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Full text of "uvres posthumes de Madame la baronne de Staël Holstein"

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OEUVRES   POSTHUMES 


DE  MADAME  LA  BARONNE 


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DE  STAEL-HOLSTEIN. 


PRECEDEES 


D'UNE  NOTICE  SUR  SON  CARACTERE  ET  SES  ECRITS. 


PARIS 


FIRMIN   DIDOT  FRERES,  LIBRAIRES  -  EDITEURS  , 

IMPRIMEURS    DE   l'iNSTITCT    DE    FRANCE  , 
RUE  JACOB  ,  N°  56  ; 

ET  TREUTTEL  ET  WÛRTZ,  LIBRAIRES, 

RUE  DE  LILLE,  N»  17;  ET  A  STRASBOURR. 

M  DCCC  XXXVIII. 


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OEUVRES 


POSTHUMES 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


AVERTISSEMENT 

DE  L'ÉDITEUR. 


En  faisant  paraître  une  Édition  complète  des 
Œuvres  de  ma  mère,  je  ne  cède  pas  seulement  à 
une  impulsion  de  mon  cœur ,  je  remplis  des  inten- 
tions qui  doivent  m'être  sacrées.  Ma  mère  a  daigné 
me  charger ,  par  ses  dernières  volontés ,  de  choisir 
entre  ses  manuscrits  ceux  qui  seraient  suscepti- 
bles d'être  imprimés ,  et  de  publier  la  collection  de 
ses  OEuvres  et  de  celles  de  M.  Necker.  Elle  a  dé- 
siré qu'une  Notice  sur  elle-même  et  sur  son  père 
précédât  chacune  de  ces  éditions. 

M'acquitter  seul  de  ce  travail  eût  été  sans  doute 
une  grande  consolation;  ma  mère  s'est  toujours 
montrée  à  nous  telle  qu'elle  était ,  et  l'indulgente 
tendresse  qui  lui  faisait  admettre  ses  enfants  à  la 
plus  parfaite  intimité  avec  elle ,  leur  a  permis  de 
suivre  constamment  le  cours  des  pensées  qui  l'oc- 
cupaient ,  et  de  s'instruire  en  écoutant  ses  juge- 
ments sur  les  hommes  et  sur  les  choses.  Mais 
j'étais  certain  qu'elle-même  eût  souhaité  que  sa 
proche  parente ,  son  amie  la  plus  intime ,  se  char- 
geât de  faire  connaître  son  caractère  ;  et  madame 
Necker  de  Saussure  a  consenti  à  entreprendre  une 
tâche  trop  au-dessus  de  mes  forces.  Madame  de 
Broglie  et  moi  nous  avons  joint  nos  souvenirs  aux 
siens.,  et  la  Notice  que  l'on  va  lire  en  renferme  le 
dépôt.  Les  amis  de  ma  mère  y  retrouveront  son 
image  tracée  avec  fidélité  ;  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
connue  pourront  juger  du  vide  affreux  que  sa  perte 
a  laissé  dans  notre  vie. 

Les  manuscrits  confiés  à  mes  soins  sont  en  assez 
grand  nombre.  J'y  ai  trouvé  un  dénoûment  de 
Delphine  et  des  Réflexions  sur  le  but  moral  de  ce 
roman,  qui  en  font  en  quelque  sorte  un  ouvrage 
nouveau  ;  plusieurs  pièces  de  théâtre  en  vers  et  en 
prose ,  les  unes  achevées ,  les    autres  seulement 


esquissées  ;  divers  morceaux  de  politique  ;  le  ca- 
nevas d'un  poème  sur  Richard  Cœur  de  Lion; 
enfin  la  première  ébauche  d'un  ouvrage  commencé 
sous  le  titre  de  Dix  Années  cVexil.  Une  si  prodi- 
gieuse facilité  de  travail  étonnera  surtout  ceux  qui 
réfléchiront  que  c'est  au  milieu  de  la  vie  sociale  la 
plus  animée,  dans  des  temps  de  révolution,  à 
travers  l'exil  et  les  voyages,  avec  une  existence 
tantôt  troublée  par  le  malheur,  tantôt  consacrée  à 
sa  famille  ou  aux  plus  généreux  devoirs  de  l'amitié, 
que  ma  mère  a  pu  manifester  ses  pensées  sous 
tant  de  formes  diverses. 

Le  premier  ouvragée  dont  elle  comptait  s'occu- 
per, après  avoir  achevé  les  Considérations  sur  la 
Révolution  française ,  était  un  poème  en  prose  sur 
Richard  Cœur  de  Lion.  Elle  pensait  que  la  prose 
française  peut  atteindre  à  une  hauteur,  à  une  force 
de  poésie  qu'excluent  les  règles  étroites  de  notre 
versification  ;  et  les  poèmes  en  prose  que  nous  con- 
naissons aujourd'hui  ne  lui  paraissaient  pas  avoir 
épuisé  les  grandes  beautés  dont  ce  genre  est  sus- 
ceptible. 

Ensuite  elle  se  proposait  de  traiter  divers  sujets 
de  tragédie,  et  elle  aurait  cherché  du  moins  à  sortir 
de  l'ornière  où  l'art  dramatique  se  traîne  si  péni- 
blement en  France.  Les  situations  fortes ,  les  effets 
nouveaux  qui  s'offraient  en  foule  à  sa  pensée, 
étaient  un  des  sujets  habituels  de  sa  conversation 
avec  les  amis  dignes  de  l'entendre. 

Enfin  elle  voulait  écrire ,  dans  ses  loisirs,  des 
mémoires  dont  les  Dioi,  Années  d'exil  devaient 
faire  partie,  et  qui  auraient  offert  le  jugement  des 
individus ,  comme  les  Considérations  sur  la  Révo- 
lution française  présentent  le  tableau  des  événe- 
ments. Voilà  les  travaux  que  notre  malheur  est 
venu  interrompre ,  et  qui  sont  perdus  pour  jamais. 

Un  sentiment  contre  lequel  j'ai  eu  à  me  défendre 

m'aurait  porté  à  imprimer  sans  distinction  tous  les 

manuscrits  qui  me  restent  de  ma  mère;   mais, 

.  comme  plusieurs  de  ces  manuscrits  sont  des  ébau- 


NOTICE  SUR  y:  CARA^CTÈRE  Et4.ES  ECRITS 

tl'f^  encoreJfcconrp^^teiS  ,..et  quejpVlâ^  p^rf^ectiop---. 
it  été  une  entreprise  à  la  fois  au-dessus  de 


ner 

mes  forces  et  contraire  au  scrupule  religieux  quî 
doit  me  guider  dans  mon  travail,  j'ai  choisi  parmi 
les  compositions  inédites  celles  qu'il  est  possible 
de  publier  dans  l'état  où  elles  se  trouvent,  et  je  les 
imprimerai  sans  me  permettre  la  plus  légère  alté- 
ration. 

L'ordre  chronologique  est  celai  que  je  suivrai , 
autant  du  moins  que  cela  sera  praticable.  Non-seu- 
lement cet  ordre  est  le  plus  naturel ,  mais  il  a  l'a- 
vantage de  mettre  la  marche  progressive  des  écrits 
de  ma  mère  en  rapport  avec  celle  des  événements  ; 
de  sorte  que  ses  ouvrages  et  l'histoire  de  notre 
siècle  se  servent ,  pour  ainsi  dire ,  de  commentaire 
réciproque. 

Toutefois ,  comme  l'analogie  de  certains  sujets 
et  la  division  des  volumes  m'a  quelquefois  obligé 
de  m'écarter  de  l'ordre  des  temps ,  j'ai  cru  devoir 
placer  à  la  lïn  de  la  collection,  une  liste  exacte  de 
tous  les  écrits  de  ma  mère  et  des  époques  où  ils 
ont  été  composés. 

Cette  édition  sera  donc  aussi  complète  qu'il  est 
possible ,  et  rien  ne  sera  omis  de  ce  que  ma  mère 
a  publié  ou  destiné  à  l'impression.  Quant  à  la 
pensée  d'y  joindre  sa  correspondance,  elle  n'a  pas 
un  instant  approché  de  notre  esprit  :  et  en  effet, 
entre  les  nombreuses  lettres  qu'elle  a  adressées  à 
son  père ,  à  ses  enfants  et  à  ses  amis ,  il  n'en  est 
pas  une  seule  qui  ne  soit  écrite  dans  l'abandon  de 
l'intimité ,  pas  une  dont  elle  n'eût  considéré  la  pu- 
blication comme  une  atteinte  aux  devoirs  les  plus 
sacrés  de  l'amitié  et  de  la  délicatesse.  L'usage  qui 
s'est  introduit  d'imprimer  les  lettres  des  personnes 
célèbres,  sans  respect  pour  leur  mémoire,  et  de 
faire  sa  proie  de  tout  leur  héritage  moral  ;  cet 
usage  est  une  honte  de  notre  siècle  dont  j'ai  tou- 
jours entendu  ma  mère  parler  avec  le  plus  profond 
mépris.  Aussi ,  quelque  belles ,  quelque  touchantes 
que  soient  la  plupart  des  lettres  d'elle  que  possède 
sa  famille ,  ses  intentions  nous  sont  trop  bien  con- 
nues pour  que  jamais  nous  puissions  nous  per- 
mettre de  les  publier.  Tous  ses  amis ,  tous  ceux 
qui  ont  vécu  dans  sa  société,  ne  se  méprendront 
pas  plus  que  nous  sur  une  volonté  si  formellement 
exprimée  :  quiconque  ne  la  respecterait  pas ,  cette 
volonté  que  la  mort  a  rendue  sacrée,  serait  sans 
excuse  à  ses  propres  yeux,  comme  au  tribunal  de 
cette  véritable  opinion  publique,  dont  les  arrêts 
sont  tôt  ou  tard  conformes  à  ceux  de  la  conscience. 


V»    4 


OTICE 


LE  CARACTÈRE  ET  LES  ÉCRITS 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


INTRODUCTION. 

Appelée  par  les  enfants  de  madame  de  Staël  à  écrire  les 
observations  qu'une  longue  intimité  avec  elle  m'a  mise  à 
portée  de  faire,  je  cède  à  leur  désir  sans  consulter  mes 
forces,  comme  sans  prévoir  la  douleur  que  je  vais  ranimer 
en  moi.  Un  sentiment  supérieur  à  toute  considération  per- 
sonnelle me  détermine.  Si  l'amie,  si  la  proche  parente  que 
madame  de  Staël  a  honorée  du  titre  de  sœur,  réussit  à  la 
peindre  telle  qu'elle  l'a  vue,  elle  entourera  son  nom  de 
plus  d'amour;  et  n'ayant  jamais  pu  m'acquitter  envers 
elle,  ayant  dû  souvent  me  reconnaître  vaincue  dans  les 
témoignages  extérieurs  d'attachement,  je  payerai  du  moins 
un  faible  tribut  à  sa  mémoire. 

On  n'a  pas  encore  formé  un  ensemble  des  traits  qui  ca- 
ractérisent madame  de  Staël  ;  on  ne  s'est  pas  complète- 
ment expliqué  cette  étonnante  réunion  ;  et  le  jour  plus 
éclatant  que  vrai  sous  lequel  elle  s'est  présentée,  est  loin, 
bien  loin  d'éclairer  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'inté- 
ressant en  elle.  Rien  de  ce  qui  est  venu  d'elle  ne  peut  être 
comparé  à  elle-même.  Supérieure  par  son  esprit  à  ses  écrits 
les  plus  renommés ,  comme  par  sont  cœur  à  ses  actions  les 
plus  généreuses,  elle  avait  dans  l'âme  un  foyer  de  cha- 
leur et  de  lumière  dont  les  rayons  épars  n'offrent  que  de 
faibles  émanations. 

11  eût  été  à  désirer  sous  plusieurs  rapports  que  les  en- 
fants de  madame  de  Staël  eussent  eux-mêmes  entrepris 
de  faire  connaître  leur  mère.  Et ,  à  ne  considérer  seule- 
ment que  l'intérêt  qu'ils  eussent  inspiré  en  parlant  d'elle, 
j'aurais  déjà  à  me  justifier  d'avoir  osé  prendre  leur  place. 
Toutefois,  outre  que  leurs  souvenirs  n'embrassent  qu'un 
temps  bien  court,  il  y  a  pour  eux  dans  un  lien  trop  étroit 
et  trop  sacré,  dans  une  tendresse  trop  souffrante,  trop 
ombrageuse  peut-être,  des  motifs  particuliers  de  réserve 
et  de  silence.  Des  enfants  ne  sauraient  parler  d'une  mère 
illustre  et  adorée  avec  une  apparence  d'impartialité.  Une 
sorte  de  pudeur  craintive,  une  émotion  sans  cesse  renais- 
sante, les  gênent  et  les  troublent  tour  à  tour  quand  ils 
veulent  expliquer  des  sentiments  si  intimes.  Ils  savent 
qu'ils  seront  récusés,  et  ils  n'osent  épancher  leur  cœur. 
Leur  fierté  se  révolte  également,  et  quand  ils  ont  l'aû'  ae 
solliciter  les  hommages,  et  quand  ils  répriment  l'expres- 
sion de  leur  juste  enthousiasme.  D'autre  part,  un  amour 
trop  voisin  du  culte  leur  interdit  presque  l'examen ,  et  ils 
se  refusent  à  employer  mille  nuances  caractéristiques.  En- 
fin, trop  éloignés  du  point  de  vue  des  spectateurs,  trop 
unis  d'intérêt  et  de  cœur  à  l'objet  dont  ils  pleurent  la 
perte,  tous  leurs  efforts  pour  rehausser  sa  glohre  n'abou- 
tissent qu'à  prouver  leur  tendresse.  Le  grand  talent,  la 
plume  exercée  de  madame  de  Staël,  pouvaient  seuls  sur- 
monter de  tels  obstacles  ;  et  encore  son  morceau  sur  la 
vie  privée  de  son  père,  chef-d'œuvre  de  sentiment  et  d'é- 
loquence, n'a-t-il  pas  obtenu  dans  le  temps  le  succès  qu'il 
méritait. 

Néanmoins  ce  n'est  pas  l'histoire  de  madame  de  Staël 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


que  je  me  propose  d'écrire.  Elle-même  a  raconté  les  évé- 
nements les  plus  remarquables  de  sa  vie ,  soit  dans  son 
ouvrage  sur  la  Révolution  française,  soit  dans  les  Mémoi- 
res qu'elle  avait  commencés  sous  le  titre  de  Dix  Années 
d'exil.  D'ailleurs,  sa  destinée  particulière,  comme  celle 
de  la  plupart  des  fenunes,  n'a  presque  rien  qui  caractérise 
ce  qu'elle  avait  de  saillant  et  d'unique.  C'est  aux  hommes 
seuls  qu'il  a  été  accordé  de  se  peindre  dans  leurs  actions , 
et  d'imprimer  à  leur  existence  extérieure  un  cours  ana- 
logue à  celui  de  leurs  pensées.  Vue  du  dehors,  la  vie  de 
madame  de  Staël  ne  répondrait  pas  à  l'attente  qu'on  a  le 
droit  d'en  concevoir;  et  qui  jamais  se  placera  au  dedans 
de  son  être  pour  dire  ce  qu'elle  a  éprouvé?  Qui  pourra  se 
résoudi'e  à  donner  une  faible  et  souvent  une  fausse  idée 
de  ce  qu'elle  eût  exprimé  avec  tant  de  vérité  et  de  force  ? 
D'ailleurs,  quand  ses  contemporains  sont  encore  debout 
sur  la  scène  du  monde ,  comment  dégager  son  rôle  des 
leurs  ?  conmient  démêler  ce  qui  lui  appartient  dans  le  tissu 
délicat  et  compliqué  de  l'iiistoire  présente  ?  Elle  seule ,  avec 
son  discernement  exquis ,  sa  touche  si  juste  et  si  siire ,  au- 
rait su  faire  la  part  des  autres  et  la  sienne ,  et  se  serait 
rendu  justice  à  elle-même,  sans  démentir  un  instant  son 
inépuisable  bonté.  Je  me  garderai  donc  d'entreprendie  ce 
qu'elle  seule  eût  pu  exécuter.  L'histoire  fidèle  de  ses  sen- 
timents et  de  sa  vie  est  au  nombre  de  ses  trésors  en  espé- 
rance qu'elle  a  emportés  avec  elle  dans  le  tombeau. 

Sous  le  rapport  politique,  madame  de  Staël,  comme 
fille  de  M.  Necker,  comme  témoin  d'événements  mémora- 
bles, a  écrit  elle-même  sa  déposition;  hors  de  là,  il  reste 
peu  à  recueillir.  L'influence  qu'elle  a  exercée  sur  son  siè- 
cle ne  prête  guère  aux  récits.  Elle  a  répandu  ses  principes , 
communiqué  ses  sentiments,  mais  il  n'était  pas  dans  son 
caractère  de  donner  des  conseils  positifs ,  de  dicter  des 
résolutions.  Connaissant  toujours  la  situation,  voyant  ce 
qu'exigeait  et  ce  qu'interdisait  le  moment,  elle  a  dit,  elle 
a  fait  comprendre  la  vérité ,  et  son  inllueuce  se  confond 
avec  la  force  des  choses. 

C'est  dans  les  ouvrages  de  madame  de  Staël  qu'il  faut 
chercher  la  trace  d'elle-même,  trace  imparfaite  peut-être, 
mais  pourtant  extraordinairement  brillante.  C'est  là  que 
ses  amis  retrouvent,  avec  des  impressions  toujours  nou- 
velles ,  d'ineffaçables  souvenirs  ;  c'est  là  qu'ils  reconnais- 
sent jusqu'aux  affections  de  madame  de  Staël,  parce  que 
tout  partait  du  cœur  chez  elle,  même  la  pensée.  Quand 
on  sait  ce  qu'elle  a  été,  on  sent  l'empreinte  du  caractère 
à  travers  l'effet  du  talent;  on  la  revoit  en  la  lisant;  mille 
observations  faites  autrefois  confusément ,  prennent  de  la 
consistance,  et  l'on  ose  d'autant  mieux  les  énoncer  qu'on 
n'avance  rien  sans  preuve.  D'ailleurs,  comme  madame  de 
Staël  généralisait  sa«s  cesse  ses  remarques  sur  elle-mèsne 
et  sm-  les  événements,  ses  ouvrages  sont  pour  ainsi  dire 
les  mémoires  de  sa  vie  sous  une  forme  abstraite,  et  c'est 
en  les  examinant  selon  l'ordre  de  leur  composition  qu'on 
peut  le  mieux  suivre  le  cours  de  son  existence  morale. 

Les  productions  de  madame  de  Staël  servent  d'autant 
mieux  à  la  représenter,  qu'elle  a  voulu,  en  écrivant,  ex- 
primer ce  qu'elle  avait  dans  l'âme,  bien  plus  qu'exécuter 
des  ouvrages  de  l'art.  La  gloire  littéraire  n'a  point  été  un 
premier  but  dans  sa  vie;  ses  livres  sont  le  résultat  natu- 
rel de  cette  abondance  prodigieuse  de  pensées  qui  se  suc- 
cédaient dans  sa  tête,  et  qui  ne  pouvaient  être  enchaînées 
et  pleinement  développées  qu'en  les  fixant  sur  le  papier. 
Elle  ne  réiléchissait  pas  parce  qu'elle  voulait  écrire,  elle 
écrivait  parce  qu'elle  avait  réfléchi.  L'on  ne  peut  considé- 
rer séparément  madame  de  Staël  et  ses  ouvrages.  Son  ta- 
lent d'écrivain  et  son  éloquence  dans  la  société  s'appuient 


et,  pour  ainsi  dire,  se  vérifient  réciproquement  :  l'un 
prouve  que  ses  rapides  et  étonnantes  paroles  supportaient 
l'examen,  l'autre  que  ses  productions  les  plus  excellentes 
coulaient  de  la  source  vive  et  étaient  comme  poétique- 
ment inspirées. 

L'histohe  parlera  de  madame  de  Staël  sous  plusieurs 
rapports.  La  postérité  verra  en  elle  un  auteur  qui  a  mar- 
qué une  époque  nouvelle  dans  la  littérature  et  peut-être 
dans  les  sciences  politiques;  une  femme  extraordinaire, 
si  ce  n'est  unique,  par  ses  facultés,  et  enfin  une  personne 
qui  a  exercé  une  influence  immédiate  dans  la  période  la 
plus  féconde  en  grands  résultats.  Les  nombreux  voyages  de 
madame  de  Staël,  la  curiosité  qu'excitait  la  merveille  de 
sa  conversation,  le  charme  et  les  qualités  qui  lui  conci- 
liaient d'abord  la  bienveillance  et  ensuite  l'affection  de 
ses  auditeurs ,  les  hommes  distingués  de  chaque  nation 
dont  elle  était  partout  entourée ,  le  puissant  intérêt  des 
questions  qu'elle  agitait,  et  enfin  la  force,  l'originalité  et 
en  même  temps  la  grâce  de  ses  expressions ,  sont  cause 
que  ses  mots  heureux  ont  circulé,  que  ses  opinions  se 
sont  répandues  d'une  extrémité  de  l'Europe  à  l'autre. 

Toutefois ,  nous  ne  considérerons  que  passagèrement 
madame  de  Staël  sous  ce  dernier  point  de  vue.  Ce  qu'il 
nous  appartient  d'examiner,  c'est  elle-même.  Nous  devons 
chercher  la  cause  des  effets  qu'elle  a  produits,  et  non  dé- 
terminer leur  étendue.  C'est  à  ceux  qui  ont  observé  de 
près  un  grand  phénomène-à  le  décrii'e  :  d'auties  peuvent 
évaluer  son  influence  au  dehors. 

L'étude  du  caractère  de  madame  de  Staël  est  d'autant 
plus  intéressante,  que  c'est  pour  ainsi  dire  l'étude  de  no- 
tre nature  faite  eu  grand.  On  voit  en  elle  le  relief  de  ce 
qui  se  passe  confusément  dans  la  plupart  des  âmes ,  car 
elle  n'était  extraordinaire  que  par  l'étendue  imposante  de 
ses  facultés.  Tout  était  original  chez  elle ,  et  rien  n'était 
bizarre.  Nulle  forme  étrangère  ne  lui  avait  été  imposée, 
l'éducation  même  n'avait  pas  laissé  de  profondes  traces 
chez  elle.  Mais  si  ses  jugements,  dans  leur  sincérité  im- 
pétueuse, n'étaient  jamais  influencés  par  l'opinion,  ils  ne 
l'étaient  non  plus  au  dedans  d'elle  par  aucun  caprice,  pai 
aucune  inégalité  d'humeur.  On  était  introduit  par  elle 
dans  une  région  poétique,  dans  un  monde  nouveau  et  pour- 
tant ressemblant  au  nôtre,  où  tous  les  objets,  plus  grands, 
plus  frappants,  plus  vivement  colorés,  offraient  pourtant 
leurs  formes  et  leurs  proportions  accoutumées. 

D'ailleurs,  nulle  qualité  comme  nulle  disposition  natu- 
relle ne  lui  a  manqué.  Ce  qui  est  factice  ou  puéril  lui  est 
seul  resté  étranger.  Elle  a  partagé  toutes  les  émotions, 
conçu  tous  les  enthousiasmes ,  saisi  toutes  les  manières 
de  voir  ;  il  ne  s'est  rien  développé  de  grand  ou  d'intéressant 
dans  le  cœur  humain ,  sous  différents  climats  et  à  diverses 
époques  de  la  civiUsation,  qui  n'ait  trouvé  en  elle  de  la 
sympathie. 

Sous  le  rapport  le  plus  essentiel,  celui  de  la  religion, 
l'exemple  de  madame  de  Staël  est  instructif  encore.  Cet 
esprit  indépendant,  cette  intelligence,  amie  de  la  lumière, 
et  qui  l'accueillait  dans  toutes  les  directions,  a  été  de 
jour  en  jour  plus  persuadée  des  augustes  vérités  du  chris- 
tianisme. La  vie  a  rempli  pour  elle  sa  destination,  puis- 
qu'à  travers  bien  des  vicissitudes,  elle  l'a  conduite  à  ces 
grandes  pensées  auxquelles  tant  de  roules  diverses  nous 
ramènent  également. 

On  se  défiera,  je  le  présume,  d'un  portrait  tracé  par 
l'amitié.  Sera-t-on  fondé  à  me  récuser?  C'est  ce  que  j'i- 
gnore moi-même.  Je  dirai  seulement  avec  franchise ,  qu'as- 
surément je  ne  voudrais  pas  nuire,  mais  que  je  n'ai  pas  l'in-  ■ 
tention  de  flatter.  On  peut  promettre  d'être  sincère  et  non 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


d'être  impartial.  J'ai  été,  il  est  vrai,  sous  le  charme;  le 
rôle  de  juge  impassible  ne  saurait  être  le  mien  :  mais  que 
ma  tendre  prévention  n'a  pourtant  pas  été  aveugle,  que 
l'effet  puissant  produit  sur  mon  cœur  a  pourtant  été  en 
rapport  avec  sa  cause,  c'est  là  ce  que  j'espère  prouver. 
D'ailleurs  à  qui  s'adresserait-on  pour  connaître  madame 
de  Staël.'  A  des  ennemis  ?  Non  sans  doute.  A  des  indiffé- 
rents.'  Mais  ceux  qui  ont  vraiment  lu  dans  son  âme,  ne 
sont  pas  restés  tels  auprès  d'elle.  Quiconque  l'a  vue  d'as- 
sez près  pour  la  peindre,  a  dû  nécessairement  l'aimer. 

Cependant  l'amitié  elle-même  a  besoin  de  peindre  juste; 
la  ressemblance  l'intéresse  plus  encore  que  la  beauté.  Et 
quand  il  s'agit  de  madame  de  Staël,  peut-être  aurait-on  à 
se  défendre  d'un  penchant  à  marquer  un  peu  trop  forte- 
ment tous  les  traits.  On  veut  peindre  l'être  de  génie,  et  le 
génie  a  toujours  une  forme  mdividuelle  bien  prononcée. 
Il  s'élève  à  l'idéal ,  il  le  réalise  dans  ses  œuvres ,  mais  il 
n'est  pas  l'idéal  lui-même;  et  le  mortel  dont  les  concep- 
tions nous  saisissent  et  nous  enlèvent,  doit  peut-être  avoir 
une  originalité  trop  marquante  pour  l'exacte  régularité. 

Quand  celle  qui  a  séduit  notre  imagination  par  l'éclat 
de  ses  dons  se  trouve  un  être  aimant,  dévoué,  confiant, 
parfaitement  bon  et  vrai  dans  toutes  les  relations  de  la 
vie,  il  est  bien  difficile  de  s'en  détacher.  Aussi  les  affec- 
tions qu'a  inspirées  madame  de  Staël  ont  été,  dans  leurs 
diverses  sortes,  singulièrement  vives  et  profondes.  Son 
attrait  était  irrésistible;  elle  étonnait  d'abord,  mais  bien- 
tôt elle  captivait.  Le  genre  de  force  qui  peut  déplaire  n'é- 
tait pas  le  sien ,  et  elle  offrait  un  séduisant  mélange  d'éner- 
gie dans  les  impressions  et  de  flexibilité  dans  le  caractère. 
Il  y  avait  en  elle  tant  de  vérité,  tant  d'amour,  tant  de 
grandeur;  la  flamme  divine  était  si  ardente  dans  son  âme, 
si  lumineuse  dans  son  esprit,  qu'on  croyait  obéir  à  ses 
plus  nobles  penchants  en  s' attachant  à  elle;  on  la  contem- 
plait comme  un  spectacle  unique  par  son  intérêt,  par  son 
effet  entraînant  et  dramatique.  Le  génie  et  la  femme  étaient 
unis  intimement  en  elle;  si  l'un  dominait  par  son  ascen- 
dant, l'autre  semblait  s'assujettir  par  sa  susceptibilité  de 
souffrance,  et  la  plus  vive  admiration  n'était  jamais  en- 
vers elle  sans  mélange  de  tendre  pitié.  Son  talent  la  péné- 
trait de  toutes  parts;  il  étincelait  dans  ses  yeux,  il  colo- 
rait ses  moindres  paroles,  il  donnait  à  sa  bonté,  à  sa  pitié 
une  éloquence  pathétique  et  victorieuse;  mais  il  a  tour- 
menté son  existence.  Cette  prodigieuse  émotion,  ce  feu 
qui  se  communiquent  dans  ses  écrits ,  ne  pouvaient  s'a- 
mortir dans  sa  destinée.  Son  âme,  qu'on  me  passe  l'expres- 
sion, était  plus  vivante  qu'une  autre.  Elle  aimait,  elle 
voyait,  elle  pensait  davantage,  elle  était  plus  capable  de 
dévouement  et  d'action  ;  elle  l'était  parfois  de  jouissances, 
mais  aussi  elle  souffrait  avec  plus  de  vivacité,  et  l'inten- 
sité de  sa  douleur  était  terrible.  Ce  n'est  pas  son  esprit 
qu'il  faut  accuser  de  ses  peines ,  ses  hautes  lumières  ne 
lui  ont  donné  que  des  consolations  ;  c'est  sa  grande ,  sa  dé- 
vorante imagination,  cette  imagination  du  cœur,  son  le- 
vier pour  remuer  les  âmes ,  qui  a  ébranlé  la  sienne  et 
troublé  sa  tranquillité.  Et  ce  don,  le  plus  sublime  peut- 
être,  ce  don  unique  dans  sa  réunion  avec  d'autres  aussi 
étonnants ,  a  fait  d'elle  un  génie  audacieux  et  une  femme 
malheureuse.  Il  y  avait  trop  de  disproportion  entre  elle 
et  les  autres.  Elle  a  compris  l'arrangement  des  choses  hu- 
maines, longtemps  avant  de  s'y  résigner.  Trop  amère  pour 
elle  dans  ses  douleurs ,  la  vie  était  trop  monotone  dans  ses 
jouissances,  et  cette  belle  preuve  de  l'immortalité  de 
l'âme,  l'inégalité  de  nos  vœux  et  de  notre  sort,  prenait, 
en  contemplant  madame  de  Staël,  un  nouveau  degré  d'é- 
vidence. Elle  donnait  l'idée  d'une  intelligence  supérieure, 


qu'un  destin  jaloux  aurait  assujettie  aux  misères  et  aux 
illusions  terrestres ,  et  à  qui  de  hautes  prérogatives  ne  fe- 
raient que  mieux  sentir  le  vide  et  le  malheur  de  notre  vie. 

Telle  était  madame  de  Staël  quand  elle  a  composé  Co- 
rinne, le  chef-d'œuvre  de  la  jeunesse  de  son  talent.  Dès 
lors  un  autre  genre  de  grandeur  s'est  déployé  en  elle ,  et 
l'on  a  vu  que  l'élévation  de  ses  pensées  tenait  à  son  ca- 
ractère plus  encore  qu'à  son  imagination.  Sa  longue  ré- 
sistance à  un  pouvoir  tyrannique,  de  grands  sacrifices 
faits  à  de  nobles  opinions ,  lui  ont  obtenu  la  première  des 
récompenses,  un  redoublement  de  vigueur  dans  ses  plus 
belles  qualités.  Alors  son  âme  a  été  raffermie,  alors  elle  a 
retrouvé  l'équilibre  à  une  plus  grande  hauteur.  Avec  ce  sen- 
timent si  exquis ,  cette  vue  si  j  uste  qui  lui  ont  fait  dire  dans 
un  de  ses  premiers  ouvrages ,  «  que  la  morale  était  la  na- 
ture des  choses  ' ,  »  elle  s'est  constamment  exercée  à  dé- 
couvrir dans  chaque  tort  la  cause  nécessaire  d'un  revers. 
Absolument  incapable  de  haine,  si  elle  a  été  émue  d'une 
vive  indignation,  c'est  lorsqu'elle  a  vu  que  l'on  ne  res- 
pectait pas  le  bonheur  des  hommes,  en  sorte  que  sa  co- 
lère même  avait  pour  origine  la  pitié.  De  cette  passion 
pour  le  bien  de  tous,  il  lui  est  né  une  sagesse  qui  tenait 
de  la  passion  même,  une  sagesse  ardente,  généreuse, 
pleine  de  compassion  et  d'esprit,  une  sagesse  qui,  ne  pre- 
nant son  parti  d'aucun  malheur,  n'était  jamais  satisfaite 
que  lorsque  le  point  de  conciliation  entre  la  circonstance 
et  le  principe  était  trouvé,  et  que  nul  n'avait  de  trop 
grands  sacrifices  à  faire.  Tel  a  été  le  caractère  de  ses  der- 
nières années;  tel  est  celui  de  cet  étonnant  ouvrage  dans 
lequel  nous  avons  cru  la  voir  reparaître  toute  rayonnante 
d'immortalité;  de  cet  ouvrage  où,  demandant  à  la  nation 
française  un  compte  sévère  des  destinées  et  des  dons  si 
beaux  qui  lui  avaient  été  départis,  elle  la  relève  toujours 
par  l'espérance ,  et  lui  montre,  de  sa  palme  céleste ,  la  route 
de  la  vraie  gloire  et  d'une  sage  liberté. 

La  supériorité  de  madame  de  Staël  a  certainement  été 
un  grand  phénomène  naturel  plutôt  que  le  résultat  du  tra- 
vail ou  des  circonstances.  Dans  toutes  les  situations  elle  eût 
été  très-remarquable.  Toutefois  il  est  également  vrai  qu'un 
rare  concours  de  causes  extérieures  a  favorisé  les  premiers 
développements  de  son  esprit,  et  c'est  là  ce  que  je  vais 
examiner. 

Je  ne  l'ai  pas  connue  moi-même  dans  son  enfance,  mais 
je  puis  donner  avec  confiance  quelques  informations  que 
j'ai  puisées  à  la  source.  Arrivée  à  l'époque  où  elle  est  en- 
trée dans  la  can'ière  littéraire,  je  suivrai  la  marche  de  ses 
pensées  dans  ses  écrits,  en  empruntant  aux  événements 
de  sa  vie  ce  qui  m'est  nécessaire  pour  indiquer  les  motifs 
de  ses  travaux  ;  et  je  finirai  par  rassembler  sous  le  titre  de 
Vie  domestique  et  sociale  de  mad.\he  de  Stael,  les  ob- 
servations sur  son  caractère  et  sa  manière  de  vivre  que  je 
n'aurai  pas  trouvé  l'occasion  d'insérer  ailleurs. 

DE  l'éducation  de  m""=  de  stael,  et  de  sa  première 

JEUNESSE. 

La  mère  de  madame  de  Staël,  madame  Necker,  avait, 
au  moment  de  son  mariage,  une  instruction  plus  précise 
et  plus  complète  que  celle  de  sa  fille  au  même  âge.  Elle 
avait  reçu  de  son  père,  savant  ecclésiastique,  des  con- 
naissances rares  pour  une  femme,  et  cet  esprit  de  mé- 
thode qui  sert  à  les  acquérir  toutes.  Douée  d'un  caractère 
ferme,  d'une  tête  très-forte,  et  d'une  grande  capacité  de 
travail ,  madeane  Necker  avait  obtenu  beaucoup  de  succès 

I  Mot  que  M.  Necker  et  madame  de  Staël  se  sont  réciproque- 
ment attribué. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


dans  l'étude,  et  était  en  conséquence  portée  à  croire  que 
tout  pouvait  s'étudier.  Elle  s'étudiait  donc  elle-même, 
elle  étudiait  la  société,  les  individus,  l'art  d'écrire,  celui 
de  causer,  celui  de  tenir  une  maison,  celui  surtout  de 
conserver  la  pureté  de  ses  principes,  sans  rien  négliger  de 
ce  qui  peut  étendre  l'esprit.  Elle  portait  son  attention  sur 
toutes  choses,  faisait  des  observations  très-fines,  les  ré- 
duisait en  système,  et  tirait  de  là  des  règles  de  conduite. 
Les  détails  prenaient  de  l'élévation  et  de  l'importance  à 
ses  yeux.,  parce  qu'elle  les  rattachait  aux  grandes  idées  de 
la  religion  et  de  la  morale,  et  son  esprit  assez  métaphysi- 
que s'exerçait  à  trouver  le  point  de  contact.  En  intéres- 
sant ainsi  le  devoir  aux  moindres  occurrences  de  la  vie, 
elle  s'épargnait  l'irrésolution  et  le  regret;  mais  cette  al- 
liance un  peu  artificielle  n'était  jamais  bien  sentie  que  par 
celle  qui  l'avait  formée. 

Ce  genre  de  travail  d'esprit  est  fidèlement  représenté 
dans  les  Mélanges  de  madame  Necker.  Il  règne  une  délica- 
tesse de  sentiment  bien  remarquable  dans  cet  ouvrage, 
qui  a  obtenu  de  grands  succès  chez  les  étrangers  et  sur- 
tout en  Allemagne;  c'est  en  soi  un  intéressant  spectacle 
que  celui  d'une  jeune  et  belle  femme  passant  d'une  pro- 
fonde retraite  à  une  situation  brillante,  et  de  là  au  poste 
le  plus  éminent,  exerçant  sur  tous  les  objets  d'un  monde 
nouveau  pour  elle  un  esprit  déjà  très-cultivé ,  et  observant 
la  société  entière  dans  le  double  but  d'y  réussir  et  de  s'y 
perfectionner. 

Néanmoins  cette  attention  de  madame  Necker,  toujours 
tendue  vers  le  bien,  nuisait  à  l'aisance  de  ses  manières; 
il  y  avait  de  la  gêne  en  elle  et  auprès  d'elle;  son  caractère 
aurait  vraisemblablement  été  âpre  et  sa  volonté  passionnée 
si  elle  n'avait  pas  senti  de  bomie  heure  la  nécessité  de  se 
dompter  :  ayant  beaucoup  obtenu  par  l'effort,  elle  exigeait 
l'effort  des  autres,  et  elle  n'accordait  d'indulgence  que 
quand  le  devoir  de  la  charité  chrétienne  se  présentait  dis- 
tinctement à  son  esprit.  M.  Necker  a  donné  d'elle  une  idée 
très-juste  quand  il  nous  dit  un  jour  dans  l'intimité  :  «  Il  n'a 
«  peut-être  manqué  à  madame  Necker,  poui'  être  jugée 
«  parfaitement  aimable,  que  d'avoir  quelque  chose  à  se 
«  faire  pardoimer.  » 

Ce  n'est  pas  qu'elle  ne  réussît  à  captiver  quand  elle  le 
voulait;  elle  n'épargnait  pas  les  louanges  méritées;  ses 
yeux  bleus  étaient  doux  et  parfois  caressants ,  et  il  y  avait 
dans  sa  physionomie  une  expression  d'extrême  pureté, 
d'ingénuité  même,  qui  faisait  avec  sa  figure  grande  et  un 
peu  trop  droite  un  contraste  assez  séduisant. 

Le  charme  de  l'enfance  ne  fut  pas  très-puissant  sur 
madame  Necker;  elle  avait  trop  dominé  la  nature  pour 
avoir  conservé  beaucoup  d'instinct.  Il  lui  fallait  admirer 
ce  qu'elle  aimait,  et  une  tendresse  toute  de  pressentiment 
et  d'imagination  devait  lui  rester  un  peu  étrangère.  La 
reconnaissance  était  à  ses  yeux  le  premier  des  liens; 
elle  avait  en  conséquence  chéri  son  père;  et  cet  amour 
filial  si  exalté,  qui  parait  être  un  caractère  distinctif  de 
cette  famille,  s'était  déjà  manifesté  en  elle.  Dieu,  ses  pa- 
rents et  son  mari ,  qu'elle  adorait  encore  comme  son  bien- 
faiteur, ont  été  les  seuls  objets  de  ses  ardentes  affections. 

Toutefois,  elle  entreprit  l'éducation  de  sa  fille  avec  cette 
chaleur  de  zèle  que  lui  inspirait  l'idée  du  devoir.  Son  sys- 
tème était  totalement  opposé  à  celui  de  Rousseau.  On  sait 
que  cet  auteur,  partant  du  principe  que  les  idées  ne  nous 
arrivent  que  par  les  sens ,  avait  soutenu  qu'il  fallait  com- 
mencer par  perfectionner  les  organes  de  nos  perceptions , 
si  l'on  voulait  obtenir  un  développement  moral  qui  ne  fOt 
ni  irrégulier  ni  illusoire.  Ce  raisonnement,  très-attaquable 
en  lui-môme,  a  toujours  déplu  aux  âmes  élevées  et  reli- 


gieuses ,  par  cela  seul  qu'il  paraît  accorder  à  la  nature 
physique  un  trop  grand  empire  sur  la  nature  morale.  Ma- 
dame Necker,  accoutumée  à  combattre  le  matérialisme 
sous  toutes  ses  formes,  dut  le  reconnaître  à  travers  cette 
doctrine.  Elle  prit  donc  la  route  contraire,  et  voulut  agir 
immédiatement  sur  l'esprit  par  l'esprit.  Elle  pensait  qu'il 
fallait  faire  entrer  dans  une  jeune  tête  une  grande  quantité 
d'idées,  sans  perdre  trop  de  temps  à  les  mettre  en  ordre, 
persuadée  que  l'intelligence  devient  paresseuse  quand  on 
lui  épargne  un  tel  travail.  Cette  méthode  n'est  pas  non 
plus  sans  inconvénient;  mais  relativement  au  développe- 
ment de  la  pensée,  l't^emple  de  madame  de  Staël  fait 
présumer  qu'elle  est  efficace. 

Mademoiselle  Neckei'  était  un  enfant  plein  de  gaieté,  de 
vivacité,  de  franchist.  Son  teint  était  un  peu  brun,  mais 
animé,  et  ses  grands  yeux  noirs  brillaient  déjà  d'esprit  et 
de  bonté.  Les  caresses  de  son  père,  qui  encourageaient 
sans  cesse  l'enfant  à  parler,  contrariaient  mi  peu  les  vues 
plus  sévères  de  madame  Necker;  mais  les  applaudisse- 
ments qu'excitaient  ses  saillies,  lui  en  inspiraient  à  tout 
moment  de  nouvelles;  et  déjà  elle  répondait  aux  plaisan- 
teries contiimelles  de  M.  Necker  avec  ce  mélange  de  gaieté 
et  d'émotion  qui  a  si  souvent  caractérisé  ses  rapports  avec 
lui.  L'idée  de  donner  du  plaisir  à  ses  parents  était  un  mo- 
bile extraordinairement  actif  chez  elle  ;  amsi ,  par  exemple, 
à  l'âge  de  dix  ans,  témoin  de  la  grande  admiration  que 
leur  inspiiait  M.  Gibbon,  elle  s'imagina  qu'il  était  de  son 
devoir  de  l'épouser  (et  l'on  sait  ce  qu'était  cette  figure)', 
afin  qu'ils  jouissent  constamment  d'une  conversation  qui 
leur  était  si  agréable.  Elle  fit  sérieusement  la  proposition 
de  ce  mariage  à  sa  mère. 

Il  semble  que  madame  de  Staël  ait  toujours  été  jeune  et 
n'ait  jamais  été  enfant.  Dans  tout  ce  qui  m'a  été  raconté 
à  son  sujet,  je  ne  trouve  qu'un  seul  trait  qui  porte  le  ca- 
ractère du  premier  âge,  et  encore  les  goûts  du  talent  s'y 
reconnaissent-ils  :  elle  s'amusait  dans  son  enfance  à  fabri- 
quer des  rois  et  des  reines  avec  du  papier  et  à  leur  faire 
jouer  la  tragédie.  Elle  se  cachait  pour  se  livrer  à  ce  plaisir 
qu'on  lui  défendait;  et  c'est  là  d'où  lui  est  venue  la  seule 
habitude  qu'on  lui  ait  comme,  celle  de  tourner  entre  ses 
doigts  un  petit  étendard  de  papier  ou  de  feuillage. 

Pour  donner  à  la  fois  l'idée  de  mademoiselle  Necker  à 
l'âge  de  onze  ans ,  et  de  la  maison  de  sa  mère  à  cette  épo- 
que, je  citerai  quelques  passages  d'un  morceau  sur  l'en- 
fance de  madame  de  Staël,  écrit  par  une  personne  fort 
spirituelle,  madame  Rilliet,  alors  mademoiselle  Huber, 
qui  a  toujours  été  intimement  liée  avec  elle.  L'éducation 
soignée  de  mademoiselle  Huber  et  d'anciennes  liaisons  de 
famille,  ayant  fait  désirer  à  madame  Necker  qu'elle  devînt 
l'amie  de  sa  fille,  e'ie  raconte  sa  première  entrevue  avec 
mademoiselle  Necker,  les  transports  de  celle-ci  à  l'idée 
d'avoir  une  compagne,  les  promesses  qu'elle  lui  fit  de  la 
chérir  éternellement.  «  Elle  me  parla  avec  une  chaleur  et 
«  une  facilité  qui  étaient  déjà  de  l'éloquence  et  qui  me 

«  firent  une  grande  impression Nous  ne  jouâmes  point 

«  comme  des  enfants  ;  elle  me  demanda  tout  de  suite  quelles 
«  étaient  mes  leçons,  si  je  savais  quelques  langues  étran- 
«  gères,  si  j'allais  souvent  au  spectacle.  Quand  je  lui  dis 
«  que  je  n'y  avais  été  que  trois  ou  quatre  fois,  elle  se  ré- 
«  cria,  me  promit  que  nous  irions  souvent  ensemble  à  la 
«  comédie;  ajoutant,  qu'au  retour  il  faudrait  écriie  le  su- 
«  jet  des  pièces,  et  ce  qui  nous  aurait  frappées;  que  c'était 

«  son  habitude Ensuite,  me  dit-elle  encore,  nous  nous 

«  écrirons  tous  les  matins 

«  Nous  entrâmes  dans  le  salon.  A  côté  du  fauteuil  de 
a  madame  Necker  était  un  petit  tabouret  de  bois  où  s'as- 


6 


NOTICE  SLR  LE  CARA.CTÉRE  ET  LES  ECRITS 


<'  seyait  sa  fille,  obligée  de  se  tenir  bien  droite.  A  peine 
«  eut-elle  pris  sa  place  accoutumée,  que  trois  ou  quatre 
«  vieux  personnages  s'approchèrent  d'elle,  lui  parlèrent 
«  avec  le  plus  tendie  intérêt  :  l'un  d'eux ,  qui  avait  une 
«  petite  perruque  ronde,  prit  ses  mains  dans  les  siennes, 
«  où  il  les  retint  longtemps,  et  se  mit  à  faire  la  conversa- 
«  tion  avec  elle  comme  si  elle  avait  eu  vingt-cinq  ans.  Cet 
«  homme  était  l'abbé  Raynal;  les  autres  étaient  MM.  Tho- 
«  mas,  Marmontel,  le  marquis  de  Pesay,  et  le  baron  de 
«  Grimm. 

«  On  se  mit  à  table.  —  Il  fallait  voir  comment  mademoi- 
«  selle  Necker  écoutait!  Elle  n'ouvrait  pas  la  bouche,  et 
«  cependant  elle  semblait  parler  à  son  tour ,  tant  ses  traits 
«  mobiles  avaient  d'expression.  Ses  yeux  suivaient  les  re- 
«  gards  et  les  mouvements  de  ceux  qui  causaient;  on  au- 
«  rait  dit  qu'elle  allait  au-devant  de  leurs  idées.  Elle  était 
«  au  fait  de  tout,  même  des  sujets  politiques  qui  à  cette 
«  époque  faisaient  déjà  un  des  grands  intérêts  de  la  con- 
«  versation 

«  Après  le  dîner,  il  vint  beaucoup  de  monde.  Chacun , 
«  en  s'approchant  de  madame  Necker,  disait  un  mot 
«  à  sa  fille,  lui  faisait  un  complmumt  ou  une  plaisan- 
«  terie....  Elle  répondait  à  tout  avec  aisance  et  avec  grâce; 
«  on  se  plaisait  à  l'attaquer,  à  l'embarrasser,  à  exciter 
«  cette  petite  imagination  qui  se  montrait  déjà  si  brillante. 
«  Les  hommes  les  plus  marquants  par  leur  esprit  étaient 
t  ceux  qui  s'attachaient  davantage  à  la  faire  parler.  Ils  lui 
«  demandaient  compte  de  ses  lectures ,  lui  en  indiquaient 
«  de  nouvelles ,  et  lui  donnaient  le  goût  de  l'étude  en  l'en- 
«  tretenant  de  ce  qu'elle  savait  ou  de  ce  qu'elle  ignorait.  » 

En  conséquence  du  système  de  sa  mère  sur  l'éducation, 
mademoiselle  Necker  fit  à  la  fois  de  fortes  études,  écouta 
beaucoup  de  conversations  au-dessus  de  la  portée  de  son 
âge ,  et  assista  à  la  représentation  des  meilleures  pièces 
de  théâtre.  Ses  plaisirs  comme  ses  devoirs  étaient  tous  des 
exercices  d'esprit,  et  la  nature  qui  la  portait  déjà  à  les 
aimer,  fut  secondée  de  toutes  manières.  Des  facultés  in- 
tellectuelles très-énergiques  prirent,  par  ce  moyen,  un 
accroissement  prodigieux.  En  1781,  lorsque  le  Compte 
RENDU  fut  publié,  mademoiselle  Necker  écrivit  une  lettre 
anonyme  fort  remarquable  à  son  père,  qui  en  reconnut 
bientôt  le  style.  Dès  sa  plus  tendre  jeunesse  elle  a  com- 
posé. Elle  écrivait  des  portraits,  des  éloges.  Elle  a  fait  à 
quinze  ans  des  extraits  de  l'Esprit  des  lois  avec  des  ré- 
flexions. L'abbé  Raynal  voulait  l'engager  à  écrire  pour  son 
grand  ouvrage,  un  morceau  sur  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes. 

Ce  goût  pour  composer  n'était  pas  favorisé  ])ar  M.  Nec- 
ker; et  il  n'a  pu  le  pardonner  qu'à  une  supériorité  dé- 
cidée', car  il  n'aimait  pas  naturellement  les  femmes  auteurs. 

La  sensibilité  de  la  jeune  personne  était  également  dé- 
veloppée. Les  louanges  données  à  ses  parents  la  faisaient 
fondre  en  larmes;  elle  avait  pour  mademoiselle  Huber  une 
ospèce  de  passion  ;  la  vue  des  personnages  célèbres  lui 
donnait  des  battements  de  cœur.  Ses  lectures  aussi, 
dont  madame  Necker,  plus  sévère  que  vigilante,  ne  pres- 
crivait pas  toujours  le  choix ,  ses  lectures  produisaient  sur 
elle  une  impression  extraordinaire.  Elle  a  dit  depuis  que 
l'enlèvement  de  Clarisse  avait  été  un  des  événements  de 
sa  jeunesse.  La  nature  avait  donné  à  madame  de  Staël,  à 
côté  d'une  grande  mobilité,  qpielque  chose  de  sérieux  et 
de  solennel  qui  se  manifestait  déjà  dans  ses  compositions 
comme  dans  ses  goûts  littéraires.  «  Ce  qui  l'amusait,  dit 
madame  RUliet,  était  ce  qui  la  faisait  pleurer.  » 

Tant  de  stimulants,  des  aiguillons  si  puissants,  là  où 
pour  le  bonheur  du  moins  il  aurait  fallu  des  freins ,  don- 


nèrent une  activité  merveilleuse  à  l'être  moral;  mais  l'ê- 
tre physique  souffrit,  et  les  leçons  surtout  usaient  des 
forces  trop  excitées.  Une  attention  longtemps  soutenue  a 
toujours  fatigué  madame  de  Staël ,  et  la  hauteur  à  laquelle 
elle  s'est  élevée  dans  des  matières  difficiles  en  est  d'au- 
tant plus  étonnante.  Une  sagacité  singulière  la  portait  au 
but  sans  qu'on  la  vît  jamais  sur  la  route. 

La  santé  de  la  jeune  personne,  alors  âgée  de  quatorze 
ans,  déclinant  de  jour  en  joui,  on  appelle  le  docteur  ïron- 
cbin  :  celui-ci  inspire  des  alarmes;  il  ordonne  immédiate- 
ment la  campagne,  exigeant  que  mademoiselle  Necker 
passe  ses  journées  en  plein  air  et  abandonne  toute  étude 
sérieuse. 

Madame  Necker  éprouva  dans  cette  occasion  un  cha- 
grin et  un  mécompte  également  sensibles.  Ce  nouveau  plan 
renversait  tous  les  siens  ;  son  ambition  pour  sa  fille  était 
grande,  et  renoncer  à  de  vastes  connaissances,  était,  se- 
lon elle,  renoncer  à  toute  distmction.  Elle  n'avait  pas 
cette  souplesse  qui  permet  de  varier  les  moyens,  et  ne 
pouvant  plus  travailler  aux  progrès  de  sa  fille  comme  elle 
l'entendait,  elle  cessa  de  la  regarder  comme  son  ouvrage. 

Toutefois  cette  liberté  accordée  à  l'esprit  de  mademoi- 
selle Necker  fut  précisément  ce  qui  lui  fit  prendre  un 
grand  essor.  Une  vie  toute  poétique  succéda  pour  elle  à 
une  vie  toute  studieuse,  et  la  sève  la  plus  abondante  se 
porta  vers  l'imagination.  Elle  parcourait  les  bosquets  de 
Samt-Ouen  avec  son  amie;  et  les  deux  jeunes  filles,  vê- 
tues en  nymphes  ou  en  muses,  déclamaient  des  vers, 
composaient  des  poèmes,  des  drames  de  toute  espèce, 
qu'elles  représentaient  aussitôt. 

Un  effet  heureux  de  cette  oisiveté  pour  mademoiselle 
Necker  fut  encore  qu'elle  put  profiter  de  tous  les  loisirs 
de  son  père.  Saisissant  les  moindres  occasions  de  se  raj)- 
procher  de  lui,  elle  trouva  dans  sa  conversation  des  plai- 
sirs et  des  avantages  extraordinaires.  M.  Necker  était  cha- 
que jour  plus  frappé  de  son  esprit,  et  jamais  cet  esprit 
n'était  plus  charmant  qu'auprès  de  lui.  Sa  fille  s'aperçut 
bientôt  qu'il  avait  besoin  d'être  distrait  et  amusé,  et  elle 
se  retournait  de  mille  manières;  elle  essayait,  elle  ris- 
quait tout  pour  obtenir  de  lui  un  sourire.  M.  Necker  n'é- 
tait pas  prodigue  de  son  approbation ,  ses  regards  étaient 
plus  flatteurs  que  ses  paroles ,  et  il  trouvait  plus  gai  et 
plus  nécessaire  de  relever  les  fautes  que  les  mérites.  Sa 
raillerie  était  à  l'affût  des  plus  légers  torts;  nulle  préten- 
tion, nulle  exagération,  nul  ton  faux  dans  aucun  genre 
ne  pouvait  passer  inaperçu.  «  Je  dois  à  l'incroyable  péné- 
«  tration  de  mon  père,  nous  a  souvent  dit  madame  de 
«  Staël,  la  franchise  de  mon  caractère  et  le  naturel  de 
«  mon  esprit.  Il  démasquait  toutes  les  affectations,  et  j'ai 
a  pris  auprès  de  lui  l'habitude  de  croire  que  l'on  voyait 
«  clair  dans  mon  cœur.  » 

Ces  entretiens  dont  madame  Necker  n'était  point  ex- 
clue, mais  dont  sa  présence  changeait  la  nature,  ne  pou- 
vaient lui  être  entièrement  agréables.  Elle  avait  à  un  très- 
haut  degré  l'admiration,  la  confiance,  et  même  l'amour 
de  son  mari;  mais  pourtant  sa  fille  correspondait  mieux 
qu'elle  à  un  certain  genre  piquant  et  inattendu  qu'on  re- 
marquait parfois  chez  M.  Necker.  La  jeune  personne  an- 
nonçait l'esprit  de  sa  mère,  et  bien  d'autres  esprits  en- 
core. Madamè.Necker  aurait  voulu  qu'on  ne  pût  plaire  que 
par  ses  qualités,  et  sa  fille  plaisait  précisément  par  ce 
qu'elle  avait  dans  le  caractère  de  dangereux  pour  son 
bonheur.  Madame  Necker  était  tentée  de  protester  contre 
des  succès  obtenus  malgré  ses  avis ,  et  les  succès  sem- 
blaient protester  contre  ses  avis  mêmes. 

De  plus,  mademoiselle  Necker  commettait  mille  ctour- 


^ 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


deries.  Sa  vivacité,  son  entraînement  lui  donnaient  sans 
cesse  des  torts ,  et  tandis  que  sa  mère  regardait  les  petites 
clioses  comme  des  dépendances  des  grandes,  les  minu- 
ties n'avaient  nulle  importance  à  ses  yeux.  Pour  éviter 
d'être  trouvée  en  contiavention,  elle  se  plaçait  un  peu  à 
l'écart  derrière  son  père;  mais  bientôt  il  se  détachait  du 
cercle  un  homme  d'esprit,  puis  un  autre,  puis  un  troi- 
sième, et  un  groupe  bruyant  se  formait  autour  d'elle; 
M.  Necker  souriait  involontairement  de  tel  mot  qu'il  en- 
tendait, et  la  discussion  fondamentale  était  dérangée. 

La  crainte  de  perdre  la  première  place  dans  les  affec- 
tions de  son  mari  pouvait  seule  faire  connaître  la  jalou- 
sie à  l'âme  élevée  de  madame  Necker.  Si  sa  fdle  l'eût  sur- 
passée dans  son  propre  genre,  elle  se  serait  associée  à  des 
succès  qui  eussent  paru  la  suite  des  siens.  Elle  aurait  cru 
Hre  aimée  de  son  mari  dans  sa  fille.  Mais  ici  il  n'y  avait 
moyen  de  rien  revendiquer  pour  elle-même,  car  tout  sem- 
blait dû  à  la  nature.  Et  lorsque  M.  Necker  jouissait  avec 
délices  d'un  esprit  sans  modèle  aussi  bien  que  sans  égal, 
elle  éprouvait  du  dépit  et  de  l'impatience,  et  un  peu  de 
désapprobation  lui  voilait  la  rivalité. 

Quant  à  elle,  on  ne  lui  plaisait  que  dans  une  seule 
route..Je  me  souviens  qu'au  temps  où  l'éclat  de  madame 
de  Staël  était  encore  nouveau  pour  moi,  je  témoignai  à 
madame  Necker  mon  étonnement  de  sa  prodigieuse  dis- 
tinction. «  Ce  n'est  rien,  me  répondit-elle,  absolument 
«  rien  à  côté  de  ce  que  je  voulais  en  faire.  »  Ce  mot  me 
frappa  beaucoup,  parce  qu'il  portait  uniquement  sur  les 
qualités  de  l'esprit,  et  qu'il  exprimait  une  conviction  in- 
time. 

La  douceur  extrême  du  caractère  de  mademoiselle  Nec- 
ker se  faisait  remarquer  lorsque  sa  mère  lui  adressait  des 
reproches;  peut-être  que,fière  de  ses  succès  auprès  de  son 
père  et  de  tous  les  hommes  distingués,  elle  n'a  pas  atta- 
ché assez  de  prix  au  suffrage  de  madame  Necker,  elle  n'a 
pas  fait  assez  d'efforts  pour  la  ramener;  mais  son  respect 
pour  elle  a  toujours  été  profond  et  hautement  proclamé. 
Douée  dès  son  enfance  du  don  de  ces  reparties  vives  et 
mesurées  qui  font  la  part  de  tous  les  devoirs  et  de  toutes 
les  vérités,  jamais  elle  n'a  dit  un  mot  qui,  sous  le  rapport 
même  le  plus  frivole,  montrât  sa  mère  sous  un  aspect  dé- 
savantageux. 

Nous  n'ajouterons  que  peu  de  mots  au  sujet  de  madame 
Necker,  pai-ce  qu'ici  finit  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur 
sa  fdle.  Cette  influence  a  été  de  deux  sortes  :  elle  lui  a 
transmis  avec  le  sang  une  âme  ardente ,  des  impressions 
fortes,  l'enthousiasme  du  beau  et  du  grand,  un  goût  vif 
pour  l'esprit,  pour  tous  les  talents,  pour  toutes  les  dis- 
tinctions; d'un  autre  côté ,  elle  a  bien  involontairement 
sans  doute  poussé  sa  fdle  à  contraster  avec  elle.  Made- 
moiselle Necker  avait  souffert  de  la  contrainte  qu'impo- 
sait sa  mère;  et  comme  elle  lui  reconnaissait  beaucoup 
de  lumières  et  de  vertus ,  il  lui  semblait  qu'il  n'y  avait 
qu'à  supprimer  l'effort  pour  que  tout  fût  bien.  Elle  crut 
pouvoir  être,  par  le  seul  élan  d'un  bon  cœur,  par  l'heu- 
reuse impulsion  d'une  âme  bien  née,  tout  ce  que  sa  mère 
avait  été  à  force  de  raison  et  de  surveillance,  et  elle  vou- 
lut être  le  représentant  des  dons  naturels,  parce  que  sa 
mère  était  celui  des  qualités  acquises. 

Cette  intention,  qui  n'était  sans  doute  qu'à  demi  for- 
mée,  a  pourtant  trop  longtemps  influencé  les  jugements 
de  madame  de  Staël.  Son  admiration  pour  les  vertus  de 
premier  mouvement  a  été  trop  exclusive  et  trop  érigée  en 
système.  Les  qualités  naturelles  sont  les  plus  aimables 
sans  doute;  mais  à  quoi  sert-il  de  les  vanter? Faut-il  exci- 
ter les  hommes,  tantôt  à  s'enorgueillir  de  ce  qu'ils  sont, 


tantôt  à  désespérer  de  ce  qu'ils  peuvent  devenir?  Et  qu'y 
a-t-il  de  plus  digne  d'estime  sur  la  terre  que  la  volonté 
vertueuse  ! 

C'est  là  ce  que  madame  de  Staël  elle-même  a  reconnu , 
lorsque  ses  idées  ont  été  mûries  par  la  réflexion,  et  sur- 
tout lorsque  la  religion,  mieux  et  plus  fortement  conçue, 
lui  a  montré  toutes  choses  sous  un  jour  plus  juste.  Aussi 
les  années,  en  s'écoulant,  lui  ont-elles  toujours  mieux 
appris  à  sentir  le  mérite  de  madame  Necker.  «  Plus  je  vis, 
«  m'a-t-elle  dit,  plus  je  comprends  ma  mère,  et  plus  mon 
«  cœur  a  le  besoin  de  se  rapprocher  d'elle.  » 

On  peut  donc  se  représenter  madame  de  Staël  au  temps 
de  sa  première  jeunesse,  s'avançant  avec  confiance  dans 
la  vie  qui  ne  lui  promettait  que  du  bonheur,  trop  bienveil- 
lante pour  deviner  la  Jiaine,  trop  amie  du  talent  dans  les 
autres  pour  soupçonner  l'envie.  Elle  célébrait  le  génie, 
l'enthousiasme,  l'inspiration,  et  donnait  elle-même  une 
preuve  de  leur  puissance.  L'amour  de  la  gloire,  celui  de 
la  liberté,  la  beauté  naturelle  de  la  vertu,  le  charme  des 
sentiments  tendres  fournissaient  tour  à  tour  des  sujets  à 
son  éloquence.  Et  qu'on  ne  croie  pas  que  sa  tête  fût  tou- 
jours exaltée  ;  elle  conservait  de  la  présence  d'esprit ,  et  sa 
fougue  ne  l'emportait  pas.  Aussi,  dans  un  jiays  où  la  rail- 
lerie est  si  fort  à  redouter,  le  ridicule  avait  peine  à  l'at- 
teindre. Elle  s'élevait  au-dessus  de  la  région  où  il  s'exerce. 

A  la  vérité,  avant  qu'elle  eût  encore  marqué  sa  place 
dans  la  société,  on  a  cherché  à  dérouter  l'opinion  sur  son 
compte.  Il  était  aisé  de  la  prendre  en  défaut.  On  racontait 
que  dans  telle  occasion  elle  avait  blessé  un  usage,  enfreint 
une  étiquette,  dérangé  une  gravité  de  circonstance.  Ainsi 
une  révérence  manquée,  une  garniture  de  robe  un  peu 
détachée  lors  de  sa  présentation  à  la  cour,  son  bonnet 
oublié  dans  sa  voiture,  un  jour  qu'elle  entrait  chez  ma- 
dame de  Polignac ,  ont  été  des  sujets  d'amusement  pour 
tout  Paris.  Mais  elle-même  s'emparait  de  ces  anecdotes , 
et  les  racontait  avec  une  grâce  infinie.  Aucune  malveil- 
lance ne  pouvait  tenir  devant  sa  bonté;  et  elle  a  toujours 
eu  un  tact  singuUer  pour  deviner  la  réponse  à  fane  aux 
reproches  non  exprimés.  Lorsqu'elle  paraissait  le  plus 
lancée  dans  la  conversation,  elle  distinguait  d'un  coup 
d'œil  ses  adversaires,  et  les  déjouait,  les  captivait,  ou  les 
terrassait  en  passant.  Jamais  elle  ne  s'appesantissait,  ja- 
mais elle  n'avait  de  l'aigreur;  et  si  la  dispute  menaçait  de 
devenir  sérieuse,  elle  tournait  en  pleine  course  à  la  gaieté, 
et  un  mot  heureux  réunissait  tous  les  suffrages.  Enfin  on 
n'eût  pas  été  applaudi  en  chercliant  à  la  déconcerter  : 
comme  elle  intéressait  en  amusant,  l'audience  entière 
était  pour  elle;  et  celui  qui  l'eût  mise  hors  de  combat, 
eût  lui-même  désespéré  de  la  remplacer  dans  l'arène. 

C'est  ainsi  qu'un  hoimne  de  lettres  de  ses  amis  l'a  re- 
présentée dans  un  portrait  inédit  dont  je  vais  citer  quel- 
quels  fragments.  L'ayant  peu  vue  moi-même  durant  sa 
première  jeunesse,  je  montrerai  l'effet  qu'elle  produisait 
dans  la  société.  Ce  morceau  est  censé  traduit  d'un  poète 
grec: 

«  Zulmé  n'a  que  vingt  ans ,  et  elle  est  la  prêtresse  la 
«  plus  célèbre  d'Apollon;  elle  est  la  favorite  du  dieu;  elle 
«  est  celle  dont  l'encens  lui  est  le  plus  agréable,  dont  les 
«  hymnes  lui  sont  les  plus  chers;  ses  accents  le  font, 
«  quand  elle  le  veut,  descendre  des  cieux,  pour  embellir 
«  son  temple  et  pour  se  mêler  parmi  les  mortels 

«  Du  milieu  de  ces  filles  sacrées  (le  chœur  des  prôtres- 
«  ses),  s'en  avance  tout  à  coup  une  :  mon  cœur  s'en  sou- 
«  viendia  toujours.  Ses  grands  yeux  noirs  étincelaient  do 
«  génie;  ses  cheveux,  de  couleur  d'ébène,  retombaient 
«  sur  ses  épaules  en  boucles  ondoyantes;  ses  traits  étaient 


NOTICE  SUR  LE  CÂRA.GTERE  ET  LES  ECRITS 


«  plutôt  prononcés  que  délicats  ;  on  y  sentait  quelque 
«  chose  au-dessus  de  la  destinée  de  son  sexe.  Telle  il  fau- 
«  drait  peindre  ou  la  Muse  de  la  poésie,  ou  Clio,  ou  Mel- 
«  pomène.  La  voilà,  la  voilà,  s'écria-t-on  quand  elle  parut, 
«  et  on  ne  respira  plus. 

«  J'avais  vu  autrefois  la  pythie  de  Delphes;  j'avais  vu 
«  la  sibylle  de  Cumes  :  elles  étaient  égarées;  leurs  mou- 
«  vements  avaient  l'air  convulsifs;  elles  semblaient  moins 
«  remplies  de  la  présence  d'un  dieu  que  dévouées  aux  fii- 
«  ries.  La  jeune  prêtresse  était  animée  sans  altération,  et 
(<  inspirée  sans  ivresse.  Son  charme  était  libre,  et  tout  ce 
«  qu'elle  avait  de  surnaturel  paraissait  lui  appartenir. 

«  Elle  se  mit  à  chanter  les  louanges  d'Apollon,  en  unis- 
ci  sant  sa  voix  aux  sons  d'une  lyre  d'or  et  d'ivoire.  Les 
«  paroles  et  la  musique  n'étaient  point  préparées.  A  la 
«  flamme  céleste  de  la  composition  qui  exaltait  son  visage, 
«  à  la  profonde  et  sérieuse  attention  du  peuple,  on  voyait 
«  que  son  imagination  les  créait  à  la  fois  ;  et  nos  oreilles , 
«  tout  ensemble  étonnées  et  ravies,  ne  savaient  qu'admi-  . 
«  rer  le  plus  de  la  facilité  ou  de  la  perfection. 

«  Peu  après  elle  posa  sa  lyre,  et  elle  entretint  l'assem- 
«  blée  des  grandes  vérités  de  la  nature,  de  l'immortalité 
«  de  l'âme ,  de  l'amour  de  la  liberté ,  du  charme  et  du  dan- 
«  ger  des  passions 

«  En  ne  faisant  que  l'entendre,  on  eût  dit  que  c'étaient 
«plusieurs  persoimes,  plusieurs  âmes,  plusieurs  expé- 
«  riences  fondues  en  une  seule;  en  voyant  sa  jeunesse,  on 
«  se  demandait  comme  elle  avait  pu  faire  pour  exister 
«  avant  de  naître,  et  pour  deviner  la  vie 

«  Je  l'écoute,  je  la  regarde  avec  transport;  je  découvre 
«  dans  ses  traits  des  cliarmes  supérieurs  à  la  beauté.  Que 
«  sa  physionomie  a  de  jeu  et  de  variété  !  que  de  nuances 
«  dans  les  accents  de  sa  voix  !  quel  accord  parfait  entre  la 
«  pensée  et  l'expression  !  Elle  parle ,  et  si  ses  paroles  n'ar- 
«  rivent  pas  jusqu'à  moi,  ses  inflexions,  son  geste,  son 
«  regard  me  suffisent  pour  la  comprendre.  Elle  se  tait  un 
«  moment,  et  ses  derniers  mots  résonnent  dans  mon  cœur, 
«  et  je  trouve  dans  ses  yeux  ce  qu'elle  n'a  pas  dit  encore. 
«  Elle  se  tait  entièrement,  alors  le  temple  retentit  d'ap- 
«  plaudissements;  sa  tête  s'incline  avec  modestie;  ses 
«  longues  paupières  descendent  sur  ses  yeux  de  feu,  et  le 
«  soleil  reste  voilé  pour  nous.  » 

Dans  l'extrême  prodigalité  de  la  nature  envers  madame 
de  Staël,  c'est  son  père  qui  l'a  forcée  à  faire  un  choix  ju- 
dicieux; son  esiirit  a  gagné  avec  M.  Necker,  et  pour  l'a- 
grément et  pour  la  solidité.  11  lui  a,  comme  il  le  disait  lui- 
même,  enseigné  la  plaisanterie,  et  dans  le  genre  sérieux 
elle  était  à  la  fois  inspirée  et  ramenée  au  vrai  et  à  la  mo- 
dération simplement  en  le  regardant.  Mais,  sous  des  rap- 
ports plus  essentiels,  qui  dira  ce  qu'elle  lui  doit.'  Qui  dira 
quel  a  été  l'effet  de  tant  d'amour ,  fondé  sur  tant  d'admi- 
ration? Si  trop  de  mouvements ,  trop  de  besoins  divers  ont 
agité  sa  vie,  pour  que  M.  Neclser  en  ait  eu  la  pleine  direc- 
tion, jamais  elle  ne  lui  a  volontairement  résisté.  Il  a  puis- 
samment influé  sur  elle  et  par  son  exemple  et  par  l'éternel 
regret  de  l'avoh-  perdu.  Mais  comment  apprécier  une  telle 
influence  ?  L'heureux  effet  des  vertus  paternelles  se  pro- 
longe à  notre  insu,  et  ressemble  à  l'action  de  la  Divinité 
sur  notre  âme. 

Un  regard  attentif  découvrait  entre  le  père  et  la  fille 
bien  plus  de  ressemblance  que  la  réserve  de  l'un  et  la  ma- 
nière ouverte  et  communicative  de  l'autre  n'eussent  porté 
à  le  présumer.  Avec  une  force  de  tête,  une  capacité  d'at- 
tention bien  supérieure  à  celle  de  madame  de  Staël, 
M.  Necker  (et  je  le  'représente  ici  tel  que  je  l'ai  vu  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie),  M.  Necker  montrait  sur 


des  sujets  moins  variés ,  des  vues  aussi  étendues.  Il  avait 
ces  mômes  aperçus  lumineux,  ce  coup  d'œil  pénétrant, 
cette  finesse  d'observation,  et  cette  même  gaieté  sur  un 
fonds  de  mélancolie.  Il  combattait  une  imagination  forte, 
et  concentrait  une  chaleur  d'âme,  une  sensibilité  qui  n'en 
devenaient  que  plus  touchantes.  Rien  n'était  attendrissant 
comme  ses  témoignages  d'affection,  et  on  ne  peut  se  les 
retracer  sans  une  émotion  profonde.  Son  expression  tou- 
jours un  peu  contenue,  son  regard  si  vif  et  si  doux  péné- 
traient le  cœur;  on  y  retrouvait  toute  sa  vie.  On  y  voyait 
et  la  mort  toujours  déplorée  de  madame  Necker,  et  la 
sienne  qui  s'avançait,  et  sa  bonté  adorable,  et  l'ingrati- 
tude des  hommes ,  et  les  hautes  consolations  de  la  religion, 
et  l'ardent  désir  de  faire  encore  du  bien  sur  la  terre.  Mais 
quand  ses  grandes  facultés  venaient  à  se  déployer,  quand 
une  belle  cause  réclamait  son  appui,  ou  qu'une  noble  in- 
dignation enflammait  son  âme,  il  s'exaltait  par  degrés,  et 
les  flots  toujours  grossissants  de  sa  magnifique  éloquence 
se  précipitaient  en  torrent  rapide  et  impétueux. 

De  tels  moments  étaient  rares  toutefois  :  son  cœur  s'a- 
gitait et  se  calmait  le  plus  souvent  en  silence.  Une  dignité 
un  peu  nonchalante  l'empêchait  d'hnprimer  à  la  conver- 
sation le  mouvement  qui  eût  réagi  sur  lui-même,  et  il  se 
résignait  à  l'ennui  que  pourtant  il  redoutait  beaucoup.  Il 
avait  peine  à  voiler  une  antipathie  mêlée  de  mépris  pour 
la  nullité  de  l'esprit  ou  du  caractère;  et  sa  bouche  un 
peu  dédaigneuse  contrastait  avec  son  regard  doux  et 
bienveillant.  Toutefois  la  grâce  le  captivait  :  aussi  ne  de- 
mandait-il aux  femmes  que  du  naturel ,  et  était-il  plem 
d'indulgence  pour  les  jeunes  gens;  mais  la  médiocrité 
consolidée  lui  était  insupportable.  Après  qu'il  avait  long- 
temps rongé  son  frein  dans  une  société  insipide,  rien  au 
monde  n'était  plus  divertissant  que  la  première  explosion 
de  son  mécontentement.  Les  maximes  communes  qu'on 
lui  avait  débitées ,  les  nuances  de  ridicule  qu'il  avait  sai- 
sies, les  petits  buts  qu'il  avait  démêlés,  et  jusqu'à  l'idée 
qu'il  voyait  les  autres  se  former  de  lui-même,  lui  inspi- 
raient les  expressions  les  plus  originales,  les  plus  vive- 
ment contrastantes  avec  son  extérieur  grave  et  imposant 
Une  force  comique  [singulièrement  mordante  se  dévelop- 
pait en  lui;  et  sa  bonté  naturelle  qui  se  faisait  jour  comme 
par  bouffées  à  travers  ce  genre  de  verve,  le  rendait  plus 
remarquable  encore.  Il  a  pu  facilement  renoncer  à  mon- 
trer ce  talent  dans  ses  écrits,  mais  ce  qui  est  bien  à  re- 
gretter, ainsi  que  l'a  insinué  madame  de  Staël,  c'est  que 
la  pompe  continuelle  de  son  style  ne  lui  ait  pas  permis  de 
donner  assez  de  relief,  des  couleurs  assez  tranchantes  à 
la  foule  de  pensées  neuves,  salutaires  ou  agréables  qu'il  a 
réellement  exprimées.  La  musique  distrait  des  paroles 
quand  on  le  ht,  et,  dans  ses  périodes  cadencées,  il  y  a 
une  grande  quantité  d'esprit  qui  est  perdue  pour  l'effet. 

Après  avoir  donné  une  idée  générale  de  madame  de 
Staël  dans  sa  jeunesse,  et  des  deux  persoimes  qui  ont  le 
plus  influé  sur  cette  période  de  sa  vie,  je  vais  mainte- 
nant la  suivie  dans  le  cours  de  ses  travaux.  Sans  trop 
m'attacher  à  juger  en  elle  l'écrivain,  je  regarderai  les  ou- 
vrages de  madame  de  Staël  comme  des  faits  de  son  his- 
toire ou  comme  le  dépôt  de  ses  pensées  ;  le  point  de  vue 
littéraire  n'étant  peut-être  ni  le  plus  important  à  son 
égard,  ni  celui  qu'il  m'appartient  le  mieux  de  choisir. 

DES   ÉCRITS  DE   MADAME  DE   STAËL. 

Première  période. 

Quoique  les  ouvrages  de  madame  de  Staël  aient  géné- 
ralement été  dictés  par  le  même  esprit,  on  y  reconnaît  un 


DE  M4DAME  DE  STAËL. 


9 


caractère  un  peu  différent,  suivant  l'époque  à  laquelle 
elle  les  a  composés.  Je  les  diviserai  donc  en  trois  classes 
conespondantes  à  trois  périodes  de  sa  vie  :  la  première, 
très-courte,  qui  a  précédé  la  révolution;  la  seconde,  qui 
s'étend  du  commencement  de  la  révolution  à  la  mort  de 
M.  Necker;  et  la  troisième,  qui  est  postérieure  à  cet  évé- 
nement. 

La  réputation  naissante  de  madame  de  Staël  fît  accueil- 
lir ses  moindres  productions.  On  lisait  avec  avidité  des 
synonymes,  des  portraits  écrits  par  elle,  et  d'autres  es- 
sais de  ce  genre,  qui,  au  moment  où  elle  entra  dans  le 
monde,  étaient  l'objet  de  certains  défis  de  société  ;  et  déjà 
'  dans  ces  légères  compositions,  on  remarque  la  finesse  de 
pensées,  les  traits  vifs  de  sentiment  qui  ont  toujours  été 
le  cachet  de  sa  manière.  Mais  avant  cette  époque  et  celle 
de  son  mariage,  elle  avait  déjà  écrit  une  comédie  en  vers, 
qui  fut  bientôt  suivie  de  deux  tragédies. 

Il  est  inutile  de  dire  que  ces  pièces  ne  sont  que  des  ébau- 
ches très-imparfaites.  Elles  n'étaient  point  destinées  à 
l'impression,  mais  madame  de  Staël  en  a  fait  quelquefois 
la  lecture  dans  des  réunions  nombreuses  où  elles  ont  eu 
un  succès  inouï;  succès  qui  prouve  l'instinct  du  talent 
chez  les  juges,  car  c'est  surtout  comme  d'heureux  pré- 
sages qu'on  a  dû  les  considérer. 

L'idée  principale  de  la  comédie  intitulée  Sophie  ou  les 
Sentiments  secrets  ,  ne  parut  pas  irrépréhensible  à  ma- 
dame Necker.  Sophie  est  une  jeune  orphelme  qui  a  conçu 
pour  son  tuteur,  le  mari  de  son  amie,  une  passion  dont 
elle  ne  se  doute  pas;  mais  l'excuse  de  l'héroïne,  l'igno- 
rance du  sentiment  qu'elle  exprime,  put  sembler  à  des 
yeux  sévères  ne  pas  s'étendre  jusqu'à  l'auteur.  Toutefois 
le  sujet  est  traité  avec  délicatesse,  ou,  pour  mieux  dire, 
avec  innocence.  On  voit  que  mademoiselle  Necker  n'a 
songé  qu'à  peindre  un  attachement  sans  espoir.  D'ailleurs 
le  caractère  moralement  très-beau  de  la  femme  mariée, 
rivale  de  Sophie,  balance  l'effet  de  ce  dernier  rôle. 

11  est  étonnant  qu'un  si  jeune  auteur,  doiît  la  tête  était 
déjà  pleine  de  tant  d'idées,  n'ait  pas  eu  davantage  la  pré- 
tention de  varier  ses  moyens  d'effet.  Mademoiselle  Necker 
s'est  entièrement  renfermée  dans  la  région  du  sentiment, 
et  son  esprit  fécond,  borné  à  une  seule  couleur,  y  a  mul- 
tiplié les  nuances.  Les  Sentiments  secrets  sont  une  pièce 
toute  d'amour  et  d'amour  malheureux;  il  y  règne  une 
douce  et  mélancohque  sensibilité.  Mais  dans  cette  espèce 
d'élégie  quatre  situations,  quatre  caractères  différents  se 
dessinent  pourtant  d'une  manière  nette  et  distmcte.  Le 
style,  comme  l'a  dit  plus  tard  madame  de  Staèi  en  la  pu- 
bUant ,  n'est  pas  correct ,  mais  il  est  coulant  et  harmonieux. 
Elle  avait  une  telle  facilité,  qu'il  semble  qu'elle  ait  en  toutes 
choses  conmiencé  par  l'habitude. 

Une  tragédie  étant  une  œuvre  bien  autrement  difficile 
qu'une  comédie,  J\ne  Grey  est,  à  tous  égards, inférieure 
à  SopmE.  Cependant  l'inspiration  y  est  plus  élevée,  et  les 
indices  du  talent  y  sont  plus  fortement  marqués.  Le  rôle 
de  Jane  Grey  a  un  coloris  doux  et  pathétique;  celui  de 
Northumberland  est  conçu  avec  une  vigueur  qui  paraît 
bien  étonnante  quand  on  considère  l'âge  de  l'auteui'.  On  a 
surtout  remarqué  quelques  vers  très-énergiques  de  ce  der- 
nier rôle. 

Jane  Grey  est  peut-être  la  seule  des  productions  de 
madame  de  Staël  où  il  se  trouve  une  peinture  animée  du 
bonheur.  La  situation  de  l'héroïne,  au  commencement, 
offre,  U  est  vrai,  ce  qui  devait  être  l'idéal  de  la  félicité 
aux  yeux  de  l'auteur  même,  un  mariage  avec  un  héros 
adoré,  les  jouissances  d'un  esprit  supérieur,  et  dans  l'a- 
venir des  chances  brillantes  ou  funestes ,  mais  toujours 


glorieuses.  Aussi,  comme  madame  de  Staël  avait  toujours 
besoin  de  reconnaissance  et  par  conséquent  de  religion 
dans  le  bonheur,  elle  a  donné  au  caractère  de  Jane  Grey 
une  teinte  religieuse  très-prononcée. 

Peut-être  a-t-on  trop  désespéré  de  la  peinture  du  bon- 
heur pour  l'effet  littéraire  :  on  éprouve  je  ne  sais  quel  at- 
tendrissement pour  les  êtres  qui  savent  être  heureux;  et 
dans  la  tragédie  surtout,  où  l'orage  s'annonce,  il  résulte 
une  vérité,  une  force  singulière,  du  calme  et  de  la  dou- 
leur des  premières  impressions.  Nous  céderons  au  plaisir 
de  citer  quelques  vers  qui  peignent  cette  plénitude  de  con- 
tentement dont  l'expression  est  si  rare  dans  les  fictions 
comme  dans  la  vie  réelle,  chez  les  écrivains  de  génie; 
c'est  Jane  Grey  qui  parle  : 

«  Au  lever  du  soleil,  alors  qu'en  m'éveillant 
«  Je  retrouve  mon  àme  et  recommeuce  à  vivre , 
«  A  sentir  mon  bonheur  quelque  temps  je  me  livre, 
"  J'éprouve  le  plaisir  de  m'apprendre  mon  sort; 
<"  J'y  pense  lentement  ;  ma  voix  nomme  Guilfort,  etc. 

U  parait  que  l'histoire  de  Jane  Grey  avait  singulière- 
ment frappé  madame  de  Staël,  car  elle  s'est  encore  occu- 
pée de  cette  femme  infortunée  dans  les  Réflexions  sur 
LE  Suicide  qu'elle  a  composées  en  1811.  Elle  voulait  prou- 
ver que  l'attente  d'une  mort  affreuse  n'est  pas,  aux  yeux 
du  vrai  chrétien,  une  raison  suffisante  pour  attenter  à  ses 
jours.  Dans  ce  but,  elle  suppose  une  lettre  écrite  par 
Jane  Grey,  en  réponse  à  la  proposition  qui  lui  a  été 
faite  de  prévenir  son  supplice  en  s'empoisonnant.  Cette 
lettre,  où  respire  le  pur  esprit  du  christianisme,  est  de  la 
beauté  la  plus  touchante  et  la  plus  élevée. 

Il  est  à  remarquer  que  ces  premiers  ouvrages,  écrits  à 
un  âge  si  tendre ,  ont  une  vérité  plus  parfaite  et  plus  in- 
time dans  l'expiessiou  du  sentiment  que  ceux  de  la  pé- 
riode suivante,  qui  prouvent  néanmoins  une  plus  haute 
portée.  Cependant  j'ignore  si  les  traits  de  génie  qu'on  a 
relevés  dans  ces  pièces,  en  feront  pardomier  les  défauts, 
hors  du  cercle  de  l'amitié.  Jane  Grey  smtout  ne  peut 
soutenir  l'examen  :  ce  sont  des  monuments  curieux  de 
l'histoire  d'un  grand  talent;  mais  leur  vrai  mérite  est  dans 
ce  qu'ils  annoncent. 

Madame  de  Staël  fit,  à  peu  près  dans  le  même  temps, 
une  seconde  tragédie  intitulée  Montmorency.  Cette  pièce, 
qui  n'a  jamais  été  imprimée,  contient  de  belles  scènes,  et 
le  rôle  du  cardinal  de  Richelieu  y  est  tracé  avec  esprit. 
Toutefois  le  caractère  du  héros,  poussé  à  la  rébellion  par 
une  femme  ambitieuse,  ne  pouvait  pas  être  bien  théâtral. 
Il  est  donc  à  présumer  qu'un  sentiment  particulier  a  influé 
sur  le  choix  de  ce  sujet ,  et  qu'à  l'époque  où  commençaient 
à  se  former  les  nœuds  d'une  amitié  qui  a  embelli  ou  con- 
solé la  vie  de  madame  de  Staël ,  elle  se  plaisait  à  répéter 
le  beau  nom  de  son  ami  '. 

Le  goût  de  madame  de  Staël  s'était  d'abord  déclaré  en 
faveur  de  la  poésie;  mais,  depuis  ces  essais  dramatiques, 
elle  n'a  guère  composé  qu'une  seule  pièce  de  vers  un  peu 
considérable.  Le  mécanisme  de  la  versification  a  été  tel- 
lement perfectionné  en  France,  qu'il  lui  fallait  ou  se  rési- 
gner à  un  genre  d'infériorité,  ou  s'assujettir  à  un  travail 
qui  eût  amorti  sa  verve.  Peut-être  que  l'essor  irrégulier 
de  son  talent  ne  pouvait  s'accommoder  d'une  marciie  me- 
surée. Elle  y  aurait  perdu  de  l'originalité,  et  elle  s'est 
montrée  plus  grand  poëte  en  prose  qu'elle  ne  l'eût  vrai- 
semblablement été  en  vers. 

En  suivant  l'ordre  des  temps,  je  dois  parler  ici  do  trois 
Nouvelles  que  madame  de  Staël  a  composées  avant  l'âge 

I  M.  le  vicomte  Mathieu  de  Montmorency. 


10 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


de  vingt  ans,  mais  qu'elle  n'a  publiées  qu'en  1795.  Elle 
n'attachait  aucune  importance  à  ces  légères  productions. 
Ainsi,  elle  dit  elle-même  dans  l'avertissement  :  «  Que  les 
«  situations  y  sont  indiquées  plutôt  que  développées,  et 
«  que  c'est  dans  la  peinture  de  quelques  sentiments  du 
«  cœur  qu'est  leur  seul  mérite.  »  Il  s'y  trouve  en  effet  des 
traits  ravissants  de  sensibilité  ;  mais  les  situations  qui 
avaient  séduit  le  jeune  auteur  sont  trop  fortes  pour  le  ca- 
dre, et  l'on  voit  que  madame  de  Staël  les  avait  imaginées 
dans  le  temps  où  elle  cherchait  des  sujets  frappants  pour 
la  scène.  11  y  a  toujours  une  veine  tragique  dans  son  ta- 
lent. Produire  de  grands  effets,  exciter  de  fortes  émotions, 
ce  besoin  du  génie  et  de  la  jeunesse  a  longtemps  dominé 
chez  elle;  aussi  a-t-elle  prodigué  la  mort  dans  ces  Nou- 
velles avec  une  sorte  de  témérité.  Celui-là  seul  que  la 
mort  a  frappé  dans  ses  plus  chères  affections,  devrait 
avoir  le  droit  de  traiter  ce  sujet  terrible  :  seul  il  peut  par- 
ler dignement  des  peines  qu'il  connaît;  seul  il  peut  évo- 
quer l'image  du  roi  des  épouvantements ,  sans  une  sorte 
de  légèreté  profane. 

Au  reste,  la  publication  de  ces  Nouvelles  n'a  fait  que 
fournir  un  prétexte  à  celle  du  morceau  extrêmement  dis- 
tingué qui  leur  sert  d'introduction.  C'est  un  traité  sur  les 
fictions ,  plein  de  vues  neuves  et  de  pensées  agréables. 
Les  différents  genres  de  fictions ,  leur  convenance  relative 
aux  divers  degrés  de  la  civilisation ,  y  sont  appréciés  avec 
une  rare  sagacité,  et  l'imagination  y  est  analysée  par  un 
esprit  accoutumé  à  vivre  avec  elle. 

Lettres  sur  Rousseau. 

Mais  son  ouvrage  le  plus  achevé  de  cette  période,  ce 
sont  les  Lettres  sur  les. écrits  et  le  caractère  de 
J.  J.  Rousseau.  Là,  se  trouve  toute  la  vivacité  de  la  jeu- 
nesse et  son  plus  grand  charme,  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle 
promet.  Là,  on  entrevoit  un  penseur,  un  moraliste,  une 
femme  capable  de  peindre  les  passions;  mais  tout  cela 
confusément  et  dans  le  nuage.  Là ,  est  déposé  le  germe  de 
toutes  les  opinions  que  madame  de  Staël  a  développées 
depuis.  Elle  parcourt  un  champ  immense  d'idées;  elle  ef- 
fleure, en  passant,  une  foule  de  sujets;  et,  quoique  sa 
marche  soit  dirigée  par  celle  de  Rousseau ,  elle  accompa- 
gne cet  auteur  d'un  pas  si  léger  et  si  rapide,  elle  le  croise 
et  le  devance  tant  de  fois,  qu'on  voit  qu'il  l'a  excitée  bien 
plus  qu'il  ne  l'a  soutenue.  C'est  toujours  d'abondance 
qu'elle  parle;  elle  cède  au  besoin  de  répandre  son  âme; 
et  l'on  juge  que,  si  elle  eût  choisi  un  tout  autre  objet, 
elle  s'en  serait  peut-être  occupée  avec  moins  d'amour, 
mais  qu'elle  aurait  écrit  avec  autant  de  facilité  et  d'élo- 
quence. Quel  que  soit  l'enthousiasme  que  lui  inspire  Rous- 
seau, elle  maintient  l'indépendance  de  son  esprit;  elle 
sème  avec  profusion  ses  propres  pensées,  en  les  expri- 
mant avec  cette  grâce,  ce  léger  embarras  d'une  jeune 
femme  qui  souffre  un  peu  d'avoir  à  déployer  tant  de  force. 
C'est  dans  des  morceaux  d'une  vive  sensibilité,  c'est  sur- 
tout dans  des  élans  d'admiration  et  d'amour  pour  son  père 
qu'elle  a  épanché  tout  son  cœur.  Enfin,  malgré  quelques 
mouvements  et  quelques  jugements  un  peu  jeunes,  elle 
est  déjà  étonnamment  elle-même  dans  cet  écrit.  C'est 
déjà  cette  personne  sur  qui  tout  produit  de  l'effet,  qui 
examine  tout  de  ses  propres  yeux,  qui,  ayant  une  ma- 
nière à  elle  d'envisager  les  objets,  se  donne  la  peine  de 
vous  expliquer  cette  manière,  et  qui  étend  toujours  vos 
idées,  par  cela  seul  qu'elle  change  votre  point  de  vue. 
C'est  cette  personne  enfin  qui  ne  trace  pas  une  ligne  sans 
avoir  pensé  ou  senti  ce  qu'elle  écrit,  et  qui  exprime  tou- 


jours si  ce  n'est  exactement  la  vérité  des  choses ,  du  moins 
celle  de  son  impression.  Peut-être  cette  production  res- 
semble-t-elle,  pour  la  manière,  à  ses  meilleurs  ouvrages 
plus  qu'à  ceux  d'une  époque  intermédiaire.  Dans  cette 
première  période,  où,  de  même  que  dans  la  dernière,  ma- 
dame de  Staël  vivait  au  milieu  d'une  société  extraordi- 
nairement  brillante  et  y  avait  de  grands  succès,  l'esprit 
de  conversation  a  communiqué  de  la  clarté,  de  la  briè- 
veté, du  trait  et  de  l'éclat  à  son  style. 

Peut-être  y  a-t-il  même  des  rapports  particuliers  entre 
les  Lettres  sur  Rousseau  et  l'ouvrage  posthume  de  ma- 
dame de  Staël.  Rien  assurément  ne  peut  différer  davan- 
tage pour  le  sujet  et  la  forme  que  ces  deux  écrits,  et  ce- 
pendant ils  se  rapprochent  par  la  limpidité  de  la  diction, 
et  parce  qu'à  travers  la  chaleur  ou  la  vivacité  de  senti- 
ments bien  dissemblables,  il  y  règne  une  égale  sérénité 
d'esprit  :  le  cahne  du  matin  et  celui  du  sou  de  la  vie  s'y 
font  sentir.  Elle  n'avait  pas  été  encore  atteinte  par  l'orage 
quand  elle  a  composé  ces  lettres;  aussi,  dans  une  foule  de 
remarques  charmantes ,  on  ne  trouve  ni  la  profondeur  de 
ses  impressions,  ni  celle  de  sa  connaissance  du  cœur. 
C'est  presque  toujours  la  souffrance  qui  nous  force  à 
creuser  dans  notre  âme;  il  faut  que  l'abtme  s'ouvre  pour 
qu'il  y  pénètre  un  rayon  du  jour.  L'analyse  des  effets  de 
la  douleur,  l'emploi  de  couleurs  très-sombres ,  en  con- 
traste avec  les  traits  lumineux  de  ses  pensées,  ont  été  un 
des  grands  moyens  de  madame  de  Staël.  Elle  s'est  montrée 
unique  dans  ce  genre;  et  pourtant,  en  relisant  les  Lettres 
SUR  Rousseau,  où  elle  a  cherché  à  se  modérer,  l'on  re- 
trouve avec  bien  du  plaisir  son  esprit,  et  même  sa  sensi- 
bihté,  revêtus  de  tehites  plus  douces. 

Ceux  qui  ont  voué  un  culte  au  talent  veulent  qu'il  pro- 
duise sur  eux  ses  plus  grands  effets  :  ils  veulent  éprouver 
sa  puissance,  fût-elle  malfaisante  et  cruelle;  et  comme 
eux  seuls  exigent  de  lui  des  preuves  de  force,  eux  seuls 
ont  aussi  le  droit  de  lui  distribuer  la  gloire.  MaisTa  plupart 
des  lecteurs  lîe  cherchent  qu'une  douce  distraction.  11  est 
mille  destinées  douteuses  qu'une  représentation  embellie 
de  la  vie  berce  d'agréables  illusions,  et  peut-être  faut-il 
être  ou  très-heiueux  ou  très-malheureux  pour  aimer  à  ré- 
pandre des  larmes.  C'est  parce  que  les  Lettres  sur  Rous- 
seau raniment  et  exercent  doucement  le  cœur  et  la  pensée, 
sans  trop  exiger  de  l'un  et  de  l'autre,  que  le  charme  en  a 
été  si  imiversellement  senti. 

Toutefois,  n'en  déplaise  à  ceux  qui  aiment  à  renfermer 
le  dénigrement  général  d'un  écrivain  dans  l'éloge  de  son 
premier  essai,  cet  ouvrage  étoimant  pour  l'âge  de  l'auteur, 
brillant  et  distuigué  pour  tous  les  âges,  ne  manifeste  en- 
core ni  la  grande  imagination  ni  la  supériorité  transcen- 
dante dont  madame  de  Staël  a  fait  preuve  depuis. 

écrits  de  madame  de  stael. 

Deuxième  période. 

Peu  de  temps  après  la  publication  des  Lettres  sur 
Rousseau  ,  commença  la  révolution  française  :  madame 
de  Staël  avait  déjà  rendu  dans  cet  ouvrage  un  hommage 
éclatant  à  la  liberté,  et  l'amour  de  la  liberté  l'avait  enllam- 
mée  dès  son  jeune  âge.  Placée  près  du  centre  de  l'action, 
s'élevant  par  son  esprit  à  la  hauteur  de  tous  les  principes , 
et  atteinte  dans  ses  sentiments  par  tous  les  résultats,  ni 
son  caractère  ni  sa  destinée  ne  lui  permettaient  de  de- 
meurer étrangère  au  mouvement  général.  Quand  toutes 
les  têtes  étaient  exaltées ,  ce  n'est  pas  la  sienne  qui  pou- 
vait rester  froide.  Elle  admirait  la  constitution  anglaise 
autant  qu'elle  cliérissait  la  France.  L'idée  de  voir  les  Fran- 


DE  MA.DAME  DE  STAËL. 


11 


çais  aussi  libres  que  les  Anglais,  de  les  voir  placés  au 
môme  niveau  pour  tout  ce  qui  assure  les  droits  et  relève 
la  dignité  de  l'espèce  humaine,  devait  répondje  à  ses  vœux 
les  plus  ardents;  et  quand  on  songe  qu'à  cette  perspec- 
tive s'ajoutait  l'espoir  que  son  père  contribuait  à  un  tel 
bien  et  en  recueillerait  la  reconnaissance ,  on  ne  pent  s'é- 
tonner de  son  enthousiasme.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  vif 
dans  son  cœur  et  dans  ses  pensées,  la  portait  sur  la 
môme  route,  et  elle  allait  plus  loin  que  son  père  dans 
cette  route,  comme  pour  s'exposer  à  recevoir  le  premier 
choc. 

Toutefois  la  modération  que  commandaient  à  M.  Neclier 
et  son  caractère  et  ses  hautes  lumières,  fut  bientôt  im- 
posée à  madame  de  Staël,  par  son  respect  pour  le  mal- 
heur. D'après  l'ardeur  de  ses  espérances,  on  peut  juger 
de  ce  qu'elle  éprouva  lorsqu'elle  vit  son  attefite  trompée. 
Avec  un  sentiment  de  pitié  tellement  vif,  même  envers  les 
indifférents,  qu'il  était  une  douleur  personnelle;  avec  une 
aversion  pour  la  tyrannie  qui  soulevait  toutes  les  puis- 
sances de  son  âme,  le  règne  de  la  terreur  fut  pom-  madame 
de  Staël  particulièrement  épouvantable.  Parmi  ceux  qui 
n'ont  pas  eu  à  déplorer  la  perte  des  premiers  objets  de  leur 
attachement,  nul  n'a  pu  souffrir  plus  qu'elle.  A  la  plus 
profonde  compassion  pour  les  maux  de  tous,  à  d'honibles 
craintes  pour  ses  amis,  se  joignait  l'idée  que  le  nom  de  la 
libeité  serait  à  jamais  calomnié,  et  que  celui  de  son  père 
subirait  un  pareil  sort.  Ses  deux  idoles  sur  la  terre,  la  li- 
berté et  la  glohe  de  M.  Necker,  semblaient  renversées  du 
même  coup. 

«11  me  semble,  dit-elle  (Ikflcence  des  Passions,  p.  115), 
«  que  les  partisans  de  la  liberté  sont  ceux  qui  détestent  le 
V  plus  profondément  les  forfaits  qui  se  sont  commis  en  son 
«  nom.  Leurs  adversaires  peuvent  sans  doute  éprouver  la 
«  juste  horreur  du  crime;  mais  comme  ces  crimes  mêmes 
«  servent  d'argument  à  leur  système,  ils  ne  leur  font  pas 
«  ressentir,  comme  aux  amis  de  la  liberté,  tous  les  genres 
«  de  douleur  à  la  fois.  » 

Aussi ,  pendant  le  règne  sanglant  de  Robespierre ,  ma- 
dame de  Staël  fut  hors  d'état  d'entreprendre  aucun  tsa- 
vail  suivi;  toutes  ses  facultés  étaient  absorbées  par  le  dé- 
sir de  dérober  des  victimes  à  la  mort  :  désir  sans  cesse 
renaissant,  car  lorsqu'elle  avait  donné  asile  à  un  infortuné, 
elle  croyait  n'avoir  rien  fait  pour  lui  tant  qu'elle  n'avait 
pas  sauvé  ses  proches.  Son  dévouement  dans  ce  genre  est 
si  connu,  qu'il  est  inutile  de  le  retracer,  et  l'amitié  éprou- 
verait une  sorte  d'embairas  à  le  faire. 


Défense  de  la  Reine.  —  Épitre  au  Malheur. 
Opuscules  politiques. 


■  Deux 


La  première  fois  qu'elle  retrouva  son  talent,  ce  fut  pour 
l'employer  à  la  défense  de  la  reine.  On  sait,  dans  ces 
temps  désastreux,  ce  qu'il  fallait  de  ménagements  et  d'a- 
di-esse  pour  ne  pas  uTiter  des  monstres  sanguinaires.  On 
a  même  souvent  employé  alors,  dans  un  bon  but,  un  lan- 
gage bas  et  féroce;  mais  c'est  là  ce  qui  était  impossible  à 
madame  de  Staël.  La  tyrannie  populaire  ne  lui  était  pas 
plus  aisée  à  flatter  qu'une  autre.  Cependant ,  comme  il  fal- 
lait se  faire  entendre  des  chefs ,  elle  essaye  de  tous  les 
tons ,  elle  use  de  tous  les  moyens  pour  trouver  le  défaut 
de  la  peau  du  tigre,  et  parvenir  au  cœur  de  l'homme.  Elle 
cherche  à  faire  oublier  la  reine,  pour  ne  montrer  dans  Ma- 
rie-Antoinette que  la  femme  charmante,  l'être  bon  et  com- 
patissant,la  tendre  mère,  l'épouse  dévouée  et  courageuse. 
Il  règne  un  sentiment  actif,  profond,  une  pitié  ingénieuse 
et  déUcate  dans  cette  pièce.  Dirons-nous  que  madame  de 


Staël  n'avait  jamais  été  en  faveur  auprès  de  la  reine.' 
Eùt-elle,  ce  qui  ne  se  pouvait  pas,  eût-elle  été  haïe, 
proscrite,  persécutée  par  Marie-Antoinette,  elle  n'en  eût 
pas  fait  moins,  et  eût  également  gémi  de  ne  pouvoir'  en 
faire  plus. 

Plus  tard,  elle  épancha  la  douleur  qui  l'oppressait,  dans 
une  épitre  adressée  au  Malheur,  petit  poème  bien  remar- 
quable par  la  force  et  la  vérité  de  l'expression.  On  a  sur- 
tout distingué  ces  vers  où  elle  montre  ce  que  l'idée  du  dé- 
sastre universel  ajoute  pour  chaque  malheureux  aux 
peines  particuUères  de  la  vie  ; 

«  De  la  nature  enfin  le  cours  invariable , 

«  A  travers  tant  de  maux  ne  s'est  point  arrêté; 

«  La  mort,  comme  aati-efois,  se  montre  impitoyaljle, 

"  Et  l'hymen  le  plus  saint  n'en  est  point  respecté. 

«L'amour  peut  être  ingrat,  et  l'amitié  légère; 

«Et,  sous  le  poids  affreux  des  communes  douleurs, 

«  Nourrissant  en  secret  une  peine  étrangère, 

«  Seule,  à  d'autres  chagrins  on  donne  encor  des  plenrs. 

«  Dieu  puissant!  du  malheur  daigne  borner  l'empire...  » 

Après  la  chute  de  Robespierre,  madame  de  Staël  a  pu- 
blié, à  peu  d'intervalle,  deux  brochures  anonymes,  l'une 
mtitulée  Réflexions  sur  la  paix,  adressées  a  M.  Put  et 
AUX  Français;  et  l'autre,  Réflexions  sur  la  paix  inté- 
rieure. Ces  deux  écrits,  dont  le  premier  a  été  l'objet  des 
éloges  de  M.  Fox  dans  le  parlement  d'Angleterre,  contien- 
nent tout  ce  que  l'auteur  osait  exprimer  de  ses  idées  sur 
la  situation  intérieure  et  extérieure  de  la  France,  en  1795; 
et  ce  sont  par  là  même  des  monuments  précieux  pour 
l'histoire.  Sans  prétendre  discuter  les  opinions  politiques 
de  madame  de  Staël,  je  dh'ai,  relativement  à  ces  deux  ou- 
VTages,  qu'ils  lui  ont  été  dictés  par  un  sentiment  impé- 
rieux. Les  Français  des  deux  partis  ont  pu  vouloir  la  guerre, 
et  l'Europe  entière  a  pu  croire  être  intéressée  à  sa  conti- 
nuation; mais  il  n'était  pas  dans  le  caractère  de  madame 
de  Staël  d'adopter  jamais  un  tel  système.  Hors  de  l'intérêt 
sacré  de  l'indépendance  nationale,  il  n'était  donné  à  au- 
cun raisonnement  delà  réconciher  avec  l'effusion  du  sang, 
et  son  esprit  se  mettait  toujours  au  service  de  son  cœur 
pour  prouver  la  convenance  de  la  paix. 

On  peut  en  dire  autant  du  second  écrit.  Indépendam- 
ment de  son  amour  pour  la  liberté,  madame  de  Staël  eût 
toujours  signalé  avec  effroi  la  route  qui  semblait  alors, 
selon  son  énergique  expression,  «  forcer  à  retraverser  une 
«  seconde  fois  le  fleuve  du  sang.  >> 

Quand  on  donne  des  conseils  pour  une  position  déter- 
minée, on  est  obligé  de  transiger  avec  le  mal  existant  et 
avec  ses  conséquences  nécessahes;  mais  madame  de  Staël 
le  fait  sans  consacrer  le  mal,  et  sans  cesser  de  le  recon- 
naître pour  ce  qu'il  est.  S'il  est  possible  de  lire  ces  écrits 
avec  impartialité,  d'évaluer  et  les  circonstances  du  temps 
et  ce  qu'elles  exigeaient  d'un  écrivain ,  on  sera  étonné  de 
tout  ce  qui  y  est  déployé  de  force  d'argumentation ,  de 
respect  pour  tous  les  intérêts,  poui'  toutes  les  opinions 
honnêtes,  de  candeur,  et  non-seulement  d'esprit,  ce  qui 
va  sans  dire,  mais  de  solidité  et  de  saine  raison.  Sans 
doute  elle  ne  désirai  t  pas  le  rétablissement  de  la  monarchie  ; 
mais  était-il  dans  l'ordre  des  choses  possibles,  que  cette 
même  restauration  qui  depuis  a  ramené  des  jours  de  li- 
berté et  de  bonheur  pour  les  Français,  eût  lieu  à  l'époque 
oii  elle  écrivait,  sans  que  de  terribles  vengeances  fussent 
exercées.'  Elle  n'a  pas  vu  à  vingt  ans  de  distance,  parce 
que  telle  n'est  pas  la  portée  du  regard  humain;  mais,  dans 
un  horizon  plus  rapproché ,  elle  a  présagé  avec  une  singu- 
lière justesse.  N'est-il  pas  bien  remarquable ,  par  exemple, 
qu'en  1795  elle  ait  dit  que  la  France  ne  pouvait  arriver  à 


12 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


la  monarchie  mixte  sans  passer  par  le  despotisme  mili- 
taire '  ? 

De  l'influence  des  passions  sur  le  bouhetir  des  individus  et 
des  nations. 

Quelque  abstraite  et  générale  que  soit  la  question  traitée 
dans  ce  livre,  elle  n'était  point,  même  au  sein  du  trouble 
et  des  inquiétudes,  étrangère  aux  pensées  habituelles 
d'un  esprit  phitesophique  comme  celui  de  madame  de 
Staël.  Aussi,  quoique  les  traces  de  la  commotion  ■violente 
qu'a  donnée  la  révolution  à  tous  les  êtres  réfléchissants  et 
sensibles,  se  fassent  remarquer  dans  cet  ouvrage,  des 
forces  plus  grandes  y  sont  déployées,  et  leur  masse  en- 
tière est  en  mouvement. 

Dans  les  Lettres  sur  Rousseau,  on  voit  une  jeune  per- 
sonne étincelante  d'esprit,  qui  agite  avec  feu,  avec  senti- 
ment, une  foule  de  questions  brillantes  au  milieu  des 
applaudissements  d'une  nombreuse  assemblée.  Dans  l'In- 
fluence DES  Passions,  au  contraire,  tout  porte  l'empreinte 
des  méditations  solitaires,  et  de  cette  effervescence  dou- 
loureuse que  l'exercice  de  la  pensée  ne  parvient  pas  tou- 
jours à  calmer.  Le  jeune  aigle  épouvanté  par  la  tempête 
de  la  vie  cherche  un  asile  et  un  lieu  de  repos.  Les  pas- 
sions sont  déchaînées  autour  d'elle.  Témoin  et  près  d'être 
victime  elle-même  de  la  fureur  des  partis,  elle  a  sous  les 
yeux  une  vaste  ruine.  Les  institutions  du  vieux  temps, 
celles  qui  les  avaient  d'abord  remplacées ,  tout  a  été  ren- 
versé. La  vertu,  la  raison,  la  liberté  même,  au  nom  de 
laquelle  les  passions  s'étaient  soulevées ,  ont  lutté  en  vain 
contre  les  passions.  Madame  de  Staël  cherche  donc  à  ana- 
lyser ces  forces  mystérieuses;  elle  se  demande  si  les  ar- 
dentes espérances  que  les  passions  excitent  se  réalisent 
jamais,  et  la  réponse  est  négative.  Toujours  les  passions 
attendent  du  sort  ou  des  hommes  l'accomplissement  de 
leurs  vœux,  et  mettent  ainsi  notre  bonheur  sous  une  dé- 
pendance étrangère.  L'amour  de  la  gloire ,  l'ambition ,  la 
vanité  veulent  atteindre  un  but  qui  recule  sans  cesse.  Les 
affections  tendres  ont  besoin  d'une  réciprocité  qu'elles  ne 
croient  jamais  obtenir,  et  les  désirs  sensuels  ou  égoïstes , 
en  desséchant  le  cœur  qu'ils  agitent,  détruisent  le  foyer 
commun  de  toutes  les  jouissances. 

Les  passions  sont  donc  le  véritable  obstacle  au  bonheur 
des  mdividus,  et  elles  nuisent  aussi  à  celui  des  nations; 
car  pour  un  peuple  chez  lequel  il  n'existerait  pas  de  vio- 
lents désirs,  toutes  les  formes  de  gouvernement  seraient 
également  bonnes.  Toutefois,  il  s'offre  ici  une  distinction 
fondamentale  :  l'homme  considéré  isolément  peut  toujours 
aspirer  à  étouffer  ses  sentiments  désordonnés;  mais  on 
doit  regarder  les  passions  comme  indestructibles  dans  l'es- 
pèce, et  c'est  à  leur  laisser  le  degré  d'activité  convenable 
que  consiste  l'art  du  législateur.  D'après  cette  différence, 
l'auteur  a  divisé  son  plan  en  deux  parties  :  l'une  qui  traite 
de  la  destinée  des  individus,  et  l'autre  du  sort  constitu- 
tionnel des  nations. 

La  première  moitié  de  ce  plan  est  la  seule  qui  ait  été 
exécutée,  et  elle  suffit  à  former  un  ouvrage  complet.  Ma- 
dame de  Staël  y  a  analysé,  en  premier  lieu,  les  passions, 
puis  les  sentiments  qui  tiennent  à  la  fois  de  la  nature  des 
passions  et  de  celle  des  ressources  qu'on  peut  leur  oppo- 
ser ;  enfin  elle  examine  quels  sont  les  secours  contre  le 
malheur  qu'on  doit  chercher  en  soi-même. 

L'analyse  des  passions  est  admirable;  plusieurs  de  ces 

'  J'avais  rassemblé  d'autres  citations-,  et  les  phrases  que  j'avais 
en  vue  étaient  bien  saillantes  ;  mais  peut-être  vaut-il  mieu.x ,  quand 
on  ne  retrace  pas  l'ensemble  de  la  situation ,  éviter  de  réveiller  des 
i/ouvenirs  douloureux,  et  trop  souvent  empreints  d'injuslice. 


mobiles  qui  semblent  ne  différer  entre  eux  que  par  d'im- 
perceptibles nuances ,  sont  cariictérisés  avec  des  traits  si 
netset  si  fermes,  qu'ils  prennent  des  physionomies  par- 
faitement distinctes;  et  les  définitions  d'idées  abstraites 
deviennent  en  quelque  sorte  des  portraits  d'individus.  Un 
rare  talent  pour  la  satire  est  déployé  dans  ces  peintures  : 
toutefois  on  n'y  remarque  pas  cette  gaieté  vive  et  légère 
qui  a  brillé  depuis  chez  madame  de  Staël.  Elle  était  ab- 
sorbée par  le  chagrin  à  cette  époque  désastreuse. 

Un  chapitre  bien  remarquable,  c'est  celui  de  l'Esprit 
DE  PARTI.  Le  fanatisme  politique,  son  aveuglement,  sa 
folle  confiance,  sa  crédulité,  sont  représentés  par  une  per- 
sonne si  jeune,  avec  la  plus  énergique  justesse,  et  elle  a 
ensuite  caractérisé  avec  la  même  précision  les  deux  gran- 
des classes  d'enthousiastes ,  les  novateurs  et  les  défenseurs 
du  passé.  Tout  est  vrai  dans  ces  tableaux,  et  restera  tel, 
tant  que  les  mêmes  partis  existeront  encore. 

Mais  quelle  effrayante  révélation  du  plus  affreux  mys- 
tère de  la  nature  humaine  n'est  pas  contenue  dans  le  cha- 
pitre intitulé  du  Crime,  mot  par  lequel  elle  entend  sur- 
tout la  cruauté!  Dans  un  temps  où  le  crime  marchait 
déchaîné,  l'esprit  d'observation  n'a  pourtant  pu  suffire  à 
tracer  un  tel  tableau.  Il  fallait  un  talent  pour  ainsi  dire 
dramatique,  cette  force  d'imagination  qui,  dans  un  mot, 
un  mouvement,  une  expression  de  physionomie,  trouve 
l'homme  tout  entier,  le  comprend  au  point-de  devenir  lui, 
de  revêtir  un  instant  sa  nature.  Quelle  peinture  terrible  de 
ce  besoin  d'enivrement,  de  cette  férocité  convulsive,  de 
cette  rage  intérieure  qui  pousse  sans  cesse  à  de  nouveaux 
forfaits,  celui  pour  qui  le  repos  est  devenu  un  supplice, 
celui  qui  se  sent  bai  parce  qu'il  hait,  et  qui  veut  infliger 
aux  autres  les  tourments  dont  il  est  lui-même  la  proie  ! 

Et  quel  trait  de  lumière  jeté  sur  le  cœur  humain  que  ces 
paroles  :  «  Si  l'on  pouvait  avoir  quelque  prise  sur  un  tel 
«  caractère,  ce  serait  en  lui  persuadant  tout  à  coup  qu'il 
a  est  absolument  pardonné  !  »  VoUà,  remarquerai-je  à  l'ap- 
pui de  ce  que  dit  madame  de  Staël,  voilà  une  des  causes 
des  révolutions  morales  qu'opère  si  fréquemment  la  reli- 
gion. Elle  dit  au  coupable  qu'il  est  pardomié  dans  le  ciel; 
il  méprise  le  reste,  et  recommence  à  vivre. 

Madame  de  Staël  considère  les  passions  sous  le  rapport 
de  leur  danger  pour  le  bonheur  et  non  pour  la  vertu.  Elle 
conunence  par  reconnaître  que  toute  félicité  suppose  l'ob- 
servation des  lois  de  la  morale ,  mais  elle  ne  dit  pas  aux 
hommes  :  Les  passions  vous  rendront  peut-être  coupables; 
elle  leur  dit  :  Les  passions  vous  rendront  sûrement  malheu- 
reux. Pour  les  êtres  que  la  chance  de  commettre  une  faute 
n'effraye  pas  avant  tout,  ce  langage  a  beaucoup  de  force, 
en  ce  qu'il  se  fonde  sur  la  nature  même  des  choses,  sur 
l'essence  immuable  des  sentiments  immodérés ,  et  non  sur 
leurs  suites  mcertaines.  Ainsi,  quelque  base  qu'on  veuille 
dormer  à  la  morale,  cette  partie  de  l'ouvrage  aura  tou- 
jours de  l'importance,  et  les  observations  curieuses  qu'elle 
renferme  ne  seront  perdues  dans  aucun  système.  Toute 
philosophie  usuelle  doit  viser  à  rendre  la  volonté  indépen- 
dante des  passions.  Mais  quand  madame  de  Staël,  dans  le 
but  de  mieux  assurer  cette  indépendance,  semble  pros- 
crire jusqu'aux  affections  les  plus  légitimes,  ne  dément- 
elle  pas  et  son  propre  sentiment  et  la  nature  ?  N'y  a-t-il  pas 
un  stoïcisme  moins  âpre  à  dire  que  la  douleur  n'est  pas 
un  mal,  qu'à  soutenir  qu'aimer  innocemment  n'est  pas  un 
bien.f  L'amitié,  la  tendresse  paternelle  et  filiale  doivent- 
elles  être  sacrifiées  à  un  froid  calcul,  et  n'est-ce  pas  un 
cruel  emploi  du  talent  que  de  peindre  avec  un  détail  frappant 
de  vérité  tout  ce  qui  blesse  le  cœur  dans  les  relations  les 
plus  chères?  Le  pliilosophe  chrétien  a  peut-être  seul  le 


DE  MàDAME  DE  STAËL. 


13 


droit  de  dissiper  des  illusions  consolantes  ;  et  il  faut  nous 
promettre  autre  chose  que  cette yie,  si  l'on  yeut  nous  dé- 
goûter de  ce  qu'elle  renferme  de  mieux. 

11  n'était  pas  en  général  dans  le  caractère  de  madame 
de  Staël  de  pom'suivre  aveuglément  un  principe  jusque 
dans  ses  dernières  conséquences ,  et  elle  était  ordinaire- 
ment avertie  par  un  tact  très-silr  du  moment  où  l'applica- 
tion abusive  d'une  règle  conduirait  à  en  violer  une  autre. 
Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  n'est  point  par  «ne  af- 
fectation d'austérité  que  madame  de  Staël  a  soutenu  un 
tel  système,  et  on  peut  assez  juger  que  ce  n'est  point  non 
plus  par  û-oideur  d'âme.  Elle  peint  en  traits  de  feu  le  mal- 
heur des  passions  et  leur  puissance;  c'est  uniquement  aux 
êtres  passionnés  qu'elle  s'adresse  :  les  autres  n'ont  pas  be- 
soin de  ses  secours,  ils  n'entendraient  pas  son  langage, 
et  ce  n'est  pas  avec  eux  qu'elle  a  des  traits  de  sympathie. 
Il  résulte  ainsi  de  la  sévérité  de  ses  conseils  et  de  la  cha- 
leur de  ses  sentiments  un  stnguher  contraste  qui  vient  de 
ce  qu'ayant  beaucoup  souffert,  elle  aurait  voulu  paraly- 
ser chez  les  autres  et  chez  elle-même  cet  excès  de  vie  qui 
est  une  si  giande  cause  de  malheur. 

Il  a  sans  doute  échappé  à  la  jeunesse  et  à  l'ardente  vi- 
vacité de  l'auteur,  des  jugements  hasardés  et  des  expres- 
sions trop  fortes.  Mais,  à  juger  généralement  de  la  mora- 
lité de  cet  ouvrage,  on  ne  peut  guère  lui  reprocher  d'autres 
défauts  que  ceux  de  la  philosopliie  qui  n'a  pas  un  fonde- 
ment religieux,  la  privation  d'espérance,  l'absence  d'un 
motif  hors  de  soi  pour  le  sacrifice  de  soi-même,  défauts 
qui  sont  toujours  recouverts  d'une  teinte  de  sensibilité 
bien  étrangère  à  cette  philosophie. 

Madame  de  Staèl  ne  laisse  pas  sans  quelques  ressources 
les  mortels  qu'elle  a  déh«és  des  passions  ;  elle  conseille 
l'étude  indépendamment  du  succès,  la  bonté  indépendam- 
ment de  la  reconnaissance,  et  elle  indique  comme  un  état 
assez  doux,  après  qu'on  a  renoncé  au  honheui',  cette  dis- 
position tendi-e  et  rêveuse  qu'elle  appelle  la  mélancolie. 
La  religion  a  toutes  ces  consolations,  et  mieux  encore; 
mais  la  religion  n'était  alors  ni  un  principe  d'action  ni  un 
secours  intérieur  pour  madame  de  Staël ,  et  on  peut  en  ap- 
peler de  tout  ce  qu'elle  dit  sur  ce  sujet  à  César  mieux  in- 
formé, c'est-à-dire,  à  elle-même  dans  ses  derniers  écrits. 

Son  ouvrage  contre  le  suicide,  en  particulier,  est  très- 
curieux  à  rapprocher  de  celui-ci,  dont  il  semble  être  le 
complément,  puisque  madame  de  Staël  y  offre  le  seul  re- 
mède efficace  aux  maux  qu'elle  n'avait  guère  fait  aupara- 
vant que  signaler. 

Toutefois ,  quand  on  a  reconnu  dans  les  passions  une 
fièvie  funeste  et  destructrice,  dans  les  affections  les  plus 
innocentes  une  source  de  peines  et  de  regrets;  quand  la 
méditation,  la  bienfaisance,  et  une  sorte  de  résignation 
contemplative  sont  devenues  les  seules  ressources  sur  les- 
quelles on  ose  compter,  on  a  fait,  sans  le  savoir,  bien  des 
pas  sur  la  route  qui  conduit  au  christianisme  :  on  s'est  pé- 
nétré de  son  esprit  sans  songer  à  sa  doctrine,  et  c'est  là 
ce  qui  rend  plus  intéressant  encore  ce  livre,  d'ailleurs 
éminemment  distingué. 

Si  madame  de  Staël  n'a  pas  exécuté  la  seconde  moitié 
de  son  plan,  ce  n'est  point  par  légèreté;  ce  n'est  pas  non 
plus  qu'elle  ait  été  effrayée  des  grands  travaux  qu'il  lui 
fallait  entreprendre,  on  a  vu  depuis  ce  dont  elle  était  ca- 
pable en  ce  genre.  Selon  toute  apparence ,  elle  aura  senti 
que ,  malgré  ses  efforts ,  les  deux  parties  de  l'ouvrage  n'eus- 
sent pas  été  assez  forîeinent  liées  l'une  à  l'autre,  et  que  la 
seconde  aurait  difficilement  rempli  son  litre.  En  traitant 
de  l'influence  des  passions  sur  le  bonheur  des  nations,  le 
but  de  madame  de  Staël  était  de  prouver,  par  l'iiistoire, 


cette  opinion  qu'elle  a  professée  toute  sa  vie,  savoir,  qoe 
les  mstitutions  politiques  font  l'éducation  des  peuples, 
qu'elles  forment  leur  caractère  et  décident  par  là  de  leur 
destinée  ultérieure.  Or,  il  est  très-vrai  que  le  problème  à 
résoudre  dans  ces  institutions,  c'est  celui  de  laisser  aux 
passions  le  degré  d'activité  qui  permet  un  grand  dévelop- 
pement moral ,  sans  néanmoms  compromettre  la  tranquil- 
lité publique;  mais  le  jeu  des  passions  est  compris  dans 
l'idée  de  la  hberté,  et  il  ne  parait  pas  très-nécessaire  de 
décomposer  cette  idée  :  la  question  serait  donc  rentrée 
dans  celle  de  l'union  de  l'ordre  avec  la  liberté.  Et  si  l'au- 
teur avait  voulu  rechercher  quelle  a  été  la  passion  domi- 
nante dans  le  caractère  de  chaque  peuple ,  comme  il  eût 
expliqué  ce  caractère  par  les  institutions,  la  passion  n'au- 
rait paru  qu'accidentelle.  De  toute  manière  les  passions 
eussent  été  assez  étrangères  au  sujet  de  cette  partie,  ou 
ne  s'y  seraient  rattachées  qu'au  moyen  d'une  métaphysi- 
que trop  déUée  :  toutefois  il  serait  bien  intéressant  de 
traiter  ces  diverses  questions  en  s'appuyant  sur  l'histohe, 
comme  voulait  le  faire  madame  de  Staël. 

Lorsqu'elle  eut  renoncé  à  son  premier  plan,  elle  resser- 
ra, dans  une  introduction,  toute  la  substance  de  l'ouvTage 
qu'elle  avait  d'abord  projeté.  Ce  morceau,  qui  attira  for- 
tement dans  le  temps  l'attention  de?  penseurs,  offre  en  ef- 
fet une  masse  imposante  d'idées  ;  c'est  une  mine  non  ex- 
ploitée, où  celui  qui  voudra  puiser  trouvera  d'immenses 
richesses. 

De  la  littérature  considérée  dans  ses  rapports  avec  les 
institutions  sociales. 

Il  s'est  écoulé  quatre  années  entre  la  publication  de 
L'I^îxrENCE  DES  P.4.SSI0XS  ct  ccUe  de  la  LixTÉR.iTCRE.  Du- 
rant cet  intervalle,  une  révolution  heureuse  semble  s'être 
opérée  dans  l'esprit  de  madame  de  Staël.  Ses  opinions  sont 
restées  les  mômes,  mais  le  cours  de  ses  pensées  a  changé. 
La  réflexion  a  mûri  ses  idées ,  des  études  suivies  ont  allégé 
pour  elle  le  poids  du  malheur,  et  son  âme  s'est  relevée. 
Déjà  sa  vie  est  toute  d'avenir,  et  puisque  le  temps  pré- 
sent ne  répond  pas  à  ses  vœux,  elle  vogue  à  pleines  voiles 
vers  ime  gloire  lomtaine;  son  besom  d'espérance  se  re- 
porte sur  le  monde  entier.  Elle  pense  que  l'esprit  humaùi 
s'enrichit  de  l'héritage  des  siècles.  Selon  elle,  les  généra- 
tions ne  se  succèdent  pas  en  vain,  et  il  s'avance  peu  à 
peu  un  meilleur  ordre  de  choses,  dont  l'œil  prophétique 
du  talent  distingue  les  principaux  traits.  L'état  de  boule- 
versement et  d'anarchie  cesse  de  lui  paraître  un  mal  mu- 
tile, quand  elle  le  considère  comme  une  ciise  qui  doit  con- 
duire à  une  situation  plus  heureuse,  quand  surtout  elle 
l'attribue  aux  résistances  mévitables  qu'éprouvent,  lors- 
qu'on vient  à  les  appliquer  à  la  vie  réelle,  des  prijcipes 
longtemps  méconnus,  ou  relégués  parmi  les  vérités  spé- 
culatives. Mais  il  faut  que  l'examen  du  passé  justifie  cet 
augme  favorable  ;  il  faut  prouver  que  les  progrès  des  lu- 
mières ont  été  certains,  qu'ds  ont  été  constants  malgré 
leurs  vicissitudes,  et  qu'on  peut,  à  travers  l'obscmité  des 
temps,  reconnaître  la  loi  d'un  développement  moral  chez 
la  race  humaine.  C'est  là  ce  qu'entreprend  madame  de 
Staël. 

Elle  était,  par  son  esprit  anaMique,  particulièrement 
propre  à  un  tel  travail,  et  sa  brillante  imagmation  devait 
y  répandre  du  charme.  La  difficulté  de  suine  la  marche 
inégale  de  la  civilisation,  d'en  exphquer  les  in-égularités , 
les  interruptions  momentanées,  les  apparences  parfois  ré- 
trogrades .  d'amener  à  un  résultat  commun  les  faits  variés 
de  l'iiistoire,  cette  diflicullé  prodigieuse  ne  refii-aye  pas; 


14 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


et,  sans  peut-être  l'avoir  mesurée,  elle  l'a  presque  tou- 
jours surmontée  avec  bonheur.  Le  même  talent  d'obser- 
vation qu'elle  avait  porté  sur  les  mouvements  du  cœur, 
s'exerce  sur  toutes  les  facultés  pensantes ,  sur  tous  les 
résultats  de  leur  activité.  Elle  considère  les  institutions , 
les  mœurs  et  la  littérature  dans  leur  dépendance  mutuelle  ; 
elle  démêle  les  fils  nombreux  et  délicats  qui  lient  l'état  de 
la  société  avec  celui  de  la  religion  et  de  la  philosophie,  et 
montre  comment  les  écrivains  qui  sont  toujours  influencés 
par  le  caractère  de  leur  nation,  réagissent  sur  ce  caractère 
même.  C'est  une  belle  idée  que  celle  de  suivre  le  dévelop- 
pement de  l'esprit  humain  à  travers  les  siècles ,  en  assi- 
gnant à  chacun  des  grands  événements  et  des  grands  hom- 
mes la  part  qu'ils  ont  eue  à  ses  progrès. 

On  ne  peut  qu'être  singulièrement  frappé  de  l'étendue 
d'esprit  déployée  dans  cet  ouvrage.  Ce  n'est  point,  comme 
la  plupart  des  bons  livres  de  cette  classe,  un  résumé  élé- 
gant des  idées  reçues,  relevé  par  quelques  nouveaux  rap- 
prochements. Ce  n'est  point  non  plus  une  de  ces  compo- 
sitions systématiques  dans  lesquelles  un  auteur,  en  ob- 
servant tous  les  objets  sous  une  face  particulière,  peut 
avoir  certains  aperçus  neufs,  mais  nous  fatigue  à  la  lon- 
gue par  la  répétition  du  même  genre  d'examen.  Tout  se 
dirige,  il  est  vrai,  vers  un  but,  mais  la  marche  de  madame 
de  Staël  n'a  rien  de  forcé  ni  de  pénible  ;  son  point  de  vue 
est  juste,  vaste,  impartial.  Elle  considère  tous  les  sujets 
comme  si  elle  était  la  première  à  les  étudier;  elle  voit  les 
choses  par  leur  grand  côté;  elle  les  regarde  avec  des  yeux 
pénétrants,  des  yeux  bienveillants,  pour  ainsi  dire,  qui 
découvrent  une  foule  de  rapports  inattendus  et  agréables. 
Il  est  étonnant  qu'elle  se  soit  rencontrée,  comme  elle  l'a 
fait,  avec  les  littérateurs  de  la  nouvelle  école  allemande, 
dont  elle  n'avait  alors  point  lu  les  écrits.  Un  goilt  pareil 
pour  tout  ce  qui  exalte  la  sensibilité  et  ranime  l'imagina- 
tion, l'a  conduite  sur  la  même  route. 

Plusieurs  opinions ,  qui  ont  été  par  la  suite  des  objets 
de  discussion  entre  les  critiques,  sont  exposées  pour  la 
première  fois  dans  ce  livre  ;  on  y  trouve  l'origine  de  pres- 
que tout  ce  qu'on  a  lu  depuis ,  et  il  paraît  qu'on  s'en  est 
servi  bien  plus  qu'on  ne  l'a  cité.  Peut-être  madame  de 
Staël  ne  cherchait-elle  pas  alors  à  faire  ressortir  le  plus 
possible  ce  qu'elle  avançait.  Telle  idée  qui  devrait  être  fé- 
conde ,  tel  sentiment  qui  pourrait  fournir  à  un  beau  mou- 
vement d'éloquence,  sont  exprimés  avec  précision,  mais 
sans  développement.  Elle  écrit  avec  intérêt,  elle  tient  à 
ses  opinions,  mais  sans  paraître  attacher  une  grande  im- 
portance a  sa  propriété  en  fait  de  pensées  ;  et  il  semble 
qu'elle  se  soit  persuadée  elle-même,  quand  elle  a  prêché 
l'indifférence  pour  le  succès.  Il  y  a  de  la  noblesse  et  cfe 
la  fierté  dans  cette  manière.  Elle  n'avait  pas  encore  obtenu 
ce  qu'elle  sentait  mériter,  et  elle  se  contente  de  marquer  la 
place  qu'on  sera  forcé  de  lui  accorder.  N'osant  pas  trop 
compter  sur  la  faveur  publique ,  elle  ne  se  livre  pas  à 
toute  son  originalité;  et  dans  ce  livre  je  la  trouve  extraor- 
dinaire par  la  supériorité  de  son  esprit,  plus  que  par  le 
piquant  ou  la  chaleur  de  son  style. 

Cet  ouvrage  aurait  certainement  eu  en  France  un  suc- 
cès aussi  éclatant  que  chez  les  autres  nations ,  si  le  mo- 
ment où  il  a  paru  eût  été  plus  favorable.  Mais  quelle 
femme  que  celle  qui,  dans  un  temps  où  des  événements 
décisifs  absorbaient  toute  l'attention,  a  pu  composer  un 
tel  livre!  qui  Fa  pu  dans  l'exil,  dans  la  persécution,  en 
butte  aux  injustices  des  deux  partis!  qui  a  su  et  fixer  son 
esprit  sur  des  sujets  en  apparence  si  étrangers  aux  ques- 
tions politiques,  et  les  rattacher  avec  calme  à  ces  grandes 
questions  ! 


Si  on  a  méconnu  la  modération  de  madame  de  Staël 
dans  la  conversation,  c'est  parce  qu'elle  était  impartiale 
avec  véhémence  :  dans  ses  écrits  elle  l'est  sans  passion , 
et  dans  cet  ouvrage-ci  à  peine  a-t-elle  de  la  vivacité. 

L'introduction  est  destinée  à  relever  l'impoitance  des 
travaux  de  l'esprit.  L'auteur  montre  quels  sont  les  rap- 
ports de  la  littérature  avec  la  vertu,  avec  la  liberté,  avec 
le  bonheur.  Il  prouve  que  les  grandes  beautés  littéraires 
ont  leur  source  dans  la  morale  la  plus  élevée;  que  le  bon 
goût  se  rallie  à  la  raison,  comme  le  génie  à  l'exaltation 
des  facultés  ardentes  et  généreuses.  Enfin,  madame  de 
Staël  parle  avec  attendrissement  de  la  consolation  que  cer- 
tains écrits  ont  répandue  à  travers  les  siècles  sur  les  in- 
fortunés. Elle  voit  tout  ce  qui  a  vécu  d'êtres  souffrants  et 
distingués  ,  comme  une  société  illustre  que  n'interrompt 
point  la  mort;  et,  sentant  qu'elle  en  fait  déjà  partie,  elle 
prépare  pour  les  malheureux  à  venir  les  bienfaits  de  cette 
correspondance  des  âmes  qu'elle-même  a  entretenue  avec 
les  malheureux  qui  ne  sont  plus. 

Une  moitié  de  l'ouvrage  est  consacrée  à  l'examen  du 
passé  et  du  présent,  et  l'autre  à  la  prévision  des  temps  fu- 
turs. Dans  la  première,  l'auteur  détermine  et  le  caractère 
de  chaque  peuple  durant  les  diverses  périodes  de  son  his- 
toire, et  celui  de  ses  écrivains  les  plus  distingués.  11  passe 
ainsi  rapidement  en  revue  toute  la  littérature  existante, 
et  tout  ce  qui  a  eu  de  Pinfiuence  sur  les  écrits ,  savoir,  les 
institutions,  les  climats,  les  religions, les  mœurs.  L'esprit 
du  passé  tout  entier  peut  nous  être  révélé  de  la  sorte,  car 
il  n'y  a  rien  eu  d'important  dans  le  monde  réel  qui  ne  se 
soit  réfléchi  dans  le  monde  littéraire. 

Madame  de  Staël  avait  un  rare  talent  pour  relever  le 
trait  marquant  de  chaque  objet.  Il  y  a  dans  toutes  ses 
peintures  une  idée  en  saillie;  mais  la  vérité  n'est  pas  sa- 
crifiée au  besoin  de  faire  valoir  cette  idée.  C'est  un  centre 
qui  donne  aux  observations  de  détail  l'ensemble  sans  le- 
quel il  n'est  pohit  d'intérêt;  mais  ces  observations  n'en 
sont  pas  moins  justes  et  impartiales.  Elle  commence  par 
faire  cormaître  ce  qui  est  ;  elle  décrit  avec  précision  le  ca- 
ractère d'un  peuple,  d'une  période,  d'un  écrivain,  en  si- 
gnalant toutes  les  singularités  remarquables,  et  puis  elle 
explique  si  nettement  pourquoi  cela  est  ainsi,  qu'on  finit 
par  trouver  parfaitement  naturel  ce  qui  avait  le  plus  étonné. 

Sans  doute  l'on  peut  contester  à  madame  de  Staël  quel- 
ques assertions  ;  et  c'est  à  quoi  elle  s'est  souvent  exposée 
lorsqu'elle  s'est  écartée  de  l'opinion  des  érudits.  Riais  il 
s'agit  ici  de  jugements  et  non  de  faits,  et  l'on  recommen- 
cera nécessairement  à  juger  les  anciens,  à  mesure  que 
les  pomts  de  comparaison  avec  eux  se  multiplieront.  En 
envisageant  l'antiquité  d'une  manière  qui  lui  est  propre, 
madame  de  Staël  nous  force  à  penser  à  neuf  sur  des  objets 
qui  semblent  avoir  épuisé  les  méditations  humaines.  Lors- 
qu'un sujet  important  se  trouve  usé,  n'est-il  pas  heureux 
qu'on  le  ranime?  L'écrivain  qui  rend  de  la  couleur  aux 
pâles  ombres  de  l'histoire  ne  mérite-t-il  pas  notre  recon- 
naissance? On  doit  redouter  l'erreur,  cela  va  sans  dire; 
mais  l'ignorance  est  aussi  une  cause  d'erreur,  et  l'on 
ignore  éternellement  ce  qui  n'a  pas  produit  d'impression. 
A  force  de  scrupules  sur  la  vérité,  on  reste  étranger  à  la 
vérité  même.  On  ne  se  croit  en  sûreté  contre  l'imagina- 
tion d'un  auteur  que  quand  il  eimuie;  mais  l'oubli  ne  tarde 
pas  à  dévorer  les  fruits  d'une  étude  languissante. 

D'après  son  système  sur  les  heureux  fruits  du  temps, 
madame  de  Staël  devait  donner  aux  Romains  la  supério- 
rité sur  les  Grecs,  et  rien  n'est  plus  neuf  et  plus  frappant 
que  la  manière  dont  elle  signale  le  mérite  particulier  de 
la  littérature  romaine. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


15 


Quelle  beauté  d'expression  et  d%pensée  n'y  a-t-il  pas, 
par  exemple,  dans  les  réflexions  suivantes  :  «  Ils  n'avaient 
«  point  (les  Grecs)  ce  sentiment,  cette  volonté  réfléchie, 
«  cet  esprit  national,  ce  dévouement  patriotique  qui  ont 
«  distingué  les  Romains.  Les  Grecs  devaient  donner  l'im- 
«  pulsion  à  la  littérature  et  aux  beaux-arts.  Les  Romains 
«  ont  fait  porter  au  monde  l'empreinte  de  leur  génie. 

«  L'histoire  de  Salluste,  les  lettres  de  Brutus,  les  ou- 
«  yrages  de  Cicéron  rappellent  des  souvenirs  tout-puissants 
«  sur  la  pensée.  Vous  sentez  la  force  de  l'âme  à  travers  la 
«  beauté  du  style;  vous  voyez  l'homme  dans  l'écrivain,  la 
«  nation  dans  cet  homme,  et  l'univers  aux  pieds  de  cette 
«  nation.  » 

La  supériorité  qu'elle  attribue  aux  écrivains  les  moins 
anciens ,  est  ce  qu'on  a  le  plus  contesté  à  madame  de  Staël  ; 
mais  il  faut  se  souvenir  d'abord  qu'on  n'a  pas  le  droit  de 
lui  objecter  Homère  et  la  poésie  antique,  puisqu'elle  a 
excepté  l'imagination  du  nombre  des  facultés  susceptibles 
de  progrès;  ensuite,  que  lorsqu'elle  a  considéré  la  littéra- 
ture dans  ses  rapports  avec  les  institutions  sociales,  elle 
a  dû  l'envisager  sous  son  aspect  le  plus  grave.  Elle  l'a  vue 
comme  l'expression  du  sentiment  des  peuples ,  comme  le 
dépôt  des  pensées  qui  décident  de  leur  sort,  plutôt  que 
comme  le  recueil  des  jeux  brillants  de  l'esprit.  La  partie 
de  l'art  s'est  ainsi  éclipsée  pour  elle  devant  la  grandeur 
des  vues,  l'universalité  du  jugement,  l'analyse  philosophi- 
que du  cœur,  et  toutes  les  qualités  enfin  qui  sont  long- 
temps avant  de  se  développer  dans  les  sociétés. 

Le  second  volume  est  tout  de  conseils  aux  écrivains 
des  États  libres ,  et  il  traite  par  conséquent ,  pour  la  France , 
de  la  littérature  à  venir.  Cette  partie  a  eu  beaucoup  de 
succès  dans  le  temps,  et  peut-être  est-elle  en  effet  la  plus 
brillante,  parce  que  le  sujet  en  est  aussi  neuf  que  les  idées. 
Elle  doit  inspirer  un  intérêt  particulier,  à  présent  que  l'es- 
poir conçu  par  madame  de  Staël  renaît  avec  un  fondement 
plus  solide,  et  qu'on  voit  déjà  ses  prédictions  à  demi  réa- 
lisées. On  n'y  trouve  pas,  il  est  vrai,  ce  mélange  du  fait  et 
de  la  pensée  qui  est  si  agréable  à  quelques  esprits,  mais  le 
mérite  de  ce  morceau  est  d'un  ordre  plus  relevé.  Il  tend 
directement  au  grand  but  de  tous  les  écrits,  si  ce  n'est  de 
la  vie  entière  de  madame  de  Staël,  le  but  de  régler  et  d'é- 
tendre l'influence  de  la  liberté.  L'analyse  dirigée  sur  les 
idées  générales  n'en  est  pas  mohis  fine  et  moins  précise, 
et  c'est  ainsi  que  l'auteur  distingue  avec  une  parfaite  sa- 
gacité, les  éléments  dont  la  gloire  littéraire  doit  se  com- 
poser dans  un  État  libre.  • 

Sans  doute  il  n'est  là  question  que  de  la  république, 
mais  on  voit  que  ce  gouvernement  n'était  pour  madame  de 
Staël  qu'une  forme  accidentelle  de  la  liberté.  Tout  ce 
qu'elle  dit  s'applique  également  à  la  monarchie  limitée,  et 
souvent  avec  avantage.  La  France  est  toujours  son  objet, 
quoique  la  triste  comparaison  de  ce  qui  était  avec  ce  qu'elle 
avait  en  vue,  la  rejette  sans  cesse  dans  la  peinture  idéale 
d'un  grand  peuple,  libre,  éclairé,  généreux,  chez  lequel 
les  mœurs  seraient  en  harmonie  avec  les  institutions.  Bien 
souvent  la  satire  des  hommes  du  moment  échappe  à  sa 
plume  indépendante.  Les  ambitieux,  les  peureux,  les  flat- 
teurs du  pouvoir,  toutes  les  vanités,  les  avidités  en  pré- 
sence, sont  peintes  des  plus  vives  couleurs. 

Le  chapitre  éminemment  spirituel,  mtitulénn  golt,de 
l'Iirbanité  hes  MOEuns,  et  de  leur  influence  littéraire 
ET  POLITIQUE,  cst  lui-mêmc  une  censure  fine  et  piquante 
du  ton  de  la  littérature,  et  même  de  la  société  à  l'époque 
où  elle  écrivait.  Les  inconvénients  d'un  raffinement  exces- 
sif, de  tout  le  rigorisme  de  l'élégance ,  sont  mis  en  con- 
traste avec  ceux  des  formes  vulgaires  :  elle  montre  que  le 


vrai  talent  n'est  jamais  obligé  à  sacrifier  ni  la  force  ni  le 
bon  goût.  Dans  toute  sa  critique,  madame  de  Staël  a  frappé 
d'un  égal  anathème  la  grâce  sans  fonds  de  pensées,  et  les 
pensées  défigurées  par  l'inconvenance  de  leur  expression. 

Ceux  qui  aiment  à  la  retrouver  dans  ses  écrits ,  relisent 
avec  bien  de  l'mtérêt  le  chapitre  intitulé  des  femmes  qui 
CULTIVENT  LES  LETTRES.  Daus  sa  manière  de  traiter  cette 
question  presque  personnelle,  on  voit  comment  elle  géné- 
ralisait ses  propres  impressions.  Elle  observait  sur  elle- 
même  ces  mouvements  si  délicats,  qu'ils  semblent  n'ap- 
partenir qu'à  l'individu,  et  puis  elle  découvrait  qu'ils  sont 
la  suite  nécessaire  de  telle  situation  dans  la  vie.  Je  ne  puis 
résister  à  transcrire  le  passage  où  elle  prouve  que  cette  cé- 
lébrité qui  excite  l'envie  est  généralement  un  malheur 
pour  des  êtres  qui  ne  vivent  que  d'affections. 

«  L'aspect  de  la  malveillance  fait  trembler  les  femmes, 
«  quelque  distinguées  qu'elles  soient.  Courageuses  dans 
«  le  malheur,  elles  sont  timides  contre  l'inhnitié  :  la  pensée 
«  les  exalte,  mais  leur  caractère  reste  faible  et  timide.  La 
«  plupart  des  femmes  auxquelles  des  facultés  supérieures 
K  ont  inspiré  le  désir  de  la  renommée,  ressemblent  à  Her- 
«  mhiie,  revêtue  des  armes  du  combat;  les  guerriers  voient 
«  le  casque,  la  lance,  le  panache  étincelant;  ils  croient 
«  rencontrer  la  force,  ils  attaquent  avec  violence,  et  dès 
«  les  premiers  coups  ils  atteignent  au  cœur.  » 

On  ne  peut  qu'applaudir  à  l'auteur  d'un  tel  ouvrage; 
mais  son  système  fut  fort  attaqué.  La  perfectibilité  de  l'es- 
pèce humaine  a  toujours  été  le  sujet  de  bien  des  débats, 
et  l'on  doit  convenir  que  l'expression  même  présente  un 
sens  faux  au  premier  aspect.  Pour  prévenir  toute  équivo- 
que, il  faut  donc  rappeler  ce  qu'ont  entendu  ceux  qui  ont 
soutenu  cette  doctrine  sans  exagération.  Voici  les  paroles 
de  madame  de  Staël  :  «  Je  ne  prétends  pas  dire  que  les 
«  modernes  ont  une  puissance  d'esprit  plus  grande  que 
«  les  anciens,  mais  seulement  que  la  masse  des  idées  en 
«  tout  genre  s'augmente  avec  les  siècles.  »  De  même ,  re- 
lativement à  la  moralité,  on  sait  fort  bien  que  le  cœur  hu- 
main sera  toujours  composé  des  mêmes  éléments;  mais 
qui  osera  dire  que  tel  système  d'éducation  ou  d'organisa- 
tion sociale  ne  puisse  pas  tirer  un  meilleur  parti  de  ses 
dispositions  immuables .' 

Ce  n'est  peut-être  pas  sur  le  terrain  de  la  littérature 
qu'on  est  le  mieux  placé  pour  défendre  la  perfectibilité  de 
l'espèce  humaine.  Il  n'a  pu  nous  parvenir  des  divers  âges 
anciens  que  des  productions  transcendantes,  et  celles-là  ' 
prêtent  peu  à  la  comparaison.  Les  talents  extraordinaires 
paraissent  différer  de  genre  plutôt  que  de  grandeur,  et  ils 
fixent  tellement  nos  regards  sur  l'écrivain,  qu'on  n'évalue 
pas  ce  qu'il  doit  à  son  siècle.  D'ailleurs,  quand  on  parle 
de  littératm-e,  il  est  difficile  de  mettre  de  côté  les  ouvrages 
d'imagination,  et  l'extrême  éclat  de  la  poésie  antique  at- 
tire malgré  nous  la  pensée.  Les  remarques  de  madame  de 
Staël  n'en  sont  pas  moins  justes,  mais  l'extrême  finesse  de 
la  matière  qu'elle  examine,  jointe  à  la  part  que  réclame  la 
diversité  des  goûts  littéraires ,  empêche  qu'elle  ne  produise 
une  entière  conviction. 

C'est  quand  on  considère  l'histoire  en  masse,  qu'on 
voit  clairement  ce  que  le  temps  nous  a  fait  gagner.  L'ido- 
lâtrie est  tombée  en  Europe  et  est  ébranlée  sur  toute  la 
terre.  L'esclavage,  le  servage,  la  traite  des  nègres  ont  cédé 
l'un  après  l'autre  à  l'influence  du  christianisme,  non  que 
cette  religion  ait  soulevé  les  opprimés,  mais  parce  qu'elle 
a  désarmé  les  oppresseurs.  Une  morale  patiente  et  résignée 
s'est  trouvée  incompatible  avec  la  servitude,  et  des  fers 
non  encore  brisés  ont  paru  se  détacher  d'eux-mêmes. 
D'autres  motifs  moins  purs  ont  encore  servi  la  cause  de 


16 


NOTICE  SLR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


l'humanité,  et  des  abus  sans  nombre  ont  été  réformés,  et 
la  condition  des  malheureux  s'est  adoucie.  Que  ces  chan- 
gements aient  été  dus  ou  non  aux  progrès  de  l'esprit  hu- 
main ,  n'est  pas  la  question ,  il  suffit  qu'ils  aient  amené  ces 
progrès.  La  connaissance  des  vrais  intérêts  des  hommes  a 
été  acquise,  et  cette  conuaissance  n'est  autre  chose  que 
le  perfectioimement  de  la  raison. 

Combien  faudrait-il  de  générations  parmi  des  insectes 
éphémères,  pour  qu'ils  pussent  constater  l'amélioration 
de  la  saison?  Que  de  fois,  au  mois  de  février,  dans  les 
jours  de  neige,  de  frimas, de  bise  glacée,  ces  penseurs 
nés  du  matin  nieraient  l'approche  du  printemps!  Tel  est 
l'état  de  cette  question  parmi  les  hommes.  Qu'importe, 
dira-t-on,  à  notre  vie  d'un  moment,  d'un  moment  si  sou- 
vent malheureux,  que  les  siècles  s'avancent  lentement 
vers  une  période  meilleure .'  Peu  importe  à  l'égoïste  sans 
doute,  et  peu  aussi  pour  de  plus  nobles  motifs  au  chré- 
tien qui  n'aspire  qu'à  l'éternité.  Toutefois,  comment  re- 
pousser une  magnifique  espérance.' comment  ne  pas  ac- 
cueillir la  doctrine  qui  seule  propose  un  but  utile  aux 
esprits  supérieurs,  doime  un  prix  réel  à  la  pensée,  et  at- 
tribue dans  le  gouvernement  des  choses  terrestres,  une 
marche  bienfaisante  à  la  Providence  ? 

Toutes  les  objections  auxquelles  le  livre  de  madame  de 
Staël  pouvait  donner  Ijeu ,  furent  rassemblées  peu  après 
sa  publication,  dans  deux  articles  du  Mercure  de  France. 
Ces  morceaux,  remarquables  surtout  par  le  style,  ont  été 
fort  cités;  et,  bien  qu'il  y  perce  une  amertume  dirigée 
contre  la  personne  de  madame  de  Staël,  autant  que  contre 
ses  écrits,  on  y  retrouve  ces  formes  de  politesse  et  d'élé- 
gance dont  une  femme  est  réduite  à  savoir  gié,  lors  même 
qu'elles  sont  un  avantage  pour  son  adversaire.  Des  coups 
soigneusement  mesurés  n'en  sont  que  plus  sûrs;  mais  ici 
les  coups  n'ont  pas  été  mortels  ;  et  quoique  madame  de  Staël 
ait  négligé  l'avis,  galamment  exprimé,  de  se  contenter  de 
parler  au  lieu  d'écrire,  elle  s'est  relevée  de  là.  Néanmoins 
cette  attaque  lui  fut  sensible ,  et  celle  qui  n'a  jamais  ré- 
pondu à  aucune  critique,  repoussa  indirectement  les  traits 
de  celle-ci  dans  une  préface  ajoutée  à  sa  seconde  édition. 

Cette  réplique  est  toute  remplie  d'esprit,  de  grâce  et  de 
douceur.  Madame  de  Staël  se  justifie  complètement  sur 
les  faits;  et  après  avoir  de  nouveau  défendu  ses  opinions 
avec  chaleur,  elle  donne  dans  les  dernières  lignes  la  preuve 
évidente  de  cette  bonté  qui  l'empêchait  de  croire  à  la 
haine.  Car  tandis  que  la  Rochefoucauld  conseille  de  voir 
des  ennemis  futurs  dans  les  objets  actuels  de  notre  affec- 
tion, elle  ne  pouvait  regarder  que  comme  des  amis  à  ve- 
nir, tous  les  hommes  distingués  dont  elle  avait  à  se  plaindie. 

Depuis  ce  temps,  les  idées  répandues  dans  ce  livre  ont 
fructifié.  Le  beau  talent  de  M.  de  Chateaubriand  a  fait  des 
prosélytes  à  ce  système,  quand  il  a  attribué  exclusive- 
ment au  christianisme  les  progrès  que  madame  de  Staël 
avait  compris,  avec  le  christianisme  même,  dans  les 
preuves  du  perfectionnement  de  l'esprit  humam.  Cette 
doctrine  s'est  donc  insensiblement  établie  dans  la  plupart 
des  têtes ,  sans  néanmoins  qti'on  se  soit  tout  à  fait  récon- 
cilié avec  les  termes  qui  avaient  d'abord  servi  à  l'exposer. 
C'est  là  ce  qui  inquiétait  peu  madame  de  Staël.  Toujours 
portée  en  avant  par  son  esprit ,  elle  abandonnait  les  phrases 
contestées ,  sûre  de  trouver  sans  cesse  des  formes  nou- 
velles pour  exprimer  le  même  fonds  d'opinions, 

Delphine. 

Un  talent  tout  de  verve  et  d'abandon  tel  que  celui  de 
madame  de  Staël,  ne  pouvait  trouver  son  plein  essor  dans 


des  ouvrages  philosofjliiques;  il  devait  lui  être  difficile  de 
soumettre  à  une  marche  sévère  un  esprit  aussi  vif  que  le 
sien;  et  c'est  peut-être  quand  sa  supériorité  s'est  involon- 
tairement déployée,  qu'on  l'a  reconnue  avec  le  plus  de 
plaisir.  Tous  ces  brillants  enfants  du  moment,  ces  pensées 
que  l'occasion  lui  suggérait,  ne  pouvaient  recevoir  une 
existence  durable  que  dans  une  fiction ,  et  il  fallait  que 
son  imagination  évoquât  la  scène  du  monde  pour  retrou- 
ver ce  que  la  société  lui  inspirait.  La  forme  variée  d'un 
roman  par  lettres  offrait  une  place  naturelle  à  ses  idées  les 
plus  arrêtées,  comme  à  ses  aperçus  les  plus  fugitifs,  et 
fournissait  encore  à  son  âme  ardente  et  sensible  un  moyen 
de  s'épancher  complètement.  Nul  ne  se  sent  cette  force 
d'éloquence,  sans  avoir  besoin  de  l'exercer.  Il  y  a  un  bon- 
heur, dangereux  peut-être,  mais  enfin  il  y  a  un  bonheur 
dans  ces  émotions  puissantes ,  a  la  fois  calmées  et  fixées 
par  l'expression,  et  cette  jouissance  suffirait  seule  à  ré- 
compenser le  talent.  La  passion  la  plus  dramatique  de 
toutes,  celle  dont  tous  les  développements  sincères  ont 
un  caractère  de  beauté,  celle  qui  ressemble  à  la  généro- 
sité, au  dévouement,  au  culte  même,  était  aussi  pour  ma- 
dame de  Staël  la  plus  séduisante  à  peindre. 

Une  pensée  mélancolique  a  poursuivi  sa  jeunesse  :  pé- 
nétrée d'une  profonde  pitié  pour  le  sort  des  femmes,  elle 
plaignait  suitout  les  femmes  douées  de  facultés  éminentes. 
Et  quand  le  bonheur,  à  ses  yeux  le  plus  grand  de  tous, 
l'amour  dans  le  mariage  ne  leur  avait  pas  été  accordé ,  il 
lui  semblait  alors  également  difficile  qu'elles  pussent  se 
renfermer  dans  les  bornes  étroites  de  leur  destinée,  ou 
franchir  ces  bornes ,  sans  s'exposer  à  d'amères  douleurs. 
Cette  pensée,  qui  pouvait  se  déployer  dans  un  roman  sous 
une  infinité  de  formes ,  amenait  naturellement  la  peinture 
d'une  femme  à  la  fois  brillante  et  malheureuse,  dominée 
par  ses  affections,  mal  dirigée  par  l'indépendance  de  son 
esprit,  et  souffrant  par  ses  qualités  les  plus  aimables. 

Une  telle  héroïne  convenait  merveilleusement  à  madame 
de  Staël.  Sous  le  voile  léger  de  ce  personnage  fictif,  elle  se 
trouvait  délivrée  de  sa  propre  responsabilité;  et  en  expri- 
mant une  foule  de  sentiments  qui  lui  appartenaient  à  demi, 
elle  conservait  toute  la  vivacité  de  ses  impressions,  sans 
se  croire  obligée  à  les  juger.  Les  différences  entre  Del- 
phine et  elle  sont  recherchées  à  dessein.  Elle  n'a  point 
domié  à  son  héroïne  ce  coup  d'œil  pénétrant  qui  lui  faisait 
prévoir  toutes  choses,  ni  cette  fermeté  d'âme  au  moyen  de 
laqiielle  elle  supportait  ce  qu'elle  n'avait  pas  cherché  à 
éviter.  Delphine  ne  pré'soitrien  et  souffre  de  tout.  Prompte 
à  saisir  les  moindres  nuances  des  sentiments  et  des  idées, 
elle  ne  comprend  rien  aux  vanités  ni  aux  intérêts;  mais 
son  caractère  reçoit  de  cette  ignorance  même  une  teinte 
de  pureté.  Elle  se  présente  au  conflit  de  la  vie  avec  l'uni- 
que espoir  de  désarmer  par  une  bienveillance  inaltérable, 
par  le  sacrifice  d'elle-même  dans  toiites  les  relations;  aussi 
les  peines  infligées  par  la  malignité  de  la  société  à  une 
ànie  confiante  et  ingénue,  sont-elles  supérieurement  dé- 
peintes dans  cet  ouvrage. 

Mais  à  travers  mille  différences  extérieures ,  il  y  a  une 
parité  intime  entre  l'auteur  et  l'héroïne  du  roman  :  les  res- 
semblances sont  d'autant  plus  fortes  qu'elles  sont  involon- 
taires. Corinne  est  l'idéal  de  madame  de  Staël,  Delphine 
en  est  la  réalité  durant  sa  jeunesse.  Aussi  tout  est  de  pre- 
mier mouvement  dans  ce  personnage  qui  semble  formé  par 
l'art.  Delphine  est  un  être  vivant  et  un  être  unique.  Il  y  a 
en  elle  une  bonté  inspirée,  un  dévouement  d'instinct,  une 
délicatesse,  une  générosité  natives;  et  cela,  joint  à  quel- 
que chose  d'enfant  ou  de  sauvage  dans  l'impétuosité  de 
ses  sentiments,  ressemble  si  peu  aux  qualités  qu'on  donne. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


Î7 


et  si  rarement  à  celles  qu'on  a,  qu'il  semble  réellement 
qu'elle  existe  et  qu'elle  est  la  seule  qui  soit  ainsi. 

Mais  c'est  le  charme,  ce  sont  les  yertus  naturelles  de 
Delphine  qui  rendent  insupportables  ses  torts  et  ses  im- 
piudences.  On  souffre,  on  s'irrite,  parce  qu'on  l'aime.  On 
s'est  si  bien  associé  à  elle  qu'on  craint  de  partager  ses 
fautes,  et  l'on  se  hâte  d'être  son  censeur,  de  peur  d'être 
son  complice.  On  ne  lui  sait  nul  gré  de  n'avoir  pas  été  tout 
à  fait  coupable,  puisqu'elle  l'est  assez  pour  qu'on  ne  doive 
point  lui  pardonner.  On  oublie  sans  cesse  qu'elle  est  là 
pour  nous  empêcher  de  suivre  son  exemple ,  et  que  si  avec 
des  opinions  dangereuses  elle  avait  eu  de  moindres  torts, 
elle  avait  moins  cruellement  expié  ses  erreurs,  c'est  alors 
qu'il  eût  fallu  condamner  l'ouvrage. 

L'intérêt  du  roman  est  puissant,  et  je  ne  sais  s'il  ne  l'est 
pas  surtout  dans  les  situations  les  moins  orageuses.  Peut- 
âlre  le  talent  est-il  plus  remarquable  quand  il  ne  se  doute 
pas  de  lui-même,  et  que  l'auteur  et  le  lecteur  ne  sont  pas 
avertis  d'avance.  Madame  de  Staël  était  mieux  faite  pour 
peindre  l'amour  dans  sa  plus  noble  exaltation  que  dans 
ses  fureurs.  Aussi,  comme  expression  de  la  passion  même, 
les  morceaux  écrits  par  Delpliine,  au  moment  où  elle  se 
croit  à  jamais  séparée  de  Léonce ,  sont-ils  sans  comparai- 
son les  plus  beaux.  Jlais  ce  qui  est  toujours  charmant, 
c'est  la  peinture  nuancée  des  mouvements  les  plus  déli- 
jcats  du  cœur.  11  y  a  entre  autres  des  peines  d'amitié  si  vi- 
vement et  si  naturellement  exprimées ,  que  leur  effet  n'est 
point  diminué  par  celui  de  douleurs  plus  impétueuses;  et 
Delphine  est  d'autant  plus  touchante ,  que  son  âme  tendre 
peut  être  agitée  par  des  sentiments  plus  innocents. 

Les  caractères  sont  en  général  dessinés  avec  une  force 
et  une  justesse  de  touche  extraordinaires.  Celui  de  ma- 
dame de  Vernon  est  un  chef-d'œuvre  absolument  neuf 
dans  son  genre,  et  la  peinture  de  cette  amie  perfide  dé- 
voile des  trésors  de  compassion  et  de  tendresse  chez  l'au- 
teur qui  a  su  répandre  un  charme  irrésistible  sur  un  tel 
portrait.  Sans  cesse  on  retrouve  madame  de  Staël  dans 
cet  ouvrage  :  ce  sont  ses  goûts,  ses  jugements,  c'est  sa 
théorie  sur  les  devoirs  d'amitié,  sur  les  services,  sur  la 
reconnaissance;  c'est  sa  pitié  pour  toutes  les  peines,  c'est 
sa  manière  à  la  fois  si  vaste  et  si  détaillée  de  considérer 
l'existence.  On  y  voit  son  habitude  d'analyser  les  diverses 
impressions,  les  pensées  même  des  gens  sans  esprit;  en 
sorte  que  lorsque  ceux-ci ,  dans  le  roman ,  viennent  à  dé- 
velopper leurs  motifs,  ils  le  font  avec  une  singulière 
finesse  :  légère  invraisemblance  sans  doute,  mais  invrai- 
semblance pleine  de  grâce,  et  qui  rappelle  le  plaisir  de  ces 
entretiens  dans  lesquels  madame  de  Staël  s'amusait  à  ra- 
conter les  autres,  où  elle  interprétait  l'ineptie  en  termes  si 
spirituels  qu'il  résultait  de  là  le  plus  piquant  contraste.  Le 
style  même  qu'on  a  critiqué,  le  style  est  bien  souvent  ce- 
lui de  la  conversation  sans  égale  de  madame  de  Staël.  11 
est  vrai  que  quand  elle  parlait,  son  regard  si  vif,  son  at- 
titude expressive,  une  manière  animée  et  mordante  d'ac- 
centuer, donnaient  un  sens  frappant  et  particulièrement 
agréable  à  certains  mots  qu'elle-même  avait  consacrés. 

Je  l'avoue,  en  Usant  cet  ouvrage  les  souvenirs  me  sai- 
sissent avec  trop  de  force.  Je  me  perds  dans  mille  rappro- 
chements, dans  l'émotion  qu'ils  excitent.  Les  événements, 
ainsi  qu'un  vain  cadre,  disparaissent  à  mes  yeux,  et  je 
vois  le  fond  de  la  pensée.  C'est  du  passé,  c'est  de  la  vie, 
hélas  !  c'est  de  la  mort  que  Delphine ,  ce  n'est  plus  de  la 
fiction.  Cette  lecture  est  un  rêve  douloureux  où  une  foule 
d'images  se  retracent,  où  tout  ce  qu'on  a  connu  se  mon- 
tre, se  transforme,  se  confond  sous  cent  apparences  fu- 
gitives, où  une  angoisse  cachée,  sinistre  avertissement  de 


ce  qu'on  a  perdu,  se  mêle  à  une  illusion  trop  douce.  Il 
était  également  au-dessous  du  caractère  de  madame  de 
Staël  et  de  son  talent,  d'introduire  des  personnages  réels 
dans  ce  tableau  fantastique  ;  et  cependant  quel  de  ses  an- 
ciens amis  peut  relire  un  tel  ouvrage  sans  voir  passer 
comme  des  ombres  ces  êtres  tous  distingués  sous  quelque 
rapport,  qui  vivaient  de  sa  vie  et  se  disputaient  ses  affec- 
tions? société  dispersée,  rayons  détachés  d'un  centre 
anéanti,  gens  séparés  par  toutes  sortes  de  différences,  et 
qui,  peut-être,  ne  se  conviendraient  plus  dans  la  vie,  mais 
qui  doivent  pourtant  à  jamais  se  retrouver  dans  lems  re- 
grets. 

Ne  pouvant  donc  m'attacher  au  roman  dans  cette  pro- 
duction, je  ne  parlerai  que  de  son  effet  sur  les  autres  lec- 
teurs. On  y  reconnut  un  talent  dans  sa  plus  vigoureuse 
croissance  plutôt  que  dans  sa  maturité.  La  fougue  de  la 
jeunesse  s'y  joignait  à  celle  de  l'imagination;  et  quoiqu'il 
y  eût  là  les  éléments  de  tous  les  genres  de  distinction, 
comme  madame  de  Staël  s'était  pour  la  première  fois 
abandonnée  à  sa  verve,  comme  elle  avait  offensé  ce  qu'il 
y  a  de  plus  irritable  au  monde,  les  passions  politiques, 
elle  ne  pouvait  guère  échapper  à  la  censure.  Delphine  donc 
fut  vivement  admirée  et  vivement  attaquée.  Madame  de 
Staël  prenait  très-gaiement  son  parti  du  blâme  littéraire; 
mais  ceux  qui  condamnèrent  ce  loman  sous  le  rapport  de 
la  moralité,  lui  causèrent  une  peine  réelle.  Delphine  était 
à  cet  égard  un  sujet  très-sensible  pour  elle,  et  elle  a  tou- 
jours protesté  de  l'innocence  de  ses  vues  en  l'écrivant. 
Puisqu'elle  a  fait  un  ouvrage  exprès  pour  rétracter  l'espèce 
d'apologie  du  suicide  qu'on  lui  avait  reprochée,  il  est  inu- 
tilp  de  revenir  sur  ce  point.  Mais  je  dirai  que  bien  qu'elle 
eût  une  extrême  répugnance  à  s'occuper  de  ses  anciennes 
compositions,  elle  a  encore  écrit  des  Réflexions  sur  le 
BUT  moral  de  Delphine.  Dans  ce  morceau ,  qui  mérite  d'ê- 
tre imprimé ,  elle  traite  toutes  les  questions  relatives  au 
roman,  en  les  rattachant,  suivant  sa  coutume,  à  des  idées 
générales.  Ainsi  après  avoir  prouvé ,  d'après  son  épigraphe 
même  «  Un  homme  doit  savoir  braver  l'opinion ,  une  femme 
«  s'y  soumettre,  »  qu'elle  désapprouve  Léonce  et  Del- 
phine, elle  cherche  à  expliquer  pourquoi  chacun  de  nous 
est  entraîné  par  un  penchant  naturel  vers  les  êtres  sensi- 
bles et  exaltés ,  tandis  que  la  société  en  masse  les  juge 
avec  une  grande  rigueur.  Son  but  moral  a  été  double  selon 
elle.  D'un  côté  elle  a  dit  aux  femmes  distinguées  :  Respec- 
tez l'opinion,  puisque  tout  ce  que  vous  avez  de  bon  et  de 
fier  peut  être  blessé  par  elle,  et  qu'elle  vous  poursuivra 
jusque  dans  le  cœur  de  ceux  que  vous  aimez;  et  d'un 
autre  côté  elle  a  dit  à  l'opinion  :  Ne  soyez  point  inexora- 
ble envers  des  êtres  rares,  susceptibles  de  beaucoup  de 
maliieur,  et  qui  font  le  charme  et  l'ornement  de  la  vie. 

L'on  peut  trouver  qu'une  leçon  de  sévérité  et  une  leçon 
d'indulgence  s'affaiblissent  réciproquement;  mais  pour- 
tant il  est  vrai  que  toutes  deux  sont  méritées.  Ce  sont  en 
effet  les  passions  basses  et  haineuses  qui  s'acharnent  d'or- 
dinaire contre  les  qualités  exaltées,  et  peut-être  fallait-il 
que  la  punition  des  imprudents  et  des  faibles  fût  confiée 
à  la  malignité,  car  la  pure  vertu  n'eût  jamais  été  assez 
cruelle. 

Si,  contre  le  dessein  de  madame  de  Staël,  cet  ouvrage 
peut  donner  lieu  à  quelques  reproches ,  il  faut  l'attribuer 
à  l'influence  du  moment  où  elle  a  écrit.  Ce  moment,  de 
môme  que  celui  où  la  scène  fictive  a  été  placée ,  appartient 
à  la  période  révolutionnaire.  Or,  dans  ce  temps,  diffé- 
rentes causes  se  réunissaient  pour  exalter  l'imagination 
des  écrivains.  Des  exemples  afficux  de  cruauté,  de  bas- 
sesse, d'égoïsme,  reportaient  toute  l'admàation  vers  les 


18 


PsOTlCE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


qualités  élevées  et  généreuses;  des  situations  violentes 
dans  la  vie  réelle  en  appelaient  de  correspondantes  dans 
les  fictions;  et  enfin,  lorsque  l'édifice  social  croulait  de 
toutes  parts,  il  était  bien  difficile  que  l'idée  des  grands 
sentiments  involontaires ,  du  dévouement  qui  les  accom- 
pagne, ne  prit  pas  dans  l'esprit  des  auteurs  de  l'ascen- 
dant sur  l'idée  des  liens  que  les  convenances  sociales 
avaient  trop  souvent  formés.  Des  conclusions  plus  nette- 
ment tirées,  un  censeur  parmi  les  personnages  eussent 
aisément  fait  ressortir  le  côté  moral  de  cet  ouvrage;  mais 
madame  de  Staël  n'aimait  pas  les  ruses  de  métier,  et 
elle  n'a  pas  cru  ces  moyens  nécessaires.  Toutefois,  elle 
a  changé  le  dénoùment  de  Delphine;  «  mais  non,  dit-elle, 
«  pour  céder  à  l'opinion  de  ceux  qui  ont  prétendu  que  le 
«  suicide  devait  être  exclu  des  compositions  dramatiques, 
«  puisqu'un  auteur  n'exprime  point  son  opinion  particu- 
«  Hère  en  faisant  agir  ses  personnages.  »  Néanmoins  il  faut 
convenir,  malgré  la  farouche  et  cruelle  beauté  de  la  pre- 
mière catastrophe,  que  le  nouveau  dénoùment,  et  sur- 
tout une  admirable  lettre  de  Delphine  mourante,  laissent 
à  tous  égards  dans  l'âme  une  meilleure  impression. 

Ici  finit  la  seconde  période  des  travaux  littéraires  de 
madame  de  Staël.  Elle  avait  réalisé  les  espérances  don- 
nées dans  la  première,  et  déjà  fondé  l'édifice  de  sa  répu- 
tation. Ses  écrits  avaient  fortement  attiré  l'attention  des 
penseurs  étrangers ,  tandis  qu'en  France  on  ne  leur  rendait 
encore  qu'une  justice  imparfaite.  Les  idées  grandes  et 
neuves  qui  étincellent  de  toutes  parts ,  ne  rachetaient  point , 
aux  yeux  de  certains  critiques,  de  légères  incorrections, 
quelques  néologismes ,  et  parfois  un  peu  d'obscurité.  On 
regardait  madame  de  Staël  comme  une  personne  extraor- 
dinairement  brillante  en  conversation;  mais  dans  les  let- 
tres on  la  mettait  encore  au  nombre  de  ces  auteurs  spiri- 
tuels que  des  défauts  de  manière  ont  exclus  du  premier 
rang.  Elle  en  a  appelé  d'un  tel  jugement,  mais  cette  sévé- 
rité lui  a  été  utile;  son  talent  était  de  force  à  se  compléter 
sur  tous  les  points.  Jusqu'alors  la  langue  n'avait  pas  été 
assez  assouplie  entre  ses  mains  pour  qu'elle  pût  exprimer 
les  nuances  infinies  de  ses  pensées,  sans  employer  des 
formes  un  peu  extraordinaires.  Ce  qui  donne  un  faux  bril- 
lant à  la  médiocrité  nuisait  à  la  supériorité  véritable.  On 
prenait  un  esprit  très-original  pour  une  manière  d'écrire 
bizarre;  et  c'est  quand  le  langage  de  madame  de  Staël  a 
davantage  ressemblé  à  celui  de  tout  le  monde,  qu'on  a 
bien  vu  que  son  talent  n'était  celui  de  personne. 

ÉCRITS  DE  MADAME  DE  STAËL. 
Troisième  période. 

Ce  fut  vers  la  fin  de  1 803 ,  après  avoir  publié  Delphine  , 
que  madame  de  Staël,  exilée  par  la. tyrannie  d'un  seul, 
comme  elle  l'avait  été  par  celle  de  plusieurs,  fît  son  pre- 
mier voyage  en  Allemagne.  Là,  elle  trouva  sa  réputation 
plus  grande  qu'elle  ne  l'imaginait.  Des  hommes  de  génie , 
et  d'un  génie  analogue  au  sien,  l'accueillirent  avec  trans- 
port; les  souverains  se  la  disputèrent,  et  une  société  bien- 
veillante applaudit  à  ses  talents,  à  sa  conduite  politique, 
à  son  enthousiasme  pour  son  père.  Là,  elle  eut  encore  l'a- 
vantage de 'fixer  auprès  d'elle  un  écrivain  distingué, 
M.  Schlegel ,  qui  lui  a  été  également  agréable  par  les  rap- 
ports et  par  les  différences  de  leurs  esprits,  et  dont  les 
éloges  comme  les  contradictions  ont  sans  cesse  excité  sa 
pensée.  Cette  année  fut  prodigue  pour  madame  de  Staël, 
de  plaisirs,  de  succès,  d'idées  nouvelles;  mais  elle  lui  ré- 
servait un  coup  affreux,  elle  la  priva  de  son  père. 

Je  reviendrai  sur  ce  temps  désastreux,  et  je  ne  veux  le 


considérer  ici  que  comme  l'époque  d'un  beau  développe- 
ment dans  le  talent  de  madame  de  Staël.  Elle  avait  déjà 
connu  le  malheur.  Les  crimes  de  la  révolution ,  l'ingrati- 
tude des  hommes  envers  M.  Necker,  leur  injustice  à  son 
propre  égard ,  d'autres  peines  encore  avaient  déchiré  son 
cœur.  Mais  il  est  dans  ces  chagrins  dont  on  accuse  les 
autres,  ou  même  soi,  quelque  chose  d'ûpre  et  d'irritant 
qui  arrête  le  plein  épanchement  de  l'âme.  Elle  a  eu  quel- 
quefois cette  verve  amère  et  satirique  qui  est  bien  aussi 
un  moyen  de  succès;  mais  la  grande  beauté  de  son  talent, 
c'était  l'inspiration  élevée  et  pathétique.  Une  douleur  qui 
venait  du  ciel,  une  douleur  dans  l'ordre  de  la  nature,  une 
douleur  qui  tenait  du  sentiment  religieux ,  devait  modifier 
son  âme  d'une  manière  qu'on  peut  appeler  heureuse,  si 
l'on  regarde  comme  le  premier  bonheur  le  plus  grand  per- 
fectionnement. Son  esprit  sans  cesse  fixé  sur  les  qualités 
véritablement  admirables  de  M.  Necker,  le  désir  ardent  de 
devenir  pour  ses  enfants  ce  qu'il  avait  été  pour  elle,  la 
lecture  qu'elle  faisait  constamment  avec  eux  de  ces  beaux 
écrits  de  religion  et  de  morale,  où  des  lois  sacrées  leur 
semblaient  imposées  par  un  père  avec  la  double  autorité 
de  sa  vie  et  de  sa  mort,  tout  concourait  à  produire  sur 
elle  cette  impression  solennelle  et  profonde ,  si  propre  à 
imprimer  un  cours  bienfaisant  à  ses  pensées  et  un  graud 
caractère  à  ses  écrits. 

Dès  lors  ses  opinions  religieuses  furent  mieux  pronon- 
cées, ses  sentiments  de  piété  plus  constants  et  plus  actifs. 
Le  vague  d'une  croyance  poétique  cessa  de  suffire  à  son 
cœur;  il  lui  fallut  une  foi  ferme  dans  cette  promesse  d'im- 
mortalité, qui  seule  la  sauvait  du  désespoir;  en  un  mot, 
elle  eut  besoin  d'être  chrétienne,  parce  que  son  père  était 
mort  en  chrétien.  Ces  illusions  des  âmes  tendres,  que  to- 
lère ou  favorise  avec  tant  de  douceur  une  religion  pour- 
tant si  pure,  le  sentiment  d'ime  communication  avec  les 
amis  qui  ne  sont  plus,  l'idée  qu'ils  nous  protègent  encore, 
que  peut-être  un  jour  ils  obtiendront  pour  nous,  comme 
une  partie  de  leur  récompense,  le  bonheur  d'une  réunion 
avec  eux;  toutes  ces  espérances  remplirent  dès  lors  le 
cœur  de  madame  de  Staël;elles  l'ont  soutenue  jusque  dans 
cette  longue  et  cruelle  lutte,  durant  laquelle  elle  repous- 
sait les  teneurs  de  la  mort  en  pensant  qu'elle  allait  rejoin- 
dre son  père. 

Ce  sont  de  tels  sentiments  qui  lui  ont  dicté  cet  admi- 
rable morceau  sur  la  vie  privée  de  M.  Necker,  qu'elle  a 
imprimé  à  la  tête  des  manuscrits  qu'il  avait  laissés.  Parmi 
les  amis  de  madame  de  Staël ,  qui  ont  rendu  un  hommage 
pubhc  à  sa  mémoire, un  écrivain  aujourd'hui  bien  célè- 
bre, M.  Benjamin  Constant,  a  signalé  le  mérite  extraordi- 
naire de  cet  écrit,  en  disant  qu'aucun  des  ouvrages  de 
madame  de  Staël  ne  peut  la  faire  aussi  bien  connaître. 

Il  est  vrai  que  celui-là  est  unique  dans  son  genre.  C'est 
peut-être  la  seule  fois  qu'on  ait  vu  un  talent  de  première 
lorce,  aux  prises  avec  une  douleur  réelle,  la  peindre  si 
involontairement.  Non  seulement  elle  ne  cherche  à  tirer 
parti  de  son  affliction  pour  aucun  effet,  mais  elle  ne  se 
doute  pas  qu'elle  l'exprime.  Il  y  a  entier  oubli,  je  dis  plus, 
il  y  a  sacrifice  d'elle-même  dans  ce  morceau  ;  elle  se  met 
au-dessous  de  sa  mère,  parce  qu'elle  veut  rehausser 
M.  Necker  dans  l'objet  qu'il  avait  choisi;  elle  cherche  à 
se  faire  paraître  légère,  inconsidérée,  pour  que  si  jamai.^ 
elle  a  encouru  quelque  blâme,  il  ne  retombe  pas  sur  son 
père;  enfin  elle  va  jusqu'à  donner  à  entendre  qu'elle  n'au- 
rait pas  eu  naturellement  des  sentiments  bien  profonds, 
afin  qu'on  croie  que  l'impression  qu'il  a  produite  sur  elle, 
eût  été  plus  forte  sur  une  autre.  La  souffrance  de  son  âme 
perce  à  travers  chaque  mot,  et  pourtant  elle  déploie  une 


DE  MADAME  DE  SÏÂEL. 


19 


variété  inconcevable  de  tons,  de  moyens,  de  ressources 
quand  elle  veut  faire  sentir  les  différents  mérites  de  M.  Nec- 
ker.  Craignant  pour  lui  de  fatiguer  de  sa  peine,  elle  essaie 
mille  cordes  différentes,  elle  raisonne  pour  convaincre, 
elle  séduit  pour  désarmer,  elle  cherche  môme  à  amuser 
pour  s'assurer  d'être  écoutée.  C'est  par  des  explosions  su- 
bites que  son  sentiment  se  fait  jour;  mais  on  voit  que 
toute  son  intention  est  d'observer  une  noble  réserve.  La 
peur  de  nuire  par  de  l'exagération  la  poursuit.  Quelque 
chose  de  contenu,  de  timide,  montre  une  défiance  doulou- 
reuse de  ses  moyens  de  persuasion,  et  ses  phrases  jetées, 
entrecoupées,  et  comme  prononcées  avec  une  haleine  trop 
courte,  prouvent  qu'elle  écrivait  la  rougeur  sur  le  front, 
tremblant  de  ne  pas  trouver  le  ton  juste,  et  d'exposer  l'ob- 
jet de  son  culte. 

Quand  on  a  connu  madame  de  Staël  et  son  père,  quand 
on  les  sait  réunis  dans  le  même  tombeau,  ce  n'est  pas  sans 
répandre  des  larmes  qu'on  pense  à  l'immensité  de  ten- 
dresse que  prouve  et  justiûe  un  tel  écrit. 

Corinne,  ou  l'Italie. 

Après  avoir  un  peu  soulagé  son  cœur  par  cet  hommage, 
madame  de  Staël  partit  pour  l'Italie.  Encore  absorbée  par 
la  douleur,  ce  voyage  ne  lui  offrait  aucune  perspective 
agréable,  et  le  genre  d'attrait  qu'il  peut  avoir  n'était  d'ail- 
leurs pas  celui  auquel  elle  se  croyait  le  plus  sensible.  Jus- 
qu'alors elle  n'avait  admiré  que  l'esprit,  elle  n'avait  étudié 
que  le  cœur  humain  et  les  livres.  Bannie  depuis  long- 
temps du  brillant  théâtre  des  plaisirs  et  des  succès  de  son 
jeune  âge,  elle  avait  avant  son  malheur  vivement  regretté 
Paris,  et  Paris  seul  semblait  encoi'e  fait  pour  l'intéresser. 
Assez  étrangère  aux  jouissances  des  beaux -arts,  elle  n'a- 
vait été  que  faiblement  touchée  par  le  spectacle  de  la  na- 
ture. Les  beautés  champêtres  n'étaient  guère  à  ses  yeux 
que  la  décoration  de  l'exil ,  la  froide  parure  d'un  séjour  in- 
si|)ide,  et  elle  avait  pris  une  sorte  d'humeur  contre  les 
lacs,  les  montagnes,  les  glaciers  de  la  Suisse,  dont  on  lui 
comptait  la  vue  pour  un  dédommagement.  Rien  de  ce  qui 
n'était  ni  sentiment  ni  pensée  n'avait  de  valeur  à  ses  yeux. 

Sa  disposition  à  plusieurs  égards  était  déjà  changée 
quand  elle  partit  pour  l'Italie  :  son  père  était  mort  sans 
que  les  Français  lui  eussent  rendu  justice;  les  Français 
lui  plaisaient  encore,  mais  dans  ce  moment-là,  elle  les  ai- 
mait certainement  moins.  Sûre  de  souffrir  partout,  le  choix 
du  séjour  lui  était  devenu  plus  indifférent,  et  elle  devait 
préférer  celui  qui  ne  lui  retraçait  aucun  souvenir  amer. 
Elle  éprouva  dans  ce  voyage  un  soulagement  que  sa  tou- 
chante superstition  attiibuait  à  l'hitercession  de  son  père. 
Le  beau  ciel ,  le  climat  heureux  de  l'Italie  agissaient  sur 
elle  à  son  insu.  Son  âme  attendrie  s'ouvrait  aux  douces 
émotions,  et  peut-être  fallait-il  qu'elle  eîit  perdu  quelque 
chose  de  son  activité  pour  que  les  objets  extérieuis  fissent 
sur  elle  leur  pleine  impression.  Celle  qu'ils  produisirent 
fut  grande,  puissante,  inattendue,  et  elle  crut  découvrir 
pour  la  première  fois  et  la  nature  et  les  arts  quand  ils  s'of- 
frirent à  ses  regards  dans  leur  plus  splendide  magnificence. 

Le  développement  de  ce  sentiment  nouveau  fut  sans 
doute  favorisé  par  la  société  de  M.  Schlegel.  Les  connais- 
sances de  ce  savant  dans  les  beaux-arts,  sa  manière  ingé- 
nieuse et  néanmoins  poétique  de  rendre  compte  de  leurs 
effets,  réussirent  à  intéresser  madame  de  Staël.  En  vertu 
d'une  analogie  secrète,  l'admiration  de  l'art  réveilla  dans 
son  cœur  celle  de  la  nature,  et  les  copies  la  ramenèrent 
au  modèle. 

Peut-être  y  a-t-il  à  gagner  pour  le  talent  dans  ces  im- 


pressions tardives  qui  opèrent  une  révolution  subite  chez 
un  esprit  déjà  très-exercé.  Si  madame  de  Staël  eût  été  sen- 
sible dès  son  enfance  aux  charmes  des  objets  champêtres, 
ses  premiers  ouvrages  auraient  été  enrichis  de  plus  de  ta- 
bleaux, mais  elle  n'eût  pas  écrit  Corinne. 

Dans  la  littérature  proprement  dite,  et  hors  du  domame 
de  la  politique ,  Corinne  est  le  chef-d'œuvre  de  madame 
de  Staël,  Corinne  est  l'ouvrage  éclatant  et  immortel  qui 
lui  a  le  premier  assigné  un  rang  parmi  les  grands  écrivains  ■ 
C'est  une  composition  de  génie  dans  laquelle  deux  œuvres 
différentes,  un  roman  et  un  tableau  de  l'Italie,  ont  été  fon- 
dues ensemble.  Les  deux  idées  sont  évidemment  nées  à  la 
fois  :  l'on  sent  que  l'une  sans  l'autre  elles  n'auraient  pas 
pu  séduire  l'auteur,  ni  correspondre  à  ses  pensées.  Aussi 
parmi  la  plus  riche  variété  de  couleurs  et  de  formes,  il 
règne  un  ravissant  accord,  et  une  teinte  harmonieuse  est 
répandue  sur  l'ensemble.  Corinne  est  à  la  fois  un  ouvrage 
de  l'art,  et  une  production  de  l'esprit,  un  poëme  et  un 
épanchement  de  l'âme.  Le  naturel,  et  un  naturel  ardent, 
passionné,  bien  que  tendre  et  mélancolique,  y  perce  de 
toutes  parts,  et  il  n'y  a  pas  une  ligne  qui  ne  soit  écrite 
avec  émotion.  Madame  de  Staël  s'est,  pour  ainsi  dire,  di- 
visée entre  ses  deux  principaux  personnages.  Elle  a  donne 
à  l'un  ses  regrets  éternels,  à  l'autre  son  admuation  nou- 
velle :  Corinne  et  Oswald,  c'est  l'enthousiasme  et  la  dou- 
leur, et  tous  deux  c'est  elle-même. 

La  mélancolie  attribuée  dès  l'origine  à  lord  Nelvil  est 
une  belle  idée  dans  l'ouvrage.  De  là  vient  que  la  seconde 
partie,  si  lugubre  dans  sa  totalité,  ne  discorde  point  avec 
la  première;  et  cette  nuance  de  tristesse  forme  un  fond 
doucement  sombre,  sur  lequel  tous  les  objets,  et  la  bril- 
lante figure  de  Corinne  en  particulier,  ressortent  avec  un 
singulier  éclat.  De  là  vient  encore  qu'un  charme  plus  pur 
est  répandu  sur  Corinne  elle-même.  La  pitié  se  mêle  à 
tout  ce  qu'elle  éprouve.  Ce  n'est  plus  seulement  une 
femme  passionnée  qui  cherche  à  captiver,  c'est  un  Génie 
bienfaisant  qui  vient  au  secours  de  la  'douleur.  Tout  est 
attendrissement  jusque  dans  ce  qui  éblouit  ou  étonne.  Il 
semble  que  des  couplets  très-variés  sont  chantés  sur  un 
air  charmant,  mais  dont  l'expression  est  triste  et  péné- 
trante. Rien  toutefois  de  plus  animé,  de  plus  vif,  souvent 
même  de  plus  riant  que  le  coloris  de  l'ouvrage,  et  c'est 
parce  que  la  vie  y  est  représentée  avec  force  dans  ses  joies 
comme  dans  ses  peines,  que  la  fiction  entière  est  si  belle 
et  si  frappante. 

La  première  partie,  l'Italie  démontrée  par  l'amour,  est 
un  enchantement  continuel.  Corinne  célèbre  toutes  les 
merveilles  des  arts  en  faisant  connaître  à  Oswald  la  plus 
grande  des  merveilles,  Rome,  empreinte  du  génie  de  tant 
de  siècles,  Rome  qui  a  triomphé  de  l'univers  et  du  temps. 
Elle  chante  la  nature  féconde  et  magnifique  du  Midi,  les 
monuments  du  passé  dans  leur  auguste  mélancolie,  les 
héros,  les  poètes,  les  citoyens  qui  ne  sont  plus.  Tout  ce 
que  l'histoire  offre  de  grand,  tout  ce  que  le  moment  pré- 
sent peut  inspirer  de  traits  agréables,  piquants,  et  parfois 
comiques,  à  un  esprit  observateur,  se  trouve  réuni  dans 
ses  paroles.  Aux  vues  originales  d'une  jeune  imagination, 
elle  joint  la  connaissance  de  tout  ce  qui  a  été  pensé  sur 
les  objets  dont  elle  parle.  Elle  sait  quelle  a  été  la  manière 
déjuger  des  anciens  et  celle  des  artistes  du  moyen  âge, 
quelle  est  celle  des  diverses  nations  modernes  ;  et  elle  ex- 
plique, elle  met  en  contraste  tous  ces  i)oints  de  vue  avec 
la  grâce  animée  d'une  jeune  femme  qui  veut  avant  tout 
'  plaire  et  se  faire  aimer.  Une  véritable  instruction  nous  est 
i  donnée  par  un  être  sensible  qui  s'adresse  à  notre  cœur. 
1      C'est  avec  habileté  que  l'auteur  a  repoussé  dans  l'ombra 

2. 


20 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


le  commencement  du  voyage  de  lord  Nelvil,  afin  de  por- 
ter toute  la  lumière  sur  la  superbe  scène  qui  est  le  vrai 
début  de  l'ouvrage.  Accablé  par  le  chagrin  d'avoir  perdu 
son  père,  Oswald  lord  Nelvil  était  entré  la  veille  dans 
Rome  sans  rien  observer,  lorsqu'au  matin  un  soleil  écla- 
tant, le  bruit  des  fanfares,  des  coups  de  canon  le  réveil- 
lent. La  muse  de  l'Italie,  Corinne,  improvisatrice,  musi- 
cienne, peintre  et  femme  charmante,  va  être  couronnée 
au  Capitole.  La  ville  entière  est  en  mouvement,  la  fête  du 
génie  est  célébrée  par  tout  un  peuple.  On  s'associe  aux 
diverses  impressions  d'Oswald,  lorsqu'il  suit  involontai- 
rement le  char  brillant  de  Corinne.  Comme  lui,  on  avait 
conçu  des  préventions  contre  la  femme  qui  recherche  des 
hommages  publics,  et  comme  lui  on  se  réconcilie  avec 
Coriime,  quand  on  croit  voir  cette  physionomie  aimable 
où  se  peint  la  bonté,  la  simplicité  du  cœur  unie  au  plus 
bel  enthousiasme.  On  partage  son  émotion,  lorsque  mêlé 
avec  la  foule  au  Capitole,  il  s'aperçoit  que  sa  noble  taille, 
ses  habits  de  deuil  et  peut-être  son  expression  de  tristesse, 
ont  attiré  l'attention  de  Corinne;  qu'elle  s'est  attendrie  en 
le  regardant,  que  déjà  elle  a  eu  le  besoin  de  changer  le 
sujet  de  ses  chants  et  de  jomdre  des  paroles  sensibles  à 
son  hymne  de  triomphe.  Mais  à  travers  le  trouble  que  res- 
sent Oswald ,  son  caractère  se  fait  jour.  On  voit  que  l'idée 
de  la  patrie  est  celle  qui  disposera  de  lui.  Quand  au  sortir 
du  Capitole  la  couronne  de  Corinne  tombe,  quand  Oswald 
la  relève  et  qu'elle  le  remercie  par  deux  mots  anglais, 
c'est  l'inimitable  accent  national  qui  bouleverse  toute  son 
âme.  Il  avait  été  séduit,  à  présent  il  est  frappé  au  cœur; 
on  sait  quelle  est  chez  lui  la  corde  délicate,  et  c'est  amsi 
que  le  roman  est  annoncé ,  et  que  cet  exorde  magnifique 
renferme  le  secret  du  reste. 

Les  improvisations  de  Corinne,  qui  sont  censées  tra- 
duites de  l'italien  dans  l'ouvrage,  y  ajoutent  un  ornement 
très-brillant;  néanmoins  je  ne  sais  si  leur  éclat  avoué 
l'emporte  beaucoup  sur  le  charme  des  autres  discours  de 
Corinne.  Tout  ce  que  dit  Corinne  est  ravissant.  Dans  le 
cercle  d'amis  dont  elle  est  entourée,  elle  excite  toujours 
le  plus  vif  enthousiasme.  Ses  paroles  toujours  attendues 
avec  impatience  sont  toujours  justement  applaudies.  Cha- 
cun dit  :  «  Écoutez,  Corinne,  elle  vous  enchantera;  »  Corinne 
parle,  et  elle  nous  enchante  en  effet.  Et  nous  ne  pensons 
pas  que  madame  de  Staël  se  loue  elle-même  en  vantant  ce 
qu'elle  a  écrit,  tant  nous  trouvons  qu'elle  a  raison  de  se 
louer.  Énorme  difficulté  pour  un  auteur  que  celle  d'an- 
noncer un  miracle  d'esprit  et  de  tenir  toujours  parole  !  que 
de  nous  préparer  à  l'étonnement  et  de  nous  étonner  néan- 
moins! Tour  de  force  inouï,  si  l'abondance,  la  facilité  de 
la  verve  n'excluait  pas  l'idée  du  tour  de  force,  pour  don- 
ner celle  du  prodige  ! 

Cette  multitude  de  morceaux  d'éloquence  ou  de  ta- 
bleaux charmants  ne  nuit  point  à  l'intérêt  de  la  fiction, 
parce  que  l'auteur  a  eu  l'art  de  ne  placer  les  digressions 
que  dans  les  moments  oîi  la  marche  de  l'action  est  sus- 
pendue, oti  le  lecteur  craint  même  de  lui  voir  reprendre 
son  cours ,  et  où  il  jouit  d'autant  mieux  d'un  moment  de 
calme,  qu'il  sent  que  l'orage  se  prépare. 

La  destiuée  de  Corinne  est  enveloppée  de  mystère;  elle 
parle  toutes  les  langues;  elle  réunit  les  agréments  de  tous 
les  clunats,  et  l'on  ne  sait  où  elle  est  née.  Oswald,  qui  ne 
conçoit  de  bonheur  que  le  bonheur  domestique,  voudrait 
s'unir  à  elle  par  un  lien  sacré,  mais  auparavant  il  exige 
sa  confiance.  Cette  explication  que  Corinne  retarde  d'un 
jour  à  l'autre  est  redoutée  du  lecteur  même;  il  se  plait  à 
ces  promenades,  à  ces  courses  intéressantes  qu'elle  ne 
cesse  de  proposer  à  Oswald,  afin  de  le  distraire  de  la  cu- 


riosité du  cœur  par  celle  de  l'esprit.  Le  bonheur,  mais  un 
bonheur  qui  va  finir,  la  passion  qui  doit  lui  survivre  res- 
pirent dans  les  discours  de  Corinne.  Plus  le  moment  de 
l'aveu  fatal  approche ,  plus  elle  veut  s'étourdir  elle-même , 
enivrer  celui  qu'elle  aime  des  plus  hautes  jouissances  de 
la  poésie  et  des  arts.  Il  semble  que  des  couleurs  toujours 
plus  vives  frappent  tous  les  objets ,  à  mesure  que  le  ciel 
devient  plus  menaçant,  et  qu'un  rayon  unique  perce  en- 
core le  nuage  que  la  foudre  ne  tardera  pas  à  sillonner. 

C'est  après  avoir  monté  le  Vésuve  avec  Oswald  et  vu 
de  près  les  torrents  embrasés  de  la  lave,  que  Corinne  re- 
met entre  les  mains  de  lord  Nelvil  le  cahier  où  elle  a  écrit 
son  histoire. 

Jamais  concours  de  circonstances  n'a  été  plus  funeste. 
Corinne  est  Anglaise,  et  elle  n'a  pas  pu  supporter  la  vie 
monotone  d'une  province  d'Angleterre;  Corùme  a  été  des- 
tinée dans  son  enfance  à  devenir  l'épouse  d'Oswald  lui- 
même,  et  le  père  de  celui-ci,  effrayé  de  la  vivacité  des 
goûts  et  des  idées  qui  déjà  se  développaient  en  elle,  a 
tourné  ses  vues  du  côté  de  Lucile,  la  sœur  cadette  de  Co- 
riime. Oswald  est  donc  blessé  dans  son  sentiment  d'An- 
glais ainsi  que  dans  son  sentiment  de  fils.  Il  est  atteint 
dans  tout  ce  qui  est  en  lui  plus  profond ,  plus  enraciné 
que  l'amour  même.  Dès  lors  la  fiction  prend  un  autre  ca- 
ractère, et  l'on  sent  qu'il  ne  s'agira  plus  que  de  séparation 
et  de  mort.  Désormais  il  n'y  aura  plus  dans  les  relations 
d'Oswald  et  de  Corinne  que  de  cruels  combats,  que  ces 
déchirements  de  l'âme,  résultats  de  l'opposition  entre  des 
sentiments  également  vifs,  que  l'inégalité  de  conduite  qui 
en  est  la  suite,  et  les  ménagements  plus  tristes  que  les 
orages  mêmes.  Oswald  doit  songer  à  retourner  dans  sa  pa- 
trie, et  la  description  du  séjour  qu'il  fait  à  Venise  avec 
Corinne,  au  moment  de  la  séparation,  est  d'une  beauté 
lugubre  extrêmement  originale.  Je  ne  suivrai  pas  plus  loin 
cette  esquisse.  Je  ne  puis  me  résoudre  à  retracer  l'affreux 
voyage  que  Corinne  fait  secrètement  en  Angleterre,  la  ma- 
ladie de  langueur  qui  la  consume,  les  noces  d'Oswald 
avec  sa  sœur,  dont  eUe  est  presque  témoin,  son  retour 
solitaire  à  Florence,  l'arrivée  d'Oswald  et  de  Lucile  dans 
ce  séjour,  et  enfin  les  adieux  de  Corinne  à  tous  deux, 
adieux  contenus  dans  un  hymne  sublime,  véritable  chant 
du  cygne,  source  intarissable  de  larmes ,  qui ,  hélas  !  n'ont 
plus  à  présent  une  fiction  pour  objet. 

La  dernière  moitié  de  l'ouvrage  est  tout  en  contraste 
avec  la  première;  la  couleur  la  plus  sombre  y  règne,  et 
elle  offre  un  déploiement  qu'on  peut  appeler  effrayant  du 
talent  de  peindre  la  douleur.  C'est  une  fécondité  extraor- 
dinaire de  nuances  pour  graduer  les  impressions  tristes, 
pour  fixer,  si  on  peut  le  dire,  les  misères  fugitives  du 
cœur.  On  voit  d'abord  un  léger  déclin  dans  le  bonheur, 
puis  une  peine  vague  et  passagère  qui  prend  à  chaque 
instant  un  caractère  plus  arrêté,  puis  le  malheur  dans  sa 
force  la  plus  cruelle,  et  enfin  le  désespoir  avec  son  appa- 
rence plus  calme,  le  désespoir  d'un  être  trop  doux  et  trop 
pieux  pour  se  révolter,  mais  trop  faible  pour  ne  pas  mou- 
rir. Étonnante  et  fidèle  peintuie  qui  oblige  à  reconnaître 
chez  l'auteur  une  capacité  de  souffrance  aussi  rare  que 
son  génie  '  ! 

Malgré  cette  profonde  tristesse,  il  y  a  toujours  une  belle 
harmonie  dans  chaque  tableau.  Corinne  malheureuse  est 
toujours  une  Muse  inspirée;  et  la  jouissance  des  beaux- 

'  L'infortunée  reine  de  Prusse ,  victime  innocente  des  calomnies 
d'un  homme  qui,  sur  le  trône  du  monde,  se  plaisait  à  insulter  à  la 
beauté  et  au  malheur,  la  reine  de  Prusse  disait  qu'elle  était  souvent 
obligée  de  suspendre  la  lecture  de  Corinne,  parce  qu'elle  se  sentait 
l'âme  déchirée ,  non  pas  tant  par  la  douleur  que  par  celte  privation 
d'espérance  qui  lui  rappelait  son  propre  sort. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


21 


ails  dont  l'objet  est  tragique,  n'est  jamais  perdue  pour  le 
lecteur. 

Peut-être  faut-il  excepter  de  cet  éloge  une  intrigue  épi- 
sodique  dont  le  théâtre  est  à  Paris.  Ce  morceau  me  paraît 
sortir  du  ton;  et  le  mérite  qu'il  peut  avoir  n'est  pas  à  sa 
place  dans  l'ouvrage. 

On  a  dit  que  le  personnage  de  Corinne  avait  quelque  chose 
de  trop  théâtral  pour  la  vraisemblance.  Mais  ce  n'est  pas 
une  nature  ordinaire  que  l'auteur  a  voulu  peindre;  c'est 
le  caractère  exalté  d'une  femme  poète  qui,  lorsqu'elle 
aime  et  qu'elle  souffre,  est  toujours  une  improvisatrice. 
La  conscience  de  son  talent,  celle  de  l'admiration  qu'elle 
excite  ne  la  quittent  point,  et  donnent  à  l'expression  de 
ses  sentiments  les  plus  vrais ,  une  couleur  particulièrement 
éclatante.  Madame  de  Staël ,  bien  plus  simple  que  son  hé- 
roïne, devait  pourtant  mieux  qu'une  autre  concevoir  une 
pareille  modification  de  l'existence.  C'est  même  cette  ins- 
piration, portée  sur  l'univers  extérieur  comme  sur  les  af- 
fections de  l'âme ,  qui  met  de  l'accord  entre  la  partie  des- 
criptive et  la  partie  romanesque  de  la  composition. 

Ceux  qui  jugent  cet  ouvrage  comme  un  roman,  trou- 
vent que  le  héros  n'est  pas  assez  passionné.  Mais  Corinne 
ne  devait  être  surpassée  en  rien,  pas  même  dans  l'amour; 
et  il  fallait  un  caractère  absolument  différent  du  sien  pour 
qu'il  se  soutînt  à  côté  d'elle.  Celui  d'Oswald  est  dans  la 
nature,  et  il  est  surtout  dans  celle  d'un  Anglais.  Combien 
n'existe-t-U  pas,  principalement  dans  les  pays  sévères,  de 
ces  êtres  qui  regrettent  tour  à  tour  le  plaisir  et  l'austérité, 
qui  paraissent  à  la  fois  dominés  par  leurs  habitudes  et  par 
le  désir  de  s'en  affranchir,  et  qui  ne  sont  jamais  plus  près 
de  rompre  avec  leurs  passions  ou  avec  leurs  principes, 
que  quand  on  les  croit  sur  le  point  de  leur  céder  !  Ce  ca- 
ractère qui  tenait  la  malheureuse  Corinne  dans  un  état 
d'alarmes  perpétuelles ,  était  peut-être  exactement  ce  qu'il 
fallait  pour  fixer  son  imagination  et  captiver  ses  pensées. 

Tout  ce  qui  concerne  les  beaux-arts  est  plein  d'intérêt 
et  de  mérite.  Il  y  a  une  fraîcheur,  une  vivacité  extrême 
dans  lesknpressions,  et  pourtant  une  érudition  ingénieuse 
s'y  laisse  entrevoir.  Les  idées  les  plus  marquantes  de 
Winkelmann,  celles  qu'y  ont  ajoutées  d'autres  auteurs 
allemands,  celles  même  des  érudits  italiens ,  sont  exposées 
par  Corinne,  et  semblent  souvent  renaître  chez  elle  sous 
la  forme  de  l'inspiration.  Corinne ,  avec  son  enthousiasme , 
a  tout  le  tact  de  madame  de  Staël.  Chez  elle  l'admiration 
la  plus  vive  est  toujours  circonscrite;  le  mot  qui  l'exprime 
en  marque  la  borne;  elle  voit  ce  qui  manque  à  travers  ce 
qui  est,  et  sans  cesser  de  jouir  de  ce  qui  est. 

Je  ne  sais  si  l'on  a  reproché  à  madame  de  Staël  de  s'être 
peinte  elle-même  dans  Corinne.  Peut-être  n'a-t-elle  pas 
été  étrangère  au  désir  d'affaiblir  les  préventions  qu'on  a 
dans  le  monde  contre  les  femmes  à  grands  talents;  peut- 
être  a-t-elle  voulu  montrer,  ainsi  qu'elle  le  savait  par  ex- 
périence, que  l'amour  de  la  gloire  ne  supposait  pas  néces- 
sairement les  défauts  avec  lesquels  l'opinion  commune 
l'associe.  Elle  a  donc  créé  un  être  semblable  à  elle,  une 
femme  qui  unit  le  besoin  du  succès  à  une  sensibilité  pro- 
fonde, la  mobilité  de  l'imagination  à  la  constance  du  cœur, 
l'abandon  dans  la  conversation  à  cette  dignité  de  l'âme 
qui  commande  celle  des  manières ,  et  enfin  la  passion  dans 
toute  sa  force  à  l'examen  de  soi  et  des  autres.  Et  cet  être 
qu'elle  a  conçu,  elle  l'a  tellement  réalisé,  elle  lui  a  donné 
aux  yeux  de  tous  une  forme  si  prononcée,  que  la  fiction  a 
servi  de  preuve  à  la  vérité;  et  Corinne  a  fait  enfin  con- 
naître madame  de  Staël. 

Toutefois,  une  pareille  vue  n'a  pu  être  que  secondaire. 
Il  ne  faut  pas  chercher  d'explication  à  ce  qui  est  beau  en 


soi.  Corinne  est  le  fruit  de  l'inspiration.  C'est  un  tableau 
qui  s'était  trop  fortement  emparé  de  l'imagination  de  l'au- 
teur pour  qu'il  n'eût  pas  le  besoin  de  le  tracer;  et  le  pro- 
pre du  génie  est  de  se  peindre  lui-même  dans  ses  œuvres. 

Ce  qui  est  remarquable  dans  l'invention  de  la  fable, 
c'est  que  le  hasard  n'y  joue  un  rôle  qu'en  apparence;  les 
événements  n'y  font  que  mettre  la  nature  des  choses  en 
relief.  Aucune  loi  immuable  n'obligeait  certainement  le 
père  d'Oswald  à  refuser  Corinne  pour  sa  belle-fille.  Mais 
op.  voit  que  ce  père  n'est  là  que  pour  représenter  les  pen- 
sées secrètes,  les  pensées  inévitables  d'Oswald  lui-même, 
qui  craint  qu'une  femme  célèbre  ne  soit  pas  propre  à  rem- 
plir d'obscurs  devoirs.  Lucile  et  Corinne  sont  aussi  des 
idées  générales;  elles  sont  l'Angleterre  et  l'Italie,  le  bon- 
heur domestique  et  les  jouissances  de  l'imagination,  le 
génie  éclatant  et  la  vertu  modeste  et  sévère.  Les  plaidoyers, 
pour  et  contre  ces  deux  genres  d'existence,  sont  également 
forts;  les  deux  faces  opposées  de  la  vie  sont  saisies  avec 
une  même  vivacité  de  conception ,  et  une  grande  question 
est  continuellement  traitée  dans  l'ouvrage  sans  qu'on  s'en 
doute,  tant  l'intérêt  dramatique  entraîne  irrésistiblement 
le  lecteur. 

Il  est  aisé  de  juger  que  l'idée  fondamentale  de  Delphine 
et  de  Corinne  est  la  même.  C'est  toujours  une  femme 
douée  de  facultés  supérieures  qui  ne  peut  s'astreindre  à 
suivre  la  ligne  que  l'opinion  lui  a  tracée,  et  qui  est  bientôt 
en  proie  aux  plus  cruelles  douleurs,  parce  qu'elle  s'est 
écartée  de  cette  ligne.  Mais  entre  ces  deux  productions, 
tout  l'avantage  est  du  côté  de  Corinne.  L'héroine  dans 
Delphine  est  fort  spirituelle,  mais  elle  n'a  pas  pour  excuse 
des  talents  extraordinaires.  Plus  scrupuleuse  que  Corinne 
peut-être,  elle  se  place  dans  une  situation  plus  équivo- 
que; eUe  n'a  complètement  ni  de  l'innocence  ni  de  l'éclat, 
et  rien  ne  distrait  de  l'impression  pénible  qu'elle  cause. 
Corinne  se  présente  avec  plus  de  grandeur.  Elle  a  ou^ertc- 
ment  rompu  avec  l'opinion,  et  sur  la  terre  classique  de 
l'Italie  l'oppression  de  la  société  ne  se  fait  point  sentir. 
Elle  ne  veut  avoir  affaire  qu'avec  la  gloire,  et  elle  l'ob- 
tient. Le  combat  de  la  passion  n'a  rien  non  plus  qui  la  dé- 
grade. Ce  n'est  point  cette  lutte  qui  rabaisse  toujours  un 
peu  la  femme  même  qui  en  sort  triomphante.  Il  s'agit  pour 
elle  du  mariage  ou  du  désespoir,  du  bonheur  ou  de  la  mort; 
et  il  y  a  de  la  dignité  dans  cette  alternative.  Elle  n'est 
point  aux  prises  avec  le  remords ,  point  avec  l'humiliation  ; 
elle  l'est  avec  le  cours  des  choses,  avec  le  malheur,  et  le 
génie  la  relève. 

Corinne  eut  un  succès  prodigieux.  Un  ouvrage  à  toutes 
les  portées ,  où  les  artistes  puisaient  un  nouvel  enthou- 
siasme avec  de  nouveaux  moyens  de  l'exprimer,  les  éru- 
dits des  rapprochements  ingénieux ,  les  voyageurs  des  di- 
rections heureuses,  les  critiques  des  observations  pleines 
de  finesse,  où  les  âmes  les  plus  froides  s'ouvraient  à  l'é- 
motion ,  enfin  où  il  y  avait  du  plaisir  j  usque  pour  la  malice 
même,  dans  ces  portraits  de  nations  si  plaisamment  ca- 
ractéristiques, un  tel  ouvrage,  dis-je,  enleva  de  vive  force 
tous  les  suffrages,  entrahia  toutes  les  opinions.  Il  n'y  eut 
qu'une  voix ,  qu'un  cri  d'admiration  dans  l'Europe  lettrée; 
et  ce  phénomène  fut  partout  un  événement  ^ 

'  J'ai  su  par  mon  fils  ,  qui  était  à  Edimbourg  au  moment  où  ,  mal- 
gré la  guerre,  il  y  parvint  quelques  exemplaires  de  Corinne,  que  co 
livre  produisit  dans  celle  ville  si  éclairée  une  inconcevable  sensa- 
tion. La  société  entière  fut  éloctrisée;  les  métaphysiciens,  les  géo- 
logues ,  les  professeurs  de  toute  espèce  s'arrêtaient  les  uns  les  autres 
dans  les  rues,  se  demandant  où  ils  en  étaient  de  la  lecture.  La  pein. 
tare  des  moeurs  anglaises  fut  trouvée  parfaitement  fidèle  ,  et  l'on  ap- 
prit qu'il  y  avait  une  petite  ville  de  province  qui  s'était  choquée» 
parce  qu'elle  avait  cru  que  madame  de  Staël ,  qui  n'en  avait  jamais 
entendu  parler,  avait  voulu  la  tourner  en  ridicule. 


22 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


Dès  ce  moment  madame  de  Staël  n'a  plus  recueilli  que 
de  la  satisfaction  de  ses  travaux  ;  l'envie  lui  avait  pardonné 
sous  le  nom  de  Corinne,  et  elle  a  obtenu  ce  qu'il  lui  fal- 
lait, une  admiration  mêlée  de  sympathie,  je  dirais  presque 
de  faible.  Elle  avait  surtout  besoin  d'intéresser,  et  voulait 
qu'on  devinât  ses  peines;  aussi  a-t-elle  tracé  la  route  à 
ceux  qui  voulaient  la  louer.  Une  franchise  naturelle,  une 
certaine  modestie  sur  plusieurs  points  la  portaient  à  re- 
pousser toute  gloire  qui  ne  lui  allait  pas;  et  elle  accueil- 
lait encore  à  titre  de  bienfait  celle  même  qu'elle  sentait 
mériter. 

Ce  livre  est  peut-être  le  seul  ouvrage  de  madame  de 
Staël  qui  soit  entièrement  étranger  à  la  politique  :  et  pour- 
tant l'esprit  n'en  convint  pas  à  un  dominateur  ombrageux , 
qui  conduisait  les  hommes  parleurs  intérêts,  et  qui  ne 
Toulait  d'autre  enthousiasme  que  celui  de  la  victoire.  Il  ne 
pardonnait  au  talent  que  quand  il  avait  obtenu  de  lui  ce 
mot  d'éloge  par  lequel  le  talent  abdiquait  son  indépendance, 
et  par  conséquent  son  pouvoir.  Mais  louer  le  despotisme 
et  celui  qui  se  sert  de  ses  plus  odieux  moyens  pour  obte- 
nir la  louange ,  était  impossible  à  une  âme  fière. 

Madame  de  Staël  se  résigna  donc  à  l'exil ,  et  regardant 
les  hommes  distingués  de  tous  les  pays  comme  ses  vérita- 
bles compatriotes,  elle  alla,  en  1807,  à  Vienne,  dans  le 
but  de  rassembler  de  nouveaux  matériaux  pour  le  grand 
ouvrage  qu'elle  préparait,  le  tableau  de  l'Allemagne,  sous 
le  rapport  des  moeurs,  de  la  littérature  et  de  la  philosophie. 
Parmi  les  avantages  qu'elle  retira  de  ce  voyage ,  elle-même 
comptait  pour  beaucoup  le  plaisir  d'avoir  embelli  les  der- 
nières années  d'un  vieillard  aimable  qui  avait  conçu  pour 
elle  une  grande  affection.  Elle  promit  au  prince  de  Ligne 
de  publier  une  partie  des  anecdotes  qu'il  avait  rédigées, 
en  les  faisant  valoir  par  une  préface  ;  et  c'était  lui  assurer 
un  plein  succès  littéraire.  Cet  ouvrage,  comme  on  sait,  a 
fait  une  telle  fortune,  qu'on  a  espéré  en  étendre  la  réus- 
site jusque  sur  les  anecdotes  que  madame  de  Staël  avait 
laissées  de  côté.  Il  en  a  donc  été  fait  un  second  et  même 
un  troisième  choix ,  qui  ont  dû  montrer  à  quel  point  son 
goût  l'avait  bien  conseillée. 

De  l'Allemagne. 

L'Italie  pouvait  être  chantée,  mais  il  fallait  raconter 
l'Allemagne.  Un  pays  où  il  n'y  a  de  grand  que  la  pensée, 
où  les  arts ,  la  nature ,  la  société  même  n'ont  rien  qui  frappe 
les  yeux  ou  captive  l'imagination ,  ne  pouvait  inspirer  une 
improvisatrice.  Néanmoins  il  y  avait  là  pour  l'esprit  d'im- 
menses richesses, à  recueillir.  Là,  s'offrait  au  regard  ob- 
servateur de  madame  de  Staël  une  manière  de  voir,  de 
sentir,  d'exister  enfin  tout  à  fait  particulière;  et  la  foule 
d'idées  nouvelles  qu'elle  avait  trouvées  en  circulation  par- 
mi les  hommes  éclairés,  exigeait  toute  son  adresse  pour 
les  expliquer  et  les  faire  valoir.  Dépouillant  donc  le  cos- 
tume emprunté  de  Corinne,  elle  parle  en  son  propre  nom, 
et  paraît  elle-même  sur  la  scène. 

C'était  le  parti  le  plus  judicieux.  La  forme  didactique  ne 
demandant  point  d'unité,  admettait  une  grande  variété  de 
tons.  Aussi  les  divers  talents  de  l'auteur  prennent-ils  cha- 
cun dans  cet  ouvrage  une  physionomie  bien  prononcée. 
Toute  l'ardeur  de  son  âme,  son  esprit  piquant  et  original, 
sa  gaieté  même  s'y  déploient,  et  elle  y  prouve  de  plus  une 
force  de  tête,  une  faculté  d'abstraction  qu'on  n'aurait  pas 
devinée  d'après  l'élan  poétique  de  son  imagination.  Ce 
livre  se  place,  sans  aucun  doute,  au  niveau  du  précédent, 
et  peut-être  est-il  plus  extraordinaire  comme  l'œuvre  d'une 
femme. 


Toutefois  on  s'attendait  à  une  autre  Corinne, et  il  y  eut 
un  instant  de  mécompte.  On  avait  espéré  des  émotions, 
et  l'on  ne  voyait  pas  d'avance  comment  l'auteur  en  don- 
nerait. Mais  madame  de  Staël  ne  pouvait  pas  marcher  sur 
ses  propres  traces.  Elle  avait  d'ailleurs  assez  fait  parler  la 
passion,  et,  si  le  feu  de  son  génie  ne  se  fût  pas  porté  sur 
d'autres  objets ,  elle  n'eût  point  obtenu  sa  meilleure  gloire. 

Il  existe  dans  l'Allemagne  un  mérite  au-desaus  de  toute 
comparaison;  c'est  un  ouvrage  profondément  moral  et  re- 
ligieux. La  vertu  et  la  religion  n'y  sont  pas  des  moyens 
d'effet.  Ce  ne  sont  pas  des  cordes  sonores  que  le  talent  se 
plaît  à  faire  vibrer  dans  nos  cœurs.  Il  règne  dans  la  com- 
position entière  un  désir,  une  passion  de  faire  prévaloir 
des  principes  régénérateurs ,  de  vivifier  à  la  fois  le  senti- 
ment et  l'imagination ,  en  combattant  des  doctrines  qui 
paralysent  l'un  et  l'autre.  Ces  motifs  sont  les  seuls  qui 
aient  inspiré  madame  de  Staël.  Ici  nul  retour  sur  soi,  nulle 
trace  d'impulsion  personnelle.  Dans  ses  écrits  précédents  4 
elle  est  encore  occupée  d'elle-même.  Elle  peint  sa  destinée 
sous  des  traits  généraux ,  et  puise  dans  l'idée  des  peines 
inévitablement  attachées  au  sort  des  femmes ,  la  résigna- 
tion qui  lui  fait  supporter  les  siennes.  Il  n'est  rien  de  pa- 
reil dans  l'Allemagne.  Elle  ne  cherche,  elle  ne  veut  que 
le  bien ,  celui  des  lettres ,  celui  de  la  société ,  celui  de  l'âme. 
Montrer  l'union  intime  et  nécessaire  du  génie  de  la  reli- 
gion avec  celui  des  beaux-arts  et  de  la  haute  pliilosophie; 
tel  est  le  but  constant  de  l'auteur. 

Mais  comment  se  fait-il  qu'en  marchant  à  un  but  si 
louable,  on  trouve  si  peu  d'encouragement?  Y  a-t-il  un 
accord  secret  entre  ceux  qui  veulent  entendre  parler  de 
religion  le  moins  possible  et  ceux  qui,  à  force  de  scrupules,' 
rendent  ce  sujet  tellement  délicat  à  traiter  qu'ils  l'excluent 
par  cela  même?  Certaines  personnes  pieuses  s'effraient 
peut-être  moins  d'une  lecture  entièrement  profane,  pourvu 
qu'elle  soit  innocente,  que  de  celle  qui  les  expose  à  rece- 
voir des  pensées  mondaines  dans  l'asile  le  plus  sacré  de 
leur  cœur.  Ainsi  le  mélange  des  beaux-arts  et  de  la  religion 
dans  cet  ouvrage  a  été  blâmé  par  un  écrivain  (madame 
More)  que  madame  de  §taël  elle-même  a  compté  parmi 
les  plus  distingués  de  l'Angleterre.  ^ 

Il  faut  respecter  les  motifs  d'un  auteur  si  estimable,  et^| 
généralement  si  judicieux ,  mais  on  peut  oser  dire  qu'il 
n'a  pas  envisagé  la  question  dans  son  ensemble.  Pour  (ju3 
la  religion  influe  sur  tous  les  moments  et  sur  tous  les  hom- 
mes, il  faut  que  la  vie  entière,  avec  les  sciences  et  les 
arts  qui  en  sont  le  brillant  apanage ,  puisse  être  envisagée 
religieusement.  Tant  que  les  pensées  religieuses  ne  s'al- 
lieront pas  à  toutes  les  autres,  il  y  aura  absence  d'har- 
monie dans  l'âme,  inconséquence  dans  les  actions.  Si  l'on 
ne  sent  pas  que  tout  émane  de  Dieu ,  si  la  communication 
des  rayons  au  centre  est  interceptée,  l'idée  la  plus  ^aste 
de  toutes ,  celle  de  la  Divinité,  deviendra  une  idée  étroite, 
et  nous  échappera  par  cela  même. 

Madame  de  Staël  était  intimement  convaincue  de  ces 
vérités  qu'elle  trouva  déjà  répandues  en  Allemagne,  le  pays 
où  l'on  a  le  plus  cherché  à  former  un  même  faisceau  de 
toutes  les  connaissances  humaines.  Nul  spectacle  ne  pou- 
vait l'intéresser  davantage  que  celui  d'une  nation  où  le  i 
règne  des  opinions  qu'elle  avait  professées  jusqu'alors 
était  solidement  établi ,  où  elle  trouvait  ses  propres  idées, 
d'un  côté  appliquées  de  mille  manières  à  la  vie  réelle,  et 
de  l'autre  appuyées  sur  les  principes  d'une  haute  philoso- 
phie. Néanmoins  elle  juge  de  nouA  eau  ces  idées.  Elle  voit 
leurs  inconvénients  dans  l'abus  qu'on  en  fait  parfois,  et  la 
force  de  ses  impressions  inattendues  lui  fournit  sans  cesse 
l'occasion  de  rectifier  ses  systèmes.  - 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


23 


Rien  assurément  ne  lui  a  semblé  parfait  en  Allemagne; 
les  livres,  le  théâlre,  l'art  de  converser,  rien  n'était  porté 
à  un  haut  degré  d'excellence,  mais  partout  il  y  avait  de  la 
chaleur,  de  la  vie,  de  l'émulation  parmi  les  écrivains,  de  la 
bienveillance  dans  la  société.  Tout  était  en  espérance,  mais 
l'espérance  animait  tout.  Elle  crut  respirer  plus  librement 
quand  elle  se  vit  entourée  d'iiommes  qui  n'imposaient  nulle 
entrave  au  talent,  nulle  borne  à  la  pensée,  qui  étaient  étran- 
gers à  toute  intolérance ,  et  qui  accueillaient  le  génie  comme 
uu  enfant  du  ciel  sans  se  défier  de  lui.  L'esprit  qui  diri- 
geait les  écrivains  l'a  portée  à  juger  plus  favorablement 
de  leurs  œuvres,  mais  elle  a  désiié  vou:  régner  cet  esprit 
en  France,  bien  plus  qu'elle  n'a  proposé  la  littérature  al- 
lemande pour  modèle  à  l'imitation  des  Français.  Dans  un 
temps  où  la  pensée  même  paraissait  asservie,  elle  a  pro- 
clamé les  bienfaits  de  l'indépendance  intellectuelle ,  comme 
ceux  de  la  liberté  politique  dans  son  dernier  écrit. 

Cet  ouvrage  était  épineux  à  composer.  On  s'attend  à  de 
la  pédanterie-,  à  une  métaphysique  embrouillée  ou  à  une 
fausse  exaltation  sentimentale  dès  qu'il  s'agit  de  l'Allema- 
gne. Comme  madame  de  Staël  découvrait  à  l'instant  ces 
défauts  partout  où  ils  existaient ,  elle  devait  prouver  qu'elle 
ne  pourrait  jamais  en  être  la  dupe.  En  outie  on  était  armé 
d'avance  contre  une  multitude  d'idées  qu'elle  avait  à  dé- 
velopper, et  le  combat  déjà  engagé  sur  certains  points  ren- 
dait les  amours-propres  nationaux  très-intraitables.  Mais 
avec  le  vif  sentiment  de  son  équité  naturelle,  elle  marche 
à  travers  toutes  ces  difficultés.  Elle  ne  ménage  personne, 
et  il  ne  semble  pourtant  pas  qu'elle  doive  blesser,  parce 
qu'elle  voit  d'eu  haut  les  sujets  qu'elle  traite,  et  que, 
réd  uisant  les  débats  littéraires  à  leur  valeur ,  elle  a  la  boime 
foi  de  sourire  la  première  dès  que  ses  protégés  eux-mêmes 
prêtent  au  ridicule  en  quelque  point;  enfm,  parce  qu'elle 
conserve  la  grâce  d'une  femme,  et  qu'il  y  a  du  désir  de 
plaire  jusque  dans  les  choses  piquantes  qu'elle  dit. 

Aussi  les  Allemands  ont-ils  fort  bien  pris  ses  reproches 
les  plus  sévères.  En  leur  qualité  de  débutants,  ils  vou- 
laient se  montrer  dociles  ;  et  comme  madame  de  Staël  don- 
nait précisément  à  leur  littérature  ce  qui  lui  manquait, 
une  existence  européenne ,  ils  ont  été  plus  flattés  qu'of- 
fensés ;  mais  il  n'en  a  pas  été  de  même  des  Français.  Une 
immense  renommée,  des  auteurs  naturalisés  chez  toutes 
les  nations,  des  pièces  jouées  sur  tous  les  théâtres,  une 
langue  devenue  dans  le  monde  entier  comme  une  langue 
maternelle  pour  la  classe  cultivée ,  avaient  rempli  les  Fran- 
çais d'un  juste  orgueil;  ils  étaient  de  toutes  manières  au 
faîte  de  la  puissance,  et  leur  parler  avec  franchise,  était 
dire  la  vérité  à  des  rois. 

Mais  c'est  là  précisément  ce  qui  mettait  à  l'aise  madame 
de  Staël.  Elle  n'aimait  pas  naturellement  le  pouvoir,  et 
toute  sa  générosité  la  portait  à  relever  la  réputation  d'un 
peuple  malheureux  et  méconnu.  Toutefois,  malgré  ces  en- 
timent,  malgré  l'ivresse  d'enthousiasme  qu'elle  inspirait 
d'un  côté  et  la  persécution  qu'elle  éprouvait  de  l'autre , 
elle  n'a  pas  commis  d'injustice,  et  une  tournure  un  peu 
épigrammatique  donnée  à  des  jugements  équitables  au 
fond,  est  tout  ce  que  les  Français  peuvent  lui  reprocher. 

Il  faut  se  rappeler  qu'au  moment  où  elle  écrivait  la 
France  entière  était  dans  une  fausse  position.  Tout  se  fon- 
dait sur  la  révolution,  et  l'on  détruisait  chaque  jour  le 
fruit  chèrement  acheté  de  la  révolution,  l'espérance  de  la 
liberté.  Une  hypocrisie  violente  dans  le  gouvernement  n'en 
imposait  à  personne,  et  hors  du  gouvernement  même,  un 
vernis  de  légèreté  et  d'insouciance  ou  l'orgueilleuse  conso- 
lation de  la  victoire ,  servait  à  recouvrir  un  peu  l'escla- 
vage qu'on  n'espérait  pas  cacher.  De  là  résultaient  de 


toutes  parts  des  contradictions  qui  ne  pouvaient  être  voi- 
lées que  par  des  sophismes,  mais  l'emploi  continuel  de  ces 
.sophismes  provoquait  une  irritation  singulière  chez  les  vic- 
times de  l'ordre  existant.  Les  apologistes  de  l'arbitraire 
prenaient  des  armes  où  ils  pouvaient,  ils  en  cherchaient 
dans  l'ancienne  gloire  des  écrivains  français,  dans  l'éclat 
du  règne  de  Louis  XtV,  et  comme  il  n'y  avait  pas  de  litté- 
rature vivante,  vu  les  données  du  moment,  on  évoquait 
des  armées  de  morts  et  on  se  battait  avec  des  siècles.  Le 
parti  que  devait  prendre  madame  de  Staël  était  indiqué; 
elle  était  nécessairement  rejetée  dans  une  espèce  d'opposi- 
tion, et  un  peu  d'hostilité  contre  la  critique  française  n'é- 
tait que  la  défense  naturelle  de  ses  opinions. 

Néanmoms  des  motifs  plus  grands  l'ont  animée.  Elle  sa-i 
vait,  par  expérience,  qu'on  double  ses  idées  en  changeant 
de  point  de  vue.  La  littérature  d'un  peuple  spirituel  et  cul- 
tivé paraît  toujours  former  un  tout  complet,  quand  on  la 
considère  du  dedans ,  et  elle  est  si  exactement  en  rapport 
avec  l'esprit  qui  l'a  formée  et  celui  qu'elle  forme  à  son 
tour,  qu'il  n'existe  à  son  égard  plus  de  juges.  Mais  quand 
on  sort  de  cette  sphère,  quand  on  vient  à  respirer  un  autre 
air,  parmi  les  sensations  nouvelles  qu'on  éprouve,  il  se 
trou  ve  des  plaisirs  inconnus.  De  retour  chez  soi  on  regrette 
ces  plaisirs.  Tout  se  montre  sous  un  autre  aspect,  et  l'on 
s'aperçoit  que  ce  qui  semblait  être  la  nature  des  choses, 
n'est  bien  souvent  que  la  manière  de  sentir  d'un  peuple. 

C'est  là  l'effet  que  veut  produire  madame  de  Staël. 
Trouvant  à  côté  de  la  France  le  pays  qui  offre  les  plus 
fortes  oppositions  avec  la  France  même,  elle  puise  là  le 
secret  de  ces  contrastes  au  moyen  desquels  on  fait  les- 
sortir  ce  qui  serait  trop  vague  et  trop  indéfini ,  si  on  le  pré- 
sentait seul.  Deux  différences  fondamentales  s'oflrent  à 
ses  regards,  et  ces  différences  relevées  dans  tout  son  ou- 
vrage, en  font  pour  ainsi  dire  l'esprit.  Elle  oppose  d'une 
part  l'empire  exercé  par  la  société,  à  la  liberté  de  la  pensée 
solitaire,  et  de  l'autre,  l'effet  de  la  doctrine  métaphysique 
qui  assujettit  l'âme  aux  sensations,  à  celui  d'un  système 
qui  donne  là  souveraineté  à  l'âme.  Le  premier  de  ces  con- 
trastes devait  surtout  ressortir  dans  la  partie  littéraire,  le 
second  dans  la  partie  philosophique  de  l'ouvrage. 

L'auteur  débute  par  le  pur  esprit  français.  Voulant  prou- 
ver qu'elle  est  chez  elle  sur  le  terrain  de  la  noble  élégance 
et  de  la  grâce  légère,  madame  de  Staël  se  montre  capable 
de  satisfaire  toutes  les  délicatesses  d'un  goût  difficile, 
lorsqu'elle  rend  hommage  à  un  nouveau  genre  de  beautés. 
C'est  peut-être  la  seule  fois  qu'on  ait  vu  la  cause  de  l'en- 
thousiasme  défendue  avec  l'arme  du  ridicule  et  de  la  bomie 
plaisanterie. 

Le  chapitre  charmant,  de  l'esprit  de  conversatio:*, 
peut  se  mettre  au  nombre  des  traités  sur  l'ail,  faits  par  un 
grand  maître  dans  l'art  même.  Là,  madame  de  Staël 
donne  tous  ses  secrets,  sans  courir  grand  risque  qu'on  les 
lui  prenne. 

La  première  partie  sur  les  mœurs  de  l'Allemagne  et 
l'aspect  général  du  pays  se  rtipproche  de  la  forme  d'un 
voyage.  Madame  de  Staël  y  peint  la  sensation  de  tristesse 
dont  on  est  d'abord  saisi  sous  un  climat  sombre  et  sévère, 
et  la  disposition  plus  douce  qui  lui  succède.  Ce  qu'elle  ra- 
conte d'une  musique  ravissante  qu'elle  entendit ,  pendant 
une  noire  matinée  d'hiver,  dans  les  rues  encombrées  de 
neige,  d'une  petite  ville,  serait  propre  à  devenir  l'emblème 
du  pays  même.  On  éprouve  encore  une  sensation  pareille, 
quand  on  étudie  la  langue  et  la  littérature  allemandes. 
Quelque  chose  de  pénétrant  et  d'intime,  quelque  chose 
de  tendie  et  de  fort,  semble  parvenir  à  notre  cœur  à  Ira- 
vers  un  brouillard  d'expressions  iudécises. 


24 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


Madame  de  Staël  caractérise  avec  un  discernement  ex- 
quis l'esprit  de  la  société  et  des  institutions  dans  les  dif- 
férents Etats  de  ce  pays  divisé  de  tant  de  manières;  et 
quand  elle  vient  à  parler  de  l'éducation,  elle  expose  ses 
propres  idées  sur  ce  grand  sujet.  Rien  de  plus  ingénieux  et 
de  plus  juste  que  les  raisons  données  par  elle  du  peu  de 
succès  qu'on  obtient  lorsqu'on  veut  substituer,  pour  l'en- 
fance, l'étude  des  mathématiques  et  de  l'histoire  naturelle 
à  celle  des  langues  mortes.  Cette  partie  se  termine  avec 
éclat  par  la  description  d'une  fête  nationale  dans  les  mon- 
tagnes delà  Suisse,  morceau  que  des  rigoristes  en  géogra- 
phie ont  trouvé  déplacé,  mais  qui  est  d'une  beauté  ravis- 
sante. 

La  seconde  partie,  qui  traite  de  la  littérature,  est  la  plus 
étendue,  et  c'est  celle  qui  doit  piquer  le  plus  vivement  la 
curiosité  L'élite  des  œuvres  de  l'esprit  chez  une  nation 
enthousiaste  et  laborieuse  s'y  déploie  aux  regards,  et  tout 
un  ordre  de  beautés  inconnues  frappe  et  intéresse  tour  à 
tour.  Avant  de  parler  des  ouvrages,  l'auteur  nous  met  en 
société  avec  les  écrivains,  car  cette  littérature,  toute  jeune 
encore,  a  vu  à  peine  deux  générations  d'hommes,  et  ma- 
dame de  Staël  a  pu  elle-même  s'entretenir  avec  les  vieil- 
lards illustres  qui  en  ont  été  les  fondateurs.  C'est  un  phé- 
nomène curieux  que  le  déploiement  subit  d'un  esprit 
très-original  chez  une  vieille  nation  européenne,  arrivée 
sous  plusieurs  rapports  au  même  degré  de  civilisation  que 
les  autres.  Peindre  ce  phénomène  avec  vérité,  en  démêler 
avec  sagacité  les  causes,  était  tout  à  fait  du  ressort  de 
madame  de  Staël. 

Elle  a  tracé  les  portraits  des  écrivains  avec  la  chaleur  et 
la  bienveillance  qui  étaient  dans  son  cœur.  Schiller  sur- 
tout ,  le  vertueux  auteui'  de  tant  de  pièces  de  théâtre ,  dont 
une  poésie  admirable  suffirait  pour  assurer  la  réputation, 
Schiller  est  traité  avec  une  prédilection  particulière.  11 
avait  gagné  personnellement  ses  affections  par  les  qualités 
les  plus  aimables,  et  par  cette  toucliante  candeur  qui  s'al- 
lie si  bien  avec  le  génie. 

Les  extraits  des  pièces  de  théâtre  sont  ravissants;  les 
tableaux  les  plus  éclatants,  les  plus  forts  d'effet,  souvent 
les  plus  déchuants ,  se  succèdent.  On  est  transporté  dans 
la  situation  par  deux  ou  trois  paroles,  et  l'art  dramatique 
avec  sa  magique  puissance  s'empare  aussitôt  de  nous.  Là 
encore  Schiller  est  présenté  à  son  plus  grand  avantage,  et 
les  tragédies  de  ce  poëte  sont  extraites  ou  traduites  avec 
une  étonnante  beauté  de  couleur.  On  peut  remarquer  là, 
ainsi  que  dans  les  improvisations  de  Corinne,  à  quelle 
hauteur  madame  de  Staël  s'est  élevée  dans  la  prose  poé- 
tique, genre  si  difficile  en  français,  lorsqu'il  s'agit  de  re- 
muer fortement  le  cœur  à  travers  la  pompe  du  langage. 

Le  génie  devant  lequel  les  Allemands  se  prosternent 
tous,  celui  de  Goethe,  est  très-bien  caractérisé  par  ma- 
dame de  Staël.  L'adresse  infinie  qu'elle  met  à  définir  cet 
esprit  si  hardi  et  si  profond,  ce  talent  flexible  et  toujours 
maître  de  lui-même  au  milieu  de  ses  bizarreries,  cette 
adresse  était  d'autant  plus  nécessaire  que  peut-être  les 
productions  extraordinaires  d'un  pareil  écrivain  ne  seront 
jamais  bien  appréciées  hors  de  l'Allemagne. 

Dans  le  noml)re  des  morceaux  distingués  dont  cette  par- 
tie se  compose,  on  a  cité  comme  une  esquisse  de  génie  le 
portrait  que  madame  de  Staël  elle-même  a  tracé  d'Attila. 
Ses  traductions  de  Marie  Stuart,  de  la  Louise  de  Voss, 
celles  d'une  multitude  de  pièces  détachées  montrent  sa 
prodigieuse  susceptibilité  d'émotion ,  ses^tonnants  moyens 
pour  tout  exprimer.  Le  langage,  les  habitudes,  les  préju- 
gés nationaux  sont  pour  elle  des  milieux  transparents  à 
travers  lesquels  elle  voit  distinctement  la  beauté  des  sen- 


timents ,  des  situations ,  des  conceptions  littéraires  les  plus 
étrangèies  à  nos  mœurs;  et  son  imagination  frap[)ée  trans- 
met comme  par  miracle  ses  impressions. 

Relativement  aux  systèmes  dramatiques  des  Français 
et  des  Allemands,  madame  de  Staël  n'a  point  pris  un  parti 
aussi  tranché  qu'on  l'a  prétendu.  Elle  a  balancé  des  incon- 
vénients ou  des  avantages ,  plutôt  qu'assigné  aucune  préé- 
minence. Elle  a  été  vivement  émue  au  théâtre  allemand , 
et  c'est  fort  heureux  pour  ses  lecteurs.  Celui  qui  rend 
compte  d'une  littérature  étrangère  doit  l'avoir  goûtée, 
sans  quoi  il  est  probable  qu'il  y  est  lui-même  resté  étran- 
ger. Chez  les  deux  nations,  telles  que  madame  de  Staël 
les  a  dépeintes,  la  littérature  entière  devait  prendre  une 
direction  différente.  Des  auteurs  inspirés  par  le  désir  de 
plaire  à  la  société,  se  conforment  naturellement  à  ce  qui  a 
toujours  plu  à  cette  société,  tandis  que  des  écrivains  so- 
litaires se  livrent  davantage  à  leurs  propres  impressions. 
Les  premiers  se  proposent  d'exécuter  une  œuvre,  les  au-  ^ 
ties  ne  songent  qu'à  épancher  leurs  sentiments.  Ceux-là 
ont  un  plan  bien  conçu  à  exécuter ,  ceux-ci  ont  les  riches 
matériaux  de  leur  pensée  à  employer.  De  là  vient  que  la 
beauté  des  formes  l'emportera  dans  une  littérature,  et  la 
vérité  des  sentiments  dans  l'autie.  Les  grands  maîtres  con- 
cilient tout  ;  mais  quand  il  y  a  un  sacrifice  à  faire ,  le  prin- 
cipe dominant  se  découvre. 

Dans  le  genre  dramatique ,  le  moi  du  poëte  se  transporte 
ailleurs;  mais  alors  les  auteurs  allemands  et  anglais  met- 
tent le  même  prix  au  développement  d'un  caractère  adopté, 
qu'à  la  manifestation  du  leur.  Ils  veulent  suivie  les  chan- 
gements que  subit  un  môme  être,  et  tracer  la  marche  pro- 
gressive d'une  réiolution  morale,  en  conservant  l'identité 
de  l'individu.  Or,  cela  seul  exclut  la  règle  des  vingt-quatre 
heures,  puisque  les  brusques  vicissitudes  montrent  la 
force  des  passions  bien  mieux  que  celle  de  l'homme,  et 
dénaturent  le  caractère  plutôt  qu'elles  ne  le  révèlent.  La 
tragédie  historique  qu'appellent  de  partout  les  intérêts  du 
moment,  se  ploie  surtout  difficilement  à  la  règle  des  unités. 

Voilà  ce  qui  se  trouve  dans  l'application;  mais  quand 
la  question  sera  traitée  abstraitement,  les  critiques  fran- 
çais auront  toujours  l'avantage,  puisque  le  genre  de  vrai- 
semblance exigé  par  les  lois  d'Aristote  ne  semble  rien  avoir 
en  lui-même  d'incompatible  avec  le  naturel  et  la  force. 
L'art  ne  s'est  point  introduit  dans  l'ordonnance  extérieure 
des  pièces  allemandes ,  quoiqu'on  y  admire  une  sublime 
poésie  de  sentiments  et  de  situations.  La  forme  française 
est  la  seule  belle ,  la  seule  régulière ,  la  seule  même  qui  soit 
une  forme.  Quand  donc  les  critiques  ont  voulu  la  conser- 
veij  quand  ils  ont  toujours  dit  aux  auteurs  :  Faites  mieux, 
produisez  une  impression  piofonde  en  restant  fidèles  au 
bon  sens ,  unissez  la  vraisemblance  morale  à  la  vraisem- 
blance matérielle,  ils  ont  eu  parfaitement  raison;  mais  à 
force  d'avoir  raison  ils  finiront  par  chasser  les  poètes. 

Quand  l'arbre  qui  a  donné  les  plus  beaux  fruits  devient 
rebelle  à  la  culture,  faut-il  condamner  le  sol  à  la  stérilité? 
Si  désormais  la  sève  refuse  de  jaillir  abondamment  dans 
ses  anciens  canaux,  qu'arrivera-t-il ?  Il  arrivera  que  le 
changement  des  mœurs  bannissant  journellement  beau- 
coup de  pièces,  la  scène  s'appauvrira;  il  arrivera  que  les 
imaginations  fortes  et  pathétiques  se  rejetteront  sur  le  ro- 
man, au  grand  détriment  de  leur  gloire,  de  celle  de  leur 
nation  et  de  leur  siècle,  au  détriment  des  plus  beaux  ef- 
fets et  de  cette  émotion  électrique  qui  se  communique  au 
théâtre;  de  plus,  au  détriment  de  la  poésie  elle-même,  qni 
languira  faute  d'un  emploi  à  la  fois  noble  et  populaire.  Il 
arrivera  enfin  que ,  comme  on  veut  des  impressions  tragi- 
ques, il  se  trouvera  toujours  des  auteurs  qui,  laissant 


V 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


25 


tout  art  de  côté,  se  contenteront  de  larmes  et  de  salles 
pleines ,  et  qui  feront  des  mélodrames. 

Que  tel  ait  été  le  sentiment  de  madame  de  Staël,  c'est 
ce  que  prouvent  évidemment  ces  paroles  :  <(  Quelques 
«  scènes  produisent  des  impressions  plus  vives  dans  les 
«  pièces  étrangères  ;  mais  rien  ne  peut  être  comparé  à  l'en- 
«  semble  imposant  et  bien  oidonné  de  nos  cliefs-d'œuvre 
«  dramatiques  :  la  question  seulement  est  de  savoir  si,  en 
«  se  bornant  comme  on  le  fait  maintenant,  à  l'imitation  de 
«  ces  chefs-d'œuvre,  il  y  en  aura  jamais  de  nouveaux  '.  » 

Après  la  lecture  si  amusante  des  deux  premières  parties, 
il  est  possible  que  celle  de  la  troisième,  sur  la  philosophie 
et  la  morale,  paraisse  un  peu  abstraite  et  difficile;  mais 
on  n'en  doit  pas  moins  d'estime  au  beau  travail  de  madame 
de  Staël,  travail  entrepris  par  les  plus  nobles  motifs,  exé- 
cuté avec  la  plus  rare  intelligence.  Il  y  avait  du  courage  à 
traiter  des  sujets  importants  sur  lesquels  on  cherchait 
alors  en  France  à  jeter  une  extrême  défaveur. 

L'origine  des  idées  dans  l'entendement  humain  étant  la 
question  métaphysique  à  laquelle  se  rattachent  surtout  les 
grands  intéiêts  de  la  religion  et  de  la  morale,  c'est  celle-là 
que  madame  de  Staël  examine  particulièrement.  La  philo- 
sophie matérialiste  avait  gagné  beaucoup  de  terrain  en 
Eiuope,  depuis  qu'un  principe  vrai  en  lui-môme  avait 
servi  à  fonder  un  système  faux,  autant  que  destructif  de 
toute  responsabilité  morale.  De  ce  que  les  éléments  de  nos 
idées  nous  sont  arrivés  par  le  canal  de  nos  sens,  on  avait 
conclu  que  l'âme  elle-même  n'était  qu'une  machine  à  sen- 
sations ;  et ,  comme  une  intelligence  active  dans  le  sein  de 
l'homme  et  un  Dieu  dans  l'univers  sont  des  idées  tellement 
correspondantes  qu'on  ne  rejette  guère  l'une  sans  l'autre, 
un  matérialisme  absolu  ou  l'athéisme  était  le  résultat  de 
ces  opinions.  C'est  à  combattre  une  telle  doctrine  que  tous 
les  philosophes  allemands  se  sont  appliqués  depuis  Leib- 
nitz.  Mais  en  voulant  rétablir  la  nature  morale  dans  ses 
droits,  plusieurs  ont  été  poussés  vers  l'idéalisme,  et  ceux- 
là  même  qui  ont  fait  jouer  le  plus  grand  rôle  aux  objets 
extérieurs,  ont  spiritu.^lisé  la  matière  bien  plus  qu'ils 
n'ont  MATÉRIALISÉ  l'esprit. 

La  clarté,  et  je  dirai  la  grâce  avec  lesquelles  madame 
de  Staël  rend  compte  de  tous  ces  systèmes ,  est  quelque 
ciiose  de  bien  étonnant.  En  elle ,  nulle  tiace  de  pédanterie. 
Évitant  autant  qu'il  se  peut  les  mots  scientifiques,  elle  ne 
dit  et  ne  prétend  môme  savoir  que  tout  juste  ce  qu'il  faut 
pour  apprécier  l'influence  morale  de  ces  doctrines.  Elle  ne 
se  fiiit  point  immédiatement  juge  de  la  vérité;  mais  con- 
vaincue que  l'univers  entier  est  l'œuvre  d'une  pensée  bien- 
faisante et  sublime,  elle  cherche  la  vérité  dans  ce  qui 
élève  le  plus  notre  âme,  dans  ce  qui  nous  rend  le  plus  ca- 
pables d'accomplir  le  beau  et  le  grand,  tels  que  le  génie  ou 
la  vertu  les  conçoivent. 

L'esprit  général  de  ces  systèmes  devait  plaire  à  madame 
de  Staël.  Rien  de  plus  favorable  à  l'essor  de  l'imagination 
qu'une  philosophie  qui  exalte  l'activité  de  l'âme  et  soiMiiet 
le  monde  à  l'intelligence.  Aussi  quand  elle  vante  son  heu- 
reuse influence  sur  les  arts  et  la  poésie ,  y  a-t-il  peu  à  lui 
objecter.  Les  beaux-arts  étant  fondés  sur  les  rapports  mys- 
térieux de  notre  âme  avec  l'univers,  toutes  les  affections, 
toutes  les  émotions  de  l'âme  doivent  être  écoutées  par  l'ar- 
tiste. Il  doit  tenir  compte  de  ses  moindres  impressions ,  les 
grossir  en  s'y  abandonnant,  pour  devenir  capal)le  de  les 
transmettre.  Dans  les  sciences  morales,  le  sentiment  est 
aussi  un  de  nos  guides  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des 
sciences  naturelles.  Là,  l'homme  n'est  que  spectateur;  ce 

'  D'j  l'yillcmitj'nc ,  tome  II ,  pajre  4. 


sont  les  rapports  des  choses  entre  elles  qu'il  étudie;  il  doit 
faiie  abstiaction  de  lui-même ,  et  de  tout  ce  qu'il  éprouve. 
Aussi  les  sectateurs  des  dernières  doctrines  allemandes 
ont-ils  peu  fait  de  progrès  dans  l'étude  de  la  nature,  et 
madame  de  Staël  n'a  pas  été  assez  sévère  à  l'égaid  du  tra- 
vers, ou  pour  mieux  dire  de  la  maladie  de  l'Allemagne, 
l'idée  que  l'âme  peut  trouver  toutes  les  sciences  en  elle- 
même. 

Sans  doute,  elle  n'a  pas  entièrement  approuyé  une  telle 
rêverie;  mais  en  regrettant  que  de  certains  aperçus  d'ima- 
gination ne  fussent  pas  saisis  davantage  par  les  savants, 
elle  a  paru  croire  que  la  méthode  expérimentale  n'avan- 
çait les  connaissances  que  par  une  sorte  de  procédé  mé- 
canique, et  que  tout  s'y  bornait  à  l'observation  des  faits. 
N'ayant  malheureuseiiîent  jamais  porté  son  regard  d'ai- 
gle sur  ces  matières,  elle  n'a  pas  rendu  justice  à  l'im- 
mense grandeur  des  facultés  qui  se  déploient  dans  les 
sciences,  quand  on  suit  la  seule  marche  qui  assure  leurs 
progrès.  Non  seulement  (  ce  qu'elle  n'a  pu  tout  à  fait  mé- 
connaître) il  s'y  développe  des  forces  prodigieuses  dans 
l'intelligence,  mais  l'imagination,  pour  être  tenue  en  bride, 
ne  reste  néanmoins  pas  inactive.  C'est  l'imagination  qui 
indique  en  secret  à  l'investigateur  le  sentier  où  il  doit  s'en- 
gager, c'est  elle  qui  forme  ces  suppositions  souvent  si  har- 
dies dont  l'expérience  doit  déterminer  la  valeur;  mais  elle 
ne  se  trahit  pas  elle-même;  des  découvertes  inespérées 
décèlent  seules  son  existence,  et  alors  ses  lueurs  incer- 
taines disparaissent  devant  la  splendeur  de  la  vérité  '. 

En  revanche ,  on  ne  saurait  lire  sans  une  profonde  ad 
miration  le  chapitre  intitulé  :  De  la  Morale  fondée  sur 
l'intékét  personnel.  Avec  une  force  terrassante  dans  le 
raisonnement,  avec  une  éloquence  sensible  qui  n'est  qu'à 
elle,  madame  de  Staël  y  pulvérise  la  doctrine  qui  prétend 
nous  imposer  le  sacrifice  de  nous-mêmes  au  nom  de  notre 
propre  utilité;  qui  confie  à  l'ennemi,  l'égoïsme,  la  garde 
de  la  place  attaquée,  et  qui  donnant  un  môme  calcul  m- 
téressé  pour  base  à  toutes  les  actions,  justifie  le  vice  au- 
tant qu'il  déshonore  la  vertu.  On  peut  défier  toute  subti- 
lité d'obscurcir  une  telle  lumière ,  et  l'on  ne  saurait  trop 
recommander  la  lecture  de  ce  morceau  qui  classe  à  lui 
seul  jiiadame  de  Staël  parmi  les  premiers  moralistes. 

Mais  la  dernière  partie  de  l'ouvrage  sur  la  religion  et 
l'enthousiasme,  est  celle  où  son  superbe  talent  d'inspira- 
tion parvient  à  la  plus  grande  hauteur.  Là  reparaît  une 
autre  Corinne,  ou  plutôt  un  céleste  Génie  qui  rassemble 
dans  un  hymne  ravissant  tout  ce  qui  soutient  et  fortifie  les 
cœurs  généreux.  Ce  qu'elle  entend  par  enthousiasme  n'est 
point  (elle  a  soin  de  l'expliquer)  une  exaltation  délirante; 
c'est  la  divine  harmonie  d'une  âme  à  la  fois  ardente  et 
calme ,  où  règne  le  culte  de  la  beauté  morale  et  de  la  source 
première  de  toute  beauté.  Interrogeant  les  plus  hautes 
jouissances,  celles  du  cœur,  celles  de  la  pensée,  les  plai- 
sirs môme  de  l'imagination ,  elle  retrouve  dans  toutes  cette 
llamme  divine  qui  enlève  à  la  terre  le  cœur  où  elle  est  al- 
lumée. La  gloire,  les  talents,  les  arts,  la  musique,  la  poé- 
sie, l'amour  lui-même,  toutes  ces  joies  souvent  profanées, 
mais  souvent  aussi  calomniées  par  l'homme,  lui  apparais- 
sent dans  leur  pureté  primitive,  comme  des  dons  du  Créa- 
teur. Un  rayon  de  la  bonté  céleste  illumine  à  ses  yeux  la 
nature  entière,  et  voyant  dans  son  propre  enthousiasme 

'  On  pardonnera  cette  digression  à  la  fille  d'un  savant  qui  se  scn 
tait  attaquée  d.ins  son  bien  le  plus  cher,  la  gloire  des  hommes  illus 
très  qui  ont  suivi  la  méthode  expérimentale.  M.  de  Saussure  a  donné 
en  effet  l'exempfe  de  la  plus  forte  imagination  contenue  par  la  rai- 
son ,  puisque  sa  modeste  défiance  le  forçait  à  révoquer  en  doute  ses 
idées  les  plus  heureuses  ,  tant  qu'il  ne  pouvait  pas  les  appuyer  in- 
cotitcslablenient  sur  des  faits. 


26 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


un  bonheur  qui  ne  l'abandonnera  jamais,  elle  sent  que 
QUAND  ARRIVERA  LA  GRANDE  LUTTE  (puisse  un  tel  présage 
s'être  accompli!),  il  a  été  préparé  du  secours  pour  l'âme 
inspirée  «  dont  les  derniers  soupirs  sont  comme  une  noble 
«  pensée  qui  remonte  vers  le  ciel  ^  » 

On  sait  quel  fut  le  sort  de  cet  ouvrage  :  la  censure  y  fit 
de  nombreux  retranchements,  et  les  phrases  supprimées, 
qui  ont  été  rétablies  depuis ,  font ,  par  leur  innocence  même, 
la  satire  du  gouvernement  qui  ne  pouvait  les  supporter. 
Toutefois, 'si  chaque  ligne  parait  irrépréhensible ,  l'esprit 
général  de  la  composition  était  trop  contraire  à  l'intérêt 
du  despotisme,  toutes  les  passions  égoïstes  qu'il  importait 
alors  de  fomenter  y  étaient  trop  dévoilées  et  trop  combat- 
tues, et  si  ce  fut  une  injustice  de  faire  saisir  un  tel  livre, 
ce  ne  fut  peut-être  pas  une  inconséquence.  On  mit  donc  au 
pilon  ces  belles  pages ,  et  bientôt  l'auteur  en  fut  plus  cruel- 
lement persécuté.  Il  y  eut  des  hommes  auxquels  une  péné- 
tration infernale  suggéra  que  c'était  dans  les  objets  de  son 
affection  qu'il  fallait  frapper  madame  de  Staël.  Son  pre- 
mier ami  à  tant  de  titres,  M.  de  Montmorency,  et  une 
femme  belle  et  aimable  avec  laquelle  elle  était  liée,  ma- 
dame Recamier,  furent  condamnés  à  un  exil  perpétuel  pour 
avoir  été  consoler  le  sien.  Ce  coup  est  un  des  plus  cruels 
dont  elle  ait  été  atteinte  5  jamais  douleur  ne  fut  plus  dé- 
chirante, et  dès  lors  elle  résolut  de  quitter  à  tout  prix  une 
terre  od  elle  croyait  répandre  la  contagion  du  malheur. 

Entourée  comme  elle  l'était  de  surveillants  et  d'espions, 
la  fuite  paraissait  dangereuse  autant  que  difficile.  Il  fallait 
traverser  les  armées  pour  aller  chercher  en  Russie,  non 
pas  un  asile ,  mais  la  seule  mer  dont  le  chemin  lui  fût  en- 
core ouvert.  L'idée  d'exposer  sa  fille  aux  dangers  d'un  tel 
voyage,  celle  de  quitter  tous  ses  amis,  îe  tombeau  de  ses 
parents,  la  Suisse  même  qui,  malgré  la  tristesse  de  ce  sé- 
jour, était  devenue  pour  elle  une  seconde  patrie,  celle  en- 
fin (le  fuir  comme  une  criminelle  à  travers  les  terres  et  les 
mers;  toutes  ces  idées  l'épouvantaient  ou  lui  déchiraient 
le  cœur.  Courageuse  par  fierté,  elle  avait  une  imagination 
facile  à  alarmer,  et  les  fantômes  de  la  peui  prenaient  une 
terrible  réalité  pour  elle.  Ses  craintes,  ses  irrésolutions, 
les  combats  qui  se  livraient  en  elle,  la  mirent  dans  un  état 
affreux;  mais  parmi  les  partis  à  prendre,  il  en  est  un  qui 
n'a  pas  fixé  un  histant  son  attention.  Une  ligne  d'éloge  au 
tyran,  une  ligne  qu'assurément  elle  eût  su  amener  et  ré- 
diger avec  convenance,  cette  ligne  qui  lui  aurait  rendu  la 
France,  ses  amis,  l'exercice  de  son  talent,  les  biens  con- 
fisqués de  son  père,  cette  ligné  elle  n'a  jamais  admis  la 
possibilité  de  l'écrire. 

Ce  fut  pour  fortifier  son  âme  ébranlée  qu'elle  composa , 
•en  1812,  peu  avant  son  grand  voyage,  un  écrit  contre  le 
suicide.  Elle  se  reprochait  quelquefois  d'avoir  montré  dans 
ses  premiers  ouvrages  une  sorte  d'admiration  pour  le  cou- 
rage qu'exige  cet  acte  coupable.  Et  bien  qu'elle  n'eût  point 
eu  d'autre  dessein  que  celui  de  laver  la  mémoire  de  quel- 
ques infortunés,  de  la  tache  la  moins  méritée,  celle  de 
lâcheté,  l'occasion  de  professer  une  meilleure  doctrine  s'é- 
tant  présentée ,  elle  la  saisit  avidement.  Un  double  meur- 
tre volontaire ,  accompagné  de  circonstances  romanesques, 
avait  excité  en  Allemagne  un  enthousiasmé  insensé  parmi 
les  journalistes  et  les  gens  du  monde.  Madame  de  Staël 
sentit  vivement  le  besoin  de  se  séparer,  dans  cette  occa- 
sion, de  ceux  qu'elle  avait  vantés.  Elle  démêlait  un  mé- 
lange de  vanité  dans  cette  horrible  scène  ;  elle  y  voyait  un 
mauvais  mélodrame  exécuté  sur  le  réel,  et  voulait  montrer 
qu'une  sorte  d'affectation  peut  suivre  jusque  dans  le  mo- 

^  Deriiîcre  page  de  l'AUcmagnc, 


ment  suprême,  ceux  qui  donnent  ainsi  leur  propre  mort  en 
spectacle.  Prenant  son  sujet  sous  un  point  de  viie  universel , 
elle  emploie  toute  la  force  de  son  talent  à  développer  les 
ressources  que  la  religion  et  une  morale  élevée  donnent  à 
l'homme  dans  l'infortune.  La  douleur,  dans  cet  écrit,  est 
présentée  comme  un  moyen  régénérateur  entre  les  mains 
de  la  Providence.  Ne  pas  nous  soustraire  à  l'action  de  la 
souffrance,  qui  est  destinée  à  nous  perfectionner,  étudier 
les  lois  et  surtout  l'esprit  du  christianisme,  pour  nous  con- 
vaincre que  cette  religion  condamne  le  suicide ,  et  placer 
la  dignité  morale  dans  la  résignation  plutôt  que  dans  la 
révolte;  tels  sont  les  conseils  qu'elle  donne  aux  malheu- 
reux. Elle  avait  dans  d'autres  ouvrages  admiré  le  christia- 
nisme et  vanté  les  secours  qu'il  prodigue  aux  affligés  ;  mais 
cela  pouvait  se  faire  pour  ainsi  dhre  du  dehors.  Dans  cet 
écrit,  le  dernier  sur  ces  matières  qu'elle  ait  composé,  elle 
se  place  au  centre  du  système,  et,  malheureuse  elle-même, 
elle  adhère  à  la  seule  croyance  qui  sauve  du  désespoir,  en 
consacrant  la  douleur. 

Enfin, au  printemps  de  1812,  c'est-à-dire  au  dernier  des 
instants  où  la  fuite  était  encore  possible,  madame  de  Staël 
se  décida  à  partir.  Elle  avait  en  quelque  sorte  épuisé  ses 
forces  dans  l'incertitude;  et  quand  après  avoir  franciii  les 
frontières  de  la  Suisse,  il  n'y  eut  plus  moyen  de  reculer, 
son  courage  sembla  l'avoir  abandonnée.  En  lisant  dans  ses 
Dix  Années  d'Exil  la  relation  de  ce  singulier  voyage,  on 
s'étonne  qu'au  milieu  des  dangers  dont  elle  se  formait 
l'idée,  elle  ait  pu  observer,  comme  elle  l'a  fait,  les  pays 
qu'elle  a  si  rapidementet  si  secrètement  traversés.  Ce  mo- 
ment, le  plus  intéressant  de  tous  à  étudier,  touchait  à 
celui  de  la  délivrance  européenne.  Et  tandis  que  d'un  côté 
les  sentiments  qui  allaienf  causer  une  explosion  si  teirible 
étaient  parvenus  à  leur  dernier  degré  d'exaltation,  de  l'au- 
tre, une  pusillanimité,  une  soumission  presque  serviles 
semblaient  caractériser  les  gouvernements  enlacés  dans  le 
grand  filet  de  la  politique  bonapartiste. 

Suivie  de  près  par  les  armées  françaises,  madame  de 
Staël  ne  respira  pas  même  en  Russie,  car  déjà  ces  armées 
étaient  sur  ses  pas.  Dans  son  effroi,  elle  fut  sur  le  point 
de  prendre  la  route  de  Constantinople  pour  se  rendre  en 
Grèce.  Son  dessein  avait  toujours  été  de  visiter  la  Grèce, 
et  de  puiser  à  la  source ,  la  couleur  orientale  qui  devait 
animer  son  poëme  de  Richard-Coeur-de-Lion.  Mais  la 
crainte  d'exposer  sa  fille  aux  périls  d'un  tel  voyage  lui  fit 
prendre  le  chemin  de  Moscou. 

Rien  n'est  plus  curieux  que  la  manière  dont  madame  de 
Staël  avait  jugé  le  peuple  russe.  A  travers  la  servitude,  à 
tra's  ers  la  superstition  et  l'ignorance,  elle  avait  démêlé  des 
traits  admirables  de  caractère  dans  la  nation,  un  superbe 
esprit  public,  allié  à  une  douceur,  à  une  mobilité  d'ima- 
gination qui  contrastent  avec  les  passions  les  plus  véhé- 
mentes. Elle  voyait  ce  peuple  comme  une  race  méridio- 
nale transplantée  dans  le  Nord.  Le  spectacle  singulier  d'une 
civilisation  récente,  entée  sur  les  restes  de  l'ancien  Orient, 
celui  d'une  nature  et  d'un  climat  terrible  domptés  en  quel- 
que sorte  à  force  de  magnificence,  l'eussent  vivement  in- 
téressée dans  un  autre  moment;  mais  déjà  s'avançait  l'ar- 
mée française  :  madame  de  Staël  partit  de  Moscou  avec 
précipitation ,  et  la  flamme  y  dévora  ses  traces. 

Son  séjour  à  Pétersbourg  ne  fut  pas  long,  car  non  seu- 
lement elle  ne  s'y  croyait  pas  en  sûreté,  mais  elle  y  éprou- 
vait des  sentiments  très-douloureux.  Cette  ville  si  belle, 
ses  édifices  splendides,  une  société  aimable,  des  institu- 
tions naissantes  qui  donnaient  le  plus  grand  espoir,  tout 
était  menacé  de  destruction;  des  impressions  opposées  et 
également  pénibles  se  joignaient  à  celles-là.  L'exaltation 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


27 


nationale  était  extrême,  et  bien  que  cette  disposition  des 
esprits  augmentât  l'entliousiasme  inspiré  par  la  femme  il- 
lustre qui  n'avait  pas  voulu  tléchir  sous  le  joug,  l'idée 
qu'une  telle  effervescence  allait  se  diriger  contre  les  Fran- 
çais, remplissait  madame  de  Staël  de  teneur.  La  Suède, 
patrie  de  M.  de  Staël,  lui  offrait  un  asile  plus  doux  et  plus 
sur;  et  après  quinze  jours  passés  à  Pétersbourg,  elle  se 
rendit  à  Stockholm. 

Les  désastres  de  cette  année  si  redoutables  pour  l'Eu- 
rope entière  l'affectèrent  profondément  ;  mais  dans  une 
pareille  situation  d'âme,  elle  trouva  quelque  consolation  à 
vivre  en  Suède  sous  la  protection  d'un  héros  français  au- 
quel elle  voua  une  amitié  véritable.  Comme  lui,  madame 
de  Staël  tenait  à  la  France  par  ses  affections  ;  à  la  cause 
européeime,  par  une  espérance  mêlée  de  bien  des  craintes  : 
c'est  en  Suède  qu'elle  a  publié  l'écrit  sur  le  suicide, 
qu'elle  a  dédié  au  prince  royal. 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  madame  de 
Staël  passa  en  Angleterre.  Là,  elle  produisit  la  plus  vive 
sensation.  Recherchée  d'abord  comme  prodige,  elle  excita 
toujours  un  égal  empressement  par  ses  ressources  inépui- 
sables et  par  le  charme  de  son  caractère.  Aucune  préven- 
tion contre  les  femmes  qui  se  mêlent  de  politique,  aucune 
de  ces  habitudes  qui  tendent  à  restreindre  l'influence  des 
femmes  dans  la  société,  ne  put  tenir  contre  l'attrait  qu'elle 
inspirait.  Bientôt  instruite  de  l'état  du  pays,  elle  étonne 
ces  vieux  défenseurs  des  libertés  civiles  par  la  justesse, 
par  la  netteté  de  ses  vues,  par  son  habileté  à  saisir  l'inté- 
rêt du  moment  et  celui  de  l'avenir.  Comme  en  France, 
comme  partout,  son  inclination  l'avait  portée  à  se  ratta- 
cher à  l'opposition  modérée  et  conservatrice,  sans  jamais 
se  séparer  entièrement  du  parti  ministériel. 

Toutefois  le  succès  était  une  faible  distraction  pour  ma- 
dame de  Staël ,  et  bientôt  un  grand  chagrin  vint  de  nou- 
veau bouleverser  son  âme.  Ce  fut  en  Angleteire  qu'elle 
apprit  la  mort  de  son  second  fils,  jeune  homme  dont  le  ca- 
ractère fougueux  lui  avait  toujours  donné  des  inquiétudes, 
mais  dont  les  sentiments  nobles  et  tendres  étaient  dignes 
des  larmes  qu'il  a  coûtées  à  sa  famille. 

Les  impressions  de  madame  de  Staël  à  son  retour  en 
France  ont  été  décrites  par  elle  dans  ses  CoissmÉRATioNS 
SUR  LA  RÉvoLUTiOiN  FRANÇAISE,  le  seul  dc  SCS  ouvragcs  dont 
il  me  reste  à  parler. 

Considérations  sur  la  Révolution  française. 

Quoique  madame  de  Staël  eOt  communiqué  successi- 
vement les  diverses  parties  de  son  manuscrit  à  ses  amis, 
quand  ce  monument  s'est  présenté  à  leurs  regards  dans 
son  entier,  ils  ont  été  étonnés  de  son  imposante  grandeur. 
Peut-être  est-ce  l'effet  d'une  imagination  frappée,  mais  je 
ne  sais  quel  éclat  d'immortalité  m'a  semblé  l'envelopper. 
Cette  vie  si  ardente,  si  animée,  est  pourtant  de  la  vie  éter- 
nelle; ce  mouvement  si  actif,  si  soutenu ,  n'est  plus  celui 
des  passions.  L'âme  qui  s'adresse  à  nous  plane  dans  une 
région  supérieure;  elle  est  parvenue  à  ce  point  d'élévation 
où  les  objets  terrestres  paraissent  encore  revêtus  de  leurs 
plus  riches  couleurs,  mais  où  ils  se  montrent  dans  leur 
ensemble,  et  où  déjà  l'on  respire  l'air  du  ciel. 

Quelque  idée  que  madame  de  Staël  eût  donnée  de  sa 
capacité ^il  y  a  une  telle  hauteur  de  pensée  dans  cet  ou- 
vrage, qu'il  faut  avoir  devant  les  yeux  toute  sa  vie,  pour 
concevoir  qu'elle-même  ait  pu  l'écrire.  C'est  le  fruit  du 
passé  le  plus  instructif  dans  une  intelligence  occupée  d'a- 
venir. L'éducation  politique  qu'avaient  donnée  à  madame 
de  Staël  les  deux  ministères  de  son  père  et  les  diverses 
phases  de  la  révolution;  l'expcrieuce  qu'elle  avait  faite  des 


maux  infligés  par  la  tyrannie;  ses  voyages  dans  loute 
l'Europe,  et  surtout  ce  séjour  en  Angleterre  où  la  vue 
d'une  belle  constitution  en  activité  lui  avait  appris  ce  que 
n'enseigne  point  la  théorie,  et  où  toutes  ses  idées  sur  la 
législation  s'étaient  mûries  dans  des  discussions  avec  les 
hommes  les  plus  distingués;  voilà  ce  qui  l'a  mise  en  état 
de  composer  un  tel  livre.  Et  si  l'on  songe  au  mouvement 
imprimé  à  cette  masse  de  pensées  par  l'effroi  que  causa  à 
madame  de  Staël  le  retour  de  Bonaparte,  par  l'alternative 
de  ses  craintes  et  de  ses  espérances  durant  les  désastreux 
cent  jours,  enfin  par  la  douleur  de  revoir  la  France  en- 
vahie, on  s'expliquera  l'élan ,  la  vivacité  qui  s'alHent  dans 
cet  ouvrage  au  calme  de  la  réflexion.  Elle  était  peut-être 
dans  la  position  la  plus  favorable  à  un  grand  écrivain, 
celle  où  un  repos  extérieur  succède  à  des  agitations  vio- 
lentes ,  et  où  les  facultés  exaltées  par  la  lutte  prennent  une 
nouvelle  direction. 

Deux  grands  motifs  ont  animé  madame  de  Staël.  Écrùe 
la  vie  politique  de  son  père,  était  à  ses  yeux  un  devoir  sa- 
cré dont  elle  ne  voulait  pas  retarder  l'accomplissement  ; 
mais  quand  elle  a  vu  la  liberté,  l'indépendance  nationale, 
et  par  conséquent  la  monarchie  dans  un  état  vacillant  et 
précaire  en  France ,  elle  s'est  encore  proposé  un  autre  but. 
Celle  qui  lisait  l'explication  du  présent  dans  le  passé,  et 
de  l'avenir  dans  le  présent  ;  celle  qui  croyait  voir  avec  les 
dangers  les  moyens  d'y  échapper,  a  pu  se  sentir  appelée  à 
dire  la  vérité.  L'idée  d'une  si  haute  vocation  a  calmé  à  la 
fois  et  inspiré  tout  son  être.  Sans  enthousiasme  pour  le 
bien  elle  n'eût  pas  écrit  un  tel  livre;  avec  une  exaltation 
passagère ,  elle  ne  l'eût  pas  écrit  non  plus.  Excitée  par  la 
volonté  ardente  et  ferme  de  montrer  la  nécessité  de  la  mo- 
rale dans  la  politique,  elle  associe  son  père  à  son  grand 
dessein.  Regardant  M.  Necker  et  elle-même  comme  deux 
avocats  d'une  seule  cause,  elle  prouve  par  les  faits  ce  qu'il 
avait  posé  en  principe  :  c'est  que  tout  ce  qui  est  fondé  sur 
la  perversité  doit  nécessairement  s'écrouler.  Jamais  on  n'a 
été  plus  inaccessible  à  tout  calcul  de  succès,  à  tout  mé- 
nagement de  prudence.  Aussi  madame  de  Staël ,  qui  était 
toujours  prête  à  accueillir  les  observations  de  ses  amis, 
a-t-elle  uniformément  répondu  à  leurs  réflexions  circons- 
pectes :  ".  C'est  la  vérité,  je  la  pense,  et  je  la  dirai.  »  Il 
semble  qu'elle  ait  eu  le  pressentiment  que  rien  ne  pourrait 
bientôt  l'atteindre.  La  juste  appréciation  des  choses  hu- 
maines, l'élévation,  la  douceur  même,  qui  caractérisent 
les  derniers  moments  de  la  vie,  paraissent  s'unir  chez  elle 
à  toute  la  force  de  la  jeunesse. 

Si  la  forme  de  la  composition  n'eût  pas  été  imposée  à 
madame  de  Staël  par  ses  différents  buts,  on  pouiTait  y  re- 
lever quelques  défauts.  Trois  sujets  analogues,  la  biogia- 
pliie  d'un  ministre  d'État ,  l'histoire  d'une  période  agitée 
de  troubles  politiques ,  et  l'exposé  d'une  théorie  des  gou- 
vernements, rentrent  par  la  nature  du  travail  sans  cesse 
les  uns  dans  les  autres;  et  il  résulte  de  là  que  le  tout  et 
les  parties  ne  se  dessinent  pas  bien  nettement  dans  l'esprit. 
Mais  s'il  n'y  a  pas  unité  de  plan  dans  l'ouvrage ,  il  y  a  une 
adœsrable  unité  d'inspiration.  C'est  madame  de  Staël  elle- 
même  avec  sa  pénétration,  ses  sentiments  vifs  et  géné- 
reux, qui  est  l'idée  centrale  de  son  livre,  et  cette  idée,  on 
la  saisit  complètement.  D'ailleurs ,  le  titre  qu'elle  a  choisi 
est  si  vague  et  si  modeste,  qu'elle  est  sûre  de  tenir  plus 
qu'elle  n'a  promis.  On  ne  peut  exiger  ni  une  histoire  ni  une 
théorie  complète  de  l'auteur  qui  n'annonce  que  des  COiNSI- 
DÉRATiONS.  Je  ne  ferai  donc  pas  un  extrait  régulier  d'un 
livre  qui  se  prête  difficilement  à  l'analyse,  et  je  me  con- 
tenterai de  considérer  dans  madame  de  Staël  le  biographe, 
l'historien  et  le  publiciste. 


28 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


La  biographie  doit  être  jugée  relativement  à  son  but.  Sa- 
voir si  la  relation  de  la  vie  politique  de  M.  Necker  ajouterait 
ou  non  au  mérite  de  l'ouvrage  qu'écrivait  sa  fille,  n'était 
pas  pour  elle  la  question.  Nuirait-elle  à  son  père,  comme 
on  le  prétendait,  en  faisant  de  nouveau  parler  de  lui?  Elle 
était  fondée  à  ne  pas  le  croire.  Madame  de  Staël  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  d'appeler  l'examen  sur  une  telle  con- 
duite; et  quand  son  livre  eût  suscité  quelques  vains  pio- 
pos,  n'était-il  pas  fait  pour  leur  survivre?  Elle  ne  pouvait 
pas  d'ailleurs,  quand  elle  l'eût  désiré,  vouer  son  père  à 
l'obscurité;  car  l'iiistoire  voudra  savoir  ce  qu'était  au  vrai 
M.  Necker.  L'avenir  croira-t-il  sa  fille  ?  dira-t-on.  Oui ,  il 
la  croira,  qu'il  le  veuille  ou  non,  si  on  peut  le  dire.  Il  n'est 
pas  aisé  de  résister  à  l'ascendant  d'une  telle  conviction; 
et  qu'importe  qu'on  ait  récusé  d'avance  madame  de  Staël, 
si  finalement  elle  persuade! 

Elle  se  met  de  toute  manière  en  mesure  d'être  écoutée. 
Revenue  de  l'espoir  de  persuader  sur  un  tel  sujet  par  de 
l'enthousiasme,  elle  se  retranche  dans  les  faits.  Elle  voit 
M.  Necker  dans  le  siècle  où  il  a  vécu,  et  reconnaît  que  sa 
délicate  moralité  l'inquiétait  de  trop  de  scrupules  pour 
qu'il  pût  maîtriser  des  circonstances  si  fortes; mais  croyant 
que  du  moins  les  résulats  seront  appréciés ,  elle  récapitule 
les  titres  incontestables  de  son  père  à  la  reconnaissance 
publique,  et  semble  dire  avec  un  accent  douloureuse- 
ment concentré  :  Ceci,  du  moins,  on  ne  me  le  contestera 
pas. 

Espérons  que  son  sentiment  l'a  bien  conseillée ,  et  qu'elle 
aura  du  moins  affaibli  d'inconcevables  préventions.  Elle  a 
dû  relever  le  mérite  de  M.  Necker  comme  homme  d'État, 
en  faisant  toucher  au  doigt  la,justesse  de  ses  prédictions; 
comme  écrivain,  en  forçant  les  indifférents  à  lire  ses  élo- 
quentes pages;  et  puisqu'à  travers  la  diversité  des  genres 
on  ne  peut  méconnaître  la  parenté  des  deux  talents ,  pour- 
quoi n'accorder  qu'à  madame  de  Staël  seule  le  tribut  d'é- 
loges qu'elle  eût  trouvé  si  juste  et  si  doux  départager  avec 
son  père  ? 

Désirant  éviter  les  discussions  politiques,  je  m'arrêterai 
peu  à  considérer  madame  de  Staël  comme  publiciste.  Son 
admiration  pour  la  constitution  anglaise  était  le  fruit  de 
l'étude  et  de  la  réflexion.  Elle  la  voyait  comme  la  meilleure 
théorie  réalisée,  comme  le  chef-d'œuvre  combiné  de  la  sa- 
gesse et  du  temps.  Les  principes  sur  lesquels  cette  cons- 
titution repose,  ces  principes  déjà  consacrés  en  France 
par  la  Charte,  devaient,  selon  madame  de  Staël,  assurer 
le  bonheur  national  lorsqu'ils  seraient  bien  compris  et  sin- 
cèrement adoptés.  Une  telle  opinion  prouve  déjà  à  elle 
seule  une  grande  sincérité  d'intentions,  car  on  n'a  point 
de  dessein  ultérieur  quand  on  s'attache  à  un  système 
éprouvé,  et  qui  ne  mène  à  aucun  autre. 

L'application  d'un  pareil  système  à  un  pays  continental, 
à  un  peuple  bien  différent  du  peuple  anglais  pour  les 
mœurs  et  le  caractère,  offrait  des  difficultés  que  madame 
de  Staël  s'est  appliquée  à-,  lésoudre.  Il  était  très-permis 
sans  doute  de  combattre  ses  arguments  ;  mais  du  moins  il 
ne  fallait  pas  l'accuser  de  se  livrer  à  des  idées  d'imagina- 
tion, quand  elle  n'a  fait  autre  chose  qu'admettre  les  con- 
séquences de  la  forme  de  gouvernement  qu'elle  préférait. 
Comment,  par  exemple,  a-t-on  pu  voir  l'effet  d'une  fai- 
blesse de  femme  dans  l'importance  qu'elle  attribue  aux 
noms  historiques?  Sincèrement  attachée  à  la  monarchie 
limitée,  elle  pensait  que  l'hérédité  ne  peut  pas  se  soutenir 
isolée  sur  le  trône,  et  qu'il  faut  lui  donner  une  sorte  de 
continuité  au  dehors  dans  une  noblesse  constitutionnelle. 
Or,  une  chambre  héréditaire  ne  pouvant  à  perpétuité  êfrc 
composée  de  grands  hommes,  elle  doit  l'être  de  grands 


noms,  de  noms  qu'une  gloire  récente  ou  ancienne  recom- 
mande aux  siècles  futurs.  Si  les  députés  électifs  représen- 
tent les  lumières  actuelles  d'une  nation,  les  pairs  doivent 
être  l'emblème  de  ses  destinées  successives. 

Il  semble  que  le  pacte  offert  dans  cet  ouvrage  ne  de- 
vrait pas  être  lefusé,  ce  pacte  honorable  si  loyalement 
proposé.  Jamais  la  liberté,  jamais  l'humanité  et  la  justice 
ne  trouveront  un  défenseur  plus  zélé.  Déjà  chaque  parli 
s'est  appuyé  sur  les  raisonnements  de  madame  de  Staël, 
et  s'est  armé,  ainsi  qu'on  l'a  dit,  de  son  talent;  mais  ce 
n'est  pas  qu'elle  ait  passé  de  l'un  à  l'autre;  elle  est  restée 
sur  la  ligne  de  la  raison ,  et  chacun  dans  la  moitié  équi- 
table et  modérée  de  son  opinion  s'est  trouvé  d'accord  avec 
elle. 

Aussi  la  voix  qui  se  fait  entendre  dans  cet  ouvrage  a- 
t-elle  été  écoutée  en  France  et  liors  de  France,  avec  la  plus 
sérieuse  attention.  Elle  a  fait  rentrer  un  moment  les  hom- 
mes passionnés  en  eux-mêmes;  et  pour  la  masse  impar- 
tiale, elle  a  avancé  de  plusieurs  années  l'effet  instructif  du 
temps.  C'est  la  première  fois  que  l'apologie  des  idées  libé- 
rales a  fait  impression  sur  ceux  qui  étaient  intéressés  à  les 
repousser. 

La  partie  historique  est  celle  où  l'auteur  se  présente 
avec  l'éclat  le  plus  grand  peut-être,  et  sûrement  le  plus 
inattendu.  Le  point  de  vue  moral  choisi  par  madame  de 
Staël  devient,  dans  ses  tableaux ,  singulièrement  frappant 
et  varié.  Prenant  toujours  le  cœur  humain  pour  sujet ,  elle 
en  fait  apercevoir  les  ressorts  secrets  à  travers  tous  les 
événements  de  la  vie.  Elle  peint  tour  à  tour  les  crises  vio- 
lentes des  passions,  l'agonie  du  remords,  et  jusqu'aux 
misérables  agitations  de  la  vanité.  Toujours  éloquente, 
souvent  gracieuse  et  naïve ,  elle  est  parfois  terrible  et  fou- 
droyante dans  son  indignation.  Nul  historien,  avant  elle, 
n'avait  aussi  nettement  dégagé  la  défense  de  la  liberté  de 
celle  des  forfaits  commis  en  son  nom.  Elle  expose  ces  for- 
faits sans  atténuation,  sans  excuse,  frémissant  à  l'idée  du 
crime ,  et  ne  trouvant  la  force  de  surmonter  l'horreur 
d'une  telle  idée  que  dans  le  désir  de  rendre  le  retour  du 
crime  impossible  en  montrant  son  inutilité.  L'énergie ,  l'in- 
tensité du  sentiment  moral  peuvent  seules  expliquer  l'ef- 
fet de  ce  livre,  et  ce  qui  rend  cet  effet  si  fort,  c'est  qu'il 
n'y  a  point  de  palliation. 

Si  madame  de  Staël  a  frappé  d'anathème  les  mauvais 
motifs ,  elle  n'a  point  épargné  les  erreurs  ni  les  bévues. 
Tout  vice  comme  toute  borne  du  cœur  et  de  l'esprit  est 
mis  par  elle  à  découvert.  En  disant  tant  de  vérités ,  com- 
ment nVt-elle  pas  offensé  davantage?  C'est  qu'elle  distri- 
bue le  blâme  avec  impartialité,  c'est  que  le  plaisir  d'en- 
tendre si  bien  relever  les  torts  de  ses  ennemis  a  un  peu 
consolé  chacun  du  mal  qu'elle  a  dit  de  lui-même;  c'est 
surtout  qu'on  voit  son  motif.  A-t-elle  voulu  blesser,  hu- 
milier? non,  sans  doute.  La  peine  qu'elle  cause  est  l'effet 
inévitable  et  non  le  but.  Il  lui  fallait  retracer  la  faute  pour 
montrer  qu'elle  a  trouvé  son  châtiment;  et  la  justice  di- 
vine ne  peut  être  manifestée  que  par  la  faiblesse  humaine. 

Aussi  a-t-elle  de  l'indignation,  et  jamais  de  la  haine; 
du  courroux,  et  jamais  du  ressentiment.  Chez  elle,  l'ani- 
mosité  ne  tenait  pas  sur  les  individus,  si  on  peut  s'expri- 
mer ainsi,  et  elle  en  faisait  bientôt  du  blâme  pour  les 
maximes  de  conduite.  Les  mémoires  qu'elle  avait  ébau- 
chés sous  le  titre  de  Dix  années  d'exil,  au  moment  où  le 
triomphe  de  la  tyrannie  excitait  en  elle  la  plus  grande  ré- 
volte, ces  mémoires  ne  lui  ont  fourni  que  des  matériaux 
ou  quelques  fragments  épars ,  et  elle  a  tout  retravaillé  avec 
la  modération  d'une  âme  apaisée.  C'est  parce  qu'elle  a  vu , 
comme  elle  le  dit,  un  système  dans  Bonaparte,  qu'elle 


DE  MA.DAME  DE  STAËL. 


29 


analyse  son  caractère  et  sa  politique  arec  un  scalpel  si  ri- 
goureux. Il  est  à  ses  yeux  le  génie  de  l'ardent  égoïsme, 
l'être  qui  avait  arboré  l'étendard  de  l'intérêt  personnel, 
du  profond  dédain  pour  la  Divinité  et  pour  les  hommes. 
Jamais  exemple  plus  éclatant,  plus  terrible,  ne  pouvait 
être  choisi  pour  montier  le  danger  des  principes  qu'elle 
avait  toujours  combattus.  C'est  surtout  à  titre  d'idée  gé- 
nérale qu'elle  l'attaque,  et  celui  dont  l'histoire  réelle  sem- 
ble être  un  apologue  oriental ,  ne  pouvait  échapper  à  la 
moralité  qu'elle  en  tire. 

Il  se  présente  ici  une  observation  à  faire.  Madame  de 
Staël  est  l'auteur  qui  a  le  mieux  établi ,  en  théorie ,  que  la 
morale  ne  doit  pas  être  fondée  sur  l'utilité  personnelle ,  ni 
même  sur  l'intérêt  particulier  d'une  nation;  et  d'un  autre 
côté,  elle  est  encore  l'écrivain  qui  a  le  plus  irrésistible- 
ment prouvé  par  les  faits  que  les  hommes  et  les  peuples 
marchent  vers  la  prospérité  ou  la  ruine,  selon  qu'ils  ob- 
servent ou  qu'ils  négligent  les  saintes  lois  de  la  justice. 
Haute  et  lumineuse  raison  dans  les  deux  cas,  puisque  l'a- 
vantage de  l'individu  et  de  l'État  est  bien  ordinairement  le 
résultat  d'une  conduite  irréprochable;  mais  si  cet  avan- 
tage est  présenté  comme  un  but,  chacun  croira  trouver 
inille  chemins  plus  courts  que  celui  de  l'équité  pour  par- 
venii-  à  ce  but  même. 

