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ŒUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE
MAINE DE BiRAN
IMPRIMERIE DE H. FOURRIER ET C°, 7 RUE SAINT-BENOIT,
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OEUVRES
PHILOSOPHIQUES
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MAINE DE BIRAN
PUBLIHK.s
PAR v. cousin
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE LADKAXGjj^
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L'APERCEPTION
IMMÉDIATE.
MEMOIRE
SUR LA QUESTION PROPOSÉE PAR L' ACADÉMIE DE BERLIN :
Y A-T-IL UNE APERCEPTION IMMÉDIATE INTERNE? EN
QUOI DIFFÈRE-T-ELLE DE LA SENSATION OU DE L'iN-
TUITION ?
III
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University of Toronto
http://www.archive.org/details/uvresphilosophiq03main
DE
L'APERCEPTION
IMMEDIATE.
(Manque l'Introduction, où la question devait être posée.)
Tout ce que le moi pense ou exprime en lui-
même, tel qu'il existe aux yeux de sa propre con-
science, il l'exprime bien, comme il l'aperçoit inté-
rieurement, d'un être simple et réel, mais qui loin
d'être une chose , une substance , sujet de divers
produits ou attributs , exclut au contraire hors de
lui tout ce qui peut être connu ou exprimé dans
cette notion de chose ou de substance.
!\ de l'apfrception
Réciproquement , tout ce que le sujet pensant
conçoit et exprime comme étant dans la substance
(l'âme ou le corps), il l'affirme d'un autre être que
de lui-même.
Après avoir posé le premier membre du dilemme,
le fait de conscience ou de l'existence du moi, je
pense , j'aperçois mon existence, ce qui est le même
que de dire j'existe , je suis un être individuel et
réel qui pense ; la conclusion, je suis une substance
ou chose pensante , est opposée au principe ou hé-
térogène avec lui, loin de lui être identique.
Cette conclusion donc je suis, à savoir, une chose
pensante , serait mieux exprimée en effet par ces
termes , donc il y a en moi (homme concret) une
chose pensante. Je conçois et crois nécessairement
l'existence réelle en tant que je pense; de plus, j'af-
firme cette réalité hors de ma pensée actuelle ou de
la conscience de moi-même. Mais comment dirai-je
qu'elle est moi quand je la conçois comme sub-
stance là où le moi n'est pas ? Le moi qui attribue la
pensée à la substance de l'âme , n'est donc pas cette
substance dont il croit affirmer l'être absolu; le
sujet qui attribue et qui ditye, n'est pas l'objet
d'attribution actuelle.
La pensée, telle que Descartes l'entend en la
prenant comme principe de la science idéologique,
enveloppe ce fait primitif de l'individu, de telle
sorte que ce fait perd son caractère propre intérieur
IMMÉDIATE. 5
et prend celui d'un abstrait , d'une chose indéter-
minée.
Le moi proprement sujet d'attribution dans le
point de vue intérieur, n'est pas la substance ou la
chose dont il énonce les prédicats comme étant dans
un autre.
Les seuls attributs du moi, ses modes vivants, ma-
nifestent son existence et sont des actes volontaires et
libres ; et ces attributs ou modes ne sont; pas dans
le moi ou inhérents à lui comme dans une sub-
stance, mais ils sont pour lui comme produits de
la force active qui le constitue et qui s'aperçoit ou
se manifeste elle-même dans les produits de sa
création.
Ce que le moi perçoit ou conçoit comme passif,
il le met hors de lui ou l'attribue à d'autres êtres
que lui , et ces êtres il les reconnaît et les désigne
sous le titre de choses ou d'objets extérieurs mani-
festés , dont les qualités se représentent par les sen-
sations, soit à un titre plus vrai et plus conforme
au fait primitif, comme des forces étrangères con-
çues à l'instar de la sienne propre.
En résumé , il y a aperception interne immédiate
ou conscience d'une force, qui est moi et qui sert de
type exemplaire à toutes les notions générales et
universelles de causes, de forces, dont nous admet-
tons l'existence réelle dans la nature , etc.
Il n'y a point d'aperception interne d'une sub-
6 DE l AlM-I.CivinJON
stance passive avec laquelle le moi ne fasse qu'un ;
tout au contraire, la notion d'une substance ou
d'un sujet d'attribution, d'un tout objectif constitué
par un certain nombre de propriétés ou qualités
inhérentes à ce sujet, et unies entre elles et à lui par
ce lien substantiel que l'entendement conçoit, une
telle notion , dis-je ( quelque nécessaire et univer-
selle qu'elle soit à l'esprit humain pour concevoir
les choses et en parler ) , ne saurait être regardée
comme immédiate, à moins qu'on ne mette l'objet
avant le sujet ou qu'on ne cherche dans celui-là les
conditions ou le type exemplaire de l'existence ou
de l'aperception interne de celui-ci.
« Mais , demande Leibnitz , comment pourrions-
« nous savoir qu'il y a des êtres, des substances , si
« nous n'étions pas nous-mêmes des êtres , des sub-
« stances. » Et comme, dans le point de vue de ce
grand métaphysicien , les êtres ne sont autres que
les forces simples , sa proposition revient à deman-
der comment nous saurions qu'il y a en nous-mêmes
des forces , si nous n'étions pas nous-mêmes et par
nous-mêmes des forces individuelles.
D'où suivrait cette expression d'un principe ana-
logue , par la forme et le fond , à celui de Descartes,
je pense ou j'aperçois l'action, donc il y a en moi
une force virtuelle absolue , et , par suite , d'autres
forces dans la nature conçues d'après la mienne ou
d'après la conscience immédiate que j'en ai.
IMMEDIATE. 7
Ici le principe est entendu dans sa véritable va-
leur; la force qui est moi tombe en effet vérita-
blement sous sa propre aperception immédiate
interne , tandis que la substance qui ne s'aperçoit
ou ne se sent pas par elle-même immédiatement, ne
saurait s'entendre que comme objet, à part l'aper-
ception ou la conscience actuelle du moi.
Descartes eut évidemment Fintention de prendre
son point de départ dans le sujet tel qu'il existe;
mais , entraîné parles formes du langage , il exprime
l'individualité précise du sujet sous le terme uni-
versel appellatif d'un objet indéterminé : de là toutes
les illusions logiques et physiques nées du principe
ou de la forme de son énoncé. Voyez aussi com-
ment ce grand esprit lutte péniblement, dès ses
premiers pas , contre les fantômes qu'il se crée lui-
même.
« Cette proposition : je suis , j'existe, dit-il, est
« nécessairement vraie toutes les fois que je la pro-
« nonce ou que je la conçois en mon esprit; qu'un
« génie trompeur se plaise à me créer des illusions
« sur tout , il ne saurait jamais faire que je ne sois
« rien tant que je croirai être quelque chose. »
Dites qu'il ne saurait jamais faire que je n'existe
pas pour moi-même tel que je me sens ou m'aper-
çois actuellement exister : l'aperception immédiate
n1est pas sujette à erreur.
« Je ne conçois pas encore assez clairement que je
8 di: b'AP£RCEPTIOJI
suis 9 moi qui suis certain que/e suis* » Ici , en effet ,
commence l'illusion; en disant moi /existe , avec le
sentiment intime de la vérité exprimée par ces pa-
roles, je dis tout ce qu'il m'est possible de savoir
sur moi-même au titre individuel ; tout ce que je
puis chercher et trouver au delà de cette aper-
ception interne ne m'appartient plus au même titre.
Les philosophes , comme l'a très-bien remarqué
Leibnitz, se font souvent des difficultés sans sujet;
par exemple , les êtres , c'est-à-dire les substances
mêmes, peuvent se manifester sous tels modes im-
médiats et sont conçus avant les abstraits. Ces
abstraits, que Locke appelle modes simples ou idées
simples de sensation , les couleurs , le son , l'o-
deur , etc , ne viennent qu'après et ne sont conçus
que dans l'objet substantiel à qui elles sont inhé-
rentes ; les idées de ces abstraits n'ont d'existence
séparée que dans l'esprit.
« En distinguant deux choses dans la substance ,
les attributs, ou produits, et le sujet commun de
ces produits, ce n'est pas merveille qu'on ne puisse
rien concevoir de particulier ou de déterminé dans
ce sujet; il le faut bien, puisqu'on a déjà séparé
dans ce sujet, tout ce qui pouvait le faire concevoir
à l'esprit ou aux sens de quelque manière déter-
minée. Ainsi , demander quelque chose de plus dans
ce sujet, en général , que ce qu'il faut pour conce-
voir que c'est la même chose (par exemple , qui
IMMEDIATE. O,
entend et qui veut, qui imagine et qui raisonne),
c'est demander l'impossible et contrevenir à la
propre supposition telle qu'on l'a faite, en conce-
vant séparément le sujet et ses qualités ou acci-
dents. »
Leibnitz prend à propos , pour exemple , le moi
substantiel qui est et se conçoit, le même être qui
entend et qui veut, etc. , parce qu'il existe en effet
et qu'il s'aperçoit et se sait rester le même dans la
succession et la diversité de ses propres actes ré-
flexifs.
Mais il n'est pas si facile d'entendre ce qui peut
rester le même dans l'objet , quand on fait abstrac-
tion de toutes les qualités sous lesquelles se mani-
feste la réalité extérieure.
Dans le morceau de cire que Descartes prend
pour exemple, toutes les qualités perceptibles à
l'ouïe, à l'odorat, au goût, s'évanouissent succes-
sivement l'une après l'autre , à mesure que la cire
se fond et se vaporise, ou se réduit en ses derniers
éléments qui n'ont plus rien de sensible. Ne dit-on
pas que la substance même de la cire est détruite ,
et qu'il n'en reste absolument rien à quoi puisse
s'appliquer la même dénomination? Puisque les
qualités ou accidents n'existent plus, il ne s'agit
plus de leur chercher un soutien, un lien sub-
stantiel.
A quoi donc rattacher la conception d'identité de
IO DE L APERCEPTION
la chose étendue et de Ja chose colorée, 011 sonore ,
ou odorante, alors qu'il n'y a plus rien qui soit
hors de l'esprit ou qui ait quelque type réel au
dehors ?
Mais, sous ce terme, on a pu comprendre une
certaine collection de qualités, c'est-à-dire de forces
ou de puissances invisibles , insensibles en elles-
mêmes, quoique capables, par leur réunion, de
faire sur nos sens externes des impressions de diffé-
rentes espèces, et ces forces restent, ou sont censées
rester , après que la substance matérielle a disparu
ou qu'elle est détruite ; et nous concevons que , si
ces forces élémentaires pouvaient se grouper de
nouveau , de manière à reconstituer la même sub-
stance cire y ce serait encore là le sujet identique
des mêmes attributs ou accidents qui leur étaient
auparavant rapportés, etc. Il suivrait de là que
c'est dans le sujet pensant seul qu'est le type ou le
fondement de tout ce qui est conçu comme réel et
proprement substantiel, même dans l'objet (car la
notion de force est toute objective) ; que , au con-
traire , l'idée de la substance empruntée du dehors,
et transportée au sujet, obscurcit et confond le
caractère propre individuel et réel du sujet pensant,
à qui on la transporte avec tout le cortège d'idées
relatives au dehors, dont les habitudes des sens et
les formes mêmes du langage ne permettent jamais
de la dégager ou de la purifier complètement.
IMMÉDIAT*;. 1 I
Vous dites en effet , avec saint Augustin et Des-
cartes, que ce moi, qui aperçoit et s'affirme à lui-
même, par un jugement réfléchi, l'unité, l'identité,
conçoit peut-être sa propre substance ou s'entend
comme la chose pensante.
Vous mettez un sujet de doute, d'hypothèse ou
d'obscurité à la place d'un fait primitif, évident par
lui-même, premier dans son ordre, étranger à tout
ce qui s'aperçoit ou se réfléchit au dedans, et au-
delà duquel il n'y a rien à demander. La preuve,
c'est qu'en substituant l'expression de la chose pen-
sante à la place duye, vous demandez encore vous-
même quelle chose vous êtes, savoir si vous n'êtes
pas une chose simple, un atome, un esprit subtil,
comme celui qui regarderait en dehors pour se voir
passer.
En effet, je ne puis m'en tendre moi-même, sous
aucun nom , comme quelque chose que je perçois
ou conçois hors de moi, sans dénaturer l'idée ou de
cette chose ou de moi-même, ou sans faire, nomi-
nalement du moins , une assimilation illusoire, ou
sans poser l'identité verbale plus décevante encore
du sujet pensant avec un être pensé indéterminé-
ment.
Vainement donc , je promène mes regards et je
cherche dans la nature quelque type de compa-
raison , pour mieux connaître que je suis ou ce que
je suis. Si ma propre aperceplion ne m'instruit pas
12 DE L A PERCEPTION
sur ce qui est moi, toutes les autres choses que je
puis imaginer ou même concevoir par l'entende-
ment, loin de me révéler à moi-même, m'aveugle-
ront plutôt sur la nature et le caractère propre ,
unique, de cette individualité précise du moi, qui
n'a de rapport avec rien de ce qui est conçu ou
exprimé à titre de chose.
Résumons tout ceci et tâchons de poser les ques-
tions premières au sujet de la substance et de la
force comprise ou non dans le fait primitif de la
conscience ou de l'existence du moi.
Bossuet a dit ( 4e Élévation sur les mystères ) :
« Toute pensée est l'expression et, par là même, la
« conception de l'être qui pense , en tant que cet
« être pense à lui-même. »
J'adopte cette expression du fait de la pensée ou
de l'existence du moi de l'homme; elle est d'accord
avec ce passage remarquable de Leibnitz : « Il y a
de l'être dans toutes nos idées, y comprise celle du
moi ; en pensant à nous-mêmes, nous pensons Y être :
comment saurions-nous, en effet, qu'il y a des êtres,
si nous n'étions pas nous-mêmes des êtres? etc. »
Ces vérités , qui ressemblent à des axiomes , n'en
donnent pas moins lieu à une question fondamen-
tale , ou qui a paru telle à une illustre société phi-
losophique, quand elle a soumis à l'examen des
métaphysiciens de tous les pays cette question vrai-
ment première :
IMMÉDIATE. l3
« Y a-t-il une aperception immédiate interne? etc. »
A quoi je réponds affirmativement :
Il y a aperception immédiate interne du moi,
du sujet qui dit je en se distinguant de tout
ce qu'il lui est permis de se représenter ou de
concevoir, au titre quelconque de sensation et de
notion, etc.
L'aperception immédiate interne du moi n'est pas
la pensée, comme l'entend Descartes (attribut es-
sentiel de la chose pensante, indivisible d'elle, iden-
tifiée avec elle dans l'absolu).
Ce n'est pas non plus une idée dont on doive dire
ce que Leibnitz dit généralement de toute idée :
qu'il y entre nécessairement de l'être : au premier
instant de son existence le moi s'aperçoit immédia-
tement : il ne pense pas , il n'entend pas, il ne sent
pas son être; mais dès que le temps commence
pour lui , ou qu'il sent son existence liée à l'ordre
des successifs , il se reconnaît et s'entend lui-même
comme un être identique, permanent ou durable,
car il n'y a que les êtres qui durent.
Le moi s'aperçoit donc primitivement, et il s'en-
tend à la fois au titre d'être réellement existant dans
un temps , par son opposition à tout ce qui est ap-
pelé chose ou objet, et qui ne peut être pensé ou
perçu que dans l'espace ; mode de coordination des
êtres existants , modes , attributs ou qualités de ces
êtres.
\[\ DE l'aFSHCBPTIOH
D'où suit la réponse à une antre question pre-
mière , savoir : si la pensée , qui est la conception et
l'expression de l'être pensant, en tant que cet être
se pense lui-même, est la pensée d'une substance ou
celle d'une force.
Tout être est-il substance comme toute substance
est être? ici s'ouvre le champ des hypothèses et des
discussions de mots.
Si Ton nomme substance tout ce qui est conçu
ou cru subsister, durer, rester le même au fond,
quand les formes changent, la substance et l'être
sont deux mots employés pour exprimer la même
notion.
Mais si l'on entend plus expressément par sub-
stance le soutien ou le substratum de divers produits,
attributs, qualités, coexistant ou coordonnés dans
l'espace, la substance n'embrassera que la classe
d'êtres passifs susceptibles d'être représentés ou
conçus sous cette forme ou sous ce mode de coor-
dination.
Il sera vrai de dire, d'abord , que nulle substance
ne peut s'apercevoir ni même se supposer elle-
même à ce titre d'objectivité absolue, et de plus,
que nous pensons et entendons une classe d'êtres à
qui la réalité appartient éminemment , qui ne sont
plus des substances. Les êtres sont les forces, les
forces sont les êtres; il n'y a que les êtres simples
qui existent réellement à leurs titres de forces : ce
IMMÉDIATE. 1 5
sont aussi les véritables substances existantes; car
les composés ou les qualités phénoméniques qui
les constituent n'existent pas substantiellement par
eux-mêmes, mais dans ce qui n'est pas eux, savoir,
par les forces ou par les êtres simples clans lesquels
ils se résolvent et qui constituent toute leur réalité
intelligible.
En adoptant cette manière d'entendre la substance
et la force identifiées l'une à l'autre , ces deux no-
tions se réduisent à une seule exprimée sous des
termes différents compris sous le genre le plus uni-
versel, l'être.
Un point de vue aussi élevé pourrait être celui
de l'intelligence suprême contemplant les mondes
qu'elle a créés et voyant les abstraits, les concrets, etc.
Ce n'est pas là le commencement ni même peut-
être la fin de la science de l'homme.
Leibnitz paraît être profondément dans le sens
de Descartes quand il dit « que l'âme humaine ne
« conçoit les êtres qui sont hors d'elle qu'au moyen
« des choses qui sont en elle-même (externa non
« cognoscit nisi per ea quœ sunt in semetipsa) : »
savoir, par ces notions premières régulatrices sous
lesquelles le sujet pensant intérieurement se pense
lui-même et exprime ou entend la réalité de son
être propre.
L'âme ne conçoit donc la réalité des choses du
dehors aux titres de substances modifiables ou de
j6 i>k l'apEHCKPïION
forces actives, qu'autant qu'elle existe^ se conçoit
ou se pense aux mêmes titres, et qu'elle-même peut
exprimer sous la même dénomination universelle
les choses externes en elles-mêmes.
Sur quoi il y avait une différence essentielle que
Descartes a entièrement méconnue, et que Leibnitz
a négligée quoique elle ressortît pleinement de son
système.
La substance est-elle le soutien passif d'attributs,
modes , ou qualités sensibles coexistantes, groupées
ensemble et représentées dans l'espace? on ne peut
la concevoir et l'exprimer ainsi que sous la raison
de matière.
En faisant abstraction de l'espace , entend-on en-
core la substance comme le sujet commun , le sou-
tien d'attributs purement intérieurs , de tous actes ,
modes , sensations , idées qui coexistent dans ce su-
jet pensant où ils sont réunis par une sorte de lien
substantiel ?
Dans ce premier cas, la notion de substance
pourra n'être plus entendue que sous raison logique,
après l'avoir été d'abord sous raison de matière. Or,
comme ce n'est ni sous l'une ni sous l'autre raison
que le sujet pensant moi aperçoit ou entend la réa-
lité propre de son être , il faut conclure de ces deux
choses l'une, ou que la substance n'a aucune réalité
extérieure ou intérieure ; ou qu'en lui attribuant un
caractère réel, universel et nécessaire, cette notion
IMMEDIATE, 1 7
ne pourrait du moins avoir son principe ou son
type exemplaire dans ce moi lui-même.
D'où il suit que si la notion de substance n'était
donnée ou suggérée primitivement à l'âme par le
dehors, jamais le sujet pensant ne la tirerait de son
propre sein ; il ne concevrait jamais, à ce titre objec-
tif absolu et sous son être propre , les existences
étrangères.
H en est tout autrement pour la notion de force
ou de cause agissante , dont on peut dire véritable-
ment que si elle n'était pas une donnée primitive au
dedans de nous-mêmes, ou si elle ne s'identifiait pas
complètement avec l'existence même du moi, il se-
rait à jamais impossible de concevoir ou de penser
à ce titre-là aucune existence réelle.
Supposez donc la réalité absolue de la notion de
substance sous laquelle le sujet pensant entend
toute existence durable , y comprise la sienne ou
celle de l'âme , de la chose pensante objectivement.
Il faudra dire i° que le moi pense ou entend la
réalité de son être substantiel comme il pense ou
entend toute réalité des autres choses hors de lui,
et tout autrement qu'il aperçoit son être propre
dans le fait intérieur de conscience, car ce fait con-
siste précisément en ce que le moi individuel se met
en dehors de tout ce qui est chose ou substance;
20 qu'au contraire le moi pense ou entend la réa-
lité absolue de toutes les forces de la nature ou
III. 2
l8 Dl r-Al'I.KCH'.FON
comme il entend et parce qu'il entend la réalité de
sa force, et aussi connue il aperçoit et parce qu'iJ
aperçoit jmniédiatenient sa force individuelle dans
l'effort qu'il crée, dans le mouvement ou l'acte libre
quelconque que sa volonté seule fait commencer,
et qui ne commencerait pas sans elle.
De là ressort le défaut essentiel et le caractère
hypothétique du principe de Descartes qu'il appe-
lait une réalisation nécessaire pour pouvoir servir de
base à la science.
Parce que je pense , j'entends , je veux , j'agis, j'a-
perçois mon effort, je sais que j'agis, j'existe pour
moi-même au titre de force individuelle; donc je
suis réellement et absolument une force agissante.
Pour que le principe énoncé sous cette forme de
raisonnement ait toute sa valeur, je n'ai pas besoin
de recourir comme auparavant au terme moyen ;
tout ce qui existe réellement est force, ce qui intro-
duirait un élément hypothétique dans l'expression
d'un principe évident en lui-même.
En effet , il y a immédiation entre l'aperception
immédiate de la force constitutrice de moi et l'idée
de la notion de mon être au titre de force absolue,
par la raison que je pense et entends la réalité abso-
lue de mon être , de la même manière que j'aperçois
ou sens immédiatement l'existence individuelle et
actuelle du moi.
Il en est tout autrement quand j'affirme que je
IMMEDIATE. I O,
suis une chose pensante, une substance, un soutien
de qualités sensibles; je ne puis conclure en ce cas
immédiatement de ce que je pense que je sois une
telle substance, à moins que je ne conçoive intérieu-
rement ce principe hypothétique , que tout ce qui
existe réellement est substance au même titre nomi-
nal; or, ce principe ne peut se lier à l'existence réelle
du sujet pensant que par un intermédiaire logique
ou vrai ; car les deux termes ne sont pas de même
nature ou de même source, de même fondement
dans le sujet qui pense son être et les autres existences.
Tout est donc inverse et opposé entre les deux
principes , et tout doit l'être en effet ; car rien de
plus opposé que l'activité passive , que la force
agissante ou modifiante et la substance purement
réceptive.
Si l'on dit avec Leibnitz : « Comment saurions-
nous qu'il y a des forces ou des causes dans la na-
ture, si nous n'étions pas nous-mêmes des forces? »
on n'est pas moins fondé à dire : Gomment saurions-
nous que nous sommes des substances s'il n'y avait
rien au dehors qui vînt suggérer cette notion à notre
être propre?
Concevoir et exprimer l'âme humaine sous la
notion universelle et objective commune à tous les
êtres de la nature, c'est bouleverser et détruire le
inonde intérieur, c'est suivre la pente qui entraîne
invinciblement au système de l'unité absolue.
20 DF L APERCFPTIOIf
Concevoir et exprimer l'âme humaine au titre
subjectif du moi individuel, tel qu'il se manifeste,
c'est concevoir ce qui est compris dans le fait de
conscience.
A la vérité , si l'on franchit trop brusquement le
passage du concret à l'abstrait, ou qu'on identifie
comme l'a fait Descartes, la notion universelle au
fait individuel, on risquera de spiritualiser le monde
extérieur des corps, autant qu'on risque de maté-
rialiser le monde intérieur des esprits, en voulant
leur appliquer la loi de substance ou la condition
de l'objectivité absolue.
Mais le principe de la force, en l'étendant même
au-delà des bornes légitimes de son application
psychologique, sauve l'esprit humain de cette pente
qui l'entraîne vers le système d'unité, gouffre où
vont se perdre toutes les existences individuelles.
La pluralité des forces discrètes à l'infini, combat
victorieusement toutes les hypothèses d'unité de
substance absolue ; la personnalité de la force créée
moi, de la personnalité, de la force ou cause créa-
trice, Dieu , garanties l'une et l'autre par le fait pri-
mitif de sens intime , restent comme ces deux pôles ,
ou comme deux phares lumineux qui empêchent
l'esprit humain de se perdre entièrement dans le
vague de ses pensées , et le préservent des écueils
d'une mer si féconde en naufrages.
Le premier point fixe étant donné et assuré, la
IMMEDIATE. 2 1
pensée peut prendre librement son essor et voler
d'un pôle à l'autre sans intermédiaire , ou en s'ap-
puyant sur des formes logiques, dont elle reconnaît
et s'exagère peut-être la puissance , et passer régu-
lièrement avec la lenteur et la maturité de la ré-
flexion du premier anneau de la chaîne des êtres ,
ou des forces jusqu'à la cause suprême qui lui
donne éminemment son caractère de réalité.
Que l'être pensant conçoive la force dans l'absolu
de l'objet au titre universel de notion , ou dans le
fait de conscience au titre individuel du sujet
moi, le principe conserve sa vertu et retient la
pensée dans ses limites et la ramène de ses excur-
sions les plus hardies aux données primitives et
simples, à la vérité irréfragable du fait de sens in-
time.
Ici se trouve la ligne de démarcation qui sépare
le domaine des hypothèses de celui des vérités évi-
dentes par elles-mêmes , des faits d'expérience in-
terne immédiate. Qu'il y ait hors de nous une seule
substance passive, concrète, soutien ou lien de
modes ou qualités sensibles , qui reste quand ces
modes passent ou changent, etc., c'est ce que nous
croyons et affirmons sans pouvoir le démontrer ni
le vérifier par aucun fait d'expérience immédiate.
Que cette notion ou croyance soit une donnée pri-
mitive, elle n'en est donc pas moins empreinte d'un
caractère d'hypothèse; elle est nécessaire si l'on
2 2 DE L APERCEPTION
veut, mais la raison rfen peut justifier le fondement.
Aussi, tout système qui se place de prime-abord
sous la loi de substance , n'a pas de défense assurée
contre le scepticisme. Descartes dit : Je suis une
substance ou chose pensante; le sceptique répond :
Montrez-nous d'abord qu'il y a quelque existence
au titre commun de substance ou de chose , ou qui
emporte avec soi quelque réalité absolue, ou ex-
prime quelque chose de plus qu'une simple liaison,
un mode de coordination de phénomène sans con-
sistance, etc. Le cartésianisme n'a d'autre recours
que la véracité de Dieu.
Mais si je dis : Il y a des forces absolues dans
la nature , et que je sois moi-même une de ces
forces , j'affirme non seulement ce que je crois ou
entends , mais de plus ce que je sens ou aper-
çois immédiatement sans sortir de moi-même , ou
par la seule conscience de mon effort voulu et libre-
ment exercé.
Si donc la proposition : il y a des substances ,
n'a qu'une valeur hypothétique , étrangère en tout
au fait de sens intime , comme ne pouvant se fon-
der sur celle-ci : je suis ou je m'aperçois une sub-
stance; la proposition : il y a des forces ou des
causes, dérivée ou induite du fait de sens intime
ainsi énoncé : je suis une force agissante, a toute la
valeur et la certitude infaillible d'un principe.
Tel est donc le critérium général et certain de
IMMÉDIATE. iZ
toutes les vérités psychologiques, ce qui les dis-
tingue éminemment des notions abstraites et hy-
pothétiques où le système à priori cherche un fon-
dement toujours si mal assuré.
Si mon âme est à son titre réel une substance
simple, quoiqu'elle se soit sans cesse reconnu à elle-
même une multitude d'attributs ou de propriétés ,
et qu'elle ait une capacité réceptive de modification
simultanée ou successive à l'infini , certainement il
n'est pas vrai de dire que je me connaisse ou m'en-
tende au degré même le plus imparfait; non-seule-
ment je n'ai aucune idée adéquate, claire, simple
de ce que je suis, ou de ce qu'est mon être en soi ;
mais lorsque je cherche à m'entendre moi-même à
ce titre de substance modifiable, j'entrevois un
abîme, un chaos où nulle lumière ne saurait pé-
nétrer.
Pour savoir ce que je suis ou ce qu'est mon âme,
il faudrait être à la place de Dieu même, et me con-
templer de ce point de l'intelligence créatrice.
Comment dire, en effet, quels sont les modes
divers qu'une substance pensante est capable de re-
cevoir, ceux qui sont compatibles ou incompatibles
avec cette essence mystérieuse qui est le secret du
Créateur? Quelles sont les limites certaines de ses
facultés de toute nature, de celles mêmes qui sont
dans un état de germe imperceptible dont le déve-
loppement ne saurait avoir lieu que dans un autre
ll\ DE l'aPERCEPTIOJN
mode d'existence. Si la chenille avait une âme pen-
sante, devinerait-elle les facultés qui se manifes-
tèrent en elle dans l'état de papillon?
Bacon dit avec fondement : Ratio essendi et ratio
cognoscendi idem sunt, etc.
Si cette proposition a un côté vrai , ce n'est pas
dans le sens où l'âme humaine chercherait à se
connaître ou à savoir ce qu'elle est au titre de sub-
stance modifiable, douée de réciprocité et vue de
dehors en dedans; là s'ouvre le champ immense des
hypothèses que l'esprit peut croire , mais qu'on ne
saurait vérifier. Il n'y a pas de rayon de lumière
directe ni réfléchie qui ait accès dans les profon-
deurs de l'âme, ou qui puisse éclairer sur ce que
peut être ou devenir cette partie substantielle de
l'être pensant.
Quant à la force agissante et libre, constitutive
de l'individualité personnelle, identifiée avec le moi,
elle se connaît et s'éclaire elle-même par l'apercep-
tion immédiate interne, rayon direct de la lumière
de conscience; elle s'éclaire de plus par la lumière
réfléchie de la pensée active ou concentrée sur elle-
même ou sur le principe virtuel de son activité,
dans le passage^ de la force virtuelle à la force effec-
tive, dans l'acte volontaire où le mouvement est
senti ou perçu comme produit de la cause ou de la
force durable qui se manifeste et qui est avant, pen-
dant et après sa manifestation. La force virtuelle
IMMÉDIATE. 25
de l'âme comme éclairée par une lumière réfléchie,
est le ratio essendi de la force active et intelligente
que j'appelle mon âme, moi absolu non manifesté
par la conscience. Le ratio cognoscendi , c'est encore
la même force moi manifestée par la conscience ou
par l'aperception immédiate interne de l'effort voulu
et actuellement exercé.
Ainsi se résolvent toutes ces questions de psycho-
logie et de morale : l'âme est-elle réellement active
et libre? Comment assurer quels sont les rapports
de la force avec les mouvements arbitraires du
corps, qu'elle s'approprie? Ici la métaphysique,
toute fondée sur la loi des substances et consultant
l'analogie avec les choses du dehors, élève des
doutes et emploie des images sur la source même
de toute évidence.
Je suis une force libre précisément comme je suis
moi ; et comme le génie le plus puissant qui se
plairait à me tromper sans cesse sur tout ce que je
prévois ou crois être de moi ne saurait faire que je
ne sois pas moi tel que je suis ou m'aperçois être
immédiatement , il ne peut empêcher que je ne sois
pas actif et libre tant que j'ai la conscience ou le
sentiment interne de cette libre activité qui s'identifie
au moi lui-même. Comment pourrais-je me sentir
passif et dépendant dans certains états de mon être,
si je n'étais pas véritablement libre et actif dans cet
état habituel dont j'ai conscience pendant la veille?
26 DE l/\l'f nCf.PTION
Etl vain me di!-nn que ce n'est pas le moi qui
excite les mouvements volontaires de mon corps ,
qu'il n'y a qu'un simple rapport d'harmonie ou de
sagesse entre mes votdoirs (confondus mal à propos
avec les désirs et les besoins de la sensibilité) et le
mouvement de mon corps; que, lorsque je veux tel
mouvement , il intervient une puissance étrangère à
moi, ou Dieu intervient pour mouvoir les organes
nerveux et musculaires qui me sont inconnus , etc.
Je répondrai toujours par le fait de conscience
qui est pour moi la première donnée de toute
vérité ; le moi qui veut est bien le même qui exécute
et commence tel mouvement du corps ou les sen-
sations musculaires qui les accompagnent; il n'y a
là d'autre force enjeu, d'autre puissance en cause,
que ma volonté, qui est moi. Si c'était Dieu qui
remuât mon corps, ce serait lui aussi qui voudrait
à ma place; en ce cas, Dieu serait moi ou je serais
Dieu, car c'est une seule et même force qui déter-
mine et produit ou exécute tous les actes ou mou-
vements que la volonté ou le moi s'approprie.
Ici ressort clairement l'opposition entre le prin-
cipe de la substance et celui de la force , ou entre les
points de vue sous lesquels nous entendons tout ce
qui est dit substance ou chose , et le point de vue
subjectif interne sous lequel seul nous concevons la
force.
En raisonnant à priori dans la première hypo-
IMMÉDIATE. 27
thèse de l'objectivité absolue, on démontre logi-
quement que nulle substance complète ne peut agir
sur une autre, qu'elle ne peut ni lui communiquer
ni en recevoir aucune modification ou manière
d'être nouvelle.
La cause suprême, créatrice des substances, a
seule le pouvoir , la force de leur état ; nulle sub-
stance créée n'a en elle cette force , cette causalité
efficiente; toutes sont également passives et ne
peuvent différer entre elles que par le mode de
réceptivité.
De là le système des causes occasionnelles où Dieu
seul agit sans cesse et meut nécessairement , à chaque
instant, pour conserver et produire les divers modes
d'existence de chaque être , comme il a agi , dans le
principe, pour créer ou produire les existences
mêmes.
Ou bien encore toute substance est force, ou a
en elle une force qui la constitue ; mais cette force ,
dérivée de la cause suprême qui l'a imprimée une
fois pour toutes à chaque être de sa création , suit
nécessairement les lois qui lui ont été prescrites dès
1 Origine, sans pouvoir les changer en aucune ma-
nière, soit qu'elle les ignore, soit même qu'elle les
connaisse, ou s'en rende compte; et de là le
système de l'harmonie où nulle substance n'agit
hors d'elle , ne donne ou ne reçoit aucune déter-
mination nouvelle, ne produit aucun changement,
28 DE L'A PERCEPTION
mais où tout est immuablement réglé à l'avance de
manière que les tendances, appétits, volitions des
âmes, correspondent exactement et à point nommé
aux mouvements des corps , etc.
Tel est le système des monades , où l'activité libre
du moi, type primordial de toute idée de force,
semble rentrer sous les lois qui entraînent les êtres
passifs. Mais en vain ce système se met en opposi-
tion avec le fait de la conscience; il y est ramené
dans les détails par la vertu même du principe d'où
il a été tiré, et la vraie psychologie trouve toujours
dans le leibnitzianisme bien entendu des données
exactes et de précieux éléments.
Partant donc des hypothèses ou des notions à
priori pour revenir au fait de conscience et com-
mencer par le commencement, nous disons avec
certitude que la force ou l'énergie qui crée l'effort
à volonté et détermine le mouvement ou la modifi-
cation musculaire, est la cause productive de cet
acte ou mode qu'elle ne s'attribue à titre de cause
qu'en tant qu'elle l'aperçoit à titre d'effet, dans ce
rapport tout subjectif dont les deux termes co-
existants et simultanés ne sont pas moins distincts
l'un de l'autre, non comme mode passif et distingué
de sa substance , dans laquelle il est perçu ou senti,
mais comme un effet transitoire distingué de la
force qui l'a produit et dont il manifeste l'existence.
De là, par une induction légitime (ou légitimée,
IMMEDIATE. 29
comme nous le verrons ) , la réalité du principe
absolu ou de la notion universelle et nécessaire de
cause , ou l'idée de la force prise dans l'âme mani-
festée à elle-même par l'effort qu'elle veut et opère ,
est transportée d'abord au moi absolu, à l'âme qui
est manifestée à titre de force virtuelle, qui était
avant et qui est après l'aperception interne du vou-
loir ou de l'effort déterminé, c'est-à-dire à la force
virtuelle en soi telle qu'elle est aux yeux de l'intel-
ligence suprême d'où elle émane, mais non pour
elle-même, qui ne s'aperçoit comme elle n'existe inté-
rieurement qu'en tant qu'elle agit ou se détermine.
Or, cette notion de force absolue convient non
seulement à l'âme humaine en soi à titre de force
intelligente ou morale , mais encore à toute force
motrice, de quelque manière qu'on l'entende, en
jugeant sa nature d'après les effets physiques , orga-
niques , vitaux ou moraux , qui manifestent chacun
la présence d'une cause ou force appropriée à la
classe de sujets dont il s'agit.
Sur quoi il faut bien prendre garde à ne pas
confondre la notion indéterminée de la cause , ou
force en soi , que nous ne pouvons nous empêcher
de croire la réalité absolue, et l'idée ou les repré-
sentations de ce que peut être cette cause relative-
ment à nos moyens de connaître ou de nous repré-
senter les existences particulières; en ce sens , il est
vrai de dire que nous n'avons l'idée et la connais-
3o DE l'aIMKCIPTION
sance d'aucune force externe au Ire que celle du moi
qui se manifeste immédiatement à la conscienee a
l'aide du sens spécial que nous caractériserons bien-
tôt plus expressément. Mais cela n'empêche pas que
nous n'affirmions avec la conscience intime l'exis-
tence réelle de la cause efficiente de tout mouve-
ment qui commence dans l'espace ou le temps , en y
comprenant ceux qui s'opèrent en nous ou dans
notre organisation, sans nous ou sans le sentiment
de notre force propre.
La croyance et la science étant ainsi distinguées,
il y a toujours lieu, à la vérité, de demander si
elles sont indivisibles ou primitives, liées l'une à
l'autre; et, dans le cas contraire, comment trouver
le passage, s'il y en a un, entre le moi de la con-
science et le moi absolu , ou entre le fait de l'exis-
tence individuelle aperçue ou sentie et la notion
de l'âme où nous ne pouvons nous empêcher de
croire la réalité durable? Mais l'âme, une fois
conçue à son titre absolu de cause ou force, distincte
de tout terme d'action ou du corps inerte, comme
de l'action même ou du mouvement qu'elle réalise,
la réalité de cause a, dès lors, tout le caractère de
généralité dont elle est susceptible ; elle embrasse
sous elle toutes les forces ou causes de l'univers , et
leurs relations avec les phénomènes qui sont en-
tendus au même titre où l'âme est connue en elle-
même et sans sa liaison avec le corps.
IMMEDIATE. 3f
Voilà pourquoi Descartes dit, avec génie, que si
nous pouvions connaître cette liaison de l'âme et du
corps, nous connaîtrions tout, nous entendrions la
nature des substances et le comment de leurs rela-
tions; mais il faut bien entendre qu'en ce cas notre
humanité même disparaît, et l'intelligence, qui ver-
rait séparément les deux termes donnés à l'homme
sous cet unique rapport, serait nécessairement autre
que le sujet même qui n'existe et ne se connaît que
sous ce rapport.
C'est une pensée profonde que d'avoir vu le secret
de la communication des substances renfermé dans
celui de la liaison de l'âme et du corps; mais il fal-
lait faire un pas de plus et voir cette liaison même
de l'âme et du corps exprimée ou manifestée de la
seule manière dont elle puisse l'être, savoir, non
point sous la relation objective d'un attribut indé-
terminé, comme la pensée, ou d'une modification
sensible quelconque à la substance modifiée , mais
bien sous la relation subjective d'un effet, immédia-
tement senti comme tel, à la cause ou force produc-
tive qui s'aperçoit elle-même dans son produit.
La notion de cause et celle de substance même ,
prise pour la force virtuelle, étant ainsi ramenées à
un fait primitif de sens intime et au sens immédiat
de l'effort, il ne s'agit plus que d'observer soigneu-
sement la ligne de démarcation qui les sépare.
Locke a très-bien exprimé le principe saus l'en-
3i de l'apercbptiov
tendre, dans sa profondeur, et sans l'appliquer aux
fondements d'une véritable science psychologique.
« L'aperception ou la conscience est la seule ca-
ractéristique des opérations ou des modes qui doi-
vent nécessairement être attribués à l'âme. »
On n'est donc pas fondé à dire que c'est l'âme
même, la substance pensante, qui sent, agit ou
opère tant que les impressions reçues ou les mou-
vements exécutés dans l'organe demeurent étrangers
à la conscience, ou que l'âme, sujet d'attributions
hypothétiques des sensations ou motions animales ,
ne sait pas, n'aperçoit pas que c'est elle-même ( au
titre de moi individuel ) qui sent les impressions et
opère les mouvements par son vouloir constitutif
ou par l'effort qui se manifeste intérieurement.
Attribuer à l'âme tout ce qui se fait dans le corps
humain, en vertu de forces vitales ou sensitives ani-
males ( non-moi ) , dire que le même sujet qui sent,
agit et pense avec la conscience qu'il veut et opère,
est encore le même qui opère sans le savoir ni le
vouloir dans des fonctions obscures de l'organisa-
tion et les mouvements automatiques de l'instinct
animal, c'est intervertir le rapport de causalité, le
déplacer de la base seule qu'il a dans le fait de con-
science ; c'est substituer à ce fait une hypothèse con-
tradictoire.
Aussi, ceux qui disent, comme Stahl, que l'âme
pensante fait tout dans l'organisation humaine , se
IMMÉDIATE. 33
mettent-ils en opposition plus ouverte encore avec
les premières vérités psychologiques que ceux qui
disent que l'âme ne fait rien ou quelle n'agit sur le
corps en aucun cas, pas plus dans les actes volon-
taires dont le moi se sent cause que dans les mouve-
ments vitaux et les impressions organiques où il est
le plus complètement étranger.
L'influence physique, ou l'action directe que la
force agissante qui se connaît, exerce sur les parties
de l'organisation qui lui sont naturellement sou-
mises, n'est point une hypothèse; c'est l'expression
même du fait de conscience de l'existence même du
moi humain et de la double réalité que ce fait ren-
ferme : savoir, de la force absolue de l'âme en rap-
port avec la substance matérielle du corps sur qui
cette force se déploie, données sons des rapports de
causalité personnelle en tant que le rapport, im-
médiatement aperçu comme fait actuel de sens in-
time , devient l'objet de la pensée , ou que la liaison
de ces termes est entendue et exprimée par l'être
pensant au même titre objectif où il se pense et s'en-
tend lui-même quand il dit : Je suis une chose.
Mais si l'influence physique , ou l'action directe
de la force de l'âme, employée à mouvoir le corps 7
est généralisée au-delà des bornes déterminées par
le fait de sens intime ou la conscience de l'effort, je
dis que l'hypothèse est plus inadmissible, plus op-
posée encore aux principes psychologiques que le
III. a
3/[ DE l'apercei'tion
système qui dément toute influence directe et immé-
diate de la force pensante sur les mouvements du
corps.
Les unes et les autres confondent le désir avec le
vouloir.
Les métaphysiciens systématiques qui refusent
aux créatures toute action productive ou causale
dans les mouvements ou actes déterminés par le
vouloir le plus exprès , identifient ou confondent ce
vouloir, ou l'effet interne qui l'accompagne, avec le
désir ou le vœu de l'âme qui aurait pour objet un
événement extérieur indépendant d'elle, accompli,
à point nommé, et au moment même où elle le dé-
sire; comme dans l'hypothèse de Bayle, où une
girouette animée est mue au gré des vents, comme
elle le désire , sans exercer aucune influence directe
ou efficace sur ses mouvements. Les exemples ne
manquent pas , en effet, où divers mouvements ou
changements sensibles s'effectuent dans le corps
par suite de quelque affection ou imagination vive
représentée à l'âme sans qu'il y ait vraiment aucune
action exercée de la part de l'âme , ou , ce qui est la
même chose, sans qu'il y ait aucun effort aperçu
ou voulu.
Mais c'est précisément parce qu'il en est ainsi , tant
que l'âme est bornée à désirer ou à sentir des mo-
difications indépendantes d'elle et où elle se sent
passive, qu'il faut reconnaître son influence causale
IMMÉDIATE. 35
dans tout ce qui n'arrive en elle ou dans son orga-
nisation qu'autant qu'elle veut comme elle veut et
ait l'effort nécessaire pour le produire,
En effet, dans l'hypothèse de Bayle, où l'on con-
çoit un être sentant mu, à point nommé, comme
il désirerait, ou par une sorte d'harmonie pré-
établie entre ses affections , ses besoins ou ses dé-
sirs et les mouvements de son corps, il n'y aurait
rien de semblable à l'effort libre ou au pouvoir, à
l'énergie que nous sentons en nous-mêmes et qui
constituent notre existence, notre propriété person-
nelle. En admettant même qu'un tel état pût avoir
quelque sentiment obscur de personnalité, il est
impossible de concevoir comment, de l'accord le
plus parfait , le plus intime entre des désirs et des
mouvements sentis sans aucun effort , c'est-à-dire
involontaires , on pourrait dériver quelque idée ou
notion de pouvoir, de force productive ou de cause
efficiente, telle que nous l'avons immédiatement de
nous-mêmes et médiatement des êtres ou des choses
auxquels nous attribuons le pouvoir de nous mo-
difier.
Quant aux physiologistes systématiques, qui pré-
tendent que l'âme fait tout, ils transportent, au con-
traire, par hypothèse, l'activité du vouloir au désir,
aux appétits les plus passifs, aux tendances animales
les plus aveugles. Là tout se trouve réduit en effet
à l'unité de nature ou de force.
3(> DE r/AI> F ItLCà l'I ION
Cette force unique <st dite opérer en tout avec la
même intelligence, exercer toujours la même espèce
d'activité; mais une force intelligente, active, qui ne
se sait pas agir, n'est pas celle qui constitue la per-
sonne humaine; et tout ce qui est affirmé d'un sujet
physiologique où l'organisme et la pensée, la pas-
sion , l'animalité et l'humanité sont identifiées et
confondues sous un seul principe , est tout à fait en
dehors de la science de nous-mêmes.
Reprenons maintenant le principe de Locke. L'a-
perception, interne est la seule caractéristique des
attributs qui appartiennent à l'âme : savoir, au moi
absolu, qui se manifeste ou s'actualise à son titre
de personne à la conscience.
Ajoutons, et c'est ce que Locke n'a pas dit, qu'il
n'y a d'aperception immédiate que dans l'exercice
de la force active qui cause, qui commence un mou-
vement, un mode quelconque, sans être déterminée
par aucune impression externe ni rien d'étranger
à elle.
La réaction sensitive motrice sous l'action de
l'instinct, n'est pas l'action constitutive du moi;
celle-ci seule s'aperçoit immédiatement, et dans la
libre détermination, et dans le sentiment d'un effet
qui implique la cause moi à laquelle il se rapporte.
La réaction motrice provoquée par des impres-
sions internes ou des sensations animales, n'em-
porte avec elle aucune aperception ni conscience
IMMEDIATE. 37
au degré le plus bas ; et la distinction des degrés
par lesquels on entendrait faire passer toute sensa-
tion organique ou animale pour la transformer en
pensée, en volonté, est une suite de cette hypothèse
illusoire que nous venons de signaler comme oppo-
sée aux premières lois de la psychologie, dont elle
emprunte vainement le langage. La physiologie a
beau faire, il est à jamais impossible de transformer
la passion en action, le mouvement organique en
actes volontaires, les sensations animales en percep-
tions et idées intellectuelles, le non-moi au moi, etc.
Le sens de l'effort est celui de la causalité, et
aussi de l'individualité personnelle ; il a même éten-
due, mêmes limites que l'action de la force motrice
de l'âme ; il est un comme cette force est une ; la
pluralité et la diversité n'est que dans les organes.
Les contractions musculaires, par exemple, et
l'espèce de sensation sui generis qui leur corres-
pond, se localise dans chaque organe que la volonté
met en jeu; mais l'effort ne se localise pas, et,
comme l'a très-judicieusement remarqué un phi-
losophe, nous n'attribuons pas aux membres le
vouloir et l'effort comme nous leur rapportons le
vement ou l'impression sensible qui accompagne le
jeu de ces organes.
Pourquoi? Parce que ce sens de l'effet voulu est
celui du moi lui-même qui ne s'attribue à aucune
autre chose, et que l'effort produit est hors de la
.'38 DE t'APERCEPTIOBi
cause qui le produit, au lieu de lui être inhérent
comme le mode l'est à sa substance.
Le sens de l'effort s'unit de diverses manières aux
différentes espèces de sensations externes, et cette
union exprime la part que prend l'activité de l'âme
aux sensations dont il s'agit; et par suite le lien qui
unit le moi aux diverses impressions sensitives ou
animales; de là aussi la conscience ou l'idée de sen-
sation, idée qui n'est pas simple comme dit Locke,
mais qui se compose toujours au moins de deux
éléments en rapport : savoir, d'un sujet qui sent ou
perçoit et d'une modification sentie ou perçue.
Pour apprécier quelle est la part du sujet et celle
de l'objet dans nos diverses représentations ou idées,
il faut bien savoir d'abord en quoi consiste ce que
nous appelons respectivement sujet et objet dans la
seule et même représentation , et quel est le prin-
cipe de la diversité ou de l'opposition de deux élé-
ments compris dans le même fait.
Or, cette opposition n'est autre en effet que
celle qui existe invinciblement entre la libre acti-
vité de l'être pensant qui se dit moi et la nécessité ,
la passivité sentie de la nature organique dont le
moi se distingue et se sépare, par cela qu'il est
lui, etc.
Si l'on demande la preuve que le sens du moi de
l'individualité personnelle n'est autre que celui de
l'effort, ou de notre force même en action, nous en
IMMEDIATE. 39
appellerons d'abord au témoignage du sens intime;
nous demanderons ensuite à notre tour qu'on
cherche si toute la différence qui sépare l'état de
conscience et de compos sut, de celui où l'individu
est, comme on dit si bien, hors de lui, étranger à
lui-même, aliénas, comme il l'est dans toute pas-
sion exaltée, toute secousse violente de la sensibi-
lité ; si ce qui distingue naturellement la veille , où
le moi est en pleine possession de lui-même, du
sommeil où il n'existe pas en tant qu'il est privé
d'aperception interne, quoique la sensibilité phy-
sique et l'imagination qui n'en font pas partie ,
soient en plein exercice; si ces différences, dis-je,
et une multitude d'autres dont nous parlerons, ne
tiennent pas uniquement à ce que le sens de l'effort
et l'activité du vouloir sont seuls en exercice, tant
que le moi est présent et suspendu , ou même quand
il ne l'est pas; assertion qui peut être justifiée dans
toute son étendue par la multitude de faits, d'ob-
servations ou d'expériences à la fois internes et
externes, qui tiennent en même temps à la psycho-
logie et à la physiologie.
Supposez donc , d'un côté tous les organes de la
sensibilité physique et animale, modifiés de manière
à produire différentes espèces de sensations, c'est-
à-dire à affecter l'animal de divers modes du plaisir
ou de la douleur; l'animal n'est pas sans savoir
qu'il sent , nulle connaissance ne saurait naître de
/jo DE l'aPERGEPTIOD
ces sensations successives, associées entre elles de
toutes manières; car il n'y a pas, dans la sensation,
de sujet qui puisse se dire moi.
Si l'on suppose le contraire, c'est qu'on part de
la notion objective de substance modifiable et dont
la sensation est un mode, et l'on entend confusément
que ce mode ou produit est distingué du sujet sen-
sible, ou sentant, comme les qualités d'une chose
matérielle, par exemple, la cire, dont parle Des-
cartes, sont distinguées de cette chose même en soi;
illusion qui fonda les habitudes de l'imagination
et du langage, et que nous avons mis tant de soin
à prévenir en remontant jusqu'à sa source.
Nous l'avons dit, et nous insisterons sur cette
remarque essentielle : il y a bien pluralité et diver-
sité d'organes, de sensations comme de mouvements
qui s'unissent, se prédominent ou se subordonnent
tour à tour les uns aux autres , dans le vague de
l'organisation humaine. Mais il n'y a qu'un sens
unique en qui ou par qui le moi s'aperçoit inté-
rieurement dans tout produit de sa force consti-
tutive, et comme il sent ou perçoit médiatement
ce qui est opéré sans elle par une cause ou force
non-moi.
Il faut bien entendre la maxime tant répétée et si
diversement interprétée : nihilest in intellectu quod
non prius faerit in sensu.
Ce n'est pas en effet dans des sens dont on enten-
IMMÉDIATE* l\\
(Irait la pluralité comme celle des organes, mais
dans le sens unique [in sensu) qu'est primitive-
ment tout ce qui arrive à l'entendement, et ce qui,
étant pensé ou conçu par lui au titre de notion, est
empreint du sceau de l'universalité et de la réalité
absolue.
Ainsi , ce moi primitif est dans le sens immédiat
de l'effort avant d'être dans l'entendement au titre
substantiel d'âme.
Aussi l'aperception médiate et externe de résis-
tance, et, avec elle , les intuitions étendues, colorées
et sonores , sont dans le sens de l'effort qui prédo-
mine dans ces intuitions avant d'être dans l'enten-
dement au titre de substance, et entendues sous rai-
son de matière, sujet de tous les produits; et enfin
les sensations affectives, localisées dans cette portion
de matière organique, terme de déploiement de la
force moi, sont dans un sens unique avant d'être
conçues par l'entendement sous la relation de causa-
lité externe.
Ces progrès ont été marqués un peu trop géné-
ralement, il est vrai, par un philosophe judicieux
dont nous citerons les propres paroles à l'appui de
tout ce qui précède et comme texte propre à le
développer.
l\i j>i; l'aperckption
lo L'homme ne se distingue pas de prime-abord des objets de ses
représentations ; il existe tout entier hors de lui : la nature est
lui, lui est la nature.
2° L'homme se distingue des objets , mais il ne se distingue pas
encore de ses représentations ; il ne distingue pas encore ses
représentations les unes des autres d'une manière bien nette.
3° L'homme se distingue lui-même de ses représentations et des
objets de ses représentations.
4° L'homme distingue deux sortes de représentations : les unes qui
lui viennent du dehors , qu'il reçoit involontairement et qu'il ne
peut pas modifier à son gré ; les autres qui semblent sortir de
l'intérieur de son être , et qu'il produit plutôt qu'il ne les reçoit.
5° L'homme distingue dans les représentations qui lui viennent du
dehors et qui paraissent être les effets d'objets agissants sur lui
deux classes d'impressions; il rapporte les unes aux objets , et
elles servent à déterminer leurs attributs ou leurs prédicats; il
rapporte les autres au sujet qui les éprouve , en tant qu'elles l'af-
fectent agréablement ou désagréablement ; les premières sont les
intuitions ; les secondes sont les sensations.
6° L'homme distingue enfin , dans les représentations qui lui
viennent du dedans , et qui paraissent être son propre ouvrage ,
deux classes de représentations : les premières ne sont que des
combinaisons arbitraires de l'imagination, des fictions; les autres
des produits de l'entendement et de la raison , ou des résultats
de la réflexion : les notions , les principes , les idées.
i° C'est une expression assez fidèle de l'état pu-
rement sensitif , étranger et antérieur à la connais-
sance, que celui où l'homme se trouve réduit, lors-
que privé d'aperception interne ou n'ayant aucune
conscience du moi jointe aux sensations ou distincte
des sensations qui l'absorbent , il est hors de lui, ou
IMMÉDIATE. Z$
aliéné de lui-même et confondu avec la nature, c'est-
à-dire avec ce qui est passif et nécessaire.
Tel est le caractère de la vie animale ou sensitive
qui est d'autant plus parfaite, pleine et entière, que
les organes des sensations sont plus nombreux , les
impressions plus variées, plus étendues et plus pro-
fondes; ainsi, l'être sentant est en rapport avec un
plus grand nombre d'objets; il devient, comme dit
Leibnitz, le miroir concentrique où se peint d'une
manière plus exacte et plus détaillée cette nature
dont il fait partie.
Mais de cette richesse de peinture, de cette variété
de sensations qui se combinent et se succèdent de
toutes manières, ne ressortira jamais une pensée,
une idée, un sujet unique vraiment distinct de l'ob-
jet représenté; car, là où tout est sensation organi-
que , tout est objet, là où tout est reçu, rien n'est
produit, il ne peut y avoir de sujet , puisqu'il n'y a
pas de force interne agissante, pas de sens interne
d'effort ou d'individualité.
