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Full text of "Oeuvres philosophiques de Maine de Biran"

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ŒUVRES 


PHILOSOPHIQUES 


DE 


MAINE  DE   BiRAN 


IMPRIMERIE   DE    H.   FOURRIER    ET   C°,   7     RUE  SAINT-BENOIT, 


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OEUVRES 


PHILOSOPHIQUES 


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MAINE    DE  BIRAN 


PUBLIHK.s 


PAR   v.    cousin 


TOME  TROISIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIE    DE    LADKAXGjj^ 

Qt  VI    DBS    HUGITSTINS  ,     11) 


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L'APERCEPTION 

IMMÉDIATE. 


MEMOIRE 

SUR   LA  QUESTION  PROPOSÉE  PAR  L' ACADÉMIE  DE  BERLIN  : 

Y  A-T-IL  UNE  APERCEPTION  IMMÉDIATE  INTERNE?  EN 
QUOI  DIFFÈRE-T-ELLE  DE  LA  SENSATION  OU  DE  L'iN- 
TUITION  ? 


III 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/uvresphilosophiq03main 


DE 


L'APERCEPTION 


IMMEDIATE. 


(Manque  l'Introduction,  où  la  question  devait  être  posée.) 


Tout  ce  que  le  moi  pense  ou  exprime  en  lui- 
même,  tel  qu'il  existe  aux  yeux  de  sa  propre  con- 
science, il  l'exprime  bien,  comme  il  l'aperçoit  inté- 
rieurement, d'un  être  simple  et  réel,  mais  qui  loin 
d'être  une  chose ,  une  substance ,  sujet  de  divers 
produits  ou  attributs ,  exclut  au  contraire  hors  de 
lui  tout  ce  qui  peut  être  connu  ou  exprimé  dans 
cette  notion  de  chose  ou  de  substance. 


!\  de  l'apfrception 

Réciproquement ,  tout  ce  que  le  sujet  pensant 
conçoit  et  exprime  comme  étant  dans  la  substance 
(l'âme  ou  le  corps),  il  l'affirme  d'un  autre  être  que 
de  lui-même. 

Après  avoir  posé  le  premier  membre  du  dilemme, 
le  fait  de  conscience  ou  de  l'existence  du  moi,  je 
pense ,  j'aperçois  mon  existence,  ce  qui  est  le  même 
que  de  dire  j'existe ,  je  suis  un  être  individuel  et 
réel  qui  pense  ;  la  conclusion,  je  suis  une  substance 
ou  chose  pensante ,  est  opposée  au  principe  ou  hé- 
térogène avec  lui,  loin  de  lui  être  identique. 

Cette  conclusion  donc  je  suis,  à  savoir,  une  chose 
pensante ,  serait  mieux  exprimée  en  effet  par  ces 
termes ,  donc  il  y  a  en  moi  (homme  concret)  une 
chose  pensante.  Je  conçois  et  crois  nécessairement 
l'existence  réelle  en  tant  que  je  pense;  de  plus,  j'af- 
firme cette  réalité  hors  de  ma  pensée  actuelle  ou  de 
la  conscience  de  moi-même.  Mais  comment  dirai-je 
qu'elle  est  moi  quand  je  la  conçois  comme  sub- 
stance là  où  le  moi  n'est  pas  ?  Le  moi  qui  attribue  la 
pensée  à  la  substance  de  l'âme ,  n'est  donc  pas  cette 
substance  dont  il  croit  affirmer  l'être  absolu;  le 
sujet  qui  attribue  et  qui  ditye,  n'est  pas  l'objet 
d'attribution  actuelle. 

La  pensée,  telle  que  Descartes  l'entend  en  la 
prenant  comme  principe  de  la  science  idéologique, 
enveloppe  ce  fait  primitif  de  l'individu,  de  telle 
sorte  que  ce  fait  perd  son  caractère  propre  intérieur 


IMMÉDIATE.  5 

et  prend  celui  d'un  abstrait ,  d'une  chose  indéter- 
minée. 

Le  moi  proprement  sujet  d'attribution  dans  le 
point  de  vue  intérieur,  n'est  pas  la  substance  ou  la 
chose  dont  il  énonce  les  prédicats  comme  étant  dans 
un  autre. 

Les  seuls  attributs  du  moi,  ses  modes  vivants,  ma- 
nifestent son  existence  et  sont  des  actes  volontaires  et 
libres  ;  et  ces  attributs  ou  modes  ne  sont;  pas  dans 
le  moi  ou  inhérents  à  lui  comme  dans  une  sub- 
stance, mais  ils  sont  pour  lui  comme  produits  de 
la  force  active  qui  le  constitue  et  qui  s'aperçoit  ou 
se  manifeste  elle-même  dans  les  produits  de  sa 
création. 

Ce  que  le  moi  perçoit  ou  conçoit  comme  passif, 
il  le  met  hors  de  lui  ou  l'attribue  à  d'autres  êtres 
que  lui ,  et  ces  êtres  il  les  reconnaît  et  les  désigne 
sous  le  titre  de  choses  ou  d'objets  extérieurs  mani- 
festés ,  dont  les  qualités  se  représentent  par  les  sen- 
sations, soit  à  un  titre  plus  vrai  et  plus  conforme 
au  fait  primitif,  comme  des  forces  étrangères  con- 
çues à  l'instar  de  la  sienne  propre. 

En  résumé ,  il  y  a  aperception  interne  immédiate 
ou  conscience  d'une  force,  qui  est  moi  et  qui  sert  de 
type  exemplaire  à  toutes  les  notions  générales  et 
universelles  de  causes,  de  forces,  dont  nous  admet- 
tons l'existence  réelle  dans  la  nature ,  etc. 

Il  n'y  a  point  d'aperception  interne  d'une  sub- 


6  DE     l  AlM-I.CivinJON 

stance  passive  avec  laquelle  le  moi  ne  fasse  qu'un  ; 
tout  au  contraire,  la  notion  d'une  substance  ou 
d'un  sujet  d'attribution,  d'un  tout  objectif  constitué 
par  un  certain  nombre  de  propriétés  ou  qualités 
inhérentes  à  ce  sujet,  et  unies  entre  elles  et  à  lui  par 
ce  lien  substantiel  que  l'entendement  conçoit,  une 
telle  notion  ,  dis-je  (  quelque  nécessaire  et  univer- 
selle qu'elle  soit  à  l'esprit  humain  pour  concevoir 
les  choses  et  en  parler  ) ,  ne  saurait  être  regardée 
comme  immédiate,  à  moins  qu'on  ne  mette  l'objet 
avant  le  sujet  ou  qu'on  ne  cherche  dans  celui-là  les 
conditions  ou  le  type  exemplaire  de  l'existence  ou 
de  l'aperception  interne  de  celui-ci. 

«  Mais ,  demande  Leibnitz ,  comment  pourrions- 
«  nous  savoir  qu'il  y  a  des  êtres,  des  substances ,  si 
«  nous  n'étions  pas  nous-mêmes  des  êtres ,  des  sub- 
«  stances.  »  Et  comme,  dans  le  point  de  vue  de  ce 
grand  métaphysicien ,  les  êtres  ne  sont  autres  que 
les  forces  simples ,  sa  proposition  revient  à  deman- 
der comment  nous  saurions  qu'il  y  a  en  nous-mêmes 
des  forces ,  si  nous  n'étions  pas  nous-mêmes  et  par 
nous-mêmes  des  forces  individuelles. 

D'où  suivrait  cette  expression  d'un  principe  ana- 
logue ,  par  la  forme  et  le  fond ,  à  celui  de  Descartes, 
je  pense  ou  j'aperçois  l'action,  donc  il  y  a  en  moi 
une  force  virtuelle  absolue ,  et ,  par  suite ,  d'autres 
forces  dans  la  nature  conçues  d'après  la  mienne  ou 
d'après  la  conscience  immédiate  que  j'en  ai. 


IMMEDIATE.  7 

Ici  le  principe  est  entendu  dans  sa  véritable  va- 
leur; la  force  qui  est  moi  tombe  en  effet  vérita- 
blement sous  sa  propre  aperception  immédiate 
interne ,  tandis  que  la  substance  qui  ne  s'aperçoit 
ou  ne  se  sent  pas  par  elle-même  immédiatement,  ne 
saurait  s'entendre  que  comme  objet,  à  part  l'aper- 
ception  ou  la  conscience  actuelle  du  moi. 

Descartes  eut  évidemment  Fintention  de  prendre 
son  point  de  départ  dans  le  sujet  tel  qu'il  existe; 
mais  ,  entraîné  parles  formes  du  langage ,  il  exprime 
l'individualité  précise  du  sujet  sous  le  terme  uni- 
versel appellatif  d'un  objet  indéterminé  :  de  là  toutes 
les  illusions  logiques  et  physiques  nées  du  principe 
ou  de  la  forme  de  son  énoncé.  Voyez  aussi  com- 
ment ce  grand  esprit  lutte  péniblement,  dès  ses 
premiers  pas ,  contre  les  fantômes  qu'il  se  crée  lui- 
même. 

«  Cette  proposition  :  je  suis ,  j'existe,  dit-il,  est 
«  nécessairement  vraie  toutes  les  fois  que  je  la  pro- 
«  nonce  ou  que  je  la  conçois  en  mon  esprit;  qu'un 
«  génie  trompeur  se  plaise  à  me  créer  des  illusions 
«  sur  tout ,  il  ne  saurait  jamais  faire  que  je  ne  sois 
«  rien  tant  que  je  croirai  être  quelque  chose.  » 

Dites  qu'il  ne  saurait  jamais  faire  que  je  n'existe 
pas  pour  moi-même  tel  que  je  me  sens  ou  m'aper- 
çois actuellement  exister  :  l'aperception  immédiate 
n1est  pas  sujette  à  erreur. 

«  Je  ne  conçois  pas  encore  assez  clairement  que  je 


8  di:    b'AP£RCEPTIOJI 

suis 9  moi  qui  suis  certain  que/e  suis*  »  Ici ,  en  effet , 
commence  l'illusion;  en  disant  moi  /existe ,  avec  le 
sentiment  intime  de  la  vérité  exprimée  par  ces  pa- 
roles, je  dis  tout  ce  qu'il  m'est  possible  de  savoir 
sur  moi-même  au  titre  individuel  ;  tout  ce  que  je 
puis  chercher  et  trouver  au  delà  de  cette  aper- 
ception  interne  ne  m'appartient  plus  au  même  titre. 

Les  philosophes ,  comme  l'a  très-bien  remarqué 
Leibnitz,  se  font  souvent  des  difficultés  sans  sujet; 
par  exemple ,  les  êtres ,  c'est-à-dire  les  substances 
mêmes,  peuvent  se  manifester  sous  tels  modes  im- 
médiats et  sont  conçus  avant  les  abstraits.  Ces 
abstraits,  que  Locke  appelle  modes  simples  ou  idées 
simples  de  sensation ,  les  couleurs ,  le  son ,  l'o- 
deur ,  etc ,  ne  viennent  qu'après  et  ne  sont  conçus 
que  dans  l'objet  substantiel  à  qui  elles  sont  inhé- 
rentes ;  les  idées  de  ces  abstraits  n'ont  d'existence 
séparée  que  dans  l'esprit. 

«  En  distinguant  deux  choses  dans  la  substance , 
les  attributs,  ou  produits,  et  le  sujet  commun  de 
ces  produits,  ce  n'est  pas  merveille  qu'on  ne  puisse 
rien  concevoir  de  particulier  ou  de  déterminé  dans 
ce  sujet;  il  le  faut  bien,  puisqu'on  a  déjà  séparé 
dans  ce  sujet,  tout  ce  qui  pouvait  le  faire  concevoir 
à  l'esprit  ou  aux  sens  de  quelque  manière  déter- 
minée. Ainsi ,  demander  quelque  chose  de  plus  dans 
ce  sujet,  en  général ,  que  ce  qu'il  faut  pour  conce- 
voir que  c'est  la  même  chose   (par  exemple ,  qui 


IMMEDIATE.  O, 

entend  et  qui  veut,  qui  imagine  et  qui  raisonne), 
c'est  demander  l'impossible  et  contrevenir  à  la 
propre  supposition  telle  qu'on  l'a  faite,  en  conce- 
vant séparément  le  sujet  et  ses  qualités  ou  acci- 
dents. » 

Leibnitz  prend  à  propos ,  pour  exemple ,  le  moi 
substantiel  qui  est  et  se  conçoit,  le  même  être  qui 
entend  et  qui  veut,  etc. ,  parce  qu'il  existe  en  effet 
et  qu'il  s'aperçoit  et  se  sait  rester  le  même  dans  la 
succession  et  la  diversité  de  ses  propres  actes  ré- 
flexifs. 

Mais  il  n'est  pas  si  facile  d'entendre  ce  qui  peut 
rester  le  même  dans  l'objet ,  quand  on  fait  abstrac- 
tion de  toutes  les  qualités  sous  lesquelles  se  mani- 
feste la  réalité  extérieure. 

Dans  le  morceau  de  cire  que  Descartes  prend 
pour  exemple,  toutes  les  qualités  perceptibles  à 
l'ouïe,  à  l'odorat,  au  goût,  s'évanouissent  succes- 
sivement l'une  après  l'autre ,  à  mesure  que  la  cire 
se  fond  et  se  vaporise,  ou  se  réduit  en  ses  derniers 
éléments  qui  n'ont  plus  rien  de  sensible.  Ne  dit-on 
pas  que  la  substance  même  de  la  cire  est  détruite , 
et  qu'il  n'en  reste  absolument  rien  à  quoi  puisse 
s'appliquer  la  même  dénomination?  Puisque  les 
qualités  ou  accidents  n'existent  plus,  il  ne  s'agit 
plus  de  leur  chercher  un  soutien,  un  lien  sub- 
stantiel. 

A  quoi  donc  rattacher  la  conception  d'identité  de 


IO  DE    L  APERCEPTION 

la  chose  étendue  et  de  Ja  chose  colorée,  011  sonore , 
ou  odorante,  alors  qu'il  n'y  a  plus  rien  qui  soit 
hors  de  l'esprit  ou  qui  ait  quelque  type  réel  au 
dehors  ? 

Mais,  sous  ce  terme,  on  a  pu  comprendre  une 
certaine  collection  de  qualités,  c'est-à-dire  de  forces 
ou  de  puissances  invisibles ,  insensibles  en  elles- 
mêmes,  quoique  capables,  par  leur  réunion,  de 
faire  sur  nos  sens  externes  des  impressions  de  diffé- 
rentes espèces,  et  ces  forces  restent,  ou  sont  censées 
rester ,  après  que  la  substance  matérielle  a  disparu 
ou  qu'elle  est  détruite  ;  et  nous  concevons  que ,  si 
ces  forces  élémentaires  pouvaient  se  grouper  de 
nouveau ,  de  manière  à  reconstituer  la  même  sub- 
stance cire  y  ce  serait  encore  là  le  sujet  identique 
des  mêmes  attributs  ou  accidents  qui  leur  étaient 
auparavant  rapportés,  etc.  Il  suivrait  de  là  que 
c'est  dans  le  sujet  pensant  seul  qu'est  le  type  ou  le 
fondement  de  tout  ce  qui  est  conçu  comme  réel  et 
proprement  substantiel,  même  dans  l'objet  (car  la 
notion  de  force  est  toute  objective)  ;  que ,  au  con- 
traire ,  l'idée  de  la  substance  empruntée  du  dehors, 
et  transportée  au  sujet,  obscurcit  et  confond  le 
caractère  propre  individuel  et  réel  du  sujet  pensant, 
à  qui  on  la  transporte  avec  tout  le  cortège  d'idées 
relatives  au  dehors,  dont  les  habitudes  des  sens  et 
les  formes  mêmes  du  langage  ne  permettent  jamais 
de  la  dégager  ou  de  la  purifier  complètement. 


IMMÉDIAT*;.  1  I 

Vous  dites  en  effet ,  avec  saint  Augustin  et  Des- 
cartes, que  ce  moi,  qui  aperçoit  et  s'affirme  à  lui- 
même,  par  un  jugement  réfléchi,  l'unité,  l'identité, 
conçoit  peut-être  sa  propre  substance  ou  s'entend 
comme  la  chose  pensante. 

Vous  mettez  un  sujet  de  doute,  d'hypothèse  ou 
d'obscurité  à  la  place  d'un  fait  primitif,  évident  par 
lui-même,  premier  dans  son  ordre,  étranger  à  tout 
ce  qui  s'aperçoit  ou  se  réfléchit  au  dedans,  et  au- 
delà  duquel  il  n'y  a  rien  à  demander.  La  preuve, 
c'est  qu'en  substituant  l'expression  de  la  chose  pen- 
sante à  la  place  duye,  vous  demandez  encore  vous- 
même  quelle  chose  vous  êtes,  savoir  si  vous  n'êtes 
pas  une  chose  simple,  un  atome,  un  esprit  subtil, 
comme  celui  qui  regarderait  en  dehors  pour  se  voir 
passer. 

En  effet,  je  ne  puis  m'en  tendre  moi-même,  sous 
aucun  nom ,  comme  quelque  chose  que  je  perçois 
ou  conçois  hors  de  moi,  sans  dénaturer  l'idée  ou  de 
cette  chose  ou  de  moi-même,  ou  sans  faire,  nomi- 
nalement du  moins  ,  une  assimilation  illusoire,  ou 
sans  poser  l'identité  verbale  plus  décevante  encore 
du  sujet  pensant  avec  un  être  pensé  indéterminé- 
ment. 

Vainement  donc ,  je  promène  mes  regards  et  je 
cherche  dans  la  nature  quelque  type  de  compa- 
raison ,  pour  mieux  connaître  que  je  suis  ou  ce  que 
je  suis.  Si  ma  propre  aperceplion  ne  m'instruit  pas 


12  DE    L  A  PERCEPTION 

sur  ce  qui  est  moi,  toutes  les  autres  choses  que  je 
puis  imaginer  ou  même  concevoir  par  l'entende- 
ment, loin  de  me  révéler  à  moi-même,  m'aveugle- 
ront plutôt  sur  la  nature  et  le  caractère  propre , 
unique,  de  cette  individualité  précise  du  moi,  qui 
n'a  de  rapport  avec  rien  de  ce  qui  est  conçu  ou 
exprimé  à  titre  de  chose. 

Résumons  tout  ceci  et  tâchons  de  poser  les  ques- 
tions premières  au  sujet  de  la  substance  et  de  la 
force  comprise  ou  non  dans  le  fait  primitif  de  la 
conscience  ou  de  l'existence  du  moi. 

Bossuet  a  dit  (  4e  Élévation  sur  les  mystères  )  : 
«  Toute  pensée  est  l'expression  et,  par  là  même,  la 
«  conception  de  l'être  qui  pense ,  en  tant  que  cet 
«  être  pense  à  lui-même.  » 

J'adopte  cette  expression  du  fait  de  la  pensée  ou 
de  l'existence  du  moi  de  l'homme;  elle  est  d'accord 
avec  ce  passage  remarquable  de  Leibnitz  :  «  Il  y  a 
de  l'être  dans  toutes  nos  idées,  y  comprise  celle  du 
moi  ;  en  pensant  à  nous-mêmes,  nous  pensons  Y  être  : 
comment  saurions-nous,  en  effet,  qu'il  y  a  des  êtres, 
si  nous  n'étions  pas  nous-mêmes  des  êtres?  etc.  » 

Ces  vérités ,  qui  ressemblent  à  des  axiomes ,  n'en 
donnent  pas  moins  lieu  à  une  question  fondamen- 
tale ,  ou  qui  a  paru  telle  à  une  illustre  société  phi- 
losophique, quand  elle  a  soumis  à  l'examen  des 
métaphysiciens  de  tous  les  pays  cette  question  vrai- 
ment première  : 


IMMÉDIATE.  l3 

«  Y  a-t-il  une  aperception  immédiate  interne?  etc.  » 
A  quoi  je  réponds  affirmativement  : 
Il  y  a  aperception  immédiate  interne  du  moi, 
du  sujet  qui  dit  je  en  se  distinguant  de  tout 
ce  qu'il  lui  est  permis  de  se  représenter  ou  de 
concevoir,  au  titre  quelconque  de  sensation  et  de 
notion,  etc. 

L'aperception  immédiate  interne  du  moi  n'est  pas 
la  pensée,  comme  l'entend  Descartes  (attribut  es- 
sentiel de  la  chose  pensante,  indivisible  d'elle,  iden- 
tifiée avec  elle  dans  l'absolu). 

Ce  n'est  pas  non  plus  une  idée  dont  on  doive  dire 
ce  que  Leibnitz  dit  généralement  de  toute  idée  : 
qu'il  y  entre  nécessairement  de  l'être  :  au  premier 
instant  de  son  existence  le  moi  s'aperçoit  immédia- 
tement :  il  ne  pense  pas ,  il  n'entend  pas,  il  ne  sent 
pas  son  être;  mais  dès  que  le  temps  commence 
pour  lui ,  ou  qu'il  sent  son  existence  liée  à  l'ordre 
des  successifs ,  il  se  reconnaît  et  s'entend  lui-même 
comme  un  être  identique,  permanent  ou  durable, 
car  il  n'y  a  que  les  êtres  qui  durent. 

Le  moi  s'aperçoit  donc  primitivement,  et  il  s'en- 
tend à  la  fois  au  titre  d'être  réellement  existant  dans 
un  temps ,  par  son  opposition  à  tout  ce  qui  est  ap- 
pelé chose  ou  objet,  et  qui  ne  peut  être  pensé  ou 
perçu  que  dans  l'espace  ;  mode  de  coordination  des 
êtres  existants ,  modes ,  attributs  ou  qualités  de  ces 
êtres. 


\[\  DE    l'aFSHCBPTIOH 

D'où  suit  la  réponse  à  une  antre  question  pre- 
mière ,  savoir  :  si  la  pensée ,  qui  est  la  conception  et 
l'expression  de  l'être  pensant,  en  tant  que  cet  être 
se  pense  lui-même,  est  la  pensée  d'une  substance  ou 
celle  d'une  force. 

Tout  être  est-il  substance  comme  toute  substance 
est  être?  ici  s'ouvre  le  champ  des  hypothèses  et  des 
discussions  de  mots. 

Si  Ton  nomme  substance  tout  ce  qui  est  conçu 
ou  cru  subsister,  durer,  rester  le  même  au  fond, 
quand  les  formes  changent,  la  substance  et  l'être 
sont  deux  mots  employés  pour  exprimer  la  même 
notion. 

Mais  si  l'on  entend  plus  expressément  par  sub- 
stance le  soutien  ou  le  substratum  de  divers  produits, 
attributs,  qualités,  coexistant  ou  coordonnés  dans 
l'espace,  la  substance  n'embrassera  que  la  classe 
d'êtres  passifs  susceptibles  d'être  représentés  ou 
conçus  sous  cette  forme  ou  sous  ce  mode  de  coor- 
dination. 

Il  sera  vrai  de  dire,  d'abord ,  que  nulle  substance 
ne  peut  s'apercevoir  ni  même  se  supposer  elle- 
même  à  ce  titre  d'objectivité  absolue,  et  de  plus, 
que  nous  pensons  et  entendons  une  classe  d'êtres  à 
qui  la  réalité  appartient  éminemment ,  qui  ne  sont 
plus  des  substances.  Les  êtres  sont  les  forces,  les 
forces  sont  les  êtres;  il  n'y  a  que  les  êtres  simples 
qui  existent  réellement  à  leurs  titres  de  forces  :  ce 


IMMÉDIATE.  1  5 

sont  aussi  les  véritables  substances  existantes;  car 
les  composés  ou  les  qualités  phénoméniques  qui 
les  constituent  n'existent  pas  substantiellement  par 
eux-mêmes,  mais  dans  ce  qui  n'est  pas  eux,  savoir, 
par  les  forces  ou  par  les  êtres  simples  clans  lesquels 
ils  se  résolvent  et  qui  constituent  toute  leur  réalité 
intelligible. 

En  adoptant  cette  manière  d'entendre  la  substance 
et  la  force  identifiées  l'une  à  l'autre ,  ces  deux  no- 
tions se  réduisent  à  une  seule  exprimée  sous  des 
termes  différents  compris  sous  le  genre  le  plus  uni- 
versel, l'être. 

Un  point  de  vue  aussi  élevé  pourrait  être  celui 
de  l'intelligence  suprême  contemplant  les  mondes 
qu'elle  a  créés  et  voyant  les  abstraits,  les  concrets,  etc. 

Ce  n'est  pas  là  le  commencement  ni  même  peut- 
être  la  fin  de  la  science  de  l'homme. 

Leibnitz  paraît  être  profondément  dans  le  sens 
de  Descartes  quand  il  dit  «  que  l'âme  humaine  ne 
«  conçoit  les  êtres  qui  sont  hors  d'elle  qu'au  moyen 
«  des  choses  qui  sont  en  elle-même  (externa  non 
«  cognoscit  nisi  per  ea  quœ  sunt  in  semetipsa)  :  » 
savoir,  par  ces  notions  premières  régulatrices  sous 
lesquelles  le  sujet  pensant  intérieurement  se  pense 
lui-même  et  exprime  ou  entend  la  réalité  de  son 
être  propre. 

L'âme  ne  conçoit  donc  la  réalité  des  choses  du 
dehors  aux  titres  de  substances  modifiables  ou  de 


j6  i>k    l'apEHCKPïION 

forces  actives,  qu'autant  qu'elle  existe^  se  conçoit 
ou  se  pense  aux  mêmes  titres,  et  qu'elle-même  peut 
exprimer  sous  la  même  dénomination  universelle 
les  choses  externes  en  elles-mêmes. 

Sur  quoi  il  y  avait  une  différence  essentielle  que 
Descartes  a  entièrement  méconnue,  et  que  Leibnitz 
a  négligée  quoique  elle  ressortît  pleinement  de  son 
système. 

La  substance  est-elle  le  soutien  passif  d'attributs, 
modes ,  ou  qualités  sensibles  coexistantes,  groupées 
ensemble  et  représentées  dans  l'espace?  on  ne  peut 
la  concevoir  et  l'exprimer  ainsi  que  sous  la  raison 
de  matière. 

En  faisant  abstraction  de  l'espace ,  entend-on  en- 
core la  substance  comme  le  sujet  commun ,  le  sou- 
tien d'attributs  purement  intérieurs ,  de  tous  actes , 
modes ,  sensations ,  idées  qui  coexistent  dans  ce  su- 
jet pensant  où  ils  sont  réunis  par  une  sorte  de  lien 
substantiel  ? 

Dans  ce  premier  cas,  la  notion  de  substance 
pourra  n'être  plus  entendue  que  sous  raison  logique, 
après  l'avoir  été  d'abord  sous  raison  de  matière.  Or, 
comme  ce  n'est  ni  sous  l'une  ni  sous  l'autre  raison 
que  le  sujet  pensant  moi  aperçoit  ou  entend  la  réa- 
lité propre  de  son  être ,  il  faut  conclure  de  ces  deux 
choses  l'une,  ou  que  la  substance  n'a  aucune  réalité 
extérieure  ou  intérieure  ;  ou  qu'en  lui  attribuant  un 
caractère  réel,  universel  et  nécessaire,  cette  notion 


IMMEDIATE,  1 7 

ne  pourrait  du  moins  avoir  son  principe  ou  son 
type  exemplaire  dans  ce  moi  lui-même. 

D'où  il  suit  que  si  la  notion  de  substance  n'était 
donnée  ou  suggérée  primitivement  à  l'âme  par  le 
dehors,  jamais  le  sujet  pensant  ne  la  tirerait  de  son 
propre  sein  ;  il  ne  concevrait  jamais,  à  ce  titre  objec- 
tif absolu  et  sous  son  être  propre ,  les  existences 
étrangères. 

H  en  est  tout  autrement  pour  la  notion  de  force 
ou  de  cause  agissante ,  dont  on  peut  dire  véritable- 
ment que  si  elle  n'était  pas  une  donnée  primitive  au 
dedans  de  nous-mêmes,  ou  si  elle  ne  s'identifiait  pas 
complètement  avec  l'existence  même  du  moi,  il  se- 
rait à  jamais  impossible  de  concevoir  ou  de  penser 
à  ce  titre-là  aucune  existence  réelle. 

Supposez  donc  la  réalité  absolue  de  la  notion  de 
substance  sous  laquelle  le  sujet  pensant  entend 
toute  existence  durable ,  y  comprise  la  sienne  ou 
celle  de  l'âme ,  de  la  chose  pensante  objectivement. 

Il  faudra  dire  i°  que  le  moi  pense  ou  entend  la 
réalité  de  son  être  substantiel  comme  il  pense  ou 
entend  toute  réalité  des  autres  choses  hors  de  lui, 
et  tout  autrement  qu'il  aperçoit  son  être  propre 
dans  le  fait  intérieur  de  conscience,  car  ce  fait  con- 
siste précisément  en  ce  que  le  moi  individuel  se  met 
en  dehors  de  tout  ce  qui  est  chose  ou  substance; 
20  qu'au  contraire  le  moi  pense  ou  entend  la  réa- 
lité absolue  de  toutes  les  forces  de  la  nature  ou 
III.  2 


l8  Dl      r-Al'I.KCH'.FON 

comme  il  entend  et  parce  qu'il  entend  la  réalité  de 
sa  force,  et  aussi  connue  il  aperçoit  et  parce  qu'iJ 

aperçoit  jmniédiatenient  sa  force  individuelle  dans 
l'effort  qu'il  crée,  dans  le  mouvement  ou  l'acte  libre 
quelconque  que  sa  volonté  seule  fait  commencer, 
et  qui  ne  commencerait  pas  sans  elle. 

De  là  ressort  le  défaut  essentiel  et  le  caractère 
hypothétique  du  principe  de  Descartes  qu'il  appe- 
lait une  réalisation  nécessaire  pour  pouvoir  servir  de 
base  à  la  science. 

Parce  que  je  pense ,  j'entends ,  je  veux ,  j'agis,  j'a- 
perçois mon  effort,  je  sais  que  j'agis,  j'existe  pour 
moi-même  au  titre  de  force  individuelle;  donc  je 
suis  réellement  et  absolument  une  force  agissante. 

Pour  que  le  principe  énoncé  sous  cette  forme  de 
raisonnement  ait  toute  sa  valeur,  je  n'ai  pas  besoin 
de  recourir  comme  auparavant  au  terme  moyen  ; 
tout  ce  qui  existe  réellement  est  force,  ce  qui  intro- 
duirait un  élément  hypothétique  dans  l'expression 
d'un  principe  évident  en  lui-même. 

En  effet ,  il  y  a  immédiation  entre  l'aperception 
immédiate  de  la  force  constitutrice  de  moi  et  l'idée 
de  la  notion  de  mon  être  au  titre  de  force  absolue, 
par  la  raison  que  je  pense  et  entends  la  réalité  abso- 
lue de  mon  être ,  de  la  même  manière  que  j'aperçois 
ou  sens  immédiatement  l'existence  individuelle  et 
actuelle  du  moi. 

Il  en  est  tout  autrement  quand  j'affirme  que  je 


IMMEDIATE.  I  O, 

suis  une  chose  pensante,  une  substance,  un  soutien 
de  qualités  sensibles;  je  ne  puis  conclure  en  ce  cas 
immédiatement  de  ce  que  je  pense  que  je  sois  une 
telle  substance,  à  moins  que  je  ne  conçoive  intérieu- 
rement ce  principe  hypothétique  ,  que  tout  ce  qui 
existe  réellement  est  substance  au  même  titre  nomi- 
nal; or,  ce  principe  ne  peut  se  lier  à  l'existence  réelle 
du  sujet  pensant  que  par  un  intermédiaire  logique 
ou  vrai  ;  car  les  deux  termes  ne  sont  pas  de  même 
nature  ou  de  même  source,  de  même  fondement 
dans  le  sujet  qui  pense  son  être  et  les  autres  existences. 

Tout  est  donc  inverse  et  opposé  entre  les  deux 
principes ,  et  tout  doit  l'être  en  effet  ;  car  rien  de 
plus  opposé  que  l'activité  passive  ,  que  la  force 
agissante  ou  modifiante  et  la  substance  purement 
réceptive. 

Si  l'on  dit  avec  Leibnitz  :  «  Comment  saurions- 
nous  qu'il  y  a  des  forces  ou  des  causes  dans  la  na- 
ture, si  nous  n'étions  pas  nous-mêmes  des  forces?  » 
on  n'est  pas  moins  fondé  à  dire  :  Gomment  saurions- 
nous  que  nous  sommes  des  substances  s'il  n'y  avait 
rien  au  dehors  qui  vînt  suggérer  cette  notion  à  notre 
être  propre? 

Concevoir  et  exprimer  l'âme  humaine  sous  la 
notion  universelle  et  objective  commune  à  tous  les 
êtres  de  la  nature,  c'est  bouleverser  et  détruire  le 
inonde  intérieur,  c'est  suivre  la  pente  qui  entraîne 
invinciblement  au  système  de  l'unité  absolue. 


20  DF    L  APERCFPTIOIf 

Concevoir  et  exprimer  l'âme  humaine  au  titre 
subjectif  du  moi  individuel,  tel  qu'il  se  manifeste, 
c'est  concevoir  ce  qui  est  compris  dans  le  fait  de 
conscience. 

A  la  vérité ,  si  l'on  franchit  trop  brusquement  le 
passage  du  concret  à  l'abstrait,  ou  qu'on  identifie 
comme  l'a  fait  Descartes,  la  notion  universelle  au 
fait  individuel,  on  risquera  de  spiritualiser  le  monde 
extérieur  des  corps,  autant  qu'on  risque  de  maté- 
rialiser le  monde  intérieur  des  esprits,  en  voulant 
leur  appliquer  la  loi  de  substance  ou  la  condition 
de  l'objectivité  absolue. 

Mais  le  principe  de  la  force,  en  l'étendant  même 
au-delà  des  bornes  légitimes  de  son  application 
psychologique,  sauve  l'esprit  humain  de  cette  pente 
qui  l'entraîne  vers  le  système  d'unité,  gouffre  où 
vont  se  perdre  toutes  les  existences  individuelles. 
La  pluralité  des  forces  discrètes  à  l'infini,  combat 
victorieusement  toutes  les  hypothèses  d'unité  de 
substance  absolue  ;  la  personnalité  de  la  force  créée 
moi,  de  la  personnalité,  de  la  force  ou  cause  créa- 
trice, Dieu ,  garanties  l'une  et  l'autre  par  le  fait  pri- 
mitif de  sens  intime ,  restent  comme  ces  deux  pôles , 
ou  comme  deux  phares  lumineux  qui  empêchent 
l'esprit  humain  de  se  perdre  entièrement  dans  le 
vague  de  ses  pensées ,  et  le  préservent  des  écueils 
d'une  mer  si  féconde  en  naufrages. 

Le  premier  point  fixe  étant  donné  et  assuré,  la 


IMMEDIATE.  2 1 

pensée  peut  prendre  librement  son  essor  et  voler 
d'un  pôle  à  l'autre  sans  intermédiaire ,  ou  en  s'ap- 
puyant  sur  des  formes  logiques,  dont  elle  reconnaît 
et  s'exagère  peut-être  la  puissance ,  et  passer  régu- 
lièrement avec  la  lenteur  et  la  maturité  de  la  ré- 
flexion du  premier  anneau  de  la  chaîne  des  êtres , 
ou  des  forces  jusqu'à  la  cause  suprême  qui  lui 
donne  éminemment  son  caractère  de  réalité. 

Que  l'être  pensant  conçoive  la  force  dans  l'absolu 
de  l'objet  au  titre  universel  de  notion ,  ou  dans  le 
fait  de  conscience  au  titre  individuel  du  sujet 
moi,  le  principe  conserve  sa  vertu  et  retient  la 
pensée  dans  ses  limites  et  la  ramène  de  ses  excur- 
sions les  plus  hardies  aux  données  primitives  et 
simples,  à  la  vérité  irréfragable  du  fait  de  sens  in- 
time. 

Ici  se  trouve  la  ligne  de  démarcation  qui  sépare 
le  domaine  des  hypothèses  de  celui  des  vérités  évi- 
dentes par  elles-mêmes ,  des  faits  d'expérience  in- 
terne immédiate.  Qu'il  y  ait  hors  de  nous  une  seule 
substance  passive,  concrète,  soutien  ou  lien  de 
modes  ou  qualités  sensibles ,  qui  reste  quand  ces 
modes  passent  ou  changent,  etc.,  c'est  ce  que  nous 
croyons  et  affirmons  sans  pouvoir  le  démontrer  ni 
le  vérifier  par  aucun  fait  d'expérience  immédiate. 
Que  cette  notion  ou  croyance  soit  une  donnée  pri- 
mitive, elle  n'en  est  donc  pas  moins  empreinte  d'un 
caractère  d'hypothèse;   elle  est  nécessaire  si  l'on 


2  2  DE    L  APERCEPTION 

veut,  mais  la  raison  rfen  peut  justifier  le  fondement. 
Aussi,  tout  système  qui  se  place  de  prime-abord 
sous  la  loi  de  substance ,  n'a  pas  de  défense  assurée 
contre  le  scepticisme.  Descartes  dit  :  Je  suis  une 
substance  ou  chose  pensante;  le  sceptique  répond  : 
Montrez-nous  d'abord  qu'il  y  a  quelque  existence 
au  titre  commun  de  substance  ou  de  chose ,  ou  qui 
emporte  avec  soi  quelque  réalité  absolue,  ou  ex- 
prime quelque  chose  de  plus  qu'une  simple  liaison, 
un  mode  de  coordination  de  phénomène  sans  con- 
sistance, etc.  Le  cartésianisme  n'a  d'autre  recours 
que  la  véracité  de  Dieu. 

Mais  si  je  dis  :  Il  y  a  des  forces  absolues  dans 
la  nature ,  et  que  je  sois  moi-même  une  de  ces 
forces ,  j'affirme  non  seulement  ce  que  je  crois  ou 
entends  ,  mais  de  plus  ce  que  je  sens  ou  aper- 
çois immédiatement  sans  sortir  de  moi-même ,  ou 
par  la  seule  conscience  de  mon  effort  voulu  et  libre- 
ment exercé. 

Si  donc  la  proposition  :  il  y  a  des  substances , 
n'a  qu'une  valeur  hypothétique ,  étrangère  en  tout 
au  fait  de  sens  intime ,  comme  ne  pouvant  se  fon- 
der sur  celle-ci  :  je  suis  ou  je  m'aperçois  une  sub- 
stance; la  proposition  :  il  y  a  des  forces  ou  des 
causes,  dérivée  ou  induite  du  fait  de  sens  intime 
ainsi  énoncé  :  je  suis  une  force  agissante,  a  toute  la 
valeur  et  la  certitude  infaillible  d'un  principe. 

Tel  est  donc  le  critérium  général  et  certain  de 


IMMÉDIATE.  iZ 

toutes  les  vérités  psychologiques,  ce  qui  les  dis- 
tingue éminemment  des  notions  abstraites  et  hy- 
pothétiques où  le  système  à  priori  cherche  un  fon- 
dement toujours  si  mal  assuré. 

Si  mon  âme  est  à  son  titre  réel  une  substance 
simple,  quoiqu'elle  se  soit  sans  cesse  reconnu  à  elle- 
même  une  multitude  d'attributs  ou  de  propriétés , 
et  qu'elle  ait  une  capacité  réceptive  de  modification 
simultanée  ou  successive  à  l'infini ,  certainement  il 
n'est  pas  vrai  de  dire  que  je  me  connaisse  ou  m'en- 
tende au  degré  même  le  plus  imparfait;  non-seule- 
ment je  n'ai  aucune  idée  adéquate,  claire,  simple 
de  ce  que  je  suis,  ou  de  ce  qu'est  mon  être  en  soi  ; 
mais  lorsque  je  cherche  à  m'entendre  moi-même  à 
ce  titre  de  substance  modifiable,  j'entrevois  un 
abîme,  un  chaos  où  nulle  lumière  ne  saurait  pé- 
nétrer. 

Pour  savoir  ce  que  je  suis  ou  ce  qu'est  mon  âme, 
il  faudrait  être  à  la  place  de  Dieu  même,  et  me  con- 
templer de  ce  point  de  l'intelligence  créatrice. 

Comment  dire,  en  effet,  quels  sont  les  modes 
divers  qu'une  substance  pensante  est  capable  de  re- 
cevoir, ceux  qui  sont  compatibles  ou  incompatibles 
avec  cette  essence  mystérieuse  qui  est  le  secret  du 
Créateur?  Quelles  sont  les  limites  certaines  de  ses 
facultés  de  toute  nature,  de  celles  mêmes  qui  sont 
dans  un  état  de  germe  imperceptible  dont  le  déve- 
loppement ne  saurait  avoir  lieu  que  dans  un  autre 


ll\  DE    l'aPERCEPTIOJN 

mode  d'existence.  Si  la  chenille  avait  une  âme  pen- 
sante, devinerait-elle  les  facultés  qui  se  manifes- 
tèrent en  elle  dans  l'état  de  papillon? 

Bacon  dit  avec  fondement  :  Ratio  essendi  et  ratio 
cognoscendi  idem  sunt,  etc. 

Si  cette  proposition  a  un  côté  vrai ,  ce  n'est  pas 
dans  le  sens  où  l'âme  humaine  chercherait  à  se 
connaître  ou  à  savoir  ce  qu'elle  est  au  titre  de  sub- 
stance modifiable,  douée  de  réciprocité  et  vue  de 
dehors  en  dedans;  là  s'ouvre  le  champ  immense  des 
hypothèses  que  l'esprit  peut  croire ,  mais  qu'on  ne 
saurait  vérifier.  Il  n'y  a  pas  de  rayon  de  lumière 
directe  ni  réfléchie  qui  ait  accès  dans  les  profon- 
deurs de  l'âme,  ou  qui  puisse  éclairer  sur  ce  que 
peut  être  ou  devenir  cette  partie  substantielle  de 
l'être  pensant. 

Quant  à  la  force  agissante  et  libre,  constitutive 
de  l'individualité  personnelle,  identifiée  avec  le  moi, 
elle  se  connaît  et  s'éclaire  elle-même  par  l'apercep- 
tion  immédiate  interne,  rayon  direct  de  la  lumière 
de  conscience;  elle  s'éclaire  de  plus  par  la  lumière 
réfléchie  de  la  pensée  active  ou  concentrée  sur  elle- 
même  ou  sur  le  principe  virtuel  de  son  activité, 
dans  le  passage^  de  la  force  virtuelle  à  la  force  effec- 
tive, dans  l'acte  volontaire  où  le  mouvement  est 
senti  ou  perçu  comme  produit  de  la  cause  ou  de  la 
force  durable  qui  se  manifeste  et  qui  est  avant,  pen- 
dant et  après  sa  manifestation.  La  force  virtuelle 


IMMÉDIATE.  25 

de  l'âme  comme  éclairée  par  une  lumière  réfléchie, 
est  le  ratio  essendi  de  la  force  active  et  intelligente 
que  j'appelle  mon  âme,  moi  absolu  non  manifesté 
par  la  conscience.  Le  ratio  cognoscendi ,  c'est  encore 
la  même  force  moi  manifestée  par  la  conscience  ou 
par  l'aperception  immédiate  interne  de  l'effort  voulu 
et  actuellement  exercé. 

Ainsi  se  résolvent  toutes  ces  questions  de  psycho- 
logie et  de  morale  :  l'âme  est-elle  réellement  active 
et  libre?  Comment  assurer  quels  sont  les  rapports 
de  la  force  avec  les  mouvements  arbitraires  du 
corps,  qu'elle  s'approprie?  Ici  la  métaphysique, 
toute  fondée  sur  la  loi  des  substances  et  consultant 
l'analogie  avec  les  choses  du  dehors,  élève  des 
doutes  et  emploie  des  images  sur  la  source  même 
de  toute  évidence. 

Je  suis  une  force  libre  précisément  comme  je  suis 
moi  ;  et  comme  le  génie  le  plus  puissant  qui  se 
plairait  à  me  tromper  sans  cesse  sur  tout  ce  que  je 
prévois  ou  crois  être  de  moi  ne  saurait  faire  que  je 
ne  sois  pas  moi  tel  que  je  suis  ou  m'aperçois  être 
immédiatement ,  il  ne  peut  empêcher  que  je  ne  sois 
pas  actif  et  libre  tant  que  j'ai  la  conscience  ou  le 
sentiment  interne  de  cette  libre  activité  qui  s'identifie 
au  moi  lui-même.  Comment  pourrais-je  me  sentir 
passif  et  dépendant  dans  certains  états  de  mon  être, 
si  je  n'étais  pas  véritablement  libre  et  actif  dans  cet 
état  habituel  dont  j'ai  conscience  pendant  la  veille? 


26  DE    l/\l'f  nCf.PTION 

Etl  vain  me  di!-nn  que  ce  n'est  pas  le  moi  qui 
excite  les  mouvements  volontaires  de  mon  corps , 
qu'il  n'y  a  qu'un  simple  rapport  d'harmonie  ou  de 
sagesse  entre  mes  votdoirs  (confondus  mal  à  propos 
avec  les  désirs  et  les  besoins  de  la  sensibilité)  et  le 
mouvement  de  mon  corps;  que,  lorsque  je  veux  tel 
mouvement ,  il  intervient  une  puissance  étrangère  à 
moi,  ou  Dieu  intervient  pour  mouvoir  les  organes 
nerveux  et  musculaires  qui  me  sont  inconnus ,  etc. 
Je  répondrai  toujours  par  le  fait  de  conscience 
qui  est  pour  moi  la  première  donnée  de  toute 
vérité  ;  le  moi  qui  veut  est  bien  le  même  qui  exécute 
et  commence  tel  mouvement  du  corps  ou  les  sen- 
sations musculaires  qui  les  accompagnent;  il  n'y  a 
là  d'autre  force  enjeu,  d'autre  puissance  en  cause, 
que  ma  volonté,  qui  est  moi.  Si  c'était  Dieu  qui 
remuât  mon  corps,  ce  serait  lui  aussi  qui  voudrait 
à  ma  place;  en  ce  cas,  Dieu  serait  moi  ou  je  serais 
Dieu,  car  c'est  une  seule  et  même  force  qui  déter- 
mine et  produit  ou  exécute  tous  les  actes  ou  mou- 
vements que  la  volonté  ou  le  moi  s'approprie. 

Ici  ressort  clairement  l'opposition  entre  le  prin- 
cipe de  la  substance  et  celui  de  la  force ,  ou  entre  les 
points  de  vue  sous  lesquels  nous  entendons  tout  ce 
qui  est  dit  substance  ou  chose ,  et  le  point  de  vue 
subjectif  interne  sous  lequel  seul  nous  concevons  la 
force. 

En  raisonnant  à  priori  dans  la  première  hypo- 


IMMÉDIATE.  27 

thèse  de  l'objectivité  absolue,  on  démontre  logi- 
quement que  nulle  substance  complète  ne  peut  agir 
sur  une  autre,  qu'elle  ne  peut  ni  lui  communiquer 
ni  en  recevoir  aucune  modification  ou  manière 
d'être  nouvelle. 

La  cause  suprême,  créatrice  des  substances,  a 
seule  le  pouvoir ,  la  force  de  leur  état  ;  nulle  sub- 
stance créée  n'a  en  elle  cette  force ,  cette  causalité 
efficiente;  toutes  sont  également  passives  et  ne 
peuvent  différer  entre  elles  que  par  le  mode  de 
réceptivité. 

De  là  le  système  des  causes  occasionnelles  où  Dieu 
seul  agit  sans  cesse  et  meut  nécessairement ,  à  chaque 
instant,  pour  conserver  et  produire  les  divers  modes 
d'existence  de  chaque  être ,  comme  il  a  agi ,  dans  le 
principe,  pour  créer  ou  produire  les  existences 
mêmes. 

Ou  bien  encore  toute  substance  est  force,  ou  a 
en  elle  une  force  qui  la  constitue  ;  mais  cette  force , 
dérivée  de  la  cause  suprême  qui  l'a  imprimée  une 
fois  pour  toutes  à  chaque  être  de  sa  création ,  suit 
nécessairement  les  lois  qui  lui  ont  été  prescrites  dès 
1  Origine,  sans  pouvoir  les  changer  en  aucune  ma- 
nière, soit  qu'elle  les  ignore,  soit  même  qu'elle  les 
connaisse,  ou  s'en  rende  compte;  et  de  là  le 
système  de  l'harmonie  où  nulle  substance  n'agit 
hors  d'elle ,  ne  donne  ou  ne  reçoit  aucune  déter- 
mination nouvelle,  ne  produit  aucun  changement, 


28  DE    L'A  PERCEPTION 

mais  où  tout  est  immuablement  réglé  à  l'avance  de 
manière  que  les  tendances,  appétits,  volitions  des 
âmes,  correspondent  exactement  et  à  point  nommé 
aux  mouvements  des  corps ,  etc. 

Tel  est  le  système  des  monades ,  où  l'activité  libre 
du  moi,  type  primordial  de  toute  idée  de  force, 
semble  rentrer  sous  les  lois  qui  entraînent  les  êtres 
passifs.  Mais  en  vain  ce  système  se  met  en  opposi- 
tion avec  le  fait  de  la  conscience;  il  y  est  ramené 
dans  les  détails  par  la  vertu  même  du  principe  d'où 
il  a  été  tiré,  et  la  vraie  psychologie  trouve  toujours 
dans  le  leibnitzianisme  bien  entendu  des  données 
exactes  et  de  précieux  éléments. 

Partant  donc  des  hypothèses  ou  des  notions  à 
priori  pour  revenir  au  fait  de  conscience  et  com- 
mencer par  le  commencement,  nous  disons  avec 
certitude  que  la  force  ou  l'énergie  qui  crée  l'effort 
à  volonté  et  détermine  le  mouvement  ou  la  modifi- 
cation musculaire,  est  la  cause  productive  de  cet 
acte  ou  mode  qu'elle  ne  s'attribue  à  titre  de  cause 
qu'en  tant  qu'elle  l'aperçoit  à  titre  d'effet,  dans  ce 
rapport  tout  subjectif  dont  les  deux  termes  co- 
existants et  simultanés  ne  sont  pas  moins  distincts 
l'un  de  l'autre,  non  comme  mode  passif  et  distingué 
de  sa  substance ,  dans  laquelle  il  est  perçu  ou  senti, 
mais  comme  un  effet  transitoire  distingué  de  la 
force  qui  l'a  produit  et  dont  il  manifeste  l'existence. 

De  là,  par  une  induction  légitime  (ou  légitimée, 


IMMEDIATE.  29 

comme  nous  le  verrons  ) ,  la  réalité  du  principe 
absolu  ou  de  la  notion  universelle  et  nécessaire  de 
cause ,  ou  l'idée  de  la  force  prise  dans  l'âme  mani- 
festée à  elle-même  par  l'effort  qu'elle  veut  et  opère , 
est  transportée  d'abord  au  moi  absolu,  à  l'âme  qui 
est  manifestée  à  titre  de  force  virtuelle,  qui  était 
avant  et  qui  est  après  l'aperception  interne  du  vou- 
loir ou  de  l'effort  déterminé,  c'est-à-dire  à  la  force 
virtuelle  en  soi  telle  qu'elle  est  aux  yeux  de  l'intel- 
ligence suprême  d'où  elle  émane,  mais  non  pour 
elle-même,  qui  ne  s'aperçoit  comme  elle  n'existe  inté- 
rieurement qu'en  tant  qu'elle  agit  ou  se  détermine. 

Or,  cette  notion  de  force  absolue  convient  non 
seulement  à  l'âme  humaine  en  soi  à  titre  de  force 
intelligente  ou  morale ,  mais  encore  à  toute  force 
motrice,  de  quelque  manière  qu'on  l'entende,  en 
jugeant  sa  nature  d'après  les  effets  physiques ,  orga- 
niques ,  vitaux  ou  moraux ,  qui  manifestent  chacun 
la  présence  d'une  cause  ou  force  appropriée  à  la 
classe  de  sujets  dont  il  s'agit. 

Sur  quoi  il  faut  bien  prendre  garde  à  ne  pas 
confondre  la  notion  indéterminée  de  la  cause ,  ou 
force  en  soi ,  que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  croire  la  réalité  absolue,  et  l'idée  ou  les  repré- 
sentations de  ce  que  peut  être  cette  cause  relative- 
ment à  nos  moyens  de  connaître  ou  de  nous  repré- 
senter les  existences  particulières;  en  ce  sens ,  il  est 
vrai  de  dire  que  nous  n'avons  l'idée  et  la  connais- 


3o  DE    l'aIMKCIPTION 

sance  d'aucune  force  externe  au  Ire  que  celle  du  moi 
qui  se  manifeste  immédiatement  à  la  conscienee  a 
l'aide  du  sens  spécial  que  nous  caractériserons  bien- 
tôt plus  expressément.  Mais  cela  n'empêche  pas  que 
nous  n'affirmions  avec  la  conscience  intime  l'exis- 
tence réelle  de  la  cause  efficiente  de  tout  mouve- 
ment qui  commence  dans  l'espace  ou  le  temps ,  en  y 
comprenant  ceux  qui  s'opèrent  en  nous  ou  dans 
notre  organisation,  sans  nous  ou  sans  le  sentiment 
de  notre  force  propre. 

La  croyance  et  la  science  étant  ainsi  distinguées, 
il  y  a  toujours  lieu,  à  la  vérité,  de  demander  si 
elles  sont  indivisibles  ou  primitives,  liées  l'une  à 
l'autre;  et,  dans  le  cas  contraire,  comment  trouver 
le  passage,  s'il  y  en  a  un,  entre  le  moi  de  la  con- 
science et  le  moi  absolu ,  ou  entre  le  fait  de  l'exis- 
tence individuelle  aperçue  ou  sentie  et  la  notion 
de  l'âme  où  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
croire  la  réalité  durable?  Mais  l'âme,  une  fois 
conçue  à  son  titre  absolu  de  cause  ou  force,  distincte 
de  tout  terme  d'action  ou  du  corps  inerte,  comme 
de  l'action  même  ou  du  mouvement  qu'elle  réalise, 
la  réalité  de  cause  a,  dès  lors,  tout  le  caractère  de 
généralité  dont  elle  est  susceptible  ;  elle  embrasse 
sous  elle  toutes  les  forces  ou  causes  de  l'univers ,  et 
leurs  relations  avec  les  phénomènes  qui  sont  en- 
tendus au  même  titre  où  l'âme  est  connue  en  elle- 
même  et  sans  sa  liaison  avec  le  corps. 


IMMEDIATE.  3f 

Voilà  pourquoi  Descartes  dit,  avec  génie,  que  si 
nous  pouvions  connaître  cette  liaison  de  l'âme  et  du 
corps,  nous  connaîtrions  tout,  nous  entendrions  la 
nature  des  substances  et  le  comment  de  leurs  rela- 
tions; mais  il  faut  bien  entendre  qu'en  ce  cas  notre 
humanité  même  disparaît,  et  l'intelligence,  qui  ver- 
rait séparément  les  deux  termes  donnés  à  l'homme 
sous  cet  unique  rapport,  serait  nécessairement  autre 
que  le  sujet  même  qui  n'existe  et  ne  se  connaît  que 
sous  ce  rapport. 

C'est  une  pensée  profonde  que  d'avoir  vu  le  secret 
de  la  communication  des  substances  renfermé  dans 
celui  de  la  liaison  de  l'âme  et  du  corps;  mais  il  fal- 
lait faire  un  pas  de  plus  et  voir  cette  liaison  même 
de  l'âme  et  du  corps  exprimée  ou  manifestée  de  la 
seule  manière  dont  elle  puisse  l'être,  savoir,  non 
point  sous  la  relation  objective  d'un  attribut  indé- 
terminé, comme  la  pensée,  ou  d'une  modification 
sensible  quelconque  à  la  substance  modifiée ,  mais 
bien  sous  la  relation  subjective  d'un  effet,  immédia- 
tement senti  comme  tel,  à  la  cause  ou  force  produc- 
tive qui  s'aperçoit  elle-même  dans  son  produit. 

La  notion  de  cause  et  celle  de  substance  même , 
prise  pour  la  force  virtuelle,  étant  ainsi  ramenées  à 
un  fait  primitif  de  sens  intime  et  au  sens  immédiat 
de  l'effort,  il  ne  s'agit  plus  que  d'observer  soigneu- 
sement la  ligne  de  démarcation  qui  les  sépare. 

Locke  a  très-bien  exprimé  le  principe  saus  l'en- 


3i  de  l'apercbptiov 

tendre,  dans  sa  profondeur,  et  sans  l'appliquer  aux 
fondements  d'une  véritable  science  psychologique. 

«  L'aperception  ou  la  conscience  est  la  seule  ca- 
ractéristique des  opérations  ou  des  modes  qui  doi- 
vent nécessairement  être  attribués  à  l'âme.  » 

On  n'est  donc  pas  fondé  à  dire  que  c'est  l'âme 
même,  la  substance  pensante,  qui  sent,  agit  ou 
opère  tant  que  les  impressions  reçues  ou  les  mou- 
vements exécutés  dans  l'organe  demeurent  étrangers 
à  la  conscience,  ou  que  l'âme,  sujet  d'attributions 
hypothétiques  des  sensations  ou  motions  animales , 
ne  sait  pas,  n'aperçoit  pas  que  c'est  elle-même  (  au 
titre  de  moi  individuel  )  qui  sent  les  impressions  et 
opère  les  mouvements  par  son  vouloir  constitutif 
ou  par  l'effort  qui  se  manifeste  intérieurement. 

Attribuer  à  l'âme  tout  ce  qui  se  fait  dans  le  corps 
humain,  en  vertu  de  forces  vitales  ou  sensitives  ani- 
males (  non-moi  )  ,  dire  que  le  même  sujet  qui  sent, 
agit  et  pense  avec  la  conscience  qu'il  veut  et  opère, 
est  encore  le  même  qui  opère  sans  le  savoir  ni  le 
vouloir  dans  des  fonctions  obscures  de  l'organisa- 
tion et  les  mouvements  automatiques  de  l'instinct 
animal,  c'est  intervertir  le  rapport  de  causalité,  le 
déplacer  de  la  base  seule  qu'il  a  dans  le  fait  de  con- 
science ;  c'est  substituer  à  ce  fait  une  hypothèse  con- 
tradictoire. 

Aussi,  ceux  qui  disent,  comme  Stahl,  que  l'âme 
pensante  fait  tout  dans  l'organisation  humaine ,  se 


IMMÉDIATE.  33 

mettent-ils  en  opposition  plus  ouverte  encore  avec 
les  premières  vérités  psychologiques  que  ceux  qui 
disent  que  l'âme  ne  fait  rien  ou  quelle  n'agit  sur  le 
corps  en  aucun  cas,  pas  plus  dans  les  actes  volon- 
taires dont  le  moi  se  sent  cause  que  dans  les  mouve- 
ments vitaux  et  les  impressions  organiques  où  il  est 
le  plus  complètement  étranger. 

L'influence  physique,  ou  l'action  directe  que  la 
force  agissante  qui  se  connaît,  exerce  sur  les  parties 
de  l'organisation  qui  lui  sont  naturellement  sou- 
mises, n'est  point  une  hypothèse;  c'est  l'expression 
même  du  fait  de  conscience  de  l'existence  même  du 
moi  humain  et  de  la  double  réalité  que  ce  fait  ren- 
ferme :  savoir,  de  la  force  absolue  de  l'âme  en  rap- 
port avec  la  substance  matérielle  du  corps  sur  qui 
cette  force  se  déploie,  données  sons  des  rapports  de 
causalité  personnelle  en  tant  que  le  rapport,  im- 
médiatement aperçu  comme  fait  actuel  de  sens  in- 
time ,  devient  l'objet  de  la  pensée ,  ou  que  la  liaison 
de  ces  termes  est  entendue  et  exprimée  par  l'être 
pensant  au  même  titre  objectif  où  il  se  pense  et  s'en- 
tend lui-même  quand  il  dit  :  Je  suis  une  chose. 

Mais  si  l'influence  physique ,  ou  l'action  directe 
de  la  force  de  l'âme,  employée  à  mouvoir  le  corps  7 
est  généralisée  au-delà  des  bornes  déterminées  par 
le  fait  de  sens  intime  ou  la  conscience  de  l'effort,  je 
dis  que  l'hypothèse  est  plus  inadmissible,  plus  op- 
posée encore  aux  principes  psychologiques  que  le 
III.  a 


3/[  DE  l'apercei'tion 

système  qui  dément  toute  influence  directe  et  immé- 
diate de  la  force  pensante  sur  les  mouvements  du 
corps. 

Les  unes  et  les  autres  confondent  le  désir  avec  le 
vouloir. 

Les  métaphysiciens  systématiques  qui  refusent 
aux  créatures  toute  action  productive  ou  causale 
dans  les  mouvements  ou  actes  déterminés  par  le 
vouloir  le  plus  exprès  ,  identifient  ou  confondent  ce 
vouloir,  ou  l'effet  interne  qui  l'accompagne,  avec  le 
désir  ou  le  vœu  de  l'âme  qui  aurait  pour  objet  un 
événement  extérieur  indépendant  d'elle,  accompli, 
à  point  nommé,  et  au  moment  même  où  elle  le  dé- 
sire; comme  dans  l'hypothèse  de  Bayle,  où  une 
girouette  animée  est  mue  au  gré  des  vents,  comme 
elle  le  désire ,  sans  exercer  aucune  influence  directe 
ou  efficace  sur  ses  mouvements.  Les  exemples  ne 
manquent  pas ,  en  effet,  où  divers  mouvements  ou 
changements  sensibles  s'effectuent  dans  le  corps 
par  suite  de  quelque  affection  ou  imagination  vive 
représentée  à  l'âme  sans  qu'il  y  ait  vraiment  aucune 
action  exercée  de  la  part  de  l'âme ,  ou ,  ce  qui  est  la 
même  chose,  sans  qu'il  y  ait  aucun  effort  aperçu 
ou  voulu. 

Mais  c'est  précisément  parce  qu'il  en  est  ainsi ,  tant 
que  l'âme  est  bornée  à  désirer  ou  à  sentir  des  mo- 
difications indépendantes  d'elle  et  où  elle  se  sent 
passive,  qu'il  faut  reconnaître  son  influence  causale 


IMMÉDIATE.  35 

dans  tout  ce  qui  n'arrive  en  elle  ou  dans  son  orga- 
nisation qu'autant  qu'elle  veut  comme  elle  veut  et 
ait  l'effort  nécessaire  pour  le  produire, 

En  effet,  dans  l'hypothèse  de  Bayle,  où  l'on  con- 
çoit un  être  sentant  mu,  à  point  nommé,  comme 
il  désirerait,  ou  par  une  sorte  d'harmonie  pré- 
établie entre  ses  affections ,  ses  besoins  ou  ses  dé- 
sirs et  les  mouvements  de  son  corps,  il  n'y  aurait 
rien  de  semblable  à  l'effort  libre  ou  au  pouvoir,  à 
l'énergie  que  nous  sentons  en  nous-mêmes  et  qui 
constituent  notre  existence,  notre  propriété  person- 
nelle. En  admettant  même  qu'un  tel  état  pût  avoir 
quelque  sentiment  obscur  de  personnalité,  il  est 
impossible  de  concevoir  comment,  de  l'accord  le 
plus  parfait ,  le  plus  intime  entre  des  désirs  et  des 
mouvements  sentis  sans  aucun  effort ,  c'est-à-dire 
involontaires ,  on  pourrait  dériver  quelque  idée  ou 
notion  de  pouvoir,  de  force  productive  ou  de  cause 
efficiente,  telle  que  nous  l'avons  immédiatement  de 
nous-mêmes  et  médiatement  des  êtres  ou  des  choses 
auxquels  nous  attribuons  le  pouvoir  de  nous  mo- 
difier. 

Quant  aux  physiologistes  systématiques,  qui  pré- 
tendent que  l'âme  fait  tout,  ils  transportent,  au  con- 
traire, par  hypothèse,  l'activité  du  vouloir  au  désir, 
aux  appétits  les  plus  passifs,  aux  tendances  animales 
les  plus  aveugles.  Là  tout  se  trouve  réduit  en  effet 
à  l'unité  de  nature  ou  de  force. 


3(>  DE    r/AI> F ItLCà  l'I  ION 

Cette  force  unique  <st  dite  opérer  en  tout  avec  la 
même  intelligence,  exercer  toujours  la  même  espèce 
d'activité;  mais  une  force  intelligente,  active,  qui  ne 
se  sait  pas  agir,  n'est  pas  celle  qui  constitue  la  per- 
sonne humaine;  et  tout  ce  qui  est  affirmé  d'un  sujet 
physiologique  où  l'organisme  et  la  pensée,  la  pas- 
sion ,  l'animalité  et  l'humanité  sont  identifiées  et 
confondues  sous  un  seul  principe ,  est  tout  à  fait  en 
dehors  de  la  science  de  nous-mêmes. 

Reprenons  maintenant  le  principe  de  Locke.  L'a- 
perception,  interne  est  la  seule  caractéristique  des 
attributs  qui  appartiennent  à  l'âme  :  savoir,  au  moi 
absolu,  qui  se  manifeste  ou  s'actualise  à  son  titre 
de  personne  à  la  conscience. 

Ajoutons,  et  c'est  ce  que  Locke  n'a  pas  dit,  qu'il 
n'y  a  d'aperception  immédiate  que  dans  l'exercice 
de  la  force  active  qui  cause,  qui  commence  un  mou- 
vement, un  mode  quelconque,  sans  être  déterminée 
par  aucune  impression  externe  ni  rien  d'étranger 
à  elle. 

La  réaction  sensitive  motrice  sous  l'action  de 
l'instinct,  n'est  pas  l'action  constitutive  du  moi; 
celle-ci  seule  s'aperçoit  immédiatement,  et  dans  la 
libre  détermination,  et  dans  le  sentiment  d'un  effet 
qui  implique  la  cause  moi  à  laquelle  il  se  rapporte. 

La  réaction  motrice  provoquée  par  des  impres- 
sions internes  ou  des  sensations  animales,  n'em- 
porte avec  elle  aucune  aperception  ni   conscience 


IMMEDIATE.  37 

au  degré  le  plus  bas  ;  et  la  distinction  des  degrés 
par  lesquels  on  entendrait  faire  passer  toute  sensa- 
tion organique  ou  animale  pour  la  transformer  en 
pensée,  en  volonté,  est  une  suite  de  cette  hypothèse 
illusoire  que  nous  venons  de  signaler  comme  oppo- 
sée aux  premières  lois  de  la  psychologie,  dont  elle 
emprunte  vainement  le  langage.  La  physiologie  a 
beau  faire,  il  est  à  jamais  impossible  de  transformer 
la  passion  en  action,  le  mouvement  organique  en 
actes  volontaires,  les  sensations  animales  en  percep- 
tions et  idées  intellectuelles,  le  non-moi  au  moi,  etc. 

Le  sens  de  l'effort  est  celui  de  la  causalité,  et 
aussi  de  l'individualité  personnelle  ;  il  a  même  éten- 
due, mêmes  limites  que  l'action  de  la  force  motrice 
de  l'âme  ;  il  est  un  comme  cette  force  est  une  ;  la 
pluralité  et  la  diversité  n'est  que  dans  les  organes. 

Les  contractions  musculaires,  par  exemple,  et 
l'espèce  de  sensation  sui  generis  qui  leur  corres- 
pond, se  localise  dans  chaque  organe  que  la  volonté 
met  en  jeu;  mais  l'effort  ne  se  localise  pas,  et, 
comme  l'a  très-judicieusement  remarqué  un  phi- 
losophe, nous  n'attribuons  pas  aux  membres  le 
vouloir  et  l'effort  comme  nous  leur  rapportons  le 
vement  ou  l'impression  sensible  qui  accompagne  le 
jeu  de  ces  organes. 

Pourquoi?  Parce  que  ce  sens  de  l'effet  voulu  est 
celui  du  moi  lui-même  qui  ne  s'attribue  à  aucune 
autre  chose,  et  que  l'effort  produit  est  hors  de  la 


.'38  DE    t'APERCEPTIOBi 

cause  qui  le  produit,  au  lieu  de  lui  être  inhérent 
comme  le  mode  l'est  à  sa  substance. 

Le  sens  de  l'effort  s'unit  de  diverses  manières  aux 
différentes  espèces  de  sensations  externes,  et  cette 
union  exprime  la  part  que  prend  l'activité  de  l'âme 
aux  sensations  dont  il  s'agit;  et  par  suite  le  lien  qui 
unit  le  moi  aux  diverses  impressions  sensitives  ou 
animales;  de  là  aussi  la  conscience  ou  l'idée  de  sen- 
sation, idée  qui  n'est  pas  simple  comme  dit  Locke, 
mais  qui  se  compose  toujours  au  moins  de  deux 
éléments  en  rapport  :  savoir,  d'un  sujet  qui  sent  ou 
perçoit  et  d'une  modification  sentie  ou  perçue. 

Pour  apprécier  quelle  est  la  part  du  sujet  et  celle 
de  l'objet  dans  nos  diverses  représentations  ou  idées, 
il  faut  bien  savoir  d'abord  en  quoi  consiste  ce  que 
nous  appelons  respectivement  sujet  et  objet  dans  la 
seule  et  même  représentation ,  et  quel  est  le  prin- 
cipe de  la  diversité  ou  de  l'opposition  de  deux  élé- 
ments compris  dans  le  même  fait. 

Or,  cette  opposition  n'est  autre  en  effet  que 
celle  qui  existe  invinciblement  entre  la  libre  acti- 
vité de  l'être  pensant  qui  se  dit  moi  et  la  nécessité , 
la  passivité  sentie  de  la  nature  organique  dont  le 
moi  se  distingue  et  se  sépare,  par  cela  qu'il  est 
lui,  etc. 

Si  l'on  demande  la  preuve  que  le  sens  du  moi  de 
l'individualité  personnelle  n'est  autre  que  celui  de 
l'effort,  ou  de  notre  force  même  en  action,  nous  en 


IMMEDIATE.  39 

appellerons  d'abord  au  témoignage  du  sens  intime; 
nous  demanderons  ensuite  à  notre  tour  qu'on 
cherche  si  toute  la  différence  qui  sépare  l'état  de 
conscience  et  de  compos sut,  de  celui  où  l'individu 
est,  comme  on  dit  si  bien,  hors  de  lui,  étranger  à 
lui-même,  aliénas,  comme  il  l'est  dans  toute  pas- 
sion exaltée,  toute  secousse  violente  de  la  sensibi- 
lité ;  si  ce  qui  distingue  naturellement  la  veille ,  où 
le  moi  est  en  pleine  possession  de  lui-même,  du 
sommeil  où  il  n'existe  pas  en  tant  qu'il  est  privé 
d'aperception  interne,  quoique  la  sensibilité  phy- 
sique et  l'imagination  qui  n'en  font  pas  partie , 
soient  en  plein  exercice;  si  ces  différences,  dis-je, 
et  une  multitude  d'autres  dont  nous  parlerons,  ne 
tiennent  pas  uniquement  à  ce  que  le  sens  de  l'effort 
et  l'activité  du  vouloir  sont  seuls  en  exercice,  tant 
que  le  moi  est  présent  et  suspendu ,  ou  même  quand 
il  ne  l'est  pas;  assertion  qui  peut  être  justifiée  dans 
toute  son  étendue  par  la  multitude  de  faits,  d'ob- 
servations ou  d'expériences  à  la  fois  internes  et 
externes,  qui  tiennent  en  même  temps  à  la  psycho- 
logie et  à  la  physiologie. 

Supposez  donc ,  d'un  côté  tous  les  organes  de  la 
sensibilité  physique  et  animale,  modifiés  de  manière 
à  produire  différentes  espèces  de  sensations,  c'est- 
à-dire  à  affecter  l'animal  de  divers  modes  du  plaisir 
ou  de  la  douleur;  l'animal  n'est  pas  sans  savoir 
qu'il  sent ,  nulle  connaissance  ne  saurait  naître  de 


/jo  DE    l'aPERGEPTIOD 

ces  sensations  successives,  associées  entre  elles  de 
toutes  manières;  car  il  n'y  a  pas,  dans  la  sensation, 
de  sujet  qui  puisse  se  dire  moi. 

Si  l'on  suppose  le  contraire,  c'est  qu'on  part  de 
la  notion  objective  de  substance  modifiable  et  dont 
la  sensation  est  un  mode,  et  l'on  entend  confusément 
que  ce  mode  ou  produit  est  distingué  du  sujet  sen- 
sible, ou  sentant,  comme  les  qualités  d'une  chose 
matérielle,  par  exemple,  la  cire,  dont  parle  Des- 
cartes, sont  distinguées  de  cette  chose  même  en  soi; 
illusion  qui  fonda  les  habitudes  de  l'imagination 
et  du  langage,  et  que  nous  avons  mis  tant  de  soin 
à  prévenir  en  remontant  jusqu'à  sa  source. 

Nous  l'avons  dit,  et  nous  insisterons  sur  cette 
remarque  essentielle  :  il  y  a  bien  pluralité  et  diver- 
sité d'organes,  de  sensations  comme  de  mouvements 
qui  s'unissent,  se  prédominent  ou  se  subordonnent 
tour  à  tour  les  uns  aux  autres ,  dans  le  vague  de 
l'organisation  humaine.  Mais  il  n'y  a  qu'un  sens 
unique  en  qui  ou  par  qui  le  moi  s'aperçoit  inté- 
rieurement dans  tout  produit  de  sa  force  consti- 
tutive, et  comme  il  sent  ou  perçoit  médiatement 
ce  qui  est  opéré  sans  elle  par  une  cause  ou  force 
non-moi. 

Il  faut  bien  entendre  la  maxime  tant  répétée  et  si 
diversement  interprétée  :  nihilest  in  intellectu  quod 
non  prius  faerit  in  sensu. 

Ce  n'est  pas  en  effet  dans  des  sens  dont  on  enten- 


IMMÉDIATE*  l\\ 

(Irait  la  pluralité  comme  celle  des  organes,  mais 
dans  le  sens  unique  [in  sensu)  qu'est  primitive- 
ment tout  ce  qui  arrive  à  l'entendement,  et  ce  qui, 
étant  pensé  ou  conçu  par  lui  au  titre  de  notion,  est 
empreint  du  sceau  de  l'universalité  et  de  la  réalité 
absolue. 

Ainsi ,  ce  moi  primitif  est  dans  le  sens  immédiat 
de  l'effort  avant  d'être  dans  l'entendement  au  titre 
substantiel  d'âme. 

Aussi  l'aperception  médiate  et  externe  de  résis- 
tance, et,  avec  elle ,  les  intuitions  étendues,  colorées 
et  sonores ,  sont  dans  le  sens  de  l'effort  qui  prédo- 
mine dans  ces  intuitions  avant  d'être  dans  l'enten- 
dement au  titre  de  substance,  et  entendues  sous  rai- 
son de  matière,  sujet  de  tous  les  produits;  et  enfin 
les  sensations  affectives,  localisées  dans  cette  portion 
de  matière  organique,  terme  de  déploiement  de  la 
force  moi,  sont  dans  un  sens  unique  avant  d'être 
conçues  par  l'entendement  sous  la  relation  de  causa- 
lité externe. 

Ces  progrès  ont  été  marqués  un  peu  trop  géné- 
ralement, il  est  vrai,  par  un  philosophe  judicieux 
dont  nous  citerons  les  propres  paroles  à  l'appui  de 
tout  ce  qui  précède  et  comme  texte  propre  à  le 
développer. 


l\i  j>i;  l'aperckption 

lo  L'homme  ne  se  distingue  pas  de  prime-abord  des  objets  de  ses 
représentations  ;  il  existe  tout  entier  hors  de  lui  :  la  nature  est 
lui,  lui  est  la  nature. 

2°  L'homme  se  distingue  des  objets ,  mais  il  ne  se  distingue  pas 
encore  de  ses  représentations  ;  il  ne  distingue  pas  encore  ses 
représentations  les  unes  des  autres  d'une  manière  bien  nette. 

3°  L'homme  se  distingue  lui-même  de  ses  représentations  et  des 
objets  de  ses  représentations. 

4°  L'homme  distingue  deux  sortes  de  représentations  :  les  unes  qui 
lui  viennent  du  dehors ,  qu'il  reçoit  involontairement  et  qu'il  ne 
peut  pas  modifier  à  son  gré  ;  les  autres  qui  semblent  sortir  de 
l'intérieur  de  son  être ,  et  qu'il  produit  plutôt  qu'il  ne  les  reçoit. 

5°  L'homme  distingue  dans  les  représentations  qui  lui  viennent  du 
dehors  et  qui  paraissent  être  les  effets  d'objets  agissants  sur  lui 
deux  classes  d'impressions;  il  rapporte  les  unes  aux  objets ,  et 
elles  servent  à  déterminer  leurs  attributs  ou  leurs  prédicats;  il 
rapporte  les  autres  au  sujet  qui  les  éprouve ,  en  tant  qu'elles  l'af- 
fectent agréablement  ou  désagréablement  ;  les  premières  sont  les 
intuitions  ;  les  secondes  sont  les  sensations. 

6°  L'homme  distingue  enfin ,  dans  les  représentations  qui  lui 
viennent  du  dedans  ,  et  qui  paraissent  être  son  propre  ouvrage , 
deux  classes  de  représentations  :  les  premières  ne  sont  que  des 
combinaisons  arbitraires  de  l'imagination,  des  fictions;  les  autres 
des  produits  de  l'entendement  et  de  la  raison  ,  ou  des  résultats 
de  la  réflexion  :  les  notions ,  les  principes ,  les  idées. 

i°  C'est  une  expression  assez  fidèle  de  l'état  pu- 
rement sensitif ,  étranger  et  antérieur  à  la  connais- 
sance, que  celui  où  l'homme  se  trouve  réduit,  lors- 
que privé  d'aperception  interne  ou  n'ayant  aucune 
conscience  du  moi  jointe  aux  sensations  ou  distincte 
des  sensations  qui  l'absorbent ,  il  est  hors  de  lui,  ou 


IMMÉDIATE.  Z$ 

aliéné  de  lui-même  et  confondu  avec  la  nature,  c'est- 
à-dire  avec  ce  qui  est  passif  et  nécessaire. 

Tel  est  le  caractère  de  la  vie  animale  ou  sensitive 
qui  est  d'autant  plus  parfaite,  pleine  et  entière,  que 
les  organes  des  sensations  sont  plus  nombreux ,  les 
impressions  plus  variées,  plus  étendues  et  plus  pro- 
fondes; ainsi,  l'être  sentant  est  en  rapport  avec  un 
plus  grand  nombre  d'objets;  il  devient,  comme  dit 
Leibnitz,  le  miroir  concentrique  où  se  peint  d'une 
manière  plus  exacte  et  plus  détaillée  cette  nature 
dont  il  fait  partie. 