Mais  qui  méconnaîtra  chez  madame  de  Staël  l'amour 
de  la  patrie  dans  sa  plus  grande  vivacité  ?  un  amour  souf- 
frant, irrité,  blessé,  qui  a  parfois  besoin  de  l'expression 
acerbe.  C'est  là  ce  qui  fait  couler  son  sang  avec  rapidité, 
ce  qui  l'inspire  toujours,  ce  qui  la  trouble  quelquefois,  ce 
qui  dicte  jusqu'aux  éloges  qu'elle  donne  à  une  nation 
étrangère.  L'Angleterre  n'est  à  ses  yeux  que  la  France  fu- 
ture. Voilà  où  vous  arriverez,  semble- t-elle  dire,  et  il  fal- 
lait bien  vanter  le  but  pour  animer  la  marche.  Elle  admire 
sans  doute  le  noble  caractère  anglais;  mais  c'est  comme 
le  fruit  tardif  des  plus  belles  institutions;  et  la  créature 
humaine,  l'œuvre  intelligente  de  Dieu  lui  paraît  égale,  si 
ce  n'est  supérieure ,  en  France  !  Quelle  énergie  !  quelle  sus- 
ceptibilité sur  tout  ce  qui  tient  à  l'honneur  national  !  Quelle 
indignation  à  l'idée  que  les  Français  ne  seraient  pas  faits 
pour  la  liberté  !  quel  frémissement  à  la  vue  des  étrangers 
dans  Paris  !  quel  superbe  courroux  à  la  pensée  du  partage 
de  la  France  !  Il  faut  considérer  le  mouvement  général ,  la 
tendance  de  ce  livre,  et  non  s'arrêter  à  quelques  détails 
que  madame  de  Staël  eût  peut-être  supprimés  ou  modifiés  '. 

Les  sentiments  de  l'auteur  se  révèlent  toujours  involon- 
tairement. Jamais  on  ne  lui  voit  développer  ses  motifs  pour 
son  propre  compte;  jamais  surtout  ils  ne  lui  servent  de 
moyens  de  justification.  Madame  de  Staël  n'a  pas  seule- 
ment conçu  l'idée  qu'on  pût  la  calomnier;  et  voilà  pour- 
quoi sa  marche  est  si  ferme ,  si  hardie  même.  Elle  a  osé 
célébrer  le  réveil  redoutable  de  la  liberté;  elle  a  le  courage 
d'avouer  qu'il  a  été  des  moments  où  il  eût  fallu  désirer  la 
guerre  civile.  De  même  encore,  elle  ne  craint  pas  de  rele- 
ver ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  grand  chez  des  hommes 
justement  marqués  du  sceau  de  la  réprobation  publique. 
Elle  confesse  avec  ingénuité  tous  ses  engouements,  toutes 
ses  illusions  de  jeunesse.  Il  semble  qu'elle  a  transmis  son 
âme  à  son  hcteur,  et  que  c'est  par  ses  pairs  qu'elle  est 
jugée. 

*  Elle  revoyait  ses  ouvrafjes  sous  un  jour  tout  nouveau  en  les  fai- 
sant imprimer,  et  la  correction  des  épreuves  était  pour  elle  une  se- 
conde composition.  Les  éditeurs  ont  mis  un  tel  sentiment  de  devoir 
à  conserver  sa  pensée,  que  dans  le  travail  dont  ils  se  sont  chargés, 
peut-être  ont-ils  laissé  plus  intact  ce  qui  contredisait  un  peu  leur 
opinion  que  ce  qui  l'exprimait,  parce  qu'ils  craignaient  davantage 
de  toucher  à  la  lettre,  quand  rien  en  eux-mêmes  ne  leur  répondait 
de  l'esprit. 


On  peut  observer  encore  que  jamais  madame  de  Staël 
n'a  moins  parlé  de  religion  que  dans  cet  ouvrage.  Elle  y 
montre  souvent  une  grande  irritation  contre  l'intolérance; 
elle  se  prononce  contre  l'idée  d'un  culte  payé  par  le  gou- 
vernement, contre  l'influence  du  clergé  dans  les  affaires 
d'État;  mais  un  sentiment  religieux  perce  à  chaque  ins- 
tant dans  cet  écrit.  La  morale  chrétienne  y  est,  pour  ainsi 
dire,  infuse;  et  c'est  la  première  fois  qu'on  l'a  vue  appli- 
quée à  la  politique  du  siècle. 

Le  talent  du  peintre  est  bien  remarquable  chez  madame 
de  Staël.  Quelque  envie  qu'elle  ait  d'amver  à  un  résultat 
moral ,  aussitôt  qu'elle  est  saisie  par  ses  souvenirs ,  elle 
met  en  scène  la  chose  même,  sans  autre  idée  que  celle  de 
la  représenter  vivement.  Cela  seul  affaiblit  déjà  nos  pré- 
ventions :  en  nous  replongeant  irrésistiblement  dans  le 
passé,  cet  ouvrage  dissipe  l'illusion  naturelle  qui  reporte 
nos  sentiments  actuels  sur  les  temps  écoulés ,  et  nous  fait 
aimer  et  haïr  en  arrière ,  sans  égard  à  nos  anciennes  im- 
pressions. Il  nous  oblige  à  passer  en  revue  nos  propres  er- 
reurs, et  par  là  il  nous  prépare  à  l'indulgence.  Aussi, 
malgré  toute  sa  sévérité ,  ce  livre  invite  à  pardonner  ;  il 
dispose  le  cœur  à  l'oubli  et  à  l'espérance;  et  s'il  a  avancé 
le  règne  de  quelques  opinions ,  c'est  encore  parce  qu'il  a 
souvent  adouci  leurs  adversaires. 

Cette  lecture  où  tout  se  retrouve,  se  fait  avec  une  ex- 
trême rapidité.  Le  cœur  bat  au  renouvellement  de  tant  de 
scènes  si  fortes;  l'attente  recommence,  et  il  semble  que 
tous  les  lots  soient  remis  dans  l'urne  du  sort.  On  lit  d'une 
seule  haleine  ce  qui  paraît  écrit  d'un  seul  trait.  L'expres- 
sion si  vive  et  si  originale  n'arrête  point,  ou  court  à  tra- 
vers les  remarques  les  plus  heureuses,  et  l'évidence  nous 
frappe  tellement,  qu'on  oublie  la  difficulté  de  la  mettre  au 
jour.  Il  y  a  peut-être  moins  d'esprit  donné  pour  tel  dans 
cet  ouvrage  que  dans  les  autres,  et  cependant  aucun 
ne  laisse  à  ce  point  la  conviction  d'une  transcendante  su- 
périorité. 

C'est  là,  sans  doute ,  ime  belle  manière  d'écrire  l'his- 
toire, une  réunion  nouvelle  du  génie  philosophique  qui 
plane  au-dessus  des  événements  pour  en  déduire  les  cau- 
ses, avec  le  talent  dramatique  qui  excite  un  intérêt  puis- 
sant par  la  frappante  représentation  des  choses  et  des 
hommes.  Une  sorte  d'inspiration  prodigieusement  élevée 
résulte  de  ce  mélange;  il  semble  que  cette  peinture  de  la 
réalité,  ainsi  que  les  tableaux  fantastiques  d'Homère, 
nous  montre  les  passions ,  ces  divinités  irritées ,  préparant 
les  scènes  terribles  dont  on  ne  tarde  pas  à  contempler  l'ac- 
complissement. Mais  ce  qu'un  tel  livre  rappelle  surtout, 
c'est  l'étonnante  conversation  de  madame  de  Staël.  Là, 
sont  ces  portraits  si  siiirituels  où  elle  frappait  droit  sur 
l'idée  saillante  d'un  caractère,  ces  anecdotes  piquantes, 
ces  récits  de  certaines  occurrences  de  sa  propre  vie  où 
elle  se  mettait  elle-même  en  contraste  avec  les  êtres  qui 
lui  ressemblaient  le  moins.  Là,  sont  encore  ces  explosions 
de  sensibilité,  ces  mots  qui  forçaient  leur  passage  à  tra- 
vers son  émotion,  et  qui  l'ébranlaieiit  elle-même,  comme 
ils  attendrissaient  les  autres.  La  vie  de  madame  de  Staël 
est  fixée  sous  plusieurs  rapports  dans  cet  ouvrage,  et  ja- 
mais on  ne  parlera  d'elle  comme  lui. 

De  plus,  on  retrouve  là  un  certain  cachet  promptement 
et  fermement  appliqué  qui  la  distinguait  encore.  Elle  met 
un  point  final  à  tous  les  jugements,  elle  dit  le  dernier  mot 
sur  chacun  et  sur  chaque  chose.  On  l'écoute,  en  consé- 
quence, bien  plus  qu'on  ne  la  lit;  et  ce  qui  prouve  le  mieux 
le  mérite  de  l'ouvrage,  c'est  qu'il  est  comme  impossible  de 
le  juger  littérairement. 

Aussi,  quand  le  but  est  si  élevé,  quand  le  sentiment  est 


30 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


si  \i(  et  si  noble ,  toute  louange  sur  les  moyens  d'exdcution 
devient  [luérile.  Madame  de  Staël  a  inspiré  ce  qu'elle  éprou- 
vait; voilà  le  vrai  succès  de  son  livre.  Elle  a  fait  connaître 
une  liberté  protectrice  et  non  liostile,  une  liberté  amie  de 
toute  grandeur  et  non  de  tout  nivellement,  une  liberté 
dont  le  culte  se  compose  d'amour,  et  non  de  haine  et  d'en- 
vie; une  liberté  enfin  que  l'on  ne  distinguerait  plus  de  la 
justice,  si  le  temps  avait  consacré  et  mieux  défini  ses, 
droits. 

Examen  général  du  talent  de  madame  de  Staël. 

Après  avoir  cherché  madame  de  Staël  dans  tous  ses  écrits, 
/'essayerai  de  la  retrouver  encore  dans  l'ensemble  de  son 
talent.  Ce  qui  me  semble  caractériser  et  ce  talent  et  elle- 
même  ,  c'est  la  fusion  intime  et  les  proportions  égales  en- 
tre l'esprit ,  le  sentiment  et  l'imagination.  Et  tandis  que 
chez  la  plupait  des  écrivains  et  des  hommes  on  peut  ai- 
sément déterminer  lequel  de  ces  éléments  domine ,  il  est 
impossible  de  nommer  celui  qui  l'emporte  chez  elle,  et 
très-difficile  de  les  considérer  séparément. 

De  là  vient  qu'elle  n'a  rien  sacrifié  de  ce  qui  honore  l'hu- 
manité. La  religion  et  les  lumières  ont  eu  jusqu'à  elle  sé- 
parément leurs  défenseurs.  Ces  deux  grandes  causes  ont 
été  plaidées,  pour  ainsi  dire,  contradictoirement;  chacune 
se  trouvant  étrangère  à  tout  un  système  d'idées,  il  y  a  eu 
Sous  ce  rapport  une  division  cachée  parmi  les  hommes; 
les  uns  ne  paraissant  tolérer  le  règne  de  la  raison,  et  les 
autres  celui  de  la  foi,  que  par  pure  condescendance. 

Madame  de  Staël  seule  a  embiassé  avec  un  même  zèle 
le  parti  des  lumières  et  celui  de  la  religion;  elle  seule  a 
adopté  du  fond  du  cœur  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  dans  les 
divers  âges;  combattant  d'un  côté  les  préjugés  et  l'igno- 
rance ancienne,  de  l'autre,  l'égoïsme  et  l'incrédulité  mo- 
dernes. 

L'écrivain  avec  lequel  on  serait  le  plus  tenté  de  la  com- 
parer, (fest  Rousseau,  parce  qu'il  avait  la  même  réunion 
de  facultés  ;  mais  il  diffère  d'elle  en  ce  qu'il  ne  les  a  pas 
dirigées  vers  un  but  commun.  Il  a  souvent  abjuré  la  plus 
noble  moitié  de  lui-même,  et  employant  toute  la  subtilité 
de  son  esprit  à  démentir  ses  sentiments ,  il  a  été  sceptique 
dan^  la  philosophie,  et  haiueux  dans  la  vie,  avec  cette 
chaleur  d'âme  qui  donne  la  foi  et  l'amour.  C'était  un  maî- 
tre plus  consommé  dans  son  art  ;  ses  compositions  sont  plus 
achevées ,  plus  profondément  méditées  peut-être,  et  pour- 
tant moins  de  bonne  foi,  plus  de  déclamations,  plus  de 
sophismes,  le  mettent  comme  penseur  au-dessous  d'elle, 
tandis  que  son  farouche  orgueil,  sou  caractère  âpre  et 
sauvage,  communiquent  à  son  talent  une  sombre  ardeur 
qui  ne  ressemble  en  rien  à  la  flamme  généreuse  de  madame 
de  Staël.  Le  genre  humain  que  Rousseau  croyait  aimer , 
n'était  qu'un  idéal  inconnu  à  lui-même.  Madame  de  Staël 
chérit  ce  qui  l'entoure,  et  reporte  sur  l'humanité  son  af- 
fection pour  ses  proches.  Ce  qu'il  peut  manquer  en  fini 
précieux  à  sa  diction,  est  plus  que  racheté  par  le  charme 
du  premier  mouvement,  par  la  fraîcheur  de  l'inspiration 
si  on  ose  le  dire.  C'est  l'onde  qui  sort  toute  vive  de  la 
source,  et  qui  brille  quand  elle  court. 

Mais  on  observe  dans  son  talent  autre  chose  encore  que 
cette  réunion  d'esprits  divers.  Il  y  a  uue  originalité  mar- 
quée dans  chacun ,  et  pourtant  ils  portent  tous  un  sceau  pa- 
reil qui  appartient  en  propre  à  madame  de  Staël.  Ce  cachet 
particulier  est  dû  à  son  caractère ,  à  la  force,  ainsi  qu'à  la 
nature  mobile  de  ses  impressions ,  à  des  élans  subits  d'in- 
dignation, de  compassion,  de  fierté,  et  aussi  à  ce  qu'elle 
ne  cesse  jamais  d'être  femme. 
Voilà  peut-être  le  secret  de  son  charme.  Elle  s'adresse 


à  titre  de  femme  à  son  lecteur,  elle  se  met  personnellement 
en  relation  avec  lui  pour  lui  dire  ce  qu'elle  a  et  ce  qu'il  a 
aussi  dans  l'âme;  maisce  titre,  elle  n'ignore  pas  qu'il  l'ou- 
blierait bientôt,  si  elle  cessait  de  lui  paiaitre  aimable  ou 
piquante;  ainsi,  soit  qu'elle  cherche  à  l'éclairer  ou  à  l'é- 
blouir, jamais  elle  ne  l'écrase  de  sa  supériorité,  jamais  elle 
ne  s'arroge  aucune  préémmence.  Il  semble  que  le  hasard 
lui  ait  donné  une  bonne  place  au  spectacle  des  choses 
morales,  et  elle  raconte  les  idées. 

Parfois,  aussi,  elle  se  présente  comme  un  enfant  qui 
guiderait  un  homme  sage,  dont  la  vue  serait  un  peu  trou- 
ble. Elle  explique  à  celui-ci  tout  ce  qu'il  apercevait  con- 
fusément, et  le  place  à  un  beau  soleil  pour  qu'il  voie  un 
peu  plus  clair  lui-môme.  Quand  elle  vient  à  le  mener  dans 
des  sentiers  escarpés  et  difficiles,  elle  lui  dit:  Prenez  cou- 
rage, vous  serez  bien  aise  d'avoir  passé  ici ,  nous  nous  en 
tirerons  bientôt  vous  et  moi.  Cherchant  toujours  à  lui  ren- 
dre la  route  agréable,  elle  se  met  en  scène  pour  le  diver- 
tir, en  se  moquant  un  peu  des  vives  impressions  qu'elle 
reçoit.  Les  persoimes,  les  paroles,  les  visages,  les  accents, 
les  attitudes,  les  habits,  tout  la  frappe  en  effet,  tout  est 
caractéristique  dans  ses  tableaux. Elle  se  connaît  comme  le 
reste,  et  cet  instinct  aveugle  qui  décide  si  souvent  de  nos 
répugnances  et  de  nos  goûts,  est  en  elle  un  sentiment  mo- 
tivé dont  elle  se  rend  clairement  compte. 

La  netteté  de  ses  aperçus  est  telle  qu'on  oublie  leur  ex- 
trême finesse.  Elle  n'a  point  de  vaine  subtilité,  et  ne  force 
point  ses  lecteurs  à  discerner  l'imperceptible ,  mais  tout 
grandit  entre  ses  mains.  Son  attention  entière  se  poite  un 
instant  sur  chaque  point,  et  il  devient  si  distinct  pour  elle 
qu'aucun  rapport  ne  lui  échappe  ;  mais  elle  a  soin  de  rat- 
tacher les  fils  trop  déliés  à  d'autres  plus  forts  dont  on 
reconnaît  l'importance.  On  passe  ainsi  facilement  des  dé- 
tails à  l'ensemble  avec  elle,  et  l'on  se  trouve  tout  à  coup 
à  la  racine  des  idées,  quand  on  croyait  ne  faire  qu'en 
suivre  les  dernières  ramifications. 

Une  des  causes  du  plaisir  qu'elle  donne,  c'est  celui  qu'elle 
piend  à  regarder  toutes  choses,  à  contempler  les  faces 
nombreuses  et  brillantes  que  lui  présentent  les  objets.  Cette 
personne  si  sensible  aux  découvertes  des  autres,  paraît 
jouir  aussi  des  siennes.  Elle  produit  de  nouvelles  impres- 
sions sur  elle-même  par  le  jeu  de  son  propre  esprit,  et 
alors  ses  pensées,  comme  des  fusées  étincelantes ,  jaillis- 
sent de  toutes  parts  sur  la  route. 

Néanmoins  on  s'est  plaint  d'éprouver  quelque  fatigue 
en  lisant  ses  ouvrages,  à  l'exception  pourtant  du  premier 
et  du  dernier.  Une  sensation  est  un  fait  sur  lequel  il  n'y 
a  pas  à  disputer,  et  si  celle-là  était  assez  générale  pour 
mériter  d'être  comptée ,  il  faudrait  l'attribuer  à  deux  cau- 
ses, l'une,  la  multitude  de  ses  idées,  et  l'autre  quelques 
défauts  de  style,  sensibles  surtout  dans  la  seconde  période 
de  sa  carrière. 

La  richesse  des  pensées  est  extraordinaire  chez  elle. 
Peut-être  aucun  écrivain  ne  l'a-t-il  égalée  sous  ce  rapport. 
Qu'on  prenne  au  hasard  trois  de  ses  pages,  et  trois  pages 
de  l'auteur  le  plus  spirituel ,  il  est  à  parier  que  le  nombre 
des  idées  originales  et  marquantes  sera  supérieur  chez  ma- 
dame de  Staël.  Ce  n'est  pas  qu'elle  affecte  la  concision , 
chaque  pensée  est  bien  revêtue  des  mots  nécessaires  ;  mais 
on  n'est  pas  accoutumé  à  voir  tant  de  pensées  ensemble,  \ 
et  peut-être  y  en  a-t-il  trop.  Peut-être  certaines  phrases  ! 
qui  ne  sont  que  du  remplissage  pour  le  raisonnement,  font- 
elles  sur  notre  âme  l'effet  de  ces  morceaux  de  drap  dans 
les  clavecins,  qui  étouffent  le  retentissement  d'une  corde 
avant  qu'on  en  frappe  une  autre.  La  succession  des  pensées 
est  trop  rapide ,  trop  continue  chez  madame  de  Staël ,  pour 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


31 


le  mouvement  moyen  des  esprits  ;  elle  est  la  déesse  de  l'a- 
hondance  ;  elle  répand  à  pleines  mains  des  épis ,  des  perles , 
des  roses,  des  rubans  et  des  diadèmes.  On  ne  veut  rien 
laisser  éciiapp*,  parce  que  tout  a  sa  valeur  ;  inais  il  se  peut 
qu'on  se  fatigue  à  recueillir. 

Le  style  périodique ,  dont  la  mode  passe  maintenant , 
avait  l'avantage  de  donner  de  l'espace  au  développement 
du  sentiment  en  forçant  la  phrase  à  accomplir  une  révo- 
lution musicale.  Mais  comme  les  pensées  de  M.  Necker 
avaient  perdu  de  leui-  relief  par  l'abus  cju'd  a  fait  de  l'har- 
monie ,  sa  fille  a  pris  un  genre  différent ,  et  elle  a  été  en 
effet  bien  plus  brillante;  mais  peut-être  aurait-elle  eu 
quelquefois  besoin  d'une  forme  qui  l'obligeât  à  ralentir  sa 
marche. 

On  a  encore  reproché  un  peu  d'obscurité  aux  anciens 
ouvrages  de  madame  de  Staël.  Ce  défaut  vient  de  ce  qu'elle 
faisait  usage,  dans  sa  jeunesse,  d'une  langue  assez  parti- 
culière, qui,  depuis,  a  été  en  partie  abandonnée  par  elle, 
et  en  partie  apprise  et  finalement  aimée  par  le  public  ;  il 
vient  ensuite  de  ce  qu'elle  n'a  pas  d'abord  trouvé  la  ma- 
nière qui  convenait  le  mieux  à  son  talent.  Il  s'est  toujours 
présenté  à  son  imagination  féconde  une  foule  d'aperçus 
accessoires  qu'il  eût  été  grand  dommage  de  ne  pas  indi- 
quer; mais  lorsqu'elle  voulait  les  réunir  avec  l'idée  princi- 
pale, il  en  résultait  de  la  confusion  :  elle  forçait  ainsi  son 
lecteur  à  embrasser  des  rapports  trop  éloignés.  Depuis , 
elle  a  pris  le  parti  de  rompre  net  le  fil  de  son  discours,  et 
quand  elle  a  donné  ses  saillies  d'imagination  pour  ce 
qu'elles  étaient,  on  l'a  trouvée  plus  claire  et  plus  originale 
tout  ensemble. 

Il  a  donc  manqué  longtemps  quelque  chose  aux  ou- 
vrages de  madame  de  Staël  sous  le  rapport  de  l'art ,  c'est- 
à-dire  sous  le  rapport  de  la  correspondance  parfaite  d'une 
composition  avec  les  facultés  des  hommes  pour  lesquels 
elle  est  faite.  Ce  n'était  pas  non  plusen  artiste  qu'elle  tra- 
vaillait, et  elle  ne  voyait  pas  ses  œuvres  hors  d'elle-même, 
à  part  de  ses  sentiments  ou  de  ses  opinions.  En  parlant  de 
ses  projets  littéraires,  elle  disait  toujours,  «je  montrerai, 
je  prouverai,  je  ferai  comprendre;  «  et  non,  je  composerai 
un  morceau  sur  un  tel  sujet.  Buffon  repolissant  toute  sa 
vie  sa  description  du  Cygne,  Rousseau  recopiant  de  sa 
propre  main  pour  madame  de  Luxembourg  sa  Nouvelle 
HÉLoïsE  déjà  imprimée,  sont  des  peintres  qui  se  complai- 
sent dans  l'œuvre  de  leurs  mains.  Ils  s'arrêtent  devant  la 
forme  qu'ils  ont  créée  et  l'admirent.  Madame  de  Staël  ne 
s'occupe  que  de  l'esprit.  La  parole  n'est  à  ses  yeux  qu'un 
instrument;  et  quoique  l'expression  soit  presque  toujours 
très-heureuse,  son  mérite  tient  à  ce  qu'elle  représente,  plus 
encore  qu'à  ce  qu'elle  est. 

Dans  les  écrits  de  madame  de  Staël  l'enchaînement  des 
pensées  est  toujours  motivé,  mais  il  l'est  par  le  sentiment 
qui  les  inspire  :  toutes  marchent  vers  le  même  but,  mais 
rangées  dans  l'ordre  naturel  de  leur  naissance ,  plutôt  que 
disposées  avec  recherche.  Aussi  peut-on  trouver  ailleurs 
des  contrastes  plus  habilement  ménagés,  des  combinaisons 
d'effets  plus  savantes.  Chez  elle  on  reconnaît  partout  la 
trace  d'un  esprit  brillant  en  conversation,  auquel  il  sur- 
vient des  éclairs  à  l'improviste.  Souvent  un  aperçu  très- 
lumineux  et  plus  important  que  l'objet  traité,  interrompt 
un  discours  léger  par  son  ton  et  sa  matière  ;  plus  souvent 
encore  une  discussion  abstraite  est  ranimée  par  un  trait 
inattendu,  etlafemmeaimablevientchasser  le  philosophe. 
Une  espèce  d'insouciance  sur  le  prix  qu'on  attachera  à 
ses  découvertes,  se  fait  souvent  remarquer  en  elle.  C'est 
le  fruit  de  cet  immense  pouvoir  de  création  qui  lui  donne 
la  certitude  de  se  renouveler  sans  cesse;  mais  cela  vient 


particulièrement  de  ce  que,  tout  entière  à  son  objet,  elle 
perd  de  vue  sa  réputation  littéraire.  Madame  de  Staël  veut 
faire  avancer  l'esprit  humain ,  elle  veut  ranimer  chez  ses 
contemporains,  chez  les  Français  surtout,  ces  mêmes  puis- 
sances de  l'âme  qui  sont  si  actives  en  elle.  On  l'au- 
rait vue  se  dévouer,  s'il  l'eût  fallu,  pour  les  causes  qu'elle 
a  soutenues,  et  elle  est  peut-être,  hors  des  lettres  sacrées, 
le  seul  écrivain  supérieur  dont  le  principal  butait  été  plus 
noble  que  la  gloire. 

Plus  ses  louables  motifs  se  sont  développés ,  plus  aussi 
le  mérite  de  ses  ouvrages  a  été  grand.  Elle  avait  toujours 
écrit  d'impulsion,  mais  une  inspiration  dont  l'origine  est 
personnelle ,  n'imprime  point  au  talent  son  caractère  le  plus 
auguste.  Ce  n'est  pas  seulement  pour  la  manière  que  ma- 
dame de  Staël  a  gagné;  l'excellence  toujours  croissante 
du  fond  et  de  la  forme  dans  ses  livres^  semble  tenir  à  une 
marche  analogue  dans  son  existence  intime.  Il  y  a  eu  plus 
d'harmonie  en  elle-même ,  et  plus  aussi  entre  elle  et  les 
autres.  Sa  chaleur,  portée  tout  entière  dans  un  beau  sen- 
timent de  moralité,  a  vivifié  une  sphère  plus  étendue,  a 
été  en  même  temps  plus  égale  et  plus  communicative  ;  ses 
mouvements  mieux  réglés  se  sont  transmis  davantage  au 
dehors.  L'effervescence  de  la  jeunesse  n'augmentait  pas 
ses  forces  réelles;  en  elle,  l'ardeur  de  l'âme  n'avait  pas 
besoin  de  celle  du  sang. 

Si  aucune  des  productions  de  madame  de  Staël  n'est 
tout  à  fait  elle,  son  âme  est  répandue  dans  toutes.  Il  sera 
difficile  de  recomposer  par  la  pensée  cet  être  prodigieux , 
mais  la  postérité  retrouvera  dispersé  ce  que  nous  avons 
possédé  dans  sa  plus  étonnante ,  comme  dans  sa  plus  ai- 
mable réunion.  Ceux  qui  veulent  écrire  surtout,  liront  et 
reliront  ses  ouvrages,  non  pas  assurément  qu'ils  doivent 
viser  à  imiter  une  originalité  qui,  chez  eux,  ne  mérite- 
rait plus  ce  titre;  mais  parce  qu'ils  y  trouveront  les  deux 
éléments  de  la  création,  le  mouvement  et  la  matière.  Ils 
pourront  puiser  indéfiniment  dans  cette  mine,  et  sans  qu'on 
s'en  doute ,  parce  que  tout  ce  qu'elle  renferme  n'a  pas  été 
mis  en  œuvre.  A  une  seconde,  à  une  troisième  lecture, 
on  trouve  avec  surprise  des  idées  qu'on  n'avait  pas  encore 
remarquées ,  des  idées  que  nous  croyions  avoir  acquises 
par  l'effet  de  notre  propre  expérience.  Ces  livres ,  où  tout 
semble  dit ,  invitent  encore  à  réfléchir  ;  et  ils  ouvrent  à 
l'esprit  plus  de  routes  que  celui  de  l'auteur  n'a  eu  le  temps 
d'en  parcourir. 

En  tout ,  les  ouvrages  de  madame  de  Staël  paraissent 
appartenir  à  des  temps  nouveaux.  Ils  annoncent,  comme 
ils  tendent  à  amener  une  autre  période  dans  la  société  et 
dans  les  lettres  ;  l'âge  des  pensées  fortes ,  généreuses ,  vi- 
vantes ;  des  sentiments  A'enant  du  fond  du  cœur.  Elle  a 
donné  l'idée  d'une  littérature  en  quelque  sorte  plus  par- 
lée qu'écrite,  d'un  gerue  dans  lequel  l'improvisation  des 
assemblées  nationales  pour  la  politique,  l'abandon  des 
confidences  pour  l'expression  de  la  passion ,  et  les  saillies 
de  conversation  pour  l'observation  de  la  société,  nous  di- 
sent quelque  chose  de  plus  intime  et  de  plus  fort  que  ne 
l'a  jamais  fait  la  rhétorique  étudiée. 

Ainsi  l'art  littéraire  aura  été  relevé  par  elle.  Ce  ne  sera 
plus  une  industrie  oiseuse ,  un  moyen  de  réveiller  l'image 
d'une  vaine  beauté  dans  nos  cœurs.  Il  tiendra  déplus  près 
à  la  vie,  et  y  exercera  plus  d'influence  ;  il  offrira  moins  le 
travail  de  l'homme,  que  l'iiomme  lui-môme  en  rapport  avec 
l'immortalité.  11  sera  l'expression  générale  des  plus  nobles 
vœux  ;  le  dépôt  des  pensées  qui  se  réaliseront  un  jour  dans 
des  institutions  ou  des  entreprises  utiles,  et  l'avenir  y 
existera  tout  entier. 


32 


WOriCE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


SECONDE  PARTIE. 


VIE  DOMESTIQUE   ET   SOCIALE   DE   MADAME   DE    STAËL. 

Il  est  temps  de  considérer  madame  de  Staël  en  elle-même, 
et  de  la  peindre  immédiatement  d'après  mes  souvenirs  : 
tâche  douloureuse  et  difficile,  tâclie  qu'il  faut  remplit  sans 
trop  l'envisager,  en  s'abandonnant  au  genre  de  sentiment 
qui  entraîne,  et  en  réprimant  celui  qui  arrêterait  à  chaque 
pas. 

Je  présenterai  donc  cette  femmeillustre  sous  les  rapports 
qui  m'ont  été  le  mieux  connus ,  ou  qui  me  semblent  le  plus 
caractéristiques.  Sans  m'astreindre  en  aucune  manière  à 
suivre  l'ordre  des  temps ,  je  la  montrerai  d'abord  telle  que 
je  l'ai  vue  durant  la  vie  de  son  père ,  me  réservant  d'indi- 
quer plus  tard  les  changements  presque  tous  avantageux 
que  le  temps  a  opérés  en  elle. 

Relations  domestiques. 

Quand  on  veut  se  faire  une  idée  juste  de  madame  de 
Staël,  c'est  dans  ses  affections  qu'il  impoite  de  la  contem- 
pler. Assez  de  gens  sont  portés  à  croire  que  chez  une  femme 
aussi  célèbre ,  l'amour-propre  devait  être  en  première  ligne. 
Mais,  s'il  en  eût  été  ainsi,  sa  destinée  eût  été  plus  heu- 
reuse, car  ses  succès  pouvaient  suffire  à  un  bonheur  fondé 
sur  la  vanité.  11  faut  avoir  vu  madame  de  Staël  dévorée  par 
ses  peines ,  il  faut  l'avoir  vue  étrangère  à  sa  gloire ,  et  prête 
mille  fois  à  sacrifier  le  fruit  de  ses  travaux  aux  objets  de 
ses  affections ,  pour  rester  certain  que  l'être  aimant  était 
en  elle  au  centre ,  et  que  sa  véritable  vie  était  celle  du  cœur. 

On  a  dit,  avec  plus  de  vraisemblance,  que  la  grande 
imagination  de  madame  de  Staël  en  trait  pour  beaucoup  dans 
tous  ses  sentiments  ;  mais  cela  aussi  est  injuste.  Il  est  sans 
doute  difficile  de  faire  exactement  la  part  d'ime  faculté  qui , 
dans  l'attachement  le  plus  vrai ,  dispose  des  craintes  et  des 
espérances ,  qui  grossit  tour  à  tour  les  agréments  et  les  torts 
de  ceux  qui  nous  sont  chers.  Toutefois ,  il  n'y  avait  rien  de 
chimérique  dans  les  affections  de  madame  de  Staël.  Elle 
ne  se  figurait  pas  qu'elle  aimait;  sa  tendresse  était  réelle 
et  profonde,  mais  son  pauvre  cœur  a  souvent  été  en  proie 
aux  fantômes  de  son  imagination. 

Rien  d'étranger  au  sentiment  n'altérait  chez  madame  de 
Staël  la  pureté  de  ses  motifs  lorsqu'elle  aimait.  Elle  n'a- 
vait aucune  amhition  de  subjuguer,  de  dirigei';  on  ne  lui 
voyait  pas  non  plus  cette  susceptibilité  inquiète  sur  les 
moindres  nuances  de  ce  qu'elle  inspirait,  qui  caractérise,  si 
on  peut  le  dire,  la  vanité  du  cœur.  Ceux  dont  le  premier 
objet  est  eux-mêmes,  sont  peut-être  les  plus  jaloux  du  culte 
qu'on  rend  à  cet  objet;  et  ce  qui  leur  plaît  cliez  les  autres 
n'est  souvent  que  l'admiration  qu'ils  leur  font  éprouver. 
Il  n'en  était  pas  ainsi  de  madame  de  Staël;  elle  chérissait 
dans  ses  amis  leurs  qualités  plus  encore  que  leur  enthou- 
siasme; et  comme  elle  aimait  franchement,  elle  trouvait 
aussi  fort  simple  d'être  aimée.  De  même,  l'élévation  de  ses 
sentiments  lui  inspirait  une  généreuse  confiance  dans  l'es- 
time de  ceux  qui  la  connaissaient ,  et  elle  pouvait  supporter 
de-leur  part  beaucoup  de  reproches  sans  s'offenser.  C'était 
en  grand  et  d'après  la  conduite  qu'elle  jugeait  des  senti- 
ments, les  actions  lui  paraissant,  après  tout,  la  meilleure  ma- 
nière d'apprécier  les  mouvements  du  cœur.  Ainsi,  d'un  côté, 
elle  n'admettait  pas  facilement  d'excuse  pour  le  manque 
d'empressement;  et  de  l'autre,  quand  la  conduite  était 
bonne,  elle  n'en  épiloguait  pas  les  motifs.  Si  l'on  avait  auprès 


d'elle  quelque  but  Intéressé,  elle  l'apercevait  à  l'instant, 
mais  sans  le  supposer  d'avance. 

Jamais  les  distinctions  entre  les  différentes  espèces  d'at- 
tachement n'ont  été  moins  marquées  que  chez  elle.  Le 
sentiment  était  un  dans  son  cœur ,  et  il  prenait  la  teinte 
prononcée  de  son  caractère,  beaucoup  plus  que  celle  des 
diverses  relations  delà  vie,  ou  du  naturel  des  personnes 
qu'elle  aimait.  En  elle  la  tendresse  maternelle  et  filiale, 
l'amitié,  la  reconnaissance  ressemblaient  toutes  à  l'amour. 
Il  y  avait  de  la  passion,  de  l'émotion  du  moins  dans  tous 
ses  attachements.  Ils  paraissaient  varier  d'intensité  plutôt 
que  de  nature,  et  cette  nature  était  expansive,  ardente, 
impétueuse,  orageuse  même;  non  que  chez  madame  de 
Staël  les  orages  fussent  l'effet  d'aucun  caprice,  mais  parce 
qu'elle  se  révoltait  contre  les  obstacles  que  l'organisation 
sociale,  et  souvent  l'inertie  humaine,  opposent  aux  jouis- 
sances du  cœur.  Longtemps  elle  n'a  compris  que  sa  pro- 
pre manière  d'aimer  ;  longtemps  elle  s'est  refusée  à  croire 
qu'il  existât  des  sentiments  sincères  qui  ne  s'exprimaient 
pas  comme  les  siens,  et  cette  connaissance  si  nette  qu'elle 
avait  d'elle-même,  l'induisait  en  erreur  quand  elle  jugeait 
des  autres  d'après  elle.  Mais  ses  reproclies  les  i)lus  vifs 
étaient  aussi  les  plus  touchants;  on  voyait  son  amour  à 
travers  sa  colère.  Elle  n'a  jamais  causé  de  douleur  que 
parce  qu'elle  en  éprouvait  davantage,  et  on  avait  pitié 
d'elle  quand  elle  blessait. 

Si  l'on  veut  juger  de  ses  attachements  dans  toute  leur 
énergie  comme  dans  toute  leur  beauté,  il  faut  connaître 
celui  qu'elle  avait  pour  son  père  :  admirable  sentiment  qui 
a  embrassé  toute  son  existence,  et  qui  a  puisé  encore  plus 
de  force  dans  l'idée  de  la  mort  que  dans  celle  du  lien  le 
plus  sacré  de  la  vie.  D'ailleurs,  comme  cette  tendresse  a 
l'ait  partie  d'elle-même,  comme  elle  s'est  confondue  avec 
toutes  ses  pensées  et  les  a  modifiées ,  on  ne  peut  en  faiie 
abstraction  quand  on  parle  de  madame  de  Staël. 

Il  y  avait  une  telle  entente  entre  M.  Necker  et  sa  fille, 
ils  trouvaient  un  tel  plaisir  à  causer  ensemble,  et  leurs  es- 
prits étaient  si  bien  d'accord,  que  madame  de  Staël  était 
portée  à  s'exagérer  l'idée  de  ses  ressemblances  avec  son 
père.  Et  plus  elle  se  croyait  de  rapports  avec  lui,  plus  elle 
concevait  d'enthousiasme  pour  les  qualités  dans  lesquelles 
il  lui  était  léellement  supérieur.  Elle  le  voyait  comme  un 
être  semblable  à  elle,  que  l'excès  des  vertus  aurait  en- 
chaîné. Il  supportait  la  retraite,  il  se  passait  de  plaisirs  et 
de  succès  ;Ja  conscience  et  un  sentiment  de  dignité  étaient 
des  mobiles  uniques  dans  une  vie  que  la  sagesse  simpli- 
fiait; il  résistait  même  à  l'ascendant  de  sa  première  affec- 
tion sur  la  terre,  quand  il  lui  refusait  de  vivre  avec  elle  à 
Paris;  elle  pouvait  souffiir  de  cette  résistance,  mais  elle  se 
prosternait  devant  lui.  Elle  lui  prêtait  son  piopre  besoin 
de  mouvement,  tout  le  feu  de  son  caractère,  afin  de  re- 
iiausser  le  prix  des  sacrifices  qu'il  s'imposait,  lui  attri- 
buant les  goûts  de  la  jeunesse  pour  lui  faire  un  plus  grand 
mérite  de  ses  privations ,  et  ne  songeant  à  son  grand  âge 
que  pour  trouver  plus  merveilleux  l'esprit  et  la  grâce  qu'il 
conservait. 

Deux  sentiments  excessivement  vifs  chez  madame  de 
Staël,  la  reconnaissance  et  la  pitié,  avaient  encore  leur 
objet  dans  M.  Necker.  Reconnaissance  la  mieux  fondée 
pour  une  sollicitude  rare ,  même  chez  un  père ,  par  sa  cons- 
tance et  sa  direction  bien  entendue,  et  pitié,  profonde  et 
déchirante  pitié  pour  les  peines  qu'il  éprouvait,  pitié  pour 
ce  grand  esprit,  ce  beau  caractère  méconnu  et  calomnié-, 
pitié  pour  sa  vieillesse,  pour  les  maux  dont  il  était  mena- 
cé; pitié,  et  non  pour  lui  seul,  à  l'idée  du  moment  fatal 
qui  s'avançait;  en  sorte  que  les  plus  vives  jouissances  de 


DE  MADAME  DE  SÏAEL. 


33 


sa  fille  auprès  de  lui  étaient  parfois  bien  près  des  larmes. 

Néanmoins  elle  était  peu  sujette  à  anticiper  sur  les  peines 
Futures;  et  si  des  éclairs  subits  lui  révélaient  l'avenir,  le 
moment  présent  réclamait  bientôt  sa  pensée.  Le  ciel  l'a- 
vait faite  imprévoyante,  et  M.  Necker  disait  qu'elle  était 
comme  les  sauvages  qui  vendent  leur  cabane  le  matin  et 
ne  savent  que  devenir  le  soir.  Relativement  à  lui,  elle  pas- 
sait subitement  des  plus  vives  inquiétudes  à  la  plus  com- 
plète sécurité.  Cette  personne,  si  pleine  de  vie,  avait  peine 
à  croire  à  la  mort.  Ne  pouvant  supporter  de  voir  un  vieil- 
lard dan^  son  père,  tout  ce  qu'elle  lui  trouvait  d'agrément 
et  de  cliarme,  la  manière  dont  il  la  comprenait,  une  cer- 
taine fraîcheur  d'imagination,  de  curiosité,  de  gaieté  qu'il 
avait  encore,  lui  faisaient  sans  cesse  illusion.  Elle  le  trai- 
tait d'égal  à  égal  pour  l'esprit,  et  oubliait  la  différence  des 
âges.  Quelqu'un  lui  ayant  dit  une  fois  que  M.  Necker  était 
vieilli,  elle  repoussa  une  telle  idée  avec  une  sorte  de  cour- 
roux, répondant  qu'elle  regarderait  comme  son  plus  grand 
ennemi  celui  qui  lui  répéterait  des  mots  pareils,  et  qu'elle 
ne  le  reverrait  de  sa  vie. 

Elle  se  nourrissait  donc  d'espérance,  et  conservait  ainsi 
la  possibilité  de  distraire  et  d'amuser  son  père.  Le  con- 
naissant fort  bien  au  fond,  sachant  que  pour  avoir  renoncé 
à  l'activité  extérieure,  il  avait  d'autant  plus  le  besoin 
d'une  vie  animée  intérieurement,  elle  a  sans  cesse  ali- 
menté en  lui  le  feu  sacré  du  sentiment  et  de  la  pensée,  et 
peut-être  a-t-elle  longtemps  écarté  de  lui  et  la  crainte  des 
maux  et  les  maux  eux-mêmes,  en  répandant  un  puissant 
intérêt  sur  chacun  de  ses  jours. 

Pour  elle,  le  mouvement  d'esprit,  les  objets  nouveaux 
qui  l'entretiennent,  la  distraction  enfin,  étaient  une  con- 
dition nécessaire  du  talent,  de  la  gaieté,  du  bonlieur,  de 
lapante  même.  Ce  qu'elle  retirait  de  la  scène  variée  du 
monde  est  inconcevable ,  et  ce  spectacle  si  peu  profitable 
pour  d'autres ,  mettait  en  jeu  tout  son  esprit  et  ravivait 
ses  forces  morales.  Dans  une  retraite  trop  prolongée ,  au 
contraire,  ses  grandes  facultés  la  dévoraient.  Le  bonheui' 
domestique  était  bientôt  troublé  pour  elle,  par  cette  ima- 
gination qui  n'avait  pas  une  pleine  action  au  dehors;  et, 
malgré  sa  douleur  extrême ,  elle  ne  pouvait  répandre  les 
mêmes  plaisirs  dans  sa  famille.  Souvent  se  blâmant  elle- 
même,  elle  eût  voulu  surmonter  de  force  son  naturel,  et 
s'accoutumer  à  la  vie  retirée,  mais  alors  il  semblait  qu'une 
autre  personne  vînt  se  mettre  à  sa. place,  et  madame  de 
Staël  domptée  n'était  plus  tout  à  fait  madame  de  Staël. 

Nul  ne  l'a  mieux  comprise  sous  ce  rapport  que  M.  Nec- 
ker. Il  avait  saisi  l'ensemble  de  cette  manière  d'être,  et  le 
besoin  d'objets  nouveaux  paraissait  à  ses  yeux  paternels 
une  dépendance  nécessaire  du  genre  de  distinction  qui  le 
charmait.  Que  les  fréquents  séjours  de  madame  de  Staël 
à  Paris  eussent  la  pleine  approbation  de  son  père,  rien  de 
plus  simple  assurément.  De  puissants  motifs  l'appelaient 
en  France,  et  elle  y  cultivait  les  seuls  liens  que  lui-même 
conservât  encore  avec  ce  pays  qui  lui  a  toujours  été  si 
cher.  Mais  lorsque  l'exil  a  commencé  pour  elle,  M.  Necker 
a  également  approuvé  qu'elle  coupât  la  monotonie  du  sé- 
jour de  Coppet  par  des  voyages  de  plaisir  ou  d'instiuction. 
Il  se  soumettait  à  l'absence  sans  effort,  sans  affectation  de 
générosité  ;  et  parce  qu'il  sentait  que  ce  naturel  qu'il  ai- 
mait étant  donné,  il  fallait  lui  laisser  de  l'essor. 

D'ailleurs,  avec  une  correspondance  aussi  soutenue, 
aussi  animée,  aussi  ravissante  que  celle  de  M.  Necker  et 
de  sa  fille,  l'idée  complète  de  la  séparation  n'existait  pas. 
Jamais  elle  n'a  écrit  à  personne  comme  à  lui.  Les  lettres 
qu'elle  adiessait  à  ses  amis  étaient  charmantes ,  mais  à 
moins  qu'elle  n'eût  en  vue  un  objet  déterminé,  elles  ont 


eu  depuis  la  mort  de  son  père  quelque  chose  d'un  peu  trop 
vague,  de  trop  mélancolique  peut-être.  Toujours  quelque 
trait  heureux,  quelque  nuance  de  sentiment  délicieuse  la 
rappelait;  mais  après  l'avoir  vue  distinctement,  on  retom- 
bait dans  une  obscurité  profonde  sur  ce  qui  la  concernait. 
Nous  lui  reprochions  de  ne  point  raconter  assez  ;  et  sans 
doute  elle  voulait  éviter  ce  qui  lui  rappelait  trop  vivement 
le  genre  de  correspondance  qu'elle  avait  eue  avec  son 
père.  «  Chère  amie,  m'écrivait-elle  d'Italie,  je  m'arrête 
«  malgré  moi  au  milieu  de  ces  récits  :  c'est  ainsi  que  l'an- 
«  née  dernière  je  hii  écrivais ,  je  l'amusais  de  mes  observa- 
«  tiens,  de  mes  pensées;  ah!  tout  peut-il  se  passer  comm» 
«  quand  il  existait!  » 

En  effet,  dans  ses  lettres  à  M.  Necker ,  quelle  foule  d'a- 
necdotes piquantes  !  que  de  descriptions'  tracées  de  main 
de  maître!  Rien  d'agréable  comme  ce  mélange  de  narra- 
tions, de  saillies,  de  vues  rapides  et  grandes  néanmoins, 
de  douces  moqueries,  de  portraits  d'illustres  personnages 
tellement  caractérisés,  qu'ils  tournaient  légèrement  à  la 
caricature;  le  tout  fondu,  pour  ainsi  dire,  dans  la  teinte 
générale  de  cet  attendrissement  qu'elle  éprouvait  à  la  seule 
idée  de  son  père.  Ces  lettres  ont  malheureusement  été 
brûlées  pour  la  plupart,  et  jamais,  peut-être,  on  ne  verra 
rien  de  pareil. 

Mais  ce  qui  était  plus  frappant,  plus  extraordinaire  en- 
core, c'est  le  premier  feu  de  ses  récits,  lorsqu'au  retour 
d'un  grand  voyage ,  elle  revoyait  son  père  à  Coppet.  Sa 
profonde  émotion  qu'elle  réprimait  un  peu  pour  ne  pas  la 
lui  communiquer,  se  répandait  comme  un  torrent  dans 
ses  discours.  Les  choses,  les  hommes,  les  gouvernements , 
l'effet  qu'elle  avait  produit  elle-même,  tout  était  raconté 
avec  une  effusion  de  joie,  de  caresses,  de  larmes,  de  ten- 
dres plaisanteries.  Tout  avait  rapport  à  son  père,  et  elle 
lui  donnait,  pour  ainsi  dire,  un  rôle  dans  la  pièce  qu'elle 
jouait  devant  lui,  tant  le  contraste  de  ce  qu'elle  avait  ren- 
contré, avec  son  esprit  à  lui,  sa  bonté,  sa  moralité  par- 
faite ,  était  vivement  relevé.  Les  formes  les  plus  piquantes , 
les  plus  étranges  même,  recelaient  un  éloge  indirect  de 
son  pêne,  ou  une  expression  de  tendresse  pour  lui.  Comme 
la  gloire  paternelle  animait  en  l'écoutant  la  noble  physio- 
nomie de  M.  Necker  !  comme  elle  éclatait  dans  ses  yeux 
toujours  jeunes!  non  pas  assurément  qu'il  acceptât  de  si 
grandes  louanges,  mais  parce  qu'il  lisait  dans  le  cœur  de 
sa  fille,  et  jouissait  de  ses  dons  prodigieux. 
,  Dans  le  cours  d'une  vie  agitée ,  elle  a  pu  causer  quelques 
inquiétudes  à  son  père;  mais  que  de  plaisirs  ne  lui  a-t-elle 
pas  donnés  !  que  de  grâces  n'a-t-elle  pas  déployées  dans 
cette  sainte  intimité  !  que  d'abandon  !  que  de  dévouement  ! 
que  d'amour!  Il  y  avait  de  tout  en  elle  pour  lui,  goût  in- 
volontaire, confiance  filiale  la  plus  aveugle,  sollicitude  en 
quelque  sorte  maternelle ,  personnalité  même ,  âpre  égoïsme 
dans  l'association  à  ses  intérêts  et  à  sa  gloire.  Elle  ne 
croyait  pas  matéiiellement  pouvoir  exister  sans  son  père. 
Incertaine  et  irrésolue  dans  les  petites  choses ,  elle  avait 
besoin  de  lui  à  tout  instant,  elle  le  consultait  sur  chaque 
détail,  sur  sa  dépense,  sur  sa  parure,  sur  ses  airangements 
domestiques,  sur  le  gouvernement  de  ses  enfants.  Et  dans 
la  persuasion  où  elle  était  que  l'esprit  sert  à  tout ,  elle  vou- 
lait qu'il  lût  les  romans  qui  paraissaient,  pour  les  compa- 
rer avec  les  siens.  Dans  une  de  ses  lettres ,  elle  plaisante 
elle-même  d'une  pareille  commission  donnée  à  un  homme 
d'État. 

Un  des  plus  grands  plaisirs  de  madame  de  Staël  était 
que  son  père  se  moquât  d'elle.  Il  y  avait  quelques  anec- 
dotes où  elle  jouait  un  rôle  assez  risible,  et  qu'elle  ne  se 
lassait  point  de  lui  entendre  répéter.  Elle  les  amenait  d^ 


34 


NOTICE  SljR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


loin,  cl  pendant  que  M.  Necker  les  racontait,  ses  yeux  se 
remplissaient  de  larmes.  Ainsi,  il  y  avait  l'iiistoire  de  la 
vieille  maréchale  deMonchy,  une  des  plus  grandes  dames 
de  l'ancien  régime,  à  laquelle  niademoiselleNecker,  alors 
âgée  de  dix-sept  ans,  avait  demandé  ce  qu'elle  pensait  de 
l'amour;  il  y  avait  celle  du  regard  furtif  et  langoureux  de 
je  ne  sais  quelle  princesse  polonaise,  regard  que  mademoi- 
selle Necker,  encore  enfant,  avait  imité,  et  qu'elle  aurait 
peut-être  adopté,  s'il  n'eût  été  reconnu  par  son  père  :  il 
y  avait  bien  d'autres  histoires  encore  que  ftl.  Necker  con- 
tait avec  une  grâce  infinie. 

Je  ne  sais  si  j'ose  rapporter  certaines  scènes  tiop  intimes, 
trop  familières  peut-être.  En  voici  une  que  je  hasarde  ce- 
pendant, tant  elle  me  paraît  caractériser  chez  madame  de 
Staël  sa  grande  susceptibilité  d'émotion  dans  tout  ce  qui 
tenait  à  son  pèie,  et  la  manière  dont  elle  cherchait  à  agir 
sur  l'imagination,  même  quand  elle  s'adressait  aux  gens 
du  peuple. 

M.  Necker  étant  à  Coppet  avec  elle,  nous  avait  envoyé 
chercher  à  Genève,  dans  sa  voiture,  mes  enfants  et  moi. 
Il  était  nuit  quand  nous  partîmes,  et  nous  versâmes  en 
route  dans  un  fossé.  Aucun  de  nous  ne  se  fit  de  mal  ;  mais 
on  perdit  du  temps  à  relever  la  voiture,  et  il  était  tard 
quand  nous  arrivâmes.  Nous  trouvâmes  madame  de  Staël 
seule  dans  le  salon.  Elle  était  assez  inquiète  de  nous  ;  mais 
lorsque  je  commençai  à  lui  raconter  notre  accident,  elle 
m'interrompit  tout  à  coup  pour  me  demander  :  «  Com- 
«  ment  êtes-vous  venus?  —  Dans  la  voiture  de  votre  père. 
«  —  Oui,  je  le  sais;  mais  qui  est-ce  qui  vous  menait.''  — 
«  Eh  mais,  son  cocher,  sans  doute. —  Comment!  son  co- 
«  cher,  Richel  ?  —  Oui ,  Riche!.  —  Ah  !  bon  Dieu  !  s'écria- 
«  t-elle,  il  aurait  pu  verser  mon  père.  »  Aussitôtelle  s'élance" 
vers  la  soimette ,  ordonnant  qu'on  fasse  venir  Richel.  Ri- 
chel dételait;  il  fallut  attendre. 

Pendant  ce  temps,  madame  de  Staël ,  en  proie  à  la  plus 
violente  agitation,  parcourait  à  grands  pas  la  chambre. 
«  Quoi!  mon  père,  mon  pauvre  père,  disait-elle,  on  l'au- 
«  rait  versé!  A  votre  âge,  à  celui  de  vos  enfants,  ce  n'est 
«  rien;  mais  avec  sa  taille,  sa  grosse  taille!....  Dans  un 
«  fossé,  et  il  aurait  pu  y  rester  longtemps;  et  il  aurait  ap- 
«  pelé,  axipelé  inutilement  peut-être....  »  Alors  vaincue  par 
son  émotion,  elle  était  obligée  de  s'arrêter,  jusqu'à  ce  que 
la  colère  lui  eût  redonné  des  forces. 

Enfin,  Richel  entre.  J'étais  extrêmement  curieuse  d'en- 
tendie  ce  qu'elle  lui  dirait,  parce  que  chez  cette  personne, 
ordinairement  très-indulgente  avec  les  inférieurs,  un  sen- 
timent si  vif  devait  s'exhaler  de  la  manière  la  plus  origi- 
nale. Elle  s'avance  sur  lui  avec  solennité ,  et  d'une  voix 
d'abord  étouffée ,  mais  qui ,  grossissant  peu  à  peu ,  finit  par 
de  grands  éclats,  «  Richel,  vous  a-t-on  dit  que  j'avais  de 
n  l'esprit.'  M  L'homme  ouvre  de  grands  yeux.  «  Savez-vous 
«  que  j'ai  de  l'esprit,  vous  dis-je.^  »  L'homme  reste  encore 
muet.  «  Apprenez  donc  que  j'ai  de  l'esprit,  beaucoup  d'es- 
«  prit,  prodigieusement  d'esprit;  eh  bien!  tout  l'esprit  que 
»  j'ai,  je  l'emploierai  à  vous  faire  passer  le  reste  de  vos 
«  jours  dans  un  cachot,  si  jamais  vous  versez  mon  père.» 
J'ai  souvent,  par  la  suite,  essayé  de  l'amuser  en  lui  pei- 
gnant celte  scène  dans  laquelle  elle  menaçait  un  cocher  de 
son  esprit.  Mais  elle,  si  facile  à  égayer  à  ses  propres  dé- 
pens, n'a  jamais  pu  seulement  songer  à  cette  aventure, 
sans  êtr«  de  nouveau  saisie  par  la  colère  et  l'émotion.  «  Et 
«  de  quoi,  »  obtenais-je  d'elle  tout  au  plus,  «  de  quoi  voulez- 
«  vous  donc  que  je  menace,  si  ce  n'est  de  mon  pauvre  es- 
«  prit  ?  » 

Si  les  dangers  imaginaires  produisaient  sur  elle  un  tel 
effet,  on  doit  juger  de  ce  qu'étaient  des  inquiétudes  mieux 


fondées.  Je  voudrais  pouvoir  donner  l'idée  des  lettres 
qu'elle  écrivait  d'Allemagne,  au  moment  où  elle  se  prépa- 
rait à  revenir,  parce  qu'elle  avait  conçu  des  craintes  pour 
son  père.  Il  en  est  une  surtout  qui  dépasse  toute  imagi- 
nation par  sa  force  effrayante,  terrible,  et  pourtant  pro- 
fondément touchante;  c'est  la  lettre  de  douze  pages  qu'elle 
m'adressa  trois  jours  après  avoir  reçu  la  fatale  nouvelle. 
Il  n'est  rien  là  qui  doive  rester  secret,  et  en  la  publiant, 
j'honorerais  la  mémoire  de  madame  de  Staël.  Mais  cet 
épanchement  d'un  cœur  déchiré,  cette  nature  dévoilée 
tout  entière, dans  l'abandon  du  désespoir,  c'est  ee  que  je 
ne  puis  me  résoudre  à  livrer.  Une  autre  raison  encore 
m'empêche  de  transcrire  ici  une  autre  lettre  de  madame 
de  Staël.  Je  l'ai  souvent  entendue  parler  avec  une  juste  in- 
dignatiop  de  la  coutume  qui  s'est  dernièrement  introduite, 
de  publier  sans  respect  pour  les  morts,  et  sans  égards 
pour  les  vivants,  les  coriespondances  intimes  des  per- 
sonnages célèbres.  N'osant  donc  me  croire  autorisée  par 
mes  intentions,  je  m'abstiendrai  religieusement  de  ce  qui 
aurait  pu  blesser  un  sentiment  que  je  paitage. 

Madame  de  Staël  était  déjà  eu  route  pour  Coppet,  lors- 
qu'elle apprit  son  malheur.  Nous  allâmes  à  sa  rencontre, 
mon  mari  et  moi ,  menant  avec  nous  son  second  fils  ;  et 
l'ayant  retrouvée  à  Zurich ,  nous  revînmes  tous  ensemble. 

J'avais  eu  la  douloureuse  satisfaction  d'assister  aux  der- 
niers moments  de  M.  Necker,  j'avais  contemplé  cette  mort 
du  juste,  du  chrétien,  du  plus  tendre  père;  j'avais  vu  ses 
lèvres  déjà  pâles,  ses  mains  toutes  tremblantes,  implorer 
le  ciel  pour  sa  fille,  pour  la  France  et  pour  lui;  et  jamais 
le  ciel  n'a  reçu  des  vœux  plus  purs.  Depuis  ce  moment, 
mes  liens  avec  madame  de  Staël  ont  encoie  été  resserrés  ; 
je  suis' devenue  la  sœur  de  ma  cousine,  et  un  caractère 
plus  sacré  et  plus  intime  a  été  imprimé  à  notre  amitié. 

Je  ne  décrirai  point  les  scènes  cruelles  qui  se  succédé^ 
rent  pour  nous.  Ce  n'est  pas  quand  la  douleur  se  déploie 
dans  toute  sa  violence  que  le  génie  est  reconnaissable.  Les 
convulsions,  les  horribles  angoisses  d'un  cœur  désolé, 
sont  les  mêmes  chez  toute  la  pauvre  race  humaine ,  et  il 
n'y  a  pas  place  pour  la  distinction  dans  les  grands  accès 
des  souffrances  morales.  C'est  dans  les  intervalles  un  peu 
calmes  que  je  retrouve  madame  de  Staël,  et  c'est  dans 
ceux-là  que  je  la  peindrai. 

Il  y  eut  quelques-uns  de  ces  moments  de  trêve  durant 
notre  sinistre  voyage,  et  jamais  peut-être  ce  qu'il  y  avait 
de  merveilleux  en  elle,  ne  m'a-t-il  frappée  davantage.  Lors- 
que l'abattement  de  la  douleur  en  avait  remplacé  les 
grands  éclats ,  madame  de  Staël  nous  priait  de  causer  dans 
la  voiture,  apparemment  parce  que  le  bruit  des  paroles 
l'aidait  à  se  maîtriser.  Elle  amenait  avec  elle  M.  Schlegel, 
et,  comme  pour  peu  qu'elle  fût  maîtresse  d'elle-même,  on 
la  voyait  occupée  des  auties ,  elle  désirait  qu'il  se  mon- 
trât à  son  avantage,  et  lui  indiquait  en  deux  mots  les  .su- 
jets qu'il  devait  traiter.  En  conséquence ,  M.  Schlegel  nous 
développait  une  grande  quantité  d'idées  nouvelles,  et 
quand  l'entretien  s'anhnait,  il  arrivait  quelquefois  que 
madame  de  Staël,  reprise  par  son  talent,  se  lançait  tout  à 
coup  dans  la  conversation.  Alors,  racontant  l'Allemagne, 
les  honnmes,  les  systèmes,  la  société,  elle  déployait  un 
feu,  une  beauté  d'expression  extraordinaires;  mille  ta- 
bleaux éclatants  se  succédaient,  jusqu'à  ce  que,  ressaisie 
comme  par  une  griffe  meurtrière,  elle  retombât  sous  l'em- 
piie  de  la  douleur.  On  eût  dit  de  ces  feux  d'artifice  tirés 
un  jour  d'orage,  dans  lesquels  une  explosion  subite  fait 
jaillir-  des  gerbes  d'étincelles ,  que  des  bourrasques  de  veut 
et  de  pluie  viennent  éteindre  aussitôt. 

Il  ne  faut  pas  supposer,  toutefois,  que  sa  distraction 


I 

I 


I 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


35 


(ùl  complète;  un  tremblement  presque  imperceptible,  une 
légère  contraction  dans  les  lèvres  montraient  qu'elle  n'a- 
vant  pas  cessé  de  souffrir,  et  qu'elle  parlait,  si  on  peut  le 
dire,  par-dessus  sa  douleur. 

A»  milieu  de  la  désolation  de  notre  arrivée,  les  singu- 
gularités  de  sou  imagination  se  (irent  bientôt  sentir;  une 
sorte  de  vertige  s'empaia  d'elle.  Croyant  avoir  perdu  le 
gardien  de  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire,  le  lien  général 
des  choses  lui  sembla  dissous.  Elle  s'imagina  que  sa  for- 
tune s'en  irait,  que  ses  enfants  ne  seraient  pas  élevés,  que 
ses  gens  ne  lui  obéiraient  pas,  que  rien  ne  marcherait,  ne 
se  ferait  sans  son  père.  Des  inquiétudes  puériles  étaient 
une  des  formes  de  son  chagrin,  et,  lorsque  la  voyant  tour- 
mentée par  des  minuties,  jusqu'alors  si  étrangères  à  ses 
pensées,  je  lui  disais  :  «  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait.'  — 
C'est  que  je  n'ai  plus  mon  père,  »  me  répondait-elle. 

Pendant  la  vie  de  M.  JNecker,  madame  de  Staël  était  vé- 
ritableuient  restée  dans  une  ignorance  d'enfant  sur  la  plu- 
part des  choses  matérielles  ;  non-seulement  elle  n'avait  pas 
voulu  lui  donner  l'idée  qu'elle  pût  se  passer  un  jour  de  lui , 
mais  cette  idée,  elle  ne  l'avait  pas  conçue  elle-même;  eu 
sorte  qu'il  soignait  en  effet  toute  son  existence.  La  terre 
sembla  donc  à  sa  fille  manquer  avec  lui ,  et  elle  eut  besoin 
d'un  acte  de  volonté  très-fort  et  très-difficile  pour  se  met- 
tre au  fait  de  ses  affaires  au  moment  du  malheur.  Néan- 
moins elle  s'y  crut  obligée;  et,  soutenue  par  un  sentiment 
de  respect  filial,  elle  y  réussit.  Ne  voulant  pas  qu'une  for- 
tune qui  avait  été  faite  par  M.  Necker  se  dilapidât  entre 
ses  mains,  elle  l'a  dès  lors  administrée  avec  une  rare  in- 
telligence, et  elle  a  toujours  été  généreuse  et  scrupuleuse 
à  la  fois  dans  l'emploi  des  biens  hérités  de  son  père,  et 
destinés  à  ses  enfants. 

Il  faudrait  raconter  chaque  journée  de  madame  de  Staël, 
pour  donner  l'idée  de  la  place  que  son  père  mort  a  cons- 
tamment tenue  dans  son  cœur.  Elle  n'a  jamais  cessé  de 
vivre  avec  lui.  Elle  s'est  toujours  sentie  protégée,  consolée , 
secourue  par  lui.  Elle  l'invoquait  dans  ses  prières ,  et  il  n'y 
a  jamais  eu  pour  elle  d'événem.ent  heureux,  sans  qu'elle 
ait  dit  :  «  Mon  pèie  a  obtenu  cela  pour  moi.  »  Son  portrait 
ne  la  quittait  pas,  et  il  était  l'objet  pour  elle  d'une  soi'te 
de  superstition.  Elle  ne  s'en  est  séparée  qu'une  seule  fois, 
lorsque  déjàbien  malade  elle-même,  et  trouvant  une  grande 
consolation  à  contempler  ce  portrait,  elle  s'imagina  que 
quand  sa  fille  accoucherait,  il  produirait  le  même  effet 
sur  elle.  «  Regarde-le,  »  lui  écrivait-elle  en  le  lui  envoyant, 
«  regarde-le  quand  tu  souffriras.  »  Les  hommes  âgés  lui  re- 
traçaient aussi  la  figure  de  son  père,  et  ils  lui  causaient 
une  impression  particulière.  Tout  ce  qui  venait  de  leur 
part  lui  était  singulièrement  sensible;  et  une  fois  que  dans 
le  temps  de  ses  peisécu lions,  un  vieillard  tint  avec  elle 
cette  conduite  pusillanime  si  commune  alors  et  sans  doute 
plus  excusable  à  cet  âge ,  elle  en  éprouva  une  douleur  ex- 
traordinaire. «Je  ne  suis  pas  raisonnable,  me  dit-elle, 
«  mais  que  voulez-vous ,  il  était  bon ,  il  était  vieux ,  il  était 
«  là  assis  à  ma  table ,  je  dérangeais  mes  heures  pour  lui , 
«  et  tout  cela  me  remue  le  cœur.  »  Ses  aumônes  aux  per- 
sonnes âgées  qui  avaient  besoin  de  ses  secours  étaient  im- 
menses; l'idée  de  leurs  souffrances  avait  quelque  chose 
de  déchirant  pour  elle ,  et  de  même  que  les  vrais  chrétiens 
voient  Jésus-Christ  dans  tous  les  pauvres,  elle  voyait  son 
père  dans  tous  les  vieillards. 

Il  n'y  avait  d'iiTéparable  avec  madame  de  Staël  que  l'of- 
fense faite  à  M.  Necker.  Son  extrême  facilité  à  oublier  les 
torts  qu'on  avait  avec  elle,  aurait  pu  même  la  faire  passer 
pour  légère,  si  elle  n'avait  pas  gardé  une  éternelle  recon- 
naissance du  moindre  service.  Mais  quand  il  s'agissait  de 


son  père,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  l'apaiser,  et  elle  n'a 
jamais  pu  ni  oublier  le  mal  qu'on  avait  dit  de  M.  Necker, 
ni  se  souvenir  de  celui  qu'on  a  dit  d'elle-même.  Elle  ne  se 
vengeait  pas,  mais  elle  montrait  une  éternelle  froideui'. 
Après  avoir  lu  un  livre  intitulé  L'iViSTi-RoMANTiQUE  :  «  L'au- 
«  teur  se  moque  bien  de  moi ,  dit-elle ,  mais  c'est  de  bon 
«  goût,  et  il  a  de  la  viaie  gaieté  française  :  c'est  dommage 
<c  qu'il  ait  mis  deux  mots  contre  mon  père,  car  sans  cela 
«je  l'aurais  prié,  à  Paris,  de  venir  souvent  dîner  chez 
«  moi.  M 

On  peut  être  assuié  que  si  l'occasion  s'en  était  présen-" 
tée,  elle  eût  défendu  la  mémoire  de  sa  mère  avec  la  même 
chaleur.  On  connaît  sa  longue  patience  envers  madame 
de  Genlis,  qui  n'a  cessé  de  la  harceler  de  critiques  amères 
tandis  qu'elle  était  en  butte  à  la  persécution.  «  Elle  m'a 
«  attaquée,  disait-elle;  je  l'ai  louée  :  c'est  ainsi  que  nos 
«  correspondances  se  sont  croisées.  »  Mais  quand  sous  le 
règne  de  Bonaparte,  ce  même  écrivain  vint  à  parler  de 
madame  Necker  en  termes  défavorables ,  madame  de  Staël 
conçut  la  plus  forte  irritation  que  je  lui  aie  vu  éprouver. 
«  S'imagine-t-on,  disait-elle,  parce  que  je  m'abandoime  . 
«  moi-même ,  que  je  ne  défendrai  pas  ma  mère  ?  Que  m<",- 
«  dame  de  Genlis  s'en  prenne  à  mes  ouvrages,  à  ma  per- 
«  sonne  tant  qu'elle  voudra;  les  uns  sont  là  pour  se  faiie 
«  lire,  l'autre  pour  se  faire  aimer  ou  craindre.  Mais  ma 
«mère  morte,  ma  mère  qui  n'a  plus  que  moi  dans  le 
«  monde  pour  prendre  son  parti  !...  Elle  a  préféré  mon  père 
«  à  moi,  et  elle  a  eu  bien  raison,  sans  doute;  je  sens  d'au- 
«  tant  mieux  que  j'ai  tout  son  sang  dans  mes  veines ,  et 
«  tant  que  ce  sang  coulera ,  je  ne  la  laisserai  pas  outrager.  » 
On  fut  longtemps  avant  de  lui  persuader  qu'il  serait  au 
moins  inutile  de  repousser  cette  agression,  parce  qu'écri- 
vant, comme  elle  y  était  contrainte  par  l'exil,  en  pays 
étranger,  son  ouvrage  ne  parviendrait  qu'aux  homanes  du 
gouvernement  français,  et  qu'elle  multiplierait  les  attaques 
contre  ceux  qu'elle  aimait ,  sans  obtenir  qu'on  rendît  pu- 
blic en  France  ce  qu'elle  dirait  pour  les  défendre. 

Il  est  à  regretter  cependant,  sous  bien  des  rapports, 
qu'elle  n'ait  pas  exécuté  son  dessein,  et  qu'on  ne  possède 
pas  le  poitrait  de  sa  mère,  tel  qu'elle  l'eût  tracé  dans  un 
pareil  moment. 

Il  y  a  de  la  beauté  dans  l'idée  du  bas-relief  que  madame 
de  Staël  a  fait  placer,  après  la  mort  de  M.  Necker,  sur  le 
monument  funéraire  de  ses  parents  :  une  figure  légère  et 
comme  déjà  glorifiée  entraîne  vers  le  ciel  une  autre  figure 
qui  paraît  regarder  avec  compassion  une  jeune  femme 
voilée  et  prosternée  sur  un  tombeau.  Madame  Necker,  son 
époux  et  leur  fille  sont  leprésentés  sous  cet  ernblème,  qui 
indique  aussi  le  passage  de  lavieterresfreàlavieéternelle. 

Ainsi  le  respect  filial,  ce  sentiment  intermédiaire  entre 
la  piété  et  l'amour,  a  été  un  trait  saillant  du  caractère  de 
madame  de  Staël.  Il  a  rempli  sa  vie,  il  a  encore  adouci  sa 
mort.  Et  pour  nous  qui  la  pleurons  à  cette  heure,  l'idée 
qui  l'a  tant  occupée,  celle  de  sa  réunion  avec  son  père, 
verse  sur  notre  blessuie  un  baume  consolateur.  Ils  sont 
ensemble  maintenant,  ils  sont  auprès  de  celui  qui  a  fait 
leurs  cœurs,  et  la  postérité  elle-même  ne  séparera  plus 
leurs  noms  :  ces  noms  se  relèvent  réciproquement;  chacun 
garantit  à  l'autre  un  genre  particulier  d'excellence,  et  il 
n'est  aucune  grandeur,  aucune  beauté  morale  qui  n'ap- 
partienne à  leur  réunion. 

La  devise  de  madame  de  Staël  aurait  pu  être  ce  vers , 
qu'elle  répétait  souvent  avec  émotion  : 

O  liberté  de  Romel  ô  mânes  de  mon  père! 

Lorsque  j'ai  raconté  les  premières  années  de  la  jeunesso 

3. 


36 


INOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


de  madame  de  Staël,  je  me  suis  arrêtée  au  moment  de 
son  mariage,  parce  que  mon  unique  but  était  de  faire  con- 
naître l'éducation  que  lui  ont  donnée  ses  parents  et  les 
circonstances.  A  présent  que  j'interroge  mes  souvenirs,  je 
voudrais  y  trouver  des  détails  relatifs  à  M.  de  Staël ,  mais 
il  a  été  à  peine  connu  de  moi.  Mon  intimité  avec  madame 
de  Staël  ne  date  que  de  l'année  1792,  époque  où  elle  vint 
se  réfugier  aupiès  de  son  père  en  Suisse,  après  avoir 
échappé  comme  par  miracle  à  la  sanglante  journée  du 
2  septembre.  M.  de  Staël,  alors  absent  de  France,  n'avait 
pu  l'accompagner,  et  dans  la  suite  j'ai  eu  peu  d'occasions 
de  le  voir. 

Malgré  le  grand  nombre  d'aspirants  à  la  main  de  made- 
moiselle Necker,  le  choix  d'un  époux  qui  convînt  à  ses 
parents  et  à  elle  n'avait  pas  été  facile  à  faire.  Elle  ne  vou- 
lait pas  quitter  la  France,  et  sa  mère,  protestante  zélée, 
exigeait  qu'elle  épousât  un  homme  de  sa  religion.  Dans 
ces  circonstances ,  le  baron  de  Staël  fixa  sur  lui  les  regards 
de  M.  et  de  madame  Necker.  A  une  grande  loyauté,  à  une 
grande  bonté  de  caractère,  à  beaucoup  d'admiration  pour 
mademoiselle  Necker,  il  joignait  des  manières  nobles  et 
une  naissance  distinguée.  Le  loi  de  Suède,  Gustave  Ilf, 
dont  il  était  fort  aimé,  favorisait  liautement  ses  prétentions, 
et  promettait  de  lui  assurer  pour  plusieurs  années  la  place 
d'ambassadeur  en  France,  afin  de  rassurer  mademoiselle 
Necker  contre  la  crainte  de  quitter  Paris;  et  d'ailleurs  M.  de 
Staël  s'engageait  à  ne  la  mener  jamais  en  Suède  malgré 
elle.  Telles  sont  les  raisons  qui  ont  décidé  son  mariage 
avec  un  étranger  beaucoup  plus  âgé  qu'elle ,  et  qui  avait 
avec  elle  peu  de  rapports  dans  les  goûts.  Le  couis  de  cette 
union,  un  peu  froide  sans  doute,  n'aurait  point  cependant 
été  interrompu,  si  la  générosité  imprévoyante  de  M.  de 
Staël  n'eût  pas  dégénéré  en  prodigalité.  Quelque  désordre 
s'étant  mis  dans  ses  affaires,  madame  de  Staël  se  crut,  par 
la  suite,  obligée  de  cheicher  à  préserver  de  cette  influence 
la  fortune  de  ses  enfants.  Mais  la  séparation  qui  résulta  de 
là  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Quand,  affaibli  par  les  pro- 
grès de  l'âge  et  de  la  maladie,  il  eut  besoin  des  soins  de 
sa  famille,  madame  de  Staël  se  rappiocha  de  lui.  Elle  re- 
venait s'établir  avec  son  mari,  en  Suisse,  auprès  de  M.  Nec- 
ker, lorsqu'au  milieu  du  voyage,  la  mort  enleva  M.  de  Staël, 
et  lui  ravit  à  elle-même  et  à  ses  enfants  la  satisfaction  qu'ils 
auraient  trouvée  à  répandre  du  bonheur  sur  ses  dernières 
années. 

Madame  de  Staël  a  été  une  très-tendre  mère;  et  si  l'a- 
mour maternel  a  eu  moins  d'éclat  chez  elle  que  l'amour 
filial,  c'est  qu'elle  s'est  fait  davantage  une  loi  d'en  répri- 
mer l'expression.  Déjà  dans  Delphine  ,  ce  roman  où  elle 
se  montre  si  frappée  de  la  beauté  poétique  des  sentiments 
exaltés ,  elle  a  dit  que  les  démonstrations  passionnées  ne 
valaient  rien  pour  l'enfance,  et  que  la  bonté  et  la  justice 
lui  convenaient  mieux.  Plus  tard  elle  s'est  imposé  la  même 
réserve  par  d'autres  motifs.  Ainsi  elle  m'écrivait ,  en  par- 
lant de  son  fils  aîné  :  «  Je  ne  sais  pourquoi  je  dis  moins  à 
«  Auguste  que  je  n'éprouve.  11  y  a  une  certaine  pudeur  ma- 
«  ternelle  que  j'ai  toujours  eue  en  moi.  Il  faut  se  séparer 
«  dans  cette  relation.  N'ai-je  pas  survécu  à  ce  qu'il  y  avait 
"  de  meilleur  sur  la  terre  !  Pourquoi  donc  tant  s'attendrir 
«  sur  ce  que  la  mort  doit  briser  !  » 

Malgré  cette  expression  plus  contenue,  le  sentiment  ma- 
ternel, comme  elle  en  a  donné  mille  preuves,  participait 
chez  elle  à  la  nature  de  tous  les  autres.  Ce  n'était  peut- 
être  pas  un  amour  aveugle,  indépendant  du  mérite  de  son 
objet  :  les  défauts  de  ses  enfants  se  présentaient  fortement 
aux  yeux  dé  madame  de  Staël  ;  mais  il  y  avait  pourtant  de 
l'instinct  en  elle;  il  y  en  avait  dans  son  courroux  quand  ils 


lesoitefmt' 


commettaient  des  imprudences  ;  il  y  en  avait  dans  une 
d'ardeur  courageuse  et  dévouée  lorsqu'il  s'agissait  de  les 
protéger;  il  y  en  avait  surtout  dans  ses  terreurs  quand  leur 
santé  était  menacée.  Sa  fille,  à  l'âge  de  six  ans,  étant  tom- 
bée malade  à  Francfort,  la  tête  fut  sur  le  point  de  lui  tour- 
ner de  douleur.  «  Que  deviendrait,  écrivait-elle,  que  de- 
«  viendrait  une  mère  qui  craint  pour  son  enfant,  sans  la 
«  prière?  Cette  situation  ferait  découvrir  la  religion  si  ja- 
«  mais  personne  ne  vous  en  avait  parlé.  »  Les  succès ,  les 
plaisirs  de  ses  enfants,  l'opinion  qu'on  avait  d'eux  étaient 
pour  elle  des  intérêts  d'une  extrême  vivacité,  et  les  scru- 
pules qu'elle  se  faisait  sur  les  suites  qu'auraient  à  leur 
égard  les  déterminations  qu'elle  prenait,  étaient  fort  sujets 
à  la  tourmenter.  Ainsi,  la  crainte  de  la  fâcheuse  influence 
que  l'exil  pouvait  avoir  sur  leur  destinée,  a  été  une  des 
grandes  causes  de  ses  chagrins. 

Dans  l'éducation  privée,  elle  ne  croyait  pas  au  succès 
des  systèmes  extraordinaires.  Il  faut,  selon  elle,  inspirei- 
à  la  jeunesse  des  sentiments  élevés  et  religieux,  mais  l'i- 
nitier à  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  le  monde  réel ,  plu- 
tôt que  lui  faire  un  monde  à  part  toujours  incomplet  et  fac- 
tice. <i  J'ai  présenté  à  mes  enfants  la  vie  telle  qu'elle  est, 
«disait-elle,  et  je  ne  me  suis  servie  d'aucune  ruse  avec 
«  eux.  »  La  vérité  était  la  base  première  sur  laquelle  elle 
se  fondait,  et,  non-seulement  toute  supercherie,  mais  toute 
affectation  lui  semblait  inutile  et  dangereuse;  elle  dédai- 
gnait également  de  prendre  avec  les  enfants  ce  ton  de  niai- 
serie maniérée  par  lequel  on  croit  se  mettre  à  leur  portée; 
elle  les  élevait  jusqu'à  son  esprit,  et  s'élevait  jusqu'à  leur 
innocence. 

Quand  on  n'intimidait  pas  d'avance  les  enfants  par  l'i- 
dée qu'on  leur  donnait  de  madame  de  Staël,  elle  leur  plai- 
sait naturellement,  et  il  en  est  à  qui  elle  a  inspiré  une  pas- 
sion singulière.  Il  y  avait  de  l'ingénuité ,  et  par  conséquent 
de  la  jeunesse  dans  sa  manière  de  parler;  et  le  génie,  avec 
ses  impressions  inattendues,  garde  toujours  quelque  chose 
d'enfant.  Elle  observait  le  premier  âge  avec  attendrisse- 
ment et  avec  curiosité.  Je  l'ai  vue  -se  divertir  bien  naïve- 
ment elle-même  des  aperçus  bizarres,  de  certaines  asso- 
ciations grotesques  de  cet  âge;  on  en  recueillait  afin  de  les 
lui  raconter,  et  c'était  un  aliment  pour  sa  pensée. 

Elle  était  portée  à  blâmer  ce  dévouement  trop  ostensi- 
ble des  parents  aux  enfants,  qui  est  un  défaut  de  l'éduca- 
tion actuelle.  De  petits  êtres  qui  voient  toutes  choses  se 
rapporter  à  eux,  deviennent  vains  et  égoïstes,  et  loin  qu'ils 
prennent  de  ce  qui  les  entoure  l'exemple  du  dévouement, 
ils  croient  travailler  à  l'œuvre  commune ,  en  soignant  eux- 
mêmes  leuis  intérêts.  Ils  exercent  une  capricieuse  puis- 
sance sur  ceux  dont  ils  se  supposent  l'unique  but,  et  de 
part  et  d'autre  il  s'établit  une  lutte  de  finesses.  Madame 
de  Staël  exprimait  nettement  sa  volonté.  Ayant  toujours 
eu  une  haute  idée  du  pouvoir  paternel,  elle  donnait  la 
loi  dans  sa  famille,  et  ne  croyait  point  que  l'obéissance  re- 
ligieusement inculquée  avilît  le  cœur. 

Un  exercice  juste  et  modéré  de  l'autorité  épargne  mille. 
ruses,  mille  faussetés  dans  l'éducation.  Le  raisonnement 
échoue,  la  prière  abaisse  ceux  qui  y  ont  lecours;  le  sen- 
timent, employé  comme  moyen,  blase,  et  finalement  en- 
durcit le  cœur.  Les  rapports  entre  des  parents  qui  ordon- 
nent avec  douceur  et  des  enfants  qui  obéissent,  sont  les 
seuls  vrais,  les  seuls  sérieux,  les  seuls  paisibles;  et  l'en- 
fance faible  et  dénuée,  comme  elle  se  sent  au  fond,  ne  s'at- 
tache pour  longtemps  qu'à  la  fermeté  protectrice. 

Néanmoins  le  motif  des  ordres  de  madame  de  Staël  était 
beaucoup  trop  spirituel  pour  qu'elle  se  refusât  au  plaisir 
de.  l'énoncer.  Elle  l'expliquait  clairement,  mais  sans  ou\iir 


DE  MADAME  DE  STÂEL. 


37 


la  discussion,  el  le  considérant  de  la  loi  ne  la  rendait  pas 
moins  absolue. 

Elle  a  donné  elle-même  beaucoup  de  leçons  à  ses  enfants  ; 
mais,  conformément  à  son  principe  sur  la  nécessité  de  la 
bonne  foi ,  elle  rejetait  ces  petits  jeux  au  moyen  desquels 
on  prétend  enseigner  les  éléments  de  toutes  les  connais- 
sances. Lorsque  l'intérêt  de  l'étude  est  en  défaut ,  ce  qui 
ne  peut  manquer  parfois  d'arriver,  l'idée  simple  du  devoir 
doit  y  suppléer.  Cette  idée  est  très-bien  conçue  par  l'en- 
fance, et  loin  qu'il  faille  la  réserver  pour  une  autre  saison 
de  la  vie,  elle  n'a  jamais  de  force  que  quand  elle  a  jeté  len- 
tement de  profondes  racines  dans  l'âme.  Les  enfants  ne 
sont  pas  longtemps  les  dupes  de  ces  divertissements  for- 
cés ,  et  mille  saillies  nuisibles  au  but  proclament  le  droit 
qu'ils  ont  de  jouer^à  leur  manière.  D'ailleurs  comme  le  prin- 
cipal avantage  de  l'étude,  pour  le  premier  âge,  consiste 
dans  les  efforts  qu'elle  fait  faire  à  l'esprit,  et  celui  de  l'a- 
musement, dans  l'essor  qu'il  donne  à  tout  un  petit  être, 
quand  on  met  la  distraction  dans  la  leçon,  et  la  gêne  dans 
le  plaisir,  on  perd  le  fruit  de  l'une  et  de  l'autie. 

Mais  c'est  lorsqu'ils  ont  commencé  à  entrer  dans  la  jeu- 
nesse, que  la  candeur  de  madame  de  Staël  avec  ses  enfants 
a  été  le  plus  remarquable.  Sans  doute  elle  ne  compromet- 
tait pas  auprès  d'eux  par  indiscrétion  les  intérêts  des  au- 
tres ou  les  siens,  mais  elle  a  été  naturelle  et  vraie  dans 
toute  sa  manière  de  se  présenter  à  eux  ;  elle  leur  a  déve- 
loppé son  caractère  tel  qu'il  était,  ne  s'épargnant  point 
elle-même,  et  ne  s'attribuant  jamais  ni  une  qualité  ni  un 
sentiment  qu'elle  n'eût  pas.  Ainsi  elle  s'est  toujours  donné 
tort  dans  ses  rapports  avec  sa  mère;  ainsi,  elle  a  dit,  à  sa 
fiUe  surtout,  que  la  vivacité  de  ses  affections  et  de  ses 
opinions  l'avait  entraînée  dans  des  routes  dangereuses  dont 
nulle  autre  qu'elle  n'aurait  pu  se  tirer;  et,  par  exemple, 
que  sa  trop  grande  chaleur  en  politique  lui  avait  attiré  des 
haines  dont  les  effets,  très-douloureux  pour  son  cœur,  au- 
raient pu  même  être  redoutables,  sans  l'éclat  de  son  talent 
et  peut-être  sans  celui  des  services  qu'elle  avait  rendus. 
Elle  avait  trop  souffert  elle-même  pour  engager  sa  fille  à 
marcher  sui'  ses  traces.  Aussi  ne  lui  a-t-elle  point  conseillé 
de  chercher  la  célébrité  ;  et  même  dans  la  conversation , 
tout  en  la  trouvant  très-spirituelle ,  elle  l'a  détournée  de 
l'imitation,  soit  qu'elle  jugeât,  avec  raison,  qu'on  ne  pou- 
vait que  lui  être  inférieur  dans  son  propre  genre,  soit  parce 
que  son  genre  ne  lui  plaisait  pas  dans  une  autre.  Elle  n'ai- 
mait pas  les  copies.  «  Les  échos  m'ennuient,  disait-elle; 
«  j'ai  assez  de  moi  en  moi ,  et  je  veux  qu'on  me  renvoie 
«  autre  chose  que  ma  voix.  » 

Son  ambition  pour  ses  fils  eût  été  plus  grande;  et  néan- 
moins elle  voulait  développer  avant  le  talent,  non-seule- 
ment la  moralité,  mais  la  capacité  dans  les  affaires,  trou- 
vant que  quand  on  va  au  succès  par  la  route  des  clioses 
réelles,  on  peut  du  moins  rester  en  chemin  sans  inconvé- 
nient. Ainsi  elle  a  placé  de  bonne  heure  son  fils  aîné  à  Pa- 
ris au  centre  du  mouvement  et  des  intérêts,  en  le  dirigeant 
par  ses  admirables  lettres.  «  Observe  les  impressions,  »  lui 
disait-elle,  «  et  apprends  la  vie;  cette  étude-là  en  vaut  bien 
«  une  autre.  » 

Par  une  confiance  et  une  sincérité  bien  rares,  par  une 
vigilance  singulière  au  milieu  de  tant  d'occupations  di- 
verses, par  un  soin  continuel  de  la  moralité,  du  bonheur, 
de  l'existence  entière  de  ses  enfants,  madame  de  Staël 
s'est  fait  adorer  d'eux,  en  même  temps  qu'elle  a  mis  de 
toutes  parts  des  contre-poids  à  l'enthousiasme  qu'elle  leur 
inspirait.  Ainsi,  à  côté  de  cette  imagination,  de  cette  sen- 
sibilité qu'ils  admiraient  en  elle,  ils  trouvaient  le  sens  mo- 
ral le  plus  droit,. un  goût  pur,  sévère  même,  dans  sa  con- 


versation, et  cette  persuasion  raisonnée  pour  le  fond,  et 
presque  superstitieuse  par  sa  vivacité,  qu'il  n'est  aucun 
malheur  qui  ne  provienne  d'une  faute.  Ils  trouvaient  sur- 
tout cette  religion  du  cœur  qui,  s'unissant  en  elle  à  l'idée 
de  son  père,  ajoutait  aux  affections  du  sang  dans  leur  fa- 
mille. Elle  écrivait  à  son  fils  le  jour  de  l'anniversaire  de 
la  mort  de  M.  Necker:  «  Je  t'écris,  cher  enfant,  un  bien 
«  triste  jour  que  mon  départ  rend  encore  plus  solennel, 
«  J'ai  pensé  à  toi  au  pied  du  monument  que  tu  reverras 
«  avant  moi ,  et  où  tu  feras  ta  pi-ière.  C'est  aux  saintes 
«  pensées,  dont  il  est  l'image,  que  j'attache  mon  âme  dans 
«  des  moments  si  douloureux.  Crois-moi,  cher  ami,  il  n'y 
«  a  qu'elles  contre  la  vie.  » 

Je  ne  puis  mieux  donner  l'idée  de  l'impression  que  ma- 
dame de  Staël  produisait  sur  ses  enfants,  qu'en  citant  quel- 
ques fragments  d'une  lettre  que  m'écrivait  à  ce  sujet  la 
duchesse  de  Broglie. 

«  Ma  mère  attachait  une  grande  importance  à  notre  bon- 
«  heur,  dans  l'enfance,  et  prenait  une  part  sensible  aux 
«  chagrins  de  notre  âge.  Elle  avait  quelquefois  des  conver- 
«  sations  d'égal  à  égal  avec  moi  à  l'âge  de  douze  ans,  et 
«  rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  joie  qu'on  éprouvait 
«  quand  on  avait  passé  une  demi-heure  d'intimité  avec 
«  elle.  On  sentait  une  vie  nouvelle,  on  était  placé  plus 
«  haut,  et  cela  donnait  du  courage  pour  toutes  les  études. 

«  Ses  enfants  l'ont  toujours  passioimément  aimée.  Dès 
«  l'âge  de  cinq  ou  six  ans,  nous  nous  disputions  pour  sa- 
«  voir  celui  de  nous  qui  l'aimait  le  plus,  et  quand  elle  cau- 
«  sait  tête  à  tête  avec  un  de  nous,  c'était  une  récompense 
«  dont  nous  étions  vivement  jaloux.  On  était  heureux  de 
«  cœur  et  d'amour-propie  auprès  d'elle. 

«  Le  dimanche,  elle  lisait  toujours  avec  nous  les  ser- 
«  mons  de  mou  grand-père;  elle  n'a  jamais  voulu  avoir  de 
«  gouvernante  pour  moi ,  et  elle  m'a  donné  des  leçons  tons 
«  les  jours  dans  ses  plus  grands  chagrins.  Le  développe- 
«  ment  de  notre  esprit  était  une  jouissance  si  vive  pour 
«  elle,  qu'il  n'était  aucune  récompense  qui  pût  valoir  pour 
«  nous  le  spectacle  du  bonheur  qu'on  lui  donnait. 

«  Elle  s'est  mise  le  plus  tôt  possible  en  relation  d' éga- 
ie lité  avec  ses  enfants,  et  leur  a  dit,  non-seulement  qu'elle 
«  avait  besoin  d'eux  par  le  cœur,  mais  même  qu'ils  pou- 
ce valent  lui  prêter  une  sorte  d'appui.  Dans  ses  chagrins 
«  d'exil,  elle  les  consultait  souvent.  Je  lui  ai  entendu  dire 
«  à  Auguste  :  «  J'ai  besoin  de  ton  approbation.  »  Elle  me 
«  parlait  de  ma  vie  future,  et  de  tous  ses  projets  sur  moi, 
«  avec  une  franchise  parfaite. 

«  Dans  de  certaines  circonstances,  elle  aurait  lemai'qué 
«  qu'un  de  ses  enfants  avait  été  supérieur  à  elle  en  cou- 
«  rage  ou  en  décision,  elle  aurait  témoigné  du  respect  pour 
«  sou  caiactère,  et  cependant  on  ne  cessait  jamais  de  la 
n  respecter  elle,  et  ce  respect  était  toujours  mêlé  d'une 
«  sorte  de  crainte.  Quoiqu'elle  montrât  la  plus  grande  con- 
«  fiance,  du  moment  qu'elle  rentrait  dans  l'éducation,  elle 
«  imposait. 

«  Elle  poussait  fort  loin  le  scrupule  à  notre  égard,  se 
«  reprochant  même  nos  défauts,  et  nous  disant  :  «  Si  vous 
«  aviez  des  torts,  non-seulement  j'en  serais  malheureuse, 
«  mais  j'en  aurais  des  remords.  »  Quand  elle  nous  blâmait 
«  en  disant  :  «  C'est  ma  fapte,  je  n'ai  pas  pu  supporter 
«  l'exil,  je  ne  vous  ai  pas  donné  l'exemple  du  courage  et 
a  de  la  résignation ,  »  cela  était  déchirant.  Rien  ne  pourra 
«  jamais  donner  l'idée  de  l'impression  produite  par  ce  mé- 
«  lange  de  dignité  et  de  confiance ,  d'émotion  et  de  réserve , 
«  qu'il  y  avait  dans  sa  manière  vis-à-vis  de  ses  enfants. 
«  Ces  paroles  qu'elle  prononçait  avec  des  larmes  contenues 
«  sont  gravées  dans  leur  âme,  et  l'idée  de  la  souffrance 


38 


SUR  LE  CARâCÏERE  ET  LES  ECRITS 


«  qu'ils  lai  auraient  causée  en  se  conduisant  mal,  l'idée 
«  des  reproches  qu'elle  se  serait  faits  à  elle-même,  est 
«  une  des  barrières  les  plus  fortes  pour  les  retenir  dans  le 
«  bien. 

a  Personne  n'a  jamais  eu  plus  qu'elle  de  dignité  nalu- 
«  relie,  et  c'est  ce  qui  lui  a  permis  d'admettre  ses  enfants 
«  à  la  familiarité  la  plus  intime,  de  leur  inspirer  même 
«  parfois  de  la  pitié  pour  ses  chagrins ,  sans  qu'ils  aient 
«  cessé  de  la  révérer.  Jamais  une  mère  n'a  été  plus  con- 
«  fiante  et  plus  imposante  à  la  fois.  » 

Il  est  curieux,  pour  ceux  qui  réfléchissent  sur  l'éduca- 
tion, d'examiner  la  succession  des  caractères  dans  les  fa- 
milles :  on  peut  souvent  observer  entre  les  parents  et  les 
enfants,  des  formes  assez  opposées  jointes  à  une  grande 
ressemblance  de  fond.  Un  désir  d'originalité,  la  vue  de 
quelques  inconvénients  dans  certaines  manières  d'être,  pro- 
duisent des  contrastes  extérieurs ,  tandis  que  les  sentiments 
se  transmettent  inaperçus  d'une  génération  à  l'autie.  Ainsi, 
madame  de  Staël  a  été  une  personne  ardente  et  passionnée 
comme  l'était  réellement  madame  Necker,  malgré  le  ver- 
tueux empire  qu'elle  exerçait  sur  elle-même  ;  et  madarjie 
de  Eroglie  (qui  me  permettra  de  parler  d'elle,  puisque  je 
fais  une  remarque  avantageuse  pour  sa  mère),  madame 
de  Broglie  a  pris  cette  élévation,  cette  candeur,  cette  pu- 
reté d'âme  qui,  à  tiavers  des  singularités  d'imagination, 
ont  toujours  percé  chez  madame  de  Staël. 

Relations  de  choix. 

J'ose  mettre  au  nombre  des  liaisons  volontaires,  celle 
que  j'ai  eu  le  bonheur  de  former  avec  madame  de  Staël, 
puisque  nos  rapports  de  famille  en  ont  été  l'occasion  plus 
que  la  cause.  Or,  c'est  dans  le  cours  de  ces  liaisons  que 
le  naturel  se  déploie  le  plus  librement.  Les  devoirs  y  sont 
moins  étroits,  l'égalité  y  est. toujours  supposée;  et,  comme 
la  durée  de  l'intimité  n'est  garantie  que  par  celle  du  sen- 
timent, on  y  éprouve  des  craintes  d'éloignement  ou  de 
rupture  qui  mettent  davantage  en  jeu  tous  les  ressorts.  Ici 
donc  l'on  contemplera  dans  la  vie  réelle  ces  contrastes 
entre  des  qualités  opposées  qui  rendent  le  talent  de  ma- 
dame de  Staël  si  remarquable,  et  l'on  retrouvera  dans  la 
personne  l'originalité  de  l'écrivain. 

Madame  de  Staël  a  dû  former  beaucoup  de  relations 
d'amitié.  Elle  inspirait  ce  sentiment  presque  dès  la  pre- 
mière vue,  et  elk  était  touchée  de  l'effet  qu'elle  produisait. 
De  plus,  tout  semblait  pour  elle  motif  d'aimer  :  elle  ai- 
mait pour  les  vertus ,  pour  les  talents,  pour  la  grâce,  pour 
le  bonheur  qu'on  lui  donnait ,  pour  le  malheur  qu'on  éprou- 
vait soi-même.  Toute  admiration,  pour  peu  qu'elle  s'éten- 
dit aux  qualités  du  cœur ,  était  en  elle  une  affection  tendre  ; 
la  reconnaissance  en  était  une,  et  le  plus  léger  attrait,  la 
bienveillance  même  avaient  quelque  chose  de  vif  et  d'a- 
nimé qui  faisait  naîtie  le  sentiment  chez  les  autres ,  et  par 
contre-coup  chez  elle.  Et,  comme  elle  ne  changeait  jamais, 
connue  elle  n'oubliait  personne,  comme  après  dix  ans  de 
séparation  «on  renouait,»  ainsi  qu'elle  l'exprimait  elle- 
même,  n  la  phrase  interrompue ,  »  il  est  résulté  de  là  qu'elle 
a  conçu  de  l'amitié  à  un  nombre  infini  de  degrés,  et  de 
l'amitié  solide  à  tous  ces  degrés. 

Mais  qu'on  ne  s'y  méprenne  pas  toutefois ,  les  rangs  émi- 
nents  dans  son  cœur  étaient  difficiles  à  atteindre.  On  était 
plus  ferme  encore  aux  premières  places  qu'aux  autres,  et 
il  y  avait  peu  d'usurpations.  Les  oscillations  inévitables 
avec  une  imagination  telle  que  la  sienne,  avaient  lieu  pour 
chacun  de  ses  amis  autour  d'un  point  fixe  auquel  son  cœur 
revenait  toujours.  «  Il  y  a  quatre-vingt-dix  degrés  invaria- 


n  Mes  dans  toutes  mes  affections,  disait-elle,  et  il  n'y  en 
«  a  que  dix  de  mobiles.  » 

Quand  on  parle  de  madame  de  Staël,  il  semble  qu'on 
voudrait  donner  aux  mots  une  signification  plus  active  et 
plus  pénétrante.  Ainsi,  la  pitié  était  un  trait  douloureux 
qui  la  transperçait ,  et  dont  elle  ne  pouvait  se  délivrer  qu'en 
soulageant  le  malheur.  Sa  bonté  avait  quelque  chose  d'ins- 
piré, si  on  peut  le  dire.  L'idée  d'un  plaisir  à  procurer  la 
poursuivait  comme  celle  d'une  douleur  à  calmer,  et  elle 
ne  trouvait  de  repos  qu'après  l'action  bienfaisante.  Le  mot 
d'aimer  est  faible  aussi  pour  exprimer  ce  qu'elle  sentait, 
et  pourtant  il  ne  faut  pas  employer  une  autre  nuance,  car 
le  malheur  seul  donnait  à  ses  affections  les  plus  puissantes 
les  grands  caractères  de  la  passion. 

En  effet,  et  c'est  ici  que  le  contraste  est  surtout  frap- 
pant ,  elle  démêlait  avec  une  sagacité  extiême  le  côté  fai- 
ble de  ces  mêmes  amis  qui  lui  étaient  si  nécessaires  et  si 
chers,  et  elle  sentait  leurs  défauts  avec  une  vivacité  dou- 
loureuse. Comme  je  l'ai  remarqué  pour  les  auteurs  qui  lui 
plaisaient  le  plus,  son  enthousiasme  même  exalté  était 
circortscrit ,  et  n'embrassait  pas  tout  un  ensemble.  Le  scal- 
pel de  son  analyse  n'a  épargné  aucun  des  objets  de  son 
attachement,  et  peut-être  n'a-t-il  laissé  intact  que  son 
père;  mais  les  qualités  que  l'examen  le  plus  rigoureux  leur 
laissait,  ces  qualités  faisaient  une  si  forte  impression  sur 
son  cœur,  frappaient  tellement  son  imagination,  qu'elles 
lui  semblaient  uniques,  inappréciables  pour  son  bonheur; 
et  une  admiration  limitée  produisait  en  elle  une  tendresse 
sans  bornes. 

Cette  évaluation  continuelle  de  ses  amis ,  non-seulement 
pour  chacun ,  mais  pour  chaque  jour  de  chacun ,  cette  éva-. 
luation  faite  sans  cesse  en  leur  présence,  les  blessait  par- 
fois et  les  portait  à  douter  de  son  affection.  «  Il  faut  se 
«  soumettre  avec  vous  à  être  jugé  sur  nouveaux  frais  cha- 
<c  que  matin,  lui  disais-je.—  Qu'importe,  me  répondit-elle 
«  si  j'aime  davantage  chaque  soir!  J'irais  à  ï'éciiafaud, 
«  disait-elle  encore,  que  je  jugerais  les  amis  qui  m'acconj- 
«  pagneraient.  « 

Au  reste,  cet  examen  s'étendait  sur  elle-même.  Elle 
était,  si  on  peut  le  dire,  curieuse  de  ses  impressions,  et 
l'on  était  bien  venu  à  diriger  ses  regards  sur  son  propre 
cœur  par  des  observations  et  même  par  des  repioches. 
Elle  s'étudiait  dans  toutes  les  circonstances;  et  si  elle  a 
un  peu  trop  souvent  fait  dire  aux  personnages  de  ses  ro- 
mans, «  tel  est  mon  caractère,  telle  est  ma  nature,  »  c'est 
que  ces  expressions  lui  étaient  familières.  Elle  cherchait 
à  bien  connaître  ses  penchants,  la  tournure  particulière 
de  son  imagination,  afin  d'en  faire  abstraction  autant  que 
possible  dans  ses  jugements.  Ainsi,  elle  se  récusait  quel- 
quefois dans  ses  tiop  fortes  antipathies,  quoiqu'elle  fût 
portée  à  croire  que  son  tact  était  juste  au  fond,  et  que  l'a- 
venir justifierait  ses  pressentiments. 

Elle  a  souvent  dit  qu'après  s'être  accusée  elle-même  de 
précipitation  dans  sa  manière  d'évaluer  le  mérite,  la  con- 
naissance plus  approfondie  d'une  personne  l'avait  presque 
toujours  ramenée  à  la  première  idée  qu'elle  s'en  était  for- 
mée. «  Un  jour  ou  dix  ans,  disait-elle,  voilà  ce  qu'il  faut 
«  pour  connaître  les  hommes;  les  intermédiaires  sonttrom- 
«  peurs.  » 

Jamais  on  ne  se  fera  l'idée  de  madame  de  Staël,  si  on 
ne  lui  attribue  pas  la  clairvoyance  la  plus  complète.  Elle 
voyait  clair  et  toujours  clair;  clair  dans  l'opinion  générale 
de  la  société,  clair  dans  les  impressions,  dans  les  motifs 
de  chaque  individu  ;  clair  dans  le  cœur  de  ses  amis  et  de 
ses  proches.  Ses  illusions,  quand  elle  s'en  est  fait,  n'ont 
porté  que  sur  l'avenir;  non  que  souvent  elle  ne  devinât 


DE  MADAME  DE  SlAEL. 


31) 


aussi  l'avenir  quand  elle  y  pensait,  mais  parce  qu'elle 
était  peu  sujette  à  s'en  occuper.  Et  de  même  que  dans  le 
feu  du  discours  le  plus  animé,  son  esprit  observateur  ne  la 
quittait  point,  de  même  qu'elle  apercevait  àTexitémité  de 
la  chambre  tel  sourire  improbateur,  tel  amour-propre 
souffrant,  tel  visage  préparé  à  l'objection;  de  môme  dans 
les  actions,  soit  que  ses  affections  ou  ses  opinions  en  fus- 
sent le  mobile,  elle  savait  paifaitement  si  elle  exposait  ou 
non  sa  destinée.  Elle  a  marché  à  un  but  choisi  par  la  vo- 
lonté ou  imposé  par  le  malheur,  sans  méconnaître  un  seul 
des  obstacles  ou  des  dangers  qui  devaient  se  rencontrer 
sur  la  route.  Sa  vie  était  un  drame  d'une  haute  poésie ,  une 
tragédie  où  tous  les  rôles  ont  été  fortement  conçus  et  am- 
plement développés.  La  sagesse,  la  prudence  y  étaient  en 
plein  représentées;  nul  ne  pouvait  rien  ajouler  à  la  beauté, 
à  la  force  de  leurs  raisonnements;  mais  un  sentiment  do- 
minateur y  jouait  souvent  le  rôle  de  la  destinée  chez  les 
anciens ,  et  faisait  [wncher  la  balance. 

Madame  de  Staël  avait  nne  constance  extrême  dans  ses 
attachements;  jamais  elle  n'a  pu  rompre  avec  personne, 
jamais  elle  n'a  pu  cesser  d'aimer.  L'affection  une  fois  con- 
çue devenait  une  maladie  de  son  cœur,  dont  les  torts  la 
guérissaient  bien  difficilement.  Ces  torts,  elle  les  sentait 
au  plus  Yif,  mais  elle  ne  demandait  qu'à  être  soulagée 
d'ira  tel  souvenir.  Peut-être  savait-elle  au  fond  qu'il  n'y 
aurait  plus  de  sécurité  fondée ,  et  que  les  mômes  occasions 
ramèneraient  les  mêmes  fautes;  mais  elle  n'en  pardonnait 
pas  moins  parce  qu'elle  aimait.  Elle  était  indulgente  par 
sa  nature  et  aussi  par  im  effet  de  sa  supériorité.  Elle  voyait 
toutes  choses  de  haut,  et  après  un  premier  moment,  sou- 
vent bien  douloureux,  elle  ne  s'étonnait  d'aucune  imper- 
fection. A  sa  connaissance,  à  sa  compassion  profonde  de 
la  nature  humaine,  se  joignait,  pour  ceux  qu'elle  aimait, 
la  puissance  que  leurs  traits,  leurs  mouvements,  le  son 
de  leur  voix  exerçaient  sur  elle.  Ils  étaient  eux  ,  c'était  là 
leur  excuse  :  ils  lui  plaisaient  encore  et  ils  lui  semblaient 
justifiés.  Un  certain  attendrissement  sur  leur  faiblesse,  sur 
cet  alliage  imposé  à  toute  excellence ,  à  toute  grandeur 
dans  ce  monde,  venait  à  s'emparer  de  son  cœur,  et  elle 
allégeait,  en  l'étendant  sur  l'himianité  entière  et  jusque 
sur  elle-même ,  le  poids  des  torts  de  ses  amis. 

On  peut  voir  dans  Delphine,  ce  livre  où  elle  a  tout  dit, 
la  preuve  de  ce  que  j'avance.  Au  moment  où  Delphine  ap- 
prend que  tout  espoir  d'épouser  Léonce  lui  a  été  ravi  par 
la  perfidie  de  madame  de  Vernon ,  sa  plus  impétueuse  dou- 
leur porte  sur  l'amitié  trahie.  Elle  exhale  son  courroux  en 
reproches  violents.  Mais  madame  de  Yernon,  se  voyant 
démasquée,  ne  prend  plus  la  peine  de  se  justifier;  elle  dé- 
daigne de  chercher  encoie  à  plaire ,  et  répondant  avec  sé- 
cheresse, elle  se  montre  sous  un  aspect  nouveau  et  sin- 
gulièrement désagréable  :  ce  changement  frappe  Delphine 
d'une  espèce  d'effroi;  sentant  pour  la  première  fois  qu'elle 
a  tout  à  fait  perdu  son  amie,  l'idée  qu'elle  ne  la  reverra 
plus  telle  qu'elle  était  jadis  l'occupe  seule,  et  dès  lors  les 
rôles  sont  interverlis.  C'est  Delphine  ((ui  devient  sup- 
pliante, et  qui ,  par  toute  son  émotion ,  voudrait  reproduire 
au  moins  un  mouvement  de  pitié  chez  celle  qu'elle  a  tant 
aimée.  Telle  était  exactement  madame  de  Staël;  elle  eût 
voulu  effacer  du  cœur  d'un  aini  jusqu'au  souvenir  de  ses 
torts  envers  elle,  de  peur  que  le  remords  ne  lui  ôtàt  de 
l'abandon ,  et  qu'il  n'eût  moins  de  bonheur  et  de  charme. 
Quant  aux  indifférents,  elle  pardonnait  leurs  offenses 
sans  y  songer,  et  sans  qu'il  lui  en  coûtât  même  de  la  ma- 
gnanimité. Us  étaient  pour  elle  des  choses  matérielles  qui 
obéissent  aveuglément  à  la  loi  de  leur  intérêt.  Elle  ne  don- 
nait à  leur  ingratitude  aucune  prise  sur  son  bonheur,  trou- 


vant par  trop  insensé  de  laisser  troubler  ce  bonheur  par 
ceux  qui  ne  peuvent  y  contribuer.  «  Coniment  se  lâcher, 
«  disait-elle,  contre  d'autres  que  ceux  qu'on  aime!  » 

Lors  donc  que  son  estime  pour  ses  amis  n'était  pas  fon- 
cièrement altérée,  madame  de  Staël  supportait  tous  leurs 
torts  :  ce  qu'elle  était  hors  d'état  de  soutenir,  c'est  la 
crainte  de  ne  plus  les  revoir,  c'est  l'idée  d'une  séparation 
étemelle.  Voilà  le  fantôme  qui  la  poursuivait,  voilà  le 
monstre  dont  les  formes  mobiles  lui  causaient  sans  cesse 
un  nouvel  effroi;  et  lorsque,  durant  son  exil  à  Coppet,  ses 
alentours  commencèrent  aussi  à  devenir  les  objets  de  la 
proscription,  et  que  le  désert  lui  parut  se  former  autour 
d'elle,  ce  qu'elle  a  souffert  de  ce  genre  de  terreur  est  af- 
freux. Toutes  les  puissances  de  son  âme  conjuraient  en- 
semble pour  la  déchirer,  et  son  talent,  mort  pour  toute 
œuvre  utile ,  exerçait  contre  elle  même  sa  force  avec  cruauté. 
Néanmoins ,  dans  ses  moments  les  plus  douloureux ,  sa  con- 
versation était  parfois  très-brillante.  Elle  l'était  au  point 
de  m' étonner  d'abord;  mais  pourtant  en  examinant  ma- 
dame de  Staël  avec  attenlion,  on  voyait  l'état  de  .son  âme. 
«  C'est  une  sonate  que  j'ai  exécutée,  disait-elle  ensuite; 
«  je  suis  un  musicien  exercé  qui  joue  la  difficulté  sans  y 
«  songer.  Je  parle  sans  que  je  m'en  mêle,  et  je  n'ai  pas  un 
«  instant  cessé  de  souffrir.  » 

Mais  de  toutes  les  séparations ,  celle  qui  naît  de  la  rup- 
ture était  encore  la  plus  déchirante  pour  madame  de  Staël. 
L'amour-propre  entrait  si  peu  dans  ses  affections,  qu'elle 
aimait  mieux  voir  ses  anciens  amis  refroidis  et  changés 
pour  elle,  que  ne  pas  les  revoir  du  tout.  Cette  impossibi- 
lité où  elle  se  sentait  de  briser  aucun  lien,  la  plaçait  même, 
à  ce  qu'elle  disait,  dans  une  infériorité  vis-à-vis  de  ceux 
qu'elle  aimait.  La  partie,  selon  elle,  n'était  pas  égale;  on 
pouvait  la  menacer  de  la  rupture  dont  elle  ne  menaçait 
jamais,  et  chercher  à  usurper  ainsi  un  cruel  empire.  Ses 
véritables  amis  lui  étaient  à  la  lettre  nécessaires ,  ils  l'é- 
taient plus  qu'ils  ne  se  sentaient  portés  à  le  croire.  La 
voyant  toujours  entourée,  toujours  étincelante  d'esprit, 
toujours  occupée  de  mille  objets  divers,  ils  croyaient  ou 
feignaient  de  croire  qu'ils  pouvaient  se  retirer  inaperçus  : 
mais  il  n'en  était  pas  ainsi  ;  tous  ces  intérêts,  si  vifs  en  ap- 
parence, se  seraient  évanouis  pour  elle  avec  le  bonheur 
de  l'amitié.  «  Jamais,  »  disait-elle  souvent  bien  à  tort,  mais 
avec  une  persuasion  intime  et  douloureuse,  «jamais  je 
n  n'ai  été  aimée  comme  j'aime.  » 

Dans  le  tèle-ii-tête,  sa  conversaliou  était  quelque  chose 
d'inouï.  Nui  n'a  pu  la  connaître  hors  de  l'intimité.  Ses 
plus  belles  pages,  ses  discours  les  plus  éloquents  dans  la 
société  sont  loin  d'égaler  par  leur  force  entraînante  ce 
qu'elle  disait,  lorsque  n'étant  point  obligée  de  se  confor- 
mer aux  dispositions  de  tel  auditoire,  elle  agissait  sur  un 
instrument  unique,  qu'elle-même  avait  accordé.  Alors  son 
grand  esprit  déployant  ses  ailes,  prenait  librement  son  vol; 
alors  elle  ne  se  prévoyait  pas,  et,  témoin  plutôt  que  maî- 
tresse de  sa  propre  inspiration ,  elle  exerçait  une  influence 
surnaturelle  qu'elle  paraissait  subir  aussi;  influence  bien 
ou  malfaisante,  mais  dont  elle  n'avait  pas  la  responsabi- 
lité. Tantôt  animée  d'une  verve  amère  et  mordante,  elle 
desséchait  d'un  souffle  de  mort  toutes  les  fleurs  de  la  vie, 
et  portant  le  fer  et  le  feu  au  fond  du  cœur,  elle  détruisait 
l'illusion  des  sentiments,  le  charme  des  relations  les  plus 
chères.  Tantôt  se  livrant  à  une  gaieté  singulièrement  ori- 
ginale, elle  avait  la  grâce  ingénue  et  la  coniiance  d'un  en- 
fant naïf  qui  est  dupe  de  toutes  choses  ;  tantôt  enfin  s'ele- 
vant  plus  haut,  elle  s'abandonnait  à  la  sublime  mélancolie 
du  génie  religieux  qui  pénètre  le  néant  de  l'existence  ter 
restrc. 


40 


P^OÏICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


Mais  c'était  auprès  de  ses  amis  mallieureiix  qu'elle  dé- 
ployait encore  sa  plus  grande  puissance.  Entraînée  par  un 
sentiment  rapide  et  profond,  il  semblait  qu'elle  parcourût 
le  ciel  et  la  terre  pour  trouver  du  soulagement  à  leurs 
peines.  Rien  d'ingénieux ,  rien  de  bon  comme  ce  qu'elle 
inventait  pour  les  distraire,  pour  éclaircir  un  moment  les 
sombres  nuages  de  la  tristesse  :  elle  paraissait  disposer  de 
l'avenir  et  en  créer  un  exprès  pour  eux,  dans  lequel,  à 
force  d'amitié,  elle  remplaçait  toutes  choses.  Les  maux 
d'imagination,  toujours  compris  dans  leur  genre,  étaient 
allégés  par  des  moyens  aussi  singuliers  qu'eux-mêmes. 
Avec  quelle  avidité  elle  écoutait!  Une  ardente  curiosité 
pour  les  impressions  des  personnes  sincères  se  mêlait  si 
évidemment  à  sa  tendre  pitié,  que  jamais  on  ne  craignait 
de  la  fatiguer  quand  on  lui  confiait  ses  peines.  11  n'y  avait 
plus  ni  elle  ni  soi,  les  âmes  se  confondaient,  et  elle  vous 
élevait  à  une  telle  liauteur,  on  planait  sur  une  telle  im- 
mensité, que  le  bonheur,  le  malheur,  le  passé,  le  présent, 
la  destinée  de  tous  et  la  vôtre  s'évanouissaient.  Un  senti- 
ment solennel  avait  remplacé  tous  les  autres,  et  l'on  croyait 
assister  ensemble  au  plus  auguste  des  spectacles,  celui  de 
la  Divinité  accomplissant  son  œuvre  légénéra triée  sur  la 
créature,  par  le  moyen  terrible  et  pourtant  salutaire  de  la 
douleur. 

Ah!  qu'il  est  affreux  d'avoir  à  souffrir  sans  elle!  Que 
faire  des  sentiments  qu'elle  avait  tous  partagés!  Jl  y  a 
presque  un  remords  dans  le  chagrin  de  l'avoir  perdue; 
c'est  que  les  regrets  ne  sont  pas  assez  désintéressés.  On 
se  sent  exilé  d'une  région  délicieuse  où  l'on  éprouvait  des 
jouissances  que  l'on  ne  retrouvera  plus.  Elle  était  elle- 
même  avec  ses  dons  ravissants,  et  pais  elle  était  encore 
le  milieu  à  travers  lequel  on  recevait  tout  ce  qu'il  y  a  de 
curieux,  d'instructif,  de  digne  d'attention  sur  la  terre.  On 
sent  cormiie  un  rétrécissement,  comme  un  appauvrisse- 
ment de  l'existence;  on  se  perd  soi-même  avec  elle,  et  il 
y  a  de  la  personnalité  à  la  pleurer. 

Pour  donner  l'idée  de  la  manière  dont  elle  sentait  les 
peines  des  autres,  je  citerai  un  trait  qui  me  coneenie,  parce 
que  comme  il  est  naturel ,  rien  ne  m'a  jamais  autant  frap- 
pée. On  verra  ce  qu'elle  était,  même  après  avoir  perdu  la 
vivacité  de  la  jeunesse. 

Dans  l'année  1816 ,  l'âme  encore  ébranlée  par  le  plus  af- 
freux malheur,  la  perte  d'une  fille  angélique,  j'étais  à  Nice 
avec  mon  autre  fille  fort  malade  elle-même.  Il  survint  une 
crise  violente  dans  son  état;  et  durant  ces  heures  décisi- 
ves, ce  que  j'éprouvai  fut  si  cruel,  que  ne  voulant  pas 
épouvanter  ma  famille  par  mes  lettres,  il  n'y  avait  que  ma- 
dame de  Staël  au  monde  à  qui  j'osasse  ouvrir  mon  cœur. 
Elle  ne  me  répondit  point  sur  ce  sujet,  et  notre  correspon- 
dance ordinaire  ayant  continué,  je  crus  que  ma  lettre  s'é- 
tait perdue,  et  je  n'y  avais  nul  regret;  car  je  craignais, 
même  après  avoir  été  rassurée,  que  la  réponse  ne  renou- 
velât mon  émotion.  Quelques  mois  après,  je  fus  entière- 
ment confirmée  dans  cette  idée.  Nous  nous  étions  déjà  re- 
vues plusieurs  fois  sans  qu'elle  m'eût  parlé  de  ma  lettre, 
quand  un  jour  à  Coppet,  comme  nous  causions  depuis 
longtemps  ensemble,  elle  cesse  tout  à  coup  de  me  répon- 
dre :  je  la  regarde,  et  la  voyant  pâle  et  troublée  :  «  Qu'avez- 
«  vous?  »  lui  dis-je  avec  effroi;  «  C'est,  reprit-elle,  que  je 
«  n'ai  jamais  pu  vous  écrire....  vous  dire....  »  Elle  hésitait 
tellement  qu'il  m'était  impossible  de  la  comprendre.  «  Votre 
«  lettre,  s'écria- t-elle  enfin...  n'en  parlons  plus,  n'en  parlons 
«  jamais....  »  et  elle  sortit  de  la  chambre  tout  en  larmes. 

Comme  je  n'écris  pas  l'histoire  de  madame  de  Staël,  je 
dois  m'abstenir  de  multiplier  des  récits  qui  donneraient  à 
cette  notice  l'apparence  d'une  biographie  incomplète.  Néan- 


moins ,  je  me  reprocherais  de  passer  sous  silence  un  évé- 
nement aussi  important  que  celui  de  son  second  mariage; 
et  la  circonstance  de  sa  vie  qui  a  dû  exciter  le  plus  d'éton- 
nement,  m'oblige  à  quelques  détails. 

Un  jeune  homme  bien  né  inspirait  beaucoup  d'intérêt 
dans  Genève  par  ce  qu'on  racontait  de  son  brillant  cou- 
rage, et  par  le  rx)ntraste  de  son  âge  avec  sa  démarche 
chancelante,  sa  pâleur,  et  l'état  de  faiblesse  auquel  il  était 
réduit.  Des  blessures  reçues  en  Espagne,  des  blessures 
dont  les  dernières  suites  ont  été  funestes,  l'avaient  mis 
aux  portes  de  la  mort,  et  il  était  resté  malade  et  souffrant. 
Deux  mots  de  pitié,  adressés  par  madame  de  Staël  à  cet 
infortuné,  produisirent  sur  lui  un  effet  prodigieux.  Elle 
avait  quelque  chose  de  céleste  dans  le  langage.  Madame  de 
Tessé  disait  :  «  Si  j'étais  reine,  j'ordonnerais  à  madame  de 
«  Staël  de  me  parler  toujours.  »  Cette  musique  ravissante 
renouvela  l'existence  du  jeune  homme,  sa  tête  et  son  cœur 
s'enflammèrent,  il  ne  mit  point  de  bornes  à  ses  vœnx,  et 
forma  tout  de  suite  les  plus  grands  projets.  «  Je  l'aimerai 
«  tellement,  »  a-t-il  dit  de  très-bonne  heure  à  un  de  ses 
amis,  «  qu'elle  finira  par  m'épouser;»  mot  singulier  que 
pouvaient  inspirer  divers  motifs,  mais  que  l'enthousiasme, 
le  dévouement  le  plus  soutenu  obUgent  à  interpréter  favo- 
rablement. 

De  si  liantes  prétentions  furent  secondées  par  Tes  cir- 
constances. Madame  de  Staël  était  excessivement  malheu- 
reuse et  lasse  de  malheur;  son  âme  pleine  de  ressort  ten- 
dait à  se  relever,  et  ne  demandait  qu'une  espérance.  Lors 
donc  qu'au  moment  où  sa  captivité  se  resserrait  de  plus  en 
plus,  et  où  de  sombres  nuages  s'amoncelaient  de  toutes 
parts  sur  sa  tête,  un  nouveau  jour  vint  à  luire  pour  elle; 
le  bonheur,  dans  son  cœur  désolé,  renaquit  comme  de  ses 
cendres,  et  le  rêve  de  toute  sa  vie,  l'amour  dans  te  ma- 
riage, lui  sembla  pouvoir  se  réaliser.  On  sait  ce  qu'une 
telle  union  était  à  ses  yeux.  Cette  plaisanterie  d'elle  qu'on 
a  citée  :  «  Je  forcerai  ma  fille  à  faire  un  mariage  d'inclina- 
«  tion;  «  cette  plaisanterie  renfermait  une  opinion  sérieuse. 
Jamais  la  pensée  de  former  elle-même  de  pareils  nœuds 
ne  lui  avait  été  complètement  étrangère.  En  parlant  de 
l'asile  qu'elle  espérait  trouver  un  jour  en  Angleterre,  elle 
avait  dit  quelquefois  :  «  J'ai  besoui  de  tendresse ,  de  hon- 
te heur  et  d'appui  ;  et  si  je  trouve  là  un  noble  caractère,  je 
K  sacrifierai  ma  liberté.  »  Le  noble  caractère  se  trouva 
tout  à  coup  près  d'elle.  Sans  doute,  elle  aurait  pu  faire  un 
choix  mieux  assorti,  mais  l'inconvénient  des  mariages 
d'inclination,  c'est  précisément  qu'on  ne  choisit  pas. 

Toutefois  il  est  certain  que  cette  union  l'a  rendue  heu- 
reuse. Elle  avait  bien  jugé  l'âme  élevée  de  M.  Rocca  :  une 
tendresse  extrême ,  une  constante  admiration ,  des  senti- 
ments chevaleresques;  et,  ce  qui  plaisait  toujours  à  ma- 
dame de  Staël,  un  langage  naturellement  poétique,  de  l'i- 
magination, du  talent  même,  comme  l'ont  prouvé  quelques 
écrits,  de  la  grâce  dans  la  plaisanterie,  une  sorte  d'esprit 
irrégulier  et  inattendu  qui  excitait  le  sien  et  mettait  de  la 
variété  dans  sa  vie;  voilà  ce  qu'elle  a  trouvé  en  lui.  A  cela 
se  joignaient  une  profonde  pitié  pour  les  maux  qu'il  en- 
durait, et  des  craintes  toujours  renaissantes  qui  entrete- 
naient son  émotion  et  enchaînaient  sa  pensée. 

Elle  eût  sans  doute  mieux  fait  de  déclarer  ce  mariage; 
mais  une  timidité  dont  son  genre  de  courage  ne  l'affran- 
cliissait  point,  mais  l'attachement  pour  le  nom  qu'elle 
avait  illustré  l'ayant  retenue,  tout  son  esprit  s'est  employé 
à  parer  aux  difficultés  de  sa  situation.  Faut-il  dire  qu'il 
valait  mieux  ne  pas  se  mettre  dans  cette  situation?  faut-H 
dire  que  madame  de  Staël  ne  doit  pas  en  tous  points  ser- 
vir d'exemple?  Elle  l'eût  avoué  bien  volontiers:  c'est  là, 


DE  M4DÂME  DE  STAËL. 


41 


ce  qu'elle  a  dit  à  ses  enfants,  c'est  là  ce  qu'elle  indique 
dans  ses  écrits,  autant  que  le  lui  a  permis  une  âme  fière, 
qui  a  la  conscience  de  sa  grandeur.  Elle  était  un  phéno- 
mène unique  sur  la  terre.  On  oublie  avec  elle  les  condi- 
tions de  notre  nature;  on  oublie  que  la  société  s'étant  ar- 
rangée sur  la  moyenne  des  facultés,  les  dons  prodigieux 
sont  en  désaccord  avec  l'organisation  de  la  vie.  Ce  qui 
serait  plus  étonnant  encore  que  madame  de  Staël,  c'est 
que  son  génie  seul  eût  été  extraordinaire  en  elle,  c'est 
qu'une  existence  intérieure  si  active,  la  somee  de  son  ta- 
lent même,  ne  se  fût  manifestée  que  par  son  talent. 

L'heureuse  imprévoyance  de  son  caractère  l'a  bien  ser- 
vie dans  le  cours  de  cette  union.  Après  des  alarmes  cruelles 
sur  la  santé  de  M.  Rocca,  elle  revenait  prompteraent  à 
croire  que  sa  vie  n'était  pas  attaquée,  et  que  ses  maux 
n'étaient  qu'accidentels.  Il  ne  lui  restait  de  l'inquiétude, 
qu'une  attention  continuelle,  et  remarquable  chez  une 
personne  si  vive ,  pour  les  soins  nécessaiies  à  sa  conser- 
vation. Toute  cette  grande  intelligence  était  employée  à 
le  servir.  Mais  qui  dira  ce  qu'elle  a  souffert  dans  les  mo- 
ments de  crises!  A  Pise,  où  il  fut  près  d'expirer,  elle  se 
comparait  elle-même  au  maréchal  Ney,  qui  attendait  alors 
sa  sentence  d'un  instant  à  l'autre.  Douée  d'un  talent  qui 
ne  la  préservait  d'aucune  douleur  et  qui  s'agrandissait  de 
toutes,  elle  a  dit  ensuite  qu'elle  écrivait  un  ouvrage  ayant 
pour  titre  :  Un  seul  malheur  dans  la  vie,  la  perte  d'un 

OBJET  (^U'ON  aime. 

Ce  malheur  a  été  celui  du  jeune  et  infortuné  Rocca  ; 
cette  vie  menacée,  ce  frêle  roseau  qui  avait  un  moment 
servi  d'appui  à  une  existence  en  apparence  si  forte,  ce  ro- 
seau a  été  moins  fragile  encore  qu'elle-même.  Toutefois  il 
ne  lui  a  pas  longtemps  survécu.  La  douleur,  l'indifférence 
pour  ses  jours  ont  achevé  de  trancher  cette  courte  desti- 
née. 11  est  allé  mourir  sous  le  beau  ciel  de  la  Provence, 
où  un  frère  a  recueilli  ses  derniers  soupirs  ! 

Société  et  conversation. 

Au  milieu  de  sa  société  habituelle,  madame  de  Staël 
était  pleine  de  charme.  Elle  avait  une  simplicité  de  ma- 
nières, et  même  une  apparence  d'insouciance  qui  mettait 
chacun  à  l'aise.  Il  n'existait  aucune  contrainte  avec  elle. 
Les  cercles,  les  dissertations  en  forme,  l'esprit  obligé  ne  lui 
plaisaient  pas;  elle  aimait  trop  l'imprévu  en  toutes  choses 
pour  ne  pas  laisser  beaucoup  à  décider  au  hasard ,  et  il 
régnait  autour  d'elle  un  mouvement  animé  et  facile.  Ob- 
servant toujours,  elle  n'avait  jamais  l'air  d'examiner;  et 
comme  son  attention  paraissait  se  porter  sur  le  sujet  de 
l'entretien  plutôt  que  sur  la  manière  dont  chacun  le  sou- 
tenait, l'on  ne  se  croyait  point  en  présence  d'un  juge.  Sa 
supériorité  ne  pesait  donc  sur  personne;  elle  demandait 
qu'on  lui  donnât  de  l'amusement,  et  non  qu'on  fit  ses 
preuves  auprès  d'elle. 

Madame  de  Staël  avait  de  la  grâce  dans  tous  ses  mou- 
vements; sa  figure,  sans  satisfaire  entièrement  les  regards, 
les  attirait  d'abord,  et  les  retenait  ensuite,  parce  qu'elle 
avait,  comme  un  organe  de  l'âme,  un  avantage  fort  rare; 
il  s'y  déployait  subitement  une  sorte  de  beauté,  si  on  peut 
le  dire,  intellectuelle.  Ses  pensées  successives  se  peignaient 
d'autant  mieux  sur  son  visage ,  qu'à  l'exception  de  ses 
yeux  qui  étaient  d'une  rare  magnificence,  aucun  trait  bien 
saillant  n'en  avait  déterminé  d'avance  le  caractère.  Elle 
n'avait  aucune  de  ces  expressions  permanentes  qui  à  la 
longue  ne  signifient  rien,  et  sa  physionomie  était,  pour 
ainsi  dire,  créée  sur  place  par  son  émotion.  Peut-être  au- 
çait-elle  même  eu  dans  le  repos  les  paupières  un  peu  pe- 


santes; mais  le  génie  éclatait  tout  à  coup  dans  ses  yeux, 
son  regard  s'allumait  d'un  noble  feu ,  et  annonçait,  comme 
l'éclair,  la  foudre  de  sa  parole. 

De  même  elle  n'avait  point  dans  sa  contenance,  ni  dans 
ses  traits,  cette  mobilité  inquiète  qui  est  un  indice  d'es- 
prit si  trompeur.  Une  sorte  d'indolence  extérieure  régnait 
plutôt  chez  elle;  mais  sa  taille  un  peu  forte,  ses  poses  mar- 
quantes et  bien  dessinées  donnaient  une  grande  énergie, 
un  singulier  aplomb  à  ses  discours;  il  y  avait  quelque 
chose  de  dramatique  en  elle,  et  même  sa  toilette,  quoique 
exempte  de  toute  exagération,  tenait  à  l'idée  du  pittores- 
que plus  qu'à  celle  de  la  mode. 

Lorsque  madame  de  Staël  entrait  dans  un  salon ,  sa  dé- 
marche était  assez  grave  et  solennelle;  un  peu  de  timidité 
l'obligeait  à  recueillir  sérieusement  ses  forces,  quand  elle 
allait  attirer  les  regards.  Et,  comme  cette  nuance  d'embar- 
ras ne  lui  avait  permis  de  rien  distinguer  d'abord,  il  sem- 
blait que  son  visage  s'illuminât  à  mesure  qu'elle  recon- 
naissait les  personnes.  On  pouvait  juger  que  tous  les  noms 
étaient  inscrits  chez  elle  avec  bienveillance;  et  bientôt  ces 
mots  charmants,  dont  elle  était  si  généreuse,  montraient 
qu'elle  avait  présentes  à  la  pensée  les  actions  et  les  qua- 
lités les  plus  distinguées  de  chacun.  Ses  louanges  parlaient 
du  cœur  et  y  arrivaient,  parce  qu'elles  étaient  données 
avec  sincérité.  Elle  louait  sans  flatter;  «  la  politesse,  »  se- 
lon madame  de  Staël,  «  n'étant  que  l'art  de  choisir  dans 
«  ce  qu'on  pense.  »  Peut-être  des  yeux  fins  auraient-ils 
aperçu  la  borne  de  tous  les  éloges,  mais  elle  avait  un  dé- 
sir si  réel  d'obliger,  qu'on  ne  chicanait  pas  ses  expressions, 
et  sa  cordialité  imposait  silence  à  l'amour-propre. 

Quelles  que  fussent  les  peines  intérieures  de  madame 
de  Staël ,  elle  portait  presque  toujours  dans  la  société  cette 
liberté  d'esprit  qui  seule  permet  d'en  jouir.  Une  cause  de 
la  vivacité  et  de  la  netteté  de  ses  conceptions,  c'est  qu'il 
n'existait  en  elle  aucune  préoccupation  trop  tenace.  Ses 
impressions  venaient  toutes  du  dehors  et  étaient  en  con- 
séquence parfaitement  justes.  Les  images  se  formaient  en 
elle  comme  sur  une  toile  bien  lisse ,  et  leurs  couleurs  étaient 
encore  relevées  par  la  légère  nuance  de  mélancolie  dont 
le  fond  était  empreint.  De  là  vient  que  chaque  objet  pro- 
duisait son  plein  effet  sur  elle,  et  qu'elle  retirait  du  com- 
merce social  un  soulagement  réel  et  infaillible. 

Ce  soulagement  lui  était,  comme  je  l'ai  dit,  nécessaire; 
l'instinct  conservateur  de  son  talent  répugnait  à  l'engour- 
dissement. Peut-être  sa  constitution,  plus  faible  qu'on  ne 
l'a  cru,  exigeait  le  stimulant  de  la  distraction;  car  une 
sorte  de  terreur  la  saisissait  à  l'idée  de  la  stagnation  de 
l'existence.  Dans  sa  jeunesse,  elle  ne  pouvait  pas  suppor- 
ter la  solitude,  et  les  impressions  mélancoliques  qui  sont 
peintes  avec  tant  de  beauté  dans  ses  ouvrages  avaient  chez 
elle  une  réalité  redoutable;  ce  n'est  que  bien  tard  dans  la 
vie,  et  lorsqu'elle  a  su  tenir  à  distance  les  monstres  créés 
par  son  imagination,  qu'elle  a  pu,  selon  son  expression, 
«  vivre  en  société  avec  la  nature.  » 

En  conséquence,  l'ennui  qui,  dans  le  monde  ou  ailleurs, 
est  une  solitude  où  l'on  n'a  pas  môme  soi,  l'ennui  était 
extrômomcnt  redouté  par  elle.  Il  ne  lui  suffisait  pas  qu'on 
fût  spirituel,  il  fallait  qu'on  fût  animé,  et  peut-être  les 
gens  d'esprit  qui  ne  se  mettent  nullement  en  frais  pour  la 
société  lui  donnaient-ils  un  peu  plus  d'humeur  que  les 
hommes  médiocres.  Elle  ne  pouvait  pas  souffrir  qu'on  par- 
lât sans  intérêt.  «  Comment  veut-on  que  je  l'écoute,  di- 
«  sait-elle,  quand  il  ne  se  fait  pas  l'honneur  de  s'écouter 
«  lui-même?»  Elle  supportait  mieux  certains  défauts  de 
caractère  que  l'esprit  blasé  et  dégoûté,  et  elle  disait  un 
jour  d'un  homme  égoïste  et  chicaneur  :  «  Il  ne  parle  que 


42 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


«  (le  lui;  mais  cela  ne  m'ennuie  pas;  parce  qu'au  moins  je 
'  «  suis  sûre  qu'il  s'intéresse  à  ce  qu'il  dit.  » 

Aussi  la  franche  gaieté  était  toujours  bien  venue  auprès 
d'elle;  et  pourvu  que  cette  gaieté  n'eût  rien  d'ignoble  ni 
de  mauvais  goût  (condition  indispensable  avec  madame 
de  Staël  ) ,  elle  ne  lui  cherchait  jamais  querelle.  Il  y  avait 
de  l'attendrissement,  une  vive  reconnaissance  dans  ce 
qu'elle  éprouvait  pour  ceux  qui  l'amusaient;  un  bon  mot, 
une  histoire  comique,  étaient  pour  elle  un  petit  bienfolt 
dont  elle  parlait  avec  efl'usion;  et  à  chaque  nouveau  sur- 
venant, elle  voulait  qu'on  répétât  les  traits  qui  l'avaient 
divertie.  Le  piquant,  l'originalité,  l'imagination,  voilà  ce 
qui  lui  plaisait  avant  tout  ;  voilà  ce  qui  donnait  de  l'élan 
à  son  esprit,  et  des  ailes  à  son  génie.  La  médiociité  pliia- 
sière,  les  répertoires  vivants  d'idées  reçues,  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'éducation  routinière  n'étalent  rien  pour  elle; 
et  ce  qu'elle  pouvait  trouver  dans  sa  bibhothèque  ne  lui  était 
pas  indispensable  dans  sa  société.  Elle  n'exigeait  pas  que 
tous  réunissent  tout;  un  seul  avantage  marquant  lui  plaisait 
mieux  qu'un  assortiment  d'avantages  médiocres;  et  ayant 
en  elle-même  le  complément  de  ce  qui  manquait  à  chacun, 
die  ne  demandait  aux  autres  que  de  certaines  pensées  en 
saillie,  dont  elle  pût  former  un  ensemble  avec  les  siennes. 
«  Ma  fille  a  besoin  d'un  premier  mot,  »  disait  M.  Necker, 
et  peut-être  avait-il  raison  ;  mais  ce  premier  mot  eût  été 
nul  ou  absurde  pour  tout  autre.  C'était  le  panier  près  de 
la  feuille  d'acanthe  qui  a  fait  inventer  le  chapiteau  corin- 
thien; c'était  la  muraille  inégalement  noircie  par  l'humi- 
dité, qui  fournissait  des  sujets  de  tableau  àun  grand  peintre. 

Voilà  pourquoi  certains  auteurs  étrangers  l'enchautaient 
si  fort.  Lord  Byron,  en  particulier,  avait  à  ses  yeux  une 
valeur  inépuisable.  Il  mettait  en  jeu  toute  son  imagination , 
et  elle  créait  de  nouveau  sur  les  conceptions  de  ce  poète. 
«  Convenez  que  votre  Richard  Cœur  de  Lion  sera  un  La- 
»  ra,  lui  dis-je  une  fois.  —  Peut-être,  »  me  répondit-elle 
en  souriant;  «  mais  je  vous  promets  que  personne  au  monde 
«  ne  s'en  doutera.  »  En  effet  elle  n'a  jamais  rien  imité; 
mais  des  germes  inaperçus  se  développaient  chez  elle  sous 
une  forme  originale,  et  tandis  qu'elle  s'est  toujours  enri- 
chie de  l'esprit  des  autres,  elle  n'a  jamais  montré  que  le 
sien. 

On  doit  bien  distinguer,  même  sous  le  rapport  pure- 
ment intellectuel,  ses  goûts  d'avec  son  estime.  Personne 
n'a  jamais  mieux  connu  que  madame  de  Staël  le  prix  des 
bonnes  proportions  ;  personne  n'a  fait  plus  de  cas  dans  les 
choses  sérieuses  de  cette  justesse  qui  naît  de  l'équilibre. 
Si  elle  eût  été  appelée  à  former  une  évaluation,  elle  eût 
accordé  la  plus  haute  place  à  l'esprit  le  plus  solide.  Nul 
n'aurait  eu  le  droit  d'être  mécontent  de  son  numéro ,  mais 
le  chiffre  le  plus  élevé  ne  lui  était  pas  toujours  le  plus  né- 
cessaire. 

Toutefois  elle  finissait  par  s'impatienter  de  l'absurdité, 
et  l'extravagance  la  fatiguait  vite.  Le  point  de  conciliation 
entre  l'imagination  et  le  bon  sens  était  toujours  cherché  et 
souvent  trouvé  par  elle.  «  La  folie  peut  être  poétique,  di- 
«  sait-elle  un  jour,  mais  la  déraison  ne  l'est  pas.  » 

Les  imprudences  de  parole,  que  madame  de  Staël  a  pu 
commettre,  ont  bien  plus  souvent  été  causées  par  l'ennui 
que  par  l'enfrainement.  Quand  la  langueur  paraissait  sans 
remède ,  il  lui  ai  rivait  quelquefois  de  faire  une  révolution 
dans  la  société;  elle  rompait  la  glace  d'une  conversation 
insipide  par  un  coup  d'éclat,  et  portait  le  trouble  parmi 
les  gravités  diverses.  Alors,  par  moments,  elle  pouvait 
manquer  de  mesure;  mais  plus  elle  était  animée,  plus  sa 
marche  était  sûre  et  ferme.  Une  fois  lancée  dans  la  car- 
rière il  n'y  avait  plus  un  faux  mouvement.  Certaine  de  ses 


forces,  elle  courait  au  centre  du  péril,  traitait  en  passant, 
les  questions  les  plus  épineuses,, touchait  aux  points  les 
plus  délicats,  et  faisait  trembler  ses  amis  pour  elle,  les  in- 
différents pour  eux-mêmes.  On  ne  savait  sur  qui  tombe- 
rait le  feu  de  cette  artillerie  volante  ;  on  entendait  les  balles 
siffler  à  côté  de  soi,  l'effroi  passait  des  uns  aux  autres; 
mais  bientôt  chacun  était  rassuré  :  la  modification,  l'ex- 
ception désirées  arrivaient  à  point  nommé;  un  éloge  rele- 
vait tout  à  coup  celui  qui  se  croyait  l'objet  de  l'attaque, 
et  elle  sortait  triomphante  des  difficultés  qu'elle  avait  ac- 
cumulées autour  d'elle.  Il  y  avait  de  la  peur  dans  le  plai- 
sir qu'elle  donnait,  comme  il  y  en  a  dans  celui  qu'on  piend 
à  voir  voltiger  sur  la  corde. 

Mais  c'est  surtout  dans  la  dispute  qu'elle  était  extraor- 
dinairement  brillante.  Sa  véhémence  la  plus  impétueuse 
n'était  jamais  accompagnée  d'aigreur  ni  de  mépris.  Aucune 
arrogance,  aucime  ironie,  aucun  sarcasme  ne  pouvaient 
lui  être  reprochés,  et  il  y  avait  quelque  chose  de  llatteur 
pour  son  antagoniste  jusque  dans  les  forces  qu'elle  jugeait 
nécessaire  de  déployer  contre  lui.  S'il  échappait  à  celui-ci 
quelque  expression  inconvenante,  elle  le  réprimandait 
avec  vivacité;  mais  bientôt  elle  le  tenait  pour  pardonné, 
et  passait  outre.  Elle  aimait  qu'on  fit  usage  de  tous  ses 
moyens  contre  elle;  et  véritablement  plus  on  se  montrait 
fécond  en  ressources,  plus  on  constatait  sa  supériorité. 
Elle  avait  tout  l'esprit  de  son  adversaire  et  quelque  cliose 
par  delà.  Quand  la  question  était  épuisée,  et  que  la  dispute 
menaçait  de  traîner  en  longueur,  alors,  rassemblant  ses 
raisonnements  les  plus  victorieux,  elle  entonnait  une  es- 
pèce de  finale  en  fanfare  dont  il  n'y  avait  pas  à  appeler. 
L'arrêt  était  toujours  équitable;  elle  avait  fait  une  bonne 
part  au  vaincu,  et  s'arrêtait  définitivement  au  point  où 
toutes  les  opinions  se  rencontrent. 

Ce  goût  pour  les  conversations  animées  s'étendait  jus- 
que sur  les  discussions  auxquelles  elle  ne  prenait  point 
part.  On  l'amusait  en  soutenant  avec  vivacité  toutes  sortes 
d'opinions  singulières,  et  ciiacun  s'en  donnait  le  plaisir. 
On  se  battait  à  outrance  dans  sa  société;  il  se  portait  d'é- 
normes coups  d'épée ,  mais  personne  n'en  gardait  le  sou- 
venir. Coppet  était  cette  salle  d'Odin  dans  le  paradis  des 
Scandinaves  où  les  guerriers  tués  se  relèvent  sur  leurs, 
pieds  et  recommencent  à  se  battre. 

La  diversité  des  esprits  et  des  caractèies  étant  pour 
madame  de  Staël  le  sujet  d'une  étude  constante,  elle  avait 
dans  la  société  une  occupation  très-différente  de  celle  de 
briller  et  de  plaire  ;  elle  était  le  naturaUstequi  observe  une 
espèce,  autant  que  l'orateur  qui  veut  persuader. 

Biais  ce  qui  la  dérangeait  complètement  dans  cette  étude, 
ce  qui  lui  ôtalt  tout  intérêt  pour  les  paroles  hiunaines,  c'est 
l'affectation.  Ce  défaut  qui  efface  tous  les  traits  saillants, 
qui  substitue  un  idéal  faux  et  monotone  à  l'immense  va- 
riété de  la  nature  morale,  ce  défaut  l'ennuyait  profondé- 
ment et  ne  l'impatientait  guère  moins.  Elle  s'exprimait 
ainsi  à  ce  sujet  :  «  Il  n'y  a  jamais  de  tête-à-tête  avec  les 
«  gens  affectés;  le  personnage  adopté  ariive  en  tiers,  et 
<c  c'est  celui-là  qui  répond  quand  on  s'adresse  à  l'autie. 
K  —  Les  gens  affectés  sont  les  seuls  avec  lesquels  il  n'y 
«  ait  rien  à  apprendre.  »  L'exagération  lui  déplaisait  aussi 
beaucoup.  «  Quand  on  met  cent  au  Heu  de  dix,  on  n'a  pas 
n  plus  d'imagination  pour  cela,  »  disait-elle.  Par  là  même, 
les  grandes  démonstrations  de  sensibilité  lui  étaient  sus- 
pectes; «  Tous  les  sentiments  naturels  ont  leur  pudeur,  » 
a-t-elle  remarqué. 

On  était,  pour  ainsi  dire,  forcé  à  la  vérité  avec  madame 
de  Staël,  non  ]>as  qu'on  fût  à  l'abri  de  la  blesser  quand  on 
parlait  franchement,  mais  parce  que  le  contraire  était  trop 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


43 


insipide.  Il  valait  mieux  se  quereller  que  s'annuler  avec 
elle;  et,  selon  sa  propre  expression,  elle  demandait  surtout 
qu'on  fut  quelqu'un;  de  plus,  elle  voulait  être  instruite 
de  tout,  à  tout  prix:  elle  pensait  qu'un  signe  certain  de 
décadence,  soit  dans  l'esprit,  soit  dans  le  caractère,  c'est 
la  répugnance  à  apprendre  la  vérité.  «  J'ai  connu  que  Bo- 
«  naparte  baissait,  a-t-elle  dit,  quand  j'ai  vu  qu'il  ne  se 
«  souciait  plus  de  savoir  le  fond  des  choses.  » 

Elle-même  donnait  trop  fortement  le  ton  à  cet  égard  poux 
qu'on  ne  dût  pas  le  prendre.  Elle  écrivait  une  fois  à  sa 
fille,  à  propos  de  je  ne  sais  quelle  discussion  :  «  J'ai  le  tort 
a  de  soutenir  trop  vivement  le  vrai,  mais  c'est  toujours  le 
K  vrai  qui  dispose  de  moi.  »' 

Ce  goût  pom-  le  vrai  était  encore  chez  elle  une  source 
d'indulgence,  en  ce  qu'il  balançait  le  trop  d'attrait  qu'elle 
eût  pu  avoir-  pour  l'esprit.  Partout  où  elle  trouvait,  je  ne 
dis  pas  seulement  le  naturel  de  l'expression,  qui  est  une 
grâce,  mais  un  sentunent  réel,  mais  une  persuasion  pro- 
fonde et  intime,  elle  éprouvait  de  l'intérêt.  Une  femme  en- 
tièrement dévouée  à  ses  enfants,  ou  sincèrement  pieuse, 
un  homme  plein  d'honneur  et  d'intégrité,  lui  étaient  agréa- 
bles par  cela  seul;  elle  faisait  cas  de  toutes  les  connais- 
sances, de  toutes  les  expériences  positives  ;  les  négociants, 
les  gens  d'affaires,  tous  ceux  enfin  qui  ont  appris  à  traiter 
avec  leurs  semblables,  et  cela,  parmi  le  peuple  même, 
fixaient  son  attention  et  lui  donnaient  à  penser.  Les  êtres 
humains  avaient  plus  de  valeur  proportionnelle  à  ses  yeux 
qu'ils  n'en  ont  les  uns  pour  les  autres.  Elle  savait  tirer 
parti  de  certaines  gens  qui  ennuient  tout  le  monde. 

Madame  de  Staël  était  convaincue  au  fond  de  son  cœur 
de  l'égalité  de  toutes  les  créatures,  enfants  de  la  Divinité; 
et,  bien  qu'elle  eût  la  conscience  de  son  génie,  elle  ne 
s'est  jamais  véritablement  crue  au-dessus  de  qui  que  ce 
fût.  Dans  ses  disputes  avec  M.  Schlegel,  elle  soutenait 
toujours  qu'il  n'y  a  aucune  différence  réelle  entre  les 
hommes,  et  que  tout  est  compensé.  Elle  ne  pouvait  souf- 
frir ces  mystères  d'Eleusis  des  gens  distingués,  ces  initia- 
tions à  de  prétendues  vérités  qu'on  croit  utile  de  cacher 
au  vulgaire.  Aussi  le  dédain  était-il  l'objet  de  son  antipa- 
thie; elle  y  voyait  le  signe  de  quelque  infériorité  cachée. 
«  Je  ne  dédaignerais  pas,  disait-elle,  l'opinion  du  dernier 
«  de  mes  domestiques,  si  la  moindre  de  mes  impressions  à 
«  moi  tendait  à  justifier  la  sienne.  » 

Même  pour  les  facultés  intellectuelles,  elle  était  portée 
à  croire  que  ce  qui  élève  les  hommes  distingués  au-dessus 
du  niveau  général ,  est  très-peu  de  chose  à  côté  de  ce  qui 
appartient  à  tous  les  êtres  bien  organisés.  L'effet  universel 
que  produit  le  talent  lui  paraissait  prouver  une  grande 
analogie  entre  les  esprits,  et  un  fonds  de  richesses  com- 
munes à  tous,  auprès  duquel  les  différences  individuelles 
sont  peu  de  chose.  «  Quand  les  gens  sont  bêtes,  disait-elle, 
«  il  y  a  toujours  de  leur  faute;  et  si  j'avais  de  la  puissance, 
«  j'obligerais  tout  le  monde  à  avoir  de  l'e.spiit.  » 

Aussi  ne  pouvait-elle  souffrir  qu'on  se  ciût  supérieur 
aux  audes,  en  raison  de  ce  qu'on  n'était  pas  compris  d'eux. 
Comme  à  mesure  que  sou  talent  avait  grandi,  elle  s'était 
corrigée  d'un  peu  d'obscurité  dans  le  style,  elle  avait  le 
droit  de  dire  que  plus  on  s'élève,  et  plus  on  trouve  le 
moyen  de  répandre  la  lumière  sur  les  grands  sujets,  et 
d'être  intelligible  et  profond  à  la  fois. 

Suite  de  la  conversation  ,  opinions  politiques,  reparties. 

Ce  qui  mettait  à  l'aise  les  gens  les  plus  médiocres  au- 
près de  madame  de  Staël,  c'était  son  délicieux  enjoue- 
ment; la  gaieté,  cette  région  charmante  où  les  esprits  de 


toutes  les  portées  se  rencontrent,  la  gaieté  était  son  moye» 
de  communication  avec  tous.  Elle  établissait  l'égalité  par 
une  douce  moquerie  dont  elle  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  devenir  l'objet;  elle  avouait  qu'après  ses  amis,  ce. 
qui  lui  avait  le  plus  manqué  dans  les  pays  étrangers,  c'é- 
taient des  gens  qui  entendissent  la  plaisanterie.  La  mo- 
querie était  un  signe  d'amitié  chez  elle  ;  et  quand  elle  di- 
sait à  quelqu'un  :  «  Pour  vous,  vous  n'avez  pas  de  ridicule  ;  » 
il  y  avait  dans  son  ton  un  peu  de  sécheresse. 

11  lui  était  désagréable  qu'on  eût  peur  d'elle.  Ne  per- 
dant jamais  de  vue  les  intérêts  bien  placés  d'aucun  amour- 
propre,  elle  récompensait  la  confiance  avec  laquelle  on  se 
remettait  entre  ses  mains.  Chacun  se  retrouvait  embelli 
dans  le  portrait  vivement  colorié  qu'elle  lui  traçait  de  lui- 
même,  portrait  piquant  et  flatteur  à  la  fois,  où  les  défauts 
toujours  indiqués  n'étaient  pas  sans  quelque  charme. 

Un  des  sujets  favoris  de  madame  de  Staël ,  dans  la  con- 
versation, c'était  la  défense  des  plus  beaux  dons  de  la  na- 
ture, contre  l'espèce  de  dénigrement  dont  ils  sont  parfois 
l'objet.  Ainsi  elle  ne  pouvait  souflrir  qu'on  médît  de  l'es- 
prit, et  qu'on  représentât  un  tel  avantage  comme  nuisible 
au  bon  sens,  et  par  là  même  au  bonheur.  Prenant  toujours 
le  mot  d'espiit  dans  l'acception  la  plus  étendue,  elle  l'ap- 
pliquait à  la  haute  intelligence,  à  la  vue  nette  de  toutes 
choses,  à  l'appréciation  de  tous  les  rapports  :  les  inconvé- 
nients faussement  attribués  à  l'esprit  partent  tous,  selon 
elle,  du  point  où  l'esprit  est  en  défaut.  Lorsqu'on  lui  citait 
les  sottises  de  te  homme  spirituel  :  (c  Donnez-lui  plus  d'es- 
«  prit  encoie,  répondait-elle,  et  tout  cela  disparaîtra.  »  Un 
Suédois  de  ses  amis  lui  ayant  dit  un  jour  :  «  Les  gens  d'es- 
«  prit,  quoi  que  vous  prétendiez,  ont  bien  des  travers. — 
«  C'est  vrai,  reprit-elle,  mais,  malheureusement,  les  bêtes 
«  en  ont  aussi,  quoiqu'il  ne  vaille  pas  la  peine  d'y  faire 
«  attention.  «  Une  autre  fois  elle  disait  :  «  Les  sottises  des 
«  gens  d'esprit  sontles  revenants-bons  des  gens  médiocres.» 

Elle  prenait  de  même  la  défense  de  l'imagination,  de  la 
beauté,  de  la  jeunesse;  et  les  avantages  acquis,  ceux  même 
qui  dérivent  de  certains  préjugés,  trouvaient  encore  en 
elle  un  avocat.  Ainsi  la  richesse,  une  naissance  illustre 
avaient  quelque  prix  à  ses  yeux.  Ces  petits  raisonnements, 
enfants  de  l'envie  et  consolation  de  la  médiocrité  ;  ces  so- 
phismes  par  lesquels  on  s'attache  à  prouver  que  les  biens 
ne  sont  pas  des  biens;  ces  sophismes,  dis-je,  ne  lui  plai- 
saient pas  ;  elle  trouvait  plus  de  vraie  grandeur  à  suppor- 
ter les  privations  qu'à  les  nier. 

«  Tout  cela  tend  à  la  mort,  »  disait-elle  en  parlant  de 
cette  philosopliie  négative  qui  fait  cession ,  les  uns  après 
les  autres ,  des  plus  beaux  dons  comme  des  plus  innocentes 
jouissances,  de  peur  qu'on  n'ait  à  souffrir  un  jour,  ou  de 
leur  abus,  ou  de  leur  perte.  On  défigure,  on  affadit,  selon 
elle,  une  conception  de  génie,  quand  on  efface  les  grands 
traits  de  la  nature  intellectuelle.  Et  si  elle  a  vanté  la  mo- 
rale cluétienne,  c'est  encore  paice  que,  dans  le  christia- 
nisme, la  mort  aux  intérêts  du  monde  est  le  signe  d'une 
vie  nouvelle,  d'une  vie  immortelle  au  fond  du  cœur. 

En  général ,  madame  de  Staël  a  toujours  embrassé  le 
côté  simple,  le  côté  positif  de  chaque  question,  celui 
qu'eût  choisi  de  préférence  un  enfant  ou  un  sauvage. 
On  a  pu  l'amuser  en  soutenant  des  thèses  bizarres  ;  mais 
elle-même  prenait  presque  toujours  le  parti  du  sens  com- 
mun. Outre  qu'elle  ne  pouvait  parler  que  par  convic- 
tion, elle  pensait  qu'il  y  a  plus  d'esprit  réel  à  déployer 
dans  la  cause  de  la  vérité  que  dans  celle  de  l'errem';  car 
il  n'est  pas  absolument  nécessaire  de  défendre  la  raison 
par  des  trivialités.  C'est  parce  que  madame  de  Staël  a  mis 
la  raison  de  son  côté,  que  sa  réputation  s'accroîtra  avec  le 


44 


INOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


temps.  A  mesure  que  les  hommes  s'occupent  davantage 
de  leurs  vrais  intérêts,  l'esprit  paradoxal  doit  passer  de 
mode. 

L'activité  morale  étant  à  la  fois  pour  madame  de  Staël 
un  besoin  et  un  système ,  il  n'est  pas  étonnant  qu'elle  ait 
beaucoup  souffert  de  l'exil.  Elle  pouvait  exercer  sa  pensée 
dans  la  retraite,  dira-t-on;  et  qui  le  savait  mieux  qu'elle.' 
S'occuper  d'idées  générales,  quand  le  sort  de  tous  est  en 
suspens,  c'est  un  tour  de  force  dont  elle  s'est  montrée  ca- 
pable. Mais,  principalement  dans  sa  jeunesse,  l'étude  n'é- 
tait pas  une  ressource  suffisante  contre  le  chagrin  d'être 
séparée  de  ses  amis,  contre  celui  d'être,  ainsi  que  son 
père,  l'objet  éternel  de  l'injustice,  contre  la  douleur,  sur- 
tout, de  voir  l'arbitraire  planer  sur  la  destinée  de  la 
France.  Elle  aimait  la  France  avec  passion.  «  J'ai  un  cha- 
«  grin  rongeur  sur  cette  France,  que  j'aime  plus  que  ja- 
«  mais,  M  écrivait-elle;  et  ailleurs  :  «  J'ai  senti  distincle- 
«  ment  que  je  ne  pouvais  vjvre  sans  cette  France.  »  Au 
temps  où  il  lui  était  encore  permis  d'habiter  les  provinces 
françaises ,  c'était  un  plaisir  pour  elle  que  d'entendre  l'ac- 
cent national  dans  les  plus  petites  villes,  et  l'idée  qu'elle 
était  en  France  lui  a  fait  supporter  patiemment  des  séjours 
assez  insipides.  Mais  il  faut  convenir  que  la  patrie  était 
surtout  pour  elle  dans  Paris. 

«  Montrez-moi  la  rue  du  Bac,  »  répondait-elle  autrefois 
à  ceux  qui  voulaient  lui  faire  admirer  l'aspect  resplendis- 
sant du  Lenian  et  de  ses  rives.  «  Je  voudrais  vivre  à  Pa- 
«  ris,  disait-elle  encore,  avec  cent  louis  par  an,  et  logée 
«  à  un  quatrième  étage.  »  En  1806,  année  où  elle  passa 
quatre  jours  cachée  à  Paris,  son  plus  grand  plaisir  était  de 
sepromener  à  pied  la  nuit,  pour  voir  les  rues  au  clair  de 
la  lune.  «  J'ai  une  constance  dans  le  cœur,  écrivait-ell'e, 
«  et  une  inconstance  dans  l'esprit,  pour  lesquelles  est  fait 
«  le  pays  où  les  tableaux  se  renouvellent  sans  cesse,  et  où 
«  j'ai  mes  anciens  amis.  » 

Toutefois,  après  avoir  retrouvé  cette  patrie  tant  regret- 
tée, elle  s'est  de  nouveau  exposée  volontairement  à  l'exil, 
car  elle  composait  son  dernier  ouvrage  en  1815,  et,  avant 
le  5  septembre,  elle  était  convaincue  qu'elle  ne  pourrait  le 
publier  sans  être  forcée  à  sortir  de  France;  mais  cette  per- 
suasion ne  l'ébranlait  pas. 

Les  opinions  politiques  de  madame  de  Staël  étaient  tel- 
lement dans  la  ligne  de  son  caractère,  que,  son  naturel 
étant  donné,  on  ne  peut  guère  lui  supposer  une  autre  doc- 
trine. Le  culte  qu'elle  rendait  à  la  liberté  était  à  la  fois  ro- 
main et  chrétien.  Elle  avait  cet  élan  de  fierté ,  cette  haine 
de  la  tyrannie  qui  caractérisaient  les  anciens  ;  et  puis  elle 
éprouvait  une  compassion  tout  à  fait  évangélique  pour  les 
malheureux  des  classes  inférieures.  Elle  eût  voulu,  non- 
seulement  soulager,  mais  relever  à  leurs  propres  yeux  ceux 
qui  souffrent  le  plus  de  l'organisation  sociale.  Et  quand  à 
cette  double  impulsion  se  joignait  celle  des  plus  vifs  senti- 
ments de  son  cœur,  quand  tout  ce  qu'elle  admirait  parmi 
les  pensées  et  chérissait  parmi  les  mortels  la  portait  sur 
la  même  rouf.e ,  il  n'est  pas  étonnant  que  les  idées  libérales 
aient,  pour  ainsi  dire,  pas.sé  dans  son  sang.  Aussi,  elle  est 
rentrée  dans  le  domaine  de  la  politique  avec  des  forces 
toujours  plus  exercées,  après  que  ses  divers  talents  ont 
exigé  qu'elle  traitât  d'autres  genres. 

Dans  un  temps  où  il  était  à  peine  permis  d'écrire  des  ro- 
mans, et  où  elle  a  paru  se  renfermer  dans  la  pure  littéra- 
ture, les  grands  intérêts  de  l'humanité  ont  toujours  fait 
indirectement  le  sujet  de  sa  conversation.  Bonaparte  ne  s'y 
est  pas  trompé;  il  sentait,  comme  par  instinct,  que  toutes 
les  paroles  de  madame  de  Staël  devaient  lui  nuire.  «  Elle 
«  ne  parle  ni  de  politique  ni  de  moi,  à  ce  qu'on  prétend, 


«  disait-il;  mais  je  ne  sais  comment  il  arrive  qu'on  m'ainre 
«  toujours  moins  quand  on  l'a  vue.»  «Elle  monte  les  tètes , 
«  a-t-il  dit  encore,  dans  un  sens  qui  ne  me  convient  pas.  » 
Telle  est  la  véritable  cause  de  l'exil  auquel  il  l'a  condam- 
née; à  quoi  il  faut  ajouter  le  succès  indépendant  de  lui, 
et  par  conséquent  désagréable  pour  lui,  qu'avait  madame 
de  Staël  à  Paris. 

Elle  a  certainement  soutenu  ses  opinions  politiques  avec 
une  grande  vivacité ,  et  pourtant  sa  véhémence  n'avait  rien 
d'hostile.  Quand  elle  venait  à  heurter  quelque  sentiment 
douloureux,  elle  s'en  apercevait  à  l'instant,  parce  qu'il  y 
avait  toujours  dans  son  cœur  quelque  disposition  analo- 
gue à  celle  de  son  adversaire.  Ainsi,  le  passé,  le  culte  des 
pères,  l'attendrissaient,  et  tout  ce  qui  était  une  religion 
touchait  son  cœur.  Cette  brillante  création  des  temps  bar- 
bares, l'esprit  chevaleresque  dans  lequel  semblait  jadi.s 
s'être  réfugié  tout  ce  que  la  nature  morale  avait  de  noble 
et  de  grand,  au  milieu  de  la  désorganisation  universelle, 
l'esprit  chevaleresque  lui  plaisait  singulièrement ,  et  l'exem- 
ple de  l'Angleterre  lui  prouvait  qu'il  peut  s'allier  avec  la 
liberté.  Les  grands  noms  étaient  pour  elle  de  l'histoire  vi- 
vante, et  pariaient  à  son  imagination.  Cette  classe  à  la- 
quelle on  a  peine  à  pardonner  des  souvenirs,  cette  classe 
dont  les  regrets  sont  légitimes,  si  les  prétentions  ne  le 
sont  pas ,  et  dont  on  peut  plaindre  les  malheurs  sans  dé- 
sirer le  triomphe,  cette  classe  et  sa  destinée  ont  toujours 
tenu  une  grande  place  dans  les  pensées  de  madame  de 
Staël.  Elle  ne  pouvait  oublier  que  parmi  les  anciens  no- 
bles avaient  été  ses  premiers  amis,  qu'au  milieu  d'eux 
elle  avait  vu  luire  ses  premiers  beaux  jours.  Objet  de  leur 
ressentiment  éternel ,  ainsi  que  son  père ,  il  avait  fallu  toute 
leur  injustice,  parfois  toute  leur  orgueilleuse  àpreté,  pour 
combattre  un  fonds  de  sympathie  qu'elle  se  sentait  avec 
eux.  Assurément  ni  les  principes,  ni  les  Intérêts  de  ma- 
dame de  Staël,  ne  la  portaient  à  désirer  le  succès  de  leur 
cause  :  mais  il  y  avait  dans  son  cœur  quelque  chose  de 
très-douloureux  dans  l'idée  de  leurs  peines;  on  sait  tout 
ce  qu'elle  a  fait  pour  les  servir,  et  c'était  pour  les  servir 
encore  qu'elle  mettait  un  si  grand  prix  à  les  persuader. 
Elle  voyait  la  marche  des  choses,  la  force  irrésistible  des 
événements:  «Évitez,  semblait-elle  leur  dire,  évitez  une 
lutte  inutile,  ne  vous  brisez  pas  contre  la  nécessité  de  fer; 
ainsi  veulent  le  siècle,  l'avenir,  la  destinée  :  au  nom  du 
ciel,  faites  place  au  temps  qui  s'avance,  ne  vous  laissez 
pas  écraser  sous  les  roues  de  son  char.  » 

Il  est  bien  remarquable  que  tranchant  toujours  dans  le 
vif,  touchant  dans  la  dispute  au  point  le  plus  sensible, 
elle  se  soit  constamment  concilié  en  présence  ceux  qu'une 
idée  vague  d'elle-même  avait  rendus  ses  ennemis.  On  pou- 
vait avoir  été  froissé,  meurtri  dans  le  combat;  mais  tou- 
jouis  on  s'en  allait  guéri,  ou  du  moins  elle  avait  mis  un 
appareil  sur  la  blessure. 

«Vous  voulez  donc  ma  perte  ou  mon  déshonneur.'»  lui 
disait  en  Suisse  un  émigré  qui  allait  se  battre  à  la  fron- 
tière. «Non,  lui  répondit-elle;  je  veux  votre  défaite  et 
«  votre  gloire;  je  veux,  à  la  mort  près,  que  vous  soyez, 
«  ainsi  qu'Hector,  le  héros  d'une  armée  vaincue.  » 

Il  était  curieux  de  la  voir  se  retourner  contre  les  auxi- 
liaires de  sa  propre  cause,  lorsqu'ils  défendaient  ses  opi- 
nions par  des  moyens  blâmables ,  ou  qu'ils  manquaient 
aux  lois  de  cette  bonté,  l'instinct  naturel  de  son  âme.  Son 
besoin  de  vérité  la  ramenait  à  la  justice,  et  par  là  même  à 
la  modération.  Ainsi,  un  homme  connu  sous  plus  d'un  ré- 
gime lui  ayant  dit,  après  la  bataille  de  Waterioo,  que 
Bonaparte  n'avait  ni  talent  ni  courage  :  «  C'est  aussi  par 
«  trop  rabaisser  la  nation  française  et  l'Europe,  lui  répon- 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


45 


n  dit-elle,  que  de  prétendre  qu'elles  aient  obéi  quinze  ans 
«  à  une  bête  et  à  un  poltron.  » 

L'exagération  dans  les  opinions  ainsi  que  la  violence 
dans  le  caractère,  n'ont  jamais  rien  obtenu  de  madame  de 
Staël.  Tout  extrême  la  rejetait  plutôt  veis  l'extrême  op- 
posé; et,  si  elle  a  jamais  semblé  dévier  de  sa  ligue,  c'est 
parla  qu'il  faut  l'expliquer.  Ainsi  l'intolérance  religieuse  a 
pu  la  faire  paraître  incrédule;  le  culte  de  l'arbitraire,  dé- 
mocrate; et  l'esprit  anarcbique des  niveleurs,  aristocrate: 
mais  ces  balancements  n'atteignaient  pas  le  fond ,  et  n'é- 
taient que  l'effet  subit  d'un  grand  contre-poids  qu'elle  se 
croyait  obligée  de  mettre  du  côté  où  la  raison  l'exigeait. 

Madame  de  Staël  imaginait  si  peu  qu'on  pût  se  baïr 
poar  des  opinions,  qu'elle  répondait  aux  attaques  les  plus 
vives  sans  soupçonner  d'intention  bostile.  Riais ,  si  tout  à 
coup  elle  venait  à  découvrir  une  malveillance  réelle,  cette 
personne  si  piompte  à  la  repartie  se  déconcertait  entière- 
ment, et  n'était  plus  elle-même.  Dans  sa  jeunesse,  il  lui 
est  arrivé  de  fondre  en  larmes,  lorsqu'elle  a  rencontré  de 
la  malignité;  et  si,  par  la  suite,  sa  lierté  l'a  davantage 
soutenue ,  la  baine  lui  a  toujours  causé  de  l'étonnement 
et  une  espèce  de  stupéfaction.  «  Je  n'ai-plus  de  talent  avec 
«  les  méchants,  disait-elle,  et  je  leur  donne  simplement 
«  un  coup  de  poing  moral ,  si  tant  est  que  je  le  puisse.  »  Ne 
reconnaissant  pas  ses  semblables  dans  ceux  qui  cher- 
chaient à  blesser,  elle  ne  voulait  lien  avoir  à  faire  avec 
une  espèce  étrangère  et  féroce.  La  femme  se  retrouvait 
toujours  chez  madame  de  Staël,  par  le  besoin  qu'elle  avait 
d'affection. 

La  première  fois  qu'elle  fut  exilée,  en  1803,  elle  écri- 
vit dans  des  notes  faites  pour  elle  seule  :  «  J'ai  bien  pensé 
«  à  mes  amis  en  passant  le  Rhin;  mais  je  ne  sais  si  le  sou- 
«  venir  de  ceux  qui  me  haïssent  s'est  offert  à  moi  :  j'ai 
«toujours  regardé  la  haine,  quand  j'en  ai  été  victime, 
K  comme  une  soite  d'accident  extraordinaiie  et  passager. 
«  Je  n'y  crois  que  par  ses  effets ,  tant  j'en  conçois  mal  la 
«  nature;  quand  je  rencontre  un  ennemi,  je  suis  tentée 
«  de  lui  dire  :  Est-ce  sérieusement  que  vous  me  haïssez  .ï" 
«  ignorez-vous  donc  que  je  n'ai  pas  un  sentiment  amer 
«  dans  le  cœur  ?  » 

Après  avoir  traversé  une  révolution  si  violente,  elle  a 
dit  mille  fois  qu'elle  ne  concevait  ni  l'animosité,  ni  la  ven- 
geance; et  jamais  on  ne  lui  a  entendu  souhaiter  un  mal 
réel  à  qui  que  ce  fût.  Aussi  oubliait-elle  toutes  les  diflé- 
rences  d'opinion  auprès  des  victimes  successives  des  di- 
verses tyrannies.  <c  Ma  maison  est  l'hôpital  des  partis  vain- 
«  eus,  )>  a-t-elle  dit. 

«  11  y  a  comme  une  jouissance  physique,  disait-elle, 
«  dans  la  résistance  à  un  pouvoir  injuste.  » 

On  a  pu  trouver  que  les  discussions  politiques  ont  tenu, 
vers  les  demieis  temps,  trop  de  place  dans  la  conversation 
de  madame  de  Staël ,  et  c'est  là  ce  dont  se  plaignait  amè- 
rement M.  Schlegel.  Mais  étant  profondément  convaincue 
que  les  institutions  forment  en  entier  le  caractère  humain, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  de  grand  lui  paraissait  devoir 
être  le  résultat  d'une  bonne  organisation  sociale.  «  S'oc- 
«  cuper  de  politique  est  religion,  morale  et  poésie,  tout 
«  ensemble,  »  disait-elle. 

Je  citerai  ici  au  hasard  quelques  mots  de  madame  de 
Staël,  sur  les  événements  publics,  parce  que  s'ils  ne  sont 
pas  tous  remarquables  en  eux-mêmes,  ce  sont  du  moins 
des  traits  de  caractère. 

Étant  en  Angleterre  en  1814,  on  crut  devoir  la  féliciter 
sur  la  prise  de  Paris,  qui  terminait  son  exil;  elle  répondit 
à  ces  démonstrations  de  politesse  :  «  De  quoi  me  l'aites- 
«  vous  votre  compliment,  je  vous  prie.^  de  ce  que  je  suis 


«  au  désespoir?  »  C'est  à  dater  de  la  bataille  de  Leipsick 
qu'elle  a  commencé  à  souffrir  pour  la  France. 

En  1815,  lorsque  Bonaparte  était  déjà  entré  à  Lyon, 
une  femme  qui  était  attachée  à  ce  parti  vint  dire  à  ma- 
dame de  Staël  :  «  L'empereur  sait,  madame,  combien  vous 
«  avez  été  généreuse  pour  lui ,  durant  ses  malheurs. — J'es- 
K  père,  répondit-elle,  qu'il  saura  combien  je  le  déteste.  » 

Pendant  les  cent  jours,  elle  disait:  «  Si  l'on  avait  enrôlé 
«  toutes  les  phrases  déclamatoires  qui  se  sont  prononcées 
«  cet  hiver  contre  la  révolution,  ou  aurait  eu  bien  des  sol- 
«  dats  le  20  mars.  » 

En  1816,  M.  Canning  ayant  choisi  le  salon  du  premier 
gentilhomme  de  la  chambre  au  diâteau  des  Tuileries, 
pour  dire  à  madame  de  Staël  :  «  11  ne  tàut  plus  se  faire 
«d'illusions,  madame;  la  France  nous  est  soumise,  et 
«  nous  vous  avons  vaincus.— Oui,  lui  répondit-elle,  parce 
«  que  vous  aviez  avec  vous  l'Europe  et  les  Cosaques  ;  mais 
«  accordez-nous  le  tête-à-tête,  et  nous  verrons.  »  Elle  a 
encore  dit  à  M.  Canning  :  «  On  trompe  le  peuple  anglais; 
«  il  ne  sait  pas  qu'on  l'emploie  à  priver  les  autres  peuples 
«■  de  la  liberté  qu'il  possède,  à  proléger  l'intolérance  en- 
«  vers  ses  frères  en  religion  ;  s'il  le  savait ,  il  renierait  ceux 
«  qui  abusent  de  son  nom.  » 

L'occupation  de  la  France  par  les  étrangers  causait  un 
chagrin  amer  à  madame  de  Staël;  elle  était  décidée  à  quit- 
ter Paris  en  1817,  et  à  n'y  plus  revenir  que  les  armées  al- 
liées ne  fussent  parties.  Elle  écrivait  à  son  gendre,  le  duc 
de  Broglie  :  «  Il  faut  bien  du  bonheur  dans  les  affections 
«  piiNées,  pour  supporter  la  situation  de  la  France  vis-à- 
«  vis  des  étrangers.  » 

«  Il  faut,  disait-elle,  que  la  France  fasse  le  mort  pendant 
<c  tout  le  temps  qu'elle  sera  occupée  par  les  étrangers. 
«  L'indépendance  d'abord,  on  songera  ensuite  à  la  liberté.  » 

Elle  a  dit  de  M.  de  Bonald  :  «  C'est  le  philosophe  de  l'an- 
«  tiphilosophie ,  mais  cela  ne  peut  pas  mener  loin.  » 

«  Le  parti  ministéiiel,  remaïquait-elle,  voit  le  côté  pro- 
«  saïque  de  l'humanité,  et  l'opposition,  le  côté  poétique. 
«  Voilà  pourquoi  j'ai  toujours  eu  du  penchant  pour  ce  der- 
«  nier  génie  d'opinions.  »    ' 

Quelqu'un  soutenait  un  jour  qu'il  était  impossible  que 
des  ministres  d'État  se  bornassent  à  l'emploi  des  moyens 
parfaitement  légitimes.  «  Que  voulez-vous  que  je  vous 
«  dise? répondit-elle;  avec  du  génie  on  n'aurait  jamais  be- 
«  soin  d'immortalité;  et  sans  génie,  il  ne  faut  pas  accepter 
«  des  places  difficiles.  " 

En  1816,  elle  disait  du  ministère  :  «  Je  ne  l'aime  pas, 
«  mais  je  le  préfère  :  c'est  une  barrière  de  coton  contre  le 
«  retour  des  anciens  abus,  mais  enfin  c'est  une  barrière.  » 

A  propos  des  nombreux  anoblissements,  elle  a  dit  :  «  Il 
«  faudrait,  une  fois  pour  toutes,  créer  la  France  mar- 
«  quise.  » 

Elle  ne  faisait  aucun  cas  des  calembours,  et  cependant 
elle  en  a  dit  quelquefois  avec  sa  promptitude  ordinaire. 
Dans  une  dispute  sur  la  traite  des  nègres,  avec  une  grande 
dame  de  France,  celle-ci  lui  dit:  «Eh  quoi!  madame, 
«  vous  vous  intéressez  donc  beaucoup  au  comte  de  Limo- 
«  nade  et  au  marquis  de  Marmelade  ?  —  Pourquoi  pas  au- 
«  tant  qu'au  duc  de  Bouillon  ?  «  répondit-elle. 

Bonaparte  lui  ayant  fait  dire  en  1815  qu'il  fallait  qu'elle 
revînt  à  Paris,  parce  qu'on  avait  besoin  d'elle  pour  les 
idées  constitutionnelles ,  elle  refusa  en  disant  :  «  Il  s'est 
«  bien  passé  de  constitution  et  de  moi  pendant  douze  ans, 
«  et  à  présent  même,  il  ne  nous  aime  guère  plus  l'une  que 
«  l'autre.  »  Cependant,  à  cette  époque,  lorsqu'il  passait  à 
Coppet  des  Français  qui  allaient  rejoindre  l'armée  des  al- 
liés, elle  cherchait  à  les  détourner  de  leur  dessein,  n'ap- 


46 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


prouvant  pas  que  l'on  compiomlt  l'indépendance  natio- 
nale, fût-ce  pour  conquérir  la  liberté. 

Elle  était  déjà  dangereusement  malade,  lorsque  le  ma- 
nuscrit venu  de  Sainte-Hélène  causa  en  France  une  si  vive 
sensation.  Malgré  l'état  de  faiblesse  auquel  madame  de 
Staël  était  réduite,  elle  voulut  que  ses  enfants  lui  fissent 
la  lecture  de  cet  ouvrage,  et  elle  le  jugea  avec  toute  la 
force  de  son  esprit.  «  Les  Chaldéens  adoraient  le  serpent, 
«  dit-elle,  les  bonapartistes  en  feront  de  même  pour  ce 
«  manuscrit  de  Sainte-Hélène;  mais  je  suis  loin  de  partager 
«  leur  admiration.  Ce  n'est  que  le  style  des  notes  du  Mo- 
«  niteur;  et  si  jamais  je  me  rétablis,  je  crois  pouvoir  réfu- 
«  ter  cet  écrit  de  bien  haut.  » 

Je  finirai  par  une  remarque  générale  sur  l'effet  de  la 
conversation  de  madame  de  Staël.  En  laissant  de  côté  des 
jugements  politiques  sur  lesquels  on  ne  peut  encore  s'ac- 
corder entièrement,  il  est  certain  que  son  influence  a  tou- 
jours été  salutaire.  Non-seulement  elle  foudroyait  de  sa 
rapide  indignation  toute  parole  répréhensible  sous  le  rap- 
port de  la  religion  ou  de  la  morale,  mais  rien  de  douteux 
et  d'équivoque  dans  les  sentiments  ne  pouvait  subsister 
en  sa  présence.  On  paraissait,  pour  un  moment  du  moins, 
abjurer  sincèrement  tout  ce  qui  était  vain,  puéril  ou  égoïste. 
11  fallait  avouer  ses  motifs  à  soi  et  aux  autres,  et  chacun 
était  forcé  à  cet  examen  de  ses  propres  mouvements,  qui 
est  toujours  si  utile  aux  consciences  délicates.  La  vie  se 
simplifiait  avec  madame  de  Staël  ;  devoir,  gloire,  affection, 
plaisir,  voilà  à  quoi  tout  se  réduisait  à  ses  yeux;  et  les 
prétextes  tombaient  en  poussière  auprès  d'elle. 

De  plus,  elle  n'a  jamais  agi  sur  les  autres  qu'au  moyen 
de  leurs  qualités.  Jamais  elle  n'a  pris  qui  que  ce  fût  par 
des  intérêts  ignobles,  par  des  motifs  bas  et  personnels, 
car  elle  était  convaincue  qu'il  y  a  au  fond  de  tous  les 
cœurs  un  principe  de  générosité  auquel  on  doit  s'adresser. 
Différente  en  cela  de  son  père,  si  j'ose  le  dire,  qui  mépri- 
sait assez  les  individus,  mais  qui  avait  une  grande  idée  de 
l'humanité  prise  en  masse,  madame  de  Staël  a  parlé  aux 
nations  de  leurs  intérêts,  et  aux  hommes  isolés  de  leurs 
vertus  ;  et  elle  a  été  mieux  entendue  des  uns  et  des  autres. 

Voilà  sans  doute  une  des  raisons  de  la  tendresse  extraor- 
dinaire qu'elle  a  inspirée  à  ses  alentours;  ses  enfants,  ses 
domestiques,  les  pauvres  qu'elle  secourait,  sentaient  tous 
leur  existence  ennoblie  auprès  d'elle.  Elle  distribuait  à 
chacun  des  jouissances  inconnues;  et  comme  elle  sem- 
blait proposer  à  tous  les  efforts  généreux  la  récompensé 
d'un  plus  haut  degré  d'affection,  le  bonheur  de  s'estimer 
soi-même  se  joignait  à  celui  d'être  aiiné  d'elle. 

Genre  de  vie,  affaires,  éludes,  correspondance ,  théâtre  de 
société. 

Il  s'est  passé  beaucoup  de  temps  avant  que  madame  de 
Staël  pût  s'astreindre  à  régler  l'emploi  de  ses  heures.  De- 
puis qu'elle  a  été  forcée  à  vivre  dans  la  retraite ,  elle  a  senti 
la  grande  utilité  d'une  distribution  raisonnée  des  occupa- 
tions; trouvant  non-seulement  que  c'est  un  moyen  de  tra- 
vailler davantage,  mais  ayant  encore  observé  que  dans  une 
vie  dénuée  d'événements ,  la  monotonie  des  journées  berce 
et  assoupit,  pour  ainsi  dire,  la  trop  grande  activité  de 
l'âme. 

Néanmoins,  elle  n'a  mis  aucune  roideur  dans  la  règle 
qu'elle  s'imposait,  et  n'a  point  contracté  d'habitude  tenace. 
Jamais  le  mécanisme  de  l'organisation  humaine  ne  s'est 
moins  fait  sentir  que  chez  madame  de  Staël;  aucune  puis- 
sance aveugle  ne  la  dominait;  et  chaque  fois  que  l'occasion 
l'exigeait,  elle  pouvait  changer  subitement  de  manière  de 


vîvie.  Éprouvant  très-peu  de  besohis  matériels ,  ignorant  ce 
que  c'est  que  la  langueur  elle  découragement,  elle  n'était 
jamais  lasse  d'agir  ni  de  penser.  Le  froid ,  le  chaud ,  les  varia- 
tions de  la  saison ,  n'exerçaient  sur  elle  aucune  iiiduence.  Si 
elle  avait  un  grand  besoin  de  mouvement  moral,  l'exercice 
corporel  ne  lui  était  nullement  nécessaire.  Aussi  elle 
croyait  peu  à  la  faiblesse  des  nerfs ,  et  méprisait  assez  le 
soin  minutieux  de  la  santé  :  «  J'aurais  pu  être  malade  tout 
"  comme  une  autre,  »  me  dit-elle  un  jour,  «  si  je  n'avais 
"  pas  vaincu  la  nature  physique;  »  mais  hélas!  avec  cette 
nature  on  n'a  jamais  le  dernier  mot. 

Elle  consacrait  donc  la  matinée  aux  affaires,  c'est-à- 
dire  au  soin  de  sa  fortune  et  à  l'étude,  et  le  soir,  à  la  so- 
ciété ou  à  sa  correspondance.  Je  vais  la  considérei-  un  ins- 
tant encore  .sous  quelques-uns  de  ces  rapports. 

Malgré  la  libéralité  et  la  noble  facilité  du  caractère  de 
madame  de  Staël ,  il  régnait  im  grand  ordre  dans  l'admi- 
nistration de  sa  maison  et  de  ses  biens;  en  sorte  que  sa 
foitune  a  constamment  prospéré  pendant  qu'elle  l'a  gou 
vernée.  Elle  avait  pris  de  l'humeur  contre  ceux  qui  lui 
supposaient  une  mauvaise  tête ,  parce  qu'elle  avait  un  beau 
génie;  et  comme  il  lui  était  souvent  arrivé  que  ses  débi- 
teurs lui  avaient  annoncé,  ainsi  qu'une  chose  simple  et 
qui  allait  sans  dire,  avec  une  personne  aussi  distinguée, 
qu'ils  ne  la  paieraient  pas ,  ce  genre  d'hommage  l'impa- 
tientait singulièrement.  Regardant  l'esprit  comme  propre 
à  tout,  elle  s'en  serait  moins  cru  à  elle-même,  si  elle  n'a- 
vait pas  su  conserver  son  patrimoine.  Elle  n'eût  pas  été 
inaccessible  aux  soucis  de  fortune,  et  son  imagination  se 
serait  aisément  transportée  dans  ces  soites  de  peines.  Du- 
rant les  temps  de  révolution,  elle  a  souvent  craint  d'être 
ruinée;  alors  l'idée  qu'elle  ferait  subsister  ses  enfants  par 
son  travail  la  soutenait,  et  elle  entrait  dans  des  calculs 
précis  à  cet  égard.  Plus  tard  elle  a  exigé  que  son  fils  mît 
beaucoup  de  persévérance  dans  l'affaire  du  recouvrement 
de  ses  biens  ;  mais  il  y  avait  de  la  dignité  et  de  la  philoso- 
phie dans  toutes  ses  recommandations  :  «  Ne  te  tourmente 
«  pas  sur  le  non-succès,  lui  écrivait-elle,  fais  ce  que  dois, 
«  advienne  que  pourra;  tout  ce  qui  ne  touche  pas  au  cœur 
"  laisse  la  vie  libre.  » 

Un  ministre  de  Bonaparte  lui  ayant  fait  dire  que  l'em- 
pereur la  paierait,  si  elle  l'aimait:  «Je  savais  bien,  répon- 
«  dit-elle ,  que  pour  recevoir  ses  rentes  il  fallait  un  certificat 
«  de  vie;  mais  je  ne  savais  pas  qu'il  fallût  une  déclaration 
«  d'amour.  » 

L'essentiel  pour  madame  de  Staël  dans  les  affaires  de 
fortune,  était  de  n'avoir  rien  à  se  repiocher.  En  consé- 
quence, les  dépenses  superflues  lui  déplaisaient,  et  si  elle 
aimait  beaucoup  à  procurer  du  plaisir,  elle  n'accordait 
rien  à  la  vanité.  On  voulait  un  jour  lui  faire  honte  de  ce 
que  sa  chambre  à  Coppet  n'était  pas  plafonnée,  et  de  ce 
qu'on  y  voyait  les  poutres.  «  Voit-on  les  poutres.'  dit-elle; 
«  je  n'y  avais  jamais  pris  garde.  Permettez  que  cette  an- 
«  née,  où  il  y  a  tant  de  misérables ,  je  ne  me  passe  que  les 
K  fantaisies  dont  je  m'aperçois.  » 

Le  seul  luxe  auquel  elle  mît  du  prix,  était  la  facilité  de 
loger  ses  amis  chez  efle,  et  de  donner  à  dîner  aux  per- 
sonnes qu'elle  avait  envie  de  connaître.  «  J'ai  pris  un 
«  cuisinier  qui  court  la  poste,  disait-elle;  n'est-ce  pas  là 
«  exactement  ce  qu'il  me  faut  pour  donner  à  dîner  au  dé- 
(c  botté  dans  toute  l'Europe?  » 

Madame  de  Staël  était  smgulièrement  aimable  et  naïve, 
quand  elle  rendait  compte  de  l'impression  que  produisait 
sur  elle  tout  le  matériel  de  la  vie.  Les  petites  ruses  des 
subalternes,  leur  genre  d'esprit,  la  finesse  des  paysans, 
l'amusaient  à  observer.  Elle  prenait  un  plaisir  d'enfant  à 


DE  Madame  de  stael. 


47 


certains  petits  détails,  et  croyait  s'être  arrangé  un  cabi- 
net superbe,- lorsqu'elle  y  avait  fait  mettre  un  papier  neuf. 
Sa  manière  de  travailler  était  d'accord  avec  tout  le  reste, 
et  elle  n'a  mis  aucune  pédanterie  dans  sa  vocation  d'au- 
teur. L'étude  et  la  composition  étaient  pour  madame  de 
Staël  une  ressource  nécessaire,  un  moyen  de  calmer  et  de 
retremper  à  la  fois  son  âme  agitée,  de  maintenir  son  esprit 
à  sa  véritable  hauteur.  La  route  et  le  but  convenaient  égale- 
ment à  sa  destinée;  et  cependant,  ses  amis  avaient  sans 
cesse  le  tort  de  la  détourner  de  ses  occupations ,  parce 
qu'ils  étaient  toujours  bienvenus  auprès  d'elle.  11  n'y  a 
pas  d'exemple  que  dans  le  moment  où  elle  écrivait  avec 
le  plus  de  feu  et  de  rapidité,  elle  ait  témoigné  autre  chose 
que  du  plaisir  en  voyant  entrer  ceux  qu'elle  aimait. 

Dès  sa  plus  tendre  jeunesse  elle  avait  contracté  l'habi- 
tude de  prendre  en  gaieté  les  interruptions.  Comme  M.  Nec- 
ker  avait  interdit  à  sa  femme  la  composition,  dans  la 
crainte  d'être  gêné  par  l'idée  de  la  déranger  en  entrant 
dans  sa  chambre ,  mademoiselle  Necker,  qui  ne  voulait  pas 
s'attirer  une  telle  défense,  s'était  accoutumée  à  écrire, 
pour  ainsi  dire,  à  la  volée;  en  sorte  que  la  voyant  toujours 
debout,  ou  appuyée  sur  un  angle  de  chemhiée,  son  père 
ne  pouvait  imaginer  qu'il  lui  fit  suspendre  un  travail  sé- 
Vieux.  Elle  a  tellement  respecté  ce  petit  faible  de  M.  Nec- 
ker, que  ce  n'est  que  longtemps  après  l'avoir  perdu ,  qu'elle 
a  eu  dans  sa  chambre  le  moindre  établissement  pour  écrire. 
Enfin,  lorsque  Corinne  eut  fait  un  grand  fracas  dans  les 
■pays  étrangers ,  elle  me  dit  :  «  J'ai  bien  envie  d'avoir  une 
«  grande  table ,  il  me  semble  que  j'en  ai  le  droit  à  présent.  » 

Pour  s'accommoder  de  cette  manière  décousue  de  tra- 
vailler, il  fallait  un  cœur  aussi  avide  d'amitié  que  celui  de 
madame  de  Staël ,  et  il  fallait  encore  im  espiit  aussi  pré- 
sent que  le  sien.  Elle  retrouvait  à  volonté  le  cours  et  le 
mouvement  de  ses  idées.  11  n'y  avait  point  de  hasard  dans 
sa  verve ,  et  elle  eût  écrit  dans  tous  les  moments  ses  pages 
les  plus  éloquentes;  on  pouvait  remarquer  en  elle  la  dou- 
ble faculté  de  ne  point  perdre  de  vue  un  objet,  et  de  n'en 
être  point  trop  préoccupée.  Ainsi  elle  tournait  souvent  la 
conversation  sur  le  sujet  du  travail  qu'elle  avait  entrepris, 
pour  essayer  l'effet  de  ses  propres  idées  et  recueillir  celles 
des  autres;  mais  cela  arrivait  sans  que  l'on  s'en  doutât, 
souvent  même  sans  intention  précise  de  sa  part,  et  iiarce 
qu'elle  pensait  tout  haut  avec  ses  amis. 

Je  n'ai  jamais  compris  où  elle  prenait  du  temps  pour 
méditer  ses  ouvrages  ;  l'organisation  de  sa  vie  prouve  même 
qu'elle  ne  consacrait  particulièrement  aucun  moment  à  la 
réflexion.  Elle  m'a  toujours  développé  le  plan  de  son  pro- 
chain écrit,  et  nous  discutions  ce  plan  en  détail.  Une  fois, 
à  Genève,  il  m'arriva  de  lui  dire  :  «  Mais  vous  qui  dormez 
«  toute  la  nuit  et  qui  agissez  ou  causez  tout  le  jour,  quand 
«  avez-vous  donc  songé  à  cette  ordonnance ?  — Eh  mais, 
«  dans  ma  chaise  à  porteurs,  «  me  répondit-elle  en  riant. 
Or,  cette  chaise  à  porteurs,  elle  n'y  était  jamais  plus  de 
cinq  minutes;  cependant  elle  avait  déterminé  le  titre  et  la 
matière  de  tous  les  chapitres. 

Il  y  a  eu,  en  conséquence,  dans  sa  vie  peu  de  moments 
où  elle  ait  tout  à  fait  abandonné  le  travail.  Ses  facultés 
dominaient  le  plus  souvent  sa  douleur;  et,  comme  il  exis- 
tait toujours  une  relation  entre  ce  qu'elle  écrivait  et  le  su- 
jet de  ses  peines,  elle  pouvait  encore  composer,  lorsque 
la  lecture  ne  lui  offrait  i)as  une  distraction  suffisante.  «  Je 
«  ne  comprends  rien  à  ce  que  je  lis ,  disait-elle,  et  je  suis 
«  obligée  d'écrire.  « 

Mais ,  si  son  esprit  aimait  à  former  des  projets  littéraires , 
il  perdait  en  revanche  très-promptement  de  vue  ses  an- 
ciennes productions.  «  Quand  un  ouvrage  est  imprimé,  | 


«  disait-elle ,  je  ne  m'en  occupe  plus  ;  il  fait  bien  ou  mal 
«  son  affaire  tout  seul.  »  A  l'exception  de  Delphine,  qu'elle 
a  examinée  avec  soin,  parce  qu'on  l'avait  inquiétée  sur 
l'effet  moral  de  ce  roman,  je  ne  crois  pas  qu'il  lui  soit  ar- 
rivé de  relire  ses  propres  livres  ;  elle  y  pensait  même  si 
peu  qu'elle  les  oubliait  tous  successivement.  Lorsqu'on 
lui  en  citait  quelque  phrase,  elle  était  tout  éfonnée,  et 
répondait  :  «  Eh  mais!  vraiment,  est-ce  moi  qui  ai  écrit 
«  cela?  j'en  suis  charmée,  c'est  dit  à  merveille.  »  Une  fois 
deux  de  ses  amis  avaient  arrangé  ensemble  son  chapitre 
sur  l'Amour,  dans  l'Influence  des  Passions,  en  mettant 
l'amour  divin  à  la  place  de  l'amour  terrestre.  Lorsqu'ils 
vinrent  lui  lire  ce  morceau ,  elle  l'écouta  jusqu'à  la  fin  avec 
la  plus  giande  attention,  toujours  enchantée  et  toujours 
impatiente  d'en  connaître  l'auteur. 

L'ennui  d'avoir  à  revenir  sur  de  vieilles  idées  et  de 
vieilles  rédactions,  entrait  pour  quelque  chose  dans  la  ma- 
gnanimité qu'elle  a  eue  de  ne  répondre  à  aucune  critique. 
Si  on  l'eût  menacée  de  détruire  tous  ses  livres  déjà  pu- 
bliés, on  ne  l'aurait  pas  fort  effrayée.  Les  oracles  une  fois 
rendus,  elle  eût  volontiers,  comme  la  Sibylle,  laissé  em- 
porter au  vent  les  feuilles  de  chêne. 

Elle  avait  même  le  besoin  d'écrire  plus  que  celui  de  pu- 
blier; elle  supporta  très-patiemment  la  saisie  de  son  ou- 
vrage sur  l'Allemagne;  et  quand  on  lui  vint  dire  que  le  gé- 
néral Savary  mettait  l'édition  au  pilon  pour  en  faire  du 
carton:  «  Je  voudrais  bien  au  moins,  répondit-èlle,  qu'il 
«  m'envoyât  ces  cartons  pour  mes  bonnets.  » 

Jamais  auteur  n'a  moins  vécu  en  présence  de  sa  répu- 
tation, jamais  on  n'a  moins  été  enivré  par  le  succès.  Il  y 
avait  toujours  quelque  triste  retour  sur  le  reste  de  sa  des- 
tinée dans  les  jouissances  de  son  amour-propre,  et  elle 
semblait  dire  de  ce  genre  de  plaisir  :  «  N'est-ce  donc  que 
«  cela .'  » 

Toutefois,  elle  n'affectait  nullement  de  désavouer  sa 
gloire,  ni  ses  droits  à  cette  gloire  même.  Elle  avait  eu  la 
conscience  de  sa  supériorité ,  et  parfois  elle  a  dit  de  tel  au- 
teur cité  :  «  Il  n'est  pas  mon  égal ,  et  si  jamais  nous  nous 
«  battons ,  il  sortira  boiteux  de  la  lutte.  »  Très-jeune  encore, 
et  dans  un  temps  où  on  avait  le  pressentiment  plutôt  que 
la  preuve  de  ses  forces ,  je  lui  ai  entendu  porter  si  haut  ses 
espérances,  qu'il  m'est  arrivé  de  douter  qu'elle  parvînt  à 
les  réaliser.  On  pouvait  quelquefois  être  étonné  de  certaines 
phrases  peu  reçues  qu'elle  prononçait  fort  simplement  : 
«  Avec  tout  l'esprit  que  j'ai,  avec  mon  talent,  ma  réputa- 
«  tion,  etc.»  Elle  répétait  souvent  à  ses  amis  les  louanges 
qu'on  lui  donnait  en  lui  écrivant;  mais  il  y  avait  une  ex- 
trême bonhomie  dans  son  amour-propre.  Il  n'était  point 
toujours  là,  et  quand  il  s'y  trouvait,  il  disait  franchement  : 
«  Me  voici.  »  Ce  qui  est  vraiment  insupportable  dans  la 
vanité,  c'est  quand  on  la  découvre  tout  à  coup  à  la  place 
du  sentiment  ou  de  la  dignité  du  caractère.  Lorsqu'elle  se 
donne  naïvement  pour  ce  qu'elle  est,  et  qu'elle  n'a  jamais 
ni  dédain,  ni  arrogance,  ce  n'est  point  un  principe  domi- 
nant dans  l'âme. 

D'ailleurs,  les  moments  de  vanité  étaient  courts  chez 
madame  de  Staël;  la  louange  lui  donnait  du  plaisir,  mais 
on  voyait  bientôt  briller  en  elle  quelque  nouvel  éclair  de 
talent  ou  de  sensibilité.  Une  preuve  encore  que  son  amour- 
propre  n'avait  nulle  àpreté,  c'est,  comme  elle  l'a  dit  mille 
ibis,  que  les  éloges  lui  ont  toujours  donné  plus  de  satis- 
faction que  les  critiques  ne  lui  ont  causé  de  peine. 

Si  l'on  a  beaucoup  vanté  les  lettres  de  madame  de  Staël , 
c'est  parce  qu'on  y  retrouvait  une  faible  image  d'elle- 
même.  Il  ne  me  semble  pas  qu'elle  eût,  comme  madame 
de  Sévigné,  pour  le  style  épistolaire,  un  talent  particuher, 


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48 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


un  de  ces  dons  naturels  qui  paraissent  presque  indépen- 
dants des  facultés  de  la  personne.  Ses  lettres,  pour  le  feu 
et  la  verve,  n'égalaient  pas  sa  conversation;  elle  n'y  met- 
tait que  l'esprit  qu'elle  ne  pouvait  pas  s'empêcher  d'avoir; 
mais  cela  même  était  beaucoup  sans  doute.  11  y  régnait 
un  grand  charme  de  sensibilité,  et  une  teinte  douce  de 
tristesse  qui  en  faisait  tour  à  tour  le  mérite  et  le  défaut. 
Au  reste,  elle  ne  regardait  les  lettres  que  comme  des 
moyens  indispensables  de  communication,  et  ne  les  envi- 
sageait jamais  sous  le  rapport  littéraire,  (c  Depuis  que  j'ai 
«visé  tout  ouvertement  à  la  célébrité  par  mes  livres,  je 
«  n'ai  plus  donné  aucun  soin  à  mes  lettres ,  »  disait-elle;  en 
conséquence,  elle  prenait  souvent,  pour  sa  coirespondance , 
le  temps  de  la  société,  et  écrivait  tout  en  soutenant  la 
conversaliou. 

Les  plus  remarquables  des  lettres  de  madame  de  Staël , 
après  celles  qu'elle  adressait  à  son  père,  sont  celles  qu'elle 
a  écrites  dans  l'intimité.  Sa  longue  conespondance  avec 
moi  est  un  trésor  d'amitié,  de  candeur,  une  source  de 
larmes,  et  néanmoins  de  bonheur  pour  le  leste  de  ma  vie. 
Elle  a  encore  été  piodigieusement  distinguée  dans  les  let- 
tres qu'elle  écrivait  au  moment  de  l'inquiétude,  de  l'indi- 
gnation ou  de  la  douleur.  Alors ,  entraînée  par  un  sentiment 
impérieux,  elle  entassait,  sans  y  songer,  de  nombreuses 
pages,  toutes  brillantes  de  la  plus  admirable  éloquence. 

Je  ne  ferai  pas  le  même  éloge  des  lettres  que  madame 
de  Staël  a  tracées  dans  un  mouvement  d'enthousiasme 
passager ,  ou  sans  mouvement  véritable.  Elle  n'a  pas  tou- 
jours été  exempte,  dans  ces  sortes  de  lettres,  d'usi  peu 
d'exagération ,  et  on  y  reconnaît  parfois  le  talent  du  ro- 
mancier qui  tire  parti  pour  l'effet  de  l'impression  du  mo- 
ment ou  d'une  supposition  chimérique,  et  qui  ne  sait  pas 
résister  à,  l'attrait  des  couleurs  éclatantes.  Ainsi,  une 
Buance  d'intérêt  faible  et  fugitive  la  jetait  dans  l'idéal  du 
sentiment ,  et  elle  s'exaltait  sur  ce  qu'elle  aurait  pu  éprou- 
ver. Elle-même  disait  que  quand  elle  tenait  la  plume ,  sa 
tête  se  montait ,  et  elle  racontait  qu'à  l'âge  de  quatorze 
ans  sa  mère  l'ayant  chargée  d'écrire  à  un  vieux  ami  de 
la  maison,  elle  se  servit  d'expressions  si  vives  et  si  pas- 
sionnées qu'on  fut  obligé  de  lui  fair-e  recommencer  trois 
fois  sa  lettre  avant  que  le  style  en  fût  assez  calme  pour 
qu'on  pût  l'envoyer  à  son  adresse. 

Madame  de  Staël  a  connu  la  meilleure  partie  de  la  litté- 
rature européenne ,  sans  avoir  jamais  employé  un  temps 
considérable  à  l'étude;  elle  lisait  vite  sans  lire  superfi- 
ciellement, et  elle  n'a  jamais  rien  passé  d'intéressant,  ni 
doimé  une  minute  à  rien  d'inutile.  Elle  jugeait  de  génie,  si 
on  peut  le  dire;  un  tact  très-sûr  lui  indiquait  bientôt  l'es- 
prit, le  caractère  et  l'intention  secrète  d'un  auteur;  et 
elle  se  servait  ensuite  de  cette  connaissance  pour  appré- 
cier l'ouvrage.  Aussi  nul  mérite  d'exécution  ne  pouvait  la 
réconcilier  avec  un  but  ou  des  sentiments  moralement 
équivoques,  ou  avec  la  stérilité  d'idées,  et  c'était  toujours 
en  leur  qualité  d'hommes  qu'elle  évaluait  les  écrivains.  Et 
comme  le  style  offre,  selon  elle,  la  couleur  propre  à  l'in- 
dividu, elle  a  toujours  lu  en  original  les  auteurs  étrangers, 
et  elle  a  eu  le  courage  d'apprendre  dans  l'âge  mûr  les  lan- 
gues qu'on  ne  lui  avait  pas  enseignées  durant  sa  jeunesse. 
Elle  attachait  un  prix  infini  à  ce  genre  d'étude,  trouvant 
qrre  la  pensée  s'ouvre  de  nouvelles  routes  en  changeant 
d'idiome.  Apprendre  et  juger  les  langues  était,  suivant  son 
avis,  l'exercice  le  plus  salutaire  pour  l'esprit,  et  le  seul 
moyen  de  connaître  le  caractère  des  peuples.  Elle  citait 
avec  plaisir  le  mot  du  vieux  poète  Eirnirrs,  qui  disait  qu'il 
avait  trois  âmes  parce  qu'il  parlait  trois  langues. 

Une  fois  on  lui  demanda  quel  serait  le  livre  qu'elle  choi- 


sirait,  si  elle  était  condamnée  à  n'en  posséder'  qu'un.  Après 
avoir  excepté  la  Bible  et  le  Cours  de  mouale  reucieuse, 
de  son  père,  elle  dit  que  pour  la  pensée  elle  prendrait  Ba- 
con; c'est  l'auteur  qui  lui  semblait  le  plus  inépuisable. 

Dans  le  domaine  de  la  pure  littérature,  elle  ne  tenait 
compte  que  des  effets;  la  difficulté  vaincue  n'était  rien 
pour  elle;  il  lui  fallait  de  la  beauté;  mais  il  n'est  aucune 
beauté  qui  ne  la  touchât.  Extrêmement  sensible  au  charme 
des  sons,  elle  répétait  avec  ravissement  des  mots  ou  des 
phr-uses  harmonieuses  ;  certaines  strophes  lyriques  lui  don- 
naient un  plaisir  tout  à  fait  indépendairt  de  leur  significa- 
tion, et  après  les  avoir  pompeusement  récitées,  elle  s'é- 
criait :  «  Voilà  de  la  poésie  !  ce  que  j'aime  là  dedans ,  c'est 
«  qu'il  n'y  a  pas  une  idée.  »  Elle  se  moquait  d'elle-même , 
sous  ce  rapport,  avec  beaucoup  de  grâce,  et  disait  qu'elle 
n'avait  jamais  pu  entendre  sans  avoir  des  larmes  dans  les 
yeux,  ce  vers: 

Voire  nom  ?  —  Moncassin.  —  Votre  pays  ?  —  La  France. 

Elle  citait  encore  cette  phrase  :  «  Les  orangers  du  royaume 
n  de  Grenade,  et  les  citronniers  des  rois  maures,  »  comme 
produisant  sur'  elle  un  grand  effet. 

C'est  ainsi  que  les  plaisirs  de  la  littérature  et  même 
ceux  du  monde  étaieirt  pour  elle  ce  qu'ils  ne  sont  pour 
personne  :  il  y  avait  de  l'émotion,  et,  si  on  peut  le  dire, 
du  talent  dans  tout  ce  qu'elle  éprouvait.  Une  musique, 
une  danse  la  frappaient;  un  mauvais  orgue  dans  la  rue  la 
ravissait.  Une  fois  qu'elle  vit  danser  le  merruet  à  made- 
moiselle Bigottini,  elle  fut  dans  l'enchantement,  et  dit  à 
sa  fille  :  «  Pendairt  ce  temps,  j'aurais  voulu  le  rétablisse- 
«  ment  de  l'ancien  régime.  » 

Mais,  pour  en  revenir  à  ses  goûts  littéraires,  ce  qui  la 
transportait  au  delà  de  toute  idée,  c'étaient  les  morceaux 
d'imagination.  Elle  avait  à  cet  égard  des  impressions  d'une 
vivacité  extraordinaire,  et  quand  elle  faisait  quelque  dé- 
couverte dans  ce  genre,  elle  en  parlait  et  reparlait  sans 
cesse.  Elle  avait  besoin  de  donner  à  lire  à  tous  ses  amis 
les  endroits  qui  l'avaient  frappée,  et  sa  joie  faisait  événe- 
ment dans  sa  société.  René,  l'épisode  de  Velleda,  dans  les 
Martyrs;  la  scène  de  l'enterrement,  dans  L'ANTiQUArRE, 
et  les  premiers  poèmes  de  lord  Byron,  lui  ont  causé  des 
émotions  inexprùnables,  et  orrt  pour  un  temps  renouvelé 
son  existence. 

Cette  grande  sensibilité  lui  donnait  en  littérature  un  tact 
très-sûr,  parce  qu'elle  était  certaine  que  ce  qui  ne  la  tou- 
chait pas  n'avait  point  de  beauté  réelle.  «  Cela  est  bien ,  » 
disait-elle  quelquefois  de  certains  morceaux,  «  mais  cela 
«  n'est  pas  prenant,  «  ou  «  cela  n'est  pas  impressif.  On  peut 
a  m'en  croire  dans  mes  observations  sur  l'effet,  parce  que 
«  je  suis  peuple  par  l'imagination.  » 

Aussi  elle  ne  s'est  jamais  trompée  sur  le  succès  futur 
d'un  ouvrage;  ses  conseils  aux  littérateurs  étaient  tous  re- 
marquables, parce  qu'elle  avait  la  connaissance  la  plus 
précise,  soit  des  moyens  de  l'auteur,  soit  de  la  manière 
propre  au  sujet,  soit  des  dispositions  d'une  nation  ou  d'un 
public.  Elle  parlait  aux  écrivains  qui  la  consultaient  avec 
cette  énergique  franchise,  que  sa  supériorité,  la  qualité  de 
femme,  et  surtout  l'intérêt  extrême  qu'elle  mettait  à  leurs 
succès,  lui  donnaient  le  droit  de  montrer. 

Sans  doute,  quelques  amours-propres  irritables  ont  pu 
être  froissés  par  ses  observations  ;  mais  elle  avait  un  sen- 
timent si  vif  de  chaque  mérite,  qu'elle  renvoyait  pleins 
d'espérance  ceux  que  sa  bonne  foi  avait  un  moment  con- 
tr-islés;  souvent  elle  a  découvert,  réchauffé  le  germe  du 
talent  qrri  s'ignorait  lui-même.  Rien  n'enflammait  rému-_ 
lation  comme  ses  encouragements;  et  quand  c'étaient  ses 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


49 


amis  qui  se  lançaient  dans  l'arène ,  quelle  vivacité,  quel 
feu  pour  les  servir  !  quel  désir  de  leur  voir  tirer  le  meilleur 
parti  de  leur  talent,  de  leur  sujet,  de  leurs  moindres  pen- 
sées! Quand  elle  examinait  avec  eux  leurs  écrits,  aucun 
détail  n'était  trop  minutieux  pour  sa  patience.  Elle  relevait 
les  plus  petits  défauts  d'élégance  et  d'exactitude,  s'enga- 
geant  parfois  dans  les  distinctions  grammaticales  les  plus 
subtiles;  et  souvent  on  lui  voyait  déployer  une  telle  saga- 
cité, un  tel  tact  d'imagination,  que  même  pour  un  tiers 
ces  discussions  étaient  très-intéressantes. 

Non-seulement  l'ensemble  de  sa  société  et  de  sa  conver- 
sation a  fourni  l'occasion  d'un  grand  développement  aux 
hommes  distingués  qui  ont  vécu  dans  son  atmosphère, 
mais  ses  conseils  positifs  leur  ont  été  d'une  extrême  uti- 
lité; et  je  ne  crois  pas  qu'un  seul  d'entre  eux  osât  soute- 
nir, que  sans  elle,  il  eût  atteint  le  degré  de  hauteur  auquel 
il  est  parvenu  dans  la  suite. 

Et  moi  qui  m'essaie  ici  à  tracer  cette  faible  esquisse 
d'elle-même;  moi  qui,  dépourvue  à  la  fois  de  jeunesse  et 
d'expérience,  me  hasarde  à  écrire  pour  la  première  fois, 
j'ai  besoin  d'elle  à  tout  instant;  je  l'interroge  à  chaque  li- 
gne; je  ne  sais  si  j'exprime  ce  que  je  sens,  et  toujours 
l'espoir  d'être  approuvée  d'elle  est  la  chimère  qui  me 
soutient. 

Parmi  les  beaux-arts,  le  plus  habituellement  nécessaire 
à  madame  de  Staël  était  la  musique.  Musicienne  elle- 
même,  et  douée  d'une  belle  et  grande  voix ,  elle  n'a  cessé 
d'exercer  son  talent  que  lorsque  ses  enfants  ont  pu  lui 
procurer  le  genre  de  distraction  qu'elle  demandait  à  l'har- 
monie. Elle  voulait  y  puiser  à  la  fois  du  calme  et  de  l'ins- 
piration, l'oubli  de  la  réalité  et  le  pressentiment  d'une 
autre  existence.  Cet  art  qui  imprime  du  mouvement  à 
notre  esprit  sans  le  secours  des  pensées,  et  excite  des 
émotions  tendres  sans  celui  des  affections,  avait  pour  ma- 
dame de  Staël  un  charme  que  rien  ne  pouvait  remplacer. 

Cependant  tous  les  genres  de  musique  ne  lui  plaisaient 
pas.  Les  airs  dont  le  rhythme  et  la  mélodie  sont  marqués, 
faisaient  seuls  impression  sur  elle.  La  musique  savante, 
la  musique  spirituelle  ne  lui  disaient  rien;  et  quand  je  lui 
faisais  remarquer  que  certains  morceaux  pleins  de  piquant 
et  d'originalité,  tels  qu'Hayden  en  offre  un  si  grand  nom- 
bre, produisent  surnous  un  effet  très-analogue  à  celui  de 
l'esprit  :  «  J'aimerais  mieux  que  cet  esprit  fût  parléy  »  me 
répondait-elle.  Elle  s'impatientait  comme  d'une  espérance 
trompée  de -tout  ce  qui  ne  l'attendrissait  pas,  mais  elle 
éprouvait  aussi  quelquefois  d'inconcevables  ravissements. 
Je  l'ai  vue  fondre  en  larmes  en  écoutant  la  romance  de 
Marie  Stuart  exécutée  par  des  instruments  à  vent;  et 
comme  les  impressions  vives  étaient  créatrices  chez  elle, 
c'est  pendant  qu'elle  entendait  certains  airs  touchants  ou 
sublimes,  que  lui  est  venue  comme  d'en  haut,  l'idée  de 
ses  morceaux  les  plus  poétiques. 

Mais  de  tous  les  amusements  de  société,  le  plus  vif  pour 
elle  était  des  représentations  théâtrales;  et  sans  parler  ici 
des  plaisirs  qu'ont  donnés  à  une  personne  si  sensible,  si 
mobile  d'imagination,  les  chefs-d'œuvre  de  la  scène  exé- 
cutés par  les  plus  grands  artistes,  je  dirai  le  plaisir  qu'elle 
a  trouvé  comme  actrice  au  milieu  de  la  petite  troupe  d'a- 
mis qu'elle  avait  formée  elle-même.  Jouer  la  tragédie  sur- 
tout, exciter  en  parlant  une  langue  divine  de  profondes 
émotions,  se  mettre  tellement  en  harmonie  avec  les  sen- 
timents d'une  assemblée  nombreuse,  qu'un  regard,  un  geste, 
une  inflexion  de  voix  retentisse  au  fond  de  tous  les  cœurs, 
était,  selon  madame  de  Staël,  un  développement  de  l'exis- 
tence, une  jouissance  exaltée  et  sympathique  dont  rien  ne 
peut  donner  l'idée. 


Elle  produisait  véritablement  de  très-grands  effets;  l'en- 
thousiasme dont  elle  était  saisie  imprimait  à  sa  figure  un 
Caractère  frappant  et  élevé;  la  blanciieur  éclatante  de  ses 
bras,  ses  gestes  nobles  et  gracieux,  ses  poses  pittoresques, 
et  son  regard  surtout,  son  regard  tour  à  tour  sombre,  pé- 
nétrant, enflammé,  et  toujours  naturel,  donnaient  à  l'en- 
semble de  sa  personne  un  genre  de  beauté  «n  rapport  avec 
l'art,  et  tel  que  le  poète  tragique  l'eût  choisie;  sa  voix 
sonore  et  nuancée  remplissait  la  salle,  et  jamais  on  n'a 
maîtrisé  avec  plus  de  force  l'attention  des  spectateurs. 

Elle  n'avait  pas  sans  doute  un  talent  d'artiste,  mais  son 
jeu  était  spirituel  et  pathétique  au  dernier  point;  elle  fai- 
sait verser  beaucoup  de  larmes,  et  la  vérité  de  son  expres- 
sion remuait  le  fond  du  cœur.  Sa  troupe  entière  était  élec- 
trisée  par  elle,  un  assemblage  un  peu  hétérogène  se  mettait 
on  harmonie  sous  son  influence;  et  de  même  que  dans  la 
conversation,  elle  faisait  de  tous  ses  interlocuteurs  des 
gens  d'esprit,  sur  son  petit  théâtre,  elle  changeait  en  Iféros 
tous  ses  amis. 

Comme  elle  déclamait  d'inspiration,  son  jeu  variait 
beaucoup  d'une  représentation  à  l'autre  :  assez  sujette  à 
se  blaser  sur  les  effets  prévus  d'avance,  elle  se  plaisait 
tour  à  tour  à  tromper  et  à  surpasser  l'attente.  Ainsi  elle 
repoussait  souvent  dans  l'ombre  ces  mots  fameux  qui  sont 
regardés  comme  l'épreuve  du  talent,  et  puis  elle  relevait 
avec  tant  d'éclat  telle  autre  expression  jusqu'alors  peu 
remarquée,  qu'elle  la  faisait  paraître  sublime.  S'éloignant 
à  chaque  instant  par  là  des  routines  théâtrales,  elle  trou- 
vait moyen  d'être  originale  avec  ce  que  tout  le  monde  saii 
par  cœur. 

Son  émotion  en  jouant  la  tragédie  était  très-forte;  dans 
Zaïre,  par  exemple,  elle  n'a  jamais  pu  apprendre  à  déta- 
cher sa  croix  sans  la  casser.  Cependant  cette  émotion  ne 
produisait  aux  yeux  des  spectateurs  aucun  effet  irrégulier, 
et  semblait  lui  donner  de  l'élan  et  non  du  trouble;  elle 
avait  l'esprit  parfaitement  présent  aux  divers  incidents  de 
la  scène,  et  ne  perdait  point  la  direction  d'elle-même  ni  des 
autres. 

Mais  rien  n'était  plus  piquant  que  de  lui  voir  jouer  la 
comédie;  toute  sa  verve,  toute  sa  gaieté  éclataient  dans 
son  jeu;  les  rôles  de  soubrettes  l'amusaient  surtout,  et  il 
y  avait  déjà  du  comique  dans  le  contraste,  senti  par  elle 
et  par  tous,  du  petit  manège,  des  ruses  intéressées  du  per- 
sonnage, avec  l'élévation  des  pensées  et  des  sentiments 
de  l'acteur. 

Peut-être  pour  la  perfection  de  l'art  se  laissait-elle  un 
peu  trop  reconnaître  dans  tous  ses  rôles;  elle  transportait 
ses  personnages  en  elle,  plutôt  qu'elle  ne  se  transportait 
dans  ses  personnages;  et  il  est  étonnant  qu'elle  ait  pu  ren- 
dre toutes  les  nuances  des  caractères  les  plus  opposés  au 
sien,  en  restant  madame  de  Staël  dans  son  plus  parfait 
naturel;  mais  c'est  ainsi  qu'elle  a  été  dans  ses  écrits  et 
dans  la  société,  toujours  variée  et  toujours  elle-même. 

Cependant  il  est  des  rôles  qu'elle  n'a  jamais  bien  saisis; 
quand,  par  exemple,  un  caractère  lui  rappelait  un  certain 
idéal  dont  elle  s'était  longtemps  occupée,  elle  le  ramenait 
à  cet  idéal  sans  tenir  compte  des  différences.  Ainsi,  soit 
qu'elle  ait  voulu  jouer  ou  composer  des  Nina,  elle  a  tou- 
jours échoué.  Elle  n'imitait  jamais  que  le  délire  poétique, 
et  représentait  des  Saplio  ou  des  Coiinne.  La  véritable 
folie,  l'incohérence  des  pensées  n'a  pu  être  comprise  d'elle  ; 
sa  tête  était  foncièrement  trop  bien  organisée  pour  la  con- 
cevoir. 

Ceci  me  rappelle  une  anecdote  qui  fera  connaître  ma- 
dame de  Staël  sous  un  autre  rapport.  Il  y  a  environ  vingt 
ans  que  dans  un  séjour  qu'elle  faisait  chez  moi  à  la  cam- 

4 


50 


NOTICE  SLR  LE  GARàCTERE  ET  LES  ECRITS 


pagne,  il  fut  question  de  jouer  des  proverbes  :  on  fit  clioix 
d'un  canevas  de  Carmontel,  intitulé  le  Bavard,  dans  le- 
quel une  grande  dame,  malade  et  vaporeuse,  consent  à 
s'intéresser  en  faveur  d'un  vieux  militaiie  qui  sollicite 
une  pension ,  mais  sous  la  condition  expresse  qu'il  lui  ex- 
pliquera son  affaire  en  peu  de  mots.  Le  Bavard,  à  qui  l'on 
a  fait  sa  leçon  d'avance,  se  laisse  néanmoins  entraîner  à 
une  telle  intempérance  de  paroles,  qu'il  excède  sa  protec- 
trice, et  qu'elle  ne  veut  plus  entendre  parler  de  lui.  Ma- 
dame de  Staël  représentait  la  grande  dame.  Elle  remplit 
d'abord  fort  bien  son  rôle;  elle  contrefit  à  merveille  la  lan- 
gueur, puis  l'ennui,  puis  le  dépit  et  l'impatience;  mais 
quand  vint  le  moment  d'affliger  le  vieux  soldat,  il  lui  fut 
impossible  de  s'y  résoudre.  11  avait  pailé  de  sa  femme  et 
de  ses  enfants,  c'était  au  fond  le  meilleur  homme  du  monde  ; 
il  fallait  trop  de  dureté  pour  le  refuser.  Sortant  donc  tout 
à  fait  de  son  rôle,  et  manquant  net  l'épigramme  de  la  pièce, 
elle  lui  dit  avec  une  émotion  véritable,  qu'une  autre  fois 
il  ferait  mieux  de  ne  pas  tant  parler,  mais  que  quant  à  pré- 
sent elle  se  chargeait  de  son  affaire.  Telle  était  en  effet 
madame  de  Staël;  non-seulement  elle  n'a  jamais  pu  affli- 
ger volontairement  qui  que  ce  fût,  mais  cette  personne  si 
sujette  à  l'ennui  n'en  éprouvait  réellement  aucun,  dès 
qu'il  s'agissait  d'être  utile  aux  autres. 

La  gaieté  vive  et  piquante  qui  animait  la  conversation 
de  madame  de  Staël ,  n'ayant  laissé  que  des  traces  éparses 
dans  ses  écrits,  il  est  curieux  d'en  retrouver  l'expression 
dans  de  petites  comédies  qu'elle  composait  pour  son  théâ- 
tre de  société.  Ces  pièces  étaient  pleines  d'originalité,  et 
les  idées  favorites  de  l'auteur  s'y  montraient  travesties  de 
la  manière  la  plus  plaisante. 

Tantôt  c'était  une  Coriiuie  bourgeoise,  une  signora  Fan- 
tastici,  musicienne,  comédienne,  poëte,  qui  arrive  dans 
une  petite  ville  de  Suisse,  où  depuis  deux  cents  ans  cha- 
cun faisait  chaque  jour  la  même  chose.  Elle  tourne  d'a- 
bord la  tête  à  un  des  fils  de  la  maison,  puis  à  l'autre,  puis 
au  père,  puis  à  la  mère  elle-même,  puis  jusqu'au  commis- 
saire qu'on  envoie  pour  l'arrêter  ;  et  elle  emmène  tous  ces 
personnages  avec  elle  en  Italie.  Tantôt  c'était  un  fat  qui 
échange  le  portiait  de  sa  maîtresse  contre  deux  copies  de 
son  propre  portrait,  qui  renonce  à  une  femme  pleine  d'es- 
prit et  de  grâce ,  parce  qu'elle  l'éclipsé  en  société ,  et  finit 
par  demander  en  mariage  une  personne  du  mérite  le  plus 
modeste,  mais  qui,  par  malheur,  se  trouve  n'être  qu'un 
mannequin. 

De  toutes  ces  petites  pièces,  celle  où  il  y  a  le  plus  de 
force  comique,  c'est  une  comédie  qui  n'a  point  de  but 
précis,  et  qui  est  intitulée:  le  Capitaine  Kernadec.  Le 
sel  d'une  telle  plaisanterie  ne  saurait  passer  dans  un  ex- 
trait, et  il  ne  resterait  que  l'invraisemblance  de  l'idée 
principale.  Mais  partout  où  il  se  trouvera  de  bons  acteurs , . 
on  pourra  juger  de  l'effet  original  de  cette  bagatelle  au 
théâtre. 

Madame  de  Staël  a  composé  aussi  quelques  drames  sé- 
rieux sur  des  sujets  tirés  de  la  Bible  ou  de  la  Légende.  La 
beauté  pathétique  de  son  langage,  la  grandeur,  et  je  dirai 
la  sincérité  de  ses  sentiments,  étaient  bien  nécessaires 
pour  qu'elle  se  crût  certaine  de  disposer  religieusement 
toute  une  assemblée  préparée  au  plaisir,  et  pour  qu'elle 
n'eût  pas  également  à  redouter  l'indifférence  ou  les  scru- 
pules de  ses  juges.  Cette  difficulté  était  peut-être  d'autant 
plus  grande,  que  les  spectateurs  la  pressentaient,  et  néan- 
moins elle  en  a  toujours  triomphé.  Elle  avait  quelque  chose 
de  si  pénétré;  il  régnait  tant  de  douceur  dans  sa  manière; 
tant  de  modeste  et  noble  candeur  dans  une  sorte  d'appli- 
cation faite  confusément  de  ses  rôles  à  elle-même,  qu'on 


était  attendri  dès  le  début.  Cette  mère,  ces  enfants,  prin- 
cipaux acteurs  de  ces  pièces,  touchaient  sous  mille  rap- 
ports, et  une  suite  de  tableaux  enchanteurs  que  madame 
de  Staël  avait  l'art  d'amener,  répandaient  une  magie  puis- 
sante sur  l'ensemble.  Agar  dans  le  désert,  entre  autres, 
diame  que  mademoiselle  de  Staël,  alors  âgée  de  six  ans, 
embellissait  de  tout  son  charme  en  remplissant  le  rôle  du 
petit  Ismaël,  Agar  dans  le  désert  offrait  une  succession  de 
poses  et  de  groupes  dignes  d'inspirer  un  grand  artiste. 

Un  de  ces  drames ,  le  plus  distingué  peut-être  par  la  cou- 
leur antique  et  orientale  du  langage,  la  Sunamite,  donna 
lieu  à  un  singulier  développement  de  caractère  chez  ma- 
dame de  Staël ,  et  nous  fit  voir  comment  son  talent  pou- 
vait réagir  sur  elle-même.  Elle  avait  voulu  peindre  la  va- 
nité maternelle  dans  la  personne  d'une  femme,  qui,  ayant 
obtenu  du  ciel  le  bonheur  inespéré  de  devenir  mère,  jouit 
avec  trop  d'ivresse  des  dons  brillants  dont  sa  fille  a  été 
comblée,  et  ne  peut  se  résoudre  à  tenir  la  promesse  qu'elle 
a  faite,  de  vouer  cette  enfant  au  Seigneur.  Une  scène  très« 
frappante  montrait  la  punition  de  la  Sunamite  :  à  une  épo- 
que qui  devait  être  particulièrement  sacrée  pour  cette 
mère,  elle  avait  préparé  une  fête  mondaine  où  sa  fille  pût 
paraître  avec  éclat.  Déjà  la  jeune  personne  avait  fait  en- 
tendre sa  belle  voix;  déjà  elle  commençait  à  déployer  ses 
grâces  dans  une  danse  figurée ,  quand  on  la  voit  tout  à  coup 
défaillir  et  tomber,  comme  atteinte  d'un  trait  mortel,  au 
milieu  de  ses  compagnes.  Cette  situation,  dont  madame 
de  Staël  n'avait  peut-être  pas  prévu  toute  la  force,  fit  sur 
elle  une  telle  impression,  que  le  lendemain,  sa  fille  (qui 
avait  joué  le  rôle  de  la  jeune  personne)  ayant  été  légère- 
ment indisposée,  elle  fut  dans  l'état  d'inquiétude  le  plus 
violent,  et  crut  s'être  attiré  le  malheur  de  la  Sunamite. 

On  a  pu  juger,  par  ces  légères  productions ,  que  madame 
de  Staël  avait  à  un  haut  degré  le  talent  de  l'effet  théâtral; 
talent  difficile  à  analyser ,  en  ce  qu'il  ne  paraît  dépendie 
d'aucune  qualité  appréciable,  et  qu'il  tient  sans  doute  à 
un  genre  particulier  d'imagination.  Ses  pièces  produisaient 
toujours  beaucoup  plus  d'impression  à  la  répétition  qu'à 
la  lecture,  et  à  la  représentation  qu'à  la  répétition;  plus 
l'assemblée  était  nombreuse,  et  plus  l'effet  en  était  fort  et 
remarquable.  De  même  ses  ouvrages  nous  ont  frappés  da- 
vantage ,  étant  imprimés  que  manuscrits  ;  et  plus  ils  ont  été 
répandus,  plus  ils  ont  gagné  aux  yeux  de  leurs  premiers 
juges.  Elle  avait  l'art  de  s'emparer  des  esprits  en  grand, 
et  possédait  le  don  d'agir  sur  les  masses. 

Quand  on  songe  aux  titres  qu'avait  madame  de  Staël  à 
une  gloire  solide,  on  peut  s'étonner  de  l'intérêt  prodigieux 
qu'elle  mettait  à  ces  représentations  théâtrales  ;  mais  elle 
trouvait  là  ce  qui  lui  était  le  plus  agréable  dans  tous  les 
succès,  la  certitude  de  s'entendre  avec  les  autres,  le  plai- 
sir de  faire  vibrer  fortement  certaines  cordes  au  fond  des 
cœurs.  Elle  n'en  demandait  pas  davantage  à  la  gloire.  C'est 
dans  les  yeux  de  ses  contemporains  qu'elle  aimait  à  lire  le 
présage  du  rang  que  lui  accorderaient  les  siècles  futurs; 
et  elle  jouissait  du  moment  présent,  comme  si  elle  n'eût 
pas  espéré  l'immortalité. 

Effets  du  temps. 

Un  Suédois,  homme  d'esprit,  qui  a  tracé  le  portrait  de 
madame  de  Staël,  a  dit  que  chaque  année  de  sa  vie  valait 
moralement  mieux  que  la  précédente,  comme  le  dernier 
de  ses  ouvrages  est  toujours  le  plus  parfait  pour  le  style 
et  la  composition.  Puis  donc  que  les  traits  que  j'ai  rassem- 
blés appartiemient  surtout  à  la  jeunesse ,  il  m'importe  d'in- 
diquer les  changements  qui  se  sont  graduellement  opérés 
chez  madaûie  de  Staël. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


51 


Et  d'abord,  elle  a  eu  plus  de  naturel  à  mesure  qu'elle 
s'est  éloignée  de  la  jeunesse.  A  la  sincérité  du  caractère 
qu'elle  avait  toujours  eue,  elle  a  joint  de  plus  en  plus  la 
vérité  de  l'expression.  Il  est  des  âmes  qui  se  montrent 
mieux  à  découvert  au  commencement  de  la  vie,  il  en  est 
d'autres  qui  semblent  comme  enveloppées  dans  les  bril- 
lantes vapeurs  de  leurs  illusions.  Madame  de  Staël  a  été 
plus  elle-même  avec  l'âge,  soit,  comme  elle  me  l'écrivait, 
que  le  succès  l'eût  encouragée  à  mettre  au  jour  ce  qu'elle 
appelait  ses  bizarreries,  soit  qu'elle  se  fût  défaite  de  cer- 
taines formes  romanesques  qui  voilaient  sa  véritable  ori- 
ginalité. Peut-être  y  a-t-il  eu  un  temps  où  la  vie,  la  mort, 
la  mélancolie,  le  dévouement  passionné,  jouaient  un  trop 
grand  rôle  dans  sa  conversation.  Mais  quand  la  contagion 
de  ses  piirases  a  envalii  tout  son  salon  et  menacé  son  an- 
tichambre, il  lui  en  a  pris  un  ennui  mortel.  L'affectation 
de  ses  imitateurs  a  constamment  guéri  madame  de  Staël 
de  tout  ridicule  :  «  Je  marche  avec  des  sabots  sur  la  terie, 
«  me  disait-elle,  quand  on  veut  me  forcer  à  vivre  dans  les 
«  nuages.  » 

En  outre,  lorsqu'elle  a  cessé  de  se  placer  dans  le  point 
de  vue  de  la  jeunesse,  qui  pour  être  le  plus  brillant  n'est 
pas  le  plus  étendu,  elle  a  vu  que  les  sentiments  exaltés  ne 
tenaient  pas  dans  la  vie  une  si  grande  place  qu'elle  l'avait 
cru ,  et  elle  a  été  mieux  en  accord  avec  tout  le  monde. 
La  race  humaine  s'était  longtemps  divisée  à  ses  yeux  en 
deux  classes,  celle  des  êtres  sensibles,  dont  elle  était,  et 
celle  des  êtres  froids,  qui  ne  l'intéressait  guère  :  comme 
la  statue  dans  Pygmalion,  elle  semblait  dire  successive- 
ment de  tout  ce  qu'elle  voyait.  C'est  moi,  ce  n'est  plus 
moi,  c'est  encore  moi.  Moins  jeune  elle  a  dit  davantage. 
C'est  moi,  de  toutes  les  dispositions  des  âmes  honnêtes. 

De  plus,  par  une  suite  de  cette  justesse  toujours  crois- 
sante, elle  a  su  mieux  apprécier  les  véritables  biens  de  la 
vie,  et  elle  a  perdu  quelque  chose  non  pas  de  sa  pitié, 
mais  de  sa  trop  grande  estime  pour  le  malheur.  Plus  heu- 
reuse elle-même,  elle  a  regardé  davantage  l'existence 
comme  un  bienfait.  «  Quand  je  n'aurais  pas  l'espérance 
«  d'une  vie  à  venir,  disait-elle,  je  rendiais  encoie  grâce  à 
«  Dieu  d'avoir  vécu ,  d'avoir  connu  et  aimé  mon  père.  » 

Par  la  même  raison  elle  redoutait  moins  la  solitude,  et 
savait  mieux  jouir  soit  des  beautés  de  la  nature,  soit  de 
l'exercice  de  la  pensée. 'Elle  disait  à  sou  fds,  en  l'excitant 
à  l'étude  :  «  Lorsqu'il  n'y  a  pas  de  malheurs  extraordi- 
«  naires,  je  ne  sens  aucune  peine  jusqu'à  cinq  heures  après 
«  midi,  que  finit  pour  moi  le  moment  du  travail.  »  Elle  ci- 
tait souvent  l'exemple  de  Horn-Tooke,  qui  dans  un  âge 
très-avancé,  disait  à  lord  Erskine  :  «  Si  vous  aviez  obtenu 
«  pour  moi  dix  ans  de  vie  au  fond  d'un  cachot,  avec  des 
«  plumes  et  des  livres ,  je  vous  en  aurais  lemercié.  » 

Il  ne  me  semble  pas  que  les  années  aient  fait  essuyer 
aucune  perte  réelle  à  madame  de  Staël;  elle  avait  été  dans 
sa  jeunesse  une  improvisatrice  merveilleuse,  mais  jamais 
elle  n'a  cessé  d'employer  en  poète  les  matériaux  qu'elle 
avait  continuellement  rassemblés  au  moyen  de  l'étude  et 
de  l'observation;  la  sphère  de  ses  idées  s'est  toujours 
agrandie,  plusieurs  mondes  nouveaux  se  sont  présentés 
l'un  après  l'autre  à  ses  regards,  et  ses  découvertes  succes- 
sives ont  fait  naître  ses  divers  ouvrages.  Ainsi ,  la  connais- 
sance des  tourments  infligés  par  l'opinion  a  créé  Delphine  ; 
celle  de  la  nature  et  des  arts,  Corinne;  celle  des  idées 
métaphysiques  et  delà  philosopliie  idéaliste ,  I'Allemagne; 
celle  de  l'état  politique  et  social  de  l'Angleterre,  son  der- 
nier ouvrage.  Chaque  événement  avait  laissé  un  résultat 
<lans  son  esprit,  chaque  sentiment  lui  avait  enseigné  quel- 
que chose.  La  jeunesse  éternelle  du  génie  conseivait  ses 


droits,  tandis  qu'elle  s'enrichissait  des  fruits  de  l'âge. 
Le  temps  avait  encore  pour  elle  des  trésors  en  réserve  ; 
et,  par  exemple,  elle  écrivait  au  sujet  de  son  poëme  de 
Richard  :  «  Je  crois  que  je  ferai  une  belle  peinture  des 
«  effets  de  l'imagination  dans  l'âge  mûr;  cet  âge  où  les  ob- 
«  jets  qui  vont  bientôt  s'obscurcir  sont  encore  illuminés 
«  par  les  rayons  pourprés  du  soleil  qui  baisse.  » 

Mais  ce  qu'on  a  surtout  remarqué  chez  madame  de  Staël 
à  mesure  qu'elle  a  fait  route  dans  la  vie,  c'est  une  réserve 
plus  grande,  ce  sont  des  manières  plus  contenues.  S'étant 
quelquefois  mal  trouvée  d'avoir  accordé  aux  indifférents 
le  droit  de  la  blesser,  elle  se  laissait  moins  facilement  abor- 
der sur  les  sujets  intimes.  Aussi  certaines  personnes  lui 
ont  trouvé  moins  de  charme,  mais  il  n'y  avait  pourtant  en 
elle  aucune  froideur  :  redoutant  les  émotions  et  voulant 
les  éviter,  elle  avait  substitué  à  la  généreuse  noblesse  de 
son  ancien  abandon,  cette  dignité  qui  tient  les  autres  5 
quelque  distance.  Elle  ne  désirait  plus  étendre  le  cercle 
de  ses  affections,  et  ne  cherchait  pas  à  en  inspirer  de  nou- 
velles. Autrefois  elle  avait  dit  :  «  Il  y  a  toujours  un  peu 
«  de  coquetterie  dans  les  services  que  rendent  les  femmes, 
«  puisqu'elles  cherchent  ainsi  à  se  faire  aimer.  »  Vers  la 
fin  de  sa  vie,  elle  voulait  à  peine  de  la  reconnaissance,  et 
la  satisfaction  de  faire  le  bien  lui  suffisait.  «  La  porte  de 
«  mon  cœur  est  fermée,  »  disait-elle,  et  en  cela  elle  se 
trompait.  Jamais  aucun  genre  d'excellence  n'a  cessé  d'in- 
téresser sa  sensibilité;  mais  il  y  avait  quelque  chose  de 
doux  pour  ses  anciens  amis ,  dans  l'idée  de  cette  barrière 
par  laquelle  elle  les  séparait  de  tout  l'univers. 

Les  qualités  de  madame  de  Staël  ont  pris  un  caractère 
plus  solide  avec  l'âge,  et  elle  a  fait  plus  de  cas  chez  les 
autres  de  la  solidité.  Toute  la  théorie  de  l'exaltation  a  fait 
place  à  celle  de  la  moralité;  son  estime  pour  les  dons  na- 
turels s'est  transportée  sur  les  vertus  acquises  ;  le  courage 
et  la  résignation  ont  obtenu  l'admiration  qu'elle  avait  eue 
pour  les  grands  mouvements  de  la  sensibilité.  Elle-même 
a  eu  plus  de  calme,  et  quand  il  n'y  avait  pas  de  sujets  vé- 
ritables de  peine,  elle  ne  s'en  forgeait  pas  de  chimériques. 
Il  pouvait  y  avoir  des  vagues  majestueuses,  mais  non  de 
l'orage  dans  son  cœur. 

Dans  l'intérieur  de  sa  maison,  je  l'ai  trouvée  également 
plus  intéressante,  plus  occupée  des  autres  pour  eux- 
mêmes;  sa  bonté,  sa  générosité  s'exerçaient  avec  plus  de 
prudence  et  moins  de  distraction.  Ses  paroles,  plus  mesu- 
rées, comptaient  davantage;  ses  éloges,  plus  justement 
flatteurs,  donnaient  plus  de  plaisir.  Moins  irrésistiblement 
entraînée  par  le  torrent  de  ses  pensées  et  de  son  enthou- 
siasme, elle  cédait  librement  au  désir  de  persuader  ou  de 
plaire;  ce  qu'elle  avait  perdu  en  vivacité  se  retrouvait  en 
profondeur  et  en  harmonie.  Peut-être  sa  figure  plus  pâle 
était-elle  plus  touchante;  peut-être  le  brillant  éclair  du  gé- 
nie frappait-il  encore  davantage  sur  son  visage  un  peu 
abattu.  Et  qui  sait  si,  dans  les  derniers  temps,  quelques 
signes  précurseius  de  l'orage  qui  allait  assaillir  sa  vie, 
quelques  signes  dont  nous  craignions  d'interpréter  les  si- 
nistres avertissements,  n'ajoutaient  pas  au  prix  de  ses 
moindres  paroles,  et  à  la  grande  et  solennelle  impression 
qu'elle  produisait  sur  nous? 

Dans  une  sphère  plus  étendue,  chez  les  nations  étran- 
gères, par  exemple,  elle  n'a  jamais  produit  autant  d'effet 
que  pendant  ses  dernières  années.  A  Paris,  on  lui  a  trouvé 
une  modération ,  une  sagesse  remarquables.  Soutenant  tou- 
jours les  grands  intérêts  de  la  liberté,  dans  les  questions 
de  politique  intérieure,  elle  a  conseillé  d'observer  vis-à- 
vis  des  étrangers  tous  les  ménagements  que  réclamait  la 
situation  de  la  France.  Elle  s'est  attachée  aux  amis  les 


NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS 


I)lus  purs  et  les  plus  sincères  de  la  monarchie  constitu- 
tionnelle, el  a  fait,  politiquement,  beaucoup  de  bien,  à  ce 
■qu'on  assure.  Ou  l'écoutait  avec  un  giand  respect;  ses  pré- 
dictions avaient  été  si  souvent  justifiées  par  l'événement, 
que  ce  qu'on  avait  pris  pour  de  l'inspiration  paraissait  être 
de  l'expérience.  Plus  certaine  elle-même  de  porter  la  con- 
viction ,  et  sachant  que  désormais  elle  ne  pouvait  être  ni 
méconnue,  ni  calomniée,  elle  parlîiit  avec  plus  d'auto- 
rité. 

Madame  de  Staël  avait  certainement  pris  de  la  confiance 
en  elle-même,  mais  sans  aucun  mélange  de  présomption. 
Elle  paraissait  d'autant  plus  imposante,  qu'elle  ne  parlait 
.point  en  son  propre  nom ,  mais  qu'on  la  voyait  comme 
l'interprète  des  éternelles  loi,s  de  l'équité.  Ce  n'était  plus  un 
.grand  maître  en  éloquence  qui  se  plaît  à  déployer  son  ta- 
rent, c'était  un  missionnaire  profondément  pénétré  des 
vérités  qu'il  annonce;  et  l'admiration  dont  elle  était  l'objet 
fs'absorbait,  pour  ainsi  dire,  dans  l'attention  excitée  par 
rla  question  qu'elle  traitait.  Il  ne  s'agissait  plus  d'elle-même, 
il  s'agissait  pour  chacun  de  ce  qui  lui  importait  le  plus;  et 
comme  elle  parlait  aux  hommes  de  leurs  intérêts  les  plus 
pressants,  c'était  leur  affaire  que  de  l'entendi'e.  Elle  a  peint 
:sous  les  couleurs  les  plus  fortes,  et  le  moment  présent  et 
ses  suites  inévitables;  elle  a  expliqué  les  classes,  les  na- 
tions les  unes  aux  autres,  les  besoins,  les  sentiments  de 
tous  à  chacun  :  ou  sentait  qu'elle  annonçait  vrai,  et  que  le 
fait  répéterait  avec  dureté,  ce  qu'on  se  serait  refusé  à  ap- 
prendre d'elle. 

Voilà  pourquoi  les  souverains  eux-mêmes  l'ont  écoutée 
avec  avidité,  et  souvent  avec  émotion.  Et  lorsque,  usant 
(le  son  pouvoir  naturel  pour  ébranler  les  âmes,  elle  mon- 
Irait  dans  ces  mêmes  dispositions  de  la  Providence  qu'elle 
dévoilait,  le  soulagement  d'une  masse  de  misères;  quand 
elle  plaidait  la  cause  sacrée,  et  de  son  pays,  et  de  l'huma- 
nité, on  était  entraîné,  attendri,  électrisé  par  elle.  C'est 
ainsi  que  la  renommée  de  madame  de  Staël  s'est  constam- 
ment accrue,  que  sa  gloire  déjà  grande  dans  la  France  y 
a  été  comme  importée  de  nouveau  par  l'enthousiasme  des 
autres  nations,  et  que,  sans  étonner  les  témoins  de  l'effet 
qu'elle  produisait,  on  a  pu  dire  que  son  éloquence  avait 
hâté  le  renvoi  de  trois  cent  mille  soldats  étrangers  et  la  li- 
bération de  sa  patrie^ 

Il  faut  comprendre  parmi  les  heureux  effets  du  temps 
sur  madame  de  Staël,  la  fixité  toujours  plus  grande  des 
idées  religieuses  dans  son  esprit ,  et  l'habitude  mieux  con- 
tractée de  les  appliquer  à  la  vie  réelle.  Ses  scrupules ,  qui 
avaient  toujours  eu  pour  objet  les  conséquences  de  ses 
actions,  se  sont  davantage  attachés  à  leurs  motifs.  La 
prière,  ce  besoin  de  sentiment  pour  elle,  la  mettant  sans 
cesse  en  communication  avec  la  source  de  toute  excel- 
lence, a  fait  pénétrer  une  pure  lumière  dans  son  cœur  : 
«  Toutes  les  fois  que  je  suis  seule,  je  prie,  »  disait-elle  à 
ses  enfants.  Elle  m'écrivait  de  Suède  au  suj,et  de  M.  de 
Montmorency  :  «  Il  n'y  a  point  d'absence  pour  les  êtres  re- 
«  ligieux,  parce  qu'ils  se  retiouvent  dans  le  sentiment  de 
«  la  prière.  «  A  tout  moment  on  voit  dans  ses  lettres  la  de- 
mande de  prier  pour  elle  et  pour  ses  enfants. 

Madame  de  Staël  pensait  qu'il  y  a  de  l'orgueil  dans 
l'homme  à  vouloir  pénétrer  le  secret  de  l'univers;  et  en 
parlant  de  la  haute  métaphysique,  elle  disait:  «J'aime 
«  mieux  l'Oraison  dominicale  que  tout  cela.  »  Durant  ses 
longues  insomnies,  elle  répétait  sans  cesse  cette  prière 
pour  se  calmer.  Des  soupirs,  de  certaines  exclamations, 
donlelle  avait  l'habitude,  étaient  chez  elle  des  mvocations 
pieuses;  ainsi  ces  mots  qui  lui  échappaient  souvent: 
<i  Pauvre  nature  humaine  !  hélas  !  qu'est-ce  que  de  nous  ? 


«  ah!  la  vie,  la  vie!  »  étaient  un  sentiment  religieux  qui 
s'exhalait. 

C'était  encore  de  la  piété  en  elle  que  cette  conviction  si 
piofonde  et  si  souvent  exprimée,  que  la  justice  divine  com- 
mence déjà  à  s'exercer  sur  cette  terie.  «  La  vie,  »  disait- 
elle  à  sa  fille  en  appliquant  à  la  religion  une  compaiaison 
déjà  connue ,  a  la  vie  ressemble  à  ces  tapisseries  des  Gobe- 
«  lins,  dont  vous  ne  discernez  pas  le  tissu  quand  vous  les 
«  voyez  du  beau  côté,  mais  dont  on  découvre  tous  les  fils 
«  en  regardant  l'autre  face.  Le  mystère  de  l'existence,  c'est 
<i  le  rapport  de  nos  fautes  avec  nos  peines.  Je  n'ai  jamais 
«  eu  un  tort  qu'il  n'ait  été  la  cause  d'un  malheur.  » 

Une  chose  qui  peut  paraître  bizarre,  c'est  qu'elle  appli- 
quait cette  idée  de  rétribution  à  la  vie  présente  plus  en- 
core qu'à  la  vie  à  venir.  «Les  auteurs  catholiques,  écrivait- 
«  elle,  font  constamment  usage  de  l'enfer;  sans  oser  juger 
«  une  telle  croyance,  je  n'ai  jamais  senti  qu'elle  rendît 
«  meilleur.  »  Néanntioins  pendant  ses  accès  de  chagrin  elle 
lisait  souvent  Fénélon,  trouvant  chez  cet  auteur  une  con- 
naissance admirable  des  peines  de  l'âme.  L'Imitation  de 
Jésus-Christ,  qui  ne  lui  avait  pas  plu  d'abord,  était  aussi 
une  ressource  pour  elle  vers  la  fin  de  sa  vie. 

Le  Suédois  '  dont  j'ai  parlé  a  fait  sur  madame  de  Staël 
cette  remarque  qu'il  faut  prendre  dans  un  sens  favorable  : 
«  Elle  avait  une  vénération  d'enfant  pour  la  reUgion  chré- 
«  tienne.  » 

C'est  dans  son  dernier  ouvrage  qu'elle  a  dit  ces  mots 
sublimes  :  «  L'homme  est  réduit  en  poussière  par  l'incré- 
«.  dulité,  »  et  cet  autie  :  «  La  religion  est  la  vie  de  l'âme.  » 

En  1815,  comme  l'intolérance  et  les  excès  du  fanatisme 
religieux  étaient  continuellement  l'objet  de  son  animadver- 
sion,  je  craignais  que  la  religion  même  n'eût  soutfert  dans 
son  esprit  de  l'abus  que  l'on  faisait  de  ce  nom  sacré.  Lui 
ayant  témoigné  mes  doutes  à  cet  égard  :  «  Je  vous  pro- 
«  teste  que  cela  n'est  pas,  me  répondit-elle.  11-  entre  de  la 
«  piété  dans  mon  indignation ,  et  il  n'est  pas  un  quart 
«  d'heure,  je  pourrais  peut-être  dire  moins,  où  l'idée  de 
«  la  Divinité  ne  soit  présente  à  mon  cœur.  » 

Néanmoins  on  doit  s'exprimer  avec  modestie  lorsqu'on 
parle  des  sentiments  religieux  de  ceux  qu'on  a  aimés.  On 
le  doit  même  pour  tout  le  monde,  puisque  bien  des  gens 
se  croient  en  droit  d'exiger  des  vertus  plus  qu'humaines 
du  cœur  qui  nourrit  ces  sentiments;  mais  on  le  doit  sur- 
tout en  pensant  à  leur  objet  sublime.  Ce  n'est  pas  quand 
on  élève  ses  regards  vers  l'Être  suprême,  qu'on  peut  louer 
aucun  mortel.  «  Dieu  seul  est  grand;  »  ce  beau  mot  qui  a 
retenti  sur  le  cercueil  de  Louis  XIV,  ce  mot  peut  aussi  être 
prononcé  sur  le  tombeau  de  ceux  qui  ont  régné  par  la  pen- 
sée. Madame  de  Staël  parlait  avec  une  modeste  défiance 
de  sa  piété;  elle  n'a  jamais  eu  aucun  orgueil,  mais  sous  le 
rapport  religieux,  elle  était  véritablement  humble  de  cœur. 
Le  sentiment  de  sa  supériorité  l'abandonnait,  soit  devant 
ces  hommes  consacrés  à  Dieu  auxquels  il  a  communiqué 
des  clartés  merveilleuses,  soit  devant  ces  âmes  simples 
qu'il  a  purifiées  à  son  feu.  EUe  se  croyait  en  marche  et 
non  arrivée;  et  quoique  la  religion  ne  puisse  encore  don- 
ner ici-bas,  ni  la  perfection  ni  le  bonheur,  elle  n'y  voyait 
pas  moins  le  seul  moyen  puissant  d'avancer  vers  l'un  et 
vers  l'autre. 

Que  cette  marche  ait  été  arrêtée,  que  madame  de  Staël 
nous  ait  été  ravie  au  moment  où  s'annonçait  le  plus  beau 
développement  de  ses  qualités  comme  de  son  talent,  ce 
sont  là  des  voies  qu'il  ne  nous  ajjpartient  pas  de  sonder. 
Le  juge  suprême  évaluera  tout;  il  sera  clément  envers  le 

^  M., Briiitlviiicm. 


DE  MADAME  DE  STAËL. 


53 


génie.  Ce  n'est  pas  pour  l'exposer  à  plus  de  périls,  qu'il 
lui  a  confié  une  sublime  mission;  et  si  les  hautes  lumières 
qu'il  lui  a  départies,  étaient  envers  lui  un  motif  de  sévé- 
rité, le  malheur,  le  trouble,  la  fièvre  ardente  auxquels  il 
semble  l'avoir  condamné  sur  la  terre,  en  seraient  un  plus 
grand  d'indulgence. 

Maladie.  Conclusion. 

Parlerai-je  du  dépérissement  d'une  telle  personne?  Évo- 
querai-je  des  images  que  le  sort  m'a  épargnées ,  en  la  mon- 
trant aux  prises  pendant  des  mois  entiers  avec  la  souf- 
france, avec  la  mort?  Oserai-je  me  représenter  cette 
imagination  si  redoutable,  cet  esprit  si  pénétrant,  portés 
sur  les  progrès  de  la  maladie  qui  livrait  peu  à  peu  à  l'en- 
gourdissement les  organes  de  l'être  le  plus  actif,  le  plus 
mobile,  le  plus  vivant  de  tous  ?  Ah  J  que  cet  affreux  tableau 
qui  ne  s'offre  que  trop  à  ma  pensée  soit  tracé  par  d'autres 
que  par  moi  t  Mais  comme  dans  la  maladie  de  madame  de 
Staël  il  est  des  circonstances  moins  douloureuses  pour 
ses  amis,  comme  il  en  est  de  consolantes  même,  c'est 
sur  celles-là,  sans  doute,  qu'il  me  sera  permis  de  m' ar- 
rêter. 

Pendant  cette  cruelle  épreuve  son  caractère  ne  s'est 
point  altéré  ;  et  si  elle  a  montré  parfois ,  ce  qui  est  bien  na- 
turel, sa  grande  capacité  de  douleur  morale,  jamais  ses 
plaintes  n'ont  été  des  murmures,  jamais  elle  ne  s'est  ré- 
voltée. Au  milieu  des  agitations  tembles  qui  passent  si  ra- 
pidement du  physique  au  moral  dans  des  maux  de  cette 
espèce,  son  inaltérable  douceur  ne  s'est  pas  un  instant 
démentie.  Elle  a  été,  jusqu'à  son  dernier  soupir,  tendre, 
confiante  comme  un  pauvre  enfant,  et  profondément  re- 
connaissante envers  ceux  qui  l'entouraient,  et  envers  l'a- 
mie incomparable  (mademoiselle  Randall),  dont  les  soins 
ont  été  aussi  touchants  que  son  attachement  était  profond. 
On  lui  a  vu  constamment  exercer  les  vertus  qui  l'ont  dis- 
tinguée, et  dans  ses  jours  les  plus  douloureux,  elle  s'est 
occupée  à  rendre  des  services.  La  grâce  d'un  condamné 
(Barry)  qu'elle  avait  sollicitée  pendant  sa  maladie,  a 
même  été  obtenue  de  la  bonté  du  roi ,  le  lendemain  de  sa 
mort;  en  sorte  qu'elle  a  fait  du  bien  même  après  avoir 
expiré. 

On  a  encore  entendu  d'elle  des  mots  charmants  dans 
son  genre  particulier.  «  J'ai  toujours  été  la  même,  vive  et 
«  triste,  »  a-t-elle  dit  à  M.  de  Chateaubriand;  «  j'ai  aimé 
«  Dieu,  mon  père,  et  la  liberté.  « 

En  citant  ces  paroles  de  Fontenelle  :  «  Je  suis  Français, 
«  J'ai  quatre-vingts  ans,  et  je  n'ai  jamais  donné  le  moindre 
V-  l'idicule  à  la  plus  petite  vertu ,  »  elle  ajoutait  :  «Voilà  ce 
«  que  je  puis  dire  de  la  plus  petite  peine.  » 

Sans  doute  elle  a  vivement  regretté  ses  enfants  et  ses 
amis.  Le  stoïcisme  ou  le  genre  particulier  d'exaltation  qui 
peuvent  fermer  le  cœur  aux  douleurs  de  la  séparation, 
11.' étaient  pas  dans  son  caractère.  Sa  fille,  surtout,  lui  a 
coûté  bien  des  soupirs.  «  Avec  une  telle  fortune  de  cœur,  » 
a-t-elle  dicté  pour  moi,  en  parlant  des  objets  de  ses  affec- 
tions, «  avec  une  telle  fortune  de  cœur,  il  est  triste  de 
<,'■  quitter  la  vie.  Je  seia^is  bien  fâchée,  a-t-elle  dit  encore, 
«  que  tout  fût  fini  entre  Albertine  (madame  de  Broglie")  et 
^<  moi  dans  un  autre  monde.  »  Mais  elle  a  regretté  la  vie 
plutôt  qu'elle  n'a  véritablement  redouté  la  mort.  Elle  a  pu 
craindre  les  dernières  souffrances;  une  imagination  telle 
que  la  sienne  a  pu  concevoir  quelque  horreur  à  l'idée,  tei- 
rlblç  pour  tous,  de  la  dissolution  matérielle;  mais  le  tré- 
pas moralement  considéré  ne  lui  a  pas  causé  d'elfroi.  Elle 
Avait  conservé  assez  de  calme  pour  désirer  encore  dicter 


à  M.  Schlegel  la  peinture  de  ce  qu'elle  éprouvait.  Toujours 
sa  pensée  s'est  portée,  avec  espérance,  vers  son  père  et 
vers  l'immortalité.  <>  Mon  père  m'attend  surj'aulre  bord,  » 
disait-elle.  Elle  voyait  son  père  auprès  de  Dieu,  et  ne  pou- 
vait voir  dans  Dieu  même  autre  chose  qu'un  père.  Ces 
deux  idées  étaient  confondues  dans  son  cœur,  et  celle 
d'une  bonté  protectrice  était  inséparable  de  l'une  et  de 
l'autre.  Un  jour,  en  sortant  d'un  état  de  rêverie,  elle  dit  : 
«  Je  crois  savoir  ce  que  c'est  que  le  passage  de  la  vie  à  la 
«  mort,  et  je  suis  sûre  que  la  bonté  de  Dieu  nous  l'adou- 
«  cit.  Nos  idées  se  troublent,  et  la  souffrance  n'est  pas 
«  très-vive.  » 

Sa  confiance  n'a  pas  été  trompée;  la  plus  profonde  paix 
a  présidé  à  ses  derniers  moments.  Longtemps  avant  qu'elle 
eût  expiré,  la  grande  lutte  était  terminée,  et  son  âme  s'est 
envolée  avec  douceur. 

Telle  a  été  la  fin  de  madame  de  Staël,  le  génie  le  plus 
aimant  qui  ait  peut-être  jamais  existé.  L'histoire  des  re- 
grets, du  vide  affreux  qui  ont  suivi  sa  perte,  est  celle  du 
reste  de  notre  vie,  et  n'appartient  plus  à  la  sienne  ;  mais 
pour  laisser  une  impression  moins  douloureuse  et  plus  salu- 
taire, j'essaierai  d'embrasser  le  cours  de  ses  pensées  sous  le 
point  de  vue  religieux,  le  seul  qui  permette  de  saisir  l'en- 
semble d'une  destinée  et  ses  rapports  avec  le  sort  général 
de  l'humanité. 

S'il  est  intéressant  pour  le  moraliste  de  connaître  reffet 
de  la  vie,  de  savoir  quel  est  dans  un  esprit  éclairé  le  ré- 
sultat naturel  des  scènes  qui  se  succèdent  assez  réguliè- 
rement dans  notre  existence,  jamais  cet  examen  ne  sera 
plus  instructif  que  lorsque  madame  de  Staël  en  deviendra 
l'objet.  Trop  avide  de  bonheur ,  trop  ardente  dans  tous  ses 
vœux  pour  s'être  soustraite  aux  grandes  chances ,  et  avoir 
évité  les  vicissitudes  du  sort,  chaque  événement  a  fait  im- 
pression sur  un  cœur  très-sensible,  et  laissé  sa  leçon  dans 
un  esprit  singulièrement  observateur.  Elle  a  donc  subi 
l'action  de  la  vie  dans  toute  sa  force,  et  tiré  de  la  vie 
même  tout  l'enseignement  qu'elle  peut  donner. 

Mais  quel  est  cet  enseignement  ?  Y  a-t-il  un  dessein  bien- 
faisant dans  l'ordonnance  générale  de  la  destinée  humaine? 
c'est  ce  dont  madame  de  Staël  était  persuadée.  Elle  vou- 
lait écrire  un  livre  qu'elle  aurait  intitulé  :  Éducation  du 
COEUR  PAR  LA  VIE.  Lc  projet  seul  de  composer  un  tel  ou- 
vrage montre  en  elle  le  sentiment  d'une  continuelle  amé- 
lioration. 

Examinons  rapidement  l'éducation  que  lui  a  donnée  la 
vie.  Douée  de  l'âme  la  plus  expansive,  dans  cet  âge  où 
l'agrandissement  des  facultés  semble  être  commandé  à  toute 
la  création  animée ,  elle  étend,  elle  exerce  sans  cesse  son  es- 
prit; l'amitié,  la  tendresse  filiale  ont  en  elle  un  caractère 
exalté.  Les  premières  impressions  religieuses  sont  reçues 
comme  un  sentiment  de  plus,  et  peut-être  comme  la  source 
des  plus  sublimes  émotions.  Mais  bientôt  arrive  la  jeu- 
nesse, cet  âge  à  la  fois  raisonneur  et  enthousiaste,  où  le  cœur 
croit  tout  et  où  l'esprit  ne  croit  rien ,  où  l'examen  de  toutes 
les  questions  conduit  à  la  récusation  de  tous  les  jugements, 
et  où,  bien  souvent,  un  âpre  stoïcisme  dans  les  principes 
ne  laisse  que  plus  de  prise  aux  sopliismes  des  passions. 
L'influence  de  cette  saison  de  la  vie,  et  celle  d'un  siècle 
en  accord  avec  elle,  peut  se  faire  sentir  chez  madame  de 
Staël;  mais  l'idée  delà  Divinité  n'est  pas  altérée  dans  son 
cœur,  et  une  faculté  d'observation  prématurée  l'amène 
bientôt  à  ce  grand  résullat,  c'est  que  dans  les  passions  il 
c'est  pas  de  bonheur.  Tous  les  sentiments  terrestres  sont 
déclarés  dangereux  par  elle;  et  dans  le  naufrage  des  es- 
pérances, elle  ne  voit  pour  ressource  assurée  que  la  clia- 
rilé  et  la  résignation ,  deux  vertus  éminemment  chrétiemics 


54  NOTICE  SUR  LE  CARACTERE  ET  LES  ECRITS  DE  M-^^  DE  STAËL. 


auxquelles  elle  rend  hommage  sous  d'autres  noms.  Mais 
ensuite  portant  son  regard  investigateur  sur  l'histoire  et 
sur  les  travaux  de  l'esprit  humain,  elle  s'étonne  de  ce 
qu'elle  découvre,  et  le  christianisme  se  montre  à  elle  sous 
son  vrai  jour.  Frappée  de  sa  grande  influence,  elle  l'est 
davantage  de  sa  beauté.  Elle  sent  qu'une  harmonie  secrète 
avec  le  cœur,  avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  d'élevé  dans 
notre  nature,  peut  seule  expliquer  de  tels  effets,  et  peu  à 
peu  elle  se  prépare  à  recevoir,  comme  une  loi  divine,  une 
loi  salutaire  pour  le  genre  humain;  l'expérience  du  se- 
cours, de  l'intime  consolation  attachée  à  la  prière,  fortifie 
en  elle  cette  disposition;  mais  il  appartenait  à  la  douleur 
de  régénérer  son  âme  entière  et  d'ouvrir  son  cœur  à  la  foi 
chrétienne. 

Quand  on  pense  que  cette  même  route  parcourue  avec 
tant  d'éclat  par  madame  de  Staël  dans  une  région  supé- 
rieure, est  suivie  par  d'innombrables  créatures,  dans  la 
sphère  assignée  à  chacune  d'elles  ;  quand  nous  voyons  se 
succéder,  dans  presque  toutes  les  destinées,  les  illusions 
des  passions,  puis  leurs  espérances  déçues,  puis  cette  ob- 
servation des  individus  et  de  la  société,  qui  conduit  à  sen- 
tir les  avantages  de  la  religion,  pour  la  moralité,  pour  la 
paix,  pour  l'union  des  familles;  puis  enfin  ces  douleurs 
inévitables  de  l'âge  mûr,  ces  douleurs  dénuées  des  pom- 
peuses émotions  de  la  jeunesse,  ces  douleurs  où  le  cœur, 
privé  du  pouvoir  de  se  distraire  et  conservant  celui  de 
souffrir ,  ne  peut  plus  écouter  que  la  voix  qui  promet  une 
autre  existence;  quand,  dis-je,  nous  considérons  l'ensem- 
ble de  cette  ordonnance,  ne  nous  semble-t-il  pas  qu'elle  a 
été  calculée  pour  soumettre  le  cœur  à  l'empire  de  la  reli- 
gion, et  que  l'Être  qui  est  le  commencement  et  la  fin, 
l'origine  et  le  terme,  ne  nous  a  lancés  un  moment  sur  le 
lleuve  de  la  vie  que  parce  que  le  cours  de  l'onde  tend  à 
nous  ramener  à  lui  ? 

Madame  de  Staël  a  fait  beaucoup  de  bien  dans  son  siè- 
cle; et  je  ne  considère  ici  ni  les  secours  de  tout  genre 


qu'elle  a  prodigués  à  l'infortune,  ni  la  masse  immense  de 
plaisir  et  d'instruction  qu'ont  répandue  sa  conversation  et 
ses  ouvrages;  ce  que  je  me  plais  surtout  à  penser  à  cette 
heure,  c'est  qu'elle  a  été  utile  à  la  cause  sacrée  de  la  reli- 
gion. Elle  l'a  peut-être  été  d'autant  plus,  qu'elle  n'a  pas 
professé  le  but  formel  de  plaider  cette  cause ,  mais  qu'une 
persuasion  profonde,  un  sentiment  intime  et  puissant, 
éclatent  involontaiiement  dans  ses  écrits. 

Comme  elle  n'annonçait  aucun  dessein,  l'incrédulité  n'a 
pu  s'armer  d'avance  contre  elle.  C'est  toujours  avec  dou- 
ceur, avec  simplicité  qu'elle  s'est  présentée.  Elle  n'a  point 
parlé  en  docteur  de  la  loi,  ni  en  prédicateur  sévère;  mais 
tirant  un  nouveau  genre  de  force,  précisément  de  ce 
qu'elle  a  connu ,  de  ce  qu'elle  a  aimé  tout  ce  qui  peut 
charmer  le  cœur  et  l'esprit  sur  la  terre,  elle  a  dit  aux  gens 
du  monde,  aux  hommes  d'État,  aux  littérateurs  :  «  Tous  les 
intérêts  qui  vous  animent  m'ont  occupée,  mais  j'ai  senti 
qu'il  n'existait  rien  de  grand  ou  de  durable  sans  la  reli- 
gion; il  n'y  a  qu'elle  pour  la  morale,  appui  de  la  société; 
il  n'y  a  qu'elle  dans  l'infortune  ;  et  sans  elle  le  talent  même 
est  privé  de  sa  plus  haute  inspiration.  Ceux  qui  ne  se  sont 
jamais  élancés  vers  le  ciel  n'ont  pas  ravi  l'étincelle  créa- 
trice ,  et  ils  n'obtiendront  pas  même  l'ombre  d'immortalité 
que  dispense  la  renommée.  » 

Un  génie  pareil  à  celui  de  madame  de  Staël  est  le  seul 
missionnaire  possible  dans  un  monde  savant  et  raison- 
neur, frivole  et  dédaigneux.  Sans  entrer  dans  le  temple 
même,  elle  s'est  placée  sur  le  parvis,  et  a  préludé  aux 
chants  sacrés  devant  cette  multitude  païenne  de  cœur, 
qui  encense  les  muses  et  lapide  les  prophètes. 

Mais  c'est  aux  êtres  sensibles  qu'elle  s'est  adressée  de 
préférence;  et,  comme  le  grand  apôtre  qui  avait  trouvé 
dans  Athènes  un  autel  consacré  à  une  divinité  inconnue, 
elle  a  dit  aux  âmes  tendres  et  enthousiastes  :  «  Le  dieu 
«  inconnu  que  vous  adorez,  c'est  celui  que  nous  vous  an- 
«  nonçons.  » 


CONSIDÉRATIONS 


SUR 


LES  PRINCIPAUX  ÉVÉNEMENTS 

DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

PUBLIÉES  EN  1818 

PAR  M.  LE  DUC  DE  BROGLIE  ET  M.  LE  BARON  DE  STAËL. 

Los  révolutions  qui  arrivent  dons  les  grands  États  ne  sont 
point  un  effet  du  hosard  ni  du  caprice  des  peuples. 

MÉM.  DE  SuLLr,  t.  I,  p.  133. 


AVIS  DES  ÉDITEURS 

DE   ISIS. 

En  remplissant  la  tâche  que  madame  de  Staël  a  daigné  nous 
confier,  nous  devons,  avant  tout,  faire  connaître  dans  quel 
état  nous  avons  trouvé  le  manuscrit  remis  à  nos  soins. 

Madame  de  Staël  s'était  tracé,  pour  toutes  ses  composi- 
tions ,  une  règle  de  travail  dont  elle  ne  s'écartait  jamais.  Elle 
écrivait  d'un  seul  trait  toute  l'ébauche  de  l'ouvrage  dont  elle 
avait  conçu  le  plan,  sans  revenir  sur  ses  pas,  sans  interrom- 
pre le  cours  de  ses  pensées ,  si  ce  n'est  par  les  recherches  que 
son  sujet  rendait  nécessaires.  Cette  première  composition 
achevée,  madame  de  Staël  la  transcrivait  en  entier  de  sa 
main;  et,  sans  s'occuper  encore  de  la  correction  du  style, 
elle  modiiiait  l'expression  de  ses  idées ,  et  les  classait  souvent 
dans  un  ordre  nouveau.  Le  second  travail  était  ensuite  mis 
au  net  par  un  secrétaire,  et  ce  n'était  que  sur  la  copie,  sou- 
vent même  sur  les  épreuves  imprimées ,  que  madame  de  Staël 
perfectionnait  les  détails  de  la  diction  :  plus  occupée  de  trans- 
mettre à  ses  lecteurs  toutes  les  nuances  de  sa  pensée",  toutes 
les  émotions  de  son  àme ,  que  d'atteindre  une  correction  mi- 
nutieuse, qu'on  peut  obtenir  d'un  travail,  pour  ainsi  dire, 
mécanique. 

Madame  de  Staël  avait  achevé,  dès  les  premiers  jours 
de  I8I6,  la  composition  de  l'ouvrage  que  nous  publions.  Elle 
avait  consacre  une  année  à  en  revoir  les  deux  premiers  vo- 
lumes, ainsi  qu'une  partie  du  troisième.  Elle  était  revenue  à 
Paiis  pour  terminer  les  morceaux  relatifs  à  des  événements 
récents  dont  elle  n'avait  pas  été  témoin ,  et  sur  lesquels  des 
renseignements  plus  précis  devaient  modifier  quelques-unes 
de  ses  opinions.  Enfin  les  Considérations  sur  les  principaux 
événements  de  la  révolution  française  (car  tel  est  le  titre  que 
madame  de  Staël  avait  elle-même  choisi)  aui-aient  paru  h  la 
lin  de  l'année  dernière,  si  celle  qui  faisait  notre  gloire  et  notre 
bonheur  nous  eut  été  conservée. 

Nous  avons  trouvé  les  deux  premiers  volumes ,  et  plusieurs 
chapitres  du  troisième ,  dans  l'état  où  ils  auraient  été  livrés  à 
l'impression.  D'autres  chapitres  étaient  copiés ,  mais  non  re- 
vus par  l'auteur;  d'autres  enfin  n'étaient  composés  que  de 
premier  jet;  et  des  notes  marginales,  écrites  ou  dictées  par 
madame  de  Staël ,  indiquaient  les  points  qu'elle  se  proposait 
de  développer. 

Le  premier  sentiment,  comme  le  premier  devoir  de  ses  en- 
fants ,  a  été  un  respect  religieux  pour  les  moindres  indications 
de  sa  pensée  ;  et  il  est  presque  superflu  de  dire  que  nous  ne 
nous  sommes  permis  ni  une  addition  ni  même  un  changement, 
et  que  l'ouvrage  qu'on  va  lire  est  parfaitement  conforme  au 
manuscrit  de  madame  de  Staël. 

Le  travail  des  éditeurs  s'est  borné  uniquement  à  la  révision 
des  épreuves ,  et  à  la  correction  de  ces  légères  inexactitudes 


de  style  qui  échappent  à  la  vue,  dans  le  manuscrit  le  plus 
soigné.  Ce  travail  s'est  fait  sousles  yeux  de  M.  A.  W.  de  Schle- 
gel ,  dont  la  rare  supériorité  d'esprit  et  de  savoir  justifie  la 
confiance  avec  laquelle  madame  de  Staël  le  consultait  dans 
tous  ses  travaux  littéraires ,  autant  que  son  honorable  carac- 
tère mérite  l'estime  et  l'amitié  qu'elle  n'a  pas  cessé  d'avoir 
pour  lui ,  pendant  une  liaison  de  treize  années. 


AVERTISSEMENT  DE  L'AUTEUR. 

J'avais  d'abord  commencé  cet  ouvrage  avec  l'inten- 
tion de  le  borner  à  l'examen  des  actes  et  des  écrits  poli- 
tiques de  mon  père.  Mais ,  en  avançant  dans  mon  travail , 
j'ai  été  conduite  par  le  sujet  même  à  retracer,  d'une  part, 
les  principaux  événements  de  la  révolution  française,  et 
à  présenter,  de  l'autre,  le  tableau  de  l'Angleterre,  comme 
une  justification  de  l'opinion  de  M.  Necker,  relativement 
aux  institutions  politiques  de  ce  pays.  Jlon  plan  s'éfant 
agrandi ,  il  m'a  semblé  que  je  devais  changer  de  titre,  quoi- 
que je  n'eusse  pas  changé  d'objet.  Il  restera  néanmoins 
dans  ce  livre  plus  de  détails  relatifs  à  mon  père,  et  même 
à  moi,  que  je  n'y  en  aurais  mis,  si  je  l'eusse  d'abord  conçu 
sous  un  point  de  vue  général  ;  mais  peut-être  des  circons- 
tances particulières  servent-elles  à  faire  mieux  connaître 
l'esprit  et  le  caractère  des  temps  qu'on  veut  décrire. 

PREMIÈRE  PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Réflexions  générales. 

La  révolution  de  France  est  une  des  grandes 
époques  de  l'ordre  social.  Ceux  qui  la  considèrent 
comme  un  événement  accidentel  n'ont  porté  leurs 
regards  ni  dans  le  passé ,  ni  dans  l'avenir.  Ils  ont 
pris  les  acteurs  pour  la  pièce  ;  et,  afin  de  satisfaire 
leurs  passions ,  ils  ont  attribué  aux  hommes  du 
moment  ce  que  les  siècles  avaient  préparé. 

Il  suffisait  cependant  de  jeter  un  coup  d'œil  sur 
les  principales  crises  de  l'histoire ,  pour  se  con- 

b 


56 


CONSIDERITÏONS 


vaincre  qu'elles  ont  été  toutes  inévitables ,  quand 
elles  se  rattachaient  de  quelque  manière  au  déve- 
loppement des  idées ,  et  qu'après  une  lutte  et  des 
malheurs  plus  ou  moins  prolongés,  le  triomphe 
des  lumières  a  toujours  été  favorable  à  la  grandeur 
et  à  l'amélioration  de  l'espèce  humaine. 

Mon  ambition  serait  de  parler  du  temps  dans 
lequel  nous  avons  vécu ,  comme  s'il  était  déjà  loin 
de  nous.  Les  hommes  éclairés,  qui  sont  toujours 
contemporains  des  siècles  futurs  par  leurs  pensées, 
jugeront  si  j'ai  su  m'élever  à  la  hauteur  d'impartia- 
lité à  laquelle  je  voulais  atteindre. 

Je  me  bornerai ,  dans  ce  chapitre ,  à  des  consi- 
dérations générales  sur  la  marche  politique  de  la 
civilisation  européenne ,  mais  seulement  par  rap- 
port à  la  révolution  de  France  :  car  c'est  à  ce  su- 
jet, déjà  bien  vaste,  que  cet  ouvrage  est  consacré. 

Les  deux  peuples  anciens  dont  la  littérature  et 
l'histoire  composent  encore  aujourd'hui  notre 
principale  fortune  intellectuelle ,  n'ont  dû  leur 
étonnante  supériorité  qu'à  la  jouissance  d'une  pa- 
trie libre.  Mais  l'esclavage  existait  chez  eux,  et, 
par  conséquent ,  les  droits  et  les  motifs  d'émula- 
tion qui  doivent  être  communs  à  tous  les  hommes, 
étaient  le  partage  exclusif  d'un  petit  nombre  de 
citoyens.  Les  nations  grecque  et  romaine  ont  dis- 
paru du  monde  à  cause  de  ce  qu'il  y  avait  de  bar- 
bare, c'est-à-dire  d'injuste,  dans  leurs  institutions. 
Les  vastes  contrées  de  l'Asie  se  sont  perdues  dans 
le  despotisme;  et,  depuis  nombre  de  siècles,  ce 
qu'il  y  reste  de  civilisation  est  stationnaire.  Ainsi 
donc ,  la  grande  révolution  historique  dont  les  ré- 
sultats peuvent  s'appliquer  au  sort  actuel  des  na- 
tions modernes ,  date  de  l'invasion  des  peuples  du 
Nord  ;  car  le  droit  public  de  la  plupart  des  États 
européens  repose  encore  aujourd'hui  sur  le  code 
de  la  conquête. 

Néanmoins ,  le  cercle  des  hommes  auxquels  il 
était  permis  de  se  considérer  comme  tels,  s'est 
étendu  sous  le  régime  féodal.  La  condition  des 
serfs  était  moins  dure  que  celle  des  esclaves  :  il  y 
avait  diverses  manières  d'en  sortir  ;  et ,  depuis  ce 
temps ,  différentes  classes  ont  commencé  par  de- 
grés à  s'affranchir  de  la  destinée  des  vaincus.  C'est 
sur  l'agrandissement  graduel  de  ce  cercle  que  la 
réflexion  doit  se  porter. 

Le  gouvernement  absolu  d'un  seul  est  la  plus 
informe  de  toutes  les  combinaisons  politiques. 
L'aristocratie  vaut  mieux  :  quelques-uns,  au  moins, 
y  sont  quelque  chose,  et  la  dignité  morale  de 
l'homme  se  retrouve  dans  les  rapports  des  grands 
seigneurs  avec  leur  chef.  L'ordre  social ,  qui  ad- 
met tous  nos  semblables  à  l'égalité  devant  la  loi , 


comme  devant  Dieu ,  est  aussi  bien  d'accord  avec 
la  religion  chrétienne  qu'avec  la  véritable  liberté  : 
l'une  et  l'autre,  dans  des  sphères  différentes,  doi- 
vent suivre  les  mêmes  principes. 

Depuis  que  les  nations  du  Nord  et  de  la  Ger- 
manie ont  renversé  l'empire  occidental ,  les  lois 
qu'elles  ont  apportées  se  sont  modifiées  successi- 
vement :  car  le  temps ,  comme  dit  Bacon ,  est  le 
plus  grand  des  novateurs.  Il  serait  difficile  de  fixer 
avec  précision  la  date  des  divers  changements  qui 
ont  eu  lieu;  car,  en  discutant  les  faits  principaux, 
on  trouve  qu'ils  empiètent  les  uns  sur  les  autres. 
Mais  il  me  semble  cependant  que  l'attention  peut 
s'arrêter  sur  quatre  époques  dans  lesquelles  ces 
changements ,  annoncés  d'avance ,  se  sont  mani- 
festés avec  éclat. 

La  première  période  politique  est  celle  oij  les 
nobles,  c'est-à-dire  les  conquérants,  se  considé- 
raient comme  les  copartageants  de  la  puissance 
royale  de  leur  chef,  tandis  que  la  nation  était  divi- 
sée entre  les  différents  seigneurs ,  qui  disposaient 
d'elle  à  leur  gré.  Il  n'y  avait  alors  ni  instruction, 
ni  industrie ,  ni  commerce  :  la  propriété  foncière 
était  presque  la  seule  connue  ;  et  Charlemagne  lui- 
même  s'occupe,  dans  ses  Capitulaires,  de  l'écono- 
mie rurale  des  domaines  de  la  couronne.  Les  no- 
bles allaient  à  la  guerre  en  personne,  amenant 
avec  eux  leurs  hommes  d'armes  :  ainsi  les  rois 
n'avaient  pas  besoin  de  lever  des  impôts,  puis- 
qu'ils n'entretenaient  point  d'armée  ni  d'établisse- 
ment public.  Tout  démontre  que,  dans  ces  temps, 
les  grands  seigneurs  étaient  très-indépendants  des 
rois;  ils  maintenaient  la  liberté  pour  eux,  si  toute- 
fois on  est  libre  soi-même,  alors  qu'on  impose  la 
servitude  aux  autres.  La  Hongrie  peut  encore,  à 
cet  égard ,  donner  l'idée  d'un  tel  genre  de  gouver- 
nement ,  qui  a  de  la  grandeur  dans  ceux  qui  en 
jouissent. 

Les  champs  de  mai ,  si  souvent  cités  dans  l'his- 
toire de  France ,  pourraient  être  appelés  le  gou- 
vernement démocratique  de  la  noblesse,  tel  qu'il 
a  existé  en  Pologne.  La  féodalité  s'établit  plus 
tard.  L'hérédité  du  trône,  sans  laquelle  il  n'existe 
point  de  repos  dans  les  monarchies ,  n'a  été  régu- 
lièrement fixée  que  sous  la  troisième  race;  durant 
la  seconde,  la  nation,  c'est-à-dire  alors,  les  barons 
et  le  clergé,  choisissaient  un  successeur  parmi 
les  individus  de  la  famille  régnante.  La  primogéni- 
ture  fut  heureusement  reconnue  avec  la  troisième 
race.  Mais ,  jusqu'au  sacre  de  Louis  XVI  inclusi- 
vement, le  consentement  du  peuple  a  toujours  été 
rappelé  comme  la  base  des  droits  du  souverain  au 
trône. 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANCHISE. 


57 


Il  y  avait  déjà,  sous  Charlemagne,  quelque  chose 
qui  ressemblait  plus  à  la  pairie  d'Angleterre  que 
l'institution  de  la  noblesse ,  telle  qu'on  l'a  vue  en 
France  depuis  deux  siècles.  Je  fais  cette  observa- 
tion sans  y  attacher  beaucoup  d'importance.  Tant 
mieux,  sans  doute,  si  la  raison  en  politique  est 
d'antique  origine;  mais,  fût -elle  une  parvenue, 
encore  faudrait-il  l'accueillir. 

Le  régime  féodal  valait  beaucoup  mieux  pour 
les  nobles  que  l'état  de  courtisans ,  auquel  le  des- 
potisme royal  les  a  condamnés.  C'est  une  question 
purement  métaphysique  maintenant,  que  de  savoir 
si  l'espèce  humaine  gagnerait  à  l'indépendance 
d'une  classe  plutôt  qu'à  l'oppression  exercée  dou- 
cement, mais  également,  sur  toutes.  Il  s'agit  seule- 
ment de  remarquer  que  les  nobles ,  dans  le  temps 
de  leur  splendeur,  avaient  un  genre  de  liberté  po- 
litique, et  que  le  pouvoir  absolu  des  rois  s'est  éta- 
bli contre  les  grands  avec  l'appui  des  peuples. 

Dans  la  seconde  période  politique,  celle  des  af- 
franchissements partiels ,  les  bourgeois  des  villes 
ont  réclamé  quelques  droits  ;  car ,  dès  que  les 
hommes  se  réunissent,  ils  y  gagnent,  au  moins 
autant  en  sagesse  qu'en  force.  Les  républiques 
d'Allemagne  et  d'Italie ,  les  privilèges  municipaux 
du  reste  de  l'Europe,  datent  de  ce  temps.  Les  mu- 
railles de  chaque  ville  servaient  de  garantie  à  ses 
habitants.  On  voit  encore,  dans  l'Italie  surtout, 
des  traces  singulières  de  toutes  ces  défenses  indi- 
viduelles contre  les  puissances  collectives  :  des 
tours  multipliées  dans  chaque  enceinte ,  des  palais 
fortifiés;  enfin  des  essais  mal  combinés,  mais  di- 
gnes d'estime,  puisqu'ils  avaient  tous  pour  but 
d'accroître  l'importance  et  l'énergie  de  chaque 
citoyen.  On  ne  peut  se  dissimuler  néanmoins  que 
ces  tentatives  de  petits  États  pour  s'assurer  l'in- 
dépendance ,  n'étant  point  régularisées ,  ont  sou- 
vent amené  l'anarchie;  mais  Venise,  Gênes,  la 
ligue  lombarde,  les  républiques  toscanes,  la  Suisse, 
les  villes  hanséatiques  ont  honorablement  fondé 
leur  liberté  à  cette  époque.  Toutefois ,  les  instiUi- 
tions  de  ces  républiques  se  sont  ressenties  des 
temps  où  elles  s'étaient  établies ,  et  les  droits  de 
la  liberté  individuelle,  ceux  qui  assurent  l'exercice 
et  le  développement  des  facultés  de  tous  les  hom- 
mes, n'y  étaient  point  garantis.  La  Hollande,  de- 
venue république  plus  tard ,  se  rapprocha  des  vé- 
ritables principes  de  l'ordre  social  :  elle  dut  cet 
avantage,  en  particulier,  à  la  réforme  religieuse. 
La  période  des  affranchissements  partiels,  telle 
que  je  viens  de  l'indiquer,  ne  se  fait  plus  remar- 
quer clairement  que  dans  les  villes  libres ,  et  dans 
les  républiques  qui  ont  subsisté  jusqu'à  nos  jours. 