On ne concevra ce qu'on appelle le sujet des mo-
difications sensibles , qu'en se plaçant hors de l'être
organisé qui vit et sent, comme Condillac se place
à l'égard de sa statue ; en lui donnant une âme dis-
tincte par hypothèse de l'organe matériel, distinct
aussi , à son titre de substance , des modes ou pro-
duits qui en sont affirmés, on croira faire de la
métaphysique, et on ne fera que de la logique fon-
44 m; l'apjs&ceptiov
dée sur l'analogie des choses du dehors à notre
manière de les représenter sous des images; c'est
ainsi que Condillac présente l'âme de la statue affec-
tée de plusieurs sensations de couleurs à la fois , en
disant qu'elle est variée, expression qui rend fidè-
lement le point de vue sous lequel on considère la
substance sentante modifiable ou passive , comme
une toile animée qui ne ferait que sentir les cou-
leurs appliquées à sa surface sans avoir aucun senti-
ment de son propre fonds. Il est vrai de dire alors
que ce fonds (appelé la substance toile) devient suc-
cessivement tout ce que l'artiste le fait représenter,
et n'a aucune valeur ni existence distincte de ces
représentations.
Nous reviendrons sur ce sujet en traitant en
détail de la vie animale ; il nous suffit de remarquer
par le passage qui sert de texte à ces réflexions que
l'application de la loi de substance à la psycholo-
gie exclut précisément la propre idée d'un sujet
psychologique., identifie ainsi la science de nous-
mêmes avec la science de la nature, et transporte
la première dans la deuxième ;
i° Dans la vie ordinaire, et dès les premiers
développements du moi, il n'existe que dans le
concret des sensations , et c'est ce concret qui est
l'homme, c'est ainsi qu'il se connaît ou se distingue
confusément de ce qui l'environne.
C'est l'homme tout entier qui s'appelle j e et qui
IMMÉDIATE. 4 ^
croit s'entendre. Aussi, en disant je pense, j'agis,
c'est-à-dire, moi, corps organisé, doué de sentiment,
de force et de volonté, j'exerce une action sur ce
corps étranger , donc j'éprouve aussi des impres-
sions, etc.
L'homme ne s'attribue ainsi qu'une force com-
posée, compliquée avec les forces de l'univers, et
subordonnée à ces causes quelconques (une ou plu-
sieurs) dans tout ce qui est sensation ou ce qui fait
presque toute son existence extérieure. Cependant
il n'en est pas moins vrai que l'action que l'homme
exerce sur des corps extérieurs ou étrangers au sien,
n'est qu'une suite ou une dépendance de l'action
immédiate de son vouloir sur le corps propre , ou
plus spécialement sur les parties qui entrent dans le
domaine du sens ou de l'effort. Quoique les philo-
sophes remarquent cette erreur ou illusion première
qui entraîne l'âme à se répandre dans tous les or-
ganes sensitifs et à se confondre avec le corps , qui
sert d'instrument à ses opérations, cette illusion
n'est pas telle que l'homme attribue l'effort voulu
et aperçu aux organes de ce mouvement , et , par
suite, qu'il se confonde, lui qui juge ou perçoit à la
fois plusieurs impressions , avec ces sensations ou
avec les organes où elles sont respectivement loca-
lisées; car ainsi le moi qui juge serait multiple
comme ces organes mêmes ; or , il faut bien qu'il
sente ou qu'il aperçoive immédiatement son unité
46 DE L\j»i:itcn>noN
dans ïa multitude d'impressions perçues, car autre*
ment il n'y aurait pas même de pluralité ni rien qui
pût s'appeler perception , idée de sensation.
La distinction première et fondamentale, celle
d'où dépendent toutes les autres, et qui est com-
prise dans le sens même immédiat de l'effort et de
l'individualité, c'est celle des deux éléments de
l'homme concret tel qu'il existe actuellement et
sans division à ses propres yeux.
Mais ce sens de l'effort est tellement intime et si
profondément habituel par la primauté et la conti-
nuité de son exercice (non interrompu dans l'état
naturel de veille), qu'il s'obscurcit et s'efface presque
sous les impressions répétées des choses du dehors,
ou sous les perceptions claires d'actes volontaires ou
libres qui se rapportent à ce monde extérieur où
l'homme est appelé à vivre.
Mais, quelque obscurci que soit le sens de mon
individualité, il n'en est pas moins le fonds naturel
et vrai de toutes les formes diverses sous lesquelles
l'homme intérieur se manifeste ou se pense lui-
même en se distinguant de tout ce qui n'est pas lui ,
au titre quelconque d'objets ou de représentations.
En prenant le texte de la deuxième proposition ,
nous nous croyons fondés à dire que l'homme con-
cret, dès qu'il existe au titre de personne (qui cesse
d'être confondu avec la nature) distingue primiti-
vement et par le sens de l'effort seul, les deux élé-
IMMÉDIATE. 47
ments qui constituent en lui ce que nous appelons
humanité , nature humaine mixte ou double dans la
réalité absolue.
Le vouloir ou l'effort moteur est un dans son
sens; les organes mus sont plusieurs et directement
aperçus ainsi.
L'aperception interne n'est autre que celle de l'u-
nité dans la pluralité ; le corps propre est le terme
immédiat de déploiement de la force motrice; dans
ce sens , on peut dire aussi que le corps propre est
l'objet immédiat de l'âme.
Mais ces mêmes organes passibles de l'action in-
volontaire de l'âme, sont passibles aussi des im-
pressions affectives étrangères à cette force; comme
les mouvements voulus se localisent sur les organes
qui les exécutent , les sensations reçues par les or-
ganes sensitifs et mobiles à la fois, sont perçues par
le moi aux mêmes lieux du corps où l'effort
s'exerce.
Ainsi localisées, les modifications passives de la
sensibilité ne peuvent qu'être distinctes et du moi
qui réside tout entier dans le sens de l'effort , et des
produits immédiats de son activité.
Mais, percevoir des changements dans quelque
partie sensible de l'organisation sans l'effort voulu ,
ou contrairement à la tendance propre du vouloir,
c'est ce qu'on peut appeler ici l'objet de la repré-
sentation ou de la sensation passive, localisée ou
/j8 ni: L'âPERCEPTIOR
réduite à la cause extérieure ou Force étrangère non-
moi , productive de cette sensation. Tl est donc vrai
dédire que l'homme concret, en tant que sensible
et actif, encore que son corps propre se distingue-
rait de ses représentations ou sensations localisées ,
et des objets de ces représentations, ne peut les dis-
tinguer nettement les unes des autres, surtout celles
qui , étant rapportées au même organe, appartien-
nent à la même espèce, comme les odeurs, saveurs,
impressions tactiles, etc.
3°-4° Si l'homme était borné, d'une part, à sentir
ou à éprouver des modifications passives dans les
diverses parties de son corps , et , d'autre part , à
agir ou à opérer par son vouloir des mouvements ou
changements quelconques dans ce corps , l'homme
serait réduit ainsi à la conscience de lui-même , en
sa double qualité d'agent et de patient ; il ne pour-
rait avoir aucune idée des objets autrement que
comme des causes ou forces productives simples de
tout ce qu'il sentirait en lui et hors de lui ou dans
son organisation , sans que sa volonté allât contre
ces forces.
Etant donnée , l'aperception interne de ce rapport
primitif et fondamental de cause à effet ( comme
l'homme est donné à lui-même), ces deux termes
du rapport sont aussi donnés, distincts, mais non
séparés. Or , voilà précisément ce qui fait la diffi-
culté du premier problème de la philosophie ; on
IMMÉDIATE. 49
voudrait savoir ce qu'est en soi , dans l'absolu , cette
cause moi qui n'existe et ne peut se sentir que comme
cause; on voudrait savoir aussi ce qu'est en soi tel
effet qui ne peut exister qu'au même titre d'effet, ou
dans son rapport à sa cause moi, quand le mode
est actif ou volontaire, et non-moi quand le mode
est involontaire et la sensation passive.
Sans doute, ce problème peut paraître obscur et
tout à fait indéterminé quand il s'agit de concevoir
la force de l'âme en soi, comme virtuelle de tout
effet sensible qui l'actualise ou manifeste son exis-
tence, et réciproquement de concevoir une modifi-
cation sensible quelconque qui existe dans l'orga-
nisation humaine sans moi , c'est-à-dire sans aucune
part de conscience.
Et pourtant il n'y a là aucune impossibilité ; bien
plus , la notion de force virtuelle d'un côté , et l'idée
de sensation passive purement animale, de l'autre,
sont accessibles à l'intelligence et, jusqu'à un cer-
tain point, à l'expérience intérieure qui peut les
constater en fait; tandis que le problème est inso-
luble et évidemment impossible, si l'on demande ce
qu'est l'âme au titre purement modifiable, sans
aucun attribut ou mode actuel , et réciproque-
ment, ce qu'est une modification sensible quel-
conque sans la substance ou sans le sujet à qui elle
est nécessairement inhérente.
Aussi Descartes, qui entendait à fond la question
III. 4
5o de l'afbrceftion
première, admet-il de prime abord une substance;
qui pense, qui sent par sa nature, par cela qu'elle
existe.
D'où le système des idées innées, dont on ne se
sauve, en partant de la même notion de substance
modifiable, qu'en tombant dans les contradictions
et les impossibilités dont les doctrines de Locke et
celles de Condillac offrent de déplorables exemples ,
lorsqu'ils prétendent faire créer le sujet sentant moi
par l'objet senti, etc.
Revenant à notre texte , et supposant l'homme
concret réduit à ses propres limites et ne connais-
sant que lui-même au double titre de moteur et
sentant , nous disons que l'homme se distingue lui-
même par le sens de l'effort de toutes les sensations
passives localisées dans les parties de son propre
corps; de plus, qu'il se distingue des causes exté-
rieures ou forces étrangères , causes de ses sensa-
tions; enfin, qu'il distingue en même temps toute
sensation de la cause moi qui la fait commencer.
Remarquons encore ici combien il y a peu de
conséquence ou de réflexion dans les doctrines des
philosophes, qui prétendent construire la science
humaine avec des sensations. Sans doute, l'homme
n'a aucune idée des causes ou forces productives
des phénomènes qu'il représente en lui ou hors de
lui , si l'on entend dans ce sens que nulle cause ou
force ne peut se représenter ou se figurer à l'imagi-
IMMÉDIATE 5 1
nation ou aux sens, et qu'il n'y a point d'image;
autrement, la cause qui fait commencer ces phéno-
mènes serait aussi un phénomène transitoire, c'est-
à-dire qu'il n'y aurait point une cause , et c'est là le
cercle vicieux où tourne la philosophie sceptique ,
soit à dessein , soit sans s'en douter.
S'il n'existe pour l'homme rien qui ne doive, ne
puisse être représenté ou conçu comme sensation,
idée ou image , certainement il n'existe rien , pour
nous, à quoi la détermination de cause, ou force
productive, doive être appliquée; car il est certain
que l'homme ne se représente rien sous ce titre;
mais aussi il faut convenir qu'il n'existe pas lui-
même , car il n'a aucune représentation ou idée de
cette personne individuelle qui s'appelle moi , et ,
en exceptant même l'existence réelle de ce moi phé-
noménal , il faudrait convenir de plus qu'il n'y a
d'idée d'aucun de ces objets sur quoi roule pourtant
toute la science physique , si l'on arrive à prouver,
comme il est, je crois, facile, que les objets ne sont
pour l'homme que des causes de sensations, distinctes
de ces sensations comme du sujet qui les perçoit,
et se rapportant tout à la fois : i° à des causes inima-
ginables dont il ne sait rien , sinon qu'elles existent
nécessairement (ce qui est bien une science, du moins
commencée , et que nous appelons croyance , si l'on
préfère ce mot); et i° à un certain heu de l'étendue,
soit intérieure, qui constitue le corps propre, soit
5s* m: l'aperceptioh
extérieure, qui constitue !<• corps étranger, cette
étendue n'étant qu'une forme ou un mode de coor-
dination de certaines sensations ou intuitions spéci-
fiques, ainsi qu'il va être expliqué.
5° « Parmi les représentations qui lui viennent du
dehors, et qui paraissent être les effets d'objets
( causes ) agissant sur lui , l'homme distingue deux
sortes d'impressions; il rapporte les unes aux objets,
et elles servent à déterminer leurs attributs ou pro-
duits : ce sont les intuitions; il rapporte les autres au
sujet qui les éprouve, en tant qu'elles l'affectent agréa-
blement ou désagréablement: ce sont les sensations. »
Toutes les questions premières de la philosophie
sont comprises, et je dirais enveloppées dans cet
énoncé ; il ne s'agirait que d'en préciser les termes.
Qu'est-ce que le sujet? qu'est-ce que l'objet?
qu'est-ce que le rapport des impressions à l'une ou
à l'autre ?
Puisque c'est de l'homme qu'il s'agit, le sujet
s'entend dans le concret comme un composé primitif
de deux éléments ou termes en rapport, savoir :
i° d'une force active moi qui s'aperçoit immédia-
tement dans ce qu'elle sait et perçoit , ou connaît
par là immédiatement ce qu'elle ne fait pas et qui
est distinct d'elle; i° d'une organisation vivante qui
peut être dite se sentir ou se mouvoir spontané-
ment, mais qui ne s'aperçoit pas ou ne sait pas
qu'elle vit et sent.
IMMÉDIATE. 53
Le sujet moi , réduit à ses propres limites , se
concentre dans le sens de l'effort et ne rapporte à
lui-même, au titre individuel, que les produits im-
médiats ou médiats de la force constitutive.
Le corps animé se meut spontanément, en vertu
de forces étrangères et indépendamment de l'effort
ou de l'aperception du moi. En ce sens, toute im-
pression passive localisée dans quelque organe peut
être dite venir du dehors sous deux rapports à la
fois , savoir celui d'inhérence au corps organique
ou à la substance pensante, entendue sous raison
de matière, et celui de causalité externe en tant que
la modification adventive est prise comme effet
d'une causeou d'une force (x) qui change l'état du
corps et produit la sensation.
Cette force ne peut être conçue autrement que
comme simple, à l'instar du moi qui en est le type.
Elle est plus que non-moi, et cette relation de cause,
à laquelle l'homme attribue un effet sur lui, em-
porte la réalité et non une pure prévention.
Il y a donc là deux points de vue qu'il importe
essentiellement de ne pas confondre , savoir : le point
de vue anthropologique où l'on dit que l'homme
rapporte ses impressions venues du dehors au sujet
qui les éprouve, c'est-à-dire à lui-même, unité com-
posée de la force et de la matière ; et ce point de
vue psychologique, où le sujet n'est autre que cette
force unique et simple moi, qui s'attribue les modes
5/j DE j/aI'I.iu;i im IO»
actifs, produits de son effort voulu, exclusivement à
toute modification passive qu'elle met hors d'elle
ou qu'elle perçoit dans le sujet organique sur qui
son activité se déploie.
Ainsi ces modifications, qui sont dites venir du
dedans ou intérieures à L'homme, n'en sont pas
moins extérieures au moi, et les sensations, même
affectives, rapportées au corps propre, partie inté-
grante de l'homme, servent à déterminer les attri-
buts ou prédicats de l'objet immédiat au moi,
comme les intuitions servent à déterminer les attri-
buts ou prédicats des corps étrangers, seuls objets
pour l'homme, qui croit les atteindre immédia-
tement par les sens de l'intuition.
Mais qu'est-ce donc que ces objets extérieurs, non
seulement pour le moi, mais pour l'homme qui les
perçoit comme étrangers à lui ou à son propre
corps? Qu'est-ce que l'intuition externe de ces ob-
jets distincts d'eux comme ils sont distingués d'elle ?
En quel sens peut-on dire que ces intuitions ont
donné à l'homme la première idée d'une réalité
objective, cause de ces intuitions et indépendante
d'elles? Est-ce que l'idée de force ou la notion de
cause efficiente fait partie essentielle de l'intuition,
nécessairement , dans toute perception ou idée d'une
sensation affective localisée dans une partie de l'or-
ganisation ?
Enfin, n'y a-t-il pas aussi une intuition immédiate
IMMÉDIATE. 55
de ce corps propre qui correspond à l'intuition des
objets externes et qui en est la condition nécessaire?
Ces questions pourront se résoudre ou s'éclaircir
par la suite : je m'arrête sur la dernière, qui ren-
ferme implicitement toutes les autres.
Le système organisé vivant, l'animal, forme un seul
tout dont les parties solidaires, jusqu'aux moindres
atomes et à la dernière molécule , sentent et fonc-
tionnent chacune à sa manière et suivant le rôle
qu'elle joue dans le tout, l'animal (i).
Comparable , sous ce rapport , à la force de gra-
vitation, la force vitale et sensitive (une ou plu-
sieurs ) pénètre les masses ou composés organiques
et agit sur chacune des parties ou monades ou êtres
simples qui s'identifient avec les formes mêmes ou
principes de vie, ayant la perception pour essence,
sous le point de vue leibnitzien; ces forces sont
unies et coordonnées entre elles en concourant au
(1) Chaque substance simple, dit Leibnitz, qui fait le centre d'une
substance composée, comme d'un animal, et le principe de son
unité , est environnée d'une masse composée par une infinité d'au-
tres monades qui constituent le corps propre de cette monade, sui-
vant les affecttions duquel elle représente, comme dans un centre,
les choses qui sont hors d'elle.
La perception , dit Bacon , est partout pour ceux qui veulent l'y
voir. On aurait dû chercher la différence qui est entre la percep-
tion et le sentiment , non pas seulement en comparant les êtres sen-
sibles avec les insensibles, comme les plantes et les animaux, quant
à la totalité de leur corps , mais , de plus, en cherchant pourquoi ,
même dans un seul corps sensible , il est tant d'actions qui s'exécu-
tent sans le moindre sentiment ; pourquoi les aliments sont digé-
56
DE L APJ5RCEPTIOW
but commun de conservation, de développement et
de permanence du même animal.
Ainsi commence et s'entretient cette vie ou sensi-
bilité animale, qu'on ne peut dire être simple qu'à
la même manière dont on considère en mécanique
la résidtante unique de plusieurs forces compo-
santes qui, en agissant sur les diverses parties d'une
machine , liées entre elles , impriment à toutes une
impulsion commune que l'analyse mathématique
ramène à ses éléments ou aux forces primitives et
simples qui la composent ou la déterminent à cha-
que instant.
Comme il y a un centre de gravité où toutes les
forces de la machine sont unies et confondues en
une seule, il y a dans la machine vivante de la nature
un centre de vie et de sensibilité , ce qui ne peut
faire que la combinaison sentante soit une véritable
unité de la nature de celle qui a son type exclusif
dans le vouloir ou le sentiment de l'effort.
rés , etc. ; pourquoi les artères font leurs vibrations ; enfin , pour-
quoi tous les viscères , comme autant d'ateliers vivants , exécutent
leurs fonctions ; et tout cela, ainsi qu'une infinité d'autres choses,
sans que le sentiment ait lieu et les fasse apercevoir . Mais les hommes
n'ont pas eu la vue assez fine pour découvrir en quoi consiste
l'action qui fait la sensation ; quel genre de corps , quel redou-
blement d'impression est nécessaire pour que le sentiment s'en-
suive. Et il ne s'agit point ici d'une simple distinction de mots, mais
d'une chose de la plus grande importance, qui mérite des recherches
approfondies , par l'inimité de connaissances utiles qui peuvent en
résulter, etc.
IMMEDIATE. 57
Les divers modes de coordination ou de corres-
pondances et d'influence réciproque qu'ont entre
elles toutes les parties du système organique, avec
les forces vivantes et sentantes qui les animent jus-
que dans leurs derniers éléments , sont du ressort
de la physiologie.
Nous ne parlerons ici que du mode fondamental
de coordination , commun à tous les éléments , ou
êtres simples qui forment divers agrégats ou com-
posés de la nature vivante ou morte, sensible ou
insensible, susceptibles de se représenter sous cette
forme ou ce mode de coordination de leurs élé-
ments, qui seule les rend perceptibles ou objets
d'intuition externe.
L' imagination recule devant ce monde d'infini-
ment petits dont chaque élément est un tout com-
plet composé d'organes mus par des forces vivantes,
sentantes et motrices , etc.
Autant l'observation microscopique peut pénétrer
dans cet abîme d'infinis en petitesse, autant elle voit
s'étendre les limites d'un monde invisible peuplé
d'êtres vivants, dont aucun sens de l'homme n'au-
rait pu soupçonner l'existence; et rien ne prouve
qu'il y ait une limite à cette progression décrois-
sante. Nous nommons les êtres simples, nous cher-
chons à les entendre objectivement sous des termes
négatifs d'inétendus , de matériels; mais ce n'est
pas sous des idées préventives que la pensée peut
58 j>j: l'apfjiception
atteindre les objets réels et en justifier la réalité, par
la manière même dont ils nous apparaissent.
Ce n'est pas non plus la notion de force, de cause,
qui est obscure, inaccessible à l'esprit, et, comme
l'entend notre philosophie moderne , impossible à
justifier en réalité, par aucun fait d'expérience quel-
conque; ce qui est obscur et vraiment inconcevable,
c'est l'étendue réelle composée d'éléments , d' in-
étendus ou divisibles sans fin; c'est une substance
passive ou purement modifiable, douée de person-
nalité individuelle, et s'entendant elle-même sous
raison de matière.
Aussi les esprits conséquents et qui pensent comme
il faut, se trouvent-ils conduits au point de spiritua-
liser le monde comme l'a fait Leibnitz, en n'admet-
tant d'autre réalité que celle des êtres simples , dont
toute l'essence est la force active qui contient en
elle toutes les déterminations et ne reçoit rien du
dehors.
Dès lors, l'étendue n'est qu'un pur phénomène
relatif à notre manière de nous représenter les exis-
tences autres que la nôtre par les sens de l'intui-
tion, dont le toucher et la vue sont les premiers et
les plus influents.
Dès lors aussi , l'espace n'est plus que le mode de
coordination ou l'ordre des êtres existants, tels que
l'intuition les représente hors de nous, comme le
temps est l'ordre des successifs , comme ils se mani-
IMMEDIATE. 59
festent en nous par la pensée ou l'aperception interne.
Étant donnés, d'une part, les objets étendus, tels
qu'ils apparaissent directement à ces sens de l'in-
tuition, étant donnés d'autre part, soit comme no-
tions à priori, soit comme faits, soit encore comme
hypothèses , déduites de l'observation , l'existence
réelle des êtres simples ou des forces comme élé-
ments de la réalité de la matière et de tout ce que
nous appelons corps, etc., il s'agirait de savoir com-
ment nous pouvons, s'il n'y a que des êtres simples,
réellement exister hors de nous; d'où vient cette
idée invincible de réalité que nous attribuons, mal-
gré nous , aux substances étendues, matérielles, que
nous appelons corps ? Et , si nous ne concevons rien
hors de nous ou en nous-mêmes que sous la forme
de l'espace ou de l'étendue, comment concevons -
nous la conception d'êtres réels simples et croyons-
nous à leur réalité nécessaire ?
Nous exprimons sous le mot d'intuition toute
représentation médiate ou immédiate d'un objet
étendu ayant des parties contiguës , distinctes, les
unes hors des autres. On voudrait pouvoir entendre
comment l'intuition détendue matérielle dont le
moi se distingue ou se sépare, dès qu'il commence
à exister, dès qu'il n'est plus la nature, ou que la
nature n'est plus lui, comment cette intuition pourra
se concilier avec la réalité exclusivement attribuée
à des forces ou à des êtres simples, des éléments,
60 de l'àperceptioa
des composés substantiels, appelés corps; quelles
seraient , dans cette hypothèse , les conditions
organiques de ces intuitions ('tendues; quel fon-
dement elles auraient soit dans l'objet externe ainsi
représenté, soit dans le sujet simple de la représen-
tation.
En admettant la réalité absolue des êtres simples
ou des forces comme les seuls éléments vrais de
tous les composés étendus ou matériels de cette
nature objective dont l'homme (moi) se distingue ou
se sépare, il faudrait dire qu'en se composant ou se
coordonnant entre elles , de manière à former une
étendue donnée par intuition , ces êtres ou forces
se dépouillent de leur nature ou de leur essence de
force, ou prennent dans le composé des propriétés
ou attributs opposés à ceux qui leur appartiennent
comme éléments.
Tout ce que nous appelons corps est en effet
perçu ou conçu comme passif et inerte , par cela
qu'il l'est comme étendu; il exclut par là même
l'idée d'unité simple indivisible et d'activité spon-
tanée qui appartiendrait à ses éléments, à titre de
forces.
L'observation ou l'expérience physique suffit
pour nous apprendre qu'un composé étant détruit
ou résolu dans ses éléments constitutifs, l'espèce
d'activité propre à ceux-ci, qui était comme enve-
loppée ou enchaînée dans l'agrégation étendue , se
IMMEDIATE. 6ï
reproduit et se manifeste par des efforts sensibles ;
mais alors aussi l'étendue a disparu , et il ne reste
pas d'objet.
Ce que nous appelons destruction ou mort ne
fait donc que rompre ces liens qui tenaient embras-
sés les principes de vie.
Ainsi pourraient se justifier même dans le phy-
sique , ces paroles qui ont un sens bien plus élevé :
« La mort est absorbée par la vie. »
Les éléments du composé rendus à eux-mêmes
comme forces , viennent chercher les organes vi-
vants, et les sollicitant jusque dans leur vie ou leur
sensibilité spéciale, produisent dans l'homme des
sensations auxquelles sa volonté , son moi , n'a au-
cune part ou ne concourt que d'une manière indi-
recte.
Les éléments des composés intuitifs considérés
soit comme êtres simples ou forces essentielles, soit
comme atomes encore matériels ou étendus, quoique
imperceptibles , sont-ils tous de même nature, et la
différence existant entre les composés qui s'en for-
ment, tient-elle uniquement à l'arrangement des
parties ou à leurs modes de combinaison ou de
coordination des formes primitives, modes dont la
diversité seule fait que les attributs ou propriétés
des éléments tantôt s'enveloppent , tantôt se déve-
loppent dans les composés ? Nous ne le savons pas ,
et nous consentons à l'ignorer.
6i de l'a^erception
Ce que nous croyons savoir, c'est que les com-
posés organisés vivants, dont iJ s'agit présentement,
se forment de parties qui sont elles-mêmes organi-
sées vivantes , lesquelles se composent elles-mêmes,
d'autres parties semblables en descendant ainsi, par
une série de subdivisions dont la limite ne peut être
assignée jusqu'à l'élément primitif, ou germe orga-
nique qui contient lui-même un tout vivant ou
appelé à vivre et à sentir, etc.
Les parties vivantes ou les éléments sensitifs se
coordonnent en étendue sous forme d'être quel-
conque, et sous des lois de sympathies générales et
spéciales que la physiologie s'attache à déterminer
et qui n'entrent point dans notre sujet actuel.
Dans les diverses espèces d'êtres dont se compose
l'échelle animale, depuis le polype jusqu'à l'homme
animal inclusivement ( nous laissons en dehors la
personne humaine) , en considérant la vie , et avec
elle la sensibilité dans un degré plus ou moins
obscur, comme inhérente aux éléments de l'étendue
organisée et , par suite , comme attribut de composé
organique formé de la réunion de ces éléments ou
de leur coordination sous cette étendue , on ne fait
réellement aucune concession au matérialisme; pour
qu'il pût en tirer avantage , il faudrait lui accorder
que la combinaison étendue , organique , qui vit et
sent ou qui subit, comme étendue, quelque modifica-
tion sourde, comparable à ce que nous appelons sen-
IMMÉDIATE. G3
sation vague de plaisir ou de douleur, piit en même
temps sentir toutes les parties vivantes et sentantes ,
c'est-à-dire qu'elle fût à la fois une et plusieurs,
simple et composée, elle et une autre.
Attribuer la sensation à l'étendue organique, c'est
précisément mettre à part de cette étendue la per-
sonne qui se distingue de la sensation ; c'est montrer
que la pensée et le vouloir du moi ne sauraient être
rangés parmi les attributs ou les modes de quelque
substance étendue , comme essentiellement hétéro-
gènes à tout ce qui appartient à cette substance ou
qui la constitue.
Parmi les différentes espèces d'impressions sen-
sibles que l'homme distingue en lui, ou dans le
corps, et hors de lui, dans ce qu'il appelle objets
extérieurs , il en est que l'activité du moi peut seule
rendre claires; il en est d'autres qui sont naturelle-
ment aussi claires et distinctes , en telle sorte que le
moi ne fait que les constater comme elles sont , sans
ajouter sensiblement aucun caractère de netteté qui
lui appartienne.
Les conditions organiques, qui sont tout dans ce
dernier cas, ne sauraient que s'appliquer également
au premier , où l'activité du moi joue le principal
rôle et transforme la sensation obscure et confuse
en perception claire.
Cherchons donc à déterminer physiologiquement
quelles sont les conditions qui peuvent rendre une
6/| 01 I, U'HU I PTION
sensation distincte par elle-même on dans sou
organe.
Les organes des sensations, appelés improprement
sens externes, sont composés de nerfs unis et con-
fondus en un seul faisceau , qui s'étend depuis
l'organe où il aboutit jusqu'au cerveau, où il a son
origine.
Ce faisceau se divise et se subdivise indéfiniment
en filets nerveux , dont les extrémités se réunissent
et se pressent en un tissu sensible, épanoui en
dehors, et ouvert aux impressions appropriées à
son mode de vie, comme à son espèce de sensi-
bilité.
Cette sensibilité propre et spéciale de chaque
organe extérieur est susceptible d'être modifiée par
une multitude de causes , ou forces excitatives pro-
portionnées en nombre aux différences d'arrange-
ment et de disposition des parties de l'organe dont
il s'agit.
La pression qu'exercent entre elles les parties
élémentaires d'un faisceau, qui n'est lui-même
qu'un des éléments de la composition de l'organe
entier , le mouvement intérieur que la force vitale
entretient continuellement au sein de cet organe et
jusque dans ses plus petites parties , sont les sources
non interrompues des impressions propres aux
corps vivants , impressions obscures , il est vrai , et
insensibles en apparence, en tant qu'elles sont
IMMÉDIATK. 6f>
absorbées par le nombre et la variété de celles qui
viennent du dehors , mais qui n'en sont pas moins
le fondement et comme l'étoffe de toutes les espèces
de sensations adventices , qui ne sont que des
modifications passagères de la sensibilité vitale inhé-
rente au corps et inséparable de lui.
Dans l'absence des sensations du dehors, ces
impressions vitales de l'organe externe ou celles des
moindres fibres nerveuses qui le composent, de-
viendront aussi de véritables sensations animales ,
pourvu que la condition organique attachée à ces
sensations s'y trouve.
Or, elle s'y trouve en effet, i° s'il y a continuité
des mêmes nerfs et de toutes les fibres élémentaires
depuis les extrémités sentantes, en vertu de leur vie
propre, jusqu'à leurs racines dans le cerveau ;
20 vSi cette transmission de chaque impression
vitale , propre aux parties élémentaires du même
organe, commence dans une extrémité nerveuse
distincte de toutes celles qui sont transmises au
centre commun directement et sans se confondre
entre elles ou avec d'autres de la même espèce qui
viennent de différentes parties du corps.
Cela posé , il devra y avoir autant d'espèces d'im-
pressions vitales naturellement distinctes dans l'ani-
mal , qu'il y a d'organes externes où ces conditions
sont satisfaites.
Ce sont les mêmes , en effet , qui servent à distin-
lii.
VA') DE i,'am:i\ci;ption
guer les sensations du dehors et constituent la clarté
de représentation qui leur est propre.
A part de toute l'activité de la personne humaine,
et en vertu des seules fonctions impressives consti-
tutives de sa vie, il y aura pour l'homme animal ce
que j'appelle intuition immédiate de son corps
propre et des divers organes où les sensations du
dehors viendront successivement se localiser.
Mais le rôle des nerfs ou fibres nerveuses d'un
organe sentant qui transmet ainsi les sensations
vitales des extrémités au centre , n'est pas borné à
cette seule fonction passive.
L'anatomie physiologique, poussée de nos jours
à un haut degré de perfection (i), a découvert que
les nerfs qui portent au cerveau les impressions
reçues par leurs extrémités, transmettent en sens
inverse l'influence motrice du cerveau aux parties
musculaires qui entrent aussi dans la composi-
tion des organes externes, et ont, comme nous le
verrons, la part de condition nécessaire à la per-
ception du rapport d'extériorité ou de localisation
des sensations diverses.
Ces deux fonctions sensitive et motrice ont lieu
dans l'état naturel et pendant la veille , et s'exercent
par deux parties séparées dans toute la longueur
du même nerf, par une sorte de cloison : la partie
(1) Voyezlz Mémoire de M. Magendie.
IMMÉDIATE. 65
antérieure du même tuyau nerveux est celle qui
transmet les impressions sensibles des extrémités
au centre; la partie postérieure porte l'influence
motrice du centre aux extrémités nerveuses qui
viennent s'aboucher aux fibres musculaires , et
déterminer leurs contractions ou leur déplace-
ment.
Ainsi, l'organe externe, où l'impression sensible
commence, est mu au même instant de la manière
la plus propre à compléter la perception ainsi for-
mée de ces deux sortes d'éléments.
A la contraction des fibres musculaires, ou en-
core à la pression et à la collision de leurs parties
contiguës, correspond une espèce d'impression sen-
sible où se trouvent réunies les conditions propres
à les rendre mutuellement distinctes.
Ces impressions, qui commencent à la racine des
nerfs, quelle que soit la nature de leur cause,
affectent une surface organique formée de parties
juxtaposées et intimement unies dans le tissu ner-
veux musculaire, sans se confondre.
La force qui les met en jeu ou qui change leur
état ou leur ton naturel, pénètre la masse et agit
sur chacune de ses parties; toutes ces impressions
ou déterminations motrices se réunissent sans se
confondre; et ainsi elles se représentent dans l'ordre
de coexistence que nous appelons l'étendue.
Cette intuition de l'étendue tient toujours, en
68 de l'apkrceptioh
effet, à ce que chaque molécule ou fibre nerveuse
soit mise en jeu distinctement de toute autre fibre
collatérale par un même agent, par une même cause
d'impression qui s'applique à elle; que si l'une ou
l'autre de ces deux conditions manque, si tout l'or-
gane est ébranlé à la fois et en masse par une seule
cause exclusive, ou si plusieurs agents d'impres-
sions affectent à la fois les mêmes points nerveux ,
la même fibre distincte, il y aura sensation confuse
dans l'animal, et point d'intuition distincte localisée
ou représentative d'une étendue quelconque.
De là il suit ( contre Leibnitz ) que la sensation
animale purement affective est confuse par sa na-
ture même, tant que les impressions organiques
qui concourent à la produire affectent des parties
nerveuses irrégulièrement disposées, ou agissent
plusieurs à la fois sur les mêmes points de l'organe;
que ces conditions changent et que celles de l'intui-
tion aient lieu, la sensation n'existe plus ou peut
encore se joindre, dans certains degrés, à l'intuition
sans se transformer.
Il suit encore que si, au moyen de quelque or-
gane différent de ceux par lesquels l'homme se re-
présente les autres existences, il pouvait avoir une
perception distincte des éléments de l'étendue, soit
de notre propre corps , soit des corps étrangers,
toute l'étendue disparaîtrait aux sens, et par cela
que les êtres simples tomberaient sous le sens di-
IMMÉDIATE. (nj
rect de l'être intelligent et actif, les corps tels que
nous les percevons, la substance elle-même, enten-
due sous raison de matière, cesseraient d'être per-
çus et entendus par l'esprit.
Reprenons maintenant.
Cette espèce de sentiment vague et obscur lié
à tout mode de vie animale ou organique, ne
diffère point pour l'homme animal, de celui de
l'existence ou de la présence de l'étendue de son
corps ; c'est le fonds auquel toutes les impressions
senties se rattachent, et elles ne sont véritablement
senties dans le tout de l'animal, qu'en tant qu'elles
affectent une partie de l'étendue organique du corps
vivant et modifient ou changent son état ; c'est-
à-dire le ton actuel de sa vie ou de sa sensibi-
lité propre. Otez cette étendue sentante, et l'ima-
gination ne trouvera plus où rattacher ce pur phé-
nomène sensitif.
Mais comment cette étendue sentante peut-elle
être sentie par le moi ou la personne qui l'aperçoit
par intuition en s'apercevant elle-même? Cette ques-
tion, qui peut trouver sa réponse dans l'expérience
intérieure ou le fait même de conscience, n'est que
la traduction du problème de la métaphysique:
quel est le lien des deux substances spirituelle et
matérielle? Si ce problème ontologique est suscep-
tible d'être résolu, il faudrait en chercher les don-
nées dans les faits primitifs du sens intime et dans
"jO I)!. J. tPERCfcP'J ION
leurs conditions comparées. C'est à quoi nous pro-
cédons.
Nous avons considéré précédemment que la force
motrice de l'âme est déployée à la fois sur tous les
organes externes placés sous sa dépendance, sur les
muscles contractés dans l'immobilité du corps, l'œil
tenu ouvert dans d'épaisses ténèbres, l'ouïe tendue
dans le silence de la nature , les mouvements d'in-
spiration répétés sans aucune cause odorante. Par le
fait seul de cet exercice , le sens de l'effort , isolé de
toute cause d'impression, et n'ayant d'autre prin-
cipe que la force vraiment hyperorganique qui
opère par le vouloir, le moi, avons-nous dit, serait
pleinement constitué.
Le moi, sans doute; mais l'homme, sujet mixte
à ses propres yeux, ne serait pas tel pour lui-même
sans l'union de deux vies qui constituent son hu-
manité ; car l'homme n'agit qu'en sentant, et l'ac°
tion même de la volonté est nécessairement accom
pagnée , précédée ou suivie de quelque passion.
Les organes du mouvement volontaire ont leur
mode de vie. Leurs parties élémentaires sont dis-
posées ou coordonnées de la manière la plus propre
à donner aux impressions immédiates qui y ont
leur siège ces caractères d'intuitions distinctes , di-
rectement transmises au centre commun; elles
donnent le premier éveil à la force motrice de l'âme,
et précèdent et amènent les premiers efforts, et
IMMÉDIATE. 71
affectent sa tendance virtuelle à mouvoir les or-
ganes matériels placés sous son influence.
Dans l'exercice complet du sens de l'effort, le
moi, qui commence le mouvement, aperçoit l'effort
qu'il fait , et cette aperception se lie au même dé-
ploiement immédiat de la force de l'âme sur les
racines des nerfs qui transmettent son action aux
organes immobiles du corps.
Aux contractions ou mouvements opérés par le
vouloir correspondent des impressions spéciales d'un
caractère particulier qui ne permettent pas de les
confondre avec aucune des impressions reçues par
les extrémités nerveuses qui affectent plus ou moins
la sensibilité animale , soit qu'elles se transmettent
des extrémités au centre commun , soient qu'elles
n'aient avec lui aucune connexion directe.
11 résulle même de l'observation physiologique
que l'animal pourrait éprouver de telles impressions
quand il n'aurait pas de cerveau ni rien qui en tînt
lieu.
On pourrait demander, en cette occasion, si les
nerfs purement sensitifs, et qui ne se lient à aucune
fonction ou mouvement volontaire ? ne contiennent
pas l'espèce de cloison observée dans les nerfs qui
servent en même temps , dans l'homme , aux fonc-
tions simultanées de la sensibilité et de la motilité ,
ou bien, si l'analogie qui doit exister entre les faits
de sentiment et leurs conditions organiques sont
7'2 DE L APERCUP? lOfii
pour la négative. Mais quel que soit le résultai des
expériences physiologiques sur ce point , il est cer-
tain, du moins par les faits, que les changements
sentis ou aperçus immédiatement dans les organes
de la locomotion au moment où la volonté s'exerce,
forment une espèce de modes, sui generis, les seuls
que le moi s'attribue comme en étant cause, en tant
que le vouloir opère instantanément et d'une ma-
nière immédiate, les seuls aussi qui tiennent dans
l'organisation à une condition unique , savoir : de
commencer, non par les extrémités des nerfs exci-
tés du dehors par des causes quelconques de nature
diverse comme tout ce que nous appelons sensa-
tions , mais de commencer par les racines des nerfs
moteurs, par l'action d'une seule cause ou force
unique qui agit sur les racines , et dont l'influence
se transmet du centre aux extrémités d'une manière
inverse de celle qui a lieu dans les sensations. A la
vérité , cette condition , à laquelle s'attache l'exer-
cice du sens de l'effort ou de l'activité , se lie elle-
même à une autre condition proprement organique,
celle de la réceptivité de l'organe qui doit être apte à
recevoir l'influence de la force motrice transmise jus-
qu'à lui par la force des nerfs cérébraux.
Cette condition de réceptivité commune au sens
de l'effort et aux organes des sens extérieurs, c'est là
ce qui constitue la partie passive des modifications;
la force exclusivement soumise à la volonté et à
IMMÉDIATE. 7 3
l'activité du corps, c'est là ce qui se manifeste le
plus clairement à la conscience.
L'organe soumis à la volonté ne l'est point quant
à sa nature , quant à son état de vie ou de sensibi-
lité propre, mais seulement quant au mode ou chan-
gement que la force de l'âme produit dans cet état
en agissant sur l'organe ou par l'organe donné :
c'est bien cette force qui commence , qui crée le
mouvement, qui opère les contractions musculaires,
par l'intermède des nerfs ; mais elle ne crée pas l'é-
tendue : l'étendue, l'inertie, ce poids de l'organe,
l'arrangement ou le mode de coordination de ses
parties ou molécules , tous ces éléments sont don-
nés comme base de l'intuition , comme termes de
l'action de la force modifiante, et non comme pro-
duits transitoires de sa création, non plus que
comme des modes et attributs de la substance.
En effet , tout ce que le moi n'opère pas en vertu
de l'effort ou du vouloir constitutif, ne peut être
attribué à l'âme au titre de force active, mais appar-
tient à la substance entendue sous raison de matière,
comme passive ou modifiable, et peut ainsi se rap-
porter au corps vivant et sentant sous les conditions
et titres respectifs de sensations affectives ou d'in-
tuitions, en tant que les impressions sont confuses
ou en tant qu'elles sont naturellement distinctes.
Ni ces sensations ni ces intuitions ne sont les pro-
duits de l'activité du moi, mais elles sont perçues,
74 M i aim.hci:ption
localisées, et par là même distinguées du moi en
tant qu'elles s'unissent plus ou moins directement
au sens de l'effort, ou se rencontrent dans des or-
ganes particuliers où concourent les deux fonctions
sensitives et motrices qui sont unies ensemble par
le lien de la vie animale , mais qui ne se lient à
l'unité de conscience de la personne humaine
que par l'intermédiaire du sens de l'effort. Otez
l'exercice de ce sens, et il restera encore des sensa-
tions animales ou des intuitions au même titre , et
l'homme identifié avec la nature par ces impres-
sions mêmes, ne pourra se distinguer lui dans ce qui
le fait lui.
Il ne s'agit point ici de distinctions artificielles
purement abstraites ou nominales , mais de distinc-
tions de faits justifiées par le sens intime, et que l'ob-
servation physiologique elle-même peut justifier.
On sait que dans certains cas de paralysie les or-
ganes de la locomotion peuvent être oblitérés en
tout ou en partie, quoique la susceptibilité nerveuse
demeure la même , et que les impressions externes
ou internes continuent à affecter la sensibilité ani-
male.
Un habile observateur nous a décrit l'expérience
qu'il eut occasion de faire sur un hémiplégique qui
sentait vivement les impressions faites sur des par-
ties paralysées, mais sans les rapporter à leur siège,
ni à aucun lieu déterminé du corps , quoiqu'il les
IMMÉDIAT*:, -y 5
sentît généralement dans ce corps en masse comme
nous sentons nous-mêmes les impressions qui , par
leur nature ou l'intensité de leur force excitative,
affectent la sensibilité générale sans absorber le moi
tout entier.
Dans cette expérience, dont l'auteur rapporte les
curieux détails , le malade ressentait de vives dou-
leurs, et le témoignait par des plaintes, quand on
lui contournait les doigts de la main paralysée ;
mais lorsqu'il ne voyait pas cette main ni l'action
extérieure à laquelle elle était soumise , le paraly-
tique ne pouvait assigner le siège de la douleur , et
ne la ressentait que comme une impression générale
de souffrance ou de malaise du corps, dont il est
impossible d'assigner la cause ni le lieu.
Il faut bien remarquer, ici, toute la différence qui
existe entre cette espèce de localisation immédiate,
intérieure, des sensations ou des intuitions que nous
prétendons rattacher uniquement au sens de l'effort,
comme l'expérience ci-dessus semble propre à le
démontrer, et cette autre localisation externe et
médiate, par laquelle nous rapportons les diffé-
rentes impressions du dehors aux parties de notre
corps connues extérieurement par la vue comme
peuvent l'être les objets ou corps étrangers.
Le paralytique cité jugeait, en voyant contourner
sa main , qu'elle était le siège où agissait la cause de
sa douleur ; mais il ne sentait ou n'apercevait pas
76 DE L'APEECEPTIOBi
immédiatement l'impression douloureuse dans la
partie organique qu'elle affectait ; il ne s'appropriait
pas cette partie ; il ne la sentait pas sienne tant qu'il
n'agissait pas sur elle; il aurait pu dire plus natu-
rellement qu'aucun autre : « Vous casserez cette
main. »
Il est bien entendu que nous excluons de la loca-
lisation immédiate interne les impressions sensibles,
ces premières affections que l'instinct animal, privé
de toute conscience de moi , semble rapporter aux
parties du corps organisé , le produit de cette
réaction involontaire et inaperçue, telle que celle
qui a lieu dans le fœtus, même au sein delà mère,
et dans l'enfant à sa naissance, pendant ie sommeil
et dans tous les états où la vie organique et animale
s'exerce sans qu'il y ait ni conscience , ni rien qui
puisse s'attribuer au moi. (1) Les produits de cette
réaction motrice, dis-je, sont des sensations comme
les autres, qui commencent et se terminent aux
organes sensitifs sans que le cerveau même y prenne
quelque part nécessaire, et surtout sans que la force
de l'âme y exerce son activité propre.
Il s'agit ici non d'une réaction nécessaire, mais
d'une action volontaire qui part de l'âme et s'y
termine en manifestant, avec sa force propre, l'exis-
(l) Cette division a été très-bien marquée par Bichat ( voyez
dans son Traité de la vie et de la mort, ce qu'il dit de la locomo-
tion du fœtus , et de celle du sommeil ou des rêves).
IMMKDFATE. 77
tence et le lien des parties mobiles et sensibles de
l'organisation qu'elle s'approprie.
Or, l'expérience du paralytique cité fait connaître
clairement la part essentielle que prend le sens de
l'effort , ou de l'activité, à cette localisation interne,
qui ouvre le cercle de la connaissance , en révélant
l'homme intérieur tout entier sans le secours même
de l'objet. Il suffit qu'il y ait coordination des exis-
tences, sous forme d'étendue, pour que l'idée de
cause disparaisse. Les uns admettent cette idée, les
autres l'excluent.
L'action ou l'effort commence, de la part de l'âme,
dans les racines cérébrales des nerfs moteurs, sans
que la force motrice produise tout son effet sur le
corps, et par là, se manifeste à elle-même comme
force tout agissante.
Pour que l'action volontaire soit complète, et que
la causalité du moi se manifeste comme le fait de
conscience, une condition est requise de la part de
l'organe : c'est, comme nous le disions tout à l'heure,
que cet organe soit disposé à recevoir l'influence
propre du moteur, ou que le ton de vie ou de sen-
sibilité spéciale soit en rapport avec la force qui
tend à le mettre en jeu. Si cette condition n'a pas
lieu, s'il y a quelque oblitération accidentelle, soit
dans les fibres musculaires, soit dans la partie interne
des nerfs destinée à transmettre au centre l'effet sen-
sible de la contraction ou du mouvement opéré, le
78 Dl i/apf/rcf.ption
sens de l'effort ne s'exerce ]>lns dans l'organe dont
il s'agit, qui cesse ainsi d'appartenir à la volonté
ou de se manifester immédiatement à la conscience
du moi.
L'expérience précédente montre bien qu'un or-
gane, paralysé pour le mouvement, peut recevoir et
transmettre des impressions qui affectent l'animal
sans être localisées ou rapportées à un siège déter-
miné, en raison de sa passivité même. D'où nous
induisons la nécessité de l'intervention du sens de
l'effort pour que les sensations soient localisées ou
rapportées à un lieu du corps, le même où l'effort
s'exerce.
La même expérience ne nous montre pas , il
est vrai , qu'à part cette intervention du même
sens actif, il ne puisse pas y avoir des intuitions
naturellement distinctes et rapportées à un lieu
du corps propre ou de l'étendue intérieure; il y
a une multitude de faits pris dans la nature animale
et dans les phénomènes de l'instinct, comme dans
les songes et les différentes espèces d'altérations
mentales, où l'activité constitutive de la personne ne
s'exerce par aucun sens ou organe, qui prouvent
bien que diverses intuitions, par exemple celles de
la vue, ont un caractère propre de distinction et de
clarté tout à fait indépendant du sens de l'effort
ou de l'activité du moi : mais il n'en est pas moins
vrai qu'à part cette condition hyperorganique de
IMMEDIATE. 79
l'effort ou du vouloir, qui constitue la personne
présente à elle-même, les intuitions distinctes,
non plus que les sensations confuses, ne seraient
distinguées du moi, qui seul les localise en les rap-
portant à leurs sièges organiques.
On peut chercher, soit dans ces organes mêmes,
soit dans les objets, les conditions qui rendent les
impressions claires ou obscures , distinctes , con-
fuses, sous un titre quelconque de sensations ou
d'intuitions. La physiologie ou la physique peuvent
reconnaître et assigner quelques-unes de ces con-
ditions qui se prêtent à leurs expériences; mais il
n'y a pour le moi qu'une seule manière de se dis-
tinguer de tout ce qui n'est pas lui , à titre d'objet,
de chose représentée ; et comme il s'agit ici d'une
distinction hyperorganique par sa nature , où
l'analyse physiologique la plus subtile ne saurait
suffire , l'analyse psychologique ne le pourrait pas
davantage, si l'intuition d'étendue, par exemple,
sous laquelle se représente tout ce qui est appelé
corps matériel, était prise pour une modalité re-
présentative de l'âme, comme si un mode quel-
conque pouvait être représenté ou conçu hors de
son sujet d'inhérence, et comme si ce qui se repré-
sente hors du moi put être inhérent à l'âme.
En général , nulle sensation ou intuition objec-
tive ne saurait être considérée comme mode propre
du sujet pensant, inhérent à lui, ou faisant partie
(So de l'apebception
de son existence, sans démentir le fait même de
l'existence individuelle du sujet.
Ici , je ne puis m'empêcher de rappeler comme
exemple très instructif cette grande discussion qui
eut lieu entre Malebranche et Arnaud sur les re-
présentations objectives et sur l'origine et le carac-
tère des idées représentatives. Dans le point de vue
de Malebranche, les idées n'ont précisément de ca-
ractère de représentation claire et distincte qu'en
tant qu'elles sont hors de l'âme, ou, ce qui revient
au même (selon la vraie psychologie de notre grand
métaphysicien), hors du moi qui les perçoit ou les
conçoit, non point en lui, comme attributs ou modes
de son existence, mais dans leur source réelle, sa-
voir, en Dieu , d'où émane exclusivement la lumière
par laquelle l'âme voit ce monde réel intelligible
représenté par des perceptions ou idées claires adé-
quates qui ne sont elles-mêmes que des modes pro-
pres de manifestation de l'être universel, par qui
et en qui tout vit, meut, sent, existe.
Il est si vrai que les idées ( intuitions ) claires
représentatives ne sont pas les modalités propres de
l'âme, que tout ce qui peut être véritablement mo-
dification intérieure de la substance sentante et pen-
sante ne peut être conçu par elle que par la con-
science ou sens intime, et non par des idées perçues
ou conçues d'une manière obscure et confuse; aussi
l'âme qui ne se connaît, non plus que ses sensations,
IMMÉDIATE. 8l
les seules choses qui soient véritablement en elle-
même comme ses propres modes, que par conscience
ou sentiment intérieur, ne peut être dite véritable-
ment se connaître; n'y ayant point d'idée qui la re-
présente à elle-même.
On peut voir dans lesOEuvres d'Arnaud par quels
arguments ce métaphysicien, disciple fidèle de la doc-
trine de Descartes, combat le principe de l'extériorité
des idées ou des perceptions qu'il persiste à considérer
comme de pures modalités représentatives de l'âme.
Dans ce point de vue opposé à celui de la psychologie
ou de la conscience, l'âme ne se prend plus pour le
moi, comme l'entendait Malebranche, mais pour le
sujet ontologique ou lesubstratum de ce moi qui n'est
lui-même qu'un mode plus continu ou plus perma-
nent de la substance pensante , mode intérieur qui
se distingue à la vérité ou se sépare phénoménique-
ment des modalités adventives, représentatives d'ob-
jets extérieurs , ce qui n'empêche pas que ces re-
présentations ne soient des modes inhérents à la
même substance dont le moi lui-même est le mode
fondamental , identique et un.
Ainsi, dans la vérité métaphysique absolue, l'âme
ne perçoit, ne voit qu'en elle-même, elle ne conçoit
ou n'entend que sa propre pensée ou des idées qui
sont ses propres modifications.
Les deux points de vue font également abstrac-
tion du principe d'activité: suivant l'un, les objets
HT. 6
v
tS'2 DE l'àI'ERCKPTION
n'ont que la réalité subjective des idées ou de l'être
pensant qui peut rester seul ; suivant l'autre, les
idées prennent elles-mêmes la réalité objective des
êtres matériels ou plutôt encore celle de l'être uni-
versel en qui et par qui elles sont.
Là se trouve une sorte de matérialisme subjectif,
ici est l'idéalisme objectif et une sorte de pantbéisme
spirituel.
On peut dire que le principe de Descartes était
gros de ces divers systèmes ; l'idéalisme subjectif et
objectif, le panthéisme spirituel et matériel, n'ont
été que des conséquences logiquement déduites du
même principe. Quand on part des notions, et qu'on
procède à la composition d'un système , il semble
d'abord qu'on sauve bien des difficultés, des embar-
ras, des recherches; on croit jouir paisiblement,
dans son cercle idéal , de cette sorte d'évidence et de
repos d'esprit qui tient à ce que les conditions faites
avec soi-même ou posées par les définitions', sont
fidèlement remplies.
Mais un autre système, fondé sur la même base et
procédant par la même méthode, seulement sous
des conditions différentes, établit précisément des
résultats contraires ou divergents du premier , et
offrant les caractères d'une évidence semblable.
Lequel croire , comment se démêler au milieu de
tant de contradictions, de doutes et d'incertitudes ?
Le métaphysicien, qui cherche ce qui est vrai,
IMMÉDIATE. 83
est-il condamné pour toujours au supplice de Si-
syphe roulant son rocher ?
Le point de départ de l'analyse psychologique ne
saurait être une notion comme celle de la substance
pensante en soi: car il y a lieu de demander au
sujet d'une telle notion, d'où elle vient, quelle est
sa nature, son caractère, son titre de créance; et
toute idée qui peut motiver ces demandes ne sau-
rait avoir le caractère et la vertu du principe.
L'analyse ne peut partir que d'un fait primitif qui
se constate par lui-même et ne se prouve pas ou
s'explique par un autre qui soit tel au contraire que
rien ne puisse être expliqué, conçu ou entendu sans
lui; par suite, qu'il n'y ait rien d'antérieur dans
l'ordre successif de l'existence, rien de plus simple
dans l'ordre des coexistences dont il est le centre ou
l'élément régulateur.
Le sens intime de l'individualité ou de l'existence
du moi offre seul à l'analyse le caractère et les con-
ditions du principe de la science de l'homme et de
toute science. Il ne suffit pas en effet que l'âme soit
à son titre absolu de substance ou de force virtuelle;
il faut qu'elle se manifeste intérieurement au titre
de moi ou de force agissante , pour qu'il y ait le
premier fondement duy'e (j'existe, j'agis) ; la science
ne date que de cette manifestation, et la notion de
moi absolu s'y réfère nécessairement. Que serait en
effet cette notion sans le sujet pensant moi qui s'en-
tend lui-même?
84 M l'aperceptiojn
L'âme cherche donc d'abord à reconnaître ce
sujet, à tracer ses limites en le séparant de tout ce
qui n'est pas lui; elle ne demande pas: qu'est-ce
que l'âme ou quelle est son essence , comment elle
s'unit au corps et quel est le mode de cette union ?
car l'analyse veut savoir d'abord ce qu'elle dit en
donnant un nom au sujet qui perçoit la sensation ,
l'intuition, l'idée, et qui n'est pour lui-même ni
sensation ni une idée comme une autre»
Dans le point de vue ontologique , la réalité des
deux substances pensante et étendue , et la liaison
de l'une à l'autre, ne peuvent être que des données
primitives au titre de notions innées. Aussi , Des-
cartes dit-il que l'âme a l'idée innée d'elle-même et
de son union au corps. Il dit, par suite , très-consé-
quemment, qu'elle est inexplicable, que si nous
pouvions l'entendre, nous entendrions tout, nous
aurions l'omniscience du Créateur.