Mais  de  cette  richesse  de  peinture,  de  cette  variété 
de  sensations  qui  se  combinent  et  se  succèdent  de 
toutes  manières,  ne  ressortira  jamais  une  pensée, 
une  idée,  un  sujet  unique  vraiment  distinct  de  l'ob- 
jet représenté;  car,  là  où  tout  est  sensation  organi- 
que ,  tout  est  objet,  là  où  tout  est  reçu,  rien  n'est 
produit,  il  ne  peut  y  avoir  de  sujet ,  puisqu'il  n'y  a 
pas  de  force  interne  agissante,  pas  de  sens  interne 
d'effort  ou  d'individualité. 

On  ne  concevra  ce  qu'on  appelle  le  sujet  des  mo- 
difications sensibles ,  qu'en  se  plaçant  hors  de  l'être 
organisé  qui  vit  et  sent,  comme  Condillac  se  place 
à  l'égard  de  sa  statue  ;  en  lui  donnant  une  âme  dis- 
tincte par  hypothèse  de  l'organe  matériel,  distinct 
aussi ,  à  son  titre  de  substance ,  des  modes  ou  pro- 
duits qui  en  sont  affirmés,  on  croira  faire  de  la 
métaphysique,  et  on  ne  fera  que  de  la  logique  fon- 


44  m;  l'apjs&ceptiov 

dée  sur  l'analogie  des  choses  du  dehors  à  notre 
manière  de  les  représenter  sous  des  images;  c'est 
ainsi  que  Condillac  présente  l'âme  de  la  statue  affec- 
tée de  plusieurs  sensations  de  couleurs  à  la  fois ,  en 
disant  qu'elle  est  variée,  expression  qui  rend  fidè- 
lement le  point  de  vue  sous  lequel  on  considère  la 
substance  sentante  modifiable  ou  passive ,  comme 
une  toile  animée  qui  ne  ferait  que  sentir  les  cou- 
leurs appliquées  à  sa  surface  sans  avoir  aucun  senti- 
ment de  son  propre  fonds.  Il  est  vrai  de  dire  alors 
que  ce  fonds  (appelé  la  substance  toile)  devient  suc- 
cessivement tout  ce  que  l'artiste  le  fait  représenter, 
et  n'a  aucune  valeur  ni  existence  distincte  de  ces 
représentations. 

Nous  reviendrons  sur  ce  sujet  en  traitant  en 
détail  de  la  vie  animale  ;  il  nous  suffit  de  remarquer 
par  le  passage  qui  sert  de  texte  à  ces  réflexions  que 
l'application  de  la  loi  de  substance  à  la  psycholo- 
gie exclut  précisément  la  propre  idée  d'un  sujet 
psychologique.,  identifie  ainsi  la  science  de  nous- 
mêmes  avec  la  science  de  la  nature,  et  transporte 
la  première  dans  la  deuxième  ; 

i°  Dans  la  vie  ordinaire,  et  dès  les  premiers 
développements  du  moi,  il  n'existe  que  dans  le 
concret  des  sensations ,  et  c'est  ce  concret  qui  est 
l'homme,  c'est  ainsi  qu'il  se  connaît  ou  se  distingue 
confusément  de  ce  qui  l'environne. 

C'est  l'homme  tout  entier  qui  s'appelle  j e  et  qui 


IMMÉDIATE.  4  ^ 

croit  s'entendre.  Aussi,  en  disant  je  pense,  j'agis, 
c'est-à-dire,  moi,  corps  organisé,  doué  de  sentiment, 
de  force  et  de  volonté,  j'exerce  une  action  sur  ce 
corps  étranger ,  donc  j'éprouve  aussi  des  impres- 
sions, etc. 

L'homme  ne  s'attribue  ainsi  qu'une  force  com- 
posée, compliquée  avec  les  forces  de  l'univers,  et 
subordonnée  à  ces  causes  quelconques  (une  ou  plu- 
sieurs) dans  tout  ce  qui  est  sensation  ou  ce  qui  fait 
presque  toute  son  existence  extérieure.  Cependant 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'action  que  l'homme 
exerce  sur  des  corps  extérieurs  ou  étrangers  au  sien, 
n'est  qu'une  suite  ou  une  dépendance  de  l'action 
immédiate  de  son  vouloir  sur  le  corps  propre ,  ou 
plus  spécialement  sur  les  parties  qui  entrent  dans  le 
domaine  du  sens  ou  de  l'effort.  Quoique  les  philo- 
sophes remarquent  cette  erreur  ou  illusion  première 
qui  entraîne  l'âme  à  se  répandre  dans  tous  les  or- 
ganes sensitifs  et  à  se  confondre  avec  le  corps ,  qui 
sert  d'instrument  à  ses  opérations,  cette  illusion 
n'est  pas  telle  que  l'homme  attribue  l'effort  voulu 
et  aperçu  aux  organes  de  ce  mouvement ,  et ,  par 
suite,  qu'il  se  confonde,  lui  qui  juge  ou  perçoit  à  la 
fois  plusieurs  impressions ,  avec  ces  sensations  ou 
avec  les  organes  où  elles  sont  respectivement  loca- 
lisées; car  ainsi  le  moi  qui  juge  serait  multiple 
comme  ces  organes  mêmes  ;  or ,  il  faut  bien  qu'il 
sente  ou  qu'il  aperçoive  immédiatement  son  unité 


46  DE  L\j»i:itcn>noN 

dans  ïa  multitude  d'impressions  perçues,  car  autre* 
ment  il  n'y  aurait  pas  même  de  pluralité  ni  rien  qui 
pût  s'appeler  perception ,  idée  de  sensation. 

La  distinction  première  et  fondamentale,  celle 
d'où  dépendent  toutes  les  autres,  et  qui  est  com- 
prise dans  le  sens  même  immédiat  de  l'effort  et  de 
l'individualité,  c'est  celle  des  deux  éléments  de 
l'homme  concret  tel  qu'il  existe  actuellement  et 
sans  division  à  ses  propres  yeux. 

Mais  ce  sens  de  l'effort  est  tellement  intime  et  si 
profondément  habituel  par  la  primauté  et  la  conti- 
nuité de  son  exercice  (non  interrompu  dans  l'état 
naturel  de  veille),  qu'il  s'obscurcit  et  s'efface  presque 
sous  les  impressions  répétées  des  choses  du  dehors, 
ou  sous  les  perceptions  claires  d'actes  volontaires  ou 
libres  qui  se  rapportent  à  ce  monde  extérieur  où 
l'homme  est  appelé  à  vivre. 

Mais,  quelque  obscurci  que  soit  le  sens  de  mon 
individualité,  il  n'en  est  pas  moins  le  fonds  naturel 
et  vrai  de  toutes  les  formes  diverses  sous  lesquelles 
l'homme  intérieur  se  manifeste  ou  se  pense  lui- 
même  en  se  distinguant  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui , 
au  titre  quelconque  d'objets  ou  de  représentations. 

En  prenant  le  texte  de  la  deuxième  proposition , 
nous  nous  croyons  fondés  à  dire  que  l'homme  con- 
cret, dès  qu'il  existe  au  titre  de  personne  (qui  cesse 
d'être  confondu  avec  la  nature)  distingue  primiti- 
vement et  par  le  sens  de  l'effort  seul,  les  deux  élé- 


IMMÉDIATE.  47 

ments  qui  constituent  en  lui  ce  que  nous  appelons 
humanité ,  nature  humaine  mixte  ou  double  dans  la 
réalité  absolue. 

Le  vouloir  ou  l'effort  moteur  est  un  dans  son 
sens;  les  organes  mus  sont  plusieurs  et  directement 
aperçus  ainsi. 

L'aperception  interne  n'est  autre  que  celle  de  l'u- 
nité dans  la  pluralité  ;  le  corps  propre  est  le  terme 
immédiat  de  déploiement  de  la  force  motrice;  dans 
ce  sens ,  on  peut  dire  aussi  que  le  corps  propre  est 
l'objet  immédiat  de  l'âme. 

Mais  ces  mêmes  organes  passibles  de  l'action  in- 
volontaire de  l'âme,  sont  passibles  aussi  des  im- 
pressions affectives  étrangères  à  cette  force;  comme 
les  mouvements  voulus  se  localisent  sur  les  organes 
qui  les  exécutent ,  les  sensations  reçues  par  les  or- 
ganes sensitifs  et  mobiles  à  la  fois,  sont  perçues  par 
le  moi  aux  mêmes  lieux  du  corps  où  l'effort 
s'exerce. 

Ainsi  localisées,  les  modifications  passives  de  la 
sensibilité  ne  peuvent  qu'être  distinctes  et  du  moi 
qui  réside  tout  entier  dans  le  sens  de  l'effort ,  et  des 
produits  immédiats  de  son  activité. 

Mais,  percevoir  des  changements  dans  quelque 
partie  sensible  de  l'organisation  sans  l'effort  voulu , 
ou  contrairement  à  la  tendance  propre  du  vouloir, 
c'est  ce  qu'on  peut  appeler  ici  l'objet  de  la  repré- 
sentation ou  de  la  sensation   passive,  localisée  ou 


/j8  ni:    L'âPERCEPTIOR 

réduite  à  la  cause  extérieure  ou  Force  étrangère  non- 
moi  ,  productive  de  cette  sensation.  Tl  est  donc  vrai 
dédire  que  l'homme  concret,  en  tant  que  sensible 
et  actif,  encore  que  son  corps  propre  se  distingue- 
rait de  ses  représentations  ou  sensations  localisées , 
et  des  objets  de  ces  représentations,  ne  peut  les  dis- 
tinguer nettement  les  unes  des  autres,  surtout  celles 
qui ,  étant  rapportées  au  même  organe,  appartien- 
nent à  la  même  espèce,  comme  les  odeurs,  saveurs, 
impressions  tactiles,  etc. 

3°-4°  Si  l'homme  était  borné,  d'une  part,  à  sentir 
ou  à  éprouver  des  modifications  passives  dans  les 
diverses  parties  de  son  corps ,  et ,  d'autre  part ,  à 
agir  ou  à  opérer  par  son  vouloir  des  mouvements  ou 
changements  quelconques  dans  ce  corps ,  l'homme 
serait  réduit  ainsi  à  la  conscience  de  lui-même ,  en 
sa  double  qualité  d'agent  et  de  patient  ;  il  ne  pour- 
rait avoir  aucune  idée  des  objets  autrement  que 
comme  des  causes  ou  forces  productives  simples  de 
tout  ce  qu'il  sentirait  en  lui  et  hors  de  lui  ou  dans 
son  organisation  ,  sans  que  sa  volonté  allât  contre 
ces  forces. 

Etant  donnée ,  l'aperception  interne  de  ce  rapport 
primitif  et  fondamental  de  cause  à  effet  (  comme 
l'homme  est  donné  à  lui-même),  ces  deux  termes 
du  rapport  sont  aussi  donnés,  distincts,  mais  non 
séparés.  Or ,  voilà  précisément  ce  qui  fait  la  diffi- 
culté du  premier  problème  de  la  philosophie  ;  on 


IMMÉDIATE.  49 

voudrait  savoir  ce  qu'est  en  soi ,  dans  l'absolu ,  cette 
cause  moi  qui  n'existe  et  ne  peut  se  sentir  que  comme 
cause;  on  voudrait  savoir  aussi  ce  qu'est  en  soi  tel 
effet  qui  ne  peut  exister  qu'au  même  titre  d'effet,  ou 
dans  son  rapport  à  sa  cause  moi,  quand  le  mode 
est  actif  ou  volontaire,  et  non-moi  quand  le  mode 
est  involontaire  et  la  sensation  passive. 

Sans  doute,  ce  problème  peut  paraître  obscur  et 
tout  à  fait  indéterminé  quand  il  s'agit  de  concevoir 
la  force  de  l'âme  en  soi,  comme  virtuelle  de  tout 
effet  sensible  qui  l'actualise  ou  manifeste  son  exis- 
tence, et  réciproquement  de  concevoir  une  modifi- 
cation sensible  quelconque  qui  existe  dans  l'orga- 
nisation humaine  sans  moi ,  c'est-à-dire  sans  aucune 
part  de  conscience. 

Et  pourtant  il  n'y  a  là  aucune  impossibilité  ;  bien 
plus ,  la  notion  de  force  virtuelle  d'un  côté ,  et  l'idée 
de  sensation  passive  purement  animale,  de  l'autre, 
sont  accessibles  à  l'intelligence  et,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  à  l'expérience  intérieure  qui  peut  les 
constater  en  fait;  tandis  que  le  problème  est  inso- 
luble et  évidemment  impossible,  si  l'on  demande  ce 
qu'est  l'âme  au  titre  purement  modifiable,  sans 
aucun  attribut  ou  mode  actuel  ,  et  réciproque- 
ment, ce  qu'est  une  modification  sensible  quel- 
conque sans  la  substance  ou  sans  le  sujet  à  qui  elle 
est  nécessairement  inhérente. 

Aussi  Descartes,  qui  entendait  à  fond  la  question 
III.  4 


5o  de  l'afbrceftion 

première,  admet-il  de  prime  abord  une  substance; 
qui  pense,  qui  sent  par  sa  nature,  par  cela  qu'elle 
existe. 

D'où  le  système  des  idées  innées,  dont  on  ne  se 
sauve,  en  partant  de  la  même  notion  de  substance 
modifiable,  qu'en  tombant  dans  les  contradictions 
et  les  impossibilités  dont  les  doctrines  de  Locke  et 
celles  de  Condillac  offrent  de  déplorables  exemples , 
lorsqu'ils  prétendent  faire  créer  le  sujet  sentant  moi 
par  l'objet  senti,  etc. 

Revenant  à  notre  texte ,  et  supposant  l'homme 
concret  réduit  à  ses  propres  limites  et  ne  connais- 
sant que  lui-même  au  double  titre  de  moteur  et 
sentant ,  nous  disons  que  l'homme  se  distingue  lui- 
même  par  le  sens  de  l'effort  de  toutes  les  sensations 
passives  localisées  dans  les  parties  de  son  propre 
corps;  de  plus,  qu'il  se  distingue  des  causes  exté- 
rieures ou  forces  étrangères ,  causes  de  ses  sensa- 
tions; enfin,  qu'il  distingue  en  même  temps  toute 
sensation  de  la  cause  moi  qui  la  fait  commencer. 

Remarquons  encore  ici  combien  il  y  a  peu  de 
conséquence  ou  de  réflexion  dans  les  doctrines  des 
philosophes,  qui  prétendent  construire  la  science 
humaine  avec  des  sensations.  Sans  doute,  l'homme 
n'a  aucune  idée  des  causes  ou  forces  productives 
des  phénomènes  qu'il  représente  en  lui  ou  hors  de 
lui ,  si  l'on  entend  dans  ce  sens  que  nulle  cause  ou 
force  ne  peut  se  représenter  ou  se  figurer  à  l'imagi- 


IMMÉDIATE  5 1 

nation  ou  aux  sens,  et  qu'il  n'y  a  point  d'image; 
autrement,  la  cause  qui  fait  commencer  ces  phéno- 
mènes serait  aussi  un  phénomène  transitoire,  c'est- 
à-dire  qu'il  n'y  aurait  point  une  cause ,  et  c'est  là  le 
cercle  vicieux  où  tourne  la  philosophie  sceptique , 
soit  à  dessein ,  soit  sans  s'en  douter. 

S'il  n'existe  pour  l'homme  rien  qui  ne  doive,  ne 
puisse  être  représenté  ou  conçu  comme  sensation, 
idée  ou  image ,  certainement  il  n'existe  rien ,  pour 
nous,  à  quoi  la  détermination  de  cause,  ou  force 
productive,  doive  être  appliquée;  car  il  est  certain 
que  l'homme  ne  se  représente  rien  sous  ce  titre; 
mais  aussi  il  faut  convenir  qu'il  n'existe  pas  lui- 
même  ,  car  il  n'a  aucune  représentation  ou  idée  de 
cette  personne  individuelle  qui  s'appelle  moi ,  et , 
en  exceptant  même  l'existence  réelle  de  ce  moi  phé- 
noménal ,  il  faudrait  convenir  de  plus  qu'il  n'y  a 
d'idée  d'aucun  de  ces  objets  sur  quoi  roule  pourtant 
toute  la  science  physique ,  si  l'on  arrive  à  prouver, 
comme  il  est,  je  crois,  facile,  que  les  objets  ne  sont 
pour  l'homme  que  des  causes  de  sensations,  distinctes 
de  ces  sensations  comme  du  sujet  qui  les  perçoit, 
et  se  rapportant  tout  à  la  fois  :  i°  à  des  causes  inima- 
ginables dont  il  ne  sait  rien ,  sinon  qu'elles  existent 
nécessairement  (ce  qui  est  bien  une  science,  du  moins 
commencée ,  et  que  nous  appelons  croyance ,  si  l'on 
préfère  ce  mot);  et  i°  à  un  certain  heu  de  l'étendue, 
soit  intérieure,  qui  constitue  le  corps  propre,  soit 


5s*  m:  l'aperceptioh 


extérieure,  qui  constitue  !<•  corps  étranger,  cette 

étendue  n'étant  qu'une  forme  ou  un  mode  de  coor- 
dination de  certaines  sensations  ou  intuitions  spéci- 
fiques, ainsi  qu'il  va  être  expliqué. 

5°  «  Parmi  les  représentations  qui  lui  viennent  du 
dehors,  et  qui  paraissent  être  les  effets  d'objets 
(  causes  )  agissant  sur  lui ,  l'homme  distingue  deux 
sortes  d'impressions;  il  rapporte  les  unes  aux  objets, 
et  elles  servent  à  déterminer  leurs  attributs  ou  pro- 
duits :  ce  sont  les  intuitions;  il  rapporte  les  autres  au 
sujet  qui  les  éprouve,  en  tant  qu'elles  l'affectent  agréa- 
blement ou  désagréablement:  ce  sont  les  sensations.  » 

Toutes  les  questions  premières  de  la  philosophie 
sont  comprises,  et  je  dirais  enveloppées  dans  cet 
énoncé  ;  il  ne  s'agirait  que  d'en  préciser  les  termes. 

Qu'est-ce  que  le  sujet?  qu'est-ce  que  l'objet? 
qu'est-ce  que  le  rapport  des  impressions  à  l'une  ou 
à  l'autre  ? 

Puisque  c'est  de  l'homme  qu'il  s'agit,  le  sujet 
s'entend  dans  le  concret  comme  un  composé  primitif 
de  deux  éléments  ou  termes  en  rapport,  savoir  : 
i°  d'une  force  active  moi  qui  s'aperçoit  immédia- 
tement dans  ce  qu'elle  sait  et  perçoit ,  ou  connaît 
par  là  immédiatement  ce  qu'elle  ne  fait  pas  et  qui 
est  distinct  d'elle;  i°  d'une  organisation  vivante  qui 
peut  être  dite  se  sentir  ou  se  mouvoir  spontané- 
ment, mais  qui  ne  s'aperçoit  pas  ou  ne  sait  pas 
qu'elle  vit  et  sent. 


IMMÉDIATE.  53 

Le  sujet  moi ,  réduit  à  ses  propres  limites ,  se 
concentre  dans  le  sens  de  l'effort  et  ne  rapporte  à 
lui-même,  au  titre  individuel,  que  les  produits  im- 
médiats ou  médiats  de  la  force  constitutive. 

Le  corps  animé  se  meut  spontanément,  en  vertu 
de  forces  étrangères  et  indépendamment  de  l'effort 
ou  de  l'aperception  du  moi.  En  ce  sens,  toute  im- 
pression passive  localisée  dans  quelque  organe  peut 
être  dite  venir  du  dehors  sous  deux  rapports  à  la 
fois ,  savoir  celui  d'inhérence  au  corps  organique 
ou  à  la  substance  pensante,  entendue  sous  raison 
de  matière,  et  celui  de  causalité  externe  en  tant  que 
la  modification  adventive  est  prise  comme  effet 
d'une  causeou  d'une  force  (x)  qui  change  l'état  du 
corps  et  produit  la  sensation. 

Cette  force  ne  peut  être  conçue  autrement  que 
comme  simple,  à  l'instar  du  moi  qui  en  est  le  type. 
Elle  est  plus  que  non-moi,  et  cette  relation  de  cause, 
à  laquelle  l'homme  attribue  un  effet  sur  lui,  em- 
porte la  réalité  et  non  une  pure  prévention. 

Il  y  a  donc  là  deux  points  de  vue  qu'il  importe 
essentiellement  de  ne  pas  confondre ,  savoir  :  le  point 
de  vue  anthropologique  où  l'on  dit  que  l'homme 
rapporte  ses  impressions  venues  du  dehors  au  sujet 
qui  les  éprouve,  c'est-à-dire  à  lui-même,  unité  com- 
posée de  la  force  et  de  la  matière  ;  et  ce  point  de 
vue  psychologique,  où  le  sujet  n'est  autre  que  cette 
force  unique  et  simple  moi,  qui  s'attribue  les  modes 


5/j  DE    j/aI'I.iu;i  im  IO» 

actifs, produits  de  son  effort  voulu, exclusivement  à 
toute  modification  passive  qu'elle  met  hors  d'elle 
ou  qu'elle  perçoit  dans  le  sujet  organique  sur  qui 
son  activité  se  déploie. 

Ainsi  ces  modifications,  qui  sont  dites  venir  du 
dedans  ou  intérieures  à  L'homme,  n'en  sont  pas 
moins  extérieures  au  moi,  et  les  sensations,  même 
affectives,  rapportées  au  corps  propre,  partie  inté- 
grante de  l'homme,  servent  à  déterminer  les  attri- 
buts ou  prédicats  de  l'objet  immédiat  au  moi, 
comme  les  intuitions  servent  à  déterminer  les  attri- 
buts ou  prédicats  des  corps  étrangers,  seuls  objets 
pour  l'homme,  qui  croit  les  atteindre  immédia- 
tement par  les  sens  de  l'intuition. 

Mais  qu'est-ce  donc  que  ces  objets  extérieurs,  non 
seulement  pour  le  moi,  mais  pour  l'homme  qui  les 
perçoit  comme  étrangers  à  lui  ou  à  son  propre 
corps?  Qu'est-ce  que  l'intuition  externe  de  ces  ob- 
jets distincts  d'eux  comme  ils  sont  distingués  d'elle  ? 

En  quel  sens  peut-on  dire  que  ces  intuitions  ont 
donné  à  l'homme  la  première  idée  d'une  réalité 
objective,  cause  de  ces  intuitions  et  indépendante 
d'elles?  Est-ce  que  l'idée  de  force  ou  la  notion  de 
cause  efficiente  fait  partie  essentielle  de  l'intuition, 
nécessairement ,  dans  toute  perception  ou  idée  d'une 
sensation  affective  localisée  dans  une  partie  de  l'or- 
ganisation ? 

Enfin,  n'y  a-t-il  pas  aussi  une  intuition  immédiate 


IMMÉDIATE.  55 

de  ce  corps  propre  qui  correspond  à  l'intuition  des 
objets  externes  et  qui  en  est  la  condition  nécessaire? 

Ces  questions  pourront  se  résoudre  ou  s'éclaircir 
par  la  suite  :  je  m'arrête  sur  la  dernière,  qui  ren- 
ferme implicitement  toutes  les  autres. 

Le  système  organisé  vivant,  l'animal,  forme  un  seul 
tout  dont  les  parties  solidaires,  jusqu'aux  moindres 
atomes  et  à  la  dernière  molécule ,  sentent  et  fonc- 
tionnent chacune  à  sa  manière  et  suivant  le  rôle 
qu'elle  joue  dans  le  tout,  l'animal  (i). 

Comparable ,  sous  ce  rapport ,  à  la  force  de  gra- 
vitation, la  force  vitale  et  sensitive  (une  ou  plu- 
sieurs )  pénètre  les  masses  ou  composés  organiques 
et  agit  sur  chacune  des  parties  ou  monades  ou  êtres 
simples  qui  s'identifient  avec  les  formes  mêmes  ou 
principes  de  vie,  ayant  la  perception  pour  essence, 
sous  le  point  de  vue  leibnitzien;  ces  forces  sont 
unies  et  coordonnées  entre  elles  en  concourant  au 

(1)  Chaque  substance  simple,  dit  Leibnitz,  qui  fait  le  centre  d'une 
substance  composée,  comme  d'un  animal,  et  le  principe  de  son 
unité ,  est  environnée  d'une  masse  composée  par  une  infinité  d'au- 
tres monades  qui  constituent  le  corps  propre  de  cette  monade,  sui- 
vant les  affecttions  duquel  elle  représente,  comme  dans  un  centre, 
les  choses  qui  sont  hors  d'elle. 

La  perception ,  dit  Bacon ,  est  partout  pour  ceux  qui  veulent  l'y 
voir.  On  aurait  dû  chercher  la  différence  qui  est  entre  la  percep- 
tion et  le  sentiment ,  non  pas  seulement  en  comparant  les  êtres  sen- 
sibles avec  les  insensibles,  comme  les  plantes  et  les  animaux,  quant 
à  la  totalité  de  leur  corps  ,  mais ,  de  plus,  en  cherchant  pourquoi , 
même  dans  un  seul  corps  sensible ,  il  est  tant  d'actions  qui  s'exécu- 
tent sans  le  moindre  sentiment  ;  pourquoi  les  aliments  sont  digé- 


56 


DE    L  APJ5RCEPTIOW 


but  commun  de  conservation,  de  développement  et 

de  permanence  du  même  animal. 

Ainsi  commence  et  s'entretient  cette  vie  ou  sensi- 
bilité animale,  qu'on  ne  peut  dire  être  simple  qu'à 
la  même  manière  dont  on  considère  en  mécanique 
la  résidtante  unique  de  plusieurs  forces  compo- 
santes qui,  en  agissant  sur  les  diverses  parties  d'une 
machine ,  liées  entre  elles ,  impriment  à  toutes  une 
impulsion  commune  que  l'analyse  mathématique 
ramène  à  ses  éléments  ou  aux  forces  primitives  et 
simples  qui  la  composent  ou  la  déterminent  à  cha- 
que instant. 

Comme  il  y  a  un  centre  de  gravité  où  toutes  les 
forces  de  la  machine  sont  unies  et  confondues  en 
une  seule,  il  y  a  dans  la  machine  vivante  de  la  nature 
un  centre  de  vie  et  de  sensibilité ,  ce  qui  ne  peut 
faire  que  la  combinaison  sentante  soit  une  véritable 
unité  de  la  nature  de  celle  qui  a  son  type  exclusif 
dans  le  vouloir  ou  le  sentiment  de  l'effort. 


rés ,  etc.  ;  pourquoi  les  artères  font  leurs  vibrations  ;  enfin ,  pour- 
quoi tous  les  viscères ,  comme  autant  d'ateliers  vivants ,  exécutent 
leurs  fonctions  ;  et  tout  cela,  ainsi  qu'une  infinité  d'autres  choses, 
sans  que  le  sentiment  ait  lieu  et  les  fasse  apercevoir .  Mais  les  hommes 
n'ont  pas  eu  la  vue  assez  fine  pour  découvrir  en  quoi  consiste 
l'action  qui  fait  la  sensation  ;  quel  genre  de  corps  ,  quel  redou- 
blement d'impression  est  nécessaire  pour  que  le  sentiment  s'en- 
suive. Et  il  ne  s'agit  point  ici  d'une  simple  distinction  de  mots,  mais 
d'une  chose  de  la  plus  grande  importance,  qui  mérite  des  recherches 
approfondies  ,  par  l'inimité  de  connaissances  utiles  qui  peuvent  en 
résulter,  etc. 


IMMEDIATE.  57 

Les  divers  modes  de  coordination  ou  de  corres- 
pondances et  d'influence  réciproque  qu'ont  entre 
elles  toutes  les  parties  du  système  organique,  avec 
les  forces  vivantes  et  sentantes  qui  les  animent  jus- 
que dans  leurs  derniers  éléments ,  sont  du  ressort 
de  la  physiologie. 

Nous  ne  parlerons  ici  que  du  mode  fondamental 
de  coordination ,  commun  à  tous  les  éléments ,  ou 
êtres  simples  qui  forment  divers  agrégats  ou  com- 
posés de  la  nature  vivante  ou  morte,  sensible  ou 
insensible,  susceptibles  de  se  représenter  sous  cette 
forme  ou  ce  mode  de  coordination  de  leurs  élé- 
ments, qui  seule  les  rend  perceptibles  ou  objets 
d'intuition  externe. 

L' imagination  recule  devant  ce  monde  d'infini- 
ment petits  dont  chaque  élément  est  un  tout  com- 
plet composé  d'organes  mus  par  des  forces  vivantes, 
sentantes  et  motrices  ,  etc. 

Autant  l'observation  microscopique  peut  pénétrer 
dans  cet  abîme  d'infinis  en  petitesse,  autant  elle  voit 
s'étendre  les  limites  d'un  monde  invisible  peuplé 
d'êtres  vivants,  dont  aucun  sens  de  l'homme  n'au- 
rait pu  soupçonner  l'existence;  et  rien  ne  prouve 
qu'il  y  ait  une  limite  à  cette  progression  décrois- 
sante. Nous  nommons  les  êtres  simples,  nous  cher- 
chons à  les  entendre  objectivement  sous  des  termes 
négatifs  d'inétendus ,  de  matériels;  mais  ce  n'est 
pas  sous  des  idées  préventives  que  la  pensée  peut 


58  j>j:  l'apfjiception 

atteindre  les  objets  réels  et  en  justifier  la  réalité,  par 
la  manière  même  dont  ils  nous  apparaissent. 

Ce  n'est  pas  non  plus  la  notion  de  force,  de  cause, 
qui  est  obscure,  inaccessible  à  l'esprit,  et,  comme 
l'entend  notre  philosophie  moderne ,  impossible  à 
justifier  en  réalité,  par  aucun  fait  d'expérience  quel- 
conque; ce  qui  est  obscur  et  vraiment  inconcevable, 
c'est  l'étendue  réelle  composée  d'éléments ,  d' in- 
étendus ou  divisibles  sans  fin;  c'est  une  substance 
passive  ou  purement  modifiable,  douée  de  person- 
nalité individuelle,  et  s'entendant  elle-même  sous 
raison  de  matière. 

Aussi  les  esprits  conséquents  et  qui  pensent  comme 
il  faut,  se  trouvent-ils  conduits  au  point  de  spiritua- 
liser  le  monde  comme  l'a  fait  Leibnitz,  en  n'admet- 
tant d'autre  réalité  que  celle  des  êtres  simples  ,  dont 
toute  l'essence  est  la  force  active  qui  contient  en 
elle  toutes  les  déterminations  et  ne  reçoit  rien  du 
dehors. 

Dès  lors,  l'étendue  n'est  qu'un  pur  phénomène 
relatif  à  notre  manière  de  nous  représenter  les  exis- 
tences autres  que  la  nôtre  par  les  sens  de  l'intui- 
tion, dont  le  toucher  et  la  vue  sont  les  premiers  et 
les  plus  influents. 

Dès  lors  aussi ,  l'espace  n'est  plus  que  le  mode  de 
coordination  ou  l'ordre  des  êtres  existants,  tels  que 
l'intuition  les  représente  hors  de  nous,  comme  le 
temps  est  l'ordre  des  successifs ,  comme  ils  se  mani- 


IMMEDIATE.  59 

festent  en  nous  par  la  pensée  ou  l'aperception  interne. 

Étant  donnés,  d'une  part,  les  objets  étendus,  tels 
qu'ils  apparaissent  directement  à  ces  sens  de  l'in- 
tuition, étant  donnés  d'autre  part,  soit  comme  no- 
tions à  priori,  soit  comme  faits,  soit  encore  comme 
hypothèses ,  déduites  de  l'observation ,  l'existence 
réelle  des  êtres  simples  ou  des  forces  comme  élé- 
ments de  la  réalité  de  la  matière  et  de  tout  ce  que 
nous  appelons  corps,  etc., il  s'agirait  de  savoir  com- 
ment nous  pouvons,  s'il  n'y  a  que  des  êtres  simples, 
réellement  exister  hors  de  nous;  d'où  vient  cette 
idée  invincible  de  réalité  que  nous  attribuons,  mal- 
gré nous ,  aux  substances  étendues,  matérielles,  que 
nous  appelons  corps  ?  Et ,  si  nous  ne  concevons  rien 
hors  de  nous  ou  en  nous-mêmes  que  sous  la  forme 
de  l'espace  ou  de  l'étendue,  comment  concevons - 
nous  la  conception  d'êtres  réels  simples  et  croyons- 
nous  à  leur  réalité  nécessaire  ? 

Nous  exprimons  sous  le  mot  d'intuition  toute 
représentation  médiate  ou  immédiate  d'un  objet 
étendu  ayant  des  parties  contiguës ,  distinctes,  les 
unes  hors  des  autres.  On  voudrait  pouvoir  entendre 
comment  l'intuition  détendue  matérielle  dont  le 
moi  se  distingue  ou  se  sépare,  dès  qu'il  commence 
à  exister,  dès  qu'il  n'est  plus  la  nature,  ou  que  la 
nature  n'est  plus  lui,  comment  cette  intuition  pourra 
se  concilier  avec  la  réalité  exclusivement  attribuée 
à  des  forces  ou  à  des  êtres  simples,  des  éléments, 


60  de  l'àperceptioa 

des  composés  substantiels,  appelés  corps;  quelles 
seraient  ,  dans  cette  hypothèse  ,  les  conditions 
organiques  de  ces  intuitions  ('tendues;  quel  fon- 
dement elles  auraient  soit  dans  l'objet  externe  ainsi 
représenté,  soit  dans  le  sujet  simple  de  la  représen- 
tation. 

En  admettant  la  réalité  absolue  des  êtres  simples 
ou  des  forces  comme  les  seuls  éléments  vrais  de 
tous  les  composés  étendus  ou  matériels  de  cette 
nature  objective  dont  l'homme  (moi)  se  distingue  ou 
se  sépare,  il  faudrait  dire  qu'en  se  composant  ou  se 
coordonnant  entre  elles ,  de  manière  à  former  une 
étendue  donnée  par  intuition ,  ces  êtres  ou  forces 
se  dépouillent  de  leur  nature  ou  de  leur  essence  de 
force,  ou  prennent  dans  le  composé  des  propriétés 
ou  attributs  opposés  à  ceux  qui  leur  appartiennent 
comme  éléments. 

Tout  ce  que  nous  appelons  corps  est  en  effet 
perçu  ou  conçu  comme  passif  et  inerte ,  par  cela 
qu'il  l'est  comme  étendu;  il  exclut  par  là  même 
l'idée  d'unité  simple  indivisible  et  d'activité  spon- 
tanée qui  appartiendrait  à  ses  éléments,  à  titre  de 
forces. 

L'observation  ou  l'expérience  physique  suffit 
pour  nous  apprendre  qu'un  composé  étant  détruit 
ou  résolu  dans  ses  éléments  constitutifs,  l'espèce 
d'activité  propre  à  ceux-ci,  qui  était  comme  enve- 
loppée ou  enchaînée  dans  l'agrégation    étendue ,  se 


IMMEDIATE.  6ï 

reproduit  et  se  manifeste  par  des  efforts  sensibles  ; 
mais  alors  aussi  l'étendue  a  disparu ,  et  il  ne  reste 
pas  d'objet. 

Ce  que  nous  appelons  destruction  ou  mort  ne 
fait  donc  que  rompre  ces  liens  qui  tenaient  embras- 
sés les  principes  de  vie. 

Ainsi  pourraient  se  justifier  même  dans  le  phy- 
sique ,  ces  paroles  qui  ont  un  sens  bien  plus  élevé  : 
«  La  mort  est  absorbée  par  la  vie.  » 

Les  éléments  du  composé  rendus  à  eux-mêmes 
comme  forces ,  viennent  chercher  les  organes  vi- 
vants, et  les  sollicitant  jusque  dans  leur  vie  ou  leur 
sensibilité  spéciale,  produisent  dans  l'homme  des 
sensations  auxquelles  sa  volonté ,  son  moi ,  n'a  au- 
cune part  ou  ne  concourt  que  d'une  manière  indi- 
recte. 

Les  éléments  des  composés  intuitifs  considérés 
soit  comme  êtres  simples  ou  forces  essentielles,  soit 
comme  atomes  encore  matériels  ou  étendus, quoique 
imperceptibles ,  sont-ils  tous  de  même  nature,  et  la 
différence  existant  entre  les  composés  qui  s'en  for- 
ment, tient-elle  uniquement  à  l'arrangement  des 
parties  ou  à  leurs  modes  de  combinaison  ou  de 
coordination  des  formes  primitives,  modes  dont  la 
diversité  seule  fait  que  les  attributs  ou  propriétés 
des  éléments  tantôt  s'enveloppent ,  tantôt  se  déve- 
loppent dans  les  composés  ?  Nous  ne  le  savons  pas  , 
et  nous  consentons  à  l'ignorer. 


6i  de  l'a^erception 

Ce  que  nous  croyons  savoir,  c'est  que  les  com- 
posés organisés  vivants,  dont  iJ  s'agit  présentement, 
se  forment  de  parties  qui  sont  elles-mêmes  organi- 
sées vivantes ,  lesquelles  se  composent  elles-mêmes, 
d'autres  parties  semblables  en  descendant  ainsi,  par 
une  série  de  subdivisions  dont  la  limite  ne  peut  être 
assignée  jusqu'à  l'élément  primitif,  ou  germe  orga- 
nique qui  contient  lui-même  un  tout  vivant  ou 
appelé  à  vivre  et  à  sentir,  etc. 

Les  parties  vivantes  ou  les  éléments  sensitifs  se 
coordonnent  en  étendue  sous  forme  d'être  quel- 
conque, et  sous  des  lois  de  sympathies  générales  et 
spéciales  que  la  physiologie  s'attache  à  déterminer 
et  qui  n'entrent  point  dans  notre  sujet  actuel. 

Dans  les  diverses  espèces  d'êtres  dont  se  compose 
l'échelle  animale,  depuis  le  polype  jusqu'à  l'homme 
animal  inclusivement  (  nous  laissons  en  dehors  la 
personne  humaine) ,  en  considérant  la  vie ,  et  avec 
elle  la  sensibilité  dans  un  degré  plus  ou  moins 
obscur,  comme  inhérente  aux  éléments  de  l'étendue 
organisée  et ,  par  suite ,  comme  attribut  de  composé 
organique  formé  de  la  réunion  de  ces  éléments  ou 
de  leur  coordination  sous  cette  étendue ,  on  ne  fait 
réellement  aucune  concession  au  matérialisme;  pour 
qu'il  pût  en  tirer  avantage ,  il  faudrait  lui  accorder 
que  la  combinaison  étendue ,  organique ,  qui  vit  et 
sent  ou  qui  subit,  comme  étendue,  quelque  modifica- 
tion sourde,  comparable  à  ce  que  nous  appelons  sen- 


IMMÉDIATE.  G3 

sation  vague  de  plaisir  ou  de  douleur,  piit  en  même 
temps  sentir  toutes  les  parties  vivantes  et  sentantes , 
c'est-à-dire  qu'elle  fût  à  la  fois  une  et  plusieurs, 
simple  et  composée,  elle  et  une  autre. 

Attribuer  la  sensation  à  l'étendue  organique,  c'est 
précisément  mettre  à  part  de  cette  étendue  la  per- 
sonne qui  se  distingue  de  la  sensation  ;  c'est  montrer 
que  la  pensée  et  le  vouloir  du  moi  ne  sauraient  être 
rangés  parmi  les  attributs  ou  les  modes  de  quelque 
substance  étendue ,  comme  essentiellement  hétéro- 
gènes à  tout  ce  qui  appartient  à  cette  substance  ou 
qui  la  constitue. 

Parmi  les  différentes  espèces  d'impressions  sen- 
sibles que  l'homme  distingue  en  lui,  ou  dans  le 
corps,  et  hors  de  lui,  dans  ce  qu'il  appelle  objets 
extérieurs  ,  il  en  est  que  l'activité  du  moi  peut  seule 
rendre  claires;  il  en  est  d'autres  qui  sont  naturelle- 
ment aussi  claires  et  distinctes ,  en  telle  sorte  que  le 
moi  ne  fait  que  les  constater  comme  elles  sont ,  sans 
ajouter  sensiblement  aucun  caractère  de  netteté  qui 
lui  appartienne. 

Les  conditions  organiques,  qui  sont  tout  dans  ce 
dernier  cas,  ne  sauraient  que  s'appliquer  également 
au  premier ,  où  l'activité  du  moi  joue  le  principal 
rôle  et  transforme  la  sensation  obscure  et  confuse 
en  perception  claire. 

Cherchons  donc  à  déterminer  physiologiquement 
quelles  sont  les  conditions  qui  peuvent  rendre  une 


6/|  01      I,   U'HU  I  PTION 

sensation  distincte  par  elle-même  on  dans  sou 
organe. 

Les  organes  des  sensations,  appelés  improprement 
sens  externes,  sont  composés  de  nerfs  unis  et  con- 
fondus en  un  seul  faisceau  ,  qui  s'étend  depuis 
l'organe  où  il  aboutit  jusqu'au  cerveau,  où  il  a  son 
origine. 

Ce  faisceau  se  divise  et  se  subdivise  indéfiniment 
en  filets  nerveux ,  dont  les  extrémités  se  réunissent 
et  se  pressent  en  un  tissu  sensible,  épanoui  en 
dehors,  et  ouvert  aux  impressions  appropriées  à 
son  mode  de  vie,  comme  à  son  espèce  de  sensi- 
bilité. 

Cette  sensibilité  propre  et  spéciale  de  chaque 
organe  extérieur  est  susceptible  d'être  modifiée  par 
une  multitude  de  causes ,  ou  forces  excitatives  pro- 
portionnées en  nombre  aux  différences  d'arrange- 
ment et  de  disposition  des  parties  de  l'organe  dont 
il  s'agit. 

La  pression  qu'exercent  entre  elles  les  parties 
élémentaires  d'un  faisceau,  qui  n'est  lui-même 
qu'un  des  éléments  de  la  composition  de  l'organe 
entier ,  le  mouvement  intérieur  que  la  force  vitale 
entretient  continuellement  au  sein  de  cet  organe  et 
jusque  dans  ses  plus  petites  parties  ,  sont  les  sources 
non  interrompues  des  impressions  propres  aux 
corps  vivants ,  impressions  obscures ,  il  est  vrai ,  et 
insensibles  en   apparence,    en    tant    qu'elles   sont 


IMMÉDIATK.  6f> 

absorbées  par  le  nombre  et  la  variété  de  celles  qui 
viennent  du  dehors ,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins 
le  fondement  et  comme  l'étoffe  de  toutes  les  espèces 
de  sensations  adventices ,  qui  ne  sont  que  des 
modifications  passagères  de  la  sensibilité  vitale  inhé- 
rente au  corps  et  inséparable  de  lui. 

Dans  l'absence  des  sensations  du  dehors,  ces 
impressions  vitales  de  l'organe  externe  ou  celles  des 
moindres  fibres  nerveuses  qui  le  composent,  de- 
viendront aussi  de  véritables  sensations  animales , 
pourvu  que  la  condition  organique  attachée  à  ces 
sensations  s'y  trouve. 

Or,  elle  s'y  trouve  en  effet,  i°  s'il  y  a  continuité 
des  mêmes  nerfs  et  de  toutes  les  fibres  élémentaires 
depuis  les  extrémités  sentantes,  en  vertu  de  leur  vie 
propre,  jusqu'à  leurs  racines  dans  le  cerveau  ; 

20  vSi  cette  transmission  de  chaque  impression 
vitale ,  propre  aux  parties  élémentaires  du  même 
organe,  commence  dans  une  extrémité  nerveuse 
distincte  de  toutes  celles  qui  sont  transmises  au 
centre  commun  directement  et  sans  se  confondre 
entre  elles  ou  avec  d'autres  de  la  même  espèce  qui 
viennent  de  différentes  parties  du  corps. 

Cela  posé ,  il  devra  y  avoir  autant  d'espèces  d'im- 
pressions vitales  naturellement  distinctes  dans  l'ani- 
mal ,  qu'il  y  a  d'organes  externes  où  ces  conditions 
sont  satisfaites. 

Ce  sont  les  mêmes ,  en  effet ,  qui  servent  à  distin- 
lii. 


VA')  DE  i,'am:i\ci;ption 

guer  les  sensations  du  dehors  et  constituent  la  clarté 
de  représentation  qui  leur  est  propre. 

A  part  de  toute  l'activité  de  la  personne  humaine, 
et  en  vertu  des  seules  fonctions  impressives  consti- 
tutives de  sa  vie,  il  y  aura  pour  l'homme  animal  ce 
que  j'appelle  intuition  immédiate  de  son  corps 
propre  et  des  divers  organes  où  les  sensations  du 
dehors  viendront  successivement  se  localiser. 

Mais  le  rôle  des  nerfs  ou  fibres  nerveuses  d'un 
organe  sentant  qui  transmet  ainsi  les  sensations 
vitales  des  extrémités  au  centre ,  n'est  pas  borné  à 
cette  seule  fonction  passive. 

L'anatomie  physiologique,  poussée  de  nos  jours 
à  un  haut  degré  de  perfection  (i),  a  découvert  que 
les  nerfs  qui  portent  au  cerveau  les  impressions 
reçues  par  leurs  extrémités,  transmettent  en  sens 
inverse  l'influence  motrice  du  cerveau  aux  parties 
musculaires  qui  entrent  aussi  dans  la  composi- 
tion des  organes  externes,  et  ont,  comme  nous  le 
verrons,  la  part  de  condition  nécessaire  à  la  per- 
ception du  rapport  d'extériorité  ou  de  localisation 
des  sensations  diverses. 

Ces  deux  fonctions  sensitive  et  motrice  ont  lieu 
dans  l'état  naturel  et  pendant  la  veille ,  et  s'exercent 
par  deux  parties  séparées  dans  toute  la  longueur 
du  même  nerf,  par  une  sorte  de  cloison  :  la  partie 

(1)  Voyezlz  Mémoire  de  M.  Magendie. 


IMMÉDIATE.  65 

antérieure  du  même  tuyau  nerveux  est  celle  qui 
transmet  les  impressions  sensibles  des  extrémités 
au  centre;  la  partie  postérieure  porte  l'influence 
motrice  du  centre  aux  extrémités  nerveuses  qui 
viennent  s'aboucher  aux  fibres  musculaires  ,  et 
déterminer  leurs  contractions  ou  leur  déplace- 
ment. 

Ainsi,  l'organe  externe,  où  l'impression  sensible 
commence,  est  mu  au  même  instant  de  la  manière 
la  plus  propre  à  compléter  la  perception  ainsi  for- 
mée de  ces  deux  sortes  d'éléments. 

A  la  contraction  des  fibres  musculaires,  ou  en- 
core à  la  pression  et  à  la  collision  de  leurs  parties 
contiguës,  correspond  une  espèce  d'impression  sen- 
sible où  se  trouvent  réunies  les  conditions  propres 
à  les  rendre  mutuellement  distinctes. 

Ces  impressions,  qui  commencent  à  la  racine  des 
nerfs,  quelle  que  soit  la  nature  de  leur  cause, 
affectent  une  surface  organique  formée  de  parties 
juxtaposées  et  intimement  unies  dans  le  tissu  ner- 
veux musculaire,  sans  se  confondre. 

La  force  qui  les  met  en  jeu  ou  qui  change  leur 
état  ou  leur  ton  naturel,  pénètre  la  masse  et  agit 
sur  chacune  de  ses  parties;  toutes  ces  impressions 
ou  déterminations  motrices  se  réunissent  sans  se 
confondre;  et  ainsi  elles  se  représentent  dans  l'ordre 
de  coexistence  que  nous  appelons  l'étendue. 

Cette  intuition  de  l'étendue  tient  toujours,  en 


68  de  l'apkrceptioh 

effet,  à  ce  que  chaque  molécule  ou  fibre  nerveuse 
soit  mise  en  jeu  distinctement  de  toute  autre  fibre 
collatérale  par  un  même  agent,  par  une  même  cause 

d'impression  qui  s'applique  à  elle;  que  si  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  conditions  manque,  si  tout  l'or- 
gane est  ébranlé  à  la  fois  et  en  masse  par  une  seule 
cause  exclusive,  ou  si  plusieurs  agents  d'impres- 
sions affectent  à  la  fois  les  mêmes  points  nerveux , 
la  même  fibre  distincte,  il  y  aura  sensation  confuse 
dans  l'animal,  et  point  d'intuition  distincte  localisée 
ou  représentative  d'une  étendue  quelconque. 

De  là  il  suit  (  contre  Leibnitz  )  que  la  sensation 
animale  purement  affective  est  confuse  par  sa  na- 
ture même,  tant  que  les  impressions  organiques 
qui  concourent  à  la  produire  affectent  des  parties 
nerveuses  irrégulièrement  disposées,  ou  agissent 
plusieurs  à  la  fois  sur  les  mêmes  points  de  l'organe; 
que  ces  conditions  changent  et  que  celles  de  l'intui- 
tion aient  lieu,  la  sensation  n'existe  plus  ou  peut 
encore  se  joindre,  dans  certains  degrés,  à  l'intuition 
sans  se  transformer. 

Il  suit  encore  que  si,  au  moyen  de  quelque  or- 
gane différent  de  ceux  par  lesquels  l'homme  se  re- 
présente les  autres  existences,  il  pouvait  avoir  une 
perception  distincte  des  éléments  de  l'étendue,  soit 
de  notre  propre  corps ,  soit  des  corps  étrangers, 
toute  l'étendue  disparaîtrait  aux  sens,  et  par  cela 
que  les  êtres  simples  tomberaient  sous  le  sens  di- 


IMMÉDIATE.  (nj 

rect  de  l'être  intelligent  et  actif,  les  corps  tels  que 
nous  les  percevons,  la  substance  elle-même,  enten- 
due sous  raison  de  matière,  cesseraient  d'être  per- 
çus et  entendus  par  l'esprit. 

Reprenons  maintenant. 

Cette  espèce  de  sentiment  vague  et  obscur  lié 
à  tout  mode  de  vie  animale  ou  organique,  ne 
diffère  point  pour  l'homme  animal,  de  celui  de 
l'existence  ou  de  la  présence  de  l'étendue  de  son 
corps  ;  c'est  le  fonds  auquel  toutes  les  impressions 
senties  se  rattachent,  et  elles  ne  sont  véritablement 
senties  dans  le  tout  de  l'animal,  qu'en  tant  qu'elles 
affectent  une  partie  de  l'étendue  organique  du  corps 
vivant  et  modifient  ou  changent  son  état  ;  c'est- 
à-dire  le  ton  actuel  de  sa  vie  ou  de  sa  sensibi- 
lité propre.  Otez  cette  étendue  sentante,  et  l'ima- 
gination ne  trouvera  plus  où  rattacher  ce  pur  phé- 
nomène sensitif. 

Mais  comment  cette  étendue  sentante  peut-elle 
être  sentie  par  le  moi  ou  la  personne  qui  l'aperçoit 
par  intuition  en  s'apercevant  elle-même?  Cette  ques- 
tion, qui  peut  trouver  sa  réponse  dans  l'expérience 
intérieure  ou  le  fait  même  de  conscience,  n'est  que 
la  traduction  du  problème  de  la  métaphysique: 
quel  est  le  lien  des  deux  substances  spirituelle  et 
matérielle?  Si  ce  problème  ontologique  est  suscep- 
tible d'être  résolu,  il  faudrait  en  chercher  les  don- 
nées dans  les  faits  primitifs  du  sens  intime  et  dans 


"jO  I)!.    J.   tPERCfcP'J  ION 


leurs  conditions  comparées.  C'est  à  quoi  nous  pro- 
cédons. 

Nous  avons  considéré  précédemment  que  la  force 
motrice  de  l'âme  est  déployée  à  la  fois  sur  tous  les 
organes  externes  placés  sous  sa  dépendance,  sur  les 
muscles  contractés  dans  l'immobilité  du  corps,  l'œil 
tenu  ouvert  dans  d'épaisses  ténèbres,  l'ouïe  tendue 
dans  le  silence  de  la  nature  ,  les  mouvements  d'in- 
spiration répétés  sans  aucune  cause  odorante.  Par  le 
fait  seul  de  cet  exercice ,  le  sens  de  l'effort ,  isolé  de 
toute  cause  d'impression,  et  n'ayant  d'autre  prin- 
cipe que  la  force  vraiment  hyperorganique  qui 
opère  par  le  vouloir,  le  moi,  avons-nous  dit,  serait 
pleinement  constitué. 

Le  moi,  sans  doute;  mais  l'homme,  sujet  mixte 
à  ses  propres  yeux,  ne  serait  pas  tel  pour  lui-même 
sans  l'union  de  deux  vies  qui  constituent  son  hu- 
manité ;  car  l'homme  n'agit  qu'en  sentant,  et  l'ac° 
tion  même  de  la  volonté  est  nécessairement  accom 
pagnée ,  précédée  ou  suivie  de  quelque  passion. 

Les  organes  du  mouvement  volontaire  ont  leur 
mode  de  vie.  Leurs  parties  élémentaires  sont  dis- 
posées ou  coordonnées  de  la  manière  la  plus  propre 
à  donner  aux  impressions  immédiates  qui  y  ont 
leur  siège  ces  caractères  d'intuitions  distinctes ,  di- 
rectement transmises  au  centre  commun;  elles 
donnent  le  premier  éveil  à  la  force  motrice  de  l'âme, 
et  précèdent  et  amènent  les  premiers  efforts,  et 


IMMÉDIATE.  71 

affectent  sa  tendance  virtuelle  à  mouvoir  les  or- 
ganes matériels  placés  sous  son  influence. 

Dans  l'exercice  complet  du  sens  de  l'effort,  le 
moi,  qui  commence  le  mouvement,  aperçoit  l'effort 
qu'il  fait ,  et  cette  aperception  se  lie  au  même  dé- 
ploiement immédiat  de  la  force  de  l'âme  sur  les 
racines  des  nerfs  qui  transmettent  son  action  aux 
organes  immobiles  du  corps. 

Aux  contractions  ou  mouvements  opérés  par  le 
vouloir  correspondent  des  impressions  spéciales  d'un 
caractère  particulier  qui  ne  permettent  pas  de  les 
confondre  avec  aucune  des  impressions  reçues  par 
les  extrémités  nerveuses  qui  affectent  plus  ou  moins 
la  sensibilité  animale ,  soit  qu'elles  se  transmettent 
des  extrémités  au  centre  commun ,  soient  qu'elles 
n'aient  avec  lui  aucune  connexion  directe. 

11  résulle  même  de  l'observation  physiologique 
que  l'animal  pourrait  éprouver  de  telles  impressions 
quand  il  n'aurait  pas  de  cerveau  ni  rien  qui  en  tînt 
lieu. 

On  pourrait  demander,  en  cette  occasion,  si  les 
nerfs  purement  sensitifs,  et  qui  ne  se  lient  à  aucune 
fonction  ou  mouvement  volontaire  ?  ne  contiennent 
pas  l'espèce  de  cloison  observée  dans  les  nerfs  qui 
servent  en  même  temps ,  dans  l'homme  ,  aux  fonc- 
tions simultanées  de  la  sensibilité  et  de  la  motilité  , 
ou  bien,  si  l'analogie  qui  doit  exister  entre  les  faits 
de  sentiment  et  leurs  conditions  organiques  sont 


7'2  DE    L  APERCUP?  lOfii 

pour  la  négative.  Mais  quel  que  soit  le  résultai  des 
expériences  physiologiques  sur  ce  point ,  il  est  cer- 
tain, du  moins  par  les  faits,  que  les  changements 
sentis  ou  aperçus  immédiatement  dans  les  organes 
de  la  locomotion  au  moment  où  la  volonté  s'exerce, 
forment  une  espèce  de  modes,  sui  generis,  les  seuls 
que  le  moi  s'attribue  comme  en  étant  cause,  en  tant 
que  le  vouloir  opère  instantanément  et  d'une  ma- 
nière immédiate,  les  seuls  aussi  qui  tiennent  dans 
l'organisation  à  une  condition  unique  ,  savoir  :  de 
commencer,  non  par  les  extrémités  des  nerfs  exci- 
tés du  dehors  par  des  causes  quelconques  de  nature 
diverse  comme  tout  ce  que  nous  appelons  sensa- 
tions ,  mais  de  commencer  par  les  racines  des  nerfs 
moteurs,  par  l'action  d'une  seule  cause  ou  force 
unique  qui  agit  sur  les  racines ,  et  dont  l'influence 
se  transmet  du  centre  aux  extrémités  d'une  manière 
inverse  de  celle  qui  a  lieu  dans  les  sensations.  A  la 
vérité ,  cette  condition ,  à  laquelle  s'attache  l'exer- 
cice du  sens  de  l'effort  ou  de  l'activité ,  se  lie  elle- 
même  à  une  autre  condition  proprement  organique, 
celle  de  la  réceptivité  de  l'organe  qui  doit  être  apte  à 
recevoir  l'influence  de  la  force  motrice  transmise  jus- 
qu'à lui  par  la  force  des  nerfs  cérébraux. 

Cette  condition  de  réceptivité  commune  au  sens 
de  l'effort  et  aux  organes  des  sens  extérieurs,  c'est  là 
ce  qui  constitue  la  partie  passive  des  modifications; 
la  force  exclusivement  soumise  à  la  volonté  et  à 


IMMÉDIATE.  7  3 

l'activité  du  corps,  c'est  là  ce  qui  se  manifeste  le 
plus  clairement  à  la  conscience. 

L'organe  soumis  à  la  volonté  ne  l'est  point  quant 
à  sa  nature ,  quant  à  son  état  de  vie  ou  de  sensibi- 
lité propre,  mais  seulement  quant  au  mode  ou  chan- 
gement que  la  force  de  l'âme  produit  dans  cet  état 
en  agissant  sur  l'organe  ou  par  l'organe  donné  : 
c'est  bien  cette  force  qui  commence ,  qui  crée  le 
mouvement,  qui  opère  les  contractions  musculaires, 
par  l'intermède  des  nerfs  ;  mais  elle  ne  crée  pas  l'é- 
tendue :  l'étendue,  l'inertie,  ce  poids  de  l'organe, 
l'arrangement  ou  le  mode  de  coordination  de  ses 
parties  ou  molécules ,  tous  ces  éléments  sont  don- 
nés comme  base  de  l'intuition ,  comme  termes  de 
l'action  de  la  force  modifiante,  et  non  comme  pro- 
duits transitoires  de  sa  création,  non  plus  que 
comme  des  modes  et  attributs  de  la  substance. 

En  effet ,  tout  ce  que  le  moi  n'opère  pas  en  vertu 
de  l'effort  ou  du  vouloir  constitutif,  ne  peut  être 
attribué  à  l'âme  au  titre  de  force  active,  mais  appar- 
tient à  la  substance  entendue  sous  raison  de  matière, 
comme  passive  ou  modifiable,  et  peut  ainsi  se  rap- 
porter au  corps  vivant  et  sentant  sous  les  conditions 
et  titres  respectifs  de  sensations  affectives  ou  d'in- 
tuitions, en  tant  que  les  impressions  sont  confuses 
ou  en  tant  qu'elles  sont  naturellement  distinctes. 

Ni  ces  sensations  ni  ces  intuitions  ne  sont  les  pro- 
duits de  l'activité  du  moi,  mais  elles  sont  perçues, 


74  M   i  aim.hci:ption 

localisées,  et  par  là  même  distinguées  du  moi  en 
tant  qu'elles  s'unissent  plus  ou  moins  directement 
au  sens  de  l'effort,  ou  se  rencontrent  dans  des  or- 
ganes particuliers  où  concourent  les  deux  fonctions 
sensitives  et  motrices  qui  sont  unies  ensemble  par 
le  lien  de  la  vie  animale ,  mais  qui  ne  se  lient  à 
l'unité  de  conscience  de  la  personne  humaine 
que  par  l'intermédiaire  du  sens  de  l'effort.  Otez 
l'exercice  de  ce  sens,  et  il  restera  encore  des  sensa- 
tions animales  ou  des  intuitions  au  même  titre ,  et 
l'homme  identifié  avec  la  nature  par  ces  impres- 
sions mêmes,  ne  pourra  se  distinguer  lui  dans  ce  qui 
le  fait  lui. 

Il  ne  s'agit  point  ici  de  distinctions  artificielles 
purement  abstraites  ou  nominales ,  mais  de  distinc- 
tions de  faits  justifiées  par  le  sens  intime,  et  que  l'ob- 
servation physiologique  elle-même  peut  justifier. 

On  sait  que  dans  certains  cas  de  paralysie  les  or- 
ganes de  la  locomotion  peuvent  être  oblitérés  en 
tout  ou  en  partie,  quoique  la  susceptibilité  nerveuse 
demeure  la  même ,  et  que  les  impressions  externes 
ou  internes  continuent  à  affecter  la  sensibilité  ani- 
male. 

Un  habile  observateur  nous  a  décrit  l'expérience 
qu'il  eut  occasion  de  faire  sur  un  hémiplégique  qui 
sentait  vivement  les  impressions  faites  sur  des  par- 
ties paralysées,  mais  sans  les  rapporter  à  leur  siège, 
ni  à  aucun  lieu  déterminé  du  corps ,  quoiqu'il  les 


IMMÉDIAT*:,  -y  5 

sentît  généralement  dans  ce  corps  en  masse  comme 
nous  sentons  nous-mêmes  les  impressions  qui ,  par 
leur  nature  ou  l'intensité  de  leur  force  excitative, 
affectent  la  sensibilité  générale  sans  absorber  le  moi 
tout  entier. 

Dans  cette  expérience,  dont  l'auteur  rapporte  les 
curieux  détails ,  le  malade  ressentait  de  vives  dou- 
leurs, et  le  témoignait  par  des  plaintes,  quand  on 
lui  contournait  les  doigts  de  la  main  paralysée  ; 
mais  lorsqu'il  ne  voyait  pas  cette  main  ni  l'action 
extérieure  à  laquelle  elle  était  soumise ,  le  paraly- 
tique ne  pouvait  assigner  le  siège  de  la  douleur ,  et 
ne  la  ressentait  que  comme  une  impression  générale 
de  souffrance  ou  de  malaise  du  corps,  dont  il  est 
impossible  d'assigner  la  cause  ni  le  lieu. 

Il  faut  bien  remarquer,  ici,  toute  la  différence  qui 
existe  entre  cette  espèce  de  localisation  immédiate, 
intérieure,  des  sensations  ou  des  intuitions  que  nous 
prétendons  rattacher  uniquement  au  sens  de  l'effort, 
comme  l'expérience  ci-dessus  semble  propre  à  le 
démontrer,  et  cette  autre  localisation  externe  et 
médiate,  par  laquelle  nous  rapportons  les  diffé- 
rentes impressions  du  dehors  aux  parties  de  notre 
corps  connues  extérieurement  par  la  vue  comme 
peuvent  l'être  les  objets  ou  corps  étrangers. 

Le  paralytique  cité  jugeait,  en  voyant  contourner 
sa  main ,  qu'elle  était  le  siège  où  agissait  la  cause  de 
sa  douleur  ;  mais  il  ne  sentait  ou  n'apercevait  pas 


76  DE    L'APEECEPTIOBi 

immédiatement  l'impression  douloureuse  dans  la 
partie  organique  qu'elle  affectait  ;  il  ne  s'appropriait 
pas  cette  partie  ;  il  ne  la  sentait  pas  sienne  tant  qu'il 
n'agissait  pas  sur  elle;  il  aurait  pu  dire  plus  natu- 
rellement qu'aucun  autre  :  «  Vous  casserez  cette 
main.  » 

Il  est  bien  entendu  que  nous  excluons  de  la  loca- 
lisation immédiate  interne  les  impressions  sensibles, 
ces  premières  affections  que  l'instinct  animal,  privé 
de  toute  conscience  de  moi ,  semble  rapporter  aux 
parties  du  corps  organisé ,  le  produit  de  cette 
réaction  involontaire  et  inaperçue,  telle  que  celle 
qui  a  lieu  dans  le  fœtus,  même  au  sein  delà  mère, 
et  dans  l'enfant  à  sa  naissance,  pendant  ie  sommeil 
et  dans  tous  les  états  où  la  vie  organique  et  animale 
s'exerce  sans  qu'il  y  ait  ni  conscience ,  ni  rien  qui 
puisse  s'attribuer  au  moi.  (1)  Les  produits  de  cette 
réaction  motrice,  dis-je,  sont  des  sensations  comme 
les  autres,  qui  commencent  et  se  terminent  aux 
organes  sensitifs  sans  que  le  cerveau  même  y  prenne 
quelque  part  nécessaire,  et  surtout  sans  que  la  force 
de  l'âme  y  exerce  son  activité  propre. 

Il  s'agit  ici  non  d'une  réaction  nécessaire,  mais 
d'une  action  volontaire  qui  part  de  l'âme  et  s'y 
termine  en  manifestant,  avec  sa  force  propre,  l'exis- 

(l)  Cette  division  a  été  très-bien  marquée  par  Bichat  (  voyez 
dans  son  Traité  de  la  vie  et  de  la  mort,  ce  qu'il  dit  de  la  locomo- 
tion du  fœtus ,  et  de  celle  du  sommeil  ou  des  rêves). 


IMMKDFATE.  77 

tence  et  le  lien  des  parties  mobiles  et  sensibles  de 
l'organisation  qu'elle  s'approprie. 

Or,  l'expérience  du  paralytique  cité  fait  connaître 
clairement  la  part  essentielle  que  prend  le  sens  de 
l'effort ,  ou  de  l'activité,  à  cette  localisation  interne, 
qui  ouvre  le  cercle  de  la  connaissance ,  en  révélant 
l'homme  intérieur  tout  entier  sans  le  secours  même 
de  l'objet.  Il  suffit  qu'il  y  ait  coordination  des  exis- 
tences, sous  forme  d'étendue,  pour  que  l'idée  de 
cause  disparaisse.  Les  uns  admettent  cette  idée,  les 
autres  l'excluent. 

L'action  ou  l'effort  commence,  de  la  part  de  l'âme, 
dans  les  racines  cérébrales  des  nerfs  moteurs,  sans 
que  la  force  motrice  produise  tout  son  effet  sur  le 
corps,  et  par  là,  se  manifeste  à  elle-même  comme 
force  tout  agissante. 

Pour  que  l'action  volontaire  soit  complète,  et  que 
la  causalité  du  moi  se  manifeste  comme  le  fait  de 
conscience,  une  condition  est  requise  de  la  part  de 
l'organe  :  c'est,  comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure, 
que  cet  organe  soit  disposé  à  recevoir  l'influence 
propre  du  moteur,  ou  que  le  ton  de  vie  ou  de  sen- 
sibilité spéciale  soit  en  rapport  avec  la  force  qui 
tend  à  le  mettre  en  jeu.  Si  cette  condition  n'a  pas 
lieu,  s'il  y  a  quelque  oblitération  accidentelle,  soit 
dans  les  fibres  musculaires,  soit  dans  la  partie  interne 
des  nerfs  destinée  à  transmettre  au  centre  l'effet  sen- 
sible de  la  contraction  ou  du  mouvement  opéré,  le 


78  Dl    i/apf/rcf.ption 

sens  de  l'effort  ne  s'exerce  ]>lns  dans  l'organe  dont 
il  s'agit,  qui  cesse  ainsi  d'appartenir  à  la  volonté 
ou  de  se  manifester  immédiatement  à  la  conscience 
du  moi. 

L'expérience  précédente  montre  bien  qu'un  or- 
gane, paralysé  pour  le  mouvement,  peut  recevoir  et 
transmettre  des  impressions  qui  affectent  l'animal 
sans  être  localisées  ou  rapportées  à  un  siège  déter- 
miné, en  raison  de  sa  passivité  même.  D'où  nous 
induisons  la  nécessité  de  l'intervention  du  sens  de 
l'effort  pour  que  les  sensations  soient  localisées  ou 
rapportées  à  un  lieu  du  corps,  le  même  où  l'effort 
s'exerce. 

La  même  expérience  ne  nous  montre  pas  ,  il 
est  vrai ,  qu'à  part  cette  intervention  du  même 
sens  actif,  il  ne  puisse  pas  y  avoir  des  intuitions 
naturellement  distinctes  et  rapportées  à  un  lieu 
du  corps  propre  ou  de  l'étendue  intérieure;  il  y 
a  une  multitude  de  faits  pris  dans  la  nature  animale 
et  dans  les  phénomènes  de  l'instinct,  comme  dans 
les  songes  et  les  différentes  espèces  d'altérations 
mentales,  où  l'activité  constitutive  de  la  personne  ne 
s'exerce  par  aucun  sens  ou  organe,  qui  prouvent 
bien  que  diverses  intuitions,  par  exemple  celles  de 
la  vue,  ont  un  caractère  propre  de  distinction  et  de 
clarté  tout  à  fait  indépendant  du  sens  de  l'effort 
ou  de  l'activité  du  moi  :  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'à  part  cette  condition  hyperorganique  de 


IMMEDIATE.  79 

l'effort  ou  du  vouloir,  qui  constitue  la  personne 
présente  à  elle-même,  les  intuitions  distinctes, 
non  plus  que  les  sensations  confuses,  ne  seraient 
distinguées  du  moi,  qui  seul  les  localise  en  les  rap- 
portant à  leurs  sièges  organiques. 

On  peut  chercher,  soit  dans  ces  organes  mêmes, 
soit  dans  les  objets,  les  conditions  qui  rendent  les 
impressions  claires  ou  obscures ,  distinctes ,  con- 
fuses, sous  un  titre  quelconque  de  sensations  ou 
d'intuitions.  La  physiologie  ou  la  physique  peuvent 
reconnaître  et  assigner  quelques-unes  de  ces  con- 
ditions qui  se  prêtent  à  leurs  expériences;  mais  il 
n'y  a  pour  le  moi  qu'une  seule  manière  de  se  dis- 
tinguer de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui ,  à  titre  d'objet, 
de  chose  représentée  ;  et  comme  il  s'agit  ici  d'une 
distinction  hyperorganique  par  sa  nature  ,  où 
l'analyse  physiologique  la  plus  subtile  ne  saurait 
suffire  ,  l'analyse  psychologique  ne  le  pourrait  pas 
davantage,  si  l'intuition  d'étendue,  par  exemple, 
sous  laquelle  se  représente  tout  ce  qui  est  appelé 
corps  matériel,  était  prise  pour  une  modalité  re- 
présentative de  l'âme,  comme  si  un  mode  quel- 
conque pouvait  être  représenté  ou  conçu  hors  de 
son  sujet  d'inhérence,  et  comme  si  ce  qui  se  repré- 
sente hors  du  moi  put  être  inhérent  à  l'âme. 

En  général ,  nulle  sensation  ou  intuition  objec- 
tive ne  saurait  être  considérée  comme  mode  propre 
du  sujet  pensant,  inhérent  à  lui,  ou  faisant  partie 


(So  de  l'apebception 

de  son  existence,  sans  démentir  le  fait  même  de 
l'existence  individuelle  du  sujet. 

Ici ,  je  ne  puis  m'empêcher  de  rappeler  comme 
exemple  très  instructif  cette  grande  discussion  qui 
eut  lieu  entre  Malebranche  et  Arnaud  sur  les  re- 
présentations objectives  et  sur  l'origine  et  le  carac- 
tère des  idées  représentatives.  Dans  le  point  de  vue 
de  Malebranche,  les  idées  n'ont  précisément  de  ca- 
ractère de  représentation  claire  et  distincte  qu'en 
tant  qu'elles  sont  hors  de  l'âme,  ou,  ce  qui  revient 
au  même  (selon  la  vraie  psychologie  de  notre  grand 
métaphysicien),  hors  du  moi  qui  les  perçoit  ou  les 
conçoit,  non  point  en  lui,  comme  attributs  ou  modes 
de  son  existence,  mais  dans  leur  source  réelle,  sa- 
voir, en  Dieu ,  d'où  émane  exclusivement  la  lumière 
par  laquelle  l'âme  voit  ce  monde  réel  intelligible 
représenté  par  des  perceptions  ou  idées  claires  adé- 
quates qui  ne  sont  elles-mêmes  que  des  modes  pro- 
pres de  manifestation  de  l'être  universel,  par  qui 
et  en  qui  tout  vit,  meut,  sent,  existe. 

Il  est  si  vrai  que  les  idées  (  intuitions  )  claires 
représentatives  ne  sont  pas  les  modalités  propres  de 
l'âme,  que  tout  ce  qui  peut  être  véritablement  mo- 
dification intérieure  de  la  substance  sentante  et  pen- 
sante ne  peut  être  conçu  par  elle  que  par  la  con- 
science ou  sens  intime,  et  non  par  des  idées  perçues 
ou  conçues  d'une  manière  obscure  et  confuse;  aussi 
l'âme  qui  ne  se  connaît,  non  plus  que  ses  sensations, 


IMMÉDIATE.  8l 

les  seules  choses  qui  soient  véritablement  en  elle- 
même  comme  ses  propres  modes,  que  par  conscience 
ou  sentiment  intérieur,  ne  peut  être  dite  véritable- 
ment se  connaître;  n'y  ayant  point  d'idée  qui  la  re- 
présente à  elle-même. 

On  peut  voir  dans  lesOEuvres  d'Arnaud  par  quels 
arguments  ce  métaphysicien,  disciple  fidèle  de  la  doc- 
trine de  Descartes,  combat  le  principe  de  l'extériorité 
des  idées  ou  des  perceptions  qu'il  persiste  à  considérer 
comme  de  pures  modalités  représentatives  de  l'âme. 
Dans  ce  point  de  vue  opposé  à  celui  de  la  psychologie 
ou  de  la  conscience,  l'âme  ne  se  prend  plus  pour  le 
moi,  comme  l'entendait  Malebranche,  mais  pour  le 
sujet  ontologique  ou  lesubstratum  de  ce  moi  qui  n'est 
lui-même  qu'un  mode  plus  continu  ou  plus  perma- 
nent de  la  substance  pensante ,  mode  intérieur  qui 
se  distingue  à  la  vérité  ou  se  sépare  phénoménique- 
ment  des  modalités  adventives,  représentatives  d'ob- 
jets extérieurs ,  ce  qui  n'empêche  pas  que  ces  re- 
présentations ne  soient  des  modes  inhérents  à  la 
même  substance  dont  le  moi  lui-même  est  le  mode 
fondamental ,  identique  et  un. 

Ainsi,  dans  la  vérité  métaphysique  absolue,  l'âme 
ne  perçoit,  ne  voit  qu'en  elle-même,  elle  ne  conçoit 
ou  n'entend  que  sa  propre  pensée  ou  des  idées  qui 
sont  ses  propres  modifications. 

Les  deux  points  de  vue  font  également  abstrac- 
tion du  principe  d'activité:  suivant  l'un,  les  objets 
HT.  6 


v 


tS'2  DE    l'àI'ERCKPTION 

n'ont  que  la  réalité  subjective  des  idées  ou  de  l'être 
pensant  qui  peut  rester  seul  ;  suivant  l'autre,  les 
idées  prennent  elles-mêmes  la  réalité  objective  des 
êtres  matériels  ou  plutôt  encore  celle  de  l'être  uni- 
versel en  qui  et  par  qui  elles  sont. 

Là  se  trouve  une  sorte  de  matérialisme  subjectif, 
ici  est  l'idéalisme  objectif  et  une  sorte  de  pantbéisme 
spirituel. 

On  peut  dire  que  le  principe  de  Descartes  était 
gros  de  ces  divers  systèmes  ;  l'idéalisme  subjectif  et 
objectif,  le  panthéisme  spirituel  et  matériel,  n'ont 
été  que  des  conséquences  logiquement  déduites  du 
même  principe.  Quand  on  part  des  notions,  et  qu'on 
procède  à  la  composition  d'un  système ,  il  semble 
d'abord  qu'on  sauve  bien  des  difficultés,  des  embar- 
ras, des  recherches;  on  croit  jouir  paisiblement, 
dans  son  cercle  idéal ,  de  cette  sorte  d'évidence  et  de 
repos  d'esprit  qui  tient  à  ce  que  les  conditions  faites 
avec  soi-même  ou  posées  par  les  définitions',  sont 
fidèlement  remplies. 

Mais  un  autre  système,  fondé  sur  la  même  base  et 
procédant  par  la  même  méthode,  seulement  sous 
des  conditions  différentes,  établit  précisément  des 
résultats  contraires  ou  divergents  du  premier ,  et 
offrant  les  caractères  d'une  évidence  semblable. 

Lequel  croire ,  comment  se  démêler  au  milieu  de 
tant  de  contradictions,  de  doutes  et  d'incertitudes  ? 
Le  métaphysicien,  qui   cherche  ce  qui  est  vrai, 


IMMÉDIATE.  83 

est-il  condamné  pour  toujours  au  supplice  de  Si- 
syphe roulant  son  rocher  ? 

Le  point  de  départ  de  l'analyse  psychologique  ne 
saurait  être  une  notion  comme  celle  de  la  substance 
pensante  en  soi:  car  il  y  a  lieu  de  demander  au 
sujet  d'une  telle  notion,  d'où  elle  vient,  quelle  est 
sa  nature,  son  caractère,  son  titre  de  créance;  et 
toute  idée  qui  peut  motiver  ces  demandes  ne  sau- 
rait avoir  le  caractère  et  la  vertu  du  principe. 

L'analyse  ne  peut  partir  que  d'un  fait  primitif  qui 
se  constate  par  lui-même  et  ne  se  prouve  pas  ou 
s'explique  par  un  autre  qui  soit  tel  au  contraire  que 
rien  ne  puisse  être  expliqué,  conçu  ou  entendu  sans 
lui;  par  suite,  qu'il  n'y  ait  rien  d'antérieur  dans 
l'ordre  successif  de  l'existence,  rien  de  plus  simple 
dans  l'ordre  des  coexistences  dont  il  est  le  centre  ou 
l'élément  régulateur. 

Le  sens  intime  de  l'individualité  ou  de  l'existence 
du  moi  offre  seul  à  l'analyse  le  caractère  et  les  con- 
ditions du  principe  de  la  science  de  l'homme  et  de 
toute  science.  Il  ne  suffit  pas  en  effet  que  l'âme  soit 
à  son  titre  absolu  de  substance  ou  de  force  virtuelle; 
il  faut  qu'elle  se  manifeste  intérieurement  au  titre 
de  moi  ou  de  force  agissante ,  pour  qu'il  y  ait  le 
premier  fondement  duy'e  (j'existe,  j'agis)  ;  la  science 
ne  date  que  de  cette  manifestation,  et  la  notion  de 
moi  absolu  s'y  réfère  nécessairement.  Que  serait  en 
effet  cette  notion  sans  le  sujet  pensant  moi  qui  s'en- 
tend lui-même? 


