou-
vert les intrigues de sa nièce. Il pouvait tuer Ser-
gines : il n'a pas voulu compromettre ainsi le nom
des d'Hauterive, et il a si bien fait que sa propre
femme a demandé contre lui une séparation de
corps; il a si bien fait qu'elle l'a obtenue; et
maintenant, grâce à la pension de cent mille livres
que lui fait son mari, grâce aux respects dont la
dame est entourée par son amant M. de Sergines,
la marquise d'Hauterive, séparée de corps, est une
des reines de Paris. Sa parole est comptée; elle va
partout la tête haute, et Dieu sait qu'elle serait
parfaitement heureuse si les plus belles amours ne
devaient pas finir! Mais quoi! voici déjà quatre
ans que la jeune dame et le jeune monsieur, le
journaliste, sont épris l'un de l'autre, et quatre
ans c'est bien long, surtout quand les liens de
l'opinion sont là qui vous lient beaucoup plus
encore que le mariage !
Ils en sont là, la dame et le monsieur, portant
leur chaîne. En vain la dame a voulu se distraire
en caquetant avec le fils de M. Charrier, « un li-
bertin de mauvais goût » (elle en convient), bien-
tôt sa coquetterie est retombée sur elle-même. Ah !
quelle tristesse ! Et l'instant d'après, sans motif et •
sans duègne qui l'accompagne, la jeune Clémence
•THEATRE DE GENRE. 21J
Charrier arrive en cette petite maison delà sépara-
tion de corps. Elle a donc son effronterie, elle
aussi, la jeune Clémence? Heureusement M. le
marquis d'Hauterive arrive à son tour, et sa pré-
sence légitime est une espèce de consolation pour
les honnêtes gens, qui ne comprennent guère les
coquetteries de M"® d'Hauterive avec M. de Ser-
gines, voire les coquetteries de M"*' d'Hauterive
avec ce brigand de Vernouillet, qui lui rapporte
un engagement de cent mille francs que la dame
imprudente avait souscrit dans ses affaires vé-
reuses. — Cent mille francs I dit le marquis, le
Vernouillet vous les rapporte I II a donc à vous
demander d'étranges services ! Enfin, Madame, y
pensez-vous I Si vous acceptiez cette abominable
restitution, vous seriez la complice et désormais
la servante du sieur Vernouillet. Donc, les cent
mille francs, les voilà; rendez son argent à cet
homme, et fermez-lui votre porte. C'est un beau
mouvement, très-dramatique, et qui fait grand
plaisir au milieu de ce tourbillon d'actions mau-
vaises et peu claires. Je sais bien que les effrontés
reprocheront à M. le marquis d'être un peu trop
glorieux de sa belle action. — Mais quoi I disait
Caton lui-même, « essayez de .séparer la gloire de
la vertu, et vous verrez combien peu de gens con-
sentiront à être d'honnêtes gens ». Ainsi, par une
IV 19
2l8 CRITIQUE DRAMATIQUE.
suite de scènes piquantes et variées, par un pé-
tillement très-ingénieux de mots restés charmants,
biens trouvés, tantôt blessés, tantôt contents, occu-
pés toujours, nous arrivons à ce fameux troisième
acte, où Fauteur va nous montrer le nouveau don
César de Bazan :
Pardon! ne faites pas attention, je passe.
Vous parliez entre vous. Continuez, de grâce.
J*entre un peu brusquement, Messieurs, j*en suis fâché I
Ouf! que d'événements
Ce don César de Bazan du journal, ce/euiiiiste
impossible, la joie et le divertissement du susdit
troisième acte, est un gueux, nommé Giboyer. Il
est vêtu comme un pleutre, il a Pesprit d'un
coquin, il écrit comme un faussaire. Il a, nous
dit-il, mais je ne le crois pas, remporté toutes les
palmes innocentes et la couronne du prix d'hon-
neur. A ce drôle, une aimable Couronne! une
palme sur ce front difforme ! Et notez bien que
cet homme a tourné en accusations toutes ses
belles études, et qu'il en fait un crime à la société
tout entière. Comment donc ! il était heureuse-
ment, glorieusement, le fils d'un portier; on l'est
venu prendre au fond de la loge de son père, on
l'a tiré de sa crasse originelle, on a mis entre ses
mains, bonnes tout au plus à tenir l'alêne du sa-
vetier ou Taiguille du tailleur, les poëmes d'Ho-
THEATRE DE GENRE. 2ïg
mère et les poëmes de Virgile ; on l'a fait Athé-
nien, on l'a fait Romain, ce misérable voyou de
la rue Moutfetard ; on Ta nourri, on Ta blanchi,
on l'a peigné, on l'a' sauvé, et le voilà qui dé-
clame, ô honte et misère! contre les poètes, contre
les philosophes et les orateurs, ses pères nourri-
ciers ! Bien plus, du fond des abîmes et des fanges
dans lesquels il est retombé spontanément, ce mi-
sérable insulte à l'honneur des femmes, à la bonne
renommée des hommes. Il touche à la biographie
immonde, et vous lui feriez dire, au prix d'un pe-
tit écu, que le chevalier Bayard était un lâche et
Jeanne d'Arc une drôlesse. Et de ces crapules cet
homme hideux se vante, et de cette plume où la
boue et le fiel sont mêlés il éclabousse à plaisir la
robe blanche et l'habit noir. Ah ! la triste image !
Or savez-vous comment ce Giboyer est devenu
l'âme damnée et l'associé-valet de Vernouillet le
déshonoré? Pas plus tard que ce matin, Ver-
nouillet achetait, de cet argent qu'il a volé, un
journal considérable intitulé la Conscience pu-
bliquCy et le premier soin de Vernouillet était
d'introduire en son journal, au milieu des an-
ciens collaborateurs, son digne associé Giboyer!
n est fait comme vous, il pense comme moi.
On rit donc! Le Giboyer devient une joie! Et
220 CRITIQUE DRAMATIQUE.
moi aussi j'ai ri, mais Je ne suis pas désarmé. Bien
plus, je suis tout honteux de mon rire, il est ab-
surde. En effet, mettez Vbrnouillet et Giboyer,
son camarade, au milieu d^un journal, quel qu'il
soit : soudain, à la même heure et le même jour,
ce ne sont pas seulement les écrivains qui donne-
ront leur démission dans cette œuvre de ténèbres
et de honte, mais les plieuses et les porteurs du
journal. Ce Vernouillet, dans ce journal naguère
entouré d'estime, est semblable à l'araignée au
milieu de ses toiles : il grappille à droite, il grap-
pille à gauche; il jette à l'Opéra ses filets, ses
plombs à la Bourse; et quand se présente une de
ces grandes questions qui sont la vie et Thonneur
du journal, Vernouillet, sans reproche et sans
peur, vend la question au plus offrant et dernier
enchérisseur. Cent mille francs la question sur
les fers! c'est pour rien! Et le ministre, à la
même heure , écrit de sa main au Vernouillet :
« Vous êtes un homme, un caractère, et venez dî-
ner au Ministère. » Il y a là aussi une dissertation
très-longue et très-pénible à entendre, où il est
démontré par Giboyer que la propriété c'est le vol.
Certes, on ne saurait nier que ceci, déclamé pu-
bliquement, soit une nouveauté inattendue, inat-
tendue à ce point que notre étonnement, disons
aussi notre peu d'habitude aujourd'hui , nous a
THÉÂTRE DE GENRE. 221
empêché de la comprendre, par cette raison sans
réplique: Ingénia studiaque facilius oppresseris
quam revocaveris. C'est Tacite qui Ta dit, dans
son admirable Agricola,
J'entends. d'ici quelque effronté du parterre : a Au
fait, dit-il, si le Giboyer est un coquin, le Giboyer
est un faux journaliste ; Sergines, le vrai journa-
liste, est un héros! Quoi donc, seriez- vqus fâché
d'une plaisanterie un peu crue, et ne voyez- vous
que, parallèlement avec ce coquin de Giboyer,
nous vous montrons le journaliste honnête homme,
entouré de louanges, et dont la voix rencontre
inévitablement un écho dans les consciences les
plus honnêtes et les intelligences les plus avan-
cées ? C'est pour rire, encore une fois, toute cette
ironie! On serait très-fâché d'insulter une grande
et vaillante profession, et vous seriez le mal venu
de nous gêner dans nos gaietés, dans notre hu-
meur joviale et dans cet accent gaulois dont nous
ne saurions nous défaire... » Voilà donc ce qu'ils
répondent, les amis et les partisans de Giboyer :
« Laissez-nous rire.» Eh bien ! moi, je ne ris pas;
je suis assez semblable à l'orateur plaidant pour
sa maison : « Penses-tu, Clodius, que je ne dé-
truirai pas jusque dans leurs bases les actes de
ton tribunat? Après avoir troublé l'ordre des sa-
crifices, tu as voulu proposer des lois que per-
IV 19.
222 CRITIQUE DRAMATIQUE.
sonne n'avait proposées avant toi : Qu'il vous
plaise, ô Romains! d'ordonner que Marcus Tul^
lius ne puisse rester dans Rome, et que ses biens
deviennent la propriété du public ! Ainsi, tu vou-
lais abuser des circonstances et de Pétat des affaires
publiques, en m'arrachant les honneurs que dé-
cerne le peuple à ceux qui Font servi. Va, va,
répète aussi haut que ta voix peut aller : Citoyens^
qu'il vous plaise d'ordonner que l'eau et le feu
soient interdits à Marcus Tullius; je défendrai
contre toi ma maison et mon bannissement. »
Tout ce discours de l'orateur romain pour sa
maison me servirait au besoin à répondre au Ver-
nouillet, à répondre au Giboyer le prix d'hon-
m
neur. Nous en avons connu de ces prix d'hon-
neur, et nous en connaissons encore, qui ont
accompli glorieusement les tâches les plus illus-
tres. Un d'entre eux, qui est mort tout jeune et
que nous pleurons encore, la veille de sa mort,
comme il avait passé une cruelle nuit d'insomnie :
a Oh ! disait-il, ne me plaignez pas. Je me suis
représenté toute la nuit les divers auteurs de l'an-
tiquité à qui je voudrais ressembler, et j'ai voté
pour Plutarque, » Il s'appelait Edouard Boitard,
ce prix d'honneur.
Donc, laissons rire à ventre déboutonné M. Gi-
boyer, le don César de Bazan de l'écritoire;
THÉÂTRE DE GENRE. 223
abandonnons le Vernouillet à ces prospérités in-
concevables que signalait Démosthènes dans sa
IV® philippique : « Athéniens, rappelez-vous que
le succès trop rapide est un encouragement à tous
les crimes. » Et cpmme au fond de l'âme il nous
plaît d'aimer l'auteur des Effrontés^ parce qu'il
est plein de gaieté, de bonne humeur, de bel es-
prit, content de vivre et très-heureux d'être au
monde, oublions ce fameux troisième acte, pour
arriver tout de suite au milieu de la fête élégante
que donnent à leurs amis ces nobles effrontés^ le
vicomte et la vicomtesse d'Isigny. « Il est bien
d'Isigny, car son père y vendait du beurre. » On
s'amuse enfin à cette fête. Il y a là tout un petit
monde assez méchant, qui se plaît aux plus vul-
gaires médisances, et qui ce matin même aura lu,
dans les bas-fonds de la Conscience publique, une
déclamation de cet affreux Giboyer, intitulée le
Chien accusateur, Giboyer n'a jamais possédé que
trois histoires dans son bissacde diffamation ; elles
sont toutes les trois du même atticisme. Ici, le ca-
niche accusateur accuse une marquise et son
amoureux, à savoir la marquise d'Hauterive et
M. de Sergines, le journaliste honnête homme.
Ici encore, on pourrait relever comme une invrai-
semblance la prétendue autorité du Giboyer sur
l'opinion publique, et l'on démontrerait facilement
224 CRITIQUE DRAMATIQUE.
qu'une pareille espèce est impuissante (heureuse*
ment!) à déshonorer si vite'et si complètement un
galant homme, une femme honorable au bout du
compte, et protégée par la réserve et le sérieux de
sa vie entière. Oh que non pas ! la vie et Thon-
neur des hommes et des femmes de notre temps
ne sauraient tenir à un fil si léger. Les Vernouil-
let, non plus que les Giboyer, n'y peuvent rien.
Mais à quoi bon une critique inutile? on rit tou-
jours, on rit encore; et, d'ailleurs, il est bien mené
ce quatrième acte, et quand apparaît dans ce
monde ahuri la jeune femme insultée, et quand,
face à face avec ces deux pleutres, elle parle à
Vernouillet de son ami le président de la sixième
chambre, ils nous semblent assez châtiés, ces deux
compères d'une incroyable comédie: AferzYo plec"
timur» Arrive en même temps, semblable au Dieu
qui sort de son nuage, et superbe et dédaigneux,
foulant aux pieds ces reptiles, Vernouillet et Gi-
boyer, M. le marquis d'Hauterive. A sa femme
insultée il offre en ce moment sa protection tout en-
tière; en un mot, il reprend sa femme et la retire
enfin des abîmés où l'infortunée allait tomber. Il n'y
a rien à reprendre à ce mouvement plein de grâce
et de dignité. J'aime aussi beaucoup deux char-
mants caractères, le frère et la sœur, Henri et Clé-
mence Charrier. L'un et l'autre, ils s'aiment ten-
THÉÂTRE DE GENRE. 225
drement, et nous aussi nous les trouvons aima-
bles.
On dirait que ces deux enfants sont placés là
par M. Emile Augier pour que l'on ne dise pas
àts Effrontés ce que l'on disait de Turcaret, qu'il
n'y avait rien d'honnête en toute cette comédie.
Au dernier acte enfin la jeune Clémence épouse
M. de Sefgines, qu'elle aime en secret, non pas
sans que M. Charrier, son père, ait tenté de lui
faire épouser V^rnouillet : car (il faut tous qu'ils
soient plus ou moins souillés) M. Vernouillet a
découvert, dans la Galette des Tribunaux , que
son ami Charrier, il y a vingt ans , a subi un ac-
quittement pareil au sien en police correction-
nelle.
Ainsi l'un et l'autre ils sont déshonorés au
même titre, et Vernouillet est assez lâche pour re-
mettre au fils le papier qui déshonore son père.
Alors le fils prie et supplie, à mains jointes, son
père au désespoir, de rendre à ses anciens clients
l'argent qu'il leur a volé, et le père attendri con-
sent, à ce prix, à réhabiliter le nom de ses enfants.
C'est bien fait, chacun l'approuve, et cependant
mieux eût valu tout simplement être en commen-
çant un honnête homme. — Il y avait un officier de
M. de Catinat qui s'était mal conduit, et qui plus
tard avait racheté sa faute. Un jour que ce mal-
226
CRITIQUE DRAMATIQUE.
heureux brossait son uniforme : s Oh! là, disait
le maréchal , 11 peut bien ôter les taches de
son habit, il ne lui rendra jamais son premier
lustre. ï
V. SARDOU
LA FAMILLE BENOITON
E commencerai par retrancher une syl-
labe, une seule, à ce drame étonnant,
et, comme on ne saurait mettre en doute
l'audace du jeune auteur, je ne crois pas qu'il se
fâche de ce retranchement» Écrivons donc au fron»
ton de la nouvelle comédie en cinq actes : Famille
Benoiton! tout lugubrement, et nous aurons le
vrai titre d'une abominable et très-intéressante
comédie^ oh la leçon est un cîoup de poignard,
parfois même un doup de bâton ; où Ton rit, honteux
et malheuteux de son propre rire* Famille
Befioitonl c'est-à-dire : Ici reposent des morts
vulgaires qui représentent une vie impossible et
déshonorante; ici* sont enfouis des hommes de
lucre et de mensonge, à côté d'enfarlts scrofaleuï
et de quelques femmes de rien. Dieu merci! là
228 CRITIQUE DRAMATIQUE.
famille Benoîton a vécu ; les Benoîton père et fils
n'avaient pas d'ascendants; ils n'ont pas laissé de
descendants. Tout ce qu'ils ont pu faire en se
cotisant, c'est ce méchant tombeau économique
ouvert à tous les vents de bise, et si quelqu'un de
ces messieurs avait négligé par malheur le soin
d'inscrire au rabais ce nom sans écho sur une
pierre sans durée, on ne se souviendrait guère de
la famille Benoîton. La voilà morte. H te jacet!
N'en parlons plus.
Mais, plus cette exécrable famille est anéantie,
et plus -volontiers nous reconnaîtrons qu'il a fallu,
pour lui rendre avec tant de grâce et de faveur la
vie et la curiosité, un esprit rare, un talent singulier.
M. Victorien Sardou est tout semblable à dame
Martine du Médecin malgré lui: — Ah! mon pau-
vre mari, disait Martine, je ne te quitte point
que je ne faie vu pendu,,, M. Victorien Sardou,
soyez-en sûr, ne quittera pas un seul de ces quinze
personnages sans qu'il les ait criblés de ses mépris
et foulés à ses pieds. Pêle-mêle effrayant et très-
amusant de crimes, de passions, de violences, de
trahisons, d'abjections.
Premier acte. — A Saint-Qoud, non loin de
Montretouf, une suite de maisons blanches, de
petits jardins, bosquets, jets, d'eau, charmilles. -^
THEATRE DE GENRE. 229
«
Dans l'un de ces jardins, M"*® Cloiilde, une jeune
veuve, en grand habit du matin, jouant, par
curiosité et par plaisir, un rôle sifflé naguère au
Gymnase, le rôle de la marieuse. A peine mariée,
elle a perdu son mari, et la voilà qui cherche à
conclure^ au nom de ses voisines et de ses voisins :
c'est sa tâche. Elle a résolu de marier, au prenjier
venu même, une certaine Adolphine, de la race
des Benoîton, et (probablement) arrière-petite-
fille de la comtesse d'Escarbagnas. Cette Adolphine
est un monstre en morale et, que dis- je? un
monstre au physique. Elle a l'esprit de M"® Ca-
thos, sa marraine, de sa Madelon, sa camarade.
Elle porte un chignon fou, sous un chapeau
vaporeux. Celui qui l'épousera jamais se pourra
vanter d'épouser les sept péchés mortels. « Ma foi,
se dit à elle-même Clotilde la marieuse, il faut
convenir que j'aurai la main bien malfaisante si
je trouve à ce fagot une chaussure à son pied.