L'analyse ne touche pas à ce grand problème; le
moi de l'homme est donné à lui-même par le fait de
conscience qui embrasse, sous la même unité du
sens actif, l'effort voulu et le terme sur qui cet ef-
fort se déploie.
Le même sens de l'effort qui manifeste l'âme à
son titre de cause ou de force agissante , manifeste
en même temps ce terme organique , étendu et
inerte sur qui cette force se déploie , et que le vou-
loir modifie.
IMMÉDIATE. 85
La liaison métaphysique de la substance pen-
sante et de la substance étendue organisée est in-
intelligible à priori.
L'analyse s'élève jusqu'à la notion nécessaire de
l'être actif et pensant en soi, et dans un monde sub-
stantiel avec qui il est en relation par son activité
essentielle.
L'analyse psychologique pourra parvenir aussi à
déterminer ou éclairer jusqu'à un certain point les
éléments si obscurs et si vagues de la célèbre dis-
cussion que nous avons prise pour exemple, élé-
ments obscurs et enveloppés sous le titre de moda-
lités représentatives, inhérentes à l'âme humaine,
comme sous celui d'idée vue en l'être universel, Dieu.
Malebranche , doué éminemment du sens psy-
chologique qui s'unissait à une imagination créa-
trice , brillante, vive et profonde, qui avait plus be-
soin de créer que d'observer, remarque d'abord
parfaitement la différence qui sépare les sensations
affectives que l'âme ne rapporte qu'à son corps, et
les idées claires, distinctes, représentatives des objets
de ce monde intelligible renfermé dans l'être uni-
versel.
Les impressions affectives du plaisir ou de la
douleur peuvent seules être considérées comme
des modalités de l'âme inhérentes à elles, quoique
rapportées au corps propre , et localisées dans ses
parties.
$6 de l'apfrcfption
Les intuitions ou les idées qui représentent h
monde extérieur , sans affecter en aucune manière
la sensibilité , sont bien véritablement hors du moi
et, par.suite, ne doivent pas être considérées comme
attributs ou modes de l'étendue ou de l'espace exté-
rieur où le moi les rapporte. Dira-t-on, pour justi-
fier à quelques égards le système de Malebranche ,
que l'espace est le sensorium de Dieu, et que l'esprit
de l'homme se met en communication avec Dieu
quand il perçoit et entend la nature ?
Il fallait que l'analyse commençât par bien
entendre le rapport des impressions affectives rap-
portées au corps propre et localisées dans les parties
distinctes de l'étendue , pour éclairer et chercher à
résoudre le problème de l'extériorité des intuitions
objectives et, par là , la grande question d'une exis-
tence autre que celle du moi.
Nous allons voir comment les deux problèmes
peuvent se réduire à un seul , en dépendant de la
même espèce de conditions.
« Ce raisonnement confus ou ce jugement naturel
qui s'applique au corps, et que l'âme sent, n'est
qu'une sensation qu'on peut dire composée.» {Re-
cherche de la vérité, etc. )
On ne peut pas mieux exprimer ce qui fait le
caractère, l'unité, la simplicité apparente de l'idée
de sensation, malgré la composition ou la dualité d'é-
léments. Malebranche était ainsi dans la voie d'une
IMMÉDIATE. 87
analyse, que les vues systématiques et la méthode
comme le principe de la philosophie de Descartes,
l'ont empêché de poursuivre.
Là où il y a des composés, il faut bien qu'il y ait
des éléments distincts et séparables. Les impressions
non localisées n'en affecteraient pas moins la sensi-
bilité; nous l'avons vu dans l'expérience du para-
lytique. Réciproquement, la partie du corps mobile à
volonté, où l'impression est rapportée, serait aperçue
immédiatement par l'exercice du sens de l'effort ,
indépendamment de toute impression reçue par
l'organe sensitif.
Voilà bien les deux éléments composés , les deux
termes du rapport senti ou du jugement immédiat
qu'on peut dire aussi naturel , en tant qu'il tient
à la nature active et intelligible du moi, et non
point à la nature purement sentante de l'instinct
animal.
On pourrait dire que l'âme de l'homme entre en
possession de son corps par l'effort général qu'elle
exerce, non point sur ce corps en masse, mais sur
les parties locomotrices qui lui sont naturellement
soumises. Cet effort, qui constitue précisément l'état
de veille et le distingue de celui du sommeil , où la
sensibilité interne et l'imagination passives restent
en jeu , exerce simultanément tous les organes de sa
dépendance, leur communique seul la direction,
l'espèce et le degré de tension nécessaires pour rece-
88 i)i l'âpeeceftioh
voir les impressions du dehors ou aller au-devant
d'elles, et les transmettre au centre où le moi les
perçoit et les combine.
L'effort qui exerce simultanément plusieurs or-
ganes à la fois , d'une manière spontanée et indéli-
bérée, est la condition et le commencement de l'aper-
ception de l'étendue intérieure du corps propre;
mais , pour que cette aperception se complète ou
que chaque partie soumise à la volonté se localise
au regard du moi et aille prendre sa place dans le
tout organique, il faut que ce qui était simultané
dans le temps devienne successif, ou que l'effort
total se subdivise et se distingue lui-même en actes
partiels , liés entre eux dans l'ordre du temps , ordre
qui a lui-même tout son fondement dans l'activité
du moi ; car le moi qui existe en tant qu'il agit ,
ne peut agir que dans le temps.
La division du système musculaire en organes
séparés ou celle des nerfs cérébraux qu'affectent les
contractions et les mouvements sous l'empire de
l'âme , sont les conditions qui servent à distinguer
les impressions sensibles attachées à ces mouve-
ments, et à localiser hors du moi les termes divers
et multiples de son action. A chaque effort indi-
viduel , à chaque acte successif de la même volonté
motrice déterminée, correspond une impression
distinguée dans son siège.
Ainsi , cette succession non interrompue d'actes
IMMÉDIATE. 89
et de mouvements répétés varie de toutes manières.
L'unité de la force motrice se manifeste intérieure-
ment et d'une manière plus distincte, relativement
à la pluralité de ses termes d'application ou à celle
des impressions diverses qui s'y rapportent ou s'y
localisent. En se mettant en dehors de chacune de
ses sensations locales , le moi apprend à les mettre
les unes hors des autres , à tracer leurs limites et à
distinguer leurs caractères spécifiques , leurs ana-
logies et leurs différences , etc.
Nous voyons maintenant comment on peut expli-
quer philosophiquement les altérations de la faculté
de percevoir ou de distinguer les sensations causées
par la paralysie, ou de la faculté locomotive ou
contractile dans des organes particuliers, dont la
sensibilité ou la susceptibilité aux impressions du
dehors reste la même. La paralysie n'étant que par-
tielle, l'effort général, qui fait la veille du moi,
suffît bien pour qu'il se distingue de la sensation
affective ou qu'il l'aperçoive de quelque manière
plus ou moins confuse , mais non pas pour qu'il la
perçoive nettement en la rapportant à un lieu de
l'étendue du corps , comme nous l'avons vu dans
l'expérience du paralytique de M. Régis.
Nous pouvons aussi induire de tout ce qui pré-
cède , les caractères plus expressément distinctifs qui
séparent les sensations des intuitions, et qui font
enfin l'extériorité des parties multiples du corps
0,0 DE L'ttPmOBPTION
propre, où le moi sujet ton de l'effort localise ces
deux classes d'impressions , ce qui nous conduit à
déterminer avec Une précision nouvelle les condi-
tions réelles de l'extériorité absolue des objets de
nos représentations ou des corps étrangers au notre.
Etant posée, avec l'exercice général du sens de
l'effort , la condition à laquelle s'attache le senti-
ment du moi, distingué de tout ce qui n'est pas lui
ou de lui, c'est-à-dire de tout ce qui est passif,
comme nous l'avons déjà vu, il y a d'autres condi-
tions particulières qui font que certaines impressions
sont distinctes ou claires en elles-mêmes ou dans ce
qu'elles représentent (les intuitions), tandis que d'au-
tres (les sensations affectives) sont confuses, obscures
et ne représentent rien par elles-mêmes , alors même
que le moi les localise dans un organe représenté
par le sens de l'effort d'une manière directe et in-
dépendante de toute sensation ou de toute impres-
sion du dehors.
Ces conditions tiennent à la fois et à la structure
des organes et à la manière d'agir des objets exté-
rieurs qui modifient leur sensibilité propre. Les
molécules ou les fibres organiques peuvent être
arrangées dans un certain ordre, depuis leurs extré-
mités jusqu'à leurs racines cérébrales, de manière
à représenter sous une intuition immédiate une
portion d'étendue qu'elles concourent à former.
Cette étendue n'est, en effet, que l'ordre régulier
IMMÉDIATE, g|
des impressions existantes ou senties ensemble dans
un siège corporel. Le mode de coordination des
parties élémentaires qui constituent leur étendue
au regard du moi , paraît appartenir d'abord aux
fibres musculaires ou aux extrémités des nerfs céré-
braux qui s'y manifestent dans cet ordre régulier.
La force qui s'applique à ces parties d'un même
organe sensitif et locomobile , pénètre la masse
jusqu'aux dernières molécules, et y porte le prin-
cipe de mouvement et des changements opérés dans
l'ensemble de l'organe. Ainsi sont remplies , de la
part de l'organe, les conditions appropriées à la
représentation immédiate de sa propre étendue , et,
par suite, à la représentation médiate des objets de
l'intuition externe.
Quant à ces objets, leur représentation étendue
parait exiger aussi , comme condition nécessaire ,
qu'ils viennent toucher ces extrémités sentantes de
l'organe de manière à faire sur chacune une im-
pression distincte qui ne se confond avec aucune
autre, faite simultanément sur le même point ner-
veux; car la multiplicité et la diversité des impres-
sions, auxquelles une même partie nerveuse est sou-
mise, agite bien l'animal de plaisir ou de douleur,
mais exclut le caractère d'intuition et toute percep-
tibilité claire et distincte de la part du moi. D'où il
suit évidemment que les sensations affectives, étant
confuses par leur nature même, ou dépendantes des
iJT. DF L APERCEP7IOH
conditions organiques ou objectives qui les rendent
telles, ne sauraient se transformer, en aucune ma-
nière, pour révéler le caractère et les conditions d'in-
tuitions claires et distinctes; car ainsi le plaisir et la
douleur ne joueraient plus le même rôle dans la vie
animale; l'animal, lui-même, ne serait plus.
Il y a analogie dans les deux sortes de conditions,
d'où dépendent respectivement les intuitions immé-
diates et internes des parties locomobiles repré-
sentées au moi dans l'étendue organique du corps
qu'il s'approprie comme témoin de son action , et
les intuitions médiates et externes représentées au
moi dans une étendue extérieurement étrangère au
corps et en dehors de l'homme tout entier.
Première analogie : la force de l'âme, déployée par
l'intermédiaire des nerfs sur chaque molécule ou fi-
brile musculaire qui offre une certaine inertie ou ré-
sistance à son changement d'état, d'une part ; d'autre
part, la force ou la réunion des forces qui va s'ap-
pliquer à chaque extrémité de l'organe externe et
lui imprimer certaines déterminations ou mouve-
ments irréguliers qui se transmettent directement
au centre par la force intérieure des nerfs sensitifs
et moteurs.
Analogie , ou plutôt identité dans les modes de
coordination et entre les molécules ou fibres dont
se compose l'organe, qui est en même temps le siège
d'intuition et celui de la locomotion volontaire, et en-
IMMÉDIATE. 93
tre les autres parties infinitésimales dont se compose
l'objet ou les forces élémentaires qui le constituent.
Des deux parts, en effet, c'est le même arrange-
ment, le même ordre entre les éléments ou les forces
qui coexistent et se représentent par leur correspon-
dance.
Si le corps propre n'était pas étendu , ou si ses
parties ne se représentaient pas immédiatement au
moi comme formant un seul tout composé , soumis
à la force une du vouloir moteur, il est impossible
de concevoir qu'il pût y avoir quelque chose de
représenté ou de conçu hors du moi sous une forme
d'étendue extérieure ou de corps étranger ; de même,
ou par suite, s'il n'y avait pas une certaine inertie
ou résistance à P effort locomoteur, immédiatement
aperçue ou sentie dans le corps propre, ou localisée
dans les parties distinctes de son étendue totale , il
est impossible de concevoir comment le moi de
l'homme, confondu avec son corps ou identifié avec
les sensations et les intuitions animales qui le con-
stituent partie et non pas juge ou témoin de la na-
ture vivante; comment, dis-je, ce moi, n'existant
plus pour lui-même , pourrait-il percevoir d'autres
existences étrangères ou séparées de la sienne, sépa-
rées de l'homme tout entier qui vit , sent , agit et
pense? Il fallait donc savoir d'abord ce qu'étaient
les intuitions distinctes du moi, en tant que rap-
portées à un lieu du corps où l'effort s'exerce im-
C)4 »>E L ^PERCEPTION
médiatement, où l'inertie organique est intérieure-
ment aperçue, avant de chercher ce que sont eei
sensations ou intuitions séparées du moi et du corps
propre, ou rapportées à un lieu de l'espace exté-
rieur où elles sont censées composées de tous les
phénomènes appelés corps étrangers.
Si les deux problèmes dépendaient des mêmes
conditions, ou du moins si l'extériorité des corps
étrangers ne pouvait se distinguer du corps propre
de manière à ce que la connaissance de l'une fût
impossible sans l'aperception immédiate de l'autre,
il ne serait pas surprenant que le renversement des
deux problèmes, ou même la mise à l'écart des con-
ditions du premier, n'eût poussé l'école tout entière
des sensations et des idées à fournir des armes éga-
lement destructives au matérialisme et au scepti-
cisme.
L'inertie organique, la résistance continue qu'une
partie locomobile à volonté oppose à son déplace-
ment ou à son changement d'état , est sentie ou
aperçue immédiatement au point où l'effort s'exerce.
Les inerties organiques interposées et coordonnées
circonscrivent et déterminent le domaine de la
force motrice, et servent à distinguer ce qui vient
d'elle et ce qui n'en vient pas.
Le moi, avons-nous dit, ne fait pas l'étendue,
l'inertie, le poids des organes mêmes qu'il déplace
ou change à volonté sous les rapports de locomo-
IMMEDIATE. q5
tion ; il ne fait pas non plus les impressions sensi-
bles ou intuitions qu'il localise dans ces organes ; il
se distingue des sensations en tant que le corps
propre est produit par des causes ou forces autres
que la sienne; il ne dépend pas de lui de distinguer
ou d'éclairer leurs pas, et de rendre ces sensations
plus distinctes en elles-mêmes, c'est-à-dire dans les
éléments qui les composent. De même, en se distin-
guant ou se séparant des intuitions localisées, soit
dans l'étendue organique, soit dans l'espace tout
extérieur, le moi ne fait pas la clarté et la distinc-
tion des parties de ces intuitions mêmes, qui se
représentent ainsi en vertu des seules conditions
organiques ou objectives. Dans l'expérience du
prisme , par exemple , le spectre coloré représente
l'image de couleurs distinctes coexistantes ou coor-
données en étendue, abstraction faite de toute con-
dition d'activité, de toute conscience du moi, comme
dans les rêves ou la manie , quand tout l'appareil
locomoteur de l'œil serait paralysé, pourvu que l'or-
gane fût ouvert et à portée de recevoir les impres-
sions des rayons lumineux.
Si l'activité ou l'effort du mpi ne peut rien ajouter
à ces conditions de clarté propre aux intuitions, et s'il
concourt à les rendre plus distinctes, c'est en ren-
dant successif, dans l'ordre du temps ou de son
existence passive, ce qui est simultané dans l'étendue
ou dans les impressions objectives élémentaires qui
96 DE l'aPERCEPTION
constituent l'état passif de l'homme et de la nature.
Par cela seul que le moi s'aperçoit ou existe dans
l'effort constitutif, il se sépare de l'intuition étendue,
colorée; il la met hors de lui, dans un espace ou un
lieu où il n'est pas. Que ce lieu soit déterminé ou
circonscrit dans l'organe même où l'effort s'exerce,
ou qu'il soit indéterminé et vague comme les cou-
leurs accidentelles , les lueurs sautillantes qui sem-
blent flotter au-devant de l'œil sans se fixer ou se
circonscrire, toujours implique-t-il que l'âme ( moi )
aperçoive en elle-même, comme ses propres moda-
lités, ces intuitions ou images dont le moi se sépare.
Lorsque Gondillac a osé dire qu'en pareil cas
l'âme de la statue, qui n'aurait pas encore fait con-
naissance avec le monde extérieur des corps, se
sentirait comme une étendue variée , il a dit une
absurdité qui choque tous les faits , toutes les lois
psychologiques, et, cependant, il ne fait que forcer
un peu l'hypothèse d'Arnaud , dont nous parlions
tout à l'heure, au sujet de modalités de l'âme, re-
présentations de l'étendue des corps , etc.
Quel mélange ou quelle confusion de ce qu'il y
a de plus éminemment actif dans l'exercice du sens
propre de l'effort, et de complètement passif dans
l'exercice du tact subordonné aux impressions des
objets matériels ; quel vague, quelle incertitude sur
le véritable sujet d'attribution des modes sensibles;
quelle équivoque perpétuelle dans le nom qui ex-
ÎMMEJHATJ. 97
prime le sujet représentant comme l'objet repré-
senté ! Il eût fallu, avant tout, déterminer, par
l'analyse, en quoi consistent les deux termes du
rapport primitif, qui fait la personnalité humaine ;
quels sont ces deux termes ; comment ils sont con -
stitués l'un par rapport à l'autre , d'une manière
plus ou moins distincte. Ainsi, l'on était réduit à
distinguer dans la même sensation externe ( ainsi
vaguement désignée ) , deux espèces , deux sortes
d'éléments, les uns affectifs , les autres intuitifs; on
traçait les caractères et les conditions organiques
de ces classes ou ordres d'éléments sensibles; on
faisait la part des deux dans chaque espèce de sen-
sation externe; on cherchait comment les sensa-
tions, de la vue par exemple, ont le caractère re-
présentatif non affectif; comment celles de l'odorat
et du goût , au contraire , offrent le caractère affec-
tif prédominant qui appartient aux sensations pu-
rement intérieures et absolument étrangères au sens
de l'effort
Ainsi, l'on entend mieux jusqu'à quel point
et dans quel sens il est vrai de dire que les diffé-
rentes espèces de sensations ne sont que des va-
riétés du même tact, en tant que l'on considère
les objets ou causes externes d'impressions comme
venant toucher les extrémités nerveuses plus ou
moins développées ou enveloppées , produisant ,
par leur contact, tantôt une excitation confuse
m. 7
98 Dr. [/APBBCEPTIOB
qui ébranle le système scnsitil' entier, tantôt (i)
comme des vibrations régulières distinctes les
unes des autres, qui, imprimées chacune à une
fibre ou molécule nerveuse élémentaire, sont trans-
mises simultanément dans le même ordre régulier
jusqu'à un centre commun qui représente à distance,
comme par un miroir, l'objet direct d'intuition , ou
l'étendue phénoménique où se rapportent et se lo-
calisent hors du moi les couleurs, sons, odeurs,
saveurs, qualités tactiles , perçus comme qualités
ou modes de l'objet.
Il était nécessaire de constater en fait ces distinc-
tions , et de reconnaître qu'il y a des conditions
organiques d'où dépendent respectivement les
intuitions animales affectives et les intuitions ob-
jectives ou représentatives de l'étendue, afin d'as-
signer avec quelque exactitude la part de chaque
(1) C'est cette partie purement affective des impressions reeues
par les sens externes que Bichat appelle sensation animale, et c'est la
seule aussi dont on puisse dire , avec lui , qu'elle passe de ce degré
d'exaltation obscure, qui se limite à un organe particulier, à ce degré
ou, suivant l'expression du même physiologiste, à cette dose de sen-
sibilité qui s'étend par consensus à tout le système sensitif et con-
stitue proprement la sensation animale; ce n'est pas ainsi, ou par
une seule différence de degré, que l'intuition, obscure dans l'animal,
devient une perception claire pour le moi qui se distingue; mais la
sensation et l'intuition restent ce qu'elles sont, sans jamais se trans-
former l'une dans l'autre.
Ici les divisions psychologiques sont donc évidemment en défaut,
et il y a certaine condition qu'elles laissent de coté ; c'est ce dont
nous pourrons mieux juger ailleurs.
IMMÉDIATE. g()
sens externe, et bien essentiellement du sens spécial
du toucher, dans la connaissance première des
corps, et, par suite, dans le système entier des
perceptions et idées représentatives d'un monde
extérieur réel ou phénoménique.
Les opérations, ou fonctions du sens du toucher,
offrent en effet à l'analyse comme le résumé de
toutes celles des autres sens, et réunissent toutes les
conditions et les caractères qui peuvent servir à
distinguer les sensations et les intuitions dans une
même représentation composée de deux ordres d'é-
léments, les uns purs affectifs , les autres directe-
ment intuitifs.
Dans les circonstances simultanées de l'exercice
de ce sens , on peut faire abstraction tour à tour ,
tantôt de la motilité ou de l'effort dont l'organe
du toucher actif est le principal instrument, tantôt
de la sensibilité affective qui a son caractère dans
le même organe , considéré comme celui d'un tact
passif.
En rappelant l'exemple du paralytique cité , on
peut voir comment l'absence du sens de l'effort ou
de la motilité volontaire peut faire que les extré-
mités nerveuses de la main ou des doigts, soumises
aux excitations et irritations les plus fortes, soient
passives d'impressions purement affectives, que
l'animal sent et que le moi de l'homme, alors qu'il
les distingue, ne peut néanmoins rapporter direc-
ÏOO J)F. L A PERCEPTION
tement à aucun siège organique déterminé. Ce n'est
donc point comme organe sensitif ou en vertu de
la disposition des houppes nerveuses plus ou moins
épanouies à la surface de la main ou au bout des
doigts, que le sens du toucher est le premier
instrument de la connaissance objective.
Rendons à la main paralysée le sens de l'effort ,
en la supposant encore privée de locomotion , de
telle sorte que la volonté puisse contracter ou
tendre les parties mobiles et sensibles de l'organe,
sans ni les déplacer, ni les ployer, ni leur imprimer
aucun mouvement progressif dans l'espace.
Dans cette hypothèse, il en serait du toucher
comme des autres sens externes où il v a contrac-
tion produite, aperçue ou sentie comme effet de ce
vouloir énergique qui peut tenir les yeux ouverts
dans les ténèbres, l'ouïe tendue et aux écoutes dans
le silence, etc.
Toutes les conditions organiques et physiques de
l'intuition étant satisfaites, le moi présent à lui-
même, par ce degré naturel d'activité qui fait l'état
de veille, aura l'aperception ou la représentation
claire et distincte de la sensation des corps étendus,
figurés, qui pourraient toucher la main ou s'ap-
pliquer à la surface de cet organe spécial du tact.
11 suffira pour cela que les molécules de la matière
morte, interposées ou coordonnées entre elles de
manière à former une portion d'étendue sous telle
IMMEDIATE. loi
forme ou figure déterminée, rencontrent tles élé-
ments nerveux coordonnés dans un même organe,
d'une manière semblable ou identique.
Cette condition peut suffire, en effet, pour qu'il
y ait intuition d'étendue organique modifiée par
les diverses qualités tactiles; mais elle ne suffit point
évidemment pour mettre cette intuition à distance,
et la représenter comme extérieure à l'homme en
localisant les modifications du tact dans un espace
extérieur, ou une étendue étrangère au corps
propre.
Entre le sens du toucher immobile et celui de la
vue, dont les intuitions ont une analogie si véritable,
il y a cette différence essentielle que l'intuition
visuelle est dans un espace indéterminé où l'homme
n'est pas, ne sent rien en lui ou dans son corps, au
lieu que l'intuition tactile ne sort pas de l'organe
propre où elle est. L'homme sent tout ce qui modi-
fie son existence.
Rétablissons maintenant le sens du toucher actif
dans tous ses titres de prééminence. Ce sens est le
seul où l'action exercée par les nerfs moteurs
prenne l'initiative et la prédominance sur ia pas-
sion éprouvée par les nerfs sensitifs, en ce que le
vouloir seul y commence des mouvements auxquels
la sensation n'est elle-même que consécutive.
Dans les autres espèces de sensations, au con-
traire, c'est l'impression ou, comme on le dit vague-
] O'Jt DE l. A.PKKCÏ l'i ION
ment, l'action de l'objet qui commence le mouve-
ment nerveux de l'organe, et la volonté n'y exerce
qu'une influence consécutive, et, puisqu'il n'y a là
qu'une réaction, comme disent U* physiologistes,
ce n'est donc pas une action, un effort voulu comme
nous l'entendons au sens psychologique et d'après
les faits de conscience.
Aussi, dans le sens du toucher actif, les nerfs
moteurs adhèrent-ils plus entièrement aux nerfs
sensitifs qu'ils embrassent et suivent dans toutes
leurs ramifications, de manière à ne former avec
eux qu'un seul et même appareil organique. Tandis
que pour les autres organes des sens externes , celui
de la vue en particulier, les éléments de moulité
forment un appareil distinct et à eux, qui opère
sur la sensation ou l'intuition externe, et n'y joue
qu'un rôle subordonné quoique nécessaire.
En mettant à part la locomotion, l'organe actif
du toucher n'en serait pas moins , comme nous l'a-
vons dit, le siège ou l'instrument d'intuition d'éten-
dues figurées, distinctes entre elles par leur nature,
et aussi distinguées du moi qui les perçoit. Ajoutons
ce qui peut provenir de l'impression faite par un
corps pesant appliqué sur la main; cette impression
doit intéresser principalement les muscles qu'un
accroissement de poids ou d'inertie forcerait à flé-
chir, si l'effort de la volonté ne les maintenait dans
une position fixe.
IMMiÎDlATli. 103
Mais en admettant que ce surcroit de résistance
organique et, par suite , l'effort plus intense qui s'y
proportionne , emporte quelque idée vague d'une
cause extérieure au moi et étrangère au corps,
toujours serait -elle bien éloignée de celle que
nous avons du corps étranger comme étendue so-
lide, impénétrable, au moyen d'un ou plusieurs
sens appropriés à cette perception objective aussi
complète que nous l'avons de l'objet tangible ou
des qualités qui la constituent. En vain l'idéologie
a tenté de faire un inonde extérieur, soit avec les
sensations tactiles (i), soit avec des sensations de
mouvements (2), en excluant tous ces moyens auxi-
liaires. Le toucher ne fera pas sortir l'homme de
lui-même ou de son propre corps, car il n'en sent
la résistance continue que là où son action s'exerce,
où son effort se limite ; or, l'effort moi n'exerce
d'action immédiate que sur le corps propre ou sur
les parties soumises à la volonté, et l'effort se limite
au point où la résistance est perçue. D'un autre
côté, la sensation de mouvement ne peut être
que celle qui accompagne les contractions , les
mouvements et les changements opérés dans les
fibres musculaires ou les nerfs moteurs et sensi-
tifs qui en sont les instruments; or, cette espèce
de sensation est intérieure et n'a par elle-même
(1) Condillac.
(2) M. de Tracy.
JO/| J)K l, àPEKGfiPTlOn
aucun rapport à l'espace. Pour apercevoir ou juger
qu'il se meut ou que son corps change de place, il
faudrait , dira-t-on , avoir la connaissance ou l'idée
du mouvement; il faudrait avoir un point fixe donné
d'avance au dehors et qui servît à déterminer sa
direction ou sa quantité relative, c'est-à-dire, que
cette sensation du mouvement à laquelle on pré-
tendrait rattacher la première connaissance d'exté-
riorité , suppose elle-même comme donnée, toute
cette connaissance qu'elle est censée nous faire ac-
quérir.
Il ne faut pas vouloir expliquer par un seul moyen
ou instrument de connaissance, ce qui est le produit
de l'union de plusieurs moyens ou conditions orga-
niques que la nature n'a pas séparées. Il faut se
garder de confondre les attributions d'un sens avec
celles d'un autre, et surtout ne pas donner à la sen-
sation ce qui n'appartient qu'à l'activité intelligente.
La vue seule donne à l'homme l'intuition distincte
de couleur dans un espace indéfini.
La locomotion volontaire de la main et de tout
le corps définit cet espace et mesure la distance
de l'objet visible , ou la direction ou la quantité du
mouvement nécessaire pour déterminer son étendue.
Le toucher actif ajoute à l'étendue colorée et
figurée, la résistance continue, la solidité, l'impé-
nétrabilité , qualités premières constitutives de la
réalité du corps , qui seules donnent à l'objet une
IMMEDIATE. I O J
valeur plus que phénoménique. De ce que la vue
ne sent pas ces qualités premières et qu'elle se borne
à la surface colorée , il ne faut pas dénier à son objet
toute espèce de réalité, et dire que l'étendue colorée
n'a d'autre existence que dans l'âme dont elle est la
modalité. De ce que le sens de l'effort, joint à la lo-
comotion dans le toucher actif, ne peut saisir immé-
diatement la résistance et l'impénétrabilité que là où
l'effort s'exerce , où le moi est présent , et non où il
n'est pas, on ne saurait en induire, comme les scepti-
ques , que tout ce que nous appelons corps pourrait
bien n'avoir aucune réalité en soi-même , ou se
coordonner en sensations, idées, purs phénomènes
sans consistance.
Supposez, dit profondément Leibnitz, que les
corps n'eussent qu'une valeur phénoménique , ils
n'en existeraient pas moins à ce titre hors du sujet
qui perçoit, comme l'arc-en-ciel existe véritable-
ment dans l'espace où il est représenté par l'intui-
tion externe. — Ne dites pas que les phénomènes
de cette sorte ne sont que des illusions des sens, car
les sens y jouent le véritable rôle qui leur appar-
tient , et si ces prétendues illusions étaient écartées,
on ne sait plus ce que les sens auraient à faire dans
les rapports de l'homme avec le monde extérieur :
ce n'est point à eux, en effet, qu'il appartient de
prononcer sur les choses métaphysiques, sur la réa-
lité des notions, etc. La véracité des sens est toute
Iû6 DE L'API J'.CJI'TIOJY
entière dans l'accord de leur témoignage ou l'ac-
cord des phénomènes qui se rapportent à chacun
d'eux distinctement (Leibnitz, Op. ,11, p. 3jq.)
Je crois qu'il y a plus que phénomènes, qu'ac-
cord de phénomènes , sinon dans les sens en gé-
néral , considérés sous le rapport de réceptivité ,
d'impressions passives qui naissent de l'organisa-
tion, du moins dans le sens de l'activité ou de la
force moi qui saisit immédiatement une force
étrangère ou organe spécial approprié à une force
opposée non-moi qui résiste en dehors.
Cet organe spécial de la communication de deux
forces , l'une vivante et active , l'autre morte ou
inerte, pourrrait n'avoir rien de sensible; et c'est là
précisément que naissent les systèmes qui, partant
delà sensation pour expliquer l'extériorité, donnent
beau jeu à l'idéalisme et au scepticisme.
Condillac cherche , par exemple, le fondement de
la connaissance des corps dans un sentiment qui se
réplique à lui-même dans les parties du corps propre
rencontrées par quelque chose de sensible et qui
est sans réplique dans le contact du corps étranger.
Mais, dans le premier cas, comment se fait-il que
les deux sensations, au lieu de se répliquer, ne se
confondent pas en une seule ; et dans le second cas,
comment le défaut de réplique du sentiment suffit-
il pour manifester l'extériorité, l'étrangeté de la sen-
sation, le lieu de l'objet touché? Pour qu'il y eût
IMMEDIAT*:. IO7
réplique, ne faudrait-il pas d'abord que chacune
des sensations eût elle-même ce caractère de redou-
blement intérieur qui fait la conscience ou l'idée de
sensation? or, il n'y a que les produits de l'activité
du moi qui se redoublent ainsi; le sens de l'effort
est le seul qui se réplique à lui-même dans les di-
verses parties de son domaine qui viennent à se ren-
contrer ou à s'appliquer l'une à l'autre.
Supposez , par exemple , les deux mains privées
de la sensibilité extérieure, la motilité volontaire ou
le sens de l'effort restent les mêmes ; l'une de ces
mains étant appliquée à l'autre, elle opposerait une
résistance, et il n'y aurait qu'un seul effort moteur
et un seul vouloir pour deux résistances opposées
l'une à l'autre et qui pourraient fort bien être dites
se répliquer, se redoubler dans l'unité de conscience.
S'il n'y avait qu'une main paralysée, l'individu
pourrait ne l'apercevoir, au premier contact, que
comme un corps étranger; mais, dès que l'effort
s'appliquerait aux deux , l'étrangeté disparaîtrait et
l'homme reconnaîtrait les deux parties du corps
comme siennes.
Si l'homme pouvait n'éprouver jamais de résis-
tance invincible, ou si les termes d'application de sa
force motrice obéissaient constamment au degré
d'effort proportionné à leur inertie , le toucher actif
ou la locomotion volontaire, à part de tout autre
organe d'intuition externe, ne lui apprendrait point
lo8 1)1. L 4FBHCEPTIOM
à distinguer les corps étrangers du sien propre; sa
force motrice serait en lui comme l'âne de la na-
ture; aussi ce système de l'âme du monde sort-il de
la même source où le stoïcisme a puisé l'idée d'une
force motrice supérieure à toutes les résistances et
à toutes les passions de l'organisation.
Le toucher, isolé de la vue, se rapproche bien
davantage (même dans son exercice naturel) du
véritable objet mathématique qui n'existe pour nous
qu'en abstraction. La géométrie de l'aveugle est une
sorte d'arithmétique sensible, une combinaison de
véritables unités ou points solides. Elle est plus près
aussi du fondement de la source commune de toute
science , de ce point commun où toute analyse
aboutit et d'où toute synthèse repart, où le physi-
cien est conduit, en quelque sorte, à intellectualiser
la matière , où le géomètre aussi rencontre le mé-
taphysicien, où leurs conceptions d'unités de forces
tendent à se modeler sur le même type.
Lorsqu'on dit que le toucher est le sens géomé-
trique (il est entendu qu'on ne parle, dans ce cas,
que du toucher actif) , on exprime , en un seul mot,
le caractère propre comme l'inépuisable fécondité
des idées dont il est la source. Le fond et la matière
première de ces idées ne ressortent pas sans doute du
sein même du sujet pensant ; mais on ne peut douter
que l'être moteur qui contribue à se créer en quel-
que sorte ce premier fonds en exerçant, hors de lui
IMMEDIATE. 1 OQ
son activité, ne P étende ensuite indéfiniment par
un exercice tout intérieur de la même activité plus
développée.
La base étendue et solide n'existe pour nous que
dans le déploiement de l'effort ; elle n'est mesurée
et circonscrite que par des mouvements dont nous
disposons. Ce modèle premier est donné par le sens
qui reçoit ou prend son empreinte. Mais bientôt
l'entendement, cessant d'imiter, crée lui-même ses
modèles et se fait des archétypes qu'il effectue ou
réalise hors de lui par des figures conçues ou tra-
cées sur cette même base modifiable à son gré et
qui ne fait plus que fournir un appui et des signes
aux caractères de sa force active.
Les combinaisons infinies que le géomètre peut
faire avec de l'étendue, des points, des unités numé-
riques , ne sont point véritablement abstraites des
impressions du toucher ni des perceptions directes,
où l'on dit quelquefois (un peu vaguement, je crois )
qu'elles sont renfermées. Le mode de leur création
actuelle prouve assez que ces idées ne se tirent point
par abstraction des composés sensibles comme les
idées des qualités que les métaphysiciens ont ap-
pelées secondes; mais il faut se reporter à l'activité
originaire du sens et à la manière dont il circonscrit
son objet, pour concevoir le mobile naturel de ces
sortes de créations ultérieures qui, dans le dévelop-
pement des facultés , paraissent si spontanées et
iio m: L À PERCEPTION
si indépendantes de toute impression au dehors.
Il règne ici une analogie bien remarquable entre
les notions originaires du sens du toucher actif, telles
que celles de force extérieure, d'unité, d'intensité,
de substances conçues objectivement, et les mêmes
idées simples prises de l'intime réflexion de nos
actes ; analogie telle que le jugement, soit qu'il s'ap-
plique aux existences étrangères, soit qu'il se replie
sur la nôtre propre, repose sur deux bases égale-
ment fixes, transporte à l'une ou à l'autre certains
attributs fondamentaux, et les affirme de deux sujets
semblables ou analogues dans leur nature propre,
lorsqu'ils se trouvent dépouillés par l'attention
d'une part , et la réflexion de l'autre , de toutes les
formes ou modifications accidentelles.
Le toucher actif, mettant seul l'individu en rap-
port direct avec une force de résistance étrangère ,
donne une cause extérieure à nos modes passifs qui,
sentis ou perçus ainsi comme effets des corps, sont
dits en être les qualités secondes. Il donne aussi un
objet fixe à ces modes fugitifs et variables , dont le
caractère non affectif paraît être de se représenter
ou de se projeter naturellement au devant de leur
organe comme les couleurs. Ce sens enfin donne
seul un sujet immédiat aux modes qu'il perçoit
d'après sa construction particulière, indivisiblement
de la force de résistance (quoique nous puissions
IMMKDIA.TE. I l I
concevoir une division de cette dernière force, perçue
hors de tout autre mode attributif).
Les modifications affectives qu'éprouve l'individu
dans un organe externe, en même temps qu'il perçoit
ou juge la présence de quelque corps extérieur, ne
sont point véritablement rapportées à ce dernier
comme objet ni sujet, mais seulement comme cause
ou force modifiante. C'est ici une association d'ha-
bitude de deux impressions , ou plutôt d'une impres-
sion et d'un jugement qui diffèrent essentiellement
par leur caractère hors de toute association. L'une
garderait, dans le sentiment absolu de l'existence,
la propriété affective qui lui est inhérente; l'autre,
se fondant sur l'action réciproque de deux forces
opposées, n'en conserverait pas moins en elle-même
le caractère de relation qui lui est propre. L'im-
pression affective peut donc être , dans ce cas , aussi
indépendante de la perception d'une résistance ou
d'un jugement , que le jugement l'est de la sensation.
Il est des modes non affectifs qui, n'étant point
non plus directement associés dans l'origine avec
l'impression d'une force ou résistance , s'y trouvent
joints dans le temps et l'accompagnent toujours ,
quoiqu'ils varient sans cesse, pendant que cette
force reste la même. De tels modes se rapportent
au corps extérieur , non plus comme cause modi-
fiante, mais comme objet modifié lui-même.
Tl est enfin des qualités que les métaphysiciens
I \ J. Di I, IPEHCJ 1*1 ION
ont distinguées sous le nom de premières, qui n'ont
pu être perçues que dans le déploiement de notre
action propre, et la réaction d'une force directe-
ment opposée; qualités constitutives qui ne s'y rap-
portent point comme à une cause modifiante ni même
comme à un objet modifié, mais comme attributs
inséparables du sujet ou de la substance , et qui
constituent véritablement notre idée complexe de
corps extérieur.
Le jugement qui affirme l'existence d'une cause
extérieure active , capable de produire en nous
certaines modifications par une influence quel-
conque, comme de s'opposer directement à notre
effort, s'associe à la sensation, mais n'en fait point
partie intégrante , n'est point fondé sur elle.
Lorsque nous disons d'un corps qu'il est chaud
ou froid, odorant ou savoureux, nous ne faisons
que joindre à une affection actuelle l'idée de corps
ou de la cause extérieure , connue d'après l'expé-
rience, par des attributs qui lui sont propres ; mais
les modes affectifs qui ne peuvent jamais se rapporter
qu'à nous-mêmes ou à une partie de notre organi-
sation, n'entrent point réellement dans l'idée du
corps extérieur, ne servent pas à la composer, et le
verbe ne l'affirme pas non plus comme circonstances
ou attributs propres d'un sujet ou terme étranger.
L'existence n'appartient point non plus à ces modes
variables, et s'ils étaient isolés comme ils le sont
IMMÉDIAT!:. I I 3
hors des conditions propres, originelles du jugement,
l'être sentant qui les subirait ne saurait les rapporter
nia aucune partie de lui-même , ni à aucun ternie
comme cause. Au contraire, le jugement qui affirme
le corps, les qualités ou attributs qui lui sont propres
comme étant inséparables de la force de résistance,
les rapporte à ce corps comme siège et à la force
substantielle comme au propre sujet d'inhérence en
qui ils se réalisent hors de nous, indépendamment
de la connaissance que nous en prenons; ce sont
les effets immédiats ou produits directs par lesquels
cette force étrangère peut uniquement se manifester
à nous; elle existe dans ses effets ou ses attributs,
dans les phénomènes de l'étendue et des formes qui
se réalisent en elle. Ici, les perceptions corres-
pondantes à chacun des attributs ou modes de la
résistance, peuvent être dites en quelque sorte
renfermées ou enveloppées dans le jugement fonda-
mental qui établit pour nous une existence étran-
gère. L'attention les fait ressortir ou les sépare
successivement de l'idée totale du corps : ce sont
autant de circonstances d'un même fait, autant de
jugements partiels subordonnés au premier de tous,
autant de rapports sentis, si l'on veut, entre un
contenant et un contenu. Mais il reste toujours vrai
que le jugement fondamental n'en serait pas moins
constitué , quand même la force simple de la résis-
tance serait isolée de tous ces modes circonstantiels
HT. 8
1 1/| di l'aperceftios
que notre expérience ajoute , et que ia forme
actuelle de notre organisation ne permet pas d'en
séparer.
Si les trois manières dont les modifications ouïes
qualités se rapportent à leurs causes , objets ou
sujets, eussent été bien distinguées, une multitude
de questions qui ont embarrassé les philosophes et
les grammairiens, relativement aux fonctions du
verbe en particulier , ne seraient peut-être jamais
nées ; mais je ne puis ici qu'indiquer un point de
vue qui m'entraînerait bien loin , et je dis en ré-
sumant :
Il est des affections simples en nous-mêmes qui
sont séparées de tout jugement d'existence , de toute
perception de rapport quelconque. L'effort que
nous créons et les modes actifs qui en résultent
immédiatement, d'une part, l'opposition d'une force
que nous sentons comme extérieure, et les modes
qui en sont inséparables, d'autre part, sont les
seules bases fixes et les mobiles uniques du juge-
ment indépendamment de tout effet sensitif quel-
conque.
L'être sentant est affecté et ne juge point natu-
rellement que l'impression a son siège dans un
organe ou vient d'une cause étrangère. L'être actif
juge , même sans sentir ou être affecté du dehors ,
que tel organe est le terme résistant de l'effort ou
le siège d'un mouvement qui se rapporte de lui-
IMMEDIATE. 1 l ;>
même à la cause moi qui le produit et le veut. Nous
jugeons également et nous ne sentons point l'exis-
tence d'une force extérieure qui réagit contre la
nôtre et produit hors de nous ou sur nous certains
effets dont l'ensemble est appelé corps , et dont cetî e
force est la substance et, pour ainsi dire, l'âme ou
le principe d'unicité.
Il y a correspondance parfaite entre les modes
actifs intérieurs rapportés directement au moi qui
s'aperçoit en eux comme sujet et cause, et les qua-
lités premières rapportées à la force extérieure
comme à la cause qui les effectue ou au sujet qui les
renferme; même parité entre les qualités secondes,
d'une part, et les affections internes, de l'autre. Le
jugement qui rapporte celles-là à une substance
extérieure et celles-ci à un terme organique, est
également en dehors de ces impressions et ne
s'associe à elles que par l'intermédiaire d'une action
déployée ici par la volonté seule sur les organes
résistants et impressionnables , par la force étran-
gère qui rencontre celle de la volonté et s'oppose
à elle dans les mêmes organes. Dans ce dernier
cas, l'analyse trouve un véritable composé; dans
l'autre, elle ne trouve que le jugement pur et simple
dont elle s'attache uniquement à reconnaître les
conditions originelles.
Les qualités secondes ne ressemblent à rien qui
soit dans les corps : ce sont des sensations ou des
! i6 de l'apbrceptjoi
effets qui servent de signes à leurs causes. Mais
est-il nécessaire qu'il y ait quelque similitude entre
le signe et la chose signifiée ou entre l'effet et la
cause, pour que l'un atteste la présence actuelle ou
antérieure de l'autre , et quel parti raisonnable
l'idéalisme pourrait-il tirer de ce prétendu défaut
de ressemblance ? Quant aux qualités premières ,
nous ne les sentons pas, mais nous jugeons qu'elles
existent. Reste à savoir si la force par qui elles sont
ne nous est pas manifestée à l'égal de la notre ou
de notre existence même; et, d'après tout ce qu'on
nous dit, il ne saurait rester de doute. Tout ce qui
peut être dit se ressembler en nous et hors de nous,
ce sont les deux forces qui s'opposent l'une à l'autre.
Les deux substances portent toutes nos affirmations
de modes ou de qualités , les deux causes actives
enfin qui réalisent séparément ou dans leur concours
les phénomènes objectifs et réfléchis des deux exis-
tences, et leurs modes de coordination sont iden-
tiques. L'unité, la multiplicité, l'identité, conservées
dans la succession et la variété des modes, con-
viennent également aux deux forces, et celle que
nous appelons substance corporelle n'est pas plus
l'assemblage des qualités sensibles qui la mani-
festent , que le moi n'est l'assemblage de toutes les
modifications affectives qui se succèdent dans le
temps.
L'origine que le jugement ou l'idée d'existence
IMMEDIATE f J y
étrangère prend dans les fonctions du toucher actif,
et la manière dont il en dérive, me semble prouver
que la connaissance ou le sentiment d'existence per-
sonnelle et, par suite, toutes les facultés dont nous
avons auparavant présenté l'analyse, ne sont pas
absolument dépendantes de notre commerce avec
le inonde extérieur, ce qui revient à dire que la ré-
flexion a son mobile propre d'activité intérieure,
indépendante de tout effet de représentation objec-
tive. Les deux ordres de connaissances et de facultés
demeurent donc toujours distinctes , quoique unis
par les liens les plus étroits, et, sans nous élever
jusqu'aux cieux ni descendre dans les abîmes, nous
pouvons contempler notre pensée (Cojvdillac).
Ce que nous venons de dire sur les opérations et
les idées relatives au toucher, confirme donc les
analyses des autres sens ; dans l'exercice particulier
de ceux-ci , il pourrait y avoir une cause des modi-
fications passives supposée, imaginée ou induite du
contraste des modes perçus avec ou par l'action vo-
lontaire et ensuite hors de cette action : une telle
cause serait conçue par privation ou négation : elle
serait ( — x). Le toucher atteint directement, sinon
cette cause en elle-même, du moins les produits
positifs qui la représentent; conçue par opposition
à la force volontaire , elle est ( — a) et quoique tou-
jours.^) en elle-même, elle se détermine par des
formes représentables, analogues seulement à notre
I I (S J)i L kPBRCEPTIOS
manière de percevoir ou de connaître, Procèdes
hue, et non ibis amp/ius.
En tentant de rattacher au fait primitif l'organe
de ces notions amples, constantes, universelles et
nécessaires, qui servent de base à la science humaine,
nous combattons à la fois deux systèmes qui ont
également favorisé l'idéalisme et le scepticisme , sa-
voir: Pinnéité des notions, ou leur dérivation logi-
que soit des idées sensibles, soit des signes conven-
tionnels. Nous disons bien, à la vérité, que les no-
tions de la substance , de la cause, de l'être, de l'un,
du même, etc., commencent au sens; mais ce sens
est celui du moi primitif qui s'oppose au non-moi;
le sens de la force agit successivement sur une force
étrangère simple. La notion originelle, loin d'avoir
son principe ou son premier mobile dans aucune
impression sensible reçue du dehors, est au con-
traire obscurcie, enveloppée d'abord par tout ce
qui est sensitif, et ne s'en dégage que lentement et
par une suite d'efforts et de combinaisons d'élé-
ments qui font une partie essentielle de l'humanité.
Maintenant, nous sommes peut-être mieux en état
de suivre l'ordre de filiation des questions pre-
mières qui ont donné lieu aux doutes systématiques
dont le philosophe déjà cité (i) a tracé l'ordre de
filiation avec une rare sagacité et un esprit d'analyse
plus rare encore.
(1) M. Ancillon.
IMMÉDIATE. I iC)
Première question : « Les intuitions donnent-elles
à l'homme la première idée d'une réalité objective
indépendante de ses représentations et cause de ses
représentations? » (Essai sur le Scepticisme, p. 38.)
R. Il résulte de nos analyses précédentes que
l'intuition externe simple , l'étendue colorée, par
exemple (à part la résistance ouïes qualités premières
que le toucher actif ou le sens de l'effort peut seul
y rattacher) , a en elle-même une valeur objective ,
ou plutôt, qu'elle constitue à elle seule l'objet phé-
noménique qui existe à son titre, comme dit si bien
Leibnitz, hors du sujet qui le perçoit. Si bien que
c'est à cette intuition elle-même que sont attri-
buées diverses modifications sensibles , variables,
telles qu'odeurs, saveurs, sons, chaleur, froid, etc.,
que l'habitude ou l'expérience répétée apprend à
associer à l'intuition étendue, et qui deviennent ,
comme on dit, les qualités secondes de l'objet phé-
noménique. Ainsi , l'odeur, par exemple , n'en serait
pas moins une qualité de la fleur vue à distance,
quand même il n'y aurait pas plus de réalité que
dans l'arc-en-ciel , ou dans les rayons que projette
en avant la surface du miroir concave dans un point
de l'espace vide, placé entre le miroir et l'œil du
spectateur.
Ainsi pourrait être donné à nos facultés d'intui-
tion externe seules ou combinées avec les sensations,
tout un monde complet ayant cette réalité phéno-
I !2() DJ L M'i l H :-l !<)>
ménique qui est suffisante aux besoins et à la desti-
nation d'un être réduit à sentir et a se mouvoir ou
à réagir en conséquence des impressions reeues.
Mais l'homme a la notion ou l'idée nécessaire
d'une réalité objective supérieure ou antérieure aux
phénomènes, et indépendante d'eux; et cette notion,
loin qu'elle soit donnée primitivement par les intui-
tions , comme dit le philosophe cité , est déguisée ,
masquée par les phénomènes qui l'enveloppent.
Cette idée, d'une réalité absolue nouménique
dont les intuitions n'offrent que les apparences ou
les signes , pourrait être acquise ou présente à l'en-
tendement sans aucun intermédiaire d'intuition ou
de sensation, et serait même d'autant plus dis-
tincte ou plus adéquate que le sens de la force
s'appliquerait à la résistance, et sentirait immédia-
tement une autre force de nature simple comme
elle.
Nous sommes conduits par là à la deuxième ques-
tion: Comment l'homme a-t-il la certitude complète
d'une correspondance ou d'une ressemblance exacte
entre les représentations et les objets réels ?
Si l'on n'entendait parler que de la réalité phé-
noménique des objets , nous venons de voir qu'il
n'y aurait pas seulement correspondance , mais iden-
tité absolue entre les intuitions et les objets immé-
diats. Mais il s'agit de la réalité absolue des nou-
mènes donnée ou acquise par des moyens d'une
IMMEDIATE. l'Ai
toute autre analyse que celle des phénomènes d'in-
tuition directe ou sensible.
Or, comment l'homme sait-il qu'il existe une cor-
respondance exacte entre ses représentations et les
objets réels , entre le monde des phénomènes et ce-
lui des noumènes ? comment peut-il même s'assurer
qu'il y a quelque réalité autre que celle de ses in-
tuitions ou sensations ? qu'est-ce que nous appelons
réalité , sinon un assemblage de phénomènes donnés
ou représentés ainsi par les sens externes et grou-
pés par l'habitude autour d'une intuition sensible,
telle que celle d'étendue visible ou tactile ayant seu-
lement plus de fixité que les autres, etc. ?
Là est le premier doute fondamental , celui qui
entraîne la ruine complète du monde des réalités.
Il s'agissait pour le résoudre, de répondre à cette
question première : Qu'est-ce que le corps , à part
toute étendue phénoménique manifestée ou signi-
fiée par des intuitions ou des sensations externes
quelconques? Quel est au dehors de l'homme le su-
jet proprement substantiel, durable , identique de
toutes les qualités ou modes perçus à ce titre ob-
jectif? Cette question se réfère à une autre anté-
rieure : quel est au dedans de l'homme le propre
sujet des attributions, des modes de son existence
perçus au titre subjectif? En un mot, quelle est la
relation entre le sujet et l'objet absolu? comment
l'un peut-il se manifester à l'autre autrement que
laa de i, ai»k[k;j;i'tjo,\
comme une de ses créations ou des produits de son
activité ?
Ces questions peuvent toutes se réduire à une
seule, au premier problème de la philosophie , qui
ne peut trouver son principe de solution ailleurs
que dans un fait primitif que nos analyses précé-
dentes spécifient et limitent, celui du sens de l'ef-
fort.
Mais pour dégager ce fait de ce qui le compose ,
et trouver les vrais éléments primitifs de la dualité,
de la science humaine, ne faut-il pas nécessairement
procéder par l'abstraction, et l'abstraction ne trace-
t-elle pas des objets artificiels plutôt qu'elle ne
découvre les réalités existantes?
Ici il s'agit d'une discussion tout autrement gra\e
que les questions de méthodes. Il s'agit de savoir
si le monde des réalités nouméniques ne se com-
pose que de points abstraits , n'ayant d'autre valeur
que celle des signes artificiels des formes et catégo-
ries de notre création. Il s'agit de savoir s'il y a quel-
que chose ou rien hors de nos phénomènes ou de
notre intelligence.
Pour résoudre ce terrible doute , Rant avait d'a-
bord saisi un moyen qu'il a laissé échapper en don-
nant lui-même au scepticisme des armes qui sem-
blaient destinées à le combattre avec avantage. Je
veux parler d'une distinction extrêmement impor-
tante, quoique méconnue par presque tous les phi-
IMMEDIATE. i^.>
losophes, entre deux sortes d'abstraits, et, par suite,
de notions universelles et nécessaires.
Dans son premier ouvrage , Rant remarque pro-
fondément que le premier soin doit être de bien
préciser le sens de ce mot abstrait, dans la crainte
qu'on n'altère toutes les recherches du monde intel-
lectuel.
L'abstrait (abstracturri) est entendu dans le sens
passif quand l'attention, concentrée exclusivement
sur une qualité ou une force particulière d'un tout
objectif, laisse à l'écart tous les autres éléments de
composition, quoique unis, peut-être d'une manière
indivisible, à celui dont l'esprit et le sens sont actuel-
lement saisis. De cette sorte de morcellement du tout
et démise à part de chacun de ces éléments et qualités
comparées à d'autres qualités semblables ou analo-
gues, abstraites de la même manière d'objets diffé-
rents, résultent les idées générales et les abstraits,
créations de l'esprit, purs artifices de l'esprit, n'ayant
que la valeur logique de formes, de catégories, etc.,
sans aucune réalité objective.
L'abstrait, entendu dans le sens actif, a son type
primitif dans le moi et se fonde uniquement sur
l'acte de réflexion ; cet élément réflexif ne fait pas
partie intégrante du concret objectif; il n'est pas de
nature homogène avec lui ni avec aucune des qua-
lités élémentaires qui le constituent comme objet de
représentation ; on ne peut donc pas dire qu'il en
i ±[\ \)\. l'apergeptiou
soit abstrait;; il faut dire plutôt que c'est Lui-même
qui s'est abstrait en se mettant à part de tout ce qui
tient à lui ou de ce qui en vient, ou de ce qui lui
ressemble, à part enfin de tout mélange sensible ou
passif.
Cela posé, considérons les notions abstraites
exprimées par les mots êtres, causes, forces, être
simple, un, le même, nous ne trouverons jamais
qu'elles puissent être abstraites des intuitions ou des
composés sensibles comme en faisant partie. Tout
au contraire, ce qui s'entend de ces objets phéno-
méniques analysés jusque dans leurs dernières par-
ties, n'est jamais conçu autrement que comme élé-
ments d'intuition, susceptibles encore d'être repré-
sentés à l'imagination ou au sens; et, là où cesse
toute représentation possible , là où il n'y a plus
rien à voir, à toucher, à sentir, tout est censé anéanti :
ce n'est plus que le vide , le néant.