84  M  l'aperceptiojn 

L'âme  cherche  donc  d'abord  à  reconnaître  ce 
sujet,  à  tracer  ses  limites  en  le  séparant  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  lui;  elle  ne  demande  pas:  qu'est-ce 
que  l'âme  ou  quelle  est  son  essence ,  comment  elle 
s'unit  au  corps  et  quel  est  le  mode  de  cette  union  ? 
car  l'analyse  veut  savoir  d'abord  ce  qu'elle  dit  en 
donnant  un  nom  au  sujet  qui  perçoit  la  sensation , 
l'intuition,  l'idée,  et  qui  n'est  pour  lui-même  ni 
sensation  ni  une  idée  comme  une  autre» 

Dans  le  point  de  vue  ontologique ,  la  réalité  des 
deux  substances  pensante  et  étendue ,  et  la  liaison 
de  l'une  à  l'autre,  ne  peuvent  être  que  des  données 
primitives  au  titre  de  notions  innées.  Aussi  ,  Des- 
cartes dit-il  que  l'âme  a  l'idée  innée  d'elle-même  et 
de  son  union  au  corps.  Il  dit,  par  suite ,  très-consé- 
quemment,  qu'elle  est  inexplicable,  que  si  nous 
pouvions  l'entendre,  nous  entendrions  tout,  nous 
aurions  l'omniscience  du  Créateur. 

L'analyse  ne  touche  pas  à  ce  grand  problème;  le 
moi  de  l'homme  est  donné  à  lui-même  par  le  fait  de 
conscience  qui  embrasse,  sous  la  même  unité  du 
sens  actif,  l'effort  voulu  et  le  terme  sur  qui  cet  ef- 
fort se  déploie. 

Le  même  sens  de  l'effort  qui  manifeste  l'âme  à 
son  titre  de  cause  ou  de  force  agissante  ,  manifeste 
en  même  temps  ce  terme  organique ,  étendu  et 
inerte  sur  qui  cette  force  se  déploie ,  et  que  le  vou- 
loir modifie. 


IMMÉDIATE.  85 

La  liaison  métaphysique  de  la  substance  pen- 
sante et  de  la  substance  étendue  organisée  est  in- 
intelligible à  priori. 

L'analyse  s'élève  jusqu'à  la  notion  nécessaire  de 
l'être  actif  et  pensant  en  soi,  et  dans  un  monde  sub- 
stantiel avec  qui  il  est  en  relation  par  son  activité 
essentielle. 

L'analyse  psychologique  pourra  parvenir  aussi  à 
déterminer  ou  éclairer  jusqu'à  un  certain  point  les 
éléments  si  obscurs  et  si  vagues  de  la  célèbre  dis- 
cussion que  nous  avons  prise  pour  exemple,  élé- 
ments obscurs  et  enveloppés  sous  le  titre  de  moda- 
lités représentatives,  inhérentes  à  l'âme  humaine, 
comme  sous  celui  d'idée  vue  en  l'être  universel,  Dieu. 

Malebranche  ,  doué  éminemment  du  sens  psy- 
chologique qui  s'unissait  à  une  imagination  créa- 
trice ,  brillante,  vive  et  profonde,  qui  avait  plus  be- 
soin de  créer  que  d'observer,  remarque  d'abord 
parfaitement  la  différence  qui  sépare  les  sensations 
affectives  que  l'âme  ne  rapporte  qu'à  son  corps,  et 
les  idées  claires,  distinctes,  représentatives  des  objets 
de  ce  monde  intelligible  renfermé  dans  l'être  uni- 
versel. 

Les  impressions  affectives  du  plaisir  ou  de  la 
douleur  peuvent  seules  être  considérées  comme 
des  modalités  de  l'âme  inhérentes  à  elles,  quoique 
rapportées  au  corps  propre ,  et  localisées  dans  ses 
parties. 


$6  de  l'apfrcfption 

Les  intuitions  ou  les  idées  qui  représentent  h 
monde  extérieur ,  sans  affecter  en  aucune  manière 
la  sensibilité ,  sont  bien  véritablement  hors  du  moi 
et,  par.suite,  ne  doivent  pas  être  considérées  comme 
attributs  ou  modes  de  l'étendue  ou  de  l'espace  exté- 
rieur où  le  moi  les  rapporte.  Dira-t-on,  pour  justi- 
fier à  quelques  égards  le  système  de  Malebranche , 
que  l'espace  est  le  sensorium  de  Dieu,  et  que  l'esprit 
de  l'homme  se  met  en  communication  avec  Dieu 
quand  il  perçoit  et  entend  la  nature  ? 

Il  fallait  que  l'analyse  commençât  par  bien 
entendre  le  rapport  des  impressions  affectives  rap- 
portées au  corps  propre  et  localisées  dans  les  parties 
distinctes  de  l'étendue ,  pour  éclairer  et  chercher  à 
résoudre  le  problème  de  l'extériorité  des  intuitions 
objectives  et,  par  là ,  la  grande  question  d'une  exis- 
tence autre  que  celle  du  moi. 

Nous  allons  voir  comment  les  deux  problèmes 
peuvent  se  réduire  à  un  seul ,  en  dépendant  de  la 
même  espèce  de  conditions. 

«  Ce  raisonnement  confus  ou  ce  jugement  naturel 
qui  s'applique  au  corps,  et  que  l'âme  sent,  n'est 
qu'une  sensation  qu'on  peut  dire  composée.»  {Re- 
cherche de  la  vérité,  etc.  ) 

On  ne  peut  pas  mieux  exprimer  ce  qui  fait  le 
caractère,  l'unité,  la  simplicité  apparente  de  l'idée 
de  sensation,  malgré  la  composition  ou  la  dualité  d'é- 
léments. Malebranche  était  ainsi  dans  la  voie  d'une 


IMMÉDIATE.  87 

analyse,  que  les  vues  systématiques  et  la  méthode 
comme  le  principe  de  la  philosophie  de  Descartes, 
l'ont  empêché  de  poursuivre. 

Là  où  il  y  a  des  composés,  il  faut  bien  qu'il  y  ait 
des  éléments  distincts  et  séparables.  Les  impressions 
non  localisées  n'en  affecteraient  pas  moins  la  sensi- 
bilité; nous  l'avons  vu  dans  l'expérience  du  para- 
lytique. Réciproquement,  la  partie  du  corps  mobile  à 
volonté,  où  l'impression  est  rapportée,  serait  aperçue 
immédiatement  par  l'exercice  du  sens  de  l'effort , 
indépendamment  de  toute  impression  reçue  par 
l'organe  sensitif. 

Voilà  bien  les  deux  éléments  composés ,  les  deux 
termes  du  rapport  senti  ou  du  jugement  immédiat 
qu'on  peut  dire  aussi  naturel ,  en  tant  qu'il  tient 
à  la  nature  active  et  intelligible  du  moi,  et  non 
point  à  la  nature  purement  sentante  de  l'instinct 
animal. 

On  pourrait  dire  que  l'âme  de  l'homme  entre  en 
possession  de  son  corps  par  l'effort  général  qu'elle 
exerce,  non  point  sur  ce  corps  en  masse,  mais  sur 
les  parties  locomotrices  qui  lui  sont  naturellement 
soumises.  Cet  effort,  qui  constitue  précisément  l'état 
de  veille  et  le  distingue  de  celui  du  sommeil ,  où  la 
sensibilité  interne  et  l'imagination  passives  restent 
en  jeu ,  exerce  simultanément  tous  les  organes  de  sa 
dépendance,  leur  communique  seul  la  direction, 
l'espèce  et  le  degré  de  tension  nécessaires  pour  rece- 


88  i)i    l'âpeeceftioh 

voir  les  impressions  du  dehors  ou  aller  au-devant 
d'elles,  et  les  transmettre  au  centre  où  le  moi  les 
perçoit  et  les  combine. 

L'effort  qui  exerce  simultanément  plusieurs  or- 
ganes à  la  fois ,  d'une  manière  spontanée  et  indéli- 
bérée, est  la  condition  et  le  commencement  de  l'aper- 
ception  de  l'étendue  intérieure  du  corps  propre; 
mais ,  pour  que  cette  aperception  se  complète  ou 
que  chaque  partie  soumise  à  la  volonté  se  localise 
au  regard  du  moi  et  aille  prendre  sa  place  dans  le 
tout  organique,  il  faut  que  ce  qui  était  simultané 
dans  le  temps  devienne  successif,  ou  que  l'effort 
total  se  subdivise  et  se  distingue  lui-même  en  actes 
partiels ,  liés  entre  eux  dans  l'ordre  du  temps ,  ordre 
qui  a  lui-même  tout  son  fondement  dans  l'activité 
du  moi  ;  car  le  moi  qui  existe  en  tant  qu'il  agit , 
ne  peut  agir  que  dans  le  temps. 

La  division  du  système  musculaire  en  organes 
séparés  ou  celle  des  nerfs  cérébraux  qu'affectent  les 
contractions  et  les  mouvements  sous  l'empire  de 
l'âme ,  sont  les  conditions  qui  servent  à  distinguer 
les  impressions  sensibles  attachées  à  ces  mouve- 
ments, et  à  localiser  hors  du  moi  les  termes  divers 
et  multiples  de  son  action.  A  chaque  effort  indi- 
viduel ,  à  chaque  acte  successif  de  la  même  volonté 
motrice  déterminée,  correspond  une  impression 
distinguée  dans  son  siège. 

Ainsi ,  cette  succession  non  interrompue  d'actes 


IMMÉDIATE.  89 

et  de  mouvements  répétés  varie  de  toutes  manières. 
L'unité  de  la  force  motrice  se  manifeste  intérieure- 
ment et  d'une  manière  plus  distincte,  relativement 
à  la  pluralité  de  ses  termes  d'application  ou  à  celle 
des  impressions  diverses  qui  s'y  rapportent  ou  s'y 
localisent.  En  se  mettant  en  dehors  de  chacune  de 
ses  sensations  locales ,  le  moi  apprend  à  les  mettre 
les  unes  hors  des  autres ,  à  tracer  leurs  limites  et  à 
distinguer  leurs  caractères  spécifiques ,  leurs  ana- 
logies et  leurs  différences ,  etc. 

Nous  voyons  maintenant  comment  on  peut  expli- 
quer philosophiquement  les  altérations  de  la  faculté 
de  percevoir  ou  de  distinguer  les  sensations  causées 
par  la  paralysie,  ou  de  la  faculté  locomotive  ou 
contractile  dans  des  organes  particuliers,  dont  la 
sensibilité  ou  la  susceptibilité  aux  impressions  du 
dehors  reste  la  même.  La  paralysie  n'étant  que  par- 
tielle, l'effort  général,  qui  fait  la  veille  du  moi, 
suffît  bien  pour  qu'il  se  distingue  de  la  sensation 
affective  ou  qu'il  l'aperçoive  de  quelque  manière 
plus  ou  moins  confuse ,  mais  non  pas  pour  qu'il  la 
perçoive  nettement  en  la  rapportant  à  un  lieu  de 
l'étendue  du  corps ,  comme  nous  l'avons  vu  dans 
l'expérience  du  paralytique  de  M.  Régis. 

Nous  pouvons  aussi  induire  de  tout  ce  qui  pré- 
cède ,  les  caractères  plus  expressément  distinctifs  qui 
séparent  les  sensations  des  intuitions,  et  qui  font 
enfin  l'extériorité  des  parties  multiples   du  corps 


0,0  DE    L'ttPmOBPTION 

propre,  où  le  moi  sujet  ton  de  l'effort  localise  ces 
deux  classes  d'impressions  ,  ce  qui  nous  conduit  à 
déterminer  avec  Une  précision  nouvelle  les  condi- 
tions réelles  de  l'extériorité  absolue  des  objets  de 
nos  représentations  ou  des  corps  étrangers  au  notre. 

Etant  posée,  avec  l'exercice  général  du  sens  de 
l'effort ,  la  condition  à  laquelle  s'attache  le  senti- 
ment du  moi,  distingué  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui 
ou  de  lui,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  est  passif, 
comme  nous  l'avons  déjà  vu,  il  y  a  d'autres  condi- 
tions particulières  qui  font  que  certaines  impressions 
sont  distinctes  ou  claires  en  elles-mêmes  ou  dans  ce 
qu'elles  représentent  (les  intuitions),  tandis  que  d'au- 
tres (les  sensations  affectives)  sont  confuses,  obscures 
et  ne  représentent  rien  par  elles-mêmes ,  alors  même 
que  le  moi  les  localise  dans  un  organe  représenté 
par  le  sens  de  l'effort  d'une  manière  directe  et  in- 
dépendante de  toute  sensation  ou  de  toute  impres- 
sion du  dehors. 

Ces  conditions  tiennent  à  la  fois  et  à  la  structure 
des  organes  et  à  la  manière  d'agir  des  objets  exté- 
rieurs qui  modifient  leur  sensibilité  propre.  Les 
molécules  ou  les  fibres  organiques  peuvent  être 
arrangées  dans  un  certain  ordre,  depuis  leurs  extré- 
mités jusqu'à  leurs  racines  cérébrales,  de  manière 
à  représenter  sous  une  intuition  immédiate  une 
portion  d'étendue  qu'elles  concourent  à  former. 
Cette  étendue  n'est,  en  effet,  que  l'ordre  régulier 


IMMÉDIATE,  g| 

des  impressions  existantes  ou  senties  ensemble  dans 
un  siège  corporel.  Le  mode  de  coordination  des 
parties  élémentaires  qui  constituent  leur  étendue 
au  regard  du  moi ,  paraît  appartenir  d'abord  aux 
fibres  musculaires  ou  aux  extrémités  des  nerfs  céré- 
braux qui  s'y  manifestent  dans  cet  ordre  régulier. 
La  force  qui  s'applique  à  ces  parties  d'un  même 
organe  sensitif  et  locomobile ,  pénètre  la  masse 
jusqu'aux  dernières  molécules,  et  y  porte  le  prin- 
cipe de  mouvement  et  des  changements  opérés  dans 
l'ensemble  de  l'organe.  Ainsi  sont  remplies ,  de  la 
part  de  l'organe,  les  conditions  appropriées  à  la 
représentation  immédiate  de  sa  propre  étendue ,  et, 
par  suite,  à  la  représentation  médiate  des  objets  de 
l'intuition  externe. 

Quant  à  ces  objets,  leur  représentation  étendue 
parait  exiger  aussi ,  comme  condition  nécessaire , 
qu'ils  viennent  toucher  ces  extrémités  sentantes  de 
l'organe  de  manière  à  faire  sur  chacune  une  im- 
pression distincte  qui  ne  se  confond  avec  aucune 
autre,  faite  simultanément  sur  le  même  point  ner- 
veux; car  la  multiplicité  et  la  diversité  des  impres- 
sions, auxquelles  une  même  partie  nerveuse  est  sou- 
mise, agite  bien  l'animal  de  plaisir  ou  de  douleur, 
mais  exclut  le  caractère  d'intuition  et  toute  percep- 
tibilité claire  et  distincte  de  la  part  du  moi.  D'où  il 
suit  évidemment  que  les  sensations  affectives,  étant 
confuses  par  leur  nature  même,  ou  dépendantes  des 


iJT.  DF    L APERCEP7IOH 

conditions  organiques  ou  objectives  qui  les  rendent 
telles,  ne  sauraient  se  transformer,  en  aucune  ma- 
nière, pour  révéler  le  caractère  et  les  conditions  d'in- 
tuitions claires  et  distinctes;  car  ainsi  le  plaisir  et  la 
douleur  ne  joueraient  plus  le  même  rôle  dans  la  vie 
animale;  l'animal,  lui-même,  ne  serait  plus. 

Il  y  a  analogie  dans  les  deux  sortes  de  conditions, 
d'où  dépendent  respectivement  les  intuitions  immé- 
diates et  internes  des  parties  locomobiles  repré- 
sentées au  moi  dans  l'étendue  organique  du  corps 
qu'il  s'approprie  comme  témoin  de  son  action ,  et 
les  intuitions  médiates  et  externes  représentées  au 
moi  dans  une  étendue  extérieurement  étrangère  au 
corps  et  en  dehors  de  l'homme  tout  entier. 

Première  analogie  :  la  force  de  l'âme,  déployée  par 
l'intermédiaire  des  nerfs  sur  chaque  molécule  ou  fi- 
brile  musculaire  qui  offre  une  certaine  inertie  ou  ré- 
sistance à  son  changement  d'état,  d'une  part  ;  d'autre 
part,  la  force  ou  la  réunion  des  forces  qui  va  s'ap- 
pliquer à  chaque  extrémité  de  l'organe  externe  et 
lui  imprimer  certaines  déterminations  ou  mouve- 
ments irréguliers  qui  se  transmettent  directement 
au  centre  par  la  force  intérieure  des  nerfs  sensitifs 
et  moteurs. 

Analogie ,  ou  plutôt  identité  dans  les  modes  de 
coordination  et  entre  les  molécules  ou  fibres  dont 
se  compose  l'organe,  qui  est  en  même  temps  le  siège 
d'intuition  et  celui  de  la  locomotion  volontaire,  et  en- 


IMMÉDIATE.  93 

tre  les  autres  parties  infinitésimales  dont  se  compose 
l'objet  ou  les  forces  élémentaires  qui  le  constituent. 

Des  deux  parts,  en  effet,  c'est  le  même  arrange- 
ment,  le  même  ordre  entre  les  éléments  ou  les  forces 
qui  coexistent  et  se  représentent  par  leur  correspon- 
dance. 

Si  le  corps  propre  n'était  pas  étendu ,  ou  si  ses 
parties  ne  se  représentaient  pas  immédiatement  au 
moi  comme  formant  un  seul  tout  composé ,  soumis 
à  la  force  une  du  vouloir  moteur,  il  est  impossible 
de  concevoir  qu'il  pût  y  avoir  quelque  chose  de 
représenté  ou  de  conçu  hors  du  moi  sous  une  forme 
d'étendue  extérieure  ou  de  corps  étranger  ;  de  même, 
ou  par  suite,  s'il  n'y  avait  pas  une  certaine  inertie 
ou  résistance  à  P  effort  locomoteur,  immédiatement 
aperçue  ou  sentie  dans  le  corps  propre,  ou  localisée 
dans  les  parties  distinctes  de  son  étendue  totale ,  il 
est  impossible  de  concevoir  comment  le  moi  de 
l'homme,  confondu  avec  son  corps  ou  identifié  avec 
les  sensations  et  les  intuitions  animales  qui  le  con- 
stituent partie  et  non  pas  juge  ou  témoin  de  la  na- 
ture vivante;  comment,  dis-je,  ce  moi,  n'existant 
plus  pour  lui-même ,  pourrait-il  percevoir  d'autres 
existences  étrangères  ou  séparées  de  la  sienne,  sépa- 
rées de  l'homme  tout  entier  qui  vit ,  sent ,  agit  et 
pense?  Il  fallait  donc  savoir  d'abord  ce  qu'étaient 
les  intuitions  distinctes  du  moi,  en  tant  que  rap- 
portées à  un  lieu  du  corps  où  l'effort  s'exerce  im- 


C)4  »>E    L  ^PERCEPTION 

médiatement,  où  l'inertie  organique  est  intérieure- 
ment aperçue,  avant  de  chercher  ce  que  sont  eei 
sensations  ou  intuitions  séparées  du  moi  et  du  corps 
propre,  ou  rapportées  à  un  lieu  de  l'espace  exté- 
rieur où  elles  sont  censées  composées  de  tous  les 
phénomènes  appelés  corps  étrangers. 

Si  les  deux  problèmes  dépendaient  des  mêmes 
conditions,  ou  du  moins  si  l'extériorité  des  corps 
étrangers  ne  pouvait  se  distinguer  du  corps  propre 
de  manière  à  ce  que  la  connaissance  de  l'une  fût 
impossible  sans  l'aperception  immédiate  de  l'autre, 
il  ne  serait  pas  surprenant  que  le  renversement  des 
deux  problèmes,  ou  même  la  mise  à  l'écart  des  con- 
ditions du  premier,  n'eût  poussé  l'école  tout  entière 
des  sensations  et  des  idées  à  fournir  des  armes  éga- 
lement destructives  au  matérialisme  et  au  scepti- 
cisme. 

L'inertie  organique,  la  résistance  continue  qu'une 
partie  locomobile  à  volonté  oppose  à  son  déplace- 
ment ou  à  son  changement  d'état ,  est  sentie  ou 
aperçue  immédiatement  au  point  où  l'effort  s'exerce. 
Les  inerties  organiques  interposées  et  coordonnées 
circonscrivent  et  déterminent  le  domaine  de  la 
force  motrice,  et  servent  à  distinguer  ce  qui  vient 
d'elle  et  ce  qui  n'en  vient  pas. 

Le  moi,  avons-nous  dit,  ne  fait  pas  l'étendue, 
l'inertie,  le  poids  des  organes  mêmes  qu'il  déplace 
ou  change  à  volonté  sous  les  rapports  de  locomo- 


IMMEDIATE.  q5 

tion  ;  il  ne  fait  pas  non  plus  les  impressions  sensi- 
bles ou  intuitions  qu'il  localise  dans  ces  organes  ;  il 
se  distingue  des  sensations  en  tant  que  le  corps 
propre  est  produit  par  des  causes  ou  forces  autres 
que  la  sienne;  il  ne  dépend  pas  de  lui  de  distinguer 
ou  d'éclairer  leurs  pas,  et  de  rendre  ces  sensations 
plus  distinctes  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire  dans  les 
éléments  qui  les  composent.  De  même,  en  se  distin- 
guant ou  se  séparant  des  intuitions  localisées,  soit 
dans  l'étendue  organique,  soit  dans  l'espace  tout 
extérieur,  le  moi  ne  fait  pas  la  clarté  et  la  distinc- 
tion des  parties  de  ces  intuitions  mêmes,  qui  se 
représentent  ainsi  en  vertu  des  seules  conditions 
organiques  ou  objectives.  Dans  l'expérience  du 
prisme ,  par  exemple ,  le  spectre  coloré  représente 
l'image  de  couleurs  distinctes  coexistantes  ou  coor- 
données en  étendue,  abstraction  faite  de  toute  con- 
dition d'activité,  de  toute  conscience  du  moi,  comme 
dans  les  rêves  ou  la  manie ,  quand  tout  l'appareil 
locomoteur  de  l'œil  serait  paralysé,  pourvu  que  l'or- 
gane fût  ouvert  et  à  portée  de  recevoir  les  impres- 
sions des  rayons  lumineux. 

Si  l'activité  ou  l'effort  du  mpi  ne  peut  rien  ajouter 
à  ces  conditions  de  clarté  propre  aux  intuitions,  et  s'il 
concourt  à  les  rendre  plus  distinctes,  c'est  en  ren- 
dant successif,  dans  l'ordre  du  temps  ou  de  son 
existence  passive,  ce  qui  est  simultané  dans  l'étendue 
ou  dans  les  impressions  objectives  élémentaires  qui 


96  DE    l'aPERCEPTION 

constituent  l'état  passif  de  l'homme  et  de  la  nature. 

Par  cela  seul  que  le  moi  s'aperçoit  ou  existe  dans 
l'effort  constitutif,  il  se  sépare  de  l'intuition  étendue, 
colorée;  il  la  met  hors  de  lui,  dans  un  espace  ou  un 
lieu  où  il  n'est  pas.  Que  ce  lieu  soit  déterminé  ou 
circonscrit  dans  l'organe  même  où  l'effort  s'exerce, 
ou  qu'il  soit  indéterminé  et  vague  comme  les  cou- 
leurs accidentelles ,  les  lueurs  sautillantes  qui  sem- 
blent flotter  au-devant  de  l'œil  sans  se  fixer  ou  se 
circonscrire,  toujours  implique-t-il  que  l'âme  (  moi  ) 
aperçoive  en  elle-même,  comme  ses  propres  moda- 
lités, ces  intuitions  ou  images  dont  le  moi  se  sépare. 

Lorsque  Gondillac  a  osé  dire  qu'en  pareil  cas 
l'âme  de  la  statue,  qui  n'aurait  pas  encore  fait  con- 
naissance avec  le  monde  extérieur  des  corps,  se 
sentirait  comme  une  étendue  variée ,  il  a  dit  une 
absurdité  qui  choque  tous  les  faits ,  toutes  les  lois 
psychologiques,  et,  cependant,  il  ne  fait  que  forcer 
un  peu  l'hypothèse  d'Arnaud ,  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  au  sujet  de  modalités  de  l'âme,  re- 
présentations de  l'étendue  des  corps ,  etc. 

Quel  mélange  ou  quelle  confusion  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  éminemment  actif  dans  l'exercice  du  sens 
propre  de  l'effort,  et  de  complètement  passif  dans 
l'exercice  du  tact  subordonné  aux  impressions  des 
objets  matériels  ;  quel  vague,  quelle  incertitude  sur 
le  véritable  sujet  d'attribution  des  modes  sensibles; 
quelle  équivoque  perpétuelle  dans  le  nom  qui  ex- 


ÎMMEJHATJ.  97 

prime  le  sujet  représentant  comme  l'objet  repré- 
senté !  Il  eût  fallu,  avant  tout,  déterminer,  par 
l'analyse,  en  quoi  consistent  les  deux  termes  du 
rapport  primitif,  qui  fait  la  personnalité  humaine  ; 
quels  sont  ces  deux  termes  ;  comment  ils  sont  con  - 
stitués  l'un  par  rapport  à  l'autre ,  d'une  manière 
plus  ou  moins  distincte.  Ainsi,  l'on  était  réduit  à 
distinguer  dans  la  même  sensation  externe  (  ainsi 
vaguement  désignée  ) ,  deux  espèces ,  deux  sortes 
d'éléments,  les  uns  affectifs  ,  les  autres  intuitifs;  on 
traçait  les  caractères  et  les  conditions  organiques 
de  ces  classes  ou  ordres  d'éléments  sensibles;  on 
faisait  la  part  des  deux  dans  chaque  espèce  de  sen- 
sation externe;  on  cherchait  comment  les  sensa- 
tions, de  la  vue  par  exemple,  ont  le  caractère  re- 
présentatif non  affectif;  comment  celles  de  l'odorat 
et  du  goût ,  au  contraire ,  offrent  le  caractère  affec- 
tif prédominant  qui  appartient  aux  sensations  pu- 
rement intérieures  et  absolument  étrangères  au  sens 
de  l'effort 

Ainsi,  l'on  entend  mieux  jusqu'à  quel  point 
et  dans  quel  sens  il  est  vrai  de  dire  que  les  diffé- 
rentes espèces  de  sensations  ne  sont  que  des  va- 
riétés du  même  tact,  en  tant  que  l'on  considère 
les  objets  ou  causes  externes  d'impressions  comme 
venant  toucher  les  extrémités  nerveuses  plus  ou 
moins  développées  ou  enveloppées  ,  produisant , 
par  leur  contact,  tantôt  une  excitation  confuse 
m.  7 


98  Dr.  [/APBBCEPTIOB 

qui  ébranle  le  système  scnsitil'  entier,  tantôt  (i) 
comme  des  vibrations  régulières  distinctes  les 
unes  des  autres,  qui,  imprimées  chacune  à  une 
fibre  ou  molécule  nerveuse  élémentaire,  sont  trans- 
mises simultanément  dans  le  même  ordre  régulier 
jusqu'à  un  centre  commun  qui  représente  à  distance, 
comme  par  un  miroir,  l'objet  direct  d'intuition ,  ou 
l'étendue  phénoménique  où  se  rapportent  et  se  lo- 
calisent hors  du  moi  les  couleurs,  sons,  odeurs, 
saveurs,  qualités  tactiles ,  perçus  comme  qualités 
ou  modes  de  l'objet. 

Il  était  nécessaire  de  constater  en  fait  ces  distinc- 
tions ,  et  de  reconnaître  qu'il  y  a  des  conditions 
organiques  d'où  dépendent  respectivement  les 
intuitions  animales  affectives  et  les  intuitions  ob- 
jectives ou  représentatives  de  l'étendue,  afin  d'as- 
signer avec  quelque  exactitude  la  part  de  chaque 

(1)  C'est  cette  partie  purement  affective  des  impressions  reeues 
par  les  sens  externes  que  Bichat  appelle  sensation  animale,  et  c'est  la 
seule  aussi  dont  on  puisse  dire ,  avec  lui ,  qu'elle  passe  de  ce  degré 
d'exaltation  obscure,  qui  se  limite  à  un  organe  particulier,  à  ce  degré 
ou,  suivant  l'expression  du  même  physiologiste,  à  cette  dose  de  sen- 
sibilité qui  s'étend  par  consensus  à  tout  le  système  sensitif  et  con- 
stitue proprement  la  sensation  animale;  ce  n'est  pas  ainsi,  ou  par 
une  seule  différence  de  degré,  que  l'intuition,  obscure  dans  l'animal, 
devient  une  perception  claire  pour  le  moi  qui  se  distingue;  mais  la 
sensation  et  l'intuition  restent  ce  qu'elles  sont,  sans  jamais  se  trans- 
former l'une  dans  l'autre. 

Ici  les  divisions  psychologiques  sont  donc  évidemment  en  défaut, 
et  il  y  a  certaine  condition  qu'elles  laissent  de  coté  ;  c'est  ce  dont 
nous  pourrons  mieux  juger  ailleurs. 


IMMÉDIATE.  g() 

sens  externe,  et  bien  essentiellement  du  sens  spécial 
du  toucher,  dans  la  connaissance  première  des 
corps,  et,  par  suite,  dans  le  système  entier  des 
perceptions  et  idées  représentatives  d'un  monde 
extérieur  réel  ou  phénoménique. 

Les  opérations,  ou  fonctions  du  sens  du  toucher, 
offrent  en  effet  à  l'analyse  comme  le  résumé  de 
toutes  celles  des  autres  sens,  et  réunissent  toutes  les 
conditions  et  les  caractères  qui  peuvent  servir  à 
distinguer  les  sensations  et  les  intuitions  dans  une 
même  représentation  composée  de  deux  ordres  d'é- 
léments, les  uns  purs  affectifs ,  les  autres  directe- 
ment intuitifs. 

Dans  les  circonstances  simultanées  de  l'exercice 
de  ce  sens ,  on  peut  faire  abstraction  tour  à  tour , 
tantôt  de  la  motilité  ou  de  l'effort  dont  l'organe 
du  toucher  actif  est  le  principal  instrument,  tantôt 
de  la  sensibilité  affective  qui  a  son  caractère  dans 
le  même  organe ,  considéré  comme  celui  d'un  tact 
passif. 

En  rappelant  l'exemple  du  paralytique  cité ,  on 
peut  voir  comment  l'absence  du  sens  de  l'effort  ou 
de  la  motilité  volontaire  peut  faire  que  les  extré- 
mités nerveuses  de  la  main  ou  des  doigts,  soumises 
aux  excitations  et  irritations  les  plus  fortes,  soient 
passives  d'impressions  purement  affectives,  que 
l'animal  sent  et  que  le  moi  de  l'homme,  alors  qu'il 
les  distingue,  ne  peut  néanmoins  rapporter  direc- 


ÏOO  J)F.    L  A  PERCEPTION 

tement  à  aucun  siège  organique  déterminé.  Ce  n'est 
donc  point  comme  organe  sensitif  ou  en  vertu  de 
la  disposition  des  houppes  nerveuses  plus  ou  moins 
épanouies  à  la  surface  de  la  main  ou  au  bout  des 
doigts,  que  le  sens  du  toucher  est  le  premier 
instrument  de  la  connaissance  objective. 

Rendons  à  la  main  paralysée  le  sens  de  l'effort , 
en  la  supposant  encore  privée  de  locomotion ,  de 
telle  sorte  que  la  volonté  puisse  contracter  ou 
tendre  les  parties  mobiles  et  sensibles  de  l'organe, 
sans  ni  les  déplacer,  ni  les  ployer,  ni  leur  imprimer 
aucun  mouvement  progressif  dans  l'espace. 

Dans  cette  hypothèse,  il  en  serait  du  toucher 
comme  des  autres  sens  externes  où  il  v  a  contrac- 
tion  produite,  aperçue  ou  sentie  comme  effet  de  ce 
vouloir  énergique  qui  peut  tenir  les  yeux  ouverts 
dans  les  ténèbres,  l'ouïe  tendue  et  aux  écoutes  dans 
le  silence,  etc. 

Toutes  les  conditions  organiques  et  physiques  de 
l'intuition  étant  satisfaites,  le  moi  présent  à  lui- 
même,  par  ce  degré  naturel  d'activité  qui  fait  l'état 
de  veille,  aura  l'aperception  ou  la  représentation 
claire  et  distincte  de  la  sensation  des  corps  étendus, 
figurés,  qui  pourraient  toucher  la  main  ou  s'ap- 
pliquer à  la  surface  de  cet  organe  spécial  du  tact. 
11  suffira  pour  cela  que  les  molécules  de  la  matière 
morte,  interposées  ou  coordonnées  entre  elles  de 
manière  à  former  une  portion  d'étendue  sous  telle 


IMMEDIATE.  loi 

forme  ou  figure  déterminée,  rencontrent  tles  élé- 
ments nerveux  coordonnés  dans  un  même  organe, 
d'une  manière  semblable  ou  identique. 

Cette  condition  peut  suffire,  en  effet,  pour  qu'il 
y  ait  intuition  d'étendue  organique  modifiée  par 
les  diverses  qualités  tactiles;  mais  elle  ne  suffit  point 
évidemment  pour  mettre  cette  intuition  à  distance, 
et  la  représenter  comme  extérieure  à  l'homme  en 
localisant  les  modifications  du  tact  dans  un  espace 
extérieur,  ou  une  étendue  étrangère  au  corps 
propre. 

Entre  le  sens  du  toucher  immobile  et  celui  de  la 
vue,  dont  les  intuitions  ont  une  analogie  si  véritable, 
il  y  a  cette  différence  essentielle  que  l'intuition 
visuelle  est  dans  un  espace  indéterminé  où  l'homme 
n'est  pas,  ne  sent  rien  en  lui  ou  dans  son  corps,  au 
lieu  que  l'intuition  tactile  ne  sort  pas  de  l'organe 
propre  où  elle  est.  L'homme  sent  tout  ce  qui  modi- 
fie son  existence. 

Rétablissons  maintenant  le  sens  du  toucher  actif 
dans  tous  ses  titres  de  prééminence.  Ce  sens  est  le 
seul  où  l'action  exercée  par  les  nerfs  moteurs 
prenne  l'initiative  et  la  prédominance  sur  ia  pas- 
sion éprouvée  par  les  nerfs  sensitifs,  en  ce  que  le 
vouloir  seul  y  commence  des  mouvements  auxquels 
la  sensation  n'est  elle-même  que  consécutive. 

Dans  les  autres  espèces  de  sensations,  au  con- 
traire, c'est  l'impression  ou,  comme  on  le  dit  vague- 


]  O'Jt  DE    l.  A.PKKCÏ  l'i  ION 


ment,  l'action  de  l'objet  qui  commence  le  mouve- 
ment nerveux  de  l'organe,  et  la  volonté  n'y  exerce 
qu'une  influence  consécutive,  et,  puisqu'il  n'y  a  là 
qu'une  réaction,  comme  disent  U*  physiologistes, 
ce  n'est  donc  pas  une  action,  un  effort  voulu  comme 
nous  l'entendons  au  sens  psychologique  et  d'après 
les  faits  de  conscience. 

Aussi,  dans  le  sens  du  toucher  actif,  les  nerfs 
moteurs  adhèrent-ils  plus  entièrement  aux  nerfs 
sensitifs  qu'ils  embrassent  et  suivent  dans  toutes 
leurs  ramifications,  de  manière  à  ne  former  avec 
eux  qu'un  seul  et  même  appareil  organique.  Tandis 
que  pour  les  autres  organes  des  sens  externes ,  celui 
de  la  vue  en  particulier,  les  éléments  de  moulité 
forment  un  appareil  distinct  et  à  eux,  qui  opère 
sur  la  sensation  ou  l'intuition  externe,  et  n'y  joue 
qu'un  rôle  subordonné  quoique  nécessaire. 

En  mettant  à  part  la  locomotion,  l'organe  actif 
du  toucher  n'en  serait  pas  moins ,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  le  siège  ou  l'instrument  d'intuition  d'éten- 
dues figurées,  distinctes  entre  elles  par  leur  nature, 
et  aussi  distinguées  du  moi  qui  les  perçoit.  Ajoutons 
ce  qui  peut  provenir  de  l'impression  faite  par  un 
corps  pesant  appliqué  sur  la  main;  cette  impression 
doit  intéresser  principalement  les  muscles  qu'un 
accroissement  de  poids  ou  d'inertie  forcerait  à  flé- 
chir, si  l'effort  de  la  volonté  ne  les  maintenait  dans 
une  position  fixe. 


IMMiÎDlATli.  103 

Mais  en  admettant  que  ce  surcroit  de  résistance 
organique  et,  par  suite ,  l'effort  plus  intense  qui  s'y 
proportionne ,  emporte  quelque  idée  vague  d'une 
cause  extérieure  au  moi  et  étrangère  au  corps, 
toujours  serait -elle  bien  éloignée  de  celle  que 
nous  avons  du  corps  étranger  comme  étendue  so- 
lide, impénétrable,  au  moyen  d'un  ou  plusieurs 
sens  appropriés  à  cette  perception  objective  aussi 
complète  que  nous  l'avons  de  l'objet  tangible  ou 
des  qualités  qui  la  constituent.  En  vain  l'idéologie 
a  tenté  de  faire  un  inonde  extérieur,  soit  avec  les 
sensations  tactiles  (i),  soit  avec  des  sensations  de 
mouvements  (2),  en  excluant  tous  ces  moyens  auxi- 
liaires. Le  toucher  ne  fera  pas  sortir  l'homme  de 
lui-même  ou  de  son  propre  corps,  car  il  n'en  sent 
la  résistance  continue  que  là  où  son  action  s'exerce, 
où  son  effort  se  limite  ;  or,  l'effort  moi  n'exerce 
d'action  immédiate  que  sur  le  corps  propre  ou  sur 
les  parties  soumises  à  la  volonté,  et  l'effort  se  limite 
au  point  où  la  résistance  est  perçue.  D'un  autre 
côté,  la  sensation  de  mouvement  ne  peut  être 
que  celle  qui  accompagne  les  contractions  ,  les 
mouvements  et  les  changements  opérés  dans  les 
fibres  musculaires  ou  les  nerfs  moteurs  et  sensi- 
tifs  qui  en  sont  les  instruments;  or,  cette  espèce 
de  sensation  est  intérieure  et  n'a  par  elle-même 

(1)  Condillac. 

(2)  M.  de  Tracy. 


JO/|  J)K    l,  àPEKGfiPTlOn 

aucun  rapport  à  l'espace.  Pour  apercevoir  ou  juger 
qu'il  se  meut  ou  que  son  corps  change  de  place,  il 
faudrait ,  dira-t-on ,  avoir  la  connaissance  ou  l'idée 
du  mouvement;  il  faudrait  avoir  un  point  fixe  donné 
d'avance  au  dehors  et  qui  servît  à  déterminer  sa 
direction  ou  sa  quantité  relative,  c'est-à-dire,  que 
cette  sensation  du  mouvement  à  laquelle  on  pré- 
tendrait rattacher  la  première  connaissance  d'exté- 
riorité ,  suppose  elle-même  comme  donnée,  toute 
cette  connaissance  qu'elle  est  censée  nous  faire  ac- 
quérir. 

Il  ne  faut  pas  vouloir  expliquer  par  un  seul  moyen 
ou  instrument  de  connaissance,  ce  qui  est  le  produit 
de  l'union  de  plusieurs  moyens  ou  conditions  orga- 
niques que  la  nature  n'a  pas  séparées.  Il  faut  se 
garder  de  confondre  les  attributions  d'un  sens  avec 
celles  d'un  autre,  et  surtout  ne  pas  donner  à  la  sen- 
sation ce  qui  n'appartient  qu'à  l'activité  intelligente. 

La  vue  seule  donne  à  l'homme  l'intuition  distincte 
de  couleur  dans  un  espace  indéfini. 

La  locomotion  volontaire  de  la  main  et  de  tout 
le  corps  définit  cet  espace  et  mesure  la  distance 
de  l'objet  visible ,  ou  la  direction  ou  la  quantité  du 
mouvement  nécessaire  pour  déterminer  son  étendue. 

Le  toucher  actif  ajoute  à  l'étendue  colorée  et 
figurée,  la  résistance  continue,  la  solidité,  l'impé- 
nétrabilité ,  qualités  premières  constitutives  de  la 
réalité  du  corps ,  qui  seules  donnent  à  l'objet  une 


IMMEDIATE.  I  O  J 

valeur  plus  que  phénoménique.  De  ce  que  la  vue 
ne  sent  pas  ces  qualités  premières  et  qu'elle  se  borne 
à  la  surface  colorée ,  il  ne  faut  pas  dénier  à  son  objet 
toute  espèce  de  réalité,  et  dire  que  l'étendue  colorée 
n'a  d'autre  existence  que  dans  l'âme  dont  elle  est  la 
modalité.  De  ce  que  le  sens  de  l'effort,  joint  à  la  lo- 
comotion dans  le  toucher  actif,  ne  peut  saisir  immé- 
diatement la  résistance  et  l'impénétrabilité  que  là  où 
l'effort  s'exerce  ,  où  le  moi  est  présent ,  et  non  où  il 
n'est  pas,  on  ne  saurait  en  induire,  comme  les  scepti- 
ques ,  que  tout  ce  que  nous  appelons  corps  pourrait 
bien  n'avoir  aucune  réalité  en  soi-même ,  ou  se 
coordonner  en  sensations,  idées,  purs  phénomènes 
sans  consistance. 

Supposez,  dit  profondément  Leibnitz,  que  les 
corps  n'eussent  qu'une  valeur  phénoménique ,  ils 
n'en  existeraient  pas  moins  à  ce  titre  hors  du  sujet 
qui  perçoit,  comme  l'arc-en-ciel  existe  véritable- 
ment dans  l'espace  où  il  est  représenté  par  l'intui- 
tion externe.  —  Ne  dites  pas  que  les  phénomènes 
de  cette  sorte  ne  sont  que  des  illusions  des  sens,  car 
les  sens  y  jouent  le  véritable  rôle  qui  leur  appar- 
tient ,  et  si  ces  prétendues  illusions  étaient  écartées, 
on  ne  sait  plus  ce  que  les  sens  auraient  à  faire  dans 
les  rapports  de  l'homme  avec  le  monde  extérieur  : 
ce  n'est  point  à  eux,  en  effet,  qu'il  appartient  de 
prononcer  sur  les  choses  métaphysiques,  sur  la  réa- 
lité des  notions,  etc.  La  véracité  des  sens  est  toute 


Iû6  DE    L'API  J'.CJI'TIOJY 

entière  dans  l'accord  de  leur  témoignage  ou  l'ac- 
cord des  phénomènes  qui  se  rapportent  à  chacun 
d'eux  distinctement  (Leibnitz,  Op.  ,11,  p.  3jq.) 

Je  crois  qu'il  y  a  plus  que  phénomènes,  qu'ac- 
cord de  phénomènes ,  sinon  dans  les  sens  en  gé- 
néral ,  considérés  sous  le  rapport  de  réceptivité , 
d'impressions  passives  qui  naissent  de  l'organisa- 
tion, du  moins  dans  le  sens  de  l'activité  ou  de  la 
force  moi  qui  saisit  immédiatement  une  force 
étrangère  ou  organe  spécial  approprié  à  une  force 
opposée  non-moi  qui  résiste  en  dehors. 

Cet  organe  spécial  de  la  communication  de  deux 
forces ,  l'une  vivante  et  active ,  l'autre  morte  ou 
inerte,  pourrrait  n'avoir  rien  de  sensible;  et  c'est  là 
précisément  que  naissent  les  systèmes  qui,  partant 
delà  sensation  pour  expliquer  l'extériorité,  donnent 
beau  jeu  à  l'idéalisme  et  au  scepticisme. 

Condillac  cherche ,  par  exemple,  le  fondement  de 
la  connaissance  des  corps  dans  un  sentiment  qui  se 
réplique  à  lui-même  dans  les  parties  du  corps  propre 
rencontrées  par  quelque  chose  de  sensible  et  qui 
est  sans  réplique  dans  le  contact  du  corps  étranger. 
Mais,  dans  le  premier  cas,  comment  se  fait-il  que 
les  deux  sensations,  au  lieu  de  se  répliquer,  ne  se 
confondent  pas  en  une  seule  ;  et  dans  le  second  cas, 
comment  le  défaut  de  réplique  du  sentiment  suffit- 
il  pour  manifester  l'extériorité,  l'étrangeté  de  la  sen- 
sation, le  lieu  de  l'objet  touché?  Pour  qu'il  y  eût 


IMMEDIAT*:.  IO7 

réplique,  ne  faudrait-il  pas  d'abord  que  chacune 
des  sensations  eût  elle-même  ce  caractère  de  redou- 
blement intérieur  qui  fait  la  conscience  ou  l'idée  de 
sensation?  or,  il  n'y  a  que  les  produits  de  l'activité 
du  moi  qui  se  redoublent  ainsi;  le  sens  de  l'effort 
est  le  seul  qui  se  réplique  à  lui-même  dans  les  di- 
verses parties  de  son  domaine  qui  viennent  à  se  ren- 
contrer ou  à  s'appliquer  l'une  à  l'autre. 

Supposez ,  par  exemple ,  les  deux  mains  privées 
de  la  sensibilité  extérieure,  la  motilité  volontaire  ou 
le  sens  de  l'effort  restent  les  mêmes  ;  l'une  de  ces 
mains  étant  appliquée  à  l'autre,  elle  opposerait  une 
résistance,  et  il  n'y  aurait  qu'un  seul  effort  moteur 
et  un  seul  vouloir  pour  deux  résistances  opposées 
l'une  à  l'autre  et  qui  pourraient  fort  bien  être  dites 
se  répliquer,  se  redoubler  dans  l'unité  de  conscience. 

S'il  n'y  avait  qu'une  main  paralysée,  l'individu 
pourrait  ne  l'apercevoir,  au  premier  contact,  que 
comme  un  corps  étranger;  mais,  dès  que  l'effort 
s'appliquerait  aux  deux ,  l'étrangeté  disparaîtrait  et 
l'homme  reconnaîtrait  les  deux  parties  du  corps 
comme  siennes. 

Si  l'homme  pouvait  n'éprouver  jamais  de  résis- 
tance invincible,  ou  si  les  termes  d'application  de  sa 
force  motrice  obéissaient  constamment  au  degré 
d'effort  proportionné  à  leur  inertie ,  le  toucher  actif 
ou  la  locomotion  volontaire,  à  part  de  tout  autre 
organe  d'intuition  externe,  ne  lui  apprendrait  point 


lo8  1)1.    L  4FBHCEPTIOM 

à  distinguer  les  corps  étrangers  du  sien  propre;  sa 
force  motrice  serait  en  lui  comme  l'âne  de  la  na- 
ture; aussi  ce  système  de  l'âme  du  monde  sort-il  de 
la  même  source  où  le  stoïcisme  a  puisé  l'idée  d'une 
force  motrice  supérieure  à  toutes  les  résistances  et 
à  toutes  les  passions  de  l'organisation. 

Le  toucher,  isolé  de  la  vue,  se  rapproche  bien 
davantage  (même  dans  son  exercice  naturel)  du 
véritable  objet  mathématique  qui  n'existe  pour  nous 
qu'en  abstraction.  La  géométrie  de  l'aveugle  est  une 
sorte  d'arithmétique  sensible,  une  combinaison  de 
véritables  unités  ou  points  solides.  Elle  est  plus  près 
aussi  du  fondement  de  la  source  commune  de  toute 
science ,  de  ce  point  commun  où  toute  analyse 
aboutit  et  d'où  toute  synthèse  repart,  où  le  physi- 
cien est  conduit,  en  quelque  sorte,  à  intellectualiser 
la  matière ,  où  le  géomètre  aussi  rencontre  le  mé- 
taphysicien, où  leurs  conceptions  d'unités  de  forces 
tendent  à  se  modeler  sur  le  même  type. 

Lorsqu'on  dit  que  le  toucher  est  le  sens  géomé- 
trique (il  est  entendu  qu'on  ne  parle,  dans  ce  cas, 
que  du  toucher  actif) ,  on  exprime ,  en  un  seul  mot, 
le  caractère  propre  comme  l'inépuisable  fécondité 
des  idées  dont  il  est  la  source.  Le  fond  et  la  matière 
première  de  ces  idées  ne  ressortent  pas  sans  doute  du 
sein  même  du  sujet  pensant  ;  mais  on  ne  peut  douter 
que  l'être  moteur  qui  contribue  à  se  créer  en  quel- 
que  sorte  ce  premier  fonds  en  exerçant,  hors  de  lui 


IMMEDIATE.  1 OQ 

son  activité,  ne  P étende  ensuite  indéfiniment  par 
un  exercice  tout  intérieur  de  la  même  activité  plus 
développée. 

La  base  étendue  et  solide  n'existe  pour  nous  que 
dans  le  déploiement  de  l'effort  ;  elle  n'est  mesurée 
et  circonscrite  que  par  des  mouvements  dont  nous 
disposons.  Ce  modèle  premier  est  donné  par  le  sens 
qui  reçoit  ou  prend  son  empreinte.  Mais  bientôt 
l'entendement,  cessant  d'imiter,  crée  lui-même  ses 
modèles  et  se  fait  des  archétypes  qu'il  effectue  ou 
réalise  hors  de  lui  par  des  figures  conçues  ou  tra- 
cées sur  cette  même  base  modifiable  à  son  gré  et 
qui  ne  fait  plus  que  fournir  un  appui  et  des  signes 
aux  caractères  de  sa  force  active. 

Les  combinaisons  infinies  que  le  géomètre  peut 
faire  avec  de  l'étendue,  des  points,  des  unités  numé- 
riques ,  ne  sont  point  véritablement  abstraites  des 
impressions  du  toucher  ni  des  perceptions  directes, 
où  l'on  dit  quelquefois  (un  peu  vaguement,  je  crois  ) 
qu'elles  sont  renfermées.  Le  mode  de  leur  création 
actuelle  prouve  assez  que  ces  idées  ne  se  tirent  point 
par  abstraction  des  composés  sensibles  comme  les 
idées  des  qualités  que  les  métaphysiciens  ont  ap- 
pelées secondes;  mais  il  faut  se  reporter  à  l'activité 
originaire  du  sens  et  à  la  manière  dont  il  circonscrit 
son  objet,  pour  concevoir  le  mobile  naturel  de  ces 
sortes  de  créations  ultérieures  qui,  dans  le  dévelop- 
pement des   facultés ,  paraissent  si  spontanées   et 


iio  m:    L  À PERCEPTION 

si  indépendantes   de  toute   impression    au  dehors. 

Il  règne  ici  une  analogie  bien  remarquable  entre 
les  notions  originaires  du  sens  du  toucher  actif,  telles 
que  celles  de  force  extérieure,  d'unité,  d'intensité, 
de  substances  conçues  objectivement,  et  les  mêmes 
idées  simples  prises  de  l'intime  réflexion  de  nos 
actes  ;  analogie  telle  que  le  jugement,  soit  qu'il  s'ap- 
plique aux  existences  étrangères,  soit  qu'il  se  replie 
sur  la  nôtre  propre,  repose  sur  deux  bases  égale- 
ment fixes,  transporte  à  l'une  ou  à  l'autre  certains 
attributs  fondamentaux,  et  les  affirme  de  deux  sujets 
semblables  ou  analogues  dans  leur  nature  propre, 
lorsqu'ils  se  trouvent  dépouillés  par  l'attention 
d'une  part ,  et  la  réflexion  de  l'autre ,  de  toutes  les 
formes  ou  modifications  accidentelles. 

Le  toucher  actif,  mettant  seul  l'individu  en  rap- 
port direct  avec  une  force  de  résistance  étrangère , 
donne  une  cause  extérieure  à  nos  modes  passifs  qui, 
sentis  ou  perçus  ainsi  comme  effets  des  corps,  sont 
dits  en  être  les  qualités  secondes.  Il  donne  aussi  un 
objet  fixe  à  ces  modes  fugitifs  et  variables ,  dont  le 
caractère  non  affectif  paraît  être  de  se  représenter 
ou  de  se  projeter  naturellement  au  devant  de  leur 
organe  comme  les  couleurs.  Ce  sens  enfin  donne 
seul  un  sujet  immédiat  aux  modes  qu'il  perçoit 
d'après  sa  construction  particulière, indivisiblement 
de  la  force  de  résistance  (quoique  nous  puissions 


IMMKDIA.TE.  I  l  I 

concevoir  une  division  de  cette  dernière  force,  perçue 
hors  de  tout  autre  mode  attributif). 

Les  modifications  affectives  qu'éprouve  l'individu 
dans  un  organe  externe,  en  même  temps  qu'il  perçoit 
ou  juge  la  présence  de  quelque  corps  extérieur,  ne 
sont  point  véritablement  rapportées  à  ce  dernier 
comme  objet  ni  sujet,  mais  seulement  comme  cause 
ou  force  modifiante.  C'est  ici  une  association  d'ha- 
bitude de  deux  impressions ,  ou  plutôt  d'une  impres- 
sion et  d'un  jugement  qui  diffèrent  essentiellement 
par  leur  caractère  hors  de  toute  association.  L'une 
garderait,  dans  le  sentiment  absolu  de  l'existence, 
la  propriété  affective  qui  lui  est  inhérente;  l'autre, 
se  fondant  sur  l'action  réciproque  de  deux  forces 
opposées,  n'en  conserverait  pas  moins  en  elle-même 
le  caractère  de  relation  qui  lui  est  propre.  L'im- 
pression affective  peut  donc  être ,  dans  ce  cas ,  aussi 
indépendante  de  la  perception  d'une  résistance  ou 
d'un  jugement ,  que  le  jugement  l'est  de  la  sensation. 

Il  est  des  modes  non  affectifs  qui,  n'étant  point 
non  plus  directement  associés  dans  l'origine  avec 
l'impression  d'une  force  ou  résistance ,  s'y  trouvent 
joints  dans  le  temps  et  l'accompagnent  toujours , 
quoiqu'ils  varient  sans  cesse,  pendant  que  cette 
force  reste  la  même.  De  tels  modes  se  rapportent 
au  corps  extérieur ,  non  plus  comme  cause  modi- 
fiante, mais  comme  objet  modifié  lui-même. 

Tl  est  enfin  des  qualités  que  les  métaphysiciens 


I  \  J.  Di     I,  IPEHCJ  1*1  ION 

ont  distinguées  sous  le  nom  de  premières,  qui  n'ont 

pu  être  perçues  que  dans  le  déploiement  de  notre 
action  propre,  et  la  réaction  d'une  force  directe- 
ment opposée;  qualités  constitutives  qui  ne  s'y  rap- 
portent point  comme  à  une  cause  modifiante  ni  même 
comme  à  un  objet  modifié,  mais  comme  attributs 
inséparables  du  sujet  ou  de  la  substance  ,  et  qui 
constituent  véritablement  notre  idée  complexe  de 
corps  extérieur. 

Le  jugement  qui  affirme  l'existence  d'une  cause 
extérieure  active ,  capable  de  produire  en  nous 
certaines  modifications  par  une  influence  quel- 
conque, comme  de  s'opposer  directement  à  notre 
effort,  s'associe  à  la  sensation,  mais  n'en  fait  point 
partie  intégrante ,  n'est  point  fondé  sur  elle. 

Lorsque  nous  disons  d'un  corps  qu'il  est  chaud 
ou  froid,  odorant  ou  savoureux,  nous  ne  faisons 
que  joindre  à  une  affection  actuelle  l'idée  de  corps 
ou  de  la  cause  extérieure ,  connue  d'après  l'expé- 
rience, par  des  attributs  qui  lui  sont  propres  ;  mais 
les  modes  affectifs  qui  ne  peuvent  jamais  se  rapporter 
qu'à  nous-mêmes  ou  à  une  partie  de  notre  organi- 
sation, n'entrent  point  réellement  dans  l'idée  du 
corps  extérieur,  ne  servent  pas  à  la  composer,  et  le 
verbe  ne  l'affirme  pas  non  plus  comme  circonstances 
ou  attributs  propres  d'un  sujet  ou  terme  étranger. 
L'existence  n'appartient  point  non  plus  à  ces  modes 
variables,  et  s'ils  étaient  isolés  comme  ils  le  sont 


IMMÉDIAT!:.  I  I  3 


hors  des  conditions  propres,  originelles  du  jugement, 
l'être  sentant  qui  les  subirait  ne  saurait  les  rapporter 
nia  aucune  partie  de  lui-même ,  ni  à  aucun  ternie 
comme  cause.  Au  contraire,  le  jugement  qui  affirme 
le  corps,  les  qualités  ou  attributs  qui  lui  sont  propres 
comme  étant  inséparables  de  la  force  de  résistance, 
les  rapporte  à  ce  corps  comme  siège  et  à  la  force 
substantielle  comme  au  propre  sujet  d'inhérence  en 
qui  ils  se  réalisent  hors  de  nous,  indépendamment 
de  la  connaissance  que  nous  en  prenons;  ce  sont 
les  effets  immédiats  ou  produits  directs  par  lesquels 
cette  force  étrangère  peut  uniquement  se  manifester 
à  nous;  elle  existe  dans  ses  effets  ou  ses  attributs, 
dans  les  phénomènes  de  l'étendue  et  des  formes  qui 
se  réalisent  en  elle.  Ici,  les  perceptions  corres- 
pondantes à  chacun  des  attributs  ou  modes  de  la 
résistance,  peuvent  être  dites  en  quelque  sorte 
renfermées  ou  enveloppées  dans  le  jugement  fonda- 
mental qui  établit  pour  nous  une  existence  étran- 
gère. L'attention  les  fait  ressortir  ou  les  sépare 
successivement  de  l'idée  totale  du  corps  :  ce  sont 
autant  de  circonstances  d'un  même  fait,  autant  de 
jugements  partiels  subordonnés  au  premier  de  tous, 
autant  de  rapports  sentis,  si  l'on  veut,  entre  un 
contenant  et  un  contenu.  Mais  il  reste  toujours  vrai 
que  le  jugement  fondamental  n'en  serait  pas  moins 
constitué ,  quand  même  la  force  simple  de  la  résis- 
tance serait  isolée  de  tous  ces  modes  circonstantiels 
HT.  8 


1 1/|  di    l'aperceftios 

que  notre  expérience  ajoute  ,  et  que  ia  forme 
actuelle  de  notre  organisation  ne  permet  pas  d'en 
séparer. 

Si  les  trois  manières  dont  les  modifications  ouïes 
qualités  se  rapportent  à  leurs  causes ,  objets  ou 
sujets,  eussent  été  bien  distinguées,  une  multitude 
de  questions  qui  ont  embarrassé  les  philosophes  et 
les  grammairiens,  relativement  aux  fonctions  du 
verbe  en  particulier ,  ne  seraient  peut-être  jamais 
nées  ;  mais  je  ne  puis  ici  qu'indiquer  un  point  de 
vue  qui  m'entraînerait  bien  loin ,  et  je  dis  en  ré- 
sumant : 

Il  est  des  affections  simples  en  nous-mêmes  qui 
sont  séparées  de  tout  jugement  d'existence ,  de  toute 
perception  de  rapport  quelconque.  L'effort  que 
nous  créons  et  les  modes  actifs  qui  en  résultent 
immédiatement,  d'une  part,  l'opposition  d'une  force 
que  nous  sentons  comme  extérieure,  et  les  modes 
qui  en  sont  inséparables,  d'autre  part,  sont  les 
seules  bases  fixes  et  les  mobiles  uniques  du  juge- 
ment indépendamment  de  tout  effet  sensitif  quel- 
conque. 

L'être  sentant  est  affecté  et  ne  juge  point  natu- 
rellement que  l'impression  a  son  siège  dans  un 
organe  ou  vient  d'une  cause  étrangère.  L'être  actif 
juge ,  même  sans  sentir  ou  être  affecté  du  dehors , 
que  tel  organe  est  le  terme  résistant  de  l'effort  ou 
le  siège  d'un  mouvement  qui  se  rapporte  de  lui- 


IMMEDIATE.  1  l  ;> 

même  à  la  cause  moi  qui  le  produit  et  le  veut.  Nous 
jugeons  également  et  nous  ne  sentons  point  l'exis- 
tence d'une  force  extérieure  qui  réagit  contre  la 
nôtre  et  produit  hors  de  nous  ou  sur  nous  certains 
effets  dont  l'ensemble  est  appelé  corps ,  et  dont  cetî  e 
force  est  la  substance  et,  pour  ainsi  dire,  l'âme  ou 
le  principe  d'unicité. 

Il  y  a  correspondance  parfaite  entre  les  modes 
actifs  intérieurs  rapportés  directement  au  moi  qui 
s'aperçoit  en  eux  comme  sujet  et  cause,  et  les  qua- 
lités premières  rapportées  à  la  force  extérieure 
comme  à  la  cause  qui  les  effectue  ou  au  sujet  qui  les 
renferme;  même  parité  entre  les  qualités  secondes, 
d'une  part,  et  les  affections  internes,  de  l'autre.  Le 
jugement  qui  rapporte  celles-là  à  une  substance 
extérieure  et  celles-ci  à  un  terme  organique,  est 
également  en  dehors  de  ces  impressions  et  ne 
s'associe  à  elles  que  par  l'intermédiaire  d'une  action 
déployée  ici  par  la  volonté  seule  sur  les  organes 
résistants  et  impressionnables ,  par  la  force  étran- 
gère qui  rencontre  celle  de  la  volonté  et  s'oppose 
à  elle  dans  les  mêmes  organes.  Dans  ce  dernier 
cas,  l'analyse  trouve  un  véritable  composé;  dans 
l'autre,  elle  ne  trouve  que  le  jugement  pur  et  simple 
dont  elle  s'attache  uniquement  à  reconnaître  les 
conditions  originelles. 

Les  qualités  secondes  ne  ressemblent  à  rien  qui 
soit  dans  les  corps  :  ce  sont  des  sensations  ou  des 


!  i6  de  l'apbrceptjoi 

effets  qui  servent  de  signes  à  leurs  causes.  Mais 
est-il  nécessaire  qu'il  y  ait  quelque  similitude  entre 
le  signe  et  la  chose  signifiée  ou  entre  l'effet  et  la 
cause,  pour  que  l'un  atteste  la  présence  actuelle  ou 
antérieure  de  l'autre ,  et  quel  parti  raisonnable 
l'idéalisme  pourrait-il  tirer  de  ce  prétendu  défaut 
de  ressemblance  ?  Quant  aux  qualités  premières , 
nous  ne  les  sentons  pas,  mais  nous  jugeons  qu'elles 
existent.  Reste  à  savoir  si  la  force  par  qui  elles  sont 
ne  nous  est  pas  manifestée  à  l'égal  de  la  notre  ou 
de  notre  existence  même;  et,  d'après  tout  ce  qu'on 
nous  dit,  il  ne  saurait  rester  de  doute.  Tout  ce  qui 
peut  être  dit  se  ressembler  en  nous  et  hors  de  nous, 
ce  sont  les  deux  forces  qui  s'opposent  l'une  à  l'autre. 
Les  deux  substances  portent  toutes  nos  affirmations 
de  modes  ou  de  qualités  ,  les  deux  causes  actives 
enfin  qui  réalisent  séparément  ou  dans  leur  concours 
les  phénomènes  objectifs  et  réfléchis  des  deux  exis- 
tences, et  leurs  modes  de  coordination  sont  iden- 
tiques. L'unité,  la  multiplicité,  l'identité,  conservées 
dans  la  succession  et  la  variété  des  modes,  con- 
viennent également  aux  deux  forces,  et  celle  que 
nous  appelons  substance  corporelle  n'est  pas  plus 
l'assemblage  des  qualités  sensibles  qui  la  mani- 
festent ,  que  le  moi  n'est  l'assemblage  de  toutes  les 
modifications  affectives  qui  se  succèdent  dans  le 
temps. 

L'origine  que  le  jugement  ou  l'idée  d'existence 


IMMEDIATE  f  J  y 

étrangère  prend  dans  les  fonctions  du  toucher  actif, 
et  la  manière  dont  il  en  dérive,  me  semble  prouver 
que  la  connaissance  ou  le  sentiment  d'existence  per- 
sonnelle et,  par  suite,  toutes  les  facultés  dont  nous 
avons  auparavant  présenté  l'analyse,  ne  sont  pas 
absolument  dépendantes  de  notre  commerce  avec 
le  inonde  extérieur,  ce  qui  revient  à  dire  que  la  ré- 
flexion a  son  mobile  propre  d'activité  intérieure, 
indépendante  de  tout  effet  de  représentation  objec- 
tive. Les  deux  ordres  de  connaissances  et  de  facultés 
demeurent  donc  toujours  distinctes  ,  quoique  unis 
par  les  liens  les  plus  étroits,  et,  sans  nous  élever 
jusqu'aux  cieux  ni  descendre  dans  les  abîmes,  nous 
pouvons  contempler  notre  pensée  (Cojvdillac). 

Ce  que  nous  venons  de  dire  sur  les  opérations  et 
les  idées  relatives  au  toucher,  confirme  donc  les 
analyses  des  autres  sens  ;  dans  l'exercice  particulier 
de  ceux-ci ,  il  pourrait  y  avoir  une  cause  des  modi- 
fications passives  supposée,  imaginée  ou  induite  du 
contraste  des  modes  perçus  avec  ou  par  l'action  vo- 
lontaire et  ensuite  hors  de  cette  action  :  une  telle 
cause  serait  conçue  par  privation  ou  négation  :  elle 
serait  ( — x).  Le  toucher  atteint  directement,  sinon 
cette  cause  en  elle-même,  du  moins  les  produits 
positifs  qui  la  représentent;  conçue  par  opposition 
à  la  force  volontaire ,  elle  est  ( —  a)  et  quoique  tou- 
jours.^) en  elle-même,  elle  se  détermine  par  des 
formes  représentables,  analogues  seulement  à  notre 


I  I  (S  J)i     L   kPBRCEPTIOS 

manière  de  percevoir  ou  de  connaître,  Procèdes 

hue,  et  non  ibis  amp/ius. 

En  tentant  de  rattacher  au  fait  primitif  l'organe 
de  ces  notions  amples,  constantes,  universelles  et 
nécessaires,  qui  servent  de  base  à  la  science  humaine, 
nous  combattons  à  la  fois  deux  systèmes  qui  ont 
également  favorisé  l'idéalisme  et  le  scepticisme  ,  sa- 
voir: Pinnéité  des  notions,  ou  leur  dérivation  logi- 
que soit  des  idées  sensibles,  soit  des  signes  conven- 
tionnels. Nous  disons  bien,  à  la  vérité,  que  les  no- 
tions de  la  substance ,  de  la  cause,  de  l'être,  de  l'un, 
du  même,  etc.,  commencent  au  sens;  mais  ce  sens 
est  celui  du  moi  primitif  qui  s'oppose  au  non-moi; 
le  sens  de  la  force  agit  successivement  sur  une  force 
étrangère  simple.  La  notion  originelle,  loin  d'avoir 
son  principe  ou  son  premier  mobile  dans  aucune 
impression  sensible  reçue  du  dehors,  est  au  con- 
traire obscurcie,  enveloppée  d'abord  par  tout  ce 
qui  est  sensitif,  et  ne  s'en  dégage  que  lentement  et 
par  une  suite  d'efforts  et  de  combinaisons  d'élé- 
ments qui  font  une  partie  essentielle  de  l'humanité. 

Maintenant,  nous  sommes  peut-être  mieux  en  état 
de  suivre  l'ordre  de  filiation  des  questions  pre- 
mières qui  ont  donné  lieu  aux  doutes  systématiques 
dont  le  philosophe  déjà  cité  (i)  a  tracé  l'ordre  de 
filiation  avec  une  rare  sagacité  et  un  esprit  d'analyse 
plus  rare  encore. 

(1)  M.  Ancillon. 


IMMÉDIATE.  I  iC) 

Première  question  :  «  Les  intuitions  donnent-elles 
à  l'homme  la  première  idée  d'une  réalité  objective 
indépendante  de  ses  représentations  et  cause  de  ses 
représentations?  »  (Essai  sur  le  Scepticisme,  p.  38.) 

R.  Il  résulte  de  nos  analyses  précédentes  que 
l'intuition  externe  simple ,  l'étendue  colorée,  par 
exemple  (à  part  la  résistance  ouïes  qualités  premières 
que  le  toucher  actif  ou  le  sens  de  l'effort  peut  seul 
y  rattacher) ,  a  en  elle-même  une  valeur  objective  , 
ou  plutôt,  qu'elle  constitue  à  elle  seule  l'objet  phé- 
noménique  qui  existe  à  son  titre,  comme  dit  si  bien 
Leibnitz,  hors  du  sujet  qui  le  perçoit.  Si  bien  que 
c'est  à  cette  intuition  elle-même  que  sont  attri- 
buées diverses  modifications  sensibles  ,  variables, 
telles  qu'odeurs,  saveurs,  sons,  chaleur,  froid,  etc., 
que  l'habitude  ou  l'expérience  répétée  apprend  à 
associer  à  l'intuition  étendue,  et  qui  deviennent  , 
comme  on  dit,  les  qualités  secondes  de  l'objet  phé- 
noménique.  Ainsi ,  l'odeur,  par  exemple ,  n'en  serait 
pas  moins  une  qualité  de  la  fleur  vue  à  distance, 
quand  même  il  n'y  aurait  pas  plus  de  réalité  que 
dans  l'arc-en-ciel ,  ou  dans  les  rayons  que  projette 
en  avant  la  surface  du  miroir  concave  dans  un  point 
de  l'espace  vide,  placé  entre  le  miroir  et  l'œil  du 
spectateur. 

Ainsi  pourrait  être  donné  à  nos  facultés  d'intui- 
tion externe  seules  ou  combinées  avec  les  sensations, 
tout  un  monde  complet  ayant  cette  réalité  phéno- 


I  !2()  DJ       L    M'i  l  H       :-l  !<)> 

ménique  qui  est  suffisante  aux  besoins  et  à  la  desti- 
nation d'un  être  réduit  à  sentir  et  a  se  mouvoir  ou 
à  réagir  en  conséquence  des  impressions  reeues. 

Mais  l'homme  a  la  notion  ou  l'idée  nécessaire 
d'une  réalité  objective  supérieure  ou  antérieure  aux 
phénomènes,  et  indépendante  d'eux;  et  cette  notion, 
loin  qu'elle  soit  donnée  primitivement  par  les  intui- 
tions ,  comme  dit  le  philosophe  cité ,  est  déguisée  , 
masquée  par  les  phénomènes  qui  l'enveloppent. 

Cette  idée,  d'une  réalité  absolue  nouménique 
dont  les  intuitions  n'offrent  que  les  apparences  ou 
les  signes ,  pourrait  être  acquise  ou  présente  à  l'en- 
tendement sans  aucun  intermédiaire  d'intuition  ou 
de  sensation,  et  serait  même  d'autant  plus  dis- 
tincte ou  plus  adéquate  que  le  sens  de  la  force 
s'appliquerait  à  la  résistance,  et  sentirait  immédia- 
tement une  autre  force  de  nature  simple  comme 
elle. 

Nous  sommes  conduits  par  là  à  la  deuxième  ques- 
tion: Comment  l'homme  a-t-il la  certitude  complète 
d'une  correspondance  ou  d'une  ressemblance  exacte 
entre  les  représentations  et  les  objets  réels  ? 

Si  l'on  n'entendait  parler  que  de  la  réalité  phé- 
noménique  des  objets ,  nous  venons  de  voir  qu'il 
n'y  aurait  pas  seulement  correspondance ,  mais  iden- 
tité absolue  entre  les  intuitions  et  les  objets  immé- 
diats. Mais  il  s'agit  de  la  réalité  absolue  des  nou- 
mènes  donnée  ou  acquise  par  des  moyens   d'une 


IMMEDIATE.  l'Ai 

toute  autre  analyse  que  celle  des  phénomènes  d'in- 
tuition directe  ou  sensible. 

Or,  comment  l'homme  sait-il  qu'il  existe  une  cor- 
respondance exacte  entre  ses  représentations  et  les 
objets  réels ,  entre  le  monde  des  phénomènes  et  ce- 
lui des  noumènes  ?  comment  peut-il  même  s'assurer 
qu'il  y  a  quelque  réalité  autre  que  celle  de  ses  in- 
tuitions ou  sensations  ?  qu'est-ce  que  nous  appelons 
réalité ,  sinon  un  assemblage  de  phénomènes  donnés 
ou  représentés  ainsi  par  les  sens  externes  et  grou- 
pés par  l'habitude  autour  d'une  intuition  sensible, 
telle  que  celle  d'étendue  visible  ou  tactile  ayant  seu- 
lement plus  de  fixité  que  les  autres,  etc.  ? 

Là  est  le  premier  doute  fondamental ,  celui  qui 
entraîne  la  ruine  complète  du  monde  des  réalités. 

Il  s'agissait  pour  le  résoudre,  de  répondre  à  cette 
question  première  :  Qu'est-ce  que  le  corps  ,  à  part 
toute  étendue  phénoménique  manifestée  ou  signi- 
fiée par  des  intuitions  ou  des  sensations  externes 
quelconques?  Quel  est  au  dehors  de  l'homme  le  su- 
jet proprement  substantiel,  durable  ,  identique  de 
toutes  les  qualités  ou  modes  perçus  à  ce  titre  ob- 
jectif? Cette  question  se  réfère  à  une  autre  anté- 
rieure :  quel  est  au  dedans  de  l'homme  le  propre 
sujet  des  attributions,  des  modes  de  son  existence 
perçus  au  titre  subjectif?  En  un  mot,  quelle  est  la 
relation  entre  le  sujet  et  l'objet  absolu?  comment 
l'un  peut-il  se  manifester  à  l'autre  autrement  que 


laa  de   i,  ai»k[k;j;i'tjo,\ 


comme  une  de  ses  créations  ou  des  produits  de  son 
activité  ? 

Ces  questions  peuvent  toutes  se  réduire  à  une 
seule,  au  premier  problème  de  la  philosophie  ,  qui 
ne  peut  trouver  son  principe  de  solution  ailleurs 
que  dans  un  fait  primitif  que  nos  analyses  précé- 
dentes spécifient  et  limitent,  celui  du  sens  de  l'ef- 
fort. 

Mais  pour  dégager  ce  fait  de  ce  qui  le  compose , 
et  trouver  les  vrais  éléments  primitifs  de  la  dualité, 
de  la  science  humaine,  ne  faut-il  pas  nécessairement 
procéder  par  l'abstraction,  et  l'abstraction  ne  trace- 
t-elle  pas  des  objets  artificiels  plutôt  qu'elle  ne 
découvre  les  réalités  existantes? 

Ici  il  s'agit  d'une  discussion  tout  autrement  gra\e 
que  les  questions  de  méthodes.  Il  s'agit  de  savoir 
si  le  monde  des  réalités  nouméniques  ne  se  com- 
pose que  de  points  abstraits ,  n'ayant  d'autre  valeur 
que  celle  des  signes  artificiels  des  formes  et  catégo- 
ries de  notre  création.  Il  s'agit  de  savoir  s'il  y  a  quel- 
que chose  ou  rien  hors  de  nos  phénomènes  ou  de 
notre  intelligence. 

Pour  résoudre  ce  terrible  doute ,  Rant  avait  d'a- 
bord saisi  un  moyen  qu'il  a  laissé  échapper  en  don- 
nant lui-même  au  scepticisme  des  armes  qui  sem- 
blaient destinées  à  le  combattre  avec  avantage.  Je 
veux  parler  d'une  distinction  extrêmement  impor- 
tante, quoique  méconnue  par  presque  tous  les  phi- 


IMMEDIATE.  i^.> 

losophes,  entre  deux  sortes  d'abstraits,  et,  par  suite, 
de  notions  universelles  et  nécessaires. 

Dans  son  premier  ouvrage ,  Rant  remarque  pro- 
fondément que  le  premier  soin  doit  être  de  bien 
préciser  le  sens  de  ce  mot  abstrait,  dans  la  crainte 
qu'on  n'altère  toutes  les  recherches  du  monde  intel- 
lectuel. 

L'abstrait  (abstracturri)  est  entendu  dans  le  sens 
passif  quand  l'attention,  concentrée  exclusivement 
sur  une  qualité  ou  une  force  particulière  d'un  tout 
objectif,  laisse  à  l'écart  tous  les  autres  éléments  de 
composition,  quoique  unis,  peut-être  d'une  manière 
indivisible,  à  celui  dont  l'esprit  et  le  sens  sont  actuel- 
lement saisis.  De  cette  sorte  de  morcellement  du  tout 
et  démise  à  part  de  chacun  de  ces  éléments  et  qualités 
comparées  à  d'autres  qualités  semblables  ou  analo- 
gues, abstraites  de  la  même  manière  d'objets  diffé- 
rents, résultent  les  idées  générales  et  les  abstraits, 
créations  de  l'esprit,  purs  artifices  de  l'esprit,  n'ayant 
que  la  valeur  logique  de  formes,  de  catégories,  etc., 
sans  aucune  réalité  objective. 

L'abstrait,  entendu  dans  le  sens  actif,  a  son  type 
primitif  dans  le  moi  et  se  fonde  uniquement  sur 
l'acte  de  réflexion  ;  cet  élément  réflexif  ne  fait  pas 
partie  intégrante  du  concret  objectif;  il  n'est  pas  de 
nature  homogène  avec  lui  ni  avec  aucune  des  qua- 
lités élémentaires  qui  le  constituent  comme  objet  de 
représentation  ;  on  ne  peut  donc  pas  dire  qu'il  en 


i  ±[\  \)\.  l'apergeptiou 

soit  abstrait;;  il  faut  dire  plutôt  que  c'est  Lui-même 
qui  s'est  abstrait  en  se  mettant  à  part  de  tout  ce  qui 
tient  à  lui  ou  de  ce  qui  en  vient,  ou  de  ce  qui  lui 
ressemble,  à  part  enfin  de  tout  mélange  sensible  ou 
passif. 

Cela  posé,  considérons  les  notions  abstraites 
exprimées  par  les  mots  êtres,  causes,  forces,  être 
simple,  un,  le  même,  nous  ne  trouverons  jamais 
qu'elles  puissent  être  abstraites  des  intuitions  ou  des 
composés  sensibles  comme  en  faisant  partie.  Tout 
au  contraire,  ce  qui  s'entend  de  ces  objets  phéno- 
méniques  analysés  jusque  dans  leurs  dernières  par- 
ties, n'est  jamais  conçu  autrement  que  comme  élé- 
ments d'intuition,  susceptibles  encore  d'être  repré- 
sentés à  l'imagination  ou  au  sens;  et,  là  où  cesse 
toute  représentation  possible ,  là  où  il  n'y  a  plus 
rien  à  voir,  à  toucher,  à  sentir,  tout  est  censé  anéanti  : 
ce  n'est  plus  que  le  vide ,  le  néant. 