Passe encore si cette sotte était riche.... A peine si
elle apportera de quoi payer le postiche et les faus-
setés de sa triste personne. Allez donc jeter cette
créature ainsi faite au milieu des hommes les
moins favorisés du sort! Proposez-la au consul
de Madagascar, aux employés du Mexique ils
s'enfuiront comme sïls avaient vu le diable. Ah I
le sot problème ! Encore si dame Adolphine était
IT 20
23o CRITIQUE DRAMATIQUE.
moins infatuée de sa triste personne! Oui-da!
mais elle s'admire, elle s'écoute, elle se loue, et,
par-dessus le marché, estt-elle ingrate, méchante,
et curieuse et quémandeuse?... Eh bien, je n'en
aurai point le démenti. »
Comme elle est en train de se désespérer,
M™® Clotilde la marieuse voit entrer dans son
bosquet un ancien ami, M. de Champrosé, bon
gentilhomme. Il était riche et s'est tant laissé gri-
gnoter par les rats d'alentour qu'il a vu tout dis-
paraître à la fois, le château, les bois, les maisons;
bref, il était temps, s'il ne voulait pas mourir de
faim, qu'il héritât de la fortune de son oncle, et
maintenant que le revoilà riche, il ne veut plus
qu'on le grignote, il veut qu*on le mange avec
économie. Il veut absolument, pour bien finir,
rencontrer un bon mariage, et pourtant (vanités
des bonnes résolutions, ce pavé de l'enfer!) M. de
Champrosé est venu à Saint-Cloud poussé pat
Une envie immense de rejoindre un chapeau bleu,
parbleu ! Mais quoi ! le chapeau bleu de la rue a
disparu dans les bois, et M* de Champrosé s'estime
un homme heureux d'avoir rencontré Clotilde la
marieuse. « Ainsi mariez-moi, Clotilde. — ^ Prenez
garde, ami Champrosé, répond-elle, il n'y a pas
de casse-cou plus dangereux. Vous vous mariez,
c'est bientôt dit, c'est bientôt fait, mais (inévitable-
THÉÂTRE DE GENRE. 23l
ment) vous épousez une dépensière; elle se ruine en
linge, en habits, en falbalas, en bijoux, en choses
de l'autre monde, en poudre de riz, en vermillon,
en chaînettes, épingles, diadèmes, jupons rayés,
cordons, feuillages, chapeaux, bavolets, cachemires
des Indes; et des gants, des chevaux, des carros-
ses, des casquettes, des bottes; toilette à midi, toi-
lette à quatre heures, sans compter les peignoirs
flottants et les jupes plates dans l'intervalle! C'est
toute une encyclopédie à énumérer, tout un bud-
get à solder... C'est le diable! Et cependant le
malheureux, une fois attaché à cette roue, use sa
vie, uniquement pour suffire à cette injuste et
cruelle dépense. Eh donc! qu'en dites-vous.
Monsieur de Champrosé? »
A cette déclaration de Clotilde (et notez bien
qu'elle est attifée à la dernière mode, et que la
belle prêcheuse aurait grand'peine à prêcher
d'exemple), M. de Champrosé pâlit... cependant
il regrette le chapeau' bleu. « On le connaît, le
chapeau bleu, dit Clotilde; il répond au nom de
Benoîton. — Benoîton des sommiers élastiques?
— C'est toi qui l'as nommé, dit Clotilde. Ils sont
riches, ces Benoîton, et frivoles. Le père est un
enrichi, qui donnerait Homère et Virgile, et la
liberté de la presse, avec toutes les libertés de ce
bas monde, pour un petit écu. Le dernier né est
232 CRITIQUE DRAMATIQUE.
un Cartouche en fleur, le lycéen est un cancre de
la plus belle venue, et les demoiselles... des de-
moiselles à la mode. Elles s*habillent, babillent et
se déshabillent tout le lo.ng du jour. L'aînée est
déjà mariée à M. Didier, jeune homme affairé qui
va incessamment du carton B C au portefeuille
X et Z, demandant, chemin faisant, comment va
sa femme et comment va son bébé. Quant au père
Benoîton, son rêve, en ce moment, c'est d'être
chevalier de la Légion d'honneur. Il semble à Be-
noîton, puisque le gouvernement a la prétention
d'encourager le vrai mérite, qu'on devrait lui te-
nir compte de ses deux maisons sur le boulevard
Malesherbes , de sa maison au boulevard Sainj-
Michel, et de trois ou quatre autres édifices en
construction. « Et qui donc récompenser, juste
Dieu! si l'on ne récompense pas ceux qui donnent
l'exemple de la fortune?... » Il est très-amusant,
ce coquin de Benoîton , chef de la maison Benoî-
ton des sommiers élastiques. Mais ce qui le com-
plète et va le porter à son maximum, c'est la ren-
contre heureuse de ses dignes amis, faits à son
image, les deux Formichel père et fils. Formichel
père et fils représenteraient au besoin toute une co-
médie, et voilà distancés à tout jamais ces deux
gaietés de nos grands-pères, Diafoirus père et fils.
Ecoutez le père Formichel parlant de son fils, et
THEATRE DE GENRE. 233
voyez si jamais le père Diafoirus a poussé pour
sa progéniture l'enthousiasme à ce point-là : « Eh
bien ! je vous réponds qu'il a profité, le gaillard !
A huit ans, cela vous brassait déjà sa petite règle
d'intérêts composés, et on avait. Monsieur, son
petit brouillard et son petit grand-livre pour in-
scrire le doit et avoir de son petit budget... » Tel
est ce premier acte avec toutes ses déviations. Rien
n'est plus joli que ormichel fils saluant jusqu'à
terre M, Benoiton des sommiers à ressorts com-
pensateurs, gros comme le bras. Il a beaucoup
voyagé, ce jeune homme; en Espagne, il a étudié
l'huile et le tabac ; à Rome, il s'est occupé des sa- *
vons ; à Venise, il a remarqué l'absence du gaz.
Il est le voyageur utilitaire; il ne voit que ce
qui s'achète et se vend. Comme contraste à cette
ganache de l'épicerie européenne , vous avez
M"® Camille Benoîton, très-habile au box, au
champ de course, aux paris. Elle exhale une suave
odeur d'écurie et de patchouli ; elle parle agréa-
blement l'argot du grand monde des cocottes. O
mélange heureux d'Agnès et de fille entretenue !
On vous dira la suite à l'acte suivant.
Vous avez déjà compris que nous n'allions pas
en ligne droite; au contraire, aurons-nous soin
de nous arrêter à toutes les curiosités du sentier.
Cette fois, nous sommes entrés dans la maison, di-
IT 20.
234 CRITIQUE DRAMATIQUE.
sons mieux, dans les écuries d'Augias Benoîton.
Là, nous retrouvons, régnant et gouvernant, le
mètre en main, le fléau du XIX® siècle, à savoir
la couturière mâle et femelle. Elle mène, en ces
jours néfastes, la danse des morts, comme on la
voyait sur le pont de Bâle en l'an de grâce 1372.
La couturière ! elle est le commencement et la fin
du monde ; elle est la ruine et le déshonneur des
maisons mal bâties et des fortunes mal gagnées. Elle
travaille en ce moment avec M™^ Didier et ses
deux sœurs , M"®^ Camille et Jeanne Benoîton»
Elle les conseille, elle les tente, elle expose à leurs
yeux ses étoffes brillantes. Elle agrandit la dette,
elle amoindrit la ressource ; elle vient encore, en
ces lieux mal hantés, de vendre à crédit pour mille
écus de dentelle à la jeune M™® Didier, ce qui fait
que Ton s'étonne un peu que le jeune Formichel,
qui couperait un liard en quatre, éprouve un cer-
tain attrait pour ces demoiselles de la grande toi-
lette et de la petite vertu. Oui, mais M"® Camille
Benoîton aura cent mille écus de dot, sans comp-
ter les espérances , une tante infirme et décrépite,
et qui laisse à chacun des Benoîton cent vingt
mille francs. Ici redoublez de courage, et nous
vous expliquerons de notre mieux les combi-
naisons du faux bonhomme Prudent Formî-
chel.
THiéATRE DE GENRE. 235
Prudent (un calepin à la main). Quel âge
avez-vous?
Benoiton. Cinquante-sept ans.
Prudent. C'est quinze ans à attendre ! .
Benoiton. Hein! Comment!... Quoi?
Prudent (additionnant). Et encore! le cou gras,
la face congestionnée!... Enfin, mettons quinze
ans!... Ça cadre assez avec mes calculs! Je qua-
druple mon capital..... 4 fois 7 font 28: deux mil-
lions huit cent mille francs; plus votre héritage,
deux cent mille francs, trois millions!... J'ai deux
enfants, pas un de plus! Un garçon d'abord, puis
une fille!... Le garçon est ingénieur civil, la fille
bonne à marier!... Ici, l'héritage de papa!
En effet, Prudent Formichel parle à son propre
père, et que dis-je? à son futur beau-père, le lan-
gage des Faux Bonshommes. Ce qui n'était d'a-
bord qu'une gaminerie est devenu bel et bien un
vrai parricide. Et nous, cependant, rions comme des
fous de ce père et de ce beau-père fil ialement broyés
sous ces tables de mortalité. En même temps, dans
un tourbillon de chiffres, de combinaisons, de
suppositions, il finit par épouvanter ses deux papas
de sa formidable carapace. On dirait d'un moni-
tor traversant une flottille de bateaux pécheurs.
Vraiment ce jeune homme est en zinc. Tout d'un
coup, cependant, et pour nous reposer de ces
236 CRITIQUE DRAMATIQUE.
hommes blindés, nous revenons aux dames légè-
res, aux questions de la toilette. Au demeurant,
lorsqu'il mène ainsi, dans une égale proportion,
l'argent des Benoîton mâles et les dépenses des
Benoîton femelles, M. Victorien Sardou accom-
plit un tâche ardue au premier abord, tant on
croirait que la prudence et l'avarice du père de-
vraient être un frein à la folie, à l'imprévu des
demoiselles Benoîton. Notez bien que ce deuxième
acte est entremêlé des jovialités de Théodule et de
Fanfan Benoîton. Ces deux-là, je vous les donne
hardiment (Fanfan n'a que sept ans, Théodule en
a quatorze) pour les deux plus mauvais petits
drôles que la race abominable des Benoîton, unie
à la race exécrable des Formichel, aient lancés,
d'un coup de pied quelque part, dans les fanges
du grand chemin de la vie humaine. Hélas! n'in-
terrogez point l'auteur de la Famille Benoîton. Il
sait son Paris aussi bien que Juvénal savait Rome,
et tout de suite il vous répondra par la récente his-
toire de ces jolis petits lycéens épouvantant na-
guère de leurs mauvaises mœurs les demoiselles
et les jockeys des courses de Longchamp. Ils
étaient arrivés sur le turf k quatre chevaux; ils
tutoyaient toutes ces dames dont ils savaient le
petit nom : Marthe, Anna, Marguerite ou Fanny.
Ils pariaient pour tous les chevaux, contre toutes
THÉÂTRE DE GENRE. 287
les femmes; ils finirent par se griser d^une telle
façon que leurs amis, les laquais de ces dames, les
prirent en pitié, et les rejetèrent dans leur carrosse,
qui remporta ce printemps de Tannée, ivre à la fois
de vin et de tabac. Voilà ce que l'auteur a vu,
voilà ^ce qu'il raconte et ce qu'il met en scène avec
une telle énergie que, si quelque honnête homme
était, par malheur, le père irrécusable de ces dons
Juans de la petite classe, il solliciterait du magis-
trat la faveur d'une'maison de correction.
Troisième acte. — Maintenant, s'il vous plaît,
l'action change encore, et nous verrons aux prises
M"® Didier-Benoîton avec le trop affairé M. Di-
dier. La Jeune femme a dépensé beaucoup d'ar-
gent, mais elle a sauvegardé son propre honneur.
Didier, de son côté, a dépensé sa vie hors du toit
domestique, mais utilement pour la prospérité de
sa maisont Une charmante scène entre ces deux
jeunes gens les montre inquiets l'un de Tautre; et
quand Didier veut revenir à sa femme, en recon-
naissant qu'il avait grand tort de l'abandonner à
l'oisiveté de sa propre jeunesse, elle s'étonne à son
tour, elle ne comprend pas ce qu'on lui veut dire;
elle n'a plus le goût du tête-à-tête ; il lui faut dé-
sormais les excitations du théâtre ou les enivre-
ments du bal. Plus de solitude et plus d'égoïsme
à deux. Voilà Didier bien malheureux. Mais quand
238 CRITIQUE DRAMATIQUE,
il apprend soudain que sa femme a de grosses
dettes, qu'elle se cache, et que tout à l'heure en-
core elle a porté mille écus à un créancier, Didier
ne doute plus de sa honte. Alors il veut savoir
toutes les actions de sa femme : à qui donc elle
parlait hier et ce qu'elle a fait ce matin dans ce
champ de courses, le rendez-vous de la plus* mau-
vaise compagnie , où toutes les filles perdues s'en
viennent étaler leurs jupons, leurs guipures, leurs
casaques, leurs ombrelles et leurs robes de den-
telles couvertes dépoussière... Il s'épouvante, il
maudit la destinée, il ne croit plus à sa femme
innocente ; il est en doute, ô misère ! de la légiti-
mité de son enfant. Ce que nous vous disons là,
c'est le drame après la comédie, et nous trouvons,
franchement, que c'est trop aller vite en besogne.
Une femme jeune, imprudente et prise en quelque
jeu clandestin, trouvera toujours assez dç force pour
s'écrier qu'une dette n'est pas un crime, et surtout
si cette infortunée est la fille, la femme ou la sœur
de tant de millions. Il est donc fort heureux que
le public se soit laissé prendre à cette histoire ti-
rée de V Art de vérifier les dates combiné avec la
sagesse de Salomon, d'autant mieux que l'histoire
est ingénieuse et bien conduite; mais pour nous,
elle manque à la fois de simplicité, de vérité, de
vraisemblance, et nous aurions quelque regret à
THJÉATRE DE GENRE. 289
nos larmes si nous avions pleuré sur les malheurs
de Monsieur, de Madame et de la petite Didier.
Le public, moins farouche, a pleuré délicieuse-
ment, comme une bête, et ce n'est pas sans peine
que Pauteur Ta ramené aux véritables héros, à la
véritable question de sa comédie : aux Formichel,
aux Benoîton.
Ceci est la suite de la scène ou le jeune Formi-
chel calcule imperturbablement le revient de la
mort de son père et de son futur beau-père. Cet
aimable jeune homme, en ce moment, tient sa
propre mère sous le scalpel :« Ala mort de la^^w-
vre femme ^ les Orléans étaient à 8i5 fr. 25 c; les
Lyon,,, As-tu assez tripoté sur mes pauvres Lyon,
papa! Ma pauvre maman me laisse trente Lyon
à 612 fr. 5o c. Total (calculant) : 3 fois 5, i5; —
3 fois 2, 6 et I, 7; 3 fois i,3; — 3 fois 6, 18: Dix-
huit mille trois cent soixante-quinze ! » Et le père,
à Taffût de ces opérations vertigineuses, admire,
en s'inclinant, le talent de ce fils qui Fécrase, en
lui démontrant ses propres turpitudes ! a ChifiFre*
t-il, ce gredin-là ! »
Prudent. Or, papa vend mes Lyon à 675 fr..»
Formichel père» Bénéfice net: 1,875 fr» pour la
succession»
Pris à son piège, ce père ahuri et tout glorîeuk
reconnaît qu^il redoit à son fils imperturbable une
240 CRITIQUE DRAMATIQUE.
somme énorme : digne résultat de tant de tripotage.
En ce moment reparaît la comédie, et chacun
tremble. Il y a longtemps qu'elle a cessé de sourire/
Elle se fâche, elle s'emporte; elle avait jadis des
conseils et des espérances, elle n'a plus que des
exécrations. « Ah! quelle famille! » C'est le cri
de M. de Champrosé, le cri de Cloiilde. Et notez
bien que nous laissons dans une ombre dédai-
gneuse la lettre anonyme et les délations de cette
abominable Adolphine Benoîton. Quelle famille!
en effet, tous coquins et coquines, abrutis par
l'argent, stupides et ridicules dans ces atours pleins
de folies. Pas un bon sentiment, pas une amitié
vraie, et tous menteurs. Imaginez-vous que notre
auteur, ce comique impitoyable, annonce à cha-
que scène, au milieu de toutes ces épouvantes,
l'arrivée ou la présence de M"® Benoîton la mère.
— Ah ! disons-nous, c'est bien heureux qu'il y aitau
moins une mère, c'est-à-dire une charité, une pru-
dence, un bon conseil Eh bien, cette mère est
une fiction; que dis-je? elle est une plaisanterie.
On l'appelle, on l'attend, on est sûr qu'elle vien-
dra, tantôt pour sauver de leur naissante abjection
le petit Théodule et le petit Fanfan, tantôt pour
prêter à la jeune M™' Didier ces trois mille francs
qui la compromettent, ou tout au moins pour
enseigner à ces. deux filles qu'elles se perdent à
THÉÂTRE DE GENRE. 24I
copier, dans leur triomphe insolent et menteur,
ces malheureuses qui cachent sous des robes de
mille écus une chemise de quinze §pus. A cha-
que danger de la maison, nous sommes tentés de
provoquer et d'appeler cette mère absente. A la
fin : la voilà ! la voilà ! tout est sauvé, tout va ren-
trer dans le devoir... ô déception! vaine attente!
On entend un grand éclat de rire.... hélas! c'est la
mère Benoîton qui ne vient pas. Comme invention
plaisante, on en trouverait difficilement qui soit
comparable à celle-là; mais si vous prétendiez
que la comédie soit en effet une œuvre humaine
et représentant les actions des hommes, ce grand
rire à la suite de cette mère, notre dernière espé-
rance, que personne n'a vue et ne verra, se change
en accusation contre les mœurs de nos jours.—
Quoi! dites-vous, pas même la mère! La mère
elle-même devient la complice des paradoxes de
son mari et de la honte de ses enfants ! Ainsi les
voilà complets, ces Atrides bourgeois. Nous,
cependant, nous demeurons tout attristé, nous
rappelant avec quel zèle et quel soin tout paternel le
grand poëte comique à côté du vice place une conso-
lation : Marianne à côté d'Harpagon, Alceste aux
, pieds de Célimène, Henriette effaçant Bélise, Valère
insultant Tartuffe. Ainsi, chez les maîtres, l'exem-
ple et la leçon, la pitié, le charme, et souvent le
IV 21
242 CRITIQUE DRAMATIQUE.
pardon, rendent supportables, disons mieux,
vraisemblables, les plus véhémentes accusa-
tions.
Cest pourquoi , nous étant bien amusé de la
verve inépuisable et des inventions singulières de
Ce véritablement bel esprit, M. Sardou, nous res-
tons dans notre droit en écrivant, comme en un
lieu funèbre: Chapelle Benotton, chapelle For-
tnicheU Enfermés dans ces quatre, murailles, ils
n'en sortiront plus.
Déjà même il nous semble en ce moment qu'au-
tour de ce tombeau plein d'éclats de rire on entend
le dialogue que voici entre deux habi tans de Saint*
Gloud, deux philosophes, heureux de tout, con-
tents de peu : le philosophe A». . et le philosophe B.»*
Ces deux anciens voisins des Benoîton ont conduit
de matin même au cimetière un de leurs bons
amis, et, passant devant la concession à perpétuité
des Benoîton :
ce Voilà donc, s'est écrié le philosophe A...,
tout ce qui resté de ces champignons vénéneux,
poussés un beau matin sur le fumier de Saint-
Cloud?
B. Ma foi^ je m'étonne encore que ces espèces
de créatures aient laissé cette maçonnerie qui rie
résistera pas au prochain hiVer.