Aussi  ne  devrait -on  admettre  dans  l'histoire  des 
grands  États  modernes  que  trois  époques  tout  à 
fait  distinctes  :  la  féodalité,  le  despotisme,  et  le 
gouvernement  représentatif. 

Depuis  environ  cinq  siècles,  l'indépendance  et 
les  lumières  ont  agi  dans  tous  les  sens,  et  presque 
au  hasard;  mais  la  puissance  royale  s'est  constam- 
ment accrue  par  diverses  causes  et  par  divers 
moyens.  Les  rois,  ayant  souvent  à  redouter  l'ar- 
rogance des  grands ,  cherchèrent  contre  eux  l'al- 
liance des  peuples.  Les  troupes  réglées  rendirent 
l'assistance  des  nobles  moins  nécessaire  ;  le  besoin 
des  impôts ,  au  contraire ,  força  les  souverains  à 
recourir  au  tiers  état;  et  pour  en  obtenir  des  tri- 
buts directs,  il  fallut  qu'ils  le  dégageassent  plus 
ou  moins  de  l'influence  des  seigneurs.  La  renais- 
sance des  lettres,  l'invention  de  l'imprimerie,  la 
réformation,  la  découverte  du  nouveau  monde, 
et  les  progrès  du  commerce,  apprirent  aux  hom- 
mes qu'il  peut  exister  une  autre  puissance  que 
celle  des  armes  ;  et  depuis  ils  ont  su  que  celle  des 
armes  aussi  n'appartenait  pas  exclusivement  aux 
gentilshommes. 

On  ne  connaissait,  dans  le  moyen  âge,  en  fait 
de  lumières,  que  celles  des  prêtres;  ils  avaient 
rendu  de  grands  services  pendant  les  siècles  de 
ténèbres  ;  mais ,  lorsque  le  clergé  se  vit  attaqué 
par  la  réformation,  il  combattit  les  progrès  de 
l'esprit  humain,  au  lieu  de  les  favoriser.  La  se- 
conde classe  de  la  société  s'empara  des  sciences, 
des  lettres,  de  l'étude  des  lois,  et  du  commerce; 
et  son  importance  s'accrut  ainsi  chaque  jour.  D'un 
autre  côté,  les  États  se  concentraient  davantage, 
les  moyens  de  gouvernement  devenaient  plus  forts; 
et  les  rois,  en  se  servant  du  tiers  état  contre  les 
barons  et  le  haut  clergé,  établirent  leur  propre 
despotisme,  c'est-à-dire,  la  réunion  dans  les  mains 
d'un  seul  du  pouvoir  exécutif  et  du  pouvoir  légis- 
latif tout  ensemble. 

Louis  XI  est  le  premier  qui  fit  authentiquement 
l'essai  de  ce  fatal  système  en  France,  et  l'inventeur 
est  vraiment  digne  de  l'œuvre.  Henri  VIII,  en  An- 
gleterre, Philippe II,  en  Espagne,  Christiern,  dans 
le  Nord,  travaillèrent  sur  le  même  plan,  avec  des 
circonstances  différentes.  Mais  Henri  VIII,  en  pré- 
parant la  religion  réformée,  affranchit  son  pays 
sans  le  vouloir.  Charles-Quint  aurait  peut-être  ac- 
compli momentanément  son  projet  de  monarchie 
universelle,  si,  malgré  le  fanatisme  de  ses  États 
du  midi ,  il  se  fût  appuyé  sur  l'esprit  novateur  du 
temps,  en  acceptant  la  confession  d'Augsbourg.  On 
dit  qu'il  en  eut  l'idée,  mais  cette  lueur  de  son 
génie  disparut  sous  le  pouvoir  ténébreux  de  son 


5. 


58 


CONSIDERATIONS 


fils ,  et  l'empreinte  du  terrible  règne  de  Philippe  II 
pèse  encore  tout  entière  sur  la  nation  espagnole  : 
là,  l'inquisition  s'est  chargée  de  conserver  l'héri- 
tage du  despotisme. 

Christiern  voulut  asservir  la  Suède  et  le  Dane- 
mark à  la  même  domination  absolue.  L'esprit  d'in- 
dépendance des  Suédois  s'y  opposa.  On  voit  dans 
leur  histoire  différentes  périodes  analogues  à  celles 
que  nous  avons  signalées  dans  les  autres  pays. 
Charles  XI  fit  de  grands  efforts  pour  triompher 
de  la  noblesse  par  le  peuple.  Mais  la  Suède  avait 
une  constitution ,  en  vertu  de  laquelle  les  députés 
des  bourgeois  et  des  paysans  composaient  la  moi- 
tié de  la  diète,  et  la  nation  était  assez  éclairée  pour 
savoir  qu'il  ne  faut  sacrifier  des  privilèges  qu'à 
des  droits,  et  que  l'aristocratie,  avec  tous  ses 
défauts ,  est  encore  moins  avilissante  que  le  des- 
potisme. 

Les  Danois  ont  donné  le  plus  scandaleux  exemple 
politique  dont  l'histoire  nous  ait  conservé  le  sou- 
venir. Un  jour,  en  1660,  fatigués  du  pouvoir  des 
grands ,  ils  ont  déclaré  leur  roi  législateur  et  sou- 
verain maître  de  leurs  propriétés  et  de  leurs  vies; 
ils  lui  ont  attribué  tous  les  pouvoirs ,  excepté  celui 
de  révoquer  l'acte  par  lequel  il  devenait  despote; 
et,  quand  cette  donation  d'eux-mêmes  fut  achevée, 
ils  y  ajoutèrent  encore  que  si  les  rois  de  quelque 
autre  pays  avaient  un  privilège  quelconque  qui  ne 
fût  pas  compris  dans  leur  acte,  ils  l'accordaient 
d'avance,  et  à  tout  hasard,  à  leurs  monarques. 
Cependant  cette  résolution  inouïe  ne  faisait ,  après 
tout ,  que  manifester  ouvertement  ce  qui  se  passait 
dans  d'autres  pays  avec  plus  de  pudeur.  La  religion 
protestante,  et  surtout  la  liberté  de  la  presse,  ont 
depuis  créé  dans  le  Danemark  une  opinion  indé- 
pendante ,  qui  sert  de  limites  morales  au  pouvoir 
absolu. 

La  Russie,  bien  qu'elle  diffère  des  autres  em- 
pires de  l'Europe  par  ses  institutions  et  par  ses 
mœurs  asiatiques,  a  subi  sous  Pierre  T'ia  seconde 
crise  des  monarchies  européennes,  l'abaissement 
des  grands  par  le  monarque. 

L'Europe  devait  être  citée  au  ban  de  la  Pologne, 
pour  les  injustices  toujours  croissantes  dont  ce 
pays  avait  été  la  victime  jusqu'au  règne  de  l'em- 
pereur Alexandre.  Mais,  sans  nous  arrêter  main- 
tenant aux  troubles  qui  ont  dû  naître  de  la  funeste 
réunion  du  servage  des  paysans  et  de  l'indépen- 
dance anarchique  des  nobles ,  d'un  superbe  amour 
de  la  patrie  et  d'une  contrée  tout  ouverte  au 
pernicieux  ascendant  des  étrangers,  nous  dirons 
seulement  que  la  constitution  rédigée  en  1792,  par 
des  hommes  éclairés,  celle  que  le  général  Rosciusko 


a  si  honorablement  défendue ,  était  aussi  libérale 
que  sagement  combinée. 

L'Allemagne,  comme  empire  politique,  en  est 
encore  restée,  sous  divers  rapports,  à  la  première 
période  de  l'histoire  moderne,  c'est-à-dire,  au 
gouvernement  féodal  ;  toutefois  l'esprit  des  temps 
a  pénétré  dans  ses  vieilles  institutions.  La  France, 
l'Espagne  et  l'empire  britannique  ont  cherché  cons- 
tamment à  faire  un  tout  politique  :  l'Allemagne 
a  maintenu  sa  subdivision  par  un  esprit  d'indé- 
pendance et  d'aristocratie  tout  ensemble.  Le  traité 
de  Westphalie,  en  reconnaissant  la  religion  réfor- 
mée dans  la  moitié  de  l'empire ,  a  mis  en  présence 
deux  parties  de  la  même  nation ,  qui ,  par  une 
longue  lutte,  avaient  apprisà  se  respecter  mutuel- 
lement. Ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  discuter  les 
avantages  politiques  et  militaires  d'une  réunion 
plus  compacte.  L'Allemagne  a  bien  assez  de  force 
à  présent  pour  maintenir  son  indépendance,  tout 
en  conservant  ses  formes  fédératives  ;  et  l'intérêt 
des  hommes  éclairés  ne  doit  jamais  être  la  conquête 
au  dehors ,  mais  la  liberté  au  dedans. 

La  pauvre  riche  Italie  ayant  été  sans  cesse  en 
proie  aux  étrangers ,  il  est  difficile  de  suivre  la 
marche  de  l'esprit  humain  dans  son  histoire,  comme 
dans  celle  des  autres  pays  de  l'Europe.  La  seconde 
période,  celle  de  l'affranchissement  des  villes,  que 
nous  avons  désignée  comme  se  confondant  avec  la 
troisième,  est  plus  sensible  en  Italie  que  partout 
ailleurs,  puisqu'elle  a  donné  naissance  à  diverses- 
républiques ,  admirables  au  moins  par  les  hommes 
distingués  qu'elles  ont  produits.  Le  despotisme 
ne  s'est  étaWi  chez  les  Italiens  que  parla  division; 
ils  sont,  à  cet  égard,  dans  une  situation  très-dif- 
férente de  l'Allemagne.  Le  sentiment  patriotique, 
en  Italie,  doit  faire  désirer  la  réunion.  Les  étran- 
gers sont  attirés  sans  cesse  par  les  délices  de  ce 
pays  ;  les  Italiens  ont  besoin  de  l'unité  pour  former 
enfin  une  nation.  Le  gouvernement  ecclésiastique 
a  toujours  rendu  cette  réunion  impossible;  non 
que  les  papes  fussent  les  partisans  des  étrangers;  i 
au  contraire,  ils  auraient  voulu  les  repousser: 
mais,  en  leur  qualité  de  prêtres,  ils  étaient  hors 
d'état  de  défendre  le  pays ,  et  ils  empêchaient  ce- 
pendant tout  autre  pouvoir  de  s'en  charger. 

L'Angleterre  est  le  seul  des  grands  empires  de 
l'Europe  où  le  dernier  perfectionnement  de  l'ordre 
social  à  nous  connu  se  soit  accompli.  Le  tiers  état, 
ou,  pour  mieux  dire,  la  nation,  a,  comme  ailleurs, 
aidé  le  pouvoir  royal ,  sous  Henri  VIII ,  à  compri- 
mer les  grands  et  le  clergé,  et  à  s'étendre  à  leurs 
dépens.  Mais  la  noblesse  anglaise  a  été  de  bonne 
heure  plus  libérale  que  celle  de  tous  les  autres 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


59 


pays;  et  dès  la  grande  charte,  on  voit  les  barons 
stipuler  en  faveur  des  libertés  du  peuple.  La  ré- 
volution d'Angleterre  a  duré  près  de  cinquante 
ans ,  à  dater  des  premières  guerres  civiles ,  sous 
Charles  I",  jusqu'à  l'avènement  de  Guillaume  III, 
en  1688;  et  les  efforts  de  ces  cinquante  années 
n'ont  eu  pour  but  réel  et  permanent  que  l'établis- 
sement de  la  constitution  actuelle ,  c'est-à-dire ,  du 
plus  beau  monument  de  justice  et  de  grandeur 
morale  existant  parmi  les  Européens. 

Le  même  mouvement  dans  les  esprits  a  produit 
la  révolution  d'Angleterre  et  celle  de  France 
en  1789.  L'une  et  l'autre  appartiennent  à  la  troi- 
sième époque  de  la  marche  de  l'ordre  social,  à 
l'établissement  du  gouvernement  représentatif, 
vers  lequel  l'esprit  humain  s'avance  de  toutes 
parts. 

Examinons  maintenant  les  circonstances  parti- 
culières à  cette  France ,  dont  on  a  vu  sortir  les 
gigantesques  événements  qui  ont  fait  éprouver  de 
nos  jours  tant  d'espérances  et  tant  de  craintes. 

CHAPITRE  IL 

Considérations  sur  l'histoire  de  France. 

Les  hommes  ne  savent  guère  que  l'histoire  de 
leur  temps  ;  et  l'on  dirait,  en  lisant  les  déclamations 
de  nos  jours ,  que  les  huit  siècles  de  la  monarchie 
qui  ont  précédé  la  révolution  française  n'ont  été 
que  des  temps  tranquilles,  et  que  la  nation  était 
alors  sur  des  roses.  On  oublie  les  templiers  brûlés 
sous  Philippe  le  Bel  ;  les  triomphes  des  Anglais  sous 
les  Valois;  la  guerre  de  la  Jacquerie;  les  assas- 
sinats du  duc  d'Orléans  et  du  duc  de  Bourgogne  ; 
les  cruautés  perfides  de  Louis  XI  ;  les  protestants 
français  condamnés  à  d'affreux  supplices  sous 
François  F"^ ,  pendant  qu'il  s'alliait  lui-même  aux 
protestants  d'Allemagne;  les  horreurs  de  la  Ligue 
surpassées  toutes  encore  par  le  massacre  de  la 
Saint-Barthélemi;  les  conspirations  contre  Henri  IV, 
et  son  assassinat,  œuvre  effroyable  des  ligueurs; 
>les  échafauds  arbitraires  élevés  par  le  cardinal  de 
Richelieu  ;  les  dragonnades,  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes ,  l'expulsion  des  protestants  et  la  guerre 
des  Céveunes,  sous  Louis  XIV;  enfin  les  querelles 
plus  douces,  mais  non  moins  importantes,  des 
parlements ,  sous  Louis  XV. 

Des  troubles  sans  fin  se  sont  élevés  pour  obtenir 
la  liberté  telle  qu'on  la  concevait  à  différentes  pé- 
riodes, soit  féodale,  soit  religieuse,  enfin  repré- 
sentative ;  et ,  si  l'on  en  excepte  les  règnes  oii  des 
monarques,  tels  que  François  I",  et  surtout 
Louis  XIV,  ont  eu  la  dangereuse  habileté  d'occu- 


per les  esprits  par  la  guerre,  il  ne  s'est  pas  écoulé, 
pendant  l'espace  de  huit  siècles,  vingt-cinq  ans  du- 
rant lesquels,  ou  les  grands  vassaux  armés  contre 
les  rois,  ou  les  paysans  soulevés  contre  les 
seigneurs ,  ou  les  réformés  se  défendant  contre  les 
catholiques,  ou  les  parlements  se  prononçant  contre 
la  cour,  n'aient  essayé  d'échapper  au  pouvoir  ar- 
bitraire, le  plus  insupportable  fardeau  qui  puisse 
peser  sur  un  peuple.  Les  troubles  civils,  aussi 
bien  que  les  violences  auxquelles  on  a  eu  recours 
pour  les  étouffer,  attestent  que  les  Français  ont 
lutté  autant  que  les  Anglais  pour  obtenir  la  liberté 
légale,  qui  seule  peut  faire  jouir  une  nation  du 
calme ,  de  l'émulation  et  de  la  prospérité. 

Il  importe  de  répéter  à  tous  les  partisans  des 
droits  qui  reposent  sur  le  passé ,  que  c'est  la  liberté 
qui  est  ancienne,  et  le  despotisme  qui  est  moderne. 
Dans  tous  les  États  européens ,  fondés  au  commen- 
cement du  moyen  âge,  le  pouvoir  des  rois  a  été 
limité  par  celui  des  nobles  ;  les  diètes  en  Allemagne, 
en  Suède,  en  Danemark,  avant  sa  charte  de  ser- 
vitude, les  parlements  en  Angleterre,  les  cortès 
en  Espagne ,  les  corps  intermédiaires  de  tout  genre 
en  Italie,  prouvent  que  les  peuples  du  Nord  ont 
apporté  avec  eux  des  institutions  qui  resserraient 
le  pouvoir  dans  une  classe ,  mais  qui  ne  favori- 
saient en  rien  le  despotisme.  Les  Francs  n'ont  ja- 
mais reconnu  leurs  chefs  pour  despotes.  L'on  ne 
peut  nier  que ,  sous  les  deux  premières  races ,  tout 
ce  qui  avait  droit  de  citoyen,  c'est-à-dire,  les 
nobles,  et  les  nobles  étaient  les  Francs,  ne  parti- 
cipât au  gouvernement.  «  Tout  le  monde  sait,  dit 
«  BI.  de  Boulainviiliers ,  qui  certes  n'est  pas  philo- 
«  sophe ,  que  les  Français  étaient  des  peuples  libres 
«  qui  se  choisissaient  des  chefs  sous  le  nom  de 
«  rois,  pour  exécuter  des  lois  qu'eux-mêmes  avaient 
a  établies ,  ou  pour  les  conduire  à  la  guerre ,  et 
«  qu'ils  n'avaient  garde  de  considérer  les  rois 
«  comme  des  législateurs  qui  pouvaient  tout  or- 
«  donner  selon  leur  bon  plaisir.  Il  ne  reste  aucune 
«  ordonnance  des  deux  premières  races  de  la  mo- 
«  narchie  qui  ne  soit  caractérisée  du  consentement 
«  des  assemblées  générales  des  champs  de  mars  ou 
«  de  mai;  et  même  aucune  guerre  ne  se  faisait 
«  alors  sans  leur  approbation.  » 

La  troisième  race  des  rois  français  se  fonda  sur 
le  régime  féodal  ;  les  deux  précédentes  tenaient  de 
plus  près  à  la  conquête.  Les  premiers  princes  de 
la  troisième  race  s'intitulaient  :  Rois  par  la  grâce 
de  Dieu  et  par  le  consentement  du  peuple;  et  en- 
suite la  formule  de  leur  serment  contenait  la  pro- 
messe de  conserver  les  lois  et  les  droits  de  la  na- 
tion. Les  rois  de  France,  depuis  saint  Louis  jusqu'à 


GO 


CONSIDERATIONS 


Louis  XI ,  ne  se  sont  point  arrogé  le  droit  de  faire 
des  lois  sans  le  consentement  des  états  généraux. 
Mais  les  querelles  des  trois  ordres ,  qui  ne  purent 
jamais  s'accorder,  les  obligèrent  à  recourir  aux 
rois  comme  médiateurs  ;  et  les  mmistres  se  sont 
servis  habilement  de,  cette  nécessité ,  ou  pour  ne 
pas  convoquer  les  états  généraux,  ou  pour  les 
rendre  inutiles.  Lorsque  les  Anglais  entrèrent  en 
France,  Edouard  III  dit,  dans  sa  proclamation, 
qu'il  venait  rendre  aux  Français  leurs  droits  qu'on 
leur  avait  ôtés. 

Les  quatre  meilleurs  rois  de  France,  saint  Louis, 
Charles  V,  Louis  XII ,  et  surtout  Henri  IV,  chacun 
suivant  les  idées  de  son  siècle ,  ont  voulu  fonder 
l'empire  des  lois.  Les  croisades  ont  empêché  saint 
Louis  de  consacrer  tout  son  temps  au  bien  du 
royaume.  Les  guerres  contre  les  Anglais  et  la  cap- 
tivité de  Jean  le  Bon  ont  absorbé  d'avance  les 
ressources  que  préparait  la  sagesse  de  son  fils 
Charles  V.  La  malheureuse  expédition  d'Italie,  mal 
commencée  par  Charles  VIII,  mal  continuée  par 
Louis  XII ,  a  privé  la  France  d'une  partie  des  biens 
que  ce  dernier  lui  destinait;  et  les  ligueurs,  les 
atroces  ligueurs,  étrangers  et  fanatiques,  ont  ar- 
raché au  monde  le  roi ,  l'homme  le  meilleur ,  et  le 
prince  le  plus  grand  et  le  plus  éclairé  que  la  France 
ait  produit,  Henri  IV.  Néanmoins,  malgré  les 
obstacles  singuliers  qui  ont  arrêté  la  marche  de 
ces  quatre  souverains ,  supérieurs  de  beaucoup  à 
tous  les  autres,  ils  se  sont  occupés,  pendant  leur 
règne,  à  reconnaître  des  droits  qui  limitaient  les 
leurs. 

Saint  Louis  continua  les  affranchissements  des 
communes,  commencés  par  Louis  le  Gros;  il  fit 
des  règlements  pour  assurer  l'indépendance  et  la 
régularité  de  la  justice;  et,  chose  remarquable, 
lorsqu'il  fut  choisi  par  les  barons  anglais  pour 
arbitre  entre  eux  et  leur  monarque  Henri  III,  il 
blâma  les  barons  rebelles ,  mais  il  fut  d'avis  que 
Henri  III  devait  être  fidèle  à  la  charte  qu'il  avait 
jurée.  Celui  qui  resta  prisonnier  en  Afrique,  pour 
ne  pas  manquer  à  ses  serments ,  pouvait-il  énon- 
cer une  autre  opinion  ?  «  J'aimerais  mieux,  disait- 
«il,  qu'un  étranger  de  l'extrémité  de  l'Europe, 
«  qu'un  Écossais  vînt  gouverner  la  France,  plutôt 
«  que  mon  fils ,  s'il  ne  devait  pas  être  sage  et 
«  juste.  »  Charles  V,  pendant  qu'il  n'était  que  ré- 
gent, convoqua  les  états  généraux  de  1355.,  les 
plus  remarquables  de  l'histoire  de  France,  par  les 
réclamations  qu'ils  firent  en  faveur  de  la  nation. 
Ce  mêiVie  Charles  V,  devenu  roi,  assembla  les 
états  généraux  en  1369,  afin  d'en  obtenir  l'impôt 
des  gabelles ,  alors  établi  pour  la  première  fois  ;  il 


permit  aux  bourgeois  de  Paris  d'acheter  des  fiefs; 
mais ,  comme  les  étrangers  occupaient  alors  une 
partie  du  royaume ,  l'on  peut  aisément  concevoir 
que  le  premier  intérêt  d'un  roi  de  France  était  de 
les  repousser  :  et  cette  cruelle  situation  fut  cause 
que  Charles  V  se  permit  d'exiger  quelques  impôts 
sans  le  consentement  de  la  nation.  Mais,  en  mou- 
rant, il  déclara  qu'il  s'en  repentait,  et  reconnut 
qu'il  n'en  avait  pas  eu  le  droit.  Les  troubles  inté- 
rieurs, combinés  avec  les  invasions  des  Anglais, 
rendirent  pendant  longtemps  la  marche  du  gou- 
vernement très-difficile.  Charles  VII  établit  le  pre- 
mier les  troupes  de  ligne;  funeste  époque  dans 
l'histoire  des  nations  !  Louis  XI,  dont  le  nom  suf- 
fit,  comme  celui  de  Néron  ou  de  Tibère,  essaya 
de  s'arroger  le  pouvoir  absolu.  Il  fit  quelques  pas 
dans  la  route  que  le  cardinal  de  Richelieu  a  si 
bien  suivie  depuis;  mais  il  rencontra  dans  les  par- 
lements une  grande  opposition.  En  général ,  ces 
corps  ont  donné  de  la  consistance  aux  lois  en 
France ,  et  il  n'est  presque  pas  une  de  leurs  re- 
montrances où  ils  ne  rappellent  aux  rois  leurs  en- 
gagements envers  la  nation.  Ce  même  Louis  XI 
était  encore  bien  loin  cependant  de  se  croire  un 
roi  sans  limites;  et,  dans  l'instruction  qu'il  laissa 
en  mourant  à  son  fils  Charles  VIII,  il  lui  dit: 
«  Quand  les  rois  ou  les  princes  n'ont  regard  à  la 
«  loi,  en  ce  faisant,  ils  font  leur  peuple  serf,  et 
«  perdent  le  nom  de  roi  ;  car  nul  ne  doit  être  ap- 
«  pelé  roi  fors  celui  qui  règne  et  seigneurie  sur  les 
«  Francs.  Les  Francs  de  nature  aiment  leur  sei- 
«gneur;  mais  les  serfs  naturellement  haïssent 
«  comme  les  esclaves  leurs  maîtres.  »  Tant  il  est 
vrai  que ,  par  testament  du  moins ,  les  tyrans 
mêmes  ne  peuvent  s'empêcher  de  blâmer  le  des- 
potisme !  Louis  XII ,  surnommé  le  Père  du  peu- 
ple, soumit  à  la  décision  des  états  généraux  le  ma- 
riage du  comte  d'Angoulême,  depuis  François  T"", 
avec  sa  fille  Claude,  et  le  choix  de  ce  prince  pour 
successeur.  La  continuation  de  la  guerre  d'Italie 
était  impolitique;  mais,  comme  Louis  XII  dimi- 
nua les  impôts  par  l'ordre  qu'il  mit  dans  les  finan- 
ces, et  qu'il  vendit  ses  propres  domaines  pour 
subvenir  aux  dépenses  de  l'État,  le  peuple  res- 
sentit moins  sous  lui  qu'il  n'aurait  fait  sous  tout 
autre  mionarque,  les  inconvénients  de  cette  expé- 
dition. Dans  le  concile  de  Tours ,  le  clergé  de 
France ,  d'après  les  désirs  de  Louis  XII ,  déclara 
qu'il  ne  devait  point  une  obéissance  implicite  au 
pape.  Lorsque  des  comédiens  s'avisèrent  de  re- 
présenter une  pièce  pour  se  moquer  de  la  respec- 
table avarice  du  roi ,  il  ne  souffrit  pas  qu'on  les 
punît,  et  dit  ces  paroles  remarquables  :  «  Ils  peu- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


61 


«vent  nous  apprendre  des  vérités  utiles.  Lais-  ' 
«  sons-les  se  divertir,  pourvu  qu'ils  respectent 
«  l'honneur  des  dames.  Je  ne  suis  pas  fâché  que 
«  l'on  sache  que ,  sous  mon  règne ,  on  a  pris  cette 
«  liberté  impunément.  »  La  liberté  de  la  presse 
n'était-elle  pas  tout  entière  dans  ces  paroles  ?  car 
alors  la  publicité  du  théâtre  était  bien  plus  grande 
que  celle  des  livres.  Jamais  un  monarque  vraiment 
vertueux  ne  s'est  trouvé  en  possession  de  la  puis- 
sance souveraine,  sans  avoir  désiré  de  modérer  sa 
propre  autorité ,  au  lieu  d'empiéter  sur  les  droits 
des  peuples;  les  rois  éclairés  veulent  limiter  le 
pouvoir  de  leurs  ministres  et  de  leurs  successeurs. 
Un  esprit  de  lumière  se  fait  toujours  sentir  sui- 
vant la  nature  des  temps ,  dans  tous  les  hommes 
d'État  de  premier  rang,  ou  par  leur  raison,  ou  par 
leur  âge. 

Les  premiers  jours  du  seizième  siècle  virent 
naître  la  réforme  religieuse  dans  les  États  les  plus 
éclairés  de  l'Europe  :  en  Allemagne,  en  Angleterre, 
bientôt  après  en  France.  Loin  de  se  dissimuler 
que  la  liberté  de  conscience  tient  de  près  à  la  li- 
berté politique,  il  me  semble  que  les  protestants 
doivent  se  vanter  de  cette  analogie.  Ils  ont  tou- 
jours été  et  seront  toujours  des  amis  de  la  li- 
berté; l'esprit  d'examen  en  matière  de  religion 
conduit  nécessairement  au  gouvernement  repré- 
sentatif, en  fait  d'institutions  politiques.  La  pros- 
cription de  la  raison  sert  à  tous  les  despotismes , 
et  seconde  toutes  les  hypocrisies. 

La  France  fut  sur  le  point  d'adopter  la  réfor- 
mation à  la  même  époque  où  elle  se  consolida  en 
Angleterre;  les  plus  grands  seigneurs  de  l'État, 
Condé,  Coligny,  Rohan,  Lesdiguières,  professè- 
rent la  foi  évangélique.  Les  Espagnols,  guidés  par 
l'infernal  génie  de  Philippe  II ,  soutinrent  la  Ligue 
en  France ,  conjointement  avec  Catherine  de  Mé- 
dicis.  Une  femme  de  son  caractère  devait  souhai-" 
ter  le  pouvoir  sans  bornes,  et  Philippe  II  voulait 
faire  de  sa  fille  une  reine  de  France,  au  préjudice 
de  Henri  IV.  On  voit  que  le  despotisme  ne  res- 
pecte pas  toujours  la  légitimité.  Les  parlements 
ont  refusé  cent  édits  royaux  de  1562  à  1589.  Néan- 
moins, le  chancelier  de  l'Hôpital  trouva  plus  d'ap- 
pui pour  la  tolérance  religieuse  dans  les  états  gé- 
néraux qu'il  put  rassembler,  que  dans  le  parlement. 
Ce  corps  de  magistrature,  très-bon  pour  mainte- 
nir les  anciennes  lois,  comme  sont  tous  les  corps, 
ne  participait  pas  aux  lumières  du  temps.  Des 
députés  élus  par  la  nation  peuvent  seuls  s'asso- 
cier à  ses  besoins  et  à  ses  désirs,  selon  chaque 
époque. 
Henri  IV  fut  longtemps  le  chef  des  réformés  ; 


mais  il  se  vit  enfin  forcé  de  céder  à  l'opinion  do- 
minante ,  bien  qu'elle  fût  celle  de  ses  adversaires. 
Toutefois  il  montra  tant  de  sagesse  et  de  magna- 
nimité pendant  son  règne,  que  le  souvenir  de  ce 
peu  d'années  est  plus  récent  encore  pour  les  cœurs 
français  que  celui  même  des  deux  siècles  qui  se 
sont  écoulés  depuis. 

L'édit  de  Nantes,  publié  en  1598,  fondait  la  to- 
lérance religieuse  pour  laquelle  on  n'a  point  en- 
core cessé  de  lutter.  Cet  édit  opposait  une  bar- 
rière au  despotisme;  car,  quand  le  gouvernement 
est  obligé  de  tenir  la  balance  égale  entre  deux  par- 
tis opposés ,  c'est  un  exercice  continuel  de  raison 
et  de  justice.  D'ailleurs ,  comment  un  homme  tel 
que  Henri  IV  eût-il  désiré  le  pouvoir  absolu  ?  C'é- 
tait contre  la  tyrannie  de  Médicis  et  des  Guise 
qu'il  s'était  armé;  il  avait  combattu  pour  en  déli- 
vrer la  France ,  et  sa  généreuse  nature  lui  inspi- 
rait bien  plus  le  besoin  de  l'admiration  libre ,  que 
de  l'obéissance  servile.  Sully  mettait  dans  les  finan- 
ces du  royaume  un  ordre  qui  aurait  pu  rendre 
l'autorité  royale  tout  à  fait  indépendante  des  peu- 
ples ;  mais  Henri  IV  ne  faisait  point  ce  coupable 
usage  d'une  vertu,  l'économie  :  il  convoqua  donc 
l'assemblée  des  notables  à  Rouen,  et  voulut  qu'elle 
fût  librement  élue ,  sans  que  l'influence  du  souve- 
rain eût  part  au  choix  de  ses  membres.  Les  trou- 
bles civils  étaient  encore  bien  récents,  et  l'on  au- 
rait pu  se  servir  de  ce  prétexte  pour  remettre 
tous  les  pouvoirs  entre  les  mains  du  souverain  ; 
mais  c'est  dans  la  vraie  liberté  que  se  trouve  le 
remède  le  plus  efficace  contre  l'anarchie.  Chacun 
sait  par  cœur  les  belles  paroles  de  Henri  IV,  à 
l'ouverture  de  l'assemblée.  La  conduite  du  roi  fut 
d'accord  avec  son  langage  :  il  se  soumit  aux  de- 
mandes de  l'assemblée,  bien  qu'elles  fussent  assez 
impérieuses ,  parce  qu'il  avait  promis  d'obtempé- 
rer aux  désirs  des  délégués  du  peuple.  Enfin ,  le 
même  respect  pour  la  publication  de  la  vérité  qu'a- 
vait montré  Louis  XII ,  se  trouve  dans  les  dis- 
cours que  Henri  IV  tint  à  son  historien  Matthieu 
contre  la  flatterie. 

A  l'époque  oîi  vivait  Henri  IV,  les  esprits  n'é- 
taient tournés  que  vers  la  liberté  religieuse;  il 
crut  l'assurer  par  l'édit  de  Nantes  :  mais  ,  comme 
il  en  était  seul  l'auteur,  un  autre  roi  put  défaire 
son  ouvrage.  Chose  étonnante!  Grotius  prédit 
sous  Louis  XIII,  dans  un  de  ses  écrits,  que  l'édit 
de  Nantes  étant  une  concession  et  non  pas  un 
pacte  réciproque,  un  des  successeurs  de  Henri  IV 
pourrait  changer  ce  qu'il  avait  établi.  Si  ce  grand 
monarque  avait  vécu  de  nos  jours,  il  n'aurait  pas 
voulu  que  le  bien  qu'il  faisait  à  la  France  fût  pré- 


62 


CONSIDERATIONS 


caire  comme  sa  vie ,  et  il  aurait  donné  des  garan- 
ties politiques  à  cette  même  tolérance,  dont,  après 
sa  mort,  la  France  fut  cruellement  privée. 

Henri  IV,  peu  de  temps  avant  de  mourir,  con- 
çut, dit-on,  la  grande  idée  d'établir  l'indépendance 
des  divers  États  de  l'Europe  par  un  congrès.  Mais 
ce  qui  est  certain  au  moins ,  c'est  que  son  but 
principal  était  de  soutenir  le  parti  des  protestants 
en  Allemagne.  Le  fanatisme,  qui  le  fit  assassiner, 
ne  se  trompa  point  sur  ses  véritables  intentions. 

Ainsi  périt  le  souverain  le  plus  français  qui  ait 
régné  sur  la  France.  Souvent  nos  rois  ont  tenu 
de  leurs  mères  un  caractère  étranger  ;  mais  Henri  IV 
était  en  tout  compatriote  de  ses  sujets.  Lorsque 
Louis  XIII  hérita  de  sa  mère.  Italienne,  une  grande 
dissimulation,  on  ne  reconnut  plus  le  sang  du 
père  dans  le  fils.  Qui  pourrait  croire  que  la' maré- 
chale d'Ancre  ait  été  brûlée  comme  sorcière,  et 
en  présence  de  la  même  nation  qui  venait,  vingt 
ans  auparavant,  d'applaudir  à  l'édit  de  Nantes  ? 
Il  y  a  des  époques  où  le  sort  de  l'esprit  humaiû 
dépend  d'un  homme;  celles-là  sont  malheureuses, 
car  rien  de  durable  ne  peut  se  faire  que  par  l'im- 
pulsion universelle. 

Le  cardinal  de  Richelieu  voulut  détruire  l'indé- 
pendance des  grands  vassaux  de  la  couronne,  et, 
dans  ce  but,  il  attira  les  nobles  à  Paris,  afin  de 
changer  en  courtisans  les  seigneurs  des  provinces. 
Louis  XI  avait  conçu  la  même  idée;  mais  la  capi- 
tale, à  cette  époque,  ne  présentait  aucune  séduc- 
tion de  société,  et  la  cour  encore  moins.  Plusieurs 
hommes  d'un  rare  talent  et  d'une  grande  âme , 
d'Ossat,  Mornai,  Sully,  s'étaient  développés  avec 
Henri  IV;  mais  après  lui  l'on  ne  vit  bientôt  plus 
aucun  de  ces  grands  chevaliers ,  dont  les  noms 
sont  encore  comme  les  traditions  héroïques  de 
l'histoire  de  France.  Le  despotisme  du  cardinal  de 
Richelieu  détruisit  en  entier  l'originalité  du  carac- 
tère français ,  sa  loyauté ,  sa  candeur,  son  indé- 
pendance. On  a  beaucoup  vanté  le  talent  du  prêtre 
ministre,  parce  qu'il  a  maintenu  la  grandeur  poli- 
tique de  la  France ,  et  sous  ce  rapport  on  ne  sau- 
rait lui  refuser  des  talents  supérieurs  ;  mais  Hen- 
ri IV  atteignait  au  même  but,  en  gouvernant  par 
des  principes  de  justice  et  de  vérité.  Le  génie  se 
manifeste  non-seulement  dans  le  triomphe  qu'on 
remporte ,  mais  dans  les  moyens  qu'on  a  pris  pour 
l'obtenir.  La  dégradation  morale,  empreinte  sur 
une  nation  qu'on  accoutume  au  crime,  tôt  ou  tard 
doit  lui  nuire  plus  que  les  succès  ne  l'ont  servie. 

Le  cardinal  de  Richelieu  fit  brûler  comme  sor- 
cier un  pauvre  innocent  curé ,  Urbain  Grandier, 
se  prêtant  ainsi  bassement  et  perfidement  aux  su- 


perstitions qu'il  ne  partageait  pas.  Il  fit  enfermer 
dans  sa  propre  maison  de  campagne,  à  Ruelle,  le 
maréchal  deMarillac  qu'il  haïssait,  pour  le  faire 
condamner  à  mort  plus  sûrement  sous  ses  yeux. 
'  M.  de  Thou  porta  sa  tête  sur  un  échafaud ,  pour 
■n'avoir  pas  dénoncé  son  ami.  Aucun  délit  politique 
ne  fut  jugé  légalement  sous  le  ministère  du  car- 
dinal de  Richelieu ,  et  des  commissions  extraordi- 
naires furent  toujours  nommées  pour  prononcer 
sur  le  sort  des  victimes.  Cependant,  de  nos  jours 
encore ,  on  a  pu  vanter  un  tel  homme  !  Il  est  mort 
à  la  vérité  dans  la  plénitude  de  sa  puissance  :  pré- 
caution bien  nécessaire  aux  tyrans  qui  veulent  con- 
server un  grand  nom  dans  l'histoire.  On  peut,  à 
quelques  égards ,  considérer  le  cardinal  de  Riche- 
lieu comme  un  étranger  en  France  ;  sa  qualité  de 
prêtre ,  et  de  prêtre  élevé  en  Italie ,  le  sépare  du 
véritable  caractère  français.  Son  grand  pouvoir 
n'en  est  que  plus  facile  à  expliquer,  car  l'histoire 
fournit  plusieurs  exemples  d'étrangers  qui  ont  do- 
miné les  Français.  Les  individus  de  cette  nation 
sont  trop  vifs  pour  s'astreindre  à  la  persévérance 
qu'il  faut  pour  être  despote;  mais  celui  qui  a  cette 
persévérance  est  très-redoutable  dans  un  pays  oià , 
la  loi  n'ayant  jamais  régné,  l'on  ne  juge  de  rien 
que  par  l'événement. 

Le  cardinal  de  Richelieu,  en  appelant  les  grands 
à  Paris,  les  priva  de  leur  considération  dans  les 
provinces ,  et  créa  cette  influence  de  la  capitale  sur 
le  reste  de  la  France ,  qui  n'a  jamais  cessé  depuis 
cet  instant.  Une  cour  a  nécessairement  beaucoup 
d'ascendant  sur  la  ville  qu'elle  habite,  et  il  est 
commode  de  gouverner  l'empire  à  l'aide  d'une  très- 
petite  réunion  d'hommes  ;  je  dis  commode  pour  le 
despotisme. 

On  prétend  que  Richelieu  a  préparé  les  merveil» 
les  du  siècle  de  Louis  XIV,  qu'on  a  souvent  mis 
en  parallèle  avec  ceux  de  Périclès  et  d'Auguste. 
Mais  des  époques  analogues  à  ces  siècles  brillants 
se  trouvent  chez  plusieurs  nations  sous  diverses 
formes,  au  moment  où  la  littérature  et  les  beaux- 
arts  apparaissent  pour  la  première  fois ,  après  de 
longs  troubles  civils  ou  des  guerres  prolongées. 
Les  grandes  phases  de  l'esprit  humain  sont  bien 
plutôt  l'œuvre  des  temps  que  l'œuvre  d'un  homme; 
car  elles  se  ressemblent  toutes  entre  elles,  quelque 
différents  que  soient  les  caractères  des  principaux 
chefs  contemporains. 

Après  Richelieu,  sous  la  minorité  de  Louis  XIV, 
quelques  idées  politiques  un  peu  sérieuses  se  mê- 
lèrent à  la  frivolité  de  l'esprit  de  la  Fronde.  Le 
parlement  demanda  qu'aucun  Français  ne  pût  être 
mis  en  prison  sans  être  traduit  devant  ses  juges 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


63 


naturels.  On  voulut  mettre  aussi  des  bornes  au 
pouvoir  ministériel ,  et  quelque  liberté  aurait  pu 
s'établir  par  haine  contre  Mazarin.  Mais  bientôt 
Louis  XIV  développa  les  mœurs  des  cours  dans 
toute  leur  dangereuse  splendeur  ;  il  flatta  la  fierté 
française  par  le  succès  de  ses  armées  à  la  guerre , 
et  sa  gravité  toute  espagnole  éloigna  de  lui  la  fa- 
n)iliarité  des  jugements  :  mais  il  fit  descendre  les 
nobles  encore  plus  bas  que  sous  le  règne  précédent  ; 
car,  au  moins  Richelieu  les  persécutait,  ce  qui 
leur  donnait  toujours  quelque  considération,  tan- 
dis que  sous  Louis  XIV  ils  ne  pouvaient  se  dis- 
tinguer du  reste  de  la  nation  qu'en  portant  de  plus 
près  le  joug  du  même  maître. 

Le  roi  qui  a  pensé  que  les  propriétés  de  ses  su- 
jets lui  appartenaient,  et  qui  s'est  permis  tous  les 
genres  d'actes  arbitraires;  enfin,  le  roi  (ose-t-on 
le  dire,  et  peut-on  l'oublier!)  qui  vint,  le  fouet  à 
la  main,  interdire  comme  une  offense  le  dernier 
reste  de  l'ombre  d'un  droit ,  les  remontrances  du 
parlement ,  ne  respectait  que  lui-même ,  et  n'a  ja- 
mais pu  concevoir  ce  que  c'était  qu'une  nation. 
Tous  les  torts  qu'on  a  reprochés  à  Louis  XIV  sont 
une  conséquence  naturelle  de  la  superstition  de 
son  pouvoir,  dont  on  l'avait  imbu  dès  son  enfance. 
Comment  le  despotisme  n'entraînerait -il  pas  la 
flatterie?  et  comment  la  flatterie  ne  fausserait-elle 
pas  les  idées  de  toute  créature  humaine  qui  y  est 
exposée?  Quel  est  l'homme  de  génie  qui  se  soit 
entendu  dire  la  centième  partie  des  éloges  prodi- 
gués aux  rois  les  plus  médiocres?  et  cependant  ces 
rois ,  par  cela  même  qu'ils  ne  méritent  pas  qu'on 
leur  adresse  ces  éloges,  en  sont  plus  facilement 
enivrés. 

Si  Louis  XIV  fût  né  simple  particulier,  on  n'au- 
rait probablement  jamais  parlé  de  lui ,  parce  qu'il 
n'avait  en  rien  des  facultés  transcendantes  ;  mais 
il  entendait  bien  cette  dignité  factice  qui  met  l'âme 
des  autres  mal  à  l'aise.  Henri  IV  s'entretenait  fa- 
milièrement avec  tous  ses  sujets,  depuis  la  pre- 
mière classe  jusqu'à  la  dernière;  Louis  XIV  a  fon- 
dé cette  étiquette  exagérée  qui  a  privé  les  rois  de 
sa  maison,  soit  en  France,  soit  en  Espagne,  de 
toute  communication  franche  et  naturelle  avec  les 
hommes:  aussi  ne  les  connut-il  pas,  dès  que  les 
circonstances  devinrent  menaçantes.  Un  ministre 
(Louvois)  l'engagea  dans  une  guerre  sanglante, 
pour  avoir  été  tourmenté  par  lui  sur  les  fenêtres 
d'un  bâtiment;  et,  pendant  soixante-huit  années 
de  règne ,  Louis  XIV,  bien  qu'il  n'eût  aucun  talent 
comme  général,  a  pourtant  fait  cinquante-six  ans 
la  guerre.  Le  Palatinat  a  été  ravagé;  des  exécu- 
tions atroces  ont  eu  lieu  dans  la  Bretagne.  Le  ban- 


nissement de  deux  cent  mille  Français  protestants, 
les  dragonnades  et  la  guerre  des  Cévennes,  n'é- 
galent pas  encore  les  horreurs  réfléchies  qui  se 
trouvent  dans  les  différentes  ordonnances  rendues 
après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  en  168.5. 
Le  code  lancé  alors  contre  les  religionnaires  peut 
tout  à  fait  se  comparer  aux  lois  de  la  Convention 
contre  les  émigrés,  et  porte  les  mêmes  caractères. 
L'état  civil  leur  était  refusé,  c'est-à-dire,  que  leurs 
enfants  n'étaient  pas  considérés  comme  légitimes, 
jusqu'en  1787,  que  l'assemblée  des  notables  a  pro-  ' 
voqué  la  justice  de  Louis  XVI  à  cet  égard.  Non- 
seulement  leurs  biens  étaient  confisqués ,  mais  ils 
étaient  attribués  à  ceux  qui  les  dénonçaient;  leurs 
enfants  leur  étaient  pris  de  force,  pour  être  éle- 
vés dans  la  religion  catholique.  Les  ministres  du 
culte,  et  ceux  qu'on  appelait  les  relaps,  étaient  con- 
damnés aux  galères  ou  à  la  mort;  et,  comme  enfin 
on  avait  déclaré  qu'il  n'y  avait  plus  de  protestants 
en  France,  on  considérait  tous  ceux  qui  l'étaient 
comme  relaps,  quand  il  convenait  de  les  traiter 
ainsi. 

Des  injustices  de  tout  genre  ont  signalé  ce  règne 
de  Louis  XIV,  objet  de  tant  de  madrigaux;  et 
personne  n'a  réclamé  contre  les  abus  d'une  auto- 
rité qui  était  elle-même  un  abus  continuel.  Féné- 
lon  a  seul  osé  élever  sa  voix  ;  mais  c'est  assez  aux 
yeux  de  la  postérité.  Ce  roi ,  si  scrupuleux  sur  les 
dogmes  religieux ,  ne  l'était  guère  sur  les  bonnes 
mœurs,  et  ce  n'est  qu'à  l'époque  de  ses  revers  qu'il 
a  développé  de  véritables  vertus.  On  ne  se  sent 
pas  avec  lui  la  moindre  sympathie ,  jusqu'au  mo- 
ment 011  il  fut  malheureux;  alors  une  grandeur 
native  reparut  dans  son  âme. 

On  vante  les  beaux  édifices  que  Louis  XIV  a  fait 
élever.  Mais  nous  savons  par  expérience  que ,  dans 
tous  les  pays  oii  les  députés  de  la  nation  ne  dé- 
fendent pas  l'argent  du  peuple,  il  est  aisé  d'en 
avoir  pour  toute  espèce  de  dépense.  Les  pyrami- 
des de  Memphis  ont  coûté  plus  de  travail  que  les 
embellissements  de  Paris,  et  cependant  les  despo- 
tes d'Egypte  disposaient  facilement  de  leurs  escla- 
ves pour  les  bâtir. 

Attribuera -t -on  aussi  à  Louis  XIV  les  grands 
écrivains  de  son  temps?  Il  persécuta  Port -Royal 
dont  Pascal  était  le  chef;  il  fit  mourir  de  chagrin 
Racine;  il  exila  Fénélon;  il  s'opposa  constamment 
aux  honneurs  qu'on  voulait  rendre  à  la  Fontaine, 
et  ne  professa  de  l'admiration  que  pour  Boileau. 
La  littérature,  en  l'exaltant  avec  excès,  a  bien  plus 
fait  pour  lui  qu'il  n'a  fait  pour  elle.  Quelques  pen- 
sions accordées  aux  gens  de  lettres  n'exerceront 
jamais  beaucoup  d'influence  sur  les  vrais  talents. 


64 


CONSIDERATIONS 


Le  génie  n'en  veut  qu'à  la  gloire ,  et  la  gloire  ne 
jaillit  que  de  l'opinion  publique. 

La  littérature  n'a  pas  été  moins  brillante  dans 
le  siècle  suivant,  quoique  sa  tendance  fût  plus 
philosophique;  mais  cette  tendance  même  a  com- 
mencé vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Comme 
il  a  régné  plus  de  soixante  ans,  le  siècle  a  pris  son 
nom  ;  néanmoins  les  pensées  de  ce  siècle  ne  relè- 
vent point  de  lui;  et,  si  l'on  en  excepte  Bossuet, 
qui ,  malheureusement  pour  nous  et  pour  lui ,  as- 
servit son  génie  au  despotisme  et  au  fanatisme, 
presque  tous  les  écrivains  du  dix -septième  siècle 
firent  des  pas  très  -  marquants  dans  la  route  que 
les  écrivains  du  dix-huitième  ont  depuis  parcourue. 
Fénélon ,  le  plus  respectable  des  hommes ,  sut  ap' 
précier,  dans  un  de  ses  écrits,  la  constitution  an- 
glaise, peu  d'années  après  son  établissement;  et, 
vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  on  vit  de  tou- 
tes parts  grandir  la  raison  humaine. 

Louis  XIV  accrut  la  France  par  les  conquêtes 
de  ses  généraux;  et ,  comme  un  certain  degré  d'é- 
tendue est  nécessaire  à  l'indépendance  d'un  État, 
à  cet  égard  il  mérita  la  reconnaissance  de  la  nation. 
Mais  il  laissa  l'intérieur  du  pays  dans  un  état  de 
désorganisation  dont  le  régent  et  Louis  XV  n'ont 
cessé  de  souffrir  pendant  leur  règne.  A  la  mort  de 
Henri  IV,  les  finances  et  toutes  les  branches  de 
l'administration  étaient  dans  l'ordre  le  plus  par- 
fait ,  et  la  France  se  maintint  encore  pendant  plu- 
sieurs années  par  la  force  qu'elle  lui  devait.  A  la 
mort  de  Louis  XIV  les  finances  étaient  épuisées  à 
un  degré  tel,  que  jusqu'à  l'avènement  de  Louis  XVI 
on  n'a  pu  les  rétablir.  Le  peuple  insulta  le  convoi 
funèbre  de  Louis  XIV,  et  le  parlement  cassa  son 
testament.  L'excessive  superstition  sous  laquelle 
il  s'était  courbé,  pendant  les  dernières  années  de 
son  règne ,  avait  tellement  fatigué  les  esprits ,  que 
la  licence  même  de  la  régence  fut  excusée ,  parce 
qu'elle  les  soulageait  du  poids  de  la  cour  intolé- 
rante de  Louis  XIV.  Comparez  cette  mort  avec 
celle  de  Henri  IV.  Il  était  si  simple  bien  que  roi, 
si  doux  bien  que  guerrier ,  si  spirituel ,  si  gai ,  si 
sage;  il  savait  si  bien  que  se  rapprocher  des  hom- 
mes c'est  s'agrandir  à  leurs  yeux,  quand  on  est 
véritablement  grand,  que  chaque  Français  crut 
sentir  au  cœur  le  poignard  qui  trancha  sa  belle  vie. 

Il  ne  faut  jamais  juger  les  despotes  par  les  suc- 
cès momentanés  que  la  tension  même  du  pouvoir 
leur  fait  obtenir.  C'est  l'état  dans  lequel  ils  lais- 
sent le  pays  à  leur  mort  ou  à  leur  chute,  c'est  ce 
qui  reste  de  leur  règne  après  eux ,  qui  révèle  ce 
qu'ils  ont  été.  L'ascendant  politique  des  nobles  et 
du  clergé  a  fini  en  France, avec  Louis  XIV;  il  ne 


les  avait  fait  servir  qu'à  sa  puissance;  ils  se  sont 
trouvés  après  lui  sans  liens  avec  la  nation  même , 
dont  l'importance  s'accroissait  chaque  jour. 

Louis  XV,  ou  plutôt  ses  ministres ,  ont  eu  des 
disputes  continuelles  avec  les  parlements ,  qui  se 
rendaient  populaires  en  refusant  les  impôts;  et  les 
parlements  tenaient  à  la  classe  du  tiers  état,  du 
moins  en  grande  partie.  Les  écrivains,  qui  étaient 
pour  la  plupart  aussi  de  cette  classe,  conquéraient 
par  leur  talent  la  liberté  de  la  presse  qu'on  leur 
refusait  légalement.  L'exemple  de  l'Angleterre 
agissait  chaque  jour  sur  les  esprits,  et  l'on  ne  con- 
cevait pas  bien  pourquoi  sept  lieues  de  mer  sépa- 
raient un  pays  oîi  la  nation  était  tout,  d'un  pays 
où  la  nation  n'était  rien. 

L'opinion,  et  le  crédit,  qui  n'est  que  l'opinion 
appliquée  aux  affaires  de  finance ,  devenaient  cha- 
que jour  plus  essentiels.  Les  capitalistes  ont  plus 
d'influence  à  cet  égard  que  les  grands  propriétaires 
eux-mêmes;  et  les  capitalistes  vivent  à  Paris,  et 
discutent  toujours  librement  les  intérêts  publics 
qui  touchent  à  leurs  calculs  personnels. 
*  Le  caractère  débile  de  Louis  XV,  et  les  erreurs 
de  tout  genre  que  ce  caractère  lui  fit  commettre, 
fortifièrent  nécessairement  l'esprit  de  résistance. 
On  voyait  d'une  part  lord  Chatham ,  à  la  tête  de 
l'Angleterre,  environné  de  tous  les  grands  orateurs 
du  parlement,  qui  reconnaissaient  volontiers  sa 
prééminence;  et  dans  le  même  temps,  les  maîtres- 
ses les  plus  subalternes  du  roi  de  France  faisant 
nommer  et  renvoyer  ses  ministres.  L'esprit  public 
gouvernait  l'Angleterre;  les  hasards  et  les  intri- 
gues les  plus  imprévues  et  les  plus  misérables 
disposaient  du  sort  de  la  France.  Cependant  Vol- 
taire ,  Montesquieu ,  Rousseau ,  Buffon ,  des  pen- 
seurs profonds,  des  écrivains  supérieurs,  faisaient 
partie  de  cette  nation  ainsi  gouvernée;  et  com- 
ment les  Français  n'auraient-ils  pas  envié  l'Angle- 
terre ,  puisqu'ils  pouvaient  se  dire  avec  raison  que 
c'était  à  ses  institutions  politiques  surtout  qu'elle 
devait  ses  avantages?  Car  les  Français  comptaient 
parmi  eux  autant  d'hommes  de  génie  que  leurs 
voisins ,  bien  que  la  nature  de  leur  gouvernement 
ne  leur  permît  pas  d'en  tirer  le  même  parti. 

Un  homme  d'esprit  a  dit  avec  raison  que  la  lit- 
térature était  l'expression  de  la  société;  si  cela  est 
vrai,  les  reproches  que  l'on  adresse  aux  écrivains 
du  dix -huitième  siècle  doivent  être  dirigés  contre 
cette  société  même.  A  cette  époque,  les  écrivains 
ne  cherchaient  pas  à  flatter  le  gouvernement  ;  ainsi 
donc  ils  voulaient  complaire  à  l'opinion  ;  car  il  est 
impossible  que  le  plus  grand  nombre  des  hommes 
de  lettres  ne  suive  pas  une  de  ces  deux  routes  :  ils 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANCàlSE. 


65 


ont  trop  besoin  d'encouragement  pour  fronder  à 
la  fois  l'autorité  et  le  public.  La  majorité  des 
Français,  dans  le  dix- huitième  siècle,  voulait  la 
suppression  du  régime  féodal ,  l'établissement  des 
institutions  anglaises,  et  avant  tout,  la  tolérance 
religieuse.  L'influence  du  clergé  sur  les  affaires 
temporelles  révoltait  universellement  ;  et,  comme 
le  vrai  sentiment  religieux  est  ce  qui  éloigne  le 
plus  des  intrigues  et  du  pouvoir,  on  n'avait  plus 
aucune  foi  dans  ceux  qui  se  servaient  de  la  reli- 
gion pour  influer  sur  les  affaires  de  ce  monde. 
Quelques  écrivains,  et  Voltaire  surtout,  méritent 
d'être  blâmés,  pour  n'avoir  pas  respecté  le  chris- 
tianisme en  attaquant  la  superstition  ;  mais  il  ne 
faut  pas  oublier  les  circonstances  dans  lesquelles 
Voltaire  a  vécu  :  il  était  né  sur  la  fin  du  siècle  de 
Louis  XIV,  et  les  atroces  injustices  qu'on  a  fait 
souffrir  aux  protestants  avaient  frappé  son  imagi- 
nation dès  son  enfance. 

Les  vieilles  superstitions  du  cardinal  de  Fleury, 
les  ridicules  querelles  du  parlement  et  de  l'arche- 
vêque de  Paris  sur  les  billets  de  confession ,  sur 
les  convulsionnaires ,  sur  les  jansénistes  et  les  jé- 
suites; tous  ces  détails  puérils,  qui  pouvaient  néan- 
moins coûter  du  sang ,  devaient  persuader  à  Vol- 
taire que  l'intolérance  religieuse  était  encore  à 
redouter  en  France.  Le  procès  de  Calas,  ceux  de 
Sirven,  du  chevalier  de  la  Barre,  etc.,  le  confir- 
mèrent dans  cette  crainte,  et  les  lois  civiles  contre 
les  protestants  étaient  encore  dans  l'état  de  bar- 
barie où  les  avait  plongées  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes. 

Je  ne  prétends  point  par  là  justifier  Voltaire,  ni 
ceux  des  écrivains  de  son  temps  qui  ont  marché 
sur  ses  traces;  mais  il  faut  avouer  que  les  carac- 
tères irritables  (  et  tous  les  hommes  à  talent  le 
sont)  éprouvent  presque  toujours  le  besoin  d'atta- 
quer le  plus  fort  ;  c'est  à  cela  qu'on  peut  recon- 
naître l'impulsion  naturelle  du  sang  et  de  la  verve. 
Nous  n'avons  senti ,  pendant  la  révolution ,  que  le 
mal  de  l'incrédulité ,  et  de  l'atroce  violence  avec 
laquelle  on  voulait  la  propager;  mais  les  mêmes 
sentiments  généreux  qui  faisaient  détester  la  pros- 
cription du  clergé,  vers  la  fin  du  dix -huitième 
siècle,  inspiraient,  cinquante  ans  plus  tôt,  la  haine 
de  son  intolérance.  Il  faut  juger  les  actions  et  les 
écrits  d'après  leur  date. 

Nous  traiterons  ailleurs  la  grande  question  des 
dispositions  religieuses  de  la  nation  française. 
Dans  ce  genre ,  comme  en  politique ,  ce  n'est  pas 
une  nation  de  vingt-cinq  millions  d'hommes  qu'on 
doit  accuser;  car  c'est,  pour  ainsi  dire,  quereller 
avec  le  genre  humain.  Mais  il  faut  examiner  pour- 


quoi cette  nation  n'a  pas  été  formée,  selon  le  gré 
de  quelques-uns ,  par  d'anciennes  institutions  qui 
ont  duré  toutefois  assez  longtemps  pour  exercer 
leur  influence  ;  il  faut  examiner  aussi  quelle  est 
maintenant  la  nature  des  sentiments  en  harmonie 
avec  le  cœur  des  hommes  :  car  le  feu  sacré  n'est 
et  ne  sera  jamais  éteint;  mais  c'est  au  grand  jour 
de  la  vérité  seulement  qu'il  peut  reparaître. 

CHAPITRE  III. 

De  l'opinion  publique  en  France,  à  V avènement 
de  Louis  XFI. 

Il  existe  une  lettre  de  Louis  XV,  adressée  à  la 
duchesse  de  Choiseul,  dans  laquelle  il  lui  dit: 
«  J'ai  eu  bien  de  la  peine  à  me  tirer  d'affaire  avec 
«les  parlements,  pendant  mon  règne;  mais  que 
«  mon  petit  -  fils  y  prenne  garde ,  ils  pourraient 
«  bien  mettre  sa  couronne  en  danger.  »  En  effet , 
il  est  aisé  de  voir,  en  suivant  l'histoire  du  dix- 
huitième  siècle ,  que  ce  sont  les  corps  aristocrati- 
ques de  France  qui  ont  attaqué  les  premiers  le 
pouvoir  royal  ;  non  qu'ils  voulussent  renverser  le 
trône,  mais  ils  étaient  poussés  par  l'opinion  pu- 
blique :  or  elle  agit  sur  les  hommes  à  leur  insu , 
et  souvent  même  contre  leur  intérêt.  Louis  XV 
laissa  en  France ,  pour  héritage  à  son  successeur , 
un  esprit  frondeur  nécessairement  excité  par  les 
fautes  sans  nombre  qu'il  avait  commises.  Les 
finances  n'avaient  marché  qu'à  l'aide  de  la  ban- 
queroute. Les  querelles  des  jésuites  et  des  jansé- 
nistes avaient  déconsidéré  le  clergé.  Des  exils, 
des  emprisonnements,  sans  cesse  renouvelés,  n'a- 
vaient pu  vaincre  l'opposition  du  parlement,  et 
l'on  avait  été  forcé  de  substituer  à  ce  corps ,  dont 
la  résistance  était  soutenue  par  l'opinion,  une  ma- 
gistrature sans  considération,  présidée  par  un 
chancelier  mésestimé ,  M.  de  Maupeou.  Les  no- 
bles, si  soumis  sous  Louis  XIV,  prenaient  part 
au  mécontentement  général.  Les  grands  seigneurs, 
et  les  princes  du  sang  eux-mêmes ,  allèrent  ren- 
dre hommage  à  un  ministre,  M.  de  Choiseul,  exilé 
parce  qu'il  avait  résisté  au  méprisable  ascendant 
de  l'une  des  maîtresses  du  roi.  Des  modifications 
dans  l'organisation  politique  étaient  souhaitées  par 
tous  les  ordres  de  l'État,  et  jamais  les  inconvé- 
nients de  l'arbitraire  ne  s'étaient  fait  sentir  avec 
plus  de  force  que  sous  un  règne  qui ,  sans  être 
tyrannique ,  avait  été  d'une  inconséquence  perpé- 
tuelle. Cet  exemple  démontrait  plus  qu'aucun  rai- 
sonnement le  malheur  de  dépendre  d'un  gouver- 
nement qui  tombait  entre  les  mains  des  maîtresses, 
puis  des  favoris  et  des  parents  des  maîtresses , 


66 


CONSÏDERÂ.ÏIONS 


juscpi'au  plus  bas  étage  de  la  société.  Le  procès 
de  l'ordre  de  choses  qui  régissait  la  France ,  s'é- 
tait instruit  sous  Louis  XV,  de  la  façon  la  plus 
authentique,  aux  yeux  de  la  nation;  et  de  quel- 
que vertu  que  le  successeur  de  Louis  XV  fût  doué, 
il  était  difficile  qu'il  ôtât  de  l'esprit  des  hommes 
sérieux  l'idée  que  des  institutions  fixes  devaient 
mettre  la  France  à  l'abri  des  hasards  de  l'hérédité 
du  trône.  Plus  cette  hérédité  même  est  nécessaire 
au  bien-être  général,  plus  il  faut  que  la  stabilité 
des  lois,  sous  un  gouvernement  représentatif, 
préserve  une  nation  des  changements  dans  le  sys- 
tème politique,  inséparables  du  caractère  de  cha- 
que roi,  et  encore  plus  de  celui  de  chaque  ministre. 

Certainement,  s'il  fallait  dépendre  sans  restric- 
tion des  volontés  d'un  souverain ,  Louis  XVI  mé- 
ritait mieux  que  tout  autre  ce  que  personne  ne 
peut  mériter.  Mais  l'on  pouvait  espérer  qu'un  mo- 
narque d'une  conscience  aussi  scrupuleuse  serait 
heureux  d'associer  de  quelque  manière  la  nation  à 
la  responsabilité  des  affaires  publiques.  Telle  au- 
rait été,  sans  doute,  sa  manière  constante  de  pen- 
ser, si,  d'une  part,  l'opposition  s'était  montrée, 
dès  l'origine,  avec  plus  d'égards;  et  si,  de  l'autre, 
certains  publicistes  n'avaient  pas  voulu ,  de  tout 
temps ,  faire  envisager  aux  rois  leur  autorité 
comme  une  espèce  d'article  de  foi.  Les  ennemis 
de  la  philosophie  tâchent  de  représenter  le  despo- 
tisme royal  comme  un  dogme  religieux,  afin  de 
mettre  ainsi  leurs  opinions  politiques  hors  de  l'at- 
teinte du  raisonnement.  En  effet,  elles  sont  plus 
en  sûreté  de  cette  manière. 

La  reine  de  France,  Marie -Antoinette,  était 
une  des  personnes  les  plus  aimables  et  les  plus 
gracieuses  qu'on  eût  vues  sur  le  trône ,  et  rien  ne 
s'opposait  à  ce  qu'elle  conservât  l'amour  des  Fran- 
çais ,  car  elle  n'avait  rien  fait  pour  le  perdre.  Le 
caractère  personnel  de  la  reine  et  du  roi  était 
donc  tout  à  fait  digne  d'attachement  ;  mais  l'arbi- 
traire du  gouvernement  français ,  tel  que  les  siè- 
cles l'avaient  fait,  s'accordait  si  mal  avec  l'esprit 
du  temps,  que  les  vertus  mêmes  des  princes  dis- 
paraissaient dans  le  vaste  ensemble  des  abus  dont 
ils  étaient  environnés.  Quand  les  peuples  sentent 
le  besoin  d'une  réforme  politique,  les  qualités  pri- 
vées du  monarque  ne  suffisent  point  pour  arrêter 
la  force  de  cette  impulsion.  Une  fatalité  malheu- 
reuse plaça  le  règne  de  Louis  XVI  dans  une  épo- 
que oii  de  grands  talents  et  de  hautes  lumières 
étaient  nécessaires  pour  lutter  avec  l'esprit  du  siè- 
cle ,  ou  pour  faire ,  ce  qui  valait  mieux ,  un  pacte 
raisonnable  avec  cet  esprit. 

Le  parti  des  aristocrates ,  c'est-à-dire ,  les  pri- 


vilégiés, sont  persuadés  qu'un  roi  d'un  caractère 
plus  ferme  aurait  pu  prévenir  la  révolution.  Ils 
oublient  qu'ils  ont  eux-mêmes  commencé  les  pre- 
miers ,  et  avec  courage  et  raison ,  l'attaque  contre 
le  pouvoir  royal  ;  et  quelle  résistance  ce  pouvoir 
pouvait-il  leur  opposer,  puisque  la  nation  était 
alors  avec  eux  ?  Doivent-ils  se  plaindre  d'avoir  été 
les  plus  forts  contre  le  roi,  et  les  plus  faibles  con- 
tre le  peuple  ?  Cela  devait  être  ainsi. 

Les  dernières  années  de  Louis  XV,  on  ne  sau- 
rait trop  le  répéter,  avaient  déconsidéré  le  gouver- 
nement; et,  à  moins  qu'un  roi  militaire  n'eût  di- 
rigé l'imagination  des  Français  vers  les  conquêtes, 
rien  ne  pouvait  détourner  les  différentes  classes 
de  l'État  des  réclamations  importantes  que  toutes 
se  croyaient  en  droit  de  faire  valoir.  Les  nobles 
étaient  fatigués  de  n'être  que  courtisans  ;  le  haut 
clergé  désirait  plus  d'influence  encore  dans  les  af- 
faires ;  les  parlements  avaient  trop  et  trop  peu  de 
force  politique  pour  se  contenter  de  n'être  que 
juges  ;  et  la  nation ,  qui  renfermait  les  écrivains , 
les  capitalistes,  les  négociants,  un  grand  nombre 
de  propriétaires,  et  une  foule  d'individus  employés 
dans  l'administration;  la  nation  comparait  impa- 
tiemment le  gouvernement  d'Angleterre ,  où  le  ta- 
lent conduisait  à  tout,  avec  celui  de  France,  où 
l'on  n'était  rien  que  par  la  faveur  ou  par  la  nais- 
sance. Ainsi  donc ,  toutes  les  paroles  et  toutes 
les  actions,  toutes  les  vertus  et  toutes  les  pas- 
sions, tous  les  sentiments  et  toutes  les  vanités, 
l'esprit  public  et  la  mode,  tendaient  également  au 
même  but. 

On  a  beau  parler  avec  dédain  du  caractère  fran- 
çais ,  il  veut  énergiquement  ce  qu'il  veut.  Si 
Louis  XVI  eût  été  un  homme  de  génie,  disent  les 
uns ,  il  se  fût  mis  à  la  tête  de  la  révolution  :  il  l'au- 
rait empêchée,  disent  les  autres.  Qu'importent 
ces  suppositions  ?  il  est  impossible  que  le  génie 
soit  héréditaire  dans  aucune  famille.  Or,  un  gou- 
vernement qui  ne  pourrait  se  défendre  contre  les 
vœux  de  la  nation  que  par  le  génie  supérieur  de  ses 
rois ,  serait  dans  un  terrible  danger  de  succomber. 

En  examinant  la  conduite  de  Louis  XVI,  on  y 
trouvera  sûrement  des  fautes,  soit  que  les  uns 
lui  reprochent  de  n'avoir  pas  assez  habilement  dé- 
fendu son  pouvoir  illimité,  soit  que  les  autres 
l'accusent  de  n'avoir  pas  cédé  sincèrement  aux  lu- 
mières du  siècle;  mais  ses  fautes  ont  été  telle- 
ment dans  la  nature  des  circonstances,  qu'elles  se 
renouvelleraient  presque  autant  de  fois  que  les 
mêmes  combinaisons  extérieures  se  représente- 
raient. 

Le  premier  choix  que  fit  Louis  XVI ,  pour  di" 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


67 


riger  le  ministère,  ce  fut  M.  de  Maurepas.  Certes, 
ce  n'était  pas  un  philosophe  novateur  que  ce  vieux 
courtisan;  il  ne  s'était  occupé,  durant  quarante 
ans  d'exil ,  que  du  regret  de  n'avoir  pas  su  pré- 
venir sa  disgrâce  ;  aucune  action  courageuse  ne  la 
lui  avait  méritée;  une  intrigue  manquée  était  le 
seul  souvenir  qu'il  eût  emporté  dans  sa  retraite, 
et  il  en  sortit  tout  aussi  frivole  que  s'il  ne  se  fiit 
pas  un  instant  éloigné  de  cette  cour ,  l'objet  uni- 
que de  ses  pensées.  Louis  XVI  ne  choisit  M.  de 
Maurepas  que  par  un  sentiment  de  respect  pour 
la  vieillesse,  sentiment  très  -  honorable  dans  un 
jeune  roi. 

Cet  homme,  cependant,  pour  qui  les  termes 
mêmes  qui  désignent  le  progrès  des  lumières  et 
les  droits  des  nations,  étaient  un  langage  étran- 
ger, se  vit  tellement  entraîné  par  l'opinion  publi- 
que, à  son  insu,  que  le  premier  acte  qu'il  pro- 
posa au  roi,  fut  de  rappeler  les  anciens  parlements, 
bannis  pour  s'être  opposés  aux  abus  du  règne 
précédent.  Ces  parlements,  plus  convaincus  de 
leur  force  par  leur  rappel  même,  résistèrent  cons- 
tamment au  ministre  de  Louis  XVI,  jusqu'au  mo- 
ment 011  ils  aperçurent  que  leur  propre  existence 
politique  était  compromise  par  les  mouvenients 
qu'ils  avaient  provoqués. 

Deux  hommes  d'État  du  plus  rare  mérite , 
M.  Turgot  et  M.  de  Malesherbes,  furent  aussi 
choisis  par  ce  même  IM.  de  Maurepas ,  qui  sûre- 
ment n'avait  aucune  idée  en  commun  avec  eux  ; 
mais  la  rumeur  publique  les  désignait  pour  des 
emplois  éminents,  et  l'opinion  se  fit  encore  une 
fois  obéir,  bien  qu'elle  ne  fût  représentée  par  au- 
cune assemblée  légale. 

M.  de  Malesherbes  voulait  le  rétablissement  de 
l'édit  de  Henri  IV  en  faveur  des  protestants,  l'a- 
bolition des  lettres  de  cachet,  et  la  suppression 
de  la  censure ,  qui  anéantit  la  liberté  de  la  presse. 
Il  y  a  plus  de  quarante  années  que  M.  de  Males- 
herbes soutenait  cette  doctrine;  il  aurait  suffi  de 
l'adopter  alors ,  pour  préparer,  par  les  lumières , 
ce  qu'il  a  fallu  depuis  céder  à  la  violence. 

M.  Turgot,  ministre  non  moins  éclairé,  non 
moins  ami  de  l'humanité  que  M.  de  Malesherbes , 
abolit  la  corvée,  proposa  de  supprimer,  dans  l'in- 
térieur, les  douanes  qui  tenaient  aux  privilèges 
particuliers  des  provinces ,  et  se  permit  d'énoncer 
courageusement  la  nécessité  de  soumettre  les  no- 
bles et  le  clergé  à  payer  leur  part  des  impôts  dans 
la  même  pi'oportion  que  le  reste  de  la  nation. 
Rien  n'était  plus  juste  et  plus  populaire  que  cette 
mesure;  mais  elle  excita  le  méconten*3ment  des 
privilégiés  :  M.  Turgot  leur  fut  sacrifié.  C'était  un 


homme  roide  et  systématique ,  tandis  que  M.  de 
Malesherbes  avait  un  caractère  doux  et  conciliant  : 
mais  ces  deux  citoyens  généreux ,  dont  les  ma- 
nières étaient  différentes ,  bien  que  leurs  opinions 
fussent  semblables,  éprouvèrent  le  même  sort;  et 
le  roi ,  qui  les  avait  appelés ,  peu  de  temps  après 
renvoya  l'un,  et  rebuta  l'autre,  dans  le  moment 
oii  la  nation  s'attachait  le  plus  fortement  aux 
principes  de  leur  administration.  ^ 

C'était  une  grande  faute  que  de  flatter  l'esprit 
public  par  de  bons  choix ,  pour  l'en  priver  ensuite; 
mais  M.  de  Maurepas  nommait  et  renvoyait  les 
ministres,  d'après  ce  qui  se  disait  à  la  cour.  L'art 
de  gouverner  consistait  pour  lui  dans  le  talent  de 
dominer  le  maître,  et  de  contenter  ceux  qui  l'en- 
touraient. Les  idées  générales,  en  aucun  genre, 
n'étaient  de  son  ressort  ;  il  savait  seulement  ce 
qu'aucun  ministre  ne  peut  ignorer,  c'est  qu'il  faut 
de  l'argent  pour  soutenir  l'État,  et  que  les  parle- 
ments devenaient  tous  les  jours  plus  difficiles  sur 
l'enregistrement  des  impôts. 

Sans  doute,  ce  qu'on  appelait  alors  en  France  la 
constitution  de  l'État,  c'est-à-dire,  l'autorité  du 
roi,  renversait  toutes  les  barrières,  puisqu'elle 
faisait  taire,  quand  on  le  voulait,  les  résistances 
du  parlement  par  un  lit  de  justice.  Le  gouverne- 
ment de  France  a  été  constamment  arbitraire ,  et , 
de  temps  en  temps,  despote;  mais  il  était  sage  de 
ménager  l'emploi  de  ce  despotisme ,  comme  toute 
autre  ressource  :  car  tout  annonçait  que  bientôt 
elle  serait  épuisée. 

Les  impôts ,  et  le  crédit ,  qui  vaut  en  un  jour 
une  année  d'impôts,  étaient  devenus  tellement  né- 
cessaires à  la  France,  que  l'on  redoutait  avant  tout 
des  obstacles  à  cet  égard.  Souvent,  en  Angleterre, 
les  communes  unissent,  d'une  façon  inséparable, 
un  bill  relatif  aux  droits  de  la  nation  avec  un  bill  de 
consentement  aux  subsides.  Les  corporations  judi- 
ciaires, en  France,  ont  essayé  quelque  chose  de  sem- 
blable :  quand  on  leur  demandait  l'enregistrement 
de  nouveaux  tributs ,  bien  que  cet  enregistrement  pût 
leur  être  enjoint,  elles  accompagnaient  leur  acquies- 
cement ,  ou  leur  refus ,  de  remontrances  sur  l'ad- 
ministration, appuyées  par  l'opinion  publique.  Cette 
nouvelle  puissance  acquérait  chaque  jour  plus  de  for- 
ce, et  la  nation  s'affranchissait,  pour  ainsi  dire,  par 
elle-même.  Tant  que  les  classes  privilégiées  avaient 
seules  une  grande  existence ,  on  pouvait  gouverner 
l'État  comme  une  cour,  en  maniant  habilement  les 
passions  ou  les  intérêts  de  quelques  individus;  mais, 
lorsqu'une  fois  la  seconde  classe  de  la  société,  la 
plus  nombreuse  et  la  plus  agissante  de  toutes, 
avait  senti  son  importance ,  la  connaissance  et  Ta- 


68 


CONSIDERATIONS 


doption  d'un  plus  grand  système  de  conduite  de- 
venaient indispensables. 

Depuis  que  la  guerre  ne  se  fait  plus  avec  les  sol- 
dats conduits  par  les  grands  vassaux,  et  que  les 
rois  de  France  ont  besoin  d'impôts  pour  payer 
une  armée,  le  désordre  des  finances  a  toujours 
été  la  source  des  troubles  du  royaume.  Le  parle- 
ment de  Paris,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV, 
commençait  à  faire  entendre  qu'il  n'avait  pas  le 
droit  d'accorder  les  subsides,  et  la  nation  approu- 
vait toujours  sa  résistance  à  cet  égard  ;  mais  tout 
rentrait  dans  le  repos  et  l'obéissance  dont  le  peu- 
ple français  avait  depuis  si  longtemps  l'habitude , 
quand  le  gouvernement  marchait  sur  ses  roulettes 
accoutumées ,  sans  rien  demander  à  aucune  corpo- 
ration qui  pût  se  croire  indépendante  du  trône.  Il 
était  donc  clair  que,  dans  les  circonstances  d'alors, 
le  plus  grand  danger  pour  le  pouvoir  du  roi  était 
de  manquer  d'argent;  et  c'est  d'après  cette  con- 
viction que  M.  de  Maurepas  proposa  de  nommer 
M.  Necker  directeur  général  du  trésor  royal. 
i    Étranger  et  protestant,  il  était  tout  à  fait  hors 
de  la  ligne  des  choix  ordinaires;  mais  il  avait  mon- 
tré une  si  grande  habileté  en  matière  de  finances , 
soit  dans  la  compagnie  des  Indes,  dont  il  était 
membre,  soit  dans  le  commerce,  qu'il  avait  prati- 
qué lui-même  vingt  ans,  soit  dans  ses  écrits, soit 
enfin  dans  les  divers  rapports  qu'il  avait  constam- 
ment entretenus  avec  les  ministres  du  roi ,  depuis 
le  duc  de  Choiseul  jusqu'en  1776,  époque  de  sa 
nomination  ,  que  51.  de  Maurepas  fit  choix  de  lui, 
seulement  pour  qu'il  attirât  de  l'argent  au  trésor 
royal.  M.  de  Maurepas  n'avait  pas  réfléchi  sur  la 
connexion  du  crédit  public  avec  les  grandes  me- 
sures d'administration  ;  il  croyait  donc  que  M.  Nec- 
ker pourrait  rétablir  la  fortune  de  l'État  comme 
celle  d'une  maison  de  banque ,  en  faisant  des  spé- 
culations heureuses.  Rien  n'était  plus  superficiel 
qu'une  telle  manière  de  concevoir  les  finances  d'un 
grand  empire.  La  révolution  qui  se  manifestait 
dans  les  esprits  ne  pouvait  être  écartée  du  foyer 
même  des  affaires  qu'en  satisfaisant  l'opinion  par 
toutes  les  réformes  qu'elle  désirait  ;  il  fallait  aller 
au-devant  d'elle,  de  peur  qu'elle  ne  s'avançât  trop 
rudement.  Un  ministre  des  finances  ne  saurait  être 
un  jongleur  qui  fait  passer  et  repasser  de  l'argent 
d'une  caisse  à  l'autre,  sans  avoir  aucun  moyen  réel 
d'augmenter  la  recette,  ou  de  diminuer  la  dépense. 
On  ne  pouvait  remettre  l'équilibre  entre  l'une  et  l'au- 
tre qu'à  l'aide  de  l'économie,  des  impôts  ou  du  crédit; 
et  ces  diverses  ressources  exigeaient  l'appui  de  l'o- 
pinion publique.  Examinons  maintenant  de  quels 
moyens  un  ministre  devait  se  servirpour  la  captiver. 


comme  homme 


CHAPITRE  IV 

Du  caractère   de  M.  Necker 
public. 

Monsieur  Necker,  citoyen  de  la  république  de 
Genève ,  avait  cultivé  dès  son  enfance  la  littérature 
avec  beaucoup  de  soin  ;  et  lorsqu'il  fut  appelé  par 
sa  situation  à  se  vouer  aux  affaires  de  commerce 
et  de  finance ,  son  premier  goût  pour  les  lettres 
mêla  toujours  des  sentiments  élevés  et  des  consi- 
dérations philosophiques  aux  intérêts  positifs  de 
la  vie.  Madame  Necker,  qui  était  certainement 
une  des  femmes  les  plus  instruites  de  son  temps , 
réunissait  constamment  chez  elle  tout  ce  que  le 
dix-huitième  siècle,  si  fécond  en  hommes  distin- 
gués, pouvait  offrir  alors  de  talents  illustres.  Mais 
l'extrême  sévérité  de  ses  principes  la  rendit  inac- 
cessible à  toute  doctrine  contraire  à  la  religion 
éclairée  dans  laquelle  elle  avait  eu  le  bonheur  de 
naître.  Ceux  qui  l'ont  connue  attestent  qu'elle  a 
traversé  toutes  les  opinions  et  toutes  les  passions 
de  son  temps ,  sans  cesser  d'être  une  chrétienne 
protestante,  aussi  éloignée  de  l'impiété  que  de  l'in- 
tolérance :  il  en  était  de  même  de  M.  Necker. 
D'ailleurs,  aucun  système  exclusif  ne  plaisait  à 
son  esprit,  dont  la  prudence  était  l'un  des  traits 
distinctifs.  Il  ne  trouvait  aucun  plaisir  dans  l'in- 
novation en  elle-même  ;  mais  il  n'avait  point  les 
préjugés  d'habitude ,  auxquels  une  raison  supé- 
rieure ne  saurait  jamais  s'asservir. 

Le  premier  de  ses  écrits  fut  un  éloge  de  Colbert, 
qui  remporta  le  prix  à  l'Académie  française.  11  fut 
blâmé  par  les  philosophes  d'alors ,  parce  que  l'au- 
teur n'adoptait  pas  en  entier,  relativement  au  com- 
merce et  aux  finances ,  le  système  dont  on  vou- 
lait faire  un  devoir  à  l'esprit  ;  déjà  se  manifestait 
le  fanatisme  philosophique ,  l'une  des  maladies  de 
la  révolution.  On  voulait  accorder  à  un  petit  nom- 
bre de  principes  le  pouvoir  absolu  que  s'était  ar- 
rogé jusque-là  un  petit  nombre  d'hommes  :  dans 
le  domaine  de  la  pensée  aussi ,  il  ne  faut  rien  d'ex- 
clusif. 

Dans  le  second  ouvrage  de  M,  Necker,  intitulé  : 
Sur  la  Législation  et  le  Commerce  des  grains,  il 
reconnut  de  même  la  nécessité  de  quelques  restric- 
tions à  la  libre  exportation  des  blés ,  restrictions 
commandées  par  l'intérêt  pressant  et  journalier  de 
la  classe  indigente.  M.  Turgot  et  ses  amis  se  brouil- 
lèrent à  cette  occasion  avec  M.  Necker  :  une 
émeute,  causée  par  la  cherté  du  pain,  eut  lieu 
dans  Tt-nnée  1775,  oii  M.  Necker  publia  son  livre; 
et,  parce  qv''.i  avait  signalé  les  fausses  mesures 
qui  provoquèrent  cette  émeute,  quelques-uns  des. 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


69 


économistes  les  plus  exagérés  en  accusèrent  son 
ouvrage.  Mais  ce  reproclie  était  absurde;  car  un 
écrit  fondé  sur  des  idées  purement  générales  ne 
peut  avoir  d'influence  à  son  début  que  sur  les  clas- 
ses supérieures. 

M.  Necker,  ayant  eu  toute  sa  vie  affaire  aux 
choses  réelles,  savait  se  plier  aux  modifications 
qu'elles  exigent  :  toutefois  il  ne  rejetait  pas  avec 
dédain  les  principes ,  car  il  n'y  a  que  les  gens  mé- 
diocres qui  mettent  en  opposition  la  théorie  et  la 
pratique.  L'une  doit  être  le  résultat  de  l'autre ,  et 
elles  se  confirment  toujours  mutuellement. 

Peu  de  mois  avant  d'être  nommé  ministre, 
M.  Necker  fit  un  voyage  en  Angleterre.  Il  rapporta 
de  ce  pays  une  admiration  profonde  pour  la  plu- 
part de  ses  institutions;  mais  ce  qu'il  étudia  par- 
ticulièrement, c'est  la  grande  influence  de  la  pu- 
blicité sur  le  crédit ,  et  les  moyens  immenses  que 
donne  une  assemblée  représentative  pour  soutenir 
et  pour  renouveler  les  ressources  financières  de 
l'État.  Néanmoins,  il  n'avait  pas  alors  l'idée  de  pro- 
poser le  moindre  changement  à  l'organisation  po- 
litique de  la  France.  Si  les  circonstances  n'avaient 
pas  forcé  le  roi  lui-même  à  ce  changement, 
M.  Necker  ne  se  serait  jamais  cru  le  droit  de  s'en 
mêler.  Il  considérait,  avant  tout,  le  devoir  indivi- 
duel et  présent  auquel  il  se  trouvait  lié;  et  quoiqu'il 
fût  plus  convaincu  que  personne  des  avantages  d'un 
gouvernement  représentatif,  il  ne  pensait  pas 
qu'une  telle  proposition  pût  partir  d'un  ministre 
nommé  par  le  roi ,  sans  que  son  souverain  l'y  eût 
autorisé  positivement.  D'ailleurs ,  il  était  dans  la 
nature  de  son  caractère  et  de  son  esprit  d'attendre 
les  circonstances ,  et  de  ne  pas  prendre  sur  lui  les 
résolutions  qu'elles  peuvent  amener.  Bien  que 
M.  Necker  fût  très-prononcé  contre  des  privilèges 
tels  que  les  droits  féodaux  et  les  exemptions  d'im- 
pôts ,  il  voulait  entrer  en  traité  avec  les  possesseurs 
de  ces  privilèges,  afin  de  ne  jamais  sacrifier  sans 
ménagement  les  droits  présents  aux  biens  futurs. 
Ainsi,  lorsque,  d'après  sa  proposition,  le  roi  abo- 
lit dans  ses  domaines  les  restes  de  la  servitude 
personnelle,  la  mainmorte,  etc.,  l'autorité  royale 
ne  prononça  rien  sur  la  conduite  que  devaient  te- 
nir les  seigneurs  à  cet  égard.  Elle  se  confia  seu- 
lement à  l'effet  de  son  exemple. 

M.  Necker  désapprouvait  hautement  l'inégalité 
de  la  répartition  des  impôts  ;  il  ne  pensait  pas  que 
les  privilégiés  dussent  supporter  une  moindre  part 
des  charges  publiques  que  tous  les  autres  citoyens 
de  l'État;  cependant,  il  n'engagea  point  le  roi  à 
rien  décider  à  cet  égard.  L'établissement  des  admi- 
nistrations provinciales ,  comme  on  le  verra  dans 


un  chapitre  suivant,  était,  selon  lui,  le  meilleur 
moyen  pour  obtenir  du  consentement  volontaire 
des  nobles  et  du  clergé  le  sacrifice  de  cette  inéga- 
lité d'impôts ,  qui  révoltait  encore  plus  la  masse  de 
la  nation  que  toute  autre  distinction.  Ce  ne  fut  que 
dans  le  second  ministère  de  M.  Necker,  en  1788, 
lorsque  le  roi  avait  déjà  promis  les  états  généraux, 
et  que  le  désordre  des  finances ,  causé  par  le  mau- 
vais choix  de  ses  ministres,  l'avait  remis  de  nou- 
veau dans  la  dépendance  des  parlements  ;  ce  fut , 
dis-je ,  seulement  alors  que  M.  Necker  aborda  les 
grandes  questions  de  l'organisation  politique  de  la 
France;  tant  qu'il  put  s'en  tenir  à  de  sages  me- 
sures d'administration,  il  ne  recommanda  qu'elles. 

Les  partisans  du  despotisme,  qui  auraient  voulu 
trouver  un  cardinal  de  Richelieu  dans  la  personne 
du  premier  ministre  du  roi,  ont  été  très-mécon- 
tents de  M.  Necker;  et,  d'un  autre  côté,  les  amis 
ardents  de  la  liberté  se  sont  plaints  de  la  constante 
persévérance  avec  laquelle  il  a  défendu,  non-seu- 
Jement  l'autorité  royale,  mais  les  propriétés  même 
abusives  des  classes  privilégiées ,  lorsqu'il  croyait 
possible  de  les  racheter,  au  lieu  de  les  supprimer 
sans  compensation.  M.  Necker  se  trouva  placé  par 
les  circonstances,  comme  le  chancelier  de  l'Hôpital, 
entre  les  catholiques  et  les  protestants.  Car  les  que- 
relles politiques  de  la  France,  dans  le  dix-huitième 
siècle,  peuvent  être  comparées  aux  dissensions  reli- 
gieuses du  seizième;  et  M.  Necker ,  comme  le  chan- 
celier de  l'Hôpital ,  essaya  de  rallier  les  esprits  à  ce 
foyer  de  raison  qui  était  au  fond  de  son  cœur. 
Jamais  personne  n'a  réuni  d'une  façon  plus  remar- 
quable la  sagesse  des  moyens  à  l'ardeur  pour  le 
but. 

M.  Necker  ne  se  déterminait  à  aucune  démarche 
sans  une  délibération  longue  et  réfléchie,  dans 
laquelle  il  consultait  tour  à  tour  sa  conscience  et 
son  jugement,  mais  nullement  son  intérêt  person- 
nel. Méditer,  pour  lui,  c'était  se  détacher  de  soi- 
même;  et,  de  quelque  manière  qu'on  puisse  juger 
les  divers  partis  qu'il  a  pris ,  il  faut  en  chercher 
la  cause  hors  des  mobiles  ordinaires  des  actions 
des  hommes.  Le  scrupule  dominait  en  lui ,  comme 
la  passion  domine  chez  les  autres.  L'étendue  de 
son  esprit  et  de  son  imagination  lui  donnait 
quelquefois  la  maladie  de  l'incertitude;  il  était  de 
plus  singulièrement  susceptible  de  regrets,  et 
s'accusait  souvent  en  toutes  choses  avec  une  in- 
juste facilité.  Ces  deux  nobles  inconvénients  de  sa 
nature  avaient  encore  accru  sa  soumission  à  la 
morale;  il  ne  trouvait  qu'en  elle  décision  pour  le 
présent,  et  calme  sur  le  passé.  Tout  homme  juste 
qui  examinera  la  conduite  publique  de  M.  Necker 


70 


CONSIDERATIONS 


dans  ses  moindres  détails,  y  verra  toujours  l'in- 
fluence d'un  principe  de  vertu.  Je  ne  sais  si  cela 
s'appelle  n'être  pas  un  homme  d'État  ;  mais  si  l'on 
veut  le  blâmer  sous  ce  rapport ,  c'est  aux  délica- 
tesses de  sa  conscience  qu'il  faut  s'en  prendre  :  car 
il  avait  l'intime  conviction  que  la  morale  est  en- 
core plus  nécessaire  dans  un  homme  public  que 
dans  un  particulier,  parce  que  le  gouvernement 
des  choses  grandes  et  durables  est  plus  évidemment 
soumis  que  celui  des  circonstances  passagères  aux 
lois  de  probité  instituées  par  le  Créateur. 

Pendant  le  premier  ministère  de  M.  Necker, 
lorsque  l'opinion  n'était  point  encore  pervertie  par 
l'esprit  de  parti,  et  que  les  affaires  marchaient 
d'après  les  règles  généralement  reconnues,  l'ad- 
miration qu'inspira  son  caractère  fut  universelle, 
et  toute  la  France  considéra  sa  retraite  comme 
une  calamité  publique.  Examinons  d'abord  ce  pre- 
mier ministère ,  avant  de  passer  aux  cruelles  cir- 
constances qui  ont  amené  la  haine  et  l'ingratitude 
dans  les  jugements  des  hommes. 

CHAPITRE  V. 

Des  plans  de  M.  Necker ,  relativement  aux 
finances. 

Les  principes  que  M.  Necker  avait  adoptés  dans 
la  direction  des  finances ,  sont  d'une  telle  simpli- 
cité ,  que  leur  théorie  est  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  bien  que  l'application  en  soit  très-difficile. 
On  peut  dire  aux  ministres  d'État  :  Soyez  justes 
et  fermes  ;  comme  aux  écrivains  :  Soyez  ingénieux 
et  profonds  ;  ces  conseils  sont  très-clairs ,  mais  les 
qualités  qui  permettent  de  les  suivre,  sont  fort 
rares. 

M.  Necker  pensait  que  l'économie ,  et  la  publi- 
cité qui  est  la  garantie  de  la  fidélité  dans  les  enga- 
gements, sont  les  bases  de  l'ordre  et  du  crédit 
dans  un  grand  empire;  et  de  même  que,  dans  sa 
manière  de  voir ,  la  morale  publique  ne  devait  pas 
différer  de  la  morale  privée ,  il  croyait  aussi  que 
la  fortune  de  l'État  pouvait,  à  beaucoup  d'égards, 
se  conduire  par  les  mêmes  règles  que  celle  de  cha- 
que famille.  Mettre  les  recettes  de  niveau  avec  les 
dépenses,  arriver  à  ce  niveau  plutôt  par  le  retran- 
chement des  dépenses  que  par  l'augmentation  des 
impôts;  et  lorsque  la  guerre  devenait  malheureu- 
sement nécessaire ,  y  suffire  par  des  emprunts  dont 
l'intérêt  fût  assuré,  ou  par  une  économie  nouvelle, 
ou  par  un  impôt  de  plus ,  tels  sont  les  premiers 
principes  dont  M.  Necker  ne  s'écartait  jamais. 

Il  est  aisé  de  concevoir  qu'aucun  peuple  ne  peut 
faire  la  guerre  avec  son  revenu  habituel  ;  il  faut 


donc  que  le  crédit  permette  d'emprunter,  c'est-à- 
dire,  de  faire  partager  aux  générations  futures  le 
poids  d'une  guerre  qui  doit  avoir  leur  prospérité 
pour  objet.  On  pourrait  encore  supposer  dans  un 
État  l'existence  d'un  trésor,  comme  en  avait  le 
grand  Frédéric  :  mais ,  outre  qu'il  n'existait  rien 
de  pareil  en  France,  il  n'y  a  que  les  conquérants, 
ou  ceux  qui  veulent  le  devenir,  qui  privent  leurs 
pays  des  avantages  attachés  à  la  circulation  du  nu- 
méraire et  à  l'action  du  crédit.  Les  gouvernements 
arbitraires ,  soit  révolutionnaires ,  soit  despotiques, 
ont  recours,  pour  soutenir  la  guerre,  à  des  em- 
prunts forcés ,  à  des  contributions  extraordinaires, 
à  des  papiers-monnaies  ;  car  nul  pays  ne  peut  ni 
ne  doit  faire  la  guerre  avec  son  revenu  :  le  crédit 
est  donc  la  véritable  découverte  moderne  qui  a  lié 
les  gouvernements  avec  les  peuples.  C'est  le  besoin 
du  crédit  qui  oblige  les  gouvernements  à  ménager 
l'opinion  publique;  et,  de  même  que  le  commerce 
a  civilisé  les  nations,  le  crédit,  qui  en  est  une 
conséquence,  a  rendu  nécessaires  des  formes  cons- 
titutionnelles quelconques ,  pour  assurer  la  publi- 
cité dans  les  finances  et  garantir  les  engagements 
contractés.  Comment  le  crédit  pourrait-il  se  fonder 
sur  les  maîtresses ,  les  favoris ,  ou  les  ministres , 
qui  changent  à  la  cour  des  rois  du  jour  au  lende- 
main? Quel  père  de  famille  confierait  sa  fortune  à 
cette  loterie? 

M.  Necker  cependant  a  su,  le  premier  et  le  seul 
parmi  les  ministres ,  obtenir  du  crédit  en  France 
sans  aucune  institution  nouvelle.  Son  nom  inspi- 
rait une  telle  confiance,  que,  très-imprudemment 
même ,  les  capitalistes  de  l'Europe  ont  compté  sur 
lui  comme  sur  un  gouvernement,  oubliant  qu'il 
pouvait  perdre-  sa  place  d'un  instant  à  l'autre.  Les 
Anglais  et  les  Français  s'accordaient  pour  le  citer, 
avant  la  révolution ,  comme  la  plus  forte  tête 
financière  de  l'Europe.  L'on  regardait  comme  un 
miracle  d'avoir  fait  cinq  ans  la  guerre  sans  augmen- 
ter les  impôts ,  et  seulement  en  assurant  l'intérêt 
des  emprunts  sur  des  économies.  Mais,  quand 
l'esprit  de  parti  vint  tout  empoisonner,  on  imagina 
de  dire  qu'il  y  avait  du  charlatanisme  dans  le  sys- 
tème de  finances  de  M.  Necker.  Singulier  charla- 
tanisme que  celui  qui  repose  sur  l'austérité  du 
caractère,  et  fait  renoncer  au  plaisir  de  s'attacher 
beaucoup  de  créatures,  en  donnant  facilement  l'ai-- 
gent  levé  sur  le  peuple!  Les  juges  irrécusables  des 
talents  et  de  l'honnêteté  d'un  ministre  des  finances, 
ce  sont  les  créanciers  de  l'État. 

Pendant  l'administration  de  M.  Necker,  les 
fonds  pubHcs  montèrent,  et  l'intérêt  de  l'argent 
baissa  jusqu'à  un  taux  dont  on  n'avait  point  eu 


SUR  Li  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


71 


d'exemple  en  France.  Les  fonds  anglais ,  au  con- 
traire ,  subirent  dans  le  même  temps  une  dépré- 
ciation considérable ,  et  les  capitalistes  de  tous  les 
pays  s'empressèrent  de  concourir  aux  emprunts 
ouverts  à  Paris ,  comme  si  les  vertus  d'un  homme 
avaient  pu  tenir  lieu  de  la  fixité  des  lois. 

M.  Necker,  a-t-on  dit ,  a  fait  des  emprunts ,  ce 
qui  devait  ruiner  les  finances.  Et  de  quel  moyen 
l'Angleterre  s'est-elle  servie ,  pour  arriver  au  degré 
de  richesse  qui  lui  a  permis  de  soutenir  avec  éclat 
vingt-cinq  ans  de  la  plus  terrible  guerre?  Les 
emprunts  dont  l'intérêt  n'est  pas  assuré  ruine- 
raient l'État ,  s'ils  étaient  longtemps  praticables  : 
mais  heureusement  ils  ne  le  sont  pas;  car  les 
créanciers  sont  très-avisés  sur  ce  qui  les  touche , 
et  ne  prêtent  volontairement  que  sur  des  gages 
positifs.  M.  Necker,  afin  d'assurer  l'intérêt  et  le 
fonds  d'amortissement  nécessaires  à  la  garantie  des 
payements ,  attachait  une  réforme  à  chaque  em- 
prunt ;  et  il  résultait  de  cette  réforme  une  diminu- 
tion de  dépense  plus  que  suffisante  pour  le  paye- 
ment des  intérêts.  Mais  cette  méthode  si  simple , 
de  retrancher  sur  ses  dépenses  pour  augmenter  ses 
revenus  ,  ne  paraît  pas  assez  ingénieuse  aux  écri- 
vains qui  veulent  montrer  des  vues  profondes  en 
traitant  des  affaires  publiques. 

L'on  a  dit  aussi  que  les  emprunts  viagers  dont 
M.  Necker  a  fait  quelquefois  usage  pour  attirer  les 
capitaux ,  favorisaient  le  penchant  des  pères  à  con- 
sumer d'avance  la  fortune  qu'ils  devaient  laisser  à 
leurs  enfants.  Cependant  il  est  généralement  re- 
connu que  l'intérêt  viager,  tel  que  M.  Necker  l'a- 
vait combiné,  est  une  spéculation  tout  comme 
l'intérêt  perpétuel.  Les  meilleurs  pères  de  famille 
plaçaient  sur  les  trente  têtes  à  Genève ,  dans  l'in- 
tention d'augmenter  leur  bien  après  eux.  Il  y  a  des 
tontines  viagères  en  Irlande  ;  il  en  existait  depuis 
longtemps  en  France.  Il  faut  se  servir  de  différents 
genres  de  spéculations  pour  captiver  les  diverses 
manières  de  voir  des  capitalistes  ;  mais  on  ne  sau- 
rait mettre  en  doute  si  un  père  de  famille  peut , 
lorsqu'il  veut  régler  sa  dépense,  s'assurer  une 
grande  augmentation  de  capital ,  en  plaçant  une 
partie  de  ce  qu'il  possède  à  un  intérêt  très-haut , 
et  en  épargnant  chaque  année  une  portion  de  cet 
intérêt.  Au  reste,  on  est  honteux  de  répéter  des 
vérités  si  généralement  répandues  parmi  tous  les 
financiers  de  l'Europe.  Mais ,  quand  en  France  les 
ignorants  des  salons  ont  attrapé  sur  un  sujet  sé- 
rieux une  phrase  quelconque,  dont  la  rédaction 
est  à  la  portée  de  tout  le  monde ,  ils  s'en  vont  la 
redisant  à  tout  propos  ;  et  ce  rempart  de  sottise 
est  très-difficile  à  renverser. 


Faut -il  répondre  aussi  à  ceux  qui  accusent 
M.  Necker  de  n'avoir  pas  changé  le  système  des 
impôts,  et  supprimé  les  gabelles,  en  soumettant 
les  pays  d'états  qui  en  étaient  exempts ,  à  une  con- 
tribution sur  le  sel?  Il  ne  fallait  pas  moins  que  la 
révolution  pour  détruire  les  privilèges  particuliers 
des  provinces.  Le  ministre  qui  aurait  osé  les  atta- 
quer n'aurait  produit  qu'une  résistance  nuisible  à 
l'autorité  du  roi ,  sans  obtenir  aucun  résultat  utile. 
Les  privilégiés  étaient  tout-puissants  en  France ,  il 
y  a  quarante  ans ,  et  l'intérêt  seul  de  la  nation  était 
sans  force.  Le  gouvernement  et  le  peuple  ,  qui  sont 
pourtant  deux  parties  essentielles  de  l'État,  ne 
pouvaient  rien  contre  telle  ou  telle  province,  tel 
ou  tel  corps  ;  et  des  droits  bigarrés ,  héritages  des 
événements  passés ,  empêchaient  le  roi  même  de 
rien  faire  pour  le  bien  général. 

M.  Necker,  dans  son  ouvrage  sur  l'administra- 
tion des  finances ,  a  montré  tous  les  inconvénients 
du  système  inégal  d'impôts  qui  régnait  en  France  ; 
mais  c'est  une  preuve  de  plus  de  sa  sagesse,  que 
de  n'avoir  entrepris  à  cet  égard  aucun  changement 
pendant  son  premier  ministère.  Les  ressources 
qu'exigeait  la  guerre  ne  permettaient  de  s'expo- 
ser à  aucune  lutte  intérieure  ;  car,  pour  innover 
en  matière  de  finances,  il  fallait  être  en  paix,  afin 
de  pouvoir  captiver  le  peuple,  en  diminuant  la 
masse  des  impôts ,  alors  qu'on  en  aurait  changé  la 
nature. 

Si  les  uns  ont  blâmé  M.  Necker  d'avoir  laissé 
subsister  l'ancien  système  des  impôts,  d'autres 
l'ont  accusé  d'avoir  montré  trop  de  hardiesse ,  en 
imprimant  le  Compte  rendu  au  roi  sur  la  situation 
de  ses  finances.  M.  Necker  était ,  comme  je  l'ai 
dit ,  dans  des  circonstances  à  peu  près  semblables 
à  celles  du  chancelier  de  l'Hôpital.  Il  n'a  pas  fait 
un  pas  dans  la  carrière  politique ,  sans  que  les  no- 
vateurs lui  reprochassent  sa  prudence ,  et  les  par- 
tisans de  tous  les  anciens  abus  sa  témérité.  Aussi 
l'étude  de  ses  deux  ministères  est-elle  peut-être  la 
plus  utile  que  puisse  faire  un  homme  d'État.  On  y 
verra  la  route  de  la  raison  tracée  entre  les  factions 
contraires ,  et  des  efforts  toxijours  renaissants  pour 
amener  une  transaction  sage  entre  les  vieux  inté- 
rêts et  les  nouvelles  idées. 

La  publicité  du  Compte  rendu  avait  pour  but  de 
suppléer  en  quelque  manière  aux  débats  de  la 
chambre  des  communes  d'Angleterre,  en  faisant 
connaître  à  tous  le  véritable  état  des  finances. 
C'était  porter,  disait-on,  atteinte  à  l'autorité  du 
roi ,  que  d'informer  la  nation  de  l'état  des  affaires. 
Si  l'on  n'avait  eu  rien  à  demander  à  cette  nation , 
on  aurait  pu  lui  cacher  la  situation  du  trésor  royal; 


72 


CONSIDERATIONS 


mais  le  mouvement  des  esprits  ne  permettait  pas 
qu'on  pût  exiger  la  continuation  de  taxes  très-oné- 
reuses, sans  montrer  au  moins  l'usage  qu'on  en 
avait  fait,  ou  qu'on  en  voulait  faire.  Les  courtisans 
criaient  contre  les  mesures  de  publicité  en  finances, 
les  seules  propres  à  fonder  le  crédit,  et  néanmoins 
ils  sollicitaient  avec  une  égale  véhémence,  pour 
eux  et  les  leurs ,  tout  l'argent  que  ce  crédit  même 
pouvait  à  peine  fournir.  Cette  inconséquence  s'ex- 
plique toutefois  par  la  juste  crainte  qu'ils  éprou- 
vaient de  voir  le  jour  entrer  dans  les  dépenses  qui 
les  concernaient;  car  la  publicité  de  l'état  des 
finances  avait  aussi  un  avantage  important,  celui 
d'assurer  au  ministre  l'appui  de  l'opinion  publique, 
dans  les  divers  retranchements  qu'il  était  néces- 
saire d'effectuer.  L'économie  offrait  de  grands 
moyens  en  France  à  l'homme  courageux  qui, 
comme  M.  Necker,  voulait  y  avoir  recours.  Le 
roi,  quoiqu'il  n'eût  point  de  luxe  pour  lui-même, 
était  d'une  telle  bonté,  qu'il  ne  savait  rien  refuser 
à  ceux  qui  l'entouraient;  et  les  grâces  de  tout 
genre  excédaient  sous  son  règne ,  quelque  austère 
que  fût  sa  conduite ,  les  dépenses  mêmes  de 
Louis  XV.  M.  Necker  devait  considérer  comme 
son  premier  devoir,  et  comme  la  principale  res- 
source de  l'État,  la  diminution  des  grâces;  il  se 
faisait  ainsi  beaucoup  d'ennemis  à  la  cour  et  parmi 
les  employés  des  finances  ;  mais  il  remplissait  son 
devoir  :  car  le  peuple  alors  était  réduit,  par  les 
impôts ,  à  une  détresse  dont  personne  ne  s'occu- 
pait, et  que  M.  Necker  a  proclamée  et  soulagée  le 
premier.  Souffrir  pour  ceux  qu'on  ne  connaissait 
pas ,  et  refuser  à  ceux  que  l'on  connaissait ,  était 
un  effort  pénible ,  mais  dont  la  conscience  faisait 
une  loi  à  celui  qui  l'a  toujours  prise  pour  guide. 

A  l'époque  du  premier  ministère  de  M.  Necker, 
la  classe  la  plus  nombreuse  de  l'État  était  surchar- 
gée de  dîmes  et  de  droits  féodaux ,  dont  la  révo- 
lution l'a  délivrée;  les  gabelles  et  les  impôts  que 
supportaient  certaines  provinces ,  et  dont  d'autres 
étaient  affranchies,  l'inégalité  de  la  répartition, 
fondée  sur  les  exemptions  des  nobles  et  du  clergé, 
tout  concourait  à  rendre  la  situation  du  peuple 
infiniment  moins  heureuse  qu'elle  [ne  l'est  main- 
tenant. Chaque  année,  les  intendants  faisaient 
vendre  les  derniers  meubles  de  la  misère,  parce 
que  plusieurs  contribuables  se  trouvaient  dans 
l'impossibilité  d'acquitter  les  taxes  qu'on  leur  de- 
mandait :  dans  aucun  État  de  l'Europe  le  peuple 
n'était  traité  d'une  manière  aussi  révoltante.  A 
l'intérêt  sacré  de  tant  d'hommes  se  joignait  aussi 
celui  du  roi ,  qu'il  ne  fallait  pas  exposer  aux  résis- 
tances du  parlement  pour  l'enregistrement  des 


impôts.  M.  Necker  rendait  donc  un  service  signalé 
à  la  couronne,  lorsqu'il  soutenait  la  guerre  par  le 
simple  fruit  des  économies,  et  le  ménagement 
habile  du  crédit  :  car  de  nouvelles  charges  irri- 
taient la  nation ,  et  popularisaient  le  parlement  en 
lui  donnant  l'occasion  de  s'y  opposer. 

Un  ministre  qui  peut  prévenir  une  révolution 
en  faisant  le  bien,  doit  suivre  cette  route,  quelle 
que  soit  son  opinion  politique.  M.  Necker  se  flat- 
tait donc  de  retarder,  du  moins  encore  pendant 
plusieurs  années ,  par  l'ordre  dans  les  finances ,  la 
crise  qui  s'approchait;  et,  si  l'on  avait  adopté  ses 
plans  en  administration ,  il  se  peut  que  cette  crise 
même  n'eût  été  qu'une  réforme  juste,  graduelle  et 
salutaire. 

CHAPITRE  VI. 

Des  plans  de  M.  Necker  en  administration. 

Le  ministre  des  finances,  avant  la  révolution, 
n'était  pas  seulement  chargé  du  trésor  public ,  ses 
devoirs  ne  se  bornaient  pas  à  mettre  de  niveau  la 
recette  et  la  dépense;  toute  l'administration  du 
royaume  était  encore  dans  son  département;  et, 
sous  ce  rapport,  le  bien-être  de  la  nation  entière 
ressortissait  au  contrôleur  général.  Plusieurs  bran- 
ches de  l'administration  étaient  singulièrement  né- 
gligées. Le  principe  du  pouvoir  absolu  se  combinait 
avec  des  obstacles  sans  cesse  renaissants  dans  l'ap- 
plication de  ce  pouvoir.  Il  y  avait  partout  des  tra- 
ditions historiques  dont  les  provinces  voulaient 
faire  des  droits,  et  que  l'autorité  royale  n'admettait 
que  comme  des  usages.  De  là  vient  que  l'art  de 
gouverner  était  une  espèce  d'escamotage,  dans 
lequel  on  tâchait  d'extorquer  de  la  nation  le  plus 
possible  pour  enrichir  le  roi,  comme  si  la  nation 
et  le  roi  devaient  être  considérés  comme  des  adver- 
saires. 

Les  dépenses  du  trône  et  de  l'armée  étaient 
exactement  acquittées  ;  mais  la  détresse  du  trésor 
royal  était  si  habituelle,  qu'on  négligeait,  faute 
d'argent,  les  soins  les  plus  nécessaires  à  l'huma- 
nité. L'on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'état  dans 
lequel  monsieur  et  madame  Necker  trouvèrent  les 
prisons  et  les  hôpitaux  de  Paris.  Je  nomme  ma- 
dame Necker  à  cette  occasion ,  parce  qu'elle  a  con- 
sacré tout  son  temps ,  pendant  le  ministère  de  son 
mari ,  à  l'amélioration  des  établissements  de  bien- 
faisance, et  qu'à  cet  égard  les  changements  les 
plus  remarquables  furent  opérés  par  elle. 

Biais  M.  Necker  sentit  plus  vivement  que  per-  ; 
sonne  combien  la  bienfaisance  d'un  ministre  même 
est  peu  de  chose  au  milieu  d'un  royaume  aussi 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


73 


vaste  et  aussi  arbitrairement  gouverné  que  la 
France;  et  ce  fut  son  motif  pour  établir  des  assem- 
blées provinciales,  c'est-à-dire,  des  conseils  com- 
posés des  principaux  propriétaires  de  chaque  pro- 
vince, dans  lesquels  on  discuterait  la  répartition 
des  impôts  et  les  intérêts  locaux  de  l'administration. 
M.  ïui-got  en  avait  conçu  l'idée;  mais  aucun  mi- 
nistre du  roi,  avant  M.  Necker,  ne  s'était  senti  le 
courage  de  s'exposer  à  la  résistance  que  devait  ren- 
contrer une  institution  de  ce  genre;  et  il  était  à 
prévoir  que  les  parlements  et  les  courtisans ,  rare- 
ment coalisés,  la  combattraient  également. 

Les  provinces  réunies  le  plus  tard  à  la  couronne, 
telles  que  le  Languedoc,  la  Bourgogne,  la  Bre- 
tagne, etc.,  s'appelaient  pays  cVétats,  parce 
qu'elles  s'étaient  réservé  le  droit  d'être  régies  par 
une  assemblée  composée  des  trois  ordres  de  la 
province.  Le  roi  fixait  la  somme  totale  qu'il  exigeait, 
mais  les  états  en  faisaient  la  répartition.  Ces  pro- 
vinces se  maintenaient  dans  le  refus  de  certaines 
taxes,  dont  elles  prétendaient  être  exemptes  par 
les  traités  qu'elles  avaient  conclus  avec  la  couronne. 
De  là  venaient  les  inégalités  du  système  d'imposi- 
tions, les  occasions  multipliées  de  contrebande 
entre  une  province  et  une  autre,  et  l'établissement 
des  douanes  dans  l'intérieur. 

Les  pays  d'états  jouissaient  de  grands  avan- 
tages :  non-seulement  ils  payaient  moins ,  mais  la 
somme  exigée  était  répartie  par  des  propriétaires 
qui  connaissaient  les  intérêts  locaux,  et  qui  s'en 
occupaient  activement.  Les  routes  et  les  établis- 
sements publics  y  étaient  beaucoup  mieux  soignés, 
et  les  contribuables  traités  avec  plus  de  ménage- 
ment. Le  roi  n'avait  jamais  admis  que  ces  états 
possédassent  le  droit  de  consentir  l'impôt;  mais 
eux  se  conduisaient  comme  s'ils  avaient  eu  ce  droit 
réellement.  Ils  ne  refusaient  pas  l'argent  qu'on  leur 
demandait;  mais  ils  appelaient  leurs  contributions 
un  don  gratuit;  en  tout ,  leur  administration  valait 
bien  mieux  que  celle  des  autres  provinces,  dont 
le  nombre  était  pourtant  beaucoup  plus  grand ,  et 
qui  ne  méritaient  pas  moins  l'intérêt  du  gouver- 
nement. 

Des  intendants  étaient  nommés  par  le  roi  pour 
gouverner  les  trente-deux  généralités  du  royaume  : 
ils  ne  rencontraient  d'obstacles  que  dans  les  pays 
d'états ,  et  quelquefois  de  la  part  de  l'un  des  douze 
parlements  de  province  (  le  parlement  de  Paris 
était  le  treizième);  mais,  dans  la  plupart  des  géné- 
ralités conduites  par  un  intendant,  cet  agent  du 
pouvoir  disposait  à  lui  seul  des  intérêts  de  toute 
une  p'rovince.  Il  avait  sous  ses  ordres  une  armée 
d'employés  du  fisc,  détestés  des  gens  du  peuple. 


Ces  employés  les  tourmentaient  un  à  un  pour  en 
arracher  des  impôts  disproportionnés  à  leurs 
moyens  ;  et ,  lorsque  l'on  écrivait  au  ministre  des 
finances ,  pour  se  plaindre  des  vexations  de  l'in- 
tendant, ou  du  subdélégué,  c'était  à  cet  intendant 
même  que  le  ministre  renvoyait  les  plaintes,  puis- 
que l'autorité  suprême  ne  communiquait  que  par 
eux  avec  les  provinces. 

Les  jeunes  gens  et  les  étrangers  qui  n'ont  pas 
connu  la  France  avant  la  révolution ,  et  qui  voient 
aujourd'hui  le  peuple  enrichi  par  la  division  des 
propriétés  et  la  suppression  des  dîmes  et  du  régime 
féodal ,  ne  peuvent  avoir  l'idée  de  la  situation  de 
ce  pays ,  lorsque  la  nation  portait  le  poids  de  tous 
les  privilèges.  Les  partisans  de  l'esclavage,  dans 
les  colonies,  ont  souvent  dit  qu'un  paysan  de  France 
était  plus  malheureux  qu'un  nègre.  C'était  un  ar- 
gument pour  soulager  les  blancs,  mais  non  pour 
s'endurcir  contre  les  noirs.  La  misère  accroît 
l'ignorance,  l'ignorance  accroît  la  misère;  et,  quand 
on  se  demande  pourquoi  le  peuple  français  a  été  si 
cruel  dans  la  révolution ,  on  ne  peut  en  trouver  la 
cause  que  dans  l'absence  de  bonheur,  qui  conduit 
à  l'absence  de  moralité. 

On  a  voulu  vainement,  pendant  le  cours  de  ces 
vingt-cinq  années ,  exciter  en  Suisse  et  en  Hollande 
des  scènes  semblables  à  celles  qui  se  sont  passées 
en  France  :  le  bon  sens  de  ces  peuples ,  formé  de- 
puis longtemps  par  la  liberté,  s'y  est  constam- 
ment opposé. 

Une  autre  cause  des  malheurs  de  la  révolution 
c'est  la  prodigieuse  influence  de  Paris  sur  la  France. 
Or,  l'établissement  des  administrations  provin- 
ciales devait  diminuer  l'ascendant  de  la  capitale  sur 
tous  les  points  du  royaume;  car  les  grands  pro- 
priétaires, intéressés  par  les  affaires  dont  ils  se 
seraient  mêlés  chez  eux,  auraient  eu  un  motif 
pour  quitter  Paris ,  et  vivre  dans  leurs  terres.  Les 
grands  d'Espagne  ne  peuvent  pas  s'éloigner  de 
Madrid  sans  la  permission  du  roi  :  c'est  un  puis- 
sant moyen  de  despotisme ,  et  par  conséquent  de 
dégradation ,  que  de  changer  les  nobles  en  courti- 
sans. Les  assemblées  provinciales  devaient  rendre 
aux  grands  seigneurs  de  France  une  consistance 
politique.  Les  dissensions  qu'on  a  vues  tout  à  coup 
éclater  entre  les  classes  privilégiées  et  la  nation  > 
n'auraient  peut-être  pas  existé,  si,  depuis  long- 
temps ,  les  trois  ordres  se  fussent  rapprochés ,  en 
discutant  en  commun  les  affaires  d'une  même  pro- 
vince. 

M.  Tsecker  composa  les  administrations  provin- 
ciales instituées  sous  son  ministère,  comme  l'ont 
été  depuis  les  états  généraux,  d'un  quart  de  nobles, 

6. 


74 


CONSIDERATIONS 


un  quart  du  clergé,  et  moitié  du  tiers  état,  divisé 
en  députés  des  villes  et  en  députés  des  campagnes. 
Ils  délibéraient  ensemble,  et  déjà  l'harmonie  s'éta- 
blissait tellement  entre  eux,  que  les  deux  premiers 
ordres  avaient  parlé  de  renoncer  volontairement  à 
leurs  privilèges  en  matière  d'impôts.  Les  procès-ver- 
baux de  leurs  séances  devaient  être  imprimés ,  afin 
d'encourager  leurs  travaux  par  l'estime  publique. 

Les  grands  seigneurs  français  n'étaient  pas  assez 
instruits,  parce  qu'ils  ne  gagnaient  rien  à  l'être. 
La  grâce  en  conversation ,  qui  conduisait  à  plaire 
à  la  cour,  était  la  voie  la  plus  sûre  pour  arriver 
aux  honneurs.  Cette  éducation  superficielle  a  été 
l'une  des  causes  de  la  ruine  des  nobles  :  ils  ne  pou- 
vaient plus  lutter  contre  les  lumières  du  tiers  état; 
ils  auraient  dû  tâcher  de  les  surpasser.  Les  assem- 
blées provinciales  auraient,  par  degrés,  amené  les 
grands  seigneurs  à  primer  par  leur  savoir  en  admi- 
nistration, comme  jadis  ils  l'emportaient  par  leur 
épce;  et  l'esprit  public  en  France  aurait  précédé 
l'établissement  des  institutions  libres. 

Les  assemblées  provinciales  n'auraient  point 
empêché  qu'un  jour  on  ne  demandât  la  convocation 
des  états  généraux;  mais  du  moins,  quand  l'époque 
inévitable  d'un  gouvernement  représentatif  serait 
arrivée,  la  première  classe  et  la  seconde,  s'étant 
occupées  ensemble  depuis  longtemps  de  l'adminis- 
tration de  leur  pays,  ne  se  seraient  point  présentées 
aux  états  généraux ,  l'une  avec  l'horreur  et  l'autre 
avec  la  passion  de  l'égalité. 

L'archevêque  de  Bourges  et  l'évêque  de  Rhodez 
furent  choisis  pour  présider  les  deux  assemblées 
provinciales  établies  par  M.  Necker.  Ce  ministre, 
qui  était  protestant,  montra  en  toute  occasion 
une  grande  déférence  pour  le  clergé  de  France , 
parce  qu'il  était  en  effet  composé  d'hommes  très- 
sages  ,  dans  tout  ce  qui  ne  concernait  pas  les  pré- 
jugés de  corps;  mais,  depuis  la  révolution ,  les 
haines  de  parti  et  la  nature  du  gouvernement 
doivent  écarter  les  ecclésiastiques  des  emplois 
publics. 

Les  parlements  prirent  de  l'ombrage  des  assem- 
blées provinciales,  comme  d'une  institution  qui 
pouvait  donner  au  roi  une  force  d'opinion  indépen- 
dante de  la  leur.  M.  Necker  souhaitait  que  les  pro- 
vinces ne  fussent  point  exclusivement  soumises 
aux  autorités  qui  siégeaient  à  Paris;  mais,  loin  de 
vouloir  détruire  ce  qu'il  y  avait  de  vraiment  utile 
dans  les  pouvoirs  politiques  des  parlements ,  c'est- 
à-dire,  l'obstacle  qu'ils  pouvaient  mettre  à  l'exten- 
sion de  l'impôt,  ce  fut  lui,  M.  Necker,  qui  obtint 
du  roi  que  l'on  soumît  aussi  l'augmentation  de  la 
taille ,  impôt  arbitraire  dont  le  ministère  seul  fixait 


la  quotité ,  à  l'enregistrement  du  parlement. 
M.  Necker  cherchait  sans  cesse  à  mettre  des 
bornes  au  pouvoir  ministériel,  parce  qu'il  savait, 
par  sa  propre  expérience ,  qu'un  homme  chargé  de 
tant  d'affaires ,  et  à  une  si  grande  distance  des  in- 
térêts sur  lesquels  il  est  appelé  à  prononcer,  finit 
toujours  par  s'en  remettre ,  de  subalterne  en  subal- 
terne, aux  derniers  commis,  les  plus  incapables  de 
juger  des  motifs  qui  doivent  influer  sur  des  déci- 
sions importantes. 

Oui ,  dira-t-on  encore ,  M.  Necker ,  ministre  tem- 
poraire ,  mettait  volontiers  des  bornes  au  pouvoir 
ministériel  ;  mais  c'était  ainsi  qu'il  portait  atteinte 
à  l'autorité  permanente  des  rois.  Je  ne  traiterai 
point  ici  la  grande  question  de  savoir  si  le  roi 
d'Angleterre  n'a  pas  autant  et  plus  de  pouvoir  que 
n'en  avait  un  roi  de  France.  La  nécessité  de  gou- 
verner dans  le  sens  de  l'opinion  publique  est  im- 
posée au  souverain  anglais  ;  mais ,  cette  condition 
remplie ,  il  réunit  la  force  de  la  nation  à  celle  du 
trône ,  tandis  qu'un  monarque  arbitraire ,  ne  sa- 
chant 011  prendre  l'opinion  que  ses  ministres  ne 
lui  représentent  pas  fidèlement ,  rencontre  à  chaque 
instant  des  obstacles  imprévus  dont  il  ne  peut  cal- 
culer les  dangers.  Mais ,  sans  anticiper  sur  un  ré- 
sultat qui,  j'espère,  acquerra  quelque  évidence 
nouvelle  par  cet  ouvrage,  je  m'en  tiens  aux  admi- 
nistrations provinciales,  et  je  demande  s'ils  étaient 
les  vrais  serviteurs  du  roi ,  ceux  qui  voulaient  lui 
persuader  que  ces  administrations  diminuaient  son 
autorité. 

La  quotité  des  impôts  n'était  point  soumise  à 
leur  décision;  la  répartition  de  la  somme  fixée 
d'avance  leur  était  seule  accordée.  Était-ce  donc 
un  avantage  pour  la  couronne ,  que  l'impôt ,  mal 
subdivisé  par  un  mauvais  intendant ,  fît  souffrir  le 
peuple ,  et  le  révoltât  plus  encore  contre  l'autorité 
qu'un  tribut,  quelque  considérable  qu'il  soit, 
quand  il  est  sagement  partagé  ?  Tous  les  agents  du 
pouvoir  en  appelaient,  dans  chaque  détail,  à  la 
volonté  du  roi  :  les  Français  ne  sont  contents  que 
quand  ils  peuvent,  en  toute  occasion,  s'appuyer 
sur  les  désirs  du  prince.  Les  habitudes  serviles 
sont  chez  eux  invétérées  ;  tandis  que  les  ministres, 
dans  les  pays  libres ,  ne  se  fondent  que  sur  le  bien 
public.  Il  se  passera  du  temps  encore  avant  que  les 
habitants  de  la  France,  accoutumés  depuis  plu- 
sieurs siècles  à  l'arbitraire,  apprennent  à  rejeter 
ce  langage  de  courtisan,  qui  ne  doit  pas  sortir  de 
l'enceinte  des  palais  oiî  il  a  pris  naissance. 

Le  roi,  sous  le  ministère  de  M.  Necker,  n'a  ja-  ■ 
mais  eu  la  moindre  discussion  avec  les  parlements. 
Cela  n'est  pas  étonnant,  dira-t-on,  puisque  le  roi, 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRÂNGMSE. 


75 


pendant  ce  temps ,  n'exigea  point  de  nouveaux  im- 
pôts, et  s'abstint  de  tout  acte  arbitraire.  Mais 
c'est  en  cela  que  le  ministre  se  conduisit  avec  pru- 
dence; car  un  roi,  dans  le  pays  même  où  des  lois 
constitutionnelles  ne  servent  point  de  bornes  à  son 
pouvoir ,  aurait  tort  d'essayer  jusqu'à  quel  point 
le  peuple  supporterait  ses  fautes.  Personne  ne  doit 
faire  tout  ce  qu'il  peut,  surtout  sur  un  terrain 
aussi  chancelant  que  celui  de  l'autorité  arbitraire , 
dans  un  pays  éclairé. 

M.  Necker,  dans  son  premier  ministère,  était 
encore  plus  ami  de  la  probité  publique,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi ,  que  de  la  liberté  ;  parce  que 
la  nature  du  gouvernement  qu'il  servait  permettait 
l'une  plus  que  l'autre;  mais  il  souhaitait  tout  ce 
qui  pouvait  donner  quelque  stabilité  au  bien ,  in- 
dépendamment du  caractère  personnel  des  rois ,  et 
de  celui  de  leurs  ministres ,  plus  incertain  encore. 
Les  deux  administrations  provinciales  qu'il  établit, 
dans  le  Berri  et  le  Rouergue,  réussirent  admira- 
blement. Plusieurs  autres  étaient  préparées,  et  le 
mouvement  nécessaire  aux  esprits ,  dans  un  grand 
empire,  se  tournait  vers  ces  améliorations  par- 
tielles. Il  n'y  avait  alors  que  deux  seuls  moyens  de 
satisfaire  l'opinion ,  qui  s'agitait  déjà  beaucoup  sur 
les  affaires  en  général  :  les  administrations  provin- 
ciales et  la  publicité  des  finances.  Mais,  dira-t-on, 
pourquoi  satisfaire  l'opinion?  Je  m'abstiendrai  de 
toutes  les  réponses  que  feraient  les  amis  de  la  liberté 
à  cette  singulière  question .  Je  dirai  simplement  que, 
même  pour  éviter  la  demande  d'un  gouvernement 
représentatif,  le  mieux  était  d'accorder  alors  ce 
qu'on  attendait  de  ce  gouvernement ,  c'est-à-dire , 
de  l'ordre  et  de  la  stabilité  dans  l'administration. 
Enfin ,  le  crédit ,  c'est-à-dire ,  l'argent ,  dépendait 
de  l'opinion  ;  et  puisqu'on  avait  besoin  de  cet  ar- 
gent ,  il  fallait  au  moins  ménager  par  intérêt  le 
vœu  national ,  auquel ,  peut-être^  on  aurait  dû  cé- 
der par  devoir. 

CHAPITRE  VII. 

De  la  guerre  â! Amérique. 

En  jugeant  le  passé  d'après  la  connaissance  des 
événements  qui  l'ont  suivi ,  on  peut  dire ,  je  crois , 
que  Louis  XVI  eut  tort  de  se  mêler  de  la  guerre 
entre  l'Amérique  et  l'Angleterre,  quoique  l'indé- 
pendance des  États-Unis  fût  désirée  par  toutes  les 
âmes  généreuses.  Les  principes  de  la  monarchie 
française  ne  permettaient  pas  d'encourager  ce  qui 
devait  être  considéré  comme  une  révolte ,  d'après 
ces  mêmes  principes.  D'ailleurs ,  la  France  n'avait 
point  à  se  plaindre  alors  de  l'Angleterre;  et,  dé- 


clarer une  guerre  seulement  d'après  la  rivalité  tou- 
jours subsistante  entre  ces  deux  pays,  c'est  un 
genre  de  politique  mauvais  en  lui-même,  et  plus 
nuisible  encore  à  la  France  qu'à  l'Angleterre.  Car 
la  France  ayant  de  plus  grandes  sources  natu- 
relles de  prospérité ,  et  beaucoup  moins  de  puis- 
sance et  d'habileté  sur  mer,  c'est  la  paix  qui  la 
fortifie ,  et  la  guerre  maritime  qui  la  ruine. 

La  cause  de  l'Amérique  et  les  débats  du  parle- 
ment d'Angleterre  à  ce  sujet  excitèrent  un  grand 
intérêt  en  France.  Tous  les  Français  qui  furent 
envoyés  pour  servir  avec  le  général  Washington , 
revinrent  pénétrés  d'un  enthousiasme  de  liberté 
qui  devait  leur  rendre  difficile  de  retourner  tran- 
quillement à  la  cour  de  Versailles ,  sans  rien  sou-  ■ 
haiter  de  plus  que  l'honneur  d'y  être  admis.  Il  faut 
donc ,  dira-t-on ,  attribuer  la  révolution  à  la  faute 
que  fit  le  gouvernement  français ,  en  prenant  part 
à  la  guerre  d'Amérique.  Il  faut  attribuer  la  révo- 
lution à  tout  et  à  rien  :  chaque  année  du  siècle  y 
conduisait  par  toutes  les  routes.  Il  était  très-diffi- 
cile de  se  refuser  aux  cris  de  Paris  en  faveur  de 
l'indépendance  des  Américains.  Déjà  le  marquis  de 
la  Fayette,  un  noble  Français,  amoureux  de  la 
gloire  et  de  la  liberté ,  avait  obtenu  l'approbation 
générale  en  allant  se  joindre  aux  Américains,  avant 
même  que  le  gouvernement  français  eût  pris  parti 
pour  eux.  La  résistance  à  la  volonté  du  roi ,  dans 
cette  circonstance ,  fut  encouragée  par  les  applau- 
dissements du  public.  Or,  quand  l'autorité  du 
prince  est  en  défaveur  auprès  de  l'opinion ,  le  prin- 
cipe de  la  monarchie,  qui  place  l'honneur  dans 
l'obéissance ,  est  attaqué  par  sa  base. 

A  quoi  fallait-il  donc  se  décider?  M.  Wecker  fit 
au  roi  des  représentations  très-fortes  en  faveur  du 
maintien  de  la  paix ,  et  ce  ministre ,  accusé  de  sen- 
timents républicains,  se  prononça  contre  une 
guerre  dont  l'indépendance  d'un  peuple  était  l'ob- 
jet. Ce  n'est  point,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire, 
qu'il  ne  souhaitât  vivement  le  triomphe  des  Amé- 
ricains dans  leur  admirable  cause  ;  mais  d'une  part 
il  ne  croyait  pas  permis  de  déclarer  la  guerre  sans 
une  nécessité  positive ,  et  de  l'autre ,  il  était  con- 
vaincu qu'aucune  combinaison  politique  ne  vau- 
drait à  la  France  les  avantages  qu'elle  pouvait  re- 
tirer de  ses  capitaux  consumés  par  cette  guerre. 
Ces  arguments  ne  prévalurent  pas ,  et  le  roi  se  dé- 
cida pour  la  guerre.  Il  faut  convenir  néanmoins 
qu'elle  pouvait  être  appuyée  par  des  motifs  essen- 
tiels; et,  quelque  parti  qu'on  prît,  on  s'exposait  à 
de  graves  inconvénients.  Déjà  le  temps  approchait 
où  l'on  devait  appliquer  à  Louis  XVI  ce  que  Huma 
dit  de  Charles  I"  :  //  se  trouvait  dans  une  situa- 


76 


C01NSIDERA.T10NS 


tion  où  les  fautes  étaient  irréparables ,  et  cette 
situation  ne  saurait  cojivenir  à  la  faible  nature 
humaine. 

CHAPITRE  VIII. 

De  la  retraite  de  M.  Necker,  en  1781. 

M.  Necker  n'avait  d'autre  but,  dans  son  premier 
ministère,  que  d'engager  le  roi  à  faire  par  lui- 
même  tout  le  bien  que  la  nation  réclamait ,  et  pour 
lequel  elle  a  souhaité  depuis  d'avoir  des  représen- 
tants. C'était  l'unique  manière  d'empêcher  une  ré- 
volution pendant  la  vie  de  Louis  XVI,  et  je  n'ai 
point  vu  mon  père  varier  depuis  dans  la  conviction 
qu'alors ,  en  1781 ,  il  y  aurait  réussi.  Le  reproche 
le  plus  amer  qu'il  se  soit  donc  fait  dans  sa  vie, 
c'est  de  n'avoir  pas  tout  supporté ,  plutôt  que  de 
donner  sa  démission.  Mais  il  ne  prévoyait  pas  à 
cette  époque  ce  que  les  événements  ont  révélé  ;  et , 
bien  qu'un  sentiment  généreux  l'attachât  seul  à  sa 
place,  il  y  a  dans  les  âmes  élevées  une  crainte  dé- 
licate de  ne  pas  abdiquer  aussi  facilement  le  pou- 
voir ,  quand  la  fierté  le  leur  conseille. 

La  seconde  classe  des  courtisans  se  déclara 
contre  M.  Necker.  Les  grands  seigneurs ,  n'ayant 
point  d'inquiétude  sur  leur  situation  ni  sur  leur 
fortune,  ont  en  général  plus  d'indépendance  dans 
leur  manière  de  voir  que  cet  essaim  obscur  qui 
s'accroche  à  la  faveur,  pour  en  obtenir  quelques 
dons  nouveaux  à  chaque  occasion  nouvelle.  M.  Nec- 
ker faisait  des  retranchements  dans  la  maison  du 
roi ,  dans  la  somme  destinée  aux  pensions ,  dans 
les  charges  de  finances ,  dans  les  gratifications  ac- 
cordées aux  gens  de  la  cour  sur  ces  charges.  Ce 
système  économique  ne  convenait  point  à  tous 
ceux  qui  avaient  déjà  pris  l'habitude  d'être  payés 
par  le  gouvernement,  et  de  pratiquer  l'industrie 
des  sollicitations  comme  moyen  de  vivre.  En  vain , 
pour  se  donner  plus  de  force,  M.  Necker  avait-il 
montré  un  désintéressement  personnel  inouï  jus- 
qu'alors ,  en  refusant  tous  les  appointements  de  sa 
place.  Qu'importait  ce  désintéressement  à  ceux  qui 
rejetaient  bien  loin  d'eux  un  tel  exemple?  Cette 
conduite  vraiment  généreuse  ne  désarma  point  la 
colère  des  hommes  et  des  femmes  qui  rencontraient 
dans  M.  Necker  un  obstacle  à  des  abus  tellement 
passés  en  habitude,  qu'il  leur  semblait  injuste  de 
vouloir  les  supprimer. 

Les  femmes  d'un  certain  rang  se  mêlaient  de 
tout  avant  la  révolution.  Leurs  maris  ou  leurs 
frères  les  employaient  toujours  pour  aller  chez  les 
ministres  ;  elles  pouvaient  insister  sans  manquer 
de  convenance ,  passer  la  mesure  même  sans  qu'on 


fût  dans  le  cas  de  s'en  plaindre  ;  et  toutes  les  in- 
sinuations qu'elles  savaient  faire  en  parlant ,  exer- 
çaient beaucoup  d'empire  sur  la  plupart  des 
hommes  en  place.  M.  Necker  les  écoutait  très-  ■ 
poliment  ;  mais  il  avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  . 
démêler  ces  ruses  de  conversation ,  qui  ne  produi- 
sent aucun  effet  sur  les  esprits  éclairés  et  naturels. 
Ces  dames  alors  avaient  recours  à  de  grands  airs , 
rappelaient  négligemment  les  noms  illustres  qu'elles 
portaient ,  et  demandaient  une  pension  comme  un 
maréchal  de  France  se  plaindrait  d'un  passe-droit. 
M.  Necker  s'en  tenait  toujours  à  la  justice ,  et  ne 
se  permettait  point  de  prodiguer  l'argent  acquis 
par  les  sacrifices  du  peuple.  «  Qu'est-ce  que  mille 
écus  pour  le  roi?  disaient-elles.  —  Mille  écus,  ré- 
pondait M.  Necker ,  c'est  la  taille  d'un  village.  » 

De  tels  sentiments  n'étaient  appréciés  que  des 
personnes  les  plus  respectables  à  la  cour.  M.  Nec- 
ker pouvait  aussi  compter  sur  des  amis  dans  le 
clergé ,  qu'il  avait  toujours  honoré ,  et  parmi  les 
grands  propriétaires  et  les  nobles,  qu'il  voulait 
introduire,  à  l'aide  des  administrations  provin- 
ciales ,  au  maniement  et  à  la  connaissance  des  af- 
faires publiques.  Mais  les  courtisans  des  princes  et 
les  financiers  étaient  vivement  contre  lui.  Un  mé- 
moire qu'il  remit  au  roi  sur  l'établissement  des 
assemblées  provinciales  avait  été  indiscrètement 
publié,  et  les  parlements  y  avaient  vu  que  M.  Nec- 
ker donnait  comme  un  des  motifs  de  cette  insti- 
tution ,  l'appui  d'opinion  qu'elle  pourrait  prêter 
dans  la  suite  contre  les  parlements  eux-mêmes, 
s'ils  se  conduisaient  comme  des  corporations  am- 
bitieuses, et  non  d'après  le  vœu  national.  C'en  fut 
assez  pour  que  ces  magistrats ,  jaloux  d'une  auto- 
rité politique  contestée,  nommassent  hardiment 
M.  Necker  un  novateur.  Mais ,  de  toutes  les  inno- 
vations ,  celle  que  les  courtisans  et  les  financiers 
détestaient  le  plus ,  c'était  l'économie.  De  tels  en- 
nemis ,  cependant ,  n'auraient  pu  faire  renvoyer  un 
ministre  pour  lequel  la  nation  montrait  plus  d'at- 
tachement qu'elle  n'en  avait  témoigné  à  personne , 
depuis  l'administration  de  Sully  et  de  Colbert ,  si 
le  comte  de  Maurepas  n'avait  pas  habilement  saisi 
le  moyen  de  le  renverser. 

Il  en  voulait  à  M.  Necker  d'avoir  fait  nommer, 
sans  sa  participation ,  M.  le  maréchal  de  Castries 
au  ministère  de  la  marine.  Aucun  homme  cepen- 
dant n'était  plus  considéré  que  M.  de  Castries,  et 
ne  méritait  davantage  de  l'être.  Mais  M.  de  Maure- 
pas  ne  voulait  pas  que  M.  Necker,  ni  personne, 
s'avisât  d'avoir  un  crédit  direct  sur  le  roi  :  il  était 
jaloux  de  la  reine  elle-même,  et  la  reine  alors  trai- 
tait M.  Necker  avec  beaucoup  de  bonté.  M.  de 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


77 


Maurepas  assistait  toujours  au  travail  du  roi  avec 
les  ministres  ;  mais  ce  fut  pendant  un  de  ses  accès 
de  goutte  que  M.  Necker,  se  trouvant  seul  avec  le 
roi,  en  obtint  la  destitution  de  M.  de  Sartines ,  et 
la  nomination  de  M.  le  maréchal  de  Castries  au 
ministère  de  la  marine. 

M.  de  Sartines  était  un  exemple  du  genre  de 
choix  qu'on  fait  dans  les  monarchies  où  la  liberté 
de  la  presse  et  l'assemblée  des  députés  n'obligent 
pas  à  recourir  aux  hommes  de  talent.  Il  avait  été 
un  excellent  lieutenant  de  police;  une  intrigue 
quelconque  le  fit  élever  au  rang  de  ministre  de  la 
marine.  M.  Necker  alla  chez  lui  quelques  jours 
après  sa  nomination  ;  il  avait  fait  tapisser  sa  cham- 
bre de  cartes  géographiques ,  et  dit  à  M.  Necker, 
en  se  promenant  dans  ce  cabinet  d'étude  :  «  Voyez 
«  quels  progrès  j'ai  déjà  faits  ;  je  puis  mettre  la 
«  main  sur  cette  carte ,  et  vous  montrer ,  en  fer- 
«  niant  les  yeux ,  oij  sont  les  quatre  parties  du 
«  monde.  »  Ces  belles  connaissances  n'auraient  pas 
semblé  suffisantes  en  Angleterre  pour  diriger  la 
marine. 

A  cette  ignorance  M.  de  Sartines  joignait  une 
inconcevable  ineptie  dans  la  comptabilité  de  son 
département ,  et  le  ministre  des  finances  ne  pou- 
vait pas  rester  étranger  aux  désordres  qui  avaient 
lieu  dans  cette  partie  des  dépenses  publiques.  Mal- 
gré l'importance  de  ces  motifs,  M.  de  Maurepas 
ne  pardonna  pas  à  M.  Necker  d'avoir  parlé  direc- 
tement au  roi;  et,  à  dater  de  ce  jour,  il  devint 
son  ennemi  mortel.  C'est  un  caractère  singulier 
qu'un  vieux  ministre  courtisan  !  La  chose  publique 
n'était  de  rien  à  M.  de  Maurepas  :  il  ne  s'occupait 
que  de  ce  qu'il  appelait  le  service  du  roi,  et  ce  ser- 
vice du  roi  consistait  dans  la  faveur  qu'on  pou- 
vait gagner  ou  perdre  à  la  cour  :  les  affaires  les 
plus  essentielles  étaient  toutes  subordonnées  au 
maniement  de  l'esprit  du  souverain.  Il  fallait  bien 
avoir  une  certaine  connaissance  des  choses  pour 
s'en  entretenir  avec  le  roi  ;  il  fallait  bien  mériter 
jusqu'à  un  certain  point  l'estime ,  pour  que  le  roi 
n'entendît  pas  dire  trop  de  mal  de  vous;  mais  le 
mobile  et  le  but  de  tout,  c'était  de  lui  plaire.  M.  de 
Maurepas  tâchait  de  conserver  sa  faveur  par  une 
multitude  de  soins  inaperçus,  afin  d'entourer, 
comme  avec  des  filets ,  le  monarque  qu'il  voulait 
séparer  de  toutes  relations  dans  lesquelles  il  aurait 
pu  entendre  des  paroles  sérieuses  et  sincères.  Il 
n'osait  pas  proposer  au  roi  de  renvoyer  un  homme 
aussi  utile  que  M.  Necker.  Quand  on  n'aurait  fait 
aucun  cas  de  son  amour  pour  le  bien  public,  l'ar- 
gent qu'il  procurait  par  son  crédit  au  trésor  royal 
c'était  pas  à  dédaigner.  Cependant  le  vieux  minis- 


tre était  aussi  imprudent,  en  fait  d'intérêt  généra], 
que  précautionné  dans  ce  qui  le  concernait  per- 
sonnellement, et  il  ne  s'embarrassait  guère  de  ce 
qui  arriverait  aux  finances  de  l'État,  pourvu  que 
M.  Necker  ne  se  hasardât  pas ,  sans  son  consente- 
ment, à  parler  au  roi.  11  était  difficile  toutefois  de 
dire  à  ce  roi  :  «  Vous  devez  disgracier  votre  minis- 
tre ,  parce  qu'il  s'est  avisé  de  s'adresser  à  vous 
sans  me  consulter.  »  Il  fallait  donc  attendre  une  cir- 
constance d'un  autre  genre;  et,  quelque  réservé 
que  fût  M.  Necker,  il  avait  un  caractère  fier,  une 
âme  irritable;  c'était  un  homme  énergique  enfin 
dans  toute  sa  manière  de  sentir  :  c'était  assez  pour 
commettre,  tôt  ou  tard,  des  fautes  à  la  cour. 

Dans  une  des  maisons  des  princes,  il  se  trouvait 
une  espèce  d'intendant,  M.  de  Sainte -Foix,  intri- 
gant tranquille,  mais  persévérant  dans  sa  haine 
contre  tous  les  sentiments  exaltés  :  cet  homme, 
jusqu'à  son  dernier  jour,  et  lorsque  sa  tête  blan- 
chie semblait  appeler  des  pensées  plus  graves, 
cherchait  encore ,  chez  les  ministres  mêmes  de  la 
révolution ,  un  dîner ,  des  secrets  et  de  l'argent. 
M.  de  Maurepas  l'employa  pour  faire  répandre  des 
libelles  contre  M.  Necker.  Comme  il  n'y  avait 
point  en  France  de  liberté  de  la  presse,  c'était  une 
chose  toute  nouvelle  que  des  écrits  contre  un 
homme  en  place  ,  encouragés  par  le  premier  mi- 
nistre ,  et  par  conséquent  distribués  publiquement 
à  tout  le  monde. 

Il  fallait,  et  M.  Necker  se  l'est  bien  souvent  ré- 
pété depuis  ,  il  fallait  mépriser  ces  pièges  tendus 
à  son  caractère  ;  mais  madame  Necker  ne  put  sup- 
porter la  douleur  que  lui  causait  la  calomnie  dont 
son  époux  était  l'objet;  elle  crut  devoir  lui  déro- 
ber la  connaissance  du  premier  libelle  qui  parvint 
entre  ses  mains,  afin  de  lui  épargner  une  peine 
amère.  Mais  elle  imagina  d'écrire  à  son  insu  à 
M.  de  Maurepas  pour  s'en  plaindre,  et  pour  lui 
demander  de  prendre  les  mesures  nécessaires  con- 
tre ces  écrits  anonymes  :  c'était  s'adresser  à  celui 
même  qui  les  encourageait  en  secret.  Quoique  ma- 
dame Necker  eût  beaucoup  d'esprit ,  élevée  dans 
les  montagnes  de  la  Suisse ,  elle  ne  se  faisait  pas 
l'idée  du  caractère  de  M.  de  Maurepas,  de  cet 
homme  qui  ne  voyait  dans  l'expression  des  senti- 
ments qu'une  occasion  de  découvrir  le  côté  vulné- 
rable. Dès  qu'il  connut  la  susceptibilité  de  M.  Nec- 
ker, par  le  chagrin  que  sa  femme  avait  fait  voir, 
il  se  flatta ,  en  l'irritant ,  de  le  pousser  à  donner 
sa  démission. 

Quand  M.  Necker  sut  la  démarche  de  sa  femme, 
il  la  blâma ,  mais  il  en  fut  très-ému.  Après  ses  de- 
voirs religieux,  l'opinion  publique  était  ce  qui  l'oe- 


78 


CONSIDERATIONS 


cupait  le  plus  ;  il  sacrifiait  la  fortune,  les  honneurs, 
tout  ce  que  les  ambitieux  recherchent,  à  l'estime 
de  la  nation  ;  et  cette  voix  du  peuple ,  alors  non 
encore  altérée,  avait  pour  lui  quelque  chose  de  di- 
vin. Le  moindre  nuage  sur  sa  réputation  était  la 
plus  grande  souffrance  que  les  choses  de  la  vie 
pussent  lui  causer.  Le  but  mondain  de  ses  actions, 
le  vent  de  terre  qui  le  faisait  naviguer ,  c'était  l'a- 
mour de  la  considération.  Un  ministre  du  roi  de 
France  n'avait  pas  d'ailleurs,  comme  les  ministres 
anglais ,  une  force  indépendante  de  la  cour  :  il  ne 
pouvait  manifester  en  public ,  dans  la  chambre  des 
communes,  son  caractère  et  sa  conduite;  et,  la 
liberté  de  la  presse  n'existant  pas,  les  libelles  clan- 
destins en  étaient  d'autant  plus  dangereux. 

M.  de  Maurepas  faisait  répandre  sourdement 
que  c'était  plaire  au  roi  que  d'attaquer  son  minis- 
tre. Si  M.  Necker  avait  demandé  un  entretien 
particulier  au  roi  pour  l'éclairer  sur  M.  de  Maure- 
pas,  peut-être  l'aurait -il  fait  disgracier.  Mais  la 
vieillesse  de  cet  homme ,  quelque  frivole  qu'elle 
fût ,  méritait  toujours  des  égards ,  et  d'ailleurs 
M.  Necker  se  croyait  lié  par  la  reconnaissance  en- 
vers celui  qui  l'avait  appelé  au  ministère.  M.  Nec- 
ker se  contenta  donc  de  requérir  un  signe  quel- 
conque de  la  faveur  du  souverain  qui  décourageât 
les  Ubellistes;  il  désirait  qu'on  les  éloignât  de  la 
maison  de  monseigneur  le  comte  d'Artois ,  dans 
laquelle  ils  occupaient  des  emplois,  et  qu'on  lui 
accordât  l'entrée  au  conseil  d'État  dont  on  l'avait 
écarté ,  sous  prétexte  de  la  religion  protestante 
qu'il  professait ,  bien  que  sa  présence  y  eût  été  émi- 
nemment utile.  Un  ministre  des  finances ,  chargé 
de  demander  au  peuple  les  sacrifices  qu'exige  la 
guerre ,  doit  prendre  part  aux  délibérations  sur  la 
possibilité  de  faire  la  paix. 

M.  Necker  était  convaincu  que  si  le  roi  ne  té- 
moignait pas  de  quelque  manière  qu'il  le  protégeait 
sincèrement  contre  ses  ennemis  tout -puissants ,  il 
n'aurait  plus  la  force  nécessaire  pour  conduire  les 
finances  avec  la  sévérité  dont  il  se  faisait  un  de- 
voir. Il  se  trompait  toutefois  :  l'attachement  de  la 
nation  pour  lui  était  plus  grand  qu'il  ne  le  croyait; 
et  s'il  avait  attendu  la  mort  du  premier  ministre, 
qui  arriva  six  mois  après,  il  aurait  occupé  sa  place. 
Le  règne  de  Louis  XVI  eût  été  probablement  pai- 
sible, et  la  nation  se  serait  préparée,  par  une  bonne 
administration,  à  l'émancipation  qui  lui  était  due. 

M.  Necker  offrit  sa  démission ,  si  les  conditions 
qu'il  demandait  n'étaient  pas  accordées.  M.  de 
Maurepas ,  qui  l'avait  excité  à  cette  démarche ,  en 
prévoyait  avec  certitude  le  résultat;  car  plus  les 
monarques  sont  faibles ,  plus  ils  sont  fidèles  à  quel- 


ques maximes  de  fermeté  qui  leur  ont  été  données 

dès  leur  enfance,  et  dont  l'une  des  premières  est 
sans  doute,  qu'un  roi  ne  doit  jamais  refuser  une 
démission  offerte ,  ni  souscrire  aux  conditions 
qu'un  fonctionnaire  public  met  à  la  continuation 
de  ses  services. 

La  veille  du  jour  oii  M.  Necker  se  proposait  de 
demander  au  roi  sa  retraite,  s'il  n'obtenait  pas  ce 
qu'il  désirait,  il  se  rendit  avec  sa  femme  à  l'hos- 
pice qui  porte  encore  leur  nom  à  Paris.  Il  allait 
souvent  dans  cet  asile  respectable  reprendre  du 
courage  contre  les  difficultés  cruelles  de  sa  situa- 
tion. Les  soeurs  de  la  Charité ,  la  plus  touchante 
des  communautés  religieuses,  soignaient  les  mala- 
des de  l'hôpital  :  ces  sœurs  ne  prononcent  des 
vœux  que  pour  une  année,  et  plus  elles  font  de 
bien,  moins  elles  sont  intolérantes.  M.  et  madame 
Necker ,  tous  les  deux  protestants ,  étaient  l'objet 
de  leur  amour.  Ces  saintes  filles  leur  offrirent  des 
fleurs ,  et  leur  chantèrent  des  vers  tirés  des  psau- 
mes ,  la  seule  poésie  qu'elles  connussent  :  elles  les 
appelaient  leurs  bienfaiteurs,  parce  qu'ils  venaient 
au  secours  du  pauvre.  Mon  père,  ce  jour -là,  fut 
plus  attendri ,  je  m'en  souviens  encore ,  qu'il  ne 
l'avait  jamais  été  par  de  semblables  témoignages 
de  reconnaissance  :  sans  doute  il  regrettait  le  pou- 
voir qu'il  allait  perdre ,  celui  de  servir  la  France. 
Hélas  !  qui  dans  ce  temps  aurait  -pu  croire  qu'un 
tel  homme  serait  un  jour  accusé  d'être  dur,  arro- 
gant et  factieux?  Ah!  jamais  une  âme  plus  pure 
n'a  traversé  la  région  des  orages ,  et  ses  ennemis , 
en  le  calomniant,  commettent  une  impiété;  car  le 
cœur  de  l'homme  vertueux  est  le  sanctuaire  de  la 
Divinité  dans  ce  monde. 

Le  lendemain,  M.  Necker  revint  de  Versailles, 
ayant  cessé  d'être  ministre.  Il  entra  chez  ma  mère, 
et  tous  les  deux,  après  une  demi-heure  de  conver- 
sation, donnèrent  l'ordre  à  leurs  gens  de  nous  éta- 
blir dans  vingt-quatre  heures  à  Saint-Ouen ,  mai- 
son de  campagne  de  mon  père ,  à  deux  lieues  de 
Paris.  Ma  mère  se  soutenait  par  l'exaltation  même 
de  ses  sentiments;  mon  père  gardait  le  silence; 
moi  j'étais  trop  enfant  pour  n'être  pas  ravie  d'un 
changement  quelconque  de  situation;  cependant, 
quand  je  vis  à  dîner  les  secrétaires  et  les  commis 
du  ministère  tous  dans  une  morne  tristesse,  je 
commençai  à  craindre  que  ma  joie  ne  fût  pas  trop 
bien  fondée.  Cette  inquiétude  fut  dissipée  par  les 
hommages  sans  nombre  que  mon  père  reçut  à 
Saint-Ouen. 

Toute  la  France  vint  le  voir  :  les  grands  sei- 
gneurs ,  le  clergé ,  les  magistrats ,  les  négociants , 
les  hommes  de  lettres,  s'attiraient  chez  lui  les 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANCHISE. 


79 


uns  les  autres;  il  reçut  près  de  cinq  cents  lettres  • 
des  administrations  et  des  diverses  corporations 
des  provinces ,  qui  exprimaient  un  respect  et  une 
affection  dont  aucun  homme  public  en  France 
n'avait  peut-être  jamais  eu  l'honneur  d'être  l'ob- 
jet. Les  mémoires  du  temps  qui  ont  déjà  paru , 
attestent  la  vérité  de  ce  que  j'avance  à  cet  égard  ^. 

'  Ces  lettres  sont  un  trésor  de  famille  que  je  possède  à 
Coppet. 

'  Correspondance  littéraire,  philosophique  et  critique, 
adressée  à  un  souverain  d'Allemagne ,  par  le  baron  de  Grimm 
et  par  Diderot.  (TonieV,page  297, mai  I78I.) 

(I  Ce  n'est  que  le  dimanche  matin,  20  de  ce  mois,  que  l'on 
fut  instruit,  à  Paris,  de  la  démission  donnée  la  veille  par 
M.  Necker  :  on  y  avait  été  préparé,  depuis  longtemps,  par 
les  bruits  de  la  ville  et  de  la  cour,  par  l'impunité  des  libelles 
les  plus  injurieux ,  et  par  l'espèce  de  protection  accordée  à 
ceux  qui  avaient  eu  le  front  de  les  avouer,  par  toutes  les  dé- 
marches ouvertes  et  cachées  d'un  patti  puissant  et  redoutable. 
Cependant  l'on  eût  dit,  à  voir  l'étonnement  universel,  que 
jamais  nouvelle  n'avait  été  plus  imprévue  :  la  consternation 
était  peinte  sur  tous  les  visages  ;  ceux  qui  éprouvaient  un  sen- 
timent contraire  étaient  en  trop  petit  nombre  ;  ils  auraient 
rougi  de  le  montrer.  Les  promenades ,  les  cafés ,  tous  les  lieux 
publics  étaient  remplis  de  monde  ;  mais  il  régnait  un  silence 
extraordinaire.  On  se  regardait,  on  se  serrait  tristement  la 
main,  je  dirais  comme  à  la  vue  d'une  calamité  publique,  si 
ces  premiers  moments  de  trouble  n'eussent  ressemblé  davan- 
tage à  la  douleur  d'une  famille  désolée,  qui  vient  de  perdre 
l'objet  et  le  soutien  de  ses  espérances. 

«  On  donnait,  ce  même  soir,  à  la  Comédie  française,  une 
représentation  de  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV.  J'ai  vu  sou- 
vent au  spectacle,  à  Paris,  des  allusions  aux  circonstances 
du  moment  saisies  avec  beaucoup  de  linesse;  mais  je  n'en  ai 
point  vu  qui  l'aient  été  avec  un  intérêt  aussi  sensiljle,  aussi 
général.  Chaque  applaudissement  (quand  il  s'agissait  de  Sul- 
ly) semblait ,  pour  ainsi  dire,  porter  un  caractère  parliculier, 
une  nuance  propre  au  sentiment  dont  on  était  pénétré;  c'était 
tour  à  tour  celui  des  regrets  et  de  la  tristesse ,  de  la  reconnais- 
sance et  du  respect;  tous  ces  mouvements  étaient  .si  vrais,  si 
justes ,  si  bien  marqués ,  que  la  parole  même  n'aurait  pu  leur 
donner  une  expression  plus  vive  et  plus  intéressante.  Rien  de 
ce  qui  pouvait  s'appliquer  sans  effort  au  sentiment  du  public 
pour  M.  Necker  ne  fut  négligé  ;  souvent  les  applaudissements 
venaient  interrompre  l'acteur ,  au  moment  où  l'on  prévoyait 
que  la  suite  du  discours  ne  serait  plus  susceptible  d'une  ap- 
plication aussi  pure,  aussi  flatteuse,  aussi  naturelle.  Enlin, 
nous  osons  croire  qu'il  est  peu  d'exemples  d'un  concert  d'o- 
pinions plus  sensible ,  plus  délicat,  et,  s'il  est  permis  de  s'ex- 
primer ainsi ,  plus  involontairement  unanime.  Les  comédiens 
ont  été  s'excuser  auprès  de  M.  le  lieutenant  de  police,  d'avoir 
donné  lieu  à  une  scène  si  touchante,  mais  dont  on  ne  pouvait 
leur  savoir  mauvais  gré.  Ils  ont  justifié  leur  innocence,  en 
prouvant  que  la  pièce  était  sur  le  répertoire  depuis  huit  jours. 
On  leur  a  pardonné ,  et  l'on  s'est  contenté  de  défendre,  à  cette 
occasion ,  aux  journalistes  de  parler  à  l'avenir  de  M.  Necker, 
ni  en  bien  ni  en  mal. 

n  Si  jamais  ministre  n'emporta  dans  sa  retraite  une  gloire 
plus  pure  et  plus  intègre  que  M.  Necker ,  jamais  ministre  aussi 
n'y  reçut  plus  de  témoignages  de  la  bienveillance  et  de  l'ad- 
miration publiques.  11  y  eut ,  les  premiers  jours ,  sur  le  che- 
min qui  conduit  à  sa  maison  de  campagne,  à  Saint-Ouen,  à 
deux  lieues  de  Paris ,  une  procession  de  carrosses  presque 
continuelle.  Des  hommes  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les 
conditions  s'empressèrent  h  lui  porter  l'hommage  de  leurs 
regrets  et  de  leur  sensibilité  ;  et ,  •  dans  ce  -nombre ,  on  a  pu 
compter  les  personnes  les  plus  respectables  de  la  ville  et  de  la 
cour ,  les  prélats  les  plus  distingués  par  leur  naissance  et  par 
leur  piété ,  M.  l'archevêque  de  Paris  à  la  tète ,  les  BLron ,  les 
Beauveau ,  les  Richelieu,  les  Choiscul,  les  Noailles ,  les  Luxem- 
bourg, enfin  les  noms  les  plus  respectés  de  la  France,  sans 


La  France,  à  cette  époque,  ne  voulait  encore  rien 
de  plus  qu'un  bon  ministre  :  elle  s'était  successi- 
vement attachée  à  M.  Turgot,  à  M.  de  Malesher- 
bes,  et  particulièrement  à  M.  Necker,  parce  qu'il 
avait  plus  de  talent  que  les  deux  autres  pour 
les  choses  positives.  Mais,  lorsque  les  Français 
virent  que ,  même  sous  un  roi  aussi  vertueux  que 
Louis  XVI,  aucun  ministre  austère  et  capable  ne 
pouvait  rester  en  place ,  ils  comprirent  que  les 
institutions  stables  peuvent  seules  mettre  l'État  à 
l'abri  des  vicissitudes  des  cours. 

Joseph  II,  Catherine  II,  la  reine  de  Naples, 
écrivirent  à  M.  Necker,  pour  lui  offrir  la  direction 
de  leurs  finances  :  il  avait  le  cœur  trop  français 
pour  accepter  un  tel  dédommagement,  quelque 
honorable  qu'il  pût  être.  La  France  et  l'Europe 
furent  consternées  de  la  retraite  de  M.  Necker  : 
ses  vertus  et  ses  facultés  méritaient  cet  hommage; 
mais  il  y  avait  de  plus,  dans  cette  impression  uni- 
verselle, la  crainte  confuse  de  la  crise  politique 
dont  on  était  menacé,  et  que  la  sagesse  seule  du 
ministère  français  pouvait  retarder  ou  prévenir. 

On  n'aurait,  certes,  pas  vu  sous  Louis  XVI  un 
ministre  disgracié,  comblé  de  preuves  d'estime 
par  toutes  les  classes  de  la  société.  Ce  nouvel  es- 
prit d'indépendance  devait  apprendre  à  un  homme 
d'État  la  force  de  l'opinion;  néanmoins,  loin  de  la 
ménager,  pendant  les  sept  années  qui  se  passèrent 
entre  la  retraite  de  M.  Necker  et  la  promesse  des 
états  généraux  donnée  par  l'archevêque  de  Sens, 
il  n'est  sorte  de  fautes  que  les  ministres  n'aient 
commises  ;  et  ils  ont  exaspéré  chaque  jour  la  na- 
tion sans  avoir  entre  leurs  mains  aucune  force 
réelle  pour  la  contenir. 

CHAPITRE  IX. 

Des  circonstances  qui  ont  amené  la  convocation 
des  états  généraux.  —  Ministère  de  M.  de 
Colonne. 

M.  Turgot  et  M.  Necker  avaient  été  renversés, 
en  grande  partie ,  par  l'influence  des  parlements, 
qui  ne  voulaient  ni  la  suppression  des  privilèges 
en  matière  d'impôts,  ni  l'établissement  des  as- 
semblées provinciales.  Le  roi  crut  donc  qu'il  se 
trouverait  mieux  de  choisir  ses  ministres  des  finan- 
ces dans  le  parlement  même ,  afin  de  n'avoir  rien 
à  craindre  de  l'opposition  de  ce  corps ,  lorsqu'il 
serait  question  de  demander  de  nouveaux  impôts. 

oublier  celui  de  successeur  même  de  M.  Necker,  qui  n'a  pas 
cru  pouvoir  mieux  rassurer  les  esprits  sur  les  principes  de 
son  administration ,  qu'en  donnant  lui-même  les  plus  grands 
éloges  à  celle  de  M.  Necker ,  et  en  se  félicitant  de  n'avoir  qu'à 
suivre  une  route  qu'il  trouvait  si  heureusement  tracée,  » 


80 


CONSIDERATIONS 


Il  nomma  successivement,  à  cet  effet,  contrôleurs 
généraux,  M.  Joly  de  Fleury  et  M.  d'Ormesson ; 
mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient  la  moindre  idée 
de  la  manutention  des  finances ,  et  l'on  peut  re- 
garder leur  ministère  comme  un  temps  d'anarchie 
à  cet  égard.  Cependant  les  circonstances  où  ils  se 
trouvaient  étaient  beaucoup  plus  favorables  que 
celles  contre  lesquelles  M.  Necker  avait  eu  à  lut- 
ter. M.  de  Maurepas  n'existait  plus,  et  la  paix  était 
signée.  Que  d'améliorations  M.  Necker  n'aurait-il 
pas  faites  dans  une  position  si  avantageuse  !  Mais 
il  était  dans  l'esprit  des  magistrats,  ou  plutôt  du 
corps  dont  ils  faisaient  partie,  de  n'admettre  au- 
cun progrès  en  aucun  genre. 

Les  représentants  du  peuple ,  chaque  année ,  et 
surtout  à  chaque  élection ,  sont  éclairés  par  les 
lumières  qui  se  développent  de  toutes  parts  ;  mais 
le  parlement  de  Paris  était  et  serait  resté  cons- 
tamment étranger  à  toute  idée  nouvelle.  La  raison 
en  est  fort  simple  :  un  corps  privilégié,  quel  qu'il 
soit,  ne  peut  tenir  sa  patente  que  de  l'histoire;  il 
n'a  de  force  actuelle  que  parce  qu'il  a  existé  au- 
trefois. Nécessairement  donc  il  s'attache  au  passé, 
et  redoute  les  innovations.  Il  n'en  est  pas  de 
même  des  députés ,  qui  participent  à  la  force  re- 
nouvelée de  la  nation  qu'ils  représentent. 

Le  choix  des  parlementaires  n'ayant  pas  réussi, 
il  ne  restait  que  la  classe  des  intendants ,  c'est-à- 
dire,  des  administrateurs  de  province,  nommés 
par  le  roi.  M.  Senac  de  Meilhan,  écrivain  superfi- 
ciel ,  qui  n'avait  de  profondeur  que  dans  l'amour- 
propre,  ne  pouvait  pardonner  à  M.  Necker  d'avoir 
été  appelé  à  sa  place ,  car  il  considérait  le  minis- 
tère comme  son  droit  ;  mais  il  avait  beau  haïr  et 
calomnier,  il  ne  parvenait  pas  à  faire  tourner  sur 
lui  l'opinion  publique.  Un  seul  des  concurrents 
passait  pour  très-distingué  par  son  esprit  :  c'était 
M.  de  Galonné  ;  on  lui  croyait  des  talents  supé- 
rieurs ,  parce  qu'il  traitait  légèrement  les  choses 
les  plus  sérieuses ,  y  compris  la  vertu.  C'est  une 
grande  erreur  que  l'on  commet  en  France,  de  se 
persuader  que  les  hommes  immoraux  ont  des  res- 
sources merveilleuses  dans  l'esprit.  Les  fautes 
causées  par  la  passion  dénotent  assez  souvent  des 
facultés  distinguées;  mais  la  corruption  et  l'intri- 
gue tiennent  à  un  genre  de  médiocrité  qui  ne  per- 
met d'être  utile  à  rien  qu'à  soi-même.  On  serait 
plus  près  de  la  vérité,  en  considérant  comme  in- 
capable des  affaires  publiques,  un  homme  qui  a 
consacré  sa  vie  au  ménagement  artificieux  des  cir- 
constances et  des  personnes.  Tel  était  M.  de  Ca- 
lonne ,  et  dans  ce  genre  encore  la  frivolité  de  son 
caractère  le  poursuivait,  et  il  ne  faisait  pas  habi- 


lement le  mal ,  même  lorsqu'il  en  avait  l'intention. 

Sa  réputation ,  fondée  par  les  femmes ,  avec  les- 
quelles il  passait  sa  vie,  l'appelait  au  ministère. 
Le  roi  résista  longtemps  à  ce  choix,  parce  que  son 
instinct  consciencieux  le  repoussait.  La  reine  par- 
tageait la  répugnance  du  roi ,  quoiqu'elle  fût  en- 
tourée de  personnes  d'un  avis  différent  ;  on  eût 
dit  qu'ils  pressentaient  l'un  et  l'autre  dans  quel 
malheur  un  tel  caractère  allait  les  jeter.  Je  le  ré- 
pète, aucun  homme  en  particulier  ne  peut  être  con- 
sidéré comme  l'auteur  de  la  révolution  de  France; 
mais ,  si  l'on  voulait  s'en  prendre  à  un  individu 
d'un  événement  séculaire,  ce  serait  les  fautes  de 
M.  de  Galonné  qu'il  faudrait  en  accuser.  Il  voulait 
plaire  à  la  cour,  en  répandant  l'argent  à  pleines 
mains;  il  encouragea  le  roi,  la  reine  et  les  princes, 
à  ne  se  gêner  sur  aucun  de  leurs  goûts ,  assurant 
que  le  luxe  était  la  source  de  la  prospérité  des 
États;  il  appelait  la  prodigalité  une  large  écono- 
mie :  enfin,  il  voulait  être  en  tout  un  ministre 
facile  et  complaisant,  pour  se  mettre  en  contraste 
avec  l'austérité  de  M.  Necker;  mais,  si  M.  Necker 
était  plus  vertueux,  il  est  également  vrai  qu'il 
avait  aussi  beaucoup  plus  d'esprit.  La  controverse 
par  écrit  qui  s'établit  entre  ces  deux  ministres  sur 
le  déficit ,  quelque  temps  après ,  a  prouvé  que , 
même  en  fait  de  plaisanteries ,  M.  Necker  avait 
tout  l'avantage. 

La  légèreté  de  M.  de  Galonné  consistait  plutôt 
dans  ses  principes  que  dans  ses  manières;  il  lui 
paraissait  brillant  de  se  jouer  avec  les  difficultés, 
et  cela  le  serait  en  effet,  si  l'on  en  triomphait; 
mais,  quand  elles  sont  plus  fortes  que  celui  qui 
veut  avoir  l'air  d'en  être  le  maître ,  sa  négligente 
confiance  n'est  rien  qu'un  ridicule  de  plus. 

M.  de  Galonné  continua  pendant  la  paix  le  sys- 
tème des  emprunts  qui,  de  l'avis  de  M.  Necker, 
ne  convenait  que  pendant  la  guerre.  Le  crédit  du 
ministre  baissant  chaque  jour,  il  fallait  qu'il  haus- 
sât l'intérêt,  pour  se  procurer  de  l'argent,  et  le 
désordre  s'accroissait  ainsi  par  le  désordre  même. 
M.  Necker,  vers  ce  temps,  publia  l'Administra- 
tion des  finances  :  cet  ouvrage ,  reconnu  mainte- 
nant pour  classique,  produisit  dès  lors  un  effet 
prodigieux;  on  en  vendit  quatre-vingt  mille  exem- 
plaires. Jamais  aucun  écrit,  sur  des  sujets  aussi 
sérieux ,  n'avait  eu  un  succès  tellement  populaire. 
Les  Français  s'occupaient  déjà  beaucoup  dans  ce 
temps  de  la  chose  publique,  sans  songer  encore  à 
la  part  qu'ils  y  pourraient  prendre. 

L'ouvrage  sur  l'administration  des  finances  ren- 
fermait tous  les  plans  de  réforme  adoptés  depuis 
par  l'assemblée  constituante ,  dans  le  système  des 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE, 


81 


impôts;  et  l'heureux  effet  que  ces  changements 
ont  produit  sur  l'aisance  de  la  nation ,  a  fait  con- 
naître la  vérité  de  ce  que  M.  Necker  a  constam- 
ment proclamé  dans  ses  écrits  sur  les  richesses 
naturelles  de  la  France. 

M.  de  Galonné  n'avait  de  popularité  que  parmi 
les  courtisans;  mais  telle  était  la  détresse  dans  la- 
quelle ses  prodigalités  et  son  insouciance  plon- 
geaient les  finances ,  qu'il  se  vit  obligé  de  songer 
à  la  ressource  proposée  par  l'homme  d'État  qui 
lui  ressemblait  le  moins,  à  tous  égards,  M.  Tur- 
got  :  la  répartition  égale  des  impôts  entre  toutes 
les  classes.  Quels  obstacles  cependant  une  telle 
innovation  ne  devait-elle  pas  rencontrer,  et  quelle 
bizarre  situation  que  celle  d'un  ministre  qui  a  di- 
lapidé le  trésor  royal ,  pour  se  faire  des  partisans 
parmi  les  privilégiés ,  et  qui  se  voit  contraint  à  les 
indisposer  tous ,  en  leur  imposant  des  tributs  en 
masse ,  pour  acquitter  les  dons  qu'il  leur  a  faits 
en  détail? 

M.  de  Galonné  savait  que  le  parlement  ne  con- 
sentirait pas  à  de  nouveaux  impôts ,  et  il  savait 
aussi  que  le  roi  n'aimait  point  à  recourir  au  lit  de 
justice;  ce  droit  royal  manifestait  le  despotisme 
de  la  couronne,  en  annulant  la  seule  résistance 
que  permît  la  constitution  de  l'État.  D'un  autre 
côté  l'opinion  publique  grandissait ,  et  l'esprit  d'in- 
dépendance se  manifestait  dans  toutes  les  classes. 
M.  de  Galonné  crut  qu'il  pourrait  se  faire  un  appui 
de  cette  opinion  contre  le  parlement ,  tandis  qu'elle 
était  autant  contre  lui  que  le  parlement  même.  Il 
proposa  au  roi  de  convoquer  l'assemblée  des  nota- 
bles ,  chose  dont  il  n'y  avait  pas  eu  d'exemple  de- 
puis Henri  IV,  depuis  un  roi  qui  pouvait  tout  ris- 
quer en  fait  d'autorité ,  puisqu'il  était  certain  de 
tout  regagner  par  l'amour. 

Ges  assemblées  de  notables  n'avaient  d'autre 
pouvoir  que  de  dire  au  roi  leur  avis  sur  les  ques- 
tions que  les  ministres  jugeaient  à  propos  de  leur 
adresser.  Rien  n'est  plus  mal  combiné ,  dans  un 
^temps  où  les  esprits  sont  agités ,  que  ces  réunions 
.d'hommes  dont  les  fonctions  se  bornent  à  parler  ; 
on  excite  ainsi  d'autant  plus  l'opinion ,  qu'on  ne  lui 
donne  point  d'issue.  Les  états  généraux ,  convo- 
qués pour  la  dernière  fois  en  1614,  avaient  seuls  le 
droit  légal  de  consentir  les  impôts  :  mais  comme 
on  en  avait  sans  cesse  établi  de  nouveaux  depuis 
cent  soixante-quinze  ans ,  sans  rappeler  ce  droit , 
il  n'y  avait  point  d'habitude  contractée  chez  les 
Français  à  cet  égard ,  et  l'on  entendait  beaucoup 
plus  parler  à  Paris  de  la  constitution  anglaise  que 
de  celle  de  France.  Les  principes  politiques  déve- 
loppés dans  les  livres  des  publicistes  anglais,  étaient 


bien  mieux  connus  des  Français  mêmes  que  d'an- 
ciennes institutions  laissées  en  oubli  depuis  deux 
siècles. 

A  l'ouverture  de  l'assemblée  des  notables ,  en 
1787,  M.  de  Galonné,  dans  son  Gompte  rendu  des 
finances ,  avoua  que  la  dépense  surpassait  la  re- 
cette de  56  millions  par  an  ;  mais  il  prétendit  que 
ce  déficit  avait  commencé  longtemps  avant  lui ,  et 
que  M.  Necker  n'avait  pas  dit  la  vérité ,  en  présen- 
tant, en  1781 ,  un  excédant  de  10  millions  de  la 
recette  sur  la  dépense.  A  peine  ce  discours  parvint-il 
à  M.  Necker,  qu'il  se  hâta  de  le  réfuter  dans  un 
mémoire  victorieux  et  accompagné  de  pièces  justi- 
ficatives ,  dont  les  notables  d'alors  furent  à  portée 
de  connaître  l'exactitude.  M.  Joly  de  Fleury  et 
M.  d'Ormesson,  successeurs  de  M.  Necker,  attes- 
tèrent la  vérité  de  ses  réclamations.  Il  envoya  ce 
mémoire  au  roi ,  qui  en  parut  satisfait ,  mais  lui 
fit  dire  néanmoins  de  ne  point  l'imprimer. 

Dans  les  gouvernements  arbitraires ,  les  rois , 
même  les  meilleurs ,  ont  de  la  peine  à  comprendre 
l'importance  que  chaque  homme  doit  attacher  à 
l'estime  publique.  La  cour  leur  paraît  le  centre  de 
tout ,  et  ils  sont  eux-mêmes  à  leurs  yeux  le  centre 
de  la  cour.  M.  Necker  fut  forcé  de  désobéir  à  l'in- 
jonction du  roi  ;  c'était  interdire  à  un  homme  la 
défense  de  son  honneur  que  d'obliger  un  ministre 
retiré  à  supporter  en  silence  qu'un  ministre  en 
place  l'accusât  de  mensonge  en  présence  de  la  na- 
tion. Il  ne  fallait  pas  autant  de  susceptibifité  qu'en 
avait  M.  Necker  sur  tout  ce  qui  concernait  la  con- 
sidération, pour  repousser  à  tout  prix  une  telle 
offense.  L'ambition  conseillait  sans  doute  de  se 
soumettre  à  la  volonté  royale  ;  mais  comme  l'am- 
bition de  M.  Necker  était  la  gloire ,  il  fît  publier 
son  livre ,  bien  que  tout  le  monde  lui  dît  qu'il  s'ex- 
posait ainsi  pour  le  moins  à  ne  jamais  rentrer  dans 
le  ministère. 

Un  soir,  dans  l'hiver  de  1787,  deux  jours  après 
que  la  réponse  aux  attaques  de  M.  de  Galonné  eut 
paru ,  on  fit  demander  mon  père  dans  le  salon  où 
nous  étions  tous  rassemblés  avec  quelques  amis  ; 
il  sortit,  et  fit  appeler  d'abord  ma  mère,  et  puis  moi, 
quelques  minutes  après ,  et  me  dit  que  M.  le  Noir, 
lieutenant  de  police,  venait  de  lui  apporter  une 
lettre  de  cachet  qui  l'exilait  à  quarante  lieues  de 
Paris.  Je  ne  saurais  peindre  l'état  où  je  fus  à  cette 
nouvelle  ;  cet  exil  me  parut  un  acte  de  despotisme 
sans  exemple  ;  il  s'agissait  de  mon  père ,  dont  tous 
les  sentiments  nobles  et  purs  m'étaient  intimement 
connus.  Je  n'avais  pas  encore  l'idée  de  ce  que  c'est 
qu'un  gouvernement ,  et  la  conduite  de  celui  de 
France  me  paraissait  la  plus  révoltante  de  toutes 


82 


CONSIDERATIONS 


les  injustices.  Certes,  je  n'ai  point  changé  à  l'é- 
gard de  l'exil  imposé  sans  jugement  ;  je  pense ,  et 
je  tâcherai  de  le  prouver,  que  c'est,  parmi  les 
peines  cruelles ,  celle  dont  on  peut  le  plus  facile- 
ment abuser.  Mais  alors  les  lettres  de  cachet, 
comme  tant  d'autres  illégalités ,  étaient  passées  en 
habitude ,  et  le  caractère  personnel  du  roi  adoucis- 
sait l'abus  autant  qu'il  était  possible. 

L'opinion  publique,  d'ailleurs,  changeait  les  per- 
sécutions en  triomphe.  Tout  Paris  vint  visiter 
M.  Necker  pendant  les  vingt-quatre  heures  qu'il 
lui  fallut  pour  faire  les  préparatifs  de  son  départ. 
L'archevêque  de  Toulouse ,  protégé  de  la  reine ,  et 
qui  se  préparait  à  remplacer  M.  de  Galonné,  se 
crut  obligé ,  même  par  un  calcul  d'ambition ,  à  se 
montrer  chez  un  exilé.  De  toutes  parts  on  s'em- 
pressait d'offrir  des  habitations  à  M.  Necker;  tous 
les  châteaux ,  à  quarante  lieues  de  Paris ,  furent 
mis  à  sa  disposition.  Le  malheur  d'un  exil  qu'on 
savait  momentané  ne  pouvait  être  très-grand ,  et 
la  compensation  était  superbe.  Mais  est-ce  ainsi 
qu'un  pays  peut  être  gouverné  ?  Rien  n'est  si  agréa- 
ble ,  pendant  un  certain  temps ,  que  le  déclin  d'un 
gouvernement  quelconque ,  car  sa  faiblesse  lui 
donne  l'apparence  de  la  douceur  :  mais  la  chute 
qui  s'ensuit  est  terrible. 

Loin  que  l'exil  de  M.  Necker  disposât  les  nota- 
bles en  faveur  de  M.  de  Galonné,  ils  s'en  irritèrent, 
et  l'assemblée  fut  plus  opposée  que  jamais  à  tous 
les  plans  propesés  par  le  ministre  des  finances.  Les 
impôts  auxquels  il  voulait  qu'on  eût  recours  avaient 
toujours  pour  base  l'abolition  des  privilèges  pécu- 
niaires. Mais ,  comme  ils  étaient ,  dit-on ,  très-mal 
combinés ,  l'assemblée  des  notables  les  rejeta  sous 
ce  prétexte.  Gette  assemblée,  presqu'en  entier  com- 
posée de  nobles  et  de  prélats ,  n'était  certainement 
pas,  à  quelques  exceptions  près,  de  l'avis  d'établir 
l'égale  répartition  des  taxes  ;  mais  elle  se  garda 
bien  d'exprimer  son  désir  secret  à  cet  égard  ;  et  se 
mêlant  à  ceux  dont  les  opinions  étaient  purement 
libérales ,  elle  fit  corps  avec  la  nation ,  qui  crai- 
gnait tous  les  impôts ,  de  quelque  nature  qu'ils 
f tissent. 

La  défaveur  publique  dont  M.  de  Galonné  était 
l'objet  devenait  si  vive ,  et  la  présence  des  notables 
donnait  à  cette  défaveur  des  organes  si  imposants, 
que  le  roi  se  vit  contraint ,  non-seulement  à  ren- 
voyer M.  de  Galonné ,  mais  même  à  le  punir. 
Quels  que  fussent  les  torts  de  M.  de  Galonné,  le 
roi  avait  déclaré  aux  notables ,  deux  mois  aupara- 
vant, qu'il  approuvait  ses  projets;  il  nuisait  donc 
presque  autant  à  la  dignité  de  son  pouvoir  en 
abandonnant  ainsi  un  mauvais  ministre,  que  lors- 


qu'il en  avait  sacrifié  de  bons.  Il  y  nuisit  surtout 
par  l'incroyable  successeur  qui  fut  nommé.  La 
reine  voulait  l'archevêque  de  Toulouse ,  mais  le 
roi  n'y  était  pas  encore  disposé.  M.  le  maréchal 
de  Gastries ,  alors  ministre  de  la  marine ,  proposa 
M.  Necker;  mais  le  baron  de  Breteuil  qui  le  re- 
doutait, excita  l'amour-propre  royal  de  Louis  XVI, 
en  lui  disant  qu'il  ne  pouvait  choisir  pour  ministre 
celui  qu'il  venait  d'exiler.  Les  souverains  qui  ont 
le  moins  de  résolution  dans  le  caractère,  sont  ceux 
sur  lesquels  on  produit  le  plus  d'effet  en  leur  par- 
lant de  leur  autorité  :  on  dirait  qu'ils  se  flattent 
qu'elle  marchera  d'elle-même,  comme  une  puis- 
sance surnaturelle ,  tout  à  fait  indépendamment 
des  circonstances  et  des  moyens.  Le  baron  de  Bre- 
teuil écarta  donc  M.  Necker;  la  reine  n'obtint  pas 
l'archevêque  de  Toulouse ,  et  l'on  se  réunit  pour 
un  moment  sur  un  terrain  bien  neutre ,  ou  plutôt 
bien  nul,  la  nomination  de  M.  de  Fourqueux. 

Jamais  perruque  du  conseil  d'État  n'avait  cou- 
vert une  plus  pauvre  tête;  il  se  rendit  d'abord  jus- 
tice à  lui-même,  et  voulut  refuser  la  place  qu'il 
était  incapable  de  remplir-,  mais  on  insista  telle- 
ment sur  son  acceptation,  qu'à  l'âge  de  soixante 
ans  qu'il  avait ,  il  crut  que  sa  modestie  lui  avait 
dérobé  jusqu'alors  la  connaissance  de  son  propre 
mérite,  et  que  la  cour  venait  enfin  de  le  découvrir. 
Ainsi ,  les  partisans  de  M.  Necker  et  de  l'arche- 
vêque de  Toulouse  remplirent  momentanément  le 
fauteuil  du  ministère,  comme  on  fait  occuper  les 
places  dans  les  loges  avant  que  les  maîtres  soient 
arrivés.  Ghacun  des  deux  partis  se  flatta  de  gagner 
du  temps  pour  assurer  le  ministère  à  l'un  des  deux 
adversaires  entre  lesquels  les  chances  étaient  par- 
tagées. 

Il  existait  peut  -  être  encore  des  moyens  de  sau- 
ver l'État  d'une  révolution ,  ou  du  moins  le  gou- 
vernement pouvait  tenir  les  rênes  des  événements. 
Les  états  généraux  n'étaient  pas  encore  promis; 
les  anciennes  traces  de  la  routine  n'étaient  point 
franchies;  peut-être  que  le  roi,  aidé  de  la  grande 
popularité  de  M.  Necker,  aurait  pu  encore  opérer 
les  réformes  nécessaires  pour  rétablir  l'ordre  dans 
les  finances.  Or,  ces  finances,  qui  se  liaient  au  cré- 
dit public  et  à  l'influence  des  parlements,  étaient, 
pour  ainsi  dire,  la  clef  de  la  voûte.  M.  Necker, 
alors  en  exil  à  quarante  lieues  de  Paris,  sentait 
l'importance  de  la  crise  des  affaires  ;  et  pendant 
que  le  courrier  qui  lui  apporta  la  nouvelle  de  la 
nomination  de  l'archevêque  de  Toulouse  était  en- 
core dans  sa  chambre,  il  me  dit  ces  paroles  remar- 
quables :  «  Dieu  veuille  que  ce  nouveau  ministre 
«  parvienne  à  servir  l'État  et  le  roi  mieux  que  je 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


83 


K  n'aurais  pu  le  faire!  C'est  déjà  une  bien  grande 
«  tâche  que  les  circonstances  actuelles  ;  mais  bien- 
«  tôt  elles  surpasseront  la  force  d'un  homme,  quel 
«  qu'il  puisse  être.  » 

CHAPITRE  X. 

Suite  du  précédent.  —  Ministère  de  l'archevêque 
de  Toulouse. 

M.  de  Brienne,  archevêque  de  Toulouse,  n'avait 
guère  plus  de  sérieux  réel  dans  l'esprit  que  M.  de 
Calonne;  mais  sa  dignité  de  prêtre,  jointe  au  désir 
constant  d'arriver  au  ministère,  lui  avait  donné 
l'extérieur  réfléchi  d'un  homme  d'État,  et  il  en 
avait  la  réputation ,  avant  d'avoir  été  mis  à  portée 
de  la  démentir.  Depuis  quinze  ans,  il  travaillait, 
par  le  crédit  des  subalternes,  à  se  faire  estimer  de 
la  reine  ;  mais  le  roi ,  qui  n'aimait  pas  les  prêtres 
philosophes ,  s'était  refusé  constamment  à  le  nom- 
mer ministre.  Enfin  il  céda,  car  Louis  XVI  n'avait 
pas  de  confiance  en  lui-même;  il  n'est  point 
d'homme  qui  eût  été  plus  heureux  d'être  né  roi 
d'Angleterre,  c'est-à-dire,  de  pouvoir  connaître 
le  vœu  national  avec  certitude ,  pour  se  décider 
d'après  cette  infaillible  lumière. 

L'archevêque  de  Toulouse  n'était  ni  assez  éclairé 
pour  être  philosophe,  ni  assez  ferme  pour  être  des- 
pote ;  il  admirait  tour  à  tour  la  conduite  du  cardi- 
nal de  Richelieu,  et  les  principes  des  encyclopédis- 
tes ;  il  tentait  des  actes  de  force ,  mais  il  reculait 
au  premier  obstacle;  et,  en  effet,  il  entreprenait 
des  choses  beaucoup  trop  difficiles  pour  être  ac- 
complies. Il  proposa  des  impôts ,  celui  du  timbre 
en  particulier.  Les  parlements  le  rejetèrent ,  il  fit 
tenir  un  lit  de  justice;  les  parlements  cessèrent 
leurs  fonctions  de  magistrats ,  il  les  exila  ;  per- 
sonne ne  voulut  prendre  leur  place  :  enfin  il  ima- 
gina de  leur  substituer  une  cour  plénière ,  compo- 
sée de  grands  seigneurs  ecclésiastiques  et  séculiers. 
Cette  idée  pouvait  être  bonne,  si  c'était  la  chambre 
des  pairs  d'Angleterre  qu'on  avait  en  vue  ;  mais 
il  fallait  y  joindre  une  chambre  de  députés  élus , 
puisque  la  cour  plénière  était  nommée  par  le  roi. 
Les  parlements  pouvaient  être  renversés  par  les 
députés  de  la  nation  ;  mais  comment  l'auraient-ils 
été  par  des  grands  seigneurs  convoqués  extraor- 
dinairement  par  le  premier  ministre?  Aussi  les 
courtisans  eux-mêmes  refusèrent-ils  de  siéger  dans 
cette  assemblée ,  tant  l'opinion  y  était  contraire. 

Dans  cet  état  de  choses ,  les  coups  d'autorité 
que  le  gouvernement  voulait  frapper  ne  servaient 
qu'à  manifester  sa  faiblesse,  et  l'archevêque  de 
Toulouse,  arbitraire  et  constitutionnel  tour  à  tour, 


était  maladroit  dans  les  deux  systèmes  qu'il  es- 
sayait alternativement. 

Le  maréchal  de  Ségur  avait  commis  la  grande 
faute  d'exiger,  au  dix-huitième  siècle,  des  preuves 
de  noblesse  pour  être  officier.  Il  fallait  avoir  été 
anobli  depuis  cent  années  pour  obtenir  l'honneur 
de  défendre  la  patrie.  Cette  ordonnance  irrita  le 
tiers  état ,  sans  que  les  nobles ,  qu'elle  favorisait , 
fussent  pour  cela  plus  attachés  à  l'autorité  du  roi. 
Plusieurs  officiers ,  parmi  les  gentilshommes ,  dé- 
clarèrent qu'ils  n'obéiraient  point  aux  ordres  du 
roi,  s'il  s'agissait  d'arrêter  les  magistrats  ou  leurs 
partisans.  Les  castes  privilégiées  commencèrent 
l'insurrection  contre  l'autorité  royale  ,  et  le  parle- 
ment prononça  le  mot  dont  devait  dépendre  le  sort 
de  la  France. 

Les  magistrats  demandaient  à  grands  cris  au 
ministre  les  états  de  recette  et  de  dépense,  lorsque 
l'abbé  Sabatier ,  conseiller  au  parlement ,  homme 
très-spirituel,  s'écria  :  Fous  demandez,  messieurs, 
les  états  de  recette  et  de  déjyense ,  et  ce  sont  les 
états  généraux  qu'il  vous  faut.  Cette  parole ,  bien 
que  rédigée  en  calembour,  porta  la  lumière  dans 
les  désirs  confus  de  chacun  :  celui  qui  l'avait  pro- 
noncée fut  envoyé  en  prison  ;  mais ,  bientôt  après, 
les  parlements  déclarèrent  qu'ils  n'avaient  pas  le 
droit  d'enregistrer  les  impôts,  droit  dont  ils  avaient 
cependant  usé  depuis  deux  siècles;  et,  par  ambi- 
tion, c'est-à-dire,  pour  se  mettre  à  la  tête  du  mou- 
vement des  esprits ,  ils  abdiquèrent  en  faveur  de 
la  nation  un  pouvoir  qu'ils  avaient  défendu  avec 
opiniâtreté  contre  le  trône.  Dès  ce  moment,  la  ré- 
volution fut  faite ,  car  il  n'y  eut  plus  qu'un  vœu 
dans  tous  les  partis,  celui  d'obtenir  la  convocation 
des  états  généraux. 

Les  mêmes  magistrats  qui,  plus  tard,  ont  qua- 
lifié de  rebelles  les  amis  de  la  liberté,  demandèrent 
cette  convocation  avec  tant  de  véhémence ,  que  le 
roi  se  crut  obligé  d'envoyer  saisir  au  milieu  d'eux, 
par  ses  gardes  du  corps,  deux  de  leurs  membres, 
MM.  d'Espréménil  et  de  Monsabert.  Plusieurs  des 
nobles,  devenus  depuis  les  ennemis  ardents  de  la 
monarchie  limitée,  allumèrent  alors  le  feu  qui  pro- 
duisit l'explosion.  Douze  gentilshommes  bretons 
furent  envoyés  à  la  Bastille,  et  le  même  esprit 
d'opposition  qu'on  punissait  en  eux  animait  le  reste 
de  la  noblesse  de  Bretagne.  Le  clergé  lui  -  même 
demanda  les  états  généraux.  Aucune  révolution , 
dans^  un  grand  pays ,  ne  peut  réussir  que  quand 
elle  commence  par  la  classe  aristocratique  ;  le  peu- 
ple ensuite  s'en  empare ,  mais  il  ne  sait  point  di- 
riger les  premiers  coups.  En  rappelant  que  ce  sont 
les  parlements  ,  les  nobles  et  le  clergé ,  qui ,  les 


84 


CONSIDERATIONS 


premiers ,  ont  voulu  limiter  l'autorité  royale ,  je 
ne  prétends  point  assurément  que  leur  dessein  fût 
coupable.  Un  enthousiasme  sincère  et  désintéressé 
animait  alors  tous  les  Français;  il  y  avait  de  l'es- 
prit public  ;  et ,  dans  les  hautes  classes ,  les  meil- 
leurs étaient  ceux  qui  désiraient  le  plus  vivement 
que  la  volonté  de  la  nation  fût  de  quelque  chose 
dans  la  direction  de  ses  propres  intérêts.  Mais 
comment  ces  privilégiés ,  qui ,  pourtant ,  ont  com- 
mencé la  révolution,  se  permettent- ils  d'en  accu- 
ser un  homme,  ou  une  résolution  de  cet  homme? 
Nous  voulions ,  disent  les  uns ,  que  les  change- 
ments politiques  s'arrêtassent  à  tel  point;  les  au- 
tres ,  un  peu  plus  loin  :  sans  doute,  mais  les  mou- 
vements d'un  grand  peuple  ne  peuvent  se  réprimer 
à  volonté  ;  et ,  dès  qu'on  commence  à  reconnaître 
ses  droits ,  l'on  est  obligé  d'accorder  tout  ce  que 
la  justice  exige. 

L'archevêque  de  Toulouse  rappela  les  parle- 
ments; il  les  trouva  tout  aussi  rebelles  à  la  faveur 
qu'à  la  disgrâce.  De  toutes  parts  la  résistance  al- 
lait croissant  ;  les  adresses  pour  demander  les  états 
généraux  se  multipliaient  tellement ,  qu'enfin  le 
ministre  se  vit  obligé  de  les  promettre  au  nom  du 
roi  :  mais  il  renvoya  la  convocation  à  cinq  ans, 
comme  si  l'opinion  publique  pouvait  consentir  au 
retard  de  son  triomphe.  Le  clergé  réclama  contre 
ces  cinq  ans ,  et  le  roi  s'engaga  solennellement  à 
convoquer  les  états  généraux  pour  le  mois  de  mai 
de  l'année  suivante ,  1789. 

L'archevêque  de  Sens,  car  c'était  ainsi  qu'il 
s'appelait  alors,  n'ayant  point  oublié,  au  milieu 
de  tous  les  troubles ,  de  changer  son  archevêché 
de  Toulouse  contre  un  beaucoup  plus  considéra- 
ble ;  l'archevêque  de  Sens,  se  voyant  battu  comme 
despote ,  se  rapprocha  de  ses  anciens  amis  les  phi- 
losophes, et,  mécontent  des  castes  privilégiées,  il 
essaya  de  plaire  à  la  nation,  en  invitant  tous  les 
écrivains  à  donner  leur  avis  sur  le  mode  d'organi- 
sation des  états  généraux.  Mais  on  ne  tient  jamais 
compte  à  un  homme  d'État  de  ce  qu'il  fait  par 
nécessité.  Ce  qui  rend  l'opinion  publique  une  si 
belle  chose,  c'est  qu'elle  a  de  la  finesse  et  de  la 
force  tout  ensemble  ;  elle  se  compose  des  aperçus 
de  chacun  et  de  l'ascendant  de  tous. 

L'archevêque  de  Sens  excita  le  tiers  état ,  pour 
s'en  faire  un  appui  contre  les  classes  privilégiées. 
Le  tiers  état  fit  dès  lors  connaître  qu'il  prendrait 
sa  place  de  nation  dans  les  états  généraux  ;  mais  il 
ne  voulait  pas  tenir  cette  place  de  la  main  d'un 
ministre  qui  ne  revenait  aux  idées  libérales  qu'a- 
près avoir  vainement  tenté  d'établir  les  institu- 
tions les  plus  despotiques. 


Enfin  l'archevêque  de  Sens  acheva  d'exaspérer 
toutes  les  classes ,  en  suspendant  le  payement  d'un 
tiers  des  rentes  de  l'État.  Alors  un  cri  général  s'é- 
leva contre  lui;  les  princes  eux-mêmes  allèrent 
demander  au  roi  de  le  renvoyer,  et  beaucoup  de 
gens  le  crurent  fou,  tant  sa  conduite  parut  misé- 
rable. Il  ne  l'était  pas  cependant ,  et  c'était  même 
un  homme  d'esprit,  dans  l'acception  commune  de 
ce  mot;  il  avait  les  talents  nécessaires  pour  être 
un  bon  ministre ,  dans  le  train  ordinaire  d'une 
cour.  Mais ,  quand  les  nations  commencent  à  être 
de  quelque  chose  dans  les  affaires  publiques ,  tous 
ces  esprits  de  salon  sont  inférieurs  à  la  circons- 
tance :  ce  sont  des  hommes  à  principes  qu'il  faut  ; 
ceux  -  là  seuls  suivent  une  marche  ferme  et  déci- 
dée ;  il  n'y  a  que  les  grands  traits  du  caractère  et 
de  l'âme  qui ,  comme  la  Minerve  de  Phidias,  puis- 
sent agir  sur  les  masses ,  en  étant  vus  à  distance. 
Ce  qu'on  appelle  l'habileté ,  selon  l'ancienne  ma- 
nière de  gouverner  les  États,  du  fond  des  cabinets 
ministériels,  ne  fait  qu'inspirer  de  la  défiance  dans 
les  gouvernements  représentatifs. 

CHAPITRE  XI. 

Y  avait-il  une  constitution  en  France  avant  la  ré- 
volution? 

De  toutes  les  monarchies  modernes ,  la  France 
est  certainement  celle  dont  les  institutions  politi- 
ques ont  été  les  plus  arbitraires  et  les  plus  varia- 
bles :  peut-être  la  réunion  successive  des  provin- 
ces à  la  couronne  en  est-elle  une  des  causes. 
Chacune  de  ces  provinces  apportait  des  coutumes 
et  des  prétentions  différentes;  le  gouvernement  se 
servait  habilement  des  anciennes  contre  les  nou- 
velles ,  et  le  pays  n'a  fait  un  tout  que  graduelle- 
ment. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  il  n'est  aucune  loi ,  même 
fondamentale ,  qui  n'ait  été  disputée  dans  un  siècle 
quelconque  ;  il  n'est  rien  qui  n'ait  été  l'objet  d'o- 
pinions opposées.  Les  rois  étaient-ils  ou  non  lé- 
gislateurs du  royaume,  et  pouvaient-ils  ou  non 
lever  des  impôts  de  leur  propre  mouveinent  et  cer- 
taine science?  ou  bien  les  états  généraux  étaient- 
ils  les  représentants  du  peuple  à  qui  seuls  appar- 
tînt ce  droit  de  consentir  les  subsides  ?  De  quelle 
manière  ces  états  généraux  devaient-ils  être  com- 
posés? Les  ordres  privilégiés,  qui  sur  trois  voix  en 
avaient  deux,  pouvaient-ils  se  considérer  comme  des 
nations  distinctes ,  qui  votaient  séparément  les  im- 
pôts et  s'y  soustrayaient  à  leur  gré ,  en  faisant  por- 
ter sur  le  peuple  le  poids  des  taxes  nécessaires? 
Quels  étaient  les  privilèges  du  clergé,  qui  se  disait 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANCHISE. 


85 


tantôt  indépendant  du  roi ,  tantôt  indépendant  du 
pape?  Quels  étaient  les  pouvoirs  des  nobles  qui 
tantôt,  jusque  sous  la  minorité  de  Louis  XIV,  se 
croyaient  autorisés  à  réclamer  leurs  droits  à  main 
armée,  ens'alliant  avec  les  étrangers,  et  qui  tan- 
tôt reconnaissaient  le  roi  pour  monarque  absolu  ? 
Quelle  devait  être  l'existence  du  tiers  état ,  affran- 
chi par  les  rois ,  introduit  dans  les  états  généraux 
par  Philippe  le  Bel,  et  cependant  condamné  à  une 
minorité  perpétuelle,  puisqu'on  ne  lui  attribuait 
qu'une  voix  sur  trois,  et  que  ses  doléances,  pré- 
sentées à  genoux ,  n'avaient  aucune  force  positive? 

Quelle  était  la  puissance  politique  de  parlements, 
qui  tantôt  déclaraient  eux-mêmes  qu'ils  n'avaient 
rien  à  faire  qu'à  rendre  la  justice,  et  tantôt  se  di- 
saient les  états  généraux  au  petit  pied,  c'est-à-dire, 
les  représentants  des  représentants  du  peuple  ?  Les 
mêmes  parlements  ne  reconnaissaient  pas  la  juri- 
diction des  intendants,  administrateurs  des  pro- 
vinces au  nom  du  roi.  Des  ministres  disputaient 
aux  pays  d'états  le  droit  qu'ils  prétendaient  avoir  à 
consentir  les  impôts.  L'histoire  de  France  nous 
fournirait  une  foule  d'exemples  de  ce  manque  de 
fixité,  dans  les  moindres  choses  aussi  bien  que 
dans  les  plus  grandes  ;  mais  il  suffit  des  résultats 
déplorables  de  cette  absence  de  principes.  Les  in- 
dividus prévenus  de  crime  d'État  ont  été  presque 
tous  soustraits  à  leurs  juges  naturels;  plusieurs 
d'entre  eux,  sans  que  leur  procès  ait  même  été 
fait ,  ont  passé  leur  vie  entière  dans  les  prisons  où 
le  gouvernement  les  avait  envoyés  de  sa  propre  au- 
torité. Le  code  de  terreur  contre  les  protestants , 
les  supplices  cruels  et  la  torture  ont  subsisté  jus- 
qu'à la  révolution. 

Les  impôts ,  qui  ont  pesé  exclusivement  sur  le 
peuple ,  l'ont  réduit  à  la  pauvreté  sans  espoir.  Un 
jurisconsulte  français ,  il  y  a  cinquante  ans ,  appe- 
lait encore ,  selon  l'usage ,  le  tiers  état  la  gent  cor- 
véable et  taillable  à  merci  et  miséricorde.  Les 
emprisonnements ,  les  exils ,  dont  on  avait  disputé 
la  puissance  aux  rois,  sont  devenus  leurs  préro- 
gatives; et  le  despotisme  ministériel,  habile  ins- 
trument de  celui  du  trône,  a  fini  par  faire  admet- 
tre l'inconcevable  maxime ,  Si  veut  le  roi ,  si  veut 
la  loi,  comme  l'unique  institution  politique  de  la 
France. 

Les  Anglais ,  fiers  avec  raison  de  leur  liberté, 
n'ont  pas  manqué  de  dire  que  si  les  Français  n'é- 
taient pas  faits  pour  le  despotisme,  ils  ne  l'auraient 
pas  supporté  si  longtemps;  et  Blackstone,  le  pre- 
mier jurisconsulte  de  l'Angleterre,  a  imprimé  dans 
le  dix-huitième  siècle  ces  paroles  :  On  pourrait 
alors  emprisonner,  faire  périr  ou  exiler  tous  ceux 


qui  déplairaient  au  gouvernement ,  ainsi  que  cela 
se  pratique  en  Turquie  ou  en  France  '.  Je  ren- 
voie à  la  fin  de  cet  ouvrage  l'examen  du  caractère 
français,  trop  calomnié  de  nos  jours;  mais  il  me 
suffit  de  répéter  ici  ce  que  j'ai  déjà  affirmé,  c'est 
que  dans  l'histoire  de  France  on  peut  citer  autant 
d'efforts  contre  le  despotisme  que  dans  celle  d'An- 
gleterre. M.  de  Boulainvilliers,  le  grand  défenseur 
de  la  féodalité ,  ne  cesse  de  répéter  que  les  rois 
n'avaient  ni  le  droit  de  battre  monnaie ,  ni  de  fixer 
la  force  de  l'armée ,  ni  de  prendre  à  leur  solde  des 
troupes  étrangères ,  ni  surtout  de  lever  des  impôts 
sans  le  consentement  des  nobles.  Seulement  il  s'af- 
flige un  peu  de  ce  qu'on  a  fait  un  second  ordre  du 
clergé ,  et  encore  plus ,  un  troisième  du  peuple  ;  il 
s'indigne  de  ce  que  les  rois  de  France  se  sont  ar- 
rogé le  droit  de  donner  des  lettres  de  noblesse, 
qu'il  appelle  avec  raison  des  affranchissements; 
car,  en  effet ,  l'anoblissement  est  une  tache  d'après 
les  principes  de  la  noblesse ,  et  d'après  ceux  de  la 
liberté,  ces  mêmes  lettres  sont  une  offense.  Enfin, 
M.  de  Boulainvilliers  est  un  aristocrate  tel  qu'il 
faut  l'être,  c'est-à-dire,  sans  mélange  de  l'esprit 
de  courtisan,  le  plus  avilissant  de  tous.  Il  croit  que 
la  nation  se  réduit  aux  nobles,  et  que,  sur  vingt- 
quatre  millions  d'hommes  et  plus ,  il  n'y  a  que  cent 
mille  descendants  des  Francs  ;  car  il  supprime  avec 
raison,  dans  son  système,  les  familles  d'anoblis 
et  le  clergé  du  second  ordre  :  et  ces  descendants 
des  Francs  étant  les  vainqueurs ,  et  les  Gaulois  les 
vaincus ,  ils  sont  les  seuls  qui  puissent  participer  à 
la  direction  des  affajres  publiques.  Les  citoyens  d'un 
État  doivent  avoir  part  à  la  confection  des  lois  et  à 
leur  garantie  ;  mais  s'il  n'y  a  que  cent  mille  citoyens 
d'un  État,  il  n'y  a  qu'eux  qui  aient  ce  droit  politique. 
La  question  toutefois  est  de  savoir  si  les  vingt-trois 
millions  neuf  cent  mille  âmes  qui  composent  main 
tenant  le  tiers  état  en  France ,  ne  sont  en  effet  et 
ne  veulent  être  que  des  Gaulois  vaincus.  Tant  que 
l'abrutissement  des  serfs  a  permis  cet  ordre  de  cho- 
ses ,  on  a  vu  partout  des  gouvernements  oij  les  li- 
bertés ,  si  ce  n'est  la  liberté ,  ont  été  parfaitement 
reconnues ,  c'est-à-dire ,  où  les  privilèges  se  sont 
fait  respecter  comme  des  droits.  L'histoire  et  la 
raison  naturelle  démontrent  également  que  si ,  sous 
la  première  race,  ceux  qui  avaient  le  droit  de  ci- 
toyen devaient  sanctionner  les  actes  législatifs; 
que  si,  sous  Philippe  le  Bel ,  les  hommes  libres  du 
tiers  état,  alors  en  petit  nombre,  puisqu'il  y  avait 
encore  beaucoup  de  serfs,  ont  été  associés  aux 
deux  autres  ordres ,  les  rois  n'ont  pu  se  servir  d'eux 
pour  balancer  le  pouvoir,  sans  les  reconnaître  pour 
I  Liv.  lY,  chap.  27,  §6. 


86 


CONSIDERATIONS 


citoyens  :  or,  les  citoyens  doivent  avoir,  relative- 
ment aux  impôts  et  aux  lois,  les  droits  politiques 
exercés  d'abord  seulement  par  les  nobles  ;  et  quand 
le  nombre  des  citoyens  est  tel  qu'ils  ne  sauraient 
assister  en  personne  aux  délibérations  sur  les  affai- 
res de  l'État ,  de  là  naît  le  gouvernement  représen- 
tatif. 

Les  différentes  provinces,  à  mesure  qu'elles  ont 
été  réunies  à  la  couronne,  ont  stipulé  des  privilè- 
ges et  des  droits,  et  les  douze  parlements  ont  été 
successivement  établis  pour  rendre  la  justice  d'une 
part, 'mais  de  l'autre  et  surtout  pour  vérifier  si  les 
édits  des  rois,  qu'ils  avaient  le  droit  d'enregistrer 
ou  de  ne  pas  promulguer,  étaient  ou  non  d'accord, 
soit  avec  les  traités  particuliers  faits  par  les  pro- 
vinces, soit  avec  les  lois  fondamentales  du  royaume. 
Toutefois  leur  autorité,  sous  ce  rapport,  était  fort 
précaire.  Nous  les  voyons  répondre,  en  1484,  à 
Louis  XII,  alors  duc  d'Orléans  (qui  se  plaignait  à 
eux  de  ce  qu'on  n'avait  aucun  égard  aux  demandes 
des  derniers  états),  qu'ils  étaient  des  gens  lettrés 
devant  s'occuper  de  l'état  judiciaire,  et  non  passe 
mêler  du  gouvernement.  Ils  montrèrent  bientôt, 
cependant ,  de  beaucoup  plus  grandes  prétentions, 
et  leur  pouvoir  a  été  tellement  étendu ,  même  en 
matière  politique,  que  Charles-Quint  envoya  deux 
ambassadeurs  au  parlement  de  Toulouse,  pour 
s'assurer  s'il  avait  ratifié  le  traité  conclu  avec 
François  I".  Les  parlements  semblaient  donc  des- 
tinés à  servir  de  limites  habituelles  à  l'autorité  des 
rois  ,  et  les  états  généraux,  qui  étaient  au-dessus 
des  parlements,  devaient  être  considérés  comme 
une  barrière  encore  plus  puissante.  Dans  le  moyen 
âge,  on  a  presque  toujours  confondu  le  pouvoir 
judiciaire  et  le  pouvoir  législatif;  et  le  double  droit 
des  pairs  en  Angleterre,  comme  juges  dans  certains 
cas,  et  comme  législateurs  dans  tous,  est  un  reste 
de  cette  ancienne  réunion.  Il  est  très-naturel  que, 
dans  des  temps  peu  civilisés ,  les  décisions  parti- 
culières aient  précédé  les  lois  générales.  La  consi- 
dération des  juges  était  telle  alors,  qu'on  les  croyait 
éminemment  appelés  à  rédiger  en  lois  leurs  pro- 
pres sentences.  Saint  Louis  est  le  premier,  à  ce 
qu'on  croit ,  qui  ait  érigé  le  parlement  en  cour  de 
justice;  il  paraît  qu'il  n'était  auparavant  que  le 
conseil  du  roi  :  mais  ce  monarque,  éclairé  par  ses 
vertus ,  sentit  le  besoin  de  fortifier  les  institutions 
qui  pouvaient  servir  de  garantie  à  ses  sujets.  Les 
états  généraux  n'avaient  point  de  rapport  avec  les 
fonctions  judiciaires  ;  ainsi  nous  reconnaissons 
deux  pouvoirs  indépendants  de ,  l'autorité  royale , 
quoique  mal  organisés  ,  dans  la  monarchie  de 
France  :  les  états  généraux  et  les  parlements.  La 


troisième  race  eut  pour  système  d'affranchir  les 
villes  et  les  campagnes,  et  d'opposer  graduelle- 
ment le  tiers  états  aux  grands  seigneurs.  Philippe 
le  Bel  fit  entrer  les  députés  de  la  nation  comme 
troisième  ordre  dans  les  états  généraux,  parce 
qu'il  avait  besoin  d'argent,  parce  qu'il  craignait  la 
malveillance  que  son  caractère  lui  avait  attirée, 
et  qu'il  cherchait  un  appui  contre  les  nobles ,  et 
contre  le  pape  qui  le  persécutait  alors.  A  dater  de 
ce  jour,  en  1302,  les  états  généraux  eurent  de  droit, 
si  ce  n'est  de  fait ,  le  même  pouvoir  législatif  que 
le  parlement  anglais.  Les  ordonnances  des  états  de 
1355  et  de  1356  étaient  aussi  favorables  à  laliber- 
té  que  la  grande  charte  d'Angleterre  ;  mais  ils  n'as- 
surèrent point  le  retour  annuel  de  leurs  propres 
assemblées;  et  la  séparation  en  trois  ordres,  au 
lieu  de  la  division  en  deux  chambres,  rendait  bien 
plus  facile  aux  rois  de  les  opposer  l'un  à  l'autre. 
La  confusion  de  l'autorité  politique  des  parlements, 
qui  était  perpétuelle,  et  de  celle  des  états  géné- 
raux ,  qui  tenait  de  plus  près  à  l'élection ,  n'a  pas 
cessé  un  seul  instant  pendant  la  troisième  race; 
et ,  dans  les  guerres  intestines  qui  ont  eu  lieu ,  le 
roi ,  les  états  généraux  et  les  parlements  alléguè- 
rent toujours  des  prétentions  diverses  ;  mais,  jus- 
qu'à Louis  XIV,  la  doctrine  du  pouvoir  absolu 
n'avait  été  avouée  par  aucun  monarque,  quelques 
tentatives  violentes  ou  souterraines  qu'ils  fissent 
pour  l'obtenir.  Le  droit  d'enregistrement  faisait 
toute  la  force  des  parlements ,  puisque  aucune  loi 
n'était  promulguée ,  ni  par  conséquent  exécutée , 
sans  leur  consentement.  Charles  VI  essaya  le  pre- 
mier de  changer  le  lit  de  justice ,  qui  ne  signifiait 
jadis  que  la  présence  du  roi  dans  les  séances  du 
parlement ,  en  un  ordre  d'enregistrer  par  comman- 
dement exprès ,  et  malgré  les  remontrances.  Peu 
de  temps  après ,  on  fut  obligé  de  casser  les  édits 
qu'on  avait  fait  accepter  au  parlement  par  force  ; 
et  l'un  des  conseillers  de  Charles  VI ,  qui  avait  été 
d'avis  de  ces  mêmes  édits ,  et  qui  proposait  de  les 
annuler,  répondit  à  un  membre  du  parlement  qui 
l'interrogeait  sur  ce  changement  :  «  C'est  notre 
«  coutume  de  vouloir  ce  que  veulent  les  princes. 
«Nous  nous  réglons  sur  le  temps,  et  nous  ne 
«  trouvons  pas  de  meilleur  expédient ,  pour  nous 
«  tenir  toujours  sur  nos  pieds,  parmi  toutes  les  ré- 
«  volutions  des  cours ,  que  d'être  toujours  du  côté 
«  du  plus  fort.  »  En  vérité,  à  cet  égard ,  la  perfec- 
tibilité de  l'espèce  humaine  pourrait  tout  à  fait  se 
nier.  Henri  III  défendit  que  l'on  mît  en  tête  des 
édits  enregistrés,  par  exprès  commandement,  de 
peur  que  le  peuple  ne  voulût  pas  y  obéir.  Lorsque 
Henri  IV  devint  roi  en  1589,  il  dit  lui-même, 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


87 


dans  une  de  ses  harangues  citées  par  Joly ,  que 
l'enregistrement  du  parlement  était  nécessaire  pour 
la  validité  des  édits.  Le  parlement  de  Paris,  dans 
ses  remontrances  sur  le  ministère  de  Mazarin, 
rappela  les  promesses  de  Henri  IV,  et  répéta  les 
propres  paroles  que  le  monarque  avait  prononcées 
à  ce  sujet.  «  L'autorité  des  rois ,  disait-il ,  se  dé- 
«  truit  en  voulant  trop  s'établir.  »  Tout  le  sys- 
tème politique  du  cardinal  de  Richelieu  consistait 
dans  la  destruction  du  pouvoir  des  grands ,  avec 
l'appui  du  peuple  :  mais  avant,  et  même  pendant 
le  ministère  de  Richelieu ,  les  magistrats  du  par- 
lement professaient  toujours  les  maximes  les  plus 
libérales.  Pasquier,  sous  Henri  III,  disait  que  la 
royauté  était  une  des  formes  de  la  république  ;  en- 
tendant par  ce  mot  le  gouvernement  qui  avait 
pour  but  le  bien  du  peuple.  Le  célèbre  magistrat 
Talon  s'exprimait  ainsi  sous  Louis  XIII  :  «  Autre- 
o  fois  les  volontés  de  nos  rois  n'étaient  point  exé- 
«  cutées  par  les  peuples,  qu'elles  ne  fussent  sous- 
«  crites  en  original  par  tous  les  grands  du  royaume, 
«  les  princes ,  et  les  officiers  de  la  couronne  qui 
«étaient  à  la  suite  de  la  cour.  A  présent,  cette 
«  juridiction  politique  est  dévolue  dans  les  parle- 
«  ments.  Nous  jouissons  de  cette  puissance  se- 
«  conde ,  que  la  prescription  du  temps  autorise , 
«  que  les  sujets  souffrent  avec  patience  et  honorent 
«  avec  respect.  »  Tels  ont  été  les  principes  des  par- 
lements ;  ils  ont  admis ,  comme  les  constitution- 
nels d'aujourd'hui ,  la  nécessité  du  consentement 
du  peuple;  mais  ils  s'en  sont  déclarés  les  repré- 
sentants ,  sans  pourtant  pouvoir  nier  que  les  états 
généraux  n'eussent ,  à  cet  égard ,  un  titre  supérieur 
au  leur.  Le  parlement  de  Paris  trouva  mauvais 
que  Charles  IX  se  fût  fait  déclarer  majeur  à  Rouen, 
et  que  Henri  IV  eût  consulté  les  notables.  Ce  par- 
lement, étant  le  seul  dans  lequel  siégeassent  les 
■pairs  de  France,  pouvait  seul ,  à  ce  titre,  réclamer 
un  droit  politique,  et  cependant  tous  les  parle- 
ments du  royaume  y  prétendaient.  C'était  une 
étrange  idée,  pour  un  corps  de  juges  parvenus  à 
leurs  emplois ,  ou  par  la  nomination  du  roi ,  ou 
par  la  vénalité  des  charges ,  de  se  prétendre  les  re- 
présentants de  la  nation.  Néanmoins,  quelque  bi- 
zarre que  fût  cette  prétention ,  elle  servait  encore 
quelquefois  de  bornes  au  despotisme. 

Le  parlement  de  Paris ,  il  est  vrai ,  avait  cons- 
tamment persécuté  les  protestants  ;  il  avait  insti- 
tué, chose  horrible,  une  procession  annuelle  en 
action  de  grâces  pour  la  Saint-Barthélemi ,  mais  il 
était  en  cela  l'instrument  d'un  parti;  et,  quand  le 
fanatisme  fut  apaisé,  ce  même  parlement,  com- 
posé d'hommes  intègres  et  courageux ,  a  souvent 


résisté  aux  empiétements  du  trône  et  des  minis- 
tres. Mais  que  signifiait  cette  opposition,  puis- 
qu'en  définitive  le  lit  de  justice ,  tenu  par  le  roi , 
imposait  nécessairement  silence?  En  quoi  donc 
consistait  la  constitution  de  l'État?  dans  l'héré- 
dité du  pouvoir  royal  uniquement.  C'est  une  très- 
bonne  loi,  sans  doute,  puisqu'elle  est  favorable 
au  repos  des  empires  ;  mais  ce  n'est  pas  une  cons- 
titution. 

Les  états  généraux  ont  été  convoqués  dix-huit 
fois  seulement,  depuis  1302  jusqu'à  1789,  c'est-à- 
dire,  pendant  près  de  cinq  siècles,  et  les  états  gé- 
néraux ,  cependant ,  avaient  seuls  le  droit  de  con- 
sentir les  impôts.  Ainsi  donc,  ils  auraient  dû  être 
rassemblés  chaque  fois  qu'on  renouvelait  les  taxes; 
mais  les  rois  leur  ont  souvent  disputé  cette  pré- 
rogative, et  se  sont  passés  d'eux  arbitrairement. 
Les  parlements  sont  intervenus  par  la  suite  entre 
les  rois  et  les  états  généraux  ;  ils  ne  niaient  pas 
le  pouvoir  absolu  de  la  couronne,  et  cependant  ils 
se  disaient  les  gardiens  des  lois  du  royaume.  Or, 
quelles  lois  y  a-t-il  dans  un  pays  où  l'autorité 
royale  est  sans  bornes  ?  Les  parlements  faisaient 
des  remontrances  sur  les  édits  qu'on  leur  envoyait? 
le  roi  leur  ordonnait  de  les  enregistrer  et  de  se 
taire.  S'ils  n'avaient  pas  obéi ,  ils  auraient  été  in- 
conséquents :  car,  reconnaissant  la  volonté  du  roi 
comme  suprême  en  toutes  choses ,  qu'étaient-ils , 
et  que  pouvaient-ils  dire,  à  moins  qu'ils  n'en  ob- 
tinssent la  permission  du  monarque  même  dont 
ils  étaient  censés  limiter  les  volontés?  Ce  cercle 
de  prétendues  oppositions  se  terminait  toujours 
par  la  servitude,  et  la  trace  funeste  en  est  restée 
sur  le  front  de  la  nation. 

La  France  a  été  gouvernée  par  des  coutumes, 
souvent  par  des  caprices ,  et  jamais  par  des  lois. 
Il  n'y  a  pas  un  règne  qui  ressemble  à  l'autre  sous 
le  rapport  politique;  on  pouvait  tout  soutenir  et 
tout  défendre  dans  un  pays  oii  les  circonstances 
seules  disposaient  de  ce  que  chacun  appelait  son 
droit.  Dira-t-on  qu'il  y  avait  des  pays  d'états  qui 
maintenaient  leurs  anciens  traités  ?  Ils  pouvaient 
s'en  servir  comme  d'arguments;  mais  l'autorité 
du  roi  coupait  court  à  toutes  les  difficultés,  et  les 
formes  encore  subsistantes  n'étaient,  pour  ainsi 
dire,  que  des  étiquettes  maintenues  ou  suppri- 
mées selon  le  bon  plaisir  des  ministres.  Était-ce 
les  nobles  qui  avaient  des  privilèges,  excepté  celui 
de  payer  moins  d'impôts?  Encore  un  roi  despote 
pouvait-il  l'abolir.  Il  n'existait  pas  un  droit  politi- 
que quelconque  dont  la  noblesse  pût  ou  dût  se 
vanter  :  car,  se  faisant  gloire  de  reconnaître  l'au- 
torité du  roi  comme  sans  bornes ,  elle  ne  devait 


88 


CONSIDERATIONS 


se  plaindre  ni  des  commissions  extraordinaires 
qui  ont  condamné  à  mort  les  plus  grands  seigneurs 
de  France,  ni  des  prisons,  ni  des  exils  qu'ils  ont 
subis.  Le  roi  pouvait  tout;  quelle  objection  donc 
faire  à  rien  ? 

Le  clergé,  qui  reconnaissait  la  puissance  du 
pape,  d'où  dérivait,  selon  lui,  celle  des  rois,  pou- 
vait seul  être  fondé  à  quelque  résistance.  Mais  c'é- 
tait précisément  le  clergé  qui  soutenait  le  droit 
divin,  sur  lequel  repose  le  despotisme,  sachant 
bien  que  ce  droit  divin  ne  pouvait  s'appuyer  d'une 
manière  durable  que  sur  les  prêtres.  Cette  doc- 
trine,  faisant  dériver  tout  pouvoir  de  Dieu,  inter- 
dit aux  hommes  d'y  mettre  une  limite.  Certes, 
ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  enseigne  la  religion 
chrétienne,  mais  il  s'agit  ici  de  ce  qu'en  disent 
ceux  qui  s'en  servent  à  leur  avantage. 

On  peut  affirmer,  ce  me  semble ,  que  l'histoire 
de  France  n'est  autre  chose  que  les  tentatives 
continuelles  de  la  nation  et  de  la  noblesse;  l'une 
pour  avoir  des  droits ,  et  l'autre  des  privilèges ,  et 
les  efforts  continuels  de  la  plupart  des  rois  pour 
se  faire  reconnaître  comme  absolus.  L'histoire 
d'Angleterre,  à  quelques  égards,  présente  la  même 
lutte;  mais  comme  il  y  avait  eu  de  tout  temps 
deux  chambres,  le  moyen  de  réclamation  était 
meilleur,  et  les  Anglais  ont  fait  à  la  couronne  des 
demandes  plus  sages  et  plus  importantes  que  ne 
l'étaient  celles  des  Français.  Le  clergé  en  Angle- 
terre n'existant  pas  comme  un  ordre  politique  à 
part,  les  nobles  et  les  évéques  réunis,  qui  ne  com- 
posaient tout  au  plus  que  la  moitié  de  la  repré- 
sentation nationale,  ont  toujours  eu  beaucoup  plus 
de  respect  pour  le  peuple  qu'en  France.  Le  grand 
malheur  de  ce  pays ,  et  de  tous  ceux  que  les  cours 
seules  gouvernent,  c'est  d'être  dominés  par  la  va- 
nité. Aucun  principe  fixe  ne  s'établit  dans  aucune 
tête ,  et  l'on  ne  songe  qu'aux  moyens  d'acquérir  du 
pouvoir ,  puisqu'il  est  tout  dans  un  État  oij  les 
lois  ne  sont  rien. 

En  Angleterre,  le  parlement  renfermait  en  lui 
seul  le  pouvoir  législatif  des  états  généraux  et  des 
parlements  de  France.  Le  parlement  anglais  était 
censé  permanent;  mais,  comme  il  avait  peu  de 
fonctions  judiciaires  habituelles,  les  rois  le  ren- 
voyaient, et  retardaient  sa  convocation  le  plus 
qu'ils  pouvaient.  En  France,  la  lutte  de  la  nation 
et  de  l'autorité  royale  a  pris  une  autre  forme  :  ce 
sont  les  parlements ,  faisant  fonction  de  cours  ju- 
diciaires ,  qui  ont  résisté  au  pouvoir  des  minis- 
tres, plus  constamment  et  plus  énergiquement  que 
les  états  généraux;  mais  leurs  privilèges  étant  con- 
fus ,  il  en  est  résulté  que  tantôt  les  rois  ont  été 


mis  en  tutelle  par  eux,  et  tantôt  ils  ont  été  foulés 
aux  pieds  par  les  rois.  Deux  chambres,  Leiles  que 
celles  d'Angleterre,  auraient  donné  moins  d'em- 
barras au  roi  et  plus  de  garanties  à  la  nation.  La 
révolution  de  1789  n'a  donc  eu  pour  but  que  de 
régulariser  les  limites  qui ,  de  tout  temps ,  ont 
existé  en  France.  Montesquieu  considère  les  droits 
des  corps  intermédiaires  comme  constituant  la 
force  et  la  liberté  des  monarchies.  Quel  est  le 
corps  intermédiaire  qui  représente  le  plus  fidèle- 
ment tous  les  intérêts  de  la  nation?  les  deux 
chambres  d'Angleterre;  et,  quand  il  ne  serait  pas 
insensé  en  théorie  de  remettre  à  des  privilégiés, 
nobles  ou  magistrats,  la  discussion  exclusive  des 
intérêts  de  la  nation ,  qui  n'a  jamais  pu  leur  con- 
fier légalement  ses  pouvoirs ,  les  derniers  siècles 
de  l'histoire  de  France ,  qui  n'ont  présenté  qu'une 
succession  presque  continuelle  de  disputes  rela- 
tives à  l'étendue  des  pouvoirs,  et  d'actes  arbitrai- 
res, commis  tour  à  tour  par  les  divers  partis, 
prouvent  assez  que  le  temps  était  venu  de  mieux 
organiser  l'institution  politique  par  laquelle  la  na- 
tion devait  être  représentée.  Quant  à  son  droit  à 
cet  égard,  depuis  qu'il  y  a  une  France,  ce  droit  a 
toujours  été  reconnu  par  les  souverains ,  les  mi- 
nistres et  les  magistrats  qui  ont  mérité  l'estime  de 
la  nation.  Sans  doute,  le  pouvoir  absolu  des  rois 
a  toujours  eu  aussi  des  partisans;  tant  d'intérêts 
personnels  peuvent  se  rallier  à  cette  opinion  !  Mais 
quels  noms  en  regard  dans  cette  cause!  Il  faut 
opposer  Louis  XI  à  Henri  IV,  Louis  XIII  à 
Louis  XII,  Richelieu  à  l'Hôpital,  le  cardinal  Du- 
bois à  M.  de  Malesherbes;  et,  si  l'on  voulait  citer 
tous  les  noms  qui  se  sont  conservés  dans  l'histoire, 
on  pourrait  parier,  à  peu  d'exceptions  près,  que, 
là  où  il  se  trouve  une  âme  honnête  ou  un  esprit 
éclairé,  dans  quelque  rang  que  ce  puisse  être,  il  y 
a  un  ami  des  droits  des  nations;  mais  que  l'auto- 
rité sans  bornes  n'a  presque  jamais  été  défendue, 
ni  par  un  homme  de  génie,  ni  surtout  par  un 
homme  vertueux. 

Les  Maximes  du  droit  public  français-^  publiées 
en  1775  par  un  magistrat  du  parlement  de  Paris , 
s'accordent  en  entier  avec  celles  qui  ont  été  pro- 
clamées par  l'assemblée  constituante,  sur  la  né- 
cessité de  la  balance  des  pouvoirs,  du  consente- 
ment de  la  nation  aux  subsides,  de  sa  participation 
aux  actes  législatifs,  et  de  la  responsabilité  des 
ministres.  Il  n'y  a  pas  une  page  où  l'auteur  ne 
rappelle  le  contrat  existant  entre  le  peuple  et  les 
rois,  et  c'est  sur  les  faits  de  l'histoire  qu'il  se  fonde. 

D'autres  hommes  respectables  dans  la  magis- 
trature française  assurent  qu'il  y  avait  des  lois 


SUR  LA.  REVOLUTIOIN  FRA.NCAISE. 


89 


constitutionnelles  en  France,  mais  qu'elles  étaient 
tombées  en  désuétude.  Les  uns  disent  qu'elles 
ont  cessé  d'être  en  vigueur  depuis  Richelieu,  d'au- 
tres depuis  Charles  V,  d'autres  depuis  Philippe  le 
Bel ,  d'autres  enfin  depuis  Charlemagne.  Assuré- 
ment il  importerait  peu  que  de  telles  lois  eussent 
existé ,  si  depuis  tant  de  siècles  on  les  avait  mises 
en  oubli.  Mais  il  est  facile  de  terminer  cette  dis- 
cussion. S'il  y  a  des  lois  fondamentales,  s'il  est 
vrai  qu'elles  contiennent  tous  les  droits  assurés  à 
la  nation  anglaise,  alors  les  amis  de  la  liberté 
sont  d'accord  avec  les  partisans  de  l'ancien  ordre 
de  choses  ;  et  cependant  le  traité  me  semble  en- 
core difficile  à  conclure. 

M.  de  Galonné,  qui  s'était  déclaré  contre  la  ré- 
volution, a  fait  un  livre  pour  prouver  que  la  France 
n'avait  pas  de  constitution.  M.  de  Monthion,  chan- 
celier de  monseigneur  le  comte  d'Artois,  répondit 
à  M.  de  Galonné ,  et  cette  réfutation  est  intitulée  : 
Rapport  à  S.  M.  Louis  XVIII,  e?i  1796. 

Il  commence  par  déclarer  que  s'il  n'y  avait  pas 
de  constitution  en  France,  la  révolution  était  jus- 
tifiée, car  tout  peuple  a  droit  d'avoir  une  consti- 
tution politique.  G'était  un  peu  se  hasarder  d'a- 
près ses  opinions;  mais  enfin  il  affirme  que,  par 
les  statuts  constitutionnels  de  France ,  le  roi  n'a- 
vait pas  le  droit  de  faire  des  lois  sans  le  consente- 
ment des  états  généraux  ;  que  les  Français  ne  pou- 
vaient être  jugés  que  par  leurs  juges  naturels  ;  que 
tout  tribunal  extraordinaire  était  illégitime  ;  que 
tout  emprisonnement  par  ordre  du  roi,  toute  let- 
tre de  cachet,  tout  exil  enfin  était  illégal  ;  que  tous 
les  Français  étaient  admissibles  à  tous  les  em- 
plois ;  que  la  profession  des  armes  anoblissait  tous 
ceux  qui  la  prenaient;  que  les  quarante  mille  mu- 
nicipalités du  royaume  avaient  le  droit  d'être  ré- 
gies par  des  administrateurs  de  leur  choix,  qui 
répartissent  la  somme  de  l'impôt;  que  le  roi  ne 
pouvait  rien  ordonner  sans  son  conseil ,  ce  qui  im- 
pliquait la  responsabilité  des  ministres  ;  que  l'on 
devait  bien  distinguer  entre  les  ordonnances  ou 
lois  du  roi,  et  les  lois  de  l'État;  que  les  juges  ne 
devaient  pas  obtempérer  aux  ordres  du  roi ,  s'ils 
étaient  contraires  aux  lois  de  l'État  ci-dessus  men- 
tionnées ;  que  la  force  armée  ne  pouvait  être  em- 
ployée dans  l'intérieur  que  contre  les  troubles , 
ou  d'après  les  mandats  de  justice.  Il  ajoute  que  le 
retour  fixe  des  états  généraux  fait  partie  de  la 
constitution  de  France ,  et  finit  par  dire ,  en  pré- 
sence de  Louis  XVIII,  que  la  constitution  d'An- 
gleterre est  la  plus  parfaite  de  l'univers. 

Si  tous  les  partisans  de  l'ancien  régime  avaient 
éooacé  de  tels  principes,  c'est  alors  que  la  révo- 


lution n'aurait  point  eu  d'excuse,  puisqu'elle  eût 
été  tout  à  fait  inutile.  Mais,  du  propre  aveu  de  ce 
mêmeM.  deMonthyon  ',  s'adressant  solennellement 
au  roi ,  voici  le  tableau  des  abus  existants  en  France 
dans  les  temps  qui  ont  précédé  la  révolution. 

«  D'abord  le  droit  de  citoyen  le  plus  essentiel , 
«  le  droit  du  suffrage  sur  les  lois  et  sur  les  impôts, 
«  était  tombé  dans  une  espèce  de  désuétude ,  et  la 
«  puissance  royale  était  dans  l'usage  d'ordonner 
«  seule  ce  qu'elle  ne  pouvait  ordonner  qu'avec  le 
«  concours  des  représentants  de  la  nation. 

«  Ge  droit,  essentiellement  appartenant  à  la  nation, 
«  semblait  transporté  aux  tribunaux;  et  encore  la 
«  liberté  de  leurs  suffrages  avait  été  enfreinte  par 
«  des  lits  de  justice,  et  par  des  emprisonnements 
«  arbitraires. 

«Les  lois,  les  règlements,  les  décisions  géné- 
«  raies  du  roi,  qui  devaient  être  délibérés  en  conseil, 
«  et  qui  faisaient  mention  de  l'avis  du  conseil ,  sou- 
«  vent  n'y  étaient  point  portés  ;  et  sur  plusieurs 
«  matières  ce  mensonge  légal  était  devenu  habituel. 
«  Quelques  membres  du  clergé,  par  la  réunion  de 
«  plusieurs  titres  de  bénéfice  sur  une  même  tête, 
«  par  le  défaut  de  résidence,  et  par  l'emploi  qu'ils 
«  faisaient  des  biens  ecclésiastiques,  contrevenaient 
«  aux  lois  de  l'État  et  à  l'esprit  de  ces  lois.  Une 
«  partie  de  la  noblesse  avait  une  origine  peu  ana- 
«  logue  à  l'objet  de  son  institution;  et  les  services 
«  qu'elle  devait  rendre  n'avaient  point  été  exigés 
«  depuis  longtemps. 

«  Les  exemptions  d'impôts  accordées  aux  deux 
«  premiers  ordres  étaient  sanctionnées  par  les  lois 
«  de  l'État ,  mais  n'étaient  pas  le  genre  de  récom- 
«  pense  qui  devait  payer  leurs  services. 

«  Des  commissions  criminelles ,  composées  de 
«juges  arbitrairement  choisis,  pouvaient  faire 
«  trembler  l'innocence. 

«  Ges  actes  d'autorité  qui ,  sans  accusation  et 
«  sans  jugement,  privaient  de  la  liberté,  étaient 
«  des  infractions  à  la  sûreté  du  droit  de  citoyen. 
«  Les  cours  de  justice,  dont  la  stabilité  était  d'au- 
«  tant  plus  importante ,  que ,  dans  l'absence  du 
«  corps  national ,  elles  étaient  le  seul  défenseur  de 
«  la  nation,  avaient  été  supprimées,  et  remplacées 
«  par  des  corps  de  magistrats  qui  n'avaient  pas  la 
«  confiance  publique;  et,  depuis  leur  rétablissement, 
«  des  innovations  avaient  été  tentées  sur  les  objets 
«  les  plus  essentiels  de  leur  juridiction. 

«  Mais  c'était  en  fait  de  finance  que  les  lois 
«  avaient  reçu  les  plus  fortes  infractions;  des  im- 
«  pots  avaient  été  établis  sans  le  consentement  de 
«  la  nation  ou  de  ses  représentants. 

'  ÉcBtion  de  Londres,  page  154. 

7. 


90 


COINSIDERÀTIOINS 


«  Des  impôts  avaient  été  perçus  après  l'époque 
i<  fixée  par  le  gouvernement  pour  leur  cessation. 

«  Des  impôts,  faibles  dans  leur  origine,  avaient 
«eu  un  accroissement  prodigieux  et  irrégulier; 
«  une  partie  des  impôts  portait  plus  sur  la  classe 
«  indigente  que  sur  la  classe  riche. 

«  Les  impôts  étaient  répartis  entre  les  provinces, 
«  sans  notions  exactes  de  la  force  de  la  contribu- 
«  tion  qu'elles  devaient  supporter. 

«  Quelquefois  il  y  avait  sujet  de  soupçonner  que 
«  la  résistance  à  l'établissement  des  impôts  en  avait 
«  fait  alléger  le  poids  ;  en  sorte  que  le  défaut  de 
«  patriotisme  était  devenu  le  motif  d'un  traitement 
«  avantageux. 

«  Quelques  provinces  avaient  obtenu  des  abon- 
«  nements  d'impôts  ;  et  ces  abonnements  étant  tou- 
«  jours  avantageux ,  c'était  une  faveur  partielle  qui 
«  tournait  au  préjudice  des  autres  provinces. 

«  Ces  abonnements  restant  toujours  au  même 
«  taux,  et  les  provinces  non  abonnées  étant  sujettes 
«  à  des  vérifications  qui  augmentaient  annuellement 
«  le  produit  de  l'impôt,  c'était  encore  une  autre 
«  source  d'inégalité. 

«  Des  impôts  qui  devaient  être  répartis  par  les 
«  contribuables ,  étaient  répartis  par  les  officiers  du 
«  roi,  ou  même  par  ses  commissaires. 

«  Les  rois  s'étaient  établis  juges,  en  leur  conseil, 
«  de  quelques  contributions.  Des  commissions  de- 
«  valent  être  établies  pour  juger  d'affaires  fiscales, 
«  dont  la  connaissance  appartenait  aux  tribunaux. 
«  Les  dettes  qui  grevaient  la  nation  avaient  été 
«  contractées  sans  le  consentement  de  la  nation. 
«  Des  emprunts  auxquels  les  cours  de  justice  avaient 
«  donné  un  consentement  qu'elles  n'étaient  pas  en 
«  droit  de  donner ,  avaient  été  excédés  par  cent 
«  infidélités  qui  trahissaient  tout  à  la  fois  les  tri- 
«  bunaux,  dont  les  jugements  devenaient  illusoires, 
«les  créanciers  de  l'État,  qui  avaient  des  concur- 
«  rents  dont  ils  ignoraient  l'existence,  et  la  nation, 
«  dont  les  charges  étaient  augmentées  à  son  insu. 
«  La  dépense  n'était  fixée  sur  aucun  objet  par  au- 
«  cune  loi. 

«  Les  fonds  destinés  aux  dépenses  personnelles 
tt  du  roi ,  aux  dettes  de  l'État  et  aux  dépenses  du 
«  gouvernement ,  n'étaient  distingués  que  par  un 
«  acte  particulier  et  secret  de  la  volonté  du  roi. 

«  Les  dépenses  personnelles  de  nos  rois  avaient 
«été  portées  à  des  sommes  excessives;  quelques 
«  dettes  de  l'État  avaient  un  assignat  spécial  qui 
«  avait  été  éludé;  le  roi  pouvait  à  son  gré  hâter 
«  ou  retarder  le  payement  de  diverses  parties  de 
«  dépense. 

«  Dans  le  traitement  des  gens  de  guerre,  la  somme 


«  employée  à  celui  des  officiers  était  presque  aussi 
«  forte  que  celle  employée  au  traitement  des  soi- 
«  dats. 

«  Presque  tous  les  employés  du  gouvernement, 
«à  quelque  titre  que  ce  fût,  avaient  une  solde 
«  excessive ,  surtout  dans  un  pays  où  l'honneur  de* 
«  vait  être  la  récompense  ou  unique,  ou  du  moins 
«  principale  des  services  rendus  à  l'État. 

«  Les  pensions  avaient  été  portées  à  une  somme 
«  fort  supérieure  à  celle  admise  dans  les  autres 
«  États  de  l'Europe,  proportion  gardée  des  revenus. 

«  Tels  étaient  les  faits  dont  la  nation  avait  juste 
«sujet  de  se  plaindre;  et,  si  l'existence  de  ces 
«  abus  était  un  tort  du  gouvernement,  la  possibilité 
«  de  leur  existence  était  un  tort  de  la  constitution 
«  de  l'État.  » 

Si  telle  était  la  situation  de  la  France,  et  l'on 
ne  peut  récuser  le  témoignage  d'un  chancelier  de 
monseigneur  le  comte  d'Artois,  témoignage  pré- 
senté officiellement  au  roi  ;  si  donc  telle  était  la 
situation  de  la  France,  de  l'avis  même  de  ceux  qui 
prétendaient  qu'elle  avait  une  constitution,  qui 
pourrait  nier  qu'un  changement  ne  fût  nécessaire, 
soit  pour  faire  marcher  une  constitution  qui  n'avait 
jamais  été  qu'enfreinte,  soit  pour  admettre  des 
garanties  qui  pussent  donner  aux  lois  de  l'État 
des  moyens  de  se  maintenir  et  d'être  obéies  ? 

CHAPITRE  Xll. 

Du  rappel  de  M.  Necker,  en  1788         9 

Si  M.  Necker,  en  sa  qualité  de  ministre,  avait 
proposé  la  convocation  des  états  généraux,  on 
aurait  pu  l'accuser  d'avoir  trahi  son  devoir,  puis- 
qu'il est  convenu,  dans  la  doctrine  d'un  certain 
parti,  que  le  pouvoir  absolu  des  rois  est  une  chose 
sacrée.  Mais,  quand  l'opinion  publique  força  la 
cour  à  renvoyer  l'archevêque  de  Sens  et  à  rappeler 
M.  Necker,  les  états  généraux  étaient  solennelle- 
ment promis  ;  les  nobles ,  le  clergé  et  le  parlement 
avaient  sollicité  cette  promesse;  la  nation  l'avait 
reçue;  et  telle  était  la  puissance  de  l'opinion  uni- 
verselle sur  ce  point ,  qu'aucune  force  militaire  ni 
civile  ne  se  serait  prêtée  alors  à  la  combattre.  Je 
consigne  cette  assertion  à  l'histoire;  si  elle  di- 
minue le  mérite  de  M.  Necker,  en  reconnaissant 
qu'il  n'a  pas  donné  les  états  généraux ,  elle  place 
la  responsabilité  des  événements  de  la  révolution 
là  oij  elle  doit  être.  Car  se  pouvait-il  qu'un  homme 
tel  que  M.  Necker  vînt  proposer  à  un  monarque 
vertueux,  à  Louis  XVI,  de  rétracter  sa  parole? et 
de  quelle  utilité  aurait  pu  lui  être  un  ministre  dont 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


91 


l'ascendant  consistait  dans  sa  popularité,  si  le  pre- 
mier acte  de  ce  ministre  eût  été  de  conseiller  au 
roi  de  manquer  aux  engagements  qu'il  avait  pris 
avec  son  peuple? 

Cette  même  aristocratie ,  qui  trouve  plus  simple 
de  calomnier  un  homme  que  de  reconnaître  la 
part  qu'elle  a  prise  elle-même  au  mouvement  gé- 
néral; cette  aristocratie,  dis-je,  eût  été  la  première 
indignée  de  la  perfidie  du  ministre  ;  il  n'aurait  pu 
tirer  aucun  parti  politique  de  la  dégradation  à  la- 
quelle il  aurait  consenti.  Quand  donc  une  chose 
n'est  ni  morale  ni  utile,  quelle  est  l'espèce  de  fou, 
ou  de  prétendu  sage,  qui  pourrait  la  conseiller? 

M.  Necker,  à  l'époque  où  l'opinion  publique  le 
reporta  au  ministère ,  était  plus  effrayé  qu'heureux 
de  sa  nomination.  Il  avait  amèrement  regretté  sa 
place,  quand  il  la  perdit  en  1781 ,  parce  qu'il  se  croyait 
alors  certain  de  faire  beaucoup  de  bien.  Lorsqu'il 
apprit  la  mort  de  M.  de  IMaurepas ,  il  se  reprocha 
comme  une  faute  sa  démission ,  donnée  six  mois 
auparavant ,  et  j'ai  toujours  présentes  à  mon  sou- 
venir ses  longues  promenades  à  Saint-Ouen,  dans 
lesquelles  il  répétait  souvent  qu'il  se  dévorait  lui- 
même  par  ses  réflexions  et  par  ses  scrupules.  Tout 
entretien  qui  lui  rappelait  son  ministère,  tout  éloge 
sur  ce  sujet  lui  faisait  mal.  Pendant  les  sept  années 
qui  s'écoulèrent  entre  son  premier  ministère  et  le 
second,  il  souffrait  constamment  du  renversement 
de  ses  projets  pour  améliorer  le  sort  de  la  France. 
Au  moment  oii  l'archevêque  de  Sens  fut  appelé  au 
ministère,  il  fut  encore  affligé  de  n'avoir  pas  été 
nommé;  mais,  lorsque  je  vins  lui  annoncer  à  Saint- 
Ouen,  en  1788,  qu'il  allait  être  ministre  :  Jhl 
me  dit-il ,  que  ne  m'a-t-on  donné  ces  quinze  mois 
de  l'archevêque  de  Sens!  à  présent,  c'est  trop 
tard! 

M.  INecker  venait  de  publier  son  ouvrage  sur 
l'importance  des  opinions  religieuses.  En  toute 
occasion, il  a  toujours  attaqué  les  partis  dans  leur 
force;  la  fierté  de  son  âme  l'inspirait  ainsi.  C'était 
la  première  fois  qu'un  écrivain ,  assez  éclairé  pour 
être  nommé  philosophe ,  signalait  les  dangers  de 
l'esprit  irréligieux  du  dix-huitième  siècle;  et  cet 
ouvrage  avait  rempli  l'àme  de  son  auteur  de  pen- 
sées plus  hautes  que  toutes  celles  qui  naissent  des 
intérêts  delà  terre,  même  les  plus  relevés.  Aussi 
se  rendit-il  aux  ordres  du  roi  avec  un  sentiment 
de  tristesse  que  je  ne  partageais  certes  pas;  il  me 
dit ,  en  voyant  ma  joie  :  «  La  fille  d'un  ministre 
«  n'a  que  du  plaisir,  elle  jouit  du  reflet  du  pouvoir 
«  de  son  père;  mais  le  pouvoir  lui-même,  à  pré- 
osent surtout,  est  une  responsabilité  terrible.  » 
Il  n'avait  que  trop  raison  ;  mais  dans  la  vivacité 


des  premiers  jours  de  la  jeunesse,  l'esprit,  si  l'on 
en  a,  peut  faire  parler  comme  une  personne  avan- 
cée dans  la  vie;  mais  l'imagination  n'est  pas  d'un 
jour  plus  âgée  que  nous. 

En  traversant  le  bois  de  Boulogne ,  la  nuit ,  pour 
me  rendre  à  Versailles,  j'avais  une  peur  horrible 
d'être  attaquée  par  des  voleurs  ;  car  il  me  semblait 
que  tout  le  bonheur  que  me  causait  l'élévation  de 
mon  père  devait  être  compensé  par  quelques  acci- 
dents cruels.  Les  voleurs  ne  m'attaquèrent  pas, 
mais  la  destinée  ne  justifia  que  trop  mes  craintes. 

J'allai  chez  la  reine,  selon  l'usage,  le  jour  de 
la  Saint-Louis  ;  la  nièce  de  l'archevêque  de  Sens , 
disgracié  le  matin,  faisait  sa  cour  en  même  temps 
que  moi  :  la  reine  manifesta  clairement ,  par  su 
manière  de  nous  accueilhr  toutes  les  deux,  qu'elle 
préférait  de  beaucoup  le  ministre  renvoyé  à  son 
successeur.  Les  courtisans  ne  firent  pas  de  même; 
car  jamais  tant  de  personnes  ne  s'offrirent  pour 
me  reconduire  jusqu'à  ma  voiture.  Toutefois  la 
disposition  de  la  reine  fut  alors  un  des  grands 
obstacles  que  M.  Necker  rencontra  dans  sa  carrière 
politique  ;  elle  l'avait  protégé  pendant  son  premier 
ministère;  mais,  quoiqu'il  fît  pour  lui  plaire  dans 
le  second,  elle  le  considéra  toujours  comme  nommé 
par  l'opinion  publique;  et  les  princes,  dans  les 
gouvernements  arbitraires ,  s'accoutument  malheu- 
reusement à  regarder  l'opinion  comme  leur  en- 
nemie. 

Quand  M.  Necker  fut  nommé  ministre,  il  ne 
restait  que  deux  cent  cinquante  mille  francs  au 
trésor  royal.  Le  lendemain  les  capitalistes  lui  ap- 
portèrent des  secours  considérables.  Les  fonds  pu- 
blics remontèrent  de  trente  pour  cent  dans  une 
matinée.  Un  tel  effet,  produit  sur  le  crédit  public 
par  la  confiance  en  un  homme,  n'a  point  d'exemple 
dans  l'histoire.  M.  Necker  obtint  le  rappel  de  tous 
les  exilés,  la  délivrance  de  tous  les  prisonniers 
pour  des  opinions  politiques,  entre  autres  des 
douze  gentilshommes  bretons  dont  j'ai  parlé  pré- 
cédemment. Enfin ,  il  fit  tout  le  bien  de  détail  qui 
pouvait  dépendre  d'un  ministre;  mais  déjà  l'im- 
portance de  la  nation  s'accroissait,  et  celle  des 
hommes  en  place  diminuait  nécessairement  en  pro» 
portion. 

CHAPITRE  XIII. 

De  la  conduite  des  derniers  états  généraux  tenus 
à  Paris  en  1614. 

Le  parti  des  aristocrates,  en  1789,  ne  cessait  de 
réclamer  les  anciens  usages.  La  nuit  des  temps  est 
très-favorable  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  admettre 


92 


CONSIDERATIONS 


la  discussion  des  vérités  en  elles-mêmes.  Ils  criaient 
sans  cesse  :  Rendez-nous  1614  et  nos  derniers  états 
généraux;  ce  sont  nos  maîtres,  ce  sont  nos  mo- 
dèles ! 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  prouver  que  les  états 
généraux  de  Blois ,  en  1576,  différaient  presque 
autant,  soit  pour  la  composition,  soit  pour  la 
forme,  des  états  de  Paris  en  1614,  que  des  états 
4)Ius  anciens,  sous  le  roi  Jean  et  sous  Louis  XII; 
aucune  des  convocations  des  trois  ordres  n'ayant 
été  fondée  sur  des  principes  positifs ,  aucune  n'a 
conduit  à  des  résultats  durables.  Mais  il  peut  être 
intéressant  de  rappeler  quelques  traits  principaux 
de  ces  derniers  états  généraux,  que  ceux  de  1789, 
après  environ  deux  cents  ans  d'interruption,  de- 
vaient, dit-on,  prendre  pour  guides.  Le  tiers  état 
proposa  de  déclarer  qu'aucune  puissance  ,  ni  spiri- 
tuelle ni  temporelle,  ne  pouvait  délier  les  sujets 
du  roi  de  leur  fidélité  envers  lui.  Le  clergé,  ayant 
pour  organe  le  cardinal  du  Perron,  s'y  opposa, 
réservant  les  droits  du  pape  ;  la  noblesse  suivit 
l'exemple  du  clergé-,  et  le  pape  les  en  remercia  vi- 
vement et  publiquement  l'un  et  l'autre.  On  traite 
encore  aujourd'hui  de  jacobins  ceux  qui  parlent 
d'un  pacte  entre  la  nation  et  le  trône;  alors  on  éta- 
blissait que  l'autorité  royale  était  dans  la  dépen- 
dance du  chef  de  l'Église. 

L'édit  de  Nantes  avait  été  pubhé  en  1598,  et  le 
sang  de  Henri  IV,  versé  par  les  ligueurs,  coulait, 
pour  ainsi  dire,  encore,  quand  les  protestants  de 
l'ordre  de  la  noblesse  et  du  tiers  état  demandèrent, 
en  1614,  que  l'on  confirmât,  dans  les  déclarations 
relatives  à  la  religion,  les  articles  de  l'édit  de 
Henri  IV  qui  maintenaient  la  tolérance  pour  leur 
culte  ;  leur  requête  fut  rejetée. 

Le  lieutenant  civil  de  Mesmes ,  s'adressant  de 
la  part  du  tiers  état  à  la  noblesse ,  dit  que  les  trois 
ordres  devaient  se  considérer  comme  trois  frères , 
dont  le  cadet  était  le  tiers  état.  Le  baron  de  Sen- 
necy  répondit,  au  nom  de  la  noblesse,  que  le  tiers 
état  ne  pouvait  s'arroger  le  nom  de  frère,  n'étant 
ni  du  même  sang ,  ni  de  la  même  vertu.  Le  clergé 
demanda  qu'il  lui  fût  permis  de  lever  des  dîmes 
sur  toute  espèce  de  fruits  et  de  grains ,  et  qu'on  dé- 
fendît de  lui  faire  payer  des  droits  à  l'entrée  des 
villes,  ou  de  lui  imposer  sa  part  des  contributions 
pour  les  chemins;  il  réclama  de  nouvelles  entraves 
à  la  liberté  de  la  presse.  La  noblesse  demanda  que 
les  principaux  emplois  fussent  tous  donnés  exclu- 
sivement aux  gentilshommes ,  qu'on  interdît  aux 
roturiers  les  arquebuses,  les  pistolets,  et  l'usage 
des  chiens ,  à  moins  qu'ils  n'eussent  les  jarrets 
coupés.  Elle  demanda  de  plus  que  les  roturiers 


payassent  de  nouveaux  droits  seigneuriaux  aux 
gentilshommes  possesseurs  de  fiefs;  que  l'on  sup- 
primât toutes  les  pensions  accordées  aux  membres 
du  tiers  état ,  mais  que  les  gentilshommes  fussent 
exempts  de  la  contrainte  par  corps,  et  de  tout 
subside  sur  les  denrées  de  leurs  terres  ;  qu'ils  pus- 
sent prendre  du  sel  dans  les  greniers  du  roi,  au 
même  prix  que  les  marchands  ;  enfin ,  que  le  tiers 
état  fût  obligé  de  porter  un  habit  différent  de  celui 
des  gentilshommes. 

J'abrège  cet  extrait  des  procès-verbaux,  dans 
lequel  je  pourrais  relever  encore  bien  des  choses 
ridicules ,  si  celles  qui  sont  révoltantes  ne  récla- 
maient pas  toute  l'attention.  Mais  il  suffit  de  prou- 
ver que  cette  séparation  des  trois  ordres  n'a  donné 
lieu  qu'aux  réclamations  constantes  des  nobles 
pour  ne  pas  payer  d'impôts  ,  s'assurer  de  nouvelles 
prérogatives  ,  et  faire  supporter  au  tiers  état  toutes 
les  humiliations  que  l'arrogance  peut  inventer.  Les 
mêmes  demandes  d'exemptions  d'impôts  étaient 
faites  de  la  part  du  clergé,  et  l'on  y  joignait  toutes 
les  vexations  de  l'intolérance.  Quant  aux  affaires 
publiques,  elles  ne  regardaient  que  le  tiers  état, 
puisque  toutes  les  taxes  devaient  porter  sur  lui. 
Voilà  pourtant  l'esprit  des  états  généraux  qu'on 
proposait  de  faire  revivre  en  1789;  et  ce  qu'on  ne 
cesse  de  reprocher  à  M.  Necker ,  c'est  d'avoir  pu 
souhaiter  des  modifications  à  de  telles  choses. 

CHAPITRE  XIV. 

De  la  division  par  ordres  dans  les  états  généraux. 

Les  états  généraux  de  France ,  ainsi  que  nous 
venons  de  le  dire,  étaient  divisés  en  trois  ordres, 
le  clergé,  la  noblesse  et  le  tiers  état,  délibérant 
séparément  comme  trois  nations  distinctes,  et 
présentant  leurs  doléances  au  roi,  chacune  pour 
ses  intérêts  particuliers  ,  qui  avaient ,  selon  les  cir- 
constances, plus  ou  moins  de  rapport  avec  les  in- 
térêts publics.  Le  tiers  état  renfermait  à  peu  près 
toute  la  nation,  dont  les  deux  autres  ordres  for- 
maient à  peine  le  centième.  Le  tiers  état,  qui  avait 
gagné  considérablement  en  importance,  dans  le 
cours  des  derniers  siècles,  demandait,  en  1789, 
que  le  commerce  ou  les  villes ,  séparément  des 
campagnes ,  eussent  dans  le  troisième  ordre  assez 
de  députés  pour  que  le  nombre  des  représentants 
du  tiers  état  fût  égal  à  celui  des  deux  autres  ordres 
réunis  ;  et  cette  demande  était  appuyée  par  des 
motifs  et  des  circonstances  de  la  plus  grande  force. 

La  principale  cause  de  la  liberté  de  l'Angleterre, 
c'est  qu'on  y  a  toujours  délibéré  en  deux  chambres, 
et  non  pas  en  trois.  Dans  tous  les  pays  où  les  trois 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


93 


ordres  sont  restés  séparés,  aucune  liberté  ne  s'est 
encore  établie.  La  division  en  quatre  ordres,  telle 
qu'elle  existe  en  Suède,  et  qu'elle  existait  jadis  en 
Aragon ,  ralentit  aussi  la  marche  des  affaires ,  mais 
elle  est  beaucoup  plus  favorable  à  la  liberté.  L'or- 
dre des  paysans  en  Suède,  en  Aragon  l'ordre 
équestre,  donnaient  deux  parts  égales  aux  repré- 
sentants de  la  nation  et  aux  privilégiés  du  premier 
rang;  car  l'ordre  équestre,  dont  l'équivalent  se 
trouve  dans  la  chambre  des  communes  en  Angle- 
terre ,  soutenait  naturellement  l'intérêt  du  peuple. 
Il  est  donc  résulté  de  la  division  en  quatre  ordres , 
que  dans  ces  deux  pays ,  la  Suède  et  l'Aragon ,  les 
principes  libéraux  se  sont  établis  de  bonne  heure 
et  maintenus  longtemps.  Il  est  à  désirer  pour  la 
Suède  que  sa  constitution  soit  rapprochée  de  celle 
de  l'Angleterre;  mais  il  faut  rendre  hommage  au 
■  sentiment  de  justice  qui ,  de  tout  temps ,  a  fait  ad- 
.  piettre  l'ordre  des  paysans  dans  la  diète.  Aussi  les 
paysans  de  Suède  sont-ils  éclairés,  heureux  et  reli- 
gieux ,  parce  qu'ils  ont  joui  du  sentiment  de  repos  et 
de  dignité  qui  ne  peut  naître  que  des  institutions 
libres.  En  Allemagne,  les  ecclésiastiques  ont  siégé 
dans  la  chambre  hante ,  mais  ils  n'ont  point  fait 
un  ordre  à  part,  et  la  division  naturelle  en  deux 
chambres  s'est  toujours  maintenue.  Les  trois  or- 
dres n'ont  guère  existé  qu'en  France  et  dans  quel- 
ques États ,  tels  que  la  Sicile ,  qui  ne  formaient 
pas  à  eux  seuls  une  monarchie.  Cette  funeste  ins- 
titution, donnant  toujours  la  majorité  aux  privi- 
légiés contre  la  nation ,  a  porté  souvent  le  peuple 
français  à  préférer  le  despotisme  royal  à  la  dépen- 
dance légale  où  le  plaçait  la  division  en  trois  or- 
dres ,  par  rapport  aux  castes  aristocratiques. 

Un  autre  inconvénient  de  la  France ,  c'était  cette 
foule  de  gentilshommes  du  second  ordre ,  anoblis 
de  la  veille,  soit  par  les  lettres  de  noblesse  que  les 
rois  donnaient ,  comme  faisant  suite  à  l'affranchis- 
sement des  Gaulois ,  soit  par  les  charges  vénales 
de  secrétaire  du  roi ,  etc. ,  qui  associaient  de  nou- 
veaux individus  aux  droits  et  aux  privilèges  des 
anciens  gentilshommes.  La  nation  se  serait  sou- 
mise volontiers  à  la  prééminence  des  familles  his- 
toriques ,  et  je  n'exagère  pas  en  affirmant  qu'il  n'y 
en  a  pas  plus  de  deux  cents  en  France.  Mais  les 
cent  mille  nobles  et  les  cent  mille  prêtres  qui  vou- 
laient avoir  des  privilèges,  à  l'égal  de  ceux  de 
MM.  de  Montmorency,  de  Grammpnt,  de  Gril- 
lon, etc.,  révoltaient  généralement;  car  des  négo- 
ciants ,  des  hommes  de  lettres ,  des  propriétaires , 
des  capitalistes ,  ne  pouvaient  comprendre  la  supé- 
riorité qu'on  voulait  accorder  à  cette  noblesse  ac- 
quise à  prix  de  révérences  ou  d'argent,  et  à  laquelle 


vingt-cinq  ans  de  date  suffisaient  pour  siéger  dans 
la  chambre  des  nobles,  et  pour  jouir  des  privilèges 
dont  les  plus  honorables  membres  du  tiers  état  se 
voyaient  privés. 

La  chambre  des  pairs  en  Angleterre  est  une  ma- 
gistrature patricienne,  fondée  sans  doute  sur  les 
anciens  souvenirs  de  la  chevalerie,  mais  tout  à  fait 
associée  à  des  institutions  d'une  nature  très-diffé- 
rente. Un  mérite  distingué  dans  le  commerce ,  et 
surtout  dans  la  jurisprudence,  en  ouvre  journelle- 
ment l'entrée,  et  les  droits  représentatifs  que  les 
pairs  exercent  dans  l'État,  attestent  à  la  nation  que 
c'est  pour  le  bien  public  que  leurs  rangs  sont  ins- 
titués. Mais  quel  avantage  les  Français  pouvaient- 
ils  trouver  dans  ces  vicomtes  de  la  Garonne,  ou 
dans  ces  marquis  de  la  Loire,  qui  ne  payaient  pas 
seulement  leur  part  des  impôts  de  l'État,  et  que  le 
roi  lui-même  ne  recevait  pas  à  sa  cour,  puisqu'il 
fallait  faire  des  preuves  de  plus  de  quatre  siècles 
pour  y  être  admis,  et  qu'ils  étaient  à  peine  anoblis 
depuis  cinquante  ans?  La  vanité  des  gens  de  cette 
classe  ne  pouvait  s'exercer  que  sur  leurs  inférieurs; 
et  ces  inférieurs  c'étaient  vingt-quatre  millions 
d'hommes. 

Il  peut  être  utile  à  la  dignité  d'une  religion  do- 
minante qu'il  y  ait  des  archevêques  et  des  évêques 
dans  la  chambre  haute,  comme  en  Angleterre. 
Mais  quelle  amélioration  pourrait  jamais  s'accom- 
plir dans  un  pays  où  le  clergé  catholique,  compo- 
sant le  tiers  de  la  représentation,  aurait  une  part 
égale  à  celle  de  la  nation  même  dans  le  pouvoir 
législatif.?  Ce  clergé  pourrait-il  consentir  à  la  tolé- 
rance des  cultes ,  à  l'admission  des  protestants  à 
tous  les  emplois?  Ne  s'est -il  pas  refusé  obstiné- 
ment à  l'égalité  des  impôts ,  pour  conserver  la 
forme  des  dons  gratuits  qui  augmentait  son  im- 
portance auprès  des  ministres?  Lorsque  Philippe 
le  Long  renvoya  les  ecclésiastiques  du  parlement 
de  Paris ,  il  dit  qu'ils  devaient  être  trop  occupés 
des  spiritualités  pour  avoir  le  temps  de  songer 
aux  temporalités.  Que  ne  sesont-ils  toujours  sou- 
mis à  cette  sage  maxime! 

Jamais  il  ne  s'était  rien  fait  de  décisif  dans  les 
états  généraux ,  précisément  parce  qu'ils  délibé- 
raient séparément  en  trois  ordres,  au  lieu  de  deux; 
et  le  chancelier  de  l'Hôpital  n'avait  pu  obtenir, 
même  momentanément,  son  édit  de  paix  que  d'une 
convocation  à  Saint  -  Germain  ,  en  1562,  dans  la- 
quelle, par  un  grand  hasard ,  le  clergé  ne  se  trouva 
pas. 

Les  assemblées  des  notables ,  appelées  par  les 
rois,  votèrent  presque  toutes  par  tête;  et  le  parle- 
ment, qui  avait  d'abord  consenti,  en  1558,  à  faire 


94 


CONSIDERÂTIOINS 


iin  quatrième  ordre  à  part,  demanda,  en  1626, 
qu'on  délibérât  par  tête  dans  une  assemblée  de 
notables,  parce  qu'il  ne  voulait  pas  être  distingué 
de  la  noblesse.  Les  variations  infinies  qu'on  re- 
trouve dans  tous  les  usages  de  la  monarchie  fran- 
çaise ,  se  font  remarquer  dans  la  composition  des 
états  généraux ,  encore  plus  que  dans  toute  autre 
institution  politique.  Si  l'on  voulait  s'acharner  sur 
le  passé  pour  en  faire  l'immuable  loi  du  présent , 
bien  que  ce  passé  ait  été  fondé  lui-même  sur  l'al- 
tération d'un  autre  passé;  si  on  le  voulait,  dis-je, 
on  se  perdrait  dans  des  discussions  interminables. 
Revenons  donc  à  ce  qui  ne  peut  se  nier  :  les  cir- 
constances dont  nous  avons  été  les  témoins. 

L'archevêque  de  Sens ,  agissant  au  nom  du  roi , 
invita  tous  les  écrivains  de  France  à  faire  connaî- 
tre leur  opinion  sur  le  mode  de  convocation  des 
états  généraux.  S'il  avait  existé  des  lois  constitu- 
tionnelles qui  en  décidassent,  pourquoi  le  ministre 
du  roi  aurait-il  consulté  la  nation  à  cet  égard  par  la 
liberté  de  la  presse?  L'archevêque  de  Sens,  en 
établissant  des  assemblées  provinciales,  non-seule- 
ment les  avait  composées  d'un  nombre  de  députés 
du  tiers  égal  à  celui  des  deux  autres  ordres  réunis, 
mais  il  avait  même  décidé ,  au  nom  du  roi ,  que 
l'on  y  voterait  par  tête.  Ainsi  l'opinion  publique 
était  singulièrement  préparée,  soit  par  les  mesures 
de  l'archevêque  de  Sens ,  soit  par  la  force  même 
du  tiers  état,  à  ce  que  cet  ordre  obtînt,  dans  les 
états  généraux  de  1789,  plus  d'influence  que  dans 
les  assemblées  précédentes.  Aucune  loi  ne  fixait 
le  nombre  des  députés  des  trois  ordres  ;  le  seul 
principe  établi  était  que  chacun  de  ces  ordres  ne 
devait  avoir  qu'une  voix.  Si  l'on  n'avait  pas  accordé 
légalement  une  double  représentation  au  tiers ,  on 
savait,  à  n'en  pas  douter,  qu'irrité  de  n'avoir  pas 
obtenu  ce  qu'il  demandait,  il  aurait  envoyé  aux 
états  généraux  un  nombre  de  députés  beaucoup 
plus  considérable  encore.  Ainsi  tous  les  avant-cou- 
reurs des  crises  politiques  dont  un  homme  d'État 
doit  avoir  connaissance,  annonçaient  la  nécessité 
de  transiger  avec  l'esprit  du  temps. 

Cependant  M.  Necker  ne  prit  pas  sur  lui  la  déci- 
sion qu'il  croyait  la  plus  sage;  et,  se  fiant  trop, 
il  faut  l'avouer,  à  l'empire  de  la  raison,  il  conseilla 
au  roi  d'assembler  de  nouveau  les  notables  qui 
avaient  été  convoqués  par  M.  de  Galonné;  la  ma- 
jorité de  ces  notables ,  étant  composée  de  privilé- 
giés ,  fut  contre  le  doublement  du  tiers  :  un  seul 
bureau  se  déclara  pour  cette  mesure  ;  il  était  pré- 
sidé par  Monsieur  (maintenant  Louis  XVIII), 
On  se  complaît  à  penser  qu'un  roi ,  le  premier  au- 
teur d'une  charte    constitutionnelle  émanée  du 


trône,  était  alors  de  l'opinion  populaire,  sur  l'im- 
portante question  que  le  parti  des  aristocrates 
cherche  encore  à  signaler  comme  la  cause  du  ren- 
versement de  la  monarchie. 

On  a  reproché  à  M.  Necker  d'avoir  consulté  les 
notables  pour  ne  pas  suivre  leur  avis;  sa  faute 
consiste  en  effet  dans  le  parti  qu'il  prit  de  les  con-* 
sulter;  mais  pouvait -on  imaginer  que  ces  privilé- 
giés, qui  s'étaient  montrés  la  veille  si  violents 
contre  les  abus  du  pouvoir  royal ,  défendraient  le 
lendemain  toutes  les  injustices  du  leur,  avec  un 
acharnement  si  contraire  à  l'opinion  générale? 

Néanmoins  M.  Necker  suspendit  toute  décision 
sur  le  doublement  du  tiers ,  lorsqu'il  vit  dans  la 
majorité  des  notables  une  opinion  différente  de  la 
sienne;  et  il  s'écoula  plus  de  deux  mois  entre  la 
fin  de  leur  assemblée  et  le  résultat  du  conseil  du 
27  décembre  1788.  Pendant  ce  temps,  M.  Necker 
étudia  constamment  l'esprit  public,  comme  la  bous- 
sole à  laquelle,  dans  cette  circonstance,  les  déci- 
sions du  roi  devaient  se  conformer.  La  correspon- 
dance des  provinces  était  unanime  sur  la  nécessité 
d'accorder  au  tiers  état  ce  qu'il  demandait ,  car  le 
parti  des  aristocrates  purs  était ,  comme  toujours, 
en  très -petit  nombre;  beaucoup  de  nobles  et  de 
prêtres ,  dans  la  classe  des  curés ,  se  ralliaient  à 
l'opinion  nationale.  Le  Dauphiné  assembla  à  Ro- 
mans ses  anciens  états  tombés  en  désuétude ,  et 
on  y  admit  non-seulement  le  doublement  du  tiers, 
mais  la  délibération  par  tête.  Un  grand  nombre 
d'officiers  de  l'armée  se  montraient  favorables  au 
désir  du  tiers  état.  Tous  ceux  et  toutes  celles  qui, 
de  la  haute  compagnie  de  France,  influaient  sur 
l'opinion,  parlaient  vivement  en  faveur  de  la  cause 
de  la  nation  :  la  mode  était  dans  ce  sens  ;  c'était 
le  résultat  de  tout  le_^dix- huitième  siècle,  et  les 
vieux  préjugés ,  qui  combattaient  encore  pour  les 
anciennes  institutions,  avaient  beaucoup  moins  de 
force  alors  qu'ils  n'en  ont  eu  à  aucune  époque, 
pendant  les  vingt-cinq  années  suivantes.  Enfin  l'as- 
cendant de  l'esprit  public  était  tel ,  qu'il  entraîna 
le  parlement  lui-même.  Aucun  corps  ne  s'est  ja- 
mais montré  plus  ardemment  défenseur  des  an- 
ciens usages  que  le  parlement  de  Paris;  toute 
institution  nouvelle  lui  paraissait  un  acte  de  rébel- 
lion, parce  qu'en  effet  son  existence  ne  pouvait 
être  fondée  sur  les  principes  de  la  liberté  politique. 
Des  charges  vénales,  un  corps  judiciaire  se  pré- 
tendant en  droit  de  consentir  les  impôts,  et  renon- 
çant pourtant  à  ce  droit  quand  les  rois  le  comman- 
daient :  toutes  ces  contradictions,  qui  ne  sauraient 
être  que  l'œuvre  du  hasard ,  n'admettaient  point 
la  discussion  ;  aussi  était -elle  singulièrement  sus- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


95 


pecte  aux  membres  de  la  magistrature  française. 
Tous  les  réquisitoires  contre  la  liberté  de  la  presse 
partaient  du  parlement  de  Paris;  et,  s'il  mettait 
des  bornes  au  pouvoir  actif  des  rois ,  il  encoura- 
geait en  revanche  ce  genre  d'ignorance,  en  matière 
de  gouvernement ,  qui ,  seul ,  favorise  l'autorité  ab- 
solue. Un  corps  aussi  fortement  attaché  aux  vieux 
usages,  et  néanmoins  composé  d'hommes  qui ,  par 
leurs  vertus  privées,  méritaient  beaucoup  d'estime, 
décidait  nécessairement  la  question,  en  déclarant, 
par  un  arrêté  des  premiers  jours  de  décembre  1788, 
deux  mois  après  l'assemblée  des  notables,  que  le 
nombre  des  députés  de  chaque  ordre  n'étant  fixé 
par  aucun  usage  constant ,  ni  par  aucune  loi  de 
l'État,  c'était  à  la  sagesse  du  roi  à  prononcer  à  cet 
égard  '. 

t  Extrait  de  l'arrêté  du  parlement,  du  5  décembre  1788, 
les  pairs  y  séant.  Considérant  la  situation  actuelle  de  la  na- 
tion, etc. ,  déclare  qu'en  distinguant  dans  les  états  de  1614  la 
convocation ,  la  composition  et  le  nombre  ; 

A  l'égard  du  premier  objet,  la  cour  a  dû  réclamer  la  forme 
pratiquée  à  cette  époque,  c'est-à-dire,  la  convocation  par 
bailliages  et  sénéchaussées ,  non  par  gouvernements  ou  géné- 
ralités :  cette  forme,  consacrée  de  siècle  en  siècle  par  les 
exemples  les  plus  nombreux  et  par  les  derniers  états,  étant 
surtout  le  seul  moyen  d'obtenir  la  réunion  complète  des  élec- 
teurs ,  par  les  formes  légales ,  devant  des  officiers  indépen- 
dants par  leur  état  : 

A  l'égard  de  la  composition ,  la  cour  n'a  pu  ni  du  porter  la 
moindre  atteinte  au  droit  des  électeurs ,  droit  naturel ,  consti- 
tutionnel, et  respecté  jusqu'à  présent,  de  donner  leurs  pou- 
voirs aux  citoyens  qu'ils  en  jugent  les  plus  dignes  : 

A  l'égard  du  nombre ,  celui  des  députés  respectifs  n'étant 
déterminé  par  aucune  loi ,  ni  par  aucun  usage  constant  pour 
aucun  ordre ,  il  n'a  été  ni  dans  le  pouvoir  ni  dans  l'intention 
de  la  cour  d'y  suppléer,  ladite  cour  ne  pouvant,  sur  cet  ob- 
jet ,  que  s'en  rapporter  à  la  sagesse  du  roi ,  sur  les  mesures 
nécessaires  à  prendre  pour  parvenir  aux  modifications  que  la 
raison,  la  liberté,  la  justice  et  le  vœu  général  peuvent  in- 
diquer. 

Ladite  cour  a  de  plus  arrêté  que  ledit  seigneur  roi  ^serait 
supplié  très-humblement  de  ne  plus  permettre  aucun  délai 
pour  la  tenue  des  états  généraux ,  et  de  considérer  qu'il  ne 
subsisterait  aucun  prétexte  d'agitation  dans  les  esprits ,  ni 
d'inquiétude  parmi  les  ordres ,  s'il  lui  plaisait ,  en  convoquant 
les  états  généraux ,  de  déclarer  et  consacrer  : 
Le  retour  des  états  généraux  ; 

Leur  droit  d'hypothéquer  aux  créanciers  de  l'État  des  im- 
pôts déterminés  ;  leur  obligation  envers  les  peuples  de  n'ac- 
corder aucun  autre  subside  qui  ne  soit  défini  pour  la  somme 
et  pour  le  temps;  leur  droit  de  fixer  et  d'assigner  librement, 
sur  les  demandes  dudit  seigneur  roi ,  les  fonds  de  chaque  dé- 
partement ; 

La  résolution  dudit  seigneur  roi  de  concerter  d'abord  la 
suppression  de  tous  impots  distinctifs  des  ordres ,  avec  le  seul 
(]ui  les  supporte;  ensuite  leur  remplacement,  avec  les  trois 
ordres ,  par  des  subsides  communs ,  également  répartis  ; 
La  •■esponsabilité  des  ministres  ; 

Le  droit  des  états  généraux  d'accuser  et  traduire  devant 
les  cours ,  dans  tous  les  cas  intéressant  directement  la  nation 
entière ,  sans  préjudice  des  droits  du  procureur  général  dans 
les  mêmes  cas  ; 

Les  rapports  des  états  généraux  avec  les  cours  souveraines , 
en  telle  sorte  que  les  cours  ne  doivent  ni  ne  puissent  souffrir 
la  levée  d'aucun  subside  qui  ne  soit  accordé ,  ni  concourir  à 
l'exécution  d'aucune  loi  qui  ne  soit  demandée  ou  concertée 
par  les  étate  généraux  ;  la  liberté  individuelle  des  citoyens , 


Quoi!  le  corps  que  l'on  considérait  comme  le 
représentant  du  passé,  cédant  à  l'opinion  d'alors, 
renonçait  indirectement  à  maintenir  les  anciennes 
coutumes  dans  cette  occasion;  et  le  ministre,  dont 
la  seule  force  consistait  dans  son  respect  pour  la 
nation,  aurait  pris  sur  lui  de  refuser  à  cette  na- 
tion ce  qu'en  sa  conscience  il  croyait  équitable ,  ce 
que  dans  son  jugement  il  considérait  comme  né- 
cessaire ! 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  A  cette  époque,  les 
adversaires  de  l'autorité  du  roi ,  c'étaient  les  privi- 
légiés; le  tiers  état,  au  contraire,  désirait  se  ral- 
lier à  la  couronne;  et  si  le  roi  ne  s'était  pas  éloigné 
des  représentants  du  tiers,  après  l'ouverture  des 
états  généraux,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'ils  n'eus- 
sent soutenu  son  pouvoir.  Mais,  quand  un  souve- 
rain adopte  un  système  en  politique,  il  doit  le 
suivre  avec  constance ,  car  il  ne  recueille  du  chan- 
gement que  les  inconvénients  de  tous  les  partis 
opposés.  «  Une  grande  révolution  était  prête,  dit 
«Monsieur  (Louis  XVIII)  à  la  municipalité  de 
«Paris,  en  1789;  le  roi,  par  ses  intentions,  ses 
«  vertus  et  son  rang  suprême ,  devait  en  être  le 
«  chef.  »  Toute  la  sagesse  de  la  circonstance  était  . 
dans  ces  paroles. 

M.  Necker,  dans  le  rapport  joint  au  résultat  du 
conseil  du  27  décembre ,  indiqua ,  au  nom  du  roi , 
que  le  monarque  accorderait  la  suppression  des 
lettres  de  cachet,  la  liberté  de  la  presse,  et  le  re- 
tour périodique  des  états  généraux  pour  la  révision 
dss  finances.  11  tâcha  de  dérober  aux  députés  fu- 
turs le  bien  qu'ils  voulaient  faire,  afin  d'accaparer 
l'amour  du  peuple  pour  le  roi.  Aussi  jamais  réso- 
lution partie  du  trône  ne  produisit-elle  un  enthou- 
siasme pareil  à  celui  qu'excita  le  résultat  du  conseil. 
Il  arriva  des  adresses  de  félicitation  de  toutes  les 
parties  du  royaume;  et,  parmi  les  lettres  sans 
nombre  que  M.  Wecker  reçut,  deux  des  plus  mar- 
quantes furent  celles  de  l'abbé  Maury,  depuis  car- 
dinal, et  de  M.  de  Lamoignon.  L'autorité  du  roi 

par  l'obligation  de  remettre  immédiatement  tout  homme  ar- 
rêté dans  une  prison  royale,  entre  les  mains  de  ses  juges  na- 
turels; 

Et  la  liberté  légitime  de  la  presse,  seule  ressource  prompte 
et  certaine  des  gens  de  bien  contre  la  licence  des  méchants , 
saaf  à  répondre  des  écrits  répréhensibles  après  l'impression , 
suivant  l'exigence  des  cas. 

Au  moyen  de  ces  préliminaires ,  qui  sont  dès  à  présent  dans 
la  main  du  roi ,  et  sans  lesquels  on  ne  peut  concevoir  une  as- 
semblée vraiment  nationale ,  il  semble  à  la  cour  que  le  roi 
donnerait  à  la  magistrature  la  plus  douce  récompense  de  son 
zèle ,  en  procurant  à  la  nation ,  par  le  moyen  d'une  solide  li- 
berté, tout  le  bonheur  dont  elle  est  digne. 

Arrête,  en  conséquence,  que  les  motifs,  les  principes  et 
les  vœux  du  présent  arrêté  seront  mis  sous  les  yeux  du  sei- 
gneur roi  par  la  voie  de  très-humbles  et  très-respectueuses 
supplications. 


96 


CONSIDERATIONS 


fut  alors  plus  puissante  sur  les  esprits  que  jamais  ; 
on  admirait  la  force  de  raison  et  la  loyauté  de  sen- 
timent qui  le  faisait  marcher  en  avant  des  réformes 
demandées  par  la  nation ,  tandis  que  l'archevêque 
de  Sens  l'avait  placé  dans  la  situation  la  plus  fausse, 
en  l'engageant  à  refuser  toujours  la  veille  ce  qu'il 
était  forcé  d'accorder  le  lendemain. 

Mais ,  pour  profiter  de  cet  enthousiasme  popu- 
laire, il  fallait  marcher  fermement  dans  la  même 
route.  Un  plan  tout  à  fait  contraire  a  été  suivi  par 
le  roi ,  six  mois  après  ;  comment  donc  accuser 
M.  Wecker  des  événements  qui  sont  résultés  de  ce 
qu'on  a  rejeté  ses  avis  pour  adopter  ceux  du  parti 
contraire?  Lorsqu'un  général  malhabile  perd  la 
campagne  victorieusement  commencée  par  un  au- 
tre, dit-on  que  le  vainqueur  des  premiers  jours  est 
coupable  des  défaites  de  son  successeur,  dont  la 
manière  de  voir  et  d'agir  diffère  en  tout  de  la 
sienne  ?  Mais ,  répétera-t-on  encore ,  la  conséquence 
naturelle  du  doublement  du  tiers  n'était-elle  pas  la 
délibération  par  tête  et  non  par  ordre,  et  n'a-t-on  pas 
vu  les  suites  de  la  réunion  en  une  seule  assemblée.^ 
La  conséquence  du  doublement  du  tiers  aurait  dû 
être  de  délibérer  en  deux  chambres;  et  certes, 
loin  de  craindre  un  tel  résultat,  il  fallait  le  désirer. 
Pourquoi  donc,  diront  les  adversaires  de  M.  Nec- 
ker,  n'a-t-il  pas  fait  prononcer  au  roi  sa  résolu- 
tion sur  ce  point ,  lorsque  le  doubjement  du  tiers 
fut  accordé?  Il  ne  l'a  pas  fait,  parce  qu'il  pensait 
qu'un  tel  changement  devait  être  concerté  avec  les 
représentants  de  la  nation;  mais  il  l'a  proposé  dès 
que  ces  représentants  ont  été  rassemblés.  Malheu- 
reusement le  parti  aristocrate  s'y  opposa,  et  perdit 
ainsi  la  France  en  se  perdant  lui-même. 

Une  disette  de  blé ,  telle  qu'il  ne  s'en  était  pas 
fait  sentir  depuis  longtemps  en  France,  menaça 
Paris  de  la  famine  pendant  l'hiver  de  1788  à  1789. 
Les  soins  infinis  de  M.  Necker,  et  le  dévouement 
de  sa  propre  fortune ,  dont  il  avait  déposé  la  moi- 
tié au  trésor  royal ,  prévinrent  à  cet  égard  des 
malheurs  incalculables.  Rien  ne  dispose  le  peuple 
au  mécontentement  comme  les  craintes  sur  les 
subsistances;  cependant  il  avait  tant  de  confiance 
dans  l'administration,  que  nulle  part  le  trouble 
n'éclata.  Les  états  généraux  s'annonçaient  sous  les 
plus  heureux  auspices;  les  privilégiés,  par  leur  si- 
tuation même ,  ne  pouvaient  abandonner  le  trône , 
bien  qu'ils  l'eussent  ébranlé;  les  députés  du  tiers 
état  étaient  reconnaissants  de  ce  qu'on  avait  écouté 
leurs  réclamations.  Sans  doute ,  il  restait  encore 
de  grands  sujets  de  discorde  entre  la  nation  et  les 
privilégiés;  mais  le  roi  était  placé  de  manière  à 
pouvoir  être  leur  arbitre ,  en  se  réduisant  de  lui- 


même  à  une  monarchie  limitée  ;  si  toutefois  c'est 
se  réduire  que  de  s'imposer  des  barrières  qui  vous 
mettent  à  l'abri  de  vos  propres  erreurs ,  et  surtout 
de  celles  de  vos  ministres.  Une  monarchie  sage- 
ment limitée  n'est  que  l'image  d'un  honnête 
homme,  dans  l'âme  duquel  la  conscience  préside 
toujours  à  l'action. 

Le  résultat  du  conseil  du  27  décembre  fut  adopté 
par  les  ministres  du  roi  les  plus  éclairés,  tels  que 
MM.  de  Saint-Priest,  de  Montmorin  et  de  la  Lu- 
zerne ;  et  la  reine  elle-même  voulut  assister  à  la 
délibération  qui  eut  lieu  sur  le  doublement  du 
tiers.  C'était  la  première  fois  qu'elle  paraissait  au 
conseil;  et  l'approbation  qu'elle  donna  spontané- 
ment à  la  mesure  proposée  par  M.  Necker ,  pour- 
rait être  considérée  comme  une  sanction  de  plus; 
mais  M.  Necker,  en  remplissant  son  devoir,  dut 
en  prendre  la  responsabilité  sur  lui-même.  La  na- 
tion entière ,  à  l'exception  peut-être  de  quelques 
milliers  d'individus,  partageait  alors  son  opinion; 
depuis  il  n'y  a  que  les  amis  de  la  justice  et  de  la 
liberté  politique,  telle  qu'on  la  concevait  à  l'ouver- 
ture des  états  généraux ,  qui  soient  restés  toujours 
les  mêmes  à  travers  vingt-cinq  années  de  vicissi- 
tudes. Ils  sont  en  petit  nombre,  et  la  mort  les 
moissonne  chaque  jour;  mais  la  mort  seule  en  effet 
pouvait  diminuer  cette  fidèle  armée;  car  ni  la  sé- 
duction ni  la  terreur  n'en  sauraient  détacher  le 
plus  obscur  champion. 