Mais  là  précisément  où  finit  toute  existence  sen- 
sible ou  phénoménique ,  commence  la  réalité  de 
l'être  simple,  force,  cause,  unité  nouménique  delà 
notion  ou  du  concept  intellectuel  réflexif,  sous 
lequel  le  sujet  pensant  s'abstrait  lui-même  ou  abs- 
trait des  intuitions  quelconques,  des  éléments  d'une 
nature  homogène  à  la  sienne.  Ici,  c'est  l'abstrait 
vivant  ou  actif  comme  la  force  qui  a  son  type  dans 
le  sujet,  et  qui  se  réfléchit  en  quelque  sorte  dans 
l'objet,  où  elle  retrouve  l'unité,  la  simplicité,  l'indi- 


IMMÉDIATE.  12.5 

visibilité,  premiers  attributs  de  sa  nature.  En  attri- 
buant à  ces  concepts  ou  aux  notions  universelles  et 
nécessaires,  qui  sont  l'être,  la  cause,  la  substance, 
l'un,  le  même,  etc.,  une  pure  valeur  de  catégories 
ou  de  formes  inhérentes  à  l'entendement,  Rant  a 
autorisé  la  confusion  si  facile  et  si  funeste  à  la 
science  des  réalités ,  des  notions  et  des  idées  géné- 
rales; il  a  effacé  la  distinction  essentielle  qu'il  avait 
d'abord  si  heureusement  posée. 

Si  les  êtres  simples,  forces,  causes,  producteurs 
de  phénomènes  ou  sujets  d'attribution  de  tout  ce 
qui  varie  ou  se  représente  au  dehors ,  ne  sont  que 
des  formes  ou  catégories  sous  lesquelles  viennent  se 
ranger  tous  les  objets  d'un  monde  phénoménique  ; 
si,  à  part  ces  objets,  les  formes  ou  les  concepts 
intellectuels  qui  les  représentent,  sont  vides  de 
réalité  ou  n'ont  aucune  existence  en  soi,  il  ne  faut 
plus  parler  des  êtres  noumènes  comme  cachés  sous 
les  phénomènes  ou  les  objets  sensibles ,  et  ne  pou- 
vant se  manifester  par  aucun  moyen  tels  qu'ils  sont 
en  soi,  quoique  la  raison  conçoive  et  affirme  la 
nécessité  de  leur  existence.  Les  noumènes  ne  seront 
plus  des  éléments  indéterminés,  des  noumènes  x,  z, 
sous  toute  équation  possible ,  mais  de  véritables 
zéros.  Il  n'y  aura  d'existence  que  celle  des  phéno- 
mènes sous  les  conditions  de  l'espace  ou  du  temps 
(formes  de  la  sensibilité),  ou  des  catégories  de  rela- 
tion, substance,  mode,  cause  et  effet,  etc.  (formes 


l'A)  DE    L A WtRClPTIOH 

de  l'entendement  ).  Le  non-phénomène  ou  le  non- 
mène  équivaudra  au  non-existant.  De  là,  l'idéalisme 
d'une  part  ,1e  scepticisme  de  l'autre,  n'ont  qu'à  tirer 
les  conséquences ,  etc. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  Leibnitz  entendait  la  réalité 
des  êtres  simples  par  opposition  à  celle  des  phéno- 
mènes ou  des  objets  tels  qu'ils  se  représentent  sous 
certaines  formes  ou  modes  de  coordination ,  qui  ne 
peuvent  se  réduire  à  une  valeur  purement  subjec- 
tive ,  puisque  ce  sont  des  relations  nécessaires , 
immuables,  entre  les  objets  réels  ou  les  noumènes, 
dont  ils  supposent  l'existence  ?  quoiqu'ils  ne  la  con- 
stituent pas. 

Dans  ce  point  de  vue ,  l'abstraction  poussée  jus- 
qu'au dépouillement  complet  de  toutes  les  formes 
sensibles  d'un  tout  objectif,  bien  loin  de  détruire  le 
monde  des  réalités,  fait  au  contraire  ressortir  les 
seuls  éléments  sous  lesquels  il  est  donné  à  l'esprit 
de  l'homme  de  le  saisir  ou  de  l'entendre. 

Dans  ses  premières  méditations  sur  la  Connais- 
sance, la  Vérité  et  les  Idées,  Leibnitz  demande  s'il 
est  donné  à  l'homme  de  pousser  l'analyse  des  no- 
tions jusqu'à  ces  premiers  possibles,  ces  éléments 
purs  et  irrésolubles  qui  sont  identiques  avec  les 
attributs  ou  les  idées  de  Dieu  même,  et  il  n'ose  pas 
encore  assurer  que  l'esprit  humain  soit  doué  d'une 
telle  puissance. 

Mais  si  le  concept  intellectuel  n'atteint  pas  jus- 


IMMÉDIATE.  \'Xr'J 

qu'à  ces  données  abstraites,  qui  sont  les  premiers 
simples  ou  idées  de  Dieu,  du  moins  il  peut  arri- 
ver, par  un  progrès  d'analyse  intellectuelle  qui  at- 
teste la  force ,  jusqu'aux  relations  de  ces  êtres  sim- 
ples; car  il  ne  répugne  pas  que  les  idées  de  ces 
relations  ne  puissent  en  effet  être  dans  l'esprit  de 
l'homme,  tout  limité  qu'il  est  en  puissance,  autre- 
ment qu'elles  ne  sont  dans  l'intelligence  infinie  qui 
connaît  seul  les  êtres  comme  ils  sont ,  comme  elle 
les  a  faits  dans  le  nombre,  le  poids  et  la  mesure. 

En  pénétrant  dans  les  relations  des  êtres  simples 
à  l'infini ,  l'esprit  de  l'homme  imite  en  quelque 
sorte  l'éternel  géomètre;  il  se  conforme  à  la  pensée 
divine  autant  qu'il  est  possible  à  une  intelligence 
finie  de  se  conformer  au  modèle  dont  elle  est 
l'image. 

Mais  ce  qu'aucune  pensée  humaine  ne  saurait 
atteindre,  c'est  le  secret  même  de  la  création  des 
êtres  simples,  substances  ou  forces,  éléments 
simples  du  monde  réel  dont  les  composés  seuls 
peuvent  se  manifester  à  nous  sous  les  apparences 
de  ce  monde  phénoménique  visible,  dont  les  objets 
mêmes  sont  encore  modifiés,  changés,  variés  de 
toutes  manières,  en  passant  par  les  milieux  sensibles 
qui  leur  impriment  leurs  couleurs  et  leurs  formes 
variées. 

Aussi  l'étendue  colorée,  modifiée  de  toute  ma- 
nière, qui  se  représente  à  nos  sens  externes,  doit- 


l'Jttt  Di     L'APSRCEPfflOlf 

elle  ou  peut-elle  être  ramenée  au  monde  des  réalités 

accessibles  à  l'entendement  seul  et  non  aux  sens, 
tant  que  cette  étendue  est  résolue  par  la  pensée  en 
unités  numériques,  en  forces  ou  êtres  simples,  qui 
n'offrent  plus  aucune  prise  à  la  vue  ou  au  toucher, 
mais  qui  peuvent  encore  être  conçus  comme  ayant 
entre  eux,  et  hors  de  la  pensée,  ces  rapports  ou 
modes  de  coordination  sous  lesquels  ils  se  repré- 
sentent au  sujet  pensant. 

Les  rapports  ou  modes  de  coordination  dont  il 
s'agit,  ne  dépendent  nullement,  en  effet,  de  la  na- 
ture même  des  intuitions  ou  des  objets  phénomé- 
niques  qui  y  prennent  leurs  formes  perceptibles. 
Aussi,  les  rapports  d'étendue,  de  figure,  de  nombre, 
peuvent-ils  toujours  s'abstraire  comme  notions  ou 
concepts  intellectuels  de  tous  les  objets  sensibles 
déterminés,  et  constituer  à  eux  seuls  les  éléments 
d'une  certitude  d'autant  plus  infaillible  qu'elle  ne 
saisit  les  êtres  que  sous  des  notions  simples  et  uni- 
verselles. 

La  science  mathématique,  formée  de  ces  éléments 
intellectuels,  n'est  pas  la  science  des  êtres  nou- 
mènes  ou  des  êtres  réels,  mais  celle  des  relations 
que  nous  percevons  entre  les  phénomènes  donnés 
par  intuition. 

C'est  à  la  physique  générale  exacte,  ou  à  la  méta- 
physique, en  tant  que  science  de  l'objectivité  abso- 
lue ,  qu'appartient  le  grand  problème  des  existences 


IMMEDIATE.  120) 

des  noumèncs.  Mais  l'existence  de  ce  problème  se 
fonde  sur  la  nature  même  des  facultés  humaines, 
ou  de  celle  de  notre  connaissance  objective  ou  sub- 
jective. 

Il  est  certain  que  la  métaphysique  ne  peut  renon- 
cer à  déterminer  à  priori  ce  que  sont  en  eux-mêmes 
les  êtres,  les  objets  réels  ou  causes  des  intuitions; 
mais,  à  partir  du  fait  primitif  ou  de  la  manifesta- 
tion du  sujet  et  de  l'objet  de  la  conscience ,  il 
n'est  pas  impossible  à  la  métaphysique  de  déter- 
miner ce  que  les  objets  réels  doivent  être  en  eux- 
mêmes,  ou  quelles  relations,  quels  modes  d'arran- 
gement et  de  coordination  doivent  nécessairement 
exister  entre  les  êtres  simples  pour  que  telles  intui- 
tions puissent  avoir  lieu  ou  que  tels  rapports  soient 
perçus  directement  entre  ces  phénomènes;  et  c'est  ce 
problème  dont  nous  avons  tenté  sinon  de  résoudre  , 
du  moins  de  mieux  éclaircir  les  conditions  ou  poser 
les  données. 

Du  point  où  nous  sommes  arrivés,  nous  pouvons 
mieux  juger  de  l'espèce  d'inconséquence  où  Leibnitz 
lui-même  s'est  laissé  entraîner  sur  les  caractères  de 
ce  qu'il  distingue  sous  les  titres  de  perceptions  obs- 
cures ou  claires,  confuses  ou  distinctes,  inadé- 
quates ou  adéquates. 

Il  semble,   dans  sa  théorie,  qu'une  perception 
pourrait ,  tour  à  tour ,  différente  de  nature  ou  de 
conditions  organiques,  prendre  successivement  ces 
III.  9 


l3o  DE     I     WMIHJ  J'TION 

divers  caractères  ;  et  c'est  là  même  ce  qui  lui  fait  éta- 
blir une  sorte  d'égalité  de  nature  entre  toutes  c< ts 
monades  dont  chacune  est  censée  représenter  l'uni- 
vers entier  à  sa  manière,  et  avec  cette  différence  in- 
finie, il  est  vrai  de  le  dire,  que  ce  qui  est  représenté 
confusément  dans  la  monade  du  dernier  des  ani- 
maux, est  représenté  d'une  manière  éminemment 
distincte  et  adéquate  dans  l'intelligence  suprême. 

Mais  il  fallait  entendre  que  la  sensation  affective 
par  exemple,  différant  de  l'intuition  tant  par  la  na- 
ture des  conditions  organiques  que  des  facultés 
sensitives  ou  perceptives  qui  s'y  rapportent,  il  ne 
saurait  y  avoir  de  passage  possible  de  l'une  à  l'autre. 
Si  tous  nos  sens  externes  et  internes  étaient  confor- 
més de  manière  à  ne  recevoir  que  les  impressions 
les  plus  subtiles  de  la  nature  et  à  les  transmettre  di- 
rectement au  centre  dans  l'ordre  régulier  d'arrange- 
ment où  ils  sont  réunis ,  nous  n'aurions  que  des 
intuitions ,  sans  aucune  affection  de  plaisir  ou  de 
douleur  immédiate  ;  il  n'y  aurait  alors  que  des  plai- 
sirs ou  des  peines  de  réflexion  ou  de  comparaison 
consécutivement  à  l'exercice  de  quelque  faculté 
active  ;  la  partie  animale,  l'âme  sensitive  de  l'homme 
n'existerait  pas  ;  ce  serait  une  toute  autre  nature. 
De  même  l'intuition,  claire  pour  les  sens  comme 
intuition,  ne  saurait  se  transformer  en  idée  distincte 
ou  notion  adéquate,  correspondante  aux  éléments 
de  l'étendue  ou  des  modes  de  coordination  des  uni- 


IMMÉDIA  LE.  iSl 

tés  numériques  qui  se  trouvent  confondues  sous 
l'unité  représentative  ou  intuitive  totale,  sans  que 
le  monde  phénoménique  ne  disparût  complètement 
avec  les  intuitions  qui  le  représentent,  pour  faire 
place  au  monde  des  êtres  réels  perceptibles  alcis 
seulement  à  une  sorte  de  sens  intellectuel  ;  et  aussi 
la  nature  de  la  connaissance  humaine ,  telle  qu'elle 
est ,  serait  encore  complètement  changée. 

Dans  cette  hypothèse ,  à  la  vérité ,  il  y  aurait  tou- 
jours quelque  chose  de  commun  entre  les  objets  des 
deux  mondes  intellectuels  et  phénoméniques ,  sa- 
voir ,  les  modes  de  coordination  dans  l'espace  et  le 
temps  qui  ne  dépendent  pas  de  la  nature  des  élé- 
ments coordonnés  ;  les  relations  de  nombre ,  de 
figures,  de  distance,  de  mouvement,  de  tout  ce  qui 
a  son  type  dans  l'un  ou  l'autre  terme  simple  de 
l'effort:  de  là  résulte  aussi,  d'une  part,  ce  qu'on 
peut  dire  de  vrai  de  la  correspondance  ou  ressem- 
blance existante  entre  nos  intuitions  phénoméni- 
ques et  la  réalité  des  êtres  ,  ou  entre  les  représenta- 
tions des  objets  et  la  réalité  même  de  ces  objets , 
ou  encore,  entre  ce  qu'on  appelle  les  qualités  se- 
condes et  les  qualités  premières  des  objets. 

Leibnitz  dit  que ,  lorsque  la  personne ,  la  cause  , 
est  intelligible  ou  se  peut  expliquer  distinctement , 
elle  doit  être  comptée  parmi  les  qualités  premières, 
mais  que  lorsqu'elle  n'est  que  sensible  ou  ne  donne 


1^2  DE    LAPEHCEPTIOH 

qu'une  idée  confuse,  il  faut  la  mettre  parmi  les  qua- 
lités secondes. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer,  ajoute-t-il,  que  ces  idées 
de  couleurs ,  de  douleurs ,  soient  arbitraires  et  sans 
rapport  ou  connexion  naturelle  avec  leurs  causes; 
je  dirai  plutôt  qu'il  y  a  une  manière  de  ressem- 
blance, non  pas  entière  et  pour  ainsi  dire  interminis, 
mais  expressive,  ou  une  manière  de  rapport  d'or- 
dre, comme  une  ellipse  et  une  parabole  ressemblent 
au  cercle  dont  elles  sont  la  projection ,  puisqu'il  y 
a  un  certain  rapport  entre  ce  qui  est  projeté  et  la 
projection,  chaque  point  de  l'un  répondant,  sui- 
vant une  certaine  relation,  à  chaque  point  de  l'autre. 

Résumons  les  détails  de  cette  longue  analyse. 

La  réalité  objective  ne  peut  appartenir  ou  s'attri- 
buer : 

i0  Ni  aux  sensations;  caria  douleur  et  le  plaisir 
variant  dans  les  différents  êtres  organisés  sentant, 
et  dans  le  même  homme  à  chaque  instant,  ne  sau- 
raient faire  partie  de  la  constitution  individuelle 
identique  et  constante  du  moi  qui  perçoit  ces  modes 
en  même  temps  que  son  existence. 

2°  Ni  aux  intuitions  externes  qui  ont  leur  sorte 
de  réalité  phénoménique,  à  part  la  réalité  objective 
absolue  qui  s'associe  aux  intuitions  pour  leur  don- 
ner un  corps,  mais  qui  a  toujours  hors  de  ces 
intuitions,  hors  de  tout  ce  qui  est  sensible,  son  fon- 
dement et  son  principe  invariable. 


IMMÉDIAT**  !  '33 

3°  Ni  aux  idées  générales  formées  par  la  compa- 
raison d'éléments  analogues  ou  semblables,  abstraits 
des  intuitions  dont  ils  retiennent  toujours  la  na- 
ture. 

L'homme  s'assure  autrement  que  ces  sortes  d'ab- 
straits sont  de  purs  ouvrages  ude  son  esprit,  des 
classifications  qu'il  étend  ou  resserre  à  son  gré,  qui 
n'ont  enfin  par  elles-mêmes  qu'une  valeur  de  forme 
dont  le  fond  a  besoin  d'être  emprunté  d'ailleurs. 

L'idéalisme  et  le  scepticisme  ont  tous  deux  raison 
contre  une  philosophie  qui  prétend  tout  réduire 
aux  sensations  et  aux  intuitions,  quoiqu'elle  admette 
d'ailleurs  une  réalité  objective  dont  il  est  impos- 
sible de  dire  ce  qu'elle  est ,  d'où  elle  vient ,  en  quoi 
elle  consiste,  en  ce  que  ceux-ci  étendent  aux  idées 
générales ,  aux  catégories  artificielles  la  réalité  ob- 
jective qui  appartient,  aux  notions  que  l'homme  ne 
fait  pas,  mais  qu'il  trouve  toutes  faites;  de  plus,  en 
ce  qu'ils  confondent  sans  cesse  dans  les  notions 
mêmes  des  êtres  substantiels  ou  causes  le  ratio 
essendi  avec  le  ratio  cognoscendi. 

Restent  enfin  les  notions  universelles  et  néces- 
saires, dont  il  s'agit  de  déterminer  l'origine  et  la 
nature  pour  donner  une  solution  quelconque  posi- 
tive ou  négative,  mais  incontestablement  vraie,  du 
grand  problème  de  la  philosophie,  et  prononcer 
enfin  sur  le  caractère  réel  ou  phénoménique  de  la 
connaissance  humaine. 


\'M\  "'•    i/m»  r.ci  pi  k.\ 

Cette  question  fond, -un  en  ta  le  de  la  métaphysique 
en  suppose  une  autre  préjudicielle  qui  repose  elle- 
même  sur  un  fait  primitif,  antécédent,  psycholo- 
gique, véritablement  premier  dans  l'ordre  des  faits 
d'expérience  intérieure  seul  adopté  par  l'analyse. 

On  a  demandé  si  les  qualités  que  le  toucher 
découvre  dans  les  corps,  qui  paraissent  les  consti- 
tuer, l'étendue,  la  figure,  l'impénétrabilité,  etc., 
ne  seraient  pas  aussi  de  simples  rapports  des  êtres  à 
nous  comme  les  sensations  du  doux,  de  l'amer,  du 
chaud  ,  du  froid ,  etc. ,  et  on  a  prétendu  que  la  thèse 
et  l'antithèse  pourraient  être  soutenues  avec  un 
avantage  égal. 

C'est  dire  que  ce  qui  est  constamment  le  même 
est  égal  à  ce  qui  varie  sans  cesse  ;  que  ce  qui  est 
senti  dans  l'organisation  comme  modes  agréables  ou 
désagréables  de  l'existence  propre,  ne  diffère  pas 
de  ce  qui  est  représenté  au  dehors  sans  aucun  mé- 
lange de  plaisir  ou  de  peine;  que  ce  qui  est  fixe  dans 
un  lieu  de  l'étendue  impénétrable,  est  le  même  que 
ce  qui  est  mobile  ou  flottant  dans  l'espace  vide  ; 
enfin ,  que  cette  force  agissante  que  l'homme  appelle 
son  moi,  est  identique  à  cette  force  antagoniste 
résistante  et  morte  qui  l'empêche  et  le  limite ,  et 
qu'il  appelle  corps  étranger,  non-moi. 

L'autorité  du  sens  intime  est  pour  ceux  qui  sou- 
tiennent la  réalité  objective  des  qualités  premières 
qui  se  manifestent  par  le   sens  de  l'effort  dont  le 


MOréDIATE.  |35 

loucher  n'est  qu'un  organe ,  et  cela  indépendam- 
ment de  toute  impression  même  du  dehors  sur  les 
sens  externes,  de  tout  ce  qui  a  le  caractère  de  sen- 
sation ou  même  d'intuition. 

L'on  peut  donc  dire  que,  si  les  qualités  premières 
des  corps  sont  de  simples  rapports  des  êtres  à  nous, 
on  ne  peut  douter  du  moins ,  et  toutes  les  distinc- 
tions analytiques  le  prouvent  manifestement ,  que 
ce  ne  sont  pas  des  rapports  comme  les  autres , 
comme  ceux  qui  constituent  les  différentes  espèces 
de  sensations  et  d'intuitions  externes  purement  phé- 
noméniques  et  abstraites  de  la  résistance. 

Dès  qu'on  admet ,  de  plus ,  que  ces  qualités  pre- 
mières des  corps  sont  des  rapports  des  êtres  à  nous, 
ou  que  les  idées ,  les  notions  que  nous  avons  du 
corps  ou  force  ,  résistance  simple,  non-moi,  séparée 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui ,  ne  sont  que  les  résul- 
tats de  ces  rapports,  on  reconnaît  et  on  affirme  du 
moins  ces  êtres  réellement  existants ;  manifestés  ou 
conçus  directement  par  un  sens  actif  et  sous  les 
rapports  immédiats  que  ce  sens  peut  avoir  avec  les 
êtres  ou  que  les  êtres  peuvent  avoir  avec  lui. 

L'existence  du  monde  extérieur  est  donc  garantie 
par  le  fait  de  conscience  ,  qui  serait  autre  si  le  corps 
n'existait  pas,  et  ne  peut  être  ce  qu'il  est  qu'autant 
que  les  objets  du  monde  extérieur  ont  entre  eux  et 
avec  lui  les  rapports  constants  et  immuables,  con- 
ditions nécessaires  de  toute  idée  objective. 


i3G  J)K   i/aim;j:ci  i*iio, 

A  l'exercice  du  sens  de  l'effort  qui  saisit  une 
résistance  ou  force  opposée  ,  se  rattachent  ces  prin- 
cipes ou  notions  d'objets  absolus  qui  différent  essen- 
tiellement des  idées  générales  et  ne  doivent  pas  se 
confondre  avec  l'abstraction ,  à  moins  qu'on  ne 
distingue  l'abstrait  actif  qui  se  réfléchit  du  sujet  à 
l'objet,  et  l'abstrait  passif  produit  de  la  comparaison 
d'éléments  phénoméniques  sensibles ,  etc. 

Ces  notions  sont  les  conditions  premières  de 
tout  jugement,  de  toute  pensée;  mais,  pour  pro- 
noncer sur  leur  réalité  ou  la  nature  de  leur  réalité , 
il  fallait  rechercher  leur  origine  ,  et  cette  origine 
est  obscure  et  cachée.  Viennent -elles  de  l'objet? 
Viennent-elles  du  sujet  exclusivement?  Ne  sont-elles 
pas  plutôt  le  produit  de  l'action  et  réaction  com- 
binée de  l'une  et  de  l'autre  ?  Dans  quelle  proportion 
concourent-ils  l'un  et  l'autre  à  former  le  principe  ? 
Nous  avons  cherché  à  déterminer  ces  questions ,  en 
remontant  à  une  causalité  primitive,  identique  au 
fait  de  la  conscience  du  moi ,  principe  de  toutes  les 
notions  qui  ne  sauraient  être  sans  lui ,  quoiqu'il 
puisse  être  sans  elles. 

Enfin ,  de  ce  principe  seul  peuvent  se  déduire  les 
caractères  de  simplicité ,  de  nécessité  et  d'universa- 
lité des  notions.  Si  elles  ont  leur  type  dans  le  moi, 
il  ne  faut  plus  demander  d'où  leur  vient  ce  caractère 
singulier  qui  les  distingue  éminemment  de  toutes 
les  idées  comparatives.  Mais  le  moi  lui-même ,  la 


IMMÉDIAT!.  l3^ 

source  des  principes,  tient  à  un  principe  plus  haut 
que  lui ,  savoir  à  une  raison  suprême  (logos).  Cette 
raison  est  la  lumière  qui  n'est  pas  celle  de  l'homme, 
dont  il  jouit  par  réflexion  et  ne  l'a  pas  en  propre, 
comme  les  corps  extérieurs  qui  réfléchissent  la 
lumière  et  ne  sont  pas  lumineux  par  eux-mêmes; 
et,  s'ils  étaient  tous  lumineux,  nous  ne  les  verrions 
pas.  Demander  quelle  créance  mérite  la  raison 
entendue  dans  ce  sens  élevé ,  c'est  demander  quelle 
créance  nous  pouvons  ajouter  au  monde  visible, 
quand  nous  croyons  d'ailleurs  que  ce  monde  existe. 


CONSIDERATIONS 

SUR  LES  PRINCIPES  D*UNE  DIVISION 

DES  FAITS  PSYCHOLOGIQUES  ET  PHYSIOLOGIQUES 

à  l'occasion  du  livre  de  M.  Bérard , 

INTITULÉ   : 

DOCTRINE  DES  RAPPORTS  DU  PHYSIQUE  ET  DU  MORAL. 

(Paris,  1823.) 


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CONSIDÉRATIONS 


SUB  LES  PRINCIPES  D'UNE  DIVISION 


DES  FAITS  PSYCHOLOGIQUES  ET  PHYSIOLOGIQUES 


Newton  disait  :  O  physique,  préserve-toi  de  la  mé- 
taphysique !  Cet  homme  célèbre,  doué  du  génie  des 
sciences  naturelles ,  appréciait  à  sa  juste  valeur  l'ap- 
plication d'une  méthode  qui  ne  tendait  à  rien  moins 
qu'à  saisir  la  nature  comme  par  une  sorte  de  divina- 
tion, et  à  assigner  les  lois  qui  régissent  le  monde 
extérieur,  par  la  seule  méthode  d'hypothèses,  de 
principes  abstraits  ou  de  raisonnements  à  priori. 

Mais  s'il  existe  un  monde  dont  tous  les  éléments 
ou  les  faits  échappent  à  tous  nos  moyens  d'observa- 
tions extérieurs ,  et  ne  tombent  que  sous  un  sens 
intime  ;  si  les  faits  de  cet  ordre ,  supérieurs  à  tout 
ce  qui  se  présente  à  titre  de  phénomènes,  anté- 
rieurs à  tout  procédé  artificiel  de  raisonnement, 
sont  les  vrais,  les  seuls  principes  de  la  science  et 


l/|'2  DIVISIOiN     DES    FAITS 

bien  spécialement  de  celle  de  l'homme  intellectuel 
et  moral;  celui  qui  se  serait  livré  à  cette  étude  inté- 
rieure, qui ,  travaillant  à  constater  les  faits  primitifs 
de  sens  intime,  à  les  prendre  à  leur  source,  à  les 
distinguer  de  tout  ce  qui  n'est  pas  eux,  et  de 
tout  ce  mélange  du  dehors  qui  les  complique  et  les 
altère,  celui-là  ne  serait -il  pas  en  droit  de  s'écrier 
à  son  tour,  et  peut-être  avec  plus  de  fondement  que 
Newton  :  O  psychologie,  ô  morale,  gardez-vous  de  la 
physique,  gardez-vous  même  delà  physiologie! 

Et  cette  seconde  recommandation  ne  se  justifierait- 
elle  pas  aussi  bien,  pour  le  moins,  que  la  première, 
si  l'on  considérait  d'abord  historiquement  ce  que 
l'union  ou  le  mélange  des  deux  sciences  a  pu  avoir 
d'avantageux  ou  de  nuisible  à  la  psychologie  ou  à 
la  morale  en  particulier  ? 

Combien  le  danger  d'un  tel  mélange  ne  devien- 
drait-il pas  plus  frappant  encore  si  l'on  venait  à  re- 
connaître que  la  division  naturelle  des  deux  sciences 
n'est  autre ,  dans  son  principe ,  que  celle  des  deux 
mondes  séparés  par  un  abîme. 

Le  monde  de  la  nécessité,  où  le  fatum,  gouverne 
les  êtres  qui  suivent  invariablement,  et  à  leur  insu, 
la  route  qui  leur  est  tracée;  et  celui  de  la  liberté,  où 
la  prévoyance  (i)  et  l'activité  éclairées  de  l'esprit 

(-1)  Quod  in  corpore  est  fatum  in  animo  est  providentiel.  Leibnitz 
opéra,  tom.  IL 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ll\'5 

dirigent  les  êtres  intelligents  et  moraux  vers  un  but 
qu'ils  veulent,  par  des  moyens  qu'ils  connaissent 
comme  étant  en  leur  pouvoir. 

Tout  est  contraste  en  effet  entre  ces  deux  mondes, 
par  suite,  entre  les  deux  ordres  de  faits  qui  les  consti- 
tuent, entre  les  points  de  vue  sous  lesquels  ils  se  mani- 
festent, et  par  la  diverse  manière  dont  ils  peuvent  être 
étudiés  et  analysés  dans  leurs  élémens  et  surtout  dans 
les  besoins  auxquels  ils  s'approprient;  besoins  d'une 
nature  qui  ne  demande  qu'à  sentir  et  ne  connaît  rien, 
n'aspire  à  rien  qu'à  ce  qui  peut  se  voir,  se  toucher; 
besoins  d'une  nature  intelligente  qui  vient  de  plus 
haut,  qui  tend  plus  haut  que  ce  qui  touche  ou  flatte 
les  sens,  ou  ce  qui  peut  se  représenter  ou  se  figurer 
par  des  sensations  ou  des  images. 

Pour  effacer  ces  contrastes  et  ramener  à  l'unité 
ces  deux  ordres  de  faits,  ou  les  deux  sciences  qui 
s'y  rapportent,  on  dira  sans  doute,  que  l'activité, 
l'intelligence,  la  force  vivante  est  partout  également 
et  se  manifeste  à  la  fois  dans  les  deux  mondes  à  qui 
sait  ou  qui  peut  l'y  voir. 

Mais  l'antithèse  reste  toujours  entre  la  force  ac- 
tive qui  se  connaît,  soit  qu'elle  commande,  soit 
qu'elle  obéisse,  et  la  force  aveugle  qui  suit  néces- 
sairement une  première  direction  imprimée,  entraî- 
nant à  sa  suite  des  effets  aveugles  comme  elle,  entre 
la  force  qui  est  en  dedans,  pour  ainsi  dire,  des  pro- 
duits phénoméniques  en  qui  elle  se  manifeste,  et 


\l\l\  division    DES    FAITS 

celle  qui  ne  se  représente  qu'au  dehors  des  phéno- 
mènes extérieurs. 

Telle  est  la  ligne  de  démarcation  absolue  qui 
sépare  à  jamais  les  sciences  physiques  et  morales 
en  général,  et  bien  spécialement  la  science  des  êtres 
organisés  vivants  et  sentants,  la  physiologie,  et  la 
science  intérieure  des  êtres  intelligents  et  actifs, 
moraux  et  libres,  la  psychologie  ou  la  morale. 

Telle  est  aussi  la  source  trop  féconde  des  illu- 
sions systématiques  et  des  abus  graves  qu'amène  et 
qu'amènera  toujours  la  confusion  et  le  mélange  des 
deux  espèces  d'idées  ,  de  signes  du  langage  et  de 
procédés  méthodiques  respectivement  appropriés  à 
l'une  et  à  l'autre  de  ces  deux  branches  d'études. 

Parcourez  en  effet  tous  les  ouvrages  des  physio- 
logistes les  plus  célèbres,  depuis  Stahl  jusqu'à  Ca- 
banis, qui  ont  cru  pouvoir  ramener  les  deux  sciences 
à  une  seule ,  et  l'impuissance  manifeste  de  tous  les 
efforts  du  génie,  pour  renverser  l'éternel  mur  de  sé- 
paration, ne  servirait  qu'à  montrer  combien  la  bar- 
rière est  invincible,  à  quels  dangers,  à  quels  écarts 
s'exposent  ceux  qui  veulent  la  forcer.  Les  ouvrages 
même  de  la  science  physiologique  riches  d'observa- 
tions curieuses,  intéressantes  et  véritablement  in- 
structives ,  tant  qu'ils  restent  dans  les  limites  de 
leur  compétence,  comment  se  fait -il  qu'ils  n'of- 
frent ,  quand  ils  sortent  de  ces  limites ,  que  des  hy- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  I  f\  r> 

potlièses  vides   ou   contradictoires,  des    fantômes 
chimériques  et  sans  consistance  ? 

Le  nouvel  ouvrage,  publié  par  un  savant  physio- 
logiste sur  les  rapports  du  physique  et  du  moral  de 
l'homme,  semblerait  avoir  été  conçu  précisément 
dans  la  pensée  d'éloigner  les  dangers  et  les  abus  de 
la  confusion  de  principes  que  nous  venons  d'indi- 
quer, en  posant  une  ligne  de  démarcation  précise 
entre  les  deux  ordres  de  phénomènes,  les  uns  phy- 
siologiques, les  autres  intellectuels  et  moraux.  «  Dé- 
sormais ,  dit  M.  Bérard,  dans  ses  prolégomènes,  la 
science  de  l'homme  doit  reposer  sur  la  distinction 
de  deux  ordres  de  phénomènes  comme  sur  une  base 
immuable.  Telle  est  la  condition  de  l'existence  de  la 
métaphysique  et  de  la  physiologie  comme  sciences.» 

En  effet,  si  les  deux  sciences  étaient  analogues  et 
s'il  n'y  en  avait  qu'une  seule,  comme  on  le  suppose, 
dans  les  deux  systèmes  opposés  de  l'animisme  et  du 
matérialisme,  comment  y  aurait-il  à  chercher  encore 
les  rapports  du  physique  et  du  moral? 

Il  s'agit  donc,  ajoute-t-il ,  de  séparer  les  phéno- 
mènes moraux  des  phénomènes  vitaux;  d'indiquer 
dans  chaque  opération  intellectuelle  et  morale,  ce 
qui  appartient  au  moi  et  ce  qui  appartient  à  la  vie; 
d'établir  ainsi,  d'après  les  faits  et  leur  interprétation 
légitime ,  les  rapports  généraux  du  physique  et  du 
moral;  enfin  de  rendre  la  physiologie  et  la  méta- 
physique à  elles-mêmes;  de  poser  leurs  bases  et 
III.  10 


i/|()  DIVISION     Dis    FAITS 

leurs  limites  respectives,  e1  <lc  prévenir  a  jamais, 
s'il  est  possible,  ces  usurpations  réciproques  qui 
ont  nui  d'une  manière  incontestable  à  leurs  progrès. 

Jusqu'à  quel  point  l'auteur  a-t-il  atteint  le  Lut 
fixé  par  lui-même  dans  les  prolégomènes  de  son 
ouvrage?  Nous  n'aurions  qu'à  lui  voter  des  hom- 
mages de  reconnaissance  au  nom  des  amis  de  la 
morale,  en  nous  réjouissant  de  voir  complètement 
réalisé  un  projet  tel  que  nous  l'avions  nous-mème 
conçu  il  y  a  plusieurs  années,  et  exécuté  en  partie 
dans  deux  mémoires  académiques  qui  n'ont  été 
encore  publiés  que  par  fragments. 

Mais  si  cet  objetimportant,  loin  de  se  trouver  rempli 
par  la  nouvelle  doctrine  de  M.  Bérard ,  se  trouve ,  au 
contraire,  plus  reculé  et  tout  à  fait  altéré  ;  si  le  projet 
de  division  des  sciences  physiologiques  et  morales , 
loin  de  satisfaire  aux  besoins  actuels  des  deux 
sciences  tels  qu'il  les  reconnaît  lui-même,  n'est 
propre  qu'à  établir  une  confusion  encore  plus 
grande  et  de  transporter  la  psychologie  dans  la  phy- 
siologie, à  peu  près  à  la  manière  de  Stahl,  alors  les 
intérêts  de  la  science  de  l'homme  moral ,  l'estime 
même  due  à  l'auteur,  le  prix  qu'on  doit  attacher  à 
ses  excellentes  intentions  et  aux  profondes  connais- 
sances annoncées  par  son  ouvrage ,  nous  imposent 
le  devoir  de  rappeler  les  principes  d'une  autre  doc- 
trine des  rapports  du  physique  et  du  moral,  et  de 
les  opposer  à  la  sienne. 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  I  [\~j 

Je  veux  parler  d'un  cours  public,  commencé  à 
l'École  de  médecine  en  1821,  sur  les  caractères  et 
le  traitement  de  l'aliénation  mentale,  par  M.  le  doc- 
teur Royer-Collard.  Ce  digne  et  savant  professeur 
avait  été  conduit,  par  la  nature  de  son  sujet,  à  dis- 
tinguer et  à  faire  la  part  exacte  du  physique  ou  de 
la  physiologie  proprement  dite,  et  celle  du  moral , 
ou  de  la  psychologie  dans  les  phénomènes  qu'offrent 
les  différentes  espèces  d'aliénations  de  l'esprit  qu'il 
était  appelé  à  décrire  et  à  caractériser. 

Dans  cette  vue,  M.  Royer-Collard  ,  prenant  d'a- 
bord ses  jeunes  auditeurs  au  point  où  ils  en  étaient, 
parcourait  avec  eux  le  tableau  général  et  sommaire 
de  toutes  les  connaissances  anatomiques  et  physio- 
logiques dont  ils  étaient  en  possession 

Arrivé  au  bout ,  il  leur  demandait  s'ils  pouvaient 
bien  croire  que  ce  fût  là  l'homme  tout  entier, 
l'homme  non  seulement  tel  qu'il  se  voit  en  dehors, 
comme  on  voit  ou  se  représente  les  autres  objets  , 
mais  l'homme  tel  qu'il  est  pour  lui-même  ou  tel 
qu'il  se  manifeste  intérieurement  à  l'œil  de  la  con- 
science ,  distinct  de  tout  objet  externe  et  distinct  des 
organes  qui  lui  sont  propres,  et  auquel  il  rapporte 
ce  qui  affecte  sa  sensibilité. 

Là ,  il  développait  à  leurs  réflexions  ces  faits  pri- 
mitifs qui  n'ont  que  le  moi  pour  témoin ,  auteur 
et  juge. 

Ainsi  se  trouvait  posé  nettement  le  point  où  la 


r/|8  i>i\isio.\    dis    FAITS 

psychologie  commence  et  où  la  physiologie  s'arrête, 
savoir ,  au  fait  de  conscience ,  au  premier  exercice 
d'une  libre  activité ,  au  premier  vouloir  et  non 
au  premier  exercice  de  l'organisation  animale.  Tout 
ce  qui  était  au-delà,  y  compris  les  affections  et 
les  déterminations  purement  instinctives;  tout  ce 
qui  peut  être  rangé  sous  le  titre  de  sensibilité  vitale, 
avec  laquelle  il  ne  faut  pas  confondre  la  perceptibi- 
lité humaine,  formait  le  domaine  physique,  le 
champ  propre  à  la  physiologie  médicale. 

Cette  physiologie  a  pour  objet  le  corps  vivant.  Le 
cours  sur  l'aliénation  mentale  s'élevait  plus  haut. 
En  décrivant  les  caractères  de  cette  terrible  maladie, 
qui  atteint  la  vie  morale  jusque  dans  son  principe 
et  sa  source,  et  qui  peut  tuer  l'homme  en  laissant 
vivre  l'animal,  cet  excellent  professeur  donnait  à  ses 
élèves,  avec  les  vrais  caractères  de  l'aliénation  men- 
tale, les  moyens  les  plus  propres  à  guérir  ou  à  pré- 
venir en  eux-mêmes  la  plus  funeste  de  ces  maladies, 
je  veux  parler  du  matérialisme ,  qui  est  bien  une 
maladie  de  l'âme,  une  aberration  funeste  des  esprits, 
où  se  laissent  si  aisément  entraîner  ceux  qui  se  sont 
toujours  exclusivement  attachés  à  une  seule  face  de 
la  nature  humaine,  à  la  face  extérieure  qui  sert 
d'enveloppe  à  la  personne,  mais  qui  n'est  pas  elle. 

Dans  la  disposition  actuelle  des  esprits  et  l'état 
de  la  science  ou  de  l'enseignement  médical ,  un  cours 
public ,  fait  dans  l'esprit  et  le  but  que  s'était  pro- 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  lfy 

posé  cet  honorable  professeur ,  était  certainement 
le  plus  grand  service  qu'il  fût  possible  de  rendre  à 
la  science  physiologique,  et,  en  même  temps,  à  la 
philosophie  et  à  la  morale ,  qui  se  rattache  toujours 
nécessairement  aux  idées  religieuses,  si  elle  ne  les 
a  pas  prises  pour  base. 

Je  ne  crains  point  de  rien  exagérer  en  considé- 
rant la  suspension  du  cours  que  je  viens  d'indiquer, 
comme  une  véritable  calamité  pour  les  vrais  amis 
de  la  morale ,  de  la  religion ,  de  la  véritable  philo- 
sophie ,  dont  il  faut  se  presser  de  poser  les  bases 
dans  l'esprit  de  la  jeunesse ,  pour  qu'elle  apprenne 
mieux  que  la  génération  précédente  à  vivre  de  la 
vie  de  l'esprit. 


(  Lacune  d'une  ou  deux  pages.) 

C'est  bien  vainement  que  les  physiciens,  fidèles  à 
la  voix  de  Newton ,  essaieraient  de  proscrire  la  mé- 
taphysique et  s'invitent  réciproquement  à  s'en  pré- 
server. La  métaphysique  est  plus  forte  qu'eux;  elle 
les  domine  et  leur  donne  des  lois,  quoi  qu'ils 
fassent. 

Pourquoi  sont-ils  obligés  de  coordonner  leurs 
idées  sur  un  certain  plan  commun  aux  esprits  les 
plus  avancés  comme  les  plus  bornés  dans  leur  déve- 
loppement? 


1  5o  DIVISION     DIS    JAITS 


Pourquoi  ces  formules  du  jugement  communes 
au  philosophe  qui  réfléchit  sur  les  mystères  qu'il 

suppose  en  lui  dans  son  intelligence,  et  à  l'ignorant 
ou  au  sauvage  qui  bégaie  les  éléments  du  langage? 

Pourquoi  enfin  ces  formes,  ces  catégories  univer- 
selles ,  qu'on  trouve  dans  tous  les  idiomes,  en  même 
nombre,  et  qu'il  est  impossible  à  l'esprit  humain 
de  changer,  de  resserrer  ou  d'étendre,  parce  qu'elles 
ne  sont  pas  son  ouvrage  comme  les  premières  classes 
artificielles  des  idées  générales  et  complexes  qu'il 
invente  pour  sa  commodité  et  dans  des  vues  de 
systèmes  arbitraires  ? 

C'est  qu'en  effet,  si  les  langues  une  fois  formées, 
devenues  comme  les  instruments  nécessaires  de  la 
pensée ,  donnent  leur  empreinte  et  leur  forme  à 
l'esprit  qui  tourne  sans  cesse ,  depuis  l'origine , 
comme  dans  un  moule  artificiel ,  il  est  impossible 
aussi  de  ne  pas  reconnaître  que  la  pensée  où  l'intel- 
ligence humaine  a  ses  lois  naturelles,  ses  formes 
essentielles  propres  et  inhérentes,  qu'on  doit  trou- 
ver nécessairement  empreintes  dans  les  signes  étran- 
gers au  moyen  desquels  elle  se  manifeste  au  dehors 
par  la  parole  articulée ,  et  à  elle-même  par  cette 
parole  intérieure,  qui  est  avant  toute  idée,  toute 
expression  de  pensée  :  Et  piinciplo  erat  verbum. 

Tout  langage  exprime  en  effet,  à  sa  manière,  la 
distinction  réelle  et  fondamentale  que  l'esprit  hu- 
main fait  nécessairement  dès  qu'il  pense,  entre  le 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  I  5l 

sujet  et  l'attribut,  la  cause  et  l'effet.  Toute  langue 
a  un  mot  pour  exprimer  le  lien  substantiel  (  vin- 
culum  substantielle)  qui  unit  les  deux  termes  indi- 
visibles, quoique  distincts  l'un  de  l'antre  :  ce  mot 
sacramentel  de  l'existence,  le  verbe,  est  la  raison 
même  qui  s'annonce  ou  se  manifeste  par  ce  signe 
qu'elle  seule  peut  donner,  a  un  sens  qu'elle  peut 
seule  concevoir  ou  enfanter,  comme  produit  de  sa 
force  active ,  qui  est  sa  propre  substance. 

La  pensée  humaine  offre  ainsi  une  sorte  d'expli- 
cation d'un  profond  mystère  que  nous  aurons  occa- 
sion ailleurs  de  rattacher,  d'exprimer  sous  des  vérités 
psychologiques. 

Otez  ce  verbe  et  il  n'y  a  plus  de  sujet  distinct  de 
l'attribut,  plus  de  notion  ni  de  substance,  plus  de 
jugement  ou  de  pensée,  et  par  ià  même  plus  de 
parole;  car  l'homme  doué  d'un  esprit  intelligent 
ne  pense  pas  parce  qu'il  parle ,  mais  il  parle  parce 
qu'il  pense  (i).  Les  pures  images,  les  sensations 
d'une  vie  animale ,  ne  sont  pas  la  pensée. 

La  métaphysique  ne  diffère  pas  de  l'instinct  de 
l'être  intelligent,  et  si  elle  ne  commençait  pas  à  être 
un  instinct  elle  ne  pourrait  devenir  une  science; 

(1)  La  formule  de  M.  de  Bonald  est  un  non-sens  ;  la  pensée  et  la 
parole  internes  sont  identiques  et  contemporaines  dans  un  esprit 
lini  ou  qui  a  un  commencement  comme  celui  de  l'homme;  penser 
la  parole  intérieure ,  c'est  penser  la  pensée  ;  parler  sa  pensée,  c'est 
mettre  en  dehors,  par  un  signe,  cette  parole  intérieure,  c'est 
parler  sa  parole  ;  jeu  de  mots  qni  n'apprend  rien  ,  ne  dit  rien. 


j5'Jt  DIVISION      DES     l    MIS 


bien  plus,  il  n'existerait  aucune  science  possible. 

Aussi,  dès  qu'il  vient  à  paraître  quelqu'un  de 
ces  esprits  supérieurs  destinés  à  remuer  le  inonde 
des  idées  jusque  dans  ses  fondements ,  pour  con- 
struire un  nouvel  édifice,  il  s'attache  d'abord  à 
cette  métaphysique  première;  c'est  l'instinct  même 
de  l'intelligence  qu'il  cherche  à  saisir  et  à  prendre 
sur  le  fait,  afin  d'imiter  son  œuvre,  ou  pour  le  per- 
fectionner et  l'étendre  en  lui  donnant  des  lois. 

Tous  ces  grands  esprits  qui  ont  exercé  sur  leur 
siècle  la  puissance  du  génie,  ont  été  en  effet,  avant 
tout,  de  profonds  métaphysiciens. 

En  étudiant  l'histoire  de  la  philosophie  dans  des 
vues  un  peu  plus  approfondies  que  des  érudits  qui 
se  sont  attachés  à  cette  étude  si  importante  et  si 
curieuse,  je  crois  qu'on  parviendrait  à  s'assurer  que 
la  principale  et  la  seule  différence  réelle  qui  existe 
entre  les  systèmes  dont  on  ne  juge  souvent  que  par 
des  formes  superficielles,  tient  uniquement  à  la  dif- 
férence des  notions  premières  qui  leur  ont  respec- 
tivement servi  de  base ,  et  ont  la  force  ou  la  vertu 
secrète  inconnue  à  ceux  mêmes  qui  les  emploient 
exclusivement,  de  déterminer  à  leur  insu  les  modes 
de  coordination  de  toutes  les  idées  qui  sont  venues 
s'y  subordonner,  et  par  là  tout  le  plan,  toute  la 
direction,  tout  l'esprit  du  système. 

L'analyse  des  principaux  systèmes ,  faite  dans  cet 
esprit  et  poussée  jusqu'aux  principes  ou  aux  pre- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1 53 

mières  notions  qui  ont  servi  de  point  de  départ , 
prouverait,  je  crois,  manifestement,  i°que  ces  prin- 
cipes sont  réellement  deux  en  nombre  (  substance 
et  force  )  et  que  toutes  les  doctrines  de  philosophie 
anciennes  et  modernes  sont  celles  que  l'esprit  de 
l'homme,  travaillant  sur  lui-même  et  parcourant  en 
tous  sens  ce  monde  intérieur  dont  il  dispose,  a  tou- 
jours ramenées  à  l'un  ou  à  l'autre  modèle,  sans 
qu'il  puisse  jamais  s'en  écarter;  i°  que  les  systèmes 
les  plus  divers  en  apparence,  les  plus  opposés  même 
par  leurs  procédés  logiques  et  leurs  formes  exté- 
rieures, s'ils  s'appuient  sur  un  même  principe  ex- 
clusif, tel  que  la  substance  passive,  ont  au  fond 
même  caractère ,  même  tendance,  et  pourraient  être 
rangés  dans  la  même  classe;  tandis  que  d'autres 
doctrines  qui  semblent  se  rapprocher  et  s'identifier 
presque  par  la  communauté  des  idées  ou  des  expres- 
sions ,  s'ils  partent  de  deux  principes  aussi  divers 
que  le  sont  réellement  la  substance  et  la  force , 
s'éloignent  les  uns  des  autres  par  des  conséquences 
qui  échappent  aux  esprits  trompés  par  l'analogie  des 
formes  du  langage,  et  appartiennent  à  des  classes 
séparées. 

Ne  pouvant  qu'indiquer  le  but  d'un  travail  qui 
n'entre  pas  expressément  dans  l'objet  de  cet  ouvrage, 
je  me  bornerai  à  comparer,  sous  le  rapport  des 
principes,  les  deux  systèmes  de  métaphysique  qui 
planent  encore  de  haut  sur  toutes  les  doctrines  de 


l54  DIVISION    DFS    FAITS 

la  philosophie  moderne,  qui  viennent  se  rattacher 
et  sont  respectivement  subordonnées  à  l'un  ou  à 
l'autre. 

Je  veux  parler,  i°  du  système  de  Descartes,  qui 
tient  à  l'aristotélisme  par  la  nature  de  son  principe 
ou  la  notion  de  substance  passive,  purement  modi- 
fiable, douée  de  réceptivité,  et  i°  du  système  de 
Leibnitz ,  qui  tient  au  platonicisme  par  le  principe 
de  la  force. 


(Lacune  d'une  page.) 

Dans  l'ordre  des  notions  qu'une  métaphysique 
naturelle  suggère  à  l'esprit  humain  et  l'entraîne  à 
appliquer  hors  de  lui ,  les  premières  sont  celles  de 
cause,  de  force.  Elles  sont  l'ouvrage  d'une  sorte  d'in- 
spiration dont  la  puissance  s'ignore  complètement 
elle-même  et  n'en  a,  par  là  même,  que  plus  d'ascen- 
dant et  de  force. 

Dans  les  premières  langues  poétiques  ,  tout  vit, 
tout  est  animé ,  les  formes  du  langage  sont  toutes 
vivantes  comme  la  pensée  qui  ne  tend  qu'à  se  mani- 
fester comme  à  se  retrouver  partout  au  dehors 
avant  d'avoir  fait  sur  elle-même  un  retour  qui  doit 
lui  révéler  plus  tard  un  monde  moins  poétique. 

Quand  le  langage ,  d'accord  avec  l'imagination 
donne  une  âme  à   tout  ce  qui  se  meut,  comment 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  1  55 

l'esprit  concevrait-il  des  phénomènes  séparés  des 
causes  ;  comment  les  confondrait-il  avec  des  qualités 
passives  d'objets  morts  ? 

Ce  n'est  pas  alors  que  l'on  peut  craindre  de  mul- 
tiplier les  noms  de  causes  occultes  ou  d'employer  la 
forme  active  dans  un  langage  destiné  à  transmettre 
avec  les  premières  images  des  inspirations  sponta- 
nées comme  elles. 

C'est  sous  cette  influence  que  naquit  la  philoso- 
phie platonicienne  comme  une  lueur  éclatante  et 
pure  qui  luit  encore  à  travers  les  siècles. 

Avant  déjuger  la  multiplicité  des  causes  occultes, 
admises  dans  l'école  platonicienne,  il  faut  examiner 
sérieusement  ce  que  la  philosophie  moderne  a 
à  gagner  en  s'en  préservant.  S'il  est  vrai  que  la 
notion  nécessaire  de  cause  ne  peut  cesser  d'être 
présente  au  sujet  pensant  pas  plus  qu'il  ne  peut 
cesser  d'être  présent  à  lui-même,  à  quoi  bon  faire 
violence  à  la  nature  et  dissimuler  sous  des  formes 
artificielles,  une  notion  qui  conserve  toujours,  quoi 
qu'on  fasse,  sa  valeur  réelle  au  fond  de  la  pensée  ? 

De  ce  qu'on  a  raison  de  s'interdire  des  recherches 
bien  vaines  en  effet  sur  l'essence  des  causes  ou  des 
forces  productives  des  phénomènes  qui  se  représen- 
tent aux  sens  externes ,  s'ensuit-il  qu'on  doive  ou 
qu'on  puisse  éluder  l'application  du  principe  de  la 
causalité  ou  écarter  de  la  recherche  ou  de  l'obser- 
vation des  faits  de  la  nature-  tout  emploi  de  l'idée 


I  56  DIVISION   DES    FAITS 

de  force  comme  illusoire  ou  dangereux?  Est-ce  qu'il 
n'y  a  pas  un  sens,  un  mode  d'observation  intérieure 
où  la  force  est  donnée  immédiatement  à  titre  de  fait 
primitif?  Et  lorsque  nous  l'avons  prise  en  nous- 
mêmes  là  où  elle  est  bien  véritablement }  pourquoi 
rejetterions-nous  comme  une  illusion  ou  un  préjugé 
d'habitude  [Humé)  la  croyance  nécessaire  et  invin- 
cible qui  nous  force  à  en  transporter  une  pareille 
au  dehors  à  des  êtres  que  nous  ne  pouvons  voir  ni 
toucher  immédiatement,  pas  plus  que  nous  ne  voyons 
et  sentons  en  elle-même  la  force  motrice  qui  agit 
sur  nos  membres? 

Certainement,  appliquer  la  loi  de  causalité  aux  phé- 
nomènes, appeler  leur  cause  efficiente  par  son  nom  , 
ce  n'est  pas  expliquer  ces  phénomènes  ;  au  con- 
traire, c'est  montrer  clairement  qu'il  faut  renoncer 
à  toute  explication  hypothétique  comme  terme  con- 
tradictoire. 

En  effet,  tout  ce  qui  se  sent,  tout  ce  qui  com- 
mence à  apparaître  et  disparaître  aux  sens  externes, 
a  bien  nécessairement  une  cause;  et  quoiqu'elle  soit 
invisible  en  elle-même,  tous  les  hommes  le  jugent, 
le  croient,  et  les  savants,  comme  les  ignorants,  ne 
peuvent  se  dispenser  de  le  croire;  il  y  a  connexion 
immédiate,  corrélation  nécessaire  entre  la  représen- 
tation de  l'effet  et  la  nature  de  la  cause;  mais,  pour 
que  l'une  pût  servir  à  expliquer  l'autre ,  il  faudrait 
qu'il  y  eût  homogénéité  de  nature  entre  les  deux 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1 57 

termes  de  la  relation,  ou  que  l'idée  de  la  cause  sup- 
posée complexe  pût  être  résolue  en  éléments  sem- 
blables ou  identiques  au  fait  dont  il  s'agit;  aussi, 
par  exemple ,  la  physique  de  Descartes  prétendait 
expliquer  tous  les  phénomènes. 

Pourquoi  ?  parce  que  le  système  de  ce  grand  mé- 
taphysicien avait  exclu  le  principe  de  causalité  et 
nié  formellement  toute  causalité  efficiente  de  la 
nature ,  hors  Dieu. 

Le  monde  des  êtres  matériels  ne  se  compose  que 
d'éléments  homogènes  formant,  par  leurs  combi- 
naisons,  des  touts  qu'il  s'agissait  seulement  de  ré- 
soudre dans  leurs  parties  pour  les  recomposer  ou 
créer  de  nouveau. 

Mais  fait-on  intervenir  la  force  ou  s'agit-il  même 
de  déterminer  le  rapport  d'union  entre  ces  sub- 
stances immatérielles  et  matérielles,  chacune  pas- 
sive ou  modifiable  à  sa  manière  ? 

En  ce  cas,  on  renonce  à  toute  explication.  Aussi 
Descartes  ne  tente-t-il  pas  même  d'expliquer  l'union 
ou  la  correspondance  des  idées,  sentiments  ou  dé- 
sirs de  l'âme  avec  les  mouvements  du  corps. 

L'hypothèse  de  l'occasionalisme ,  qui  remonte  à 
Dieu,  seule  cause  efficiente,  comme  intermédiaire 
essentiel  entre  le  désir  spirituel  et  le  mouvement 
corporel,  loin  d'être  une  explication,  annonce  bien 
plutôt  l'impossibilité  sentie  d'expliquer  la  commu- 
nication ou  l'action  réciproque  des  substances.  Ce 


I  58  DIVISION      DIS     FAI!  s 

qu'on  explique,  c'est  donc  toujours  et  uniquement 
un  mode  par  un  autre  mode ,  ou  un  effet  par  un 
autre  effet  homogène,  une  suite  de  mouvements 
coordonnés  par  un  premier  mouvement,  une  com- 
binaison de  formes  ou  de  figures  nuisibles  par  une 
première  forme  qui  ne  l'est  pas. 

Avant  tout,  observer  les  faits  exactement  dans  tous 
leurs  détails  nécessaires  pour  les  classer  ou  les  coor- 
donner par  rapport  à  un  premier  fait;  ensuite  poser 
les  lois  générales,  c'est-à-dire  encore,  observer  ou 
calculer  les  rapports  les  plus  généraux  que  les  pre- 
mières classes  ont  entre  elles,  etc.;  voilà  toute  la 
méthode  de  Bacon ,  appropriée  aux  sciences  natu- 
relles ou  physiques  :  l'observation  et  l'induction 
sont  les  deux  pivots  sur  qui  tout  roule  :  il  ne  s'agit 
plus  de  ces  hypothèses  explicatives  dont  se  formait 
toute  la  physique  cartésienne;  comme  la  méthode 
recommande  expressément  de  faire  abstraction  des 
causes,  c'est  comme  si  elles  n'existaient  pas. 

Sous  ce  point  fondamental,  la  philosophie  de 
Bacon  semblait  se  rattacher  au  système  de  Des- 
cartes; mais  le  philosophe  anglais  n'était  pas  méta- 
physicien ;  il  fut  frappé  des  abus  qu'une  méthode 
vicieuse  avait  introduits  dans  les  sciences  naturelles; 
il  sentit  très-bien  qu'il  fallait  faire  une  réforme  com- 
plète, une  révolution  totale  dans  les  principes  ou  le 
langage  à  partir  des  premiers  fondements,  pour  que 
ces  sciences,  sortant  de  l'ornière  scolastique ,  pus- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES  I  f)0, 

sent  faire  quelques  pas  en  avant;  de  là  la  nécessité 
de  tout  recommencer,  à  partir  des  premières  et  des 
plus  simples  observations  des  phénomènes ,  de  ne 
marcher  qu'en  s'appuyant  à  chaque  pas  sur  l'expé- 
rience répétée  ou  sur  une  induction  sage  et  justifiée 
par  l'observation  des  phénomènes. 

D'heureux  et  éclatants  succès,  depuis  Bacon  jus- 
qu'à nos  jours,  ont  justifié  l'excellence  de  cette  mé- 
thode dans  ses  applications  aux  sciences  physiques, 
qui  par  leurs  progrès  toujours  croissants,  semblent 
prêts  à  conquérir  !e  champ  entier  de  l'intelligence. 

Mais  en  attirant  dans  le  domaine  de  la  physique 
les  sciences  morales,  et  spécialement  celle  dont 
l'objet  est  l'homme  tout  entier,  la  méthode  de 
Bacon  a-t-elle  été  aussi  heureuse?  ne  pourrait-on 
pas  dire  plutôt  qu'il  y  a  compensation  entre  les 
biens  qu'elle  a  produits ,  les  progrès  réels  qu'elle  a 
semés  dans  le  monde  physique,  et  le  mal  qu'elle  a 
produit,  la  fausse  direction  qu'elle  a  donnée  dans  le 
monde  moral  ? 

Si  l'on  peut  dire  en  un  certain  sens  que  la  science 
de  l'homme  moral,  comme  toute  autre,  doit  com- 
mencer par  l'observation,  comme  la  physique,  du 
moins  est-il  bien  nécessaire  de  reconnaître  qu'il  y  a 
deux  modes  ou  genres  d'observations,  dont  l'une 
est  exclusivement  appropriée  à  la  science  propre  du 
sujet,  qui  peut  seule  lui  révéler  ce  qui  est  en  lui,  de 
lui  ou  lui-même,  et  le  distinguer  précisément  de 


l6o  DIVISION     DIS     FANS 

tout  ce  qui  n'est  pas  lui  ou  ne  lui  appartient  pas, 
fût-ce  même  la  sensation. 

Cette  observation  est-elle  bien  le  premier  pas  de 
la  science  du  sujet  pensant?  Le  fait  primitif,  le  pre- 
mier acte  libre  que  saisit  la  conscience  et  qui  con- 
stitue la  personne  humaine,  le  moi,  n'est-il  pas  avant 
l'observation  même  ou  avant  la  réflexion  qui  le  con- 
state ,  le  délimite  et  ne  le  crée  pas  ? 

Si  l'objet  n'est  donné  que  par  l'observation  du 
sens  externe  dirigé  vers  lui,  le  moi  est  donné  immé- 
diatement à  lui-même  par  son  existence  indivisible 
et  sa  propre  aperception;  distinction  effacée  par  la 
méthode  de  Bacon,  qui  fait  commencer  toute  science 
au  monde  extérieur. 

Autre  chose  est  d'observer  les  phénomènes, 
comme  effets  produits  par  une  cause,  ou  les  ob- 
server comme  propriétés,  modes  inhérents  à  une 
substance.  Les  moyens  de  les  observer  ne  sont  pas 
les  mêmes  dans  l'un  et  dans  l'autre  de  ces  points 
de  vue.  La  méthode  de  Bacon  n'a  pas  besoin  encore 
de  faire  cette  distinction,  ou  de  chercher  le  fonde- 
ment réel  qu'elle  a  dans  le  principe  ou  le  fait  pri- 
mitif sur  lequel  repose  toute  science  humaine. 

Le  naturaliste,  qui  classe  les  objets  d'après  l'ana- 
logie de  leurs  propriétés  ou  qualités  permanentes, 
ou  d'après  les  modifications  phénoméniques ,  les 
qualités  secondaires  qui  s'y  manifestent  dans  telle 
circonstance  ou  par  telle  sorte  d'action,  n'a  pas  à 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  l6l 

s'occuper  des  causes  ou  des  forces  qui  peuvent  pro- 
duire ces  modifications  ;  ce  ne  sont  pas  là  des  élé- 
ments qui  entrent  dans  la  classification  ou  qui  en 
forment  les  titres  réels. 

Mais  à  part  les  sciences  naturelles,  qui  se  bornent 
à  décrire  et  à  classer  les  êtres  matériels ,  comme 
l'histoire  naturelle  proprement  dite,  l'anatomie,  la 
botanique,  qui  sont  aussi  les  plus  à  l'abri  du  danger 
des  hypothèses,  toutes  les  fois  que  la  physique  con- 
sidère les  corps  en  mouvement  animés  de  forces  qu'ils 
paraissent  se  communiquer  ou  se  transmettre  dés 
uns  aux  autres  selon  des  rapports  déterminés  d'es- 
pace, de  temps  ou  de  vitesse,  on  ne  peut  faire  abstrac- 
tion totale  des  causes  en  considérant  les  forces  mou- 
vantes comme  des  propriétés  inhérentes  aux  corps 
et  susceptibles  d'être  représentées  avec  eux  comme 
en  faisant  partie.  C'est,  en  un  mot ,  confondre  ce 
qui  est  proprement  dynamique   ou  potentiel  avec 
ce  qui  est  purement  mécanique  et  que  l'imagination 
peut  concevoir  comme  résultat  de  l'arrangement 
des  pièces  de  la  machine. 

On  ne  peut,  dis-je,  confondre  sous  les  mêmes 
signes  deux  ordres  d'idées  ou  de  faits  aussi  essen- 
tiellement distincts ,  sans  tomber  dans  des  erreurs 
graves,  ou  sans  mettre  souvent  des  hypothèses  arbi- 
traires à  la  place  des  véritables  lois  de  la  nature* 

La  physique  de  Descartes  en  fournit  une  multi- 
tude d'exemples.  On  sait  comment  ce  génie  systé- 
III.  n 


162  DIVISION    DES    FAITS 

matique  fut  induit  en  cireur  sur  les  véritables  lois 
du  mouvement,  trouvées  plus  tard,  moins  par  l'ob- 
servation et  le  calcul,  que  par  des  considérations 
rationnelles  sur  la  nature  même  des  forces  mou- 
vantes. 

Leibnitz  le  premier  saisit  le  principe  d'une  science 
toute  dynamique,  qui  liait  les  deux  mondes  et  les 
mettait  en  accord  ;  il  ouvrait  ainsi  à  la  physique  une 
magnifique  route,  dont  les  idées  mécaniques,  tou- 
jours dominantes,  ont  seules  détourné  les  esprits. 

A  quelque  hauteur  que  s'élèvent  les  sciences  ma- 
thématiques et  physiques  à  l'époque  actuelle,  si 
elles  étaient  ramenées  dans  la  même  voie  par  une 
philosophie  autre  que  celle  qui  domine  aujourd'hui, 
peut-être  reconnaîtraient -elles,  dans  leur  marche 
actuelle,  plusieurs  écarts  à  rectifier;  peut-être  la 
dynamique  du  monde  matériel  reposerait-elle  sur 
d'autres  bases ,  et  reconnaîtrait  des  lois  nouvelles. 

Mais  c'est  surtout  dans  l'explication  des  phé- 
nomènes physiologiques  qu'il  y  aurait  erreur  et 
illusion  très-dangereuse  à  nous  ramener  au  méca- 
nisme ou  à  l'organisme ,  c'est-à-dire  aux  modes  d'ar- 
rangement et  de  connexion  des  parties ,  en  faisant 
abstraction  des  causes  ou  des  vraies  forces  motrices, 
une  ou  plusieurs.  Car  ainsi  la  physiologie  n'existe 
plus,  et  son  nom  même  doit  disparaître;  il  ne  faut 
plus  parler  des  lois  spéciales  des  corps  vivants; 
tout  est  à  l'automatisme,  au  mécanisme  universel. 


PSYCHOLOGIQUES    ET   PHYSIOLOGIQUES.  l6^ 

11  importe  de  bien  entendre  comment  la  physio- 
logie devait  être  amenée  à  cet  état  de  dégradation 
et  de  mort,  par  l'application  exclusive  d'une  mé- 
thode appropriée  exclusivement  aux  faits  de  l'expé- 
rience extérieure. 

Rappelons  d'abord  tout  ce  que  nous  observions 
précédemment  sur  l'application  du  principe  de  cau- 
salité et  son  opposition  aux  hypothèses  explicatives. 
Cette  opposition  paraît  avoir  été  parfaitement  sentie 
dans  la  première  école  platonicienne;  c'était  sans 
doute  par  une  observation  réfléchie  des  phénomènes 
et  une  connaissance  assez  approfondie  des  analo- 
gies qui  les  rassemblent,  ou  des  différences  qui  les 
séparent,  que  cette  école  était  arrivée  à  distinguer 
trois  âmes  ou  trois  principes  actifs  de  fonction  ou 
de  vie ,  et  à  faire  la  part  de  chacune  dans  le  même 
être  vivant ,  sentant,  pensant ,  l'homme. 

Quand  la  philosophie  de  Bacon  a  proscrit  l'em- 
ploi et  jusqu'au  titre  de  causes  occultes,  elle  n'a 
pas  assez  distingué  deux  sortes  de  notions  bien  dif- 
férentes par  leur  nature,  vaguement  comprises  sous 
le  même  nom,  et  qui,  pour  avoir  la  même  force 
logique,  n'en  sont  pas  moins  dissemblables  par  leur 
nature  ou  leur  valeur. 

Comment  confondre,  en  effet,  les  signes  expres- 
sifs d'une  vie,  d'une  activité  vraiment  causale,  dont 
toutes  les  formes  du  langage  platonicien  portent 
l'empreinte,  avec  cette  foule  de  termes  purement 


l6/|  DIVISION    DES    FAITS 

abstraits  et  morts  sous  les  formes  de  la  vie  :  signes 
vains  et  trompeurs  dont  la  philosophie  scholas- 
tique ,  mélange  daristotélisme  et  de  platonisme 
dégénéré,  fit  un  emploi  si  abusif,  si  ridicule,  si 
longtemps  funeste  à  tous  les  progrès  de  l'esprit 
humain  ? 

Quand  Bacon  a  signalé  ces  abus,  ils  étaient  déjà 
bien  sentis  par  plusieurs  esprits;  déjà  des  méthodes 
de  calcul  avaient  été  heureusement  appliquées  aux 
faits  de  la  nature ,  et  Galilée  avait  précédé  Bacon  ; 
mais  ce  philosophe  n'en  eut  pas  moins  la  gloire 
d'avoir  connu  les  premiers  besoins  des  esprits  de 
son  temps  et  enseigné  les  moyens  d'y  satisfaire  :  ce 
n'était  pas  seulement  une  réforme  partielle  que  se 
proposait  le  philosophe  anglais,  c'était  une  révolu- 
tion générale ,  à  commencer  par  les  premiers  fon- 
dements: instauratio  facienda  est  ab  imis. 

Mais  le  danger  et  le  mal  inévitable  de  ces  révo- 
lutions complètes  et  par  les  fondements,  c'est  de  ne 
point  faire  de  distinction  entre  ce  qui  est  bon,  utile 
et  nécessaire  à  conserver  au  fond ,  de  ce  qui  est 
réellement  abusif  et  vicieux  dans  les  formes  comme 
dans  l'extension  démesurée  de  l'application  fausse 
de  principes  vrais  en  eux-mêmes  ;  et  bien  loin  que 
l'abus  fût,  comme  on  l'a  dit,  dans  ce  recours  tou- 
jours vain  à  des  causes  occultes,  il  serait  facile  de 
prouver,  au  contraire ,  qu'il  ne  tenait  qu'à  la  pra- 
tique, exagérée  jusqu'au  ridicule    par  l'ancienne 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1 65 

école,  d'une  méthode  semblable,  quant  au  fond, 
à  celle  dont  notre  philosophie  moderne  use  seule- 
ment avec  plus  de  mesure  et  de  sobriété;  je  veux 
dire  celle  qui  consiste  à  substituer ,  dans  la  langue 
scientifique,  des  noms  de  propriétés  ou  de  qua- 
lités, abstraites  de  tout  sujet  d'inhérence ,  aux  vé- 
ritables notions  de  causes  ou  de  forces  toujours 
occultes  par  leur  nature,  à  transporter  ainsi  aux 
substantifs  abstraits  que  crée  chaque  système ,  la 
valeur  ou  la  vertu  des  êtres  réels  qui  semblent  vivre, 
agir,  se  mouvoir  par  eux-mêmes. 

Certes,  si  l'on  renouvelait  aujourd'hui  une  dis- 
cussion bien  ancienne,  abandonnée  de  guerre  lasse, 
mais  non  pas  close ,  les  purs  nominaux  auraient 
beau  jeu  aujourd'hui  contre  les  réalistes. 

Croit-on  en  effet  que  les  essences  nominales ,  les 
entités,  les  quiddités  de  la  vieille  école,  eussent  plus 
de  rapport  avec  les  notions  simples,  vraies  et  néces- 
saires des  causes  ou  forces  ,  tout  occultes  qu'elles 
soient,  que  les  termes  abstraits  de  vitalité ,  sensibi- 
lité, motilité,  supposées  inhérentes  aux  organes 
matériels ,  au  titre  abstrait  de  propriétés ,  n'en  ont 
avec  les  noms,  avec  les  véritables  forces  productives 
des  phénomènes  ou  des  fonctions  qui  constituent 
l'existence  complète  de  l'homme,  avec  ces  principes 
de  vie,  ces  trois  âmes  d'ordres  différents,  admises 
au  titre  réel  par  l'école  platonicienne  ? 

Nous  le  répétons  :  toute  cause  est  occulte  par  sa 


l66  DIVISION    DES    FAITS 

nature,  en  ce  sens  qu'elle  ne  peut  se  représenter  ou 
se  figurer  au  dehors. 

Il  ne  s'agit  pas  d'en  faire  un  moyen  d'explication; 
tout  au  contraire,  on  la  donne  ou  l'exprime  comme 
la  limite  nécessaire  de  tout  ce  qu'il  est  possible  et 
permis  d'expliquer,  de  traduire  en  images,  de 
résoudre  en  éléments  sensibles. 

Pour  considérer  les  phénomènes  comme  produits 
par  une  force  et  sous  le  rapport  nécessaire  qu'ils 
ont  avec  leur  cause ,  on  n'est  pas  dispensé  d'observer 
les  faits,  d'en  définir  les  circonstances,  le  caractère, 
les  analogies  qu'ils  ont  avec  d'autres,  etc.  Tout  ce 
travail  est  le  même,  soit  qu'on  emploie,  soit  qu'on 
écarte  la  notion  de  cause;  seulement,  l'analyse  de 
certains  faits  (  de  l'ordre  actif)  serait  nécessairement 
incomplète  ou  fausse ,  si  l'on  négligeait  d'y  faire 
ressortir  en  première  ligne  le  caractère  d'effet  ,  leur 
corrélation  au  sujet  de  l'observation,  ou  moi,  qui  est 
ou  s'aperçoit  cause  dans  tout  mouvement  ou  acte 
volontaire  et  libre. 

Cela  bien  entendu,  si  l'on  demande  pourquoi  ou 
comment  l'effet  a  lieu,  il  n'y  a  qu'une  seule  bonne 
réponse  au  pourquoi ,  et  c'est  précisément  celle  dont 
Molière  nous  a  tant  fait  rire.  Pourquoi  le  quinquina 
chasse-t-il  la  fièvre ,  et  pourquoi  chaque  remède 
a-t-il  cette  vertu  ?  Le  plus  savant  ne  peut  pas  ré- 
pondre autrement  que  le  personnage  comique  : 
Parce  qu'il  a  en  lui  cette  vertu  qui  le  rend  cause 


PSYCHOLOGIQUES  ET    PHYSIOLOGIQUES.  1  67 

nécessaire,  occulte  (à  son  titre  de  vertu),  de  tels 
effets  sensibles  qu'il  manifeste. 

Le  ridicule  ne  serait  que  dans  l'explication  du 
pourquoi. 

Quant  au  comment  de  la  production  de  l'effet , 
l'explication  se  borne  à  analyser  les  conditions  expé- 
rimentales qui  rendent  cet  effet  possible ,  en  tant 
que  ces  conditions  sont  elles-même  des  faits  homo- 
gènes et  correspondants  à  celui  qu'il  s'agit  d'expli- 
quer ? 

Mais ,  si  l'on  veut  savoir  le  comment  de  l'expli- 
cation d'une  force,  les  ternies  ou  les  idées  qu'on 
peut  faire  entrer  dans  l'explication  n'ont  aucune 
ressemblance  avec  la  chose  qu'il  s'agirait  d'expli- 
quer, et  sont  hétérogènes  avec  elle.  Comment  l'âme 
peut-elle  mouvoir  le  corps  ?  Comment  les  organes 
corporels,  excités,  irrités  d'une  certaine  manière, 
peuvent-ils  modifier  l'âme  ?  Jamais  l'esprit  humain 
ne  trouvera  de  réponse  à  de  telles  questions. 

Pourquoi  ?  parce  que  l'explication  ou  le  comment 
consisterait  à  traduire  fidèlement ,  et  sans  les  déna- 
turer, les  idées  prises  dans  la  conscience  ou  la  ré- 
flexion du  sujet  pensant,  du  moi.  La  représentation 
de  l'objet  pensé  ou  l'opposition  de  l'hétérogénéité 
de  ces  deux  ordres  d'idées  ou  de  faits ,  rend  à  jamais 
la  traduction  impossible. 

L'union  est  un  fait  primitif  :  aller  au  delà  est 
impossible. 


i68  DtVlSIOa    DES    FAITS 

C'est  dans  l'espoir  d'expliquer  les  phénomènes 
de  la  vie  dans  les  êtres  organisés,  que  des  physio- 
logistes ont  essayé  de  ramener  les  forces  vitales  émi- 
nemment réelles  à  des  idées  ou  des  noms  abstraits 
de  propriétés  ou  modes  du  corps  organique,  abon- 
dant ainsi  dans  le  sens  d'une  doctrine  mécanique 
qu'ils  rejettent  à  d'autres  égards,  trompés  par  des 
analogies  imaginaires  et  identifiant  à  l'aide  des  signes 
les  eboses  du  monde  les  plus  disparates,  des  mou- 
vements physiques,  ou  des  sensations ,  ou  des  actes 
de  conscience. 

Nous  indiquions  tout  à  l'heure  la  source  des  abus 
de  principes  et  de  langage  de  l'ancienne  philosophie 
scolastique  ,  dans  le  mélange  confus  de  l'aristoté- 
lisme  et  du  platonisme  dégénéré. 

Nous  pouvons  maintenant  rapporter  des  abus  non 
moins  réels ,  quoique  moins  frappants ,  à  l'influence 
que  deux  doctrines  aussi  mélangées  ont  eu  sur  la 
physiologie  et  sur  l'idéologie  moderne,  savoir,  l'in- 
fluence du  cartésianisme ,  qui  tend  à  porter  dans 
la  métaphysique  les  hypothèses  explicatives  phy- 
siques ,  et  celle  du  stahlianisme,  qui  tend  à  faire  de 
la  psychologie  une  science  toute  physiologique. 

PRINCIPES  DE  DESCARTES.  LOIS  DE  LA  SUBSTANCE.  COMMENT 
ELLES  S'APPLIQUENT  A  LA  PHYSIOLOGIE  OU  A  L4  SCIENCE 
DE   L'HOMME. 

Descartes  commence  par  l'acte  de  réflexion  con- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  169 

centrée ,  ou  le  sujet  pensant  moi,  manifesté  inté- 
rieurement et  immédiatement,  comme  une  lumière 
propre  devant  laquelle  disparaît  toute  clarté  em- 
pruntée à  des  objets  de  la  nature  extérieure. 

Mais  dès  le  premier  pas,  et  dans  l'énoncé  même 
d'un  principe  qui  ne  doit  comprendre  que  le  sujet, 
le  fait  de  son  existence  intérieure  identique  à  la  pen- 
sée, il  se  laisse  entraîner  dans  un  monde  objectif  et 
abstrait  dont  le  moi  n'est  pas.  Les  habitudes  du 
langage  et  la  forme  des  notions  universelles  et  néces- 
saires qui  se  rapportent  surtout  à  la  nature  objec- 
tive, sont  les  plus  fortes,  et  le  moi  ne  s'est  pas 
plutôt  saisi  de  lui-même ,  dans  le  point  de  vue  inté- 
rieur, qu'il  cherche  à  se  représenter,  à  se  mettre  en 
dehors  sous  la  forme  de  chose  pensante.  Je  pense , 
donc  j'existe,  je  suis  une  chose  pensante,  même  hors 
de  l'aperception  intérieure  ou  du  fait  sans  lequel 
on  ne  sait  plus  ce  que  doit  être  la  pensée. 