A. Ils avaient cependant joué chez nous un cer-
THIÈATRE DE GENRE. 243
tain rôle, et ce nom de Benoîton, dans TAlmanach
du commerce, était fameux,
B. Mauvais commerce ! Elles ne durent pas
longtemps, ces fortunes fondées sur une sotte
invention, et le sommier élastique à ressorts com-
pensateurs a jeté, comme on dit, un vilain coton,
depuis l'invention du lit- fauteuil- billard — le
tabouret Formichel.
A. Savez-vous, cependant, ce que M"** Camille
Benoîton est devenue?
B. Elle a pris un nom de Victoire, et traîne
en ce moment sa victoire et son dernier jupon sur
le boulevard de Gand.
A. Et ces deux petits messieurs, Théodule et
Fanfan, que Benoîton père admirait comme deux
prodiges ?
B. Théodule est déjà sur le chemin de Brest
ou de Toulon; Fanfan, plus timide, vient d'é-
pouser une de ces drôlesses qui font écrire par
des valets leurs Mémoires pour solder les mé-
moires de leur blanchisseuse. Fanfan se vante
d'avoir bien fini, ajoutant que Théodule finira ,
mal. »
Etrange comédie, au bout du compte ! On y
court, on l'écoute, on l'applaudit, et le public se
fâcherait si quelque malavisé tentait d'en arracher
une seule parole il se fâcherait tout rouge, et
244
CRITIQUE DKAMATtQnE
non pas sans raison, si le moraliste osait ajouter,
pour conclure, le fabula de te narratur du sati-
rique latin ;
Celle h
>l la tienne, ô bourgeois de Paris I
MALLEFILLE
LES SCEPTIQUES
LEON. LAYA
MADAME DESROCHES
M
'importe où vous le mettrez, disait un
financier de l'autre siècle à madame son
épouse, un jour qu'ils avaient invité
par hasard un grand poëte, inévitablement il sera
à sa place, c'est-à-dire à la première. A ces causes,
nous commencerons cette fois par le nouveau
théâtre de M. Mallefille. Il avait employé trois
ans de sa vie à écrire un beau drame intitulé les
Sceptiques. Avec tous les respects, le Théâtre-
Français a refusé les Sceptiques, et ce soir on les
joue au bout du monde. Quelle pièce éloquente.
IV
21.
246 CRITIQUE DRAMATIQUE.
et bien jouée, au milieu d'un peuple attentif! En-
tendez-vous d'ici la foule applaudir ?
Au premier acte, dans un riche salon, M. le
banquier Landureau donne une grande fêteu
M°** Sidonie Landureau attend non par les ba-
rons de nouvelle édition, si chers à la vanité de
son mari, mais un Jeune homme appelé Lionel,
marquis de Trézignan. Lionel était amoureux
naguère de Sidonie. Aujourd'hui l'amour se
passe, il est passé, et la dame est toute tremblante;
elle a compris qu'un ami de collège, honnête
homme, appelé Pierre Çroment, a déjà fait de
grandes remontrances à Lionel. <c Voilà mon
ennemi ! » se dit-elle en désignant le jeune homme
aux remontrances. « Et si tu m'en délivrais, di-
sait de son côté Lionel à son ami Pierre, serai-je
assez heureux de cette chaîne brisée! Elle ne
m'aime plus, je ne l'aime pas ! Elle était belle et
je suis marquis, nous nous sommes trompés l'un
l'autre; elle tient à moi par amour-propre, et
l'ennui m'a détaché d'elle! » Ainsi s'explique et
vite et bien le nouveau drame. Il est déjà plein
d'ironie et de bon sens. En ce moment Richard le
sceptique apparaît; il a rencontré, voilà bientôt
deux longues années, toute charmante et sans dé-
fense, une aimable jeune fille. M"® Pauline de
Chazelet. Elle est pauvre, elle est institutrice ; elle
THJÉATRE DE GENRE. 247
est sans défense. Il Ta quittée, elle a pleuré Fin-
grat, et quand elle a eu compris sa trahison, elle
a donné sa main, sa belle main parisienne, au
comte d'Apremont... Soixante ans... Vingt-cinq
ans ! M"* Blanche d'Apremont, la fille du comte
et fille d'un premier lit, est encore en son avril,
avec toutes les vertus de ce bel âge. De loin on
l'admire, on l'aime aussitôt qu'on l'approche. Et...
tout rempli de gaieté,. de bonne humeur, de traits
piquants et nouveaux, le premier acte finit là.
Acte deuxième. — Nous ne quittons pas le salon
du fastueux M. Landureau. C'est même une des
nouveautés de la pièce, et nous sommes tout
charmés de voir revenir toute parée et contente
M"° Blanche. Hélas ! l'imprudente I elle accepte,
en riant, la mantille de M™* Sidonie (la mantille
de Déjanire !), et la voilà partie au bras de sa
belle-mère, a II te faudrait cette femme-là! dit
Pierre à Lionel. — Y penses-tu? répond l'ami
Pierre; je l'aime, il est vrai, mais comme un
frère aime sa sœur. » Cependant M"*® Sidonie Lan-
dureau, abandonnée, a bientôt fait un allié à sa
vengeance du sceptique Richard de Villepreneuse.
« Savez -vous, lui dit-elle, comment s'appelle
M"® Pauline de Chazelet? Elle s'appelle aujour-
d'hui la comtesse d'Apremont. »
Au troisième acte, nous voilà dans le château
*
248 CRITIQUE DRAMATIQUE.
d'Apremont. La jeune comtesse et «on mari le
vieux comte, assis dans un salon d'autrefois, par-
courent les journaux d'aujourd'hui en attendant le
jeune marquis Lionel de Trézignan, leur voisin,
qui vient ici tous les jours, délivré de M™' Si-
donie. Ah I les belles heures de ces amours écrou-
lées ! Comme Lionel se sent délivré de cet ennui
de tous les jours ! Que M"* d'Apremont lui semble
belle, et quelle différence entre le comte d'Apre-
mont et ce pleutre de Landureau! Ce comte
d'Apremont est tout à fait de l'école autrefois flo-
rissante, oublieuse de toute morale, incertaine
entre le bien et le mal ; elle ne disait pas : Que
sais- je? Elle répondait : Que m'importe? a Un
homme en vaut un autre, disait M. d'Apremont à
Pauline sa jeune femme, et M. Lionel de Tré-
zignan a pour lui de nous être présenté par
M. Pierre, un ami de notre maison. » L'ennui de
M. d'Apremont et son indifférence appartiennent
tout à fait à la comédie; il est copié sur les bons
modèles. Il s'ennuie, ou tout au moins il s'en-
nuierait sans la jeune femme ici présente; enfin,
s'il s'inquiète un peu de Blanche, sa fille, c'est que
M"*® d'Apremont ne permet pas à ce vieillard d'ou-
blier ses devoirs de famille. Et puis M"* Blanche
est de bonne garde, elle se défend , elle se protège
elle-même, et ce n'est pas cette vaillante enfant qui
THÉÂTRE DE GENRE, 249
va rêver du premier venu. C'est une âme active et
fière. Elle a pour devise : InexcelsisIDansleshani'
teurs ! Aussitôt que M. Lionel devient un préten-
dant à sa main, elle impose, et sans hésiter, toutes
ses conditions.
Mais (vous l'attendiez) voilà M"*® Sidonîe ar-
dente à la vengeance ; elle a poursuivi Jusqu'en ces
lieux redoutables l'ingrat Lionel. De cette explica-
tion formidable entre cet homme et cette femme
une grande inquiétude va surgir. Heureusement
Pierre arrive une fois encore en aide à son ami, il
pressent le danger, il comprend que la femme dé-,
laissée se vengera sur la jeune fille. Il ne sait pas
que le premier amoureux de M™* d'Apremont,
M. Richard, duc de Villepreneuse, a retrouvé
toute sa passion pour la belle Pauline. Ah ! mal-
heureux sceptique ! voilà donc le produit net de
tes mensonges, à savoir : l'abandon des honnêtes
gens, le mépris de tes amis de chaque jour, des
actions douteuses, un regret éternel, le regret de
cette admirable Pauline, et cette insurmontable
méfiance d'un homme qui ne croit plus au pré-
sent, au temps passé, moins encore à l'avenir!
Cette admirable scène du quatrième acte a re-
mué toutes les âmes. Tous les cœurs étaient épris
de la jeune et prudente M"*® d'Apremont. Cepen-
dant Sidonie Landureau, la femme abandonnée,
250 CRITIQUE DRAMATIQUE.
a suivi la piste de ses vengeances : il ne lui suffit
pas d'avoir indiqué à M. de Trézignan Tasilede
ses amours tant pleurées , il faut encore, et voilà
le crime suprême de ces malheureuses qui ne
croient à rien, que la jeune fille innocente er
croyante soit traînée aux abîmes. En ce moment,
nous revoyons M. Landureau ; il arrive à la suite
de sa femme : il ne veut pas qu'on le trompe, et
s'il était trompé, il ne serait pas, non certes, le
Sganarelle; il serait George Dandin; Ce Landu-
reau nous fait rire, et nous savons tous que
M. Mallefille,au milieu d'une scène énergique,
soudain le voilà qui s'abandonne aux plus folles
gaietés. Landureau, nous dit-il, c'est Othello dou-
blé de Jocrisse. Et quand Jocrisse-Othello revient
de la piste où sa femme elle-même a jeté son
George Dandin, rapportant la mantille : <c Holà!
dit-il, je la reconnais, cette mantille; elle m'a
coûté telle somme, et je l'ai donnée à ma femme!
Ainsi la malheureuse était à ce rendez-vous où je
l'ai surprise ! — Oui, dit la dame, et c'est bien ma
mantille; il y a plus d'un mois que je l'ai donnée
à M"® Blanche... » A cette déclaration, la jeune fille
est perdue... Au milieu de tous ces gens qui dou-
tent, et même aux yeux de son père, un sceptique
de sa propre fille, elle est déshonorée ! a Est-ce assez
bien joué ? » dit tout bas Sidonie à Lionel. Mais,
THEATRE DE GENRE. 25l
Dieu merci! voici le croyant. Le voilà le cœur
fidèle et dévoué qui croit àPhonneurdes hommes,
à la chasteté des femmes, à la virginité des vierges.
Voilà Pierre, le bourgeois î Mallefille ici triom-
phe, il éclate, il est maître... Athéniens, nous dit-
il, Athéniens repus de femmes décolletées, mal-
heur aux honnêtes gens qui baillent leur vie et
qui ricanent de tout !
Et quand chacun de ces entasseurs de nuages
demande à Blanche une preuve de son innocence,
Pierre s'avance, et, lui tendant la main : « Made-
moiselle, dit-il, voulez- vous m'épouser? »
Nota bene. Nous trouverons un peu plus loin,
dans la nouvelle pièce du Théâtre-Français, jouée
à la même heure, la même scène^ et très-touchante.
Ici, la scène est superbe, et la déclaration des deux
jeunes gens est amenée à merveille : « Mais vous
ne m'aimez pas, dit Blanche. — Au contraire, et
de toute mon âme, répond Pierre; je vous aime,
et je bénis le ciel de toutes les lâchetés qui vous
entourent, ô ma chère épouse î » Ainsi finit par
les larmes les plus tendres et les plus heureuses ce
châtiment implacable et mérité. Vous pouvez m'en
croire, les Sceptiques représentent une belle œuvre,
digne de toutes les louanges et de tous les respects.
L'autre comédie, au Théâtre-Français cette fois,
est ingénieuse, élégante et bien faite aussitôt que
252 CRITIQUE DRAMATIQUE.
nous admirons le Duc Job et la Loi du cœur.
L'auteur, très-indécis du titre à donner à sa pièce,
aurait pu se rappeler les maîtres anciens lorsqu'ils
intitulaient leur comédie : la Cassette^ la Cruche^
le Câble ou le Trésor; il aurait facilement inti-
tulé sa pièce : les Tablettes. Ces tablettes jouent
en effet le grand rôle en toute cette histoire assez
triste. Il s'agit cette fois, non pas d'une femme ri-
dicule, il s'agit d'une femme méchante. On rit
volontiers de M"*' Philaminte et du bon Chrysale...
il n'y a rien de moins gai que M"* Desroches.
Chrysale est un bonhomme, un naïf; M. Des-
roches est tout simplement un imbécile, et, ce qui
est pire, un malhonnête homme. Chrysale, en sa
jeunesse, ne déplaisait pas à dame Philaminte; au
contraire, M. Desroches a déplu toute sa vie à sa
triste épouse. En opposition avec cette mégère,
nous avons, au premier acte, une femme excellente
et trop bonne, la comtesse de Villiers.
La dame est fort riche, elle est veuve et jeune
encore, elle ne songe qu'à bien élever M"® Blan-
che, sa fille unique. Elle aura lu, dans VÉcoledes
Maris, les sentiments du bon Ariste :
Et les soins défiants, les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes et des filles...
Ariste et M** de Villiers sont du même avis : il
THÉÂTRE DE GENRE. 253
ne faut pas gêner l'inclination des jeunes filles;
faites mieux, ayez souci même de leurs rêves.
Cette nuit précisément M"' Blanche de Villiers a
rêvé qu'elle voyait un jeune homme à ses pieds :
Il jurait qu'il m'aimait d'un amour sans seconde,
Et me disait les mots les plus gentils du monde;
Des choses que jamais rien ne peut égaler.
Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
La douceur me chatouille et là dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.
Or le jeune homme en question esî un gode-
lureau sans argent, sans crédit, qui n'a pour lui
que sa moustache blonde, et nous connaissons peu
de mères, à la place de M°*® de Villiers, une femme
de cent bonnes mille livres de rente, qui ne dise
à sa fille : « Allons, vous rêvez, ma fille, remettez-
vous ! Quand on est M"® Blanche de Villiers, on
n'épouse pas un rapin, et votre rêve n'a pas le sens
commun I » Au même instant entre dans cette mai-
son mal gardée un certain marquis d'Oswald, —
marquis est de trop, — porteur d'une demande en
mariage. Il ofifre, à très-bon prix, le jeune duc
d'en face, un duc anglais orné de deux cent cin-
quante mille livres de rente, et très-connu dans
l'avant-scène consacrée aux ballets décolletés, à tel
point que l'administration a fini par dire à ces
dames du harem de Gulliver :
Cachez ces seins que nous ne saurions voir. «
IV 23
254 . CRITIQUE DRAMATIQUE.
Mais : « Fi des cinq millions I répond M"* de Vil-
liers; nous ne voulons pas d'un petit crevé anglais,
fût-il assis sur le sac de laine, et M*^ Blanche n'est
pas faite pour le jeune homme aux cinq millions. »
Ce premier acte est un peu long, mais il passe.
On ferait bien d'effacer cette belle phrase, en par-
lant du jeune duc : « Il a le ventre très-creux ! »
C'est chose étrange que messieurs du Théâtre-
Français, qui n'ont pas toujours l'oreille béo-
tienne, aient répété six mois, sans la corriger,
cette phrase-là.
Acte second. — Nous voilà cependant chez
M°*® Desroches. Figurez-vous le/orm/ca/^a atten-
dant sa proie au fond de son entonnoir. Ame im-
pitoyable et mercenaire, elle hait sa fille, elle hait
son mari ; elle n'aime que l'argent. Avec quel em-
pressement elle accepte le jeune duc aux cinq mil-
lions dont voici la photographie. // est très-bien,
cet homme. Et même elle donne un pot-de-vin au
courtier qui lui propose un si beau mariage. Ce
courtier n'est plus le marquis d'Oswald, c'est tout
bonnement un chevalier d'industrie; et nous voilà
tout fâché de rencontrer cette escroquerie au moins
inutile dans un sujet qui pouvait si bien s'en pas-
ser. Cependant vous attendez, en contraste avec ce
triste duc d'Angleterre (absent jusqu'à la fin de
l'œuvre), que l'on vous montre enfin le peintre en
THÉÂTRE DE GENRE. 255
question, cette merveille que Ton voit en rêve, un
artiste à ce point désintéressé que, non content
d'avoir couvert des plus belles. peintures le salon
de Desroches à la campagne au prix de cinquante
francs le tableau, des tableaux dignes de Boucher,
il ajoute à son bienfait deux tableaux d'Hobbema,
deux chefs-d'œuvre, uniquement pour plaire à son
horrible hôtesse. Arrivez donc, jeune homme, et
nous montrez votre heureuse barbiche!... O dés-
appointement, nous ne le verrons pas I C'est ainsi
que dans la Mort du grand Pompée il plaît à
Corneille de ne pas montrer son héros.
Mais, dites-vous, il n'y a donc rien dans cette
excellente comédie? Il y a quelque chose; atten-
dez, voici la scène! Elle est très-belle et jouée à
merveille par M*"® Victoria Lafontaine, qui se re-
lève enfin des mépris et de l'oubli de son théâtre.
On vous a déjà raconté le retour du jeune amiral
de Rosoy ; comment il est le cousin de M"* Des-
roches et le parrain de sa fille Louise. A son dé-
part, il y a quatre ans, Louise était encore une
enfant ; elle est devenue une jeune fille, et, mal-
traitée au logis domestique, elle s'est repliée en
elle-même.
Et, de ses dix-sept ans doucement tourmentée,
elle écrit sa confession de chaque jour. La fillette
256 CRITIQUE DRAMATIQUE.
est là tout entière, et quand elle voit ses tablettes
aux mains de sa mère impie : « Oh f non ! dit-elle,
pas cela, ma mère, je ne le veux pas ! » Il faut en-
tendre en ce moment le grand cri de la jeune
M°** Lafontaine; on ne saurait pousser plus loin
le spasme et la douleur. Hélas ! si M"® Rose Chéri,
ce talent si complet, avait pu contempler la pro-
fonde et cruelle douleur de sa fille ad optîve, qu'elle
en eût été fière et contente ! Et voilà comment
M™* Victoria Lafontaine, si longtemps délaissée
en ce théâtre ingrat, vient de lui donner tout un
drame. Elle a fait d'une pièce morte une vivante
comédie. Otez-la, tout est perdu.
Une scène encore en ce même acte, où Ton re-
connaît une main très-habile. A l'aspect de cette
enfant qui pleure, et qui lui récite, haletante à
perdre haleine, une complainte ineffable, où les
mots pressés produisent l'effet d'un coup de feu
quand le plomb fait balle et frappe à bout portant,
c'est le cri de l'amiral de Rosoy : « Louise, veux-
tu m'épouser? » (2* édition de la scène des Scepti-
ques.) Et l'enfant, pleine de joie et de fièvre, se
jette au cou de ce galant homme. Ici le drame est
fini; il ne saurait aller plus loin.
Donc, effaçons toutes les injures inutiles que se
disent l'homme et la femme Desroches ; au moins
par respect pour notre marine, faisons-les taire, ils
THÉÂTRE DE GENRE. 257
n'ont plus le droit de parler. D'ailleurs, c'est un
spectacle étrange, cette horrible femme hurlant et
vociférant le mot fameux : Jamais! jamais! parce
qu'on lui donne pour gendre un amiral de
quarante ans, qui aura dans dix ans le bâton des
maréchaux de France avec le Sénat et le grand
cordon de la Légion d'honneur! Jamais! jamais!
au nez de ce digne amiral, ne voilà-t-il pas une
déclamation bien placée et des banquiers bien
difficiles ! Encore un sacrifice dont le public nous
saura gré; retranchons tout le quatrième acte;
n'allons pas en Italie, et baissons la toile au mo-
ment où tout le monde applaudit.