Mais là précisément où finit toute existence sen-
sible ou phénoménique , commence la réalité de
l'être simple, force, cause, unité nouménique delà
notion ou du concept intellectuel réflexif, sous
lequel le sujet pensant s'abstrait lui-même ou abs-
trait des intuitions quelconques, des éléments d'une
nature homogène à la sienne. Ici, c'est l'abstrait
vivant ou actif comme la force qui a son type dans
le sujet, et qui se réfléchit en quelque sorte dans
l'objet, où elle retrouve l'unité, la simplicité, l'indi-
IMMÉDIATE. 12.5
visibilité, premiers attributs de sa nature. En attri-
buant à ces concepts ou aux notions universelles et
nécessaires, qui sont l'être, la cause, la substance,
l'un, le même, etc., une pure valeur de catégories
ou de formes inhérentes à l'entendement, Rant a
autorisé la confusion si facile et si funeste à la
science des réalités , des notions et des idées géné-
rales; il a effacé la distinction essentielle qu'il avait
d'abord si heureusement posée.
Si les êtres simples, forces, causes, producteurs
de phénomènes ou sujets d'attribution de tout ce
qui varie ou se représente au dehors , ne sont que
des formes ou catégories sous lesquelles viennent se
ranger tous les objets d'un monde phénoménique ;
si, à part ces objets, les formes ou les concepts
intellectuels qui les représentent, sont vides de
réalité ou n'ont aucune existence en soi, il ne faut
plus parler des êtres noumènes comme cachés sous
les phénomènes ou les objets sensibles , et ne pou-
vant se manifester par aucun moyen tels qu'ils sont
en soi, quoique la raison conçoive et affirme la
nécessité de leur existence. Les noumènes ne seront
plus des éléments indéterminés, des noumènes x, z,
sous toute équation possible , mais de véritables
zéros. Il n'y aura d'existence que celle des phéno-
mènes sous les conditions de l'espace ou du temps
(formes de la sensibilité), ou des catégories de rela-
tion, substance, mode, cause et effet, etc. (formes
l'A) DE L A WtRClPTIOH
de l'entendement ). Le non-phénomène ou le non-
mène équivaudra au non-existant. De là, l'idéalisme
d'une part ,1e scepticisme de l'autre, n'ont qu'à tirer
les conséquences , etc.
Ce n'est pas ainsi que Leibnitz entendait la réalité
des êtres simples par opposition à celle des phéno-
mènes ou des objets tels qu'ils se représentent sous
certaines formes ou modes de coordination , qui ne
peuvent se réduire à une valeur purement subjec-
tive , puisque ce sont des relations nécessaires ,
immuables, entre les objets réels ou les noumènes,
dont ils supposent l'existence ? quoiqu'ils ne la con-
stituent pas.
Dans ce point de vue , l'abstraction poussée jus-
qu'au dépouillement complet de toutes les formes
sensibles d'un tout objectif, bien loin de détruire le
monde des réalités, fait au contraire ressortir les
seuls éléments sous lesquels il est donné à l'esprit
de l'homme de le saisir ou de l'entendre.
Dans ses premières méditations sur la Connais-
sance, la Vérité et les Idées, Leibnitz demande s'il
est donné à l'homme de pousser l'analyse des no-
tions jusqu'à ces premiers possibles, ces éléments
purs et irrésolubles qui sont identiques avec les
attributs ou les idées de Dieu même, et il n'ose pas
encore assurer que l'esprit humain soit doué d'une
telle puissance.
Mais si le concept intellectuel n'atteint pas jus-
IMMÉDIATE. \'Xr'J
qu'à ces données abstraites, qui sont les premiers
simples ou idées de Dieu, du moins il peut arri-
ver, par un progrès d'analyse intellectuelle qui at-
teste la force , jusqu'aux relations de ces êtres sim-
ples; car il ne répugne pas que les idées de ces
relations ne puissent en effet être dans l'esprit de
l'homme, tout limité qu'il est en puissance, autre-
ment qu'elles ne sont dans l'intelligence infinie qui
connaît seul les êtres comme ils sont , comme elle
les a faits dans le nombre, le poids et la mesure.
En pénétrant dans les relations des êtres simples
à l'infini , l'esprit de l'homme imite en quelque
sorte l'éternel géomètre; il se conforme à la pensée
divine autant qu'il est possible à une intelligence
finie de se conformer au modèle dont elle est
l'image.
Mais ce qu'aucune pensée humaine ne saurait
atteindre, c'est le secret même de la création des
êtres simples, substances ou forces, éléments
simples du monde réel dont les composés seuls
peuvent se manifester à nous sous les apparences
de ce monde phénoménique visible, dont les objets
mêmes sont encore modifiés, changés, variés de
toutes manières, en passant par les milieux sensibles
qui leur impriment leurs couleurs et leurs formes
variées.
Aussi l'étendue colorée, modifiée de toute ma-
nière, qui se représente à nos sens externes, doit-
l'Jttt Di L'APSRCEPfflOlf
elle ou peut-elle être ramenée au monde des réalités
accessibles à l'entendement seul et non aux sens,
tant que cette étendue est résolue par la pensée en
unités numériques, en forces ou êtres simples, qui
n'offrent plus aucune prise à la vue ou au toucher,
mais qui peuvent encore être conçus comme ayant
entre eux, et hors de la pensée, ces rapports ou
modes de coordination sous lesquels ils se repré-
sentent au sujet pensant.
Les rapports ou modes de coordination dont il
s'agit, ne dépendent nullement, en effet, de la na-
ture même des intuitions ou des objets phénomé-
niques qui y prennent leurs formes perceptibles.
Aussi, les rapports d'étendue, de figure, de nombre,
peuvent-ils toujours s'abstraire comme notions ou
concepts intellectuels de tous les objets sensibles
déterminés, et constituer à eux seuls les éléments
d'une certitude d'autant plus infaillible qu'elle ne
saisit les êtres que sous des notions simples et uni-
verselles.
La science mathématique, formée de ces éléments
intellectuels, n'est pas la science des êtres nou-
mènes ou des êtres réels, mais celle des relations
que nous percevons entre les phénomènes donnés
par intuition.
C'est à la physique générale exacte, ou à la méta-
physique, en tant que science de l'objectivité abso-
lue , qu'appartient le grand problème des existences
IMMEDIATE. 120)
des noumèncs. Mais l'existence de ce problème se
fonde sur la nature même des facultés humaines,
ou de celle de notre connaissance objective ou sub-
jective.
Il est certain que la métaphysique ne peut renon-
cer à déterminer à priori ce que sont en eux-mêmes
les êtres, les objets réels ou causes des intuitions;
mais, à partir du fait primitif ou de la manifesta-
tion du sujet et de l'objet de la conscience , il
n'est pas impossible à la métaphysique de déter-
miner ce que les objets réels doivent être en eux-
mêmes, ou quelles relations, quels modes d'arran-
gement et de coordination doivent nécessairement
exister entre les êtres simples pour que telles intui-
tions puissent avoir lieu ou que tels rapports soient
perçus directement entre ces phénomènes; et c'est ce
problème dont nous avons tenté sinon de résoudre ,
du moins de mieux éclaircir les conditions ou poser
les données.
Du point où nous sommes arrivés, nous pouvons
mieux juger de l'espèce d'inconséquence où Leibnitz
lui-même s'est laissé entraîner sur les caractères de
ce qu'il distingue sous les titres de perceptions obs-
cures ou claires, confuses ou distinctes, inadé-
quates ou adéquates.
Il semble, dans sa théorie, qu'une perception
pourrait , tour à tour , différente de nature ou de
conditions organiques, prendre successivement ces
III. 9
l3o DE I WMIHJ J'TION
divers caractères ; et c'est là même ce qui lui fait éta-
blir une sorte d'égalité de nature entre toutes c< ts
monades dont chacune est censée représenter l'uni-
vers entier à sa manière, et avec cette différence in-
finie, il est vrai de le dire, que ce qui est représenté
confusément dans la monade du dernier des ani-
maux, est représenté d'une manière éminemment
distincte et adéquate dans l'intelligence suprême.
Mais il fallait entendre que la sensation affective
par exemple, différant de l'intuition tant par la na-
ture des conditions organiques que des facultés
sensitives ou perceptives qui s'y rapportent, il ne
saurait y avoir de passage possible de l'une à l'autre.
Si tous nos sens externes et internes étaient confor-
més de manière à ne recevoir que les impressions
les plus subtiles de la nature et à les transmettre di-
rectement au centre dans l'ordre régulier d'arrange-
ment où ils sont réunis , nous n'aurions que des
intuitions , sans aucune affection de plaisir ou de
douleur immédiate ; il n'y aurait alors que des plai-
sirs ou des peines de réflexion ou de comparaison
consécutivement à l'exercice de quelque faculté
active ; la partie animale, l'âme sensitive de l'homme
n'existerait pas ; ce serait une toute autre nature.
De même l'intuition, claire pour les sens comme
intuition, ne saurait se transformer en idée distincte
ou notion adéquate, correspondante aux éléments
de l'étendue ou des modes de coordination des uni-
IMMÉDIA LE. iSl
tés numériques qui se trouvent confondues sous
l'unité représentative ou intuitive totale, sans que
le monde phénoménique ne disparût complètement
avec les intuitions qui le représentent, pour faire
place au monde des êtres réels perceptibles alcis
seulement à une sorte de sens intellectuel ; et aussi
la nature de la connaissance humaine , telle qu'elle
est , serait encore complètement changée.
Dans cette hypothèse , à la vérité , il y aurait tou-
jours quelque chose de commun entre les objets des
deux mondes intellectuels et phénoméniques , sa-
voir , les modes de coordination dans l'espace et le
temps qui ne dépendent pas de la nature des élé-
ments coordonnés ; les relations de nombre , de
figures, de distance, de mouvement, de tout ce qui
a son type dans l'un ou l'autre terme simple de
l'effort: de là résulte aussi, d'une part, ce qu'on
peut dire de vrai de la correspondance ou ressem-
blance existante entre nos intuitions phénoméni-
ques et la réalité des êtres , ou entre les représenta-
tions des objets et la réalité même de ces objets ,
ou encore, entre ce qu'on appelle les qualités se-
condes et les qualités premières des objets.
Leibnitz dit que , lorsque la personne , la cause ,
est intelligible ou se peut expliquer distinctement ,
elle doit être comptée parmi les qualités premières,
mais que lorsqu'elle n'est que sensible ou ne donne
1^2 DE LAPEHCEPTIOH
qu'une idée confuse, il faut la mettre parmi les qua-
lités secondes.
Il ne faut pas s'imaginer, ajoute-t-il, que ces idées
de couleurs , de douleurs , soient arbitraires et sans
rapport ou connexion naturelle avec leurs causes;
je dirai plutôt qu'il y a une manière de ressem-
blance, non pas entière et pour ainsi dire interminis,
mais expressive, ou une manière de rapport d'or-
dre, comme une ellipse et une parabole ressemblent
au cercle dont elles sont la projection , puisqu'il y
a un certain rapport entre ce qui est projeté et la
projection, chaque point de l'un répondant, sui-
vant une certaine relation, à chaque point de l'autre.
Résumons les détails de cette longue analyse.
La réalité objective ne peut appartenir ou s'attri-
buer :
i0 Ni aux sensations; caria douleur et le plaisir
variant dans les différents êtres organisés sentant,
et dans le même homme à chaque instant, ne sau-
raient faire partie de la constitution individuelle
identique et constante du moi qui perçoit ces modes
en même temps que son existence.
2° Ni aux intuitions externes qui ont leur sorte
de réalité phénoménique, à part la réalité objective
absolue qui s'associe aux intuitions pour leur don-
ner un corps, mais qui a toujours hors de ces
intuitions, hors de tout ce qui est sensible, son fon-
dement et son principe invariable.
IMMÉDIAT** ! '33
3° Ni aux idées générales formées par la compa-
raison d'éléments analogues ou semblables, abstraits
des intuitions dont ils retiennent toujours la na-
ture.
L'homme s'assure autrement que ces sortes d'ab-
straits sont de purs ouvrages ude son esprit, des
classifications qu'il étend ou resserre à son gré, qui
n'ont enfin par elles-mêmes qu'une valeur de forme
dont le fond a besoin d'être emprunté d'ailleurs.
L'idéalisme et le scepticisme ont tous deux raison
contre une philosophie qui prétend tout réduire
aux sensations et aux intuitions, quoiqu'elle admette
d'ailleurs une réalité objective dont il est impos-
sible de dire ce qu'elle est , d'où elle vient , en quoi
elle consiste, en ce que ceux-ci étendent aux idées
générales , aux catégories artificielles la réalité ob-
jective qui appartient, aux notions que l'homme ne
fait pas, mais qu'il trouve toutes faites; de plus, en
ce qu'ils confondent sans cesse dans les notions
mêmes des êtres substantiels ou causes le ratio
essendi avec le ratio cognoscendi.
Restent enfin les notions universelles et néces-
saires, dont il s'agit de déterminer l'origine et la
nature pour donner une solution quelconque posi-
tive ou négative, mais incontestablement vraie, du
grand problème de la philosophie, et prononcer
enfin sur le caractère réel ou phénoménique de la
connaissance humaine.
\'M\ "'• i/m» r.ci pi k.\
Cette question fond, -un en ta le de la métaphysique
en suppose une autre préjudicielle qui repose elle-
même sur un fait primitif, antécédent, psycholo-
gique, véritablement premier dans l'ordre des faits
d'expérience intérieure seul adopté par l'analyse.
On a demandé si les qualités que le toucher
découvre dans les corps, qui paraissent les consti-
tuer, l'étendue, la figure, l'impénétrabilité, etc.,
ne seraient pas aussi de simples rapports des êtres à
nous comme les sensations du doux, de l'amer, du
chaud , du froid , etc. , et on a prétendu que la thèse
et l'antithèse pourraient être soutenues avec un
avantage égal.
C'est dire que ce qui est constamment le même
est égal à ce qui varie sans cesse ; que ce qui est
senti dans l'organisation comme modes agréables ou
désagréables de l'existence propre, ne diffère pas
de ce qui est représenté au dehors sans aucun mé-
lange de plaisir ou de peine; que ce qui est fixe dans
un lieu de l'étendue impénétrable, est le même que
ce qui est mobile ou flottant dans l'espace vide ;
enfin , que cette force agissante que l'homme appelle
son moi, est identique à cette force antagoniste
résistante et morte qui l'empêche et le limite , et
qu'il appelle corps étranger, non-moi.
L'autorité du sens intime est pour ceux qui sou-
tiennent la réalité objective des qualités premières
qui se manifestent par le sens de l'effort dont le
MOréDIATE. |35
loucher n'est qu'un organe , et cela indépendam-
ment de toute impression même du dehors sur les
sens externes, de tout ce qui a le caractère de sen-
sation ou même d'intuition.
L'on peut donc dire que, si les qualités premières
des corps sont de simples rapports des êtres à nous,
on ne peut douter du moins , et toutes les distinc-
tions analytiques le prouvent manifestement , que
ce ne sont pas des rapports comme les autres ,
comme ceux qui constituent les différentes espèces
de sensations et d'intuitions externes purement phé-
noméniques et abstraites de la résistance.
Dès qu'on admet , de plus , que ces qualités pre-
mières des corps sont des rapports des êtres à nous,
ou que les idées , les notions que nous avons du
corps ou force , résistance simple, non-moi, séparée
de tout ce qui n'est pas lui , ne sont que les résul-
tats de ces rapports, on reconnaît et on affirme du
moins ces êtres réellement existants ; manifestés ou
conçus directement par un sens actif et sous les
rapports immédiats que ce sens peut avoir avec les
êtres ou que les êtres peuvent avoir avec lui.
L'existence du monde extérieur est donc garantie
par le fait de conscience , qui serait autre si le corps
n'existait pas, et ne peut être ce qu'il est qu'autant
que les objets du monde extérieur ont entre eux et
avec lui les rapports constants et immuables, con-
ditions nécessaires de toute idée objective.
i3G J)K i/aim;j:ci i*iio,
A l'exercice du sens de l'effort qui saisit une
résistance ou force opposée , se rattachent ces prin-
cipes ou notions d'objets absolus qui différent essen-
tiellement des idées générales et ne doivent pas se
confondre avec l'abstraction , à moins qu'on ne
distingue l'abstrait actif qui se réfléchit du sujet à
l'objet, et l'abstrait passif produit de la comparaison
d'éléments phénoméniques sensibles , etc.
Ces notions sont les conditions premières de
tout jugement, de toute pensée; mais, pour pro-
noncer sur leur réalité ou la nature de leur réalité ,
il fallait rechercher leur origine , et cette origine
est obscure et cachée. Viennent -elles de l'objet?
Viennent-elles du sujet exclusivement? Ne sont-elles
pas plutôt le produit de l'action et réaction com-
binée de l'une et de l'autre ? Dans quelle proportion
concourent-ils l'un et l'autre à former le principe ?
Nous avons cherché à déterminer ces questions , en
remontant à une causalité primitive, identique au
fait de la conscience du moi , principe de toutes les
notions qui ne sauraient être sans lui , quoiqu'il
puisse être sans elles.
Enfin , de ce principe seul peuvent se déduire les
caractères de simplicité , de nécessité et d'universa-
lité des notions. Si elles ont leur type dans le moi,
il ne faut plus demander d'où leur vient ce caractère
singulier qui les distingue éminemment de toutes
les idées comparatives. Mais le moi lui-même , la
IMMÉDIAT!. l3^
source des principes, tient à un principe plus haut
que lui , savoir à une raison suprême (logos). Cette
raison est la lumière qui n'est pas celle de l'homme,
dont il jouit par réflexion et ne l'a pas en propre,
comme les corps extérieurs qui réfléchissent la
lumière et ne sont pas lumineux par eux-mêmes;
et, s'ils étaient tous lumineux, nous ne les verrions
pas. Demander quelle créance mérite la raison
entendue dans ce sens élevé , c'est demander quelle
créance nous pouvons ajouter au monde visible,
quand nous croyons d'ailleurs que ce monde existe.
CONSIDERATIONS
SUR LES PRINCIPES D*UNE DIVISION
DES FAITS PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES
à l'occasion du livre de M. Bérard ,
INTITULÉ :
DOCTRINE DES RAPPORTS DU PHYSIQUE ET DU MORAL.
(Paris, 1823.)
v*/^%.-v».*/»/»»-v-» V-%.% tl\W»l^ ^v*»»-'».'»%^«^W*^%*^.'%*.-»-*%/^%V-*'V»-«-*V*^l V»/W»<"»»'W
CONSIDÉRATIONS
SUB LES PRINCIPES D'UNE DIVISION
DES FAITS PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES
Newton disait : O physique, préserve-toi de la mé-
taphysique ! Cet homme célèbre, doué du génie des
sciences naturelles , appréciait à sa juste valeur l'ap-
plication d'une méthode qui ne tendait à rien moins
qu'à saisir la nature comme par une sorte de divina-
tion, et à assigner les lois qui régissent le monde
extérieur, par la seule méthode d'hypothèses, de
principes abstraits ou de raisonnements à priori.
Mais s'il existe un monde dont tous les éléments
ou les faits échappent à tous nos moyens d'observa-
tions extérieurs , et ne tombent que sous un sens
intime ; si les faits de cet ordre , supérieurs à tout
ce qui se présente à titre de phénomènes, anté-
rieurs à tout procédé artificiel de raisonnement,
sont les vrais, les seuls principes de la science et
l/|'2 DIVISIOiN DES FAITS
bien spécialement de celle de l'homme intellectuel
et moral; celui qui se serait livré à cette étude inté-
rieure, qui , travaillant à constater les faits primitifs
de sens intime, à les prendre à leur source, à les
distinguer de tout ce qui n'est pas eux, et de
tout ce mélange du dehors qui les complique et les
altère, celui-là ne serait -il pas en droit de s'écrier
à son tour, et peut-être avec plus de fondement que
Newton : O psychologie, ô morale, gardez-vous de la
physique, gardez-vous même delà physiologie!
Et cette seconde recommandation ne se justifierait-
elle pas aussi bien, pour le moins, que la première,
si l'on considérait d'abord historiquement ce que
l'union ou le mélange des deux sciences a pu avoir
d'avantageux ou de nuisible à la psychologie ou à
la morale en particulier ?
Combien le danger d'un tel mélange ne devien-
drait-il pas plus frappant encore si l'on venait à re-
connaître que la division naturelle des deux sciences
n'est autre , dans son principe , que celle des deux
mondes séparés par un abîme.
Le monde de la nécessité, où le fatum, gouverne
les êtres qui suivent invariablement, et à leur insu,
la route qui leur est tracée; et celui de la liberté, où
la prévoyance (i) et l'activité éclairées de l'esprit
(-1) Quod in corpore est fatum in animo est providentiel. Leibnitz
opéra, tom. IL
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ll\'5
dirigent les êtres intelligents et moraux vers un but
qu'ils veulent, par des moyens qu'ils connaissent
comme étant en leur pouvoir.
Tout est contraste en effet entre ces deux mondes,
par suite, entre les deux ordres de faits qui les consti-
tuent, entre les points de vue sous lesquels ils se mani-
festent, et par la diverse manière dont ils peuvent être
étudiés et analysés dans leurs élémens et surtout dans
les besoins auxquels ils s'approprient; besoins d'une
nature qui ne demande qu'à sentir et ne connaît rien,
n'aspire à rien qu'à ce qui peut se voir, se toucher;
besoins d'une nature intelligente qui vient de plus
haut, qui tend plus haut que ce qui touche ou flatte
les sens, ou ce qui peut se représenter ou se figurer
par des sensations ou des images.
Pour effacer ces contrastes et ramener à l'unité
ces deux ordres de faits, ou les deux sciences qui
s'y rapportent, on dira sans doute, que l'activité,
l'intelligence, la force vivante est partout également
et se manifeste à la fois dans les deux mondes à qui
sait ou qui peut l'y voir.
Mais l'antithèse reste toujours entre la force ac-
tive qui se connaît, soit qu'elle commande, soit
qu'elle obéisse, et la force aveugle qui suit néces-
sairement une première direction imprimée, entraî-
nant à sa suite des effets aveugles comme elle, entre
la force qui est en dedans, pour ainsi dire, des pro-
duits phénoméniques en qui elle se manifeste, et
\l\l\ division DES FAITS
celle qui ne se représente qu'au dehors des phéno-
mènes extérieurs.
Telle est la ligne de démarcation absolue qui
sépare à jamais les sciences physiques et morales
en général, et bien spécialement la science des êtres
organisés vivants et sentants, la physiologie, et la
science intérieure des êtres intelligents et actifs,
moraux et libres, la psychologie ou la morale.
Telle est aussi la source trop féconde des illu-
sions systématiques et des abus graves qu'amène et
qu'amènera toujours la confusion et le mélange des
deux espèces d'idées , de signes du langage et de
procédés méthodiques respectivement appropriés à
l'une et à l'autre de ces deux branches d'études.
Parcourez en effet tous les ouvrages des physio-
logistes les plus célèbres, depuis Stahl jusqu'à Ca-
banis, qui ont cru pouvoir ramener les deux sciences
à une seule , et l'impuissance manifeste de tous les
efforts du génie, pour renverser l'éternel mur de sé-
paration, ne servirait qu'à montrer combien la bar-
rière est invincible, à quels dangers, à quels écarts
s'exposent ceux qui veulent la forcer. Les ouvrages
même de la science physiologique riches d'observa-
tions curieuses, intéressantes et véritablement in-
structives , tant qu'ils restent dans les limites de
leur compétence, comment se fait -il qu'ils n'of-
frent , quand ils sortent de ces limites , que des hy-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I f\ r>
potlièses vides ou contradictoires, des fantômes
chimériques et sans consistance ?
Le nouvel ouvrage, publié par un savant physio-
logiste sur les rapports du physique et du moral de
l'homme, semblerait avoir été conçu précisément
dans la pensée d'éloigner les dangers et les abus de
la confusion de principes que nous venons d'indi-
quer, en posant une ligne de démarcation précise
entre les deux ordres de phénomènes, les uns phy-
siologiques, les autres intellectuels et moraux. « Dé-
sormais , dit M. Bérard, dans ses prolégomènes, la
science de l'homme doit reposer sur la distinction
de deux ordres de phénomènes comme sur une base
immuable. Telle est la condition de l'existence de la
métaphysique et de la physiologie comme sciences.»
En effet, si les deux sciences étaient analogues et
s'il n'y en avait qu'une seule, comme on le suppose,
dans les deux systèmes opposés de l'animisme et du
matérialisme, comment y aurait-il à chercher encore
les rapports du physique et du moral?
Il s'agit donc, ajoute-t-il , de séparer les phéno-
mènes moraux des phénomènes vitaux; d'indiquer
dans chaque opération intellectuelle et morale, ce
qui appartient au moi et ce qui appartient à la vie;
d'établir ainsi, d'après les faits et leur interprétation
légitime , les rapports généraux du physique et du
moral; enfin de rendre la physiologie et la méta-
physique à elles-mêmes; de poser leurs bases et
III. 10
i/|() DIVISION Dis FAITS
leurs limites respectives, e1 <lc prévenir a jamais,
s'il est possible, ces usurpations réciproques qui
ont nui d'une manière incontestable à leurs progrès.
Jusqu'à quel point l'auteur a-t-il atteint le Lut
fixé par lui-même dans les prolégomènes de son
ouvrage? Nous n'aurions qu'à lui voter des hom-
mages de reconnaissance au nom des amis de la
morale, en nous réjouissant de voir complètement
réalisé un projet tel que nous l'avions nous-mème
conçu il y a plusieurs années, et exécuté en partie
dans deux mémoires académiques qui n'ont été
encore publiés que par fragments.
Mais si cet objetimportant, loin de se trouver rempli
par la nouvelle doctrine de M. Bérard , se trouve , au
contraire, plus reculé et tout à fait altéré ; si le projet
de division des sciences physiologiques et morales ,
loin de satisfaire aux besoins actuels des deux
sciences tels qu'il les reconnaît lui-même, n'est
propre qu'à établir une confusion encore plus
grande et de transporter la psychologie dans la phy-
siologie, à peu près à la manière de Stahl, alors les
intérêts de la science de l'homme moral , l'estime
même due à l'auteur, le prix qu'on doit attacher à
ses excellentes intentions et aux profondes connais-
sances annoncées par son ouvrage , nous imposent
le devoir de rappeler les principes d'une autre doc-
trine des rapports du physique et du moral, et de
les opposer à la sienne.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I [\~j
Je veux parler d'un cours public, commencé à
l'École de médecine en 1821, sur les caractères et
le traitement de l'aliénation mentale, par M. le doc-
teur Royer-Collard. Ce digne et savant professeur
avait été conduit, par la nature de son sujet, à dis-
tinguer et à faire la part exacte du physique ou de
la physiologie proprement dite, et celle du moral ,
ou de la psychologie dans les phénomènes qu'offrent
les différentes espèces d'aliénations de l'esprit qu'il
était appelé à décrire et à caractériser.
Dans cette vue, M. Royer-Collard , prenant d'a-
bord ses jeunes auditeurs au point où ils en étaient,
parcourait avec eux le tableau général et sommaire
de toutes les connaissances anatomiques et physio-
logiques dont ils étaient en possession
Arrivé au bout , il leur demandait s'ils pouvaient
bien croire que ce fût là l'homme tout entier,
l'homme non seulement tel qu'il se voit en dehors,
comme on voit ou se représente les autres objets ,
mais l'homme tel qu'il est pour lui-même ou tel
qu'il se manifeste intérieurement à l'œil de la con-
science , distinct de tout objet externe et distinct des
organes qui lui sont propres, et auquel il rapporte
ce qui affecte sa sensibilité.
Là , il développait à leurs réflexions ces faits pri-
mitifs qui n'ont que le moi pour témoin , auteur
et juge.
Ainsi se trouvait posé nettement le point où la
r/|8 i>i\isio.\ dis FAITS
psychologie commence et où la physiologie s'arrête,
savoir , au fait de conscience , au premier exercice
d'une libre activité , au premier vouloir et non
au premier exercice de l'organisation animale. Tout
ce qui était au-delà, y compris les affections et
les déterminations purement instinctives; tout ce
qui peut être rangé sous le titre de sensibilité vitale,
avec laquelle il ne faut pas confondre la perceptibi-
lité humaine, formait le domaine physique, le
champ propre à la physiologie médicale.
Cette physiologie a pour objet le corps vivant. Le
cours sur l'aliénation mentale s'élevait plus haut.
En décrivant les caractères de cette terrible maladie,
qui atteint la vie morale jusque dans son principe
et sa source, et qui peut tuer l'homme en laissant
vivre l'animal, cet excellent professeur donnait à ses
élèves, avec les vrais caractères de l'aliénation men-
tale, les moyens les plus propres à guérir ou à pré-
venir en eux-mêmes la plus funeste de ces maladies,
je veux parler du matérialisme , qui est bien une
maladie de l'âme, une aberration funeste des esprits,
où se laissent si aisément entraîner ceux qui se sont
toujours exclusivement attachés à une seule face de
la nature humaine, à la face extérieure qui sert
d'enveloppe à la personne, mais qui n'est pas elle.
Dans la disposition actuelle des esprits et l'état
de la science ou de l'enseignement médical , un cours
public , fait dans l'esprit et le but que s'était pro-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. lfy
posé cet honorable professeur , était certainement
le plus grand service qu'il fût possible de rendre à
la science physiologique, et, en même temps, à la
philosophie et à la morale , qui se rattache toujours
nécessairement aux idées religieuses, si elle ne les
a pas prises pour base.
Je ne crains point de rien exagérer en considé-
rant la suspension du cours que je viens d'indiquer,
comme une véritable calamité pour les vrais amis
de la morale , de la religion , de la véritable philo-
sophie , dont il faut se presser de poser les bases
dans l'esprit de la jeunesse , pour qu'elle apprenne
mieux que la génération précédente à vivre de la
vie de l'esprit.
( Lacune d'une ou deux pages.)
C'est bien vainement que les physiciens, fidèles à
la voix de Newton , essaieraient de proscrire la mé-
taphysique et s'invitent réciproquement à s'en pré-
server. La métaphysique est plus forte qu'eux; elle
les domine et leur donne des lois, quoi qu'ils
fassent.
Pourquoi sont-ils obligés de coordonner leurs
idées sur un certain plan commun aux esprits les
plus avancés comme les plus bornés dans leur déve-
loppement?
1 5o DIVISION DIS JAITS
Pourquoi ces formules du jugement communes
au philosophe qui réfléchit sur les mystères qu'il
suppose en lui dans son intelligence, et à l'ignorant
ou au sauvage qui bégaie les éléments du langage?
Pourquoi enfin ces formes, ces catégories univer-
selles , qu'on trouve dans tous les idiomes, en même
nombre, et qu'il est impossible à l'esprit humain
de changer, de resserrer ou d'étendre, parce qu'elles
ne sont pas son ouvrage comme les premières classes
artificielles des idées générales et complexes qu'il
invente pour sa commodité et dans des vues de
systèmes arbitraires ?
C'est qu'en effet, si les langues une fois formées,
devenues comme les instruments nécessaires de la
pensée , donnent leur empreinte et leur forme à
l'esprit qui tourne sans cesse , depuis l'origine ,
comme dans un moule artificiel , il est impossible
aussi de ne pas reconnaître que la pensée où l'intel-
ligence humaine a ses lois naturelles, ses formes
essentielles propres et inhérentes, qu'on doit trou-
ver nécessairement empreintes dans les signes étran-
gers au moyen desquels elle se manifeste au dehors
par la parole articulée , et à elle-même par cette
parole intérieure, qui est avant toute idée, toute
expression de pensée : Et piinciplo erat verbum.
Tout langage exprime en effet, à sa manière, la
distinction réelle et fondamentale que l'esprit hu-
main fait nécessairement dès qu'il pense, entre le
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I 5l
sujet et l'attribut, la cause et l'effet. Toute langue
a un mot pour exprimer le lien substantiel ( vin-
culum substantielle) qui unit les deux termes indi-
visibles, quoique distincts l'un de l'antre : ce mot
sacramentel de l'existence, le verbe, est la raison
même qui s'annonce ou se manifeste par ce signe
qu'elle seule peut donner, a un sens qu'elle peut
seule concevoir ou enfanter, comme produit de sa
force active , qui est sa propre substance.
La pensée humaine offre ainsi une sorte d'expli-
cation d'un profond mystère que nous aurons occa-
sion ailleurs de rattacher, d'exprimer sous des vérités
psychologiques.
Otez ce verbe et il n'y a plus de sujet distinct de
l'attribut, plus de notion ni de substance, plus de
jugement ou de pensée, et par ià même plus de
parole; car l'homme doué d'un esprit intelligent
ne pense pas parce qu'il parle , mais il parle parce
qu'il pense (i). Les pures images, les sensations
d'une vie animale , ne sont pas la pensée.
La métaphysique ne diffère pas de l'instinct de
l'être intelligent, et si elle ne commençait pas à être
un instinct elle ne pourrait devenir une science;
(1) La formule de M. de Bonald est un non-sens ; la pensée et la
parole internes sont identiques et contemporaines dans un esprit
lini ou qui a un commencement comme celui de l'homme; penser
la parole intérieure , c'est penser la pensée ; parler sa pensée, c'est
mettre en dehors, par un signe, cette parole intérieure, c'est
parler sa parole ; jeu de mots qni n'apprend rien , ne dit rien.
j5'Jt DIVISION DES l MIS
bien plus, il n'existerait aucune science possible.
Aussi, dès qu'il vient à paraître quelqu'un de
ces esprits supérieurs destinés à remuer le inonde
des idées jusque dans ses fondements , pour con-
struire un nouvel édifice, il s'attache d'abord à
cette métaphysique première; c'est l'instinct même
de l'intelligence qu'il cherche à saisir et à prendre
sur le fait, afin d'imiter son œuvre, ou pour le per-
fectionner et l'étendre en lui donnant des lois.
Tous ces grands esprits qui ont exercé sur leur
siècle la puissance du génie, ont été en effet, avant
tout, de profonds métaphysiciens.
En étudiant l'histoire de la philosophie dans des
vues un peu plus approfondies que des érudits qui
se sont attachés à cette étude si importante et si
curieuse, je crois qu'on parviendrait à s'assurer que
la principale et la seule différence réelle qui existe
entre les systèmes dont on ne juge souvent que par
des formes superficielles, tient uniquement à la dif-
férence des notions premières qui leur ont respec-
tivement servi de base , et ont la force ou la vertu
secrète inconnue à ceux mêmes qui les emploient
exclusivement, de déterminer à leur insu les modes
de coordination de toutes les idées qui sont venues
s'y subordonner, et par là tout le plan, toute la
direction, tout l'esprit du système.
L'analyse des principaux systèmes , faite dans cet
esprit et poussée jusqu'aux principes ou aux pre-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 53
mières notions qui ont servi de point de départ ,
prouverait, je crois, manifestement, i°que ces prin-
cipes sont réellement deux en nombre ( substance
et force ) et que toutes les doctrines de philosophie
anciennes et modernes sont celles que l'esprit de
l'homme, travaillant sur lui-même et parcourant en
tous sens ce monde intérieur dont il dispose, a tou-
jours ramenées à l'un ou à l'autre modèle, sans
qu'il puisse jamais s'en écarter; i° que les systèmes
les plus divers en apparence, les plus opposés même
par leurs procédés logiques et leurs formes exté-
rieures, s'ils s'appuient sur un même principe ex-
clusif, tel que la substance passive, ont au fond
même caractère , même tendance, et pourraient être
rangés dans la même classe; tandis que d'autres
doctrines qui semblent se rapprocher et s'identifier
presque par la communauté des idées ou des expres-
sions , s'ils partent de deux principes aussi divers
que le sont réellement la substance et la force ,
s'éloignent les uns des autres par des conséquences
qui échappent aux esprits trompés par l'analogie des
formes du langage, et appartiennent à des classes
séparées.
Ne pouvant qu'indiquer le but d'un travail qui
n'entre pas expressément dans l'objet de cet ouvrage,
je me bornerai à comparer, sous le rapport des
principes, les deux systèmes de métaphysique qui
planent encore de haut sur toutes les doctrines de
l54 DIVISION DFS FAITS
la philosophie moderne, qui viennent se rattacher
et sont respectivement subordonnées à l'un ou à
l'autre.
Je veux parler, i° du système de Descartes, qui
tient à l'aristotélisme par la nature de son principe
ou la notion de substance passive, purement modi-
fiable, douée de réceptivité, et i° du système de
Leibnitz , qui tient au platonicisme par le principe
de la force.
(Lacune d'une page.)
Dans l'ordre des notions qu'une métaphysique
naturelle suggère à l'esprit humain et l'entraîne à
appliquer hors de lui , les premières sont celles de
cause, de force. Elles sont l'ouvrage d'une sorte d'in-
spiration dont la puissance s'ignore complètement
elle-même et n'en a, par là même, que plus d'ascen-
dant et de force.
Dans les premières langues poétiques , tout vit,
tout est animé , les formes du langage sont toutes
vivantes comme la pensée qui ne tend qu'à se mani-
fester comme à se retrouver partout au dehors
avant d'avoir fait sur elle-même un retour qui doit
lui révéler plus tard un monde moins poétique.
Quand le langage , d'accord avec l'imagination
donne une âme à tout ce qui se meut, comment
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 55
l'esprit concevrait-il des phénomènes séparés des
causes ; comment les confondrait-il avec des qualités
passives d'objets morts ?
Ce n'est pas alors que l'on peut craindre de mul-
tiplier les noms de causes occultes ou d'employer la
forme active dans un langage destiné à transmettre
avec les premières images des inspirations sponta-
nées comme elles.
C'est sous cette influence que naquit la philoso-
phie platonicienne comme une lueur éclatante et
pure qui luit encore à travers les siècles.
Avant déjuger la multiplicité des causes occultes,
admises dans l'école platonicienne, il faut examiner
sérieusement ce que la philosophie moderne a
à gagner en s'en préservant. S'il est vrai que la
notion nécessaire de cause ne peut cesser d'être
présente au sujet pensant pas plus qu'il ne peut
cesser d'être présent à lui-même, à quoi bon faire
violence à la nature et dissimuler sous des formes
artificielles, une notion qui conserve toujours, quoi
qu'on fasse, sa valeur réelle au fond de la pensée ?
De ce qu'on a raison de s'interdire des recherches
bien vaines en effet sur l'essence des causes ou des
forces productives des phénomènes qui se représen-
tent aux sens externes , s'ensuit-il qu'on doive ou
qu'on puisse éluder l'application du principe de la
causalité ou écarter de la recherche ou de l'obser-
vation des faits de la nature- tout emploi de l'idée
I 56 DIVISION DES FAITS
de force comme illusoire ou dangereux? Est-ce qu'il
n'y a pas un sens, un mode d'observation intérieure
où la force est donnée immédiatement à titre de fait
primitif? Et lorsque nous l'avons prise en nous-
mêmes là où elle est bien véritablement } pourquoi
rejetterions-nous comme une illusion ou un préjugé
d'habitude [Humé) la croyance nécessaire et invin-
cible qui nous force à en transporter une pareille
au dehors à des êtres que nous ne pouvons voir ni
toucher immédiatement, pas plus que nous ne voyons
et sentons en elle-même la force motrice qui agit
sur nos membres?
Certainement, appliquer la loi de causalité aux phé-
nomènes, appeler leur cause efficiente par son nom ,
ce n'est pas expliquer ces phénomènes ; au con-
traire, c'est montrer clairement qu'il faut renoncer
à toute explication hypothétique comme terme con-
tradictoire.
En effet, tout ce qui se sent, tout ce qui com-
mence à apparaître et disparaître aux sens externes,
a bien nécessairement une cause; et quoiqu'elle soit
invisible en elle-même, tous les hommes le jugent,
le croient, et les savants, comme les ignorants, ne
peuvent se dispenser de le croire; il y a connexion
immédiate, corrélation nécessaire entre la représen-
tation de l'effet et la nature de la cause; mais, pour
que l'une pût servir à expliquer l'autre , il faudrait
qu'il y eût homogénéité de nature entre les deux
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 57
termes de la relation, ou que l'idée de la cause sup-
posée complexe pût être résolue en éléments sem-
blables ou identiques au fait dont il s'agit; aussi,
par exemple , la physique de Descartes prétendait
expliquer tous les phénomènes.
Pourquoi ? parce que le système de ce grand mé-
taphysicien avait exclu le principe de causalité et
nié formellement toute causalité efficiente de la
nature , hors Dieu.
Le monde des êtres matériels ne se compose que
d'éléments homogènes formant, par leurs combi-
naisons, des touts qu'il s'agissait seulement de ré-
soudre dans leurs parties pour les recomposer ou
créer de nouveau.
Mais fait-on intervenir la force ou s'agit-il même
de déterminer le rapport d'union entre ces sub-
stances immatérielles et matérielles, chacune pas-
sive ou modifiable à sa manière ?
En ce cas, on renonce à toute explication. Aussi
Descartes ne tente-t-il pas même d'expliquer l'union
ou la correspondance des idées, sentiments ou dé-
sirs de l'âme avec les mouvements du corps.
L'hypothèse de l'occasionalisme , qui remonte à
Dieu, seule cause efficiente, comme intermédiaire
essentiel entre le désir spirituel et le mouvement
corporel, loin d'être une explication, annonce bien
plutôt l'impossibilité sentie d'expliquer la commu-
nication ou l'action réciproque des substances. Ce
I 58 DIVISION DIS FAI! s
qu'on explique, c'est donc toujours et uniquement
un mode par un autre mode , ou un effet par un
autre effet homogène, une suite de mouvements
coordonnés par un premier mouvement, une com-
binaison de formes ou de figures nuisibles par une
première forme qui ne l'est pas.
Avant tout, observer les faits exactement dans tous
leurs détails nécessaires pour les classer ou les coor-
donner par rapport à un premier fait; ensuite poser
les lois générales, c'est-à-dire encore, observer ou
calculer les rapports les plus généraux que les pre-
mières classes ont entre elles, etc.; voilà toute la
méthode de Bacon , appropriée aux sciences natu-
relles ou physiques : l'observation et l'induction
sont les deux pivots sur qui tout roule : il ne s'agit
plus de ces hypothèses explicatives dont se formait
toute la physique cartésienne; comme la méthode
recommande expressément de faire abstraction des
causes, c'est comme si elles n'existaient pas.
Sous ce point fondamental, la philosophie de
Bacon semblait se rattacher au système de Des-
cartes; mais le philosophe anglais n'était pas méta-
physicien ; il fut frappé des abus qu'une méthode
vicieuse avait introduits dans les sciences naturelles;
il sentit très-bien qu'il fallait faire une réforme com-
plète, une révolution totale dans les principes ou le
langage à partir des premiers fondements, pour que
ces sciences, sortant de l'ornière scolastique , pus-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES I f)0,
sent faire quelques pas en avant; de là la nécessité
de tout recommencer, à partir des premières et des
plus simples observations des phénomènes , de ne
marcher qu'en s'appuyant à chaque pas sur l'expé-
rience répétée ou sur une induction sage et justifiée
par l'observation des phénomènes.
D'heureux et éclatants succès, depuis Bacon jus-
qu'à nos jours, ont justifié l'excellence de cette mé-
thode dans ses applications aux sciences physiques,
qui par leurs progrès toujours croissants, semblent
prêts à conquérir !e champ entier de l'intelligence.
Mais en attirant dans le domaine de la physique
les sciences morales, et spécialement celle dont
l'objet est l'homme tout entier, la méthode de
Bacon a-t-elle été aussi heureuse? ne pourrait-on
pas dire plutôt qu'il y a compensation entre les
biens qu'elle a produits , les progrès réels qu'elle a
semés dans le monde physique, et le mal qu'elle a
produit, la fausse direction qu'elle a donnée dans le
monde moral ?
Si l'on peut dire en un certain sens que la science
de l'homme moral, comme toute autre, doit com-
mencer par l'observation, comme la physique, du
moins est-il bien nécessaire de reconnaître qu'il y a
deux modes ou genres d'observations, dont l'une
est exclusivement appropriée à la science propre du
sujet, qui peut seule lui révéler ce qui est en lui, de
lui ou lui-même, et le distinguer précisément de
l6o DIVISION DIS FANS
tout ce qui n'est pas lui ou ne lui appartient pas,
fût-ce même la sensation.
Cette observation est-elle bien le premier pas de
la science du sujet pensant? Le fait primitif, le pre-
mier acte libre que saisit la conscience et qui con-
stitue la personne humaine, le moi, n'est-il pas avant
l'observation même ou avant la réflexion qui le con-
state , le délimite et ne le crée pas ?
Si l'objet n'est donné que par l'observation du
sens externe dirigé vers lui, le moi est donné immé-
diatement à lui-même par son existence indivisible
et sa propre aperception; distinction effacée par la
méthode de Bacon, qui fait commencer toute science
au monde extérieur.
Autre chose est d'observer les phénomènes,
comme effets produits par une cause, ou les ob-
server comme propriétés, modes inhérents à une
substance. Les moyens de les observer ne sont pas
les mêmes dans l'un et dans l'autre de ces points
de vue. La méthode de Bacon n'a pas besoin encore
de faire cette distinction, ou de chercher le fonde-
ment réel qu'elle a dans le principe ou le fait pri-
mitif sur lequel repose toute science humaine.
Le naturaliste, qui classe les objets d'après l'ana-
logie de leurs propriétés ou qualités permanentes,
ou d'après les modifications phénoméniques , les
qualités secondaires qui s'y manifestent dans telle
circonstance ou par telle sorte d'action, n'a pas à
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l6l
s'occuper des causes ou des forces qui peuvent pro-
duire ces modifications ; ce ne sont pas là des élé-
ments qui entrent dans la classification ou qui en
forment les titres réels.
Mais à part les sciences naturelles, qui se bornent
à décrire et à classer les êtres matériels , comme
l'histoire naturelle proprement dite, l'anatomie, la
botanique, qui sont aussi les plus à l'abri du danger
des hypothèses, toutes les fois que la physique con-
sidère les corps en mouvement animés de forces qu'ils
paraissent se communiquer ou se transmettre dés
uns aux autres selon des rapports déterminés d'es-
pace, de temps ou de vitesse, on ne peut faire abstrac-
tion totale des causes en considérant les forces mou-
vantes comme des propriétés inhérentes aux corps
et susceptibles d'être représentées avec eux comme
en faisant partie. C'est, en un mot , confondre ce
qui est proprement dynamique ou potentiel avec
ce qui est purement mécanique et que l'imagination
peut concevoir comme résultat de l'arrangement
des pièces de la machine.
On ne peut, dis-je, confondre sous les mêmes
signes deux ordres d'idées ou de faits aussi essen-
tiellement distincts , sans tomber dans des erreurs
graves, ou sans mettre souvent des hypothèses arbi-
traires à la place des véritables lois de la nature*
La physique de Descartes en fournit une multi-
tude d'exemples. On sait comment ce génie systé-
III. n
162 DIVISION DES FAITS
matique fut induit en cireur sur les véritables lois
du mouvement, trouvées plus tard, moins par l'ob-
servation et le calcul, que par des considérations
rationnelles sur la nature même des forces mou-
vantes.
Leibnitz le premier saisit le principe d'une science
toute dynamique, qui liait les deux mondes et les
mettait en accord ; il ouvrait ainsi à la physique une
magnifique route, dont les idées mécaniques, tou-
jours dominantes, ont seules détourné les esprits.
A quelque hauteur que s'élèvent les sciences ma-
thématiques et physiques à l'époque actuelle, si
elles étaient ramenées dans la même voie par une
philosophie autre que celle qui domine aujourd'hui,
peut-être reconnaîtraient -elles, dans leur marche
actuelle, plusieurs écarts à rectifier; peut-être la
dynamique du monde matériel reposerait-elle sur
d'autres bases , et reconnaîtrait des lois nouvelles.
Mais c'est surtout dans l'explication des phé-
nomènes physiologiques qu'il y aurait erreur et
illusion très-dangereuse à nous ramener au méca-
nisme ou à l'organisme , c'est-à-dire aux modes d'ar-
rangement et de connexion des parties , en faisant
abstraction des causes ou des vraies forces motrices,
une ou plusieurs. Car ainsi la physiologie n'existe
plus, et son nom même doit disparaître; il ne faut
plus parler des lois spéciales des corps vivants;
tout est à l'automatisme, au mécanisme universel.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l6^
11 importe de bien entendre comment la physio-
logie devait être amenée à cet état de dégradation
et de mort, par l'application exclusive d'une mé-
thode appropriée exclusivement aux faits de l'expé-
rience extérieure.
Rappelons d'abord tout ce que nous observions
précédemment sur l'application du principe de cau-
salité et son opposition aux hypothèses explicatives.
Cette opposition paraît avoir été parfaitement sentie
dans la première école platonicienne; c'était sans
doute par une observation réfléchie des phénomènes
et une connaissance assez approfondie des analo-
gies qui les rassemblent, ou des différences qui les
séparent, que cette école était arrivée à distinguer
trois âmes ou trois principes actifs de fonction ou
de vie , et à faire la part de chacune dans le même
être vivant , sentant, pensant , l'homme.
Quand la philosophie de Bacon a proscrit l'em-
ploi et jusqu'au titre de causes occultes, elle n'a
pas assez distingué deux sortes de notions bien dif-
férentes par leur nature, vaguement comprises sous
le même nom, et qui, pour avoir la même force
logique, n'en sont pas moins dissemblables par leur
nature ou leur valeur.
Comment confondre, en effet, les signes expres-
sifs d'une vie, d'une activité vraiment causale, dont
toutes les formes du langage platonicien portent
l'empreinte, avec cette foule de termes purement
l6/| DIVISION DES FAITS
abstraits et morts sous les formes de la vie : signes
vains et trompeurs dont la philosophie scholas-
tique , mélange daristotélisme et de platonisme
dégénéré, fit un emploi si abusif, si ridicule, si
longtemps funeste à tous les progrès de l'esprit
humain ?
Quand Bacon a signalé ces abus, ils étaient déjà
bien sentis par plusieurs esprits; déjà des méthodes
de calcul avaient été heureusement appliquées aux
faits de la nature , et Galilée avait précédé Bacon ;
mais ce philosophe n'en eut pas moins la gloire
d'avoir connu les premiers besoins des esprits de
son temps et enseigné les moyens d'y satisfaire : ce
n'était pas seulement une réforme partielle que se
proposait le philosophe anglais, c'était une révolu-
tion générale , à commencer par les premiers fon-
dements: instauratio facienda est ab imis.
Mais le danger et le mal inévitable de ces révo-
lutions complètes et par les fondements, c'est de ne
point faire de distinction entre ce qui est bon, utile
et nécessaire à conserver au fond , de ce qui est
réellement abusif et vicieux dans les formes comme
dans l'extension démesurée de l'application fausse
de principes vrais en eux-mêmes ; et bien loin que
l'abus fût, comme on l'a dit, dans ce recours tou-
jours vain à des causes occultes, il serait facile de
prouver, au contraire , qu'il ne tenait qu'à la pra-
tique, exagérée jusqu'au ridicule par l'ancienne
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 65
école, d'une méthode semblable, quant au fond,
à celle dont notre philosophie moderne use seule-
ment avec plus de mesure et de sobriété; je veux
dire celle qui consiste à substituer , dans la langue
scientifique, des noms de propriétés ou de qua-
lités, abstraites de tout sujet d'inhérence , aux vé-
ritables notions de causes ou de forces toujours
occultes par leur nature, à transporter ainsi aux
substantifs abstraits que crée chaque système , la
valeur ou la vertu des êtres réels qui semblent vivre,
agir, se mouvoir par eux-mêmes.
Certes, si l'on renouvelait aujourd'hui une dis-
cussion bien ancienne, abandonnée de guerre lasse,
mais non pas close , les purs nominaux auraient
beau jeu aujourd'hui contre les réalistes.
Croit-on en effet que les essences nominales , les
entités, les quiddités de la vieille école, eussent plus
de rapport avec les notions simples, vraies et néces-
saires des causes ou forces , tout occultes qu'elles
soient, que les termes abstraits de vitalité , sensibi-
lité, motilité, supposées inhérentes aux organes
matériels , au titre abstrait de propriétés , n'en ont
avec les noms, avec les véritables forces productives
des phénomènes ou des fonctions qui constituent
l'existence complète de l'homme, avec ces principes
de vie, ces trois âmes d'ordres différents, admises
au titre réel par l'école platonicienne ?
Nous le répétons : toute cause est occulte par sa
l66 DIVISION DES FAITS
nature, en ce sens qu'elle ne peut se représenter ou
se figurer au dehors.
Il ne s'agit pas d'en faire un moyen d'explication;
tout au contraire, on la donne ou l'exprime comme
la limite nécessaire de tout ce qu'il est possible et
permis d'expliquer, de traduire en images, de
résoudre en éléments sensibles.
Pour considérer les phénomènes comme produits
par une force et sous le rapport nécessaire qu'ils
ont avec leur cause , on n'est pas dispensé d'observer
les faits, d'en définir les circonstances, le caractère,
les analogies qu'ils ont avec d'autres, etc. Tout ce
travail est le même, soit qu'on emploie, soit qu'on
écarte la notion de cause; seulement, l'analyse de
certains faits ( de l'ordre actif) serait nécessairement
incomplète ou fausse , si l'on négligeait d'y faire
ressortir en première ligne le caractère d'effet , leur
corrélation au sujet de l'observation, ou moi, qui est
ou s'aperçoit cause dans tout mouvement ou acte
volontaire et libre.
Cela bien entendu, si l'on demande pourquoi ou
comment l'effet a lieu, il n'y a qu'une seule bonne
réponse au pourquoi , et c'est précisément celle dont
Molière nous a tant fait rire. Pourquoi le quinquina
chasse-t-il la fièvre , et pourquoi chaque remède
a-t-il cette vertu ? Le plus savant ne peut pas ré-
pondre autrement que le personnage comique :
Parce qu'il a en lui cette vertu qui le rend cause
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 67
nécessaire, occulte (à son titre de vertu), de tels
effets sensibles qu'il manifeste.
Le ridicule ne serait que dans l'explication du
pourquoi.
Quant au comment de la production de l'effet ,
l'explication se borne à analyser les conditions expé-
rimentales qui rendent cet effet possible , en tant
que ces conditions sont elles-même des faits homo-
gènes et correspondants à celui qu'il s'agit d'expli-
quer ?
Mais , si l'on veut savoir le comment de l'expli-
cation d'une force, les ternies ou les idées qu'on
peut faire entrer dans l'explication n'ont aucune
ressemblance avec la chose qu'il s'agirait d'expli-
quer, et sont hétérogènes avec elle. Comment l'âme
peut-elle mouvoir le corps ? Comment les organes
corporels, excités, irrités d'une certaine manière,
peuvent-ils modifier l'âme ? Jamais l'esprit humain
ne trouvera de réponse à de telles questions.
Pourquoi ? parce que l'explication ou le comment
consisterait à traduire fidèlement , et sans les déna-
turer, les idées prises dans la conscience ou la ré-
flexion du sujet pensant, du moi. La représentation
de l'objet pensé ou l'opposition de l'hétérogénéité
de ces deux ordres d'idées ou de faits , rend à jamais
la traduction impossible.
L'union est un fait primitif : aller au delà est
impossible.
i68 DtVlSIOa DES FAITS
C'est dans l'espoir d'expliquer les phénomènes
de la vie dans les êtres organisés, que des physio-
logistes ont essayé de ramener les forces vitales émi-
nemment réelles à des idées ou des noms abstraits
de propriétés ou modes du corps organique, abon-
dant ainsi dans le sens d'une doctrine mécanique
qu'ils rejettent à d'autres égards, trompés par des
analogies imaginaires et identifiant à l'aide des signes
les eboses du monde les plus disparates, des mou-
vements physiques, ou des sensations , ou des actes
de conscience.
Nous indiquions tout à l'heure la source des abus
de principes et de langage de l'ancienne philosophie
scolastique , dans le mélange confus de l'aristoté-
lisme et du platonisme dégénéré.
Nous pouvons maintenant rapporter des abus non
moins réels , quoique moins frappants , à l'influence
que deux doctrines aussi mélangées ont eu sur la
physiologie et sur l'idéologie moderne, savoir, l'in-
fluence du cartésianisme , qui tend à porter dans
la métaphysique les hypothèses explicatives phy-
siques , et celle du stahlianisme, qui tend à faire de
la psychologie une science toute physiologique.
PRINCIPES DE DESCARTES. LOIS DE LA SUBSTANCE. COMMENT
ELLES S'APPLIQUENT A LA PHYSIOLOGIE OU A L4 SCIENCE
DE L'HOMME.
Descartes commence par l'acte de réflexion con-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 169
centrée , ou le sujet pensant moi, manifesté inté-
rieurement et immédiatement, comme une lumière
propre devant laquelle disparaît toute clarté em-
pruntée à des objets de la nature extérieure.
Mais dès le premier pas, et dans l'énoncé même
d'un principe qui ne doit comprendre que le sujet,
le fait de son existence intérieure identique à la pen-
sée, il se laisse entraîner dans un monde objectif et
abstrait dont le moi n'est pas. Les habitudes du
langage et la forme des notions universelles et néces-
saires qui se rapportent surtout à la nature objec-
tive, sont les plus fortes, et le moi ne s'est pas
plutôt saisi de lui-même , dans le point de vue inté-
rieur, qu'il cherche à se représenter, à se mettre en
dehors sous la forme de chose pensante. Je pense ,
donc j'existe, je suis une chose pensante, même hors
de l'aperception intérieure ou du fait sans lequel
on ne sait plus ce que doit être la pensée.