Cette  notion  de  chose,  de  substance,  introduite 
dans  l'énoncé  du  principe,  va  devenir  le  soutien, 
le  lien  de  deux  mondes.  Elle  embrassera  tout,  bien- 
tôt elle  sera  tout,  et  l'on  ne  saurait  concevoir  rien 
qui  ne  lui  appartînt  comme  partie  ou  modification 
d'elle-même. 

A  la  vérité  ,  dans  le  point  de  vue  systématique  ,  la 
notion  même  de  substance  s'ébranche,  dès  l'origine, 
en  deux  grandes  divisions  bien  tranchées ,  celle  des 
substances  spirituelles  et  celle  des  substances  maté- 


170  D1VISI0JN     DES    FAITS 

rielles.  Celles-ci  ont  pour  attribut  essentiel  et  consti- 
tutif l'étendue;  le  corps  n'est  autre;  chose  que  cette 
étendue;  cet  attribut  ôté ,  Je  corps  n'existe  plus.  La 
substance  immatérielle  a  pour  attribut  la  pensée; 
la  pensée  peut  être  prise  pour  l'âme,  car  la  substance 
créée  ne  pourrait  cesser  de  penser  sans  être  anéantie. 

Dès  le  point  de  départ  du  système,  les  deux  sub- 
stances sont  seules  conçues  chacune  dans  l'ordre 
qui  la  constitue,  et  avec  lequel  elle  est  identifiée. 
Il  est  remarquable  que  Conddiac ,  qu'on  croit  et  qui 
se  croit  lui-même  si  loin  de  Descartes,  commence 
de  même  son  traité  des  sensations  en  supposant 
l'âme  de  la  statue  identifiée  avec  la  sensation. 

Mais  il  était  impossible  de  poser  la  limite  des 
abstractions  à  l'idée  d'attribut  ou  de  mode,  car  ce 
sont  là  des  termes  de  relation ,  et  l'esprit  systéma- 
tique marche  à  l'unité  absolue  ;  c'est  un  besoin  irré- 
sistible ;  il  devait ,  en  cherchant  à  le  satisfaire ,  pro- 
céder comme  Descartes.  Il  distingue  la  pensée  et 
l'étendue;  ces  deux  attributs  ou  modes  demandent 
un  soutien  ou  se  rapportent  nécessairement  à  une 
substance;  cette  substance,  qui  réunit  en  elle  les  deux 
attributs  qui  sont  les  seuls  caractères  distincts  des  deux 
mondes  phénoméniques  que  nous  appelons  spirituel 
et  matériel,  cette  substance  nue  est  ce  tout  hors  du- 
quel rien  ne  peut  être  conçu,  puisqu'en  effet  l'éten- 
due et  la  pensée  comprennent  tout  ce  qui  existe. 

Ce  que  nous  appelons  les  êtres  pensants  ne  sont 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  I^I 

donc  pas  de  véritables  touts  complexes,  non  plus 
que  les  êtres  matériels;  ce  sont  des  parties  des  mo- 
difications de  1  être  universel. 

En  partant  du  principe  de  Descartes,  et  continuant 
à  abstraire  ou  déduire  de  l'abstrait,  un  esprit  aussi 
conséquent  et  aussi  fort  que  celui  de  Spinoza ,  ne 
pouvait  manquer  d'arriver  à  l'unité  de  substance. 

Dès  qu'on  a  abstrait  la  personnalité  de  l'homme, 
soit  qu'on  la  renie  en  principe,  soit  qu'on  veuille 
l'identifier  ou  l'absorber  en  Dieu,  ce  Dieu,  où  l'on 
cherche  à  se  retrouver,  n'est  plus  que  le  grand  tout 
de  Spinoza. 

Cet  esprit  universel,  en  qui  Malebranche  dit  que 
nous  voyons  tout,  en  qui  nous  agissons,  nous  mou- 
vons et  nous  sommes ,  n'en  diffère  que  par  l'ex- 
pression. 

En  vain  le  mysticisme  cherche  à  nous  tromper  ou 
à  se  tromper  lui-même  sous  ses  différentes  formes 
d'absorption  ou  de  négation  de  personne  (  homme 
et  Dieu  ) ,  au  sortir  de  ces  rêves  de  l'enthousiasme 
ou  du  sommeil  de  la  pensée,  l'esprit  ne  se  retrouve 
que  dans  le  panthéisme;  la  route  qui  mène  à  l'abîme 
peut  être  couverte  de  fleurs,  mais  l'abîme  est  là. 

Revenons  :  Descartes  pose  en  principe  l'identité 
absolue  entre  l'existence  sentie  du  moi  et  l'être  ab- 
solu ;  c'est  ce  qu'exprime  l'enthymème  :  je  pense, 
donc  je  suis  chose  pensante. 

Cette  identité  est-elle  donnée  par  le  fait  de  con- 


172  DIVISION    DES    FAI' s 

science  ou  avec  lui;  est-elle  aussi  évidente!,  aussi 
primitive  que  ce  fait?  Le  doute  méthodique  de  l'au- 
teur des  Méditations  ne  s'étend  pas  jusquelà» 

Mais  l'esprit  de  système  peut  réclamer  et  ne  se 
tient  pas  pour  vaincu;  bientôt  il  élève  ce  doute  :  si 
le  moi  pensant  est  un  être  réel  ;  bientôt  la  question 
va  paraître  insoluble. 

Le  moi  n'est  en  effet  qu'une  sensation  ou  une  idée, 
un  pur  phénomène  ;  comment  peut-il  savoir  ce  qu'il 
est  ni  s'il  est  à  titre  absolu  d'être,  de  chose  ? 

L'analyse  la  plus  subtile  de  ce  sens  intime,  qui 
nous  assure  que  c'est  nous-mêmes  qui  pensons, 
n'est  pas  capable  de  répandre  le  moindre  jour  sur  la 
connaissance  de  nous-mêmes  comme  objet  hors  de 
la  pensée;  et  si  nous  nous  faisons  illusion  au  point 
de  croire  qu'au  moyen  de  cette  analyse ,  fondée  sur 
une  expérience  toute  intérieure,  nous  remonterons 
jusqu'à  la  notion  d'un  moi  absolu,  ou  de  lame  sub- 
stance, chose  pensante  en  soi,  c'est  que  nous  confon- 
dons, sans  raison,  le  fait  psychologique  de  ce  qui 
est  en  nous,  ou  nous-mêmes  dans  l'exercice  actuel 
de  la  pensée,  avec  la  notion  métaphysique  de  l'être 
qui  est  censé  rester  le  même  hors  de  la  pensée  (1). 

Mais  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  le  sujet  moi  ? 
qui  affirme  sa  propre  individualité  dans  la  propo- 
sition réfléchie,  je  pense,  et  l'absolu  de  l'être  pen- 

(1)  Voyez  l'exposé  de  la  doctrine  de  Kant ,  par  Kinker,  page  96 
et  suivantes. 


PSYCHOLOGIQURS    ET    PHYSIOLOGIQUES.  lj'5 

sant,  sujet  logique  de  la  conclusion  de  l'enthymème, 
donc,  je  suis  ? 

Rien  en  effet  de  plus  distinct  au  fond  que  ce 
sujet  qui  s'aperçoit  intérieurement,  en  se  retrou- 
vant toujours  identique  à  lui-même,  et  tout  ce  qui 
peut  être  représenté  ou  conçu  au  titre  objectif  de 
substance,  de  chose  en  soi.  Tellement,  qu'il  suffit 
de  parler  du  moi  comme  d'une  chose  à  qui  l'on 
attribue  des  qualités  ou  des  modes  quelconques  , 
par  exemple,  de  l'âme,  comme  douée  de  tels  attri- 
buts, toujours  revêtus,  quoi  qu'on  fasse,  de  quelque 
forme  d'espace  ou  de  temps,  pour  que  l'objet  dont 
on  parle  soit  nécessairement  pris  en  dehors  du 
sujet  ou  de  la  personne  qui  parle. 

En  vain  ce  moi  cherche  à  se  saisir  lui-même  sous 
la  forme  ou  le  nom  de  la  forme  qu'il  personnifie,  qu'il 
fait  sienne,  cette  chose  et  lui  (le  véritable  je)  s'op- 
posent ,  se  fuient  et  demeurent  toujours  à  distance 
sans  pouvoir  jamais  s'identifier  ni  se  pénétrer. 

Dire  du  moi  (i)  qu'il  se  pose  dans  l'absolu,  c'est 
dire  qu'il  se  pose  et  qu'il  s'ôte  en  même  temps;  aussi 
ne  doit-il  rester  que  zéro ,  ou  le  signe  que  les  ma- 
thématiciens emploient  pour  exprimer  l'indéter- 
miné comme  l'infini  0 — 0  ou  00. 

En  restant  dans  son  point  de  vue  intérieur,  le 
sujet  limité  à  l'aperception  interne  immédiate,  ne 

(!)  Fichte. 


1^4  DIVISION"    DES    FAITS 

s'attribue  à  aucune  chose,  à  rien  qui  puisse  être 
conçu  objectivement  comme  extérieur  ou  étranger 
à  lui-même. 

En  ce  sens,  on  pourrait  dire  que  le  moi  existe  ou 
se  sent  au  titre  de  substance,  toutefois,  à  condition 
qu'on  écartât  toute  valeur  objective  de  ce  mot  tou- 
jours entendu  sous  raison  de  matière ,  ainsi  que 
Hobbes  l'opposait  si  bien  à  Descartes. 

Disons  plutôt  que  le  moi  est  primitif,  ou  qu'il  n'a 
rien  d'antérieur  ou  de  supérieur  à  lui  dans  l'ordre 
de  la  connaissance  ;  que  si  nous  parlons  d'attributs 
et  modifications  propres  du  moi,  écartons  encore 
tous  rapports  d'inhérence  à  une  chose  ou  objet 
quelconque,  cet  objet  fût-il  aussi  immédiat  que  l'est 
le  corps  organisé  vivant  et  sentant  pour  le  moi  qui 
se  l'approprie.  Car  les  modifications  de  cette  sensi- 
bilité physique,  répandue  dans  le  corps  propre, 
ne  sont  pas  plus  des  modifications  du  moi  qu'elles 
ne  le  sont  de  l'objet  le  plus  étranger.  Le  sujet  indi- 
viduel est  tout  dans  l'action  ou  l'effort,  comme 
nous  le  verrons  bientôt;  comment  donc  la  passion 
pourrait-elle  être  un  mode  de  l'action  ? 

Rien  donc  de  plus  trompeur  à  cet  égard  que  le 
langage  psychologique  des  doctrines  issues  du  car- 
tésianisme où  toute  sensation  est  prise  pour  une 
modification  du  moi  identique  à  l'âme  par  hypo- 
thèse. 

Sans  doute,  il  faut  bien  que  l'entendement  humain 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  fjB 

ne  puisse  échapper  à  ce  point  de  vue  de  l'absolu  où 
le  sujet  pensant  tend  sans  cesse  à  s'identifier  avec 
l'objet  pensé  en  telle  sorte  que  la  même  forme ,  le 
même  verbe  d'existence  les  enveloppent.  Le  langage 
prend  là  ces  formes  premières  et  communes  à  toutes 
les  langues.  Plus  tard,  ces  habitudes  du  langage 
deviennent  des  nécessités  pour  l'esprit. 

D'abord,  l'homme  parle  selon  qu'il  pense,  en- 
suite, il  ne  pense  plus  que  selon  qu'il  parle. 

Or,  le  but  essentiel  et  primitif  du  langage  con- 
siste à  désigner  des  choses  ou  objets  sous  les  rap 
ports  d'attributs,  propriétés  ou  qualités  sensibles 
qu'il  distingue  comme  tous  concrets,  séparés  les 
uns  des  autres. 

Dans  un  plus  haut  degré  de  développement  in- 
tellectuel, on  aura  besoin  de  parler  non-seulement 
des  choses  qu'on  peut  voir  et  toucher,  mais  de 
celles  que  l'entendement  seul  conçoit  ou  que  le  sens 
intime  saisit;  il  est  naturel  qu'alors  les  idées  relatives 
à  un  monde  intellectuel  moins  visible  viennent  se 
revêtir  des  formes  préexistantes  du  visible,  ou  ren- 
trent dans  des  cadres  logiques  préparés  d'avance. 

De  là,  comme  nous  l'avons  vu,  les  formes  mortes 
de  substantifs  physiques  ou  abstraits ,  transportés 
aux  causes ,  aux  formes  vivantes  de  la  nature. 

Arrêtons-nous  encore  un  moment  sur  cette  trans- 
formation logique  où  nous  trouvons  les  premiers 
fondements  de  la  métaphysique  cartésienne. 


Ij6  division    j)i:s    FAITS 

Quand  nous  voyons  pour  la  première  fois  un  ob- 
jet sensible  ou  qu'il  se  représente  de  nouveau  aprèf 
que  nous  l'avons  perdu  de  vue,  nous  ne  croyons 
pas  que  cet  objet  soit  tiré  du  néant  ou  commence  à 
exister  au  moment  même  où  il  se  représente,  mais 
bien  qu'il  était  avant  de  se  représenter  au  sens,  ou 
qu'il  a  duré  pendant  qu'il  était  loin  de  la  vue. 

Ainsi  se  forme  ou  s'applique  nécessairement  la 
notion  de  l'objet  substantiel  qui  a  en  lui  la  capacité, 
la  possibilité  constante  d'être  représenté,  alors  qu'il 
ne  l'est  pas  actuellement. 

Toute  perception  objective  actuelle  emporte  avec 
elle  cette  idée  nécessaire  d'un  état  antérieur  où  la 
représentation  était  possible,  et  c'est  uniquement 
parce  que  cette  capacité  existait,  tant  de  la  part  de 
l'objet  pensé  que  de  celle  du  sujet  pensant,  qu'il  y  a 
pour  celui-ci  représentation  actuelle. 

Mais  si  c'était  là  tout  le  fondement  de  la  notion 
de  substance  ou  de  chose  extérieure,  il  faudrait  con- 
venir que  les  idéalistes  et  les  sceptiques  auraient 
beau  jeu  pour  contester  la  réalité  de  cette  notion 
qui  viendrait  se  résoudre  dans  un  pur  abstrait 
logique,  n'ayant  qu'une  valeur  nominale,  comme 
l'entendait  Hobbes. 

Posez  un  monde  de  substances  passives,  tout  de- 
vra donc  y  rester  comme  il  a  été  créé,  sans  qu'au- 
cun mouvement  nouveau  puisse  commencer,  sans 
qu'aucun  être  puisse  changer  l'état  où  il  a  été  mis 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES,  I  77 

primitivement,  ni  se  modifier  lui-même,  ni  enfin 
être  modifié  par  d'autres  substances  d'une  nature 
égale  ,  et  à  plus  forte  raison,  d'une  nature  inférieure, 
car  nul  être  ne  peut  donner  à  un  autre  ce  qu'il  n'a 
pas. 

La  nécessité,  comme  un  joug  de  fer,  retiendra 
tout  dans  un  éternel  repos  ou  entraînera  tout  dans 
une  suite  de  mouvements  tous  nécessaires,  sans  en 
excepter  aucun,  à  partir  du  premier  de  tous,  im- 
primé par  la  main  créatrice. 

Les  âmes  étant  créées  pensantes  comme  les  corps 
sont  créés  étendus,  il  est  évident  qu'aucune  puis- 
sance autre  que  Dieu,  ne  saurait  faire  commencer 
l'un  ou  l'autre  de  ces  attributs  essentiels,  ni  les 
mettre  là  où  ils  ne  sont  pas  primitivement,  ni  les 
ôter  ou  les  suspendre  là  où  ils  sont,  car  ce  serait 
créer  ou  anéantir  la  substance  elle-même. 

Il  n'en  est  pas  autrement  des  modifications  adven- 
tices que  l'un  ou  l'autre  ordre  de  substances  est  sus- 
ceptible d'éprouver  dans  l'attribut  essentiel  qui  le 
constitue. 

Si  l'âme ,  par  exemple,  ne  pensait  pas  primitive- 
ment dès  sa  création  ou  son  union  au  corps,  il  ré- 
pugne d'imaginer  que  ce  fût  par  l'intervention  ou 
l'influence  de  ce  corps  même,  ni  d'aucun  autre  qui 
lui  ressemble,  que  la  pensée  put  lui  arriver. 

Bien  plus,  cette  pensée  fondamentale  ou  conti- 
nue ,  indivisible  de  l'être  même  de  l'âme,  étant  une 

III.  12 


I^B  DIVISION     1)1  S    FAITS 

fois  posée,  il  ne  répugne  guère  moins  d'admettre 
que  les  premières  sensations  adventices,  qui  ne  sont 
que  des  modes  de  cette  pensée  substantielle  et  qui 
manifestent  le  sujet  pensant  à  lui-même,  soient 
capables  de  lui  donner  ou  de  créer  en  lui  ce  qui 
n'y  serait  pas  antérieurement  et  en  vertu  de  sa  na- 
ture. 

Ces  impressions  adventices  doivent  donc  être 
considérées  non  comme  des  causes ,  mais  comme 
des  occasions  propres  à  développer  ce  qui  était  déjà 
dans  l'âme,  au  titre  d'idée ,  ou  à  manifester  et  non 
à  créer  tel  sentiment  obscur  et  caché  qui  lui  était 
inhérent  depuis  l'origine. 

On  voit  ici  comment  le  système  de  l'occasionna- 
lisme  et  celui  de  la  prémotion  physique  se  rattachent 
au  principe  fondamental  de  la  doctrine-mère,  et  en 
sont  des  conséquences  naturellement  déduites. 

Remarquons  que  dans  tous  les  systèmes  qui  s'ap- 
puient sur  ce  commun  principe,  il  ne  saurait  y  avoir 
lieu  à  distinguer  ou  à  nommer  des  facultés  ou 
puissances  virtuelles  antérieures  aux  modes  positifs 
et  actuels,  ou  aux  idées  qu'il  est  naturel  de  ratta- 
cher à  ces  facultés,  quand  on  leur  donne  une  origine 
ou  qu'on  cherche  du  moins  à  assigner  le  commen- 
cement ,  les  conditions  ou  les  lois  de  la  manifesta- 
tion des  différentes  espèces  d'idées. 

Et  l'on  voit  bien  comment  cette  confusion  ou 
cette  absence  de  tout  caractère  distinct  entre  les 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1  79 

facultés  permanentes  et  les  modes  transitoires  qui 
en  sont  les  produits,  est  une  suite  nécessaire  du 
principe  de  la  substance  moi. 

De  là  aussi  la  doctrine  des  idées  innées  que  Locke 
et  son  école  n'ont  attaquée ,  pour  ainsi  dire ,  que 
par  le  dehors  et  dans  des  applications  ou  consé- 
quences éloignées  dont  ils  auraient  été  eux-mêmes 
contraints  de  reconnaître  la  légitimité,  s'ils  avaient 
mieux  entendu  le  principe  qu'ils  n'ont  jamais  songé 
à  contester.  Le  principe  des  idées  innées  reste  en 
effet  tout  entier  dans  la  doctrine  des  idées  origi- 
naires de  la  sensation ,  bien  que  cette  doctrine  sem- 
ble méconnaître  ou  ignorer  elle-même  un  ordre  de 
filiation  dont  elle  a  tant  dégénéré. 

Quel  autre  génie  que  celui  de  Descartes ,  père  de 
toute  notre  métaphysique  moderne,  pouvait  conce- 
voir le  fondement  réel  de  toute  la  science  humaine 
sur  le  fait  primitif  de  conscience  ou  de  l'existence 
du  moi  pensant,  comme  sur  sa  base  unique,  la  seule 
vraie  et  solide  ;  quel  autre  pouvait  reconnaître  le 
caractère  de  l'évidence  ,  ce  critérium  de  toute  certi- 
tude dans  un  petit  nombre  d'idées  premières,  élé- 
mentaires et  simples  données  à  l'âme  humaine 
comme  une  lumière  qui  l'éclairé  d'abord  sur  elle- 
même,  avant  de  lui  révéler  les  autres  existences? 

Ce  n'était  pas  Locke  qui  pouvait  s'élever  à  cette 
hauteur.  Le  défaut  de  plan,  de  système,  d'unité  de 
vue,  qui  caractérise  son  Essai  sur  l'entendement  hu- 


l8o  DIVISION     DES    FMI  s 

main,  la  manière  dont  il  s'y  prend  pour  attaquer 
les  idées  innées,  montrent  assez  (pic  cet  esprit  judi- 
cieux, mais  dénué  de  véritable  talent  philosophique, 

ne  pénétra  jamais  dans  le  véritable  sens  de  la  doc- 
trine et  du  principe  même  de  Descartes,  et  qu'il 
parlait  une  langue  dont  il  ne  s'était  pas  assez  appro- 
prié les  éléments. 

Aussi  la  doctrine  des  idées ,  si  incomplète ,  si 
vague,  si  pleine  de  lacunes  dans  l'ouvrage  de  Locke, 
préparait-elle  un  triomphe  facile  à  l'idéalisme  de 
Berkley  et  surtout  au  terrible  scepticisme  de  Hume; 
l'un  et  l'autre  purent  en  profiter,  celui-là  pour  dé- 
truire le  monde  des  corps,  celui-ci  pour  porter  la 
coignée  à  la  racine  de  l'arbre  et  détruire  en  un  seul 
coup  la  réalité  de  toutes  les  existences  avec  celle  de 
l'idée  de  cause  qui  en  est  le  seul  fondement. 

On  dirait  que  Locke  ait  voulu  remonter  au-delà 
de  ce  point  solide  où  Descartes  avait  cru  pouvoir 
jeter  l'ancre  dans  la  recherche  de  la  vérité ,  et  fixer 
son  esprit  flottant  sur  la  mer  du  doute;  savoir,  la 
pensée ,  attribut  essentiel  de  l'âme,  et  non  pas  l'âme 
substance  hors  de  la  pensée. 

En  posant  l'âme  table  rase  avant  la  première 
sensation ,  Locke  part  de  cette  notion  vague  et  pu- 
rement abstraite  de  substance ,  modifiable  et  non 
encore  modifiée  ou  dénuée  de  tout  attribut,  n'offrant 
ainsi  à  l'entendement  d'autre  prise  que  celle  d'un 
nom. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  l8l 

Dans  la  langue  et  les  conceptions  de  Descartes , 
les  termes  pensée  ,  idée ,  expriment  bien  certains 
modes  indéterminés  actuellement  présents  à  l'âme; 
mais ,  tout  ce  qui  est  présent  à  l'âme  ne  l'est  pas 
nécessairement  par  là  même  à  la  conscience  ou  à 
l'aperception  du  moi,  et  la  substance  pensante  peut 
exister  à  son  vrai  titre  sans  être  en  état  d'exprimer 
actuellement  la  proposition  je  pense,  j'existe,  dont 
elle  n'a  en  elle  que  le  fondement  métaphysique  sans 
l'expression  ?  et,  par  là  même  sans  la  conception  du 
fait  intérieur  ou  psychologique. 

La  première  sensation  adventice  donne  lieu  à  ce 
fait  ou  à  sa  présence  dans  l'âme,  s'exprimant  alors 
à  elle-même  au  titre  de  moi  (je  suis). 

L'attribut  essentiel  de  l'âme,  la  pensée  fondamen- 
tale, commence  dès  lors  non  à  exister,  mais  à  se  pro- 
duire sous  ce  mode  intérieur  du  moi ,  percevant 
un  ,  simple,  identique ,  qui  s'associe  à  toute  modifi- 
cation adventice,  à  toute  sensation  variable  et  passa- 
gère. Il  n'en  est  point  ainsi  dans  le  point  de  vue  de 
Locke;  comme  l'âme  est  table  rase ,  et  n'a  rien,  ne 
produit  rien  de  son  propre  fonds,  il  faut  bien  que 
tout  vienne  du  dehors  à  cette  substance  nue,  tout, 
y  compris  le  sentiment  même  le  plus  obscur  d'exis- 
tence antérieur  à  la  sensation  reçue;  et  quand  la  vie 
intérieure  commencera  avec  l'aperception  du  moi, 
il  faudra  admettre  que  c'est  la  cause  externe  et  ma- 
térielle de  la  première  impression ,  ou  l'objet  qui 


182  DIVISION    dis    i Mis 

crée  par  là  même  le  sujet  sentant  Celui-ci  esl  donc 
subordonné  quant  à  l'existence  qui  le  vivifie,  quoi- 
que supérieur  en  droit  et  par  nature,  à  l'objet  qu'il 
sent  ou  perçoit  comme  objet  hors  de  lui. 

Quand  Locke  a  dit  que  la  conscience  ou  l'aper- 
ception  est  la  seule  caractéristique  des  opérations 
de  l'âme,  qui  ne  peut  être  dite  penser  ou  sentir 
qu'en  tant  qu'elle  s'aperçoit  que  c'est  elle-même  qui 
sent  ou  pense,  ce  philosophe  annonce  clairement 
que  toutes  ses  recherches  s'appliquent  à  l'âme ,  aux 
vérités  psychologiques ,  aux  faits  d'expérience  inté- 
rieure. 

Mais  comment  ne  pas  reconnaître  même  comme 
un  fait  de  cette  espèce ,  que  tout  ce  qui  affecte  la 
sensibilité  humaine  depuis  l'origine  de  la  vie ,  tout 
ce  qu'on  peut  dire  véritablement  être  dans  l'esprit 
ou  dans  l'âme  comme  disposition  ,  tendance  ,  habi- 
tude, appétits,  etc.,  n'est  pas  nécessairement  et  ac- 
tuellement présent  à  la  conscience,  aperçu  par  elle 
et  joint  au  sentiment  du  moi?  témoin  les  premières 
sensations  du  fœtus,  de  l'enfant  qui  vient  de 
naître,  etc.;  témoin  tous  ces  modes  de  l'existence 
sensitive  ou  animale  dont  on  peut  bien  croire, 
en  effet,  que  l'âme  pensante,  le  moi  de  l'homme 
n'est  pas  le  propre  sujet  d'attribution,  et  qu'on  peut 
rapporter  à  tel  autre  sujet  ou  principe  qu'on  vou- 
dra ,  tel  que  l'âme  sensitive  des  animaux ,  le  principe 
vital  du  corps ,  à  condition ,  toutefois ,  qu'on  ne 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  l83 

prétende  pas  soumettre  ce  principe,  quant  à  l'exis- 
tence ou  quant  à  ses  modifications ,  à  l'impulsion  et 
aux  mouvements  communiqués  par  des  agents  mé- 
caniques. 

Le  génie  métaphysique  de  Descaries  avait  profon- 
dément vu  qu'on  ne  pouvait,  sans  absurdité  ,  faire 
créer  par  le  dehors  la  pensée  avec  l'existence  même 
du  moi.  Le  système  des  idées  innées  n'eut  pour  ob- 
jet que  de  sauver  l'absurdité  ou  de  reculer  le  mys- 
tère jusqu'à  la  source  commune  et  unique  qui  com- 
prend ,  mais  où  s'expliquent  tous  ces  mystères. 

Si ,  entrant  plus  avant  dans  ie  système  de  Des- 
cartes ,  Locke  eût  mieux  saisi  le  caractère  de  son 
principe  ,  il  n'aurait  pas  conçu  l'hypothèse  de  l'âme 
table  rase ,  et  eût  sans  doute  préféré  le  mystère  \\ 
l'absurdité. 

Il  n'aurait  jamais  élevé  la  question  de  savoir 
si  Dieu  ne  pouvait  pas  ou  n'avait  pas  pu,  dans 
l'origine,  donner  à  la  pure  matière  la  faculté 
de  sentir  et  de  penser,  ou  fondre  ensemble  la 
pensée  et  l'étendue  dans  un  seul  et  même  sujet 
qui  renouerait  ces  deux  attributs  distincts.  Ques- 
tion tant  répétée  depuis  Locke,  dont  la  solution 
affirmative  convient  si  bien  aux  hommes  qui 
imaginent  plus  qu'ils  ne  réfléchissent;  question 
que  le  principe  de  Descartes  ou  l'emploi  exclusif  de 
la  notion  de  substance  passive  amène  naturellement, 
et  reproduira  sans  cesse  avec  la  même  solution  for- 


l8/|  DIVISION      DIS     I    M  IS 

tifiée  par  toute  i;i  dialectique  des  SpinoflQ  et  des 
Hobbes, 

En  voulant  ramener  Ja])hilosophie  à  l'expérience, 

sans  distinguer  précisément  l'intérieure  et  l'exté- 
rieure, Locke  n'a  pas  cessé  d'être  sous  l'influence 
des  principes  et  de  la  langue  même  de  la  philoso- 
phie cartésienne. 

En  éludant  les  difficultés ,  en  évitant  de  s'enfoncer 
dans  les  profondeurs,  le  célèbre  Anglais  s'est  sauvé 
de  l'écueil  où  ce  principe  absolu  de  Descartes  a 
entraîné  des  esprits  plus  forts.  Heureuse  faiblesse 
qui  empêche  de  suivre  jusqu'au  bout  un  principe 
dangereux! 

Successeur  et  disciple  de  Locke,  mais  plus  con- 
séquent que  son  maître,  Condillac,  sans  entrer  plus 
avant  dans  le  champ  ouvert  par  le  véritable  père  de 
notre  métaphysique ,  Descartes ,  semble  d'abord 
plein  du  même  esprit  qui  a  dicté  le  principe  sur 
lequel  repose  toute  cette  doctrine. 

L'auteur  du  Traité  des  Sensations  commence,  il 
est  vrai,  comme  Locke,  par  poser  l'âme  table  rase, 
substance  nue  dont  toute  la  vie  intérieure  est  créée 
par  la  première  sensation  ou  par  une  impulsion 
extérieure  qui  la  détermine  ;  mais  il  entrevoit  l'abîme 
et  le  franchit  d'un  seul  bond,  à  l'aide  d'une  hypo- 
thèse ou  d'une  fiction,  sans  conséquence  pour  la 
vérité  des  choses  qu'il  faudra  chercher  à  établir 
plus  tard  d'une  autre  manière. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  l85 

Laissons  l'hypothèse,  et  ne  cherchons  pas  trop 
curieusement  comment  notre  auteur  entend  que 
l'âme  de  la  statue  qui ,  ne  sentant  pas ,  et  par  suite 
n'existant  pas  pour  elle-même,  dans  un  instant  com- 
mence à  exister,  à  vivre,  à  sentir  pour  la  première 
fois  par  la  seule  impression  accidentelle  d'une 
odeur  de  rose. 

Vous  trouverez  qu'à  partir  de  là  Condillac  se  place 
sous  le  vrai  point  de  vue  psychologique  et  procède 
précisément  à  la  manière  de  Descartes,  en  donnant 
à  l'affection  et  à  plusieurs  attributs  essentiels  de 
l'être  sensitif,  même  réalité  de  principe  que  l'auteur 
des  Méditations  a  attribuée  à  la  pensée  fondamen- 
tale, attribut  essentiel  de  l'être  intelligent.  A  la  pre- 
mière sensation  (d'odeur  de  rose)  l'âme  devient 
cette  odeur;  expression  psychologique  très-remar- 
quable qui  correspond  parfaitement  à  l'identité  ex- 
primée par  le  principe  de  Descartes  du  Je  pensant 
et  la  chose  pensante  ;  l'auteur  des  Méditations  entend 
de  même  que  l'âme  devient  sa  pensée  ou  s'identifie 
avec  son  attribut  essentiel. 

Locke  aurait  dit,  comme  le  vulgaire  des  métaphy- 
siciens :  L'âme  modifiée  par  l'odeur  de  la  rose,  a  l'idée 
de  la  conscience  de  cette  sensation,  c'est-à-dire, 
d'elle-même,  comme  modifiée  dans  son  état  perma- 
nent :  c'est  ainsi  qu'on  est  toujours  porté,  en  suivant 
toutes  les  formes  du  langage,  à  confondre  deux 
sortes  de  rapports  qui  ont  le  moins  d'analogie,  sa- 


l86  DIVISION   DES   FAITS 

voir,  celui  qui  associe;  à  un  objet,  sons  le  nom  sub- 
stantif, des  propriétés,  qualités  ou  modes  qui  s'y 
rapportent,  et  celui  par  lequel  l'être  individuel  sen- 
tant et  pensant,  je,  se  distingue  par  une  identité 
permanente  de  tout  ce  qui  est  multiple,  variable  et 
passager,  hors  de  lui  comme  en  lui,  ou  dans  son 
organisation  sensible  qui  est  aussi  extérieure  en  un 
certain  sens. 

Si ,  comme  nous  le  verrons  bientôt ,  le  rapport 
des  deux  éléments  constitutifs  de  la  sensation  est 
d'une  tout  autre  nature  que  celui  du  mode  à  la 
substance,  assimiler  l'un  à  l'autre,  c'est  renoncer  à 
toute  psychologie;  c'est  déclarer  insoluble  le  pre- 
mier problème  de  la  philosophie  par  la  manière 
même  dont  on  le  pose. 

Reprenons  la  formule  si  expressive,  où  l'âme  de 
la  statue  devient  la  sensation  odeur  ;  puisqu'elle  le 
devient,  elle  n'en  a  pas  l'idée  ou  la  conscience;  elle 
n'est  pas  un  moi  distinct  de  la  modification  sensible. 
En  prenant  l'idée  de  sensation  pour  un  simple  fait, 
Locke  s'est  trompé  par  défaut  d'analyse  :  la  con- 
science ou  l'idée  de  sensation  se  compose  toujours 
de  deux  termes  :  savoir,  de  l'impression  affective 
et  du  sentiment  toujours  identique  d'individualité 
ou  de  moi. 

Condillac  a  supérieurement  vu  que  la  première 
sensation ,  avec  laquelle  l'âme  même  s'identifie ,  ne 
saurait  constituer  ni  renfermer  le  moi  ;  que  ce  n'est 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  187 

pas  là  ce  qu'on  peut  appeler  encore  l'idée  de  sensa- 
tion, fait  de  conscience.  Ainsi  il  ajoute  un  élément 
de  plus  à  l'analyse  de  Locke. 

Supposez  que  la  première  sensation  soit  continue 
et  non  susceptible  d'interruption  (  comme  nous  pou- 
vons en  voir  des  exemples) ,  et  vous  aurez  l'équiva- 
lent de  la  pensée  fondamentale  de  Descartes.  Il 
ne  s'agira  plus  de  créer  la  sensation  où  elle  n'est 
pas,  mais  seulement  de  modifier,  de  transformer 
l'état  de  l'être  sensitif  par  une  impression  nouvelle. 

De  là  aussi  cette  analogie  avec  le  point  de  vue  de 
Descartes  ,  où  rien  n'est  considéré  dans  le  virtuel , 
ou  comme  faculté,  mais  dans  l'actuel,  comme  idée 
ou  sensation  présente.  Aussi  Condillac  reproche-t-il 
à  Locke  d'avoir  admis  dans  l'âme  quelque  chose 
d'inné  et  d'inintelligible,  selon  lui ,  en  lui  attri- 
buant des  facultés  antérieures  à  l'expérience  des 
sens  qui  les  féconde  et  ne  les  crée  point. 

La  première  sensation  de  la  statue  sans  moi  cor- 
respond parfaitement  à  la  pensée  non  aperçue  que 
Descartes  attribue  à  l'âme  du  fœtus  avant  tout  exer- 
cice des  sens,  et  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  recon- 
naître l'influence  des  principes  de  la  doctrine  mère 
sur  ce  Traité  des  sensations  qui  a  tant  paru  s'en 
éloigner. 

Pendant  la  durée  d'une  sensation  continue,  qui  est 
censée  rester  la  même ,  si  diverses  impressions  sen- 
sibles se  succèdent,  on  pourra  dire  qu'elles  modifient 


1 88  DIVISION     DES    FAITS 

ce  sentiment  fondamental  de  l'âme  (  ce  qui  n'est 
pas  modifier  ou  échanger  la  substance;.  En  effet, 
le  caractère  de  la  sensation  est  d'être  aperçue,  ou, 
comme  dit  Locke,  toute  idée  de  sensation  consiste 
en  ce  qu'il  y  a,  dans  la  même  unité  de  sentiment, 
quelque  chose  qui  reste  et  quelque  chose  qui  est 
changé;  ce  qui  reste  est  le  moi  qui  existe,  non  pas 
in  abstracto,  mais  comme  sentant  ou  s'apercevant 
lui-même  distinct  de  la  sensation. 

Vainement  on  chercherait  à  représenter  ce  fait 
intérieur  et  l'union  des  deux  éléments  distincts  qui 
le  constituent,  par  celle  qui  existe  entre  la  substance 
objective  et  cet  attribut,  mode  ou  qualité  variable  qui 
s'y  rapporte  (comme  les  figures,  les  couleurs,  etc.). 
Cette  analogie  hypothétique  ne  servirait  qu'à  abuser 
l'esprit  et  à  le  détourner  de  ce  qui  caractérise  pro- 
prement le  sujet  dont  il  s'agit  et  de  ce  qui  reste 
immédiatement  du  fait  de  conscience. 

Ce  fait,  que  le  moi  lui-même  n'est  pas  dans  la 
première  sensation,  Condillac  le  reconnaît  ;  elle  pour- 
rait durer  éternellement  en  elle-même  sans  se  trans- 
former d'elle-même  dans  le  sentiment  propre  du 
sujet  individuel  qui  sent  ou  aperçoit  qu'il  existe  en 
se  sentant.  Ajoutez  de  nouvelles  sensations  de  la 
même  espèce,  ou  passives  comme  le  sentiment  fon- 
damental qui  ne  se  sent  pas,  ne  se  double  pas  inté- 
rieurement; modifiez  ce  sentiment  d'une  manière 
quelconque,  et  si  vous  n'ajoutez  rien  de  plus,  le 


PSYCHOLOGIQES   ET   PHYSIOLOGIQUES.  I  89 

composé  ne  vous  donnera  pas  ce  qui  n'appartient 
à  aucun  des  éléments  simples  employés. 

Prétendre  faire  ressortir  le  moi  de  la  coïncidence 
de  deux  sensations  présentes  à  la  fois ,  l'une  par  le 
souvenir,  l'autre  par  l'impression  actuelle  de  l'objet, 
ce  n'est  pas  résoudre  le  problème;  car  si  l'on  dit 
qu'une  sensation  antérieure  persistante  (  qu'on 
nomme  arbitrairement  souvenir)  se  distingue  elle- 
même  de  la  sensation  actuelle,  qu'elle  se  compare, 
on  va  contre  l'hypothèse  qui  la  prenait  comme 
simple  et  sans  moi  :  entend-on  qu'il  y  a  un  sujet 
qui  distingue,  perçoit,  compare  les  deux  modifica- 
tions à  la  fois  sans  les  confondre?  c'est  que  l'on 
considère  alors  ce  sujet  comme  distinct  en  lui-même 
des  sensations  qu'il  compare,  et  l'on  retombe  dans 
la  difficulté ,  on  conçoit  ou  on  suppose  quelque 
chose  qui  n'est  pas  la  sensation,  etc.  Mais  il  ne  s'agit 
pas,  dans  l' hypothèse,  de  ce  qui  est  ou  ce  qui  peut  être 
vérifié  par  l'expérience  intérieure  ;  il  s'agit  de  définir 
et  de  déduire  conséquemment  aux  premières  défini- 
tions et  à  la  nature  même  de  l'hypothèse. 

Toutefois  Condillac  me  paraît  avoir  rendu  à  la 
vraie  psychologie  un  service  à  peu  près  égal  à  celui 
que  Hume  a  rendu  à  la  philosophie  générale,  en 
montrant  que  l'idée  de  cause  n'a  aucun  fondement 
réel  dans  aucune  idée  de  sensation  ni  de  réflexion , 
comme  Locke  l'entendait. 

On  sait  comment  ce  célèbre  sceptique  conclut  de 


J(JO  DIVISION     DIS    FAITS 

là  que  cette  liaison  qui  se  trouve  établie  dans  notre 
esprit  (malgré  nous-mêmes)  entre  les  phénomènes 
et  ce  que  nous  appelons  leurs  causes,  n'est  qu'une 
habitude  de  l'imagination ,  une  manière  de  voir  les 
choses  sans  conséquence  pour  la  réalité;  mais  il  y 
avait  une  autre  conclusion  à  tirer,  c'est  que  la  sen- 
sation et  la  réflexion ,  telles  que  Locke  les  a  consi- 
dérées, ne  sont  pas  les  sources  exclusives  de  toute 
idée  et  particulièrement  de  ces  croyances  univer- 
selles et  nécessaires  qui  font  la  loi  à  tout  l'entende- 
ment humain. 

Condillac  a  fait  avec  les  idées  de  sensation  tout 
ce  qu'il  était  possible  d'en  faire  ,  et  plus  même  qu'il 
n'était  raisonnablement  permis.  Quelle  est  la  con- 
clusion de  toutes  ces  analyses?  c'est  que  les  idées  de 
substance ,  de  cause  ou  de  force,  ne  sont  que  des 
abstractions  réalisées  ;  que  le  sujet  comme  l'objet 
de  toute  représentation  externe  ou  interne  n'a 
qu'une  valeur  phénoménique.  En  partant  de  l'exis- 
tence de  l'âme  et  du  corps,  dont  est  composée  sa 
statue,  et  des  objets  de  motion  dont  il  s'est  servi 
pour  mettre  cette  cause  en  jeu,  il  n'a  employé  dans 
le  fait  que  des  éléments  fantastiques  dont  le  com- 
posé ne  saurait  produire  aussi  qu'un  fantôme  ;  et 
pourtant,  ces  éléments  avaient  été  pris  en  commen- 
çant pour  de  véritables  réalités,  indépendantes 
même  de  notre  manière  de  les  concevoir  ;  sans  quoi, 
il  n'y  aurait  même  pas  eu  lieu  à  l'hypothèse  ,  et  il 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES  IQI 

eût  été  impossible  de  la  former.  Mais  qu'est-ce 
qu'une  hypothèse  qui ,  au  lieu  de  vérifier  les  don- 
nées premières  sur  lesquelles  elle  s'appuie,  conduit 
très-logiquement  à  ce  résultat,  que  ces  données 
mêmes  n'existaient  pas  ?  Sont-ce  donc  ici  ces  don- 
nées qui  sont  en  défaut?  N'est-ce  pas  plutôt  l'hy- 
pothèse ,  où  l'on  a  renfermé  quelque  contradiction? 
Ici  la  contradiction  est  bien  en  effet  de  poser  un 
être  tout  passif  qui  ne  fait  que  sentir,  et  pourtant 
qui  est  dit  apercevoir  ,  se  souvenir,  juger,  penser, 
le  tout  conformément  aux  définitions  arbitraires 
substituées  aux  faits  de  conscience,  et  transformées 
de  manière  à  établir  ce  qu'on  veut.  La  contradic- 
tion, c'est  de  faire  ainsi  de  la  logique  pure  après 
avoir  commencé  par  faire  de  la  psychologie. 

C'est  en  ayant  égard  à  ce  commencement  qu'il 
faut  rendre  à  Condillac  la  justice  de  dire  que  si  son 
Traité  des  sensations ,  considéré  comme  doctrine 
d'enseignement,  a  été  vraiment  nuisible  aux  progrès 
d'une  véritable  psychologie,  il  a,  d'un  autre  côté, 
influé  utilement  sur  une  analyse  plus  approfondie 
et  une  connaissance  plus  exacte  des  faits  primitifs 
de  l'esprit  humain. 

Locke  avait  trop  équivoque  sur  les  idées  préten- 
dues simples  de  sensation  et  de  réflexion ,  sur  les 
facultés  considérées  tantôt  comme  nominales  et  pu- 
rement abstraites,  tantôt  comme  se  rapprochant  des 
idées  innées  de  Descartes. 


If)?-  DIVISION    DES    FAITS 

Condillac  leva  l'équivoque;  l'âme  ne  foil  que  sen- 
tir, elle  n'est  rien,  ou  du  moins  on  ne  peu!  savoir 
ce  qu'elle  est,  ni  même  si  elle  est  hors  de  la  sensa- 
tion; il  n'y  a  pas  deux  espèces  de  matériaux  em- 
ployés à  construire  l'édifice  de  ces  connaissances  : 
une  seule  espèce  suffît;  ce  sont  des  matériaux  pas- 
sifs ,  des  sensations  homogènes  entre  elles ,  dont 
la  première  ouvre  l'âme  de  la  statue  et  la  crée  en 
quelque  sorte. 

Le  système  de  la  connaissance  formé  sur  ce  plan 
est-il  le  vrai  système  de  l'homme?  Oui,  si  l'hypo- 
thèse explicative  suivie  jusqu'au  bout  reproduit 
fidèlement  tout  ce  qui  est  dans  l'intelligence  hu- 
maine, tout  ce  que  la  réflexion  ou  l'observation 
de  nous-mêmes  peut  en  apprendre.  Mais  si  ce 
système  laisse  à  l'écart  une  classe  entière  de 
notions,  et  précisément  celles  qui  sont  régula- 
tives  ou  qui  ont  le  caractère  de  lois  de  l'esprit 
humain  auxquelles  aussi  nul  esprit  ne  peut  se  sous- 
traire, il  faudra  en  conclure ,  non  pas  que  ces  lois 
sont  chimériques  par  cela  seul  qu'elles  ne  rentrent 
pas  dans  les  cadres  artificiels  de  l'hypothèse ,  mais 
bien  que  cette  hypothèse  est  fausse ,  incomplète 
comme  ne  suffisant  pas  aux  premiers  besoins  de 
notre  nature  intellectuelle. 

Condillac  aurait  donc  bien  mérité  de  la  psycho- 
logie, quand  il  n'aurait  fait  que  constater  par  une 
hypothèse  ingénieuse  si  bien  liée  dans  toutes  ses 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES  IO,3 

parties,  qu'en  employant  une  seule  espèce  d'élé- 
ments sensibles ,  il  est  impossible  d'expliquer  l'in- 
telligence humaine  comme  elle  est,  et  en  reconnais- 
sant qu'il  pouvait  y  avoir  sensation  dans  l'âme  sans 
aperception  ni  conscience  du  moi.  C'est  ce  que 
Locke  ne  comprenait  pas. 

Condillac  doit  être  considéré  comme  ayant  ouvert 
la  voie  d'une  analyse  toute  nouvelle  des  faits  de 
conscience  :  analyse  destinée  à  rectifier,  à  compléter 
toutes  les  sciences  en  faisant  ressortir  ce  qu'il  y  a 
d'essentiel  dans  l'homme,  dont  le  Traité  des  sensa- 
tions n'avait  montré  qu'une  partie,  précisément 
celle  qui  constitue  l'homme  animal  en  dépendance 
des  objets  sensibles ,  en  laissant  à  l'écart  tout  ce  qui 
constitue  l'homme  intelligent  et  libre,  supérieur  par 
là  aux  objets  et  à  tout  ce  qui  est  passion. 

Quoique  Condillac  ait  voulu  poser  la  base  de  sa 
doctrine  hors  du  domaine  de  la  physiologie,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  le  Traité  des  sensations  tend 
naturellement  à  se  rejoindre  à  la  science  des  phéno- 
mènes de  la  vie;  aussi,  ceux  qui  ont  considéré  cette 
branche  de  faits  compris  sous  le  titre  vague  et  très- 
impropre,  à  mon  avis,  de  physiologie  intellectuelle, 
invoquent-ils  sans  cesse  l'école  de  Condillac,  qui 
aurait  pu  aussi  réciproquement  appuyer  utilement 
sur  des  faits  physiologiques  son  Traité  des  sensations 
qui  n'en  eût  été  ainsi  que  plus  instructif  :  car,  tout 
ce  qui  se  passe  dans  l'homme  hors  la  lumière  de 

III.  13 


19/»  DIVISION    DES   faits 

conscience ,  tout  ce  qui  tient  à  une  nature  passive  et 
animale  est  du  domaine  propre  de  la  physiologie, 
ou,  plus  généralement,  et  selon  notre  thèse  actuelle, 
tout  ce  qui,  dans  le  même  sujet  vivant,  sentant  et 
pensant,  n'est  considéré  que  sous  le  rapport  de  pro- 
priétés, de  qualités,  de  modes  inhérents  aune  sub- 
stance passive,  ou  qui  ne  saurait  agir  pour  se  donner 
de  propres  modes  constitutifs,  rentre  de  droit  dans 
le  domaine  de  la  physique  ou  de  la  science  de  l'objet, 
delà  chose,  du  corps,  à  laquelle  se  rapportent  toutes 
les  modifications  sensibles  et  passives  :  de  là  l'es- 
pèce de  contradiction  où  l'on  tombe,  même  quand 
on  entreprend  de  faire  une  psychologie  de  la  sub- 
stance pensante  pure,  entièrement  séparée  de  tout 
ce  qui  peut  être  entendu  sous  raison  de  matière; 
c'est  ce  que  nous  allons  chercher  à  montrer. 

OPPOSITION  DU  PRINCIPE  DE  DESCARTES  AVEC  CELUI  D'UNE 
SCIENCE  DE  L'HOMME.  PREMIÈRE  BASE  D'UNE  DIVISION  DES 
FAITS  PSYCHOLOGIQUE  ET  PHYSIOLOGIQUE.  PERCEPTION  ET 
SENSATION   ANIMALE. 

On  peut  opposer  au  principe  fondamental  du  sys- 
tème de  Descartes,  une  difficulté  qui  s'applique  éga- 
lement à  tous  les  systèmes  de  psychologie  pure; 
c'est  qu'ils  prennent  d'abord  un  sujet  dans  l'abstrait, 
en  posant,  par  exemple,  la  partie  pour  le  tout,  la 
substance  pensante  au  lieu  de  l'homme  tel  qu'il  est 
on  tel  qu'il  peut  se  connaître  en  tournant  sa  vue  sur 
lui-même. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  IO,5 

En  effet,  l'homme  n'est  pour  lui-même  ni  une  âme, 
à  part  le  corps  vivant,  ni  un  certain  corps  vivant,  à 
part  l'âme  qui  s'y  unit  sans  s'y  confondre. 

L'homme  est  le  produit  des  deux,  et  le  sentiment 
qu'il  a  de  son  existence  n'est  autre  que  celui  de 
l'union  ineffable  des  deux  termes  qui  la  constituent; 
en  croyant  se  saisir  lui-même  sans  l'un  de  ces  deux 
éléments,  l'esprit  de  l'homme  ne  peut  embrasser 
qu'une  illusion,  un  pur  abstrait,  une  ombre,  sans 
consistance  ni  réalité. 

Ce  n'est  pas  là  aussi  l'expression  du  fait  primitif 
de  conscience. 

Nous  l'avons  déjà  dit;  en  partant  du  fait  de  sens 
intime  pour  ramener  le  principe  de  Descartes  de 
l'abstrait  au  concret,  du  possible  à  l'actuel,  du  passif 
à  l'actif,  de  la  substance  à  la  force ,  il  pourrait  être 
exprimé  ainsi  :  Je  veux,  j'agis,  donc  j'existe. 

J'agis,  je  commence  le  mouvement  du  corps, donc 
je  suis  non  pas  un  pur  abstrait,  mais  une  personne; 
à  ce  titre,  je  coexiste,  moi  voulant,  avec  un  corps 
sentant  et  mobile. 

Tel  est  le  premier  pas  de  la  science,  le  terrain 
ferme  où  je  puis  jeter  l'ancre  sans  crainte  d'être 
encore  rejeté  dans  l'océan  du  doute  ou  de  tourner 
sans  cesse  dans  le  labyrinthe  du  scepticisme  ou  de 
l'idéalisme. 

Plus  tard,  et  dans  un  autre  ordre  de  dévelop- 
pement et  de  progrès,  éclairé  peut-être  par  une 


\[)()  DIVISION    ])FS    FAIl  S 

lumière  supérieure,  je  pourrai,  par  un  acte  de  ré- 
flexion concentrée,  séparer  ou  distinguer  plus  com- 
plètement les  éléments  compris  sous  l'unité  de  la 
conscience  que  j'ai  du  moi,  comme  personne^en- 
sible,  et  placée  dans  le  point  de  vue  d'un  moi  supé- 
rieur à  tout  ce  qui  est  sens  et  pensant. 

Je  dirai  avec  le  grand  apôtre  et  avec  le  sentiment 
qui  l'inspirait  :  et  video  aliam  legem  in  membris 
meis,  repugnantem  legi  mentis  meœ  etcaptisantem 
me  in  lege  peccati,  quœ  est  in  membris  meis.  » 
(Epist.  ad  Rom.,  VII,  23.)  Je  sens  la  loi  de  ma  volonté 
dans  les  membres  qui  lui  obéissent ,  dans  les  mou- 
vements qu'elle  fait  commencer,  qu'elle  crée  dans  le 
corps  vivant. 

Je  sens  en  même  temps  dans  ces  membres  une 
loi  qui  n'est  pas  la  mienne,  et  qui  s'oppose  à  ma 
volonté  ou  à  moi. 

Cette  loi  de  mon  corps  se  manifeste  au  moi  dans 
toutes  les  sensations  ou  passions  que  subit  mon 
humanité. 

Si  l'homme  était  tout  actif,  il  n'aurait  l'idée  de 
rien  de  passif;  il  n'aurait  pas  même  l'idée  ou  l'a- 
perception  nette  de  sa  force,  car  cette  idée  n'est 
autre  que  celle  d'une  force  déterminée  ou  limitée 
par  les  résistances  étrangères ,  et  spécialement  par 
la  force  vitale  ou  sensitive  du  corps.  Que  si  l'homme 
était  tout  passif  ou  s'il  n'était  qu'animal,  les  lois  sen- 
sitives  qui  sont  dans  les  membres  à  part  le  moi  ou 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  I97 

la  loi  de  l'esprit,  s'accompliraient  plus  parfaitement 
encore.  Mais  comment  seraient-elles  aperçues  ou 
connues?  que  serait  le  sujet  apercevant? 

Quand  on  part  de  la  notion  abstraite  de  sub- 
stance, il  est  impossible  de  répondre  autrement  que 
par  des  artifices  logiques  ou  des  hypothèses  em- 
pruntées du  dehors  à  cette  dernière  question  :  quel 
est  précisément  ce  sujet  moi  qui  perçoit  la  modifi- 
cation passive  et  se  distingue  d'elle,  en  la  mettant 
hors  de  lui  dans  les  membres  où  elle  a  sa  loi? 

Le  sujet  qui  perçoit  est  le  même  que  celui  qui 
s'oppose  à  la  loi  du  corps  ;  ce  n'est  qu'en  agissant 
sur  ce  corps  qu'il  le  perçoit  ou  le  connaît  comme 
son  objet  immédiat  et  qu'il  se  manifeste  intérieure- 
ment à  lui-même  à  son  titre  de  sujet  actif  et  libre. 

Cette  coexistence  ou  corrélation  primitive  ou  né- 
cessaire des  deux  éléments  du  fait  de  conscience  ou 
de  la  dualité  humaine,  ne  peut  en  aucune  manière 
se  ramener  à  une  corrélation  d'un  genre  tout  diffé- 
rent, celle  du  mode  à  une  substance  qui  n'est  pas  moi. 

Si  le  premier  et  le  plus  beau  des  problèmes  de 
la  philosophie  consiste  à  trouver  le  type  ou  l'ex- 
pression vraie  du  rapport  qui  renferme  d'un  côté  ce 
qui  est  dans  l'homme  comme  le  constituant,  et  qui 
correspond  d'un  autre  coté  à  ce  que  peut  être  pour 
nous  avec  notre  intelligence  bornée  la  force  suprême 
et  infinie,  qui  a  créé  et  ordonné  l'univers,  on  peut 
s'assurer  que  le  rapport  qu'il  s'agirait  de  détermi- 


19B  division  dis  faits 

ner  pour  résoudre  ce  grand  problème ,  est  d'une 
toute  autre  nature  que  le  rapport  d'attribut  ou  de 
mode  à  la  substance  qui  la  renferme ,  et  qu'il  y  a 
entre  les  deux  même  opposition  qu'entre  le  prin- 
cipe du  théisme,  ou  la  doctrine  de  l'unité,  delà 
personnalité  de  Dieu,  Créateur  et  Providence  du 
monde,  et  le  panthéisme  qui  met  l'univers  ou  la 
collection  des  êtres  créés  à  la  place  de  Dieu  même. 

Borné  à  une  seule  nature  qui  fait  toute  son  exis- 
tence et  n'est  qu'une  partie  de  la  nôtre,  l'animal 
vit  seulement  et  ne  pense  point  parce  qu'il  n'agit 
pas,  parce  qu'il  n'y  a  pas  en  lui  cette  force  du  vou- 
loir qui  détermine  ou  commence  le  mouvement. 

En  effet,  l'animal  qui  est  dit  improprement  agir, 
ne  sait  pas  ce  qu'il  fait;  la  condition  nécessaire  de 
la  science  n'est  autre  que  l'activité  de  l'effort  voulu: 
ôtez  cette  condition,  ôtez  ce  vouloir  et  vous  ôtez 
nécessairement  toute  connaissance,  toute  perception, 
car  il  n'y  a  plus  de  véritable  sujet  individuel  qui 
connaisse  ou  perçoive. 

Par  le  sens  de  l'effort  ou  de  l'acte  nous  avons 
l'individualité  personnelle  ;  le  moi  s'aperçoit  en  effet 
immédiatement  comme  il  existe,  et  dans  l'exercice 
de  la  force  qui  se  détermine  elle-même  à  l'action  et 
dans  la  perception  de  l'acte  ou  de  l'effort  produit 
qui  se  rapporte  à  sa  conscience. 

Le  moi  aperçoit  immédiatement  en  lui  ou  comme 
lui-même  ce  qui  s'opère  en  vertu  de  l'effort  déployé 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  199 

sur  le  corps  organique ,  pendant  que  ce  corps  vit 
de  son  coté  en  vertu  de  ses  lois  propres  indépen- 
dantes du  vouloir. 

Le  moi  perçoit  hors  de  lui  ce  qui  se  fait  ou 
existe  sans  lui  au  titre  de  propriété,  qualité  ou 
mode,  soit  du  corps  vivant  organisé,  son  objet 
immédiat ,  dont  il  se  distingue  et  ne  se  sépare  pas  ; 
soit  dans  l'étendue  étrangère,  objet  médiat  dont  il 
se  distingue  et  se  sépare. 

Ce  qui  est  perçu  dans  le  corps  propre  comme 
modification  inhérente  à  l'objet  immédiat ,  je  l'ap- 
pelle impression  affective  ou  simple  affection,  car 
tout  ce  que  le  moi  rapporte  au  corps  propre  ou  à 
quelqu'une  de  ses  parties  s'accompagne  toujours 
de  quelqu'un  de  ces  modes  plus  ou  moins  obscurs 
du  plaisir  ou  de  la  douleur,  sans  lesquels  on  ne  peut 
concevoir  la  vie  animale  réduite  à  ses  conditions 
les  plus  simples. 

Ce  qui  est  perçu  dans  le  corps  étranger ,  comme 
qualité  ou  mode  de  l'étendue ,  je  l'appellerai  intui- 
tion ou  représentation. 

Le  terme  générai  sensation  dont  on  a  tant  fait 
usage  et  abus  depuis  Locke  et  Condillac,  enveloppe 
les  affections  et  les  intuitions,  et  tout  ce  qui  peut 
être  considéré  comme  modification  d'une  substance 
passive,  soit  matérielle,  organique,  morte  ou  vivante , 
soit  immatérielle  ou  pensante;  mais  de  plus  les 
actes  ou  produits   de  la  force  active  qui  se   met 


200  DIVISION    J)F.S    FAITS 

d'elle-même  en  dehors  de  tout  ce  qui  est  substance 
ou  chose  modifiée  passivement  et  sans  son  con- 
cours. 

Mettant  à  part  cette  force  personnelle  et  tout  ce 
qui  lui  appartient  expressément  comme  produit  de 
son  activité  indépendante,  rien  n'empêcherait  de 
comprendre  tout  le  reste,  de  quelque  nom  qu'on  le 
désigne ,  sous  la  catégorie  de  sensations  directes  ou 
transformées;  car  tout  se  réduit,  en  effet,  à  une 
capacité  abstraite  ou  à  un  mode  passif  fondamental 
qui  est  conforme,  dans  toutes  ses  modifications  suc- 
cessives, à  la  manière  dont  on  conçoit  l'étendue,  revê- 
tant successivement  toutes  ses  formes  bizarres,  etc. , 
à  condition  toutefois  qu'en  limitant  ainsi  la  sensa- 
tion à  ce  qu'elle  est ,  sans  rien  de  plus ,  on  n'entendra 
pas  encore  la  perception  comme  élément  indivisible 
de  la  sensation  ou  identique  avec  elle. 

A  cet  égard ,  Locke  a  eu  raison  de  faire  com- 
mencer la  science  non  pas  à  la  sensation ,  mais  à 
l'idée  de  sensation.  A  la  vérité ,  il  ne  fallait  pas  dire 
que  cette  idée  est  simple  et  une ,  puisque  toute  idée 
de  sensation  comprend  deux  éléments1,  le  sujet  qui 
perçoit  et  la  chose  ou  modification  perçue. 

L'objet  immédiat  de  la  perception  se  réduit  au 
corps  propre  modifié  par  ie  principe  de  vie  qui  lui 
est  inhérent  ou  par  des  stimulants  externes  qui  ne 
font  que  changer  l'état  sensitif  corporel  ou  propre 
de  ce  corps  vivant ,  sans  modifier  le  sentiment  fon- 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  201 

damental  qui  était  déjà  en  lui ,  et  sans  pouvoir  le 
créer  s'il  n'y  était  pas;  sous  ce  rapport  seul,  l'hypo- 
thèse de  la  statue  de  Condillac  serait  arguée  de  faux 
dans  son  principe. 

Dans  l'acte  de  perception,  le  moi,  avons-nous 
dit,  se  distingue  et  se  sépare  de  son  objet  immédiat. 
Il  faut  bien  entendre  encore ,  à  cet  égard ,  qu'il  ne 
s'agit  point  de  la  séparation  réelle  des  deux  sub- 
stances ou  des  deux  attributs  essentiels ,  la  pensée 
et  l'étendue.  Rien  de  plus  commun,  depuis  Des- 
cartes, et  aussi  rien  de  plus  illusoire,  en  psycho- 
logie, que  de  croire  qu'en  séparant  deux  éléments 
métaphysiques  tels  que  l'âme  et  le  corps,  pris  tous 
deux  comme  objets  du  concept  abstrait,  on  pose 
la  division  vraie  des  deux  éléments  psychologiques 
du  même  fait  de  conscience,  comme  si  la  force  du 
vouloir  pouvait  être  séparée  de  son  exercice  ou  de 
toute  application  actuelle  au  corps  vivant. 

Sans  doute,  nous  concevons  une  force  virtuelle , 
absolue ,  avant  l'application  au  corps  où  elle  s'ef- 
fectue et  se  manifeste.  Sans  doute  aussi  le  corps 
organisé  qui  vit  et  reçoit  des  impressions  dans 
l'absence  du  moi ,  peut  être  assimilé ,  sous  ce  rap 
port,  à  tout  autre  corps  étendu,  inerte,  mobile; 
mais  ce  sont  là  les  raisons  et  les  conditions,  et  non 
pas  les  éléments  du  fait  de  conscience. 

La  psychologie  ,  qui  part  de  ce  fait  et  y  limite  son 
point  de  vue,  n'admet  pas  plus  de  force  sans  organe 


202  DIVISION  DES    FAITS 

que  de  corps  vivant  sans  impression  affective  de 
plaisir  ou  de  douleur. 

Gomment  ne  pas  reconnaître ,  en  effet,  qu'il  y  a 
une  foule  de  ces  impressions  obscures  qui  sont  dans 
la  sensibilité  passive  sans  être  dans  la  conscience  du 
moi  à  qui  elles  demeurent  toujours  étrangères;  et , 
quand  l'aperception  s'y  joint,  elle  ne  fait  que  mani- 
fester au  moi  ce  qui  existe  sans  lui,  et  dont  sa  pré- 
sence ou  son  activité  même  ne  peut  changer  la  nature 
ou  le  caractère. 

Par  exemple ,  le  moi  peut  être  endormi  pendant 
que  des  douleurs  plus  ou  moins  vives  agitent  la 
sensibilité  animale  ;  la  sensation  est  entière ,  quoique 
l'aperception  n'y  soit  pas  ;  celle-ci  n'y  ajoutera  rien 
de  plus,  et  elle  ne  fera  qu'associer  l'homme  aux 
souffrances  de  l'animal. 

Quand  on  a  confondu  la  sensation  animale  avec 
la  perception  ,  et  qu'on  nous  dit  ensuite  que  la  sen- 
sation animale  ne  diffère  d'une  autre  appelée  orga- 
nique que  par  le  degré  seulement  ou  par  certain 
faux  principe ,  la  classification  des  phénomènes  phy- 
siologiques doit  être  fausse  et  illusoire  comme  sa 
base. 

La  différence  des  deux  espèces  de  sensibilité  con- 
sidérée comme  propriété  vitale ,  tient-elle  unique- 
ment à  ce  que  les  impressions  de  l'une  n'affectent 
que  localement  les  parties  de  l'organisation  vivante 
qui  les  reçoit,  tandis  que  les  impressions  de  l'autre 


PSYCHOLOGIQUES  ET  PHYSIOLOGIQUES.  203 

sont  transmises  par  des  nerfs  continus  à  un  centre 
cérébral ,  où  elles  revêtent  le  caractère  de  per- 
ception ? 

Il  n'est  point  prouvé  que  la  communication  directe 
avec  le  cerveau,  par  la  continuité  des  nerfs,  soit  une 
condition  nécessaire  et  exclusive  pour  que  les 
impressions  faites  sur  un  organe  deviennent  affec- 
tives dans  ce  degré  qui  les  constitue  animales.  On 
ne  peut  induire  autre  chose  de  ce  qui  s'est  passé 
dans  la  section  ou  dans  la  ligature  des  nerfs  céré- 
braux, sinon  la  correspondance  sympathique  ou 
d'intégrité  de  toutes  les  parties  du  même  système, 
pour  que  l'impression  faite  sur  l'une  s'étende  par 
consensus  à  toutes  les  autres  et  affecte  réellement 
toute  la  combinaison  vivante ,  l'animal.  On  sait 
d'ailleurs  qu'une  multitude  d'êtres  organisés,  privés 
de  cerveau  ou  d'un  centre  unique  de  sensation, 
donnent  pourtant  des  signes  non  équivoques  de 
susceptibilité  aux  impressions. 

Enfin  il  est  certain  que  nos  affections  les  plus 
vives ,  et  celles  que  l'on  pourrait  le  plus  justement 
caractériser  du  nom  d'animales ,  ont  leur  siège  dans 
des  organes  internes  qui  n'ont  point  de  communi- 
cation directe  avec  le  cerveau.  D'où  l'on  est  fondé  à 
conclure  que  la  sensibilité  animale  ,  considérée 
comme  une  simple  capacité  qu'a  l'être  vivant  de 
recevoir  des  impressions  et  d'en  être  affecté  immé- 
diatement, c'est-à-dire  de  pâtir  douleur  ou  plaisir, 


204  DIVISION    DIS    FA.ITS 

ne  dépend  point,  comme  d'une  condition  exclu- 
sive, de  la  transmission  à  un  centre  unique^ 

Si  l'on  reconnaît  donc  une  fonction  perceptive  ou 
le  moi  joue  un  rôle  actif,  essentiel ,  il  faudra  bien 
reconnaître  que  la  perception  est  quelque  chose  de 
plus  qu'un  caractère ,  un  mode  ou  un  degré  de  la 
sensation. 

J'observe  que  Bichat  semblait  être  conduit  par  la 
manière  même  dont  il  envisageait  les  phénomènes 
des  deux  vies,  à  scinder,  pour  ainsi  dire,  la  classe 
unique  des  sensations  animales  en  deux  parties, 
dont  l'une  pouvait  se  rapporter  encore  à  une  vie 
organique  ou  intérieure,  tandis  que  l'autre  aurait 
eu  tout  son  fondement  dans  la  vie  de  relation  ou  de 
conscience.  S'il  avait  ensuite  voulu  conserver  le  titre 
générique  sensations,  il  eût  fallu ,  je  crois,  en  recon- 
naître trois  espèces  analogues  aux  trois  sortes  de 
contractilité  :  la  première  aurait  compris  les  sensa- 
tions organiques,  la  seconde  les  sensations  animales. 
Là  eût  fini  le  domaine  propre  de  la  physiologie  et 
commencé  celui  d'une  analyse  philosophique  et 
réfléchie ,  qui  aurait  signalé  dans  cette  source  les 
premiers  éléments  et  comme  la  matière  d'un  troi- 
sième ordre  plus  élevé,  celui  de  perceptions  pro- 
prement dites.  Il  me  semble  qu'il  pouvait  ressortir 
de  là  un  moyen  de  fixer  les  limites  des  deux  sciences, 
qui  sont  faites  pour  s'entendre ,  mais  non  pas  pour 
se  confondre. 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  10 5 

La  physiologie  attache  beaucoup  d'importance  à 
ses  explications,  soit  qu'elle  confonde  la  sensation 
même  avec  le  mécanisme  nerveux  et  qu'elle  la  con- 
sidère comme  son  résultat  immédiat  et  nécessaire, 
ou  qu'enfin,  reconnaissant  qu'il  n'y  a  aucune  ana- 
logie entre  deux  ordres  de  faits  si  différents,  l'un 
en  dehors,  l'autre  en  dedans  du  sujet  sentant ,  elle 
ne  regarde  les  fonctions  du  système  nerveux,  rela- 
tivement aux  impressions  sensibles  qui  semblent  s'y 
rattacher,  que  comme  des  conditions  et  non  les 
causes  ou  les  sujets  de  ces  impressions. 

Mais  quand  nous  n'aurions  aucune  espèce  d'idée 
de  ce  mécanisme;  quand  nous  ne  saurions  pas  même 
qu'il  y  a  un  cerveau,  des  nerfs  et  une  correspon- 
dance entre  ces  parties,  etc.. ,  les  faits  de  conscience 
en  seraient-ils  moins  clairs  et  suffiraient-ils  moins 
pour  nous  montrer  que  la  sensation  effective,  dans 
tous  ses  degrés  de  faiblesse  ou  de  force,  d'obscurité 
ou  de  vivacité ,  est  aussi  essentiellement  différente 
de  la  perception  que  le  corps  obscur  ou  éclairé  est 
différent  de  la  lumière. 

La  perception  peut  bien  en  effet  se  comparer  à 
une  lumière  que  la  conscience  répand  en  quelque 
sorte  sur  la  sensation;  celle-ci  ne  change  point  de 
nature,  mais  reste  ce  qu'elle  est ,  soit  qu'elle  tombe 
sous  la  vue  intérieure  du  moi ,  soit  qu'elle  lui 
échappe. 

Tant  que  l'animal  vit ,  il  sent  plus  ou  moins  obs- 


206  DIVISION     DES    FAl'Is 

curément ,  il  est  affecté,  dans  son  existence  continue 
ou  sensitive ,  d'une  manière  agréable  ou  doulou- 
reuse ,  facile  ou  pénible,  etc.  ;  que  le  moi  soit  pré- 
sent ou  absent,  qu'il  assiste  comme  témoin  inté- 
ressé à  ces  scènes  intérieures  ou  qu'il  soit  distrait 
ailleurs;  enfin  que  le  patient  n'ait  plus  qu'une  na- 
ture animale  ou  qu'il  soit  un  composé  des  deux  na- 
tures, ce  que  la  sensation  est  pour  le  moi  quand  il 
vient  à  s'unir  à  elle  ou  à  la  percevoir,  elle  l'est  ou 
le  serait  en  tant  que  passive,  à  part  toute  conscience 
du  moi. 

Attendu  que  ce  point  de  doctrine  est  capital  et 
qu'il  est  entièrement  opposé  aux  théories  psycholo- 
giques et  physiologiques  les  plus  répandues,  où  les 
faits  de  la  nature  humaine  sentante  et  pensante  sont 
pris  sous  le  côté  passif,  comme  propriétés  ou  modes 
du  corps  organisé  vivant  par  sa  propre  loi ,  abstrac- 
tion faite  de  tout  produit  de  cause  ou  force  qui 
vient  s'unir  à  ce  corps  et  le  fait  vivre  sous  une  autre 
loi  qui  n'est  pas  la  sienne,  savoir,  sous  celle  du  vou- 
loir constitutif  de  la  personne  humaine;  nous  devons 
tâcher  d'éclaircir  avant  tout ,  par  des  exemples  de 
faits  ou  des  inductions  de  faits  pris  dans  l'existence 
intérieure ,  ce  que  sont  ou  ce  que  peuvent  être , 
dans  notre  animalité ,  les  sensations  passives  à  part 
de  toute  conscience  de  tout  ce  qui  est  pensé. 

Les  doctrines  psychologiques  et  physiologiques 
qui  se  rattachent  exclusivement  à  cet  ordre  de  faits 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  207 

cle  la  nature  vivante  et  sentante,  comme  s'il  renfer- 
mait ou  embrassait  l'homme  tout  entier,  se  trouve- 
ront justifiées  du  reproche  de  ne  porter  que  sur 
une  base  fausse.  Mais  en  même  temps  elles  seront 
atteintes  et  convaincues  de  laisser  de  côté,  dans  la 
science  de  l'homme,  précisément  tout  ce  qui  con- 
stitue l'homme  distinct  de  l'animal. 

En  lisant  l'ouvrage  où  l'on  trouve  décrit  avec 
tant  de  talent  et  de  vérité  une  espèce  de  faits  per- 
ceptibles au  tact  intérieur,  on  croit ,  pour  ainsi  dire, 
voir  en  reflet,  comme  dans  un  miroir,  une  partie 
de  son  être,  celle  qui  se  cache  le  plus  à  toute  ob- 
servation extérieure;  et  on  se  dit,  c'est  bien  ainsi 
que  j'existerais,  que  je  sentirais,  que  je  serais  mu 
par  le  souffle  de  l'instabilité,  au  gré  de  mes  passions, 
de  mes  penchants ,  de  mon  instinct  et  de  toutes  ces 
impressions  variables,  relatives  aux  dispositions  ner- 
veuses, au  tempérament,  à  la  santé,  à  la  maladie, 
aux  âges,  au  régime,  aux  habitudes,  aux  lieux,  aux 
climats,  etc. 

Je  sais  bien  aussi  que  moi  qui  observe  tant  de 
nuances  fugitives ,  moi ,  qui  prends  sur  le  fait  cette 
sensibilité  animale,  qui  lutte  si  souvent  contre  elle, 
qui  me  donne  des  déterminations  directement  op- 
posées ;  moi  qui  sais  lire  dans  l'animal  et  parviens  à 
le  dompter  par  un  effort  énergique  et  soutenu;  moi 
qui  veux,  juge,  raisonne,  qui  reste  identique,  qui 
connais   Dieu  et  moi-même;   je  suis    autre   que 


2o8  DIVISION    DES    FAITS 

l'animal,  dont  je  me  distingue  dès  que  je  le  juge;; 
dont  je  me  sépare  dès  que  je  lui  résiste,  ou  qu'il  nie 
résiste. 

Le  physiologiste  donne  lui-même  un  démenti  à 
sa  doctrine  exclusive;  mieux  il  me  montre  ce  que 
je  serais  comme  machine  organisée  vivante,  et  ce 
que  je  suis  dans  cette  partie  de  mon  être  par  la- 
quelle je  tiens  à  l'animalité  ;  mieux  je  sens  la  néces- 
sité de  chercher  ailleurs  que  dans  un  cerveau  ou 
des  nerfs  ce  qui  constitue  en  moi  l'humanité,  la 
personnalité  libre. 

CARACTÈRES   ET  SIGNES  DES  SENSATIONS. 

Il  faut  louer  Gondillac  d'avoir  cherché  à  fonder 
la  philosophie  de  l'esprit  humain,  non  plus  sur 
une  notion  simple,  métaphysique  et  abstraite,  mais 
sur  un  fait  primitif,  et  véritablement  simple,  l'âme 
humaine  comme  elle  est ,  comme  elle  commence  à 
exister  au  titre  de  moi. 

L'âme  de  la  statue  se  trouve  à  la  vérité  posée  de 
prime-abord  dans  un  monde  d'êtres,  dont  il  y  aurait 
lieu  de  demander  d'abord  s'il  existe  réellement,  ce 
qu'il  est  à  part  la  sensation  ou  avant  elle;  mais, 
l'hypothèse  admise,  la  première  sensation  créée  dans 
l'âme  par  l'objet  extérieur  est  bien  le  fait  d'existence 
sensible  le  plus  simple  que  l'analyse  puisse  saisir. 
Seulement  Gondillac  a  eu  le  tort  d'aller  chercher  ce 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  20G; 

simple  fait  bien  loin  et  de  feindre  une  hypothèse, 
pour  expliquer  l'organe  même  du  fait  ou  de  la  sen- 
sation elle-même.  Il  lui  suffisait  de  prendre  le  pre- 
mier être  vivant,  même  organisé  d'une  manière  plus 
simple  que  ne  le  suppose  la  première  sensation  d'o- 
deur de  la  statue,  réduite  encore  à  ce  sens  unique. 

En  considérant  que  la  vie  la  plus  simple  ne  peut 
avoir  lieu  sans  quelque  impression,  sans  quelque 
degré  de  plaisir  ou  de  douleur  ;  à  cet  égard  l'état  du 
fœtus  qui  vit  et  se  meut  avant  de  voir,  et  a  reçu 
une  impression  du  dehors,  ne  peut  différer  de  l'état 
sensitif  où  la  première  impression  d'odeur  de  rose 
met  l'âme  de  la  statue.  Des  deux  côtés  c'est  une 
sensation  complète,  parfaitement  simple  ou  sans 
mélange  d'idée  de  conscience  du  moi  qui  la  com- 
pliquerait nécessairement  de  quelque  élément  d'un 
autre  ordre. 

Ce  sens  vital  est  le  vrai  primitif  simple,  il  est 
même  la  condition  première  et  nécessaire  de  toutes 
nos  sensations  externes ,  qui  n'en  sont  que  des  modes 
qui  s'y  ajoutent  successivement,  et  forment  une  suite 
du  composé  objectif,  sans  constituer  véritablement 
la  pluralité  dans  l'unité  subjective  (i). 

(1)  Leibnitz  confond  sans  cesse  ces  deux  sortes  de  composés  ;  c'est 
ainsi  qu'il  trouve  une  grande  multiplicité  d'éléments  dans  ces  pre- 
mières idées  de  sensation,  que  Locke  regarde  comme  simples;  mais 
c'est  que  Locke  n'avait  égard  qu'à  l'état  subjectif  de  l'âme,  tandis 
que  Leibnitz  ne  considérait  que  ce  qui  est. 