CHAPITRE  XV. 

Quelle  était  la  disposition  des  esprits  en  Eu- 
rope, au  moment  de  la  convocation  des  états 
généraux. 

Les  lumières  philosophiques ,  c'est-à-dire ,  l'ap- 
préciation des  choses  d'après  la  raison,  et  non 
d'après  les  habitudes ,  avaient  fait  de  tels  progrès 
en  Europe ,  que  les  possesseurs  des  privilèges ,  rois , 
nobles  ou  prêtres ,  étaient  les  premiers  à  s'excuser 
des  avantages  abusifs  dont  ils  jouissaient.  Ils  vou- 
laient bien  les  conserver,  mais  ils  prétendaient  à 
l'honneur  d'y  être  indifférents  ;  et  les  plus  adroits 
se  flattaient  d'endormir  assez  l'opinion  pour  qu'elle 
ne  leur  disputât  pas  ce  qu'ils  avaient  l'air  de  dé- 
daigner. 

L'impératrice  Catherine  courtisait  Voltaire; 
Frédéric  II  était  presque  son  rival  en  littérature , 
Joseph  II  était  le  philosophe  le  plus  prononcé  de 
ses  États;  le  roi  de  France  avait  pris  deux  fois,  en 
Amérique  et  en  Hollande,  le  parti  des  sujets  contre 
leurs  princes  :  sa  politique  l'avait  conduit  à  sou- 
tenir ceux  qui  combattaient  contre  le  pouvoir 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


97 


royal  et  stathoudérien.  L'opinion  de  l'Angleterre 
sur  tous  les  principes  politiques  était  en  harmonie 
avec  ses  institutions  ;  et ,  avant  la  révolution  de 
France,  il  y  avait  certainement  plus  d'esprit  de  li- 
berté en  Angleterre  qu'à  présent. 

M.  Necker  avait  donc  raison  quand  il  disait, 
dans  le  résultat  du  conseil  du  27  septembre ,  que  le 
bruit  sourd  de  l'Europe  invitait  le  roi  à  consentir 
aux  vœux  de  la  nation.  La  constitution  anglaise 
qu'elle  souhaitait  alors ,  elle  la  réclame  encore  à 
présent.  Examinons  avec  impartialité  quels  sont 
les  orages  qui  l'ont  éloignée  de  ce  port,  le  seul  où 
elle  puisse  trouver  le  calme. 

CHAPITRE  XVL 

Ouverture  des  états  généraux,  le  5  mai  1789. 

Je  n'oublierai  jamais  le  moment  oiî  l'on  vil 
passer  les  douze  cents  députés  de  la  France,  se 
rendant  en  procession  à  l'église  pour  entendre  la 
messe ,  la  veille  de  l'ouverture  des  états  généraux. 
C'était  un  spectacle  bien  imposant  et  bien  nouveau 
pour  des  Français;  tout  ce  qu'il  y  avait  d'habitants 
dans  la  ville  de  Versailles,  ou  de  curieux  arrivés 
de  Paris,  se  rassemblait  pour  le  contempler.  Cette 
nouvelle  sorte  d'autorité  dans  l'Etat,  dont  on  ne 
connaissait  encore  ni  la  nature,  ni  la  force,  éton- 
nait la  plupart  de  ceux  qui  n'avaient  pas  réfléchi 
sur  les  droits  des  nations. 

Le  haut  clergé  avait  perdu  une  partie  de  sa  con- 
sidération ,  parce  que  beaucoup  de  prélats  ne  s'é- 
taient pas  montrés  assez  réguliers  dans  leur  con- 
duite ,  et  qu'un  plus  grand  nombre  encore  n'étaient 
occupés  que  des  affaires  politiques.  Le  peuple  est 
sévère  pour  les  prêtres  comme  pour  les  femmes  : 
il  veut,  dans  les  uns  et  dans  les  autres,  du  dévoue- 
ment à  leurs  devoirs.  La  gloire  militaire,  qui  cons- 
titue la  considération  de  la  noblesse,  comme  la 
piété  celle  du  clergé,  ne  pouvait  plus  apparaître 
que  dans  le  passé.  Une  longue  paix  n'avait  donné 
à  aucun  des  nobles  qui  en  auraient  été  les  plus 
avides,  l'occasion  de  recommencer  leurs  aïeux,  et 
c'étaient  d'illustres  obscurs  que  tous  les  grands 
seigneurs  de  France.  La  noblesse  du  second  ordre 
n'avait  pas  eu  plus  d'occasions  de  se  distinguer , 
puisque  la  nature  du  gouvernement  ne  permettait 
aux  gentilshommes  que  la  carrière  des  armes.  Les 
anoblis,  qu'on  voyait  marcher  en  grand  nombre 
dans  les  rangs  des  nobles ,  portaient  d'assez  mau- 
vaise grâce  le  panache  et  l'épée  ;  et  l'on  se  deman- 
dait pourquoi  ils  se  plaçaient  dans  le  premier  ordre 
de  l'État,  seulement  parce  qu'ils  avaient  obtenu 


de  ne  pas  payer  leur  part  des  impôts  publics  ;  car, 
en  effet ,  c'était  à  cet  injuste  privilège  que  se  bor- 
naient leurs  droits  politiques. 

La  noblesse  se  trouvant  déchue  de  sa  splendeur 
par  l'esprit  de  courtisan,  par  l'alliage  des  anoblis, 
et  par  une  longue  paix  ;  le  clergé  ne  possédant  plus 
l'ascendant  des  lumières  qu'il  avait  eu  dans  les 
temps  barbares ,  l'importance  des  députés  du  tiers 
état  en  était  augmentée.  Leurs  habits  et  leurs 
manteaux  noirs ,  leurs  regards  assurés ,  leur  nom- 
bre imposant ,  attiraient  l'attention  sur  eux  :  des 
hommes  de  lettres,  des  négociants,  un  grand 
nombre  d'avocats  composaient  ce  troisième  ordre. 
Quelques  nobles  s'étaient  fait  nommer  députés  du 
tiers ,  et  parmi  ces  nobles  on  remarquait  surtout 
le  comte  de  Mirabeau  :  l'opinion  qu'on  avait  de  son 
esprit  était  singulièrement  augmentée  par  la  peur 
que  faisait  son  immoralité;  et  cependant,  c'est 
cette  immorahté  même  qui  a  diminué  l'influence 
que  ses  étonnantes  facultés  devaient  lui  valoir.  Il 
était  difficile  de  ne  pas  le  regarder  longtemps, 
quand  on  l'avait  une  fois  aperçu  :  son  immense 
chevelure  le  distinguait  entre  tous;  on  eût  dit  que 
sa  force  en  dépendait  comme  celle  de  Samson  ;  son 
visage  empruntait  de  l'expression  de  sa  laideur 
même ,  et  toute  sa  personne  donnait  l'idée  d'une 
puissance  irrégulière,  mais  enfin,  d'une  puissance 
telle  qu'on  se  la  représenterait  dans  un  tribun  du 
peuple. 

Aucun  nom ,  excepté  le  sien ,  n'était  encore  cé- 
lèbre dans  les  six  cents  députés  du  tiers  ;  mais  il 
y  avait  beaucoup  d'hommes  honorables ,  et  beau- 
coup d'hommes  à  craindre.  L'esprit  de  faction 
commençait  à  planer  sur  la  France ,  et  l'on  ne  pou- 
vait l'abattre  que  par  la  sagesse  ou  par  le  pouvoir. 
Or,  si  l'opinion  avait  déjà  miné  le  pouvoir,  que 
pouvait-on  faire  sans  sagesse.' 

J'étais  placée  à  une  fenêtre  près  de  madame  de 
Montmorin ,  femme  du  ministre  des  affaires  étran- 
gères, et  je  me  livrais,  je  l'avoue,  à  la  plus  vive 
espérance,  en  voyant  pour  la  première  fois  en 
France  des  représentants  de  la  nation.  Madame  de 
Montmorin  ,  dont  l'esprit  n'était  en  rien  distingué, 
me  dit  avec  un  ton  décidé,  qui  cependant  me  fit 
effet  :  «  Vous  avez  tort  de  vous  réjouir,  il  arrivera 
«  de  ceci  de  grands  désastres  à  la  France  et  à  nous.  » 
Cette  malheureuse  femme  a  péri  sur  l'échafaud 
avec  un  de  ses  fils ,  l'autre  s'est  noyé  ;  son  mari  a 
été  massacré  le  2  septembre  ;  sa  fille  aînée  a  péri 
dans  l'hôpital  d'une  prison  ;  sa  fille  cadette,  madame 
de  Beaumont ,  personne  spirituelle  et  généreuse ,  a 
succombé  sous  le  poids  de  ses  regrets  avant  trente 
ans;  la  famille  de  Niobé  n'a  pas  été  plus  cruelle- 


08 


CONSIDERATIONS 


on 


ment  frappée  que  celle  de  cette  pauvre  mère 
eût  dit  qu'elle  le  pressentait. 

L'ouverture  des  états  généraux  eut  lieu  le  len- 
demain :  on  avait  construit  à  la  hâte  une  grande 
salle  dans  l'avenue  de  Versailles  pour  y  recevoir 
les  députés.  Beaucoup  de  spectateurs  furent  admis 
à  cette  cérémonie.  Une  estrade  était  élevée  pour  y 
placer  le  trône  du  roi ,  le  fauteuil  de  la  reine ,  et 
des  chaises  pour  le  reste  de  la  famille  royale. 

Le  chancelier,  M.  de  Barentin ,  s'assit  sur  l'avant- 
scène  de  cette  espèce  de  théâtre.  Les  trois  ordres 
étaient ,  pour  ainsi  dire ,  dans  le  parterre ,  le  clergé 
et  la  noblesse  à  droite  et  à  gauche ,  les  députés  du 
tiers  état  en  face.  Ils  avaient  déclaré  d'avance  qu'ils 
ne  se  mettraient  pas  à  genoux  au  moment  de  l'ar- 
rivée du  roi,  suivant  l'ancien  usage,  encore  pra- 
tiqué la  dernière  fois  que  les  états  généraux  s'é- 
taient rassemblés.  Si  les  députés  du  tiers  état 
s'étaient  mis  à  genoux  en  1789 ,  tout  le  monde,  y 
compris  les  aristocrates  les  plus  purs,  aurait 
trouvé  cette  action  ridicule,  c'est-à-dire,  en  désac- 
cord avec  les  idées  du  temps. 

Lorsque  Mirabeau  parut ,  un  murmure  se  fit  en- 
tendre dans  l'assemblée.  Il  en  comprit  le  sens; 
mais,  traversant  la  salle  fièrement  jusqu'à  sa  place, 
il  eut  l'air  de  se  préparer  à  faire  naître  assez  de 
troubles  dans  l'État  pour  confondre  les  rangs  de 
l'estime  aussi  bien  que  tous  les  autres.  M.  Necker 
fut  couvert  d'applaudissements  dès  qu'il  entra  ;  sa 
popularité  était  alors  entière ,  et  le  roi  pouvait  s'en 
servir  utilement ,  en  restant  fidèle  au  système  dont 
il  avait  adopté  les  principes  fondamentaux. 

Qiiand  le  roi  vint  se  placer  sur  le  trône,  au  mi- 
lieu de  cette  assemblée,  j'éprouvai  pour  la  pre- 
mière fo'is  un  sentiment  de  crainte.  D'abord  je 
remarquai  que  la  reine  était  très-émue;  elle  arriva 
plus  tard  que  l'heure  assignée,  et  les  couleurs  de 
son  teint  étaient  altérées. 'Le  roi  prononça  son  dis- 
cours avec  sa  simplicité  accoutumée;  mais  les 
physionomies  des  députés  exprimaient  plus  d'éner- 
gie que  celle  du  monarque,  et  ce  contraste  devait 
inquiéter,  dans  des  circonstances  oiî,  rien  n'é- 
tant encore  établi ,  il  fallait  de  la  force  des  deux 
côtés. 

Les  discours  du  roi,  du  chancelier  et  de 
M.  Necker,  avaient  tous  les  trois  pour  but  le  ré- 
tablissement des  finances.  Celui  de  M.  Necker  pré- 
sentait toutes  les  améliorations  dont  l'administra- 
tion était  susceptible ,  mais  il  touchait  à  peine  aux 
questions  constitutionnelles  ;  et  se  bornant  à  pré- 
venir l'assemblée  contre  la  précipitation  dont  elle 
n'était  que  trop  susceptible ,  il  lui  dit  ce  mot  qui 
est  devenu  proverbe  :  «  Ne  soyez  pas  envieux  du 


temps.  »  En  sortant  de  la  séance,  le  parti  popu- 
laire ,  c'est-à-dire ,  la  majorité  du  tiers ,  la  minorité 
de  la  noblesse  et  plusieurs  membres  du  clergé ,  se 
plaignirent  de  ce  que  M.  Necker  avait  traité  les 
états  généraux  comme  une  administration  provin- 
ciale ,  en  ne  leur  parlant  que  des  mesures  à  pren- 
dre pour  garantir  la  dette  de  l'État,  et  pour  per- 
fectionner le  système  des  impôts.  Le  principal 
objet  des  états  généraux ,  sans  doute,  était  de  faire 
une  constitution  :  mais  pouvaient-ils  exiger  que  le 
ministre  du  roi  entamât  le  premier  des  questions 
qui  ne  devaient  être  mises  en  avant  que  par  les  re- 
présentants de  la  nation  ? 

D'un  autre  côté,  les  aristocrates,  ayant  vu,  dans 
le  discours  de  M.  Necker,  qu'en  huit  mois  il  avait 
assez  rétabli  les  finances  pour  être  en  état  de  se 
passer  de  nouveaux  impôts,  commencèrent  à  blâ- 
mer le  ministre  d'avoir  convoqué  les  états  géné- 
raux ,  puisque  le  besoin  d'argent  ne  les  rendait  pas 
indispensables.  Ils  oubliaient  apparemment  que  la 
promesse  de  ces  états  généraux  était  donnée  avant 
le  rappel  de  M.  Necker.  Dans  cette  circonstance , 
comme  dans  presque  toutes ,  il  marchait  entre  les 
deux  extrêmes,  car  il  ne  voulait  point  dire  aux 
représentants  du  peuple  :  Ne  vous  occupez  que  de 
constitution;  et  il  ne  voulait  pas  non  plus  retom- 
ber dans  l'arbitraire,  en  se  contentant  des  res- 
sources momentanées  qui  ne  mettaient  point  en 
sûreté  les  créanciers  de  l'État ,  et  ne  répondaient 
pas  au  peuple  de  l'emploi  de  ses  sacrifices. 

CHAPITRE  XVII. 

De  la  résistance  des  ordres  privilégiés  aux  de- 
mandes du  tiers  état,  en  1789. 

M.  de  la  Luzerne,  évéque  de  Langres,  un  des 
meilleurs  esprits  de  France,  écrivit,  à  l'ouverture 
des  états  généraux,  une  brochure  pour  proposer 
que  les  trois  ordres  se  formassent  en  deux  cham- 
bres, le  haut  clergé  se  réunissant  à  la  noblesse,  et 
le  bas  clergé  aux  communes.  M.  le  marquis  de 
Montesquiou,  depuis  général,  en  fit  la  motion, 
mais  en  vain ,  dans  la  chambre  de  la  noblesse.  En 
un  mot,  tous  les  hommes  éclairés  sentaient  la  né- 
cessité de  détruire  cette  délibération  en  trois  or- 
dres, avec  le  veto  de  l'un  sur  l'autre;  car,  indépen- 
damment de  son  injustice  radicale,  elle  rendait 
impossible  de  terminer  aucune  affaire. 

Il  y  a  dans  l'ordre  social,  comme  dans  l'ordre  natu- 
rel, de  certains  principes  dont  on  ne  saurait  s'écarter 
sans  amener  la  confusion.  Les  trois  pouvoirs  sont 
dans  l'essence  des  choses.  La  monarchie,  l'aristo- 
cratie et  la  démocratie  existent  dans  tous  les  gouver- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


99 


nements,  comme  l'action,  la  conservation  et  le  re- 
nouvellement, dans  la  marche  de  la  nature.  Si  vous 
introduisez  dans  l'organisation  politique  un  qua- 
trième pouvoir,  le  clergé ,  qui  est  tout  ou  rien,  sui- 
vant la  façon  dont  on  le  considère,  vous  ne  pouvez 
plus  établir  aucun  raisonnement  flxe  sur  les  lois 
nécessaires  au  bien  de  l'État ,  puisqu'on  vous  met 
pour  entraves  des  autorités  mystérieuses,  là  oii 
vous  ne  devez  admettre  que  des  intérêts  publics. 
Deux  grands  dangers,  la  banqueroute  et  la 
famine,  menaçaient  la  France  au  moment  de  la 
convocation  des  états  généraux,  et  tous  les  deux 
exigeaient  des  ressources  promptes.  Comment 
pouvait-on  prendre  aucune  résolution  rapide  avec 
le  veto  de  chaque  ordre?  Les  deux  premiers  ne 
voulaient  pas  consentir  sans  condition  à  l'égalité 
des  impôts ,  et  cependant  la  nation  demandait  que 
ce  moyen  fût  employé  avant  tout  autre,  pour  ré- 
tablir les  finances.  Les  privilégiés  avaient  dit 
qu'ils  accéderaient  à  cette  égalité ,  mais  ils  ne  l'a- 
vaient point  encore  formellement  décrété,  et  ils 
étaient  toujours  les  maîtres  de  décider  ce  qui  les 
concernait  d'après  l'ancienne  manière  de  délibérer. 
Ainsi  la  masse  de  la  nation  n'avait  point  d'in- 
fluence décisive,  quoique  la  plus  grande  partie  des 
sacrifices  portât  sur  elle.  Les  députés  du  tiers  ré- 
clamèrent donc  le  vote  par  tête ,  et  la  noblesse  et 
le  clergé  le  vote  par  ordre.  La  dispute  à  cet  égard 
commença  dès  la  vérification  des  pouvoirs  ;  et  dès 
ce  moment  aussi  M.  Necker  proposa  un  plan  de 
conciliation,  qui ,  bien  que  très-favorable  aux  deux 
premiers  ordres ,  pouvait  cependant  alors  être 
accepté,  parce  que  l'on  négociait  encore.  A  toutes 
les  entraves  qu'apportait  la  délibération  en  trois 
ordres ,  il  faut  ajouter  ce  qu'on  appelait  les  man- 
dats impératifs ,  c'est-à-dire ,  des  mandats  rédigés 
par  les  électeurs,  qui  imposaient  aux  députés  l'o- 
bligation de  se  conformer  à  la  volonté  de  leurs 
commettants ,  sur  les  principaux  objets  dont  il  de- 
vait être  question  dans  l'assemblée.  Cette  forme 
surannée  ne  pouvait  convenir  qu'au  temps  oij  le 
gouvernement  représentatif  était  dans  son  enfance. 
L'opinion  publique  n'avait  guère  d'ascendant, 
lorsque  les  communications  d'une  province  à  l'autre 
étaient  peu  faciles,  et  surtout  lorsque  les  journaux 
ne  répandaient  encore  ni  les  nouvelles  ni  les  idées. 
Mais  vouloir  contraindre  de  nos  jours  les  députés 
à  ne  s'écarter  en  rien  des  cahiers  rédigés  dans  leurs 
bailliages ,  c'était  faire  des  états  généraux  une  réu- 
nion d'hommes  qui  auraient  eu  seulement  le  droit 
de  déposer  des  pétitions  sur  la  table.  En  vain  la 
discussion  les  eût-elle  éclairés,  puisqu'il  ne  leur 
était  permis  de  rien  changer  aux  injonctions  qu'ils 


avaient  reçues  d'avance.  C'est  pourtant  sur  ces 
cahiers  impératifs  que  les  nobles  se  fondaient  prin- 
cipalement ,  pour  refuser  la  délibération  par  tête. 
Les  gentilshommes  du  Dauphiné,  au  contraire, 
avaient  apporté  le  mandat  formel  de  ne  jamais  dé- 
libérer par  ordre. 

La  minorité  de  la  noblesse,  c'est-à-dire,  plus  de 
soixante  membres  de  la  naissance  la  plus  illustre, 
mais  qui  participaient  par  leurs  lumières  à  l'esprit 
du  siècle,  voulaient  aussi  qu'on  délibérât  par  tête 
sur  la  constitution  future  de  la  France;  mais  la 
majorité  de  leur  ordre,  d'accord  avec  une  partie 
du  clergé,  bien  que  celui-ci  se  montrât  plus  mo- 
déré, mettait  une  obstination  inouïe  à  n'adopter 
aucun  mode  de  conciliation.  Ils  assuraient  qu'ils 
étaient  prêts  à  renoncer  à  leurs  exemptions  d'im- 
pôts ;  et  néanmoins ,  au  lieu  de  déclarer  formelle- 
ment cette  résolution  à  l'ouverture  de  leurs 
séances ,  ils  voulaient  faire,  de  ce  que  la  nation  re- 
gardait comme  son  droit,  un  objet  de  négociation. 
Le  temps  se  perdit  en  arguties ,  en  refus  polis ,  en 
difficultés  nouvelles.  Quand  le  tiers  état  élevait  le 
ton,  et  montrait  sa  force,  qui  consistait  dans  le 
vœu  de  la  France ,  la  noblesse  de  la  cour  fléchis- 
sait, habituée  qu'elle  était  à  céder  au  pouvoir; 
mais,  dès  que  la  crise  paraissait  se  calmer,  elle 
reprenait  bientôt  toute  son  arrogance ,  et  se  met- 
tait à  mépriser  le  tiers  état ,  comme  dans  le  temps 
011  les  vilains  sollicitaient  leur  affranchissement 
des  seigneurs. 

La  noblesse  de  province  était  plus  intraitable 
encore  que  les  grands  seigneurs.  Ceux-ci  étaient 
toujours  assurés  de  leur  existence  :  les  souvenirs 
de  l'histoire  la  leur  garantissaient;  mais  tous  ces 
gentilshommes,  dont  les  titres  n'étaient  connus 
que  d'eux-mêmes ,  se  voyaient  en  danger  de  perdre 
des  distinctions  qui  n'imposaient  plus  de  respect  à 
personne.  Il  fallait  les  entendre  parler  de  leurs 
rangs  comme  si  ces  rangs  eussent  existé  avant  la 
création  du  monde,  quoique  la  date  en  fût  très- 
récente.  Ils  considéraient  leurs  privilèges ,  qui  n'é- 
taient d'aucune  utilité  que  pour  eux-mêmes,  comme 
le  droit  de  propriété  sur  lequel  se  fonde  la  sécu- 
rité de  tous.  Les  privilèges  ne  sont  sacrés  que 
quand  ils  servent  au  bien  de  l'État;  il  faut  donc 
raisonner  pour  les  maintenir,  et  ils  ne  peuvent 
être  vraiment  solides  que  quand  l'utilité  publique 
les  consacre.  Mais  la  majorité  de  la  noblesse  ne 
sortait  pas  de  ces  trois  mots  :  C était  ainsi  jadis. 
Cependant,  leur  répondait-on,  ce  sont  des  cir- 
constances qui  ont  amené  ce  qui  était ,  et  ces  cir- 
constances sont  entièrement  changées  :  n'importe, 
rien  n'arrivait  à  leur  conviction.  Ils  avaient  une 


100 


CONSIDERATIONS 


certaine  fatuité  aristocratique  dont  on  ne  peut 
avoir  l'idée  nulle  part  ailleurs  qu'en  France  ;  un  mé- 
lange de  frivolité  dans  les  manières ,  et  de  pédan- 
terie dans  les  opinions  ;  et  le  tout  réuni  au  plus 
complet  dédain  pour  les  lumières  et  pour  l'esprit , 
à  moins  qu'il  ne  se  fit  bête ,  c'est-à-dire ,  qu'il  ne 
s'employât  à  faire  rétrograder  la  raison. 

En  Angleterre ,  le  fils  aîné  d'un  lord  est  d'ordi- 
naire membre  de  la  chambre  des  communes ,  jus- 
qu'à ce  qu'il  puisse ,  à  la  mort  de  son  père  ,  entrer 
dans  la  chambre  haute  ;  les  fils  cadets  restent  dans 
le  corps  de  la  nation  dont  ils  font  partie.  Un  lord 
disait  spirituellement  :  «  .Te  ne  puis  pas  devenir 
«  aristocrate ,  car  j'ai  chez  moi  constamment  des 
«  représentants  du  parti  populaire;  ce  sont  mes  fils 
«  cadets.  »  La  réunion  graduée  des  divers  états  de 
l'ordre  social  est  une  des  admirables  beautés  de 
la  constitution  anglaise.  Mais  ce  que  l'usage  avait 
introduit  en  France ,  c'étaient  deux  choses ,  pour 
ainsi  dire ,  contradictoires  :  un  respect  tel  pour 
l'antiquité  de  la  noblesse,  qu'il  n'était  pas  même 
permis  d'entrer  dans  les  carrosses  du  roi  sans  des 
preuves  vérifiées  par  le  généalogiste  de  la  cour,  et 
qui   remontaient   au  delà  de   1400,  c'est-à-dire, 
avant  l'époque   où  les  rois  ont  introduit  les  ano- 
bhssements;  et,  d'un  autre  côté,  la  plus  grande 
importance  attachée  à  la  faculté  donnée  au  roi  d'a- 
noblir. Aucune  puissance  humaine  ne  peut  faire 
un  noble  véritable;  ce  serait  disposer  du  passé,  ce 
qui  paraît  impossible  à  la  Divinité  même;  mais 
rien  n'était  plus  facile  en  France  que  de  devenir 
un  privilégié  ;  et  cependant  c'était  entrer  dans  une 
caste  à  part,  et  acquérir,  pour  ainsi  dire ,  le  droit 
de  nuire  au  reste  de  la  nation ,  en  augmentant  le 
nombre  de  ceux  qui  ne  supportaient  pas  les  charges 
de  l'État ,  et  qui  se  croyaient  des  droits  particuliers 
à  ses  faveurs.  Si  la  noblesse  française  était  restée 
purement  militaire,  on  aurait  pu  longtemps  en- 
core, par  le  sentiment  de  l'admiration  et  de  la  re- 
connaissance, se  soumettre  aux  avantages  dont 
elle  jouissait  ;  mais  ,  depuis  un  siècle ,  un  tabouret 
a  la  cour  était  demandé  avec  autant  d'instance 
qu'un  régiment  à  l'armée.  Les  nobles  de  France 
n'étaient  ni  des  magistrats  par  la  pairie,  comme 
en  Angleterre ,  ni  des  seigneurs  suzerains  comme 
en  Allemagne.  Qu'étaient-ils  donc.!*  Ils  se  rappro- 
chaient malheureusement  de  ceux  d'Espagne  et 
d'Italie ,  et  ils  n'échappaient  à  cette  triste  compa- 
raison que  par  leur  élégance  en  société ,  et  l'ins- 
truction de  quelques-uns  d'entre  eux  ;  mais  ceuvlà 
même,  pour  la  plupart,  abjuraient  la  doctrine  de 
leur  ordre ,  et  l'ignorance  seule  restait  à  la  garde 
des  préjugés. 


Quels  orateurs  pouvaient  soutenir  ce  parti, 
abandonné  par  ses  membres  les  plus  distingués? 
L'abbé  Maury,  qui  était  bien  loin  d'occuper  un 
premier  rang  dans  le  clergé  de  France ,  défendait 
ses  abbayes  sous  le  nom  du  bien  public;  et  un  ca-  |{ 
pitaine  de  cavalerie,  anobli  depuis  vingt-cinq  ans,  il 
M.  de  Casalès,  fut  le  champion  des  privilèges  de 
la  noblesse  dans  l'assemblée  constituante.  On  a  vu 
depuis  ce  même  homme  se  rattacher  l'un  des  pre- 
miers à  la  dynastie  de  Bonaparte  ;  et  le  cardinal 
Maury,  ce  me  semble,  s'y  est  assez  volontiers 
prêté.  L'on  peut  donc  croire,  dans  cette  occasion 
comme  dans  toute  autre,  que  de  nos  jours,  les 
avocats  des  préjugés  sont  souvent  très-disposés  à 
transiger  pour  des  intérêts  personnels.  La  majo- 
rité de  la  noblesse,  se  sentant  délaissée  en  1789 
parles  talents  et  les  lumières,  proclamait  indis- 
crètement la  nécessité  d'employer  la  force  contre 
le  parti  populaire.  Nous  verrons  si  cette  force 
existait  alors  ;  mais  on  peut  dire  d'avance  que ,  si 
elle  n'existait  pas ,  c'était  une  grande  imprudence 
que  d'en  menacer. 

CHAPITRE  XVIII. 

De  la  conduite  du  tiers  état ,  pendant  les  deux 
premiers  mois  de  la  session  des  états  généraux. 

Quelques  individus  de  la  noblesse  et  du  clergé , 
les  premiers  de  leur  pays  ,  inclinaient  fortement, 
comme  nous  l'avons  dit,  pour  le  parti  populaire; 
beaucoup  d'hommes  éclairés  se  trouvaient  parmi 
les  députés  du  tiers  état.  Il  ne  faut  pas  juger  de 
la  France  d'alors  par  celle  d'aujourd'hui:  vingt-  ■1 
cinq  ans  de  périls  continuels  en  tout  genre  ont  "' 
malheureusement  accoutumé  les  Français  à  n'em- 
ployer leurs  facultés  qu'à  la  protection  d'eux- 
mêmes  ;  mais  on  comptait  en  1789  un  grand  nombre 
dlesprits  supérieurs  et  philosophiques.  Pourquoi 
donc,  dira-t-on,  ne  pas  s'en  tenir  au  régime  sous  ^  . 
lequel  ils  s'étaient  formés  ainsi.'  Ce  n'était  pas  le  -SJ 
gouvernement,  mais  les  lumières  du  siècle  qui  " 
avaient  développé  tous  ces  talents ,  et  ceux  qui  se 
les  sentaient  éprouvaient  le  besoin  de  les  exercer  : 
toutefois  l'ignorance  du  peuple  à  Paris,  et  plus 
encore  dans  les  provinces ,  cette  ignorance  résul- 
tat d'une  longue  oppression  et  du  peu  de  soin  que 
l'on  prenait  de  l'éducation  des  dernières  classes , 
menaçait  la  France  de  tous  les  maux  dont  elle  a 
été  depuis  accablée.  Il  y  avait  peut-être  autant 
d'hommes  marquants  chez  nous  que  parmi  les  An- 
glais; mais  la  masse  de  bon  sens  dont  une  natioa 
libre  est  propriétaire,  n'existait  point  en  France 
La  religion  fondée  sur  l'examen ,  l'instruction  pu- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


loi 


blique,  les  élections  et  la  liberté  de  la  presse, 
sont  des  sources  de  perfectionnement  qui  avaient 
agi  depuis  plus  de  cent  ans  en  Angleterre.  Le 
tiers  état  voulait  que  les  Français  fussent  enrichis 
d'une  partie  de  ces  biens;  l'esprit  public  appuyait 
son  désir  avec  énergie  :  mais  le  tiers  état ,  étant  le 
plus  fort,  ne  pouvait  avoir  qu'un  mérite,  celui  de 
la  modération,  et  malheureusement  il  ne  voulut 
pas  se  le  donner. 

Deux  partis  existaient  dans  les  députés  de  cet 
ordre  ;  l'un  avait  pour  chefs  principaux ,  Mounier 
et  Maiouet,  et  l'autre  Mirabeau  et  Sieyes  :  le  pre- 
mier voulait  une  constitution  en  deux  chambres  , 
et  conservait  l'espoir  d'obtenir  ce  changement  de 
la  noblesse  et  du  roi ,  par  les  voies  de  la  concilia- 
tion; l'autre  était  plutôt  dirigé  par  les  passions 
que  par  les  opinions,  bien  que  l'avantage  des  ta- 
lents pût  lui  être  attribué. 

IMounier  était  le  chef  de  l'insurrection  calme  et 
réfléchie  du  Dauphiné  ;  c'était  un  homme  passion- 
nément raisonnable;  plus  éclairé  qu'éloquent, 
mais  constant  et  ferme  dans  sa  route ,  tant  qu'il 
lui  fut  possible  d'en  choisir  une.  Maiouet,  dans 
quelque  situation  qu'il  se  soit  trouvé ,  a  toujours 
été  guidé  par  sa  conscience.  Je  n'ai  pas  connu 
d'àme  plus  pure  ;  et ,  si  quelque  chose  lui  a  manqué 
pour  agir  efficacement,  c'est  qu'il  avait  traversé 
les  affaires  sans  se  mêler  avec  les  hommes,  se 
fiant  toujours  à  la  démonstration  de  la  vérité, 
sans  réfléchir  assez  aux  moyens  de  l'introduire 
dans  la  conviction  des  autres. 

Mirabeau ,  qui  savait  tout  et  qui  prévoyait  tout, 
ne  voulait  se  servir  de  son  éloquence  foudroyante 
que  pour  se  faire  place  au  premier  rang,  dont  son 
immoralité  l'avait  banni.  Sieyes  était  l'oracle  mys- 
térieux des  événements  qui  se  préparaient;  il  a, 
on  ne  saurait  le  nier,  un  esprit  de  la  première 
force  et  de  la  plus  grande  étendue;  mais  cet  esprit 
a  pour  guide  un  caractère  très-sujet  à  l'humeur; 
et,  comme  on  pouvait  à  peine  arracher  de  lui  quel- 
ques paroles,  elles  comptaient,  par  leur  rareté 
même ,  comme  des  ordres  ou  des  prophéties.  Pen- 
dant que  les  privilégiés  discutaient  leurs  pouvoirs, 
leurs  intérêts,  leurs  étiquettes,  enfin,  tout  ce  qui 
ne  concernait  qu'eux,  le  tiers  état  les  invitait  à 
s'occuper  en  commun  de  la  disette  et  des  finances. 
Sur  quel  terrain  avantageux  les  députés  du  peuple 
ne  se  plaçaient-ils  pas,  quand  ils  sollicitaient  pour 
de  semblables  motifs  la  réunion  de  tous  les  députés! 
Enfin,  le  tiers  état  se  lassa  de  ses  vains  efforts, 
et  les  factieux  se  réjouirent  de  ce  que  leur  inutilité 
semblait  démontrer  la  nécessité  de  recourir  à  des 
moyens  plus  énergiques. 


Maiouet  demanda  que  la  chambre  du  tiers  se 
déclarât  l'assemblée  des  représentants  de  la  majo- 
rité de  la  nation.  Il  n'y  avait  rien  à  dire  à  ce  titre 
incontestable.  Sieyes  proposa  de  se  constituer  pu- 
rement et  simplement  l'assemblée  nationale  de 
France,  et  d'inviter  les  membres  des  deux  ordres 
à  se  réunir  à  cette  assemblée  :  ce  décret  passa,  et 
ce  décret  était  la  révolution  elle-même.  Combien 
n'importait-il  donc  pas  de  le  prévenir!  Mais  tel  fut 
le  succès  de  cette  démarche ,  qu'à  l'instant  les  dé- 
putés de  la  noblesse  du  Dauphiné  et  quelques 
prélats  accédèrent  à  l'invitation  de  l'assemblée; 
son  ascendant  croissait  à  toute  heure.  Les  Fran- 
çais sentent  où  est  la  force ,  mieux  qu'aucun  peuple 
du  monde;  et,  moitié  par  calcul , moitié  par  en- 
thousiasme, ils  se  précipitent  vers  la  puissance, 
et  l'augmentent  de  plus  en  plus  en  s'y  ralliant. 

Le  roi ,  comme  on  le  verra  dans  le  chapitre  sui- 
vant, se  détermina  beaucoup  trop  tard  à  intervenir 
dans  la  crise  ;  mais  par  une  maladresse  ordinaire 
au  parti  des  privilégiés ,  toujours  faible  sans  cesser 
d'être  confiant,  le  grand  maître  des  cérémonies 
imagina  de  faire  fermer  la  salle  oii  se  rassemblait 
le  tiers  état,  pour  y  placer  l'estrade  et  le  tapis 
nécessaires  à  la  réception  du  roi.  Le  tiers  état 
crut,  ou  fit  semblant  de  croire  qu'on  lui  défendait 
de  se  rassembler;  les  troupes  qui  s'avançaient  de 
toutes  parts  autour  de  Versailles,  mettaient  les 
députés  dans  la  situation  du  monde  la  plus  avan- 
tageuse. Le  danger  était  assez  apparent  pour  leur 
donner  l'air  du  courage;  et  ce  danger,  cependant, 
n'était  pas  assez  réel  pour  que  les  hommes  timides 
y  cédassent.  Tout  ce  qui  composait  l'assemblée 
nationale  se  réunit  donc  dans  la  salle  du  jeu  de 
paume,  pour  prêter  serment  de  maintenir  ses 
droits;  ce  serment  n'était  pas  sans  quelque  dignité; 
et,  si  le  parti  des  privilégiés  avait  été  plus  fort 
dans  le  moment  où  on  l'attaquait,  et  que  le  parti 
national  se  fût  montré  plus  sage  après  le  triomphe, 
l'histoire  aurait  consacré  ce  jour  comme  l'un  des 
plus  mémorables  dans  les  annales  de  la  liberté. 

CHAPITRE  XIX. 

Des  moyens  qu'avait  le  i^oi,   en  1789,  pour 
s'opposer  à  la  révolution. 

La  véritable  opinion  publique,  celle  qui  plane 
au-dessus  des  factions ,  est  la  même  depuis  vingt- 
sept  ans  en  France  ;  et  toute  autre  direction ,  étant 
factice ,  ne  saurait  avoir  qu'une  influence  momen- 
tanée. 

L'on  ne  pensait  point  dans  ce  temps  à  renverser 
le  trône,  mais  on  ne  voulait  pas  que  la  loi  fût  faite 


102 


CONSIDERATIONS 


par  ceux  qui  devaient  l'exécuter;  car  ce  n'est  pas 
dans  les  mains  du  roi,  mais  dans  celles  de  ses  mi- 
nistres, que  l'autorité  des  anciens  gouvernements 
arbitraires  est  remise.  Les  Français  ne  se  soumet- 
taient pas  volontiers  alors  à  la  singulière  humilité 
qu'on  prétend  exiger  d'eux  maintenant,  celle  de 
se  croire  indignes  d'influer ,  comme  les  Anglais , 
sur  leur  propre  sort.  Que  pouvait  -  on  objecter  à 
ces  vœux  presque  universels  de  la  France,  et  jus- 
qu'à quel  point  un  roi  consciencieux  devait-il  s'y 
refuser?  Pourquoi  se  charger  à  lui  seul  de  la  res- 
ponsabilité de  l'État,  et  pourquoi  les  lumières  qui 
lui  seraient  venues  d'une  assemblée  de  députés, 
composée  comme  le  parlement  anglais ,  n'auraient- 
elles  pas  valu  pour  lui  celles  qu'il  tirait  de  son 
conseil  ou  de  sa  cour?  Pourquoi  mettre  enfin,  à 
la  place  des  devoirs  mutuels  entre  le  souverain  et 
son  peuple,  la  théorie  renouvelée  des  Juifs  sur  le 
droit  divin?  Mais,  sans  la  discuter  ici,  on  ne  sau- 
rait nier  au  moins  qu'il  ne  faille  de  la  force  pour 
maintenir  cette  théorie,  et  que  le  droit  divin  n'ait 
besoin  d'une  armée  terrestre  pour  se  manifester 
aux  incrédules.  Or,  quels  étaient  alors  les  moyens 
dont  l'autorité  royale  pouvait  se  servir? 

Deux  partis  raisonnables  seulement  restaient  à 
prendre  :  triompher  de  l'opinion ,  ou  traiter  avec 
elle.  La  force,  la  force,  s'écrièrent  ces  hommes 
qui  croient  s'en  donner ,  seulement  en  prononçant 
ce  mot.  Mais  en  quoi  consiste  la  force  d'un  sou- 
verain ,  si  ce  n'est  dans  l'obéissance  de  ses  troupes? 
Or,  l'armée,  dès  1789,  partageait  en  grande  partie 
les  opinions  populaires  contre  lesquelles  on  vou- 
lait l'employer.  Elle  n'avait  presque  pas  fait  la 
guerre  depuis  vingt-cinq  ans ,  et  c'était  une  armée 
de  citoyens ,  imbue  des  sentiments  de  la  nation , 
et  qui  se  faisait  honneur  de  s'y  associer.  Si  le  roi 
s'était  mis  à  -sa  tête,  dira-t-on ,  il  en  aurait  disposé. 
Le  roi  n'avait  pas  reçu  une  éducation  militaire,  et 
tous  les  ministres  du  monde,  y  compris  le  cardinal 
de  Richelieu ,  ne  sauraient  suppléer ,  à  cet  égard , 
à  l'action  personnelle  d'un  monarque.  On  peut 
écrire  pour  lui,  mais  non  commander  une  armée 
à  sa  place,  surtout  quand  il  s'agit  de  l'employer 
dans  l'intérieur.  La  royauté  ne  peut  être  conduite 
comme  la  représentation  de  certains  spectacles ,  où 
l'un  des  acteurs  fait  les  gestes  pendant  que  l'autre 
prononce  les  paroles.  Mais  quand  la  plus  énergique 
volonté  des  temps  modernes ,  celle  de  Bonaparte, 
se  serait  trouvée  sur  le  trône ,  elle  se  serait  brisée 
contre  l'opinion  publique,  au  moment  de  l'ouver- 
ture des  états  généraux.  La  politique  était  alors 
un  champ  nouveau  pour  l'imagination  des  Fran- 
çais; chacun  se  flattait  d'y  jouer  un  rôle,  chacun 


voyait  un  but  pour  soi  dans  les  chances  multipliées 
qui  s'annonçaient  de  toutes  parts;  cent  ans  d'évé- 
nements et  d'écrits  divers  avaient  préparé  les  es- 
prits aux  biens  sans  nombre  que  l'on  se  croyait 
prêt  à  saisir.  Lorsque  Napoléon  a  établi  le  despo- 
tisme en  France ,  les  circonstances  étaient  favo- 
rables à  ce  dessein;  on  était  lassé  de  troubles,  on 
avait  peur  des  maux  horribles  qu'on  avait  soufferts, 
et  que  le  retour  des  mêmes  factions  pouvait  ra- 
mener; d'ailleurs,  l'enthousiasme  public  était  tour- 
né vers  la  gloire  militaire  ;  la  guerre  de  la  révo- 
lution avait  exalté  l'orgueil  national.  L'opinion ,  au 
contraire ,  sous  Louis  XVI ,  ne  s'attachait  qu'aux 
intéi'éts  purement  philosophiques;  elle  avait  été 
formée  par  les  livres,  qui  proposaient  un  grand 
nombre  d'améliorations  pour  l'ordre  civil ,  admi- 
nistratif et  judiciaire;  on  vivait  depuis  longtemps 
dans  une  profonde  paix;  la  guerre  même  était 
hors  de  mode  depuis  Louis  XVL  Tout  le  mouve- 
ment des  esprits  consistait  dans  le  désir  d'exercer 
des  droits  politiques,  et  toute  l'habileté  d'un  homme 
d'État  se  fondait  sur  l'art  de  ménager  cette  opi- 
nion. 

Lorsqu'on  peut  gouverner  un  pays  par  la  force 
militaire,  la  tâche  des  ministres  est  simple,  et  de 
grands  talents  ne  sont  pas  nécessaires  pour  se  faire 
obéir;  mais  si,  par  malheur,  on  a  recours  à  cette 
force  et  qu'elle  manque,  alors  l'autre  ressource, 
celle  de  captiver  l'opinion,  n'existe  plus,  car  on 
l'a  perdue  pour  jamais,  dès  qu'on  a  vainement 
tenté  de  la  contraindre.  Examinons ,  d'après  ces 
principes,  les  plans  proposés  par  M.  Necker,  et 
ceux  qu'on  fit  adopter  au  roi ,  en  sacrifiant  ce  mi- 
nistre. 

CHiPITRE  XX. 

De  la  séance  royale  du  23  juin  1789. 

Le  conseil  secret  du  roi  différait  entièrement  de 
son  ministère  ostensible;  il  y  avait  bien  quelques 
ministres  de  l'avis  du  conseil  secret,  mais  le  chef 
reconnu  de  l'administration,  M.  Necker,  était  pré- 
cisément celui  contre  lequel  les  privilégiés  diri- 
geaient leurs  efforts. 

En  Angleterre ,  la  responsabilité  des  ministres 
met  obstacle  à  ce  double  gouvernement  des  affidés 
du  roi  et  de  ses  agents  officiels.  Aucun  acte  du 
pouvoir  royal  n'étant  exécuté  sans  la  signature 
d'un  ministre,  et  cette  signature  pouvant  coûter 
la  vie  à  celui  qui  la  donne  à  tort ,  quand  le  roi  se- 
rait entouré  de  chambellans  qui  prêcheraient  le 
pouvoir  absolu ,  aucun  de  ces  chambellans  mêmes 
ne  se  risquerait  à  faire,  comme  ministre,  ce  qu'il 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANC/VISE. 


103 


soutiendrait  comme  courtisan.  Il  n'en  était  pas 
ainsi  de  la  France  :  on  faisait  venir,  à  l'insu  du 
ministre  principal ,  des  régiments  allemands ,  parce 
qu'on  n'était  pas  assez  sûr  des  régiments  français, 
et  l'on  se  persuadait  qu'avec  cette  troupe  étrangère 
on  viendrait  à  bout  de  l'opinion ,  dans  un  pays  tel 
qu'était  alors  l'illustre  France. 

Le  baron  de  Breteuil ,  qui  aspirait  à  remplacer 
M.  Necker,  était  incapable  de  comprendre  autre 
chose  que  l'ancien  régime;  et  encore,  daffs  l'ancien 
régime,  ses  idées  ne  s'étaient  jamais  étendues  au 
delà  des  cours,  soit  en  France,  soit  dans  les  pays 
étrangers  où  il  avait  été  envoyé  comme  ambassa- 
deur. Il  avait  revêtu  son  ambition  des  formes  de 
la  bonhomie;  il  serrait  la  main  à  la  manière  an- 
glaise à  tous  ceux  qu'il  rencontrait,  comme  s'il 
eût  dit  à  chacun  :  «  Je  voudrais  être  ministre; 
«  quel  mal  cela  vous  fait-il  ?»  A  force  de  répéter 
qu'il  voulait  être  ministre,  on  y  avait  consenti,  et 
il  avait  aussi  bien  gouverné  qu'un  autre ,  quand  il 
ne  s'agissait  que  de  signer  le  travail  ordinaire  que 
les  commis  apportaient  tout  fait  à  leurs  chefs. 
Mais  dans  la  grande  circonstance  dont  je  vais  par- 
ler, il  fit,  par  ses  conseils,  un  mal  affreux  à  la 
cause  du  roi.  Son  gros  son  de  voix  ressemblait  à 
de  l'énergie;  il  marchait  à  grand  bruit  en  frappant 
du  pied,  comme  s'il  avait  voulu  faire  sortir  de 
terre  une  armée ,  et  toutes  ses  manières  décidées 
faisaient  illusion  à  ceux  qui  avaient  foi  à  leurs 
propres  désirs. 

Quand  M.  Necker  disait  au  roi  et  à  la  reine  : 
Êtes-vous  assurés  de  l'armée?  on  croyait  voir  dans 
ce  doute  un  sentiment  factieux;  car  l'un  des  traits 
qui  caractérisent  le  parti  des  aristocrates  en  France, 
c'est  d'avoir  pour  suspecte  la  connaissance  des 
faits.  Ces  faits,  qui  sont  opiniâtres,  se  sont  en 
vain  soulevés  dix  fois  contre  les  espérances  des 
privilégiés  :  toujours  ils  les  ont  attribués  à  ceux 
qui  les  ont  prévus ,  mais  jamais  à  la  nature  des 
choses.  Quinze  jours  après  l'ouverture  des  états 
généraux,  avant  que  le  tiers  état  se  fût  constitué 
assemblée  nationale ,  lorsque  les  deux  partis  igno- 
raient encore  leur  force  réciproque ,  et  qu'ils  s'a- 
dressaient tous  les  deux  au  gouvernement,  pour 
requérir  son  appui,  M.  Necker  présenta  au  roi 
un  tableau  de  la  situation  de  la  monarchie.  «  Sire, 
■<  lui  dit-il ,  je  crains  qu'on  ne  vous  trompe  sur 
«  l'esprit  de  votre  armée  :  la  correspondance  des 
.-'  provinces  nous  fait  croire  qu'elle  ne  marchera 
«  pas  contre  les  états  généraux.  Ne  la  faites  donc 
^<  point  approcher  de  Versailles ,  comme  si  vous 
"  aviez  l'intention  de  l'employer  hostilement  contre 
'  les  députés.  Le  parti  populaire  ne  sait  point  en- 


«  core  positivement  quelle  est  la  disposition  de 
'<  cette  armée.  Servez  -  vous  de  cette  incertitude 
«  même ,  pour  maintenir  votre  autorité  dans  l'opi- 
«nion;  car  si  le  fatal  secret  de  l'insubordination 
«  des  troupes  était  connu,  comment  serait-il  pos- 
«  sible  de  contenir  les  esprits  factieux  ?  Ce  dont  il 
«  s'agit  maintenant,  sire,  c'est  d'accéder  aux  \œux 
«  raisonnables  de  la  France  :  daignez  vous  résigner 
«  à  la  constitution  anglaise;  vous  n'éprouverez  per- 
«  sonnellement  aucune  contrainte  par  le  règne  des 
«  lois;  car  jamais  elles  ne  vous  imposeront  autant 
«  de  barrières  que  vos  propres  scrupules;  et,  en 
«  allant  au-devant  des  désirs  de  votre  nation ,  vous 
«  accorderez  encore  aujourd'hui  ce  que  peut-être 
«  elle  exigera  demain.  » 

A  la  suite  de  ces  observations,  M.  Necker  re- 
mit le  projet  d'une  déclaration  qui  devait  être 
donnée  par  le  roi  un  mois  plus  tôt  que  le  23  juin, 
c'est-à-dire,  longtemps  avant  que  le  tiers  état  se 
fût  déclaré  assemblée  nationale ,  avant  le  serment 
du  Jeu  de  paume,  enfin  avant  que  les  députés 
eussent  pris  aucune  mesure  hostile.  Les  conces- 
sions du  roi  avaient  alors  plus  de  dignité.  La  dé- 
claration, telle  que  l'avait  rédigée  M.  Necker, 
était,  presque  mot  pour  mot,  semblable  à  celle 
qui  fut  donnée  par  Louis  XVIII,  à  Saint-Ouen, 
le  2  mai  1814',  vingt-cinq  années  après  l'ouver- 
ture des  états  généraux.  N'est-il  pas  permis  de 
croire  que  le  cercle  sanglant  de  ces  vingt-cinq  an- 
nées n'aurait  pas  été  parcouru,  si  l'on  avait  con- 
senti, dès  le  premier  jour,  à  ce  que  la  nation  vou- 
lait alors,  et  ne  cessera  point  de  vouloir? 

Un  moyen  ingénieux  assurait  le  succès  de  la 
proposition  de  M.  Necker.  Le  roi  devait  ordonner 
le  vote  par  tête  en  matière  d'impôts ,  et  ce  n'était 
que  sur  les  intérêts ,  sur  les  affaires  et  les  privi- 
lèges de  chaque  ordre ,  qu'ils  étaient  appelés  à  dé- 
libérer séparément,  avant  que  la  constitution  fût 
établie.  Le  tiers  état,  ne  s'étant  point  encore  assuré 
du  vote  par  tête,  eût  été  reconnaissant  de  l'obtenir 
en  matière  d'impôts,  ce  qui  était  de  toute  justice: 
car  se  fîgure-t-on  des  états  généraux  dans  lesquels 
la  majorité,  c'est-à-dire,  les  deux  ordres  privi- 
légiés, qui  comparativement  ne  payaient  presque 
rien,  auraient  décidé  des  taxes  que  la  minorité, 
le  tiers  état,  devait  acquitter  en  entier?  Le  roi 
déclarait  aussi  dans  le  projet  de  M.  Necker,  que 
relativement  à  l'organisation  future  des  états  gé- 
néraux, il  ne  sanctionnerait  qu'un  corps  législatif 
en  deux  chambres.  Venaient  ensuite  différentes 

"  C'est  dans  ce  même  lieu,  Saint-Ouen,  que  mon  père  a 
passé  sa  vie.  Je  ne  puis  m'empèclier,  tout  puéril  qu'est  ce 
rapprochement ,  d'en  être  frappée. 

8 


104 


CONSIDERATIONS 


propositions  populaires  en  finances  et  en  légis- 
lation, qui  auraient  achevé  de  concilier  l'opinion 
en  faveur  de  la  déclaration  royale.  Le  roi  l'adopta 
tout  entière ,  et  dans  le  premier  moment  il  est 
sûr  qu'il  l'approuvait.  M.  Necker  fut  cette  fois  au 
comble  de  l'espérance;  car  il  se  flattait  de  faire 
accepter  ce  plan  sagement  combiné  à  la  majorité 
des  députés  du  tiers,  quoique  les  plus  exagérés 
fussent  disposés  à  repousser  tout  ce  qui  viendrait 
de  la  cour. 

Tandis  que  M.  Necker  exposait  volontiers  sa 
popularité,  en  se  déclarant  le  défenseur  d'une 
chambre  haute,  les  aristocrates  se  croyaient  au 
contraire  dépouillés  par  cette  institution.  Chaque 
parti,  depuis  vingt-cinq  ans ,  a  repoussé  et  regretté 
tour  à  tour  la  constitution  anglaise ,  suivant  qu'il 
était  vainqueur  ou  vaincu.  La  reine  dit,  en  1792 , 
au  chevalier  de  Coigny  :  «  Je  voudrais  qu'il  m'en 
eût  coûté  un  bras ,  et  que  la  constitution  anglaise 
fût  établie  en  France.  «  Les  nobles  n'ont  cessé  de 
l'invoquer,  quand  on  les  a  dépouillés  de  toute  leur 
existence;  et  le  parti  populaire,  sous  Bonaparte, 
se  serait  sûrement  trouvé  très-heureux  de  l'ob- 
tenir. On  dirait  que  la  constitution  anglaise,  ou 
plutôt  la  raison,  en  France,  est  comme  la  belle 
Angélique  dans  la  comédie  du  Joueur  :  il  l'invoque 
dans  sa  détresse,  et  la  néglige  quand  il  est  heureux. 

M.  Necker  attachait  la  plus  grande  importance 
à  ce  que  le  roi  ne  perdît  pas  un  instant  pour  inter- 
poser sa  médiation  au  milieu  des  débats  des  trois 
ordres.  Mais  le  roi  se  tranquillisait  sur  la  popula- 
rité de  son  ramistre ,  croyant  qu'il  serait  toujours 
temps  d'y  avoir  recours ,  s'il  le  fallait.  C'était  une 
grande  erreur  :  M.  Necker  pouvait  aller  jusqu'à 
tel  point ,  il  pouvait  mettre  telles  bornes  aux  pré- 
tentions des  députés  du  tiers ,  en  leur  accordant 
telle  chose  qu'ils  ne  se  croyaient  pas  encore  sûrs 
d'obtenir;  mais,  s'il  avait  abjuré  ce  qui  faisait  sa 
force ,  la  nature  même  de  ses  opinions ,  il  aurait 
eu  moins  d'influence  que  tout  autre  homme. 

Un  parti  dans  les  députés  du  tiers ,  celui  dont 
Mounier  et  Malouet  étaient  les  chefs ,  se  concertait 
avec  M.  Necker  ;  mais  l'autre  voulait  une  révolution, 
et  ne  se  contentait  pas  de  recevoir  ce  qu'il  aimait 
mieux  conquérir.  Pendant  que  M.  Necker  luttait 
avec  la  cour  en  faveur  de  la  liberté  nationale,  il 
défendait  l'autorité  royale  et  les  nobles  eux-mêmes 
contre  le  tiers  état;  toutes  ses  heures  et  toutes  ses 
facultés  étaient  consacrées  à  prémunir  le  roi  contre 
les  courtisans,  et  les  députés  contre  les  factieux. 

N'importe,  dira-t-on,  puisque  M.  Necker  n'a 
pas  réussi ,  c'est  qu'il  n'a  pas  été  assez  habile.  De- 
puis treize  années ,  cinq  de  ministère  et  huit  de 


retraite,  M.  Necker  s'était  soutenu  au  plus  haut 
point  de  la  faveur  populaire;  il  en  jouissait  encore 
à  un  tel  degré,  que  la  France  entière  fut  soulevée 
à  la  nouvelle  de  son  exil.  En  quoi  donc  a-t-il  jamais 
rien  perdu  par  sa  faute  .^  et  comment,  je  ne  saurais 
assez  le  répéter ,  peut-on  rendre  un  homme  res- 
ponsable des  malheurs  qui  sont  arrivés  pour  n'avoir 
pas  suivi  ses  conseils?  Si  la  monarchie  a  été  ren- 
versée, parce  que  le  système  contraire  au  sien  a 
été  adopté,  n'est-il  pas  probable  qu'elle  eût  été 
sauvée,  si  le  roi  ne  s'était  pas  écarté  de  la  route 
dans  laquelle  il  avait  marché  depuis  le  retour  de 
M.  Necker  au  ministère. 

Un  jour  très-prochain  était  choisi  pour  la  séance 
royale,  lorsque  les  ennemis  secrets  de  M.  Necker 
déterminèrent  le  roi  à  faire  un  voyage  à  Marly, 
séjour  oii  l'opinion  publique  se  faisait  encore 
moins  entendre  qu'à  Versailles.  Les  courtisans  se 
placent  d'ordinaire  entre  le  prince  et  la  nation , 
comme  un  écho  trompeur  qui  altère  ce  qu'il  ré- 
pète. M.  Necker  raconte  que  le  soir  du  conseil 
d'État  dans  lequel  la  séance  royale  devait  être  fixée 
pour  le  lendemain,  un  billet  de  la  reine  engagea  le 
roi  à  sortir  du  conseil  ;  et  la  délibération  fut  ren- 
voyée au  jour  suivant.  Alors  deux  magistrats  de 
plus  furent  admis  à  la  discussion ,  ainsi  que  les 
deux  princes  frères  du  roi.  Ces  magistrats  ne  con- 
naissaient que  les  anciennes  formes ,  et  les  prin- 
ces ,  jeunes  alors ,  se  confiaient  trop  dans  l'armée. 

Le  parti  qui  se  donnait  pour  défenseur  du  trône, 
parlait  avec  beaucoup  de  dédain  de  l'autorité  du 
roi  d'Angleterre  ;  il  voulait  faire  considérer  comme 
un  attentat  la  pensée  de  réduire  un  roi  de  France 
au  misérable  sort  du  monarque  britannique.  Non- 
seulement  cette  manière  de  voir  était  erronée, 
mais  peut-être  même  n'était-elle  inspirée  que  par 
des  calculs  égoïstes;  car,  dans  le  fait,  ce  n'est  pas 
le  roi,  mais  les  nobles,  et  surtout  les  nobles  de  se- 
conde classe ,  qui ,  selon  leur  manière  de  voir,  de- 
vaient perdre  à  n'être  que  les  citoyens  d'un  paya 
libre. 

Les  institutions  anglaises  n'auraient  diminué  ni 
les  jouissances  du  roi ,  ni  l'autorité  dont  il  voulait 
et  pouvait  user.  Ces  institutions  ne  portaient  pas 
atteinte  non  plus  à  la  dignité  des.  premières  fa- 
milles historiques  de  France;  au  contraire,  en  les 
plaçant  dans  la  chambre  des  pairs ,  on  leur  don- 
nait des  prérogatives  plus  assurées ,  et  qui  les  sé- 
paraient plus  distinctement  du  reste  de  leur  or- 
dre. Ce  n'étaient  donc  que  les .  privilégiés  de  la 
seconde  classe  de  la  noblesse,  et  la  puissance 
politique  du  haut  clergé,  qu'il  fallait  sacrifier.  Les 
parlements  aussi  craignaient  de  perdre  les  pov- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


105 


voirs  contestés  auxquels  ils  avaient  eux-mêmes 
renoncé,  mais  qu'ils  regrettaient  toujours;  peut- 
être  même  prévoyaient  -  ils  d'avance  l'institution 
des  jurés,  cette  sauvegarde  de  l'humanité  dans 
l'exercice  de  la  justice.  Mais  encore  une  fois ,  les 
intérêts  des  corps  n'étaient  point  unis  à  ceux  de 
la  prérogative  royale,  et,  en  voulant  les  rendre 
inséparables ,  les  privilégiés  ont  entraîné  le  trône 
dans  leur  propre  chute.  Leur  intention  n'était  sû- 
rement pas  de  renverser  la  monarchie,  mais  ils 
ont  voulu  que  la  monarchie  triomphât  par  eux  et 
avec  eux  ;  tandis  que  les  choses  en  étaient  venues 
au  point  qu'il  fallait  sacrifier  sincèrement  et  clai- 
rement ce  qui  était  impossible  à  défendre,  pour 
sauver  ce  qui  pouvait  être  maintenu. 

Telle  était  l'opinion  de  M.  Wecker;  mais  elle 
n'était  point  partagée  par  les  nouveaux  membres 
du  conseil  du  roi.  Ils  proposèrent  divers  change- 
ments ,  tous  conformes  aux  passions  de  la  majo- 
rité des  privilégiés.  M.  Necker  lutta  plusieurs 
jours  contre  les  nouveaux  adversaires  qu'on  lui 
opposait ,  avec  une  énergie  étonnante  dans  un  mi- 
nistre qui  désirait  certainement  de  plaire  au  roi 
et  à  sa  famille.  Mais  il  était  si  convaincu  de  la 
vérité  de  ee  qu'il  affirmait,  qu'il  montra  dans 
cette  circonstance  une  décision  imperturbable.  Il 
prédit  la  défection  de  l'armée ,  si  l'on  avait  besoin 
d'y  avoir  recours  contre  le  parti  populaire  ;  il  an- 
nonça que  le  roi  perdrait  tout  son  ascendant  sur 
le  tiers  état ,  par  l'esprit  dans  lequel  on  voulait 
rédiger  la  déclaration  ;  enfin  il  indiqua  respectueu- 
sement qu'il  ne  pouvait  prêter  son  appui  à  un  pro- 
jet qui  n'était  pas  le  sien ,  et  dont  les  suites ,  selon 
lui ,  seraient  funestes. 

On  ne  voulait  pas  condescendre  aux  conseils  de 
M.  Necker;  mais  on  aurait  souhaité  que  sa  pré- 
sence à  la  séance  royale  fît  croire  aux  députés  du 
peuple  qu'il  approuvait  la  démarche  adoptée  par 
le  conseil  du  roi.  M.  Necker  s'y  refusa  en  envoyant 
sa  démission.  Cependant,  disaient  les  aristocrates, 
une  partie  du  plan  de  M.  Necker  était  conservée  ; 
sans  doute,  il  restait,  dans  la  déclaration  du 
23  juin ,  quelques-unes  des  concessions  que  la  na- 
tion désirait  :  la  suppression  de  la  taille,  l'aboli- 
tion des  privilèges  en  matière  d'impôts,  l'admis- 
sion de  tous  les  citoyens  aux  emplois  civils  et 
militaires,  etc.  ;  mais  en  un  mois  les  choses  avaient 
Dien  changé  :  on  avait  laissé  le  tiers  état  grandir 
assez  pour  qu'il  ne  fût  plus  reconnaissant  des 
concessions  qu'il  était  certain  d'obtenir.  M.  Neb- 
ker  voulait  que  le  roi  commençât  par  accorder  la 
délibération  par  tête  en  matière  d'impôts ,  dès  les 
premiers  mots  de  son  discours  ;  alors  le  tiers  état 


aurait  cru  que  la  séance  royale  avait  pour  but  de 
soutenir  ses  intérêts ,  et  cela  aurait  suffi  pour  le 
captiver.  Mais  dans  la  rédaction  nouvelle  qu'on 
avait  fait  accepter  au  roi,  le  premier  article  cas- 
sait tous  les  arrêtés  que  le  tiers  état  avait  pris 
comme  assemblée  nationale ,  et  qu'il  avait  consa- 
crés par  le  serment  du  Jeu  de  paume.  Avant  tous 
ces  engagements  contractés  par  le  tiers  état  en- 
vers l'opinion ,  M.  Necker  avait  proposé  la  séance 
royale  :  était-il  sage  d'accorder  beaucoup  moins 
au  parti  populaire,  quand  il  était  devenu  plus 
puissant  encore,  dans  l'espace  de  temps  que  la 
cour  avait  perdu  en  incertitudes  ? 

L'à-propos  est  la  nymphe  Égérie  des  hommes 
d'État ,  des  généraux,  de  tous  ceux  qui  ont  affaire 
à  la  mobile  nature  de  l'espèce  humaine.  Un  coup 
d'autorité  contre  le  tiers  état  n'était  pas  possible 
le  23  juin  1789 ,  et  c'était  plutôt  aux  nobles  que 
le  roi  devait  commander  :  car  le  point  d'honneur 
des  nobles  peut  consister  dans  l'obéissance  ;  c'est 
un  des  statuts  de  l'ancienne  chevalerie  que  de  se 
soumettre  aux  rois  comme  à  des  chefs  militaires  ; 
mais  l'obéissance  implicite  du  peuple  n'est  que  de 
la  sujétion;  et  l'esprit  du  siècle  n'y  portait  plus. 
Le  trône  ne  peut  être  solidement  appuyé ,  de  nos 
jours ,  que  sur  le  pouvoir  de  la  loi. 

Le  roi  ne  devait  pas  sacrifier  la  popularité  qu'il 
avait  acquise  en  accordant  le  doublement  du  tiers  : 
elle  valait  mieux  pour  lui  que  toutes  les  promes- 
ses de  ses  courtisans.  Mais  il  la  perdit  par  sa  dé- 
claration du  23  juin;  et,  quoique  cette  déclaration 
contînt  de  très-bonnes  choses ,  elle  manqua  totale- 
ment son  effet.  Les  premières  paroles  révoltèrent 
le  tiers  état ,  et  dès  ce  moment  il  n'écouta  plus 
tout  ce  qu'il  aui'ait  bien  accueilli,  s'il  avait  pu 
croire  que  le  monarque  voulait  défendre  la  nation 
contre  les  prétentions  des  privilégiés,  et  non  les 
privilégiés  contre  les  intérêts  de  la  nation. 

CHAPITRE  XXI. 

Des  événements  causés  par  la  séance  royale  du 
23  juin  1789. 

Les  prédictions  de  M.  Necker  ne  furent  que 
trop  réalisées  ;  et  cette  séance  royale ,  contre  la- 
quelle il  s'était  élevé  avec  tant  de  force ,  eut  des 
suites  plus  déplorables  encore  que  celles  qu'il  avait 
prévues.  A  peine  le  roi  fut-il  sorti  de  la  salle ,  que 
le  tiers  état,  resté  seul  en  permanence,  déclara 
qu'il  continuerait  ses  délibérations  sans  avoir 
égard  à  ce  qui  venait  de  se  passer.  Le  mouvement 
était  donné;  la  séance  royale,  loin  d'atteindre  le 
but  qu'on  se  proposait,  avait  augmenté  l'élan  du 


8. 


106 


CONSIDERATIOINS 


tiers  état,  en  lui  offrant  l'occasion  d'un  nouveau 
triomphe. 

Le  bruit  de  la  démission  de  M.  Wecker  se  ré- 
pandit, et  toutes  les  rues  de  Versailles  furent 
remplies  à  l'instant  par  les  habitants  de  la  ville , 
qui  proclamaient  son  nom.  Le  roi  et  la  reine  le 
firent  appeler  le  soir  même  de  la  séance  royale,  et 
lui  demandèrent  tous  les  deux,  au  nom  du  salut 
de  l'État,  de  reprendre  sa  place;  la  reine  ajouta 
que  la  sûreté  de  la  personne  du  roi  était  attachée 
à  ce  qu'il  restât  ministre.  Pouvait-il  ne  pas  obéir? 
La  reine  s'engagea  solennellement  à  ne  plus  suivre 
que  ses  conseils;  telle  était  alors  sa  résolution, 
parce  que  le  mouvement  populaire  l'avait  émue  : 
mais ,  comme  elle  était  toujours  convaincue  que 
toute  limite  donnée  à  l'autorité  royale  était  un 
malheur,  elle  devait  nécessairement  retomber  sous 
l'influence  de  ceux  qui  pensaient  comme  elle. 

Le  roi ,  l'on  ne  saurait  trop  le  dire ,  avait  tou- 
tes les  vej-tus  nécessaires  pour  être  un  monarque 
constitutionnel,  car  un  tel  monarque  est  plutôt 
le  magistrat  suprême  que  le  chef  militaire  de  son 
pays.  Mais,  quoiqu'il  eût  beaucoup  d'instruction, 
et  qu'il  lût  surtout  avec  intérêt  les  historiens  an- 
glais ,  le  descendant  de  Louis  XIV  avait  de  la 
peine  à  se  départir  de  la  doctrine  du  droit  divin. 
Elle  est  considérée  en  Angleterre  comme  un  crime 
de  lèse-majesté,  puisque  c'est  d'après  un  pacte 
avec  la  nation  que  la  dynastie  actuelle  a  été  appe- 
lée au  trône.  Mais  bien  que  Louis  XVI  ne  fût  nul- 
lement porté  par  son  caractère  à  désirer  le  pou- 
voir absolu,  ce  pouvoir  était  un  préjugé  funeste, 
auquel ,  malheureusement  pour  la  France  et  pour 
lui ,  il  n'a  jamais  renoncé  tout  à  fait. 

M.  Necker,  vaincu  par  les  instances  que  le  roi 
et  la  reine  daignèrent  lui  faire,  promit  de  rester 
ministre,  et  ne  parla  plus  que  de  l'avenir;  il  ne 
dissimula  point  les  dangers  de  la  situation  des  af- 
faires; néanmoins  il  dit  qu'il  se  flattait  encore  d'y 
remédier,  pourvu  qu'on  ne  fît  pas  venir  les  trou- 
pes autour  de  Paris ,  si  l'on  n'était  pas  certain  de 
leur  obéissafiice;  dans  ce  cas,  il  demandait  à  quit- 
ter le  ministère,  ne  pouvant  plus  que  faire  des 
vœux  pour  le  roi  dans  sa  retraite. 

Il  ne  restait  que  trois  moyens  pour  prévenir  la 
crise  politique  dont  on  était  menacé  :  l'espoir  que 
le  tiers  état  fondait  encore  sur  les  dispositions 
personnelles  du  roi  ;  l'inquiétude  vague  du  parti 
que  prendraient  les  troupes,  mquiétude  qui  pou- 
vait encore  contenir  les  factieux  ;  enfin  ia  popularité 
deM.  Necker.  Nous  allons  voir  comment  ces  ressour- 
ces furent  perdues  en  quinze  jours ,  par  les  conseils 
du  comité  auquel  la  cour  s'abandonnait  en  secret. 


En  retournant  de  chez  le  roi  à  sa   maison, 
M.  Necker  fut  porté  en  triomphe  par  le  peuple.  De 
si  vifs  transports  sont  encore  présents  à  mon  sou- 
venir, et  raniment  en  moi  l'émotion  qu'ils  m'ont 
causée ,  dans  ces  beaux  temps  de  jeunesse  et  d'es- 
pérance. Toutes  ces  voix,  qui  répétaient  le  nom 
de  mon  père,  me  semblaient  celles  d'une  foule 
d'amis  qui  partageaient  ma  respectueuse  tendresse. 
Le  peuple  ne  s'était  encore  souillé  d'aucun  crime; 
il  aimait  son  roi  ;  il  le  croyait  trompé ,  et  chéris- 
sait le  ministre  qu'il  considérait  comme  son  dé- 
fenseur; tout  était  bon  et  vrai  dans  son  enthou- 
siasme. Les  courtisans  ont  tâché  de  faire  croire 
que  M.  Necker  avait  préparé  cette  scène.  Quand 
on  l'aurait  voulu,  comment  aurait-on  pu  faire  naî- 
tre, par  de  sourdes  menées,  de  semblables  mou- 
vements dans  une  telle  multitude?  La  France  en- 
tière  s'y  associait  ,  les  adresses   des   provinces 
arrivaient  de  toutes  parts,  et  c'étaient  alors  des 
adresses  qui  exprimaient  le  vœu  général.  Mais  un 
des  grands  malheurs  de  ceux  qui  vivent  dans  les 
cours ,  c'est  de  ne  pouvoir  se  faire  l'idée  de  ce  que 
c'est  qu'une  nation.  Ils  attribuent  tout  à  l'intri- 
gue, et  cependant  l'intrigue  ne  peut  rien  sur  l'opi- 
nion publique.  On  a  vu,  durant  le  cours  de  la  ré- 
volution, des  factieux  agiter  tel  ou  tel  parti;  mais, 
en  1789,  la  France  était  presque  unanime;  et  vou- 
loir lutter  contre  ce  colosse  par  la  seule  puissance 
des  dignités  aristocratiques,  c'était  se  battre  avec 
des  jouets  contre  des  armes. 

La  majorité  du  clergé,  la  minorité  de  la  no- 
blesse ,  tous  les  députés  du  tiers  se  rendirent  au- 
près de  M.  Necker,  à  son  retour  de  chez  le  roi  ; 
sa  maison  pouvait  à  peine  contenir  ceux  qui  s'y 
étaient  réunis ,  et  c'est  là  qu'on  voyait  ce  qu'il  y 
a  de  vraiment  aimable  dans  le  caractère  des  Fran- 
çais, la  vivacité  de  leurs  impressions,  leur  désir 
de  plaire ,  et  la  facilité  avec  laquelle  un  gouverne- 
ment peut  les  captiver  ou  les  révolter,  selon  qu'il 
s'adresse  bien  ou  mal  au  génie  d'imagination  dont 
ils  sont  susceptibles.  J'entendais  mon  père  conju- 
rer les  députés  du  tiers  de  ne  pas  porter  trop  loin 
leurs  prétentions.  «  Vous  êtes  les  plus  forts  main- 
tenant, disait-il;  c'est  donc  à  vous  que  convient  la 
sagesse.»  Il  leur  peignait  l'état  de  laFrance,  et  le  bien 
qu'ils  pouvaient  faire;  plusieurs  pleuraient,  et  lui 
promettaient  de  se  laisser  guider  par  ses  conseils; 
mais  ils  lui  demandaient  aussi  de  leur  répondre 
des  intentions  du  roi.  La  puissance  royale  inspirait 
encore  non-seulement  du  respect,  mais  un  reste  de 
crainte  ;  c'était  ces  sentiments  qu'il  fallait  ménager. 
Cent  cinquante  ecclésiastiques,  parmi  lesquels 
se  trouvaient  des  prélats  d'un  ordre  supérieur, 


SUR  L4  REVOLUTION  FRANCA.ISE. 


107 


avaient  déjà  passé  à  l'assemblée  nationale;  qua- 
rante-sept membres  de  la  noblesse,  placés  pour  la 
plupart  au  premier  rang  par  leurs  talents  et  leur 
naissance,  les  avaient  suivis;  plus  de  trente  au- 
tres n'attendaient  que  la  permission  de  leurs  com- 
mettants pour  s'y  joindre.  Le  peuple  demandait  à 
grands  cris  la  réunion  des  trois  ordres ,  et  il  insul- 
tait les  nobles  et  les  ecclésiastiques  qui  se  rendaient 
dans  leur  chambre  séparée.  M.  Necker  alors  propo- 
sa au  roi  d'ordonner  au  clergé  et  à  la  noblesse  de 
délibérer  avec  le  tiers ,  afin  de  leur  sauver  l'anxiété 
pénible  dans  laquelle  ils  se  trouvaient ,  et  de  leur 
ôter  l'embarras  d'avoir  l'air  de  céder  à  la  puis- 
sance du  peuple.  Cette  injonction  du  roi  produisit 
encore  un  effet  étonnant  sur  l'esprit  public.  On 
sut  gré  à  l'autorité  de  sa  condescendance ,  bien 
qu'elle  y  fût  presque  forcée.  On  accueillit  la  majo- 
rité de  la  chamLre  des  nobles ,  quoique  l'on  sût 
qu'elle  avait  signé  une  protestation  contre  la  dé- 
marche même  qu'elle  faisait.  L'espoir  du  bien  se 
ranima,  et  Mounier,  qui  était  le  rapporteur  du 
comité  de  constitution ,  déclara  qu'il  proposerait 
un  système  politique  presque  en  tout  semblable 
à  celui  de  la  monarchie  anglaise. 

En  comparant  donc  l'état  des  choses  et  des  es- 
prits à  la  fermentation  terrible  qui  s'était  manifes- 
tée le  soir  du  23  juin ,  on  ne  pouvait  nier  que 
M.  Necker  n'eût  remis  une  seconde  fois  les  rênes 
du  gouvernement  entre  les  mains  du  roi ,  conœme 
après  le  renvoi  de  l'archevêque  de  Sens.  Le  trône 
sans  doute  était  ébranlé ,  mais  il  était  encore  pos- 
sible de  le  raffermir,  en  évitant  avant  tout  une 
insurrection,  puisque  cette  insurrection  devait  l'em- 
porter sur  les  moyens  qui  restaient  au  gouverne- 
ment pour  y  résister.  Mais  les  mauvais  succès  du 
23  juin  ne  découragèrent  point  ceux  qui  les  avaient 
amenés;  et,  pendant  qu'on  laissait  M.  Necker  di- 
riger les  démarches  extérieures  du  roi ,  le  même 
comité  secret  lui  conseillait  de  feindre  d'acquiescer 
à  tout,  jusqu'à  ce  que  les  troupes  allemandes  com- 
mandées par  le  maréchal  de  Broglie  fussent  près 
de  Paris.  L'on  se  garda  bien  d'avouer  à  M.  Nec- 
ker qu'on  leur  avait  ordonné  de  venir  pour  dis- 
soudre l'assemblée  :  on  prit  pour  prétexte  de  cet 
ordre,  lorsqu'il  fut  connu,  des  troubles  partiels 
dont  Paris  avait  été  le  théâtre,  et  dans  lesquels 
les  gardes-françaises ,  appelées  pour  rétablir  l'or- 
dre, avaient  manifesté  l'insubordination  la  plus 
complète. 

M.  Necker  n'ignorait  pas  le  véritable  objet  pour 
lequel  on  faisait  avancer  les  troupes,  bien  qu'on 
voulût  le  lui  cacher.  L'intention  de  la  cour  était  de 
réunir  à  Compiègne  tous  les  membres  des  trois  or- 


dres qui  n'avaient  point  favorisé  le  système  des 
innovations,  et  là  de  leur  faire  consentir  à  la  hâte 
les  impôts  et  les  emprunts  dont  elle  avait  besoin, 
afin  de  les  congédier  ensuite.  Comme  un  tel  projet 
ne  pouvait  être  secondé  par  M.  Necker,  on  se  pro- 
posait de  le  renvoyer  dès  que  la  force  militaire 
serait  rassemblée.  Cinquante  avis  par  jour  l'infor- 
maient de  sa  situation,  et  il  ne  lui  était  pas  possi- 
ble d'en  douter;  mais,  ayant  vu  l'effet  violent  qu'a- 
vait produit ,  le  23  juin,  la  nouvelle  de  sa  démission, 
il  était  décidé  à  ne  pas  exposer  la  chose  publique 
à  une  nouvelle  secousse  ;  car  ce  qu'il  redoutait  le 
plus  au  monde,  c'était  d'obtenir  un  triomphe  per- 
sonnel aux  dépens  de  l'autorité  du  roi.  Ses  parti- 
sans ,  effrayés  des  ennemis  dont  il  était  environné, 
le  conjuraient  de  se  retirer  :  il  savait  qu'il  était 
question  de  le  mettre  à  la  Bastille;  mais  il  savait 
aussi  que ,  dans  les  circonstances  où  l'on  se  trou- 
vait alors ,  il  ne  pouvait  quitter  sa  place  sans  con- 
firmer les  bruits  qui  se  répandaient  sur  les  mesures 
violentes  que  l'on  préparait  à  la  cour.  Le  roi  s'é- 
tant  résolu  à  ces  mesures ,  M.  Necker  ne  voulut 
pas  y  prendre  part  ;  mais  il  ne  voulait  pas  non  plus 
donner  le  signal  de  s'y  opposer,  et  il  restait  là 
comme  une  sentinelle  qu'on  laissait  encore  à  son 
poste,  pour  tromper  les  attaquants  sur  la  ma- 
nœuvre. 

Le  parti  populaire  ne  comprenant  que  trop  bien 
ce  qu'on  méditait  contre  lui ,  et  ne  se  résignant  pas, 
comme  M.  Necker,  à  en  être  la  victime,  Mirabeau 
fit  adopter  à  l'assemblée  nationale  sa  fameuse 
adresse  pour  le  renvoi  des  troupes.  C'était  la  pre- 
mière fois  que  la  France  entendait  cette  éloquence 
populaire ,  dont  la  puissance  naturelle  était  aug- 
mentée par  la  grandeur  des  circonstances.  Le  res- 
pect pour  le  caractère  personnel  du  roi  se  faisait 
encore  remarquer  dans  cette  harangue  tribunitien- 
ne.  <-.  Et  comment  s'y  prend-on,  sire,  disait  l'ora- 
«  leur  de  la  chambre,  pour  vous  faire  douter  de 
«  l'attachement  et  de  l'amour  de  vos  sujets?  Avez- 
«  vous  prodigué  leur  sang?  êtes-vous  cruel,  im- 
«  placable?  avez-vous  abusé  de  la  justice?  le  peuple 
«  vous  impute-t-il  ses  malheurs  ?  vous  nonmie-t-il 
«  dans  ses  calamités?  ...  Ne  croyez  pas  ceux  qui 
«  vous  parlent  légèrement  de  la  nation ,  et  qui  ne 
«  savent  que  vous  la  représenter,  selon  leurs  vues, 
«  tantôt  insolente,  rebelle,  séditieuse,  tantôt  sou- 
«  mise,  docile  au  joug,  prompte  à  courber  la  tête 
«  pour  le  recevoir.  Ces  deux  tableaux  sont  égale- 
«  nient  infidèles. 

«  Toujours  prêts  à  vous  obéir ,  sire ,  parce  que 
«  vous  commandez  au  nom  des  lois ,  notre  fidélité 
«  est  sans  bornes  comme  sans  atteinte. 


108 


CONSIDERATIONS 


«  Sire ,  nous  vous  en  conjurons  au  nom  de  la 
«  patrie ,  au  nom  de .  votre  boniieur  et  de  votre 
«  gloire,  renvoyez  vos  soldats  aux  postes  d'où  vos 
«  conseillers  les  ont  tirés  ;  renvoyez  cette  artillerie 
«  destinée  à  couvrir  vos  frontières  ;  renvoyez  sur- 
«  tout  les  troupes  étrangères ,  ces  alliés  de  la  na- 
«  tion,  que  nous  payons  pour  défendre  et  non  pour 
«  troubler  nos  foyers  :  Votre  Majesté  n'en  a  pas 
«  besoin.  Eh  !  pourquoi  un  monarque  adoré  de 
«  vingt-cinq  millions  de  Français  ferait-il  accourir 
«  à  grands  frais,  autour  du  trône,  quelques  milliers 
«  d'étrangers  ?  Sire ,  au  milieu  de  vos  enfants , 
«  soyez  gardé  par  leur  amour.  » 

Ces  paroles  sont  la  dernière  lueur  de  l'attache- 
ment que  les  Français  devaient  à  leur  roi  pour 
ses  vertus  personnelles.  Quand  la  force  militaire 
fut  essayée,  et  le  fut  vainement,  le  pouvoir  et  l'a- 
mour semblèrent  s'éclipser  ensemble. 

M.  Necker  continua  d'aller  tous  les  jours  chez 
le  roi  ;  mais  rien  de  sérieux  ne  lui  fut  jamais  com- 
muniqué. Ce  silence  envers  le  ministre  principal 
était  bien  inquiétant,  quand  de  toutes  parts  on 
voyait  arriver  des  régiments  étrangers  qui  se  pla- 
çaient autour  de  Paris  et  de  Versailles.  Mon  père 
nous  disait  confidentiellement  chaque  soir,  qu'il 
s'attendait  à  être  arrêté  le  lendemain ,  mais  que  le 
danger  auquel  le  roi  s'exposait  était  si  grand  à  ses 
yeux,  qu'il  se  faisait  une  loi  de  rester,  pour  n'avoir 
pas  l'air  de  soupçonner  ce  qui  se  passait. 

Le  11  juillet,  à  trois  heures  après  midi,  M.  Nec- 
ker reçut  une  lettre  du  roi  qui  lui  ordonnait  de 
quitter  Paris  et  la  France ,  et  lui  recommandait 
seulement  de  cacher  à  tout  le  monde  son  départ. 
Le  baron  de  Breteuil  avait  été  d'avis ,  dans  le  co- 
mité ,  d'arrêter  M.  Necker ,  parce  que  son  renvoi 
devait  causer  une  émeute.  «  Je  réponds,  dit  le  roi , 
qu'il  obéira  strictement  au  secret  que  je  lui  deman- 
derai. »  M.  Necker  fut  touché  de  cette  confiance 
dans  sa  probité,  bien  qu'elle  fût  accompagnée  d'un 
ordre  d'exil. 

11  sut,  depuis,  que  deux  officiers  des  gardes  du 
corps  l'avaient  suivi  pour  s'assurer  de  sa  personne, 
s'il  ne  s'était  pas  soumis  à  l'injonction  du  roi; 
mais  à  peine  purent-ils  arriver  aussi  vite  à  la  fron- 
tière que  M.  Necker  lui-même.  Madame  Necker  fut 
sa  seule  confidente;  elle  partit  au  sortir  de  son  sa- 
lon, sans  aucun  préparatif  de  voyage,  avec  les  pré- 
cautions que  prendrait  un  criminel  pour  échapper 
à  sa  sentence  ;  et  cette  sentence  si  redoutée ,  c'é- 
tait le  triomphe  que  le  peuple  préparait  à  M.  Nec- 
ker, s'il  avait  voulu  s'y  prêter.  Deux  jours  après 
son  départ,  dès  que  sa  disgrâce  fut  connue,  les 
spectacles  furent  fermés  comme  pour  une  calamité 


publique.  Tout  Paris  prit  les  armes;  la  première 
cocarde  que  l'on  porta  fut  verte,  parce  que  c'était 
la  couleur  de  la  livrée  de  M.  Necker  ;  on  frappa 
des  médailles  à  son  effigie  ;  et ,  s'il  s'était  rendu  à 
Paris ,  au  lieu  de  sortir  de  France  par  la  frontière 
la  plus  rapprochée,  celle  de  Flandre;  on  ne  peut 
pas  assigner  de  ternie  à  l'influence  qu'il  aurait  ac- 
quise. 

Certainement ,  le  devoir  lui  commandait  d'obéir 
à  l'ordre  du  roi  :  mais  quel  est  celui  qui,  tout  en 
obéissant,  ne  se  serait  pas  laissé  reconnaître,  ne 
se  serait  pas  laissé  ramener  malgré  lui  par  la  mul- 
titude? L'histoire  n'offre  peut-être  pas  d'exemple 
d'un  homme  évitant  le  pouvoir  avec  le  soin  qu'on 
mettrait  à  fuir  la  proscription  :  car  il  fallait  être 
à  la  fois  le  défenseur  du  peuple ,  pour  être  banni 
de  cette  manière;  et  le  plus  fidèle  sujet  du  mo- 
narque ,  pour  lui  sacrifier  si  scrupuleusement  les 
hommages  d'une  nation  entière. 

CHAPITRE  XXII 

Révolution  du  14  juillet. 

On  renvoya  deux  ministres  en  même  temps  que 
M.  Necker,  M.  de  Montmorin,  homme  attaché  per- 
sonnellement au  roi  depuis  son  enfance ,  et  M.  de 
Saint -Priest,  distingué  par  la  sagesse  de  son  es- 
prit. Mais  ce  que  la  postérité  aura  de  la  peine  à 
croire,  c'est  qu'en  se  déterminant  à  une  résolution 
de  cette  importance ,  on  ne  prit  aucune  mesure 
pour  garantir  la  sûreté  de  la  personne  du  roi ,  en 
cas  de  malheur.  On  se  croyait  si  certain  du  suc- 
cès ,  qu'on  ne  rassembla  pas  de  forces  autour  de 
Louis  XVI,  pour  l'accompagner  à  quelque  dis- 
tance, si  la  capitale  se  révoltait.  On  fit  camper  les 
troupes  dans  la  plaine,  aux  portes  de  Paris ,  ce  qui 
leur  donnait  l'occasion  de  communiquer  avec  les 
habitants;  ils  venaient  en  foule  voir  les  soldats, 
et  les  engageaient  à  ne  pas  se  battre  contre  le  peu- 
ple. Ainsi  donc,  excepté  deux  régiments  allemands 
qui  n'entendaient  pas  le  français,  et  qui  tirèrent  le 
sabre  dans  le  jardin  des  Tuileries,  seulement  comme 
s'ils  avaient  voulu  donner  un  prétexte  à  l'insur- 
rection, toutes  les  troupes  sur  lesquelles  on  comp- 
tait partagèrent  l'esprit  des  citoyens,  et  ne  se  prê- 
tèrent en  rien  à  ce  qu'on  attendait  d'elles. 

Dès  que  la  nouvelle  du  départ  de  M.  Necker 
fut  répandue  dans  Paris,  on  barricada  les  rues; 
chacun  se  fit  garde  national ,  prit  un  costume  mi- 
litaire quelconque,  et  se  saisit  au  hasard  de  la  pre- 
mière arme,  fusil,  sabre,  faux,  n'importe.  Une 
foule  innombrable  d'hommes  de  la  même  opinion 
s'embrassaient  dans  les  rues  comme  des  frères ,  et 


SUR  LA  REVOLUKON  FRANÇAISE. 


109 


l'armée  du  peuple  de  Paris ,  composée  de  plus  de 
cent  mille  hommes,  se  forma  dans  un  instant 
comme  par  miracle.  La  Bastille,  cette  citadelle  du 
gouvernement  arbitraire,  fut  prise  le  14  juillet  1789. 
Le  baron  de  Breteuil ,  qui  s'était  vanté  de  termi- 
ner la  crise  des  affaires  en  trois  jours ,  ne  con- 
serva la  place  de  ministre  que  pendant  ces  trois 
jours ,  assez  longtemps  pour  assister  au  renver- 
sement de  la  monarchie. 

Tel  fut  le  résultat  des  conseils  donnés  par  les 
adversaires  de  M.  rs^ecker.  Comment  des  esprits 
de  cette  trempe  veulent-ils  prononcer  encore  sur 
les  affaires  d'un  grand  peuple  ?  Quelles  étaient  les 
ressources  préparées  contre  les  dangers  qu'eux- 
mêmes  avaient  provoqués?  et  vit-on  jamais  des 
hommes  qui  ne  voulaient  pas  du  raisonnement , 
s'entendre  si  mal  à  s'assurer  de  la  force  ! 

Le  roi,  dans  cette  circonstance,  ne  pouvait  ins- 
pirer qu'un  profond  sentiment  d'intérêt  et  de  com- 
passion. Car  les  princes  élevés  pour  régner  en 
France  n'ont  jamais  contemplé  les  choses  de  la  vie 
face  à  face  :  on  leur  faisait  un  monde  factice,  dans 
lequel  ils  vivaient  depuis  le  premier  jusqu'au  der- 
nier jour  de  l'année,  et  le  malheur  a  dû  les  trouver 
sans  défense  en  eux-mêmes. 

Le  roi  fut  conduit  à  Paris,  pour  adopter  à  l'Hô- 
tel de  ville  la  révolution  qui  venait  d'avoir  lieu 
contre  son  pouvoir.  Son  calme  religieux  lui  con- 
serva toujours  de  la  dignité  personnelle,  dans  cette 
circonstance  comme  dans  toutes  les  suivantes; 
mais  son  autorité  n'existait  plus;  et,  si  les  chars 
des  rois  ne  doivent  pas  traîner  après  eux  les  na- 
tions, il  ne  faut  pas  non  plus  que  les  nations  fas- 
sent d'un  roi  l'ornement  de  leur  triomphe.  Les 
hommages  apparents  qu'on  rend  alors  au  souve- 
rain détrôné  révoltent  les  caractères  généreux ,  et 
jamais  la  Uberté  ne  peut  s'établir  par  la  fausse  si- 
tuation du  monarque  ou  du  peuple  :  chaoïn  doit 
être  dans  ses  droits ,  pour  être  dans  sa  sincérité. 
La  contrainte  morale  imposée  au  chef  d'un  gou- 
vernement ne  saurait  fonder  Findépeudauee  cons- 
titutionnelle de  l'État. 

Cependant,  quoique  des  assassinats  sanguinaires 
eussent  été  commis  par  la  populace ,  la  journée  du 
14  juillet  avait  de  la  grandeur  :  le  mouvement  était 
national;  aucune  faction  intérieure  ni  étrangère 
ne  pouvait  exciter  un  tel  enthousiasme.  La  France 
entière  le  partageait,  et  l'émotion  de  tout  un  peu- 
ple tient  toujours  à  des  sentiments  vrais  et  natu- 
rels. Les  noms  les  plus  honorables ,  Bailly ,  la 
Fayette ,  Lally ,  étaient  proclamés  par  l'opinion 
publique;  on  sortait  du  silence  d'un  pays  gouverné 
par  une  cour,  pour  entendre  le  bruit  des  acclama- 


tions spontanées  de  tous  les  citoyens.  Les  esprits 
étaient  exaltés ,  mais  il  n'y  avait  encore  rien  que 
de  bon  dans  les  âmes ,  et  les  vainqueurs  n'avaient 
pas  eu  le  temps  de  contracter  les  passions  orgueil- 
leuses ,  dont  le  parti  du  plus  fort  ne  sait  presque 
jamais  se  préserver  en  France. 

CELAPITRE  XXIII. 

Retour  de  M.  Decker. 

M.  JN'eeker ,  arrivé  à  Bruxelles ,  se  reposa  deux 
jours  avant  de  se  mettre  en  route  pour  se  rendre 
en  Suisse  par  l'Allemagne.  Sa  plus  vive  inquiétude 
dans  ce  moment,  c'était  la  disette  dont  Paris  était 
menacé.  Pendant  l'hiver  précédent ,  ses  soins  infa- 
tigables avaient  déjà  préservé  la  capitale  des  mal- 
heurs de  la  famine.  Mais  la  mauvaise  récolte 
rendait  toujours  plus  nécessaire  de  recourir  aux 
envois  de  l'étranger  et  au  crédit  des  principales 
maisons  de  commerce  de  l'Europe.  En  consé- 
quence, il  avait  écrit,  dans  les  premiers  jours  de 
juillet,  à  3DL  Hope,  célèbres  négociants  d'Amster- 
dam; et  craignant  que,  dans  la  situation  des  af- 
faires ,  ils  ne  voulussent  pas  se  charger  d'un  achat 
de  grains  pour  la  France,  s'il  n'en  garantissait  pas 
lui-même  le  payement ,  il  leur  avait  offert  une  cau- 
tion d'un  million  sur  sa  fortune  personnelle.  Ar- 
rivé à  Bruxelles ,  M.  ^"ecker  se  rappela  cette  cau- 
tion. Il  avait  lieu  de  craindre  que,  dans  la  crise 
d'une  révolution,  les  soins  de  l'administration  ne 
fussent  négligés,  ou  que  le  bruit  de  son  départ  ne 
nuisît  au  crédit  de  l'État.  JDL  Hope,  en  particu- 
lier ,  pouvaient  présumer  que  M.  ]Xecker  retire- 
rait sa  garantie  dans  une  pareille  circonstance;  il 
leur  écrivit  donc  de  Bruxelles  même  qu'il  était 
banni  de  France,  mais  qu'il  n'en  maintenait  pas 
moins  l'engagement  personnel  qu'il  avait  pris. 

Le  baron  de  Breteuil ,  pendant  le  peu  de  jours 
qu'il  fut  ministre,  reçut  la  réponse  de  MM.  Hope 
à  la  première  lettre  de  M.  Tsecker,  qui  contenait 
l'offre  de  garantir  leurs  envois  sur  sa  propre  for- 
tune. M.  Dufresne  de  Saint-Léon ,  premier  commis 
des  finances,  homme  d'un  esprit  pénétrant  et  d'un 
caractère  décidé ,  remit  cette  lettre  à  M.  le  baron 
de  Breteuil ,  qui  n'y  vit  que  de  la  fohe.  «  Qu'est-ce 
«  que  la  fortune  particulière  d'un  ministre  a  de 
«  commun  ,  dit-il ,  avec  les  intérêts  publics  ?  »  Que 
n" ajoutait-il  :  «  Pourquoi  cet  étranger  se  mêle-t-il 
des  affaires  de  la  France?  » 

Pendant  que  M.  ^vecker  traversait  l'Allemagne  , 
la  révolution  s'opérait  à  Paris.  .^ladame  de  Poli- 
guac,  qu'il  avait  laissée  à  Versailles  toute-puissante 


110 


CONSIDERA.TIONS 


par  la  faveur  de  la  reine ,  le  fit  demander,  à  son 
grand  étonnement ,  dans  une  auberge  à  Baie ,  et 
lui  apprit  qu'elle  était  en  fuite ,  en  conséquence  de 
ce  qui  venait  de  se  passer.  M.  Necker  ne  supposait 
pas  la  possibilité  des  proscriptions ,  et  il  fut  long- 
temps à  comprendre  les  motifs  qui  avaient  pu  dé- 
terminer le  départ  de  madame  de  Polignac.  Des 
lettres  apportées  par  des  courriers ,  des  ordres  du 
roi ,  et  des  invitations  de  l'assemblée,  le  pressaient 
de  reprendre  sa  place.  M.  Necker,  dit  Burke, 
dans  l'un  de  ses  écrits ,  fut  rappelé,  comme 
Pompée,  pour  son  malheur,  et,  comme  Blarius, 
il  s' assit  sur  des  ruines.  Monsieur  et  madame  Nec- 
ker en  jugèrent  ainsi  eux-mêmes ,  et  l'on  peut  voir, 
par  les  détails  que  j'ai  donnés  dans  la  Vie  privée 
de  mon  père ,  combien  il  lui  en  coûta  de  se  déter- 
miner à  revenir. 

Toutes  les  circonstances  flatteuses  dont  son 
rappel  était  accompagné  ne  purent  lui  faire  illu- 
sion sur  l'état  des  choses.  Des  meurtres  avaient 
été  commis  par  le  peuple ,  le  14  juillet ,  et,  dans  sa 
manière  de  voir,  à  la  fois  religieuse  et  philosophi- 
que, M.  Necker  ne  croyait  plus  au  succès  d'une 
cause  ensanglantée.  Il  ne  pouvait  pas  non  plus  se 
flatter  de  la  confiance  du  roi ,  puisque  Louis  XVI 
ne  le  rappelait  que  par  la  crainte  des  dangers  aux- 
quels l'avait  exposé  son  absence.  S'il  n'eût  été 
qu'un  ambitieux,  rien  n'était  plus  facile  que  de 
revenir  triomphant ,  en  s'appuyant  sur  la  force  de 
l'assemblée  constituante;  mais  c'était  uniquement 
pour  se  sacrifier  au  roi  et  à  la  France  que  M.  Nec- 
ker consentit  à  reprendre  sa  place,  après  la  révo- 
lution du  14  juillet.  Il  se  flatta  de  servir  l'État, 
en  prodiguant  sa  popularité  pour  défendre  l'auto- 
rité royale ,  alors  trop  affaiblie.  Il  espérait  qu'un 
homme  banni  par  le  parti  des  privilégiés  serait 
entendu  avec  quelque  faveur,  lorsqu'il  plaiderait 
leur  cause.  Un  grand  citoyen ,  en  qui  vingt-sept 
ans  de  révolution  ont  développé  chaque  jour  de 
nouvelles  vertus ,  un  admirable  orateur,  dont  l'é- 
loquence a  défendu  la  cause  de  son  père,  de  sa 
patrie  et  de  son  roi ,  Lally  Tollendal ,  fort  de  rai- 
sonnement et  d'émotion  tout  ensemble ,  et  ne  s'é- 
cartant  jamais  de  la  vérité  par  l'enthousiasme,  s'ex- 
primait ainsi ,  au  moment  du  renvoi  de  M.  Necker, 
sur  son  caractère  et  sur  sa  conduite  : 

«  On  vient  de  nous  dénoncer,  Messieurs ,  la 
«  surprise  faite  à  la  religion  d'un  roi  que  nous 
«  chérissons ,  et  l'atteinte  portée  aux  espérances 
«  de  la  nation  que  nous  représentons. 

«  Je  ne  répéterai  point  tout  ce  qui  vous  a  été 
«  dit  avec  autant  de  justesse  que  d'énergie  ;  je 
«  vous  présenterai  un  simple  tableau ,  et  je  vous 


«  demande  de  vous  reporter  avec  moi  à  l'époque 
«  du  mois  d'août  de  l'année  dernière. 

«  Le  roi  était  trompé  ; 

«  Les  lois  étaient  sans  ministres ,  et  vingt-cinq 
'<■  millions  d'hommes  sans  juges  ; 

«  Le  trésor  public  sans  fonds,  sans  crédit,  sans 
«  moyens  pour  prévenir  une  banqueroute  générale, 
«  dont  on  n'était  plus  séparé  que  par  quelques 
«jours; 

«  L'autorité  sans  respect  pour  la  liberté  des  par- 
ti ticuliers ,  et  sans  force  pour  maintenir  l'ordre 
«  public  ;  le  peuple  sans  autre  ressource  que  les 
«  états  généraux ,  mais  sans  espérance  de  les  obte- 
«  nir,  et  sans  confiance  même  dans  la  .promesse 
«  d'un  roi  dont  il  révérait  la  probité ,  parce  qu'il 
«  s'obstinait  à  croire  que  les  ministres  d'alors  en 
'(  éluderaient  toujours  l'exécution. 

«  A  ces  fléaux  politiques ,  la  nature ,  dans  sa 
«  colère ,  était  venue  joindre  les  siens  :  le  ravage 
«  et  la  désolation  étaient  dans  les  campagnes  ;  la 
«famine  se  montrait  déjà  de  loin,  menaçant  une 
«  partie  du  royaume. 

«  Le  cri  de  la  vér  ité  est  parvenu  jusqu'aux 
«  oreilles  du  roi  ;  son  œil  s'est  fixé  sur  ce  tableau 
«  déchirant  ;  son  cœur  honnête  et  pur  s'est  senti 
«  ému;  il  s'est  rendu  aux  vœux  de  son  peuple,  il  a 
«  rappelé  un  ministre  que  ce  peuple  demandait. 

«  La  justice  a  repris  son  cours. 

«  Le  trésor  public  s'est  rempli,  le  crédit  a  re- 
«  paru  comme  dans  les  temps  les  plus  prospères  ; 
«  le  nom  infâme  de  banqueroute  n'a  plus  même  été 
«  prononcé. 

«  Les  prisons  se  sont  ouvertes ,  et  ont  rendu  à 
«  la  société  les  victimes  qu'elles  renfermaient. 

«  Les  révoltes  qui  avaient  été  semées  dans  plu- 
«  sieurs  provinces ,  et  dont  on  avait  lieu  de  crain- 
«  dre  le  développement  le  plus  terrible ,  se  sont 
«  bornées  à  des  troubles  toujours  affligeants  sans 
«  doute ,  mais  passagers ,  et  bientôt  apaisés  par  la 
«  sagesse  et  par  l'indulgence. 

«  Les  états  généraux  ont  été  annoncés  de  nou- 
«  veau  :  personne  n'en  a  plus  douté ,  quand  on  a 
«  vu  un  roi  vertueux  confier  l'exécution  de  ses  pro- 
«  messes  à  un  vertueux  ministre.  Le  nom  du  roi  a 
n  été  couvert  de  bénédictions. 

«  Le  temps  de  la  famine  est  arrivé.  Des  travaux 
«immenses,  les  mers  couvertes  de  vaisseaux, 
«  toutes  les  puissances  de  l'Europe  sollicitées ,  les 
«  deux  mondes  mis  à  contribution  pour  notre  sub- 
«  sistance,  plus  de  quatorze  cent  mille  quintaux 
«  de  farine  et  de  grains  importés  parmi  nous,  plus 
«  de  vingt-cinq  millions  sortis  du  trésor  royal,  une 
«  sollicitude  active ,  efficace ,  perpétuelle ,  appli- 


# 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


111 


«  quée  à  tous  les  jours ,  à  tous  les  instants ,  à  tous 
«les  lieux,  ont  encore  écarté  ce  fléau;  et  les  in- 
«  quiétudes  paternelles ,  les  sacrifices  généreux  du 
«roi,  publiés  par  son  ministre,  ont  excité  dans 
«  tous  les  cœurs  de  ses  sujets  de  nouveaux  senti- 
«  ments  d'amour  et  de  reconnaissance. 

«Enfin,  malgré  des  obstacles  sans  nombre,  les 
«  états  généraux  ont  été  ouverts.  Les  états  géné- 
«  raux  ont  été  ouverts  !...  Que  de  choses,  messieurs, 
«  sont  renfermées  dans  ce  peu  de  mots  !  que  de 
«bienfaits  y  sont  retracés!  comme  la  reconnais- 
«  sance  des  Français  vient  s'y  rattacher  !  Quel- 
«  ques  divisions  ont  éclaté  dans  les  commencements 
«  de  cette  mémorable  assemblée  ;  gardons  de  nous 
«  les  reprocher  l'un  à  l'autre  ,  et  que  personne  ne 
«  prétende  en  être  totalement  innocent.  Disons 
«plutôt,  pour  l'amour  delà  paix,  que  chacun  de 
«  nous  a  pu  se  laisser  entraîner  à  quelques  erreurs 
«  trop  excusables  ;  disons  qu'il  en  est  de  l'agonie 
«  des  préjugés  comme  de  celle  des  malheureux  hu- 
«  mains  qu'ils  tourmentent ,  qu'au  moment  d'ex- 
«  pirer  ils  se  raniment  encore  et  jettent  une  der- 
«  nière  lueur  d'existence.  Convenons  que ,  dans 
«  tout  ce  qui  pouvait  dépendre  des  hommes ,  il 
«  n'est  pas  de  plan  de  conciliation  que  le  ministre 
«  n'ait  tenté  avec  la  plus  exacte  impartialité ,  et 
«  que  le  reste  a  été  soumis  à  la  force  des  choses, 
a  Mais,  au  milieu  de  la  diversité  des  opinions,  le 
«■  patriotisme  était  dans  tous  les  cœurs  :  les  ef- 
«  forts  pacificateurs  du  ministre ,  les  invitations 
«  réitérées  du  roi ,  ont  enfin  produit  leur  effet. 
«  Une  réunion  s'est  opérée,  chaque  jour  a  faitdis- 
«  paraître  un  principe  de  division ,  chaque  jour  a 
K  produit  une  cause  de  rapprochement;  un  projet 
«  de  constitution ,  tracé  par  une  main  exercée , 
«  conçu  par  un  esprit  sage  et  par  un  cœur  droit 
n  (par  Mounier) ,  a  rallié  tous  les  esprits  et  tous 
«  les  cœurs.  Nous  avons  marché  en  avant  :  on 
«  nous  a  vus  entrer  dans  nos  travaux,  et  la  France 
«  a  commencé  à  respirer. 

«  C'est  dans  cet  instant ,  après  tant  d'obstacles 
«  vaincus ,  au  milieu  de  tant  d'espérances  et  de 
«  besoins  ,  que  des  conseillers  perfides  enlèvent  au 
«  plus  juste  des  rois  son  serviteur  le  plus  fidèle , 
«  et  à  la  nation  le  ministre  citoyen  en  qui  elle 
«  avait  mis  sa  confiance. 

«  Quels  sont  donc  ses  accusateurs  auprès  du 
«  trône  ?  Ce  ne  sont  pas  sans  doute  les  parlements 
«  qu'il  a  rappelés;  ce  n'est  pas  sûrement  le  peuple 
«  qu'il  a  nourri  ;  ce  ne  sont  pas  les  créanciers  de 
«  l'Etat  qu'il  a  payés ,  les  bons  citoyens  dont  il  a 
«  secondé  les  vœux.  Qui  sont-ils  donc?  Je  l'ignore, 
K  mais  il  en  est;  la  justice,  la  bonté  reconnue  du 


«  roi,  ne  me  permettent  pas  d'en  douter;  quels 
«  qu'ils  soient ,  ils  sont  bien  coupables. 

«  Au  défaut  des  accusateurs ,  je  cherche  les 
«  crimes  qu'ils  ont  pu  dénoncer.  Ce  ministre ,  que 
«le  roi  avait  accordé  à  ses  peuples  comme  un 
«  don  de  son  amour,  comment  est-il  devenu  tout 
«  à  coup  un  objet  d'animadversion?  Qu'a-t-il  fait 
«  depuis  un  an?  Nous  venons  de  le  voir,  je  l'ai  dit, 
«  je  le  répète  :  quand  il  n'y  avait  point  d'argent , 
«  il  nous  a  payés;  quand  il  n'y  avait  pas  de  pain, 
«  il  nous  a  nourris;  quand  il  n'y  avait  point  d'au- 
«torité,  il  a  calmé  les  révoltes.  Je  l'ai  entendu 
«  accuser  tour  à  tour  d'ébranler  le  trône  et  de 
«  rendre  le  roi  despote ,  de  sacrifier  le  peuple  à  la 
«  noblesse ,  et  de  sacrifier  la  noblesse  au  peuple. 
«  J'ai  reconnu  dans  cette  accusation  le  partage  or- 
«  dinaire  des  hommes  justes  et  impartiaux,  et  ce 
«  double  reproche  m'a  paru  un  double  hommage. 

<c  Je  me  rappelle  encore  que  je  l'ai  entendu  ap- 
«  peler  du  nom  de  factieux,  et  je  me  suis  demandé 
«  alors  quel  était  le  sens  de  cette  expression.  Je 
«  me  suis  demandé  quel  autre  ministre  avait  jamais 
«  été  plus  dévoué  au  maître  qu'il  servait,  quel  autre 
«  avait  été  plus  jaloux  de  publier  les  vertus  et  les 
«  bienfaits  du  roi ,  quel  autre  lui  avait  donné  et 
«  lui  avait  attiré  plus  de  bénédictions,  plus  de  té- 
«  moignages  d'amour  et  de  respect. 

«  Membres  des  communes ,  qu'une  sensibilité  si 
«  noble  précipitait  au-devant  de  lui ,  le  jour  de  son 
«  dernier  triomphe,  ce  jour  où,  api'ès  avoir  craint 
«  de  le  perdre ,  vous  crûtes  qu'il  vous  était  rendu 
«  pour  plus  longtemps,  lorsque  vous  l'entouriez, 
«  lorsqu'au  nom  du  peuple  dont  vous  êtes  les  au- 
«  gustes  représentants ,  au  nom  du  roi  dont  vous 
«  êtes  les  sujets  fidèles,  vous  le  conjuriez  de  rester 
«  toujours  le  ministre  de  l'un  et  de  l'autre,  lorsque 
«  vous  l'arrosiez  de  vos  larmes  vertueuses  :  ah  ! 
«  dites  si  c'est  avec  un  visage  de  factieux ,  si  c'est 
«  avec  l'insolence  d'un  chef  de  parti  qu'il  recevait 
«  tous  ces  témoignages  de  vos  bontés.  Vous  di- 
te sait-il,  vous  demandait-il  autre  chose  que  de  vous 
«  confier  au  roi,  que  de  chérir  le  roi,  que  de  faire 
«  aimer  au  roi  les  états  généraux!  Jlembres  des 
«  communes,  répondez,  je  vous  en  conjure;  et  si 
«  ma  voix  ose  publier  un  mensonge,  que  la  vôtre 
«  s'élève  pour  me  confondre. 

«  Et  sa  retraite ,  messieurs ,  sa  retraite  avant- 
«  hier  a-t-elle  été  celle  d'un  factieux  ?  Ses  servi- 
«  teurs  les  plus  intimes,  ses  amis  les  plus  tendres,. 
«  sa  famille  même  ont  ignoré  son  départ.  Il  a  pré- 
«  texte  un  projet  de  campagne  ;  il  a  laissé  en  proie 
«  aux  inquiétudes  tout  ce  qui  l'approchait,  tout  ce 
«  qui  le  chérissait  ;  on  a  passé  uue  nuit  à  le  cher- 


112 


CONSIDERATIONS 


«  cher  de  tous  côtés.  Que  cette  conduite  soit  celle 
«  d'un  prévaricateur  qui  veut  échapper  à  l'indigna- 
«  tion  publique,  cela  se  conçoit;  mais,  quand  on 
«  songe  qu'il  voulait  se  dérober  à  des  hommages , 
«  à  des  regrets  qu'il  eût  recueillis  partout  sur  son 
«  passage ,  et  qui  eussent  pu  adoucir  sa  disgrâce  ; 
K  qu'il  a  mieux  aimé  se  priver  de  cette  consolation , 
«  et  souffrir  dans  la  personne  de  tous  ceux  qu'il 
«  aimait ,  que  d'être  l'occasion  d'un  instant  de 
«  troubles  ou  d'émotion  populaire  ;  qu'enfin  le  der- 
«  nier  sentiment  qu'il  a  éprouvé,  le  dernier  devoir 
«  qu'il  s'est  prescrit,  en  quittant  la  France  d'où 
«  on  le  bannissait,  a  été  de  donner  au  roi  et  à  la 
«  nation  encore  cette  preuve  de  respect  et  de  dé- 
«  vouement  ;  il  faut ,  ou  ne  pas  croire  à  la  vertu , 
«  ou  reconnaître  une  des  vertus  les  plus  pures  qui 
«  aient  jamais  existé  sur  la  terre.  » 

Les  transports  de  tout  un  peuple  dont  je  venais 
d'être  témoin,  la  voiture  de  mon  père  traînée  par 
les  citoyens  des  villes  que  nous  traversions,  les 
femmes  à  genoux  dans  les  campagnes,  quand  elles 
le  voyaient  passer,  rien  ne  me  fit  éprouver  une 
émotion  aussi  vive  qu'une  telle  opinion  prononcée 
par  un  tel  homme. 

En  moins  de  quinze  jours,  deux  millions  de 
gardes  nationaux  furent  sur  pied  en  France.  On 
hâta  sans  doute  l'armement  de  ces  milices ,  en  ré- 
pandant habilement  le  bruit  dans  chaque  ville  et 
dans  chaque  village ,  que  les  brigands  allaient  ar- 
river; mais  le  sentiment  unanime  qui  fit  sortir  le 
peuple  de  tutelle  ne  fut  inspiré  par  aucune  adresse , 
ni  dirigé  par  aucun  homme;  l'ascendant  des  corps 
privilégiés  et  la  force  des  troupes  réglées  disparu- 
rent en  un  instant.  La  nation  remplaça  tout,  elle 
dit  comme  le  Cid  :  Nous  nous  levons  alors  ;  et  il 
lui  suffit  de  se  montrer  pour  remporter  la  victoire. 
Mais ,  hélas  !  en  peu  de  temps  aussi  les  flatteurs  la 
dépravèrent ,  parce  qu'elle  était  devenue  une  puis- 
sance. 

Dans  le  voyage  de  Bâle  à  Paris ,  les  nouvelles 
autorités  constituées  venaient  haranguer  M.  Wecker 
à  son  passage;  il  leur  recommandait  le  respect  des 
propriétés ,  les  égards  pour  les  prêtres  et  les  nobles , 
l'amour  pour  le  roi.  Il  fit  donner  des  passe-ports 
à  différentes  personnes  qui  sortaient  de  France. 
Le  baron  de  Besenval ,  qui  avait  commandé  une 
partie  des  troupes  allemandes,  était  arrêté  à  dix 
lieues  de  Paris.  La  municipalité  de  cette  ville  avait 
ordonné  qu'il  y  fût  ramené.  M.  Necker  prit  sur  lui 
de  suspendre  l'exécution  de  cet  ordre,  dans  la 
crainte,  trop  bien  motivée,  que  la  populace  de  Pa- 
ris ne  le  massacrât  dans  sa  fureur.  Mais  M.  Necker 
sentait  à  quel  danger  il  s'exposait ,  en  s'arrogeant 


ainsi  un  pouvoir  fondé  seulement  sur  sa  populari- 
té; aussi ,  le  lendemain  de  son  retour  à  Versailles, 
se  rendit-il  à  l'Hôtel  de  ville  pour  expliquer  sa  con- 
duite. 

Qu'il  me  soit  permis  de  m'arrêter  encore  une 
fois  sur  ce  jour,  le  dernier  de  la  prospérité  de  ma 
vie,  cependant,  qui ,  s'ouvrait  à  peine  devant  moi. 
La  population  entière  de  Paris  se  pressait  en  fouie 
dans  les  rues  ;  on  voyait  des  hommes  et  des  femmes 
aux  fenêtres  et  sur  les  toits ,  criant  :  Vive  M.  Nec- 
ker!  Quand  il  arriva  près  de  l'Hôtel  de  ville,  les 
acclamations  redoublèrent;  la  place  était  remplie 
d'une  multitude  animée  du  même  sentiment,  et 
qui  se  précipitait  sur  les  pas  d'un  seul  homme,  et 
cet  homme  était  mon  père.  11  monta  dans  la  salle 
de  l'Hôtel  de  ville ,  rendit  compte  aux  magistrats 
nouvellement  élus  de  l'ordre  qu'il  avait  donné  pour 
sauver  M.  de  Besenval;  et,  leur  faisant  sentir  avec 
sa  délicatesse  accoutumée  tout  ce  qui  plaidait  en 
faveur  de  ceux  qui  avaient  obéi  à  leur  souverain, 
et  qui  défendaient  un  ordre  de  choses  existant  de- 
puis plusieurs  siècles ,  il  demanda  l'amnistie  pour 
le  passé,  quel  qu'il  fût,  et  la  réconciliation  pour 
l'avenir.  Les  confédérés  du  Rutli ,  au  commence- 
ment du  quatorzième  siècle,  en  jurant  la  déli- 
vrance de  la  Suisse,  jurèrent  aussi  d'être  justes 
envers  leurs  adversaires  ;  et  c'est  sans  doute  à  cette 
noble  résolution  qu'ils  durent  leur  triomphe.  Au 
moment  où  M.  Necker  prononça  ce  mot  d'amnis- 
tie, il  retentit  dans  tous  les  cœurs;  aussitôt  le 
peuple,  rassemblé  sur  la  place  publique,  voulut  s'y 
associer.  M.  Necker  alors  s'avança  sur  le  balcon , 
et,  proclamant  à  haute  voix  les  saintes  paroles  de 
la  paix  entre  les  Français  de  tous  les  partis,  la 
multitude  entière  y  répondit  avec  transport.  Je  ne 
vis  rien  de  plus  dans  cet  instant,  car  je  perdis  con- 
naissance à  force  de  joie. 

Aimable  et  généreuse  France,  adieu!  Adieu 
France ,  qui  vouliez  la  liberté ,  et  qui  pouviez  alors 
si  facilement  l'obtenir  !  Je  suis  maintenant  con- 
damnée à  retracer  d'abord  vos  fautes ,  puis  vos  for- 
faits ,  puis  vos  malheurs  :  des  lueurs  de  vos  vertus 
apparaîtront  encore;  mais  l'éclat  même  qu'elles 
jetteront  ne  servira  qu'à  mieux  faire  voir  la  pro- 
fondeur de  vos  misères.  Toutefois  vous  avez  tant 
mérité  d'être  aimée ,  qu'on  se  flatte  encore  de  vous 
retrouver  enfin  telle  que  vous  étiez  dans  les  pre-  • 
miers  jours  de  la  réunion  nationale.  Un  ami  qui 
reviendrait  après  une  longue  absence  n'en  serait 
que  plus  vivement  accueilli. 


««««•«•«atf« 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


113 


SECONDE  PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Mirabeau. 

On  dirait  qu'à  toutes  les  époques  de  l'histoire  il 
y  a  des  personnages  qu'on  peut  considérer  comme 
les  représentants  du  bon  et  du  mauvais  principe. 
Tels  étaient  Cicéron  et  Catilina  dans  Rome;  tels 
furent  M.  Necker  et  Mirabeau  en  France.  Mirabeau, 
doué  de  l'esprit  le  plus  énergique  et  le  plus  étendu, 
se  crut  assez  fort  pour  renverser  le  gouvernement, 
et  pour  établir  sur  ses  ruines  un  ordre  de  choses 
quelconque  qui  fût  l'œuvre  de  ses  mains.  Ce  pro- 
jet gigantesque  perdit  la  France  et  le  perdit  lui- 
même  ;  car  il  se  conduisit  d'abord  comme  un  fac- 
tieux, bien  que  sa  véritable  manière  de  voir  fût 
celle  de  l'homme  d'État  le  plus  réfléchi.  Ayant  passé 
toute  sa  vie ,  jusqu'à  quarante  ans  qu'il  avait  alors , 
dans  les  procès ,  les  enlèvements  et  les  prisons ,  il 
était  banni  de  la  bonne  compagnie ,  et  son  premier 
désir  était  d'y  rentrer.  Mais  il  fallait  mettre  le  feu 
à  l'édifice  social ,  pour  que  les  portes  des  salons  de 
Paris  lui  fussent  ouvertes.  Mirabeau,  comme  tous 
les  hommes  sans  morale,  vit  d'abord  son  intérêt 
personnel  dans  la  chose  publique ,  et  sa  prévoyance 
fut  bornée  par  son  égoïsme. 

Un  malheureux  député  de  la  commune ,  homme 
à  bonnes  intention^,  mais  sans  aucune  sorte  de 
talent,  rendit  compte  à  l'assemblée  constituante 
de  la  journée  de  l'Hôtel  de  ville,  dans  laquelle 
M.  Necker  avait  triomphé  des  passions  haineuses 
qu'on  voulait  exciter  parmi  le  peuple;  ce  député 
hésitait  si  péniblement,  il  s'exprimait  avec  une 
telle  froideur,  et  cependant  il  montrait  un  tel  dé- 
sir d'être  éloquent ,  qu'il  détruisit  tout  l'effet  de 
l'admirable  récit  dont  il  s'était  chargé.  Mirabeau , 
blessé  néanmoins  jusqu'au  fond  de  son  orgueil  des 
succès  de  M.  Necker,  se  promit  de  défaire  par 
l'ironie  dans  l'assemblée,  et  par  des  soupçons  au- 
près du  peuple ,  ce  que  l'enthousiasme  avait  pro- 
duit. Il  se  rendit  dès  le  jour  même  dans  toutes  les 
sections  de  Paris ,  et  il  obtint  la  rétractation  de 
l'amnistie  accordée  la  veille  ;  il  tâcha  d'exaspérer 
les  esprits  contre  les  projets  qu'avait  eus  la  cour, 
et  fit  naître  chez  les  Parisiens  une  certaine  crainte 
de  passer  pour  bons  jusqu'à  la  duperie,  crainte 
qui  agit  toujours  sur  eux,  car  ils  veulent  avant 
tout  qu'on  les  croie  pénétrants  et  redoutables. 
Mirabeau ,  en  arrachant  à  M.  Necker  la  palme  de 


la  paix  intérieure ,  porta  le  premier  coup  à  sa  po- 
pularité :  mais  ce  revers  devait  être  suivi  de  beau- 
coup d'autres;  car,  du  moment  que  l'on  excitait 
le  parti  populaire  à  persécuter  les  vaincus,  M.  Nec- 
ker ne  pouvait  plus  rester  avec  les  vainqueurs. 

Mirabeau  se  hâta  de  proclamer  les  principes  les 
plus  désorganisateurs ,  lui  dont  la  raison,  isolée 
de  son  caractère ,  était  parfaitement  sage  et  lumi-  , 
neuse.  M.  Necker  a  dit  de  lui ,  dans  un  de  ses  ou- 
vrages ,  qu'il  était  tribun  par  calcul  et  aristocrate 
par  goût.  Rien  ne  pouvait  mieux  le  peindre  :  non- 
seulement  son  esprit  était  trop  supérieur  pour  ne 
pas  connaître  l'impossibilité  de  la  démocratie  en 
France;  mais  ce  gouvernement  eût  été  praticable 
qu'il  ne  s'en  serait  pas  soucié.  Il  attachait  un  grand 
prix  de  vanité  à  sa  naissance  ;  en  parlant  de  la 
Saint -Barthélemi,  on  l'entendait  dire  :  L'amiral 
Coligny,  qui,  par  parenthèse ,  était  mon  cousin; 
tant  il  cherchait  l'occasion  de  rappeler  qu'il  était 
bon  gentilhomme. 

Ses  goûts  dispendieux  lui  rendaieat  l'argent  fort 
nécessaire,  et  l'on  a  reproché  à  M.  Necker  de  ne 
lui  en  avoir  pas  donné ,  à  l'ouverture  des  états 
généraux.  Les  autres  ministres  s'étaient  chargés 
de  ce  genre  d'affaires,  auquel  le  caractère  de 
M.  Necker  n'était  point  propre.  D'ailleurs  Mira- 
beau ,  soit  qu'il  acceptât  ou  non  l'argent  de  la  cour, 
était  bien  décidé  à  se  faire  le  maître  et  non  l'ins- 
trument de  cette  cour ,  et  l'on  n'aurait  jamais  ob- 
tenu de  lui  qu'il  renonçât  à  sa  force  démagogique, 
avant  que  cette  force  l'eût  conduit  à  la  tête  du 
gouvernement.  Il  proclamait  la  réunion  de  tous 
les  pouvoirs  dans  une  seule  assemblée,  bien  qu'il 
sût  parfaitement  qu'une  telle  organisation  politique 
était  destructive  de  tout  bien;  mais  il  se  persuadait 
que  la  France  serait  dans  sa  main ,  et  qu'il  pour- 
rait, après  l'avoir  précipitée  dans  la  confusion, 
l'en  retirer  à  sa  volonté.  La  morale  est  la  science 
des  sciences ,  à  ne  la  considérer  que  sous  le  rap- 
port du  calcul,  et  il  y  a  toujours  des  limites  à 
l'esprit  de  ceux  qui  n'ont  pas  senti  l'harmonie  de 
la  nature  des  choses  avec  les  devoirs  de  l'homme. 
La  petite  morale  tue  la  grande ,  répétait  souvent 
Mirabeau;  mais  l'occasion  de  la  grande  ne  se  pré- 
sentait guère,  selon  lui ,  dans  tout  le  cours  d'une 
vie. 

11  avait  plus  d'esprit  que  de  talent,  et  ce  n'était 
jamais  qu'avec  effort  qu'il  improvisait  à  la  tribune. 
Cette  même  difficulté  de  rédaction  le  fit  avoir  re- 
cours à  ses  amis,  pour  l'aider  dans  tous  ses  ou- 
vrages; mais  cependant  aucun  d'eux,  après  sa 
mort ,  n'aurait  pu  écrire  ce  qu'il  savait  leur  ins- 
pirer. Il  disait,  en  parlant  de  l'abbé  Maury  :  Quand 


114 


CONSIDERATIONS 


il  a  raison,  nous  disputons;  quand  il  a  tort,  je 
Vécrase;  mais  c'est  que  l'abbé  Maury  défendait 
souvent ,  même  de  bonnes  causes ,  avec  cette  espèce 
de  faconde  qui  ne  vient  pas  de  l'émotion  intime 
de  l'âme. 

Si  l'on  avait  admis  les  ministres  dans  l'assemblée, 
M.  Wecker,  qui  plus  que  personne  était  capable 
de  s'exprimer  avec  force  et  avec  chaleur,  aurait, 
je  le  crois,  triomphé  de  Mirabeau.  Mais  il  était 
réduit  à  envoyer  des  mémoires ,  et  ne  pouvait  en- 
trer dans  la  discussion.  Mirabeau  attaquait  le  mi- 
nistre en  son  absence,  tout  en  louant  sa  bonté,  sa 
générosité ,  sa  popularité ,  avec  un  respect  trom- 
peur singulièrement  redoutable ,  et  pourtant  il  ad- 
mirait sincèrement  M.  Necker ,  et  ne  s'en  cachait 
point  à  ses  amis  ;  mais  il  savait  bien  qu'un  carac- 
tère aussi  scrupuleux  ne  s'allierait  jamais  avec  le 
sien,  et  il  voulait  en  détruire  l'influence. 

M.  Necker  était  réduit  au  système  défensif; 
l'autre  attaquait  avec  d'autant  plus  d'audace,  que 
ni  les  succès,  ni  la  responsabilité  de  l'adminis- 
tration ne  le  regardaient.  M.  Necker ,  en  défendant 
l'autorité  royale,  abdiquait  nécessairement  la  fa- 
veur du  parti  populaire.  Cependant  il  savait  par 
expérience  que  le  roi  avait  des  conseillers  secrets 
et  des  plans  particuliers ,  et  il  n'était  pas  assuré 
de  lui  faire  suivre  la  marche  qu'il  croirait  la  meil- 
leure. Les  obstacles  de  tous  genres  entravaient 
chacun  de  ses  pas;  il  ne  pouvait  parler  ouvertement 
sur  rien;  néanmoins  la  ligne  qu'il  suivait  toujours, 
c'était  celle  que  lui  traçait  son  devoir  de  ministre. 
La  nation  et  le  roi  avaient  changé  de  place  :  le  roi 
était  devenu  de  beaucoup,  et  de  beaucoup  trop,  le 
plus  faible.  Ainsi  donc,  M.  Necker  devait  défendre 
le  trône  auprès  de  la  nation ,  comme  il  avait  dé- 
fendu la  nation  auprès  du  trône.  Mais  tous  ces 
sentiments  généreux  n'embarrassaient  point  Mi- 
rabeau; il  se  mettait  à  la  tête  du  parti  qui  voulait 
gagner  à  tout  prix  de  l'importance  politique ,  et 
les  principes  les  plus  abstraits  n'étaient  pour  lui 
que  des  moyens  d'intrigue. 

La  nature  l'avait  bien  servi ,  en  lui  donnant  les 
défauts  et  les  avantages  qui  agissent  sur  une  as- 
semblée populaire  :  de  l'amertume,  de  la  plaisan- 
terie, de  la  force  et  de  l'originalité.  Quand  il  se 
levait  pour  parler,  quand  il  montait  à  la  tribune, 
la  curiosité  de  tous  était  excitée;  personne  ne 
l'estimait,  mais  on  avait  une  si  haute  idée  de  ses 
facultés,  que  nul  n'osait  l'attaquer,  si  ce  n'est 
ceux  d'es  aristocrates  qui ,  ne  se  servant  point  de 
la  parole,  lui  envoyaient  défi  sur  défi  pour  l'ap- 
peler en  duel.  Il  s'y  refusait  toujours,  prenant 
note  sur  ses  tablettes  des  propositions  de  ce  genre 


qu'on  lui  adressait,  et  promettant  qu'il  y  répon- 
drait à  la  fin  de  l'assemblée.  //  n'est  pas  juste, 
disait-il,  en  parlant  d'un  honnête  gentilhomme  de 
je  ne  sais  quelle  province,  que  j'expose  un  homme 
d'esprit  comme  moi  contre  un  sot  comme  lui.  Et, 
chose  bizarre  dans  un  pays  tel  que  la  France ,  cette 
conduite  ne  le  déconsidérait  pas;  elle  ne  faisait 
pas  même  suspecter  son  courage.  Il  y  avait  quel- 
que chose  de  si  martial  dans  son  esprit,  de  si 
hardi  dans  ses  manières,  qu'on  ne  pouvait  accuser 
un  tel  homme  d'aucune  peur. 

CHAPITRE  IL 

De  l'assemblée  constituante ,  après  le  \4  juillet. 

Le  tiers  état  et  la  minorité  de  la  noblesse  et  du 
clergé  composaient  la  majorité  de  l'assemblée  cons- 
tituante, et  cette  assemblée  disposait  de  la  France. 
Depuis  le  14  juillet ,  rien  n'était  plus  imposant  que 
le  spectacle  de  [douze  cents  députés,  écoutés  par 
de  nombreux  spectateurs ,  et  s'enflammant  au  seul 
nom  des  grandes  vérités  qui  ont  occupé  l'esprit 
humain,  depuis  l'origine  de  la  société  sur  la  terre. 
Cette  assemblée  était  peuple  par  ses  passions, 
mais  aucune  réunion  ne  pouvait  présenter  une 
aussi  grande  masse  de  lumières.  L'électricité  des 
pensées  s'y  communiquait  en  un  instant ,  parce 
que  l'action  des  hommes  sur  les  hommes  est  irré- 
sistible, et  que  rien  ne  parlait  plus  à  l'imagination 
que  cette  volonté  sans  armes ,  brisant  d'antiques 
chaînes  que  la  conquête  avait  jadis  forgées,  et  que 
la  simple  raison  faisait  tout'à  coup  disparaître.  Il 
faut  se  transporter  en  1789 ,  lorsque  les  préjugés 
seuls  avaient  fait  du  mal  au  monde ,  et  que  la  li- 
berté non  souillée  était  le  culte  de  tous  les  esprits 
supérieurs.  L'on  concevra  facilement  l'enthou- 
siasme dont  on  était  saisi  à  l'aspect  de  tant  d'in- 
dividus appartenant  à  diverses  classes,  et  venant, 
les  uns  offrir  leurs  sacrifices ,  les  autres  prendre 
possession  de  leurs  droits.  Néanmoins  on  pres- 
sentait l'arrogance  du  pouvoir,  dans  ces  souverains 
d'un  nouveau  genre,  qui  se  disaient  les  dépositaires 
d'une  autorité  sans  limites,  celle  du  peuple.  Les 
Anglais  s'étaient  créé  lentement  une  organisation 
politique  nouvelle  ;  les  Français ,  la  voyant  solide- 
ment établie  ailleurs  depuis  plus  de  cent  ans ,  de- 
vaient s'en  tenir  à  l'imiter. 

Mounier,  Lally,  Malouet,  Clermont-Tonnerre , 
se  montrèrent  les  appuis  de  la  prérogative  royale, 
dès  que  la  révolution  eut  désarmé  les  partisans  de 
l'ancien  régime.  Non-seulement  la  réflexion,  mais 
un  mouvement  involontaire ,  attache  aux  puissants 
tombés  dans  le  malheur ,  surtout  quand  d'augustes 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


souvenirs  les  environnent.  Cette  disposition  géné- 
reuse aurait  été  celle  des  Français ,  si  le  besoin 
d'être  applaudi  ne  l'emportait  pas  chez  eux  sur 
toute  autre  impulsion;  et  l'esprit  du  temps  inspi- 
rait des  maximes  démagogiques  à  ces  mêmes  gens 
qui  devaient  faire  ensuite  l'apologie  du  despo- 
tisme. 

Un  homme  d'esprit  disait  jadis  :  «  Quel  que  soit 
«  le  ministre  des  finances  qui  doive  être  nommé,  je 
«  suis  d'avance  son  ami ,  et  même  un  peu  son  pa- 
«  rent.  »  Il  faudrait,  au  contraire,  en  France, 
être  toujours  l'ami  du  parti  battu ,  quel  qu'il  soit  ; 
car  la  puissance  déprave  les  Français  plus  que  les 
autres  hommes.  L'habitude  de  vivre  à  la  cour,  ou 
de  désirer  d'y  arriver,  a  formé  les  esprits  à  la  va- 
nité ;  et  dans  un  gouvernement  arbitraire ,  on  n'a 
pas  l'idée  d'une  autre  doctrine  que  celle  du  succès. 
Ce  sont  les  défauts  acquis  et  développés  par  la 
servilité  qui  ont  été  la  cause  des  excès  de  la  li- 
cence. 

Chaque  ville ,  chaque  village  envoyait  des  félici- 
tations à  l'assemblée  constituante,  et  celui  qui 
avait  rédigé  l'une  de  ces  quarante  mille  adresses 
se  croyait  un  émule  de  Montesquieu. 

La  foule  des  spectateurs  qu'on  admettait  dans 
les  galeries  animait  les  orateurs  tellement,  que 
chacun  voulait  obtenir  pour  son  compte  ce  bruit 
des  applaudissements,  dont  la  jouissance  nouvelle 
séduisait  les  amours-propres.  En  Angleterre,  il  est 
interdit  de  lire  un  discours  ;  il  faut  l'improviser; 
ainsi  le  nombre  des  personnes  capables  de  parler 
est  nécessairement  très -réduit  :  mais  lorsqu'on 
permet  de  lire  ce  qu'on  a  écrit  soi-même,  ou  ce 
que  les  autres  ont  écrit  pour  nous ,  les  hommes 
supérieurs  ne  sont  plus  les  chefs  permanents  des 
assemblées ,  et  l'on  perd  ainsi  l'un  des  plus  grands 
avantages  des  gouvernements  libres,  celui  de  mettre 
le  talent  à  sa  place,  et  par  conséquent  d'encourager 
tous  les  hommes  à  perfectionner  leurs  facultés. 
Quand  on  peut  être  courtisan  du  peuple  avec  aussi 
peu  de  talents  qu'il  en  faut  pour  être  courtisan  des 
princes,  l'espèce  humaine  n'y  gagne  rien. 

Les  déclamations  démocratiques  avec  lesquelles 
on  réussissait  à  la  tribune,  se  transformaient  en 
mauvaises  actions  dans  les  provinces  ;  on  brûlait 
les  châteaux,  en  exécution  des  épigrammes  pro- 
noncées par  les  orateurs  de  l'assemblée,  et  c'était 
à  coups  de  phrases  que  l'on  désorganisait  le 
royaume. 

L'assemblée  était  saisie  par  un  enthousiasme 
philosophique  dont  l'exemple  de  l'Amérique  était 
une  des  causes.  On  voyait  un  pays  qui ,  n'ayant 
point  encore  d'histoire ,  n'avait  rien  eu  d'ancien  à 


ménager ,  si  ce  n'est  les  excellentes  règFes  de  la 
jurisprudence  anglaise  qui ,  depuis  longtemps  adop- 
tées en  Amérique ,  y  avaient  fondé  l'esprit  de  jus- 
tice et  de  raison.  On  se  flattait  en  France  de 
pouvoir  prendre  pour  base  les  principes  de  gouver- 
nement qu'un  peuple  nouveau  avait  eu  raison 
d'adopter;  mais  au  milieu  de  l'Europe,  et  avec  une 
caste  de  privilégiés  dont  il  fallait  apaiser  les  pré- 
tentions, un  tel  projet  était  impraticable;  et,  d'ail- 
leurs, comment  concilier  les  institutions  d'une 
république  avec  l'existence  d'une  monarchie?  La 
constitution  anglaise  offrait  le  seul  exemple  de  ce 
problème  résolu.  Mais  une  manie  de  vanité  presque 
littéraire  inspirait  aux  Français  le  besoin  d'innover 
à  cet  égard.  Ils  craignaient,  comme  un  auteur, 
d'emprunter  les  caractères  ou  les  situations  d'un 
ouvrage  déjà  existant.  Or,  en  fait  de  fictions,  on 
a  raison  d'être  original  ;  mais  quand  il  s'agit  d'ins- 
titutions réelles ,  l'on  est  trop  heureux  que  l'expé- 
rience les  ait  garanties.  Certes,  j'aurais  honte, 
dans  ce  temps-ci  plus  que  dans  tout  autre,  de  me 
mêler  aux  déclamations  contre  la  première  assem- 
blée représentative  de  France  :  elle  renfermait  des 
hommes  du  plus  rare  mérite,  et  c'est  à  la  réforme 
opérée  par  elle  que  la  nation  'est  redevable  encore 
des  richesses  de  raison  et  de  liberté  qu'elle  veut  et 
doit  conserver  à  tout  prix.  Mais  si  cette  assemblée 
avait  joint  à  ses  rares  lumières  une  moralité  plus 
scrupuleuse ,  elle  aurait  trouvé  le  point  juste  entre 
les  deux  partis  qui  se  disputaient,  pour  ainsi  dire, 
la  théorie  publique. 

CHAPITRE  IIL 

Le  général  la  Fayette. 

M.  de  la  Fayette ,  ayant  combattu  dès  sa  pre- 
mière jeunesse  pour  la  cause  de  l'Amérique, 
s'était  pénétré  de  bonne  heure  des  principes  de 
liberté  qui  font  la  base  du  gouvernement  des  États- 
Unis;  s'il  a  commis  des  erreurs  relativement  à  la 
révolution  de  France ,  elles  tiennent  toutes  à  son 
admiration  pour  les  institutions  américaines,  et 
pour  le  héros  citoyen  Washington,  qui  a  guidé  les 
premiers  pas  de  sa  nation  dans  la  carrière  de  l'in- 
dépendance. M.  de  la  Fayette,  jeune,  riche,  noble, 
aimé  dans  sa  patrie,  quitta  tous  ces  avantages  à 
l'âge  de  dix-neuf  ans ,  pour  aller  servir  au  delà  des 
mers  cette  liberté  dont  l'amour  a  décidé  de  toute 
sa  vie.  S'il  avait  eu  le  bonheur  de  naître  aux  États- 
Unis ,  sa  conduite  eût  été  celle  de  Washington  : 
le  même  désintéressement,  le  même  enthousiasme, 
la  même  persévérance  dans  les  opinions,  distinguent 
l'un  et  l'autre  de  ces  généreux  amis  de  l'humanité. 


IIG 


CONSIDERATIONS 


Si  le  général  Washington  avait  été ,  comme  le  mar- 
quis de  la  Fayette,  chef  de  la  garde  nationale  de 
Paris ,  peut-être  aussi  n'aurait-il  pu  triompher  des 
circonstances;  peut-être  aurait-il  aussi  échoué  contre 
la  difficulté  d'être  fidèle  à  ses  serments  envers  le 
roi,  et  d'établir  cependant  la  liberté  de  la  nation. 
M.  de  la  Fayette,  il  faut  le  dire,  doit  être  consi- 
déré comme  un  véritable  républicain  ;  aucune  des 
vanités  de  sa  classe  n'est  jamais  entrée  dans  sa 
tête;  la  puissance,  dont  l'effet  est  si  grand  en 
France,  n'a  point  d'ascendant  sur  lui;  le  désir  de 
plaire  dans  les  salons  ne  modifie  pas  la  moindre  de 
ses  paroles  ;  il  a  sacrifié  toute  sa  fortune  à  ses 
opinions  avec  la  plus  généreuse  indifférence.  Dans 
les  prisons  d'Olmutz ,  comme  au  pinacle  du  crédit, 
il  a  été  également  inébranlable  dans  son  attache- 
ment aux  mêmes  principes.  C'est  un  homme  dont 
la  façon  de  voir  et  de  se  conduire  est  parfaitement 
directe.  Qui  l'a  observé  peut  savoir  d'avance  avec 
certitude  ce  qu'il  fera  dans  toute  occasion.  Son 
esprit  politique  est  pareil  à  celui  des  Américains 
des  États-Unis ,  et  sa  figure  même  est  plus  anglaise 
que  française.  Les  haines  dont  M.  de  la  Fayette 
est  l'objet  n'ont  jamais  aigri  son  caractère,  et  sa 
douceur  d'âme  est  parfaite;  mais  aussi  rien  n'a 
jamais  modifié  ses  opinions,  et  sa  confiance  dans 
le  triomphe  de  la  liberté  est  la  même  que  celle 
d'un  homme  pieux  dans  la  vie  à  venir.  Ces  senti- 
ments ,  si  contraires  aux  calculs  égoïstes  de  la  plu- 
part des  hommes  qui  ont  joué  un  rôle  en  France, 
pourraient  bien  paraître  à  quelques-uns  assez  dignes 
de  pitié  :  il  est  si  niais,  pensent -ils,  de  préférer 
son  pays  à  soi  ;  de  ne  pas  changer  de  parti ,  quand 
le  parti  qu'on  servait  est  battu  ;  enfin ,  de  consi- 
dérer la  race  humaine,  non  comme  des  cartes  à 
jouer  qu'il  faut  faire  servir  à  son  profit,  mais 
comme  l'objet  sacré  d'un  dévouement  absolu!  Néan- 
moins, si  c'est  ainsi  qu'on  peut  encourir  le  re- 
proche de  niaiserie,  puissent  nos  hommes  d'esprit 
le  mériter  une  fois  !  C'est  un  phénomène  singulier 
qu'un  caractère  pareil  à  celui  de  M.  de  la  Fayette 
se  soit  développé  dans  le  premier  rang  des  gentils- 
hommes français;  mais  on  ne  peut  l'accuser  ni  le 
juger  impartialement ,  sans  le  reconnaître  pour  tel 
que  je  viens  de  le  peindre.  Il  est  alors  facile  de 
comprendre  les  divers  contrastes  qui  devaient 
naître  entre  sa  situation  et  sa  manière  d'être.  Sou- 
tenant la  monarchie  par  devoir  plus  que  par  goût, 
il  se  rapprochait  involontairement  des  principes 
des  démocrates  qu'il  était  obligé  de  combattre;  et 
l'on  pouvait  apercevoir  en  lui  quelque  faible  pour 
les  amis  de  la  république,  quoique  sa  raison  lui 
défendît  d'admettre  leur  système  en  France.  De- 


puis le  départ  de  M.  de  la  Fayette  pour  l'Amérique, 
il  y  a  quarante  ans ,  on  ne  peut  citer  ni  une  action, 
ni  une  parole  de  lui  qui  n'ait  été  dans  la  même 
ligne ,  sans  qu'aucun  intérêt  personnel  se  soit  ja- 
mais mêlé  à  sa  conduite.  Le  succès  aurait  mis 
cette  manière  d'être  en  relief;  mais  elle  mérite 
toute  l'attention  de  l'historien ,  malgré  les  circons- 
tances et  même  les  fautes  qui  peuvent  servir 
d'armes  aux  ennemis. 

Le  II  juillet,  avant  que  le  tiers  état  eût  triom- 
phé ,  M.  de  la  Fayette  parut  à  la  tribune  de  l'as- 
semblée constituante,  pour  proposer  une  déclaration 
des  droits  à  peu  jprès  semblable  à  celle  que  les 
Américains  mirent  à  la  tête  de  leur  constitution, 
lorsqu'ils  eurent  conquis  leur  indépendance.  Les 
Anglais  aussi ,  quand  ils  appelèrent  Guillaume  III 
à  la  couronne ,  après  l'exclusion  des  Stuarts ,  lui 
firent  signer  un  bill  des  droits  sur  lesquels  la  cons- 
titution actuelle  de  l'Angleterre  est  fondée.  Mais 
la  déclaration  des  droits  d'Amérique  étant  destinée 
à  un  peuple  où  nul  privilège  antérieur  n'opposait 
d'obstacle  au  dessein  pur  de  la  raison,  on  mit  à 
la  tête  de  cette  déclaration  des  principes  universels 
sur  la  liberté  et  l'égalité  politiques,  tout  à  fait 
d'accord  avec  les  lumières  déjà  répandues  parmi  la 
nation  américaine.  En  Angleterre ,  le  bill  des  droits 
ne  portait  point  sur  des  idées  générales,  il  con- 
sacrait des  lois  et  des  institutions  positives. 

La  déclaration  des  droits  de  1789  renfermait  ce 
qu'il  y  avait  de  meilleur  dans  celles  d'Angleterre 
et  d'Amérique  ;  mais  peut-être  aurait-il  mieux  valu 
s'en  tenir  à  ce  qui,  d'une  part,  n'est  pas  contes- 
table, et,  de  l'autre,  ne  saurait  être  susceptible 
d'aucune  interprétation  dangereuse.  Les  distinc- 
tions sociales ,  on  n'en  saurait  douter,  ne  peuvent 
avoir  d'autre  but  que  l'utilité  de  tous;  les  pou- 
voirs politiques  émanent  tous  de  l'intérêt  du  peuple; 
les  hommes  naissent  et  demeurent  libres  et  égaux 
devant  la  loi  :  mais  il  y  a  bien  de  l'espace  pour 
des  sophismes  dans  un  champ  aussi  vaste ,  tandis 
que  rien  n'est  plus  clair  et  plus  positif  que  l'ap- 
plication de  ces  vérités  à  la  liberté  individuelle,  à 
l'établissement  du  jury,  à  la  liberté  de  la  presse, 
à  l'élection  populaire ,  à  la  division  du  pouvoir  lé- 
gislatif, au  consentement  des  subsides,  etc.  Phi- 
lippe le  Long  a  dit  que  tout  homme,  et  en  parti- 
culier tout  Français ,  naissait  et  demeurait  libre; 
l'on  sait,  au  reste,  qu'il  ne  s'est  pas  laissé  gêner 
par  les  conséquences  de  cette  maxime;  mais  les 
nations  pourraient  y  attacher  un  sens  plus  étendu 
que  les  rois.  Quand  la  déclaration  des  droits  de 
l'homme  parut  dans  l'assemblée  constituante,  au 
milieu  de  tous  ces  jeunes  gentilshommes  naguère 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


117 


courtisans,  ils  apportèrent  l'un  après  l'autre,  à  la 
tribune ,  leurs  phrases  philosopliiques ,  se  complai- 
sant dans  les  débats  minutieux  sur  la  rédaction  de 
telle  ou  telle  maxime ,  dont  la  vérité  est  pourtant 
si  évidente ,  que  les  mots  les  plus  simples  de  toutes 
les  langues  peuvent  l'exprimer  également.  L'on 
prévit  alors  que  rien  de  stable  ne  pourrait  sortir 
d'un  travail  dont  la  vanité,  frivole  et  factieuse 
tout  ensemble,  s'était  si  vite  emparée. 

CHAPITRE  IV. 

Des  biens  opérés  par  rassemblée  constituante. 

Avant  de  retracer  les  funestes  événements  qui 
ont  dénaturé  la  révolution  française ,  et  perdu  en 
Europe ,  pour  longtemps  peut-être ,  la  cause  de  la 
raison  et  de  la  liberté,  examinons  les  principes 
proclamés  par  l'assemblée  constituante ,  et  présen- 
tons le  tableau  des  biens  que  leur  application  a 
produits  et  produit  encore  en  France,  malgré  tous 
les  malheurs  qui  ont  pesé  sur  ce  pays. 

La  torture  subsistait  en  1789  ;  le  roi  n'avait  aboli 
que  la  question  préparatoire;  des  supplices  tels 
que  la  roue,  et  des  tourments  pareils  à  ceux  qui 
avaient  été  infligés  pendant  trois  jours  à  Damiens, 
étaient  encore  admis  dans  de  certains  cas.  L'as- 
semblée constituante  abolit  jusqu'au  nom  de  ces 
barbaries  judiciaires.  Les  lois  sur  les  protestants, 
déjà  améliorées  par  les  avant-coureurs  des  états 
généraux ,  en  1787,  furent  remplacées  par  la  liber- 
té des  cultes  la  plus  complète. 

Les  procès  criminels  n'étaient  point  instruits  en 
public;  et  non-sèulement  il  se  commettait  beau- 
coup d'erreurs  irréparables,  mais  on  en  supposait 
encore  davantage  :  car  tout  ce  qui  n'est  pas  mis 
en  évidence ,  en  fait  d'actes  des  tribunaux ,  passe 
toujours  pour  injuste. 

L'assemblée  constituante  introduisit  en  France 
toute  la  jurisprudence  criminelle  de  l'Angleterre ,  et 
peut-être  la  perfectionna-t-elle  encore  à  quelques 
égards,  n'étant  liée  dans  son  travail  par  aucune  cou- 
tume ancienne.  M.  de  laFayette,  dès  qu'il  fut  nommé 
chef  de  la  force  armée  de  Paris ,  déclara  à  la  com- 
mune de  cette  ville  qu'il  ne  pouvait  se  permettre 
d'arrêter  personne ,  si  l'on  n'accordait  pas  aux  ac- 
cusés un  défenseur,  la  communication  des  pièces  , 
la  confrontation  des  témoins ,  et  la  publicité  de  la 
procédure.  En  conséquence  de  cette  réclamation , 
aussi  belle  que  rare  dans  un  chef  militaire,  la  com- 
mune demanda  et  obtint  de  l'assemblée  consti- 
tuante ces  précieuses  garanties ,  en  attendant  que 
l'établissement  des  jurés  prévînt  toute  anxiété  sur 
l'équité  des  jugements. 


Les  parlements  étaient ,  comme  l'histoire  le 
prouve ,  des  corps  privilégiés ,  instruments  des 
passions  politiques  ;  mais ,  par  cela  seul  qu'il  y 
avait  quelque  indépendance  dans  leur  organisation, 
et  que  le  respect  des  formes  y  était  consacré ,  les 
ministres  des  rois  ont  été  sans  cesse  en  guerre 
avec  eux;  et,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
il  n'y  a  presque  pas  eu ,  depuis  le  commencement 
de  la  monarchie  française,  un  crime  d'État  dont  la 
connaissance  n'ait  été  soustraite  aux  tribunaux  or- 
dinaires, ou  dans  le  jugement  duquel  les  formes 
voulues  par  la  loi  aient  été  suivies.  En  examinant 
la  liste  sans  fin  des  ministres,  des  nobles  et  des 
citoyens  condamnés  à  mort  pour  des  causes  poli- 
tiques, depuis  plusieurs  siècles,  on  voit,  il  faut  le 
dire  à  l'honneur  de  la  magistrature  légale,  que  le 
gouvernement  a  été  obligé  de  renvoyer  les  procès 
à  des  commissions  extraordinaires,  quand  il  a  vou- 
lu s'assurer  des  sentences.  Ces  commissions  étaient 
souvent  prises ,  il  est  vrai ,  parmi  les  anciens  ma- 
gistrats, mais  non  d'après  les  coutumes  établies; 
et  cependant  le  gouvernement  ne  pouvait  que  trop 
se  fier  en  général  à  l'esprit  des  tribunaux.  La  juris- 
prudence criminelle  de  France  était  tout  entière 
vengeresse  de  ce  qu'on  appelait  l'État,  et  nullement 
protectrice  des  individus.  Par  une  suite  des  abus 
aristocratiques  qui  dévoraient  la  nation ,  les  procès 
civils  étaient  conduits  avec  beaucoup  plus  d'équité 
que  les  procès  criminels ,  parce  que  les  premières 
classes  y  étaient  plus  intéressées.  On  ne  fait  guère 
encore,  en  France,  de  distinction  entre  un  accusé 
et  un  homme  reconnu  coupable;  tandis  qu'en  An- 
gleterre, le  juge  avertit  lui-même  le  prévenu  qu'il 
interroge,  de  l'importance  des  questions  qu'il  lui 
fait,  et  du  danger  auquel  pourraient  l'exposer  ses 
réponses.  Il  n'est  sorte  de  moyens,  à  commença- 
par  les  commissaires  de  police,  et  à  finir  par  la 
torture,  qui  n'aient  été  employés  par  la  jurispru- 
dence ancienne  et  par  les  tribunaux  révolution- 
naires, pour  faire  tomber  dans  le  piège  l'homme 
à  qui  la  société  doit  accorder  d'autant  plus  de 
moyens  de  défense ,  qu'elle  se  croit  le  triste  droit 
de  le  faire  périr. 

Si  l'assemblée  constituante  avait  supprimé  la 
peine  de  mort,  au  moins  pour  les  délits  politiques, 
peut-être  les  assassinats  judiciaires  dont  nous  avons 
été  les  témoins  n'auraient-ils  pas  eu  lieu.  L'empe- 
reur Léopold  II,  comme  grand-duc  de  Toscane, 
supprima  la  peine  de  mort  dans  ses  États;  et,  loin 
que  les  délits  aient  été  augmentés  par  la  douceur 
de  la  législation,  les  prisons  furent  vides  pendant 
des  mois  entiers,  ce  qui  n'avait  jamais  eu  lieu  au- 
paravant. L'assemblée  nationale  susbtitua  aux  par- 


118 


CONSIDERATIONS 


lements,  composés  de  membres  dont  les  charges 
étaient  vénales ,  l'admirable  institution  des  jurés , 
qui  sera  chaque  jour  plus  vénérée ,  à  mesure  qu'on 
en  sentira  mieux  les  bienfaits.  Quelques  circons- 
tances bien  rares  peuvent  intimider  les  jurés ,  lors- 
que les  autorités  et  le  peuple  se  réunissent  pour 
les  effrayer  ;  mais  néanmoins ,  l'on  a  vu  la  plupart 
des  factions  qui  se  sont  emparées  du  pouvoir ,  se 
défier  de  l'équité  des  jurés ,  et  les  suspendre ,  pour 
y  substituer  des  commissions  militaires ,  des  cours 
spéciales,  des  cours  prévôtales ,  tous  ces  noms  qui 
servent  de  déguisement  aux  meurtres  politiques. 
L'assemblée  constituante,  au  contraire,  a  restreint 
le  plus  qu'il  était  possible  la  compétence  des  con- 
seils de  guerre,  les  bornant  uniquement  aux  délits 
commis  par  des  militaires  en  temps  de  guerre  et 
en  pays  étrangers;  elle  a  retiré  aux  cours  prévô- 
tales les  attributions  qu'on  a  voulu  malheureuse- 
ment rétablir  depuis ,  et  même  étendre. 

Les  lettres  de  cachet  permettaient  au  pouvoir 
royal ,  et  par  conséquent  ministériel ,  d'exiler,  de 
bannir,  de  déporter,  d'enfermer  pour  sa  vie  entière, 
sans  jugement,  un  homme  quel  qu'il  fût.  Une 
telle  puissance,  partout  oiî  elle  existe,  constitue 
le  despotisme  :  elle  devait  être  anéantie  du  jour  où 
il  y  avait  des  députés  de  la  nation  réunis  en 
France. 

L'assemblée  constituante ,  en  proclamant  la  par- 
faite liberté  des  cultes ,  replaçait  la  religion  dans 
son  sanctuaire ,  la  conscience  ;  et  douze  siècles  de 
superstition ,  d'hypocrisie  et  de  massacres,  ne  lais- 
saient plus  de  vestiges ,  grâce  à  quelques  moments 
pendant  lesquels  le  pouvoir  s'était  trouvé  entre  les 
mains  d'hommes  éclairés. 

Les  vœux  religieux  n'ont  plus  été  reconnus  par 
la  loi;  chaque  individu  de  l'un  et  de  l'autre  sexe 
pouvait  encore  s'imposer  les  privations  les  plus 
bigarres ,  s'il  croyait  plaire  ainsi  à  l'auteur  de  tou- 
tes les  jouissances  vertueuses  et  pures  ;  mais  la 
société  ne  s'est  plus  chargée  de  forcer  les  moines 
et  les  religieuses  à  rester  dans  leurs  couvents , 
quand  ils  se  repentaient  des  promesses  infortunées 
que  l'exaltation  leur  avait  inspirées.  Les  cadets  de 
famille,  que  l'on  forçait  souvent  à  prendre  l'état 
ecclésiastique,  se  sont  trouvés  libres  de  leurs  chaî- 
nes ,  et  plus  libres  encore  quand  les  biens  du  clergé 
furent  devenus  la  propriété  de  l'État. 

Cent  mille  nobles  étaient  exempts'  de  payer  des 
impôts.  Ils  ne  pouvaient  pas  rendre  raison  d'une 
insulte  à  un  citoyen ,  ou  à  un  soldat  du  tiers  état, 
parce  qu'ils  étaient  censés  d'une  autre  race.  L'on 
ne  pouvait  choisir  des  officiers  que  parmi  ces  pri- 
vilégiés ,  excepté  dans  l'artillerie  et  le  génie,  armes 


pour  lesquelles  il  fallait  plus  d'instruction  que  les 
nobles  de  province  n'en  avaient  d'ordinaire;  et  ce- 
pendant l'on  donnait  des  régiments  à  de  jeunes 
seigneurs  incapables  de  les  conduire,  parce  qu'un 
gentilhomme  ne  pouvant  faire  que  le  métier  des 
armes ,  il  fallait  bien  que  l'État  se  chargeât  de  son 
existence.  De  là  résulte  qu'à  la  bravoure  près ,  l'ar- 
mée française  de  l'ancien  régime  devenait  chaque 
jour  moins  respectable  aux  yeux  des  étrangers. 
Quelle  émulation  et  quels  talents  militaires  l'éga- 
lité des  citoyens  n'a-t-elle  pas  fait  naître  en  France  ! 
C'est  ainsi  que  l'on  a  dû  à  l'assemblée  constituante 
cette  gloire  de  nos  armes  dont  nous  avons  eu  rai- 
son d'être  fiers ,  tant  qu'elle  n'est  pas  devenue  la 
propriété  d'un  seul  homme. 

L'autorité  suprême  du  roi  lui  permettait  de  dé- 
rober, par  des  lettres  de  cachet ,  un  gentilhomme 
à  l'action  de  la  loi ,  quand  il  avait  commis  un 
crime.  Le  comte  de  Charolois  en  fut  un  exemple 
frappant  dans  le  dernier  siècle,  et  beaucoup  d'au- 
tres du  même  genre  pourraient  être  cités.  Cepen- 
dant, par  un  singulier  contraste,  les  parents  des 
nobles  ne  perdaient  rien  de  leur  éclat  quand  un 
des  leurs  subissait  la  peine  de  mort,  et  la  famille 
d'un  homme  du  tiers  état  était  déshonorée  si  les 
tribunaux  le  condamnaient  au  supplice  infamant  de 
la  potence ,  dont  les  nobles  seuls  étaient  exempts. 

Tous  ces  préjugés  disparurent  en  un  jour.  L'au- 
torité de  la  raison  est  immense  dès  qu'elle  peut  se 
montrer  sans  obstacles.  L'on  a  beau  faire  depuis 
quinze  ans,  rien  ne  relèvera  dans  l'opinion  natio- 
nale les  abus  que  la  force  seule  avait  maintenus. 

On  doit  à  l'assemblée  constituante  la  suppres- 
sion des  castes  en  France ,  et  la  liberté  civile  pour 
tous  :  on  la  lui  doit  au  moins  telle  qu'elle  existe 
dans  ses  décrets  ;  car  il  a  fallu  toujours  s'en  écar- 
ter, dès  qu'on  a  voulu  rétablir,  sous  des  noms 
nouveaux  ou  anciens ,  tous  les  abus  supprimés. 

La  législation  en  France  était  tellement  bigar- 
rée ,  que  non-seulement  des  lois  particulières  ré- 
gissaient les  divers  ordres  de  l'État,  mais  que 
chaque  province,  comme  nous  l'avons  dit,  avait 
ses  privilèges  distincts.  L'assemblée  constituante, 
en  divisant  la  France  en  quatre-vingt-trois  dépar- 
tements ,  effaça  ces  anciennes  séparations  ;  elle 
supprima  les  impôts  sur  le  sel  et  sur  le  tabac, 
taxes  aussi  dispendieuses  que  gênantes,  et  qm 
exposaient  aux  peines  les  plus  graves  une  foule  de 
pères  de  famille ,  que  la  facilité  de  la  contrebande 
entraînait  à  violer  des  lois  injustes.  Un  système 
uniforme  d'impôts  fut  établi,  et  ce  bienfait  au 
moins  est  pour  jamais  assuré. 

Des  distinctions  de  tout  genre  étaient  inventées 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


ÏIO 


par  les  gentilshommes  du  second  ordre ,  afin  de 
se  garantir  de  l'égalité  dont  ils  sont,  il  est  vrai, 
menacés  de  près.  Des  privilégiés  de  la  veille  aspi- 
raient avant  tout  à  ne  pas  être  confondus  avec  la 
nation,  dont  ils  faisaient  naguère  partie.  Les  droits 
féodaux,  ainsi  que  les  dîmes,  pesaient  sur  la  classe 
indigente;  des  servitudes  personnelles,  telles  que 
les  corvées ,  et  d'autres  restes  de  la  barbarie  féo- 
dale, existaient  encore  partout.  Les  droits  de 
chasse  ruinaient  les  agriculteurs,  et  l'insolence 
de  ces  droits  était  au  moins  aussi  révoltante  que 
le  mal  positif  qu'on  en  souffrait. 

Si  l'on  s'étonne  de  voir  que  la  France  a  tant  de 
ressources  encore ,  malgré  ses  revers  ;  si ,  malgré 
ia  perte  des  colonies ,  le  commerce  s'est  ouvert  de 
nouvelles  routes;  si  les  progrès  de  l'agriculture 
sont  inconcevables ,  malgré  la  conscription  et  l'in- 
vasion des  troupes  étrangères,  c'est  aux  décrets 
de  l'assemblée  constituante  qu'il  faut  l'attribuer. 
La  France  de  l'ancien  régime  aurait  succombé  à 
la  millième  partie  des  maux  que  la  France  nouvelle 
a  supportés. 

La  division  des  propriétés,  par  la  vente  des 
biens  du  clergé,  a  retiré  de  la  misère  une  très- 
nombreuse  classe  de  la  société.  C'est  à  la  suppres- 
sion des  maîtrises,  des  jurandes,  de  toutes  les 
.-  gênes  imposées  à  l'industrie ,  qu'il  faut  attribuer 
l'accroissement  des  manufactures  et  l'esprit  d'en- 
treprise qui  s'est  montré  de  toutes  parts.  Enfin, 
une  nation  depuis  longtemps  attachée  à  la  glèbe 
est  sortie,  pour  ainsi  dire,  de  dessous  terre;  et 
l'on  s'étonne  encore ,  malgré  les  fléaux  de  la  dis- 
corde civile,  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  talents ,  de  ri- 
chesses et  d'émulation ,  dans  un  pays  qu'on  déli- 
vre de  la  triple  chaîne  d'une  église  intolérante, 
d'une  noblesse  féodale,  et  d'une  autorité  royale 
sans  limites. 

Les  finances,  qui  paraissaient  un  travail  si  com- 
pliqué, s'arrangèrent,  pour  ainsi  dire,  d'elles- 
mêmes,  du  moment  qu'il  fut  décidé  que  les  impôts 
seraient  consentis  par  les  représentants  du  peu- 
ple, et  que  la  publicité  serait  admise  dans  le 
compte  des  revenus  et  des  dépenses.  L'assemblée 
constituante  est  peut-être  la  seule  en  France  qui 
ait  véritablement  représenté  le  vœu  de  la  nation; 
et  c'est  à  cause  de  cela  que  sa  force  était  incalcu- 
lable. 

Une  autre  aristocratie,  celle  de  la  capitale,  exis- 
tait impérieusement.  Tout  se  faisait  à  Paris,  ou 
plutôt  à  Versailles,  car  le  pouvoir  était  concentré 
tout  entier  dans  les  ministres  et  dans  la  cour. 
L'assemblée  constituante  accomplit  facilement  le 
projet  que  M.  Necker  avait  en  vain  tenté ,  l'éta- 


blissement des  assemblées  provinciales.  Il  y  en  eut 
dans  chaque  département,  et  des  municipalités 
furent  instituées  dans  chaque  ville.  Les  intérêts 
locaux  furent  ainsi  soignés  par  des  administra- 
teurs qui  y  prenaient  part,  et  qui  étaient  connus 
des  administrés.  De  toutes  parts  se  répandaient 
la  vie,  l'émulation,  les  lumières;  il  y  eut  une 
France  au  lieu  d'une  capitale,  une  capitale  au  lieu 
d'une  cour.  Enfin,  la  voix  du  peuple,  appelée  de- 
puis si  longtemps  la  voix  de  Dieu ,  fut  consultée 
par  le  gouvernement;  et  elle  l'aurait  bien  dirigé, 
si,  comme  nous  sommes  condamnée  à  le  rappeler, 
l'assemblée  constituante  n'avait  pas  mis  trop  de 
précipitation  dans  ses  réformes  dès  les  premiers 
jours  de  sa  puissance,  et  si  elle  n'était  pas ,  bien- 
tôt après,  tombée  dans  les  mains  des  factieux  qui, 
n'ayant  plus  rien  à  moissonner  dans  le  champ  du 
bien ,  essayèrent  du  mal  pour  s'ouvrir  une  nou- 
velle carrière. 

L'établissement  de  la  garde  nationale  est  encore 
l'un  des  plus  grands  bienfaits  de  l'assemblée  cons- 
tituante; là  oii  les  soldats  seuls  sont  armés,  et 
non  les  citoyens,  il  ne  peut  exister  aucune  liberté 
durable.  Enfin,  l'assemblée  constituante,  en  pro- 
clamant le  renoncement  aux  conquêtes ,  semblait 
inspirée  par  une  crainte  prophétique;  elle  voulait 
tourner  la  vivacité  des  Français  vers  les  amélio- 
rations intérieures,  et  mettre  l'empire  de  la  pen- 
sée au-dessus  de  celui  des  armes.  Tous  les  hom- 
mes médiocres  appellent  volontiers  les  baïonnettes 
à  leur  secours  contre  les  arguments  de  la  raison , 
afin  d'agir  par  quelque  chose  qui  soit  aussi  ma- 
chine que  leur  tête  ;  mais  les  esprits  supérieurs , 
ne  désirant  que  le  développement  de  la  pensée , 
savent  combien  la  guerre  y  met  d'obstacles.  Le 
bien  que  l'assemblée  constituante  a  fait  à  la  France 
a  sans  doute  inspiré  à  la  nation  le  sentiment  d'é- 
nergie qui  l'a  portée  à  défendre  les  droits  qu'elle 
avait  acquis;  mais  les  principes  de  cette  même  as- 
semblée, il  faut  lui  rendre  cette  justice ,  étaient 
très-pacifiques  ;  elle  ne  portait  envie  à  aucune  por- 
tion de  l'Europe;  et,  si  dans  un  miroir  magique 
on  lui  eût  présenté  la  France  perdant  sa  liberté 
par  ses  victoires ,  elle  aurait  tâché  de  combattre 
cette  impulsion  du  sang  par  celle  des  idées,  qui 
est  d'un  ordre  bien  plus  élevé. 

CHAPITRE  V. 

De  la  liberté  de  la  presse ,  et  de  la  police,  pen- 
dant Rassemblée  constituante. 

Non-seulement  l'assemblée  constituante  mérite 
la  reconnaissance  du  peuple  français ,  pour  la  ré- 

y 


120 


CONSIDERATIONS 


forme  des  abus  sous  lesquels  il  était  accablé ,  mais 
il  faut  lui  rendre  encore  hommage  de  ce  que ,  seule 
entre  les  autorités  qui  ont  gouverné  la  France , 
avant  et  depuis  la  révolution ,  elle  a  permis  fran- 
chement et  sincèrement  la  liberté  de  la  presse. 
Sans  doute  elle  l'a  maintenue  d'autant  plus  volon- 
tiers ,  qu'elle  était  certaine  d'avoir  l'opinion  en  sa 
faveur;  mais  on  ne  peut  être  un  gouvernement 
libre  qu'à  cette  condition  ;  d'ailleurs ,  quoique  la 
grande  majorité  des  écrits  fût  dans  le  sens  des 
principes  de  la  révolution ,  les  journaux  des  aris- 
tocrates attaquaient  avec  la  plus  grande  amertume 
les  individus  du  parti  populaire ,  et  leur  amour- 
propre  pouvait  en  être  irrité. 

Avant  1789,  la  Hollande  et  l'Angleterre  jouis- 
saient seules  en  Europe  d'une  liberté  de  la  presse 
garantie  par  les  lois.  Les  journaux  politiques  ont 
commencé  en  même  temps  que  les  gouvernements 
représentatifs  ,  et  ces  gouvernements  en  sont  insé- 
parables. La  gazette  de  la  cour,  dans  les  monar- 
chies absolues ,  suffit  à  la  publication  des  nouvelles 
officielles  ;  mais ,  pour  que  toute  une  nation  lise 
chaque  jour  des  discussions  sur  les  affaires  publi- 
ques ,  il  faut  qu'elle  considère  les  affaires  publiques 
comme  les  siennes.  La  liberté  de  la  presse  est  donc 
une  question  tout  à  fait  différente  dans  les  pays  oii 
il  y  a  des  assemblées  dont  les  débats  peuvent  être 
imprimés  chaque  matin  dans  les  journaux ,  ou  sous 
le  gouvernement  silencieux  du  pouvoir  sans  li- 
îïiites.  La  censure  préalable ,  sous  un  tel  gouver- 
nement ,  peut  vous  priver  d'un  bon  ouvrage ,  ou 
TOUS  préserver  d'un  mauvais  écrit.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  des  journaux,  dont  l'intérêt  est  éphémère; 
ils  dépendent  nécessairement  des  ministres ,  s'ils 
sont  soumis  à  une  censure  préalable  ;  et  il  n'existe 
pas  de  représentation  nationale ,  dès  que  le  pou- 
voir exécutif  a  dans  sa  main,  par  les  gazettes,  la 
fabrique  journalière  des  raisonnements  et  des  faits  : 
par  ce  moyen  il  est  autant  le  maître  de  commander 
à  l'opinion  qu'aux  troupes  de  ligne. 

Tout  le  monde  est  d'accord  sur  la  nécessité  de 
réprimer  par  les  lois  les  abus  de  la  liberté  de  la 
presse";  mais ,  si  le  pouvoir  exécutif  seul  a  le  droit 
de  faire  parler  à  son  gré  les  journaux  qui  rendent 
compte  aux  commettants  des  débats  de  leurs 
mandataires  ,  la  censure  ne  s'en  tient  point  à  dé- 
fendre ,  elle  ordonne  ;  car  il  faut  dicter  l'esprit  dans 
lequel  les  feuilles  publiques  doivent  être  rédigées. 
Ce  n'est  donc  pas  un  pouvoir  négatif ,  mais  positif, 
que  l'on  donne  aux  ministres  d'un  État,  quand  on 
leur  accorde  la  censure ,  ou  plutôt  la  composition 
des  gazettes.  Ils  peuvent  ainsi  faire  dire  sur  chaque 
individu  ce  qui  leur  plaît ,  et  empêcher  que  cet  in- 


dividu ne  publie  sa  justification.  Du  temps  de  la 
révolution  en  Angleterre,  c'était  par  les  sermons 
prononcés  dans  les  églises  que  l'opinion  se  formait. 
Il  en  est  de  même  des  journaux  en  France  :  si 
l'assemblée  constituante  eût  interdit  les  Jetés  des 
Apôtres ,  et  permis  seulement  les  écrits  périodi- 
ques dirigés  contre  le  parti  des  aristocrates,  le 
public ,  soupçonnant  quelque  mystère ,  puisqu'il  y 
aurait  eu  de  la  contrainte ,  ne  se  serait  point  aussi 
franchement  rattaché  aux  députés,  dont  il  n'au- 
rait pu  ni  suivre ,  ni  juger  avec  certitude  la  con- 
duite. 

Le  silence  complet  des  journaux  serait  alors  in- 
finiment préférable,  car,  au  moins,  le  peu  de 
lettres  qui  pourraient  arriver  dans  les  départe- 
ments contiendraient  quelques  vérités  pures.  L'im- 
primerie ferait  tomber  le  genre  humain  dans  les 
ténèbres  des  sophismes ,  si  l'autorité  seule  pouvait 
en  disposer,  et  que  les  gouvernements  eussent 
ainsi  la  possibilité  de  contrefaire  la  voix  publique. 
Chaque  découverte  sociale  est  un  moyen  de  despo- 
tisme ,  si  elle  n'est  pas  un  moyen  de  liberté. 

Mais ,  dira-t-on ,  tous  les  troubles  de  France 
ont  été  causés  par  la  licence  de  la  presse.  Qui  ne 
reconnaît  aujourd'hui  que  l'assemblée  constituante 
aurait  dû  soumettre  les  écrits  factieux,  comme  tout 
autre  délit  public,  au  jugement  des  tribunaux.? 
Mais  si ,  pour  maintenir  son  pouvoir,  elle  avait  fait 
taire  ses  adversaires ,  et  laissé  la  parole  imprimée 
seulement  à  ses  amis,  le  gouvernement  représen- 
tatif aurait  été  anéanti.  Une  représentation  natio- 
nale imparfaite  n'est  qu'un  instrument  de  plus 
pour  la  tyrannie.  On  a  vu,  dans  l'histoire  d'Angle- 
terre ,  combien  les  parlements  asservis  ont  été  plus 
loin  que  les  ministres  eux-mêmes  dans  la  bassesse 
envers  le  pouvoir.  La  responsabilité  n'est  point  à 
craindre  pour  les  corps  ;  d'ailleurs ,  plus  les  choses 
sont  belles  en  elles-mêmes ,  la  représentation  na- 
tionale, l'art  de  parler,  l'art  d'écrire,  plus  elles 
deviennent  méprisables  quand  elles  dévient  de  leur 
destination  naturelle  ;  et  alors,  ce  qui  est  mauvais 
par  essence  vaudrait  encore  mieux. 

Ce  n'est  pas  une  caste  à  part  que  des  représen- 
tants ;  le  don  des  miracles  ne  leur  est  pas  accordé  ; 
ils  ne  sont  quelque  chose  que  quand  ils  ont  la  na- 
tion derrière  eux;  mais,  dès  que  cet  appui  leur 
manque ,  un  bataillon  de  grenadiers  est  toujours 
plus  fort  qu'une  assemblée  de  trois  cents  députés. 
C'est  donc  une  puissance  morale  qui  leur  sert  5 
balancer  la  force  physique  de  l'autorité  à  laquelle 
les  soldats  obéissent;  et  cette  force  morale  con- 
siste tout  entière  dans  l'action  de  l'esprit  public 
par  la  liberté  de  la  presse.  Le  pouvoir,  qui  donna 


SUR  Li  REVOLUTION  FRANCHISE. 


m 


les  places,  est  tout ,  du  moment  que  l'opinion ,  qui 
distribue  la  considération ,  n'est  plus  rien. 

Mais  ne  pouvait-on  pas ,  dira-t-on ,  suspendre 
ce  droit  pour  un  temps  ?  Et  par  quel  moyen  alors 
faire  sentir  la  nécessité  de  le  rétablir?  La  liberté 
de  la  presse  est  le  seul  droit  dont  tous  les  autres 
dépendent;  les  sentinelles  font  la  sécurité  de  l'ar- 
mée. Quand  vous  voulez  écrire  contre  la  suspen- 
sion de  cette  liberté,  c'est  précisément  ce  que  vous 
dites  sur  ce  sujet  qu'on  ne  vous  permet  pas  de 
publier. 

Une  seule  circonstance,  cependant ,  peut  obliger 
à  soumettre  les  journaux  à  la  censure,  c'est-à-dire, 
à  l'autorité  du  gouvernement  même  qu'ils  doivent 
éclairer;  c'est  quand  les  étrangers  sont  maîtres 
d'un  pays.  Mais  alors  il  n'y  a  rien  dans  ce  pays, 
quoi  qu'on  fasse,  qui  puisse  ressembler  à  une  exis- 
tence politique.  Le  seul  intérêt  de  la  nation  oppri- 
mée est  donc  alors  de  recouvrer,  s'il  se  peut ,  son 
indépendance;  et,  comme  dans  les  prisons  le  si- 
lence apaise  plus  les  geôliers  que  la  plainte,  il  faut 
se  taire  tant  que  les  verrous  sont  fermés  tout  à  la 
fois  sur  le. sentiment  et  sur  la  pensée. 

L'un  des  premiers  mérites  qu'on  ne  saurait  con- 
tester à  l'assemblée  constituante ,  c'est  le  respect 
qu'elle  a  toujours  eu  pour  les  principes  de  liberté 
qu'elle  proclamait.  J'ai  vu  cent  fois  vendre  à  la 
porte  d'une  assemblée  plus  puissante  que  ne  l'a 
jamais  été  aucun  roi  de  France ,  les  insultes  les 
plus  mordantes  contre  les  membres  de  la  majorité, 
leurs  amis  et  leurs  principes.  L'assemblée  s'inter- 
disait également  toutes  les  ressources  secrètes  du 
pouvoir,  et  ne  s'appuyait  que  sur  l'adhésion  de  la 
France  presque  entière.  Le  secret  des  lettres  était 
respecté,  et  l'invention  d'un  ministère  de  la  police 
ne  paraissait  pas  alors  au  nombre  des  fléaux  pos- 
sibles :  il  en  est  de  cette  police  comme  de  la  cen- 
sure pour  les  journaux;  la  situation  actuelle  de  la 
France,  occupée  par  les  étrangers,  peut  seule  en 
faire  concevoir  la  cruelle  nécessité. 

Lorsque  l'assemblée  constituante,  transportée  à 
Paris,  n'était  déjà  plus  maîtresse,  à  beaucoup  d'é- 
gards, de  ses  propres  délibérations,  un  de  ses  co- 
mités s'avisa  de  s'appeler  comité  des  recherches, 
relativement  à  quelques  conspirations  dénoncées  à 
l'assemblée.  Il  n'avait  aucune  force,  il  ne  pouvait 
recourir  à  aucun  espionnage,  puisqu'il  n'avait  point 
d'agents  sous  ses  ordres,  et  que  d'ailleurs  la  liberté 
de  parler  était  complète.  Mais  ce  seul  nom  de  co- 
mité des  recherches ,  analogue  à  celui  des  institu- 
tions inquisitoriales ,  que  les  tyrans  religieux  et 
politiques  ont  adoptées,  inspirait  une  aversion  uni- 
verselle; et  le  pauvre  homme  Voydel,  qui  présidait 


ce  comité,  quoiqu'il  ne  fît  aucun  mal ,  n'était  reçu 
dans  aucun  parti. 

La  terrible  secte  des  jacobins  prétendit  dans  la 
suite  établir  la  liberté  par  le  despotisme ,  et  de  ce 
système  sont  sortis  tous  les  forfaits.  Mais  l'assem- 
blée constituante  était  bien  loin  de  l'avoir  adopté; 
ses  moyens  étaient  analogues  à  son  but ,  et  c'est 
dans  la  liberté  même  qu'elle  cherchait  la  force  né- 
cessaire pour  établir  la  liberté.  Si  l'assemblée  cons- 
tituante avait  joint  à  cette  noble  indifférence  pour 
les  attaques  de  ses  adversaires,  dont  l'opinion  pu- 
blique la  vengeait ,  une  juste  sévérité  contre  tous 
les  écrits  et  les  rassemblements  qui  provoquaient 
au  désordre  ;  si  elle  s'était  dit  qu'au  moment  où. 
un  parti  quelconque  devient  puissant,  c'est  d'abord 
les  siens  qu'il  doit  réprimer,  elle  aurait  gouverné 
avec  tant  d'énergie  et  de  sagesse,  que  l'œuvre  des 
siècles  se  serait  accompli  peut-être  en  deux  années. 
L'on  ne  peut  s'empêcher  de  croire  que  la  fatalité , 
qui  doit  punir  en  tout  l'orgueil  de  l'homme ,  s'y  est 
seule  opposée  :  car  tout  semblait  facile  alors,  tant 
il  y  avait  d'union  dans  les  esprits ,  et  de  bonheur 
dans  les  circonstances! 

CHAPITRE  VI. 

Des  divers  partis  qui  se  faisaient  remarquer 
dans  l'assemblée  constituante. 

La  direction  générale  des  esprits  était  la  même 
dans  tout  le  parti  populaire,  car  tous  voulaient  la 
liberté;  mais  il  y  avait  des  divisions  particulières 
dans  la  majorité  comme  dans  la  minorité  de  l'as- 
semblée, et  la  plupart  de  ces  divisions  étaient  fon- 
dées sur  les  intérêts  personnels  qui  commençaient 
à  s'agiter.  Quand  l'influence  des  assemblées  n'est 
pas  renfermée  dans  les  limites  de  la  législation ,  et 
qu'une  grande  partie  du  pouvoir  qui  dispense  l'ar- 
gent et  les  emplois,  se  trouve  entre  leurs  mains, 
alors,  dans  tous  les  pays,  mais  surtout  en  France, 
les  idées  et  les  principes  ne  donnent  plus  lieu  qu'à 
des  sophismes  qui  font  habilement  servir  les  véri- 
tés générales  aux  calculs  individuels. 

Le  côté  des  aristocrates,  que  l'on  appelait  le 
côté  droit,  était  composé  presque  en  entier  de 
nobles,  de  parlementaires  et  de  prélats;  à  peine 
trente  membres  du  tiers  état  s'y  étaient  réunis. 
Ce  parti ,  qui  avait  protesté  contre  toutes  les  ré- 
solutions de  l'assemblée,  n'y  assistait  que  par  pru- 
dence; tout  ce  qu'on  y  faisait  lui  paraissait  inso- 
lent, mais  très-peu  sérieux,  tant  il  trouvait  ridicule 
cette  découverte  du  dix -huitième  siècle,  une  na- 
tion, tandis  qu'on  n'avait  eu  jusqu'alors  que  des 
nobles,  des  prêtres  et  du  peuple  !  Quand  les  dépu- 


122 


CONSIDERATIONS 


tés  du  côté  droit  sortaient  de  l'ironie ,  c'était  pour 
traiter  d'impiété  tout  changement  apporté  aux  ins- 
titutions anciennes;  comme  si  l'ordre  social  devait 
être  seul  condamné  dans  la  nature  à  la  double 
inQrmité  de  l'enfance  et  de  la  vieillesse,  et  passer 
d'un  commencement  informe  à  une  vétusté  débile, 
sans  que  les  lumières  acquises  par  le  temps  pus- 
sent jamais  lui  donner  une  véritable  force.  Les 
privilégiés  se  servaient  de  la  religion  comme  d'une 
sauvegarde  pour  les  intérêts  de  leur  caste;  et  c'est 
en  confondant  ainsi  les  privilèges  et  les  dogmes , 
qu'ils  ont  beaucoup  diminué  l'empire  du  véritable 
christianisme  en  France. 

La  noblesse  avait  pour  orateur,  ainsi  que  je  l'ai 
déjà  dit,  M.  de  Casalès,  anobli  depuis  vingt -cinq 
ans  ;  car  la  plupart  des  hommes  de  talent ,  parmi 
les  anciens  gentilshommes,  avaient  adopté  le  parti 
populaire.  L'abbé  Maury,  l'orateur  du  clergé,  sou- 
tenait souvent  la  bonne  cause ,  puisqu'il  était  du 
parti  des  vaincus,  et  cet  avantage  contribuait  plus 
à  ses  succès  que  son  talent  même;  l'archevêque 
d'Aix,  l'abbé  de  Montesquieu,  etc.,  spirituels  dé- 
fenseurs de  leur  ordre,  cherchaient  quelquefois, 
aussi  bien  que  Casalès ,  à  captiver  leurs  adversai- 
res, afin  d'en  obtenir,  non  un  acquiescement  à  leurs 
opinions ,  mais  un  suffrage  pour  leurs  talents.  Le 
reste  des  aristocrates  n'adressait  que  des  injures 
au  parti  populaire,  et,  ne  transigeant  jamais  avec 
les  circonstances,  ils  croyaient  faire  le  bien  en 
aggravant  le  mal  ;  tout  occupés  de  justifier  leur 
réputation  de  prophètes,  ils  désiraient  leur  propre 
malheur ,  pour  jouir  de  la  satisfaction  d'avoir  pré- 
dit juste. 

Les  deux  partis  les  plus  exagérés  de  l'assem- 
blée se  plaçaient  dans  la  salle ,  comme  aux  deux 
extrémités  d'un  amphithéâtre ,  et  s'asseyaient  de 
chaque  côté,  sur  les  banquettes  les  plus  élevées. 
En  descendant  du  côté  droit,  l'on  trouvait  ce  que 
l'on  appelait  la  plaine  ou  le  marais,  c'est-à-dire,  les 
modérés ,  pour  la  plupart  défenseurs  de  la  consti- 
tution anglaise.  J'ai  déjà  nommé  les  principaux 
d'entre  eux  :  Malouet,  Lally,  Mounier;  il  n'y  avait 
point  d'hommes  plus  consciencieux  dans  l'assem- 
blée. Mais ,  quoique  Lally  fût  doué  d'une  superbe 
éloquence ,  que  Mounier  fût  un  publiciste  de  la 
plus  haute  sagesse,  et  Malouet  un  administrateur 
de  première  force  ;  quoique  au  dehors  ils  fussent 
soutenus  par  les  ministres,  ayant  M.  Wecker  à  leur 
tête,  et  que  souvent,  dans  l'assemblée,  plusieurs 
hommes  de  mérite  se  ralliassent  à  leurs  opinions, 
les  deux  partis  extrêmes  couvraient  ces  voix ,  les 
plus  courageuses  et  les  plus  pures  de  toutes.  Elles 
ne  cessaient  pas  de  se  faire  entendre  dans  le  dé- 


sert d'une  foule  égarée  ;  mais  les  aristocrates  exa- 
gérés ne  pouvaient  souffrir  ces  hommes  qui  vou- 
laient établir  une  constitution  sage,  libre,  et  par 
conséquent  durable;  et  souvent  on  les  voyait  don- 
ner plus  volontiers  la  main  aux  démagogues  for- 
cenés, dont  les  folies  menaçaient  la  France,  ainsi 
qu'eux-mêmes ,  d'une  affreuse  anarchie.  C'est  là  ce 
qui  caractérise  l'esprit  de  parti,  ou  plutôt  cette 
exaltation  d'amour -propre  qui  ne  permet  pas  de 
supporter  une  autre  manière  de  voir  que  la  sienne. 

On  remontait  des  impartiaux  au  parti  populaire, 
qui,  bien  que  réuni  tout  entier  sur  les  questions 
importantes ,  se  divisait  en  quatre  sections ,  dont 
on  pouvait  aisément  saisir  les  différences.  M.  de 
la  Fayette,  comme  chef  de  la  garde  nationale,  et 
comme  l'ami  le  plus  désintéressé  et  le  plus  ardent 
de  la  liberté,  avait  une  grande  considération  dans 
l'assemblée;  mais  ses  opinions  scrupuleuses  ne  lui 
permettaient  pas  d'influer  sur  les  délibérations 
des  représentants  du  peuple,  et  peut-être  aussi  lui 
en  coûtait-il  trop  de  risquer  sa  popularité  hors  de 
l'assemblée,  par  les  débats  dans  lesquels  il  fallait 
soutenir  l'autorité  royale  contre  les  principes  dé- 
mocratiques. Il  aimait  à  rentrer  dans  le  rôle  passif 
qui  convient  à  la  force  armée.  Depuis,  il  a  sacrifié 
courageusement  cet  amour  de  la  popularité,  la  pas- 
sion favorite  de  son  âme;  mais,  pendant  la  durée 
de  l'assemblée  constituante,  il  perdit  de  son  crédit 
parmi  les  députés ,  parce  qu'il  s'en  servit  trop  ra- 
rement. 

Mirabeau,  que  l'on  savait  corruptible,  n'avait 
guère  avec  lui  personnellement  que  ceux  qui  vou- 
laient partager  les  chances  de  sa  fortune^  Mais,  bien 
qu'il  n'eût  pas  précisément  un  parti,  il  exerçait  de 
l'ascendant  sur  tous ,  quand  il  faisait  usage  de  la 
force  admirable  de  son  esprit.  Les  hommes  in- 
fluents du  côté  populaire,  un  petit  nombre  de  ja- 
cobins excepté ,  étaient  Duport ,  Barnave ,  et  quel- 
ques jeunes  gens  de  la  cour,  devenus  démocrates; 
hommes  très-purs  sous  le  rapport  de  l'argent,  mais 
très-avides  de  jouer  un  rôle.  Duport,  conseiller  au 
parlement ,  avait  été  toute  sa  vie  pénétré  des  in- 
convénients de  l'institution  dont  il  faisait  partie; 
ses  connaissances  profondes  dans  la  jurisprudence 
de  tous  les  pays  lui  méritaient,  à  cet  égard,  la  con- 
fiance de  l'assemblée. 

Barnave,  jeune  avocat  du  Dauphiné,  de  la  plus? 
rare  distinction,  était  plus  fait,  par  son  talent, 
qu'aucun  autre  député,  pour  être  orateur  à  la  ma- 
nière des  Anglais.  Il  se  perdit  dans  le  parti  des 
aristocrates  par  un  mot  irréfléchi.  Après  le  14  juil- 
let, on  s'indignait  avec  raison  de  la  mort  des  trois 
victimes  assassinées  pendant  l'émeute.  Barnave, 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


123 


enivré  du  triomphe  de  cette  journée,  souffrait  im- 
patiemment les  accusations  dont  le  peuple  entier 
semblait  l'objet,  et  il  s'écria,  en  parlant  de  ceux 
qu'on  avait  massacrés  :  Leur  sang  était-il  donc  si 
par'?  Funeste  parole,  sans  nul  rapport  avec  son 
caractère  vraiment  honnête,  délicat,  et  même  sen- 
sible ;  mais  sa  destinée  fut  à  jamais  gâtée  par  ces 
expressions  condamnables  :  tous  les  journaux,  tous 
les  discours  du  côté  droit  les  imprimèrent  sur  son 
front,  et  l'on  irrita  sa  fierté  au  point  de  lui  rendre 
impossible  de  se  repentir  sans  s'humilier. 

Les  meneurs  du  côté  gauche  auraient  fait  triom- 
pher la  constitution  anglaise,  s'ils  s'étaient  réunis 
dans  ce  but  à  M.  Necker  parmi  les  ministres,  et  à 
ses  amis  dans  l'assemblée;  mais  alors  ils  n'auraient 
été  que  des  agents  secondaires  dans  la  marche  des 
événements,  et  ils  voulaient  se  placer  au  premier 
rang  :  ils  prirent  donc,  très -imprudemment,  leur 
appui  au  dehors,  dans  les  rassemblements  qui  com- 
mençaient à  préparer  un  orage  souterrain.  Ils  ga- 
gnèrent de  l'ascendant  dans  l'assemblée,  en  se 
moquant  des  modérés ,  comme  si  la  modération 
était  de  la  faiblesse ,  et  qu'eux  seuls  fussent  des 
caractères  forts;  on  les  voyait,  dans  les  salles  et 
sur  les  bancs  des  députés,  tourner  en  ridicule  qui- 
conque s'avisait  de  leur  représenter  qu'avant  eux 
les  hommes  avaient  existé  en  société ,  que  les  écri- 
vains avaient  pensé,  et  que  l'Angleterre  était  en 
possession  de  quelque  hberté.  On  eût  dit  qu'on 
leur  répétait  les  contes  de  leur  nourrice ,  tant  ils 
écoutaient  avec  impatience,  tant  ils  prononçaient 
avec  dédain  de  certaines  phrases  bien  exagérées  et 
bien  décisives  sur  l'impossibilité  d'admettre  un 
sénat  héréditaire,  un  sénat  même  à  vie,  un  veto 
absolu ,  une  condition  de  propriété ,  enfin  tout  ce 
qui ,  disaient  -  ils  ,  attentait  à  la  souveraineté  du 
peuple  !  Ils  portaient  la  fatuité  des  cours  dans  la 
cause  démocratique ,  et  plusieurs  députés  du  tiers 
étaient,  tout  à  la  fois,  éblouis  par  leurs  belles  ma- 
nières de  gentilshonunes ,  et  captivés  par  leurs 
doctrines  démocratiques. 

Ces  chefs  élégants  du  parti  populaire  voulaient 
entrer  dans  le  ministère.  Ils  souhaitaient  de  con- 
duire les  affaires  jusqu'au  point  où  l'on  aurait  be- 
soin d'eux;  mais,  dans  cette  rapide  descente,  le 
char  ne  s'arrêta  point  à  leur  relais;  ils  n'étaient 
point  conspirateurs ,  mais  ils  se  confiaient  trop  en 
leur  pouvoir  sur  l'assemblée,  et  se  flattaient  de 
relever  le  trône,  dès  qu'ils  l'auraient  fait  arriver 
jusqu'à  leur  portée  :  mais,  quand  ils  voulurent  de 
bonne  foi  réparer  le  mal  déjà  fait,  il  n'était  plus 
temps.  On  ne  saurait  compter  combien  de  désas- 
tres auraient  pu  être  épargnés  à  la  France ,  si  ce 


parti  déjeunes  gens  se  fût  réuni  avec  les  modé- 
rés; car,  avant  les  événements  du  6  octobre,  lors- 
que le  roi  n'avait  point  été  enlevé  de  Versailles ,  et 
que  l'armée  française ,  répandue  dans  les  provin- 
ces, conservait  encore  quelque  respect  pour  le 
trône ,  les  circonstances  étaient  telles  qu'on  pou- 
vait établir  une  monarchie  raisonnable  en  France. 
La  philosophie  commune  se  plaît  à  croire  que  tout 
ce  qui  est  arrivé  était  inévitable  :  mais  à  quoi  ser- 
viraient donc  la  raison  et  la  liberté  de  l'homme, 
si  sa  volonté  n'avait  pu  prévenir  ce  que  cette  volon- 
té a  si  visiblement  accompli  ? 

Au  premier  rang  du  côté  populaire,  on  remar- 
quait l'abbé  Sieyes ,  isolé  par  son  caractère ,  bien 
qu'entouré  des  admirateurs  de  son  esprit.  Il  avait 
mené,  jusqu'à  quarante  ans,  une  vie  solitaire,  ré- 
fléchissant sur  les  questions  politiques,  et  portant 
une  grande  force  d'abstraction  dans  cette  étude  ; 
mais  il  était  peu  fait  pour  communiquer  avec  les 
autres  hommes ,  tant  il  s'irritait  aisément  de  leurs 
travers ,  et  tant  il  les  blessait  par  les  siens  !  Toute- 
fois ,  comme  il  avait  un  esprit  supérieur  et  des  fa- 
çons de  s'exprimer  laconiques  et  tranchantes  , 
c'était  la  mode  dans  l'assemblée  de  lui  montrer  un 
respect  presque  superstitieux.  Mirabeau  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  d'accorder  au  silence  de  l'abbé 
Sieyes  le  pas  sur  sa  propre  éloquence ,  car  ce  genre 
de  rivalité  n'est  pas  redoutable.  On  croyait  à  Sieyes, 
à  cet  homme  mystérieux  ,  des  secrets  sur  les  cons- 
titutions, dont  on  espérait  toujours  des  effets 
étonnants ,  quand  il  les  révélerait.  Quelques  jeu- 
nes gens ,  et  même  des  esprits  d'une  grande  force, 
professaient  la  plus  haute  admiration  pour  lui ,  et 
on  s'accordait  à  le  louer  aux  dépens  de  tout  au- 
tre, parce  qu'il  ne  se  faisait  jamais  juger  en  en- 
tier dans  aucune  circonstance. 

Ce  qu'on  savait  avec  certitude ,  c'est  qu'il  détes- 
tait les  distinctions  nobiliaires  ;  et  cependant  il 
avait  conservé  de  son  état  de  prêtre  un  attache- 
ment au  clergé,  qui  se  manifesta  le  plus  claire- 
ment du  monde  lors  de  la  suppression  des  dîmes. 
Ils  veulent  être  libres,  et  ne  savent  pas  être  jus- 
tes, disait-il  à  cette  occasion  ;  et  toutes  les  fautes 
de  l'assemblée  étaient  renfermées  dans  ces  paroles. 
Mais  il  fallait  les  appliquer  également  aux  diverses 
classes  de  la  société  qui  avaient  droit  à  des  dédom- 
magements pécuniaires.  L'attachement  de  l'abbé 
Sieyes  pour  le  clergé  aurait  perdu  tout  autre 
homme  auprès  du  parti  populaire;  mais,  en  con- 
sidération de  sa  haine  contre  les  nobles,  les  mon- 
tagnards lui  pardonnèrent  son  faible  pour  les 
prêtres. 

Ces  montagnards  formaient  le  quatrième  parti 


124 


CONSIDERATIONS 


du  côté  gauche,  Robespierre  était  déjà  dans  leurs 
rangs ,  et  le  jacobinisme  se  préparait  par  leurs 
clubs.  Les  chefs  de  la  majorité  du  parti  populaire 
se  moquaient  de  l'exagération  des  jacobins,  et  se 
complaisaient  dans  l'air  de  sagesse  qu'ils  pouvaient 
se  donner,  par  comparaison  avec  des  factieux  cons- 
pirateurs. On  eût  dit  que  les  prétendus  modérés 
se  faisaient  suivre  des  plus  violents  démocrates , 
comme  le  chasseur  de  sa  meute,  en  se  glorifiant 
de  savoir  la  retenir. 

L'on  se  demandera  quel  est  le  parti  qui ,  dans 
cette  assemblée ,  pouvait  être  appelé  le  parti  d'Or- 
léans. Peut-être  n'en  existait-il  aucun ,  car  nul  ne 
reconnaissait  le  duc  d'Orléans  pour  chef,  et  lui- 
même  ne  voulait  l'être  de  personne.  La  cour,  en 
1788,  l'avait  exilé  six  semaines  dans  une  de  ses 
terres  ;  elle  s'était  quelquefois  opposée  à  ses  voya- 
ges continuels  en  Angleterre  :  c'est  à  ces  contra- 
riétés que  son  irritation  doit  être  attribuée.  Il  avait 
plus  de  mécontentement  que  de  projets,  plus 
de  velléités  que  d'ambition  réelle.  Ce  qui  faisait 
croire  à  l'existence  d'un  parti  d'Orléans ,  c'était 
l'idée  généralement  établie  dans  la  tête  des  publi- 
cistes  d'alors ,  qu'une  déviation  de  la  ligne  d'héré- 
dité, telle  qu'elle  avait  eu  lieu  en  Angleterre,  pou- 
vait être  favorable  à  l'établissement  de  la  liberté , 
en  plaçant  à  la  tête  de  la  constitution  un  roi  qui 
lui  devrait  le  trône ,  au  lieu  d'un  roi  qui  se  croirait 
dépouillé  par  elle.  Mais  le  duc  d'Orléans  était, 
sous  tous  les  rapports  possibles ,  l'homme  le  moins 
propre  à  jouer  en  France  le  rôle  de  Guillaume  III 
en  Angleterre  ;  et ,  mettant  même  à  part  le  respect 
qu'on  avait  pour  Louis  XVI ,  et  qu'on  lui  devait , 
le  duc  d'Orléans  ne  pouvait  ni  se  soutenir  lui-mê- 
me, ni  servir  d'appui  à  personne.  Il  avait  de  la 
grâce ,  des  manières  nobles  et  de  l'esprit  en  socié- 
té; mais  ses  succès  dans  le  monde  ne  développè- 
rent en  lui  qu'une  grande  légèreté  de  principes , 
et  quand  les  tourmentes  révolutionnaires  l'ont 
agité,  il  s'est  trouvé  sans  frein  comme  sans  force. 
Mirabeau  sonda  sa  valeur  morale  dans  quelques 
entretiens,  et  se  convainquit,  après  l'avoir  exami- 
né ,  qu'aucune  entreprise  politique  ne  pouvait  être 
fondée  sur  un  tel  caractère. 

Le  duc  d'Orléans  vota  toujours  avec  le  parti  po- 
pulaire de  l'assemblée  constituante,  peut-être  par 
l'espoir  très-vague  de  gagner  le  premier  lot  ;  mais 
cet  espoir  n'a  jamais  pris  de  consistance  dans  au- 
cune tête.  Il  a,  dit-on,  soudoyé  la  populace.  Mais, 
que  cela  soit  ou  non ,  il  faut  n'avoir  aucune  idée 
de  la  révolution  pour  imaginer  que  cet  argent,  s'il 
a  été  donné,  ait  exercé  la  moindre  influence.  Un 
peuple  entier  n'est  pas  mis  en  mouvement  par  des 


moyens  de  ee  genre.  La  grande  erreur  des  gens 
de  la  cour  a  toujours  été  de  chercher  dans  quelques 
faits  de  détail  la  cause  des  sentiments  exprimés 
par  la  nation  entière. 

CHAPITRE  VIL 

Des  fautes  de  rassemblée  constituante ,  en  fait 
d'administratio7i. 

Toute  la  puissance  du  gouvernement  était  tom- 
bée entre  les  mains  de  l'assemblée ,  qui  pourtant 
ne  devait  avoir  que  des  fonctions  législatives;  mais 
la  division  des  partis  amena  malheureusement  la 
confusion  des  pouvoirs.  La  défiance  qu'excitaient 
les  intentions  du  roi,  ou  plutôt  celles  de  sa  cour, 
empêcha  qu'on  ne  lui  donnât  les  moyens  nécessai- 
res pour  rétablir  l'ordre  ;  et  les  chefs  de  l'assem- 
blée ne  combattirent  point  cette  défiance ,  afin  de 
s'en  faire  un  prétexte  pour  exercer  une  inspection 
immédiate  sur  les  ministres.  M.  Necker  était  natu- 
rellement l'intermédiaire  entre  l'autorité  royale  et 
l'assemblée  nationale.  L'on  savait  bien  qu'il  ne  vou^ 
lait  trahir  ni  les  droits  de  l'une,  ni  ceux  de  l'au- 
tre; mais  les  députés  qui  lui  restaient  attachés 
malgré  sa  modération  politique,  croyaient  que  les 
aristocrates  le  trompaient ,  et  ils  le  plaignaient  d'ê- 
tre leur  dupe.  Il  n'en  était  rien  cependant  :  M.  Kec- 
ker  avait  autant  de  finesse  dans  l'esprit  que  de 
droiture  dans  la  conduite ,  et  il  savait  parfaitement 
que  les  privilégiés  se  réconcilieraient  avec  tous  les 
partis ,  plutôt  qu'avec  celui  des  premiers  amis  de 
la  liberté.  Mais  il  accomplissait  son  devoir,  en 
cherchant  à  redonner  de  la  force  au  gouvernement  ; 
car  une  constitution  libre  ne  peut  jamais  résulter 
du  relâchement  universel  de  tous  les  liens;  le  des- 
potisme en  est  plutôt  la  conséquence. 

L'action  du  pouvoir  exécutif  étant  arrêtée  par 
divers  décrets  de  l'assemblée ,  les  ministres  ne 
pouvaient  rien  faire  sans  y  être  autorisés  par  elle. 
Les  impôts  n'étaient  plus  acquittés ,  parce  que  le 
peuple  croyait  que  la  révolution  dont  on  lui  faisait 
tant  de  fête  devait  lui  valoir  la  jouissance  de  ne 
rien  payer.  Le  crédit,  plus  sage  encore  que  l'opi- 
nion, bien  qu'il  ait  l'air  d'en  dépendre,  s'effrayait 
des  fautes  que  commettait  l'assemblée.  Elle  avait 
beaucoup  plus  de  moyens  qu'il  n'en  fallait  pour 
arranger  les  finances ,  et  pour  faciliter  les  achats 
de  grains  que  rendait  nécessaires  la  disette  dont 
la  France  était  une  seconde  fois  menacée.  Mais  elle 
répondait  avec  négligence  aux  sollicitations  réité- 
rées de  M.  Necker  sur  ce  sujet,  parce  qu'elle  ne 
voulait  point  être  considérée  comme  les  anciens 
états  généraux ,  rassemblés  seulement  pour  s'oc- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


125 


cuper  des  finances  ;  c'était  aux  discussions  consti- 
-tutionneiles  qu'elle  mettait  le  plus  grand  intérêt. 
A  cet  égard  elle  avait  raison  ;  mais ,  en  négligeant 
les  objets  d'administration ,  elle  provoquait  le 
désordre  dans  !e  royaume ,  et  par  le  désordre  tous 
les  malheurs  dont  elle-même  a  porté  le  poids. 

Pendant  que  la  France  avait  à  craindre  la  famine 
et  la  banqueroute,  les  députés  prononçaient  des 
discours  dans  lesquels  ils  disaient  que  chaque 
homme  tient  de  la  nature  le  droit  et  le  désir 
d'être  heureux,  que  la  société  a  commencé  par 
le  père  et  le  fils ,  et  d'autres  vérités  philosophiques 
faites  pour  être  discutées  dans  les  livres ,  et  non 
au  milieu  des  assemblées.  Mais  si  le  peuple  avait 
besoin  de  pain,  les  orateurs  avaient  besoin  de  suc- 
cès; et  la  disette,  à  cet  égard,  leur  aurait  paru 
très-difficile  à  supporter. 

L'assemblée  mit ,  par  un  arrêté  solennel ,  la  dette 
publique  sous  la  sauvegarde  de  l'honneur  et  de  la 
loyauté  française ,  et  néanmoins  aucune  mesure  ne 
fut  prise  pour  donner  à  ces  belles  paroles  un  résul- 
tat positif.  M.  Necker  proposa  un  emprunt  à  cinq 
pour  cent;  l'assemblée  trouva,  comme  de  raison, 
que  quatre  et  demi  était  moins  que  cinq  ;  elle  ré- 
duisit l'intérêt  à  ce  taux,  et  l'emprunt  manqua, 
parce  qu'une  assemblée  ne  peut  pas  avoir,  comme 
un  ministre,  le  tact  qui  fait  connaître  jusqu'oii 
peut  aller  la  confiance  des  capitalistes.  Le  crédit, 
en  affaires  d'argent ,  est  presque  aussi  délicat  que 
le  style  dans  les  productions  littéraires  :  un  seul 
mot  peut  dénaturer  ce  qu'on  écrit,  comme  une 
légère  circonstance  les  spéculations  qu'on  entre- 
prend. C'est  toujours  la  même  chose,  prétendra- 
t-on;  mais  de  telle  manière  vous  captivez  l'imagi- 
nation des  hommes ,  et  de  telle  autre  elle  vous 
échappe. 

M.  Necker  proposa  un  don  volontaire ,  et  il  ver- 
sa le  premier,  pour  y  exciter,  cent  mille  francs  de 
sa  propre  fortune  au  trésor  royal ,  lui  qui  avait  déjà 
été  obligé  de  placer  un  million  en  rentes  viagères , 
pour  subvenir,  par  l'accroissement  de  son  revenu, 
à  sa  dépense  comme  ministre  ;  car,  durant  son  se- 
cond ministère  comme  pendant  le  premier,  il  refu- 
sa tous  les  appointements  de  sa  place.  L'assemblée 
constituante  loua  M.  Necker  de  son  désintéresse- 
ment, mais  elle  ne  s'occupa  pas  pour  cela  plus 
sérieusement  des  affaires  de  finances.  Le  secret  de 
cette  conduite  du  parti  populaire  était  peut-être 
l'envie  de  se  laisser  forcer,  par  la  pénurie  d'argent, 
à  ce  qu'il  désirait,  c'est-à-dire,  à  s'emparer  des 
biens  du  clergé.  M.  Necker,  au  contraire ,  voulait 
rendre  l'État  indépendant  de  cette  ressource ,  afin 
qu'elle  fiU  employée  d'après  la  justice ,  et  non  d'a- 


près les  besoins  du  trésor.  Mirabeau,  qui  aspirait 
à  remplacer  M.  Necker,  se  servait  de  la  jalousie 
que  toute  assemblée  a  sur  sa  puissance ,  pour  lui 
faire  ombrage  de  l'attachement  que  la  nation  té- 
moignait encore  au  ministre  des  finances.  Il  avait 
une  manière  perfide  de  louer  M.  Necker  :  Je  n'ap- 
prouve pas  ses  plans,  disait-il  ;  mais,  puisque  l'o- 
pinion lui  décerne  la  dictature ,  il  faut  les  accepter 
de  confiance.  Les  amis  de  M.  Necker  sentaient 
avec  quel  art  Mirabeau  cherchait  à  lui  ravir  la  fa- 
veur publique ,  en  représentant  cette  faveur  sous 
des  couleurs  exagérées  ;  car  les  nations  sont  comme 
les  individus ,  elles  aiment  moins  dès  qu'on  leur  a 
trop  répété  qu'elles  aiment. 

Le  jour  où  Mirabeau  fut  le  plus  éloquent,  fut 
celui  où,  défendant  astucieusement  un  décret  de 
finance  proposé  par  M.  Necker,  il  peignit  les  hor- 
reurs de  la  banqueroute.  Trois  fois  il  reparut  à  la 
tribune  pour  effrayer  sur  ce  malheur  ;  les  députés 
des  provinces  n'y  étaient  pas  très-sensibles  ;  mais 
comme  on  ne .  savait  pas  alors  ce  qu'on  a  trop  ap- 
pris depuis ,  à  quel  point  une  nation  peut  supporter 
la  banqueroute,  la  famine ,  les  massacres ,  les  écha- 
fauds ,  la  guerre  civile ,  la  guerre  étrangère  et  la 
tyrannie,  l'on  reculait  à  l'idée  des  souffrances 
dont  l'orateur  présentait  le  tableau.  J'étais  à  peu 
de  distance  de  Mirabeau,  quand  il  se  fit  entendre 
avec  tant  d'éclat  dans  l'assemblée;  et,  quoique  je 
ne  crusse  pas  à  ses  bonnes  intentions ,  il  captiva 
pendant  deux  heures  toute  mon  admiration.  Rien 
n'était  plus  i7npressif  que  sa  voix ,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi  :  les  gestes  et  les  paroles  mordantes 
dont  il  savait  se  servir  ne  venaient  peut-être  pas 
purement  de  l'ame,  c'est-à-dire,  de  l'émotion  in- 
térieure; mais  on  sentait  une  puissance  de  vie  dans 
ses  discours ,  dont  l'effet  était  prodigieux.  Que  se- 
rait-ce, si  vous  aviez  vu  le  monstre?  dit  Garât, 
dans  son  spirituel  Journal  de  Paris.  Le  mot  d'Es- 
chine  sur  Démosthène  ne  pouvait  mieux  être  ap- 
pliqué, et  l'incertitude  sur  le  sens  de  l'expression 
qui  veut  dire  prodige ,  en  bien  comme  en  mal ,  ne 
laissait  pas  d'avoir  son  prix. 

Toutefois  il  ne  serait  pas  juste  de  ne  voir  dans 
Mirabeau  que  des  vices  ;  avec  tant  de  véritable  es- 
prit, il  y  a  toujours  quelque  mélange  de  bons  sen- 
timents. Mais  il  n'avait  pas  de  conscience  en  poli- 
tique ,  et  c'est  le  grand  défaut  qu'on  peut  souvent 
reprocher  en  France  aux  individus  comme  aux  as- 
semblées. Les  uns  pensent  aux  succès,  les  autres 
aux  honneurs ,  plusieurs  à  l'argent ,  quelques-uns , 
et  ce  sont  les  meilleurs ,  au  triomphe  de  leur  opi- 
nion. Mais  où  sont  ceux  qui  se  demandent  avec  re- 
cueillement quel  est  leur  devoir,  sans  s'informer 


126 


CONSIDERATIONS 


du  sacrifice  quelconque  que  ce  devoir  peut  exiger 
d'eux  ? 

CHAPITRE  VIII. 

Des  fautes  de  l'assemblée  nationale,  en  fait  de 
constitution. 

On  peut  distinguer  dans  le  code  de  la  liberté  ce 
qui  est  fondé  sur  des  principes  invariables ,  et  ce 
qui  appartient  à  des  circonstances  particulières. 
Les  droits  imprescriptibles  consistent  dans  l'éga- 
lité devant  la  loi,  la  liberté  individuelle,  la  liberté 
de  la  presse ,  la  liberté  des  cultes ,  l'admission  à 
tous  les  emplois ,  les  impôts  consentis  par  les  re- 
présentants du  peuple.  Mais  la  forme  du  gouverne- 
ment, aristocratique  ou  démocratique,  monarchi- 
que ou  républicaine ,  n'est  qu'une  organisation  des 
pouvoirs  ;  et  les  pouvoirs  ne  sont  eux-mêmes  que 
la  garantie  de  la  liberté.  11  n'est  pas  de  droit  natu- 
rel que  tous  les  gouvernements  soient  composés 
d'une  chambre  des  pairs ,  d'une  chambre  de  dépu- 
tés élus,  et  d'un  roi  qui,  par  sa  sanction,  fasse 
partie  du  pouvoir  législatif  :  mais  la  sagesse  hu- 
maine n'a  rien  trouvé  jusqu'à  nos  jours  qui  mette 
plus  en  sûreté  les  bienfaits  de  l'ordre  social  pour 
un  grand  État. 

Dans  la  seule  révolution  à  nous  connue ,  qui  ait 
eu  pour  principal  but  l'établissement  d'un  gouver- 
nement représentatif,  on  a  changé  l'ordre  de  suc- 
cession au  trône ,  parce  qu'on  était  convaincu  que 
Jacques  II  ne  renoncerait  pas  de  bonne  foi  au  pou- 
voir absolu,  pour  l'échanger  contre  un  pouvoir  lé- 
gal. L'assemblée  constituante  ne  se  permit  pas  de 
déposer  un  souverain  aussi  vertueux  que  Louis  XVI, 
et  cependant  elle  voulait  établir  une  constitution 
libre;  il  est  résulté  de  cette  situation  qu'elle  a  con- 
sidéré le  pouvoir  exécutif  comme  un  ennemi  de  la 
liberté,  au  lieu  d'en  faire  l'une  de  ses  sauvegardes. 
Elle  a  combiné  une  constitution,  comme  on  com- 
binerait un  plan  d'attaque.  Tout  est  venu  de  cette 
faute;  car  que  le  roi  fut,  ou  non,  résigné  dans  son 
cœur  aux  limites  que  commandait  l'intérêt  de  la 
nation,  il  ne  fallait  pas  examiner  ses  pensées  se- 
crètes, mais  fonder  le  pouvoir  royal  indépendam- 
ment de  ce  qu'on  pouvait  craindre  ou  espérer  du 
monarque.  Les  institutions,  à  la  longue,  disposent 
des  hommes  beaucoup  plus  facilement  que  les  hom- 
mes ne  s'affranchissent  des  institutions.  Conserver 
le  roi  et  le  dépouiller  de  ses  prérogatives  néces- 
saires, était  le  parti  le  plus  absurde  et  le  plus  con- 
damnable de  tous. 

Mounier,  ami  prononcé  de  la  constitution  an- 
glaise,  se  rendait  volontiers  impopulaire,  en  pro- 


fessant cette  opinion  ;  mais  il  déclara  pourtant  à 
la  tribune  que  les  lois  constitutionnelles  n'avaient 
pas  besoin  de  la  sanction  du  roi ,  partant  du  prin- 
cipe que  la  constitution  était  antérieure  au  trône , 
et  que  le  roi  n'existait  que  de  par  elle.  Il  doit  y  avoir 
un  pacte  entre  les  rois  et  les  peuples ,  et  il  serait 
aussi  contraire  à  la  liberté  qu'à  la  monarchie  de 
nier  l'existence  de  ce  contrat.  Mais ,  comme  une 
sorte  de  fiction  est  nécessaire  à  la  royauté,  l'assem- 
blée avait  tort  d'appeler  le  monarque  un  fonction- 
naire public;  il  est  un  des  pouvoirs  indépendants  de 
l'État,  participant  à  la  sanction  des  lois  fondamen- 
tales ,  comme  à  celle  de  la  législation  journalière  ; 
s'il  n'était  qu'un  simple  citoyen ,  il  ne  pourrait  être 
roi. 

Il  y  a  dans  une  nation  une  certaine  masse  de 
sentiments  qu'il  faut  ménager  comme  une  force 
physique.  La  république  a  son  enthousiasme,  que 
Montesquieu  appelle  son  principe;  la  monarchie  a 
le  sien  ;  le  despotisme  même ,  quand  il  est ,  comme 
en  Asie,  un  dogme  rehgieux,  est  maintenu  par  de 
certaines  vertus;  mais  une  constitution  qui  fait  en- 
trer dans  ses  éléments  l'humiliation  du  souverain 
ou  celle  du  peuple,  doit  être  nécessairement  ren- 
versée par  l'un  ou  par  l'autre. 

Le  même  empire  des  circonstances  qui,  en 
France,  décide  de  tant  de  choses ,  empêcha  de  pro- 
poser une  chambre  des  pairs.  M.  de  Lally,  qui  la 
voulait,  essaya  d'y  suppléer  en  demandant  au 
moins  un  sénat  à  vie  ;  mais  le  parti  populaire  était 
irrité  contre  les  privilégiés ,  qui  se  séparaient  cons- 
tamment de  la  nation ,  et  ce  parti  rejeta  l'institu- 
tion durable  par  des  préventions  momentanées. 
Cette  faute  était  bien  grande ,  non-seUlement  parce 
qu'il  fallait  une  chambre  haute,  comme  intermé- 
diaire entre  le  souverain  et  les  députés  de  la  na- 
tion, mais  parce  qu'il  n'existait  pas  une  autre  ma- 
nière de  faire  tomber  dans  l'oubli  la  noblesse  du 
second  ordre,  si  nombreuse  en  France;  noblesse 
que  l'histoire  ne  consacre  point ,  qu'aucun  genre 
d'utilité  publique  ne  recommande,  et  dans  laquelle 
se  manifeste ,  bien  plus  encore  que  dans  le  premier 
rang ,  le  mépris  du  tiers  état ,  parce  que  sa  vanité 
lui  fait  toujours  craindre  de  ne  pas  pouvoir  assez 
s'en  distinguer. 

Le  côté  droit  de  l'assemblée  constituante ,  c'est- 
à-dire,  les  aristocrates,  pouvaient  faire  adopter  le 
sénat  à  vie,  en  se  réunissant  à  M.  de  Lally  et  à 
son  parti.  Mais  ils  imaginèrent  de  voter  pour  une 
seule  chambre,  au  lieu  de  deux,  dans  l'espoir  d'a- 
mener le  bien  par  l'excès  même  du  mal;  détestable 
calcul ,  quoiqu'il  séduisît  les  esprits  par  un  air  de 
profondeur.  Les  hommes  croient  que  tromper  fait 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


127 


plus  d'honneur  à  leur  esprit  qu'être  vrais ,  parce 
que  le  mensonge  est  de  leur  invention  :  c'est  un 
amour-propre  d'auteur  très-mal  placé. 

Après  que  la  cause  des  deux  chambres  fut  per- 
due, on  s'occupa  de  la  sanction  du  roi.  Le  veto 
qu'on  devait  lui  accorder  serait-il  suspensif  ou  ab- 
solu? Ce  mot  absolu  retentisssait  aux  oreilles  du 
vulgaire,  comme  s'il  avait  été  question  du  despo- 
tisme, et  l'on  vit  commencer  la  funeste  influence 
des  cris  du  peuple  sur  les  décisions  des  hommes 
éclairés.  A  peine  la  pensée  peut-elle  se  recueillir 
assez  en  elle-même  pour  comprendre  toutes  les 
questions  qui  tiennent  à  des  institutions  politiques  : 
or,  qu'y  a-t-il  de  plus  funeste  que  de  livrer  de  telles 
questions  aux  raisonnements,  et  surtout  aux  plai- 
santeries de  la  multitude?  On  parlait  du  veto  dans 
les  rues  de  Paris ,  comme  d'une  espèce  de  monstre 
qui  devait  dévorer  les  petits  enfants.  Il  ne  faut  pas 
en  conclure  ce  que  le  dédain  de  l'espèce  humaine 
inspire  à  quelques  personnes ,  c'est-à-dire ,  que  les 
nations  ne  sont  pas  faites  pour  juger  de  ce  qui  les 
intéresse.  Les  gouvernements  aussi  ont  souvent 
donné  de  terribles  preuves  d'incapacité ,  et  les  freins 
sont  nécessaires  à  tous  les  genres  d'autorité. 

Le  parti  populaire  ne  voulait  qu'un  veto  suspen- 
sif, au  lieu  d'un  veto  absolu;  c'est-à-dire,  que  le 
refus  du  roi  de  sanctionner  une  loi  cessât  de  droit 
.à  l'assemblée  suivante ,  si  elle  insistait  de  nouveau 
sur  la  même  loi.  La  discussion  s'échauffa  :  d'une 
part,  l'on  soutenait  que  le  veto  absolu  du  roi  em- 
pêchait toute  espèce  d'amélioration  proposée  par 
l'assemblée;  et  de  l'autre,  que  le  veto  suspensif 
réduirait  le  roi  tôt  ou  tard  à  la  nécessité  d'obéir  en 
tout  aux  représentants  du  peuple.  M.  Necker ,  dans 
un  mémoire  oii  il  traite  avec  une  rare  sagacité 
toutes  les  questions  constitutionnelles ,  indiqua , 
pour  terme  moyen,  trois  législatures  au  lieu  de 
deux ,  c'est-à-dire,  que  le  veto  du  roi  ne  cédât  qu'à 
la  proposition  réitérée  de  la  troisième  assemblée. 
Voici  quels  étaient  les  motifs  énoncés  par  M.  Nec- 
ker à  ce  sujet  : 

En  Angleterre,  dis-ait-il,  le  roi  n'use  que  très- 
rarement  de  son  veto ,  parce  que  la  chambre  des 
pairs  lui  en  épargne  presque  toujours  la  peine  ; 
mais  comme  il  a  été  malheureusement  décidé  qu'en 
France  il  n'y  aurait  qu'une  chambre ,  le  roi  et  son 
conseil  se  trouvent  réduits  à  remplir,  tout  à  la 
fois ,  les  fonctions  de  chambre  haute  et  de  pouvoir 
exécutif.  La  nécessité  de  se  servir  habituellement 
du  veto  oblige  à  le  rendre  plus  flexible ,  comme  on 
a  besoin  d'armes  plus  légères,  quand  il  faut  les 
employer  plus  souvent.  On  doit  être  assuré  qu'à 
la  troisième  législature,  c'est-à-dire,  au  bout  de 


trois  ou  quatre  ans ,  la  vivacité  des  Français ,  sur 
quelque  sujet  que  ce  soit,  sera  toujours  calmée; 
et,  le  cas  contraire  arrivant,  il  est  également  cer- 
tain que  si  trois  assemblées  représentatives  de 
suite  demandaient  la  même  chose,  l'opinion  serait 
assez  forte  pour  que  le  roi  ne  dût  pas  s'y  refuser. 
Dans  les  circonstances  oii  l'on  se  trouvait,  il  ne 
fallait  pas  irriter  les  esprits  par  le  mot  de  veto  ab- 
solu, quand,  dans  le  fait,  par  tout  pays,  le  veto 
royal  plie  toujours  plus  ou  moins  devant  le  vœu 
national.  On  pouvait  regretter  la  pompe  du  mot; 
mais  il  fallait  aussi  en  craindre  le  danger ,  quand 
on  avait  placé  le  roi  seul  en  présence  d'une  assem- 
blée unique,  et  lorsque  étant  privé  des  gradations 
de  rang,  il  semblait,  pour  ainsi  dire,  tête  à  tête 
avec  le  peuple,  et  forcé  de  mettre  sans  cesse  en 
balance  la  volonté  d'un  homme  et  celle  de  vingt- 
quatre  millions.  Cependant,  M.  Necker  protestait, 
pour  ainsi  dire,  contre  ce  moyen  de  conciliation, 
tout  en  le  proposant  :  car ,  en  montrant  comment 
le  veto  suspensif  était  le  résultat  nécessaire  de 
l'institution  d'une  seule  chambre,  il  répétait  qu'une 
seule  chambre  ne  pouvait  s'accorder  avec  rien  de 
bon  ni  de  stable. 

CHAPITRE  IX. 

Des  efforts  que  fit  M.  Necker  auprès  du  parti 
populaire  de  l'assemblée  constituante ,  pour  le 
déterminer  à  établir  la  constitution  anglaise  en 
France. 

Le  roi  n'ayant  plus  de  force  militaire,  depuis  la 
révolution  du  14  juillet,  il  ne  restait  à  son  minis- 
tre que  le  pouvoir  de  la  persuasion ,  soit  en  agis- 
sant immédiatement  sur  les  députés ,  soit  en  trou- 
vant assez  d'appui  dans  l'opinion  pour  influer  par 
elle  sur  l'assemblée.  Pendant  les  deux  mois  de 
calme  dont  on  put  jouir  encore  depuis  le  14  juil- 
let 1789,  jusqu'à  l'affreuse  insurrection  du  5  oc- 
tobre ,  on  voyait  déjà  reparaître  l'ascendant  du  roi 
sur  les  esprits.  M.  Necker  lui  conseilla  successi- 
vement diverses  démarches  qui  eurent  l'approba- 
tion des  provinces. 

La  suppression  du  régime  féodal,  prononcée 
pendant  la  nuit  du  4  août,  fut  présentée  à  la  sanc- 
tion du  monarque;  il  y  donna  son  consentement, 
mais  en  adressant  à  la  députation  de  l'assemblée 
des  observations  auxquelles  tous  les  gens  sages  ap- 
plaudirent. Il  blâma  la  rapidité  avec  laquelle  des 
résolutions  si  nombreuses  et  si  importantes  avaient 
été  prises;  il  fit  sentir  la  nécessité  de  dédommager 
équitablement  les  ci-devant  propriétaires  de  plu- 
sieurs des  revenus  supprimés.  La  déclaration  des 


128 


CONSIDERATIONS 


droits  fut  de  même  offerte  à  la  sanction  royale , 
avec  quelques-uns  des  décrets  qu'en  avait  déjà 
rendus  sur  la  constitution.  M.  Necker  fut  d'avis 
que  le  roi  devait  répondre  qu'il  ne  pouvait  sanc- 
tionner que  l'ensemble  d'une  constitution ,  et  non 
une  portion  séparée ,  et  que  les  principes  généraux 
de  la  déclaration  des  droits,  très-justes  en  eux- 
mêmes  ,  avaient  besoin  d'être  appliqués ,  pour  être 
soumis  aux  formes  ordinaires  des  décrets.  En  ef- 
fet, que  signifiait  l'acquiescement  royal  à  renoncia- 
tion abstraite  des  droits  naturels  ?  Mais  il  existait 
depuis  longtemps  en  France  une  telle  habitude  de 
faire  intervenir  le  roi  en  toutes  choses,  qu'en  vé- 
rité les  républicains  auraient  bien  pu  lui  demander 
sa  sanction  pour  la  république. 

L'institution  d'une  seule  chambre ,  et  plusieurs 
autres  décrets  constitutionnels  qui  s'écartaient 
déjà  en  entier  du  système  politique  de  l'Angleterre , 
causaient  une  grande  douleur  à  M.  Necker  ;  car  il 
voyait  dans  cette  démocratie  royale,  comme  on 
l'appelait  alors ,  le  plus  grand  danger  pour  le  trône 
et  pour  la  liberté.  L'esprit  de  parti  n'a  qu'une 
crainte  :  la  sagesse  en  éprouve  toujours  deux.  On 
peut  voir  dans  les  divers  ouvrages  de  M.  Necker  le 
respect  qu'il  portait  au  gouvernement  anglais ,  et 
les  arguments  sur  lesquels  il  se  fondait  pour  vou- 
loir en  adapter  les  principales  bases  à  la  France. 
Ce  fut  parmi  les  députés  populaires,  alors  tout- 
puissants  ,  qu'il  rencontra  cette  fois  d'aussi  grands 
obstacles  que  ceux  qu'il  avait  combattus  précédem- 
ment dans  le  conseil  du  roi.  Comme  ministre  et 
comme  écrivain,  il  a  toujours  tenu,  à  cet  égard, 
le  même  langage. 

L'argument  que  les  deux  partis  opposés ,  aris- 
tocrate et  démocrate ,  s'accordaient  à  faire  contre 
l'adoption  de  la  constitution  anglaise,  c'était  que 
l'Angleterre  pouvait  se  passer  de  troupes  réglées , 
tandis  que  la  France,  comme  État  continental,  de- 
vant maintenir  une  grande  armée,  la  liberté  ne 
pourrait  pas  résister  à  la  prépondérance  que  cette 
armée  donnerait  au  roi.  Les  aristocrates  ne  s'aper- 
cevaient pas  que  cette  objection  se  retournait  con- 
tre eux;  car,  si  le  roi  de  France  a,  par  la  nature 
des  choses,  plus  de  moyens  de  force  que  le  roi 
d'Angleterre,  quel  inconvénient  y  a-t-il  à  donner  à 
son  autorité  au  moins  les  mêmes  limites? 

Les  arguments  du  parti  populaire  étaient  plus 
spécieux,  puisqu'il  les  appuyait  sur  ceux  même 
de  ses  adversaires.  L'armée  de  ligne,  disait-il,  as- 
surant au  roi  de  France  plus  de  pouvoir  qu'à  celui 
d'Angleterre,  il  faut  donc  borner  davantage  sa 
prérogative,  si  l'on  veut  obtenir  autant  de  liberté 
que  les  Anglais  en  possèdent.  A  cette  objection 


M.  Necker  répondait  que,  dans  un  gouvernement 
représentatif ,  c'est-à-dire ,  fondé  sur  des  élections 
indépendantes,  et  maintenu  par  la  liberté  de  la 
presse,  l'opinion  a  toujours  tant  de  moyens  de  se 
former  et  de  se  montrer,  qu'elle  peut  valoir  une 
armée;  d'ailleurs, l'établissement  des  gardes  natio- 
nales était  un  contre -poids  suffisant  à  l'esprit  de 
corps  des  troupes  de  ligne ,  en  supposant ,  ce  qui 
n'est  guère  probable,  que,  dans  un  État  où  les 
officiers  seraient  choisis,  non  dans  telle  classe  ex- 
clusivement, mais  d'après  leur  mérite,  l'armée  ne 
se  sentît  pas  une  partie  de  la  nation ,  et  ne  fît  pas 
gloire  d'en  partager  l'esprit. 

La  chambre  des  pairs,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit, 
déplaisait  aussi  aux  deux  partis  :  à  l'un,  comme 
réduisant  la  noblesse  à  cent  ou  cent  cinquante  fa- 
milles ,  dont  les  noms  sont  historiques  ;  à  l'autre , 
comme  renouvelant  les  institutions  héréditaires, 
contre  lesquelles  beaucoup  de  gens  en  France  sont 
armés ,  parce  que  les  privilèges  et  les  prétentions 
des  gentilshommes  y  ont  blessé  profondément  la 
nation  entière.  M.  Necker  fit  de  vains  efforts  néan- 
moins pour  prouver  aux  communes ,  que  changer 
la  noblesse  conquérante  en  magistrature  patri- 
cienne ,  c'était  le  seul  moyen  de  détruire  radicale- 
ment la  féodalité;  car  il  n'y  a  de  vraiment  détruit 
que  ce  qui  est  remplacé.  Il  essaya  de  démontrer 
aussi  aux  démocrates  qu'il  valait  beaucoup  mieux 
procéder  à  l'égalité  en  élevant  le  mérite  au  premier 
rang,  qu'en  cherchant  inutilement  à  rabaisser  les 
souvenirs  historiques  dont  l'effet  est  indestructi- 
ble. C'est  un  trésor  idéal  que  ces  souvenirs ,  dont 
on  peut  tirer  parti  en  associant  les  hommes  dis- 
tingués à  leur  éclat.  Nous  sommes  ce  qu'étalent 
vos  aïeux,  disait  un  brave  général  français  à  un 
noble  de  l'ancien  régime;  et  c'est  pour  cela  qu'il 
faut  une  institution  oii  les  anciennes  tiges  des  ra- 
ces se  mêlent  aux  nouveaux  rejetons  ;  en  établis- 
sant l'égalité  par  le  mélange,  on  y  arrive  bien 
plus  sûrement  que  par  les  tentatives  de  nivelle- 
ment. 

Cette  haute  sagesse,  développée  par  un  homme 
tel  que  M.  Necker,  parfaitement  simple  et  vrai 
dans  Sa  manière  de  s'exprimer,  ne  put  cependant 
rien  contre  les  passions,  dont  l'amour-propre  irrité 
était  la  cause;  et  les  factieux,  s'apercevant  que  le 
roi,  bien  guidé  par  les  conseils  de  son  ministre, 
regagnait  chaque  jour  une  popularité  salutaire, 
résolurent  de  lui  faire  perdre  cette  influence  mo- 
rale, après  l'avoir  privé  de  tout  pouvoir  réel.  L'es- 
poir d'une  monarchie  constitutionnelle  fut  donc 
de  nouveau  perdu  pour  la  France,  dans  un  temps 
où  la  nation  ne  s'était  point  encore  souillée  de 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


129 


grands  crimes,  et  lorsqu'elle  avait  sa  propi'e  es- 
time, aussi  bien  que  celle  de  l'Europe. 

CHAPITRE  X. 

Le  gouvernement  anglais  a-t-il  donné  de  l'argent 
pour  fomenter  les  troubles  en  France  ? 

Comme  l'idée  dominante  des  aristocrates  fran- 
çais a  toujours  été  que  les  plus  grands  change- 
ments dans  l'ordre  social  tiennent  à  des  anecdotes 
particulières,  ils  ont  accueilli  pendant  longtemps 
l'absurde  bruit  qui  s'était  répandu  que  le  ministère 
anglais  avait  soudoyé  les  troubles  révolutionnaires. 
Les  jacobins,  de  leur  côté,  ennemis  naturels  de 
l'Angleterre,  ont  assez  aimé  à  plaire  au  peuple, 
en  affirmant  que  tout  le  mal  venait  de  l'or  anglais 
répandu  en  France.  Mais  quiconque  est  capable 
d'un  peu  de  réflexion  ne  saurait  croire  un  moment 
à  cette  absurdité  mise  en  circulation.  Un  minis- 
tère soumis  comme  celui  d'Angleterre  à  la  surveil- 
lance des  représentants  du  peuple,  pourrait-il  dis- 
poser d'une  somme  d'argent  considérable,  sans 
oser  jamais  en  avouer  l'emploi  au  parlement  ?  Tou- 
tes les  provinces  de  France ,  soulevées  en  même 
temps,  n'avaient  point  de  chef,  et  ce  qui  se  passait 
à  Paris  était  préparé  de  longue  date  par  la  marche 
des  événements.  D'ailleurs  un  gouvernement  quel- 
conque, et  le  plus  éclairé  de  l'Europe  surtout, 
n'aurait-il  pas  senti  le  danger  d'établir  près  de  soi 
une  si  contagieuse  anarchie?  L'Angleterre,  et  M.  Pitt 
en  particulier,  n'ont-ils  pas  dû  craindre  que  l'étin- 
celle révolutionnaire  ne  se  communiquât  sur  la 
flotte  et  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  société? 

Le  ministère  anglais  a  donné  souvent  des  se- 
cours au  parti  des  émigrés  ;  mais  c'était  dans  un 
système  tout  à  fait  contraire  à  celui  qui  provoque- 
rait le  jacobinisme.  Comment  supposer  que  des 
individus  ,  très  -  respectables  dans  leur  caractère 
privé,  auraient  soudoyé,  dans  la  dernière  classe  du 
peuple,  des  hommes  qui  ne  pouvaient  alors  se  mê- 
ler des  affaires  publiques  que  par  le  vol  ou  par  le 
meurtre?  Or,  de  quelque  manière  qu'on  juge  la 
diplomatie  du  gouvernement  anglais,  peut-on  ima- 
giner que  des  chefs  de  l'État  qui ,  pendant  quinze 
ans,  n'ont  pas  attenté  à  la  vie  d'un  homme,  Bona- 
parte, dont  l'existence  menaçait  celle  de  leur  pays, 
se  fussent  permis  un  bien  plus  grand  crime ,  en 
payant  au  hasard  des  assassinats?  L'opinion  pu- 
blique en  Angleterre  peut  être  entièrement  égarée 
sur  la  politique  extérieure,  mais  jamais  sur  la  mo- 
rale chrétienne,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  c'est- 
à-dire,  sur  les  actions  qui  ne  sont  pas  soumises  à 
l'empire  ou  à  l'excuse  des  circonstances.  Louis  XV 


a  généreusement  rejeté  le  feu  grégeois  dont  le  fatal 
secret  lui  fut  offert;  de  même  les  Anglais  n'au- 
raient jamais  excité  la  flamme  dévastatrice  du  ja- 
cobinisme, quand  il  eût  été  en  leur  pouvoir  de 
créer  ce  monstre  nouveau  qui  s'acharnait  sur  l'or- 
dre social. 

A  ces  arguments,  qui  me  semblent  plus  évidents 
encore  que  des  faits  mêmes,  j'ajouterai  cependant 
ce  que  mon  père  m'a  souvent  attesté  ;  c'est  qu'en- 
tendant parler  sans  cesse  de  prétendus  agents  se- 
crets de  l'Angleterre ,  il  fit  l'impossible  pour  les 
découvrir ,  et  que  toutes  les  recherches  de  la  po- 
lice, ordonnées  et  suivies  pendant  son  ministère, 
servirent  à  prouver  que  l'or  de  l'Angleterre  n'était 
pour  rien  dans  les  troubles  civils  de  la  France. 
Jamais  on  n'a  pu  trouver  la  moindre  trace  d'une 
connexion  entre  le  parti  populaire  et  le  gouverne- 
ment anglais  ;  en  général  les  plus  violents ,  dans  ce 
parti,  n'ont  point  eu  de  rapport  avec  les  étrangers, 
et  d'autre  part  le  gouvernement  anglais,  loin  d'en- 
courager la  démocratie  en  France,  a  toujours  fait 
tous  ses  efforts  pour  la  réprimer. 

CHAPITRE  XI. 

Des  événements  du  b  et  du  &  octobre. 

Avant  de  retracer  des  jours  trop  funestes,  il 
faut  se  rappeler  qu'à  l'époque  de  la  révolution,  de- 
puis près  d'un  siècle ,  en  France  et  dans  le  reste 
de  l'Europe ,  on  jouissait  d'une  sorte  de  tranquil- 
lité, qui  tendait ,  il  est  vrai ,  au  relâchement  et  à  la 
corruption,  mais  qui  était  en  même  temps  la  cause 
et  l'effet  de  mœurs  fort  douces.  Personne  n'ima- 
ginait en  1789,  qu'il  existât  des  passions  véhémen- 
tes sous  ce  repos  apparent.  Ainsi  l'assemblée  cons- 
tituante s'est  livrée  sans  crainte  au  généreux  désir 
d'améliorer  le  sort  du  peuple.  On  ne  l'avait  vu 
qu'asservi ,  et  l'on  ne  soupçonnait  pas  ce  qui  n'a 
été  que  trop  prouvé  depuis ,  c'est  que  la  violence 
de  la  révolte  étant  toujours  en  proportion  de  l'in- 
justice de  l'esclavage ,  il  fallait  opérer  en  France 
les  changements  avec  d'autant  plus  de  prudence 
que  l'ancien  régime  avait  été  plus  oppresseur. 

Les  aristocrates  diront  qu'ils  ont  prévu  tous 
nos  malheurs  ;  mais  les  prédictions  provoquées  par 
l'intérêt  personnel  ne  font  effet  sur  qui  que  ce 
soit.  Revenons  au  tableau  de  la  situation  de  la 
France ,  à  l'approche  des  premiers  forfaits  dont 
tous  les  autres  sont  dérivés. 

La  direction  générale  des  affaires  à  la  cour  était 
la  même  qu'avant  la  révolution  du  U  juillet  ;  mais, 
les  moyens  de  l'autorité  royale  se  trouvant  singu- 


130 


CONSIDERATIOINS 


lièrement  diminués,  le  danger  de  provoquer  une 
insurrection  nouvelle  devait  être  encore  plus  grand. 
M.  Necker  savait  bien  qu'il  n'avait  pas  la  conQance 
entière  du  roi ,  ce  qui  l'affaiblissait  aux  yeux  des 
représentants  du  peuple;  mais  il  n'hésita  point  à 
sacrifier  par  degrés  toute  sa  popularité  à  la  défense 
du  trône.  Il  n'y  a  point  sur  cette  terre  de  plus 
grandes  épreuves  pour  la  morale  que  les  emplois 
politiques  ;  car  les  arguments  dont  on  peut  se  ser- 
vir à  ce  sujet ,  pour  concilier  sa  conscience  avec 
son  intérêt,  sont  sans  nombre.  Cependant  le  prin- 
cipe dont  on  ne  doit  guère  s'écarter,  c'est  de  por- 
ter ses  secours  aux  faibles  ;  il  est  rare  qu'on  se 
trompe  en  se  dirigeant  sur  cette  boussole. 

M.  Necker  pensait  que  la  plus  parfaite  sincérité 
envers  les  représentants  du  peuple  était  le  meilleur 
calcul  pour  le  roi  ;  il  lui  conseillait  de  se  servir  de 
son  veto  pour  refuser  ce  qui  lui  paraissait  devoir 
être  rejeté  ;  de  n'accepter  que  ce  qu'il  approuvait , 
et  de  motiver  ses  l'ésolutions  par  des  considérants 
qui  pussent  graduellement  influer  sur  l'opinion 
publique.  Déjà  ce  système  avait  produit  quelque 
bien,  et  peut-être,  s'il  eût  été  constamment  suivi, 
aurait-il  encore  évité  beaucoup  de  malheurs.  Mais 
il  était  si  naturel  que  le  roi  fût  irrité  de  sa  situa- 
tion ,  qu'il  prêtait  l'oreille  avec  trop  de  complai- 
sance à  tous  les  projets  qui  satisfaisaient  ses  dé- 
sirs ,  en  lui  offrant  de  prétendus  moyens  pour  une 
contre-révolution.  Il  est  bien  difficile  à  un  roi,  hé- 
ritier d'un  pouvoir  qui,  depuis  Henri  IV,  n'avait 
pas  été  contesté ,  de  se  croire  sans  force  au  milieu 
de  son  royaume;  et  le  dévouement  de  ceux  qui 
l'entourent  doit  exciter  aisément  ses  espérances  et 
ses  illusions.  La  reine  était  encore  plus  susceptible 
de  cette  confiance  ;  et  l'enthousiasme  de  ses  gardes 
du  corps  et  des  autres  personnes  de  sa  cour  lui 
parut  suffisant  pour  faire  reculer  le  flot  populaire, 
qui  s'avançait  toujours  plus  à  mesure  qu'on  lui 
opposait  d'impuissantes  digues. 

Marie -Antoinette  se  présenta  donc,  comme 
Marie-ïlîérèse ,  aux  gardes  du  corps  à  Versailles , 
pour  leur  recommander  son  auguste  époux  et  ses 
enfants.  Ils  répondirent  par  des  acclamations  à 
cette  prière,  qui  devait  en  effet  les  émouvoir  jus- 
qu'au fond  de  l'âme;  mais  il  n'en  fallait  pas  davan- 
tage pour  exciter  les  soupçons  de  cette  foule 
d'hommes  exaltés  par  les  nouvelles  perspectives 
que  leur  offrait  la  situation  des  affaires.  L'on  ré- 
pétait à  Paris,  dans  toutes  les  classes,  que  le  roi 
voulait  partir ,  qu'il  voulait  essayer  une  seconde 
fois  de  dissoudre  l'assemblée;  et  le  monarque  se 
trouva  dans  la  plus  périlleuse  des  situations.  Il 
avait  excité  l'inquiétude  comme  s'il  eût  été  fort, 


et  néanmoins  tous  les  moyens  de  se  défendre  lui 
manquaient. 

Le  bruit  se  répandit  que  deux  cent  mille  hom- 
mes se  préparaient  à  marcher  sur  Versailles,  pour 
amener  à  Paris  le  roi  et  l'assemblée  nationale.  Ils 
sont  entourés,  disait-on,  des  ennemis  de  la  chose 
publique  ;  il  faut  les  conduire  au  milieu  des  bons 
patriotes.  Dès  qu'on  a  trouvé ,  dans  des  temps  de 
troubles ,  une  phrase  un  peu  spécieuse ,  les  hom- 
mes de  parti ,  et  surtout  les  Français,  trouvent  un 
plaisir  singulier  à  la  répéter;  les  arguments  qu'on 
pourrait  y  opposer  sont  sans  pouvoir  sur  leur  es- 
prit; car  ce  qu'il  leur  faut,  c'est  de  penser  et  do 
parler  comme  les  autres ,  afin  d'être  certains  d'en 
être  applaudis. 

J'appris,  le  matin  du  5  octobre,  que  le  peuple 
marchait  sur  Versailles  ;  mon  père  et  ma  mère  y 
étaient  établis.  Je  partis  à  l'instant  pour  aller  les 
rejoindre,  et  je  passai  par  une  route  peu  fréquentée, 
sur  laquelle  je  ne  rencontrai  personne.  Seulement, 
en  approchant  de  Versailles,  je  vis  les  piqueurs 
qui  avaient  accompagné  le  roi  à  la  chasse,  et  je  sus, 
en  arrivant ,  qu'on  lui  avait  envoyé  un  exprès  pour 
le  supplier  de  revenir.  Singulier  pouvoir  des  habi- 
tudes dans  la  vie  des  cours!  le  roi  faisait  les 
mêmes  choses ,  de  la  même  manière  et  à  la  même 
heure  que  dans  les  temps  les  plus  calmes;  la  tran- 
quillité d'âme  que  cela  suppose  lui  a  mérité  l'admi- 
ration, quand  les  circonstances  ne  lui  ont  plus 
permis  que  les  vertus  des  victimes.  M.  Necker 
monta  très-vite  au  château,  pour  se  rendre  au  con- 
seil ;  et  ma  mère ,  toujours  plus  effrayée  par  les 
nouvelles  menaçantes  qu'on  apportait  de  Paris ,  se 
rendit  dans  la  salie  qui  précédait  celle  où  se  tenait 
le  roi,  afin  de  partager  le  sort  de  mon  père, 
quoi  qu'il  arrivât.  Je  la  suivis,  et  je  trouvai  cette 
salle  remplie  d'un  grand  nombre  de  personnes , 
attirées  là  par  des  sentiments  bien  divers. 

Nous  vîmes  passer  Mounier ,  qui  venait ,  fort  à 
contre-cœur,  exiger,  comme  président  de  l'assem- 
blée constituante ,  la  sanction  royale  pure  et  sim- 
ple à  la  déclaration  des  droits.  Le  roi  en  avait, 
pour  ainsi  dire,  littéralement  admis  les  maximes, 
mais  il  attendait,  avait-il  dit,  leur  application  pour 
y  apposer  son  consentement.  L'assemblée  s'était 
révoltée  contre  ce  léger  obstacle  à  ses  volontés  ; 
car  il  n'y  a  rien  de  si  violent  en  France  que  la  co- 
lère qu'on  a  contre  ceux  qui  s'avisent  de  résister 
sans  être  les  plus  forts. 

Chacun  se  demandait,  dans  la  salle  o\x  nous 
étions  réunis ,  si  le  roi  partirait  ou  non.  On  ap- . 
prit  d'abord  qu'il  avait  commandé  ses  voitures ,  et 
que  le  peuple  de  Versailles  les  avait  dételées  ;  en- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


131 


suite  qu'il  avait  ordonné  au  régiment  de  Flandre , 
alors  en  garnison  à  Versailles ,  de  prendre  les  ar- 
mes, et  que  ce  régiment  s'y  était  refusé.  Nous 
avons  su,  depuis,  qu'on  avait  délibéré  dans  le 
conseil  si  le  roi  se  retirerait  dans  une  province  ; 
mais,  comme  le  trésor  royal  manquait  d'argent, 
que  la  disette  de  blé  était  telle  qu'on  ne  pouvait 
faire  aucun  rassemblement  de  troupes ,  et  que  l'on 
n'avait  rien  préparé  pour  s'assurer  des  régiments 
dont  on  croyait  encore  pouvoir  disposer ,  le  roi 
craignait  de  s'exposer  à  tout  en  s'éloignant;  il  était 
d'ailleurs  convaincu  que,  s'il  partait,  l'assemblée 
donnerait  la  couronne  au  duc  d'Orléans.  Mais  l'as- 
semblée n'y  songeait  pas ,  même  à  cette  époque  ; 
et,  lorsque  le  roi  consentit,  dix-huit  mois  après, 
au  voyage  de  Varennes ,  il  dut  voir  qu'il  n'avait  eu 
aucune  raison  de  crainte  à  cet  égard.  M.  Kecker 
n'était  pas  d'avis  que  la  cour  s'en  allât  ainsi  sans 
aucun  secours  qui  pût  assurer  le  succès  de  cette 
démarche  décisive  ;  mais  il  offrit  pourtant  au  roi 
de  le  suivre,  s'il  s'y  décidait,  prêt  à  lui  dévouer  sa 
fortune  et  sa  vie ,  quoiqu'il  sût  bien  quelle  serait 
sa  situation ,  en  conservant  ses  principes  au  milieu 
de  courtisans  qui  n'en  connaissent  qu'un  en  poli- 
tique comme  en  religion ,  l'intolérance. 

Le  roi  ayant  succombé  à  Paris  sous  le  glaive  des 
factieux,  il  est  naturel  que  ceux  qui  ont  été  d'avis 
de  son  départ ,  le  5  octobre ,  s'en  glorifient  :  car 
on  peut  toujours  dire  ce  qu'on  veut  des  bons  effets 
d'un  conseil  qui  n'a  pas  été  suivi.  Mais,  outre 
qu'il  était  peut-être  déjà  impossible  au  roi  de  sor- 
tir de  Versailles,  il  ne  faut  point  oublier  que 
M.  Necker ,  en  admettant  la  nécessité  de  venir  à 
Paris ,  proposait  en  même  temps  que  le  roi  mar- 
chât désormais  sincèrement  avec  la  constitution  , 
et  ne  s'appuyât  que  sur  elle  :  sans  cela  l'on  s'ex- 
posait, quoi  qu'on  fit,  aux  plus  grands  malheurs. 

Le  roi,  tout  en  se  déterminant  à  rester,  pouvait 
encore  prendre  le  parti  de  se  mettre  à  la  tête  des 
gardes  du  corps,  et  de  repousser  la  force  par  la 
force.  Mais  Louis  XVI  se  faisait  un  scrupule  reli- 
gieux d'exposer  la  vie  des  Français  pour  sa  dé- 
fense personnelle;  et  son  courage,  dont  on  ne 
saurait  douter  quand  on  l'a  \ti  périr,  ne  le  portait 
jamais  à  aucune  résolution  spontanée.  D'ailleurs,  à 
cette  époque,  un  succès  même  ne  l'aurait  pas 
sauvé;  l'esprit  public  était  dans  le  sens  de  la  révo- 
lution, et  c'est  en  étudiant  le  cours  des  choses 
qu'on  parvient  à  prévoir ,  autant  que  cela  est  donné 
à  l'esprit  humain ,  les  événements  que  les  esprits 
vulgaires  voudraient  faire  passer  pour  le  résultat 
du  hasard  ou  de  l'action  inconsidérée  de  quelques 
hommes. 


Le  roi  se  résolut  donc  à  attendre  l'armée,  ou 
plutôt  la  foule  parisienne ,  qui  déjà  s'était  mise  en 
marche;  et  tous  les  regards  se  tournaient  vers  le 
chemin  qui  était  en  face  des  croisées.  Nous  pen- 
sions que  les  canons  pourraient  d'abord  se  diriger 
contre  nous ,  et  cela  nous  faisait  assez  de  peur  ; 
mais  cependant  aucune  femme,  dans  une  aussi 
grande  circonstance ,  n'eut  l'idée  de  s'éloigner. 

Tandis  que  cette  masse  s'avançait  sur  nous,  on 
annonçait  l'arrivée  de  M.  de  la  Fayette,  à  la  tête 
de  la  garde  nationale,  et  c'était  sans  doute  un 
motif  pour  se  tranquilliser.  Mais  il  avait  résisté 
longtemps  au  désir  de  la  garde  nationale ,  et  ce 
n'était  que  par  un  ordre  exprès  de  la  commune 
de  Paris  qu'il  avait  marché,  pour  prévenir  par  sa 
présence  les  malheurs  dont  on  était  menacé.  La 
nuit  approchait,  et  la  frayeur  s'accroissait  avec 
l'obscurité ,  lorsque  nous  vîmes  entrer  dans  le  pa- 
lais M.  de  Chinon ,  qui ,  depuis ,  sous  le  nom  de 
duc  de  Richelieu,  a  si  justement  acquis  une  grande 
considération.  Il  était  pâle,  défait,  vêtu  presque 
comme  un  homme  du  peuple;  c'était  la  première 
fois  qu'un  tel  costume  entrait  dans  la  demeure  des 
rois,  et  qu'un  aussi  grand  seigneur  que  M.  de 
Chinon  se  trouvait  réduit  à  le  porter.  Il  avait  mar- 
ché quelque  temps  de  Paris  à  Versailles,  confondu 
dans  la  foule ,  pour  entendre  les  propos  qui  s'y 
tenaient,  et  il  s'en  était  séparé  à  moitié  chemin, 
afin  d'arriver  à  temps  pour  prévenir  la  famille 
royale  de  ce  qui  se  passait.  Quel  récit  que  le  sien  ! 
Des  femmes  et  des  enfants  armés  de  piques  et  de 
faux  se  pressaient  de  toutes  parts.  Les  dernières 
classes  du  peuple  étaient  encore  plus  abruties  par 
l'ivresse  que  par  la  fureur.  Au  milieu  de  cette 
bande  infernale ,  des  hommes  se  vantaient  d'avoir 
reçu  le  nom  de  coupe-têtes ,  et  promettaient  de  le 
mériter.  La  garde  nationale  marchait  avec  ordre , 
obéissait  à  son  chef,  et  n'exprimait  que  le  désir 
de  ramener  à  Paris  le  roi  et  l'assemblée.  Enfin 
M.  de  la  Fayette  entra  dans  le  château,  et  traversa 
la  salle  o\i  nous  étions ,  pour  se  rendre  chez  le 
roi.  Chacun  l'entourait  avec  ardeur,  comme  s'il 
eût  été  le  maître  des  événements ,  et  déjà  le  parti 
populaire  était  plus  fort  que  son  chef;  les  princi- 
pes cédaient  aux  factions,  ou  plutôt  ne  leur  ser- 
vaient plus  que  de  prétexte. 

M.  de  laFa)'ette  avait  l'air  très-calme;  personne 
ne  l'a  jamais  vu  autrement  :  mais  sa  délicatesse 
souffrait  de  l'importance  de  son  rôle;  il  demanda 
les  postes  intérieurs  du  château ,  pour  en  garantir 
la  sûreté.  On  se  contenta  de  lui  accorder  ceux  du 
dehors.  Ce  refus  était  simple,  puisque  les  gardes 
du  corps  ne  devaient  point  être  déplacés  ;  mais  le 


Î32 


CONSIDERÂ^TIONS 


plus  grand  des  malheurs  faillit  en  résulter.  M.  de 
la  Fayette  sortit  de  chez  le  roi  en  nous  rassurant 
tous  :  chacun  se  retira  chez  soi  après  minuit  ;  il 
semblait  que  c'était  bien  assez  de  la  crise  de  la 
journée,  et  l'on  se  crut  en  parfaite  sécurité,  comme 
i\  arrive  presque  toujours  quand  on  a  longtemps 
éprouvé  une  grande  crainte ,  et  qu'elle  ne  s'est  pas 
réalisée.  M.  de  la  Fayette ,  à  cinq  heures  du  ma- 
tin, pensa  que  tous  les  dangers  étaient  passés,  et 
s'en  fia  aux  gardes  du  corps ,  qui  avaient  répondu 
de  l'intérieur  du  château.  Une  issue  qu'ils  avaient 
oublié  de  fermer  permit  aux  assassins  de  pénétrer. 
On  a  vu  le  même  hasard  favoriser  deux  conspira- 
tions en  Russie,  dans  les  moments  oii  la  surveil- 
lance était  la  plus  exacte  et  les  circonstances  exté- 
rieures les  plus  calmes;  il  est  donc  absurde  de 
reprocher  à  M.  de  la  Fayette  un  événement  si  diffi- 
cile à  supposer.  A  peine  en  fut-il  instruit,  qu'il 
se  précipita  au  secours  de  ceux  qui  étaient  mena- 
cés, avec  une  chaleur  qui  fut  reconnue  dans  le 
moment  même,  avant  que  la  calomnie  eût  com- 
biné ses  poisons. 

Le  6  octobre,  de  grand  matin,  une  femme  très- 
âgée,  la  mère  du  comte  de  Choiseul-Gouffier,  au- 
teur du  charmant  Foyage  en  Grèce,  entra  dans 
ma  chambre;  elle  venait,  dans  son  effroi,  se  ré- 
fugier chez  nous ,  quoique  nous  n'eussions  jamais 
eu  l'honneur  de  la  voir.  Elle  m'apprit  que  des  as- 
sassins avaient  pénétré  jusqu'à  l'antichambre  de 
la  reine ,  qu'ils  avaient  massacré  quelques-uns  de 
ses  gardes  à  sa  porte,  et  que,  réveillée  par  leurs 
cris,  elle  n'avait  pu  sauver  sa  propre  vie  qu'en 
fuyant  dans  l'appartement  du  roi  par  une  issue 
dérobée.  Je  sus  en  même  temps  que  mon  père  était 
déjà  parti  pour  le  château ,  et  que  ma  mère  se  dis- 
posait à  le  suivre;  je  me  hâtai  de  l'accompagner. 

Un  long  corridor  conduisait  du  contrôle  géné- 
ral OÙ  nous  demeurions ,  jusqu'au  château  :  en 
approchant,  nous  entendîmes  des  coups  de  fusil 
dans  les  cours;  et,  comme  nous  traversions  la 
galerie ,  nous  vîmes  sur  le  plancher  des  traces  ré- 
centes de  sang.  Dans  la  salle  suivante,  les  gardes 
du  corps  embrassaient  les  gardes  nationaux  avec 
cette  effusion  qu'inspire  toujours  le  trouble  des 
grandes  circonstances  ;  ils  échangeaient  leurs  mar- 
ques distinctives  ;  les  gardes  nationaux  portaient 
la  bandoulière  des  gardes  du  corps,  et  les  gardes 
du  corps  la  cocarde  tricolore  ;  tous  criaient  alors 
avec  transport  :  Vive  la  Fayette!  parce  qu'il  avait 
sauvé  la  vie  des  gardes  du  corps,  menacés  par  la 
populace.  Nous  passâmes  au  milieu  de  ces  braves 
gens,  qui  venaient  de  voir  périr  leurs  camarades, 
et  s'attendaient  au  même  sort.  Leur  émotion  con- 


tenue, mais  visible,  arrachait  des  larmes  aux  as- 
sistants. Mais,  plus  loin,  quelle  scène  ! 

Le  peuple  exigeait,  avec  de  grandes  clameurs, 
que  le  roi  et  sa  famille  se  transportassent  à  Paris; 
on  annonça  de  leur  part  qu'ils  y  consentaient ,  et 
les  cris  et  les  coups  de  fusil  que  nous  entendions 
étaient  des  signes  de  réjouissance  de  la  troupe  pa- 
risienne. La  reine  parut  alors  dans  le  salon  ;  ses 
cheveux  étaient  en  désordre,  sa  figure  était  pâle, 
mais  digne,  et  tout,  dans  sa  personne,  frappait 
l'imagination  :  le  peuple  demanda  qu'elle  se  mon- 
trât sur  le  balcon;  et  comme  toute  la  cour  appe- 
lée la  Cour  de  marbre  était  remplie  d'hommes  qui 
tenaient  en  main  des  armes  à  feu ,  on  put  aperce- 
voir dans  la  physionomie  de  la  reine  ce  qu'elle  re- 
doutait. Néanmoins  elle  s'avança,  sans  hésiter, 
avec  ses  deux  enfants  qui  lui  servaient  de  sauve- 
garde. 

La  multitude  parut  attendrie  en  voyant  la  reine 
comme  mère,  et  les  fureurs  politiques  s'apaisèrent 
à  cet  aspect;  ceux  qui,  la  nuit  même,  avaient 
peut-être  voulu  l'assassiner,  portèrent  son  nom 
jusqu'aux  nues. 

Le  peuple  en  insurrection  est  inaccessible  d'or- 
dinaire au  raisonnement,  et  l'on  n'agit  sur  lui  que 
par  des  sensations  aussi  rapides  que  les  coups  de 
l'électricité ,  et  qui  se  communiquent  de  même. 
Les  masses  sont,  suivant  les  circonstances,  meil- 
leures ou  plus  mauvaises  que  les  individus  qui  les 
composent;  mais  dans  quelque  disposition  qu'elles 
soient,  on  ne  peut  les  porter  au  crime  comme  à  la 
vertu,  qu'en  faisant  usage  d'une  impulsion  natu- 
relle. 

La  reine ,  en  sortant  du  balcon ,  s'approcha  de 
ma  mère,  et  lui  dit,  avec  des  sanglots  étouffés  : 
Ils  vont  nous  forcer,  le  roi  et  moi,  à  nous  rendre 
à  Paris,  avec  les  têtes  de  nos  gardes  du  corps 
portées  devant  nous  au  bout  de  leurs  piques.  Sa 
prédiction  faillit  s'accomplir.  Ainsi  la  reine  et  le 
roi  furent  amenés  dans  leur  capitale.  Nous  revîn- 
mes à  Paris  par  une  autre  route ,  qui  nous  éloi- 
gnait de  cet  affreux  spectacle  :  c'était  à  travers  le 
bois  de  Boulogne  que  nous  passâmes  ,  et  le  temps 
était  d'une  rare  beauté  ;  l'air  agitait  à  peine  les 
arbres,  et  le  soleil  avait  assez  d'éclat  pour  ne  lais- 
ser rien  de  sombre  dans  la  campagne  :  aucun  ob- 
jet extérieur  ne  répondait  à  notre  tristesse.  Com- 
bien de  fois  ce  contraste ,  entre  la  beauté  de  la 
nature  et  les  souffrances  imposées  par  les  hom- 
mes ,  ne  se  renouvelle-t-il  pas  dans  le  cours  de  la 
vie! 

Le  roi  se  rendit  à  l'Hôtel  de  ville,  et  la  reine  y 
montra  la  présence  d'esprit  la  plus  remarquable. 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANCHISE. 


133 


Le  roi  dit  au  maire  :  Je  viens  avec  plaisir  au  mi- 
lieu de  ma  bonne  ville  de  Paris;  la  reine  ajouta  : 
Et  avec  confiance.  Ce  mot  était  heureux ,  bien 
qu'héias  !  l'événement  ne  l'ait  pas  justifié.  Le  len- 
demain ,  la  reine  reçut  le  corps  diplomatique  et 
les  personnes  de  sa  cour;  elle  ne  pouvait  pronon- 
cer une  parole  sans  que  les  sanglots  la  suffoquas- 
sent ,  et  nous  étions  de  même  dans  l'impossibilité 
de  lui  répondre. 

Quel  spectacle  en  effet  que  cet  ancien  palais  des 
Tuileries,  abandonné  depuis  plus  d'un  siècle  par 
ses  augustes  hôtes  !  La  vétusté  des  objets  extérieurs 
agissait  sur  l'imagination ,  et  la  faisait  errer  dans 
les  temps  passés.  Comme  on  était  loin  de  prévoir 
l'arrivée  de  la  famille  royale,  très-peu  d'apparte- 
ments étaient  habitables,  et  la  reine  avait  été  obli- 
gée de  faire  dresser  des  lits  de  camp  pour  ses 
enfants  dans  la  chambre  même  oii  elle  recevait  ; 
elle  nous  en  fit  des  excuses ,  en  ajoutant  :  Fous  sa- 
vez que  je  ne  m^attendais  pas  à  venir  ici.  Sa 
physionomie  était  belle  et  irritée;  on  ne  peut  l'ou- 
blier quand  on  l'a  vue. 

Madame  Elisabeth,  sœur  du  roi,  semblait  tout 
à  la  fois  calme  sur  son  propre  sort,  et  agitée  pour 
celui  de  son  frère  et  de  sa  belle-sœur.  Le  courage 
se  manifestait  en  elle  par  la  résignation  religieuse  : 
et  cette  vertu ,  qui  ne  suffit  pas  toujours  aux  hom- 
mes ,  est  de  l'héroïsme  dans  une  femme. 

CHAPITRE  XIL 

L'assemblée  constituante  à  Paris. 

L'assemblée  constituante,  transportée  à  Paris 
par  la  force  armée ,  se  trouva ,  à  quelques  égards , 
dans  la  situation  du  roi  lui-même  :  elle  ne  jouit 
plus  entièrement  de  sa  liberté.  Le  5  et  le  6  octobre 
furent,  pour  ainsi  dire,  les  premiers  jours  de  l'avéne- 
ment  des  jacobins  ;  la  révolution  changea  d'objet 
et  de  sphère  ;  ce  n'était  plus  la  liberté ,  mais  l'éga- 
lité qui  en  devenait  le  but ,  et  la  classe  inférieure 
de  la  société  commença  dès  ce  jour  à  prendre  de 
l'ascendant  sur  celle  qui  est  appelée  par  ses  lumiè- 
res à  gouverner.  Mounier  et  Lally  quittèrent  l'as- 
semblée et  la  France.  Une  juste  indignation  leur 
fit  commettre  cette  erreur;  il  en  résulta  que  le 
parti  modéré  fut  sans  force.  Le  vertueux  Blalouet 
et  un  orateur  tout  à  la  fois  brillant  et  sérieux , 
M.  de  Clermont-Tonnerre,  essayèrent  de  le  soute- 
nir; mais  on  ne  vit  plus  guère  de  débats  qu'entre 
les  opinions  extrêmes. 

L'assemblée  constituante  avait  été  maîtresse  du 
sort  de  la  France  depuis  le  14  juillet  jusqu'au  5  oc- 
tobre 1789;  mais,  à  dater  de  cette  dernière  époque, 


c'est  la  force  populaire  qui  l'a  dominée.  On  ne  sau- 
rait trop  le  répéter,  il  n'y  a  pour  les  individus , 
comme  pour  les  corps  politiques ,  qu'un  moment 
de  bonheur  et  de  puissance  ;  il  faut  le  saisir,  car 
l'épreuve  de  la  prospérité  ne  se  renouvelle  guère 
deux  fois  dans  le  cours  d'une  même  destinée,  et 
qui  n'en  a  pas  profité  ne  reçoit,  par  la  suite,  que 
la  triste  leçon  des  revers.  La  révolution  devait  des- 
cendre toujours  plus  bas,  chaque  fois  que  les  clas- 
ses plus  élevées  laissaient  échapper  les  rênes ,  soit 
par  leur  manque  de  sagesse ,  soit  par  leur  manque 
d'habileté. 

Le  bruit  se  répandit  que  Mirabeau  et  quelques 
autres  députés  seraient  nommés  ministres.  Ceux 
de  la  montagne ,  qui  étaient  bien  certains  que  le 
choix  ne  pouvait  les  regarder,  proposèrent  de  dé- 
clarer que  les  fonctions  de  député  et  celles  de  mi- 
nistre étaient  incompatibles  ;  décret  absurde  qui 
transformait  l'équilibre  des  pouvoirs  en  hostilités 
réciproques.  Mirabeau,  dans  cette  occasion,  pro- 
posa très-spirituellement  de  s'en  tenir  à  l'exclure 
lui  seul,  nominativement,  de  tout  emploi  dans  le 
ministère ,  afin  que  l'injustice  personnelle  dont  il 
était  l'objet ,  disait-il ,  ne  fit  pas  prendre  une  me- 
sure contraire  à  l'intérêt  public.  Il  demanda  du 
moins  que  les  ministres  assistassent  toujours  aux 
délibérations  de  l'assemblée,  si,  contre  son  opi- 
nion, on  leur  interdisait  d'en  être  membres.  Les 
jacobins  s'écrièrent  qu'il  suffisait  de  leur  présence 
pour  influer  sur  l'opinion  des  représentants  du 
peuple ,  et  de  telles  phrases  ne  manquaient  jamais 
d'être  applaudies  avec  transport  par  les  galeries  : 
on  eût  dit  que  personne  en  France  ne  pouvait  voir 
un  homme  puissant,  qu'aucun  membre  du  tiers 
état  ne  pouvait  approcher  d'un  homme  de  la  cour, 
sans  être  subjugué.  Triste  effet  du  gouvernement 
arbitraire  et  des  distinctions  de  rang  trop  exclusi- 
ves !  L'animadversion  des  classes  inférieures  contre 
la  classe  aristocratique  ne  détruit  pas  son  ascen- 
dant sur  ceux  même  dont  elle  est  haïe  ;  les  subal- 
ternes, dans  la  suite,  tuèrent  leurs  anciens  maî- 
tres, comme  l'unique  moyen  de  cesser  de  leur  obéir. 

La  minorité  de  la  noblesse,  c'est-à-dire,  les  gen- 
tilshommes du  parti  populaire ,  étaient  infiniment 
supérieurs ,  par  la  pureté  de  leurs  sentiments ,  aux 
hommes  exagérés  du  tiers  état.  Ces  nobles  étaient 
désintéressés  dans  la  cause  qu'ils  soutenaient,  et, 
ce  qui  est  plus  honorable  encore,  ils  préféraient 
les  principes  généreux  de  la  liberté  aux  avantages 
dont  ils  jouissaient  personnellement.  Dans  tous  les 
pays  où  l'aristocratie  est  dominante ,  ce  qui  abaisse 
la  nation  place  d'autant  plus  haut  quelques  indivi- 
dus, qui  réunissent  les  habitudes  d'un  rang  élevé 


134 


CONSIDERATIONS 


aux  lumières  acquises  par  le  travail  et  la  réflexion. 
Mais  il  est  trop  cher  de  comprimer  l'essor  de  tant 
d'hommes ,  pour  qu'une  minorité  de  la  noblesse , 
telle  que  MM.  de  Clermont-Tonnerre,  de  Grillon, 
de  Castellane,  de  la  Rochefoucauld,  de  Toulon- 
geon ,  de  la  Fayette,  de  Montmorenci ,  etc.,  puisse 
être  considérée  comme  l'élite  de  la  France;  car, 
malgré  leurs  vertus  et  leurs  talents ,  ils  se  sont 
trouvés  sans  force  à  cause  de  leur  pelit  nombre. 
Depuis  que  l'assemblée  délibérait  à  Paris ,  le  peu- 
ple exerçait  de  toutes  parts  sa  puissance  tumul- 
tueuse; déjà  les  clubs  s'établissaient,  les  dénon- 
ciations des  journaux,  les  vociférations  des  tribunes 
égaraient  tous  les  esprits;  la  peur  était  la  funeste 
muse  de  la  plupart  des  orateurs  ;  et,  chaque  jour, 
on  inventait  de  nouveaux  genres  de  raisonnements 
et  de  nouvelles  formes  oratoires  pour  obtenir  les 
applaudissements  de  la  multitude.  Le  duc  d'Or- 
léans fut  accusé  d'avoir  trempé  dans  la  conspira- 
tion du  6  octobre;  le  tribunal  chargé  d'examiner 
les  pièces  de  ce  procès  ne  trouva  point  de  preuves 
contre  lui  ;  mais  M.  de  la  Fayette  ne  supportait  pas 
l'idée  que  l'on  attribuât  même  les  violences  popu- 
laires à  ce  qu'on  pouvait  appeler  une  conspiration. 
Il  exigea  du  ducd'alleren  Angleterre;  et  ce  prince, 
dont  on  ne  saurait  qualifier  la  déplorable  faiblesse, 
accepta  sans  résistance  une  mission  qui  n'était 
qu'un  prétexte  pour  l'éloigner.  Depuis  cette  singu- 
lière condescendance ,  je  ne  crois  pas  que  les  jaco- 
bins mêmes  aient  jamais  eu  l'idée  qu'un  tel  homme 
pût  influer  en  rien  sur  le  sort  de  la  France  :  les 
vertus  de  sa  famille  nous  commandent  de  ne  plus 
parler  de  lui. 

Les  provinces  partageaient  l'agitation  de  la  ca- 
pitale ,  et  l'amour  de  l'égalité  mettait  en  mouve- 
ment la  France,  comme  la  haine  du  papisme  exci- 
tait les  passions  des  Anglais  dans  le  dix-septième 
siècle.  L'assemblée  constituante  était  battue  par 
les  flots  au  milieu  desquels  elle  semblait  diriger  sa 
course.  L'homme  le  plus  marquant  entre  les  dépu- 
tés ,  Mirabeau ,  inspirait  pour  la  première  fois 
quelque  estime;  et  l'on  ne  pouvait  même  s'empê- 
cher d'avoir  pitié  de  la  contrainte  imposée  à  sa 
supériorité  naturelle.  Sans  cesse,  dans  le  même 
discours,  il  faisait  la  part  de  la  popularité  et  celle 
de  la  raison;  il  essayait  d'obtenir  de  l'assemblée 
un  décret  monarchique  avec  des  phrases  démago- 
giques ,  et  souvent  il  exerçait  son  amertume  contre 
le  parti  des  royalistes ,  alors  même  qu'il  voulait 
faire  passer  quelques-unes  de  leurs  opinions  ;  enfin, 
on  voyait  manifestement  qu'il  se  débattait  toujours 
entre  son  jugement  et  son  besoin  de  succès.  Il  était 
payé  secrètement  par  le  ministère  pour  défendre 


les  intérêts  du  trône;  néanmoins,  quand  il  mon- 
tait à  la  tribune,  il  lui  arrivait  souvent  d'oublier 
les  engagements  qu'il  avait  pris ,  et  de  céder  à  ce 
bruit  des  applaudissements  dont  le  prestige  est  pres- 
que irrésistible.  S'il  eût  été  consciencieux ,  peut- 
être  avait-il  assez  de  talent  pour  faire  naître  dans 
l'assemblée  un  parti  indépendant  du  peuple  et  de 
la  cour;  mais  trop  d'intérêts  personnels  entra-  • 
valent  son  génie  pour  qu'il  pût  s'en  servir  libre- 
ment. Ses  passions  l'enveloppaient  de  toutes  parts, 
comme  les  serpents  du  Laocoon,  et  l'on  voyait  sa 
force  dans  la  lutte,  sans  pouvoir  espérer  son 
triomphe. 

CHAPITRE  XIII. 

Des  décrets  de  l'assemblée  constituante 
relativement  au  clergé. 

Le  reproche  le  plus  sérieux  qu'on  ait  fait  à  l'as- 
semblée constituante ,  c'est  d'avoir  été  indifférente 
au  maintien  de  la  religion  en  France;  et  de  là  vien- 
nent les  déclamations  contre  la  philosophie,  qui 
ont  remplacé  toutes  celles  dont  la  superstition  fut 
jadis  l'objet.  On  doit  justifier  les  intentions  de 
l'assemblée  constituante  à  cet  égard,  en  examinant 
le  motif  de  ses  décrets.  Les  privilégiés  ont  pris  en 
France  un  moyen  de  défense  commun  à  la  plupart 
des  hommes,  celui  de  rattacher  une  idée  générale 
à  leurs  intérêts  particuliers.  Ainsi ,  les  nobles  di- 
saient que  la  valeur  est  l'héritage  exclusif  de  la  no- 
blesse, et  les  prêtres,  que  la  religion  ne  saurait  se 
passer  des  biens  du  clergé  :  ces  deux  assertions 
sont  également  fausses.  On  s'est  battu  admirable- 
ment en  Angleterre  et  en  France  depuis  qu'il  n'y 
existe  plus  un  corps  de  noblesse,  et  la  religion  ren- 
trerait dans  tous  les  cœurs  français,  si  l'on  ne  vou- 
lait pas  sans  cesse  confondre  les  articles  de  foi  avec 
les  questions  politiques,  et  la  richesse  du  haut 
clergé  avec  l'ascendant  simple  et  naturel  des  curés 
sur  les  gens  du  peuple. 

Le  clergé  en  France  faisait  partie  des  quatre 
pouvoirs  législatifs;  et,  du  moment  qu'on  jugeait 
nécessaire  de  changer  cette  bizarre  constitution,  il 
fallait  que  le  tiers  des  propriétés  du  royiiume  ne 
restât  pas  entre  les  mains  des  ecclésiastiques  :  c'est 
comme  ordre  que  le  clergé  possédait  une  telle  for- 
tune, et  qu'il  l'administrait  collectivement.  Les 
biens  des  prêtres  et  les  établissements  religieux  ne 
pouvant  être  soumis  au  genre  de  lois  civiles  qui 
assurent  l'héritage  des  pères  aux  enfants,  du  mo- 
ment que  la  constitution  de  l'État  changeait,  il 
n'eût  pas  été  sage  de  laisser  au  clergé  des  richesses 
qui  pouvaient  lui  servir  à  regagner  l'influence  po- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


135 


litique  dont  on  voulait  le  priver.  La  justice  exigeait 
qu'on  maintînt  les  possesseurs  dans  leur  jouissance 
viagère;  mais  que  devait-on  à  ceux  qui  ne  s'étaient 
pas  faits  prêtres  encore,  surtout  quand  le  nombre 
des  ecclésiastiques  surpassait  de  beaucoup  ce  que 
le  service  public  peut  rendre  nécessaire?  Donne- 
rait-on pour  motif  qu'on  ne  doit  jamais  changer  ce 
qui  était  ?  Dans  quel  moment  le  fameux  ce  qui  était 
a-t;il  dû  s'établir  pour  toujours?  quand  aucune 
amélioration  n'a-t-elle  plus  été  possible  ? 

Depuis  la  destruction  des  Albigeois  par  le  fer  et 
le  feu,  depuis  les  supplices  des  protestants  sous 
François  I",  le  massacre  de  la  Saint-Barthélemi , 
!a  révocation  de  l'édit  de  Nantes  et  la  guerre  des 
Cévennes ,  le  clergé  français  a  constamment  prê- 
ché, et  prêche  encore  l'intolérance;  or,  la  liberté 
des  cultes  ne  pouvait  se  concilier  avec  les  opinions 
des  prêtres  qui  protestent  contre  elle,  si  on  leur 
laissait  une  existence  politique ,  ou  si  leur  grande 
fortune  les  mettait  en  état  de  reconquérir  cette 
existence  qu'ils  ne  cesseront  jamais  de  regretter. 
L'Église  ne  recule  pas  plus  que  les  émigrés  n'avan- 
cent ;  il  faut  conformer  les  institutions  à  cette  cer- 
titude. 

Quoi!  dira-t-on  encore,  le  clergé  anglais  n'est- 
il  pas  propriétaire?  Les  ecclésiastiques  anglais, 
étant  de  la  religion  réformée ,  ont  été  dans  le  sens 
de  la  réforme  politique ,  lorsque  les  derniers  Stuarts 
voulurent  rétablir  le  catholicisme  en  Angleterre.  Il 
n'en  est  pas  de  même  du  clergé  français,  ennemi 
naturel  des  principes  de  la  révolution.  Le  clergé 
anglais  n'a  d'ailleurs  aucune  influence  sur  les  af- 
faires d'État;  il  est  beaucoup  moins  riche  que  ne 
l'était  celui  de  France,  puisqu'il  n'existe  en  Angle- 
terre ni  couvent ,  ni  abbaye ,  ni  rien  de  semblable. 
Les  prêtres  anglais  se  marient,  et  font  ainsi  partie 
de  la  société.  Enfin ,  le  clergé  français  a  longtemps 
hésité  entre  l'autorité  du  pape  et  celle  du  roi  ;  et , 
lorsque  Bossuet  a  soutenu  ce  qu'on  appelle  les  li- 
bertés de  l'Église  gallicane,  il  a,  dans  sa  politique 
sacrée ,  conclu  l'alliance  de  l'autel  et  du  trône ,  mais 
en  la  fondant  sur  les  maximes  de  l'intolérance  re- 
ligieuse et  du  despotisme  royal. 

Lorsque  les  prêtres  en  France  sont  sortis  de  la 
vie  retirée  pour  se  mêler  de  la  politique ,  ils  y  ont 
porté  presque  _  toujours  un  genre  d'audace  et  de 
ruse  très-défavorable  au  bien  du  pays.  L'habileté 
d'esprit  qui  distingue  des  hommes  obligés  de  bonne 
heure  à  concilier  deux  choses  opposées ,  leur  état 
et  le  monde;  cette  habileté  est  telle,  que  depuis 
deux  cents  ans  ils  se  sont  constamment  insinués 
dans  les  affaires ,  et  la  France  a  presque  toujours 
eu  pour  ministres  des  cardinaux  et  des  évêques. 


Les  Anglais ,  malgré  la  libéralité  de  principes  qui 
dirige  leur  clergé ,  n'admettent  point  les  ecclésias- 
tiques du  second  ordre  dans  la  chambre  des  com- 
munes ,  et  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  membre  du 
haut  clergé  soit  devenu  ministre  d'État  depuis  la 
réformation.  Il  en  était  de  même  à  Gênes,  dans  un 
pays  très-catholique  ;  et  le  gouvernement  et  les  prê- 
tres se  sont  également  bien  trouvés  de  cette  pru- 
dente séparation. 

Comment  le  système  représentatif  serait-il  con- 
ciliable  avec  la  doctrine,  les  habitudes  et  les  ri- 
chesses du  clergé  français,  tel  qu'il  était  autrefois? 
Une  analogie  frappante  devait  engager  l'assemblée 
constituante  à  ne  plus  le  reconnaître  comme  pro- 
priétaire. Les  rois  possédaient  des  domaines  con- 
sidérés jadis  comme  inaliénables  ;  et  certes  ces 
propriétés  étaient  aussi  légitimes  que  tout  autre 
héritage  paternel.  Cependant,  en  France  comme 
en  Angleterre,  et  dans  tous  les  pays  oii  les  prin- 
cipes constitutionnels  sont  établis,  les  rois  ont  une 
liste  civile ,  et  l'on  regarderait  comme  funeste  à  la 
liberté ,  qu'ils  pussent  posséder  des  revenus  indé- 
pendants de  la  sanction  nationale.  Pourquoi  donc 
le  clergé  serait-il,  à  cet  égard,  mieux  traité  que  la 
couronne?  Pourquoi  la  magistrature  ne  réclame- 
rait-elle pas  des  propriétés  à  plus  forte  raison  que 
le  clergé,  si  le  but  du  payement  en  fonds  de  terre 
était  d'affranchir  ceux  qui  en  jouissent  de  l'ascen- 
dant du  gouvernement? 

Qu'importent,  dira-t-on,  les  inconvénients  ou 
les  avantages  des  propriétés  du  clergé  ?  on  n'avait 
pas  le  droit  de  les  prendre.  Cette  question  est  épui- 
sée par  les  excellents  discours  prononcés  dans  l'as- 
semblée constituante  sur  ce  sujet  ;  il  a  été  démon- 
tré que  les  corps  ne  possédaient  point  au  même 
titre  que  les  individus,  et  que  l'État  ne  pouvait 
maintenir  l'existence  de  ces  corps ,  qu'autant  qu'ils 
n'étaient  point  contraires  aux  intérêts  publics  et 
aux  lois  constitutionnelles.  Lorsque  la  réformation 
s'établit  en  Allemagne,  les  princes  protestants 
attribuèrent  une  partie  des  biens  de  l'Église,  soit 
aux  dépenses  de  l'État ,  soit  aux  établissements  de 
bienfaisance;  et  plusieurs  princes  catholiques,  en 
diverses  autres  occasions ,  ont  de  même  disposé  dé 
ces  biens.  Les  décrets  de  l'assemblée  constituante, 
sanctionnés  par  le  roi ,  devaient  certainement  avoir 
aussi  bien  force  de  loi  que  la  volonté  des  souve- 
rains dans  le  seizième  siècle  et  les  suivants.  Les 
rois  de  France  touchaient  les  revenus  des  béné- 
fices, pendant  qu'ils  étaient  vacants.  Les  ordres 
religieux ,  qu'il  faut  distinguer  dans  cette  question 
du  clergé  séculier,  ont  souvent  cessé  d'exister;  et 
l'on  ne  concevrait  pas ,  comme  l'a  dit  l'un  des  plus 

10 


136 


CONSIDERATIONS 


spirituels  orateurs  que  nous  ayons  entendus  dans 
la  session  dernière,  M.  de  Barante  :  «  On  ne  con- 
«  cevrait  pas  comment  les  biens  des  ordres  qui  ne 
«  sont  plus  seraient  dus  à  ceux  qui  ne  sont  pas.  » 
Les  trois  quarts  des  biens  des  prêtres  leur  ont  été 
donnés  par  la  couronne,  c'est-à-dire ,  par  l'autorité 
souveraine  d'alors,  non  pas  comme  une  faveur 
personnelle,  mais  pour  assurer  le  service  divin. 
Comment  donc  les  états  généraux,  conjointement 
avec  le  roi ,  n'auraient-ils  pas  eu  le  droit  de  chan- 
ger la  manière  de  pourvoir  à  l'entretien  du  clergé? 
Mais  les  fondateurs  particuliers,  dira-t-on,  ayant 
destiné  leur  héritage  aux  ecclésiastiques,  était-il 
permis  d'en  détourner  l'emploi  ?  Quel  moyen  a 
l'homme  d'imprimer  l'éternité  à  ses  résolutions? 
Peut-on  aller  chercher  dans  la  nuit  des  temps ,  les 
titres  qui  n'existent  plus,  pour  les  opposer  à  la 
raison  vivante?  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  la  reli- 
gion et  les  chicanes  continuelles  dont  la  vente  des 
biens  nationaux  est  l'objet?  Les  sectes  particulières 
en  Angleterre,  et  notamment  celle  des  méthodistes, 
qui  est  très-nombreuse ,  fournissent  avec  ordre  et 
spontanément  aux  dépenses  de  leur  culte.  Oui ,  di- 
ra-t-on; mais  les  méthodistes  sont  très-religieux, 
et  les  habitants  de  la  France  ne  feraient  point  de 
sacrifice  d'argent  pour  leurs  prêtres.  Cette  incré- 
dulité ne  s'est-elle  pas  introduite  précisément  par 
le  spectacle  des  richesses  ecclésiastiques  et  des 
abus  qu'elles  entraînaient  ?  Il  en  est  de  la  religion 
comme  des  gouvernements;  quand  vous  voulez 
maintenir  de  force  ce  qui  n'est  plus  en  rapport  avec 
le  temps ,  vous  dépravez  le  cœur  humain ,  au  lieu 
de  l'améliorer.  Ne  trompez  pas  les  faibles  ;  n'irri- 
tez pas  non  plus  une  autre  espèce  d'hommes  fai- 
bles ,  les  esprits  forts ,  en  excitant  les  passions  po- 
litiques contre  la  religion;  séparez  bien  l'une  des 
autres ,  et  les  sentiments  solitaires  ramèneront  tou- 
jours aux  pensées  élevées.  - 

Un  grand  tort ,  dont  il  semble  cependant  qu'il 
devait  être  facile  à  l'assemblée  constituante  de  se 
préserver,  c'est  la  funeste  invention  d'un  clergé 
constitutionnel  ;  exiger  des  prêtres  un  serment  con- 
traire à  leur  conscience,  et  lorsqu'ils  s'y  refusent, 
les  persécuter  par  la  privation  d'une  pension,  et 
plus  tard  même  par  la  déportation,  c'était  avilir 
ceux  qui  prêtaient  ce  serment ,  auquel  étaient  at- 
tachés des  avantages  temporels. 