Cette notion de chose, de substance, introduite
dans l'énoncé du principe, va devenir le soutien,
le lien de deux mondes. Elle embrassera tout, bien-
tôt elle sera tout, et l'on ne saurait concevoir rien
qui ne lui appartînt comme partie ou modification
d'elle-même.
A la vérité , dans le point de vue systématique , la
notion même de substance s'ébranche, dès l'origine,
en deux grandes divisions bien tranchées , celle des
substances spirituelles et celle des substances maté-
170 D1VISI0JN DES FAITS
rielles. Celles-ci ont pour attribut essentiel et consti-
tutif l'étendue; le corps n'est autre; chose que cette
étendue; cet attribut ôté , Je corps n'existe plus. La
substance immatérielle a pour attribut la pensée;
la pensée peut être prise pour l'âme, car la substance
créée ne pourrait cesser de penser sans être anéantie.
Dès le point de départ du système, les deux sub-
stances sont seules conçues chacune dans l'ordre
qui la constitue, et avec lequel elle est identifiée.
Il est remarquable que Conddiac , qu'on croit et qui
se croit lui-même si loin de Descartes, commence
de même son traité des sensations en supposant
l'âme de la statue identifiée avec la sensation.
Mais il était impossible de poser la limite des
abstractions à l'idée d'attribut ou de mode, car ce
sont là des termes de relation , et l'esprit systéma-
tique marche à l'unité absolue ; c'est un besoin irré-
sistible ; il devait , en cherchant à le satisfaire , pro-
céder comme Descartes. Il distingue la pensée et
l'étendue; ces deux attributs ou modes demandent
un soutien ou se rapportent nécessairement à une
substance; cette substance, qui réunit en elle les deux
attributs qui sont les seuls caractères distincts des deux
mondes phénoméniques que nous appelons spirituel
et matériel, cette substance nue est ce tout hors du-
quel rien ne peut être conçu, puisqu'en effet l'éten-
due et la pensée comprennent tout ce qui existe.
Ce que nous appelons les êtres pensants ne sont
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I^I
donc pas de véritables touts complexes, non plus
que les êtres matériels; ce sont des parties des mo-
difications de 1 être universel.
En partant du principe de Descartes, et continuant
à abstraire ou déduire de l'abstrait, un esprit aussi
conséquent et aussi fort que celui de Spinoza , ne
pouvait manquer d'arriver à l'unité de substance.
Dès qu'on a abstrait la personnalité de l'homme,
soit qu'on la renie en principe, soit qu'on veuille
l'identifier ou l'absorber en Dieu, ce Dieu, où l'on
cherche à se retrouver, n'est plus que le grand tout
de Spinoza.
Cet esprit universel, en qui Malebranche dit que
nous voyons tout, en qui nous agissons, nous mou-
vons et nous sommes , n'en diffère que par l'ex-
pression.
En vain le mysticisme cherche à nous tromper ou
à se tromper lui-même sous ses différentes formes
d'absorption ou de négation de personne ( homme
et Dieu ) , au sortir de ces rêves de l'enthousiasme
ou du sommeil de la pensée, l'esprit ne se retrouve
que dans le panthéisme; la route qui mène à l'abîme
peut être couverte de fleurs, mais l'abîme est là.
Revenons : Descartes pose en principe l'identité
absolue entre l'existence sentie du moi et l'être ab-
solu ; c'est ce qu'exprime l'enthymème : je pense,
donc je suis chose pensante.
Cette identité est-elle donnée par le fait de con-
172 DIVISION DES FAI' s
science ou avec lui; est-elle aussi évidente!, aussi
primitive que ce fait? Le doute méthodique de l'au-
teur des Méditations ne s'étend pas jusquelà»
Mais l'esprit de système peut réclamer et ne se
tient pas pour vaincu; bientôt il élève ce doute : si
le moi pensant est un être réel ; bientôt la question
va paraître insoluble.
Le moi n'est en effet qu'une sensation ou une idée,
un pur phénomène ; comment peut-il savoir ce qu'il
est ni s'il est à titre absolu d'être, de chose ?
L'analyse la plus subtile de ce sens intime, qui
nous assure que c'est nous-mêmes qui pensons,
n'est pas capable de répandre le moindre jour sur la
connaissance de nous-mêmes comme objet hors de
la pensée; et si nous nous faisons illusion au point
de croire qu'au moyen de cette analyse , fondée sur
une expérience toute intérieure, nous remonterons
jusqu'à la notion d'un moi absolu, ou de lame sub-
stance, chose pensante en soi, c'est que nous confon-
dons, sans raison, le fait psychologique de ce qui
est en nous, ou nous-mêmes dans l'exercice actuel
de la pensée, avec la notion métaphysique de l'être
qui est censé rester le même hors de la pensée (1).
Mais qu'y a-t-il de commun entre le sujet moi ?
qui affirme sa propre individualité dans la propo-
sition réfléchie, je pense, et l'absolu de l'être pen-
(1) Voyez l'exposé de la doctrine de Kant , par Kinker, page 96
et suivantes.
PSYCHOLOGIQURS ET PHYSIOLOGIQUES. lj'5
sant, sujet logique de la conclusion de l'enthymème,
donc, je suis ?
Rien en effet de plus distinct au fond que ce
sujet qui s'aperçoit intérieurement, en se retrou-
vant toujours identique à lui-même, et tout ce qui
peut être représenté ou conçu au titre objectif de
substance, de chose en soi. Tellement, qu'il suffit
de parler du moi comme d'une chose à qui l'on
attribue des qualités ou des modes quelconques ,
par exemple, de l'âme, comme douée de tels attri-
buts, toujours revêtus, quoi qu'on fasse, de quelque
forme d'espace ou de temps, pour que l'objet dont
on parle soit nécessairement pris en dehors du
sujet ou de la personne qui parle.
En vain ce moi cherche à se saisir lui-même sous
la forme ou le nom de la forme qu'il personnifie, qu'il
fait sienne, cette chose et lui (le véritable je) s'op-
posent , se fuient et demeurent toujours à distance
sans pouvoir jamais s'identifier ni se pénétrer.
Dire du moi (i) qu'il se pose dans l'absolu, c'est
dire qu'il se pose et qu'il s'ôte en même temps; aussi
ne doit-il rester que zéro , ou le signe que les ma-
thématiciens emploient pour exprimer l'indéter-
miné comme l'infini 0 — 0 ou 00.
En restant dans son point de vue intérieur, le
sujet limité à l'aperception interne immédiate, ne
(!) Fichte.
1^4 DIVISION" DES FAITS
s'attribue à aucune chose, à rien qui puisse être
conçu objectivement comme extérieur ou étranger
à lui-même.
En ce sens, on pourrait dire que le moi existe ou
se sent au titre de substance, toutefois, à condition
qu'on écartât toute valeur objective de ce mot tou-
jours entendu sous raison de matière , ainsi que
Hobbes l'opposait si bien à Descartes.
Disons plutôt que le moi est primitif, ou qu'il n'a
rien d'antérieur ou de supérieur à lui dans l'ordre
de la connaissance ; que si nous parlons d'attributs
et modifications propres du moi, écartons encore
tous rapports d'inhérence à une chose ou objet
quelconque, cet objet fût-il aussi immédiat que l'est
le corps organisé vivant et sentant pour le moi qui
se l'approprie. Car les modifications de cette sensi-
bilité physique, répandue dans le corps propre,
ne sont pas plus des modifications du moi qu'elles
ne le sont de l'objet le plus étranger. Le sujet indi-
viduel est tout dans l'action ou l'effort, comme
nous le verrons bientôt; comment donc la passion
pourrait-elle être un mode de l'action ?
Rien donc de plus trompeur à cet égard que le
langage psychologique des doctrines issues du car-
tésianisme où toute sensation est prise pour une
modification du moi identique à l'âme par hypo-
thèse.
Sans doute, il faut bien que l'entendement humain
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. fjB
ne puisse échapper à ce point de vue de l'absolu où
le sujet pensant tend sans cesse à s'identifier avec
l'objet pensé en telle sorte que la même forme , le
même verbe d'existence les enveloppent. Le langage
prend là ces formes premières et communes à toutes
les langues. Plus tard, ces habitudes du langage
deviennent des nécessités pour l'esprit.
D'abord, l'homme parle selon qu'il pense, en-
suite, il ne pense plus que selon qu'il parle.
Or, le but essentiel et primitif du langage con-
siste à désigner des choses ou objets sous les rap
ports d'attributs, propriétés ou qualités sensibles
qu'il distingue comme tous concrets, séparés les
uns des autres.
Dans un plus haut degré de développement in-
tellectuel, on aura besoin de parler non-seulement
des choses qu'on peut voir et toucher, mais de
celles que l'entendement seul conçoit ou que le sens
intime saisit; il est naturel qu'alors les idées relatives
à un monde intellectuel moins visible viennent se
revêtir des formes préexistantes du visible, ou ren-
trent dans des cadres logiques préparés d'avance.
De là, comme nous l'avons vu, les formes mortes
de substantifs physiques ou abstraits , transportés
aux causes , aux formes vivantes de la nature.
Arrêtons-nous encore un moment sur cette trans-
formation logique où nous trouvons les premiers
fondements de la métaphysique cartésienne.
Ij6 division j)i:s FAITS
Quand nous voyons pour la première fois un ob-
jet sensible ou qu'il se représente de nouveau aprèf
que nous l'avons perdu de vue, nous ne croyons
pas que cet objet soit tiré du néant ou commence à
exister au moment même où il se représente, mais
bien qu'il était avant de se représenter au sens, ou
qu'il a duré pendant qu'il était loin de la vue.
Ainsi se forme ou s'applique nécessairement la
notion de l'objet substantiel qui a en lui la capacité,
la possibilité constante d'être représenté, alors qu'il
ne l'est pas actuellement.
Toute perception objective actuelle emporte avec
elle cette idée nécessaire d'un état antérieur où la
représentation était possible, et c'est uniquement
parce que cette capacité existait, tant de la part de
l'objet pensé que de celle du sujet pensant, qu'il y a
pour celui-ci représentation actuelle.
Mais si c'était là tout le fondement de la notion
de substance ou de chose extérieure, il faudrait con-
venir que les idéalistes et les sceptiques auraient
beau jeu pour contester la réalité de cette notion
qui viendrait se résoudre dans un pur abstrait
logique, n'ayant qu'une valeur nominale, comme
l'entendait Hobbes.
Posez un monde de substances passives, tout de-
vra donc y rester comme il a été créé, sans qu'au-
cun mouvement nouveau puisse commencer, sans
qu'aucun être puisse changer l'état où il a été mis
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES, I 77
primitivement, ni se modifier lui-même, ni enfin
être modifié par d'autres substances d'une nature
égale , et à plus forte raison, d'une nature inférieure,
car nul être ne peut donner à un autre ce qu'il n'a
pas.
La nécessité, comme un joug de fer, retiendra
tout dans un éternel repos ou entraînera tout dans
une suite de mouvements tous nécessaires, sans en
excepter aucun, à partir du premier de tous, im-
primé par la main créatrice.
Les âmes étant créées pensantes comme les corps
sont créés étendus, il est évident qu'aucune puis-
sance autre que Dieu, ne saurait faire commencer
l'un ou l'autre de ces attributs essentiels, ni les
mettre là où ils ne sont pas primitivement, ni les
ôter ou les suspendre là où ils sont, car ce serait
créer ou anéantir la substance elle-même.
Il n'en est pas autrement des modifications adven-
tices que l'un ou l'autre ordre de substances est sus-
ceptible d'éprouver dans l'attribut essentiel qui le
constitue.
Si l'âme , par exemple, ne pensait pas primitive-
ment dès sa création ou son union au corps, il ré-
pugne d'imaginer que ce fût par l'intervention ou
l'influence de ce corps même, ni d'aucun autre qui
lui ressemble, que la pensée put lui arriver.
Bien plus, cette pensée fondamentale ou conti-
nue , indivisible de l'être même de l'âme, étant une
III. 12
I^B DIVISION 1)1 S FAITS
fois posée, il ne répugne guère moins d'admettre
que les premières sensations adventices, qui ne sont
que des modes de cette pensée substantielle et qui
manifestent le sujet pensant à lui-même, soient
capables de lui donner ou de créer en lui ce qui
n'y serait pas antérieurement et en vertu de sa na-
ture.
Ces impressions adventices doivent donc être
considérées non comme des causes , mais comme
des occasions propres à développer ce qui était déjà
dans l'âme, au titre d'idée , ou à manifester et non
à créer tel sentiment obscur et caché qui lui était
inhérent depuis l'origine.
On voit ici comment le système de l'occasionna-
lisme et celui de la prémotion physique se rattachent
au principe fondamental de la doctrine-mère, et en
sont des conséquences naturellement déduites.
Remarquons que dans tous les systèmes qui s'ap-
puient sur ce commun principe, il ne saurait y avoir
lieu à distinguer ou à nommer des facultés ou
puissances virtuelles antérieures aux modes positifs
et actuels, ou aux idées qu'il est naturel de ratta-
cher à ces facultés, quand on leur donne une origine
ou qu'on cherche du moins à assigner le commen-
cement , les conditions ou les lois de la manifesta-
tion des différentes espèces d'idées.
Et l'on voit bien comment cette confusion ou
cette absence de tout caractère distinct entre les
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 79
facultés permanentes et les modes transitoires qui
en sont les produits, est une suite nécessaire du
principe de la substance moi.
De là aussi la doctrine des idées innées que Locke
et son école n'ont attaquée , pour ainsi dire , que
par le dehors et dans des applications ou consé-
quences éloignées dont ils auraient été eux-mêmes
contraints de reconnaître la légitimité, s'ils avaient
mieux entendu le principe qu'ils n'ont jamais songé
à contester. Le principe des idées innées reste en
effet tout entier dans la doctrine des idées origi-
naires de la sensation , bien que cette doctrine sem-
ble méconnaître ou ignorer elle-même un ordre de
filiation dont elle a tant dégénéré.
Quel autre génie que celui de Descartes , père de
toute notre métaphysique moderne, pouvait conce-
voir le fondement réel de toute la science humaine
sur le fait primitif de conscience ou de l'existence
du moi pensant, comme sur sa base unique, la seule
vraie et solide ; quel autre pouvait reconnaître le
caractère de l'évidence , ce critérium de toute certi-
tude dans un petit nombre d'idées premières, élé-
mentaires et simples données à l'âme humaine
comme une lumière qui l'éclairé d'abord sur elle-
même, avant de lui révéler les autres existences?
Ce n'était pas Locke qui pouvait s'élever à cette
hauteur. Le défaut de plan, de système, d'unité de
vue, qui caractérise son Essai sur l'entendement hu-
l8o DIVISION DES FMI s
main, la manière dont il s'y prend pour attaquer
les idées innées, montrent assez (pic cet esprit judi-
cieux, mais dénué de véritable talent philosophique,
ne pénétra jamais dans le véritable sens de la doc-
trine et du principe même de Descartes, et qu'il
parlait une langue dont il ne s'était pas assez appro-
prié les éléments.
Aussi la doctrine des idées , si incomplète , si
vague, si pleine de lacunes dans l'ouvrage de Locke,
préparait-elle un triomphe facile à l'idéalisme de
Berkley et surtout au terrible scepticisme de Hume;
l'un et l'autre purent en profiter, celui-là pour dé-
truire le monde des corps, celui-ci pour porter la
coignée à la racine de l'arbre et détruire en un seul
coup la réalité de toutes les existences avec celle de
l'idée de cause qui en est le seul fondement.
On dirait que Locke ait voulu remonter au-delà
de ce point solide où Descartes avait cru pouvoir
jeter l'ancre dans la recherche de la vérité , et fixer
son esprit flottant sur la mer du doute; savoir, la
pensée , attribut essentiel de l'âme, et non pas l'âme
substance hors de la pensée.
En posant l'âme table rase avant la première
sensation , Locke part de cette notion vague et pu-
rement abstraite de substance , modifiable et non
encore modifiée ou dénuée de tout attribut, n'offrant
ainsi à l'entendement d'autre prise que celle d'un
nom.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l8l
Dans la langue et les conceptions de Descartes ,
les termes pensée , idée , expriment bien certains
modes indéterminés actuellement présents à l'âme;
mais , tout ce qui est présent à l'âme ne l'est pas
nécessairement par là même à la conscience ou à
l'aperception du moi, et la substance pensante peut
exister à son vrai titre sans être en état d'exprimer
actuellement la proposition je pense, j'existe, dont
elle n'a en elle que le fondement métaphysique sans
l'expression ? et, par là même sans la conception du
fait intérieur ou psychologique.
La première sensation adventice donne lieu à ce
fait ou à sa présence dans l'âme, s'exprimant alors
à elle-même au titre de moi (je suis).
L'attribut essentiel de l'âme, la pensée fondamen-
tale, commence dès lors non à exister, mais à se pro-
duire sous ce mode intérieur du moi , percevant
un , simple, identique , qui s'associe à toute modifi-
cation adventice, à toute sensation variable et passa-
gère. Il n'en est point ainsi dans le point de vue de
Locke; comme l'âme est table rase , et n'a rien, ne
produit rien de son propre fonds, il faut bien que
tout vienne du dehors à cette substance nue, tout,
y compris le sentiment même le plus obscur d'exis-
tence antérieur à la sensation reçue; et quand la vie
intérieure commencera avec l'aperception du moi,
il faudra admettre que c'est la cause externe et ma-
térielle de la première impression , ou l'objet qui
182 DIVISION dis i Mis
crée par là même le sujet sentant Celui-ci esl donc
subordonné quant à l'existence qui le vivifie, quoi-
que supérieur en droit et par nature, à l'objet qu'il
sent ou perçoit comme objet hors de lui.
Quand Locke a dit que la conscience ou l'aper-
ception est la seule caractéristique des opérations
de l'âme, qui ne peut être dite penser ou sentir
qu'en tant qu'elle s'aperçoit que c'est elle-même qui
sent ou pense, ce philosophe annonce clairement
que toutes ses recherches s'appliquent à l'âme , aux
vérités psychologiques , aux faits d'expérience inté-
rieure.
Mais comment ne pas reconnaître même comme
un fait de cette espèce , que tout ce qui affecte la
sensibilité humaine depuis l'origine de la vie , tout
ce qu'on peut dire véritablement être dans l'esprit
ou dans l'âme comme disposition , tendance , habi-
tude, appétits, etc., n'est pas nécessairement et ac-
tuellement présent à la conscience, aperçu par elle
et joint au sentiment du moi? témoin les premières
sensations du fœtus, de l'enfant qui vient de
naître, etc.; témoin tous ces modes de l'existence
sensitive ou animale dont on peut bien croire,
en effet, que l'âme pensante, le moi de l'homme
n'est pas le propre sujet d'attribution, et qu'on peut
rapporter à tel autre sujet ou principe qu'on vou-
dra , tel que l'âme sensitive des animaux , le principe
vital du corps , à condition , toutefois , qu'on ne
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l83
prétende pas soumettre ce principe, quant à l'exis-
tence ou quant à ses modifications , à l'impulsion et
aux mouvements communiqués par des agents mé-
caniques.
Le génie métaphysique de Descaries avait profon-
dément vu qu'on ne pouvait, sans absurdité , faire
créer par le dehors la pensée avec l'existence même
du moi. Le système des idées innées n'eut pour ob-
jet que de sauver l'absurdité ou de reculer le mys-
tère jusqu'à la source commune et unique qui com-
prend , mais où s'expliquent tous ces mystères.
Si , entrant plus avant dans ie système de Des-
cartes , Locke eût mieux saisi le caractère de son
principe , il n'aurait pas conçu l'hypothèse de l'âme
table rase , et eût sans doute préféré le mystère \\
l'absurdité.
Il n'aurait jamais élevé la question de savoir
si Dieu ne pouvait pas ou n'avait pas pu, dans
l'origine, donner à la pure matière la faculté
de sentir et de penser, ou fondre ensemble la
pensée et l'étendue dans un seul et même sujet
qui renouerait ces deux attributs distincts. Ques-
tion tant répétée depuis Locke, dont la solution
affirmative convient si bien aux hommes qui
imaginent plus qu'ils ne réfléchissent; question
que le principe de Descartes ou l'emploi exclusif de
la notion de substance passive amène naturellement,
et reproduira sans cesse avec la même solution for-
l8/| DIVISION DIS I M IS
tifiée par toute i;i dialectique des SpinoflQ et des
Hobbes,
En voulant ramener Ja])hilosophie à l'expérience,
sans distinguer précisément l'intérieure et l'exté-
rieure, Locke n'a pas cessé d'être sous l'influence
des principes et de la langue même de la philoso-
phie cartésienne.
En éludant les difficultés , en évitant de s'enfoncer
dans les profondeurs, le célèbre Anglais s'est sauvé
de l'écueil où ce principe absolu de Descartes a
entraîné des esprits plus forts. Heureuse faiblesse
qui empêche de suivre jusqu'au bout un principe
dangereux!
Successeur et disciple de Locke, mais plus con-
séquent que son maître, Condillac, sans entrer plus
avant dans le champ ouvert par le véritable père de
notre métaphysique , Descartes , semble d'abord
plein du même esprit qui a dicté le principe sur
lequel repose toute cette doctrine.
L'auteur du Traité des Sensations commence, il
est vrai, comme Locke, par poser l'âme table rase,
substance nue dont toute la vie intérieure est créée
par la première sensation ou par une impulsion
extérieure qui la détermine ; mais il entrevoit l'abîme
et le franchit d'un seul bond, à l'aide d'une hypo-
thèse ou d'une fiction, sans conséquence pour la
vérité des choses qu'il faudra chercher à établir
plus tard d'une autre manière.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l85
Laissons l'hypothèse, et ne cherchons pas trop
curieusement comment notre auteur entend que
l'âme de la statue qui , ne sentant pas , et par suite
n'existant pas pour elle-même, dans un instant com-
mence à exister, à vivre, à sentir pour la première
fois par la seule impression accidentelle d'une
odeur de rose.
Vous trouverez qu'à partir de là Condillac se place
sous le vrai point de vue psychologique et procède
précisément à la manière de Descartes, en donnant
à l'affection et à plusieurs attributs essentiels de
l'être sensitif, même réalité de principe que l'auteur
des Méditations a attribuée à la pensée fondamen-
tale, attribut essentiel de l'être intelligent. A la pre-
mière sensation (d'odeur de rose) l'âme devient
cette odeur; expression psychologique très-remar-
quable qui correspond parfaitement à l'identité ex-
primée par le principe de Descartes du Je pensant
et la chose pensante ; l'auteur des Méditations entend
de même que l'âme devient sa pensée ou s'identifie
avec son attribut essentiel.
Locke aurait dit, comme le vulgaire des métaphy-
siciens : L'âme modifiée par l'odeur de la rose, a l'idée
de la conscience de cette sensation, c'est-à-dire,
d'elle-même, comme modifiée dans son état perma-
nent : c'est ainsi qu'on est toujours porté, en suivant
toutes les formes du langage, à confondre deux
sortes de rapports qui ont le moins d'analogie, sa-
l86 DIVISION DES FAITS
voir, celui qui associe; à un objet, sons le nom sub-
stantif, des propriétés, qualités ou modes qui s'y
rapportent, et celui par lequel l'être individuel sen-
tant et pensant, je, se distingue par une identité
permanente de tout ce qui est multiple, variable et
passager, hors de lui comme en lui, ou dans son
organisation sensible qui est aussi extérieure en un
certain sens.
Si , comme nous le verrons bientôt , le rapport
des deux éléments constitutifs de la sensation est
d'une tout autre nature que celui du mode à la
substance, assimiler l'un à l'autre, c'est renoncer à
toute psychologie; c'est déclarer insoluble le pre-
mier problème de la philosophie par la manière
même dont on le pose.
Reprenons la formule si expressive, où l'âme de
la statue devient la sensation odeur ; puisqu'elle le
devient, elle n'en a pas l'idée ou la conscience; elle
n'est pas un moi distinct de la modification sensible.
En prenant l'idée de sensation pour un simple fait,
Locke s'est trompé par défaut d'analyse : la con-
science ou l'idée de sensation se compose toujours
de deux termes : savoir, de l'impression affective
et du sentiment toujours identique d'individualité
ou de moi.
Condillac a supérieurement vu que la première
sensation , avec laquelle l'âme même s'identifie , ne
saurait constituer ni renfermer le moi ; que ce n'est
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 187
pas là ce qu'on peut appeler encore l'idée de sensa-
tion, fait de conscience. Ainsi il ajoute un élément
de plus à l'analyse de Locke.
Supposez que la première sensation soit continue
et non susceptible d'interruption ( comme nous pou-
vons en voir des exemples) , et vous aurez l'équiva-
lent de la pensée fondamentale de Descartes. Il
ne s'agira plus de créer la sensation où elle n'est
pas, mais seulement de modifier, de transformer
l'état de l'être sensitif par une impression nouvelle.
De là aussi cette analogie avec le point de vue de
Descartes , où rien n'est considéré dans le virtuel ,
ou comme faculté, mais dans l'actuel, comme idée
ou sensation présente. Aussi Condillac reproche-t-il
à Locke d'avoir admis dans l'âme quelque chose
d'inné et d'inintelligible, selon lui , en lui attri-
buant des facultés antérieures à l'expérience des
sens qui les féconde et ne les crée point.
La première sensation de la statue sans moi cor-
respond parfaitement à la pensée non aperçue que
Descartes attribue à l'âme du fœtus avant tout exer-
cice des sens, et l'on ne peut s'empêcher de recon-
naître l'influence des principes de la doctrine mère
sur ce Traité des sensations qui a tant paru s'en
éloigner.
Pendant la durée d'une sensation continue, qui est
censée rester la même , si diverses impressions sen-
sibles se succèdent, on pourra dire qu'elles modifient
1 88 DIVISION DES FAITS
ce sentiment fondamental de l'âme ( ce qui n'est
pas modifier ou échanger la substance;. En effet,
le caractère de la sensation est d'être aperçue, ou,
comme dit Locke, toute idée de sensation consiste
en ce qu'il y a, dans la même unité de sentiment,
quelque chose qui reste et quelque chose qui est
changé; ce qui reste est le moi qui existe, non pas
in abstracto, mais comme sentant ou s'apercevant
lui-même distinct de la sensation.
Vainement on chercherait à représenter ce fait
intérieur et l'union des deux éléments distincts qui
le constituent, par celle qui existe entre la substance
objective et cet attribut, mode ou qualité variable qui
s'y rapporte (comme les figures, les couleurs, etc.).
Cette analogie hypothétique ne servirait qu'à abuser
l'esprit et à le détourner de ce qui caractérise pro-
prement le sujet dont il s'agit et de ce qui reste
immédiatement du fait de conscience.
Ce fait, que le moi lui-même n'est pas dans la
première sensation, Condillac le reconnaît ; elle pour-
rait durer éternellement en elle-même sans se trans-
former d'elle-même dans le sentiment propre du
sujet individuel qui sent ou aperçoit qu'il existe en
se sentant. Ajoutez de nouvelles sensations de la
même espèce, ou passives comme le sentiment fon-
damental qui ne se sent pas, ne se double pas inté-
rieurement; modifiez ce sentiment d'une manière
quelconque, et si vous n'ajoutez rien de plus, le
PSYCHOLOGIQES ET PHYSIOLOGIQUES. I 89
composé ne vous donnera pas ce qui n'appartient
à aucun des éléments simples employés.
Prétendre faire ressortir le moi de la coïncidence
de deux sensations présentes à la fois , l'une par le
souvenir, l'autre par l'impression actuelle de l'objet,
ce n'est pas résoudre le problème; car si l'on dit
qu'une sensation antérieure persistante ( qu'on
nomme arbitrairement souvenir) se distingue elle-
même de la sensation actuelle, qu'elle se compare,
on va contre l'hypothèse qui la prenait comme
simple et sans moi : entend-on qu'il y a un sujet
qui distingue, perçoit, compare les deux modifica-
tions à la fois sans les confondre? c'est que l'on
considère alors ce sujet comme distinct en lui-même
des sensations qu'il compare, et l'on retombe dans
la difficulté , on conçoit ou on suppose quelque
chose qui n'est pas la sensation, etc. Mais il ne s'agit
pas, dans l' hypothèse, de ce qui est ou ce qui peut être
vérifié par l'expérience intérieure ; il s'agit de définir
et de déduire conséquemment aux premières défini-
tions et à la nature même de l'hypothèse.
Toutefois Condillac me paraît avoir rendu à la
vraie psychologie un service à peu près égal à celui
que Hume a rendu à la philosophie générale, en
montrant que l'idée de cause n'a aucun fondement
réel dans aucune idée de sensation ni de réflexion ,
comme Locke l'entendait.
On sait comment ce célèbre sceptique conclut de
J(JO DIVISION DIS FAITS
là que cette liaison qui se trouve établie dans notre
esprit (malgré nous-mêmes) entre les phénomènes
et ce que nous appelons leurs causes, n'est qu'une
habitude de l'imagination , une manière de voir les
choses sans conséquence pour la réalité; mais il y
avait une autre conclusion à tirer, c'est que la sen-
sation et la réflexion , telles que Locke les a consi-
dérées, ne sont pas les sources exclusives de toute
idée et particulièrement de ces croyances univer-
selles et nécessaires qui font la loi à tout l'entende-
ment humain.
Condillac a fait avec les idées de sensation tout
ce qu'il était possible d'en faire , et plus même qu'il
n'était raisonnablement permis. Quelle est la con-
clusion de toutes ces analyses? c'est que les idées de
substance , de cause ou de force, ne sont que des
abstractions réalisées ; que le sujet comme l'objet
de toute représentation externe ou interne n'a
qu'une valeur phénoménique. En partant de l'exis-
tence de l'âme et du corps, dont est composée sa
statue, et des objets de motion dont il s'est servi
pour mettre cette cause en jeu, il n'a employé dans
le fait que des éléments fantastiques dont le com-
posé ne saurait produire aussi qu'un fantôme ; et
pourtant, ces éléments avaient été pris en commen-
çant pour de véritables réalités, indépendantes
même de notre manière de les concevoir ; sans quoi,
il n'y aurait même pas eu lieu à l'hypothèse , et il
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES IQI
eût été impossible de la former. Mais qu'est-ce
qu'une hypothèse qui , au lieu de vérifier les don-
nées premières sur lesquelles elle s'appuie, conduit
très-logiquement à ce résultat, que ces données
mêmes n'existaient pas ? Sont-ce donc ici ces don-
nées qui sont en défaut? N'est-ce pas plutôt l'hy-
pothèse , où l'on a renfermé quelque contradiction?
Ici la contradiction est bien en effet de poser un
être tout passif qui ne fait que sentir, et pourtant
qui est dit apercevoir , se souvenir, juger, penser,
le tout conformément aux définitions arbitraires
substituées aux faits de conscience, et transformées
de manière à établir ce qu'on veut. La contradic-
tion, c'est de faire ainsi de la logique pure après
avoir commencé par faire de la psychologie.
C'est en ayant égard à ce commencement qu'il
faut rendre à Condillac la justice de dire que si son
Traité des sensations , considéré comme doctrine
d'enseignement, a été vraiment nuisible aux progrès
d'une véritable psychologie, il a, d'un autre côté,
influé utilement sur une analyse plus approfondie
et une connaissance plus exacte des faits primitifs
de l'esprit humain.
Locke avait trop équivoque sur les idées préten-
dues simples de sensation et de réflexion , sur les
facultés considérées tantôt comme nominales et pu-
rement abstraites, tantôt comme se rapprochant des
idées innées de Descartes.
If)?- DIVISION DES FAITS
Condillac leva l'équivoque; l'âme ne foil que sen-
tir, elle n'est rien, ou du moins on ne peu! savoir
ce qu'elle est, ni même si elle est hors de la sensa-
tion; il n'y a pas deux espèces de matériaux em-
ployés à construire l'édifice de ces connaissances :
une seule espèce suffît; ce sont des matériaux pas-
sifs , des sensations homogènes entre elles , dont
la première ouvre l'âme de la statue et la crée en
quelque sorte.
Le système de la connaissance formé sur ce plan
est-il le vrai système de l'homme? Oui, si l'hypo-
thèse explicative suivie jusqu'au bout reproduit
fidèlement tout ce qui est dans l'intelligence hu-
maine, tout ce que la réflexion ou l'observation
de nous-mêmes peut en apprendre. Mais si ce
système laisse à l'écart une classe entière de
notions, et précisément celles qui sont régula-
tives ou qui ont le caractère de lois de l'esprit
humain auxquelles aussi nul esprit ne peut se sous-
traire, il faudra en conclure , non pas que ces lois
sont chimériques par cela seul qu'elles ne rentrent
pas dans les cadres artificiels de l'hypothèse , mais
bien que cette hypothèse est fausse , incomplète
comme ne suffisant pas aux premiers besoins de
notre nature intellectuelle.
Condillac aurait donc bien mérité de la psycho-
logie, quand il n'aurait fait que constater par une
hypothèse ingénieuse si bien liée dans toutes ses
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES IO,3
parties, qu'en employant une seule espèce d'élé-
ments sensibles , il est impossible d'expliquer l'in-
telligence humaine comme elle est, et en reconnais-
sant qu'il pouvait y avoir sensation dans l'âme sans
aperception ni conscience du moi. C'est ce que
Locke ne comprenait pas.
Condillac doit être considéré comme ayant ouvert
la voie d'une analyse toute nouvelle des faits de
conscience : analyse destinée à rectifier, à compléter
toutes les sciences en faisant ressortir ce qu'il y a
d'essentiel dans l'homme, dont le Traité des sensa-
tions n'avait montré qu'une partie, précisément
celle qui constitue l'homme animal en dépendance
des objets sensibles , en laissant à l'écart tout ce qui
constitue l'homme intelligent et libre, supérieur par
là aux objets et à tout ce qui est passion.
Quoique Condillac ait voulu poser la base de sa
doctrine hors du domaine de la physiologie, il n'en
est pas moins vrai que le Traité des sensations tend
naturellement à se rejoindre à la science des phéno-
mènes de la vie; aussi, ceux qui ont considéré cette
branche de faits compris sous le titre vague et très-
impropre, à mon avis, de physiologie intellectuelle,
invoquent-ils sans cesse l'école de Condillac, qui
aurait pu aussi réciproquement appuyer utilement
sur des faits physiologiques son Traité des sensations
qui n'en eût été ainsi que plus instructif : car, tout
ce qui se passe dans l'homme hors la lumière de
III. 13
19/» DIVISION DES faits
conscience , tout ce qui tient à une nature passive et
animale est du domaine propre de la physiologie,
ou, plus généralement, et selon notre thèse actuelle,
tout ce qui, dans le même sujet vivant, sentant et
pensant, n'est considéré que sous le rapport de pro-
priétés, de qualités, de modes inhérents aune sub-
stance passive, ou qui ne saurait agir pour se donner
de propres modes constitutifs, rentre de droit dans
le domaine de la physique ou de la science de l'objet,
delà chose, du corps, à laquelle se rapportent toutes
les modifications sensibles et passives : de là l'es-
pèce de contradiction où l'on tombe, même quand
on entreprend de faire une psychologie de la sub-
stance pensante pure, entièrement séparée de tout
ce qui peut être entendu sous raison de matière;
c'est ce que nous allons chercher à montrer.
OPPOSITION DU PRINCIPE DE DESCARTES AVEC CELUI D'UNE
SCIENCE DE L'HOMME. PREMIÈRE BASE D'UNE DIVISION DES
FAITS PSYCHOLOGIQUE ET PHYSIOLOGIQUE. PERCEPTION ET
SENSATION ANIMALE.
On peut opposer au principe fondamental du sys-
tème de Descartes, une difficulté qui s'applique éga-
lement à tous les systèmes de psychologie pure;
c'est qu'ils prennent d'abord un sujet dans l'abstrait,
en posant, par exemple, la partie pour le tout, la
substance pensante au lieu de l'homme tel qu'il est
on tel qu'il peut se connaître en tournant sa vue sur
lui-même.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. IO,5
En effet, l'homme n'est pour lui-même ni une âme,
à part le corps vivant, ni un certain corps vivant, à
part l'âme qui s'y unit sans s'y confondre.
L'homme est le produit des deux, et le sentiment
qu'il a de son existence n'est autre que celui de
l'union ineffable des deux termes qui la constituent;
en croyant se saisir lui-même sans l'un de ces deux
éléments, l'esprit de l'homme ne peut embrasser
qu'une illusion, un pur abstrait, une ombre, sans
consistance ni réalité.
Ce n'est pas là aussi l'expression du fait primitif
de conscience.
Nous l'avons déjà dit; en partant du fait de sens
intime pour ramener le principe de Descartes de
l'abstrait au concret, du possible à l'actuel, du passif
à l'actif, de la substance à la force , il pourrait être
exprimé ainsi : Je veux, j'agis, donc j'existe.
J'agis, je commence le mouvement du corps, donc
je suis non pas un pur abstrait, mais une personne;
à ce titre, je coexiste, moi voulant, avec un corps
sentant et mobile.
Tel est le premier pas de la science, le terrain
ferme où je puis jeter l'ancre sans crainte d'être
encore rejeté dans l'océan du doute ou de tourner
sans cesse dans le labyrinthe du scepticisme ou de
l'idéalisme.
Plus tard, et dans un autre ordre de dévelop-
pement et de progrès, éclairé peut-être par une
\[)() DIVISION ])FS FAIl S
lumière supérieure, je pourrai, par un acte de ré-
flexion concentrée, séparer ou distinguer plus com-
plètement les éléments compris sous l'unité de la
conscience que j'ai du moi, comme personne^en-
sible, et placée dans le point de vue d'un moi supé-
rieur à tout ce qui est sens et pensant.
Je dirai avec le grand apôtre et avec le sentiment
qui l'inspirait : et video aliam legem in membris
meis, repugnantem legi mentis meœ etcaptisantem
me in lege peccati, quœ est in membris meis. »
(Epist. ad Rom., VII, 23.) Je sens la loi de ma volonté
dans les membres qui lui obéissent , dans les mou-
vements qu'elle fait commencer, qu'elle crée dans le
corps vivant.
Je sens en même temps dans ces membres une
loi qui n'est pas la mienne, et qui s'oppose à ma
volonté ou à moi.
Cette loi de mon corps se manifeste au moi dans
toutes les sensations ou passions que subit mon
humanité.
Si l'homme était tout actif, il n'aurait l'idée de
rien de passif; il n'aurait pas même l'idée ou l'a-
perception nette de sa force, car cette idée n'est
autre que celle d'une force déterminée ou limitée
par les résistances étrangères , et spécialement par
la force vitale ou sensitive du corps. Que si l'homme
était tout passif ou s'il n'était qu'animal, les lois sen-
sitives qui sont dans les membres à part le moi ou
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I97
la loi de l'esprit, s'accompliraient plus parfaitement
encore. Mais comment seraient-elles aperçues ou
connues? que serait le sujet apercevant?
Quand on part de la notion abstraite de sub-
stance, il est impossible de répondre autrement que
par des artifices logiques ou des hypothèses em-
pruntées du dehors à cette dernière question : quel
est précisément ce sujet moi qui perçoit la modifi-
cation passive et se distingue d'elle, en la mettant
hors de lui dans les membres où elle a sa loi?
Le sujet qui perçoit est le même que celui qui
s'oppose à la loi du corps ; ce n'est qu'en agissant
sur ce corps qu'il le perçoit ou le connaît comme
son objet immédiat et qu'il se manifeste intérieure-
ment à lui-même à son titre de sujet actif et libre.
Cette coexistence ou corrélation primitive ou né-
cessaire des deux éléments du fait de conscience ou
de la dualité humaine, ne peut en aucune manière
se ramener à une corrélation d'un genre tout diffé-
rent, celle du mode à une substance qui n'est pas moi.
Si le premier et le plus beau des problèmes de
la philosophie consiste à trouver le type ou l'ex-
pression vraie du rapport qui renferme d'un côté ce
qui est dans l'homme comme le constituant, et qui
correspond d'un autre coté à ce que peut être pour
nous avec notre intelligence bornée la force suprême
et infinie, qui a créé et ordonné l'univers, on peut
s'assurer que le rapport qu'il s'agirait de détermi-
19B division dis faits
ner pour résoudre ce grand problème , est d'une
toute autre nature que le rapport d'attribut ou de
mode à la substance qui la renferme , et qu'il y a
entre les deux même opposition qu'entre le prin-
cipe du théisme, ou la doctrine de l'unité, delà
personnalité de Dieu, Créateur et Providence du
monde, et le panthéisme qui met l'univers ou la
collection des êtres créés à la place de Dieu même.
Borné à une seule nature qui fait toute son exis-
tence et n'est qu'une partie de la nôtre, l'animal
vit seulement et ne pense point parce qu'il n'agit
pas, parce qu'il n'y a pas en lui cette force du vou-
loir qui détermine ou commence le mouvement.
En effet, l'animal qui est dit improprement agir,
ne sait pas ce qu'il fait; la condition nécessaire de
la science n'est autre que l'activité de l'effort voulu:
ôtez cette condition, ôtez ce vouloir et vous ôtez
nécessairement toute connaissance, toute perception,
car il n'y a plus de véritable sujet individuel qui
connaisse ou perçoive.
Par le sens de l'effort ou de l'acte nous avons
l'individualité personnelle ; le moi s'aperçoit en effet
immédiatement comme il existe, et dans l'exercice
de la force qui se détermine elle-même à l'action et
dans la perception de l'acte ou de l'effort produit
qui se rapporte à sa conscience.
Le moi aperçoit immédiatement en lui ou comme
lui-même ce qui s'opère en vertu de l'effort déployé
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 199
sur le corps organique , pendant que ce corps vit
de son coté en vertu de ses lois propres indépen-
dantes du vouloir.
Le moi perçoit hors de lui ce qui se fait ou
existe sans lui au titre de propriété, qualité ou
mode, soit du corps vivant organisé, son objet
immédiat , dont il se distingue et ne se sépare pas ;
soit dans l'étendue étrangère, objet médiat dont il
se distingue et se sépare.
Ce qui est perçu dans le corps propre comme
modification inhérente à l'objet immédiat , je l'ap-
pelle impression affective ou simple affection, car
tout ce que le moi rapporte au corps propre ou à
quelqu'une de ses parties s'accompagne toujours
de quelqu'un de ces modes plus ou moins obscurs
du plaisir ou de la douleur, sans lesquels on ne peut
concevoir la vie animale réduite à ses conditions
les plus simples.
Ce qui est perçu dans le corps étranger , comme
qualité ou mode de l'étendue , je l'appellerai intui-
tion ou représentation.
Le terme générai sensation dont on a tant fait
usage et abus depuis Locke et Condillac, enveloppe
les affections et les intuitions, et tout ce qui peut
être considéré comme modification d'une substance
passive, soit matérielle, organique, morte ou vivante ,
soit immatérielle ou pensante; mais de plus les
actes ou produits de la force active qui se met
200 DIVISION J)F.S FAITS
d'elle-même en dehors de tout ce qui est substance
ou chose modifiée passivement et sans son con-
cours.
Mettant à part cette force personnelle et tout ce
qui lui appartient expressément comme produit de
son activité indépendante, rien n'empêcherait de
comprendre tout le reste, de quelque nom qu'on le
désigne , sous la catégorie de sensations directes ou
transformées; car tout se réduit, en effet, à une
capacité abstraite ou à un mode passif fondamental
qui est conforme, dans toutes ses modifications suc-
cessives, à la manière dont on conçoit l'étendue, revê-
tant successivement toutes ses formes bizarres, etc. ,
à condition toutefois qu'en limitant ainsi la sensa-
tion à ce qu'elle est , sans rien de plus , on n'entendra
pas encore la perception comme élément indivisible
de la sensation ou identique avec elle.
A cet égard , Locke a eu raison de faire com-
mencer la science non pas à la sensation , mais à
l'idée de sensation. A la vérité , il ne fallait pas dire
que cette idée est simple et une , puisque toute idée
de sensation comprend deux éléments1, le sujet qui
perçoit et la chose ou modification perçue.
L'objet immédiat de la perception se réduit au
corps propre modifié par ie principe de vie qui lui
est inhérent ou par des stimulants externes qui ne
font que changer l'état sensitif corporel ou propre
de ce corps vivant , sans modifier le sentiment fon-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 201
damental qui était déjà en lui , et sans pouvoir le
créer s'il n'y était pas; sous ce rapport seul, l'hypo-
thèse de la statue de Condillac serait arguée de faux
dans son principe.
Dans l'acte de perception, le moi, avons-nous
dit, se distingue et se sépare de son objet immédiat.
Il faut bien entendre encore , à cet égard , qu'il ne
s'agit point de la séparation réelle des deux sub-
stances ou des deux attributs essentiels , la pensée
et l'étendue. Rien de plus commun, depuis Des-
cartes, et aussi rien de plus illusoire, en psycho-
logie, que de croire qu'en séparant deux éléments
métaphysiques tels que l'âme et le corps, pris tous
deux comme objets du concept abstrait, on pose
la division vraie des deux éléments psychologiques
du même fait de conscience, comme si la force du
vouloir pouvait être séparée de son exercice ou de
toute application actuelle au corps vivant.
Sans doute, nous concevons une force virtuelle ,
absolue , avant l'application au corps où elle s'ef-
fectue et se manifeste. Sans doute aussi le corps
organisé qui vit et reçoit des impressions dans
l'absence du moi , peut être assimilé , sous ce rap
port, à tout autre corps étendu, inerte, mobile;
mais ce sont là les raisons et les conditions, et non
pas les éléments du fait de conscience.
La psychologie , qui part de ce fait et y limite son
point de vue, n'admet pas plus de force sans organe
202 DIVISION DES FAITS
que de corps vivant sans impression affective de
plaisir ou de douleur.
Gomment ne pas reconnaître , en effet, qu'il y a
une foule de ces impressions obscures qui sont dans
la sensibilité passive sans être dans la conscience du
moi à qui elles demeurent toujours étrangères; et ,
quand l'aperception s'y joint, elle ne fait que mani-
fester au moi ce qui existe sans lui, et dont sa pré-
sence ou son activité même ne peut changer la nature
ou le caractère.
Par exemple , le moi peut être endormi pendant
que des douleurs plus ou moins vives agitent la
sensibilité animale ; la sensation est entière , quoique
l'aperception n'y soit pas ; celle-ci n'y ajoutera rien
de plus, et elle ne fera qu'associer l'homme aux
souffrances de l'animal.
Quand on a confondu la sensation animale avec
la perception , et qu'on nous dit ensuite que la sen-
sation animale ne diffère d'une autre appelée orga-
nique que par le degré seulement ou par certain
faux principe , la classification des phénomènes phy-
siologiques doit être fausse et illusoire comme sa
base.
La différence des deux espèces de sensibilité con-
sidérée comme propriété vitale , tient-elle unique-
ment à ce que les impressions de l'une n'affectent
que localement les parties de l'organisation vivante
qui les reçoit, tandis que les impressions de l'autre
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 203
sont transmises par des nerfs continus à un centre
cérébral , où elles revêtent le caractère de per-
ception ?
Il n'est point prouvé que la communication directe
avec le cerveau, par la continuité des nerfs, soit une
condition nécessaire et exclusive pour que les
impressions faites sur un organe deviennent affec-
tives dans ce degré qui les constitue animales. On
ne peut induire autre chose de ce qui s'est passé
dans la section ou dans la ligature des nerfs céré-
braux, sinon la correspondance sympathique ou
d'intégrité de toutes les parties du même système,
pour que l'impression faite sur l'une s'étende par
consensus à toutes les autres et affecte réellement
toute la combinaison vivante , l'animal. On sait
d'ailleurs qu'une multitude d'êtres organisés, privés
de cerveau ou d'un centre unique de sensation,
donnent pourtant des signes non équivoques de
susceptibilité aux impressions.
Enfin il est certain que nos affections les plus
vives , et celles que l'on pourrait le plus justement
caractériser du nom d'animales , ont leur siège dans
des organes internes qui n'ont point de communi-
cation directe avec le cerveau. D'où l'on est fondé à
conclure que la sensibilité animale , considérée
comme une simple capacité qu'a l'être vivant de
recevoir des impressions et d'en être affecté immé-
diatement, c'est-à-dire de pâtir douleur ou plaisir,
204 DIVISION DIS FA.ITS
ne dépend point, comme d'une condition exclu-
sive, de la transmission à un centre unique^
Si l'on reconnaît donc une fonction perceptive ou
le moi joue un rôle actif, essentiel , il faudra bien
reconnaître que la perception est quelque chose de
plus qu'un caractère , un mode ou un degré de la
sensation.
J'observe que Bichat semblait être conduit par la
manière même dont il envisageait les phénomènes
des deux vies, à scinder, pour ainsi dire, la classe
unique des sensations animales en deux parties,
dont l'une pouvait se rapporter encore à une vie
organique ou intérieure, tandis que l'autre aurait
eu tout son fondement dans la vie de relation ou de
conscience. S'il avait ensuite voulu conserver le titre
générique sensations, il eût fallu , je crois, en recon-
naître trois espèces analogues aux trois sortes de
contractilité : la première aurait compris les sensa-
tions organiques, la seconde les sensations animales.
Là eût fini le domaine propre de la physiologie et
commencé celui d'une analyse philosophique et
réfléchie , qui aurait signalé dans cette source les
premiers éléments et comme la matière d'un troi-
sième ordre plus élevé, celui de perceptions pro-
prement dites. Il me semble qu'il pouvait ressortir
de là un moyen de fixer les limites des deux sciences,
qui sont faites pour s'entendre , mais non pas pour
se confondre.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 10 5
La physiologie attache beaucoup d'importance à
ses explications, soit qu'elle confonde la sensation
même avec le mécanisme nerveux et qu'elle la con-
sidère comme son résultat immédiat et nécessaire,
ou qu'enfin, reconnaissant qu'il n'y a aucune ana-
logie entre deux ordres de faits si différents, l'un
en dehors, l'autre en dedans du sujet sentant , elle
ne regarde les fonctions du système nerveux, rela-
tivement aux impressions sensibles qui semblent s'y
rattacher, que comme des conditions et non les
causes ou les sujets de ces impressions.
Mais quand nous n'aurions aucune espèce d'idée
de ce mécanisme; quand nous ne saurions pas même
qu'il y a un cerveau, des nerfs et une correspon-
dance entre ces parties, etc.. , les faits de conscience
en seraient-ils moins clairs et suffiraient-ils moins
pour nous montrer que la sensation effective, dans
tous ses degrés de faiblesse ou de force, d'obscurité
ou de vivacité , est aussi essentiellement différente
de la perception que le corps obscur ou éclairé est
différent de la lumière.
La perception peut bien en effet se comparer à
une lumière que la conscience répand en quelque
sorte sur la sensation; celle-ci ne change point de
nature, mais reste ce qu'elle est , soit qu'elle tombe
sous la vue intérieure du moi , soit qu'elle lui
échappe.
Tant que l'animal vit , il sent plus ou moins obs-
206 DIVISION DES FAl'Is
curément , il est affecté, dans son existence continue
ou sensitive , d'une manière agréable ou doulou-
reuse , facile ou pénible, etc. ; que le moi soit pré-
sent ou absent, qu'il assiste comme témoin inté-
ressé à ces scènes intérieures ou qu'il soit distrait
ailleurs; enfin que le patient n'ait plus qu'une na-
ture animale ou qu'il soit un composé des deux na-
tures, ce que la sensation est pour le moi quand il
vient à s'unir à elle ou à la percevoir, elle l'est ou
le serait en tant que passive, à part toute conscience
du moi.
Attendu que ce point de doctrine est capital et
qu'il est entièrement opposé aux théories psycholo-
giques et physiologiques les plus répandues, où les
faits de la nature humaine sentante et pensante sont
pris sous le côté passif, comme propriétés ou modes
du corps organisé vivant par sa propre loi , abstrac-
tion faite de tout produit de cause ou force qui
vient s'unir à ce corps et le fait vivre sous une autre
loi qui n'est pas la sienne, savoir, sous celle du vou-
loir constitutif de la personne humaine; nous devons
tâcher d'éclaircir avant tout , par des exemples de
faits ou des inductions de faits pris dans l'existence
intérieure , ce que sont ou ce que peuvent être ,
dans notre animalité , les sensations passives à part
de toute conscience de tout ce qui est pensé.
Les doctrines psychologiques et physiologiques
qui se rattachent exclusivement à cet ordre de faits
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 207
cle la nature vivante et sentante, comme s'il renfer-
mait ou embrassait l'homme tout entier, se trouve-
ront justifiées du reproche de ne porter que sur
une base fausse. Mais en même temps elles seront
atteintes et convaincues de laisser de côté, dans la
science de l'homme, précisément tout ce qui con-
stitue l'homme distinct de l'animal.
En lisant l'ouvrage où l'on trouve décrit avec
tant de talent et de vérité une espèce de faits per-
ceptibles au tact intérieur, on croit , pour ainsi dire,
voir en reflet, comme dans un miroir, une partie
de son être, celle qui se cache le plus à toute ob-
servation extérieure; et on se dit, c'est bien ainsi
que j'existerais, que je sentirais, que je serais mu
par le souffle de l'instabilité, au gré de mes passions,
de mes penchants , de mon instinct et de toutes ces
impressions variables, relatives aux dispositions ner-
veuses, au tempérament, à la santé, à la maladie,
aux âges, au régime, aux habitudes, aux lieux, aux
climats, etc.
Je sais bien aussi que moi qui observe tant de
nuances fugitives , moi , qui prends sur le fait cette
sensibilité animale, qui lutte si souvent contre elle,
qui me donne des déterminations directement op-
posées ; moi qui sais lire dans l'animal et parviens à
le dompter par un effort énergique et soutenu; moi
qui veux, juge, raisonne, qui reste identique, qui
connais Dieu et moi-même; je suis autre que
2o8 DIVISION DES FAITS
l'animal, dont je me distingue dès que je le juge;;
dont je me sépare dès que je lui résiste, ou qu'il nie
résiste.
Le physiologiste donne lui-même un démenti à
sa doctrine exclusive; mieux il me montre ce que
je serais comme machine organisée vivante, et ce
que je suis dans cette partie de mon être par la-
quelle je tiens à l'animalité ; mieux je sens la néces-
sité de chercher ailleurs que dans un cerveau ou
des nerfs ce qui constitue en moi l'humanité, la
personnalité libre.
CARACTÈRES ET SIGNES DES SENSATIONS.
Il faut louer Gondillac d'avoir cherché à fonder
la philosophie de l'esprit humain, non plus sur
une notion simple, métaphysique et abstraite, mais
sur un fait primitif, et véritablement simple, l'âme
humaine comme elle est , comme elle commence à
exister au titre de moi.
L'âme de la statue se trouve à la vérité posée de
prime-abord dans un monde d'êtres, dont il y aurait
lieu de demander d'abord s'il existe réellement, ce
qu'il est à part la sensation ou avant elle; mais,
l'hypothèse admise, la première sensation créée dans
l'âme par l'objet extérieur est bien le fait d'existence
sensible le plus simple que l'analyse puisse saisir.
Seulement Gondillac a eu le tort d'aller chercher ce
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 20G;
simple fait bien loin et de feindre une hypothèse,
pour expliquer l'organe même du fait ou de la sen-
sation elle-même. Il lui suffisait de prendre le pre-
mier être vivant, même organisé d'une manière plus
simple que ne le suppose la première sensation d'o-
deur de la statue, réduite encore à ce sens unique.
En considérant que la vie la plus simple ne peut
avoir lieu sans quelque impression, sans quelque
degré de plaisir ou de douleur ; à cet égard l'état du
fœtus qui vit et se meut avant de voir, et a reçu
une impression du dehors, ne peut différer de l'état
sensitif où la première impression d'odeur de rose
met l'âme de la statue. Des deux côtés c'est une
sensation complète, parfaitement simple ou sans
mélange d'idée de conscience du moi qui la com-
pliquerait nécessairement de quelque élément d'un
autre ordre.
Ce sens vital est le vrai primitif simple, il est
même la condition première et nécessaire de toutes
nos sensations externes , qui n'en sont que des modes
qui s'y ajoutent successivement, et forment une suite
du composé objectif, sans constituer véritablement
la pluralité dans l'unité subjective (i).
(1) Leibnitz confond sans cesse ces deux sortes de composés ; c'est
ainsi qu'il trouve une grande multiplicité d'éléments dans ces pre-
mières idées de sensation, que Locke regarde comme simples; mais
c'est que Locke n'avait égard qu'à l'état subjectif de l'âme, tandis
que Leibnitz ne considérait que ce qui est.