Des Sceptiques à M^^ Desroches, quel abîme !
Et de MallefiUe à M. Laya, quelle différence!
L'auteur de Af«^ Desroches^ envié, protégé, ap-
plaudi, enrichi, récompensé, voisin de toutes les
gloires, passe incessamment son heureuse vie à
combiner précieusement toute sorte de situations
vulgaires, de scènes toutes faites; il écrit comme
on parle; il est pour la moindre chose écouté,
suivi, applaudi, ses amis d'aujourd'hui rempla-
çant et bien au delà ses amis d'hier. Le succès lui
vient par hasard, par habitude. Il n'a qu'à se
laisser vivre pour être heureux ; il n'a qu'à mar-
cher, il avance. Il a le vent en poupe ; et tout ce
qu'on peut faire et tout ce qu'on peut dire ici-bas,
17 22.
258 CRITIQUE DRAMATIQUE.
les rois qui tombent, les républiques disparues,
les rois qui viennent, il ne songe qu'à marier
M. le marquis à M"™® la comtesse, ou M. l'amiral
à sa filleule ; il est content, tout va bien ; il se pré-
lasse à son soleil.
L'autre, au contraire, est un lutteur : il lutte ; il
est un homme énergique : il résiste ; il aurait
honte de construire, à la façon des enfants, de
frêles châteaux de cartes qu'un souffle emporte :
il lui faut le fer et le granit. Chez lui la passion
l'emporte sur l'habileté, Tinstinct sur la pru-
dence.
Il obéit à des passions violentes, à des haines
vigoureuses, à des tendresses éternelles. Il a subi,
jeune encore, les. épreuves les plus formidables.
Une expérience précoce, un profond sentiment du
juste et de l'injuste, une grande connaissance du
cœur humain, de longues et patientes études
énergiquement accomplies, le naufrage et la per-
sécution, et même, afin que rien ne manquât à ces
épreuves de toute sorte, la fièvre et l'insomnie des
journées de toute-puissance, un grand emploi
dignement accompli, fièrement rejeté : voilà la vie
et le labeur de cet homme que nous avons re-
légué, avec sa meilleure œuvre peut-être, aux
théâtre des F olies-Saint- Germain ! Heureuse-
ment que, cette fois encore, justice est faite. Ap-
THÉÂTRE DE GENRE. 25^
plaudissez, je le veux bien. M'"' Desroches, mais
laissez les âmes fières et sympathiques approuver
tout à leur aise ces Sceptiques terribles et char-
mants !
MEILHAG ET HALEVY
FROUFROU
N la pleure, au dernier acte, avec des
gémissements qui tonnent la sympathie
et la passion... Pourtant, quand on y
songe, on est bien vite consolé de cette mort im-
prévue, et Ton regrette, en essuyant ses pauvres
yeux, tant de larmes inutiles. i^row/roM est une en-
fant de Paris, une belle demoiselle assez mal élevée.
A peine elle avait cinq ans, elle était déjà une petite
dame, et possédait à fond les premiers éléments
de la grande toilette. Un exemple entre tous vous
donnera une idée approchante des petits crimes
de ces grandes coquettes, lorsque, réunies en un
cercle de falbalas et de fanfreluches, elles copient,
sous les yeux de leur mère et des passants, les
grands airs de Célimène. Un jour, comme elles
jouaient en grande parure, aux propos interrom-
■ THÉÂTRE DE GENRE. 261
pus, deux jeunes filles de leur âge implorent
d^une voix timide et d'un regard charmant Thon-
neur d'être admises dans ce cercle des talons rou-
ges. Froufrou répondit avec l'insolence et l'igno-
rance de cet âge impitoyable : « Loin d'ici,
Mesdemoiselles! nous ne jouons qu'avec des
petites filles en robes de soie »; et les fillettes en
robe de laine s'en revinrent à leur mère, qui les
attendait en lisant un vieux livre. Ah ! les dignes
enfants ! Elles n'ont rien trouvé à répondre à la
petite Froufrou. Elles avaient tout simplement
pour aïeul M. de Witt, le grand pensionnaire
de Hollande, un héros! un martyr! etpourgrand-
père le premier ministre des affaires étrangères,
un génie ! Tel fut.... le premier exploit de
M'*® Froufrou.
A quinze ou seize ans, c'était presque une dame
à la mode. Elle était la reine des beaux ajuste-
ments; elle se fût volontiers vantée comme cette
héroïne de Regnard qui disait : « J'ai porté, la
première, des prétentailles dans la ville de
Rayonne. » En revanche, elle ne savait rien,
l'aimable demoiselle, de toutes les choses qu'il
faudrait savoir. Elle ignorait le Musée du Louvre;
elle ne savait pas un seul nom de nos grands
poètes; à peine elle avait entendu parler de La
Fontaine et de Lamartine. Une fois que sa mère la
262. CRITIQUE DRAMATIQUE.
voulait conduire au Théâtre-Français, elle se mit
à lire Taffiche et s'en revint éperdue en criant ;
« N'allons pas là, maman, c'est en vers ! » L'heu-
reuse ignorance et l'aimable éducation ! En vain
un grand moraliste écrivait pour les filles d'autre-
fois ces aimables conseils : a Ne craignons rien
tant que la vanité dans les filles ; elles naissent
avec un désir violent de plaire. Les chemins qui
conduisent les hommes à l'autorité et à la gloire
leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager
par les agréments de l'esprit et du corps; de là
vient leur conversation douce et insinuante; de
là vient quelles aspirent tant à la beauté et à
toutes les grâces extérieures, et qu'elles sont si
passionnées pour les ajustements : une coiffe, un
bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut
ou plus bas, le choix d'une couleur, ce sont pour
elles autant d'affaires importantes. » Qu'est-ce à
dire, et que leur veut ce bonhomme? On ne leur
a jamais parlé de ce livre excellent, qui pourrait
sauver tant de choses : De V éducation des filles,
par M. Fénelon : a A peine elles ont l'âge du
travail, tout les ennuie, et la pente au plaisir les
emporte. »
En revanche, elles vous chanteront la chanson
r Éducation des demoiselles sur l'air Tra la la la,
r amour est là.
THÉÂTRE DE GENRE. 263
Le bel instituteur de filles
Que ce monsieur de Fénelon!
Il parle de messe et d'aiguilles.
Maman, c'est un sot tout du long.
Concerts, bals et pièces nouvelles
Nous instruisent mieux que cela.
Tra la la la, les demoiselles,
Tra la la la, se forment là.
Bref, M"® Froufrou est tout à fait ce qui s'ap-
pelle une fille mal élevée. Il est vrai que son di-
gne père, un certain M. Brigard, n'a guère veillé
sur l'éducation de ses deux filles. Il est lui-même
un bohémien de petits théâtres, un coureur de petits
ballets ; il est le protecteur de M"® Tata, le pour*
suivant de M"® Antonia Brunet. S'il rencontrait
Mimi Pinson, il l'épouserait en secondes noces.
Ne voilà-t-il pas un bel exemple, un fameux père^
un sage conseiller! Cet homme, autant que sa
fille, est un vrai froufrou.
Naturellement le premier acte se passe au châ-
teau de Bigorre : on dira dans dix ans le château
de Brigard i
De bon matin, Mademoiselle est sortie à cheVâl
avec M. de Valréas, un jeune voisin très-riche, et^
comme ils revenaient au grand galop de leurs
chevaux, la demoiselle, en habit d'amazone, arrive
haletante : <t J'ai gagné le pari » , dit-elle. Qu'a-
vaient-ils parié? Une discrétion, sans doute ; et
264 CRITIQUE DRAMATIQUE.
tout de suite, avant même d'embrasser son ai-
mable sœur Louise Brigard, Froufrou s'en va
faire un brin de toilette. Oh ! mon Dieu , tout ce
qu'il y a de plus simple :
Une robe légère
D'une entière blancheur,
Un chapeau de bergère,
De nos bois une fleur.
Mais le chapeau, la robe et la rose évidemment
viennent de la bonne faiseuse. Une Montmorency
s'en contenterait pour toutes ses vacances; ce soir
même la robe sera fripée. Au feu la rose ! et la
ceinture à Ja femme de chambre I A tout ce que
nous portons nous voulons la forme et le bruit.
Ces jeunes personnes ont toujours gardé les va-
nités de leur grand-pène, le bourgeois gentil-
homme : il faut paraître.
Savez-vous cependant que tout à l'heure, avant
de déjeuner. Froufrou se marie? Elle épouse, avec
l'autorisation de sa sœur Louise, un gentilhomme
amoureux, M. de Sartorys, très-riche aussi. Nous
voulons autour de nous des gens riches. Il ne
faut pas que Froufrou sache jamais les mécomptes
d'une fortune médiocre. Un rien pourrait ternir
ces yeux charmanst, effacer ce piquant sourire et
gêner ces grandes espérances. Il faut qu'à chaque
instant son père et sa sœur puissent dire : « Allons,
THÉÂTRE DE GENRE. 205
tout va bien, Froufrou s'amuse. » Voyez cepen-
dant la logique : l'aimable demoiselle courait ce
matin, bride abattue, à travers champs, sous la
conduite de M. de Valréas, et ce soir elle épouse
en toute hâte M. de Sartorys! On ne verra pas,
j'en suis fâché, la robe de la signature du contrat.
Au moins, disent les dames, aurons-nous la robe
-des noces, robe froufrou en satin Montpensîer?
costume cardinal en drap vert bouteille? On
l'ignore. Ma foi. Mesdames, nous en sommes
fâché; mais au second acte Froufrou est mariée
depuis quatre ans à M. de Sartorys. La robe de
noces est jetée aux orties, la fleur d'oranger par-
dessus le moulin. Nous avons déjà un enfant de
trois ans, nommé George. Mais quoi! l'enfant est
fort négligé de sa mère. En ce moment. Froufrou
appartient au plus beau monde; elle a fait amitié
avec les plus célèbres péronnelles. Son nom re-
tentit chez les plus fameuses couturières. Dans les
journaux de modes, on vous dira chaque semaine :
a Elle portait hier, aux courses, une robe marquise,
en satin-scandinave-noiseue-grand-volant-tablier-
quille; elle était ainsi coiffée à l'Opéra. Son cha-
peau... » mais ici nous ne voulons tromper per-
sonne, on ne voit pas le chapeau de Froufrou, et
pourtant, que je pense, elle n'était pas tête nue au
dernier sermon.
IV 23
266 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Voulez-vous toutefois qu'on vous diise exacte-
ment ce que faisait la dame au second acte de sa
vie et de sa passion? Elle s'occupait de son mieux,
en belle et bonne compagnie, à répéter un bijou
de comédie, une œuvre exquise, décente et choisie
à merveille pour exciter au delà de toute espé-
rance les convoitises et l'empressement des coco-
dettes des deux sexes. Or, voici la belle œuvre
que répétait chaque jour M™® de Sartorys avec son
attentif, M. de Valréas.
Vous rappelez-vous... dans le répertoire extrême
de M"® Déjazet, — c'est du plus loin qu'il vous en
souvienne, — une farce à deux personnages, /n-
dianaet Char lemagne? A coup sûr, on ne l'eût pas
choisie en cette illustre maison de Saint-Cyr, sous
la loi sévère de M"*® de Maintenon. Même on a
pu voir que cette reine eut de grandes inquiétudes
après la représentation à^Esther et (TAthalie,
Indiana est une, chemisière, Charlemagne est un
culottier ; ils sont à peine séparés par une cloison
qui chancelle entre les deux mansardes.
Entre les deux cloisonSj le dialogue s'établit
entre les deux voisins :
CHARLEMAGNE.
Je sors de la Renaissance,
INDIANA.
Tiens!.;, et moi aussi I;..
THEATRE DE GENRE. 267
CHARLEMAGNE.
Bah!... OÙ je me suis amusé, ferme!
INDIANA.
Tiens!,., et moi aussi!...
CHARLEMAGNE.
Bah!... où j'ai dansé un cancan orageux!
Ah ! pristi ! fallait la voir, les
mains dans les poches, la tête jetée de coté et partant du
pied gauche ! ( Indiana prend les positions qu'il indique,)
C'est au point, chère amie, que je lui ai offert ma for-
tune, séance tenante... en pleine Renaissance, à la face
des pierrots mes concitoyens...
Bref, le jeune homme est éperdu d'un polisson
de petit pied qui le met tout en joie, et le voilà
qui chante :
Vive le cancan national !
Je me fiche du Code pénal 1
Cela dure ainsi pendant trois quarts d'heure.
Alors quoi d'étonnant que dans cette maison de
fête et de plaisir, où Pitou le souffleur indique à
M"® la marquise les traditions de M"® Déjazet et
le galop du tourbillon à l'usage des débardeurs,
l'adultère entre à pleines voiles? Froufrou, âme et
corps, appartient à la comédie de société. Son
mari la gêne, et son enfant l'ennuie ; elle prie et
268 CRITIQUE DRAMATIQUE.
supplie à mains jointes sa sœur Louise de prendre
enfin sa place et de la débarrasser des soucis du
ménage. En même temps le père, en peine d'une
gourgandine de l'Opéra, la suit jusqu'au fond de
la bohème, a Ah ! dit Froufrou laissant aller ses
deux bras le plus naturellement du monde, mon
père a le mal du pays ! » Le second acte finit là.
Nous devons signaler au troisième acte la scène
entre les deux sœurs. Elle est très-dramatique et
très-belle. Avant de tout briser dans ce combat de
la nature et du devoir, la jeune femme éprouve à
son tour cette fièvre intermittente qu'un de nos
beaux esprits appelait la crise. Elle hésite, elle se
trouble; elle se demande avec des larmes si vrai-
ment elle osera jouer le rôle principal dans cette
abominable comédie : les Amants sûrs l'un de l'au-
tre, A la fin, le devoir l'emporte. — « Il est
temps, se dit-elle avec terreur, d'être une mère de
famille et de reprendre ma place dans la maison.
Je reprendrai mon fils! Louise, ma sœur, me le
rendra... » Mais depuis si longtemps Louise est
habituée à l'enfant; Sartorys, le mari, s'est fait à
Louise ; elle a mis tant d'ordre et de soin dans
cette maison à l'aventure ! Elle compte si peu sur
le zèle et les bonnes intentions de Froufrou !
a Là, voyons, Froufrou, nous dira la sage et
prudente Louise, t'es-tu bien consultée? Écoute-
THEATRE DE GENRE. 269
nous; nous parlons pour ton bien : reste au jour
le jour, la femme légère et riante. On te donnera
tout l'argent qu'il te faut pour tes menus plaisirs. »
A cette parole méritée, Froufrou se fâche et s'em-
porte, et, dans cette épouvantable scène, elle
accuse hautement Louise de lui avoir ravi l'amour
de son mari, la tendresse de son enfant. « Rends-
les-moi, dit-elle, je ne suis pas la femme aux
longs efforts. — Reprends-les, reprends-les, répond
Louise au désespoir. — Je n'en veux plus, répond
Froufrou; tu m'as tout pris, garde tout! » Sur
quoi, la voilà partie avec M. de Valréas, qu'elle
enlève. Adieu les bonnes résolutions de tout à
l'heure, et sans donner au Valréas le temps de la
réflexion, la voilà qui le suit à Venise. — N. B.
La dame est en tunique-paniers à quatre pointes,
manches à brassard.
Au quatrième acte, Venise et le canal du Lido;
la terrasse où flamboie un soleil radieux. Pour
domestique un certain Zanetto, vêtu en velours
bleu à retroussis de velours noir, un barcarol de
fantaisie. Les deux amoureux sont cachés dans ce
nid depuis trois mois, sans être ennuyés l'un
l'autre de leur égoïsme à deux. Encore un peu de
temps, ce bel enthousiasme s'effacera, et déjà les
voilà qui lisent (de si loin ? le regret a des yeux
si perçans!) l'annonce des pièces jouées au Palais-
IV 23.
270 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Royal. Cest leur théâtre. — a Hélas! disait la fu-
gitive au fugitif, je me rappelle un soir où l'on
avait fait des deux avant-scènes une seule et même
loge, et, bien assise et bien vêtue, en chignon ca-
rotte, à côté des plus grandes coquettes de la ville
et de la cour, le public nous regardait en admi-
rant. Toutes les femmes étaient jalouses, et les
hommes faisaient les beaux, le sourire à la lèvre,
un camélia au bouton de Thabit. Jamais je ne fus
plus heureuse!... » Hélas! elle ne songe pas une
minute au déshonneur de sa maison, à l'orphelin
qu'elle a laissé, au nom souillé par elle, à tous ces
souvenirs douloureux, honteux, misérables... Elle
songe au théâtre du Palais-Royal, où Ton jouait,
ce même soir, une extraordinaire et stupide folie
en cinq actes! cinq petits actes! Joie et bombance!
Amours, festins, réduits, grisettes! Martîneau!
Rigolard! Joquelet! En avant donc ce chassé
croisé d'Amandine avec Gustave et d'Uranie avec
Courtalou ! Et comptez-vous pour rien Léona,
Nicole, Estelle et M"« Tibère?... Allons-y gaî-
ment! Oh! que ne suis-je assise à l'ombre des
forêts... du Palais- Royal !
Supposons, pour son châtiment, que M. de
Valréas, de son côté, se rappelle une certaine Vé-
nitienne ayant nom Desdémone, sous les traits
charmans de la Malibran, lorsqu'elle chantait,
THEATRE DE GENRE. 27I
comme on chante au ciel," la Romance du Saule^
en réponse aux gondoliers lointains frôlant le
pont des Soupirs!
Quoi qu'il en soit, la scène est attristante et
produit un déplorable effet sur les imaginations
restées jeunes en dépit des années.
Sur Tentrefaite arrive enfin le mari, Phomme
de pierre, et de sa grande et juste épée il abat du
premier coup son ancien ami Valréas. J'en suis
fâché pour les cocodettes ici présentes, elles ne
s'étonnent guère de ce dénoûment funèbre. Elles
ont vu autour d'elles tant d'aventures qui se ter-
minent ainsi! On dirait que ces scandales sanglants
sont le revenu de votre beauté, malheureuses cou-
sines de cette inconséquente et très-coupable
Froufrou. Un déshabillé d'une suprême élégance
est nécessaire à la veuve de -cet amoureux sitôt
châtié : peignoir forme Louis XV, en cachemire
gris.
Cinquième acte. Au bout de trois mois, errante
et presque laide, traînant après elle un remords
qui la tue, Froufrou s'en revient au logis conju-
gal pour y mourir. Maison silencieuse ; le mari
implacable et l'enfant ignorant, qui parfois appelle
sa mère. Hélas! la voilà, qui If croirait? dans une
-humble robe noire, sans pèlerine, sans nœuds,
sans tablier-quille ! Elle expie en ce moment les
272 CRITIQUE DRAMATIQUE.
toilettes tapageuses: bottes en peau de chevreau,
les jupons rose-marguerite^ les diamants et les
perles d'autrefois. Qui la reconnaîtrait, juste ciel !
dans ce haillon? Sa joue, autrefois si fraîche et
i&rillante de tous les feux de la jeunesse, a la
pâleur du linceul. Cette agonie est un peu longue.