MF.  14 


•2iO  DIVISION     DES    TAJTS 

Ce  point  de  vue  du  simple,  considéré  dans  le  passif 
de  l'âme  sensitive  (identifiée  avec  sa  première  mo- 
dification), qui  a  échappé  a  l'auteur  du  Traite  des 
sensations ,  a  été  saisi  tellement  par  les  physiolo- 
gistes qui  ont  cherché  à  remonter,  à  l'aide  de  l'ob- 
servation ou  de  l'induction,  des  faits  de  la  nature 
vivante  jusqu'aux  premiers  principes  de  la  sensibi- 
lité, qu'ils  leur  ont  paru  s'identifier  avec  ceux  de  la 
vie  même. 

Je  citerai ,  comme  exemple  le  mieux  approprié  à 
mon  but  actuel,  le  passage  où  le  célèbre  physiologiste 
allemand,  Reil,  caractérise  de  la  manière  la  plus  re- 
marquable les  modes  vraiment  simples  de  ce  sens 
immédiat  qui  est  aussi,  selon  lui ,  le  fait  propre  du 
plaisir  ou  de  la  douleur,  inséparable  de  tout  ce 
qui  vit. 

Reil  donne  à  ce  sens  le  nom  expressif  de  cœnes- 
thèse, ce  qui  veut  dire  sentiment  d'ensemble,  mode 
composé  de  toutes  les  impressions  vitales  inhérentes 
à  chaque  partie  de  l'organisation. 

Quelques  autres  auteurs  d'anthropologie  ont  aussi 
distingué  un  ou  plusieurs  sens  internes  attachés  aux 
changements  ou  aux  fonctions  des  parties  les  plus 
grossières  de  notre  organisation  matérielle.  Ils  ont 
soupçonné  l'existence  de  la  cœnesthèse,  mais,  faute 
d'une  connaissance  du  corps  humain  ou  d'une  ana- 
lyse assez  approfondie,  ils  ont  confondu  les  limites 
qui  séparent  la  cœnesthèse  des  sensations  externes 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1 1  I 

ou  des  fonctions  particulières  de  l'organisation 
ayant  bien  plus  égard  aux  perceptions  du  moi 
qu'aux  changements  ou  modifications  mêmes  de 
la  sensibilité  propre  au  corps  vivant  ;  c'est  ainsi 
qu'ils  ont  mêlé  aux  affections  immédiates  de  cœnes- 
thèse  celles  qui  tiennent  à  des  habitudes  sensitives, 
au  froid,  au  chaud,  à  la  faim  ou  à  la  soif,  les  odeurs, 
saveurs,  etc. 

«  Les  nerfs  disséminés  dans  tout  le  corps  ont  pour 
«  fin  principale  de  transmettre  à  toutes  les  parties 
«  les  forces  vitales  et  la  capacité  de  remplir  les 
«  fonctions  qui  leur  sont  propres ,  et  de  les  unir 
«  entre  elles  par  le  lien  d'une  même  et  commune 
«  sympathie. 

«  Mais  les  nerfs  ne  sont  pas  seulement  les  moyens 
«  ou  instruments  de  la  vie  sensitive  ;  ils  en  sont  en- 
ce  core  les  agents  propres  et  immédiats,  par  la  faculté 
«  qu'ils  ont  de  réagir  sur  eux-mêmes  et  par  là  de 
«  constituer  un  sens  fondamental  et  continu  de  la 
«  présence  et  de  l'état  du  corps  propre. 

«  Les  extrémités  nerveuses,  enveloppées  dans  une 
«  sorte  de  pulpe ,  éprouvent  une  sorte  de  pression 
«  continuelle  des  parties  qui  les  contiennent  ;  c'est 
«  au  moyen  de  cette  pression  ou  de  cette  sorte  de 
«  contact  que  l'on  a,  à  chaque  instant,  l'idée  de  son 
«  corps  présent  et  de  chacune  de  ses  parties. 

ce  De  là  le  nom  de  cœnesthèse,  sentiment  d'un 
«  ensemble  qui  tient  à  une  action  que  l'âme  seule 


À  l'A  DIVISION    ni  S    FAITS 

«  commence  en   déployant   sa    force   sur  le  corps 
«  mobile.  » 

«  La  réaction  nerveuse,  de  quelque  manière  qu'on 
«  l'entende,  ne  peut  se  lier  qu'à  des  impressions  vi- 
«  taies  et  aux  sensations  sans  moi.  * 

«  Tous  les  mouvements  répandus  dans  le  corps, 
«  de  quelque  espèce  qu'ils  soient,  leur  état  régulier 
«  ou  anormal ,  leur  suspension  ou  leur  cessation , 
«  tous  leurs  degrés  de  lenteur  ou  de  vitesse ,  sont 
«  continuellement  représentés  à  l'âme  parla  ccenes- 
«  thèse. 

«  Sans  elle ,  sans  ce  sens  vital  intérieur,  tout  in- 
«  time,  nous  n'aurions  aucune  idée  de  l'application 
«  ni  de  l'intensité  variable  de  nos  forces  physiques, 
«  dans  la  respiration,  l'excrétion,  la  contraction  mus- 
«  culaire,  etc.  »  (excepté  celle  qui  est  l'effet  d'une 
résistance  extérieure). 

«  Mais  ce  sens  de  la  présence  immédiate  et  des 
«  fonctions  du  corps  est  confus  par  sa  nature,  et 
«  l'âme  n'y  distingue  aucun  des  éléments  essentiels 
«  et  nombreux  qui  concourent  à  chaque  instant  à  le 
«  former. 

«  Les  organes  des  sens  externes  représentent,  il  est 
«  vrai,  à  l'âme  son  propre  corps,  et  quelques  philo- 
«  sophes  ont  prétendu  réduire  à  cette  représenta- 
«  tion  extérieure  la  conscience  et  la  connaissance 
«  que  l'âme  acquiert  de  ce  qui  se  passe  dans  les  di- 
«  verses  parties  de  l'organisation,  à  laquelle  elle  est 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  2l3 

«  unie;  comme  si  les  sens  externes  étaient  les  vrais 
«  juges  compétents  de  ce  qui  touche  l'âme  ou  son 
«  objet  immédiat. 

«  Les  sens  externes  ne  représentent  en  ce  cas  que 
«  cette  surface  de  notre  corps  qui,  respectivement  à 
«  eux,  ne  peut  être  considérée  que  comme  une  par- 
«  tie  du  monde.  Ainsi ,  ce  corps  propre  en  qui  ou 
«  par  qui  l'âme  est  immédiatement  affectée  de  plai- 
«  sir  ou  de  douleur ,  se  représente  extérieurement 
«  comme  objet  étranger  sans  aucune  de  ces  affec- 
«  tions  intimes,  inséparables  du  sens  même. 

«  Ainsi ,  la  lumière  réfléchie  de  la  surface  de 
«  notre  propre  corps  nous  manifeste  sa  forme ,  sa 
«  figure  comme  celle  de  tout  autre  objet;  nos 
«  propres  émanations  affectent  l'odorat  comme  les 
«  odeurs  étrangères;  lorsque  la  main  s'applique  à 
«  une  autre  partie  de  notre  corps ,  les  deux  sensa- 
«  tions  tactiles  simultanées  nous  apprennent  par 
«  l'expérience  répétée  à  reconnaître  que  c'est  notre 
«  propre  corps,  et  non  un  corps  étranger  que  nous 
«  touchons. 

«  Mais  le  sens  spécial  de  la  douleur,  par  exemple, 
«  nous  fait  reconnaître  d'une  manière  autrement 
«  immédiate,  ce  corps  qui  esta  nous.  La  cœnesthèse 
«  est  avant  le  toucher  ;  l'une  pénètre  là  où  l'autre  ne 
<c  saurait  atteindre. 

«  C'est  elle  qui  nous  avertit  sans  cesse  des  chan- 
«  gements  ou  états  successifs  des  parties  du  corps, 


ai4  division    i>j;s   FAITS 

«  et  cela  uniquement  par  quelque  mode  du  plaisir  ou 
«  de  la  douleur  inhérent  à  ce  sens  de  la  manière  la 
«  plus  immédiate ,  sans  aucune  sorte  de  réflexion , 
«  j'ajouterai ,  sans  aucune  conscience  du  moi ,  qui 
«  tînt  de  l'affection  même.  » 

Dans  l'engourdissement  d'un  membre,  par  exemple, 
occasionné  par  la  pression  des  nerfs,  la  suspension 
totale  de  cœnesthèse  nous  rend  cette  partie  aussi 
étrangère  que  si  elle  appartenait  à  un  autre  indi- 
vidu, quoique  nous  continuions  à  la  voir  et  à  la  tou- 
cher. Et  l'on  a  divers  exemples  d'hommes  privés  de 
toute  espèce  de  tact  qui  avaient ,  au  moyen  de  la 
cœnesthèse  restée  entière,  le  même  sentiment  que 
nous  avons  de  la  présence  du  corps. 

Si  l'on  pouvait  trouver  un  animal  qui  fût  privé 
de  tout  organe  de  sens  externe,  il  aurait  encore, 
au  moyen  de  la  cœnesthèse  ,  quelque  sentiment 
plus  ou  moins  obscur  de  l'existence  du  corps  vivant, 
dont  le  sens  ne  peut  absolument  se  séparer. 

Reil  part  de  là  pour  examiner  avec  plus  de  dé- 
tail le  phénomène  de  la  cœnesthèse  relativement  à 
l'état  de  santé  et  de  maladie. 

«  Dans  la  bonne  santé ,  dit-il ,  toutes  les  parties 
«  du  corps  organisé  (les  membranes,  les  muscles, 
«  les  vaisseaux,  les  viscères,  etc.),  exerçant  une  pres- 
«  sion  immédiate  modérée  et  régulière  sur  les  ex- 
«  trémités  nerveuses  qui  leur  sont  inhérentes ,  y 
«  excitent  des  impressions,  qui,  simultanément  pro- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  1 1  5 

«  pagées  à  l'àine  ,  s'unissent  en  un  seul  sentiment, 
«  celui  de  la  présence  du  corps  propre,  de  son  état 
«  actuel,  de  son  degré  d'énergie  ou  de  force  vitale. 

«  Ce  sentiment,  il  est  vrai,  est  confus  et  obscur  à 
»  tel  point,  que  l'âme  ne  peut  distinguer  aucune 
«  des  parties  ou  impressions  élémentaires  qui  con- 
«  courent  à  le  former,  ni  aucun  des  mouvements 
«  vitaux  que  ces  impressions  excitent. 

«  La  ccenesthèse  est  faible  et  peu  prononcée  dans 
«  l'état  de  bonne  santé ,  autrement  nous  serions 
«  troublés  par  la  multitude  de  ses  impressions. 

«  Elle  est  au  contraire  forte,  et  marquée  dans 
«  l'état  de  maladie;  afin,  qu'avertis  du  péril,  nous 
«  puissions  recourir  aux  remèdes.  Mais  l'exercice 
«  des  sens  externes  tempère  toujours  assez  la  force 
«  de  ces  impressions  de  la  ccenesthèse. 

«  Nous  avons  (par  ccenesthèse)  le  sentiment  im- 
«  médiat  de  nos  forces  corporelles ,  et  du  degré  de 
«  leur  application. 

«  Nous  sommes  avertis  par  la  fatigue  et  la  dou- 
«  leur  des  limites  de  nos  forces,  qu'il  serait  nuisible 
«  de  dépasser. 

«  Le  poids  relatif  de  notre  corps  est  compris  dans 
«  le  sentiment  immédiat  de  ses  forces  mêmes. 

«  Dans  l'état  sain  ,  la  présence  du  corps  est 
«  agréable  par  elle-même  ;  elle  est  toujours  pénible 
«  et  douloureuse,  ou  déterminée  dans  toute  altéra- 
«  tion  ou  dérangement  d'équilibre  organique. 


*-*l()  DIVISION    DES   FAITS 

«  L'homme  qui  a  la  conscience  de  l'état  le  plus 
«  parfait  possible  de  son  organisation ,  en  qui  toutes 
«  les  fonctions  naturelles,  vitales  et  animales,  s'exer- 
ce cent  facilement  et  dans  un  ordre  harmonique, 
«  jouit  ainsi  du  libre  exercice  de  ses  forces  et  de 
«  ses  facultés.  Il  éprouve  une  volupté,  une  joie  ani- 
«  maie,  qui  n'est  autre  que  le  sens  immédiat  de  cet 
«  état  du  corps  organisé,  accompagné  de  tous  les 
ce  signes  propres  annonçant  une  vie  durable,  tenace 
ce  dans  son  principe. 

e  Lorsqu'au  contraire  le  libre  exercice  de  la  force 
ce  vitale  du  corps  organisé  rencontre  divers  obstacles 
s  dans  le  développement  de  ses  propres  organes , 
ce  que  les  parties  malades  excitent  dans  les  nerfs 
ce  diverses  impressions  animales ,  l'âme  est  pénible- 
ce  ment  affectée  de  la  présence  de  son  corps ,  où  le 
ce  sentiment  immédiat  de  ce  désordre  organique 
ce  comprend  tous  les  degrés  de  douleur ,  comme  le 
ce  genre  renferme  les  espèces  ;  de  là  aussi,  tous  les 
ce  sinistres  présages  d'une  fin  prochaine. 

ce  Le  sentiment  agréable  qui  accompagne  (ou  qui 
ce  constitue  plutôt  par  lui-même)  la  bonne  santé  du 
«  corps,  ne  se  réfère  à  aucun  organe  déterminé , 
ce  n'étant  lui-même  que  le  produit  formé  de  ces  sens 
<e  obscurs ,  qui  portent  à  l'âme  les  impressions  de 
ee  toutes  les  parties  du  corps  organisé ,  jusqu'aux 
ce  moindres  molécules  vivantes.  » 

Reil   traite  à  part  la  ccenesthèse  dans  les  mala- 


PSYCHOLOGIQUES   ET    PHYSIOLOGIQUES.  217 

dies,  il  considère  la  sensibilité  propre  et  spécifique 
de  chaque  partie  du  système  nerveux,  la  nature  des 
stimulus  qui  sont  propres  à  y  exciter  des  impres- 
sions affectives,  enfin  la  sensibilité  propre  de  l'or- 
gane de  l'âme ,  capable  de  modifier  ces  impressions 
douloureuses. 

De  là,  différentes  espèces  de  douleurs  que  l'ex- 
périence nous  fait  reconnaître,  et  qui  toutes  s'accor- 
dent en  ce  point,  que  ce  sont  des  effets  de  la  cœnes- 
thèse ,  représentant,  à  Vaine  un  état  du  corps 
extraordinaire  et  contre  nature.  Ce  qui  suffit  pour 
comprendre  sous  un  seul  genre  toutes  les  espèces 
d'affections  douloureuses  dont  il  s'agit. 

Reil  s'attache  à  distinguer  ces  différentes  espèces 
d'impressions  sensitives  purement  internes ,  la  faim, 
la  soif,  la  fatigue,  les  sensations  de  nausée,  de 
vomissement,  d'excrétion ,  de  froid,  de  la  fièvre,  etc.; 
les  appétits  ou  aversions  de  l'instinct  animal,  l'an- 
tipathie, la  nostalgie,  etc. 

Cette  énumération  aurait  pu  être  bien  plus 
étendue  et  n'embrasse  encore  que  la  moindre  partie 
de  ces  affections  obscures  pour  qui  nos  langues 
n'ont  pas  même  de  nom ,  et  qu'on  ne  saurait  com- 
ment exprimer. 

Reil  n'a  certainement  pas  mérité  le  reproche 
qu'il  adressait  à  quelques  auteurs  d'anthropologie  , 
celui  de  n'avoir  pas  suffisamment  étudié  les  diverses 
parties  de  l'organisation  humaine;  mais  on  peut 


9  I  8  DIVISION     DES     J'A  !  I  I 

croire  aussi  qu'eu  étudiant  l'homme  p.ir  le  côté 
le  plus  accessible  ;i  l'observation  physiologique,  il 
n'a  pas  eu  lui-même  assez  d'expérience  et  a  trop 
négligé  l'espèce  d'analyse  qui  peut  seule  le  mettre 
en  lumière. 

Il  résulte  clairement  de  ces  observations  sur  la 
cœnesthèse,  que  partout  où  est  la  vie  là  est  aussi 
quelque  degré  de  sensation  affective  de  plaisir  ou 
de  douleur;  mais  partout  où  est  l'affection,  doit-on 
admettre  qu'il  y  ait  aussi  perception  ou  conscience 
indivisible  ? 

Cette  question  valait  la  peine  d'être  examinée  ;  on 
a  mieux  aimé  la  supposer  résolue  affirmativement 
sans  l'examiner.  Au  moyen  de  la  cœnesthèse,  par 
les  impressions  immédiates  du  sens  vital,  l'âme, 
dit-on ,  a  le  sentiment  de  la  présence  de  son  corps; 
et  l'état  sensitif  de  l'homme,  de  ses  parties  comme 
de  l'ensemble,  est  constitué. 

En  posant  ainsi  une  âme  ayant  la  faculté  d'aper- 
cevoir ou  même  l'aperception  innée  de  ce  qui  est  en 
elle  ou  hors  d'elle,  on  prend  le  moi,  la  personne 
constituée,  pour  point  de  départ,  sans  demander 
comment  ou  en  quoi ,  par  quel  moyen,  sous  quelle 
condition ,  cette  personne  est  constituée  ou  existe 
par  elle-même;  ce  n'est  certainement  pas  la  cœnes- 
thèse qui  constitue  la  personne.  En  reconnaissant 
un  animal  qui  serait  réduit  à  ce  mode  de  vie  sensi- 
tive  plus  ou  moins  obscure ,  on  ne  suppose  pas  qu'il 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  9  I  g 

eut  par  cela  seul  la  conscience ,  la  pensée  ou  la  per- 
ception de  son  existence.  Cette  perception  a  donc 
une  autre  source.  En  disant  qu'elle  est  inhérente  à 
l'âme  humaine  ou  à  la  substance  pensante,  on 
attribue  à  celle-ci  l'idée  innée  et  peut-être  même 
anticipée  de  son  union  avec  le  corps  ;  on  tranche  la 
question  ,  et  l'analyse  n'a  plus  rien  à  y  voir. 

Mais  aussi  tout  est  confondu  :  les  termes  pensée, 
perception,  idée,  ne  sont  plus  employés  à  leur 
titre  ;  on  les  sépare  de  la  conscience ,  on  les  met  où 
le  moi  n'est  pas. 

On  s'accorde  mieux,  il  me  semble,  avec  les  faits 
d'expérience  intérieure,  en  admettant,  même  comme 
hypothèse  explicative,  cette  distinction  nécessaire 
entre  deux  ordres  de  facultés  attribuées  à  la  même 
âme,  soit  identique  et  une,  soit  composée  de  deux 
âmes  sensitives  communes  à  l'homme  et  à  l'animal , 
ayant  la  même  manière  d'exister,  de  fonctionner, 
d'agir  et  de  sentir  à  part  la  forme  intelligente  et  libre. 
On  entend  mieux  alors  ce  que  c'est  que  cœnesthèse 
ou  les  affections  immédiates  du  sens  vital  séparées 
de  toute  participation  de  conscience  de  moi  et  d'ac- 
tivité. 

On  peut  dire  que  l'âme,  en  tant  que  sensitive, 
représente ,  par  des  affections ,  des  appétits ,  des 
tendances  qui  sont  en  elle  à  son  insu  ou  dans  l'ab- 
sence totale  de  la  personne ,  tout  ce  qui  est  dans  le 
corps  vivant  et  ne  peut  être  qu'en  lui,  comme  les  mou- 


220  DIVISION    DKS    FAITS 

vements  de  circulation  des  fluides  et  tant  d'autres. 

Observez  pourtant  que  ce  n'est  que  par  une  sorte 
de  métaphore  qu'on  dit  que  les  affections  de  l'âme 
sensitive,  ses  états  de  peine  ,  de  plaisir,  de  tristesse 
ou  d'hilarfté ,  représentent  les  états  physiques  cor- 
respondants de  la  machine  organisée.  En  qui  et  pour 
qui  cette  représentation  a-t-elle  lieu  ?  quel  en  est  le 
sujet  ?  Il  faut  que  vous  supposiez  quelque  part  un 
être  intelligent  qui  perçoive  ainsi  par  représentation 
ce  qui  se  passe  dans  le  corps;  il  faut,  de  plus  ,  qu'il 
lui  soit  présent ,  qu'il  le  sente  ou  l'aperçoive  inté- 
rieurement comme  son  objet  immédiat. 

Le  corps  propre  se  rend  présent,  en  effet,  à 
l'âme  ;  même  la  force  active,  intelligente,  a  la  repré- 
sentation de  son  objet  immédiat;  mais  avant  cette 
représentation,  et  indépendamment  d'elle,  l'objet 
existe,  le  corps  organisé  vit,  l'animal  sent,  et  l'ana- 
lyse physiologique  qui  s'attache  à  ses  éléments 
sensitifs  séparés  de  toute  perception,  saisit  quelque 
chose  de  plus  que  de  purs  abstraits  ,  et  aussi  plus 
que  de  simples  mouvements  mécaniques. 

C'est  ce  qui  résulte  même  des  exemples  rapportés 
par  le  profond  physiologiste  dont  nous  parlons  , 
quoiqu'il  suppose  toujours  implicitement  la  pré- 
sence de  l'âme  dans  la  cœnesthèse  et  qu'il  semble 
éviter  de  considérer  les  phénomènes  sensitifs  en  eux- 
mêmes,  à  part  toute  intervention  de  conscience. 
Il  suffit    de   reconnaître  que  ces    impressions   de 


PSYCHOLOGIQUES    ET     PHYSIOLOGIQUES.  '2'2 1 

cœnesthèse  sont  confuses  par  leur  nature,  qu'elles 
échappent  habituellement  à  la  conscience  de  lame 
ou  du  moi,  quoiqu'elles  n'en  soient  pas  moins  inhé- 
rentes au  corps  vivant  et  toujours  affectives  pour 
l'animal ,  pour  conclure  qu'elles  subsisteraient  éga- 
lement quand  il  n'y  aurait  pas  d'âme  ou  de  moi. 

Mais  ,  en  admettant  une  âme  réduite  à  la  pure  ré- 
ceptivité passive  d'impressions  internes  ou  externes, 
et  douée,  de  plus,  de  la  faculté  de  percevoir  ces 
impressions  ou  de  les  distinguer  d'elle-même  en 
tant  que  moi,  la  cœnesthèse ,  comme  l'entend  Reil , 
suffirait-elle  pour  donner  à  l'âme  l'idée  de  la  présence 
de  son  corps  et  des  différentes  parties  de  ce  corps  aux 
quelles  les  affections  sensitives  se  rapportent  en  tant 
que  perçues  par  le  moi?  C'est  cette  supposition  sur- 
tout qui  accuse  à  nos  yeux  un  défaut  essentiel 
d'analyse  psychologique;  ce  n'est  point  en  tant  que 
le  corps  commencerait  et  continuerait  à  agir  sur 
une  âme  passive  ou  à  lui  faire  subir  diverses  modi- 
fications affectives  que  la  présence  même  de  ce 
corps  en  lui-même ,  pourrait  se  manifester  à  l'âme 
comme  substance  distinguée  d'elle  ;  mais  c'est  en 
agissant  sur  le  corps  propre,  en  tant  qu'inerte  et 
mobile  sous  son  effort,  que  l'âme  commence  à  se 
manifester  à  elle-même  clans  son  union  avec  le 
corps,  par  suite,  à  avoir  un  sentiment  plus  ou 
moins  obscur  de  la  présence  ou  de  la  coexistence  de 
ce  corps.  Or ,  l'union  dont  il  s'agit  n'est  pas  aperçue 


ta*  division   des  faits 

ou  sentie  sous  le  rapport  de  la  substance  au  mode , 
mais  bien  sous  celui  de  la  cause  à  l'effet. 

Pour  que  la  cœnesthèse,  comme  l'entend  Reil, 
puisse  renfermer  en  elle  le  sentiment  immédiat  de 
la  présence  du  corps ,  il  faut  donc  avoir  égard  aux 
impressions  propres  spécialement  aux  organes  mus- 
culaires ,  non  seulement  en  tant  qu'ils  vivent  et  que 
leurs  impressions  concourent  à  la  cœnesthèse  géné- 
rale, mais  de  plus  en  tant  qu'ils  sont  mis  en  jeu  par 
la  force  active  du  vouloir  dont  la  force  et  l'énergie 
se  proportionnent  naturellement  aux  dispositions 
propres  des  parties  animales  à  qui  elles  s'appliquent. 

Otez  les  impressions  musculaires  (sui  generis)  ou 
la  cœnesthèse  spéciale  de  motilité,  on  peut  s'assurer 
qu'aucune  affection  ou  combinaison  d'impressions 
vitales  spontanées,  ou  provoquées  par  des  stimulants 
externes,  ne  saurait  informer  l'âme  ou  le  moi  (  sup- 
posé préexistant)  du  siège  corporel  qu'elles  affec- 
tent, et  encore  moins  d'une  cause  quelconque  ca- 
pable de  les  produire. 

Ce  n'est  point  ici  une  conjecture  vague,  une  pure 
hypothèse ,  mais  un  fait  que  l'expérience  peut  vé- 
rifier. 

Un  ancien  médecin ,  M.  Régis ,  en  a  rapporté  un 
exemple  fort  curieux  dans  son  livre,  intitulé  :  His- 
toire naturelle  de  Vâme.  Ce  médecin  philosophe, 
appelé  auprès  d'un  hémiplégique  complètement  pa- 
ralysé quant  à  ses  facultés  de  mouvoir,  s'assura  par 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  22>3 

des  expériences  répétées  que  le  malade  sentait  vive- 
ment toutes  les  impressions  exclusives  faites  immé- 
diatement sur  les  parties  paralysées ,  mais  quand  on 
lui  cachait  l'objet  ou  la  cause  (par  exemple  en  pi- 
quant ou  pinçant  une  partie  du  corps  sous  la  cou- 
verture du  lit),  le  paralytique  n'avait  aucune  per- 
ception du  siège  de  la  douleur,  quoiqu'il  en  fût 
affecté  comme  d'une  impression  interne  générale  et 
très-pénible. 

Ce  ne  fut  qu'après  que  la  faculté  de  mouvement 
eut  été  recouvrée  par  l'usage  de  remèdes  appropriés, 
que  le  malade  apprit  de  nouveau  à  localiser  ses  im- 
pressions extérieures  ou  à  en  juger  le  siège  et  la 
cause  hors  de  lui  :  phénomène  très-remarquable 
d'où  peuvent  se  déduire  plusieurs  conséquences 
psychologiques. 

L'enfant  à  sa  naissance,  et  l'homme  dans  le  som- 
meil, dans  l'ivresse,  dans  la  défaillance,  et  dans  tous 
les  états  où  l'action  de  la  volonté  sur  le  corps  est 
entièrement  suspendue ,  sont  dans  le  cas  du  paraly- 
tique de  M.  Régis. 

Tel  est  tout  homme,  même  dans  l'état  de  conscium 
et  de  compos  sut,  pour  toutes  les  impressions  inté- 
rieures qui,  ayant  leur  siège  dans  des  organes  abso- 
lument étrangers  à  l'effort ,  ne  se  circonscrivent  dans 
aucun  siège  particulier  et  demeurent  aussi  toujours 
vagues,  générales  et  inaperçues. 

D'où  nous  pourrions  conclure  déjà  que    toute 


aa4  pivision  dus  faits 

affection,  rapportée  à  une  partie  ou  à  un  lieu  du 
corps  organique,  doit  être  considérée  comme  un 
composé  du  premier  ordre,  et  alors  seulement 
comme  perception  ou  idée  de  sensation  ;  que  ces 
premiers  composés  admettent  un  élément  commun, 
ou,  si  l'on  veut,  une  même  forme  qui  est  unie  à  une 
matière  qui  varie  dans  chaque  espèce  de  sensation  ; 
enfin ,  que  cette  forme  n'est  point  inhérente,  comme 
on  dit,  à  la  sensibilité  passive  et  commune  à  toutes 
les  impressions,  mais  qu'elle  se  réfère  au  sens  spécial 
ou  individuel  de  l'effort,  et  a  même  étendue,  mêmes 
limites,  mêmes  conditions  originelles. 

Nous  sommes  dans  le  cas  du  paralytique  de 
M.  Régis,  lorsque,  plongés  dans  un  demi-sommeil, 
les  organes  de  la  vie  passive,  le  tact,  l'odorat,  veil- 
lent encore,  les  sens  de  la  perception  étant  endormis. 
Tels  nous  sommes  toujours  et  dans  tous  les  cas  pour 
cet  ordre  d'impressions  affectives  tout  intérieures 
qui,  se  succédant,  se  combinant  ou  se  mêlant  sans 
cesse  et  entre  elles ,  et  avec  les  sensations  du  dehors, 
ne  portent  jamais  le  cachet  net  du  siège  qu'elles 
occupent,  encore  moins  de  la  cause  qui  les  produit, 
ne  sont  jamais  non  plus  dans  la  conscience  propre- 
ment dite,  ne  restent  point  dans  le  souvenir,  et, 
étrangères  aux  produits  de  la  pensée  et  de  la  vo- 
lonté ,  n'en  exercent  pas  moins  sur  la  direction  de 
nos  idées  et  de  nos  penchants  une  influence  con- 
stante, un  ascendant  d'autant  plus  difficile  à  sur- 


PSYCHOLOGIQUES    ET   PHYSIOLOGIQUES.  223 

monter  qu'il  est  plus  méconnu  dans  sa  source  indé- 
pendante. 

S'il  était  possible  de  remonter  jusqu'aux  pre- 
miers principes  de  la  vie  sensitive  du  fœtus  et  de 
déterminer  les  lois  de  la  formation  et  du  déve- 
loppement des  principaux  organes  qui  prennent 
dès  l'origine  de  la  vie  une  prédominance  plus  ou 
moins  marquée  sur  toutes  les  parties  du  système 
vivant;  si  l'on  pouvait  aussi  assigner  les  conditions 
et  les  caractères  des  déterminations  primordiales  de 
la  sensibilité,  de  ces  premières  impressions  affectives, 
agréables  ou  pénibles,  calmes  ou  agitées,  vives  ou 
languissantes,  qui  constituent,  avec  la  vie  du  fœtus 
humain ,  des  habitudes  de  tempérament ,  on  verrait 
écrit,  pour  ainsi  dire,  à  l'avance,  le  destin  heureux 
ou  funeste  réservé  à  cet  enfant,  le  moment  où  il  pa- 
raîtrait sur  la  terre,  jusqu'à  celui  où  il  rentrerait 
dans  son  sein. 

Je  dis  le  destin ,  en  ne  considérant  que  le  fatum 
du  corps  soumis  aux  lois  de  la  sensibilité  physique, 
aveugle  et  nécessaire,  dont  l'activité  du  vouloir  et  la 
prévoyance  de  l'esprit  ne  sauraient  rompre  l'en- 
chaînement. 

Chaque  homme  porte  vraiment  en  lui-même,  ou 
dans  le  fond  passif  de  son  être  ou  dans  cet  ordre 
d'impressions  ou  de  déterminations  qui  constituent 
la  vie  sensitive,  commencent  et  finissent  avec  elle; 
chaque  homme,  dis-je ,  porte  en  lui  la  source  de  tous 

III.  !.. 


aa(5  division  j>fs  i  \ns 

les  biens  ou  de  tous  les  maux  qu'il  est  susceptible 
d'éprouver,  dans  Je  cours  de  son  existence,  quelles 
que  soient  d'ailleurs  les  chances  accidentelles  et 
externes ,  ce  qu'on  nomme  la  fortune,  divinité  capri- 
cieuse à  qui  l'homme  transporte  une  puissance;  qui 
est  plus  près  de  lui,  qui  est  intime  à  son  être  même. 

L'homme  qui  porte  en  naissant,  dans  ce  tempé- 
rament primitif,  dont  ce  que  nous  appelons  carac- 
tère moral  n'est  que  la  physionomie,  le  sentiment 
immédiat  d'une  existence  pénible  ou  malheureuse, 
ne  sera  jamais  heureux ,  quoi  qu'il  arrive ,  ou  dans 
quelque  condition  que  le  sort  le  place. 

Réciproquement  l'homme  né  heureux  (dans  un 
sens  autre  que  celui  du  vulgaire),  n'aura  jamais, 
quoi  qu'il  arrive,  le  sentiment  d'un  véritable  malheur. 

Le  mode  de  sensibilité  active,  auquel  l'imagina- 
tion conforme  toujours  ses  tableaux,  comblera  par 
là  le  vide  de  la  fortune,  tandis  que  cette  fortune  est 
toujours  impuissante  pour  combler  les  vides  de  la 
sensibilité,  et  qu'une  âme  montée  au  ton  du  mal- 
heur convertit  en  poison  ses  plus  riches  présents. 

Ce  qu'il  y  aurait  de  surprenant  dans  cette  desti- 
née de  l'homme  (  si  le  mot  de  l'énigme  n'était  plus 
haut);  c'est  l'aveuglement  profond  où  nous  sommes 
tous  sur  ce  qui  constitue,  primitivement  et  immé- 
diatement, pour  chacun  de  nous  le  bien  ou  le  mal; 
toujours  on  s'en  prend  aux  objets  du  dehors;  on 
maudit  ou  on  bénit  le  sort  ;  on  invoque  la  fortune; 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  22^ 

on  la  conjure  comme  une  puissance  amie  ou  enne- 
mie. L'homme  ignore  qu'il  porte  en  lui  le  fatum 
inexorable;  heureux  s'il  peut  dire  dans  ce  même 
esprit,  dont  les  inspirations  nous  ont  été  transmises 
avec  les  paroles  du  grand  apôtre  qui  a  lu  le  plus 
profondément  dans  la  nature  humaine  ou  dans  le 
mélange  des  deux  natures  :  Toujours  mourant  et 
vivant  néanmoins  ;  toujours  triste  et  toujours  dans 
la  joie;  toujours  pauvre  et  enrichissant  plusieurs, 
(  IIe  Épître  aux  Corinthiens,  ch.  VI,  v.  9  et  10). 

La  dualité  de  nature  ne  se  manifeste  jamais  plus 
sensiblement,  en  effet,  qu'alors  que  le  moi  se  réjouit 
intérieurement  des  souffrances  de  l'animal  ou  qu'il 
s'afflige  de  ses  joies  immodérées. 

Quel  homme  moral  et  religieux  n'a  pas  senti  ce 
contraste ,  et  s'il  l'a  senti ,  comment  peut-il  douter 
que  la  sensation  de  l'animal  ne  soit  autre  que  le 
sentiment  ou  l'aperception  de  la  personne  humaine  ? 
Comment  ne  voit-il  pas  que  l'une  existe  indépen- 
dante de  l'autre  ou  hors  de  sa  présence?  Animal 
simplex  in  vitalilate,  horno  duplex  in  humanitate, 
a  dit  un  grand  observateur  de  l'homme  physique. 

Je  m'arrêterai  en  caractérisant  le  simple  dans  la 
vitalité,  afin  de  montrer  ce  qui  constitue  le  double 
dans  l'humanité ,  avec  plus  d'exactitude  que  n'ont 
pu  le  faire  Reil  et  tous  les  physiologistes,  en  consi- 
dérant l'homme  sous  cette  forme  de  l'animalité, 
seule  accessible  au  point  de  vue  de  leur  science. 


'JLIO  DIVISION     I>IS    FAITS 

DES  SENSATIONS  ANIMALES  EN  GENERAL. 

L'homme  commence  à  vivre  ou  à  sentir  avant  de 
savoir  qu'il  vit,  qu'il  sent ,  avant  d'apercevoir  son 
existence  individuelle,  c'est-à-dire  d'exister  à  son  pro- 
pre titre.  On  comprend  sous  le  nom  d'instinct  l'en- 
semble de  ces  impressions  purement  affectives,  ou  ces 
déterminations  ou  appétits  aveugles  qui  constituent 
la  vie  de  l'animal  comme  de  l'homme,  tant  qu'il  est 
réduit  à  cette  nature  simple  (simplex  in  vitaliiate). 
Mais  cet  instinct  ne  se  borne  point  à  l'état  sensitif 
du  fœtus  ou  de  l'enfant  à  sa  naissance;  il  suit  l'homme 
dans  tout  son  développement ,  s'associe  à  ses  facul- 
tés de  l'ordre  le  plus  élevé.  Celles-ci  deviennent 
en  effet,  par  la  répétition  constante,  comme  de 
nouveaux  instincts  également  aveugles,  qui  feraient 
de  l'homme  un  automate  intellectuel,  si,  par-delà 
l'instinct,  il  n'y  avait  pas  dans  notre  nature  mixte 
{duplex  in  humanitate)  une  force  active  toujours 
à  l'œuvre,  tendant  sans  cesse  à  développer,  à  mettre 
en  lumière,  dans  la  conscience  du  moi,  ce  qui  s'en- 
veloppe et  s'obscurcit  dans  la  sensibilité  animale. 
Cette  sensibilité  et  la  force  active  qui  lutte  contre 
elle  ne  sont  certainement  pas  une  seule  et  même 
force.  Qui  de  nous  ne  sent  pas  au  dedans  de  lui- 
même  qu'elles  sont  deux  ? 

«  Il  n'y  a  en  nous  qu'une  âme ,  dit  Descartes  , 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  220, 

clans  son  Traité  des  passions  (première  partie,  ar- 
ticle 47)?  qui  n'admet  aucune  variété  de  parties; 
la  même  qui  est  sensitive  est  aussi  rationnelle,  et 
tous  ses  appétits  sont  des  voli lions.  L'erreur  qui  fait 
mettre  ici  en  scène  comme  autant  de  personnes  di- 
verses qui  se  contrarient  presque  toujours,  tient  à  ce 
qu'on  n'a  pas  toujours  bien  distingué  les  fonctions 
de  l'âme  de  celles  du  corps,  auquel  seul  il  faut  rap- 
porter tout  ce  qui  peut  être  observé  en  nous  de  con- 
traire à  notre  raison.  Il  n'y  a  donc  ici  d'autre  lutte, 
sinon  que,  la  glande  placée  au  milieu  du  cerveau 
pouvant  recevoir  alternativement  l'impulsion  des 
esprits  animaux  et  celle  immédiate  de  l'âme,  de  ces 
deux  impulsions  contraires  tantôt  l'une  l'emporte, 
tantôt  l'autre.  » 

On  ne  saurait  étendre  plus  loin  que  ne  le  fait  ici 
Descartes,  les  attributs  propres  du  corps  organisé; 
car  tout  ce  qui  est  passion,  imagination,  étant  hors 
de  la  loi  de  l'esprit  et  delà  raison,  et,  avant  tout, 
de  l'activité  du  vouloir,  appartiendrait  au  corps  ou 
devrait  y  être  rapporté  comme  à  son  siège  ou  à  sa 
véritable  source.  Mais  combien  est  vague  cette  sorte 
d'attribution  au  corps  des  modes  sensitifs  ou  vitaux  ? 
entend  -on  que  ce  soit  le  corps  qui  soit  une  cause 
propre,  efficiente,  de  ces  modes  effectués  en  lui  ?  mais 
on  ne  le  saurait  dire  même  des  plus  simples  mouve- 
ments mécaniques.  Entend-on  que  ce  corps  organisé 
vivant  soit  la  substance   collective,  modifiée  suc- 


2^0  DIVISION    DES    FAITS 

cessivement  par  le  principe  de  vie  uni  à  elle?  Il  est 
vrai,  en  ce  sens,  que  tout  ce  qui  est  passion  s<;  rap- 
porte à  ce  corps  comme  à  son  sujet  propre  ou  à  son 
siège.  Mais  il  faudrait  donc  reconnaître  des  modes 
sensitifs,  inhérents  à  la  substance  corporelle,  autres 
que  les  modes  de  la  pensée  ,  inhérente  à  la  substance 
spirituelle  proprement  une;  et  de  plus,  une  force 
vitale  sensitive,  propre  à  ce  corps  qui  a  ses  lois  con- 
stitutives, à  part  de  l'âme,  et  les  lois  de  l'esprit  ou 
la  force  de  Fâme. 

Admettons  l'hypothèse  de  la  glande  pinéale,  ou 
du  centre  cérébral  placé  sous  l'influence  alternative 
des  esprits  animaux,  à  qui  Descartes  lui-même  at- 
tribue une  force  motrice  propre  à  s'opposer  à  celle 
de  l'âme  ;  voilà  dans  le  même  homme  deux  forces 
analogues,  deux  séries  d'effets,  les  uns  sentis  ou 
passifs ,  les  autres  aperçus  comme  actifs  et  pro- 
duits par  le  moi.  Gela  nous  suffît.  Le  fait  de  la  dua- 
lité humaine  est  reconnu ,  de  quelque  manière  et 
par  quelque  hypothèse  qu'on  l'explique;  soit  qu'on 
admette  une  âme  sensitive,  existant  à  part ,  ou  dis- 
tincte de  l'âme  pensante  ;  soit  que  la  même  âme 
une,  soit  en  même  temps  passive  et  active,  soumise, 
quant  aux  sensations,  au  jeu  spontané  des  esprits 
animaux,  ou  maîtresse  de  les  diriger  dans  les  opé- 
rations de  la  pensée  et  de  la  raison,  etc. 

«  Il  n'est  pas  une  seule  des  parties  de  notre  corps, 
dit  Montaigne,  spectateur  assidu   et  judicieux   de 


PSYCHOLOGIQUES  ET    PHYSIOLOGIQUES.  l3l 

pareilles  scènes,  qui  souvent  ne  s'exerce  contre 
notre  volonté  :  elles  ont  chacune  leurs  passions 
propres,  qui  les  éveillent  ou  les  endorment  sans  notre 
congé.  » 

Nous  pouvons  reconnaître  le  caractère  des  affec- 
tions simples ,  ou  les  résultats  les  plus  immédiats 
d'une  propriété  sensitive,  dans  ces  passions  par- 
tielles si  bien  reconnues  par  l'auteur  des  Essais, 
dans  ces  appétits  brusques  d'un  organe  particulier 
tel  que  l'estomac,  le  sixième  sens,  etc.,  dont  l'in- 
fluence, croissant  quelquefois  par  degré,  finit  par 
absorber  tout  sentiment  du  moi ,  et  entraîner  à  son 
insu  tous  les  mouvements  ou  actes  devenus  alors 
comme  automatiques. 

Tel  est  bien  le  caractère  de  ces  passions  animales, 
qui  ont  leur  source  et  leurs  premiers  mobiles  dans 
la  vie  organique  ;  alors  même  qu'elles  s'allient  avec 
les  produits  d'un  autre  ordre,  on  retrouve  dans  le 
mélange  les  caractères  d'aveuglement  et  de  nécessité 
qui  tiennent  à  leur  origine. 

En  considérant  sous  ce  rapport  l'homme  livré  à 
l'entraînement  de  passions  qui  absorbent  ses  plus 
nobles  facultés  dans  une  sorte  d'instinct  animal,  on 
ne  dirait  plus  qu'il  est  une  intelligence  servie  par 
des  organes ,  mais  bien  plutôt  une  organisation 
servie  par  une  intelligence. 

Au  concours  régulier  et  plus  habituel  de  toutes 
ces  impressions  affectives ,  unies  et  comme  fondues 


232  DIVISION     DES    FAITS 

ensemble,  correspond  ce  mode  fondamental  que 
Red  a  distingué  sous  le  titre  de  cœnesthhe ,  en  né- 
gligeant de  faire  ressortir  la  part  plus  marquée  qu'y 
prennent  certains  organes  internes  dominateurs , 
sièges  des  instincts  de  conservation,  de  nutrition,  de 
propagation,  etc. 

Ce  mode  fondamental  résulte  du  conscium  de 
toutes  les  parties  du  système  organique  par  lui- 
même;  et  pendant  qu'il  change  ou  meurt  incessam- 
ment ,  pour  ne  plus  renaître ,  il  y  a  quelque  chose 
qui  reste  et  qui  le  suit. 

Les  modes  fugitifs  d'une  telle  existence,  tantôt 
heureuse,  tantôt  funeste,  se  succèdent,  se  poussent 
comme  des  ondes  mobiles  dans  le  torrent  de  l'exis- 
tence :  ainsi ,  nous  devenons  ,  au  vrai  sens  de  Con- 
dillac,  sans  cause  étrangère  à  notre  propre  sensibi- 
lité,  alternativement  tristes  ou  enjoués,  agités  ou 
calmes ,  froids  ou  ardents  ,  craintifs  ou  pleins  d'es- 
pérance. Chaque  âge  de  la  vie,  chaque  saison  de 
Tannée,  quelquefois  chacune  des  heures  du  jour, 
voient  contraster  ces  modes  intimes  de  l'être  sen- 
sitif.  Us  ressortent  pour  l'observateur  qui  les  saisit 
vaguement  à  certains  signes  sympathiques,  qui  l'at- 
tirent ou  le  repoussent  sans  qu'il  sache  pourquoi. 
Placés  par  leur  nature  et  leur  intimité  hors  du  sens 
de  la  perception ,  ils  échappent  au  sujet  pensant  par 
l'effort  même  qu'il  ferait  pour  les  fixer.  Aussi  la 
partie  de  nous-mêmes  sur  laquelle  nous  sommes  le 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ^33 

plus  aveuglés  est-elle  l'ensemble  de  ces  impressions 
immédiates  qui  résultent  du  tempérament,  dont 
ce  que  nous  nommons  le  caractère  est  toujours  la 
physionomie,  ainsi  que  le  dit  Bichat  ;  cette  physio- 
nomie n'a  point  de  miroir  qui  la  réfléchisse  à  ses 
propres  yeux. 

De  telles  dispositions  affectives  associant  leurs 
produits  inaperçus  à  l'exercice  des  sens  et  de  la 
pensée ,  imprègnent  toujours  les  choses  ou  les 
images  de  couleurs  qui  semblent  leur  être  propres. 
C'est  cette  sorte  de  réfraction  organique  qui  nous 
montre  le  monde  externe  ou  interne,  tantôt  sous  un 
aspect  riant  et  gracieux,  tantôt  couvert  d'un  voile 
funèbre,  qui  nous  fait  trouver  dans  les  mêmes  ob- 
jets, tantôt  des  motifs  d'espérance  et  d'amour,  tan- 
tôt des  sujets  de  haïr  et  de  craindre. 

La  volonté  la  plus  énergique  peut  changer  le 
cours  des  idées  ou  celui  des  sentiments,  qui  se  lient 
à  de  telles  affections ,  mais  elle  ne  peut  rien  sur  ce 
fond  sensitif  lui-même.  Tout  ce  que  peut  l'agent 
moral  le  plus  réfléchi ,  c'est  d'étudier  les  variations 
de  cette  sensibilité  intérieure  dans  ce  qu'elles  ont  de 
plus  saillant,  de  suivre  leur  marche  jusque  dans  les 
affections  et  les  chagrins ,  tantôt  en  se  plaçant  par 
rapport  à  eux-mêmes  dans  le  point  de  vue  d'un 
témoin  compatissant,  tantôt  en  envisageant  de  sang- 
froid  l'ennemi  intérieur ,  et  en  prenant  un  vol  plus 
haut  qui  mette  à  l'abri  de  ses  coups. 


2 34  division    DES   PAU 

DES   SIGNES   D'UN    ÉTAT    AI  II  CI  II     p&ffl    da\S    LE    SOMMEIL. 

Dans  le  sommeil  ou  l'inaction  complète  des  sens 
externes,  et  même  de  l'organe  central  de  l'imagina- 
tion, les  organes  intérieurs  prennent  souvent  un 
surcroît  d'activité,  qui  fait  prédominer  les  impres- 
sions immédiates  dont  ils  sont  les  sièges,  et  conver- 
tit leurs  impressions  dans  de  véritables  sensations 
animales.  L'animal,  en  effet,  est  alors  déterminé  à 
divers  actes  ou  mouvements  très-coordonnés ,  qui 
se  proportionnent  nécessairement  à  la  nature  des 
affections  qu'il  éprouve,  et  sont,  pour  l'observateur 
étranger,  des  signes  de  ces  dernières,  pendant  que 
le  moi  ou  la  personne  absente  ignore  complètement 
ce  que  l'être  sensitif  seul  fait  ou  éprouve  :  un  tel 
état  ne  diffère  guère  sans  doute  de  la  simplicité 
native. 

Lors  même  que  le  sens  intime  de  l'imagination, 
excité  par  ces  impressions  qui  lui  parviennent  du- 
rant le  sommeil,  entre  sympathiquement  en  action, 
les  images  qu'il  produit  peuvent  se  succéder,  se  com- 
biner de  mille  manières  bizarres  et  n'en  demeurent 
pas  moins  étrangères  à  la  pensée.  Le  sentiment  de 
personnalité  identique,  et,  par  suite,  la  forme  du 
temps,  la  réminiscence,  ne  se  joignent  point  à  ces 
produits  spontanés  de  l'affectibilité  cérébrale. 

C'est  cette  absence  de  sentiment  personnel ,   et 


PSYCHOLOGIQUES    FT    PHYSIOLOGIQUES.  2 35 

aussi  la  suspension  momentanée  des  conditions 
organiques  particulières  auxquelles  il  se  lie,  qui  fait 
le  véritable  sommeil  de  l'être  pensant  ;  car  il  n'y  a 
de  sommeil  complet  pour  l'être  sensitif  que  dans  la 
mort  absolue.  Le  principe  qui  entretient  la  vie  et 
l'affectibilité  dans  les  organes ,  veille  sans  cesse 
(active  excubias  agit);  il  parcourt  ensemble  ou  suc- 
cessivement et  dans  un  ordre  déterminé  par  la  na- 
ture ou  les  habitudes,  toutes  les  parties  de  son 
domaine  qui  s'éveillent  ainsi  ou  s'endorment  tour  à 
tour.  Mais  comme  l'animal  peut  être  assoupi  dans 
la  veille  de  certains  organes  partiels ,  l'animal  peut 
s'éveiller  aussi,  pendant  que  la  pensée  et  le  moi 
sommeillent  encore.  Il  ne  serait  peut-être  pas  impos- 
sible d'observer  ces  gradations ,  et ,  en  les  rappor- 
tant à  leurs  causes  organiques ,  d'expliquer  une 
partie  des  effets  si  surprenants  du  somnambulisme. 
Les  phénomènes  du  sommeil  étudiés,  dans  la 
manière  successive  dont  ils  s'enchaînent ,  l'engour- 
dissement où  tombent  divers  sens  les  uns  après  les 
autres,  depuis  l'instant  où,  la  volonté  cessant  d'agir, 
l'aperception  et  la  conscience  cessent  avec  elle, 
jusqu'à  celui  où  tous  les  organes  extérieurs  sont 
complètement  endormis,  et,  dans  un  ordre  inverse, 
depuis  le  réveil  commencé  dans  chaque  sens  en 
particulier,  jusqu'à  ce  que  le  moi  redevienne  pré- 
sent à  lui-même,  par  la  plénitude  des  fonctions  qui 
lui  sont  propres;    la  nature  des  songes   qui  sur- 


a36  ni  vision  des  faits 

viennent  dans  le  sommeil  le  plus  profond  ;  les  véri- 
tables produits  de  l'intelligence  qui,  perçant  quel- 
quefois dans  ce  vague  obscur  des  images,  leur 
impriment  le  caractère  d'une  réminiscence  impar- 
faite (i)  j  tous  ces  phénomènes  ,  dis-je,  joints  à  l'ob- 
servation de  ce  qui  se  passe  d'une  manière  analogue 


(1)  Nous  nous  surprenons  quelquefois ,  pendant  la  veille,  dans  cer- 
tains états  particuliers  qui  nous  semblent  se  rapporter  confusément 
à  quelque  mode  antérieur  de  notre  existence ,  quoique  nous  ne 
puissions  les  rallier  par  un  acte  exprès  de  réminiscence  ;  ce  sont 
peut-être  d'anciens  songes  reproduits  dans  la  veille  ,  par  suite  d'un 
état  organique  semblable  à  celui  qui  les  détermina  en  premier  lieu. 

Toutes  les  fois  que  la  force  agissante  du  vouloir  ou  de  la  pensée 
n'a  pris  aucune  part  à  une  modification  ou  une  image  ,  celle-ci  se 
trouve  bien  perdue  à  jamais  pour  le  moi,  et  hors  du  souvenir  pro- 
prement dit,  quoiqu'elle  puisse  revivre  dans  le  sens  organique  de 
l'imagination.  En  vertu  de  certaines  lois  périodiques,  ce  centre  est 
souvent  ramené  dans  le  cercle  des  mêmes  images  ;  et  c'est  ainsi  que 
l'existence  sensitive  ou  physique  se  compose  d'une  suite  de  modes 
transitoires  ou  d'états,  dont  l'un  quelconque  a  sa  raison  suffisante 
dans  celui  qui  le  précède,  en  remontant  par  cette  chaîne  d'effets 
passifs  jusqu'aux  premiers  développements  du  germe  organisé. 
Mais  ce  sens  intime  nous  permet-il  de  croire  que  les  actes  éclairés 
de  la  volonté  et  de  l'intelligence  soient  toujours  ainsi  entraînés  par  ce 
fatum  ?La  volition  ne  saurait  être  entraînée  dans  aucune  succession 
passive  ;  c'est  au  contraire  quelque  chose  qui  en  rompt  l'enchaîne- 
ment (quod  fati  fœdera  rumpit).  C'est  au  surplus  un  phénomène 
psychologique  bien  remarquable  que  cette  périodicité  de  certains 
modes  affectifs;  il  en  est  que  le  printemps  ramène  infailliblement; 
d'autres  reviennent  avec  l'été  ;  à  chaque  saison  et  peut-être  à  chaque 
heure  du  jour  peuvent  se  trouver  ainsi  liées  telles  modifications  ou 
images  qui  renaissent  périodiquement  les  mêmes  sans  que  nous 
puissions  souvent  nous  en  rendre  compte.  Grétry,  dans  ses  Essais 
sur  la  musique ,  rappelle  des  observations  assez  curieuses  sur  ce 
sujet,  qui  a  été  également  touché  dans  le  Traite  de  l'habitude. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  'l'a"] 

dans  divers  états  nerveux,  léthargiques,  catalep- 
tiques, ou  extatiques,  lorsque  leur  invasion  est  aussi 
graduelle  ou  successive,  me  paraissent  très-propres 
à  faire  ressortir  le  caractère  simple  de  ces  affections 
ou  images,  que  Buffon  appelle  matérielles,  et  à  faire 
pressentir  un  composé  dans  la  perception,  qui  doit 
admettre  un  élément  de  plus. 

AUTRES   INDICES  D'UN   ETAT  PUREMENT  AFFECTIF  DANS  DES 
CAS  D'ALIÉNATION  MENTALE. 

Quelle  que  soit  la  cause  qui  suspende  la  fonction 
perceptive  dans  ses  conditions ,  ou  son  mobile 
propre  ,  les  impressions  peuvent  être  reçues  ,  l'ani- 
mal peut  être  affecté  et  se  mouvoir  en  conséquence; 
mais  le  moi  n'y  est  pas;  la  conscience  est  envelop- 
pée, et,  tant  qu'un  pareil  état  dure,  il  est  impossible 
d'y  signaler  aucun  de  ces  caractères  qui  constituent 
pour  nous  l'être  intelligent,  doué  d'aperception ,  de 
volonté,  de  pensée. 

L'état  d'idiotisme,  par  exemple,  correspond  à 
celui  où  le  moi  sommeille,  pendant  que  les  organes 
impressionnables  ou  simplement  affectibles,  étant 
éveillés,  prennent  même  quelquefois ,  par  la  con- 
centration de  leur  vie  propre,  un  degré  supérieur 
d'énergie. 

L'étal  de  démence  correspond  encore  à  celui  où 
le  cerveau  produit  spontanément  des  images,  tantôt 


2*38  DIVISION     DES     IAITS 

liées,  PUIS  souvent  décousues,  pendant  qtu  la  pen- 
sée sommeille  ou  jette  de  temps  en  temps  quelques 
éclairs  passagers. 

L'idiot  vit  et  sent:  sa  vie  se  compose  d'impres- 
sions nombreuses  qu'il  reçoit  du  dedans,  du  dehors 
et  des  mouvements  qui  se  proportionnent  à  la  na- 
ture de  ces  impressions;  il  parcourt,  en  un  mot,  le 
cercle  entier  de  l'existence  sensitive  ;  mais  au-delà 
de  ce  cercle  il  n'y  a  plus  rien;  cet  être  dégénéré 
devient  toutes  ses  modifications  plutôt  qu'il  ne  les 
perçoit;  il  n'y  a  pas  de  temps  pour  lui ,  la  matière 
de  la  pensée  existe,  la  forme  manque. 

Dans  le  maniaque  avec  délire,  l'instrument  prin- 
cipal des  opérations  intellectuelles  se  trouve  com- 
plètement soustrait  à  cette  force  agissante  et  ré- 
flexive  qui  fait  la  personne.  Les  images  y  prennent 
d'elles-mêmes  les  divers  caractères  de  persistance, 
de  vivacité,  de  profondeur,  que  prennent  les  affec- 
tions immédiates  dans  leurs  sièges  particuliers,  par 
le  seul  effet  des  dispositions  organiques.  C'est  là 
qu'on  peut  signaler  les  effets  d'une  correspondance 
sympathique,  entre  les  organes  internes  et  le  cerveau, 
considéré  comme  siège  de  l'imagination  passive; 
correspondance  si  clairement  démontrée  et  si  bien 
décrite,  dans  ses  signes,  par  de  grands  observa- 
teurs. 

Mais  irons-nous  chercher  les  signes ,  les  carac- 
tères propres  d'une  division  des  phénomènes  intel- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  23o, 

lectuels,  dans  un  état  qui  exclut  précisément  la  con- 
dition première  et  fondamentale  de  l'intelligence, 
je  veux  dire  l'aperception ,  le  conscium  et  compas 
sut  (i)?  Peut-on  supposer  l'exercice  des  facultés 
d'attention,  de  mémoire,  de  comparaison ,  de  médi- 
tation, etc. ,  dans  un  être  qui  s'ignore  actuellement 
lui-même,  et  qui  est  privé  de  la  puissance  réelle 
d'entendre  des  idées  comme  de  vouloir  des  actes. 
Je  sais  bien  qu'on  peut  transporter  à  l'état  complet 
même  de  l'aliénation  mentale ,  certaines  facultés 
définies  et  caractérisées  (en  dedans  de  la  sensation) 
sous  les  titres  conventionnels  d'attention ,  juge- 
ment, etc.,  comme  l'a  fait  Condillac  pour  le  fan- 
tome  hypothétique  qu'il  a  pris  pour  terme  de  ses 
analyses  ;  mais  sont-ce  bien  là  les  opérations  dont 
nous  retrouvons  le  modèle  intérieur  et  dont  nous 
observons  les  idées  singulières  ,  en  réfléchissant  sur 
nous-mêmes?  Est-ce  à  cette  source  que  nous  pou- 
vons puiser  la  connaissance  des  faits  primitifs? 


SENSATIONS   ANIMALES  PARTICULIERES,   OU    PROPRES  A  DES 
ORGANES   PARTICULIERS. 

Les  premières  sensations,  que  Locke  a  mal  à  pro- 
pos considérées  comme  idées  simples  et  indécom- 
posables, sont  réellement  composées  de  deux  élé- 

(1)  Voyez  le  Traité  sur  l'aliénation  mentale,  par  M.  Pinel. 


u/jO  division    DES    FAITS 

nients  :  les  uns  qui  représentent  ce  qui  est  étranger 
ou  extérieur  au  moi  (à  condition  toutefois  qu'il  y 
ait  un  moi9  sujet  constitué  pour  qui  la  représenta- 
tion a  lieu);  les  autres  qui  affectent  purement  la 
sensibilité  intérieure  et  ne  représentent  rien  au  de- 
hors ni  au  dedans. 

La  philosophie  critique  de  Rant ,  en  supposant 
que  toute  sensation  se  revêt  primitivement  et  natu- 
rellement d'espace  et  de  temps,  qui  sont  les  formes 
propres  et  inhérentes  de  la  sensibilité,  n'a  fait  au- 
cune distinction  entre  les  différentes  espèces  de  sen- 
sations externes  ou  internes  ,  ou  entre  les  deux 
sortes  d'éléments  d'une  seule  sensation  complète, 
qui  se  bornent  tantôt  à  effectuer  simplement  sans 
représenter,  tantôt  à  représenter  sans  effectuer,  et 
d'autres  fois  à  représenter  et  à  effectuer  en  même 
temps. 

On  peut  dire  que  l'espace  est  la  forme  de  toute 
représentation  externe,  soit  qu'il  y  ait  un  sujet  de  la 
représentation ,  ou  que  le  moi  n'y  soit  pas ,  comme 
il  n'est  point  en  effet  dans  la  sensation  purement 
animale,  etc.  Mais  le  temps  ne  peut  pas  être  consi- 
déré comme  une  forme  propre  et  inhérente  à  la 
sensation  en  général ,  ni  à  aucune  de  ses  espèces 
particulières. 

Pour  pouvoir  appliquer  ici  avec  un  peu  de  pré- 
cision un  terme  si  vaguement  employé  dans  l'école 
d'Aristote,  et  rajeuni  par  le  kantisme,  il  faudrait 


UES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ll\  I 

st  la  propre  forme  du  moi  Ini- 
que le  temps  est  la  forme  du 
son  existence  seule,  commen- 
it  et  finissant  avec  lui.  Et  vrai- 
i  simple,  ou  sensation  animale, 
onscience   du    moi  individuel, 
la  forme  du  temps, 
cisme  est  donc  incomplète, 
éléments  dont  nous  venons  de 
>ont  réunis  et  comme  équilibrés 
complète ,  la  partie  purement 
xiène  varie  et  disparaît  bientôt 
î,  comme  les  ténèbres  devant  la 
it  que  la  perception   demeure 
!  s'éclaircit  et  se  perfectionne  par 
on  répétée  s'obscurcit  et  se  dé- 
ane,  au  point  de  devenir  insen- 
ailleurs  toutes  les  causes  géné- 
;s  qui  peuvent  modifier  l'énergie 
le  chaque  partie  de  l'organisa- 
difficulté  de  saisir  et  d'exprimer 
d'impression  dont  il  s'agit.  Tâ- 
;n  signaler  les  caractères  et  les 
*d  dans  les  affections  de  chaque 
iculier» 


16 


l[\1  DIVISION    DES    FAITS 

IMPRESSIONS  GÉNÉRALES   AFFECTIVES   DU   TACT    EXTKRNI.K. 

Les  impressions  de  cet  ordre,  qui  se  rapportent 
au  tact  extérieur,  sont  celles  du  chaud  ou  du  froid, 
du  sec,  de  l'humide,  du  poli  ou  du  rude,  et  de  plu- 
sieurs autres  qualités  sensibles,  non  aperçues  ou 
non  exprimées ,  qui  tiennent  au  contact  de  corpus- 
cules ou  de  fluides  invisibles,  qui  agissent  d'une 
manière  insensible  sur  la  surface  extérieure  des 
corps  vivants.  En  faisant  abstraction  de  l'effort  mus- 
culaire, déployé  parle  sens  du  toucher  proprement 
dit,  dont  nous  parlerons  plus  tard,  et  de  la  résis^ 
tance  proportionnelle  des  objets  solides,  ces  impres* 
sions  seraient  par  elles-mêmes  dénuées  de  tout 
caractère  de  perception ,  et  se  borneraient  à  affecter 
généralement  l'organisation  vivante  ou  le  principe 
sensitif,  sans  informer  le  moi  de  l'existence  d'aucune 
cause  ou  objet  étranger. 

En  considérant  cet  organe  général  du  tact  exté- 
rieur, sous  le  rapport  spécial  des  impressions  affec- 
tives immédiates  dont  il  est  le  siège,  nous  trouvons 
que  les  affections  qui  tiennent  à  cette  source  sont 
bien  plus  nombreuses  et  plus  variées  qu'on  ne  peut 
le  penser,  et  surtout  que  les  ressources  de  nos  lan- 
gues, si  pauvres  en  ce  genre,  ne  permettent  de  l'ex- 
primer. 

C'est  à  elle  qu'il  faut  rapporter  une  multitude 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ll\?> 

d'influences  sympathiques  exercées  par  les  corps 
ambiants  sur  les  pores  absorbants  de  la  peau,  et  par 
celle-ci  sur  divers  organes  internes  dont  les  fonc- 
tions, tantôt  avivées,  tantôt  altérées,  portent  dans 
tout  le  corps  animé  un  sentiment  immédiat  de  bien- 
être  ou  de  gène,  et  une  foule  d'affections  variables, 
non  moins  obscures  en  elles-mêmes  que  dans  les 
causes  ou  agents  externes  à  qui  elles  peuvent  se  rat- 
tacher. 

De  là,  en  partie,  les  variations  successives  que 
nous  éprouvons  dans  le  sentiment  immédiat  de 
l'existence,  par  les  changements  d'habitation,  de 
climats,  de  saisons ,  de  température.  De  là  aussi 
l'effet  subit  qu'a,  sur  toute  notre  sensibilité,  l'action 
de  certains  miasmes  contagieux,  principes  cachés 
d'une  foule  de  maladies,  tantôt  communiquées  par 
le  contact  immédiat,  tantôt  transportées  d'un  lieu  à 
un  autre  par  l'entremise  de  ces  fluides  invisibles, 
qui  établissent  quelquefois  une  solidarité  funeste 
entre  les  habitants  des  régions  du  globe  les  plus 
éloignées. 

C'est  peut-être  aussi  en  partie  dans  des  impres- 
sions obscures  de  cette  espèce  qu'il  faut  chercher  la 
source  de  cette  sympathie  ou  antipathie  secrète 
exercée  entre  des  individus  qui  s'attirent  ou  se  re- 
poussent au  premier  abord,  suivant,  peut-être,  que 
leurs  atmosphères  vitales  se  trouvent  en  rapport  ou 
en  opposition  dans  leur  contact  réciproque. 


a44  DIVISION    DIS    FAITS 

N'est- il  pas  probable,  en  effet,  et  plusieurs  phé- 
nomènes  extraordinaires  de  ce  genre  ne  tendraient- 
ils  pas  à  faire  croire  qu'il  existe  ,  dans  chaque  orga- 
nisation vivante,  une  puissance  plus  ou  moins  mar- 
quée d'agir  au  loin,  ou  d'influer  hors  d'elle  dans 
une  certaine  sphère  d'activité ,  semblable  à  ces 
atmosphères  qui  entourent  les  planètes  ? 

Sans  insister  plus  longtemps  sur  ces  phénomènes 
trop  peu  étudiés,  et  qui  peuvent  encore  offrir  à 
l'observation  tant  cle  détails  curieux  et  intéressants 
à  recueillir,  je  ferai  remarquer  seulement,  ici,  que 
c'est  à  la  physiologie,  aidée  en  cela  par  la  physique 
et  la  chimie  perfectionnées,  qu'il  appartient  directe- 
ment d'enrichir  ou  d'étendre  une  branche  de  faits 
qui  se  rattache  à  la  science  des  phénomènes  de  l'es- 
prit et  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  en  éclairer 
ou  compléter  l'analyse. 

AFFECTIONS   DE  L'ODORAT  ET  DU  GOUT. 

Chaque  sens  externe  se  trouvant  immédiatement 
subordonné,  quant  à  l'ordre  d'affections  ou  d'im- 
pressions immédiates  dont  nous  parlons,  au  contact 
immédiat  de  l'objet  ou  du  fluide  avec  lequel  il  est 
naturellement  en  rapport ,  on  a  pu ,  sous  ce  point 
de  vue,  très-partiel  à  la  vérité,  assimiler  avec  quel- 
que fondement  tous  les  sens  externes  à  celui  du 
toucher. 


PSYCHOLOGTQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES  '2^5 

En  effet,  cette  espèce  de  tact  passif,  qu'il  faut  bien 
distinguer  du  toucher  actif,  se  trouvant  modifié 
d'une  manière  spéciale  dans  chaque  organe  parti- 
culier, devient  d'abord  le  siège  propre  de  la  partie 
affective  qui,  n'étant  qu'un  élément  ou  un  signe  de 
la  perception  intellectuelle ,  peut  constituer  la  sen- 
sation animale  tout  entière. 

C'est  ainsi  que  les  sensations  de  l'odorat  conser- 
vent toujours,  même  dans  l'homme,  le  caractère 
affectif  prédominant  qu'elles  ont  dans  leur  source. 

Les  molécules  odorantes  ou  sapides  agissent ,  en 
effet,  sur  leurs  organes  respectifs  par  un  véritable 
contact  immédiat;  elles  semblent  venir  les  chercher 
ou  s'y  appliquer  en  vertu  d'une  sorte  de  sympathie 
instinctive  ou  d'affinité  de  choix. 

Bien  différents  des  sens  propres  de  la  perception, 
qui  sont  mis  en  jeu ,  d'une  part ,  par  la  volonté  et 
excités  de  l'autre  par  des  fluides  interposés  entre 
eux  et  les  objets  perçus,  l'odorat  et  le  goût  reçoi- 
vent immédiatement  l'impression  des  corpuscules 
matériels  avec  qui  ils  sont  en  rapport  et  qui  leur 
parviennent  dans  cet  état  de  division  extrême ,  seul 
favorable  aux  combinaisons  d'une  sorte  de  chimie 
animale  bien  transcendante. 

C'est  par  là  aussi  que  les  sensations  de  l'odorat 
et  du  goût  ont  pu  surtout  être  considérées,  avec 
raison ,  comme  des  modifications  particulières  du 
tact  général  de  la  peau,  à  qui  les  membranes  mu- 


llfi  DIVISION    DES    FAITS 

queusessont  analogues.  Ces  trois  organes  sont  liés, 
en  effet,  par  le  rapport  commun  des  affections  sym- 
pathiques dont  ils  sont  respectivement  les  sièges. 

On  a  déjà  remarqué  la  sympathie  intime  qui  lie 
l'odorat  au  sixième  sens,  et  l'effet  singulier  d'excita- 
tion qu'ont,  sur  tout  le  système  et  par  suite  sur  le 
sentiment  général  agréable  ou  pénible  de  l'existence, 
diverses  impressions  de  cet  organe.  C'est  par  elle 
que  s'exerce,  dans  la  plupart  des  animaux,  cette 
sympathie  remarquable  qui  attache  les  mères  à  leurs 
petits,  comme  les  petits  à  leur  mère,  qui  fait  que, 
dans  la  saison  des  amours ,  deux  sexes  différents  se 
cherchent,  se  reconnaissent  au  loin  et  se  précipitent 
l'un  vers  l'autre.  Ici  on  ne  saurait  douter  qu'il  n'y 
ait  un  caractère  spécial  qui  distingue  les  émanations 
animales,  soit  dans  l'espèce,  soit  dans  l'individu,  ca- 
ractère auquel  ne  se  trompent  jamais  les  animaux  dont 
l'odorat  est  le  plus  fin.  Il  paraît  même  que  cette  atmo- 
sphère animale,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
se  trouvant  modifiée  suivant  les  passions  particu- 
lières qu'éprouve  l'être  dont  elle  émane,  l'instinct 
seul  apprend  aux  animaux  à  reconnaître, par  l'odorat, 
l'espèce  de  ces  passions  et  à  y  approprier  leurs  actes. 

Quant  au  sens  du  goût,  on  n'ignore  point  les 
sympathies  directes  qui  le  lient  aux  fonctions  de  tous 
les  organes  intérieurs  et  de  l'estomac  en  particulier, 
dont  il  suit  toutes  les  vicissitudes,  tous  les  caprices. 
Les  impressions  intérieures  de  ce  viscère,  qui  ap- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ïly] 

pelle  ou  rebute  les  aliments,  suivant  qu'il  en  éprouve 
une  affection  générale  de  bien  ou  mal-être,  se  mê- 
lent toujours  plus  ou  moins  aux  sensations  propres 
du  goût,  les  altèrent,  les  dénaturent  et  contribuent 
à  leur  donner  ce  caractère  d'impressions  confuses 
inhérent  à  la  multiplicité  des  éléments  dont  elles  se 
composent. 


AFFECTIONS   DE   LA  VUE. 


Nous  venons  de  considérer  les  impressions  affec- 
tives dans  un  ordre  de  sensations  animales  exté- 
rieures, relatives  à  l'instinct  dont  elles  forment  la 
base,  ou  du  moins  la  partie  prédominante.  Si  nous 
les  considérons  maintenant  dans  l'ordre  des  sens 
relatifs  à  la  perception  ou  à  la  connaissance  dont 
elles  sont  un  élément  obscur  et  subordonné,  nous 
trouvons  d'abord  pour  la  vue,  qu'à  l'action  immé- 
diate du  fluide  lumineux  sur  la  rétine  correspond 
une  affection  particulière ,  qui ,  demeurant  confon- 
due dans  le  phénomène  total  de  la  représentation 
objective,  quand  il  s'accomplit,  ne  fait  jamais  image 
par  elle-même. 

Indépendamment  des  cas  où  les  rayons  lumineux 
agissent  en  masse  sur  l'organe  extérieur,  et  où  il  n'y 
a  qu'une  simple  affection  sans  nulle  représentation 
ni  perception  visuelle,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'y 
ait  aussi  une  impression  affective  particulière,  rela- 


?Y|8  division    dis   FAITS 

tive  à  chaque  son,  à  chaque  rayon  de  lumière,  et 
c'est  par  là  même  que  telle  teinte  ou  tel  mélange  de 
couleur  nous  devient  plus  agréable  que  toute  autre 
comme  excitative  de  la  sensibilité  physique  de  l'œil 
dans  ce  juste  degré  qui  constitue  le  plaisir  immédiat 
attaché  à  l'exercice  de  ce  sens.  Je  dis  le  plaisir  immé- 
diat, parce  que  l'affection  visuelle  directe,  agréahle 
ou  pénible  par  elle-même ,  dont  je  parle  ici,  n'a 
presque  rien  de  commun  avec  ce  plaisir  de  compa- 
raison ou  de  réflexion,  que  font  éprouver  à  une  vue 
exercée  ,  l'étendue  et  la  variété  des  perspectives  ,  le 
pittoresque  des  sites,  les  belles  proportions  des 
figures ,  les  tons  harmonieux  des  couleurs.  Ce  sen- 
timent du  beau,  du  grand,  dont  la  vue  est  le  premier 
organe,  découle  d'une  autre  source  plus  élevée ,  et 
ne  naît  qu'à  la  suite  d'un  travail  intellectuel,  dont 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  parler  ;  nous  observerons 
seulement,  comme  titre  principal  de  distinction , 
que  ces  sentiments  supérieurs  suivent  la  connais- 
sance et  en  sont  les  effets  nécessaires,  tandis  que 
les  affections  immédiates  la  précèdent  de  beaucoup, 
et  en  sont  indépendantes  ;  ce  qui  suffit  bien  pour 
motiver  une  distinction  qui  se  trouve  déjà  établie 
dans  la  physiologie  de  Descartes. 

Les  phénomènes  de  la  vision  directe,  considérés 
sous  le  rapport  particulier  que  nous  envisageons  ici, 
paraissent  indiquer  une  sorte  de  propriété  vibra- 
toire, spécialement  propre  à  l'organe  immédiat  de 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ll\(^ 

la  vue;  en  vertu  de  cette  vibratilité,  les  impressions 
persistent  dans  le  sens  externe,  avec  plus  ou  moins 
de  force  ou  de  durée,  même  après  que  la  cause 
extérieure  a  cessé  d'agir  ;  c'est  cet  ébranlement  ma- 
tériel dont  parle  Buffon  ;  et  ces  impressions,  spon- 
tanément reproduites,  peuvent  aussi  s'y  combiner, 
s'y  succéder  de  toutes  les  manières,  et  cela  sans 
aucun  concours  d'activité  perceptive  et  contre  les 
efforts  mêmes  du  moi  qui  tend  vainement  à  écarter 
ces  importuns  fantômes. 

De  là ,  une  faculté  que  j'ai  caractérisée  ailleurs 
sous  le  titre  d'intuition  immédiate  passive;  faculté 
spontanée  dans  son  exercice,  indépendante  de  la 
pensée  ou  de  toute  opération  réflexive,  qui,  comme 
toutes  les  déterminations  de  l'instinct  dont  elle  fait 
partie  ,  subsiste  en  vertu  des  seules  lois  de  l'orga- 
nisme et  de  l'espèce  d'élasticité  cérébrale  qui  la 
reproduit.  C'est  à  une  intuition  pareille  et  innée , 
pour  ainsi  dire,  puisqu'elle  précède  touteexpérience, 
qu'il  faut  rapporter  ces  phénomènes  admirables  de 
l'instinct  de  divers  animaux,  qui  d'abord,  après  leur 
naissance,  vont  juste  atteindre  l'objet  visible  appro- 
prié par  la  nature  à  leurs  besoins  de  nutrition.  De  là 
aussi  l'apparition  irrégulière  de  ces  fantômes  de 
l'imagination  dans  l'obscurité  de  la  nuit ,  qui  se 
succèdent  quelquefois  au  regard ,  prennent  tour  à 
tour  mille  formes  bizarres,  sans  que  la  volonté  puisse 
en  distraire  l'organe  de  l'intuition  interne,  où  ils 


2  5o  DIVISION     DES    FAITS 

semblent  prendre  naissance.  Ainsi  se  produisent  ces 
images,  tantôt  mobiles  et  légères,  tantôt  opiniâtre- 
ment persistantes,  qui  accompagnent  certains  ét;its 
vaporeux,  comme  ceux  de  délire  et  de  manie ,  en 
affectant  aussi  quelquefois,  dans  leur  production 
périodique,  des  intervalles  réguliers,  marqués  pour 
le  réveil  alternatif  des  besoins,  des  appétits,  ou  des 
fonctions  des  organes  intérieurs. 

Si  le  sens  de  la  vue  a  pu  être  regardé  comme  le 
premier  organe  de  l'intelligence,  en  tant  qu'il  sert 
d'instrument  propre  de  perception  ou  de  connais- 
sance à  l'être  qui  a  dans  sa  nature  l'intelligence  ou 
l'activité  ,  il  peut  tout  aussi  bien  être  considéré 
comme  un  organe  de  l'instinct ,  en  tant  qu'il  sert  à 
l'exercice  et  au  développement  de  la  sensibilité  ani- 
male dans  les  êtres  qui  en  sont  doués  le  plus  émi- 
nemment. Sous  ce  dernier  rapport,  le  seul  que  nous 
examinons  en  ce  moment ,  le  sentiment ,  le  sens  de 
la  vue  rentrent  dans  cet  ensemble  d'impressions 
sympathiques  ou  d'affinités  organiques ,  qui  main- 
tiennent et  reproduisent  d'après  des  lois  constantes 
la  vie  de  tous  les  êtres  organisés. 