MF. 14
•2iO DIVISION DES TAJTS
Ce point de vue du simple, considéré dans le passif
de l'âme sensitive (identifiée avec sa première mo-
dification), qui a échappé a l'auteur du Traite des
sensations , a été saisi tellement par les physiolo-
gistes qui ont cherché à remonter, à l'aide de l'ob-
servation ou de l'induction, des faits de la nature
vivante jusqu'aux premiers principes de la sensibi-
lité, qu'ils leur ont paru s'identifier avec ceux de la
vie même.
Je citerai , comme exemple le mieux approprié à
mon but actuel, le passage où le célèbre physiologiste
allemand, Reil, caractérise de la manière la plus re-
marquable les modes vraiment simples de ce sens
immédiat qui est aussi, selon lui , le fait propre du
plaisir ou de la douleur, inséparable de tout ce
qui vit.
Reil donne à ce sens le nom expressif de cœnes-
thèse, ce qui veut dire sentiment d'ensemble, mode
composé de toutes les impressions vitales inhérentes
à chaque partie de l'organisation.
Quelques autres auteurs d'anthropologie ont aussi
distingué un ou plusieurs sens internes attachés aux
changements ou aux fonctions des parties les plus
grossières de notre organisation matérielle. Ils ont
soupçonné l'existence de la cœnesthèse, mais, faute
d'une connaissance du corps humain ou d'une ana-
lyse assez approfondie, ils ont confondu les limites
qui séparent la cœnesthèse des sensations externes
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 1 I
ou des fonctions particulières de l'organisation
ayant bien plus égard aux perceptions du moi
qu'aux changements ou modifications mêmes de
la sensibilité propre au corps vivant ; c'est ainsi
qu'ils ont mêlé aux affections immédiates de cœnes-
thèse celles qui tiennent à des habitudes sensitives,
au froid, au chaud, à la faim ou à la soif, les odeurs,
saveurs, etc.
« Les nerfs disséminés dans tout le corps ont pour
« fin principale de transmettre à toutes les parties
« les forces vitales et la capacité de remplir les
« fonctions qui leur sont propres , et de les unir
« entre elles par le lien d'une même et commune
« sympathie.
« Mais les nerfs ne sont pas seulement les moyens
« ou instruments de la vie sensitive ; ils en sont en-
ce core les agents propres et immédiats, par la faculté
« qu'ils ont de réagir sur eux-mêmes et par là de
« constituer un sens fondamental et continu de la
« présence et de l'état du corps propre.
« Les extrémités nerveuses, enveloppées dans une
« sorte de pulpe , éprouvent une sorte de pression
« continuelle des parties qui les contiennent ; c'est
« au moyen de cette pression ou de cette sorte de
« contact que l'on a, à chaque instant, l'idée de son
« corps présent et de chacune de ses parties.
ce De là le nom de cœnesthèse, sentiment d'un
« ensemble qui tient à une action que l'âme seule
À l'A DIVISION ni S FAITS
« commence en déployant sa force sur le corps
« mobile. »
« La réaction nerveuse, de quelque manière qu'on
« l'entende, ne peut se lier qu'à des impressions vi-
« taies et aux sensations sans moi. *
« Tous les mouvements répandus dans le corps,
« de quelque espèce qu'ils soient, leur état régulier
« ou anormal , leur suspension ou leur cessation ,
« tous leurs degrés de lenteur ou de vitesse , sont
« continuellement représentés à l'âme parla ccenes-
« thèse.
« Sans elle , sans ce sens vital intérieur, tout in-
« time, nous n'aurions aucune idée de l'application
« ni de l'intensité variable de nos forces physiques,
« dans la respiration, l'excrétion, la contraction mus-
« culaire, etc. » (excepté celle qui est l'effet d'une
résistance extérieure).
« Mais ce sens de la présence immédiate et des
« fonctions du corps est confus par sa nature, et
« l'âme n'y distingue aucun des éléments essentiels
« et nombreux qui concourent à chaque instant à le
« former.
« Les organes des sens externes représentent, il est
« vrai, à l'âme son propre corps, et quelques philo-
« sophes ont prétendu réduire à cette représenta-
« tion extérieure la conscience et la connaissance
« que l'âme acquiert de ce qui se passe dans les di-
« verses parties de l'organisation, à laquelle elle est
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 2l3
« unie; comme si les sens externes étaient les vrais
« juges compétents de ce qui touche l'âme ou son
« objet immédiat.
« Les sens externes ne représentent en ce cas que
« cette surface de notre corps qui, respectivement à
« eux, ne peut être considérée que comme une par-
« tie du monde. Ainsi , ce corps propre en qui ou
« par qui l'âme est immédiatement affectée de plai-
« sir ou de douleur , se représente extérieurement
« comme objet étranger sans aucune de ces affec-
« tions intimes, inséparables du sens même.
« Ainsi , la lumière réfléchie de la surface de
« notre propre corps nous manifeste sa forme , sa
« figure comme celle de tout autre objet; nos
« propres émanations affectent l'odorat comme les
« odeurs étrangères; lorsque la main s'applique à
« une autre partie de notre corps , les deux sensa-
« tions tactiles simultanées nous apprennent par
« l'expérience répétée à reconnaître que c'est notre
« propre corps, et non un corps étranger que nous
« touchons.
« Mais le sens spécial de la douleur, par exemple,
« nous fait reconnaître d'une manière autrement
« immédiate, ce corps qui esta nous. La cœnesthèse
« est avant le toucher ; l'une pénètre là où l'autre ne
<c saurait atteindre.
« C'est elle qui nous avertit sans cesse des chan-
« gements ou états successifs des parties du corps,
ai4 division i>j;s FAITS
« et cela uniquement par quelque mode du plaisir ou
« de la douleur inhérent à ce sens de la manière la
« plus immédiate , sans aucune sorte de réflexion ,
« j'ajouterai , sans aucune conscience du moi , qui
« tînt de l'affection même. »
Dans l'engourdissement d'un membre, par exemple,
occasionné par la pression des nerfs, la suspension
totale de cœnesthèse nous rend cette partie aussi
étrangère que si elle appartenait à un autre indi-
vidu, quoique nous continuions à la voir et à la tou-
cher. Et l'on a divers exemples d'hommes privés de
toute espèce de tact qui avaient , au moyen de la
cœnesthèse restée entière, le même sentiment que
nous avons de la présence du corps.
Si l'on pouvait trouver un animal qui fût privé
de tout organe de sens externe, il aurait encore,
au moyen de la cœnesthèse , quelque sentiment
plus ou moins obscur de l'existence du corps vivant,
dont le sens ne peut absolument se séparer.
Reil part de là pour examiner avec plus de dé-
tail le phénomène de la cœnesthèse relativement à
l'état de santé et de maladie.
« Dans la bonne santé , dit-il , toutes les parties
« du corps organisé (les membranes, les muscles,
« les vaisseaux, les viscères, etc.), exerçant une pres-
« sion immédiate modérée et régulière sur les ex-
« trémités nerveuses qui leur sont inhérentes , y
« excitent des impressions, qui, simultanément pro-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1 1 5
« pagées à l'àine , s'unissent en un seul sentiment,
« celui de la présence du corps propre, de son état
« actuel, de son degré d'énergie ou de force vitale.
« Ce sentiment, il est vrai, est confus et obscur à
» tel point, que l'âme ne peut distinguer aucune
« des parties ou impressions élémentaires qui con-
« courent à le former, ni aucun des mouvements
« vitaux que ces impressions excitent.
« La ccenesthèse est faible et peu prononcée dans
« l'état de bonne santé , autrement nous serions
« troublés par la multitude de ses impressions.
« Elle est au contraire forte, et marquée dans
« l'état de maladie; afin, qu'avertis du péril, nous
« puissions recourir aux remèdes. Mais l'exercice
« des sens externes tempère toujours assez la force
« de ces impressions de la ccenesthèse.
« Nous avons (par ccenesthèse) le sentiment im-
« médiat de nos forces corporelles , et du degré de
« leur application.
« Nous sommes avertis par la fatigue et la dou-
« leur des limites de nos forces, qu'il serait nuisible
« de dépasser.
« Le poids relatif de notre corps est compris dans
« le sentiment immédiat de ses forces mêmes.
« Dans l'état sain , la présence du corps est
« agréable par elle-même ; elle est toujours pénible
« et douloureuse, ou déterminée dans toute altéra-
« tion ou dérangement d'équilibre organique.
*-*l() DIVISION DES FAITS
« L'homme qui a la conscience de l'état le plus
« parfait possible de son organisation , en qui toutes
« les fonctions naturelles, vitales et animales, s'exer-
ce cent facilement et dans un ordre harmonique,
« jouit ainsi du libre exercice de ses forces et de
« ses facultés. Il éprouve une volupté, une joie ani-
« maie, qui n'est autre que le sens immédiat de cet
« état du corps organisé, accompagné de tous les
ce signes propres annonçant une vie durable, tenace
ce dans son principe.
e Lorsqu'au contraire le libre exercice de la force
ce vitale du corps organisé rencontre divers obstacles
s dans le développement de ses propres organes ,
ce que les parties malades excitent dans les nerfs
ce diverses impressions animales , l'âme est pénible-
ce ment affectée de la présence de son corps , où le
ce sentiment immédiat de ce désordre organique
ce comprend tous les degrés de douleur , comme le
ce genre renferme les espèces ; de là aussi, tous les
ce sinistres présages d'une fin prochaine.
ce Le sentiment agréable qui accompagne (ou qui
ce constitue plutôt par lui-même) la bonne santé du
« corps, ne se réfère à aucun organe déterminé ,
ce n'étant lui-même que le produit formé de ces sens
<e obscurs , qui portent à l'âme les impressions de
ee toutes les parties du corps organisé , jusqu'aux
ce moindres molécules vivantes. »
Reil traite à part la ccenesthèse dans les mala-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 217
dies, il considère la sensibilité propre et spécifique
de chaque partie du système nerveux, la nature des
stimulus qui sont propres à y exciter des impres-
sions affectives, enfin la sensibilité propre de l'or-
gane de l'âme , capable de modifier ces impressions
douloureuses.
De là, différentes espèces de douleurs que l'ex-
périence nous fait reconnaître, et qui toutes s'accor-
dent en ce point, que ce sont des effets de la cœnes-
thèse , représentant, à Vaine un état du corps
extraordinaire et contre nature. Ce qui suffit pour
comprendre sous un seul genre toutes les espèces
d'affections douloureuses dont il s'agit.
Reil s'attache à distinguer ces différentes espèces
d'impressions sensitives purement internes , la faim,
la soif, la fatigue, les sensations de nausée, de
vomissement, d'excrétion , de froid, de la fièvre, etc.;
les appétits ou aversions de l'instinct animal, l'an-
tipathie, la nostalgie, etc.
Cette énumération aurait pu être bien plus
étendue et n'embrasse encore que la moindre partie
de ces affections obscures pour qui nos langues
n'ont pas même de nom , et qu'on ne saurait com-
ment exprimer.
Reil n'a certainement pas mérité le reproche
qu'il adressait à quelques auteurs d'anthropologie ,
celui de n'avoir pas suffisamment étudié les diverses
parties de l'organisation humaine; mais on peut
9 I 8 DIVISION DES J'A ! I I
croire aussi qu'eu étudiant l'homme p.ir le côté
le plus accessible ;i l'observation physiologique, il
n'a pas eu lui-même assez d'expérience et a trop
négligé l'espèce d'analyse qui peut seule le mettre
en lumière.
Il résulte clairement de ces observations sur la
cœnesthèse, que partout où est la vie là est aussi
quelque degré de sensation affective de plaisir ou
de douleur; mais partout où est l'affection, doit-on
admettre qu'il y ait aussi perception ou conscience
indivisible ?
Cette question valait la peine d'être examinée ; on
a mieux aimé la supposer résolue affirmativement
sans l'examiner. Au moyen de la cœnesthèse, par
les impressions immédiates du sens vital, l'âme,
dit-on , a le sentiment de la présence de son corps;
et l'état sensitif de l'homme, de ses parties comme
de l'ensemble, est constitué.
En posant ainsi une âme ayant la faculté d'aper-
cevoir ou même l'aperception innée de ce qui est en
elle ou hors d'elle, on prend le moi, la personne
constituée, pour point de départ, sans demander
comment ou en quoi , par quel moyen, sous quelle
condition , cette personne est constituée ou existe
par elle-même; ce n'est certainement pas la cœnes-
thèse qui constitue la personne. En reconnaissant
un animal qui serait réduit à ce mode de vie sensi-
tive plus ou moins obscure , on ne suppose pas qu'il
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 9 I g
eut par cela seul la conscience , la pensée ou la per-
ception de son existence. Cette perception a donc
une autre source. En disant qu'elle est inhérente à
l'âme humaine ou à la substance pensante, on
attribue à celle-ci l'idée innée et peut-être même
anticipée de son union avec le corps ; on tranche la
question , et l'analyse n'a plus rien à y voir.
Mais aussi tout est confondu : les termes pensée,
perception, idée, ne sont plus employés à leur
titre ; on les sépare de la conscience , on les met où
le moi n'est pas.
On s'accorde mieux, il me semble, avec les faits
d'expérience intérieure, en admettant, même comme
hypothèse explicative, cette distinction nécessaire
entre deux ordres de facultés attribuées à la même
âme, soit identique et une, soit composée de deux
âmes sensitives communes à l'homme et à l'animal ,
ayant la même manière d'exister, de fonctionner,
d'agir et de sentir à part la forme intelligente et libre.
On entend mieux alors ce que c'est que cœnesthèse
ou les affections immédiates du sens vital séparées
de toute participation de conscience de moi et d'ac-
tivité.
On peut dire que l'âme, en tant que sensitive,
représente , par des affections , des appétits , des
tendances qui sont en elle à son insu ou dans l'ab-
sence totale de la personne , tout ce qui est dans le
corps vivant et ne peut être qu'en lui, comme les mou-
220 DIVISION DKS FAITS
vements de circulation des fluides et tant d'autres.
Observez pourtant que ce n'est que par une sorte
de métaphore qu'on dit que les affections de l'âme
sensitive, ses états de peine , de plaisir, de tristesse
ou d'hilarfté , représentent les états physiques cor-
respondants de la machine organisée. En qui et pour
qui cette représentation a-t-elle lieu ? quel en est le
sujet ? Il faut que vous supposiez quelque part un
être intelligent qui perçoive ainsi par représentation
ce qui se passe dans le corps; il faut, de plus , qu'il
lui soit présent , qu'il le sente ou l'aperçoive inté-
rieurement comme son objet immédiat.
Le corps propre se rend présent, en effet, à
l'âme ; même la force active, intelligente, a la repré-
sentation de son objet immédiat; mais avant cette
représentation, et indépendamment d'elle, l'objet
existe, le corps organisé vit, l'animal sent, et l'ana-
lyse physiologique qui s'attache à ses éléments
sensitifs séparés de toute perception, saisit quelque
chose de plus que de purs abstraits , et aussi plus
que de simples mouvements mécaniques.
C'est ce qui résulte même des exemples rapportés
par le profond physiologiste dont nous parlons ,
quoiqu'il suppose toujours implicitement la pré-
sence de l'âme dans la cœnesthèse et qu'il semble
éviter de considérer les phénomènes sensitifs en eux-
mêmes, à part toute intervention de conscience.
Il suffit de reconnaître que ces impressions de
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. '2'2 1
cœnesthèse sont confuses par leur nature, qu'elles
échappent habituellement à la conscience de lame
ou du moi, quoiqu'elles n'en soient pas moins inhé-
rentes au corps vivant et toujours affectives pour
l'animal , pour conclure qu'elles subsisteraient éga-
lement quand il n'y aurait pas d'âme ou de moi.
Mais , en admettant une âme réduite à la pure ré-
ceptivité passive d'impressions internes ou externes,
et douée, de plus, de la faculté de percevoir ces
impressions ou de les distinguer d'elle-même en
tant que moi, la cœnesthèse , comme l'entend Reil ,
suffirait-elle pour donner à l'âme l'idée de la présence
de son corps et des différentes parties de ce corps aux
quelles les affections sensitives se rapportent en tant
que perçues par le moi? C'est cette supposition sur-
tout qui accuse à nos yeux un défaut essentiel
d'analyse psychologique; ce n'est point en tant que
le corps commencerait et continuerait à agir sur
une âme passive ou à lui faire subir diverses modi-
fications affectives que la présence même de ce
corps en lui-même , pourrait se manifester à l'âme
comme substance distinguée d'elle ; mais c'est en
agissant sur le corps propre, en tant qu'inerte et
mobile sous son effort, que l'âme commence à se
manifester à elle-même clans son union avec le
corps, par suite, à avoir un sentiment plus ou
moins obscur de la présence ou de la coexistence de
ce corps. Or , l'union dont il s'agit n'est pas aperçue
ta* division des faits
ou sentie sous le rapport de la substance au mode ,
mais bien sous celui de la cause à l'effet.
Pour que la cœnesthèse, comme l'entend Reil,
puisse renfermer en elle le sentiment immédiat de
la présence du corps , il faut donc avoir égard aux
impressions propres spécialement aux organes mus-
culaires , non seulement en tant qu'ils vivent et que
leurs impressions concourent à la cœnesthèse géné-
rale, mais de plus en tant qu'ils sont mis en jeu par
la force active du vouloir dont la force et l'énergie
se proportionnent naturellement aux dispositions
propres des parties animales à qui elles s'appliquent.
Otez les impressions musculaires (sui generis) ou
la cœnesthèse spéciale de motilité, on peut s'assurer
qu'aucune affection ou combinaison d'impressions
vitales spontanées, ou provoquées par des stimulants
externes, ne saurait informer l'âme ou le moi ( sup-
posé préexistant) du siège corporel qu'elles affec-
tent, et encore moins d'une cause quelconque ca-
pable de les produire.
Ce n'est point ici une conjecture vague, une pure
hypothèse , mais un fait que l'expérience peut vé-
rifier.
Un ancien médecin , M. Régis , en a rapporté un
exemple fort curieux dans son livre, intitulé : His-
toire naturelle de Vâme. Ce médecin philosophe,
appelé auprès d'un hémiplégique complètement pa-
ralysé quant à ses facultés de mouvoir, s'assura par
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 22>3
des expériences répétées que le malade sentait vive-
ment toutes les impressions exclusives faites immé-
diatement sur les parties paralysées , mais quand on
lui cachait l'objet ou la cause (par exemple en pi-
quant ou pinçant une partie du corps sous la cou-
verture du lit), le paralytique n'avait aucune per-
ception du siège de la douleur, quoiqu'il en fût
affecté comme d'une impression interne générale et
très-pénible.
Ce ne fut qu'après que la faculté de mouvement
eut été recouvrée par l'usage de remèdes appropriés,
que le malade apprit de nouveau à localiser ses im-
pressions extérieures ou à en juger le siège et la
cause hors de lui : phénomène très-remarquable
d'où peuvent se déduire plusieurs conséquences
psychologiques.
L'enfant à sa naissance, et l'homme dans le som-
meil, dans l'ivresse, dans la défaillance, et dans tous
les états où l'action de la volonté sur le corps est
entièrement suspendue , sont dans le cas du paraly-
tique de M. Régis.
Tel est tout homme, même dans l'état de conscium
et de compos sut, pour toutes les impressions inté-
rieures qui, ayant leur siège dans des organes abso-
lument étrangers à l'effort , ne se circonscrivent dans
aucun siège particulier et demeurent aussi toujours
vagues, générales et inaperçues.
D'où nous pourrions conclure déjà que toute
aa4 pivision dus faits
affection, rapportée à une partie ou à un lieu du
corps organique, doit être considérée comme un
composé du premier ordre, et alors seulement
comme perception ou idée de sensation ; que ces
premiers composés admettent un élément commun,
ou, si l'on veut, une même forme qui est unie à une
matière qui varie dans chaque espèce de sensation ;
enfin , que cette forme n'est point inhérente, comme
on dit, à la sensibilité passive et commune à toutes
les impressions, mais qu'elle se réfère au sens spécial
ou individuel de l'effort, et a même étendue, mêmes
limites, mêmes conditions originelles.
Nous sommes dans le cas du paralytique de
M. Régis, lorsque, plongés dans un demi-sommeil,
les organes de la vie passive, le tact, l'odorat, veil-
lent encore, les sens de la perception étant endormis.
Tels nous sommes toujours et dans tous les cas pour
cet ordre d'impressions affectives tout intérieures
qui, se succédant, se combinant ou se mêlant sans
cesse et entre elles , et avec les sensations du dehors,
ne portent jamais le cachet net du siège qu'elles
occupent, encore moins de la cause qui les produit,
ne sont jamais non plus dans la conscience propre-
ment dite, ne restent point dans le souvenir, et,
étrangères aux produits de la pensée et de la vo-
lonté , n'en exercent pas moins sur la direction de
nos idées et de nos penchants une influence con-
stante, un ascendant d'autant plus difficile à sur-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 223
monter qu'il est plus méconnu dans sa source indé-
pendante.
S'il était possible de remonter jusqu'aux pre-
miers principes de la vie sensitive du fœtus et de
déterminer les lois de la formation et du déve-
loppement des principaux organes qui prennent
dès l'origine de la vie une prédominance plus ou
moins marquée sur toutes les parties du système
vivant; si l'on pouvait aussi assigner les conditions
et les caractères des déterminations primordiales de
la sensibilité, de ces premières impressions affectives,
agréables ou pénibles, calmes ou agitées, vives ou
languissantes, qui constituent, avec la vie du fœtus
humain , des habitudes de tempérament , on verrait
écrit, pour ainsi dire, à l'avance, le destin heureux
ou funeste réservé à cet enfant, le moment où il pa-
raîtrait sur la terre, jusqu'à celui où il rentrerait
dans son sein.
Je dis le destin , en ne considérant que le fatum
du corps soumis aux lois de la sensibilité physique,
aveugle et nécessaire, dont l'activité du vouloir et la
prévoyance de l'esprit ne sauraient rompre l'en-
chaînement.
Chaque homme porte vraiment en lui-même, ou
dans le fond passif de son être ou dans cet ordre
d'impressions ou de déterminations qui constituent
la vie sensitive, commencent et finissent avec elle;
chaque homme, dis-je , porte en lui la source de tous
III. !..
aa(5 division j>fs i \ns
les biens ou de tous les maux qu'il est susceptible
d'éprouver, dans Je cours de son existence, quelles
que soient d'ailleurs les chances accidentelles et
externes , ce qu'on nomme la fortune, divinité capri-
cieuse à qui l'homme transporte une puissance; qui
est plus près de lui, qui est intime à son être même.
L'homme qui porte en naissant, dans ce tempé-
rament primitif, dont ce que nous appelons carac-
tère moral n'est que la physionomie, le sentiment
immédiat d'une existence pénible ou malheureuse,
ne sera jamais heureux , quoi qu'il arrive , ou dans
quelque condition que le sort le place.
Réciproquement l'homme né heureux (dans un
sens autre que celui du vulgaire), n'aura jamais,
quoi qu'il arrive, le sentiment d'un véritable malheur.
Le mode de sensibilité active, auquel l'imagina-
tion conforme toujours ses tableaux, comblera par
là le vide de la fortune, tandis que cette fortune est
toujours impuissante pour combler les vides de la
sensibilité, et qu'une âme montée au ton du mal-
heur convertit en poison ses plus riches présents.
Ce qu'il y aurait de surprenant dans cette desti-
née de l'homme ( si le mot de l'énigme n'était plus
haut); c'est l'aveuglement profond où nous sommes
tous sur ce qui constitue, primitivement et immé-
diatement, pour chacun de nous le bien ou le mal;
toujours on s'en prend aux objets du dehors; on
maudit ou on bénit le sort ; on invoque la fortune;
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 22^
on la conjure comme une puissance amie ou enne-
mie. L'homme ignore qu'il porte en lui le fatum
inexorable; heureux s'il peut dire dans ce même
esprit, dont les inspirations nous ont été transmises
avec les paroles du grand apôtre qui a lu le plus
profondément dans la nature humaine ou dans le
mélange des deux natures : Toujours mourant et
vivant néanmoins ; toujours triste et toujours dans
la joie; toujours pauvre et enrichissant plusieurs,
( IIe Épître aux Corinthiens, ch. VI, v. 9 et 10).
La dualité de nature ne se manifeste jamais plus
sensiblement, en effet, qu'alors que le moi se réjouit
intérieurement des souffrances de l'animal ou qu'il
s'afflige de ses joies immodérées.
Quel homme moral et religieux n'a pas senti ce
contraste , et s'il l'a senti , comment peut-il douter
que la sensation de l'animal ne soit autre que le
sentiment ou l'aperception de la personne humaine ?
Comment ne voit-il pas que l'une existe indépen-
dante de l'autre ou hors de sa présence? Animal
simplex in vitalilate, horno duplex in humanitate,
a dit un grand observateur de l'homme physique.
Je m'arrêterai en caractérisant le simple dans la
vitalité, afin de montrer ce qui constitue le double
dans l'humanité , avec plus d'exactitude que n'ont
pu le faire Reil et tous les physiologistes, en consi-
dérant l'homme sous cette forme de l'animalité,
seule accessible au point de vue de leur science.
'JLIO DIVISION I>IS FAITS
DES SENSATIONS ANIMALES EN GENERAL.
L'homme commence à vivre ou à sentir avant de
savoir qu'il vit, qu'il sent , avant d'apercevoir son
existence individuelle, c'est-à-dire d'exister à son pro-
pre titre. On comprend sous le nom d'instinct l'en-
semble de ces impressions purement affectives, ou ces
déterminations ou appétits aveugles qui constituent
la vie de l'animal comme de l'homme, tant qu'il est
réduit à cette nature simple (simplex in vitaliiate).
Mais cet instinct ne se borne point à l'état sensitif
du fœtus ou de l'enfant à sa naissance; il suit l'homme
dans tout son développement , s'associe à ses facul-
tés de l'ordre le plus élevé. Celles-ci deviennent
en effet, par la répétition constante, comme de
nouveaux instincts également aveugles, qui feraient
de l'homme un automate intellectuel, si, par-delà
l'instinct, il n'y avait pas dans notre nature mixte
{duplex in humanitate) une force active toujours
à l'œuvre, tendant sans cesse à développer, à mettre
en lumière, dans la conscience du moi, ce qui s'en-
veloppe et s'obscurcit dans la sensibilité animale.
Cette sensibilité et la force active qui lutte contre
elle ne sont certainement pas une seule et même
force. Qui de nous ne sent pas au dedans de lui-
même qu'elles sont deux ?
« Il n'y a en nous qu'une âme , dit Descartes ,
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 220,
clans son Traité des passions (première partie, ar-
ticle 47)? qui n'admet aucune variété de parties;
la même qui est sensitive est aussi rationnelle, et
tous ses appétits sont des voli lions. L'erreur qui fait
mettre ici en scène comme autant de personnes di-
verses qui se contrarient presque toujours, tient à ce
qu'on n'a pas toujours bien distingué les fonctions
de l'âme de celles du corps, auquel seul il faut rap-
porter tout ce qui peut être observé en nous de con-
traire à notre raison. Il n'y a donc ici d'autre lutte,
sinon que, la glande placée au milieu du cerveau
pouvant recevoir alternativement l'impulsion des
esprits animaux et celle immédiate de l'âme, de ces
deux impulsions contraires tantôt l'une l'emporte,
tantôt l'autre. »
On ne saurait étendre plus loin que ne le fait ici
Descartes, les attributs propres du corps organisé;
car tout ce qui est passion, imagination, étant hors
de la loi de l'esprit et delà raison, et, avant tout,
de l'activité du vouloir, appartiendrait au corps ou
devrait y être rapporté comme à son siège ou à sa
véritable source. Mais combien est vague cette sorte
d'attribution au corps des modes sensitifs ou vitaux ?
entend -on que ce soit le corps qui soit une cause
propre, efficiente, de ces modes effectués en lui ? mais
on ne le saurait dire même des plus simples mouve-
ments mécaniques. Entend-on que ce corps organisé
vivant soit la substance collective, modifiée suc-
2^0 DIVISION DES FAITS
cessivement par le principe de vie uni à elle? Il est
vrai, en ce sens, que tout ce qui est passion s<; rap-
porte à ce corps comme à son sujet propre ou à son
siège. Mais il faudrait donc reconnaître des modes
sensitifs, inhérents à la substance corporelle, autres
que les modes de la pensée , inhérente à la substance
spirituelle proprement une; et de plus, une force
vitale sensitive, propre à ce corps qui a ses lois con-
stitutives, à part de l'âme, et les lois de l'esprit ou
la force de Fâme.
Admettons l'hypothèse de la glande pinéale, ou
du centre cérébral placé sous l'influence alternative
des esprits animaux, à qui Descartes lui-même at-
tribue une force motrice propre à s'opposer à celle
de l'âme ; voilà dans le même homme deux forces
analogues, deux séries d'effets, les uns sentis ou
passifs , les autres aperçus comme actifs et pro-
duits par le moi. Gela nous suffît. Le fait de la dua-
lité humaine est reconnu , de quelque manière et
par quelque hypothèse qu'on l'explique; soit qu'on
admette une âme sensitive, existant à part , ou dis-
tincte de l'âme pensante ; soit que la même âme
une, soit en même temps passive et active, soumise,
quant aux sensations, au jeu spontané des esprits
animaux, ou maîtresse de les diriger dans les opé-
rations de la pensée et de la raison, etc.
« Il n'est pas une seule des parties de notre corps,
dit Montaigne, spectateur assidu et judicieux de
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. l3l
pareilles scènes, qui souvent ne s'exerce contre
notre volonté : elles ont chacune leurs passions
propres, qui les éveillent ou les endorment sans notre
congé. »
Nous pouvons reconnaître le caractère des affec-
tions simples , ou les résultats les plus immédiats
d'une propriété sensitive, dans ces passions par-
tielles si bien reconnues par l'auteur des Essais,
dans ces appétits brusques d'un organe particulier
tel que l'estomac, le sixième sens, etc., dont l'in-
fluence, croissant quelquefois par degré, finit par
absorber tout sentiment du moi , et entraîner à son
insu tous les mouvements ou actes devenus alors
comme automatiques.
Tel est bien le caractère de ces passions animales,
qui ont leur source et leurs premiers mobiles dans
la vie organique ; alors même qu'elles s'allient avec
les produits d'un autre ordre, on retrouve dans le
mélange les caractères d'aveuglement et de nécessité
qui tiennent à leur origine.
En considérant sous ce rapport l'homme livré à
l'entraînement de passions qui absorbent ses plus
nobles facultés dans une sorte d'instinct animal, on
ne dirait plus qu'il est une intelligence servie par
des organes , mais bien plutôt une organisation
servie par une intelligence.
Au concours régulier et plus habituel de toutes
ces impressions affectives , unies et comme fondues
232 DIVISION DES FAITS
ensemble, correspond ce mode fondamental que
Red a distingué sous le titre de cœnesthhe , en né-
gligeant de faire ressortir la part plus marquée qu'y
prennent certains organes internes dominateurs ,
sièges des instincts de conservation, de nutrition, de
propagation, etc.
Ce mode fondamental résulte du conscium de
toutes les parties du système organique par lui-
même; et pendant qu'il change ou meurt incessam-
ment , pour ne plus renaître , il y a quelque chose
qui reste et qui le suit.
Les modes fugitifs d'une telle existence, tantôt
heureuse, tantôt funeste, se succèdent, se poussent
comme des ondes mobiles dans le torrent de l'exis-
tence : ainsi , nous devenons , au vrai sens de Con-
dillac, sans cause étrangère à notre propre sensibi-
lité, alternativement tristes ou enjoués, agités ou
calmes , froids ou ardents , craintifs ou pleins d'es-
pérance. Chaque âge de la vie, chaque saison de
Tannée, quelquefois chacune des heures du jour,
voient contraster ces modes intimes de l'être sen-
sitif. Us ressortent pour l'observateur qui les saisit
vaguement à certains signes sympathiques, qui l'at-
tirent ou le repoussent sans qu'il sache pourquoi.
Placés par leur nature et leur intimité hors du sens
de la perception , ils échappent au sujet pensant par
l'effort même qu'il ferait pour les fixer. Aussi la
partie de nous-mêmes sur laquelle nous sommes le
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ^33
plus aveuglés est-elle l'ensemble de ces impressions
immédiates qui résultent du tempérament, dont
ce que nous nommons le caractère est toujours la
physionomie, ainsi que le dit Bichat ; cette physio-
nomie n'a point de miroir qui la réfléchisse à ses
propres yeux.
De telles dispositions affectives associant leurs
produits inaperçus à l'exercice des sens et de la
pensée , imprègnent toujours les choses ou les
images de couleurs qui semblent leur être propres.
C'est cette sorte de réfraction organique qui nous
montre le monde externe ou interne, tantôt sous un
aspect riant et gracieux, tantôt couvert d'un voile
funèbre, qui nous fait trouver dans les mêmes ob-
jets, tantôt des motifs d'espérance et d'amour, tan-
tôt des sujets de haïr et de craindre.
La volonté la plus énergique peut changer le
cours des idées ou celui des sentiments, qui se lient
à de telles affections , mais elle ne peut rien sur ce
fond sensitif lui-même. Tout ce que peut l'agent
moral le plus réfléchi , c'est d'étudier les variations
de cette sensibilité intérieure dans ce qu'elles ont de
plus saillant, de suivre leur marche jusque dans les
affections et les chagrins , tantôt en se plaçant par
rapport à eux-mêmes dans le point de vue d'un
témoin compatissant, tantôt en envisageant de sang-
froid l'ennemi intérieur , et en prenant un vol plus
haut qui mette à l'abri de ses coups.
2 34 division DES PAU
DES SIGNES D'UN ÉTAT AI II CI II p&ffl da\S LE SOMMEIL.
Dans le sommeil ou l'inaction complète des sens
externes, et même de l'organe central de l'imagina-
tion, les organes intérieurs prennent souvent un
surcroît d'activité, qui fait prédominer les impres-
sions immédiates dont ils sont les sièges, et conver-
tit leurs impressions dans de véritables sensations
animales. L'animal, en effet, est alors déterminé à
divers actes ou mouvements très-coordonnés , qui
se proportionnent nécessairement à la nature des
affections qu'il éprouve, et sont, pour l'observateur
étranger, des signes de ces dernières, pendant que
le moi ou la personne absente ignore complètement
ce que l'être sensitif seul fait ou éprouve : un tel
état ne diffère guère sans doute de la simplicité
native.
Lors même que le sens intime de l'imagination,
excité par ces impressions qui lui parviennent du-
rant le sommeil, entre sympathiquement en action,
les images qu'il produit peuvent se succéder, se com-
biner de mille manières bizarres et n'en demeurent
pas moins étrangères à la pensée. Le sentiment de
personnalité identique, et, par suite, la forme du
temps, la réminiscence, ne se joignent point à ces
produits spontanés de l'affectibilité cérébrale.
C'est cette absence de sentiment personnel , et
PSYCHOLOGIQUES FT PHYSIOLOGIQUES. 2 35
aussi la suspension momentanée des conditions
organiques particulières auxquelles il se lie, qui fait
le véritable sommeil de l'être pensant ; car il n'y a
de sommeil complet pour l'être sensitif que dans la
mort absolue. Le principe qui entretient la vie et
l'affectibilité dans les organes , veille sans cesse
(active excubias agit); il parcourt ensemble ou suc-
cessivement et dans un ordre déterminé par la na-
ture ou les habitudes, toutes les parties de son
domaine qui s'éveillent ainsi ou s'endorment tour à
tour. Mais comme l'animal peut être assoupi dans
la veille de certains organes partiels , l'animal peut
s'éveiller aussi, pendant que la pensée et le moi
sommeillent encore. Il ne serait peut-être pas impos-
sible d'observer ces gradations , et , en les rappor-
tant à leurs causes organiques , d'expliquer une
partie des effets si surprenants du somnambulisme.
Les phénomènes du sommeil étudiés, dans la
manière successive dont ils s'enchaînent , l'engour-
dissement où tombent divers sens les uns après les
autres, depuis l'instant où, la volonté cessant d'agir,
l'aperception et la conscience cessent avec elle,
jusqu'à celui où tous les organes extérieurs sont
complètement endormis, et, dans un ordre inverse,
depuis le réveil commencé dans chaque sens en
particulier, jusqu'à ce que le moi redevienne pré-
sent à lui-même, par la plénitude des fonctions qui
lui sont propres; la nature des songes qui sur-
a36 ni vision des faits
viennent dans le sommeil le plus profond ; les véri-
tables produits de l'intelligence qui, perçant quel-
quefois dans ce vague obscur des images, leur
impriment le caractère d'une réminiscence impar-
faite (i) j tous ces phénomènes , dis-je, joints à l'ob-
servation de ce qui se passe d'une manière analogue
(1) Nous nous surprenons quelquefois , pendant la veille, dans cer-
tains états particuliers qui nous semblent se rapporter confusément
à quelque mode antérieur de notre existence , quoique nous ne
puissions les rallier par un acte exprès de réminiscence ; ce sont
peut-être d'anciens songes reproduits dans la veille , par suite d'un
état organique semblable à celui qui les détermina en premier lieu.
Toutes les fois que la force agissante du vouloir ou de la pensée
n'a pris aucune part à une modification ou une image , celle-ci se
trouve bien perdue à jamais pour le moi, et hors du souvenir pro-
prement dit, quoiqu'elle puisse revivre dans le sens organique de
l'imagination. En vertu de certaines lois périodiques, ce centre est
souvent ramené dans le cercle des mêmes images ; et c'est ainsi que
l'existence sensitive ou physique se compose d'une suite de modes
transitoires ou d'états, dont l'un quelconque a sa raison suffisante
dans celui qui le précède, en remontant par cette chaîne d'effets
passifs jusqu'aux premiers développements du germe organisé.
Mais ce sens intime nous permet-il de croire que les actes éclairés
de la volonté et de l'intelligence soient toujours ainsi entraînés par ce
fatum ?La volition ne saurait être entraînée dans aucune succession
passive ; c'est au contraire quelque chose qui en rompt l'enchaîne-
ment (quod fati fœdera rumpit). C'est au surplus un phénomène
psychologique bien remarquable que cette périodicité de certains
modes affectifs; il en est que le printemps ramène infailliblement;
d'autres reviennent avec l'été ; à chaque saison et peut-être à chaque
heure du jour peuvent se trouver ainsi liées telles modifications ou
images qui renaissent périodiquement les mêmes sans que nous
puissions souvent nous en rendre compte. Grétry, dans ses Essais
sur la musique , rappelle des observations assez curieuses sur ce
sujet, qui a été également touché dans le Traite de l'habitude.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 'l'a"]
dans divers états nerveux, léthargiques, catalep-
tiques, ou extatiques, lorsque leur invasion est aussi
graduelle ou successive, me paraissent très-propres
à faire ressortir le caractère simple de ces affections
ou images, que Buffon appelle matérielles, et à faire
pressentir un composé dans la perception, qui doit
admettre un élément de plus.
AUTRES INDICES D'UN ETAT PUREMENT AFFECTIF DANS DES
CAS D'ALIÉNATION MENTALE.
Quelle que soit la cause qui suspende la fonction
perceptive dans ses conditions , ou son mobile
propre , les impressions peuvent être reçues , l'ani-
mal peut être affecté et se mouvoir en conséquence;
mais le moi n'y est pas; la conscience est envelop-
pée, et, tant qu'un pareil état dure, il est impossible
d'y signaler aucun de ces caractères qui constituent
pour nous l'être intelligent, doué d'aperception , de
volonté, de pensée.
L'état d'idiotisme, par exemple, correspond à
celui où le moi sommeille, pendant que les organes
impressionnables ou simplement affectibles, étant
éveillés, prennent même quelquefois , par la con-
centration de leur vie propre, un degré supérieur
d'énergie.
L'étal de démence correspond encore à celui où
le cerveau produit spontanément des images, tantôt
2*38 DIVISION DES IAITS
liées, PUIS souvent décousues, pendant qtu la pen-
sée sommeille ou jette de temps en temps quelques
éclairs passagers.
L'idiot vit et sent: sa vie se compose d'impres-
sions nombreuses qu'il reçoit du dedans, du dehors
et des mouvements qui se proportionnent à la na-
ture de ces impressions; il parcourt, en un mot, le
cercle entier de l'existence sensitive ; mais au-delà
de ce cercle il n'y a plus rien; cet être dégénéré
devient toutes ses modifications plutôt qu'il ne les
perçoit; il n'y a pas de temps pour lui , la matière
de la pensée existe, la forme manque.
Dans le maniaque avec délire, l'instrument prin-
cipal des opérations intellectuelles se trouve com-
plètement soustrait à cette force agissante et ré-
flexive qui fait la personne. Les images y prennent
d'elles-mêmes les divers caractères de persistance,
de vivacité, de profondeur, que prennent les affec-
tions immédiates dans leurs sièges particuliers, par
le seul effet des dispositions organiques. C'est là
qu'on peut signaler les effets d'une correspondance
sympathique, entre les organes internes et le cerveau,
considéré comme siège de l'imagination passive;
correspondance si clairement démontrée et si bien
décrite, dans ses signes, par de grands observa-
teurs.
Mais irons-nous chercher les signes , les carac-
tères propres d'une division des phénomènes intel-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 23o,
lectuels, dans un état qui exclut précisément la con-
dition première et fondamentale de l'intelligence,
je veux dire l'aperception , le conscium et compas
sut (i)? Peut-on supposer l'exercice des facultés
d'attention, de mémoire, de comparaison , de médi-
tation, etc. , dans un être qui s'ignore actuellement
lui-même, et qui est privé de la puissance réelle
d'entendre des idées comme de vouloir des actes.
Je sais bien qu'on peut transporter à l'état complet
même de l'aliénation mentale , certaines facultés
définies et caractérisées (en dedans de la sensation)
sous les titres conventionnels d'attention , juge-
ment, etc., comme l'a fait Condillac pour le fan-
tome hypothétique qu'il a pris pour terme de ses
analyses ; mais sont-ce bien là les opérations dont
nous retrouvons le modèle intérieur et dont nous
observons les idées singulières , en réfléchissant sur
nous-mêmes? Est-ce à cette source que nous pou-
vons puiser la connaissance des faits primitifs?
SENSATIONS ANIMALES PARTICULIERES, OU PROPRES A DES
ORGANES PARTICULIERS.
Les premières sensations, que Locke a mal à pro-
pos considérées comme idées simples et indécom-
posables, sont réellement composées de deux élé-
(1) Voyez le Traité sur l'aliénation mentale, par M. Pinel.
u/jO division DES FAITS
nients : les uns qui représentent ce qui est étranger
ou extérieur au moi (à condition toutefois qu'il y
ait un moi9 sujet constitué pour qui la représenta-
tion a lieu); les autres qui affectent purement la
sensibilité intérieure et ne représentent rien au de-
hors ni au dedans.
La philosophie critique de Rant , en supposant
que toute sensation se revêt primitivement et natu-
rellement d'espace et de temps, qui sont les formes
propres et inhérentes de la sensibilité, n'a fait au-
cune distinction entre les différentes espèces de sen-
sations externes ou internes , ou entre les deux
sortes d'éléments d'une seule sensation complète,
qui se bornent tantôt à effectuer simplement sans
représenter, tantôt à représenter sans effectuer, et
d'autres fois à représenter et à effectuer en même
temps.
On peut dire que l'espace est la forme de toute
représentation externe, soit qu'il y ait un sujet de la
représentation , ou que le moi n'y soit pas , comme
il n'est point en effet dans la sensation purement
animale, etc. Mais le temps ne peut pas être consi-
déré comme une forme propre et inhérente à la
sensation en général , ni à aucune de ses espèces
particulières.
Pour pouvoir appliquer ici avec un peu de pré-
cision un terme si vaguement employé dans l'école
d'Aristote, et rajeuni par le kantisme, il faudrait
UES ET PHYSIOLOGIQUES. ll\ I
st la propre forme du moi Ini-
que le temps est la forme du
son existence seule, commen-
it et finissant avec lui. Et vrai-
i simple, ou sensation animale,
onscience du moi individuel,
la forme du temps,
cisme est donc incomplète,
éléments dont nous venons de
>ont réunis et comme équilibrés
complète , la partie purement
xiène varie et disparaît bientôt
î, comme les ténèbres devant la
it que la perception demeure
! s'éclaircit et se perfectionne par
on répétée s'obscurcit et se dé-
ane, au point de devenir insen-
ailleurs toutes les causes géné-
;s qui peuvent modifier l'énergie
le chaque partie de l'organisa-
difficulté de saisir et d'exprimer
d'impression dont il s'agit. Tâ-
;n signaler les caractères et les
*d dans les affections de chaque
iculier»
16
l[\1 DIVISION DES FAITS
IMPRESSIONS GÉNÉRALES AFFECTIVES DU TACT EXTKRNI.K.
Les impressions de cet ordre, qui se rapportent
au tact extérieur, sont celles du chaud ou du froid,
du sec, de l'humide, du poli ou du rude, et de plu-
sieurs autres qualités sensibles, non aperçues ou
non exprimées , qui tiennent au contact de corpus-
cules ou de fluides invisibles, qui agissent d'une
manière insensible sur la surface extérieure des
corps vivants. En faisant abstraction de l'effort mus-
culaire, déployé parle sens du toucher proprement
dit, dont nous parlerons plus tard, et de la résis^
tance proportionnelle des objets solides, ces impres*
sions seraient par elles-mêmes dénuées de tout
caractère de perception , et se borneraient à affecter
généralement l'organisation vivante ou le principe
sensitif, sans informer le moi de l'existence d'aucune
cause ou objet étranger.
En considérant cet organe général du tact exté-
rieur, sous le rapport spécial des impressions affec-
tives immédiates dont il est le siège, nous trouvons
que les affections qui tiennent à cette source sont
bien plus nombreuses et plus variées qu'on ne peut
le penser, et surtout que les ressources de nos lan-
gues, si pauvres en ce genre, ne permettent de l'ex-
primer.
C'est à elle qu'il faut rapporter une multitude
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ll\?>
d'influences sympathiques exercées par les corps
ambiants sur les pores absorbants de la peau, et par
celle-ci sur divers organes internes dont les fonc-
tions, tantôt avivées, tantôt altérées, portent dans
tout le corps animé un sentiment immédiat de bien-
être ou de gène, et une foule d'affections variables,
non moins obscures en elles-mêmes que dans les
causes ou agents externes à qui elles peuvent se rat-
tacher.
De là, en partie, les variations successives que
nous éprouvons dans le sentiment immédiat de
l'existence, par les changements d'habitation, de
climats, de saisons , de température. De là aussi
l'effet subit qu'a, sur toute notre sensibilité, l'action
de certains miasmes contagieux, principes cachés
d'une foule de maladies, tantôt communiquées par
le contact immédiat, tantôt transportées d'un lieu à
un autre par l'entremise de ces fluides invisibles,
qui établissent quelquefois une solidarité funeste
entre les habitants des régions du globe les plus
éloignées.
C'est peut-être aussi en partie dans des impres-
sions obscures de cette espèce qu'il faut chercher la
source de cette sympathie ou antipathie secrète
exercée entre des individus qui s'attirent ou se re-
poussent au premier abord, suivant, peut-être, que
leurs atmosphères vitales se trouvent en rapport ou
en opposition dans leur contact réciproque.
a44 DIVISION DIS FAITS
N'est- il pas probable, en effet, et plusieurs phé-
nomènes extraordinaires de ce genre ne tendraient-
ils pas à faire croire qu'il existe , dans chaque orga-
nisation vivante, une puissance plus ou moins mar-
quée d'agir au loin, ou d'influer hors d'elle dans
une certaine sphère d'activité , semblable à ces
atmosphères qui entourent les planètes ?
Sans insister plus longtemps sur ces phénomènes
trop peu étudiés, et qui peuvent encore offrir à
l'observation tant cle détails curieux et intéressants
à recueillir, je ferai remarquer seulement, ici, que
c'est à la physiologie, aidée en cela par la physique
et la chimie perfectionnées, qu'il appartient directe-
ment d'enrichir ou d'étendre une branche de faits
qui se rattache à la science des phénomènes de l'es-
prit et peut, jusqu'à un certain point, en éclairer
ou compléter l'analyse.
AFFECTIONS DE L'ODORAT ET DU GOUT.
Chaque sens externe se trouvant immédiatement
subordonné, quant à l'ordre d'affections ou d'im-
pressions immédiates dont nous parlons, au contact
immédiat de l'objet ou du fluide avec lequel il est
naturellement en rapport , on a pu , sous ce point
de vue, très-partiel à la vérité, assimiler avec quel-
que fondement tous les sens externes à celui du
toucher.
PSYCHOLOGTQUES ET PHYSIOLOGIQUES '2^5
En effet, cette espèce de tact passif, qu'il faut bien
distinguer du toucher actif, se trouvant modifié
d'une manière spéciale dans chaque organe parti-
culier, devient d'abord le siège propre de la partie
affective qui, n'étant qu'un élément ou un signe de
la perception intellectuelle , peut constituer la sen-
sation animale tout entière.
C'est ainsi que les sensations de l'odorat conser-
vent toujours, même dans l'homme, le caractère
affectif prédominant qu'elles ont dans leur source.
Les molécules odorantes ou sapides agissent , en
effet, sur leurs organes respectifs par un véritable
contact immédiat; elles semblent venir les chercher
ou s'y appliquer en vertu d'une sorte de sympathie
instinctive ou d'affinité de choix.
Bien différents des sens propres de la perception,
qui sont mis en jeu , d'une part , par la volonté et
excités de l'autre par des fluides interposés entre
eux et les objets perçus, l'odorat et le goût reçoi-
vent immédiatement l'impression des corpuscules
matériels avec qui ils sont en rapport et qui leur
parviennent dans cet état de division extrême , seul
favorable aux combinaisons d'une sorte de chimie
animale bien transcendante.
C'est par là aussi que les sensations de l'odorat
et du goût ont pu surtout être considérées, avec
raison , comme des modifications particulières du
tact général de la peau, à qui les membranes mu-
llfi DIVISION DES FAITS
queusessont analogues. Ces trois organes sont liés,
en effet, par le rapport commun des affections sym-
pathiques dont ils sont respectivement les sièges.
On a déjà remarqué la sympathie intime qui lie
l'odorat au sixième sens, et l'effet singulier d'excita-
tion qu'ont, sur tout le système et par suite sur le
sentiment général agréable ou pénible de l'existence,
diverses impressions de cet organe. C'est par elle
que s'exerce, dans la plupart des animaux, cette
sympathie remarquable qui attache les mères à leurs
petits, comme les petits à leur mère, qui fait que,
dans la saison des amours , deux sexes différents se
cherchent, se reconnaissent au loin et se précipitent
l'un vers l'autre. Ici on ne saurait douter qu'il n'y
ait un caractère spécial qui distingue les émanations
animales, soit dans l'espèce, soit dans l'individu, ca-
ractère auquel ne se trompent jamais les animaux dont
l'odorat est le plus fin. Il paraît même que cette atmo-
sphère animale, dont nous parlions tout à l'heure,
se trouvant modifiée suivant les passions particu-
lières qu'éprouve l'être dont elle émane, l'instinct
seul apprend aux animaux à reconnaître, par l'odorat,
l'espèce de ces passions et à y approprier leurs actes.
Quant au sens du goût, on n'ignore point les
sympathies directes qui le lient aux fonctions de tous
les organes intérieurs et de l'estomac en particulier,
dont il suit toutes les vicissitudes, tous les caprices.
Les impressions intérieures de ce viscère, qui ap-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ïly]
pelle ou rebute les aliments, suivant qu'il en éprouve
une affection générale de bien ou mal-être, se mê-
lent toujours plus ou moins aux sensations propres
du goût, les altèrent, les dénaturent et contribuent
à leur donner ce caractère d'impressions confuses
inhérent à la multiplicité des éléments dont elles se
composent.
AFFECTIONS DE LA VUE.
Nous venons de considérer les impressions affec-
tives dans un ordre de sensations animales exté-
rieures, relatives à l'instinct dont elles forment la
base, ou du moins la partie prédominante. Si nous
les considérons maintenant dans l'ordre des sens
relatifs à la perception ou à la connaissance dont
elles sont un élément obscur et subordonné, nous
trouvons d'abord pour la vue, qu'à l'action immé-
diate du fluide lumineux sur la rétine correspond
une affection particulière , qui , demeurant confon-
due dans le phénomène total de la représentation
objective, quand il s'accomplit, ne fait jamais image
par elle-même.
Indépendamment des cas où les rayons lumineux
agissent en masse sur l'organe extérieur, et où il n'y
a qu'une simple affection sans nulle représentation
ni perception visuelle, il n'est pas douteux qu'il n'y
ait aussi une impression affective particulière, rela-
?Y|8 division dis FAITS
tive à chaque son, à chaque rayon de lumière, et
c'est par là même que telle teinte ou tel mélange de
couleur nous devient plus agréable que toute autre
comme excitative de la sensibilité physique de l'œil
dans ce juste degré qui constitue le plaisir immédiat
attaché à l'exercice de ce sens. Je dis le plaisir immé-
diat, parce que l'affection visuelle directe, agréahle
ou pénible par elle-même , dont je parle ici, n'a
presque rien de commun avec ce plaisir de compa-
raison ou de réflexion, que font éprouver à une vue
exercée , l'étendue et la variété des perspectives , le
pittoresque des sites, les belles proportions des
figures , les tons harmonieux des couleurs. Ce sen-
timent du beau, du grand, dont la vue est le premier
organe, découle d'une autre source plus élevée , et
ne naît qu'à la suite d'un travail intellectuel, dont
ce n'est pas ici le lieu de parler ; nous observerons
seulement, comme titre principal de distinction ,
que ces sentiments supérieurs suivent la connais-
sance et en sont les effets nécessaires, tandis que
les affections immédiates la précèdent de beaucoup,
et en sont indépendantes ; ce qui suffit bien pour
motiver une distinction qui se trouve déjà établie
dans la physiologie de Descartes.
Les phénomènes de la vision directe, considérés
sous le rapport particulier que nous envisageons ici,
paraissent indiquer une sorte de propriété vibra-
toire, spécialement propre à l'organe immédiat de
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ll\(^
la vue; en vertu de cette vibratilité, les impressions
persistent dans le sens externe, avec plus ou moins
de force ou de durée, même après que la cause
extérieure a cessé d'agir ; c'est cet ébranlement ma-
tériel dont parle Buffon ; et ces impressions, spon-
tanément reproduites, peuvent aussi s'y combiner,
s'y succéder de toutes les manières, et cela sans
aucun concours d'activité perceptive et contre les
efforts mêmes du moi qui tend vainement à écarter
ces importuns fantômes.
De là , une faculté que j'ai caractérisée ailleurs
sous le titre d'intuition immédiate passive; faculté
spontanée dans son exercice, indépendante de la
pensée ou de toute opération réflexive, qui, comme
toutes les déterminations de l'instinct dont elle fait
partie , subsiste en vertu des seules lois de l'orga-
nisme et de l'espèce d'élasticité cérébrale qui la
reproduit. C'est à une intuition pareille et innée ,
pour ainsi dire, puisqu'elle précède touteexpérience,
qu'il faut rapporter ces phénomènes admirables de
l'instinct de divers animaux, qui d'abord, après leur
naissance, vont juste atteindre l'objet visible appro-
prié par la nature à leurs besoins de nutrition. De là
aussi l'apparition irrégulière de ces fantômes de
l'imagination dans l'obscurité de la nuit , qui se
succèdent quelquefois au regard , prennent tour à
tour mille formes bizarres, sans que la volonté puisse
en distraire l'organe de l'intuition interne, où ils
2 5o DIVISION DES FAITS
semblent prendre naissance. Ainsi se produisent ces
images, tantôt mobiles et légères, tantôt opiniâtre-
ment persistantes, qui accompagnent certains ét;its
vaporeux, comme ceux de délire et de manie , en
affectant aussi quelquefois, dans leur production
périodique, des intervalles réguliers, marqués pour
le réveil alternatif des besoins, des appétits, ou des
fonctions des organes intérieurs.
Si le sens de la vue a pu être regardé comme le
premier organe de l'intelligence, en tant qu'il sert
d'instrument propre de perception ou de connais-
sance à l'être qui a dans sa nature l'intelligence ou
l'activité , il peut tout aussi bien être considéré
comme un organe de l'instinct , en tant qu'il sert à
l'exercice et au développement de la sensibilité ani-
male dans les êtres qui en sont doués le plus émi-
nemment. Sous ce dernier rapport, le seul que nous
examinons en ce moment , le sentiment , le sens de
la vue rentrent dans cet ensemble d'impressions
sympathiques ou d'affinités organiques , qui main-
tiennent et reproduisent d'après des lois constantes
la vie de tous les êtres organisés.