Aussitôt que la mort est certaine, il ne faut pas
qu'elle attende. En fait de morts, on n'en peut
citer que deux dans tout ce siècle : la mort de la
Dame aux camélias, la mort de Clarisse HarlofPSy
une sainte, une prostituée, et dans ces deux ago-
nies, la fange payant toute sa peine, et le ciel
donnant toute sa récompense. Essayez de traverser
ces deux lits funèbres, inévitablement vous tom-
berez de ce côté-ci ou de ce côté-là, mais vous ne
serez pas originale, et vous copierez, sans le savoir,
sans le vouloir, cette espérance ou ce désespoir.
Au premier acte du nouveau drame, nous avons
retenu un mot terrible, hardiment placé là, et qui
représentera toute notre critique. Au moment du
mariage imprévu de M"® Froufrou Brigard avec
M. de Sartorys, une certaine baronne dont nous
n'avons point parlé parce qu'elle est tout à fait
inutile à l'action : C'est vraiment, dit-elle, un
mariage sur la musique d*Offenbach. On ne pou-
vait pas mieux dire, surtout ce mot-là étant pro-
noncé par les deux parodistes effrontés, assidus,
THEATRE DE GENRE. 2^3
constants, de maître Oifenbach. C'est très-juste,
oui-da. Quoi qu'il arrive en cette fin d'un siècle :
innocence, arrangement, courage, esprit, lâcheté,
poésie, imagination, violence, crime, honneur,
vertu, professions de foi, serments, Te Deum,
mariage, coups d'épée, enlèvements, chassepots,
drame et comédie, et musique et chansons, que
disons-nous ? la politique ! à tout propos, partout
et toujours, accompagnements d'Offenbach, musi-
que d'Offenbach !
Et maintenant, voulez-vous savoir, pour finir,
notre opinion sur la nouvelle comédienne?.,..
Elle est tout simplement la plus étonnante des
femmes. Elle a commencé par jouer misérable-
ment la comédie; elle se traînait, sans grâce et
sans esprit, dans les sentiers dramatiques d'une
actrice admirable et toujours regrettée, M"' Rose
Chéri. Personne ici, et nulle part, ne songeait
plus à M"* Desclée, et la voilà soudain qui revient
de son exil, triomphante et superbe, et parfaite-
ment dédaigneuse des misères de ce passé peu
brillant. La voilà telle qu'elle est! Sitôt qu'on Ta
revue on se disait : a Que vient-elle faire? » Elle
revient, pardieu ! pour faire une révolution, tout
simplement. Elle revient pour nous montrer des
changements imprévus, des effets incomparables.
C'est un protée. Il faudrait être un grand peintre
274 CRITIQUE DRAMATIQUE,
pour en faire un portrait fidèle. Ombre et fantôme
et femme, et si peu semblable aux joueuses de
comédie!... Essayez de la prendre, essayez de la
suivre ! Elle échappe, elle se dérobe ; elle irrite,
elle plaît, elle charme, elle inquiète. Elle a les
yeux très-grands, pleins de feu, les plus brillants,
les plus perçants du monde. Sa bouche est grande,
avec des grâces naturelles, et la plus attrayante.
Elle n'est pas grande, elle n'est pas petite; on n'en
voudrait pas davantage ! Sa taille est aisée et bien
prise. Nonchalante dans son parler, provocante
en ses silences, active dans ses actions, d'un geste
élégant qui dit toutes choses. Ah ! dieux et déesses !
tout à coup la voilà qui sort d'elle-même; elle
crie, elle menace, elle épouvante. On se tait,
oubliant souvent de l'applaudir. Certes, sa joie est
de bonne prise, et ses larmes sont de vraies larmes,
mais tant pis pour qui se laissera prendre à ces
gaietés soudaines, à ces chagrins imprévus ! Elle
est le caprice en personne; elle est toute fantaisie...
Elle est la surprise !
Il y a des instants où vous la pousseriez dans
l'abîme uniquement pour le plaisir de l'en retirer;
mais elle se replie et se défend. Prudente à ses
heures, irritante et charmante, en trois mots, la
voilà toute. On ne parle que d'elle! « A vous
entendre, on dirait (c'est le mot d'un vieux comé-
THÉÂTRE DE <
275
dien qui sait son métier) que M'" Desclée est la
première de nos comédiennes. — Eh ! quMmporte
qu'elle soit la première ou la dernière?... Elle est
la seule I »
M" ROSE CHERI
UAND le poëte en ses plus grandes tris-
tesses veut indiquer une douleur inef-
fable, il s'arrête, et soudain: a Quel
plus grand malheur, nous dit-il, un enfant porté
au bûcher sous les yeux de ceux qui l'ont vu naî-
tre! » Eh bien, nous avons compris toute cette
douleur, samedi passé, lorsque dans cette ville de
Passy qu'elle habitait (en dépit de l'annexion,
Passy est resté un doux village où chacun se con-
naît et s'estime à sa juste valeur), le bruit s'est
répandu que M*"® Rose Chéri venait d'expirer
victime de son amour maternel. On l'aimait, on
l'honorait dans tout le canton, moins encore pour
son rare et charmant talent que pour ses bonnes
grâces, ses vertus modestes, sa vie à l'ombre et le
parfait accomplissement de ses devoir^ d'épouse
et de mère. Elle était la simplicité même; elle
THEATRE DE GENRE. 277
était la grâce en personne ; et quand ce bruit de
mort se répandit là-bas dans la ville aux grands
bruits, portant la douleur et le deuil de théâtre
en théâtre^ alors la louange aussi fut unanime et
sérieuse' de ce talent très-rare et complet qui faisait
facilement de M*"* Rose Chéri, depuis M"' Rachel,
cette perte irréparable, la première comédienne
de son temps. Ici et là, partout, ce fut une douleur
unanime, et le Jour funèbre étant venu, ses amis,
les admirateurs de cette infortunée, accoururent
de très-loin pour lui rendre au moins les derniers
devoirs. Les hommes et les femmes de la comédie,
et les jeunes gens et les vieillards, les inconnus et
les célèbres, accompagnaient ce cercueil tout
chargé de couronnes méritées, et quand ils le
présentèrent à Téglise, les portes s'ouvrirent à
deux battants.
C'est que, vivante, et dans tout Péclat de son
renom, de sa beauté, cette aimable et grande
artiste savait le chemin de l'église; on y montre
encore aujourd'hui la place qu'elle occupait, dans
un coin bien modeste ; elle y menait ses trois
enfants, son unique orgueil; les pauvres gens
la reconnaissaient par un sourire. Hélas ! l'aima-
ble femme ! On entendit bien rarement plus de
louanges et des louanges plus entières sur le pas-
sage d'un cercueil.
IV 24
278 CRITIQUE DRAMATIQUE.
De l'église même, et par un long sentier, cette
foule attristée l'accompagnait sous la pluie au champ
des morts. Sur cette tombe ouverte avant Theure,
un vieillard plein de courage et d'énergie, au nom
de la grande famille des artistes dramatiques dont
il est le père, M. le baron Taylor, a prononcé des
paroles touchantes. Au nom de la Comédie fran-
çaise, à laquelle appartenait M"® Rose Chéri par
ses mérites, et dont le nom manque à tout jamais
à la liste de ses comédiens célèbres, M. Léon
Laya a parlé comme un poëte, et chacun s'est
incliné devant ces belles paroles: « Notre admira-
tion pour les œuvres, les luttes, les plaisirs de
l'intelligence, se trouve mal à l'aise et comme/
paralysée et confuse en traversant cette enceinte,
oîi l'homme vient â'humilier dans les profondes
mais lumineuses ténèbres de la mort, pour en
sortir l'âme plus haute et le regard plus ferme aux
clartés douteuses de la vie. »
C^est très-bien dit cela. Le contraste est terrible,
en eflet, entre ces domaines de k mort et le théâtre
éclatant du rire, de la joie et des amours de la vie
humaine. Hief encore, tant de gaieté charmante, la
jeunesse et ses bonheurs, toutes ses fêtes, tout ses
plaisirs; aujourd'hui, si vite et si cruellement,
le silence horrible, et toutes ces grâces décentes
qui disparaissent à jamais enfouies. M. Laya l'a
THEATRE DE GENRE. 279
très-bien dit : « Oti sont-elles ces soirées pleines
de triomphes? Et pourtant, nous dit-il encore,
il est juste de s'en souvenir, il est juste en effet
que nous tenions compte à cette honnête femme,
également obéissante à toutes les inspirations de
la Muse, à tous les devoirs du toit domestique,
des louanges et de Tadmiration qui l'accompa-
gnaient dans sa vie aux heures clémentes, quand
tout un peuple était suspendu à sa lèvre éloquente
et s'enivrait au feu de ses regards, au doux bruit
de ses chansons.
Elle aimait tant la sincérité qu'elle est peut-
être la seule des comédiennes, et, j'en ai bien peur,
des femmes de ce temps-ci, dont on sût l'âge exac-
tement. Elle haïssait tant le mensonge que ce
très-pardonnable et léger mensonge eût offensé
sa bonne et loyale nature. Elle était née à Étampes
le 24 octobre 1824; encore un mois, elle entrait
dans sa trente-septième année; elle était dans son
apogée; elle avait quinze années devant elle
encore pour ajouter à son mérite, à son talent, à
ce grand art de l'invention, de l'imitation, qu'elle
allait perfectionnant sans cesse et toujours.
L'avez-vous vue, il n'y a pas trois mois, dans
la Vertu de Célimène; il n'y a pas six mois, dans
les Pattes de mouche? Était-elle assez voisine, en
sa dernière création, de la coquette indiquée par
280 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Molière, et dans Pavant-dernière était-elle assez
gaie, et vivante, et mêlée à la comédie ? En toute
espèce de comédie, elle tenait une place énorme,
elle y vivait sérieuse, sans intrigue et sans envie;
elle était la première entre toutes les autres comé-
diennes, uniquement parce qu'elle était elle-même,
«t par l'autorité de son bel esprit. C'était, par na-
ture et par instinct, une imagination hardie, in-
génieuse et toute-puissante, en pleine modestie,
en pleine réserve. Elle n'a jamais dépassé le but,
et de préférence elle se tenait en deçà du but, re-
doutant le trop de bruit, le trop d'effet. En elle
tout était prudence et voile, et quand on l'applau-
dissait trop fort elle n'était pas contente. A com-
bien de créations elle a prêté l'appui de sa jeu-
nesse intelligente et de sa beauté sans fard ! Même
si par hasard elle abandonnait un instant les
gais sentiers, sous l'aubépine, au bruit des oi-
seaux qui chantent, les doux rivages, les toits mo-
destes , la fortune accorte et bourgeoise , en un
mot, le monde à part et terre à terre dans lequel
elle se trouvait si bien, où elle se déployait tout
à l'aise, aussitôt, — la dépaysée! — elle redou-
blait de prudence et d'attention sur elle-même.
Elle le fit bien voir dans ces trois rôles restés cé-
lèbres que le jeune Alexandre Dumas écrivit tout
exprès pour la mettre en un jour tout nouveau :
THÉÂTRE DE GENRE. 281
Diane de LySy le Demi-Monde, le Père prodigue.
En ce moment, Thonnête femme, habituée à re-
présenter les chastes et douces passions, se trou-
vait certes bien loin de son pays natal. Elle repré-
sentait, dans le Demi-Monde ^ une coquine, et
dans le Père prodigue une drôlesse, et chacun de
trembler qu'elle ne fût pas cette fois au niveau de
sa tâche.
Or, ces trembleurs n'entendaient rien à l'art dra-
matique; ils ne savaient pas que la vraie et sincère
comédienne est la seule aussi qui puisse, au besoin ,
représenter toutes les vertus et tous les crimes,
toutes les passions, tous les âges, avec tous les
mystères du cœur humain. Au contraire, elle s'a-
musait de ces rôles étranges ; il^ étaient pour elle
une fête véritable; elle était toute Joie et toute
malice à se fourrer dans ces crinolines suspectes,
à représenter ces vénales amours du demi-monde
où toute autre à sa place en eût été quelque peu
embourbée. Elle sortait éclatante et superbe, et...
ça n'était pas plus difficile que cela de démontrer
la duplicité, la trahison, l'effronterie et le sans
gène de ces tristes habitants des maisons sus-
pectes.
Que si vous demandiez où donc elle avait vu,
cette enfant de M. Scribe et du père Molière, une
ingénue élevée en si bon lieu, ces mœurs misé-
IV 24.
282 CRITIQUE DRAMATIQUE.
rables, ces réunions honteuses, ces adultères sans
nom, ces jeunesses sans vergogne et ces vieillesses
sans respect, tout le train vulgaire et déshonorant
des existences à l'aventure ?... Au fait, elle n'avait
vu cela nulle part; elle l'avait deviné, et, contente,
elle le représentait comme elle l'avait compris;
elle le représentait sans bassesse et de très-haut,
comme une dame honnête qui mettrait sur son
visage un masque de bacchante ; on voit la bac-
chante, et, sous le masque, au geste, à la voix, à
je ne sais quoi de chaste et de retenu, vous avez
bientôt reconnu l'honnête femme.
Et, plus encore, elle a profité, M"**^ Rose Chéri,
des justes respects qui l'entouraient, pour mar-
cher hardiment dans les souliers de ces margots,
sans redouter d'être un seul instant confondue
avec les tristes images qu'elle représentait d'un
naturel presque effrayant. Je l'entends encore,
dans Iq Père prodigue, oh elle jouait le rôle d^une
fille absolument perdue, et vieillissante, et de la
pire espèce : « Que vous donne-t-il ? disait quel-
qu'un. — Il me donne le bras ! » répondait-elle.
M"® Mars n'eût pas dit ce mot-là avec tant d'aban-
don; M"* Dorval en eût fait une exclamation fu-
rieuse; elles étaient pourtant l'une et l'autre, aux
deux extrémités de l'art dramatique, une excep-
tion incomparable avec tout leur entourage.
THEATRE DE GENRE. 283
Elle avait l'accent vrai, M"* Rose Chéri; sa
voix était juste autant que son esprit; elle était
vraiment Diane de LySy la coquette; elle était
bien M"* Poirier, la fille riche et vaillante et bour-
geoise, animée à bien faire, à bien dire... « Al-
lons, va te battre !» Ah ! qu'elle était grande en
ce rôle de Chimène en robe blanche, en petit
tablier ! — Que de petites pièces elle a faites à elle
presque toute seule, auxquelles elle donnait une
grande valeur : le Piano de Berthe, Quitte pour
la peur, le Collier de perles. Elle disait bien la
prose, elle disait bien les vers ; d'une charmante
façon elle a récité Philiberte, Un jour on refit a
son intention la Niaise, de Destouches, et dans
cette niaise elle était si gaie et si contente ! Elle
riait mieux que personne ; elle avait une façon de
rire attentive et curieuse, accorte et franche, en
plein rire et du bout des lèvres. C'est ainsi que
dans le Changement de main, comme elle repré-
sentait l'impératrice Catherine agitant un éventail,
pendant que son chambellan lui raconte un tas de
choses saugrenues, bien certainement sous le
masque on la voyait rire.
Un trait piquant l'amusait tout comme une
autre ; un sous-entendu hardi ne lui déplaisait pas
toujours : la Protégée sans le savoir fut un de
ses meilleurs rôles. Certes la position était diffi-
284 CRITIQUE DRAMATIQUE.
cile, elle y mettait une naïveté de très-bon aloi,
et quand son maître de peinture, représenté par
ce bon Numa, hochait la tête à Taspect de ce
mauvais .tableau si chèrement payé, son désespoir
était au comble ! Avec tant d'intelligence et d'a-
grément prime-sautier, elle avait plu tout de suite
à M. Scribe; elle lui plaisait surtout par son côté
calme et sérieux. Il l'appelait sa seconde Léon-
tine, et tout de suite, à son intention, il avait
quitté la comédie en cinq actes pour revenir un
instant aux faciles ébauches de ses beaux jours.
La petite comédie était pour M. Scribe un si
doux repos; il la composait d'une main si lé-
gère ! Oublieux des grandes machines et des chan-
gements à vue, il n'était jamais plus heureux que
s'il rencontrait une comédienne innocente au ni-
veau de son esprit. Il avait fait pour M"' Rose
Chéri et pour une jeune comédienne du même
âge et bien charmante aussi, M"® Désirée, une
scène oîi l'une à l'autre racontait la première nuit
de sa noce avec un ministre, et celle-ci disait si
bien à celle-là : <t Voilà donc comment se marie
un ministre! » Et le public de rire, et les deux
ingénues de garder un sérieux le plus plaisant
du monde. Hélas! l'une et l'autre, M"" Désirée
et Rose Chéri, elles ont disparu presque à la
même heure... une ombre, un écho! Pulvis et
THÉÂTRE DE GENRE. 285
umbral La poussière et le vain bruît qui n'est
plus !
Je me rappelle encore aujourd'hui, comme si
c'était hier, le premier début de M"* Rose Chéri
sur le théâtre du Gymnase, au mois de juillet 1842,
l'année de funeste mémoire. C'était deux jours
avant le jour accoutumé du feuilleton, en pleine
élection, dans un de ces moments oti Paris tout
entier retentissait de ces noms sonores : Thiers,
Odilon Barrot, général Jacqueminot, Jacques Le-
febvre, M. Delangle, M. Billault, M. Guinard,
M. Marie, M. Paillet, M. Carnot, M. Guizot,
M. Bethmont, M. Royer-Collard, M. Considé-
rant, M. Boihvilliers, M. Berryer, M. le duc de
Valmy, M. l'amiral Leray! grandes batailles autour
de ces noms qui représentaient tant d'idées, d'il-
lusions et de beaux rêves, tant de liberté et d'é-
loquence ! Ainsi le moment était mal choisi, dans
tous ces noms plein d'inquiétude et d'espérance,
pour se faire un nom nouveau, même au théâtre.
Ajoutez que juillet le terrible, répandait tous ses
feux mêlés aux ardeurs de. la politique, et que le
théâtre était désert.
Au Gymnase on jouait, le soir dont je parle,
une assez triste comédie intitulée : la Jeunesse
orageuse; il y avait aussi peu de monde que plus
tard aux débuts de M"» Rachel; tout dormait, le
286 CRITIQUE DRAMATIQUE,
parterre et les loges , le souffleur dormait dans sa
niche, et sans un accident qui réveilla tout ce
monde endormi, la salle eût été vide en un clin
d'œil. Voici l'accident :
Une comédienne élégante, à la mode et fort
belle, un brûlot de vingt-cinq ans à peine, qui
jouait le rôle principal de cette Jeunesse orageuse,
obéissant aux orages de sa propre jeunesse, avait
quitté son poste, et son absence rendait impossible
la représentation du vaudeville annoncé par les
affiches. En vain on l'appelle, on la cherche...
elle est absente, elle ne reviendra que demain;
sur quoi, grande inquiétude au théâtre, et bien-
tôt le peu de gens qui étaient* dans la salle, à leur
tour, s'inquiètent et finissent par demander à cris
et à cors : la Jeunesse orageuse ! On la voulait à
tout prix, maintenant qu'elle était impossible. Il y
eut même des passants avertis par l'orage intérieur
qui se présentèrent, espérant s'amuser de ce
théâtre dans l'embarras. Dieu des thyrses et dieu
des masques ! comment faire et que devenir ?