L'assemblée  constituante  ne  devait  point  songer 
à  se  faire  un  clei:gé  à  sa  dévotion,  et  donner  ainsi 
lieu ,  comme  on  l'a  fait  depuis ,  à  tourmenter  les 
ecclésiastiques  attachés  à  leur  ancienne  croyance. 
C'était  mettre  l'intolérance  politique  à  la  place  de 
l'intolérance  religieuse.  Une  seule  résolution  ferme 


et  Juste  devait  être  prise  par  des  hommes  d'État 
dans  cette  circonstance  ;  il  fallait  imposer  à  chaque 
communion  le  devoir  d'entretenir  les  prêtres  de 
son  culte  :  l'assemblée  constituante  s'est  cru  plus 
de  profondeur  de  vues  en  divisant  le  clergé,  en 
établissant  le  schisme,  et  détachant  ainsi  de  la  cour 
de  Rome  ceux  qui  s'enrôlaient  sous  les  bannières 
de  la  révolution.  Mais  à  quoi  servaient  de  tels  prê- 
tres? Les  catholiques  n'en  voulaient  pas,  et  les 
philosophes  n'en  avaient  pas  besoin  ;  c'était  une 
sorte  de  milice  discréditée  d'avance,  qui  ne  pou- 
vait que  nuire  au  gouvernement  qu'elle  soutenait. 
Le  clergé  constitutionnel  révoltait  tellement  les 
esprits,  qu'il  fallut  employer  la  violence  pour  le 
fonder  :  trois  évêques  étaient  nécessaires  pour  sa- 
crer les  schismatiques ,  et  leur  communiquer  ainsi 
le  pouvoir  d'ordonner  d'autres  prêtres  à  leur  tour , 
sur  ces  trois  évêques ,  dont  la  fondation  du  nou- 
veau clergé  dépendait ,  deux ,  au  dernier  moment , 
furent  près  de  renoncer  à  la  bizarre  entreprise 
que  la  religion  et  la  philosophie  condamnaient  éga- 
lement. 

L'on  ne  saurait  trop  le  répéter ,  il  faut  aborder 
sincèrement  toutes  les  grandes  idées,  et  se  garder 
de  mettre  des  combinaisons  machiavéliques  dans 
l'application  de  la  vérité  ;  car  les  préjugés  fondés 
par  le  temps  ont  encore  plus  de  force  que  la  rai- 
son même ,  dès  qu'on  emploie  de  mauvais  moyens 
pour  l'établir.  Il  importait  aussi ,  dans  le  débat  en- 
core subsistant  entre  les  privilèges  et  le  peuple,  de 
ne  jamais  mettre  les  partisans  des  vieilles  institu- 
tions dans  une  situation  qui  pût  inspirer  aucune 
espèce  de  pitié  ;  et  l'assemblée  constituante  excitait 
ce  sentiment  en  faveur  des  prêtres,  du  moment 
qu'elle  les  privait  de  leurs  propriétés  viagères  ,  et 
qu'elle  donnait  ainsi  à  la  loi  un  effet  rétroactif.  Ja- 
mais on,  ne  peut  oublier  ceux  qui  souffrent  ;  la  na- 
ture humaine,  à  cet  égard,  vaut  mieux  qu'on  ne 
croit. 

Mais  qui  enseignera  la  religion  et  la  morale  aux 
enfants,  dira-t-on,  s'il  n'y  a  point  de  prêtres  dans 
les  écoles?  Ce  n'était  certainement  pas  le  haut 
clergé  qui  remplissait  ce  devoir;  et  quant  aux  cu- 
rés ,  ils  sont  plus  nécessaires  aux  soins  des  mala- 
des et  des  mourants  qu'à  l'enseignement  même , 
excepté  dans  ce  qui  concerne  la  connaissance  de 
la  religion  ;  le  temps  est  passé  oii ,  sous  le  rapport 
de  l'instruction,  les  prêtres  étaient  supérieurs  aux 
autres  hommes.  Il  faut  établir  et  multiplier  les 
écoles  dans  lesquelles ,  comme  en  Angleterre ,  on 
apprend  aux  enfants  pauvres  à  lire,  écrire  et  comp- 
ter ;  il  faut  des  collèges  pour  enseigner  les  langues 
anciennes ,  et  des  universités  pour  porter  plus  loin 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


137 


encore  Tétude  de  ces  belles  langues  et  celle  des 
hautes  sciences.  Mais  le  moyen  le  plus  efficace  de 
fonder  la  morale ,  ce  sont  les  institutions  politi- 
ques ;  elles  excitent  l'émulation ,  et  forment  la  di- 
gnité du  caractère  :  on  n'enseigne  point  à  l'homme 
ce  qu'il  ne  peut  apprendre  que  par  lui-même.  On 
ne  dit  aux  Anglais  dans  aucun  catéchisme  qu'il 
faut  aimer  leur  constitution  ;  il  n'y  a  point  de  maî- 
tre de  patriotisme  dans  les  écoles  ;  le  bonheur  pu- 
blic et  la  vie  de  famille  inspirent  plus  efficacement 
la  religion  que  tout  ce  qu'il  reste  d'anciennes  cou- 
tumes destinées  à  la  maintenir. 

CHAPITRE  XIV. 

De  la  suppression  des  titres  de  noblesse. 

Le  moins  impopulaire  des  deux  ordres  privilé- 
giés en  France ,  c'est  peut  -  être  encore  le  clergé  ; 
car  le  principe  moteur  de  la  révolution  étant  l'é- 
galité, la  nation  se  sentait  moins  blessée  par  les 
préjugés  des  prêtres  que  par  les  prétentions  des 
nobles.  Cependant  rien  n'est  plus  funeste,  on  ne 
saurait  trop  le  répéter,  que  l'influence  politique 
des  ecclésiastiques  dans  un  État,  tandis  qu'une 
magistrature  héréditaire  dont  les  souvenirs  de  la 

•  naissance  fassent  partie,  est  un  élément  indispen- 
sable de  toute  monarchie  limitée.  Mais  la  haine 
du  peuple  contre  les  gentilshommes  ayant  éclaté 
dès  les  premiers  jours  de  la  révolution,  la  minorité 

'  de  la  noblesse  dans  l'assemblée  constituante  au- 
rait voulu  détruire  ce  germe  d'inimitié ,  et  s'unir 
en  tout  à  la  nation.  Un  soir  donc,  dans  un  moment 
de  fermentation,  un  membre  fit  la  proposition  d'a- 
bolir tous  les  titres.  Aucun  noble  du  parti  popu- 

i  laire  ne  pouvait  se  refuser  à  l'appuyer,  sans  avoir 

•  l'air  d'une  vanité  ridicule;  néanmoins  il  serait  fort 
-  à  désirer  que  les  titres,  tels  qu'ils  existaient,  n'eus- 
5  sent  été  supprimés  qu'en  étant  remplacés  par  la 

pairie  et  par  les  distinctions  qui  émanent  d'elle. 

Un  grand  publiciste  anglais  a  dit,  avec  raison,  que 
i  toutes  les  fois  qu'il  existe  dans  U7i  pays  un  prin- 
i  cipe  de  vie  quelconque,  le  législateur  doit  en  tirer 
■  parti.  En  effet ,  comme  rien  n'est  si  difficile  que 
•1  de  créer,  il  faut  le  plus  souvent  greffer  une  insti- 
,  tution  sur  une  autre. 

L'assemblée   coustituante   traitait    la    France 

comme  une  colonie  dans  laquelle  il  n'y  aurait 
^  point  eu  de  passé  ;  mais ,  quand  il  y  en  a  un ,  on 
,{  ne  peut  empêcher  qu'il  n'ait  son  influence.  La  na- 

!  tiou  française  était  fatiguée  de  la  noblesse  de  se- 

•  cond  ordre;  mais  elle  avait,  mais  elle  aura  toujours 
I  du  respect  pour  les  noms  historiques.  C'était  de 
j  ce  sentiment  qu'il  fallait  se  servir  pour  établir  une 


chambre  haute ,  et  tâcher  de  faire  tomber,  par  de- 
grés ,  en  désuétude ,  toutes  ces  dénominations  de 
comtes  et  de  marquis  qui ,  lorsqu'elles  ne  s'atta- 
chent ni  à  des  souvenirs  ni  à  des  fonctions  poli- 
tiques ,  ressemblent  plutôt  à  des  sobriquets  qu'à 
des  titres. 

L'une  des  plus  singulières  propositions  de  ce 
jour  fut  celle  de  renoncer  aux  noms  des  terres  que 
plusieurs  familles  portaient  depuis  des  siècles, 
pour  obliger  à  reprendre  les  noms  patronymiques. 
Ainsi  les  Montmorenci  se  seraient  appelés  Bou- 
chard; la  Fayette,  Mottié;  Mirabeau,  Riquetti. 
C'était  dépouiller  la  France  de  son  histoire,  et  nul 
homme,  quelque  démocrate  qu'il  fût,  ne  voulait 
ni  ne  devait  renoncer  ainsi  à  la  mémoire  de  ses 
aïeux.  Le  lendemain  du  jour  oii  ce  décret  fut 
porté ,  les  journalistes  imprimèrent  dans  le  récit 
des  séances,  Riquetti  rainé,  au  lieu  du  comte  de 
Mirabeau  ;  il  s'approcha  furieux  des  écrivains  qui 
assistaient  à  l'assemblée ,  et  leur  dit  :  Jvec  votre 
Riquetti  vous  avez  désoi'ienté  l'Europe  pendant 
trois  jours.  Ce  mot  encouragea  chacun  à  repren- 
dre le  nom  de  son  père  ;  il  eût  été  difficile  de  l'em- 
pêcher sans  une  inquisition  bien  contraire  aux 
principes  de  l'assemblée,  car  on  ne  doit  pas  cesser 
de  rappeler  qu'elle  ne  s'est  jamais  servie  des  moyens 
du  despotisme  pour  établir  la  liberté. 

M.  Necker  seul,  dans  le  conseil  d'État,  proposa 
au  roi  de  refuser  sa  sanction  au  décret  qui  anéan- 
tissait la  noblesse ,  sans  établir  le  patriciat  à  sa 
place;  et,  son  opinion  n'ayant  pu  prévaloir,  il  eut 
le  courage  de  la  publier.  Le  roi  avait  résolu  de 
sanctionner  indistinctement  tous  les  décrets  de 
l'assemblée  :  son  système  était  de  se  faire  consi- 
dérer, à  dater  du  6  octobre,  comme  en  état  de 
captivité  ;  et  ce  fut  seulement  pour  obéir  à  ses 
scrupules  religieux  qu'il  ne  voulut  pas  dans  la  suite 
apposer  son  nom  aux  décrets  qui  proscrivaient  les 
prêtres  soumis  à  la  puissance  du  pape. 

M.  Necker ,  au  contraire ,  désirait  que  le  roi  fît 
un  usage  sincère  et  constant  de  sa  prérogative  ;  il 
lui  représentait  que,  s'il  reprenait  un  jour  toute 
sa  puissance ,  il  serait  toujours  le  maître  de  décla- 
rer qu'il  avait  été  prisonnier  depuis  son  arrivée  à 
Paris;  mais  que  s'il  ne  la  reprenait  pas,  il  perdrait 
de  sa  considération ,  et  surtout  de  sa  force  dans  la 
nation ,  en  ne  faisant  pas  usage  de  son  veto  pour 
arrêter  les  décrets  inconsidérés  de  l'assemblée , 
décrets  dont  elle  se  repentait  souvent,  dès  que  la 
fièvre  de  la  popularité  était  apaisée.  L'objet  im- 
portant pour  la  nation  française,  comme  pour  tou- 
tes les  nations  du  monde ,  c'est  que  le  mérite ,  les 
talents  et  les  services  puissent  élever  aux  pre- 

10. 


138 


CONSIDERÂ.TIONS 


miers  rangs  de  l'État.  Mais  vouloir  organiser  la 
France  d'après  les  principes  de  l'égalité  abstraite , 
c'était  se  priver  d'un  ressort  d'émulation  si  analo- 
gue au  caractère  des  Français ,  que  Napoléon ,  qui 
s'en  est  saisi  à  sa  manière,  les  a  dominés  surtout 
par  là.  Le  mémoire  que  M.  Necker  fit  publier  à 
l'époque  de  la  suppression  des  titres,  dans  l'été  de 
1790,  était  terminé  par  les  réflexions  suivantes  : 

«  En  poursuivant  dans  les  plus  petits  détails 
«  tous  les  signes  de  distinction ,  on  court  peut-être 
«  le  risque  d'égarer  le  peuple  sur  le  véritable  sens 
«  de  ce  mot  égalité  y  qui  ne  peut  jamais  signifier, 
«  chez  une  nation  civilisée  et  dans  une  société  déjà 
«  subsistante,  égalité  de  rang  ou  de  propriété.  La 
,«  diversité  des  travaux  et  des  fonctions ,  les  diffé- 
«  rences  de  fortune  et  d'éducation ,  l'émulation , 
«  l'industrie ,  la  gradation  des  talents  et  des  con- 
«  naissances,  toutes  ces  disparités  productrices  du 
«  mouvement  social  entraînent  inévitablement  des 
«  inégalités  extérieures  ;  et  le  seul  but  du  législa- 
«  teur  est,  en  imitation  de  la  nature,  de  les  réunir 
«  toutes  vers  un  bonheur  égal ,  quoique  différent 
«  dans  ses  formes  et  dans  ses  développements. 

«  Tout  s'unit,  tout  s'enchaîne  dans  la  vaste  éten- 
«  due  des  combinaisons  sociales  ;  et  souvent  les 
«  genres  de  supériorité  qui  paraissent  un  abus  aux 
«  premiers  regards  de  la  philosophie ,  sont  essen- 
«  tiellement  utiles  pour  servir  de  protection  aux 
«  différentes  lois  de  subordination ,  à  ces  lois  qu'il 
«  est  si  nécessaire  de  défendre,  et  qu'on  attaque- 
«  rait  avec  tant  de  moyens ,  si  l'habitude  et  l'ima- 
«  gination  cessaient  jamais  de  leur  servir  d'appui.  » 

J'aurai,  par  la  suite,  l'occasion  de  faire  remar- 
quer que,  dans  les  divers  ouvrages  publiés  par 
M.  Necker  pendant  l'espace  de  vingt  ans ,  il  a  tou- 
jours annoncé  d'avance  les  événements  qui  ont  eu 
lieu  depuis  ;  tant  la  sagacité  de  son  esprit  était  pé- 
nétrante! Le  règne  du  jacobinisme  a  eu  pour  cause 
principale  l'enivrement  sauvage  d'un  certain  genre 
d'égalité;  il  me  semble  que  M.  Necker  signalait  ce 
danger,  lorsqu'il  écrivait  les  observations  que  je 
viens  de  citer . 

CHAPITRE  XV. 

De  V autorité  royale,  telle  qu'elle  fut  établie  par 
l'assemblée  constituante. 

C'était  déjà  un  grand  danger  pour  le  repos  so- 
cial ,  que  de  briser  tout  à  coup  la  force  qui  rési- 
dait dans  les  deux  ordres  privilégiés  de  l'État. 
Néanmoins ,  si  les  moyens  donnés  au  pouvoir  exé- 
cutif eussent  été  suffisants,  on  aurait  pu  suppléer 
par  des  institutions  réelles  à  des  institutions  ficti- 


ves, si  je  puis  m'exprimer  ainsi.  Mais  l'assemblée, 
se  défiant  toujours  des  intentions  des  courtisans , 
organisa  l'autorité  royale  contre  le  roi ,  au  lieu  de 
la  combiner  pour  le  bien  public.  Le  gouvernement 
était  entravé  de  telle  sorte ,  que  ses  agents ,  qui 
répondaient  de  tout,  ne  pouvaient  agir  sur  rien. 
Le  ministère  avait  à  peine  un  huissier  à  sa  nomi- 
nation; et,  dans  son  examen  de  la  constitution  de 
1791,  M.  Necker  a  montré  que  le  pouvoir  exécutif 
d'aucune  république,  y  compris  les  petits  cantons 
suisses,  n'était  aussi  limité  dans  son  action  cons- 
titutionnelle que  le  roi  de  France.  L'éclat  apparent 
de  la  couronne  et  son  impuissance  réelle  jetaient 
les  ministres  et  le  monarque  lui-même  dans  une 
anxiété  toujours  croissante  :  certes  il  ne  faut  pas 
que  vingt -cinq  millions  d'hommes  existent  pour 
un  seul  ;  mais  il  ne  faut  pas  non  plus  qu'un  seul 
soit  malheureux ,  même  sous  le  prétexte  du  bon- 
heur de  vingt-cinq  millions;  car  une  injustice  quel- 
conque, soit  qu'elle  atteigne  le  trône  ou  la  cabane, 
rend  impossible  un  gouvernement  libre ,  c'est-à- 
dire,  équitable. 

Un  prince  qui  ne  se  contenterait  pas  du  pouvoir 
accordé  au  roi  d'Angleterre ,  ne  serait  pas  digne 
de  régner  ;  mais ,  dans  la  constitution  française ,  la 
position  du  roi  et  de  ses  ministres  était  insuppor- 
table. L'État  en  souffrait  plus  encore  que  son 
chef;  et  cependant  l'assemblée  ne  voulait  ni  éloi- 
gner le  roi  du  trône ,  ni  faire  abnégation  de  ses  dé- 
fiances passagères  quand  il  s'agissait  d'une  œuvre 
durable. 

Les  hommes  éminents  du  parti  populaire,  ne 
sachant  pas  se  tirer  de  cette  incertitude ,  mirent 
toujours  dans  leurs  décrets  le  mal  à  côté  du  bien. 
L'établissement  des  assemblées  provinciales  était 
depuis  longtemps  désiré;  mais  l'assemblée  consti- 
tuadite  les  combina  de  manière  à  placer  les  minis- 
tres tout  à  fait  en  dehors  de  l'administration.  La 
crainte  salutaire  de  toutes  ces  guerres ,  entreprises 
si  souvent  pour  des  querelles  de  rois ,  avait  dirigé 
l'assemblée  constituante  dans  l'organisation  de  l'é- 
tat militaire  ;  mais  elle  avait  mis  tant  d'entraves  à 
l'influence  de  l'autorité  sous  ce  rapport ,  que  l'ar- 
mée n'aurait  pas  été  en  état  de  servir  au  dehors  ; 
tant  on  craignait  qu'elle  ne  pût  opprimer  au  dedans  ! 
La  réforme  de  la  jurisprudence  criminelle  et  l'éta- 
blissement des  jurés  faisaient  bénir  le  nom  de 
l'assemblée  constituante  ;  mais  elle  décréta  que  les 
juges  seraient  à  la  nomination  du  peuple  et  non  à 
celle  du  roi ,  et  qu'ils  seraient  réélus  tous  les  trois 
ans.  Cependant  l'exemple  de  l'Angleterre  et  une 
réflexion  éclairée  concourent  à  démontrer  que  les 
juges,   sous  quelque  gouvernement  que  ce  soit, 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


139 


doivent  être  inamovibles,  et  que,  dans  un  gouver- 
nement monarchique ,  il  convient  que  leur  nomi- 
nation appartienne  à  la  couronne.  Le"peuple  est 
beaucoup  moins  en  état  de  connaître  les  qualités 
nécessaires  pour  être  homme  de  loi  que  celles 
qu'il  faut  pour  être  député  :  un  mérite  ostensible 
et  des  lumières  universelles  doivent  désigner  à  tous 
les  yeux  un  représentant  du  peuple ,  mais  de  lon- 
gues études  rendent  seules  capable  des  fonctions 
de  magistrat.  Il  importe,  avant  tout,  que  les 
juges  ne  puissent  être  ni  destitués  par  le  roi ,  ni 
renommés  ou  rejetés  par  le  peuple.  Si ,  dès  les  pre- 
miers jours  de  la  révolution ,  tous  les  partis  s'é- 
taient accordés  à  respecter  inviolablement  les  for- 
mes judiciaires,  de  combien  de  maux  on  aurait 
préservé  là  Fçance  !  Car  c'est  surtout  pour  les  cas 
extraordinaires  que  les  tribunaux  ordinaires  sont 
établis. 

On  dirait  que  chez  nous  la  justice  est  comme 
une  bonne  femme  dont  on  peut  se  servir  dans  le 
ménage  les  jours  ouvriers ,  mais  qui  ne  doit  pas 
paraître  dans  les  occasions  solennelles;  et  c'est 
dans  ces  occasions  cependant  que ,  les  passions 
étant  le  plus  agitées,  l'impassibilité  des  lois  devient 
plus  nécessaire  que  jamais. 

Le  4  février  1790 ,  le  roi  s'était  rendu  à  l'assem- 
blée pour  accepter,  dans  un  discours  très-bien  fait, 
auquel  M.  Necker  avait  travaillé ,  les  principales 
lois  décrétées  déjà  par  l'assemblée.  Mais  le  roi , 
dans  ce  même  discours,  montrait  avec  force  le 
malheureux. état  du  royaume,  la  nécessité  d'amé- 
liorer et  d'achever  la  constitution.  Cette  démarche 
était  indispensable ,  parce  que ,  les  conseillers  se- 
crets du  roi  le  représentant  toujours  comme  captif, 
on  excitait  la  défiance  du  parti  populaire  sur  ses 
intentions.  Rien  ne  convenait  moins  à  un  homme 
de  la  moralité  de  Louis  XVI  qu'un  état  présumé 
de  fausseté  continuelle;  les  prétendus  avantages 
tirés  d'un  semblable  système  détruisaient  la  force 
réelle  de  la  vertu. 

CHAPITRE  XVI. 

De  la  fédération  du  14  juillet  1790. 

Malgré  les  fautes  que  nous  venons  d'indiquer, 
l'assemblée  constituante  avait  opéré  tant  de  bien , 
et  triomphé  de  tant  de  maux,  qu'elle  était  adorée 
de  la  France  presque  entière.  Il  fallait  une  grande 
connaissance  des  principes  de  la  législation  politi- 
que ,  pour  s'apercevoir  de  tout  ce  qui  manquait  à 
l'œuvre  de  la  constitution ,  et  l'on  jouissait  de  la 
liberté,  quoique  les  précautions  prises  pour  sa 
durée  ne  fussent  pas  bien  combinées.  La  carrière 


ouverte  à  tous  les  talents  excitait  l'émulation  gé- 
nérale; les  discussions  d'une  assemblée  éminem- 
ment spirituelle ,  le  mouvement  varié  de  la  liberté 
de  la  presse ,  la  publicité  sous  tous  les  rapports 
essentiels ,  délivraient  de  ses  chaînes  l'esprit  fran- 
çais, le  patriotisme  français,  enfin  toutes  les  qua- 
lités énergiques  dont  on  a  vu  depuis  des  résultats 
quelquefois  cruels  ,  mais  toujours  gigantesques. 
On  respirait  plus  librement,  il  y  avait  plus  d'air 
dans  la  poitrine ,  et  l'espoir  indéfini  d'un  bonheur 
sans  entraves  s'était  emparé  de  la  nation  dans  sa 
force ,  comme  il  s'empare  des  hommes  dans  leur 
jeunesse,  avec  illusion  et  sans  prévoyance. 

La  principale  inquiétude  de  l'assemblée  consti- 
tuante ayant  pour  objet  les  dangers  que  les  troupes 
de  ligne  pouvaient  faire  courir  un  jour  à  la  liberté, 
il  était  naturel  qu'elle  cherchât  de  toutes  les  ma- 
nières à  captiver  les  milices  nationales ,  puisqu'elle 
les  regardait  avec  raison  comme  la  force  armée  des 
citoyens  :  d'ailleurs  elle  était  si  sûre  de  l'opinion 
publique  en  1790,  qu'elle  aimait  à  s'entourer  des 
soldats  de  la  patrie.  Les  troupes  de  ligne  sont  une 
invention  tout  à  fait  moderne ,  et  dont  le  véritable 
but  est  de  mettre  entre  les  mains  des  rois  un  pou- 
voir indépendant  des  peuples.  C'est  de  l'institution 
des  gardes  nationales  en  France  qu'est  résultée 
dans  la  suite  la  conquête  de  l'Europe  continentale; 
mais  l'assemblée  constituante  alors  était  très-loin 
de  souhaiter  la  guerre,  car  elle  avait  beaucoup 
trop  de  lumières  pour  ne  pas  préférer  à  tout  la 
liberté  ;  et  cette  liberté  est  inconciliable  avec  l'es- 
prit d'envahissement  et  les  habitudes  militaires. 

Les  quatre-vingt-trois  départements  envoyè- 
rent des  députés  de  leurs  gardes  nationales  pour 
prêter  serment  à  la  constitution  nouvelle.  Elle 
n'était  pas  encore  achevée,  il  est  vrai;  mais 
les  principes  qu'elle  consacrait  avaient  pour  eux 
l'assentiment  universel.  L'enthousiasme  patrioti- 
que était  si  vif ,  que  tout  Paris  se  portait  en  foule 
à  la  fédération  de  1790,  comme  l'année  précédente 
à  la  destruction  de  la  Bastille. 

C'était  dans  le  Champ  de  Mars  ,  en  face  de  l'É- 
cole militaire ,  et  non  loin  de  l'Hôtel  des  Invalides, 
que  la  réunion  des  milices  nationales  devait  avoir 
lieu.  Il  fallait  élever  autour  de  cette  vaste  enceinte 
des  tertres  de  gazon  pour  y  placer  les  spectateurs. 
Des  femmes  du  premier  rang  se  joignirent  à  la 
multitude  des  travailleurs  volontaires  qui  venaient 
concourir  aux  préparatifs  de  cette  fête.  Devant 
l'École  militaire ,  en  face  de  la  rivière  qui  borde  le 
Champ  de  Mars,  on  avait  placé  des  gradins  avec 
une  tente  pour  servir  d'abri  'au  roi ,  à  la  reine  et  à 
toute  la  cour.  Quatre-vingt-trois  lances  plantées 


140 


CONSIDERA.TIO]\S 


en  terre ,  et  auxquelles  étaient  suspendues  les  ban- 
nières de  chaque  département ,  formaient  un  grand 
cercle  dont  l'amphithéâtre  où  devait  s'asseoir  la 
famille  royale  faisait  partie.  On  voyait  à  l'autre 
extrémité  un  autel  préparé  pour  la  messe ,  que 
M.  de  Talleyrand ,  alors  évêque  d'Autun ,  célébra 
dans  cette  grande  circonstance.  M.  de  la  Fayette 
s'approcha  de  ce  même  autel  pour  y  jurer  fidélité 
à  la  nation ,  à  la  loi  et  au  roi  ;  et  le  serment  et 
l'homme  qui  le  prononçait  excitèrent  un  grand 
sentiment  de  conflance.  Les  spectateurs  étaient 
dans  l'ivresse  ;  le  roi  et  la  liberté  leur  paraissaient 
alors  complètement  réunis.  La  monarchie  limitée 
a  toujours  été  le  véritable  vœu  de  la  France;  et  le 
dernier  mouvement  d'un  enthousiasme  vraiment 
national  s'est  fait  voir  à  cette  fédération  de  1790. 

Toutefois,  les  personnes  capables  de  réflexion 
étaient  loin  de  se  livrer  à  la  joie  générale.  Je  voyais 
dans  la  physionomie  de  mon  père  une  profonde 
inquiétude;  dans  le  moment  oii  l'on  croyait  fêter 
un  triomphe,  peut-être  sentait-il  qu'il  n'y  avait 
déjà  plus  de  ressources.  M.  Necker  ayant  sacrifié 
sa  popularité  tout  entière  à  la  défense  des  prin- 
cipes d'une  monarchie  libre  et  limitée,  M.  de  la 
Fayette  devait  être  dans  ce  jour  le  premier  objet 
de  l'affection  du  peuple  ;  il  inspirait  à  la  garde  na- 
tionale un  dévouement  très-exalté;  mais,  quelle 
que  fût  son  opinion  politique,  s'il  avait  voulu  s'op- 
poser à  l'esprit  du  temps ,  son  pouvoir  eût  été 
brisé.  Les  idées  régnaient  à  cette  époque,  et  non 
les  individus.  La  terrible  volonté  de  Bonaparte 
lui-même  n'aurait  pu  rien  contre  la  direction  des 
esprits  ;  car  les  Français  alors ,  loin  d'aimer  le 
pouvoir  militaire,  auraient  obéi  bien  plus  volon- 
tiers à  une  assemblée  qu'à  un  général. 

Le  respect  pour  la  représentation  nationale,  pre- 
mière base  d'un  gouvernement  libre ,  existait  dans 
toutes  les  têtes  en  1790,  comme  si  cette  représen- 
tation eût  daté  d'un  siècle,  et  non  d'une  année.  En 
effet,  si  les  vérités  d'un  certain  ordre  se  recon- 
naissent, au  lieu  de  s'apprendre,  il  doit  suffire  de 
Jes  montrer  aux  hommes  pour  qu'ils  s'y  attachent. 

CHAPITRE  XVII. 

Ce  que  c'était  que  la  société  de  Paris,  pendant 
fassemhlée  constituante.   - 

Les  étrangers  ne  sauraient  concevoir  le  charme 
et  l'éclat  tant  vanté  de  la  société  de  Paris ,  s'ils 
n'ont  vu  la  France  que  depuis  vingt  ans  ;  mais  on 
peut  dire  avec  vérité  que  jamais  cette  société  n'a 
été  aussi  brillante  et  aussi  sérieuse  tout  ensemble, 
que  pendant  les  trois  ou  quatre  premières  années 


de  la  révolution ,  à  compter  de  1 788  jusqu'à  la  fin 
de  1791.  Comme  les  affaires  politiques  étaient  en- 
core entre  les  mains  de  la  première  classe,  toute 
la  vigueur  de  la  liberté  et  toute  la  grâce  de  la  po- 
litesse ancienne  se  réunissaient  dans  les  mêmes 
personnes.  Les  hommes  du  tiers  état,  distingués 
par  leurs  lumières  et  leurs  talents,  se  joignaient  à 
ces  gentilshommes ,  plus  fiers  de  leur  propre  mé- 
rite que  des  privilèges  de  leur  corps  ;  et  les  plus 
hautes  questions  que  l'ordre  social  ait  jamais  fait 
naître  étaient  traitées  par  les  esprits  les  plus  ca- 
pables de  les  entendre  et  de  les  discuter. 

Ce  qui  nuit  aux  agréments  de  la  société  en  An- 
gleterre, ce  sont  les  occupations  et  les  intérêts 
d'un  État  depuis  longtemps  représentatif.  Ce  qui 
rendait  au  contraire  la  société  française  un  peu 
superficielle,  c'étaient  les  loisirs  de  la  monarchie. 
Mais  tout  à  coup  la  force  de  la  liberté  vint  se  mê- 
ler à  l'élégance  de  l'aristocratie  :  dans  aucun  pays 
ni  dans  aucun  temps ,  l'art  de  parler  sous  toutes 
ses  formes  n'a  été  aussi  remarquable  que  dans  les 
premières  années  de  la  révolution. 

Les  femmes  en  Angleterre  sont  accoiâtumées  à 
se  taire  devant  les  hommes ,  quand  il  est  question 
de  politique;  les  femmes  en  France  dirigeaient  chez 
elles  presque  toutes  les  conversations ,  et  leur  es- 
prit s'était  formé  de  bonne  heure  à  la  facilité  que 
ce  talent  exige.  Les  discussions  sur  les  affaires 
publiques  étaient  donc  adoucies  par  elles,  et  sou- 
vent entremêlées  de  plaisanteries  aimables  et  pi- 
quantes. L'esprit  de  parti ,  il  est  vrai ,  divisait  la 
société;  mais  chacun  vivait  avec  les  siens. 

A  la  cour ,  les  deux  bataillons  de  la  bonne  com- 
pagnie, l'un  fidèle  à  l'ancien  régime,  et  l'autre  par- 
tisan de  la  liberté,  se  rangeaient  en  présence,  et  ne 
s'approchaient  guère.  Il  m'arrivait  quelquefois, 
par  esprit  d'entreprise,  d'essayer  quelques  mélan- 
ges des  deux  partis,  en  faisant  dîner  ensemble  les 
hommes  les  plus  spirituels  des  bancs  opposés  ;  car  on 
s'entend  presque  toujours  aune  certaine  hauteur; 
mais  les  choses  devenaient  trop  graves  pour  que 
cet  accord,  même  momentané,  pût  se  renouveler 
facilement. 

L'assemblée  constituante,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  ne  suspendit  pas  un  seul  jour  la  liberté  de  la 
presse.  Ainsi  ceux  qui  souffraient  de  se  trouver 
constamment  en  minorité  dans  l'assemblée,  avaient 
au  moins  la  satisfaction  de  se  moquer  de  tout  le 
parti  contraire.  Leurs  journaux  faisaient  de  spiri- 
tuels calembours  sur  les  circonstances  les  plus 
importantes  :  c'était  l'histoire  du  monde  changé 
en  commérage.  Tel  est  partout  le  caractère  de  l'a- 
ristocratie des  cours.  Néanmoins,  comme  les  vio- 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


141 


lences  qui  avaient  signalé  les  commencements  de 
la  révolution  s'étaient  promptement  apaisées,  et 
qu'aucune  confiscation,  aucun  jugement  révolu- 
tionnaire n'avaient  eu  lieu,  chacun  conservait  en- 
core assez  de  bien-être  pour  se  livrer  au  dévelop- 
pement entier  de  son  esprit  ;  les  crimes  dont  on  a 
souillé  depuis  la  cause  des  patriotes,  n'oppressaient 
pas  alors  leur  âme  ;  et  les  aristocrates  n'avaient 
point  encore  assez  souffert  pour  qu'on  n'osât  plus 
même  avoir  raison  contre  eux. 

Tout  était  en  opposition  dans  les  intérêts ,  dans 
les  sentiments,  dans  la  manière  de  penser;  mais, 
tant  que  les  échafauds  n'avaient  point  été  dressés, 
la  parole  était  encore  un  médiateur  acceptable  en- 
tre les  deux  partis.  C'est  la  dernière  fois,  hélas! 
que  l'esprit  français  se  soit  montré  dans  tout  son 
éclat  ;  c'est  la  dernière  fois ,  et  à  quelques  égards 
aussi  la  première,  que  la  société  de  Paris  ait  pu 
donner  l'idée  de  cette  communication  des  esprits 
supérieurs  entre  eux ,  la  plus  noble  jouissance  dont 
la  nature  humaine  soit  capable.  Ceux  qui  ont  vécu 
dans  ce  temps  ne  sauraient  s'empêcher  d'avouer 
qu'on  n'a  jamais  vu  ni  tant  de  vie  ni  tant  d'esprit 
nulle  part;  l'on  peut  juger,  par  la  foule  d'hommes 
de  talent  que  les  circonstances  développèrent  alors, 
ce  que  seraient  les  Français  s'ils  étaient  appelés  à 
se  mêler  des  affaires  publiques,  dans  la  route  tra- 
cée par  une  constitution  sage  et  sincère. 

On  peut  mettre  en  effet  dans  les  institutions 
politiques  une  sorte  d'hypocrisie  qui  condamne, 
dès  qu'on  se  trouve  en  société,  à  se  taire  ou  à 
tromper.  La  conversation  en  France  est  aussi  gâ- 
tée depuis  quinze  ans  par  les  sophismes  de  l'esprit 
de  parti  et  par  la  prudence  de  la  bassesse ,  qu'elle 
était  franche  et  spirituelle  lorsqu'on  abordait  har- 
diment toutes  les  questions  les  plus  importantes; 
on  n'éprouvait  alors  qu'une  crainte,  celle  de  ne  pas 
mériter  assez  l'estime  publique;  et  cette  crainte 
agrandit  les  facultés,  au  lieu  de  les  comprimer. 

CHAPITRE  XVIII 

De  l'établissement  des  assignats,  et  de  la  retraite 
de  M.  Necker. 

Les  membres  du  comité  des  finances  proposèrent 
à  l'assemblée  constituante  d'acquitter  les  dettes 
de  l'État ,  en  créant  dix-huit  cents  millions  de  bil- 
lets avec  un  cours  forcé,  assignés  sur  les  biens  du 
clergé.  C'était  une  manière  fort  simple  d'arranger 
les  finances;  toutefois  il  était  probable  qu'en  se 
débarrassant  ainsi  des  difficultés  que  présente 
toujours  l'administration  d'un  grand  pa}'s,  l'on  dé- 
penserait un  capital  énorme  en  peu  d'années ,  et 


que  l'on  alimenterait,  par  la  disposition  de  ce  ca- 
pital, des  révolutions  nouvelles.  En  effet,  sans  une 
ressource  d'argent  aussi  immense,  ni  les  troubles 
intérieurs ,  ni  la  guerre  au  dehors  n'auraient  eu 
lieu  si  facilement.  Plusieurs  des  députés  qui  enga- 
geaient l'assemblée  constituante  à  cette  énorme 
émission  de  papier -monnaie,  n'en  prévoyaient 
point  assurément  les  suites  funestes;  mais  ils  ai- 
maient le  pouvoir  que  la  jouissance  d'un  tel  trésor 
allait  leur  donner. 

M.  Kecker  s'opposa  fortement  à  l'établissement 
des  assignats;  d'abord,  comme  nous  l'avons  déjà 
rappelé ,  il  n'approuvait  pas  la  confiscation  de  tous 
les  biens  ecclésiastiques ,  et  il  en  aurait  toujours 
excepté,  selon  sa  manière  de  voir,  les  archevêchés, 
les  évêchés ,  et  surtout  les  presbytères  :  car  les 
curés  n'ont  jamais  été  assez  payés  en  France,  bien 
qu'ils  soient,  entre  les  prêtres,  la  classe  la  plus 
utile.  Les  suites  d'un  papier-monnaie,  sa  dépré- 
ciation graduelle,  et  les  spéculations  immorales 
auxquelles  cette  dépréciation  donnait  lieu,  étaient 
développées ,  dans  le  mémoire  de  M.  Necker ,  avec 
une  force  que  l'événement  n'a  que  trop  confir- 
mée. Les  loteries,  contre  lesquelles,  avec  raison, 
plusieurs  membres  de  l'assemblée  constituante  se 
prononcèrent,  et  M.  l'évêque  d'Autun  en  parti- 
culier, ne  sont  qu'un  simple  jeu  de  hasard;  tandis 
que  le  gain  qui  résulte  de  la  variation  continuelle 
du  papier-monnaie,  se  fonde  presque  entièrement 
sur  l'art  de  tromper,  à  chaque  instant  du  jour, 
soit  relativement  au  change ,  soit  relativement  à 
la  valeur  des  marchandises,  et  les  gens  du  peuple, 
transformés  en  agioteurs,  se  dégoûtent  du  travail 
par  un  gain  trop  facile  ;  enfin ,  les  débiteurs  qui 
s'acquittent  d'une  manière  injuste,  ne  sont  plus 
des  hommes  d'une  probité  parfaite  dans  aucune 
autre  relation  de  la  vie.  M.  Necker  prédit,  en  1790, 
tout  ce  qui  est  arrivé  depuis  relativement  aux  as- 
signats :  la  détérioration  de  la  fortune  publique 
par  le  vil  prix  auquel  les  biens  nationaux  seraient 
vendus ,  et  ces  ruines  et  ces  richesses  subites ,  qui 
altèrent  nécessairement  le  caractère  de  ceux  qui 
perdent  comme  de  ceux  qui  gagnent  ;  car  une  si 
grande  latitude  de  crainte  et  d'espérance  donne  à 
la  nature  humaine  de  trop  violentes  agitations. 

En  s'opposant  au  projet  du  papier-monnaie, 
M.  Necker  ne  se  renferma  point  dans  le  rôle  aisé 
de  l'attaque;  il  proposa,  comme  moyen  de  rempla- 
cement, l'établissement  d'une  banque  dont  on  a 
depuis  adopté  les  principales  bases,  et  dans  laquelle 
il  faisait  entrer,  pour  gage,  une  portion  des  biens 
du  clergé,  suffisante  pour  remettre  les  finances 
dans  l'état  le  plus  prospère.  Il  insista  fortement 


142 


CONSIDERATIONS 


aiissi ,  mais  en  vain ,  pour  que  les  membres  du  bu- 
reau de  la  trésorerie  fussent  admis  dans  l'assemblée, 
afin  qu'ils  pussent  discuter  les  questions  de  finances, 
en  l'absence  du  ministre,  qui  n'avait  pas  le  droit 
d'y  siéger.  Enfin  M.  Necker,  avant  de  quitter  sa 
place,  se  servit  une  dernière  fois  du  respect  qu'il 
inspirait,  pour  refuser  positivement  à  l'assemblée 
constituante,  et  en  particulier  au  député  Camus, 
la  connaissance  du  livre  rouge. 

Ce  livre  contenait  les  dépenses  secrètes  de  l'État, 
sous  le  règne  précédent  et  sous  celui  de  Louis  XVI. 
Il  n'y  avait  pas  un  seul  article  ordonné  par  M.  Nec- 
ker;  et  ce  fut  lui  cependant  qui  soutint  la  plus 
désagréable  lutte ,  pour  obtenir  que  l'assemblée  ne 
fût  pas  mise  en  possession  d'un  registre  qui  attes- 
tait les  torts  de  Louis  XV  et  la  trop  grande  bonté 
de  Louis  XVI  :  sa  bonté  seulement,  car  M.  Necker 
eut  soin  de  faire  savoir  que,  dans  l'espace  de 
seize  années,  la  reine  et  le  roi  n'avaient  pris  pour 
eux-mêmes  que  onze  millions  sur  ces  dépenses  se- 
crètes ;  mais  plusieurs  personnes  vivantes  pouvaient 
être  compromises  par  la  connaissance  des  sommes 
considérables  qu'elles  avaient  reçues.  Ces  personnes 
étaient  précisément  les  ennemis  de  M.  Necker, 
parce  qu'il  avait  blâmé  les  largesses  de  la  cour  en- 
vers elles;  et  ce  fut  cependant  lui  seul  qui  osa 
déplaire  à  l'assemblée ,  en  s'opposant  à  la  publicité 
des  fautes  de  ses  antagonistes.  Tant  de  vertus  en 
tous  genres,  générosité,  désintéressement,  persé- 
vérance ,  avaient  été  récompensées ,  dans  d'autres 
temps,  par  l'opinion  publique,  et  méritaient  de 
l'être  plus  que  jamais.  Mais,  ce  qui  doit  inspirer 
xin  profond  intérêt  à  quiconque  a  conçu  la  situation 
de  M.  Necker,  c'est  de  voir  un  homme,  du  plus 
beau  génie  et  du  plus  beau  caractère,  placé  entre 
des  partis  tellement  opposés  et  des  devoirs  si  dif- 
férents ,  que  le  sacrifice  entier  de  lui-même ,  de  sa 
réputation  et  de  son  bonheur,  ne  pouvait 'rappro- 
cher ni  les  préjugés  des  principes,  ni  les  opinions 
des  intérêts. 

Si  Louis  XVI  s'en  fût  remis  véritablement  aux 
conseils  de  M.  Necker ,  il  eût  été  du  devoir  de  ce 
ministre  de  ne  pas  demander  sa  démission.  Mais 
les  partisans  de  l'ancien  régime  conseillaient  alors 
au  roi ,  comme  ils  le  feraient  peut-être  encore  au- 
jourd'hui, de  ne  jamais  suivre  les  avis  d'un  homme 
qui  avait  aimé  la  liberté  :  c'est  à  leurs  yeux  le 
crime  irrémissible.  D'ailleurs  M.  Necker  s'aperçut 
que  le  roi,  mécontent  de  la  part  qu'on  lui  faisait 
dans  la  constitution,  lassé  de  la  conduite  de  l'as- 
semblée ,  avait  résolu  de  se  soustraire  à  une  telle 
situation.  S'il  se  fût  adressé  à  M.  Necker,  pour 
concerter  avec  lui  son  départ,  sans  doute  son  mi- 


nistre aurait  cru  devoir  le  seconder  de  toutes  ses 
forces ,  tant  la  position  du  monarque  lui  paraissait 
cruelle  et  dangereuse.  Et  cependant  il  était  fort 
contraire  au  penchant  naturel  d'un  homme  appelé 
par  le  vœu  national ,  de  passer  sur  le  territoire 
étranger;  mais  le  roi  et  la  reine  ne  lui  parlant  pas 
de  leurs  projets  à  cet  égard ,  devait-il  provoquer 
la  confidence?  Les  choses  en  étaient  venues  à  cet 
excès ,  qu'il  fallait  être  factieux  ou  contre-révolu- 
tionnaire pour  avoir  de  l'influence ,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  de  ces  rôles  ne  pouvait  convenir  à  M.  Necker. 

Il  prit  donc  la  résolution  de  se  retirer,  et  sans 
doute ,  à  cette  époque ,  il  le  devait  ;  mais ,  constam- 
ment guidé  par  le  désir  de  porter  le  dévouement 
à  la  chose  publique  aussi  loin  qu'il  était  possible,  il 
laissa  deux  millions  de  sa  fortune  en  dépôt  au  tré- 
sor royal,  précisément  parce  qu'il  avait  prédit  que 
le  papier-monnaie  avec  lequel  on  payerait  les  rentes 
serait  dans  peu  sans  valeur.  Il  ne  voulait  pas  nuire, 
comme  particulier,  à  l'opération  qu'il  blâmait 
comme  ministre.  Si  M.  Necker  eût  été  très-riche, 
cette  façon  d'abandonner  sa  fortune  aurait  encore 
été  fort  remarquable  ;  mais ,  comme  ces  deux  mil- 
lions formaient  plus  de  la  moitié  d'une  fortune  di- 
minuée par  sept  années  de  ministère  sans  appoin- 
tements, on  s'étonnera  peut-être  qu'un  homme 
qui  avait  acquis  son  bien  par  lui-même ,  eût  ainsi 
le  besoin  de  le  sacrifier  au  moindre  sentiment  de 
délicatesse. 

Mon  père  partit  le  8  septembre  1790.  Je  ne  pus 
le  suivre  alors,  parce  que  j'étais  malade;  et  la  né- 
cessité de  rester  me  fut  d'autant  plus  pénible ,  que 
je  craignais  les  difficultés  qu'il  pouvait  rencontrer 
dans  sa  roule.  En  effet,  quatre  jours  après  son  dé- 
part, un  courrier  m'apporta  une  lettre  de  lui  qui 
m'annonçait  son  arrestation  à  Arcis-sur-Aube.  Le 
peuple,  convaincu  qu'il  n'avait  perdu  son  crédit 
dans  l'assemblée  que  pour  avoir  immolé  la  cause 
de  la  nation  à  celle  du  roi,  voulut  l'empêcher  de 
continuer  sa  route.  Ce  qui  faisait  surtout  souffrir 
M.  Necker  dans  cette  circonstance,  c'étaient  les 
mortelles  inquiétudes  que  sa  femme  ressentait 
pour  lui  ;  elle  l'aimait  avec  un  sentiment  si  sincère 
et  si  passionné,  qu'il  se  permit,  peut-être  à  tort, 
de  parler  d'elle  et  de  sa  douleur  dans  la  lettre 
qu'il  adressa,  en  partant,  à  l'assemblée.  Le  temps 
ne  se  prêtait  guère ,  il  faut  en  convenir ,  aux  affec- 
tions domestiques  ;  mais  celte  sensibilité,  qu'un 
grand  homme  d'État  n'a  pu  contenir  dans  toutes 
les  circonstances  de  sa  vie,  était  précisément  la 
source  de  ses  qualités  distinctives ,  la  pénétration 
et  la  bonté  :  quand  on  est  capable  d'émotions 
vraies  et  profondes,  on  n'est  jamais  enivré  par  le 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


143 


pouvoir  ;  et  c'est  à  cela  surtout  qu'on  reconnaît , 
dans  un  ministre,  une  véritable  grandeur  d'âme. 

L'assemblée  constituante  décida  que  M.  IN'ecker 
continuerait  sa  route.  Il  fut  mis  en  liberté  et  se 
rendit  à  Bâle,  mais  non  sans  courir  encore  de 
grands  risques  ;  il  fit  ce  cruel  voyage  par  le  même 
chemin,  à  travers  les  mêmes  provinces,  oiî,  treize 
mois  auparavant,  il  avait  été  porté  en  triomphe. 
Les  aristocrates  ne  manquèrent  pas  de  se  glorifier 
de  ses  peines ,  sans  songer,  ou  plutôt  sans  vou- 
loir s'avouer  qu'il  s'était  mis  dans  cette  situation 
pour  les  défendre ,  et  pour  les  défendre  seulement 
par  esprit  de  justice ,  car  il  savait  bien  que  rien  ne 
pouvait  les  ramener  en  sa  faveur  ;  et  certes  ce  n'é- 
tait pas  dans  cette  espérance  ,  mais  par  attache- 
ment à  son  devoir,  qu'il  avait  sacrifié  volontaire- 
ment, en  treize  mois,  une  popularité  de  vingt 
années. 

Il  s'en  allait,  le  cœur  brisé,  ayant  perdu  le 
fruit  d'une  longue  carrière;  et  la  nation  française 
aussi  ne  devait  peut-être  jamais  retrouver  un  mi- 
nistre qui  l'aimât  d'un  sentiment  pareil.  Qu'y 
avait-il  donc  de  si  satisfaisant  pour  personne  dans 
un  tel  malheur  ?  Quoi  !  s'écrieront  les  incorrigi- 
bles ,  n'était-il  pas  partisan  de  cette  liberté  qui 
nous  a  fait  tant  de  mal  ?  Assurément ,  je  ne  vous 
dirai  point  tout  le  bien  que  cette  liberté  vous  au- 
rait fait,  si  vous  aviez  voulu  l'adopter  quand  elle 
se  présentait  à  vous  pure  et  sans  tache  ;  mais  en 
supposant  que  M.  Necker  se  fût  trompé  avec  Ca- 
ton  et  Sidney,  avec  Chatham  et  Washington ,  une 
telle  erreur,  qui  a  été  celle  de  toutes  les  âmes  gé- 
néreuses, depuis  deux  mille  ans,  devrait-elle  étouf- 
fer toute  reconnaissance  pour  ses  vertus  ? 

CHAPITRE  XIX. 

De  l'éfat  des  affaires  et  des  partis  politiques , 
dans  l'hiver  de  1790  à  1791. 

Dans  toutes  les  provinces  de  France ,  il  éclatait 
des  troubles  causés  par  le  changement  total  des 
institutions ,  et  par  la  lutte  entre  les  partisans  de 
l'ancien  et  du  nouveau  régime. 

Le  pouvoir  exécutif  faisait  le  mort ,  selon 
l'expression  d'un  député  du  côté  gauche  de  l'as- 
semblée, parce  qu'il  espérait,  mais  à  tort,  que  le 
bien  pourrait  naître  de  l'excès  même  du  mal.  Les 
ministres  se  plaignaient  sans  cesse  des  désordres; 
et,  quoiqu'ils  eussent  peu  de  moyens  pour  s'y  op- 
poser, encore  ne  les  employaient-ils  pas ,  se  flat- 
tant que  le  malheureux  état  des  choses  obligerait 
l'assemblée  à  rendre  plus  de  force  au  gouverne- 
ment. L'assemblée,  qui  s'apercevait  de  ce  sys- 


tème, s'emparait  de  toutes  les  affaires  adminis- 
tratives, au  lieu  de  s'en  tenir  à  faire  des  lois. 
Après  la  retraite  de  M.  Necker,  elle  demanda  le 
renvoi  des  ministres;  et,  dans  ses  décrets  consti- 
tutionnels, ne  songeant  qu'à  la  circonstance,  elle 
était  successivement  au  roi  la  nomination  de  tous 
les  agents  du  pouvoir  exécutif.  Elle  mettait  en  dé- 
cret sa  mauvaise  humeur  contre  telle  ou  telle  per- 
sonne, croyant  toujours  à  la  durée  du  présent, 
comme  presque  tous  les  hommes  en  puissance. 
Les  députés  du  côté  gauche  disaient  :  Le  chef  du 
pouvoir  exécutif,  en  Angleterre ,  a  des  agents 
nommés  par  lui  ;  tandis  que  le  pouvoir  exécutif 
de  France ,  non  moins  puissant  et  plus  heureux, 
aura  l'avantage  de  ne  commander  qu'aux  élus 
de  la  nation,  et  d'être  ainsi  plus  intimement  uni 
avec  le  peuple.  Il  y  a  des  phrases  pour  tout,  par- 
ticulièrement dans  le  français,  qui  a  tant  servi 
pour  tant  de  buts  divers  et  momentanés.  Rien  n'é- 
tait si  simple,  cependant,  que  de  démontrer  que 
l'on  ne  peut  commander  à  des  hommes  sur  le  sort 
desquels  on  n'a  pas  d'influence.  Cette  vérité  n'é- 
tait avouée  que  par  le  parti  aristocratique,  mais  il 
se  rejetait  dans  l'extrême  opposé,  en  ne  recon- 
naissant pas  la  nécessité  de  la  responsabilité  des 
ministres.  Une  des  plus  grandes  beautés  de  la 
constitution  anglaise,  c'est  que  chaque  branche  da 
gouvernement  y  est  tout  ce  qu'elle  peut  être  :  le 
roi ,  les  pairs  et  les  communes.  Les  pouvoirs  y 
sont  égaux  entre  eux,  non  par  leur  faiblesse,  mais 
par  leur  force. 

Dans  tout  ce  qui  ne  tenait  pas  à  l'esprit  de  parti, 
l'assemblée  constituante  montrait  le  plus  haut  de- 
gré de  raison  et  de  lumières  ;  mais  il  y  a  quelque 
chose  de  si  violent  dans  les  passions ,  que  la  chaîne 
des  raisonnements  en  est  brisée;  de  certains  mots 
allument  le  sang,  et  l'amour -propre  fait  triom- 
pher les  satisfactions  éphémères  sur  tout  ce  qui 
pourrait  être  durable. 

La  même  défiance  contre  le  roi ,  qui  entravait 
la  marche  de  l'administration  et  de  l'ordre  judi- 
ciaire, se  faisait  encore  plus  sentir  dans  les  dé- 
crets relatifs  à  la  force  militaire.  On  fomentait  vo- 
lontairement l'indiscipline  dans  l'armée,  tandis 
que  rien  n'était  si  facile  que  de  la  contenir;  on  en 
vit  la  preuve  dans  l'insurrection  du  régiment  de 
Châteauvieux  :  il  plut  à  l'assemblée  constituante 
de  réprimer  cette  révolte,  et  dans  peu  de  jours  ses 
ordres  furent  exécutés.  M.  de  Bouille,  officier 
d'un  vrai  mérite,  dans  l'ancien  régime,  à  la  tête 
des  troupes  restées  fidèles,  força  les  soldats  insur- 
gés à  rendre  la  ville  de  Tsancy  dont  ils  s'étaient 
emparés.   Ce  succès,  qu'on  devait  seulement  à 


144 


CONSIDERATIONS 


l'ascendant  des  décrets  de  l'assemblée ,  donna  de 
fausses  espérances  à  la  cour  :  elle  imagina ,  et 
M.  de  Bouille  ne  manqua  pas  de  l'entretenir  dans 
cette  illusion,  que  l'armée  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  rendre  au  roi  son  ancien  pouvoir;  et  l'ar- 
mée, comme  toute  la  nation,  voulait  des  limites 
à  la  volonté  d'un  seul.  A  dater  de  l'expédition  de 
M.  de  Bouille,  pendant  l'automne  de  1790,  la  cour 
entra  en  négociation  avec  lui ,  et  l'on  se  flatta  de 
pouvoir  amener  de  quelque  manière  Mirabeau  à  se 
concerter  avec  ce  général.  La  cour  se  figurait  que 
le  meilleur  moyen  d'arrêter  la  révolution,  était 
d'en  gagner  les  chefs  ;  mais  cette  révolution  n'a- 
vait que  des  chefs  invisibles  :  c'étaient  les  croyan- 
ces à  de  certaines  vérités ,  et  nulle  séduction  ne 
pouvait  les  atteindre.  11  faut  transiger  avec  les 
principes  en  politique ,  et  ne  pas  s'embarrasser 
des  individus ,  qui  se  placent  d'eux-mêmes ,  dès 
qu'on  a  bien  dessiné  le  cadre  dans  lequel  ils  doi- 
vent entrer.  — 
V'  Le  parti  populaire,  de  son  côté,  sentait  cepen- 
dant qu'il  était  entraîné  trop  loin,  et  que  les  clubs, 
qui  s'établissaient  hors  de  l'assemblée,  commen- 
çaient à  donner  des  lois  à  l'assemblée  elle-même. 
Dès  qu'on  admet  dans  un  gouvernement  un  pou- 
voir qui  n'est  pas  légal ,  il  finit  toujours  par  être 
le  plus  fort.  Comme  il  n'a  d'autres  fonctions  que 
de  blâmer  ce  qui  se  fait,  et  non  d'agir  lui-même, 
il  ne  prête  point  à  la  critique,  et  il  a  pour  parti- 
sans tous  ceux  qui  désirent  un  changement  dans 
l'État.  Il  en  est  de  même  des  esprits  forts  qui  at- 
taquent toutes  les  religions ,  mais  qui  ne  savent 
que  dire  quand  on  leur  demande  de  mettre  un  sys- 
tème quelconque  à  la  place  de  ceux  qu'ils  veulent 
renverser.  Il  ne  faut  pas  confondre  ces  autorités 
en  dehors,  dont  l'existence  est  si  nuisible,  avec 
l'opinion  qui  se  fait  sentir  partout,  mais  ne  se 
forme  en  corps  politique  nulle  part.  Les  clubs 
des  jacobins  étaient  organisés  comme  un  gouver- 
nement, plus  que  le  gouvernement  lui-même;  ils 
rendaient  des  décrets;  ils  étaient  affiliés,  par  la 
correspondance  dans  les  provinces ,  avec  d'autres 
clubs  non  moins  puissants;  enfin,  on  devait  les 
considérer  comme  la  mine  souterraine  toujours 
prête  à  faire  sauter  les  institutions  existantes, 
quand  l'occasion  s'en  présenterait. 

Le  parti  des  Lameth,  de  Barnave  et  de  Duport, 
le  plus  populaire  de  tous,  après  les  jacobins,  était 
pourtant  déjà  menacé  par  les  démagogues  d'alors , 
qui  allaient  être  à  leur  tour  considérés,  l'année 
suivante,  à  quelques  exceptions  près,  comme  des 
aristocrates.  L'assemblée,  néanmoins,  rejeta  tou- 
jours avec  persévérance  les  mesures  proposées 


dans  les  clubs  contre  l'émigration,  contre  la  li- 
berté de  la  presse,  contre  les  réunions  des  nobles; 
jamais ,  à  son  honneur,  on  ne  saurait  se  lasser  de 
le  répéter ,  elle  n'adopta  la  terrible  doctrine  de 
l'établissement  de  la  liberté  par  le  despotisme. 
C'est  à  ce  détestable  système  qu'il  faut  attribuer 
la  perte  de  l'esprit  public  en  France. 

IM.  de  la  Fayette  et  ses  partisans  ne  voulurent 
point  aller  au  club  des  jacobins  ;  et,  pour  balancer 
son  influence ,  ils  tâchèrent  de  fonder  une  autre 
réunion  appelée  le  club  de  1789,  où  les  amis  de 
l'ordre  et  de  la  liberté  devaient  se  rassembler. 
Mirabeau,  quoiqu'il  eût  d'autres  vues  personnelles, 
venait  à  ce  raisonnable  club,  qui  pourtant  fut  dé- 
sert en  peu  de  temps ,  parce  qu'aucun  intérêt  actit 
n'y  appelait  personne.  On  était  là  pour  conserver, 
pour  réprimer,  pour  arrêter;  mais  ce  sont  des 
fonctions  d'un  gouvernement,  et  non  pas  celles 
d'un  club.  Les  monarchistes,  c'est-à-dire,  les  par- 
tisans d'un  roi  et  d'une  constitution,  auraient  dû 
naturellement  se  rattacher  à  ce  club  de  1789;  mais 
Sieyes  et  Mirabeau,  qui  en  étaient,  n'auraient 
consenti,  pour  rien  au  monde,  à  se  dépopulariser, 
en  se  rapprochant  de  Malouet ,  de  Clermont-Ton- 
nerre,  de  ces  hommes  qui  étaient  aussi  opposés  à 
l'impulsion  du  moment,  que  d'accord  avec  l'esprit 
du  siècle.  Les  modérés  se  trouvaient  donc  divisés 
en  deux  ou  trois  sections  différentes,  tandis  que 
les  attaquants  étaient  presque  toujours  réunis.  Les 
sages  et  courageux  partisans  des  institutions  an- 
glaises se  voyaient  repoussés  de  toutes  parts, 
parce  qu'ils  n'avaient  pour  eux  que  la  vérité.  On 
peut  cependant  trouver  dans  le  Moniteur  du  temps 
les  aveux  précieux  des  coryphées  du  côté  droit 
sur  la  constitution  anglaise.  L'abbé  Maury  dit  : 
La  constitution  anglaise,  que  les  amis  du  trône 
et  de  la  liberté  doivent  également  prendre  pour 
modèle.  Cazalès  dit  -.L'Angleterre,  ce  pays  dans 
lequel  la  nation  est  aussi  libre  que  le  roi  est  res- 
pecté. Enfin,  tous  les  défenseurs  des  vieux  abus, 
se  voyant  menacés  d'un  danger  beaucoup  plus 
grand  que  la  réforme  de  ces  abus  mêmes ,  exal- 
taient alors  le  gouvernement  anglais ,  autant  qu'ils 
l'avaient  déprécié  deux  ans  plus  tôt,  lorsqu'il  leur 
était  si  facile  de  l'obtenir.  Les  privilégiés  ont  re- 
nouvelé cette  manœuvre  plusieurs  fois ,  mais  tou- 
jours sans  inspirer  de  confiance  :  les  principes  de  i 
la  liberté  ne  sauraient  être  une  affaire  de  tactique; 
car  il  y  a  quelque  chose  qui  tient  du  culte  dans  le 
sentiment  dont  les  âmes  sincères  sont  pénétrées 
pour  la  dignité  de  l'espèce  humaine. 


SUR  lA  REVOLUTION  FRANÇAISE 

CHAPITRE  XX. 

Mort  de  Mirabeau. 


145 


Un  grand  seigneur  brabançon,  d'un  esprit  sage 
et  pénétrant ,  était  l'intermédiaire  entre  la  cour  et 
Mirabeau  ;  il  avait  obtenu  de  lui  de  se  concerter 
secrètement  par  lettres  avec  le  marquis  de  Bouille, 
le  général  en  qui  la  famille  royale  avait  le  plus  de 
conflance.  Tl  paraît  que  le  projet  de  Mirabeau  était 
de  conduire  le  roi  à  Compiègne ,  au  milieu  des  ré- 
giments dont  M.  de  Bouille  se  croyait  sûr,  et  d'y  ap- 
peler l'assemblée  constituante,  pour  la  dégager  de 
l'influence  de  Paris ,  et  la  soumettre  à  celle  de  la 
cour.  Mais  en  même  temps  Mirabeau  avait  l'in- 
tention de  faire  adopter  la  constitution  anglaise , 
car  jamais  un  homme  vraiment  supérieur  ne  sou- 
haitera le  rétablissement  du  pouvoir  arbitraire.  Un 
caractère  ambitieux  pourrait  se  complaire  dans  ce 
pouvoir,  s'il  était  sûr  d'en  disposer  toute  sa  vie; 
mais  Mirabeau  savait  très-bien  que,  parvînt-il  à 
relever  en  France  la  monarchie  sans  limites,  la 
direction  de  cette  monarchie  ne  lui  serait  pas 
longtemps  accordée  par  la  cour;  et  il  voulait  le 
gouvernement  représentatif,  dans  lequel  les  hom- 
mes de  talent  étant  toujours  nécessaires,  sont 
toujours  considérés. 

J'ai  eu  entre  les  mains  une  lettre  de  Mirabeau, 
écrite  pour  être  montrée  au  roi;  il  y  offrait  tous 
ses  moyens  pour  rendre  à  la  France  une  monarchie 
forte  et  digne ,  mais  limitée  ;  il  se  servait  entre 
autres  de  cette  expression  remarquable  :  Je  ne 
voudrais  j)as  avoir  travaillé  seulement  à  une  vaste 
destruction.  Toute  la  lettre  faisait  honneur  à  la 
justesse  de  sa  manière  de  voir.  Sa  mort  fut  un 
grand  mal ,  à  l'époque  oii  elle  arriva  :  une  supé- 
riorité transcendante  dans  la  carrière  de  la  pensée 
offre  toujours  de  grandes  ressources.  «  Vous  avez 
«trop  d'esprit,  disait  un  jour  M.  Necker  à  Mira- 
«  beau ,  pour  ne  pas  reconnaître  tôt  ou  tard  que 
«  la  morale  est  dans  la  nature  des  choses.  » 

Mirabeau  n'était  pas  encore  tout  à  fait  un  homme 
de  génie,  mais  il  en  approchait  à  force  de  talents. 

Je  l'avouerai  donc ,  malgré  les  torts  affreux  de 
Mirabeau,  malgré  le  juste  ressentiment  que  j'avais 
des  attaques  qu'il  s'était  permises  contre  mon  père 
en  public  (car,  dans  l'intimité,  il  n'en  parlait  ja- 
mais qu'avec  admiration) ,  sa  mort  me  frappa  dou- 
loureusement ,  et  tout  Paris  éprouva  la  même  im- 
pression. Pendant  sa  maladie,  une  foule  immense 
se  rassemblait  chaque  jour  et  à  chaque  heure  de- 
vant sa  porte  :  cette  foule  ne  faisait  pas  le  moindre 
bruit,  dans  la  crainte  de  l'incommoder;  elle  se 
renouvelait  plusieurs  fois  pendant  le  cours  des 


vingt-quatre  heures ,  et  des  individus  de  différentes 
classes  se  conduisaient  tous  avec  les  mêmes  égards. 
Un  jeune  homme,  ayant  ouï  dire  que  si  l'on  intro- 
duisait du  sang  nouveau  dans  les  veines  d'un  mou- 
rant, il  revivrait,  vint  s'offrir  pour  sauver  la  vie 
de  Mirabeau  aux  dépens  de  la  sienne.  On  ne  p(;ut 
voir  sans  être  attendri  les  hommages  rendus  au 
talent  :  ils  diffèrent  tant  de  ceux  qu'on  prodigue 
à  la  puissance! 

Mirabeau  savait  qu'il  allait  mourir.  Dans  cet 
instant,  loin  de  s'affliger,  il  s'enorgueillissait  :  on 
tii-ait  le  canon  pour  une  cérémonie  ;  il  s'écria  : 
J'entends  déjà  les  funérailles  d' Achille.  Y^n  effet, 
un  orateur  intrépide  qui  défendrait  avec  constance 
la  cause  de  la  liberté,  pourrait  se  comparer  à  un 
héros.  Jprèsmamort,  dit-il  encore,  les  factieux 
se  partageront  les  lambeaux  de  la  monarchie. 
Il  avait  conçu  le  projet  de]  réparer  beaucoup  de 
maux ,  mais  il  ne  lui  fut  pas  accordé  d'expier  lui- 
même  ses  fautes.  Il  souffrait  cruellement  dans  les 
derniers  jours  de  sa  vie;  et,  ne  pouvant  plus  parler, 
il  écrivit  à  Cabanis,  son  médecin,  pour  en  obtenir 
de  l'opium,  ces  mots  de  Hamlet  :  Mourir,  c'est 
dormir.  Les  idées  religieuses  ne  vinrent  point  à 
son  secours  ;  il  fut  atteint  par  la  mort  dans  la  plé- 
nitude des  intérêts  de  ce  monde,  et  lorsqu'il  se 
croyait  près  du  terme  on  son  ambition  aspirait.  II 
y  a  dans  la  destinée  de  tous  les  hommes,  quand 
on  se  donne  la  peine  d'y  regarder,  la  preuve  ma- 
nifeste d'un  but  moral  et  religieux  dont  ils  ne  se 
doutent  pas  toujours  eux-mêmes ,  et  vers  lequel 
ils  marchent  à  leur  insu. 

Tous  les  partis  regrettaient  alors  Rlirabeau.  La 
cour  se  flattait  de  l'avoir  gagné;  les  amis  de  la 
liberté  comptaient  néanmoins  sur  son  secours.  Les 
uns  se  disaient  qu'avec  une  telle  hauteur  de  talent 
il  ne  pouvait  désirer  l'anarchie,  puisqu'il  n'avait 
pas  besoin  de  la  confusion  pour  être  le  premier; 
et  les  autres  étaient  certains  qu'il  souhaitait  des 
institutions  libres,  puisque  la  valeur  personnelle 
n'est  à  sa  place  que  là  où  elles  existent.  Enfin  il 
mourut  dans  le  moment  le  plus  brillant  de  sa  car- 
rière, et  les  larmes  du  peuple  qui  accompagnait 
son  enterrement  en  rendirent  la  pompe  très-tou- 
chante. C'était  la  première  fois  en  France  qu'un 
homme  célèbre  par  ses  écrits  et  par  son  éloquence 
recevait  des  honneurs  qu'on  n'accordait  jadis  qu'aux 
grands  seigneurs,  ou  aux  guerriers.  Le  lendemain 
de  sa  mort,  personne,  dans  l'assemblée  consti- 
tuante, ne  regardait  sans  tristesse  la  place  où 
Mirabeau  avait  coutume  de  s'asseoir.  Le  grand 
chêne  était  tombé,  le  reste  ne  se  distinguait  plus. 

Je  me  reproche  d'exorimer  ainsi  des  regrets  pour 


146 


CONSIDERATIONS 


un  caractère  peu  digne  d'estime;  mais  tant  d'esprit 
est  si  rare ,  et  il  est  malheureusement  si  probable 
qu'on  ne  verra  rien  de  pareil  dans  le  cours  de  sa 
vie,  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  soupirer,  lorsque 
la  mort  ferme  ses  portes  d'airain  sur  un  homme 
naguère  si  éloquent ,  si  animé ,  enfln  si  fortement 
en  possession  de  la  vie. 

CHAPITRE  XXI. 

Départ  du  roi,  le  2ijuin  1791. 

Louis  XVI  aurait  accepté  de  bonne  foi  la  cons- 
titution anglaise,  si  elle  lui  avait  été  présentée 
réellement,  et  avec  le  respect  qu'on  doit  au  chef 
de  l'État;  mais  l'on  blessa  toutes  ses  affections, 
surtout  par  trois  décrets  qui  étaient  plutôt  nui- 
sibles qu'utiles  à  la  cause  de  la  nation.  On  abolit 
le  droit  de  faire  grâce ,  ce  droit  qui  doit  exister 
dans  toute  société  civilisée ,  et  qui  ne  peut  appar- 
tenir qu'à  la  couronne,  dans  une  monarchie;  on 
exigea  des  prêtres  un  serment  à  la  constitution 
civile  du  clergé,  sous  peine  de  la  perte  de  leurs  ap- 
pointements; et  l'on  voulut  ôter  la  régence  à  la  reine. 

Le  plus  grand  tort  peut-être  de  l'assemblée  cons- 
tituante fut,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  de  vou- 
loir créer  un  clergé  dans  sa  dépendance ,  ainsi  que 
l'ont  fait  plusieurs  souverains  absolus.  Elle  s'écarta, 
dans  ce  but ,  du  système  parfait  de  raison  sur  lequel 
elle  devait  s'appuyer.  Elle  provoqua  la  conscience 
et  l'honneur  des  ecclésiastiques  à  résister.  Or,  les 
amis  de  la  liberté  s'égarent  toutes  les  fois  qu'on 
peut  les  combattre  avec  des  sentiments  généreux , 
car  la  vraie  liberté  ne  saurait  avoir  d'opposants  que 
parmi  ceux  qui  veulent  usurper  ou  servir;  et  ce- 
pendant le  prêtre  qui  refusait  un  serment  théolo- 
gique exigé  par  la  menace,  agissait  plus  en  homme 
libre  que  ceux  qui  tâchaient  de  le  faire  mentir  à 
son  opinion. 

Enfin  le  troisième  décret,  celui  de  la  régence, 
ayant  pour  but  d'écarter  la  reine,  qui  était  suspecte 
au  parti  populaire ,  devait ,  par  divers  motifs ,  of- 
fenser personnellement  Louis  XVI.  Ce  décret  le 
déclarait  premier  fonctionnaire  public ,  titre  très- 
inconvenable  pour  un  roi ,  car  tout  fonctionnaire 
doit  être  responsable;  et  il  faut  nécessairement 
faire  entrer  dans  la  monarchie  héréditaire  un  sen- 
timent de  respect  qui  s'allie  avec  l'inviolabilité  de 
la  personne  du  souverain.  Ce  respect  n'exclut  pas 
le  pacte  mutuel  entre  le  roi  et  la  nation,  pacte  qui 
de  tout  temps  a  existé ,  soit  tacitement ,  soit  au- 
thentiquement  ;  mais  la  raison  et  la  délicatesse 
peuvent  toujours  s'accorder,  quand  on  le  veut 
réellement. 


Le  second  acticle  du  décret  sur  la  régence  était 
condamnable  par  des  motifs  semblables  à  ceux  que 
nous  avons  déjà  énoncés  ;  on  y  déclarait  que  le 
roi  serait  déchu  du  trône ,  s'il  sortait  de  France. 
C'était  prononcer  ce  qui  ne  doit  pas  être  prévu,  le 
cas  où  l'on  pourrait  destituer  un  roi.  Les  vertus 
et  les  institutions  républicaines  élèvent  très-haut 
les  peuples  à  qui  leur  situation  permet  d'en  jouir; 
mais ,  dans  les  États  monarchiques ,  le  peuple  se 
déprave,  si  on  l'accoutume  à  ne  pas  respecter  l'au- 
torité qu'il  a  reconnue.  Un  code  pénal  contre  ua 
monarque  est  une  idée  sans  application ,  que  ce 
monarque  soit  fort  ou  qu'il  soit  faible.  Dans  le 
second  cas,  le  pouvoir  qui  le  renverse  ne  s'en 
tient  pas  à  la  loi ,  de  quelque  manière  qu'on  l'ait 
conçue. 

C'est  donc  sous  le  seul  rapport  de  la  prudence 
qu'on  doit  juger  le  parti  que  prit  le  roi  en  s'échap- 
pant  des  Tuileries,  le  21  juin  1791.  On  avait  certes 
assez  de  torts  envers  lui  à  cette  époque,  pour  qu'il 
eût  le  droit  de  quitter  la  France;  et  peut-être  ren- 
dait-il un  grand  service  aux  amjs  mêmes  de  la  li- 
berté ,  en  faisant  cesser  une  situation  hypocrite  ; 
car  leur  cause  était  gâtée  par  les  vains  efforts 
qu'ils  faisaient  pour  persuader  à  la  nation  que  les 
actes  politiques  du  roi,  depuis  son  arrivée  à  Paris, 
étaient  volontaires,  quand  on  voyait  clairement 
qu'ils  ne  l'étaient  pas. 

M.  Fox  me  dit  en  Angleterre,  en  1793,  qu'à  l'é- 
poque du  départ  du  roi  pour  Varennes ,  il  aurait 
souhaité  qu'on  le  laissât  sortir  en  paix,  et  que  l'as- 
semblée constituante  proclamât  la  république.  La 
France  au  moins  ne  se  serait  pas  souillée  des  cri- 
mes commis  depuis  envers  la  famille  royale  ;  et , 
soit  que  la  république  pût  ou  non  réussir  dans  un 
grand  État,  il  valait  toujours  mieux  que  d'honnêtes 
gens  en  fissent  l'essai.  Mais  ce  qu'on  devait  crain- 
dre le  plus  arriva  :  l'arrestation  du  roi  et  de  sa 
famille. 

Un  voyage  qui  exigeait  tant  d'adresse  et  de  ra- 
pidité ,  fut  arrangé  presque  comme  dans  un  temps 
ordinaire;  et  l'étiquette  est  si  puissante  dans  les 
cours,  qu'on  ne  sut  pas  s'en  débarrasser  même 
dans  la  plus  périlleuse  des  circonstances;  il  avint 
de  là  que  l'entreprise  manqua. 

Quand  l'assemblée  constituante  apprit  le  départ 
du  roi,  son  attitude  fut  très -ferme  et  très -con- 
venable; ce  qui  lui  avait  manqué  jusqu'à  ce  jour, 
c'était  un  contre-poids  à  sa  toute-puissance.  Mal- 
heureusement les  Français  n'apprennent  en  politi- 
que la  raison  que  par  la  force.  Une  idée  vague  de 
danger  planait  sur  l'assemblée;  il  se  pouvait  que 
le  roi  se  rendît  à  Montmédy,  comme  il  en  avait  le 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


147 


dessein,  et  qu'il  fût  aidé  par  des  troupes  étrangè- 
res; il  se  pouvait  qu'un  grand  parti  se  déclarât 
pour  lui  dans  l'intérieur.  Enfln  les  inquiétudes  fai- 
saient cesser  les  exagérations,  et  parmi  les  députés 
du  parti  populaire ,  tel  qui  avait  crié  à  la  tyrannie 
quand  on  lui  proposait  la  constitution  anglaise,  y 
aurait  souscrit  bien  volontiers  alors. 

Jamais  on  ne  saurait  se  consoler  de  l'arrestation 
du  roi  à  Varennes  ;  des  fautes  irréparables ,  des 
forfaits  dont  on  doit  longtemps  rougir,  ont  altéré 
le  sentiment  de  la  liberté  dans  les  âmes  les  plus 
faites  pour  l'éprouver.  Si  le  roi  avait  passé  la  fron- 
tière, peut-être  une  constitution  raisonnable  serait- 
elle  sortie  de  la  lutte  entre  les  deux  partis.  Il  fal- 
lait avant  tout,  s'écriera-t-on,  éviter  la  guerre 
civile.  Avant  tout ,  non  ;  beaucoup  d'autres  fléaux 
sont  encore  plus  à  craindre.  Des  vertus  généreuses 
se  développent  dans  ceux  qui  combattent  pour 
leur  opinion,  et  il  est  plus  naturel  de  verser  son 
sang  en  la  défendant ,  que  pour  l'un  des  milliers 
d'intérêts  politiques ,  causes  habituelles  des  guer- 
res. Sans  doute  il  est  cruel  de  se  battre  contre  ses 
concitoyens  ;  mais  il  est  bien  plus  horrible  encore 
d'être  opprimé  par  eux  ;  et  ce  qu'il  faut  surtout 
éviter  à  la  France ,  c'est  le  triomphe  complet  d'un 
parti.  Car  une  longue  habitude  de  la  liberté  est 
nécessaire,  pour  que  le  sentiment  de  la  justice  ne 
soit  point  altéré  par  l'orgueil  de  la  puissance. 

Le  roi  laissa,  en  s'en  allant,  un  manifeste  qui 
contenait  les  motifs  de  son  départ;  il  rappelait  les 
traitements  qu'on  lui  avait  fait  éprouver,  et  décla- 
rait que  son  autorité  était  tellement  réduite ,  qu'il 
n'avait  plus  les  moyens  de  gouverner.  Au  milieu 
de  ces  plaintes  si  légitimes,  il  ne  fallait  pas  insérer 
quelques  observations  trop  minutieuses  sur  le 
mauvais  état  du  château  des  Tuileries  :  il  est  très- 
difficile  aux  souverains  héréditaires  de  ne  pas  se 
laisser  dominer  par  les  habitudes ,  dans  les  plus 
petites  comme  dans  les  plus  grandes  circonstances 
de  leur  vie  ;  mais  c'est  peut  -  être  pour  cela  même 
qu'ils  sont  plus  propres  que  les  chefs  électifs  au 
règne  des  lois  et  de  la  paix.Le  manifeste  de  Louis  XVI 
finissait  par  cette  assurance  mémorable ,  qu'en  re- 
couvrant son  indépendance ,  il  voulait  la  consa- 
crer à  fonder  la  liberté  du  peuple  français  sur  des 
bases  inébranlables.  Tel  était  le  mouvement  des 
esprits  alors ,  que  personne ,  ni  le  roi  lui  -  même , 
n'envisageait  comme  possible  le  rétablissement 
d'une  monarchie  sans  limites. 

Dès  que  l'on  sut  dans  l'assemblée  que  la  famille 
royale  avait  été  arrêtée  à  Varennes ,  on  y  envoya 
des  commissaires ,  parmi  lesquels  étaient  Péthion 
et  Barnave.  Péthion,  homme  sans  lumières  et  sans 


élévation  d'âme,  vit  le  malheur  des  plus  touchantes 
victimes  sans  en  être  ému;  Barnave  sentit  une 
respectueuse  pitié  pour  le  sort  de  la  reine  en  par- 
ticulier; et,  dès  cet  instant,  lui,  Duport,  Lameth, 
Regnault  de  Saint- Jean  d'Angely,  Chapelier,  Thou- 
ret,  etc.,  réunirent  tous  leurs  moyens  à  ceux  de 
M.  de  la  Fayette,  pour  relever  la  monarchie  ren- 
versée. 

Le  roi  et  sa  famille  firent,  à  leur  retour  de  Va- 
rennes ,  leur  entrée  funèbre  dans  Paris  ;  les  habits 
de  la  reine  et  ceux  du  roi  étaient  couverts  de  pous- 
sière; les  deux  enfants  de  la  race  royale  regar- 
daient avec  étonnement  ce  peuple  entier  qui  se 
montrait  en  maître  devant  ses  maîtres  abattus. 
Madame  Elisabeth  paraissait  au  milieu  de  cette 
illustre  famille,  comme  un  être  déjà  sanctifié,  qui 
n'a  plus  rien  de  commun  avec  la  terre.  Trois  gar- 
des du  corps,  placés  sur  le  siège  de  la  voiture,  se 
voyaient  exposés,  à  chaque  instant,  au  risque  d'être 
massacrés ,  et  des  députés  de  l'assemblée  consti- 
tuante se  mirent  plusieurs  fois  entre  eux  et  les 
furieux  qui  voulaient  les  faire  périr.  C'est  ainsi  que 
le  roi  retourna  dans  le  palais  de  ses  pères.  Hélas! 
quel  triste  présage  !  et  comme  il  fut  accompli 


CHAPITRE  XXÏL 

Révision  de  la  constitution. 

L'assemblée  se  vit  forcée,  par  le  mouvement 
populaire,  à  déclarer  que  le  roi  serait  tenu  prison- 
nier dans  le  château  des  Tuileries,  jusqu'à  ce  qu'on 
eût  présenté  la  constitution  à  son  acceptation. 
M.  de  la  Fayette ,  comme  chef  de  la  garde  natio- 
nale, eut  le  malheur  d'être  condamné  à  l'exécution 
de  ce  décret.  Mais  si  d'une  part  il  plaçait  des  sen- 
tinelles aux  portes  du  palais  du  roi ,  de  l'autre  il 
s'opposait  avec  une  énergie  consciencieuse  au  parti 
qui  voulait  faire  prononcer  sa  déchéance.  Il  em- 
ploya contre  ceux  qui  la  demandaient  la  force  ar- 
mée dans  le  Champ  de  Mars,  et  il  prouva  du  moins 
ainsi  que  ce  n'était  point  par  des  vues  ambitieuses 
qu'il  s'exposait  à  déplaire  au  monarque,  puisqu'en 
même  temps  il  provoquait  contre  lui-même  la 
haine  des  ennemis  du  trône.  Il  me  semble  que  la 
seule  manière  de  juger  avec  équité  le  caractère 
d'un  homme,  c'est  d'examiner  s'il  n'y  a  point  de 
calcul  personnel  dans  sa  conduite  :  s'il  n'y  en  a 
point,  l'on  peut  blâmer  sa  manière  de  voir,  mais 
l'on  n'en  est  pas  moins  obligé  de  l'estimer. 

Le  parti  républicain  est  le  seul  qui  se  soit  mon- 
tré lors  de  l'arrestation  du  roi.  Le  nom  du  duc 
d'Orléans  ne  fut  pas  seulement  prononcé  ;  personne 
n'osa  songer  à  un  autre  roi  que  Louis  XVI  ;  et  du 


148 


CONSIDERATIONS 


moins  lui  rendit-on  riiommage  de  ne  lui  opposer 
que  des  institutions.  Enlin  la  personne  du  monar- 
que fut  déclarée  inviolable  :  on  spécifia  les  cas  dans 
lesquels  la  déchéance  serait  prononcée-,  mais,  si 
l'on  détruisait  ainsi  le  prestige  dont  on  doit  en- 
tourer la  personne  du  roi ,  on  s'engageait  d'autant 
plus  à  respecter  la  loi  qui  lui  garantissait  l'invio- 
labilité ,  dans  toutes  les  suppositions  possibles. 

L'assemblée  constituante  a  toujours  cru ,  bien  à 
tort,  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  magique  dans 
ses  décrets ,  et  qu'on  s'arrêterait ,  en  tout ,  juste  à 
la  ligne  qu'elle  aurait  tracée.  Mais  son  autorité , 
sous  ce  rapport ,  ressemblait  à  celle  du  ruban  qu'on 
avait  tendu  dans  le  jardin  des  Tuileries,  pour  em- 
pêcher le  peuple  de  s'approcher  du  palais  :  tant  que 
l'opinion  fut  favorable  à  ceux  qui  avaient  tendu  ce 
ruban,  personne  n'imagina  de  passer  outre;  mais 
dès  que  le  peuple  ne  voulut  plus  de  la  barrière,  elle 
ne  signifia  plus  rien. 

On  trouve  dans  quelques  constitutions  moder- 
nes ,  comme  article  constitutionnel  :  Le  gouverne- 
ment sera  juste  et  le  peuple  obéissant.  S'il  était 
possible  de  commander  un  tel  résultat ,  la  balance 
des  pouvoirs  serait  bien  inutile  ;  mais,  pour  arriver 
à  mettre  les  bonnes  maximes  en  exécution ,  il  faut 
combiner  les  institutions  de  manière  que  chacun 
trouve  son  intérêt  à  les  maintenir.  Les  doctrines 
religieuses  peuvent  se  passer  de  l'intérêt  personnel 
pour  commander  aux  hommes,  et  c'est  en  cela  sur- 
tout qu'elles  sont  d'un  ordre  supérieur  ;  mais  les  lé- 
gislateurs, chargés  des  intérêts  de  ce  monde,  tom- 
bent dans  une  sorte  de  duperie,  quand  ils  font 
entrer  les  sentiments  patriotiques  comme  un  res- 
sort nécessaire  dans  leur  machine  sociale.  C'est 
méconnaître  l'ordre  naturel  des  événements,  que 
de  compter  sur  les  effets  pour  organiser  la  cause  : 
les  peuples  ne  deviennent  pas  libres  parce  qu'ils 
sont  vertueux,  mais  parce  qu'une  circonstance 
heureuse ,  ou  plutôt  une  volonté  forte  les  mettant 
en  possession  de  la  liberté ,  ils  acquièrent  les  ver- 
tus qui  en  dérivent. 

Les  lois  dont  dépend  la  liberté  civile  et  politique 
se  réduisent  à  un  très-petit  nombre,  et  ce  décalo- 
gue  politique  mérite  seul  le  nom  d'articles  consti- 
tutionnels. Mais  l'assemblée  nationale  a  donné  ce 
titre  à  presque  tous  ses  décrets;  soit  qu'elle  vou- 
lût ainsi  se  soustraire  à  la  sanction  du  roi ,  soit 
qu'elle  se  fît  une  sorte  d'illusion  d'auteur  sur  la 
perfection  et  la  durée  de  son  propre  ouvrage. 

Les  hommes  sensés  cependant  parvinrent  à  faire 
diminuer  le  nombre  des  articles  constitutionnels; 
mais  une  discussion  s'éleva  pour  savoir  si  l'on  ne 
déciderait  pas  que  tous  les  vingt  ans  une  nouvelle 


assemblée  constituante  se  réunirait  pour  réviser  la 
constitution  qu'on  venait  d'établir,  bien  entendu 
que  dans  cet  intervalle  on  n'y  changerait  rien. 
Quelle  confiance  dans  la  stabilité  d'un  tel  ouvrage  ! 
et  comme  elle  a  été  trompée  ! 

Enfin  l'on  décréta  qu'aucun  article  constitution- 
nel ne  pourrait  être  modifié  que  sur  la  demande 
de  trois  assemblées  consécutives.  C'était  se  faire 
une  étonnante  idée  de  la  patience  humaine  sur  des 
objets  d'une  telle  importance. 

Les  Français,  d'ordinaire,  ne  voient  guère  dans 
la  vie  que  le  réel  des  choses,  et  ils  tournent  assez 
volontiers  en  dérision  les  principes ,  s'ils  leur  pa- 
raissent un  obstacle  au  succès  momentané  de  leurs 
désirs  ;  mais  l'assemblée  constituante,  au  contraire, 
fut  dominée  par  la  passion  des  idées  abstraites. 
Cette  mode ,  tout  à  fait  opposée  à  l'esprit  de  la 
nation,  ne  dura  pas  longtemps.  Les  factieux  se 
servirent  d'abord  des  arguments  métaphysiques 
pour  motiver  les  actions  les  plus  coupables ,  et  puis 
ils  renversèrent  bientôt  après  cet  échafaudage,  pour 
proclamer  nettement  l'empire  des  circonstances  et 
le  mépris  des  doctrines. 

Le  côté  droit  de  l'assemblée  avait  eu  souvent 
raison,  pendant  le  cours  de  la  session,  et  plus 
souvent  encore  on  s'était  intéressé  à  lui ,  parce  que 
le  parti  le  plus  fort  l'opprimait  et  lui  refusait  la 
parole.  Il  n'est  pas  de  pays  où  il  soit  plus  néces- 
saire qu'en  France ,  de  faire  des  règlements  dans 
les  assemblées  délibérantes  en  faveur  de  la  mino- 
rité; car  on  y  a  tant  de  goût  pour  la  puissance, 
qu'on  est  tenté  de  vous  imputer  à  crime  d'être  du 
parti  le  moins  nombreux'.  Après  l'arrestation  du 
roi,  les  aristocrates,  sachant  que  la  monarchie 
avait  acquis  des  défenseurs  dans  le  parti  populaire, 
crurent  plus  sage  de  les  laisser  agir,  et  de  se  met- 
tre moins  en  avant  eux-mêmes.  Les  députés  con- 
vertis firent  ce  qu'ils  purent  pour  augmenter  l'au- 
torité du  pouvoir  exécutif;  mais  ils  n'osèrent  pas 
cependant  aborder  Ips  questions  dont  la  décision 
aurait  pu  seule  raffermir  l'état  politique  de  la 
France;  on  craignait  de  parler  de  deux  chambres 
comme  d'une  conspiration.  Le  droit  de  dissoudre 
le  corps  législatif,  si  nécessaire  au  maintien  de 
l'autorité  royale  ,  ne  lui  fut  point  accordé.  On  ef- 
frayait les  hommes  raisonnables  en  les  appelant 

I  Un  ouvrage  excellent,  intitulé  Tactique  des  assemblées 
délibérantes ,  rédigé  par  M.  Dumont,  de  Genève,  et  conte- 
nant en  partie  les  idées  de  M.  Bentliam ,  jurisconsulte  anglais, 
penseur  très-profond ,  devrait  être  sans  cesse  consulté  par 
nos  législateurs  ;  car  il  ne  suffit  pas  d'enlever  une  délibération 
dans  une  chambre,  il  faut  que  le  parti  le  plus  faible  ait  été 
patiemment  entendu  :  tel  est  l'avantage  et  le  droit  du  gou- 
vernement représentatif. 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


149 


des  aristocrates.  Cependant,  les  aristocrates  n'é- 
taient point  redoutables  alors;  c'est  à  cause  de 
cela  même  qu'on  avait  fait  une  injure  de  ce  nom. 
Dans  ce  temps,  comme  depuis ,  on  a  toujours  eu 
en  France  l'art  de  faire  porter  les  inquiétudes  sur 
les  vaincus  ;  on  dirait  que  les  faibles  sont  seuls  à 
craindre.  C'est  un  bon  prétexte  pour  accroître 
la  puissance  des  vainqueurs,  que  d'exagérer  les 
moyens  de  leurs  adversaires.  Il  faut  se  créer  des 
ennemis  en  effigie,  si  Ton  veut  exercer  son  bras  à 
frapper  fort. 

La  majorité  de  l'assemblée  croyait  contenir  les 
jacobins,  et  cependant  elle  composait  avec  eux,  et 
perdait  du  terrain  à  chaque  victoire.  Aussi  lit-elle 
une  constitution  comme  un  traité  entre  deux  par- 
tis, et  non  comme  une  œuvre  pour  tous  les  temps. 
Les  auteurs  de  cette  constitution  lancèrent  à  la 
mer  un  vaisseau  mal  construit,  et  crurent  justifier 
chaque  faute  en  citant  la  volonté  de  tel  homme , 
ou  le  crédit  de  tel  autre.  Mais  les  flots  de  l'Océan, 
que  le  navire  devait  traverser,  ne  se  prêtaient  point 
à  de  tels  commentaires. 

Cependant  quel  parti  prendre,  dira-t-on ,  quand 
les  circonstances  étaient  défavorables  à  ce  qu'on 
croyait  la  raison  ?  Résister ,  toujours  résister ,  et 
prendre  son  point  d'appui  en  soi-même.  C'est  aussi 
une  circonstance  que  le  courage  d'un  honnête 
homme,  et  personne  ne  saurait  prévoir  ce  qu'elle 
peut  entraîner.  Si  dix  députés  du  parti  populaire , 
si  cinq ,  si  trois ,  si  même  un  seul  avait  fait  sentir 
tous  les  malheurs  qui  devaient  résulter  d'une  œu- 
vre politique  sans  défense  contre  les  factions  ;  s'il 
avait  adjuré  l'assemblée  au  nom  des  principes  ad- 
mirables qu'elle  avait  décrétés ,  et  des  préjugés 
qu'elle  avait  renversés,  de  ne  pas  mettre  au  hasard 
tant  de  biens ,  formant  le  trésor  de  la  raison  hu- 
maine; si  l'inspiration  de  la  pensée  avait  révélé  à 
quelque  orateur,  comment  on  allait  livrer  le  saint 
nom  de  la  liberté  à  l'association  funeste  des  plus 
cruels  souvenirs,  peut-être  un  seul  homme  eût-il 
fait  reculer  la  destinée.  Mais  les  applaudissements 
ou  les  murmures  des  tribunes  influaient  sur  des 
questions  qui  auraient  dû  être  discutées  dans  le 
calme  par  les  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus 
réfléchis.  La  fierté  qui  fait  résister  à  la  multitude 
est  d'un  autre  genre  que  celle  qui  rend  indépen- 
dant d'un  despote;  néanmoins,  le  même  mouve- 
ment de  sang  sert  à  lutter  contre  tous  les  genres 
d'oppression. 

Il  ne  restait  plus  qu'un  moyen  de  réparer  les 
erreurs  des  lois  :  c'était  le  choix  des  hommes.  Les 
députés  qui  devaient  succéder  à  l'assemblée  consti- 
tuante pouvaient  recommencer  des  travaux  impar- 


faits, et  rectifier  par  un  esprit  sage  les  fautes  déjà 
commises.  Mais  d'abord  on  repoussa  la  condition 
de  propriété,  nécessaire  pour  resserrer  l'élection 
dans  la  classe  de  ceux  qui  ont  intérêt  au  maintien 
de  l'ordre.  Robespierre ,  qui  devait  jouer  un  si 
grand  rôle  dans  le  règne  du  sang,  s'éleva  contre 
cette  condition ,  à  quelque  degré  qu'elle  fût  fixée , 
comme  contre  une  injustice  :  il  mit  en  avant  la 
déclaration  des  droits  de  l'homme  relativement  à 
l'égalité ,  comme  si  cette  égalité ,  même  dans  son 
sens  le  plus  étendu ,  admettait  la  faculté  de  tout 
obtenir  sans  talent  et  sans  travail.  Car,  s'arroger 
des  droits  politiques  sans  aucun  titre  pour  les 
exercer,  c'est  aussi  une  usurpation.  Robespierre 
joignait  de  la  métaphysique  obscure  à  des  décla- 
mations communes ,  et  c'était  ainsi  qu'il  se  faisait 
de  l'éloquence.  On  a  composé  pour  lui  de  meil- 
leurs discours  quand  il  a  été  puissant;  mais  pen- 
dant l'assemblée  constituante  personne  ne  faisait 
attention  à  lui;  et,  chaque  fois  qu'il  montait  à  la 
tribune,  les  démocrates  de  bon  goût  étaient  bien 
aises  de  le  tourner  en  ridicule ,  pour  se  donner 
l'air  d'un  parti  modéré.  [^ 

On  décréta  qu'une  imposition  d'un  marc  d'ar- 
gent, c'est-à-dire,  de  cinquante-quatre  livres,  serait 
nécessaire  pour  être  député.  C'en  était  assez  pour 
provoquer  des  complaintes  à  la  tribune  sur  tous 
les  cadets  de  famille ,  sur  tous  les  hommes  de  ^é- 
nie  qui  seraient  exclus,  par  leur  pauvreté,  de  .la 
représentation  nationale;  et  cela  ne  suffisait  pas 
néanmoins  pour  borner  les  choix  du  peuple  à  la 
classe  des  propriétaires. 

L'assemblée  constituante ,  pour  remédier  à  cet 
inconvénient ,  établit  deux  degrés  d'élection  :  elle 
décréta  que  le  peuple  élirait  des  électeurs  qui  choi- 
siraient les  députés.  Cette  gradation  devait  sans 
doute  amortir  l'action  ^de  l'élément  démocratique  ; 
et  les  chefs  révolutionnaires  l'ont  pensé ,  puisqu'ils 
l'abolirent  quand  ils  furent  les  maîtres.  Mais  le 
choix  direct  du  peuple ,  soumis  à  une  juste  condi- 
tion de  propriété ,  est  infiniment  plus  favorable  à 
l'énergie  des  gouvernements  libres.  L'élection  im- 
médiate ,  telle  qu'elle  existe  en  Angleterre ,  peut 
seule  faire  pénétrer  dans  toutes  les  classes  l'esprit 
public  et  l'amour  de  la  patrie.  La  nation  s'attache 
à  ses  représentants ,  quand  c'est  elle-même  qui  les 
a  choisis  ;  mais ,  lorsqu'elle  doit  se  borner  à  élire 
ceux  qui  doivent  élire  à  leur  tour,  cette  combinai- 
son artificielle  refroidit  son  intérêt.  D'ailleurs ,  les 
collèges  électoraux  ,  par  cela  seul  qu'ils  sont  com- 
posés d'un  petit  nombre  d'hommes,  prêtent  bien 
plus  à  l'intrigue  que  les  grandes  masses  ;  ils  prê- 
tent surtout  à  cette  sorte  d'intrigue  bourgeoise  si 


150 


CONSIDERATIONS 


avilissante ,  où.  l'on  voit  les  hommes  du  tiers  état 
venir  demander  aux  grands  seigneurs  de  placer 
leurs  fils  dans  les  antichambres  de  la  cour. 

Dans  les  gouvernements  libres,  le  peuple  doit  se 
rallier  à  la.  première  classe,  en  y  prenant  ses  re- 
présentants ;  et  la  première  classe  doit  chercher  à 
plaire  au  peuple  par  des  talents  et  des  vertus.  Ce 
double  lien  n'a  presque  plus  de  force,  quand  l'acte 
de  choisir  passe  à  travers  deux  degrés.  On  détruit 
ainsi  la  vie  pour  se  préserver  du  trouble  ;  il  vaut 
bien  mieux  ,  comme  en  Angleterre ,  balancer  sage- 
ment l'élément  démocratique  par  l'élément  aristo- 
cratique, mais  laisser  à  tous  les  deux  leur  indépen- 
dance naturelle. 

M.  Necker  a  proposé ,  dans  son  dernier  ouvrage  ', 
une  manière  nouvelle  d'établir  les  deux  degrés  d'é- 
lection; il  pense  que  ce  devrait  être  au  collège 
électoral  à  donner  la  liste  d'un  certain  nombre  de 
candidats ,  entre  lesquels  les  assemblées  primaires 
pourraient  choisir.  Les  motifs  de  cette  institution 
sont  développés  d'une  manière  ingénieuse  dans  le 
livre  de  M.  Necker.  Mais  ce  qui  est  évident ,  c'est 
qu'il  a  cru  toujours  nécessaire  que  le  peuple  exerçât 
pleinement  son  droit  et  son  jugement,  et  que  les 
honunes  distingués  eussent  un  constant  intérêt  à 
captiver  son  suffrage. 

Les  réviseurs  de  la  constitution ,  en  1791  , 
étaient  accusés  sans  cesse,  par  les  jacobins ,  d'être 
partisans  du  despotisme ,  lors  même  qu'ils  en 
étaient  réduits  à  chercher  des  détours  pour  parler 
du  pouvoir  exécutif,  comme  si  le  nom  d'un  roi  ne 
pouvait  se  prononcer  dans  une  monarchie.  Néan- 
moins, les  constituants  seraient  peut-être  encore 
parvenus  à  sauver  la  France,  s'ils  eussent  été  mem- 
bres de  l'assemblée  suivante.  Les  députés  les  plus 
éclairés  sentaient  ce  qui  manquait  à  la  constitution 
qu'on  venait  de  terminer  à  coups  d'événements,  et 
ils  auraient  tâché  de  l'amender  en  l'interprétant. 
Mais  le  parti  de  la  médiocrité ,  qui  compte  tant  de 
soldats  dans  tous  les  rangs ,  ce  parti  qui  hait  les 
talents ,  comme  les  amis  de  la  liberté  haïssent  les 
despotes ,  parvint  à  faire  interdire  par  un  décret , 
aux  députés  de  l'assemblée  constituante,  la  possi- 
bilité d'être  réélus.  Les  aristocrates  et  les  jacobins, 
qui  avaient  joué  un  rôle  très-inférieur  pendant  la 
session,  ne  se  flattaient  pas  d'être  nommés  une 
seconde  fois;  ils  trouvaient  donc  du  plaisir  à  em- 
pêcher ceux  qui  étaient  assurés  du  suffrage  de  leurs 
concitoyens ,  d'occuper  des  places  dans  l'assemblée 
suivante.  Car,  de  toutes  les  lois  agraires,  celle  qui 
plairait  le  plus  au  commun  des  hommes,  ce  serait 
la  division  des  suffrages  publics  en  portions  égales, 

'  Dernières  vues  de  politique  et  de  finance. 


dont  le  talent  ne  pût  jamais  obtenir  un  plus  grand 
nombre  que  la  médiocrité.  Beaucoup  d'individus 
croiraient  y  gagner,  mais  l'émulation ,  qui  enrichit 
l'espèce  humaine ,  y  perdrait  tout. 

Vainement  les  premiers  orateurs  de  l'assemblée  ' 
tâchaient -ils  de  faire  sentir  que  des  successeurs 
tout  nouveaux ,  et  choisis  dans  un  temps  de  trou- 
bles, seraient  ambitieux  de  faire  une  révolution 
non  moins  éclatante  que  celle  qui  avait  signalé 
leurs  prédécesseurs.  Les  membres  de  l'extrémité 
du  côté  gauche,  d'accord  avec  l'extrémité  du  côté 
droit ,  criaient  que  leurs  collègues  voulaient  acca- 
parer le  pouvoir;  et  des  députés  ennemis  jusque 
alors,  les  jacobins  et  les  aristocrates,  se  touchaient 
la  main  de  joie,  en  pensant  qu'ils  auraient  le  bon- 
heur d'écarter  des  hommes  dont  la  supériorité  les 
offusc{uait  depuis  deux  années. 

Quelle  faute  d'après  les  circonstances!  mais  aussi 
quelle  erreur  de  principes ,  que  d'interdire  au  peu- 
ple le  choix  de  ceux  qui  ont  déjà  mérité  sa  confiance! 
Dans  quel  pays  trouve-t-on  une  assez  grande  quan- 
tité d'individus  capables  ,  pour  que  l'on  puisse  ar- 
bitrairement écarter  les  hommes  déjà  connus  ,  déjà 
éprouvés,  et  qui  ont  acquis  l'expérience  des  affai- 
res ?  Rien  ne  coûte  plus  à  l'État  que  ces  députés 
qui  ont  à  se  créer  une  fortune  nouvelle  en  fait  de 
réputation  ;  les  propriétaires  en  ce  genre  aussi  doi- 
vent être  préférés  à  ceux  qui  ont  besoin  de  s'enri- 
chir. 


CHAPITRE  XXIII. 

acceptation  de  la  constitution,  appelée  constitu-\ 


tion  de  1791. 


'Il 


Ainsi  finit  cette  fameuse  assemblée  qui  réunit 
tant  de  lumières  à  tant  d'erreurs ,  qui  a  fait  un 
bien  durable,  mais  un  grand  mal  immédiat,  et 
dont  le  souvenir  servira  longtemps  encore  de  pré- 
texte aux  attaques  des  ennemis  de  la  liberté. 

Voyez ,  disent-ils ,  ce  qu'ont  produit  les  délibé- 
rations des  hommes  les  plus  éclairés  de  France. 
Mais  aussi  pourrait-on  leur  répondre  :  Songez  à 
ce  que  doivent  être  les  hommes  qui ,  n'ayant  ja- 
mais exercé  aucun  droit  politique,  se  trouvent 
tout  à  coup  en  possession  d'une  jouissance  funeste 
à  tous  les  individus,  le  pouvoir  sans  bornes;  ils 
seront  longtemps  avant  de  savoir  qu'une  injustice 
soufferte  par  un  citoyen  quelconque ,  ami  ou  en- 
nemi de  la  liberté,  retombe  sur  la  tête  de  tous  ;  ils 
seront  longtemps  avant  de  connaître  la  théorie  de 
la  liberté ,  si  simple  quand  on  est  né  dans  un  pays 
où  les  lois  et  les  mœurs  vous  l'enseignent ,  si  dif- 
ficile quand  on  a  vécu  sous  un  gouvernement  ar- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


151 


bitraire ,  où  rien  ne  se  décide  que  par  les  circons- 
tances, et  où  les  principes  leur  sont  toujours- 
soumis.  Enfin ,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous 
les  pays,  faire  passer  une  nation  du  gouverne- 
ment des  cours  à  celui  de  la  loi,  c'est  une  crise 
de  la  plus  grande  difficulté,  lors  même  que  l'opi- 
nion la  rend  inévitable. 

L'histoire  doit  donc  considérer  l'assemblée  cons- 
tituante sous  deux  points  de  vue  :  les  abus  qu'elle 
a  détruits,  et  les  institutions  qu'elle  a  créées. 
Sous  le  premier  rapport,  elle  a  de  grands  droits  à 
la  reconnaissance  de  la  race  humaine;  sous  le  se- 
cond, les  plus  graves  erreurs  peuvent  lui  être  re- 
prochées. 

Sur  la  proposition  de  M.  de  la  Fayette,  une  am- 
nistie générale  fut  accordée  à  tous  ceux  qui  avaient 
pris  part  au  voyage  du  roi ,  ou  commis  ce  qu'on 
peut  appeler  des  délits  politiques.  Il  fit  décréter 
aussi  que  tout  individu  pourrait  sortir  de  France 
et  y  rentrer  sans  passe-port.  L'émigration  était 
alors  déjà  commencée.  Je  distinguerai  dans  le  cha- 
pitre suivant  l'émigration  politique  de  l'émigra- 
tion nécessaire  qui  eut  lieu  plus  tard.  Mais  ce  qu'il 
importe  de  remarquer,  c'est  que  l'assemblée  cons- 
tituante rejeta  toutes  les  mesures  qui  lui  furent 
proposées  pour  entraver  la  liberté  civile.  La  mi- 
norité de  la  noblesse  avait  cet  esprit  de  justice, 
inséparable  du  désintéressement.  Parmi  les  dépu- 
tés du  tiers  état,  Dupont  de  Nemours,  qui  a  sur- 
vécu, malgré  son  courage,  ïhouret,  Barnave, 
Chapelier,  et  tant  d'autres ,  qui  ont  péri  victimes 
de  leurs  excellents  principes ,  ne  portaient  certai- 
nement dans  les  délibérations  que  les  intentions 
les  plus  pures.  Mais  la  majorité  tumultueuse  et 
ignorante  eut  le  dessus  dans  les  décrets  relatifs  à 
la  constitution.  On  était  assez  éclairé  en  France 
sur  tout  ce  qui  concernait  l'ordre  judiciaire  et 
l'administration  ;  mais  la  théorie  des  pouvoirs  exi- 
geait des  connaissances  plus  approfondies.  C'était 
donc  le  plus  pénible  des  spectacles  intellectuels, 
que  de  voir  les  bienfaits  de  la  liberté  civile  mis 
sous  la  sauvegarde  d'une  liberté  politique  sans  me- 
sure et  sans  force. 

Cette  malheureuse  constitution,  si  bonne  par 
ses  bases  et  si  mauvaise  par  son  organisation , 
fut  présentée  à  l'acceptation  du  roi.  Il  ne  pouvait 
certainement  pas  la  refuser,  puisqu'elle  terminait 
sa  captivité;  mais  on  se  flatta  que  son  consente- 
ment était  volontaire.  On  fit  des  fêtes ,  comme  si 
l'on  s'était  cru  heureux  ;  l'on  commanda  des  ré- 
jouissances pour  se  persuader  que  les  dangers 
étaient  passés;  les  mots  de  roi,  d'assemblée  re- 
présentative,  de  monarchie  constitutionnelle,  ré- 


pondaient au  véritable  vœu  de  tous  les  Français. 
On  crut  avoir  atteint  la  réalité  des  choses,  dont 
on  n'avait  obtenu  que  le  nom. 

On  pria  le  roi  et  la  reine  d'aller  à  l'Opéra;  leur 
entrée  y  fut  célébrée  par  des  applaudissements 
sincères  et  universels.  On  donnait  le  ballet  de 
Psyché;  au  moment  où  les  Furies  dansaient  en  se- 
couant leurs  flambeaux,  et  où  cet  éclat  d'incendie 
se  répandait  dans  toute  la  salle,  je  vis  le  visage 
du  roi  et  de  la  reine  à  la  pâle  lueur  de  cette  imi- 
tation des  enfers ,  et  des  pressentiments  funestes 
sur  l'avenir  me  saisirent.  La  reine  s'efforçait  d'être 
aimable ,  mais  on  apercevait  une  profonde  tris- 
tesse à  travers  son  obligeant  sourire.  Le  roi, 
comme  à  son  ordinaire,  semblait  plus  occupé  de 
ce  qu'il  voyait  que  de  ce  qu'il  éprouvait;  il  regar- 
dait de  tous  les  côtés  avec  calme,  et  l'on  eût  dit 
même  avec  insouciance  ;  il  s'était  habitué ,  comme 
la  plupart  des  souverains,  à  contenir  l'expression 
de  ses  sentiments,  et  peut-être  en  avait-il  ainsi 
diminué  la  force.  L'on  alla  se  promener  après 
l'opéra  dans  les  Champs  Élysées ,  qui  étaient  su- 
perbement illuminés.  Le  palais  et  le  jardin  des 
Tuileries  n'en  étant  séparés  que  par  la  fatale  place 
de  la  Révolution,  l'illumination  de  ce  palais  et  du 
jardin  se  joignait  admirablement  à  celle  des  lon- 
gues allées  des  Champs  Élysées,  réunies  entre  elles 
par  des  guirlandes  de  lumières. 

Le  roi  et  la  reine  se  promenaient  lentement 
dans  leur  voiture,  au  milieu  de  la  foule,  et  chaque 
fois  qu'on  apercevait  cette  voiture,  on  criait  :  Vive 
le  roi'.  Mais  c'étaient  les  mêmes  gens  qui  avaient 
insulté  le  même  roi  à  son  retour  de  Varennes ,  et 
ils  ne  se  rendaient  pas  mieux  compte  de  leurs  ap- 
plaudissements que  de  leurs  outrages. 

Je  rencontrai,  en  me  promenant,  quelques  mem- 
bres de  l'assemblée  constituante.  Ils  ressemblaient 
à  des  souverains  détrônés ,  très-inquiets  de  leurs 
successeurs.  Certes,  chacun  aurait  souhaité,  comme 
eux ,  qu'ils  fussent  chargés  de  maintenir  la  cons- 
titution telle  qu'elle  était,  car  on  en  savait  assez 
déjà  sur  l'esprit  des  élections  pour  ne  pas  se  flat- 
ter d'une  amélioration  dans  les  affaires.  Mais  on 
s'étourdissait  par  le  bruit  qu'on  entendait  de  tou- 
tes parts.  Le  peuple  chantait,  et  les  colporteurs 
de  journaux  faisaient  retentir  les  airs  en  procla- 
mant à  haute  voix  la  grande  acceptation  du  roi, 
la  constitution  monarchique ,  etc.,  etc. 

Il  semblait  que  la  révolution  fût  achevée,  et  la 
liberté  fondée.  Toutefois  l'on  se  regardait  les  uns 
les  autres  comme  pour  obtenir  de  son  voisin  la 
sécurité  dont  on  manquait  soi-même. 

L'absence  des  nobles  surtout  ébranlait  cette  se- 


11 


152 


CONSIDERATIONS 


curité ,  car  il  ne  peut  exister  de  monarchie  sans 
que  la  classe  aristocratique  en  fasse  partie;,  et, 
malheureusement  les  préjugés  des  gentilshommes 
français  étaient  tels ,  qu'ils  repoussaient  toute  es- 
pèce de  gouvernement  libre  ;  c'est  à  cette  grande 
difficulté  qu'il  faut  attribuer  les  défauts  les  plus 
graves  de  la  constitution  de  1791.  Car  les  seigneurs 
propriétaires  n'offrant  aucun  soutien  à  la  liberté , 
la  force  démocratique  a  pris  nécessairement  le 
dessus.  Les  barons  anglais,  dès  le  temps  de  la 
grande  charte,  ont  stipulé  les  droits  des  commu- 
nes, conjointement  avec  les  leurs.  En  France,  les 
nobles  ont  combattu  ces  droits,  quand  le  tiers 
état  les  a  réclamés  ;  mais ,  n'étant  pas  assez  forts 
pour  lutter  contre  la  nation,  ils  ont' quitté  leur 
pays  en  masse,  et  sont  allés  se  joindre  aux  étran- 
gers'. Cette  résolution  funeste  a  rendu  alors  la  mo- 
narchie constitutionnelle  impossible,  puisqu'elle 
en  a  détruit  les  éléments  conservateurs.  Nous  al- 
lons développer  les  suites  nécessaires  de  l'émigra- 
tion. 


e««fi«»«eQ-dfi0 


TROISIEME  PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  Vémigration. 

L'on  doit  distinguer  l'émigration  volontaire  de 
l'émigration  forcée.  Après  le  renversement  du  trône 
en  1792,  lorsque  le  règne  de  la  terreur  a  commencé, 
nous  avons  tous  émigré,  pour  nous  soustraire  aux 
périls  dont  chacun  était  menacé.  Ce  n'est  pas 
un  des  moindres  crimes  du  gouvernement  d'alors, 
que  d'avoir  considéré  comme  coupables  ceux  qui 
ne  s'éloignaient  de  leurs  foyers  que  pour  échapper 
à  l'assassinat  populaire  ou  juridique,  et  d'avoir 
compris  dans  leur  proscription,  non-seulement  les 
hommes  en  état  de  porter  les  armes,  mais  les 
vieillards,  les  femmes,  les  enfants  même.  L'émi- 
gration de  1791 ,  au  contraire ,  n'étant  provoquée 
par  aucun  genre  de  danger,  doit  être  considéi'ée 
comme  une  résolution  de  parti;  et,  sous  ce  rap- 
port ,  on  peut  la  juger  d'après  les  principes  de  la 
politique. 

Au  moment  oiî  le  roi  fut  arrêté  à  Varennes ,  et 
ramené  captif  à  Paris ,  un  grand  nombre  de  nobles 
se  déterminèrent  à  quitter  leur  pays,  pour  récla- 
mer le  secours  des  puissances  étrangères ,  et  pour 
les  engager  à  réprimer  la  révolution  par  les  armes. 
Les  premiers  émigrés  obligèrent  les  gentilshommes 


restés  en  France  à  les  suivre;  ils  leur  comman- 
dèrent ce  sacrifice  au  nom  d'un  genre  d'honneur 
qui  tient  à  l'esprit  de  corps ,  et  l'on  vit  la  caste 
des  privilégiés  français  couvrir  les  grandes  routes 
pour  se  rendre  aux  camps  des  étrangers,  sur  la 
rive  ennemie.  La  postérité  prononcera,  je  crois, 
que  la  noblesse,  en  cette  occasion ,  s'écarta  des 
vrais  principes  qui  servent  de  base  à  l'union  so- 
ciale. En  supposant  que  les  gentilshommes  n'eussent 
pas  mieux  fait  de  s'associer  dès  l'origine  aux  insti- 
tutions que  nécessitaient  les  progrès  des  lumières 
et  l'accroissement  du  tiers  état,  du  moins  dix 
mille  nobles  de  plus  autour  du  roi  auraient  peut- 
être  empêché  qu'il  ne  fût  détrôné.  Mais,  sans  se 
perdre  dans  des  suppositions  qui  peuvent  toujours 
être  contestées ,  il  y  a  des  devoirs  inflexibles  en 
politique  comme  en  morale,  et  le  premier  de  tous, 
c'est  de  ne  jamais  livrer  son  pays  aux  étrangers , 
lors  même  qu'ils  s'offrent  pour  appuyer  avec  leurs 
armées  le  système  qu'on  regarde  comme  le  meil- 
leur. Un  parti  se  croit  le  seul  vertueux,  le  seul 
légitime  ;  un  autre  le  seul  national,  le  seul  patriote  : 
comment  décider  entre  eux.?  Était-ce  un  jugement 
de  Dieu  pour  les  Français ,  que  le  triomphe  des 
troupes  étrangères?  Le  jugement  de  Dieu,  dit  le 
proverbe,  c'est  la  voix  du  peuple.  Quand  une 
guerre  civile  eût  été  nécessaire  pour  mesurer  les 
forces  et  manifester  la  majorité ,  la  nation  en  serait 
devenue  plus  grande  à  ses  propres  yeux  comme  à 
ceux  de  ses  rivaux.  Les  chefs  de  la  Vendée  inspirent 
mille  fois  plus  de  respect  que  ceux  d'entre  les 
Français  qui  ont  excité  les  diverses  coalitions  de 
l'Europe  contre  leur  patrie.  On  ne  saurait  triom- 
pher dans  la  guerre  civile  qu'à  l'aide  du  courage, 
de  l'énergie  ou  de  la  justice;  c'est  aux  facultés  de 
l'âme  qu'appartient  le  succès  dans  une  telle  lutte  : 
mais,  pour  attirer  les  puissances  étrangères  dans 
son  pays,  une  intrigue,  un  hasard,  une  relation 
avec  un  général  ou  avec  un  ministre  en  faveur, 
peuvent  suffire.  De  tout  temps  les  émigrés  se  sont 
joués  de  l'indépendance  de  leur  patrie,  ilsia  veulent, 
comme  un  jaloux  sa  maîtresse,  morte  ou  fidèle; 
et  l'arme  avec  laquelle  ils  croient  combattre  les 
factieux  s'échappe  souvent  de  leurs  mains,  et  frappe 
d'un  coup  mortel  le  pays  même  qu'ils  prétendaient 
sauver. 

Les  nobles  de  France  se  considèrent  malheureu- 
sement plutôt  comme  les  compatriotes  des  nobles 
de  tous  les  pays ,  que  comme  les  concitoyens  des 
Français.  D'après  leur  manière  de  voir ,  la  race  des 
anciens  conquérants  de  l'Europe  se  doit  mutuelle- 
ment des  secours  d'un  empire  à  l'autre  ;  mais  les 
nations,  au  contraire,  se  sentant  un  tout  homogène, 


SUR  Lk  REVOLUTION  FRÂNGilSE. 


153 


veulent  disposer  de  leur  sort;  et,  depuis  l'antiquité 
jusqu'à  nos  jours,  les  peuples  libres  ou  seulement 
fiers  n'ont  jamais  supporté  sans  frémir  l'interven- 
tion des  gouvernements  étrangers  dans  leurs  que- 
relles intestines. 

Des  circonstances  particulières  à  l'histoire  de 
France  y  ont  séparé  les  privilégiés  et  le  tiers  état 
d'une  manière  plus  prononcée  que  dans  aucun 
autre  pays  de  l'Europe.  L'urbanité  des  mœurs  ca- 
chait les  divisions  politiques;  mais  les  privilèges 
pécuniaires,  le  nombre  des  emplois  donnés  exclu- 
sivement aux  nobles ,  l'inégalité  dans  l'application 
des  lois,  l'étiquette  des  cours,  tout  l'héritage  des 
droits  de  conquête  traduits  en  faveurs  arbitraires, 
ont  créé  en  France,  pour  ainsi  dire,  deux  nations 
dans  une  seule.  En  conséquence,  les  nobles  émi- 
grés ont  voulu  traiter  la  presque  totalité  du  peuple 
français  comme  des  vassaux  révoltés  ;  et ,  loin  de 
rester  dans  leur  pays,  soit  pour  triompher  de  l'opi- 
nion dominante,  soit  pour  s'y  réunir,  ils  ont  trouvé 
plus  simple  d'invoquer  la  gendarmerie  européenne, 
afin  de  mettre  Paris  à  la  raison.  C'était,  disaient-ils, 
pour  délivrer  la  majorité  du  joug  d'une  minorité 
factieuse,  qu'on  recourait  aux  armes  des  alliés 
voisins.  Une  nation  qui  aurait  besoin  des  étrangers 
pour  s'affranchir  d'un  joug  quelconque ,  serait  tel- 
lement avilie,  qu'aucune  vertu  ne  pourrait  de 
longtemps  s'y  développer  :  elle  rougirait  de  ses 
oppresseurs  et  de  ses  libérateurs  tout  ensemble. 
Henri  IV,  il  est  vrai,  admit  des  corps  étrangers 
dans  son  armée;  mais  il  les  avait  comme  auxi- 
liaires, et  ne  dépendait  point  d'eux.  Il  opposait 
des  Anglais  et  des  Allemands  protestants  aux  li- 
gueurs dominés  par  les  catholiques  espagnols  ;  mais 
toujours  il  était  entouré  d'une  force  française  as- 
sez considérable  pour  être  le  maître  de  ses  alliés. 
En  1791 ,  le  système  de  l'émigration  était  faux  et 
condamnable,  car  une  poignée  de  Français  se  per- 
dait au  milieu  de  toutes  les  baïonnettes  de  l'Eu- 
rope. Il  y  avait  d'ailleurs  encore  beaucoup  de 
moyens  de  s'entendre  en  France  entre  soi;  des 
hommes  très-estimables  étaient  à  la  tête  du  gou- 
vernement, des  erreurs  en  politique  pouvaient  être 
réparées,  et  les  meurtres  judiciaires  n'avaient 
point  encore  été  commis. 

Loin  que  l'émigration  ait  maintenu  la  considé- 
ration de  la  noblesse,  elle  y  a  porté  la  plus  forte 
atteinte.  Une  génération  nouvelle  s'est  élevée  pen- 
dant l'absence  des  gentilshommes;  et,  comme  cette 
génération  a  vécu,  prospéré,  triomphé  sans  les 
privilégiés,  elle  croit  encore  pouvoir  exister  par 
elle-même.  Les  émigrés,  d'autre  part,  vivant  tou- 
jours dans  le  même  cercle,  se  sont  persuadé  que 


tout  était  rébellion  hors  de  leurs  anciennes  habi- 
tudes ;  ils  ont  pris  ainsi  par  degrés  le  même  genre 
d'inflexibilité  qu'ont  les  prêtres.  Toutes  les  tradi- 
tions politiques  sont  devenues  à  leurs  yeux  des 
articles  de  foi ,  et  ils  se  sont  fait  des  dogmes  des 
abus.  Leur  attachement  à  la  famille  royale,  dans 
son  malheur,  est  très-digne  de  respect;  mais  pour- 
quoi faire  consister  cet  attachement  dans  la  haine 
des  institutions  libres  et  l'amour  du  pouvoir  ab- 
solu? Et  pourquoi  repousser  le  raisonnement  en 
politique,  comme  s'il  s'agissait  des  saints  mystères, 
et  non  pas  des  affaires  humaines?  En  1791,  le 
parti  des  aristocrates  s'est  séparé  de  la  nation ,  de 
fait  et  de  droit;  d'une  part,  en  s'éloignant  de 
France ,  et  de  l'autre,  en  ne  reconnaissant  pas  que 
la  volonté  d'un  grand  peuple  doit  être  de  quelque 
chose  dans  le  choix  de  son  gouvernement.  Qu'est- 
ce  que  cela  signifie,  des  nations?  répétaient-ils 
sans  cesse  :  il  faut  des  armées.  Mais  les  armées  ne 
font-elles  pas  partie  des  nations?  Tôt  ou  tard  l'opi- 
nion ne  pénètre-t-elle  pas  aussi  dans  les  rangs 
mêmes  des  soldats ,  et  de  quelle  manière  peut-on 
étouffer  ce  qui  anime  maintenant  tous  les  pays 
éclairés,  la  connaissance  libre  et  réfléchie  des  in- 
térêts et  des  droits  de  tous? 

Les  émigrés  ont  dû  se  convaincre,  par  leurs 
propres  sentiments,  dans  différentes  circonstances  » 
que  le  parti  qu'ils  avaient  pris  était  digne  de  blâme. 
Quand  ils  se  trouvaient  au  milieu  des  uniformes 
étrangers,  quand  ils  entendaient  les  langues  ger- 
maniques ,  dont  aucun  son  ne  leur  rappelait  les 
souvenirs  de  leur  vie  passée,  pouvaient-ils  se 
croire  encore  sans  reproche  ?  Ne  voyaient-ils  pas  la 
France  tout  entière  se  défendant  sur  l'autre  bord? 
N'éprouvaient-ils  pas  une  insupportable  douleur, 
en  reconnaissant  les  airs  nationaux,  les  accents  de 
leur  province ,  dans  le  camp  qu'il  fallait  appeler 
ennemi?  Combien  d'entre  eux  ne  se  sont  pas  re- 
tournés tristement  vers  les  Aflemands,  vers  les 
Anglais ,  vers  tant  d'autres  peuples  qu'on  leur  or- 
donnait de  considérer  comme  leurs  alliés!  Ah!  l'on 
ne  peut  transporter  ses  dieux  pénates  dans  les 
foyers  des  étrangers.  Les  émigrés,  lors  môme 
qu'ils  faisaient  la  guerre  à  la  France,  ont  souvent 
été  fiers  des  victoires  de  leurs  compatriotes.  Ils 
étaient  battus  comme  émigrés,  mais  ils  triom- 
phaient comme  Français ,  et  la  joie  qu'ils  en  res- 
sentaient était  la  noble  inconséquence  des  cœurs 
généreux.  Jacques  II  s'écriait  à  la  bataille  de  la 
Hogue ,  pendant  la  défaite  de  la  flotte  française , 
qui  soutenait  sa  propre  cause  contre  l'Angleterre  : 
«  Comme  mes  braves  Anglais  se  battent  !  »  Et  ce 
sentiment  lui  donnait  plus  de  droits  au  trône  qu'au- 


II. 


154 


CONSIDERATIOINS 


cun  des  arguments  employés  pour  l'y  maintenir. 
JEn  effet ,  l'amour  de  la  patrie  est  indestructible 
comme  toutes  les  affections  sur  lesquelles  nos  pre- 
miers devoirs  sont  fondés.  Souvent  une  longue  ab- 
sence ou  des  querelles  de  parti  ont  brisé  toutes 
vos  relations;  vous  ne  connaissez  plus  personne 
dans  cette  patrie  qui  est  la  vôtre  :  mais  à  son  nom, 
mais  à  son  aspect,  tout  votre  cœur  est  ému;  et, 
loin  qu'il  faille  combattre  de  telles  impressions 
comme  des  chimères ,  elles  doivent  servir  de  guide 
à  l'homme  vertueux. 

Plusieurs  écrivains  politiques  ont  accusé  l'émi- 
gration de  tous  les  maux  arrivés  à  la  France.  Il 
n'est  pas  juste  de  s'en  prendre  aux  erreurs  d'un 
parti  des  crimes  de  l'autre;  mais  il  paraît  démon- 
tré néanmoins  qu'une  ',crise  démocratique  est  de- 
venue beaucoup  plus  probable,  quand  tous  les 
hommes  employés  dans  la  monarchie  ancienne ,  et 
qui  pouvaient  servir  à  recomposer  la  nouvelle,  s'ils 
l'avaient  voulu ,  ont  abandonné  leur  pays.  L'égalité 
s' offrant  alors  de  toutes  parts ,  les  hommes  pas- 
sionnés se  sont  trop  abandonnés  au  torrent  démo- 
cratique; et  le  peuple,  ne  voyant  plus  la  royauté 
que  dans  le  roi ,  a  cru  qu'il  suffisait  de  renverser 
un  homme  pour  fonder  une  république. 

CHAPITRE  IL 

Prédiction  de  M.  Necher  sur  le  sort  de  la  cons- 
titution de  1791. 

Pendant  les  quatorze  dernières  années  de  sa  vie, 
M.  Necker  ne  s'est  pas  éloigné  de  sa  terre  de 
Coppet  en  Suisse.  Il  a  vécu  dans  la  retraite  la  plus 
absolue  ;  mais  le  repos  qui  naît  de  la  dignité  n'exclut 
pas  l'activité  de  l'esprit;  aussi  ne  cessa-t-il  point 
de  suivre  avec  la  plus  grande  sollicitude  chaque 
événement  qui  se  passait  en  France;  et  les  ou- 
vrages qu'il  a  composés  à  différentes  époques  de 
la  révolution,  ont  un  caractère  de  prophétie;  parce 
qu'en  examinant  les  défauts  des  constitutions  di- 
verses qui  ont  régi  momentanément  la  France ,  il 
annonçait  d'avance  les  conséquences  de  ces  défauts, 
et  ce  genre  de  prédictions  ne  saurait  manquer  de 
se  réaliser. 

M.  Necker  joignait  à  l'étonnante  sagacité  de  son 
esprit  une  sensibilité  pour  le  sort  de  l'espèce  hu- 
maine et  de  la  France  en  particulier,  dont  il  n'y  a 
eu  d'exemple ,  je  crois ,  dans  aucun  publiciste.  On 
traite  d'ordinaire  la  politique  d'une  manière  abs- 
traite, etenlafondantpresque  toujours  sur  le  calcul; 
mais  M.  Necker  s'est  surtout  occupé  des  rapports 
de  cette  science  avec  la  morale  individuelle,  le  bon- 
heur et  la  dignité  des  nations.  C'est  le  Fénélon  de 


la  politique,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  en  honorant 
ces  deux  grands  hommes  par  l'analogie  de  leurs 
vertus. 

Le  premier  ouvrage  qu'il  publia  en  1791  est  in- 
titulé ;  de  l'Administration  de  M.  Necker ,  par 
lui-même.  A  la  suite  d'une  discussion  politique 
très -approfondie  sur  les  diverses  compensations 
que  l'on  aurait  dû  accorder  aux  privilégiés  pour  la 
perte  de  leurs  anciens  droits,  il  dit ,  en  s'adressant 
à  l'assemblée  :  «  Je  l'entends  ;  on  me  reprochera 
mon  attachement  obstiné  aux  principes  de  la  jus- 
tice, et  l'on  essayera  de  le  déprimer  en  y  donnant 
le  nom  de  pitié  aristocratique.  Je  sais  mieux 
que  vous  de  quelle  sorte  est  la  mienne.  C'est  pour 
vous ,  les  premiers ,  que  j'ai  connu  ce  sentiment 
d'intérêt;  mais  alors  vous  étiez  sans  union  et  sans 
force;  c'est  pour  vous,  les  premiers,  que  j'ai 
combattu.  Et  dans  le  temps  où  je  me  plaignais  si 
fortement  de  l'indifférence  qu'on  vous  témoignait  ; 
lorsque  je  parlais  des  égards  qui  vous  étaient 
dus;  lorsque  je  montrais  une  inquiétude  conti- 
nuelle sur  le  sort  du  peuple,  c'était  aussi  par  des 
jeux  de  mots  qu'on  cherchait  à  ridiculiser  mes 
sentiments.  Je  voudrais  bien  en  aimer  d'autres 
que  vous  ,  lorsque  vous  m'abandonnez  ;  je  vou- 
drais bien  le  pouvoir ,  mais  je  n'ai  pas  cette  con- 
solation ;  vos  ennemis  et  les  miens  ont  mis  entre 
eux  et  moi  une  barrière  que  je  ne  chercherai  ja- 
mais à  rompre,  et  ils  doivent  me  haïr  toujours, 
puisqu'ils  m'ont  rendu  responsable  de  leurs 
propres  fautes.  Ce  n'est  pas  moi  cependant  qui 
les  ai  encouragés  à  jouir  sans  mesure  de  leur  an- 
cienne puissance ,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai 
rendus  inflexibles,  lorsqu'il  fallait  commencer  à 
traiter  avec  la  fortune.  Ah  !  s'ils  n'étaient  pas 
dans  l'oppression ,  s'ils  n'étaient  pas  malheureux, 
combien  de  reproches  n'aurais-je  pas  à  leur  faire! 
Aussi,  quand  je  les  défends  encore  dans  leurs 
droits  et  leurs  propriétés ,  ils  ne  croiront  pas ,  je 
l'espère,  que  je  songe  un  instant  à  les  regarder. 
Je  ne  veux  aujourd'hui  ni  d'eux  ni  de  personne; 
c'est  de  mes  souvenirs ,  de  mes  pensées ,  que  je 
cherche  à  vivre  et  à  mourir.  Quand  je  fixe  mon 
attention  sur  la  pureté  des  sentiments  qui  m'ont 
guidé,  je  ne  trouve  nulle  part  une  association 
qui  me  convienne;  et,  dans  le  besoin  cependant 
que  toute  âme  sensible  en  éprouve,  je  la  forme 
cette  association,  je  la  forme  en  espérance  avec 
les  hommes  honnêtes  de  tous  les  pays ,  avec  ceux, 
en  si  petit  nombre,  dont  la  première  passion  est 
l'amour  du  bien  sur  cette  terre.  » 
RI.  Necker  regrettait  amèrement  cette  popula- 
rité qu'il  avait,  sans  hésiter,  sacrifiée  à  ses  de- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


155 


voîrs.  Quelques  personnes  lui  ont  fait  un  tort  du 
prix  qu'il  y  attachait.  Mallieur  aux  hommes  d'État 
qui  n'ont  pas  besoin  de  l'opinion  publique!  Ce 
sont  des  courtisans  ou  des  usurpateurs;  ils  se 
flattent  d'obtenir,  par  l'intrigue  ou  par  la  terreur, 
ce  que  les  caractères  généreux  ne  veulent  devoir 
qu'à  l'estime  de  leurs  semblables. 

En  nous  promenant  ensemble ,  mon  père  et  moi, 
sous  ces  grands  arbres  de  Coppet  qui  me  semblent 
encore  des  témoins  amis  de  ses  nobles  pensées ,  il 
me  demanda  une  fois  si  je  croyais  que  toute  la 
France  partageât  les  soupçons  populaires  dont  il 
avait  été  la  victime,  dans  sa  route  de  Paris  en 
Suisse.  «  Il  me  semble ,  me  disait-il,  que  dans  quel- 
«  ques  provinces  ils  ont  reconnu  jusqu'au  dernier 
«jour  la  pureté  de  mes  intentions  et  mon  atta- 
«  chement  à  la  France.  »  A  peine  m'eut-il  adressé 
cette  question,  qu'il  craignit  d'être  trop  attendri 
par  ma  réponse?  «  N'en  parlons  plus,  dit-il  :  Dieu 
«  lit  dans  mon  cœur  :  c'est  assez.  »  Je  n'osai  pas, 
ce  jour-là  même,  le  rassurer,  tant  je  voyais  d'é- 
motion contenue  dans  tout  son  être  !  Ah  !  que  les 
ennemis  d'un  tel  homme  doivent  être  durs  et  bor- 
nés !  C'est  à  lui  qu'il  fallait  adresser  ces  paroles 
de  Ben  Johnson ,  en  parlant  de  son  illustre  ami  le 
chancelier  d'Angleterre.  «  Je  prie  Dieu  qu'il  vous 
«  donne  de  la  force  dans  votre  adversité  ;  car,  pour 
«  de  la  grandeur ,  vous  n'en  sauriez  manquer.  » 

M.  Necker,  au  moment  où  le  parti  démocra- 
tique ,  alors  tout-puissant ,  lui  faisait  des  proposi- 
tions de  rapprochement ,  s'exprimait  avec  la  plus 
grande  force  sur  la  funeste  situation  à  laquelle  on 
avait  réduit  l'autorité  royale;  et  quoiqu'il  crût 
peut-être  trop  à  l'ascendant  de  la  morale  et  de  l'é- 
loquence, dans  un  temps  où  l'on  commençait  à 
ne  s'occuper  que  de  l'intérêt  personnel ,  il  se  ser- 
vait mieux  que  personne  de  l'ironie  et  du  raison- 
nement, quand  il  le  jugeait  à  propos.  J'en  vais 
citer  un  exemple  entre  plusieurs- 

«  J'oserai  le  dire ,  la  hiérarchie  politique  établie 
«par  l'assemblée  nationale  semblait  exiger,  plus 
«  qu'aucune  autre  ordonnance  sociale ,  l'interven- 
«  tion  efficace  du  monarque.  Cette  auguste  média- 
«  tion^ouvait  seule,  peut-être,  conserver  les  dis- 
«  tances  entre  tant  de  pouvoirs  qui  se  rapprochent, 
«  entre  tant  d'élus  à  titres  pareils ,  entre  tant  de 
«  dignitaires  égaux  par  leur  premier  état ,  et  si 
«  près  encore  les  uns  des  autres  par  la  nature  de 
«  leurs  fonctions  et  la  mobilité  de  leurs  places  ; 
«  elle  seule  pouvait  vivifier  en  quelque  manière 
«  les  gradations  abstraites  et  toutes  constitution- 
«  nelles  qui  doivent  composer  dorénavant  Téchelle 
0  des  subordinations.  


«  Je  vois  bien 

«  Des  assemblées  primaires  qui  nomment  un 
«  corps  électoral  ; 

«  Ce  corps  électoral ,  qui  choisit  des  députés  à 
«  l'assemblée  nationale  ; 

«  Cette  assemblée ,  qui  rend  des  décrets ,  et  de- 
«  mande  au  roi  de  les  sanctionner  et  de  les  pro- 
«  mulguer; 

«  Le  roi  qui  les  adresse  aux  départements  ; 

«  Les  départements  qui  les  transmettent  aux 
«  districts  ; 

«  Les  districts  qui  donnent  des  ordres  auxnmni- 
«  cipalités  ; 

«  Les  municipalités  qui ,  pour  l'exécution  de 
«-ces  décrets,  requièrent  au  besoin,  l'assistance 
«  des  gardes  nationales  ; 

«  Les  gardes  nationales  qui  doivent  contenir  le 
«  peuple  ; 

«  Le  peuple  qui  doit  obéir. 

«  L'on  aperçoit  dans  cette  succession  un  ordre 
«  de  numéros ,  auquel  il  n'y  a  rien  à  redire  ;  un , 
«  deux,  trois,  quatre,  cinq,  six,  sept,  huit,  neuf, 
«  dix;  tout  se  suit  dans  la  perfection.  Mais  eu 
«  gouvernement,  mais  en  obéissance,  c'est  par  la 
«liaison,  c'est  par  le  rapport  moral  des  diffé- 
«  rentes  autorités  que  l'ordre  général  se  main- 
«  tient.  Le  législateur  aurait  une  fonction  trop 
«  aisée ,  si ,  pour  opérer  cette  grande  oeuvre  poli- 
«  tique ,  la  soumission  du  grand  nomtre  à  la  sa- 
«  gesse  de  quelques-uns ,  il  lui  suffisait  de  conju- 
«  guer  le  verbe  commander,  et  de  dire  conune  au 
«  collège ,  je  commanderai ,  tu  commanderas ,  il 
«  commandera ,  nous  commanderons ,  etc.  Il  faut 
«  nécessairement ,  pour  établir  une  subordination 
«  effective ,  et  pour  assurer  le  jeu  de  toutes  les 
«  parties  ascendantes  et  descendantes ,  qu'il  y  ait 
«  entre  toutes  les  supériorités  de  convention ,  une 
«  gradation  proportionnelle  de  considération  et  de 
«  respect.  Il  faut,  de  rang  en  rang,  une  distinc- 
«  tion  qui  impose ,  et ,  au  sommet  de  ces  grada- 
«  tions ,  il  faut  un  pouvoir  qui ,  par  un  mélange  de 
«  réalité  et  d'imagination ,  influe ,  par  son  action , 
«  sur  l'ensemble  de  la  hiérarchie  politique. 

«  Il  n'est  point  de  pays  où  les  distinctions  d'état . 
«  soient  plus  effacées  que  sous  le  gouvernement 
«  despote  des  califes  de  l'Orient;  mais  nulle  part 
«  aussi  les  châtiments  ne  sont  plus  rapides ,  plus 
<<  sévères  et  plus  multipliés.  Les  chefs  de  la  jus- 
«  tice  et  de  l'administration  y  ont  une  décoration 
«  qui  suffît  à  tout  ;  c'est  le  cortège  des  janissaires , 
«  des  muets  et  des  bourreaux.  » 

Ces  derniers  paragraphes  se  rapportent  à  la  né- 
cessité d'un  corps  aristocratique,  c'est-à-dire,  d'une 


156 


CONSIDERATIONS 


chambre  des  pairs ,  pour  maintenir  une  monarchie. 

Pendant  son  dernier  ministère,  M.  Neclier  avait 
défendu  les  principes  du  gouvernement  anglais 
successivement  contre  le  roi ,  les  nobles  et  les  re- 
présentants du  peuple ,  à  l'époque  oii  chacune  de 
ces  autorités  avait  été  la  plus  forte.  11  continua  le 
même  rôle  comme  écrivain ,  et  il  combattit  dans 
ses  ouvrages  l'assemblée  constituante ,  la  conven- 
tion ,  le  directoire  et  Bonaparte ,  tous  les  quatre 
au  faîte  de  leur  prospérité,  opposant  à  tous  les 
mêmes  principes ,  et  leur  annonçant  qu'ils  se  per- 
daient, même  en  atteignant  leur  but,  parce  qu'en 
fait  de  politique ,  ce  qui  égare  le  plus  les  corps  et 
les  individus ,  c'est  le  triomphe  que  l'on  peut  mo- 
mentanément remporter  sur  la  justice  ;  ce  triom- 
phe finit  toujours  par  renverser  ceux  qui  l'ob- 
tiennent. 
Sr-  M.  Necker,  qui  jugeait  la  constitution  de  1791 
en  homme  d'État,  publia  son  opinion  sur  ce  sujet, 
sous  la  première  assemblée,  lorsque  cette  consti- 
tution inspirait  encore  un  grand  enthousiasme. 
Son  ouvrage  intitulé  :  Du  Pouvoir  exécutif  dans 
les  grands  États,  est  reconnu  pour  classique  par 
les  penseurs.  Il  contient  des  idées  très  -  nouvelles 
sur  la  force  nécessaire  aux  gouvernements  en  gé- 
néral; mais  ces  réflexions  sont  d'abord  spéciale- 
ment appliquées  à  l'ordre  de  choses  que  l'assem- 
blée constituante  venait  de  proclamer.  Dans  ce 
livre,  plus  encore  que  dans  le  précédent ,  l'on  pour- 
rait prendre  les  prédictions  pour  une  histoire,  tant 
les  événements  que  les  défauts  des  institutions 
devaient  amener  y  sont  détaillés  avec  précision  et 
clarté  !  M.  Necker ,  en  comparant  la  constitution 
anglaise  avec  l'œuvre  de  l'assemblée  constituante, 
finit  par  ces  paroles  remarquables  :  «  Les  Français 
«  regretteront  trop  tard  de  n'avoir  pas  eu  plus  de 
a  respect  pour  l'expérience ,  et  d'avoir  méconnu 
«  sa  noble  origine ,  sous  ses  vêtements  usés  et  dé- 
o  chirés  par  le  temps.  » 

Il  prédit  dans  le  même  livre  la  terreur  qui  allait 
naître  du  pouvoir  des  jacobins ,  et ,  chose  plus  re- 
marquable encore,  la  terreur  qui  naîtrait  après 
eux  par  l'établissement  du  despotisme  militaire. 

Il  ne  suffisait  pas  à  un  publiciste  tel  que  M.  Nec- 
ker, de  présenter  le  tableau  de  tous  les  malheurs 
qui  résulteraient  de  la  constitution  de  1791.  Il  de- 
vait encore  donner  à  l'assemblée  législative  des 
conseils  pour  y  échapper.  L'assemblée  constituante 
avait  décrété  plus  de  trois  cents  articles ,  auxquels 
aucune  des  législatures  suivantes  n'avait  le  droit 
de  toucher  qu'à  des  conditions  qu'il  était  presque 
impossible  de  réunir;  et  cependant  parmi  ces  ar- 
ticles immuables  se  trouvait  le  mode  adopté  pour 


nommer  à  des  places  inférieures ,  et  autres  choses 
d'aussi  peu  d'importance;  de  manière  «  qu'il  ne 
«  serait  ni  plus  facile,  ni  moins  difficile  de  changer 
«  en  république  la  monarchie  française ,  que  de 
«  modifier  les  plus  indifférents  de  tous  les  détails 
«  compris,  oane  sait  pourquoi,  dans  l'acte  consti- 
«  tutionnel. 

«  Il  me  semble,  dit  ailleurs  M.  Necker,  que  dans 
«  un  grand  État ,  on  ne  peut  vouloir  la  liberté ,  et 
«  renoncer  en  aucun  temps  aux  conditions  sui- 
«  vantes  : 

«  1°  L'attribution  exclusive  du  droit  législatif 
«  aux  représentants  de  la  nation ,  sous  une  sanc- 
«  tion  du  monarque;  et  dans  ce  droit  législatif  se 
«  trouvent  compris ,  sans  exception ,  le  choix  et 
«  l'établissement  des  impôts. 

«  2°  La  fixation  des  dépenses  publiques  par  la 
«même  autorité;  et  à  ce  droit  se  rapporte  évi- 
«  demment  la  détermination  des  forces  militaires. 

«  3°  La  reddition  de  tous  les  comptes  de  recettes 
«  et  de  dépenses  par  -  devant  les  commissaires  des 
«  représentants  de  la  nation. 

«  4°  Le  renouvellement  annuel  des  pouvoirs  né- 
«  cessaires  ptiur  la  levée  des  contributions ,  en  ex- 
«  ceptant  de  cette  condition  les  impôts  hypothé- 
«  qués  au  payement  des  intérêts  de  la  dette  pu- 
«  blique. 

«  5°  La  proscription  de  toute  espèce  d'autorité 
«  arbitraire ,  et  le  droit  donné  à  tous  les  citoyens 
«  d'intenter  une  action  civile  ou  criminelle  contre 
«  tous  les  officiers  publics  qui  auraient  abusé  en- 
«  vers  eux  de  leur  pouvoir. 

«  6°  L'interdiction  aux  officiers  militaires  d'agir 
«  dans  l'intérieur  du  royaume  sans  la  réquisition 
«  des  officiers  civils. 

«  7°  Le  renouvellement  annuel ,  par  le  corps  lé- 
«  gislatif,  des  lois  qui  constituent  la  discipline,  et 
«  par  conséquent  l'action  et  la  force  de  l'armée. 

«  8°  La  liberté  de  la  presse  étendue  jusqu'au  dé- 
fi gré  compatible  avec  la  morale  et  la  tranquillité 
«  publique. 

«  9°  L'égale  répartition  des  charges  publiques, 
«  et  l'aptitude  légale  de  tous  les  citoyens  à  l'exer- 
«  cice  des  fonctions  publiques. 

«  10°  La  responsabilité  des  ministres  et  des  pre- 
«  niiers  agents  du  gouvernement. 

«  11°  L'hérédité  du  trône,  afin  de  prévenir  les 
«  factions,  et  de  conserver  la  tranquillité  de  l'État. 

«  12°  L'attribution  pleine  et  entière  du  pouvoir 
«  exécutif  au  monarque,  avec  tous  les  moyens  né- 
«  cessaires  pour  l'exercer,  afin  d'assurer  ainsi  l'or- 
«  dre  public,  afin  d'empêcher  que  tous  les  pouvoirs 
«  rassemblés  dans  le  corps  législatif  n'introduisent 


SUR  Li  REVOLUTION  FRA.NCÂ1SE. 


157 


o  un  despotisme  non  moins  oppresseur  que  tout 
«  autre. 

«  On  devrait  ajouter  à  ces  principes  le  respect 
«  le  plus  absolu  pour  les  droits  de  propriété,  si  ce 
«  respect  ne  composait  pas  un  des  éléments  de  la 
«  morale  universelle ,  sous  quelque  forme  de  gou- 
«  yernement  que  les  hommes  soient  réunis. 

«  Les  douze  articles  que  je  viens  d'indiquer  pré- 
«  sentent  à  tous  les  hommes  éclairés  les  bases  fon- 
«  damentales  de  la  liberté  civile  et  politique  d'une 
«  nation.  Il  fallait  donc  les  placer  hors  de  ligne 
«  dans  l'acte  constitutionnel ,  et  l'on  ne  devait  pas 
«  les  confondre  avec  les  nombreuses  dispositions 
«  que  l'on  voulait  soumettre  à  un  renouvellement 
«  continuel  de  discussion. 

«  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  fait  ?  C'est  qu'en  as- 
«  signant  à  ces  articles  une  place  marquée  dans  la 
«  charte  constitutionnelle,  on  eût  montré  distinc- 
«  tement  deux  vérités  que  l'on  voulait  obscurcir. 

«  L'une ,  que  les  principes  fondamentaux  de  la 
«  liberté  française  se  trouvaient  en  entier,  ou  dans 
«  le  texte ,  ou  dans  l'esprit  de  la  déclaration  que  le 
«  monarque  avait  faite  le  27  décembre  1788 ,  et 
«  dans  ses  explications  subséquentes. 

«  L'autre ,  que  tous  les  ordres  de  l'État ,  que 
«toutes  les  classes  de  citoyens,  après  un, premier 
■<  temps  d'incertitude  et  d'agitation ,  auraient  fini 
«  vraisemblablement  par  donner  leur  assentiment 
«  à  ces  mêmes  principes,  et  l'y  donneraient  peut- 
«  être  encore,  s'ils  étaient  appelés  à  le  faire.  » 

On  les  a  vus  reparaître ,  ces  articles  qui  consti- 
tuent l'évangile  social ,  sous  une  forme  à  peu  près 
semblable ,  dans  la  déclaration  du  2  mai ,  datée  de 
Saint-Ouen ,  par  S.  M.  Louis  XVIII ,  et  dans  ime 
autre  circonstance  dont  nous  aurons  occasion  de 
parler  plus  tard.  Depuis  le  27  décembre  1788,  jus- 
qu'au 8  juillet  1815,  voilà  ce  que  les  Français  ont 
voulu  quand  ils  ont  pu  vouloir. 

Le  livre  du  Pouvoir  exécutif  dans  les  grands 
États  est  le  meilleur  guide  que  puissent  prendre 
les  hommes  appelés  à  faire  ou  à  modifier  une  cons- 
titution quelconque;  car  c'est,  pour  ainsi  dire,  la 
carte  politique  où  tous  les  dangers  qui  se  présen- 
tent sur  la  route  de  la  liberté  sont  signalés. 

A  la  tête  de  cet  ouvrage,  M.  Necker  s'adresse 
ainsi  aux  Français  : 

«  Il  me  souvient  du  temps  où ,  en  publiant  le 
«  résultat  de  mes  longues  réflexions  sur  les  finan- 
«  ces  de  la  France,  j'écrivais  ces  paroles  :  Oui,,na- 
«  tion  généreuse,  c'est  à  vous  que  je  consacre  cet 
«■ouvrage.  Hélas!, qui  me  l'eût  dit,  que,  dans  la 
«  révolution  d'un  si  petit  nombre  d'années,  le  mo- 
0  met^  arriverait  où  je  ne  pourrais  plus  me  servir 


«  des  mêmes  expressions ,  et  où  j'aurais  besoin  de 
«  tourner  mes  regards  vers  d'autres  nations ,  pour 
«  avoir  de  nouveau  le  courage  de  parler  de  justice 
a  et  de  morale  !  Ah  !  pourquoi  ne  m'est-il  pas  per- 
«  mis  de  dire  aujourd'hui  :  C'est  à  vous  que  j'a- 
«  dresse  cet  ouvrage,  à  vous,  nation  plus  généreuse 
«  encore ,  depuis  que  la  liberté  a  développé  votre 
«  caractère  et  l'a  dégagé  de  toutes  ses  gênes  ;  à 
«vous  ,  nation  plus  généreuse  encore,  depuis  que 
«  votre  front  ne  porte  plus  l'empreinte  d'aucun 
«joug;  à  vous,  nation  plus  généreuse  encore,  de- 
«  puis  que  vous  avez  fait  l'épreuve  de  vos  forces , 
«  et  que  vous  dictez  vous-même  les  lois  auxquelles 
«  vous  obéissez  ?  —  Ah  !  que  j'aurais  tenu  ce  lan- 
«  gage  avec  délices!  mon  sentiment  existe  encore; 
«  mais  il  me  semble  errant,  il  me  semble  en  exil; 
«  et,  dans  mes  tristes  regrets,  je  ne  puis,  ni  con- 
«  tracter  de  nouveaux  liens ,  ni  reprendre ,  même 
«  en  espérance ,  l'idée  favorite  et  l'unique  passion 
«  dont  mon  âme  fut  si  long-temps  remplie.  » 

Je  ne  sais ,  mais  il  me  semble  que  jamais  on  n'a 
mieux  exprimé  ce  que  nous  sentons  tous  :  cet 
amour  pour  la  France  qui  fait  tant  de  mal  à  pré- 
sent, tandis  qu'auti'efois  il  n'était  point  de  jouis- 
sance plus  noble  ni  plus  douce. 

CHAPITRE  III. 

Des  divers  partis  dont  l'assemblée  législative 
était  composée. 

On  ne  peut  s'empêcher  d'éprouver  un  profond 
sentiment  de  douleur,  lorsqu'on  se  retrace  les 
époques  de  la  révolution  où  une  constitution  libre 
aurait  pu  être  établie  en  France,  et  qu'on  voit 
non-seulement  cet  espoir  renversé,  mais  les  évé- 
nements les  plus  funestes  prendre  la  place  des 
institutions  les  plus  salutaires.  Ce  n'est  pas  un 
simple  souvenir  qu'on  se  retrace,  c'est  une  peine 
vive  qui  recommence. 

L'assemblée  constituante,  vers  la  fin  de  son  rè- 
gne ,  se  repentit  de  s'être  laissé  entraîner  par  les 
factions  populaires.  Elle  avait  vieilli  en  deux  an- 
nées, comme  Louis  XIV  en  quarante  ans;  c'était 
aussi  par  de  justes  craintes  que  la  modération 
avait  repris  quelque  empire  sur  elle.  Mais  ses  suc- 
cesseurs arrivèrent  avec  la  fièvre  révolutionnaire, 
dans  un  temps  où  il  n'y  avait  plus  rien  à  réformer 
ni  à  détruire.  L'édifice  social  penchait  du  côté  dé- 
mocratique, et  il  fallait  le  relever,  en  augmentant 
le  pouvoir  du  trône.  Toutefois,  le  premier  décret 
de  cette  assemblée  législative  fut  pour  refuser  le 
titre  de  majesté  au  roi ,  et  pour  lui  assigner  un 
fauteuil  en  tout  semblable  à  celui  du  président. 


158 


CONSIDÉRATIONS 


Les  représentants  du  peuple  se  donnaient  ainsi 
l'air  de  croire  qu'on  n'avait  un  roi  que  pour  lui 
faire  plaisir  à  lui-même,  et  qu'en  conséquence  on 
devait  retrancher  de  ce  plaisir  le  plus  possible.  Le 
décret  du  fauteuil  fut  rapporté ,  tant  il  excita  de 
réclamations  parmi  les  hommes  sensés!  mais  le 
coup  était  porté,  soit  dans  l'esprij  du  roi,  soit  dans 
celui  du  peuple;  l'un  sentit  que  sa  position  n'était 
pas  tenable,  l'autre  embrassa  le  désir  et  l'espoir 
de  la  république. 

Trois  partis  très-distincts  se  faisaient  remar- 
quer dans  l'assemblée  :  les  constitutionnels ,  les  ja- 
cobins et  les  républicains.  Il  n'y  avait  presque  pas 
de  nobles ,  et  point  de  prêtres  parmi  les  constitu- 
tionnels; la  cause  des  privilégiés  était  déjà  perdue, 
mais  celle  du  trône  se  disputait  encore ,  et  les  pro- 
priétaires et  les  esprits  sages  formaient  un  parti 
conservateur  au  milieu  de  la  tourmente  populaire. 

Ramond,  Matthieu  Dumas,  Jaucourt,  Beugnot, 
Girardin ,  se  distinguaient  parmi  les  constitution- 
nels :  ils  avaient  du  courage,  de  la  raison,  de  la 
persévérance ,  et  l'on  ne  pouvait  les  accuser  d'au- 
cun préjugé  aristocratique.  Ainsi ,  la  lutte  qu'ils 
soutinrent  en  faveur  de  la  monarchie  fait  infini- 
ment d'honneur  à  leur  conduite  politique.  Le  même 
parti  jacobin ,  qui  existait  dans  l'assemblée  consti- 
tuante ,  sous  le  nom  de  la  Montagne ,  se  remontra 
dans  l'assemblée  législative  ;  mais  il  était  encore 
moins  digne  d'estime  que  ses  prédécesseurs.  Car, 
au  moins ,  dans  l'assemblée  constituante ,  l'on 
avait  eu  lieu  de  craindre,  pendant  quelques  mo- 
ments, que  la  cause  de  la  liberté  ne  fût  pas  la  plus 
forte,  et  les  partisans  de  l'ancien  régime,  restés 
"députés ,  pouvaient  encore  être  redoutables;  mais, 
dans  l'assemblée  législative ,  il  n'y  avait  ni  dangers , 
ni  obstacles ,  et  les  factieux  étaient  obligés  de  créer 
des  fantômes  pour  exercer  contre  eux  l'escrime  de 
la  parole. 

Un  trio  singulier,  Merlin  de  Thionville,  Bazire 
et  le  ci-devant  capucin  Chabot,  se  signalaient  par- 
mi les  jacobins;  ils  en  étaient  les  chefs,  précisé- 
ment parce  qu'étant  placés  au  dernier  rang  sous 
tous  les  rapports ,  ils  rassuraient  entièrement  l'en- 
vie :  c'était  le  principe  de  ce  parti ,  qui  soulevait 
l'ordre  social  par  ses  fondements ,  de  mettre  à  la 
tête  'des  attaquants  ceux  qui  ne  possédaient  rien 
dans  l'édifice  que  l'on  voulait  renverser.  L'une  des 
premières  propositions  que  le  trio  démagogue  fit  à 
la  tribune ,  ce  fut  de  supprimer  l'appellation  dlio- 
norahle  inemhre,  dont  on  avait  coutume  de  se  ser- 
vir comme  en  Angleterre  ;  ils  sentirent  que  ce  titre, 
adressé  à  qui  que  ce  fût  d'entre  eux ,  ne  pourrait 
jamais  passer  que  pour  une  ironie. 


Un  second  parti ,  d'une  tout  autre  valeur,  don- 
nait de  la  force  à  ces  hommes  sans  moyens ,  et  se 
flattait,  bien  à  tort,  de  pouvoir  se  servir,  des 
jacobins  d'abord,  et  de  les  contenir  ensuite.  I^a 
députation  de  la  Gironde  était  composée  d'une 
vingtaine  d'avocats,  nés  à  Bordeaux  et  dans  le  Midi  : 
ces  hommes,  choisis  presque  au  hasard,  se 
trouvèrent  doués  des  plus  grands  talents;  tant 
cette  France  renferme  dans  son  sein  d'hommes 
distingués,  mais  inconnus,  que  le  gouvernement 
représentatif  met  en  évidence  !  Les  girondins  vou- 
lurent la  république ,  et  ne  parvinrent  qu'à  renver- 
ser la  monarchie  ;  ils  périrent  peu  de  temps  après , 
en  essayant  de  sauver  la  France  et  son  roi.  Aussi 
M.  de  Lally  a-t-il  dit ,  avec  son  éloquence  accou- 
tumée, que  leur  existence  et  leur  mort  furent  éga- 
lement funestes  à  la  patrie. 

A  ces  députés  de  la  Gironde  se  joignirent  Brissot, 
écrivain  désordonné  dans  ses  principes  convmedans 
son  style,  et  Condorcet,  dont  les  hautes  lumières 
ne  sauraient  être  contestées ,  mais  qui  cependant  a 
joué,  dans  la  politique,  un  plus  grand  rôle  par  ses 
passions  que  par  ses  idées .  Il  était  irréligieux  com  me 
les  prêtres  sont  fanatiques,  avec  de  la  haine,  de  la 
persévérance ,  et  l'apparence  du  calme  :  sa  mort 
aussi  tint  du  martyre. 

On  ne  peut  considérer  comme  un  crime  la  pré- 
férence accordée  à  la  république  sur  toute  autre 
forme  de  gouvernement ,  si  des  forfaits  ne  sont  pas 
nécessaires  pour  l'établir;  mais,  à  l'époque  oii  l'as- 
semblée législative  se  déclara'  l'ennemie  du  reste' 
de  royauté  qui  subsistait  encore  en  France,  les 
sentiments  véritablement  républicains ,  c'est-à-dire, 
la  générosité  envers  les  faibles ,  l'horreur  des  me- 
sures arbitraires,  le  respect  pour  la  justice,  toutes 
les  vertus  enfin  dont  les  amis  de  la  liberté  s'hono- 
rent, portaient  à  s'intéresser  à  la  monarchie  cons- 
titutionnelle et  à  son  chef.  Dans  une  autre  époque, 
on  aurait  pu  se  rallier  à  la  république,  si  elle  avait 
été  possible  en  France;  mais  lorsque  Louis  XVI 
vivait  encore ,  lorsque  la  nation  avait  reçu  ses  ser- 
ments ,  et  qu'en  retour  elle  lui  en  avait  prêté  de 
parfaitement  libres ,  lorsque  l'ascendant  politique 
des  privilégiés  était  entièrement  anéanti ,  quelle  as- 
surance dans  l'avenir  ne  fallait-il  pas  pour  risquer, 
en  faveur  d'un  nom ,  tout  ce  qu'on  possédait  déjà 
de  biens  réels! 

L'ambition  du  pouvoir  se  mêlait  à  l'enthousiasme 
des  principes  chez  les  républicains  de  1792,  et 
quelques-uns  d'entre  eux  offrirent  de  maintenir  la 
royauté ,  si  toutes  les  places  du  ministère  étaient 
données  à  leurs  amis.  Dans  ce  cas  seulement,  di- 
saient-ils ,  nous  serons  sûrs  que  les  opinions  des  pa- 


SUR  Lk  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


159 


triotes  triompheront.  C'est  une  chose  fort  impor- 
tante ,  sans  doute ,  que  le  choix  des  ministres  dans 
une  monarchie  constitutionnelle ,  et  le  roi  fit  sou- 
vent la  faute  d'en  nommer  de  très-suspects  au  parti 
de  la  liberté;  mais  il  n'était  que  trop  facile  alors 
d'obtenir  leur  renvoi ,  et  la  responsabilité  des  évé- 
nements politiques  doit  peser  tout  entière  sur  l'as- 
semblée législative.  Aucun  argument ,  aucune 
inquiétude ,  n'étaient  écoutés  par  ses  chefs  ;  ils  ré- 
pondaient aux  observations  de  la  sagesse,  et  de  la 
sagesse  désintéressée,  par  un  sourire  moqueur, 
symptôme  de  l'aridité  qui  résulte  de  l'amour-pro- 
pre  :  on  s'épuisait  à  leur  rappeler  les  circonstances, 
et  à  leur  en  déduire  les  causes;  on  passait  tour  à 
tour  de  la  théorie  à  l'expérience,  et  de  l'expérience 
à  la  théorie,  pour  leur  en  montrer  l'identité;  et, 
s'ils  consentaient  à  répondre ,  ils  niaient  les  faits 
les  plus  authentiques ,  et  combattaient  les  obser- 
vations les  plus  évidentes ,  en  y  opposant  quelques 
maximes  communes ,  bien  qu'exprimées  avec  élo- 
quence. Ils  se  regardaient  entre  eux  comme  s'ils 
avaient  été  seuls  dignes  de  s'entendre ,  et  s'encou- 
rageaient par  l'idée  que  tout  était  pusillanimité 
dans  la  résistance  à  leur  manière  de  voir.  Tels  sont 
les  signes  de  l'esprit  de  parti  chez  les  Français  :  le 
dédain  pour  leurs  adversaires  en  est  la  base,  et  le 
dédain  s'oppose  toujours  à  la  connaissance  de  la 
vérité;  les  girondins  méprisèrent  les  constitution- 
nels jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  fait  descendre,  sans 
le  vouloir,  la  popularité  dans  les  derniers  rangs  de 
la  société;  ils  se  virent  traités  de  têtes  faibles  à 
leur  tour ,  par  des  caractères  féroces  ;  le  trône  qu'ils 
attaquaient  leur  servait  d'abri ,  et  ce  ne  fut  qu'après 
en  avoir  triomphé,  qu'ils  furent  à  découvert  de- 
vant le  peuple:  les  hommes,  en  révolution,  ont 
souvent  plus  à  craindre  de  leurs  .succès  que  de  leurs 
revers. 

CHAPITRE  IV. 

Esprit  des  décrets  de  l'assemblée  législative. 

L'assemblée  constituante  avait  fait  plus  de  lois 
en  deux  ans  que  le  parlement  d'Angleterre  en  cin- 
quante; mais  au  moins  ces  lois  réformaient  des 
abus  et  se  fondaient  sur  des  principes.  L'assemblée 
législative  ne  rendit  pas  moins  de  décrets ,  quoique 
rien  de  vraiment  utile  ne  restât  plus  à  faire;  mais 
l'esprit  de  faction  inspira  tout  ce  qu'elle  appelait 
des  lois.  Elle  accusa  les  frères  du  roi ,  confisqua  les 
biens  des  émigrés ,  et  rendit  contre  les  prêtres  un 
décret  de  proscription  dont  les  amis  de  la  liberté 
devaient  être  encore  plus  révoltés  que  les  bons  ca- 
tholiques ,  tant  il  était  contraire  à  la  philosophie  et 


à  l'équité  !  Quoi  !  dira-t-on ,  les  émigrés  et  les  prê- 
tres n'étaient-ils  pas  les  ennemis  de  la  révolution? 
Ce  motif  était  suffisant  pour  ne  pas  élire  députés 
de  tels  hommes,  pour  ne  pas  les  appeler  à  la  direc- 
tion des  affaires  publiques  ;  mais  que  deviendrait 
la  société  humaine ,  si ,  loin  de  ne  s'appuyer  que  sur 
des  principes  immuables ,  l'on  pouvait  diriger  les 
lois  contre  ses  adversaires ,  comme  une  batterie  ? 
L'assemblée  constituante  ne  persécuta  jamais  ni 
les  individus,  ni  les  classes;  mais  l'assemblée  sui- 
vante ne  fit  que  des  décrets  de  circonstance,  et 
l'on  ne  saurait  guère  citer  une  résolution  prise  par 
elle ,  qui  pût  durer  aa  delà  du  moment  qui  l'avait 
dictée. 

L'arbitraire,  contre  lequel  la  révolution  devait 
être  dirigée ,  avait  acquis  une  nouvelle  force  par 
cette  révolution  même  ;  en  vain  prétendait-on  tout 
faire  pour  le  peuple  :  les,  révolutionnaires  n'étaient 
plus  que  les  prêtres  d'un  dieu  Moloch ,  appelé  l'in- 
térêt de  tous ,  qui  demandait  le  sacrifice  du  bon- 
heur de  chacun.  En  politique,  persécuter  ne  mène 
à  rien,  qu'à  la  nécessité  de  persécuter  encore;  et 
tuer  n'est  pas  détruire.  On  a  dit,  avec  une  atroce 
intention,  que  les  morts  seuls  ne  reviennent  pas; 
et  cette  maxime  n'est  pas  même  vraie,  car  les  en- 
fants et  les  amis  des  victimes  sont  plus  forts  par 
les  ressentiments  que  ne  l'étaient  par  leijïs  opi- 
nions ceux  même  qu'on  a  fait  périr.  Il  faut  étein-i-'. 
dre  les  haines  et  non  pas  les  comprime'r.  La-réforme 
est  accomplie  dans  un  pays ,  quand  on  a  su  rendre 
les  adversaires  de  cette  réforme  fastidieux,  mais 
non  victimes. 

CHAPITRE  V. 

De  la  première  guerre  entre  la  France  et  l'Europe. 

On  ne  doit  pas  s'étonner  que  les  rois  et  les  princes 
n'aient  jamais  aimé  les  principes  de  la  révolution 
française.  Cest  mon  métier ,  à  moi,  d^être  roya- 
liste, disait  Joseph  II.  Mais  comme  l'opinion  des 
peuples  pénètre  toujours  dans  le  cabinet  des  rois, 
au  commencement  de  la  révolution,  lorsqu'il  ne 
s'agissait  que  d'établir  une  monarchie  limitée,  au- 
cun monarque  de  l'Europe  ne  songeait  sérieusement 
à  faire  la  guerre  à  la  France  pour  s'y  opposer.  Le 
progrès  des  lumières  était  tel  dans  toutes  les  parties 
du  monde  civilisé,  qu'alors,  comme  aujourd'hui, 
un  gouvernement  représentatif,  plus  ou  moins 
semblable  à  celui  de  l'Angleterre,  paraissait  conve- 
nable et  juste  ;  et  ce  système  ne  rencontrait  point 
d'adversaires  imposants  parmi  les  Anglais,  ni 
parmi  les  Allemands.  Burke,  dès  l'année  1791, 
exprima  son  indignation  contre  les  crimes  déjà 


160 


CONSIDERÂTIOISS 


commis  en  France  et  contre  les  faux  systèmes  de 
politique  qu'on  y  avait  adoptés;  mais  ceux  du 
parti  aristocrate  qui,  sur  le  continent,  citent  au- 
jourd'hui Burke  comme  l'ennemi  de  la  révolution , 
ignorent  peut-être  qu'à  chaque  page  il  reproche 
aux  Français  de  ne  s'être  pas  conformés  aux  prin- 
cipes de  la  constitution  d'Angleterre. 

«  Je  recommande  aux  Français  notre  constitu- 
«  tion,  dit-il;  tout  notre  bonheur  vient  d'elle.  La 
«démocratie  absolue,  dit-il  ailleurs  ■,  n'est  pas 
«  plus  un  gouvernement  légitime  que  la  monarchie 
«  absolue.  Il  n'y  a  ^  qu'une  opinion  en  France  con- 
«  tre  la  monarchie  absolue;  elle  était  à  sa  fin,  elle 
«  expirait  sans  agonie  et  sans  convulsions  ;  toutes 
«  les  dissensions  sont  venues  de  la  querelle  entre 
«  une  démocratie  despotique  et  un  gouvernement 
«  balancé.  » 

Si  la  majorité  de  l'Europe,  en  1789,  approuvait 
l'établissement  d'une  monarchie  limitée  en  France, 
d'où  vient  donc,  dira-t-on,  que  dès  l'année  1791 
toutes  les  provocations  sont  venues  du  dehors? 
Car  bien  que  la  France  ait  imprudemment  déclaré 
la  guerre  à  l'Autriche  en  1792,  dans  le  fait  les 
puissances  étrangères  se  sont  montrées ,  les  pre- 
mières, ennemies  des  Français  par  la  convention 
de  Pilnitz  et  les  rassemblements  de  Coblentz.Les 
récriminations  réciproques  doivent  remonter  jus- 
qu'à cette  époque.  Toutefois  l'opinion  européenne 
et  la  sagesse  de  l'Autriche  auraient  prévenu  la 
guerre,  si  l'assemblée  législative  eût  été  modérée. 
La  plus  grande  précision  dans  la  connaissance  des 
dates  est  nécessaire  pour  juger  avec  impartialité 
qui ,  de  l'Europe  ou  de  la  France,  a  été  l'agresseur. 
Six  mois  plus  tard  rendent  sage  en  politique  ce 
qui  ne  l'était  pas  six  mois  plus  tôt,  et  souvent  on 
confond  les  idées ,  parce  qu'on  a  confondu  les 
temps. 

Les  puissances  eurent  tort,  en  1791 ,  de  se  lais- 
ser entraîner  aux  mesures  imprudentes  conseillées 
par  les  émigrés.  Mais,  après  le  10  août  1792, 
quand  le  trône  fut  renversé,  l'état  des  choses  en 
France  devint  tout  à  fait  inconciliable  avec  l'ordre 
social.  Ce  trône,  toutefois,  ne  se  serait-il  pas 
maintenu ,  si  l'Europe  n'avait  pas  menacé  la  France 
d'intervenir  à  main  armée  dans  ses  débats  inté- 
rieurs ,  et  révolté  la  fierté  d'une  nation  indépen- 
dante ,  en  lui  imposant  des  lois  ?  La  destinée  seule 
a  le  secret  de  semblables  suppositions  :  une  chose 
est  incontestable;  c'est  que  la  convention  de  Pil- 
nitz a  commencé  la  longue  guerre  européenne. 
Or  les  jacobins  désiraient  cette  guerre  aussi  vive- 

'  Œuvres  de  Burke,  vol.  III,  page  179. 
»  Pdge  183. 


ment  que  les  émigrés;  car  les  uns  et  les  autres 
croyaient  qu'une  crise  quelconque  pourrait  seule 
amener  les  chances  dont  ils  avaient  besoin  pour 
triompher. 

Au  commencement  de  1792 ,  avant  la  déclara- 
tion de  guerre ,  Léopold ,  empereur  d'Allemagne , 
l'un  des  princes  les  plus  éclairés  dont  le  dix-hui- 
tième siècle  puisse  se  vanter,  écrivit  à  l'assemblée 
législative  une  lettre,' pour  ainsi  dire,  intime. 
Quelques  députés  de  l'assemblée  constituante  , 
Barnave ,  Duport ,  l'avaient  composée ,  et  le  modèle 
en  fut  envoyé  par  la  reine  à  Bruxelles,  à  M.  le 
comte  de  Mercy-Argenteau,  qui  avait  été  longtemps 
ambassadeur  d'Autriche  à  Paris.  Léopold  attaquait, 
dans  cette  lettre ,  nominativement  le  parti  des  ja- 
cobins, et  offrait  son  appui  aux  constitutionnels. 
Ce  qu'il  disait  était  sans  doute  éminemment  sage, 
mais  on  ne  trouva  pas  convenable  que  l'empereur 
d'Allemagne  entrât  dans  de  si  grands  détails  sur 
les  affaires  de  France ,  et  les  députés  se  révoltè- 
rent contre  les  conseils  que  leur  donnait  un  mo- 
narque étranger.  Léopold  avait  gouverné  la  Tos- 
cane avec  une  parfaite  modération ,  et  l'on  doit 
lui  rendre  la  justice  que  toujours  il  avait  respecté 
l'opinion  publique  et  les  lumières  du  siècle.  Ainsi 
donc  il  crut  de  bonne  foi  au  bien  que  ses  avis  pou- 
vaient produire.  Mais  dans  les  débats  politiques 
où  la  masse  d'une  nation  prend  part,  il  n'y  a  que 
la  voix  des  événements  qui  soit  entendue  ;  les  ar- 
guments n'inspirent  que  le  désir  de  leur  répondre. 

L'assemblée  législative,  qui  voyait  la  rupture  prête 
à  éclater,  sentait  aussi  que  le  roi  ne  pouvait  guère 
s'intéresser  aux  succès  des  Français  combattant 
pour  la  révolution.  Elle  se  défiait  des  ministres, 
persuadée  qu'ils  ne  voulaient  pas  sincèrement  re- 
pousser les  ennemis  dont  ils  invoquaient  en  secret 
l'assistance.  On  confia  le  département  de  la  guerre, 
à  la  fin  de  1791 ,  à  M.  de  Narbonne,  qui  a  péri 
depuis  dans  le  siège  de  Torgau.  Il  s'occupa  avec  un 
vrai  zèle  de  tous  les  préparatifs  nécessaires  à  la  dé- 
fense du  royaume.  Grand  seigneur,  homme  d'es- 
prit, courtisan  et  philosophe,  ce  qui  dominait  dans 
son  âme,  c'était  l'honneur  militaire  et  la  bravoure 
française.  S'opposer  aux  étrangers ,  dans  quelque 
circonstance  que  ce  fût ,  lui  paraissait  toujours  le 
devoir  d'un  citoyen  et  d'un  gentilhomme.  Ses  col- 
lègues se  liguèrent  contre  lui ,  et  parvinrent  à  le 
faire  renvoyer  :  ils  saisirent  le  moment  où  sa  po- 
pularité dans  l'assemblée  était  diminuée,  pour  se 
débarrasser  d'un  homme  qui  faisait  son  métier  de 
ministre  de  la  guerre  aussi  consciencieusement 
qu'il  l'aurait  fait  dans  tout  autre  temps. 

Un  soir,  M.  de  Narbonne ,  en  rendant  compte  à 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


161 


l'assemblée  de  quelques  affaires  de  son  départe- 
ment, se  servit  de  cette  expression  :  «  J'en  appelle 
«  aux  membres  les  plus  distingués  de  cette  assem- 
«  blée.  »  Aussitôt  la  montagne  en  fureur  se  leva 
tout  entière,  et  Merlin,  Bazire  et  Chabot  déclarè- 
rent que  tous  les  députés  étaient  également  distin- 
gués :  l'aristocratie  du  talent  les  révoltait  autant 
que  celle  de  la  naissance. 

Le  lendemain  de  cet  échec,  les  autres  ministres, 
ne  craignant  plus  l'ascendant  de  M.  de  Warbonne 
sur  le  parti  populaire ,  engagèrent  le  roi  à  le  ren- 
voyer. Ce  triomphe  inconsidéré  dura  peu.  Les  ré- 
publicains forcèrent  le  roi  à  prendre  des  ministres 
à  leur  dévotion ,  et  ceux-là  l'obligèrent  à  faire  usage 
de  l'initiative  constitutionnelle  pour  aller  lui-même 
à  l'assemblée  proposer  la  guerre  contre  l'Autriche. 
J'étais  à  cette  séance  où  l'on  contraignit  Louis  XVI 
à  la  démarche  qui  devait  le  blesser  de  tant  de  ma- 
nières. Sa  physionomie  n'exprimait  pas  sa  pensée, 
mais  ce  n'était  point  par  fausseté  qu'il  cachait  ses 
impressions  ;  un  mélange  de  résignation  et  de  di- 
gnité réprimait  en  lui  tout  signe  extérieur  de  ses 
sentiments.  En  entrant  dans  l'assemblée ,  il  regar- 
dait à  droite  et  à  gauche,  avec  cette  sorte  de  cu- 
riosité vague  qu'ont  d'ordinaire  les  personnes  dont 
la  vue  est  si  basse  qu'elles  cherchent  en  vain  à  s'en 
servir.  Il  proposa  la  guerre  du  même  son  de  voix 
avec  lequel  il  aurait  pu  commander  le  décret  le 
plus  indifférent  du  monde.  Le  président  lui  répon- 
dit avec  le  laconisme  arrogant  adopté  dans  cette 
assemblée,  comme  si  la  fierté  d'un  peuple  libre 
consistait  à  maltraiter  le  roi  qu'il  a  choisi  pour 
chef  constitutionnel. 

Lorsque  Louis  XVI  et  ses  ministres  furent 
sortis,  l'assemblée  vota  la  guerre  par  acclamation. 
Quelques  membres  ne  prirent  point  part  à  la  dé- 
libération, mais  les  tribunes  applaudirent  avec 
transport  ;  les  députés  levèrent  leurs  chapeaux  en 
l'air;  et  ce  jour,  le  premier  de  la  lutte  sanglante 
qui  a  déchiré  l'Europe  pendant  vingt-trois  années, 
ce  jour  ne  fit  pas  naître  dans  la  plupart  des  esprits 
la  moindre  inquiétude.  Cependant,  parmi  les  dé- 
putés qui  ont  voté  cette  guerre,  un  grand  nombre 
a  péri  d'une  manière  violente ,  et  ceux  qui  se  ré- 
jouissaient le  plus  venaient  à  leur  insu  de  pronon- 
cer leur  arrêt  de  mort. 

CHAPITRE  VI. 

Des  moyens  employés  en  1792  pour  établir  la  ré- 
publique. 

Les  Français  sont  peu  disposés  à  la  guerre  ci- 
vile, et  n'ont  point  de  talent  pour  les  conspirations. 


Ils  sont  peu  disposés  à  la  guerre  civile,  parce  que 
chez  eux  la  majorité  entraîne  presque  toujours  la 
minorité  ;  le  parti  qui  passe  pour  le  plus  fort  de- 
vient bien  vite  tout-puissant ,  car  tout  le  monde 
s'y  réunit.  Ils  n'ont  point  de  talent  pour  les  cons- 
pirations ,  par  cela  même  qu'ils  sont  très-propres 
aux  révolutions  ;  ils  ont  besoin  de  s'exciter  mutuel- 
lement par  la  communication  de  leurs  idées;  le 
silence  profond,  la  résolution  solitaire  qu'il  faut 
pour  conspirer,  ne  sont  pas  dans  leur  caractère. 
Ils  en  seraient  peut-être  plus  capables ,  maintenant 
que  des  traits  italiens  se  sont  mêlés  à  leur  natu- 
rel; mais  l'on  ne  voit  pas  d'exemples  d'une  conju- 
ration dans  l'histoire  de  France;  Henri  III  et 
Henri  IV  furent  assassinés  l'un  et  l'autre  par  deux 
fanatiques  sans  complices.  La  cour,  il  est  vrai, 
sous  Charles  IX ,  prépara  dans  l'ombre  le  massa- 
cre de  la  Saint-Barthélemi  ;  mais  ce  fut  une  reine 
italienne  qui  donna  son  esprit  de  ruse  et  de  dissi- 
mulation aux  instruments  dont  elle  se  servit.  Les 
moyens  employés  pour  accomplir  la  révolution  ne 
valaient  pas  mieux  que  ceux  dont  on  se  sert  pour 
ourdir  une  conspiration  :  en  effet,  commettre  un 
crime  sur  la  place  publique,  ou  le  combiner  dans 
son  cabinet,  c'est  être  également  coupable;  mais 
il  y  a  la  perfidie  de  moins. 

L'assemblée  législative  renversait  la  monarchie 
avec  des  sophismes.  Ses  décrets  altéraient  le  bon 
sens  et  dépravaient  la  moralité  de  la  nation.  Il 
fallait  une  sorte  d'hypocrisie  politique,  encore  plus 
dangereuse  que  l'hypocrisie  religieuse,  pour  dé- 
truire le  trône  pièce  à  pièce,  en  jurant  toutefois 
de  le  maintenir.  Aujourd'hui  les  ministres  étaient 
accusés;  demain  la  garde  du  roi  était  licenciée;  un 
autre  jour  l'on  accordait  des  récompenses  aux  sol- 
dats du  régiment  de  Châteauvieux  qui  s'étaient  ré- 
voltés contre  leurs  chefs  ;  les  massacres  d'Avignon 
trouvaient  des  défenseurs  dans  le  sein  de  l'assem- 
blée :  enfin,  soit  que  l'établissement  d'une  républi- 
que en  France  parût  ou  non  désirable ,  il  ne  pou- 
vait y  avoir  qu'une  façon  de  penser  sur  le  choix 
des  moyens  employés  pour  y  parvenir;  et,  plus 
on  était  ami  de  la  liberté,  plus  la  conduite  du 
parti  républicain  excitait  d'indignation  au  fond  de 
l'âme. 

Ce  qu'il  importe ,  avant  tout ,  de  considérer  dans 
les  grandes  crises  politiques ,  c'est  si  la  révolution 
qu'on  désire  est  en  harmonie  avec  l'esprit  du  temps. 
En  tâchant  d'opérer  le  retour  des  anciennes  insti- 
tutions, c'est-à-dire,  en  voulant  faire  reculer  la 
raison  humaine,  on  enflamme  toutes  les  passions 
populaires.  Mais  si  l'on  aspire  au  contraire  à  fon- 
der une  république  dans  un  pays  qui  la  veille  avait 


162 


COISSIDERA.TIOINS 


tous  les  défauts  et  tous  les  vices  que  les  monar- 
chies absolues  doivent  enfanter,  on  se  voit  dans 
la  nécessité  d'opprimer  pour  affranchir,  et  de  se 
souiller  ainsi  de  forfaits,  en  proclamant  le  gou- 
vernement qui  se  fonde  sur  la  vertu.  Une  manière 
sûre  de  ne  pas  se  tromper  sur  ce  que  veut  la  ma- 
jorité d'une  nation,  c'est  de  ne  suivre  jamais 
qu'une  marche  légale  pour  parvenir  au  but  même 
que  l'on  croit  le  plus  utile.  Dès  qu'on  ne  se  per- 
met rien  d'immoral ,  on  ne  contrarie  jamais  vio- 
lemment le  cours  des  choses. 

La  guerre  des  Français ,  qui  fut  depuis  si  bril- 
lante ,  commença  par  des  revers.  Les  soldats ,  à 
Lille ,  après  leur  déroute ,  massacrèrent  leur  chef 
Théobald  Diilon,  dont  ils  soupçonnaient  bien  à 
tort  la  bonne  foi.  Ces  premiers  échecs  avaient 
rendu  la  méfiance  générale.  Aussi  l'assemblée  lé- 
gislative poursuivait-elle  sans  cesse  de  dénoncia- 
tions les  ministres ,  comme  des  chevaux  rétifs  que 
les  coups  d'éperons  ne  peuvent  faire  avancer.  Le 
premier  devoir  d'un  gouvernement,  aussi  bien 
que  d'une  nation ,  est  sans  doute  d'assurer  son  in- 
dépendance contre  l'envahissement  des  étrangers. 
Mais  une  position  aussi  fausse  pouvait-elle  durer? 
Et  ne  valait-il  pas  mieux  ouvrir  les  portes  de  la 
France  au  roi  qui  voulait  en  sortir ,  que  de  chica- 
ner du  matin  au  soir  la  puissance  ou  plutôt  la  fai- 
blesse royale,  et  de  traiter  le  descendant  de  saint 
Louis ,  captif  sur  le  trône ,  comme  l'oiseau  qu'on 
attache  au  sommet  d'un  arbre,  et  contre  lequel 
chacun  lance  des  traits  tour  à  tour  ? 

L'assemblée  législative,  lassée  de  la  patience 
même  de  Louis  XVl,  imagina  de  lui  présenter 
deux  décrets  ,  auxquels  sa  conscience  et  sa  sûreté 
ne  lui  permettaient  pas  de  donner  sa  sanction.  Par 
le  premier,  on  condamnait  à  la  déportation  tout 
prêtre  qui  avait  refusé  de  prêter  serment,  s'il 
était  dénoncé  par  vingt  citoyens  actifs ,  c'est-à-dire , 
payant  une  contribution;  et  par  le  second ,  on  ap- 
pelait à  Paris  une  légion  de  Marseillais  qu'on  avait 
décidés  à  conspirer  contre  la  couronne.  Quel  dé- 
cret cependant ,  que  celui  dont  les  prêtres  étaient 
les  victimes  !  On  livrait  l'existence  d'un  citoyen  à 
des  dénonciations  qui  portaient  sur  ses  opinions 
présumées.  Que  craint-on  du  despotisme,  si  ce 
n'est  un  te!  décret.?  Au  lieu  de  vingt  citoyens  ac- 
tifs, il  n'y  a  qu'à  supposer  des  courtisans  qui  sont 
actifs  aussi  à  leur  manière,  et  l'on  aura  l'histoire 
de  toutes  les  lettres  de  cachet ,  de  tous  les  exils , 
de  tous  les  empoisonnements  que  l'on  veut  em- 
pêcher par  l'institution  du  gouvernement  libre. 

Un  généreux  mouvement  de  l'âme  décida  le  roi 
à  s'exposer  à  tout  plutôt  que  d'accéder  à  la  pros- 


cription des  prêtres  :  il  pouvait ,  en  se  considérant 
comme  prisonnier,  donner  sa  sanction  à  cette  loi, 
et  protester  contre  elle  en  secret;  mais  il  ne  put 
consentir  à  traiter  la  religion  comme  la  politique; 
et,  s'il  dissimula  comme  roi,  il  fut  vrai  comme 
martyr. 

Dès  que  le  veto  du  roi  fut  connu,  l'on  sut  de 
toutes  parts  qu'il  se  préparait  une  émeute  dans  les 
faubourgs.  Le  peuple  étant  devenu  despote,  le 
moindre  obstacle  à  ses  volontés  l'irritait.  On  vit 
aussi  dans  cette  occasion  le  terrible  inconvénient 
de  placer  l'autorité  royale  en  présence  d'une  seule 
chambre.  Le  combat  entre  ces  deux  pouvoirs 
manque  d'arbitre,  et  c'est  l'insurrection  qui  lui 
en  sert. 

Vingt  mille  hommes  de  la  dernière  classe  de  la 
société ,  armés  de  piques  et  de  lances ,  marchèrent 
aux  Tuileries  sans  savoir  pourquoi;  ils  étaient 
prêts  à  commettre  tous  les  forfaits ,  ou  pouvaient 
être  entraînés  aux  plus  belles  choses ,  suivant  l'im- 
pulsion des  événements  et  des  hommes. 

Ces  vingt  mille  hommes  pénétrèrent  dans  le  pa- 
lais du  roi  ;  leurs  physionomies  étaient  empreintes 
de  cette  grossièreté  morale  et  physique  dont  on 
ne  peut  supporter  le  dégoût,  quelque  philanthrope 
que  l'on  soit.  Si  quelque  sentiment  vrai  les  avait 
animés ,  s'ils  étaient  venus  réclamer  contre  des  in- 
justices, contre  la  cherté  des  grains,  contre  l'ac- 
croissement des  impôts,  contre  les  enrôlements 
militaires ,  enfin  contre  tout  ce  que  le  pouvoir  et 
la  richesse  peuvent  faire  souffrir  à  la  misère ,  les 
haillons  dont  ils  étaient  revêtus ,  leurs  mains  noir- 
cies par  le  travail,  la  vieillesse  prématurée  des 
femmes ,  l'abrutissement  des  enfants ,  tout  aurait 
excité  de  la  pitié.  Mais  leurs  affreux  jurements  en- 
tremêlés de  cris,  leurs  gestes  menaçants,  leurs  ins- 
truments meurtriers ,  offraient  un  spectacle  épou- 
vantable ,  et  qui  pouvait  altérer  à  jamais  le  respect 
que  la  race  humaine  doit  inspirer. 

L'Europe  a  su  comment  madame  Elisabeth, 
sœur  du  roi ,  voulut  empêcher  qu'on  ne  détrompât 
les  furieux  qui  la  prenaient  pour  la  reine,  et  la 
menaçaient  à  ce  titre.  La  reine  elle-même  devait 
être  reconnue  à  l'ardeur  avec  laquelle  elle  pressait 
ses  enfants  contre  son  cœur.  Le  roi ,  dans  ce  jour, 
montra  toutes  les  vertus  d'un  saint.  Il  n'était  déjà 
plus  temps  de  se  sauver  en  héros  ;  le  signe  hor- 
rible du  massacre ,  le  bonnet  rouge ,  fut  placé  sur 
sa  tête  dévouée  ;  mais  rien  ne  pouvait  l'humilier , 
puisque  toute  sa  vie  n'était  qu'un  sacrifice  conti- 
nuel. 

L'assemblée,  honteuse  de  ses  auxiliaires ,  envoya 
quelques-uns  des  députés  pour  sauver  la  famille 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


163 


royale;  et  Vergniaud,  l'orateur  le  plus  éloquent 
peut-être  de  tous  ceux  qui  se  sont  fait  entendre  à 
la  tribune  française ,  dissipa  dans  peu  d'instants  la 
populace. 

Le  général  la  Fayette ,  indigné  de  ce  qui  se  pas- 
sait à  Paris ,  quitta  son  armée  pour  venir  à  la  barre 
de  l'assemblée  demander  justice  de  l'affreuse  jour- 
née du  20  juin  1792.  Si  les  girondins  alors  s'é- 
taient réunis  à  lui  et  à  ses  amis ,  on  pouvait  peut- 
être  encore  empêcher  l'entrée  des  étrangers ,  et 
rendre  au  roi  l'autorité  constitutionnelle  qui  lui 
était  due.  Mais  à  l'instant  où  M.  de  la  Fayette 
termina  son  discours  par  ces  paroles ,  qu'il  lui 
convenait  si  bien  de  prononcer  :  «  Telles  sont  les 
«  représentations  que  soumet  à  l'assemblée  un 
«  citoyen  auquel  on  ne  saurait  du  moins  disputer 
«  son  amour  pour  la  liberté ,  >>  Guadet ,  collègue 
de  Vergniaud,  monta  rapidement  à  la  tribune,  et 
se  servit  avec  habileté  de  la  défiance  que  doit  avoir 
toute  assemblée  représentative  contre  un  général 
qui  se  mêle  des  affaires  intérieures.  Cependant, 
quand  il  rappelait  les  souvenirs  de  Cromwell,  dic- 
tant au  nom  de  son  armée  des  lois  aux  représen- 
tants de  son  pays ,  on  savait  bien  qu'il  n'y  avait  là 
ni  tyran ,  ni  soldats ,  mais  un  citoyen  vertueux 
qui ,  bien  qu'ami  de  la  république  en  théorie ,  ne 
pouvait  supporter  le  crime ,  sous  quelque  bannière 
qu'il  prétendît  se  ranger. 

CHz^PITRE  Vil. 

Anniversaire  du  i4  juillet,  célébré  en  1792. 

Des  adresses  de  toutes  les  parties  de  la  France , 
alors  sincères ,  puisqu'il  y  avait  du  danger  à  les 
signer,  exprimaient  le  vœu  de  la  grande  majorité 
des  citoyens  en  faveur  du  maintien  de  la  constitu- 
tion. Quelque  imparfaite  qu'elle  fût,  c'était  une 
monarchie  limitée  ;  et  tel  a  toujours  été  le  vœu  des 
Français  :  les  factieux  ou  les  soldats  ont  pu  seuls 
empêcher  qu'il  ne  prévalût.  Si  les  chefs  du  parti 
populaire  avaient  pu  croire  que  la  nation  désirât 
véritablement  la  république ,  ils  n'auraient  pas  eu 
besoin  des  moyens  les  plus  injustes  pour  l'établir. 
On  n'a  point  recours  au  despotisme ,  quand  on  a 
pour  soi  l'opinion  ;  et  quel  despotisme ,  juste  ciel  ! 
que  celui  qu'on  voyait  sortir  alors  des  classes  de  la 
société  les  plus  grossières,  comme  les  vapeurs  s'é- 
lèvent des  marais  pestilentiels!  Marat ,  dont  la 
postérité  se  souviendra  peut-être ,  afin  de  ratta- 
cher à  un  homme  les  crimes  d'une  époque ,  Marat 
se  servait  chaque  jour  de  son  journal ,  pour  mena- 
cer des  plus  affreux  supplices  la  famille  royale  et 
ses  défenseurs.  Jamais  on  n'avait  vu  la  parole  hu- 


maine ainsi  dénaturée  ;  les  hurlements  des  bêtes 
féroces  pourraient  être  traduits  dans'ce  langage. 

Paris  était  divisé  en  quarante-huit  sections ,  qui 
toutes  envoyaient  des  députés  à  la  barre  de  l'assem- 
blée ,  pour  dénoncer  les  moindres  actes  comme  des 
forfaits.  Quarante-quatre  mille  municipalités  ren- 
fermaient chacune  un  club  de  jacobins  qui  relevait 
de  celui  de  Paris ,  soumis  lui-même  aux  ordres  des 
faubourgs.  Jamais  une  ville  de  sept  cent  mille  âmes 
ne  fut  ainsi  transformée.  L'on  entendait  de  toutes 
parts  des  injures  dirigées  contre  le  palais  des  rois  ; 
rien  ne  le  défendait  plus  qu'une  sorte  de  respect 
qui  servait  encore  de  barrière  autour  de  cette  an- 
tique demeure  ;  mais  à  chaque  instant ,  cette  bar- 
rière pouvait  être  franchie,  et  tout  alors  était 
perdu. 

On  écrivait  des  départements  qu'on  envoyait  les 
hommes  les  plus  furieux  à  Paris ,  pour  célébrer 
le  14  juillet ,  et  qu'ils  n'y  venaient  que  pour  massa- 
crer le  roi  et  la  reine.  Le  maire  de  Paris ,  Péthion, 
un  froid  fanatique ,  poussant  à  l'extrême  toutes  les 
idées  nouvelles ,  parce  qu'il  était  plus  capable  de 
les  exagérer  que  de  les  comprendre  ;  Péthion ,  avec 
une  niaiserie  extérieure  qu'on  prenait  pour  de  la 
bonne  foi ,  favorisait  toutes  les  émeutes.  Ainsi 
l'autorité  même  se  mettait  du  parti  de  l'insurrec- 
tion. L'administration  départementale,  en  vertu 
d'un  article  constitutionnel ,  suspendit  Péthion  de 
ses  fonctions;  les  ministres  du  roi  confirmèrent 
cet  arrêté ,  mais  l'assemblée  rétablit  le  maire  dans 
sa  place ,  et  son  ascendant  s'accrut  par  sa  disgrâce 
momentanée.  Un  chef  populaire  ne  peut  rien  dési- 
rer de  mieux  qu'une  persécution  apparente ,  suivie 
d'un  triomphe  réel. 

Les  Marseillais  envoyés  au  Champ  de  Mars  pour 
célébrer  le  14  juillet  portaient  écrit  sur  leurs  cha- 
peaux déguenillés  :  Péthion^  ou  la  Mor^/ Ils  pas- 
saient devant  l'espèce  d'estrade  sur  laquelle  était 
placée  la  famille  royale,  en  criant  :  Vive  Péthion! 
misérable  nom  que  le  mal  même  qu'il  a  fait  n'a  pu 
sauver  de  l'obscurité  !  A  peine  quelques  faibles  voix 
faisaient  entendre  :  Five  le  roi!  comme  un  dernier 
adieu ,  comme  une  dernière  prière. 

L'expression  du  visage  de  la  reine  ne  s'effacera 
jamais  de  mon  souvenir  :  ses  yeux  étaient  abîmés 
de  pleurs  ;  la  splendeur  de  sa  toilette  ,  la  dignité 
de  son  maintien,  contrastaient  avec  le  cortège 
dont  elle  était  environnée.  Quelques  gardes  natio- 
naux la  séparaient  seuls  de  la  populace  ;  les  hom- 
mes armés ,  rassemblés  dans  le  Champ  de  Mars , 
avaient  plus  l'air  d'être  réunis  pour  une  émeute 
que  pour  une  fête.  Le  roi  se  rendit  à  pied ,  du  pa- 
villon sous  lequel  il  était ,  jusqu'à  l'autel  élevé  à 


164 


CONSIDERÂTIOINS 


l'extrémité  du  Champ  de  Mars.  C'est  là  qu'il  devait 
prêter  serment  pour  la  seconde  fois  à  la  constitu- 
tion, dont  les  débris  allaient  écraser  le  trône. 
Quelques  enfants  suivaient  le  roi  en  l'applaudis- 
sant; ces  enfants  ne  savaient  pas  encore  de  quel 
forfait  leurs  pères  étaient  prêts  à  se  souiller. 

Il  fallait  le  caractère  de  Louis  XVI,  ce  caractère 
de  martyr  qu'il  n'a  jamais  démenti ,  pour  supporter 
ainsi  une  pareille  situation.  Sa  manière  de  marcher, 
sa  contenance ,  avaient  quelque  chose  de  particu- 
lier ;  dans  d'autres  occasions ,  on  aurait  pu  lui  sou- 
haiter plus  de  grandeur;  mais  il  suffisait,  dans  ce 
moment,  de  rester  en  tout  le  même  pour  paraître 
sublime.  Je  suivis  de  loin  sa  tête  poudrée  au  milieu 
de  ces  têtes  à  cheveux  noirs;  son  habit,  encore 
brodé  comme  jadis,  ressortait  à  côté  du  costume 
des  gens  du  peuple  qui  se  pressaient  autour  de  lui. 
Quand  il  monta  les  degrés  de  l'autel ,  on  crut  voir 
la  victime  sainte ,  s'offrant  volontairement  en  sa- 
crifice. Il  redescendit  ;  et ,  traversant  de  nouveau 
les  rangs  en  désordre,  il  revint  s'asseoir  auprès  de 
la  reine  et  de  ses  enfants.  Depuis  ce  jour  le  peuple 
ne  l'a  plus  i-evu  que  sur  l'échafaud. 

CHAPITRE  VIII. 

Manifeste  du  duc  de  Brimswick. 

On  a  beaucoup  dit  que  les  termes  dans  lesquels 
le  manifeste  du  duc  de  Brunswick  était  conçu  ont 
été  l'une  des  principales  causes  du  soulèvement  de 
la  nation  française  contre  les  alliés  en  1792.  Je  ne 
le  crois  pas  :  les  deux  premiers  articles  de  ce  ma- 
nifeste contenaient  ce  que  la  plupart  des  écrits  de 
ce  genre  ,  depuis  la  révolution ,  ont  renfermé  ; 
c'est-à-dire,  que  les  puissances  étrangères  ne  fe- 
raient point  de  conquête  sur  la  France ,  et  qu'elles 
ne  voulaient  point  s'immiscer  dans  le  gouverne- 
ment intérieur  du  pays.  A  ces  deux  promesses ,  qui 
sont  rarement  tenues ,  on  ajoutait ,  il  est  vrai ,  la 
menace  de  traiter  en  rebelles  ceux  des  gardes  na- 
tionaux qui  seraient  trouvés  les  armes  à  la  main  ; 
comme  si,  dans  aucun  cas,  une  nation  pouvait 
être  coupable  en  défendant  son  territoire!  mais, 
quand  même  le  manifeste  eût  été  plus  sagement 
rédigé ,  il  n'aurait  point  affaibli  alors  l'esprit  pu- 
blic des  Français.  On  sait  bien  que  toute  puissance 
armée  désire  la  victoire ,  et  ne  demande  pas  mieux 
que  de  diminuer  les  obstacles  qu'elle  doit  rencon- 
trer pour  l'obtenir.  Aussi  les  proclamations  des 
étrangers,  adressées  aux  nations  contre  lesquelles 
ils  combattent ,  se  réduisent-elles  toutes  à  dire  : 
Ne  nous  résistez  pas  ;  et  la  réponse  des  peuples 
fiers  doit  être  :  Nous  vous  résisterons. 


Les  amis  de  la  liberté,  dans  cette  circonstance, 
étaient,  comme  ils  le  seront  toujours ,  opposés  aux 
étrangers;  mais  ils  ne  pouvaient  pas  se  dissimuler 
non  plus  qu'on  avait  mis  le  roi  dans  une  situation 
qui  le  réduisait  à  désirer  le  secours  des  coalisés. 
Quelles  ressources  pouvait-il  alors  rester  aux  pa- 
triotes vertueux.? 

M.  de  la  Fayette  fit  proposer  à  la  famille  royale 
de  venir  se  réfugier  à  Compiègne ,  dans  son  armée. 
C'était  le  parti  le  meilleur  et  le  plus  sûr  ;  mais  les 
personnes  qui  avaient  la  confiance  du  roi  et  de  la 
reine  haïssaient  M.  de  la  Fayette  autant  que  s'il 
eût  été  un  jacobin  forcené.  Les  aristocrates  de  ce 
temps-là  aimaient  mieux  tout  risquer  pour  obtenir 
le  rétablissement  de  l'ancien  régime ,  que  d'accep- 
ter un  secours  efficace,  à  la  condition  d'adopter 
sincèrement  les  principes  de  la  révolution ,  c'est-à- 
dire  ,  le  gouvernement  représentatif.  L'offre  de 
M.  de  la  Fayette  fut  donc  refusée,  et  le  roi  se 
soumit  au  terrible  hasard  d'attendre  à  Paris  les 
troupes  allemandes. 

Les  royalistes ,  qui  sont  sujets  à  toute  l'impru- 
dence de  l'espoir,  se  persuadèrent  que  les  défaites 
des  armées  françaises  feraient  une  telle  peur  au 
peuple  de  Paris,  qu'il  deviendrait  doux  et  soumis 
dès  qu'il  les  apprendrait.  La  grande  erreur  des 
hommes  passionnés  en  politique,  c'est  d'attribuer 
tous  les  genres  de  vices  et  de  bassesses  à  leurs 
adversaires.  Il  faut  savoir  apprécier  à  quelques 
égards  ceux  qu'on  hait ,  et  ceux  même  qu'on  mé- 
prise; car  nul  homme,  et  surtout  nulle  masse 
d'hommes ,  n'a  jamais  entièrement  abdiqué  tout 
sentiment  moral.  Ces  jacobins  furieux,  capables 
alors  de  tous  les  forfaits, -avaient  pourtant  de  l'é- 
nergie; et  c'est  à  l'aide  de  cette  qualité  qu'ils  ont 
triomphé  de  tant  d'armées  étrangères. 

CHAPITRE  IX. 

Révolution  du  10  août  1792.  Renversement  de  la 
monarchie. 

L'opinion  publique  se  montre  toujours ,  même 
au  milieu  des  factions  qui  l'oppriment.  Une  seule 
révolution,  celle  de  1789,  a  été  faite  par  la  puis- 
sance de  cette  opinion;  mais,  depuis  cette  année, 
presque  aucune  des  crises  qui  ont  eu  lieu  en  France 
n'a  été  désirée  par  la  nation. 

Quatre  jours  avant  le  10  août,  on  voulut  porter 
dans  l'assemblée  un  décret  d'accusation  contre 
M.  de  la  Fayette,  et  quatre  cent  vingt-quatre  voix, 
sur  six  cent  soixante-dix ,  l'acquittèrent.  Le  vœu 
de  cette  majorité  n'était  certainement  pas  pour  la. 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


165 


révolution  qui  se  préparait.  La  déchéance  du  roi 
fui  demandée;  l'assemblée  la  rejeta  :  mais  la  mi- 
norité ,  qui  la  voulait ,  eut  recours  au  peuple  pour 
l'obtenir. 

Le  parti  des  constitutionnels  était  néanmoins 
toujours  le  plus  nombreux;  et  si,  d'une  part,  les 
nobles  n'étaient  pas  sortis  de  France,  et  que,  de 
l'autre,  les  royalistes  qui  entouraient  le  roi  se 
fussent  réconciliés  franchement  avec  les  amis  de  la 
liberté,  on  aurait  pu  sauver  encore  la  France  et 
le  trône.  Ce  n'est  ni  la  première  ni  la  dernière  fois 
que  nous  avons  été  et  que  nous  serons  appelés, 
dans  le  cours  de  cet  ouvrage ,  à  montrer  que  le 
bien  ne  peut  s'opérer  en  France  que  par  la  réu- 
nion sincère  des  royalistes  de  l'ancien  régime  avec 
les  royalistes  constitutionnels.  Mais  dans  ce  mot 
de  sincère,  que  d'idées  sont  renfermées  ! 

Les  constitutionnels  avaient  en  vain  demandé 
la  permission  d'entrer  dans  le  palais  du  roi  pour 
le  défendre.  Les  invincibles  préjugés  des  courti- 
sans les  en  avaient  écartés.  Incapables  cependant, 
malgré  le  refus  qu'on  leur  faisait  subir ,  de  se  ral- 
lier au  parti  contraire,  ils  erraient  autour  du  châ- 
teau ,  s'exposant  à  se  faire  massacrer  pour  se  con- 
soler de  ne  pouvoir  se  battre.  De  ce  nombre  étaient 
RDL  de  Lajly,  Narbonne,  la  Tour  du  Pin  Gouver- 
net,  Castellane,  Montmorency,  et  plusieurs  autres 
encore,  dont  les  noms  ont  reparu  dans  toutes  les 
circonstances  honorables. 

Avant  minuit,  le  9  août,  les  quarante-huit  toc- 
sins des  sections  de  Paris  commencèrent  à  se  faire 
entendre,  et  toute  la  nuit  ce  son  monotone,  lugu- 
bre et  rapide ,  ne  cessa  pas  un  instant.  J'étais  à 
ma  fenêtre  avec  quelques-uns  de  mes  amis,  et,  de 
quart  d'heure  en  quart  d'heure,  la  patrouille  vo- 
lontaire des  constitutionnels  nous  envoyait  des 
nouvelles.  On  nous  disait  que  les  faubourgs  s'avan- 
çaient ,  ayant  à  leur  tête  Santerre  le  brasseur,  et 
Westerniann,  militaire,  qui  depuis  s'est  battu  con- 
tre la  Vendée.  Personne  ne  pouvait  prévoir  ce  qui 
arriverait  le  lendemain,  et  nul  ne  s'attendait  alors 
à  vivre  au  delà  d'un  jour.  Il  y  eut  néanmoins  quel- 
ques moments  d'espoir  pendant  cette  nuit  effroya- 
ble; on  se  flatta,  je  ne  sais  pourquoi,  peut-être 
seulement  parce  qu'on  avait  épuisé  la  crainte. 

Tout  à  coup ,  à  sept  heures ,  le  bruit  affreux  du 
canon  des  faubourgs  se  fait  entendre;  et,  dans  la 
première  attaque ,  les  gardes  suisses  furent  vain- 
queurs. Le  peuple  fuyait  dans  les  rues  avec  au- 
tant d'effroi  qu'il  avait  eu  de  fureur.  Il  faut  le 
dire ,  le  roi  devait  alors  se  mettre  à  la  tête  des 
troupes ,  et  combattre  ses  ennemis.  La  reine  fut 
de  cet  avis ,  et  le  conseil  courageux  qu'elle  donna 


dans  cette  circonstance  à  son  époux ,  l'honore  et 
la  recommande  à  la  postérité. 

Plusieurs  bataillons  de  la  garde  nationale ,  entre 
autres  celui  des  Filles-Saint-Thomas,  étaient  pleins 
d'ardeur  et  de  zèle  ;  mais  le  roi ,  en  quittant  les 
Tuileries,  ne  pouvait  plus  compter  sur  cet  enthou- 
siasme qui  fait  la  force  des  citoyens  armés. 

Beaucoup  de  républicains  pensent  que  si  Louis  XVI 
eût  triomphé  le  10  août,  les  étrangers  seraient  ar- 
rivés à  Paris ,  et  y  auraient  rétabli  l'ancien  despo- 
tisme ,  devenu  plus  odieux  encore  par  le  moyen 
même  dont  il  aurait  tenu  sa  force.  Il  est  possible 
que  les  choses  fussent  arrivées  à  cette  extrémité  ; 
mais  qui  les  y  avait  conduites  ?  L'on  peut  tou- 
jours, dans  les  troubles  civils,  rendre  un  crime 
politiquement  utile;  mais  c'est  par  les  crimes  pré- 
cédents qu'on  parvient  à  créer  cette  infernale  né- 
cessité. 

On  vint  me  dire  que  tous  mes  amis,  qui  faisaient 
la  garde  en  dehors  du  château,  avaient  été  saisis 
et  massacrés.  Je  sortis  à  l'instant  pour  en  savoir 
des  nouvelles  ;  le  cocher  qui  me  conduisait  fut  ar- 
rêté sur  le  pont  par  des  hommes  qui ,  silencieuse- 
ment, lui  faisaient  signe  qu'on  égorgeait  de  l'au- 
tre côté.  Après  deux  heures  d'inutiles  efforts  pour 
passer,  j'appris  que  tous  ceux  (jui  m'intéressaient 
vivaient  encore ,  mais  que  la  plupart  d'entre  eux 
étaient  contraints  à  se  cacher,  pour  éviter  les 
proscriptions  dont  ils  étaient  menacés.  Lorsque 
j'allais  les  voir  le  soir,  à  pied,  dans  les  maisons 
obscures  oiî  ils  avaient  pu  trouver  asile,  je  ren- 
contrais des  hommes  armés  couchés  devant  les 
portes,  assoupis  par  l'ivresse,  et  ne  se  réveillant 
à  demi  que  pour  prononcer  des  jurements  exécra- 
bles. Plusieurs  femmes  du  peuple  étaient  aussi 
dans  le  même  état ,  et  leurs  vociférations  avaient 
quelque  chose  de  plus  odieux  encore.  Dès  qu'on 
apercevait  une  patrouille  destinée  à  maintenir  l'or- 
dre, les  honnêtes  gens  fuyaient  pour  l'éviter;  car, 
ce  qu'on  appelait  maintenir  l'ordre,  c'était  contri- 
buer au  triomphe  des  assassins ,  et  les  préserver 
de  tout  obstacle. 

CHAPITRE  X. 

Anecdotes  particulières. 

L'on  ne  peut  se  résoudre  à  continuer  de  tels  ta- 
bleaux. Encore  le  10  août  semblait-il  avoir  pour 
but  de  s'emparer  du  gouvernement ,  afin  de  diri- 
ger tous  ses  moyens  contre  l'invasion  des  étran- 
gers; mais  les  massacres  qui  eurent  lieu  vingt- 
deux  jours  après  le  renversement  du  trône,  n'étaient 
qu'une  débauche  de  forfaits.  On  a  prétendu  que  la 


166 


CONSIDERATIONS 


terreur  qu'on  éprouvait  à  Paris ,  et  dans  toute  la 
France,  avait  décidé  les  Français  à  se  réfugier 
dans  les  camps.  Singulier  moyen  que  la  peur,  pour 
recruter  une  armée  !  JVIais  une  telle  supposition 
est  une  offense  faite  à  la  nation.  Je  tâcherai  de 
montrer,  dans  le  chapitre  suivant ,  que  c'est  mal- 
gré le  crime ,  et  non  par  son  affreux  secours ,  que 
les  Français  ont  repoussé  les  étrangers  qui  vou- 
laient leur  imposer  la  loi. 

A  des  criminels  succédaient  des  criminels  plus 
détestables  encore.  Les  vrais  républicains  ne  res- 
tèrent pas  un  jour  les  maîtres  après  le  10  août. 
Dès  que  le  trône  qu'ils  attaquaient  fut  renversé , 
ils  eurent  à  se  défendre  eux-mêmes  ;  ils  n'avaient 
montré  que  trop  de  condescendance  envers  les 
horribles  instruments  dont  on  s'était  servi  pour 
établir  la  république;  mais  les  jacobins  étaient 
bien  sûrs  de  finir  par  les  épouvanter  de  leur  pro- 
pre idole,  à  force  de  forfaits;  et  l'on  eût  dit  que 
les  scélérats  les  plus  intrépides  en  fait  de  crimes 
essayaient  la  tête  de  Méduse  sur  les  différents 
chefs  de  parti,  afin  de  se  débarrasser  de  tous  ceux 
qui  n'en  pouvaient  supporter  l'aspect. 

Les  détails  de  ces  horribles  massacres  repous- 
sent l'imagination,  et  ne  fournissent  rien  à  la  pen- 
sée. Je  m'en  tiendrai  donc  à  raconter  ce  que  j'ai 
vu  moi-même  à  cette  époque  ;  peut-être  est-ce  la 
meilleure  manière  d'en  donner  une  idée. 

Pendant  l'intervalle  du  10  août  au  2  septembre, 
de  nouvelles  arrestations  avaient  eu  lieu  à  chaque 
instant.  Les  prisons  étaient  combles  ;  toutes  les 
adresses  du  peuple  qui ,  depuis  trois  ans ,  annon- 
çaient d'avance  ce  que  les  chefs  de  parti  avaient 
résolu,  demandaient  la  punition  des  traîtres  ;  et  ce 
nom  s'étendait  aux  classes  comme  aux  individus , 
aux  talents  comme  à  la  fortune ,  à  l'habit  comme 
aux  opinions  ;  enfin ,  à  tout  ce  que  les  lois  protè- 
gent, et  que  l'on  voulait  anéantir. 

Les  troupes  des  Autrichiens  et  des  Prussiens 
avaient  déjà  passé  la  frontière,  et  l'on  répétait  de 
toutes  parts  que  si  les  étrangers  avançaient,  tous 
les  honnêtes  gens  de  Paris  seraient  massacrés. 
Plusieurs  de  mes  amis,  MM.  de  Narbonne,  Mont- 
morency, Baumets,  étaient  personnellement  me- 
nacés, et  chacun  d'eux  se  tenait  caché  dans  la 
maison  de  quelque  bourgeois.  Mais  il  fallait  cha- 
que jour  changer  de  demeure,  parce  que  la  peur 
prenait  à  ceux  qui  donnaient  un  asile.  On  ne  vou- 
lut pas  d'abord  se  servir  de  ma  maison,  parce 
qu'on  craignait  qu'elle  n'attirât  l'attention;  mais 
d'un  autre  côté ,  il  me  semblait  qu'étant  celle  d'un 
ambassadeur,  et  portant  sur  la  porte  le  nom  d'hô- 
tel de  Suède,  elle  pourrait  être  respectée,  quoi- 


que M.  de  Staël  fût  absent.  Enfin ,  il  n'y  eut  plus 
à  délibérer,  quand  on  ne  trouva  plus  personne  qui 
osât  recevoir  les  proscrits.  Deux  d'entre  eux  vin- 
rent chez  moi  ;  je  ne  mis  dans  ma  confidence  qu'un 
de  mes  gens  dont  j'étais  sûre.  J'enfermai  mes 
amis  dans  la  chambre  la  plus  reculée ,  et  je  passais 
la  nuit  dans  les  appartements  qui  donnaient  sur  la 
rue ,  redoutant  à  chaque  instant  ce  qu'on  appelait 
les  visites  domiciliaires. 

Un  matin ,  un  de  mes  domestiques ,  dont  je  me 
défiais,  vint  me  dire  que  l'on  avait  affiché,  au 
coin  de  ma  rue,  le  signalement  et  la  dénonciation 
de  M.  de  Narbonne  :  c'était  l'une  des  personnes 
cachées  chez  moi.  Je  crus  que  cet  homme  voulait 
pénétrer  mon  secret  en  m'effrayant ,  mais  il  me 
racontait  le  fait  tout  simplement.  Peu  de  temps 
après ,  la  redoutable  visite  domiciliaire  se  fit  dans 
ma  maison.  M.  de  Narbonne,  étant  mis  hors,  la 
loi,  périssait  le  même  jour,  s'il  était  découvert; 
et  quelques  précautions  que  j'eusse  prises ,  je  sa- 
vais bien  que  si  la  recherche  était  exactement 
faite ,  il  ne  pouvait  j  échapper.  Il  fallait  donc ,  à 
tout  prix,  empêcher  cette  recherche  ;  je  rassemblai 
mes  forces ,  et  j'ai  senti,  dans  cette  circonstance, 
qu'on  peut  toujours  dominer  son  émotion ,  quel- 
que violente  qu'elle  soit,  quand  on  sait  qu'elle 
expose  la  vie  d'un  autre. 

On  avait  envoyé,  pour  s'emparer  des  proscrits, 
dans  toutes  les  maisons  de  Paris,  des  commissaires 
de  la  classe  la  plus  subalterne;  et,  pendant  qu'ils 
faisaient  leurs  visites ,  des  postes  militaires  gar- 
daient les  deux  extrémités  de  la  rue  pour  empê- 
cher que  personne  ne  s'échappât.  Je  commençai 
par  effrayer ,  autant  que  je  pus ,  ces  hommes ,  sur 
la  violation  du  droit  des  gens  qu'ils  commettaient 
en  visitant  la  maison  d'un  ambassadeur;  et,  comme 
ils  ne  savaient  pas  trop  bien  la  géographie ,  je  leur 
persuadai  que  la  Suède  était  une  puissance  qui 
pouvait  les  menacer  d'une  attaque  immédiate, 
parce  qu'elle  était  frontière  de  la  France.  Vingt 
ans  après,  chose  inouïe,  cela  s'est  trouvé  vrai;  car 
Lub(ick  et  la  Poméranie  suédoise  étaient  au  pou- 
voir des  Français. 

Les  gens  du  peuple  sont  prenables  tout  de  suite 
ou  jamais  :  il  n'y  a  presque  'point  de  gradations  ni 
dans  leurs  sentiments,  ni  dans  leurs  idées.  Je  m'a- 
perçus donc  que  mes  raisonnements  leur  faisaient 
impression,  et  j'eus  le  courage,  avec  la  mort  dans 
le  cœur,  de  leur  faire  des  plaisanteries  sur  l'injus- 
tice de  leurs  soupçons.  Rien  n'est  plus  agréable 
aux  hommes  de  cette  classe  que  des  plaisanteries  ; 
car,  dans  l'excès  de  leur  fureur  contre  les  nobles, 
ils  ont  du  plaisir  à  être  traités  par  eux  comme  des 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


167 


égaux.  Je  les  reconduisis  ainsi  jusqu'à  la  porte,  et 
je  bénis  Dieu  de  la  force  extraordinaire  qu'il  m'a- 
vait prêtée  dans  cet  instant  ;  néanmoins  cette  si- 
tuation ne  pouvait  se  prolonger,  et  le  moindre 
hasard  suffisait  pour  perdre  un  proscrit  qui  était 
très -connu  par  son  ministère  récent. 

Un  Hanovrien  généreux  et  spirituel ,  le  docteur 
Bollmann,  qui,  depuis,  s'est  exjjosé  pour  délivrer 
M.  de  la  Fayette  des  prisons  d'Autriche,  apprit 
mon  anxiété,  et  m'offrit,  sans  autre  motif  que 
l'enthousiasme  de  la  bonté,  de  conduire  M.  de  War- 
bonne  en  Angleterre,  en  lui  donnant  le  passe-port 
d'un  de  ses  amis.  Rien  n'était  plus  hardi  que  cette 
action  ;  car ,  si  un  étranger ,  quel  qu'il  fût ,  avait 
été  pris  emmenant  un  proscrit  sous  un  nom  sup- 
posé ,  il  eilt  été  condamné  à  mort.  Le  courage  du 
docteur  Bollmann  ne  se  démentit  ni  dans  la  vo- 
lonté ni  dans  l'exécution,  et  quatre  jours  après  son 
départ,  M.  de  Narbonne  était  à  Londres. 

On  m'avait  accordé  des  passe-ports  pour  me  ren- 
dre en  Suisse  ;  mais  il  était  si  triste  de  se  mettre 
en  sûreté  toute  seule,  quand  on  laissait  encore 
tant  d'amis  en  danger,  que  je  retardais  de  jour  en 
jour  pour  savoir  ce  que  chacun  d'eux  était  devenu. 
On  vint  me  dire,  le  31  août,  que  M.  de  Jaucourt, 
député  à  l'assemblée  législative ,  et  M.  de  Lally- 
Tollendal ,  venaient  d'être  conduits  tous  les  deux 
à  l'Abbaye ,  et  l'on  savait  déjà  qu'on  n'envoyait 
dans  cette  prison  que  ceux  qu'on  voulait  livrer  aux 
assassins.  Le  beau  talent  de  M.  de  Lally  lui  servit 
d'égide  d'une  façon  singulière.  Il  fit  le  plaidoyer 
d'un  de  ses  camarades  de  prison ,  traduit  devant 
le  tribunal  avant  le  massacre  ;  le  prisonnier  fut 
acquitté,  et  chacun  sut  qu'il  le  devait  à  l'éloquence 
de  Lally.  M.  de  Condorcet  admirait  son  rare  ta- 
lent, et  s'employa  pour  le  sauver  ;  d'ailleurs,  M.  de 
Lally  trouvait  une  protection  efficace  dans  l'inté- 
rêt de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  qui  était  encore 
à  Paris  à  cette  époque  \  M.  de  Jaucourt  n'avait 
pas  le  même  appui  :  je  me  fis  montrer  la  liste  de 
tous  les  membres  de  la  commune  de  Paris ,  alors 
maîtres  de  la  ville;  je  ne  les  connaissais  que  par 
leur  terrible  réputation ,  et  je  cherchais  au  hasard 
un  motif  pour  déterminer  mon  choix.  Je  me  rap- 
pelai tout  à  coup  que  Mamiel ,  l'un  d'entre  eux ,  se 
mêlait  de  littérature,  et  qu'il  venait  de  publier  des 
Lettres  de  Mirabeau  avec  une  préface ,  bien  mau- 
vaise, il  est  vrai,  mais  dans  laquelle  cependant  on 
remarquait  la  bonne  volonté  de  montrer  de  l'es- 
prit. Je  me  persuadai  qu'aimer  les  applaudisse- 

'  Lady  Sutherland,  à  présent  marquise  de  Stafford,  alors 
ambassadrice  d'Angleterre,  prodigua,  dans  ces  temps  af- 
freux, les  soins  les  plus  dévoués  à  la  famille  royale. 


ments  pouvait  rendre  accessible  de  quelque  ma- 
nière aux  sollicitations  ;  ce  fut  donc  à  Manuel  que 
j'écrivis  pour  lui  demander  une  audience.  Il  me 
l'assigna  pour  le  lendemain,  chez  lui,  à  sept  heures 
du  matin  ;  c'était  une  heure  un  peu  démocratique, 
mais  certes  j'y  fus  exacte.  J'arrivai  avant  qu'il  fût 
levé ,  je  l'attendis  dans  son  cabinet ,  et  je  vis  son 
portrait,  à  lui-même,  placé  sur  son  propre  bureau; 
cela  me  fit  espérer  que,  du  moins,  il  était  un  peu 
prenable  par  la  vanité.  Il  entra,  et  je  dois  lui  ren- 
dre la  justice  que  ce  fut  par  les  bons  sentiments 
que  je  parvins  à  l'ébranler. 

Je  lui  peignis  les  vicissitudes  effrayantes  de  la 
popularité,  dont  on  pouvait  lui  citer  des  exem- 
ples chaque  jour.  «  Dans  six  mois,  lui  dis-je ,  vous 
«  n'aurez  peut-être  plus  de  pouvoir  (avant  six  mois 
«  il  périt  sur  l'échafaud).  Sauvez  M.  de  Lally  et 
«  M.  de  Jaucourt;  réservez-vous  un  souvenir  doux 
«  et  consolant  pour  l'époque  où  vous  serez  peut- 
«  être  proscrit  à  votre  tour.  »  Manuel  était  un 
homme  remuable,  entraîné  par  ses  passions,  mais 
capable  de  mouvements  honnêtes  ;  car  c'est  pour 
avoir  défendu  le  roi  qu'il  fut  condamné  à  mort.  Il 
m'écrivit,  le  1"  septembre,  que  M.  de  Condorcet 
avait  obtenu  la  liberté  de  M.  de  Lally,  et  qu'à  ma 
prière  il  venait  de  faire  mettre  M.  de  Jaucourt  en 
liberté.  Heureuse  d'avoir  sauvé  la  vie  d'un  homme 
aussi  estimable,  je  résolus  de  partir  le  lendemain, 
mais  je  m'engageai  à  prendre,  hors  de  la  barrière, 
l'abbé  de  Montesquiou  aussi  proscrit ,  et  à  le  con- 
duire, déguisé  en  domestique,  jusqu'en  Suisse  ;  pour 
que  le  changement  fût  plus  facile  et  plus  sûr ,  je 
donnai  à  l'un  de  ses  gens  le  passe- port  d'un  des 
miens ,  et  nous  convînmes  de  la  place  oîi  je  trou- 
verais l'abbé  de  Montesquiou  sur  le  grand  chemin. 
Il  était  donc  impossible  de  manquer  à  ce  rendez- 
vous  ,  dont  l'heure  et  le  lieu  étaient  fixés,  sans  ex- 
poser celui  qui  m'attendait  à  faire  naître  les  soup- 
çons des  patrouilles  qui  parcouraient  les  grandes 
routes. 

La  nouvelle  de  la  prise  de  Longwy  et  de  Verdun 
était  arrivée  le  matin  du  2  septembre.  On  enten- 
dait de  nouveau ,  de  toutes  parts ,  cet  effrayant 
tocsin,  dont  le  souvenir  n'était  que  trop  gravé 
dans  mon  âme  par  la  nuit  du  10  août.  On  voulut 
m'empêcher  de  partir;  mais  pouvais -je  compro- 
mettre la  sûreté  d'un  homme  qui  s'était  alors  con- 
fié à  moi  ? 

J'avais  des  passe -ports  très  en  règle ,  et  je  me 
figurais  que  le  mieux  serait  de  sortir  en  berline  à 
six  chevaux ,  avec  mes  gens  en  grande  livrée.  Il 
me  semblait  qu'en  me  voyant  dans  cet  apparat,  on 
me  croirait  le  droit  de  partir ,  et  qu'on  me  laisse- 


12 


168 


CONSIDERATIONS 


rait  passer.  C'était  très-mal  combiné  ;  car,  ce  qu'il 
faut  avant  tout  dans  de  tels  moments ,  c'est  de  ne 
pas  frapper  l'imagination  du  peuple,  et  la  plus 
mauvaise  chaise  de  poste  m'aurait  conduite  plus 
Bîîrement.  A  peine  ma  voiture  avait-elle  fait  quatre 
pas ,  qu'au  bruit  des  fouets  des  postillons  un  es- 
saim de  vieilles  femmes,  sorties  de  l'enfer,  se  jet- 
tent sur  mes  chevaux,  et  crient  qu'on  doit  m'arrê- 
ter,  que  j'emporte  avec  moi  l'or  de  la  nation ,  que 
je  vais  rejoindre  les  ennemis,  que  sais-je?  mille 
autres  injures  plus  absurdes  encore.  Ces  femmes 
attirent  la  foule  à  l'instant ,  et  des  gens  du  peuple, 
avec  des  physionomies  féroces,  se  saisissent  de 
mes  postillons ,  et  leur  ordonnent  de  me  mener  à 
l'assemblée  de  la  section  du  quartier  oii  je  demeu- 
rais (le  faubourg  Saint -Germain).  En  descendant 
de  voiture ,  j'eus  le  temps  de  dire  tout  bas  au  do- 
mestique de  l'abbé  de  Montesquiou  de  s'en  aller, 
et  d'avertir  son  maître. 

J'entrai  dans  cette  assemblée,  dont  les  délibéra- 
tions avaient  l'air  d'une  insurrection  en  perma- 
nence. Celui  qui  se  disait  le  président  me  déclara 
que  j'étais  dénoncée  comme  voulant  emmener  avec 
moi  des  proscrits ,  et  qu'on  allait  examiner _mes 
gens.  Il  trouva  qu'il  en  manquait  un  désigné  sur 
mon  passe-port  (c'était  celui  que  j'avais  renvoyé)  ; 
et,  en  conséquence  de  cette  erreur,  il  exigea  que  je 
fusse  conduite  par  un  gendarme  à  l'Hôtel  de  ville. 
Rien  n'était  plus  effrayant  qu'un  tel  ordre;  il  fal- 
lait traverser  la  moitié  de  Paris,  et  descendre  sur 
la  place  de  Grève,  en  face  de  l'Hôtel  de  ville  :  or , 
c'était  sur  les  degrés  mêmes  de  l'escalier  de  cet 
hôtel  que  plusieurs  personnes  avaient  été  massa- 
crées, le  10  août;  aucune  femme  n'avait  encore 
péri,  mais  le  lendemain  la  princesse  de  Lamballe 
fut  assassinée  par  le  peuple ,  dont  la  fureur  était 
déjà  telle  que  tous  les  yeux  semblaient  demander 
du  sang. 

.Te  fus  trois  heures  à  me  rendre  du  faubourg 
Saint-Germain  à  l'Hôtel  de  ville  :  on  me  conduisit 
au  pas ,  à  travers  une  foule  immense  qui  m'assail- 
lait par  des  cris  de  mort;  ce  n'était  pas  moi  qu'on 
injuriait,  à  peine  alors  me  connaissait -on;  mais 
une  grande  voiture  et  des  habits  galonnés  repré- 
sentaient aux  yeux  du  peuple  ceux  qu'il  devait 
massacrer.  Ne  sachant  pas  encore  combien  dans 
les  révolutions  l'homme  devient  inhumain,  je  m'a- 
dressai deux  ou  trois  fois  aux  gendarmes,  qui  pas- 
saient près  de  ma  voiture,  pour  leur  demander  du 
secours,  et  ils  me  répondirent  par  les  gestes  les 
plus  dédaigneux  et  les  plus  menaçants.  J'étais 
grosse,  et  cela  ne  les  désarmait  pas;  tout  au  con- 
traire, ils  étaient  d'autant  plus  irrités  qu'ils  se 


sentaient  plus  coupables  :  néanmoins  le  gendarme 
qu'on  avait  mis  dans  ma  voiture ,  n'étant  point 
animé  par  ses  camarades ,  se  laissa  toucher  par 
ma  situation ,  et  il  me  promit  de  me  défendre  au 
péril  de  sa  vie.  Le  moment  le  plus  dangereux  de- 
vait être  à  la  place  de  Grève  :  mais  j'eus  le  temps 
de  m'y  préparer  d'avance,  et  les  figures  dont  j'étais 
entourée  avaient  une  expression  si  méchante ,  que 
l'aversion  qu'elles  m'inspiraient  me  donnait  plus 
de  force. 

Je  sortis  de  ma  voiture  au  milieu  d'une  multi; 
tude  armée,  et  je  m'avançai  sous  une  voûte  de 
piques.  Comme  je  montais  l'escalier,  également 
hérissé  de  lances ,  un  homme  dirigea  contre  moi 
celle  qu'il  tenait  dans  sa  main.  Mon  gendarme 
m'en  garantit  avec  son  sabre  ;  si  j'étais  tombée  dans 
cet  instant,  c'en  était  fait  de  ma  vie  :  car  il  est  de 
la  nature  du  peuple  de  respecter  ce  qui  est  encore 
debout;  mais,  quand  la  victime  est  déjà  frappée, 
il  l'achève. 

J'arrivai  donc  enfin  à  cette  commune  présidée 
par  Robespierre,  et  je  respirai ,  parce  que  j'échap- 
pais à  la  populace  :  quel  protecteur  cependant  que 
Robespierre  !  CoUot  d'Herbois  et  Billaud-Varennes 
lui  servaient  de  secrétaires,  et  ce  dernier  avait 
conservé  sa  barbe  depuis  quinze  jours,  pour  se 
mettre  plus  sûrement  à  l'abri  de  tout  soupçon 
d'aristocratie.  La  salle  était  comble  de  gens  du 
peuple  ;  les  femmes,  les  enfants,  les  hommes  criaient 
de  toutes  leurs  forces  :  Fîve  la  nation!  Le  bureau 
de  la  commune ,  étant  un  peu  élevé ,  permettait  à 
ceux  qui  s'y  trouvaient  placés  de  se  parler.  On  m'y 
avait  fait  asseoir  ;  et ,  pendant  que  je  reprenais  mes 
sens,  le  bailU  de  Virieu,  envoyé  de  Parme,  qui 
avait  été  arrêté  en  même  temps  que  moi ,  se  leva 
pour  déclarer  qu'il  ne  me  connaissait  pas  ;  que  mon 
affaire,  quelle  qu'elle  fût,  n'avait  aucun  rapport 
avec  la  sienne ,  et  qu'on  ne  devait  pas  nous  con- 
fondre ensemble.  Le  manque  de  chevalerie  du 
pauvre  homme  me  déplut ,  et  cela  m'inspira  un  dé- 
sir d'autant  plus  vif  de  m'être  utile  à  moi-même , 
puisqu'il  ne  paraissait  pas  que  le  bailli  de  Virieu 
eût  envie  de  m'en  épargner  le  soin.  Je  me  levai 
donc ,  et  je  représentai  le  droit  que  j'avais  de  partir, 
comme  ambassadrice  de  Suède ,  et  les  passe-ports 
qu'on  m'avait  donnés  en  conséquence  de  ce  droit. 
Dans  ce  moment  Manuel  arriva  :  il  fut  très-étonné 
de  me  voir  dans  une  si  triste  position  ;  et,  répondant 
aussitôt  de  moi  jusqu'à  ce  que  la  commune  eût 
décidé  de  mon  sort ,  il  me  fit  quitter  cette  terrible 
place ,  et  m'enferma  avec  ma  femme  de  chambre 
dans  son  cabinet. 

Nous  restâmes  là  six  heures  à  l'attendre ,  mou- 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRiNÇilSE. 


169 


rant  de  faim ,  de  soif  et  de  peur.  La  fenêtre  de 
l'appartement  de  Manuel  donnait  sur  la  place  de 
Grève,  et  nous  voyions  les  assassins  revenir  des 
prisons  avec  les  bras  nus  et  sanglants,  et  poussant 
des  cris  horribles. 

Ma  voiture  chargée  était  restée  au  milieu  de  la 
place ,  et  le  peuple  se  préparait  à  la  piller ,  lorsque 
j'aperçus  un  grand  homme  en  habit  de  garde  na- 
tional, qui  monta  sur  le  siège,  et  défendit  à  la 
populace  de  rien  dérober.  Il  passa  deux  heures  à 
défendre  mes  bagages ,  et  je  ne  pouvais  concevoir 
comment  un  si  mince  intérêt  l'occupait ,  au  milieu 
de  circonstances  si  effroyables.  Le  soir  cet  homme 
entra  dans  la  chambre  oh  l'on  me  tenait  renfermée, 
accompagnant  Manuel.  C'était  le  brasseur  Santerre, 
si  cruellement  connu  depuis;  il  avait  été  plusieurs 
fois  témoin  et  distributeur,  dans  le  faubourg  Saint- 
Antoine  ,  où  il  demeurait ,  des  approvisionnements 
de  blé  envoyés  par  mon  père  dans  les  temps  de 
disette,  et  il  en  conservait  de  la  reconnaissance. 
D'ailleurs  ne  voulant  pas,  comme  il  l'aurait  dû  en 
sa  qualité  de  commandant,  courir  au  secours  des 
prisonniers,  garder  ma  voiture  lui  servait  de  pré- 
texte. Il  voulut  s'en  vanter  auprès  de  moi ,  mais  je 
ne  pus  m'empêcher  de  lui  rappeler  ce  qu'il  devait 
faire  dans  un  pareil  moment.  Dès  que  Manuel  me 
revit ,  il  s'écria  avec  beaucoup  d'émotion  :  Jh  !  que 
je  suis  bien  aise  d'avoir  mis  hier  vos  deux  amis 
en  liberté!  En  effet,  il  souffrait  amèrement  des 
assassinats  qui  venaient  de  se  commettre,  mais  il 
n'avait  déjà  plus  le  pouvoir  de  s'y  opposer.  L'abîme 
s'entr'ouvrait  derrière  les  pas  de  chaque  homme 
qui  acquérait  de  l'autorité;  et,  dès  qu'il  reculait, 
il  y  tombait. 

Manuel,  à  la  nuit,  me  ramena  chez  moi  dans 
ma  voiture;  il  aurait  craint  de  se  dépopulariser  en 
me  conduisant  de  jour.  Les  réverbères  n'étaient 
point  allumés  dans  les  rues ,  mais  on  rencontrait 
beaucoup  d'hommes  avec  des  flambeaux  dont  la 
hieur  causait  plus  d'effroi  que  l'obscurité  même. 
Souvent  on  arrêtait  Manuel  pour  lui  demander  qui 
il  était  ;  mais ,  quand  il  répondait ,  le  procureur  de 
la  commune,  cette  dignité  révolutionnaire  était 
respectueusement  saluée. 

Arrivée  chez  moi ,  Manuel  me  dit  qu'on  m'expé- 
dierait un  nouveau  passe-port,  sans  qu'il  me  fût 
permis  d'emmener  aucune  autre  personne  pour 
]  me  suivre  que  ma  femme  de  chambre.  Un  gen- 
darme devait  me  conduire  jusqu'à  la  frontière.  Le 
lendemain  Tallien,  le  même  qui  délivra  vingt  mois 
après  la  France  de  Robespierre ,  au  9  thermidor , 
vint  chez  moi ,  chargé  par  la  commune  de  m'ac- 
compagner  jusqu'à  la  barrière.  A  chaque  instant 


on  apprenait  de  nouveaux  massacres.  Plusieurs 
personnes,  très-compromises  alors,  étaient  dans 
ma  chambre  ;  je  priai  Tallien  de  ne  pas  les  nommer; 
il  s'y  engagea  et  tint  sa  promesse.  Je  montai  dans 
ma  voiture  avec  lui ,  et  nous  nous  quittâmes  sans 
avoir  pu  nous  dire  mutuellement  notre  pensée  ;  la 
circonstance  glaçait  Fa  parole  sur  les  lèvres. 

Je  rencontrai  encore  dans  les  environs  de  Paris 
quelques  difficultés  dont  je  me  tirai;  mais  en 
s'éloignant  de  la  capitale,  le  flot  de  la  tempête 
semblait  s'apaiser,  et  dans  les  montagnes  du  Jura 
rien  ne  rappelait  l'agitation  épouvantable  dont 
Paris  était  le  théâtre.  Cependant  on  entendait  dire 
partout  aux  Français  qu'ils  voulaient  repousser 
les  étrangers.  Je  l'avouerai,  dans  cet  instant  je  ne 
voyais  d'étrangers  que  les  assassins,  sous  les 
poignards  desquels  j'avais  laissé  mes  amis ,  la  fa- 
mille royale ,  et  tous  les  honnêtes  gens  de  France, 

CHAPITRE  XI. 

Les  étrangers  repoussés  de  France  en  1792. 

Les  prisonniers  d'Orléans  avaient  subi  le  sort 
des  prisonniers  de  Paris,  les  prêtres  avaient  été 
massacrés  au  pied  des  autels,  la  famille  royale 
était  captive  au  Temple;  M.  de  la  Fayette,  fidèle 
au  vœu  durable  de  la  nation,  la  monarchie  consti- 
tutionnelle, avait  quitté  son  armée  plutôt  que  de 
faire  un  serment  contraire  à  celui  qu'il  venait  de 
prêter  au  roi.  Une  convention  nationale  était  con- 
voquée ,  et  la  république  fut  proclamée  en  présence 
des  rois  victorieux,  dont  les  armées  n'étaient  qu'à 
quarante  lieues  de  Paris.  Cependant  la  plupart  des 
officiers  français  étaient  émigrés  ;  ce  qu'il  restait 
de  troupes  n'avait  jamais  fait  la  guerre,  et  l'admi- 
nistration était  dans  un  état  affreux-  Il  y  avait  de 
la  grandeur  dans  une  telle  résolution ,  prise  au 
milieu  des  plus  grands  périls;  bientôt  elle  fit  re- 
vivre dans  tous  les  cœurs  l'intérêt  que  l'on  prenait 
à  la  nation  française;  et  si,  rentrés  dans  leurs 
foyers ,  les  guerriers  vainqueurs  eussent  renversé 
les  révolutionnaires,  encore  une  fois  la  cause  de 
la  France  était  gagnée. 

Le  général  Dumourier  montra ,  dans  cette  pre- 
mière campagne  de  1792 ,  un  talent  qu'on  ne  peut 
oublier.  Il  sut  mettre  en  œuvre  avec  habileté  la 
force  militaire,  qui,  fondée  par  le  patriotisme, 
a  depuis  servi  l'ambition.  A  travers  les  horreurs 
dont  cette  époque  était  souillée,  l'esprit  public 
de  1792  avait  quelque  chose  de  vraiment  admirable. 
Les  citoyens,  devenus  soldats,  se  dévouaient  à 
leur  pays;  et  les  calculs  personnels,  l'amour  de 
l'argent  et  du  pouvoir,  n'entraient  pour  rien  encore 


12. 


17Ô 


CONSIDERATIONS 


dans  les  efforts  des  armées  françaises.  Aussi  l'Eu- 
rope elle-même  éprouva-t-elle  une  sorte  de  res- 
pect pour  la  résistance  inattendue  qu'elle  rencontra. 
Bientôt  après,  la  fureur  du  crime  s'empara  du  parti 
dominateur;  et,  depuis,  tous  les  vices  ont  succédé 
à  tous  les  forfaits  :  triste  amélioration  pour  l'es- 
pèce humaine  ! 

CHAPITRE  XII. 

Procès  de  Louis  XVI. 

Quel  sujet!  il  a  été  traité  tant  de  fois,  que  je  ne 
me  permets  ici  de  retracer  qu'un  petit  nombre 
d'observations  particulières. 

Au  mois  d'octobre  1792,  avant  que  l'horrible 
procès  du  roi  fût  commencé ,  avant  que  Louis  XVI 
eût  nommé  ses  défenseurs,  M.  Necker  se  présenta 
pour  être  chargé  de  cette  noble  et  périlleuse  fonc- 
tion. Il  publia  un  mémoire  que  la  postérité  recueil- 
lera comme  un  des  témoignages  les  plus  vrais  et 
les  plus  désintéressés  qu'on  pût  rendre  en  faveur 
du  vertueux  monarque  jeté  dans  les  fers  '.  M.  de 
Malesherbes  fut  choisi  par  le  roi  pour  son  avocat 
auprès  de  la  convention  nationale.  L'affreuse  mort 
de  cet  homme  admirable  et  de  sa  famille  l'emporte 
Bur  tout  autre  souvenir  ;  mais  la  haute  raison  et 
la  sincère  éloquence  de  l'écrit  de  M.  Necker  pour 
la  défense  du  roi  doivent  en  faire  un  document  de 
l'histoire. 

On  ne  pouvait  nier  que  Louis  XYI ,  depuis  son 
départ  pour  Varennes ,  ne  se  fût  considéré  comme 
captif,  et  en  conséquence  il  n'avait  rien  fait  pour 
seconder  l'établissement  d'une  constitution  que  les 
plus  sincères  efforts  n'auraient  peut-être  pu  main- 
tenir. Mais  avec  quelle  délicatesse  M.  Necker,  qui 
croyait  toujours  à  la  force  de  la  vérité,  ne  la  pré- 
sente-t-il  pas  dans  cette  circonstance  ! 

«Les  hommes  attentifs,  les  hommes  justes 
«  admireront  dans  le  roi  la  patience  et  la  modé- 
«  ration  qu'il  a  montrées ,  lorsque  tout  changeait 
«  autour  de  lui ,  et  lorsqu'il  était  exposé  sans  cesse 
«  à  tous  les  genres  d'insultes  ;  mais  s'il  eût  fait 
«  des  fautes,  s'il  eût  méconnu  dans  quelques  points 
«  ses  nouvelles  obligations ,  ne  serait-ce  pas  à  la 
«  nouvelle  forme  du  gouvernement  qu'il  faudrait 
«  s'en  prendre.'  Ne  serait-ce  pas  à  cette  constitu- 
«  tion ,  où  un  monarque  n'était  rien  qu'en  appa- 
«  rence  ;  où  la  royauté  même  se  trouvait  hors  de 
«place;  où  le  chef  du  pouvoir  exécutif  ne  pouvait 
«  discerner  ni  ce  qu'il  était,  ni  ce  qu'il  devait  être; 

'  L'on  séquestra  la  fortune  de  M.  Necker  en  France,  à 
compter  du  jour  même  où  parut  son  mémoire  justilicatif  de 
Louis  XVI. 


OÙ  il  était  trompé  jusque  par  les  mots ,  et  par  les 
divers  sens  qu'on  pouvait  leur  donner;  où  il 
était  roi  sans  aucun  ascendant;  où  il  occupait  le 
trône  sans  jouir  d'aucun  respect;  où  il  semblait 
en  possession  du  droit  de  commander,  sans  avoir 
le  moyen  de  se  faire  obéir  ;  où  il  était  successi- 
ment,  et  selon  le  libre  arbitre  d'une  seule  as- 
semblée délibérante ,  tantôt  un  simple  fonction- 
naire public,  et  tantôt  le  représentant  héréditaire 
de  la  nation  ?  Comment  pourrait-on  exiger  d'un 
monarque,  mis  tout  à  coup  dans  les  liens  d'un 
système  politique  aussi  obscur  que  bizarre,  et 
finalement  proscrit  par  les  députés  de  la  nation 
eux-mêmes  ;  comment  pourrait-on  exiger  de  lui 
d'être  seul  conséquent  au  milieu  de  la  variation 
continuelle  des  idées?  Et  ne  serait-ce  pas  une 
injustice  extrême  de  juger  un  monarque  sur  tous 
ses  projets,  sur  toutes  ses  pensées ,  dans  le  cours 
d'une  révolution  tellement  extraordinaire,  qu'il 
aurait  eu  besoin  d'être  en  accord  parfait,  non- 
seulement  avec  les  choses  connues ,  mais  encore 
avec  toutes  celles  dont  on  aurait  vainement  es- 
sayé de  se  former  d'avance  une  juste  idée?  » 
M.  Necker  retrace  ensuite  dans  son  mémoire  les 
bienfaits  du  règne  de  Louis  XVI ,  avant  la  révolu- 
tion; les  restes  de  la  servitude  abolis,  la  question 
préparatoire  interdite,  la  corvée  supprimée,  les 
administrations  provinciales  établies ,  les  états  gé- 
néraux convoqués.  «  N'est-ce  pas  Louis  XVI,  dit- 
il  ,  qui ,  en  s'occupant  sans  cesse  de  l'améliora- 
tion des  prisons  et  des  hôpitaux,  a  porté  les 
regards  d'un  père  tendre  et  d'un  ami  pitoyable 
dans  les  asiles  de  la  misère  et  dans  les  réduits  de 
l'infortune  ou  de  l'erreur?  N'est-ce  pas  lui  qui, 
seul  peut-être  avec  saint  Louis ,  entre  tous  les 
chefs  de  l'empire  français,  a  donné  le  rare  exem- 
ple de  la  pureté  des  mœurs  ?  Ne  lui  accordera-t-on 
pas  encore  le  mérite  particulier  d'avoir  été  reli- 
gieux sans  superstition ,  et  scrupuleux  sans  in- 
tolérance? Et  n'est-ce  pas  de  lui  qu'une  partie 
«  des  habitants  de  la  France  (les  protestants) ,  per- 
sécutés sous  tant  de  règnes,  ont  reçu  non-seu-  - 
lement  une  sauvegarde  légale,  mais  encore  un  \ 
état  civil  qui  les  admettait  au  pai'tage  de  tous  les  ' 
!<  avantages  de  l'ordre  social?  Ces  bienfaits  sont  ! 
dans  le  temps  passé  ;  mais  la  vertu  de  la  recon- 
naissance s'applique-t-elle  à  d'autres  époques,  à 
d'autres  portions  de  la  vie?  » 
On  est  encore  plus  frappé  du  manque  d'égards  ■ 
envers  Louis  XVI,  dans  le  cours  de  son  procès,  i 
que  de  sa  condamnation  même.  Quand  le  président 
de  la  convention  dit  à  celui  qui  fut  son  roi  :  «  Louis,  ,, 
«  vous  pouvez  vous  asseoir!  «  on  se  sent  plus  d'in- 1| 


!1 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


171 


dignation  que  lors  même  qu'on  le  voit  accuser  de 
forfaits  qu'il  n'avait  jamais  commis.  Il  faut  être 
sorti  de  la  poussière  pour  ne  pas  respecter  de  longs 
souvenirs ,  surtout  quand  le  malheur  les  consacre  ; 
et  la  vulgarité,  jointe  au  crime,  inspire  autant  de 
mépris  que  d'horreur.  Aucun  homme,  vraiment 
supérieur,  ne  s'est  fait  remarquer  parmi  ceux  qui 
ont  entraîné  la  convention  à  condamner  le  roi  ;  le 
flot  populaire  s'élevait  et  s'abaissait  à  de  certains 
mots ,  à  de  certaines  phrases ,  sans  que  le  talent 
d'un  orateur  aussi  éloquent  que  Vergniaud  pût  in- 
fluer sur  les  esprits.  Il  est  vrai  que  la  plupart  des 
députés  qui  défendirent  le  roi  dans  la  convention 
se  mirent  sur  un  détestable  terrain.  Ils  commen- 
cèrent par  déclarer  qu'il  était  coupable  ;  l'un  d'eux , 
entre  autres,  dit  à  la  tribune  que  Louis  X  FI  était 
un  traître,  mais  que  la  nation  devait  lui  pardon- 
ner ;  et  ils  appelaient  cela  de  la  tactique  d'assem- 
blée! Ils  prétendaient  qu'il  fallait  ménager  l'opi- 
nion dominante ,  pour  la  modérer  quand  il  en  serait 
temps.  Comment,  avec  cette  prudence  cauteleuse, 
auraient-ils  pu  lutter  contre  leurs  ennemis,  qui  s'é- 
lançaient de  toutes  leurs  forces  sur  la  victime?  En 
France,  on  capitule  toujours  avec  la  majorité,  lors 
même  qu'on  veut  la  combattre;  et  cette  misérable 
adresse  diminue  certainement  les  moyens ,  au  lieu 
de  les  accroître.  La  puissance  de  la  minorité  ne 
peut  consister  que  dans  l'énergie  de  la  conviction. 
Qu'est-ce  que  des  faibles  en  nombre ,  qui  sont  fai- 
bles aussi  en  sentiment.!" 

Saint-Just,  après  avoir  cherché  vainement  des 
faits  authentiques  contre  le  roi ,  finit  par  s'écrier  : 
»  Nul  ne  peut  régner  innocemment,  »  et  rien  ne 
prouvait  mieux  la  nécessité  de  l'inviolabilité  des 
rois  que  cette  maxime;  car  il  n'est  point  de  mo- 
narque qui  ne  pût  être  accusé  d'une  manière  quel- 
conque ,  si  l'on  ne  mettait  pas  une  barrière  consti- 
tutionnelle autour  de  lui.  Celle  qui  environnait  le 
trône  de  Louis  XVI  devait  être  sacrée  plus  qu'au- 
cune autre,  puisqu'elle  n'était  pas  sous-entendue 
comme  ailleurs ,  mais  solennellement  garantie. 

Les  girondins  voulaient  sauver  le  roi  ;  et ,  pour 
y  parvenir,  ils  demandaient  l'appel  au  peuple.  Mais 
en  demandant  cet  appel ,  ils  ne  cessaient  de  se  met- 
tre en  mesure  avec  les  jacobins,  en  répétant  con- 
tinuellement que  le  roi  méritait  la  mort.  C'était 
désintéresser  entièrement  de  sa  cause.  Louis  XVI , 
dit  Biroteau ,  est  déjà  condamné  dans  mon  cœur  ; 
mais  je  demande  l'appel  au  peuple,  afin  qu'il  soit 
condamné  par  lui.  Les  girondins  avaient  raison 
d'exiger  un  tribunal  compétent,  s'il  pouvait  en 
exister  un  dans  cette  cause;  mais  combien  n'au- 
raient-ils pas  produit  plus  d'effet,  s'ils  l'avaient 


réclamé  en  faveur  d'un  innocent ,  au  lieu  de  l'in- 
voquer pour  un  prétendu  coupable? Les  Français, 
on  ne  saurait  trop  le  répéter,  n'ont  pas  encore  ap- 
pris, dans  la  carrière  civile,  à  être  modérés  quand 
ils  sont  forts ,  et  hardis  quand  ils  sont  faibles  ;  ils 
devraient  transporter  dans  la  politique  toutes  leurs 
vertus  guerrières ,  les  affaires  en  iraient  mieux. 

Ce  qu'on  a  le  plus  de  peine  à  concevoir  dans 
cette  terrible  discussion  de  la  convention  nationale, 
c'est  l'abondance  de  paroles  que  chacun  prodiguait 
dans  une  semblable  circonstance.  On  s'attendait 
surtout  à  trouver  dans  ceux  qui  voulaient  la  mort 
du  roi ,  une  fureur  concentrée  ;  mais  montrer  de 
l'esprit,  mais  faire  des  phrases  :  quelle  persistance 
de  vanité  dans  une  telle  scène  ! 

Thomas  Payne  était  le  plus  violent  des  démo- 
crates américains  ;  cependant ,  comme  il  n'y  avait 
point  de  calcul  ni  d'hypocrisie  dans  ses  exagéra- 
tions en  politique ,  quand  il  fut  question  du  juge- 
ment de  Louis  XVI ,  il  donna  le  seul  avis  qui  pût 
encore  honorer  la  Fi-ance  ,  s'il  eût  été  adopté;  c'é- 
tait d'offrir  au  roi  l'asile  de  l'Amérique.  «  Les  Amé- 
ricains sont  reconnaissants  envers  lui ,  disait  Payne , 
parce  qu'il  a  favorisé  leur  indépendance.»  A  ne  con- 
sidérer cette  résolution  que  sous  le  point  de  vue 
républicain ,  c'était  la  seule  qui  pût  affaiblir  alors 
en  France  l'intérêt  pour  la  royauté.  Louis  XVI  n'a- 
vait pas  les  talents  qu'il  faut  pour  reconquérir  5 
main  armée  une  couronne ,  une  situation  qui  n'au- 
rait point  excité  la  pitié  n'eût  pas  fait  naître  le  dé- 
vouement. La  mort  que  l'on  donnait  au  plus  hon- 
nête homme  de  France,  mais  en  même  temps  au 
moins  redoutable,  à  celui  qui,  pour  ainsi  dire,  ne 
s'était  pas  mêlé  de  son  sort ,  ne  pouvait  être  qu'un 
horrible  hommage  que  l'on  rendait  encore  à  son 
ancienne  grandeur.  Il  y  aurait  eu  plus  de  républi- 
canisme dans  une  résolution  qui  aurait  montré 
moins  de  crainte  et  plus  de  justice. 

Louis  XVI  ne  refusa  point ,  comme  Charles  P"" , 
de  reconnaître  le  tribunal  devant  lequel  il  fut  tra- 
duit, et  répondit  à  toutes  les  questions  qui  lui  fu- 
rent adressées,  avec  une  douceur  inaltérable.  Le 
président  demandant  à  Louis  XVI  pourquoi  il  avait 
rassemblé  les  troupes  au  château ,  le  10  août ,  il 
répondit  :  Le  château  était  menacé,  toutes  les  au- 
torités constituées  Vont  vu;  et,  comme  fêtais  moi- 
même  une  autorité  constituée,  il  était  de  mon  de- 
voir de  me  défendre.  Quelle  manière  modeste  et 
indifférente  de  parler  de  soi ,  et  par  quel  éclat  d'é- 
loquence pourrait-on  attendrir  plus  profondément! 

M.  de  Malesherbes ,  ancien  ministre  du  roi ,  se 
présenta  comme  son  défenseur.  Il  était  l'un  des 
trois  hommes  d'État,  lui,  M.  Turgot  et  M.Necker, 


172 


CONSIDERATIONS 


qui  avaient  conseillé  à  Louis  XVI  l'adoption  vo- 
lontaire des  principes  de  la  liberté.  Il  fut  forcé,  de 
même  que  les  deux  autres,  à  renoncer  à  sa  place, 
à  cause  de  Ses  opinions ,  dont  les  parlements  étaient 
ennemis  ;  et  maintenant ,  malgré  son  âge  avancé , 
il  reparaissait  pour  plaider  la  cause  du  roi  en  pré- 
sence du  peuple,  comme  jadis  il  avait  plaidé  celle 
du  peuple  auprès  du  roi  ;  mais  le  nouveau  maître 
fut  implacable. 

Garât,  alors  ministre  de  la  justice,  et,  dans  des 
temps  plus  heureux  pour  lui,  l'un  des  meilleurs 
écrivains  de  France;  Garât,  dis-je,  a  consigné  dans 
ses  mémoires  particuliers  que ,  lorsqu'il  se  vit  ré- 
duit par  sa  funeste  place  à  porter  au  roi  la  sen- 
tence qui  le  condamnait  à  mort,  le  roi  montra  le 
calme  le  plus  admirable  en  l'écoutant;  une  fois 
seulement  il  exprima  par  un  geste  son  mépris  et 
son  indignation  :  c'est  à  l'article  qui  l'accusait  d'a- 
voir voulu  verser  le  sang  du  peuple  français.  Sa 
conscience  se  révolta ,  lorsque  tous  ses  autres  sen- 
timents étaient  contenus.  Le  matin  même  de  son 
exécution,  le  roi  dit  à  l'un  de  ses  serviteurs  :  Fous 
irez  vers  la  reine;  puis,  se  reprenant,  il  répéta  : 
Fous  irez  vers  ma  femme.  Il  se  soumettait  dans 
cet  instant  même  à  la  privation  de  son  rang,  qui 
lui  avait  été  imposée  par  ses  meurtriers.  Sans 
doute,  il  croyait  que  la  destinée,  en  toutes  choses, 
exécute  les  desseins  de  Dieu  sur  ses  créatures. 

Le  testament  du  roi  fait  connaître  tout  son  ca- 
ractère. La  simplicité  la  plus  louchante  y  règne  : 
chaque  mot  est  une  vertu,  et  l'on  y  voit  toutes  les 
lumières  qu'un  esprit  juste ,  dans  de  certaines  bor- 
nes, et  une  bonté  infinie  peuvent  inspirer.  La  con- 
damnation de  Louis  XVI  a  tellement  ému  tous  les 
cœurs,  que  la  révolution,  pendant  plusieurs  an- 
nées, en  a  été  comme  maudite. 

CHAPITRE  XIII. 

De  Charles  I"  et  de  Louis  XFI. 

Beaucoup  de  personnes  ont  attribué  les  désastres 
de  la  France  à  la  faiblesse  du  caractère  de  Louis  XVI, 
et  l'on  n'a  cessé  de  répéter  que  sa  condescendance 
pour  les  principes  de  la  liberté  a  été  l'une  des  causes 
essentielles  de  la  révolution.  Il  me  semble  donc 
curieux  de  montrer  à  ceux  qui  se  persuadent  qu'il 
suffisait  en  France,  à  cette  époque,  de  tel  ou  tel 
homme  pour  tout  prévenir,  de  telle  ou  telle  réso- 
lution pour  tout  arrêter;  il  me  semble  curieux, 
dis-je ,  de  leur  montrer  que  la  conduite  de  Charles  F'' 
a  été,  sous  tous  les  rapports,  l'opposé  de  celle 
de  Louis  XVI,  et  qjue  pourtant  deux  systèmes  con- 
traires ont  amené  la  même  catastrophe  :  tant  est 


invincible  la  force  des  révolutions  dont  l'opinion  du 
grand  nombre  est  la  cause  ! 

Jacques  I",  le  père  de  Charles,  disait  que  Von 
pouvait  juger  la  conduite  des  rois ,  puisque  ton 
se  permettait  bien  d'examiner  les  décrets  de  la 
Providence,  mais  que  leur  puissance  ne  pouvait 
pas  plus  être  mise  en  doute  que  celle  de  Dieu. 
Charles  F""  avait  été  élevé  dans  ces  maximes,  et  il 
regardait  comme  une  mesure  aussi  condamnable 
qu'impolitique  toute  concession  faite  par  l'autorité 
royale.  Louis  XVI,  cent  cinquante  ans  plus  tard, 
était  modifié  par  son  siècle;  la  doctrine  de  l'obéis- 
sance passive ,  qui  subsistait  encore  en  Angleterre 
du  temps  de  Charles  Y\  n'était  plus  soutenue , 
même  par  le  clergé  de  France,  en  1789.  Le  parle» 
ment  anglais  avait  existé  de  tout  temps  ;  et ,  quoi- 
qu'il ne  fût  pas  irrévocablement  décidé  que  son 
consentement  fût  nécessaire  pour  l'impôt ,  cepen- 
dant on  avait  coutume  de  le  lui  demander.  Mais , 
comme  il  accordait  des  subsides  pour  plusieurs 
années,  le  roi  d'Angleterre  n'était  pas,  comme 
aujourd'hui ,  dans  l'obligation  de  le  rassembler 
tous  les  ans ,  et  très  -  souvent  on  prolongeait  les 
impôts ,  sans  que  le  renouvellement  en  fût  pro- 
noncé par  les  représentants  du  peuple.  Toutefois 
le  parlement  protestait  toujours  contre  cet  abus; 
la  querelle  des  communes  avec  Charles  F"'  com- 
mença sur  ce  terrain.  On  lui  reprocha  deux  impôts 
qu'il  percevait  sans  le  consentement  de  la  nation, 
Irrité  de  ce  reproche,  il  ordonna,  d'après  le  droit 
constitutionnel  qu'il  en  avait,  que  le  parlement  fût 
dissous,  et  il  resta  douze  ans  sans  en  convoquer 
un  autre  :  interruption  presque  sans  exemple  dans 
l'histoire  d'Angleterre.  La  querelle  de  Louis  XVI 
commença ,  comme  celle  de  Charles  I"',  par  des 
embarras  de  finances,  et. ce  sont  toujours  ces  em- 
barras qui  mettent  les  rois  dans  la  dépendance  des 
peuples;  mais  Louis  XVI  convoqua  les  états  géné- 
raux qui ,  depuis  près  de  deux  cents  ans ,  étaient 
presque  oubliés  en  France. 

Louis  XIV  avait  supprimé  jusqu'aux  remon- 
trances du  parlement  de  Paris ,  seul  privilège  po- 
litique laissé  à  ce  corps ,  lorsqu'il  enregistrait  les 
édits  bursaux.  Henri  VIII,  en  Angleterre,  avait 
fait  recevoir  ses  proclamations  comme  ayant  force 
de  loi.  Ainsi  donc ,  Charles  F'  et  Louis  XVI  pou- 
vaient tous  les  deux  se  considérer  comme  les  hé- 
ritiers d'un  pouvoir  sans  bornes ,  mais  avec  cette 
différence ,  que  le  peuple  anglais  s'appuyait  tou- 
jours, avec  raison,  sur  le  passé ,  pour  réclamer  ses 
droits;  tandis  que  les  Français  demandaient  une 
chose  nouvelle,  puisque  la  convocation  des  états  gé- 
.  néraux  n'était  prescrite  par  aucune  loi.  Louis  XVI , 


SUR  Lk  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


173 


d'après  la  constitulion  ou  la  non-constitution  de 
France ,  n'était  point  obligé  à  appeler  les  états  gé- 
néraux ;  Charles  1"'',  en  restant  douze  années  sans 
rassembler  le  parlement  anglais ,  violait  les  privi- 
lèges reconnus. 

Pendant  les  douze  années  d'interruption  du 
parlement  sous  Charles  T"',  la  chambre  étoilée,  tri- 
bunal irrégulier  qui  exécutait  les  volontés  du  roi 
d'Angleterre,  exerça  toutes  les  rigueurs  imagi- 
nables. Prynne  fut  condamné  à  avoir  les  oreilles 
coupées ,  pour  avoir  écrit  d'après  la  doctrine  des 
puritains  contre  les  spectacles  et  contre  la  hiérar- 
chie ecclésiastique.  Allison  et  Robins  subirent  la 
même  peine,  parce  qu'ils  manifestaient  une  opinion 
différente  de  celle  de  l'archevêque  d'York.  Lilburne 
fut  attaché  au  pilori ,  inhumainement  livré  aux  ver- 
ges, et  de  plus  bâillonné,  parce  que  ses  courageuses 
complaintes  faisaient  effet  sur  le  peuple.  Williams, 
un  é  véque,  subit  un  supplice  du  même  genre.  Les  plus 
cruelles  punitions  furent  infligées  à  ceux  qui  se  refu- 
saient à  payer  les  taxes  ordonnées  par  une  simple 
proclamation  du  roi  ;  des  amendes  assez  fortes  pour 
ruiner  ceux  qui  y  étaient  condamnés ,  furent  exi- 
gées par  la  même  chambre  étoilée  dans  une  foule 
de  cas  différents  :  mais  en  général,  c'était  surtout 
contre  la  liberté  de  la  presse  qu'on  sévissait  avec 
violence.  Louis  XVI  ne  fit  presque  pas  usage  du 
moyen  arbitraire  des  lettres  de  cachet  pour  exiler, 
ou  pour  mettre  en  prison;  aucun  acte  de  tyrannie 
ne  put  lui  être  reproché  ;  et',  loin  de  réprimer  la 
liberté  de  la  presse ,  ce  fut  l'archevêque  de  Sens , 
premier  ministre  du  roi ,  qui  invita ,  en  son  nom , 
tous  les  écrivains  à  faire  connaître  leur  opinion  sur 
la  forme  et  la  convocation  des  états  généraux. 

La  religion  protestante  était  établie  en  Angle- 
terre; mais  comme  l'Église  anglicane  admet  le  roi 
pour  chef,  Charles  I"'  avait  certainement  beaucoup 
plus  d'influence  sur  son  Église  que  le  roi  de  France 
sur  la  sienne.' Le  clergé  anglais,  conduit  par  Laud, 
quoique  protestant,  était  et  plus  absolu  sous  tous 
les  rapports ,  et  plus  sévère  que  le  clergé  français  : 
car  l'esprit  philosophique  s''était  introduit  chez 
quelques-uns  des  chefs  de  l'Église  gallicane ,  et 
Laud  était  plus  sûrement  orthodoxe  que  le  cardinal 
de  Rohan ,  le  premier  des  évêques  de  France.  L'au- 
torité et  la  hiérarchie  ecclésiastiques  furent  main- 
tenues avec  une  extrême  sévérité  par  Charles  I", 
La  plupart  des  sentences  cruelles  qu'on  peut  re- 
procher à  la  chambre  étoilée  eurent  pour  objet  de 
faire  respecter  le  clergé  anglais.  Celui  de  France 
ne  se  défendit  guère,  et  ne  fut  pas  défendu  ;  tous  les 
deux  furent  également  supprimés  par  la  révolution. 
.  La  noblesse  anglaise  n'eut  point  recours  au  mau- 


vais moyen  de  l'émigration ,  au  plus  mauvais  moyen 
encore  d'appeler  les  étrangers  ;  elle  entoura  le  trône 
constamment ,  et  se  battit  avec  le  roi  pendant  la 
guerre  civile.  Les  principes  philosophiques,  à  la 
mode  en  France  au  commencement  de  la  révolu- 
tion, excitaient  un  grand  nombre  de  nobles  à 
tourner  eux-mêmes  en  ridicule  leurs  privilèges. 
L'esprit  du  dix-septième  siècle  ne  portait  pas  la 
noblesse  anglaise  à  douter  de  ses  propres  droits- 
La  chambre  étoilée  punit ,  avec  une  extrême  ri- 
gueur, des  hommes  qui  s'étaient  permis  de  plai- 
santer sur  quelques  lords.  La  plaisanterie  n'est 
jamais  interdite  aux  Français.  Les  nobles  d'Angle- 
terre étaient  graves  et  sérieux ,  tandis  que  ceux  de 
France  sont  légers  et  moqueurs  ;  et  cependant  les 
uns  et  les  autres  furent  également  dépouillés  de 
leurs  privilèges  :  et,  tandis  que  tout  a  différé  dans 
les  mesures  de  défense ,  tout  fut  pareil  dans  la 
défaite. 

L'on  a  souvent  dit  que  la  grande  influence  de 
Paris  sur  le  reste  de  la  France  était  l'une  des  causes 
de  la  révolution.  Londres  n'a  jamais  exercé  le 
même  ascendant  sur  l'Angleterre,  parce  que  les 
grands  seigneurs  anglais  vivaient  beaucoup  plus 
dans  les  provinces  que  les  grands  seigneurs  fran- 
çais. Enfin ,  on  a  prétendu  que  le  premier  ministre 
de  Louis  XVI ,  M.  Necker,  avait  des  principes  ré- 
publicains, et  qu'un  homme  tel  que  le  cardinal  de 
Richelieu  aurait  su  prévenir  la  révolution.  Le 
comte  de  Strafford ,  ministre  favori  de  Charles  P"", 
était  d'un  caractère  ferme  et  même  despotique  ;  il 
avait ,  de  plus  que  le  cardinal  de  Richelieu ,  l'avan- 
tage d'être  un  grand  et  brave  militaire,  ce  qui 
donne  une  meilleure  grâce  à  l'exercice  du  pouvoir 
absolu.  M.  Necker  a  joui  de  la  plus  grande  popu- 
larité qu'aucun  homme  ait  eue  en  France;  le  comte 
de  Strafford  a  toujours  été  l'objet  de  l'animosité  du 
peuple,  et  tous  les  deux  cependant  ont  été  renversés 
par  la  révolution ,  et  sacrifiés  par  leur  maître  :  le 
premier,  parce  que  les  communes  le  dénoncèrent , 
le  second ,  parce  que  les  courtisans  exigèrent  son 
renvoi. 

Enfin  (c'est  ici  la  plus  remarquable  des  diffé- 
rences) on  n'a  cessé  de  reprocher  à  Louis  XVI 
de  n'avoir  pas  monté  à  cheval,  de  n'avoir  pas 
repoussé  la  force  par  la  force ,  et  d'avoir  craint 
la  guerre  civile  avant  tout.  Charles  F"'  l'a  com- 
mencée, avec  des  motifs  sans  doute  très -plau- 
sibles, mais  enfin  il  l'a  commencée.  Il  quitta 
Londres ,  se  rendit  dans  la  province ,  et  se  mit  à 
la  tête  d'une  armée  qui  défendit  l'autorité  royale 
jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Charles  I"  ne  voulut 
pas  reconnaître  la  compétence  du  tribunal  qui  le 


174 


CONSIDERATIONS 


condamna  ;  Louis  XVI  ne  fit  pas  une  seule  pro- 
testation contre  ses  juges.  Cliarles  l"  était  infi- 
niment supérieur  à  Louis  XVI  par  son  esprit,  sa 
figure  et  ses  talents  militaires  ;  tout  fait  contraste 
entre  ces  deux  monarques ,  excepté  leur  malheur. 

Il  existait  cependant  un  rapport  dans  les  senti- 
ments, qui  seul  peut  expliquer  la  ressemblance 
des  destinées  :  c'est  que  Charles  1"  aimait  au 
fond  du  cœur  le  catholicisme  proscrit  par  l'opi- 
nion dominante  en  Angleterre ,  et  que  Louis  XVI 
aussi  souhaitait  de  maintenir  les  anciennes  insti- 
tutions politiques  de  la  France.  Ce  rapport  a  causé 
la  perte  de  tous  les  deux.  C'est  dans  l'art  de  con- 
duire l'opinion ,  ou  d'y  céder  à  propos ,  que  con- 
siste la  science  de  gouverner  dans  les  temps  mo- 
dernes. 

CHAPITRE  XIV. 

Guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre,  M.  Pitt 
et  M.  Fox. 

Pendant  plusieurs  siècles,  les  rivalités  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  ont  fait  le  malheur  de 
ces  deux  pays.  C'était  un  combat  de  puissance, 
mais  la  lutte  causée  par  la  révolution  ne  peut  être 
considérée  sous  le  même  rapport.  S'il  y  a  eu , 
depuis  vingt-trois  ans,  des  circonstances  oîi  l'Angle- 
terre aurait  pu  traiter  avec  la  France ,  il  faut  con- 
venir aussi  qu'elle  a  eu  pendant  ce  temps  de  gran- 
des raisons  de  lui  faire  la  guerre,  et  plus  souvent 
encore  de  se  défendre  contre  elle.  La  première 
rupture,  qui  éclata  en  1793,  était  fondée  sur  les 
motifs  les  plus  justes.  Si  la  convention,  en  se  ren- 
dant coupable  du  meurtre  de  Louis  XVI ,  n'avait 
point  professé  et  propagé  des  principes  subversifs 
de  tous  les  gouvernements,  si  elle  n'avait  point 
attaqué  la  Belgique  et  la  Hollande,  les  Anglais  au- 
raient pu  ne  pas  prendre  plus  de  part  à  la  mort 
de  Louis  XVI,  que  Louis  XIV  n'en  prit  à  celle  de 
Charles  V.  Mais,  au  moment  où  le  ministère  ren- 
voya l'ambassadeur  de  France ,  la  nation  anglaise 
souhaitait  la  guerre,  plus  vivement  encore  que  son 
gouvernement. 

Je  crois  avoir  suffisamment  développé ,  dans  les 
chapitres  précédents,  qu'en  1791 ,  pendant  la  durée 
de  l'assemblée  constituante,  et  même  en  1792, 
sous  l'assemblée  législative ,  les  puissances  étran- 
gères ne  devaient  pas  accéder  à  la  convention  de 
Pilnitz.  Ainsi  donc,  si  la  diplomatie  anglaise  s'est 
mêlée  de  ce  grand  acte  politique,  elle  est  interve- 
nue trop  tôt  dans  les  affaires  de  France,  et  l'Eu- 
rope s'en  est  mal  trouvée,  puisque  c'est  ainsi  qu'elle 
adonné  d'immenses  forces  ipiiitajjres  aux  Français. 


Mais,  au  moment  où  l'Angleterre  a  déclaré  for» 
mellement  la  guerre  à  la  France,  en  1793,  les  ja-  , 
cobins  s'étaient  tout  à  fait  emparés  du  pouvoir, 
et  non-seulement  leur  invasion  en  Hollande ,  mais 
leurs, crimes  et  les  principes  qu'ils  proclamaient, 
faisaient  un  devoir  d'interrompre  toute  communi- 
cation avec  eux.  La  persévérance  de  l'Angleterre, 
à  cette  époque ,  l'a  préservée  des  troubles  qui  me- 
naçaient son  repos  intérieur,  lors  de  la  révolte  de 
la  flotte  et  de  la  fermentation  des  sociétés  popu- 
laires ;  et  de  plus ,  elle  a  soutenu  l'espoir  des  hon- 
nêtes gens,  en  leur  montrant  quelque  part  sur 
cette  terre  la  morale  et  la  liberté  réunies  à  une 
grande  puissance.  Si  l'on  avait  vu  la  nation  an-  • 
glaise  envoyer  des  ambassadeurs  à  des  assassins , 
la  vraie  force  de  cette  île  merveilleuse,  la  confiance 
qu'elle  inspire ,  l'aurait  abandonnée. 

Il  ne  s'ensuit  pas  de  cette  manière  de  voir  que 
l'opposition  qui  voulait  la  paix ,  et  M.  Fox  qui , 
par  ses  étonnantes  facultés ,  représentait  un  parti 
à  lui  seul,  ne  fussent  inspirés  par  des  sentiments 
très-respectàbles.  M.  Fox  se  plaignait,  et  avec  rai- 
son, de  ce  que  l'on  confondait  sans  cesse  les  amis 
de  la  liberté  avec  ceux  qui  l'ont  souillée;  et  il  crai- 
gnait que  la  réaction  d'une  tentative  si  malheu- 
reuse n'affaiblît  l'esprit  de  liberté,  principe  vital 
de  l'Angleterre.  En  effet,  si  la  réformation  eût 
échoué  il  y  a  trois  siècles,  que  serait  devenue  l'Eu- 
rope? Et  dans  quel  état  serait -elle  maintenant,  si 
l'on  enlevait  à  la  France  tput  ce  qu'elle  a  gagné 
par  sa  réforme  politique  ? 

M.  Pitt  rendit  à  cette  époque  de  grands  services 
à  l'Angleterre,  en  tenant  d'une  main  ferme  le  gou- 
vernail des  affaires.  Mais  il  penchait  trop  vers  l'a- 
mour du  pouvoir,  malgré  la  simplicité  parfaite  de 
ses  goûts  et  de  ses  habitudes  ;  ayant  été  ministre 
très -jeune,  il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'exister 
comme  homme  privé,  et  d'éprouver  ainsi  l'action 
de  l'autorité  sur  ceux  qui  dépendent  d'elle.  Son 
cœur  ne  battait  pas  pour  le  faible ,  et  les  artifices 
politiques ,  qu'on  est  convenu  d'appeler  machiavé- 
lisme, ne  lui  inspiraient  pas  tout  le  mépris  qu'on 
devait  attendre  d'un  génie  tel  que  le  sien.  Néan- 
moins ,  son  admirable  éloquence  lui  faisait  aimer 
les  débats  d'un  gouvernement  représentatif  :  il 
tenait  encore  à  la  liberté  par  le  talent ,  car  il  était 
ambitieux  de  convaincre ,  tandis  que  les  hommes 
médiocres  n'aspirent  qu'à  commander.  Le  ton  sar- 
castiquede  ses  discours  était  singulièrement  adapté 
aux  circonstances  dans  lesquelles  il  s'est  trouvé  i 
lorsque  toute  l'aristocratie  des  sentiments  et  des 
principes  triomphait  à  l'aspect  des  excès  populai- 
res ,  l'énergique  ironie  de  M.  Pitt  convenait  au  pa- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


175 


tricien  qui  jette  sur  ses  adversaires  l'odieuse  cou- 
leur de  l'irréligion  et  de  l'immoralité. 

La  clarté ,  la  sincérité ,  la  chaleur  de  M.  Fox , 
pouvaient  seules  échapper  à  ces  armes  tranchantes. 
Il  n'avait  point  de  mystère  en  politique,  parce  qu'il 
regardait  la  publicité  comme  plus  nécessaire  en- 
core dans  les  affaires  des  nations  que  dans  tout 
autre  rapport.  Lors  même  qu'on  n'était  pas  de  son 
avis,  on  l'aimait  mieux  que  son  adversaire;  et, 
quoique  la  force  de  l'argumentation  fût  le  carac- 
tère distinctif  de  son  éloquence ,  on  sentait  tant 
d'âme  au  fond  de  ses  raisonnements ,  que  l'on  en 
était  ému.  Son  caractère  portait  l'empreinte  de  la 
dignité  anglaise,  comme  celui  de  son  antagoniste; 
mais  il  avait  une  candeur  naturelle,  à  laquelle  le 
contact  avec  les  hommes  ne  saurait  porter  atteinte, 
parce  que  la  bienveillance  du  génie  est  inaltérable. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  décider  entre  ces  deux 
grands  hommes,  et  personne  n'oserait  se  croire 
capable  d'un  tel  jugement.  Mais  la  pensée  salutaire 
qui  doit  résulter  des  discussions  sublimes  dont  le 
parlement  anglais  a  été  le  théâtre,  c'est  que  le 
parti  ministériel  a  toujours  eu  raison,  quand  il  a 
combattu  le  jacobinisme  et  le  despotisme  militaire  ; 
mais  toujours  tort ,  et  grand  tort ,  quand  il  s'est 
fait  l'ennemi  des  principes  libéraux  en  France. 
Les  membres  de  l'opposition ,  au  contraire ,  ont 
dévié  des  nobles  fonctions  qui  leur  sont  attribuées, 
quand  ils  ont  défendu  les  hommes  dont  les  for- 
faits perdaient  la  cause  de  l'espèce  humaine  ;  et 
cette  même  opposition  a  bien  mérité  de  l'avenir, 
quand  elle  a  soutenu  la  généreuse  élite  des  amis 
de  la  liberté  qui,  depuis  vingt-cinq  ans,  se  dévoue 
à  la  haine  des  deux  partis  en  France ,  et  qui  n'est 
forte  que  d'une  grande  alliance ,  celle  de  la  vérité. 

Un  fait  peut  donner  l'idée  de  la  différence  es- 
sentielle qui  existe  entre  les  torys  et  les  whigs, 
entre  les  ministériels  et  l'opposition,  relativement 
aux  affaires  de  France.  L'esprit  de  parti  réussit  à 
dénaturer  les  plus  belles  actions ,  tant  que  vivent 
encore  ceux  qui  les  ont  faites  ;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  certain  que  l'antiquité  n'offre  rien  de 
plus  beau  que  la  conduite  du  général  la  Fayette, 
de  sa  femme  et  de  ses  filles,  dans  les  prisons  d'Ol- 
mutz  '. 

Le  général  était  dans  ces  prisons  pour  avoir, 

'  On  peut  trouver  les  détails  les  plus  exacts  à  cet  égard, 
dans  l'excellent  ouvrage  de  M.  Emmanuel  de  Toulongeon , 
intitulé  :  Histoire  de  France  depuis  1789.  Il  importe  aux 
étrangers  qu'on  leur  fasse  connaître  les  écrits  véridiques  sur 
la  révolution  ;  car  Jamais  on  n'a  publié,  sur  aucun  sujet,  un 
aussi  grand  nombre  de  livres  et  de  brochures  où  le  mensonge 
se  soit  replié  de  tant  de  manières ,  pour  tenir  lieu  du  talent  et 
satisfaire  à  mille  genres  de  vanités. 


d'une  part ,  quitté  la  France  après  l'emprisonne- 
ment du  roi;  et  de  l'autre,  pour  s'être  refusé  à 
toute  liaison  avec  les  gouvernements  qui  faisaient 
la  guerre  à  son  pays  ;  et  l'admirable  madame  de  la 
Fayette,  à  peine  sortie  des  cachots  de  Robespierre, 
ne  perdit  pas  un  jour  pour  venir  s'enfermer  avec 
son  mari,  et  s'exposer  à  toutes  les  souffrances 
qui  ont  abrégé  sa  vie.  Tant  de  fermeté  dans  un 
homme  depuis  si  longtemps  fidèle  à  la  même  cause, 
tant  d'amour  conjugal  et  filial  dans  sa  famille,  de- 
vaient intéresser  le  pays  où  ces  vertus  sont  nati- 
ves. Le  général  Fitz  Patrick  demanda  donc  que  le 
ministère  anglais  intercédât  auprès  de  ses  alliés 
pour  en  obtenir  la  liberté  du  général  la  Fayette. 
M.  Fox  plaida  cette  cause;  et  cependant,  le  parle- 
ment anglais  entendit  le  discours  sublime  dont 
nous  allons  transcrire  la  fin,  sans  que  les  députés 
d'un  pays  libre  se  levassent  tous  pour  accéder  à  la 
proposition  de  l'orateur,  qui  n'aurait  dû  être,  dans 
cette  occasion ,  que  leur  interprète.  Les  ministres 
s'opposèrent  à  la  motion  du  général  Fitz  Patrick, 
en  disant,  comme  à  l'ordinaire,  que  la  captivité 
du  général  la  Fayette  concernait  les  puissances  du 
continent,  et  que  l'Angleterre,  en  s'en  mêlant, 
violerait  le  principe  général  qui   lui   défend  de 
s'immiscer  dans  l'administration   intérieure  des 
pays  étrangers.  M.  Fox  combattit  admirablement 
cette  réponse ,  dès  lors  astucieuse.  M.  Windham , 
secrétaire  de  la  guerre,  repoussa  les  éloges  que 
M.  Fox  avait  donnés  au  général  la  Fayette,  et  ce 
fut  à  cette  occasion  que  M.  Fox  lui  répondit  ainsi  : 
«Le  secrétaire  de  la  guerre  a  parlé,  et  ses 
principes  sont  désormais  au  grand  jour.  Il  ne 
faut  jamais  pardonner  à  ceux  qui  commencent 
les  révolutions ,  et  cela  dans  le  sens  le  plus  ab- 
solu ,  sans  distinction  ni  de  circonstances  ni  de 
personnes.  Quelque  corrompu,  quelque  intolé- 
rant, quelque  oppressif,  quelque   ennemi  des 
droits  et  du  bonheur  de  l'humanité  que  soit  un 
gouvernement  ;  quelque  vertueux ,  quelque  mo- 
déré ,  quelque  patriote,  quelque  humain  que  soit 
un  réformateur,  celui  qui  commence  la  réforme 
la  plus  juste  doit  être  dévoué  à  la  vengeance  la 
plus  irréconciliable.  S'il  vient  après  lui  des  hom- 
mes indignes  de  lui,  qui  ternissent  par  leurs 
excès  la  cause  de  la  liberté,  ceux-là  peuvent  être 
pardonnes.  Toute  la  haine  de  la  révolution  cri- 
minelle doit  se  porter  sur  celui  qui  a  commencé 
une  révolution  vertueuse.  Ainsi  le  très-honora- 
ble secrétaire  de  la  guerre  pardonne  de  tout  son 
cœur  à  Cromwell,  parce  que  Cromwell  n'est 
venu  qu'en  second,  qu'il  a  trouvé  les  choses  pré- 
parées ,  et  qu'il  n'a  fait  que  tourner  les  circons- 


176 


CONSIDER/VTIONS 


€  tances  à  son  profit;  mais  nos  grands,  nos  illus- 
«  très  ancêtres,  Pym,  Hampden,  le  lord  Falkland, 
«  le  comte  de  Bedford ,  tous  ces  personnages  à 
«  qui  nous  sommes  accoutumés  à  rendre  des  hon- 
«  neurs  presque  divins ,  pour  le  bien  qu'ils  ont 
«  fait  à  la  race  humaine  et  à  leur  patrie,  pour  les 
«  maux  dont  ils  nous  ont  délivrés,  pour  le  courage 
«prudent,  l'humanité  généreuse,  le  noble  désinté- 
«  ressèment,  avec  lesquels  ils  ont  poursuivi  leurs 
«  desseins  :  voilà  les  hommes  qui ,  suivant  la  doc- 
«  trine  professée  dans  ce  jour,  doivent  être  voués 
«i  à  une  exécration  éternelle. 