C'est en ayant égard à ces affections sympa-
thiques, dont l'œil est un sens spécial, que l'on peut
apprécier le caractère particulier , et trop peu ob-
servé, qui distingue les impressions immédiates, faites
sur cet organe par les rayons réfléchis des corps ani-
més, où brillent le sentiment et la vie, impressions qui
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 25 1
produisent des affections immédiates bien particu-
lières. Aussi combien d'impressions inaperçues de
ce genre se communiquent et s'échangent immé-
diatement entre divers individus, attirés ou repous-
sés à leur insu par un regard qui les pénètre. C'est
au moyen de cette flamme vivante, lancée par l'œil
dans les affections variables de l'âme sensitive, qu'un
être passionné électrise ceux qui l'approchent et les
force en quelque sorte à se monter à son unisson.
Je viens de dire l'âme sensitive ; observez , en effet,
que c'est cette partie purement affective de l'homme,
dont l'œil est le propre miroir : c'est elle qui s'y
peint tout entière, et qui s'y devine par un pur
effet de sympathie; ce n'est point ainsi et par de
semblables moyens, prompts et spontanés , que les
phénomènes de l'esprit et de la volonté percent et
communiquent au dehors.
AFFECTIONS DE L OUÏE.
Le sens de l'ouïe, aidé de l'organe, de la parole ou
de la voix , tient sans doute un des premiers rangs
parmi ceux de l'intelligence ; mais il faut encore en
abstraire, pour ainsi dire, une partie purement affec-
tive très-notable qui , confondue dans l'état ordinaire
avec la perception claire des sons successifs et coor-
donnés, peut néanmoins s'en distinguer et ressortir
a5'2 nr vision dis faits
à part, dans certains modes d'audition très-par-
ticuliers.
On ne peut s'empêcher , par exemple, de recon-
naître les effets immédiats d'une partie matérielle et
vraiment imperceptible de l'impression sonore, ou
mieux sonifère , qui du sens externe primitivement
ébranlé, ou même sans le concours de ce sens, vont
remuer toute la sensibilité intérieure dans ses prin-
cipaux foyers : c'est ainsi qu'on a vu des indi-
vidus complètement sourds éprouver des affections
particulières dans diverses régions du corps, et sur-
tout à Pépigastre, lorsqu'on tirait près d'eux des
sons d'un certain timbre , et surtout lorsqu'ils ap-
pliquaient la main sur l'instrument d'où partaient
ces sons. Il n'est point douteux qu'alors les nerfs
mêmes du tact ne fussent les véritables conducteurs
des impressions affectives, produits immédiats de
l'ébranlement ou d'une espèce d'ondulation sonore.
Dans l'état d'audition parfaite, il y a également telle
qualité de sons, tels timbres de voix ou d'instru-
ments qui excitent par eux-mêmes et indépendam-
ment de tout effet attaché au sens de la perception
auditive, des impressions éminemment affectives,
propres tantôt à faire naître, tantôt à calmer diverses
passions; quelquefois à guérir, d'autres fois à pro-
duire certaines maladies nerveuses. J'ai été témoin
moi-même des effets extraordinaires produits par
les sons doux et mélancoliques d'un harmonica.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ^53
J'ai vu des personnes, trop sensibles pour pouvoir
y résister, frémir dans toutes les parties de leur
corps à la première impression de ces sons, s'at-
tendrir, verser âes larmes et finir par tomber en
syncope.
Encore un coup, des affections semblables, qui
tiennent à l'impression immédiate du son , doivent
être bien distinguées et peuvp*" ' ^.e séparées même
de la partie perceptive ou de ce jugement rapide qui
rend appréciables à l'oreille les accords harmoniques,
ou les suites mélodieuses; et lors même que ces
affections prédominent, la perception s'obscurcit;
plus l'être sensible est affecté, moins l'être intelli-
gent apprécie et juge.
Remarquez que c'est à ce qu'on appelle timbre
dans les sons et accent dans les voix que s'attache
cette partie proprement affective des phénomènes
auditifs, et c*est par là aussi que l'ouïe est un des
principaux organes de cette sympathie qui rap-
proche et lie intimement tous les êtres doués de la
faculté de sentir et de manifester ce qu'ils sentent,
par les diverses modifications de la voix, à chaque
passion ou émotion de l'être sensitif.
La nature semble avoir lié à chaque passion un
accent particulier, qui l'exprime et fait sympathiser
avec elle tous ceux qui peuvent en entendre le signe :
c'est la nature même qui inspire ce cri profond de
l'âme, que toutes les âmes entendent et auquel
254 DIVISION DES FAITS
toutes répondent à l'unisson. La parole articulée,
la véritable expression intellectuelle, est encore loin
du berceau de l'enfance , et déjà un instinct natif
modifie ses premiers vagissements de manière à
exprimer des appétits , des besoins , des affections
ou des passions naissantes; déjà la mère, instruite à
la même école, a saisi cette sorte de langage ; elle y
répond à son tour par d'autres signes accentués ,
dont la sympathie explique le sens et fixe toute la
valeur.
Ce pouvoir sympathique des accents et des voix
se trouve aussi dans toutes les langues des peuples
encore enfants, qui ont à se communiquer plus de
sensations que d'idées. Là se trouve encore en grande
partie l'ascendant extraordinaire de ces orateurs
passionnés, qui ont su saisir les inflexions propres
à émouvoir les âmes, et imiter ou reproduire les
signes liés par la nature à chacune des passions
qu'ils veulent exciter. Tel est ce pouvoir magique,
non seulement de la parole articulée, comme sym-
bole de l'intelligence , mais de la voix accentuée
comme talisman de la sensibilité.
PHÉNOMÈNES CONSECUTIFS AUX SENSATIONS ANIMALES-
Toutes les fois que la force active du vouloir ou
de la pensée n'a pris aucune part directe ou indi-
recte à une impression sensitive, reçue ou produite
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 255
spontanément dans une partie ou dans un centre
organique quelconque, cette impression pourrait
se répéter ou être reproduite de la même manière
une infinité de fois, sans être reconnue ou sans que
l'être sensitif pût reconnaître son identité ou se re-
connaître en elle comme ayant déjà été incontesta-
blement modifié. Dire qu'il y a souvenir, rémi-
niscence d'une sensation répétée dans deux temps
différents , c'est dire d'abord qu'il y a eu apercep-
tion ou conscience du moi dans la première modi-
fication ; dire de ce moi qu'il se reconnaît identique
à lui-même dans deux temps différents, c'est sup-
poser dans la sensation organique des éléments in-
tellectuels qui n'ont certainement rien d'analogue
aux phénomènes de l'organisme et de l'animalité.
En admettant même la conscience du moi jointe
aux sensations de diverses espèces, comment ne
voit-on pas que cette forme intellectuelle de souvenir
ou de réminiscence n'est jamais unie avec aucun des
éléments ou des produits de la sensation passive,
et qu'il y a les différences les plus notables, sous ce
rapport, entre des sens qui ont chacun leur mémoire
propre plus ou moins faible ou obscure , vive ou
tenace ?
Et d'abord les affections premières des organes
internes sont de ces déterminations qu'on rap-
porte à un instinct vague et obscur, comme abso-
lument étrangères au sentiment du moi, où est la
256 DIVISION J)JS FAITS
source de toute évidence ; ces premières affections,
dis-je, nées avant le vouloir ou hors de l'aper-
ception du moi, ne peuvent que lui rester étran-
gères et ne revivront jamais, par suite, sous forme
de souvenir.
Le moi seul se ressouvient ou se reconnaît le
même dans les impressions quelconques où il a été
antérieurement.
La combinaison vivante ou organique, l'animal,
ne se ressouvient pas. S'il y a en lui un principe
d'unicité vitale, ce principe ne se connaît pas, ne
sait pas qu'il reste.
Sans doute , la force vivante a dans chaque espèce
d'êtres organisés ses déterminaisons premières
nécessaires, qu'elle ne tient que d'elle-même ou de
la nature. Et de là ces premiers mouvements in-
stinctifs , ces tendances ou appétits qui se mani-
festent avant toute expérience dans l'animal nais-
sant.
Mais la répétition des premiers actes , ainsi
déterminés par une impulsion tout aveugle, laisse
des traces dans la machine vivante. Les mouvements
de diverses parties de cette machine se lient et se
coordonnent de plus en plus, suivent la même
direction; de là la force croissante des premiers
penchants ou appétits, le retour périodique des
mêmes besoins et des fonctions qui s'y rapportent ,
et tout cet ensemble de moyens bien appropriés et
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 1$J
coordonnés au but de la vie animale, qui annoncent
ou imitent une intelligence qui se connaît.
En fait, tout se réduit, dans l'animal, à la soli-
darité de toutes les parties du système sensitif orga-
nique, à la connexion plus ou moins intime qu'elles
ont entre elles et avec un centre commun , qui est
le rendez-vous des impressions de toute espèce.
Mais quelle peut être cette influence réciproque,
cette suite d'action et de réaction exercées par des
organes partiels (internes ou externes) sur un centre
cérébral , et par ce centre, qui est le lien des images
sur les diverses parties du système sensitif; quelle
peut être, dis-je, cette influence, et comment la
considérer autrement que comme s' exerçant d'or-
gane à organe, ou d'une partie du physique sur une
autre de même nature , loin de pouvoir être consi-
dérée , comme on l'a prétendu , en confondant
toutes les idées , tous les faits de diverse nature ,
sous le faux titre d'influence ou de rapport du phy-
sique avec le moral?
Les passions animales, dans l'homme même qui
les subit, ont les caractères de l'instinct primitif et
pourraient être considérées aussi comme des instincts
secondaires ou acquis.
Sous ce rapport , on a pu dire que les passions
ont toutes leur source ou leur foyer dans la vie orga-
nique ; mais les phénomènes sensitifs ou instinctifs
qui se joignent à ces passions ou qui les suivent,
ni. 17
9.58 DIVISION DES FA IIS
n'ont certainement rien d'intellectuel, de inoral ou
d'actif, et c'est bien vainement qu'on prétend les
rapporter aux fonctions pins élevées dune antre vie.
Les images ou intuitions qui viennent de la chair
et du sang ou qui s'y rapportent (comme dit l'Écri-
ture), restent véritablement dans le domaine du
physique et n'en sortent point.
L'imagination asservie à tels fantômes qui l'as-
siègent , la spontanéité , la périodicité des images
liées au retour périodique de telles fonctions ou à
la renaissance de tels besoins organiques; l'impuis-
sance où est le moi constitué comme il est, de changer
ou de distraire le cours de ces impulsions animales,
et, dans les cas extrêmes, la suspension complète
du vouloir ou de la conscience et du compos sut
absorbés dans l'animalité pure (simplex in vitali-
tate ) : tels sont les caractères de la passion , qui a
sa source et son mobile dans l'organisme animal.
De telles passions n'ont point de mémoire.
En général , il n'y a souvenir proprement dit
d'aucune impression sensible , en tant qu'elle est
affective et inhérente à la vie animale seulement.
Se souvenir d'avoir senti serait sentir encore
comme la première fois , au degré près. Ceci s'ap-
plique à toutes les espèces de sensations animales
précédemment examinées dans l'exercice purement
passif des sens externes, de l'odorat, du goût, de
l'ouïe et de la vue.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. j5o,
Ce qui trompe , en pareil cas, c'est que l'on con-
fond sans cesse la partie affective de nos sensations
avec la partie intuitive ou représentative, qu'on
exprime l'une et l'autre par le même signe , où l'on
enveloppe de plus l'aperception , la conscience du
moi , qu'on suppose faussement indivisible de toute
sensation intuitive.
Par exemple, que l'animal frémisse ou recule
d'effroi en présence d'un objet qui l'a frappé anté-
rieurement d'épouvante ou dont il a éprouvé de
vives douleurs , on dira , par un abus de mot ou par
fausse assimilation, que l'animal se souvient, qu'il
reconnaît l'objet.
Mais n'avons-nous pas en nous-mêmes des preuves
de fait, que le retour de certaines affections ou
émotions de sensibilité, en présence des lieux ou des
objets où elles furent excitées la première fois, ou
seulement de quelques circonstances accessoires
liées à ces émotions, que ce retour, dis-je, d'un
état sensitif qui a précédé, est tout à fait différent
du souvenir de l'objet lui-même ou de la réminis-
cence. Tellement qu'en revoyant tel lieu , telle per-
sonne , complètement effacée de la mémoire , en se
trouvant replacé dans des circonstances tout à fait
oubliées, on peut se sentir saisi d'impressions affec-
tives, de certaines émotions qu'on ne sait à quoi
rapporter ; et si le souvenir revient à la suite de ces
déterminations sensitives aveugles, si tel tableau du
!i6û DIVISION DKS FAITS
passé vient à se dérouler de nouveau dans la mé-
moire, combien ne sentons-nous pas la diversité de
source et de caractère de ces deux sortes de déter-
minations ?
Si nous ignorons aussi très-souvent pourquoi cer-
tains objets ont un pouvoir extraordinaire de nous
émouvoir sensiblement, de nous attirer ou de nous
repousser à la première vue , indépendamment de
toute liaison d'idées dont on puisse se rend recompte ,
la cause peut en être dans certaines déterminations
premières, certains états sensitifs, préexistants. Les
affections , qui jamais ne tombent sous l'œil de la
conscience, ne peuvent se rattacher à la chaîne du
temps ou de l'existence du moi. de la personne iden-
tique.
Et pourtant, la sensibilité animale en a retenu
des traces, en a conservé certaines déterminations
qui se renouvellent dans des temps marqués ou par
le retour de certaines circonstances qui peuvent
servir, jusqu'à un certain point, à éclairer leur ori-
gine et à suppléer au défaut de réminiscence.
Ainsi, il est certains états de sensibilité ou d'ima-
gination qui semblent se projeter comme dans une
sorte de champ vague et indéfini qui tient à l'exis-
tence passée. Ces états peuvent, en effet, se rallier,
soit à d'anciens songes, soit à des déterminations
affectives étrangères au moi par elles-mêmes, mais
organiquement associées à quelque circonstance
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 261
élémentaire d'une perception ou d'un sentiment de
conscience.
Les lois vitales ou même purement physiques qui
ramènent, soit périodiquement, soit d'une manière
accidentelle, un certain état de l'organisme, détermi-
nent le retour de diverses impressions , images ou
idées qui s'y trouvent liées en premier lieu.
C'est bien là un nouvel exemple de ce fatum du
corps , étranger à la prévoyance de l'esprit et indé-
pendant de cette activité qui rompt quelquefois les
liens du destin (quodfati fœclera rumpit).
Ce retour périodique de certains modes sensitifs
déterminés , et l'espèce d'images auxquelles ils se
lient , sont un des phénomènes les plus notables de
cette existence mixte, où prédomine la passivité
animale.
Chacun peut en trouver des exemples en lui-
même.
J.-J. Rousseau, dans ses Confessions, et Grétry,
dans ses Essais sur la musique, ont rapporté des
exemples notables de ces diverses modifications af-
fectives qui reviennent chaque année avec la même
saison. Celles du printemps ont une autre couleur,
un ton sensitif tout autre que celles de l'été , ou que
les images lugubres qui s'élèvent spontanément dans
le passage de l'automne à l'hiver.
Que la physiologie explique ou nonces variations,
les faits n'en restent pas moins pour l'observateur,
l6l DIVISION DES FA1J^>
qui peut se sentir lui-même dans ces divers éLats,
en se regardant du dehors au dedans.
Ce qui trompe encore dans Jes jugements qu'on
porte sur l'extériorité ou l'étrangeté des causes des
phénomènes d'un ordre aussi intime à notre exis-
tence sensitive, c'est le rôle principal que joue le sens
de la vue, qui prédomine en effet dans tout le sys-
tème de la représentation.
La vue est le sens propre de l'imagination pas-
sive, en vertu de sa nature ou de ses habitudes;
elle exerce une véritable domination sur toutes les
facultés de l'homme comme sur celles des animaux
les plus élevés de l'échelle. La continuité, la promp-
titude et la facilité de son exercice auquel on a fait
usurper le domaine du toucher, plus lent et plus
réfléchi, font aussi que nous sommes d'autant moins
habiles à apercevoir ce qui est en nous ou nous-
mêmes que nous sommes toujours plus enclins
à représenter , imaginer et sentir ce qui est au de-
hors.
Fondée sur ce sens dominateur, l'imagination
tend toujours, en effet, à rattacher à quelque lieu
de l'espace ou à mettre dans une sorte de relief
jusqu'aux modes les plus intimes de la pensée, jus-
qu'aux produits immédiats de la force qui la con-
stitue.
C'est ainsi que nous allons sans cesse demandant
à une nature étrangère ce que nous sommes, que
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 'i63
nous cherchons uniquement dans l'objet ce qu'est
en lui-même le sujet.
Portés sur les ailes de cette imagination, qui
tantôt nous élève jusqu'aux cieux, tantôt nous fait
descendre jusque dans les abîmes, nous croyons
saisir et contempler la pensée, et nous n'embrassons
qu'un fantôme qui n'est pas elle.
POINTS DE VUE DE BUFFON ET DE BOSSUET SUR LES
SENSATIONS ANIMALES.
Dans son Discours sur la nature des animaux,
j'admire le talent philosophique plus encore que l'é-
loquence de notre illustre Buffon. Il ne pouvait avoir
pris pour type des sensations matérielles et des
facultés qu'il attribue aux animaux, le sens de la vue
ou celui des intuitions internes qui s'y rapportent.
Ce grand naturaliste observe en commençant, avec
une grande raison, que s'il n'existait pas d'animaux
la nature de l'homme serait bien plus incompréhen-
sible. Il semble, en effet, que l'observation de la
nature animale peut servir comme d'une sorte de
contrôle ou de moyens de vérifier hors de nous cette
espèce de facultés toutes sensitives dont nous saisis-
sons quelques traits en nous-mêmes, dans certains
états de l'organisme où l'homme se trouve le plus
rapproché de sa simplicité native (simplex in vita-
liiate ).
'2<Ôl\ DIVISIOH DES i M «s
Mais il n'est pas moins vrai que si l'homme ne par-
ticipait pas à l'existence animale par une partie de
son être, la nature des animaux lui serait tout à fait
incompréhensible, et il ne verrait en eux ou que de
pures machines ou des êtres pensants comme nous.
Les métaphysiciens qui ont voulu intellectualiser
toutes les sensations, ont embrassé la première de
ces opinions extrêmes.
Les physiologistes qui ont prétendu ramener à
la sensation toute l'intelligence et l'activité humaine,
ont soutenu la deuxième.
Les premiers ne voient dans tout animal qu'un
automate insensible, mu par des lois purement or-
ganiques.
Les seconds ne voient dans l'homme qu'un animal
mieux organisé et qui ne diffère des autres animaux
que par le degré et non par la nature de ses facultés.
Condillac a soutenu la première thèse contre
Buffon. En comparant les arguments de part et
d'autre on dirait que ces deux célèbres antago-
nistes ont changé de rôle; c'est le métaphysicien
qui attaque toute la science de l'homme intellectuel,
et c'est le naturaliste qui oppose la pensée et la
liberté de l'esprit moral à l'aveugle nécessité de la
nature animale.
« Comme l'homme n'est pas un simple animal,
comme sa nature est supérieure à celle des animaux,
nous devons nous attacher à démontrer la cause de
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ^65
cette supériorité, et établir, par des preuves claires
et solides, le degré précis de cette infériorité de la
nature des animaux, afin de distinguer ce qui n'ap-
partient qu'à l'homme de ce qui lui appartient en
commun avec l'animal. »
Buffon entre ici dans le détail des fonctions ani-
males, et distingue dans l'économie deux parties,
dont la première agit sans aucune interruption, les
organes de la vie intérieure, le cceur,le poumon, etc.
La seconde n'agit que par intervalles et pendant
la veille, les sens, les mouvements volontaires.
Les êtres organisés, privés de sens et de mouve-
ments progressifs , sont des animaux qui dorment
toujours.
« Je n'assurerai pas, dit l'auteur, que ces êtres sont
privés de tout sentiment, mais du moins ils ne sen-
tent que d'une manière confuse et bien imparfaite.»
Après avoir examiné l'influence des besoins orga-
niques de l'animal et l'action des objets sur les
sens, les appétits ou les répugnances, et le premier
désir, l'auteur se propose ce grand et difficile pro-
blème : « Comment concevoir ce qui s'opère au-delà
« des sensàce terme moyen entre l'action des objets
« et l'action de l'animal? opération dans laquelle
« cependant consiste le principe de la détermination
« du mouvement, puisqu'elle change et modifie
« l'action de l'animal, et qu'elle la rend quelquefois
« nulle malgré l'impression des objets. »
266 division dis rim
« Cette question est d'autant plus difficile a ré-
soudre , qu'étant par notre nature différents des
animaux , l'aine a part à presque tous nos mouve-
ments, et peut-être à tous, et qu'il nous est très-
difficile de distinguer les effets de l'action de cette
substance spirituelle, de ceux qui sont produits par
les seules forces de notre être matériel. Nous ne
pouvons en juger que par analogie , et en compa-
rant à nos actions les opérations naturelles des ani-
maux. Mais comme cette substance spirituelle n'a
été accordée qu'à l'homme, et que ce n'est que par
elle qu'il pense et qu'il réfléchit ; que l'animal est
au contraire un être purement matériel, qui ne
pense ni ne réfléchit, et qui cependant agit et semble
se déterminer , nous ne pouvons pas douter que le
principe de la détermination du mouvement ne soit
dans l'animal un effet purement mécanique, et
absolument dépendant de son organisation. »
« Je conçois donc que dans l'animal, l'action des
objets sur les sens en produit une autre sur le cer-
veau, que je regarde comme un sens intérieur et
général , qui reçoit toutes les impressions que les
sens extérieurs lui transmettent. Ce sens interne est
non seulement susceptible d'être ébranlé par l'ac-
tion des sens et des organes extérieurs , mais il est
encore, par sa nature, capable de conserver long-
temps l'ébranlement que produit cette action; et
c'est dans la continuité de cet ébranlement que con-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 267
siste l'impression , qui est plus ou moins profonde,
à proportion que cet ébranlement dure plus ou
moins de temps. »
« Le sens intérieur diffère donc des sens exté-
rieurs, d'abord par la propriété qu'il a de recevoir
généralement toutes les impressions, de quelque
nature qu'elles soient; au lieu que les sens exté-
rieurs ne les reçoivent que d'une manière particu-
lière et relative à leur conformation , puisque l'œil
n'est pas plus ébranlé par le son que l'oreille
par la lumière. Secondement , ce sens intérieur
diffère des sens extérieurs par la durée de l'ébran-
lement que produit l'action des causes extérieures;
mais pour tout le reste il est de la même nature
que les sens extérieurs. Le sens intérieur de l'animal
est, aussi bien que ses sens extérieurs, un organe,
un résultat de mécanique, un sens purement maté-
riel. Nous avons, comme ranimai , ce sens intérieur
matériel, et nous possédons de plus un sens d'une
nature supérieure et bien différente, qui réside dans
la substance spirituelle qui nous anime et nous
conduit. »
Je suis loin d'admettre toutes les explications mé-
caniques des phénomènes de la vie ou de la sensibi-
lité animale, et je crois qu'il n'y a rien de purement
matériel ou mécanique dans la sensation , même
dans l'impression vitale la plus pure.
Mais laissant à part les explications pour ne voir
268 DIVISION DIS FAITS
que les distinctions des faits de deux natures»
Buffon me semble avoir établi plusieurs distinctions
de la manière la plus solide, la plus conforme à l'ex-
périence intérieure bien consultée.
« L'œil, dit-il, est celui de tous les sens, dont les
« ébranlements ont le plus de durée. Ce sens peut
« être regardé comme une continuation du sens
« interne. »
C'est cette analogie entre les propriétés de la vue
et celles de l'imagination, qui donne à ce sens son
caractère de prééminence dans l'organisation hu-
maine.
On voit combien ceci s'accorde avec nos obser-
vations précédentes. Tous les sens ont la faculté de
conserver plus ou moins les impressions des causes
externes, mais l'œil bien plus que tous les autres,
et le cerveau où réside le sens interne de l'animal a
éminemment cette propriété. Par là s'expliquent
toutes les actions des animaux, tout ce qui se passe
dans leur intérieur ; par là aussi, nous nous assurons
de ce qu'il y a de"commun entre l'animal et l'homme,
et de la différence essentielle et infinie qui sépare
ces deux natures.
« Les sens relatifs à l'appétit, l'odorat, le goût,
sont plus parfaits et bien plus tôt développés dans
l'animal. Pour l'homme, ce sont les sens relatifs à la
connaissance, la vue, le toucher et l'ouïe, qui ont la
supériorité d'organisation et de perfectionnement.»
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 269
« Mais l'excellence des sens et la perfection même
qu'ils peuvent acquérir, n'ont des effets bien sen-
sibles que dans l'animal; il nous paraîtra d'autant
plus actif et plus intelligent, que ses sens sont plus
perfectionnés. »
« L'homme au contraire n'en est pas plus rai-
sonnable , pas plus spirituel pour avoir beaucoup
exercé ses yeux et son oreille.. ... C'est que l'âme de
l'homme est comme un sens supérieur spirituel
entièrement différent , par son essence et par son
action, de tous les organes extérieurs. »
Tout ce qui dans l'homme ne peut être circons-
crit dans les limites du sens interne matériel rentre
donc nécessairement dans la sphère d'activité de ce
sens spirituel. Ces deux puissances sont séparées
ainsi par une ligne de démarcation que l'observa-
tion des faits des deux natures peut seule traverser.
Si l'animal acquiert en si peu de temps toutes
ses facultés, c'est qu'elles sont toutes relatives à
l'appétit, principe unique des déterminations ani-
males.
Pour l'homme, l'appétit est faible ou subordonné;
il influe bien moins que la connaissance sur les
mouvements extérieurs.
« Tout concourt à prouver, en effet, que, même
dans le physique, l'homme est conduit par un prin-
cipe supérieur aux appétits qui remuent l'animal.
S'il y a du doute sur ce sujet, c'est que nous ne
.270 DIVISION DIS FAITS
concevons pas bien comment L'appétit seul peut
produire dans l'animal des effets si semblables à
ceux que produit chez nous la connaissance ; mais
il n'est pas impossible de faire disparaître toute
incertitude à cet égard et même d'arriver à la con-
viction, en distinguant en nous-mêmes ce que nous
faisons en vertu delà connaissance, de ce que nous
ne faisons que par la force de l'appétit. »
C'est bien, en effet, le sens intime qui nous
fournit ici le propre critérium de la certitude.
Buffon , qui le reconnaît expressément dans plu^
sieurs endroits de cet excellent Discours sur la
nature des animaux, perd de vue ce critérium lors-
qu'il se livre aux explications mécaniques des actes
ou des mouvements déterminés par l'appétit ou les
passions animales. C'est par ce côté aussi qu'il prête
le flanc aux critiques de Condillac, qui en a lui-
même encouru de plus graves en méconnaissant
tous les faits caractéristiques de la nature humaine ,
qu'il assimile à l'animal.
Nous pouvons consentir , en effet , à ignorer éter-
nellement ce qui se passe dans le cerveau et dans
le sens matériel de l'être sensitif , quand il est déter-
miné à avancer pour atteindre, ou à reculer pour
éviter un objet de sensations agréables ou pénibles,
favorables ou contraires à son existence ; il nous
suffit de savoir et de sentir en nous-mêmes que ,
dans tous les cas où la sensation de plaisir ou de
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES 27 1
douleur est le principe exclusif de Faction ou du
mouvement animal , l'être sensitif est déterminé et
ne se détermine pas, entraîné qu'il est par l'orga-
nisme et à son insu. Jusque là donc, il n'est pas
une personne, mais un animal. Le fait est évident
par lui-même; l'incertitude ne roule que sur les
explications mécaniques inutiles au fond pour
assigner la part de l'homme et de l'animal , de la
liberté et de la nécessité, du moi et du non-moi.
« Les animaux, se demande notre auteur, n'ont-
ils donc aucune connaissance? Faut-il leur ôter
même le sentiment, la conscience de leur exis-
tence ? »
Loin de là, Buffon accorde tout aux animaux, à
l'exception de la pensée et de la réflexion. Ils ont
le sentiment même plus exquis que nous ne l'avons,
témoin l'excellence de leurs sens relatifs à l'appétit,
la répugnance naturelle et immuable pour certaines
choses, leur attrait pour d'autres et l'ardeur avec
laquelle ils s'y portent. Les animaux ont , comme
nous, de la douleur et du plaisir ; ils ne connaissent
pas le bien et le mal , mais ils le sentent ; ce qui leur
est agréable est bon , ce qui leur est désagréable est
mauvais. L'un et l'autre ne sont que des rapports
convenables ou contraires à leur nature et à leur
organisation.
11 aurait fallu dire de même que les animaux ne
savent pas qu'ils existent , mais le sentent, et que
1^1 DIVISION DES FAITS
ce sentiment simple, immédiat, n'est autre que
la vie elle-même. Ne dites donc pas que l'animal
a la conscience de son existence actuelle , quoiqu'il
n'ait pas celle de son existence passée; qu'il perçoit
une sensation actuelle , quoiqu'il n'ait pas comme
nous la faculté de comparer, seule puissance qui
produit les idées ; que c'est là uniquement ce qui
manque à l'animal pour être une personnalité iden-
tique comme nous.
« La conscience de son existence , dit , en effet ,
« Buffon, ce sentiment intime qui constitue le moi,
« est composé, chez nous, du sentiment de notre
« existence actuelle et du souvenir de notre exis-
« tence passée. » C'est par la comparaison des deux
sensations que nous avons la connaissance ou l'idée
du moi.
Le naturaliste a tourné ici autour du fait primitif
de conscience sans apercevoir où il est ; mais peu
de métaphysiciens ont le droit de lui en faire un
reproche ; car aucun ne s'est plus approché , à mon
avis , du véritable principe de la science de l'homme.
Il lui a manqué de reconnaître qu'avant la com-
paraison et le jugement, est le premier de tous les
jugements de fait, celui qui pose, en donnant un
sens à ce mot est, un sujet distinct de l'attribut ,
une force distincte de son produit aperçu ou senti
simultanément avec elle.
Il n'y a de comparaison possible que sous la con-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. I^Z
dition de ce premier jugement simple, indivisible,
de la première détermination active , du premier
sentiment de vouloir, principe nécessaire antérieu-
rement à toute comparaison ou idée comparée ;
faute de l'avoir reconnue , Buffon n'a pu asseoir la
science de l'homme moral sur sa véritable base et
déterminer exactement le point qui sépare la psy-
chologie humaine de la psychologie animale.
Mais, si la division qu'il établit entre les deux
natures est incomplète en principe , du moins elle
n'a rien que de vrai en résultat, rien qui contrarie
les faits de conscience et blesse le sentiment de notre
dignité.
« La puissance de réfléchir ayant été refusée aux
animaux, ils ne peuvent former d'idées; par consé-
quent , leur conscience d'existence est moins sûre ,
moins étendue que la nôtre. »
Une conscience qui n'est pas sûre, qui admet des
degrés , n'est pas le fait intérieur ainsi que nous
l'appelons. Buffon s'est embarrassé ici dans la langue
psychologique, et c'est moins sa faute que celle de
la langue elle-même ou de ceux qui en ont fait ou
si mal interprété la grammaire.
Aussi ce que ce savant auteur pensait au fond sur
ce sujet vaut mieux que ce qu'il dit.
Tout le morceau qui suit , en effet , est parfaite-
ment d'accord avec les faits de la nature animale ,
tels que j'ai cru à mon tour pouvoir les spécifier ou
III. 18
'1^[\ DIVISION IJJCS FA US
les caractériser à part le moi ou la personne
humaine.
En écartant cette inexactitude de langage qui
annonce un premier défaut d'analyse, l'auteur me
semble entrer dans le véritable principe de la dis-
tinction des sens internes, en déniant aux animaux
l'esprit, l'entendement, et la mémoire ou la ré-
miniscence, qui supposent nécessairement le moi.
Nous verrons plus tard combien sa doctrine est
fondée.
Sur ces points essentiels de doctrine et particu-
lièrement sur ce qui a trait à la mémoire considé-
rée comme le caractère essentiel de l'intelligence
humaine, je ne pourrais exposer les idées de Buffon,
et m'en déclarer le défenseur qu'en exposant et
défendant mes propres idées ; il y a analogie com-
plète. On aura assez d'occasions plus tard de vérifier
l'analogie.
Quant à ce qui concerne l'homme double de
Buffon , il est présent à chaque page de mes ou-
vrages, comme il ne peut cesser de l'être à la cons-
cience.
« L'homme intérieur est double, il est composé de
deux principes différents par leur nature, et con-
traires par leur action. L'âme, ce principe spirituel,
ce principe de toute connaissance , est toujours en
opposition avec cet autre principe animal et pure-
ment matériel : le premier est une lumière pure
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 27$
qu'accompagnent le câline et la sérénité, une source
salutaire dont émanent la science , la raison , la sa-
sagesse ; l'autre est une fausse lueur qui ne brille
que par la tempête et dans l'obscurité , un torrent
impétueux qui roule et entraîne à sa suite les pas-
sions et les erreurs. »
Cette partie du Discours sur la nature des animaux
me semble plus éloquente encore que philosophique,
plus riche de couleurs que d'idées vraies et posi-
tives sur les principes de notre nature morale. Pour
y entrer plus profondément , passons maintenant à
une source plus haute ; interrogeons un philosophe
qui apprend à l'homme comment il conçoit Dieu et
lui-même; demandons-lui ce que l'homme doit
penser de cette nature animale qui fait partie de la
sienne, et qui ne la constitue pas ; car si elle la con-
stituait, l'homme ne connaîtrait pas, ne jugerait pas
l'animal.
Dans son Traité de la connaissance de Dieu et
de soi-même, ouvrage trop peu connu , et trop peu
médité par ceux qui s'occupent des matières philo-
sophiques, notre grand Bossuet a considéré de la
hauteur de son génie, cette question des facultés
animales.
Il a cherché à l'éclairer de cette lumière qui seule
luit dans les ténèbres , et que les ténèbres ne sau-
raient comprendre.
Le dernier chapitre de l'ouvrage a pour titre :
De la différence entre T homme et la bête.
2^6 DIVISION DES FATTS
Bossuet y examine pourquoi les hommes veulent
donner du raisonnement aux animaux; il montre
qxie les animaux n'apprennent rien véritablement
de l'homme qui les dresse et les façonne.
Il résulte clairement de tout ce chapitre qu'on
peut raisonnablement attribuer aux animaux les
facultés sensitives , les passions qui sont en nous ,
comme tenant au corps, sans leur attribuer la pensée,
l'intelligence et l'activité constitutives d'une nature
plus haute.
« L'âme attachée à la vie sensuelle par où elle
« commence , est par là captive du corps et des ob-
« jets corporels, d'où lui viennent les voluptés et
« les douleurs. — Elle croit n'avoir à chercher ni à
« éviter que les corps, elle ne pense, pour ainsi dire,
« que corps, et se mêlant tout à fait avec ce corps
ce qu'elle anime, à la fin elle a peine à s'en distin-
« guer. Enfin , elle s'oublie et se méconnaît elle-
« même.
« Cette ressemblance des actions des bêtes aux
« actions humaines, trompe les hommes ; ils veulent
« à quelque prix que ce soit que les animaux rai-
« sonnent, et tout ce qu'ils peuvent accorder à la
« nature humaine , c'est d'avoir peut-être un peu
« plus de raisonnement.
« Encore y en a-t-il qui trouvent que ce que nous
« en avons de plus , ne sert qu'à nous inquiéter et
« qu'à nous rendre plus malheureux. Ils s'estime-
PSYCHOLOGIQUES ET PPIYSIOLOGfQUES. 277
« raient plus tranquilles et plus heureux s'ils étaient
« comme les bëtes. »
« C'est qu'en effet les hommes mettent ordinai-
rement leur félicité dans les choses qui flattent leurs
sens, et cela même les lie au corps, d'où dépendent
les sensations. Ils voudraient se persuader qu'ils ne
sont que corps, et ils envient la condition des bètes,
qui n'ont que leur corps à soigner. Enfin , ils
semblent vouloir élever les animaux jusqu'à eux-
mêmes , afin d'avoir droit de s'abaisser jusqu'aux
animaux et de pouvoir vivre comme eux.
« Tous les raisonnements qu'on fait en faveur des
animaux se réduisent à deux dont le premier, est :
les animaux font toutes choses convenablement,
aussi bien que l'homme; donc, ils raisonnent comme
l'homme. Le second est : les animaux sont sem-
blables aux hommes à l'extérieur, tant dans leurs
organes que dans la plupart de leurs actions; donc,
ils agissent par le même principe intérieur,et ils ont
du raisonnement. »
« Le premier argument a un défaut manifeste.
C'est autre chose de faire tout convenablement,
autre chose de connaître la convenance. L'un con-
vient non seulement aux animaux, mais à tout ce qui
est dans l'univers; l'autre est le véritable effet
du raisonnement et de l'intelligence.
« Il y a une raison qui subordonne les causes
les unes aux autres, et cette raison fait que le plus
278 DIVISION DKS FAITS
grand poids emporte le moindre, qu'une pierre en-
fonce dans l'eau plutôt que du bois; qu'un arbre
croît en un lieu plutôt qu'en un autre, et que chaque
arbre tire de la terre, parmi une infinité de sucs ,
celui qui est propre pour le nourrir. Mais cette rai-
son n'est pas dans toutes ces choses, elle est en celui
qui les a faites et qui les a ordonnées. »
« Ceux qui trouvent que les animaux ont de la
raison parce qu'ils prennent pour se nourrir et se
bien porter les moyens convenables, devraient dire
aussi que c'est par raisonnement que se fait la di-
gestion : qu'il y a un principe de discernement qui
sépare les excréments d'avec la bonne nourriture,
et qui fait que l'estomac rejette souvent les viandes
qui lui répugnent, pendant qu'il retient les autres
pour les digérer.
« En un mot, toute la nature est pleine de conve-
nanceset de disconvenances, de proportions et de dis-
proportions , selon lesquelles les choses ou s'a-
justent ensemble ou se repoussent l'une l'autre. Ce
qui montre en effet que tout est fait par intelligence,
mais non pas que tout soit intelligent. »
« Nous voyons les animaux émus comme nous
par certains objets, où ils se portent, non moins
que les hommes, par les moyens les plus conve-
nables. C'est donc mal à propos que l'on compare
leurs actions avec celles des plantes et des autres
corps qui n'agissent point comme touchés de cer-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 279
tains objets, mais comme des simples causes natu-
relles, dont l'effet ne dépend pas de la connais-
sance. »
« Mais il faudrait considérer que ces objets sont
eux-mêmes des causes naturelles, qui, comme toutes
les autres , font leurs effets par les moyens les plus
convenables. »
« Car, qu'est-ce que les objets, si ce n'est les corps
qui nous environnent, à qui la nature a préparé
dans les animaux certains organes délicats, capables
de recevoir et de porter au dedans du cerveau les
moindres agitations du dehors? Nous avons vu que
l'air agité agit sur l'oreille , les vapeurs des corps
odoriférants sur les narines, les rayons du soleil sur
les yeux, et ainsi du reste, aussi naturellement que
le feu agit sur l'eau , et par une impression aussi
réelle. »
« Et pour montrer combien il y a loin entre agir
par l'impression des objets et agir par raisonne-
ment , il ne faut que considérer ce qui se passe en
nous-mêmes. »
« Cette considération nous fera remarquer dans
les objets, premièrement, l'impression qu'ils font
sur nos organes corporels; secondement, les sensa-
tions qui suivent immédiatement ces impressions;
troisièmement, le raisonnement que nous faisons
sur ces objets , et le choix que nous faisons de l'un
plutôt que de l'autre. »
280 DIVISION I)£S FAITS
« Les deux premières choses se font en nous,
avant que nous ayons fait la troisième, c'est-à-dire
de raisonner. Notre chair a été percée et nous avons
senti de la douleur avant que nous ayons réfléchi et
raisonné sur ce qui nous vient d'arriver. Il en est
de même de tous les autres objets. Mais quoique
notre raison ne se mêle pas dans ces deux choses ,
c'est-à-dire, dans l'altération corporelle de l'organe,
et dans la sensation qui s'excite immédiatement
après , ces deux choses ne laissent pas de se faire
convenablement, par la raison supérieure qui gou-
verne tout. »
« Qu'ainsi ne soit, nous n'avons qu'à considérer
ce que la lumière fait dans notre œil , ce que l'air
agité fait sur notre oreille, en un mot de quelle
sorte le mouvement se communique depuis le de-
hors jusqu'au dedans, nous verrons qu'il n'y a rien
de plus convenable ni de plus suivi. »
« Nous avons même observé que les objets dis-
posent le corps de la manière qu'il faut, pour le
mettre en état de les poursuivre ou de les fuir selon
le besoin. »
« De là vient que nous devenons plus robustes
dans la colère et plus vites dans la crainte, chose qui
certainement a sa raison , mais une raison qui n'est
point en nous. »
« En général , quand notre corps se situe de la
manière la plus convenable à se soutenir ; quand ,
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 28 1
en tombant, nous éloignons naturellement la tête,
et que nous parons le coup avec la main; quand,
sans y penser, nous nous ajustons avec ces corps
qui nous environnent de la manière la plus com-
mode pour nous empêcher d'en être blessés, tout
cela se fait convenablement, et ne se fait pas sans
raison; mais nous avons vu que cette raison n'est
pas la nôtre. »
« Il faut donc penser que les actions qui dépen-
dent des objets et de la distribution des organes ,
s'achèveraient en nous naturellement comme d'elles-
mêmes, s'il n'avait plu à Dieu de nous donner quel-
que chose de supérieur au corps et qui devait pré-
sider à ses mouvements. »
« Il a fallu pour cela que cette partie raisonnable
pût contenir dans certaines bornes les mouvements
corporels, et aussi les laisser aller quand il fau-
drait. »
« C'est ainsi que, dans une colère violente, la rai-
son retient le corps, tout disposé à frapper par le
rapide mouvement des esprits et prêt à lâcher le
coup. »
« Otez le raisonnement, c'est-à-dire ôtez l'ob-
stacle, l'objet nous entraînera et nous déterminera
à frapper. »
« Il en serait de même de tous les autres mouve-
ments , si la partie raisonnable ne se servait pas du
pouvoir qu'elle a d'arrêter le corps. »
282 DIVISION DIS FAITS
« Ainsi , loin que la raison fasse l'action , il ne faut
que la retirer pour faire que l'objet l'emporte et
achève le mouvement. »
« Je ne nie pas que la raison ne fasse souvent
mouvoir le corps plus industrieusement qu'il ne fe-
rait de lui-même ; mais il y a aussi des mouvements
prompts, qui pour cela n'en sont pas moins justes
et où la réflexion deviendrait embarrassante. »
« Ce sont de tels mouvements qu'il faut donner aux
animaux, et ce qui fait, qu'en beaucoup de choses,
ils agissent plus sûrement, ils adressent plus juste
que nous, c'est qu'ils ne raisonnent pas ; c'est-à-dire,
qu'ils n'agissent pas par une raison particulière, tar-
dive et trompeuse , mais par la raison universelle ,
dont le coup est sûr. »
« Ainsi, pour montrer qu'ils raisonnent, il ne
s'agit pas de prouver qu'ils se meuvent raisonna-
blement par rapport à certains objets, puisqu'on
trouve cette convenance dans les mouvements les
plus brusques 5 il faut prouver qu'ils entendent cette
convenance et qu'ils la choisissent. »
« L'âme, élevée par la réflexion au-dessus du corps
et au-dessus des objets, n'est point entraînée par
leurs impressions et demeure libre et maîtresse des
objets et d'elle-même. Ainsi, elle s'attache à ce qui
lui plaît, et considère ce qu'elle veut pour s'en
servir selon les fins qu'elle se propose. »
« Cette liberté va si loin , que l'âme s'y abandon-
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ^83
nant sort quelquefois des limites que la raison lui
prescrit, et ainsi parmi les mouvements qui diver-
sifient en tant de manières la vie humaine , il faut
compter les égarements et les fautes. »
« De là sont nées mille inventions. Les lois, les in-
structions, les récompenses, les châtiments et les
autres moyens qu'on a inventés pour contenir ou
pour redresser la liberté égarée. »
« Les animaux ne s'égarent pas en cette sorte;
c'est pourquoi on ne les blâme jamais. On les frappe
bien de nouveau, par la même raison qui fait qu'on
retouche souvent à la corde qu'on veut monter sur
un certain ton. Mais les blâmer ou se fâcher contre
eux c'est comme quand, de colère, on rompt sa
plume qui ne marque pas, ou qu'on jette à terre un
couteau qui refuse de couper.
« Ainsi la nature humaine a une étendue en bien
et en mal, qu'on ne trouve point dans la nature ani-
male ; et c'est pourquoi les passions , dans les ani-
maux, ont un effet plus simple et plus certain. Car
les nôtres se compliquent par nos réflexions, et
s'embarrassent mutuellement. Trop de vues , par
exemple, mêleront la crainte avec la colère, ou la
tristesse avec la joie; mais comme les animaux, qui
n'ont point de réflexion , n'ont que les objets natu-
rels, leurs mouvements sont moins détournés.
« Joint que l'âme, par sa liberté, est capable de
s'opposer aux passions avec une telle force qu'elle
284 DIVISION DES FAITS
en empéehe l'effet. Ce qui étant une marque de
raison dans l'homme, le contraire est une marque
que les animaux n'ont point de raison. Car par-
tout où la passion domine sans résistance, le corps
et ses mouvements y font et peuvent tout, et ainsi
la raison n'y peut pas être.
« Mais le grand pouvoir de la volonté sur le corps
consiste dans ce prodigieux effet que nous avons
remarqué, que l'homme est tellement maître de
son corps qu'il peut même le sacrifier à un plus
grand bien qu'il se propose. Se jeter au milieu des
coups , et s'enfoncer dans les traits par une impé-
tuosité aveugle, comme il arrive aux animaux, ne
marque rien au-dessus du corps : car un verre se
brise bien en tombant d'en haut de son propre
poids; mais se déterminer à mourir avec connais-
sance et par raison , malgré toute la disposition du
corps qui s'oppose à ce dessein, marque un principe
supérieur au corps, et parmi tous les animaux
l'homme est le seul où se trouve ce principe.
« La pensée d'Aristote est belle ici , que l'homme
seul a la raison, parce que seul il peut vaincre et la
nature et la coutume.
« C'est une méchante preuve de raisonnement
que celle qu'on tire des organes, puisque nous
avons vu si clairement combien il est impossible
que le raisonnement y soit attaché et assujetti de
lui-même.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. ^85
« Ce qui fait raisonner l'homme n'est pas l'arran-
gement des organes, c'est un rayon et une image de
l'esprit divin , c'est une impression non point des
objets mais des vérités éternelles qui résident en
Dieu comme dans leur source : de sorte que de vou-
loir voir les marques du raisonnement dans les or-
ganes , c'est chercher à mettre tout l'esprit dans le
corps.
« Et il n'y a rien assurément de plus mauvais sens
que de conclure, qu'à cause que Dieu nous a donné
un corps semblable aux animaux, il ne nous a rien
donné de meilleur qu'à eux. Car, sous les mêmes
apparences, il a pu cacher divers trésors, et ainsi il
en faut croire autre chose que les apparences.
« Ce n'est pas, en effet, par la nature ou par l'ar-
rangement de nos organes que nous connaissons
notre raisonnement. Nous le connaissons par expé-
rience , en ce que nous nous sentons capables de
réflexion; nous connaissons un pareil talent dans
les hommes, nos semblables, parce que nous voyons,
par mille preuves, et surtout par le langage, qu'ils
'pensent et qu'ils réfléchissent comme nous; et
comme nous n'apercevons dans les animaux aucune
marque de réflexion, nous devons conclure qu'il n'y
a en eux aucune étincelle de raisonnement
« Après avoir prouvé que les. bêtes n'agissent
point par raisonnement, examinons par quel prin-
cipe on doit croire qu'elles agissent. Car il faut bien
l86 DIVISION DB6 FAITS
que Dieu ait mis quelque chose en elles pour les
faire agir convenablement comme elles font et pour
les pousser aux fins auxquelles il les a destinées.
Cela s'appelle ordinairement instinct; mais comme
il n'est pas bon de s'accoutumer à dire des mots
qu'on n'entend pas, il faut voir ce qu'on peut en-
tendre par celui-ci.
« Le mot d'instinct, en général, signifie impul-
sion. Il est opposé à choix, et on a raison de dire
que les animaux agissent par impulsion plutôt que
par choix.
« Mais qu'est-ce que cette impulsion et cet instinct?
Il y a sur cela deux opinions qu'il est bon de rap-
porter en peu de paroles.
« La première veut que l'instinct des animaux
soit un sentiment; la seconde n'y reconnaît autre
chose qu'un mouvement semblable à celui des hor-
loges et autres machines. Ce dernier sentiment est
presque né dans nos jours. Car, quoique Diogène
le cynique eût dit, au rapport de Plutarque, que les
bêtes ne sentaient pas à cause de la grossièreté de
leurs organes, il n'avait point eu de sectateurs. Du*
temps de nos pères , un médecin espagnol a enseigné
la même doctrine au siècle passé, sans être suivi,
à ce qu'il parait, de qui que ce soit. Mais, depuis
peu , M. Descartes a donné un peu plus de vogue à
cette opinion, qu'il a aussi expliquée par de meil-
leurs principes que tous les autres.
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 287
« La première opinion qui donne le sentiment
pour instinct remarque : i° que notre âme a deux
parties, la sensitive et la raisonnable; elle remarque ,
20 que puisque ces deux parties ont en nous des
opérations si distinctes on peut les séparer entière-
ment, c'est-à-dire, que comme on comprend qu'il y
a des substances purement intelligentes, comme
sont les anges, il y en aura de purement sensitives,
comme sont les bètes.
« Ils y mettent donc tout ce qu'il y a en nous
qui ne raisonne pas, c'est-à-dire non seulement le
corps et les organes mais encore les sensations , les
imaginations, les passions, enfin tout ce qui suit
les dispositions corporelles et qui est dominé par
les objets.
« Mais , comme nos imaginations et nos passions
ont souvent beaucoup de raisonnement mêlé, ils
retranchent tout, cela aux bètes, et, en un mot,
ils n'y mettent que ce qui se peut faire sans ré-
flexion.
« Il est maintenant aisé de déterminer ce qui s'ap-
pelle instinct dans cette opinion; car en donnant
aux bètes tout ce qu'il y a en nous de sensitif on
leur donne par conséquent le plaisir et la douleur,
les appétits ou les aversions qui les suivent; car tout
cela ne dépend point du raisonnement.
« L'instinct des animaux ne sera donc autre chose
que le plaisir et la douleur que la nature aura atta-
288 DIVISION DliS FAITS
chés en eux comme en nous, à certains objets et
aux impressions qu'ils font dans le corps.
« Et il semble que le poète ait voulu expliquer
cela lorsque, parlant des abeilles, il dit qu'elles ont
soin de leurs petits, touchées par une certaine dou-
ceur.
« Ce sera donc par le plaisir et la douleur que
Dieu poussera et incitera les animaux aux fins qu'il
s'est préposées, car à ces deux sensations sont joints
naturellement les appétits convenables.
« A ces appétits seront jointes par un ordre de
la nature les actions extérieures, comme s'ap-
procher ou s'éloigner; et c'est ainsi, disent-ils, que
poussés par le sentiment d'une douleur violente,
nous retirons promptement, et avant toute réflexion,
notre main du feu.
« Et si la nature a pu attacher les mouvements
extérieurs du corps à la volonté raisonnable, elle a
pu aussi les attacher à ces appétits brutaux , dont
nous venons de parler.
« Telle est la première opinion touchant l'instinct.
Elle paraît d'autant plus vraisemblable qu'en don-
nant aux animaux le sentiment et ses suites, elle ne
leur donne rien dont nous n'ayons l'expérience en
nous-mêmes, et que d'ailleurs elle sauve parfaite-
ment la dignité de la nature humaine en lui réser-
vant le raisonnement.
« Saint Thomas et les autres docteurs de l'école
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 289
ne croient pas que l'âme soit spirituelle précisément
pour être distincte du corps, ou pour être indivi-
sible.
«Pour cela, il faut entendre ce qu'on appelle
proprement spirituel.
« Spirituel, c'est immatériel ; et saint Thomas ap-
pelle immatériel ce qui, non seulement n'est pas
matière, mais qui, de soi, est indépendant de la ma-
tière.
«Cela même, selon lui, est intellectuel; il n'y
a que l'intelligence qui d'elle-même soit indépen-
dante de la matière, et qui ne tienne à aucun organe
corporel.
« Il n'y a donc proprement en nous d'opération
spirituelle que l'opération intellectuelle. Les opé-
rations sensitives ne s'appellent point de ce nom ,
parce qu'en effet nous les avons vues tout à fait
assujetties à la matière et au corps. Elles servent la
partie spirituelle, mais elles ne sont pas spirituelles,
et aucun auteur, que je sache, ne leur a donné ce
nom.
« Tous les philosophes, même les païens, ont dis-
tingué en l'homme deux parties , l'une raisonnable
qu'ils appellent voG;, mens, en notre langue, esprit,
intelligence; l'autre qu'ils appellent sensitive et
irraisonnable,
« Ce que les philosophes païens ont appelé vouç,
mens, partie raisonnable et intelligente, c'est à quoi
III. 19
29° DIVISION DES FAJTS
les Saints Pères ont donné le nom de spirituel , en
sorte que dans leur langage nature spirituelle et
nature intellectuelle, c'est la même chose.
« Ainsi, le premier de tous les esprits, c'est Dieu,
souverainement intelligent.
« La créature spirituelle est celle qui est faite à
son image, qui est née pour entendre, et encore
pour entendre Dieu selon sa portée.
« Tout ce qui n'est point intellectuel n'est ni
l'image de Dieu ni capable de Dieu. Dès là il n'est
pas spirituel.
« De cette sorte l'intellectuel et le spirituel, c'est
même chose.
« Notre langue s'est conformée à cette notion. Un
esprit, selon nous, est toujours quelque chose d'in-
telligent, et nous n'avons point de mot plus propre
pour expliquer celui de vou; et de mens que celui
d'esprit.
« En cela nous suivons l'idée du mot d'esprit et
de spirituel qui nous est donnée dans l'écriture, où
tout ce qui s'appelle esprit, au sens dont il s'agit,
est intelligent, et où les seules opérations qui sont
nommées spirituelles, sont les intellectuelles. »
« C'est en ce sens que saint Paul appelle Dieu le
père de tous les esprits, c'est-à-dire de toutes les
créatures intellectuelles, capables de s'unir à lui.
« Dieu est Esprit, dit Notre Seigneur, e£ ceux qui
V adorent doivent V adorer en esprit et en vérité,
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 29 1
c'est-à-dire, que cette suprême intelligence doit être
adorée par l'intelligence.
« Selon cette notion, les sens n'appartiennent pas
à l'esprit.
« Quand l'apôtre distingue l'homme animal d'a-
vec l'homme spirituel, il distingue celui qui agit par
les sens d'avec celui qui agit par l'entendement et
s'unit à Dieu.
« Quand le même apôtre dit que la chair convoite
contre l'esprit, et l'esprit contre la chair, il entend que
la partie intelligente combat la partie sensitive, que
l'esprit, capable de s'unir à Dieu, est combattu par le
plaisir sensible attaché aux dispositions corporelles.
«Il se voit donc que les sensations, d'elles-mêmes,
ne font point partie de la nature spirituelle , parce
qu'en effet elles sont totalement assujetties aux ob-
jets corporels et aux dispositions corporelles. Ainsi,
la spiritualité commence en l'homme où la lu-
mière de l'intelligence et de la réflexion commence
à poindre, parce que c'est là que l'âme commence
à s'élever au-dessus du corps , et non seulement à
s'élever au dessus, mais encore à le dominer, à s'at-
tacher à Dieu, c'est-à-dire au plus spirituel et au
plus parfait de tous les objets.
« Quand donc on aura donné les sensations aux
animaux, il paraît qu'on ne leur aura rien donné
de spirituel. Leur âme sera de même nature que
leurs opérations, lesquelles, en nous-mêmes, quoi*
9.C)1 DITIBIOH DES FAITS
qu'elles viennent d'un principe qui n'est pas un
corps, passent pourtant pour charnelles et corpo-
relles par leur assujettissement total aux disposi-
tions du corps.
« De cette sorte, ceux qui donnent aux bêtes des
sensations et une âme qui en soit capable , interro-
gés si cette âme est un esprit, ou un corps, répon-
dront qu'elle n'est ni l'un ni l'autre. C'est une
nature mitoyenne qui n'est pas un corps parce
qu'elle n'est pas étendue en longueur, largeur et
profondeur; qui n'est pas un esprit, parce qu'elle
est sans intelligence , incapable de posséder Dieu, et
d'être heureuse.