C'est  en  ayant  égard  à  ces  affections  sympa- 
thiques, dont  l'œil  est  un  sens  spécial,  que  l'on  peut 
apprécier  le  caractère  particulier ,  et  trop  peu  ob- 
servé, qui  distingue  les  impressions  immédiates,  faites 
sur  cet  organe  par  les  rayons  réfléchis  des  corps  ani- 
més, où  brillent  le  sentiment  et  la  vie,  impressions  qui 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  25 1 

produisent  des  affections  immédiates  bien  particu- 
lières. Aussi  combien  d'impressions  inaperçues  de 
ce  genre  se  communiquent  et  s'échangent  immé- 
diatement entre  divers  individus,  attirés  ou  repous- 
sés à  leur  insu  par  un  regard  qui  les  pénètre.  C'est 
au  moyen  de  cette  flamme  vivante,  lancée  par  l'œil 
dans  les  affections  variables  de  l'âme  sensitive,  qu'un 
être  passionné  électrise  ceux  qui  l'approchent  et  les 
force  en  quelque  sorte  à  se  monter  à  son  unisson. 
Je  viens  de  dire  l'âme  sensitive  ;  observez  ,  en  effet, 
que  c'est  cette  partie  purement  affective  de  l'homme, 
dont  l'œil  est  le  propre  miroir  :  c'est  elle  qui  s'y 
peint  tout  entière,  et  qui  s'y  devine  par  un  pur 
effet  de  sympathie;  ce  n'est  point  ainsi  et  par  de 
semblables  moyens,  prompts  et  spontanés  ,  que  les 
phénomènes  de  l'esprit  et  de  la  volonté  percent  et 
communiquent  au  dehors. 


AFFECTIONS  DE   L  OUÏE. 


Le  sens  de  l'ouïe,  aidé  de  l'organe,  de  la  parole  ou 
de  la  voix ,  tient  sans  doute  un  des  premiers  rangs 
parmi  ceux  de  l'intelligence  ;  mais  il  faut  encore  en 
abstraire,  pour  ainsi  dire,  une  partie  purement  affec- 
tive très-notable  qui ,  confondue  dans  l'état  ordinaire 
avec  la  perception  claire  des  sons  successifs  et  coor- 
donnés, peut  néanmoins  s'en  distinguer  et  ressortir 


a5'2  nr vision   dis   faits 

à   part,    dans  certains  modes  d'audition  très-par- 
ticuliers. 

On  ne  peut  s'empêcher ,  par  exemple,  de  recon- 
naître les  effets  immédiats  d'une  partie  matérielle  et 
vraiment  imperceptible  de  l'impression  sonore,  ou 
mieux  sonifère ,  qui  du  sens  externe  primitivement 
ébranlé,  ou  même  sans  le  concours  de  ce  sens,  vont 
remuer  toute  la  sensibilité  intérieure  dans  ses  prin- 
cipaux foyers  :  c'est  ainsi  qu'on  a  vu  des  indi- 
vidus complètement  sourds  éprouver  des  affections 
particulières  dans  diverses  régions  du  corps,  et  sur- 
tout à  Pépigastre,  lorsqu'on  tirait  près  d'eux  des 
sons  d'un  certain  timbre ,  et  surtout  lorsqu'ils  ap- 
pliquaient la  main  sur  l'instrument  d'où  partaient 
ces  sons.  Il  n'est  point  douteux  qu'alors  les  nerfs 
mêmes  du  tact  ne  fussent  les  véritables  conducteurs 
des  impressions  affectives,  produits  immédiats  de 
l'ébranlement  ou  d'une  espèce  d'ondulation  sonore. 
Dans  l'état  d'audition  parfaite,  il  y  a  également  telle 
qualité  de  sons,  tels  timbres  de  voix  ou  d'instru- 
ments qui  excitent  par  eux-mêmes  et  indépendam- 
ment de  tout  effet  attaché  au  sens  de  la  perception 
auditive,  des  impressions  éminemment  affectives, 
propres  tantôt  à  faire  naître,  tantôt  à  calmer  diverses 
passions;  quelquefois  à  guérir,  d'autres  fois  à  pro- 
duire certaines  maladies  nerveuses.  J'ai  été  témoin 
moi-même  des  effets  extraordinaires  produits  par 
les  sons  doux  et  mélancoliques  d'un   harmonica. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ^53 

J'ai  vu  des  personnes,  trop  sensibles  pour  pouvoir 
y  résister,  frémir  dans  toutes  les  parties  de  leur 
corps  à  la  première  impression  de  ces  sons,  s'at- 
tendrir, verser  âes  larmes  et  finir  par  tomber  en 
syncope. 

Encore  un  coup,  des  affections  semblables,  qui 
tiennent  à  l'impression  immédiate  du  son  ,  doivent 
être  bien  distinguées  et  peuvp*"  '  ^.e  séparées  même 
de  la  partie  perceptive  ou  de  ce  jugement  rapide  qui 
rend  appréciables  à  l'oreille  les  accords  harmoniques, 
ou  les  suites  mélodieuses;  et  lors  même  que  ces 
affections  prédominent,  la  perception  s'obscurcit; 
plus  l'être  sensible  est  affecté,  moins  l'être  intelli- 
gent apprécie  et  juge. 

Remarquez  que  c'est  à  ce  qu'on  appelle  timbre 
dans  les  sons  et  accent  dans  les  voix  que  s'attache 
cette  partie  proprement  affective  des  phénomènes 
auditifs,  et  c*est  par  là  aussi  que  l'ouïe  est  un  des 
principaux  organes  de  cette  sympathie  qui  rap- 
proche et  lie  intimement  tous  les  êtres  doués  de  la 
faculté  de  sentir  et  de  manifester  ce  qu'ils  sentent, 
par  les  diverses  modifications  de  la  voix,  à  chaque 
passion  ou  émotion  de  l'être  sensitif. 

La  nature  semble  avoir  lié  à  chaque  passion  un 
accent  particulier,  qui  l'exprime  et  fait  sympathiser 
avec  elle  tous  ceux  qui  peuvent  en  entendre  le  signe  : 
c'est  la  nature  même  qui  inspire  ce  cri  profond  de 
l'âme,  que  toutes  les  âmes  entendent  et  auquel 


254  DIVISION    DES    FAITS 

toutes  répondent  à  l'unisson.  La  parole  articulée, 
la  véritable  expression  intellectuelle,  est  encore  loin 
du  berceau  de  l'enfance ,  et  déjà  un  instinct  natif 
modifie  ses  premiers  vagissements  de  manière  à 
exprimer  des  appétits ,  des  besoins ,  des  affections 
ou  des  passions  naissantes;  déjà  la  mère,  instruite  à 
la  même  école,  a  saisi  cette  sorte  de  langage  ;  elle  y 
répond  à  son  tour  par  d'autres  signes  accentués , 
dont  la  sympathie  explique  le  sens  et  fixe  toute  la 
valeur. 

Ce  pouvoir  sympathique  des  accents  et  des  voix 
se  trouve  aussi  dans  toutes  les  langues  des  peuples 
encore  enfants,  qui  ont  à  se  communiquer  plus  de 
sensations  que  d'idées.  Là  se  trouve  encore  en  grande 
partie  l'ascendant  extraordinaire  de  ces  orateurs 
passionnés,  qui  ont  su  saisir  les  inflexions  propres 
à  émouvoir  les  âmes,  et  imiter  ou  reproduire  les 
signes  liés  par  la  nature  à  chacune  des  passions 
qu'ils  veulent  exciter.  Tel  est  ce  pouvoir  magique, 
non  seulement  de  la  parole  articulée,  comme  sym- 
bole de  l'intelligence ,  mais  de  la  voix  accentuée 
comme  talisman  de  la  sensibilité. 

PHÉNOMÈNES  CONSECUTIFS   AUX  SENSATIONS   ANIMALES- 

Toutes  les  fois  que  la  force  active  du  vouloir  ou 
de  la  pensée  n'a  pris  aucune  part  directe  ou  indi- 
recte à  une  impression  sensitive,  reçue  ou  produite 


PSYCHOLOGIQUES    ET   PHYSIOLOGIQUES.  255 

spontanément  dans  une  partie  ou  dans  un  centre 
organique  quelconque,  cette  impression  pourrait 
se  répéter  ou  être  reproduite  de  la  même  manière 
une  infinité  de  fois,  sans  être  reconnue  ou  sans  que 
l'être  sensitif  pût  reconnaître  son  identité  ou  se  re- 
connaître en  elle  comme  ayant  déjà  été  incontesta- 
blement modifié.  Dire  qu'il  y  a  souvenir,  rémi- 
niscence d'une  sensation  répétée  dans  deux  temps 
différents ,  c'est  dire  d'abord  qu'il  y  a  eu  apercep- 
tion  ou  conscience  du  moi  dans  la  première  modi- 
fication ;  dire  de  ce  moi  qu'il  se  reconnaît  identique 
à  lui-même  dans  deux  temps  différents,  c'est  sup- 
poser dans  la  sensation  organique  des  éléments  in- 
tellectuels qui  n'ont  certainement  rien  d'analogue 
aux  phénomènes  de  l'organisme  et  de  l'animalité. 

En  admettant  même  la  conscience  du  moi  jointe 
aux  sensations  de  diverses  espèces,  comment  ne 
voit-on  pas  que  cette  forme  intellectuelle  de  souvenir 
ou  de  réminiscence  n'est  jamais  unie  avec  aucun  des 
éléments  ou  des  produits  de  la  sensation  passive, 
et  qu'il  y  a  les  différences  les  plus  notables,  sous  ce 
rapport,  entre  des  sens  qui  ont  chacun  leur  mémoire 
propre  plus  ou  moins  faible  ou  obscure ,  vive  ou 
tenace  ? 

Et  d'abord  les  affections  premières  des  organes 
internes  sont  de  ces  déterminations  qu'on  rap- 
porte à  un  instinct  vague  et  obscur,  comme  abso- 
lument étrangères  au  sentiment  du  moi,  où  est  la 


256  DIVISION    J)JS    FAITS 

source  de  toute  évidence  ;  ces  premières  affections, 
dis-je,  nées  avant  le  vouloir  ou  hors  de  l'aper- 
ception  du  moi,  ne  peuvent  que  lui  rester  étran- 
gères et  ne  revivront  jamais,  par  suite,  sous  forme 
de  souvenir. 

Le  moi  seul  se  ressouvient  ou  se  reconnaît  le 
même  dans  les  impressions  quelconques  où  il  a  été 
antérieurement. 

La  combinaison  vivante  ou  organique,  l'animal, 
ne  se  ressouvient  pas.  S'il  y  a  en  lui  un  principe 
d'unicité  vitale,  ce  principe  ne  se  connaît  pas,  ne 
sait  pas  qu'il  reste. 

Sans  doute  ,  la  force  vivante  a  dans  chaque  espèce 
d'êtres  organisés  ses  déterminaisons  premières 
nécessaires,  qu'elle  ne  tient  que  d'elle-même  ou  de 
la  nature.  Et  de  là  ces  premiers  mouvements  in- 
stinctifs ,  ces  tendances  ou  appétits  qui  se  mani- 
festent avant  toute  expérience  dans  l'animal  nais- 
sant. 

Mais  la  répétition  des  premiers  actes  ,  ainsi 
déterminés  par  une  impulsion  tout  aveugle,  laisse 
des  traces  dans  la  machine  vivante.  Les  mouvements 
de  diverses  parties  de  cette  machine  se  lient  et  se 
coordonnent  de  plus  en  plus,  suivent  la  même 
direction;  de  là  la  force  croissante  des  premiers 
penchants  ou  appétits,  le  retour  périodique  des 
mêmes  besoins  et  des  fonctions  qui  s'y  rapportent , 
et  tout  cet  ensemble  de  moyens  bien  appropriés  et 


PSYCHOLOGIQUES  ET  PHYSIOLOGIQUES.  1$J 

coordonnés  au  but  de  la  vie  animale,  qui  annoncent 
ou  imitent  une  intelligence  qui  se  connaît. 

En  fait,  tout  se  réduit,  dans  l'animal,  à  la  soli- 
darité de  toutes  les  parties  du  système  sensitif  orga- 
nique, à  la  connexion  plus  ou  moins  intime  qu'elles 
ont  entre  elles  et  avec  un  centre  commun ,  qui  est 
le  rendez-vous  des  impressions  de  toute  espèce. 

Mais  quelle  peut  être  cette  influence  réciproque, 
cette  suite  d'action  et  de  réaction  exercées  par  des 
organes  partiels  (internes  ou  externes)  sur  un  centre 
cérébral ,  et  par  ce  centre,  qui  est  le  lien  des  images 
sur  les  diverses  parties  du  système  sensitif;  quelle 
peut  être,  dis-je,  cette  influence,  et  comment  la 
considérer  autrement  que  comme  s' exerçant  d'or- 
gane à  organe,  ou  d'une  partie  du  physique  sur  une 
autre  de  même  nature ,  loin  de  pouvoir  être  consi- 
dérée ,  comme  on  l'a  prétendu ,  en  confondant 
toutes  les  idées ,  tous  les  faits  de  diverse  nature , 
sous  le  faux  titre  d'influence  ou  de  rapport  du  phy- 
sique avec  le  moral? 

Les  passions  animales,  dans  l'homme  même  qui 
les  subit,  ont  les  caractères  de  l'instinct  primitif  et 
pourraient  être  considérées  aussi  comme  des  instincts 
secondaires  ou  acquis. 

Sous  ce  rapport ,  on  a  pu  dire  que  les  passions 
ont  toutes  leur  source  ou  leur  foyer  dans  la  vie  orga- 
nique ;  mais  les  phénomènes  sensitifs  ou  instinctifs 
qui  se  joignent  à  ces  passions  ou  qui  les  suivent, 
ni.  17 


9.58  DIVISION    DES     FA  IIS 

n'ont  certainement  rien  d'intellectuel,  de  inoral  ou 
d'actif,  et  c'est  bien  vainement  qu'on  prétend  les 
rapporter  aux  fonctions  pins  élevées  dune  antre  vie. 

Les  images  ou  intuitions  qui  viennent  de  la  chair 
et  du  sang  ou  qui  s'y  rapportent  (comme  dit  l'Écri- 
ture), restent  véritablement  dans  le  domaine  du 
physique  et  n'en  sortent  point. 

L'imagination  asservie  à  tels  fantômes  qui  l'as- 
siègent ,  la  spontanéité ,  la  périodicité  des  images 
liées  au  retour  périodique  de  telles  fonctions  ou  à 
la  renaissance  de  tels  besoins  organiques;  l'impuis- 
sance où  est  le  moi  constitué  comme  il  est,  de  changer 
ou  de  distraire  le  cours  de  ces  impulsions  animales, 
et,  dans  les  cas  extrêmes,  la  suspension  complète 
du  vouloir  ou  de  la  conscience  et  du  compos  sut 
absorbés  dans  l'animalité  pure  (simplex  in  vitali- 
tate  )  :  tels  sont  les  caractères  de  la  passion ,  qui  a 
sa  source  et  son  mobile  dans  l'organisme  animal. 

De  telles  passions  n'ont  point  de  mémoire. 

En  général ,  il  n'y  a  souvenir  proprement  dit 
d'aucune  impression  sensible ,  en  tant  qu'elle  est 
affective  et  inhérente  à  la  vie  animale  seulement. 

Se  souvenir  d'avoir  senti  serait  sentir  encore 
comme  la  première  fois ,  au  degré  près.  Ceci  s'ap- 
plique à  toutes  les  espèces  de  sensations  animales 
précédemment  examinées  dans  l'exercice  purement 
passif  des  sens  externes,  de  l'odorat,  du  goût,  de 
l'ouïe  et  de  la  vue. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  j5o, 

Ce  qui  trompe  ,  en  pareil  cas,  c'est  que  l'on  con- 
fond sans  cesse  la  partie  affective  de  nos  sensations 
avec  la  partie  intuitive  ou  représentative,  qu'on 
exprime  l'une  et  l'autre  par  le  même  signe ,  où  l'on 
enveloppe  de  plus  l'aperception ,  la  conscience  du 
moi ,  qu'on  suppose  faussement  indivisible  de  toute 
sensation  intuitive. 

Par  exemple,  que  l'animal  frémisse  ou  recule 
d'effroi  en  présence  d'un  objet  qui  l'a  frappé  anté- 
rieurement d'épouvante  ou  dont  il  a  éprouvé  de 
vives  douleurs ,  on  dira ,  par  un  abus  de  mot  ou  par 
fausse  assimilation,  que  l'animal  se  souvient,  qu'il 
reconnaît  l'objet. 

Mais  n'avons-nous  pas  en  nous-mêmes  des  preuves 
de  fait,  que  le  retour  de  certaines  affections  ou 
émotions  de  sensibilité,  en  présence  des  lieux  ou  des 
objets  où  elles  furent  excitées  la  première  fois,  ou 
seulement  de  quelques  circonstances  accessoires 
liées  à  ces  émotions,  que  ce  retour,  dis-je,  d'un 
état  sensitif  qui  a  précédé,  est  tout  à  fait  différent 
du  souvenir  de  l'objet  lui-même  ou  de  la  réminis- 
cence. Tellement  qu'en  revoyant  tel  lieu ,  telle  per- 
sonne ,  complètement  effacée  de  la  mémoire ,  en  se 
trouvant  replacé  dans  des  circonstances  tout  à  fait 
oubliées,  on  peut  se  sentir  saisi  d'impressions  affec- 
tives, de  certaines  émotions  qu'on  ne  sait  à  quoi 
rapporter  ;  et  si  le  souvenir  revient  à  la  suite  de  ces 
déterminations  sensitives  aveugles,  si  tel  tableau  du 


!i6û  DIVISION    DKS    FAITS 

passé  vient  à  se  dérouler  de  nouveau  dans  la  mé- 
moire, combien  ne  sentons-nous  pas  la  diversité  de 
source  et  de  caractère  de  ces  deux  sortes  de  déter- 
minations ? 

Si  nous  ignorons  aussi  très-souvent  pourquoi  cer- 
tains objets  ont  un  pouvoir  extraordinaire  de  nous 
émouvoir  sensiblement,  de  nous  attirer  ou  de  nous 
repousser  à  la  première  vue ,  indépendamment  de 
toute  liaison  d'idées  dont  on  puisse  se  rend  recompte , 
la  cause  peut  en  être  dans  certaines  déterminations 
premières,  certains  états  sensitifs,  préexistants.  Les 
affections ,  qui  jamais  ne  tombent  sous  l'œil  de  la 
conscience,  ne  peuvent  se  rattacher  à  la  chaîne  du 
temps  ou  de  l'existence  du  moi.  de  la  personne  iden- 
tique. 

Et  pourtant,  la  sensibilité  animale  en  a  retenu 
des  traces,  en  a  conservé  certaines  déterminations 
qui  se  renouvellent  dans  des  temps  marqués  ou  par 
le  retour  de  certaines  circonstances  qui  peuvent 
servir,  jusqu'à  un  certain  point,  à  éclairer  leur  ori- 
gine et  à  suppléer  au  défaut  de  réminiscence. 

Ainsi,  il  est  certains  états  de  sensibilité  ou  d'ima- 
gination qui  semblent  se  projeter  comme  dans  une 
sorte  de  champ  vague  et  indéfini  qui  tient  à  l'exis- 
tence passée.  Ces  états  peuvent,  en  effet,  se  rallier, 
soit  à  d'anciens  songes,  soit  à  des  déterminations 
affectives  étrangères  au  moi  par  elles-mêmes,  mais 
organiquement   associées  à   quelque  circonstance 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  261 

élémentaire  d'une  perception  ou  d'un  sentiment  de 
conscience. 

Les  lois  vitales  ou  même  purement  physiques  qui 
ramènent,  soit  périodiquement,  soit  d'une  manière 
accidentelle,  un  certain  état  de  l'organisme,  détermi- 
nent le  retour  de  diverses  impressions ,  images  ou 
idées  qui  s'y  trouvent  liées  en  premier  lieu. 

C'est  bien  là  un  nouvel  exemple  de  ce  fatum  du 
corps ,  étranger  à  la  prévoyance  de  l'esprit  et  indé- 
pendant de  cette  activité  qui  rompt  quelquefois  les 
liens  du  destin  (quodfati  fœclera  rumpit). 

Ce  retour  périodique  de  certains  modes  sensitifs 
déterminés ,  et  l'espèce  d'images  auxquelles  ils  se 
lient ,  sont  un  des  phénomènes  les  plus  notables  de 
cette  existence  mixte,  où  prédomine  la  passivité 
animale. 

Chacun  peut  en  trouver  des  exemples  en  lui- 
même. 

J.-J.  Rousseau,  dans  ses  Confessions,  et  Grétry, 
dans  ses  Essais  sur  la  musique,  ont  rapporté  des 
exemples  notables  de  ces  diverses  modifications  af- 
fectives qui  reviennent  chaque  année  avec  la  même 
saison.  Celles  du  printemps  ont  une  autre  couleur, 
un  ton  sensitif  tout  autre  que  celles  de  l'été ,  ou  que 
les  images  lugubres  qui  s'élèvent  spontanément  dans 
le  passage  de  l'automne  à  l'hiver. 

Que  la  physiologie  explique  ou  nonces  variations, 
les  faits  n'en  restent  pas  moins  pour  l'observateur, 


l6l  DIVISION     DES    FA1J^> 

qui  peut  se  sentir  lui-même  dans  ces  divers  éLats, 
en  se  regardant  du  dehors  au  dedans. 

Ce  qui  trompe  encore  dans  Jes  jugements  qu'on 
porte  sur  l'extériorité  ou  l'étrangeté  des  causes  des 
phénomènes  d'un  ordre  aussi  intime  à  notre  exis- 
tence sensitive,  c'est  le  rôle  principal  que  joue  le  sens 
de  la  vue,  qui  prédomine  en  effet  dans  tout  le  sys- 
tème de  la  représentation. 

La  vue  est  le  sens  propre  de  l'imagination  pas- 
sive, en  vertu  de  sa  nature  ou  de  ses  habitudes; 
elle  exerce  une  véritable  domination  sur  toutes  les 
facultés  de  l'homme  comme  sur  celles  des  animaux 
les  plus  élevés  de  l'échelle.  La  continuité,  la  promp- 
titude et  la  facilité  de  son  exercice  auquel  on  a  fait 
usurper  le  domaine  du  toucher,  plus  lent  et  plus 
réfléchi,  font  aussi  que  nous  sommes  d'autant  moins 
habiles  à  apercevoir  ce  qui  est  en  nous  ou  nous- 
mêmes  que  nous  sommes  toujours  plus  enclins 
à  représenter ,  imaginer  et  sentir  ce  qui  est  au  de- 
hors. 

Fondée  sur  ce  sens  dominateur,  l'imagination 
tend  toujours,  en  effet,  à  rattacher  à  quelque  lieu 
de  l'espace  ou  à  mettre  dans  une  sorte  de  relief 
jusqu'aux  modes  les  plus  intimes  de  la  pensée,  jus- 
qu'aux produits  immédiats  de  la  force  qui  la  con- 
stitue. 

C'est  ainsi  que  nous  allons  sans  cesse  demandant 
à  une  nature  étrangère  ce  que  nous  sommes,  que 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  'i63 

nous  cherchons  uniquement  dans  l'objet  ce  qu'est 
en  lui-même  le  sujet. 

Portés  sur  les  ailes  de  cette  imagination,  qui 
tantôt  nous  élève  jusqu'aux  cieux,  tantôt  nous  fait 
descendre  jusque  dans  les  abîmes,  nous  croyons 
saisir  et  contempler  la  pensée,  et  nous  n'embrassons 
qu'un  fantôme  qui  n'est  pas  elle. 

POINTS  DE  VUE  DE  BUFFON  ET  DE  BOSSUET  SUR  LES 
SENSATIONS  ANIMALES. 

Dans  son  Discours  sur  la  nature  des  animaux, 
j'admire  le  talent  philosophique  plus  encore  que  l'é- 
loquence de  notre  illustre  Buffon.  Il  ne  pouvait  avoir 
pris  pour  type  des  sensations  matérielles  et  des 
facultés  qu'il  attribue  aux  animaux,  le  sens  de  la  vue 
ou  celui  des  intuitions  internes  qui  s'y  rapportent. 
Ce  grand  naturaliste  observe  en  commençant,  avec 
une  grande  raison,  que  s'il  n'existait  pas  d'animaux 
la  nature  de  l'homme  serait  bien  plus  incompréhen- 
sible. Il  semble,  en  effet,  que  l'observation  de  la 
nature  animale  peut  servir  comme  d'une  sorte  de 
contrôle  ou  de  moyens  de  vérifier  hors  de  nous  cette 
espèce  de  facultés  toutes  sensitives  dont  nous  saisis- 
sons quelques  traits  en  nous-mêmes,  dans  certains 
états  de  l'organisme  où  l'homme  se  trouve  le  plus 
rapproché  de  sa  simplicité  native  (simplex  in  vita- 
liiate  ). 


'2<Ôl\  DIVISIOH    DES    i M  «s 

Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  si  l'homme  ne  par- 
ticipait pas  à  l'existence  animale  par  une  partie  de 
son  être,  la  nature  des  animaux  lui  serait  tout  à  fait 
incompréhensible,  et  il  ne  verrait  en  eux  ou  que  de 
pures  machines  ou  des  êtres  pensants  comme  nous. 

Les  métaphysiciens  qui  ont  voulu  intellectualiser 
toutes  les  sensations,  ont  embrassé  la  première  de 
ces  opinions  extrêmes. 

Les  physiologistes  qui  ont  prétendu  ramener  à 
la  sensation  toute  l'intelligence  et  l'activité  humaine, 
ont  soutenu  la  deuxième. 

Les  premiers  ne  voient  dans  tout  animal  qu'un 
automate  insensible,  mu  par  des  lois  purement  or- 
ganiques. 

Les  seconds  ne  voient  dans  l'homme  qu'un  animal 
mieux  organisé  et  qui  ne  diffère  des  autres  animaux 
que  par  le  degré  et  non  par  la  nature  de  ses  facultés. 

Condillac  a  soutenu  la  première  thèse  contre 
Buffon.  En  comparant  les  arguments  de  part  et 
d'autre  on  dirait  que  ces  deux  célèbres  antago- 
nistes ont  changé  de  rôle;  c'est  le  métaphysicien 
qui  attaque  toute  la  science  de  l'homme  intellectuel, 
et  c'est  le  naturaliste  qui  oppose  la  pensée  et  la 
liberté  de  l'esprit  moral  à  l'aveugle  nécessité  de  la 
nature  animale. 

«  Comme  l'homme  n'est  pas  un  simple  animal, 
comme  sa  nature  est  supérieure  à  celle  des  animaux, 
nous  devons  nous  attacher  à  démontrer  la  cause  de 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  ^65 

cette  supériorité,  et  établir,  par  des  preuves  claires 
et  solides,  le  degré  précis  de  cette  infériorité  de  la 
nature  des  animaux,  afin  de  distinguer  ce  qui  n'ap- 
partient qu'à  l'homme  de  ce  qui  lui  appartient  en 
commun  avec  l'animal.  » 

Buffon  entre  ici  dans  le  détail  des  fonctions  ani- 
males, et  distingue  dans  l'économie  deux  parties, 
dont  la  première  agit  sans  aucune  interruption,  les 
organes  de  la  vie  intérieure,  le  cceur,le  poumon,  etc. 
La  seconde  n'agit  que  par  intervalles  et  pendant 
la  veille,  les  sens,  les  mouvements  volontaires. 

Les  êtres  organisés,  privés  de  sens  et  de  mouve- 
ments progressifs ,  sont  des  animaux  qui  dorment 
toujours. 

«  Je  n'assurerai  pas,  dit  l'auteur,  que  ces  êtres  sont 
privés  de  tout  sentiment,  mais  du  moins  ils  ne  sen- 
tent que  d'une  manière  confuse  et  bien  imparfaite.» 
Après  avoir  examiné  l'influence  des  besoins  orga- 
niques  de  l'animal  et  l'action  des   objets  sur  les 
sens,  les  appétits  ou  les  répugnances,  et  le  premier 
désir,  l'auteur  se  propose  ce  grand  et  difficile  pro- 
blème :  «  Comment  concevoir  ce  qui  s'opère  au-delà 
«  des  sensàce  terme  moyen  entre  l'action  des  objets 
«  et  l'action  de  l'animal?  opération  dans  laquelle 
«  cependant  consiste  le  principe  de  la  détermination 
«  du  mouvement,   puisqu'elle   change  et   modifie 
«  l'action  de  l'animal,  et  qu'elle  la  rend  quelquefois 
«  nulle  malgré  l'impression  des  objets.  » 


266  division   dis  rim 

«  Cette  question  est  d'autant  plus  difficile  a  ré- 
soudre ,  qu'étant  par  notre  nature  différents  des 
animaux ,  l'aine  a  part  à  presque  tous  nos  mouve- 
ments,  et  peut-être  à  tous,  et  qu'il  nous  est  très- 
difficile  de  distinguer  les  effets  de  l'action  de  cette 
substance  spirituelle,  de  ceux  qui  sont  produits  par 
les  seules  forces  de  notre  être  matériel.  Nous  ne 
pouvons  en  juger  que  par  analogie ,  et  en  compa- 
rant à  nos  actions  les  opérations  naturelles  des  ani- 
maux. Mais  comme  cette  substance  spirituelle  n'a 
été  accordée  qu'à  l'homme,  et  que  ce  n'est  que  par 
elle  qu'il  pense  et  qu'il  réfléchit  ;  que  l'animal  est 
au  contraire  un  être  purement  matériel,  qui  ne 
pense  ni  ne  réfléchit,  et  qui  cependant  agit  et  semble 
se  déterminer ,  nous  ne  pouvons  pas  douter  que  le 
principe  de  la  détermination  du  mouvement  ne  soit 
dans  l'animal  un  effet  purement  mécanique,  et 
absolument  dépendant  de  son  organisation.  » 

«  Je  conçois  donc  que  dans  l'animal,  l'action  des 
objets  sur  les  sens  en  produit  une  autre  sur  le  cer- 
veau, que  je  regarde  comme  un  sens  intérieur  et 
général ,  qui  reçoit  toutes  les  impressions  que  les 
sens  extérieurs  lui  transmettent.  Ce  sens  interne  est 
non  seulement  susceptible  d'être  ébranlé  par  l'ac- 
tion des  sens  et  des  organes  extérieurs ,  mais  il  est 
encore,  par  sa  nature,  capable  de  conserver  long- 
temps l'ébranlement  que  produit  cette  action;  et 
c'est  dans  la  continuité  de  cet  ébranlement  que  con- 


PSYCHOLOGIQUES    ET   PHYSIOLOGIQUES.  267 

siste  l'impression  ,  qui  est  plus  ou  moins  profonde, 
à  proportion  que  cet  ébranlement  dure  plus  ou 
moins  de  temps.  » 

«  Le  sens  intérieur  diffère  donc  des  sens  exté- 
rieurs, d'abord  par  la  propriété  qu'il  a  de  recevoir 
généralement  toutes  les  impressions,  de  quelque 
nature  qu'elles  soient;  au  lieu  que  les  sens  exté- 
rieurs ne  les  reçoivent  que  d'une  manière  particu- 
lière et  relative  à  leur  conformation  ,  puisque  l'œil 
n'est  pas  plus  ébranlé  par  le  son  que  l'oreille 
par  la  lumière.  Secondement ,  ce  sens  intérieur 
diffère  des  sens  extérieurs  par  la  durée  de  l'ébran- 
lement que  produit  l'action  des  causes  extérieures; 
mais  pour  tout  le  reste  il  est  de  la  même  nature 
que  les  sens  extérieurs.  Le  sens  intérieur  de  l'animal 
est,  aussi  bien  que  ses  sens  extérieurs,  un  organe, 
un  résultat  de  mécanique,  un  sens  purement  maté- 
riel. Nous  avons,  comme  ranimai ,  ce  sens  intérieur 
matériel,  et  nous  possédons  de  plus  un  sens  d'une 
nature  supérieure  et  bien  différente,  qui  réside  dans 
la  substance  spirituelle  qui  nous  anime  et  nous 
conduit.  » 

Je  suis  loin  d'admettre  toutes  les  explications  mé- 
caniques des  phénomènes  de  la  vie  ou  de  la  sensibi- 
lité animale,  et  je  crois  qu'il  n'y  a  rien  de  purement 
matériel  ou  mécanique  dans  la  sensation ,  même 
dans  l'impression  vitale  la  plus  pure. 

Mais  laissant  à  part  les  explications  pour  ne  voir 


268  DIVISION    DIS    FAITS 

que  les  distinctions  des  faits  de  deux  natures» 
Buffon  me  semble  avoir  établi  plusieurs  distinctions 
de  la  manière  la  plus  solide,  la  plus  conforme  à  l'ex- 
périence intérieure  bien  consultée. 

«  L'œil,  dit-il,  est  celui  de  tous  les  sens,  dont  les 
«  ébranlements  ont  le  plus  de  durée.  Ce  sens  peut 
«  être  regardé  comme  une  continuation  du  sens 
«  interne.  » 

C'est  cette  analogie  entre  les  propriétés  de  la  vue 
et  celles  de  l'imagination,  qui  donne  à  ce  sens  son 
caractère  de  prééminence  dans  l'organisation  hu- 
maine. 

On  voit  combien  ceci  s'accorde  avec  nos  obser- 
vations précédentes.  Tous  les  sens  ont  la  faculté  de 
conserver  plus  ou  moins  les  impressions  des  causes 
externes,  mais  l'œil  bien  plus  que  tous  les  autres, 
et  le  cerveau  où  réside  le  sens  interne  de  l'animal  a 
éminemment  cette  propriété.  Par  là  s'expliquent 
toutes  les  actions  des  animaux,  tout  ce  qui  se  passe 
dans  leur  intérieur  ;  par  là  aussi,  nous  nous  assurons 
de  ce  qu'il  y  a  de"commun  entre  l'animal  et  l'homme, 
et  de  la  différence  essentielle  et  infinie  qui  sépare 
ces  deux  natures. 

«  Les  sens  relatifs  à  l'appétit,  l'odorat,  le  goût, 
sont  plus  parfaits  et  bien  plus  tôt  développés  dans 
l'animal.  Pour  l'homme,  ce  sont  les  sens  relatifs  à  la 
connaissance,  la  vue,  le  toucher  et  l'ouïe,  qui  ont  la 
supériorité  d'organisation  et  de  perfectionnement.» 


PSYCHOLOGIQUES    ET  PHYSIOLOGIQUES.  269 

«  Mais  l'excellence  des  sens  et  la  perfection  même 
qu'ils  peuvent  acquérir,  n'ont  des  effets  bien  sen- 
sibles que  dans  l'animal;  il  nous  paraîtra  d'autant 
plus  actif  et  plus  intelligent,  que  ses  sens  sont  plus 
perfectionnés.  » 

«  L'homme  au  contraire  n'en  est  pas  plus  rai- 
sonnable ,  pas  plus  spirituel  pour  avoir  beaucoup 
exercé  ses  yeux  et  son  oreille.. ...  C'est  que  l'âme  de 
l'homme  est  comme  un  sens  supérieur  spirituel 
entièrement  différent ,  par  son  essence  et  par  son 
action,  de  tous  les  organes  extérieurs.  » 

Tout  ce  qui  dans  l'homme  ne  peut  être  circons- 
crit dans  les  limites  du  sens  interne  matériel  rentre 
donc  nécessairement  dans  la  sphère  d'activité  de  ce 
sens  spirituel.  Ces  deux  puissances  sont  séparées 
ainsi  par  une  ligne  de  démarcation  que  l'observa- 
tion des  faits  des  deux  natures  peut  seule  traverser. 

Si  l'animal  acquiert  en  si  peu  de  temps  toutes 
ses  facultés,  c'est  qu'elles  sont  toutes  relatives  à 
l'appétit,  principe  unique  des  déterminations  ani- 
males. 

Pour  l'homme,  l'appétit  est  faible  ou  subordonné; 
il  influe  bien  moins  que  la  connaissance  sur  les 
mouvements  extérieurs. 

«  Tout  concourt  à  prouver,  en  effet,  que,  même 
dans  le  physique,  l'homme  est  conduit  par  un  prin- 
cipe supérieur  aux  appétits  qui  remuent  l'animal. 
S'il  y  a  du  doute  sur  ce  sujet,  c'est  que  nous  ne 


.270  DIVISION     DIS    FAITS 

concevons  pas  bien  comment  L'appétit  seul  peut 
produire  dans  l'animal  des  effets  si  semblables  à 
ceux  que  produit  chez  nous  la  connaissance  ;  mais 
il  n'est  pas  impossible  de  faire  disparaître  toute 
incertitude  à  cet  égard  et  même  d'arriver  à  la  con- 
viction, en  distinguant  en  nous-mêmes  ce  que  nous 
faisons  en  vertu  delà  connaissance,  de  ce  que  nous 
ne  faisons  que  par  la  force  de  l'appétit.  » 

C'est  bien,  en  effet,  le  sens  intime  qui  nous 
fournit  ici  le  propre  critérium  de  la  certitude. 
Buffon ,  qui  le  reconnaît  expressément  dans  plu^ 
sieurs  endroits  de  cet  excellent  Discours  sur  la 
nature  des  animaux,  perd  de  vue  ce  critérium  lors- 
qu'il se  livre  aux  explications  mécaniques  des  actes 
ou  des  mouvements  déterminés  par  l'appétit  ou  les 
passions  animales.  C'est  par  ce  côté  aussi  qu'il  prête 
le  flanc  aux  critiques  de  Condillac,  qui  en  a  lui- 
même  encouru  de  plus  graves  en  méconnaissant 
tous  les  faits  caractéristiques  de  la  nature  humaine , 
qu'il  assimile  à  l'animal. 

Nous  pouvons  consentir ,  en  effet ,  à  ignorer  éter- 
nellement ce  qui  se  passe  dans  le  cerveau  et  dans 
le  sens  matériel  de  l'être  sensitif ,  quand  il  est  déter- 
miné à  avancer  pour  atteindre,  ou  à  reculer  pour 
éviter  un  objet  de  sensations  agréables  ou  pénibles, 
favorables  ou  contraires  à  son  existence  ;  il  nous 
suffit  de  savoir  et  de  sentir  en  nous-mêmes  que , 
dans  tous  les  cas  où  la  sensation  de  plaisir  ou  de 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES  27 1 

douleur  est  le  principe  exclusif  de  Faction  ou  du 
mouvement  animal ,  l'être  sensitif  est  déterminé  et 
ne  se  détermine  pas,  entraîné  qu'il  est  par  l'orga- 
nisme et  à  son  insu.  Jusque  là  donc,  il  n'est  pas 
une  personne,  mais  un  animal.  Le  fait  est  évident 
par  lui-même;  l'incertitude  ne  roule  que  sur  les 
explications  mécaniques  inutiles  au  fond  pour 
assigner  la  part  de  l'homme  et  de  l'animal ,  de  la 
liberté  et  de  la  nécessité,  du  moi  et  du  non-moi. 

«  Les  animaux,  se  demande  notre  auteur,  n'ont- 
ils  donc  aucune  connaissance?  Faut-il  leur  ôter 
même  le  sentiment,  la  conscience  de  leur  exis- 
tence ?  » 

Loin  de  là,  Buffon  accorde  tout  aux  animaux,  à 
l'exception  de  la  pensée  et  de  la  réflexion.  Ils  ont 
le  sentiment  même  plus  exquis  que  nous  ne  l'avons, 
témoin  l'excellence  de  leurs  sens  relatifs  à  l'appétit, 
la  répugnance  naturelle  et  immuable  pour  certaines 
choses,  leur  attrait  pour  d'autres  et  l'ardeur  avec 
laquelle  ils  s'y  portent.  Les  animaux  ont ,  comme 
nous,  de  la  douleur  et  du  plaisir  ;  ils  ne  connaissent 
pas  le  bien  et  le  mal ,  mais  ils  le  sentent  ;  ce  qui  leur 
est  agréable  est  bon ,  ce  qui  leur  est  désagréable  est 
mauvais.  L'un  et  l'autre  ne  sont  que  des  rapports 
convenables  ou  contraires  à  leur  nature  et  à  leur 
organisation. 

11  aurait  fallu  dire  de  même  que  les  animaux  ne 
savent  pas  qu'ils  existent ,  mais  le  sentent,  et  que 


1^1  DIVISION    DES    FAITS 

ce  sentiment  simple,  immédiat,  n'est  autre  que 
la  vie  elle-même.  Ne  dites  donc  pas  que  l'animal 
a  la  conscience  de  son  existence  actuelle  ,  quoiqu'il 
n'ait  pas  celle  de  son  existence  passée;  qu'il  perçoit 
une  sensation  actuelle ,  quoiqu'il  n'ait  pas  comme 
nous  la  faculté  de  comparer,  seule  puissance  qui 
produit  les  idées  ;  que  c'est  là  uniquement  ce  qui 
manque  à  l'animal  pour  être  une  personnalité  iden- 
tique comme  nous. 

«  La  conscience  de  son  existence  ,  dit ,  en  effet , 
«  Buffon,  ce  sentiment  intime  qui  constitue  le  moi, 
«  est  composé,  chez  nous,  du  sentiment  de  notre 
«  existence  actuelle  et  du  souvenir  de  notre  exis- 
«  tence  passée.  »  C'est  par  la  comparaison  des  deux 
sensations  que  nous  avons  la  connaissance  ou  l'idée 
du  moi. 

Le  naturaliste  a  tourné  ici  autour  du  fait  primitif 
de  conscience  sans  apercevoir  où  il  est  ;  mais  peu 
de  métaphysiciens  ont  le  droit  de  lui  en  faire  un 
reproche  ;  car  aucun  ne  s'est  plus  approché ,  à  mon 
avis ,  du  véritable  principe  de  la  science  de  l'homme. 

Il  lui  a  manqué  de  reconnaître  qu'avant  la  com- 
paraison et  le  jugement,  est  le  premier  de  tous  les 
jugements  de  fait,  celui  qui  pose,  en  donnant  un 
sens  à  ce  mot  est,  un  sujet  distinct  de  l'attribut , 
une  force  distincte  de  son  produit  aperçu  ou  senti 
simultanément  avec  elle. 

Il  n'y  a  de  comparaison  possible  que  sous  la  con- 


PSYCHOLOGIQUES   ET    PHYSIOLOGIQUES.  I^Z 

dition  de  ce  premier  jugement  simple,  indivisible, 
de  la  première  détermination  active ,  du  premier 
sentiment  de  vouloir,  principe  nécessaire  antérieu- 
rement à  toute  comparaison  ou  idée  comparée  ; 
faute  de  l'avoir  reconnue ,  Buffon  n'a  pu  asseoir  la 
science  de  l'homme  moral  sur  sa  véritable  base  et 
déterminer  exactement  le  point  qui  sépare  la  psy- 
chologie humaine  de  la  psychologie  animale. 

Mais,  si  la  division  qu'il  établit  entre  les  deux 
natures  est  incomplète  en  principe ,  du  moins  elle 
n'a  rien  que  de  vrai  en  résultat,  rien  qui  contrarie 
les  faits  de  conscience  et  blesse  le  sentiment  de  notre 
dignité. 

«  La  puissance  de  réfléchir  ayant  été  refusée  aux 
animaux,  ils  ne  peuvent  former  d'idées;  par  consé- 
quent ,  leur  conscience  d'existence  est  moins  sûre , 
moins  étendue  que  la  nôtre.  » 

Une  conscience  qui  n'est  pas  sûre,  qui  admet  des 
degrés ,  n'est  pas  le  fait  intérieur  ainsi  que  nous 
l'appelons.  Buffon  s'est  embarrassé  ici  dans  la  langue 
psychologique,  et  c'est  moins  sa  faute  que  celle  de 
la  langue  elle-même  ou  de  ceux  qui  en  ont  fait  ou 
si  mal  interprété  la  grammaire. 

Aussi  ce  que  ce  savant  auteur  pensait  au  fond  sur 
ce  sujet  vaut  mieux  que  ce  qu'il  dit. 

Tout  le  morceau  qui  suit ,  en  effet ,  est  parfaite- 
ment d'accord  avec  les  faits  de  la  nature  animale , 
tels  que  j'ai  cru  à  mon  tour  pouvoir  les  spécifier  ou 

III.  18 


'1^[\  DIVISION     IJJCS     FA  US 

les   caractériser    à   part   le   moi    ou    la    personne 
humaine. 

En  écartant  cette  inexactitude  de  langage  qui 
annonce  un  premier  défaut  d'analyse,  l'auteur  me 
semble  entrer  dans  le  véritable  principe  de  la  dis- 
tinction des  sens  internes,  en  déniant  aux  animaux 
l'esprit,  l'entendement,  et  la  mémoire  ou  la  ré- 
miniscence, qui  supposent  nécessairement  le  moi. 
Nous  verrons  plus  tard  combien  sa  doctrine  est 
fondée. 

Sur  ces  points  essentiels  de  doctrine  et  particu- 
lièrement sur  ce  qui  a  trait  à  la  mémoire  considé- 
rée comme  le  caractère  essentiel  de  l'intelligence 
humaine,  je  ne  pourrais  exposer  les  idées  de  Buffon, 
et  m'en  déclarer  le  défenseur  qu'en  exposant  et 
défendant  mes  propres  idées  ;  il  y  a  analogie  com- 
plète. On  aura  assez  d'occasions  plus  tard  de  vérifier 
l'analogie. 

Quant  à  ce  qui  concerne  l'homme  double  de 
Buffon ,  il  est  présent  à  chaque  page  de  mes  ou- 
vrages, comme  il  ne  peut  cesser  de  l'être  à  la  cons- 
cience. 

«  L'homme  intérieur  est  double,  il  est  composé  de 
deux  principes  différents  par  leur  nature,  et  con- 
traires par  leur  action.  L'âme,  ce  principe  spirituel, 
ce  principe  de  toute  connaissance ,  est  toujours  en 
opposition  avec  cet  autre  principe  animal  et  pure- 
ment matériel  :  le  premier  est  une  lumière  pure 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  27$ 

qu'accompagnent  le  câline  et  la  sérénité,  une  source 
salutaire  dont  émanent  la  science ,  la  raison  ,  la  sa- 
sagesse  ;  l'autre  est  une  fausse  lueur  qui  ne  brille 
que  par  la  tempête  et  dans  l'obscurité ,  un  torrent 
impétueux  qui  roule  et  entraîne  à  sa  suite  les  pas- 
sions et  les  erreurs.  » 

Cette  partie  du  Discours  sur  la  nature  des  animaux 
me  semble  plus  éloquente  encore  que  philosophique, 
plus  riche  de  couleurs  que  d'idées  vraies  et  posi- 
tives sur  les  principes  de  notre  nature  morale.  Pour 
y  entrer  plus  profondément ,  passons  maintenant  à 
une  source  plus  haute  ;  interrogeons  un  philosophe 
qui  apprend  à  l'homme  comment  il  conçoit  Dieu  et 
lui-même;  demandons-lui  ce  que  l'homme  doit 
penser  de  cette  nature  animale  qui  fait  partie  de  la 
sienne,  et  qui  ne  la  constitue  pas  ;  car  si  elle  la  con- 
stituait, l'homme  ne  connaîtrait  pas,  ne  jugerait  pas 
l'animal. 

Dans  son  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et 
de  soi-même,  ouvrage  trop  peu  connu ,  et  trop  peu 
médité  par  ceux  qui  s'occupent  des  matières  philo- 
sophiques, notre  grand  Bossuet  a  considéré  de  la 
hauteur  de  son  génie,  cette  question  des  facultés 
animales. 

Il  a  cherché  à  l'éclairer  de  cette  lumière  qui  seule 
luit  dans  les  ténèbres ,  et  que  les  ténèbres  ne  sau- 
raient comprendre. 

Le  dernier  chapitre  de  l'ouvrage  a  pour  titre  : 
De  la  différence  entre  T  homme  et  la  bête. 


2^6  DIVISION    DES    FATTS 

Bossuet  y  examine  pourquoi  les  hommes  veulent 
donner  du  raisonnement  aux  animaux;  il  montre 
qxie  les  animaux  n'apprennent  rien  véritablement 
de  l'homme  qui  les  dresse  et  les  façonne. 

Il  résulte  clairement  de  tout  ce  chapitre  qu'on 
peut  raisonnablement  attribuer  aux  animaux  les 
facultés  sensitives ,  les  passions  qui  sont  en  nous , 
comme  tenant  au  corps,  sans  leur  attribuer  la  pensée, 
l'intelligence  et  l'activité  constitutives  d'une  nature 
plus  haute. 

«  L'âme  attachée  à  la  vie  sensuelle  par  où  elle 
«  commence ,  est  par  là  captive  du  corps  et  des  ob- 
«  jets  corporels,  d'où  lui  viennent  les  voluptés  et 
«  les  douleurs.  —  Elle  croit  n'avoir  à  chercher  ni  à 
«  éviter  que  les  corps,  elle  ne  pense,  pour  ainsi  dire, 
«  que  corps,  et  se  mêlant  tout  à  fait  avec  ce  corps 
ce  qu'elle  anime,  à  la  fin  elle  a  peine  à  s'en  distin- 
«  guer.  Enfin ,  elle  s'oublie  et  se  méconnaît  elle- 
«  même. 

«  Cette  ressemblance  des  actions  des  bêtes  aux 
«  actions  humaines,  trompe  les  hommes  ;  ils  veulent 
«  à  quelque  prix  que  ce  soit  que  les  animaux  rai- 
«  sonnent,  et  tout  ce  qu'ils  peuvent  accorder  à  la 
«  nature  humaine ,  c'est  d'avoir  peut-être  un  peu 
«  plus  de  raisonnement. 

«  Encore  y  en  a-t-il  qui  trouvent  que  ce  que  nous 
«  en  avons  de  plus ,  ne  sert  qu'à  nous  inquiéter  et 
«  qu'à  nous  rendre  plus  malheureux.  Ils  s'estime- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PPIYSIOLOGfQUES.  277 

«  raient  plus  tranquilles  et  plus  heureux  s'ils  étaient 
«  comme  les  bëtes.  » 

«  C'est  qu'en  effet  les  hommes  mettent  ordinai- 
rement leur  félicité  dans  les  choses  qui  flattent  leurs 
sens,  et  cela  même  les  lie  au  corps,  d'où  dépendent 
les  sensations.  Ils  voudraient  se  persuader  qu'ils  ne 
sont  que  corps,  et  ils  envient  la  condition  des  bètes, 
qui  n'ont  que  leur  corps  à  soigner.  Enfin ,  ils 
semblent  vouloir  élever  les  animaux  jusqu'à  eux- 
mêmes  ,  afin  d'avoir  droit  de  s'abaisser  jusqu'aux 
animaux  et  de  pouvoir  vivre  comme  eux. 

«  Tous  les  raisonnements  qu'on  fait  en  faveur  des 
animaux  se  réduisent  à  deux  dont  le  premier,  est  : 
les  animaux  font  toutes  choses  convenablement, 
aussi  bien  que  l'homme;  donc,  ils  raisonnent  comme 
l'homme.  Le  second  est  :  les  animaux  sont  sem- 
blables aux  hommes  à  l'extérieur,  tant  dans  leurs 
organes  que  dans  la  plupart  de  leurs  actions;  donc, 
ils  agissent  par  le  même  principe  intérieur,et  ils  ont 
du  raisonnement.  » 

«  Le  premier  argument  a  un  défaut  manifeste. 
C'est  autre  chose  de  faire  tout  convenablement, 
autre  chose  de  connaître  la  convenance.  L'un  con- 
vient non  seulement  aux  animaux, mais  à  tout  ce  qui 
est  dans  l'univers;  l'autre  est  le  véritable  effet 
du  raisonnement  et  de  l'intelligence. 

«  Il  y  a  une  raison  qui  subordonne  les  causes 
les  unes  aux  autres,  et  cette  raison  fait  que  le  plus 


278  DIVISION    DKS    FAITS 

grand  poids  emporte  le  moindre,  qu'une  pierre  en- 
fonce dans  l'eau  plutôt  que  du  bois;  qu'un  arbre 
croît  en  un  lieu  plutôt  qu'en  un  autre,  et  que  chaque 
arbre  tire  de  la  terre,  parmi  une  infinité  de  sucs , 
celui  qui  est  propre  pour  le  nourrir.  Mais  cette  rai- 
son n'est  pas  dans  toutes  ces  choses,  elle  est  en  celui 
qui  les  a  faites  et  qui  les  a  ordonnées.  » 

«  Ceux  qui  trouvent  que  les  animaux  ont  de  la 
raison  parce  qu'ils  prennent  pour  se  nourrir  et  se 
bien  porter  les  moyens  convenables,  devraient  dire 
aussi  que  c'est  par  raisonnement  que  se  fait  la  di- 
gestion :  qu'il  y  a  un  principe  de  discernement  qui 
sépare  les  excréments  d'avec  la  bonne  nourriture, 
et  qui  fait  que  l'estomac  rejette  souvent  les  viandes 
qui  lui  répugnent,  pendant  qu'il  retient  les  autres 
pour  les  digérer. 

«  En  un  mot,  toute  la  nature  est  pleine  de  conve- 
nanceset  de  disconvenances,  de  proportions  et  de  dis- 
proportions ,  selon  lesquelles  les  choses  ou  s'a- 
justent ensemble  ou  se  repoussent  l'une  l'autre.  Ce 
qui  montre  en  effet  que  tout  est  fait  par  intelligence, 
mais  non  pas  que  tout  soit  intelligent.  » 

«  Nous  voyons  les  animaux  émus  comme  nous 
par  certains  objets,  où  ils  se  portent,  non  moins 
que  les  hommes,  par  les  moyens  les  plus  conve- 
nables. C'est  donc  mal  à  propos  que  l'on  compare 
leurs  actions  avec  celles  des  plantes  et  des  autres 
corps  qui  n'agissent  point  comme  touchés  de  cer- 


PSYCHOLOGIQUES   ET    PHYSIOLOGIQUES.  279 

tains  objets,  mais  comme  des  simples  causes  natu- 
relles, dont  l'effet  ne  dépend  pas  de  la  connais- 
sance. » 

«  Mais  il  faudrait  considérer  que  ces  objets  sont 
eux-mêmes  des  causes  naturelles,  qui,  comme  toutes 
les  autres ,  font  leurs  effets  par  les  moyens  les  plus 
convenables.  » 

«  Car,  qu'est-ce  que  les  objets,  si  ce  n'est  les  corps 
qui  nous  environnent,  à  qui  la  nature  a  préparé 
dans  les  animaux  certains  organes  délicats,  capables 
de  recevoir  et  de  porter  au  dedans  du  cerveau  les 
moindres  agitations  du  dehors?  Nous  avons  vu  que 
l'air  agité  agit  sur  l'oreille ,  les  vapeurs  des  corps 
odoriférants  sur  les  narines,  les  rayons  du  soleil  sur 
les  yeux,  et  ainsi  du  reste,  aussi  naturellement  que 
le  feu  agit  sur  l'eau ,  et  par  une  impression  aussi 
réelle.  » 

«  Et  pour  montrer  combien  il  y  a  loin  entre  agir 
par  l'impression  des  objets  et  agir  par  raisonne- 
ment ,  il  ne  faut  que  considérer  ce  qui  se  passe  en 
nous-mêmes.  » 

«  Cette  considération  nous  fera  remarquer  dans 
les  objets,  premièrement,  l'impression  qu'ils  font 
sur  nos  organes  corporels;  secondement,  les  sensa- 
tions qui  suivent  immédiatement  ces  impressions; 
troisièmement,  le  raisonnement  que  nous  faisons 
sur  ces  objets ,  et  le  choix  que  nous  faisons  de  l'un 
plutôt  que  de  l'autre.  » 


280  DIVISION     I)£S    FAITS 

«  Les  deux  premières  choses  se  font  en  nous, 
avant  que  nous  ayons  fait  la  troisième,  c'est-à-dire 
de  raisonner.  Notre  chair  a  été  percée  et  nous  avons 
senti  de  la  douleur  avant  que  nous  ayons  réfléchi  et 
raisonné  sur  ce  qui  nous  vient  d'arriver.  Il  en  est 
de  même  de  tous  les  autres  objets.  Mais  quoique 
notre  raison  ne  se  mêle  pas  dans  ces  deux  choses , 
c'est-à-dire,  dans  l'altération  corporelle  de  l'organe, 
et  dans  la  sensation  qui  s'excite  immédiatement 
après ,  ces  deux  choses  ne  laissent  pas  de  se  faire 
convenablement,  par  la  raison  supérieure  qui  gou- 
verne tout.  » 

«  Qu'ainsi  ne  soit,  nous  n'avons  qu'à  considérer 
ce  que  la  lumière  fait  dans  notre  œil ,  ce  que  l'air 
agité  fait  sur  notre  oreille,  en  un  mot  de  quelle 
sorte  le  mouvement  se  communique  depuis  le  de- 
hors jusqu'au  dedans,  nous  verrons  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  convenable  ni  de  plus  suivi.  » 

«  Nous  avons  même  observé  que  les  objets  dis- 
posent le  corps  de  la  manière  qu'il  faut,  pour  le 
mettre  en  état  de  les  poursuivre  ou  de  les  fuir  selon 
le  besoin.  » 

«  De  là  vient  que  nous  devenons  plus  robustes 
dans  la  colère  et  plus  vites  dans  la  crainte,  chose  qui 
certainement  a  sa  raison ,  mais  une  raison  qui  n'est 
point  en  nous.  » 

«  En  général ,  quand  notre  corps  se  situe  de  la 
manière  la  plus  convenable  à  se  soutenir  ;  quand , 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  28 1 

en  tombant,  nous  éloignons  naturellement  la  tête, 
et  que  nous  parons  le  coup  avec  la  main;  quand, 
sans  y  penser,  nous  nous  ajustons  avec  ces  corps 
qui  nous  environnent  de  la  manière  la  plus  com- 
mode pour  nous  empêcher  d'en  être  blessés,  tout 
cela  se  fait  convenablement,  et  ne  se  fait  pas  sans 
raison;  mais  nous  avons  vu  que  cette  raison  n'est 
pas  la  nôtre.  » 

«  Il  faut  donc  penser  que  les  actions  qui  dépen- 
dent des  objets  et  de  la  distribution  des  organes , 
s'achèveraient  en  nous  naturellement  comme  d'elles- 
mêmes,  s'il  n'avait  plu  à  Dieu  de  nous  donner  quel- 
que chose  de  supérieur  au  corps  et  qui  devait  pré- 
sider à  ses  mouvements.  » 

«  Il  a  fallu  pour  cela  que  cette  partie  raisonnable 
pût  contenir  dans  certaines  bornes  les  mouvements 
corporels,  et  aussi  les  laisser  aller  quand  il  fau- 
drait. » 

«  C'est  ainsi  que,  dans  une  colère  violente,  la  rai- 
son retient  le  corps,  tout  disposé  à  frapper  par  le 
rapide  mouvement  des  esprits  et  prêt  à  lâcher  le 
coup.  » 

«  Otez  le  raisonnement,  c'est-à-dire  ôtez  l'ob- 
stacle, l'objet  nous  entraînera  et  nous  déterminera 
à  frapper.  » 

«  Il  en  serait  de  même  de  tous  les  autres  mouve- 
ments ,  si  la  partie  raisonnable  ne  se  servait  pas  du 
pouvoir  qu'elle  a  d'arrêter  le  corps.  » 


282  DIVISION     DIS    FAITS 

«  Ainsi ,  loin  que  la  raison  fasse  l'action ,  il  ne  faut 
que  la  retirer  pour  faire  que  l'objet  l'emporte  et 
achève  le  mouvement.  » 

«  Je  ne  nie  pas  que  la  raison  ne  fasse  souvent 
mouvoir  le  corps  plus  industrieusement  qu'il  ne  fe- 
rait de  lui-même  ;  mais  il  y  a  aussi  des  mouvements 
prompts,  qui  pour  cela  n'en  sont  pas  moins  justes 
et  où  la  réflexion  deviendrait  embarrassante.  » 

«  Ce  sont  de  tels  mouvements  qu'il  faut  donner  aux 
animaux,  et  ce  qui  fait,  qu'en  beaucoup  de  choses, 
ils  agissent  plus  sûrement,  ils  adressent  plus  juste 
que  nous,  c'est  qu'ils  ne  raisonnent  pas  ;  c'est-à-dire, 
qu'ils  n'agissent  pas  par  une  raison  particulière,  tar- 
dive et  trompeuse ,  mais  par  la  raison  universelle , 
dont  le  coup  est  sûr.  » 

«  Ainsi,  pour  montrer  qu'ils  raisonnent,  il  ne 
s'agit  pas  de  prouver  qu'ils  se  meuvent  raisonna- 
blement par  rapport  à  certains  objets,  puisqu'on 
trouve  cette  convenance  dans  les  mouvements  les 
plus  brusques  5  il  faut  prouver  qu'ils  entendent  cette 
convenance  et  qu'ils  la  choisissent.  » 

«  L'âme,  élevée  par  la  réflexion  au-dessus  du  corps 
et  au-dessus  des  objets,  n'est  point  entraînée  par 
leurs  impressions  et  demeure  libre  et  maîtresse  des 
objets  et  d'elle-même.  Ainsi,  elle  s'attache  à  ce  qui 
lui  plaît,  et  considère  ce  qu'elle  veut  pour  s'en 
servir  selon  les  fins  qu'elle  se  propose.  » 

«  Cette  liberté  va  si  loin ,  que  l'âme  s'y  abandon- 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ^83 

nant  sort  quelquefois  des  limites  que  la  raison  lui 
prescrit,  et  ainsi  parmi  les  mouvements  qui  diver- 
sifient en  tant  de  manières  la  vie  humaine ,  il  faut 
compter  les  égarements  et  les  fautes.  » 

«  De  là  sont  nées  mille  inventions.  Les  lois,  les  in- 
structions, les  récompenses,  les  châtiments  et  les 
autres  moyens  qu'on  a  inventés  pour  contenir  ou 
pour  redresser  la  liberté  égarée.  » 

«  Les  animaux  ne  s'égarent  pas  en  cette  sorte; 
c'est  pourquoi  on  ne  les  blâme  jamais.  On  les  frappe 
bien  de  nouveau,  par  la  même  raison  qui  fait  qu'on 
retouche  souvent  à  la  corde  qu'on  veut  monter  sur 
un  certain  ton.  Mais  les  blâmer  ou  se  fâcher  contre 
eux  c'est  comme  quand,  de  colère,  on  rompt  sa 
plume  qui  ne  marque  pas,  ou  qu'on  jette  à  terre  un 
couteau  qui  refuse  de  couper. 

«  Ainsi  la  nature  humaine  a  une  étendue  en  bien 
et  en  mal,  qu'on  ne  trouve  point  dans  la  nature  ani- 
male ;  et  c'est  pourquoi  les  passions ,  dans  les  ani- 
maux, ont  un  effet  plus  simple  et  plus  certain.  Car 
les  nôtres  se  compliquent  par  nos  réflexions,  et 
s'embarrassent  mutuellement.  Trop  de  vues ,  par 
exemple,  mêleront  la  crainte  avec  la  colère,  ou  la 
tristesse  avec  la  joie;  mais  comme  les  animaux,  qui 
n'ont  point  de  réflexion  ,  n'ont  que  les  objets  natu- 
rels, leurs  mouvements  sont  moins  détournés. 

«  Joint  que  l'âme,  par  sa  liberté,  est  capable  de 
s'opposer  aux  passions  avec  une  telle  force  qu'elle 


284  DIVISION    DES    FAITS 

en  empéehe  l'effet.  Ce  qui  étant  une  marque  de 
raison  dans  l'homme,  le  contraire  est  une  marque 
que  les  animaux  n'ont  point  de  raison.  Car  par- 
tout où  la  passion  domine  sans  résistance,  le  corps 
et  ses  mouvements  y  font  et  peuvent  tout,  et  ainsi 
la  raison  n'y  peut  pas  être. 

«  Mais  le  grand  pouvoir  de  la  volonté  sur  le  corps 
consiste  dans  ce  prodigieux  effet  que  nous  avons 
remarqué,  que  l'homme  est  tellement  maître  de 
son  corps  qu'il  peut  même  le  sacrifier  à  un  plus 
grand  bien  qu'il  se  propose.  Se  jeter  au  milieu  des 
coups ,  et  s'enfoncer  dans  les  traits  par  une  impé- 
tuosité aveugle,  comme  il  arrive  aux  animaux,  ne 
marque  rien  au-dessus  du  corps  :  car  un  verre  se 
brise  bien  en  tombant  d'en  haut  de  son  propre 
poids;  mais  se  déterminer  à  mourir  avec  connais- 
sance et  par  raison ,  malgré  toute  la  disposition  du 
corps  qui  s'oppose  à  ce  dessein,  marque  un  principe 
supérieur  au  corps,  et  parmi  tous  les  animaux 
l'homme  est  le  seul  où  se  trouve  ce  principe. 

«  La  pensée  d'Aristote  est  belle  ici ,  que  l'homme 
seul  a  la  raison,  parce  que  seul  il  peut  vaincre  et  la 
nature  et  la  coutume. 

«  C'est  une  méchante  preuve  de  raisonnement 
que  celle  qu'on  tire  des  organes,  puisque  nous 
avons  vu  si  clairement  combien  il  est  impossible 
que  le  raisonnement  y  soit  attaché  et  assujetti  de 
lui-même. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  ^85 

«  Ce  qui  fait  raisonner  l'homme  n'est  pas  l'arran- 
gement des  organes,  c'est  un  rayon  et  une  image  de 
l'esprit  divin ,  c'est  une  impression  non  point  des 
objets  mais  des  vérités  éternelles  qui  résident  en 
Dieu  comme  dans  leur  source  :  de  sorte  que  de  vou- 
loir voir  les  marques  du  raisonnement  dans  les  or- 
ganes ,  c'est  chercher  à  mettre  tout  l'esprit  dans  le 
corps. 

«  Et  il  n'y  a  rien  assurément  de  plus  mauvais  sens 
que  de  conclure,  qu'à  cause  que  Dieu  nous  a  donné 
un  corps  semblable  aux  animaux,  il  ne  nous  a  rien 
donné  de  meilleur  qu'à  eux.  Car,  sous  les  mêmes 
apparences,  il  a  pu  cacher  divers  trésors,  et  ainsi  il 
en  faut  croire  autre  chose  que  les  apparences. 

«  Ce  n'est  pas,  en  effet,  par  la  nature  ou  par  l'ar- 
rangement de  nos  organes  que  nous  connaissons 
notre  raisonnement.  Nous  le  connaissons  par  expé- 
rience ,  en  ce  que  nous  nous  sentons  capables  de 
réflexion;  nous  connaissons  un  pareil  talent  dans 
les  hommes,  nos  semblables,  parce  que  nous  voyons, 
par  mille  preuves,  et  surtout  par  le  langage,  qu'ils 
'pensent  et  qu'ils  réfléchissent  comme  nous;  et 
comme  nous  n'apercevons  dans  les  animaux  aucune 
marque  de  réflexion,  nous  devons  conclure  qu'il  n'y 
a  en  eux  aucune  étincelle  de  raisonnement 

«  Après  avoir  prouvé  que  les.  bêtes  n'agissent 
point  par  raisonnement,  examinons  par  quel  prin- 
cipe on  doit  croire  qu'elles  agissent.  Car  il  faut  bien 


l86  DIVISION     DB6    FAITS 

que  Dieu  ait  mis  quelque  chose  en  elles  pour  les 
faire  agir  convenablement  comme  elles  font  et  pour 
les  pousser  aux  fins  auxquelles  il  les  a  destinées. 
Cela  s'appelle  ordinairement  instinct;  mais  comme 
il  n'est  pas  bon  de  s'accoutumer  à  dire  des  mots 
qu'on  n'entend  pas,  il  faut  voir  ce  qu'on  peut  en- 
tendre par  celui-ci. 

«  Le  mot  d'instinct,  en  général,  signifie  impul- 
sion. Il  est  opposé  à  choix,  et  on  a  raison  de  dire 
que  les  animaux  agissent  par  impulsion  plutôt  que 
par  choix. 

«  Mais  qu'est-ce  que  cette  impulsion  et  cet  instinct? 
Il  y  a  sur  cela  deux  opinions  qu'il  est  bon  de  rap- 
porter en  peu  de  paroles. 

«  La  première  veut  que  l'instinct  des  animaux 
soit  un  sentiment;  la  seconde  n'y  reconnaît  autre 
chose  qu'un  mouvement  semblable  à  celui  des  hor- 
loges et  autres  machines.  Ce  dernier  sentiment  est 
presque  né  dans  nos  jours.  Car,  quoique  Diogène 
le  cynique  eût  dit,  au  rapport  de  Plutarque,  que  les 
bêtes  ne  sentaient  pas  à  cause  de  la  grossièreté  de 
leurs  organes,  il  n'avait  point  eu  de  sectateurs.  Du* 
temps  de  nos  pères ,  un  médecin  espagnol  a  enseigné 
la  même  doctrine  au  siècle  passé,  sans  être  suivi, 
à  ce  qu'il  parait,  de  qui  que  ce  soit.  Mais,  depuis 
peu ,  M.  Descartes  a  donné  un  peu  plus  de  vogue  à 
cette  opinion,  qu'il  a  aussi  expliquée  par  de  meil- 
leurs principes  que  tous  les  autres. 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  287 

«  La  première  opinion  qui  donne  le  sentiment 
pour  instinct  remarque  :  i°  que  notre  âme  a  deux 
parties,  la  sensitive  et  la  raisonnable;  elle  remarque  , 
20  que  puisque  ces  deux  parties  ont  en  nous  des 
opérations  si  distinctes  on  peut  les  séparer  entière- 
ment, c'est-à-dire,  que  comme  on  comprend  qu'il  y 
a  des  substances  purement  intelligentes,  comme 
sont  les  anges,  il  y  en  aura  de  purement  sensitives, 
comme  sont  les  bètes. 

«  Ils  y  mettent  donc  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous 
qui  ne  raisonne  pas,  c'est-à-dire  non  seulement  le 
corps  et  les  organes  mais  encore  les  sensations ,  les 
imaginations,  les  passions,  enfin  tout  ce  qui  suit 
les  dispositions  corporelles  et  qui  est  dominé  par 
les  objets. 

«  Mais ,  comme  nos  imaginations  et  nos  passions 
ont  souvent  beaucoup  de  raisonnement  mêlé,  ils 
retranchent  tout,  cela  aux  bètes,  et,  en  un  mot, 
ils  n'y  mettent  que  ce  qui  se  peut  faire  sans  ré- 
flexion. 

«  Il  est  maintenant  aisé  de  déterminer  ce  qui  s'ap- 
pelle instinct  dans  cette  opinion;  car  en  donnant 
aux  bètes  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  sensitif  on 
leur  donne  par  conséquent  le  plaisir  et  la  douleur, 
les  appétits  ou  les  aversions  qui  les  suivent;  car  tout 
cela  ne  dépend  point  du  raisonnement. 

«  L'instinct  des  animaux  ne  sera  donc  autre  chose 
que  le  plaisir  et  la  douleur  que  la  nature  aura  atta- 


288  DIVISION    DliS    FAITS 

chés  en  eux  comme  en  nous,  à  certains  objets  et 
aux  impressions  qu'ils  font  dans  le  corps. 

«  Et  il  semble  que  le  poète  ait  voulu  expliquer 
cela  lorsque,  parlant  des  abeilles,  il  dit  qu'elles  ont 
soin  de  leurs  petits,  touchées  par  une  certaine  dou- 
ceur. 

«  Ce  sera  donc  par  le  plaisir  et  la  douleur  que 
Dieu  poussera  et  incitera  les  animaux  aux  fins  qu'il 
s'est  préposées,  car  à  ces  deux  sensations  sont  joints 
naturellement  les  appétits  convenables. 

«  A  ces  appétits  seront  jointes  par  un  ordre  de 
la  nature  les  actions  extérieures,  comme  s'ap- 
procher ou  s'éloigner;  et  c'est  ainsi,  disent-ils,  que 
poussés  par  le  sentiment  d'une  douleur  violente, 
nous  retirons  promptement,  et  avant  toute  réflexion, 
notre  main  du  feu. 

«  Et  si  la  nature  a  pu  attacher  les  mouvements 
extérieurs  du  corps  à  la  volonté  raisonnable,  elle  a 
pu  aussi  les  attacher  à  ces  appétits  brutaux ,  dont 
nous  venons  de  parler. 

«  Telle  est  la  première  opinion  touchant  l'instinct. 
Elle  paraît  d'autant  plus  vraisemblable  qu'en  don- 
nant aux  animaux  le  sentiment  et  ses  suites,  elle  ne 
leur  donne  rien  dont  nous  n'ayons  l'expérience  en 
nous-mêmes,  et  que  d'ailleurs  elle  sauve  parfaite- 
ment la  dignité  de  la  nature  humaine  en  lui  réser- 
vant le  raisonnement. 

«  Saint  Thomas  et  les  autres  docteurs  de  l'école 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  289 

ne  croient  pas  que  l'âme  soit  spirituelle  précisément 
pour  être  distincte  du  corps,  ou  pour  être  indivi- 
sible. 

«Pour  cela,  il  faut  entendre  ce  qu'on  appelle 
proprement  spirituel. 

«  Spirituel,  c'est  immatériel  ;  et  saint  Thomas  ap- 
pelle immatériel  ce  qui,  non  seulement  n'est  pas 
matière,  mais  qui,  de  soi,  est  indépendant  de  la  ma- 
tière. 

«Cela  même,  selon  lui,  est  intellectuel;  il  n'y 
a  que  l'intelligence  qui  d'elle-même  soit  indépen- 
dante de  la  matière,  et  qui  ne  tienne  à  aucun  organe 
corporel. 

«  Il  n'y  a  donc  proprement  en  nous  d'opération 
spirituelle  que  l'opération  intellectuelle.  Les  opé- 
rations sensitives  ne  s'appellent  point  de  ce  nom , 
parce  qu'en  effet  nous  les  avons  vues  tout  à  fait 
assujetties  à  la  matière  et  au  corps.  Elles  servent  la 
partie  spirituelle,  mais  elles  ne  sont  pas  spirituelles, 
et  aucun  auteur,  que  je  sache,  ne  leur  a  donné  ce 
nom. 

«  Tous  les  philosophes,  même  les  païens,  ont  dis- 
tingué en  l'homme  deux  parties ,  l'une  raisonnable 
qu'ils  appellent  voG;,  mens,  en  notre  langue,  esprit, 
intelligence;  l'autre  qu'ils  appellent  sensitive  et 
irraisonnable, 

«  Ce  que  les  philosophes  païens  ont  appelé  vouç, 
mens,  partie  raisonnable  et  intelligente,  c'est  à  quoi 

III.  19 


29°  DIVISION    DES    FAJTS 

les  Saints  Pères  ont  donné  le  nom  de  spirituel ,  en 
sorte  que  dans  leur  langage  nature  spirituelle  et 
nature  intellectuelle,  c'est  la  même  chose. 

«  Ainsi,  le  premier  de  tous  les  esprits,  c'est  Dieu, 
souverainement  intelligent. 

«  La  créature  spirituelle  est  celle  qui  est  faite  à 
son  image,  qui  est  née  pour  entendre,  et  encore 
pour  entendre  Dieu  selon  sa  portée. 

«  Tout  ce  qui  n'est  point  intellectuel  n'est  ni 
l'image  de  Dieu  ni  capable  de  Dieu.  Dès  là  il  n'est 
pas  spirituel. 

«  De  cette  sorte  l'intellectuel  et  le  spirituel,  c'est 
même  chose. 

«  Notre  langue  s'est  conformée  à  cette  notion.  Un 
esprit,  selon  nous,  est  toujours  quelque  chose  d'in- 
telligent, et  nous  n'avons  point  de  mot  plus  propre 
pour  expliquer  celui  de  vou;  et  de  mens  que  celui 
d'esprit. 

«  En  cela  nous  suivons  l'idée  du  mot  d'esprit  et 
de  spirituel  qui  nous  est  donnée  dans  l'écriture,  où 
tout  ce  qui  s'appelle  esprit,  au  sens  dont  il  s'agit, 
est  intelligent,  et  où  les  seules  opérations  qui  sont 
nommées  spirituelles,  sont  les  intellectuelles.  » 

«  C'est  en  ce  sens  que  saint  Paul  appelle  Dieu  le 
père  de  tous  les  esprits,  c'est-à-dire  de  toutes  les 
créatures  intellectuelles,  capables  de  s'unir  à  lui. 

«  Dieu  est  Esprit,  dit  Notre  Seigneur,  e£  ceux  qui 
V adorent  doivent  V adorer  en  esprit  et  en  vérité, 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  29 1 

c'est-à-dire,  que  cette  suprême  intelligence  doit  être 
adorée  par  l'intelligence. 

«  Selon  cette  notion,  les  sens  n'appartiennent  pas 
à  l'esprit. 

«  Quand  l'apôtre  distingue  l'homme  animal  d'a- 
vec l'homme  spirituel,  il  distingue  celui  qui  agit  par 
les  sens  d'avec  celui  qui  agit  par  l'entendement  et 
s'unit  à  Dieu. 

«  Quand  le  même  apôtre  dit  que  la  chair  convoite 
contre  l'esprit,  et  l'esprit  contre  la  chair,  il  entend  que 
la  partie  intelligente  combat  la  partie  sensitive,  que 
l'esprit,  capable  de  s'unir  à  Dieu,  est  combattu  par  le 
plaisir  sensible  attaché  aux  dispositions  corporelles. 

«Il  se  voit  donc  que  les  sensations,  d'elles-mêmes, 
ne  font  point  partie  de  la  nature  spirituelle  ,  parce 
qu'en  effet  elles  sont  totalement  assujetties  aux  ob- 
jets corporels  et  aux  dispositions  corporelles.  Ainsi, 
la  spiritualité  commence  en  l'homme  où  la  lu- 
mière de  l'intelligence  et  de  la  réflexion  commence 
à  poindre,  parce  que  c'est  là  que  l'âme  commence 
à  s'élever  au-dessus  du  corps ,  et  non  seulement  à 
s'élever  au  dessus,  mais  encore  à  le  dominer,  à  s'at- 
tacher à  Dieu,  c'est-à-dire  au  plus  spirituel  et  au 
plus  parfait  de  tous  les  objets. 

«  Quand  donc  on  aura  donné  les  sensations  aux 
animaux,  il  paraît  qu'on  ne  leur  aura  rien  donné 
de  spirituel.  Leur  âme  sera  de  même  nature  que 
leurs  opérations,  lesquelles,  en  nous-mêmes,  quoi* 


9.C)1  DITIBIOH    DES    FAITS 

qu'elles  viennent  d'un  principe  qui  n'est  pas  un 
corps,  passent  pourtant  pour  charnelles  et  corpo- 
relles par  leur  assujettissement  total  aux  disposi- 
tions du  corps. 

«  De  cette  sorte,  ceux  qui  donnent  aux  bêtes  des 
sensations  et  une  âme  qui  en  soit  capable ,  interro- 
gés si  cette  âme  est  un  esprit,  ou  un  corps,  répon- 
dront qu'elle  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  une 
nature  mitoyenne  qui  n'est  pas  un  corps  parce 
qu'elle  n'est  pas  étendue  en  longueur,  largeur  et 
profondeur;  qui  n'est  pas  un  esprit,  parce  qu'elle 
est  sans  intelligence ,  incapable  de  posséder  Dieu,  et 
d'être  heureuse. 