«  Jusqu'ici  nous  trouvions  Hume  assez  sévère , 
«  lorsqu'il  dit  que  Hampden  est  mort  au  moment 
«  favorable  pour  sa  gloire,  parce  que,  s'il  eût  vécu 
«  quelques  mois  de  plus,  il  allait  probablement 
«  découvrir  le  feu  caché  d'une  violente  ambition. 
«  Mais  Hume  va  nous  paraître  bien  doux  auprès 
«  du  très-honorable  secrétaire  de  la  guerre.  Selon 
«  ce  dernier ,  les  hommes  qui  ont  noirci  par  leurs 
«  crimes  la  cause  brillante  de  la  liberté ,  ont  été 
«  vertueux  en  comparaison  de  ceux  qui  voulaient 
«  seulement  délivrer  leur  pays  du  poids  des  abus , 
«  des  fléaux  de  la  corruption  et  du  joug  de  la  ty- 
«  rannie.  Cromwell ,  Harrisson ,  Bradshaw ,  l'exé- 
«  cuteur  masqué  qui  a  fait  tomber  la  tête  de  l'in- 
«  fortuné  Charles  I",  voilà  les  objets  de  la  tendre 
«  commisération  et  de  l'indulgence  éclairée  du 
«  très-honorable  secrétaire  de  la  guerre.  Hampden, 
i<  Bedford,  Falkland,  tué  en  combattant  pour  son 
«  roi,  voilà  les  criminels  pour  lesquels  il  ne  trouve 
«  pas  encore  assez  de  haine  dans  son  cœur ,  ni 
«  assez  de  supplices  sur  la  terre.  Le  très-honora- 
n  ble  secrétaire  de  la  guerre  nous  l'a  dit  positive- 
«  ment  :  aux  yeux  de  ses  rois  et  de  ses  ministres 
«  absolus ,  CoUot  d'Herbois  est  bien  loin  de  méri- 
«  ter  autant  de  haine  et  de  vengeance  que  la  Fayette. 

«  Après  m' être  étonné  d'abord  de  cette  opinion, 
«je  commence  à  la  concevoir.  En  effet,  Collot 
«  d'Herbois  est  un  infâme  et  un  monstre  ;  la  Fayette 
«  est  un  grand  caractère  et  un  homme  de  bien. 
«  Collot  d'Herbois  souille  la  liberté ,  il  la  rend 
«  haïssable  par  tous  les  crimes  qu'il  ose  revêtir  de 
«  son  nom  ;  la  Fayette  l'honore ,  il  la  fait  chérir 
«  par  toutes  les  vertus  dont  il  la  montre  environ- 
«  née ,  par  la  noblesse  de  ses  principes ,  par  la  pu- 
«  reté  inaltérable  de  ses  actions,  par  la  sagesse  et 
«  la  force  de  son  esprit ,  par  la  douceur,  le  désin- 
«  téressement ,  la  générosité  de  son  âme.  Oui,  je 
«le  reconnais,  d'après  les  nouveaux  principes, 
«  c'est  la  Fayette  qui  est  dangereux ,  c'est  lui  qu'il 
«  faut  haïr;  et  \& pauvre  Collot  d'Herbois  a  droit 
«  à  cet  accent  si  tendre  avec  lequel  on  a  sollicité 


«  pour  lui  l'intérêt  de  la  chambre.  Oui ,  je  rends 
«justice  à  la  sincérité  du  très-honorable  secrétaire 
«  de  la  guerre  :  il  n'a  rien  feint,  j'en  suis  sûr;  le 
«  son  de  sa  voix  n'a  été  que  l'expression  de  son 
«  âme ,  chaque  fois  qu'il  a  imploré  la  miséricorde 
«  pour  le  pauvre  Collot  d'Herbois ,  ou  appelé  de 
«  tous  les  coins  de  la  terre,  la  haine,  la  vengeance 
«et  la  tyrannie,  pour  exterminer  le  général  la 
«  Fayette ,  sa  femme  et  ses  enfants ,  ses  compa- 
«  gnons  et  ses  serviteurs. 

«  Mais  moi  qui  sens  autrement,  moi  qui  suis  en- 
«  core  ce  que  j'ai  toujours  été,  moi  qui  vivrai  et 
«mourrai  l'ami  de  l'ordre,  mais  de  la  liberté, 
«  l'ennemi  de  l'anarchie ,  mais  de  la  servitude ,  je 
«  n'ai  pas  cru  qu'il  me  fût  permis  de  garder  le  si- 
«  lence  après  de  tels  outrages ,  après  de  tels  blas- 
«  phèmes  vomis  dans  l'enceinte  d'un  parlement 
«  anglais ,  contre  l'innocence  et  la  vérité ,  contre 
«les  droits  et  le  bonheur  de  l'espèce  humaine, 
«  contre  les  principes  de  notre  glorieuse  révolu- 
«  tion  ;  enfin ,  contre  la  mémoire  sacrée  de  nos  il- 
«  lustres  ancêtres ,  de  ces  hommes  dont  la  sagesse, 
«  les  vertus  et  les  bienfaits  seront  révérés  et  bénis 
«  par  le  peuple  anglais  jusqu'à  la  dernière  généra- 
«  tion.  » 

Malgré  l'incomparable  beauté  de  ces  paroles,  tel 
était  l'effroi  qu'inspirait  alors  aux  Anglais  la 
crainte  d'un  bouleversement  social ,  que  le  mot  de 
liberté  même  ne  retentissait  plus  à  leur  âme.  De 
tous  les  sacrifices  qu'on  peut  faire  à  sa  conscience 
d'homme  public ,  il  n'en  est  point  de  plus  grand 
que  ceux  auxquels  s'est  condamné  M.  Fox,  pen- 
dant la  révolution  de  France.  Ce  n'est  rien  que  de 
supporter  des  persécutions  sous  un  gouvernement 
arbitraire;  mais  de  voir  l'opinion  s'éloigner  de  soi 
dans  un  pays  libre;  mais  d'être  abandonné  par  ses 
anciens  amis ,  quand ,  parmi  ces  amis ,  il  y  avait 
un  homme  tel  que  Burke;  mais  de  se  trouver  im- 
populaire dans  la  cause  même  du  peuple,  c'est  une 
douleur  pour  laquelle  M.  Fox  mérite  d'être  plaint 
autant  qu'admiré.  On  l'a  vu  verser  des  larmes  au 
milieu  de  la  chambre  des  communes ,  en  pronon- 
çant le  nom  de  cet  illustre  Burke ,  devenu  si  vio- 
lent dans  ses  passions  nouvelles.  Il  s'approcha  da 
lui,  parce  qu'il  savait  que  son  cœur  était  brisé  par 
la  mort  de  son  fils;  car  jamais  l'amitié,  dans  un 
caractère  tel  que  celui  de  Fox ,  ne  saurait  être  al- 
térée par  les  sentiments  politiques. 

Il  pouvait  être  avantageux  toutefois  à  l'Angle- 
terre que  M.  Pitt  fût  le  chef  de  l'État,  dans  la 
crise  la  plus  dangereuse  où  ce  pays  se  soit  trouvé; 
mais  il  ne  l'était  pas  moins  qu'un  esprit  aussi 
étendu  que  celui  de  M.  Fox  soutînt  les  principesf 


SUR  LA  REVOLUTIOIN  FRANÇAISE. 


177 


malgré  les  circonstances ,  et  sût  préserver  les 
dieux  pénates  des  amis  de  la  liberté,  au  milieu 
de  l'incendie.  Ce  n'est  point  pour  contenter  les 
deux  partis  que  je  les  loue  ainsi  tous  les  deux, 
quoiqu'ils  aient  soutenu  des  opinions  très -oppo- 
sées. Le  contraire  en  France  devait  peut-être  avoir 
lieu  ;  les  factions  diverses  y  sont  presque  toujours 
également  blâmables;  mais,  dans  un  pays  libre, 
les  partisans  du  ministère  et  les  membres  de  l'op- 
position peuvent  avoir  tous  raison  à  leur  manière, 
et  ils  font  souvent  chacun  du  bien  selon  l'époque; 
ce  qui  importe  seulement ,  c'est  de  ne  pas  prolon- 
ger le  pouvoir  acquis  par  la  lutte,  après  que  le 
danger  est  passé. 

CHAPITRE  XV. 

Du  fanatisme  politique. 

Les  événements  que  nous  avons  rappelés  jus- 
qu'à présent  ne  sont  que  de  l'histoire,  dont  l'exem- 
ple peut  s'offrir  ailleurs.  Mais  un  abîme  va  s'ou- 
vrir maintenant  sous  nos  pas;  nous  ne  savons 
quelle  route  suivre  dans  un  tel  gouffre,  et  la  pen- 
sée se  précipite  avec  effroi  de  malheurs  en  mal- 
heurs ,  jusqu'à  l'anéantissement  de  tout  espoir  et 
de  toute  consolation.  Nous  passerons ,  le  plus  ra- 
pidement qu'il  nous  sera  possible ,  sur  cette  crise 
affreuse ,  dans  laquelle  aucun  homme  ne  doit  fixer 
l'attention ,  aucune  circonstance  ne  saurait  exciter 
l'intérêt  :  tout  est  semblable ,  bien  qu'extraordi- 
naire ;  tout  est  monotone,  bien  qu'horrible  ;  et  l'on 
serait  presque  honteux  de  soi-même ,  si  l'on  pou- 
vait regarder  ces  atrocités  grossières  d'assez  près 
pour  les  caractériser  en  détail.  Examinons  seule- 
ment le  grand  principe  de  ces  monstrueux  phéno- 
mènes, le  fanatisme  politique. 
!  Les  passions  mondaines  ont  toujours  fait  partie 
du  fanatisme  rehgieux;  et  souvent,  au  contraire, 
la  foi  véritable  à  quelques  idées  abstraites  ali- 
mente le  fanatisme  politique;  le  mélange  se  trouve 
partout,  mais  c'est  dans  sa  proportion  que  con- 
siste le  bien  et  le  mal.  L'ordre  social  est  en  lui- 
même  un  bizarre  édifice  :  on  ne  peut  cependant  le 
concevoir  autrement  qu'il  n'est  ;  mais  les  conces- 
sions auxquelles  il  faut  se  résoudre,  pour  qu'il 
subsiste ,  tourmentent  par  la  pitié  les  âmes  élevées, 
satisfont  la  vanité  de  quelques-uns ,  et  provoquent 
l'irritation  et  les  désirs  du  grand  nombre,  C'est  à 
cet  état  de  choses,  plus  ou  moins  prononcé,  plus 
ou  moins  adouci  par  les  moeurs  et  par  les  lu- 
mières ,  qu'il  faut  attribuer  le  fanatisme  politique 
dont  nous  avons  été  témoins  en  France.  Une  sorte 
de  fureur  s'est  emparée  des  pauvres  en  présence 


des  riches ,  et  les  distinctions  nobiliaires  ajoutant 
à  la  jalousie  qu'inspire  la  propriété,  le  peuple  a 
été  fier  de  sa  multitude;  et  tout  ce  qui  fait  la 
puissance  et  l'éclat  de  la  minorité ,  ne  lui  a  paru 
qu'une  usurpation.  Les  germes  de  ce  sentiment 
ont  existé  dans  tous  les  temps;  mais  on  n'a  senti 
trembler  la  société  humaine  dans  ses  fondements 
qu'à  l'époque  de  la  terreur  en  France  :  on  ne  doit 
point  s'étonner  si  cet  abominable  fléau  a  laissé  de 
profondes  traces  dans  les  esprits ,  et  la  seule  ré- 
flexion qu'on  puisse  se  permettre ,  et  que  le  reste 
de  cet  ouvrage,  j'espère,  confirmera,  c'est  que  le 
remède  aux  passions  populaires  n'est  pas  dans  le 
despotisme ,  mais  dans  le  règne  de  la  loi. 

Le  fanatisme  religieux  présente  un  avenir  indé- 
fini qui  exalte  toutes  les  espérances  de  l'imagina- 
tion; mais  les  jouissances  de  la  vie  sont  aussi 
sans  bornes  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  les  ont  pas 
goûtées.  Le  vieux  de  la  Montagne  envoyait  ses  su- 
jets à  la  mort ,  à  force  de  leur  accorder  des  délices 
sur  cette  terre,  et  l'on  voit  souvent  les  hommes 
s'exposer  à  mourir  pour  mieux  vivre.  D'autre  part, 
la  vanité  s'exalte  par  la  défense  des  supériorités 
qu'elle  possède;  elle  paraît  moins  coupable  que  les 
attaquants,  parce  qu'une  idée  de  propriété  s'at- 
tache même  aux  injustices ,  lorsqu'elles  ont  existé 
depuis  longtemps.  Néanmoins  les  deux  éléments 
du  fanatisme  religieux  et  du  fanatisme  politique 
subsistent  toujours  :  la  volonté  de  dominer ,  dans 
ceux  qui  sont  au  haut  de  la  roue,  l'ardeur  de  la 
faire  tourner  dans  ceux  qui  sont  en  bas.  Tel  est  le 
principe  de  toutes  les  violences  :  le  prétexte 
change,  la  cause  reste,  et  l'acharnement  réciproque 
demeure  le  même.  Les  querelles  des  patriciens  et 
des  plébéiens,  la  guerre  des  esclaves,  celle  des 
paysans ,  celle  qui  dure  encore  entre  les  nobles  et 
les  bourgeois ,  toutes  ont  eu  également  pour  ori- 
gine la  difficulté  de  maintenir  la  société  humaine 
sans  désordre  et  sans  injustice.  Les  hommes  ne 
pourraient  exister  aujourd'hui  ni  séparés,  ni  réu- 
nis ,  si  le  respect  de  la  loi  ne  s'établissait  pas  dans 
les  têtes  :  tous  les  crimes  naîtraient  de  la  société 
même  qui  doit  les  prévenir.  Le  pouvoir  abstrait 
des  gouvernements  représentatifs  n'irrite  en  rien 
l'orgueil  des  hommes ,  et  c'est  par  cette  institution 
que  doivent  s'éteindre  les  flambeaux  des  furies.  Ils 
se  sont  allumés  dans  un  pays  où  tout  était  amour- 
propre  ;  et  l'amour-propre  irrité ,  chez  le  peuple , 
ne  ressemble  point  à  nos  nuances  fugitives  ;  c'est 
le  besoin  de  donner  la  mort. 

Des  massacres ,  non  moins  affreux  que  ceux  do 
la  terreur,  ont  été  commis  au  nom  de  la  religion; 
la  race  humaine  s'est  épuisée  pendant  plusieurs 


178 


CONSIDERÂ.TIONS 


siècles  en  efforts  inutiles  pour  contraindre  tous  les 
hommes  à  la  même  croyance.  Un  tel  but  ne  pou- 
vait être  atteint ,  et  l'idée  la  plus  simple ,  la  tolé- 
rance ,  telle  que  Guillaume  Penn  l'a  professée ,  a 
banni  pour  toujours  du  nord  de  l'Amérique  le  fa- 
natisme dont  le  Midi  a  été  l'affreux  théâtre.  Il  en 
est  de  même  du  fanatisme  politique;  la  liberté 
seule  peut  le  calmer.  Après  un  certain  temps, 
quelques  vérités  ne  seront  plus  contestées ,  et  l'on 
parlera  des  vieilles  institutions  comme  des  anciens 
systèmes  de  physique ,  entièrement  effacés  par  l'é- 
vidence des  faits. 

Les  différentes  classes  de  la  société  n'ayant 
presque  point  eu  de  relations  entre  elles  en  France, 
leur  antipathie  mutuelle  en  était  plus  forte.  Il 
n'est  aucun  homme,  même  le  plus  criminel,  qu'on 
puisse  détester  quand  on  le  connaît ,  comme  quand 
on  se  le  représente.  L'orgueil  mettait  partout  des 
barrières,  et  nulle  part  des  limites.  Dans  aucun 
pays,  les  gentilshommes  n'ont  été  aussi  étrangers 
au  reste  de  la  nation  ;  ils  ne  touchaient  à  la  se- 
conde classe  que  pour  la  froisser.  Ailleurs,  une 
certaine  bonhomie ,  des  habitudes  même  plus  vul- 
gaires, confondent  davantage  les  hommes,  bien 
qu'ils  soient  légalement  séparés;  mais  l'élégance 
de  la  noblesse  française  accroissait  l'envie  qu'elle 
inspirait.  Il  était  aussi  difficile  d'imiter  ses  ma- 
nières que  d'obtenir  ses  prérogatives.  La  même 
scène  se  répétait  de  rang  en  rang;  l'irritabilité 
d'une  nation  très-vive  portait  chacun  à  la  jalousie 
envers  son  voisin,  envers  son  supérieur,  envers 
son  maître;  et  tous  les  individus,  non  contents  de 
dominer ,  s'humiliaient  les  uns  les  autres.  C'est  en 
multipliant  les  rapports  politiques  entre  les  divers 
rangs,  en  leur  donnant  les  moyens  de  se  servir 
mutuellement ,  qu'on  peut  apaiser  dans  le  cœur  la 
plus  horrible  des  passions,  la  haine  des  mortels 
contre  leurs  semblables,  l'aversion  mutuelle  des 
créatures  dont  les  restes  doivent  tous  reposer  sous 
la  même  terre ,  et  se  ranimer  en  même  temps  au 
dernier  jour. 

CHAPITRE  XVI. 

Du  gouvernement  appelé  le  règne  de  la  terreur. 

On  ne  sait  comment  approcher  des  quatorze 
mois  qui  ont  suivi  la  proscription  de  la  Gironde , 
le  31  mai  1793.  Il  semble  qu'on  descende,  comme 
le  Dante,  de  cercle  en  cercle,  toujours  plus  bas 
dans  les  enfers.  A  l'acharnement  contre  les  nobles 
et  les  prêtres  on  voit  succéder  l'irritation  contre 
les  propriétaires,  puis  contre  les  talents,  puis 
contre  la  beauté  même;  enfin,  contre  tout  ce  qui 


pouvait  rester  de  grand  et  de  généreux  dans  la 
nature  humaine.  Les  faits  se  confondent  à  cette 
époque ,  et  l'on  craint  de  ne  pouvoir  entrer  dans 
une  telle  histoire,  sans  que  l'imagination  en  con- 
serve d'ineffaçables  traces  de  sang.  L'on  est  donc 
forcé  de  considérer  philosophiquement  des  événe- 
ments sur  lesquels  on  épuiserait  l'éloquence  de 
l'indignation,  sans  jamais  satisfaire  le  sentiment 
intérieur  qu'ils  font  éprouver. 

Sans  doute ,  en  étant  tout  frein  au  peuple ,  on 
l'a  mis  en  mesure  de  commettre  tous  les  forfaits , 
mais  d'où  vient  que  ce  peuple  était  ainsi  dépravé  ? 
Le  gouvernement  dont  on  nous  parle  comme  d'un 
objet  de  regrets ,  avait  eu  le  temps  de  former  la 
nation  qui  s'est  montrée  si  coupable.  Les  prêtres, 
dont  l'enseignement,  l'exemple  et  les  richesses 
sont  propres ,  nous  dit-on ,  à  faire  tant  de  bien  , 
avaient  présidé  à  l'enfance  de  la  génération  qui 
s'est  déchaînée  contre  eux,  La  classe  soulevée 
en  1789  devait  être  accoutumée  à  ces  privilèges  de 
la  noblesse  féodale ,  si  particulièrement  agréables , 
nous  assure-t-on  encore,  à  ceux  sur  lesquels  ils 
doivent  peser.  D'où  vient  donc  que  tant  de  vices 
ont  germé  sous  les  institutions  anciennes?  Et 
qu'on  ne  prétende  pas  que  les  autres  nations  de 
nos- jours  se  fussent  montrées  de  même,  si  une 
révolution  y  avait  eu  lieu.  L'influence  française  a 
excité  des  insurrections  en  Hollande  et  en  Suisse, 
et  rien  de  pareil  au  jacobinisme  ne  s'y  est  mani- 
festé. Pendant  les  quarante  années  de  l'histoire 
d'Angleterre ,  qu'on  peut  assimiler  à  celle  de 
France  sous  tant  de  rapports ,  il  n'est  point  de  pé- 
riode comparable  aux  quatorze  mois  de  la  terreur. 
Qu'en  faut-il  conclure?  Qu'aucun  peuple  n'avait 
été  aussi  malheureux  depuis  cent  ans  que  le  peu- 
fple  français.  Si  les  nègres  à  Saint-Domingue  ont 
commis  bien  plus  d'atrocités  encore,  c'est  parce 
qu'ils  avaient  été  plus  opprimés. 

Il  ne  s'ensuit  certes  pas  de  ces  réflexions,  que 
les  crimes  méritent  moins  de  haine  ;  mais ,  après 
plus  de  vingt  années ,  il  faut  réunir  à  la  vive  indi- 
gnation des  contemporains,  l'examen  éclairé  qui 
doit  servir  de  guide  dans  l'avenir.  Les  querelles 
religieuses  ont  provoqué  la  révolution  d'Angle-  i 
terre  ;  l'amour  de  l'égalité ,  volcan  souterrain  de  la 
France,  agissait  aussi  sur  la  secte  des  puritains  ;  \ 
mais  les  Anglais  alors  étaient  réellement  religieux,  j 
et  religieux  protestants ,  ce  qui  rend  à  la  fois  plus  I 
austère  et  plus  modéré.  Quoique    l'Angleterre, 
comme  la  France ,  se  soit  souillée  par  le  meurtre 
de  Charles  F',  et  par  le  despotisme  de  Cromwell , 
le  règne  des  jacobins  est  une  affreuse  singularité, 
dont  il  n'appartient  qu'à  la  France  de  porter  le 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


179 


poids  dans  l'histoire.  Cependant  on  n'a  point  ob- 
servé les  troubles  civils  en  penseur ,  quand  on  ne 
sait  pas  que  la  réaction  est  égale  à  l'action.  Les 
fureurs  des  révoltes  donnent  la  mesure  des  vices 
des  institutions  ;  et  ce  n'est  pas  au  gouvernement 
qu'on  veut  avoir,  mais  à  celui  qu'on  a  eu  longtemps, 
qu'il  faut  s'en  prendre  de  l'état  moral  d'une  na- 
tion. On  dit  aujourd'hui  que  les  Français  sont 
pervertis  par  la  révolution.  Et  d'où  venaient  donc 
les  penchants  désordonnés  qui  se  sont  si  violem- 
ment développés  dans  les  premières  années  de  la 
révolution ,  si  ce  n'est  de  cent  ans  de  superstition 
et  d'arbitraire? 

Il  semblait,  en  1793,  qu'il  n'y  eût  plus  déplace 
pour  des  révolutions  en  France,  lorsqu'on  avait  tout 
renversé,  le  trône,  la  noblesse,  le  clergé,  et  que 
le  succès  des  armées  devait  faire  espérer  la  paix 
avec  l'Europe.  Mais  c'est  précisément  quand  le 
danger  est  passé ,  que  les  tyrannies  populaires  s'é- 
tablissent :  tant  qu'il  y  a  des  obstacles  et  des  crain- 
tes, les  plus  mauvais  hommes  se  modèrent;  quand 
ils  ont  triomphé,  leurs  passions  contenues  se 
montrent  sans  frein. 

Les  girondins  firent  de  vains  efforts  pour  met- 
tre en  activité  des  lois  quelconques ,  après  la  mort 
du  roi  ;  mais  ils  ne  purent  faire  accepter  aucune 
organisation  sociale  :  l'instinct  de  la  férocité  les 
repoussait  toutes.  Hérault  de  Séchelles  proposa 
une  constitution  scrupuleusement  démocratique, 
l'assemblée  l'adopta;  mais  elle  ordonna  qu'elle  fût 
suspendue  jusqu'à  la  paix.  Le  parti  jacobin  voulait 
exercer  le  despotisme ,  et  c'est  bien  à  tort  qu'on  a 
qualifié  d'anarchie  ce  gouvernement.  Jamais  une 
autorité  plus  forte  n'a  régné  sur  la  France  ;  mais 
c'était  une  bizarre  sorte  de  pouvoir;  dérivant  du 
fanatisme  populaire ,  il  inspirait  l'épouvante  à  ceux 
même  qui  commandaient  en  son  nom;  car  ils 
craignaient  toujours  d'être  proscrits  à  leur  tour 
par  des  hommes  qui  iraient  plus  loin  qu'eux  encore 
dans  l'audace  de  la  persécution.  Le  seul  Marat  vi- 
vait sans  crainte  dans  ce  temps  ;  car  sa  figure  était 
si  basse ,  ses  sentiments  si  forcenés ,  ses  opinions 
si  sanguinaires,  qu'il  était  sûr  que  personne  ne 
pouvait  se  plonger  plus  avant  que  lui  dans  l'abîme 
des  forfaits.  Robespierre  ne  put  atteindre  lui- 
même  à  cette  infernale  sécurité. 

Les  derniers  hommes  qui ,  dans  ce  temps,  soient 
encore  dignes  d'occuper  une  place  dans  l'histoire, 
ce  sont  les  girondins.  Ils  éprouvaient  sans  doute  au 
fond  du  cœur  un  vif  repentir  des  moyens  qu'ils 
avaient  employés  pour  renverser  le  trône  ;  et  quand 
ces  mêmes  moyens  furent  dirigés  contre  eux ,  quand 
ils  reconnurent  leurs  propres  armes  dans  les  bles- 


sures qu'ils  recevaient,  ils  durent  sans  doute  ré- 
fléchir à  cette  justice  rapide  des  révolutions,  qui 
concentre  dans  quelques  instants  les  événements 
de  plusieurs  siècles. 

Les  girondins  combattaient  chaque  jour  et  cha- 
que heure  avec  une  éloquence  intrépide  contre  des 
discours  aiguisés  comme  des  poignards ,  et  qui  ren- 
fermaient la  mort  dans  chaque  phrase.  Les  filets 
meurtriers  dont  on  enveloppait  de  toutes  parts  les 
proscrits,  ne  leur  ôtaient  en  rien  l'admirable  pré- 
sence d'esprit  qui  seule  peut  faire  valoir  tous  les 
talents  de  l'orateur. 

M.  de  Condorcet,  lorsqu'il  fut  mis  hors  la  loi, 
écrivit  sur  la  perfectibilité  de  l'esprit  humain  un 
livre  qui  contient  sans  doute  des  erreurs,  mais 
dont  le  système  général  est  inspiré  par  l'espoir  du 
bonheur  des  hommes  ;  et  il  nourrissait  cet  espoir 
sous  la  hache  des  bourreaux,  dans  le  moment 
même  oii  sa  propre  destinée  était  perdue  sans  res- 
source. Vingt-deux  des  députés  républicains  furent 
traduits  devant  le  tribunal  révolutionnaire ,  et  leur 
courage  ne  se  démentit  pas  un  instant.  Quand  la 
sentence  de  mort  leur  fut  prononcée ,  l'un  d'entre 
eux,  Valazé,  tomba  du  siège  qu'il  occupait  ;  un  autre 
député,  condamné  comme  lui,  se  trouvant  à  ses  côtés, 
et  croyant  que  son  collègue  avait  peur,  le  releva 
rudement  avec  des  reproches;  il  le  releva  mort. 
Valazé  venait  de  s'enfoncer  un  poignard  dcHis  le 
cœur,  d'une  main  si  ferme,  qu'il  ne  respirait  plus 
une  seconde  après  s'être  frappé.  Telle  est  cependant 
l'inflexibilité  de  l'esprit  de  parti ,  que  ces  hommes 
qui  défendaient  tout  ce  qu'il  y  avait  d'honnêtes 
gens  en  France,  ne  pouvaient  se  flatter  d'obtenir 
quelque  intérêt  par  leurs  efforts.  Ils  luttaient,  ils 
succombaient,  ils  périssaient,  sans  que  le  bruit 
avant-coureur  de  l'avenir  pût  leur  promettre  quel- 
que récompense.  Les  royalistes  constitutionnels 
eux-mêmes  étaient  assez  insensés  pour  désirer  le 
triomphe  des  terroristes ,  afin  d'être  ainsi  vengés 
des  républicains.  Vainement  ils  savaient  que  ces 
terroristes  les  proscrivaient,  l'orgueil  irrité  l'em- 
portait sur  tout  :  ils  oubliaient ,  en  se  livrant  ainsi 
à  leurs  ressentiments,  la  règle  de  conduite  dont 
il  ne  faut  jamais  s'écarter  en  politique  :  c'est  de  se 
rallier  toujours  au  parti  le  moins  mauvais  parmi 
ses  adversaires ,  lors  même  que  ce  parti  est  encore 
loin  de  votre  propre  manière  de  voir. 

La  disette  des  subsistances ,  l'abondance  des  as- 
signats, et  l'enthousiasme  excité  parla  guerre,  fu- 
rent les  trois  grands  ressorts  dont  le  comité  de 
salut  public  se  servit  pour  animer  et  dominer  le 
peuple  tout  ensemble.  Il  l'effrayait,  ou  le  payait, 
ou  le  faisait  marcher  aux  frontières ,  selon  qu'il 


180 


CONSIDERA.TIONS 


Ijii  convenait  de  s'en  servir.  L'un  des  députés  à  la 
convention  disait  :  «  llfaxit  continuer  la  guerre, 
«  afin  que  les  convulsions  de  la  liberté  soient  plus 
n  fortes.  »  On  ne  peut  savoir  si  ces  douze  mem- 
bres du  comité  de  salut  public  avaient  dans  leur 
tête  l'idée  d'un  gouvernement  quelconque.  Si  l'on 
en  excepte  la  conduite  de  la  guerre,  la  direction 
des  affaires  n'était  qu'un  mélange  de  grossièreté 
et  de  férocité,  dans  lequel  on  ne  peut  découvrir 
aucun  plan ,  hors  celui  de  faire  massacrer  la  moi- 
tié de  la  nation  par  l'autre.  Car  il  était  si  facile 
d'être  considéré  par  les  jacobins  comme  faisant  par- 
tie de  l'aristocratie  proscrite ,  que  la  moitié  des 
habitants  de  la  France  encourait  le  soupçon  qui 
suffisait  pour  conduire  à  la  mort. 

L'assassinat  de  la  reine  et  de  madame  Elisabeth 
causa  peut-être  encore  plus  d'étonnement  et  d'hor- 
reur que  l'attentat  commis  contre  la  personne  du 
roi  ;  car  on  ne  saurait  attribuer  à  ces  forfaits  épou- 
vantables d'autre  but  que  l'effroi  même  qu'ils  ins- 
piraient. La  condamnation  de  MM.  de  Malesher- 
bes,  de  Bailly,  de  Condorcet,  de  Lavoisier,  décimait 
la  France  de  sa  gloire;  quatre-vingts  personnes 
étaient  immolées  chaque  jour,  comme  si  le  massa- 
cre de  la  Saint-Barthélemi  dût  se  renouveler  goutte 
à  goutte.  Une  grande  difficulté  s'offrait  à  ce  gou- 
vernement, si  l'on  peut  l'appeler  ainsi  ;  c'est  qu'il  fal- 
lait à  la  fois  se  servir  de  tous  les  moyens  de  la  civili- 
sation pour  faire  la  guerre ,  et  de  toute  la  violence 
de  l'état  sauvage  pour  exciter  les  passions.  Le  peu- 
ple et  même  les  bourgeois  n'étaient  point  atteints 
par  les  malheurs  des  classes  élevées  ;  les  habitants 
de  Paris  se  promenaient  dans  les  rues  comme  les 
Turcs  pendant  la  peste ,  avec  cette  seule  différence 
que  les  hommes  obscurs  pouvaient  assez  facile- 
ment se  préserver  du  danger.  En  présence  des  sup- 
plices ,  les  spectacles  étaient  remplis  comme  à  l'or- 
dinaire ;  on  publiait  des  romans  intitulés  :  Nouveau 
voyage  sentimental,  l'Amitié  dangereuse ,  Ursule 
et  Sophie;  enfin  toute  la  fadeur  et  toute  la  frivolité 
de  la  vie  subsistaient  à  côté  de  ses  plus  sombres 
fiireurs. 

Nous  n'avons  point  tenté  de  dissimuler  ce  qu'il 
n'est  pas  au  pouvoir  des  hommes  d'effacer  de  leur 
souvenir;  mais  nous  nous  hâtons,  pour  respirer 
plus  à  l'aise,  de  rappeler  dans  le  chapitre  suivant 
les  vertus  qui  n'ont  pas  cessé  d'honorer  la  France, 
même  à  l'époque  la  plus  horrible  de  son  histoire. 


CHAPITRE  XVII. 

De^V armée  française ,  pendant  la  terreur  ^  desfé' 
déralistes  et  de  la  Fendée. 

La  conduite  de  l'armée  française ,  pendant  le 
temps  de  la  terreur,  a  été  vraiment  patriotique.  On 
n'a  point  vu  de  généraux  traîtres  à  leur  serment 
envers  l'État;  ils  repoussaient  les  étrangers,  tan- 
dis qu'ils  étaient  eux-mêmes  menacés  de  périr  sur 
l'échafaud,  au  moindre  soupçon  suscité  contre 
leur  conduite.  Les  soldats  n'appartenaient  point  à 
tel  ou  tel  chef,  mais  à  la  France.  La  patrie  ne  con- 
sistait  plus  que  dans  les  armées  ;  mais  là ,  du  moins, 
elle  était  encore  belle,  et  ses  bannières  triomphan- 
tes servaient ,  pour  ainsi  dire ,  de  voile  aux  forfaits 
commis  dans  l'intérieur.  Les  étrangers  étaient  for- 
cés de  respecter  le  rempart  de  fer  qu'on  opposait 
à  leur  invasion;  et  bien  qu'ils  se  soient  avancés 
jusqu'à  trente  lieues  de  Paris ,  un  sentiment  na- 
tional ,  encore  dans  toute  sa  force,  ne  leur  pe  mit 
pas  d'y  arriver.  Le  même  enthousi^me  se  mani- 
festait dans  la  marine;  l'équipage  d'un  vaisseau 
de  guerre,  le  Fengeur,  foudroyé  par  les  Anglais, 
répétait  comme  en  concert  le  cri  de  Vive  la  ré- 
publique! en  s'enfonçant  dans  la  mer,  et  les  chants 
d'une  joie  funèbre  semblaient  retentir  encore  du 
fond  de  l'abîme. 

L'armée  française  ne  connaissait  pas  alors  le 
pillage,  et  ses  chefs  marchaient  quelquefois  comme 
les  plus  simples  soldats  à  la  tête  de  leurs  troupes, 
parce  que  l'argent  leur  manquait  pour  acheter  des 
chevaux  dont  ils  auraient  eu  besoin.  Dugommier, 
général  en  chef  de  l'armée  des  Pyrénées ,  à  l'âge 
de  soixante  ans,  partit  de  Paris  à  pied  pour  aller 
rejoindre  ses  troupes  sur  les  frontières  d'Espagne. 
Les  hommes  que  la  gloire  des  armes  a  tant  illus- 
trés depuis,  se  distinguaient  aussi  par  leur  désin- 
téressement. Ils  portaient  sans  rougir  des  habits 
usés  par  la  guerre ,  et  plus  honorables  cent  fois 
que  les  broderies  et  les  décorations  de  toute  es- 
pèce dont,  plus  tard,  on  les  a  vus  chamarrés. 

Les  républicains  honnêtes ,  mêlés  à  des  royalis- 
tes, résistèrent  avec  courage  au  gouvernement 
conventionnel,  à  Toulon,  à  Lyon,  et  dans  quelques  i 
autres  départements.  Ce  parti  fut  appelé  du  nom 
de  fédéralistes;  mais  je  ne  crois  pas  cependant  que 
les  girondins,  ou  leurs  partisans,  aient  jamais 
conçu  le  projet  d'établir  un  gouvernement  fédéra- 
tif  en  France.  Rien  ne  s'accorderait  plus  mal  avec 
le  caractère  de  la  nation,  qui  aime  l'éclat  et  le 
mouvement  :  il  faut  pour  l'un  et  l'autre  une  ville 
qui  soit  le  foyer  des  talents  et  des  richesses  de 
l'empire.  On  peut  avoir  raison  de  se  plaindre  de  la 


SUR  Li  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


181 


corruption  d'une  capitale ,  et  de  tous  les  grands 
rassemblements  d'hommes  en  général;  telle  est 
la  condition  de  l'espèce  humaine;  mais  on  ne  sau- 
rait guère  ramener  en  France  les  esprits  à  la  vertu 
que  par  les  lumières  et  le  besoin  des  suffrages. 
L'amour  de  la  considération  ou  de  la  gloire,  dans 
ses  différents  degrés,  peut  seul  faire  remonter 
graduellement  de  Tégoïsme  à  la  conscience.  D'ail- 
leurs, l'État  politique  et  militaire  des  grandes  mo- 
narchies qui  environnnent  la  France  exposerait 
son  indépendance ,  si  l'on  affaiblissait  sa  force  de 
réunion.  Les  girondins  n'y  ont  point  songé;  mais, 
comme  ils  avaient  beaucoup  d'adhérents  dans  les 
provinces,  oii  l'on  commençait  à  acquérir  des  con- 
naissances en  politique ,  par  le  simple  effet  d'une 
représentation  nationale,  c'est  dans  les  provinces 
que  l'opposition  aux  tyrans  factieux  de  Paris  s'est 
montrée. 

C'est  vers  ce  temps  aussi  qu'a  commencé  la 
guerre  de  la  Vendée ,  et  rien  ne  fait  plus  d'hon- 
neur au  parti  royaliste  que  les  essais  de  guerre 
civile  qu'il  fit  alors.  Le  peuple  de  ces  départements 
sut  résister  à  la  convention  et  à  ses  successeurs 
pendant  près  de  six  années ,  ayant  à  sa  tête  des 
gentilshommes  qui  tiraient  leurs  plus  grandes  res- 
sources de  leur  âme.  Les  républicains  comme  les 
royalistes  ressentaient  un  profond  respect  pour 
ces  guerriers  citoyens  :  Lescure,  la  Roche- Jaque- 
lin,  Charette,  etc. ,  quelles  que  fussent  leurs  opi- 
nions, accomplissaient  un  devoir  auquel  tous  les 
Français,  dans  ce  temps ,  pouvaient  se  croire  tenus 
également.  Le  pays  qui  a  été  le  théâtre  de  la 
guerre  vendéenne  est  coupé  par  des  haies  desti- 
nées à  enclore  les  héritages.  Ces  haies  paisibles 
servirent  de  boulevards  aux  paysans  devenus  sol- 
dats; ils  soutinrent  un  à  un  la  lutte  la  plus  dange- 
reuse et  la  plus  hardie.  Les  habitants  de  ces  cam- 
pagnes avaient  beaucoup  de  vénération  pour  les 
prêtres,  dont  l'influence  a  fait  du  bien  alors.  Mais, 
dans  un  État  où  la  liberté  subsisterait  depuis  long- 
temps ,  l'esprit  public  n'aurait  besoin  d'être  excité 
que  par  les  institutions  politiques.  Les  A'^endéens 
ont,  il  est  vrai,  demandé  dans  leur  détresse  quel- 
ques secours  à  l'Angleterre  ;  mais  ce  n'étaient  que 
des  auxiliaires ,  et  non  des  maîtres  qu'ils  accep- 
taient; car  leurs  forces  étaient  de  beaucoup  supé- 
rieures à  celles  qu'ils  empruntaient  des  étrangers. 
Ils  n'ont  donc  point  compromis  l'indépendance  de 
leur  patrie.  Aussi  les  chefs  de  la  Vendée  sont -ils 
considérés  même  par  le  parti  contraire  ;  ils  s'ex- 
priment sur  la  révolution  avec  plus  de  mesure  que 
les  émigrés  d'outre  -  Rhin.  Les  Vendéens  s'étant 
battus,  pour  ainsi  dire,  corps  à  corps  avec  les 


Français ,  ne  se  persuadent  pas  aisément  que  leurs 
adversaires  n'aient  été  qu'une  poignée  de  rebelles 
qu'un  bataillon  aurait  pu  faire  rentrer  dans  le  de- 
voir; et,  comme  ils  ont  eu  recours  eux-mêmes  à 
la  puissance  des  opinions ,  ils  savent  ce  qu'elles 
sont,  et  reconnaissent  la  nécessité  de  transiger 
avec  elles. 

Un  problème  encore  reste  à  résoudre  :  c'est 
comment  il  se  peut  que  le  gouvernement  de  1793 
et  1794  ait  triomphé  de  tant  d'ennemis.  La  coali- 
tion de  l'Autriche ,  de  la  Prusse ,  de  l'Espagne ,  de 
l'Angleterre,  la  guerre  civile  dans  l'intérieur,  la 
haine  que  la  convention  inspirait  à  tout  ce  qui 
restait  encore  d'hommes  honnêtes  hors  des  pri- 
sons, rien  n'a  diminué  la  résistance  contre  laquelle 
les  étrangers  ont  vu  leurs  efforts  se  briser.  Ce 
prodige  ne  peut  s'expliquer  que  par  le  dévoue- 
ment de  la  nation  à  sa  propre  cause.  Un  million 
d'hommes  s'armèrent  pour  repousser  les  forces 
des  coalisés;  le  peuple  était  animé  d'une  fureur 
aussi  fatale  dans  l'intérieur  qu'invincible  au  de- 
hors. D'ailleurs ,  l'abondance  factice ,  mais  inépui- 
sable, du  papier-monnaie,  le  bas  prix  des  denrées, 
l'humiliation  des  propriétaires ,  qui  en  étaient  ré- 
duits à  se  condamner  extérieurement  à  la  misère, 
tout  faisait  croire  aux  gens  de  la  classe  ouvrière 
que  le  joug  de  la  disparité  des  fortunes  allait  enfin 
cesser  de  peser  sur  eux;  cet  espoir  insensé  dou- 
blait les  forces  que  la  nature  leur  a  données;  et 
l'ordre  social ,  dont  le  secret  consiste  dans  la  pa- 
tience du  grand  nombre ,  parut  tout  à  coup  me- 
nacé. Mais  l'esprit  militaire,  n'ayant  pour  but  alors 
que  la  défense  de  la  patrie ,  -rendit  le  calme  à  la 
France  en  la  couvrant  de  son  bouclier.  Cet  esprit 
a  suivi  sa  noble  direction  jusqu'au  moment  où , 
comme  nous  le  verrons  dans  la  suite,  un  homme 
a  tourné  contre  la  liberté  même  des  légions  sor- 
ties de  terre  pour  la  défendre. 

CHAPITRE  XVIII. 

De  la  situation  des  amis  de  la  liberté  hors  de 
France  pendant  le  règne  de  la  terreur. 

Il  est  difficile  de  raconter  ces  temps  horribles 
sans  se  rappeler  vivement  ses  propres  impressions, 
et  je  ne  sais  pas  pourquoi  l'on  combattrait  ce  pen- 
chant naturel.  Car  la  meilleure  manière  de  repré- 
senter des  circonstances  si  extraordinaires ,  c'est 
encore  de  montrer  dans  quel  état  elles  mettaient 
les  individus  au  milieu  de  la  tourmente  univer- 
selle. 

L'émigration,  pendant  le  règne  de  la  terreur, 
n'était  plus  une  mesure  politique.  L'on  se  sauvait 


182 


CONSIDERATIONS 


de  France  pour  échapper  à  l'échafaud ,  et  l'on  n'y 
pouvait  rester  qu'en  s' exposant  à  la  mort,  pour 
éviter  la  ruine.  Les  amis  de  la  liberté  étaient  plus 
détestés  par  les  jacobins  que  les  aristocrates  eux- 
mêmes  ,  parce  qu'ils  avaient  lutté  de  près  les  uns 
contre  les  autres,  et  que  les  jacobins  craignaient 
les  constitutionnels,  auxquels  ils  croyaient  une 
influence  encore  assez  forte  sur  l'esprit  de  la  na- 
tion. Ces  amis  de  la  liberté  se  trouvaient  donc 
presque  sans  asile  sur  la  terre.  Les  royalistes  purs 
ne  manquaient  point  à  leurs  principes  en  se  bat- 
tant avec  les  armées  étrangères  contre  leur  pays  ; 
mais  les  constitutionnels  ne  pouvaient  adopter  une 
telle  résolution;  ils  étaient  proscrits  par  la  France, 
et  mal  vus  pas  les  anciens  gouvernements  de  l'Eu- 
rope ,  qui  ne  les  connaissaient  guère  que  par  les 
récits  des  Français  aristocrates ,  leurs  ennemis  les 
plus  acharnés. 

Je  cachais  chez  moi,  dans  le  pays  de  Vaud,  quel- 
ques amis  de  la  liberté,  respectables  à  tous  égards, 
et  par  leur  rang  et  par  leurs  vertus  ;  et  comme 
on  ne  pouvait  obtenir  des  autorités  suisses  d'alors 
une  permission  en  règle  pour  autoriser  leur  sé- 
jour ,  ils  portaient  des  noms  suédois  que  M.  de 
Staël  leur  attribuait,  pour  avoir  le  droit  de  les 
protéger.  Les  échafauds  étaient  dressés  pour  eux 
sur  la  frontière  de  leur  patrie ,  et  des  persécutions 
de  tout  genre  les  attendaient  sur  la  terre  étran- 
gère. Ainsi  des  religieux  de  l'ordre  de  la  Trappe 
se  sont  vus  détenus  dans  une  île ,  au  milieu  d'une 
rivière  qui  sépare  la  Prusse  de  la  Russie  :  chacun 
des  deux  pays  se  les  renvoyait  comme  des  pestifé- 
rés, et  cependant  on  ne  pouvait  leur  reprocher 
que  d'être  fidèles  à  leurs  vœux. 
:  Une  circonstance  particulière  peut  aider  à  peindre 
cette  époque  de  1793,  où  les  périls  se  multipliaient 
à  chaque  pas.  Un  jeune  gentilhomme  français, 
M.  Achille  du  Chayla ,  neveu  du  comte  de  Jaucourt, 
voulut  sortir  de  France  avec  un  passe-port  suisse 
que  nous  lui  avions  envoyé ,  pour  le  sauver  sous 
un  nom  supposé ,  car  nous  nous  croyions  très-per- 
mis de  tromper  la  tyrannie.  A  Moret,  ville  fron- 
tière ,  située  au  pied  du  mont  Jura ,  on  soupçonna 
M.  du  Chayla  de  n'être  pas  ce  que  son  passe-port 
indiquait,  et  on  l'arrêta,  en  déclarant  qu'il  reste- 
rait prisoimier  jusqu'à  ce  que  le  lieutenant  baillival 
de  Nyon  attestât  qu'il  était  Suisse.  M.  de  Jaucourt 
demeurait  alors  chez  moi ,  sous  l'un  de  ces  noms 
suédois  dont  nous  étions  les  inventeurs.  A  la  nou- 
velle de  l'arrestation  de  son  neveu ,  son  désespoir 
fut  extrême;  car  ce  jeune  homme,  alors  de  la  ré- 
quisition, porteur  d'un  faux  passe-port ,  et  déplus 
fils  d'un  des  chefs  de  l'armée  de  Condé,  devait 


être  fusillé  à  l'instant  même,  si  l'on  devinait  son 
nom.  Il  ne  restait  qu'un  espoir;  c'était  d'obtenir 
de  M.  Reverdil ,  lieutenant  baillival  à  Nyon ,  de 
réclamer  M.  du  Chayla  comme  véritablement  natif 
du  pays  de  Vaud. 

J'allai  chez  M.  Reverdil  pour  lui  demander  cette 
grâce;  c'était  un  ancien  ami  de  mes  parents,  et 
l'un  des  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  con- 
sidérés delà  Suisse  française'.  Il  me  refusa  d'abord, 
en  m'opposant  des  motifs  respectables  ;  il  se  faisait 
scrupule  d'altérer  la  vérité  pour  quelque  objet  que 
ce  pût  être;  et  de  plus,  comme  magistrat,  il 
craignait  de  compromettre  son  pays  par  un  acte 
de  faux.  «  Si  la  vérité  est  découverte,  me  disait-il, 
«  nous  n'aurons  plus  de  droit  de  réclamer  nos 
«  propres  compatriotes  qui  peuvent  être  arrêtés 
«  en  France ,  et  j'expose  ainsi  l'intérêt  de  ceux  qui 
«  me  sont  confiés,  pour  le  salut  d'un  homme  au- 
«  quel  je  ne  dois  rien.  »  Cet  argument  avait  un 
côté  très-plausible;  mais  la  fraude  pieuse  que  je 
sollicitais  pouvait  seule  sauver  la  vie  d'un  homme 
qui  avait  la  hache  meurtrière  suspendue  sur  sa  tête. 
Je  restai  deux  heures  avec  M.  Reverdil ,  cherchant 
à  vaincre  sa  conscience  par  son  humanité  ;  il  ré- 
sista longtemps  :  mais  quand  je  lui  répétai  plusieurs 
fois  :  «  Si  vous  dites  non,  un  fils  unique,  un 
«  homme  sans  reproche,  est  assassiné  dans  vingt- 
«  quatre  heures,  et  votre  simple  parole  le  tue,  » 
mon  émotion,  ou  plutôt  la  sienne,  triompha  de 
toute  autre  considération,  et  le  jeune  du  Chayla 
fut  réclamé.  -C'est  la  première  fois  qu'il  se  soit 
offert  à  moi  une  circonstance  dans  laquelle  deux 
devoirs  luttaient  l'un  contre  l'autre  avec  une  égale 
force;  mais  je  pense  encore,  comme  je  pensais  il 
y  a  vingt-trois  ans,  que  le  danger  présent  de  la 
victime  devait  l'emporter  sur  les  dangers  incertains 
de  l'-avenir.  Il  n'y  a  pas ,  dans  le  court  espace  de 
l'existence,  une  plus  grande  chance  de  bonheur 
que  de  sauver  la  vie  à  un  homme  innocent;  et  je 
ne  sais  comment  l'on  pourrait  résister  à  cette  sé- 
duction, en  supposant  que,  dans  ce  cas-là,  c'en 
soit  une. 

Hélas!,  je  ne  fus  pas  toujours  si  heureuse  dans 
mes  rapports  avec  mes  amis.  Il  me  fallut  annoncer, 
peu  de  mois  après .  à  l'homme  le  plus  capable  d'af- 
fections ,  et  par  conséquent  de  douleurs  profondes,  | 
à  M.  Matthieu  de  Montmorency,  l'arrêt  de  mort 
prononcé  contre  son  jeune  frère,  l'abbé  de  Mont- 
morency, dont  le  seul  tort  était  l'iUustre  nom  qu'il 


'  M.  Reverdil  avait  été  choisi  'pour  présider  à  l'éducation 
du  roi  de  Danemark.  Il  a  écrit,  pendant  son  séjour  dans  le' 
Nord,  des  Mémoires  d'un  grand  intérêt  sur  les  événements 
dont  il  a  été  témoin.  Ces  Mémoires  n'ont  pas  encore  paru.   , 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


183 


avait  reçu  de  ses  ancêtres.  Dans  ce  même  temps, 
la  femme,  la  mère  et  la  belle-mère  de  M.  de  Mont- 
morency étaient  également  menacées  de  périr; 
encore  quelques  jours,  et  tous  les  prisonniers 
étaient ,  à  cette  époque  affreuse ,  envoyés  à  l'écha- 
faud.  L'une  des  réflexions  qui  nous  frappait  le  plus, 
dans  nos  longues  promenades  sur  les  bords  du  lac 
de  Genève,  c'était  le  contraste  de  l'admirable  na- 
ture dont  nous  étions  environnés ,  du  soleil  écla- 
tant de  la  fln  de  juin,  avec  le  désespoir  de  l'homme, 
de  ce  prince  de  la  terre  qui  aurait  voulu  lui  faire 
porter  son  propre  deuil.  Le  découragement  s'était 
emparé  de  nous;  plus  nous  étions  jeunes,  moins 
nous  avions  de  résignation  :  car  dans  la  jeunesse 
surtout  on  s'attend  au  bonheur,  l'on  croit  en  avoir 
le  droit,  et  l'on  se  révolte  à  l'idée  de  ne  pas  l'ob- 
tenir. C'était  pourtant  dans  ces  moments  mêmes , 
lorsque  nous  regardions  en  vain  le  ciel  et  les  fleurs, 
et  que  nous  leur  reprochions  d'éclairer  et  de  par- 
fumer l'air  en  présence  de  tant  de  forfaits;  c'était 
alors  pourtant  que  se  préparait  la  délivrance.  Un 
jour,  dont  le  nom  nouveau  déguise  peut-être  la 
date  aux  étrangers ,  le  9  thermidor ,  porta  dans  le 
cœur  des  Français  une  émotion  de  joie  inexpri- 
mable. La  pauvre  nature  humaine  n'a  jamais  pu 
devoir  une  jouissance  si  vive  qu'à  la  cessation  de 
la  douleur. 

CHAPITRE  XIX. 

Chute  de  Robespierre ,  et  changement  de  système 
dans  le  gouvernement. 

Les  hommes  elles  femmes  que  l'on  conduisait  à 
l'échafaud  faisaient  preuve  d'un  courage  impertur- 
bable ;  les  prisons  offraient  l'exemple  des  actes  de 
dévouement  les  plus  généreux;  on  vit  des  pères 
s'immoler  pour  leurs  fils ,  des  femmes  pour  leurs 
époux  ;  mais  le  parti  des  honnêtes  gens ,  comme  le 
roi  lui-même ,  ne  se  montra  capable  que  des  vertus 
privées.  En  général,  dans  un  pays  oii  il  n'y  a  point 
de  liberté ,  l'on  ne  trouve  d'énergie  que  dans  les 
factieux  ;  mais  en  Angleterre ,  l'appui  de  la  loi  et 
le  sentiment  de  la  justice  rendent  la  résistance 
des  classes  supérieures  tout  aussi  forte  que  pour- 
rait l'être  l'attaque  de  la  populace.  Si  la  division 
ne  s'était  pas  mise  entre  les  députés  de  la  conven- 
tion eux-mêmes ,  on  ne  sait  combien  de  temps 
l'atroce  gouvernement  du  comité  de  salut  public 
aurait  duré. 

Ce  comité  n'était  point  composé  d'hommes  d'un 
talent  supérieur;  la  machine  de  terreur,  dont  les 
ressorts  avaient  été  montés  par  les  événements, 
exerçait  seule  la  toute-puissance.  Le  gouvernement 


ressemblait  à  l'affreux  instrument  qui  donnait  la 
mort  :  on  y  voyait  la  hache  plutôt  que  la  main 
qui  la  faisait  mouvoir.  Il  suffisait  d'une  question 
pour  renverser  le  pouvoir  de  ces  hommes  ;  c'était  : 
Combien  sont-ils?  Mais  on  mesurait  leurs  forces  à 
l'atrocité  de  leurs  crimes ,  et  personne  n'osait  les  at- 
taquer. Ces  douze  membres  du  comité  de  salut  pu- 
blic se  défiaient  les  uns  des  autres ,  comme  la  con- 
vention se  défiait  d'eux,  comme  ils  se  défiaient 
d'elle ,  comme  l'armée ,  le  peuple  et  les  révolution- 
naires se  craignaient  mutuellement.  Aucun  nom 
ne  restera  de  cette  époque ,  excepté  Robespierre. 
Il  n'était  cependant  ni  plus  habile  ni  plus  éloquent 
que  les  autres;  mais  son  fanatisme  politique  avait 
un  caractère  de  calme  et  d'austérité  qui  le  faisait 
redouter  de  tous  ses  collègues. 

J'ai  causé  une  fois  avec  lui  chez  mon  père, 
en  1789,  lorsqu'on  ne  le  connaissait  que  comme 
un  avocat  de  l'Artois ,  très-exagéré  dans  ses  prin- 
cipes démocratiques.  Ses  traits  étaient  ignobles, 
son  teint  pâle ,  ses  veines  d'une  couleur  verte  ;  il 
soutenait  les  thèses  les  plus  absurdes  avec  un 
sang-froid  qui  avait  l'air  de  la  conviction;  et  je 
croirais  assez  que ,  dans  les  commencements  de  la 
révolution ,  il  avait  adopté  de  bonne  foi  ;  sur  l'éga- 
lité des  fortunes  aussi  bien  que  sur  celle  des  rangs, 
de  certaines  idées  attrapées  dans  ses  lectures,  et 
dont  son  caractère  envieux  et  méchant  s'armait 
avec  plaisir.  Mais  il  devint  ambitieux  lorsqu'il  eut 
triomphé  de  son  rival  en  démagogie,  Danton,  le 
Mirabeau  de  la  populace.  Ce  dernier  était  plus 
spirituel  que  Robespierre,  plus  accessible  à  la  pitié; 
mais  on  le  soupçonnait  avec  raison  de  pouvoir 
être  corrompu  par  l'argent ,  et  cette  faiblesse  finit 
toujours  par  perdre  les  démagogues  ;  car  le  peuple 
ne  peut  souffrir  ceux  qui  s'enrichissent  :  c'est  un 
genre  d'austérité  dont  rien  ne  saurait  l'engager  à 
se  départir. 

Danton  était  un  factieux,  Robespierre  un  hy- 
pocrite; Danton  voulait  du  plaisir,  Robespierre 
seulement  du  pouvoir;  il  envoyait  à  l'échafaud  les 
uns  comme  contr-e-révolutionnaires ,  les  autres 
comme  ultra -révolutionnaires.  Il  y  avait  quelque 
chose  de  mystérieux  dans  sa  façon  d'être ,  qui  fai- 
sait planer  une  terreur  inconnue  au  milieu  de  la 
terreur  ostensible  que  le  gouvernement  proclamait. 
Jamais  il  n'adopta  les  moyens  de  popularité  géné- 
ralement reçus  alors  :  il  n'était  point  mal  vêtu  ;  au 
contraire,  il  portait  seul  de  la  poudre  sur  ses  che- 
veux, ses  habits  étaient  soignés,  et  sa  contenance 
n'avait  rien  de  familier.  Le  désir  de  dominer  le 
portait  sans  doute  à  se  distinguer  des  autres ,  dans 
le  moment  même  oii  l'on  voulait  en  tout  l'égalité. 


13 


184 


CONSIDERATIONS 


L'on  aperçoit  aussi  les  traces  d'un  dessein  secret , 
dans  les  discours  embrouillés  qu'il  tenait  à  la  con- 
vention, et  qui  rappellent,  à  quelques  égards ,  ceux 
de  Cromwell.  Il  n'y  a  guère  cependant  qu'un  chef 
militaire  qui  puisse  devenir  dictateur.  Mais  alors 
le  pouvoir  civil  était  bien  plus  influent  que  le  pou- 
voir militaire;  l'esprit  républicain  portait  à  la  dé- 
fiance contre  tous  les  généraux  victorieux  ;  les  sol- 
dats eux-mêmes  livraient  leurs  chefs ,  aussitôt  qu'il 
s'élevait  la  moindre  inquiétude  sur  leur  bonne  foi. 
Les  dogmes  politiques ,  si  ce  nom  peut  convenir 
à  de  tels  égarements ,  régnaient  alors ,  et  non  les 
hommes.  On  voulait  quelque  chose  d'abstrait  dans 
l'autorité ,  pour  que  tout  le  monde  fût  censé  y  avoir 
pris  part.  Robespierre  avait  acquis  la  réputation 
d'une  haute  vertu  démocratique ,  on  le  croyait  in- 
capable d'une  vue  personnelle  :  dès  qu'on  l'en 
soupçonna,  sa  puissance  fut  ébranlée. 

L'irréligion  la  plus  indécente  servait  de  levier 
au  bouleversement  de  l'ordre  social.  Il  y  avait  une 
sorte  de  conséquence  à  fonder  le  crime  sur  l'im- 
piété; c'est  un  hommage  rendu  à  l'union  intime 
des  opinions  religieuses  avec  la  morale.  Robes- 
pierre imagina  de  faire  célébrer  la  fête  de  l'Être 
suprême,  se  flattant  sans  doute  de  pouvoir  ap- 
puyer son  ascendant  politique  sur  une  religion  ar- 
rangée à  sa  manière,  ainsi  que  l'ont  fait  souvent 
ceux  qui  ont  voulu  s'emparer  de  l'autorité.  Mais , 
à  la  procession  de  cette  fête  impie,  il  s'avisa  de 
passer  le  premier,  pour  s'arroger  la  prééminence 
sur  ses  collègues,  et  dès  lors  il  fut  perdu.  L'esprit 
du  moment  et  les  moyens  personnels  de  l'homme 
ne  se  prêtaient  point  à  cette  entreprise.  D'ailleurs, 
on  savait  qu'il  ne  connaissait  d'autre  moyen  d'é- 
carter ses  concurrents  que  de  les  faire  périr  par 
le  tribunal  révolutionnaire ,  qui  donnait  au  meur- 
tre un  air  de  légalité.  Les  collègues  de  Robespierre, 
non  moins  abominables  que  lui ,  Collot  d'Herbois, 
JBillaud-Varennes  ,  l'attaquèrent  pour  se  sauver 
eux-mêmes  :  l'horreur  du  crime  ne  leur  inspira 
point  cette  résolution;  ils  pensaient  à  tuer  un 
homme,  mais  non  à  changer  de  gouvernement. 

Il  n'en  était  pas  ainsi  de  Tallien,  l'homme  du 
9  thermidor ,  ni  de  Rarras ,  chef  de  la  force  armée 
ce  jour-là ,  ni  de  plusieurs  autres  conventionnels 
qui  se  réunirent  à  eux  contre  Robespierre;  ils 
voulurent,  en  le  renversant,  briser  du  même  coup 
le  sceptre  de  la  terreur.  On  vit  donc  cet  homme 
qui  avait  signé  pendant  plus  d'une  année  un  nom- 
bre inouï  d'arrêts  de  mort ,  couché  tout  sanglant 
sur  la  table  même  oiî  il  apposait  son  nom  à  ses 
sentences  funestes.  Sa  mâchoire  était  brisée  d'un 
coup  de  pistolet  ;  il  ne  pouvait  pas  même  parler 


pour  se  défendre ,  lui  qui  avait  tant  parlé  pour 
proscrire  !  Ne  dirait-on  pas  que  la  justice  divine 
ne  dédaigne  pas,  en  punissant,  de  frapper  l'ima- 
gination des  hommes  par  toutes  les  circonstances 
qui  peuvent  le  plus  agir  sur  elle  ! 

CHAPITRE  XX. 

De  l'état  des  esprits,  au  moment  où  la  républU 
que  directoriale  s'est  établie  en  France. 

Le  règne  de  la  terreur  doit  être  uniquement  at- 
tribué aux  principes  de  la  tyrannie:  on  les  y  re- 
trouve tout  entiers.  Les  formes  populaiires  adop- 
tées par  ce  gouvernement  n'étaient  qu'une  sorte 
de  cérémonial  qui  convenait  à  ces  despotes  farou- 
ches; mais  les  membres  du  comité  de  salut  public 
professaient  à  la  tribune  même  le  code  du  machia- 
vélisme, c'est-à-dire ,  le  pouvoir  fondé  sur  l'avi- 
lissement des  hommes;  ils  avaient  seulement  soin 
de  traduire  en  termes  nouveaux  ces  vieilles  maxi- 
mes. La  liberté  de  la  presse  leur  était  bien  plus 
odieuse  encore  qu'aux  anciens  États  féodaux  ou 
théocratiques  ;  ils  n'accordaient  aucune  garantie 
aux  accusés ,  ni  par  les  lois,  ni  par  les  juges.  L'ar- 
bitraire sans  bornes  était  leur  doctrine  ;  il  leur 
suffisait  de  donner  pour  prétexte  à  toutes  les  vio- 
lences le  nom  propre  de  leur  gouvernement,  le 
salut  public  :  funeste  expression,  qui  renferme  le 
sacrifice  de  la  morale  à  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler l'intérêt  de  l'État ,  c'est-à-dire ,  aux  passions 
de  ceux  qui  gouvernent  ! 

Depuis  la  chute  de  Robespierre  jusqu'à  l'établis- 
sement du  gouvernement  républicain  sous  la  forme 
d'un  directoire,  il  y  a  eu  un  intervalle  d'environ 
quinze  mois,  qu'on  peut  considérer  comme  la  véri- 
table époque  de  l'anarchie  en  France.  Rien  ne  res- 
semble moins  à  la  terreur  que  ce  temps ,  quoiqu'il 
se  soit  encore  commis  bien  des  crimes  alors.  On 
n'avait  point  renoncé  au  funeste  héritage  des  lois 
de  Robespierre  ;  mais  la  liberté  de  la  presse  com- 
mençait à  renaître,  et  la  vérité  avec  elle.  Le  vœu 
général  était  de  fonder  des  institutions  sages  et 
libres,  et  de  se  débarrasser  des  hommes  qui  avaient 
gouverné  pendant  le  règne  du  sang.  Toutefois  rien 
n'était  si  difficile  que  de  satisfaire  à  ce  double  dé-  i 
sir  ;  car  la  convention  tenait  encore  l'autorité  dans  ji 
ses  mains,  et  beaucoup  d'amis  de  la  liberté  crai- 
gnaient que  la  contre-révolution  n'eût  lieu,  si  l'on 
otait  le  pouvoir  à  ceux  dont  la  vie  était  compro- 
mise par  le  rétablissement  de  l'ancien  régime. 
C'est  une  pauvre  garantie,  cependant,  que  celle 
des  forfaits  qu'on  a  commis  au  nom  de  la  liberté; 
il  s'ensuit  bien  qu'on  redoute  le  retour  des  hom- 


il 


SUR  Lk  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


185 


mes  qu'on  a  fait  souffrir  ;  mais  on  est  tout  prêt  à 
sacrifier  ses  principes  à  sa  sûreté,  si  l'occasion 
s'en  présente. 

Ce  fut  donc  un  grand  malheur  pour  la  France 
que  d'être  obligée  de  remettre  la  république  entre 
les  mains  des  conventionnels.  Quelques-uns  étaient 
doués  d'une  grande  habileté;  mais  ceux  qui  avaient 
participé  au  gouvernement  de  la  terreur  devaient 
nécessairement  y  avoir  contracté  des  habitudes 
serviles  et  tyranniques  tout  ensemble.  C'est  dans 
cette  école  que  Bonaparte  a  pris  plusieurs  des 
hommes iqui,  depuis,  ont  fondé  sa  puissance; 
comme  ils  cherchaient  avant  tout  un  abri ,  ils  n'é- 
taient rassurés  que  par  le  despotisme. 

La  majorité  de  la  convention  voulait  punir  quel- 
ques-uns des  députés  les  plus  atroces  qui  l'avaient 
opprimée;  mais  elle  traçait  la  liste  des  coupables 
d'une  main  tremblante ,  craignant  toujours  qu'on 
ne  pût  l'accuser  elle-même  des  lois  qui  avaient 
servi  de  justification  ou  de  prétexte  à  tous  les 
crimes.  Le  parti  royaliste  envoyait  des  agents  au 
dehors ,  et  trouvait  des  partisans  dans  l'intérieur , 
par  l'irritation  même  qu'excitait  la  durée  du  pou- 
voir conventionnel.  Néanmoins,  la  crainte  de  per- 
dre tous  les  avantages  de  la  révolution  rattachait 
le  peuple  et  les  soldats  à  l'autorité  existante. 
L'armée  se  battait  toujours  contre  les  étrangers 
avec  la  même  énergie,  et  ses  exploits  avaient  déjà 
obtenu  une  paix  importante  pour  la  France,  le 
traité  de  Bâle  avec  la  Prusse.  Le  peuple  aussi ,  ' 
l'on  doit  le  dire ,  supportait  des  maux  inouïs  avec 
une  persévérance  étonnante  ;  la  disette  d'une  part, 
et  la  dépréciation  du  papier-monnaie  de  l'autre , 
réduisaient  la  dernière  classe  de  la  société  à  l'état 
le  plus  misérable.  Si  les  rois  de  France  avaient 
fait  subir  à  leurs  sujets  la  moitié  de  ces  souffran- 
ces ,  on  se  serait  révolté  de  toutes  parts.  Mais  la 
nation  croyait  se  dévouer  à  la  patrie ,  et  rien  n'é- 
gale le  courage  inspiré  par  une  telle  conviction. 

La  Suède  ayant  reconnu  la  république  française, 
M.  de  Staël  résidait  à  Paris  comme  ministre.  J'y 
passai  quelques  mois  pendant  l'année  1795,  et  c'é- 
tait vraiment  alors  un  spectacle  bien  bizarre  que 
la  société  de  Paris.  Chacun  de  nous  sollicitait  le 
retour  de  quelques  émigrés  de  ses  amis.  J'obtins 
à  cette  époque  plusieurs  rappels  ;  en  conséquence, 
le  député  Legendre ,  homme  presque  du  peuple, 
lit  une  dénonciation  contre  moi  à  la  tribune  de  la 
convention.  L'influence  des  femmes,  l'ascendant 
de  la  bonne  compagnie,  ce  qu'on  appelait  vulgai- 
rement les  salons  dorés,  semblaient  très-redouta- 
bles à  ceux  qui  n'y  étaient  point  admis ,  et  dont 
on  séduisait  les  collègues  en  les  y  invitant.  L'on 


voyait,  les  jours  de  décade,  car  les  dimanches 
n'existaient  plus ,  tous  les  éléments  de  l'ancien  et 
du  nouveau  régime  réunis  dans  les  soirées ,  mais 
non  réconciliés.  Les  élégantes  manières  des  per- 
sonnes bien  élevées  perçaient  à  travers  l'humble 
costume  qu'elles  gardaient  encore,  comme  au  temps 
de  la  terreur.  Les  hommes  convertis  du  parti  ja- 
cobin entraient  pour  la  première  fois  dans  la  so- 
ciété du  grand  monde ,  et  leur  amour-propre  était 
plus  ombrageux  encore  sur  tout  ce  qui  tient  au 
bon  ton  qu'ils  voulaient  imiter,  que  sur  aucun  au- 
tre sujet.  Les  femmes  de  l'ancien  régime  les  en- 
touraient pour  en  obtenir  la  rentrée  de  leurs  frè- 
res ,  de  leurs  fils ,  de  leurs  époux ,  et  la  flatterie 
gracieuse  dont  elles  savaient  se  servir  venait 
frapper  ces  rudes  oreilles,  et  disposait  les  factieux 
les  plus  acerbes  à  ce  que  nous  avons  vu  depuis; 
c'est-à-dire ,  à  refaire  une  cour,  à  reprendre  tous 
ses  abus ,  mais  en  ayant  grand  soin  de  se  les  ap- 
pliquer à  eux-mêmes. 

Les  apologies  de  ceux  qui  avaient  pris  part  à  la 
terreur  étaient  vraiment  la  plus  incroyable  école 
de  sophisme  à  laquelle  on  pût  assister.  Les  uns 
disaient  qu'ils  avaient  été  contraints  à  tout  ce 
qu'ils  avaient  fait,  et  l'on  aurait  pu  leur  citer 
mille  actions  spontanément  serviles  ou  sanguinai- 
res. Les  autres  prétendaient  qu'ils  s'étaient  sacri- 
fiés au  bien  public ,  et  l'on  savait  qu'ils  n'avaient 
songé  qu'à  se  préserver  du  danger;  tous  rejetaient 
le  mal  sur  quelques-uns  ;  et,  chose  singulière  dans 
un  pays  immortel  par  sa  bravoure  militaire ,  plu- 
sieurs des  chefs  politiques  donnaient  simplement 
la  peur  comme  une  excuse  suffisante  de  leur  con- 
duite. 

Un  conventionnel  très-connu  me  racontait  un 
jour,  entre  autres ,  qu'au  moment  où  le  tribunal 
révolutionnaire  avait  été  décrété,  il  avait  prévu 
tous  les  malheurs  qui  en  sont  résultés  ;  «  et  ce- 
«  pendant,  ajoutait-il,  le  décret  passa  dans  l'as- 
«  semblée  à  l'unanimité.  »  Or,  il  assistait  lui-même 
à  cette  séance,  votant  pour  ce  qu'il  regardait 
comme  l'établissement  de  l'assassinat  juridique, 
mais  il  ne  lui  venait  pas  seulement  dans  l'esprit , 
en  me  racontant  ce  fait,  que  l'on  pût  s'attendre  à 
sa  résistance.  Une  telle  naïveté  de  bassesse  laisse 
ignorer  jusqu'à  la  possibilité  de  la  vertu. 

Les  jacobins  qui  avaient  trempé  personnellement 
dans  les  crimes  de  la  terreur,  tels  que  Lebon,  Car- 
rier, etc.,  se  faisaient  presque  tous  remarquer  par 
le  même  genre  de  physionomie.  On  les  voyait  lire 
leur  plaidoyer  avec  une  figure  pâle  et  nerveuse, 
allant  d'un  côté  à  l'autre  de  la  tribune  de  la  con- 
vention, comme  un  animal  féroce  dans  sa  cage; 


13. 


186 


CONSIDERATIONS 


étaient-ils  assis,  ils  se  balançaient  sans  se  lever  ni 
changer  de  place,  avec  une  sorte  d'agitation  sta- 
tionnaire  qui  semblait  indiquer  seulement  l'impos- 
sibilité du  repos. 

Au  milieu  de  ces  éléments  dépravés ,  il  existait 
un  parti  de  républicains,  débris  de  la  Gironde, 
persécutés  avec  elle,  sortant  des  prisons  ou  des 
cavernes  qui  leur  avaient  servi  d'asile  contre  la 
mort.  Ce  parti  méritait  de  l'estime  à  beaucoup 
d'égards,  mais  il  n'était  pas  guéri  des  systèmes 
démocratiques  ;  et,  de  plus,  il  avait  un  esprit  soup- 
çonneux qui  lui  faisait  voir  partout  des  fauteurs 
de  l'ancien  régime.  Louvet,  l'un  de  ces  girondins 
échappés  à  la  proscription,  l'auteur  d'un  roman, 
Fauhlas,  que  les  étrangers  prennent  souvent  pour 
la  peinture  des  mœurs  françaises,  était  républi- 
cain de  bonne  foi.  Il  ne  se  fiait  à  personne;  il  ap- 
pliquait à  la  politique  le  genre  de  défaut  qui  a  fait 
le  malheur  de  la  vie  de  Jean-Jacques;  et  plusieurs 
hommes  de  la  même  opinion  lui  ressemblaient  à 
cet  égard.  Mais  les  soupçons  des  républicains  et 
des  jacobins  en  France  tenaient  d'abord  à  ce  qu'ils 
ne  pouvaient  faire  adopter  leurs  principes  exagé- 
rés ,  et  secondement  à  une  certaine  haine  contre 
les  nobles,  dans  laquelle  il  se  mêlait  de  mauvais 
mouvements.  On  avait  raison  de  ne  pas  vouloir 
de  la  noblesse  en  France ,  telle  qu'elle  existait  ja- 
dis ;  mais  l'aversion  contre  les  gentilshommes  n'est 
qu'un  sentiment  subalterne  qu'il  faut  savoir  do- 
miner, pour  organiser  la  France  d'une  manière 
stable. 

L'on  vit  proposer  cependant,  en  1795,  un  plan 
de  constitution  républicaine ,  beaucoup  plus  rai- 
sonnable et  mieux  combiné  que  la  monarchie  dé- 
crétée par  l'assemblée  constituante  en  1791.Boissy 
d'Anglas ,  Daunou  et  Lanjuinais  ,  noms  qu'on 
retrouve  toujours  quand  un  rayon  de  liberté  luit 
sur  la  France,  étaient  membres  du  comité  de  cons- 
titution. On  osa  proposer  deux  chambres,  sous 
le  nom  de  conseil  des  anciens  et  de  conseil  des 
cinq-cents;  des  conditions  de  propriété  pour  être 
éligible;  deux  degrés  d'élection,  ce  qui  n'est  pas 
une  bonne  institution  en  soi-même,  mais  ce  que 
les  circonstances  rendaient  nécessaire  alors,  pour 
relever  les  choix  ;  enfin  un  directoire  composé  de 
cinq  personnes.  Ce  pouvoir  exécutif  n'avait  point 
encore  l'autorité  nécessaire  pour  maintenir  l'ordre  ; 
il  lui  manquait  plusieurs  prérogatives  indispensa- 
bles ,  et  dont  la  privation  amena ,  comme  on  le 
verra  dans  la  suite ,  des  convulsions  destructives. 

L'essai  d'une  république  avait  de  la  grandeur; 
toutefois,  pour  qu'il  pût  réussir,  il  aurait  fallu 
peut-être  sacrifier  Paris  à  la  France,  et  adopter  des 


formes  fédératives ,  ce  qui ,  nous  l'avons  dit ,  ne 
s'accorde  ni  avec  le  caractère  ni  avec  les  habitudes 
de  la  nation.  D'un  autre  côté,  l'unité  du  gouverne- 
ment républicain  paraît  impossible,  contraire  à  la 
nature  même  des  choses  dans  un  grand  pays.  Mais 
du  reste  l'essai  a  surtout  manqué  par  le  genre 
d'hommes  qui  ont  exclusivement  occupé  les  em- 
plois; le  parti  auquel  ils  avaient  tenu  pendant  la 
terreur  les  rendait  odieux  à  la  nation  :  ainsi  l'on 
jeta  trop  de  serpents  dans  le  berceau  d'Hercule. 

La  convention ,  instruite  par  l'exemple  de  l'as- 
semblée constituante,  dont  l'ouvrage  avait  été  ren- 
versé parce  qu'elle  l'avait  abandonné  trop  tôt  à 
ses  successeurs,  rendit  les  décrets  du  5  et  du  13 
fructidor ,  qui  maintenaient  dans  leurs  places  les 
deux  tiers  des  députés  existants  ;  mais  on  convint 
cependant  que  l'un  des  tiers  restants  serait  renou- 
velé dans  dix-huit  mois,  et  l'autre  un  an  plus  tard. 
Ce  décret  produisit  une  sensation  terrible  dans 
l'opinion ,  et  rompit  tout  à  fait  le  traité  tacitement 
signé  entre  la  convention  et  les  honnêtes  gens  : 
on  voulait  pardonner  aux  conventionnels,  pourvu 
qu'ils  renonçassent  au  pouvoir;  mais  il  était  natu- 
rel qu'ils  voulussent  le  conserver  au  moins  comme 
une  sauvegarde.  Les  Parisiens  furent  un  peu  trop 
violents  dans  cette  circonstance ,  et  peut-être  l'en- 
vie d'occuper  toutes  les  places ,  passion  qui  com- 
mençait à  fermenter  dans  les  esprits,  les  aigrit-elle 
alors.  On  savait  pourtant  que  des  hommes  très- 
estimables  étaient  désignés  comme  devant  être 
directeurs  ;  les  conventionnnels  voulaient  se  faire 
honneur  par  de  bons  choix,  et  peut-être  était -il 
sage  d'attendre  le  terme  fixé  pour  écarter  légale- 
ment et  graduellement  le  reste  des  députés;  mais 
il  se  mêla  des  royalistes  dans  le  parti  qui  ne  vou- 
lait que  s'approprier  les  places  de  la  république; 
et,  comme  il  est  constamment  arrivé  depuis  vingt- 
cinq  ans ,  du  moment  où  la  cause  de  la  révolution 
parut  compromise,  ceux  qui  la  défendaient  eurent 
pour  eux  le  peuple  et  l'armée,  les  faubourgs  et  les 
soldats.  C'est  alors  que  l'on  vit  s'établir  entre  la 
force  populaire  et  la  force  militaire  une  alliance 
qui  rendit  bientôt  celle-ci  maîtresse  de  l'autre.  Les 
guerriers  français,  si  admirables  dans  la  résistance 
qu'ils  opposaient  aux  puissances  coalisées,  se  sont 
faits,  pour  ainsi  dire,  les  janissaires  de  la  liberté 
chez  eux;  et,  s'immisçant  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  la  France ,  ils  ont  disposé  de  l'autorité 
civile,  et  se  sont  chargés  d'opérer  les  diverses  ré- 
volutions dont  nous  avons  été  les  témoins,     ly"^ 

Les  sections  de  Paris ,  de  leur  côté ,  ne  furent 
peut-être  pas  exemptes  de  l'esprit  de  faction ,  car 
la  cause  de  leur  tumulte  n'était  pas  d'un  intérêt 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


187 


public  urgent,  puisqu'il  suffisait  d'attendre  dix-huit 
mois  pour  qu'il  ne  restât  plus  un  conventionnel 
en  place.  L'impatience  les  perdit;  elles  attaquè- 
rent l'armée  de  la  convention  le  13  vendémiaire, 
et  l'issue  ne  fut  pas  douteuse.  Le  commandant 
de  cette  armée  était  le  général  Bonaparte  :  son 
nom  parut  pour  la  première  fois  dans  les  anna- 
les du  monde,  le  13  vendémiaire  (4 octobre  1795.) 
11  avait  déjà  contribué,  mais  sans  être  cité,  à  la 
reprise  de  Toulon ,  en  1793  ,  lorsque  cette  ville  se 
révolta  contre  la  convention.  Le  parti  qui  renversa 
Robespierre  l'avait  destitué  après  le  9  thermidor; 
et,  n'ayant  alors  aucune  ressource  de  fortune,  il 
présenta  un  mémoire  aux  comités  du  gouverne- 
ment, pour  aller  à  Constantinople  former  les  Turcs 
à  la  guerre.  C'est  ainsi  que  Cromwell  voulut  partir 
pour  l'Amérique ,  dans  les  premiers  moments  de 
la  révolution  d'Angleterre.  Barras,  depuis  direc- 
teur, s'intéressait  à  Bonaparte,  et  le  désigna  dans 
les  comités  de  la  convention  pour  la  défendre.  On 
prétend  que  le  général  Bonaparte  a  dit  qu'il  aurait 
pris  le  parti  des  sections ,  si  elles  lui  avaient  offert 
de  commander  leurs  bataillons.  Je  doute  de  cette 
anecdote;  non  que  le  général  Bonaparte  ait  été, 
dans  aucune  époque  de  la  révolution,  exclusive- 
ment attaché  à  une  opinion  quelconque,  mais  parce 
qu'il  a  eu  toujours  trop  bien  l'instinct  de  la  force 
pour  avoir  voulu  se  mettre  du  côté -nécessairement 
alors  le  plus  faible. 

On  craignait  beaucoup  à  Paris  que,  le  lendemain 
du  13  vendémiaire,  le  règne  de  la  terreur  ne  fût 
rétabli.  En  effet,  ces  mêmes  conventionnels  qui 
avaient  cherché  à  plaire  quand  ils  se  croyaient  ré- 
conciliés avec  les  honnêtes  gens,  pouvaient  se  por- 
ter à  tous  les  excès ,  en  voyant  que  leurs  efforts 
pour  faire  oublier  leur  conduite  passée  étaient 
sans  fruit.  Mais  les  vagues  de  la  révolution  com- 
mençaient à  se  retirer,  et  le  retour  durable  du  ja- 
cobinisme était  déjà  devenu  impossible.  Cependant 
il  résulta  de  ce  combat  du  13  vendémiaire,  que  la 
convention  se  fit  un  principe  de  nommer  cinq  di- 
recteurs qui  eussent  voté  la  mort  du  roi  ;  et,  comme 
la  nation  n'approuvait  en  aucune  manière  cette 
aristocratie  du  régicide,  elle  ne  s'identifia  point 
avec  ses  magistrats.  Un  résultat  non  moins  fâ- 
cheux de  la  journée  du  13  vendémiaire,  ce  fut  un 
décret  du  2  brumaire  qui  excluait  de  tout  emploi 
public  les  parents  des  émigrés ,  et  tous  ceux  qui 
dans  les  sections  avaient  voté  pour  des  projets 
liberticides.  Telle  était  l'expression  du  jour,  car 
en  France,  à  chaque  révolution,  on  rédige  une 
phrase  nouvelle ,  qui  sert  à  tout  le  monde ,  pour 
que  chacun  ait  de  l'esprit  ou  du  sentiment  tout 


fait,  si  par  hasard  la  nature  lui  avait  refusé  l'un 
et  l'autre. 

Le  décret  d'exclusion  du  2  brumaire  faisait  une 
classe  de  proscrits  dans  l'État  ;  ce  qui  certes  ne 
vaut  pas  mieux  qu'une  classe  de  privilégiés,  et 
n'est  pas  moins  contraire  à  l'égalité  devant  la  loi. 
Le  directoire  était  le  maître  d'exiler,  d'emprison- 
ner, de  déporter  à  son  gré  les  individus  désignés 
comme  attachés  à  l'ancien  régime ,  les  nobles  et 
les  prêtres ,  auxquels  on  refusait  le  bienfait  de  la 
constitution  en  les  plaçant  sous  le  joug  de  l'arbi- 
traire. Une  amnistie  accompagne  d'ordinaire  l'ins- 
tallation de  tout  gouvernement  nouveau;  ce  fut 
au  contraire  une  proscription  en  masse  qui  signala 
celle  du  directoire.  Quels  dangers  présentaient 
tout  à  la  fois  à  ce  gouvernement  les  prérogatives 
constitutionnelles  qui  lui  manquaient,  et  la  puis- 
sance révolutionnaire  dont  on  avait  été  prodigue 
envers  lui! 

CHAPITRE  XXI. 

Des  vingt  mois  pendant  lesquels  la  république 
a  existé  en  France,  depuis  le  mois  de  no- 
vembre 1795  jusqu'au  18  fructidor  (4  sep- 
tembre 1797.) 

Il  faut  rendre  justice  aux  directeurs,  et  plus  en- 
core à  la  puissance  des  institutions  libres,  sous 
quelque  forme  qu'elles  soient  admises.  Les  vingt 
premiers  mois  qui  succédèrent  à  l'établissement 
de  la  république,  présentent  une  période  d'ad- 
ministration singulièrement  remarquable.  Cinq 
hommes  ,  Carnot,  Rewbell ,  Barras  ,  Lareveillère, 
Letourneur,  choisis  par  la  colère  ,  et  ne  possédant 
pas  pour  la  plupart  des  facultés  transcendantes, 
arrivèrent  au  pouvoir  dans  les  circonstances  les 
plus  défavorables.  Ils  entrèrent  au  palais  du 
Luxembourg  qui  leur  était  destiné ,  sans  y  trou- 
ver une  table  pour  écrire,  et  l'État  n'était  pas 
plus  en  ordre  que  le  palais.  Le  papier-monnaie 
était  réduit  presque  au  millième  de  sa  valeur 
nominale;  il  n'y  avait  pas  cent  mille  francs  en  es- 
pèces au  trésor  public  ;  les  subsistances  étaient 
encore  si  rares ,  que  l'on  contenait  à  peine  le  mé- 
contentement du  peuple  à  cet  égard  ;  l'insurrection 
de  la  Vendée  durait  toujours;  les  troubles  civila 
avaient  fait  naître  des  bandes  de  brigands ,  connus 
sous  le  nom  de  chauffeurs ,  qui  commettaient 
d'horribles  excès  dans  les  campagnes;  enfin,  presque 
toutes  les  armées  françaises  étaient  désorganisées. 

En  six  mois  le  directoire  releva  la  France  de 
cette  déplorable  situation.  L'argent  remplaça  le 
papier  sans   secousse;  les  propriétaires  anciens 


188 


CONSIDERATIONS 


vécurent  en  paix  à  côté  des  acquéreurs  de  biens 
nationaux  ;  les  routes  et  les  campagnes  redevinrent 
d'une  sûreté  parfaite;  les  armées  ne  furent  que 
trop  victorieuses  ;  la  liberté  de  la  presse  reparut  ; 
les  élections  suivirent  leur  cours  légal ,  et  l'on  au- 
rait pu  dire  que  la  France  était  libre ,  si  les  deux 
classes  des  nobles  et  des  prêtres  avaient  joui  des 
mêmes  garanties  que  les  autres  citoyens.  Mais  la 
sublime  perfection  de  la  liberté  consiste  en  ceci , 
qu'elle  ne  peut  rien  faire  à  demi.  Si  vous  voulez 
persécuter  un  seul  homme  dans  l'État,  la  justice 
ne  s'établira  jamais  pour  tous  ;  à  plus  forte  raison, 
lorsque  cent  mille  individus  se  trouvent  placés  hors 
du  cercle  protecteur  de  la  loi.  Les  mesures  révo- 
lutionnaires ont  donc  gâté  la  constitution,  dès  l'é- 
tablissement du  directoire  :  la  dernière  moitié  de 
l'existence  de  ce  gouvernement ,  qui  a  duré  en  tout 
quatre  années ,  a  été  si  misérable  sous  tous  les 
rapports ,  qu'on  a  pu  facilement  attribuer  le  mal 
aux  institutions  elles-mêmes.  Mais  l'histoire  im- 
partiale mettra  cependant  sur  deux  lignes  très- 
différentes  la  république  avant  le  18  fructidor,  et 
la  république  après  cette  époque ,  si  toutefois  ce 
nom  peut  encore  être  mérité  par  les  autorités  fac- 
tieuses qui  se  renversèrent  l'une  l'autre ,  sans  cesser 
d'opprimer  la  masse  sur  laquelle  elles  retombaient. 
II^^^Les  deux  partis  extrêmes,  les  jacobins  et  les 
royalistes ,  attaquèrent  le  directoire  dans  les  jour- 
naux, chacun  à  sa  manière,  pendant  la  première 
période  directoriale ,  sans  que  le  gouvernement  s'y 
opposât,  et  sans  qu'il  en  fût  ébranlé.  La  société  de 
Paris  était  d'autant  plus  libre,  que  la  classe  des 
gouvernants  n'en  faisait  pas  partie.  Cette  sépara- 
tion avait  et  devait  avoir  sans  doute  beaucoup  d'in- 
convénients à  la  longue  ;  mais  ,  précisément  parce 
que  le  gouvernement  n'était  pas  à  la  mode ,  tous 
les  esprits  ne  s'agitaient  pas,  comme  ils  se  sont 
agités  depuis ,  par  le  désir  effréné  d'obtenir  des 
places,  et  il  existait  d'autres  objets  d'intérêt  et 
d'activité.  Une  chose  surtout  digne  de  remarque 
sous  le  directoire,  ce  sont  les  rapports  de  l'autorité 
civile  avec  l'armée.  On  a  beaucoup  dit  que  la  li- 
berté ,  comme  elle  existe  en  Angleterre ,  n'est  pas 
possible  pour  un  État  continental ,  à  cause  des 
troupes  réglées  qui  dépendent  toujours  du  chef  de 
l'État.  Je  répondrai  ailleurs  à  ces  craintes  sur  la 
durée  de  la  liberté,  toujours  exprimées  par  ses 
ennemis ,  par  ceux  même  qui  ne  veulent  pas  per- 
mettre qu'une  tentative  sincère  en  soit  faite.  Mais 
on  ne  saurait  trop  s'étonner  de  la  manière  dont  les 
armées  ont  été  conduites  par  le  directoire,  jus- 
qu'au moment  où,  craignant  le  retour  de  l'ancienne 
royauté ,  il  les  a  lui-même  malheureusement  intro- 


duites dans  les  révolutions  intérieures  de  l'État. 

Les  meilleurs  généraux  de  l'Europe  obéissaient 
à  cinq  directeurs,  dont  trois  n'étaient  que  des 
hommes  de  loi.  L'amour  de  la  patrie  et  de  la  li- 
berté était  encore  assez  puissant  sur  les  soldats 
eux-mêmes ,  pour  qu'ils  respectassent  la  loi  plus 
que  leur  général ,  si  ce  général  voulait  se  mettre 
au-dessus  d'elle.  Toutefois  la  prolongation  indé- 
finie de  la  guerre  a  nécessairement  mis  un  grand 
obstacle  à  l'établissement  d'un  gouvernement  libre 
en  France;  car,  d'une  part,  l'ambition  des  con- 
quêtes commençait  à  s'emparer  de  l'armée ,  et  de 
l'autre ,  les  décrets  de  recrutement  qu'on  obtenait 
des  législateurs,  ces  décrets  avec  lesquels  on  a  de- 
puis asservi  le  continent,  portaient  déjà  des  at- 
teintes funestes  au  respect  pour  les  institutions 
civiles.  On  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  qu'à 
cette  époque  les  puissances  encore  en  guerre  avec 
la  France,  c'est-à-dire,  l'Autriche  et  l'Angleterre, 
n'aient  pas  accédé  à  la  paix.  La  Prusse ,  Venise,  la 
Toscane ,  l'Espagne  et  la  Suède  avaient  déjà  traité 
en  1795,  avec  un  gouvernement  beaucoup  moins 
régulier  que  celui  du  directoire  ;  et  peut-être  l'es- 
prit d'envahissement  qui  a  fait  tant  de  mal  aux 
peuples  du  continent  comme  aux  Français  eux- 
mêmes  ,  ne  se  serait-il  pas  développé ,  si  la  guerre 
avait  cessé  avant  les  conquêtes  du  général  Bona- 
parte en  Italie.  Il  était  encore  temps  de  tourner 
l'activité  française  vers  les  intérêts  politiques  et 
commerciaux.  On  n'avait  jusqu'alors  considéré  la 
guerre  que  comme  un  moyen  d'assurer  l'indépen- 
dance de  la  nation  ;  l'armée  ne  se  croyait  destinée 
qu'à  maintenir  la  révolution  ;  les  militaires  n'étaient 
point  un  ordre  à  part  dans  l'État  ;  enfin  il  y  avait 
encore  en  France  quelque  enthousiasme  désinté- 
ressé ,  sur  lequel  on  pouvait  fonder  le  bien  public. 

Depuis  1793  jusqu'au  commencement  de  1795, 
l'Angleterre  et  ses  alliés  se  seraient  déshonorés  en 
traitant  avec  la  France  ;  qu'aurait-on  dit  des  au- 
gustes ambassadeurs  d'une  nation  libre ,  revenant 
à  Londres  après  avoir  reçu  l'accolade  de  Marat  ou 
de  Robespierre  ?  Mais ,  quand  une  fois  l'intention 
d'établir  un  gouvernement  régulier  se  manifesta,  il 
fallait  ne  rien  négliger  pour  interrompre  l'éduca- 
tion guerrière  des  Français. 

L'Angleterre ,  en  1797 ,  dix-huit  mois  après  l'ins- 
tallation du  directoire,  envoya  des  négociateurs  à 
Lille  ;  mais  les  succès  de  l'armée  d'Italie  avaient 
inspiré  de  l'arrogance  aux  chefs  de  la  république  ; 
les  directeurs  étaient  déjà  vieux  dans  le  pouvoir, 
et  s'y  croyaient  affermis.  Les  gouvernements  qui 
commencent  souhaitent  tous  la  paix  :  il  faut  savoir 
profiter  de  cette  circonstance  avec  habileté;  en 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


189 


politique  comme  à  la  guerre ,  il  y  a  des  coups  de 
temps  qu'on  doit  se  hâter  de  saisir.  Mais  l'opinion 
en  Angleterre  était  exaltée  par  Burke,  qui  avait 
acquis  un  grand  ascendant  sur  ses  compatriotes , 
en  prédisant  trop  bien  les  malheurs  de  la  révolu- 
tion. Il  écrivit,  lors  de  la  négociation  de  Lille,  des 
lettres  sur  la  paix  régicide  qui  renouvelèrent  l'in- 
dignation publique  contre  les  Français.  M.  Pitt, 
cependant ,  avait  donné  lui-même  quelques  éloges 
â  la  constitution  de  1795;  et  d'ailleurs,  si  le  sys- 
tème politique  adopté  par  la  France,  quel  qu'il 
fût ,  cessait  de  compromettre  la  sûreté  des  autres 
pays ,  que  pouvait-on  exiger  de  plus  ? 

Les  passions  des  émigrés,  auxquelles  le  minis- 
tère anglais  s'est  toujours  beaucoup  trop  aban- 
donné ,  lui  ont  souvent  fait  commettre  des  erreurs 
dans  le  jugement  des  affaires  de  France.  Il  crut 
opérer  une  grande  diversion  en  transportant  les 
royalistes  à  Quiberon,  et  n'amena  qu'une  scène 
sanglante ,  dont  tous  les  efforts  les  plus  courageux 
de  l'escadre  anglaise  ne  purent  adoucir  l'horreur. 
Les  malheureux  gentilshommes  français  qui  s'é- 
taient vainement  flattés  de  trouver  en  Bretagne  un 
grand  parti  prêt  à  se  lever  pour  eux ,  furent  aban- 
donnés en  un  instant.  Le  général  Lemoine ,  com- 
mandant de  l'armée  française,  m'a  raconté  avec 
admiration  les  tentatives  réitérées  des  marins  an- 
glais pour  s'approcher  de  la  côte ,  et  recevoir  dans 
les  chaloupes  les  émigrés  cernés  de  toutes  parts  , 
et  fuyant  à  la  nage  pour  regagner  les  vaisseaux 
hospitaliers  de  l'Angleterre.  Mais  les  ministres  an- 
glais ,  et  M.  Pitt  à  leur  tête ,  en  voulant  toujours 
faire  triompher  en  France  le  parti  purement  roya- 
liste, ne  consultèrent  nullement  l'opinion  du  pays, 
et  de  cette  erreur  sont  nés  les  obstacles  qu'ils  ont 
rencontrés  pendant  longtemps  dans  leurs  combi- 
naisons politiques.  Le  ministère  anglais  devait , 
plus  que  tout  autre  gouvernement  de  l'Europe , 
comprendre  l'histoire  de  la  révolution  de  France , 
si  semblable  à  celle  d'Angleterre  :  mais  l'on  dirait 
qu'à  cause  de  l'analogie  même,  il  voulait  s'en 
montrer  d'autant  plus  l'ennemi. 

CHAPITRE  XXII. 

Deux  prédictions  singulières  tirées  de  l'Histoire 
de  la  révolution ,  par  M.  Necker. 

M.  Necker  n'a  j'ornais  publié  un  livre  politique 
sans  braver  un  danger  quelconque ,  soit  pour  sa 
fortune,  soit  pour  lui-même.  Les  circonstances 
dans  lesquelles  il  a  fait  paraître  son  Histoire  de  la 
révolution,  pouvaient  l'exposer  à  tant  de  chances 


funestes ,  que  je  fis  beaucoup  d'efforts  pour  l'en 
empêcher.  Il  était  inscrit  sur  la  liste  des  émigrés , 
c'est-à-dire,  soumis  à  la  peine  de  mort  d'après  les 
lois  françaises ,  et  déjà  l'on  répandait  de  toutes 
parts  que  le  directoire  avait  l'intention  de  faire 
une  invasion  en  Suisse.  Néanmoins  il  publia,  vers 
la  fin  de  l'année  1796,  un  ouvrage  sur  la  révolu- 
tion ,  en  quatre  volumes ,  dans  lequel  il  présenta 
les  vérités  les  plus  hardies.  Il  n'y  mit  d'autre  mé- 
nagement que  celui  de  se  placer  à  la  distance  de  la 
postérité  pour  juger  les  hommes  et  les  choses.  Il 
joignit  à  cette  Histoire,  pleine  de  chaleur,  de  sar- 
casme et  de  raison ,  l'analyse  des  principales  cons- 
titutions libres  de  l'Europe  ;  et  l'on  serait  vrai- 
ment découragé  d'écrire,  en  lisant  ce  livre,  où 
toutes  les  questions  sont  approfondies ,  si  l'on  ne 
se  disait  pas  que  dix-huit  années  de  plus,  et  une 
manière  de  sentir  individuelle,  peuvent  ajouter 
encore  quelques  idées  au  même  système. 

Deux  prédictions  bien  extraordinaires  doivent 
être  signalées  dans  cet  ouvrage  :  l'une  annonce  la 
lutte  du  directoire  avec  le  corps  représentatif,  qui 
eut  lieu  quelque  temps  après,  et  qui  fut  amenée  , 
ainsi  que  M.  Necker  l'annonçait ,  par  les  préroga- 
tives constitutionnelles  qui  manquaient  au  pouvoir 
exécutif. 

«  La  disposition  essentielle  de  la  constitution 
«  républicaine  donnée  à  la  France  en  1795,  dit-il , 
«  la  disposition  capitale ,  et  qui  peut  mettre  en  pé- 
«  ril  l'ordre  ou  la  hberté ,  c'est  la  séparation  cora- 
«  plète  et  absolue  des  deux  autorités  premières  : 
«  l'une  qui  fait  les  lois ,  l'autre  qui  dirige  et  sur- 
«  veille  leur  exécution.  On  avait  réuni ,  confondu 
«  tous  les  pouvoirs  dans  l'organisation  monstrueuse 
«  de  la  convention  nationale  ;  et  par  un  autre  ex- 
«  trême ,  moins  dangereux  sans  doute ,  on  n'a 
«  voulu  conserver  entre  eux  aucune  des  affinités 
«  que  le  bien  de  l'État  exige.  On  s'est  alors  ressaisi 
«  tout  à  coup  des  maximes  écrites;  et,  sur  la  foi 
«  d'un  petit  nombre  d'instituteurs  politiques ,  on  a 
«  cru  qu'on  ne  pouvait  établir  une  trop  forte  bar- 
«  rière  entre  le  pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  lé- 
«  gislatif.  Rappelons  d'abord  que  les  instructions 
«  tirées  de  l'exemple  nous  donnent  un  résultat  bien 
«  différent.  On  ne  connaît  aucune  république  où 
«  les  deux  pouvoirs  dont  je  viens  de  parier  ne 
«  soient  entremêlés  dans  une  certaine  mesure  ;  et 
«  les  temps  anciens ,  comme  les  temps  modernes , 
«  nous  offrent  le  même  tableau.  Quelquefois  un 
«sénat,  dépositaire  de  l'autorité  executive,  pro- 
«  pose  les  lois  à  un  conseil  plus  étendu,  ou  à  la 
«  masse  entière  des  citoyens  ;  et  quelquefois  aussi 
«  ce  sénat ,  exerçant  dans  un  sens  inverse  son  droit 


190 


CONSIDERA.TIONS 


«  d'association  au  pouvoir  législatif,  suspend  ou 
«  révise  les  décrets  du  grand  nombre.  Le  gouver- 
«  nement  libre  de  l'Angleterre  est  fondé  sur  les 
«  mêmes  principes ,  et  le  monarque  y  concourt  aux 
«  lois  par  sa  sanction  et  par  l'assistance  ordinaire 
«  de  ses  ministres  aux  deux  chambres  du  parle- 
«  ment.  Enfin ,  l'Amérique  a  donné  un  droit  de 
«  réjection  mitigé  au  président  du  congrès ,  à  ce 
«  chef  de  l'État ,  qu'elle  a  investi  de  l'autorité  exé- 
«  cutive  ;  et  dans  le  même  temps  elle  a  mis  en  part 
«  de  cette  autorité  l'une  des  deux  sections  du  corps 
«  législatif. 

«  La  constitution  républicaine  de  la  France  est 
«le  premier  modèle,  ou  plutôt  le  premier  essai 
«  d'une  séparation  absolue  entre  les  deux  pouvoirs 
«  suprêmes. 

«  L'autorité  executive  agira  toujours  seule  et 
«  sans  aucune  inspection  habituelle  de  la  part  de 
«l'autorité  législative;  et,  en  revanche,  aucun 
«  assentiment  de  la  part  de  l'autorité  executive  ne 
«  sera  nécessaire  à  la  plénitude  des  lois.  Enfin ,  les 
«  deux  pouvoirs  n'auront  pour  lien  politique  que 
«  des  adresses  exhortatives ,  et  ils  ne  communi- 
«  queront  ensemble  que  par  des  envoyés  ordinai- 
«  res  et  extraordinaires. 

«  Une  organisation  si  nouvelle  ne  doit- elle  pas 
«  entraîner  des  inconvénients  ?  ne  doit-elle  pas ,  un 
«  jour  à  venir ,  exposer  à  de  grands  dangers  ? 

«  Supposons  en  effet  que  le  choix  des  cinq  direc- 
«  teurs  tombe ,  en  tout  ou  en  partie ,  sur  des  hom- 
«  mes  d'un  caractère  faible  ou  incertain  ;  quelle 
«  considération  pourront-ils  conserver  en  parais- 
«  sant  tout  à  fait  séparés  du  corps  législatif,  et  de 
«  simples  machines  obéissantes .? 

«  Que  si,  au  contraire,  les  cinq  directeurs  élus 
«  se  trouvaient  des  hommes  vigoureux ,  hardis , 
«  entreprenants  et  parfaitement  unis  entre  eux ,  le 
«  moment  arriverait  oiî  l'on  regretterait  peut'-  être 
«  l'isolement  de  ces  chefs  exécutifs  ,  oîi  l'on  vou- 
«  drait  que  la  constitution  les  eût  mis  dans  la  né- 
«  cessité  d'agir  en  présence  d'une  section  du  corps 
«  législatif,  et  de  concert  avec  elle.  Le  moment 
«  arriverait  où  l'on  se  repentirait  peut-être  d'avoir 
«  laissé  ,  par  la  constitution  même ,  un  champ  libre 
«  aux  premières  suggestions  de  leur  ambition ,  aux 
«  premiers  essais  de  leur  despotisme.  » 

Ces  directeurs  hardis  et  entreprenants  se  sont 
trouvés  ;  et ,  comme  il  ne  leur  était  pas  permis  de 
dissoudre  le  corps  législatif ,  ils  ont  employé  des 
grenadiers  à  la  place  du  droit  légal  que  la  constitu- 
tion devait  leur  donner.  Rien  ne  présageait  encore 
cette  crise  ,  quand  M.  Necker  l'a  prédite  ;  mais  , 
ce  qui  est  plus  étonnant ,  c'est  qu'il  a  pressenti  la 


tyrannie  militaire  qui  devait  résulter  de  la  crise 
même  qu'il  annonçait  en  1796. 

Dans  une  autre  partie  de  son  ouvrage ,  M.  Nec- 
ker ,  en  mêlant  sans  cesse  l'éloquence  au  raisonne- 
ment, rend  la  politique  populaire.  Il  suppose  un] 
discours  de  saint  Louis,  adressé  à  la  nation  fran- 
çaise ,  et  vraiment  admirable  ;  il  faut  le  lire  tout 
entier ,  car  il  y  a  un  charme  et  une  pensée  dans 
chaque  parole.  Toutefois ,  l'objet  principal  de  cette 
fiction ,  c'est  de  se  figurer  un  prince  qui ,  dans  son 
illustre  vie,  s'est  montré  capable  d'un  dévouement 
héroïque,  déclarant  à  la  nation  jadis  soumise  à  ses 
aïeux  ,  qu'il  ne  veut  pas  troubler  par  la  guerre  in- 
testine les  efforts  qu'elle  fait  maintenant  pour  ob- 
tenir la  liberté ,  même  républicaine ,  mais  qu'au 
moment  oii  les  circonstances  tromperaient  son  es- 
poir ,  et  la  livreraient  au  despotisme ,  il  viendrait 
aider  ses  anciens  sujets  à  s'affranchir  de  l'oppres- 
sion d'un  tyran. 

Quelle  vue  perçante  dans  l'avenir  et  dans  l'en- 
chaînement des  causes  et  des  effets  ne  faut-il  pas, 
pour  avoir  formé  une  telle  conjecture  sous  le  di- 
rectoire, il  y  a  vingt  ans! 

CHAPITRE  XXIII. 

De  l'armée  d'Italie. 

Les  deux  grandes  armées  de  la  république ,  celles 
du  Rhin  et  de  l'Italie,  furent  presque  constamment 
victorieuses  jusqu'au  traité  de  Campo-Formio,qui 
suspendit  pendant  quelques  instants  la  longue 
guerre  continentale.  L'armée  du  Rhin,  dont  le  gé- 
néral Moreau  était  le  chef,  avait  conservé  toute  la 
simplicité  républicaine;  l'armée  d'Italie,  comman- 
dée par  le  général  Bonaparte ,  éblouissait  par  ses 
conquêtes ,  mais  elle  s'écartait  chaque  jour  davan- 
tage de  l'esprit  patriotique  qui  avait  animé  jusqu'a- 
lors les  armées  françaises.  L'intérêt  personnel  pre- 
nait la  place  de  l'amour  de  la  patrie,  et  l'attachement 
à  un  homme  l'emportait  sur  le  dévouement  à 
la  liberté.  Bientôt  aussi  les  généraux  de  l'armée 
d'Italie  commencèrent  à  s'enrichir,  ce  qui  diminua 
d'autant  leur  enthousiasme  pour  les  principes  aus- 
tères sans  lesquels  un  État  libre  ne  saurait  sub- 
sister. 

Le  général  Bernadotte,  dont  j'aurai  l'occasion 
de  parler  dans  la  suite,  vint,  à  la  tête  d'une  divi- 
sion de  l'armée  du  Rhin ,  se  joindre  à  l'armée  d'I- 
talie. Il  y  avait  une  sorte  de  contraste  entre  la 
noble  pauvreté  des  uns  et  la  richesse  irrégulière 
des  autres  ;  ils  ne  se  ressemblaient  que  par  la  bra- 
voure. L'armée  d'Italie  était  celle  de  Bonaparte, 
l'armée  du  Rhin  celle  de  la  république  française. 


SLR  LA  REVOLLTION  FRANCHISE. 


191 


Toutefois  rien  ne  fut  si  brillant  que  la  conquête 
rapide  de  l'Italie.  Sans  doute,  le  désir  qu'ont  eu  de 
tout  temps  les  Italiens  éclairés  de  se  réunir  en  un 
seul  État ,  et  d'avoir  assez  de  force  nationale  pour 
ne  plus  rien  craindre  ni  rien  espérer  des  étrangers, 
contribua  beaucoup  à  favoriser  les  progrès  du  gé- 
néral Bonaparte.  C'est  au  cri  de  vive  l'ItaUe  qu'il 
a  passé  le  pont  de  Lodi,  et  c'est  à  l'espoir  de  l'in- 
dépendance qu'il  dut  l'accueil  des  Italiens.  Mais  les 
victoires  qui  soumettaient  à  la  France  des  pays  au 
delà  de  ses  limites  naturelles,  loin  de  favoriser  sa 
liberté,  l'exposaient  au  danger  du  gouvernement 
militaire. 

On  parlait  déjà  beaucoup  à  Paris  du  général  Bo- 
naparte; la  supériorité  de  son  esprit  en  affaires, 
jointe  à  l'éclat  de  ses  talents  comme  général ,  don- 
nait à  son  nom  une  importance  que  jamais  un  in- 
dividu quelconque  n'avait  acquise  depuis  le  com- 
mencement de  la  révolution.  Mais,  bien  qu'il  parlât 
sans  cesse  delà  république  dans  ses  proclamations, 
les  hommes  attentifs  s'apercevaient  qu'elle  était  à 
ses  yeux  un  moyen  et  non  un  but.  Il  en  fut  ainsi 
pour  lui  de  toutes  les  choses  et  de  tous  les  hom- 
mes. Le  bruit  se  répandit  qu'il  voulait  se  faire  roi 
de  Lombardie.  Un  jour  je  rencontrai  le  général 
Augereau  qui  venait  d'Italie,  et  qu'on  citait,  je 
crois  alors  avec  raison ,  comme  un  républicain 
zélé.  Je  lui  demandai  s'il  était  vrai  que  le  général 
Bonaparte  songeât  à  se  faire  roi.  «  Non  ,  assuré- 
«ment,  répondit-il,  c'est  un  jeune  homme  trop 
«  bien  élevé  pour  cela.  »  Cette  singulière  réponse 
était  tout  à  fait  d'accord  avec  les  idées  du  moment. 
Les  républicains  de  bonne  foi  auraient  regardé 
comme  une  dégradation  pour  un  homme ,  quelque 
distingué  qu'il  fût,  de  vouloir  faire  tourner  la  ré- 
volution à  son  avantage  personnel.  Pourquoi  ce 
sentiment  n'a-t-il  pas  eu  plus  de  force  et  de  durée 
parmi  les  Français  ! 

Bonaparte  s'arrêta  dans  sa  marche  sur  Rome  en 
signant  la  paix  de  Tolentino ,  et  c'est  alors  qu'il 
obtint  la  cession  des  superbes  monuments  des  arts 
qu'on  a  vus  longtemps  réunis  dans  le  Musée  de  Pa- 
ris. La  véritable  place  de  ces  chefs-d'œuvre  était 
sans  doute  en  Italie,  et  l'imagination  les  y  regret- 
tait :  mais  de  tous  les  illustres  prisonniers ,  ce  sont 
ceux  auxquels  les  Français  avaient  raison  d'attacher 
le  plus  de  prix. 

Le  général  Bonaparte  écrivit  au  directoire  qu'il 
avait  fait  de  ces  monuments  une  des  conditions  de 
la  paix  avec  le  pape.  J'ai  particulièrement  insisté, 
dit-il ,  sur  les  bustes  de  Junius  et  de  Marcus  Bru- 
tus  que  je  veux  envoyer  à  Paris  les  premiers.  Le 
général  Bonaparte  qui,  depuis,  a  fait  ôter  ces  bus- 


tes de  la  salle  du  corps  législatif,  aurait  pu  leur 
épargner  la  peine  du  voyage. 

CHAPITRE  XXIV. 

De  l'introduction  du  gouvernement  militaire  en 
France,  par  la  journée  du  18  fructidor. 

Aucune  époque  de  la  révolution  n'a  été  plus  dé- 
sastreuse que  celle  qui  a  substitué  le  régime  mili- 
taire à  l'espoir  justement  fondé  d'un  gouverne- 
ment représentatif.  J'anticipe  toutefois  sur  les 
événements  ,  car  le  gouvernement  d'un  chef  mili- 
taire ne  fut  point  encore  proclamé,  au  moment  où 
le  directoire  envoya  des  grenadiers  dans  les  deux 
chambres;  seulement  cet  acte  tyrannique,  dont 
des  soldats  furent  les  agents,  prépara  les  voies  à 
la  révolution  opérée  deux  ans  après  par  le  général 
Bonaparte  lui-même  ;  et  il  parut  simple  alors 
qu'un  chef  militaire  adoptât  une  mesure  que  des 
magistrats  s'étaient  permise. 

Les  directeurs  ne  se  doutaient  guère  cependant 
des  suites  inévitables  du  parti  qu'ils  prenaient. 
Leur  situation  était  périlleuse;  ils  avaient,  ainsi 
que  j'ai  tâché  de  le  montrer,  trop  de  pouvoir  arbi- 
traire, et  trop  peu  de  pouvoir  légal.  On  leur  avait 
donné  tous  les  moyens  de  persécuter  qui  excitent 
la  haine ,  mais  aucun  des  droits  constitutionnels 
avec  lesquels  ils  auraient  pu  se  défendre.  Au  mo- 
ment où  le  second  tiers  des  chambres  fut  renou- 
velé par  l'élection  de  1797,  l'esprit  public  devint 
une  seconde  fois  impatient  d'écarter  les  conven- 
tionnels des  affaires  ;  mais  une  seconde  fois  aussi , 
au  lieu  d'attendre  une  année  pendant  laquelle  la 
majorité  du  directoire  devait  changer,  et  le  der- 
nier tiers  des  chambres  se  renouveler,  la  vivacité 
française  porta  les  ennemis  du  gouvernement  à  vou- 
loir le  renverser  sans  nul  délai. L'opposition  au  direc- 
toire ne  fut  pas  d'abord  formée  par  des  royalistes 
purs;  mais  ils  s'y  mêlèrent  par  degrés.  D'ailleurs, 
dans  les  dissensions  civiles  les  hommes  finissent 
toujours  par  prendre  les  opinions  dont  on  les  ac- 
cuse, et  le  parti  qui  attaquait  lé  directoire  était 
ainsi  forcément  poussé  vers  la  contre -révolu- 
tion. 

On  vit  s'agiter  de  toutes  parts  un  esprit  de 
réaction  intolérable;  à  Lyon,  à  Marseille,  on  assas- 
sinait des  hommes,  il  est  vrai,  très-coupables, 
mais  on  les  assassinait.  Les  journaux  proclamaient 
chaque  jour  la  vengeance,  en  s'armant  de  la  ca- 
lomnie ,  en  annonçant  ouvertement  la  contre-révo- 
lution. Il  y  avait  dans  l'intérieur  des  deux  conseils, 
comme  au  dehors ,  un  parti  très-décidé  à  ramener 


192 


CONSIDERATIONS 


l'ancien  régime,  et  le  général  Pichegrù  en  était  un 
des  principaux  instruments. 

Le  directoire,  en  tant  que  conservateur  de  sa 
propre  existence  politique,  avait  de  grandes  raisons 
de  se  mettre  en  défense;  mais  comment  le  pou- 
vait-il ?  Les  défauts  de  la  constitution,  que  M.  Nec- 
ker  avait  si  bien  signalés,  rendaient  très-difficile 
au  gouvernement  de  résister  légalement  aux  at- 
taques des  conseils.  Celui  des  anciens  inclinait  à 
défendre  les  directeurs,  seulement  parce  qu'il  te- 
nait, quoique  bien  imparfaitement,  la  place  d'une 
chambre  des  pairs  ;  mais ,  comme  les  députés  de 
ce  conseil  n'étaient  point  nommés  à  vie,  ils^avaient 
peur  de  se  dépopulariser  en  soutenant  des  magis- 
trats repoussés  par  l'opinion  publique.  Si  le  gou- 
vernement avait  eu  le  droit  de  dissoudre  les  cinq- 
cents,  la  simple  menace  d'user  de  cette  prérogative 
aurait  suffi  pour  les  contenir.  Enfin  si  le  pouvoir 
exécutif  avait  pu  opposer  un  veto  même  suspensif, 
aux  décrets  des  conseils,  il  se  serait  contenté  des 
moyens  dont  la  loi  l'eût  armé  pour  se  maintenir. 
Mais  ces  mêmes  magistrats,  dont  l'autorité  était 
si  bornée,  avaient  une  grande  force  comme  faction 
révolutionnaire;  et  ils  n'étaient  pas  assez  scrupu- 
leux pour  se  laisser  battre  selon  les  règles  de  l'es- 
crime constitutionnelle ,  quand  ils  n'avaient  qu'à 
recourir  à  la  force  pour  se  débarrasser  de  leurs 
adversaires.  On  vit,  dans  cette  occasion,  ce  qu'on 
verra  toujours,  l'intérêt  personnel  de  quelques  in- 
dividus renverser  les  barrières  de  la  loi ,  si  ces 
barrières  ne  sont  pas  construites  de  manière  à  se 
maintenir  par  elles-mêmes. 

Deux  directeurs,  Barthélémy  et  Carnot,  étaient 
du  parti  des  conseils  représentatifs.  Certainement 
on  ne  pouvait  soupçonner  Carnot  de  souhaiter  le 
retour  de  l'ancien  régime;  mais  il  ne  voulait  pas, 
ce  qui  lui  fait  honneur ,  adopter  des  moyens  illé- 
gaux pour  repousser  l'attaque  du  pouvoir  législatif. 
La  majorité  du  directoire,  Rewbell , Barras  et  La- 
reveillère,  hésitèrent  quelque  temps  entre  deux 
auxiliaires  dont  ils  pouvaient  également  disposer  : 
le  parti  jacobin,  et  l'armée.  Ils  eurent  peur,  avec 
raison,  du  premier;  c'était  une  arme  bien  redou- 
table encore  que  les  terroristes,  et  celui  qui  s'en 
servait  pouvait  être  terrassé  par  elle.  Les  direc- 
teurs crurent  donc  qu'il  valait  mieux  faire  venir 
des  adresses  des  armées,  et  demander  au  général 
Bonaparte,  celui  de  tous  les  commandants  en  chef 
qui  se  prononçait  alors  le  plus  fortement  contre 
les  conseils ,  d'envoyer  un  de  ses  généraux  de  bri- 
gade à  Paris  pour  être  aux  ordres  du  directoire. 
Bonaparte  choisit  le  général  Augereau  ;  c'était  un 
homme  très-décidé  dans  l'action ,  et  peu  capable 


de  raisonnement,  ce  qui  le  rendait  un  excellent  ins- 
trument du  despotisme,  pourvu  que  ce  despotisme 
s'intitulât  révolution. 

Par  un  contraste  singulier,  le  parti  royaliste  des 
deux  conseils  invoquait  les  principes  républicains, 
la  liberté  de  la  presse ,  celle  des  suffrages ,  toutes 
les  libertés  enfin ,  surtout  celle  de  renverser  le  di- 
rectoire. Le  parti  populaire,  au  contraire,  se  fon- 
dait toujours  sur  les  circonstances,  et  défendait 
les  mesures  révolutionnaires  qui  servaient  de  ga- 
rantie momentanée  au  gouvernement.  Les  répu- 
blicains se  voyaient  contraints  à  désavouer  leui's 
propres  principes,  parce  qu'on  les  tournait  contre 
eux;  et  les  royalistes  empruntaient  les  armes  des 
républicains  pour  attaquer  la  république.  Cette  bi- 
zarre combinaison  des  armes  troquées  dans  le 
combat  s'est  représentée  dans  d'autres  circons- 
tances. Toutes  les  minorités  invoquent  la  justice, 
et  la  justice  c'est  la  liberté.  L'on  ne  peut  juger  un 
parti  que  par  la  doctrine  qu'il  professe-quand  il  est 
le  plus  fort. 

Néanmoins,  quand  le  directoire  prît  la  funeste 
résolution  d'envoyer  des  grenadiers  saisir  les  légis- 
lateurs sur  leurs  bancs ,  il  n'avait  même  déjà  plus 
besoin  du  mal  qu'il  se  déterminait  à  faire.  Le  chan- 
gement de  ministère  et  les  adresses  des  armées 
suffisaient  pour  contenir  le  parti  royaliste ,  et  le 
directoire  se  perdito.en  poussant  trop  loin  son 
triomphe  ;  car  il  était  si  contraire  à  l'esprit  d'une 
république ,  de  faire  agir  des  sxndats  contre  les  re- 
présentants du  peuple ,  qu'on  devait  ainsi  la  tuer , 
tout  en  voulant  la  sauver.  La  v^lledu  jour  funeste, 
chacun  savait  qu'un  grand  coup  afl^^it  être  frappé  ; 
car,  en  France,  on  contre  toujours  sur  la  place 
publique,  ou  plutô-t  on  ne  conspiré  pas;  on  s'excite 
les  uns  les  autres,  et  qui  sait  écouter  ce  qu'on  dit 
saura  d'avance  ce  qu'on  va  faire.     |» 

Le  soir  qui  précéda  l'entrée  du  général  Augereau 
dans  les  conseils ,  la  frayeur  était  telle ,  que  la  plu- 
part des  personnes  connues- quittèrent  leurs  mai- 
sons dans  la  crainte  ^  être  arrêtées.  Un  de  mes 
amis  me  fit  trouver  un  asile  dans,  une  petite  cham- 
bre, dont  la  vue  donnait  sur  le  pont  Louis  XVL 
J'y  passai  la  nuit  à  regarder  les  préparatifs  de  la 
terrible  scène  qui  devait  avoir  lieu  dans  peu  d'heu- 
res ;  on  ne  voyait  dans  les  rues  que  des  soldats , 
tous  les  citoyens  étaient  renfermés  chez  eux.  Les 
canons  qu'on  amenait  autour  du  palais  oh  se  ras- 
semblait le  corps  législatif,  roulaient  sur  le  pavé  ; 
mais  hors  ce  bruit ,  tout  était  silence.  On  n'aper- 
cevait nulle  part  un  rassemblement  hostile,  et  l'on 
ne  savait  contre  qui  tous  ces  moyens  étaient  diri- 
gés. La  liberté  fut  la  seule  puissance  vaincue  dans 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


193 


cette  malheureuse  lutte;  on  eût  dit  qu'on  la  voyait 
s'enfuir  comme  une  ombre  à  l'approche  du  jour 
qui  allait  éclairer  sa  perte. 

On  apprit  le  matin  que  le  général  Augereau  avait 
conduit  ses  bataillons  dans  le  conseil  des  cinq-cents, 
et  qu'il  y  avait  arrêté  plusieurs  des  députés  qui 
s'y  trouvaient  réunis  en  comité,  et  que  présidait 
alors  le  général  Pichegru.  On  s'étonne  du  peu  de 
respect  que  les  soldats  témoignèrent  pour  un  gé- 
néral qui  les  avait  souvent  conduits  à  la  victoire; 
mais  on  était  parvenu  à  le  désigner  comme  un 
contre-révolutionnaire ,  et  ce  nom  exerce  en  France 
une  sorte  de  puissance  magique ,  quand  l'opinion 
est  en  liberté.  D'ailleurs,  le  général  Pichegru  n'avait 
aucun  moyen  de  faire  effet  sur  l'imagination  : 
c'était  un  homme  fort  honnête ,  mais  sans  physio- 
nomie, ni  dans  ses  traits,  ni  dans  ses  paroles;  le 
souvenir  de  ses  victoires  ne  tenait  pas  sur  lui , 
parce  que  rien  ne  les  annonçait  dans  sa  façon  d'être. 
On  a  souvent  répandu  le  bruit  qu'il  avait  été  guidé 
par  les  conseils  d'un  autre  à  la  guerre;  je  ne  sais 
ce  qui  en  était ,  mais  cela  pouvait  se  croire ,  parce 
que  son  regard  et  son  entretien  étaient  si  ternes , 
qu'ils  ne  donnaient  pas  l'idée  qu'il  fût  propre  à 
devenir  le  chef  d'aucune  entreprise.  Néanmoins  son 
courage  et  sa  persévérance  politique  ont,  depuis, 
mérité  l'intérêt  autant  que  son  malheur. 

'Quelques  membres  du  conseil  des  anciens ,  parmi 
lesquels  on  distinguait  l'intrépide  et  généreux  vieil- 
lard Dupont  de  Nemours  et  le  respectable  Barbé- 
Marbois,  se  rendirent  à  pied  à  la  salle  de  leurs 
séances ,  ayant  à  leur  tête  Laffon-Ladebat ,  alors 
président;  et,  après  avoir  constaté  que  l'entrée  du 
conseil  leur  était  interdite  par  les  troupes,  ils  re- 
l'inrent  de  même ,  passant  au  milieu  des  soldats 
alignés ,  sans  que  le  peuple  qui  les  regardait  com- 
prît qu'il  s'agissait  de  ses  représentants  opprimés 
par  la  force  armée.  La  crainte  de  la  contre-révo- 
lution avait  malheureusement  désorganisé  l'esprit 
public  :  on  ne  savait  où  saisir  la  cause  de  la  liberté, 
«itre  ceux  qui  la  déshonoraient  et  ceux  qu'on  accu- 
sait de  la  haïr.  On  condamna  les  hommes  les  plus 
honorables,  Barbé-Marbois,  Tronçon-Ducoudray, 
Camille  Jordan ,  etc. ,  à  la  déportation  outre-mer. 
Des  mesures  atroces  suivirent  cette  première  vio- 
lation de  toute  justice.  La  dette  publique  fut  ré- 
duite de  deux  tiers ,  et  l'on  appela  cette  opération, 
la  mobiliser  j  tant  les  Frartçais  sont  habiles  à 
trouver  des  mots  qui  semblent  doux  pour  les  ac- 
tions les  plus  dures!  Les  prêtres  et  les  nobles 
furent  proscrits  de  nouveau  avec  une  impitoyable 
barbarie.  On  abolit  la  liberté  de  la  presse,  car  elle 
est  inconciliable  avec  l'exercice  du  pouvoir  arbi- 


traire. L'invasion  de  la  Suisse,  le  projet  insensé 
d'une  descente  en  Angleterre,  éloignèrent  tout 
espoir  de  paix  avec  l'Europe.  On  évoqua  l'esprit 
révolutionnaire ,  mais  il  reparut  sans  l'enthou- 
siasme qui  l'avait  jadis  animé;  et,  comme  l'auto- 
rité civile  ne  s'appuyait  point  sur  la  justice ,  sur 
la  magnanimité,  enfin  sur  aucune  des  grandes  qua- 
lités qui  doivent  la  caractériser,  l'ardeur  patrio- 
tique se  tourna  vers  la  gloire  militaire ,  qui  du 
moins  alors  pouvait  satisfaire  l'imagination. 

CHAPITRE  XXV. 

anecdotes  particulières. 

Il  en  coûte  de  parler  de  soi,  dans  une  époque 
surtout  où  les  récits  les  plus  importants  com- 
mandent seuls  l'attention  des  lecteurs.  Néanmoins 
je  ne  puis  me  refuser  à  repousser  une  inculpation 
qui  me  blesse.  Les  journaux  chargés,  en  1797, 
d'insulter  tous  les  amis  de  la  liberté,  ont  prétendu 
que,  voulant  la  république,  j'approuvais  la  journée 
du  18  fructidor.  Je  n'aurais,  sûrement  pas  con- 
seillé, si  j'y  avais  été  appelée,  d'établir  une  répu- 
blique en  France;  mais,  une  fois  qu'elle  existait, 
je  n'étais  pas  d'avis  qu'on  dût  la  renverser.  Le 
gouvernement  républicain,  considéré  abstraitement 
et  sans  application  à  un  grand  État,  mérite  le 
respect  qu'il  a  de  tout  temps  inspiré;  et  la  révo- 
lution du  18  fructidor,  au  contraire,- doit  toujours 
faire  horreur,  et  par  les  principes  tyranniques 
dont  elle  partait ,  et  par  les  suites  affreuses  qui  en 
ont  été  la  conséquence  nécessaire.  Parmi  les  indi- 
vidus dont  le  directoire  était  composé,  je  ne  con- 
naissais que  Barras;  et,  loin  d'avoir  le  moindre 
crédit  sur  les  autres ,  quoiqu'ils  ne  pussent  ignorer 
combien  j'aimais  la  liberté,  ils  me  savaient  si 
mauvais  gré  de  mon  attachement  pour  les  proscrits, 
qu'ils  donnèrent  l'ordre  sur  les  frontières  de  la  Suisse, 
à  Versoix ,  près  de  Coppet ,  de  m'arrêter  et  de  me 
conduire  en  prison  à  Paris,  à  cause,  disaient-ils, 
de  mes  efforts  pour  faire  rentrer  les  émigrés. 
Barras  me  défendit  avec  chaleur  et  générosité  ;  et 
c'est  lui  qui  m'obtint  la  permission  de  retourner 
en  France  quelque  temps  après.  La  reconnaissance 
que  je  lui  devais  entretint  entre  lui  et  moi  des  re- 
lations de  société. 

M.  de  Talleyrand  était  revenu  d'Amérique  un 
an  avant  le  18  fructidor.  Les  honnêtes  gens,  en 
général ,  désiraient  la  paix  avec  l'Europe ,  qui  était 
alors  disposée  à  traiter.  Or,  M.  de  Talleyrand  pa- 
raissait devoir  être ,  ce  qu'on  l'a  toujours  trouvé 
depuis,  un  négociateur  fort  habile.  Les  amis  de  la 
liberté  souhaitaient  que  le  directoire  s'affermît  par 


194 


CONSIDERATIONS 


des  mesures  constitutionnelles ,  et  qu'il  choisît 
dans  ce  but  des  ministres  en  état  de  soutenir  le 
gouvernement.  M.  de  Talleyrand  semblait  alors  le 
meilleur  choix  possible  pour  le  département  des 
affaires  étrangères ,  puisqu'il  voulait  bien  l'accep- 
ter. Je  le  servis  efficacement  à  cet  égard,  en  le 
faisant  présenter  à  Barras  par  un  de  mes  amis ,  et 
en  le  recommandant  avec  force.  M.  de  Talleyrand 
avait  besoin  qu'on  l'aidât  pour  arriver  au  pouvoir  ; 
mais  il  se  passait  ensuite  très-bien  des  autres  pour 
s'y  maintenir.  Sa  nomination  est  la  seule  part  que 
j'aie  eue  dans  la  crise  qui  a  précédé  le  18  fructidor, 
et  je  croyais  ainsi  la  prévenir  ;  car  on  pouvait  espé- 
rer que  l'esprit  de  M.  de  Talleyrand  amènerait  une 
conciliation  entre  les  deux  partis.  Depuis ,  je  n'ai 
pas  eu  le  moindre  rapport  avec  les  diverses  phases 
de  sa  carrière  politique. 

La  proscription  s'étendit  de  toutes  parts  après 
le  18  fructidor;  et  cette  nation,  qui  avait  déjà 
perdu  sous  le  règne  de  la  terreur  les  hommes  les 
plus  respectables ,  se  vit  encore  privée  de  ceux  qui 
lui  restaient.  On  fut  au  moment  de  proscrire  Du- 
pont de  Nemours ,  le  plus  chevaleresque  champion 
de  la  liberté  qu'il  y  eût  en  France ,  mais  qui  ne 
pouvait  la  reconnaître  dans  la  dispersion  des  re- 
présentants du  peuple  par  la  force  armée.  J'appris 
le  danger  qu'il  courait ,  et  j'envoyai  chercher  Ché- 
nier  le  poète ,  qui ,  deux  ans  auparavant ,  avait ,  à 
ma  prière ,  prononcé  le  discours  auquel  M.  de  Tal- 
leyrand dut  son  rappel.  Chénier,  malgré  tout  ce 
qu'on  peut  reprocher  à  sa  vie,  était  susceptible 
d'être  attendri ,  puisqu'il  avait  du  talent ,  et  du 
talent  dramatique.  Il  s'émut  à  la  peinture  de  la  si- 
tuation de  Dupont  de  Nemours  et  de  sa  famille , 
et  courut  à  la  tribune ,  où  il  parvint  à  le  sauver,  en 
le  faisant  passer  pour  un  homme  de  quatre-vingts 
ans ,  quoiqu'il  en  eût  à  peine  soixante.  Ce  moyen 
déplut  à. l'aimable  Dupont  de  Nemours ,  qui  a  tou- 
jours eu  de  grands  droits  à  la  jeunesse  par  son 
âme. 

Chénier  était  un  homme  à  la  fois  violent  et 
susceptible  de  frayeur;  plein  de  préjugés ,  quoiqu'il 
fût  enthousiaste  de  la  philosophie  ;  inabordable  au 
raisonnement  quand  on  voulait  combattre  ses  pas- 
sions ,  qu'il  respectait  comme  ses  dieux  pénates. 
Il  se  promenait  à  grands  pas  dans  la  chambre , 
répondait  sans  avoir  écouté,  pâlissait,  tremblait 
de  colère,  lorsqu'un  mot  qui  lui  déplaisait  frappait 
tout  seul  ses  oreilles,  faute  d'avoir  la  patience 
d'entendre  le  reste  de  la  phrase.  C'était  néanmoins 
un  homme  d'esprit  et  d'imagination,  mais  tellement 
dominé  par  son  amour-propre,  qu'il  s'étonnait  de 
lui-même,  au  lieu  de  travailler  à  se  perfectionner. 


Chaque  jour  accroissait  l'effroi  des  honnêtes 
gens.  Quelques  mots  d'un  général  qui  m'accusa 
publiquement  de  pitié  pour  les  conspirateurs,  me 
.firent  quitter  Paris  pour  me  retirer  à  la  campagne; 
car,  dans  les  crises  politiques,  la  pitié  s'appelle 
trahison.  J'allai  donc  dans  la  maison  d'un  de  mes 
amis,  où  je  trouvai,  par  un  hasard  singulier,  l'un 
des  plus  illustres  et  des  plus  braves  royalistes  de 
la  Vendée ,  le  prince  de  la  Tremoille ,  qui  était 
venu  dans  l'espoir  de  faire  tourner  les  circons- 
tances en  faveur  de  sa  cause  ,*et  dont  la  tcte  était 
à  prix.  Je  voulus  lui  céder  un  asile  dont  il  avait 
plus  besoin  que  moi;  il  s'y  refusa,  se  proposant 
de  sortir  de  France ,  puisque  alors  tout  espoir  de 
contre -révolution  était  perdu.  Nous  nous  éton- 
nions ,  avec  raison ,  que  le  même  coup  de  vent 
nous  eût  atteints  tous  les  deux,  quoique  nos  si- 
•tuations  précédentes  fussent  très-diverses. 

Je  revins  à  Paris  ;  tous  les  jours ,  on  tremblait 
pour  quelques  nouvelles  victimes  enveloppées  dans 
la  persécution  générale  qu'on  faisait  subir  aux 
émigrés  et  aux  prêtres.  Le  marquis  d'Ambert,  qui 
avait  été  le  colonel  du  général  Bernadotte  avant  la 
révolution ,  fut  pris  et  traduit  devant  une  commis- 
sion militaire  :  terrible  tribunal,  dont  l'existence, 
hors  de  l'armée ,  suffit  pour  constater  qu'il  y  a  ty- 
rannie. Le  général  Bernadotte  alla  trouver  le  di- 
rectoire ,  et  lui  demanda ,  pour  seul  prix  de  tous 
ses  services  ,  la  grâce  de  son  colonel  ;  les  directeurs 
furent  inflexibles  :  ils  appelaient  justice  une  égale 
répartition  de  malheur. 

Deux  jours  après  le  supplice  de  M.  d'Ambert, 
je  vis  entrer  dans  ma  chambre ,  à  dix  heures  du 
matin ,  le  frère  de  M.  Norvins  de  Monbreton,  que 
j'avais  connu  en  Suisse  pendant  son  émigration.  Il 
me  dit ,  avec  une  grande  émotion ,  que  l'on  avait 
arrêté  son  frère,  et  que  la  commission  militaire 
était  assemblée  pour  le  juger  à  mort  ;  il  me  de- 
manda si  je  pouvais  trouver  un  moyen  quelconque 
de  le  sauver.  Comment  se  flatter  de  rien  obtenir  du 
directoire ,  quand  les  prières  du  général  Bernadotte 
avaient  été  infructueuses  ?  et  comment  se  résoudre 
cependant  à  ne  rien  tenter  pour  un  homme  qu'on 
connaît,  et  qui  sera  fusillé  dans  deux  heures,  si 
personne  ne  vient  à  son  secours  .••  Je  me  rappelai 
tout  à  coup  que  j'avais  vu  chez  Barras ,  un  général 
Lemoine ,  celui  que  j'ai  cité  à  l'occasion  de  l'expé- 
dition de  Quiberon ,  et  qu'il  m'avait  paru  causer 
volontiers  avec  moi.  Ce  général  commandait  la  di- 
vision de  Paris ,  et  il  avait  le  droit  de  suspendre 
les  jugements  de  la  commission  militaire  établie 
dans  cette  ville.  Je  remerciai  Dieu  de  cette  idée, 
et  je  partis  à  l'instant  même  avec  le  frère  du  mal- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


195 


heureuxNorvins  ;  nous  entrâmes  tous  les  deux  dans 
la  chambre  du  général ,  qui  fut  bien  étonné  de  me 
voir.  11  commença  par  me  faire  des  excuses  sur  sa 
toilette  du  matin,  sur  son  appartement;  enfin,  je 
ne  pouvais  l'empêcher  de  revenir  continuellement 
à  la  politesse ,  quoique  je  le  suppliasse  de  n'y  pas 
donner  un  instant ,  car  cet  instant  pouvait  être  ir- 
réparable. Je  me  hâtai  de  lui  dire  le  sujet  de  ma 
venue,  et  d'abord  il  me  refusa  nettement.  Mou 
cœur  tressaillait  à  l'aspect  de  ce  frère  qui  pouvait 
penser  que  je  ne  trouvais  pas  les  paroles  faites  pour 
obtenir  ce  que  je  demandais.  Je  recommençai  mes 
sollicitations ,  en  me  recueillant  pour  rassembler 
toutes  mes  forces  :  je  craignais  d'en  dire  trop ,  ou 
trop  peu  ;  de  perdre  l'heure  fatale  après  laquelle 
c'en  était  fait ,  ou  de  négliger  un  argument  qui 
pouvait  frapper  au  but.  Je  regardais  tour  à  tour  la 
pendule  et  le  général ,  pour  voir  laquelle  des  deux 
puissances,  son  âme  ou  le  temps,  approchait  le 
plus  vite  du  terme.  Deux  fois  le  général  prit  la 
plume  pour  signer  le  sursis ,  et  deux  fois  la  crainte 
de  se  compromettre  l'arrêta  ;  enfin ,  il  ne  put  nous 
refuser,  et  grâces  lui  soient  encore  rendues.  Il 
donna  le  papier  sauveur,  et  M.  de  Monbreton  cou- 
rut au  tribunal ,  oii  il  apprit  que  son  frère  avait 
déjà  tout  avoué  ;■  mais  le  sursis  rompit  la  séance , 
tt  l'homme  innocent  a  vécu. 

C'est  notre  devoir,  à  nous  autres  femmes ,  de 
secourir  dans  tous  les  temps  les  individus  accusés 
pour  des  opinions  politiques ,  quelles  qu'elles  puis- 
sent être  ;  car,  qu'est-ce  que  des  opinions  dans  les 
temps  de  partis?  Pouvons-nous  être  certains  que 
tels  ou  tels  événements,  telle  ou' telle  situation, 
n'auraient  pas  changé  notre  manière  de  voir  ?  Et , 
si  l'on  en  excepte  quelques  sentiments  invariables , 
qui  sait  comment  le  sort  aurait  agi  sur  nous  ? 

CHAPITRE  XXVI. 

Traité  de  Campo-Formio  en  1797.  Arrivée  du  gé- 
néral Bonaparte  à  Paris. 

Le  directoire  n'était  point  enclin  à  la  paix ,  non 
qu'il  voulût  étendre  la  domination  française  au 
delà  du  Rhin  et  des  Alpes ,  mais  parce  qu'il  croyait 
la  guerre  utile  à  la  propagation  du  système  répu- 
blicain. Son  plan  était  d'entourer  la  France  d'une 
ceinture  de  républiques ,  telles  que  celles  de  Hol- 
lande, de  Suisse,  de  Piémont,  de  Lombardie,  de 
Gênes.  Partout  il  établissait  un  directoire ,  deux 
conseils  de  députés,  enfin  une  constitution  sem- 
blable en  tout  à  celle  de  France.  C'est  un  des  grands 
défauts  des  Français ,  résultat  de  leurs  habitudes 
sociales,  que  de  s'imiter  les  uns  les  autres,  et  de 


vouloir  qu'on  les  imite.  Ils  prennent  les  variétés 
naturelles  dans  la  manière  de  penser  de  chaque 
homme,  ou  même  de  chaque  nation  ,  pour  un  es- 
prit d'hostilité  contre  eux. 

Le  général  Bonaparte  était  assurément  moins 
sérieux  et  moins  sincère  dans  l'amour  des  idées  ré- 
publicaines que  le  directoire,  mais  il  avait  beau- 
coup plus  dé  sagesse  dans  l'appréciation  des  cir- 
constances. Il  pressentit  que  la  paix  allait  devenir 
populaire  en  France,  parce  que  les  passions  s'a- 
paisaient, et  qu'on  était  las  des  sacrifices;  en  con- 
séquence il  signa  le  traité  de  Campo-Formio  avec 
l'Autriche.  Mais  ce  traité  contenait  la  cession  de 
la  république  de  Venise,  et  l'on  ne  conçoit  pas  en- 
core comment  il  parvint  à  déterminer  ce  direc- 
toire ,  qui  pourtant  était ,  à  certains  égards ,  répu- 
blicain, au  plus  grand  attentat  qu'on  pût  commettre 
d'après  ses  propres  principes.  A  dater  de  cet  acte , 
non  moins  arbitraire  que  le  partage  de  la  Pologne ,  il 
n'a  plus  existé  dans  le  gouvernement  de  France 
aucun  respect  pour  aucune  doctrine  politique ,  et 
le  règne  d'un  homme  a  commencé  quand  celui  des 
principes  a  fini. 

Le  général  Bonaparte  se  faisait  remarquer  par 
son  caractère  et  son  esprit  autant  que  par  ses  vic- 
toires, et  l'imagination  des  Français  commençait 
à  s'attacher  vivement  à  lui.  On  citait  ses  procla- 
mations aux  républiques  cisalpine  et  ligurienne. 
Dans  l'une  on  remarquait  cette  phrase  :  Fous  étiez 
divisés  et  plies  par  la  tyrannie  ;  vous  n'étiez  pas 
en  état  de  conquérir  la  liberté.  Dans  l'autre  :  Les 
vraies  conquêtes,  les  seules  qui  ne  coûtent  point  de 
regrets,  ce  sont  celles  que  Von  fait  sur  Vignorance, 
Il  ^régnait  un  ton  de  modération  et  de  noblesse 
dans  son  style,  qui  faisait  contraste  avec  l'âpreté 
révolutionnaire  des  chefs  civils  de  la  France.  Le 
guerrier  parlait  alors  en  magistrat,  tandis  que  les 
magistrats  s'exprimaient  avec  la  violence  militaire. 
Le  général  Bonaparte  n'avait  point  mis  à  exécution 
dans  son  armée  les  lois  contre  les  émigrés.  On  di- 
sait qu'il  aimait  beaucoup  sa  femme ,  dont  le  ca- 
ractère était  plein  de  douceur;  on  assurait  qu'il 
était  sensible  aux  beautés  d'Ossian  ;  on  se  plaisait 
à  lui  croire  toutes  les  qualités  généreuses  qui  don- 
nent un  beau  relief  aux  facultés  extraordinaires. 
On  était  d'ailleurs  si  fatigué  des  oppresseurs  em- 
pruntant le  nom  de  la  liberté,  et  des  opprimés 
regrettant  l'arbitraire,  que  l'admiration  ne  savait 
oij  se  prendre;  et  le  général  Bonaparte  semblait 
réunir  tout  ce  qui  devait  la  captiver. 

C'est  avec  ce  sentiment  du  moins  que  je  le  vis 
pour  la  première  fois  à  Paris.  Je  ne  trouvai  pas  de 
paroles  pour  lui  répondre ,  quand  il  vint  à  moi  me 


196 


C0î\SIDERÂ.T10NS 


dire  qu'il  avait  cherché  mon  père  à  Coppet,  et 
qu'il  regrettait  d'avoir  passé  en  Suisse  sans  le 
voir.  Mais  lorsque  je  fus  un  peu  remise  du  trouble 
de  l'admiration ,  un  sentiment  de  crainte  très-pro- 
noncé lui  succéda.  Bonaparte  alors  n'avait  aucune 
puissance  ;  on  le  croyait  même  assez  menacé  par 
les  soupçons  ombrageux  du  directoire;  ainsi  la 
crainte  qu'il  inspirait  n'était  causée  que  par  le  sin- 
gulier effet  de  sa  personne  sur  presque  tous  ceux 
qui  l'approchent.  J'avais  vu  des  hommes  très-dignes 
de  respect ,  j'avais  vu  aussi  des  hommes  féroces  : 
il  n'y  avait  rien  dans  l'impression  que  Bonaparte 
produisit  sur  moi ,  qui  pût  me  rappeler  ni  les  uns 
ni  les  autres.  J'aperçus  assez  vite ,  dans  les  diffé- 
rentes occasions  que  j'eus  de  le  rencontrer  pendant 
son  séjour  à  Paris ,  que  son  caractère  ne  pouvait 
être  déflni  par  les  mots  dont  nous  avons  coutume 
de  nous  servir;  il  n'était  ni  bon,  ni  violent,  ni 
doux,  ni  cruel,  à  la  façon  des  individus  à  nous 
connus.  Un  tel  être,  n'ayant  point  de  pareil,  ne 
pouvait  ni  ressentir,  ni  faire  éprouver  aucune 
sympathie  :  c'était  plus  ou  moins  qu'un  homme. 
Sa  tournure,  son  esprit,  son  langage  sont  em- 
preints d'une  nature  étrangère;  avantage  de  plus 
pour  subjuguer  les  Français,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons dit  ailleurs. 

Loin  de  me  rassurer  en  voyant  Bonaparte  plus 
souvent,  il  m'intimidait  toujours  davantage.  Je 
sentais  confusément  qu'a*ucune  émotion  du  cœur 
ne  pouvait  agir  sur  lui.  11  regarde  une  créature 
humaine  comme  un  fait  ou  comme  une  chose , 
mais  non  comme  un  semblable.  Il  ne  hait  pas  plus 
qu'il  n'aime  ;  il  n'y  a  que  lui  pour  lui  ;  tout  le  reste 
des  créatures  sont  des  chiffres.  La  force  de  sa  vo- 
lonté consiste  dans  l'imperturbable  calcul  de  son 
égoïsme  ;  c'est  un  habile  joueur  d'échecs  dont  le 
genre  humain  est  la  partie  adverse  qu'il  se  pro- 
pose de  faire  échec  et  mat.  Ses  succès  tiennent 
autant  aux  qualités  qui  lui  manquent ,  qu'aux  ta- 
lents qu'il  possède.  Ni  la  pitié ,  ni  l'attrait ,  ni  la 
religion ,  ni  l'attachement  à  une  idée  quelconque , 
ne  sauraient  le  détourner  de  sa  direction  princi- 
pale. 11  est  pour  son  intérêt  ce  que  le  juste  doit 
être  pour  la  vertu  :  si  le  but  était  bon ,  sa  persé- 
vérance serait  belle. 

Chaque  fois  que  je  l'entendais  parler,  j'étais 
frappée  de  sa  supériorité  :  elle  n'avait  pourtant  au- 
cun rapport  avec  celle  des  hommes  instruits  et 
cultivés  par  l'étude  ou  la  société ,  tels  que  l'An- 
gleterre et  la  France  peuvent  en  offrir  des  exemples. 
Mais  ses  discours  indiquaient  le  tact  des  circons- 
tances, comme  le  chasseur  a  celui  de  sa  proie. 
Quelquefois  il  racontait  les  faits  politiques  et  mi- 


litaires de  sa  vie  d'une  façon  très-intéressante  ;  il 
avait  même,  dans  les  récits  qui  permettaient  de  la 
gaieté,  un  peu  de  l'imagination  italienne.  Cepen- 
dant rien  ne  pouvait  triompher  de  mon  invincible 
éloignement  pour  ce  que  j'apercevais  en  lui.  Je 
sentais  dans  son  âme  une  épée  froide  et  tranchante 
qui  glaçait  en  blessant  ;  je  sentais  dans  son  esprit 
une  ironie  profonde  à  laquelle  rien  de  grand  ni  de 
beau,  pas  même  sa  propre  gloire,  ne  pouvait 
échapper  ;  car  il  méprisait  la  nation  dont  il  voulait 
les  suffrages,  et  nulle  étincelle  d'enthousiasme  ne 
se  mêlait  à  son  besoin  d'étonner  l'espèce  humaine. 

Ce  fut  dans  l'intervalle  enti-e  le  retour  de  Bona- 
parte et  son  départ  pour  l'Egypte ,  c'est-à-dire , 
vers  la  fin  de  1797  ,  que  je  le  vis  plusieurs  fois  à 
Paris  ;  et  jamais  la  difficulté  de  respirer  que  j'é- 
prouvais en  sa  présence  ne  put  se  dissiper.  J'étais 
un  jour  à  table  entre  lui  et  l'abbé  Sieyes  :  singu- 
lière situation ,  si  j'avais  pu  prévoir  l'avenir  ! 
J'examinais  avec  attention  la  figure  de  Bonaparte  ; 
mais ,  chaque  fois  qu'il  découvrait  en  moi  des  re- 
gards observateurs ,  il  avait  l'air  d'ôter  à  ses  yeux 
toute  expression,  comme  s'ils  fussent  devenus  de 
marbre.  Son  visage  était  alors  immobile ,  excepté 
un  sourire  vague  qu'il  plaçait  sur  ses  lèvres  à  tout 
hasard ,  pour  dérouter  quiconque  voudrait  observer 
les  signes  extérieurs  de  sa  pensée. 

L'abbé  Sieyes ,  pendant  le  dîner ,  causa  simple- 
ment et  facilement ,  ainsi  qu'il  convient  à  un  es- 
prit de  sa  force.  Il  s'exprima  sur  mon  père  avec 
une  estime  sentie.  C'est  le  seul  homme,  dit-il, 
qui  ait  jamais  réuni  la  plus  parfaite  précision 
dans  les  calculs  d'un  grand  financier  à  l'imagina- 
tion d'an  poêle.  Cet  éloge  me  plut ,  parce  qu'il 
était  caractérisé.  Le  général  Bonaparte ,  qui  l'en- 
tendit ,  me  dit  aussi  quelques  mots  obligeants  sur 
mon  père  et  sur  moi ,  mais  en  homme  qui  ne  s'oc- 
cupe guère  des  individus  dont  il  ne  peut  tirer 
parti. 

Sa  figure,  alors  maigre  et  pâle,  était  assez 
agréable  ;  depuis ,  il  est  engraissé ,  ce  qui  lui  va 
très-mal  :  car  on  a  besoin  de  croire  un  tel  homme 
tourmenté  par  son  caractère  ,  pour  tolérer  un  peu 
que  ce  caractère  fasse  tellement  souffrir  les  autres. 
Comme  sa  stature  est  petite ,  et  cependant  sa 
taille  fort  longue ,  il  était  beaucoup  mieux  à  cheval 
qu'à  pied;  en  tout,  c'est  la  guerre,  et  seulement 
la  guerre  qui  lui  sied.  Sa  manière  d'être  dans  la 
société  est  gênée  sans  timidité;  il  a  quelque  chose 
de  dédaigneux  quand  il  se  contient,  et  de  vulgaire 
quand  il  se  met  à  l'aise  ;  le  dédain  lui  va  mieux , 
aussi  ne  s'en  fait  -il  pas  faute. 

Par  une  vocation  naturelle  pour  l'état  de  prince,    i 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


197 


il  adressait  déjà  des  questions  insignifiantes  à  tous 
ceux  qu'on  lui  présentait.  Etes -vous  marié?  de- 
mandait-il à  l'un  des  convives.  Combien  avez- 
vous  d'enfants  ?  disait-il  à  l'autre.  Depuis  quand 
êtes  -  vous  arrivé  ?  Quand  partez  -  vous  ?  et  autres 
interrogations  de  ce  genre,  qui  établissent  la  su- 
périorité de  celui  qui  les  fait  sur  celui  qui  veut 
bien  se  laisser  questionner  ainsi.  Il  se  plaisait  déjà 
dans  l'art  d'embarrasser,  en  disant  des  choses 
désagréables  :  art  dont  il  s'est  fait  depuis  un  sys- 
tème ,  comme  de  toutes  les  manières  de  subjuguer 
les  autres  en  les  avilissant.  Il  avait  pourtant ,  à 
cette  époque,  le  désir  de  plaire,  puisqu'il  renfer- 
mait dans  son  esprit  le  projet  de  renverser  le  di- 
rectoire, et  de  se  mettre  à  sa  place  ;  mais,  malgré 
ce  désir ,  on  eût  dit  qu'à  l'inverse  du  prophète ,  il 
maudissait  involontairement,  quoiqu'il  eût  l'in- 
tention de  bénir. 

Je  l'ai  vu  un  jour  s'approcher  d'une  Française 
très-connue  par  sa  beauté,  son  esprit  et  la  viva- 
cité de  ses  opinions  ;  il  se  plaça  tout  droit  devant 
elle  comme  le  plus  roide  des  généraux  allemands  , 
et  lui  dit  :  Madame ,  je  n'aime  pas  que  les  fem- 
mes se  mêlent  de  politique.  «  Fous  avez  raison , 
«  général,  lui  répondit  -  elle  :  mais  dans  %m  pays 
«  oii  on  leur  coupe  la  tête,  il  est  naturel  qu'elles 
«  aient  envie  de  savoir  pourquoi.  »  Bonaparte  alors 
ne  répliqua  rien.  C'est  un  homme  que  la  résistance 
véritable  apaise  ;  ceux  qui  ont  souffert  son  despo- 
tisme doivent  en  être  autant  accusés  que  lui-même. 

Le  directoire  fit  au  général  Bonaparte  une  ré- 
ception solennelle  qui ,  à  plusieurs  égards ,  doit 
être  considérée  comme  une  époque  dans  l'histoire 
de  la  révolution.  On  choisit  la  cour  du  palais  du 
Luxembourg  pour  cette  cérémonie.  Aucune  salie 
n'aurait  été  assez  vaste  pour  contenir  la  foule 
qu'elle  attirait  ;  il  y  avait  des  spectateurs  à  toutes 
les  fenêtres  et  sur  tous  les  toits.  Les  cinq  direc- 
teurs, en  costume  romain,  étaient  placés  sur  une 
estrade  au  fond  de  la  cour ,  et  près  d'eux  les  dé- 
putés des  deux  conseils ,  les  tribunaux  et  l'Institut. 
Si  ce  spectacle  avait  eu  lieu  avant  que  la  représen- 
tation nationale  eût  subi  le  joug  du  pouvoir  mili- 
taire, le  18  fructidor,  on  y  aurait  trouvé  de  la 
grandeur  ;  une  belle  musique  jouait  des  airs  patrio- 
tiques ,  des  drapeaux  servaient  de  dais  au  direc- 
toire ,  et  ces  drapeaux  rappelaient  de  grandes  vic- 
toires. 

Bonaparte  arriva  très -simplement  vêtu,  suivi 
de  ses  aides  de  camp,  tous  d'une  taille  plus  haute 
que  la  sienne,  mais  presque  courbés  par  le  respect 
qu'ils  lui  témoignaient.  L'élite  de  la  France ,  alors 
présente ,  couvrait  le  général  victorieux  d'applau- 


dissements ;  il  était  l'espoir  de  chacun  :  républi- 
cains, royalistes,  tous  voyaient  le  présent  et  l'a- 
venir dans  l'appui  de  sa  main  puissante.  Hélas  !  de 
tous  les  jeunes  gens  qui  criaient  alors  vive  Bona- 
parte, combien  son  insatiable  ambition  en  a- 
t-elle  laissé  vivre  ! 

M.  de  Talleyrand ,  en  présentant  Bonaparte  au 
directoire,  l'appela  le  libérateur  de  F  Italie  et  le 
pacificateur  du  continent.  Il  assura  que  le  géné- 
ral Bonaparte  détestait  le  luxe  et  Véclat ,  misé- 
rable ambition  des  âmes  communes,  et  qu'il 
aimait  les  poésies  d'Ossian ,  surtout  parce  qu'elles 
détachent  de  la  terre.  La  terre  n'eût  pas  mieux 
demandé ,  je  crois ,  que  de  le  laisser  se  détacher 
d'elle.  Enfin  Bonaparte  parla  lui  -  même  avec  une 
sorte  de  négligence  affectée,  comme  s'il  eût  voulu 
faire  comprendre  qu'il  aimait  peu  le  régime  sous 
lequel  il  était  appelé  à  servir. 

Il  dit  que  depuis  vingt  siècles,  le  royalisme  et 
la.  féodalité  avaient  gouverné  le  monde  ,  et  que  la 
paix  qu'il  venait  de  conclure  était  l'ère  du  gou- 
vernement républicain.  Lorsque  le  bonheur  des 
Français,  ajouta-t-il ,  sera  assis  sur  de  meilleures 
lois  organiques ,  l'Europe  entière  sera  libre.  Je 
ne  sais  s'il  entendait,  par  les  lois  organiques  de  la 
liberté,  l'établissement  de  son  pouvoir  absolu. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  Barras,  alors  son  ami ,  et  pré- 
sident du  directoire,  lui  répondit ,  en  le  supposant 
de  bonne  foi  dans  tout  ce  qu'il  venait  de  dire  ;  il 
finit  par  le  charger  spécialement  de  conquérir  l'An- 
gleterre ,  mission  un  peu  difficile. 

On  chanta  de  toutes  parts  l'hymne  que  Chéniet 
avait  composé  pour  célébrer  cette  journée.  En 
A'oici  le  premier  couplet  : 

Contemplez  nos  lauriers  civiques  ! 
L'Italie  a  produit  ces  fertiles  moissons  ; 
Ceux-là  croissaient  pour  nous  au  milieu  des  glaçons; 
Voici  ceux  de  Fleuras ,  ceux  des  plaines  belgiques. 
Tous  les  fleuves  surpris  nous  ont  vus  triomphants; 

Tous  les  jours  nous  furent  prospères. 

Que  le  front  blanchi  de  nos  pères 
Soit  couvert  des  lauriers  cueillis  par  leurs  enfants. 
Tu  fus  longtemps  l'efl'roi,  sois  l'honneur  delà  ten'e, 

O  république  des  Français  ! 
Que  le  chant  des  plaisirs  succède  aux  cris  de  guerre, 

La  victoiie  a  conquis  la  paix. 

Hélas  !  que  sont-ils  devenus ,  ces  jours  de  gloire 
et  de  paix ,  dont  la  France  se  flattait  il  y  a  vingt 
années  !  Tous  ces  biens  ont  été  dans  les  mains  d'un 
seul  homme  :  qu'en  a-t-il  fait } 


198 


CONSIDERATIOISS 


CHAPITRE  XXVII. 

Préparatifs  du  général  Bonaparte  pour  aller 
en  Egypte.  Son  opinion  sur  l'invasion  de  la 
Suisse. 

Le  géoéral  Bonaparte,  à  cette  même  époque, 
à  la  fin  de  1797,  souda  l'opinion  publique  relati- 
vement aux  directeurs  ;  il  vit  qu'ils  n'étaient  point 
aimés ,  mais  qu'un  sentiment  républicain  rendait 
encore  impossible  à  un  général  de  se  mettre  à  la 
place  des  magistrats  civils.  Un  soir  il  parlait  avec 
Barras  de  son  ascendant  sur  les  peuples  italiens , 
qui  avaient  voulu  le  faire  duc  de  Milan  et  roi  d'I- 
talie. Mais  je  ne  pense ,  dit-il,  à  rien  de  semblable 
dans  aucun  paijs.«  Fous  faites  bien  de  n''ij  pas 
«  songer  en  France ,  répondit  Barras  ;  car ,  si  le 
«  directoire  vous  envoyait  demain  au  Temple ,  il 
^•  n'y  aurait  pas  quatre  personnes  qui  s'y  oppo- 
«  sussent.  »  Bonaparte  était  assis  sur  un  canapé  à 
côté  de  Barras  ;  à  ces  paroles  il  s'élança  vers  la 
cheminée ,  n'étant  point  maître  de  son  irritation  ; 
puis  ,  reprenant  cette  espèce  de  calme  apparent 
dont  les  hommes  les  plus  passionnés  parmi  les  ha- 
bitants du  Midi  sont  capables ,  il  déclara  qu'il  vou- 
lait être  chargé  d'une  expédition  militaire.  Le  di- 
rectoire lui  proposa  la  descente  en  Angleterre  ;  il 
alla  visiter  les  côtes;  et,  reconnaissant  bientôt 
que  cette  expédition  était  insensée,  il  revint,  dé- 
cidé à  tenter  la  conquête  de  l'Egypte. 

Bonaparte  a  toujours  cherché  à  s'emparer  de 
l'imagination  des  hommes,  et,  sous  ce  rapport, 
il  sait  bien  comment  il  faut  les  gouverner ,  quand 
on  n'est  pas  né  sur  le  trône.  Une  invasion  en  Afri- 
que ,  la  guerre  portée  dans  un  pays  presque  fabu- 
leux, l'Egypte,  devait  agir  sur  tous  les  esprits. 
L'on  pouvait  aisément  persuader  aux  Français 
qu'ils  tireraient  un  grand  avantage  d'une  telle  co- 
lonie dans  la  Méditerranée,  et  qu'elle  leur  offrirait 
un  jour  les  moyens  d'attaquer  les  établissements 
des  Anglais  dans  l'Inde.  Ces  projets  avaient  de  la 
grandeur,  et  devaient  augmenter  encore  l'éclat  du 
nom  de  Bonaparte.  S'il  était  resté  en  France,  le 
directoire  aurait  lancé  contre  lui,  par  tous  les  jour- 
naux dont  il  disposait ,  des  calomnies  sans  nom- 
bre, et  terni  ses  exploits  dans  l'imagination  des 
oisifs  :  Bonaparte  se  serait  trouvé  réduit  en  pous- 
sière avant  même  que  la  foudre  l'eût  frappé.  Il 
avait  donc  raison  de  vouloir  se  faire  un  person- 
nage poétique,  au  lieu  de  rester  exposé  aux  com- 
mérages jacobins  qui,  sous  leur  forme  populaire, 
ne  sont  pas  moins  adroits  que  ceux  des  cours. 

Il  n'y  avait  point  d'argent  pour  transporter  une 
armée  en  Egypte  ;  et  ce  que  Bonaparte  fit  surtout 


de  condamnable ,  ce  fut  d'exciter  le  directoire  à 
l'invasion  de  la  Suisse,  afin  de  s'emparer  du  trésor 
de  Berne ,  que  deux  cents  ans  de  sagesse  et  d'éco- 
nomie avaient  amassé.  La  guerre  avait  pour  pré- 
texte la  situation  du  pays  de  Vaud.  Il  n'est  pas 
douteux  que  le  pays  de  Vaud  n'eût  le  droit  de  ré- 
clamer une  existence  indépendante,  et  qu'il  ne 
fasse  très-bien  mamtenant  de  la  conserver.  Mais, 
si  l'on  a  blâmé  les  émigrés  de  s'être  réunis  aux 
étrangers  contre  la  France ,  le  même  principe  ne 
doit-il  pas  s'appliquer  aux  Suisses  qui  invoquaient 
le  terrible  secours  des  Français?  D'ailleurs  il  ne 
s'agissait  pas  du  pays  de  Vaud  seul ,  dans  une 
guerre  qui  devait  nécessairement  compromettre 
l'indépendance  de  la  Suisse  entière.  Cette  cause 
me  paraissait  si  sacrée  que  je  ne  croyais  point  en- 
core alors  tout  à  fait  impossible  d'engager  Bona- 
parte à  la  défendre.  Dans  toutes  les  circonstances 
de  ma  vie ,  les  erreurs  que  j'ai  commises  en  poli- 
tique sont  venues  de  l'idée  que  les  hommes  étaient 
toujours  remuables  par  la  vérité,  si  elle  leur  était 
présentée  avec  force. 

Je  restai  près  d'une  heure  tête  à  tête  avec  Bo- 
naparte; il  écoute  bien  et  patiemment,  car  il  veut 
savoir  si  ce  que  l'on  lui  dit  pourrait  l'éclairer  sur 
ses  propres  affaires  ;  mais  Démosthène  et  Cicéron 
réunis  ne  l'entraîneraient  pas  au  moindre  sacrifice 
de  son  intérêt  personnel.  Beaucoup  de  gens  mé- 
diocres appellent  cela  de  la  raison  :  c'est  de  la 
raison  du  second  ordre;  il  y  en  a  une  plus  haute, 
mais  qui  ne  se  devine  point  par  le  calcul  seulement. 

Le  général  Bonaparte,  en  causant  avec  moi  sur 
la  Suisse,  m'objecta  l'état  du  pays  de  Vaud  comme 
un  motif  pour  y  faire  entrer  les  troupes  françai- 
ses. Il  me  dit  que  les  habitants  de  ce  pays  étaient 
soumis  aux  aristocrates  de  Berne,  et  que  des  hom- 
mes ne  pouvaient  pas  maintenant  exister  sans 
droits  politiques.  Je  tempérai,  tant  que  je  le  pus, 
cette  ardeur  républicaine ,  en  lui  représentant  que 
les  Vaudois  étaient  parfaitement  libres  sous  tous 
les  rapports  civils,  et  que,  quand  la  liberté  existait 
de  fait,  il  ne  fallait  pas,  pour  l'obtenir  de  droit, 
s'exposer  au  plus  grand  des  malheurs,  celui  de  voir 
les  étrangers  sur  son  territoire.  «  L'amour-propre 
«  et  l'imagination ,  reprit  le  général ,  font  tenir  à 
«  l'avantage  de  participer  au  gouvernement  de  son 
«  pays,  et  c'est  une  injustice  que  d'en  exclure  une 
«  portion  des  citoyens.  »  —  Rien  n'est  plus  vrai 
en  principe,  lui  dis -je,  général;  mais  il  est  égale- 
ment vrai  que  c'est  par  ses  propres  efforts  qu'il 
faut  obtenir  la  liberté,  et  non  en  appelant  comme 
auxiliaire  une  puissance  nécessairement  domi- 
nante. —  Le  mot  de  principe  a  depuis  paru  très- 


SUR  L.\  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


199 


suspect  au  général  Bonaparte;  mais  alors  il  lui 
convenait  de  s'en  servir,  et  il  me  l'objecta.  J'insis- 
tai de  nouveau  sur  le  bonheur  et  la  beauté  de 
l'Helvétie ,  sur  le  repos  dont  elle  jouissait  depuis 
plusieurs  siècles.  «  Oui,  sans  doute,  interrompit 
«  Bonaparte ,  mais  il  faut  aux  hommes  des  droits 
f  politiques  ;  oui ,  répéta -t- il,  comme  une  chose 
«  apprise,  oui,  des  droits  politiques;  »  et,  chan- 
geant de  conversation,  parce  qu'il  ne  voulait  plus 
rien  entendre  sur  ce  sujet,  il  me  parla  de  son  goût 
pour  la  retraite,  pour  la  campagne,  pour  les  beaux- 
arts,  et  se  donna  la  peine  de  se  montrer  à  moi 
sous  des  rapports  analogues  au  genre  d'imagina- 
tion qu'il  me  supposait. 

Cette  conversation  me  fit  cependant  concevoir 
l'agrément  qu'on  peut  lui  trouver  quand  il  prend 
l'air  bonhomme,  et  parle  comme  d'une  chose  sim- 
ple de  lui-même  et  de  ses  projets.  Cet  art ,  le  plus 
redoutable  de  tous ,  a  captivé  beaucoup  de  gens. 
A  cette  même  époque ,  je  revis  encore  quelquefois 
Bonaparte  en  société,  et  il  me  parut  toujours  pro- 
fondément occupé  des  rapports  qu'il  voulait  éta- 
blir entre  lui  et  les  autres  hommes,  les  tenant  à 
distance,  ou  les  rapprochant  de  lui ,  suivant  qu'il 
croyait  se  les  attacher  plus  sûrement.  Quand  il  se 
trouvait  avec  les  directeurs  surtout,  il  craignait 
d'avoir  l'air  d'un  général  sous  les  ordres  de  son 
gouvernement,  et  il  essayait  tour  à  tour  dans  ses 
manières,  avec  cette  sorte  de  supérieurs,  la  dignité 
ou  la  familiarité;  mais  il  manquait  le  ton  vrai  de 
l'une  et  de  l'autre.  C'est  un  homme  qui  ne  saurait 
être  naturel  que  dans  le  coiDmandement. 

CHAPITRE  XXVIII. 

.     Invasion  de  la  Suisse. 

La  Suisse  étant  menacée  d'une  invasion  pro- 
chaine, je  quittai  Paris  au  mois  de  janvier  179S, 
pour  aller  rejoindre  mon  père  à  Coppet.  Il  était 
encore  inscrit  sur  la  liste  des  émigrés ,  et  une  loi 
positive  condamnait  à  mort  un  émigré  qui  restait 
dans  un  pays  occupé  par  les  troupes  françaises.  Je 
fis  l'impossible  pour  l'engager  à  quitter  sa  demeure  ; 
il  ne  le  voulut  point  :  J  mon  âge ,  disait -il ,  il  ne 
faut  point  errer  sur  la  terre.  Je  crois  que  son  mo- 
tif secret  était  de  ne  pas  s'éloigner  du  tombeau  de 
ma  mère  ;  il  avait ,  à  cet  égard ,  une  superstition 
de  cœur  qu'il  n'aurait  sacrifiée  qu'à  l'intérêt  de  sa 
famille,  mais  jamais  au  sien  propre.  Depuis  quatre 
ans  que  la  compagne  de  sa  vie  n'existait  plus ,  il 
ne  se  passait  presque  pas  un  jour  qu'il  n'allât  se 
promener  près  du  monument  où  elle  repose ,  et 
en  partant  il  aurait  cru  l'abandonner. 


Lorsque  l'entrée  des  Français  fut  positivement 
annoncée,  nous  restâmes  seuls,  mon  père  et  moi , 
dans  le  château  de  Coppet ,  avec  mes  enfants  en 
bas  âge.  Le  jour  marqué  pour  la  violation  du  ter- 
ritoire suisse,  nos  gens  curieux  descendirent  au 
bas  de  l'avenue ,  et  mon  père  et  moi ,  qui  atten- 
dions ensemble  notre  sort ,  nous  nous  plaçâmes 
sur  un  balcon,  d'où  l'on  voyait  le  grand  chemin 
par  lequel  les  troupes  devaient  arriver.  Quoique 
ce  fût  au  milieu  de  l'hiver,  le  temps  était  superbe, 
les  Alpes  se  réfléchissaient  dans  le  lac,  et  le  bruit 
du  tambour  troublait  seul  le  calme  de  la  scène. 
Mon  cœur  battait  cruellement,  parla  crainte  da 
ce  qui  pouvait  menacer  mon  père.  Je  savais  que  le 
directoire  parlait  de  lui  avec  respect;  mais  je  con- 
naissais aussi  l'empire  des  lois  révolutionnaires 
sur  ceux  qui  les  avaient  faites.  Au  moment  où  les 
troupes  fi-ançaises  passèrent  la  frontière  de  la  con- 
fédération helvétique ,  je  vis  un  officier  quitter  sa 
troupe  pour  monter  à  notre  château.  Une  frayeur 
mortelle  me  saisit;  mais  ce  qu'il  nous  dit  me  ras- 
sura bientôt.  Il  était  chargé  par  le  directoire  d'of- 
frir à  mon  père  une  sauvegarde.  Cet  officier,  très- 
connu  depuis  sous  le  titre  de  maréchal  Suchet,  se 
conduisit  à  merveille  pour  nous,  et  son  état-major, 
qu'il  amena  le  lendemain  chez  mon  père,  suivit 
son  exemple. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  trouver  chez  les  Fran- 
çais ,  malgré  les  torts  qu'on  a  pu  avoir  raison  de 
leur  reprocher,  une  facilité  sociale  qui  fait  vivre  à 
l'aise  avec  eux.  Néanmoins  cette  armée,  qui  avait 
si  bien  défendu  l'indépendance  dans  son  pays,  vou- 
lait conquérir  la  Suisse  entière,  et  pénétrer  jusque 
dans  les  montagnes  des  petits  cantons,  où  des 
hommes  simples  conservaient  l'antique  trésor  de 
leurs  vertus  et  de  leurs  usages.  Sans  doute,  Berne 
et  d'autres  villes  de  Suisse  possédaient  d'injustes 
privilèges ,  et  de  vieux  préjugés  se  mêlaient  à  la 
démocratie  des  petits  cantons  ;  mais  était-ce  par  la 
force  qu'on  pouvait  améliorer  des  pays  accoutu- 
més à  ne  reconnaître  que  l'action  lente  et  progres- 
sive du  temps  ?  Les  institutions  politiques  de  la 
Suisse ,  U  est  vrai ,  se  sont  perfectionnées  à  plu- 
sieurs égards ,  et ,  jusqu'à  ces  derniers  temps ,  on 
aurait  pu  croire  que  la  médiation  même  de  Bona- 
parte avait  éloigné  quelques  préjugés  des  cantons 
catholiques.  Mais  l'union  et  l'énergie  patriotique 
ont  beaucoup  perdu  depuis  la  révolution.  L'on 
s'est  habitué  à  recourir  aux  étrangers ,  à  prendre 
part  aux  passions  politiques  des  autres  nations, 
tandis  que  le  ^eul  intérêt  de  l'Helvétie,  c'est  d'être 
pacifique,  indépendante  et  fière. 

On  parlait,  en  1797,  de  la  résistance  que  le 


14 


200 


CONSIDERA.TIONS 


canton  de  Berne  et  les  petits  cantons  démocrati- 
ques voulaient  opposer  à  l'invasion  dont  ils  étaient 
menacés.  Je  fis  des  vœux  alors  contre  les  Français 
pour  la  première  fois  de  ma  vie  ;  pour  la  première 
fois  de  ma  vie  j'éprouvai  la  douloureuse  angoisse 
de  blâmer  mon  propre  pays  assez  pour  souhaiter 
le  triomphe  de  ceux  qui  le  combattaient.  Jadis,  au 
moment  de  livrer  la  bataille  de  Granson ,  les 
Suisses  se  prosternèrent  devant  Dieu ,  et  leurs  en- 
nemis crurent  qu'ils  allaient  rendre  les  armes; 
mais  ils  se  relevèrent ,  et  furent  vainqueurs.  Les 
petits  cantons,  en  1798,  dans  leur  noble  ignorance 
des  choses  de  ce  monde ,  envoyèrent  leur  contin- 
gent à  Berne;  ces  soldats  religieux  se  mirent  à  ge- 
noux devant  l'église ,  en  arrivant  sur  la  place  pu- 
blique. Nous  ne  redoutons  pas,  disaient-ils,  les 
armées  de  la  France;  nous  sommes  quatre  cents, 
et,  si  cela  ne  suffit  pas,  nous  sommes  prêts  à 
faire  marcher  encore  quatre  cents  autres  de  nos 
compagnons  au  secours  de  notre  patrie.  Qui  ne 
serait  touché  de  cette  grande  confiance  en  de  si 
faibles  moyens?  Mais  le  temps  des  trois  cents 
Spartiates  était  passé;  le  nombre  pouvait  tout,  et 
le  dévouement  individuel  luttait  en  vain  contre  les 
ressources  d'un  grand  État  et  les  combinaisons  de 
la  tactique. 

Le  jour  de  la  première  bataille  des  Suisses  con- 
tre les  Français,  quoique  Coppet  soit  à  trente 
lieues  de  Berne,  nous  entendions,  dans  le  silence 
de  la  fin  du  jour,  les  coups  de  canon  qui  retentis- 
saient au  loin  à  travers  les  échos  des  montagnes. 
On  osait  à  peine  respirer  pour  mieux  distinguer  ce 
bruit  funeste;  et,  quoique  toutes  les  probabilités 
fussent  pour  l'armée  française,  on  espérait  encore 
un  miracle  en  faveur  de  la  justice;  mais  le  temps 
seul  en  est  l'allié  tout-puissant.  Les  troupes  suisses 
furent  vaincues  en  bataille  rangée;  les  habitants 
se  défendirent  toutefois  très-longtemps  dans  leurs 
montagnes;  les  femmes  et  les  enfants  prirent  les 
armes;  des  prêtres  furent  massacrés  au  pied  des 
autels.  Mais,  comme  il  y  avait  dans  ce  petit  es- 
pace une  volonté  nationale ,  les  Français  furent 
obligés  de  transiger  avec  elle;  et  jamais  les  petits 
cantons  n'acceptèrent  la  république  une  et  indivi- 
sible ,  présent  métaphysique  que  le  directoire  leur 
offrait  à  coups  de  canon.  Il  faut  pourtant  conve- 
nir qu'il  y  avait  en  Suisse  un  parti  pour  l'unité  de 
la  république ,  et  que  ce  parti  comptait  des  noms 
fort  respectables.  Jamais  le  directoire  n'a  influé 
sur  les  affaires  des  nations  étrangères ,  sans  s'ap- 
puyer sur  une  portion  quelconque  des  hommes  du 
pays.  Mais  ces  hommes ,  quelque  prononcés  qu'ils 
fussent  en  faveur  de  la  liberté ,  ont  eu  peine  à 


maintenir  leur  popularité,  parce  qu'ils  s'étaient 
ralliés  à  la  toute-puissance  des  Français. 

Lorsque  le  général  Bonaparte  fut  à  la  tête  de  la 
France ,  il  fit  la  guerre  pour  augmenter  son  em- 
pire ,  cela  se  conçoit  ;  mais  bien  que  le  directoire 
désirât  aussi  de  s'emparer  de  la  Suisse  comme 
d'une  position  militaire  avantageuse ,  son  princi- 
pal but  était  d'étendre  le  système  républicain  en 
Europe.  Or,  comment  pouvait-il  se  flatter  d'y  par- 
venir, en  contraignant  l'opinion  des  peuples ,  et 
surtout  de  ceux  qui ,  comme  les  Suisses,  avaient 
le  droit  de  se  croire  les  plus  anciens  amis  de  la 
liberté?  La  violence  ne  convient  qu'au  despotisme; 
aussi  s'est-elle  enfin  montrée  sous  son  véritable 
nom,  sous  celui  d'un  chef  militaire;  mais  le  di- 
rectoire y  préluda  par  des  mesures  tyranniques. 

Ce  fut  encore  par  une  suite  de  ces  combinai- 
sons ,  moitié  abstraites  et  moitié  positives ,  moitié 
révolutionnaires  et  moitié  diplomates ,  que  le  di- 
rectoire voulut  réunir  Genève  à  la  France  ;  il 
commit  à  cet  égard  une  injustice  d'autant  plus  ré- 
voltante, qu'elle  était  en  opposition  avec  tous  les 
principes  qu'il  professait.  On  ôtait  à  un  petit  État 
libre  son  indépendance,  malgré  le  vœu  bien  pro- 
noncé de  ses  habitants;  on  anéantissait  complète- 
ment la  valeur  morale  d'une  république ,  berceau 
de  la  réformation,  et  qui  avait  produit  plus  d'hom- 
mes distingués  qu'aucune  des  plus  grandes  pro- 
vinces de  France;  enfin,  le  parti  démocratique  fai- 
sait ce  qu'il  eût  considéré  comme  un  crime  dans 
ses  adversaires.  En  effet,  que  n'aurait-on  pas  dit 
des  rois  ou  des  aristocrates  qui  eussent  voulu  ôter 
à  Genève  son  existence  individuelle  ?  car  les  États 
aussi  en  ont  une.  Les  Français  retiraient-ils  de 
cette  acquisition  ce  qu'elle  faisait  perdre  à  la  ri- 
chesse de  l'esprit  humain  en  général  ?  et  la  fable 
de  la  poule  aux  œufs  d'or  ne  peut-elle  pas  s'appli- 
quer aux  petits  États  indépendants  que  les  grands 
sont  jaloux  de  posséder?  On  détruit  par  la  con- 
quête les  biens  mêmes  dont  on  désirait  la  possession . 

Mon  père ,  par  la  réunion  de  Genève ,  se  trou- 
vait Français  légalement ,  lui  qui  l'avait  toujours 
été  par  ses  sentiments  et  par  sa  carrière.  Il  fallait 
donc  qu'il  obtînt  sa  radiation  de  la  liste  des  émi- 
grés pour  vivre  en  sûreté  dans  la  Suisse ,  alors  oc- 
cupée par  les  armées  du  directoire.  Il  me  remit , 
pour  le  porter  à  Paris,  un  mémoire,  véritable 
chef-d'œuvre  de  dignité  et  de  logique.  Le  direc- 
toire, après  l'avoir  lu,  fut  unanime  dans  la  réso- 
lution de  rayer  M.  Necker;  et,  quoique  cet  acte 
fût  de  la  justice  la  plus  évidente,  j'en  conserverai 
toujours  de  la  reconnaissance ,  tant  j'en  éprouvai 
de  plaisir  ! 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


201 


Je  traitai  alors  avec  le  directoire  pour  le  paye- 
ment des  deux  millions  que  mon  père  avait  laissés 
en  dépôt  au  trésor  public.  Le  gouvernement  re- 
connut la  dette,  mais  il  offrit  de  la  payer  en  biens 
du  clergé,  et  mon  père  s'y  refusa  :  non  qu'il  pré- 
tendît adopter  ainsi  la  couleur  de  ceux  qui  consi- 
dèrent la  vente  de  ces  biens  comme  illégitime, 
mais  parce  que,  dans  aucune  circonstance,  il  n'a- 
vait voulu  réunir  ses  opinions  à  ses  intérêts ,  afin 
qu'il  ne  pût  exister  le  moindre  doute  sur  sa  par- 
faite impartialité. 

CHAPITRE  XXIX. 

De  la  fin  du  directoire. 

Après  le  coup  funeste  que  la  force  militaire  avait 
porté,  le  18  fructidor,  à  la  considération  des  re- 
présentants du  peuple,  le  directoire  se  maintint 
encore ,  comme  on  vient  de  le  voir,  pendant  près 
de  deux  années ,  sans  aucun  changement  extérieur 
dans  son  organisation.  Mais  le  principe  de  vie  qui 
l'avait  animé  n'existait  plus  ;  et  l'on  aurait  pu  dire 
de  lui  comme  du  géant  dans  l'Arioste,  qu'il  com- 
battait encore,  oubliant  qu'il  était  mort.  Les  élec- 
tions ,  les  délibérations  des  conseils,  ne  présen- 
taient aucun  intérêt,  puisque  les  résultats  en 
étaient  toujours  connus  d'avance.  Les  persécu- 
tions qu'on  faisait  subir  aux  nobles  et  aux  prêtres 
n'étaient  plus  même  provoquées  par  la  haine  po- 
pulaire; la  guerre  n'avait  plus  d'objet,  puisque 
l'indépendance  de  la  France  et  la  limite  du  Rhin 
étaient  assurées.  Mais  loin  de  rattacher  l'Europe 
à  la  France,  les  directeurs  commençaient  déjà 
l'œuvre  funeste  que  Napoléon  a  si  cruellement  ter- 
minée :  ils  inspiraient  aux  nations  autant  d'aver- 
sion pour  le  gouvernement  français,  que  les  prin- 
ces seuls  en  avaient  d'abord  éprouvé. 

On  proclama  la  république  romaine  du  haut  du 
Capitole ,  mais  il  n'y  avait  de  républicains  dans  la 
Rome  de  nos  jours  que  les  statues  ;  et  c'était  n'a- 
voir aucune  idée  de  la  nature  de  l'enthousiasme , 
que  d'imaginer  qu'en  le  contrefaisant  on  le  ferait 
naître.  Le  consentement  libre  des  peuples  peut 
seul  donner  aux  institutions  politiques  une  cer- 
taine beauté  native  et  spontanée,  une  harmonie 
naturelle  qui  garantisse  leur  durée.  Le  monstrueux 
système  du  despotisme  dans  les  moyens,  sous 
prétexte  de  la  liberté  dans  le  but ,  ne  créait  que 
i  des  gouvernements  à  ressort,  qu'il  fallait  remonter 
sans  cesse,  et  qui  s'arrêtaient  dès  qu'on  cessait 
1  de  les  faire  marcher.  On  donnait  des  fêtes  à  Paris 
.  avec  des  costumes  grecs  et  des  chars  antiques, 
mais  rien  n'était  fondé  dans  les  âmes ,  et  l'immo- 


ralité seule  faisait  des  progrès  de  toutes  parts; 
car  l'opinion  publique  ne  récompensait  ni  n'intimi- 
dait personne. 

Une  révolution  avait  eu  lieu  dans  l'intérieur  du 
directoire  comme  dans  l'intérieur  d'un  sérail, 
sans  que  la  nation  y  prît  la  moindre  part.  Les 
nouveaux  choix  étaient  tombés  sur  des  hommes 
tellement  vulgaires,  que  la  France,  tout  à  fait 
lassée  d'eux ,  appelait  à  grands  cris  un  chef  mili- 
taire; car  elle  ne  voulait,  ni  des  jacobins  dont  le 
souvenir  lui  faisait  horreur ,  ni  de  la  contre-révo- 
lution que  l'arrogance  des  émigrés  rendait  redou- 
table. 

Les  avocats  qu'on  avait  appelés  dans  l'année  1799 
à  la  place  de  directeurs ,  n'y  développaient  que  les 
ridicules  de  l'autorité,  sans  les  talents  et  les  vertus 
qui  la  rendent  utile  et  respectable  :  c'était  en  effet 
une  chose  singulière  que  la  facilité  avec  laquelle 
un  directeur  se  donnait  des  airs  de  cour ,  du  soir 
au  lendemain;  il  faut  que  ce  ne  soit  pas  un  rôle 
bien  difficile.  Gohier,  Moulins,  que  sais-je?  les 
plus  inconnus  des  mortels,  étaient-ils  nommés 
directeurs ,  le  jour  d'après  ils  ne  s'occupaient  plus 
que  d'eux-mêmes  :  ils  vous  parlaient  de  leur  santé , 
de  leurs  intérêts  de  famille,  comme  s'ils  étaient 
devenus  des  personnages  chers  à  tout  le  monde. 
Ils  étaient  entretenus  dans  cette  illusion  par  des 
flatteurs  de  bonne  ou  mauvaise  compagnie ,  mais 
qui  faisaient  enfin  leur  métier  de  courtisans ,  en 
montrant  à  leur  prince  une  sollicitude  touchante 
sur  tout  ce  qui  pouvait  le  regarder,  à  condition 
d'en  obtenir  une  petite  audience  pour  une  requête 
particulière.  Ceux  de  ces  hommes  qui  avaient  eu 
des  reproches  à  se  faire  pendant  le  règne  de  la 
terreur,  conservaient  toujours  à  ce  sujet  une  agi- 
tation remarquable.  Prononciez- vous  un  mot  qui 
pût  se  rapporter  au  souvenir  qui  les  inquiétait,  ils 
vous  racontaient  aussitôt  leur  histoire  dans  le  plus 
grand  détail ,  et  quittaient  tout  pour  vous  en  par- 
ler des  heures  entières.  Picveniez-vous  à  l'affaire 
dont  vous  vouliez  les  entretenir,  ils  ne  vous  écou- 
taient  plus.  La  vie  de  tout  individu  qui  a  commis 
un  crime  politique  est  toujours  rattachée  à  ce 
crime ,  soit  pour  le  justifier ,  soit  pour  le  faire  ou- 
blier à  force  de  pouvoir. 

La  nation,  fatiguée  de  cette  caste  révolution- 
naire ,  en  était  arrivée  à  ce  période  des  crises  poli- 
tiques oii  l'on  croit  trouver  du  repos  par  le  pouvoir 
d'un  seul.  Ainsi  Cromwell  gouverna  l'Angleterre , 
en  offrant  aux  hommes  compromis  par  la  révolu- 
tion l'abri  de  son  despotisme.  L'on  ne  peut  nier  à 
quelques  égards  la  vérité  de  ce  mot,  qu'a  dit  de- 
puis Bonaparte  :  J'ai  trouvé  la  couronne  de  France 


1-4. 


202 


CONSIDERATIONS 


par  terre,  et  Je  l'ai  ramassée;  mais  c'était  la  na- 
tion française  elle-même  qu'il  fallait  relever. 

Les  Russes  et  les  Autrichiens  avaient  remporté 
de  grandes  victoires  en  Italie  ;  les  partis  se  multi- 
pliaient à  l'infini  dans  l'intérieur,  et  l'on  entendait 
dans  le  gouvernement  cette  sorte  de  craquement 
qui  précède  la  chute  de  l'édifice.  On  souhaita  d'a- 
bord que  le  général  Joubert  se  mît  à  la  tête  de 
l'État;  il  préféra  le  commandement  des  troupes,  et 
se  fit  tuer  noblement  par  l'ennemi ,  ne  voulant  pas 
survivre  aux  revers  des  armées  françaises.  Les 
vœux  de  tous  auraient  désigné  Moreau  pour  pre- 
mier magistrat  de  la  république;  et  certainement 
ses  vertus  l'en  rendaient  digne  :  mais  il  ne  se  sen- 
tait peut-être  pas  assez  d'habileté  pohtique  pour 
une  telle  situation ,  et  il  aimait  mieux  s'exposer 
aux  dangers  qu'aux  affaires. 

Parmi  les  autres  généraux  français ,  on  n'en  con- 
naissait guère  qui  fussent  propres  à  la  carrière  ci- 
vile. Un  seul,  le  général  Bernadotte,  réunissait, 
comme  il  l'a  prouvé  dans  la  suite,  les  qualités  d'un 
homme  d'État  et  d'un  grand  militaire.  Mais  le 
parti  républicain  était  le  seul  qui  le  portât  alors , 
et  ce  parti  n'approuvait  pas  plus  l'usurpation  de  la 
république ,  que  les  royalistes  n'approuvaient  celle 
du  trône.  Bernadotte  se  borna  donc ,  comme  nous 
le  rappellerons  dans  le  chapitre  suivant,  à  rétablir 
les  armées  pendant  qu'il  fut  ministre  de  la  guerre. 
Les  scrupules,  de  quelque  genre  qu'ils  pussent 
être ,  n'arrêtaient  pas  le  général  Bonaparte  ;  aussi 
nous  allons  voir  comment  il  s'est  emparé  des  des- 
tinées de  la  France,  et  de  quelle  manière  il  les  a 
conduites. 


««oss^aso®»a»9 


QUATRIÈME  PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Nouvelles  d'Egypte  ;  retour  de  Bonaparte. 

Rien  n'était  plus  propre  à  frapper  les  esprits 
que  la  guerre  d'Egypte;  et,  bien  que  la  grande 
victoire  navale  remportée  par  Nelson  près  d'A- 
boukir  en  eût  détruit  les  avantages  possibles,  des 
lettres  datées  du  Caire,  des  ordres  qui  partaient 
d'Alexandrie  pour  arriver  jusqu'aux  ruines  de 
Thèbes,  vers  les  confins  de  l'Ethiopie,  accrois- 
saient la  réputation  d'un  homme  qu'on  ne  voyait 
plus,  mais  qui  semblait  de  loin  un  phénomène 
extraordinaire.  Il  mettait  à  la  tête  de  ses  procla- 
fliatio.ns  :  Bonaparte ,  général  en  chef,  et  membre 


de  l'Institut  national;  on  en  concluait  qu'il  était 
ami  des  lumières ,  et  qu'il  protégeait  les  lettres  ; 
mais  la  garantie  qu'il  donnait  à  cet  égard  n'était 
pas  plus  sûre  que  sa  profession  de  foi  mahométane, 
suivie  de  son  concordat  avec  le  pape.  Il  commen- 
çait déjà  la  mystification  de  l'Europe,  convaincu, 
comme  il  l'est ,  que  la  science  de  la  vie  ne  consiste 
pour  chacun  que  dans  les  manœuvres  de  l'égoïsme. 
Bonaparte  n'est  pas  seulement  un  homme,  mais 
un  système  ;  et ,  s'il  avait  raison ,  l'espèce  humaine 
ne  serait  plus  ce  que  Dieu  l'a  faite.  On  doit  donc 
l'examiner  comme  un  grand  problème  dont  la  so- 
lution importe  à  la  pensée  dans  tous  les  siècles. 

En  réduisant  tout  au  calcul,  Bonaparte  en  savait 
pourtant  assez  sur  ce  qu'il  y  a  d'involontaire  dans 
la  nature  des  hommes,  pour  sentir  la  nécessité 
d'agir  sur  l'imagination ,  et  sa  double  adresse  con- 
sistait dans  l'art  d'éblouir  les  masses  et  de  cor- 
rompre les  individus. 

Sa  conversation  avec  le  mufti  dans  la  pyramide 
de  Chéops  devait  enchanter  les  Parisiens ,  parce 
qu'elle  réunissait  deux  choses  qui  les  captivent  : 
un  certain  genre  de  grandeur ,  et  de  la  moquerie 
tout  ensemble.  Les  Français  sont  bien  aises  d'être 
émus ,  et  de  rire  de  ce  qu'ils  sont  émus  ;  le  char- 
latanisme leur  plaît,  ils  aident  volontiers  à  se 
tromper  eux-mêmes ,  pourvu  qu'il  leur  soit  permis, 
tout  en  se  conduisant  comme  des  dupes,  de  mon- 
trer par  quelques  bons  mots  que  pourtant  ils  ne  le 
sont  pas. 

Bonaparte,  dans  la  pyramide,  se  servit  du  lan- 
gage oriental.  «  Gloire  à  Allah!  dit-il;  il  n'y  a  de 
«  vrai  Dieu  que  Dieu ,  et  Mahomet  est  son  pro- 
«  phète.  Le  paiji  dérobé  par  le  méchant  se  réduit 
«  en  poussière  dans  sa  bouche.  —  Tu  as  parlé , 
a  dit  le  mufti ,  comme  le  plus  docte  des  mullahs. 
«  —  Je  puis  faire  descendre  du  ciel  un  char  de 
«■feu,  continuait  Bonaparte ,  ei /e  rfir/f/er  sur  la 
«  terre.  —  Tu  es  le  plus  grand  capitaine,  ré- 
«  pondit  le  mufti ,  dont  la  puissance  de  Mahomet 
«  ait  armé  le  bras.  »  Mahomet,  toutefois,  n'em- 
pêcha pas  que  sir  Sidney  Smith  n'arrêta ,  par  sa 
brillante  valeur,  les  succès  de  Bonaparte  à  Saint- 
Jean  d'Acre. 

Lorsque  Napoléon,  en  1805,  fut  nommé  roi 
d'Italie ,  il  dit  au  général  Berthier ,  dans  un  de  ces, 
moments  où  il  causait  de  tout  pour  essayer  ses 
idées  sur  les  autres  :  «  Ce  Sidney  Smith  m'a  fait 
«  manquer  ma  fortune  à  Saint- Jean  d'Acre;  je  vou- 
«  lais  partir  d'Egypte,  passer  par  Constantinople ,  , 
«  et  prendre  l'Europe  à  revers  pour  arriver  à  Pa- 
«  ris.  >•  Cette  fortune  manquée  paraissait  alors 
néanmoins  en  assez  bon  état.  Quoi  qu'il  en  soit 


SUR  LA  REVOLUTION  FRÂ.NCAISE. 


203 


.de  ses  regrets ,  gigantesques  comme  les  entreprises 
qui  les  ont  suivis ,  le  général  Bonaparte  trouva  le 
moyen  de  faire  passer  ses  revers  en  Egypte  pour 
des  succès;  et,  bien  que  son  expédition  n'eût 
d'autre  résultat  que  la  ruine  de  la  flotte  et  la  des- 
truction d'une  de  nos  plus  belles  armées ,  on  l'ap- 
pela le  vainqueur  de  l'Orient. 

Bonaparte,  s'emparant  avec  habileté  de  l'entbou- 
siasme  des  Français  pour  la  gloire  militaire,  asso- 
cia leur  amour-propre  à  ses  victoires  comme  à  ses 
défaites.  Il  prit  par  degrés  la  place  que  tenait  la 
révolution  dans  toutes  les  têtes ,  et  reporta  sur 
son  nom  seul  tout  le  sentiment  national  qui  avait 
grandi  la  France  aux  yeux  des  étrangers. 

Deux  de  ses  frères,  Lucien  et  Joseph, siégeaient 
au  conseil  des  cinq-cents,  et  tous  les  deux,  dans 
des  genres  différents ,  avaient  assez  d'esprit  et  de 
talents  pour  être  éminemment  utiles,  au  général. 
Ils  veillaient  pour  lui  sur  l'état  des  affaires,  et, 
quand  le  moment  fut  venu,  ils  lui  conseillèrent  de 
revenir  en  France.  Les  armées  étaient  alors  battues 
en  Italie,  et,  pour  la  plupart,  désorganisées  par 
les  fautes  de  l'administration.  Les  jacobins  com- 
mençaient à  se  remontrer,  le  directoire  était  sans 
considération  et  sans  force  :  Bonaparte  reçut  toutes 
ces  nouvelles  en  Egypte;  et,  après  s'être  enfermé 
quelques  heures  pour  les  méditer,  il  se  résolut  à 
partir.  Cet  aperçu  rapide  et  sûr  des  circonstances 
est  précisément  ce  qui  le  distingue,  et  l'occasion 
ne  s'est  jamais,  offerte  à  lui  en  vain.  On  a  beau- 
coup répété  qu'en  s'éloignant  alors,  il  avait  déserté 
son  armée.  Sans  doute,  il  est  un  genre  d'exaltation 
désintéressée  qui  n'aurait  pas  permis  à  un  guerrier 
de  se  séparer  ainsi  de  ceux  qui  l'avaient  suivi,  et 
qu'il  laissait  dans  la  détresse.  Mais  le  général  Bo- 
naparte courait  de  tels  risques  en  traversant  la 
mer  couverte  de  vaisseaux  anglais  ;  le  dessein  qui 
l'appelait  en  France  était  en  lui-même  si  hardi , 
qu'il  est  absurde  de  traiter  de  lâcheté  son  départ 
d'Egypte.  H  ne  faut  pas  attaquer  un  être  de  ce 
genre  par  Les  déclamations  communes  :  tout  homme 
qui  a  produit  un  grand  effet  sur  les  autres  hommes 
doit  être  approfondi  pour  être  jugé. 

Un  reproche  d'une  nature  beaucoup  plus  grave, 
c'est  l'absence  totale  d'humanité  que  le  général 
Bonaparte  manifesta  dans  sa  campagne  d'Egypte. 
Toutes  les  fois  qu'il  a  trouvé  quelque  avantage 
dans  la  cruauté ,  il  se  l'est  permise ,  sans  que ,  pour 
cela,  sa  nature  filt  sanguinaire.  Il  n'a  pas  plus 
d'envie  de  verser  le  sang  qu'un  homme  raisonnable 
n'a  envie  de  dépenser  de  l'argent  quand  cela  n'est 
pas  nécessaire.;  mais  ce  qu'il  appelle  la  nécessité, 
c'est  son  ambition  ;  et ,  lorsque  cette  ambition  était 


compromise ,  il  n'admettait  pas  même  un  moment 
qu'il  pût  hésiter  à  sacrifier  les  autres  à  lui  ;  et  ce 
que  nous  nommons  la  conscience  ne  lui  a  jamais 
paru  que  le  nom  poétique  de  la  duperie. 

CHAPITRE  II. 

Révolution  du  iS  bi'imiaire'. 

Dans  le  temps  qui  s'hélait  écoulé  depuis  les  lettres 
que  les  frères  de  Bonaparte  lui  avaient  écrites  en 
Egypte  pour  fe  rappeler,  les  affaires  avaient  sin- 
gulièrement changé  de  face  en  France.  Le  général 
Bernadotte,  nommé  ministre  de  la  guerre,  avait 
en  peu  de  mois  réorganisé  les  armées.  L'extrême 
activité  de  ce  général  réparait  tous  les  maux  que 
la  négligence  avait  causés.  Un  jour,  comme  il  pas- 
sait en  revue  les  jeunes  gens  de  Paris  qui  allaient 
partir  pour  la  guerre,  Enfants,  leur  dit-il ,Uy  a 
sûrement  parini  vous  de  grands  capitaines.  Ces. 
simples  paroles  électrisaient  les  âmes,  en  rappelant 
l'un  des  premiers  avantages  des  institutions  libres, 
l'émulation  qu'elles  excitent  dans  toutes  les  classes. 

Les  Anglais  avaient  fait  une  descente  en  Hol- 
lande, mais  ils  en  étaient  déjà  repoussés.  Les 
Russes  avaient  été  battus  à  Zurich  par  Masséna,; 
les-  armées  françaises  repr-enaient  l'offensive  en 
Italie.  Ainsi,  quand  le  générât  Bonaparte  revint, 
la  Suisse,  la  Hollande  et  le  Piémont  étaient  encore 
sous  l'influence  française;  la  barrière  du  Rhin, 
conquise  par  la  république,  ne  lui  était  point  dis- 
putée, et  la  force  de  la  France  était  en  équilibre 
avec  celle  des  autres  États  de  l'Europe.  Pouvait-on 
imaginer  alors  que,  de  toutes  les  combinaisons  que 
le  sort  offrait  à  la  France,  celte  qui  devait  la  con- 
duire à  être  conquise  et  subjuguée  était  de  prendre 
pour  chef  le  plus  habile  des  généraux.'  La  tyrannie 
anéantit  jusqu'aux  forces  militaires  mêmes  aux- 
quelles elle  a  tout  sacrifié. 

Ce  n'étaient  donc  plus  les  revers  de  la  France  au 
dehors  qui  faisaient  désirer  Bonaparte  en  1799; 
mais  la  peur  que  causaient  les  jacobins  le  servit 
puissamment.  Ils  n'avaient  plus  de  moyens,  et  leur 
apparition  n'était  que  celle  d'un  spectre  qui  vient 
remuer  des  cendres  ;  mais  c'en  était  assez  pour 
ranimer  la  haine  qu'ils  inspiraient,  et  la  nation  se 
précipita  dans  les  bras  de  Bonaparte  en  fuyant  un 
fantôme. 

Le  président  du  directoire  avait  dit ,  le  10  août 
de  l'année  même  oîi  Bonaparte  se  fit  consul  :  La 
royauté  ne  se  relèvera  jamais;  on  ne  verra  plus 
ces  hommes  qui  se  disaient  délégués  du  ciel  pour 
opprimer  avec  plus  de  sécurité  la  terre,  et  qui 
ne  voyaient  dans  la  France  que  leur  patrimoine, 


204 


CONSIDERATIONS 


dans  les  Français  que  leurs  sujets,  et  dans  les 
lois  que  l'expression  de  leur  bon  plaisir.  Ce  qu'on 
ne  devait  plus  voir ,  on  le  vit  bientôt  néanmoins  ; 
et  ce  que  la  France  souhaitait  en  appelant  Bona- 
parte ,  le  repos  et  la  paix ,  était  précisément  ce  que 
son  caractère  repoussait ,  comme  un  élément  dans 
lequel  il  ne  pouvait  vivre. 

Lorsque  César  renversa  la  république  romaine , 
il  avait  à  combattre  Pompée  et  les  plus  illustres 
patriciens  de  son  temps;  Cicéron  et  Caton  luttaient 
contre  lui  :  tout  était  grandeur  en  opposition  à  la 
sienne.  Le  général  Bonaparte  ne  rencontra  que  des 
adversaires  dont  les  noms  ne  valent  pas  la  peine 
d'être  cités.  Si  le  directoire  même  avait  été  dans 
toute  sa  force  passée ,  il  aurait  dit  comme  Rewbell, 
lorsqu'on  lui  faisait  craindre  que  le  général  Bona- 
parte n'offrît  sa  démission  :  Eh  bien ,  acceptons-la, 
car  la  république  ne  manquera  jamais  d'un  gé- 
néral pour  commander  ses  armées.  En  effet ,  ce 
qui  avait  rendu  les  armées  de  la  république  fran- 
çaise redoutables  jusqu'alors ,  c'était  de  n'avoir  eu 
besoin  d'aucun  homme  en  particulier  pour  les  con- 
duire. La  liberté  développe  dans  une  grande  nation 
tpus  les  talents  qu'exigent  les  circonstances. 

Le  18  brumaire  précisément,  j'arrivai  de  Suisse 
à  Paris;  et  comme  je  changeais  de  chevaux,  à 
quelques  lieues  de  la  ville ,  on  me  dit  que  le  direc- 
teur Barras  venait  de  passer,  retournant  à  sa  terre 
de  Grosbois,  accompagné  par  des  gendarmes.  Les 
postillons  racontaient  les  nouvelles  du  jour;  et 
cette  façon  populaire  de  les  apprendre  leur  donnait 
encore  plus  de  vie.  C'était  la  première  fois ,  depuis 
la  révolution ,  qu'on  entendait  un  nom  propre  dans 
toutes  les  bouches.  Jusqu'alors  on  disait  :  L'assem- 
blée constituante  a  fait  telle  chose ,  le  peuple ,  la 
convention;  maintenant,  on  ne  parlait  plus  que  de 
cet  homme  qui  devait  se  mettre  à  la  place  de  tous, 
et  rendre  l'espèce  humaine  anonyme,  en  accapa- 
rant la  célébrité  pour  lui  seul,  et  en  empêchant 
tout  être  existant  de  pouvoir  jamais  en  acquérir. 

Le  soir  même  de  mon  arrivée,  j'appris  que, 
pendant  les  cinq  semaines  que  le  général  Bona- 
parte avait  passées  à  Paris  depuis  son  retour,  il 
avait  préparé  les  esprits  à  la  révolution  qui  venait 
d'éclater.  Tous  les  partis  s'étaient  offerts  à  lui ,  et 
il  leur  avait  donné  de  l'espoir  à  tous.  Il  avait  dit 
aux  jacobins  qu'il  les  préserverait  du  retour  de 
l'ancienne  dynastie  ;  il  avait  au  contraire  laissé  les 
royalistes  se  flatter  qu'il  rétablirait  les  Bourbons; 
il  avait  fait  dire  à  Sieyes  qu'il  lui  donnerait  les 
moyens  de  mettre  au  jour  la  constitution  qu'il  te- 
nait dans  un  nuage  depuis  dix  ans  ;  il  avait  surtout 
captivé  le  public,  qui  n'est  d'aucun  parti,  par  des 


protestations  générales  d'amour  de  l'ordre  et  de  la 
tranquillité.  On  lui  parla  d'une  femme  dont  le  di- 
rectoire avait  fait  saisir  les  papiers;  il  se  récria 
sur  l'absurde  atrocité  de  tourmenter  les  femmes , 
lui  qui  en  a  tant  condamné  selon  son  caprice  à  des 
exils  sans  terme;  il  ne  parlait  que  de  la  paix,  lui 
qui  a  introduit  la  guerre  éternelle  dans  le  monde. 
Enfin,  il  y  avait  dans  sa  manière  une  hypocrisie 
doucereuse  qui  faisait  un  odieux  contraste  avec  ce 
qu'on  savait  de  sa  violence.  Mais ,  après  une  tour- 
mente de  dix  années,  l'enthousiasme  des  idées 
avait  fait  place  dans  les  hommes  de  la  révolution 
aux  craintes  et  aux  espérances  qui  les  concernaient 
personnellement.  Au  bout  d'un  certain  temps  les 
idées  reviennent  ;  mais  la  génération  qui  a  eu  part 
à  de  grands  troubles  civils ,  n'est  presque  jamais 
capable  d'établir  la  liberté  :  elle  s'est  trop  souillée 
pour  accomplir  une  œuvre  si  pure. 

La  révolution  de  France  n'a  plus  été ,  depuis  le 
18  fmctidor,  qu'une  succession  continuelle  d'hom- 
mes qui  se  perdaient,  en  préférant  leur  intérêt 
à  leur  devoir  :  ils  donnaient  du  moins  ainsi  une 
grande  leçon  à  leurs  successeurs. 

Bonaparte  ne  rencontra  point  d'obstacles  pour 
arriver  au  pouvoir.  Moreau  n'était  pas  entrepre- 
nant dans  les  affaires  civiles;  le  général  Bernadotte 
demanda  vivement  au  directoire  de  le  rappeler  au 
ministère  de  la  guerre.  Sa  nomination  fût  écrite , 
mais  le  courage  manqua  pour  la  signer.  Presque 
tous  les  militaires  se  rallièrent  donc  à  Bonaparte  ; 
car ,  en  se  mêlant  encore  une  fois  des  révolutions 
intérieures,  ils  étaient  résolus  à  placer  un  des  leurs 
à  la  tête  de  l'État ,  afin  de  s'assurer  ainsi  les  ré- 
compenses qu'ils  voulaient  obtenir. 

Un  article  de  la  constitution  qui  permettait  au 
conseil  des  anciens  de  transférer  le  corps  législatif 
dans  une  autre  ville  que  Paris ,  fut  le  moyen  dont 
on  se  servit  pour  amener  le  renversement  du  di- 
rectoire. 

Le  conseil  des  anciens  ordonna,  le  18 brumaire, 
que'  le  corps  législatif  se  transportât  à  Saint-CIoud 
le  lendemain  19,  parce  qu'on  pouvait  y  faire  agir 
plus  facilement  la  force  militaire.  Le  18  au  soir, 
la  ville  entière  était  agitée  par  l'attente  de  la  grande 
journée  du  lendemain;  et  sans  aucun  doute  la  ma- 
jorité des  honnêtes  gens ,  craignant  le  retour  des 
jacobins,  souhaitait  alors  que  le  général  Bonaparte 
eût  l'avantage.  Mon  sentiment,  je  l'avoue ,  était 
fort  mélangé.  La  lutte  étant  une  fois  engagée ,  une 
victoire  momentanée  des  jacobins  pouvait  amener 
des  scènes  sanglantes  ;  mais  j'éprouvais  néanmoins, 
à  l'idée  du  triomphe  de  Bonaparte ,  une  douleur 
que  je  pourrais  appeler  prophétique. 


SUR  LA  REVOLUTION  TRAIN  ÇAlSE. 


205 


Un  de  mes  amis ,  présent  à  la  séance  de  Saint- 
Cloud,  m'envoyait  des  courriers  d'heure  en  heure  : 
une  fois  il  me  manda  que  les  jacobins  allaient  l'em- 
porter ,  et  je  me  préparai  à  quitter  de  nouveau  la 
France;  l'instant  d'après  j'appris  que  le  général 
Bonaparte  avait  triomphé,  les  soldats  ayant  dis- 
persé la  représentation  nationale;  et  je  pleurai, 
non  la  liberté,  elle  n'exista  jamais  en  France,  mais 
l'espoir  de  cette  liberté  sans  laquelle  il  n'y  a  pour 
ce  pays  que  honte  et  malheur.  Je  me  sentais  dans 
cet  instant  une  difficulté  de  respirer  qui  est  deve- 
nue depuis,  je  crois,  la  maladie  de  tous  ceux  qui 
ont  vécu  sous  l'autorité  de  Bonaparte. 

On  a  parlé  diversement  de  la  manière  dont  s'est 
accomplie  cette  révolution  du  18  brumaire.  Ce  qui 
importe  surtout ,  c'est  d'observer  dans  cette  occa- 
sion les  traits  caractéristiques  de  l'homme  qui  a 
été  près  de  quinze  ans  le  maître  du  continent  eu- 
ropéen. Il  se  rendit  à  l"a  barre  du  conseil  des  an- 
ciens ,  et  voulut  les  entraîner  en  leur  parlant  avec 
chaleur  et  avec  noblesse;  mais  il  ne  sait  pas  s'ex- 
primer dans  le  langage  soutenu;  ce  n'est  que  dans 
la  conversation  familière  que  son  esprit  mordant 
et  décidé  se  montre  à  son  avantage;  d'ailleurs, 
comme  il  n'a  d'enthousiasme  véritable  sur  aucun 
sujet,  il  n'est  éloquent  que  dans  l'injure,  et  rien 
ne  lui  était  plus  difficile  que  de  s'astreindre,  en 
improvisant ,  au  genre  de  respect  qu'il  faut  pour 
une  assemblée  qu'on  veut  convaincre.  Il  essaya  de 
dire  au  conseil  des  anciens  :  Je  suis  le  dieu  de  la 
guerre  et  de  la  fortune  ;  suivez  -  moi.  Mais  il  se 
servait  de  ces  paroles  pompeuses  par  embarras, 
à  la  place  de  celles  qu'il  aurait  aimé  leur  dire  : 
Fous  êtes  tous  des  misérables ,  et  je  vous  ferai 
fusiller ,  si  vous  ne  m'ohéissez  pas. 

Le  19  brumaire,  il  arriva  dans  le  conseil  des 
cinq-cents,  les  bras  croisés,  avec  un  air  très-som- 
bre,  et  suivi  de  deux  grands  grenadiers  qui  proté- 
geaient sa  petite  stature.  Les  députés  appelés  ja- 
cobins poussèrent  des  hurlements  en  le  voyant 
entrer  dans  la  salle  ;  son  frère  Lucien ,  bien  heu- 
reusement pour  lui,  était  alors  président;  il  agitait 
en  vain  la  sonnette  pour  rétablir  l'ordre;  les  cris 
de  traître  et  d'usurpateur  se  faisaient  entendre 
de  toutes  parts  ;  et  l'un  des  députés ,  compatriote 
de  Bonaparte,  le  Corse  Aréna,  s'approcha  de  ce 
général  et  le  secoua  fortement  par  le  collet  de  son 
habit.  On  a  supposé,  mais  sans  fondement,  qu'il 
avait  un  poignard  pour  le  tuer.  Son  action  cepen- 
dant effraya  Bonaparte ,  et  il  dit  aux  grenadiers 
qui  étaient  à  coté  de  lui ,  en  laissant  tomber  sa 
tète  sur  l'épaule  de  l'un  d'eux  :  Tirez-moi  d'ici. 
Les  grenadiers  l'enlevèrent  du  milieu  des  députés 


qui  l'entouraient ,  ils  le  portèrent  hors  de  la  salle 
en  plein  air  ;  et ,  dès  qu'il  y  fut ,  sa  présence  d'es- 
prit lui  revint.  Il  monta  à  cheval  à  l'instant  même; 
et ,  parcourant  les  rangs  de  ses  grenadiers ,  il  les 
détermina  bientôt  à  ce  qu'il  voulait  d'eux. 

Dans  cette  circonstance,  comme  dans  beaucoup 
d'autres,  on  a  remarqué  que  Bonaparte  pouvait 
se  troubler  quand  un  autre  danger  que  celui  de  la 
guerre  était  en  face  de  lui ,  et  quelques  personnes 
en  ont  conclu  bien  ridiculement  qu'il  manquait  de 
courage.  Certes  on  ne  peut  nier  son  audace;  mais, 
comme  il  n'est  rien,  pas  même  brave,  d'une  façon 
généreuse ,  il  s'ensuit  qu'il  ne  s'expose  jamais  que 
quand  cela  peut  être  utile.  Il  serait  très-fâché  d'être 
tué,  parce  que  c'est  un  revers,  et  qu'il  veut  en  tout 
du  succès  ;  il  en  serait  aussi  fâché ,  parce  que  la 
mort  déplaît  à  son  imagination  ;  mais  il  n'hésite 
pas  à  hasarder  sa  vie,  lorsque,  suivant  sa  manière 
de  voir,  la  partie  vaut  le  risque  de  l'enjeu,  s'il  est 
permis  de  s'exprimer  ainsi. 

Après  que  le  général  Bonaparte  fut  sorti  de  la 
salle  des  cinq-cents,  les  députés  qui  lui  étaient  op- 
posés demandèrent  avec  véhémence  qu'il  fût  mis 
hors  la  loi ,  et  c'est  alors  que  son  frère  Lucien , 
président  de  l'assemblée ,  lui  rendit  un  éminent 
service,  en  se  refusant,  malgré  toutes  les  instances 
qu'on  lui  faisait,  à  mettre  cette  proposition  aux 
voix.  S'il  y  avait  consenti ,  le  décret  aurait  passé , 
et  personne  ne  peut  savoir  l'impression  que  ce  dé- 
cret eût  encore  produite  sur  les  soldats  :  ils  avaient 
constamment  abandonné  depuis  dix  ans  ceux  de 
leurs  généraux  que  le  pouvoir  législatif  avait  pros- 
crits; et,  bien  que  la  représentation  nationale  eût 
perdu  son  caractère  de  légalité  par  le  18  fructidor, 
la  ressemblance  des  mots  l'emporte  souvent  sur  la 
diversité  des  choses.  Le  général  Bonaparte  se 
hâta  d'envoyer  la  force  armée  prendre  Lucien  pour 
le  mettre  en  sûreté  hors  de  la  salle  ;  et,  dès  qu'il 
fut  sorti,  les  grenadiers  entrèrent  dans  l'orangerie, 
oii  les  députés  étaient  rassemblés,  et  les  chassèrent 
en  marchant  en  avant  d'une  extrémité  de  la  salle 
à  l'autre,  comme  s'il  n'y  avait  eu  personne.  Les 
députés,  repoussés  contre  le  mur,  furent  forcés  de 
s'enfuir  par  la  fenêtre  dans  les  jardins  de  Saint- 
Cloud,  avec  leurs  toges  sénatoriales.  On  avait  déjà 
proscrit  des  représentants  du  peuple  en  France; 
mais  c'était  la  première  fois  depuis  la  révolution 
qu'on  rendait  l'état  civil  ridicule  en  présence  de 
l'état  militaire  ;  et  Bonaparte  ,  qui  voulait  fonder 
son  pouvoir  sur  l'avilissement  des  corps  aussi  bien 
que  sur  celui  des  individus,  jouissait  d'avoir  su, 
dès  les  premiers  instants,  détruire  la  considération 
des  députés  du  peuple.  Du  moment  que  la  force 


206 


CONSIDERATIONS 


inorale  de  la  repre'sentation  nationale  était  anéan- 
tie, un  corps  législatif,  quel  qu'il  fût,  n'offrait  aux 
yeux  des  militaires  qu'une  réunion  de  cinq  cents 
hommes  beaucoup  moins  forts  et  moins  dispos 
qu'un  bataillon  du  même  nombre ,  et  ils  ont  tou- 
jours été  prêts  depuis,  si  leur  chef  le  commandait, 
à  redresser  les  diversités  d'opinion  comme  des 
fautes  de  discipline. 

Dans  les  comités  des  cinq-cents,  en  présence  des 
officiers  de  sa  suite  et  de  quelques  amis  des  direc- 
teurs ,  le  général  Bonaparte  tint  un  discours  qui 
fut  imprimé  dans  les  journaux  du  temps.  Ce  dis- 
cours offre  un  rapprochement  singulier,  et  que 
l'histoire  doit  recueillir.  Qu'ont-ils  fait,  dit-il  en 
parlant  des  directeurs,  de  cette  France  que  je  leur 
ai  laissée  si  brillante?  Je  leur  avais  laissé  la  paix, 
et  j'ai  retrouvé  la  guérite;  je  leur  avais  laissé 
des  victoires,  et  j'ai  retrouvé  des  revers.  Enfin 
qu'ont-ils  fait  de  cent  mille  Français  que  je  con- 
naissais tous,  mes  compagnons  d'armes,  et  qui 
sont  morts  maintenant?  Puis,  terminant  tout  à 
coup  sa  harangue  d'un  ton  plus  calme,  il  ajouta  : 
Cet  état  de  choses  ne  peut  durer  ,•  il  nous  mène- 
rait dans  trois  ans  au  despotisme.  Bonaparte 
s'est  chargé  de  hâter  l'accomplissement  de  sa  pré- 
diction. 

Mais  ne  serait-ce  pas  une  grande  leçon  pour 
l'espèce  humaine ,  si  ces  directeurs ,  hommes  très- 
peu  guerriers ,  se  relevaient  de  leur  poussière ,  et 
demandaient  compte  à  Napoléon  de  la  barrière 
du  Rhin  et  des  Afpes,  conquise  par  la  république; 
compte  des  étrangers  arrivés  deux  fois  à  Paris; 
compte  de  trois  millions  de  Français  qui  ont  péri 
depuis  Cadix  jusqu'à  Moscou  ;  compte  surtout  de 
cette  sympathie  que  les  nations  ressentaient  pour 
la  cause  de  la  liberté  en  France,  et  qui  s'est  main- 
tenant changée  en  aversion  invétérée  ?  Certes ,  les 
directeurs  n'en  seraient  pas  pour  cela  plus  à  louer; 
mais  on  devrait  conclure  que  de  nos  jours  une 
nation  éclairée  ne  peut  rien  faire  de  pis  que  de  se 
remettre  entre  les  mains  d'un  homme.  Le  public 
a  plus  d'esprit  qu'aucun  individu  maintenant,  et 
les  institutions  rallient  les  opinions  beaucoup  plus 
sagement  que  les  circonstances.  Si  la  nation  fran- 
çaise, au  lieu  de  choisir  ce  fatal  étranger,  qui  l'a 
exploitée  pour  son  propre  compte ,  et  mal  exploi- 
tée même  sous  ce  rapport;  si  la  nation  française, 
dis -je,  alors  si  imposante,  malgré  toutes  ses  fau- 
tes, s'était  constituée  elle-même,  en  respectant 
les  leçons  que  dix  ans  d'expérience  venaient  de  lui 
donner,  elle  serait  encore  la  lumière  du  monde. 


CHAPITRE  III. 

Comment  la  constitution  consulaire  fut  établie. 

Le  sortilège  le  plus  puissant  dont  Bonaparte  se 
soit  servi  pour  fonder  son  pouvoir ,  c'est ,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  la  terreur  qu'inspirait  le 
nom  seul  du  jacobinisme ,  bien  que  tous  les  hom- 
mes capables  de  réflexion  sachent  parfaitement  que 
ce  fléau  ne  peut  renaître  en  France.  On  se  donne 
volontiers  l'air  de  craindre  les  partis  battus ,  pour 
motiver  des  mesures  générales  de  rigueur.  Tous 
ceux  qui  veulent  favoriser  l'établissement  du  des- 
potisme rappellent  avec  violence  les  forfaits  com- 
mis par  la  démagogie.  C'est  une  tactique  très-facile  ; 
aussi  Bonaparte  paralysait-il  toute  espèce  de  résis- 
tance à  ses  volontés  par  ces  mots  :  Foulez -vous 
que  je  vous  livre  aux  jacobins?  Et  la  France 
alors  pliait  devant  lui ,  sans  que  des  hommes  éner- 
giques osassent  lui  répondre  :  Nous  saurons  com- 
battre les  jacobins  et  vous.  Enfin  même  alors  on 
ne  l'aimait  pas ,  mais  on  le  préférait  ;  il  s'est  pres- 
que toujours  offert  en  concurrence  avec  une  autre 
crainte ,  afin  de  faire  accepter  sa  puissance  comme 
un  moindre  mal. 

Une  commission ,  composée  de  cinquante  mem- 
bres des  cinq-cents- et  des  anciens,  fut  chargée  de 
discuter  avec  le  général  Bonaparte  la  constitution 
qu'on  allait  proclamer.  Quelques-uns  de  ces  mem- 
bres qui  avaient  sauté  la  veille  par  la  fenêtre ,  pour 
échapper  aux  baïonnettes ,  traitaient  sérieusement 
les  questions  abstraites  des  lois  nouvelles ,  connwe 
si  l'on  avait  pu  supposer  encore  que  leur  autorité 
serait  respectée.  Ce  sang -froid  pouvait  être  beau 
s'il  eût  été  joint  à  de  l'énergie  ;  mais  on  ne  discu- 
tait les  questions  abstraites  que  pour  établir  une 
tyrannie  ;  comme  du  temps  de  Cromwell  on  cher- 
chait dans  la  Bible  des  passages  pour  autoriser  le 
pouvoir  absolu. 

Bonaparte  laissait  ces  hommes ,  accoutumés  à  la 
tribune,  dissiper  en  paroles  leur  reste  de  carac- 
tère ;  mais ,  quand  ils  approchaient ,  par  la  théorie, 
trop  près  de  la  pratique ,  il  abrégeait  toutes  les 
difficultés  en  les  menaçant  de  ne  plus  se  mêler  de 
leurs  affaires ,  c'est-à-dire ,  de  les  terminer  par  la 
force.  Il  se  complaisait  assez  dans  ces  longues  dis- 
cussions, parce  qu'il  aime  beaucoup  lui -même  à 
parler.  Son  genre  de  dissimulation  en  politique 
n'est  pas  le  silence  ;  il  aime  mieux  dérouter  les  es- 
prits par  un  tourbillon  de  discours  ,  qui  fait  croire 
tour  à  tour  aux  choses  le  plus  opposées.  En  effet, 
on  trompe  souvent  mieux  en  parlant  qu'en  se  tai- 
sant. Le  moindre  signe  trahit  ceux  qui  se  taisent  ; 
mais ,  quand  on  a  l'impudeur  de  mentir  activement, 


SUR  LA  REVOLUTIOr^  FRANÇMSE. 


207 


on  peut  agir  davantage  sur  la  conviction.  Bonaparte 
se  prêtait  donc  aux  arguties  d'un  comité  qui  discu- 
tait l'établissement  d'un  ordre  social  comme  la 
composition  d'un  livre.  Il  n'était  pas  alors  question 
de  corps  anciens  à  ménager ,  de  privilèges  à  con- 
server, ou  même  d'usages  à  respecter  :  la  révolu- 
tion avait  tellement  dépouillé  la  France  de  tous  les 
souvenirs  du  passé,  qu'aucune  base  antique  ne 
gênait  le  plan  de  la  constitution  nouvelle. 

Heureusement  pour  Bonaparte,  il  n'était   pas 
même   nécessaire ,  dans  une  pareille  discussion , 
d'avoir  recours  à  des  connaissances  approfondies  ; 
il  suffisait  de  combattre  contre  des  raisonnements , 
espèce  d'armes  dont  il  se  jouait  à  son  gré,  et 
auxquelles  il  opposait ,  quand  cela  lui  convenait , 
une  logique  où  tout  était  inintelligible,  excepté  sa 
volonté.   Quelques  personnes  ont  cru  que  Bona- 
parte avait  une  grande  instruction  sur  tous  les 
sujets ,  parce  qu'il  a  fait  à  cet  égard ,  comme  à  tant 
d'autres ,   usage    de   son   charlatanisme.    Mais , 
comme  il  a  peu  lu  dans  sa  vie ,  il  ne  sait  que  ce 
qu'il  a  recueilli  par  la  conversation.  Le  hasard 
peut  faire  qu'il  vous  dise ,  sur  un  sujet  quelcon- 
que, une  chose  très -détaillée  et  niême  très -sa- 
vante ,   s'il   a   rencontré   quelqu'un  qui   l'en  ait 
informé  la  veille  ;  mais ,  l'instant  d'après  ,  on  dé- 
couvre qu'il  ne  sait  pas  ce  que  tous  les  gens  ins- 
truits ont  appris  dès  leur  enfance.  Sans  doute  il 
faut  avoir  beaucoup  d'esprit  d'un  certain  genre, 
de  l'esprit  d'adresse  ,  pour  déguiser  ainsi  son  igno- 
rance ;  toutefois  ,  il  n'y  a  que  les  personnes  éclai- 
rées par  des  études  sincères  et  suivies ,  qui  puis- 
sent avoir  des  idées  vraies  sur  le  gouvernement 
des  peuples.  La  vieille  doctrine  de  la  perfidie  n'a 
réussi  à  Bonaparte  que  parce  qu'il  y  joignait  le 
prestige  de  la  victoire.  Sans  cette  association  fa- 
tale ,  il  n'y  aurait  pas  deux  manières  de  voir  un 
tel  homme. 

On  nous  racontait  tous  les  soirs  les  séances  de 
Bonaparte  avec  son  comité ,  et  ces  récits  auraient 
pu  nous  amuser ,  s'ils  ne  nous  avaient  pas  profon- 
dément attristés  sur  le  sort  de  la  France.  La  servi- 
lité de  l'esprit  de  courtisan  commençait  à  se 
développer  dans  les  hommes  qui  avaient  montré 
le  plus  d'âpreté  révolutionnaire.  Ces  féroces  jaco- 
bins préludaient  aux  rôles  de  barons  et  de  comtes 
qui  leur  étaient  destinés  par  la  suite,  et  tout  an- 
nonçait que  leur  intérêt  personnel  serait  le  vrai 
protée  qui  prendrait  à  volonté  les  formes  les  plus 
diverses. 

Pendant  cette  discussion ,  je  rencontrai  un  con- 
ventionnel que  je  ne  nommerai  point;  car  pourquoi 
nommer,  quand  la  vérité  du  tableau  ne  l'exige  pas  ? 


Je  lui  exprimai  mes  alarmes  sur  la  liberté.  «Oh! 
<>  me  répondit-il ,  madame ,  nous  en  sommes  arrivés 
<■  au  point  de  ne  plus  songer  à  sauver  les  principes 
«  de  la  révolution,  mais  seulement  les  hommes  qui 
«  l'ont  faite.  »  Certes,  ce  vœu  n'était  pas  celui  de 
la  France. 

On  croyait  que  Sieyes  présenterait  toute  rédigée 
cette  fameuse  constitution  dont  on  parlait  depuis 
dix  ans  comme  de  l'arche  d'alliance  qui  devait  réu- 
nir tous  les  partis;  mais,  par  urife  bizarrerie  sin- 
gulière, il  n'avait  rien  d'écrit  sur  ce  sujet.  La  su- 
périorité de  l'esprit  de  Sieyes  ne  saurait  l'emporter 
sur  la  misanthropie  de  son  caractère;  la  race  hu- 
maine lui  déplaît,  et  il  ne  sait  pas  traiter  avec  elle  : 
on  dirait  qu'il  voudrait  avoir  affaire  à  autre  chose 
qu'à  des  hommes,  et  qu'il  renonce  à  tout,  faute  de 
pouvoir  trouver  sur  la  terre  une  espèce  plus  selon 
son  goût.  Bonaparte,  qui  ne  perdait  son  temps  ni 
dans  la  contemplation  des  idées  abstraites,  ni  dans 
le  découragement  de  l'humeur,  aperçut  très- vite  en 
quoi  le  système  de  Sieyes  pouvait  lui  être  utile; 
c'était  parce  qu'il  anéantissait  très-artistement  les 
élections  populaires  :  Sieyes  y  substituait  des  listes 
de  candidats  sur  lesquelles  le  sénat  devait  choisir 
les  membres  du  corps  législatif  et  du  tribunat  ;  car 
on  mettait,  je  ne  sais  pourquoi,  trois  corps  dans 
cette  constitution,  et  même  quatre,  si  l'on  y  com- 
prend le  conseil  d'État,  dont  Bonaparte  s'est  si  bien 
servi  depuis.  Quand  le  choix  des  députés  n'est  pas 
purement  et  directement  fait  par  le  peuple ,  il  n'y 
a  plus  de  gouvernement  représentatif;  des  institu- 
tions héréditaires  peuvent  accompagner  celle  de 
l'élection,  mais  c'est  en  elle  que  consiste  la  liberté. 
Aussi  l'important  pour  Bonaparte  était-il  de  para- 
lyser l'élection  populaire,  parce  qu'il  savait  bien 
qu'elle  est  inconciliable  avec  le  despotisme. 

Dans  cette  constitution,  le  tribunat,  composé 
de  cent  personnes,  devait  parler,  et  le  corps  légis- 
latif, composé  de  deux  cent  cinquante,  devait  se 
taire  ;  mais  on  ne  concevait  pas  pourquoi  l'on  don- 
nait à  l'un  cette  permission ,  en  imposant  à  l'autre 
cette  contrainte.  Le  tribunat  et  le  corps  législatif 
n'étaient  point  assez  nombreux  en  proportion  de 
la  population  de  la  France,  et  toute  l'importance  po- 
litique devait  se  concentrer  dans  le  sénat  conser- 
vateur, qui  réunissait  tous  les  pouvoirs  hors  un 
seul ,  celui  qui  naît  de  l'indépendance  de  fortune. 
Les  sénateurs  n'existaient  que  par  les  appointe- 
ments qu'ils  recevaient  du  pouvoir  exécutif.  Le  sé- 
nat n'était  en  effet  que  le  masque  de  la  tyrannie; 
il  donnait  aux  ordres  d'un  seul  l'apparence  d'être 
discutés  par  plusieurs. 

Quand  Bonaparte  fut  assuré  de  n'avoir  affaire 


208 


CONSIDERATIONS 


qu'à  des  hommes  payés,  divisés  en  trois  corps,  et 
nommés  les  uns  par  les  autres ,  il  se  crut  certain 
d'atteindre  son  but.  Ce  beau  nom  de  tribun  signi- 
fiait des  pensions  pour  cinq  ans  ;  ce  grand  nom  de 
sénateur  signifiait  des  canonicats  à  vie,  et  il  com- 
prit bien  vite  que  les  uns  voudraient  acquérir  ce 
que  les  autres  désireraient  conserver.  Bonaparte 
se  faisait  dire  sa  volonté  sur  divers  tons,  tantôt 
par  la  voix  sage  du  sénat,  tantôt  par  les  cris  com- 
mandés des  tribuns,  tantôt  par  le  scrutin  silen- 
cieux du  corps  législatif;  et  ce  chœur  à  trois  par- 
ties était  censé  l'organe  de  la  nation,  quoiqu'un 
même  maître  en  fût  le  coryphée. 

L'œuvre  de  Sieyes  fut  sans  doute  altérée  par  Bo- 
naparte. Sa  vue  longue  d'oiseau  de  proie  lui  fit 
découvrir  et  supprimer  tout  ce  qui ,  dans  les  insti- 
tutions proposées,  pouvait  un  jour  amener  quelque 
résistance;  mais  Sieyes  avait  perdu  la  liberté, 
en  substituant  quoi  que  ce  fdt  à  l'élection  po- 
pulaire. 

Bonaparte  lui-même  n'aurait  peut-être  pas  été 
assez  fort  pour  opérer  alors  un  tel  changement 
dans  les  principes  généralement  admis  ;  il  fallait 
que  le  philosophe  servît  à  cet  égard  les  desseins  de 
l'usurpateur.  Non  assurément  que  Sieyes  voulût 
établir  la  tyrannie  en  France,  on  doit  lui  rendre  la 
justice  qu'il  n'y  a  jamais  pris  part  :  et  d'ailleurs, 
un  homme  d'autant  d'esprit  ne  peut  aimer  l'auto- 
rité d'un  seul ,  si  ce  seul  n'est  pas  lui-même.  Mais, 
par  sa  métaphysique,  il  embrouilla  la  question  la 
plus  simple,  celle  de  l'élection;  et  c'est  à  l'ombre 
de  ces  nuages  que  Bonaparte  s'introduisit  impuné- 
ment dans  le  despotisme. 

CHAPITRE  IV. 

Des  progrès  du  pouvoir  absolu  de  Bonaparte, 

On  ne  saurait  trop  observer  les  premiers  symp- 
tômes de  la  tyrannie  ;  car,  quand  elle  a  grandi  à  un 
certain  point,  il  n'est  plus  temps  de  l'arrêter.  Un 
seul  homme  enchaîne  la  volonté  d'une  multitude 
d'individus  dont  la  plupart,  pris  séparément,  sou- 
haiteraient d'être  libres,  mais  qui  néanmoins  se 
soumettent,  parce  que  chacun  d'eux  redoute  l'au- 
tre, et  n'ose  lui  communiquer  franchement  sa 
pensée.  Souvent  il  suffit  d'une  minorité  très-peu 
nombreuse  pour  faire  face  tour  à  tour  à  chaque 
portion  de  la  majorité  qui  s'ignore  elle-même. 

Malgré  les  diversités  de  temps  et  de  lieux,  il  y  a 
des  points  de  ressemblance  entre  l'histoire  de  tou- 
tes les  nations  tombées  sous  le  joug.  C'est  presque 
toujours  après  de  longs  troubles  civils  que  la  ty- 
rannie s'établit,  parce  qu'elle  offre  à  tous  les  partis 


épuisés  et  craintifs  l'espoir  de  trouver  en  elle  un 
abri.  Bonaparte  a  dit  de  lui-même,  avec  raison, 
qu'il  savait  jouera  merveille  de  l'instrument  du  pou- 
voir. En  effet,  comme  il  ne  tient  à  aucune  idée,  et 
qu'il  n'est  arrêté  par  aucun  obstacle ,  il  se  présente 
dans  l'arène  des  circonstances  en  athlète  aussi 
souple  que  vigoureux,  et  son  premier  coup  d'œil 
lui  fait  connaître  ce  qui ,  dans  chaque  personne , 
ou  dans  chaque  association  d'hommes,  peut  servir 
à  ses  desseins  personnels.  Son  pian,  pour  parvenir 
à  dominer  la  France,  se  fonda  sur  trois  bases 
principales  :  contenter  les  intérêts  des  hommes  aux 
dépens  de  leurs  vertus,  dépraver  l'opinion  par  des 
sophismes ,  et  donner  à  la  nation  pour  but  la  guerre 
au  lieu  de  la  liberté.  Nous  le  verrons  suivre  ces 
diverses  routes  avec  une  rare  habileté.  Les  Fran- 
çais, hélas!  ne  l'ont  que  trop  bien  secondé;  néan- 
moins, c'est  à  son  funeste  génie  surtout  qu'il  faut 
s'en  prendre;  car,  les  gouvernements  arbitraires 
ayant  empêché  de  tout  temps  que  cette  nation  n'eût 
des  idées  fixes  sur  aucun  sujet,  Bonaparte  a  fait 
mouvoir  ses  passions  sans  avoir  à  lutter  contre  ses 
principes.  Il  pouvait  dès  lors  honorer  la  France ,  et 
s'affermir  lui-même  par  des  institutions  respecta- 
bles ;  mais  le  mépris  de  l'espèce  humaine  a  tout 
desséché  dans  son  âme,  et  il  a  cru  qu'il  n'existait 
de  profondeur  que  dans  la  région  du  mal. 
'  Nous  avons  déjà  vu  que  le  général  Bonaparte  fit 
décréter  une  constitution  dans  laquelle  il  n'existait 
point  de  garanties.  De  plus ,  il  eut  grand  soin  de 
laisser  subsister  les  lois  émises  pendant  la  révolu- 
tion ,  afin  de  prendre  à  son  gré  l'arme  qui  lui  con- 
venait dans  cet  arsenal  détestable.  Les  commissions 
extraordinaires,  les  déportations,  les  exils,  l'escla- 
vage de  la  presse,  ces  mesures  malheureusement 
prises  au  nom  de  la  liberté ,  étaient  fort  utiles  à  la 
tyrannie.  Il  mettait  en  avant,  pour  les  adopter, 
tantôt  la  raison  d'État,  tantôt  la  nécessitédes  temps, 
tantôt  l'activité  de  ses  adversaires^  tantôt  le  besoin 
de  maintenir  le  calme.  Telle  est  l'artillerie  des 
phrases  qui  fondent  le  pouvoir  absolu,  car  les  cir- 
constances ne  finissent  jamais,  et  plus  on  veut  com- 
primer par  des  mesures  illégales,  plus  on  fait  de 
mécontents  qui  motivent  la  nécessité  de  nouvelles 
injustices.  C'est  toujours  à  demain  qu'on  remet 
l'établissement  de  la  loi ,  et  c'est  un  cercle  vicieux 
dont  on  ne  peut  sortir,  car  l'esprit  public  qu'on  at- 
tend pour  permettre  la  liberté  ne  saurait  résulter 
que  de  cette  liberté  même. 

La  constitution  donnait  à  Bonaparte  deux  col- 
lègues ;  il  choisit  avec  une  sagacité  singulière,  pour 
ses  consuls  adjoints,  deux  hommes  qui  ne  servaient 
qu'à  déguiser  son  unité  despotique  ;  l'un ,  Cajnba- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


209 


cérès,  jurisconsulte  d'une  grande  instruction ,  mais 
qui  avait  appris,  dans  la  convention,  à  plier  mé- 
thodiquement devant  la  terreur;  et  l'autre,  Lebrun, 
homme  d'un  esprit  très-cultivé  et  de  manières  très- 
polies,  mais  qui  s'était  formé  sous  le  chancelier 
Maupeou,  sous  ce  ministre  qui  avait  substitué  un 
parlement  nommé  par  lui  à  ceux  de  France ,  ne 
trouvant  pas  encore  assez  d'arbitraire  dans  la  mo- 
narchie telle  qu'elle  était  alors.  Cambacérès  était 
l'interprète  de  Bonaparte  auprès  des  révolution- 
naires, et  Lebrun  auprès  des  royalistes;  l'un  et  l'au- 
tre traduisaient  le  même  texte  en  deux  langues 
différentes.  Deux  habiles  ministres  avaient  aussi 
chacun  pour  mission  d'adapter  l'ancien  et  le  nou- 
veau régime  au  mélange  du  troisième.  Le  premier, 
grand  seigneur  engagé  dans  la  révolution,  disait 
aux  royalistes  qu'il  leur  convenait  de  retrouver  les 
institutions  monarchiques,  en  renonçant  à  l'an- 
cienne dynastie.  Le  second ,  un  homme  des  temps 
funestes,  mais  néanmoins  prêt  à  servir  au  rétablis- 
sement des  cours,  prêchait  aux  républicains  la 
nécessité  d'abandonner  leurs  opinions  politiques, 
pourvu  qu'ils  pussent  conserver  leurs  places.  Parmi 
ces  chevaliers  de  la  circonstance,  Bonaparte,  le 
grand  maître ,  savait  la  créer ,  et  les  autres  manœu- 
vraient selon  le  vent  que  ce  génie  des  orages  avait 
soufflé  dans  les  voiles. 

L'armée  politique  du  premier  consul  était  com- 
posée de  transfuges  des  deux  partis.  Les  royalistes 
lui  sacrifiaient  leur  fidélité  envers  les  Bourbons ,  et 
les  patriotes  leur  attachement  à  la  liberté  ;  ainsi 
donc  aucune  façon  de  penser  indépendante  ne  pou- 
vait se  montrer  sous  son  règne,  car  il  pardonnait 
plus  volontiers  un  calcul  égoïste  qu'une  opinion 
désintéressée.  C'était  par  le  mauvais  côté  du  cœur 
humain  qu'il  croyait  pouvoir  s'en  emparer. 

Bonaparte  prit  les  Tuileries  pour  sa  demeure, 
et  ce  fut  un  coup  de  partie  que  le  choix  de  cette 
habitation.  On  avait  vu  là  le  roi  de  France,  les 
habitudes  monarchiques  y  étaient  encore  présen- 
tes à  tous  les  yeux,  et  il  suffisait,  pour  ainsi  dire, 
de  laisser  faire  les  murs  pour  tout  rétablir.  Vers 
les  derniers  jours  du  dernier  siècle,  je  vis  entrer 
le  premier  consul  dans  le  palais  bâti  par  les  rois; 
et  quoique  Bonaparte  fût  bien  loin  encore  de  la 
magnificence  qu'il  a  développée  depuis,  l'on  voyait 
déjà  dans  tout  ce  qui  l'entourait  un  empressement 
de  se  faire  courtisan  à  l'orientale,  qui  dut  lui  per- 
suader que  gouverner  la  terre  était  chose  bien  fa- 
cile. Quand  sa  voiture  fut  arrivée  dans  la  cour  des 
Tuileries,  ses  valets  ouvrirent  la  portière  et  pré- 
cipitèrent le  marchepied  avec  une  violence  qui 
semblait  dire  que  les  choses  physiques  elles-mê- 


mes étaient  insolentes ,  quand  elles  retardaient  un 
instant  la  marche  de  leur  maître.  Lui  ne  regar- 
dait ni  ne  remerciait  personne,  comme  s'il  avait 
craint  qu'on  pût  le  croire  sensible  aux  hommages 
mêmes  qu'il  exigeait.  En  montant  l'escalier  au  mi- 
lieu de  la  foule  qui  se  pressait  pour  le  suivre,  ses 
yeux  ne  se  portaient  ni  sur  aucun  objet,  ni  sur 
aucune  personne  en  particulier;  il  y  avait  quelque 
chose  de  vague  et  d'insouciant  dans  sa  physiono- 
mie ,  et  ses  regards  n'exprimaient  que  ce  qu'il  lui 
convient  toujours  de  montrer,  l'indifférence  pour 
le  sort,  et  le  dédain  pour  les  hommes. 

Ce  qui  servait  singulièrement  le  pouvoir  de  Bo- 
naparte ,  c'est  qu'il  n'avait  rien  à  ménager  que  la 
masse.  Toutes  les  existences  individuelles  étaient 
anéanties  par  dix  ans  de  troubles,  et  rien  n'agit 
sur  un  peuple  comme  les  succès  militaires;  il  faut 
une  grande  puissance  de  raison  pour  combattre 
ce  penchant,  au  lieu  d'en  profiter.  Personne  en 
France  ne  pouvait  croire  sa  situation  assurée  :  les 
hommes  de  toutes  les  classes,  ruinés  ou  enrichis, 
bannis  ou  récompensés ,  se  trouvaient  également 
un  à  un ,  pour  ainsi  dire ,  entre  les  mains  du  pou- 
voir. Des  milliers  de  Français  étaient  portés  sur 
la  liste  des  émigrés  ;  d'autres  milliers  étaient  ac- 
quéreurs de  biens  nationaux;  des  milliers  étaient 
proscrits  comme  prêtres  ou  comme  nobles;  d'au- 
tres milliers  craignaient  de  l'être  pour  leurs  faits 
révolutionnaires.  Bonaparte,  qui  marchait  tou- 
jours entre  deux  intérêts  contraires,  se  gardait 
bien  de  mettre  un  terme  à  ces  inquiétudes  par  des 
lois  fixes  qui  pussent  faire  connaître  à  chacun  ses 
droits.  11  rendait  à  tel  ou  tel  ses  biens,  à  tel  ou 
tel  il  les  ôtait  pour  toujours.  Un  arrêté  sur  la  res- 
titution des  bois  réduisait  l'un  à  la  misère,  l'autre 
retrouvait  fort  au  delà  de  ce  qu'il  avait  possédé.  Il 
rendait  quelquefois  les  biens  du  père  au  fils ,  ceux 
du  frère  aîné  au  frère  cadet ,  selon  qu'il  était  con- 
tent ou  mécontent  de  leur  attachement  à  sa  per- 
sonne. Il  n'y  avait  pas  un  Français  qui  n'eût  quel- 
que chose  à  demander  au  gouvernement,  et  ce 
quelque  chose  c'était  la  vie;  car  alors  la  faveur 
consistait,  non  dans  le  frivole  plaisir  qu'elle  peut 
donner,  mais  dans  l'espérance  de  revoir  sa  patrie,  • 
et  de  retrouver  au  moins  une  portion  de  ce  qu'on 
possédait.  Le  premier  consul  s'était  réservé  la  fa- 
culté de  disposer,  sous  un  prétexte  quelconque , 
du  sort  de  tous  et  de  chacun.  Cet  état  inouï  de 
dépendance  excuse  à  beaucoup  d'égards  la  nation. 
Peut-on,  en  effet,  s'attendre  à  l'héroïsme  univer- 
sel? et  ne  faut-il  pas  de  l'héroïsme,  pour  s'expo- 
ser à  la  ruine  et  au  bannissement  qui  pesaient  sur 
toutes  les  têtes  par  l'application  d'un  décret  quel- 


210 


COINSIDERATIONS 


conque?  Un  concours  unique  de  circonstances 
mettait  à  la  disposition  d'un  homme  les  lois  de  la 
terreur ,  et  la  force  militaire  créée  par  l'enthou- 
siasme répuhlicain.  Quel  héritage  pour  un  habile 
despote  ! 

Ceux ,  parmi  les  Français ,  qui  cherchaient  à  ré- 
sister au  pouvoir  toujours  croissant  du  premier 
consul,  devaient  invoquer  la  liberté  pour  lutter 
avec  succès  contre  lui.  Mais  à  ce  mot,  les  aristo- 
crates et  les  ennemis  de  la  révolution  criaient  au 
jacobinisme,  et  secondaient  ainsi  la  tyrannie,  dont 
ils  ont  voulu  depuis  faire  retomber  le  blâme  sur 
leurs  adversaires. 

Pour  calmer  les  jacobins ,  qui  ne  s'étaient  pas 
encore  tous  ralHés  à  cette  cour,  dont  ils  ne  com- 
prenaient pas  bien  le  sens,  on  répandait  des  bro- 
chures dans  lesquelles  on  disait  que  l'on  ne  devait 
pas  craindre  que  Bonaparte  voulût  ressembler  à 
César,  à  Cromwell  ou  à  Monk;  rôles  usés,  disait- 
on  ,  qui  ne  conviennent  plus  au  siècle.  Il  n'est  pas 
bien  sûr ,  cependant ,  que  les  événements  de  ce 
monde  ne  se  répètent  pas,  quoique  cela  soit  inter- 
dit aux  auteurs  des  pièces  nouvelles;  mais  ce  qui 
importait  alors,  c'était  de  fournir  une  phrase  à 
tous  ceux  qui  voulaient  être  trompés  d'une  ma- 
nière décente.  La  vanité  française  commença  dès 
lors  à  se  porter  sur  l'art  de  la  diplomatie  :  la  na- 
tion entière,  à  qui  l'on  disait  le  secret  de  la  comé- 
die, était  flattée  de  la  confldence,  et  se  complai- 
sait dans  la  réserve  intelligente  que  l'on  exigeait 
d'elle. 

On  soumit  bientôt  les  nombreux  journaux  qui 
existaient  en  France  à  la  censure  la  plus  rigou- 
reuse, mais  en  même  temps  la  mieux  combinée; 
car  il  ne  s'agissait  pas  de  commander  le  silence  à 
une  nation  qui  a  besoin  de  faire  des  phrases ,  dans 
quelque  sens  que  ce  soit,  comme  le  peuple  romain 
avait  besoin  de  voir  les  jeux  du  cirque.  Bonaparte 
établit  dès  lors  cette  tyrannie  bavarde  dont  il  a 
tiré  depuis  un  si  grand  avantage.  Les  feuilles  pé- 
riodiques répétaient  toutes  la  même  chose  chaque 
jour,  sans  que  jamais  il  fût  permis  de  les  contre- 
dire. La  liberté  des  journaux  diffère  à  plusieurs 
égards  de  celle  des  livres.  Les  journaux  annoncent 
les  nouvelles  dont  toutes  les  classes  de  personnes 
sont  avides,  et  la  découverte  de  l'imprimerie,  loin 
d'être,  comme  on  l'a  dit,  la  sauvegarde  de  la  li- 
berté, serait  l'arme  la  plus  terrible  du  despotisme, 
si  les  journaux,  qui  sont  la  seule  lecture  des  trois 
quarts  de  la  nation,  étaient  exclusivement  soumis 
à  l'autorité.  Car,  de  même  que  les  troupes  réglées 
sont  plus  dangereuses  que  les  milices  pour  l'indé- 
pendance des   peuples,  les  écrivains  soldés  dé- 


pravent l'opinion  bien  plus  qu'elle  ne  pouvait  se 
dépraver,  quand  on  ne  communiquait  que  par  la 
parole,  et  que  l'on  formait  ainsi  son  jugement 
d'après  les  faits.  Mais ,  lorsque  la  curiosité  pour 
les  nouvelles  ne  peut  se  satisfaire  qu'en  recevant 
un  appoint  de  mensonges  ;  lorsque  aucun  événe- 
ment n'est  raconté  sans  être  accompagné  d'un  so- 
phisme; lorsque  la  réputation  de  chacun  dépend 
d'une  calomnie  répandue  dans  des  gazettes  qui  se 
multiplient  de  toutes  parts  sans  qu'on  accorde  à 
personne  la  possibilité  de  les  réfuter;  lorsque  les 
opinions  sur  chaque  circonstance ,  sur  chaque  ou- 
vrage, sur  chaque  individu,  sont  soumises  au  mot 
d'ordre  des  journalistes ,  comme  les  mouvements 
des  soldats  aux  chefs  de  file;  c'est  alors  que  l'art 
de  l'imprimerie  devient  ce  que  l'on  a  dit  du  canon, 
la  dernière  raison  des  rois. 

Bonaparte ,  lorsqu'il  disposait  d'un  million 
d'hommes  armés ,  n'en  attachait  pas  mqins  d'im- 
portance à  l'art  de  guider  l'esprit  public  par  les 
gazettes;  il  dictait  souvent  lui-même  des  articles 
de  journaux  qu'on  pouvait  reconnaître  aux  sacca- 
des violentes  du  style;  on  voyait  qu'il  aurait  voulu 
mettre  dans  ce  qu'il  écrivait  des  coups  au  lieu  de 
mots.  Il  a  dans  tout  son  être  un  fonds  de  vulgarité 
que  le  gigantesque  même  de  son  imagination  ne 
saurait  toujours  cacher.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  sache 
très-bien,  un  jour  donné,  se  montrer  avec  beau- 
coup de  convenance;  mais  il  n'est  à  son  aise  que 
dans  le  mépris  pour  les  autres  ;  et ,  dès  qu'il  peut 
y  rentrer,  il  s'y  complaît.  Toutefois,  ce  n'était  pas 
uniquement  par  goût  qu'il  se  livrait  à  faire  servir, 
dans  ses  notes  du  Moniteur,  le  cynisme  de  la  ré- 
volution au  maintien  de  sa  puissance.  Il  ne  per- 
mettait qu'à  lui  d'être  jacobin  en  France.  Mais, 
lorsqu'il  insérait  dans  ses  bulletins  des  injures 
grossières  contre  les  personnes  les  plus  respecta- 
bles, il  croyait  ainsi  captiver  la  masse  du  peuple 
et  des  soldats ,  en  se  rapprochant  de  leur  langage 
et  de  leurs  passions,  sous  la  pourpre  même  dont 
il  était  revêtu. 

On  ne  peut  arriver  à  un  grand  pouvoir  qu'en 
mettant  à  profit  la  tendance  de  son  siècle  :  aussi 
Bonaparte  étudia-t  -  il  bien  l'esprit  du  sien.  Il  y 
avait  eu ,  parmi  les  hommes  supérieurs  du  dix- 
huitième  siècle  en  France,  un  superbe  enthousiasme 
pour  les  principes  qui  fondent  le  bonheur  et  la  di- 
gnité de  l'espèce  humaine;  mais  à  l'abri  de  ce 
grand  chêne  croissaient  des  plantes  vénéneuses, 
l'égoïsme  et  l'ironie;  et  Bonaparte  sut  habilement 
se  servir  de  ces  dispositions  funestes.  Il  tourna 
toutes  les  belles  choses  en  ridicule,  excepté  la 
force;  et  la  maxime  proclamée  sous  son  règne 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANCHISE. 


211 


était  :  Honte  aux  vaincus  !  Aussi  l'on  ne  serait 
tenté  de  dire  aux  disciples  de  sa  doctrine  qu'une 
seule  injure  :  Et  pourtant  vous  n^avez  pas  réussi; 
car  tout  blâme  tiré  du  sentiment  moral  ne  leur 
importerait  guère. 

Il  fallait  cependant  donner  un  principe  de  vie  à 
ce  système  de  dérision  et  d'immoralité,  sur  lequel 
se  fondait  le  gouvernement  civil.  Ces  puissances 
négatives  ne  suffisaient  pas  pour  marcher  en  avant, 
sans  l'impulsion  des  succès  militaires.  L'ordre  dans 
l'administration  et  dans  les  finances,  les  embellis- 
sements des  villes,  la  confection  des  canaux  et 
des  grandes  routes,  tout  ce  qu'on  a  pu  louer  enfin 
dans  les  affaires  de  l'intérieur,  avait  pour  unique 
base  l'argent  obtenu  par  les  contributions  levées 
sur  les  étrangers.  Il  ne  fallait  pas  moins  que  les 
revenus  du  continent  pour  procurer  alors  de  tels 
avantages  à  la  France;  et,  loin  qu'ils  fussent  fon- 
dés sur  des  institutions  durables ,  la  grandeur  ap- 
parente de  ce  colosse  ne  reposait  que  sur  des  pieds 
d'argile. 

CHAPITRE  V. 

V Angleterre  devait-elle  faire  la  paix  avec  Bo- 
naparte, à  son  avènement  au  consulat? 

Lorsque  le  général  Bonaparte  fui  nommé  con- 
sul, ce  qu'on  attendait  de  lui,  c'était  la  paix.  La 
nation  était  fatiguée  de  sa  longue  lutte;  et,  sûre 
alors  d'obtenir  son  indépendance,  avec  la  barrière 
du  llhin  et  des  Alpes,  elle  ne  souhaitait  que  la  tran- 
quillité; certes,  elle  s'adressait  mal  pour  l'obtenir. 
Cependant  le  premier  consul  fit  des  démarches 
pour  se  rapprocher  de  l'Angleterre,  et  le  ministère 
d'alors  s'y  refusa.  Peut-être  eut-il  tort,  car,  deux 
ans  après,  lorsque  Bonaparte  avait  déjà  assuré  sa 
puissance  par  la  victoire  de  Marengo,  le  gouverne- 
ment anglais  se  vit  dans  la  nécessité  de  signer  le 
traité  d'Amiens,  qui,  sous  tous  les  rapports,  était 
plus  désavantageux  que  celui  qu'on  aurait  obtenu 
dans  un  moment  où  Bonaparte  voulait  un  succès 
nouveau ,  la  paix  avec  l'Angleterre.  Cependant  je 
ne  partage  pas  l'opinion  de  quelques  personnes  qui 
prétendent  que  si  le  ministère  anglais  avait  alors 
accepté  les  propositions  de  la  France,  Bonanarte 
eût  dès  cet  instant  adopté  un  système  pacifique. 
Rien  n'était  plus  contraire  à  sa  nature  et  à  son 
intérêt.  Il  ne  sait  vivre  que  dans  l'agitation ,  et  si 
quelque  chose  peut  plaider  pour  lui  auprès  de  ceux 
qui  réfléchissent  sur  l'être  humain ,  c'est  qu'il  ne 
respire  librement  que  dans  une  atmosphère  volca- 
nique ;  son  intérêt  aussi  lui  conseillait  la  guerre. 

Tout  homme,  devenu  chef  unique  d'un  grand 


I  pays  autrement  que  par  l'hérédité ,  peut  difficile- 
ment s'y  maintenir ,  s'il  ne  donne  pas  à  la  nation 
de  la  liberté  ou  de  la  gloire  militaire,  s'il  n'est  pas 
Washington  ou  un  conquérant.  Or,  comme  il  était 
difficile  de  ressembler  moins  à  Washington  que 
Bonaparte,  il  ne  pouvait  établir  et  conserver  un 
pouvoir  absolu  qu'en  étourdissant  le  raisonnement; 
qu'en  présentant ,  tous  les  trois  mois  ,  aux  Fran- 
çais ,  une  perspective  nouvelle,  afin  de  suppléer, 
par  la  grandeur  et  la  variété  des  événements,  à 
l'émulation  honorable ,  mais  tranquille ,  dont  les 
peuples  libres  sont  appelés  à  jouir. 

Une  anecdote  peut  servir  à  faire  connaître  com- 
ment, dès  les  premiers  jours  de  l'avènement  de 
Bonaparte  au  consulat,  ses  alentours  savaient  déjà 
de  quelle  façon  servile  il  fallait  s'y  prendre  pour 
lui  plaire.  Parmi  les  arguments  allégués  par  lord 
Grenville  pour  ne  pas  faire  la  paix  avec  Bonaparte, 
il  y  avait  que,  le  gouvernement  du  premier  consul 
tenant  à  lui  seul ,  on  ne  pouvait  fonder  une  paix 
durable  sur  la  vie  d'un  homme.  Ces  paroles  irri- 
tèrent le  premier  consul;  il  ne  pouvait  souffrir 
qu'on  discutât  la  chance  de  sa  mort.  En  effet, 
quand  on  ne  rencontre  plus  d'obstacle  dans  les 
hommes,  on  s'indigne  contre  la  nature,  qui  seule 
est  inflexible;  il  nous  est,  à  nous  autres,  plus  fa- 
cile de  mourir;  nos  ennemis,  souvent  même  nos 
amis,  tout  notre  sort  enfin  nous  y  prépare.  L'homme 
chargé  de  réfuter  dans  le  Moniteur  la  réponse  de 
lord  Grenville,  se  servit  de  ces  expressions  :  Quant 
à  la  vie  et  à  la  mort  de  Bonaparte,  ces  choses-là, 
mîlord,  sont  au-dessus  de  votre  portée.  Ainsi 
le  peuple  de  Rome  appelait  les  empereurs  P'otre 
Éternité.  Bizarre  destinée  de  l'espèce  humaine, 
condamnée  à  rentrer  dans  le  même  cercle  par  les 
passions,  tandis  qu'elle  avance  toujours  dans  la 
carrière  des  idées  !  Le  traité  d'Amiens  fut  conclu , 
lorsque  les  succès  de  Bonaparte  en  Italie  le  ren- 
daient déjà  maître  du  continent-;  les  conditions  en 
étaient  très -désavantageuses  pour  les  Anglais,  et 
pendant  l'année  qu'il  subsista,  Bonaparte  se  permit 
des  empiétements  tellement  redoutables ,  qu'après 
la  faute  de  signer  ce  traité,  celle  de  ne  pas  le  rom- 
pre eût  été  la  plus  grande.  A  cette  époque,  en 
18t)3,  malheureusement  pour  l'esprit  de  liberté  en 
Angleterre,  et  par  conséquent  sur  le  continent, 
dont  elle  est  le  fanal,  le  parti  de  l'opposition,  ayant 
à  sa  tête  M.  Fox ,  fit  entièrement  fausse  route  par 
rapport  à  Bonaparte;  et  dès  lors  ce  parti,  si  ho- 
norable d'ailleurs ,  a  perdu  dans  la  nation  l'ascen- 
dant qu'il  eût  été  désirable  à  d'autres  égards  de 
lui  voir  conserver.  C'était  déjà  beaucoup  trop  que 
d'avoir  défendu  la  révolution  française  sous  le 


212 


CONSIDERATIONS 


règne  de  la  terreur;  mais  quelle  faute,  s'il  se  peut, 
plus  dangereuse  encore ,  que  de  considérer  Bona- 
parte comme  tenant  aux  principes  de  cette  révo- 
lution dont  il  était  le  plus  habile  destructeur! 
Sheridan ,  qui ,  par  ses  lumières  et  ses  talents , 
avait  de  quoi  faire  la  gloire  de  l'Angleterre  et  la 
sienne  propre,  montra  clairement  à  l'opposition 
le  rôle  qu'elle  devait  jouer,  dans  le  discours  élo- 
quent qu'il  prononça  à  l'occasion  de  la  paix  d'A- 
miens. 

«  La  situation  de  Bonaparte  et  l'organisation  de 
«  son  pouvoir  sont  telles ,  dit  Sheridan ,  qu'il  doit 
«  entrer  avec  ses  sujets  dans  un  terrible  échange; 
«  il  faut  qu'il  leur  promette  de  les  rendre  les  maî- 
«  très  du  monde ,  afin  qu'ils  consentent  à  être  ses 
«  esclaves  ;  et ,  si  tel  est  son  but ,  contre  quelle 
«puissance  doit -il  tourner  ses  regards  inquiets, 
«  si  ce  n'est  contre  la  Grande-Bretagne?  Quelques- 
«  uns  ont  prétendu  qu'il  ne  voulait  avoir  avec  nous 
«  d'autre  rivalité  que  celle  du  commerce;  heureux 
«  cet  homme ,  si  des  vues  administratives  étaient 
«  entrées  dans  sa  tête!  mais  qui  pourrait  le  croire? 
«  il  suit  l'ancienne  méthode  des  taxes  exagérées  et 
«  des  prohibitions.  Toutefois  il  voudrait  arriver 
n  par  un  chemin  plus  court  à  notre  perte  ;  peut- 
«  être  se  figure-t-il  que  ce  pays  une  fois  subjugué , 
«  il  pourra  transporter  chez  lui  notre  commerce, 
«  nos  capitaux  et  notre  crédit ,  comme  il  a  fait  ve- 
«  nir  à  Paris  les  tableaux  et  les  statues  d'Italie. 
«  Mais  ses  ambitieuses  espérances  seraient  bientôt 
«trompées;  ce  crédit  disparaîtrait  sous  la  griffe 
«  du  pouvoir;  ces  capitaux  s'enfonceraient  dans  la 
«  terre,  s'ils  étaient  foulés  aux  pieds  d'un  despote; 
«  et  ces  entreprises  commerciales  seraient  sans 
«  vigueur ,  en  présence  d'un  gouvernement  arbi- 
«  traire.  S'il  écrit  sur  ses  tablettes  des  notes  mar- 
«  ginales  relatives  à  ce  qu'il  doit  faire  des  divers 
«  pays  qu'il  a  soumis  ou  qu'il  veut  soumettre ,  le 
«  texte  entier  est  consacré  à  la  destruction  de  no- 
«  tre  patrie.  C'est  sa  première  pensée  en  s'éveil- 
«  lant ,  c'est  sa  prière,  à  quelque  divinité  qu'il  l'a- 
«  dresse,  à  Jupiter  ou  à  Mahomet,  au  dieu  des 
«  batailles  ou  à  la  déesse  de  la  raison.  Une  impor- 
«  tante  leçon  doit  être  tirée  de  l'arrogance  de  Bo- 
«  naparte  :  il  se  dit  l'instrument  dont  la  Provi- 
«  dence  a  fait  choix  pour  rendre  le  bonheur  à  la 
«  Suisse,  et  la  splendeur  et  l'importance  à  l'Italie; 
«  et  nous  aussi,  nous  devons  le  considérer  comme 
«  un  instrument  dont  la  Providence  a  fait  choix 
«  poiir  nous  rattacher  davantage ,  s'il  se  peut ,  à 
«  notre  constitution,  pour  nous  faire  sentir  le  prix 
«  de  la  liberté  qu'elle  nous  assure  ;  pour  anéantir 
«  toutes  les  différences  d'opinion  en  présence  de 


«cet  intérêt;  enfin, pour  avoir  sans  cesse  présent 
«  à  l'esprit,  que  tout  homme  qui  arrive  en  Angle- 
«  terre,  en  sortant  de  France,  croit  s'échapper 
«  d'un  donjon ,  pour  respirer  l'air  et  la  vie  de  l'in- 
«  dépendance.  » 

La  liberté  triompherait  aujourd'hui  dans  l'opi- 
nion universelle ,  si  tous  ceux  qui  se  sont  ralliés  à 
ce  noble  espoir  avaient  bien  vu,  dès  le  commence- 
ment du  règne  de  Bonaparte ,  que  le  premier  des 
contre-révolutionnaires,  et  le  seul  redoutable  alors, 
c'était  celui  qui  se  revêtait  des  couleurs  nationales, 
pour  rétablir  impunément  tout  ce  qui  avait  disparu 
devant  elles. 

Les  dangers  dont  l'ambition  du  premier  consul 
menaçait  l'Angleterre ,  sont  signalés  avec  autant 
de  vérité  que  de  force  dans  le  discours  que  nous 
venons  de  citer.  Le  ministère  anglais  est  donc 
amplement  justifié, d'avoir  recommencé  la  guerre; 
mais ,  quoiqu'il  ait  pu ,  dans  la  suite ,  prêter  plus 
ou  moins  d'appui  aux  adversaires  personnels  de 
Bonaparte,  il  ne  s'est  jamais  permis  d'autoriser 
un  attentat  contre  sa  vie  ;  une  telle  idée  ne  vint 
pas  aux  chefs  d'un  peuple  de  chrétiens.  Bonaparte 
courut  un  grand  danger  par  la  machine  infernale , 
assassinat  le  plus  coupable  de  tous ,  puisqu'il  me- 
naçait la  vie  d'un  grand  nombre  d'autres  person- 
nes en  même  temps  que  celle  du  consul.  Mais  le 
ministère  anglais  n'entra  point  dans  cette  conspi- 
ration ;  il  y  a  lieu  de  croire  que  les  chouans ,  c'est- 
à-dire,  les  jacobins  du  parti  aristocrate,  en  furent 
seuls  coupables.  A  cette  occasion  pourtant,  on 
déporta  cent  trente  révolutionnaires,  bien  qu'ils 
n'eussent  pris  aucune  part  à  la  machine  infernale. 
Mais  il  parut  simple  alors  de  profiter  du  trouble 
que  causait  cet  événement,  pour  se  débarrasser 
de  tous  ceux  qu'on  voulait  proscrire.  Singulière 
façon ,  il  faut  le  dire ,  de  traiter  l'espèce  humaine  ! 
Il  s'agissait  d'hommes  odieux!  s'écriera-t-on.  Cela 
se  peut;  mais  qu'importe?  N'apprendra-t-on  ja- 
mais en  France  qu'il  n'y  a  point  d'acception  de 
personnes  devant  la  loi  ?  Les  agents  de  Bonaparte 
s'étaient  fait  alors  le  bizarre  principe  de  frapper 
les  deux  partis  à  la  fois,  lorsque  l'un  des  deux  avait 
tort;  ils  appelaient  cela  de  l'impartialité.  Vers  ce 
temps ,  un  homme ,  auquel  il  faut  épargner  son 
nom,  proposa  de  brûler  vifs  ceux  qui  seraient  con- 
vaincus d'un  attentat  contre  la  vie  du  premier  con- 
sul. La  proposition  des  supplices  cruels  semblait 
appartenir  à  d'autres  siècles  que  le  nôtre;  mais  la 
flatterie  ne  s'en  tient  pas  toujours  à  la  platitude , 
et  la  bassesse  est  très-facilement  féroce. 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


213 


CHAPITRE  Vï. 

De  l'inauguration  du  concordat  à  Notre-Dame. 

A  l'époque  de  l'avènement  de  Bonaparte ,  les 
partisans  les  plus  sincères  du  catholicisme,  après 
avoir  été  si  longtemps  victimes  de  l'inquisition  po- 
litique ,  n'aspiraient  qu'à  une  parfaite  liberté  reli- 
gieuse. Le  vœu  général  de  la  nation  se  bornait  à 
ce  que  toute  persécution  cessât  désormais  à  l'égard 
des  prêtres ,  et  qu'on  n'exigeât  plus  d'eux  aucun 
genre  de  serment;  enfin 7  que  l'autorité  ne  se  mê- 
lât en  rien  des  opinions  religieuses  de  personne. 
Ainsi  donc,  le  gouvernement  consulaire  eût  con- 
tenté l'opinion,  en  maintenant  en  France  la  tolé- 
rance absolue ,  telle  qu'elle  existe  en  Amérique , 
chez  un  peuple  dont  la  piété  constante  et  les  moeurs 
sévères  qui  en  sont  la  preuve  ne  sauraient  être  mi- 
ses en  doute.  Mais  le  premier  consul  ne  s'occupait 
point  de  ces  saintes  pensées;  il  savait  que,  si  le 
clergé  reprenait  une  consistance  politique,  son  in- 
fluence ne  pouvait  seconder  que  les  intérêts  du 
despotisme;  et,  ce  qu'il  voulait,  c'était  préparer 
les  voies  pour  son  arrivée  au  trône. 

Il  lui  fallait  un  clergé  comme  des  chambellans , 
comme  des  titres ,  comme  des  décorations ,  enfin , 
comme  toutes  les  anciennes  cariatides  du  pouvoir; 
et  lui  seul  était  en  mesure  de  les  relever.  L'on  s'est 
plaint  du  retour  des  vieilles  institutions ,  et  l'on  ne 
devrait  pas  oublier  que  Bonaparte  en  est  la  vérita- 
ble cause.  C'est  lui  qui  a  recomposé  le  clergé ,  pour 
le  faire  servir  à  ses  desseins.  Les  révolutionnaires , 
qui  étaient  encore  redoutables  il  y  a  quatorze  ans , 
n'auraient  jamais  souffert  que  l'on  redonnât  ainsi 
une  existence  politique  aux  prêtres ,  si  un  homme 
qu'ils  considéraient,  à  quelques  égards,  comme 
l'un  d'entre  eux ,  en  leur  présentant  un  concordat 
avec  le  pape,  ne  leur  eût  pas  assuré  que  c'était 
une  mesure  très-profondément  combinée,  et  qui 
servirait  au  maintien  des  institutions  nouvelles. 
Les  révolutionnaires,  à  quelques  exceptions  près, 
sont  plus  violents  que  rusés,  et  par  cela  même  on 
les  flatte,  quand  on  les  traite  en  hommes  habiles. 

Bonaparte ,  assurément ,  n'est  pas  religieux ,  et 
l'espèce  de  superstition  dont  on  a  pu  découvrir 
quelques  traces  dans  son  caractère,  tient  unique- 
ment au  culte  de  lui-même.  Il  croit  à  sa  fortune, 
et  ce  sentiment  s'est  manifesté  en  lui  de  diverses 
iran'ères;  mais,  depuis  le  mahométisme  jusqu'à  la 
religion  des  Pères  du  désert,  depuis  la  loi  agraire 
jusqu'à  l'étiquette  de  la  cour  de  Louis  XIV,  son 
esprit  est  prêt  à  concevoir  et  son  caractère  à  exé- 
cuter ce  que  la  circonstance  peut  exiger.  Toutefois, 
son  penchant  naturel  étant  pour  le  despotisme ,  ce 


qui  le  favorise  lui  plaît,  et  il  aurait  aimé  l'ancien 
régime  de  France  plus  que  personne,  s'il  avait  pu 
persuader  au  monde  qu'il  descendait  en  droite  li- 
gne de  saint  Louis, 

Il  a  souvent  exprimé  le  regret  de  ne  pas  régner 
dans  un  pays  oii  le  monarque  fût  en  même  temps 
le  chef  de  l'Église,  comme  en  Angleterre  et  en 
Russie;  mais,  trouvant  encore  le  clergé  de  France 
dévoué  à  la  cour  de  Rome,  il  voulut  négocier  avec 
elle.  Un  jour  il  assurait  aux  prélats  que,  dans  son 
opinion,  il  n'y  avait  que  la  religion  catholique  de 
vraiment  fondée  sur  les  traditions  anciennes;  et, 
d'ordinaire,  il  leur  montrait  sur  ce  sujet  quelque 
érudition  acquise  de  la  veille;  puis,  se  trouvant 
avec  des  philosophes ,  il  dit  à  Cabanis  :  Savez-vous 
ce  que  c'est  que  le  concordat  que  je  viens  de  si- 
gner ?  Cest  la  vaccine  de  la  religion  :  dans  cin- 
quante ans,  il  n'y  en  aura  plus  en  France.  Ce 
n'étaient  ni  la  religion  ni  la  philosophie  qui  lui 
importaient,  dans  l'existence  d'un  clergé  tout  à 
fait  soumis  à  ses  volontés;  mais,  ayant  entendu 
parler  de  l'alliance  entre  l'autel  et  le  trône,  il  com- 
mença par  relever  l'autel.  Aussi,  en  célébrant  le 
concordat ,  fit-il ,  pour  ainsi  dire ,  la  répétition  ha- 
billée de  son  couronnement. 

Il  ordonna,  au  mois  d'avril  1802,  une  grande 
cérémonie  à  Notre-Dame.  Il  y  alla  avec  toute  la 
pompe  royale ,  et  nomma  pour  l'orateur  de  cette 
inauguration,  qui?  l'archevêque  d'Aix,  le  même 
qui  avait  fait  le  sermon  du  sacre  à  la  cathédrale  de 
Reims ,  le  jour  où  Louis  XVI  fut  couronné.  Deux 
motifs  le  déterminèrent  à  ce  choix  :  l'espoir  ingé-* 
nieux  que  plus  il  imitait  la  monarchie,  plus  il  fai- 
sait naître  l'idée  de  l'en  nommer  le  chef;  et  le  des- 
sein perfide  de  déconsidérer  l'archevêque  d'Aix, 
assez  pour  le  mettre  entièrement  dans  sa  dépen- 
dance ,  et  pour  donner  à  tous  la  mesure  de  son  as- 
cendant. Toujours  il  a  voulu ,  quand  cela  se  pou- 
vait ,  qu'un  homme  connu  fît  quelque  chose  d'assez 
blâmable,  en  s'attachant  à  lui,  pour  être  perdu 
dans  l'estime  de  tout  autre  parti  que  le  sien.  Brûler 
ses  vaisseaux ,  c'était  lui  sacrifier  sa  réputation  ;  il 
voulut  faire  des  hommes  une  monnaie  qui  ne  reçût 
sa  valeur  que  de  l'empreinte  du  maître.  La  suite  a 
prouvé  que  cette  monnaie  savait  rentrer  en  circula- 
tion avec  une  autre  effigie. 

Le  jour  du  concordat,  Bonaparte  se  rendit  à 
l'église  de  Notre-Dame  dans  les  anciennes  voitures 
du  roi,  avec  les  mêmes  cochers,  les  mêmes  valets 
de  pied  marchant  à  côté  de  la  portière;  il  se  fit 
dire  jusque  dans  le  moindre  détail  toute  l'étiquette 
de  la  cour;  et,  bien  que  premier  consul  d'une  re- 
publique, il  s'appliqua  tout  cet  appareil  de  la  royauté. 


214 


CONSIDERATIOINS 


Rien,  je  l'avoue,  ne  me  fil  éprouver  un  sentiment 
d'irritation  pareil.  Je  m'étais  renfermée  dans  ma 
maison  pour  ne  pas  voir  cet  odieux  spectacle  ;  mais 
j'y  entendais  les  coups  de  canon  qui  célébraient  la 
servitude  du  peuple  français.  Car  y  avait-il  quel- 
que chose  de  plus  honteux  que  d'avoir  renversé  les 
antiques  institutions  royales,  entourées  au  moins 
de  nobles  souvenirs ,  pour  reprendre  ces  mêmes 
institutions  sous  des  formes  de  parvenus  et  avec 
les  fers  du  despotisme?  C'était  ce  jour-là  qu'on 
pouvait  adresser  aux  Français  ces  belles  paroles 
de  Milton  à  ses  compatriotes  :  Nous  allons  deve- 
nir la  honte  des  nations  libres,  et  le  jouet  de  celles 
qui  ne  le  sont  pas;  est-ce  là,  diront  les  étrangers, 
cet  édifice  de  liberté  que  les  Anglais  se  glorifiaient 
de  bâtir'?  Ils  n^en  ont  fait  tout  juste  que  ce  qu'il 
fallait  pour  se  rendre  à  jamais  ridicules  aux  yeux 
de  l'Europe  entière.  Les  Anglais ,  du  moins ,  ont 
appelé  de  cette  prédiction. 

Au  retour  de  Notre-Dame,  le  premier  consul, 
se  trouvant  au  milieu  de  ses  généraux ,  leur  dit  : 
N'est-il  pas  vrai  qu'aujourd'hui  tout  paraissait 
rétabli  dans  l'ancien  ordre'?  «  Oui,  répondit  no- 
«  blement  l'un  d'entre  eux,  excepté  deux  millions 
«de  Français  qui  sont  morts  pour  la  liberté,  et 
«  qu'on  ne  peut  faire  revivre.  »  D'autres  millions 
ont  péri  depuis,  inais  pour  le  despotisme. 

On  accuse  amèrement  le  Français  d'être  irréli- 
gieux; mais  l'une  des  principales  causes  de  ce  fu- 
neste résultat,  c'est  que  les  différents  partis,  de- 
puis vingt-cinq  ans ,  ont  toujours  voulu  diriger  la 
religion  vers  un  but  politique ,  et  rien  ne  dispose 
moins  à  la  piété  que  d'employer  la  religion  pour  un 
autre  projet  qu'elle-même.  Plus  les  sentiments  sont 
beaux  par  leur  nature,  plus  ils  inspirent  de  répu- 
gnance quand  l'ambition  et  l'hypocrisie  s'en  empa- 
rent. Lorsque  Bonaparte  fut  empereur,  il  nomma 
le  même  archevêque  d'Aix ,  dont  nous  venons  de 
parler,  à  l'archevêché  de  Tours;  et  celui-ci,  dans 
un  de  ses  mandements ,  exhorta  la  nation  à  recon- 
naître Napoléon  comme  souverain  légitime  de  la 
France.  Le  ministre  des  cultes ,  se  promenant  alors 
avec  un  de  ses  amis ,  lui  montra  le  mandement ,  et 
lui  dit  :  «  Voyez ,  il  appelle  l'empereur  grand ,  gé- 
«néreux,  illustre,  tout  cela  est  fort  bien;  mais 
«  c'est  légitime  qui  était  le  mot  important  dans  la 
«  bouche  d'un  prêtre.  »  Pendant  douze  ans ,  à  dater 
du  concordat ,  les  ecclésiastiques  de  tous  les  rangs 
n'ont  laissé  passer  aucune  occasion  de  louer  Bona- 
parte à  leur  manière,  c'est-à-dire,  en  l'appelant 
l'envoyé  de  Dieu ,  l'instrument  de  ses  décrets ,  le 
représentant  de  la  Providence  sur  la  terre.  Les 
mêmes  prêtres  ont  depuis  prêché  sans  doute  une 


autre  doctrine  ;  mais  comment  veut-on  qu'un  clergé, 
toujours  aux  ordres  de  l'autorité,  quelle  qu'elle 
soit,  ajoute  à  l'ascendant  de  la  religion  sur  les 
âmes.î* 

Le  catéchisme  qui  a  été  reçu  dans  toutes  les 
églises,  pendant  le  règne  de  Bonaparte,  menaçait 
des  peines  éternelles  quiconque  n'aimerait  pas  ou 
ne  défendrait  pas  la  dynastie  de  Napoléon.  «  Si 
vous  n'aimez  pas  Napoléon  et  sa  famille,  »  disait  ce 
catéchisme  (qui ,  à  cela  près ,  est  celui  de  Bossuet), 
«  que  vous  en  arrivera-t-il  ?  —  Réponse  :  Alors  nous 
encourrons  la  damnation  éternelle  '.  »  Fallait -il 
croire,  toutefois,  que  Bonaparte  disposerait  de 
l'enfer  dans  l'autre  monde,  parce  qu'il  en  donnait 
l'idée  dans  celui-ci  ?  En  vérité ,  les  nations  n'ont  de 
piété  sincère  que  dans  les  pays  où  la  doctrine  de 
l'Église  n'a  point  de  rapport  avec  les  dogmes  poli- 
tiques ,  dans  les  pays  oii  les  prêtres  n'exercent  point 
de  pouvoir  sur  l'État,  dans  les  pays  enfin  où  l'on 
peut  aimer  Dieu  et  la  religion  chrétienne  de  toute 
son  âme ,  sans  perdre  et  surtout  sans  obtenir  au- 
cun avantage  terrestre  par  la  manifestation  de  ce 
sentiment. 


CHAPITRE  VII. 


SI 


Dernier  ouvrage  de  M.  Necker  sous  le  consut 
de  Bonaparte. 

M.  Necker  eut  un  entretien  avec  Bonaparte  à 
son  passage  en  Italie  par  le  mont  Saint-Bernard , 
peu  de  temps  avant  la  bataille  de  Marengo  ;  pendant 
cette  conversation ,  qui  dura  deux  heures ,  le  pre- 
mier consul  fit  à  mon  père  une  impression  assez 
agréable,  par  la  sorte  de  confiance  avec  laquelle  il 
lui  parla  de  ses  projets  futurs.  Ainsi  donc  aucun 
ressentiment  personnel  n'animait  M.  Necker  contre 

'  p.  55.  D.  Quels  sont  les  devoirs  des  chrétiens  à  l'égard 
des  princes  qui  les  gouvernent ,  et  quels  sont  en  particulier 
nos  devoirs  envers  Napoléon  I"  notre  empereur  ? 

R.  Les  chrétiens  doivent  aux  princes  qui  les  gouvernent , 
et  nous  devons  en  particulier  à  Napoléon  I",  notre  empereur, 
l'amour,  le  respect,  l'obéissance,  la  fidélité,  le  service  mili- 
taire, les  tributs  ordonnés  pour  la  conservation  et  la  défense 
de  l'empire  et  de  son  trône Honorer  et  servir  notre  empe- 
reur est  donc  honorer  et  servir  Dieu  même. 

D.  N'y  a-t-il  pas  des  motifs  particuliers  qui  doivent  plus 
fortement  nous  attacher  à  Napoléon  I",  notre  empereur? 

R.  Oui  :  car  il  est  celui  que  Dieu  a  suscité  dans  les  circons- 
tances difficiles ,  pour  rétablir  le  culte  public  de  la  religion 
sainte  de  nos  pères ,  et  pour  en  être  le  protecteur.  Il  a  ramena 
et  conservé  l'ordre  public  par  sa  sagesse  profonde  et  active; 
il  défend  l'État  par  son  bras  puissant;  il  est  devenu  l'oint  du 
Seigneur  par  la  consécration  qu'il  a  reçue  du  souverain  pon- 
tife, chef  de  l'Église  universelle. 

D.  Que  doit-on  penser  de  ceux  qui  manqueraient  à  leur 
devoir  envers  notre  empereur  ? 

R.  Selon  l'apôtre  saint  Paul,  ils  résisteraient  à  l'ordre  éta- 
bli de  Dieu  même,  et  se  rendraient  dignes  de  la  damnation 
éternelle. 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


215 


îonaparte ,  quand  il  publia  son  livre  intitulé  :  Der- 
nières vues  de  politique  et  de  finances.  La  mort  du 
duc  d'Enghien  n'avait  point  encore  eu  lieu;  beau- 
coup de  gens  espéraient  un  grand  bien  du  gouver- 
nement de  Bonaparte,  et  M.  Necker  était  sous  deux 
rapports  dans  sa  dépendance ,  soit  parce  qu'il  vou- 
lait bien  désirer  que  je  ne  fusse  pas  bannie  de  Pa- 
ris, dont  j'aimais  beaucoup  le  séjour;  soit  parce 
que  son  dépôt  de  deux  millions  était  encore  entre 
les  mains  du  gouvernement,  c'est-à-dire,  du  pre- 
mier consul.  Mais  M.  Necker  s'était  fait  une  ma- 
gistrature de  vérité  dans  sa  retraite ,  dont  il  ne 
négligeait  les  obligations  par  aucun  motif  :  il  sou- 
haitait pour  la  France  l'ordre  et  la  liberté,  la  mo- 
narchie et  le  gouvernement  représentatif;  et ,  toutes 
les  fois  qu'on  s'écartait  de  cette  ligne ,  il  croyait  de 
son  devoir  d'employer  son  talent  d'écrivain ,  et  ses 
connaissances  comme  homme  d'État,  pour  essayer 
de  ramener  les  esprits  vers  le  but.  Toutefois ,  re- 
gardant Bonaparte  alors  comme  le  défenseur  de 
l'ordre ,  et  comme  celui  qui  préservait  la  France  de 
l'anarchie,  il  l'appela  ïhomme  nécessaire,  et  re- 
vint, dans  plusieurs  endroits  de  son  livre,  à  vanter 
ses  talents  avec  la  plus  haute  estime.  Mais  ces 
éloges  n'apaisèrent  pas  le  premier  consul.  M.  Nec- 
ker avait  touché  au  point  sensible  de  son  ambition, 
en  discutant  le  projet  qu'il  avait  formé  d'établir 
une  monarchie  en  France,  de  s'en  faire  le  chef,  et 
de  s'entourer  d'une  noblesse  de  sa  propre  création. 
Bonaparte  ne  voulait  pas  qu'on  annonçât  ce  des- 
sein avant  qu'il  fût  accompli;  encore  moins  per- 
mettait-il qu'on  en  fît  sentir  tous  les  défauts.  Aussi , 
dès  que  cet  ouvrage  parut,  les  journalistes  reçu- 
rent-ils l'ordre  de  l'attaquer  avec  le  plus  grand 
acharnement.  Bonaparte  signala  M.  Necker  comme 
le  principal  auteur  de  la  révolution;  car,  s'il  aimait 
cette  révolution  comme  l'ayant  placé  sur  le  trône , 
il  la  haïssait  par  son  instinct  de  despote  :  il  aurait 
voulu  l'effet  sans  la  cause.  D'ailleurs ,  son  habileté 
en  fait  de  haine  lui  avait  très-bien  suggéré  que 
M.  Necker,  souffrant  plus  que  personne  des  mal- 
heurs qui  avaient  frappé  tant  de  gens  respectables 
en  France ,  serait  profondément  blessé ,  si ,  de  la 
manière  même  la  plus  injuste,  on  le  désignait 
comme  les  ayant  préparés. 

Aucune  réclamation  pour  la  restitution  du  dépôt 
de  mon  père  ne  fut  admise ,  à  dater  de  la  publica- 
tion de  son  livre,  en  1802;  et  le  premier  consul 
déclara,  dans  le  cercle  de  sa  cour,  qu^l  ne  me  lais- 
serait plus  revenir  à  Varis , puisque ,  disait-il, J'a- 
vais porté  des  renseignements  si  faux  à  mon  père 
sur  l'état  de  la  France.  Certes ,  mon  père  n'avait 
besoin  de  moi  pour  aucune  chose  dans  ce  monde , 


excepté ,  je  l'espère ,  pour  mon  affection  ;  et ,  quand 
j'arrivai  à  Coppet,  son  manuscrit  était  déjà  livré  à 
l'impression.  Il  est  curieux  d'observer  ce  qui,  dans 
ce  livre ,  put  exciter  si  vivement  la  colère  du  pre- 
mier consul. 