« Ils résoudront par le même principe l'objection
de l'immortalité, car, encore que l'âme des bêtes soit
distincte du corps, il n'y a point d'apparence qu'elle
puisse être conservée séparément parce qu'elle n'a
point d'opération qui ne soit totalement absorbée
par le corps et par la matière. Il n'y a rien de plus
injuste ni de plus absurde aux Platoniciens, que
d'avoir égalé l'âme des bêtes où il n'y a rien qui ne
soit dominé absolument par le corps, à lame hu-
maine où l'on voit un principe qui s'élève au-dessus
de lui, qui le pousse jusqu'à sa ruine pour conten-
ter la raison , et qui s'élève jusqu'à la plus haute
vérité, c'est-à-dire jusqu'à Dieu même. »
Quoique Bossuet expose avec impartialité, en ter-
minant, l'opinion de Descartes sur le mécanisme des
PSYCHOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES. 20,3
animaux, sans l'attaquer ouvertement, on peut sans
crainte citer cette grande autorité à l'appui de l'opi-
nion qui attribue aux animaux et par conséquent à
l'homme, en tant qu'animal , une véritable sensibi-
lité ou capacité purement réceptive d'impressions
simples du plaisir ou de la douleur , sans mélange
de pensée, ou de conscience du moi.
D'où il suit qu'il faut aller chercher hors de la
sensation , hors de tout ce qui est passion animale ,
le vrai principe de l'intelligence ou l'organe de la
connaissance humaine.
PROLÉGOMÈNES
PSYCHOLOGIQUES
PROLÉGOMÈNES
PSYCHOLOGIQUES
Deux distinctions essentielles se présentent à l'en-
trée de la science, comme la clef de toute vraie
théorie psychologique , sans lesquelles on confond
tout et on ne comprend rien , rien en effet, ni à l'es-
prit , ni à la matière , ni le monde intérieur ni le
monde extérieur, ni l'homme, ni la nature, ni la
liberté ou la prévoyance de l'esprit, qui se détermine
et se conduit elle-même, ni la nécessité aveugle qui
domine et entraîne le corps , ou tout ce qui appar-
tient au corps et qui en vient.
La première de ces distinctions n'est pas, comme
on dit , celle des deux substances de l'âme et du
corps ; car cette distinction ne saurait être entendue
par elle-même. Elle est hors de la portée de l'esprit
humain , et c'est en commençant par elle ou en la
prenant pour principe que l'on ouvre la porte aux
298 PROLÉGOMÈNES
plus absurdes et monstrueux systèmes et à toutes
les illusions des unitaires, spiritualistes ou matéria-
listes ; illusions séduisantes par la simplicité, l'ordre
et l'enchaînement logique dont les revêtent des
esprits forts, armés de toute la puissance du raison-
nement.
Il s'agit avant tout d'une distinction de fait, qui
se constate ou se justifie par l'expérience immédiate
du sens intime; savoir celle qui a lieu dans toute
sensation, perception, idée, pensée, modification ou
opération de l'âme (comme on voudra l'appeler),
entre le sentiment ou la conscience de la personna-
lité du moi identique et toute impression venue
du dehors , mode accidentel et variable qui vient
s'unir à ce sentiment du moi sans jamais s'y con-
fondre.
« Je puis poser en fait , dit Rant dans sa Critique
(exposition par Kin Rer , page 97), que, malgré le
concours perpétuel et varié de mes perceptions , le
moi reste toujours moi; mais cette ipséité du sujet
dont la conscience accompagne toutes mes percep-
tions, ne regarde point la perception de mon âme
comme objet, comme être ou substance, c'est-à-dire
comme mon âme est en elle-même et indépendam-
ment de cette ipséité. L'analyse la plus subtile de la
conscience de nous-mêmes, dans l'acte de la pensée
ou du sentiment intime qui nous dit que c'est nous
qui pensons, qui sentons ou agissons, ne saurait jeter
PSYCHOLOGIQUES. 299
le moindre jour sur la connaissance de nous-mêmes
comme objets, ou comme êtres pensants ou agis-
sants hors de la pensée ou de l'action. La difficulté
est réelle et c'est là que tient tout le nœud du pro-
blème de la philosophie : savoir, si le fait primitif
de conscience ou de l'existence du moi renferme ou
non la notion de l'être absolu; ou si cette notion
peut se joindre dans le temps, à l'aperception du
moi , et à quel titre ? Est-ce au moyen de l'ex-
périence répétée; ou, ce qui reviendrait à peu
près au même, par l'exercice de quelque faculté de
notre âme, autre que l'aperception, comme la
mémoire ou réminiscence, la raison ou le raisonne-
ment, etc.?»
Peut-être que ces questions paraîtront moins inso-
lubles, si l'on considère que dans le point de vue
réel , où Leibnitz se trouve heureusement placé, les
êtres sont des forces , et les forces sont les seuls
êtres réels ; qu'ainsi le sentiment primitif du moi
n'est autre que celui d'une force libre, qui agit ou
commence le mouvement par ses propres détermi-
nations.
Si notre âme n'est qu'une force, qu'une cause
d'action , ayant le sentiment d'elle-même , en tant
qu'elle agit, il est vrai de dire qu'elle se connaît elle-
3oO PROLÉGOMÈNES
même par conscience d'une manière adéquate, ou
qu'elle sait tout ce qu'elle est. C'est là même une
raison de penser qu'il y a dualité de substance en
nous.
On demande pourquoi ou comment le fait de
conscience se rattache primitivement et exclusive-
ment à l'effort voulu; comment on peut s'assurer
ou prouver que la conscience ne se joint pas immé-
diatement à toute sensation ou impression reçue
(quelconque) ; pourquoi elle s'attacherait exclusive-
ment et nécessairement à un mode produit par la
force de l'âme , ou que le moi s'attribue comme un
effet dont il est cause.
Je réponds que la distinction du moi et des sen-
sations ou impressions passives , que le moi sent ou
perçoit , comme hors de lui , sans se les attribuer
ou approprier en qualité de sujet ni de cause, cette
distinction, dis-je, première et fondamentale , étant
établie et conçue comme il faut, dans son véritable
point de vue, celui de la conscience, il en résulte
qu'il n'y a que deux manières possibles de l'établir
ou de la motiver.
i° On peut , en parlant de la notion de substance ,
dire que cette âme a en elle ou dans sa nature,
indépendamment de toute impression reçue, le
PSYCHOLOGIQUES 3oi
conscïumsui, ou le sentiment de son être, et qu'elle
ne saurait en être dépouillée sans être par là même
anéantie comme substance. Cela posé, il est tout
simple que ce conscium, ce sentiment fondamental
de son être propre, qui n'abandonne jamais l'âme,
se joigne nécessairement et sans aucune exception à
toute modification ou impression adventice, reçue
du dehors ou produite par l'âme; et c'est tout à fait
gratuitement qu'on supposerait que le fait de con-
science réside primitivement et exclusivement dans
l'effort, considéré isolément ou avec une sensation
musculaire à laquelle il se trouve indivisiblement
lié , dans la conscience , par la relation de cause et
d'effet.
On est toujours fondé, dans cette hypothèse, à
demander pourquoi une sensation quelconque ,
même passive , n'est pas aussi nécessairement indivi-
sible de la conscience ; et comme on ne peut conce-
voir de modification hors delà substance, on ne
saurait admettre de sensation ou de modification
de l'âme , séparée de sa substance , ou , ce qui re-
vient au même, séparée du sentiment fondamental
que l'âme a de son être.
Tel est le point de vue objectif ou ontologique ,
qui diffère essentiellement de celui de la conscience
ou des faits primitifs.
2° Si l'on ne sort pas de ces faits, on reconnaîtra
d'abord qu'il y a des impressions reçues et des af-
302 PROLÉGOMÈNES
fections ou des images dans l'être sensitif, sans moi,
sans conscience, et, à plus forte raison, sans aucun
sentiment de l'être de l'âme.
Pour que la conscience ou le moi se joigne pri-
mitivement à une impression adventice, il faut que
ce moi existe en lui-même, à moins qu'on ne sup-
pose que son existence est absolue et qu'elle n'est
pas autre que celle de l'âme substance qui a un
sentiment radical de son être par cela seul qu'elle
est un être; à moins qu'on ne s'obstine, dis-je,à
rester dans le point de vue ontologique, il faut cher-
cher une origine à la personnalité ou au sentiment
du moi distingué ou non de celui de l'être.
Or, d'un côté , toute sensation passive adventice
peut ou être accompagnée du sentiment du moi ou
en être séparée ; donc elle n'entre pas essentielle-
ment dans le fait de conscience. D'un autre côté , il
ne peut y avoir de mode actif quelconque ou d'ac-
tion volontaire qui ne renferme indivisiblement et
invariablement le sentiment du moi. Le moi n'est
nécessairement présent à lui-même qu'en tant qu'il
agit et dans ce qu'il opère actuellement. Or l'effort
est le plus simple et le premier de ces modes actifs :
donc c'est en lui qu'est l'origine exclusive de la per-
sonnalité ou le fait premier de conscience que nous
cherchons, etc..
L'individualité pure n'est pas une manière d'exis-
ter, dit l'abbé de Lignac.
PSYCHOLOGIQUES. 3o3
Le sens de cette individualité n'est donc pas non
plus une manière d'exister; car, comme je ne puis
sentir mon existence hors de ma substance, qui est
ou qui existe, le sentiment identique et permanent
que j'ai de mon individualité est le sentiment de
mon être lui-même, et non celui d'une manière
d'être ou d'une modification de mon être, etc.
Autrement toute l'énergie du sens intime se trou-
verait réduite à une pure abstraction impossible,
savoir, à sentir l'existence hors de la substance qui
existe, ou la modification sans la substance, etc.
Ce raisonnement de Lignac se fonde tout entier
sur la confusion qui se fait ordinairement des notions
ou croyances ontologiques de la raison avec les phé-
nomènes psychologiques de la sensibibilité.
11 est vrai de dire que nulle modification ne peut
être conçue ou crue hors de la substance, qui est
l'objet réel de la croyance, le sujet nécessaire de
toute affirmation, de tout jugement absolu. Mais il
n'en est pas moins vrai qu'en restant dans les limites
du fait primitif de conscience, le moi, qui se sait
actuellement comme distinct et séparé de toute mo-
dification adventice, a le sentiment primitif de son
individualité, qui diffère, toto génère, de celui de
la substance qui existe et qui peut être considéré
aussi comme étant originairement hors de la sub-
stance qui existe.
Ce n'est pas là une pure précision abstraite , mais
3o/l PROLÉGOMÈNES
une distinction réelle, un partage naturel entre les
domaines de deux facultés ou moyens de connaître
que l'on confond toujours, parce qu'elles s'exercent
toujours ensemble , mais qui n'ont pas réellement
le même objet ; pas plus que l'objet du toucher n'est
identique avec celui de la vue, quoique l'habitude
de voir et de toucher en même temps nous les fasse
confondre, etc.
Quand j'affirme quelque chose de mon âme sub-
stance, je l'affirme d'un être qui n'est pas moi, pas
plus que ne l'est un objet étranger quelconque. C'est
ainsi que j'étends la durée, la force de l'âme, à
des temps, à des lieux où je n'étais pas et ne puis
être comme moi qui se sente ou se sache être.
Quand je parle de moi, je sais très-clairement que
je ne parle d'aucun autre.
L'aperception de notre existence individuelle ne
peut avoir pour cause ou pour mobile nécessaire
aucune sensation adventice ou objet étranger au moi.
Supposez que j'aie deux perceptions en même
temps , celles de l'odeur et de la couleur d'une vio-
lette. Si je ne me sens exister que par ces sensations
adventices, comme c'est le même moi qui éprouve
à la fois les deux sensations et qui les distingue , je
demande comment il peut se faire que l'odeur per-
çoive la couleur en la distinguant d'elle-même, et
vice versa , etc.
« Quelle est celle des deux perceptions qui peut
■■:- i
psychologiques. 3o5
m'apprendre que je suis un même sujet qui éprouve
deux manières d'être ? Si Ton convient que ce n'est
pas l'une plutôt que l'autre, on devra croire que ce
n'est aussi ni l'une ni l'autre , mais que toutes deux
sont des modes, des faces de l'individualité, où
elles sont comprises sous la même unité de cogni-
tion, etc. » (Lignac).
Je trouve ici une difficulté très-réelle, pour con-
cevoir nettement le vrai sujet d'attribution des mo-
difications adventices diverses sans sortir du fait de
conscience.
Le moi ne commence à exister pour lui-même
qu'à l'exercice de la libre activité, ou dans l'effort
voulu auquel correspond une sensation particulière,
sui generiSj liée à cet effort comme l'effet à sa cause.
Le moi est tout entier et indivisiblement dans ce
rapport de la cause agissante à l'effet produit. La
cause se sent ou s'aperçoit elle-même dans l'effort
qui n'est lui-même senti ou aperçu dans le fait de
conscience que par la sensation musculaire qu'il
produit.
Le moi présent à lui - même dans l'effort est
le véritable et l'unique sujet d'attribution de tous
les autres produits immédiats de la même activité
libre; produits qui sont le fond même de la con-
science. Le moi s'attribue la sensation musculaire
comme effet dont il est cause; mais il aperçoit cet
effet comme distinct de lui-même , au fond de la
III. 20
3oG PROLÉGOMKNKS
conscience, et il réside seul et exclusivement dans
le vouloir ou l'effort.
On ne peut pas dire que ce soit le moi phéno-
ménal qui éprouve la sensation musculaire, pas
plus que ce n'est lui qui est le véritable sujet de
toutes les sensations adventices, dans chaque sensa-
tion de conscience. Ce n'est pas le sentiment d'ef-
fort qui sent telle autre sensation quelconque, pas
plus que l'odeur ne sent la couleur. Mais toutes
les modifications adventices s'unissent de différentes
manières avec le sentiment du moi, et deviennent,
par cet intermédiaire unique, des faits de conscience.
L'âme ne se sent exister que par l'effort , qui est
son mode fondamental , et il faut qu'elle se sente
exister pour avoir une perception distincte quel-
conque. Mais ce n'est qu'en concevant cette âme
substance sous une notion ontologique et par une
croyance nécessaire, que nous pouvons concevoir,
je ne dis pas sentir , plusieurs modifications adven-
tices réunies dans la même unité de conscience ou
de cognition. De plus, nous ne saurions admettre
phénoménalement cette unité de conscience et de
cognition , puisque le moi lui-même n'étant que le
mode fondamental de l'âme , ce mode , distinct et
séparé de la substance, ne peut être dit sujet d'at-
tribution d'aucun autre mode accidentel (i).
(1) Ceci s'accorde bien avec le point de vue moral des Stoïciens.
L'esprit qui nous sert de guide (le vrai moi), n'éprouve jamais de
PSYCHOLOGIQUES. 3c>7
Lame clans un certain état peut avoir le sentiment
d'elle-même et ne pas l'avoir dans un autre état.
L'état dans lequel elle a le sentiment de son indivi-
dualité ne change rien à la substance elle-même et
n'est pas une création nouvelle ; il n'est pas besoin
de recourir à une puissance supérieure, autre que
celle qui fait passer l'âme d'une modification à
l'autre.
Lorsque je dis que je vois le soleil , je dis que je
perçois la cause ou l'objet réel d'une intuition phé-
noménique, immédiatement présente à mon âme et
qui est une de ses modifications. De même quand
je dis que mon aine a le sentiment d'elle-même ou
de son être, dans le déploiement de sa libre activité,
je ne puis signifier autre chose sinon que je conçois
ou crois l'être absolu du sujet ou de la cause de
l'effort actuel, qui constitue le moi et que j'aper-
çois immédiatement comme identique avec moi.
L'effort senti est donc le sujet immédiat de l'aper-
ception interne , dont l'âme est le sujet absolu ou
trouble ni d'affection dans son fond ; il n'a point de passions ;
donc il ne peut être agité (Marc-Aurèle, ch. 2 à 9); Famé sen-
sitive n'est pas moi; l'âme pensante est le moi virtuel.
La seule chose qui puisse être dite nous appartenir en propre et
que nous puissions offrir à Dieu, de qui nous tenons tout, c'est le
moi ; la volonté libre , dont nous pouvons faire abnégation en Dieu,
présent à l'âme, Cest le seul sacrifice méritoire; tout le reste ne
nous appartenant pas, nous ne pouvons l'offrir: seulement nous
pouvons accepter ce qui nous vient , et cette acceptation est encore
un sacrifice de la volonté.
3o8 PROLÉGOMÈNES
média tement conçu ou cru, de même que l'intui-
tion est l'objet immédiat de la perception externe ,
dont une substance matérielle est l'objet médiate-
ment conçu ou cru exister absolument.
Le moi s'aperçoit lui-même dans l'effort, et il
perçoit avec lui un mode dont il est cause. Si la
croyance à l'être, sujet absolu de l'effort et de la
modification, n'entre pas nécessairement dans cette
première aperception interne, il faut montrer com-
ment elle en est déduite ou induite.
Le moi , pleinement constitué dans l'aperception
interne immédiate, perçoit immédiatement une in-
tuition phénoménique. L'idée de l'objet réel ou de
la cause absolue de cette intuition passe de la con-
science au dehors, du sujet à l'objet; et l'être de
l'âme immédiatement affirmé est aperçu ou cru de
l'intuition phénoménique.
Toute science proprement dite de nous-mêmes
roule exclusivement sur les phénomènes qui s'y
rapportent, sur les faits de conscience, sur le moi,
qui est le primitif ou le principe de toute la science.
Au-dessous est le principe de la vie ( un ou plu-
sieurs), la sensibilité animale dans tous ses degrés;
PSYCHOLOGIQUES. 3oO,
première métamorphose de la nature morte ( s'il en
existe réellement) en organisation vivante.
Relativement à la diffusion de ce principe de vie,
au degré de clarté ou d'activité qu'il prend , ou qu'il
est susceptible de prendre dans les différentes espèces
d'êtres organisés, par des causes ou des circonstances
inconnues et impossibles à déterminer, je conçois que
toutes nos classifications artificielles, et que cette
échelle des êtres formée par les naturalistes pour
s'élever régulièrement du zoophyte à l'homme, con-
sidéré comme être vivant et sensible, n'est peut-
être qu'une hypothèse fondée sur les observations
les plus superficielles et les plus incomplètes.
Mais, en admettant la réalité de cette échelle dans
la nature organisée et animée , toujours faut-il con-
venir qu'il ne paraît pas y avoir de passage possible
entre le dernier des végétaux qui a vie et le minéral
le plus parfait, entre l'être qui se forme et se déve-
loppe entièrement par une vraie intussusception, et
celui qui est soumis aux lois générales de l'attrac-
tion , de l'agrégation ou de l'affinité. Je ne sais si
le saut pourra jamais être évité en ce point.
Quoi qu'il en soit, il me paraît impossible de consi-
dérer le commencement de la première métamor-
phose comme un degré supérieur de perfectionne-
ment ou d'élaboration de la matière brute, de même
que la troisième métamorphose est un degré de per-
fectionnement delà seconde. Tout ce qu'on pourrait
3lO PROLÉGOMÈNES
croire , c'est que, comme le principe de vie ne vient
s'unir à la matière que lorsqu'elle se trouve dans un
certain état d'élaboration avancée, ou qu'elle remplit
d'elle-même certaines conditions qu'il est impossible
de déterminer, ainsi cet autre principe de vie supé-
rieur et divin qui effectue la troisième métamorphose,
suppose nécessairement certaines conditions remplies
de la part de l'âme dans l'état de personne libre et
active; et c'est ici encore qu'il faut considérer comme
des produits de l'art logique ou de l'imagination
ces classifications ou échelles dans lesquelles on pré-
tendrait ranger les divers êtres libres , comme s'éle-
vant progressivement depuis le degré le plus obscur
de personnalité jusqu'à cette force ou hauteur d'in-
telligence ou d'inspiration qui nous offre dans tel
homme un véritable reflet de l'esprit divin. Quoi-
qu'il puisse y avoir des conditions organiques qui
déterminent ce passage ou le rendent possible , il
m'est impossible de dire en quoi elles consistent,
ni ce qui fait que parmi plusieurs êtres de la même
espèce, ayant une moralité de même nature, un si
petit nombre s'élève de la seconde métamorphose à
la troisième, ou reçoit ce souffle divin ; pourquoi ,
entre tant d'appelés, il y a si peu d'élus. Mais du
moins savons-nous qu'il faut être appelé , qu'il faut
avoir mérité. Quoique nous ne soyons pas en droit
d'affirmer que cette vocation soit nécessairement
liée à telles formes d'organisation matérielle ( les
PSYCHOLOGIQUES. 3l 1
mêmes qui servent de type aux classifications des
naturalistes ) , quoique nous éprouvions même que
cette organisation ou forme de corps humain , loin
d'être un moyen, est plutôt un obstacle à cette
excursion des âmes humaines au delà des limites où
elles se trouvent généralement resserrées dans le
mode actuel d'existence ; il n'en est pas moins rai-
sonnable de penser que ces âmes humaines , aptes
à recevoir, dans certains états, cet esprit divin qui
souffle où il veut , doivent nécessairement être liées
à cette forme d'organisation actuelle, qui est pour
elles une condition première et nécessaire de récep-
tivité comme de mérite , en sorte que là où nous ne
trouvons pas cette forme , nous induisons, avec une
probabilité presque égale à la certitude absolue ,
qu'il n'y a pas de troisième métamorphose possible ,
la seconde étant en défaut avec le mérite qui ne
convient qu'à une personne libre ou active.... A quel
signe, dit-on , reconnaître hors du moi cette liberté?
Je réponds : aux actions intentionnées que nous
voyons faire aux êtres qui nous ressemblent par les
formes , quoique cette ressemblance ne soit pas le
signe unique ni même la vraie base du jugement
d'induction qui nous fait transporter à de tels êtres
une volonté, une libre activité pareille à la nôtre.
— Si mon cheval ou mon chien faisait une suite
d'actes liés entre eux et déterminés comme les
miens , il faudrait bien que j'admisse l'identité du
3 1 1 pJip LÉGOMÈjN KS
principe d'action; mais c'est ce qui ne s'est jamais vu.
Sans doute, nous ne pouvons pas affirmer que la
volonté libre et éclairée ne puisse être et ne soit
actuellement liée qu'à un seul type ou à l'organi-
sation humaine exclusivement; mais nous ne pou-
vons pas non plus affirmer qu'il en soit autrement ;
tous les faits d'observation sont contraires , et les
raisons à priori sont en défaut.
Sans doute encore mon âme se sent souvent
empêchée dans ses libres excursions vers une
sphère supérieure, par ce type d'organisation maté-
rielle à qui elle est unie; mais l'obstacle tient-il
véritablement à cette cause ou à la présence d'une
organisation quelconque ? Ne serait-ce pas plutôt à
une mauvaise disposition de ce corps ? Pouvons-
nous dire t au contraire , jusqu'à quel point telle
disposition organique du cerveau ou des nerfs peut
favoriser les élans de l'âme (ou la troisième méta-
morphose ) et contribuer même à les faire naître ?
Comment savoir s'il n'y a pas dans la nature ou
l'essence même de l'âme et du corps , des incom-
patibilités aussi absolues entre des pensées ou des
sentiments de l'ordre supérieur et l'organisation
d'un oiseau , par exemple , ou de tout autre animal,
qu'entre la faculté de penser ou de sentir en général
et les qualités de la matière ?
PSYCHOLOGIQUES. 3l3
Sans doute la force réelle (vis imita), la volonté
(la seule de nos facultés qui emporte avec elle la
conscience d'elle-même ou de son action constitu-
tive de la personne), la liberté de monter, de s'ar-
rêter , de descendre même , est une force cachée à
tout observateur d'une vie extérieure qui n'est pas
la sienne propre; mais l'est-elle plus que cette vie
même ou cette force vitale qui , dans certaines
formes, manifeste aux yeux du physiologiste les
limites qui séparent les corps de la matière brute?
N'est-ce pas aussi par certains signes sensibles que
nous apprenons à reconnaître une intelligence, une
volonté semblable à la nôtre, liée à une organisation
pareille avec laquelle aussi nous sympathisons plus
intimement ?
Nous ne nous donnons pas à nous-mêmes la lu-
mière de raison, la vie morale , pas plus que la vie
physique, cet esprit de vie , de vérité qui souffle où
il veut, sous certaines conditions de réceptivité qui
nous sont parfaitement inconnues. Comme nous ne
savons pas dans la nature matérielle organisée le
degré où la vie commence ou finit, nous ne savons
pas davantage celui où peut s'arrêter l'empire de la
force libre qui a la conscience d'elle-même ou de
son action.
Mais autant que nous pouvons nous en rapporter
à toutes les analogies, à tous les signes matériels qui
servent à nous à manifester l'une et l'autre vie, nous
3l4 PROLÉGOMÈNES PSYCHOLOGIQUES.
sommes fondés à croire que la sphère des êtres in-
telligents et libres capables de mérite ou de démé-
rite , ne s'étend pas au-dessous de l'homme , quoi-
qu'en partant de là elle puisse s'élever par une
multitude de degrés jusqu'à l'intelligence et la force
suprême de qui tout émane.
Ainsi, en admettant que tout soit vie dans la créa-
tion, je ne dirai pas qu'il n'y ait qu'ordre de grada-
tion complète et perpétuelle d'un mode de vie à un
autre, depuis l'état le plus obscurément rêveur d'une
organisation commencée jusqu'à l'état le plus com-
plètement éveillé d'une organisation achevée, etc.
Je pense plutôt qu'il y a là deux natures, deux ou
trois forces , chacune sui generis, capables d'agir et
de se manifester toujours sous certaines conditions
de réceptivité, soit isolément, soit combinées, soit
qu'il y ait métamorphose ou métempsychose.
Entre une force vivante qui agit sans se connaître
et une force libre qui a la connaissance ou la con-
science d'elle-même, il y a l'infini.
CRITIQUE
D'UNE OPINION DE CABANIS
SUR LE BONHEUR
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CRITIQUE
D'UNE OPINION DE CABANIS
SUR LE BONHEUR
« Le bonheur, dit Cabanis, consiste dans le libre
exercice des facultés , dans le sentiment de la force
et de l'aisance avec lesquelles on les met en action. »
A cette condition, il n'est guère d'homme moins
heureux que moi. L'exercice des facultés que j'ai le
plus cultivées et auxquelles je tiens le plus, est tou-
jours en moi plus ou moins pénible, et je n'ai
presque jamais le sentiment de force et d'aisance
dans leur exercice. — Mais est-ce bien là tout le
bonheur de l'homme raisonnable et sage? — D'abord
il faut distinguer un état de bonheur absolu , où l'on
peut dire que l'homme est d'autant plus heureux
qu'il a l'exercice libre de facultés plus nombreuses,
plus relevées. Mais comme l'absence de ces facul-
3i8 d'une opinion de cap.anis
tés n'empêche pas le bien-être d'un homme qui ne
les connaît pas ou qui ne les pourrait exercer, on
peut dire , et l'expérience le prouve , qu'il peut
y avoir un bonheur relatif assez grand pour un être
qui n'a aucune de ces facultés dont on dit que le
libre exercice constitue le bonheur ; et le plus simple
sentiment de l'existence rend peut-être plus heureux,
en ce sens, l'être passif qui en jouit, que celui à qui
la nature et l'habitude font un besoin de l'exercice
des plus nobles facultés, etc.
« C'est un besoin général pour la machine vivante
de sentir et d'agir » : c'est un besoin pour l'âme
d'aimer et d'espérer, d'attendre son bonheur de ce
qui est plus haut qu'elle et qui ne tient à rien de
sensible. Il est tout à fait faux de dire que le bon-
heur moral soit un résultat particulier du bien-être
physique , ou ne soit que ce même bien-être consi-
déré sous un autre point de vue, etc.
On peut être très-heureux par l'espérance et l'a-
mour, dans un état de mal-être physique et lorsque
la machine vivante se trouve le moins bien disposée
pour sentir et agir.
En prenant pour vrai tout ce qu'ont écrit Cabanis
et les physiologistes de la même école, sur les dé-
terminations de la sensibilité ou l'instinct animal ,
sur la correspondance des âges, des sexes, des tem-
péraments, des climats, etc. , avec les affections et
SUR LE BONHEUR. 3IO,
les idées ou images, les physiologistes n'auraient ja-
mais décrit qn'une partie de l'homme ( l'animal ) en
traitant ce sujet double comme s'il était simple,
simplex in animalitate.
Il est bien vrai , et c'est un fait d'expérience in-
térieure ou de sentiment intime, que nos affections
et nos idées prennent à chaque âge , à chaque sai-
son, chaque jour et même à chaque heure, une
teinte ou une direction correspondante à certaines
variations organiques tout à fait spontanées et sur
lesquelles le moi, l'activité du vouloir, n'ont aucune
prise immédiate. Ainsi nos goûts sensibles, nos at-
traits , nos répugnances , non seulement pour les
objets des sens , mais encore pour les idées , et les
vérités, et les occupations intellectuelles, peuvent
varier et se modifier à l'infini , dans des intervalles
même assez courts de notre existence. Nous pouvons
passer instantanément d'un état d'activité, du zèle
le plus animé dans la poursuite d'un but intellectuel
et moral, d'un bien à faire, d'une vérité à trouver,
à un état d'inertie, de langueur, d'indifférence pour
le bien et le beau moral , d'amour passionné pour
quelque objet sensible. La révolution organique des
âges, des saisons, amène dans plusieurs individus
ces sortes de diversions ou de changements de goûts
que le physiologiste s'attache à décrire, et dont il
étudie avec plus ou moins de succès les circonstances
et les conditions organiques. — Mais encore une fois
3lÈ0 D'UNE OPINION DE CABANIS
ce n'est là que l'animal et non point l'homme tout
entier; ou , si l'on veut, c'est l'homme tel qu'il serait
s'il n'y avait en lui que sensation , principe de vie ,
sans âme ou esprit (mens), sans cette activité du
vouloir libre, sans cette lumière qui l'éclairé au
dedans, cette parole qui est esprit et vie.
Nous savons en effet tout aussi bien par l'expé-
rience ou le sentiment intime , qu'il y a en nous un
autre principe de vie ou d'action que les affections,
les passions ou les goûts sensibles, et que ce qui se
fait ou se passe en vertu de ce principe supérieur
n'est pas sujet aux anomalies ou aux vicissitudes de
l'organisme; ainsi nous pouvons persévérer dans le
bien moral , alors que toutes nos dispositions sen-
sibles y répugnent , et que nous sommes entraînés
en sens inverse ; nous faisons encore le bien par de-
voir, pour obéir à la loi, sans l'aimer, sans être
heureux par lui, peut-être même en le haïssant.
Nous poursuivons de même un travail intellectuel ,
quand nos facultés seraient disposées d'une manière
contraire. Quelquefois l'aliment intellectuel est re-
poussé par l'esprit , comme la nourriture physique
par tel estomac mal disposé , et pourtant alors la
nutrition se fait nonobstant le dégoût ou l'inappé-
tence ; nous nous contraignons , non pas à agir , à
penser, à travailler avec plaisir, mais à vouloir et à
faire avec effort ce que la raison, l'esprit de vérité a
une fois trouvé bon et obligatoire, etc.
SUR LE BONHEUR. 3'2 1
Dans la vieillesse, la maladie , etc., l'homme qui
a exercé sa raison, pratiqué la vertu, connu et goûté
le bon , le beau , le vrai , apprécie toujours de la
même manière ce qu'il a goûté une fois avec son
âme, ce sens supérieur qui est naturellement tourné
vers un monde invisible, etc.
Les tendances de l'amené sont donc pas celles de
l'instinct; et par delà les faits physiologiques, ana-
lysés et décrits avec une grande sagacité par des
observateurs de l'homme physique, tels que Caba-
nis, il y a un autre ordre de faits que les psycholo-
gistes devraient s'attacher aussi à démêler avec la
même exactitude, au lieu de nier les résultats vrais
des observations de pure psychologie , et de con-
fondre à leur tour les faits ou attributs du moi
humain avec ce qui n'est pas eux.
La distinction des deux sortes d'éléments de la
science de l'homme aurait, entre autres avantages,
celui tout à fait nouveau de faire cesser enfin les
disputes entre gens qui se croient opposés dans leur
point de vue sur le même sujet , tandis qu'ils ne
font que différer, quant à leur objet d'étude.
Les deux principes d'action dont nous parlons ,
divers dans la spéculation, s'opposent entre eux
seulement dans la pratique de la vie de l'homme
double. Ainsi , quoiqu'il soit physiologiquement
vrai que le bien-être de l'individu tient au senti-
ment immédiat de l'énergie vitale, luttant avec suc-
III. 21
3l1 D'UNE OPINION DE CABANIS
ces contre toutes les résistances internes et externes,
il n'est pas moins psychologiquement vrai qu'il y a
un sentiment de bonheur, de paix, de calme inté-
rieur qui, loin de se proportionner à l'énergie vitale
et au bon état des fonctions, est au contraire opposé
à cette plénitude de vie animale, et ne se lie qu'à un
certain état de subordination ou de faiblesse rela-
tive de cette vie.
En parlant de l'homme physique il peut être vrai
aussi que le jeune homme, ne sentant pas et ne pou-
vant pas supposer les limites ou l'insuffisance des
moyens dont il dispose, marche directement et sans
hésiter vers chaque but que le désir indique ; mais
l'homme moral est toujours, même dans sa jeu-
nesse, en méfiance sur ses moyens, sur ses désirs
téméraires, ses passions aveugles : il se sent entouré
de limites, de devoirs; d'autant plus circonspect,
réservé, timide par réflexion, qu'il se sent plus con-
fiant, plus impétueux, plus entreprenant par ins-
tinct, etc.
Enfin, au point où la vie physique s'arrête et cesse
d'être entière, où tous les organes cessent de sentir
et d'agir fortement, commence une autre vie, un
autre bien-être, un autre bonheur proprement
moral , qui n'est nullement , comme dit Cabanis ,
un résultat particulier du bien-être physique, ce
même bien-être considéré sous un autre point de
vue, puisqu'il peut se trouver joint au mal-être
SUR LE BONHEUR. 3^3
physique le plus prononcé, et exclu par le bien-être
de l'organisme le plus sain et le mieux disposé, etc.
Cabanis ne peut être blâmé que sous le rapport
de l'extension qu'il donne à ses observations ou
explorations physiologiques , en voulant qu'elles
embrassent aussi le moral.
NOTE
SUR CERTAINS PASSAGES
DE MALEBRANCHE ET DE BOSSUET.
«%WtA^tVWW«WtW<Wt«W»«4^«%l »V»VM«At»«VM«M**»l«V«*MVM
NOTE
SUR CERTAINS PASSAGES
DE MALEBRANCHE ET DE BOSSUET.
Malebranche dit dans ses Méditations chrétiennes
(page 92) (i):
« Voici ce qui te trompe ( quand tu crois être
« la cause efficiente des mouvements de ton corps),
« c'est que pour remuer ton bras , il ne suffit pas
« que tu le veuilles , ou que tu le désires ( les car-
te tésiens ont toujours confondu la volonté avec le
« désir); il faut pour cela que tu fasses quelque
« effort; et tu t'imagines que cet effort dont tu as
« le sentiment intérieur est la cause véritable du
« mouvement qui le suit, parce que ce mouvement
« est fort et violent à proportion de ton effort. Mais,
« mon fils, vois-tu clairement qu'il y ait quelque
« rapport entre ce que tu appelles effort et la déter-
(1) Sixième Méditation.
328 SUR CERTAINS PASSAGES
« mination des esprits animaux dans les tuyaux des
« nerfs qui servent aux mouvements que tu veux
« produire? etc. , etc. »
Malebranche confond ici les deux points de vue
psychologique et ontologique, et ouvre carrière à
tout le scepticisme de Hume et de ses pareils.
Je me sens cause, ou j'ai le sentiment intérieur de
ma causalité dans le mouvement ou plutôt dans la
sensation musculaire que je produis parce que je le
veux , donc je suis réellement ou ma volonté est
réellement cause de cette sensation ou de ce mouve-
ment senti intérieurement.
Je pense, je veux, donc je suis. J'existe en tant
que je pense ou veux. Voilà le principe psycholo-
gique de toute notre science.
Mais de ce que je me sens ou m'aperçois cause,
s'ensuit-il que je sois réellement une cause absolue ,
indépendante? Mon sentiment intérieur ne peut
plus ici me rien attester , puisqu'il s'agit précisément
de savoir ce qui vit dans l'absolu, indépendamment
de mon sentiment intérieur, indépendamment du
moi existant et s' apercevant. Mais que m'importe
de le savoir et pourquoi le demander, si, le moi
ôté, il n'y a plus rien, plus de volonté, plus de
cause, plus d'existence connue comme mienne, ni
conçue comme étrangère? Je n'imagine point que cet
effort dont j'ai le sentiment intérieur, soit la cause
véritable du mouvement opéré et senti dans mon
DE MAXEBRANCHE ET DE BOSSUET. 3^9
corps, mais je le sens et l'aperçois intérieurement.
C'est lorsque je me dépouille moi-même, ou que
je veux savoir si ce qui est moi ou vrai en moi et
pour moi, l'est encore sans moi et hors de moi ,
c'est alors seulement que j'imagine et que je puis
aller même jusqu'à contredire les conditions pre-
mières de mon existence ou à renier ce qui la con-
stitue. Je n'ai donc nul besoin de connaître les rap-
ports de ma volonté avec des esprits animaux ou
des tuyaux de nerfs , pour être intérieurement assuré
que mon effort est efficace ; dès qu'il l'est pour moi
ou dans mon sens intime, il l'est absolument en soi-
même et aux yeux de Dien , et c'est là ce qui fait la
responsabilité de l'agent moral.
Bossuet, qui s'est montré cartésien mitigé dit, au
traité du libre arbitre :(i)
«....Nous sentons que nos corps se meuvent, et
« il n'y a personne qui ne croie faire quelque action
« en se remuant. Nous trompons-nous en cela? Nul-
ce lement ; car il est vrai que nous voulons , et que
«vouloir, c'est une action véritable. Mais nous
« croyons que cette action a son effet sur nos corps.
« Nous avons raison de le croire, puisqu'en effet nos
« membres se meuvent ou se reposent au comman-
« dément de la volonté. Mais que faut-il penser d'une
« certaine faculté motrice qui a dans l'âme , selon
(l) Chapitre 9.
33o SUR CERTAINS PASSAGES
« quelques-uns, son action particulière distincte de
« la volonté? Qu'on le croie si on peut l'entendre,
« je n'ai pas besoin ici de m'y opposer ; mais il faut
« du moins qu'on m'avoue que, quand on pourrait
« trouver par raisonnement une telle faculté mo-
« trice, toujours est-il véritable que nous ne sentons
« en nous-mêmes ni elle ni son action , et que dans
« les mouvements de nos membres , nous n'avons
« d'idée distincte d'aucune action, que de notre vo-
ce lonté et de notre choix. Mais si quelqu'un s'en
« veut tenir là sans rien admettre de plus , pourra-
« t-il dire que notre volonté meut nos membres, ou
« qu'elle est la cause de leur mouvement? Il le
« pourra dire sans difficulté ; car tout langage hu-
« main appelle cause ce qui, étant une fois posé, on
a voit suivre aussitôt un certain effet : ainsi nous
« connaissons distinctement qu'en mouvant nos
« membres , nous faisons une certaine action qui
a est de vouloir ; et que de cette action suit le mou-
« vement
. . . « Mais si on compare à l'idée de la liberté,
« celle que quelques-uns se veulent former d'une
« certaine faculté motrice distincte de la volonté,
« on comparera une chose claire et dont on ne peut
« douter, avec une chose confuse, dont on n'a aucun
« sentiment ni aucune idée. »
On voit, dans ce passage très- remarquable, que
DE MALEBRANCHE ET DE BOSSUET. 33 1
Eossuet confond, avec tous les cartésiens, la volonté,
la force qui veut et meut en nous, avec le désir qu'une
chose se fasse, avec la préférence et le choix de l'être
sensible et intelligent. En ce cas, le vouloir actuel
est un fait, et le mouvement qui le suit est un autre
fait en liaison constante avec le premier dans le
temps; quant à la liaison des deux faits, ou à ce
que Bossuet appelle aussi la causalité , ce qui fait
que le mouvement suit toujours immédiatement la
volonté, cette liaison est inintelligible , inexplicable
autrement que par l'intervention de Dieu , seule
cause efficace, seule puissance vraiment motrice.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'admettre
un intermédiaire entre la volonté force motrice, ou
l'âme ayant le sentiment et l'aperception d'elle-même
à titre de force voulante et agissante , et le mouve-
ment du corps, pas plus qu'il n'est besoin, au dire
de Thomas Reid et de son école, d'admettre un
intermédiaire entre la perception et son objet.
Comme l'âme perçoit l'objet extérieur immédiate-
ment par une loi de sa nature , sans l'intermédiaire
de l'idée que les cartésiens supposent devoir être
l'objet propre et immédiat de l'âme ; de même, l'âme
meut immédiatement, par un acte de sa volonté ou
par l'effort qu'elle crée, et détermine librement les
parties du corps sur lesquelles elle est destinée à
agir par sa nature et par des lois de l'union qu'il
n'est pas donné à l'homme de connaître en elles-
332 SUR CERTAINS PASSAGES
mêmes , mais seulement en résultat , par le fait
même de la conscience de l'existence personnelle
qui [n'est que l'application ou la manifestation de
ces lois.
« Il ne faut s'attribuer, dit très-bien Malebranche,
« que ce qu'on sent intérieurement ; autrement on de-
« vine au hasard, on s'élève en idée (i), on se grossit
« de vent , et l'orgueil et l' amour-propre fait de l'être
« de l'homme un composé fantastique de grandeurs
« et de puissances imaginaires. »
« Tu ne te modifies pas comme tu veux, et tu
« penses à ce que tu veux d'où vient cela? C'est
« que tu n'es pas fait pour te sentir ni te connaître ,
« mais pour connaître la vérité qui ne se trouve pas
« en toi (2). »
On peut accorder à Malebranche que nous ne
faisons rien en nous-mêmes , au sujet de nos modi-
fications et de nos idées ; mais les mêmes arguments
dont il se sert pour prouver cette impuissance peu-
vent prouver que nous sommes les auteurs libres
des mouvements de notre corps, et par là , indirec-
tement , des modifications ou idées qui sont des
résultats ou des produits de ces mouvements.
Bossuet ne semble pas même soupçonner que la
faculté motrice ( supposée faussement par ceux dont
(1) Première Méditation chrétienne.
(2) Deuxième Méditation chrétienne.
DE MALEBRAjyCHE ET DE BOSSUET 333
il parle comme distincte de la volonté) n'est autre
que cette volonté même qui ne consiste nullement
dans le désir que le mouvement d'un membre
s'opère, comme tout autre événement extérieur,
mais qui le reproduit instantanément par un effort
dont nous avons la conscience , le sentiment interne,
identifié avec celui du moi. En consultant ce fait
primitif de conscience que l'habitude rend obscur,
mais que la réflexion concentrée dégage, on s'as-
sure : i ° qu'il n'y a réellement aucune succession
entre l'effort ou le vouloir et le mouvement opéré
et senti comme effet de la cause ou force moi qui
s'aperçoit elle-même dans son effet. — a0 Que c'est
là , et non point dans une liaison de temps , que se
trouve le type de la notion de cause efficiente, pro-
ductive , telle qu'elle est dans tous les esprits , quoi-
que le langage ait détourné cette signification en
l'objectivant toute entière ou en confondant la suc-
cession passive des effets qui se représentent avec la
productivité qui ne peut se voir ou s'imaginer en
dehors. — 3° Qu'en disant non pas que nos volontés,
nos désirs, nos choix successifs, sont causes, mais
que notre volonté , notre force motrice, est la cause
une , permanente , identique , des mouvements suc-
cessifs et , par exemple , de diverses modifications
de l'intelligence, on dit une chose très-véritable,
très - distincte pour la réflexion, et <mssi certaine
que l'existence même de notre moi. — 4° Enfin ,
334 SUR CERTAINS PASSAGES
qu'une force motrice distincte de nous, de la vo-
lonté, ne peut, il est vrai, se concevoir en elle-
même, mais seulement sur le modèle de notre
volonté active, et comme hypothèse explicative de
tous les mouvements involontaires, comme opposée,
par conséquent , à la liberté , loin qu'elle puisse lui
être comparée ou assimilée. Car , comme le dit très
bien Bossuet dans un autre sens , nous avons l'idée
claire et le sentiment le plus distinct de notre liberté,
tandis que la force motrice de l'âme qui serait autre
que la volonté est inconnue à elle-même.
« Mais, dit encore Bossuet, si l'on rejette l'action
« mutuelle des corps entre eux uniquement parce
« qu'on soutient qu'elle n'est pas intelligible ; devant
« que de pousser leur conséquence jusqu'à l'action
« de la volonté, on doit considérer s'il est bien cer-
« tain qu'on n'entend pas cette action. » — ( C'est
aussi ce que je demande , mais à condition d'abord
qu'on distinguera très-précisément la volonté du
désir.) « Ceux qui mettent dans le corps des
« vertus actives ou des actions véritables n'en ont
« aucune idée distincte; *
« mais étant accoutumés à trouver en nous une vé-
« ritable action, c'est-à-dire notre volonté jointe aux
« mouvements que nous faisons, nous transportons
« ce qui est en nous aux corps qui nous envi-
« ronnent. »
Rien de mieux , et c'est ce que je dis; mais il faut
DE MALEIÎRANCHE ET DE BOSSUET. 335
s'entendre d'abord sur l'action primitive de la vo-
lonté ou sur l'essence même du vouloir. Cette
essence est-elle dans le choix des biens sensibles
offerts, ou dans la préférence donnée à telle sensa-
tion adventice sur telle autre? Je crains qu'on ne
trouve qu'il n'y a dans tout cela rien que de passif ,
d'éventuel, et notre vouloir est actif; notre énergie
est permanente, productive, l'éventuel même en
dépend , etc.
Les difficultés élevées par le scepticisme, sur l'ori-
gine et la réalité de notre idée de cause, portent sur
deux points qui sont pourtant aussi évidents que le
fait de conscience , et qu'on ne peut contester qu'en
reniant ce fait.
Le premier consiste précisément à méconnaître la
différence extrême qui existe entre le vouloir et le
désir, et à attribuer à l'un l'inefficacité de l'autre ;
certes , nous éprouvons bien à chaque instant que
nos désirs sont impuissants par eux mêmes et que
leur succès éventuel provient toujours d'une cause
autre que nous ; mais le vouloir renferme essentiel-
lement le sentiment intime d'un effort énergique
aperçu par lui-même et immédiatement, toutes les
fois qu'il s'agit de mouvoir le corps propre conve-
nablement disposé et d'exécuter au dedans ou au
dehors de nous quelque acte qui dépend de notre
effort ou s'y lie d'une manière quelconque.
Inversement, le sentiment immédiat d'un pou-
336 SUR CERTAINS PASSAGES
voir, d'une énergie efficace étant une fois reconnu ,
c'est le point important; on constate le fait même
de conscience auquel il est identique. Douter si le
moi est le véritable auteur des mouvements du corps
ou des actes qu'il s'approprie , à son titre , par le
vouloir constitutif, c'est douter si nous existons vé-
ritablement lorsque nous avons le sentiment intime
de l'existence. Il n'y a donc pas lieu de demander
si l'objet immédiat de notre sens intime existe et
emporte avec lui sa réalité propre, ou s'il faut une
autre preuve de cette réalité, car certainement on
ne la trouvera pas.
« Il n'y a que Dieu qui remue les corps, dit Male-
« branche, mais il ne les remue que lorsqu'ils se
« choquent ; et lorsqu'un corps est choqué, Dieu ne
« manque jamais de le remuer (i). »
Faire dépendre l'efficace de la volonté de Dieu
d'événements extérieurs, contingents, c'est boule-
verser toutes les idées que nous avons d'après nous-
mêmes d'un pouvoir et d'un vouloir efficace. Il s'agit
de la force ou de la cause qui commence le mouve-
ment sans être nécessitée par rien. Nous avons en
nous une telle force limitée -, le malebranchisme a pu
favoriser les systèmes d'athées qui confondent les
lois générales avec les causes efficientes.
Dire que l'action de Dieu est constante, uniforme,
(1) Septième Méditation chrétienne.
DE MALEBRA.NCIIE ET DE BOSSUET. 337
que Dieu suit toujours nécessairement les lois sim-
ples qu'il a établies , et que c'est cette uniformité
d'action qui, dans certaines rencontres, a nécessai-
rement des suites fâcheuses ou inutiles ( i), c'est
mettre en Dieu une force aveugle et comme auto-
matique, assujettie à des lois nécessaires qu'elle a
faites, il est vrai, mais qu'elle suit maintenant sans
avoir besoin d'un acte exprès de pensée ou de
vouloir.
Ceux qui pensent que Dieu a pu donner et a donné
réellement aux créatures humaines certaines vertus
ou facultés , afin qu'elles exécutent ensuite ses des-
seins sans qu'il s'en mêle , ne blessent point réelle-
ment sa souveraineté, comme dit Malebranche ; car
Dieu peut encore inspirer à ses créatures les senti-
ments qui servent de motifs ou même de principes
de détermination à leurs actes libres, et comme il
les a faites pour se conduire elles-mêmes, il les a
faites aussi pour mouvoir et agir en elles et hors
d'elles sans qu'il s'en mêle.
(1) Septième Méditation chrétienne.
III. 22
DISTINCTION
DE L'AME SENSITIVE ET DE L'ESPRIT
SELON VAN IIELMONT.
DISTINCTION
DE L'AME SENSITIVE ET DE L'ESPRIT
SELON VAN HELMONT
La philosophie de Van Helmont explique mieux
que la philosophie cartésienne comment il nous est
devenu si difficile d'épurer ou d'intellectualiser nos
conceptions et de faire que la lumière luise dans nos
ténèbres, ce que nous obtenons bien mieux par des
actes méritoires et le secours de la grâce que par
des spéculations stériles et nos efforts propres.
Le mélange continuel des actes propres de l'esprit
avec les opérations ou modes de l'âme sensitive ,
nous fait comprendre comment l'amour qui devrait
toujours suivre la connaissance ou l'appréciation de
la beauté prévient cette connaissance ou empêche
cette appréciation , en tant qu'il est l'effet d'un pur
attrait sympathique ou une tendance organique ou
animale, et plus cette tendance de l'âme sensitive
domine dans nos affections , plus l'esprit s'enveloppe
et s'éloigne de sa haute direction (ij.
(1) Quamdiu in carne degimus : vix substantiali ac pure intel-
lectuait intellect* utimur: sed poilus potestate phaniastic a, qualitatc
342 de l'ami: sensitive
L'âme, plongée dans les ténèbres extérieures,
s'est séparée de la lumière incréée et de la vertu de
cette image divine égarée en elle. Ainsi elle a perdu
sa lumière native en voulant se l'approprier , comme
si cette lumière était en elle ou qu'elle en fût la
vraie, la digne source. Voilà pourquoi elle n'en-
tend , ne veut et n'aime plus rien qu'elle et pour elle
seule. (V. Helmont, ibid. )
L'âme ne peut s'apercevoir elle-même ni par la
raison, ni par l'imagination. L'esprit (?nens) n'est
pas senti; nous croyons pourtant à sa présence
intérieure. La fatigue et les maladies ne peuvent rien
sur lui : le sommeil, la fureur, l'ivresse, ne sont
pas des symptômes de quelque lésion faite à cette
âme immortelle; ce ne sont que les passions d'une
vie inférieure ou de l'âme sensitive ( V. Helmont ,
pag. 708, èdit. apud Elzevir'ium).
Les opérations intérieures et constantes de l'esprit
sont insensibles, et ce qui est sensible en soi ne
peut être spirituel ni purement abstrait. Dans toutes
les opérations de l'entendement et de la volonté, il
y a toujours un esprit caché qui opère par son effi-
cace insensible. Les mystiques pensent que cet
esprit agit d'autant plus parfaitement qu'il ne se
manifeste par aucun discours ni acte propre, et
scilicet ejus vicaria. In extasi enhn sœpe obdormiunt intellectus ,
voluntas et memoria, solo superstitc amoris actu. (Van Helmont,
Imago Dei , pag. 714 , edit. apud Elzevirium. )
ET DE L'ESPRIT. 343
que , absorbé dans sa foi , il laisse faire Dieu. Solœ
potestates intellectuelles sopitœ in cerebro velu/
dormirent , si non a prœcordiis illuminarentur.
J'ai le sentiment continuel de ce duumvirat , où
l'équilibre, le repos et la paix sont si rares. En
avançant en âge surtout , il semble que l'âme intel-
lectuelle [mens) tende plus que jamais à se reposer
dans sa demeure propre , au sein de cette âme sen-
sitive où elle cherche vainement , par la seule force
de l'habitude, un calme, une assiette fixe, qu'elle
n'y trouve en aucun temps , et moins que jamais ,
clans cette période de la vie.
Ainsi je me confie trop dans ces dispositions de
l'âme sensitive, pour tout ce que j'ai à faire ou à
entreprendre dans l'ordre intellectuel ou moral.
J'attends de meilleures dispositions pour commen-
cer ou continuer; je travaille comme je suis disposé,
choisissant les sujets de travail les plus conformes
à ces dispositions de l'âme sensitive, qui sommeille
souvent , et s'excite ou s'engourdit par des causes
internes, étrangères à la volonté (i).
Voilà bien ce qui explique la persistance et le
retour opiniâtre des images relatives à l'objet d'une
passion dominante (2).
(1) Sotnni naturalis exeewtri citâtes , porrà vitia , defectus , ac ex-
pressœ dementiœ suntsoporcs omnes.Impuritatumcolluviesobsidrns
animamsensitivam, in suo viscère originali sopitactum intcUcctin-
nis mentis, non potens in iiit obsessam sensilivam libéré lucere.
(2) Fortis perturbatio nostrœ imaginationis imaginent cudit,
344 DE L'AME SENSITIVE
Dans toute passion commençante, qui ne va pas
encore jusqu'à absorber le moi, l'individu sent in-
térieurement comme une force étrangère à lui, qui
s'insinue peu à peu et qui tend à s'emparer de lui
ou à se mettre en sa place. C'est ainsi que dans les
attaques de folie ou de rage, le malheureux, encore
dans son bon sens, prévoit l'accès , le sent venir,
dicte même les précautions à prendre, non pas contre
lui tel qu'il est présentement, mais contre un autre
être qui va se substituer à son moi, dont sa pré-
voyance ne lui offre aucun moyen de se garantir,
mais qu'il sent comme nécessaire.
Van Helmont s'est attaché à caractériser les effets
de cette âme sensitive , qu'il établit comme inter-
médiaire entre l'esprit (mens) et le corps , mais il
pense que cet esprit , quoique retiré en lui-même
et ne se confondant jamais avec l'âme sensitive , ne
peut jamais s'en séparer entièrement (à moins que
ce ne soit par une grâce particulière ou peut-être
dans l'extase) ; qu'il préside à tous les actes de cette
âme, en tant qu'il y assiste ou s'y rend présent .. est
tout entier inhérent à elle tout entière, et opère
ainsi toujours avec elle d'une manière sourde en
quelque sorte. Il en est ainsi depuis la chute de
l'homme.
Auparavant, l'esprit (mens) vivifiait le corps im-
camque imprimit in sordes aliquas, in ipsum allmcn-
turn veletiam in partem solidam et no sir l constitulivam. » (/rf.)
3/.
ET DE L ESPRIT. OZp
médiatement, et il n'y avait point dame sensitive,
de vie moyenne ou intermédiaire entre les actes in-
tellectuels purs et les mouvements matériels; par
suite point de passions ou d'affections sensibles;
l'amour ne tenait qu'à la connaissance du beau et du
bon ou n'en différait pas. Ainsi l'on pourrait croire
que, d'après cette hypothèse, il n'y avait point d'at-
trait sensible dans l'amour des sexes ; Adam savait
ce qu'il faisait en engendrant ; et il n'avait en vue
que d'accomplir les décrets de Dieu , qui l'avait
chargé de multiplier les espèces de cette beauté
empreinte en lui-même.
La philosophie cartésienne, en faisant abstraction
de l'âme sensitive ou de la vie moyenne, et rédui-
sant tout l'homme à l'esprit pur et à la matière
sensible, nous rapproche du berceau du genre hu-
main et méconnaît les premiers effets du péché ori-
ginel.
FTN OU TOME TROISIEME.
TABLE DES MATIERES
DU TOME TROISIÈME.
De l'aperception immédiate. 3
Considérations sur les principes d'une division des faits
psychologiques et physiologiques. 143
Prolégomènes psychologiques. 297
Critique d'une opinion de Cabanis sur le bonheur. 317
Note sur certains passages de Malebranche et de Bossuet. 327
Distinction de l'âme sensitive et de l'esprit selon Van Helmont. 341
FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME.
La Bibliothèque
Université d!Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
19$.
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APR 1 3 1988
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