«  Ils  résoudront  par  le  même  principe  l'objection 
de  l'immortalité,  car,  encore  que  l'âme  des  bêtes  soit 
distincte  du  corps, il  n'y  a  point  d'apparence  qu'elle 
puisse  être  conservée  séparément  parce  qu'elle  n'a 
point  d'opération  qui  ne  soit  totalement  absorbée 
par  le  corps  et  par  la  matière.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
injuste  ni  de  plus  absurde  aux  Platoniciens,  que 
d'avoir  égalé  l'âme  des  bêtes  où  il  n'y  a  rien  qui  ne 
soit  dominé  absolument  par  le  corps,  à  lame  hu- 
maine où  l'on  voit  un  principe  qui  s'élève  au-dessus 
de  lui,  qui  le  pousse  jusqu'à  sa  ruine  pour  conten- 
ter la  raison ,  et  qui  s'élève  jusqu'à  la  plus  haute 
vérité,  c'est-à-dire  jusqu'à  Dieu  même.  » 

Quoique  Bossuet  expose  avec  impartialité,  en  ter- 
minant, l'opinion  de  Descartes  sur  le  mécanisme  des 


PSYCHOLOGIQUES    ET    PHYSIOLOGIQUES.  20,3 

animaux,  sans  l'attaquer  ouvertement,  on  peut  sans 
crainte  citer  cette  grande  autorité  à  l'appui  de  l'opi- 
nion qui  attribue  aux  animaux  et  par  conséquent  à 
l'homme,  en  tant  qu'animal ,  une  véritable  sensibi- 
lité ou  capacité  purement  réceptive  d'impressions 
simples  du  plaisir  ou  de  la  douleur ,  sans  mélange 
de  pensée,  ou  de  conscience  du  moi. 

D'où  il  suit  qu'il  faut  aller  chercher  hors  de  la 
sensation ,  hors  de  tout  ce  qui  est  passion  animale , 
le  vrai  principe  de  l'intelligence  ou  l'organe  de  la 
connaissance  humaine. 


PROLÉGOMÈNES 


PSYCHOLOGIQUES 


PROLÉGOMÈNES 

PSYCHOLOGIQUES 


Deux  distinctions  essentielles  se  présentent  à  l'en- 
trée de  la  science,  comme  la  clef  de  toute  vraie 
théorie  psychologique ,  sans  lesquelles  on  confond 
tout  et  on  ne  comprend  rien ,  rien  en  effet,  ni  à  l'es- 
prit ,  ni  à  la  matière ,  ni  le  monde  intérieur  ni  le 
monde  extérieur,  ni  l'homme,  ni  la  nature,  ni  la 
liberté  ou  la  prévoyance  de  l'esprit,  qui  se  détermine 
et  se  conduit  elle-même,  ni  la  nécessité  aveugle  qui 
domine  et  entraîne  le  corps ,  ou  tout  ce  qui  appar- 
tient au  corps  et  qui  en  vient. 

La  première  de  ces  distinctions  n'est  pas,  comme 
on  dit ,  celle  des  deux  substances  de  l'âme  et  du 
corps  ;  car  cette  distinction  ne  saurait  être  entendue 
par  elle-même.  Elle  est  hors  de  la  portée  de  l'esprit 
humain ,  et  c'est  en  commençant  par  elle  ou  en  la 
prenant  pour  principe  que  l'on  ouvre  la  porte  aux 


298  PROLÉGOMÈNES 

plus  absurdes  et  monstrueux  systèmes  et  à  toutes 
les  illusions  des  unitaires,  spiritualistes  ou  matéria- 
listes ;  illusions  séduisantes  par  la  simplicité,  l'ordre 
et  l'enchaînement  logique  dont  les  revêtent  des 
esprits  forts,  armés  de  toute  la  puissance  du  raison- 
nement. 

Il  s'agit  avant  tout  d'une  distinction  de  fait,  qui 
se  constate  ou  se  justifie  par  l'expérience  immédiate 
du  sens  intime;  savoir  celle  qui  a  lieu  dans  toute 
sensation, perception,  idée,  pensée,  modification  ou 
opération  de  l'âme  (comme  on  voudra  l'appeler), 
entre  le  sentiment  ou  la  conscience  de  la  personna- 
lité du  moi  identique  et  toute  impression  venue 
du  dehors ,  mode  accidentel  et  variable  qui  vient 
s'unir  à  ce  sentiment  du  moi  sans  jamais  s'y  con- 
fondre. 

«  Je  puis  poser  en  fait ,  dit  Rant  dans  sa  Critique 
(exposition  par  Kin  Rer ,  page  97),  que,  malgré  le 
concours  perpétuel  et  varié  de  mes  perceptions ,  le 
moi  reste  toujours  moi;  mais  cette  ipséité  du  sujet 
dont  la  conscience  accompagne  toutes  mes  percep- 
tions, ne  regarde  point  la  perception  de  mon  âme 
comme  objet,  comme  être  ou  substance,  c'est-à-dire 
comme  mon  âme  est  en  elle-même  et  indépendam- 
ment de  cette  ipséité.  L'analyse  la  plus  subtile  de  la 
conscience  de  nous-mêmes,  dans  l'acte  de  la  pensée 
ou  du  sentiment  intime  qui  nous  dit  que  c'est  nous 
qui  pensons,  qui  sentons  ou  agissons,  ne  saurait  jeter 


PSYCHOLOGIQUES.  299 

le  moindre  jour  sur  la  connaissance  de  nous-mêmes 
comme  objets,  ou  comme  êtres  pensants  ou  agis- 
sants hors  de  la  pensée  ou  de  l'action.  La  difficulté 
est  réelle  et  c'est  là  que  tient  tout  le  nœud  du  pro- 
blème de  la  philosophie  :  savoir,  si  le  fait  primitif 
de  conscience  ou  de  l'existence  du  moi  renferme  ou 
non  la  notion  de  l'être  absolu;  ou  si  cette  notion 
peut  se  joindre  dans  le  temps,  à  l'aperception  du 
moi ,  et  à  quel  titre  ?  Est-ce  au  moyen  de  l'ex- 
périence répétée;  ou,  ce  qui  reviendrait  à  peu 
près  au  même,  par  l'exercice  de  quelque  faculté  de 
notre  âme,  autre  que  l'aperception,  comme  la 
mémoire  ou  réminiscence,  la  raison  ou  le  raisonne- 
ment, etc.?» 

Peut-être  que  ces  questions  paraîtront  moins  inso- 
lubles, si  l'on  considère  que  dans  le  point  de  vue 
réel ,  où  Leibnitz  se  trouve  heureusement  placé,  les 
êtres  sont  des  forces ,  et  les  forces  sont  les  seuls 
êtres  réels  ;  qu'ainsi  le  sentiment  primitif  du  moi 
n'est  autre  que  celui  d'une  force  libre,  qui  agit  ou 
commence  le  mouvement  par  ses  propres  détermi- 
nations. 


Si  notre  âme  n'est  qu'une  force,  qu'une  cause 
d'action  ,  ayant  le  sentiment  d'elle-même ,  en  tant 
qu'elle  agit,  il  est  vrai  de  dire  qu'elle  se  connaît  elle- 


3oO  PROLÉGOMÈNES 

même  par  conscience  d'une  manière  adéquate,  ou 
qu'elle  sait  tout  ce  qu'elle  est.  C'est  là  même  une 
raison  de  penser  qu'il  y  a  dualité  de  substance  en 
nous. 


On  demande  pourquoi  ou  comment  le  fait  de 
conscience  se  rattache  primitivement  et  exclusive- 
ment à  l'effort  voulu;  comment  on  peut  s'assurer 
ou  prouver  que  la  conscience  ne  se  joint  pas  immé- 
diatement à  toute  sensation  ou  impression  reçue 
(quelconque)  ;  pourquoi  elle  s'attacherait  exclusive- 
ment et  nécessairement  à  un  mode  produit  par  la 
force  de  l'âme ,  ou  que  le  moi  s'attribue  comme  un 
effet  dont  il  est  cause. 

Je  réponds  que  la  distinction  du  moi  et  des  sen- 
sations ou  impressions  passives ,  que  le  moi  sent  ou 
perçoit ,  comme  hors  de  lui ,  sans  se  les  attribuer 
ou  approprier  en  qualité  de  sujet  ni  de  cause,  cette 
distinction,  dis-je,  première  et  fondamentale ,  étant 
établie  et  conçue  comme  il  faut,  dans  son  véritable 
point  de  vue,  celui  de  la  conscience,  il  en  résulte 
qu'il  n'y  a  que  deux  manières  possibles  de  l'établir 
ou  de  la  motiver. 

i°  On  peut ,  en  parlant  de  la  notion  de  substance , 
dire  que  cette  âme  a  en  elle  ou  dans  sa  nature, 
indépendamment  de   toute   impression   reçue,   le 


PSYCHOLOGIQUES  3oi 

conscïumsui,  ou  le  sentiment  de  son  être,  et  qu'elle 
ne  saurait  en  être  dépouillée  sans  être  par  là  même 
anéantie  comme  substance.  Cela  posé,  il  est  tout 
simple  que  ce  conscium,  ce  sentiment  fondamental 
de  son  être  propre,  qui  n'abandonne  jamais  l'âme, 
se  joigne  nécessairement  et  sans  aucune  exception  à 
toute  modification  ou  impression  adventice,  reçue 
du  dehors  ou  produite  par  l'âme;  et  c'est  tout  à  fait 
gratuitement  qu'on  supposerait  que  le  fait  de  con- 
science réside  primitivement  et  exclusivement  dans 
l'effort,  considéré  isolément  ou  avec  une  sensation 
musculaire  à  laquelle  il  se  trouve  indivisiblement 
lié ,  dans  la  conscience ,  par  la  relation  de  cause  et 
d'effet. 

On  est  toujours  fondé,  dans  cette  hypothèse,  à 
demander  pourquoi  une  sensation  quelconque , 
même  passive ,  n'est  pas  aussi  nécessairement  indivi- 
sible de  la  conscience  ;  et  comme  on  ne  peut  conce- 
voir de  modification  hors  delà  substance,  on  ne 
saurait  admettre  de  sensation  ou  de  modification 
de  l'âme ,  séparée  de  sa  substance ,  ou ,  ce  qui  re- 
vient au  même,  séparée  du  sentiment  fondamental 
que  l'âme  a  de  son  être. 

Tel  est  le  point  de  vue  objectif  ou  ontologique , 
qui  diffère  essentiellement  de  celui  de  la  conscience 
ou  des  faits  primitifs. 

2°  Si  l'on  ne  sort  pas  de  ces  faits,  on  reconnaîtra 
d'abord  qu'il  y  a  des  impressions  reçues  et  des  af- 


302  PROLÉGOMÈNES 

fections  ou  des  images  dans  l'être  sensitif,  sans  moi, 
sans  conscience,  et,  à  plus  forte  raison,  sans  aucun 
sentiment  de  l'être  de  l'âme. 

Pour  que  la  conscience  ou  le  moi  se  joigne  pri- 
mitivement à  une  impression  adventice,  il  faut  que 
ce  moi  existe  en  lui-même,  à  moins  qu'on  ne  sup- 
pose que  son  existence  est  absolue  et  qu'elle  n'est 
pas  autre  que  celle  de  l'âme  substance  qui  a  un 
sentiment  radical  de  son  être  par  cela  seul  qu'elle 
est  un  être;  à  moins  qu'on  ne  s'obstine,  dis-je,à 
rester  dans  le  point  de  vue  ontologique,  il  faut  cher- 
cher une  origine  à  la  personnalité  ou  au  sentiment 
du  moi  distingué  ou  non  de  celui  de  l'être. 

Or,  d'un  côté ,  toute  sensation  passive  adventice 
peut  ou  être  accompagnée  du  sentiment  du  moi  ou 
en  être  séparée  ;  donc  elle  n'entre  pas  essentielle- 
ment dans  le  fait  de  conscience.  D'un  autre  côté ,  il 
ne  peut  y  avoir  de  mode  actif  quelconque  ou  d'ac- 
tion volontaire  qui  ne  renferme  indivisiblement  et 
invariablement  le  sentiment  du  moi.  Le  moi  n'est 
nécessairement  présent  à  lui-même  qu'en  tant  qu'il 
agit  et  dans  ce  qu'il  opère  actuellement.  Or  l'effort 
est  le  plus  simple  et  le  premier  de  ces  modes  actifs  : 
donc  c'est  en  lui  qu'est  l'origine  exclusive  de  la  per- 
sonnalité ou  le  fait  premier  de  conscience  que  nous 
cherchons,  etc.. 

L'individualité  pure  n'est  pas  une  manière  d'exis- 
ter, dit  l'abbé  de  Lignac. 


PSYCHOLOGIQUES.  3o3 

Le  sens  de  cette  individualité  n'est  donc  pas  non 
plus  une  manière  d'exister;  car,  comme  je  ne  puis 
sentir  mon  existence  hors  de  ma  substance,  qui  est 
ou  qui  existe,  le  sentiment  identique  et  permanent 
que  j'ai  de  mon  individualité  est  le  sentiment  de 
mon  être  lui-même,  et  non  celui  d'une  manière 
d'être  ou  d'une  modification  de  mon  être,  etc. 

Autrement  toute  l'énergie  du  sens  intime  se  trou- 
verait réduite  à  une  pure  abstraction  impossible, 
savoir,  à  sentir  l'existence  hors  de  la  substance  qui 
existe,  ou  la  modification  sans  la  substance,  etc. 

Ce  raisonnement  de  Lignac  se  fonde  tout  entier 
sur  la  confusion  qui  se  fait  ordinairement  des  notions 
ou  croyances  ontologiques  de  la  raison  avec  les  phé- 
nomènes psychologiques  de  la  sensibibilité. 

11  est  vrai  de  dire  que  nulle  modification  ne  peut 
être  conçue  ou  crue  hors  de  la  substance,  qui  est 
l'objet  réel  de  la  croyance,  le  sujet  nécessaire  de 
toute  affirmation,  de  tout  jugement  absolu.  Mais  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  restant  dans  les  limites 
du  fait  primitif  de  conscience,  le  moi,  qui  se  sait 
actuellement  comme  distinct  et  séparé  de  toute  mo- 
dification adventice,  a  le  sentiment  primitif  de  son 
individualité,  qui  diffère,  toto  génère,  de  celui  de 
la  substance  qui  existe  et  qui  peut  être  considéré 
aussi  comme  étant  originairement  hors  de  la  sub- 
stance qui  existe. 

Ce  n'est  pas  là  une  pure  précision  abstraite ,  mais 


3o/l  PROLÉGOMÈNES 

une  distinction  réelle,  un  partage  naturel  entre  les 
domaines  de  deux  facultés  ou  moyens  de  connaître 
que  l'on  confond  toujours,  parce  qu'elles  s'exercent 
toujours  ensemble ,  mais  qui  n'ont  pas  réellement 
le  même  objet  ;  pas  plus  que  l'objet  du  toucher  n'est 
identique  avec  celui  de  la  vue,  quoique  l'habitude 
de  voir  et  de  toucher  en  même  temps  nous  les  fasse 
confondre,  etc. 

Quand  j'affirme  quelque  chose  de  mon  âme  sub- 
stance, je  l'affirme  d'un  être  qui  n'est  pas  moi,  pas 
plus  que  ne  l'est  un  objet  étranger  quelconque.  C'est 
ainsi  que  j'étends  la  durée,  la  force  de  l'âme,  à 
des  temps,  à  des  lieux  où  je  n'étais  pas  et  ne  puis 
être  comme  moi  qui  se  sente  ou  se  sache  être. 

Quand  je  parle  de  moi,  je  sais  très-clairement  que 
je  ne  parle  d'aucun  autre. 

L'aperception  de  notre  existence  individuelle  ne 
peut  avoir  pour  cause  ou  pour  mobile  nécessaire 
aucune  sensation  adventice  ou  objet  étranger  au  moi. 

Supposez  que  j'aie  deux  perceptions  en  même 
temps ,  celles  de  l'odeur  et  de  la  couleur  d'une  vio- 
lette. Si  je  ne  me  sens  exister  que  par  ces  sensations 
adventices,  comme  c'est  le  même  moi  qui  éprouve 
à  la  fois  les  deux  sensations  et  qui  les  distingue ,  je 
demande  comment  il  peut  se  faire  que  l'odeur  per- 
çoive la  couleur  en  la  distinguant  d'elle-même,  et 
vice  versa ,  etc. 

«  Quelle  est  celle  des  deux  perceptions  qui  peut 


■■:-  i 


psychologiques.  3o5 

m'apprendre  que  je  suis  un  même  sujet  qui  éprouve 
deux  manières  d'être  ?  Si  Ton  convient  que  ce  n'est 
pas  l'une  plutôt  que  l'autre,  on  devra  croire  que  ce 
n'est  aussi  ni  l'une  ni  l'autre ,  mais  que  toutes  deux 
sont  des  modes,  des  faces  de  l'individualité,  où 
elles  sont  comprises  sous  la  même  unité  de  cogni- 
tion,  etc.  »  (Lignac). 

Je  trouve  ici  une  difficulté  très-réelle,  pour  con- 
cevoir nettement  le  vrai  sujet  d'attribution  des  mo- 
difications adventices  diverses  sans  sortir  du  fait  de 
conscience. 

Le  moi  ne  commence  à  exister  pour  lui-même 
qu'à  l'exercice  de  la  libre  activité,  ou  dans  l'effort 
voulu  auquel  correspond  une  sensation  particulière, 
sui  generiSj  liée  à  cet  effort  comme  l'effet  à  sa  cause. 
Le  moi  est  tout  entier  et  indivisiblement  dans  ce 
rapport  de  la  cause  agissante  à  l'effet  produit.  La 
cause  se  sent  ou  s'aperçoit  elle-même  dans  l'effort 
qui  n'est  lui-même  senti  ou  aperçu  dans  le  fait  de 
conscience  que  par  la  sensation  musculaire  qu'il 
produit. 

Le  moi  présent  à  lui  -  même  dans  l'effort  est 
le  véritable  et  l'unique  sujet  d'attribution  de  tous 
les  autres  produits  immédiats  de  la  même  activité 
libre;  produits  qui  sont  le  fond  même  de  la  con- 
science. Le  moi  s'attribue  la  sensation  musculaire 
comme  effet  dont  il  est  cause;  mais  il  aperçoit  cet 
effet  comme  distinct  de  lui-même ,  au  fond  de  la 
III.  20 


3oG  PROLÉGOMKNKS 

conscience,  et  il  réside  seul  et  exclusivement  dans 
le  vouloir  ou  l'effort. 

On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  le  moi  phéno- 
ménal qui  éprouve  la  sensation  musculaire,  pas 
plus  que  ce  n'est  lui  qui  est  le  véritable  sujet  de 
toutes  les  sensations  adventices,  dans  chaque  sensa- 
tion de  conscience.  Ce  n'est  pas  le  sentiment  d'ef- 
fort qui  sent  telle  autre  sensation  quelconque,  pas 
plus  que  l'odeur  ne  sent  la  couleur.  Mais  toutes 
les  modifications  adventices  s'unissent  de  différentes 
manières  avec  le  sentiment  du  moi,  et  deviennent, 
par  cet  intermédiaire  unique,  des  faits  de  conscience. 

L'âme  ne  se  sent  exister  que  par  l'effort ,  qui  est 
son  mode  fondamental ,  et  il  faut  qu'elle  se  sente 
exister  pour  avoir  une  perception  distincte  quel- 
conque. Mais  ce  n'est  qu'en  concevant  cette  âme 
substance  sous  une  notion  ontologique  et  par  une 
croyance  nécessaire,  que  nous  pouvons  concevoir, 
je  ne  dis  pas  sentir ,  plusieurs  modifications  adven- 
tices réunies  dans  la  même  unité  de  conscience  ou 
de  cognition.  De  plus,  nous  ne  saurions  admettre 
phénoménalement  cette  unité  de  conscience  et  de 
cognition ,  puisque  le  moi  lui-même  n'étant  que  le 
mode  fondamental  de  l'âme ,  ce  mode ,  distinct  et 
séparé  de  la  substance,  ne  peut  être  dit  sujet  d'at- 
tribution d'aucun  autre  mode  accidentel  (i). 

(1)  Ceci  s'accorde  bien  avec  le  point  de  vue  moral  des  Stoïciens. 
L'esprit  qui  nous  sert  de  guide  (le  vrai  moi),  n'éprouve  jamais  de 


PSYCHOLOGIQUES.  3c>7 

Lame  clans  un  certain  état  peut  avoir  le  sentiment 
d'elle-même  et  ne  pas  l'avoir  dans  un  autre  état. 
L'état  dans  lequel  elle  a  le  sentiment  de  son  indivi- 
dualité ne  change  rien  à  la  substance  elle-même  et 
n'est  pas  une  création  nouvelle  ;  il  n'est  pas  besoin 
de  recourir  à  une  puissance  supérieure,  autre  que 
celle  qui  fait  passer  l'âme  d'une  modification  à 
l'autre. 

Lorsque  je  dis  que  je  vois  le  soleil ,  je  dis  que  je 
perçois  la  cause  ou  l'objet  réel  d'une  intuition  phé- 
noménique,  immédiatement  présente  à  mon  âme  et 
qui  est  une  de  ses  modifications.  De  même  quand 
je  dis  que  mon  aine  a  le  sentiment  d'elle-même  ou 
de  son  être,  dans  le  déploiement  de  sa  libre  activité, 
je  ne  puis  signifier  autre  chose  sinon  que  je  conçois 
ou  crois  l'être  absolu  du  sujet  ou  de  la  cause  de 
l'effort  actuel,  qui  constitue  le  moi  et  que  j'aper- 
çois immédiatement  comme  identique  avec  moi. 
L'effort  senti  est  donc  le  sujet  immédiat  de  l'aper- 
ception  interne ,  dont  l'âme  est  le  sujet  absolu  ou 

trouble  ni  d'affection  dans  son  fond  ;  il  n'a  point  de  passions  ; 
donc  il  ne  peut  être  agité  (Marc-Aurèle,  ch.  2  à  9);  Famé  sen- 
sitive  n'est  pas  moi;  l'âme  pensante  est  le  moi  virtuel. 

La  seule  chose  qui  puisse  être  dite  nous  appartenir  en  propre  et 
que  nous  puissions  offrir  à  Dieu,  de  qui  nous  tenons  tout,  c'est  le 
moi  ;  la  volonté  libre ,  dont  nous  pouvons  faire  abnégation  en  Dieu, 
présent  à  l'âme,  Cest  le  seul  sacrifice  méritoire;  tout  le  reste  ne 
nous  appartenant  pas,  nous  ne  pouvons  l'offrir:  seulement  nous 
pouvons  accepter  ce  qui  nous  vient ,  et  cette  acceptation  est  encore 
un  sacrifice  de  la  volonté. 


3o8  PROLÉGOMÈNES 

média tement  conçu  ou  cru,  de  même  que  l'intui- 
tion est  l'objet  immédiat  de  la  perception  externe , 
dont  une  substance  matérielle  est  l'objet  médiate- 
ment  conçu  ou  cru  exister  absolument. 

Le  moi  s'aperçoit  lui-même  dans  l'effort,  et  il 
perçoit  avec  lui  un  mode  dont  il  est  cause.  Si  la 
croyance  à  l'être,  sujet  absolu  de  l'effort  et  de  la 
modification,  n'entre  pas  nécessairement  dans  cette 
première  aperception  interne,  il  faut  montrer  com- 
ment elle  en  est  déduite  ou  induite. 

Le  moi ,  pleinement  constitué  dans  l'aperception 
interne  immédiate,  perçoit  immédiatement  une  in- 
tuition phénoménique.  L'idée  de  l'objet  réel  ou  de 
la  cause  absolue  de  cette  intuition  passe  de  la  con- 
science au  dehors,  du  sujet  à  l'objet;  et  l'être  de 
l'âme  immédiatement  affirmé  est  aperçu  ou  cru  de 
l'intuition  phénoménique. 


Toute  science  proprement  dite  de  nous-mêmes 
roule  exclusivement  sur  les  phénomènes  qui  s'y 
rapportent,  sur  les  faits  de  conscience,  sur  le  moi, 
qui  est  le  primitif  ou  le  principe  de  toute  la  science. 


Au-dessous  est  le  principe  de  la  vie  (  un  ou  plu- 
sieurs), la  sensibilité  animale  dans  tous  ses  degrés; 


PSYCHOLOGIQUES.  3oO, 

première  métamorphose  de  la  nature  morte  (  s'il  en 
existe  réellement)  en  organisation  vivante. 

Relativement  à  la  diffusion  de  ce  principe  de  vie, 
au  degré  de  clarté  ou  d'activité  qu'il  prend ,  ou  qu'il 
est  susceptible  de  prendre  dans  les  différentes  espèces 
d'êtres  organisés,  par  des  causes  ou  des  circonstances 
inconnues  et  impossibles  à  déterminer,  je  conçois  que 
toutes  nos  classifications  artificielles,  et  que  cette 
échelle  des  êtres  formée  par  les  naturalistes  pour 
s'élever  régulièrement  du  zoophyte  à  l'homme,  con- 
sidéré comme  être  vivant  et  sensible,  n'est  peut- 
être  qu'une  hypothèse  fondée  sur  les  observations 
les  plus  superficielles  et  les  plus  incomplètes. 

Mais,  en  admettant  la  réalité  de  cette  échelle  dans 
la  nature  organisée  et  animée ,  toujours  faut-il  con- 
venir qu'il  ne  paraît  pas  y  avoir  de  passage  possible 
entre  le  dernier  des  végétaux  qui  a  vie  et  le  minéral 
le  plus  parfait,  entre  l'être  qui  se  forme  et  se  déve- 
loppe entièrement  par  une  vraie  intussusception,  et 
celui  qui  est  soumis  aux  lois  générales  de  l'attrac- 
tion ,  de  l'agrégation  ou  de  l'affinité.  Je  ne  sais  si 
le  saut  pourra  jamais  être  évité  en  ce  point. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  me  paraît  impossible  de  consi- 
dérer le  commencement  de  la  première  métamor- 
phose comme  un  degré  supérieur  de  perfectionne- 
ment ou  d'élaboration  de  la  matière  brute,  de  même 
que  la  troisième  métamorphose  est  un  degré  de  per- 
fectionnement delà  seconde.  Tout  ce  qu'on  pourrait 


3lO  PROLÉGOMÈNES 

croire ,  c'est  que,  comme  le  principe  de  vie  ne  vient 
s'unir  à  la  matière  que  lorsqu'elle  se  trouve  dans  un 
certain  état  d'élaboration  avancée,  ou  qu'elle  remplit 
d'elle-même  certaines  conditions  qu'il  est  impossible 
de  déterminer,  ainsi  cet  autre  principe  de  vie  supé- 
rieur et  divin  qui  effectue  la  troisième  métamorphose, 
suppose  nécessairement  certaines  conditions  remplies 
de  la  part  de  l'âme  dans  l'état  de  personne  libre  et 
active;  et  c'est  ici  encore  qu'il  faut  considérer  comme 
des  produits  de  l'art  logique  ou  de  l'imagination 
ces  classifications  ou  échelles  dans  lesquelles  on  pré- 
tendrait ranger  les  divers  êtres  libres ,  comme  s'éle- 
vant  progressivement  depuis  le  degré  le  plus  obscur 
de  personnalité  jusqu'à  cette  force  ou  hauteur  d'in- 
telligence ou  d'inspiration  qui  nous  offre  dans  tel 
homme  un  véritable  reflet  de  l'esprit  divin.  Quoi- 
qu'il puisse  y  avoir  des  conditions  organiques  qui 
déterminent  ce  passage  ou  le  rendent  possible ,  il 
m'est  impossible  de  dire  en  quoi  elles  consistent, 
ni  ce  qui  fait  que  parmi  plusieurs  êtres  de  la  même 
espèce,  ayant  une  moralité  de  même  nature,  un  si 
petit  nombre  s'élève  de  la  seconde  métamorphose  à 
la  troisième,  ou  reçoit  ce  souffle  divin  ;  pourquoi , 
entre  tant  d'appelés,  il  y  a  si  peu  d'élus.  Mais  du 
moins  savons-nous  qu'il  faut  être  appelé ,  qu'il  faut 
avoir  mérité.  Quoique  nous  ne  soyons  pas  en  droit 
d'affirmer  que  cette  vocation  soit  nécessairement 
liée  à  telles  formes  d'organisation  matérielle  (  les 


PSYCHOLOGIQUES.  3l  1 

mêmes  qui  servent  de  type  aux  classifications  des 
naturalistes  ) ,  quoique  nous  éprouvions  même  que 
cette  organisation  ou  forme  de  corps  humain ,  loin 
d'être  un  moyen,  est  plutôt  un  obstacle  à  cette 
excursion  des  âmes  humaines  au  delà  des  limites  où 
elles  se  trouvent  généralement  resserrées  dans  le 
mode  actuel  d'existence  ;  il  n'en  est  pas  moins  rai- 
sonnable de  penser  que  ces  âmes  humaines  ,  aptes 
à  recevoir,  dans  certains  états,  cet  esprit  divin  qui 
souffle  où  il  veut ,  doivent  nécessairement  être  liées 
à  cette  forme  d'organisation  actuelle,  qui  est  pour 
elles  une  condition  première  et  nécessaire  de  récep- 
tivité comme  de  mérite ,  en  sorte  que  là  où  nous  ne 
trouvons  pas  cette  forme  ,  nous  induisons,  avec  une 
probabilité  presque  égale  à  la  certitude  absolue , 
qu'il  n'y  a  pas  de  troisième  métamorphose  possible , 
la  seconde  étant  en  défaut  avec  le  mérite  qui  ne 
convient  qu'à  une  personne  libre  ou  active....  A  quel 
signe,  dit-on ,  reconnaître  hors  du  moi  cette  liberté? 
Je  réponds  :  aux  actions  intentionnées  que  nous 
voyons  faire  aux  êtres  qui  nous  ressemblent  par  les 
formes ,  quoique  cette  ressemblance  ne  soit  pas  le 
signe  unique  ni  même  la  vraie  base  du  jugement 
d'induction  qui  nous  fait  transporter  à  de  tels  êtres 
une  volonté,  une  libre  activité  pareille  à  la  nôtre. 
—  Si  mon  cheval  ou  mon  chien  faisait  une  suite 
d'actes  liés  entre  eux  et  déterminés  comme  les 
miens ,  il  faudrait  bien  que  j'admisse  l'identité  du 


3 1 1  pJip  LÉGOMÈjN  KS 

principe  d'action;  mais  c'est  ce  qui  ne  s'est  jamais  vu. 

Sans  doute,  nous  ne  pouvons  pas  affirmer  que  la 
volonté  libre  et  éclairée  ne  puisse  être  et  ne  soit 
actuellement  liée  qu'à  un  seul  type  ou  à  l'organi- 
sation humaine  exclusivement;  mais  nous  ne  pou- 
vons pas  non  plus  affirmer  qu'il  en  soit  autrement  ; 
tous  les  faits  d'observation  sont  contraires ,  et  les 
raisons  à  priori  sont  en  défaut. 

Sans  doute  encore  mon  âme  se  sent  souvent 
empêchée  dans  ses  libres  excursions  vers  une 
sphère  supérieure,  par  ce  type  d'organisation  maté- 
rielle à  qui  elle  est  unie;  mais  l'obstacle  tient-il 
véritablement  à  cette  cause  ou  à  la  présence  d'une 
organisation  quelconque  ?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  à 
une  mauvaise  disposition  de  ce  corps  ?  Pouvons- 
nous  dire  t  au  contraire  ,  jusqu'à  quel  point  telle 
disposition  organique  du  cerveau  ou  des  nerfs  peut 
favoriser  les  élans  de  l'âme  (ou  la  troisième  méta- 
morphose )  et  contribuer  même  à  les  faire  naître  ? 
Comment  savoir  s'il  n'y  a  pas  dans  la  nature  ou 
l'essence  même  de  l'âme  et  du  corps ,  des  incom- 
patibilités aussi  absolues  entre  des  pensées  ou  des 
sentiments  de  l'ordre  supérieur  et  l'organisation 
d'un  oiseau  ,  par  exemple ,  ou  de  tout  autre  animal, 
qu'entre  la  faculté  de  penser  ou  de  sentir  en  général 
et  les  qualités  de  la  matière  ? 


PSYCHOLOGIQUES.  3l3 

Sans  doute  la  force  réelle  (vis imita),  la  volonté 
(la  seule  de  nos  facultés  qui  emporte  avec  elle  la 
conscience  d'elle-même  ou  de  son  action  constitu- 
tive de  la  personne),  la  liberté  de  monter,  de  s'ar- 
rêter ,  de  descendre  même ,  est  une  force  cachée  à 
tout  observateur  d'une  vie  extérieure  qui  n'est  pas 
la  sienne  propre;  mais  l'est-elle  plus  que  cette  vie 
même  ou  cette  force  vitale  qui  ,  dans  certaines 
formes,  manifeste  aux  yeux  du  physiologiste  les 
limites  qui  séparent  les  corps  de  la  matière  brute? 
N'est-ce  pas  aussi  par  certains  signes  sensibles  que 
nous  apprenons  à  reconnaître  une  intelligence,  une 
volonté  semblable  à  la  nôtre,  liée  à  une  organisation 
pareille  avec  laquelle  aussi  nous  sympathisons  plus 
intimement  ? 

Nous  ne  nous  donnons  pas  à  nous-mêmes  la  lu- 
mière de  raison,  la  vie  morale ,  pas  plus  que  la  vie 
physique,  cet  esprit  de  vie  ,  de  vérité  qui  souffle  où 
il  veut,  sous  certaines  conditions  de  réceptivité  qui 
nous  sont  parfaitement  inconnues.  Comme  nous  ne 
savons  pas  dans  la  nature  matérielle  organisée  le 
degré  où  la  vie  commence  ou  finit,  nous  ne  savons 
pas  davantage  celui  où  peut  s'arrêter  l'empire  de  la 
force  libre  qui  a  la  conscience  d'elle-même  ou  de 
son  action. 

Mais  autant  que  nous  pouvons  nous  en  rapporter 
à  toutes  les  analogies,  à  tous  les  signes  matériels  qui 
servent  à  nous  à  manifester  l'une  et  l'autre  vie,  nous 


3l4  PROLÉGOMÈNES    PSYCHOLOGIQUES. 

sommes  fondés  à  croire  que  la  sphère  des  êtres  in- 
telligents et  libres  capables  de  mérite  ou  de  démé- 
rite ,  ne  s'étend  pas  au-dessous  de  l'homme ,  quoi- 
qu'en  partant  de  là  elle  puisse  s'élever  par  une 
multitude  de  degrés  jusqu'à  l'intelligence  et  la  force 
suprême  de  qui  tout  émane. 

Ainsi,  en  admettant  que  tout  soit  vie  dans  la  créa- 
tion, je  ne  dirai  pas  qu'il  n'y  ait  qu'ordre  de  grada- 
tion complète  et  perpétuelle  d'un  mode  de  vie  à  un 
autre,  depuis  l'état  le  plus  obscurément  rêveur  d'une 
organisation  commencée  jusqu'à  l'état  le  plus  com- 
plètement éveillé  d'une  organisation  achevée,  etc. 

Je  pense  plutôt  qu'il  y  a  là  deux  natures,  deux  ou 
trois  forces ,  chacune  sui  generis,  capables  d'agir  et 
de  se  manifester  toujours  sous  certaines  conditions 
de  réceptivité,  soit  isolément,  soit  combinées,  soit 
qu'il  y  ait  métamorphose  ou  métempsychose. 

Entre  une  force  vivante  qui  agit  sans  se  connaître 
et  une  force  libre  qui  a  la  connaissance  ou  la  con- 
science d'elle-même,  il  y  a  l'infini. 


CRITIQUE 


D'UNE  OPINION  DE  CABANIS 


SUR  LE  BONHEUR 


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CRITIQUE 


D'UNE  OPINION  DE  CABANIS 


SUR  LE  BONHEUR 


«  Le  bonheur,  dit  Cabanis,  consiste  dans  le  libre 
exercice  des  facultés ,  dans  le  sentiment  de  la  force 
et  de  l'aisance  avec  lesquelles  on  les  met  en  action.  » 

A  cette  condition,  il  n'est  guère  d'homme  moins 
heureux  que  moi.  L'exercice  des  facultés  que  j'ai  le 
plus  cultivées  et  auxquelles  je  tiens  le  plus,  est  tou- 
jours en  moi  plus  ou  moins  pénible,  et  je  n'ai 
presque  jamais  le  sentiment  de  force  et  d'aisance 
dans  leur  exercice.  —  Mais  est-ce  bien  là  tout  le 
bonheur  de  l'homme  raisonnable  et  sage? — D'abord 
il  faut  distinguer  un  état  de  bonheur  absolu ,  où  l'on 
peut  dire  que  l'homme  est  d'autant  plus  heureux 
qu'il  a  l'exercice  libre  de  facultés  plus  nombreuses, 
plus  relevées.  Mais  comme  l'absence  de  ces  facul- 


3i8  d'une  opinion  de  cap.anis 

tés  n'empêche  pas  le  bien-être  d'un  homme  qui  ne 
les  connaît  pas  ou  qui  ne  les  pourrait  exercer,  on 
peut  dire ,  et  l'expérience  le  prouve ,  qu'il  peut 
y  avoir  un  bonheur  relatif  assez  grand  pour  un  être 
qui  n'a  aucune  de  ces  facultés  dont  on  dit  que  le 
libre  exercice  constitue  le  bonheur  ;  et  le  plus  simple 
sentiment  de  l'existence  rend  peut-être  plus  heureux, 
en  ce  sens,  l'être  passif  qui  en  jouit,  que  celui  à  qui 
la  nature  et  l'habitude  font  un  besoin  de  l'exercice 
des  plus  nobles  facultés,  etc. 

«  C'est  un  besoin  général  pour  la  machine  vivante 
de  sentir  et  d'agir  »  :  c'est  un  besoin  pour  l'âme 
d'aimer  et  d'espérer,  d'attendre  son  bonheur  de  ce 
qui  est  plus  haut  qu'elle  et  qui  ne  tient  à  rien  de 
sensible.  Il  est  tout  à  fait  faux  de  dire  que  le  bon- 
heur moral  soit  un  résultat  particulier  du  bien-être 
physique ,  ou  ne  soit  que  ce  même  bien-être  consi- 
déré sous  un  autre  point  de  vue,  etc. 

On  peut  être  très-heureux  par  l'espérance  et  l'a- 
mour, dans  un  état  de  mal-être  physique  et  lorsque 
la  machine  vivante  se  trouve  le  moins  bien  disposée 
pour  sentir  et  agir. 

En  prenant  pour  vrai  tout  ce  qu'ont  écrit  Cabanis 
et  les  physiologistes  de  la  même  école,  sur  les  dé- 
terminations de  la  sensibilité  ou  l'instinct  animal , 
sur  la  correspondance  des  âges,  des  sexes,  des  tem- 
péraments, des  climats,  etc. ,  avec  les  affections  et 


SUR    LE    BONHEUR.  3IO, 

les  idées  ou  images,  les  physiologistes  n'auraient  ja- 
mais décrit  qn'une  partie  de  l'homme  (  l'animal  )  en 
traitant  ce  sujet  double  comme  s'il  était  simple, 
simplex  in  animalitate. 

Il  est  bien  vrai ,  et  c'est  un  fait  d'expérience  in- 
térieure ou  de  sentiment  intime,  que  nos  affections 
et  nos  idées  prennent  à  chaque  âge ,  à  chaque  sai- 
son, chaque  jour  et  même  à  chaque  heure,  une 
teinte  ou  une  direction  correspondante  à  certaines 
variations  organiques  tout  à  fait  spontanées  et  sur 
lesquelles  le  moi,  l'activité  du  vouloir,  n'ont  aucune 
prise  immédiate.  Ainsi  nos  goûts  sensibles,  nos  at- 
traits ,  nos  répugnances ,  non  seulement  pour  les 
objets  des  sens ,  mais  encore  pour  les  idées ,  et  les 
vérités,  et  les  occupations  intellectuelles,  peuvent 
varier  et  se  modifier  à  l'infini ,  dans  des  intervalles 
même  assez  courts  de  notre  existence.  Nous  pouvons 
passer  instantanément  d'un  état  d'activité,  du  zèle 
le  plus  animé  dans  la  poursuite  d'un  but  intellectuel 
et  moral,  d'un  bien  à  faire,  d'une  vérité  à  trouver, 
à  un  état  d'inertie,  de  langueur,  d'indifférence  pour 
le  bien  et  le  beau  moral ,  d'amour  passionné  pour 
quelque  objet  sensible.  La  révolution  organique  des 
âges,  des  saisons,  amène  dans  plusieurs  individus 
ces  sortes  de  diversions  ou  de  changements  de  goûts 
que  le  physiologiste  s'attache  à  décrire,  et  dont  il 
étudie  avec  plus  ou  moins  de  succès  les  circonstances 
et  les  conditions  organiques.  —  Mais  encore  une  fois 


3lÈ0  D'UNE    OPINION    DE    CABANIS 

ce  n'est  là  que  l'animal  et  non  point  l'homme  tout 
entier;  ou  ,  si  l'on  veut,  c'est  l'homme  tel  qu'il  serait 
s'il  n'y  avait  en  lui  que  sensation  ,  principe  de  vie , 
sans  âme  ou  esprit  (mens),  sans  cette  activité  du 
vouloir  libre,  sans  cette  lumière  qui  l'éclairé  au 
dedans,  cette  parole  qui  est  esprit  et  vie. 

Nous  savons  en  effet  tout  aussi  bien  par  l'expé- 
rience ou  le  sentiment  intime ,  qu'il  y  a  en  nous  un 
autre  principe  de  vie  ou  d'action  que  les  affections, 
les  passions  ou  les  goûts  sensibles,  et  que  ce  qui  se 
fait  ou  se  passe  en  vertu  de  ce  principe  supérieur 
n'est  pas  sujet  aux  anomalies  ou  aux  vicissitudes  de 
l'organisme;  ainsi  nous  pouvons  persévérer  dans  le 
bien  moral ,  alors  que  toutes  nos  dispositions  sen- 
sibles y  répugnent ,  et  que  nous  sommes  entraînés 
en  sens  inverse  ;  nous  faisons  encore  le  bien  par  de- 
voir, pour  obéir  à  la  loi,  sans  l'aimer,  sans  être 
heureux  par  lui,  peut-être  même  en  le  haïssant. 
Nous  poursuivons  de  même  un  travail  intellectuel , 
quand  nos  facultés  seraient  disposées  d'une  manière 
contraire.  Quelquefois  l'aliment  intellectuel  est  re- 
poussé par  l'esprit ,  comme  la  nourriture  physique 
par  tel  estomac  mal  disposé ,  et  pourtant  alors  la 
nutrition  se  fait  nonobstant  le  dégoût  ou  l'inappé- 
tence ;  nous  nous  contraignons ,  non  pas  à  agir ,  à 
penser,  à  travailler  avec  plaisir,  mais  à  vouloir  et  à 
faire  avec  effort  ce  que  la  raison,  l'esprit  de  vérité  a 
une  fois  trouvé  bon  et  obligatoire,  etc. 


SUR    LE    BONHEUR.  3'2  1 

Dans  la  vieillesse,  la  maladie  ,  etc.,  l'homme  qui 
a  exercé  sa  raison,  pratiqué  la  vertu,  connu  et  goûté 
le  bon ,  le  beau ,  le  vrai ,  apprécie  toujours  de  la 
même  manière  ce  qu'il  a  goûté  une  fois  avec  son 
âme,  ce  sens  supérieur  qui  est  naturellement  tourné 
vers  un  monde  invisible,  etc. 

Les  tendances  de  l'amené  sont  donc  pas  celles  de 
l'instinct;  et  par  delà  les  faits  physiologiques,  ana- 
lysés et  décrits  avec  une  grande  sagacité  par  des 
observateurs  de  l'homme  physique,  tels  que  Caba- 
nis, il  y  a  un  autre  ordre  de  faits  que  les  psycholo- 
gistes  devraient  s'attacher  aussi  à  démêler  avec  la 
même  exactitude,  au  lieu  de  nier  les  résultats  vrais 
des  observations  de  pure  psychologie ,  et  de  con- 
fondre à  leur  tour  les  faits  ou  attributs  du  moi 
humain  avec  ce  qui  n'est  pas  eux. 

La  distinction  des  deux  sortes  d'éléments  de  la 
science  de  l'homme  aurait,  entre  autres  avantages, 
celui  tout  à  fait  nouveau  de  faire  cesser  enfin  les 
disputes  entre  gens  qui  se  croient  opposés  dans  leur 
point  de  vue  sur  le  même  sujet ,  tandis  qu'ils  ne 
font  que  différer,  quant  à  leur  objet  d'étude. 

Les  deux  principes  d'action  dont  nous  parlons , 
divers  dans  la  spéculation,  s'opposent  entre  eux 
seulement  dans  la  pratique  de  la  vie  de  l'homme 
double.  Ainsi ,  quoiqu'il  soit  physiologiquement 
vrai  que  le  bien-être  de  l'individu  tient  au  senti- 
ment immédiat  de  l'énergie  vitale,  luttant  avec  suc- 
III.  21 


3l1  D'UNE    OPINION    DE    CABANIS 

ces  contre  toutes  les  résistances  internes  et  externes, 
il  n'est  pas  moins  psychologiquement  vrai  qu'il  y  a 
un  sentiment  de  bonheur,  de  paix,  de  calme  inté- 
rieur qui,  loin  de  se  proportionner  à  l'énergie  vitale 
et  au  bon  état  des  fonctions,  est  au  contraire  opposé 
à  cette  plénitude  de  vie  animale,  et  ne  se  lie  qu'à  un 
certain  état  de  subordination  ou  de  faiblesse  rela- 
tive de  cette  vie. 

En  parlant  de  l'homme  physique  il  peut  être  vrai 
aussi  que  le  jeune  homme,  ne  sentant  pas  et  ne  pou- 
vant pas  supposer  les  limites  ou  l'insuffisance  des 
moyens  dont  il  dispose,  marche  directement  et  sans 
hésiter  vers  chaque  but  que  le  désir  indique  ;  mais 
l'homme  moral  est  toujours,  même  dans  sa  jeu- 
nesse, en  méfiance  sur  ses  moyens,  sur  ses  désirs 
téméraires,  ses  passions  aveugles  :  il  se  sent  entouré 
de  limites,  de  devoirs;  d'autant  plus  circonspect, 
réservé,  timide  par  réflexion,  qu'il  se  sent  plus  con- 
fiant, plus  impétueux,  plus  entreprenant  par  ins- 
tinct, etc. 

Enfin,  au  point  où  la  vie  physique  s'arrête  et  cesse 
d'être  entière,  où  tous  les  organes  cessent  de  sentir 
et  d'agir  fortement,  commence  une  autre  vie,  un 
autre  bien-être,  un  autre  bonheur  proprement 
moral ,  qui  n'est  nullement ,  comme  dit  Cabanis , 
un  résultat  particulier  du  bien-être  physique,  ce 
même  bien-être  considéré  sous  un  autre  point  de 
vue,  puisqu'il  peut  se  trouver  joint  au  mal-être 


SUR    LE    BONHEUR.  3^3 

physique  le  plus  prononcé,  et  exclu  par  le  bien-être 
de  l'organisme  le  plus  sain  et  le  mieux  disposé,  etc. 
Cabanis  ne  peut  être  blâmé  que  sous  le  rapport 
de  l'extension  qu'il  donne  à  ses  observations  ou 
explorations  physiologiques ,  en  voulant  qu'elles 
embrassent  aussi  le  moral. 


NOTE 


SUR  CERTAINS  PASSAGES 


DE  MALEBRANCHE  ET  DE  BOSSUET. 


«%WtA^tVWW«WtW<Wt«W»«4^«%l  »V»VM«At»«VM«M**»l«V«*MVM 


NOTE 


SUR  CERTAINS  PASSAGES 


DE  MALEBRANCHE  ET  DE  BOSSUET. 


Malebranche  dit  dans  ses  Méditations  chrétiennes 
(page  92)  (i): 

«  Voici  ce  qui  te  trompe  (  quand  tu  crois  être 
«  la  cause  efficiente  des  mouvements  de  ton  corps), 
«  c'est  que  pour  remuer  ton  bras ,  il  ne  suffit  pas 
«  que  tu  le  veuilles ,  ou  que  tu  le  désires  (  les  car- 
te tésiens  ont  toujours  confondu  la  volonté  avec  le 
«  désir);  il  faut  pour  cela  que  tu  fasses  quelque 
«  effort;  et  tu  t'imagines  que  cet  effort  dont  tu  as 
«  le  sentiment  intérieur  est  la  cause  véritable  du 
«  mouvement  qui  le  suit,  parce  que  ce  mouvement 
«  est  fort  et  violent  à  proportion  de  ton  effort.  Mais, 
«  mon  fils,  vois-tu  clairement  qu'il  y  ait  quelque 
«  rapport  entre  ce  que  tu  appelles  effort  et  la  déter- 

(1)  Sixième  Méditation. 


328  SUR    CERTAINS    PASSAGES 

«  mination  des  esprits  animaux  dans  les  tuyaux  des 
«  nerfs  qui  servent  aux  mouvements  que  tu  veux 
«  produire?  etc. ,  etc.  » 

Malebranche  confond  ici  les  deux  points  de  vue 
psychologique  et  ontologique,  et  ouvre  carrière  à 
tout  le  scepticisme  de  Hume  et  de  ses  pareils. 

Je  me  sens  cause,  ou  j'ai  le  sentiment  intérieur  de 
ma  causalité  dans  le  mouvement  ou  plutôt  dans  la 
sensation  musculaire  que  je  produis  parce  que  je  le 
veux ,  donc  je  suis  réellement  ou  ma  volonté  est 
réellement  cause  de  cette  sensation  ou  de  ce  mouve- 
ment senti  intérieurement. 

Je  pense,  je  veux,  donc  je  suis.  J'existe  en  tant 
que  je  pense  ou  veux.  Voilà  le  principe  psycholo- 
gique de  toute  notre  science. 

Mais  de  ce  que  je  me  sens  ou  m'aperçois  cause, 
s'ensuit-il  que  je  sois  réellement  une  cause  absolue  , 
indépendante?  Mon  sentiment  intérieur  ne  peut 
plus  ici  me  rien  attester ,  puisqu'il  s'agit  précisément 
de  savoir  ce  qui  vit  dans  l'absolu,  indépendamment 
de  mon  sentiment  intérieur,  indépendamment  du 
moi  existant  et  s' apercevant.  Mais  que  m'importe 
de  le  savoir  et  pourquoi  le  demander,  si,  le  moi 
ôté,  il  n'y  a  plus  rien,  plus  de  volonté,  plus  de 
cause,  plus  d'existence  connue  comme  mienne,  ni 
conçue  comme  étrangère?  Je  n'imagine  point  que  cet 
effort  dont  j'ai  le  sentiment  intérieur,  soit  la  cause 
véritable  du  mouvement  opéré  et  senti  dans  mon 


DE    MAXEBRANCHE    ET    DE    BOSSUET.  3^9 

corps,  mais  je  le  sens  et  l'aperçois  intérieurement. 
C'est  lorsque  je  me  dépouille  moi-même,  ou  que 
je  veux  savoir  si  ce  qui  est  moi  ou  vrai  en  moi  et 
pour  moi,  l'est  encore  sans  moi  et  hors  de  moi , 
c'est  alors  seulement  que  j'imagine  et  que  je  puis 
aller  même  jusqu'à  contredire  les  conditions  pre- 
mières de  mon  existence  ou  à  renier  ce  qui  la  con- 
stitue. Je  n'ai  donc  nul  besoin  de  connaître  les  rap- 
ports de  ma  volonté  avec  des  esprits  animaux  ou 
des  tuyaux  de  nerfs ,  pour  être  intérieurement  assuré 
que  mon  effort  est  efficace  ;  dès  qu'il  l'est  pour  moi 
ou  dans  mon  sens  intime,  il  l'est  absolument  en  soi- 
même  et  aux  yeux  de  Dien ,  et  c'est  là  ce  qui  fait  la 
responsabilité  de  l'agent  moral. 

Bossuet,  qui  s'est  montré  cartésien  mitigé  dit,  au 
traité  du  libre  arbitre  :(i) 

«....Nous  sentons  que  nos  corps  se  meuvent,  et 
«  il  n'y  a  personne  qui  ne  croie  faire  quelque  action 
«  en  se  remuant.  Nous  trompons-nous  en  cela?  Nul- 
ce  lement  ;  car  il  est  vrai  que  nous  voulons ,  et  que 
«vouloir,  c'est  une  action  véritable.  Mais  nous 
«  croyons  que  cette  action  a  son  effet  sur  nos  corps. 
«  Nous  avons  raison  de  le  croire,  puisqu'en  effet  nos 
«  membres  se  meuvent  ou  se  reposent  au  comman- 
«  dément  de  la  volonté.  Mais  que  faut-il  penser  d'une 
«  certaine  faculté  motrice  qui  a  dans  l'âme ,  selon 

(l)  Chapitre  9. 


33o  SUR    CERTAINS    PASSAGES 

«  quelques-uns,  son  action  particulière  distincte  de 
«  la  volonté?  Qu'on  le  croie  si  on  peut  l'entendre, 
«  je  n'ai  pas  besoin  ici  de  m'y  opposer  ;  mais  il  faut 
«  du  moins  qu'on  m'avoue  que,  quand  on  pourrait 
«  trouver  par  raisonnement  une  telle  faculté  mo- 
«  trice,  toujours  est-il  véritable  que  nous  ne  sentons 
«  en  nous-mêmes  ni  elle  ni  son  action ,  et  que  dans 
«  les  mouvements  de  nos  membres ,  nous  n'avons 
«  d'idée  distincte  d'aucune  action,  que  de  notre  vo- 
ce lonté  et  de  notre  choix.  Mais  si  quelqu'un  s'en 
«  veut  tenir  là  sans  rien  admettre  de  plus ,  pourra- 
«  t-il  dire  que  notre  volonté  meut  nos  membres,  ou 
«  qu'elle  est  la  cause  de  leur  mouvement?  Il  le 
«  pourra  dire  sans  difficulté  ;  car  tout  langage  hu- 
«  main  appelle  cause  ce  qui,  étant  une  fois  posé,  on 
a  voit  suivre  aussitôt  un  certain  effet  :  ainsi  nous 
«  connaissons  distinctement  qu'en  mouvant  nos 
«  membres  ,  nous  faisons  une  certaine  action  qui 
a  est  de  vouloir  ;  et  que  de  cette  action  suit  le  mou- 
«  vement 

.  .  .  «  Mais  si  on  compare  à  l'idée  de  la  liberté, 
«  celle  que  quelques-uns  se  veulent  former  d'une 
«  certaine  faculté  motrice  distincte  de  la  volonté, 
«  on  comparera  une  chose  claire  et  dont  on  ne  peut 
«  douter,  avec  une  chose  confuse,  dont  on  n'a  aucun 
«  sentiment  ni  aucune  idée.  » 

On  voit,  dans  ce  passage  très- remarquable,  que 


DE   MALEBRANCHE   ET   DE    BOSSUET.  33 1 

Eossuet  confond,  avec  tous  les  cartésiens,  la  volonté, 
la  force  qui  veut  et  meut  en  nous,  avec  le  désir  qu'une 
chose  se  fasse,  avec  la  préférence  et  le  choix  de  l'être 
sensible  et  intelligent.  En  ce  cas,  le  vouloir  actuel 
est  un  fait,  et  le  mouvement  qui  le  suit  est  un  autre 
fait  en  liaison  constante  avec  le  premier  dans  le 
temps;  quant  à  la  liaison  des  deux  faits,  ou  à  ce 
que  Bossuet  appelle  aussi  la  causalité ,  ce  qui  fait 
que  le  mouvement  suit  toujours  immédiatement  la 
volonté,  cette  liaison  est  inintelligible ,  inexplicable 
autrement  que  par  l'intervention  de  Dieu  ,  seule 
cause  efficace,  seule  puissance  vraiment  motrice. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  nécessaire  d'admettre 
un  intermédiaire  entre  la  volonté  force  motrice,  ou 
l'âme  ayant  le  sentiment  et  l'aperception  d'elle-même 
à  titre  de  force  voulante  et  agissante ,  et  le  mouve- 
ment du  corps,  pas  plus  qu'il  n'est  besoin,  au  dire 
de  Thomas  Reid  et  de  son  école,  d'admettre  un 
intermédiaire  entre  la  perception  et  son  objet. 
Comme  l'âme  perçoit  l'objet  extérieur  immédiate- 
ment par  une  loi  de  sa  nature ,  sans  l'intermédiaire 
de  l'idée  que  les  cartésiens  supposent  devoir  être 
l'objet  propre  et  immédiat  de  l'âme  ;  de  même,  l'âme 
meut  immédiatement,  par  un  acte  de  sa  volonté  ou 
par  l'effort  qu'elle  crée,  et  détermine  librement  les 
parties  du  corps  sur  lesquelles  elle  est  destinée  à 
agir  par  sa  nature  et  par  des  lois  de  l'union  qu'il 
n'est  pas  donné  à  l'homme  de  connaître  en  elles- 


332  SUR    CERTAINS    PASSAGES 

mêmes ,  mais  seulement  en  résultat ,  par  le  fait 
même  de  la  conscience  de  l'existence  personnelle 
qui  [n'est  que  l'application  ou  la  manifestation  de 
ces  lois. 

«  Il  ne  faut  s'attribuer,  dit  très-bien  Malebranche, 
«  que  ce  qu'on  sent  intérieurement  ;  autrement  on  de- 
«  vine  au  hasard, on  s'élève  en  idée  (i),  on  se  grossit 
«  de  vent ,  et  l'orgueil  et  l' amour-propre  fait  de  l'être 
«  de  l'homme  un  composé  fantastique  de  grandeurs 
«  et  de  puissances  imaginaires.  » 

«  Tu  ne  te  modifies  pas  comme  tu  veux,  et  tu 

«  penses  à  ce  que  tu  veux d'où  vient  cela?  C'est 

«  que  tu  n'es  pas  fait  pour  te  sentir  ni  te  connaître , 
«  mais  pour  connaître  la  vérité  qui  ne  se  trouve  pas 
«  en  toi  (2).  » 

On  peut  accorder  à  Malebranche  que  nous  ne 
faisons  rien  en  nous-mêmes ,  au  sujet  de  nos  modi- 
fications et  de  nos  idées  ;  mais  les  mêmes  arguments 
dont  il  se  sert  pour  prouver  cette  impuissance  peu- 
vent prouver  que  nous  sommes  les  auteurs  libres 
des  mouvements  de  notre  corps,  et  par  là ,  indirec- 
tement ,  des  modifications  ou  idées  qui  sont  des 
résultats  ou  des  produits  de  ces  mouvements. 

Bossuet  ne  semble  pas  même  soupçonner  que  la 
faculté  motrice  (  supposée  faussement  par  ceux  dont 


(1)  Première  Méditation  chrétienne. 

(2)  Deuxième  Méditation  chrétienne. 


DE    MALEBRAjyCHE    ET    DE    BOSSUET  333 

il  parle  comme  distincte  de  la  volonté)  n'est  autre 
que  cette  volonté  même  qui  ne  consiste  nullement 
dans   le   désir   que  le    mouvement   d'un   membre 
s'opère,  comme   tout  autre  événement  extérieur, 
mais  qui  le  reproduit  instantanément  par  un  effort 
dont  nous  avons  la  conscience ,  le  sentiment  interne, 
identifié  avec  celui  du  moi.  En  consultant  ce  fait 
primitif  de  conscience  que  l'habitude  rend  obscur, 
mais  que  la  réflexion  concentrée  dégage,  on  s'as- 
sure :  i  °  qu'il  n'y  a  réellement  aucune  succession 
entre  l'effort  ou  le  vouloir  et  le  mouvement  opéré 
et  senti  comme  effet  de  la  cause  ou  force  moi  qui 
s'aperçoit  elle-même  dans  son  effet.  —  a0  Que  c'est 
là ,  et  non  point  dans  une  liaison  de  temps ,  que  se 
trouve  le  type  de  la  notion  de  cause  efficiente,  pro- 
ductive ,  telle  qu'elle  est  dans  tous  les  esprits ,  quoi- 
que le  langage  ait  détourné  cette  signification  en 
l'objectivant  toute  entière  ou  en  confondant  la  suc- 
cession passive  des  effets  qui  se  représentent  avec  la 
productivité  qui  ne  peut  se  voir  ou  s'imaginer  en 
dehors.  —  3°  Qu'en  disant  non  pas  que  nos  volontés, 
nos  désirs,  nos  choix  successifs,  sont  causes,  mais 
que  notre  volonté  ,  notre  force  motrice,  est  la  cause 
une  ,  permanente ,  identique  ,  des  mouvements  suc- 
cessifs et ,  par  exemple ,  de  diverses  modifications 
de  l'intelligence,  on  dit  une  chose  très-véritable, 
très  -  distincte  pour  la  réflexion,  et  <mssi  certaine 
que  l'existence  même  de  notre  moi.  —  4°  Enfin , 


334  SUR  CERTAINS  PASSAGES 

qu'une  force  motrice  distincte  de  nous,  de  la  vo- 
lonté, ne  peut,  il  est  vrai,  se  concevoir  en  elle- 
même,  mais  seulement  sur  le  modèle  de  notre 
volonté  active,  et  comme  hypothèse  explicative  de 
tous  les  mouvements  involontaires,  comme  opposée, 
par  conséquent ,  à  la  liberté ,  loin  qu'elle  puisse  lui 
être  comparée  ou  assimilée.  Car ,  comme  le  dit  très 
bien  Bossuet  dans  un  autre  sens  ,  nous  avons  l'idée 
claire  et  le  sentiment  le  plus  distinct  de  notre  liberté, 
tandis  que  la  force  motrice  de  l'âme  qui  serait  autre 
que  la  volonté  est  inconnue  à  elle-même. 

«  Mais,  dit  encore  Bossuet,  si  l'on  rejette  l'action 
«  mutuelle  des  corps  entre  eux  uniquement  parce 
«  qu'on  soutient  qu'elle  n'est  pas  intelligible  ;  devant 
«  que  de  pousser  leur  conséquence  jusqu'à  l'action 
«  de  la  volonté,  on  doit  considérer  s'il  est  bien  cer- 
«  tain  qu'on  n'entend  pas  cette  action.  »  —  (  C'est 
aussi  ce  que  je  demande ,  mais  à  condition  d'abord 
qu'on  distinguera  très-précisément  la  volonté  du 

désir.)  « Ceux  qui  mettent  dans  le  corps  des 

«  vertus  actives  ou  des  actions  véritables  n'en  ont 

«  aucune  idée  distincte; * 

«  mais  étant  accoutumés  à  trouver  en  nous  une  vé- 
«  ritable  action,  c'est-à-dire  notre  volonté  jointe  aux 
«  mouvements  que  nous  faisons,  nous  transportons 
«  ce  qui  est  en  nous  aux  corps  qui  nous  envi- 
«  ronnent.  » 

Rien  de  mieux ,  et  c'est  ce  que  je  dis;  mais  il  faut 


DE    MALEIÎRANCHE    ET    DE    BOSSUET.  335 

s'entendre  d'abord  sur  l'action  primitive  de  la  vo- 
lonté ou  sur  l'essence  même  du  vouloir.  Cette 
essence  est-elle  dans  le  choix  des  biens  sensibles 
offerts,  ou  dans  la  préférence  donnée  à  telle  sensa- 
tion adventice  sur  telle  autre?  Je  crains  qu'on  ne 
trouve  qu'il  n'y  a  dans  tout  cela  rien  que  de  passif , 
d'éventuel,  et  notre  vouloir  est  actif;  notre  énergie 
est  permanente,  productive,  l'éventuel  même  en 
dépend ,  etc. 

Les  difficultés  élevées  par  le  scepticisme,  sur  l'ori- 
gine et  la  réalité  de  notre  idée  de  cause,  portent  sur 
deux  points  qui  sont  pourtant  aussi  évidents  que  le 
fait  de  conscience ,  et  qu'on  ne  peut  contester  qu'en 
reniant  ce  fait. 

Le  premier  consiste  précisément  à  méconnaître  la 
différence  extrême  qui  existe  entre  le  vouloir  et  le 
désir,  et  à  attribuer  à  l'un  l'inefficacité  de  l'autre  ; 
certes ,  nous  éprouvons  bien  à  chaque  instant  que 
nos  désirs  sont  impuissants  par  eux  mêmes  et  que 
leur  succès  éventuel  provient  toujours  d'une  cause 
autre  que  nous  ;  mais  le  vouloir  renferme  essentiel- 
lement le  sentiment  intime  d'un  effort  énergique 
aperçu  par  lui-même  et  immédiatement,  toutes  les 
fois  qu'il  s'agit  de  mouvoir  le  corps  propre  conve- 
nablement disposé  et  d'exécuter  au  dedans  ou  au 
dehors  de  nous  quelque  acte  qui  dépend  de  notre 
effort  ou  s'y  lie  d'une  manière  quelconque. 

Inversement,  le  sentiment  immédiat  d'un  pou- 


336  SUR    CERTAINS    PASSAGES 

voir,  d'une  énergie  efficace  étant  une  fois  reconnu , 
c'est  le  point  important;  on  constate  le  fait  même 
de  conscience  auquel  il  est  identique.  Douter  si  le 
moi  est  le  véritable  auteur  des  mouvements  du  corps 
ou  des  actes  qu'il  s'approprie ,  à  son  titre ,  par  le 
vouloir  constitutif,  c'est  douter  si  nous  existons  vé- 
ritablement lorsque  nous  avons  le  sentiment  intime 
de  l'existence.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  demander 
si  l'objet  immédiat  de  notre  sens  intime  existe  et 
emporte  avec  lui  sa  réalité  propre,  ou  s'il  faut  une 
autre  preuve  de  cette  réalité,  car  certainement  on 
ne  la  trouvera  pas. 

«  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  remue  les  corps,  dit  Male- 
«  branche,  mais  il  ne  les  remue  que  lorsqu'ils  se 
«  choquent  ;  et  lorsqu'un  corps  est  choqué,  Dieu  ne 
«  manque  jamais  de  le  remuer  (i).  » 

Faire  dépendre  l'efficace  de  la  volonté  de  Dieu 
d'événements  extérieurs,  contingents,  c'est  boule- 
verser toutes  les  idées  que  nous  avons  d'après  nous- 
mêmes  d'un  pouvoir  et  d'un  vouloir  efficace.  Il  s'agit 
de  la  force  ou  de  la  cause  qui  commence  le  mouve- 
ment sans  être  nécessitée  par  rien.  Nous  avons  en 
nous  une  telle  force  limitée  -,  le  malebranchisme  a  pu 
favoriser  les  systèmes  d'athées  qui  confondent  les 
lois  générales  avec  les  causes  efficientes. 

Dire  que  l'action  de  Dieu  est  constante,  uniforme, 

(1)  Septième  Méditation  chrétienne. 


DE    MALEBRA.NCIIE    ET    DE    BOSSUET.  337 

que  Dieu  suit  toujours  nécessairement  les  lois  sim- 
ples qu'il  a  établies ,  et  que  c'est  cette  uniformité 
d'action  qui,  dans  certaines  rencontres,  a  nécessai- 
rement des  suites  fâcheuses  ou  inutiles  (  i),  c'est 
mettre  en  Dieu  une  force  aveugle  et  comme  auto- 
matique, assujettie  à  des  lois  nécessaires  qu'elle  a 
faites,  il  est  vrai,  mais  qu'elle  suit  maintenant  sans 
avoir  besoin  d'un  acte  exprès  de  pensée  ou  de 
vouloir. 

Ceux  qui  pensent  que  Dieu  a  pu  donner  et  a  donné 
réellement  aux  créatures  humaines  certaines  vertus 
ou  facultés ,  afin  qu'elles  exécutent  ensuite  ses  des- 
seins sans  qu'il  s'en  mêle ,  ne  blessent  point  réelle- 
ment sa  souveraineté,  comme  dit  Malebranche  ;  car 
Dieu  peut  encore  inspirer  à  ses  créatures  les  senti- 
ments qui  servent  de  motifs  ou  même  de  principes 
de  détermination  à  leurs  actes  libres,  et  comme  il 
les  a  faites  pour  se  conduire  elles-mêmes,  il  les  a 
faites  aussi  pour  mouvoir  et  agir  en  elles  et  hors 
d'elles  sans  qu'il  s'en  mêle. 

(1)  Septième  Méditation  chrétienne. 


III.  22 


DISTINCTION 

DE  L'AME  SENSITIVE  ET  DE  L'ESPRIT 

SELON    VAN    IIELMONT. 


DISTINCTION 

DE    L'AME   SENSITIVE    ET   DE  L'ESPRIT 

SELON  VAN  HELMONT 


La  philosophie  de  Van  Helmont  explique  mieux 
que  la  philosophie  cartésienne  comment  il  nous  est 
devenu  si  difficile  d'épurer  ou  d'intellectualiser  nos 
conceptions  et  de  faire  que  la  lumière  luise  dans  nos 
ténèbres,  ce  que  nous  obtenons  bien  mieux  par  des 
actes  méritoires  et  le  secours  de  la  grâce  que  par 
des  spéculations  stériles  et  nos  efforts  propres. 

Le  mélange  continuel  des  actes  propres  de  l'esprit 
avec  les  opérations  ou  modes  de  l'âme  sensitive , 
nous  fait  comprendre  comment  l'amour  qui  devrait 
toujours  suivre  la  connaissance  ou  l'appréciation  de 
la  beauté  prévient  cette  connaissance  ou  empêche 
cette  appréciation ,  en  tant  qu'il  est  l'effet  d'un  pur 
attrait  sympathique  ou  une  tendance  organique  ou 
animale,  et  plus  cette  tendance  de  l'âme  sensitive 
domine  dans  nos  affections ,  plus  l'esprit  s'enveloppe 
et  s'éloigne  de  sa  haute  direction  (ij. 

(1)  Quamdiu  in  carne  degimus :  vix  substantiali  ac  pure  intel- 
lectuait  intellect*  utimur:  sed poilus potestate  phaniastic a,  qualitatc 


342  de  l'ami:  sensitive 

L'âme,  plongée  dans  les  ténèbres  extérieures, 
s'est  séparée  de  la  lumière  incréée  et  de  la  vertu  de 
cette  image  divine  égarée  en  elle.  Ainsi  elle  a  perdu 
sa  lumière  native  en  voulant  se  l'approprier ,  comme 
si  cette  lumière  était  en  elle  ou  qu'elle  en  fût  la 
vraie,  la  digne  source.  Voilà  pourquoi  elle  n'en- 
tend ,  ne  veut  et  n'aime  plus  rien  qu'elle  et  pour  elle 
seule.  (V.  Helmont,  ibid.  ) 

L'âme  ne  peut  s'apercevoir  elle-même  ni  par  la 
raison,  ni  par  l'imagination.  L'esprit  (?nens)  n'est 
pas  senti;  nous  croyons  pourtant  à  sa  présence 
intérieure.  La  fatigue  et  les  maladies  ne  peuvent  rien 
sur  lui  :  le  sommeil,  la  fureur,  l'ivresse,  ne  sont 
pas  des  symptômes  de  quelque  lésion  faite  à  cette 
âme  immortelle;  ce  ne  sont  que  les  passions  d'une 
vie  inférieure  ou  de  l'âme  sensitive  (  V.  Helmont , 
pag.  708,  èdit.  apud  Elzevir'ium). 

Les  opérations  intérieures  et  constantes  de  l'esprit 
sont  insensibles,  et  ce  qui  est  sensible  en  soi  ne 
peut  être  spirituel  ni  purement  abstrait.  Dans  toutes 
les  opérations  de  l'entendement  et  de  la  volonté,  il 
y  a  toujours  un  esprit  caché  qui  opère  par  son  effi- 
cace insensible.  Les  mystiques  pensent  que  cet 
esprit  agit  d'autant  plus  parfaitement  qu'il  ne  se 
manifeste  par  aucun  discours  ni  acte  propre,  et 

scilicet  ejus  vicaria.  In  extasi  enhn  sœpe  obdormiunt  intellectus , 
voluntas  et  memoria,  solo  superstitc  amoris  actu.  (Van  Helmont, 
Imago  Dei ,  pag.  714 ,  edit.  apud  Elzevirium.  ) 


ET    DE    L'ESPRIT.  343 

que ,  absorbé  dans  sa  foi ,  il  laisse  faire  Dieu.  Solœ 
potestates  intellectuelles  sopitœ  in  cerebro  velu/ 
dormirent ,  si  non  a  prœcordiis  illuminarentur. 

J'ai  le  sentiment  continuel  de  ce  duumvirat ,  où 
l'équilibre,  le  repos  et  la  paix  sont  si  rares.  En 
avançant  en  âge  surtout ,  il  semble  que  l'âme  intel- 
lectuelle [mens)  tende  plus  que  jamais  à  se  reposer 
dans  sa  demeure  propre  ,  au  sein  de  cette  âme  sen- 
sitive  où  elle  cherche  vainement ,  par  la  seule  force 
de  l'habitude,  un  calme,  une  assiette  fixe,  qu'elle 
n'y  trouve  en  aucun  temps ,  et  moins  que  jamais , 
clans  cette  période  de  la  vie. 

Ainsi  je  me  confie  trop  dans  ces  dispositions  de 
l'âme  sensitive,  pour  tout  ce  que  j'ai  à  faire  ou  à 
entreprendre  dans  l'ordre  intellectuel  ou  moral. 
J'attends  de  meilleures  dispositions  pour  commen- 
cer ou  continuer;  je  travaille  comme  je  suis  disposé, 
choisissant  les  sujets  de  travail  les  plus  conformes 
à  ces  dispositions  de  l'âme  sensitive,  qui  sommeille 
souvent ,  et  s'excite  ou  s'engourdit  par  des  causes 
internes,  étrangères  à  la  volonté  (i). 

Voilà  bien  ce  qui  explique  la  persistance  et  le 
retour  opiniâtre  des  images  relatives  à  l'objet  d'une 
passion  dominante  (2). 

(1)  Sotnni  naturalis  exeewtri  citâtes ,  porrà  vitia ,  defectus ,  ac  ex- 
pressœ  dementiœ  suntsoporcs  omnes.Impuritatumcolluviesobsidrns 
animamsensitivam,  in  suo  viscère  originali  sopitactum  intcUcctin- 
nis  mentis,  non  potens  in  iiit  obsessam  sensilivam  libéré  lucere. 

(2)  Fortis  perturbatio  nostrœ  imaginationis  imaginent  cudit, 


344  DE    L'AME    SENSITIVE 

Dans  toute  passion  commençante,  qui  ne  va  pas 
encore  jusqu'à  absorber  le  moi,  l'individu  sent  in- 
térieurement comme  une  force  étrangère  à  lui,  qui 
s'insinue  peu  à  peu  et  qui  tend  à  s'emparer  de  lui 
ou  à  se  mettre  en  sa  place.  C'est  ainsi  que  dans  les 
attaques  de  folie  ou  de  rage,  le  malheureux,  encore 
dans  son  bon  sens,  prévoit  l'accès ,  le  sent  venir, 
dicte  même  les  précautions  à  prendre,  non  pas  contre 
lui  tel  qu'il  est  présentement,  mais  contre  un  autre 
être  qui  va  se  substituer  à  son  moi,  dont  sa  pré- 
voyance ne  lui  offre  aucun  moyen  de  se  garantir, 
mais  qu'il  sent  comme  nécessaire. 

Van  Helmont  s'est  attaché  à  caractériser  les  effets 
de  cette  âme  sensitive ,  qu'il  établit  comme  inter- 
médiaire entre  l'esprit  (mens)  et  le  corps ,  mais  il 
pense  que  cet  esprit ,  quoique  retiré  en  lui-même 
et  ne  se  confondant  jamais  avec  l'âme  sensitive  ,  ne 
peut  jamais  s'en  séparer  entièrement  (à  moins  que 
ce  ne  soit  par  une  grâce  particulière  ou  peut-être 
dans  l'extase)  ;  qu'il  préside  à  tous  les  actes  de  cette 
âme,  en  tant  qu'il  y  assiste  ou  s'y  rend  présent ..  est 
tout  entier  inhérent  à  elle  tout  entière,  et  opère 
ainsi  toujours  avec  elle  d'une  manière  sourde  en 
quelque  sorte.  Il  en  est  ainsi  depuis  la  chute  de 
l'homme. 

Auparavant,  l'esprit  (mens)  vivifiait  le  corps  im- 

camque  imprimit  in  sordes  aliquas, in  ipsum  allmcn- 

turn  veletiam  in  partem  solidam  et  no  sir  l  constitulivam.  »  (/rf.) 


3/. 


ET    DE    L  ESPRIT.  OZp 

médiatement,  et  il  n'y  avait  point  dame  sensitive, 
de  vie  moyenne  ou  intermédiaire  entre  les  actes  in- 
tellectuels purs  et  les  mouvements  matériels;  par 
suite  point  de  passions  ou  d'affections  sensibles; 
l'amour  ne  tenait  qu'à  la  connaissance  du  beau  et  du 
bon  ou  n'en  différait  pas.  Ainsi  l'on  pourrait  croire 
que,  d'après  cette  hypothèse,  il  n'y  avait  point  d'at- 
trait sensible  dans  l'amour  des  sexes  ;  Adam  savait 
ce  qu'il  faisait  en  engendrant  ;  et  il  n'avait  en  vue 
que  d'accomplir  les  décrets  de  Dieu ,  qui  l'avait 
chargé  de  multiplier  les  espèces  de  cette  beauté 
empreinte  en  lui-même. 

La  philosophie  cartésienne,  en  faisant  abstraction 
de  l'âme  sensitive  ou  de  la  vie  moyenne,  et  rédui- 
sant tout  l'homme  à  l'esprit  pur  et  à  la  matière 
sensible,  nous  rapproche  du  berceau  du  genre  hu- 
main et  méconnaît  les  premiers  effets  du  péché  ori- 
ginel. 


FTN    OU    TOME    TROISIEME. 


TABLE    DES    MATIERES 


DU  TOME  TROISIÈME. 


De  l'aperception  immédiate.  3 

Considérations   sur  les  principes  d'une  division  des  faits 

psychologiques  et  physiologiques.  143 

Prolégomènes  psychologiques.  297 

Critique  d'une  opinion  de  Cabanis  sur  le  bonheur.  317 

Note  sur  certains  passages  de  Malebranche  et  de  Bossuet.  327 

Distinction  de  l'âme  sensitive  et  de  l'esprit  selon  Van  Helmont.  341 


FIN   DE  LA  TABLE  DU  TOME  TROISIÈME. 


La  Bibliothèque 
Université  d!Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


19$. 


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APR  1  3 1988 


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