Dans  la  première  partie  de  son  ouvrage,  M.  Nec- 
ker analysait  la  constitution  consulaire  telle  qu'elle 
existailalors,  et  il  approfondissait  aussi  l'hypothèse 
de  la  royauté  constituée  par  Bonaparte,  ainsi  qu'on 
pouvait  la  prévoir.  Il  posait  en  maxime  qu'il  n'y  a 
point  de  système  représentatif  sans  élection  directe 
du  peuple,  et  que  rien  n'autorisait  à  dévier  de  ce 
principe.  Examinant  ensuite  l'institution  aristocra- 
tique servant  de  barrière  entre  la  représentation 
nationale  et  le  pouvoir  exécutif,  M.  Necker  jugea 
d'avance  le  sénat  conservateur,  tel  qu'il  s'est  mon- 
tré depuis,  comme  un  corps  à  qui  l'on  renvoyait 
tout  et  qui  ne  pouvait  rien,  un  corps  qui  recevait 
des  appointements,  chaque  premier  du  mois,  de  ce 
gouvernement  qu'il  était  censé  contrôler.  Les  sé- 
nateurs devaient  nécessairement  n'être  que  des 
commentateurs  de  la  volonté  consulaire.  Une  as- 
semblée nombreuse  s'associait  à  la  responsabilité 
des  actes  d'un  seul,  et  chacun  se  sentait  plus  à 
l'aise ,  pour  s'avilir  à  l'ombre  de  la  majorité. 

M.  Necker  prédit  ensuite  l'élimination  du  tribu- 
nal, telle  qu'elle  eut  lieu  sous  le  consulat  même, 
Les  tribuns  y  penseront  à  deux  fois ,  dit-il ,  avant 
de  se  rendre  importuns ,  avant  de  s'exposer  à 
déplaire  à  un  sénat  qui  doit  chaque  année  fixer 
leur  sort  politique,  et  les  perpétuer,  ou  non, 
dans  leurs  places.  La  constitution,  donnant  au 
sénat  conservateur  le  droit  de  renouveler  tous  les 
ans  le  corps  législatif  et  le  tribunat  par  cinquième, 
n'explique  point  de  quelle  manière  l'opération 
s'exécutera  :  elle  ne  dit  point  si  le  cinquième  qui 
devra  faire  place  à  un  autre  cinquième  sera  dé- 
terminé par  le  sort ,  ou  par  la  désignation  arbi- 
traire du  sénat.  On  ne  peut  mettre  en  doute  qu'à 
commencer  de  l'époque  oii  un  droit  d'ancienneté 
s'établira ,  le  cinquième  de  première  date  ne  soit 
désigné  pour  sortir  à  la  révolution  de  cinq  an- 
nées, et  chacun  des  autres  cinquièmes  dans  ce 
même  ordre  de  rangs.  Mais  la  question  est  en- 
core très-importante,  en  l'appliquant  seulement 
aux  membres  du  tribunat  et  du  corps  législatif, 
choisis  tous  à  la  fois  au  moment  de  la  constitu- 
tion; et  si  le  sénat,  sans  recourir  au  sort,  s'ar- 
roge le  droit  de  désigner  à  sa  volonté  le  cinquième 
qui  devra  sortir  chaque  année  pendant  cinq  ans 
(c'est  ce  qu'il  fit),  la  liberté  des  opinions  sera 
gênée  dès  à  présent  d'une  manière  très-puissante. 
«  C'est  véritablement  une  singulière  disparate, 


15 


216 


CONSIDERATIONS 


«  que  le  pouvoir  donné  au  sénat  conservateur  de 
«  faire  sortir  du  tribunat  qui  bon  lui  semble,  jus- 
«  ques  à  la  concurrence  d'un  cinquième  du  total , 
«  et  de  n'être  autorisé  lui-même  à  agir  comme  con- 
«  servateur,  comme  défenseur  de  la  constitution, 
«  que  sur  l'avertissement  et  l'impulsion  du  tribu- 
«  nat.  Quelle  supériorité  dans  un  sens  !  quelle  infé- 
«  riorité  dans  l'autre!  Rien  ne  paraît  avoir  été  fait 
«  d'ensemble  '.  » 

Sur  ce  point  j'oserai  n'être  pas  de  l'avis  de  mon 
père  :  il  y  avait  un  ensemble  dans  cette  organisa- 
tion incohérente  ;  elle  avait  constamment  et  artis- 
tement  pour  but  de  ressembler  à  la  liberté,  et  d'a- 
mener la  servitude.  Les  constitutions  mal  faites 
sont  très-propres  à  ce  résultat;  mais  cela  tient 
toujours  à  la  mauvaise  foi  du  fondateur,  car  tout 
esprit  sincère  aujourd'hui  sait  en  quoi  consistent 
les  ressorts  naturels  et  spontanés  de  la  liberté. 

Passant  ensuite  à  l'examen  du  corps  législatif 
muet,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  M.  Necker  dit, 
à  propos  de  l'initiative  des  lois  :  «  Le  gouverne- 
ment, par  une  attribution  exclusive ,  idoit  seul 
proposer  toutes  les  lois.  Les  Anglais  se  croiraient 
perdus ,  comme  hommes  libres ,  si  l'exercice  d'un 
pareil  droit  était  enlevé  à  leur  parlement;  si  la 
«  prérogative  la  plus  importante  et  la  plus  civique 
sortait  jamais  de  ses  mains.  Le  monarque  lui- 
même  n'y  participe  qu'indirectement ,  et  par  la 
médiation  des  membres  de  la  chambre  haute  et 
«  de  la  chambre  des  communes  qui  sont  en  même 
temps  ses  ministres. 

«  Les  représentants  de  la  nation ,  qui ,  de  toutes 

«  les  parties  d'un  royaume  ou  d'une  république, 

viennent  se  réunir  tous  les  ans  dans  la  capitale, 

et  qui  se  rapprochent  encore  de  leurs  foyers , 

pendant  l'ajournement  des  sessions,  recueillent 

nécessairement  des  notions  précieuses  sur  les 

<  améliorations  dont  l'administration  de  l'État  est 

susceptible;  le  pouvoir,  d'ailleurs,  de  proposer 

des  lois,  est  une  faculté  politique,  féconde  en 

«  pensées  sociales  et  d'une  utilité  universelle ,  et 

«  il  faut ,  pour  l'exercer ,  un  esprit  investigateur, 

«  une  âme  patriotique,  tandis  que,  pour  accepter 

«  ou  refuser  une  loi ,  le  jugement  seul  est  néces- 

»  cessaire.  C'était  l'office  des  anciens  parlements 

«  de  France;  et,  réduits  qu'ils  étaient  à  cette fonc- 

«  tion ,  ne  pouvant  jamais  juger  des  objets  qu'un 

n  à  un,  ils  n'ont  jamais  acquis  des  idées  géné- 

«  raies  ^,  « 

Le  tribunat  était  institué  pour  dénoncer  les  actes 
arbitraires  en  tout  genre  :  les  emprisonnements,  les 

'  Dernières  vues  de  politique  et  de  finances,  p.  41, 
»  Page  53. 


exils,  les  atteintes  portées  à  la  liberté  de  la  presse. 
M.  Necker  montre  comment  ce  tribunat,  tenant 
son  élection  du  sénat  et  non  du  peuple,  n'avait 
point  assez  de  force  pour  un  tel  ministère.  Néan- 
moins, comme  le  premier  consul  voulait  lui  donner 
beaucoup  d'occasions  de  se  plaindre,  il  aima  mieux 
le  supprimer,  quelque  apprivoisé  qu'il  fût.  Son  nom 
seul  était  encore  trop  républicain  pour  les  oreilles 
de  Bonaparte. 

C'est  ainsi  que  M.  Necker  s'exprime  ensuite  sur 
la  responsabilité  des  agents  du  pouvoir  :  «  Indiquons 
cependant  une  disposition  d'une  conséquence 
plus  réelle,  mais  dans  un  sens  absolument  op- 
posé aux  idées  de  responsabilité,  et  destinées  à 
déclarer  indépendants  les  agents  du  gouverne- 
ment. La  constitution  consulaire  dit  que  les 
agents  du  gouvernement,  autres  que  les  minis- 
tres ,  ne  peuvent  être  poursuivis  pour  des  faits 
relatifs  à  leurs  fonctions  ,  qu'en  vertu  d'une  dé- 
cision du  conseil  d'État  ;  en  ce  cas ,  la  poursuite 
a  lieu  devant  .les  tribunaux  ordinaires.  Observons 
d'abord  qu'en  vertu  d'une  décision  du  conseil 
d'État ,  ou  en  vertu  d'une  décision  du  premier 
consul ,  sont  deux  choses  semblables  ;  car  le  con- 
seil ne  délibère  de  lui-même  sur  aucun  objet  :  le 
consul ,  qui  nomme  et  révoque  à  sa  volonté  les 
membres  de  ce  conseil ,  prend  leurs  avis ,  ou  tous 
réunis ,  ou  le  plus  souvent  divisés  par  sections  , 
selon  la  nature  des  objets;  et,  en  dernier  résul- 
tat ,  sa  propre  décision  fait  règle.  Mais  peu  im- 
porte ;  l'objet  principal ,  dans  la  disposition  que 
j'ai  rappelée ,  c'est  l'affranchissement  des  agents 
du  gouvernement  de  toute  espèce  d'inspection 
et  de  poursuites  de  la  part  des  tribunaux,  sans 
le  consentement  du  gouvernement  lui-même. 
Ainsi ,  qu'un  receveur ,  un  répartiteur  d'impôts 
prévarique  audacieusement,  prévarique  avec 
scandale ,  le  premier  consul  détermine ,  avant 
tout ,  s'il  y  a  lieu  à  accusation.  Il  jugera  seul  de 
même ,  si  d'autres  agents  de  son  autorité  méri- 
rent  d'être  pris  à  partie,  pour  aucun  abus  de 
pouvoir  :  n'importe  que  ces  abus  soient  relatifs 
aux  contributions ,  à  la  corvée ,  aux  subventions 
de  toute  espèce,  aux  logements  militaires,  et  auxj 
enrôlements  forcés,  désignés  sous  le  nom  de^j 
conscription.  Jamais  un  gouvernement  modéré 
n'a  pu  subsister  à  de  telles  conditions.  Je  laisse  là 
l'exemple  de  l'Angleterre,  où  de  pareilles  lois 
politiques  seraient  considérées  comme  une  disso- 
lution absolue  de  la  liberté;  mais  je  dirai 
que ,  sous  l'ancienne  monarchie  française ,  jamais 
un  parlement ,  ni  même  une  justice  inférieure , 
n'aurait  demandé   le  consentement  du  prince 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


217 


«  pour  sévir  contre  une  prévarication  connue ,  de 
«  la  part  d'un  agent  public ,  contre  un  abus  de 
«  pouvoir  manifeste  ;  et  un  tribunal  particulier  , 
B  sous  le  nom  de  cour  des  aides ,  était  juge  or- 
«  dinaire  des  droits  et  des  délits  fiscaux,  et  n'a- 
«  vait  pas  besoin  d'une  permission  spéciale  pour 
«  acquitter  ce  devoir  dans  toute  son  étendue. 

«  Enfin ,  c'est  une  expression  trop  vague  que 
«  celle  d'agent  du  gouvernement;  l'autorité,  dans 
c  son  immense    circonférence ,   peut    avoir    des 
agents  ordinaires  et  des  agents  extraordinaires  ; 
une  lettre  d'un  ministre ,  d'un  préfet ,  d'un  lieu- 
tenant de  police ,  suffit  pour  créer  un  agent  ;  et 
si,  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  ils  sont  tous 
hors  de  l'atteinte  de  la  justice ,  à  moins  d'une 
permission  spéciale  de  la  part  du  prince ,  le  gou- 
vernement aura  dans  sa  main  des  hommes  qu'un 
tel  affranchissement  rendra  fort  audacieux,  et 
qui  seront  encore  à  couvert  de  la  honte  par  leur 
dépendance  directe  de  l'autorité  suprême.  Quels 
instruments  de  choix  pour  la  tyrannie  !  » 
Ne  dirait -on  pas  que  M.  Necker  ,  écrivant  ces 
paroles  en  1802,   prévoyait  ce  que  l'empereur  a 
fait  depuis  de  son  conseil  d'État.!"  Nous  avons  vu 
les  fonctions  de  l'ordre  judiciaire  passer  par  de- 
grés dans  les  mains  de  ce  pouvoir  administratif, 
sans  responsabilité  comme  sans  bornes  ;  nous  l'a- 
vons vu  même  usurper  les  attributions  législati- 
ves ;  et  ce  divan  n'avait  à  redouter  que  son  maître. 
M.  Necker,  après  avoir  prouvé  qu'il  n'y  avait 
point  de  république  en  France  sous  le  gouverne- 
ment consulaire ,  en  conclut  aisément  que  l'inten- 
tion de  Bonaparte  était  d'arriver  à  la  royauté  ;  et 
c'est  alors  qu'il  développe,  avec  une  force  extrême, 
la  difficulté  d'établir  une    monarchie  tempérée, 
sans  avoir  recours  aux  grands  seigneurs  déjà  exis- 
tants ,  et  qui ,  d'ordinaire ,  sont  inséparables  d'un 
prince  d'une  ancienne  race.  La  gloire  militaire 
peut  certainement  tenir  lieu  d'ancêtres  ;  elle  agit 
plus  vivement  même  sur   l'imagination  que  les 
souvenirs  :  mais ,  comme  il  faut  qu'un  roi  s'en- 
toure des  rangs  supérieurs,  il  est  impossible  de 
trouver  assez  de  citoyens  illustres  par  leurs  ex- 
ploits ,   pour   qu'une  aristocratie  toute  nouvelle 
puisse  servir  de  barrière  à  l'autorité  qui  l'aurait 
créée.  Les  nations  ne  sont  pas  des  Pygmalions  qui 
adorent  leur   propre  ouvrage,  et  le  sénat,  com- 
posé d'hommes  nouveaux,  choisis  dans  une  foule 
d'hommes  pareils ,  ne  se  sentait  pas  de  force  ,  et 
n'inspirait  pas  de  respect. 

Écoutons ,  sur  ce  sujet ,  les  propres  paroles  de 
M.  Necker  ;  elles  s'appliquent  à  la  chambre  des 
pairs ,  telle  qu'on  la  fit  improviser  par  Bonaparte 


en  1815  ;  elles  s'appliquent  surtout  au  gouverne- 
ment militaire  de  Napoléon,  qui  était  pourtant 
bien  loin,  en  1802,  d'être  établi  comme  nous  l'a- 
vons vu  depuis.  «  Si  donc,  ou  par  une  révolution 
politique ,  ou  par  une  révolution  dans  l'opinion  , 
vous  aviez  perdu  les  éléments  productifs  des 
grands  seigneurs ,  considérez-vous  comme  ayant 
perdu  les  éléments  productifs  de  la  monarchie 
héréditaire  tempérée ,  et  tournez  vos  regards  , 
fût-ce  avec  peine,  vers  un  autre  ordre  social. 
«  Je  ne  crois  pas  que  Bonaparte  lui-même ,  avec 
son  talent ,  avec  son  génie ,  avec  toute  sa  puis- 
sance ,  pût  venir  à  bout  d'établir  en  France ,  au- 
jourd'hui, une  monarchie  héréditaire  tempérée. 
C'est  une  opinion  bien  importante;  voici  mes 
motifs  :  qu'on  juge. 

«  Je  fais  observer  auparavant  que  cette  opinion 
est  contraire  à  ce  que  nous  avons  entendu  répé- 
ter après  l'élection  de  Bonaparte.  Voilà  la  France , 
disait-on,  qui  va  se  reprendre  au  gouvernement 
d'un  seul,  c'est  un  point  de  gagné  pour  la  mo- 
narchie. Mais  que  signifient  de  telles  paroles? 
rien  du  tout;  car  nous  ne  voulons  pas  parler  in- 
différemment de  la  monarchie  élective  ou  hérédi- 
taire ,  despotique  ou  tempérée ,  mais  uniquement 
de  la  monarchie  héréditaire  et  tempérée  ;  et  sans 
doute  que  le  gouvernement  d'un  prince  de  l'Asie, 
le  premier  qu'on  voudra  nommer,  est  plus  dis- 
tinct de  la  monarchie  d'Angleterre  que  la  répu- 
blique américaine. 

«  Il  est  un  moyen  étranger  aux  idées  républicai- 
nes, étranger  aux  principes  de  la  monarchie 
tempérée ,  et  dont  on  peut  se  servir  pour  fonder  et 
pour  soutenir  un  gouvernement  héréditaire.  C'est 
le  même  qui  introduisit,  qui  perpétua  l'empire 
dans  les  grandes  familles  de  Rome ,  les  Jules ,  les 
Claudiens ,  les  Flaviens ,  et  qui  servit  ensuite  à 
renverser  leur  autorité.  C'est  la  force  militaire , 
les  prétoriens ,  les  armées  de  l'Orient  et  de  l'Oc- 
cident. Dieu  garde  la  France  d'une  semblable 
destinée  !  » 

Quelle  prophétie  !  Si  je  suis  revenue  plusieurs 
fois  sur  le  mérite  singulier  qu'a  eu  M.  Necker  dans 
ses  ouvrages  politiques ,  de  prédire  les  événements , 
c'est  pour  montrer  comment  un  homme  très-versé 
dans  la  science  des  constitutions  peut  connaître 
d'avance  leurs  résultats.  On  a  beaucoup  dit  en 
France  que  les  constitutions  ne  signifiaient  rien ,  et 
que  les  circonstances  étaient  tout.  Les  adorateurs 
de  l'arbitraire  doivent  parler  ainsi ,  mais  c'est  une 
assertion  aussi  fausse  que  servile. 

L'irritation  de  Bonaparte  fut  très-vive ,  à  la  pu- 
blication de  cet  ouvrage,  parce  qu'il  signalait  d'a- 


15. 


218 


C0NSIDERÂ.TI01NS 


vance  ses  projets  les  plus  cliers,  et  ceux  que  le 
ridicule  pouvait  le  plus  facilement  atteindre.  Sphinx 
d'un  nouveau  genre,  c'était  contre  celui  qui  devi- 
nait ses  énigmes  que  se  tournait  sa  fureur.  La 
considération  tirée  de  la  gloire  militaire  peut,  il 
est  vrai,  suppléer  à  tout;  mais  un  empire  fondé 
sur  les  hasards  des  batailles  ne  suffisait  pas  à  l'am- 
bition de  Bonaparte,  car  il  voulait  établir  sa  dy- 
nastie ,  bien  qu'il  ne  pût  de  son  vivant  supporter 
que  sa  propre  grandeur. 

Le  consul  Lebrun  écrivit  à  M.  Necker,  sous  la 
dictée  de  Bonaparte,  une  lettre  oii  toute  l'arro- 
gance des  préjugés  anciens  était  combinée  avec  la 
rude  âpreté  du  nouveau  despotisme.  On  y  accusait 
aussi  M.  Necker  d'être  l'auteur  du  doublement  du 
tiers ,  d'avoir  toujours  le  même  système  de  consti- 
tution, etc.  Les  ennemis  de  la  liberté  tiennent  tous 
le  même  langage ,  bien  qu'ils  partent  d'une  situation 
très-différente.  On  conseillait  ensuite  à  M.  Necker 
de  ne  plus  se  mêler  de  politique,  et  de  s'en  re- 
mettre au  premier  consul,  seul  capable  de  bien 
gouverner  la  France  :  ainsi ,  les  despotes  trouvent 
toujours  les  penseurs  de  trop  dans  les  affaires.  Le 
consul  finissait  en  déclarant  que  moi,  fille  de  M.  Nec- 
ker, je  serais  exilée  de  Paris ,  précisément  à  cause 
des  dernières  vues  de  politique  et  de  finances  ^n- 
bliées  par  mon  père. 

J'ai  mérité  depuis,  je  l'espère,  cet  exil  aussi 
pour  moi-même;  mais  Bonaparte,  qui  se  donnait 
la  peine  de  connaître  pour  mieux  blesser,  voulait 
troubler  l'intimité  de  notre  vie  domestique ,  en  me 
représentant  mon  père  comme  l'auteur  de  mon  exil. 
Cette  réflexion  frappa  mon  père ,  qui  ne  repoussait 
jamais  un  scrupule  ;  mais ,  grâce  au  ciel ,  il  a  pu 
s'assurer  qu'elle  n'approchait  pas  un  instant  de 
moi. 

Une  chose  très-remarquable  dans  le  dernier  ou- 
vrage politique  de  M.  Necker,  peut-être  supérieur 
encore  à  tous  les  autres ,  c'est  qu'après  avoir  com- 
battu dans  les  précédents  avec  beaucoup  de  force 
le  système  républicain  en  France  ^  il  examine  dans 
cet  écrit,  pour  la  première  fois,  quelle  serait  la 
meilleure  forme  à  donner  à  ce  gouvernement. 
D'une  part,  les  sentiments  d'opposition  qui  ani- 
maient déjà  M.  Necker  contre  le  despotisme  de 
Bonaparte,  le  portaient  à  se  servir  contre  lui  des 
seules  armes  qui  pussent  encore  l'atteindre;  d'autre 
part,  dans  un  moment  où  le  danger  d'exalter  les 
esprits  n'était  pas  à  redouter,  un  politique  philo- 
sophe se  plaisait  à  traiter  dans  toute  sa  vérité  une 
question  très-importante. 

L'idée  la  plus  remarquable  de  cet  examen ,  c'est 
que ,  loin  de  vouloir  rapprocher  autant  que  cela  se 


peut,  une  république  d'une  monarchie,  alors  qu'on 
se  décide  à  la  république ,  il  faut ,  au  contraire , 
puiser  toute  sa  force  dans  les  éléments  populaires. 
La  dignité  d'une  telle  institution  ne  pouvant  repo- 
ser que  sur  l'assentiment  de  la  nation,  il  faut  es- 
sayer de  faire  reparaître  sous  diverses  formes  ^ 
la  puissance  qui  doit,  dans  ce  cas,  tenir  lieu  de 
toutes  les  autres.  Cette  profonde  pensée  est  la  base 
du  projet  de  république  dont  M.  Necker  détaille 
chaque  partie ,  en  répétant  néanmoins  qu'il  ne  sau- 
rait en  conseiller  l'adoption  dans  un  grand  pays. 

Enfin,  il  termine  son  dernier  ouvrage  par  des 
considérations  générales  sur  les  finances.  Elles 
renferment  deux  vérités  essentielles  :  l'une,  que 
le  gouvernement  consulaire  se  trouvait  dans  une 
beaucoup  meilleure  situation  à  cet  égard  que  celle 
où  le  roi  de  France  avait  jamais  été,  puisque, 
d'une  part,  l'augmentation  du  territoire  accroissait 
les  recettes ,  et  que ,  de  l'autre ,  la  réduction  de  la 
dette  diminuait  les  dépenses  ;  que  d'ailleurs  les 
impôts  rendaient  davantage ,  sans  que  le  peuple  fût 
aussi  chargé,  parce  que  les  dîmes  et  les  droits 
féodaux  étaient  supprimés.  Secondement,  M.  Nec- 
ker affirmait,  en  1802,  que  jamais  le  crédit  ne 
pourrait  exister  sans  une  constitution  libre;  non 
assurément  que  les  prêteurs  de  nos  jours  aiment 
la  liberté  par  enthousiasme,  mais  le  calcul  de  leur 
intérêt  leur  apprend  qu'on  ne  peut  se  fier  qu'à  des 
institutions  durables ,  et  non  à  des  ministres  des 
finances  qu'un  caprice  a  choisis ,  qu'un  caprice  peut 
écarter,  et  qui,  décidant  du  juste  et  de  l'injuste 
au  fond  de  leur  cabinet ,  ne  sont  jamais  éclairés  par 
le  grand  jour  de  l'opinion  publique. 

En  effet ,  Bonaparte  a  soutenu  ses  finances  par 
le  produit  des  contributions  étrangères  et  par  le 
revenu  de  ses  conquêtes;  mais  il  n'aurait  pu  se 
faire  prêter  librement  la  plus  faible  partie  des  som- 
mes qu'il  recueillait  par  la  force.  L'on  pourrait 
conseiller  en  général  aux  souverains  qui  veulent 
savoir  la  vérité  sur  leur  gouvernement,  d'en  croire 
plutôt  la  manière  dont  leurs  emprunts  se  remplis- 
sent, que  les  témoignages  de  leurs  flatteurs. 

Bien  que,  dans  l'ouvrage  de  M.  Necker,  le  pre- 
mier consul  ne  pût  trouver  que  des  paroles  flatteu- 
ses sur  sa  personne,  il  lança  contre  lui,  avec  une 
amertume  inouïe,  les  journaux  tous  à  ses  ordres; 
et,  depuis  cette  époque,  ce  système  de  calomnie 
n'a  point  cessé.  Les  mêmes  écrivains ,  sous  des 
couleurs  diverses,  n'ont  pas  dû  varier  dans  leur 
haine  contre  un  homme  qui  a  voulu,  dans  les  finan- 
ces, l'économie  la  plus  sévère,  et  dans  le  gouver- 
nement les  institutions  qui  forcent  à  la  justice. 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


219 


CHAPITRE  VIII. 

De  l'exil. 

Parmi  toutes  les  attributions  de  l'autorité ,  l'une 
des  plus  favorables  à  la  tyrannie ,  c'est  la  faculté 
d'exiler  sans  jugement.  On  avait  présenté  avec  rai- 
son les  lettres  de  cachet  de  l'ancien  régime,  comme 
l'un  des  motifs  les  plus  pressants  pour  faire  une 
révolution  en  France  ;  et  c'était  Bonaparte ,  l'élu 
du  peuple ,  qui ,  foulant  aux  pieds  tous  les  principes 
en  faveur  desquels  le  peuple  s'était  soulevé ,  s'arro- 
geait le-  pouvoir  d'exiler  quiconque  lui  déplaisait  un 
peu ,  et  d'emprisonner ,  sans  que  les  tribunaux  s'en 
mêlassent,  quiconque  lui  déplaisait  davantage.  Je 
comprends  ,  je  l'avoue ,  comment  les  anciens  cour- 
tisans ,  en  grande  partie ,  se  sont  ralliés  au  sys- 
tème politique  de  Bonaparte  ;  ils  n'avaient  qu'une 
concession  à  lui  faire ,  celle  de  changer  de  maître  ; 
mais  les  répubhcains ,  que  le  gouvernement  de  Na- 
poléon devait  heurter  dans  chaque  parole ,  dans 
chaque  acte,  dans  chaque  décret,  comment  pou- 
vaient-ils se  prêter  à  sa  tyrannie  ? 

Un  nombre  très-considérable  d'hommes  et  de 
femmes  de  diverses  opinions  ont  subi  ces  décrets 
d'exil  qui  donnent  au  souverain  de  l'État  une  au- 
torité plus  absolue  encore  que  celle  même  qui  peut 
résulter  des  emprisonnements  illégaux  ;  car  il  est 
plus  difficile  d'user  d'une  mesure  violente  que  d'un 
genre  de  pouvoir  qui ,  bien  que  terrible  au  fond , 
a  quelque  chose  de  bénin  dans  la  forme.  L'imagi- 
nation s'attache  toujours  à  l'obstacle  insurmon- 
table; on  a  vu  des  grands  hommes,  Thémistocle, 
Cicéron,  Bolingbroke,  profondément  malheureux 
de  l'exil  -,  et  Brolingbroke ,  en  particulier ,  déclare , 
dans  ses  écrits ,  que  la  mort  lui  paraît  moins  re- 
doutable. 

Éloigner  un  homme  ou  une  femme  de  Paris  , 
les  envoyer,  ainsi  qu'on  le  disait  alors,  respirer 
l'air  de  la  campagne,  c'était  désigner  une  grande 
peine  avec  des  expressions  si  douces ,  que  tous  les 
flatteurs  du  pouvoir  la  tournaient  facilement  en 
dérision.  Cependant  il  suffit  de  la  crainte  d'un  tel 
exil ,  pour  porter  à  la  servitude  tous  les  habitants 
de  la  ville  principale  de  l'empire.  Les  échafauds 
peuvent  à  la  fin  réveiller  le  courage  ;  mais  les  cha- 
grins domestiques  de  tout  genre ,  résultat  du  ban- 
nissement, affaiblissent  la  résistance,  et  portent 
seulement  à  redouter  la  disgrâce  du  souverain  qui 
peut  vous  infliger  une  existence  si  malheureuse. 
L'on  peut  volontairement  passer  sa  vie  hors  de 
son  pays  ;  mais ,  lorsqu'on  y  est  contraint ,  on  se 
figure  sans  cesse  que  les  objets  de  notre  affection 
peuvent  être  malades ,  sans  qu'il  soit  permis  d'être 


auprès  d'eux,  sans  qu'on  puisse  jamais  peut  -être 
les  revoir.  Les  affections  de  choix,  souvent  même 
celles  de  famille,  les  habitudes  de  société,  les  in- 
térêts de  fortune ,  tout  est  compromis  ;  et ,  ce  qui 
est  plus  cruel  encore ,  tous  les  liens  se  relâchent , 
et  l'on  finit  par  être  étranger  à  sa  patrie. 

Souvent  j'ai  pensé,  pendant  les  douze  années 
d'exil  auxquelles  Napoléon  m'a  condamnée ,  qu'il 
ne  pouvait  sentir  le  malheur  d'être  privé  de  la 
France  ;  il  n'avait  point  de  souvenir  français  dans 
le  cœur.  Les  rochers  de  la  Corse  lui  retraçaient 
seuls  les  jours  de  son  enfance  ;  mais  la  fille  de 
M.  Necker  était  plus  Française  que  lui.  Je  renvoie 
à  un  autre  ouvrage  dont  plusieurs  morceaux  sont 
déjà  écrits,  toutes  les  circonstances  de  mon  exil, 
et  des  voyages  jusqu'aux  confins  de  l'Asie  qui  en 
ont  été  la  suite  ;  mais  ,  comme  je  me  suis  presque 
interdit  les  portraits  des  hommes  vivants,  je  ne 
pourrais  donner  à  une  histoire  individuelle  le  genre 
d'intérêt  qu'elle  doit  avoir.  Maintenant,  il  ne  me 
convient  de  rappeler  que  ce  qui  doit  servir  au  plan 
général  de  ce  livre. 

Je  devinai ,  plus  vite  que  d'autres ,  et  je  m'en 
vante,  le  caractère  et  les  desseins  tyranniques  de 
Bonaparte.  Les  véritables  amis  de  la  liberté  sont 
éclairés  à  cet  égard  par  un  instinct  qui  ne  les 
trompe  pas.  Mais  ce  qui  rendait ,  dans  les  com- 
mencements du  consulat,  ma  position  plus  cruelle  , 
c'est  que  la  bonne  compagnie  de  France  croyait 
voir  dans  Bonaparte  celui  qui  la  préservait  de  l'a- 
narchie ou  du  jacobinisme.  Ainsi  donc  elle  blâma 
fortement  l'esprit  d'opposition  que  je  montrai  con- 
tre lui.  Quiconque  prévoit  en  politique  le  lende- 
main ,  excite  la  colère  de  ceux  qui  ne  conçoivent 
que  le  jour  même.  J'oserai  donc  le  dire ,  il  me 
fallait  plus  de  force  encore  pour  supporter  la  per- 
sécution de  la  société ,  que  pour  m'exposer  à  celle 
du  pouvoir. 

J'ai  toujours  conservé  le  souvenir  d'un  de  ces 
supplices  de  salon,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
ainsi ,  que  les  aristocrates  français  ,  quand  cela 
leur  convient,  savent  si  bien  infliger  à  ceux  qui 
ne  partagent  pas  leurs  opinions.  Une  grande  partie 
de  l'ancienne  noblesse  s'était  ralliée  à  Bonaparte: 
les  uns ,  comme  on  l'a  vu  depuis ,  pour  reprendre 
leurs  habitudes  de  courtisans;  les  autres,  espérant 
alors  que  le  premier  consul  ramènerait  l'ancienne 
dynastie.  L'on  savait  que  j'étais  très -prononcée 
contre  le  système  de  gouvernement  que  suivait  et 
que  préparait  Napoléon ,  et  les  partisans  de  l'ar- 
bitraire nommaient ,  suivant  leur  coutume,  opi- 
nions antisociales ,  celles  qui  tendent  à  relever  la 
dignité  des  nations.  Si  l'on  rappelait  à  quelques 


220 


CONSIDERATIONS 


émigrés  rentrés  sous  le  règne  de  Bonaparte ,  avec 
quelle  fureur  ils  blâmaient  alors  les  amis  de  la 
liberté  toujours  attachés  au  même  système,  peut- 
être  apprendraient-ils  l'indulgence ,  en  se  ressou- 
venant de  leurs  erreurs. 

Je  fus  la  première  femme'  que  Bonaparte  exila  ; 
mais  bientôt  après  il  en  bannit  un  grand  nombre 
d'opinions  opposées.  Une  personne  très-intéres- 
sante entre  autres,  la  duchesse  de  Chevreuse,  est 
morte  du  serrement  de  cœur  que  son  exil  lui  a 
causé.  Elle  ne  put  obtenir  de  Napoléon,  lorsqu'elle 
était  mourante,  la  permission  de  retourner  une 
dernière  fois  à  Paris ,  pour  consulter  son  médecin 
et  revoir  ses  amis,  D'oiî  venait  ce  luxe  en  fait  de 
méchanceté,  si  ce  n'est  d'une  sorte  de  haine  con- 
tre tous  les  êtres  indépendants?  Et  comme  les 
femmes,  d'une  part,  ne  pouvaient  servir  en  rien 
ses  desseins  politiques,  et  que,  de  l'autre,  elles 
étaient  moins  accessibles  que  les  hommes  aux 
craintes  et  aux  espérances  dont  le  pouvoir  est  dis- 
pensateur, elles  lui  donnaient  de  l'humeur  comme 
des  rebelles,  et  il  se  plaisait  à  leur  dire  des  choses 
blessantes  et  vulgaires.  Il  haïssait  autant  l'esprit 
de  chevalerie  qu'il  recherchait  l'étiquette  ;  c'était 
faire  un  mauvais  choix  parmi  les  anciennes  mœurs. 
Il  lui  restait  aussi  de  ses  premières  habitudes, 
pendant  la  révolution ,  une  certaine  antipathie  ja- 
cobine contre  la  société  brillante  de  Paris,  sur  la- 
quelle les  femmes  exerçaient  beaucoup  d'ascen- 
dant; il  redoutait  en  elle  l'art  de  la  plaisanterie, 
qui,  l'on  doit  en  convenir,  appartient  particulière- 
ment aux  Françaises.  Si  Bonaparte  avait  voulu 
s'en  tenir  au  superbe  rôle  de  grand  général  et  de 
premier  magistrat  de  la  république,  il  aurait  plané 
de  toute  la  hauteur  du  génie  au-dessus  des  petits 
traits  acérés  de  l'esprit  de  salon.  Mais,  quand  il 
avait  le  dessein  de  se  faire  roi  parvenu ,  bourgeois 
gentilhomme  sur  le  trône,  il  s'exposait  précisé- 
ment à  la  moquerie  du  bon  ton,  et  il  ne  pouvait 
la  comprimer,  comme  il  l'a  fait ,  que  par  l'espion- 
nage et  la  terreur. 

Bonaparte  voulait  que  je  le  louasse  dans  mes 
écrits,  non  assurément  qu'un  éloge  de  plus  eût 
été  remarqué  dans  la  fumée  d'encens  dont  on  l'en- 
vironnait; mais  comme  j'étais  positivement  le  seul 
écrivain  connu  parmi  les  Français ,  qui  eût  publié 
des  livres  sous  son  règne  sans  faire  mention  en 
rien  de  sa  gigantesque  existence,  cela  l'importu- 
nait, et  il  finit  par  supprimer  mon  ouvrage  sur 
l'Allemagne  avec  une  incroyable  fureur.  Jusqu'alors 
ma  disgrâce  avait  consisté  seulement  dans  l'éloi- 
gnement  de  Paris  ;  mais  depuis  on  m'interdit  tout 
voyage,  on  me  menaça  de  la  prison  pour  le  reste 


de  mes  jours  :  et  la  contagion"  de  l'exil,  invention 
digne  des  empereurs  romains ,  était  l'aggravation 
la  plus  cruelle  de  cette  peine.  Ceux  qui  venaient 
voir  les  bannis  s'exposaient  au  bannissement  à 
leur  tour;  la  plupart  des  Français  que  je  connais- 
sais me  fuyaient  comme  une  pestiférée.  Quand  je 
n'en  souffrais  pas  trop ,  cela  me  semblait  une  co- 
médie; et,  de  la  même  manière  que  les  voyageurs 
en  quarantaine  jettent  par  malice  leurs  mouchoirs 
aux  passants,  pour  les  obliger  à  partager  l'ennui 
du  lazaret ,  lorsqu'il  m'arrivait  de  rencontrer  par 
hasard  dans  les  rues  de  Genève  un  homme  de  la 
cour  de  Bonaparte,  j'étais  tentée  de  lui  faire  peur 
avec  mes  politesses. 

Mon  généreux  ami,  M.  Matthieu  de  Montmo- 
rency, étant  venu  me  voir  à  Coppet,  il  y  reçut, 
quatre  jours  après  son  arrivée ,  une  lettre  de  ca- 
chet qui  l'exilait,  pour  le  punir  d'avoir  donné  la 
consolation  de  sa  présence  à  une  amie  de  vingt- 
cinq  années.  Je  ne  sais  ce  que  je  n'aurais  pas  fait 
dans  ce  moment  pour  éviter  une  telle  douleur. 
Dans  le  même  temps ,  madame  Récamiér,  qui  n'a- 
vait avec  la  politique  d'autres  rapports  que  son 
intérêt  courageux  pour  les  proscrits  de  toutes  les 
opinions ,  vint  aussi  me  voir  à  Coppet ,  où  nous 
nous  étions  déjà  plusieurs  fois  réunies;  et,  le  croi- 
rait-on? la  plus  belle  femme  de  France,  une  per- 
sonne qui  à  ce  titre  aurait  trouvé  partout  des  dé- 
fenseurs, fut  exilée,  parce  qu'elle  était  venue  dans 
le  château  d'une  amie  malheureuse,  à  cent  cin- 
quante lieues  de  Paris.  Cette  coalition  de  deux 
femmes  établies  sur  le  bord  du  lac  de  Genève  pa- 
rut trop  redoutable  au  maître  du  monde ,  et  il  se 
donna  le  ridicule  de  les  persécuter.  Mais  il  avait 
dit  une  fois  :  La  puissance  n'est  jamais  ridicule; 
et  certes  il  a  bien  mis  à  l'épreuve  cette  maxime. 

Combien  n'a-t-on  pas  vu  de  familles  divisées 
par  la  frayeur  que  causaient  les  moindres  rapports 
avec  les  exilés  !  Dans  le  commencement  de    la 
tyrannie,  quelques  actes  de  courage  se  font  remar- 
quer; mais  par  degrés  le  chagrin  altère  les  senti- 
ments, les  contrariétés  fatiguent;  l'on  vient  à  pen- 
ser que  les  disgrâces  de  ses  amis  sont  causées  par 
leurs  propres  fautes.  Les  sages  de  la  famille  se  \ 
rassemblent,  pour  dire  qu'il  ne  faut  pas  trop  cora-  , 
muniquer  avec  madame  ou  monsieur  un  tel  ;  leurs 
excellents  sentiments,  assure-t-on,  ne  sauraient  ; 
se  mettre  en  doute  ;  mais  leur  imagination  est  si 
vive!  En  vérité,  l'on  proclamerait  volontiers  tous 
ces  pauvres  proscrits  de  grands  poètes,  à  condi-  1 
tion  que  leur  imprudence  ne  permît  pas  de  les 
voir  ni  de  leur  écrire.  Ainsi  l'amitié,  l'amour 
même ,  se  glacent  dans  tous  les  cœurs  ;  les  quali-  i 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


221 


tés  intimes  tombent  avec  les  vertus  publiques;  on 
ne  s'aime  plus  entre  soi,  apjès  avoir  cessé  d'aimer 
la  patrie  ;  et  l'on  apprend  seulement  à  se  servir 
d'un  langage  hypocrite,  qui  contient  le  blâme  dou- 
cereux des  personnes  en  défaveur,  l'apologie  adroite 
des  gens  puissants ,  et  la  doctrine  cachée  de  l'é- 
goïsme. 

Bonaparte  avait  plus  que  tout  autre  le  secret  de 
faire  naître  ce  froid  isolement  qui  ne  lui  présen- 
tait les  hommes  qu'un  à  un,  et  jamais  réunis.  Il 
ne  voulait  pas  qu'un  seul  individu  de  son  temps 
existât  par  lui-même,  qu'on  se  mariât,  qu'on  eût 
de  la  fortune,  qu'on  choisît  un  séjour,  qu'on  exer- 
çât un  talent,  qu'une  résolution  quelconque  se 
prît  sans  sa  permission  ;  et ,  chose  singulière ,  il 
entrait  dans  les  moindres  détails  des  relations  de 
chaque  individu ,  de  manière  à  réunir  l'empire  du 
conquérant  à  une  inquisition  de  commérage,  s'il 
est  permis  de  s'exprimer  ainsi ,  et  de  tenir  entre 
ses  mains  les  fils  les  plus  déliés  comme  les  chaînes 
les  plus  fortes. 

La  question  métaphysique  du  libre  arbitre  de 
l'homme  était  devenue  très-inutile  sous  le  règne 
de  Bonaparte;  car  personne  ne  pouvait  plus  suivre 
en  rien  sa  propre  volonté,  dans  les  plus  grandes 
comme  dans  les  plus  petites  crreonstances. 

CHAPITRE  IX. 

Des  derniers  jours  de  M.  Necker. 

Je  ne  parlerais  point  du  sentiment  que  m'a 
laissé  la  perte  de  mon  père ,  si  ce  n'était  pas  un 
moyen  de  plus  de  le  faire  connaître.  Quand  les 
opinions  politiqu*s  d'un  homme  d'État  sont  en- 
core à  beaucoup  d'égards  l'objet  des  débats  du 
monde ,  il  ne  faut  rien  négliger  pour  donner  aux 
principes  de  Cet  homme  la  sanction  de  son  carac- 
tère. Or,  quelle  plus  grande  garantie  peut-on  en 
offrir  que  l'impression  qu'il  a  produite  sur  les  per- 
sonnes le  plus  à  portée  de  le  juger?  Il  y  a  main- 
tenant douze  années  que  la  mort  m'a  séparée  de 
mon  père ,  et  chaque  jour  mon  admiration  pour 
lui  s'est  accrue;  le  souvenir  que  j'ai  conservé  de 
son  esprit  et  de  ses  vertus  me  sert  de  point  de 
comparaison  pour  apprécier  ce  que  peuvent  valoir 
les  autres  hommes;  et,  quoique  j'aie  parcouru 
l'Europe  entière,  jamais  un  génie  de  cette  trempe, 
jamais  une  moralité  de  cette  vigueur  ne  s'est  of- 
ferte à  moi.  M.  Necker  pouvait  être  faible  par 
bonté,  incertain  à  force  de  réfléchir;  mais,  quand 
il  croyait  le  devoir  intéressé  dans  une  résolution , 
il  lui  semblait  entendre  la  voix  de  Dieu;  et,  quoi 
qu'on  pût  tenter  alors  pour  l'ébranler,  il  n'écou- 


tait jamais  qu'elle.  J'ai  plus  de  confiance  encore 
aujourd'hui  dans  la  moindre  de  ses  paroles,  que  je 
n'en  aurais  dans  aucun  individu  existant,  quelque 
supérieur  qu'il  pût  être;  tout  ce  que  m'a  dit 
M.  Necker  est  ferme  en  moi  comme  le  rocher; 
tout  ce  que  j'ai  gagné  par  moi-même  peut  dispa- 
raître ;  l'identité  de  mon  être  est  dans  l'attache- 
ment que  je  garde  à  sa  mémoire.  J'ai  aimé  qui  je 
n'aime  plus;  j'ai  estimé  qui  je  n'estime  plus;  le 
flot  de  la  vie  a  tout  emporté,  excepté  cette  grande 
ombre  qui  est  là  sur  le  sommet  de  la  montagne, 
et  qui  me  montre  du  doigt  la  vie  à  venir. 

Je  ne  dois  de  reconnaissance  véritable  sur  cette 
terre  qu'à  Dieu  et  à  mon  père  ;  tout  le  reste  de 
mes  jours  s'est  passé  dans  la  lutte;  lui  seul  y  a  ré- 
pandu sa  bénédiction.  Mais  combien  n'a-t-il  pas 
souffert  !  La  prospérité  la  plus  brillante  avait  si- 
gnalé la  moitié  de  sa  vie  :  il  était  devenu  riche;  il 
avait  été  nommé  premier  ministre  de  France  ;  l'at- 
tachement sans  bornes  des  Français  l'avait  récom- 
pensé de  son  dévouement  pour  eux  :  pendant  les 
sept  années  de  sa  première  retraite ,  ses  ouvrages 
avaient  été  placés  au  premier  rang  de  ceux  des 
hommes  d'État,  et  peut-être  était-il  le  seul  qui  se 
fût  montré  profond  dans  l'art  d'administrer  un 
grand  pays  sans  s'écarter  jamais  de  la  moralité  la 
plus  scrupuleuse ,  et  même  de  la  délicatesse  la  plus 
pure.  Comme  écrivain  religieux,  il  n'avait  jamais 
cessé  d'être  philosophe;  comme  écrivain  philoso- 
phe, il  n'avait  jamais  cessé  d'être  religieux;  l'élo- 
quence ne  l'avait  pas  entraîné  au  delà  de  la  raison, 
et  la  raison  ne  le  privait  pas  d'un  seul  mouyement 
vrai  d'éloquence.  A  ces  grands  avantages  il  avait 
joint  les  succès  les  plus  flatteurs  en  société  :  ma- 
dame du  Deffant,  la  femme  de  France  à  qui  l'on 
reconnaissait  la  conversation  la  plus  piquante, 
écrivit  qu'elle  n'avait  point  rencontré  d'homme 
plus  aimable  que  M.  Necker.  Il  possédait  aussi  ce 
charme ,  mais  il  ne  s'en  servait  qu'avec  ses  amis. 
Enfin,  en  1789,  l'opinion  universelle  des  Français 
était  que  jamais  un  ministre  n'avait  porté  plus 
loin  tous  les  genres  de  talents  et  de  vertus.  Il  n'est 
pas  une  ville,  pas  un  bourg,  pas  une  corporation 
en  France,  dont  nous  n'ayons  des  adresses  qui 
expriment  ce  sentiment.  Je  transcris  ici ,  entre 
mille  autres,  celle  qui  fut  écrite  à  la  république 
de  Genève  par  la  ville  de  Valence  : 

«  Messieues  les  syndics  , 

«  Dans  l'enthousiasme  de  la  liberté  qui  embrase 
«  toute  la  nation  française ,  et  qui  nous  pénètre  de 
«  reconnaissance  pour  les  bontés  de  notre  auguste 
«  monarque ,  nous  avons  pensé  que  nous  vous  de- 


222 


CONSIDERATIONS 


«  vions  un  tribut  de  notre  gratitude.  C'est  dans  le 
«  sein  de  votre  république  que  M.  Necker  a  pris  le 
«jour;  c'est  au  foyer  de  vos  vertus  publiques  que 
«  son  cœur  s'est  formé  dans  la  pratique  de  toutes 
«  celles  dont  il  nous  a  donné  le  touchant  spectacle  ; 
«  c'est  à  l'école  de  vos  bons  principes  qu'il  a  puisé 
«  cette  douce  et  consolante  morale  qui  fortifie  la 
«confiance,  inspire  le  respect,  prescrit  l'obéis- 
«  sance  pour  l'autorité  légitime.  C'est  encore  parmi 
«  vous ,  Messieurs ,  que  son  âme  a  acquis  cette 
«  trempe  ferme  et  vigoureuse  dont  l'homme  d'État 
t  a  besoin,  quand  il  se  livre  avec  intrépidité  à  la 
«  pénible  fonction  de  travailler  au  bonheur  public. 

:<■  Pénétrés  de  vénération  pour  tant  de  qualités 
«'  différentes ,  dont  la  réunion  dans  M.  Necker 
«  exalte  notre  admiration ,  nous  croyons  devoir  aux 
«  citoyens  de  la  ville  de  Genève  des  témoignages 
«  publics  de  notre  reconnaissance,  pour  avoir  formé 
«  dans  son  sein  un  ministre  aussi  parfait  sous  tous 
«  les  rapports. 

«  T^ous  désirons  que  notre  lettre  soit  consignée 
«  dans  les  registres  de  la  république,  pour  être  un 
«  monument  durable  de  notre  vénération  pour  votre 
«  respectable  concitoyen.  » 

Hélas!  aurait-on  prévu  que  tant  d'admiration 
serait  suivie  de  tant  d'injustice;  qu'on  reprocherait 
des  sentiments  d'étranger  à  celui  qui  a  chéri  la 
France  avec  une  prédilection  presque  trop  grande; 
qu'un  parti  l'appellerait  l'auteur  de  la  révolution, 
parce  qu'il  respectait  les  droits  de  la  nation,  et  que 
les  meneurs  de  cette  nation  l'accuseraient  d'avoir 
voulu  la  sacrifier  au  maintien  de  la  monarchie  ?  Ainsi 
dans  d'autres  temps,  je  me  plais  à  le  répéter,  le 
chancelier  de  l'Hôpital  était  menacé  par  les  catho- 
liques et  les  protestants  tour  à  tour;  ainsi,  l'on 
aurait  vu  Sully  succomber  sous  les  haines  de  parti , 
si  la  fermeté  de  son  maître  ne  l'avait  soutenu.  Mais 
aucun  de  ces  deux  hommes  d'État  n'avait  cette  ima- 
gination du  cœur  qui  rend  accessible  à  tous  les 
genres  de  peine.  M.  Necker  était  calme  devant 
Dieu ,  calme  aux  approches  de  la  mort ,  parce  que 
la  conscience  seule  parle  dans  cet  instant.  Mais, 
lorsque  les  intérêts  de  ce  monde  l'occupaient  en- 
core, il  n'est  pas  un  reproche  qui  ne  l'ait  blessé, 
pas  un  ennemi  dont  la  malveillance  ne  l'ait  atteint, 
pas  un  jour  pendant  lequel  il  ne  se  soit  vingt  fois 
interrogé  lui-même ,  tantôt  pour  se  faire  un  tort 
des  maux  qu'il  n'avait  pu  prévenir,  tantôt  pour  se 
placer  en  arrière  des  événements,  et  peser  de  nou- 
veau les  différentes  résolutions  qu'il  aurait  pu  pren- 
dre. Les  jouissances  les  plus  pures  de  la  vie  étaient 
empoisonnées  pour  lui  par  les  persécutions  inouïes 


de  l'esprit  de  parti.  Cet  esprit  de  parti  se  montrait 
jusque  dans  la  manière  dont  les  émigrés,  dans  le 
temps  de  leur  détresse,  s'adressaient  à  lui  pour  de- 
mander des  secours.  Plusieurs ,  en  lui  écrivant  à 
ce  sujet ,  s'excusaient  de  ne  pouvoir  aller  chez  lui , 
parce  que  les  principaux  d'entre  eux  le  leur  avaient 
défendu  ;  ils  jugeaient  bien  du  moins  de  la  généro- 
sité de  M.  Necker,  quand  ils  croyaient  que  cette 
soumission  à  l'impertinence  de  leurs  chefs  ne  le  dé- 
tournerait pas  de  leur  rendre  service. 

Parmi  les  inconvénients  de  l'esclavage  de  la  presse, 
il  y  avait  encore  que  les  jugements  sur  la  littéra- 
ture étaient  entre  les  mains  du  gouvernement  :  il 
en  résultait  que ,  par  l'intermédiaire  des  journalis- 
tes, la  police  disposait,  au  moins  momentanément, 
de  la  fortune  littéraire  d'un  écrivain ,  comme  d'un 
autre  côté  elle  délivrait  des  permissions  pour  l'en- 
treprise des  jeux  de  hasard.  Les  écrits  de  M.  Nec- 
ker ,  pendant  les  derniers  temps  de  sa  vie ,  n'ont 
donc  point  été  jugés  en  France  avec  impartialité , 
et  c'est  une  peine  de  plus  qu'il  a  supportée  dans  sa 
retraite.  L'avant-dernier  de  ses  ouvrages,  intitule 
Cours  de  morale  religieuse,  est,  je  crois  pouvoir 
l'affirmer,  un  des  livres  de  piété  les  mieux  écrits  , 
les  plus  forts  de  pensée  et  d'éloquence  dont  les 
protestants  puissent  se  vanter,  et  souvent  je  l'ai 
trouvé  entre  les  mains  de  personnes  que  les  peines 
du  cœur  avaient  atteintes.  Toutefois,  les  journaux 
sous  Bonaparte  n'en  firent  presque  pas  mention, 
et  le  peu  qu'on  en  dit  n'en  donnait  aucune  idée. 
Il  y  a  eu  de  même,  en  d'autres  pays,  quelques  exem- 
ples de  chefs-d'œuvre  littéraires ,  qui  n'ont  été  ju- 
gés que  longtemps  après  la  mort  de  leurs  auteurs. 
Cela  fait  mal  de  penser  que  celui  qui  nous  fut  si 
cher  a  été  privé  même  du  plaisir  que  ses  talents, 
comme  écrivain,  lui  méritaient  incontestablement. 

Il  n'a  point  vu  le  jour  de  l'équité  luire  pour  sa 
mémoire,  et  sa  vie  a  fini  l'année  même  oîi  Bona- 
parte allait  se  faire  empereur,  c'est-à-dire,  dans  une 
époque  où  aucun  genre  de  vertu  n'était  en  honneur 
en  France.  La  délicatesse  de  son  âme  était  telle ,  que 
la  pensée  qui  le  tourmentait  pendant  sa  dernière 
maladie,  c'était  la  crainte  d'avoir  été  la  cause  de 
mon  exil  :  et  je  n'étais  pas  près  de  lui  pour  le  ras- 
surer !  Il  écrivit  à  Bonaparte,  d'une  main  affaiblie, 
pour  lui  demander  de  me  rappeler  quand  il  ne  se- 
rait plus.  J'envoyai  cette  requête  sacrée  à  l'empe- 
reur ;  il  n'y  répondit  point  :  la  magnanimité  lui  a 
toujours  paru  de  l'affectation ,  et  il  en  parlait  assez 
volontiers  comme  d'une  vertu  de  mélodrame  :  s'il 
avait  pu  connaître  l'ascendant  de  cette  vertu,  il  eût 
été  tout  à  la  fois  meilleur  et  plus  habile.  Après 
tant  de  douleurs,  après  tant  de  vertus,  la  puissance 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


223 


d'aimer  semblait  s'être  accrue  dans  mon  père,  à 
l'âge  où  elle  diminue  chez  les  autres  hommes;  et 
tout  annonçait  en  lui,  quand  il  a  fini  de  vivre,  le 
retour  vers  le  ciel. 

CHAPITRE  X. 

Résumé  des  principes  de  M.  Necker,  en  matière 
de  gouvernement. 

On  a  souvent  dit  que  la  religion  était  nécessaire 
au  peuple;  et  je  crois  facile  de  prouver  que  les 
hommes  d'un  rang  élevé  en  ont  plus  besoin  encore. 
Il  en  est  de  même  de  la  morale  dans  ses  rapports 
avec  la  politique.  On  n'a  cessé  de  répéter  qu'elle 
convenait  aux  particuliers ,  et  non  aux  nations  :  il 
est  au  contraire  vrai  que  c'est  aux  gouvernements 
surtout  que  les  principes  fixes  sont  applicables. 
L'existence  de  tel  ou  tel  individu  étant  passagère, 
il  arrive  quelquefois  qu'une  mauvaise  action  lui  sert 
pour  un  moment ,  dans  une  conjoncture  où  son  in- 
térêt personnel  est  compromis;  mais,  les  nations 
étant  durables ,  elles  ne  sauraient  s'affranchir  des 
lois  générales  et  permanentes  de  l'ordre  intellec- 
tuel ,  sans  marcher  à  leur  perte.  L'injustice  qui  peut 
servir  à  un  homme,  par  exception,  est  toujours 
nuisible  aux  successions  d'hommes  dont  le  sort 
rentre  forcément  dans  la  règle  universelle.  Mais  ce 
qui  a  donné  quelque  crédit  à  la  maxime  infernale 
qui  place  la  politique  au-dessus  de  la  morale,  c'est 
qu'on  a  confondu  les  chefs  de  l'État  avec  l'État 
lui-même  :  or,  ces  chefs  ont  souvent  trouvé  qu'il 
leur  était  plus  commode  et  plus  avantageux  de  se 
tirer  à  tout  prix  d'une  difficulté  présente ,  et  ils  ont 
mis  en  principe  les  mesures  que  leur  égoïsme  ou 
leur  incapacité  leur  ont  fait  prendre.  Un  homme 
embarrassé  dans  ses  affaires  établirait  volontiers 
en  théorie ,  que  d'emprunter  à  usure  est  le  meilleur 
système  de  finances  qu'on  puisse  adopter.  Or, 
l'immoralité  en  tout  genre  est  aussi  un  emprunt  à 
usure  ;  elle  sauve  pour  le  moment ,  et  ruine  plus 
tard. 

M.  Necker,  pendant  son  premier  ministère ,  n'é- 
tait point  en  mesure  de  songer  à  l'établissement 
d'un  gouvernement  représentatif;  en  proposant  les 
administrations  provinciales ,  il  voulait  mettre  une 
borne  à  l'a  puissance  des  ministres,  et  donner  de 
l'influence  aux  hommes  éclairés  et  aux  riches  pro- 
priétaires de  toutes  les  parties  de  la  France.  La 
première  maxime  de  M.  Necker,  en  fait  de  gouver- 
nement, était  d'éviter  l'arbitraire,  et  de  limiter 
l'action  ministérielle  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  né- 
cessaire au  maintien  de  l'ordre.  Un  ministre  qui 
veut  tout  faire,  tout  ordonnerais  et  qui  est  jaloux 


du  pouvoir  comme  d'une  jouissance  personnelle, 
convient  aux  cours,  mais  non  aux  nations.  Un 
homme  de  génie,  quand  par  hasard  il  se  trouve  à 
la  tête  des  affaires  publiques ,  doit  travailler  à  se 
rendre  inutile.  Les  bonnes  institutions  réalisent  et 
maintiennent  les  hautes  pensées  qu'un  individu, 
quel  qu'il  soit ,  ne  peut  mettre  en  œuvre  que  pas- 
sagèrement. 

A  la  haine  de  l'arbitraire,  M.  Necker  joignait  un 
grand  respect  pour  l'opinion ,  un  profond  intérêt 
pour  cet  être  abstrait,  mais  réel,  qu'on  appelle  le 
peuple,  et  qui  n'a  pas  cessé  d'être  à  plaindre,  quoi- 
qu'il se  soit  montré  redoutable.  Il  croyait  néces- 
saire d'assurer  à  ce  peuple  des  lumières  et  de  l'ai- 
sance ,  deux  bienfaits  inséparables.  Il  ne  voulait 
point  qu'on  sacrifiât  la  nation  aux  castes  privilé- 
giées; mais  il  était  d'avis  cependant  qu'on  transi- 
geât avec  les  anciennes  coutumes,  à  cause  des 
nouvelles  circonstances.  Il  croyait  à  la  nécessité 
des  distinctions  dans  la  société,  afin  de  diminuer 
la  rudesse  du  pouvoir  par  l'ascendant  volontaire 
de  la  considération;  mais  l'aristocratie,  telle  qu'il 
la  concevait ,  avait  pour  but  d'exciter  l'émulation 
de  tous  les  hommes  de  mérite. 

M.  Necker  haïssait  les  guerres  d'ambition,  ap- 
préciait très  -  haut  les  ressources  de  la  France ,  et 
croyait  qu'un  tel  pays,  gouverné  par  la  sagesse 
d'une  véritable  représentation  nationale,  et  non 
par  les  intrigues  des  courtisans  ,  n'avait ,  au  milieu 
de  l'Europe,  rien  à  désirer  ni  à  craindre. 

Quelque  belle  que  fût  la  doctrine  de  M.  Necker, 
dira-t-on,  puisqu'il  n'a  pas  réussi,  ,elle  n'était  donc 
pas  adaptée  aux  hommes  tels  qu'ils  sont.  Il  se  peut 
qu'un  individu  n'obtienne  pas  du  ciel  la  faveur 
d'assister  lui-même  au  triomphe  des  vérités  qu'il 
proclame  :  mais  en  sont-elles  moins  pour  cela  des 
vérités  ?  Quoiqu'on  ait  jeté  Galilée  dans  les  prisons, 
les  lois  de  la  nature  découvertes  par  lui  n'ont-elles 
pas  été  depuis  généralement  reconnues?  La  morale 
et  la  liberté  sont  aussi  sûrement  les  seules  bases 
du  bonheur  et  de  la  dignité  de  l'espèce  humaine, 
que  le  système  de  Galilée  est  la  véritable  théorie 
des  mouvements  célestes. 

Considérez  la  puissance  de  l'Angleterre  :  d'où 
lui  vient -elle?  de  ses  vertus  et  de  sa  constitution. 
Supposez  un  moment  que  cette  île ,  maintenant  si 
prospère ,  fût  privée  tout  à  coup  de  ses  lois ,  de 
son  esprit  public ,  de  la  liberté  de  la  presse ,  et  du 
parlement,  qui  tire  sa  force  de  la  nation  et  lui  rend 
la  sienne  à  son  tour  :  comme  les  champs  seraient 
desséchés!  comme  les  ports  deviendraient  déserts! 
Les  agents  des  puissances  absolues  eux  -  mêmes , 
ne  pouvant  plus  obtenir  les  subsides  de  ce  pays 


224 


CONSIDERÀTIOINS 


sans  crédit  et  sans  patriotisme ,  regretteraient  la 
liberté,  qui,  pendant  si  longtemps  du  moins,  leur 
a  prêté  ses  trésors. 

Les  malheurs  de  la  révolution  sont  résultés  de 
la  résistance  irréfléchie  des  privilégiés  à  ce  que 
voulaient  la  raison  et  la  force  ;  cette  question  est 
encore  débattue  après  vingt-sept  années.  Les  dan- 
gers de  la  lutte  sont  moins  grands  ,  parce  que  les 
partis  sont  plus  affaiblis;  mais  l'issue  en  serait  la 
même.  M.  Necker  dédaignait  le  niacbiavélisme  dans 
la  politique ,  la  charlatanerie  dans  les  finances ,  et 
l'arbitraire  dans  le  gouvernement.  Il  pensait  que 
la  suprême  habileté  consiste  à  mettre  la  société  en 
harmonie  avec  les  lois  silencieuses ,  mais  immua- 
bles, auxquelles  la  Divinité  a  soumis  la  nature  hu- 
maine. On  peut  l'attaquer  sur  ce  terrain,  car  il  s'y 
placerait  encore  s'il  vivait. 

Il  ne  se  targuait  point  du  genre  de  talents  qu'il 
faut  pour  être  un  factieux  ou  un  despote  ;  il  avait 
trop  d'ordre  dans  l'esprit,  et  de  paix  dans  l'âme, 
pour  être  propre  à  ces  grandes  irrégularités  de  la 
nature ,  qui  dévorent  le  siècle  et  le  pays  dans  le- 
quel elles  apparaissent.  Mais ,  s'il  fût  né  Anglais , 
je  dis  avec  orgueil  qu'aucun  ministre  ne  l'eût  ja- 
mais surpassé ,  car  il  était  plus  ami  de  la  liberté 
que  M.  Pitt,  plus  austère  que  M.  Fox,  et  non 
moins  éloquent,  non  moins  énergique,  non  moins 
pénétré  de  la  dignité  de  l'État  que  lord  Chatham. 
Ah  !  que  n'a-t-il  pu ,  comme  lui ,  prononcer  ses 
dernières  paroles  dans  le  sénat  de  la  patrie,  au 
milieu  d'une  nation  qui  sait  juger ,  qui  sait  être 
reconnaissante,  et  dont  l'enthousiasme,  loin  d'être 
le  présage  de  la  servitude,  est  la  récompense  de 
la  vertu  ! 

Maintenant ,  retournons  à  l'examen  du  person- 
nage politique  le  plus  en  contraste  avec  les  prin- 
cipes que  nous  venons  de  retracer ,  et  voyons  si 
lui-même  aussi ,  Bonaparte,  ne  doit  pas  servir  à 
prouver  la  vérité  de  ces  principes ,  qui  seuls  au- 
raient pu  le  maintenir  en  puissance ,  et  conserver 
la  gloire  du  nom  français. 

CHAPITRE  XL 

Bonaparte  empereur.  La  contre-révolution  faite 
par  lui. 

Lorsqu'à  la  fin  du  dernier  siècle ,  Bonaparte  se 
mit  à  la  tête  du  peuple  français ,  la  nation  entière 
souhaitait  un  gouvernement  libre  et  constitution- 
nel. Les  nobles,  depuis  longtemps  hors  de  France, 
n'aspiraient  qu'à  rentrer  en  paix  dans  leurs  foyers; 
le  clergé  catholique  réclamait  la  tolérance;  les 
guerriers  républicains  ayant  effacé  par  leurs  ex- 


ploits l'éclat  des  distinctions  nobiliaires ,  la  race 
féodale  des  anciens  conquérants  respectait  les  nou- 
veaux vainqueurs ,  et  la  révolution  était  faite  dans 
les  esprits.  L'Europe  se  résignait  à  laisser  à  la 
France  la  barrière  du  Rhin  et  des  Alpes ,  et  il  ne 
restait  qu'à  garantir  ces  biens,  en  réparant  les 
maux  que  leur  acquisition  avait  entraînés.  Mais 
Bonaparte  conçut  l'idée  d'opérer  la  contre-révolu- 
tion à  son  avantage,  en  ne  conservant  dans  l'État, 
pour  ainsi  dire ,  aucune  chose  nouvelle  que  lui- 
même.  Il  rétablit  le  trône,  le  clergé  et  la  noblesse; 
une  monarchie ,  comme  l'a  dit  M.  Pitt ,  sans  légi- 
timité et  sans  limites  ;  un  clergé  qui  n'était  que  le 
prédicateur  du  despotisme;  une  noblesse  compo- 
sée des  anciennes  et  des  nouvelles  familles,  mais 
qui  n'exerçait  aucune  magistrature  dans  l'État ,  et 
ne  servait  que  de  parure  au  pouvoir  absolu. 

Bonaparte  ouvrit  la  porte  aux  anciens  préjugés, 
se  flattant  de  les  arrêter  juste  au  point  de  sa  toute- 
puissance.  On  a  beaucoup  dit  que ,  s'il  avait  été 
modéré,  il  se  serait  maintenu.  Mais  qu'entend-on 
par  modéré.'  S'il  avait  établi  sincèrement  et  digne- 
ment la  constitution  anglaise  en  France,  sans 
doute  il  serait  encore  empereur.  Ses  victoires  le 
créaient  prince;  il  a  fallu  son  amour  de  l'étiquette, 
son  besoin  de  flatterie,  les  titres,  les  décorations 
et  les  chambellans,  pour  faire  reparaître  en  lui  le 
parvenu.  Mais  quelque  insensé  que  fût  son  système 
de  conquête ,  dès  qu'il  était  assez  misérable  d'âme 
pour  ne  voir  de  grandeur  que  dans  le  despotisme, 
peut-être  ne  pouvait -il  se  passer  de  guerres  con- 
tinuelles; car  que  serait-ce  qu'un  despote  sans 
gloire  militaire ,  dans  un  pays  tel  que  la  France  ? 
Pouvait -on  opprimer  la  nation  dans  l'intérieur, 
sans  lui  donner  au  moins  le  funeste  dédommage- 
ment de  dominer  ailleurs  à  son  tour?  Le  fléau  de 
l'espèce  humaine ,  c'est  le  pouvoir  absolu ,  et  tous 
les  gouvernements  français  qui  ont  succédé  à  l'as- 
semblée constituante  ont  péri  pour  avoir  cédé  à 
cette  amorce ,  sous  un  prétexte  ou  sous  un  autre. 

Au  moment  où  Bonaparte  voulut  se  faire  nom- 
mer empereur ,  il  crut  à  la  nécessité  de  rassurer , 
d'une  part,  les  révolutionnaires  sur  la  possibilité 
du  retour  des  Bourbons  ;  et  de  prouver  de  l'autre, 
aux  royalistes ,  qu'en  s'attachant  à  lui ,  ils  rom- 
paient sans  retour  avec  l'ancienne  dynastie.  C'est 
pour  remplir  ce  double  but  qu'il  commit  le  meur- 
tre d'un  prince  du  sang,  le  duc  d'Enghien.  Il  passa 
le  Rubicon  du  crime ,  et  de  ce  jour  son  malheur 
fut  écrit  sur  le  livre  du  destin. 

Un  des  machiavélistes  de  la  cour  de  Bonaparte 
dit,  à  cette  occasion,  que  cet  assassinat  était  bien 
pis  qu'un  crime ,  puisque  c'était  une  Jaute.  J'ai , 


;•?* 


SUR  Là  REVOLUTION  FRiNCàlSE. 


225 


je  l'avoue ,  un  profond  mépris  pour  tous  ces  poli- 
tiques dont  l'habileté  consiste  à  se  montrer  supé- 
rieurs à  la  vertu.  Qu'ils  se  montrent  donc  une  fois 
supérieurs  à  l'égoïsme  ;  cela  sera  plus  rare  et  même 
plus  habile  ! 

Néanmoins  ceux  qui  tfvaient  blâmé  le  meurtre 
du  duc  d'Enghien ,  comme  une  mauvaise  spécula- 
tion ,  eurent  aussi  raison  même  sous  ce  rapport. 
Les  révolutionnaires  et  les  royalistes ,  malgré  la 
terrible  alliance  du  sang  innocent ,  ne  se  crurent 
point  unis  irrévocablement  au  sort  de  leur  maître. 
Il  avait  fait  de  l'intérêt  la  divinité  de  ses  partisans, 
et  les  adeptes  de  sa  doctrine  l'ont  mise  en  pratique 
contre  lui-même,  quand  le  malheur  l'a  frappé. 

Au  printemps  de  1804 ,  après  la  mort  du  due 
d'Enghien,  et  l'abominable  procès  de  Moreau  et  de 
Pichegru,  lorsque  tous  les  esprits  étaient  remplis 
d'une  terreur  qui  pouvait  en  un  instant  se  changer 
en  révolte,  Bonaparte  fit  venir  chez  lui  quelques 
sénateurs  pour  leur  parler  négligemment,  et  comme 
d'une  idée  sur  lacjueile  il  n'était  pas  encore  fixé, 
de  la  proposition  qu'on  lui  faisait  de  se  déclarer 
empereur.  Il  passa  en  revue  les  différents  partis 
qu'on  pouvait  adopter  pour  la  France  :  une  répu- 
blique; le  rappel  de  l'ancienne  dynastie;  enfin  la 
création  d'une  monarchie  nouvelle;  comme  un 
homme  qui  se  serait  entretenu  des  affaires  d'au- 
trui ,  et  les  aurait  examinées  avec  une  parfaite  im- 
partialité. Ceux  qui  causaient  avec  lui  le  contra- 
riaient avec  la  plus  énergique  véhémence ,  toutes 
les  fois  qu'il  présentait  des  arguments  en  faveur 
d'une  autre  puissance  que  la  sienne.  A  la  fin,  Bo- 
naparte se  laissa  convaincre  :  Eh  bien,  dit-il,  puis- 
que vous  croyez  que  ma  nomination  an  titre  cVem- 
pereur  est  nécessaire  au  bonheur  de  la  France , 
jirenez  au  moins  des  précautions  contre  ma  ty- 
rannie; oui,  je  vous  le  répète,  contre  ma  tyran- 
nie. Qui  sait  si,  dans  la  situation  oii  je  vais  être, 
je  ne  serai  pas  tenté  d'abuser  du  pouvoir. 

Les  sénateurs  s'en  allèrent  attendris  par  cette 
candeur  aimable ,  dont  les  conséquences  furent  la 
suppression  du  tribunat,  tout  bénin  qu'il  était 
alors  ;  l'établissement  du  pouvoir  unique  du  conseil 
d'État ,  servant  d'instrument  dans  la  main  de  Bo- 
na])arte  ;  le  gouvernement  de  la  police ,  un  corps 
permanent  d'espions,  et  dans  la  suite  sept  prisons 
d'État ,  dans  lesquelles  les  détenus  ne  pouvaient 
être  jugés  par  aucun  tribunal ,  leur  sort  dépendant 
uniquement  de  la  simple  décision  des  ministres. 

Afin  de  faire  supporter  une  semblable  tyrannie , 
il  fallait  contenter  l'ambition  de  tous  ceux  qui 
s'engageraient  à  la  maintenir.  Les  contributions  de 
l'Europe  entière  y  suffisaient  à  peine  en  fait  d'ar- 


gent. Aussi  Bonaparte  chercha-t-il  d'autres  trésors 
dans  la  vanité. 

Le  principal  mobile  de  la  révolution  française 
était  l'amour  de  l'égalité.  L'égalité  devant  la  loi 
fait  partie  de  la  justice ,  et  par  conséquent  de  la 
liberté;  mais  le  besoin  d'anéantir  tous  les  rangs 
supérieurs  tient  aux  petitesses  de  l'amour-propre. 
Bonaparte  a  très-bien  connu  l'ascendant  de  ce  dé- 
faut en  France;  et  voici  comme  il  s'en  est  servi. 
Les  hommes  qui  avaient  pris  part  à  la  révolution 
ne  voulaient  plus  qu'il  y  eût  des  castes  au  -  dessus 
d'eux.  Bonaparte  les  a  ralliés  à  lui  en  leur  pro- 
mettant les  titres  et  les  rangs  dont  ils  avaient  dé- 
pouillé les  nobles.  «Vous  voulez  l'égalité!  »  leur 
disait-il  :  «  je  ferai  mieux  encore,  je  vous  donnerai 
«  l'inégalité  en  votre  faveur;  MM.  de  la  Trémoille, 
«  de  Montmorency,  etc.,  seront  légalement  de 
«  simples  bourgeois  dans  l'État ,  pendant  que  les 
«  titres  de  l'ancien  régime  et  les  charges  de  cour 
«  seront  possédés  par  les  noms  les  plus  vulgaires, 
«  si  cela  plaît  à  l'empereur.  »  Quelle  bizarre  idée  ! 
et  n'aurait-on  pas  cru  qu'une  nation,  si  propre  à 
saisir  les  inconvenances ,  se  serait  livrée  au  rire 
inextinguible  des  dieux  d'Homère ,  en  voyant  tous 
ces  républicains  masqués  en  ducs ,  en  comtes ,  en 
barons ,  et  s'essayant  à  l'étude  des  manières  des 
grands  seigneurs,  comme  on  répète  un  rôle  de 
comédie?  On  faisait  bien  quelques  chansons  sur 
ces  parvenus  de  toute  espèce ,  rois  et  valets  ;  mais 
l'éclat  des  victoires  et  la  force  du  despotisme  ont 
tout  fait  passer,  au  moins  pendant  quelques  années. 
Ces  républicains  qu'on  avait  vus  dédaigner  les  ré- 
compenses données  par  les  monarques ,  n'avaient 
plus  assez  d'espace  sur  leurs  habits  pour  y  placer 
les  larges  plaques  allemandes,  russes,  italiennes, 
dont  on  les  avait  affublés.  Un  ordre  militaire,  la 
Couronne  de  fer  ou  la  Légion  d'honneur,  pouvait 
être  accepté  par  des  guerriers  dont  ces  signes  rap- 
pelaient les  blessures  et  les  exploits;  mais  les  ru- 
bans et  les  clefs  de  chambellans,  mais  tout  cet 
appareil  des  cours ,  convenait-il  à  des  hommes  qui 
avaient  remué  ciel  et  terre  pour  l'abolir  }  Une  ca- 
ricature anglaise  représente  Bonaparte  découpant 
le  bonnet  rouge  pour  en  faire  un  grand  cordon  de 
la  Légion  d'honneur.  Quelle  parfaite  image  de  cette 
noblesse  inventée  par  Bonaparte ,  et  qui  n'avait  à 
se  glorifier  que  de  la  faveur  de  son  maître  !  Les 
militaires  français  ne  sont  plus  considérés  que 
comme  les  soldats  d'un  homme,  après  avoir  été  les 
défenseurs  de  la  nation.  Ah!  qu'ils  étaient  pius 
grands  alors! 

Bonaparte  avait  lu  l'histoire  d'une  manière  con- 
fuse :  peu  accoutumé  à  l'étude ,  il  se  rendait  beau- 


226 


CONSIDERATIONS 


coup  moins  compte  de  ce  qu'il  avait  appris  dans 
les  livres  que  de  ce  qu'il  avait  recueilli  par  l'ob- 
servation des  hommes.  Il  n'en  était  pas  moins 
resté  dans  sa  tête  un  certain  respect  pour  Attila 
et  pour  Charlemagne ,  pour  les  lois  féodales  et 
pour  le  despotisme  de  l'Orient ,  qu'il  appliquait  à 
tort  et  à  travers,  ne  se  trompant  janiais ,  toute- 
fois ,  sur  ce  qui  servait  instantanément  à  son  pou- 
voir ;  mais  du  reste ,  citant ,  blâmant ,  louant  et 
raisonnant  comme  le  hasard  le  conduisait  ;  il  par- 
lait ainsi  des  heures  entières ,  avec  d'autant  plus 
d'avantage ,  que  personne  ne  l'interrompait ,  si  ce 
n'est  par  les  applaudissements  involontaires  qui 
échappent  toujours  dans  des  occasions  semblables. 
Une  chose  singulière ,  c'est  que ,  dans  la  conversa- 
tion ,  plusieurs  officiers  bonapartistes  ont  emprunté 
de  leur  chef  cet  héroïque  galimatias ,  qui  véritable- 
ment ne  signifie  rien  qu'à  la  tête  de  huit  cent  mille 
hommes. 

Bonaparte  imagina  donc,  pour  se  faire  un  em- 
pire oriental  et  carlovingien  tout  ensemble,  de 
créer  des  fiefs  dans  les  pays  conquis  par  lui ,  et 
d'en  investir  ses  généraux  ou  ses  principaux  ad- 
ministrateurs. Il  constitua  des  majorats,  il  décréta 
des  substitutions;  il  rendit  à  l'un  le  service  de 
cacher  sa  vie  sous  le  titre  inconnu  de  duc  de  Ro- 
vigo  ;  et,  tout  au  contraire,  en  ôtant  à  Macdonald, 
àBernadotte,  à  Masséna,  les  noms  qu'ils  avaient 
illustrés  par  tant  d'exploits,  il  frauda,  pour  ainsi 
dire,  les  droits  de  la  renommée,  et  resta  seul, 
comme  il  le  voulait ,  en  possession  de  la  gloire 
militaire  de  la  France. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  avili  le  parti  répu- 
blicain, en  le  dénaturant  tout  entier;  Bonaparte 
voulut  encore  ôter  aux  royalistes  la  dignité  qu'ils 
devaient  à  leur  persévérance  et  à  leur  malheur.  Il 
fit  occuper  la  plupart  des  charges  de  sa  maison  par 
des  nobles  de  l'ancien  régime;  il  flattait  ainsi  la 
nouvelle  race ,  en  la  mêlant  avec  la  vieille ,  et  lui- 
même  aussi ,  réunissant  les  vanités  d'un  parvenu 
aux  facultés  gigantesques  d'un  conquérant ,  il  ai- 
mait les  flatteries  des  courtisans  d'autrefois  ,  parce 
qu'ils  s'entendaient  mieux  à  cet  art  que  les  hommes 
nouveaux ,  même  les  plus  empressés.  Chaque  fois 
qu'un  gentilhomme  de  l'ancienne  cour  rappelait 
l'étiquette  du  temps  jadis  ,  proposait  une  révérence 
de  plus ,  une  certaine  façon  de  frapper  à  la  porte 
de  quelque  antichambre ,  une  manière  plus  céré- 
monieuse de  présenter  une  dépêche,  de  plier  une 
lettre,  de  la  terminer  par  telle  ou  telle  formule ,  il 
était  accueilli  comme  s'il  avait  fait  faire  des  pro- 
grès au  bonheur  de  l'espèce  humaine.  Le  code  de 
l'étiquette  impériale  est  le  document  le  plus  re- 


marquable de  la  bassesse  à  laquelle  on  peut  réduire 
l'espèce  humaine.  Les  niachiavélistes  diront  que 
c'est  ainsi  qu'il  faut  tromper  les  hommes;  mais 
est-il  vrai  que  de  nos  jours  on  trompe  les  hommes  ? 
On  obéissait  à  Bonaparte ,  ne  cessons  de  le  répéter, 
parce  qu'il  donnait  de  la  gloire  militaire  à  la 
France.  Que  ce  fût  bon  ou  mauvais ,  c'était  un  fait 
clair  et  sans  mensonge.  Mais  toutes  les  farces  chi- 
noises qu'il  faisait  jouer  devant  son  char  de  triom- 
phe ,  ne  plaisaient  qu'à  ses  serviteurs ,  qu'il  aurait 
pu  mener  de  cent  autres  manières,  si  cela  lui  avait 
convenu.  Bonaparte  a  souvent  pris  sa  cour  pour 
son  empire;  il  aimait  mieux  qu'on  le  traitât  comme 
un  prince  que  comme  un  héros  :  peut-être,  au 
fond  de  son  âme ,  se  sentait-il  encore  plus  de  droits 
au  premier  de  ces  titres  qu'au  second. 

Les  partisans  des  Stuarts ,  lorsqu'on  offrait  la 
royauté  à  Cromwell ,  s'appuyèrent  sur  les  principes 
des  amis  de  la  liberté  pour  s'y  opposer ,  et  ce  n'est 
qu'à  l'époque  de  la  restauration  qu'ils  reprirent  la 
doctrine  du  pouvoir  absolu;  mais  au  moins  restè- 
rent-ils fidèles  à  l'ancienne  dynastie.  Une  grande 
partie  de  la  noblesse  française  s'est  précipitée  dans 
les  cours  de  Bonaparte  et  de  sa  famille.  Lorsqu'on 
reprochait  à  un  homme  du  plus  grand  nom  de 
s'être  fait  chambellan  d'une  des  nouvelles  prin- 
cesses :  Mais  que  voulez -vous,  disait-il,  il  faut 
bien  servir  quelqu'un.  Quelle  réponse  !  Et  toute  la 
condamnation  des  gouvernements  fondés  sur  l'es- 
prit de  cour  n'y  est-elle  pas  renfermée  ? 

La  noblesse  anglaise  eut  bien  plus  de  dignité 
dans  les  troubles  civils ,  car  elle  ne  commit  pas 
deux  fautes  énormes  dont  les  gentilshommes  fran- 
çais peuvent  difficilement  se  disculper  :  l'une ,  de 
s'être  réunis  aux  étrangers  contre  leur  propre  pays  ; 
l'autre,  d'avoir  accepté  des  places  dans  le  palais  d'un 
homme  qui ,  d'après  leurs  maximes ,  n'avait  aucun 
droit  au  trône  ;  car  l'élection  du  peuple ,  à  suppo- 
ser que  Bonaparte  pût  s'en  vanter ,  n'était  pas  à 
leurs  yeux  un  titre  légitime.  Certes ,  il  ne  leur  est 
pas  permis  d'être  intolérants  après  de  telles  preuves 
de  condescendance  ;  et  l'on  offense  moins ,  ce  me 
semble ,  l'illustre  famille  des  Bourbons ,  en  sou- 
haitant des  limites  constitutionnelles  à  l'autorité 
du  trône,  qu'en  ayant  accepté  des  places  auprès 
d'un  nouveau  souverain  souillé  par  l'assassinat  d'un 
jeune  guerrier  de  l'ancienne  race. 

La  noblesse  française  qui  a  servi  Bonaparte 
dans  les  emplois  du  palais ,  prétendrait-elle  y  avoir 
été  contrainte?  Bien  plus  de  pétitions  encore  ont 
été  refusées  que  de  places  données  ;  et  ceux  qui 
n'ont  pas  voulu  se  soumettre  aux  désirs  de  Bona- 
parte à  cet  égard ,  ne  furent  point  forcés  à  faire 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


227 


partie  de  sa  cour.  Adrien  et  IMatthieu  de  Montmo- 
'rency,  dont  le  nom  et  le  caractère  attiraient  les 
regards,  Elzear  de  Sabran,  le  duc  et  la  duchesse 
de  Duras,  plusieurs  autres  encore  ,  quoique  pas 
en  grand  nombre ,  n'ont  point  voulu  des  emplois 
offerts  par  Bonaparte  ;  et  bien  qu'il  fallût  du  cou- 
rage pour  résister  à  ce  torrent  qui  emporte  tout 
en  France  dans  le  sens  du  pouvoir ,  ces  coura- 
geuses personnes  ont  maintenu  leur  fierté ,  sans 
être  obligées  de  renoncer  à  leur  patrie.  En  géné- 
ral ,  ne  pas  faire  est  presque  toujours  possible ,  et 
il  faut  que  cela  soit  ainsi,  puisque  rien  n'est  une 
excuse  pour  agir  contre  ses  principes. 

Il  n'en  est  pas  assurément  des  nobles  français 
qui  se  sont  battus  dans  les  armées ,  comme  des 
courtisans  personnels  de  la  dynastie  de  Bonaparte. 
Les  guerriers ,  quels  qu'ils  soient ,  peuvent  pré- 
senter mille  excuses ,  et  mieux  que  des  excuses , 
suivant  les  motifs  qui  les  ont  déterminés ,  et  la 
conduite  qu'ils  ont  tenue.  Car ,  enfin ,  dans  toutes 
les  époques  de  la  révolution,  il  a  existé  une 
France  ;  et ,  certes  ,  les  premiers  devoirs  d'un  ci- 
toyen sont  toujours  envers  sa  patrie. 

Jamais  homme  n'a  su  multiplier  les  liens  de  la 
dépendance  plus  habilement  que  Bonaparte.  Il 
connaissait  mieux  que  personne  les  grands  et  les 
petits  moyens  du  despotisme;  on  le  voyait  s'occu- 
per avec  persévérance  de  la  toilette  des  femmes , 
afin  que  leurs  époux ,  ruinés  par  leurs  dépenses , 
fussent  plus  souvent  obligés  de  recourir  à  lui.  Il 
voulait  aussi  frapper  l'imagination  des  Français 
par  la  pompe  de  sa  cour.  Le  vieux  soldat  qui  fu- 
mait à  la  porte  de  Frédéric  II  suffisait  pour  le 
faire  respecter  de  toute  l'Europe.  Certainement 
Bonaparte  avait  assez  de  talents  militaires  pour 
obtenir  le  même  résultat  par  les  mêmes  moyens  ; 
mais  il  ne  lui  suffisait  pas  d'ître  le  maître ,  il  vou- 
lait encore  être  le  tyran  ;  et,  pour  opprimer  l'Eu- 
rope et  la  France ,  il  fallait  avoir  recours  à  tous  les 
moyens  qui  avilissent  l'espèce  humaine  :  aussi,  le 
malheureux  n'y  a-t-il  que  trop  bien  réussi  ! 

La  balance  des  motifs  humains  pour  faire  le 
bien  ou  le  mal  est  d'ordinaire  en  équilibre  dans  la 
vie,  et  c'est  la  conscience  qui  décide.  Mais  quand, 
sous  Bonaparte,  un  milliard  de  revenus,  et  huit 
cent  mille  hommes  armés ,  pesaient  en  faveur  des 
mauvaises  actions ,  quand  l'épée  de  Brennus  était 
du  même  côté  que  l'or,  pour  faire  pencher  la  ba- 
lance ,  quelle  terrible  séduction  !  Néanmoins ,  les 
calculs  de  l'ambition  et  de  l'avidité  n'auraient  pas 
suffi  pour  soumettre  la  France  à  Bonaparte  ;  il  faut 
quelque  chose  de  grand  pour  remuer  les  niasses , 
et  c'était  la  gloire  militaire  qui  enivrait  la  nation , 


tandis  que  les  filets  du  despotisme  étaient  tendus 
par  quelques  hommes  dont  on  ne  saurait  assez  si- 
gnaler la  bassesse  et  la  corruption.  Ils  ont  traité 
de  chimère  les  principes  constitutionnels ,  comme 
l'auraient  pu  faire  les  courtisans  des  vieux  gou- 
vernements de  l'Europe,  dans  le's  rangs  desquels 
ils  aspiraient  à  se  placer.  Mais  le  maître ,  ainsi  que 
nous  allons  le  voir,  voulait  encore  plus  que  la  cou- 
ronne de  France,  et  ne  s'en  est  pas  tenu  au  des- 
potisme bourgeois  dont  ses  agents  civils  auraient 
souhaité  qu'il  se  contentât  chez  lui ,  c'est-à-dire , 
chez  nous. 

CHAPITRE  XII. 

De  la  conduite  de  Napoléon  envers  le  continent 
européen. 

Deux  plans  de  conduite  très-différents  s'offraient 
à  Bonaparte  lorsqu'il  se  fit  couronner  empereur 
de  France.  Il  pouvait  se  borner  à  la  barrière  du 
Rhin  et  des  Alpes,  que  l'Europe  ne  lui  disputait 
plus  après  la  bataille  de  Marengo,  et  rendre  la 
France,  ainsi  agrandie,  le  plus  puissant  empire 
du  inonde.  L'exemple  de  la  liberté  constitution- 
nelle en  France  aurait  agi  graduellement,  mais 
avec  certitude ,  sur  le  reste  de  l'Europe.  On  n'au- 
rait plus  entendu  dire  que  la  liberté  ne  peut  con- 
venir qu'à  l'Angleterre ,  parce  qu'elle  est  une  île  ; 
qu'à  la  Hollande ,  parce  qu'elle  est  une  plaine  ;  qu'à 
la  Suisse,  parce  que  c'est  un  pays  de  montagnes  ; 
et  l'on  aurait  vu  une  monarchie  continentale  fleurir 
à  l'ombre  de  la  loi  qui ,  après  la  religion  dont  elle 
émane ,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  sur  la  terre* 

Beaucoup  d'hommes  de  génie  ont  épuisé  tous 
leurs  efforts  pour  faire  un  peu  de  bien,  pour  laisser 
quelques  traces  de  leurs  institutions  après  eux.  La 
destinée,  prodigue  envers  Bonaparte,  lui  remit  une 
nation  de  quarante  millions  d'hommes  alors,  une 
nation  assez  aimable  pour  influer  sur  l'esprit  et 
les  goûts  européens.  Un  chef  habile,  à  l'ouverture 
de  ce  siècle ,  aurait  pu  rendre  la  France  heureuse 
et  libre  sans  aucun  effort ,  seulement  avec  quel- 
ques vertus.  Napoléon  est  plus  coupable  encore 
pour  le  bien  qu'il  .n'a  pas  fait,  que  pour  les  maux 
dont  on  l'accuse. 

Enfin ,  si  sa  dévorante  activité  se  trouvait  à  l'é- 
troit dans  la  plus  belle  des  monarchies,  si  c'était 
un  trop  misérable  sort  pour  un  Corse,  sous-lieu- 
tenant en  1790 ,  de  n'être  qu'empereur  de  France , 
il  fallait  au  moins  qu'il  soulevât  l'Europe  au  nom 
de  quelques  avantages  pour  elle.  Le  rétabUssement 
de  la  Pologne,  l'indépendance  de  l'Italie,  l'affran- 
chissement  de  la  Grèce ,  avaient  de  la  grandeur  : 


228 


CONSIDERATIONS 


les  peuples  pouvaient  s'intéresser  à  la  renaissance 
des  peuples.  Mais  fallait-ii  inonder  la  terre  de  sang 
pour  que  le  prince  Jérôme  prit  la  place  de  l'élec- 
teur de  Hesse,  et  pour  que  les  Allemands  fussent 
gouvernés  par  des  administrateurs  français,  qui 
prenaient  chez  eux  des  fiefs  dont  ils  savaient  à 
peine  prononcer  les  titres,  bien  qu'ils  les  portas- 
sent, mais  dont  ils  touchaient  très-facilement  les 
revenus  dans  toutes  les  langues?  Pourquoi  l'Alle- 
magne se  seraît-elle  soumise  à  l'influence  française? 
Cette  influence  ne  lui  apportait  aucune  lumière 
nouvelle,  et  n'établissait  chez  elle  d'autres  institu- 
tions libérales  que  des  contributions  et  des  cons- 
criptions, encore  plus  fortes  que  toutes  celles 
qu'avaient  jamais  imposées  ses  anciens  maîtres.  Il 
y  avait  sans  doute  beaucoup  de  changements  rai- 
sonnables à  faire  dans  les  constitutions  de  l'Alle- 
magne ;  tous  les  hommes  éclairés  le  savaient ,  et 
pendant  longtemps  aussi  ils  s'étaient  montrés  fa- 
vorables à  la  cause  de  la  France,  parce  qu'ils  en 
espéraient  l'amélioration  de  leur  sort.  Mais ,  sans 
parler  de  la  juste  indignation  que  tout  peuple  doit 
ressentir  à  l'aspect  des  soldats  étrangers  sur  son 
territoire ,  Bonaparte  ne  faisait  rien  en  Allemagne 
que  dans  le  but  d'y  établir  son  pouvoir  et  celui  de 
sa  famille  :  une  telle  nation  était-elle  faite  pour 
servir  de  piédestal  à  son  égoïsme  ?  L'Espagne  aussi 
devait  repousser  avec  horreur  les  perfides  moyens 
que  Bonaparte  employa  pour  l'asservir.  Qu'offrait-il 
donc  aux  empires  qu'il  voulait  subjuguer  ?  Était-ce 
de  la  liberté  ?  était-ce  de  la  force  ?  était-ce  de  la 
richesse  ?  Non -,  c'était  lui,  toujours  lui,  dont  il 
fallait  se  récréer,  en  échange  de  tous  les  biens  de 
ce  monde. 

Les  Italiens,  par  l'eSpoir  confus  d'être  enfin 
réunis  en  un  seul  État,  les  infortunés  Polonais., 
qui  demandent  à  l'enfer  aussi  bien  qu'au  ciel  de 
redevenir  une  nation,  étaient  les  seuls  qui  servissent 
volontairement  l'empereur.  Mais  il  avait  tellement 
en  horreur  l'amour  de  la  liberté,  que,  bien  qu'il 
eût  besoin  des  Polonais  pour  auxiliaires,  il  haïssait 
en  eux  le  noble  enthousiasme  qui  les  condamnait 
à  lui  obéir.  Cet  homme ,  si  habile  dans  l'art  de  dis- 
simuler, ne  pouvait  se  servir  même  avec  hypocrisie 
des  sentiments  patriotiques  dont  il  aurait  pu  tirer 
toutefois  tant  de  ressources  :  c'était  une  arme  qu'il 
ne  savait  pas  manier,  et  toujours  il  craignait  qu'elle 
n'éclatât  dans  sa  main.  A  Posen,  les  députés  polo- 
nais vinrent  lui  offrir  leur  fortune  et  leur  vie  pour 
rétablir  la  Pologne.  Napoléon  leur  répondit,  avec 
cette  voix  sombre  et  cette  déclamation  précipitée 
qu'on  a  remarquées  en  lui  quand  il  se  contraignait, 
quelques  paroles  de  liberté  bien  ou  mal  rédigées , 


mais  qui  lui  coûtaient  tellement,  que  c'était  le  seul 
mensonge  qu'il  ne  pût  prononcer  avec  son  appa- 
rente bonhomie.  Lors  même  que  les  applaudisse- 
ments du  peuple  étaient  en  sa  faveur,  le  peuple  lui 
déplaisait  toujours.  Cet  instinct  de  despote  lui  a 
fait  élever  un  trône  sans  base ,  et  l'a  contraint  à 
manquer  à  sa  vocation  ici-bas ,  l'établissement  de 
Ja  réforme  politique. 

Les  moyens  de  l'empereur  pour  asservir  l'Europe 
ont  été  l'audace  dans  la  guerre ,  et  la  ruse  dans  la 
paix.  Il  signait  des  traités  quand  ses  ennemis  étaient 
à  demi  terrassés,  afin  de  ne  les  pas  porter  au  dé- 
sespoir, et  de  les  affaiblir  assez  cependant  pour 
que  la  hache,  restée  dans  le  tronc  de  l'arbre,  pût 
le  faire  périr  à  la  longue.  Il  gagnait  quelques  amis 
parmi  les  anciens  gouvernants ,  en  se  montrant  en 
toutes  choses  l'ennemi  de  la  liberté.  Aussi  ce  sont 
les  nations  qui  se  soulevèrent  à  la  fin  contre  lui, 
car  il  les  avait  plus  offensées  que  les  rois  mêmes. 
Cependant  on  s'étonne  de  trouver  encore  des  par- 
tisans de  Bonaparte  ailleurs  que  chez  les  Français, 
auxquels  il  donnait  au  moins  la  victoire  pour  dé- 
dommagement du  despotisme.  Ces  partisans,  en 
Italie  surtout,  ne  sont  en  général  que  des  amis  de 
la  liberté  qui  s'étaient  flattés  à  tort  de  l'obtenir  de 
lui ,  et  qui  aimeraient  encore  mieux  un  grand  évé- 
nement ,  quel  qu'il  pût  être ,  que  le  découragement 
dans  lequel  ils  sont  tombés.  Sans  vouloir  entrer 
dans  les  intérêts  des  étrangers,  dont  nous  nous 
sommes  promis  de  ne  point  parler,  nous  croyons 
pouvoir  affirmer  que  les  biens  de  détail  opérés  par 
Bonaparte,  les  grandes  routes  nécessaires  à  ses 
projets ,  les  monuments  consacrés  à  sa  gloire,  quel- 
ques restes  des  institutions  libérales  de  l'assemblée 
constituante  dont  il  permettait  quelquefois  l'ap- 
plication hors  de  France ,  tels  que  l'amélioration 
de  la  jurisprudence,  celle  de  l'éducation  publique, 
les  encouragements  donnés  aux  sciences  ;  tous  ces 
biens  ,  dis-je,  quelque  désirables  qu'ils  fussent,  ne 
pouvaient  compenser  le  joug  avilissant  qu'il  faisait 
peser  sur  les  caractères.  Quel  homme  supérieur 
a-t-on  vu  se  développer  sous  son  règne?  Quel 
homme  verra-t-on  même  de  longtemps  là  où  il  a 
dominé  ?  S'il  avait  voulu  le  triomphe  d'une  liberté, 
sage  et  digne ,  l'énergie  se  serait  montrée  de  toutes 
parts,  et  une  nouvelle  impulsion  eût  animé  le 
monde  civilisé.  Mais  Bonaparte  n'a  pas  concilié  à 
la  France  l'amitié  d'une  nation.  Il  a  fait  des  ma- 
riages, des  arrondissements,  des  réunions;  il  a 
taillé  les  cartes  de  géographie ,  et  compté  les  âmes 
à  la  manière  admise  depuis,  pour  conspléter  les  do- 
maines des  princes  ;  mais  oîi  a-t-il  implanté  ces 
principes  politiques  qui  sont  les  remparts,  les 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANCHISE. 


229 


trésors  et  la  gloire  de"  l'Angleterre  ?  ces  insti- 
tutions invincibles,  dès  qu'elles  ont  duré  dix  ans? 
car  elles  ont  alors  donné  tant  de  bonheur,  qu'elles 
rallient  tous  les  citoyens  d'un  pays  à  leur  défense. 

CHAPITRE  XIII. 

Des  moyens  employés  par  Bonaparte  pour  atta- 
quer V Angleterre. 

Si  l'on  peut  entrevoir  un  plan  dans  la  conduite 
vraiment  désordonnée  de  Bonaparte ,  relativement 
aux  nations  étrangères ,  c'était  celui  d'établir  une 
monarchie  universelle  dont  il  se  serait  déclaré  le 
chef,  en  donnant  en  fief  des  royaumes,  des  du- 
chés ,  et  en  recommençant  le  régime  féodal ,  ainsi 
qu'il  s'est  établi  jadis  par  la  conquête.  Il  ne  paraît 
pas  même  qu'il  dût  se  borner  aux  confins  de  l'Eu- 
rope ,  et  ses  vues  certainement  s'étendaient  jusqu'à 
l'Asie.  Enfin  il  voulait  toujours  marcher  en  avant, 
tant  qu'il  ne  rencontrerait  point  d'obstacle;  mais 
il  n'avait  pas  calculé  que ,  dans  une  entreprise 
aussi  vaste,  un  obstacle  ne  forçait  pas  seulement 
à  s'arrêter ,  mais  détruisait  entièrement  l'édifice 
d'une  prospérité  contre  nature ,  qui  devait  s'anéan- 
tir dès  qu'elle  ne  s'élevait  plus. 

Pour  faire  supporter  la  guerre  à  la  nation  fran- 
çaise qui,  comme  toutes  les  nations,  désirait  la 
paix;  pour  obliger  les  troupes  étrangères  à  suivre 
les  drapeaux  des  Français,  il  fallait  un  motif  qui 
pût  se  rattacher ,  du  moins  en  apparence ,  au  bien 
public.  Nous  avons  essayé  de  montrer,  dans  le 
chapitre  précédent,  que  si  Napoléon  avait  pris 
pour  étendard  la  liberté  des  peuples ,  il  aurait  sou- 
levé l'Europe  sans  avoir  recours  aux  moyens  de 
terreur;  mais  son  pouvoir  impérial  n'y  aurait  rien 
gagné ,  et  certes  il  n'était  pas  homme  à  se  con- 
duire par  des  sentiments  désintéressés.  Il  voulait 
un  mot  de  ralliement  qui  pût  faire  croire  qu'il 
avait  en  vue  l'avantage  et  l'indépendance  de  l'Eu- 
rope ,  et  c'est  la  liberté  des  mers  qu'il  choisit.  Sans 
doute  la  persévérance  et  les  ressources  financières 
des  Anglais  s'opposaient  à  ses  projets ,  et  il  avait 
de  plus  une  aversion  naturelle  pour  leurs  institu- 
tions libres  et  la  fierté  de  leur  caractère.  Mais  ce 
qui  lui  convenait  surtout ,  c'était  de  substituer  à  la 
doctrine  des  gouvernements  représentatifs  ,  qui  se 
fonde  sur  le  respect  dû  aux  nations ,  les  intérêts 
mercantiles  et  commerciaux  ,  sur  lesquels  on  peut 
parler  sans  fin ,  raisonner  sans  bornes ,  et  n'attein- 
dre jamais  au  but.  La  devise  des  malheureuses 
époques  de  la  révolution  française  :  Liberté ,  éga- 
lité, donnait  aux  peuples  une  impulsion  qui  ne  de- 
vait pas  plaire  à  Bonaparte  ;  mais  la  devise  de  ses 


drapeaux  :  Liberté  des  mers ,  le  conduisait  où  il 
voulait ,  nécessitait  le  voyage  aux  Indes ,  comme  la 
paix  la  plus  raisonnable ,  si  tout  à  coup  il  lui  con- 
venait de  la  signer.  Enfin  il  avait  dans  ces  mots  de 
ralliement  un  singulier  avantage,  celui  d'animer 
les  esprits  sans  les  diriger  contre  le  pouvoir. 
M.  de  Gentz  et  M.  A  W.  de  Schlegel,  dans  leurs 
écrits  sur  le  système  continental ,  ont  parfaitement 
traité  les  avantages  et  les  inconvénients  de  l'ascen- 
dant maritime  de  l'Angleterre,  lorsque  l'Europe 
est  dans  sa  situation  ordinaire.  Mais  au  moins  est- 
il  certain  que  cet  ascendant  balançait  seul ,  il  y  a 
quelques  années ,  la  domination  de  Bonaparte ,  et 
qu'il  ne  serait  pas  resté  peut-être  un  coin  de  la 
terre  pour  y  échapper ,  si  l'océan  anglais  n'avait 
pas  entouré  le  continent  de  ses  bras  protecteurs. 

Mais ,  dira-t-on ,  tout  en  admirant  l'Angleterre, 
la  France  doit  toujours  être  rivale  de  sa  puis- 
sance ,  et  de  tout  temps  ses  chefs  ont  essayé  de  la 
combattre.  Il  n'est  qu'un  moyen  d'égaler  l'Angle- 
terre ,  c'est  de  l'imiter.  Si  Bonaparte ,  au  lieu  d'i- 
maginer cette  ridicule  comédie  de  descente  ,  qui 
n'a  servi  que  de  sujet  aux  caricatures  anglaises ,  et 
ce  blocus  continental,  plus  sérieux,  mais  aussi 
plus  funeste  ;  si  Bonaparte  n'avait  voulu  conqué- 
rir sur  l'Angleterre  que  sa  constitution  et  son  in- 
dustrie, la  France  aurait  aujourd'hui  un  commerce 
fondé  sur  le  crédit ,  un  crédit  fondé  sur  la  repré- 
sentation nationale  et  sur  la  stabilité  qu'elle 
donne.  Mais  le  ministère  anglais  sait  malheureuse- 
ment trop  bien  qu'une  monarchie  constitutionnelle 
est  le  seul  moyen ,  et  tout  à  fait  le  seul ,  d'assurer 
à  la  France  une  prospérité  durable.  Quand 
Louis  XIV  luttait  avec  succès  sur  les  mers  contre 
les  flottes  anglaises ,  c'est  que  les  richesses  finan- 
cières des  deux  pays  étaient  alors  à  peu  près  les 
mêmes  ;  mais ,  depuis  quatre-vingts  ou  cent  ans 
que  la  liberté  s'est  consolidée  en  Angleterre,  la 
France  ne  peut  se  mettre  en  équilibre  avec  elle  que 
par  des  garanties  légales  de  la  même  nature.  Au 
lieu  de  prendre  cette  vérité  pour  boussole ,  qu'a 
fait  Bonaparte  ? 

La  gigantesque  idée  du  blocus  continental  res- 
semblait à  une  espèce  de  croisade  européenne 
contre  l'Angleterre ,  dont  le  sceptre  de  Napoléon 
était  le  signe  de  ralliement.  Mais  si,  dans  l'inté- 
rieur ,  l'exclusion  des  marchandises  anglaises  a 
donné  quelque  encouragement  aux  manufactures  , 
les  ports  ont  été  déserts  et  le  commerce  anéanti. 
Rien  n'a  rendu  Napoléon  plus  impopulaire  que  ce 
renchérissement  du  sucre  et  du  café,  qui  portait 
sur  les  habitudes  journalières  de  toutes  les  clas- 
ses. En  faisant  brûler ,  dans  les  villes  de  sa  dé- 


230 


CONSIDERATIONS 


pendance,  depuis  Hambourg  jusqu'à  Naples,  les 
produits  de  l'industrie  anglaise,  il  révoltait  tous 
les  témoins  de  ces  actes  de  foi  en  l'honneur  du 
despotisme.  J'ai  vu  sur  la  place  publique ,  à  Ge- 
nève, de  pauvres  femmes  se  jeter  à  genoux  devant 
le  bûcher  oii  l'on  brûlait  des  marchandises,  en 
suppliant  qu'on  leur  permît  d'arracher  à  temps  aux 
flammes  quelques  morceaux  de  toile  ou  de  drap  , 
pour  vêtir  leurs  enfants  dans  la  misère  :  de  pareil- 
les scènes  devaient  se  renouveler  partout  ;  mais , 
quoique  les  hommes  d'État  dans  le  genre  ironique 
répétassent  alors  qu'elles  ne  signifiaient  rien,  elles 
étaient  le  tableau  vivant  d'une  absurdité  tyranni- 
que,  le  blocus  continental.  Qu'est-il  résulté  des 
terribles  anathèmes  de  Bonaparte  ?  La  puissance 
de  l'Angleterre  s'est  accrue  dans  les  quatre  parties 
du  monde,  son  influence  sur  les  gouvernements 
étrangers  a  été  sans  bornes  ,  et  elle  devait  l'être , 
vu  la  grandeur  du  mal  dont  elle  préservait  l'Eu- 
rope. Bonaparte  ,  qu'on  persiste  à  nommer  habile , 
a  pourtant  trouvé  l'art  maladroit  de  multiplier 
partout  les  ressources  de  ses  adversaires ,  et  d'aug- 
menter tellement  celles  de  l'Angleterre  en  particu- 
lier ,  qu'il  n'a  pu  réussir  à  lui  faire  qu'un  seul  mal 
peut-être  ,  il  est  vrai  le  plus  grand  de  tous  ,  celui 
d'accroître  ses  forces  militaires  à  un  tel  degré, 
qu'on  pourrait  craindre  pour  sa  liberté ,  si  l'on  ne 
se  fiait  pas  à  son  esprit  public. 

On  ne  peut  nier  qu'il  ne  soit  très-naturel  que  la 
France  envie  la  prospérité  de  l'Angleterre;  et  ce 
sentiment  l'a  portée  à  se  laisser  tromper  sur  quel- 
ques-uns des  essais  de  Bonaparte  pour  élever  l'in- 
dustrie française  à  la  hauteur  de  celle  de  l'Angle- 
terre. Mais  est-ce  par  des  prohibitions  armées  qu'on 
crée  de  la  richesse?  La  volonté  des  souverains  ne 
saurait  plus  diriger  le  système  industriel  et  com- 
mercial des  nations  :  il  faut  les  laisser  aller  à  leur 
développement  naturel,  et  seconder  leurs  intérêts 
selon  Jeurs  vœux.  Mais  de  même  qu'une  femme , 
pour  s'irriter  des  hommages  offerts  à  sa  rivale , 
n'en  obtient  pas  davantage  elle-même ,  une  nation , 
en  fait  de  commerce  et  d'industrie ,  ne  peut  l'em- 
' porter  qu'en  sachant  attirer  les  tributs  volontaires, 
et  non  en  proscrivant  la  concurrence. 

Les  gazetiers  officiels  étaient  chargés  d'insulter 
la  nation  et  le  gouvernement  anglais  ;  dans  les 
feuilles  de  chaque  jour,  d'absurdes  dénominations , 
telles  que  celles  de  perfides  insidaires^  de  mar- 
ehands  avides,  étaient  sans  cesse  répétées  avec  des 
variations  qui  ne  devaient  pourtant  pas  trop  s'é- 
loigner du  texte.  On  est  remonté ,  dans  quelques 
écrits ,  jusqu'à  Guillaume  le  Conquérant,  pour  qua- 
lifier de  révolte  la  bataille  de  Hastings,  et  l'igno- 


rance facilitait  à  la  bassesse  les  plus  misérables  ca- 
lomnies. Les  journalistes  de  Bonaparte,  auxquels 
nul  ne  pouvait  répondre,  ont  défiguré  l'histoire, 
les  institutions  et  le  caractère  de  la  nation  anglaise. 
C'est  encore  un  des  fléaux  de  l'esclavage  de  la 
presse  :  la  France  les  a  tous  subis. 

Comme  Bonaparte  se  respectait  lui-même  plus 
que  ceux  qui  lui  étaient  soumis ,  il  se  permettait 
quelquefois  dans  la  conversation  de  dire  assez  de 
bien  de  l'Angleterre ,  soit  qu'il  voulût  préparer  les 
esprits ,  pour  telle  circonstance  où  il  lui  convien- 
drait de  traiter  avec  le  gouvernement  anglais ,  soit 
plutôt  qu'il  aimât  à  s'affranchir  un  moment  du  faux 
langage  qu'il  commandait  à  ses  serviteurs.  C'était 
le  cas  de  dire  :  Faisons  mentir  nos  gens. 

CHAPITRE  XIV. 

Sur  l'esprit  de  l'armée  française. 

Il  ne  faut  pas  l'oublier ,  l'armée  française  a  été  ad- 
mirable pendant  les  dix  premières  années  de  la  guerro 
de  la  révolution.  Les  qualités  qui  manquaient  aux 
hommes  employés  dans  la  carrière  civile ,  on  les  re- 
trouvait dans  les  militaires:  persévérance,  dévoue- 
ment, audace,  et  même  bonté,  quand  l'impétuosité  de 
l'attaque  n'altérait  pas  leur  caractère  naturel.  Les 
soldats  et  les  officiers  se  faisaient  souvent  aimer 
dans  les  pays  étrangers ,  lors  même  que  leurs  armes 
y  avaient  fait  du  mal  ;  non-seulement  ils  bravaient 
la  mort  avec  cette  incroyable  énergie  qu'on  retrou- 
vera toujours  dans  leur  sang  et  dans  leur  cœur , 
mais  ils  supportaient  les  plus  affreuses  privations 
avec  une  sérénité  sans  exemple.  Celte  légèreté, 
dont  on  accuse  avec  raison  les  Français  dans  les 
affaires  politiques ,  devenait  respectable ,  quand  elle 
se  transformait  en  insouciance  du  danger,  en  in- 
souciance même  de  la  douleur.  Les  soldats  fran- 
çais souriaient  au  milieu  des  situations  les  plus 
cruelles ,  et  se  ranimaient  encore  dans  les  angoisses 
delà  souffrance,  soit  par  un  sentiment  d'enthou- 
siasme pour  leur  patrie,  soit  par  un  bon  mot  qui 
faisait  revivre  cette  gaieté  spirituelle  à  laquelle  les 
dernières  classes  mêmes  de  la  société  sont  toujours 
sensibles  en  France. 

La  révolution  avait  perfectionné  singulièrement 
l'art  funeste  du  recrutement;  mais  le  bien  qu'elle 
avait  fait ,  en  rendant  tous  les  grades  accessibles 
au  mérite,  excita  dans  l'armée  française  une  ému- 
lation sans  bornes.  C'est  à  ces  principes  de  liberté 
que  Bonaparte  a  dû  les  ressources  dont  il  s'est  servi 
contre  la  liberté  même.  Bientôt  l'armée,  sous  Na- 
poléon ,  ne  conserva  guère  de  ses  vertus  populaires 
que  son  admirable  valeur  et  un  noble  sentiment 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


231 


d'orgueil  national  ;  combien  elle  était  déchue  tou- 
tefois ,  quand  elle  se  battait  pour  un  homme ,  tandis 
que  ses  devanciers,  tandis  que  ses  vétérans  même , 
dix  ans  plus  tôt ,  ne  s'étaient  dévoués  qu'à  la  pa- 
trie! Bientôt  aussi  les  troupes  de  presque  toutes 
les  nations  continentales  furent  forcées  à  combattre 
sous  les  étendards  de  la  France.  Quel  sentiment 
patriotique  pouvait  animer  les  Allemands,  les  Hol- 
landais, les  Italiens,  quand  rien  ne  leur  garantis- 
sait l'indépendance  de  leur  pays ,  ou  plutôt  quand 
son  asservissement  pesait  sur  eux?  Ils  n'avaient  de 
commun  entre  eux  qu'un  même  chef,  et  c'est  pour 
cela  que  rien  n'était  moins  solide  que  leur  associa- 
tion; car  l'enthousiasme  pour  un  homme,  quel  qu'il 
soit ,  est  nécessairement  variable  ;  l'amour  seul  de 
la  patrie  et  de  la  libei'té  ne  peut  changer,  parce 
qu'il  est  désintéressé  dans  son  principe.  Ce  qui  fai- 
sait le  prestige  de  Napoléon,  c'était  l'idée  qu'on 
avait  de  sa  fortune  ;  l'attachement  à  lui  n'était  que 
l'attachement  à  soi.  L'on  croyait  aux  avantages  de 
tout  genre  qu'on  obtiendrait  sous  ses  drapeaux; 
et  comme  il  jugeait  à  merveille  le  mérite  militaire, 
et  savait  le  récompenser,  le  plus  simple  soldat  de 
l'armée  pouvait  nourrir  l'espoir  de  devenir  maré- 
chal de  France.  Les  titres,  la  naissance,  les  ser- 
vices de  courtisan ,  influaient  peu  sur  l'avancement 
dans  l'armée.  Il  existait  là ,  malgré  le  despotisme 
du  gouvernement,  un  esprit  d'égalité,  parce  que  là 
Bonaparte  avait  besoin  de  force ,  et  qu'il  n'en  peut 
exister  sans  un  certain  degré  d'indépendance.  Aussi, 
sous  le  règne  de  l'empereur,  ce  qui  valait  encore  le 
mieux,  c'était  certainement  l'armée.  Les  commis- 
saires qui  frappaient  les  pays  conquis  de  contribu- 
tions ,  d'emprisonnements ,  d'exils  ;  ces  nuées  d'a- 
gents civils  qui  venaient,  comme  les  vautours, 
fondre  sur  le  champ  de  bataille,  après  la  victoire, 
ont  fait  détester  les  Français  bien  plus  que  ces 
pauvres  braves  conscrits  qui  passaient  de  l'enfance 
a  la  mort ,  en  croyant  défendre  leur  patrie.  C'est 
aux  hommes  profonds  dans  l'art  militaire  qu'il  ap- 
partient de  prononcer  sur  les  talents  de  Bonaparte 
comme  capitaine.  Mais ,  à  ne  juger  de  lui  sous  ce 
rapport  que  par  les  observations  à  la  portée  de  tout 
le  monde ,  il  me  semble  que  son  ardent  égoïsme  a 
peut-être  contribué  à  ses  premiers  triomphes  comme 
à  ses  derniers  revers.  Il  lui  manquait  dans  la  car- 
l'ière  des  armes ,  aussi  bien  que  dans  toutes  les  au- 
tres, ce  respect  pour  les  hommes ,  et  ce  sentiment 
du  devoir,  sans  lesquels  rien  de  grand  n'est  du- 
rable. 

Bonaparte,  comme  général,  n'a  jamais  ménagé 
le  sang  de  ses  troupes  :  c'est  en  prodiguant  la  foule 
des  soldats  que  la  révolution  lui  avait  valus ,  qu'il 


a  remporté  ses  étonnantes  victoires.  Il  a  marché 
sans  magasins,  ce  qui  rendait  ses  mouvements 
singulièrement  rapides ,  mais  doublait  les  maux  de 
la  guerre  pour  les  pays  qui  en  étaient  le  théâtre. 
Enfln,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  son  genre  de  manœuvres 
militaires  qui  ne  soit  en  rapport  quelconque  avec 
le  reste  de  son  caractère;  il  risque  toujours  le  tout 
pour  le  tout ,  comptant  sur  les  fautes  de  ses  ennemis 
qu'il  méprise ,  et  prêt  à  sacrifier  ses  partisans ,  dont 
il  ne  se  soucie  guère ,  s'il  n'obtient  pas  avec  eux 
la  victoire. 

On  l'a  vu,  dans  la  guerre  d'Autriche,  en  1809, 
quitter  l'île  de  Lobau ,  quand  il  jugeait  la  bataille 
perdue;  il  traversa  le  Danube,  seul  avec  M.  de 
Czernitchef ,  l'un  des  intrépides  aides  de  camp  de 
l'empereur  de  Russie,  et  le  maréchal  Berthier .  L'em- 
pereur leur  dit  assez  tranquillement,  qu'après  avoir 
gagné  quarante  batailles,  il  n'était  pas  extraor- 
dinaire d'en  perdre  une;  et,  lorsqu'il  fut  arrivé 
de  l'autre  côté  du  fleuve ,  il  se  coucha  et  dormit 
jusqu'au  lendemain  matin,  sans  s'informer  du  sort 
de  l'armée  française,  que  ses  généraux  sauvèrent 
pendant  son  sommeil.  Quel  singulier  trait  de  ca- 
ractère !  Et,  cependant,  il  n'est  point  d'homme 
plus  actif,  plus  audacieux  dans  la  plupart  des  oc- 
casions importantes.  Mais  on  dirait  qu'il  ne  sait 
naviguer  qu'avec  un  vent  favorable ,  et  que  le  niaN 
heur  le  glace  tout  à  coup ,  comme  s'il  avait  fait  un 
pacte  magique  avec  la  fortune,  et  qu'il  ne  pût 
marcher  sans  elle. 

La  postérité,  déjà  même  beaucoup  de  nos  con- 
temporains, objecteront  aux  antagonistes  de  Bona- 
parte l'enthousiasme  qu'il  inspirait  à  son  armée. 
Nous  traiterons  ce  sujet  aussi  impartialement  qu'il 
nous  sera  possible ,  quand  nous  serons  arrivés  au 
funeste  retour  de  l'île  d'Elbe.  Que  Bonaparte  fiît 
un  homme  d'un  génie  transcendant  à  beaucoup 
d'égards ,  qui  pourrait  le  nier .?  Il  voyait  aussi  loin 
que  la  connaissance  du  mal  peut  s'étendre  ;  mais  il 
y  a  quelque  chose  par  delà ,  c'est  la  région  du  bien. 
Les  talents  militaires  ne  sont  pas  toujours  la  preuve 
d'un  esprit  supérieur;  beaucoup  de  hasards  peu- 
vent servir  dans  cette  carrière  ;  d'ailleurs ,  le  genr& 
de  coup  d'œil  qu'il  faut  pour  conduire  les  hommes 
sur  le  champ  de  bataille  ne  ressemble  point  à 
l'intime  vue  qu'exige  l'art  de  gouverner.  L'un  des 
plus  grands  malheurs  de  l'espèce  humaine,  c'est 
l'impression  que  les  succès  de  la  force  produisent 
sur  les  esprits;  et  néanmoins  il  n'y  aura  ni  liberté, 
ni  morale  dans  le  monde,  si  l'on  n'arrive  pas  à  ne 
considérer  une  bataille  que  d'après  la  bonté  de  la 
cause  et  l'utilité  du  résultat,  comme  tout  autr» 
fait  de  ce  monde. 


16 


232 


CONSIDERATIONS 


L'un  des  plus  grands  maux  que  Bonaparte  ait 
faits  à  la  France ,  c'est  d'avoir  donné  le  goût  du 
luxe  à  ces  guerriers  qui  se  contentaient  si  bien  de  la 
gloire  dans  les  jours  où  la  nation  était  encore  vi- 
vante. Un  intrépide  maréchal ,  couvert  de  blessures, 
et  impatient  d'en  recevoir  encore ,  demandait  pour 
son  hôtel  un  lit  tellement  chargé  de  dorures  et  de 
broderies,  qu'on  ne  pouvait  trouver  dans  tout 
Paris  de  quoi  satisfaire  son  désir  :  Eh  bien,  dit-il 
alors  ,  dans  sa  mauvaise  humeur,  donnez-moi  une 
botte  de  paille,  et  je  dormirai  très-bien  dessus. 
En  effet,  il  n'y  avait  point  d'intervalle  pour  ces 
hommes,  entre  la  pompe  des  Mille  et  une  Nuits, 
et  la  vie  rigide  à  laquelle  ils  étaient  accoutumés. 

Il  faut  accuser  encore  Bonaparte  d'avoir  altéré 
le  caractère  français ,  en  le  formant  aux  habitudes 
de  dissimulation  dont  il  donnait  l'exemple.  Plu- 
sieurs chefs  militaires  sont  devenus  diplomates  à 
l'école  de  Napoléon ,  capables  de  cacher  leurs  véri- 
tables opinions ,  d'étudier  les  circonstances  et  de 
s'y  plier.  Leur  bravoure  est  restée  la  même ,  mais 
tout  le  reste  a  changé.  Les  officiers  attachés  de 
plus  près  à  l'empereur,  loin  d'avoir  conservé  l'a- 
ménité française,  étaient  devenus  froids,  circons- 
pects, dédaigneux;  ils  saluaient  de  la  tête,  parlaient 
peu ,  et  semblaient  partager  le  mépris  de  leur  maître 
pour  la  race  humaine.  Les  soldats  ont  toujours 
des  mouvements  généreux  et  naturels  ;  mais  la  doc- 
trine de  l'obéissance  passive  ,  que  des  partis  oppo- 
sés dans  leurs  intérêts,  bien  que  d'accord  dans 
leurs  maximes ,  ont  introduite  parmi  les  chefs  de 
l'armée,  a  nécessairement  altéré  ce  qu'il  y  avait 
de  grand  et  de  patriote  dans  les  troupes  fran- 
çaises. 

La  force  armée  doit  être,  dit-on,  essentielle- 
ment obéissante.  Cela  est  vrai  sur  le  champ  de 
bataille,  en  présence  de  l'ennemi,  et  sous  le  rap- 
port de  la  discipline  militaire.  Mais  les  Français 
pouvaient-ils  et  devaient-ils  ignorer  qu'ils  immo- 
laient une  nation  en  Espagne?  Pouvaient-ils  et 
devaient-ils  ignorer  qu'ils  ne  défendaient  pas  leurs 
foyers  à  Moscou,  et  que  l'Europe  n'était  en  armes 
que  parce  que  Bonaparte  avait  su  se  servir  suc- 
cessivement de  chacun  des  pays  qui  la  composent 
pour  l'asservir  tout  entière?  On  voudrait  faire  des 
militaires  une  sorte  de  corporation  en  dehors  de  la 
nation,  et  qui  ne  pût  jamais  s'unir  avec  elle.  Ainsi 
les  malheureux  peuples  auraient  toujours  deux 
ennemis,  leurs  propres  troupes  et  celles  des  étran- 
gers, puisque  toutes  les  vertus  des  citoyens  seraient 
interdites  aux  guerriers. 

L'armée  d'Angleterre  est  aussi  soumise  à  la  dis- 
cipline que  celle  des  États  les  plus  absolus  de  l'Eu- 


rope; mais  les  officiers  n'en  font  pas  moins  usag% 
de  leur  raison,  soit  comme  citoyens,  en  se  mêlant, 
de  retour  chez  eux,  des  intérêts  publics  de  leur 
pays,  soit  comme  militaires,  en  connaissant  et  res- 
pectant l'empire  de  la  loi  dans  ce  qui  les  concerne. 
Jamais  un  officier  anglais  n'arrêterait  un  individu , 
ni  ne  tirerait  même  sur  le  peuple  en  émeute ,  que 
d'après  les  formes  voulues  par  la  constitution. 
Il  y  a  intention  de  despotisme  toutes  les  fois  qu'on 
veut  interdire  aux  hommes  l'usage  de  la  raison 
que  Dieu  leur  a  donnée.  Il  suffit,  dira-t-on,  d'o- 
béir à  son  serment  ;  mais  qu*y  a-t-il  qui  exige  plus 
l^emploi  de  la  raison ,  que  la  connaissance  des 
devoirs  attachés  a  ce  serment  même  ?  Penserait-on 
que  celui  qu'on  avait  prêté  à  Bonaparte  pût  obliger 
aucun  officier  à  enlever  le  duc  d'Enghien  sur  la 
terre  étrangère  qui  devait  lui  servir  d'asile  ?  Toutes 
les  fois  qu'on  établit  des  maximes  antilibérales, 
c'est  pour  s'en  servir  comme  d'une  batterie  contre 
ses  adversaires,  mais  à  condition  que  ces  adver- 
saires ne  les  retournent  pas  contre  nous.  Il  n'y  a 
que  les  lumières  et  la  justice  dont  on  n'ait  rien 
à  craindre  dans  aucun  parti.  Qu'arrive-t-il  enfin 
de  cette  maxime  emphatique  :  L'armée  ne  doit 
pas  juger,  mais  obéir  f  C'est  que  l'armée,  dans 
les  troubles  civils ,  dispose  toujours  du  sort  des 
empires  ;  mais  seulement  elle  en  dispose  mal ,  parce 
qu'on  lui  a  interdit  l'usage  de  sa  raison.  C'est  par 
une  suite  de  cette  obéissance  aveugle  à  ses  chefs , 
dont  on  avait  fait  un  devoir  à  l'armée  française , 
qu'elle  a  maintenu  le  gouvernement  de  Bonaparte  : 
combien  ne  l'a-t-on  pas  blâmée  cependant  de  ne 
l'avoir  pas  renversé  !  Les  corps  civils ,  pour  se  jus- 
tifier de  leur  servilité  envers  l'empereur,  s'en  pre- 
naient à  l'armée;  et  il  est  facile  de  faire  dire  dans 
la  même  phrase  aux  partisans  du  pouvoir  absolu , 
qui  d'ordinaire  ne  sont  pas  forts  en  logique,  d'a- 
bord que  les  militaires  ne  doivent  jamais  avoir 
d'opinion  sur  rien  en  politique,  et  puis,  qu'ils  ont 
été  bien  coupables  de  se  prêter  aux  guerres  injustes 
de  Bonaparte.  Certes ,  ceux  qui  versent  leur  sang 
pour  l'État  ont  bien  un  peu  le  droit  de  savoir  si 
c'est  de  l'État  qu'il  s'agit  quand  ils  se  battent. 
Il  ne  s'ensuit  pas  que  l'armée  puisse  être  le  gou- 
vernement :  Dieu  nous  en  préserve!  Mais,  si  l'ar- 
mée doit  se  tenir  à  part  des  affaires  publiques 
dans  tout  ce  qui  concerne  leur  direction  habituelle , 
la  liberté  du  pays  n'en  est  pas  moins  sous  sa  sau- 
vegarde; et  quand  le  despotisme  s'en  empare,  il 
faut  qu'elle  se  refuse  à  le  soutenir.  Quoi  !  dira-t-on, 
vous  voulez  que  l'armée  délibère  ?  Si  vous  appelez 
délibérer,  connaître  son  devoir  et  se  servir  de  ses 
facultés  pour  l'accomplir,  je  répondrai  que,  si  vous 


SLR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


233 


défendez  aujourd'hui  de  raisonner  contre  vos  or- 
dres, vous  trouverez  mauvais  demain  qu'on  n'ait 
pas  raisonné  contre  ceux  d'un  autre  ;  tous  les  par- 
tis qui  exigent,  en  matière  de  politique  comme  en 
matière  de  foi ,  qu'on  renonce  à  l'exercice  de  sa 
pensée ,  veulent  seulement  que  l'on  pense  comme 
eux,  quoi  qu'il  arrive;  et  cependant,  quand  on 
transforme  les  soldats  en  machines,  si  ces  ma* 
chines  cèdent  à  la  force ,  on  n'a  pas  le  droit  de 
s'en  plaindre.  L'on  ne  saurait  se  passer  de  l'opinion 
des  hommes  pour  les  gouverner.  L'armée,  comme 
toute  autre  association,  doit  savoir  qu'elle  fait 
partie  d'un  État  libre ,  et  défendre ,  envers  et  contre 
tous ,  la  constitution  légalement  établie.  L'armée 
française  peut-elle  ne  pas  se  repentir  amèrement 
aujourd'hui  de  cette  obéissance  aveugle  envers  son 
chef,  qui  a  perdu  la  France?  Si  les  soldats  n'a- 
vaient pas  cessé  d'être  des  citoyens ,  ils  seraient 
encore  les  soutiens  de  leur  patrie. 

Il  faut  en  convenir  toutefois ,  et  de  bon  cœur , 
c'est  une  funeste  invention  que  les  troupes  de 
ligne;  et  si  l'on  pouvait  les  supprimer  à  la  fois 
dans  toute  l'Europe ,  l'espèce  humaine  aurait  fait 
un  grand  pas  vers  le  perfectionnement  de  l'ordre 
social.  Si  Bonaparte  s'était  arrêté  après  quelques- 
unes  de  ses  victoires,  son  nom  et  celui  des  armées 
françaises  produisaient  alors  un  tel  effet ,  qu'il  au- 
rait pu  se  contenter  de  gardes  nationales  pour  la 
défense  du  Rhin  et  des  Alpes.  Tout  ce  qu'il  y  a 
de  bien  dans  les  choses  humaines  a  été  en  sa  puis- 
sance ;^mais  la  leçon  qu'il  devait  donner  au  monde 
était  d'une  autre  nature. 

Lors  de  la  dernière  invasion  de  la  France ,  un 
général  des  alliés  a  déclaré  qu'il  ferait  fusiller  tout 
Français  simple  citoyen ,  qui  serait  trouvé  les  ar- 
mes à  la  main;  des  généraux  français  avaient  eu 
quelquefois  le  même  tort  en  Allemagne  :  et  cepen- 
dant les  soldats  des  armées  de  ligne  sont  beaucoup 
plus  étrangers  au  sort  de  la  guerre  défensive  que 
les  habitants  du  pays.  S'il  était  vrai,  comme  le  di- 
sait ce  général ,  qu'il  ne  fut  pas  permis  aux  ci- 
toyens de  se  défendre  contre  les  troupes  réglées, 
tous  les  Espagnols  seraient  coupables,  et  l'Europe 
obéirait  encore  à  Bonaparte  ;  car ,  il  ne  faut  pas 
l'oublier ,  ce  sont  les  simples  habitants  de  l'Espa- 
gne qui  ont  commencé  la  lutte  ;  ce  sont  eux  qui , 
les  premiers ,  ont  pensé  que  les  probabilités  du 
succès  n'étaient  de  rien  dans  le  devoir  de  la  résis- 
tance. Aucun  de  ces  Espagnols,  et  quelque  temps 
après ,  aucun  des  paysans  russes  ne  faisait  partie 
d'une  armée  de  ligne;  et  ils  n'en  étaient  que  plus 
respectables,  en  combattant  pour  l'indépendance 
de  leur  pays. 


CHAPITRE  XV. 

De  la  législation  et  de  V administration  sous 
Bonaparte. 

On  n'a  point  encore  assez  caractérisé  l'arbitraire 
sans  bornes  et  la  corruption  sans  pudeur  du  gou- 
vernement civil  sousBonaparte.  On  pourrait  croire, 
qu'après  le  torrent  d'injures  auquel  on  s'abandonne 
toujours  en  France  contre  les  vaincus ,  il  ne  peut 
rester  sur  une  puissance  renversée  aucun  mal  à 
dire  que  les  flatteurs  du  règne  suivant  n'aient 
épuisé.  Mais  comme  on  voulait  ménager  la  doc- 
trine du  despotisme ,  tout  en  attaquant  Bonaparte; 
comme  un  grand  nombre  de  ceux  qui  l'injurient 
aujourd'hui  l'avaient  loué  la  veille,  il  fallait,  pour 
mettre  quelque  accord  dans  une  conduite  où  il  n'y 
avait  de  conséquent  que   la  bassesse ,  attaquer 
l'homme  au  delà  même  de  ce  qu'il  mérite,  et  néan- 
moins se  taire ,  à  beaucoup  d'égards ,  sur  un  sys^ 
tème  dont  on  voulait  se  servir  encore.  Le  plus 
grand  crime  de  Napoléon  toutefois ,  celui  pour  le- 
quel tous  les  penseurs,  tous  les  écrivains  dispen- 
sateurs de  la  gloire  dans  la  postérité,  ne  cesseront 
de  l'accuser  auprès  de  l'espèce  humaine,  c'est  l'é- 
tablissement et  l'organisation  du  despotisme.  Il  l'a 
fondé  sur  l'immoralité  ;  car  les  lumières  qui  exis- 
taient en  France  étaient  telles ,  que  le  pouvoir  ab- 
solu ne  pouvait  s'y  maintenir  que  par  la  déprava- 
tion, tandis  qu'ailleurs  il  subsiste  par  l'ignorance. 
Peut  -  on  parler  de  législation  dans  un  pays  où 
la  volonté  d'un  seul  homme  décidait  de  tout  ;  où 
cet  homme ,  mobile  et  agité  comme  les  flots  de  la 
mer  pendant  la  tempête,  ne  pouvait  pas  même 
supporter  la  barrière  de  sa  propre  volonté,  si  on 
lui  opposait  celle  de  la  veille ,  quand  il  avait  envie 
d'en  changer  le  lendemain?  Une  fois  un  de  ses  con- 
seillers d'État  s'avisa  de  lui  représenter  que  le  Code 
Napoléon  s'opposait  à  la  résolution  qu'il  allait  pren- 
dre. Eh  bien,  dit-il,  le  Code  Napoléon  a  été  fait 
pour  le  salut  du  peuple  ;  et ,  si  ce  salut  exige  d'au- 
tres mesures ,  il  faut  les  prendre.  Quel  prétexte 
pour  une  puissance  illimitée  que  celui  du  salut  pu- 
blic! Robespierre  a  bien  fait  d'appeler  ainsi  son 
gouvernement.  Peu  de  temps  après  la  mort  du  duc 
d'Enghien ,  lorsque  Bonaparte  était  peut  -  être  en- 
core troublé  dans  le  fond  de  son  âme  par  l'horreur 
que  cet  assassinat  avait  inspirée,  il  dit,  en  parlant 
de  littérature  avec  un  artiste  très -capable  d'en 
bien  juger  :  «  La  raison  d'État,  voyez-vous,  a  rem- 
«  placé  chez  les  modernes  le  fatalisme  des  anciens. 
«  Corneille  est  le  seul  des  tragiques  français  qui 
«  ait  senti  cette  vérité.  S'il  avait  vécu  de  mon 
«  temps ,  je  l'aurais  fait  mon  premier  ministre.  » 


IC. 


234 


CONSIDERATIONS 


U  y  avait  deux  sortes  d'instruments  du  pouvoir 
impérial,  les  lois  et  les  décrets.  Les  lois  étaient 
sanctionnées  par  le  simulacre  d'^n  corps  législatif; 
mais  c'était  dans  les  décrets  émanés  directement 
de  l'empereur,  et  discutés  dans  son  conseil,  que 
consistait  la  véritable  action  de  l'autorité.  Napo- 
léon abandonnait  aux  beaux  parleurs  du  conseil 
d'État,  et  aux  députés  muets  du  corps  législatif, 
la  délibération  et  la  décision  de  quelques  questiows 
abstraites  en  fait  de  jurisprudence ,  afin  de  donner 
a  son  gouvernement  un  faux  air  de  sagesse  philo- 
sophique. Mais ,  quand  il  s'agissait  des  lois  rela- 
tives à  l'exercice  du  pouvoir ,  alors  toutes  les  ex- 
ceptions, comme  toutes  les  règles,  ressortissaient 
à  l'empereur.  Dans  le  Code  Napoléon,  et  même 
dans  le  Code  d'Instruction  criminelle,  il  est  resté 
de  très-bons  principes,  dérivés  de  l'assemblée  cons- 
tituante :  l'institution  du  jury,  ancre  d'espoir  de 
la  France,  et  divers  perfectionnements  dans  la 
procédure,  qui  l'ont  tirée  des  ténèbres  où  elle  était 
avant  la  révolution,  et  où  elle  est  encore  dans  plu- 
sieurs États  de  l'Europe.  Mais  qu'importaient  les 
institutions  légales,  puisque  des  tribunaux  extraor- 
dinaires nommés  par  l'empereur ,  des  cours  spé- 
ciales, des  commissions  militaires  jugeaient  tous 
les  délits  politiques ,  c'est-à-dire ,  ceux  qui  ont  le 
plus  besoin  de  l'égide  invariable  de  la  loi  ?  Nous 
montrerons  dans  le  volume  suivant  combien ,  dans 
ces  procès  politiques,  les  Anglais  ont  multiplié  les 
précautions,  afin  de  mettre  la  justice  plus  sûre- 
ment à  l'abri  du  pouvoir.  Quels  exemples  n'a-t-on 
pas  vus,  sous  Bonaparte,  de  ces  tribunaux  extraor- 
dinaires qui  devenaient  habituels!  car,  dès  qu'on 
se  permet  un  acte  arbitraire ,  ce  poison  s'insinue 
dans  toutes  les  affaires  de  l'État.  Des  exécutions 
rapides  et  ténébreuses  n'ont-elles  pas  souillé  le  sol 
de  la  France?  Le  Code  militaire  ne  se  mêle  que 
trop,  d'ordinaire,  au  Code  civil,  dans  tous  les  pays, 
l'Angleterre  exceptée  ;  mais  il  suffisait  sous  Bona- 
parte d'être  accusé  d'embauchage ,  pour  être  tra- 
duit devant  les  commissions  militaires;  et  c'est 
ainsi  que  le  duc  d'Enghien  a  été  jugé.  Bonaparte 
n'a  pas  permis  une  seule  fois  qu'un  homme  pût 
avoir  recours,  pour  un  délit  politique,  à  la  décision 
du  jury.  Le  général  Moreau  et  ses  coaccusés  en 
ont  été  privés;  mais  ils  eurent  heureusement  af- 
faire à  des  juges  qui  respectaient  leur  conscience. 
Ces  juges  n'ont  pu  cependant  prévenir  les  iniquités 
qui  se  commirent  dans  cette  horrible  procédure , 
et  la  torture  fut  introduite  de  nouveau  dans  le  dix- 
neuvième  siècle,  par  un  chef  national  dont  le  pou- 
voir devait  émaner  de  l'opinion. 

Il  était  difficile  de  distinguer  la  législation  de 


l'administration  sous  le  règne  de  Napoléon  ;  cal' 
l'une  et  l'autre  dépendaient  également  de  l'autorité 
suprême.  Cependant  nous  ferons  une  observation 
principale  sur  ce  sujet  :  toutes  les  fois  que  les  amé- 
liorations possibles  dans  les  diverses  branches  du 
gouvernement  ne  portaient  en  rien  atteinte  au 
pouvoir  de  Bonaparte ,  et  que  ces  améliorations , 
au  contraire ,  contribuaient  à  ses  plans  et  à  sa 
gloire,  il  faisait,  pour  les  accomplir,  un  usage  ha- 
bile des  immenses  ressources  que  lui  donnait  la 
domination  de  presque  toute  l'Europe;  et,  comme 
il  possédait  un  grand  tact  pour  connaître  parmi 
les  hommes  ceux  qui  pouvaient  lui  servir  d'instru- 
ments, il  employait  presque  toujours  des  têtes 
très-propres  aux  affaires  dont  il  les  chargeait.  L'on 
doit  au  gouvernement  impérial  les  musées  des  arts 
et  les  embellissements  de  Paris ,  des  grands  che- 
mins ,  des  canaux  qui  facilitaient  les  communica- 
tions des  départements  entre  eux;  enfin,  tout  ce 
qui  pouvait  frapper  l'imagination,  en  montrant, 
comme  dans  le  Simplon  et  le  mont  Cenis ,  que  la 
nature  obéissait  à  Napoléon  presque  aussi  docile- 
ment que  les  hommes.  Ces  prodiges  divers  se  sont 
opérés,  parce  qu'il  pouvait  porter  sur  chaque  point 
en  particulier  les  tributs  et  le  travail  de  quatre- 
vingts  millions  d'hommes  ;  mais  les  rois  d'Egypte 
et  les  empereurs  romains  ont  eu,  sous  ce  rapport, 
d'aussi  grands  titres  à  la  gloire.  Ce  qui  constitue 
le  développement  moral  des  peuples ,  dans  quel 
pays  Bonaparte  s'en  est -il  occupé.'  Et  que  de 
moyens ,  au  contraire ,  n'a-t-il  pas  employés  en 
France  pour  étouffer  l'esprit  public,  qui  s'était 
accru  malgré  les  mauvais  gouvernements  enfantés 
par  les  passions.»' 

Toutes  les  autorités  locales,  dans  les  provinces, 
ont  été  par  degrés  supprimées  ou  annulées  ;  il  n'y 
a  plus  en  France  qu'un  seul  foyer  de  mouvement , 
Paris  ;  et  l'instruction  qui  naît  de  l'émulation  a 
dépéri  dans  les  provinces,  tandis  que  la  négligence 
avec  laquelle  on  entretenait  les  écoles  achevait  de 
consolider  l'ignorance,  si  bien  d'accord  avec  la  ser- 
vitude. Cependant ,  comme  les  hommes  qui  ont 
de  l'esprit  éprouvent  le  besoin  de  s'en  servir,  tous 
ceux  qui  avaient  quelque  talent  ont  été  bien  vite 
dans  la  capitale  pour  tftcher  d'obtenir  des  places. 
De  là  vient  cette  fureur  d'être  employé  par  l'État, 
et  pensionné  par  lui,  qui  avilit  et  dévore  la  France. 
Si  l'on  avait  quelque  chose  à  faire  chez  soi  ;  si  l'on 
pouvait  se  mêler  de  l'administration  de  sa  ville  et 
de  son  département;  si  l'on  avait  occasion  de  s'y 
rendre  utile,  d'y  mériter  de  la  considération,  et 
de  s'assurer  par  là  l'espoir  d'être  un  jour  élu  dé- 
puté, l'on  ne  verrait  pas  aborder  à  Paris  quiconque 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


235 


peut  se  llatter  de  l'emporter  sur  ses  concurrents 
par  une  intrigue  ou  par  une  flatterie  de  plus. 

Aucun  emploi  n'était  laissé  au  choix  libre  des 
citoyens.  Bonaparte  se  complaisait  à  rendre  lui- 
même  des  décrets  sur  des  nominations  d'^huissiers, 
datés  des  premières  capitales  de  l'Europe.  Il  vou- 
lait se  montrer  comme  présent  partout,  comme 
suffisant  à  tout,  comme  le  seul  être  gouvernant 
dans  le  monde.  Toutefois  un  homme  ne  saurait 
parvenir  à  se  multiplier  à  cet  excès  que  par  le  char- 
latanisme; car  la  réalité  du  pouvoir  tombe  tou- 
jours entre  les  mains  des  agents  subalternes,  qui 
exercent  le  despotisme  en  détail.  Dans  un  pays  où 
il  n'y  a  ni  corps  intermédiaire  indépendant,  ni  li- 
berté de  la  presse,  ce  qu'un  despote,  de  l'esprit 
même  le  plus  supérieur,  ne  parvient  jamais  à  sa- 
voir, c^est  la  vérité  qui  pourrait  lui  déplaire. 

Le  commerce,  le  crédit,  tout  ce  qui  demande  une 
action  spontanée  dans  la  nation ,  et  une  garantie 
certaine  contre  les  caprices  du  gouvernement,  ne 
s'adaptait  point  aii  système  de  Bonaparte.  Les  con- 
tributions des  pays  étrangers  en  étaient  la  seule 
base.  On  respectait  assez  la  dette  publique,  ce  qui 
donnait  une  apparence  de  bonne  foi  au  gouverne- 
ment, sans  le  gêner  beaucoup,  vu  la  petitesse  de 
la  somme.  Mais  les  autres  créanciers  du  trésor  pu- 
blic savaient  que  d'être  payé  ou  de  ne  l'être  pas , 
devait  être  considéré  comme  une  chance  dans  la- 
quelle ce  qui  entrait  le  moins,  c'était  leur  droit. 
Aussi  personne  n'imaginait-il  de  prêter  rien  à 
l'État,  quelque  puissant  que  fut  son  chef,  et  pré- 
cisément parce  qu'il  était  trop  puissant.  Les  dé- 
crets révolutionnaires,  que  quinze  ans  de  troubles 
avaient  entassés,  étaient  pris  ou  laissés  selon  la 
décision  du  moment.  Il  y  avait  presque  toujours 
sur  chaque  affaire  une  loi  pour  et  contre,  que  les 
ministres  appliquaient  selon  leur  convenance.  Les 
sophismes  qui  n'étaient  que  de  luxe,  puisque  l'au- 
torité pouvait  tout,  justifiaient  tour  à  tour  les  me- 
sures les  plus  opposées. 

Quel  indigne  établissement  que  celui  de  la  po- 
lice! Cette  inquisition  politique,  dans  les  temps 
modernes,  a  pris  la  place  de  l'inquisition  religieuse. 
Était-il  aimé ,  le  chef  qui  avait  besoin  de  faire  pe- 
ser sur  la  nation  un  esclavage  pareil  ?  Il  se  servait 
des  uns  pour  accuser  les  autres ,  et  se  vantait  de 
mettre  en  pratique  cette  vieille  maxime,  de  diviser 
pour  commander,  qui,  grâce  aux  progrès  de  la 
raison ,  n'est  plus  qu'une  ruse  bien  facilement  dé- 
couverte. Le  revenu  de  cette  police  était  digne  de 
son  emploi.  C'étaient  les  jeux  de  Paris  qui  l'entre- 
tenaient :  elle  soudoyait  le  vice  avec  l'argent  du 
vice  qui  la  payait.  Elle  échappait  à  l'animadversion 


publique  par  le  mystère  dont  elle  s'enveloppait; 
mais,  quand  le  hasard  faisait  mettre  au  jour  un 
procès  où  les  agents  de  police  se  trouvaient  mêlés 
de  quelque  manière,  peut-on  se  représenter  quel- 
que chose  de  plus  dégoûtant ,  de  plus  perfide  et  de 
plus  bas ,  que  les  disputes  qui  s'élevaient  entre  ces 
nu'sérables?  Tantôt  ils  déclaraient  qu'ils  avaient 
professé  une  opinion  pour  en  servir  secrètement 
une  opposée;  tantôt  ils  se  vantaient  des  embûches 
qu'ils  avaient  dressées  aux  mécontents,  pour  les 
engager  à  conspirer,  afin  de  les  trahir  s'ils  cons- 
piraient; et  l'on  a  reçu  la  déposition  d'hommes 
semblables  devant  les  tribunaux!  L'invention  mal- 
heureuse de  cette  police  s'est  tournée  depuis  contre 
les  partisans  de  Bonaparte,  à  leur  tour  :  n'ont-ils 
pas  dû  penser  que  c'était  le  taureau  de  Phalaris , 
dont  ils  subissaient  eux-mêmes  le  supplice,  après 
en  avoir  conçu  la  funeste  idée."" 

CHAPITRE  XVI. 

De  la  littérature  sous  Bonaparte. 

Cette  même  police ,  pour  laquelle  nous  n'avons 
pas  de  termes  assez  méprisants ,  pas  de  termes  qui 
puissent  mettre  assez  de  distance  entre  un  honnête 
homme  et  quiconque  pouvait  entrer  dans  une  telle 
caverne,  c'était  elle  que  Bonaparte  avait  chargée 
de  diriger  l'esprit  public  en  France  :  et,  en  effet, 
dès  qu'il  n'y  a  pas  de  liberté  de  la  presse ,  et  que  la 
censure  de  la  police  ne  s'en  tient  pas  à  réprimer, 
mais  dicte  à  tout  un  peuple  les  opinions  qu'il  doit 
avoir  sur  la  politique,  sur  la  religion,  sur  les  mœurs, 
sur  les  livres ,  sur  les  individus ,  dans  quel  état  doit 
tomber  une  nation  qui  n'a  d'autre  nourriture  pour 
ses  pensées  que  celle  que  permet  ou  prépare  l'auto- 
rité despotique  !  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  en 
France  la  littérature  et  la  critique  littéraire  sont 
déchues  à  un  tel  point.  Ce  n'est  pas  certainement 
qu'il  y  ait  nulle  part  plus  d'esprit  et  plus  d'aptitude 
à  tout  que  chez  les  Français.  On  peut  voir  quels 
progrès  étonnants  ils  ne  cessent  de  faire  dans  les 
sciences  et  dans  l'érudition ,  parce  que  ces  deux 
carrières  ne  touchent  en  aucune  façon  à  la  politi- 
que; tandis  que  la  littérature  ne  peut  rien  produire 
de  grand  maintenant  sans  la  liberté.  On  objecte 
toujours  les  chefs-d'œuvre  du  siècle  de  Louis XIV; 
mais  l'esclavage  de  la  presse  était  beaucoup  moins 
sévère  sous  ce  souverain  que  sous  Bonaparte.  Vers 
la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  Fénélon  et  d'autres 
penseurs  traitaient  déjà  les  questions  essentielles 
aux  intérêts  de  la  société.  Le  génie  poétique  s'é- 
puise dans  chaque  pays  tour  à  tour,  et  ce  n'est 
qu'après  de  certains  intervalles  qu'il  peut  renaître; 


23G 


CONSIDERATIONS 


mais  l'art  d'écrire  en  prose,  inséparai)le  de  la  pen- 
sée, embrasse  nécessairement  toute  la  sphère  phir 
losophique  des  idées;  et,  quand  on  condamne  des 
hommes  de  lettres  à  tourner  dans  le  cercle  des  ma- 
drigaux et  des  idylles ,  on  leur  donne  aisément  le 
vertige  de  la  flatterie  :  ils  ne  peuvent  rien  produire 
qui  dépasse  les  faubourgs  de  la  capitale  et  les  bor- 
nes du  temps  présent. 

La  tâche  imposée  aux  écrivains  sous  Bonaparte 
était  singulièrement  difficile.  Il  fallait  qu'ils  com- 
battissent avec  acharnement  les  principes  libéraux 
de  la  révolution,  mais  qu'ils  en  respectassent  tous 
les  intérêts ,  de  façon  que  la  liberté  fût  anéantie , 
mais  que  les  titres ,  les  biens  et  les  emplois  des  ré- 
volutionnaires fussent  consacrés.  Bonaparte  disait 
un  jour,  en  parlant  de  J.  J.  Rousseau  :  C'est pour^ 
tant  lui  qui  a  été  cause  de  la  révolution.  Au  reste, 
je  ne  dois  pas  m'en  plaindre,  car  j'y  ai  attrapé 
le  trône.  C'était  ce  langage  qui  devait  servir  de 
texte  aux  écrivains ,  pour  saper  sans  relâche  les  lois 
constitutionnelles,  et  les  droits  imprescriptibles 
sur  lesquels  ces  lois  sont  fondées,  mais  pour  exalter  le 
conquérant  despote  que  les  orages  de  la  révolution 
avaient  produit,  et  qui  les  avait  calmés.  S'agissaitr 
il  de  la  religion ,  Bonaparte  faisait  mettre  sérieuse- 
ment dans  ses  proclamations  que  les  Français 
doivent  se  défier  des  Anglais,  parce  qu'ils  étaient 
des  hérétiques  ;  mais  voulait-il  justifier  les  persé- 
cutions que  subissait  le  plus  vénérable  et  le  plus 
modéré  des  chefs  de  l'Église,  le  pape  Pie  VU,  il 
l'accusait  de  fanatisme.  La  consigne  était  de  dé- 
noncer, comme  partisan  de  l'anarchie,  quiconque 
émettait  une  opinion  philosophique  en  aucun  genre  ; 
mais ,  si  quelqu'un ,  parmi  les  nobles  ,  semblait  in- 
sinuer que  les  anciens  princes  s'entendaient  mieux 
que  les  nouveaux  à  la  dignité  des  cours,  on  ne 
manquait  pas  de  le  signaler  comme  un  conspirateur. 
Enfin ,  il  fallait  repousser  ce  qu'il  y  avait  de  bon 
dans  chaque  manière  de  voir ,  afin  de  composer  le 
pire  des  fléaux  humains ,  la  tyrannie  dans  un  pays 
civilisé. 

Quelques  écrivains  ont  essayé  de  faire  une  théo- 
rie abstraite  du  despotisme,  afin  de  le  recrépir, 
pour  ainsi  dire,  de  façon  à  lui  donner  un  air  de 
nouveauté  philosophique.  D'autres ,  du  parti  des 
parvenus  ,  se  sont  plongés  dans  le  machiavélisme  , 
comme  s'il  y  avait  là  de  la  profondeur ,  et  ils  ont 
présenté  le  pouvoir  des  hommes  de  la  révolution  , 
comme  une  garantie  suffisante  contre  le  retour  des 
anciens  gouvernements  :  comme  s'il  n'y  avait  que 
des  intérêts  dans  ce  monde  ,  et  que  la  direction  de 
l'espèce  humaine  n'eût  rien  de  commun  avec  la 
vertu  !  Il  n'est  resté  de  ces  tours  d'adresse  qu'une 


certaine  combinaison  de  phrases ,  sans  l'appui  d'au- 
cune idée  vraie ,  et  néanmoins  construites  comme 
il  le  faut  grammaticalement,. avec  des  verbes,  des 
nominatifs  et  des  accusatifs.  Le  papier  souffre 
tout,  disait  un  homme  d'esprit.  Sans  doute  il  souffre 
tout ,  mais  les  hommes  ne  gardent  point  le  souvenir 
des  sophismes;  et,  fort  heureusement  pour  la  di- 
gnité de  la  littérature ,  aucun  monument  de  cet 
art  généreux  ne  peut  s'élever  sur  de  fausses  bases. 
Il  faut  des  accents  de  vérité  pour  être  éloquent,  il 
fûiut  des  principes  justes  pour  raisonner,  il  faut  du 
courage  d'âme  pour  avoir  des  élans  de  génie;  et 
rien  de  semblable  ne  peut  se  trouver  dans  ces  écri- 
vains qui  suivent  à  tout  vent  la  direction  de  la 
force. 

Les  journaux  étaient  remplis  des  adresses  à^ 
l'empereur,  des  promenades  de  l'empereur,  de 
celles  des  princes  et  des  princesses,  des  étiquettes 
et  des  présentations  à  la  cour.  Ces  journaux, 
fidèles  à  l'esprit  de  servitude ,  trouvaient  le  moyen 
d'être  fades  à  l'époque  du  bouleversement  du 
monde;  et ,  sans  les  bulletins  officiels  qui  venaient 
de  temps  en  temps  nous  apprendre  que  la  moitié 
de  l'Europe  était  conquise,  on  aurait  pu  croire 
qu'on  vivait  sous  des  berceaux  de  fleurs ,  et  qu'on 
n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  compter  les 
pas  des  Majestés  et  des  Altesses  impériales ,  et  de 
répéter  les  paroles  gracieuses  qu'elles  avaient  bien 
voulu  laisser  tomber  sur  la  tête  de  leurs  sujets 
prosternés.  Est-ce  ainsi  que  les  hommes  de  lettres, 
que  les  magistrats  de  la  pensée,  doivent  se  con- 
duire en  présence  de  la  postérité  ? 

Quelques  personnes  ,  cependant ,  ont  tenté  d'im- 
primer des  livres  sous  la  censure  de  la  police; 
mais,  qu'en  arrivait-il?  une  persécution  comme 
celle  qui  m'a  forcée  de  m'enfuir  par  Moscou ,  pour 
chercher  un  asile  en  Angleterre.  Le  libraire  Palm 
a  été  fusillé  en  Allemagne ,  pour  n'avoir  pas  voulu 
nommer  l'auteur  d'une  brochure  qu'il  avait  impri- 
mée. Et  si  des  exemples  plus  nombreux  encore  de 
proscriptions  ne  peuvent  être  cités ,  c'est  que  le 
despotisme  était  si  fortement  mis  en  exécution, 
qu'on  avait  fini  par  s'y  soumettre ,  comme  au3^ 
terribles  lois  de  la  nature,  la  maladie  et  la  mort. 
Ce  n'est  pas  seulement  à  des  rigueurs  sans  fin 
qu'on  s'exposait  sous  une  tvrannie  aussi  persé- 
vérante ,^  mais  on  ne  pouvait  jouir  d'aucune  gloire 
littéraire  dans  son  pays,  quand  les  journaux  aussi 
multipliés  que  sous  un  gouvernement  libre,  et 
néanmoins  soumis  tous  au  même  langage,  vous 
harcelaient  de  leurs  plaisanteries  de  commande. 
J'ai  fourni ,  pour  ma  part ,  des  refrains  continuels 
aux  journalistes   français   depuis  quinze  ans  ;  igs 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


237 


uiélancolie  du  J\ord ,  la  perfectibilité  de  l'espèce 
humaine ,  les  muses  romantiques ,  les  muses  ger- 
maniques. Le  joug  de  l'autorité  et  l'esprit  d'imi- 
tation étaient  imposés  à  la  littérature,  comme  le 
journal  officiel  dictait  les  articles  de  foi  en  poli- 
tique. Un  bon  instinct  de  despotisme  faisait  sen- 
tir aux  agents  de  la  police  littéraire ,  que  l'origi- 
nalité dans  la  manière  d'écrire  peut  conduire  à 
l'indépendance  du  caractère ,  et  qu'il  faut  bien  se 
garder  de  laisser  introduire  à  Paris  les  livres  des 
Anglais  et  des  Allemands,  si  l'on  ne  veut  pas  que 
les  écrivains  français  ,  tout  en  respectant  les  règles 
du  goût ,  suivent  les  progrès  de  l'esprit  humain 
dans  les  pays  où  les  troubles  civils  n'en  ont  pas 
ralenti  la  marche. 

Enfln ,  de  toutes  les  douleurs  que  l'esclavage  de 
fca  presse  fait  éprouver ,  la  plus  amère ,  c'est  de 
voir  insulter  dans  les  feuilles  publiques  ce  qu'on 
a  de  plus  cher,  ce  qu'on  respecte  le  plus,  sans 
qu'il  soit  possible  de  faire  admettre  une  réponse 
dans  ces  mêmes  gazettes ,  qui  sont  nécessairement 
plus  populaires  que  les  livres.  Quelle  lâcheté  dans 
ceux  qui  insultent  les  tombeaux ,  quand  les  amis 
des  morts  ne  peuvent  en  prendre  la  défense! 
Quelle  lâcheté  dans  ces  folliculaires  qui  attaquaient 
aussi  les  vivants  avec  l'autorité  derrière  eux,  et 
servaient  d'avant-garde  à  toutes  les  proscriptions 
que  le  pouvoir  absolu  prodigue ,  dès  qu'on  lui  sug- 
gère le  moindre  soupçon  !  Quel  style  que  celui  qui 
porte  le  cachet  de  la  police  !  A  côté  de  cette  arro- 
gance ,  à  côté  de  cette  bassesse ,  quand  on  lisait 
quelques  discours  des  Américains  ou  des  Anglais , 
des  hommes  publics  enfin  qui  ne  cherchent,  en  s'a- 
dressant  aux  autres  hommes,  qu'à  leur  communiquer 
leur  conviction  intime ,  on  se  sentait  ému ,  comme 
si  la  voix  d'un  ami  s'était  tout  à  coup  fait  entendre 
à  l'être  abandonné  qui  ne  savait  plus  oh  trouver 
lin  semblable. 

CHAPITRE  XVIL 

Un.  mot  de  Bonaparte  >  imprimé  dans  le  Moniteur. 

Ce  n'était  pas  assez  que  tous  les  actes  de  Bona- 
parte fussent  empreints  d'un  despotisme  toujours 
plus  audacieux ,  il  fallait  encore  qu'il  révélât  lui- 
même  le  secret  de  son  gouvernement,  méprisant 
assez  l'espèce  humaine  pour  le  lui  dire.  Il  lit  met- 
tre dans  le  Moniteur  du  mois  de  juillet  1810  ces 
propres  paroles,  qu'il  adressait  au  second  fils  de 
son  frère  Louis  Bonaparte  ;  cet  enfant  était  alors 
destiné  au  grand -duché  de  Berg:  N'oubliez  ja- 
vjiais,  lui  dit-il,  dans  quelque  position  que  vous 
placent  ma  politique  et  rintérêt  de  mon  empire  , 


que  vos  premiers  devoirs  sont  envers  moi;  vos 
seconds  envers  la  France  :  tous  vos  autres  de- 
voirs, même  ceux  envers  les  peuples  que  je  pour- 
rais vous  confier,  ne  viennent  qu^ après.  11  ne  s'a- 
git pas  là  de  libelles  ,  il  ne  s'agit  pas  là  d'opinions 
de  parti  :  c'est  lui ,  lui  Bonaparte ,  qui  s'est  dé- 
noncé ainsi  plus  sévèrement  que  la  postérité  n'au- 
rait jamais  osé  le  faire.  Louis  XIV  fut  accusé 
d'avoir  dit  dans  son  intérieur  :  L'État,  c'est  moi; 
et  les  historiens  éclairés  se  sont  appuyés  avec  rai- 
son sur  ce  langage  égoïste ,  pour  condamner  son 
caractère.  Mais  si ,  lorsque  ce  monarque  plaça  son 
petit-fils  sur  le  trône  d'Espagne ,  il  lui  avait  ensei- 
gné publiquement  la  même  doctrine  que  Bona- 
parte enseignait  à  son  neveu ,  peut-être  que  Bos- 
suet  lui-même  n'aurait  pas  osé  préférer  les  intérêts 
des  rois  à  ceux  des  nations  ;  et  c'est  un  homme  élu 
par  le  peuple ,  qui  a  voulu  mettre  son  moi  gigan- 
tesque à  la  place  de  l'espèce  humaine  !  et  c'est  lui 
que  les  amis  de  la  liberté  ont  pu  prendre  un  ins- 
tant pour  le  représentant  de  leur  cause  !  Plusieurs 
ont  dit  :  Il  est  l'enfant  de  la  révolution.  Oui,  sans 
doute,  mais  un  enfant  parricide  :  devaient -ils 
donc  le  reconnaître  ? 

CHAPITRE  XVHL 

De  la  doctrine  politique  de  Bonaparte. 

Un  jour  M.  Suard ,  l'homme  de  lettres  français 
qui  réunit  au  plus  haut  degré  le  tact  de  la  littéra- 
ture à  la  connaissance  du  grand  monde,  parlait 
avec  courage  devant  Napoléon  sur  la  peinture'des 
empereurs  romains,  dans  Tacite.  Fort  bien,  dit 
Napoléon  ;  mais  il  devait  nous  expliquer  pour- 
quoi le  peuple  romain  tolérait  et  même  aimait 
ces  mauvais  empereurs.  C'était  là  ce  qu'il  impor- 
tait de  faire  connaître  à  la  postérités  Tâchons  de 
ne  pas  mériter,  relativement  à  l'empereur  de 
Frajice  lui-même,  les  reproches  qu'il  faisait  à  l'his- 
torien romain. 

Les  deux  principales  causes  du  pouvoir  de  Na- 
poléon en  France  ont  été  sa  gloire  militaire  avant 
tout ,  et  l'art  qu'il  eut  de  rétablir  l'ordre  sans  at- 
taquer les  passions  intéressées  que  la  révolution 
avait  fait  naître.  Mais  tout  ne  csnsistait  pas  dans 
ces  deux  problèmes. 

On  prétend  qu'au  milieu  du  conseil  d'État, 
Napoléon  montrait  dans  la  discussion  une  sagacité 
universelle.  Je  doute  un  peu  de  l'esprit  qu'on 
trouve  à  un  homme  tout-puissant  ;  il  nous  en 
coûte  davantage,  à  nous  autres  particuliers ,  pour 
gagner  notre  vie  de  célébrité.  Néanmoins  on  n'est 
pas  quinze  ans  le  maître  de  l'Europe,,  sans  avoir 


233 


CONSIDERATIONS 


une  Mie  perçante  sur  les  hommes  et  sur  les  cho- 
ses. Mais  il  y  avait  dans  la  tête  de  Bonaparte  une 
incohérence,  trait  distinclif  de  tous  ceux  qui  ne 
classent  pas  leurs  pensées  sous  la  loi  du  devoir. 
La  puissance  du  commandement  avait  été  donnée 
par  la  nature  à  Bonaparte;  mais  c'était  plutôt 
parce  que  les  hommes  n'agissaient  point  sur  lui 
que  parce  qu'il  agissait  sur  eux ,  qu'il  parvenait  à 
en  être  le  maître  ;  les  qualités  qu'il  n'avait  pas  lui 
servaient  autant  que  les  talents  qu'il  possédait,  et 
il  ne  se  faisait  obéir  qu'en  avilissant  ceux  qu'il  sou- 
mettait. Ses  succès  sont  étonnants,  ses  revers 
plus  étonnants  encore  ;  ce  qu'il  a  fait  avec  l'éner- 
gie de  la  nation  est  admirable  ;  l'état  d'engourdis- 
sement dans  lequel  il  l'a  laissée  peut  à  peine  se 
concevoir.  La  multitude  d'hommes  d'esprit  qu'il  a 
employés  est  extraordinaire;  mais  les  caractères 
qu'il  a  dégradés  nuisent  plus  à  la  liberté  que  tou- 
tes les  facultés  de  l'intelligence  ne  pourraient  y  ser- 
vir. C'est  à  lui  surtout  que  peut  s'appliquer  la 
belle  image  du  despotisme  dans  VEsprit  des  lois  : 
il  a  coupé  l'arbre  par  la  racine  pour  en  avoir  le 
fruit,  et  peut-être  a-t-il  desséché  le  sol  même. 

Enfin  Bonaparte,  maître  absolu  de  quatre- 
vingts  millions  d'hommes,  ne  rencontrant  plus 
d'opposition  nulle  part,  n'a  su  fonder  ni  une  ins- 
titution dans  l'État,  ni  un  pouvoir  stable  pour 
lui-même.  Quel  est  donc  le  principe  destructeur 
qui  suivait  ses  pas  triomphants  ?  quel  est-il  ?  le  mé- 
pris des  hommes ,  et  par  conséquent  de  toutes  les 
lois,  de  toutes  les  études,  de  tous  les  établisse- 
ments, de  toutes  les  institutions  dont  la  base  est 
le  respect  pour  l'espèce  humaine.  Bonaparte  s'est 
enivré  de  ce  mauvais  vin  du  machiavélisme;  il  res- 
semblait, sous  plusieurs  rapports  ,  aux  tyrans  ita- 
liens du  quatorze  et  du  quinzième  siècle;  et, 
comme  il  avait  peu  lu,  l'instruction  ne  combattait 
point  dans  sa  tête  la  disposition  naturelle  de  son 
caractère.  L'époque  du  moyen  âge  étant  Ip  plus 
brillante  de  l'histoire  des  Italiens ,  beaucoup  d'en- 
tre eux  n'estiment  que  trop  les  maximes  des  gou- 
vernements d'alors;  et  ces  maximes  ont  toutes  été 
recueillies  par  Machiavel. 

En  relisant  dernièrement  en  Italie  son  fameux 
écrit  du  Prince,  qui  trouve  encore  des  croyants 
parmi  les  possesseurs  du  pouvoir,  un  fait  nouveau 
et  une  conjecture  nouvelle  m'ont  paru  dignes  d'at- 
tention. D'abord  on  vient  de  publier,  en  1813,  les 
lettres  de  Machiavel,  trouvées  dans  les  manuscrits 
de  la  bibMothèque  Barberini ,  qui  prouvent  positi- 
vement que  c'est  pour  se  raccommoder  avec  les 
Médicis  qu'il  a  publié  le  Prince.  On  lui  avait  fait 
subir  la  question,  à  cause  de  ses  efforts  en  faveur 


de  la  liberté;  il  était  ruiné,  malade,  et  sans  res- 
sources ;  il  transigea ,  mais  après  la  torture  :  en 
vérité,  l'on  cède  à  moins,  de  nos  jours. 

Ce  traité  du  Prince ,  oîi  l'on  retrouve  malheu- 
reusement la  supériorité  d'esprit  que  Machiavel 
avait  développée  dans  une  meilleure  cause ,  n'a 
point  été  composé,  comme  on  l'a  cru,  pour  faire 
haïr  le  despotisme  'en  montrant  quelles  affreuses 
ressources  les  despotes  doivent  employer  pour  se 
maintenir.  C'est  une  supposition  trop  détournée 
pour  être  admise.  Il  me  semble  plutôt  que  Machia- 
vel, détestant  avant  tout  le  joug  des  étrangers  en 
Italie,  tolérait  et  encourageait  même  les  moyens, 
quels  qu'ils  fussent,  dont  les  princes  du  pays  pou- 
vaient se  servir  pour  être  les  maîtres,  espérant 
qu'ils  seraient  assez  forts  un  jour  pour  repousser 
les  troupes  allemandes  et  françaises.  Machiavel 
analyse  l'art  de  la  guerre  dans  ses  écrits ,  comme 
les  hommes  du  métier  pourraient  le  faire;  il  re- 
vient sans  cesse  à  la  nécessité  d'une  organisation 
militaire  purement  nationale  :  et,  s'il  a  souillé  sa 
vie  par  son  indulgence  pour  les  crimes  des  Bor- 
gia ,  c'est  peut-être  parce  qu'il  s'abandonnait  trop 
au  besoin  de  tout  tenter  pour  recouvrer  l'indépen- 
dance de  sa  patrie.  Bonaparte  n'a  sûrement  pas 
examiné  le  Prince  de  Machiavel  sous  ce  point  de 
vue  ;  mais  il  y  a  cherché  ce  qui  passe  encore  pour 
de  la  profondeur  parmi  les  âmes  vulgaires  :  l'art 
de  tromper  les  hommes.  Cette  politique  doit  tom- 
ber à  mesure  que  les  lumières  s'étendront;  ainsi 
la  croyance  à  la  sorcellerie  n'existe  plus,  depuis 
qu'on  a  découvert  les  véritables  lois  de  la  physique. 

Un  principe  général,  quel  qu'il  fût,  déplaisait  à 
Bonaparte,  comme  une  niaiserie  ou  comme  un 
ennemi.  Il  n'écoutait  que  les  considérations  du 
moment,  et  n'examinait  les  choses  que  sous  le, 
rapport  de  leur  utilité  immédiate,  car  il  aurait 
voulu  mettre  le  monde  entier  en  rente  viagère  sur 
sa  tête.  Il  n'était  point  sanguinaire,  mais  indiffé- 
rent à  la  vie  des  hommes.  Il  ne  la  considérait  que 
comme  un  moyen  d'arriver  à  son  but ,  ou  comme 
un  obstacle  à  écarter  de  sa  route.  Il  n'était  pas 
même  aussi  colère  qu'il  a  souvent  paru  l'être  :  il 
voulait  effrayer  avec  ses  paroles,  afin  de  s'épar- 
gner le  fait  par  la  menace.  Tout  était  chez  lui 
moyen  ou  but;  l'involontaire  ne  se  trouvait  nulle 
part,  ni  dans  le  bien ,  ni  dans  le  mal.  On  prétend 
qu'il  a  dit  :  J'ai  tant  de  conscrits  à  dépenser  par 
an.  Ce  propos  est  vraisemblable ,  car  Bonaparte  a 
souvent  assez  méprisé  ses  auditeurs  pour  se  com- 
plaire dans  un  genre  de  sincérité  qui  n'est  que  de 
l'impudence. 

Jamais  il  n'a  cru  aux  sentiments  e.xaltés,  soit 


SUR  LA   REVOLUTION  FRANÇAISE. 


23t> 


dans  les  individus,  soit  dans  les  nations;  il  a  pris 
l'expression  de  ces  sentiments  pour  de  l'hypocri- 
sie. Il  pensait  tenir  la  clef  de  la  nature  humaine 
par  la  crainte  et  par  l'espérance ,  habilement  pré- 
sentées aux  égoïstes  et  aux  ambitieux.  Il  faut  en 
convenir,  sa  persévérance  et  son  activité  ne  se  ra- 
lentissaient jamais ,  quand  il  s'agissait  des  moin- 
dres intérêts  du  despotisme;  mais  c'était  le  despo- 
tisme même  qui  devait  retomber  sur  sa  tête.  Une 
anecdote,  dans  laquelle  j'ai  eu  quelque  part,  peut 
offrir  une  donnée  de  plus  sur  le  système  de  Bona- 
parte ,  relativement  à  l'art  de  gouverner. 

Le  duc  de  Melzi ,  qui  a  été  pendant  quelque 
temps  vice-président  de  la  république  Cisalpine , 
était  un  des  hommes  les  plus  distingués  que  cette 
Italie,  si  féconde  en  tout  genre,  ait  produits.  Né 
d'une  mère  espagnole  et  d'un  père  italien ,  il  réu- 
nissait la  dignité  d'une  nation  à  la  vivacité  de  l'au- 
tre; et  je  ne  sais  si  l'on  pourrait  citer,  même  en 
France ,  un  homme  plus  remarquable  par  sa  con- 
versation, et  par  le  talent  plus  important  et  plus 
nécessaire  de  connaître  et  de  juger  tous  ceux  qui 
jouaient  un  rôle  politique  en  Europe.  Le  premier 
consul  fut  obligé  de  l'employer,  parce  qu'il  jouis- 
sait du  plus  grand  crédit  parmi  ses  concitoyens , 
et  que  son  attachement  à  sa  patrie  n'était  mis  en 
doute  par  personne.  Bonaparte  n'aimait  point  à  se 
servir  d'hommes  qui  fussent  désintéressés  ,  et  qui 
eussent  des  principes  quelconques  inébranlables  ; 
aussi  tournait-il  sans  cesse  autour  de  Melzi  pour 
le  corrompre. 

Après  s'être  fait  couronner  roi  d'Italie,  en  1805, 
Bonaparte  se  rendit  au  corps  législatif  de  Lom- 
bardie,  et  dit  à  l'assemblée  qu'il  voulait  donner 
une  terre  considérable  au  duc  de  Melzi ,  pour  ac- 
quitter la  reconnaissance  publique  envers  lui  :  il 
espérait  ainsi  le  dépopulariser.  Me  trouvant  alors 
à  Milan ,  je  vis  le  soir  M.  de  Melzi ,  qui  était  vrai- 
ment au  désespoir  du  tour  perfide  que  Napoléon 
lui  avait  joué,  sans  l'en  prévenir  en  aucune  ma- 
nière; et,  comme  Bonaparte  se  serait  irrité  d'un 
refus,  je  conseillai  à  M.  de  Jlelzi  de  consacrer  tout 
de  suite  à  un  établissement  public  les  revenus 
dont  on  avait  voulu  l'accabler.  Il  adopta  mon  avis  ; 
et,  dès  le  jour  suivant,  en  se  promenant  avec 
l'empereur,  il  lui  dit  que  telle  était  son  intention. 
Bonaparte  lui  saisit  le  bras ,  et  s'écria  :  C'est  une 
idée  de  madame  de  Staël  que  vous  me  dites  là; 
je  le  parie.  Mais  ne  donnez  pas,  croyez-moi , 
dans  cette  philanthropie  romanesque  du  dix- 
huitième  siècle  :  il  nhj  a  qu^me  seule  chose  à 
faire  dans  ce  monde,  c'est  d'acquérir  toujours 
plus  d'argent  et  de  pouvoir;  tout  le  reste  est  chi- 


mère. Beaucoup  de  gens  diront  qu'il  avait  raison.;- 
je  crois,  au  contraire,  que  l'histoire  montrera 
qu'en  établissant  cette  doctrine,  en  déliant  les 
hommes  de  l'honneur,  partout  aiFleurs  que  sur  le 
champ  de  bataille,  il  a  préparé  ses  partisans  à  l'a- 
bandonner, conformément  à  ses  propres  précep- 
tes, quand  il  cesserait  d'être  le  plus  fort.  Aussi 
peut-il  se  vanter  d'avoir  eu  plus  de  disciples  fidè- 
les à  son  système ,  que  de  serviteurs  dévoués  à  son 
infortune.  Il  consacrait  sa  politique  par  le  fata- 
lisme ,  seule  religion  qui  puisse  s'accorder  avec  le 
dévouement  à  la  fortune;  et,  sa  prospérité  crois- 
sant toujours ,  il  a  fini  par  se  faire  le  grand  prêtre 
et  l'idole  de  son  propre  culte,  croyant  en  lui, 
comme  si  ses  désirs  étaient  des  présages ,  et  ses 
desseins  des  oracles. 

La  durée  du  pouvoir  de  Bonaparte  était  une  le- 
çon d'immoralité  continuelle  :  s'il  avait  toujours 
réussi ,  qu'aurions-nous  pu  dire  à  nos  enfants  ?  Il 
nous  serait  toujours  resté  sans  doute  la  jouissance 
religieuse  de  la  résignation,  mais  la  masse  des  ha- 
bitants de  la  terre  aurait  en  vain  cherché  les  in- 
tentions de  la  Providence  dans  les  affaires  hu- 
maines. 

Toutefois,  en  1811,  les  Allemands  appelaient 
encore  Bonaparte  l'homme  de  la  destinée;  l'ima- 
gination de  quelques  Anglais  même  était  ébran- 
lée par  ses  talents  extraordinaires.  La  Pologne  et 
l'Italie  espéraient  encore  de  lui  leur  indépendance, 
et  la  fille  des  Césars  était  devenue  son  épouse.  Cet 
insigne  honneur  lui  causa  comme  un  transport  de 
joie,  étrangère  sa  nature;  et,  pendant  quelque 
temps ,  on  dut  croire  que  cette  illustre  compagne 
pourrait  changer  le  caractère  de  celui  que  le  sort 
avait  rapproché  d'elle.  Il  ne  fallait  encore,  à  cette 
époque,  à  Bonaparte,  qu'un  sentiment  honnête 
pour  être  le  plus  grand  souverain  du  monde;  soit 
l'amour  paternel ,  qui  porte  les  hommes  à  soigner 
l'héritage  de  leurs  enfants  ;  soit  la  pitié  pour  ces 
Français ,  qui  se  faisaient  tuer  pour  lui  au  moin- 
dre signe  ;  soit  l'équité  envers  les  nations  étran- 
gères,  qui  le  regardaient  avec  étonnement;  soit 
enfin  cette  espèce  de  sagesse  naturelle  à  tout 
homme,  au  milieu  de  la  vie,  quand  il  voit  s'ap- 
procher les  grandes  ombres  qui  doivent  bientôt 
l'envelopper  :  une  vertu,  une  seule  vertu,  et  c'en 
était  assez  pour  que  toutes  les  prospérités  hu- 
maines s'arrêtassent  sur  la  tête  de  Bonaparte. 
Mais  l'étincelle  divine  n'existait  pas  dans  son  cœur. 

Le  triomphe  de  Bonaparte,  en  Europe,  comme 
en  France,  reposait  en  entier  sur  une  grande  équi- 
voque qui  dure  encore  pour  beaucoup  de  gens.  Les 
peuples  s'obstinaient  à  le  considérer  comme  le 


240 


CONSIDERÂTIOINS 


défenseur  d©  leurs  droits,  dans  le  moment  où  il  en 
était  le  plus  grand  ennemi.  La  force  de  la  révolu- 
tion de  France,  dont  il  avait  hérité,  était  immense, 
parce  qu'elle  se  composait  de  la  volonté  des  Fran- 
çais et  du  vœu  secret  des  autres  nations.  Napoléon 
s'est  servi  de  cette  force  contre  les  anciens  gouver^ 
nements  pendant  plusieurs  années ,  avant  que  les 
peuples  aient  découvert  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'eux. 
Les  mêmes  noms  subsistaient  encore  :  c'était  tou- 
jours la  France,  jadis  le  foyer  des  principes  popu- 
laires; et,  bien  que  Bonaparte  détruisît  les  répu- 
bliques, et  qu'il  excitât  les  rois  et  les  princes  à  des 
actes  de  tyrannie ,  contraires  même  à  leur  modéra- 
tion naturelle,  on  croyait  encore  que  tout  cela 
finirait  par  de  la  liberté,  et  souvent  lui-même  par- 
lait de  constitution ,  du  moins  quand  il  s'agissait 
du  règne  de  son  fils.  Toutefois  le  premier  pas  que 
-Napoléon  ait  fait  vers  sa  ruine,  c'est  l'entreprise 
contre  l'Espagne  ;  car  il  a  trouvé  là  une  résistance; 
nationale,  la  seule  dont  l'art  ni  la  corruption  de 
la  diplomatie  ne  pussent  le  débarrasser.  Il  ne  s'est 
pas  douté  du  danger  qu'une  guerre  de  villages  et 
de  montagnes  pouvait  faire  courir  à  son  armée  ; 
il  ne  croyait  point  à  la  puissance  de  l'âme  ;  il  comp- 
tait les  baïonnettes  ;  et  comme,  avant  l'arrivée  des 
armées  anglaises ,  il  n'y  en  avait  presque  point  en 
Espagne,  il  n'a  pas  su  redouter  la  seule  puissance 
invincible ,  l'enthousiasme  de  tout  un  peuple.  Les 
Français,  disait  Bonaparte,  sont  des  machines 
nerveuses  ;  et  il  voulait  expliquer  par  là  le  mélange 
d'obéissance  et  de  mobilité  qui  est  dans  leur  na- 
ture. Ce  reproche  est  peut-être  juste;  mais  il  est 
pourtant  vrai  qu'une  persévérance  invincible,  de- 
puis près  de  trente  ans ,  se  trouve  au  fond  de  ces 
défauts,  et  c'est  parce  que  Bonaparte  a  ménagé 
l'idée  dominante  qu'il  a  régné.  Les  Français  ont 
cru,  pendant  longtemps,  que  le  gouvernement  im- 
périal les  préservait  des  institutions  de  l'ancien  ré- 
gime ,  qui  leur  sont  particulièrement  odieuses.  Ils 
ont  confondu  longtemps  aussi  la  cause  de  la  révo- 
lution avec  celle  d'un  nouveau  maître.  Beaucoup 
de  gens  de  bonne  foi  se  sont  laissé  séduire  par  ce 
motif;  d'autres  ont  tenu  le  même  langage,  lors 
même  qu'ils  n'avaient  plus  la  même  opinion  ;  et  ce 
n'est  que  très-tard  que  la  nation  s'est  désintéressée 
de.  Bonaparte.  A  dater  de  ce  jour,  l'abîme  a  été 
creusé  sous  ses  pas. 

CHAPITRE  XIX. 

Enivrement  du  pouvoir  ;  revers  et  abdication  de 
Bonaparte. 

Cette  vieille  Europe  m^ ennuie,  disait  Napoléon, 


avant  de  partir  pour  la  Russie.  En  effet ,  il  ne  renr 
contrait  plus  d'obstacle  à  ses  volontés  nulle  part^ 
et  l'inquiétude  de  son  caractère  avait  besoin  d'un 
aliment  nouveau.  Peut-être  aussi  la  force  et  la 
clarté  de  son  jugement  s'altérèrent-elles,  quand  les: 
hommes  et  les  choses  plièrent-tellement  devant  lui, 
qu'il  n'eut  pjus  besoin  d'exercer  sa  pensée  sur  au- 
cune des  difficultés  de  la  vie.  Il  y  a  dans  le  pouvoir 
sans  bornes  une  sorte  de  vertige  qui  saisit  le  génie- 
comme  la  sottise,  et  les  perd  également  l'un  et, 
l'autre. 

L'étiquette  orientale  que  Bonaparte  avait  établie 
dans  sa  cour,  interceptait  les  lumières  que  l'on  peut 
recueillir  par  les  cojnmunications  faciles  de  la  so- 
ciété. Quand  il  y  avait  quatre  cents  personnes  dan^, 
son  salon ,  un  aveugle  aurait  pu  s'y  croi/e  seul , 
tant  le  silence  qu'on  observait  était  profond  !  Les 
maréchaux  de  France ,  au  milieu  des  fatigues  de  la, 
guerre,  au  moment  de  la  crise  d'une  bataille,  en- 
traient dans  la  tente  de  l'empereur  pour  lui  de- 
mander ses  ordres,  et  il  ne  leur  était  pas  permis 
de  s'y  asseoir.  Sa  famille  ne  souffrait  pas  moins 
que  les  étrangers  de  son  despotisme  et  de  sa  hau- 
teur. Lucien  a  mieux  aimé  vivre  prisonnier  en  An- 
gleterre que  de  régner  sous  les  ordres  de  son  frère. 
Louis  Bonaparte,  dont  le  caractère  est  générale- 
ment estimé,  se  vit  contraint,  par  sa  probité  même, 
à  renoncer  à  la  couronne  de  Hollande  ;  et,  le  croi- 
rait-on ?  quand  il  causait  avec  son  frère ,  pendant 
deux  heures,  tête  à  tête,  forcé  par  sa  mauvaise 
santé  de  s'appuyer  péniblement  contre  la  muraille. 
Napoléon  ne  lui  offrait  pas  une  chaise  ;  il  demeu- 
rait lui-même  debout,  de  crainte  que  quelqu'un 
n'eût  l'idée  de  se  familiariser  assez  avec  lui  pour 
s'asseoir  en  sa  présence. 

La  peur  qu'il  causait  dans  les  derniers  temps 
était  telle,  que  personne  ne  lui  adressait  le  premier 
la  parole  sur  rien.  Quelquefois  il  s'entretenait  avec 
la  plus  grande  simplicité  au  milieu  de  sa  cour,  et 
dans  son  conseil  d'État.  Il  souffrait  la  contradic-> 
tion,  il  y  encourageait  même,  quand  il  s'agissait 
de  questions  administratives  ou  judiciaires ,  sans, 
relation  avec  son  pouvoir.  Il  fallait  voir  alors  l'at- 
tendrissement de  ceux  auxquels  il  avait  rendu  pour 
un  moment  la  respiration  libre;  mais,  quand  le 
maître  reparaissait,  on  demandait  en  vain  aux  mi- 
nistres de  présenter  un  rapport  à  l'empereur  contre 
une  mesure  injuste.  S'agissait-il  même  de  la  vic- 
time d'une  erreur,  de  quelque  individu  pris  par 
hasard  sous  le  grand  filet  tendu  sur  l'espèce  hu-» 
maine,  les  agents  du  pouvoir  vous  objectaient  la 
difficulté  de  s'adresser  à  Napoléon ,  comme  s'il  eût 
été  question  du  grand  Lama.  Une  telle  stupeur 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


241 


causée  par  la  puissance  aurait  fait  rire,  si  l'état  oiî 
se  trouvaient  les  hommes ,  sans  appui  sous  ce  des- 
potisme, n'eût  pas  inspiré  la  plus  profonde  pitié. 

Les  compliments,  les  hymnes,  les  adorations 
sans  nombre  et  sans  mesure  dont  ses  gazettes 
étaient  remplies ,  devaient  fatiguer  un  homme  d'un 
esprit  aussi  transcendant  ;  mais  le  despotisme  de 
son  caractère  était  plus  fort  que  sa  propre  raison. 
Il  aimait  moins  les  louanges  vraies  que  les  flatteries 
serviles ,  parce  que ,  dans  les  unes ,  on  n'aurait  vu 
que  son  mérite,  tandis  que  les  autres  attestaient 
çon  autorité.  En  général ,  il  a  préféré  la  puissance 
à  la  gloire  ;  car  l'action  de  la  force  lui  plaisait  trop 
pour  qu'il  s'occupât  de  la  postérité,  sur  laquelle 
on  ne  peut  l'exercer.  Mais  un  des  résultats  du  pou- 
voir absolu  qui  a  le  plus  contribué  à  précipiter 
Bonaparte  de  son  trône ,  c'est  que ,  par  degrés ,  l'on 
n'osait  plus  lui  parler  avec  vérité  sur  rien.  Il  a  fini 
par  ignorer  qu'il  faisait  froid  à  Moscou  dès  le  mois 
de  novembre ,  parce  que  personne ,  parmi  ses  cour- 
tisans ,  ne  s'est  trouvé  assez  Romajn  pour  oser  lui 
dire  une  chose  aussi  simple. 

En  1811,  Napoléon  avait  fait  insérer  et  désa- 
vouer en  même  temps,  dans  le  Moniteur,  une 
note  secrète,  imprimée  dans  les  journaux  anglais, 
comme  ayant  été  adressée  par  son  ministre  des 
affaires  étrangères  à  l'ambassadeur  de  Russie.  Il  y 
était  dit  que  l'Europe  ne  pouvait  être  en  paix  tant 
que  l'Angleterre  et  sa  constitution  subsisteraient. 
Que  cette  note  fût  authentique  ou  non ,  elle  por- 
tait du  moins  le  cachet  de  l'école  de  Napoléon,  et 
exprimait  certainement  sa  pensée.  Un  instinct, 
dont  il  ne  pouvait  se  rendre  compte ,  lui  appre- 
nait que  tant  qu'il  y  aurait  un  foyer  de  justice  et 
de  liberté  dans  le  monde ,  le  tribunal  qui  devait  le 
condamner  tenait  ses  séances  permanentes. 

Bonaparte  joignait  peut-être  à  la  folle  idée  de  la 
guerre  de  Russie  celle  de  la  conquête  de  la  Tur- 
quie ,  du  retour  en  Egypte ,  et  de  quelques  tenta- 
tives sur  les  établissements  des  Anglais  dans  l'Inde; 
tels  étaient  les  projets  gigantesque  avec  lesquels  il 
se  rendit  la  première  fois  à  Dresde ,  traînant  après 
lui  les  armées  de  tout  le  continent  de  l'Europe , 
qu'il  obligeait  à  marcher  contre  la  puissante  na- 
tion limitrophe  de  l'Asie.  Les  prétextes  étaient  de 
peu  de  chose  pour  un  homme  arrivé  à  un  tel  degré 
de  pouvoir  ;  cependant  il  fallait  adopter  sur  l'ex- 
pédition de  Russie  une  phrase  à  donner  aux  cour- 
tisans ,  comme  le  mot  d'ordre.  Cette  phrase  était 
que  la  France  se  voyait  obligée  défaire  la  guerre  à  la 
Russie,  parce  qu'elle  n'observait  pas  le  blocus  con- 
tinental envers  l'Angleterre.  Or,  pendant  ce  temps, 
Bonaparte  accordait  lui-même  sans  cesse  à  Paris  des 


licences  pour  des  échanges  avec  les  négociants  de 
Londres;  et  l'empereur  de  Russie  aurait  pu,  à 
meilleur  droit ,  lui  déclarer  la  guerre ,  comme  man- 
quant au  traité  par  lequel  ils  s'étaient  engagés  réci^ 
proquement  à  ne  point  faire  de  commerce  avec  les 
Anglais.  Mais  qui  se  donnerait  la  peine  aujourd'hui 
de  justifier  une  telle  guerre  ?  Personne ,  pas  mêmç 
Bonaparte  ;  car  son  respect  pour  le  succès  est  tel , 
qu'il  doit  se  condamner  lui-même  d'avoir  encouru 
de  si  grands  revers. 

Cependant  le  prestige  de  l'admiration  et  de  la  ter- 
reur que  Napoléon  inspirait  était  si  grand,  que  l'on 
n'avait  guère  de  doute  sur  ses  triomphes.  Pendant 
qu'il  était  à  Dresde,  en  1812,  environné  de  tous  les 
souverains  de  l'Allemagne,  et  commandant  une 
armée  de  cinq  cent  mille  hommes ,  composée  de 
presque  toutes  les  nations  européennes ,  il  parais- 
sait impossible,  d'après  les  calculs  humains,  qu« 
son  expédition  ne  fût  pas  heureuse.  En  effet,  dans 
sa  chute,  la  Providence  s'est  montrée  de  plus  près 
à  la  terre  que  dans  tout  autre  événement,  et  les 
éléments  ont  été  chargés  de  frapper  les  premiers 
le  maître  des  hommes.  On  peut  à  peine  se  figurer 
aujourd'hui  que,  si  Bonaparte  avait  réussi  dans 
son  entreprise  contre  la  Russie,  il  n'y  avait  pas 
un  coin  de  terre  continentale  oiî  l'on  pût  lui  échap- 
per. Tous  les  ports  étant  fermés,  le  continent 
était,  comme  la  tour  d'Ugolin,  muré  de  toutes 
parts. 

Menacée  de  la  prison  par  un  préfet  très-docile 
au  pouvoir,  si  je  montrais  la  moindre  intention 
de  m'éloigner  un  jour  de  ma  demeure,  je  m'échap- 
pai ,  lorsque  Bonaparte  était  près  d'entrer  en 
Russie,  craignant  de  ne  plus  trouver  d'issue  en 
Europe ,  si  j'eusse  différé  plus  longtemps.  Je  n'a- 
vais déjà  plus  que  deux  chemins  pour  aller  en 
Angleterre  :  Constantinople  ou  Pétersbourg.  La 
guerre  entre  la  Russie  et  la  Turquie  rendait  la 
route  par  ce  dernier  pays  presque  impraticable; 
je  ne  savais  ce  que  je  deviendrais  ,  quand  l'empe- 
reur Alexandre  voulut  bien  m'envoyer  à  Vienne  un 
passe-port.  En  entrant  dans  son  empire ,  reconnu 
pour  absolu,  je  me  sentis  libre  pour  la  première 
fois,  depuis  le  règne  de  Bonaparte,  non  pas  seu- 
lement à  cause  des  vertus  personnelles  de  l'empe- 
reur Alexandre,  mais  parce  que  la  Russie  était  le 
seul  pays  oii  Napoléon  ne  fît  point  sentir  son  in- 
fluence. Il  n'est  aucun  ancien  gouvernement  que 
l'on  pût  comparer  à  cette  tyrannie  entée  sur  une 
révolution ,  à  cette  tyrannie  qui  s'était  servie  du 
développement  même  des  lumières ,  pour  mieux 
enchaîner  tous  les  genres  de  libertés. 

Je  me  propose  d'écrire  un  jour  ce  que  j'ai  vu  de 


242 


CO^^SIDERATIONS 


la  Russie.  Toutefois  je  dirai,  sans  nie  détourner  de 
mon  sujet,  que  c'est  un  pays  mal  connu,  parce  qu'on 
n'a  presque  observé  de  cette  nation  qu'un  petit 
nombre  d'hommes  de  cour ,  dont  les  défauts  sont 
d'autant  plus  grands  que  le  pouvoir  du  souverain  est 
moins  limité.  Ils  ne  brillent  pour  la  plupart  que 
par  l'intrépide  bravoure  commune  à  toutes  les 
classes  ;  mais  les  paysans  russes ,  cette  nombreuse 
partie  de  la  nation  qui  ne  connaît  que  la  terre 
qu'elle  cultive,  et  le  ciel  qu'elle  regarde,  a  quelque 
chose  en  elle  de  vraiment  admirable.  La  dou- 
ceur de  ces  hommes,  leur  hospitalité,  leur  élé- 
gance naturelle ,  sont  extraordinaires  ;  aucun  dan- 
ger n'a  d'existence  à  leurs  yeux  ;  ils  ne  croient  pas 
que  rien  soit  impossible  quand  leur  maître  le  com- 
mande. Ce  mot  de  maître,  dont  les  courtisans  font 
un  objet  de  flatterie  et  de  calcul ,  ne  produit  pas 
le  même  effet  sur  un  peuple  presque  asiatique.  Le 
monarque,  étant  chef  du  culte,  fait  partie  de  la 
religion;  les  paysans  se  prosternent  en  présence 
de  l'empereur,  comme  ils  saluent  l'église  devant 
laquelle  ils  passent;  aucun  sentiment  servile  ne  se 
mêle  à  ce  qu'ils  témoignent  à  cet  égard. 

Grâce  à  la  sagesse  éclairée  du  souverain  actuel , 
toutes  les  améliorations  possibles  s'accompliront 
graduellement  en  Russie.  Mais  il  n'est  rien  de  plus 
absurde  que  les  discours  répétés  d'ordinaire  par 
ceux  qui  redoutent  les  lumières  d'Alexandre. 
"Pourquoi,  disent-ils,  cet  empereur,  dont  les 
«  amis  de  la  liberté  sont  si  enthousiastes ,  n'éta- 
«  blit-il  pas  chez  lui  le  régime  constitutionnel  qu'il 
«  conseille  aux  autres  pays  ?  »  C'est  une  des  mille 
et  une  ruses  des  ennemis  de  la  raison  humaine  , 
que  de  vouloir  eiïipêcher  ce  qui  est  possible  et  dé- 
sirable pour  une  nation,  en  demandant  ce  qui  ne 
l'est  pas  actuellement  chez  une  autre.  Il  n'y  a  point 
encore  de  tiers  état  en  Russie  :  comment  donc 
pourrait-on  y  créer  un  gouvernement  représen- 
tatif ?  La  classe  intermédiaire  entre  les  boyards  et 
le  peuple  manque  presque  entièrement.  On  poiu'- 
rait  augmenter  l'existence  politique  des  grands  sei- 
gneurs ,  et  défaire ,  à  cet  égard ,  l'ouvrage  de 
Pierre  I"  ;  mais  ce  serait  reculer  au  lieu  d'avan- 
cer; car  le  pouvoir  de  l'empereur,  tout  absolu 
qu'il  est  encore,  est  une  amélioration  sociale,  en 
comparaison  de  ce  qu'était  jadis  l'aristocratie  russe. 
La  Russie,  sous  le  rapport  de  la  civilisation,  n'en 
est  qu'à  cette  époque  de  l'histoire,  où,  pour  le 
bien  des  nations,  il  fallait  limiter  le  pouvoir  des 
privilégiés  par  celui  de  la  couronne.  Trente-six 
religions,  en  y  comprenant  les  cultes  païens, 
trente- six  peuples  divers  sont,  non  pas  réunis, 
mais  épars  sur  un  terrain  immense.  D'une  part , 


le  culte  grec  s'accorde  avec  une  tolérance  parfaite, 
et  de  l'autre,  le  vaste  espace  qu'occupent  les 
hommes  leur  laisse  la  liberté  de  vivre  chacun  se- 
lon ses  mœurs.  Il  n'y  a  point  encore  dans  cet  ordre 
de  choses,  des  lumières  qu'on  puisse  concentrer  , 
des  individus  qui  puissent  faire  marcher  des  insti- 
tutions. Le  seul  lien  qui  unisse  des  peuples  pres- 
que nomades ,  et  dont  les  maisons  ressemblent  à 
des  tentes  de  bois  établies  dans  la  plaine ,  c'est 
le  respect  pour  le  monarque,  et  la  fierté  nationale; 
le  temps  en  développera  successivement  d'autres. 
xl  J'étais  à  Moscou  un  mois,  jour  pour  jour,  avant 
que  l'armée  de  Napoléon  y  entrât,  et  je  n'osai  m'y 
arrêter  que  peu  de  moments ,  craignant  déjà  son 
approche.  En  me  promenant  au  haut  du  Kremlin, 
palais  des  anciens  czars ,  qui  domine  sur  l'immense 
capitale  de  la  Russie  et  sur  ses  dix-huit  cents  égli- 
ses ,  je  pensais  qu'il  était  donné  à  Ronaparte  de 
voir  les  empires  à  ses  pieds,  comme  Satan  les  of- 
frit à  Notre-Seigneur.  Mais  c'est  lorsqu'il  ne  lui 
restait  plus  rien  à  conquérir  en  Europe,  que  la 
destinée  l'a  saisi ,  pour  le  faire  tomber  aussi  ra- 
pidement qu'il  était  monté.  Peut-être  a-t-il  appris 
depuis  que,  quels  que  soient  les  événements  des 
premières  scènes,  il  existe  une  jjuissance  de  vertu 
qui  reparaît  toujours  au  cinquième  acte  des  tragé- 
dies; comme,  chez  les  anciens,  un  dieu  tranchait 
le  nœud  quand  l'action  en  était  digne. 
/<^La  persévérance  admirable  de  l'empereur  Alexan- 
dre, en  refusant  la  paix  que  Bonaparte  lui  offrait, 
selon  sa  coutume ,  quand  il  fut  vainqueur  ;  l'éner- 
gie des  Russes  qui  ont  mis  le  feu  à  Moscou,  pour 
que  le  martyre  d'une  ville  sauvât  le  monde  chrétien, 
contribuèrent  certainement  beaucoup  aux  revers 
que  les  troupes  de  Bonaparte  ont  éprouvés  dans 
la  retraite  de  Russie.  Mais  c'est  le  froid ,  ce  froid 
de  l'enfer,  tel  qu'il  est  peint  dans  le  Dante,  qui 
pouvait  seul  anéantir  l'armée  de  Xercès. 

Nous  qui  avons  le  cœur  français,  nous  nous 
étions  cependant  habitués,  pendant  les  quinze  an- 
nées de  la  tyrannie  de  Napoléon,  à  considérer  ses 
armées  par  delà  le  Rhin  comme  ne  tenant  plus  à 
la  France;  elles  ne  défendaient  plus  les  intérêts  de 
la  nation,  elles  ne  servaient  que  l'ambition  d'un 
seul  homme;  il  n'y  avait  rien  en  cela  qui  pût  ré- 
veiller l'amour  de  la  patrie;  et,  loin  de  souhaiter 
alors  le  triomphe  de  ces  troupes,  étrangères  en 
grande  partie,  on  pouvait  considérer  leurs  défaites 
comme  un  bonheur  même  pour  la  France.  D'ail- 
leurs, plus  on  aime  la  liberté  dans  son  pays,  plus  il   _ 
est  impossible  de  se  réjouir  des  victoires  dont  l'op-  al 
pression  des  autres  peuples  doit  être  le  résultat.  '  ' 
Mais,  qui  pourrait  entendre  néanmoins  le  récitdes 


SUR  LA  REVOLUTIOIN  FRANÇAISE. 


243 


lYiaux  qui  ont  accablé  les  Français  dans  la  guerre 
tle  Russie,  sans  en  avoir  le  cœur  déchiré? 

Incroyable  homme!  il  a  vu  des  souffrances  dont 
on  ne  peut  aborder  la  pensée  ;  il  a  su  que  les  grena- 
diers français,  dont  l'Europe  ne  parle  encore  qu'avec 
respect,  étaient  devenus  le  jouet  de  quelques  juifs, 
de  quelques  vieilles  femmes  de  Wilna ,  tant  leurs 
forces  physiques  les  avaient  abandonnés,  long- 
temps avant  qu'ils  pussent  mourir  !  Il  a  reçu  de 
cette  armée  des  preuves  de  respect  et  d'attache- 
ment, lorsqu'elle  périssait  un  à  un  pour  lui;  et  il 
a  refusé  six  mois  après ,  à  Dresde ,  une  paix  qui  le 
laissait  maître  de  la  France  jusqu'au  Rhin,  et  de 
l'Italie  tout  entière!  11  était  venu  rapidement  à 
Paris,  après  la  retraite  de  Russie,  afin  d'y  réunir 
de  nouvelles  forces.  Il  avait  traversé  avec  une  fer- 
meté plus  théâtrale  que  naturelle  l'Allemagne  dont 
ii  était  haï,  mais  qui  le  redoutait  encore.  Dans 
son  dernier  bulletin,  il  avait  rendu  compte  des 
désastres  de  son  armée,  plutôt  en  les  outrant  qu'en 
les  dissimulant.  C'est  un  homme  qui  aime  tellement 
à  causer  des  émotions  fortes  que,  quand  il  ne  peut 
pas  cacher  ses  revers ,  il  les  exagère  pour  faire  tou- 
jours plus  qu'un  autre.  Pendant  son  absence,  on 
avait  essayé  contre  lui  la  conspiration  la  plus  gé- 
néreuse (celle  de  Mallet)  dont  l'histoire  de  la  révo- 
lution de  France  ait  offert  l'exemple.  Aussi  lui 
causa-t-elle  plus  de  terreur  que  la  coalition  niêiïie. 
Ah  !  que  n'a-t-elle  réussi ,  cette  conjuration  patrio- 
tique !  La  France  aurait  eu  la  gloire  de  s'affranchir 
elle-même,  et  ce  n'est  pas  sous  les  ruines  de  la 
patrie  que  son  oppresseur  eût  été  accablé. 

Le  général  Mallet  était  un  ami  de  la  liberté,  il 
attaquait  Bonaparte  sur  ce  terrain.  Or  Bonaparte 
savait  qu'il  n'en  existait  pas  de  plus  dangereux  pour 
lui;  aussi  ne  parlait-il,  en  revenant  à  Paris,  que  de 
Vidéologie.  Il  avait  pris  en  horreur  ce  mot  très-in- 
nocent, parce  qu'il  signifie  la  théorie  de  la  pensée. 
Toutefois  il  était  singulier  de  ne  redouter  que  ce 
qu'il  appelait  les  idéologues,  quand  l'Europe  entière 
s'armait  contre  lui.  Ce  serait  beau  si,  en  consé- 
quence de  cette  crainte,  il  eût  recherché  par-des- 
sus tout  l'estime  des  philosophes;  mais  il  détestait 
tout  individu  capable  d'une  opinion  indépendante. 
Sous  le  rapport  même  de  la  politique,  il  a  trop  cru 
qu'on  ne  gouvernait  les  hommes  que  par  leur  in- 
térêt ;  cette  vieille  maxime ,  quelque  commune 
qu'elle  soit,  est  souvent  fausse.  La  plupart  des 
hommes  que  Bonaparte  a  comblés  de  places  et  d'ar- 
gent ont  déserté  sa  cause  ;  et  ses  soldats ,  attachés 
à  lui  par  ses  victoires,  ne  l'ont  point  abandonné. 
11  se  moquait  de  l'enthousiasme ,  et  cependant  c'est 
l'enthousiasme,  ou  du  moins  le  fanatisme  militaire 


qui  l'a  soutenu.  La  frénésie  des  combats  qui ,  dans 
ses  excès  mêmes,  a  de  la  grandeur,  a  seule  fait  la 
force  de  Bonaparte.  Les  nations  ne  peuvent  avoir 
tort  :  jamais  un  principe  pervers  n'agit  longtemps 
sur  la  masse;  les  hommes  ne  sont  mauvais  qu'un 
à  un. 

Bonaparte  fit ,  ou  plutôt  la  nation  fit  pour  lui  un 
miracle.  Malgré  ses  pertes  immenses  en  Russie, 
elle  créa,  en  moins  de  trois  mois,  une  nouvelle 
armée  qui  put  marcher  en  Allemagne  et  y  gagner 
encore  des  batailles.  C'est  alors  que  le  démon  de 
l'orgueil  et  de  la  folie  se  saisit  de  Bonaparte,  d'une 
façon  telle  que  le  raisonnement  fondé  sur  son 
propre  intérêt  ne  peut  plus  expliquer  les  motifs 
de  sa  conduite  :  c'est  à  Dresde  qu'il  a  méconnu  la 
dernière  apparition  de  son  génie  tutélaire. 

Les  Allemands,  depuis  longtemps  indignés,  se 
soulevèrent  enfin  contre  les  Français  qui  occupaient 
leur  pays  ;  la  fierté  nationale ,  cette  grande  force 
de  l'humanité,  reparut  parmi  les  fils  des  Germains. 
Bonaparte  apprit  alors  ce  qu'il  advient  des  alliés 
qu'on  a  contraints  par  la  force,  et  combien  tout  ce 
qui  n'est  pas  volontaire  se  détruit  au  premier  re- 
vers. Les  souverains  de  l'Allemagne  se  battirent 
avec  l'intrépidité  des  simples  soUats ,  et  l'on  crut 
voir  dans  les  Prussiens  et  dans  leur  roi  guerrier, 
le  souvenir  de  l'insulte  personnelle  que  Bonaparte 
avait  fait  subir  quelques  années  auparavant  à  leur 
belle  et  vertueuse  reine. 

La  délivrance  de  l'Allemagne  avait  été  depuis 
longtemps  l'objet  des  désirs  de  l'empereur  de  Rus- 
sie. Lorsque  les  Français  furent  repoussés  de  son 
pays,  il  se  dévoua  à  cette  cause,  non-seulement 
comme  souverain,  mais  comme  général;  et  plu- 
sieurs fois  il  exposa  sa  vie ,  non  en  monarque  ga- 
ranti par  ses  courtisans,  mais  en  soldat  intrépide. 
La  Hollande  accueillit  ses  libérateurs,  et  rappela 
cette  maison  d'Orange,  dont  les  princes  sont  main- 
tenant, comme  jadis,  les  défenseurs  de  l'indépen- 
dance et  les  magistrats  de  la  liberté.  Quelque 
influence  qu'aient  eue  aussi  sur  cette  époque  les 
victoires  des  Anglais  en  Espagne,  nous  parlerons 
ailleurs  de  lord  Wellington;  car  il  faut  s'arrêter 
à  ce  nom ,  on  ne  peut  le  prononcer  en  passant. 

Bonaparte  revint  à  Paris ,  et  dans  ce  moment 
encore  la  France  pouvait  être  sauvée.  Cinq  mem- 
bres du  corps  législatif,  Gallois,  Raynouard,Flau- 
gergues,  Maine  deBiran  et  Laine,  demandèrent  la 
paix  au  péril  de  leur  vie  :  chacun  d'eux  pourrait 
être  désigné  par  un  mérite  particulier;  et  le  der- 
nier que  j'ai  nommé ,  Laine,  perpétue  chaque  jour, 
par  ses  talents  et  sa  conduite,  le  souvenir  d'une 
action  qui  suffirait  pour  honorer  le  caractère  d'un 


244 


CONSlDERÀTÎOrsS 


liommti.  Si  le  sénat  avait  secondé  les  eiiiq  du  corps 
législatif,  si  les  généraux  avaient  appuyé  le  sénat, 
la  France  aurait  disposé  de  son  sort,  et,  quelque 
parti  qu'elle  eiU  pi*is ,  elle  fût  restée  France.  Mais 
quinze  années  de  tyrannie  dénaturent  toutes  les 
idées,  altèrent  tous  les  sentiments;  les  mêmes 
hommes  qui  exposeraient  noblement  leur  vie  à  la 
guerre ,  ne  savent  pas  que  le  même  honneur  et  lé 
même  courage  commandent  dans  la  carrière  Ci- 
Vile  la  résistance  à  l'ennemi  de  tous,  le  despo- 
tisme. 

Bonapaïte  répondit  à  là  députation  du  corps  lé- 
gislatif avec  une  fureur  concentrée;  il  parla  mal, 
mais  son  orgueil  se  fit  jour  à  travers  le  langage 
embrouillé  dont  il  se  servit.  Il  dit  que  la  France 
avait  plus  besoin  de  lui  que  lui  d'elle;  oubliant  que 
c'était  lui  qui  l'avait  réduite  à  cet  état.  Il  dit  guhin 
trône  n'était  qu'un  morceau  de  bols  sur  lequel  on 
étendait  un  tapis ,  et  que  tout  dépendait  de  celui 
qui  l'occupait;  enfin  il  parut  toujours  enivré  de 
lui-même.  Toutefois,  une  anecdote smgulière ferait 
croire  qu'il  était  atteint  déjà  par  l'engourdissement 
qui  s'est  montré  dans  son  caractère  pendant  la 
dernière  crise  de  sa  vie  politique.  Un  homme  tout 
à  fait  digne  de  foi  m'a  dit  que ,  causant  seul  avec 
lui,  la  veille  de  son  départ  pour  l'armée,  au  mois 
de  janvier  1814,  quand  les  alliés  étaient  déjà  entrés 
en  France,  Bonaparte  avoua,  dans  cet  entretien 
secret ,  qu'il  n'avait  pas  de  moyen  de  résister.  Son 
interlocuteur  discuta  la  question  ;  Bonaparte  lui  en 
présenta  le  mauvais  coté  dans  tout  son  jour ,  et 
puis,  chose  inouïe,  il  s'endormait  en  parlant  sifr 
un  tel  sujet,  sans  qu'aucune  fatigue  précédente 
expliquât  cette  bizarre  apathie.  Il  n'en  a  pas  moins 
déployé  depuis  une  extrême  activité  dans  sa  cam- 
pagne de  1814;  il  s'est  laissé  sans  doute  reprendre 
aussi  par  une  confiance  présomptueuse  ;  d'un  autre 
côté,  l'existence  physique,  à  force  de  jouissances 
et  de  facilités ,  s'était  emparée  de  cet  homme  au- 
trefois si  dominé  par  sa  pensée.  Il  était,  pour  ainsi 
dire,  épaissi  d'âine  comme  de  corps  ;  son  génie  ne 
perçait  plus  que  par  moments  cette  enveloppe  d'é- 
goïsme  qu'une  longue  habitude  d'être  compté 
pour  tout  lui  avait  donnée.  Il  a  succombé  sous  lé 
poids  de  la  prospérité,  avant  d'être  renversé  par 
l'infortune. 

On  prétend  qu'il  n'a  pas  voulu  céder  les  con- 
quêtes qui  avaient  été  faites  par  la  république ,  et 
qu'il  n'a  pu  se  résoudre  à  ce  que  la  France  fût 
affaiblie  sous  son  règne.  Si  cette  considération  l'a 
déterminé  à  refuser  la  paix  qui  lui  fut  offerte  à 
Châtillon,  au  mois  de  mars  1814,  c'est  la  première 
fois  que  l'idée  d'un  devoir  aurait  agi  sur  lui  ;  et 


sa  persévérance,  en  cette  occasion,  quelque  imptU' 
dente  qu'elle  fût^  méi*itait  de  l'estime.  Mais  il  pa- 
raît plutôt  qu'il  a  trop  compté  sut  son  talent , 
après  quelques  succès  en  Champagne,  et  qu'il  s'est 
caché  à  lui  -  même  les  difficultés  qu'il  avait  à  sur- 
monter ,  comme  aufait  pu  le  faire  un  de  ses  flat- 
teurs. On  était  tellement  accoutumé  à  le  craindre, 
qu'on  n'osait  pas  lui  dire  les  faits  qui  l'intéres- 
saient le  plus.  Assurait-il  qu'il  y  avait  vingt  mille 
Français  dans  tel  endroit,  personne  ne  se  sentait 
le  courage  de  lui  apprendre  qu'il  n'y  en  avait  que 
dix  mille  :  prétendait  -  il  que  les  alliés  n'étaient 
qu'en  tel  nombre ,  nul  ne  se  hasardait  à  lui  prou- 
ver que  ce  nombre  était  double.  Son  despotisme 
était  tel ,  qu'il  avait  réduit  les  hommes  à  n'être 
que  les  échos  de  lui  •'même,  et  que  sa  propre  voix 
lui  revenant  de  toutes  parts,  il  était  ainsi  seul  au 
milieu  de  la  foule  qui  l'environnait. 
HEnfin,  il  n'a  pas  vu  que  l'enthousiasme  avait 
passé  de  la  rive  gauche  du  Rhin  à  la  rive  droite  ; 
qu'il  ne  s'agissait  plus  de  gouvernements  indécis ,  ' 
mais  de  peuples  irrités;  et  que,  de  son  côté,  au 
contraire,  il  n'y  avait  qu'une  armée  et  plus  de  na- 
tion; car,  dans  ce  grand  débat,  la  France  est  de- 
meurée neutre  :  elle  ne  s'est  pas  doutée  qu'il  s'a- . 
gissait  d'elle  quand  il  s'agissait  de  lui.  Le  peuple  ■ 
le  plus  guerrier  a  vu ,  presque  avec  insouciance, 
les  succès  de  ces  mêmes  étrangers  qu'il  avait  com- 
battus tant  de  fois  avec  gloire  ;  et  les  habitants 
des  villes  et  des  campagnes  n'aidèrent  que  faible- 
ment les  soldats  français ,  ne  pouvant  se  persua- 
der qu'après  vingt-cinq  ans  de  victoires,  un  événe- 
ment inouï,  l'entrée  des  alliés  à  Paris,  pût  arriver. 
Elle  eut  lieu  cependant,  cette  terrible  justice  de 
la  destinée.  Les  coalisés  furent  généreux  ;  Alexan- 
dre, ainsi  que  nous  le  verrons  dans  la  suite,  se 
montra  toujours  magnanime.  Il  entra  le  premier 
dans  la  ville  conquise  en  sauveur  tout -puissant, 
en  philanthrope  éclairé  ;  mais,  tout  en  l'admirant , 
qui  pouvait  être  Français  et  ne  pas  sentir  une  ef- 
froyable douleur? 

Du  moment  où  les  alliés  passèrent  le  Rhin  et 
pénétrèrent  en  France,  il  me  semble  que  les  vœux 
des  amis  de  la  France  devaient  être  absolument 
changés.  J'étais  alors  à  Londres ,  et  l'un  des  mi- 
nistres anglais  me  demanda  ce  que  je  souhaitais. 
J'osai  lui  répondre  que  mon  désir  était  que  Bona- 
parte fût  victorieux  et  tué.  Je  trouvai  dans  les 
Anglais  assez  de  grandeur "^'ârae  pour  n'avoir  pas 
besoin  de  cacher  ce  sentiment  français  devant  eux  : 
toutefois  il  me  fallut  apprendre,  au  milieu  des 
transports  de  joie  dont  la  ville  des  vainqueurs  re- 
tentissait, que  Paris  était  au  pouvoir  des  alliés.  11 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


We  sembla  clans  cet  instant  qu'il  n'y  avait  plus  de 
France  :  je  crus  la  prédiction  de  Burke  accomplie, 
et  que  là  oiî  elle  existait  on  ne  verrait  plus  qu'un 
abîme.  L'empereur  Alexandre,  les  alliés,  et  les 
principes  constitutionnels  adoptés  par  la  sagesse 
de  Louis  XVIII,  éloignèrent  ce  triste  pressentiment. 

Bonaparte  entendit  alors  de  toutes  parts  la  vérité 
si  longtemps  captive.  C'est  alors  que  des  courti- 
sans ingrats  méritèrent  le  mépris  de  leur  maître 
pour  l'espèce  humaine.  En  effet,  si  les  amis  de  la 
liberté  respectent  l'opinion ,  désirent  la  publicité , 
cherchent  partout  l'appui  sincère  et  libre  du  vœu 
national ,  c'est  parce  qu'ils  savent  que  la  lie  des 
âmes  se  montre  seule  dans  les  secrets  et  les  intri- 
gues du  pouvoir  arbitraire. 

Il  y  avait  cependant  encore  de  la  grandeur  dans 
les  adieux  de  Napoléon  à  ses  soldats  et  à  leurs  ai- 
gles si  longtemps  victorieuses  :  sa  dernière  cam- 
pagne avait  été  longue  et  savante  ;  enfm  le  pres- 
tige funeste  qui  rattachait  à  lui  la  gloire  militaire 
de  la  France  n'était  pas  encore  détruit.  Aussi  le 
congrès  de  Paris  a-t-il  à  se  reprocher  de  l'avoir 
mis  dans  le  cas  de  revenir.  Les  représentants  de 
l'Europe  doivent  avouer  franchement  cette  faute , 
et  il  est  injuste  de  la  faire  porter  à  la  nation  fran- 
çaise. C'est  sans  aucun  mauvais  dessein  assuré- 
ment que  les  ministres  des  monarques  étrangers 
ont  laissé  planer  sur  le  trône  de  Louis  XVIII  un 
danger  qui  menaçait  également  l'Europe  entière; 
mais  pourquoi  ceux  qui  ont  suspendu  cette  épée 
ne  s'accusent-ils  pas  du  mal  qu'elle  a  fait.' 

Beaucoup  de  gens  se  plaisent  à  soutenir  que  si 
Bonaparte  n'avait  tenté  ni  l'expédition  d'Espagne, 
ni  celle  de  Russie ,  il  serait  encore  empereur  ;  et 
cette  opinion  flatte  les  partisans  du  despotisme, 
qui  veulent  qu'un  si  beau  gouvernement  ne  puisse 
pas  être  renversé  par  la  nature  même  des  choses , 
mais  seulement  par  un  accident.  J'ai  déjà  dit  ce 
que  l'observation  de  la  France  confirmera,  c'est 
que  Bonaparte  avait  besoin  de  la  guerre  pour  éta- 
blir et  pour  conserver  le  pouvoir  absolu.  Une 
grande  nation  n'aurait  pas  supporté  le  poids  mo- 
notone et  avilissant  du  despotisme,  si  la  gloire 
militaire  n'avait  pas  sans  cesse  animé  ou  relevé 
l'esprit  public.  Les  avancements  continuels  dans 
les  divers  grades ,  auxquels  toutes  les  classes  de  la 
nation  pouvaient  participer,  rendaient  la  conscrip- 
tion moins  pénible  aux  habitants  de  la  campagne. 
L'intérêt  continuel  des  victoires  tenait  lieu  de  tous 
les  autres;  l'ambition  était  le  principe  actif  du 
gouvernement  dans  ses  moindres  ramifications; 
titres ,  argent ,  puissance ,  Bonaparte  donnait  tout 
aux  Français  à  la  place  de  la  liberté.  Mais,  pour 


être  en  état  de  leur  dispenser  ces  dédommagements 
funestes ,  il  ne  fallait  pas  moins  que  l'Europe  à 
dévorer.  Si  Kapoléon  eût  été  ce  qu'on  pourrait 
appeler  un  tyran  raisonnable,  il  n'aurait  pu  lutter 
contre  l'activité  des  Français ,  qui  demandait  un 
but.  C'était  un  homme  condamné,  par  sa  destinée, 
aux  vertus  de  Washington  ou  aux  conquêtes  d'At- 
tila; mais  il  était  plus  facile  d'atteindre  les  confins 
du  monde  civilisé  que  d'arrêter  les  progrès  de  la 
raison  humaine ,  et  bientôt  l'opinion  de  la  France 
aurait  accompli  ce  que  les  armes  des  alliés  ont 
opéré. 

Maintenant  ce  n'est  plus  lui  qui  seul  occupera 
l'histoire  dont  nous  voulons  esquisser  le  tableau, 
et  notre  malheureuse  France  va  de  nouveau  repa- 
raître, après  quinze  ans  pendant  lesquels  on  n'avait 
entendu  parler  que  de  l'empereur  et  de  son  armée. 
Quels  revers  nous  avons  à  décrire!  quels  maux 
nous  avons  à  redouter  !  Il  nous  faudra  demander 
compte  encore  une  fois  à  Bonaparte  de  la  France, 
puisque  ce  pays,  trop  confiant  et  trop  guerrier, 
s'est  encore  une  fois  remis  à  lui  de  son  sort. 

Dans  les  diverses  observations  que  je  viens  de 
rassembler  sur  Bonaparte ,  je  n'ai  point  approché 
de  sa  vie  privée  que  j'ignore,  et  qui  ne  concerne 
pas  les  intérêts  de  la  France.  Je  n'ai  pas  dit  un 
fait  douteux  sur  son  histoire;  car  les  calomnies 
qu'on  lui  a  prodiguées  me  semblent  plus  viles  en- 
core que  les  adulations  dont  il  fut  l'objet.  Je  me 
flatte  de  l'avoir  jugé  comme  tous  les  hommes  pu- 
blics doivent  l'être ,  d'après  ce  qu'ils  ont  fait  pour 
là  prospérité,  les  lumières  et  la  morale  des  nations. 
Les  persécutions  que  Bonaparte  m'a  fait  éprouver 
n'ont  pas,  je  puis  l'attester,  exercé  d'influence  sur 
mon  opinion.  Il  m'a  fallu  plutôt,  au  contraire,  ré- 
sister à  l'espèce  d'ébranlement  que  produisent  sur 
l'imagination  un  génie  extraordinaire  et  une  des- 
tinée redoutable.  Je  me  serais  même  assez  volon- 
tiers laissé  séduire  par  la  satisfaction  que  trouveni 
les  âmes  fières  à  défendre  un  homme  malheureux, 
et  par  le  plaisir  de  se  placer  ainsi  plus  en  contraste 
avec  ces  écrivains  et  ces  orateurs  qui,  prosternés 
hier  devant  lui ,  ne  cessent  de  l'injurier  à  présent, 
en  se  faisant  bien  rendre  compte,  j'imagine,  de  la 
hauteur  des  rochers  qui  le  renferment.  Mais  on  ne 
peut  se  taire  sur  Bonaparte  ,  lors  même  qu'il  est 
malheureux,  parce  que  sa  doctrine  politique  règne 
encore  dans  l'esprit  de  ses  ennemis  comme  de  ses 
partisans.  Car,  de  tout  l'héritage  de  sa  terrible 
puissance,  il  ne  reste  au  genre  humain  que  la  con- 
naissance funeste  de  quelques  secrets  de  plus  dans 
l'art  de  la  tyrannie. 


«»ft«B««««« 


24r, 


COKSlDERÂTIOr^S 


CINQUIÈME  PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER. 

2)e  ce  qui  constitue  la  royauté  légitime. 

Ea  considérant  la  royauté,  comme  toutes  les 
institutions  doivent  être  jugées ,  sous  le  rapport  du 
bonheur  et  de  la  dignité  des  nations ,  je  dirai  d'une 
manière  générale ,  et  en  respectant  les  exceptions , 
que  les  princes  des  anciennes  familles  conviennent 
beaucoup  mieux  au  bien  de  l'État  que  les  princes 
parvenus.  Ils  ont  d'ordinaire  des  talents  moins  re- 
marquables ,  mais  leur  disposition  est  plus  paci- 
fique ;  ils  ont  plus  de  préjugés ,  mais  moins  d'am- 
bition; ils  sont  moins  étonnés  du  pouvoir,  puisque, 
dès  leur  enfance ,  on  leur  a  dit  qu'ils  y  étaient  des- 
tinés ;  et  ils  ne  craignent  pas  autant  de  le  perdre , 
ce  qui  les  rend  moins  soupçonneux  et  moins  in- 
quiets. Leur  manière  d'être  est  plus  simple,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  besoin  de  recourir  à  des  moyens 
factices  pour  imposer,  et  qu'ils  n'ont  rien  de  nou- 
veau à  conquérir  en  fait  de  respect  :  les  habitudes 
et  les  traditions  leur  servent  de  guides.  Enfin, 
l'éclat  extérieur,  attribut  nécessaire  de  la  royauté, 
paraît  convenable  quand  il  s'agit  de  princes  dont 
les  aïeux ,  depuis  des  siècles ,  ont  été  placés  à  la 
même  hauteur  de  rang.  Lorsqu'un  homme ,  le  pre- 
mier de  sa  famille,  est  élevé  tout  à  coup  à  la  di- 
gnité suprême ,  il  lui  faut  le  prestige  de  la  gloire 
pour  faire  disparaître  le  contraste  entre  la  pompe 
royale  et  son  état  précédent  de  simple  particulier. 
Or ,  la  gloire  propre  à  inspirer  le  respect  que  les 
hommes  accordent  volontairement  à  une  ancienne 
prééminence,  ne  saurait  .être  acquise  que  par  des 
exploits  militaires  ;  et  l'on  sait  quel  caractère  les 
grands  capitaines,  les  conquérants  portent  presque 
toujours  dans  les  affaires  civiles. 

D'ailleurs,  l'hérédité  dans  les  monarchies  est 
indispensable  au  repos,  je  dirai  même  à  la  morale 
et  aux  progrès  de  l'esprit  humain.  La  royauté  élec- 
tive ouvre  un  vaste  champ  à  l'ambition  :  les  fac- 

I  Nous  croyons  devoir  rappeler  ici  qu'une  partie  du  troi- 
sième volume  de  cet  ouvrage  n'a  point  été  revue  par  madame 
de  Staël.  Quelques-uns  des  chapitres  que  l'on  va  lire  paraî- 
tront peut-être  incomplets  ;  mais  nous  avons  considéré  comme 
un  devoir  de  publier  le  manuscrit  dans  l'état  ou  nous  l'avons 
trouvé,  sans  nous  permettre  d'ajouter  quoi  que  ce  soit  au 
tra\  ail  de  l'auteur. 

Nous  devons  faire  observer  aussi  que  cette  portion  de  l'ou- 
vrage a  été  écrite  au  commencement  de  l'année  1816,  et  qu'il 
est  par  conséquent  essentiel  de  rapporter  à  cette  époque  les 
jugements  énoncés  par  l'auteur,  soit  en  blâme,  soit  en  éloge. 
(  Xotc  iks  cdileia-s  de  I8!8.) 


lions  qui  en  résultent  infailliblement  finissent  par 
corrompre  les  cœurs ,  et  détournent  la  pensée  de 
toute  occupation  qui  n'a  pas  l'intérêt  du  lendemain 
pour  objet.  Mais  les  prérogatives  accordées  à  la 
naissance,  soit  pour  fonder  la  noblesse,  soit  pour 
fixer  la  succession  au  trône  dans  une  seule  famille , 
ont  besoin  d'être  confirmées  par  le  temps  ;  elles 
diffèrent  à  cet  égard  des  droits  naturels  ,  indépen- 
dants de  toute  sanction  conventionnelle.  Le  prin- 
cipe de  l'hérédité  est  donc  mieux  établi  dans  les 
anciennes  dynasties.  Mais,  afin  que  ce  psincipe  ne 
devienne  pas  contraire  à  la  raison ,  et  au  bien  gé- 
néral ,  en  faveur  duquel  il  a  été  admis  ,  il  doit  être 
indissolublement  lié  à  l'empire  des  lois.  Car,  s'il 
fallait  que  des  millions  d'hommes  fussent  dominés 
par  un  seul ,  au  gré  de  ses  volontés  ou  de  ses  ca- 
prices, encore  vaudrait-il  mieux  que  cet  homme 
eût  du  génie;  ce  qui  est  plus  probable  lorsqu'on  a 
recours  au  choix ,  que  lorsqu'on  s'attache  au  hasard 
de  la  naissance. 

Nulle  part  l'hérédité  n'est  plus  solidement  établie 
qu'en  Angleterre,  bien  que  le  peuple  anglais  ait 
rejeté  la  légitimité  fondée  sur  le  droit  divin ,  pour 
y  substituer  l'hérédité  consacrée  par  le  gouverne- 
ment représentatif.  Tous  les  gens  de  bon  sens  com- 
prennent très-bien  comment,  en  vertu  des  lois 
faites  par  les  délégués  du  peuple,  et  acceptées  par 
le  monarque,  il  convient  aux  nations,  qui  sont 
aussi  héréditaires  et  mêmes  légitimes,  de  reconnaî- 
tre une  dynastie  appelée  au  trône  par  droit  de  pri- 
mogéniture.  Si  l'on  fondait  au  contraire  le  pouvoir 
royal  sur  la  doctrine  que  toute  puissance  vient  de 
Dieu,  rien  ne  serait  plus  favorable  à  l'usurpation; 
car  ce  n'est  pas  la  puissance  qui  manque  d'ordi- 
naire aux  usurpateurs  :  aussi  les  mêmes  hommes 
qui  ont  encensé  Bonaparte  se  prononcent -ils  au- 
jourd'hui pour  le  droit  divin.  Toute  leur  théorie  se 
borne  à  dire  que  la  force  est  la  force  ,  et  qu'ils  ea 
sont  les  grands  prêtres;  nous  demandons  un  autre 
culte  et  d'autres  desservants ,  et  nous  croyons 
qu'alors  seulement  la  monarchie  sera  stable. 

Un  changement  de  dynastie ,  même  légalement 
prononcé,  n'a  jamais  eu  lieu  que  dans  les  pays  où 
le  gouvernement  qu'on  renversait  était  arbitraire; 
car,  le  caractère  personnel  du  souverain  faisant 
alors  le  sort  des  peuples ,  il  a  bien  fallu ,  comme 
on  l'a  souvent  vu  dans  l'iiistoire,  déposséder  ceux 
qui  n'étaient  pas  en  état  de  gouverner  ;  tandis  que 
sous  nos  yeux  le  respectable  monarque  de  l'Angle- 
terre a  longtemps  régné,  bien  que  ses  facultés 
fussent  troublées  ,  parce  qu'un  ministère  respon- 
sable permettait  de  retarder  la  résolution  de  pro- 
clamer la  régence.  Ainsi,  d'une  part,  le  gouverne- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇ/LISE. 


^47 


ment  représentatif  inspire  plus  de  respect  pour  le 
souverain  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  qu'on  trans- 
forme en  dogmes  les  affaires  de  ce  monde ,  de 
peur  qu'on  ne  prenne  le  nom  de  Dieu  en  vain  ;  et 
de  l'autre ,  les  souverains  consciencieux  n'ont  pas 
à  craindre  que  tout  le  salut  de  l'État  ne  repose  sur 
leur  seule  tête. 

La  légitimité ,  telle  qu'on  l'a  proclamée  nouvel- 
lement, est  donc  tout  à  fait  inséparable  des  limites 
constitutionnelles.  Que  les  limites  qui  existaient 
anciennement  en  France  aient  été  insuffisantes 
pour  opposer  une  barrière  efficace  aux  empiéte- 
ments du  pouvoir ,  qu'elles  aient  été  graduellement 
enfreintes  et  oblitérées ,  peu  importe  :  elles  de- 
vraient commencer  d'aujourd'hui ,  quand  on  ne 
pourrait  pas  prouver  leur  antique  origine. 

On  est  honteux  de  remonter  aux  titres  de  l'his- 
toire, pour  prouver  qu'une  chose  aussi  absurde 
qu'injuste  ne  doit  être  ni  adoptée,  ni  maintenue. 
On  n'a  point  allégué  en  faveur  de  l'esclavage  les 
quatre  mille  ans  de  sa  durée  ;  le  servage  qui  lui  a 
succédé  n'a  pas  paru  plus  équitable ,  pour  avoir 
duré  plus  de  dix  siècles  ;  la  traite  des  nègres  n'a 
point  été  défendue  comme  une  ancienne  institution 
de  nos  pères.  L'inquisition  et  la  torture,  qui  sont 
de  plus  vieille  date,  ont  été,  j'en  conviens,  réta- 
blies dans  un  État  de  l'Europe;  mais  je  n'imagine 
pas  que  ce  soit  avec  l'approbation  des  défenseurs 
mêmes  de  tout  ce  qui  a  jadis  existé.  Il  serait  cu- 
rieux de  savoir  à  laquelle  des  générations  de  nos 

I  pères  l'infaillibilité  a  été  accordée.  Quel  est  ce 
temps  passé  qui  doit  servir  de  modèle  au  temps 
actuel ,  et  dont  on  ne  peut  se  départir  d'une  ligne 
sans  tomber  dans  des  innovations  pernicieuses  ?  Si 
tout  changement ,  quelle  que  soit  son  influence  sur 
le  bien  général  et  les  progrès  du  genre  humain,  est 
condanmable,  uniquement  parce  que  c'est  un  chan- 
gement, il  sera  facile  d'opposer  à  l'ancien  ordre  de 
choses  que  vous  invoquez ,  un  autre  ordre  de  choses 
plus  ancien  qu'il  a  remplacé.  Ainsi ,  les  pères  de 
ceux  de  vos  aïeux  auxquels  vous  voulez  vous  ar- 
rêter ,  et  les  pères  de  ces  pères  auraient  eu  à  se 
plaindre  de  leurs  fils  et  de  leurs  petits-fils,  comme 

I  d'une  jeunesse  turbulente,  acharnée  à  renverser 
leurs  sages  institutions.  Enfin ,  quelle  est  la  créa- 
ture humaine  douée  de  son  bon  sens ,  qui  puisse 
prétendre  que  le  changement  des  mœurs  et  des 
idées  ne  doive  pas  en  amener  un  dans  les  institu- 

!  tions?  Faudra-t-il  donc  toujours  gouverner  à  trois 

'  cents  ans  en  arrière?  ou  un  nouveau  Josué  com- 
mandera-t-il  au  soleil  de  s'arrêter?  Non,  dira-t-on , 

,  il  y  a  des  choses  qui  doivent  changer,  mais  il  faut 
que  le  gouvernement  soit  immuable.  Si  l'on  vou- 


lait mettre  en  système  les  révolutions ,  on  ne  pour- 
rait pas  mieux  s'y  prendre.  Car,  si  le  gouvernement 
d'un  pays  ne  veut  participer  en  rien  à  la  marche 
des  choses  et  des  hommes ,  il  sera  nécessairement 
brisé  par  elle.  Est-ce  de  sang-froid  qu'on  peut  dis- 
cuter si  les  formes  des  gouvernements  d'aujour- 
d'hui doivent  être  en  accord  avec  les  besoins  de  Ig 
génération  présente,  ou  de  celles  qui  n'existent 
plus  ?  si  c'est  dans  les  antiquités  obscures  et  con- 
testées de  l'histoire  qu'un  homme  d'État  doit  cher- 
cher la  règle  de  sa  conduite,  ou  si  cet  homme 
doit  avoir  le  génie  et  la  fermeté  de  M.  Pitt ,  savoir 
où  est  la  puissance,  oii  tend  l'opinion,  où  l'on 
peut  prendre  son  point  d'appui  pour  agir  sur  la 
nation?  Car  sans  la  nation  on  ne  peut  rien ,  et  avec 
elle  on  peut  tout ,  excepté  ce  qui  tend  à  l'avilir 
elle-même  :  les  baïonnettes  servent  seules  à  ce 
triste  but.  En  recourant  à  l'histoire  du  passé, 
comme  à  la  loi  et  aux  prophètes ,  il  arrive  en  effet 
à  l'histoire  ce  qui  est  arrivé  à  la  loi  et  aux  pro- 
phètes :  elle  devient  le  sujet  d'une  guerre  d'inter- 
prétation interminable.  S'agit  -  il  aujourd'hui  de 
savoir ,  d'après  les  diplômes  du  temps ,  si  un  roi 
méchant ,  Philippe  le  Bel ,  ou  un  roi  fou ,  Charles  VI , 
ont  eu  des  ministres  qui ,  en  leur  nom ,  aient  per- 
mis à  la  nation  d'être  quelque  chose?  Au  reste, 
les  faits  de  l'histoire  de  France ,  bien  loin  de  servir 
d'appui  à  la  doctrine  que  nous  combattons,  con- 
firment l'existence  d'un  pacte  primitif  entre  la 
nation  et  les  rois ,  autant  que  la  raison  humaine  en 
démontre  la  nécessité.  Je  crois  avoir  prouvé  qu'en 
Europe,  comme  en  France,  ce  qui  est  ancien, 
c'est  la  liberté  ;  ce  qui  est  moderne ,  c'est  le  des- 
potisme; et  que  ces  défenseurs  des  droits  des  na- 
tions qu'on  se  plaît  à  représenter  comme  des  no- 
vateurs, n'ont  pas  cessé  d'invoquer  le  passé. 
Quand  cette  vérité  ne  serait  pas  évidente ,  il  n'en 
résulterait  qu'un  devoir  plus  pressant  d'inaugurer 
le  règne  de  la  justice  qui  n'aurait  pas  encore  été 
mis  en  vigueur.  Mais  les  principes  de  liberté  sont 
tellement  gravés  dans  le  cœur  de  l'homme,  que, 
si  l'histoire  de  tous  les  gouvernements  offre  le 
tableau  des  efforts  du  pouvoir  pour  envahir,  elle 
présente  aussi  celui  de  la  lutte  des  peuples  contre 
ces  efforts. 

CHAPITRE  IL 

De  la  doctrine  politique  de   quelques   émigrés 
français  et  de  leurs  adhérents. 

Les  opposants  à  la  révolution  de  France,  en 
1789,  nobles,  prêtres  et  magistrats,  ne  se  lassaient 
pas  de  répéter  qu'aucun  changement  dans  le  gou» 


17 


248 


C0NSÏDER4TI0NS 


vernement  n'était  nécessaire ,  parce  que  les  corps 
intermédiaires  existant  alors  suffisaient  pour  pré- 
venir le  despotisme  ;  et  maintenant  ils  proclament 
le  despotisme  comme  le  rétablissement  de  l'ancien 
régime.  Cette  inconséquence  dans  les  principes  est 
une  conséquence  dans  les  intérêts.  Quand  les  pri- 
vilégiés servaient  de  limites  à  l'autorité  des  rois  , 
ils  étaient  contre  le  pouvoir  arbitraire  de  la  cou- 
ronne ;  mais ,  depuis  que  la  nation  a  su  se  mettre 
à  la  place  des  privilégiés,  ils  se  sont  ralliés  à  la 
prérogative  royale,  et  veulent  faire  considérer 
toute  opposition  constitutionnelle ,  et  toute  liberté 
politique,  comme  une  rébellion. 

Ils  fondent  la  puissance  des  rois  sur  le  droit  di- 
vin :  absurde  doctrine  qui  a  perdu  les  Stuarts,  et 
que  dès  lors  même  leurs  adhérents  les  plus  éclairés 
repoussaient  en  leur  nom,  craignant  de  leur  fer- 
mer à  jamais  l'entrée  de  l'Angleterre.  Lord  Ers- 
kine ,  dans  son  admirable  plaidoyer  en  faveur  du 
doyen  de  Saint-Asaph,  sur  une  question  de  liberté 
de  la  presse,  cite  d'abord  le  traité  de  Locke,  con- 
cernant la  question  du  droit  divin  et  de  l'obéissance 
passive,  dans  lequel  ce  célèbre  philosophe  déclare 
positivement  que  tout  agent  de  l'autorité  royale  qui 
dépasse  la  latitude  accordée  par  la  loi ,  doit  être 
considéré  comme  l'instrument  de  la  tyrannie,  et 
que,  sous  ce  rapport ,  il  est  permis  de  lui  fermer  sa 
maison ,  et  de  le  repousser  par  la  force ,  comme 
si  l'on  était  attaqué  par  un  brigand  ou  par  un  pi- 
rate. Locke  se  fait  à  lui-même  l'objection  tant  ré- 
pétée, qu'une  telle  doctrine  répandue  parmi  les 
peuples  peut  encourager  les  insurrections.  «  Il 
«  n'existe  aucune  vérité ,  dit-il ,  qui  ne  puisse  con- 
«  duire  à  l'erreur ,  ni  aucun  remède  qui  ne  puisse 
«  devenir  un  poison.  Il  n'est  aucun  des  dons  que 
«  nous  tenons  de  la  bonté  de  Dieu  dont  nous  puis- 
«  sions  faire  usage ,  si  l'abus  qui  en  est  possible 
«  devait  nous  en  priver.  On  n'aurait  pas  dû  publier 
«les  Évangiles;  car,  bien  qu'ils  soient  le  fonde- 
«  ment  de  toutes  les  obligations  morales  qui  unis- 
«  sent  les  hommes  en  société ,  cependant  la  con- 
«  naissance  imparfaite  et  l'étude  mal  entendue  de 
«  ces  saintes  paroles  a  conduit  beaucoup  d'hommes 
«  à  la  folie.  Les  armes  nécessaires  à  la  défense 
«  peuvent  servir  à  la  vengeance  et  au  meurtre.  Le 
«feu  qui  nous  réchauffe  expose  à  l'incendie;  les 
«  médicaments  qui  nous  guérissent  peuvent  nous 
«  donner  la  mort.  Enfin  on  ne  pourrait  éclairer  les 
«  hommes  sur  aucun  point  de  gouvernement ,  on 
«  ne  pourrait  profiter  d'aucune  des  leçons  de  l'his- 
«toire,  si  les  excès  auxquels  les  faux  raisonne- 
«  ments  peuvent  porter,  étaient  toujours  présentés 
K  comme  un  motif  pour  interdire  la  pensée. 


«  Les  sentiments  de  M.  Locke ,  dit  lord  Erskine, 
«  ont  été  publiés  trois  ans  après  l'avènement  du 
«  roi  Guillaume  au  trône  d'Angleterre ,  et  lorsque 
«  ce  monarque  avait  élevé  l'auteur  à  un  rang  émi- 
«  nent  dans  l'État.  Mais  Bolingbroke ,  non  moins 
«  célèbre  que  Locke  dans  la  république  des  lettres 
«  et  sur  le  théâtre  du  monde ,  s'exprime  de  même 
«  sur  cette  question.  Lui  qui  s'était  armé  pour 
«faire  remonter  Jacques  II  sur  le  trône,  il  atta- 
«  chait  beaucoup  de  prix  à  justifier  les  jacobites 
«  de  ce  qu'il  considérait  comme  une  dangereuse 
«  calomnie;  l'imputation  de  vouloir  fonder  les  pré- 
K  tentions  de  Jacques  II  sur  le  droit  divin,  et  non  sur 
«  la  constitution  de  l'Angleterre.  Et  c'est  du  con- 
!(  tinent ,  où  il  était  exilé  par  la  maison  d'Hanovre, 
«  qu'il  écrivait  ce  qu'on  va  lire.  Le  devoir  des  peu- 
«  pies,  dit  Bolingbroke,  est  maintenant  si  claire- 
«  ment  établi ,  qu'aucun  homme  ne  peut  ignoret 
«  les  circonstances  dans  lesquelles  il  doit  obéir , 
«  et  celles  où  il  doit  résister.  La  conscience  n'a 
«  plus  à  lutter  avec  la  raison.  Nous  savons  que 
«  nous  devons  défendre  la  couronne  aux  dépens 
«  de  notre  fortune  et  de  notre  vie ,  si  la  couronne 
«  nous  protège  et  ne  s'écarte  point  des  limites  assi- 
«  gnées  par  les  lois  ;  mais  nous  savons  de  même 
«que,  si  elle  les  excède,  nous  devons  lui  ré- 
«  sister.  » 

Je  remarquerai ,  en  passant ,  que  ce  droit  divin , 
depuis  longtemps  réfuté  en  Angleterre,  se  sou- 
tient en  France  par  une  équivoque.  On  objecte  la 
formule  :  Par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France 
et  de  Navarre.  Ces  paroles  si  souvent  répétées , 
que  les  rois  tiennent  leur  couronne  de  Dieu  et  de 
leur  épée,  avaient  pour  but  de  s'affranchir  des 
prétentions  que  formaient  les  papes  au  droit  de 
destituer  ou  de  couronner  les  rois.  Les  empereurs 
d'Allemagne,  qui  étaient  très  -  incontestablement 
élus ,  s'intitulaient  également  empereurs  par  la 
grâce  de  Dieu.  Les  rois  de  France  qui ,  en  vertu 
du  régime  féodal ,  rendaient  hommage  pour  telle 
province,  ne  faisaient  pas  moins  usage  de  cette 
formule;  et  les  princes  et  les  évoques,  jusqu'aux 
plus  petits  feudataires,  s'intitulaient  seigneurs  et 
prélats  par  la  grâce  de  Dieu.  Le  roi  d'Angleterre 
emploie  aujourd'hui  la  même  formule  qui  n'est  j 
dans  le  fait  qu'une  expression  d'humilité  chré- 
tienne ;  et  cependant  une  loi  positive  de  l'Angle- 
terre déclare  coupable  de  haute  trahison  quiconque 
soutiendrait  le  droit  divin.  Il  en  est  de  ces  prétendus 
privilèges  du  despotisme,  qui  ne  peut  jamais  en 
avoir  d'autres  que  ceux  de  la  force,  comme  du 
passage  de  saint  Paul  :  Respectez  les  puissances 
de  la  terre,  car  tout  pouvoir  vient  de  Dieu.  Bo- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


249 


naparte  a  beaucoup  insisté  sur  l'autorité  de  cet 
apôtre.  Il  a  fait  prêcher  ce  texte  à  tout  le  clergé  de 
France  et  de  Belgique  ;  et ,  en  effet,  on  ne  pouvait 
refuser  à  Bonaparte  le  titre  de  puissant  de  la 
terre.  Mais  que  voulait  dire  saint  Paul,  si  ce  n'est 
que  les  chrétiens  ne  devaient  pas  s'immiscer  dans 
les  factions  politiques  de  son  temps  ?  Prétendrait- 
on  que  saint  Paul  a  voulu  justifier  la  tyrannie  ? 
n'a-t-il  pas  résisté  lui-même  aux  ordres  émanés  de 
Kéron ,  en  préchant  la  religion  chrétienne  ?  et  les 
martyrs  obéissaient -ils  à  la  défense  qui  leur 
était  faite  par  les  empereurs ,  de  professer  leur 
culte  ?  Saint  Pierre  appelle ,  avec  raison ,  les  gou- 
vernements un  ordre  humain.  11  n'est  aucune 
question,  ni  de  morale,  ni  de  politique  ,  dans  la- 
quelle il  faille  admettre  ce  qu'on  appelle  l'au- 
torité. La  conscience  des  hommes  est  en  eux 
une  révélation  perpétuelle ,  et  leur  raison  un  fait 
inaltérable.  Ce  qui  fait  l'essence  delà  religion  chré- 
tienne ,  c'est  l'accord  de  nos  sentiments  intimes 
avec  les  paroles  de  Jésus-Christ.  Ce  qui  constitue 
la  société,  ce  sont  les  principes  de  la  justice,  dif- 
féremment  appliqués  ,    mais    toujours   reconnus 

.  pour  la  base  du  pouvoir  et  des  lois. 

Les  nobles,  comme  nous  l'avons  montré  dans 
le  cours  de  eet  ouvrage ,  avaient  passé ,  sous  Ri- 
chelieu ,  de  l'état  de  vassaux  indépendants  à  celui 
de  courtisans.  On  dirait  que  le  changement  même 
des  costumes  annonçait  celui  des  caractères.  Sous 
Henri  IV,  l'habit  français  avait  quelque  chose  de 
chevaleresque;  mais  les  grandes  perruques  et  cet 

.  habit  si  sédentaire  et  si  affecté  que  l'on  portait  à 
la  cour  de  Louis  XIV,  n'ont  commencé  que  sous 
Louis  XIII.  Pendant  la  jeunesse  de  Louis  XIV,  le 

.  mouvement  de  la  Fronde  a  encore  développé  quel- 
que énergie  ;  mais  depuis  sa  vieillesse ,  sous  la  ré- 
gence et  pendant  le  règne  de  Louis  XV,  peut-on 
citer  un  homme  public  qui  mérite  un  nom  dans 

I  l'histoire  ?  Quelles  intrigues  de  cour  ont  occupé 

I  les  grands  seigneurs  !  et  dans  quel  état  d'ignorance 
et  de  frivolité  la  révolution  n'a-t-elle  pas  trouvé 
la  plupart  d'entre  eux  ! 

i      J'ai  parlé  de  l'émigration ,  de  ses  motifs  et  de 

:  ses  conséquences.  Parmi  les  gentilshommes  qui 
embrassèrent  ce  parti ,  quelques  -  uns  sont  restés 
constamment  hors  de  France,  et  ont  suivi  la  fa- 
mille royale  avec  une  fidélité  digne  d'éloges.  Le 

,  plus  grand  nombre  est  rentré  sous  Bonaparte,  et 

I  beaucoup  d'entre  eux  se  sont  confirmés  à  son  école 
dans  la  doctrine  de  l'obéissance  passive ,  dont  ils 
ont  fait  l'essai  le  plus  scrupuleux  avec  celui  qu'ils 

^  devaient  considérer  comme  un  usurpateur.  Que  les 
émigrés  puissent  être  justement  aigris  par  la  vente 


de  leurs  biens ,  je  le  conçois  ;  cette  confiscation 
est  infiniment  moins  justifiable  que  la  vente  très- 
légale  des  biens  ecclésiastiques.  Mais  faut- il  faire/, 
porter  ce  ressentiment,  d'ailleurs  fort  naturel ,  sur 
tout  le  bon  sens  dont  l'espèce  humaine  est  en  pos- 
session dans  ce  monde  ?  On  dirait  que  les  progrès 
du  siècle ,  et  l'exemple  de  l'Angleterre,  et  la  con- 
naissance même  de  l'état  actuel  de  la  France , 
sont  si  loin  de  leur  esprit,  qu'ils  seraient  tentés, 
je  crois  ,  de  supprimer  le  mot  de  nation  de  la  lan- 
gue, comme  un  terme  révolutionnaire.  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux,  même  comme  calcul ,  se  rapprocher 
franchement  de  tous  les  principes  qui  sont  d'accord 
avec  la  dignité  de  l'homme  1  Quels  prosélytes  peu- 
vent-ils gagner  avec  cette  doctrine  ah  irato,  sans 
autre  base  que  l'intérêt  personnel  ?  Ils  veulent  un 
roi  absolu ,  xme  religion  exclusive  et  des  prêtres 
intolérants  ,  une  noblesse  de  cour ,  fondée  sur  la 
généalogie,  un  tiers  état  affranchi  de  temps  en 
temps  par  des  lettres  de  noblesse ,  un  peuple  igno- 
rant et  sans  aucun  droit,  une  armée  purement 
machine,  des  ministres  sans  responsabilité,  point 
de  liberté  de  la  presse,  point  de  jurés,  point  de 
liberté  civile  ,  mais  â^  espions  de  police,  et  des 
journaux  à  gages ,  pour  vanter  cette  œuvTe  de  té- 
nèbres. Ils  veulent  un  roi  dont  l'autorité  soit  sans 
bornes ,  pour  qu'il  puisse  leur  rendre  tous  les  pri- 
vilèges qu'ils  ont  perdus ,  et  que  jamais  les  députés 
de  la  nation,  quels  qu'ils  soient,  ne  consentiraient 
à  restituer.  Ils  veulent  que  la  religion  catholique 
soit  seule  permise  dans  l'État  :  les  uns,  parce 
qu'ils  se  flattent  de  recouvrer  ainsi  les  biens  de 
l'Église  ;  les  autres ,  parce  qu'ils  espèrent  trouver 
dans  certains  ordres  religieux  des  auxiliaires  zélés 
du  despotisme.  Le  clergé  a  lutté  jadis  contre  les 
rois  de  France ,  pour  soutenir  l'autorité  de  Home  ; 
mais  maintenant  tous  les  privilégiés  font  ligue  en- 
tre eux.  Il  n'y  a  que  la  nation  qui  n'ait  d'autre  ap- 
pui qu'elle-même.  Ils  veulent  un  tiers  état  qui  ne 
puisse  occuper  aucun  emploi  élevé,  pour  que  ces 
emplois  soient  tous  réservés  aux  nobles.  Ils  veu- 
lent que  le  peuple  ne  reçoive  point  d'instruction  , 
pour  en  faire  un  troupeau  d'autant  plus  facile  à 
conduire.  Ils  veulent  une  armée  dont  les  officiers 
fusillent,  arrêtent  et  dénoncent,  et  soient  plus 
ennemis  de  leurs  concitoyens  que  des  étrangers. 
Car,  pour  refaire  l'ancien  régime  en  France, 
moins  la  gloire  d'une  part,  et  ce  qu'il  y  avait  de 
liberté  de  l'autre,  moins  l'habitude  du  passé  qui 
est  rompue,  et  en  opposition  avec  l'attachement 
invincible  au  nouvel  ordre  de  choses,  il  faut  une 
force  étrangère  à  la  nation ,  pour  la  comprimer 
sans  cesse.  Ils  ne  veulent  point  de  jurés,  parce 


17. 


250 


CONSIDERATIONS 


qu'ils  souhaitent  le  rétablissement  des  anciens 
parlements  du  royaume.  Mais ,  outre  que  ces  par- 
lements n'ont  pu  prévenir  jadis ,  malgré  leurs  ho- 
norables efforts ,  ni  les  jugements  arbitraires ,  ni 
\J  les  lettres  de  cachet,  ni  les  impôts  établis  en  dé- 
pit de  leurs  remontrances ,  ils  seraient  dans  le  cas 
des  autres  privilèges;  ils  n'auraient  plus  leur  an- 
cien esprit  de  résistance  aux  'ehipiétements  des 
ministres.  Étant  rétablis  contre  le  vœu  de  la  na- 
tion, et  seulement  par  la  volonté  du  trône,  com- 
ment s'opposeraient-ils  aux  rois,  qui  pourraient 
leur  dire  :  Si  nous  cessons  de  vous  soutenir ,  la 
nation,  qui  ne  veut  plus  de  vous,  vous  renver- 
sera 'i  Enfin  ,  pour  maintenir  le  système  qui  a  le 
vœu  public  contre  lui  ,  il  faut  pouvoir  arrêter  qui 
l'on  veut,  et  accorder  aux  ministres  la  faculté 
d'emprisonner  sans  jugement ,  et  d'empêcher  qu'on 
n'imprime  une  ligne  pour  se  plaindre.  L'ordre  so- 
cial ainsi  conçu  serait  le  fléau  du  grand  nombre  , 
et  la  proie  de  quelques-uns.  Henri  IV  en  serait 
aussi  révolté  que  Franklin  ;  et  il  n'est  aucun  temps 
de  l'histoire  de  France  assez  reculé  pour  y  trouver 
rien  de  semblable  à  cette  barbarie.  Faut-il  qu'à 
une  époque  où  toute  l'Europe  semble  marcher 
vers  une  amélioration  graduelle,  on  prétende  se 
servir  de  la  juste  horreur  qu'inspirent  quelques  an- 
nées de  la  révolution,  pour  constituer  l'oppression 
et  l'avilissement  chez  une  nation  naguère  invin- 
cible ? 

Tels  sont  les  principes  de  gouvernement  déve- 
loppés dans  une  foule  d'écrits  des  émigrés  et  de 
leurs  adhérents;  ou  plutôt  telles  sont  les  consé- 
quences de  cet  égoïsme  de  corps  ;  car  on  ne  peut 
pas  donner  le  nom  de  principes  à  cette  théorie  qui 
interdit  la  réfutation,  et  ne  soutient  pas  la  lu- 
mière. La  situation  des  émigrés  leur  dicte  les  opi- 
nions qu'ils  proclament ,  et  voilà  pourquoi  la 
France  a  toujours  redouté  que  le  pouvoir  fût  entre 
leurs  mains.  Ce  n'est  point  l'ancienne  dynastie 
qui  lui  inspire  aucun  éloignement ,  c'est  le  parti 
qui  veut  régner  sous  son  nom.  Quand  les  émigrés 
ont  été  rappelés  par  Bonaparte ,  il  pouvait  les  con- 
tenir ,  et  l'on  ne  s'est  point  aperçu  de  leur  in- 
fluence. Mais  comme  ils  se  disent  exclusivement  les 
défenseurs  des  Bourbons,  on  a  craint  que  la  re- 
connaissance de  cette  famille  envers  eux  ne  pût 
l'entraîner  à  remettre  l'autorité  militaire  et  civile 
à  ceux  contre  lesquels  la  nation  avait  combattu 
pendant  vingt-cinq  ans ,  et  qu'elle  avait  toujours 
vus  dans  les  rangs  des  armées  ennemies.  Ce  ne 
sont  point  non  plus  les  individus  composant  le 
parti  des  émigrés  qui  déplaisent  aux  Français  ;  res- 
tés en  France  ils  se  sont  mêlés  avec  eux  dans  les 


camps  et  même  dans  la  cour  de  Bonaparte  Maïs 
comme  la  doctrine  politique  des  émigrés  est  con- 
traire au  bien  de  la  nation ,  aux  droits  pour  les- 
quels deux  millions  d'hommes  ont  péri  sur  le 
champ  de  bataille ,  aux  droits  pour  lesquels ,  ce 
qui  est  plus  douloureux  encore ,  des  forfaits  com- 
mis au  nom  de  la  liberté  sont  retombés  sur  la 
France ,  la  nation  ne  pliera  jamais  volontairement 
sous  le  joug  des  opinions  émigrées  ;  et  c'est  la 
crainte  de  s'y  voir  contrainte  qui  l'a  empêchée  de 
prendre  part  au  rappel  des  anciens  princes.  La 
charte  constitutionnelle,  en  garantissant  les  bons 
principes  de  la  révolution,  est  le  palladium  du 
trône  et  de  la  patrie. 

CHAPITRE  III. 

Des  circonstances  qui  rendent  le  gouvernement 
représentatif  jAus  nécessaire  maintenant  en 
France  que  partout  ailleurs. 

Le  ressentiment  de  ceux  qui  ont  beaucoup  souf- 
fert par  la  révolution  et  qui  ne  peuvent  se  flatter 
de  recouvrer  leurs  privilèges  que  par  l'intolérance 
de  la  religion  et  le  despotisme  de  la  couronne,  est, 
comme  nous  venons  de  le  dire ,  le  plus  grand  dan- 
ger que  la  France  puisse  courir.  Son  bonheur  et  sa 
gloire  consistent  dans  un  traité  entre  les  deux  par- 
tis, dont  la  charte  constitutionnelle  soit  la  base. 
Car,  outre  que  la  prospérité  de  la  France  repose 
sur  les  avantages  que  la  masse  de  la  nation  a  ac- 
quis en  1789 ,  je  ne  sais  pas  ce  qui  serait  plus  hu- 
miliant pour  les  Français,  que  d'être  renvoyés  dans 
la  servitude,  comme  des  enfants  qu'il  faut  chStier. 

Deux  grands  faits  historiques  peuvent  se  com- 
parer, à  quelques  égards,  à  la  restauration  en 
France  :  le  retour  des  Stuarts  en  Angleterre ,  et 
l'avènement  de  Henri  IV.  Examinons  d'abord  le 
plus  moderne  de  ces  événements  ;  nous  retourne- 
rons ensuite  au  second,  qui  concerne  de  plus  près 
la  France. 

Charles  II  fut  rappelé  en  Angleterre  après  les 
crimes  des  révolutionnaires  et  le  despotisme  de 
Cromwell;  la  réaction  que  produisent  toujours  sur 
le  vulgaire  les  forfaits  commis  sous  prétexte  d'une  i 
belle  cause,  comprima  l'élan  du  peuple  anglais  vers 
la  liberté.  Ce  fut  la  nation  presque  entière  qui ,  re- 
présentée par  son  parlement ,  redemanda  Charles  II; 
ce  fut  l'armée  anglaise  qui  le  proclama  :  aucun  sol- 
dat étranger  ne  se  mêla  de  cette  restauration,  et, 
sous  ce  rapport,  Charles  II  se  trouva  dans  une  si- 
tuation beaucoup  meilleure  que  celle  des  princes 
français.  Mais ,  comme  il  y  avait  en  Angleterre  un 
parlement  déjà  établi ,  le  fils  de  Charles  I"  ne  fut 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


25  ï 


point  dans  le  cas  d'accepter  ni  de  donner  une  charte 
nouvelle.  Le  débat  entre  lui  et  le  parti  qui  avait 
fait  la  révolution  porta  sur  les  querelles  religieu- 
ses :  la  nation  anglaise  voulait  la  réformation ,  et 
considérait  la  religion  catholique  comme  inconci- 
liable avec  la  liberté.  Charles  II  fut  donc  obligé  de  se 
dire  protestant  :  mais  comme  il  professait  au  fond 
du  cœur  une  autre  croyance ,  pendant  tout  son  règne 
il  rusa  constamment  avec  l'opinion  ;  et  lorsque  son 
frère ,  qui  avait  plus  de  violence  de  caractère ,  permit 
toutes  les  atrocités  que  le  nom  de  Jefferies  nous  re- 
trace ,  la  nation  sentit  la  nécessité  d'avoir  pour  chef 
un  prince  qui  filt  roi  par  la  liberté,  au  lieu  d'être  roi 
malgré  elle;  et  plus  tard  l'on  porta  l'acte  qui  ex- 
cluait de  la  succession  au  trône  tout  prince  papiste , 
ou  qui  aurait  épousé  une  princesse  de  cette  religion. 
Le  principe  de  cet  acte  était  de  maintenir  l'héré- 
dité, en  ne  cherchant  pas  un  souverain  au  hasard, 
mais  d'exclure  formellement  celui  qui  n'adopterait 
pas  le  culte  politique  et  religieux  de  la  majorité 
de  l'Angleterre.  Le  serment  prononcé  par  Guil- 
laume III,  et  depuis  par  tous  ses  successeurs, 
constate  le  contrat  entre  la  nation  et  le  roi  ;  et , 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  une  loi  d'Angleterre  déclare 
coupable  de  haute  trahison  quiconque  soutiendrait 
le  droit  divin,  c'est-à-dire,  la  doctrine  par  laquelle 
un  roi  possède  une  nation  comme  un  seigneur  une 
ferme ,  les  bestiaux  et  les  peuples  étant  placés  sur 
la  même  ligne,  et  n'ayant  pas  plus  les  uns  que  les 
autres  le  droit  d'influer  sur  leur  sort.  Lorsque  les 
Anglais  accueillirent  avec  transport  l'ancienne  dy- 
nastie, ils  espéraient  qu'elle  adopterait  une  doctrine 
nouvelle,  et,  les  héritiers  directs  s'y  refusant,  les 
amis  de  la  liberté  se  rallièrent  à  celui  qui  se  sou- 
mit à  la  condition  sans  laquelle  il  n'y  avait  pas  de 
légitimité.  La  révolution  de  France ,  jusqu'à  la  chute 
de  Bonaparte ,  ressemble  beaucoup  à  celle  d'Angle- 
terre. Le  rapprochement  avec  la  guerre  de  la  Ligue 
et  l'avènement  de  Henri  IV  est  moins  frappant; 
mais,  en  revanche,  nous  le  dirons  avec  plaisir, 
l'esprit  et  le  caractère  de  Louis  XVIII  rappellent 
bien  plus  Henri  IV  que  Charles  IL 

A  ne  considérer  l'abjuration  de  Henri  IV  que 
sous  le  rapport  de  son  influence  politique,  c'était 
un  acte  par  lequel  il  adoptait  l'opinion  de  la  majo- 
rité des  Français.  L'édit  de  Nantes  aussi  peut  se 
comparer  à  la  déclaration  du  2  mai  de  Louis  XVIII; 
ce  sage  traité  entre  les  deux  partis  les  apaisa  pen- 
dant la  vie  de  Henri  IV.  En  citant  ces  deux  épo- 
ques si  différentes ,  et  sur  lesquelles  on  peut  disputer 
longtemps ,  car  les  droits  seuls  sont  incontestables, 
tandis  que  les  faits  donnent  souvent  lieu  à  des 
interprétations  diverses,  j'ai  voulu  uniquement 


démontrer  ce  que  l'histoire  et  la  raison  confir- 
ment; c'est  qu'après  de  grandes  commotions  dans 
l'État,  un  souverain  ne  peut  reprendre  les  rênes 
du  gouvernement  qu'autant  qu'il  adopte  sincère- 
ment l'opinion  dominante  dans  son  pays ,  tout  en 
cherchant  à  rendre  les  sacrifices  de  la  minorité 
moins  pénibles.  Un  roi  doit,  comme  Henri  IV, 
renoncer  jusqu'à  un  certain  point  à  ceux  même 
qui  l'ont  servi  dans  son  adversité,  parce  que,  si 
Louis  XIV  était  coupable ,  en  prononçant  ces  fa- 
meuses paroles  :  VÈtat,  c'est  moi,  Thomme  de 
bien  sur  le  trône  doit  dire,  au  contraire  :  Moi, 
c'est  l'État. 

La  masse  du  peuple  n'a  pas  cessé ,  depuis  la  ré- 
volution ,  de  craindre  l'ascendant  des  anciens  pri- 
vilégiés ;  d'ailleurs ,  comme  les  princes  étaient 
absents  depuis  vingt-trois  ans,  la  nation  ne  les 
connaissait  pas;  et  les  troupes  étrangères,  en  1814, 
ont  traversé  la  France  sans  entendre  exprimer  ni 
un  regret  pour  Bonaparte,  ni  un  désir  prononcé 
pour  aucune  forme  de  gouvernement.  Ce  fut  donc 
une  combinaison  politique,  et  non  un  mouvement 
populaire,  qui  rétablit  l'ancienne  dynastie  en  France  ; 
et  si  les  Stuarts ,  rappelés  par  la  nation  sans  aucun 
secours  étranger,  et  soutenus  par  une  noblesse 
qui  n'avait  jamais  émigré ,  se  perdirent  en  voulant 
s'appuyer  sur  le  droit  divin ,  combien  n'était-il  pas 
plus  nécessaire  à  la  maison  de  Bourbon  de  refaire 
un  pacte  avec  la  France ,  afin  d'adoucir  l'amertume 
que  doit  causer  à  un  peuple  fier  l'influence  des 
étrangers  sur  son  gouvernement  intérieur  !  Il  fal- 
lait donc  qu'un  appel  à  la  nation  sanctionnât  ce 
que  la  force  avait  établi.  Telle  a  été,  comme  nous 
allons  le  voir,  l'opinion  d'un  homme,  l'empereur 
Alexandre ,  qui ,  bien  que  souverain  tout-puissant , 
est  assez  supérieur  d'esprit  et  d'âme  pour  avoir , 
comme  les  simples  particuliers,  des  jaloux  et  des 
-«nvieux.  Louis  XVIII ,  par  sa  charte  constitution- 
nelle, et  surtout  par  la  sagesse  de  sa  déclaration 
du  2  mai,  par  son  étonnante  instruction  et  la 
grâce  imposante  de  ses  manières,  suppléa  sous 
beaucoup  de  rapports  à  ce  qui  manquait  à  l'inau- 
guration populaire  de  son  retour.  Mais  nous  pen- 
sons toujours ,  et  nous  allons  développer  les  motifs 
de  cette  opinion,  que  Bonaparte  n'eût  point  été 
accueilli  en  moins  d'une  année  par  un  parti  consi- 
dérable, si  les  ministres  du  roi  avaient  franche- 
ment établi  le  gouvernement  représentatif  et  les 
principes  de  la  charte  en  France ,  et  si  l'intérêt  de 
la  liberté  constitutionnelle  eût  remplacé  celui  de  la 
gloire  militaire. 


252 


C01NSIDERA.TI0I\S 


CHAPITRE  IV. 

De  Ventrée  des  alliés  à  Paris ,  et  des  divers  partis 
qui  existaient  alors  en  France. 

Les  quatre  grandes  puissances,  l'Angleterre, 
l'Autriche ,  la  Russie  et  la  Prusse ,  qui  se  coalisè- 
rent en  1813  pour  repousser  les  agressions  de 
Wapoléon ,  ne  s'étaient  jamais  réunies  jusqu'alors  ; 
et  nul  État  continental  ne  saurait  résister  à  une 
telle  force.  Peut-être  la  nation  française  aurait-elle 
encore  été  capable  de  se  défendre,  avant  que  le 
despotisme  eût  comprimé  tout  ce  qu'elle  avait 
d'énergie  ;  mais  comme  il  ne  restait  que  des  soldats 
en  France,  armée  contre  armée,  le  nombre  était 
entièrement,  et  sans  nulle  proportion,  à  l'avan- 
tage des  étrangers.  Les  souverains  qui  conduisaient 
ces  troupes  de  ligne  et  ces  milices  volontaires, 
formant  près  de  huit  cent  mille  hommes,  montrè- 
rent une  bravoure  qui  leur  donne  des  droits  inef- 
façables à  l'attachement  de  leurs  peuples  ;  mais  il 
faut  distinguer  toutefois,  parmi  ces  grands  per- 
sonnages, l'empereur  de  Russie,  qui  a  le  plus 
éminemment  contribué  aux  succès  de  la  coalition 
de  1813. 

Loin  que  le  mérite  de  l'empereur  Alexandre  soit 
exagéré  par  la  flatterie,  je  dirais  presque  qu'on  ne 
lui  rend  pas  encore  assez  de  justice,  parce  qu'il 
subit ,  comme  tous  les  amis  de  la  liberté ,  la  défa- 
veur attachée  à  cette  opinion ,  dans  ce  qu'on  ap- 
pelle la  bonne  compagnie  européenne.  On  ne  se 
lasse  point  d'attribuer  sa  manière  de  voir  en  poli- 
tique à  des  calculs  personnels ,  comme  si  de  nos 
jours  les  sentiments  désintéressés  ne  pouvaient 
plus  entrer  dans  le  cœur  humain.  Sans  doute,  il 
importe  beaucoup  à  la  Russie  que  la  France  ne 
soit  pas  écrasée  ;  et  la  France  ne  peut  se  relever 
qu'à  l'aide  d'un  gouvernement  constitutionnel  sou- 
tenu par  l'assentiment  de  la  nation.  Mais  l'empe- 
reur Alexandre  s'est-il  livré  à  des  pensées  égoïstes, 
lorsqu'il  a  donné  à  la  partie  de  la  Pologne  qu'il  a 
acquise  par  les  derniers  traités,  les  droits  que  la 
raison  humaine  réclame  maintenant  de  toutes 
parts  ?  On  voudrait  lui  reprocher  l'admiration  qu'il 
a  témoignée  pendant  quelque  temps  à  Ronaparte; 
mais  n'était-il  pas  naturel  que  de  grands  talents 
militaires  éblouissent  un  jeune  souverain  guer- 
rier? Pouvait -il,  à  la  distance  où  il  était  de  la 
France,  pénétrer  comme  nous  les  ruses  dont  Bo- 
naparte se  servait  souvent,  de  préférence  même  à 
tous  ses  autres  moyens?  Quand  l'empereur  Alexan- 
dre a  bien  connu  l'ennemi  qu'il  avait  à  combattre, 
quelle  résistance  ne  lui  a-t-il  pas  opposée  !  L'une 
de  ses  capitales  étant  conquise,  il  a  refusé  la  paix 


que  Napoléon  lui  offrait  avec  une  instance  extrême, 
Après  que  les  troupes  de  Bonaparte  furent  re- 
poussées de  la  Russie ,  il  porta  toutes  les  siennes 
en  Allemagne ,  pour  aider  à  la  délivrance  de  ce 
pays  ;  et,  lorsque  le  souvenir  de  la  force  des  Fran- 
çais faisait  hésiter  encore  sur  le  plan  de  campa- 
gne qu'on  devait  suivre ,  l'empereur  Alexandre  dé- 
cida qu'il  fallait  marcher  sur  Paris;  or,  c'est  à  la 
hardiesse  de  cette  résolution  que  se  rattachent 
tous  les  succès  de  l'Europe.  11  m'en  coûterait,  je 
l'avoue,  de  rendre  hommage  à  cet  acte  de  vo- 
lonté, si  l'empereur  Alexandre,  en  1814,  ne  s'é- 
tait pas  conduit  généreusement  pour  la  France,  et 
si,  dans  les  conseils  qu'il  a  donnés,  il  n'avait  pas 
constamment  respecté  l'honneur  et  la  liberté  de  la 
nation.  Le  côté  libéral  dans  chaque  occasion  est 
toujours  celui  qu'il  a  soutenu;  et,  s'il  ne  l'a  pas 
fait  triompher  autant  qu'on  aurait  pu  le  souhai- 
ter, ne  doit -on  pas  au  moins  s'étonner  qu'un  tel 
instinct  de  ce  qui  est  beau ,  qu'un  tel  amour  pour 
ce  qui  est  juste,  soit  né  dans  son  cœur,  comme 
une  fleur  du  ciel,  au  milieu  de  tant  d'obstacles? 

J'ai  eu  l'honneur  de  causer  plusieurs  fois  avec 
l'empereur  Alexandre,  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Paris,  au  moment  de  ses  revers,  au  moment  de 
son  triomphe.  Également  simple,  également  calme 
dans  l'une  et  l'autre  situation,  son  esprit  fin,  juste 
et  sage-,  ne  s'est  jamais  démenti.  Sa  conversation 
n'a  point  de  rapport  avec  ce  qu'on  appelle  d'ordi- 
naire une  conversation  officielle;  nulle  question 
insignifiante ,  nul  embarras  réciproque,  ne  con- 
damnent ceux  qui  l'approchent  à  ces  propos  chi- 
nois ,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi ,  qui  res- 
semblent plutôt  à  des  révérences  qu'à  des  paroles. 
L'amour  de  l'humanité  inspire  à  l'empereur  Alexan- 
dre le  besoin  de  connaître  le  véritable  sentiment 
des  autres ,  et  de  traiter  avec  ceux  qu'il  en  croit 
dignes  les  grandes  vues  qui  peuvent  tendre  aux 
progrès  de  l'ordre  social.  A  sa  première  entrée  à 
Paris,  il  s'est  entretenu  avec  des  Français  de  di- 
verses opinions ,  en  homme  qui  peut  se  mesurer  à 
découvert  avec  les  autres  hommes. 

Sa  conduite  à  la  guerre  est  aussi  valeureuse 
qu'humaine ,  et  de  toutes  les  vies  il  n'y  a  que  la 
sienne  qu'il  expose  sans  réflexion.  L'on  attend 
avec  raison  de  lui  qu'il  se  hâtera  de  faire  à  son 
pays  tout  le  bien  que  les  lumières  de  ce  pays  per- 
mettent. Mais,  quoiqu'il  maintienne  encore  une 
grande  force  armée ,  on  aurait  tort  de  le  considé- 
rer en  Europe  comme  un  monarque  ambitieux. 
Ses  opinions  ont  plus  d'empire  sur  lui  que  ses 
passions;  et  ce  n'est  pas,  ce  me  semble,  à  des 
conquêtes  qu'il  aspire  ;  le  gouvernement  représen- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


253 


tatif,  la  tolérance  religieuse,  l'amélioration  de 
l'espèce  humaine  par  la  liberté  et  le  christianisme, 
ne  sont  pas  à  ses  yeux  des  chimères.  S'il  accom- 
plit ses  desseins ,  la  postérité  lui  décernera  tous 
les  honneurs  du  génie  ;  mais  si  les  circonstances 
dont  il  est  entouré,  si  la  difficulté  de  trouver  des 
instruments  pour  le  seconder ,  ne  lui  permettent 
pas  de  réaliser  ce  qu'il  souhaite ,  ceux  qui  l'auront 
connu  sauront  du  moins  qu'il  avait  conçu  de  gran- 
des pensées. 

Ce  fut  à  l'époque  même  de  l'invasion  de  la  Rus- 
sie par  les  Français,  que  l'empereur  Alexandre  vit 
le  prince  royal  de  Suède ,  autrefois  le  général  Ber- 
nadotte,  dans  la  ville  d'Abo,  sur  les  bords  de  la 
mer  Baltique.  Bonaparte  avait  tout  essayé  pour 
engager  le  prince  de  Suède  à  se  joindre  à  lui,  dans 
son  attaque  contre  la  Russie;  il  lui  avait  présenté 
l'appât  de  la  Finlande,  qui  avait  été  enlevée  à  la 
Suède ,  et  que  les  Suédois  regrettaient  vivement. 
Bernadette,  par  respect  pour  la  personne  d'Alexan- 
dre, et  par  haine  contre  la  tyrannie  que  Bonaparte 
faisait  peser  sur  la  France  et  sur  l'Europe,  se  joi- 
gnit à  la  coalition,  et  ref-asa  les  propositions  de 
Napoléon,  qui  consistaient  au  reste,  pour  la  plu- 
part, dans  la  permission  accordée  à  la  Suède,  de 
prendre  ou  de  reprendre  tout  ce  qui  lui  convien- 
drait chez  ses  voisins  ou  chez  ses  alliés. 

L'empereur  de  Russie ,  dans  sa  conférence  avec 
le  prince  de  Suède ,  lui  demanda  son  avis  sur  les 
moyens  qu'on  devait  employer  contre  l'invasion 
des  Français.  Bernadette  les  développa  en  géné- 
ral habile  qui  avait  jadis  défendu  la  France  contre 
les  étrangers ,  et  sa  confiance  dans  le  résultat  dé- 
finitif de  la  guerre  était  d'un  grand  poids.  Une 
autre  circonstance  fait  beaucoup  d'honneur  à  la 
sagacité  du  prince  de  Suède.  Lorsqu'on  vint  lui 
annoncer  que  les  Français  étaient  entrés  dans 
Moscou,  les  envoyés  des  puissances  à  Stockholm, 
alors  réunis  chez  lui,  étaient  consternés;  lui  seul 
déclara  fermement  qu'à  dater  de  cet  événement  la 
campagne  des  vainqueurs  était  manquée;  et,  s'a- 
dressant  à  l'envoyé  d'Autriche,  lorsque  les  trou- 
pes de  cette  puissance  faisaient  encore  partie  de 
l'armée  de  Napoléon  :  «  Vous  pouvez  le  mander  à 
«  votre  empereur,  lui  dit-il  ;  Napoléon  est  perdu  , 
«  bien  que  cette  prise  de  Moscou  semble  le  plus 
«  grand  exploit  de  sa  carrière  militaire.  »  J'étais 
près  de  lui  quand  il  s'exprima  ainsi,  et  j'avoue  que 
je  ne  croyais  pas  entièrement  à  ses  prophéties. 
Mais  sa  grande  connaissance  de  l'art  militaire  lui 
révéla  l'événement  le  plus  inattendu  pour  tous. 
Dans  les  vicissitudes  de  l'année  suivante,  le  prince 
de  Suède  rendit  d'éminents  services  à  la  coalition, 


soit  en  se  mêlant  activement  et  savamment  de  la 
guerre,  dans  les  moments  les  plus  difficiles,  soit 
en  soutenant  l'espoir  des  alliés  lorsque,  après  les 
batailles  gagnées  en  Allemagne  par  l'armée  nou- 
velle sortie  de  terre  à  la  voix  de  Bonaparte,  on 
recommençait  à  croire  les  Français  invincibles. 

Néanmoins  le  prince  de  Suède  a  des  ennemis  en 
Europe ,  parce  qu'il  n'est  point  entré  en  France 
avec  ses  troupes ,  quand  les  alliés ,  après  leur 
triomphe  à  Leipsick,  passèrent  le  Rhin  et  se  diri- 
gèrent sur  Paris.  Je  crois  très-facile  de  justifier 
sa  conduite  en  cette  occasion.  Si  l'avantage  de  la 
Suède  avait  exigé  que  la  France  fût  envahie ,  il 
devait,  en  l'attaquant,  oublier  qu'il  était  Français, 
puisqu'il  avait  accepté  l'honneur  d'être  chef  d'un 
autre  État;  mais  la  Suède  n'était  intéressée  qu'à 
la  délivrance  de  l'Allemagne;  l'assujettissement  de 
la  France  même  est  contraire  à  la  sûreté  des  États 
du  Nord.  Il  était  donc  permis  au  général  Berna- 
dotte  de  s'arrêter  à  l'aspect  des  frontières  de  son 
ancienne  patrie,  de  ne  pas  porter  les  armes  contre 
le  pays  auquel  il  devait  tout  l'éclat  de  son  exis- 
tence. On  a  prétendu  qu'il  avait  eu  l'ambition  de 
succéder  à  Bonaparte  ;  nul  ne  sait  ce  qu'un  homme 
ardent  peut  rêver  en  fait  de  gloire  ;  mais  ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'en  ne  rejoignant  pas  les  alliés 
avec  ses  troupes,  il  s'ôtait  toute  chance  de  succès 
par  eux.  Bernadette  a  donc  uniquement  obéi  dans 
cette  circonstance  à  un  sentiment  honorable,  sans 
pouvoir  se  flatter  d'en  retirer  aucun  avantage  per- 
sonnel. 

Une  anecdote  singulière  mérite  d'être  rapportée 
à  l'occasion  du  prince  de  Suède.  Loin  que  Napo- 
léon eût  souhaité  qu'il  fût  choisi  par  la  nation  sué- 
doise ,  il  en  était  très-mécontent ,  et  Bernadotte 
avait  raison  de  craindre  qu'il  ne  le  laissât  pas  sortir 
de  France.  Bernadotte  a  beaucoup  de  hardiesse  à 
la  guerre ,  mais  il  est  prudent  dans  tout  ce  qui  tient 
à  la  politique;  et  sachant  très-bien  sonder  le  ter- 
rain, il  ne  marche  avec  force  que  vers  le  but  dont 
la  fortune  lui  ouvre  la  route.  Depuis  plusieurs  an- 
nées, il  s'était  adroitement  maintenu  auprès  de 
l'empereur  de  France  entre  la  faveur  et  la  disgrâce; 
mais ,  ayant  trop  d'esprit  pour  être  considéré  comme 
l'un  de  ces  militaires  formés  à  l'obéissance  aveugle, 
il  était  toujours  plus  ou  moins  suspect  à  Napoléon, 
qui  n'aimait  pas  à  trouver  réunis  dans  le  même 
homme  un  sabre  et  une  opinion.  Bernadotte,  en 
racontant  à  Napoléon  comment  son  élection  venait 
d'avoir  lieu  en  Suède ,  le  regardait  avec  ces  yeux 
noirs  et  perçants  qui  donnent  à  sa  physionomie 
quelque  chose  de  très-singulier.  Bonaparte  se  pro- 
menait à  côté  de  lui ,  et  lui  faisait  des  objections 


254 


CONSIDERATIONS 


que  Bernadette  réfutait  le  plus  tranquillement  qu'il 
pouvait,  tâchant  de  cacher  la  vivacité  de  son  dé- 
sir; enfin,  après  un  entretien  d'une  heure,  Napo- 
léon lui  dit  tout  à  coup  :  Eh  bien,  que  la  destinée 
s^ accomplisse!  Bernadotte  entendit  très-vite  ces 
paroles ,  mais  il  se  les  fît  répéter  comme  s'il  ne  les 
eût  pas  comprises ,  pour  mieux  s'assurer  de  son 
bonheur.  Que  la  destinée  s^ accomplisse  !  re,à[X  en- 
core une  fois  Napoléon;  et  Bernadotte  partit  pour 
régner  sur  la  Suède.  On  a  pu  quelquefois  agir  en 
conversation  sur  Bonaparte  contre  son  intérêt 
même,  il  y  en  a  des  exemples;  mais  c'est  un  des 
hasards  de  son  caractère  sur  lequel  on  ne  saurait 
compter. 

La  campagne  de  Bonaparte  contre  les  alliés, 
dans  l'hiver  de  1814,  est  généralement  reconnue 
pour  très-belle;  et  ceux  même  des  Français  qu'il 
avait  proscrits  pour  toujours,  ne  pouvaient  s'em- 
pêcher de  souhaiter  qu'il  parvînt  à  sauver  l'indé- 
pendance de  leur  pays.  Quelle  combinaison  funeste, 
et  dont  l'histoire  ne  présente  point  d'exemple!  Un 
despote  défendait  alors  la  cause  de  la  liberté,  en 
essayant  de  repousser  les  étrangers  que  son  ambi- 
tion avait  attirés  sur  le  sol  de  la  France!  11  ne  mé- 
ritait pas  du  ciel  l'honneur  de  réparer  le  mal  qu'il 
avait  fait.  La  nation  française  demeura  neutre 
dans  le  grand  débat  qui  décidait  de  son  sort;  cette 
nation  si  vive,  si  véhémente  jadis ,  était  réduite  en 
poussière  par  quinze  ans  de  tyrannie.  Ceux  qui 
connaissaient  le  pays  savaient  bien  qu'il  restait  de 
la  vie  au  fond  de  ces  âmes  paralysées ,  et  de  l'union 
au  milieu  de  l'apparente  diversité  que  le  méconten- 
tement faisait  naître.  Mais  on  eût  dit  que,  pendant 
son  règne ,  Bonaparte  avait  couvert  les  yeux  de  la 
France,  comme  ceux  d'un  faucon  que  l'on  tient 
dans  les  ténèbres  jusqu'à  ce  qu'on  le  lâche  sur  sa 
proie.  On  ne  savait  oij  était  la  patrie  ;  on  ne  voulait 
plus  ni  de  Bonaparte  ni  d'aucun  des  gouvernements 
dont  on  prononçait  le  nom.  Les  ménagements 
mêmes  des  puissances  européennes  empêchaient 
presque  de  voir  en  elles  des  ennemis.,  sans  qu'il 
fût  possible  cependant  de  les  accueillir  comme  des 
alliés.  La  France,  dans  cet  état,  subit  le  joug  des 
étrangers ,  pour  ne  s'être  pas  affranchie  elle-même 
de  celui  de  Bonaparte  :  à  quels  maux  n'aurait-elle 
pas  échappé,  si,  comme  aux  premiers  jours  de  la 
révolution,  elle  eût  conservé  dans  son  cœur  la  sainte 
horreur  du  despotisme  ! 