Ce fut alors que cette enfant, qui était engagée
et qui ne jouait pas, d'une voix timide et toute
rougissante, proposa de jouer le rôle de la femme
absente. Elle le savait pour l'avoir entendu ré-
citer quatre ou cinq fois, et comme le parterre en
ce moment redoublait son tapage. M, Monval,
THEATRE DE GENRE. 287
rexcellent régisseur du Gymnase, fît une annonce,
en demandant au public toute son indulgence
pour une enfant qui se présentait à Pimproviste !
Cependant l'enfant est habillée en un clin d'œil,
et la voilà qui remplace au pied levé une comé-
dienne en grande admiration dans le public,
qu'elle fascinait de son insolente beauté. Le dan-
ger était grand, l'heure était solennelle, et le pu-
blic, qui n'est pas toujours très-bon dans ces
théâtres de Paris (il vaut cent fois mieux que le
public de province), se faisait cependant une
grande fête de voir tomber la présomptueuse, de
châtier la téméraire et de lui apprendre à ne pas
lutter contre le feu, contre la flamme et le fracas
de la comédienne en faveur... En ce moment ap-
parut la débutante, et tout d'abord elle charma ce
peuple ameuté.
Il vit d'un coup d'oeil tant d'innocence et de
fraîcheur, un charmant visage, une taille admi-
rable, et tout de suite il accepta cette modestie et
cette exquise attitude. Elle fut d'abord un peu
tremblante, elle se rassura bien vite, et sans peine
et sans effort, apaisant les grands bruits, les tons
criards de cette comédie à grand tapage, à grand
ramage, elle en fit, de son autorité privée, une
œuvre toute nouvelle ; bref, le succès fut très-»
grand, et ces mêmes gens qui ne l'auraient guère
288 CRITIQUE DRAMATIQUE.
épargnée, obéissant aacharme, rentraient chez eux,
sans demander quel député avait été proclamé dans
la soirée, ils ne pensaient qu^à la comédienne.
Enfin trois jours après, le lundi, voici le feuille-
ton que je retrouve, enfoui dans Tabîme des
choses frivoles qu'une heure apporte et remporte!
Il entonnait la louange de la nouvelle arrivée, et
voici ce qu'il disait mot pour mot :
« M"* Nathalie, toute jolie et toute élégante et
parée, a grand tort de quitter la place et de s'en
aller par monts et par vaux à la poursuite de
l'ombre et de l'été. L'autre jour elle était absente,
et son rôle dans la Jeunesse orageuse laissait un
grand vide, lorsque soudain se présente une petite
jeune personne de quinze ans pour remplacer
M"' Nathalie. — Mais, lui disait-on, comment
donc allez-vous faire? Vous êtes si timide... elle
est si hardie ! Votre regard manque de fermeté el
d'assurance, l'œil de M'-® Nathalie est si éclatant
et si noir I Vous êtes une enfant. M"" Nathalie est
une femme toute faite ! Vous avez de si petites
robes et à si bas prix, elle a tant de satin et tant de
velours ! A votre cou pas même un grenat... elle
a des colliers de perles ! Pas une bague à vos
doigts, pas un bracelet à vos bras... elle est char-
gée de bracelets et d'anneaux. — Laissez-moi faire,
disait l'enfant, on se passe, il le faut bien:, de ru-
THEATRE DE GENRE. 289
bans et de dentelles, de soie et de velours, de bra-
celets et d'anneaux d'or; on se passera même des yeux
noirs et de la taille bien cambrée de M"® Nathalie;
on sera tout simplement simple, naturelle, inno-
cente, jolie et sans apprêts, sinon sans art... Ainsi
a-t-elle fait, et, chose étrange ! la petite téméraire a
réussi autant qu'elle pouvait réussir. Le parterre
a voulu savoir le nom de cette nouvelle arrivée...
Elle a répondu qu'elle s'appelait Rose Chéri. »
Ainsi, en moins de trois heures, cette insolente
et brillante Nathalie avait laissé tomber sa cou-
ronne; une enfant l'avait ramassée, et cette enfant
désormais sera reine entre toutes les comédiennes.
Ah ! quelle rage, quel trépignement, quel déses-
poir de l'imprudente, perdant soudain la place
qu'elle a quittée ! Elle éclatait, elle était furieuse ;
elle jurait ses grands dieux que cette enfant lui
avait dérobé son rôle ; et puis, tout d'un coup, en
bonne personne, elle se çrit à sourire, et, cédant
la place à cette enfant, elle s'en fut dans les théâtres
qui rappelaient.
Huit jours après, jour pour jour, dans une petite
comédie en un acte de ce même auteur du Duc
Job, qui portait, lundi passé, la parole au nom
des auteurs dramatiques sur le tombeau de la cé-
lèbre comédienne, on vit reparaître la jeune dé-
butante, et cette fois dans un rôle qu'elle avait
IV 25
290 CRITIQUE DRAMATIQUE.
créé. On vît alors que cette enfant était une sensi-
tive ; elle avait tout compris, tout deviné, dans un
rôle à peine indiqué. Et nous autres, les specta-
teurs du premier jour, nous les premiers qui l'a-
vions applaudie et indiquée au public à venir,
nous ajoutions cette louange à cette première
louange (ceci est encore mot pour mot) :
« Cette petite jeune personne dont nous vous
parlions l'autre jour, M"® Rose Chéri, a créé avec
bonheur le petit rôle de Cécile. C'est encore une
enfant, mais une enfant qui est tout simplement
une comédienne. Non pas, certes, que je veuille
crier au miracle; mais enfin un jeu calme, na-
turel, sans recherche, sans effort, quelque chose
de bien senti ; une grande réserve, une rare pru-
dence, une voix juste et ferme, et pas dix-sept
ans!... La voilà toute. Encore une fois, jouer la
comédie, et la très-bien jouer, ce n'est pas un art.
Cela ne s'apprend pas ; cela vient tout seul, un beau
jour, en regardant, en écoutant l'humeur triste ou
gaie que le bon Dieu a mise en nous. Nous de-
vons cependant un conseil à M"* Rose Chéri. Ce
double nom est mal trouvé. Si vous laissez RosCj
le Chéri est inutile ; si vous tenez à Chérij effacez
Rose. Si elle n'en vient pas tout de suite à corri-
ger ce pléonasme, la jeune débutante s'expose à
recevoir toute sa vie le^même billet doux : « Ma-
thiSatre de genre. 291
demoiselle, j'ai découvert sur raffiche du Gym-
nase-Dramatique une faute de français qu'il est
important de faire disparaître... L'affiche vous ap-
pelle Rose Chéri : c'est Rose Chérie qu'il faudrait
dire. Signé : Prosper, étudiant en droit; — l'in-
connu de V orchestre; — le monsieur du balcon en
chapeau blanc; — Arthur de*** ; — Théodore, ex-
souS'lieutenant de voltigeurs. » Si bien que cet e
de Rose Chéri ne sera pas , tant s'en faut , un e
muet.
« Il faut donc que M"« Rose Chéri se décide en-
tre Rose et Chéri. Quand M. Fouché fut devenu
le duc d'Otrante, il disait à l'un de ses amis :
a Mon ami, lorsque nous serons tête à tête, tu
a m'appelleras tout simplement Monseigneur. »
a Monsieur le parterre, peut dire M"® Chéri à
a son tour, lorsque nous serons tête à tête, ap-
« pelez-moi Rose tout simplement. »
A retrouver ces premières impressions, si justes
et si vraies qu'il n'y a pas un mot à retrancher,
à ajouter, la critique est bien heureuse et bien
fière. En se souvenant qu'elle a entouré, en toute
occasion, de la même faveur, jusqu'à la fin, cette
admirable artiste, la critique est contente. Oui!
depuis ces premiers jours oti le succès entoura la
jeune débutante de ses plus chères faveurs, elle
n'a plus rencontré ni combat, ni lutte, et rien qui
2g2 CRITIQUE DRAMATIQUE.
ressemble à la peine. Elle marcha sans obstacle à
l'accomplissement de ses rêves, elle n'eut plus
qu'à choisir dans les rôles les plus divers; elle
avait désormais toute confiance en ce public dont
elle était la fille adoptive et qui l'a suivie jusqu'à
la fin, confiant, docile, acceptant son rire et ses
larmes ! Même un jour, comme un écrivain hardi,
par un travail persévérant et sans autre ambition
que le bonheur de bien faire, venait de remettre
en lumière un chef-d'œuvre impossible, à savoir
un livre appelé : Clarisse Harlowe^ et que du
travail de cet homme on avait composé un mé-
chant drame, à tout hasard. M"® Rose Chéri, émue
et charmée à ces accents tout nouveaux pour elle,
entreprit de reproduire à son tour la vie et la mort
de Clarisse Harlowe. Ah ! qu'elle y fut touchante,
et que de larmes elle fit répandre sur cette infor-
tune, et comme on vint de toutes parts* assister à
cette agonie ! a On n'avait jamais vu sa pareille à
Mitylène. »On ne se doutait pas encore, en aucun
théâtre, en tragédie, en drame, en rien, de cette
agonie oîi tout compte , un geste, un regard, une
parole, un silence, un pli des lèvres, un fronce-
ment du sourcil ; jamais mort plus touchante ne
fut poussée à ce degré de pitié, de terreur, d'émo-
tion. Elle était dans une charmante attitude, ha-
billée et revêtue d'une robe de satin blanc comme
THÉÂTRE DE GENRE. 298
la neige; elle était pâle... une ombre; ses pieds
amaigris et ses petites jambes déliées disparais-
saient sous ses longs plis soyeux, qui n'en dessi-
naient plus les formes délicates; de longues man-
chettes noires ajoutaient à la blancheur de cette
peau frêle et transparente qui conservait encore
quelques gouttes de sang pour l'animer. Sa taille,
serrée par un ruban bleu de ciel, vous donnait
l'idée d'une fleur des champs brisée par la char-
rue ; ses belles mains , deux beaux lis sans tache,
nuancés de bleu, tant les veines étaient gonflées,
pendaient languissamment le long de ce beau
corps. Mourante, un reste miraculeux de cette ex-
quise beauté rayonnait encore sur ce visage char-
mant.
Telle elle était ! C'était superbe et terrible à la
fois! Que l'émotion fut grande aussi quand de
cette voix sympathique elle se mit à lire un frag-
ment du testament de Clarisse Harlowe, une
page écrite en plein deuil avec des larmes ineffa-
bles, une page que l'on eût dit écrite exprès pour
elle : a Anna, ma cousine et ma consolation,
acceptez, je vous prie, mon portrait, quand j'avais
seize ans, par un vieil artiste plein de génie. O le
beau jour l C'était par un beau mois de juillet,
dans le jardin de mon grand-père, à l'ombre d'un
vert platane; les oiseaux chantaient, les eaux dan-
IV 25.
294 CRITIQUE DRAMATIQUE.
saient tout au loin, les mille bruits de la campa-
gne remplissaient mon âme charmée. Mon grand-
père, assis à côté du peintre, semblait vouloir le
convaincre de la beauté naissante de son enfant;
et le peintre, ému de tendresse, disait au bon
vieillard : « Monsieur, s'il faut une image ressem-
a blante à celle qui est gravée dans votre cœur, j'y
oc renonce ». A ces mots bien simples, que M"® Rose
Chéri disait dans un dernier sourire, la salle fon-
dait en larmes, et l'on n'entendait plus qu'un san-
glot.
Et comme en cet art dramatique toutes les
émotions se tiennent l'une à l'autre, il advint que
M"® Rachel, frappée, à l'aspect de cette agonie
inimitable, d'une irrésistible émulation, nous
montra plus tard l'agonie et la mort d'Adrienne
Lecouvreur. La grande tragédienne, à cette heure
suprême, obéissait à l'impulsion de la petite fille
du Gymnase, et plus tard encore, nous avons vu
mourir, non pas sans une émotion sincère, la Dame
aux Camélias sous les traits d'une parfaite beauté.
Donc, voilà deux grands drames et deux grands
succès qui nous viennent en droite ligne du lit de
mort de Clarisse, représentée par cette enfant,
Clarisse Harlowe! O présage! ô mort! éloigne-
toi ! Ne va pas te venger de cette imitation trop
réelle : Adrienne Lecouvreur a déjà reçu son
THEATRE DE GENRE. 295
châtiment; épargne au moins Clarisse Harlowe.
Elle est sourde à nos voix, cette mort sans pitié;
elle a saisi la tragédienne au milieu de son triom-
phe ; elle a posé.sa main de fer sur la tête innocente
de la comédienne, à l'heure où tout semblait joie
et prospérité autour de cette malheureuse ! A peine
elle avait achevé de bâtir sa maison, de planter
son jardin, d'élever ses trois petits enfants, de
sauver son fils aîné atteint d'une maladie horrible
et contagieuse, en trois heures d'agonie elle expire.
On dirait de cette héroïne du siècle passé, Julie,
arrachant son enfant de l'eau protonde: « Avec
quels transports de joie elle l'embrasse... Elle
revenait plus souvent et avec des étreintes encore
plus ardentes à l'enfant qui lui coûtait la vie,
comme s'il lui fût devenu plus cher à ce prix. « Il
y a des douleurs si grandes que pour les bien
exprimer il faut emprunter au roman ses paroles
et ses douleurs.
L'art dramatique tout entier conservera comme
une louange suprême, avec un juste orgueil, le
nom de M"® Rose Chéri. Il opposera cette jeu-
nesse unie et sans tache et cet âge mûr plein d'hon-
neur à toutes les déclamations hypocrites. C'est le
droit de tous les membres de cette famille élo-
quente de se parer de ces grâces, de ces vertus, et de
les appeler à leur aide, tantôt comme un encou-
296 CRITIQUE DRAMATIQUE.
ragement à bien faire, et tantôt comme une con-
solation toute-puissante. Il faut songer aussi à
ce père au désespoir, à ce mari désolé, à ce bel
esprit très-habile et très-prévoyant qui perd, en
perdant une pareille femme, espoir, avenir, con-
fiance! Il n'y a pas un homme aussi malheureux
que cet homme à l'heure où Je parle. Il a tout
perdu, il a tout enfoui dans ce cercueil... que
disons-nous? dans cet abîme! Elle était l'honneur
de sa maison, elle était la gloire et Tappui de son
théâtre; elle lui avait donné toutes les preuves les
plus éclatantes de son dévouement et de son zèle;
et l'autre Jour, quand nous fûmes chercher cette
admirable artiste pour la conduire au champ du
repos, ce fut avec un véritable effroi que nous
songions aux douleurs plongées dans la solitude
horrible et dans le silence abominable de cette
maison.
INDEX
DES NOMS DE PERSONNES ET DES TITRES D OUVRAGES CITES
DANS LES QUATRE VOLUMES DE LA CRITIQUE DRAMATIQUE.
Les chiffres romains indiquent les volumes, et les chiffres
arabes les pages.
NOMS DE PERSONNES.
Abbeille (l'abbé). III, 16.
Afranius. II, i38.
Aiguillon (duchesse d*). II, i3i ;
— in, 47-
Alcée. I, 204 ; — II, 34.
Alfieri. II, Soy.
Albert (M»®). III, 54.
AIIan-JDespréaux (M"»"). I, 268 ,
— IV, 45, 46, 52, 107.
Ambroise (Saint). II, 86»
Amphion. II, 34.
Anacréon. IV, 98.
Ancelot. IV, 58.
Andrieux. II, 29; — IV, 55.
Anicet-Bourgeois. III, 176 et
suiv.
Annibal. II, 78.
Archiloque. I, 204.
Aristophane. I, 19, 204; —
IV, 211.
Aristote. II, 47; — III, 5o.
Arnauld (de Port- Royal). Il, 97.
Arnault. III, 270.
Arnim (Bettina d*). III, 12.
Arnould-Plessy (M^^). I, 263,
279; — IV, 196.
Attila, II, 73.
Aubigné (Agrippa d'). III, 271.
Augier (Emile). IV, 109, 207.
Auguis. III, 28.
Auguste. I, 206;— II, 68,211,
240, 255; ^III, 25.
298
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Auguste Z. III, 188.
Augustin (Saint). II, 85.
Autran (Joseph). Il, 12, i5.
Ayen (duc d*). IH, 40.
Baïf. II, i38.
Baldus. Il/, 276.
Balzac. II, 87, 3 06.
Balzac (Honoré de). I, 264, 288;
— IV, 60, 145.
Barberini (le cardinal). III, i3i.
Barbier (Auguste). IV, 56.
Barrière (Théodore). IV, i3i et
suiv.
Baron. I, i32, 142 ; — II, 65.
Barthélémy (l'abbé). II, 214.
Bassompierre (de). II, 57,
Bawr (Mme de). IV, 196.
Beaujon. I, 182.
Beaumarchais (Caron de). I, 211;
— II, 2.
Beckford. III, 169.
Beethoven. II, 193.
Béjart (M"e). n, 56.
Bellini. I, 288.
Belloc. II, 285.
Belot (Adolphe). IV, 198 et suiv.
Belsunce (de). II, 5i.
Benvenuto Cellini. III, 1 3 1 .
Bequet (Etienne). I, 2 ; -r- II,
134; — III, i58, 189.
Béranger (P. J. de). I, 188; —
II, 135;—. III, 167; —
IV, 77, 263.
Bernardin de Saint- Pierre. II, i 3 1 .
Berquin. II, 168; — III, 112.
Berry (la duchesse de). III, 273.
Berryer, III, 128.
Berton. IV, 129, 147, 149, 187.
Boccace. II, 3 06; — IV, 192.
Boileau-Despréaux. I, 32, i3o.
i35, 260; — II, 94, 102;
— m, 168.
Boitard (Edouard). IV, 222.
Bossuet. I, 99, 1 1 1 ; — II, 86,
271 ; — III, 239.
Bouilhet (Louis). III, 262 et
suiv.
Bouillon (duchesse de). II, iio.
Bourbon (la maison de). III, 276.
Bourdaloue. Il, 271.
Bourgogne (la duchesse de). III,
273.
Boursault. I, 100.
Brancas (duc de). II, 57.
Bressant. IV, 162.
Brissac (le duc de). III, 39.
Brunet. I. 72.
Brutus. II, 1 39.
Burette (Théodose). II, 269.
Byron (lord). I, iii, 182; —
II, 37 ; — III, 54 et suiv.; —
IV, 40.
Caffaro (le P.). I, 100 et suiv.
Caligula. III, 171.
Callimaque. II, 34; — IV, 173.
Callistrate. I, 22.
Calvin. II, 86.
Cambon. III, 141.
Camoëns (le). III, 161.
Capendu. IV, i3i et suiv.
Catherine II. I, 182.
Catinat (le maréchal de)/ IV,
226.
Caton. II, 139; — IV, 217.
Céronia. II, 211.
Chaix d'Est-Ange. III, 128.
Chaligny-Desplanies. III, 16.
Chamfort. III, 40; — IV, 214.
Champmeslé (M"e). n, 55, 81,
118.
INDEX.
299
Chapelain. I, i3o; — III, 84.
Chapotain. III, 16.
Charles II. II, 194.
Chateaubriand (vicomte de). I,
188; — II, 37, 61, i35, 174,
181, 192; — III, 16a, 191;
— IV, 40.
Chateauneuf. I, 129.
Chateauvillars (M»"® de). III, 129.
ChatîUon (le comte de). I, 149.
Chénier (André). II, 107, 241.
Chevreau. III, 16.
Choiseul (le duc de). III, 253.
Chilly. III, 188.
Ciceri. III, 5i.
Cicéron. I, 20 5, 304; — II, 70,
139, 191; — IV, 93, 222.
Cimon. Il, 16.
Clairon (M»«). I, 182; — III,
37.
Clairville. IV, 32 et suiv,"
Claude. III, 171,
CoeflFeteau. II, 88.
Collot d'Herbois. III, 171.
Condé (le prince de). I, 149.
Congrès scientifique dePoitiers (le).
III, I.
Contât (M"e). III, 37.
Conti (le prince de). I, 94.
Conti (la princesse de). III, 273.
Corneille (Pierre). I, i35, 198;
— II, 2, 9, 5o et suiv., 56,
61, 68 et s., 1 13, i38, 141,
1 55 et $., Î74, 180, 181,
341, 245, 255, 256, 278,
28»; — III, 17, 25, 3o^ 37,
43, 44 et 5., 47 et s., 84,
239, 270; — IV, 255.
Corneille (Thomas). I, 121; -^
II, 89.
Cotin (l'abbé). I, i3o.
Cousin (Victor). II, 134.
Cratinus. I, 204.
Crébillon. II, 10.
Cromwell. II, 194.
Cuvier. II, 37.
Dacier (M»»). II, 49.
Dante (le). II, 7, 3o8 ; — III,
161.
Danton. I, i23; — III, 10.
Dauphine (M"»* la). I, 293
(note).
Davesne (Dubois). III, 188.
Debureau. I, 75 et suiv.
Déjazet (Virginie). IV, 266.
Delacroix (Eugène). IV, 48.
Delaroche (Paul). II, 127, i5i.
Delaporte(M"e Marie), iv, 147.
Delaunay. IV, 162, 195.
Delavigne (Casimir). II, 108,
127, i55 et suiv.; — III, 53
et suiv.
DemidofT (comte Anatole). II,
289.
Démosthène. I, 2o5 ; — IV,
223.
Désaugiers. III, 299; — IV, 1.
Desclée (M"®). IV, 273.
Demoustier. II, i 3 i .
Desforges. I, 18 5.
Deshoulières (M"»e). IV, 194.
Desmoulins (Camille). III, 10.
Désirée (M"«). IV, 284.
Desmousseaux. III, 54.
Désobry. II, 214.
Destouches (Néricault-). 1, 160; —
IV, 283.
Diderot (Denis). I, 34, i5o, ^94,
198, 200, 202; — II, 129;
— III, 33, 39, 101, 112,
222, 262 ; — IV, 37.
3oo
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Doche (M""® Eugénie). II, 3 1 1 ; —
IV, 147.
Dolet (Etienne). III, i35.
Doligny (M^i»). I, 219.
Dom Pedro. I, 3 10.
Dorneval. I. $9.
Dorval (M®*). I, 304; — II,
190, 256, 260; — III, 54,
iio, ii3, 154, 174, 196,
202, 207, 297 et suiv.; —
IV, 282.
Doze(M"«). I, 3o5.
Drusille. II, 211.
Du Barry (la comtesse). I, 182.
Dubelloy. III, 24 et suiv.
Dubois (M"« Emilie). IV, 107,
195.
Ducerceau. III, 65.
Ducange (Victor). III, 299.
Duchesnois (M"«). I, 291; —
II, 25i; — m, 54.
Ducis. II, 29; — III, 44 et
suiv.
Dumas (Alexandre). I, 304; —
II, 210 et suiv., 274; — III,
62 et suiv., 10 1 et suiv.,
3oi ; — IV, 14.
Dumas fils (Alexandre). IV, i63
et suiv.^ 281.
Duparay. II, 209; — IV, 204.
Duperron. II, 88.
Dupuis. IV, 129, 147, 187.
Dupuytren. IV, 72.
Duviquet. I, 2, 6, 17, 175; —
III, 157.
Duverger (M"»). III, 189.
Empis. I, 281.
Ennius. I, 20 5.
Épinay (M«« d'). I, 182, 184.
Eschine. I, 30 5.
Eschyle. I, 2o5; — II, i et suiv.,
39 et suiv., 2 56; — III, 9,
44» 47-
Escousse. III, i65.
Eupolis. I, 204.
Euripide. I, 2o5; — II, i, 2,
21 et suiv., 39 et suiv., 96 et
suiv., 256; — III, 3, 44,47,
87, ii5, 177.
Falcon (M"«). I, 289.
Fay (Léontine). III, 54; — IV,
284.
Fénelon. i, 87, 20 3 ; — IV, 262.
Ferville. II, 209.
Féval(Paul). III, 281 et suiv.
Fix (M"e Delphine). IV, 107.
Fontanes (de). III, 162.
Fontenelle. I. 86.
François I*'. III, i 3 1 .
Francisquine. I, 68.
Frédéric II. I, 182.
Frédérick-Lemaître. I, 52; — II,
190, 209, 256; — III, 54,
297 et suiv.
Fulchiron. III, 28.
Fuzelier. I, 59, 6i.
Galland. I, i83.
Garnier (Robert). III, 84.
Geffroy. IV, 162.
Gentil. III, 299.
GeoflFrin (Mme), j^ jga.
Geoffroy. I, 2, 176; — III, 157.
Geoffroy (Michel). IV, 147.
Georges (M"o). II, 209, 25i;—
III, 189, 190.
Gérard (François). I, 3 i i.
Gérard de Nerval, III, i65.
Gilbert. III, 161, i65.
INDEX.
3oi
Giotto. III, i68.
Girardin (Delphine de). IV, loi,
107.
Giraud (le comte). II, Soy, 3i3,
Girodet. I, 3 1 1 .
Gluck. II, 36.
Godard. 1, 63.
Goethe. I, 188; — III, 2 58,
Gombault. III, 84.
Got. IV, i55, 162, 195.
Gozlan (Léon). III, 191 et suiv.
Gresset. I, 173.
Grëtry. I, 194.
Grimm. III, 39.
Gros. III, 139.
Gudin (Paul). III, 16.
Guilbert de Pixérécourt. III, 28.
Guillard (Léon). II, 36 (note);
— IV, 32 et suiv.
Guizot. 11,134; — III, 26.
G-inderode (Caroline de). III, 12
et i3.
Guyon (M™® Emilie). IV, 147,
Halévy (Ludovic). IV, «60 et
suiv.
Hardy. III, i6.
Harpe (de la). I, 266 ; — II, 27 ;
— III, 16, 26.
Heine (Henri). III, 247,
Henri IV. II, 207.
Hérodote. I. 20 5; — II, i5.
Hésiode. I, 189, 204; — II, 4.
Holbach (le baron d'). I, 182.
Homère. I, 204; — II, 4, i3,
14, 34, 212, 252, 256; —
m, 5 et suiv,; — IV, 219.
Horace. I, 32, 274; — II, 33,
loi, i37 et suiv., 177, 2i5,
240, 271 ; — III, 17, 237.
Hugo (Victor). I, 188, 3o3,
IV
3o8; — II, 127, 134, i38;
— III, 2, 1 1, 2 5, 82 et suiv.,
114 et suiv., 190, 256, 272,
3oi.
Hus (M»e). I, 182.
Hussein-Bey. I, 3 12.
Isocrate, I, 2o5.
Janot. I, 72.
Jayr. II, 285.
Jean-Chrysostôme (Saint). II, 60.
Jérôme (Saint). II, 175, 178.
Joanny. Il, 25 1.
Jornandès. II, 74.
Joubert (Nicolas). I, 53.
Judith (M"e). IV, 162, 195.
Julie. II, 211.
Juliette (M»e). III, 189, 190.
Juvénal. II, 293; — III, 234.
Kératry (de). III, 112.
Kime. IV, 204.
Lablache. II, 3o5.
La Bruyère. 1, io5, 121; —
. IV, 67, 173.
Lacenaire. II, 284 et suiv.
La Chaussée (Nivelle de). I, 84 ;
— III, 3o3.
Lacordaire (le P.). II, 298.
Lafont. II, 189; — III, 54.
Lacroix (Jules). III, 226 et suiv.
Lafarge (M"»«). II, 293.
La Fontaine (Jean de). I, 39,
i3i, i35, 275; — II, i5;
— III, 240; — IV, 192,
261.
Lamartine (A. de). I, 188; —
II, i35; — III, 10, 191; —
IV, 261.
26
3o2
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Lambert (l'attorney). III, 172.
Lamennais. I, 217; — > II, i35,
268 et suiv.
Lami (Eugène). IV, 48.
Lamoignon (le président de). I,
93.
La Rochefoucauld (duc de). IV,
Laromiguière. II, 184.
La Roncière. III, 127.
Lattaignant (Pabbé de). II, 27.
Laya (Léon). IV, 2 5 1,2 5 7, 278.
Le Batteux. I, 266.
Lebras. III, i65.
Lebrun (Pierre). II, 140 et suir.,
160.
Lebrun-Pindare. II, i3i.
Leclercq (Théodore). III, 149.
Lecouvreur (Adrienne). II, 266.
Lekain. II, 116.
Lemercier ( Népomucène ). II,
1 26 et suiv.
Lenclos (Ninon de). I, 89, 107,
129.
Le Nôtre. II, 5J.
Léonard de Vinci. III, 1 3 1 .
Lepeintre jeune. III, 66.
Lesage. I, $7, 6i, 146, 193; —
IV, 210.
Lespinasse (M**« de). IV, 179.
Lesueur. IV, 149.
Ligier. II, 209.
Linus. II, 34.
Liszt. II, 193.
Livius Andronicus. I, 3 3 ; —
II, i38.
Lockroy. III, 1 76 et suiv.
Loëve-Weymar. III, 189.
Louis XIII. II, 53, 83; — III,
2S, 96.
Louis XIV. I, 9$, 144, i53,
198; — II, 53,84, 278; —
111,275, 277.
Louis XV. I. 182; — II, 119,
278; — III, 3o, 36, 39.
Lucain. I. 20 5.
Lucas (Hippolyte). II, 24 et suiv.
Lucas Kranach. III, 14.
Luce de Lancival. III, 10, 270.
Luchet (Auguste). III, 127 et
suiv.
Lucrèce. I, 2o5.
Luther. II, 86.
Lysias. I, 20 5.
Maillé (la duchesse de). IV, 69.
Malibran (M™e). u, 260, 3o5 ;
- IV, 271.
Maine (la duchesse du). III,
273.
Maintenon (M™« de), I, 92,
144-
Mante (M»e). IV, 28.
Malfilâtre. III, 161, i65.
Mallefille (Félicien). IV, 245 et
suiv., 2 58,
Marchand. III, 189.
Mars(M»e). I, 168, 174, 289,
290 et suiv.; — II, a5i,
260; — III, 37, 77, 82,
3o5; — IV, lo, 19, a5, 196,
282.
Maquet (Auguste). III, 226 et
suiv.
Marat. I. 12 3.
Marie-Thérèse. II, 197.
Marigny (le marquis de). I, 182.
Marivaux. I, io5, 144, 169,
292, 298; — II, 2, 260; —
IV, 52,
Martial. I, 44; — II, 10 1.
Marthe (M»»). III, i65.
INDEX.
3o3
Massillon. II, 371.
Masson (Michel). III, 189.
Mauger. III, 16.
Mazarin (le cardinal de). I, 87.
Mazères. I, 281 et suiv.
Mécène. II, 70, 240.
Meilhac. IV, 260 et suiv.
Mélingue. III, 295.
Ménage (Gilles). II, 3o6.
Ménandre. I, 43, 44.
Merle. III, 3oo.
Métastase. III, 29.
Meyerbeer. I, 289,
Michelet. II, 239.
Milton. II, 7.
Minette (M»«). IV, 10,
Mirabeau. I, 188, 209, 218; —
ffll, 37; — III, 10.
Mithridate. II, 71 et suiv.
Moêssard. III, 188.
Moine (Antonin). III, i65.
Molière. I, 3i, 66, 85, 106,
128, i36, 142, 168, 180,
252, 264, 298; — II, 2,
54, 97, i38, 260, 271 ; —
III, 5i, 167, 168; — IV,
49, 63, iio, ii5, 121, 173,
2o5, 241, 280, 281.
Mole. III, 89.
Molière (M"«). I, 142.
Monnier (Henri). III, 66.
Monsigny. I, 194.
Montaigne. I, 36; — II, 84; —
IV, 4.
Montagu (lady). IV, 40.
Montauron. I, 147-148.
Montbazon (le marquis de). II,
57-
Monteil (Alexis). II, 214.
Montesquieu. II, 239.
Monval. IV, 286.
Mozart. I, 1 1 1 .
Murger (Henri). IV, 89, 99.
Musset (Alfred de). I, 263 et
suiv.; — IV, 47, 52, 53, 57,
58, 190.
Napoléon. II, 37, 128, 278,
279.
Nathalie (M»e). iv, 87, 286,
288.
Navarre (Marguerite de). IV, 64.
Néron. II, 211; — III, 171.
Nevius. II, i38.
Nieburg. II, 2 38.
Noblet (M"«). II, 209.
Nodier (Charles). I, 2, 84;— III,
3oo.
Nourrit. I, 289.
Numa. IV, 284.
Odilon Barrot. III, 128.
Offenbach (Jacques). IV, 272 .
Orphée. II, 34.
Osages (les). I, 314.
Ovide. II, 243, 245, 3i3; —
III, 168.
Ozanneaux. i, 16.
Pacuvius. II, i38.
Paradis (Hector). II, 285.
Pascal (Biaise). I, iio; — II, 82,
84; — III, 107, 169.
Pasta(M™«). II, 260, 3o5.
Périclès. II, 255.
Perriers (Bonaventure des). I,
271. ,
Pétrarque. II, 3 06.
Pétrone. II, 226.
Philastre. III, 141.
Philidor. I, 194.
Philodine. I, 22.
3o4
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Picard. I, 2 36, 3 17; — II, 204,
Pierre le Grand. III, 162.
Pindare. I, 204; — II, 4, 5, 17,
34, 253.
Piron. I, i35, 178, 193.
Pisaroni (la). II, 3o5 .
Platon. I, 26, 2o5; — III, 5 et
suiv,, 3 16.
Plaute. I, 3o, 2o5; — II, i,
54, i38; — IV, 211.
Plutarque. II, i5, 79; — IV,
222.
Pompadour (la marquise de). I,
182 ; — II, 119, 12 3; — III,
253.
Pompée, II, 73.
Ponsard (François). I, 24ietsuiv.;
— II, 228 et suiv.
Potier. I, 83; — III, 299.
Port-Royal. II, 85, 90.
Pradon. II, iio; — III, 2 3o.
Préville, I, 119.
Proculus. II, 212.
Properce. II, 240.
Provost. III, 188.
Pyat (Félix). III, 127 et suiv.
Pythagore. I, 211; — - II, 129.
Quinault. I, 3 1 1 .
Quinet (Edgar). II, 284.
Quintilien. II, 253.
Rachel (M»e). I, 304; — II, 79-
81, 92, 112, 121, 249 et
suiv., 3 11; — IV, 285, 294.
Racine (Jean). I, 112, i3 5,
179, 260; — II, 2, 21, 26,
56, 68 et suiv., 93 et suiv.,
113,127, i38, 199, 219,255,
256, 272, 278, 282 ; — III,
3o, 37, 5i, ii5, 168, 239»
Rambouillet (Phôtcl). U, 86, 87,
90.
Ravaillac. II, 207.
Regnard. I, 128 et suiv.; — IV,
261.
Régnier (Mathurin), II, i38.
Régnier. IV, 167.
Reynaud (Charles). II, 232 et
suiv.
Richardson. IV, 33, 35, 37, 42.
Richard III. III, 2 5.
Richelieu (le cardinal de). I, 90;
— II, 83, 84; — III, 96.
Richelieu (le maréchal de). I, 1 83.
Richer. III, 16.
Ricourt (Achille). II, 2 35.
Ristori (Adélaïde). II, 3o3 et
suiv.
Robespierre. I, i2 3.
Rohan (le cardinal de). I, 182.
Rollin. III, 270*
Ronsard. II, 1 38; — IV, 61.
Rose Chéri (M"«). II, 3 11 ; —
IV, 41, 44, 129, 147, 149,
187, 2 56, 278 et suiv^
Rossi (Ernesto). II, 314.
Rossini. I, 3 1 1 .
Rotrou. II, 5o et suiv.
Rousseau (Jean-Baptiste). I, i35.
Rousseau (Jean-Jacques). I, 100,
io5, 182, 184, 209; — II,
246, 274, 3o6; — III, 41,
249; — IV, i3o,
Rubini. II, 3o5.
Sablé (la marquise de). III, 41.
Saint-Simon (le duc de). III, 262.
Salluste. I, 2o5.
Samson. IV, 88.
Sand (George). II, 63, 67 ; —
III, 247 et suiv.
INDEX.
3o5
Sandeau (Jules). IV, 78, 85,
109,
Sapho. II, 34.
Sardou (Victorien). IV, 227 et
suiv.
Sartine (M»ae de). I, 199.
Saxe (Maurice de). II, 167.
Scarron. III, 87; — IV, 64.
Scarron (M™®). I, 92.
Scheffer (Ary). II, 809.
Schiller. II, 141 et suiv.; — III,
io5.
Schlegel. II, 2.
Scipion. I, 36; — IV, 4.
Scribe (Eugène). I, 220, 288,
3o3; — II, 298;— IV, 45,
49, 281, 284.
Sedaine. I, 192, 210.
Senac. II, 267.
Sénèque. II, 109, 190; — IV,
69, 202.
Sertorius. II, 71-72,
Serres. III, 188.
Sévigné (Mme de). II, 3 06.
Shakespeare. I, 1 11, 1 54; — II;
2, 9, 42, 58, 141, 142, 243,
— III, 12, i5 et suiv., 44,
io5, 127, 3o3.
Simon (M»c). ly, 206.
Silvio Pellico. II, 807, 3 08.
Sixte-Quint. I, 272; — III, 168.
Socrate. I, 24; — III, 9.
Sontag (Mme), i, Su; n, 3o5.
Sophocle. I, 2o5 ; — II, 1, 2,
i3, 16, 39 et suiv., 252, 256;
— III, 6, 44, 47, 177.
Soubise (le prince de). I, 182.
Soulié (Frédéric). III, 189, 208
et suiv.
Soumet (Alexandre). II, 173 et
suiv.
Spartacus. II, 71-72.
Stace. II, 286.
Staël (M"»e de). II, i 3 1 .
Steen (Jean). II, 289.
Stocklet. III, 299, 3o2.
Suétone. II, 210; — III, 112.
Suidas. II, 1 5.
Sully, III, 96.
Sylla. II, 71.
Tabarin. I, 65, 68.
Tacite. I, 2o5; —II, 174, 186;
— III, 81, 23i, 239, 258,
270 ; — IV, 221.
Tallien (Mme), n, i3i.
Taglioni (Marie). II, 260.
Talma. I, 73, 83, 291, 307; —
II, 189, 25i ; — III, 45,
3o2, 3o5.
Tamburini. II, 3o5.
Tasse (le). III, 161.
Tautain. III, 3o2.
Térence. I, 3o, 86, 2o5; — II,
I, 54, i38; — III, 221.
Théocrite. II, 19, 34.
Théophraste. IV, 211, 2 1 5 .
Thibault. IV, 121.
Thierry (Amédée). II, 134.
Thiers (Adolphe). III, 146.
Thou (de). III, 279.
Thucydide. I, 2o5.
Tibère. I, 207;— II, 188, 211,
212 ; — III, 171, 243.
Tibulle. II, 240.
Tite-Live. II, 212, 287, 239,
245.
Trousseau (Armand). II, 284.
Tyrtée. I, 204.
Uchard (Mario). IV, 147 et
suiv.
IV
26.
3o6 CRITIQUE DRAMATIQUE.
Vacquerie (Auguste), IV, 189 et
suiv.
Vadé. II, 27.
Vair (du). II, 88.
Valère (Maxime). II, 1 5;— III, 3.
Vallière (M"® Louise de la). I,
91, 314; — II, 53, 278.
Viardot (M^e Pauline). II, 3o5.
Verres. II, 72.
Victoria (M»«). IV, 255, 276.
Vigny (Alfred de). II, 196 et
suiv.; — III, i58 et suiv., 2 56.
Villars. IV, 129.
Villemain IV, 40.
Villetard (Edmond). IV, 198 et
suiv.
Virgile. I, 2o5; — II, 94, 212,
286; — IV, 219.
Voiture. II, 87, 3 06.
Voltaire. I, 141, 181, i83,i85,
198, 209; -^ II, 47, 48,
1 1 2 et suiv , 134, 256, 274,
3o6; — m, 10, 19, 36, 38,
168, 239, 249; — IV, 40.
Walpole (lord Horace). III, 172.
Walter Scott. I, 188; — II, 142,
195» i94i — IV, 40.
Xénophon. I, 2o5.
Zumalacarreguy. III, 129.
TITRES D'OUVRAGES.
Abufar. III, 46.
Adélaïde Duguesclin. III, $9.
Agamemnon. II, 14, i3o, 134.
Albigeois (P). II, 129.
Alceste. II, 2 1 et suiv.
Almanach des Grâces. III, 10.
Almanach des Muses. III, 10.
Aménaïde. III, 64.
Amphitryon. I, 3i, 143.
André. III , 247.
André del Sarto. I, 271.
Andrienne (L*). I, 36.
Andromaque. III, 29.
Angelo, tyran de Padoue. II,
223.
Ango. III , 126 et suiv.
Antony. III, 10 1 et suiv., 177,
299.
Art poétique (L*). I, 32; — II,
192; — III, 237.
Athalie. II, 91, 98, 277; —
III, 46, 62.
Auberge (L*) des Adrets. III, 3 1 2,
3i5.
Avare (L'). IV, 121, i38, 145.
Avocat Patelin (L'). I, 5 5.
Bajazet. II, 179, 268, 277.
Banc de sable (Le). III, 3 00.
Banquet (Le). I, 26.
Barbier de Séville (Le). I, 21 5.
Bataille de Waterloo (La). III,
145.
Baudouin. II, i3o.
Bellérophon. III, 3.
Bettine. I, 276.
Billet de mille francs (Le). I, 84,
Bœuf enragé (Le). I, 84.
Bonhomme Jadis (Le). IV, 89 et s.
Bossu (Le). III, 281 et suiv.
INDEX.
3o7
Bourgeois gentilhomme (Le). I,
58, io8, 141, i63; — IV,
1 10, 1 15, 211.
Brigands (Les). II, 149.
Britannicus. III, 2.
Burgraves (Les). III, 262.
Cabane de Moulinard (La). III,
299.
Café des Aveugles (Le). III, 218.
Caïn. II, i3o,
Caligula. II, 210 et suiv.
Camaraderie (La). I, 220 et
suiv.
Camille, ou le Capitole sauvé. II,
i3o.
Caprice (Un). I, 267; — IV, 45.
Caprices de Marianne (Les). I,
273.
Cartouche. II, 294.
César Birotteau . IV, 145,
Chandelier (Le). I, 272.
Changement de main (Le). IV,
283.
Charlemagne (poëme de). III, 49.
Charlemagne. II, i3o.
Château de Kenilworth (Le). II,
144.
Chatterton. III, i58 et suiv.; —
IV, i3.
Chêne du Roi (Le). II, 193.
Christine. III, 107.
Christophe Colomb. II, i 3o.
Cid (Le). II, 52, 83, ï55 et
suiv., 256; — III, 47, 262.
Cid d'Andalousie (Le). II, 160.
Cinna. I, 147; — II, 69, 81,
83, 85, 279; — III, 29.
Circé. IV, 56.
Clarisse Harlowe. II , 3 1 1 ; —
IV, 32 et suiv., 272, 292.
Clémence de Titus (La). III, 29,
3i, 41.
Closerie des Genêts (La). III,
208 et suiv.
Clovis. II, i3o.
Clytemnestre. II, 195.
Cœphores (Les). II, 14.
Collatéral (Le). IV, 2o5.
Collier de perles (Le). IV, 283.
Constitutionnel (Le). III, 109.
Contemplations (Les). IV, 189.
Contes de La Fontaine (Les). III«
240.
Contes d'Espagne et d'Italie. I,
277;— IV, 56.
Coriolan. III, 16.
Corrupteur (Le). II, i3o.
Crispin rival de son maître. I,
I 5i; — IV, 212.
Critique de l'École des Femmes
(La). I, 118; — II, 241.
Cromwell. II, i36.
Cure et l'Archevêché (La). III,
148 et suiv.
Curé Mingrat (Le). III, i5i.
Dame aux Camélias (La). II, 3 1 1 ;
— III, 212; — IV, 147,
182, 186, 188, 272.
Démence de Charles VI (La). II,
I 3o.
Demi-Monde (Le). III, 2i3 ; —
IV, 147, i63, 281.
Déserteur (Le). I, 194.
Deux Forçats (Les). III, 3 00.
Diane de Lys. IV, 182, i85,
186, 281.
Dictionnaire philosophique (Le).
III, 27.
Dîner de Madelon (Le). IV, i.
Divine Épopée (La). II, 195.
3o8
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Don Carlos. III, 60.
Don César de Bazan. III, 272; —
IV, 218.
^on Juan. I, 107, 119, 214.
Drame moderne (Le). III, i et
suiv., 32.
École des Maris (L*). IV, 25 1,
Éducation des Filles (L'). IV,
262.
Effrontés (Les). IV, 207 et suiv.
Electre. II, 3U3 et suiv»
Emile. III, 258;— IV, i3o.
Encyclopédie (L*), III, 27.
Enfer (L'). II, 3o8.
Esprit (De P). III, 27.
Esprit des Lois (L*). III, 27,
Essais (Les). I, 36.
Esther. II, 91, 98, 277.
Étoile du Nord {V). II, 307.
Eugénie. I, 202 et suiv.
Euménides (Les). II, 14.
Eunuque (L*). I, 37 et suiv.
Famille Benoiton (La). IV, 227
et suiv.
Fausses Confidences (Les). I, 169,
Faute d'un pardon. IV, 54.
Faux Bonhomme (Le). II, i3o.
Faux Bonshommes (Les). IV, i3i
et suiv., 147.
Femmes savantes (Les). I, 3i,
i65, 180; — IV, 148, 162.
Feuilles d'Automne (Les). II, i36.
Fiammina (La). IV, 147 et suiv.
Fiancée de Lammermoor (La).
III, 3 06.
Fiesqtie. III, 60.
Fille d'Eschyle (La). II, 12.
Fille du Cid (La). II, 1 5 5 et suiv.
Filles de marbre (Les). III, 212.
Fils naturel (Le). III, loi.
Folies amoureuses (Les). I, 142.
Fourberies de Scapin (Les). IV,
211.
Francesca di Rimini. II, 309.
Francisquine et Piphague. I, 68.
François le Champi. III, 247.
Frédégonde et Brunehaut.II, i 3o.
Froufrou. IV, 260 et suiv.
Gabrielle de Vergy. III, 4 1 .
Gendre de M. Poirier (Le). IV^
i3, 109, 147.
Génie du Christianisme (Le). III»
i63.
Gil Blas. 1,58, i5i;— IV, 212.
Gladiateur (Le). II, 173 et suiv.
Glorieux (Le). I, i63.
Hamlet. II, 58; — III, 44, 97.
Heautontimorumenos. III, 221.
Hector. III, 10.
Henri III. III, 62 et suiv., 107.
Hernani. II, 57, i36, 256; —
III, 92, 1 10, 177, 262; —
IV, i3.
Hippolyte. II, 96.
Histoire des Français des divers
États. II, 214.
Homme-Légume {V). I, 84.
Honneur (L'j et l'Argent. I, 241
et suiv.; — IV, 1 3.
Horaces (Les). II, 81, 83.
Il faut qu'une porte soit ouverte ou
fermée. I, 279.
Iliade (L'). II, 19; — III, 5.
INDEX.
309
Indiana. III, 247, 261.
IndianaeiCharlemagne. IV, 266.
Iphigénie. III, 44.
Irène. HI, 10.
Ismaël au Désert. II, i3o.
Jacques le Fataliste. III, 2 58.
Jeanne d*Arc. II, 1 15.
Jeanne Grey. II, 1 5 1 .
Jérusalem délivrée (La). II, 224.
Jeunesse orageuse (Une). IV,
285.
Jeux de l'Amour et du Hasard
(Les). I, 169.
Joie fait peur (La). IV, loi et
suiv.
Joueur (Le). I, i38; — IV,
212.
Journal des Débats (Le). I, i.
Juive (La). II, 120.
Lady Tartuffe. IV, 188.
Légataire universel (Le). I, 139;
— IV, 2o5, 212.
Lépreux de la cité d'Aoste (Le).
III, 3oo.
Liaisons dangereuses (Les). IV,
180.
Lionnes pauvres (Les). I, i65.
Louis IX. II, i3o.
Louison. I, 276.
Lucrèce. I, 241; — II, 228 et
suiv.; — IV, I 3.
Lucrèce Borgia. II, 226; — III,
1 1 4 et suiv.
Madame de Montarcy. III, 262
et suiv.
Madame Desroches. IV, 25 1 et
suiv.
Mademoiselle de Belle-Isle. IV,
14.
Mademoiselle de la Seiglière. IV,
I 3, 73, 160.
Mahomet. II, 11 3; — III, 2.
Main droite (La) et la Main
gauche. III, 191 et suiv.
Malade imaginaire (Le). I, 108,
1 10, i63, 23o.
Manlius. I, 73.
Manteau (Le). IV, 55.
Mare au Diable (La). III, 247.
Maréchale d'Ancre (La). II, 196
et suiv.
Mariage de Figaro (Le). II, 278;
— III, 27, 37.
Mariage de raison (Le). IV, i3.
Marianne, roman. I, 169.
Marie Stuart. II, 140 et suiv.; —
111, 60; — IV, 162.
Marino Faliero. III, 53 et suiv.
Marion Delorme. I, 3 06; — II,
57, i36, 256; — III, 82 et
suiv., 177, 262, 269, 299;
— IV, i3.
Marionnettes (Les). I, 57; —
IV, 2o5.
Marseillaise (La). II, 166.
Martin et Bamboche. IV, 54.
Martyrs (Les). II, 61, 181, 192,
224.
Martyrs de Souli. II, i3o.
Mauprat. III, 247 et suiv.
Mauvaise Tête (La). I, 84. »
Méchant (Le). I, 173.
Médecin malgré lui (Le). IV,
212, 228.
Méditations poétiques (Les). III,
1 1.
Méianie. III, 26.
Méléagrc. II, i3o.
3io
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Mémoires de M»« Uftrge. II,
293.
Ménechmes ^Les). I, 143.
Menteur (Le). III, 28.
Mercadet. IV, 60 et suiv.
Mère (La) et la Fille. I, 281; —
IV, i3.
Mérope. II, 1 13.
Métromanie (La). I, 173, 178;
— III, 28.
Misanthrope (Le). I, 292; —
— III, 62; — IV, i36, 148.
Mithridate. II, 69, 199, 277.
Monime. III, 64.
Monsieur Cagnard. II, i32.
Monsieur de Pourceaugnac. I,
143; — IV, 212.
Mort de Lucrèce (La). III, 14.
Mort de Pompée (La). IV, 255.
Mystères de Paris (Les), III,
294.
Napoléon à Sainte -Hélène. I,
317.
Nécrologues (Les). II, 1 3o.
Nègre (Le). I» 7 et suiv.
Niaise (La). IV, 283.
Notre-Dame de Paris. III, 92.
Nouvelle Héloïse (La). II, 3o6;
— III, 258.
Nuées (Les). I, 24.
Nuit vénitienne (La). 1, 265.
Ode à Duperrier (L'). III, 1 1.
Œdipe. I, 141; —II, 2; —III,
10.
Œuvres de Lacenalre. Il, 293.
Oracle (L'). I, 84.
Oreste, II, 2; — III, 44.
Orientales (Les). I, 366; — XI,
i36; — IV, 189, 194.
Orphelin de la Chine (L*). II,
114; — III, 28, 46.
Othello. III, 2 2, 44.
Paméla. III, 299.
Pandours (Les). III, 299.
Panhypocrisiade (La). II, 129.
Parodies (Les). I, 3 06 et suiv.
Pattes de mouches (Les). IV,
279.
Paysans (Les). IV, 54.
Père de Famille (Le). I, 194,
202 et suiv.; — III, 222.
Père prodigue (Le). IV, 281.
Perrinet Leclerc. III, i 76 et suiv.
Pertinax. III, 54.
Phédon (Le). III, 5.
Phèdre. II, 93 et suiv., 277; —
III, 2, 44, 62, 3o8.
Philiberte. IV, 283.
Philosophe marié (Le). I, 160.
Philosophe sans le savoir (Le).
I, 192.
Piano de Berthe (Le). IV, 2 83^.
Pierre le Cruel. III, 4 1 .
Pinto. II, i3o, i32, 134.
Plante. II, i3o.
Plaideurs (Les). I, 179.
Plus beau Jour de la vie (Le).
IV, i3.
Polyeucte. II, 52, 59, 81. 83,
180, 181, 192; — III, 262.
Prométhée. II, 2 et suiv., 21; —
m, 44.
Prométhée délivré. 11,9.
Protégée sans le savoir (La). IV,
283.
Provinciales (Les). I, 117.
INDEX.
3ll
Question d'argent (La). I, i65 ;
— IV, 147.
Quitte pour la peur. IV, 2 83.
Ressources de Quinola. IV, 65.
Retour imprévu (Le). I, 143.
Revue de Paris (La). I, 220.
Rhadamiste. III, 2.
Richard Cœur de Lion.^I, 194.
Richard d'Arlington. III, 3o8.
Ricochets (Les). I, 2 36, 3 1 7 ; —
II, 204.
Robert le Diable. I, 289.
Robert Macaîre. I, m, i56;
— III, 3o8 et suiv.; — IV,
70, 178.
Rochester. III, 58.
Rodogune. III, 2.
Roi s'amuse (Le). III, 114.
Roland (Poème de). III, 49.
Roman comique (Le). II, 54; —
m, 87.
Roman d'un Jeune Homme pau-
vre (Le). I, i65.
Romance du Saule (La). IV, 271.
Rome au siècle d'Auguste. II,
214.
Rome sauvée. III, 10.
Ruy-Blas. II, 2 56; — III, 272;
— IV, 189.
Saint Gencst. II, 5o et suiv.
Saltimbanques (Les). IV, i3.
Satire de Pétrone (La). IV, 173.
Saûl. II, iq5.
Sceptiques (Les). IV, 245 et suiv.,
256.
StntctuU (De). IV, 93.
Sept Chefs devant Thèbes (Les).
II, 14.
Serfs polonais (Les). II, i3o.
Sganarelle. IV, 1 13.
Siège de Calais (Le). III, 33 et
suiv.
Souvent homme varie. IV^ 189
et suiv.
Spectacle dans un fauteuil (Le).
I, 263.
Suite d'un bal masqué (La). IV,
196.
Tancrède. I, 194; — II, 112;
— III, 39.
TartuÉTe. I, 85, iio, 118, 122,
i52, 292; — III, 84; — IV,
162, 208.
Testament de César Girodot (Le).
IV, 198 et suiv.
Théâtre-National (Le). III, 40.
Thébaïde (La). III, 2.
Thé de M"»« Gibou (Le). IV,
i3.
Tour de Nesle (La). III, 3o.
Traité des Bienfaits. IV, 116.
Trois Camarades de collège (Les).
II, 286.
Trois Hommes rouges (Les), pro-
logue. III, 218.
Trois Mousquetaires (Les). III,
294.
Turcaret. I, 146; — IV, 148,
162, 210, 212.
Ursule et Orovèsc, II, i3o.
Valentine. III, 247, 261.
Valeria. III, 226 et suiv.
Vampire (Le). III, 3 00.
Vautrin. IV, 65.
CRITIQUE DRAMATIQUE.
Vendons (Les). Il, 119.
Venu de Cilimëae (U). IV,
s 79.
Vie de Bohîme (La). IV, 99.
Virginie. IV, iJ.
Voyages du Jeune Anacharsis.
Weriher, ronno. III, 98.
Werther, drame. III, 199.
Woodsiock. Il, 193.
TABLE
DU
TOME QUATRIEME DE LA CRITIQUE DRAMATIQUE
Pages
Désaugîers. — Le Dîner de Madelon i
Alexandre Dumas. — Mademoiselle de Belle-Isle, 14
Dumanoir, Claîrville et Léon Guillard, — Clarisse
Harlowe 32
Alfred de Musset. — Un Caprice. . . . ' 45
De Balzac. — Mercadet le Faiseur 60
Jules Sandeau. — Mademoiselle de la Seiglière. . 73
Henri Murger. — Le Bonhomme Jadis 89
M"« de Girardin. — La Joie fait peur loi
E. Augier et J. Sandeau. — Le Gendre de
M. Poirier 109
Barrière et Capendu. — Les Faux Bonshommes, , i3i
Mario Uchard. — La Fiammina 147
Alexandre Dumas fils. — Le Demi-Monde, ... i63
IV 27
3r4 - TABLE.
Pige»
Auguste Vacque rie. — Souvent homme varie. , . 189
Belot et VilieUrd, — Le Testament de César
Girodot 198
Emile Augier. — Les Effrontés 207
V. Sardou. — La Famille Senoîloit 217
MallefiUe. — Les Sceptiques, — Lion Laya. —
Madame Desroches 245
Meilhac et Halévy. — Froufrou îCo
M"' Rose Chëri 276
Ihbkx 297
A PARIS
DES PRESSES DE D. JOUAUST
Imprimeur breveté
RUE SAINT-HONORé, 338
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Jt
831751
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