Alexandre  entra  dans  Paris  presque  seul ,  sans 
garde,  sans  aucune  précaution;  le  peuple  lui  sut 
gré  de  cette  généreuse  confiance  ;  la  foule  se  pres- 
sait autour  de  son  cheval,  et  les  Français,  si  long- 
temps victorieux,  ne  se  sentaient  pas  encore  humi- 


liés dans  les  premiers  moments  de  leur  défaite. 
Tous  les  partis  espéraient  un  libérateur  dans  l'em- 
pereur de  B.ussie,  et  certainement  il  en  portait  le 
désir  dans  son  âme.  Il  descendit  chez  M.  de  Tal- 
leyrand ,  qui ,  ayant  conservé  dans  toutes  les  pha- 
ses de  la  révolution  la  réputation  d'un  homme  de 
beaucoup  d'esprit,  pouvait  lui  donner  des  rensei- 
gnements certains  sur  toutes  choses.  Mais,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  M.  de  Talleyrand  con- 
sidère la  politique  comme  une  manœuvre  selon  le 
vent,  et  les  opinions  fixes  ne  sont  nullement  à  son 
usage.  Cela  s'appelle  de  l'habileté,  et  peut-être  en 
faut-il  en  effet  pour  louvoyer  ainsi  jusqu'à  la  fin 
d'une  vie  mortelle  :  mais  le  sort  des  États  doit  être 
conduit  par  des  hommes  dont  les  principes  soient 
invariables;  et,  dans  les  temps  de  troubles  surtout , 
la  flexibilité,  qui  semble  le  comble  de  l'art,  plonge 
les  affaires  publiques  dans  des  difficultés  insurmon- 
tables. Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Talleyrand  est, 
quand  il  veut  plaire,  l'homme  le  plus  aimable  que 
l'ancien  régime  ait  produit;  c'est  le  hasard  qui  l'a 
placé  dans  les  dissensions  populaires;  il  y  a  porté 
les  manières  des  cours  ;  et  cette  grâce ,  qui  devait 
être  suspecte  à  l'esprit  de  démocratie,  a  séduit 
souvent  des  hommes  d'une  grossière  nature,  qui 
se  sentaient  pris  sans  savoir  par  quels  moyens.  Les 
nations  qui  veulent  être  libres,  doivent  se  garder 
de  choisir  de  tels  défenseurs  :  ces  pauvres  nations, 
sans  armées  et  sans  trésors ,  n'inspirent  de  dévoue- 
ment  qu'à  la  conscience. 

C'était  un  grand  événement  pour  le  monde  que 
le  gouvernement  proclamé  dans  Paris  par  les  sxn 
mées  victorieuses  de  l'Europe;  quel  qu'il  fût,  on 
ne  saurait  se  le  dissimuler,  les  circonstances  qui 
l'amenaient  rendaient  sa  position  très-difficile  : 
aucun  peuple  doué  de  quelque  fierté  ne  peut  sup- 
porter l'intervention  des  étrangers  dans  ses  affaires 
intérieures ,  et  c'est  en  vain  qu'ils  feraient  ce  qu'il 
y  a  de  plus  raisonnable  et  de  plus  sage,  il  suffit  de 
leur  influence  pour  gâter  le  bonheur  même.  L'em- 
pereur de  Russie,  qui  a  le  sentiment  de  l'opinion 
publique ,  fit  tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir  pour 
laisser  à  cette  opinion  autant  de  liberté  que  les  cir- 
constances le  permettaient.  L'armée  voulait  la  ré- 
gence, dans  l'espoir  que,  sous  la  minorité  du  fils 
de  Napoléon,  le  même  gouvernement  et  les  mêmes 
emplois  militaires  seraient  conservés.  La  nation 
souhaitait  ce  qu'elle  souhaitera  toujours  :  le  main- 
tien des  principes  constitutionnels.  Quelques  indi- 
vidus croyaient  que  le  duc  d'Orléans ,  homme  d'es- 
prit, ami  sincère  de  la  liberté  et  soldat  de  la  France 
à  Jemmapes ,  servirait  de  médiateur  entre  les  dif- 
férents intérêts;  mais  il  avait  alors  à  peine  vécu  en 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


255 


France ,  et  son  nom  représentait  plutôt  un  traité 
qu'un  parti.  L'impulsion  des  souverains  devait  être 
pour  l'ancienne  dynastie;  elle  était  appelée  par  le 
clergé,  les  gentilshommes,  et  les  adhérents  qu'ils 
réunissaient  dans  quelques  départements  du  Midi 
et  de  l'Ouest.  Mais  en  même  temps  l'armée  ne  ren- 
fermait presque  pas  d'officiers  ni  de  soldats  élevés 
dans  l'obéissance  envers  des  princes  absents  depuis 
tant  d'années.  Les  intérêts  accumulés  par  la  révo- 
lution; la  suppression  des  dîmes  et  des  droits  féo- 
daux; la  vente  des  biens  nationaux;  l'anéantisse- 
ment des  privilèges  de  la  noblesse  et  du  clergé; 
tout  ce  qui  fait  la  richesse  et  la  grandeur  de  la 
niasse  du  peuple,  la  rendait  nécessairement  enne- 
mie des  partisans  de  l'ancien  régime ,  qui  se  pré- 
sentaient comme  les  défenseurs  exclusifs  de  la 
famille  royale;  et  jusqu'à  ce  que  la  charte  consti- 
tutionnelle eût  prouvé  la  modération  et  la  sagesse 
éclairée  de  Louis  XYIil,  il  était  naturel  que  le 
retour  des  Bourbons  fit  craindre  tous  les  incon- 
vénients de  la  restauration  des  Stuarts  en  Angle- 
terre. 

L'empereur  Alexandre  jugea  de  toutes  les  cir- 
constances comme  l'aurait  pu  faire  un  Français 
éclairé,  et  il  fut  d'avis  qu'un  pacte  devait  être 
conclu ,  ou  plutôt  renouvelé  entre  la  nation  et  le 
roi  ;  car ,  si  autrefois  les  barons  fixaient  les  limites 
du  trône  et  exigeaient  du  monarque  le  maintien 
de  leurs  privilèges,  il  était  juste  que  la  France, 
qui  ne  faisait  plus  qu'un  peuple,  eût  par  ses  repré- 
sentants le  même  droit  dont  jouissaient  jadis ,  et 
dont  jouissent  encore  les  nobles  dans  plusieurs 
États  de  l'Europe.  D'ailleurs,  Louis  XVIII  n'ayant 
pu  revenir  en  France  que  par  l'appui  des  étrangers, 
il  importait  que  cette  triste  circonstance  fût  effa- 
cée par  des  garanties  volontaires  et  mutuelles  en- 
tre les  Français  et  leur  roi.  La  politique,  aussi 
bien  que  l'équité,  conseillait  un  tel  système;  et  si 
Henri  IV,  après  une  longue  guerre  civile,  se  sou- 
mit à  la  nécessité  d'adopter  la  croyance  de  la  ma- 
jorité des  Français ,  un  homme  d'autant  d'esprit 
que  Louis  XVIII  pouvait  bien  conquérir  un  royaume 
tel  que  la  France ,  en  acceptant  la  situation  du  roi 
d'Angleterre  :  elle  n'est  pas,  en  vérité,  si  fort  à 
dédaigner. 

CHAPITRE  V. 

Des  circonstances  qui  ont  accompagné  le  premier 
retour  de  la  maison  de  Bourbon  en  1814. 

Lorsque  le  retour  des  Bourbons  fut  décidé  par 
l'es  puissances  européennes ,  M.  de  Talleyrand  mit 
en  avant  le  principe  de  la  légitimité,  pour  servir 


de  point  de  ralliement  au  nouvel  esprit  de  parti 
qui  devait  régner  en  France.  Certainement,  on  ne 
saurait  trop  le  répéter,  l'Jiérèditè  du  trône  est  une 
excellente  garantie  de  repos  et  de  bonheur  ;  mais , 
comme  les  Turcs  jouissent  aussi  de  cet  avantage , 
il  y  a  lieu  de  penser  qu'il  faut  encore  quelques  au- 
tres conditions  pour  assurer  le  bien  d'un  État. 
D'ailleurs,  rien  n'est  plus  funeste  dans  un  temps 
de  crise  que  ces  mots  d'ordre  qui  dispensent  la 
plupart  des  hommes  de  raisonner.  Si  les  révolu- 
tionnaires avaient  proclamé,  non  l'égalité  seule, 
mais  l'égalité  devant  la  loi ,  ce  développement  eût 
suffi  pour  faire  naître  quelques  réflexions  dans  les 
têtes.  Il  en  est  ainsi  de  la  légitimité,  si  l'on  y  joint 
la  nécessité  des  limites  du  pouvoir.  Mais  l'une  et 
l'autre  de  ces  paroles  sans  restriction ,  égalité  ou 
légitimité ,  ne  sont  bonnes  qu'à  justifier  les  senti- 
nelles ,  lorsqu'elles  tirent  sur  ceux  qui  ne  répon- 
dent pas  tout  d'abord  au  cri  de  qui  vive,  comme 
il  le  faut  selon  le  temps. 

Le  sénat  fut  indiqué  par  M.  de  Talleyrand  pour 
faire  les  fonctions  de  représentant  de  la  France 
dans  cette  circonstance  solennelle.  Ce  sénat  pou- 
vait-il s'en  attribuer  le  droit?  et  ce  qu'il  n'avait 
pas  légalement,  le  mèritait-il  par  sa  conduite  pas- 
sée? Puisqu'on  n'avait  pas  le  temps  de  convoquer 
des  députés  envoyés  par  les  départements ,  ne  fal- 
lait-il pas  au  moins  appeler  le  corps  législatif? 
Cette  assemblée  avait  montré  du  caractère  dans 
la  dernière  époque  du  règne  de  Bonaparte ,  et  la 
nomination  de  ses  membres  appartenait  un  peu 
plus  à  la  France  elle-même.  Enfin,  le  sénat  pro- 
nonça la  déchéance  de  ce  même  Napoléon ,  auquel 
il  devait  son  existence;  la  déchéance  fut  motivée 
sur  des  principes  de  liberté  :  que  n'avaient-ils  été 
reconnus  avant  J'entrée  des  alliés  en  France  !  Les 
sénateurs  étaient  sans  force  alors.,  dira-l-on  ;  l'ar- 
mée pouvait  tout.  Il  y  a  des  circonstances,  on  doit 
en  convenir ,  où  les  hommes  les  plus  courageux 
n'ont  aucun  moyen  de  se  montrer  activement; 
mais  il  n'en  existe  aucune  qui  puisse  obliger  à  rien 
faire  de  contraire  à  sa  conscience.  La  noble  mino- 
rité du  sénat,  Cabanis,  Tracy,  Lanjuinais,  Boissy 
d'Anglas,  Volney,  Coliaud,  Chollet,  etc.,  avait  bien 
prouvé,  depuis  quelques  années,  qu'une  résistance 
passive  était  possible. 

Les  sénateurs,  parmi  lesquels  il  y  avait  plusieurs 
membres  de  la  convention ,  demandèrent  le  retour 
de  l'ancienne  dynastie ,  et  M.  de  Talleyrand  s'est 
vanté,  dans  cette  occasion,  d'avoir  fait  crier  vive 
le  roi  à  ceux  qui  avaient  voté  la  mort  de  son  frère 
Mais  que  pouvait-on  attendre  de  ce  tour  d'adresse? 
et  n'y  aurait -il  pas  eu  plus  de  dignité  à  ne  pas 


256 


CONSIDERATIONS 


mêler  ces  hommes  dans  une  telle  délibération? 
Faut-il  tromper  même  des  coupables?  et  s'ils  sont 
assez  courbés  par  la  servitude  pour  tendre  la  tête 
à  la  proscription,  à  quoi  bon  se  servir  d'eux?  En- 
fin, ce  fut  encore  ce  sénat  qui  rédigea  la  constitu- 
tion que  l'on  devait  présenter  à  l'acceptation  de 
Louis  XVIII-,  et  dans  ces  articles  si  essentiels  à  la 
liberté  de  la  France,  M.  de  Talleyrand,  tout-puis- 
sant alors ,  laissa  mettre  la  plus  ridicule  des  con- 
ditions, celle  qui  devait  infirmer  toutes  les  autres  : 
les  sénateurs  se  déclarèrent  héréditaires  et  leurs 
pensions  avec  eux.  Certes ,  que  des  hommes  haïs 
et  ruinés  s'efforcent  maladroitement  d'assurer  leur 
existence,  cela  se  conçoit  :  mais  M.  de  Talleyrand 
devait-il  le  souffrir  ?  et  ne  doit-on  pas  conclure  de 
cette  négligence  apparente,  qu'un  homme  aussi 
pénétrant  voulait  déjà  plaire  aux  royalistes  non 
constitutionnels ,  en  laissant  altérer  dans  l'opinion 
le  respect  que  méritaient  d'ailleurs  les  principes 
énoncés  dans  la  déclaration  du  sénat?  C'était  faci- 
liter au  roi  le  moyen  de  dédaigner  cette  déclara- 
tion, et  de  revenir  sans  aucun  genre  d'engagement 
préalable. 

M.  de  Talleyrand  se  flattait  alors  que  pour  tant 
de  complaisance  il  échapperait  à  l'implacable  res- 
sentiment de  l'esprit  de  parti.  Avait-il  eu  pendant 
toute  sa  vie  assez  de  fidélité,  en  fait  de  reconnais- 
sance, pour  imaginer  qu'on  n'en  manquerait  ja- 
mais envers  lui?  Espérait-il  échapper  seul  au  nau- 
frage de  son  parti,  quand  toute  l'histoire  nous 
apprend  qu'il  est  des  haines  politiques  à  Jamais 
irréconciliables  ?  Les  hommes  à  préjugés ,  dans 
toute  réformation,  ne  pardonnent  point  à  ceux  qui 
ont  participé  de  quelque  manière  aux  idées  nou- 
velles ;  aucune  pénitence ,  aucune  quarantaine  ne 
peut  les  rassurer  à  cet  égard  :  ils  se  servent  des 
individus  qui  abjurent;  mais,  si  ces  prétendus  con- 
vertis veulent  retenir  quelques  demi-principes  dans 
quelques  petites  circonstances,  la  fureur  se  ranime 
aussitôt  contre  eux;  les  partisans  de  l'ancien  ré- 
gime considèrent  ceux  du  gouvernement  représen- 
tatif comme  en  état  de  r-évolte  à  l'égard  du  pouvoir 
légitime  et  absolu.  Que  signifient  donc,  aux  yeux 
de  ces  royalistes  non  constitutionnels,  les  services 
que  les  anciens  amis  de  la  révolution  peuvent  ren- 
dre à  leur  cause?  un  commencement  d'expiation, 
et  rien  de  plus  :  et  comment  M.  de  Talleyrand 
n'a-t-il  pas  senti  que,  pour  l'intérêt  du  roi  comme 
pour  celui  de  la  France,  il  fallait  qu'un  pacte  cons- 
titutionnel tranquillisât  les  esprits,  affermît  le 
trône,  et  présentât  la  nation  française,  aux  yeux 
de  toute  l'Europe ,  non  comme  des  rebelles  qui 
demandent  grâce,  mais  comme  des  citoyens  qui 


se  lient  à  leur  chef  suprême  par  des  devoirs  réci- 
proques ? 

Louis  XVIII  revint  sans  avoir  reconnu  la  néces- 
sité de  ce  pacte;  mais,  étant  personnellement  un 
homme  d'un  esprit  très -éclairé,  et  dont  les  idées 
s'étendaient  au  delà  du  cercle  des  cours ,  il  y  sup- 
pléa en  quelque  manière  par  sa  déclaration  du 
2  mai ,  datée  de  Saint  -  Ouen  :  il  accordait  ce  que 
l'on  désirait  qu'il  acceptât;  mais  enfin  cette  décla- 
ration, supérieure  à  la  charte  constitutionnelle  sous 
le  rapport  des  intérêts  de  la  liberté ,  était  si  bien 
conçue,  qu'elle  satisfit  momentanément  les  esprits. 
On  put  espérer  alors  l'heureuse  réunion  de  la  lé- 
gitimité dans  le  souverain ,  et  de  la  légalité  dans 
les  institutions.  Le  même  roi  pouvait  être  Char- 
les II  par  ses  droits  héréditaires ,  et  Guillaume  III 
par  sa  volonté  éclairée.  La  paix  semblait  conclue 
entre  les  partis  ;  l'existence  de  courtisan  était  lais- 
sée à  ceux  qui  sont  faits  pour  elle;  on  plaçait  dans 
la  chambre  des  pairs  les  noms  illustrés  par  l'his- 
toire et  les  hommes  de  mérite  du  temps  présent  ; 
enfin ,  la  nation  dut  croire  qu'elle  réparerait  ses 
malheurs ,  en  tournant  vers  l'émulation  de  la  li- 
berté constitutionnelle  l'activité  dévorante  qui  l'a- 
vait consumée  elle-même,  aussi  bien  que  l'Europe. 

Deux  seuls  dangers  pouvaient  anéantir  toutes 
ces  espérances  :  l'un,  si  le  système  constitutionnel 
n'était  pas  suivi  par  l'administration  avec  force  et 
sincérité;  l'autre,  si  le  congrès  de  Vienne  laissait 
Bonaparte  à  l'île  d'Elbe ,  en  présence  de  l'armée 
française.  C'était  un  glaive  suspendu  sur  le  trône 
des  Bourbons.  Napoléon,  en  combattant  jusqu'au 
dernier  instant  contre  les  étrangers,  s'était  mieux 
placé  dans  l'opinion  des  Français;  et  peut-être 
alors  avait -il  plus  de  partisans  sincères  que  pen- 
dant sa  prospérité  désordonnée.  Il  fallait  donc, 
pour  que  la  restauration  se  maintînt ,  que ,  d'une 
part ,  les  Bourbons  pussent  triompher  des  souve- 
nirs de  la  victoire  par  les  garanties  de  la  liberté; 
et  que ,  de  l'autre ,  Bonaparte  ne  fût  pas  établi  à 
trente  lieues  de  ses  anciens  soldats  :  jamais  une 
plus  grande  faute  ne  pouvait  être  commise  relati- 
vement à  la  France. 

CHAPITRE  VI. 

De  V aspect  de  la  France  et  de  Paris,  pendant 
la  première  occupation. 

On  aurait  grand  tort  de  s'étonner  de  la  douleur 

que  les  Français  ont  éprouvée,  en  voyant  leur  cé- 
lèbre capitale  envahie  en  1814  par  les  armées  étran- 
gères. Les  souverains  qui  s'en  étaient  rendus  les 
maîtres  se  conduisirent  alors  avec  l'équité  la  plus 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


257 


parfaite;  mais  c'est  un  cruel  malheur  pour  une 
nation  que  d'avoir  même  à  se  louer  des  étrangers, 
puisque  c'est  une  preuve  que  son  sort  dépend 
d'eux.  Les  armées  françaises,  il  est  vrai,  étaient 
entrées  plusieurs  fois  dans  presque  toutes  les  ca- 
pitales de  l'Europe,  mais  aucune  de  ces  villes  n'a- 
vait une  aussi  grande  importance  pour  le  pays 
dont  elle  faisait  partie,  que  Paris  pour  la  France. 
Les  monuments  des  beaux-arts ,  les  souvenirs  des 
hommes  de  génie,  l'éclat  de  la.  société,  tout  con- 
tribuait à  faire  de  Paris  le  foyer  de  la  civilisation 
continentale.  Pour  la  première  fois,  depuis  que 
Paris  occupait  un  tel  rang  dans  le  monde,  les  dra- 
peaux de  l'étranger  flottaient  sur  ses  remparts. 
Naguère  la  voûte  des  Invalides  était  tapissée  des 
étendards  conquis  dans  quarante  batailles,  et  main- 
tenant les  bannières  de  la  France  ne  pouvaient  se 
montrer  que  sous  les  ordres  de  ses  conquérants. 
Je  n'ai  pas  affaibli ,  je  crois ,  dans  cet  ouvrage ,  le 
tableau  des  fautes  qui  ont  amené  les  Français  à 
cet  état  déplorable  :  mais,  plus  ils  en  souffraient , 
et  plus  ils  étaient  dignes  d'estime. 

La  meilleure  manière  de  juger  des  sentiments 
qui  agitent  les  grandes  masses ,  c'est  de  consulter 
ses  propres  impressions  :  on  est  sûr  de  deviner , 
d'après  ce  qu'on  éprouve  soi-même ,  ce  que  la  mul- 
titude ressentira  ;  et  c'est  ainsi  que  les  hommes 
d'une  imagination  forte  peuvent  prévoir  les  mou- 
vements populaires  dont  une  nation  est  menacée. 

Après  dix  ans  d'exil ,  j'abordai  à  Calais ,  et  je 
comptais  sur  un  grand  plaisir  en  revoyant  ce  beau 
pays  de  France  que  j'avais  tant  regretté  :  mes  sen- 
sations furent  tout  autres  que  celles  que  j'attendais. 
Les  premiers  hommes  que  j'aperçus  sur  la  rive 
portaient  l'uniforme  prussien;  ils  étaient  les  maî- 
tres de  la  ville  ,  ils  "en  avaient  acquis  le  droit  par 
la  conquête  :  mais  il  me  semblait  assister  à  l'éta- 
blissement du  règne  féodal,  tel  que  les  anciens 
historiens  le  décrivent,  lorsque  les  habitants  du 
pays  n'étaient  là  que  pour  cultiver  la  terre  dont 
les  guerriers  de  la  Germanie  devaient  recueillir  les 
fruits.  0  France  !  ô  France!  il  fallait  un  tyran 
étranger  pour  vous  réduire  à  cet  état  ;  un  souverain 
français,  quel  qu'il  fût,  vous  aurait  trop  aimée 
pour  jamais  vous  y  exposer. 

Je  continuai  ma  route ,  le  cœur  toujours  souf- 
frant par  la  même  pensée  ;  en  approchant  de  Paris , 
les  Allemands,  les  Russes  ,  les  Cosaques,  les  Bas- 
lurs ,  s'offrirent  à  mes  yeux  de  toutes  parts  :  ils 
étaient  campés  autour  de  l'église  de  Saint-Denis, 
où  la  cendre  des  rois  de  France  repose.  La  disci- 
pline commandée  par  les  chefs  de  ces  soldats  em- 
pêchait qu'ils  ne  fissent  aucun  mal  à  personne, 


aucun  mal,  excepté  l'oppression  de  l'âme,  qu'il 
était  impossible  de  ne  pas  ressentir.  Enfin ,  je  ren- 
trai dans  cette  ville,  où  se  sont  passés  les  jours 
les  plus  heureux  et  les  plus  brillants  de  ma  vie, 
comme  si  j'eusse  fait  un  rêve  pénible.  Étais -je  en 
Allemagne  ou  en  Russie  ?  Avait-on  imité  les  rues 
et  les  places  de  la  capitale  de  la  France,  pour  en 
retracer  les  souvenirs ,  alors  qu'elle  n'existait  plus  ? 
Enfin ,  tout  était  trouble  en  moi  ;  car ,  malgré  l'â- 
preté  de  ma  peiné,  j'estimais  les  étrangers  d'avoir 
secoué  le  joug.  Je  les  admirais  sans  restriction  q 
cette  époque  ;  mais ,  voir  Paris  occupé  par  eux , 
les  Tuileries ,  le  Louvre ,  gardés  par  des  troupes 
venues  des  confins  de  l'Asie ,  à  qui  notre  langue , 
notre  histoire,  nos  grands  hommes,  tout  était 
moins  connu  que  le  dernier  kan  de  ïartarie; 
c'était  une  douleur  insupportable.  Si  telle  était 
mon  impression  à  moi ,  qui  n'aurais  pu  revenir  en 
France  sous  le  règne  de  Bonaparte,  quelle  devait 
être  celle  de  ces  guerriers  couverts  de  blessures , 
d'autant  plus  fiers  de  leur  gloire  militaire  qu'ils  ne 
pouvaient  depuis  longtemps  en  réclamer  une  autre 
pour  la  France  ? 

Quelques  jours  après  mon  arrivée,  je  voulus 
aller  à  l'Opéra;  plusieurs  fois,  dans  mon  exil,  je 
m'étJiis  retracé  cette  fête  journalière  de  Paris, 
comme  plus  gracieuse  et  plus  brillante  encore  que 
toutes  les  pompes  extraordinaires  des  autres  pays. 
On  donnait  le  ballet  de  Psyché ,  qui ,  depuis  vingt 
ans,  a  sans  cesse  été  représenté  dans  bien  des 
circonstances  différentes.  L'escalier  de  l'Opéra 
était  garni  de  sentinelles  russes  ;  en  entrant  dans 
la  salle ,  je  regardai  de  tous  les  côtés  pour  décou- 
vrir un  visage  qui  me-  fût  connu ,  et  je  n'aperçus 
que  des  uniformes  étrangers  ;  à  peine  quelques 
vieux  bourgeois  de  Paris  se  montraient-ils  encore 
au  parterre ,  pour  ne  pas  perdre  leurs  anciennes 
habitudes  ;  du  reste ,  tous  les  spectateurs  étaient 
changés ,  le  spectacle  seul  restait  le  même  :  les  dé- 
corations, la  musique,  la  danse,  n'avaient  rien 
perdu  de  leur  charme,  et  je  me  sentais  humiliée 
de  la  grâce  française  prodiguée  devant  ces  sabres 
et  ces  moustaches,  comme  s'il  était  du  devoir  des 
vaincus  d'amuser  encore  les  vainqueurs. 

Au  Théâtre-Français,  les  tragédies  de  Racine  et 
de  Voltaire  étaient  représentées  devant  des  étran- 
gers ,  plus  jaloux  de  notre  gloire  littéraire  qu'em- 
pressés à  la  reconnaître.  L'élévation  des  sentiments 
exprimés  dans  les  tragédies  de  Corneille  n'avait 
plus  de  piédestal  en  France  ;  on  ne  savait  où  se 
prendre  pour  ne  pas  rougir  en  les  écoutant.  Nos 
comédies ,  où  l'art  de  la  gaieté  est  porté  si  loin , 
divertissaient  nos  vainqueurs,  lorsqu'il  ne  nous 


258 


CONSIDERATIONS 


était  plus  possible  d'enjouir,  et  nous  avions  presque 
honte  des  talents  mêmes  de  nos  poètes ,  quand  ils 
semblaient,  comme  nous,  enchaînés  au  char  des 
conquérants.  Aucun  officier  de  l'armée  française, 
on  doit  leur  en  savoir  gré,  ne  paraissait  au  spec- 
tacle pendant  que  les  troupes  alliées  occupaient  la 
capitale  :  ils  se  promenaient  tristement ,  sans  uni- 
forme ,  ne  pouvant  plus  supporter  leurs  décorations 
militaires,  puisqu'ils  n'avaient  pu  défendre  le  ter- 
ritoire sacré  dont  la  garde  leur  était  confiée.  L'ir- 
ritation qu'ils  éprouvaient  ne  leur  permettait  pas 
de  comprendre  que  c'était  leur  chef  ambitieux, 
égoïste  et  téméraire ,  qui  les  avait  réduits  à  l'état 
où  ils  se  trouvaient  :  la  réflexion  ne  pouvait  s'ac- 
corder avec  les  passions  dont  ils  étaient  agités. 

La  situation  du  roi ,  revenant  avec  les  étrangers, 
au  milieu  de  l'armée  qui  devait  les  haïr,  présen- 
tait des  difficultés  sans  nombre.  Il  a  fait  indivi- 
duellement tout  ce  que  l'esprit  et  la  bonté  peuvent 
inspirer  à  un  souverain  qui  veut  plaire;  mais  il 
avait  affaire  à  des  sentiments  d'une  nature  trop 
forte,  pour  que  les  moyens  de  l'ancien  régime  y 
pussent  suffire.  C'était  de  la  nation  qu'il  fallait 
s'aider  pour  ramener  l'armée;  examinons  si  le 
système  adopté  par  les  ministres  de  Louis  XVIII 
pouvait  atteindre  à  ce  but. 

CHAPITRE  VII. 

De  la  charte  constitutionnelle  donnée  par  le  roi 
en  1814. 

Je  me  glorifie  de  rappeler  ici  que  la  déclaration 
signée  par  Louis  XVIII,  à  Saint-Ouen,  en  1814, 
contenait  presque  tous  les  articles  garants  de  la  li- 
berté que  M.  Necker  avait  proposés  à  Louis  XVI, 
en  1789,  avant  que  la  révolution  du  14  juillet  eût 
éclaté. 

Cette  déclaration  ne  portait  pas  la  date  des  dix- 
neuf  ans  de  règne ,  dans  lesquels  consistait  la  ques- 
tion du  droit  divin  ou  du  pacte  constitutionnel  :  le 
silence  à  cet  égard  était  plein  de  sagesse,  car  il  est 
manifeste  que  le  gouvernement  représentatif  est 
inconciliable  avec  la  doctrine  du  droit  divin.  Toutes 
les  disputes  des  Anglais  avec  leurs  rois  sont  pro- 
vénues  de  cette  inconséquence.  En  effet,  si  les 
rois  sont  les  maîtres  absolus  des  peuples,  ils  doi- 
vent exiger  les  impôts  et  non  les  demander  ;  mais, 
s'ils  ont  quelque  chose  à  demander  à  leurs  sujets, 
il  s'ensuit  nécessairement  qu'ils  ont  aussi  quelque 
chose  à  leur  promettre.  D'ailleurs,  le  roi  de  France 
étant  remonté  sur  le  trône  en  1814,  avec  l'appui 
de  la  force  étrangère,  ses  ministres  auraient  dû 
inventer  l'idée  du  contrat  avec  la  nation ,  du  con- 


sentement de  ses  députés ,  enfin  de  tout  ce  qui 
pouvait  garantir  et  prouver  le  vœu  des  Français, 
quand  même  ces  principes  n'auraient  pas  été  géné- 
ralement reconnus  en  France.  Il  était  fort  à  craindre 
que  l'armée  qui  avait  prêté  serment  à  Bonaparte , 
et  qui  avait  combattu  près  de  vingt  ans  sous  lui , 
ne  regardât  comme  nuls  les  serments  demandés 
par  les  puissances  européennes.  II  importait  donc 
de  lier  et  de  confondre  les  troupes  françaises  avec 
le  peuple  français,  par  toutes  les  formes  possibles 
d'acquiescement  volontaire. 

Quoi!  dira-t-on,  vouliez-vous  nous  replonger 
dans  l'anarchie  des  assemblées  primaires  .^  Nulle- 
ment; ce  que  l'opinion  souhaitait,  c'était  l'abjura- 
tion du  système  sur  lequel  se  fonde  le  pouvoir 
absolu  ;  mais  l'on  n'aurait  point  chicané  le  ministère 
de  Louis  XVIII  sur  le  mode  d'acceptation  de  la 
charte  constitutionnelle  ;  il  suffisait  seulement  alors 
qu'elle  fût  considérée  comme  un  contrat  et  non 
comme  un  édit  du  roi  ;  car  l'édit  de  Nantes  de 
Henri  IV  a  été  aboli  par  Louis  XIV;  et  tout  acte  qui 
ne  repose  pas  sur  des  engagements  réciproques, 
peut  être  révoqué  par  l'autorité  dont  il  émane. 

Au  lieu  d'inviter  au  moins  les  deux  chambres  à 
choisir  elles-mêmes  les  commissaires  qui  devaient 
examiner  l'acte  constitutionnel,  les  ministres  les 
firent  nommer  par  le  roi.  Très-probablement  les 
chambres  auraient  élu  les  mêmes  hommes;  mais 
c'est  une  des  erreurs  des  ministres  de  l'ancien  ré- 
gime, d'avoir  envie  de  mettre  l'autorité  royale  par- 
tout, tandis  qu'il  faut  être  sobre  de  ce  moyen ,  dès 
qu'on  n'en  a  pas  un  besoin  indispensable.  Tout  ce 
qu'on  peut  laisser  faire  à  la  nation,  sans  qu'il  en 
résulte  aucun  désordre,  accroît  les  lumières,  for- 
tifie l'esprit  public ,  et  met  plus  d'accord  entre  le 
gouvernement  et  le  peuple. 

Le  4  juin  1814,  le  roi  vint,  déclarer  aux  deux 
chambres  la  charte  constitutionnelle.  Son  discours 
était  plein  de  dignité,  d'esprit  et  de  convenance; 
mais  son  chancelier  commença  par  appeler  la  charte 
constitutionnelle  une  ordonnance  de  réformation. 
Quelle  faute  !  N'était-ce  pas  faire  sentir  que  ce  qui 
était  donné  par  le  roi  pouvait  être  retiré  par  ses 
successeurs  ?  Ce  n'est  pas  tout  encore  :  dans  le 
préambule  de  la  charte,  il  était  dit  que  l'autorité 
tout  entière  résidait  dans  la  personne  du  roi ,  mais 
que  souvent  l'exercice  en  avait  été  modifié  par  les 
monarques  prédécesseurs  de  Louià  XVIII,  tels  que 
Louis  le  Gros,  Philippe  le  Bel,  Louis  XI,  Henri  II, 
Charles  IX  et  Louis  XIV.  Certes  les  exemples  étaient 
mal  choisis;  car,  sans  parler  de  Louis  XI  et 
de  Charles  IX,  l'ordonnance  de  Louis  le  Gros,  en 
1127,  relevait  le  tiers  état  des  villes  de  la  servitude, 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


259 


et  il  y  a  un  peu  longtemps  que  la  nation  française 
a  oublié  ce  bienfait;  et,  quant  à  Louis  XIV,  ce 
n'est  pas  de  son  nom  que  l'on  peut  se  servir,  lors- 
qu'il est  question  de  liberté. 

A  peine  entendis-je  ces  paroles,  que  les  plus 
grands  maux  me  parurent  à  craindre  pour  l'avenir, 
car  de  si  indiscrètes  prétentions  exposaient  le  trône 
encore  plus  qu'elles  ne  menaçaient  les  droits  de  la 
nation.  Elle  était  alors  si  forte  dans  l'intérieur, 
qu'il  n'y  avait  rien  à  redouter  pour  elle;  mais  c'est 
précisément  parce  que  l'opinion  était  toute-puis- 
sante, qu'on  ne  pouvait  s'empêcher  de  s'irriter 
contre  des  ministres  qui  compromettaient  ainsi 
l'autorité  tutélaire  du  roi ,  sans  avoir  aucun  appui 
réel  pour  la  soutenir.  La  charte  était  précédée  de 
l'ancienne  formule  usitée  dans  les  ordonnances  : 
Nous  accordons,  nous  faisons  concession  et  oc- 
troi, etc.  Mais  le  nom  même  de  charte,  consacré 
par  l'histoire  d'Angleterre,  rappelle  les  engage- 
ments que  les  barons  firent  signer  au  roi  Jean,  en 
faveur  de  la  nation  et  d'eux-mêmes.  Or,  comment 
les  concessions  de  la  couronne  pourraient-elles  de- 
venir la  loi  fondamentale  de  l'État ,  si  elles  n'é- 
taient que  le  bienfait  d'un  monarque  ?  A  peine  la 
charte  constitutionnelle  fut-elle  lue ,  que  le  chan- 
celier se  hâta  de  demander  aux  membres  des  deux 
chambi'es  de  jurer  d'y  être  fidèles.  Qu'aurait-on  dit 
alors  de  la  réclamation  d'un  sourd  qui  se  serait  levé 
pour  s'excuser  de  prêter  serment  à  une  constitution 
dont  il  n'aurait  pas  entendu  un  seul  article }  Eh 
bien  ,  ce  sourd,  c'était  le  peuple  français  ;  et  c'est 
parce  que  ses  représentants  avaient  pris  l'habitude 
d'être  muets  sous  Bonaparte ,  qu'ils  ne  se  permi- 
rent aucune  objection  alors.  Aussi  beaucoup  de 
ceux  qui ,  le  4  juin ,  jurèrent  d'obéir  à  tout  un  code 
de  lois  qu'ils  n'avaient  pas  seulement  eu  le  temps 
de  comprendre,  ne  se  dégagèrent-ils  que  trop  fa- 
cilement ,  dix  mois  après ,  d'une  promesse  aussi 
légèrement  donnée. 

C'était  un  spectacle  bien  singulier,  que  la  réu- 
nion, en  présence  du  roi,  des  deux  assemblées,  le 
sénat  et  le  corps  législatif,  qui  avaient  servi  si 
longtemps  Bonaparte.  Les  sénateurs  et  les  députés 
portaient  encore  le  même  uniforme  que  l'empereur 
Napoléon  leur  avait  donné;  ils  faisaient  les  mêmes 
révérences ,  en  se  tournant  vers  l'orient ,  au  lieu 
de  l'occident  ;  mais  ils  saluaient  tout  aussi  bas  que 
de  coutume.  La  cour  de  la  maison  de  Bourbon 
était  dans  les  galeries ,  arborant  des  mouchoirs 
blancs,  et  criant  :  Five  leroil  de  toutes  ses  forces. 
Les  hommes  du  régime  impérial,  sénateurs,  maré- 
chaux et  députés ,  se  trouvaient  cernés  par  ces 
transports ,  et  ils  avaient  tellement  l'habitude  de 


la  soumission ,  que  tous  les  sourires  habituels  de 
leurs  physionomies  servaient ,  comme  d'ordinaire, 
à  l'admiration  du  pouvoir.  Mais  qui  connaissait  le 
cœur  humain  devait-il  se  fier  à  de  telles  démons- 
trations ?  et  ne  valait-il  pas  mieux  réunir  des  re- 
présentants librement  élus  par  la  France,  que  des 
hommes  qui  ne  pouvaient  alors  avoir  d'autre  mo- 
bile que  des  intérêts ,  et  non  des  opinions  ? 

Quoiqu'à  plusieurs  égards  la  charte  dût  conten- 
ter le  vœu  public,  elle  laissait  cependant  beaucoup 
de  choses  à  désirer.  C'était  une  expérience  nou- 
velle, tandis  que  la  constitution  anglaise  a  subi 
l'épreuve  du  temps  ;  et ,  quand  on  compare  la 
charte  d'un  pays  avec  la  constitution  de  l'autre , 
tout  est  à  l'avantage  de  l'Angleterre,  soit  pour  le 
peuple ,  soit  pour  les  grands ,  soit  même  pour  le 
roi ,  qui  ne  peut  se  séparer  de  l'intérêt  général 
dans  un  pays  libre. 

Le  parti  royaliste  inconstitutionnel ,  dont  il  faut 
sans  cesse  relever  les  paroles,  puisque  c'est  sur- 
tout ainsi  qu'il  agit ,  n'a  cessé  de  répéter  que  si  le 
roi  s'était  conduit  comme  Ferdinand  VII ,  s'il  avait 
établi  purement  et  simplement  l'ancien  régime ,  il 
n'aurait  eu  rien  à  craindre  de  ses  ennemis.  Le  roi 
d'Espagne  pouvait  disposer  de  son  armée  ;  celle  de 
Louis  XVIII  ne  lui  était  point  attachée  :  les  prêtres 
aussi  sont  l'armée  succursale  du  roi  d'Espagne  ;  en 
France,  l'ascendant  des  prêtres  n'existe  presque  plus  ; 
enfin ,  tout  est  en  contraste  dans  la  situation  poli  tique 
et  morale  des  deux  pays  ;  et  qui  veut  les  rapprocher 
se  livre  à  son  humeur ,  sans  considérer  en  rien  les 
éléments  dont  l'opinion  et  la  force  sont  composées. 
Mais ,  dira-t-on  encore ,  Bonaparte  savait  pour- 
tant séduire  ou  dominer  l'esprit  d'opposition!  Rien 
ne  serait  plus  fatal  pour  un  gouvernement  quel- 
conque en  France,  que  d'imiter  Bonaparte.  Ses 
exploits  guerriers  étaient  de  nature  à  produire  une 
funeste  illusion  sur  son  despotisme  ;  encore  Na- 
poléon n'a-t-il  pu  résister  à  son  propre  système , 
et  sûrement  aucune  autre  main  ne  saurait  manier 
la  massue  qui  est  retombée  sur  sa  tête. 

En  1814,  les  Français  semblaient  plus  faciles  à 
gouverner  qu'à  aucune  autre  époque  de  la  révolu- 
tion ;  car  ils  étaient  assoupis  par  le  despotisme ,  et 
lassés  des  agitations  auxquelles  le  caractère  inquiet 
de  leur  maître  les  avait  condamnés.  Mais ,  loin  de 
croire  à  cet  engourdissement  trompeur,  il  aurait 
fallu ,  pour  ainsi  dire ,  les  prier  de  vouloir  être  li- 
bres ,  afin  que  la  nation  pût  servir  d'appui  à  l'au- 
torité royale  contre  l'armée.  Il  importait  de  rem- 
placer l'enthousiasme  militaire  par  les  intérêts 
politiques  ,  afin  de  donner  un  aliment  à  l'esprit  pu- 
blic ,  qui  en  a  toujours  besoin  en  France.  Mais,  de 


260 


CONSIDERA.TIOINS 


tous  les  jougs  le  plus  impossible  à  rétablir,  c'était 
l'ancien  ;  et  l'on  doit ,  avant  tout ,  se  garder  de  ce 
qui  le  rappelle.  Il  y  a  peu  de  Français  qui  sachent 
encore  très-bien  ce  que  c'est  que  la  liberté  ;  et , 
certes ,  Bonaparte  ne  leur  a  pas  appris  à  s'y  con- 
naître :  mais  toutes  les  institutions  qui  pourraient 
blesser  l'égalité,  produisent  en  France  la  même 
fermentation  que  le  retour  du  papisme  causait  au- 
trefois en  Angleterre. 

La  dignité  de  la  pairie  diffère  autant  de  la  no- 
blesse par  généalogie ,  que  la  monarchie  constitu- 
tionnelle de  la  monarchie  fondée  sur  le  droit  divin  ; 
mais  c'était  une  grande  erreur  de  la  charte,  que  de 
conserver  tous  les  titres  des  nobles,  soit  anciens, 
soit  modernes.  On  ne  rencontrait,  après  la  res- 
tauration, que  des  barons  et  des  comtes  de  la  fa- 
çon de  Bonaparte,  de  celle  de  la  cour,  ou  quelque- 
fois même  de  la  leur,  tandis  que  les  pairs  seuls 
devaient  être  considérés  comme  les  dignitaires  du 
pays,  afln  de  détruire  la  noblesse  féodale,  et  d'y 
substituer  une  magistrature  héréditaire,  qui,  ne 
s' étendant  qu'à  l'aîné  de  la  famille ,  n'établît  point 
dans  l'État  des  distinctions  de  sang  et  de  race. 

S'ensuit-il  néanmoins  de  ces  observations  que 
l'on  fût  malheureux  en  France  sous  la  première 
restauration  ?  La  justice  et  même  la  bonté  la  plus 
parfaite  n'étaient-elles  pas  pratiquées  envers  tout 
le  monde  ?  Sans  doute,  et  les  Français  se  repenti- 
ront longtemps  de  ne  l'avoir  pas  alors  assez 
senti.  Mais ,  s'il  y  a  des  fautes  qui  doivent  irriter 
contre  ceux  qui  les  font ,  il  y  en  a  qui  vous  inquiè- 
tent pour  le  sort  d'un  gouvernement  que  l'on  es- 
time; et  de  ce  nombre  étaient  celles  que  commet- 
taient les  agents  de  l'autorité.  Toutefois ,  les  amis 
de  la  liberté  les  plus  sincèrement  attachés  à  la 
personne  du  roi  voulaient  une  garantie  pour  l'ave- 
nir; et  leur  désir  à  cet  égard  était  juste  et  raison- 
nable. 

CHAPITRE  VIII. 

De  la  conduite  du  ministère  pendant  la  première 
année  de  la  restauration. 

Quelques  publicistes  anglais  prétendent  que  l'his- 
toire démontre  l'impossibilité  de  faire  adopter  sin- 
cèrement une  monarchie  constitutionnelle  à  une 
race  de  princes  qui  aurait  joui  pendant  plusieurs 
siècles  d'une  autorité  sans  bornes.  Les  ministres 
n'avaient,  en  1814,  qu'une  manière  de  réfuter 
cette  opinion  :  c'était  de  manifester  assez  en  toutes 
choses  la  supériorité  d'esprit  du  roi ,  pour  que  l'on 
fût  convaincu  qu'il  cédait  volontairement  aux  lu- 
mières de  son  siècle;  parce  que,  s'il  y  perdait 


comme  souverain,  il  y  gagnait  comme  homme 
éclairé.  Le  roi  lui-même  a  produit  à  son  retour 
cet  effet  salutaire  sur  ceux  qui  ont  eu  des  rapports 
avec  lui;  mais  plusieurs  de  ses  ministres  sem- 
blaient prendre  à  tâche  de  détruire  ce  grand  bien 
produit  par  la  sagesse  du  monarque. 

Un  homme  élevé  ensuite  à  une  dignité  éminente 
avait  dit,  dans  une  adresse  au  roi ,  au  nom  du  dé- 
partement de  la  Seine-Inférieure,  que  la  révolution 
n'était  qu'une  rébellion  de  vingt-cinq  années.  En 
prononçant  ces  paroles ,  il  s'était  rendu  incapable 
d'être  utile  à  la  chose  publique;  car,  si  cette  révo- 
lution n'est  qu'une  révolte,  pourquoi  donc  consen- 
tir à  ce  qu'elle  amène  le  changement  de  toutes  les 
institutions  politiques ,  changement  consacré  par  la 
charte  constitutionnelle  ?  Pour  être  conséquent , 
il  aurait  fallu  répondre  à  cette  objection ,  que  la 
charte  était  un  mal  nécessaire  auquel  on  devait  se 
résigner,  tant  que  le  malheur  des  temps  l'exigeait. 
Or,  comment  une  telle  manière  de  voir  pouvait- 
elle  inspirer  de  la  confiance?  comment  pouvait-elle 
donner  aucune  stabilité ,  aucune  force  à  un  ordre 
de  choses  nominalement  établi  ?  Un  certain  parti 
considérait  la  constitution  comme  une  maison  de 
bois  dont  il  fallait  supporter  les  inconvénients ,  en 
attendant  que  l'on  rebâtît  la  véritable  demeure , 
l'ancien  régime. 

Les  ministres  parlaient  en  public  de  la  charte 
avec  le  plus  grand  respect,  surtout  lorsqu'ils  pro- 
posaient les  mesures  qui  la  détruisaient  pièce  à 
pièce  ;  mais ,  en  particulier ,  ils  souriaient  au  nom 
de  cette  charte,  comme  si  c'était  une  excellente 
plaisanterie  que  les  droits  d'une  nation.  Quelle  fri- 
volité ,  grand  Dieu  !  et  sur  les  bords  d'un  abîme  ! 
Se  peut-il  qu'il  y  ait  dans  les  habitudes  des  cours 
quelque  chose  qui  perpétue  la  légèreté  d'esprit  jus- 
que dans  l'âge  avancé  '^  Il  en  résulte  souvent  de  la 
grâce;  mais  elle  coûte  bien  cher  dans  les  temps 
sérieux  de  l'histoire. 

La  première  proposition  que  l'on  soumit  au 
corps  législatif,  fut  la  suspension  de  la  liberté  de 
la  presse.  Le  ministre  chicana  sur  les  termes  de  la 
charte,  qui  étaient  les  plus  clairs  du  monde  ;  et  les 
journaux  furent  remis.à  la  censure.  Si  l'on  croyait 
que  les  gazettes  ne  pouvaient  être  encore  abandon- 
nées à  elles-mêmes  ,  au  moins  fallait-il  que  le  mi- 
nistère ,  s'étant  rendu  responsable  de  ce  qu'elles 
contenaient,  soumît  la  direction  de  ces  journaux, 
devenus  tous  officiels  par  le  seul  fait  de  la  cen- 
sure ,  à  des  esprits  sages  qui  ne  permissent  dans 
aucun  cas  la  moindre  insulte  à  la  nation  française. 
Comment  un  parti  évidemment  le  plus  faible  à 
un  degré  que  le  fatal  retour  de  Bonaparte  n'a  que 


SUR  Li  REVOLUTION  FR/VNCAISE. 


561 


trop  manifesté  ;  comment  ce  parti  prend-il  envers 
tant  de  millions  d'hommes  le  ton  prédicateur  d'un 
jour  de  jeûne  ?  Comment  leur  déclare-t-il  à  tous 
qu'ils  sont  des  criminels  de  divers  genres ,  de  di- 
verses époques ,  et  qu'ils  doivent  expier  ,  par  l'a- 
bandon de  toute  prétention  à  la  liberté ,  les  maux 
qu'ils  ont  causés  en  s'efforçant  de  l'obtenir  ?  Je 
crois  qu'en  vérité  les  écrivains  de  ce  parti  auraient 
admis  seulenient  pour  un  jour,  le  gouvernement 
représentatif ,  s'il  eût  consisté  dans  quelques  dé- 
putés en  robe  blanche,  qui  seraient  venus,  la 
corde  au  cou,  demander  grâce  pour  la  France. 
D'autres ,  d'un  air  plus  doux ,  disaient ,  comme  du 
temps  de  Bonaparte ,  qu'il  fallait  ménager  les  in- 
térêts de  la  révolution ,  pourvu  qu'on  anéantît  ses 
principes;  ce  qui  voulait  dire  simplement  qu'on 
avait  encore  peur  des  intérêts ,  et  qu'on  espérait 
les  affaiblir  en  les  séparant  des  principes. 

Est-ce  ainsi  que  l'on  doit  traiter  vingt-cinq  mil- 
lions d'hommes  qui  naguère  avaient  vaincu  l'Eu- 
rope? Les  étrangers,  malgré,  peut-être  même  à 
cause  de  leur  victoire ,  montraient  beaucoup  plus 
d'égards  à  la  nation  française  que  ces  journalistes 
qui ,  sous  tous  les  gouvernements ,  avaient  été  les 
pourvoyeurs  de  sophismes  pour  le  compte  de  la 
force.  Ces  gazettes  ,  dont  le  ministère  était  pour- 
tant censé  dicter  l'esprit,  attaquaient  tous  les  indi- 
vidus, morts  ou  vivants ,  qui  avaient  proclamé  les 
premiers  les  principes  mêmes  de  la  charte  constitu- 
tionnelle ;  il  nous  fallait  supporter  que  les  noms 
vénérés  qui  ont  un  autel  dans  notre  cœur ,  fussent 
constamment  insultés  par  les  écrivains  de  parti , 
sans  que  nous  pussions  leur  répondre ,  sans  que 
nous  pussions  leur  dire  une  seule  fois  combien  ces 
illustres  tombeaux  sont  placés  au-dessus  de  leurs 
indignes  atteintes ,  et  quels  champions  nous  avons 
dans  l'Europe  et  dans  la  postérité ,  pour  le  soutien 
de  notre  cause.  Mais  que  faire ,  quand  toutes  les 
discussions  sont  commandées  d'avance,  et  que  nul 
accent  de  l'âme  ne  peut  pénétrer  à  travers  ces 
écrits  assermentés  à  la  bassesse  ?  Tantôt  ils  insi- 
nuaient les  avantages  de  l'exil ,  ou  discutaient  les 
inconvénients  de  la  liberté  individuelle.  J'ai  en- 
tendu proposer  que  le  gouvernement  consentît  à  la 
liberté  de  la  presse ,  à  condition  qu'on  lui  accordât 
la  détention  arbitraire;  comme  si  l'on  pouvait 
écrire  quand  on  est  menacé  d'être  puni  sans  juge- 
ment pour  avoir  écrit  ! 

Lorsque  les  partisans  du  despotisme  se  servent 
des  baïonnettes,  ils  font  leur  métier;  mais,  lors- 
qu'ils emploient  des  formes  philosophiques  pour 
établir  leur  doctrine,  ils  se  flattent  en  vain  de 
tromper;  on  a  beau  priver  les  peuples  de  la  lu- 


mière et  de  la  publicité,  ils  n'en  sont  que  plus 
défiants  ;  et  toutes  les  profondeurs  du  machiavé- 
lisme ne  sont  que  de  mauvais  jeux  d'enfants ,  à 
côté  de  la  force  magique  et  naturelle  tout  ensemble 
de  la  parfaite  sincérité.  Il  n'y  a  point  de  secret 
entre  les  gouvernements  et  le  peuple  ;  ils  se  com- 
prennent ,  ils  se  connaissent.  On  peut  prendre  sa 
force  dans  tel  ou  tel  parti;  mais  se  flatter  d'ame- 
ner à  pas  de  loup  les  institutions  contre  lesquelles 
l'opinion  est  en  garde,  c'est  n'avoir  aucune  idée 
de  ce  qu'est  devenu  le  public  de  notre  temps. 

Une  suite  de  résolutions  rétablissait  chaque 
chose  comme  jadis  ;  on  entourait  la  charte  consti- 
tutionnelle de  manière  à  la  rendre  un  jour  telle- 
ment étrangère  à  l'assemblée,  qu'elle  tombât,  pour 
ainsi  dire,  d'elle-même,  étouffée  par  les  ordon- 
nances et  les  étiquettes.  Tantôt  on  proposait  de 
réformer  l'Institut ,  qui  a  fait  la  gloire  de  la  France 
éclairée,  et  d'imposer  de  nouveau  à  l'Académie 
française  ces  vieux  éloges  du  cardinal  de  Richelieu 
et  de  Louis  XIV,  exigés  depuis  plus  d'un  siècle  ; 
tantôt  on  décrétait  d'anciennes  formules  de  ser- 
ment dans  lesquelles  il  n'était  pas  question  de  Fa 
charte  ;  et ,  quand  elles  excitaient  des  plaintes ,  on 
vous  citait  l'exemple  de  l'Angleterre  :  car  elle  fai- 
sait loi  contre  la  liberté,  mais  jamais  en  sa  fa- 
veur. Néanmoins  il  était  très -aisé,  dans  cette 
occasion  comme  dans  toutes ,  de  réfuter  l'exemple 
de  l'Angleterre  par  un  argument  ainsi  conçu  :  Le 
roi  d'Angleterre  jurant  lui-même  de  maintenir  les 
lois  constitutionnelles  du  royaume ,  les  fonction- 
naires publics  ne  prêtent  serment  qu'à  lui.  Mais 
vaut-il  la  peine  de  raisonner,  quand  tout  le  but  des 
adversaires  est  d'avoir  des  mots  pour  cacher  leur 
pensée  ? 

L'institution  de  la  noblesse  créée  par  Bonaparte 
n'était  vraiment  bonne  qu'à  montrer  le  ridicule  de 
cette  multitude  de  titres  sans  réalité,  auxquels  une 
vanité  puérile  peut  seule  attacher  de  l'importance. 
Dans  la  pairie,  le  fils  aîné  hérite  des  titres  et  des 
droits  de  son  père  ;  mais  le  reste  de  la  famille  doit 
rentrer  dans  la  classe  des  citoyens;  et,  comme 
nous  n'avons  cessé  de  le  répéter,  ce  n'est  point  une 
noblesse  de  race ,  mais  une  magistrature  hérédi- 
taire ,  à  laquelle  sont  attachés  les  honneurs ,  à  cause 
de  l'utilité  dont  les  pairs  sont  à  la  chose  publique, 
et  non  en  conséquence  de  l'héritage  de  la  conquête , 
héritage  qui  constitue  la  noblesse  féodale.  Les 
anoblissements  que  le  chancelier  de  France  en- 
voyait de  toutes  parts,  en  1814,  portaient  néces- 
sairement atteinte  aux  principes  de  la  liberté  po- 
litique. Car,  que  signifie  anoblir,  si  ce  n'est  déclarer 
que  le  tiers  état,  c'est-à-dire,  la  nation,  est  ro«- 


262 


CONSIDERATIONS 


turière,  qu'il  n'est  pas  honorable  d'être  simple 
"citoyen,  et  qu'il  faut  relever  de  cet  abaissement 
les  individus  qui  ont  mérité  d'en  sortir?  Or,  ces 
individus ,  d'ordinaire ,  c'étaient  ceux  qu'on  savait 
enclins  à  sacrifler  les  droits  de  la  nation  aux  pri- 
vilèges de  la  noblesse.  Le  goût  des  privilèges,  dans 
ceux  qui  les  possèdent  en  vertu  de  leur  naissance, 
a  du  moins  quelque  grandeur;  mais  qu'y  a-t-il  de 
plus  subalterne  que  ces  hommes  du  tiers  état, 
s'offrant  pour  servir  de  marchepied  à  ceux  qui 
veulent  monter  sur  leurs  têtes  ? 

Les  lettres  de  noblesse  datent  en  France  de 
Philippe  le  Hardi  :  elles  avaient  pour  but  principal 
l'exemption  des  impôts  que  le  tiers  état  payait  seul. 
Mais  les  anciens  nobles  de  France  ne  regardaient 
jamais  comme  leurs  égaux  ceux  qui  n'étaient  point 
nobles  d'origine;  et,  à  cet  égard,  ils  avaient  rai- 
son ;  car  la  noblesse  perd  tout  son  empire  sur  l'i- 
magination, dès  qu'elle  ne  remonte  pas  dans  la 
nuit  des  temps.  Ainsi  donc,  sur  le  terrain  de  la 
liberté  comme  sur  celui  de  l'aristocratie,  les  lettres 
de  noblesse  sont  également  à  rejeter.  Écoutons  ce 
qu'en  dit  l'abbé  de  Velly,  historien  très-sage,  et 
reconnu  pour  tel,  non-seulement  par  l'opinion 
publique,  mais  par  les  censeurs  royaux  de  son 
temps  '.  «  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  les 
«lettres  d'anoblissement,  est  qu'elles  exigent  en 
«  môme  temps  une  finance  pour  le  monarque ,  qui 
«  doit  être  indemnisé  des  subsides  dont  la  lignée  du 
«  nouveau  noble  est  affranchie ,  et  une  aumône 
«  pour  le  peuple ,  qui  se  trouve  surchargé  par  cette 
«  exemption.  C'est  la  chambre  des  comptes  qui  dé- 
«  cide  de  toutes  les  deux.  Le  roi  peut  remettre 
«  l'une  et  l'autre  :  mais  il  remet  rarement  l'au- 
«  mône ,  parce  qu'elle  regarde  les  pauvres.  On  ne 
«  doit  pas  oublier  ici  la  réflexion  d'un  célèbre  juris- 
«  consulte  :  Toutefois,  dit-il,  à  bien  entendre,  cette 
«  abolition  de  roture  n'est  qu'une  effaçure  dont  ta 
«  marque  demeure;  elle  semble  même  plutôt  une 
<^  fiction  qu'une  vérité,  le  prince  ne  pouvant  par 
«  effet  réduire  l'être  au  non-étre.  C'est  pourquoi 
«  nous  sommes  si  curieux  en  France  de  cacher  le 
«  commencement  de  notre  noblesse,  afin  de  la 
«faire  remonter  à  cette  première  espèce  de  gen- 
«  tUlesse  ou  générosité  immémoriale,  qui  seule 
«  eonstitîiait  autrefois  les  nobles.  » 

On  s'étonne,  quand  on  lit  tout  ce  qui  a  été  écrit 
en  Europe  depuis  la  découverte  de  l'imprimerie, 
et  même  tout  ce  qu'on  cit,e  des  anciennes  chroni- 
ques, combien  les  principes  des  amis  de  la  liberté 
sont  anciens  dans  chaque  pays  ;  combien ,  à  travers 
les  superstitions  de  certaines  époques ,  il  perce  d'i- 
•  Velly,  tom.  III,  pag.  424. 


dées  justes  dans  ceux  qui  ont  publié  de  quelque 
manière  leurs  réflexions  indépendantes.  Nous  avons 
certainement  pour  nous  la  raison  de  tous  les  temps , 
ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  une  légitimité  comme 
une  autre. 

La  religion  étant  un  des  grands  ressorts  de  tout 
gouvernement,  la  conduite  à  tenir  à  cet  égard  de- 
vait occuper  sérieusement  les  ministres  ;  et  le  prin- 
cipe de  la  charte  qu'ils  devaient  maintenir  avec  le 
plus  de  scrupule,  c'était  la  tolérance  universelle. 
Mais,  parce  qu'il  existe  encore  dans  le  midi  de  la 
France  quelques  traces  du  fanatisme  qui  a  si  long- 
temps ensanglanté  ces  provinces  ;  parce  que  Tigno 
rance  de  quelques-uns  de  leurs  habitants  est  égale 
à  leur  vivacité,  fallait-il  leur  permettre  d'insulter 
les  protestants  sur  les  places  publiques  par  des 
chansons  sanguinaires ,  annonçant  les  assassinats 
qui  depuis  ont  été  commis?  Les  acquéreurs  de 
biens  du  clergé  ne  devaient-ils  pas  frémir  à  leur 
tour,  quand  ils  voyaient  les  protestants  du  IMidi 
désignés  aux  massacres?  Les  paysans,  qui  ne 
payent  plus  ni  les  dîmes  ni  les  droits  féodaux,  ne 
voyaient-ils  pas  aussi  leur  cause  dans  celle  des  pro- 
testants, dans  celle  enfin  des  principes  de  la  révolu- 
tion ,  reconnus  par  le  roi  lui-même ,  mais  éludés 
constamment  par  les  ministres  ?  On  se  plaint  avec 
raison,  en  France,  de  ce  que  le  peuple  est  peu  re- 
hgieux;  mais,  si  l'on  veut  se  servir  du  clergé  pour 
ramener  l'ancien  régime,  on  est  certain  d'accroître 
l'incrédulité  par  l'irritation. 

Que  pouvait-on  avoir  en  vue,  par  exemple,  en 
substituant  à  la  fête  de  Napoléon ,  le  15  août,  une 
procession  pour  célébrer  le  vœu  de  Louis  XIII, 
qui  consacre  la  France  à  la  Vierge  ?  Il  faut  conve- 
nir que  cette  nation  française  a  terriblement  d'â- 
preté  guerrière,  pour  qu'on  la  soumette  à  une 
jCérémonie  si  candide.  Les  courtisans  suivent  cette 
procession  dévotement ,  pour  obtenir  des  places , 
comme  les  femmes  mariées  font  des  pèlerinages 
pour  avoir  des  enfants  ;  mais  quel  bien  fait-on  à  la 
France,  en  voulant  mettre  en  honneur  d'anciens 
usages  qui  n'ont  plus  d'influence  sur  le  peuple? 
C'est  l'accoutumer  à  se  jouer  de  la  religion ,  au  lieu 
de  lui  rendre  l'habitude  de  la  révérer.  Vouloir  don- 
ner de  la  puissance  à  des  superstitions  qui  n'en 
ont  plus,  c'est  imiter  don  Pèdre  de  Portugal,  qui, 
lorsqu'il  fut  sur  le  trône,  retira  du  tombeau  les 
restes  d'Inès  de  Castro ,  pour  les  faire  couronner  : 
elle  n'en  fut  pas  plus  reine  pour  cela. 

Combien  ces  remarques  sont  loin  de  s'appliquer 
aux  funérailles  de  Louis  XVI ,  célébrées  à  Saint- 
Denis  le  vingt  et  un  janvier!  Personne  n'a  pu  voir 
ce  spectacle  sans  émotion.  Le  cœur  s'associait  tout  ■ 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


263 


entier  aux  souffrances  de  cette  princesse,  qui  ren- 
trait dans  les  palais,  non  pour  jouir  de  leur  splen- 
deur, mais  pour  honorer  les  morts,  et  rechercher 
leurs  sanglants  débris.  On  a  dit  que  cette  céré- 
monie était  impolitique ,  mais  elle  causait  un  tel 
attendrissement,  que  le  blâme  ne  pouvait  s'y  at- 
tacher. 

L'admission  à  tous  les  emplois  est  l'un  des  prin- 
cipes auxquels  les  Français  tiennent  le  plus.  Mais, 
bien  que  ce  principe  fiit  consacre  par  la  charte,  les 
choix  des  ministres,  dans  la  carrière  diplomatique 
surtout,  étaient  exclusivement  bornés  à  la  classe  de 
l'ancien  régime.  On  introduisait  dans  l'armée  trop 
d'officiers  généraux  qui  n'avaient  jamais  fait  la 
guerre  que  dans  les  salons  ;  encore  n'y  avaient-ils 
pas  toujours  été  vainqueurs.  Enfin ,  il  était  n.ani- 
feste  que  l'on  n'avait  goût  qu'à  redonner  les  places 
aux  courtisans  d'autrefois,  et  rien  ne  blessait  au- 
tant les  hommes  du  tiers  état  qui  se  sentaient  du 
talent ,  ou  qui  voulaient  développer  l'émulation  de 
leurs  fils.  ~    - 

Les  finances,  qui  agissent  sur  le  peuple  d'une 
façon  immédiate,  étaient  gouvernées,  sous  quel- 
ques rapports,  avec  habileté;  mais  la  promesse  qui 
avait  été  faite  de  supprimer  les  droits  réunis  ne  fut 
point  accomplie,  et  la  popularité  de  la  restauration 
en  a  beaucoup  souffert. 

Enfin,  le  devoir  du  ministère  était,  avant  tout, 
d'obtenir  que  les  princes  ne  se  mêlassent  en  rien 
des  affaires  publiques ,  si  ce  n'est  dans  des  emplois 
responsables.  Que  dirait-on  en  Angleterre,  si  les 
fils  ou  les  frères  du  roi  siégeaient  dans  le  conseil , 
votaient  pour  la  guerre  et  la  paix,  enfin  partici- 
paient au  gouvernement ,  sans  être  soumis  au  pre- 
mier principe  de  ce  gouvernement,  la  responsabi- 
lité, dont  le  roi  seul  est  excepté  ?  La  place  convenable 
pour  les  princes ,  c'est  la  chambre  des  pairs  ;  c'est  là 
qu'ils  devaient  prêter  serment  à  la  charte  consti- 
tutionnelle; ils  l'ont  prêté,  ce  serment,  lorsque 
Bonaparte  s'avançait  déjà  sur  Paris.  N'était-ce  pas 
l'econnaître  qu'ils  avaient  négligé  jusqu'alors  un 
grand  moyen  de  captiver  la  confiance  du  peuple? 
La  liberté  constitutionnelle  est ,  pour  les  princes 
de  la  maison  de  Bourbon,  la  parole  magique  qui 
peut  seule  leur  ouvrir  la  porte  du  palais  de  leurs 
ancêtres.  L'art  qu'ils  pourraient  mettre  à  se  dis- 
penser de  la  prononcer  serait  bien  facilement  re- 
marqué; et  ce  mot,  comme  les  images  de  Brutus 
et  de  Cassius ,  attirerait  d'autant  plus  l'attention 
qu'on  aurait  pris  plus  de  soin  pour  l'éviter. 

11  n'y  avait  point  d'accord  entre  les  ministres, 
point  de  plan  reconnu  par  tous;  le  ministère  de  la 
police ,  détestable  institution  en  soi-mcme ,  ne  sa- 


vait rien  et  ne  s'occupait  de  rien  ;  car ,  pour  peu 
qu'il  y  ait  des  lois,  que  peut  faire  un  ministre  de  la 
police?  Sans  avoir  recours  à  l'espionnage,  aux  ar- 
restations, enfin  à  tout  l'abominable  édifice  d'arbi- 
traire que  Bonaparte  a  fondé,  les  hommes  d'État 
doivent  savoir  où  est  la  direction  de  l'opinion  pu- 
blique, et  de  quelle  manière  on  peut  marcher  dans 
son  sens.  Il  faut,  ou  commander  à  une  armée  qui 
vous  obéisse  comme  une  machine ,  ou  prendre  sa 
force  dans  les  sentiments  de  la  nation  :  la  science 
de  la  politique  a  besoin  d'un  Archimède  qui  lui 
fournisse  son  point  d'appui. 

M.  de  Talleyrand ,  à  qui  l'on  ne  saurait  contester 
une  profonde  connaissance  des  partis  qui  ont  agité 
la  France,  étant  au  congrès  devienne,  ne  pouvait 
influer  sur  la  marche  des  affaires  intérieures.  M.  de 
Blacas,  qui  avait  montré  au  roi,  dans  son  exil, 
l'attachement  le  plus  chevaleresque,  inspirait  aux 
gens  de  la  cour  ces  anciennes  jalousies  de  l'œil  de 
bœuf,  qui  ne  laissent  pas  un  moment  de  repos  à 
ceux  qu'on  croit  en  faveur  auprès  du  monarque  ; 
et  cependant  M.  de  Blacas  était  peut-être,  de  tous 
les  hommes  revenus  avec  Louis  XVIII,  celui  qui 
jugeait  le  mieux  la  situation  de  la  France,  quelque 
nouvelle  qu'elle  fût  pour  lui.  Biais  que  pouvait  un 
ministère  constitutiqnnel en  apparence,  et  contre- 
révolutionnaire  au  fond;  un  ministère,  en  général 
composé  d'honnêtes  gens,  chacun  à  sa  manière, 
mais  qui  se  dirigeaient  par  des  principes  opposés , 
quoique  le  premier  désir  de  chacun  fût  de  plaire  à 
la  cour?  Tout  le  monde  disait  :  Cela  ne  peut  du- 
rer, bien  qu'alors  la  situation  de  tout  le  monde  fût 
douce;  mais  le  manque  de  force,  c'est-à-dire,  de 
bases  durables,  inquiétait  les  esprits.  Ce  n'est  pas 
la  force  arbitraire  qu'on  désirait,  car  elle  n'est 
qu'une  convulsion  dont  il  résulte  toujours  tôt  ou 
tard  une  réaction  funeste  ,  tandis  qu'un  gouverne- 
ment qui  s'établit  sur  la  vraie  nature  des  choses  va 
toujours  en  s'affermissant. 

Comme  on  voyait  le  danger  sans  précisément  se 
rendre  compte  du  remède,  quelques  personnes  eu- 
rent la  funeste  idée  de  proposer  pour  le  ministère 
de  la  guerre  le  maréchal  Soult,  qui  venait  de  com- 
mander avec  succès  les  armées  de  Bonaparte.  Il 
avait  su  gagner  le  cœur  de  certains  royalistes ,  en 
professant  la  doctrine  du  pouvoir  absolu  dont  il 
avait  fait  un  long  usage.  Les  adversaires  de  tout 
principe  constitutionnel  se  sentent  bien  plus  d'ana- 
logie avec  les  bonapartistes  qu'avec  les  amis  de  la 
liberté,  parce  qu'entre  les  deux  partis  il  n'y  a  que 
le  nom  du  maître  à  changer  pour  être  d'accord. 
Mais  les  royalistes  ne  s'apercevaient  pas  que  ce 
nom  était  tout,  car  le  despotisme  ne  pouvait  s'éta- 


ts 


264 


CONSIDERATIOÎVS 


blir  alors  avec  Louis  XVIII ,  soit  à  cause  de  ses 
qualités  personnelles,  soit  parce  que  l'armée  n'était 
pas  disposée  à  s'y  prêter.  Le  véritable  parti  du  roi 
devait  être  l'immense  majorité  de  la  nation,  qui 
veut  une  constitution  représentative.  Il  fallait  donc 
se  garder  de  toute  alliance  avec  les  bonapartistes, 
parce  qu'ils  ne  pouvaient  que  perdre  la  monarchie 
des  Bourbons,  soit  qu'ils  les  servissent  de  bonne 
foi,  soit  qu'ils  voulussent  les  tromper.  Les  amis  de 
la  liberté  étaient  au  contraire  les  alliés  naturels 
dont  le  parti  du  roi  devait  s'appuyer;  car,  du  mo- 
ment que  le  roi  donnait  une  charte  constitution- 
nelle ,  il  ne  pouvait  employer  avec  avantage  que 
ceux  qui  en  professaient  les  principes. 

Le  maréchal  Soult  demanda  qu'un  monument 
fût  élevé  aux  émigrés  de  Quiberon,  lui  qui ,  depuis 
vingt  ans ,  avait  combattu  pour  la  cause  opposée  à 
la  leur;  c'était  désavouer  toute  sa  vie  passée,  et 
cette  abjuration  cependant  charma  beaucoup  de 
royalistes.  Mais  en  quoi  consiste  la  forced'un  gé- 
néral, dès  l'instant  qu'il  perd  la  faveur  de  ses  com- 
pagnons d'armes?  Quand  on  oblige  un  homme  du 
parti  populaire  à  sacrifier  sa  popularité,  il  n'est 
plus  bon  à  rien  au  nouveau  parti  qu'il  embrasse. 
Les  royalistes  persévérants  inspireront  toujours 
plus  d'estime  que  les  bonapartistes  convertis. 

On  croyait  captiver  l'armée,  en  nommant  le 
maréchal  Soult  ministre  de  la  guerre;  on  se  trom- 
pait :  la  grande  erreur  des  personnes  élevées  dans 
l'ancien  régime ,  c'est  d'attacher  une  trop  grande 
importance  aux  chefs  en  tout  genre.  Les  masses 
sont  tout  aujourd'hui,  les  individus  peu  de  chose. 
Si  les  maréchaux  perdent  la  confiance  de  l'armée , 
il  se  présente  aussitôt  des  généraux  non  moins 
habiles  que  leurs  supérieurs  ;  ces  généraux  sont-ils 
renversés  à  leur  tour,  il  se  trouve  des  soldats  ca- 
pables de  les  remplacer.  L'on  en  peut  dire  autant 
dans  la  carrière  civile  :  ce  ne  sont  pas  les  hommes, 
.  mais  les  systèmes  qui  ébranlent  ou  qui  garantissent 
le  pouvoir.  Napoléon,  je  l'avoue,  est  une  exception 
à  cette  vérité;  mais,  outre  que  ses  talents  sont  ex- 
traordinaires ,  encore  a-t-il  cherché ,  dans  les  dif- 
férentes circonstances  oii  il  s'est  trouvé,  à  captiver 
l'opinion  du  moment,  à  séduire  les  passions  du 
peuple,  lorsqu'il  voulait  l'asservir. 

Le  maréchal  Soult  ne  s'aperçut  pas  que  l'armée 
de  Louis  XVIII  devait  être  conduite  par  de  tout 
autres  principes  que  celle  de  Napoléon;  il  fallait 
la  détacher  par  degrés  de  ce  besoin  de  la  guerre, 
de  cette  frénésie  de  conquêtes  avec  laquelle  on 
avait  obtenu  tant  de  succès  militaires ,  et  fait  un 
mal  si  cruel  au  monde.  Mais  le  respect  de  la  loi,  le 
sentiment  de  la  liberté,  pouvaient  seuls  opérer  ce 


changement.  Le  maréchal  Soult,  au  contraire, 
croyait  que  le  despotisme  était  le  secret  de  tout. 
Trop  de  gens  se  persuadent  qu'ils  seront  obéis 
comme  Bonaparte ,  en  exilant  les  uns ,  en  desti- 
tuant les  autres,  en  frappant  du  pied,  en  fronçant 
le  sourcil ,  en  répondant  avec  hauteur  à  ceux  qui 
s'adressent  respectueusement  à  eux;  enfin,  en  pra- 
tiquant tous  ces  arts  de  l'impertinence  que  les  gens 
en  place  apprennent  en  vingt-quatre  heures,  mais 
dont  ils  se  repentent  souvent  toute  leur  vie. 

La  volonté  du  maréchal  échoua  contre  les  obs- 
tacles sans  nombre  dont  il  n'avait  pas  la  moindre 
idée.  Je  suis  persuadée  que  c'est  sans  fondement 
qu'on  l'a  soupçonné  d'avoir  trahi.  En  général ,  la 
trahison  chez  les  Français  n'est  que  le  résultat  de 
la  séduction  momentanée  du  pouvoir,  et  presque 
jamais  ils  ne  sont  capables  de  la  combiner  d'a- 
vance. Mais  un  émigré  de  Coblentz  n'aurait  pas 
commis  autant  de  fautes  envers  l'armée  française, 
s'il  eût  été  chargé  du  même  emploi,  car,  du 
moins,  il  aurait  ménagé  ses  adversaires;  tandis 
que  le  maréchal  Soult  frappait  sur  ses  anciens  su- 
bordonnés, sans  se  douter  qu'il  y  avait,  depuis  la 
chute  de  Bonaparte,  quelque  chose  de  semblable 
à  une  opinion ,  à  une  législation,  enfin,  à  une  ré- 
sistance possible.  Les  courtisans  se  persuadaient 
que  le  maréchal  Soult  était  un  homme  supérieur,  ' 
parce  qu'il  disait  qu'on  doit  gouverner  avec  un 
sceptre  de  fer.  Mais  où  forger  ce  sceptre,  quand 
on  n'a  pour  soi  ni  l'armée  ni  le  peuple  ?  En  vain 
répète-t-on  qu'il  faut  faire  rentrer  dans  l'obéis- 
sance, soumettre,  punir,  etc.;  toutes  ces  maxi- 
mes n'agissent  pas  d'elles-mêmes ,  et  l'on  peut  les 
prononcer  du  ton  le  plus  rude  sans  être  plus  puis- 
sant pour  cela.  Le  maréchal  Soult  avait  été  très- 
habile  dans  l'art  d'administrer  un  pays  conquis; 
mais,  en  l'absence  des  étrangers,  la  ÎFrance  n'en 
était  pas  un. 

CHAPITRE  IX. 

Des  obstacles  que  le  gouvernement  a  rencontrés 
pendant  la  première  année  de  la  restauration. 

Nous  dirons  les  obstacles  que  le  ministère  de  la 
restauration  avait  à  surmonter  en  1814,  et  noua 
ne  craindrons  pas  d'exprimer  notre  avis  sur  le 
système  qu'il  fallait  suivre  pour  en  triompher; 
certes  le  tableau  de  cette  époque  n'est  point  en- 
core étranger  au  temps  actuel. 

La  France  tout  entière  était  cruellement  désor- 
ganisée par  le  règne  de  Bonaparte.  Ce  qui  accuse 
le  plus  ce  règne,  c'est  la  dégradation  manifeste 
des  lumières  et  des  vertus ,  pendant  les  quinze 


SCR  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


265 


années  de  sa  durée.  Il  restait,  après  le  jacobi- 
nisme, une  nation  qui  n'avait  point  pris  part  à  ses 
crimes ,  et  l'on  pouvait  considérer  la  tyrannie  ré- 
volutionnaire comme  un  fléau  de  la  nature  sous 
lequel  on  avait  succombé,  mais  sans  s'avilir.  L'ar- 
mée pouvait  alors  se  vanter  encore  d'avoir  com- 
battu seulement  pour  la  patrie,  sans  aspirer  à  la 
fortune,  ni  aux  titres  ,  ni  au  pouvoir.  Durant  les 
quatre  années  directoriales,  on  avait  essayé  un 
gouvernement  qui  se  rattachait  à  de  grandes  pen- 
sées; et,  si  l'étendue  de  la  France  et  ses  habitu- 
des rendaient  cette  sorte  de  gouvernement  incon- 
ciliable avec  la  tranquillité  générale,  au  moins  les 
esprits  étaient-ils  électrisés  par  les  efforts  indivi- 
duels qu'excite  toujours  une  république.  Mais, 
après  le  despotisme  militaire,  et  la  tyrannie  civile 
fondée  sur  l'intérêt  personnel ,  de  quelles  vertus 
pouvait-on  trouver  la  trace  dans  les  partis  politi- 
ques dont  le  gouvernement  impérial  s'était  en- 
touré? Les  masses,  dans  tous  les  ordres  de  la  so- 
ciété, soldats,  paysans,  gentilshommes,  bourgeois, 
possèdent  encore  de  grandes  et  belles  qualités  : 
mais  ceux  qui  se  sont  mis  en  avant  dans  les  af- 
faires,  présentent,  à  quelques  exceptions  près,  le 
plus  misérable  des  spectacles.  Le  lendemain  de  la 
chute  de  Bonaparte,  il  n'y  avait  d'actif  en  France 
que  Paris,  et  à  Paris,  que  quelques  milliers  de 
solliciteurs  demandant  de  l'argent  et  des  places  au 
gouvernement ,  quel  qu'il  pût  être. 

Les  militaires  étaient  et  sont  encore  ce  qu'il  y 
a  de  plus  énergique  dans  un  pays  oh,  pendant 
longtemps,  il  n'a  pu  briller  qu'une  vertu,  la  bra- 
voure. Mais  ces  guerriers ,  qui  tenaient  leur  gloire 
de  la  liberté,  devaient-ils  porter  l'esclavage  chez 
les  nations  étrangères  ?  Ces  guerriers ,  qui  avaient 
soutenu  si  longtemps  les  principes  de  l'égalité  sur 
lesquels  .la  révolution  est  fondée,  devaient-ils  se 
montrer,  pour  ainsi  dire,  tatoués  d'ordres,  de  ru- 
bans et  de  titres  que  les  princes  de  l'Europe  leur 
avaient  donnés ,  pour  échapper  aux  tributs  qu'on 
exigeait  d'eux?  La  plupart  des  généraux  français, 
avides  des  distinctions  nobiliaires,  troquaient  leur 
gloire,  comme  les  sauvages,  contre  des  morceaux 
de  verre. 

C'est  en  vain  qu'après  la  restauration ,  tout  en 
négligeant  beaucoup  trop  les  officiers  du  second 
rang ,  le  gouvernement  a  comblé  de  grâces  les  of- 
ficiers supérieurs.  Du  moment  que  les  guerriers 
de  Bonaparte  voulaient  être  des  gens  de  cour,  il 
était  impossible  de  tranquilliser  leur  vanité  sur  ce 
sujet;  car  rien  ne  peut  faire  que  des  hommes  nou- 
veaux soient  d'une  ancienne  famille ,  quelque  titre 
qu'on   leur  donne.  Un  général  tout  poudré ,   de 


l'ancien  régime ,  fait  rire  les  vieilles  moustaches 
qui  ont  vaincu  l'Europe  entière.  Mais  un  chambel- 
lan, fils  d'un  bourgeois  ou  d'un  paysan,  n'est 
guère  moins  ridicule  dans  son  genre.  L'on  ne  pou- 
vait donc,  comme  nous  l'avons  dit  tout  à  l'heure, 
rallier  sincèrement  la  nouvelle  cour  à  l'ancienne, 
et  l'ancienne  même  devait  avoir  l'air  de  mauvaise 
foi ,  en  voulant  rassurer  à  cet  égard  les  inquiétu- 
des avisées  des  grands  seigneurs  créés  par  Bona- 
parte. ^ 

Il  était  également  impossible  de  donner  une  se- 
conde fois  l'Europe  à  partager  à  ces  militaires , 
que  l'Europe  avait  à  la  fin  vaincus  ;  et  cependant , 
ils  se  persuadaient  que  le  retour  de  l'ancienne  dy- 
nastie était  la  seule  cause  du  traité  de  paix  qui 
leur  faisait^  perdre  la  barrière  du  Rhin  et  l'ascen- 
dant en  Italie. 

Les  royalistes  de  la  seconde  main,  selon  l'expres- 
sion anglaise,  c'est-à-dire,  ceux  qui,  après  avoir 
servi  Bonaparte,  s'offraient  pour  mettre  en  vi- 
gueur les  mêmes  principes  de  despotisme  sous  la 
restauration;  ces  hommes,  ne  pouvant  inspirer 
que  le  mépris,  n'étaient  propres  à  conduire  que 
des  intrigues.  Ils  étaient  à  craindre,  disait -on,  si 
l'on  ne  les  employait  pas  :  mais,  ce  dont  il  faut 
se  garder  le  plus  en  politique,  c'est  d'employer 
ceux  qu'on  redoute;  car  il  est  bien  sûr  que,  dé- 
mêlant ce  sentiment,  ils  serviront,  comme  on  se 
sert  d'eux,  d'après  l'alliance  de  l'intérêt,  qui  se 
rompt  de  droit  par  l'adversité. 

Les  émigrés  attendaient  des  dédommagements 
de  l'ancienne  dynastie,  pour  les  biens  qu'ils  avaient 
perdus  en  lui  restant  fidèles  ;  et  certes,  à  cet  égard, 
leurs  plaintes  étaient  naturelles.  Mais  il  fallait  ve- 
nir à  leur  secours  sans  porter  atteinte  en  aucune 
manière  à  la  vente  des  propriétés  nationales,  et 
leur  faire  comprendre  ce  que  les  protestants  avaient 
compris  sous  Henri  IV;  c'est  que,  bien  qu'ils  eus- 
sent été  les  amis  et  les  défenseurs  de  leur  roi,  ils 
devaient  consentir,  pour  le  bien  de  l'État,  à  ce 
que  le  monarque  adoptât  les  intérêts  dominants 
dans  le  pays  sur  lequel  il  voulait  régner.  Mais  ks 
émigrés  ne  conçoivent  jamais  qu'il  y  a  des  Fran- 
çais en  France,  et  que  ces  Français  doivent  comp- 
ter pour  quelque  chose ,  voire  même  pour  beau- 
coup. 

Le  clergé  redemandait  son  ancienne  existence , 
comme  si  cinq  millions  de  propriétaires  dans  un 
pays  pouvaient  être  dépossédés,  quand  même  leurs 
titres  de  propriété  ne  seraient  pas  consacrés  main- 
tenant par  toutes  les  lois  ecclésiastiques  et  civiles. 
Certainement  la  France ,  sous  Bonaparte ,  a  pres- 
que autant  perdu  sous  le  rapport  de  la  religion 


IS. 


266 


CONSIDERATIONS 


qu'en  fait  de  lumières.  Mais  est -il  nécessaire  que 
le  clergé  soit  un  corps  politique  dans  l'État ,  et 
qu'il  possède  des  richesses  territoriales ,  pour  que 
le  peuple  français  reprenne  des  sentiments  plus 
religieux?  D'ailleurs ,  lorsque  le  clergé  catholique 
exerçait  un  grand  pouvoir  en  France  dans  le  dix- 
septième  siècle ,  il  lit  révoquer  l'édit  de  Nantes  ; 
et  ce  même  clergé,  dans  le  dix-huitième  siècle, 
s'opposa  jusqu'à  la  révolution  aux  propositions  de 
M.  de  Malesherbes ,  pour  rendre  l'état  civil  aux 
.  protestants.  Comment  donc  les  prêtres  catholi- 
ques, s'ils  étaient  reconstitués  en  ordre  de  l'État, 
pourraient -ils  admettre  l'article  de  la  charte  qui 
proclame  la  tolérance  religieuse?  Enfin  la  disposi- 
tion générale  des  esprits  est  telle ,  qu'une  force 
étrangère  pourrait  seule  faire  supporter  à  la  nation 
le  rétablissement  de  l'ancienne  existence  des  ecclé- 
siastiques. Il  faudrait ,  pour  un  tel  but ,  que  les 
baïonnettes  de  l'Europe  restassent  toujours  sur  le 
territoire  de  France ,  et  ce  moyen  ne  ranimerait 
sûrement  pas  l'attachement  des  Français  pour  le 
clergé. 

Sous  le  règne  de  Bonaparte,  on  n'a  bien  fait  que 
la  guerre  ;  et  tout  le  reste  a  été  sciemment  et  vo- 
lontairement abandonné.  On  ne  lit  presque  plus 
en  province,  et  l'on  ne  connaît  guère  les  livres  à 
Paris  que  par  les  journaux,  qui ,  tels  que  nous  les 
voyons,  exercent  la  dictature  de  la  pensée ,  puisque 
c'est  par  eux  seuls  que  se  forment  les  jugements. 
Nous  rougirions  de  comparer  l'Angleterre  et  l'Al- 
lemagne avec  la  France ,  sous  le  rapport  de  l'ins- 
truction universelle.  Quelques  hommes  distingués 
cachent  encore  notre  misère  aux  yeux  de  l'Europe  ; 
mais  l'instruction  du  peuple  est  négligée  à  un  de- 
gré qui  menace  toute  espèce  de  gouvernement. 
S'ensuit -il  qu'on  doive  remettre  l'éducation  publi- 
que aux  prêtres  exclusivement.?  Le  pays  le  plus 
religieux  de  l'Europe ,  l'Angleterre,  n'a  jamais  ad- 
mis une  telle  idée.  On  n'y  songe  ni  dans  l'Alle- 
magne catholique  ni  dans  l'Allemangne  protes- 
tante. L'éducation  publique  est  un  devoir  des 
gouvernements  envers  les  peuples ,  sur  lequel  ils 
ne  peuvent  prélever  la  taxe  de  telle  ou  telle  opinion 
religieuse. 

Ce  que  veut  le  clergé  en  France,  ce  qu'il  a  tou- 
jours voulu,  c'est  du  pouvoir;  en  général  les 
réclamations  qu'on  entend ,  au  nom  de  l'intérêt 
public ,  se  réduisent  à  des  ambitions  de  corps  ou 
d'individus.  Se  publie-t-il  un  livre  sur  la  politique, 
avez-vous  de  la  peine  à  le  comprendre,  vous  paraît- 
il  ambigu,  contradictoire,  confas?  traduisez-le  par 
ces  paroles  :  Je  veux  être  ministre  ;  et  toutes  les 
obscurités  vous  seront  expliquées.  En  effet,  le  parti 


dominant  en  France,  c'est  celui  qui  demande  des 
places;  le  reste  n'est  qu'une  nuance  accidentelle  à 
côté  de  cette  uniforme  couleur;  la  nation  cepen- 
dant n'est  et  ne  peut  être  de  rien  dans  ce  parti. 

En  Angleterre,  quand  le  ministère  change,  tous 
ceux  qui  remplissent  des  emplois  donnés  par  les 
ministres  n'imaginent  pas  qu'ils  puissent  en  rece- 
voir de  leurs  successeurs;  et  cependant  il  ne  s'agit 
entre  les  divers  partis  anglais  que  d'une  très-légère 
différence  :  les  Torys  et  les  Whigs  veulent  tous 
les  deux  la  monarchie  et  la  liberté,  quoiqu'ils  dif- 
fèrent dans  le  degré  de  leur  attachement  pour 
l'une  et  pour  l'autre.  Mais,  en  France,  on  se  croyait 
le  droit  d'être  nommé  par  Louis  XVIII,  parce 
qu'on  avait  occupé  des  places  sous  Bonaparte  ;  et 
beaucoup  de  gens,  qui  s'appelaient  patriotes,  trou- 
vaient extraordinaire  que  le  roi  ne  composât  pas 
son  conseil  de  ceux  qui  avaient  jugé  son  frère  à 
mort.  Incroyable  démence  de  l'amour  du  pouvoir! 
Le  premier  article  des  droits  de  l'homme  en  France, 
c'est  la  nécessité  pour  tout  Français  d'occuper  un 
emploi  public. 

La  caste  des  solliciteurs  ne  sait  vivre  que  de 
l'argent  de  l'État;  aucune  industrie,  aucun  com- 
merce, rien  de  ce  qui  vient  de  soi  ne  leur  semble 
une  existence  convenable.  Bonaparte  avait  accou- 
tumé de  certains  hommes ,  qui  se  disaient  la  na- 
tion, à  être  pensionnés  par  le  gouvernement;  et  le 
désordre  qu'il  avait  mis  dans  la  fortune  de  tout  le 
monde,  autant  par  ses  dons  que  par  ses  injustices, 
ce  désordre  était  tel ,  qu'à  son  abdication  un  nom- 
bre incalculable  de  personnes,  sans  aucune  res- 
source indépendante ,  se  présentaient  pour  toutes 
les  places,  à  la  marine,  ou  dans  la  magistrature, 
au  civil  ou  dans  le  militaire,  n'importe.  La  dignité 
du  caractère ,  la  conséquence  dans  les  opinions , 
l'inflexibilité  dans  les  principes,  toutes  les  qualités 
d'un  citoyen,  d'un  chevalier,  d'un  ami  de  la  liberté, 
n'existent  plus  dans  les  actifs  candidats  formés 
par  Bonaparte.  Ils  sont  intelligents,  hardis,  déci- 
dés ,  habiles  chiens  de  chasse ,  ardents  oiseaux  de 
proie;  mais  cette  intime  conscience,  qui  rend  in- 
capable de  tromper,  d'être  ingrat,  de  se  montrer 
servile  envers  le  pouvoir  et  dur  pour  le  malheur; 
toutes  ces  vertus,  qui  sont  dans  le  sang  aussi  bien 
que  dans  la  volonté  raisonnée,  étaient  traitées  de 
chimères ,  ou  d'exaltation  romanesque ,  par  les 
jeunes  gens  mêmes  de  cette  école.  Hélas  !  les  mal- 
heurs de  la  France  lui  rendront  de  l'enthousiasme; 
mais,  à  l'époque  de  la  restauration,  il  n'y  avait 
presque  point  de  vœux  décidément  formés  pour 
rien;  et  la  nation  se  réveillait  à  peine  du  despo- 
tisme qui  avait  fait  marcher  les  hommes  mécani- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


267 


quement ,  sans  que  la  vivacité  même  de  leurs  ac- 
tions pût  exercer  leur  volonté. 

C'était  donc,  répéteront  encore  les  royalistes, 
une  belle  occasion  pour  régner  par  la  force.  Mais , 
encore  une  fois ,  la  nation  ne  consentait  à  servir 
sous  Bonaparte  que  pour  en  obtenir  l'éclat  des 
victoires;  la  dynastie  des  Bourbons  ne  pouvait  ni 
ne  devait  faire  la  guerre  à  ceux  qui  l'avaient  réta- 
blie. Existait -il  un  moj'en  d'asservir  les  esprits 
dans  l'intérieur ,  quand  l'armée  n'était  point  rat- 
tachée au  trône,  et  que,  la  population  étant  pres- 
que toute  renouvelée  depuis  que  les  princes  de  la 
maison  de  Bourbon  avaient  quitté  la  France ,  il 
fallait  avoir  plus  de  quarante  ans  pour  les  con- 
naître 7 

Tels  étaient  les  éléments  principaux  de  la  res- 
tauration. Nous  examinerons  en  particulier  l'esprit 
de  la  société  à  cette  époque ,  et  nous  finirons  par 
le  tableau  des  moyens  qui ,  selon  nous ,  pouvaient 
seuls  triompher  de  ces  divers  obstacles. 

CHAPITRE  X. 

De  l'influence  de  la  société  sur  les  affaires  poli- 
tiques en  France. 

Parmi  les  difficultés  que  le  ministère  avait  à 
vaincre  en  1814,  il  faut  mettre  au  premier  rang 
l'influence  que  les  salons  exerçaient  sur  le  sort  de 
la  France.  Bonaparte  avait  ressuscité  les  vieilles 
habitudes  des  cours ,  en  y  joignant  de  plus  tous 
les  défauts  des  classes  moins  raffinées.  Il  en  était 
résulté  que  le  goût  du  pouvoir  et  la  vanité  qu'il 
inspire  avaient  pris  des  caractères  plus  forts  et 
plus  violents  encore  dans  les  bonapartistes  que 
dans  les  émigrés.  Tant  qu'il  n'y  a  pas  de  liberté 
dans  un  pays ,  chacun  recherche  le  crédit ,  parce 
que  l'espoir  d'obtenir  des  places  est  l'unique  prin- 
cipe de  vie  qui  anime  la  société.  Les  variations 
continuelles  dans  la  façon  de  s'exprimer ,  le  style 
embrouillé  des  écrits-  politiques ,  dont  les  restric- 
tions mentales  et  les  explications  flexibles  se  prê- 
tent à  tout  ;  les  révérences ,  et  les  refus  de  révé- 
rence« ,  les  emportements  et  les  condescendances , 
ont  pour  unique  but  le  crédit ,  et  puis  le  crédit , 
et  toujours  le  crédit.  De  là  vient  qu'on  souffre  as- 
sez de  H  en  pas  avoir ,  puisqu'on  n'obtient  qu'à  ce 
prix  les  signes  de  la  bienveillance  sur  la  figure  hu- 
maine. Il  faut  beaucoup  de  fierté  d'âme  et  beau- 
coup de  constance  dans  ses  opinions  pour  se  pas- 
ser de  cet  avantage,  car  vos  amis  eux-mêmes  vous 
font  sentir  ce  que  vaut  la  puissance  exclusive,  par 
l'empressement  qu'ils  témoignent  à  ceux  qui  la 
p'ossèdent. 


En  Angleterre ,  le  parti  de  l'opposition  est  sou- 
vent mieux  reçu  en  société  que  celui  de  la  cour  ; 
en  France ,  on  s'informe ,  pour  inviter  quelqu'un 
à  dîner,  s'il  est  en  faveur  auprès  des  ministres, 
et,  dans  un  temps  de  famine,  on  pourrait  bien  re- 
fuser du  pain  aux  hommes  en  disgrâce. 

Les  bonapartistes  avaient  joui  des  hommages 
de  la  société  pendant  leur  règne ,  tout  comme  le 
parti  royaliste  qui  leur  succédait,  et  rien  ne  les 
blessait  autant  que  de  n'occuper  qu'une  place  très- 
secondaire  dans  les  mêmes  salons  où  jadis  ils  do- 
mirfaient.  Les  hommes  de  l'ancien  régime  avaient 
de  plus  sur  eux  l'avantage  que  donnent  la  grâce  et 
l'habitude  des  bonnes  manières  d'autrefois.  Une 
jalousie  constante  subsistait  donc  entre  les  anciens 
et  les  nouveaux  titrés  ;  et  dans  les  hommes  nou- 
veaux, des  passions  plus  fortes  étaient  réveillées 
par  chacune  des  petites  circonstances  que  les  pré- 
tentions diverses  faisaient  naître. 

Le  roi,  cependant,  n'avait  point  rétabli  les  con- 
ditions qu'on  exigeait  sous  l'ancien  régime  pour 
être  reçu  à  la  cour  ;  il  accueillait  avec  une  poli- 
tesse parfaitement  bien  calculée  tous  ceux  qui  lui 
étaient  présentés  ;  mais ,  quoique  les  emplois  ne 
fussent  que  trop  souvent  donnés  aux  ci-  devant 
serviteurs  de  Bonaparte ,  rien  n'était  plus  difficile 
que  de  calmer  des  vanités  qui  étaient  devenues 
avisées.  Dans  la  société  même,  l'on  voulait  que  le 
mélange  des  deux  partis  eût  lieu,  et  chacun  s'y 
prêtait ,  du  moins  en  apparence.  Les  plus  modérés 
dans  leur  parti  étaient  encore  les  royalistes  reve- 
nus avec  le  roi ,  et  qui  ne  l'avaient  pas  quitté  pen- 
dant tout  le  cours  de  son  exil  :  le  comte  de  Bla- 
cas ,  le  duc  de  Grammont ,  le  duc  de  Castries  ,  le 
comte  de  Vaudreuil,  etc.  ;  leur  conscience  leur 
rendant  téjiioignage  qu'ils  avaient  agi  de  la  ma- 
nière la  plus  noble  et  la  plus  désintéressée  selon 
leur  opinion ,  ils  étaient  tranquilles  et  bienveillants. 
Mais  ceux  dont  on  avait  le  plus  de  peine  à  conienir 
l'indignation  vertueuse  contre  le  parti  de  l'usurpa- 
teur, c'étaient  les  nobles  ou  leurs  adhérents,  qui 
avaient  demandé  des  places  à  ce  même  usurpateur 
pendant  sa  puissance ,  et  qui  s'en  étaient  séparés 
bien  nettement  le  jour  de  sa  chute.  L'enthousiasme 
pour  la  légitimité  de  tel  chambellan  de  Madame 
mère,  ou  de  telle  dame  d'atour  de  Madame  sœur , 
ne  connaissait  point  de  bornes  ;  et  certes ,  nous  au- 
tres que  Bonaparte  avait  proscrits  pendant  tout  le 
cours  de  son  règne,  nous  nous  examinions  pour 
savoir  si  nous  n'avions  pas  été  ses  favoris ,  quand 
une  certaine  délicatesse  d'âme  nous  obligeait  à  le 
défendre  contre  les  invectives  de  ceux  qu'il  avait 
comblés  de  bienfaits. 


2GS 


CONSIDERATIOINS 


On  aperçoit  souvent  une  arrogance  contenue 
dans  les  aristocrates  ;  mais  certes  les  bonapartis- 
tes en  avaient  eu  plus  encore  pendant  les  jours 
de  leur  pouvoir  ;  et  du  moins  les  aristocrates  s'en 
tenaient  alors  à  leurs  armes  ordinaires ,  les  airs 
contraints ,  les  politesses  cérémonieuses  ,  les  con- 
versations à  voix  basse  ,  enfin  tout  ce  que  les  yeux 
fins  peuvent  observer ,  mais  que  les  caractères  un 
peu  fiers  dédaignent.  On  pouvait  aisément  deviner 
que  les  royalistes  outrés  se  commandaient  les 
égards  qu'ils  montraient  au  parti  contraire  :  mais 
il  leur  en  coûtait  plus  encore  d'en  témoigner  aux 
amis  de  la  liberté ,  qu'aux  généraux  de  Bonaparte  ; 
et  ces  derniers  obtenaient  d'eux  les  attentions  que 
des  sujets  soumis  doivent  toujours ,  conformément 
à  leur  système,  -  aux  agents  de  l'autorité  royale, 
quels  qu'ils  soient. 

Les  défenseurs  des  idées  libérales ,  également 
opposés  aux  partisans  de  l'ancien  et  du  nouveau 
despotisme ,  auraient  pu  se  plaindre  de  se  voir  pré- 
férer les  flatteurs  de  Bonaparte,  qui  n'offraient 
pour  garantie  à  leur  nouveau  maître  que  le  rapide 
abandon  du  précédent.  Mais  que  leur  importaient 
toutes  les  tracasseries  misérables  de  la  société  ?  11 
se  peut  cependant  que  de  tels  motifs  aient  excité 
les  ressentiments -d'une  certaine  classe  de  gens ,  au 
moins  autant  que  les  intérêts  les  plus  essentiels. 
Mais  était-ce  une  raison  pour  replonger  le  monde 
dans  le  malheur ,  par  le  rappel  de  Bonaparte ,  et 
pour  jouer  l'indépendance  et  la  liberté  de  son  pays 
tout  ensemble .' 

Dans  les  premières  années  de  la  révolution ,  on 
pouvait  souffrir  assez  du  terrorisme  de  la  société, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  et  l'aristocratie  se 
servait  habilement  de  sa  vieille  considération  pour 
déclarer  telle  ou  telle  opinion  hors  de  la  bonne 
compagnie.  Cette  compagnie  par  excellence  exer- 
çait jadis  une  grande  juridiction  :  on  avait  peur 
d'en  être  banni ,  on  désirait  d'y  être  reçu  ,  et  tou- 
tes les  prétentions  les  plus  actives  erraient  autour 
des  grands  seigneurs  et  des  grandes  dames  de  l'an- 
cien régime.  Mais  il  n'existait  presque  plus  rien  de 
pareil  sous  la  restauration;  Bonaparte,  en  imi- 
tant grossièrement  les  cours  ,  en  avait  fini  le  pres- 
tige :  quinze  ans  de  despotisme  militaire  changent 
tout  dans  les  mœurs  d'un  pays.  Les  jeunes  nobles 
participaient  à  l'esprit  de  l'armée  ;  ils  conservaient 
encore  les  bonnes  manières  qu'ils  tenaient  de 
leurs  parents  ,  mais  ils  ne  possédaient  aucune  ins- 
truction sérieuse.  Les  femmes  ne  se  sentent  nulle 
partie  besoin  d'être  supérieures  aux  hommes,  et 
quelques-unes  seulement  s'en  donnaient  la  peine. 
Il  restait  à  Paris  un  très -petit  nombre  de  person- 


nes aimables  de  l'ancien  régime ,  car  les  gens  âgés 
étaient  la  plupart  abattus  par  de  longs  malheurs , 
ou  aigris  par  des  colères  opiniâtres.  La  conversa- 
tion des  hommes  nouveaux  avait  nécessairement 
plus  d'intérêt,  puisqu'ils  avaient  agi ,  puisqu'ils 
allaient  en  avant  des  événements ,  à  la  suite  des- 
quels leurs  adversaires  se  laissaient  à  peine  traî- 
ner. Les  étrangers  recherchaient  plus  volontiers 
ceux  qui  s'étaient  fait  connaître  pendant  la  révolu- 
tion; ainsi,  sous  ce  rapport,  leur  amour-propre 
devait  être  satisfait.  D'ailleurs  l'ancien  empire  de 
la  bonne  compagnie  de  France  consistait  dans  les 
conditions  difficiles  exigées  pour  en  faire  partie,  et 
dans  la  liberté  des  entretiens,  au  milieu  d'une 
société  très-choisie  :  ces  deux  grands  avantages  ne 
pouvaient  plus  se  retrouver. 

Le  mélange  des  rangs  et  des  partis  avait  fait 
adopter  la  méthode  anglaise  des  réunions  nom- 
breuses ;  elle  interdit  le  choix  parmi  les  invités ,  et 
par  conséquent  diminue  de  beaucoup  le  prix  de 
l'invitation.  La  crainte  qu'inspirait  le  gouverne- 
ment impérial  avait  détruit  toute  habitude  d'indé- 
pendance dans  la  conversation  ;  les  Français ,  sous 
ce  gouvernement ,  étaient  presque  tous  devenus 
diplomates ,  de  façon  que  la  société  se  passait  en 
propos  insignifiants,  et  qui  ne  rappelaient  nulle- 
ment l'esprit  audacieux  de  la  France.  On  n'a- 
vait assurément  rien  à  craindre  en  1814  ,  sous 
Louis  XVIII,  mais  l'habitude  de  la  réserve  était 
prise,  et  d'ailleurs  les  courtisans  voulaient  qu'il 
fût  du  bon  ton  de  ne  pas  parler  politique  ,  de  ne 
traiter  aucun  sujet  sérieux  :  ils  espéraient  refaire 
ainsi  la  nation  frivole,  et  par  conséquent  soumise; 
mais  le  seul  résultat  qu'ils  obtinssent ,  c'était  de 
rendre  les  entretiens  insipides,  et  de  se  priver  de 
tout  moyen  de  connaître  la  véritable  opinion  de 
chacun. 

Une  société  si  peu  piquante  était  pourtant  un 
objet  singulier  de  jalousie  pour  un  grand  nombre 
de  courtisans  de  Bonaparte;  et  de  leurs  mains  vi- 
goureuses ils  auraient  volontiers,  comme  Samson, 
renversé  l'édifice  ,  afin  de  faire  tomber  la  salle  dans 
laquelle  ils  n'étaient  pas  admis  au  festin.  Les  gé- 
néraux qu'illustraient  des  batailles  gagnées  vou- 
laient être  gentilshommes  de  la  chambre ,  et  que 
leurs  femmes  fussent  dames  du  palais  :  singulière 
ambition  pour  un  guerrier,  qui  se  prétend  le  défen-- 
seur  de  la  liberté!  Qu'est-ce  donc  que  cette  liberté? 
Est-ce  seulement  les  biens  nationaux  ,  les  grades 
militaires  et  les  emplois  civils  ?  Est-ce  l'argent  et 
le  pouvoir  de  quelques  hommes ,  plutôt  que  de 
quelques  autres ,  dont  il  s'agit  ?  ou  bien  est-on 
chargé  de  la  noble  mission  d'introduire  en  France 


SUR  LA  REVOLUïlOiN  FRANÇAISE. 


2G9 


le  sentiment  de  la  justice ,  la  dignité  dans  toutes 
les  classes ,  la  fixité  dans  les  principes ,  le  res- 
pect pour  les  lumières  et  pour  le  mérite  per- 
sonnel ? 

Néanmoins  il  eût  été  plus  politique  de  donner  à 
ces  généraux  des  places  de  chambellan,  puisque 
tel  était  leur  désir  ;  mais ,  en  vérité ,  les  vainqueurs 
de  l'Europe  auraient  dû  se  trouver  embarrassés  de 
la  vie  de  courtisan ,  et  ils  pouvaient  bien  permettre 
que  le  roi  continuât  ^  vivre  dans  son  intérieur 
avec  ceux  dont  il  avait  pris  l'habitude  pendant  de 
longues  années  d'exil.  Qu'importe,  en  Angleterre, 
que  tel  ou  tel  homme  soit  dans  la  maison  du  roi  ? 
Ceux  qui  se  vouent  à  cette  carrière  ne  se  mêlent 
d'ordinaire  eu  rien  des  affaires  publiques ,  et  l'on 
n'a  pas  ouï  dire  que  les  Fox  et  les  Pitt  fussent 
bien  désireux  de  remplir  ainsi  leur  temps.  C'est 
Napoléon  qui  pouvait  seul  faire  entrer  dans  la  tête 
des  soldats  de  la  république  toutes  ces  fantaisies 
de  bourgeois  gentilshommes,  qui  les  assujettissaient 
nécessairement  à  la  faveur  des  cours.  Qu'au- 
raient dit  Dugommier,  Hoche,  Joubert,  Dam- 
pierre  ,  et  tant  d'autres  qui  ont  péri  pour  l'indé- 
pendance de  leur  pays,  si,  pour  récompense  de 
leur  victoire ,  on  leur  eût  offert  une  place  dans  la 
maison  d'un  prince,  quel  qu'il  fût?  Mais  les 
hommes  formés  par  Bonaparte  ont  toutes  les  pas- 
sions de  la  révolution,  et  toutes  les  vanités  de 
l'ancien  régime;  pour  obtenir  le  sacrifice  de  ces 
petitesses,  il  n'existait  qu'un  moyen,  c'était  d'y 
substituer  de  grands  intérêts  nationaux. 

Enfin,  l'étiquette  des  cours  dan§  toute  sa  ri- 
gueur ne  peut  guère  se  rétablir  dans  un  pays  qui 
s'en  est  déshabitué.  Si  Bonaparte  n'avait  pas  mêlé  la 
vie  des  camps  à  tout  cela,  personne  ne  l'aurait 
supporté.  Henri  IV  vivait  familièrement  avec  tou- 
tes les  personnes  distinguées  de  son  temps;  et 
Louis  XI  lui-même,  Louis  XI  soupait  chez  les 
bourgeois ,  et  les  invitait  à  sa  table.  L'empereur 
de  Russie ,  les  archiducs  d'Autriche ,  les  princes 
de  la  maison  de  Prusse,  ceux  d'Angleterre,  enfin 
tous  les  souverains  de  l'Europe,  vivent,  à  quel- 
ques égards,  comme  de  simples  particuliers.  En 
France,  au  contraire,  les  princes  de  la  famille 
royale  ne  sortent  presque  jamais  du  cercle  de  la 
cour.  L'étiquette ,  telle  qu'elle  existait  jadis ,  est 
tout  à  fait  en  contradiction  avec  les  mœurs  et  les 
opinions  du  siècle;  elle  a  le  double  inconvénient  de 
prêter  au  ridicule ,  et  cependant  d'exciter  l'envie. 
On  ne  veut  être  exclu  de  rien  en  France,  pas 
même  des  distinctions  dont  on  se  moque;  et, 
comme  on  n'a  point  encore  de  route  grande  et 
publique  pour  servir  l'État ,  on  s'agite  sur  toutes 


les  disputes  auxquelles  peut  donner  lieu  le  code 
civil  des  entrées  à  la  cour.  On  se  hait  pour  les 
opinions  dont  la  vie  peut  dépendre .  mais  on  se 
hait  encore  plus  pour  toutes  les  combinaisons 
d'amour-propre  que  deux  règnes  et  deux  noblesses 
ont  développées  et  multipliées.  Les  Français  sont 
devenus  si  difficiles  à  contenter  par  l'accroisse- 
ment infini  des  prétentions  de  toutes  les  classes, 
qu'une  constitution  représentative  est  aussi  néces- 
saire au  gouvernement,  pour  le  délivrer  des  ré- 
clamations sans  nombre  des  individus,  qu'aux 
individus,  pour  les  préserver  de  l'arbitraire  du 
gouvernement. 

CHAPITRE  XI. 

Du  système  qu'il  fallait  suivre  en  1814  pour 
maintenir  la  maison  de  Bourbon  sur  le  trône 
de  France. 

Beaucoup  de  personnes  croient  que  si  Napoléon 
ne  fût  point  revenu ,  les  Bourbons  n'avaient  rien  à 
redouter.  Je  ne  le  pense  pas;  mais,  il  faut  en  con- 
venir du  moins,  c'était  un  terrible  prétendant 
qu'un  tel  homme  ;  et ,  si  la  maison  d'Hanovre  a 
pu  craindre  le  prince  Edouard ,  il  était  insensé  de 
laisser  Bonaparte  dans  une  situation  qui  l'invitait , 
pour  ainsi  dire ,  à  former  des  projets  audacieux. 

M.  de  Talleyrand,  en  reprenant,  dans  le  congrès 
de  Vienne ,  presque  autant  d'ascendant  sur  les  af- 
faires de  l'Europe  que  la  diplomatie  française  en 
avait  exercé  sur  Bonaparte,  a  certainement  donné 
une  très-grande  preuve  de  son  adresse  personnelle  ; 
mais  le  gouvernement  de  France  ayant  changé  de 
nature ,  devait-il  se  mêler  des  affaires  d'Allema- 
gne ?  Les  justes  ressentiments  de  la  nation  alle- 
mande n'étaient-ils  pas  encore  trop  récents  pour 
être  effacés?  Le  premier  devoir  des  ministres 
du  roi  était  donc  de  demander  au  congrès  de 
Vienne  l'éloignement  de  Bonaparte.  Comme  Caton 
dans  le  sénat  de  Rome,  lorsqu'il  répétait  sans 
cesse  :  Il  faut  détruire  Carthage ,  les  ministres 
de  France  devaient  mettre  à  part  tout  autre  in- 
térêt ,  jusqu'à  ce  que  Napoléon  ne  fût  plus  en  re- 
gard de  la  France  et  de  l'Italie. 

C'était  sur  la  côte  de  Provence  que  les  hommes 
zélés  pour  la  cause  royale  pouvaient  être  utiles  à 
leur  pays  ,  en  le  préservant  de  Bonaparte.  Le  sim- 
ple bon  sens  des  paysans  suisses ,  je  m'en  souviens, 
les  portait  à  prédire ,  pendant  la  première  année 
de  la  restauration ,  que  Bonaparte  reviendrait. 
Chaque  jour,  dans  la  société,  l'on  essayait  d'en 
convaincre  ceux  qui  pouvaient  se  faire  écouter  à 
la  cour;  mais  comme  l'étiquette,  qui  ne  règne 


270 


CONSIDERATIONS 


qu'en  France,  ne  permet  pas  d'approcher  le  mo- 
narque ,  et  que  la  gravité  ministérielle ,  autre  in- 
conséquence pour  les  temps  actuels,  éloignait 
des  chefs  de  l'État  ceux  qui  auraient  pu  leur 
apprendre  ce  qui  se  passait,  une  imprévoyance 
sans  exemple  a  perdu  la  patrie.  Toutefois ,  quand 
Bonaparte  ne  serait  pas  débarqué  à  Cannes,  le 
système  suivi  par  les  ministres,  ainsi  que  nous 
avons  tâché  de  le  démontrer,  avait  déjà  compro- 
mis la  restauration,  et  laissait  le  roi  sans  forcé 
réelle  au  milieu  de  la  France.  Examinons  d'abord 
la  conduite  que  le  gouvernement  devait  tenir  en- 
vers chaque  parti,  et  concluons,  en  rappelant 
les  principes  d'après  lesquels  il  fallait  diriger  les 
affaires  et  choisir  les  hommes. 

L'armée  était,  dit-on,  difficile  à  ramener.  Sans 
doute,  si  l'on  voulait  garder  encore  une  armée 
propre  à  conquérir  l'Europe  et  à  établir  le  despo- 
tisme dans  l'intérieur,  cette  armée  devait  préférer 
Bonaparte,  comme  chef  niihtaire ,  aux  princes  de 
de  la  maison  de  Bourbon;  rien  ne  pouvait  changer 
cette  disposition.  Mais  si ,  tout  en  payant  exacte- 
ment les  appointements  et  les  pensions  des  guer- 
riers qui  ont  donné  tant  d'éclat  au  nom  français, 
on  eût  fait  connaître  à  l'armée  qu'on  n'avait  ni 
peur,  ni  besoin  d'elle,  puisqu'on  était  décidé  à 
prendre  pour  guide  une  politique  purement  libérale 
et  pacifique;  si ,  îoin  d'insinuer  tout  bas  aux  offi- 
ciers qu'on  leur  saurait  bien  bon  gré  d'appuyer  les 
empiétements  de  l'autorité,  on  leur  avait  dit  que 
le  gouvernement  constitutionnel ,  ayant  le  peuple 
pour  lui,  voulait  tendre  à  diminuer  les  troupes  de 
ligne,  à  transformer  les  soldats  en  citoyens,  et  à 
changer  l'activité  guerrière  en  émulation  civile ,  les 
officiers  pendant  quelque  temps  encore  auraient 
regretté  leur  importance  passée  :  mais  la  nation , 
dont  ils  font  partie,  plus  que  dans  aucune  autre 
armée,  puisqu'ils  sont  pris  dans  toutes  les  classes, 
cette  nation ,  satisfaite  de  sa  constitution  et  ras- 
surée sur  ce  qu'elle  craint  le  plus  au  monde ,  le  re- 
tour des  privilèges  des  nobles  et  du  clergé,  aurait 
calmé  les  militaires,  au  lieu  de  les  irriter  par  ses 
inquiétudes.  Il  ne  fallait  pas  viser  à  imiter  Eona- 
parte  pour  plaire  à  l'armée;  on  ne  saurait,  dans 
cet  inutile  effort,  se  donner  que  du  ridicule  ;  mais 
en  adoptant  un  genre  à  soi  tout  différent ,  même 
tout  opposé,  on  pouvait  obtenir  le  respect  qui  naît 
de  la  justice  et  de  l'obéissance  à  la  loi  ;  cette  route- 
là,  du  moins,  n'était  pas  usée  par  les  traces  de 
Bonaparte. 

Quant  aux  émigrés,  dont  les  biens  sont  confisqués, 
on  aurait  pu,  ainsi  qu'on l'afait en  1814,  demander 
quelquefois  encore  une  somme  extraordinaire  au 


corps  législatif,  pour  acquitter  les  dettes  person- 
nelles du  roi  ;  et  comme,  sans  le  retour  de  Bona- 
parte, on  n'aurait  point  eu  de  tributs  à  payer  au 
étrangers ,  les  députés  se  seraient  prêtés  aux  désirs 
du  monarque,  en  respectant  l'usage  qu'il  voulait 
faire  d'un  supplément  accidentel  à  sa  liste  civile  '. 
Qu'on  se  le  demande  avec  sincérité,  si  en  Angle- 
terre ,  lorsque  la  cause  des  royalistes  semblait  dé- 
sespérée, on  avait  dit  aux  émigrés  :  Louis  XVIIl 
remontera  sur  le  trône  de  France,  mais  à  condition 
de  s'en  tenir  au  pouvoir  du  roi  d'Angleterre;  et 
vous  qui  rentrerez  avec  lui,  vous  obtiendrez  tous 
les  dédommagements  et  toutes  les  faveurs  qu'un 
monarque  selon  vos  vœux  pourra  vous  accorder  ; 
mais ,  si  vous  retrouvez  de  la  fortune ,  ce  sera  par 
ses  dons,  et  non  à  titre  de  droits;  et,  si  vous  ac- 
quérez du  pouvoir,  ce  sera  par  vos  talents  person- 
nels, et  non  par  des  privilèges  de  classe  :  n'au- 
raient-ils pas  souscrit  à  ce  traité .''  Pourquoi  donc 
se  laisser  enivrer  par  un  moment  de  prospérité  ?  et 
si ,  je  me  plais  à  le  répéter,  Henri  IV  qui  avait  été 
protestant ,  et  Sully  qui  l'était  resté ,  savaient  con- 
tenir les  prétentions  de  leurs  compagnons  d'armes, 
pourquoi  les  ministres  de  Louis  XVIII  n'avaient-ils 
pas  aussi  l'art  de  gouverner  les  dangereux  amis 
que  Louis  XVI  avait  désignés  lui-même  dans  son 
testament  comme  lui  ayant  beaucoup  nui  par  un 
zèle  mal  entendu  ? 

Le  clergé  existant,  ou  plutôt  celui  qu'on  vou- 
lait rétablir,  était  une  autre  difficulté  qui  se  pré- 
sentait dès  la  première  année  de  la  restauration. 
La  conduite  du  gouvernement  doit  être  la  même 
envers  le  clergé  qu'envers  toutes  les  classes  :  tolé- 
rance et  liberté,  à  partir  des  choses  telles  qu'elles 
sont.  Si  la  nation  veut  un  clergé  riche  et  puissant, 
en  France  elle  saura  bien  le  rétablir  ;  mais  si  per- 
sonne ne  le  souhaite,  c'est  aliéner  de  plus  en  plus 
la  disposition  des  Français  à  la  piété,  que  de  leur 
présenter  la  religion  comme  un  impôt,  et  les  prê- 
tres comme  des  gens  qui  veulent  s'enrichir  aux 
dépens  du  peuple.  On  rappelle  sans  cesse  les  per- 
sécutions que  les  ecclésiastiques  ont  éprouvées 
pendant  la  révolution.  C'était  un  devoir  de  les 
servir  alors  autant  qu'on  en  avait  les  moyens,  mais 
le  rétablissement  de  l'influence  politique  du  clergé 

'  Le  roi  donna  l'ordre,  en  1815,  que  sur  ce  supplément  les 
deux  millions  déposés  par  mon  père  au  trésor  royal  fussent 
restitués  à  sa  famille,  et  cet  ordre  devait  être  exécuté  à  l'é- 
poque même  du  débarquement  de  Bonaparte.  La  justice  de 
notre  réclamation  ne  saurait  être  contestée;  mais  je  n'en  ad- 
mire pas  moins  la  conduite  du  roi ,  qui ,  portant  l'écono- 
mie dans  plusieurs  de  ses  dépenses  personnelles,  ne  vou- 
lait point  relrancher  celles  que  l'équité  recommandait.  Depuis 
le  retour  de  Sa  Majesté,  le  capital  de  deux  millions  nous  a  été 
payé  en  une  inscription  de  cent  mille  livres  de  rente  sur  le 
{^rand  Uvre.  (  Note  de  l'auteur.  ) 


SUR  LA  REVOLOTIOIS  FRANÇAISE. 


271 


n'a  point  de  rapport  avec  la  juste  pitié  qu'ont  ins- 
pirée les  souffrances  des  prêtres  :  ii  en  est  de  même 
de  la  noblesse  ;  ses  privilèges  ne  doivent  point  lui 
être  rendus  en  compensation  des  injustices  dont 
elle  a  été  l'objet.  De  même  aussi ,  parce  que  le  sou- 
venir de  Louis  XVI  et  de  sa  famille  inspire  un  in- 
térêt profond  et  déchirant,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
le  pouvoir  absolu  soit  la  consolation  nécessaire  qu'il 
faille  donner  à  ses  descendants.  Ge  serait  imiter 
Achille  qui  faisait  immoler  des  esclaves  sur  le 
tombeau  de  Patrocle. 

La  nation  existe  toujours  :  c'est  elle  qui  ne 
meurt  point  ;  et  les  institutions  qu'il  lui  faut  ne 
peuvent  lui  être  ôtées  sous  aucun  prétexte.  Quand 
on  peint  les  horreurs  qui  se  sont  commises  en 
France,  seulement  avec  l'indignation  qu'elles  doi- 
vent inspirer,  tout  le  monde  s'y  associe  ;  mais , 
quand  on  en  fait  un  moyen  d'exciter  à  la  haine 
contre  la  liberté ,  on  dessèche  les  larmes  que  les 
regrets  spontanés  auraient  fait  couler. 

Le  grand  problème  que  les  ministres  avaient  à 
résoudre  en  1814,  ils  pouvaient  l'étudier  dans  l'his- 
toire d'Angleterre.  Il  fallait  prendre  pour  modèle 
la  conduite  de  la  maison  d'Hanovre ,  et  non  celle 
des  Stuarts. 

Mais ,  dira-t-on ,  quels  effets  merveilleux  aurait 
donc  produits  la  constitution  anglaise  en  France, 
puisque  la  charte  qui  s'en  rapproche  ne  nous  a 
point  sauvés?  D'abord  on  aurait  eu  plus  de  con- 
fiance dans  la  durée  même  de  la  charte ,  si  elle  eût 
été  fondée  sur  un  pacte  avec  la  nation,  et  si  l'on 
n'avait  pas  vu  la  famille  royale  entourée  de  per- 
sonnes qui  professaient,  pour  la  plupart,  des  prin- 
cipes inconstitutionnels.  Personne  n'a  voulu  bâtir 
sur  un  terrain  aussi  mouvant,  et  les  factions  sont 
restées  debout  pour  attendre  la  chute  de  l'édifice. 

Il  importait  d'établir  des  autorités  locales  dans 
les  villes  et  dans  les  villages,  de  créer  des  intérêts 
politiques  dans  les  provinces ,  afin  de  diminuer 
l'ascendant  de  Paris ,  où  l'on  veut  tout  obtenir  par 
la  faveur.  On  pouvait  faire  renaître  le  besoin  de 
l'estime  chez  des  individus  qui  s'en  sont  terrible- 
ment passés ,  en  leur  rendant  nécessaire  le  suffrage 
de  leurs  concitoyens  pour  être  députés.  Une  élec- 
tion nombreuse  pour  la  chambre  des  représentants 
(  six  cents  députés  au  moins  :  la  chambre  des  com- 
munes d'Angleterre  en  a  davantage  )  aurait  donné 
plus  de  considération  au  corps  législatif,  et  par 
conséquent  beaucoup  de  personnes  honorables  se 
seraient  vouées  à  cette  carrière.  On  a  reconnu  que 
la  condition  d'âge ,  fixée  à  quarante  ans ,  étouffait 
toute  espèce  d'émulation.  Mais  les  ministres  crai- 
gnaient avant  tout  les  assemblées  délibérantes  ;  et. 


s'en  tenant  à  leur  ancienne  connaissance  des  pre- 
miers événements  de  la  révolution  ,  c'est  contre  la 
liberté  de  la  tribune  qu'ils  dirigeaient  tous  leurs 
efforts.  Ils  ne  s'apercevaient  pas  que ,  dans  un  État 
qui  s'est  enivfé  de  l'esprit  militaire,  la  tribune  est 
une  garantie ,  au  lieu  d'être  un  danger ,  puisqu'elle 
relève  la  puissance  civile. 

Pour  augmenter  autant  qu'on  le  pouvait  l'in- 
fluence de  la  chambre  des  pairs,  l'on  ne  devait 
point  s'astreindre  à  conserver  tous  les  anciens  sé- 
nateurs ,  s'ils  n'avaient  pas  des  droits  à  cet  honneur 
par  leur  mérite  personnel.  La  pairie  devait  être 
héréditaire,  et  composée  sagement  des  anciennes 
familles  de  France  qui  lui  donnaient  de  la  dignité, 
et  des  hommes  qui  s'étaient  acquis  un  nom  hono- 
rable dans  la  carrière  militaire  ou  civile.  Les  nou- 
veaux auraient  tiré  du  lustre  des  anciens,  et  les 
anciens  des  nouveaux;  c'est  ainsi  qu'on  aurait 
marché  vers  cette  fusion  constitutionnelle  des 
classes ,  sans  laquelle  il  n'y  a  jamais  que  de  l'ar- 
rogance d'une  part,  et  de  la  subalternité  de  l'autre. 

Il  importait  aussi  de  ne  point  condamner  la 
chambre  des  pairs  à  délibérer  en  secret  :  c'était  lui 
ôter  le  plus  sûr  moyen  d'acquérir  de  l'ascendant 
sur  les  esprits.  La  chambre  des  députés,  qui  n'avait 
cependant  aucun  titre  vraiment  populaire,  puis- 
qu'elle n'était  point  élue  directement ,  exerçait  plus 
de  pouvoir  sur  l'opinion  que  la  -ihambre  des  pairs , 
par  cela  seul  qu'on  connaissait  et  qu'on  entendait 
ses  orateurs. 

Enfin ,  les  Français  veulent  le  renom  et  le  bon- 
heur attachés  à  la  constitution  anglaise,  et  cet  es- 
sai vaut  bien  la  peine  d'être  tenté;  mais  le  système 
étant  admis,  il  importe  d'y  conformer  les  discours^ 
les  institutions  et  les  usages.  Car  il  en  est  de  la 
liberté  comme  de  la  religion  ;  toute  hypocrisie  dans 
une  belle  chose  révolte  plus  que  son  abjuration 
complète.  Aucune  adresse  ne  devait  être  reçue, 
aucune  proclamation  ne  devait  être  faite,  qui  ne 
rappelât  formellement  le  respect  pour  la  constitu- 
tion aussi  bien  que  pour  le  trône.  La  superstition 
de  la  royauté,  comme  toutes  les  autres,  éloigne 
ceux  que  la  simplicité  du  vrai  aurait  captivés. 

L'éducation  publique ,  non  celle  qui  était  confiée 
aux  ordres  religieux,  à  laquelle  on  ne  peut  reve- 
nir, mais  une  éducation  libérale,  l'établissement 
d'écoles  d'enseignement  mutuel  dans  tous  les  dé- 
partements, les  universités,  l'école  polytechnique, 
tout  ce  qui  pouvait  rendre  à  la  France  l'éclat  des 
lumières ,  devait  être  encouragé  sous  le  gouverne- 
ment d'un  prince  aussi  éclairé  que  Louis  XVIII. 
C'était  ainsi  qu'on  pouvait  détourner  les  esprits 
de  l'enthousiasme   militaire,   et  compenser  pouis 


272 


CONSIDERATIONS 


la  nation  la  perte  de  cette  fatale  gloire  qui  fait 
tant  de  mal ,  soit  qu'on  l'obtienne,  soit  qu'on  la  perde. 

Aucun  acte  arbitraire ,  et  nous  insisterons  avec 
bonheur  sur  ce  fait,  aucun  acte  arbitraire  n'a  été 
commis  pendant  la  première  année  de  la  restaura- 
tion. Mais  l'existence  de  la  police ,  formant  un  mi- 
nistère comme  sous  Bonaparte,  était  en  désaccord 
avec  la  justice  et  la  douceur  du  gouvernement 
royal.  La  principale  fonction  de  cette  police  était, 
comme  nous  l'avons  dit,  la  censure  des  journaux, 
et  leur  esprit  était  détestable.  En  supposant  que 
cette  surveillance  fût  nécessaire,  au  moins  fallait- 
il  choisir  les  censeurs  parmi  les  députés  et  les 
pairs;  mais  c'était  violer  tous  les  principes  du 
gouvernement  représentatif,  que  de  remettre  aux 
ministres  eux-mêmes  la  direction  de  l'opinion  qui 
doit  les  juger  et  les  éclairer.  Si  la  liberté  de  la 
presse  avait  existé  en  France ,  j'ose  affirmer  que 
Bonaparte  ne  serait  point  revenu;  on  aurait  signalé 
le  danger  de  son  retour  de  manière  à  dissiper  les 
illusions  opiniâtres,  et  la  vérité  aurait  servi  de 
guide,  au  lieu  de  produire  une  expulsion  funeste. 

Enfin,  le  choix  des  ministres,  c'est-à-dire,  du 
parti  dans  lequel  il  fallait  les  chercher,  était  la 
condition  la  plus  importante  pour  mettre  en  sû- 
reté la  restauration.  Dans  les  temps  où  les  esprits 
sont  occupés  des  débats  politiques,  comme  ils  l'é- 
taient jadis  des  querelles  religieuses,  l'on  ne  peut 
gouverner  les  nations  libres  qu'à  l'aide  des  hommes 
qui  sont  d'accord  avec  les  opinions  de  la  majorité: 
je  commencerai  donc  par  signaler  ceux  qu'on  de- 
vait exclure,  avant  de  désigner  ceux  qu'il  fallait 
prendre. 

Aucun  des  hommes  qui  ont  commis  un  crime 
dans  la  révolution,  c'est-à-dire,  versé  le  sang  in- 
nocent, ne  peut  être  utile  en  rien  à  la  France.  Le 
public  les  repousse ,  et  leur  propre  inquiétude  les 
fait  dévier  en  tous  les  sens.  Repos  pour  eux ,  sé- 
curité; car,  nul  ne  peut  dire  ce  qu'il  aurait  fait 
dans  de  si  grandes  tourmentes.  Celui  qui  n'a  pas 
su  tirer  sa  conscience  et  son  honneur  intacts  de 
quelque  lutte  que  ce  soit,  peut  encore  être  assez 
adroit  pour  se  servir  lui-même,  mais  ne  peut  ja- 
mais servir  sa  patrie. 

Parmi  ceux  qui  ont  pris  une  part  active  au  gou- 
vernement de  Napoléon,  un  grand  nombre  de  mili- 
taires ont  des  vertus  qui  honorent  la  France; 
quelques  administrateurs  possèdent  de  rares  talents 
dont  on  peut  tirer  avantage;  mais  les  principaux 
chefs ,  mais  les  favoris  du  pouvoir ,  ceux  qui  se  sont 
enrichis  par  la  servitude,  ceux  qui  ont  livré  la 
France  à  cet  homme  qui  l'aurait  respectée  peut- 
être,  s'il  avait  rencontré  quelque  obstacle  à  son 


ambition,  quelque  fierté  dans  ses  alentours,  il 
n'est  point  de  choix  plus  nuisibles  à  la  dignité, 
comme  à  la  sûreté  de  la  couronne;  s'il  est  dans  le 
système  des  bonapartistes  de  servir  toujours  la 
puissance,  s'ils  apportent  leur  science  de  despo- 
tisme au  pied  de  tous  les  trônes,  d'antiques  vertus 
doivent-elles  s'allier  avec  leur  corruption?  Si  l'on 
voulait  repousser  toute  liberté,  mieux  aurait  valu 
alors  s'appuyer  sur  les  royalistes  purs,  qui  du 
moins  étaient  sincères  dans  leur  opinion,  et  se  fai- 
saient un  article  de  foi  du  pouvoir  absolu  ;  mais 
ces  hommes  dégagés  de  tout  scrupule  politique, 
comment  compter  sur  leurs  promesses?  Ils  ont  de 
l'esprit,  dit-on;  ah!  qu'il  soit  maudit,  l'esprit,  s'il 
dispense  d'un  seul  sentiment  vrai ,  d'un  seul  acte 
de  moralité.droit  et  ferme!  Et  de  quelle  utilité  sont 
donc  les  facultés  de  ceux  qui  vous  accablent ,  quand 
vous  succombez?  Qu'un  grain  noir  se  montre  sur 
l'horizon,  par  degrés  leur  physionomie  perd  son 
empressement  gracieux  ;  ils  commencent  à  raison- 
ner sur  les  fautes  qu'on  a  commises;  ils  accusent 
leurs  collègues  amèrement,  et  font  des  lamenta- 
tions doucereuses  sur  leur  maître;  enfin,  par  une 
métamorphose  graduée ,  ils  se  changent  en  ennemis, 
ceux  qui  naguère  avaient  égaré  les  princes  par  leurs 
flatteries  orientales. 

Après  avoir  prononcé  ces  exclusions,  il  ne  reste, 
et  c'est  un  grand  bien;  il  ne  reste,  dis-je,  à  choisir 
que  des  amis  de  la  liberté ,  soit  ceux  qui  ont  con- 
servé cette  opinion  sans  la  souiller,  depuis  1789, 
soit  ceux  qui ,  plus  jeunes ,  la  suivent  maintenant, 
qui  l'adoptent  au  milieu  des  efforts  que  l'on  fait 
pour  l'étouffer,  génération  nouvelle  quiVest  mon- 
trée dans  ces  derniers  temps ,  et  sur  laquelle  l'ave- 
nir repose. 

De  tels  hommes  sont  appelés  à  terminer  la  ré- 
volution par  la  liberté ,  et  c'est  le  seul  dénoûmenî 
possible  à  cette  sanglante  tragédie.  Tous  les  efforts 
pour  remonter  le  torrent  feront  chavirer  la  bar- 
que; mais  faites  entrer  ce  torrent  dans  des  ca- 
naux, et  toute  la  contrée  qu'il  ravageait  sera  fer- 
tilisée. 

Un  ami  de  la  liberté ,  ministre  du  roi ,  respecte- 
rait le  chef  suprême  de  la  nation ,  et  serait  fidèle 
au  monarque  constitutionnel ,  à  la  vie  et  à  la  mort  ; 
mais  il  renoncerait  à  ces  flatteries  officieuses  qui 
nuisent  à  la  vérité ,  au  lieu  d'accroître  l'attachement. 
Beaucoup  de  souverains  de  l'Europe  sont  trè.s-obéis, 
sans  exiger  l'apothéose.  Pourquoi  donc  en  France 
les  écrivains  la  prodiguent-ils  en  toute  occasion? 
Un  ami  de  la  liberté  ne  souffrirait  jamais  que  la 
France  fût  insultée  par  aucun  homme  qui  dépendît 
en  rien  de  l'autorité.  N'entend-on  pas  dire  à  quel- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRAlNÇàîSE. 


273 


(jues  émigrés  que  le  roi  seul  est  la  patrie ,  qu'on  ne 
peut  se  fier  aux  Français,  etc.?  Quelle  est  la  consé- 
quence de  ces  propos  insensés?  quelle  est-elle? 
Qu'il  faut  gouverner  la  France  par  des  armées 
étrangères.  Quel  blasphème!  quel  attentat!  Sans 
doutes  ces  armées  sont  plus  fortes  que  nous  main- 
tenant, mais  elles  n'auraient  jamais  l'assentiment 
volontaire  d'un  cœur  français;  et,  à  quelque  état 
que  Bonaparte  ait  réduit  la  France,  il  y  a  dans  un 
ministre,  ami  de  la  liberté,  telle  dignité  de  carac- 
tère, tel  amour  pour  son  pays,  tel  noble  respect 
pour  le  monarque  et  pour  la  loi ,  qui  écarteraient 
toutes  les  arrogances  de  la  force  armée ,  quels 
qu'en  fussent  les  chefs.  De  tels  ministres,  ne  se 
permettant  jamais  un  acte  arbitraire,  ne  seraient 
point  dans  la  dépendance  du  militaire;  car,  c'est 
bien  plus  pour  établir  le  despotisme  que  pour  dé- 
fendre le  pays ,  que  les  divers  partis  ont  courtisé 
les  troupes  de  ligne.  Bonaparte ,  comme  dans  les 
siècles  de  barbarie,  prétendait  que  tout  le  secret 
de  l'ordre  social  consistait  dans  les  baïonnettes. 
Comment  sans  elles,  dira-t-on,  pourriez-vous faire 
marcher  ensemble  les  protestants  et  les  catholiques, 
les  républicains  et  les  Vendéens?  Tous  ces  éléments 
de  discorde  existaient  sous  des  noms  différents  en 
Angleterre,  en  1688;  mais  l'invincible  ascendant 
d'une  constitution  mise  à  flot  par  des  pilotes  ha- 
biles et  sincères,  a  tout  soumis  à  la  loi. 

Une  assemblée  de  députés  vraiment  élus  par  la 
nation  exerce  une  puissance  majestueuse;  et  les 
ministres  du  monarque  dans  l'âme  desquels  on  sen- 
tira l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté,  trouveront 
partout  des  Français  qui  les  aideront,  même  à  leur 
insu;  parce  qu'alors  les  opinions,  et  non  les  inté- 
rêts ,  formeront  le  lien  entre  le  gouvernement  et  les 
gouvernés.  Mais  si  vous  chargez,  ne  cessons  de  le 
répéter,  les  individus  qui  haïssent  les  institutions 
libres,  de  les  faire  marcher,  quelque  honnêtes 
qu'ils  soient,  quelque  résolus  qu'ils  puissent  être  à 
tenir  leur  promesse,  sans  cesse  le  désaccord  se  fera 
sentir  entre  leur  penchant  involontaire  et  leur  im- 
périeux devoir. 

Les  artistes  du  xvii*  siècle  ont  peint  Louis  XIV 
en  Hercule,  avec  une  grande  perruque  sur  la  tête; 
les  doctrines  surannées ,  reproduites  à  la  tribune 
populaire,  n'offrent  pas  une  moindre  disparate. 
Tout  cet  édifice  des  vieux  préjugés  qu'on  veut  ré- 
tablir en  France ,  n'est  qu'un  château  de  cartes  que 
le  premier  souffle  de  vent  doit  abattre.  Il  n'y  a  que 
deux  forces  à  compter  dans  ce  pays  :  l'opinion  ^qui 
veut  la  liberté ,  et  les  troupes  étrangères  qui  obéis- 
sent à  leurs  souverains  :  tout  le  reste  n'est  que 
bavardage. 


Ainsi  donc,  dès  qu'un  ministre  dira  que  ses  con- 
citoyens ne'sont  pas  faits  pour  être  libres,  accep- 
tez cet  acte  d'humilité,  pour  sa  part  de  Français, 
comme  une  démission  de  sa  place  ;  car  le  ministre 
qui  peut  nier  le  vœu  presque  universel  de  la  France, 
la  connaît  trop  mal  pour  être  capable  de  diriger  ses 
affaires. 

CHAPITRE  XIL 

Quelle  devait  être  la  conduite  des  amis  de  la 
liberté,  en  1814. 

Les  amis  de  la  liberté,  nous  l'avons  dit,  pou- 
vaient seuls  servir  d'une  manière  efficace  à  l'é- 
tablissement de  la  monarchie  constitutionnelle 
en  1814;  mais  quel  parti  devaient -ils  prendre  à 
cette  époque  ?  Cette  question,  non  moins  impor- 
tante que  la  première ,  mérite  aussi  d'être  traitée. 
Nous  la  discuterons  sans  détours ,  puisque  nous 
sommes  nous-mêmes  persuadés  qu'il  était  du  de- 
voir de  tout  bon  Français  de  défendre  la  restau- 
ration et  la  charte  constitutionnelle. 

Charles  Fox,  dans  son  histoire  des  deux  derniers 
rois  de  la  maison  des  Stuarts ,  dit  qu'une  restau- 
ration est  d'ordinaire  la  plus  dangereuse  et  la 
plus  mauvaise  de  toutes  les  révolutions.  Il  avait 
raison ,  en  appliquant  cette  maxime  aux  deux  rè- 
gnes de  Charles  II  et  de  Jacques  II ,  dont  il  écri- 
vait l'histoire;  il  voyait  d'une  part  une  dynastie 
nouvelle  qui  devait  sa  couronne  à  la  liberté,  tan- 
dis que  l'ancienne  avait  cru  qu'on  la  dépouillait  de 
son  droit  naturel,  en  limitant  le  pouvoir  absolu, 
et  s'était  en  conséquence  vengée  de  tous  ceux  qui 
en  avaient  eu  la  pensée.  Le  principe  de  l'hérédité , 
si  indispensable  en  général  au  repos  des  États  ,  y 
nuisait  nécessairement  dans  cette  circonstance. 
Les  Anglais  ont  donc  fait  très-sagement  d'appeler 
au  trône  la  branche  protestante  ;  leur  constitution 
ne  se  serait  jamais  établie  sans  ce  changement. 
Mais,  quand  le  hasard  de  l'hérédité  vous  a  donné 
pour  monarque  un  homme  tel  que  Louis  XVIII, 
dont  les  études  sérieuses  et  la  placidité  d'âme 
s'accordent  volontiers  avec  la  liberté  constitution- 
nelle; et  lorsque  d'un  autre  côté,  le  chef  d'une 
dynastie  nouvelle  s'est  montré  pendant  quinze  an- 
nées le  despote  le  plus  violent  que  l'on  ait  vu  dans 
les  temps  modernes,  comment  une  telle  combinai- 
son peut-elle  rappeler  en  rien  le  sage  Guiliaume III, 
et  le  sanguinaire  et  superstitieux  Jacques  II? 

Guillaume  IIl,  bien  qu'il  dût  sa  couronne  à  l'é- 
lection, trouvait  souvent  les  manières  de  la  liberté 
peu  gracieuses;  et  s'il  l'avait  pu,  il  se  serait  fait 
despote  tout  comme  son  beau-père.  Les  souve- 


274 


CONSIDERATJOINS 


rains  d'ancienne  date ,  il  est  vrai ,  se  croient  indé- 
pendants du  choix  des  peuples  ;  les  papes  aussi 
pensent  qu'ils  sont  infaillibles;  les  nobles  s'enor- 
gueillissent de  leur  généalogie;  chaque  homme  et 
chaque  classe  a  sa  prétention  disputée.  Mais  qu'a- 
vait-on à  craindre  de  ces  prétentions  en  France 
maintenant  ?  L'on  ne  pouvait  redouter  pour  la  li- 
berté, dans  la  première  époque  de  la  restauration, 
que  le  malheur  qui  l'a  frappée  :  un  mouvement 
militaire ,  ramenant  un  chef  despotique ,  dont  le 
retour  et  la  défaite  servaient  de  motif  et  de  pré- 
texte à  l'établissement  des  étrangers  en  France. 

Louis  XVIII  était  essentiellement  magistrat,  par 
son  esprit  et  par  son  caractère.  Autant  il  est  ab- 
surde de  regarder  le  passé  comme  le  despote  du 
présent,  autant  il  est  désirable  d'ajouter,  quand 
on  le  peut ,  l'appui  de  l'un  au  perfectionnement  de 
l'autre.  La  chambre  haute  avait  l'avantage  d'ins- 
pirer à  quelques  grands  seigneurs  le  goût  des  ins- 
titutions nouvelles.  En  Angleterre,  les  ennemis 
les  plus  décidés  du  pouvoir  arbitraire  se  trouvent 
parmi  les  patriciens  du  premier  rang  ;  et  ce  serait 
un  grand  bonheur  pour  la  France,  si  les  nobles 
voulaient  enfin  aimer  et  comprendre  les  institu- 
tions libres.  Il  y  a  des  qualités  attachées  à  une  il- 
lustre naissance  dont  il  est  heureux  que  l'État 
profite.  Un  peuple  tout  de  bourgeois  aurait  de  la 
peine  à  se  constituer  au  riiilieu  de  l'Europe,  à 
moms  qu'il  n'eût  recours  à  l'aristocratie  militaire, 
la  plus  funeste  de  toutes  pour  la  liberté. 

Les  guerres  civiles  doivent  finir  par  des  conces- 
sions mutuelles,  et  déjà  l'on  voyait  les  grands 
seigneurs  se  plier  à  la  liberté  pour  plaire  au  roi  ; 
la  nation  devait  gagner  du  terrain  chaque  jour; 
les  limiers  de  la  force,  qui  sentent  oii  elle  est,  et 
se  précipitent  sur  ses  traces,  ne  se  rattachaient 
point  alors  aux  royalistes  exagérés.  L'armée  com- 
mençait à  prendre  un  air  libéral  :  c'était,  il  est 
vrai,  parce  qu'elle  regrettait  son  ancienne  influence 
dans  l'État;  mais  enfin  la  raison  profitait  de  l'hu- 
meur ;  l'on  entendait  des  généraux  de  Bonaparte 
s'essayer  à  parler  liberté  de  la  presse,  liberté  indi- 
viduelle, à  prononcer  ces  mots  dont  ils  avaient 
reçu  la  consigne,  mais  qu'ils  auraient  fini  par 
comprendre,  à  force  de  les  répéter. 

Les  hommes  les  plus  respectables  parmi  les  mi- 
litaires souffraient  des  défaites  de  l'armée,  mais 
ils  reconnaissaient  la  nécessité  d'arrêter  les  repré- 
sailles continuelles  qui  détruiraient  à  la  fin  la  civi- 
lisation. Car  si  les  Russes  devaient  venger  Moscou 
à  Paris,  et  les  Français  Paris  à  Pétersbourg,  les 
promenades  sanglantes  des  soldats  à  travers  l'Eu- 
rope anéantiraient  les  lumières  et  les  jouissances 


de  l'ordre  social.  D'ailleurs  cette  première  entrée 
des  étrangers  effaçait-elle  les  nombreux  triomphes 
des  Français  ?  N'étaient-ils  pas  encore  présents  à 
l'Europe  entière.^  Ne  parlait -elle  pas  de  la  bra- 
voure des  Français  avec  respect  ?  et  n'était-il  pas 
juste  alors,  quoique  cela  fût  douloureux,  que  les 
Français  à  leur  tour  ressentissent  les  dangers  at- 
tachés à  leurs  injustes  guerres  ?  Enfin  l'irritation 
qui  portait  quelques  individus  à  désirer  de  voir 
renverser  un  gouvernement  proposé  par  les  étran- 
gers,  était-elle  un  sentiment  patriotique?  Certai- 
nement les  nations  européennes  n'avaient  point 
pris  les  armes  pour  rétablir  les  Bourbons  sur  le 
trône;  ainsi  l'on  ne  devait  pas  attribuer  la  coali- 
tion à  l'ancienne  dynastie  :  on  ne  pouvait  pas  nier 
aux  descendants  de  Henri  IV  qu'ils  ne  fussent 
Français,  et  Louis  XVIII  s'était  conduit  comme 
tel  dans  la  négociation  de  la  paix,  lorsque,  après 
toutes  les  concessions  faites  avant  son  arrivée ,  il 
avait  su  conserver  intact  l'ancien  territoire  de 
France.  Il  n'était  donc  pas  vrai  de  dire  que  l'or- 
gueil national  exigeât  de  nouvelles  guerres;  la 
France  avait  encore  beaucoup  de  gloire;  et,  si 
elle  avait  su  repousser  Bonaparte ,  et  devenir  libre 
comme  l'Angleterre,  jamais  elle  n'aurait  vu  les 
étendards  britanniques  flotter  une  seconde  fois  sur 
ses  remparts. 

Aucune  confiscation ,  aucun  exil ,  aucune  arres- 
tation illégale  n'a  eu  lieu  pendant  dix  mois  :  quels 
progrès  en  sortant  de  quinze  ans  de  tyrannie  !  A 
peine  si  l'Angleterre  est  arrivée  à  ce  noble  bon- 
heur trente  ans  après  la  mort  de  Cromwell!  Enfin 
il  n'était  pas  douteux  que  dans  la  session  suivante 
on  n'eût  décrété  la  liberté  de  la  presse.  Or,  l'on 
peut  appliquer  à  cette  loi ,  la  première  d'un  État 
libre ,  les  paroles  de  l'Écriture  :  «  Que  la  lumière 
«  soit,  et  la  lumière  fut.  » 

La  plus  grande  erreur  de  la  charte,  le  mode 
d'élection  et  les  conditions  d'éligibilité,  était  déjà 
reconnue  par  tous  les  hommes  éclairés,  et  des 
changements  à  cet  égard  auraient  été  la  consé- 
quence naturelle  de  la  liberté  de  la  presse,  puis- 
qu'elle met  toujours  les  grandes  vérités  en  évi- 
dence :  l'esprit,  le  talent  d'écrire,  l'exercice  de  la 
pensée,  tout  ce  que  le  règne  des  baïonnettes  avait 
étouffé  se  remontrait  par  degrés;  et,  si  l'on  a 
parlé  constitution  à  Bonaparte,  c'est  parce  qu'on 
avait  respiré  pendant  dix  mois  sous  Louis  XVIII. 

Quelques  vanités  se  plaignaient,  quelques  ima- 
ginations étaient  inquiètes,  les  écrivains  stipen- 
diés ,  en  parlant  chaque  jour  à  la  nation  de  son 
bonheur,  l'en  faisaient  douter;  mais  quand  les 
champions  de  la  pensée  seraient  entrés  dans  la 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


275 


lice,  les  Français  auraient  reconnu  la  voix  de 
leurs  amis  ;  ils  auraient  appris  de  quels  dangers 
l'indépendance  nationale  était  menacée;  quels  mo- 
tifs ils  avaient  de  rester  en  paix  au  dehors  comme 
au  dedans,  et  de  regagner  l'estime  de  l'Europe 
par  l'exercice  des  vertus  civiles.  Les  récits  mono- 
tones des  guerres  se  confondent  dans  la  mémoire, 
ou  se  perdent  dans  l'oubli  ;  l'histoire  politique  des 
peuples  libres  de  l'antiquité  est  encore  présente  à 
tous  les  esprits ,  et  sert  d'étude  au  monde  depuis 
deux  mille  ans. 

CHAPITRE  XIII. 

Retour  de  Bonaparte. 

Non,  jamais  je  n'oublierai  le  moment  oii  j'appris 
par  un  de  mes  amis,  le  matin  du  6  mars  1815, 
que  Bonaparte  était  débarqué  sur  les  côtes  de 
France;  j'eus  le  malheur  de  prévoir  à  l'instant  les 
suites  de  cet  événement,  telles  qu'elles  ont  eu  lieu 
depuis,  et  je  crus  que  la  terre  allait  s'entr'ouvrir 
sous  mes  pas.  Pendant  plusieurs  jours,  après  le 
triomphe  de  cet  homme ,  le  secours  de  la  prière 
m'a  manqué  complètement;  et,  dans  mon  trouble, 
il  me  semblait  que  la  Divinité  s'était  retirée  de  la 
terre,  et  qu'elle  ne  voulait  plus  communiquer  avec 
les  êtres  qu'elle  y  a  mis. 

Je  souffrais  jusqu'au  fond  du  cœur,  par  les  cir- 
constances où  je  me  trouvais  personnellement  ; 
mais  la  situation  de  la  France  absorbait  toute  au- 
tre pensée.  Je  dis  à  M.  de  Lavalette ,  que  je  ren- 
contrai presque  à  l'heure  même  où  cette  nouvelle 
retentissait  autour  de  nous  :  «  C'en  est  fait  de  la 
«  liberté ,  si  Bonaparte  triomphe ,  et  de  l'indépen- 
«  dance  nationale,  s'il  est  battu.  »  L'événement 
n'a  que  trop  justifié ,  ce  me  semble ,  cette  triste 
prédiction. 

L'on  ne  pouvait  se  défendre  d'une  inexprimable 
irritation,  avant  le  retour  et  pendant  le  voyage  de 
Bonaparte.  Depuis  un  mois,  tous  ceux  qui  ont 
quelque  connaissance  des  révolutions  sentaient 
l'air  chargé  d'orages;  on  ne  cessait  d'en  avertir 
les  alentours  du  gouvernement;  mais  plusieurs 
d'entre  eux  regardaient  les  amis  inquiets  de  la  li- 
berté comme  des  relaps  qui  croyaient  encore  à 
l'influence  du  peuple,  à  la  force  des  révolutions. 
Les  plus  modérés  parmi  les  aristocrates  pensaient 
que  les  affaires  publiques  ne  devaient  regarder  que 
les  gouvernants ,  et  qu'il  était  indiscret  de  s'en  oc- 
cuper. On  ne  pouvait  leur  faire  comprendre  que , 
pour  savoir  ce  qui  se  passe  dans  un  pays  où  l'es- 
prit de  la  liberté  fermente ,  il  ne  faut  négliger  au- 
cun avis,  n'être  indifférent  à  aucune  circonstance, 


et  se  multiplier  par  l'activité,  au  lieu  de  se  renfer- 
mer dans  un  silence  mystérieux.  Les  partisans  de 
Bonaparte  étaient  mille  fois  mieux  instruits  sur 
toutes  choses  que  les  serviteurs  du  roi  ;  car  les 
bonapartistes,  aussi  bien  que  leur  maître,  savaient 
de  quelle  importance  peut  être  chaque  individu 
dans  les  temps  de  trouble.  Autrefois  tout  consis- 
tait dans  les  hommes  en  place  ;  maintenant,  ceux 
qui  sont  hors  du  gouvernement  agissent  plus  sur 
l'opinion  que  le  gouvernement  lui-même,  et  par 
conséquent  prévoient  mieux  l'avenir. 

Une  crainte  continuelle  s'était  emparée  de  mon 
âme,  plusieurs  semaines  avant  le  débarquement  de 
Bonaparte.  Le  soir,  quand  les  beaux  édifices  de  la 
ville  étaient  éclairés  par  les  rayons  de  la  lune ,  il 
me  semblait  que  je  voyais  mon  bonheur  et  celui 
de  la  France  comme  un  ami  malade ,  dont  le  sou- 
rire est  d'autant  plus  aimable  qu'il  va  nous  quitter 
bientôt.  Lors  donc  qu'on  me  dit  que  ce  terrible 
homme  était  à  Cannes,  je  reculai  devant  cette  cer- 
titude comme  devant  un  poignard  ;  mais  ,  quand 
il  ne  fut  plus  possible  d'y  échapper ,  je  ne  fus  que 
trop  assurée  qu'il  serait  à  Paris  dans  quinze  jours. 
Les  royalistes  se  moquaient  de  cette  terreur;  il 
fallait  leur  entendre  dire  que  cet  événement  était 
le  plus  heureux  du  monde,  parce  qu'on  allait  être 
débarrassé  de  Bonaparte,  parce  que  les  deux  cham- 
bres allaient  sentir  la  nécessité  de  donner  au  roi 
un  pouvoir  absolu,  comme  si  cela  se  donnait!  Le 
despotisme,  aussi  bien  que  la  liberté,  se  prend  et 
ne  s'accorde  pas.  Je  ne  suis  pas  sûre  que ,  parmi 
les  ennemis  de  toute  constitution,  il  ne  s'en  soit 
pas  trouvé  qui  se  réjouissaient  du  bouleversement 
qui  pouvait  rappeler  les  étrangers ,  et  les  engager 
à  imposer  à  la  France  un  gouvernement  absolu. 

Trois  jours  se  passèrent  dans  les  espérances  in- 
considérées du  parti  royaliste.  Enfin,  le  9  mars, 
on  nous  dit  qu'on  ne  savait  rien  du  télégraphe  de 
Lyon,  parce  qu'un  nuage  avait  empêché  de  lire  ce 
qu'il  annonçait  :  je  compris  ce  que  c'était  que  ce 
nuage.  J'allai  le  soir  aux  Tuileries  pour  faire  ma 
cour  au  roi  ;  en  le  voyant ,  il  me  sembla  qu'à  tra- 
vers beaucoup  de  courage  il  avait  une  expression 
de  tristesse;  et  rien  n'était  plus  touchant  que  sa 
noble  résignation  dans  un  pareil  moment.  En  sor- 
tant, j'aperçus  sur  les  parois  de  l'appartement  les 
aigles  de  Napoléon  qu'on  n'avait  pas  encore  ôtées, 
et  elles  me  paraissaient  redevenues  menaçantes. 

Le  soir,  dans  une  société,  une  de  ces  jeunes 
dames  qui  avaient  contribué  avec  tant  d'autres  à 
l'esprit  de  frivolité  qu'on  voulait  opposer  à  l'esprit 
de  faction,  comme  s'ils  pouvaient  lutter  l'un  con- 
tre l'autre  ;  une  de  ces  jeunes  dames  s'approcha  de 


276 


CONSIDERATIONS 


moi ,  et  se  mit  à  plaisanter  sur  l'anxiété  que  je  ne 
pouvais  cacher  :  Quoi!  me  dit-elle,  madame,  pou- 
vez-vous  craindre  que  les  Français  ne  se  battent 
pas  pour  leur  roi  légitime  contre  un  usurpateur? 
Comment,  sans  se  compromettre,  répondre  à  cette 
phrase  si  bien  faite?  Mais,  après  vingt-cinq  ans 
de  révolution,  devait-on  se  flatter  qu'une  idée  res- 
pectable, mais  abstraite,  la  légitimité,  aurait  plus 
d'empire  sur  les  soldats  que  tous  les  souvenirs  de 
leurs  longues  guerres?  En  effet,  aucun  d'eux  ne 
lutta  contre  l'ascendant  surnaturel  du  génie  des 
îles  africaines;  ils  appelèrent  le  tyran  au  nom  de 
la  liberté  ;  ils  repoussèrent  en  son  nom  le  monar- 
que constitutionnel;  ils  attirèrent  six  cent  mille 
étrangers  au  sein  de  la  France ,  pour  effacer  l'hu- 
miliation de  les  y  avoir  vus  pendant  quelques  se- 
maines; et  cet  horrible  jour  du  premier  de  mars, 
ce  jour  où  Bonaparte  remit  le  pied  sur  le  sol  de 
France,  fut  plus  fécond  en  malheurs  qu'aucune 
époque  de  l'histoire. 

Je  ne  me  livrerai  point ,  comme  on  ne  se  l'est 
que  trop  permis,  à  des  déclamations  de  tout  genre 
contre  Napoléon.  11  a  fait  ce  qu'il  était  naturel  de 
faire ,  en  essayant  de  regagner  le  trône  qu'il  avait 
perdu ,  et  son  voyage  de  Cannes  à  Paris  est  une 
des  plus  grandes  conceptions  de  l'audace  que  l'on 
puisse  citer  dans  l'histoire.  Mais  que  dire  des  hom- 
mes éclairés  qui  n'ont  pas  vu  le  malheur  de  la 
France  et  du  monde  dans  la  possibilité  de  son  re- 
tour? On  voulait  un  grand  général^dira-t-on,  pour 
se  venger  des  revers  que  l'armée  française  avait 
éprouvés.  Dans  ce  cas,  Bonaparte  n'aurait  pas  dû 
proclamer  le  traité  de  Paris;  car  s'il  ne  pouvait 
pas  reconquérir  la  barrière  du  Rhin,  sacrifiée  par 
ce  traité,  à  quoi  servait -il  d'exposer  ce  que  la 
France  possédait  en  paix?  Mais,  répondra-t-on, 
l'intention  secrète  de  Bonaparte  était  de  rendre  à 
la  France  ses  barrières  naturelles.  N'était -il  pas 
certain  alors  que  l'Europe  devinerait  cette  inten- 
tion, qu'elle  se  coaliserait  pour  la  combattre,  et 
que,  surtout  à  cette  époque,  la  France  ne  pouvait 
résister  à  l'Europe  réunie?  Le  congrès  était  en- 
core rassemblé;  et,  bien  que  beaucoup  de  mécon- 
tentements fussent  motivés  par  plusieurs  de  ses 
résolutions,  se  pouvait -il  que  les  nations  choisis- 
sent Bonaparte  pour  leur  défenseur?  Était-ce  celui 
qui  les  avait  opprimées  qu'elles  pouvaient  opposer 
aux  fautes  de  leurs  princes?  Les  nations  étaient 
plus  violentes  que  les  rois,  dans  la  guerre  contre 
Bonaparte;  et  la  France,  en  le  reprenant  pour 
chef,  devait  s'attirer  la  haine  des  gouvernants  et 
des  peuples  tout  ensemble.  Osera- 1- on  prétendre 
que  ce  fiU  pour  les  intérêts  de  la  liberté  qu'on  rap- 


pelait l'homme  qui  s'était  montré  pendant  quinze 
ans  le  plus  habile  dans  l'art  d'être  le  maître ,  un 
homme  aussi  violent  que  dissimulé?  On  parlait  de 
sa  conversion,  et  l'on  trouvait  des  crédules  à  ce 
miracle;  certes,  il  fallait  moins  de  foi  pour  ceux 
de  Mahomet.  Les  amis  de  la  liberté  n'ont  pu  voir 
dans  Bonaparte  que  la  contre -révolution  du  des- 
potisme, et  le  retour  d'un  ancien  régime  plus  ré- 
cent, mais  par  cela  même  plus  redoutable;  car  la 
nation  était  encore  toute  façonnée  à  la  tyrannie, 
et  ni  les  principes,  ni  les  vertus  publiques  n'avaient 
eu  le  temps  de  reprendre  racine.  Les  intérêts  per- 
sonnels seuls ,  et  non  les  opinions ,  ont  conspiré 
pour  le  retour  de  Bonaparte ,  et  des  intérêts  for- 
cenés qui  s'aveuglaient  sur  leurs  propres  périls ,  et 
ne  comptaient  pour  rien  le  sort  de  la  France. 

Les  ministres  étrangers  ont  appelé  l'armée 
française  une  armée  parjure,  et  ce  mot  ne  peut  se 
supporter.  L'armée  qui  abandonna  Jacques  II  pour 
Guillaume  III  était  donc  parjure  aussi ,  et  de  plus, 
on  se  ralliait  en  Angleterre  au  gendre  et  à  la  fille 
pour  détrôner  le  père,  circonstance  plus  cruelle  en- 
core. Eh  bien,  dira-t-on,  soit  :  les  deux  armées 
ont  trahi  leur  devoir.  Je  n'accorde  pas  même  la 
comparaison  :  les  soldats  français,  pour  la  plupart 
au-dessous  de  quarante  ans ,  ne  connaissaient  pas 
les  Bourbons,  et  ils  s'étaient  battus  depuis  vingt 
années  sous  les  ordres  de  Bonaparte;  pouvaient-ils 
tirer  sur  leur  général  ?  Et ,  dès  qu'ils  ne  tiraient 
pas  sur  lui,  ne  devaient-ils  pas  être  entraînés  à  le 
suivre?  Les  hommes  vraiment  coupables  sont  ceux 
qui,  après  s'être  approchés  de  Louis  XVIII,  après 
en  avoir  obtenu  des  grâces,  et  lui  avoir  fait  des 
promesses,  ont  pu  se  réunir  à  Bonaparte;  le  mot, 
l'horrible  mot  de  trahison  est  fait  pour  ceux-là; 
mais  il  est  cruellement  injuste  de  l'adresser  à  l'ar- 
mée française.  Les  gouvernements  qui  ont  mis  Bo- 
naparte dans  le  cas  de  revenir,  doivent  s'accuser 
de  son  retour.  Car  de  quel  sentiment  naturel  se 
serait-on  seirvi,  pour  persuader  à  des  soldats  qu'ils 
devaient  tuer  le  général  qui  les  avait  conduits  vingt 
fois  à  la  victoire?  le  général  que  les  étrangers 
avaient  destitué,  qui  s'était  battu  contre  eux  avec 
les  Français,  il  y  avait  à  peine  une  année?  Toutes 
les  réflexions  qui  nous  faisaient  haïr  cet  homme 
et  chérir  le  roi  n'étaient  à  la  portée  ni  des  soldats, 
ni  des  officiers  du  second  ordre.  Ils  avaient  été 
fidèles  quinze  ans  à  l'empereur,  cet  empereur  s'a- 
vançait vers  eux  sans  défense;  il  les  appelait  par 
leur  nom,  il  leur  parlait  des  batailles  qu'ils  avaient 
gagnées  avec  lui  :  comment  pouvaient-ils  résister? 
Dans  quelques  années,  le  nom  du  roi,  les  bienfaits 
de  la  liberté,  devaient  captiver  tous  les  esprits, 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


277 


et  les  soldats  auraient  appris  de  leurs  parents  à 
respecter  le  bonheur  public.  Mais  il  y  avait  à  peine 
dix  mois  que  Bonaparte  était  éloigné,  et  son -départ 
datait  d'un  événement  qui  devait  désespérer  les 
guerriers ,  l'entrée  des  étrangers  dans  la  capitale 
de  la  France.  Mais ,  diront  encore  les  accusateurs 
de  notre  pays,  si  l'armée  est  excusable,  que  pen- 
serez-vous  des  paysans,  des  habitants  des  villes 
qui  ont  accueilli  Bonaparte?  Je  ferai  dans  la  na- 
tion la  même  distinction  que  dans  l'armée.  Les 
hommes  éclairés  n'ont  pu  voir  dans  Bonaparte 
qu'un  despote;  mais,  par  un  concours  de  circons- 
tances bien  funestes ,  on  a  présenté  ce  despote  au 
peuple  comme  le  défenseur  de  ses  droits.  Tous  les 
biens  acquis  par  la  révolution ,  auxquels  la  France 
ne  renoncera  jamais  volontairement ,  étaient  me- 
nacés par  les  continuelles  imprudences  du  parti 
qui  veut  refaire  la  conquête  des  Français ,  comme 
s'ils  étaient  encore  des  Gaulois;  et  la  partie  de  la 
nation  qui  craignait  le  plus  le  retour  de  l'ancien 
i-égime,  a  cru  voir  dans  Bonaparte  un  moyen  de 
s'en  préserver.  La  plus  fatale  combinaison  qui  pût 
accabler  les  amis  de  la  liberté ,  c'était  qu'un  des- 
pote se  mît  dans  leurs  rangs,  se  plaçât,  pour  ainsi 
dire,  à  leur  tête,  et  que  les  ennemis  de  toute  idée 
libérale  eussent  un  prétexte  pour  confondre  les 
violences  populaires  avec  les  maux  du  despotisme, 
et  faire  ainsi  passer  la  tyrannie  sur  le  compte  de 
la  liberté  même.  Il  est  résulté  de  cette  fatale  com- 
binaison, que  les  Français  ont  été  haïs  par  les  sou- 
verains pour  avoir  voulu  être  libres  ,  et  par  les  na- 
tions pour  n'avoir  pas  su  l'être.  Sans  doute  il  a 
fallu  de  grandes  fautes  pour  amener  un  tel  résul- 
tat; mais  les  injures  que  ces  fautes  ont  provoquées 
plongeraient  toutes  les  idées  dans  la  confusion, 
si  l'on  n'essayait  pas  de  montrer  que  les  Français, 
comme  tout  autre  peuple,  ont  été  victimes  des 
circonstances  qu'amènent  les  grands  bouleverse- 
ments dans  Tordre  social. 

Si  l'on  veut  toutefois  blâmer,  n'y  aurait-il  donc 
rien  à  dire  sur  ces  royalistes  qui  se  sont  laissé  en- 
lever le  roi  sans  qu'une  amorce  ait  été  brûlée  pour 
le  défendre?  Certes,  ils  doivent  se  rallier  aux 
institutions  nouvelles,  puisqu'il  est  si  manifeste 
qu'il  ne  reste  plus  rien  à  l'aristocratie  de  son 
ancienne  énergie.  Ce  n'est  pas  assurément  que  les 
gentilshommes  ne  soient,  comme  tous  les  Fran- 
çais, de  la  plus  brillante  bravoure,  mais  ils  se 
perdent  par  la  confiance ,  dès  qu'ils  sont  les  plus 
forts,  et  par  le  découragement,  dès  qu'ils  sont  les 
plus  faibles  :  leur  confiance  aveugle  vient  de  ce  qu'ils 
ont  fait  un  dogme  de  la  politique,  et  qu'ils  se  fient 
comme  les  Turcs  au  triomphe  de  leur  foi.  La 


cause  de  leur  découragement,  c'est  que  les  trois 
quarts  de  la  nation  française  étant  à  présent  pour 
le  gouvernement  représentatif,  dès  que  les  adver- 
saires dC'  ce  système  n'ont  pas  six  cent  mille 
baïonnettes  étrangères  à  leur  service ,  ils  sont  dans 
une  telle  minorité,  qu'ils  perdent  tout  espoir  de  se 
défendre.  S'ils  voulaient  bien  traiter  avec  la  raison , 
ils  redeviendraient  ce  qu'ils  doivent  être,  alterna- 
tivement l'appui  du  peuple  et  celui  du  trône. 

CHAPITRE  XIV. 

De  la  conduite  de  Bonaparte  à  son  retour. 

Si  c'était  un  crime  de  rappeler  Bonaparte,  c'é- 
tait une  niaiserie  de  vouloir  masquer  un  tel  homme 
en  roi  constitutionnel  ;  du  moment  qu'on  le  repre- 
nait, il  fallait  lui  donner  la  dictature  militaire,  ré- 
tablir la  conscription,  faire  lever  la  nation  en 
masse,  enfin  ne  pas  s'embarraser  de  la  liberté, 
quand  l'indépendance  était  compromise.  L'on  dé- 
considérait nécessairement  Bonaparte,  en  lui  fai- 
sant tenir  un  langage  tout  contraire  à  celui  qui 
avait  été  le  sien  pendant  quinze  ans.  Il  était  clair 
qu'il  ne  pouvait  proclamer  des  principes  si  diffé- 
rents de  ceux  qu'il  avait  suivis,  quand  il  était 
tout-puissant ,  que  parce  qu'il  y  était  forcé  par  les 
circonstances;  or,  qu'est-ce  qu'un  tel  homme, 
quand  il  se  laisse  forcer?  La  terreur  qu'il  inspirait, 
la  puissance  qui  résultait  de  cette  terreur  n'exis- 
taient plus;  c'était  un  ours  muselé  qu'on  entendait 
murmurer  encore ,  mais  que  ses  conducteurs  fai- 
saient danser  à  leur  façon.  Au  lieu  d'obliger  à 
parler  constitution ,  pendant  des  heures  entières , 
un  homme  qui  avait  en  horreur  les  idées  abstraites 
et  les  barrières  légales ,  il  fallait  qu'il  fût  en  cam- 
péf^ne  quatre  jours  après  son  arrivée  à  Paris,  avant 
que  les  préparatifs  des  alliés  fussent  faits ,  et  surtout 
pendant  que  l'étonnement  causé  par  son  retour 
ébranlait  encore  les  imaginations.  Il  fallait  qu'il 
soulevât  les  passions  des  Italiens  et  des  Polonais  ; 
qu'il  promît  aux  Espagnols  d'expier  ses  fautes,  en 
leur  rendant  leurs  certes  ;  enfin ,  qu'il  prît  la  liberté 
comme  arme  et  non  comme  entrave. 

Quiconque  est  loup  agisse  en  loup, 
C'est  le  plus  certain  de  beaucoup. 

Quelques  amis  de  la  liberté,  cherchant  à  se  faire 
illusion  à  eux-mêmes,  ont  voulu  se  justifier  de  se 
rattacher  à  Bonaparte  en  lui  faisant  signer  une 
constitution  Fibre  ;  mais  il  n'y  avait  point  d'excuse 
pour  servir  Bonaparte  ailleurs  que  sur  le  champ  de 
bataille.  Une  fois  les  étrangers  aux  portes  de  la 
France ,  il  fallait  leur  en  défendre  l'entrée  :  l'estime 


278 


CONSIDERATIONS 


de  l'Europe  elle-même  ne  se  regagnait  qu'à  ce  prix. 
Mais  c'était  dégrader  les  principes  de  la  liberté 
que  d'en  entourer  un  ci-devant  despote;  c'était 
mettre  de  l'hypocrisie  dans  les  plus  sincères  des 
vérités  humaines.  En  effet,  comment  Bonaparte 
aurait-il  supporté  la  constitution  qu'on  lui  faisait 
pifficlamer  ?  Lorsque  des  ministres  responsables  se 
seraient  refusés  à  sa  volonté,  qu'en  aurait-il  fait.' 
et  si  ces  mêmes  ministres  avaient  été  sévèrement 
accusés  par  les  députés  pour  lui  avoir  obéi ,  com- 
ment aurait-il  contenu  le  mouvement  involontaire 
de  sa  main,  pour  faire  signe  à  ses  grenadiers  d'al- 
ler une  seconde  fois  chasser  à  coups  de  baïonnettes 
les  représentants  d'une  autre  puissance  que  la 
sienne  ? 

Quoi  !  cet  homme  aurait  lu  tous  les  matins  dans 
les  journaux  des  insinuations  sur  ses  défauts ,  sur 
■  ses  erreurs  !  Des  plaisanteries  se  seraient  appro- 
chées de  sa  patte  impériale ,  et  il  n'aurait  pas  frappé  ! 
Aussi  l'a-t-on  vu  souvent  prêt  à  rentrer  dans  son 
véritable  caractère;  et,  puisque  tel  était  ce  carac- 
tère, il  ne  pouvait  trouver  de  force  qu'en  le  mon- 
trant. Le  jacobinisme  militaire,  l'un  des  plus  grands 
fléaux  du  monde,  s'il  était  encore  possible,  était 
l'unique  ressource  de  Bonaparte.  Quand  il  a  pro- 
noncé les  mots  de  loi  et  de  liberté ,  l'Europe  s'est 
rassurée  :  elle  a  senti  que  ce  n'était  plus  son  an- 
cien et  terrible  adversaire. 

Une  grande  faute  aussi  qu'on  a  fait  commettre 
à  Bonaparte,  c'est  l'établissement  d'une  chambre 
des  pairs.  L'imitation  de  la  constitution  anglaise, 
si  souvent  recommandée ,  avait  enfin  saisi  les  es- 
prits français,  et,  comme  toujours,  ils  ont  porté 
cette  idée  à  l'extrême  ;  car  une  pairie  ne  peut  pas 
plus  se  créer  du  soir  au  lendemain  qu'une  dynas- 
tie; il  faut,  pour  une  hérédité  dans  l'avenir,  une 
hérédité  précédente.  Vous  pouvez  sans  doute,  je 
le  répète,  associer  des  noms  nouveaux  aux  noms 
anciens ,  mais  il  faut  que  la  couleur  du  passé  se 
fonde  avec  le  présent.  Or,  que  signifiait  cette  anti- 
chambre des  pairs ,  dans  laquelle  se  plaçaient  tous 
les  courtisans  de  Bonaparte  ?  Il  y  en  avait  parmi  eux 
de  fort  estimables  :  mais  on  en  pouvait  citer  dont  les 
fils  auraient  demandé  qu'on  leur  épargnât  le  nom 
de  leur  père,  au  lieu  de  leur  en  assurer  la  conti- 
nuité. Quel  élément  pour  fonder  l'aristocratie  d'un 
État  libre,  celle  qui  doit  mériter  les  égards  du 
monarque  aussi  bien  que  du  peuple  !  Un  roi  fait 
pour  être  respecté  volontairement  trouve  sa  sé- 
curité dans  la  liberté  nationale  ;  mais  un  chef  re- 
douté, qu'une  moitié  de  la  nation  repousse,  et  que 
l'autre  n'appelle  que  pour  en  obtenir  des  victoires , 
pourquoi  cherchait-il  un  genre  d'estime  qu'il  ne 


pouvait  jamais  obtenir.?  Bonaparte,  au  milieu  de 
toutes  les  entraves  qu'on  lui  a  imposées,  n'a  pu 
montrer  le  génie  qui  lui  restait  encore;  il  laissait 
faire,  il  ne  .commandait  plus.  Ses  discours  por- 
taient l'empreinte  d'un  pressentiment  funeste,  soit 
qu'il  connût  la  force  de  ses  ennemis,  soit  qu'il 
s'impatientât  de  n'être  pas  le  maître  absolu  de- la 
France.  L'habitude  de  la  dissimulation,  qui  a  tou- 
jours été  dans  son  caractère,  l'a  perdu  dans  cette 
occasion;  il  a  joué  un  rôle  de  plus  avec  sa  facilité 
accoutumée  ;  mais  la  circonstance  était  trop  grave 
pour  s'en  tirer  par  la  ruse,  et  l'action  franche  de 
son  despotisme  et  de  son  impétuosité  pouvait  seule 
lui  donner  une  chance  de  succès  au  moins  mo- 
mentanés. 

CHAPITRE  XV. 

De  la  chute  de  Bonaparte.  I 

Je  n'ai  point  encore  parlé  du  guerrier  qui  a  fait 
pâlir  la  fortune  de  Bonaparte ,  de  celui  qui ,  depuis 
Lisbonne  jusqu'à  Waterloo ,  l'a  poursuivi  comme 
cet  adversaire  de  Macbeth,  qui  devait  avoir  des 
dons  surnaturels  pour  le  vaincre.  Ces  dons  surna- 
turels ont  été  le  plus  noble  désintéressement,  une 
inébranlable  justice,  des  talents  qui  prenaient  leur 
source  dans  l'âme,  et  une  armée  d'hommes  libres. 
Si  quelque  c'iose  peut  consoler  la  France  d'avoir 
vu  les  Anglais  au  sein  de  sa  capitale  ,  c'est  qu'elle 
aura  du  moins  appris  ce  que  la  liberté  les  a  faits. 
Le  génie  militaire  de  lord  AVellington  ne  saurait 
être  l'œuvre  de  la  constitution  de  son  pays  ;  mais 
la  modération,  mais  la  noblesse  de  sa  conduite, 
la  force  qu'il  a  puisée  dans  ses  vertus ,  lui  vien- 
nent de  l'air  moral  de  l'Angleterre  ;  et  ce  qui  met 
le  comble  à  la  grandeur  de  ce  pays  et  de  son  géné- 
ral, c'est  que,  tandis  que  sur  le  sol  ébranlé  de  la 
France  les  exploits  de  Bonaparte  ont  suffi  pojur  en 
faire  un  despote  sans  frein ,  celui  qui  l'a  vaincu , 
celui  qui  n'a  pas  encore  fuit  une  faute ,  ni  perdu 
l'occasion  d'un  triomphe ,  Wellington  ne  sera  dans 
sa  patrie  qu'un  citoyen  sans  pareil ,  mais  aussi  ' 
soumis  à  la  loi  que  le  plus  obscur  des  hommes. 

J'oserai  le  dire  cependant,  notre  France  n'au- 
rait peut-être  pas  succombé ,  si  tout  autre  que 
Bonaparte  en  eût  été  le  chef.  Il  était  très -habile 
dans  l'art  de  commander  une  armée ,  mais  il  ne  lui 
était  pas  donné  de  rallier  une  nation.  Le  gouver- 
nement révolutionnaire  lui  -  même  s'entendait 
mieux  à  faire  naître  l'enthousiasme ,  qu'un  homme 
qui  ne  pouvait  être  admiré  que  connne  individu , 
mais  jamais  comme  défenseur  d'un  sentiment  ni 
d'une  idée.  Les  soldats  se  sont  très-bien  battus 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


279 


pour  Bonaparte,  mais  la  France ,  à  son  retour,  a 
peu  fait  pour  lui.  D'abord,  il  y  avait  un  parti 
nombreux  contre  Bonaparte ,  un  parti  nombreux 
pour  le  roi ,  qui  ne  croyait  pas  devoir  résister  aux 
étrangers.  Mais  quand  on  aurait  pu  convaincre 
tous  les  Français  que,  dans  quelque  situation  que 
ce  soit ,  le  devoir  d'un  citoyen  est  de  défendre  Tin- 
dépendance  de  la  patrie,  personne  ne  se  bat  avec 
toute  l'énergie  dont  il  est  capable ,  quand  il  s'agit 
seulement  de  repousser  un  mal ,  et  non  d'obtenir 
un  bien.  Le  lendemain  d'un  triomphe  sur  l'étran- 
ger ,  on  était  certain  d'être  asservi  dans  l'inté- 
rieur ;  la  double  force  qui  aurait  fait  repousser 
l'ennemi  et  renverser  le  despote ,  n'existait  plus 
dans  une  nation  qui  n'avait  conservé  que  du  nerf  mi- 
litaire ;  ce  qui  ne  ressemble  point  à  l'esprit  public. 
D'ailleurs ,  parmi  ses  adhérents  mêmes ,  Bona- 
parte a  recueilli  les  fruits  amers  de  la  doctrine 
qu'il  avait  semée.  Il  n'avait  exalté  que  le  succès ,  il 
n'avait  préconisé  que  les  circonstances  ;  dès  qu'il 
s'agissait  d'opinion,  de  dévouement,  de  patrio- 
tisme, la  peur  qu'il  avait  de  l'esprit  de  liberté  le 
portait  à  tourner  en  ridicule  tous  les  sentiments 
qui  pouvaient  y  conduire.  Il  n'y  a  pourtant  que 
ces  sentiments  qui  donnent  de  la  persévérance  , 
qui  rattachent  au  malheur  ;  il  n'y  a  que  ces  sen- 
timents dont  la  puissance  soit  électrique  ,  et  qui 
forment  une  association  d'une  extrémité  d'un  pays 
à  l'autre,  sans  qu'on  ait  besoin  de  se  parler  pour 
être  d'accord.  Si  l'on  examine  les  divers  intérêts 
des  partisans  de  Bonaparte  et  de  ses  adversaires , 
on  s'expliquera  tout  de  suite  les  motifs  de  leurs 
dissentiments.  Dans  le  midi  comme  dans  le  nord  , 
les  villes  de  fabriques  étaient  pour  lui  ;  les  ports 
de  mer  étaient  contre  lui ,  parce  que  le  blocus  con- 
tinental avait  favorisé  les  manufactures ,  et  dé- 
truit le  commerce.  Toutes  les  différentes  classes 
des  défenseurs  de  la  révolution  pouvaient,  à 
quelques  égards  ,  préférer  le  chef  dont  l'illégitimité 
même  était  une  garantie  ,  puisqu'elle  le  plaçait  en 
opposition  avec  les  anciennes  doctrines  politiques  : 
mais  le  caractère  de  Bonaparte  est  si  contraire 
aux  institutions  libres ,  que  ceux  de  leurs  parti- 
sans qui  ont  cru  devoir  se  rattacher  à  lui ,  ne 
l'ont  pas  secondé  de  tous  leurs  moyens,  parce 
qu'ils  ne  lui  appartenaient  pas  de  toute  leur  âme  ; 
ils  avaient  une  arrière-pensée,  une  arrière  -  espé- 
rance. S'il  restait,  ce  qui  est  fort  douteux,  une 
ressource  à  la  France,  lorsqu'elle  avait  provoqué 
l'Europe,  ce  ne  pouvait  être  que  la  dictature  mili- 
taire ou  la  république.  Mais  rien  n'était  plus  insensé 
que  de  fonder  une  résistance  désespérée  sur  un  men- 
songe :  on  n'a  jamais  le  tout  d'un  homme  avec  cela. 


Le  même  système  d'égoïsme  qui  a  toujours 
guidé  Bonaparte,  l'a  porté  à  vouloir  à  tout  prix 
une  grande  victoire,  au  lieu  d'essayer  un  système 
défensif  qui  convenait  peut-être  mieux  à  la  France , 
surtout  si  l'esprit  public  l'avait  soutenu.  Mais  il 
arrivait  en  Belgique ,  à  ce  qu'on  dit,  portant  dans 
sa  voiture  un  sceptre ,  un  manteau  ,  enfin ,  tous 
les  hochets  de  l'empire  ;  car  il  ne  s'entendait  bien 
qu'à  cette  espèce  de  pompe  mêlée  de  charlatanisme. 
Quand  Napoléon  revint  à  Paris  après  sa  bataille 
perdue ,  il  n'avait  sûrement  aucune  idée  d'abdi- 
quer, et  son  but  était  de  demander  aux  deux 
chambres  des  secours  en  hommes  et  en  argent , 
pour  essayer  une  nouvelle  lutte.  Elles  auraient  dû 
tout  accorder  dans  cette  circonstance ,  plutôt  que 
de  céder  aux  puissances  étrangères.  Mais,  si  les 
chambres  ont  peut-être  eu  tort ,  ^arrivées  à  cette 
extrémité  ,  d'abandonner  Bonaparte ,  que  dire  de 
la  manière  dont  il  s'est  abandonné  lui-même? 

Quoi  !  cet  homme  qui  venait  d'ébranler  encore 
l'Europe  par  son  retour  ,  envoie  sa  démission 
comme  un  simple  général  !  il  n'essaye  pas  de  résis- 
ter !  Il  y  a  une  armée  française  sous  les  murs  de 
Paris ,  elle  veut  se  battre  contre  les  étrangers ,  et 
il  n'est  pas  avec  elle ,  comme  chef  ou  comme  sol- 
dat !  Elle  se  retire  derrière  la  Loire ,  et  il  traverse 
cette  Loire  pour  aller  s'embarquer,  pour  mettre 
sa  personne  en  sûreté ,  quand  c'est  par  son  pro- 
pre flambeau  que  la  France  est  embrasée  ! 

On  ne  saurait  se  permettre  d'accuser  Bonaparte 
de  manque  de  bravoure  dans  cette  circonstance , 
non  plus  que  dans  celles  de  l'année  précédente.  II 
n'a  pas  commandé  l'armée  française  pendant  vingt 
années  sans  s'être  montré  digne  d'elle.  Mais  il  est 
une  fermeté  d'âme  que  la  conscience  peut  seule 
donner  ;  et  Bonaparte,  au  lieu  de  cette  volonté  in- 
dépendante des  événements,  avait  une  sorte  de 
foi  superstitieuse  à  la  fortune,  qui  ne  lui  permet- 
tait pas  de  marcher  sans  elle.  Du  jour  où  il  a 
senti  que  c'était  bien  le  malheur  qui  s'emparait  de 
lui ,  il  n'a  pas  lutté;  du  jour  où  sa  destinée  a  été 
renversée ,  il  ne  s'est  plus  occupé  de  celle  de  la 
France.  Bonaparte  s'était  intrépidement  exposé  à 
la  mort  dans  la  bataille ,  mais  il  n'a  point  voulu  se 
la  donner  à  lui-même ,  et  cette  résolution  n'est 
pas  sans  quelque  dignité.  Cet  homme  a  vécu  pour 
donner  au  monde  la  leçon  de  morale  la  plus  frap- 
pante, la  plus  sublime  dont  les  peuples  aient  ja- 
mais été  témoins.  Il  semble  que  la  Providence  ait 
voulu,  comme  un  sévère  poète  tragique,  faire 
ressortir  la  punition  d'un  grand  coupable  des  for- 
faits mêmes  de  sa  vie. 

Bonaparte  qui ,  pendant  dix  ans ,  avait  soulevé 


19 


280 


COISSIDERÂTIONS 


le  monde  contre  le  pays  le  plus  libre  et  le  plus  re- 
ligieux que  l'ordre  social  européen  ait  encore 
formé,  contre  l'Angleterre,  se  remet  entre  ses 
mains  ;  lui  qui ,  pendant  dix  ans,  l'avait  chaque 
jour  outragée ,  en  appelle  à  sa  générosité  ;  enfin , 
lui  qui  ne  parlait  des  lois  qu'avec  mépris ,  qui  or- 
donnait si  légèrement  des  emprisonnements  arbi- 
traires ,  invoque  la  liberté  des  Anglais ,  et  veut 
s'en  faire  un  bouclier.  Ah  !  que  ne  la  donnait-il  à 
la  France  cette  liberté  !  ni  lui  ni  les  Français  ne 
se  seraient  trouvés  à  la  merci  des  vainqueurs. 

Soit  que  Napoléon  vive  ou  périsse,  soit  qu'il  re- 
paraisse ou  non  sur  le  continent  de  l'Europe ,  un 
seul  motif  nous  excite  à  parler  encore  de  lui  ;  c'est 
l'ardent  désir  que  les  amis  de  la  liberté  en  France 
séparent  entièrement  leur  cause  de  la  sienne ,  et 
qu'on  se  garde  de  confondre  les  principes  de  la  ré- 
volution avec  ceux  du  régime  impérial.  11  n'est 
point ,  je  crois  l'avoir  montré ,  de  contre-révolu- 
tion aussi  fatale  à  la  liberté  que  celle  qu'il  a  faite. 
S'il    eût  été  d'une  ancienne  dynastie,  il  aurait 
poursuivi  l'égalité  avec  un  acharnement  extrême , 
sous  quelque  forme  qu'elle  pût  se  présenter  ;  il  a 
fait  sa  cour  aux  prêtres ,  aux  nobles  et  aux  rois  , 
dans  l'espoir  de  se  faire  accepter  pour  monarque  lé- 
gitime ;  il  est  vrai  qu'il  leur  disait  quelquefois  des 
injures ,  et  leur  faisait  du  mal ,  quand  il  s'aperce- 
vait qu'il  ne  pouvait  entrer  dans  la  confédération 
du  passé  ;  mais  ses  penchants  étaient  aristocrates 
jusqu'à  la  petitesse.  Si  les  principes  de  la  liberté 
succombent  en  Europe ,  c'est  parce  qu'il  les  a  dé- 
racinés de  la  tête  des  peuples  ;  il  a  partout  relevé 
le  despotisme ,  en  lui  donnant  pour  appui  la  haine 
des  nations  contre  les  Français  ;  il  a  défait  l'esprit 
humain,  en  imposant,  pendant  quinze  ans,  à  ses 
folliculaires,  l'obligation  d'écrire  et  de   dévelop- 
per tous  les  systèmes  qui  pouvaient  égarer  la  rai- 
son et  étouffer  les  lumières.  Il  faut  des  gens  de 
mérite  en  tout  genre  pour  établir  la  liberté  ;  Bo- 
naparte n'a  voulu  d'hommes  supérieurs  que  pai-mi 
les  militaires ,  et  jamais  sous  son  règne  une  répu- 
tation civile  n'a  pu  se  fonder. 

Au  commencement  de  la  révolution,  une  foule 
de  noms  illustres  honoraient  la  France;  et  c'est 
un  des  principaux  caractères  d'un  siècle  éclairé  que 
d'avoir  beaucoup  d'hommes  remarquables,  mais 
difficilement  un  homme  au-dessus  de  'tous  les  au- 
tres. Bonaparte  a  subjugué  le  siècle  à  cet  égard, 
non  qu'il  lui  fût  supérieur  en  lumières ,  mais  au 
contraire  parce  qu'il  avait  quelque  chose  de  bar- 
bare à  la  façon  du  moyen  âge  ;  il  apportait  de  la 
Corse  un  autre  siècle ,  d'autres  moyens ,  un  autre 
caractère  que  tout  ce  que  nous  avions  en  France  ; 


cette  nouveauté  même  a  favorisé  son  ascendant 
sur  les  esprits  ;  Bonaparte  est  seul  là  oii  il  règne  , 
et  nulle  autre  distinction  n'est  conciliable  avec  la 
sienne. 

On  peut  penser  diversement  sur  son  génie  et  sur 
ses  qualités  ;  il  y  a  quelque  chose  d'énigmatique 
dans  cet  homme  qui  prolonge  la  curiosité.  Chacun 
le  peint  sous  d'autres  couleurs,  et  chacun  peut 
avoir  raison ,  du  point  de  vue  qu'il  choisit  ;  qui 
voudrait  concentrer  son  portrait  en  peu  de  mots  , 
n'en  dormerait  qu'une  fausse  idée.  Pour  arriver  à 
quelque  ensemble,  il  faut  suivre  diverses  routes  : 
c'est  un  labyrinthe,  mais  un  labyrinthe  qui  a  un  fil, 
l'égoïsme.  Ceux  qui  l'ont  connu  personnellement 
peuvent  lui  trouver  dans  son  intérieur  un  genre  de 
bonté  dont  le  monde  assurément  ne  s'est  pas  res- 
senti. Le  dévouement  de  quelques  amis  vraiment 
généreux  est  ce  qui  parle  le  plus  en  sa  faveur.  Le 
temps  éclaircira  les  divers  traits  de  son  caractère; 
et  ceux  qui  veulent  admirer  tout  homme  extraor- 
dinaire, sont  en  droit  de  le  trouver  tel.  Mais  il  n'a 
pu ,  mais  il  ne  pourrait  apporter  que  la  désolation 
à  la  France. 

Dieu  nous  en  préserve  donc,  et  pour  jamais. 
Mais  que  l'on  se  garde  d'appeler  bonapartistes  ceux 
qui  soutiennent  les  principes  de  la  liberté  en 
France;  car,  avec  bien  plus  de  raison,  on  pour- 
rait attribuer  ce  nom  aux  partisans  du  despotisme, 
à  ceux  qui  proclament  les  maximes  politiques  de 
l'homme  qu'ils  proscrivent;  leur  haine  contre  lui 
n'est  qu'une  dispute  d'intérêts,  et  le  véritable  amour 
des  pensées  généreuses  n'y  a  point  de  part. 

CHAPITRE  XVI. 

De  la  déclaration  des  droits  proclamée  par  la 
chambre  des  représentants ,  le  S  juillet  1815., 

Bonaparte  a  signé  sa  seconde  abdication  le  22 
juin  1815,  et  le  8  du  mois  suivant  les  troupes  étran- 
gères sont  entrées  dans  la  capitale.  Pendant  cet 
intervalle  bien  court ,  les  partisans  de  Napoléon 
ont  absorbé  beaucoup  de  temps  précieux  à  vouloir, 
contre  le  vœu  national ,  assurer  la  couronne  à  son 
fils.  La  chambre  des  représentants,  d'ailleurs,  ren- 
fermait dans  son  sein  beaucoup  d'hommes  qui 
n'auraient  sûrement  pas  été  élus  sans  l'influence 
de  l'esprit  de  parti  :  néanmoins  il  suffisait  que , 
pour  la  première  fois ,  depuis  quinze  ans,  six  cents 
Français,  choisis  d'une  manière  quelconque  par  le 
peuple,  fussent  réunis  et  délibérassent  en  public, 
pour  qu'on  vît  reparaître  l'esprit  de  liberté  et  le 
talent  de  la  parole.  Des  hommes ,  tout  à  fait  nou- 
veaux dans  la  carrière  politique  ont  improvisé ,  à 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


281 


la  tribune  avec  une  supériorité  remarquable  ;  d'au- 
tres ,  qu'on  n'avait  pas  entendus  pendant  le  règne 
de  Bonaparte,  ont  retrouvé  leur  ancienne  vigueur; 
et  cependant,  je  le  répète,  on  voyait  là  des  députés 
que  la  nation  livrée  à  elle-même  n'eût  jamais 
acceptés.  Mais  telle  est  la  force  de  l'opinion ,  quand 
on  se  sent  en  sa  présence  ;  tel  est  l'enthousiasme 
qu'inspire  une  tribune  d'où  l'on  se  fait  entendre  à 
tous  les  esprits  éclairés  de  l'Europe,  que  des  prin- 
cipes sacrés ,  obscurcis  par  de  longues  années  de 
despotisme,  ont  reparu  en  moins  de  quinze  jours  ; 
et  dans  quelles  circonstances  ont-ils  reparu  !  quand 
des  factions  de  toute  espèce  s'agitaient  dans  l'as- 
semblée même ,  et  quand  trois  cent  mille  soldats 
étrangers  étaient  sous  les  murs  de  Paris. 

Un  bill  des  droits ,  car  j'aime  à  me  servir  dans 
cette  occasion  de  l'expression  anglaise ,  elle  ne  rap- 
pelle que  des  souvenirs  heureux  et  respectables  ; 
un  bill  des  droits  fut  proposé  et  adopté  au  milieu 
de  ce  désastre,  et  dans  le  peu  de  mots  qu'on  va 
lire,  il  existe  une  puissance  immortelle,  la  vé- 
rité '. 

Je  m'arrête  à  ce  dernier  acte ,  qui  a  précédé  de 
quelques  jours  l'envahissement  total  de  la  France 
par  les  armées  étrangères  :  c'est  là  que  je  finis  mes 
Considérations  historiques.  Et  en  effet  il  n'y  a  plus 
de  France ,  tant  que  les  armées  étrangères  occupent 
notre  territoire.  Tournons  nos  regards ,  avant  de 
finir,  vers  les  idées  générales  qui  nous  ont  servi  de 
guide  pendant  le  cours  de  cet  ouvrage  ;  et  présen- 
tons ,  s'il  nous  est  possible ,  le  tableau  de  cette 
Angleterre  que  nous  n'avons  cessé  d'offrir  pour 
modèle  aux  législateurs  français,  en  les  accusant 
toutes  les  fois  qu'ils  s'en  sont  écartés. 


««  »^4  «-e  $»9  a« 


SIXIEME  PARTIE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Les  Français  sont-Us  faits  pour  être  libres'? 

Les  Français  ne  sont  pas  faits  pour  être  libres , 
dit  un  certain  parti  parmi  les  Français ,  qui  veut 

'  L'auteur  voulait  insérer  Ici  la  déclaration  de  la  chambre 
des  représentants ,  en  en  retranchant  ce  qui  pourrait  ne  pas 
être  d'accord  avec  les  principes  professés  dans  cet  ouvi'age. 
Ce  travail  est  d'une  nature  trop  délicate  pour  que  les  éditeurs 
puissent  se  permettre  d'y  suppléer. 

Ce  chapitre  n'est,  comme  on  voit,  qu'une  ébauche.  Des 
notes  à  la  marge  du  manuscrit  indiquaient  les  faits  marquants 
dont  madame  de  Staël  avait  l'intention  de  parler,  et  les  noms 
honorables  qu'elle  voulait  citer. 

(  Note  des  éditeurs  de  1818.) 


bien  faire  les  honneurs  de  la  nation,  au  point  de 
la  représenter  comme  la  plus  misérable  des  asso- 
ciations d'hommes.  Qu'y  a-t-il  en  effet  de  plus  mi- 
sérable que  de  n'être  capable  ni  de  respect  pour  la 
justice,  ni  d'amour  de  la  patrie,  ni  de  force  d'âme, 
vertus  dont  la  réunion ,  dont  une  seule  peut  suffire 
pour  être  digne  de  la  liberté  ?  Les  étrangers  ne 
manquent  pas  de  s'emparer  d'un  tel  propos ,  et  de 
s'en  glorifier,  comme  s'ils  étaient  d'une  plus  noble 
race  que  les  Français.  Cette  ridicule  assertion  ne 
signifie  pourtant  qu'une  chose ,  c'est  qu'il  convient 
à  de  certains  privilégiés  d'être  reconnus  pour  les 
seuls  qui  puissent  gouverner  sagement  la  France, 
et  de  considérer  le  reste  de  la  nation  comme  des 
factieux. 

C'est  sous  un  point  de  vue  plus  philosophique  et 
plus  impartial  que  nous  examinerons  ce  qu'on  en- 
tend par  un  peuple  fait  pour  être  libre.  Je  répon- 
drai simplement  :  C'est  celui  qui  veut  l'être.  Car 
je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  l'histoire  l'exemple 
d'une  volonté  de  nation  qui  n'ait  pas  été  accomplie. 
Les  institutions  d'un  pays ,  toutes  les  fois  qu'elles 
sont  au-dessous  des  lumières  qui  y  sont  répandues, 
tendent  nécessairement  à  s'élever  au  même  niveau. 
Or,  depuis  la  vieillesse  de  Louis  XIV  jusqu'à  la 
révolution  française,  l'esprit  et  la  force  ont  été 
chez  les  particuliers,  et  le  déclin  dans  le  gouver- 
nement. Mais,  dira-t-on,  les  Français,  pendant  la 
révolution ,  n'ont  pas  cessé  d'errer  entre  les  folies 
et  les  forfaits.  S'il  en  était  ainsi,  il  faudrait  s'en 
prendre ,  je  ne  saurais  trop  le  répéter,  à  leurs  an- 
ciennes institutions  politiques  ;  car  ce  sont  elles 
qui  avaient  formé  la  nation  ;  et  si  elles  étaient  de 
nature  à  n'éclairer  qu'une  classe  d'hommes,  et  à 
dépraver  la  masse,  elles  ne  valaient  assurément; 
rien.  Mais  le  sophisme  des  ennemis  de  la  raison 
humaine ,  c'est  qu'ils  veulent  qu'un  peuple  possède 
les  vertus  de  la  liberté  avant  de  l'avoir  obtenue  j 
tandis  qu'il  ne  peut  acquérir  ces  vertus  qu'après 
avoir  joui  de  la  liberté,  puisque  l'effet  ne  saurait 
précéder  la  cause.  La  première  qualité  d'une  na- 
tion qui  commence  à  se  lasser  des  gouvernements 
exclusifs  et  arbitraires,  c'est  l'énergie.  Les  autres 
vertus  ne  peuvent  être  que  le  résultat  graduel  d'ins- 
titutions qui  aient  duré  assez  longtemps  pour  for- 
mer l'esprit  pubUc. 

Il  y  a  eu  des  pays,  comme  l'ancienne  Egypte, 
oii  la  religion,  s'étant  identifiée  avec  la  politique, 
a  imprimé  aux  mœurs  et  aux  habitudes  des  hommes 
un  caractère  passif  et  stationnaire.  Mais  en  général 
on  voit  les  nations  se  perfectionner,  ou  se  dété- 
riorer suivant  la  nature  de  leur  gouvernement. 
Rome  n'a  point  changé  de  climat ,  et  cependant 


19. 


282 


CONSIDERATIOINS 


depuis  les  Romains  jusqu'aux  Italiens  de  nos  jours, 
on  peut  parcourir  toute  l'échelle  des  modifications 
que  les  hommes  subissent  par  la  diversité  des  gou- 
vernements. Sans  doute,  ce  qui  constitue  la  dignité 
d'un  peuple,  c'est  de  savoir  se  donner  le  régime 
qui  lui  convient;  mais  cette  oeuvre  peut  rencontrer 
de  grands  obstacles  ;  et  l'un  des  plus  grands  est 
sans  doute  la  coalition  des  vieux  États  européens 
pour  arrêter  le  progrès  des  idées  nouvelles.  Il  faut 
donc  juger  avec  impartialité  les  difficultés  et  les 
efforts,  avant  de  prononcer  qu'un  peuple  n'est  pas 
fait  pour  être  libre,  ce  qui  dans  le  fond  est  une 
phrase  vide  de  sens  :  car  peut-il  exister  des  hommes 
auxquels  la  sécurité,  l'émulation,  le  développement 
paisible  de  leur  industrie,  et  la  jouissance  non 
troublée  des  fruits  de  leurs  travaux,  ne  convien- 
nent pas  ?  Et  si  une  nation  était  condamnée  par 
une  malédiction  du  ciel  à  ne  pratiquer  jamais  ni  la 
justice  ni  la  morale  publique,  pourquoi  une  partie 
de  cette  nation  se  croirait-elle  exempte  de  la  ma- 
lédiction prononcée  sur  la  race  ?  Si  tous  sont  éga- 
lement incapables  d'aucune  vertu,  quelle  partie 
contraindra  l'autre  à  en  avoir  ? 

Depuis  vingt-cinq  ans,  dit-on  encore,  il  n'y  a 
pas  eu  un  gouvernement  fondé  par  la  révolution , 
qui  ne  se  soit  montré  fou  ou  méchant.  Soit,  mais 
la  nation  a  été  sans  cesse  agitée  par  les  troubles 
civils ,  et  toutes  les  nations  dans  cet  état  se  res- 
semblent. Il  existe  dans  l'espèce  humaine  des  dis- 
positions qui  se  retrouvent  toujours ,  quand  les 
mêmes  circonstances  les  produisent  au  dehors. 
Mais ,  s'il  n'y  a  pas  eu  une  époque  de  la  révolution 
à  laquelle  le  crime  n'ait  eu  sa  part ,  il  n'y  en  a  pas 
une  aussi  où  de  grandes  vertus  ne  se  soient  déve- 
loppées. L'amour  de  la  patrie,  la  volonté  d'assurer 
son  indépendance  à  tout  prix,  se  sont  manifestés 
constamment  dans  le  parti  patriote  ;  et  si  Bonaparte 
n'avait  pas  énervé  l'esprit  public,  en  introduisant 
le  goût  de  l'argent  et  des  honneurs ,  nous  aurions 
vu  sortir  des  miracles  du  caractère  intrépide  et 
persévérant  de  quelques-uns  des  hommes  de  la  ré- 
volution. Les  ennemis  mêmes  des  institutions  nou- 
velles, les  Vendéens,  ont  montré  le  caractère  qui 
fait  ks  hommes  libres.  Quand  on  leur  offrira  la  li- 
berté sous  ses  véritables  traits,  ils  s'y  rallieront. 
Une  résolution  vive  et  un  esprit  ardent  existent  et 
existeront  toujours  en  France.  Il  y  a  des  âmes 
puissantes  parmi  ceux  qui  veulent  la  liberté,  il  y 
en  a  parmi  les  jeunes  gens  qui  s'avancent,  les  uns 
dégagés  des  préjugés  de  leurs  pères ,  les  autres 
innocents  de  leurs  crimes.  Quand  tout  se  voit, 
quand  tout  se  sait  de  l'histoire  d'une  révolution  ; 
quand  les  intérêts  les  plus  actifs  excitent  les  plus 


violentes  passions,  il  semble  aux  contemporains 
que  rien  de  pareil  n'ait  souillé  la  face  de  la  terre. 
Mais,  quand  on  se  rappelle  les  guerres  de  religion 
en  France,  et  les  troubles  de  l'Angleterre,  on  aperçoit 
sous  d'autres  formes  le  même  esprit  de  parti ,  et 
les  mêmes  forfaits  produits  par  les  mêmes  passions. 

Il  me  semble  impossible  de  séparer  le  besoin  d'un 
perfectionnement  social  du  désir  de  s'améliorer 
soi-même  ;  et,  pour  me  servir  du  titre  de  l'ouvrage 
deBossuet,  dans  un  sens  différent  de  celui  qu'il 
lui  donne,  la  politique  est  sacrée,  parce  qu'elle 
renferme  tous  les  mobiles  qui  agissent  sur  les 
hommes  en  masse ,  et  les  rapprochent  ou  les  éloi- 
gnent de  la  vertu. 

Nous  ne  pouvons  nous  le  dissimuler  cependant, 
l'on  n'a  encore  acquis  en  France  que  peu  d'idées 
de  justice.  On  n'imagine  pas  qu'un  ennemi  puisse 
avoir  droit  à  la  protection  des  lois,  quand  il  est 
vaincu.  Mais  dans  un  pays  où,  pendant  si  long- 
temps ,  la  faveur  et  la  disgrâce  ont  disposé  de  tout, 
comment  saurait-on  ce  que  c'est  que  des  principes? 
Le  règne  des  cours  n'a  permis  aux  Français  que  le 
développement  des  vertus  militaires.  Une  classe 
très-resserrée  se  mêlait  seule  des  affaires  civiles; 
et  la  masse  de  la  nation ,  n'ayant  rien  à  faire,  n'a  rien 
appris ,  et  ne  s'est  point  exercée  aux  vertus  politi- 
ques. L'une  des  merveilles  de  la  liberté  anglaise, 
c'est  la  multitude  d'hommes  qui  s'occupent  des  in- 
térêts de  chaque  ville ,  de  chaque  province,  et  dont 
l'esprit  etle  caractère  sontformés  par  les  occupations 
et  les  devoirs  de  citoyen.  En  France ,  on  n'avait  l'oc- 
casion de  s'exercer  qu'à  l'intrigue,  et  il  faut  long- 
temps avant  d'oublier  cette  malheureuse  science. 

L'amour  de  l'argent,  des  titres,  enfin  de  toutes 
les  jouissances  et  de  toutes  les  vanités  sociales,  a 
reparu  sous  le  règne  de  Bonaparte  :  c'est  le  cor- 
tège du  despotisme.  Dans  les  fureurs  de  la  déma- 
gogie, au  moins  la  corruption  n'était  de  rien;  et, 
sous  Bonaparte  lui-même,  jDlusieurs  guerriers  sont  , 
restés  dignes,  par  leur  désintéressement,  du  res- 
pect que  les  étrangers  ont  pour  leur  courage. 

Sans  reprendre  ici  la  malheureuse  histoire  de 
nos  désastres,  disons-le  donc  hardiment,  il  y  a 
dans  la  nation  française  de  l'énergie ,  de  la  patience 
dans  les  maux,  de  l'audace  dans  l'entreprise,  en 
un  mot  de  la  force  ;  et  les  écarts  en  seront  tou- 
jours à  craindre,  jusqu'à  ce  que  des  institutions 
libres  fassent  de  cette  force  aussi  de  la  vertu.  De 
certaines  idées  communes,  mises  en  circulation,  i 
sont  souvent  ce  qui  égare  le  plus  le  bon  sens  pu 
blic,  parce  que  la  plupart  des  hommes  les  prennent 
pour  des  vérités.  Il  y  a  si  peu  de  mérite  à  les  trou- 
ver, qu'on  est  tenté  de  croire  que  la  raison  seule 


SUR  LAl  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


283 


peut  les  faire  adopter  à  tant  de  gens.  Mais ,  dans 
les  temps  de  parti ,  les  mêmes  intérêts  inspirent 
les  mêmes  discours,  sans  qu'ils  acquièrent  plus 
de  vérité  la  centième  fois  qu'on  les  prononce. 

Les  Français  ,  dit-on ,  sont  frivoles ,  les  Anglais 
sont  sérieux,  les  Français  sont  vifs,  les  Anglais 
sont  graves  ;  donc  il  faut  que  les  premiers  soient 
gouvernés  despotiquement,  et  que  les  autres  jouis- 
sent de  la  liberté.  Il  est  vrai  que  si  les  Anglais  lut- 
taient encore  pour  cette  liberté,  on  leur  trouverait 
mille  défauts  qui  s'y  opposeraient;  mais  le  fait 
chez  eux  a  réfuté  l'argument.  Dans  notre  France 
les  troubles  sont  apparents,  tandis  que  les  motifs 
de  ces  troubles  ne  peuvent  être  compris  que  par 
les  hommes  qui  pensent.  Les  Français  sont  fri- 
voles ,  parce  qu'ils  ont  été  condamnés  à  un  genre 
de  gouvernement  qui  ne  pouvait  se  soutenir  qu'en 
encourageant  la  frivolité;  et,  quant  à  la  vivacité, 
les  Français  en  ont  dans  l'esprit  bien  plus  que  dans 
le  caractère.  Il  y  a  chez  les  Anglais  une  impétuosité 
d'une  nature  beaucoup  plus  violente;  et  leur  his- 
toire en  offre  une  foule  de  preuves.  Qui  aurait  pu 
croire,  il  y  a  moins  de  deux  siècles,  que  jamais  un 
gouvernement  régulier  pût  s'établir  chez  ces  fac- 
tieux insulaires.'  On  ne  cessait  alors,  sur  le  conti- 
nent ,  de  les  en  déclarer  incapables.  Ils  ont  déposé, 
tué,  renversé  plus  de  rois,  plus  de  princes  et  plus 
de  gouvernements  que  le  reste  de  l'Europe  en- 
semble ;  et  cependant  ils  ont  enfin  obtenu  le  plus 
noble,  le  plus  brillant  et  le  plus  religieux  ordre  so- 
cial qui  soit  dans  l'ancien  monde.  Tous  les  pays, 
tous  les  peuples,  tous  les  hommes,  sont  propres  à 
la  liberté  par  leurs  qualités  différentes  :  tous  y  ar- 
rivent ou  y  arriveront  à  leur  manière. 

îlais,  avant  d'essayer  de  peindre  l'admirable 
monument  de  la  grandeur  morale  de  l'homme  que 
l'Angleterre  nous  présente,  jetons  un  coup  d'œil 
sur  quelques  époques  de  son  histoire,  semblables 
en  tout  à  celles  de  la  révolution  française.  Peut-être 
se  réconci liera -t-on  avec  les  Français,  quand  on 
verra  en  eux  les  Anglais  d'hier. 

CHAPITRE  II. 

Coup  d'œil  sur  l'histoire  d'Angleterre. 

Il  m'est  pénible  de  représenter  le  caractère  an- 
glais à  son  désavantage,  même  dans  les  temps  pas- 
sés. Mais  cette  nation  généreuse  écoutera  sans  peine 
tout  ce  qui  lui  rappelle  que  c'est  à  ses  institutions 
politiques  actuelles ,  à  ces  institutions  que  d'autres 
peuples  peuvent  imiter,  qu'elle  doit  ses  vertus  et 
sa  splendeur.  La  vanité  puérile  de  se  croire  une 


race  à  part  ne  vaut  certainement  pas,  aux  yeux 
des  Anglais,  l'honneur  d'encourager  le  genre  hu- 
main par  leur  exemple.  Aucun  peuple  de  l'Europe 
ne  peut  être  mis  en  parallèle  avec  les  Anglais  de- 
puis 1688  :  il  y  a  cent  vingt  ans  de  perfectionne- 
ment social  entre  eux  et  le  continent.  La  vraie  li- 
berté, établie  depuis  plus  d'un  siècle  chez  un  grand 
peuple ,  a  produit  les  résultats  dont  nous  sommes 
les  témoins  ;  mais,  dans  l'histoire  précédente  de  ce 
peuple,  il  y  a  plus  de  violences,  plus  d'inégalités, 
et,  à  quelques  égards,  plus  d'esprit  de  servitude 
encore  que  chez  les  Français. 

Les  Anglais  citent  toujours  la  grande  charte 
comme  le  plus  honorable  titre  de  leur  antique  gé- 
néalogie d'hommes  libres  ;  et  en  effet  c'est  une 
chose  admirable  qu'un  tel  contrat  entre  la  nation 
et  le  roi.  Dès  l'année  1215  ,  la  liberté  individuelle 
et  le  jugement  par  jurés  y  sont  énoncés  dans  les 
termes  dont  on  pourrait  se  servir  de  nos  jours.  A 
cette  même  époque  du  moyen  âge,  comme  nous 
l'avons  indiqué  dans  l'introduction,  il  y  eut  un 
mouvement  de  liberté  dans  toute  l'Europe.  Mais 
les  lumières  et  les  institutions  qu'elles  font  naître 
n'étant  point  encore  répandues,  il  ne  résulta  rien 
de  stable  de  ce  mouvement  en  Angleterre ,  jus- 
qu'en 1688,  c'est-à-dire,  près  de  cinq  siècles  après 
la  grande  charte.  Pendant  toute  cette  période,  elle 
n'a  pas  cessé  d'être  enfreinte.  Le  successeur  de 
celui  qui  l'avait  signée ,  le  fils  de  Jean  sans  Terre , 
Henri  III ,  fit  la  guerre  à  ses  barons ,  pour  s'af- 
franchir des  promesses  de  son  père.  Les  barons, 
dans  cette  circonstance ,  avaient  protégé  le  tiers 
état ,  pour  s'appuyer  de  la  nation  contre  l'autorité 
royale.  Le  successeur  de  Henri  III ,  Edouard  T"", 
jura  onze  fois  la  grande  charte;  ce  qui  prouve 
qu'il  y  manqua  plus  souvent  encore.  Ni  les  rois  ni 
les  nations  ne  tiennent  les  serments  politiques, 
que  lorsque  la  nature  des  choses  commande  aux 
souverains  et  satisfait  les  peuples.  Guillaume  le 
Conquérant  avait  détrôné  Harald  ;  la  maison  de 
Lancastre  à  son  tour  renversa  Richard  II,  et  l'acte 
d'élection  qui  appelait  Henri  IV  au  trône  fut  assez 
libéral  pour  être  imité  depuis  par  lord  Sommers , 
en  1688.  A  l'avènement  de  Henri  IV,  en  1399,  on 
voulut  renouveler  la  grande  charte,  et  du  moins 
le  roi  promit  de  respecter  les  franchises  et  les  li- 
bertés de  la  nation.  Mais  la  nation  ne  sut  pas 
alors  se  faire  respecter  elle-même.  La  guerre  avec 
la  France,  les  guerres  intestines  entre  les  maisons 
d'York  et  de  Lancastre ,  donnèrent  lieu  aux  scè- 
nes les  plus  sanglantes,  et  aucune  histoire  ne  nous 
offre  autant  d'atteintes  portées  à  la  liberté  indivi- 
duelle, autant  de  supplices,  autant  de  conjura- 


284 


CONSIDERATIONS 


lions  de  toute  espèce.  L'on  finit ,  du  temps  du 
fameux  Warwick,  le  faiseur  de  rois,  par  porter 
une  loi  qui  enjoignait  d'obéir  au  souverain  de  fait, 
soit  qu'il  le  fût  ou  non  de  droit,  afin  d'éviter  les 
condamnations  arbitrairement  judiciaires,  auxquel- 
les les  changements  de  gouvernement  devaient 
donner  lieu. 

Vint  ensuite  la  maison  de  ïudor,  qui ,  dans  la 
personne  de  Henri  VII,  réunissait  les  droits  des 
York  et  des  Lancastre.  La  nation  était  fatiguée 
des  guerres  civiles.  L'esprit  de  servitude  remplaça 
pour  un  temps  l'esprit  de  faction.  Henri  VII, 
comme  Louis  XI  elje  cardinal  de  Richelieu,  sub- 
jugua la  noblesse,  et  sut  établir  le  despotisme  le 
plus  complet.  Le  parlement,  qui  depuis  a  été  le 
sanctuaire  de  la  liberté,  ne  servait  alors  qu'à  con- 
sacrer les  actes  les  plus  arbitraires  par  un  faux 
air  de  consentement  national  ;  car  il  n'y  a  pas  de 
meilleur  instrument  pour  la  tyrannie  qu'une  as- 
semblée, quand  elle  est  avilie.  La  flatterie  se  cache 
sous  l'apparence  de  l'opinion  générale ,  et  la  peur 
en  commun  ressemble  presque  à  du  courage  ;  tant 
on  s'anime  les  uns  les  autres  dans  l'enthousiasme 
du  pouvoir  !  Henri  VIII  fut  encore  plus  despote 
que  son  père ,  et  plus  désordonné  dans  ses  volon- 
tés. Ce  qu'il  adopta  de  la  réformation  le  servit 
merveilleusement ,  pour  persécuter  tout  à  la  fois 
les  catholiques  orthodoxes  et  les  protestants  de 
bonne  foi.  11  entraîna  le  parlement  anglais  à  tous 
les  actes  de  servitude  les  plus  humiliants.  Ce  fut 
le  parlement  qui  se  chargea  des  procès  intentés 
aux  innocentes  femmes  de  Henri  VIII.  Ce  fut  lui 
qui  sollicita  l'honneur  de  condamner  Catherine 
Howard ,  déclarant  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  la 
sanction  royale  pour  porter  le  bill  d'accusation 
contre  elle,  afin  d'épargner  au  roi  son  époux,  di- 
sait-on, la  douleur  de  la  juger.  Thomas  Morus, 
l'une  des  plus  nobles  victimes  de  la  tyrannie  de 
Henri  VIII ,  fut  accusé  par  le  parlement ,  ainsi 
que  tous  ceux  dont  le  roi  voulut  la  mort.  Les  deux 
chambres  prononcèrent  que  c'était  un  crime  de 
lèse-majesté  de  ne  pas  regarder  le  mariage  du  roi 
avec  Anne  de  Clèves  comme  légalement  dissous; 
et  le  parlement,  se  dépouillant  lui-même ,  décréta 
que  les  proclamations  du  roi  devaient  avoir  force 
de  loi,  et  qu'elles  seraient  considérées  même  comme 
ayant  l'autorité  de  la  révélation  en  matière  de 
dogme  :  car  Henri  VIII  s'était  fait  le  chef  de  l'Église 
en  Angleterre,  tout  en  conservant  la  doctrine  ca- 
tholique. Il  fallait  alors  se  dégager  de  la  supréma- 
,tie  de  Rome,  sans  s'exposer  à  l'hérésie  en  fait  de 
.dogmes.  C'est  dans  ce  temps  que  fut  faite  la  san- 
glante loi  des  six  articles,  qui  établissaient  les 


points  de  doctrine  auxquels  il  fallait  se  conformer: 
la  présence  réelle,  la  communion  sous  une  espèce, 
l'inviolabilité  des  vœux  monastiques  (malgré  l'abo- 
lition des  couvents) ,  l'utilité  des  messes  particu- 
lières, le  célibat  du  clergé,  et  la  nécessité  de  la 
confession  auriculaire.  Quiconque  n'admettait  pas 
le  premier  point  était  brûlé  comme  hérétique  ;  et 
qui  rejetait  les  cinq  autres,  mis  à  mort  comme  fé- 
lon. Le  parlement  remercia  le  roi  de  la  divine 
étude ,  du  travail  et  de  la  peine  que  Sa  Majesté 
avait  consacrés  à  la  rédaction  de  cette  loi.  Néan- 
moins Henri  VIII  ouvrit  le  chemin  à  la  réforma- 
tion religieuse;  elle  fut  introduite  en  Angleterre 
par  ses  amours  coupables,  comme  la  grande  charte 
avait  dû  son  existence  aux  crimes  de  Jean  sans 
Terre.  Ainsi  cheminent  les  siècles ,  marchant  sans 
le  savoir  vers  le  but  de  la  destinée  humaine. 

Le  parlement,  sous  Henri  VIII,  violenta  les 
consciences  aussi  bien  que  les  personnes.  Il  or- 
donna, sous  peine  de  mort,  de  considérer  le  roi 
comme  chef  de  l'Église;  et  tous  ceux  qui  s'y  re- 
fusèrent périrent  martyrs  de  leur  courage.  Les 
parlements  changèrent  quatre  fois  la  religion 
de  l'Angleterre.  Ils  consacrèrent  le  schisme  de 
Henri  VIII  et  le  protestantisme  d'Edouard  VI ,  et 
lorsque  la  reine  Marie  fit  jeter  dans  les  flammes 
des  vieillards ,  des  femmes ,  des  enfants,  espérant 
ainsi  plaire  à  son  fanatique  époux,  ces  atrocités 
furent  encore  sanctionnées  par  le  parlement  na- 
guère protestant. 

La  réformation  reparut  avec  Elisabeth,  mais 
l'esprit  du  peuple  et  du  parlement  n'en  fut  pas 
moins  servile.  Cette  reine  eut  toute  la  grandeur 
que  peut  donner  un  despotisme  conduit  avec  mo- 
dération. On  pourrait  comparer  le  règne  d'Elisa- 
beth en  Angleterre  à  celui  de  Louis  XIV  en  France. 

Elisabeth  avait  plus  d'esprit  que  Louis  XIV  ;  et, 
se  trouvant  à  la  tête  du  protestantisme ,  dont  la 
tolérance  est  le  principe,  elle  ne  put,  comme  le 
monarque  français ,  joindre  le  fanatisme  au  pou- 
voir absolu.  Le  parlement ,  qui  avait   comparé  : 
Henri  VIII  à  Samson  pour  la  force ,  à  Salomon 
pour  la  prudence,  et  à  Absalon  pour  la  beauté, 
envoya  son  orateur  déclarer  à  genoux  à  la  reine 
Elisabeth  qu'elle  était  une  divinité.  Mais ,  ne  se 
bornant  pas  à  ces  servilités  fades ,  il  se  souilla 
d'une  flatterie  sanglante,  en  secondant  la  crimi- : 
nelle  haine  d'Elisabeth  contre  Marie  Stuart;  il  lui  ! 
demanda  la  condamnation  de  son  ennemie ,  vou-  i 
lant  ainsi  dérober  à  la  reine  la  Ifonte  de  ce  qu'elle 
désirait;  mais  il  ne  fit  que  se  déshonorer  à  sa  suite. 

Le  premier  roi  de  la  maison  de  Stuart ,  aussi 
faible ,  quoique  plus  régulier  dans  se&  mœurs,  que  i 


SUR  LA  REVOLUTION  FRàNCAISE. 


285 


le  successeur  de  Louis  XIV,  professa  constam- 
ment la  doctrine  du  pouvoir  absolu,  sans  avoir 
dans  son  caractère  de  quoi  la  maintenir.  Les  lu- 
mières s'étendaient  de  toutes  parts.  L'impulsion 
donnée  à  l'esprit  humain,  au  commencement  du 
seizième  siècle,  se  propageait  de  plus  en  plus;  la 
réforme  religieuse  fermentait  dans  toutes  les  têtes. 
Enfin  la  révolution  éclata  sous  Charles  1". 

Les  principaux  traits  d'analogie  entre  la  révolu- 
tion d'Angleterre  et  celle  de  France  sont  :  un  roi 
conduit  à  l'échafaud  par  l'esprit  démocratique,  un 
chef  militaire  s'emparant  du  pouvoir ,  et  la  restau- 
ration de  l'ancienne  dynastie.  Quoique  la  réforme 
religieuse  et  la  réforme  politique  aient  beaucoup 
de  rapports  ensemble,  cependant,  quand  le  prin- 
cipe qui  met  les  hommes  en  mouvement  tient  de 
quelque  manière  à  ce  qu'ils  croient  leur  devoir,  ils 
conservent  plus  de  moralité  que  quand  leur  impul- 
sion n'a  pour  mobile  que  le  désir  de  recouvrer  leurs 
droits.  La  passion  de  l'égalité  était  pourtant  telle 
eu  Angleterre,  qu'on  mit  la  princesse  de  Gloucester, 
fille  du  roi,  en  apprentissage  chez  une  couturière. 
Plusieurs  traits  non  moins  étranges  dans  ce  genre 
pourraient  être  cités ,  quoique  la  direction  des  af- 
faires publiques,  pendant  la  révolution  d'Angle- 
terre ,  ne  soit  pas  descendue  dans  des  classes  aussi 
grossières  qu'en  France.  Les  communes ,  ayant  ac- 
quis plutôt  de  l'importance  par  le  commerce , 
étaient  plus  éclairées.  Les  nobles,  qui  de  tout 
temps  s'étaient  ralliés  à  ces  communes  contre  les 
usurpations  du  trône,  ne  faisaient  point  caste  à 
part  comme  chez  les  Français.  La  fusion  des  états, 
qui  n'empêche  point  la  distinction  des  rangs ,  exis- 
tait déjà  depuis  longtemps.  En  Angleterre,  la 
noblesse  de  seconde  classe  était  réunie  avec  les 
communes'.  Les  familles  de  pairs  étaient  seules  à 
part ,  tandis  qu'en  France  on  ne  savait  oii  trouver 
la  nation ,  et  que  chacun  était  impatient  de  sortir 

'  Je  rapporte  ici  le  texte  d'une  adresse  des  communes ,  sous 
Jacques  l",  qui  démontre  évidemment  cette  vériié. 

Déclaration  de  la  chambre  des  communes  sur  ses  privilèges , 
écrite  par  un  comité  choisi  pour  présenter  cette  adresse  à 
Jacques  I". 

Les  communes  de  ce  royaume  contiennent  non-seulement 
les  citoyens,  les  bourgeois,  les  cultivateurs,  mais  aussi  toute 
la  noblesse  inférieure  du  royaume ,  chevaliers ,  écuyers ,  gen- 
tilshommes. Plusieurs  d'entre  eux  appartiennent  aux  pre- 
mières familles;  d'autres  sont  parvenus  parleur  mérite  au 
grand  honneur  d'être  admis  au  conseil  privé  de  Votre  Ma- 
jesté, et  ont  o!)tenu  des  emplois  très-honorables.  Enfin ,  ex- 
cepté la  plus  haute  noblesse,  les  communes  renferment  toute 
la  fleur  et  la  puissance  de  ^  otre  royaume.  Elles  soutiennent 
1  os  guerres  par  leurs  personnes ,  et  vos  trésors  par  leur  ar- 
gent :  leurs  cœurs  font  la  force  et  la  stabilité  de  votre  royaume. 
Tout  le  peuple ,  qui  consiste  en  plusieurs  millions  d'hommes , 
est  représenté  par  nous  de  la  chambre  des  communes,  1 


de  la  masse  pour  entrer  dans  la  classe  des  privi- 
légiés. Sans  aborder  les  discussions  religieuses, 
l'on  ne  saurait  nier  aussi  que  les  opinions  des  pro- 
testants ,  étant  fondées  sur  l'examen ,  ne  soient 
plus  favorables  aux  lumières  et  à  l'esprit  de  liberté 
que  le  catholicisme ,  qui  décide  de  tout  d'après 
l'autorité ,  et  considère  les  rois  comme  aussi  infail- 
libles que  les  papes,  à  moins  que  les  papes  ne 
soient  en  guerre  avec  les  rois.  Enfin,  et  c'est  sous 
ce  rapport  qu'il  faut  reconnaître  l'avantage  de  la 
position  insulaire ,  Cromwell  n'imagina  pas  de 
faire  des  conquêtes  sur  le  continent;  il  n'excita 
point  la  colère  des  rois ,  qui  ne  se  crurent  point 
menacés  par  les  essais  politiques  d'un  pays  sans 
communication  immédiate  avec  la  terre  euro- 
péenne :  encore  moins  les  peuples  prirent-ils  parti 
dans  la  querelle,  et  les  Anglais  eurent  l'insigne 
bonheur  de  n'avoir  ni  provoqué  les  étrangers ,  ni 
réclamé  leurs  secours.  Les  Anglais  disent  avec  rai- 
son qu'ils  n'ont  eu  dans  leurs  derniers  troubles 
civils  rien  qui  ressemble  aux  dix-huit  mois  de  la 
terreur  en  France.  Mais ,  en  embrassant  l'ensemble 
de  leur  histoire ,  l'on  verra  trois  rois  déposés  et 
tués,  Edouard  II,  Richard  II,  et  Henri  VI;  un 
roi  assassiné,  Edouard  V;  Marie  d'Ecosse  et 
Charles  F""  périssant  sur  l'échafaud;  des  princes 
du  sang  royal  mourant  de  mort  violente;  des  as- 
sassinats judiciaires  en  plus  grand  nombre  que 
dans  tous  les  autres  États  de  l'Europe ,  et  je  ne 
sais  quoi  de  dur  et  de  factieux,  qui  n'annonçait 
guère  les  vertus  publiques  et  privées  dont  l'Angle- 
terre donne  l'exemple  depuis  un  siècle.  Sans  doute, 
on  ne  saurait  tenir  un  compte  ouvert  des  vices  et 
des  vertus  des  deux  nations  ;  mais ,  en  étudiant 
l'histoire  d'Angleterre ,  on  ne  commence  à  voir  le 
caractère  des  Anglais  tel  qu'il  s'élève  progressive- 
ment à  nos  yeux ,  depuis  la  fondation  de  la  liberté, 
que  dans  quelques  hommes ,  pendant  la  révolution 
et  sous  la  restauration.  L'époque  du  retour  des 
Stuarts  et  les  changements  opérés  à  leur  expulsion 
offrent  encore  de  nouvelles  preuves  de  l'influence 
toute-puissante  des  nations.  Charles  II  et  Jacques  II 
régnèrent ,  l'un  arbitrairement ,  l'autre  tyrannique- 
ment  ;  et  les  mêmes  injustices  qui  avaient  souillé' 
l'histoire  d'Angleterre  dans  les  temps  anciens ,  se 
renouvelèrent  à  une  époque  où  cependant  les  lu- 
mières avaient  fait  de  très-grands  progrès.  Mais  le 
despotisme  produit  partout  et  en  tout  temps  à  peu 
près  les  mêmes  résultats  ;  il  ramène  les  ténèbres 
au  milieu  du  jour.  Les  plus  nobles  amis  de  la  li- 
berté ,  Russel  et  Sidney,  périrent  sous  le  règne  de 
Charles  II  ;  et  bien  d'autres  moins  célèbres  furent  de 
même  condamnés  à  mort  injustement.  Russel  re- 


286 


CONSIDERATIONS 


fusa  de  racheter  sa  vie  à  la  condition  de  reconnaî- 
tre que  la  résistance  au  souverain,  quelque  despote 
qu'il  soit ,  est  contraire  à  la  religion  chrétienne. 
Algernon  Sidney  dit  en  montant  sur  l'échafaud  : 
«  Je  viens  ici  mourir  pour  la  bonne  vieille  cause  que 
«  j'ai  chérie  depuis  mon  enfance.  »  Le  lendemain 
de  sa  mort,  il  se  trouva  des  journalistes  qui  tour- 
nèrent en  ridicule  ces  belles  et  simples  paroles.  La 
plus  indigne  de  toutes  les  flatteries ,  celle  qui  li- 
vre les  droits  des  nations  au  bon  plaisir  des  sou- 
verains ,  se  manifesta  de  toutes  parts.  L'université 
d'Oxford  condamna  tous  les  principes  de  la  liberté, 
et  se  montra  mille  fois  moins  éclairée  au  dix-sep- 
tième siècle  que  les  barons  au  commencement  du 
treizième.  Elle  proclama  qu'il  n'y  avait  point  de 
contrat  mutuel ,  ni  exprès ,  ni  tacite ,  entre  les  peu- 
ples et  les  rois.  C'est  d'une  ville  destinée  à  être  un 
foyer  de  lumières  que  partit  cette  déclaration  qui 
mettait  un  homme  au-dessus  de  toutes  les  lois  di- 
vines et  humaines,  sans  lui  imposer  ni  devoirs  ni 
frein.  Locke ,  jeune  encore ,  fut  banni  de  l'univer- 
sité pour  avoir  refusé  son  adhésion  à  cette  doc- 
trine servile  ;  tant  il  est  vrai  que  les  penseurs  ,  de 
quelque  objet  qu'ils  s'occupent,  s'accordent  tou- 
jours sur  la  dignité  de  l'espèce  humaine  !  Quoique 
le  parlement  fût  très-obéissant ,  on  avait  encore 
peur  de  lui  ;  et  Louis  XIV,  sentant  avec  une  saga- 
cité remarquable  qu'une  constitution  libre  donne- 
rait une  grande  force  à  l'Angleterre,  corrompait 
non-seulement  le  ministère ,  mais  le  roi  lui-même, 
pour  prévenir  l'établissement  de  cette  constitution. 
Ce  n'était  point  cependant  par  la  crainte  de  l'exem- 
ple qu'il  ne  voulait  pas  de  liberté  en  Angleterre  : 
la  France  était  alors  trop  loin  de  tout  esprit  de  ré- 
sistance, pour  qu'il  pût  s'en  inquiéter;  c'est  uni- 
quement ,  et  les  pièces  diplomatiques  le  prouvent, 
parce  qu'il  considérait  le  gouvernement  représen- 
tatif comme  une  source  de  richesse  et  de  puissance 
pour   les   Anglais.  Il  fit  offrir  à  Charles  II  deux 
cent  mille  louis ,  s'il  voulait  se  déclarer  catholique 
et  ne  plus  convoquer  de  parlements.  Charles  II  et 
ensuite  Jacques  II  acceptèrent  ces  subsides  ,  sans 
oser  en  tenir  toutes  les  conditions.  Les  premiers 
ministres ,  les  femmes  de  ces  premiers  ministres  re- 
cevaient des  présents  de  l'ambassadeur  de  France, 
en  promettant  de  soumettre  l'Angleterre  à  l'in- 
fluence de  Louis  XIV.  Charles  II  aurait  souhaité , 
est-il  dit  dans  les  négociations   que  Dalrymple 
a  publiées,  faire  venir  des  troupes  françaises  en 
Angleterre,  pour  s'en  servir  contre  les  amis  de  la 
liberté.  On  a  peine  à  se  convaincre  de  la  vérité  de 
ces  faits,  quand  on  connaît  l'Angleterre  du  dix- 
huitième  et  du  dix-neuvième  siècle.  Il  y  avait  en- 


core des  restes  de  l'esprit  d'indépendance  chez 
quelques  membres  du  parlement  ;  mais  comme  la 
liberté  de  la  presse  ne  les  soutenait  pas  dans  l'opi- 
nion ,  ils  ne  pouvaient  opposer  cette  force  à  celle 
du  gouvernement.  La  loi  d'Habeas  corpus ,  celle 
qui  fonde  la  liberté  individuelle,  fut  portée  sous 
Charles  II ,  et  cependant  il  n'y  eut  jamais  plus  de 
violations  de  cette  liberté  que  sous  son  règne  ;  car 
les  lois  sans  les  garanties  ne  sont  rien.  Charles  II 
se  fit  livrer  tous  les  privilèges  des  villes ,  toutes 
leurs  chartes  particulières  ;  rien  n'est  si  facile  à 
l'autorité  centrale  que  d'écraser  successivement 
chaque  partie.  Les  juges,  pour  plaire  au  roi,  don- 
nèrent au  crime  de  haute  trahison  une  extension 
plus  grande  que  celle  qui  avait  été  fixée  trois  siè- 
cles auparavant  sous  le  règne  d'Edouard  III.  A 
cette  sérieuse  tyrannie  se  joignait  autant  de  cor- 
ruption ,  autant  de  frivolité  qu'on  en  a  pu  repro- 
cher aux  Français  à  aucune  époque.  Les  écrivains , 
les  poètes  anglais ,  qui  sont  maintenant  inspirés 
par  les  sentiments  les  plus  vrais  et  les  vertus  les 
plus  pures ,  étaient  sous  Charles  II  des  fats,  quel- 
quefois tristes ,  mais  toujours  immoraux.  Roches- 
ter ,  Wicherley ,  Congrève  surtout ,  font  de  la  vie 
humaine  des  tableaux  qui  semblent  la  parodie  de 
l'enfer.  Là,  les  enfants  plaisantent  sur  la  vieillesse 
de  leurs  pères  ;  là,  les  frères  cadets  aspirent  à  la 
mort  de  leur  frère  aîné.  Le  mariage  y  est  traité 
selon  les  maximes  de  Beaumarchais  :  mais  il  n'y  a 
point  de  gaieté  dans  ces  saturnales  du  vice;  les 
hommes  les  plus  corrompus  ne  peuvent  rire  à  l'as- 
pect d'un  monde  dont  les  méchants  eux-mêmes  ne 
sauraient  se  tirer.  La  mode ,  qui  est  encore  la  fai- 
blesse des  Anglais  dans  les  petites  choses,  se  jouait 
alors  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  la 
vie.  Charles  II  avait  sur  sa  cour,  et  sa  cour  avait 
sur  son  peuple  l'influence  que  le  régent  a  exercée 
sur  la  France.  Et  quand  on  voit  dans  les  galeries 
d'Angleterre  les  portraits  des  maîtresses  de  ce 
roi ,  méthodiquement  rangés  ensemble ,  on  ne  peut 
se  persuader  qu'il  n'y  ait  guère  plus  de  cent  ans 
qu'une  frivolité  si  dépravée  secondait ,  chez  les 
Anglais ,  le  pouvoir  le  plus  absolu.  Enfin ,  Jac- 
ques II,  qui  manifestait  ouvertement  les  opinions 
que  Charles  II  faisait  avancer  par  des  mines  sou- 
terraines, régna  pendant  trois  ans  avec  une  ty- 
rannie heureusement  sans  mesure ,  puisque  c'est  à 
ces  excès  mêmes  que  la  nation  a  dû  la  révolution 
paisible  et  sage  qui  a  fondé  sa  liberté.  L'historien 
Hume,  Écossais,  partisan  des  Stuarts,  et  défen- 
seur de  la  prérogative  royale ,  comme  un  homme 
éclairé  peut  l'être ,  a  plutôt  adouci  qu'exagéré  les 
forfaits  commis  par  les  agents  de  Jacques  IL  J'in- 


k 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


287 


sère  ici  seulement  quelques-uns  des  traits  de  ce 
règne,  tels  qu'ils  sont  racontés  par  Hume. 

«  La  cour  avait  inspiré  des  principes  si  arbitrai- 
«  res  à  tous  ses  serviteurs,  que  Feversham,  iramé- 
«  diatement  après  la  victoire  (  de  Sedgemoor  ) ,  fit 
«  pendre  plus  de  vingt  prisonniers ,  et  qu'il  con- 
«  tinuait  ses  exécutions ,  lorsque  l'évêque  de  Bath 
«  et  de  Wells  lui  représenta  que  ces  malheureux 
«  avaient  droit  à  être  jugés  dans  les  formes,  et  que 
«  leur  supplice  passerait  pour  un  véritable  meurtre! 
«  Mais  ces  remontrances  n'arrêtèrent  pas  l'humeur 
«  féroce  du  colonel  Rirke,  soldat  de  fortune ,  qui , 
«  dans  un  long  service  à  Tanger,  et  par  la  fréquen- 
«  tation  des  Maures,  avait  contracté  un  fonds  d'in- 
«  humanité  plus  rare  en  Europe  et  chez  les  nations 
«  libres.  En  entrant  dans  Bridgewater,  il  fit  con- 
«  duire  dix-neuf  prisonniers  au  gibet  sans  la  moin- 
«  dre  information.  Ensuite,  s'amusant  de  sa  propre 
«  cruauté ,  il  en  fit  exécuter  un  certain  nombre 
«  pendant  qu'il  buvait  avec  ses  compagnons  à  la 
«  santé  du  roi  Ou  de  la  reine,  ou  du  grand  juge 
«  Jefferies  ;  et ,  voyant  leurs  pieds  tressaillir  dans 
«  les  convulsions  de  la  mort,  il  s'écria  qu'il  fallait 
«  de  la  musique  pour  leur  danse ,  et  donna  l'ordre 
«  que  les  tambours  et  les  trompettes  se  fissent  en- 
«  tendre.  11  lui  vint  dans  l'esprit  de  faire  pendre 
«  trois  fois  le  même  homme,  pour  s'instruire ,  di- 
«  sait -il,  par  cette  bizarre  expérience;  et  chaque 
«  fois  il  lui  demandait  s'il  ne  se  repentait  pas  de 
«  son  crime;  mais  le  malheureux s'obstinant  à  pro- 
«  tester ,  malgré  ce  qu'il  avait  souffert ,  qu'il  était 
«  toujours  disposé  à  s'engager  dans  la  même  cause, 
«  Rirke  le  fit  pendre  dans  les  chaînes.  Mais  rien 
«  n'égale  la  perfidie  et  la  cruauté  du  trait  que  nous 
«  allons  raconter.  Une  jeune  fille  demanda  la  vie 
«  de  son  frère ,  en  se  jetant  aux  pieds  du  colonel 
«  Rirke ,  ornée  de  toutes  les  grâces  de  la  beauté 
«  et  de  l'innocence  en  pleurs.  Le  cruel  sentit  s'en- 
«  flammer  ses  désirs,  sans  être  attendri  par  l'a- 
«  mour  ou  par  la  clémence.  Il  promit  ce  qu'elle 
«  demandait,  à  condition  qu'elle  consentirait  à  tout 
«  ce  qu'il  souhaitait.  Cette  pauvre  sœur  se  rendit 
«  à  la  nécessité  qu'on  lui  imposait;  mais  Rirke, 
«  après  avoir  passé  la  nuit  avec  elle,  lui  fit  voir  le 
«  lendemain ,  par  la  fenêtre ,  le  frère  adoré  pour 
«  lequel  elle  avait  sacrifié  sa  vertu ,  pendu  à  un 
«  gibet  qu'on  avait  élevé  secrètement  pendant  la 
«  nuit.  La  rage  et  le  désespoir  s'emparèrent  de 
«  cette  malheureuse  fille,  et  la  privèrent  de  sa  rai- 
«  son.  Le  pays  entier,  sans  distinction  de  coupable 
«  et  d'innocent ,  fut  exposé  aux  ravages  de  ce  bar- 
«  bare.  Les  soldats  furent  lâchés  pour  y  vivre  à 
«  discrétion;  et  son  propre  régiment,  instruit  par 


«  son  exemple,  excité  par  ses  exhortations,  se  dis- 
«  tingua  par  des  outrages  recherchés.  Il  les  nom- 
mait ironiquement  ses  agneaux,  terme  dont  le 
souvenir  s'est  conservé  longtemps  avec  horreur 
dans  cette  partie  de  l'Angleterre.  L'implacable 
Jefferies  lui  succéda  bientôt ,  et  fit  voir  que  les 
rigueurs  judiciaires  peuvent  égaler  ou  surpasser 
les  excès  de  la  tyrannie  soldatesque.  Cet  homme, 
qui  se  livrait  par  goût  à  la  cruauté ,  s'était  déjà 
fait  connaître  dans  plusieurs  procès  auxquels  il 
avait  présidé.  Mais  il  partait  avec  une  joie  sau- 
vage pour  cette  nouvelle  commission ,  qui  lui 
présentait  une  moisson  de  mort  et  de  destruc- 
tion. Il  commença  par  la  ville  de  Dorchester, 
oiJ  trente  rebelles  furent  traduits  à  son  tribunal. 
Il  les  exhorta ,  mais  en  vain ,  à  lui  épargner,  par 
une  confession  volontaire,  la  peine  de  faire  leur 
procès.  Vingt -neuf  furent  déclarés  coupables, 
et,  pour  punir  en  même  temps  leur  crime  et  leur 
désobéissance,  il  les  fit  conduire  immédiatement 
au  supplice.  Il  n'y  en  eut  pas  moins  de  deux 
cent  quatre-vingt-douze  qui  reçurent  la  sen- 
tence de  mort ,,  et  quatre-vingts  furent  exécutés 
sur-le-champ.  Exeter  devint  ensuite  le  théâti-e 
de  ses  cruautés.  De  deux  cent  quarante- trois 
personnes  à  qui  l'on  fit  leur  procès,  la  plus  grande 
partie  fut  condamnée  et  livrée  aux  exécuteurs. 
Il  transféra  de  là  son  tribunal  à  ïaunton  et  à 
Wells.  La  consternation  le  précédait  partout. 
Ses  menaces  avaient  frappé  les  jurés  d'une  telle 
épouvante,  qu'ils  donnaient  leur  verdict  avec 
précipitation ,  et  plusieurs  innocents  partagèrent 
le  sort  des  coupables.  En  un  mot ,  outre  ceux 
qui  furent  massacrés  par  les  commandants  mili- 
taires ,  on  en  compte  deux  cent  cinquante  et  un 
qui  périrent  par  le  bras  delà  justice.  Tout  le  pays 
était  jonché  des  membres  épars  des  rebelles  ;  dans 
chaque  village,  on  voyait  exposé  le  cadavre  de 
quelque  misérable  habitant;  et  l'inhumain  Jeffe- 
ries déployait  toutes  les  rigueurs  de  la  justice , 
sans  aucun  mélange  de  pitié. 
«  De  toutes  les  exécutions  de  cette  affreuse  épo- 
que ,  les  plus  atroces  furent  celles  de  madame 
Gaunt  et  de  lady  Lisle,  accusées  d'avoir  donné 
asile  à  des  traîtres.  Madame  Gaunt  était  une  ana- 
baptiste ,  connue  par  une  bienfaisance  qui  s'éten- 
dait aux  personnes  de  tous  les  partis  et  de  toutes 
les  sectes.  Un  rebelle  qui  connaissait  son  huma- 
nité, eut  recours  à  elle  dans  sa  détresse,  et  trouva 
un  refuge  dans  sa  maison.  Bientôt  après ,  ayant 
entendu  parler  d'un  acte  qui  offrait  une  amnis- 
tie et  des  récompenses  à  ceux  qui  découvriraient 
des  criminels,  il  eut  la  bassesse  de  trahir  sa  bien- 


288 


CONSIDERÂ.TIONS 


«  faitrice,  et  de  déposer  contre  elle.  Il  obtint  grâce 
«  pour  sa  perfidie.  Elle  fut  brûlée  vive  pour  sa 
«  charité. 

«  Lady  Lisie  était  la  veuve  d'un  régicide  qui 
«  avait  joui  de  beaucoup  de  faveur  et  de  crédit  sous 
«  Cromwell.  Elle  était  poursuivie  pour  avoir  donné 
«  asile  à  deux  rebelles,  après  la  bataille  de  Sedge- 
«  moor.  En  vain  cette  femme  âgée  disait-elle,  pour 
«  sa  défense,  que  le  nom  de  ces  rebelles  ne  se  trou- 
«vaitdans  aucune  proclamation;  qu'ils  n'étaient 
«  condamnés  par  aucune  sentence  ;  que  rien  ne 
«  prouvait  qu'elle  eût  pu  les  connaître  pour  des 
«  partisans  de  Monmouth  ;  que ,  malgré  le  nom 
«  qu'elle  portait ,  l'on  savait  bien  que  son  cœur 
«  avait  toujours  été  attaché  à  la  cause  royale;  que 
«  personne  n'avait  versé  plus  de  larmes  qu'elle  sitr 
«  la  mort  de  Charles  P"';  que  son  fils ,  élevé  par  elle 
«  et  dans  ses  principes ,  avait  combattu  lui  -  même 
«  contre  les  rebelles  qu'on  l'accusait  d'avoir  recé- 
«lés.  Ces  arguments  n'émurent  point  Jefferies, 
«  mais  ils  agirent  sur  les  jurés  qui  voulurent  deux 
«  fois  prononcer  un  verdict  favorable ,  et  furent 
«  deux  fois  renvoyés  avec  des  reproches  et  des 
«  menaces.  Enfin  on  leur  arracha  la  fatale  sentence, 
«  et  elle  fut  exécutée.  Le  roi  fut  sourd  à  toute 
«  prière,  et  crut  s'excuser,  en  répondant  qu'il  avait 
«  promis  à  Jefferies  de  ne  pas  faire  grâce. 

«  Ceux  qui  échappaient  à  la  mort  étaient  con- 
«  damnés  à  des  amendes  qui  les  réduisaient  à  la 
«mendicité;  et  si  leur  pauvreté  les  rendait  inca- 
«  pables  de  payer ,  ils  subissaient  la  fouet  ou  la 
«prison.  Le  peuple  aurait  souhaité,  dans  cette  oc- 
«  casion ,  pouvoir  distinguer  entre  Jacques  et  ses 
«  agents  ;  mais  on  prit  soin  de  prouver  qu'ils  n'a- 
«  valent  rien  fait  que  d'agréable  à  leur  maître. 
«  Jefferies ,  à  son  retour ,  fut  créé  pair  pour  ses 
«  éminents  services ,  et  bientôt  après  revêtu  de  la 
«  dignité  de  chancelier.  » 

Voilà  ce  qu'un  roi  pouvait  faire  souffrir  à  des 
Anglais ,  et  voilà  ce  qu'ils  supportaient.  C'est  en 
1686  que  l'Angleterre  donnait  à  l'Europe  de  tels 
exemples  de  barbarie  et  de  servitude  ;  et ,  deux  ans 
après ,  lorsque  Jacques  11  fut  déposé  et  la  consti- 
tution établie,  commença  cette  période  de  cent 
vingt-huit  ans  jusqu'à  nos  jours,  dans  laquelle  il 
n'y  a  pas  eu  une  session  du  parlement  qui  n'ait  ap- 
porté un  perfectionnement  à  l'ordre  social. 

Jacques  II  était  bien  coupable  ;  cependant  on  ne 
peut  se  dissimuler  qu'il  y  eut  de  la  trahison  dans 
la  manière  dont  il  fut  abandonné.  Ses  filles  lui  en- 
levèrent la  couronne.  Les  personnes  qui  lui  avaient 
montré  le  plus  d'attachement ,  et  qui  lui  devaient 
le  plus  de  reconnaissance ,  le  quittèrent.  Les  offi- 


ciers manquèrent  à  leur  serment;  mais,  selon  une 
épigramme  anglaise,  le  succès  ayant  excusé  cette 
trahison,  on  ne  l'appela  plus  ainsi  '. 

Guillaume  III  était  un  homme  d'Etat ,  ferme  et 
sage,  accoutumé,  par  son  emploi  de  stathouder  en 
Hollande ,  à  respecter  la  liberté ,  soit  qu'il  l'aimât 
naturellement  ou  non.  La  reine  Anne,  qui  lui  suc- 
céda ,  était  une  femme  sans  talents ,  et  ne  tenant 
avec  force  qu'à  des  préjugés.  Quoiqu'elle  fût  en 
possession  d'un  trône  qu'elle  aurait  dû  céder  à  son 
frère ,  d'après  les  principes  de  la  légitimité ,  elle 
conservait  un  faible  pour  la  doctrine  du  droit  di- 
vin; et,  bien  que  le  parti  des  amis  de  la  Hberté 
l'eût  faite  reine,  il  lui  inspirait  toujours  un  éloi- 
gnement  involontaire.  Cependant  les  institutions 
politiques  prenaient  déjà  tant  de  force,  qu'au  de- 
hors comme  au  dedans ,  ce  règne  a  été  l'un  des 
plus  glorieux  de  l'Angleterre.  La  maison  d'Hano- 
vre acheva  de  garantir  la  réforme  religieuse  et  po- 
litique; néanmoins,  jusqu'après  la  bataille  de  Cul- 
loden,  en  1746,  l'esprit  de  faction  l'emporta  encore 
souvent  sur  la  justice.  La  tête  du  prince  Edouard 
fut  mise  à  prix  pour  30,000  louis;  et,  tant  qu'on 
craignit  pour  la  liberté ,  l'on  eut  de  la  peine  à  se 
résoudre  au  seul  moyen  de  l'établir,  c'est-à-dire, 
au  respect  de  ses  principes ,  quelles  que  soient  les 
circonstances. 

Mais,  si  on  lit  avec  soin  le  règne  des  trois  Geor- 
ges ,  on  y  verra  que  la  morale  et  la  liberté  n'ont 
cessé  de  faire  des  progrès.  C'est  un  beau  spectacle 
que  cette  constitution,  vacillante  encore  en  sortant 
du  port,  comme  un  vaisseau  qu'on  lance  à  la  mer, 
et  déployant,  enfin  ses  voiles,  en  donnant  l'essor 
à  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  généreux  dans 
l'âme  humaine.  Je  sais  que  les  Anglais  prétendront 
qu'ils  ont  eu  de  tout  temps  plus  d'esprit  de  liberté 
que  les  Français  ;  que ,  dès  César,  ils  ont  repoussé 
le  joug  des  Romains ,  et  que  le  code  de  ces  Ro- 
mains ,  rédigé  sous  les  empereurs ,  ne  fut  jamais 
introduit  dans  les  lois  anglaises;  il  est  également 
vrai  qu'en  adoptant  la  réformation,  les  Anglais  ont 
fondé  tout  à  la  fois,  d'une  manière  plus  ferme,  la 
morale  et  la  liberté.  Le  clergé,  ayant  toujours  siégé 
au  parlement  avec  les  seigneurs  laïques ,  n'a  point 
eu  de  pouvoir  distinct  dans  l'État,  et  les  nobles 
anglais  se  sont  montrés  plus  factieux,  mais  moins 
courtisans  que  les  nobles  français.  Ces  différences, 
on  ne  saurait  le  nier ,  sont  à  l'avantage  de  l'An- 

I  Treason  does  never  prosper  :  what's  the  reason? 
Why ,  when  itprospers,  none  dare  cail  it  ireason. 

La  trahison  ne  réussit  jamais  ;  quelle  en  est  la  raison?  La    | 
raison ,  c'est  que ,  lorsqu'elle  réussit ,  nui  n'ose  l'appeler  tra- 
hison. 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


289 


gleterre.  En  France,  la  beauté  du  climat,  le  goût 
de  la  société,  tout  ce  qui  embellit  la  vie,  a  servi  le 
pouvoir  arbitraire ,  comme  dans  les  pays  du  Midi 
cil  les  plaisirs  de  l'existence  suffisent  à  l'homme. 
Mais,  une  fois  que  le  besoin  de  la  liberté  s'est  em- 
paré des  esprits ,  les  défauts  mêmes  qu'on  repro- 
che aux  Français,  leur  vivacité,  leur  amour-propre, 
les  attachent  davantage  à  ce  qu'ils  ont  résolu  de 
conquérir.  Ils  sont  le  troisième  peuple,  en  comp- 
tant les  Américains,  qui  s'essaye  au  gouvernement 
représentatif,  et  l'exemple  de  leurs  devanciers 
commence  enfin  à  les  diriger.  De  quelque  manière 
que  l'on  considère  chaque  nation ,  on  y  trouve 
toujours  ce  qui  lui  rendra  le  gouvernement  repré- 
sentatif non -seulement  possible,  mais  nécessaire. 
Examinons  donc  l'influence  de  ce  gouvernement 
dans  le  pays  qui,  le  premier,  a  eu  la  gloire  de  l'é- 
tablir. 

CHAPITRE  III. 

De  la  prospérité  de  V Angleterre ,  et  des  causes  qui 
Vont  accrue  jusqu'à  présent. 

Il  y  avait,  en  1813  ,  vingt  et  un  ans  que  les  An- 
glais étaient  en  guerre  avec  la  France ,  et  pendant 
quelque  temps  le  continent  entier  s'était  armé 
contre  eux.  L'Amérique  même,  par  des  circons- 
tances politiques  étrangères  aux  intérêts  de  l'Eu- 
rope ,  faisait  partie  de  cette  coalition  universelle. 
Depuis  plusieurs  années  le  respectable  monarque 
de  la  Grande-Bretagne  ne  possédait  plus  l'empire 
de  ses  facultés  intellectuelles.  Les  grands  hommes 
dans  la  carrière  civile,  Pitt  et  Fox,  n'existaient 
plus,  et  personne  encore  n'avait  succédé  à  leur 
réputation  :  l'on  ne  pouvait  citer  aucun  nom  his- 
torique à  la  tête  des  affaires ,  et  le  seul  Wellington 
attirait  l'attention  de  l'Europe,  Quelques  minis- 
tres, plusieurs  membres  de  l'opposition,  des  sa- 
vants, des  hommes  de  loi,  des  hommes  de  lettres, 
jouissaient  d'une  haute  estime  ;  si  d'un  côté  la 
France,  à  force  de  s'abaisser  sous  le  joug  d'un 
seul,  avait  vu  disparaître  les  réputations  indivi- 
duelles, de  l'autre,  il  y  avait  tant  de  talents, 
d'instruction  et  de  mérite  chez  les  Anglais,  qu'il 
était  devenu  très -difficile  de  primer  au  milieu  de 
cette  foule  illustre. 

En  arrivant  en  Angleterre ,  aucun  homme  en 
particulier  ne  s'offrait  à  ma  pensée  :  je  n'y  con- 
naissais presque  personne,  mais  j'y  venais  avec 
confiance.  J'étais  persécutée  par  un  ennemi  de  la 
liberté  ;  je  me  croyais  donc  sûre  d'une  honorable 
pitié,  dans  un  pays  dont  toutes  les  institutions 
étaient  en  harmonie  avec  mes  sentiments  politi- 


ques. .Te  comptais  beaucoup  aussi  sur  le  souvenir 
de  mon  père  pour  me  protéger ,  et  je  ne  me  suis 
pas  trompée.  Les  vagues  de  la  mer  du  Nord ,  que 
je  traversais  en  venant  de  Suède,  m'inspiraient 
encore  de  l'effroi ,  lorsque  j'aperçus  de  loin  l'île 
verdoyante  qui  seule  avait  résisté  à  l'asservissement 
de  l'Europe.  Il  n'y  avait  là  cependant  que  douze 
millions  d'hommes;  car  les  cinq  ou  six  millions  de 
plus  qui  composent  la  population  de  l'Irlande  ont 
souvent  été  livrés,  pendant  le  cours  de  la  dernière 
guerre,  à  des  divisions  intestines.  Ceux  qui  ne 
veulent  pas  reconnaître  l'ascendant  de  la  liberté 
dans  la  puissance  de  l'Angleterre,  ne  cessent  de 
répéter  que  les  Anglais  auraient  été  vaincus  par 
Bonaparte,  comme  toutes  les  nations  continen- 
tales ,  s'ils  n'avaient  pas  été  protégés  par  la  mer. 
Cette  opinion  ne  peut  être  réfutée  par  l'expérience  : 
mais,  je  n'en  doute  point,  si  par  un  coup  du  Lé- 
viathan ,  la  Grande-Bretagne  se  fût  trouvée  réunie 
au  continent  européen ,  sans  doute  elle  eût  plus 
souffert,  sans  doute  ses  richesses  seraient  dimi- 
nuées; mais  l'esprit  public  d'une  nation  libre  est 
tel,  que  jamais  elle  n'eût  subi  le  joug  des  étran- 
gers. 

Lorsque  je  débarquai  en  Angleterre,  au  mois 
de  juin  1813,  on  venait  d'apprendre  l'armistice 
conclu  entre  les  puissances  alliées  et  Napoléon.  Il 
était  à  Dresde ,  et  maître  encore  alors  de  se  ré- 
duire au  misérable  sort  d'empereur  de  la  France 
jusqu'au  Rhin,  et  de  roi  d'Italie.  L'Angleterre  pro- 
bablement n'aurait  point  souscrit  à  ce  traité,  sa 
position  était  donc  loin  d'être  favorable.  Une  lon- 
gue guerre  la  menaçait  de  nouveau  ;  ses  finances 
paraissaient  épuisées,  à  juger  du  moins  de  ses 
ressources  d'après  celles  de  tout  autre  pays  de  la 
terre.  Un  papier,  tenant  lieu  de  monnaie,  était 
tombé  d'un  quart  sur  le  continent  ;  et ,  si  ce  papier 
n'eût  pas  été  soutenu  par  l'esprit  patriotique  de  la 
nation,  il  eût  entraîné  le  bouleversement  des  af- 
faires publiques  et  particulières.  Les  journaux  de 
France,  en  comparant  l'état  des  finances  des  deux 
pays,  représentaient  toujours  l'Angleterre  comme 
abîmée  de  dettes ,  et  la  France  comme  maîtresse 
d'un  trésor  considérable.  Le  rapprochement  était 
vrai ,  mais  il  fallait  y  ajouter  que  l'Angleterre  dis- 
posait par  le  crédit  de  moyens  sans  bornes  ,  tandis 
que  le  gouvernement  français  ne  possédait  que  l'or 
qu'il  tenait  entre  ses  mains.  La  France  pouvait 
lever  des  milliards  de  contributions  sur  l'Europe 
opprimée,  mais  son  souverain  despotique  n'aurait 
pu  réussir  dans  un  emprunt  volontaire. 

De  Harwich  à  Londres  on  parcourt  un  grand 
chemin  d'environ  soixànte-dix  milles ,  qui  est  bordé 


290 


CONSIDERATIONS 


presque  sans  intervalle  par  des  'maisons  de  cam- 
jjagne  à  droite  et  à  gauche  :  c'est  une  suite  d'habi- 
tations avec  des  jardins,  interrompue  par  des 
villes.  Presque  tous  les  hommes  sont  bien  vêtus, 
presque  aucune  cabane  n'est  en  décadence  ;  les  ani- 
maux eux  -  mêmes  ont  quelque  chose  de  paisible  et 
de  prospère ,  comme  s'il  y  avait  des  droits  aussi 
pour  eux  dans  ce  grand  édifice  de  l'ordre  social. 
Les  prix  de  toutes  choses  sont  nécessairement  fort 
élevés  ,  mais  ces  prix  sont  fixes  pour  la  plupart  :  il 
y  a  tant  d'aversion  pour  l'arbitraire  dans  ce  pays , 
qu'en  dehors  de  la.  loi  même  on  place  la  règle  et 
puis  l'usage,  pour  s'assurer,  autant  qu'on  le  peut, 
dans  les  moindres  détails ,  quelque  chose  de  positif 
et  de  stable.  C'était  sans  doute  un  grand  inconvé- 
nient que  la  cherté  des  denrées  produite  par  les 
impôts  excessifs;  mais ,  si  la  guerre  était  indispen- 
sable, quelle  autre  que  cette  nation,  c'est-à-dire, 
que  cette  constitution ,  pouvait  y  suffire?  Montes- 
quieu remarque,  avec  raison,  que  les  pays  libres 
•payent  beaucoup  plus  d'impôts  que  les  pays  gou- 
vernés despotiquement  :  c'est  qu'on  ne  sait  pas 
encore ,  quoique  l'exemple  de  l'Angleterre  ait  dû 
l'apprendre,  toutes  les  richesses  d'un  peuple  qui 
consent  à  ce  qu'il  donne ,  et  considère  les  affaires 
publiques  comme  les  siennes.  Aussi  le  peuple  an- 
glais, loin  d'avoir  perdu  par  vingt  ans  de  guerre, 
avait-il  gagné  sous  tous  les  rapports,  au  milieu 
même  du  blocus  continental.  L'industrie,  devenue 
plus  active  et  plus  ingénieuse,  suppléait  d'une 
manière  étonnante  aux  produits  qu'on  ne  pouvait 
plus  tirer  du  continent.  Les  capitaux  exclus  du 
commerce  avaient  été  employés  aux  défrichements 
et  aux  améliorations  de  l'agriculture  dans  plusieurs 
provinces  ;  le  nombre  des  maisons  s'était  augmenté 
partout,  et  l'accroissement  de  Londres  depuis  peu 
d'années  est  à  peine  croyable.  Une  branche  de 
commerce  tombait-elle ,  une  autre  se  relevait  aus- 
sitôt. Les  propriétaires,  devenus  plus  riches  par 
la  hausse  des  terres ,  consacraient  une  grande  por- 
tion de  leurs  revenus  à  des  établissements  de  cha- 
rité publique.  Lorsque  l'empereur  Alexandre  est 
arrivé  en  Angleterre,  entouré  parla  multitude  à 
laquelle  il  inspirait  un  si  juste  empressement ,  il 
demandait  où  était  le  peuple ,  parce  qu'il  ne  voyait 
autour  de  lui  que  des  hommes  vêtus  comme  la 
classe  aisée  l'est  ailleurs.  Tout  ce  qui  se  fait  en 
Angleterre  par  des  souscriptions  particulières  est 
énorme  :  des  hôpitaux ,  des  maisons  d'éducation , 
des  missions,  des  sociétés  chrétiennes,  ont  été 
non-seulement  soutenus ,  mais  multipliés  pendant 
la  guerre  ;  et  les  étrangers  qui  en  éprouvaient  les 
désastres,  les  Suisses,  les  Allemands,  les  Hollan- 


dais ,  n'ont  cessé  de  recevoir  de  l'Angleterre  des 
secours  particuliers,  produit  des  dons  volontaires. 
Lorsque  la  ville  de  Leyde  fut  presque  à  demi  ren- 
versée par  l'explosion  d'un  bateau  chargé  de  pou- 
dre, on  vit  paraître,  peu  de  temps  après,  le  pa- 
villon anglais  sur  la  côte  de  Hollande  ;  et  comme 
le  blocus  continental  existait  alors  dans  toute  sa 
rigueur ,  les  habitants  de  la  côte  se  crurent  obligés 
de  tirer  sur  ce  vaisseau  perfide  :  il  arbora  le  signe 
de  parlementaire ,  et  fit  savoir  qu'il  apportait  une 
somme  d'argent  considérable  pour  les  citoyens  de 
Leyde,  ruinés  par  leur  récent  malheur. 

Mais  tous  ces  miracles  de  la  prospérité  géné- 
reuse, à  quoi  faut-il  les  attribuer.?  A  la  liberté, 
c'est-à-dire ,  à  la  confiance  de  la  nation  dans  un 
gouvernement  qui  fait  de  la  publicité  le  premier 
principe  des  finances ,  dans  un  gouvernement 
éclairé  par  la  discussion  et  par  la  liberté  de  la 
presse.  La  nation,  qui  ne  peut  être  trompée  sous 
un  tel  ordre  de  choses,  sait  l'usage  des  impôts 
qu'elle  paye,  et  le  crédit  public  soutient  l'incroya- 
ble poids  de  la  dette  anglaise.  Si,  sans  s'écarter  des 
proportions,  on  essayait  quelque  chose  de  sem- 
blable dans  les  États  non  représentatifs  du  conti- 
nent européen ,  on  ne  pourrait  aller  au  second  pas 
d'une  telle  entreprise.  Cinq  cent  mille  propriétaires 
de  fonds  publics  sont  une  grande  garantie  du  paye- 
ment de  la  dette ,  dans  un  pays  oii  l'opinion  et 
l'intérêt  de  chaque  homme  ont  de  l'influence.  La 
Justice,  qui  est  synonyme  de  l'habileté,  en  matière 
de  crédit,  est  portée  si  loin  en  Angleterre,  qu'on 
n'a  pas  confisqué  les  rentes  des  Français ,  pendant 
qu'ils  s'emparaient  de  tous  les  biens  des  Anglais 
en  France.  On  n'a  pas  même  fait  supporter  aux 
étrangers  l'impôt  sur  le  revenu  de  la  dette,  payé 
par  les  Anglais  eux-mêmes.  Cette  bonne  foi  par- 
faite ,  le  sublime  du  calcul ,  est  la  base  des  finances 
d'Angleterre,  et  la  confiance  dans  la  durée  de 
cette  bonne  foi  tient  ^ux  institutions  politiques 
Le  changement  des  ministres ,  quels  qu'ils  soient , 
ne  peut  porter  aucune  atteinte  au  crédit ,  puisque 
la  représentation  nationale  et  la  publicité  rendent 
toute  dissimulation  impossible.  Les  capitalistes 
qui  prêtent  leur  argent,  sont  des  hommes  du  monde 
qu'il  est  le  plus  difficile  de  tromper. 

Il  existe  encore  de  vieilles  lois  en  Angleterre  qui 
mettent  quelques  entraves  aux  diverses  entreprises 
de  l'industrie  dans  l'intérieur,  mais  on  les  abolit 
par  degrés;  et  d'autres  sont  tombées  en  désuétude. 
Aussi  chacun  se  crée-t-il  des  ressources,  et  nul 
homme  doué  de  quelque  activité  ne  peut-il  être  en 
Angleterre ,  sans  trouver  le  moyen  de  s'enrichir  en 
contribuant  au  bien  de  l'État.  Le  gouvernement 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


291 


ne  se  mêle  jamais  de  ce  que  les  particuliers  peu- 
vent faire  aussi  bien  que  lui  :  le  respect  pour  la 
liberté  individuelle  s'étend  à  l'exercice  des  facultés 
de  chacun,  et  la  nation  est  si  jalouse  de  s'adminis- 
trer elle-même,  quand  cela  se  peut,  qu'à  beaucoup 
d'égards  on  manque  à  Londres  de  la  police  néces- 
saire à  l'agrément  de  la  ville,  parce  que  les  minis- 
tres ne  peuvent  pas  empiéter  sur  les  autorités 
locales. 

La  sécurité  politique,  sans  laquelle  il  ne  peut 
y  avoir  ni  crédit  ni  capitaux  accumulés,  ne  suffit 
pas  encore  pour  développer  toutes  les  ressources 
d'une  nation  :  il  faut  que  l'émulation  anime  les 
hommes  au  travail ,  tandis  que  les  lois  leur  en  as- 
surent le  fruit.  Il  faut  que  le  commerce  et  l'indus- 
trie soient  honorés,  non  par  des  récompenses 
données  à  tel  ou  tel  individu ,  ce  qui  suppose  deux 
classes  dans  un  pa3's,  dont  l'une  se  croit  le  droit 
de  payer  l'autre,  mais  par  un  ordre  de  choses  qui 
permet  à  chaque  homme  de  s'élever  au  plus  haut 
rang  s'il  le  mérite.  Hume  dit  qice  le  commerce  a 
encore  plus  besoin  de  dignité  que  de  liberté.  En 
effet ,  l'absurde  préjugé  qui  interdisait  aux  nobles 
de  France  d'entrer  dans  le  commerce ,  nuisait  plus 
que  tous  les  autres  abus  de  l'ancien  régime  au  pro- 
grès des  richesses  françaises.  Il  y  a  des  pairies  en 
Angleterre  accordées  nouvellement  à  des  négociants 
de  première  classe  :  une  fois  pairs ,  ils  ne  restent 
pas  dans  le  commerce ,  parce  qu'ils  sont  censés 
devoir  servir  autrement  la  patrie;  mais  ce  sont 
leurs  fonctions  de  magistrats ,  et  non  des  préjugés 
de  caste ,  qui  les  éloignent  de  l'état  de  négociant , 
dans  lequel  les  fils  cadets  des  plus  grands  sei- 
gneurs entrent  sans  hésiter,  quand  les  circonstan- 
ces les  y  appellent.  La  même  famille  tient  souvent 
à  des  pairs  d'une  part ,  et  de  l'autre  aux  plus  simples 
marchands  de  telle  ou  telle  ville  de  province.  Cet 
ordre  politique  encourage  toutes  les  facultés  de 
chacun,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  bornes  aux  avan- 
tages que  la  richesse  et  le  talent  peuvent  valoir,  et 
qu'aucune  exclusion  n'interdit  ni  les  alliances ,  ni 
les  emplois ,  ni  la  société ,  ni  les  titres ,  au  dernier 
des  citoyens  anglais ,  s'il  est  digne  d'être  le  pre- 
mier. 

Mais,  dira-t-on,  en  France,  même  sous  l'ancien 
régime,  on  a  nommé  des  individus  sans  naissance 
aux  plus  grandes  places.  Oui,  on  s'est  servi  d'eux 
quelquefois ,  quand  ils  étaient  utiles  à  l'État;  mais 
dans  aucun  cas  on  ne  pouvait  faire  d'un  bourgeois 
l'égal  d'un  gentilhomme.  Comment  donner  des  dé- 
corations de  premier  ordre  à  un  homme  de  talent 
sans  naissance,  puisqu'il  fallait  des  preuves  généa- 
logiques pour  avoir  le  droit  de  les  porter  ?  A-t-on 


vu  faire  un  duc  et  pair  de  ce  qu'on  aurait  appelé 
un  parvenu  ?  et  ce  mot  de  parvenu  à  lui  seul  n'est-il 
pas  une  offense.^  Les  membres  des  parlements 
français  eux-mêmes,  nous  l'avons  déjà  dit,  n'ont 
jamais  pu  se  faire  considérer  comme  les  égaux  de 
la  noblesse  d'épée.  En  Angleterre,  les  rangs  et 
l'égalité  sont  combinés  de  la  manière  la  plus  favo- 
rable à  la  prospérité  de  l'État,  et  le  bonheur  de  la 
nation  est  le  but  de  toutes  les  distinctions  sociales. 
Là,  comme  ailleurs,  les  noms  historiques  inspi- 
rent le  respect  que  l'imagination  reconnaissante 
ne  saurait  leur  refuser  :  mais  les  titres  restant  les 
mêmes ,  tout  en  passant  d'une  famille  à  l'autre ,  il 
en  résulte  dans  l'esprit  du  peuple  une  ignorance 
salutaire  qui  lui  fait  accorder  les  mêmes  égards 
aux  mêmes  titres,  quel  que  soit  le  nom  patrony- 
mique auquel  ils  sont  attachés.  Le  grand  Marlbo- 
rough  s'appelait  Churchill,  et  n'était  sûrement  pas 
d'une  aussi  noble  origine  que  l'antique  maison  de 
Spencer  dont  est  le  duc  de  Marlborough  actuel  ; 
mais ,  sans  parler  de  la  mémoire  d'un  grand  homme , 
qui  aurait  suffi  pour  honorer  ses  descendants ,  les 
gens  du  monde  savent  seuls  que  le  duc  de  Marlbo- 
rough de  nos  jours  est  d'une  beaucoup  plus  grande 
naissance  que  le  fameux  général ,  et  sa  considéra- 
tion dans  la  masse  de  la  nation  ne  gagne  ni  ne  perd 
rien  à  cela.  Le  duc  de  Northumberland ,  au  con- 
traire ,  ne  descend  que  par  les  femmes  du  célèbre 
Percy  Hotspur,  et  cependant  tout  le  monde  le 
considère  comme  le  véritable  héritier  de  cette 
maison.  On  se  récrie  sur  la  régularité  du  cérémo- 
nial en  Angleterre  :  l'ancienneté  d'un  jour,  en  fait 
de  nomination  à  la  pairie,  donne  le  pas  sur  un  pair 
nommé  quelques  heures  plus  tard.  La  femme  et  la 
fille  participent  aux  avantages  de  leur  époux  et  de 
leur  père  ;  mais  c'est  précisément  cette  régularité 
de  rangs  qui  écarte  les  peines  de  la  vanité  ;  car  il 
se  peut  que  le  pair  le  plus  moderne  soit  meilleur 
gentilhomme  que  celui  qui  le  précède  :  il  peut  le 
croire  du  moins ,  et  chacun  se  fait  sa  part  d'amour- 
propre  ,  sans  que  le  bien  public  en  souffre. 

La  noblesse  de  France ,  au  contraire ,  ne  pouvait 
être  classée  que  par  le  généalogiste  de  la  cour. 
Ses  décisions  fondées  sur  des  parchemins  étaient 
sans  appel;  et  tandis  que  l'aristocratie  anglaise  est 
l'espoir  de  tous,  puisque  tout  le  monde  y  peut 
parvenir,  l'aristocratie  française  en  était  nécessai- 
rement le  désespoir;  car  on  ne  pouvait  se  donner, 
par  les  efforts  de  toute  sa  vie ,  ce  que  le  hasard  ne 
vous  avait  pas  accordé.  Ce  n'est  pas  l'ordre  inglo- 
rieux de  la  naissance,  disait  un  poète  anglais  à 
Guillaume  III,  qui  vous  a  élevé  au  trône,  mais  le 
génie  et  la  vertu. 


292 


CONSIDERATIONS 


En  Angleterre  on  a  fait  servir  le  respect  des  an- 
cêtres à  former  une  classe  qui  donne  le  moyen  de 
flatter  les  hommes  de  talent  en  les  y  associant. 
En  effet ,  on  ne  saurait  trop  le  répéter ,  qu'y  a-t-il 
de  plus  insensé  que  d'arranger  l'association  politi- 
que de  manière  qu'un  homme  célèbre  ait  à  regret- 
ter de  n'être  pas  son  petit-fils  ?  car,  une  fois  ano- 
bli ,  ses  descendants ,  à  la  troisième  génération , 
obtenaient  par  son  mérite  des  privilèges  qu'on  ne 
pouvait  lui  accorder  à  lui-même.  Aussi  s'empres- 
sait-on en  France  de  quitter  le  commerce  et  même 
le  barreau ,  dès  qu'on  avait  assez  d'argent  pour  se 
faire  anoblir.  De  là  venait  que  toute  autre  carrière 
que  celle  des  armes  n'était  jamais  portée  aussi 
loin  qu'elle  pouvait  l'être ,  et  qu'on  n'a  pu  savoir 
jusqu'où  s'élèverait  la  prospérité  de  la  France ,  si 
elle  jouissait  en  paix  des  avantages  d'une  constitu- 
tion libre. 

Toutes  les  classes  d'hommes  bien  élevés  se  réu- 
nissent souvent  en  Angleterre  dans  les  comités 
divers  où  l'on  s'occupe  de  telle  ou  telle  entreprise , 
de  tel  ou  tel  acte  de  charité ,  soutenu  volontaire- 
ment par  les  souscriptions  des  particuliers.  La 
publicité  dans  les  affaires  est  un  principe  si  gêné  - 
ralement  admis  que,  bien  que  les  Anglais  soient 
par  nature  les  hommes  les  plus  réservés ,  et  ceux 
qui  ont  "le  plus  de  répugnance  à  parler  en  société  , 
il  y  a  presque  toujours  ,  dans  les  salles  où  les  co- 
mités se  rassemblent ,  des  places  pour  les  specta- 
teurs, et  une  estrade  d'où  les  orateurs  s'adres- 
sent à  l'assemblée. 

J'assistais  à  l'une  de  ces  discussions ,  dans  la- 
quelle on  présentait  avec  force  les  motifs  faits 
pour  exciter  la  générosité  des  auditeurs.  Il  s'agis- 
sait d'envoyer  des  secours  aux  habitants  de  Leip- 
sick,  après  la  bataille  donnée  sous  leurs  murs,  te 
premier  qui  parla  fut  le  duc  d'York ,  le  second  fils 
du  roi ,  la  première  personne  du  royaume  après  le 
prince  régent,  homme  très -habile  et  très -estimé 
dans  la  direction  de  son  ministère ,  mais  qui  n'a 
ni  l'habitude ,  ni  le  goût  de  se  faire  entendre  en 
public.  Il  triompha  cependant  de  sa  timidité  natu- 
relle ,  parce  qu'il  croyait  ainsi  donner  un  encoura- 
gement utile.  Les  courtisans  des  monarchies  ab- 
solues n'auraient  pas  manqué  de  dire  à  un  fils  de 
roi,  d'abord,  qu'il  ne  devait  rien  faire  qui  lui 
coûtât  de  la  peine  ;  et ,  secondement ,  qu'il  aurait 
tort  de  se  commettre  en  haranguant  le  public  au 
milieu  des  marchands ,  ses  collègues  à  la  tribune. 
Cette  pensée  ne  vint  pas  seulement  au  duc  d'York, 
ni  à  aucun  Anglais ,  de  quelque  opinion  qu'il  fût. 
Après  le  duc  d'York,  le  duc  de  Sussex,  le  cin- 
quième fils  du  roi ,  qui  s'exprime  avec  beaucoup 


d'élégance  et  de  facilité,  parla  aussi  à  son  tour  ; 
et  l'homme  le  plus  aimé  et  le  plus  considéré  de 
toute  l'Angleterre,  M.  Wilberforce,  put  à  peine  se 
faire  entendre ,  tant  les  applaudissements  cou- 
vraient sa  voix.  Des  hommes  obscurs,  et  sans 
autre  rang  dans  la  société  que  leur  fortune  ou  leur 
dévouement  à  l'humanité,  succédèrent  à  ces  noms 
illustres  :  chacun,  suivant  ses  moyens,  fit  sentir 
l'honorable  nécessité  où  se  trouvait  l'Angleterr^e  de 
secourir  ceux  de  ses  alliés  qui  avaient  plus  souf- 
fert qu'elle  dans  la  lutte  commune.  Les  auditeurs 
souscrivirent  en  sortant,  et  des  sommes  considé- 
rables furent  le  résultat  de  cette  séance.  C'est  ainsi 
que  se  forment  les  liens  qui  fortifient  l'unité  de  la 
nation ,  et  c'est  ainsi  que  l'ordre  social  se  fonde 
sur  la  raison  et  l'humanité. 

Ces  respectables  assemblées  n'ont  pas  unique- 
ment pour  but  d'encourager  les  œuvres  de  bien- 
faisance ;  il  en  est  qui  servent  surtout  à  consolider 
l'union  entre  les  grands  seigneurs  et  les  commer- 
çants ,  entre  la  nation  et  le  gouvernement  ;  et  cel- 
les-là sont  les  plus  solennelles. 

La  ville  de  Londres  a  eu  de  tout  temps  un  lord 
maire,  qui,  pendant  une  année,  préside  le  con- 
seil de  la  cité,  et  dont  les  pouvoirs  administratifs 
sont  très-étendus.  On  se  garde  bien  en  Angleterre 
de  tout  concentrer  dans  l'autorité  ministérielle ,  et 
l'ont  veut  que  ,  dans  chaque  province ,  dans  cha- 
que ville  ,  les  intérêts  de  localité  soient  remis  en- 
tre les  mains  d'hommes  choisis  par  le  peuple  pour 
les  diriger.  Le  lord  maire  est  ordinairement  un 
négociant  de  la  cité ,  et  non  pas  un  négociant  en 
grand,  mais  souvent  un  simple  marchand,  dans 
lequel  un  très-grand  nombre  d'individus  peuvent 
voir  leur  pareil.  Lady  Mdyoress,  c'est  ainsi  qu'on 
appelle  la  femme  du  maire ,  jouit  pendant  un  an 
de  tous  les  honneurs  dus  aux  rangs  les  plus  dis- 
tingués de  l'État.  On  honore  l'élection  du  peuple 
et  la  puissance  d'une  grande  ville  dans  l'homme 
qui  la  représente.  Le  lord  maire  donne  deux  dî- 
ners de  représentation ,  où  il  invite  des  Anglais  de 
toutes  les  classes  et  des  étrangers.  J'ai  vu  à  sa  ta- 
ble des  fils  du  roi,  plusieurs  ministres,  les  ambas- 
sadeurs des  puissances  étrangères ,  le  marquis  de 
Landsdowne  ,  le  duc  de  Devonshire ,  ainsi  que  des 
citoyens  très-recommandables  par  des  raisons  di- 
verses :  les  uns,  fils  de  pairs  ;  les  autres  ,  députés  ; 
les  autres,  négociants,  jurisconsultes,  hommes  de 
lettres ,  tous  citoyens  anglais ,  tous  également  at- 
tachés à  leur  noble  patrie.  Deux  ministres  du  roi 
se  levèrent  de  table  pour  parler  en  public  ;  et  tan- 
dis que  sur  le  continent  un  ministre  se  renferme , 
même  au  milieu  d'une  société  de  choix,  dans  les 


SUR  LÀ  REVOLUTION  FRANCHISE. 


293 


phrases  les  plus  insignifiantes .  les  chefs  du  gou- 
vernement en  Angleterre  se  considèrent  toujours 
comme  représentants  du  peuple,  et  cherchent  à 
captiver  son  suffrage ,  tout  aussi  soigneusement 
que  les  membres  de  l'opposition  ;  car  la  dignité  de 
la  nation  anglaise  plane  au-dessus  de  tous  les  em- 
plois et  de  tous  les  titres.  On  porta ,  suivant  la 
coutume  ,  divers  toasts  ,  dont  les  intérêts  politi- 
ques étaient  l'objet  :  les  souverains  et  les  peuples  , 
la  gloire  et  l'indépendance  furent  célébrés  ;  et  là  , 
du  moins ,  les  Anglais  se  montrèrent  amis  de  la 
liberté  du  monde.  En  effet ,  une  nation  libre  peut 
être  exclusive  dans  ses  avantages  de  commerce  ou 
de  puissance  ;  mais  elle  devrait  s'associer  partout 
aux  droits  de  l'espèce  humaine. 

Cette  réunion  avait  lieu  dans  un  vieux  bâtiment 
de  la  cité ,  dont  les  voûtes  gothiques  ont  été  les 
témoins  des  luttes  les  plus  sanglantes  :  le  calme 
n'a  régné  en  Angleterre  qu'avec  la  liberté.  Les  cos- 
tumes de  tous  les  membres  du  conseil  de  la  cité 
sont  les  mêmes  qu'il  y  a  plusieurs  siècles.  On  con- 
serve aussi  quelques  usages  de  cette  époque ,  et 
l'imagination  en  est  émue  ;  mais  c'est  parce  que 
les  anciens  souvenirs  ne  retracent  point  d'odieux 
préjugés.  Ce  que  l'Angleterre  a  de  gothique  dans 
ses  habitudes,  et  même  dans  quelques-unes  de 
ses  institutions,  semble  une  cérémonie  du  culte  du 
temps  ;  mais  ni  le  progrès  des  lumières ,  ni  le  per- 
fectionnement des  lois ,  n'en  souffrent  en  aucune 
manière. 

Nous  ne  croyons  pas  que  la  Providence  ait  placé 
ce  beau  monument  de  l'ordre  social  si  près  de  la 
France,  seulement  pour  nous  inspirer  le  regret  de 
ne  pouvoir  jamais  l'égaler  ;  et  nous  examinerons 
avec  scrupule  ce  aue  nous  voudrions  imiter  avec 
énergie. 

CHAPITRE  IV. 

De  la  liberté  et  de  V  esprit  public  chez  les  Anglais. 

La  première  base  de  toute  liberté,  c'est  la  ga- 
rantie individuelle,  et  rien  n'est  plus  beau  que  la 
législation  anglaise  à  cet  égard.  Un  procès  criminel 
est  par  tout  pays  un  horrible  spectacle.  En  Angle- 
terre, l'excellence  de  la  procédure,  l'humanité  des 
juges ,  les  précautions  de  tout  genre  prises  pour 
assurer  la  vie  à  l'innocent ,  et  les  moyens  de  dé- 
fense au  coupable ,  mêlent  un  sentiment  d'admira- 
tion à  l'angoisse  d'un  tel  débat.  Comment  voulez- 
vous  être  jugé'?  dit  l'officier  du  tribunal  à  l'accusé. 
Par  Dieu  et  monpays,  répond-il.  Dieu  vous  donne 
une  bonne  délivrance,  reprend  l'officier  du  tribu- 
nal.  Dès  l'ouverture  des  débats,  si  l'accusé  se 


trouble,  s'il  se  compromet  par  ses  réponses,  le 
juge  le  met  sur  la  bonne  voie,  et  ne  tient  pas  re- 
gistre des  paroles  inconsidérées  qui  pourraient  lui 
échapper.  Dans  la  suite  du  procès ,  il  ne  s'adresse 
jamais  à  l'accusé ,  de  peur  que  l'émotion  que  celui- 
ci  doit  éprouver  ne  l'expose  à  se  nuire  à  lui-même. 
On  n'admet  jamais ,  comme  cela  se  fait  en  France, 
des  témoins  indirects,  c'est-à-dire,  qui  déposent 
par  OHÏ-dire.  Enfin,  toutes  les  précautions  ont 
pour  but  l'intérêt  de  l'accusé.  La  religion  et  la  li- 
berté président  à  l'acte  imposant  qui  permet  à 
l'homme  de  condamner  à  mort  son  semblable. 
L'admirable  institution  du  jury,  qui  remonte  en 
Angleterre  à  une  haute  antiquité,  fait  intervenir 
l'équité  dans  la  justice.  Ceux  qui  sont  investis  mo- 
mentanément du  droit  d'envoyer  le  coupable  à  la 
mort ,  ont  une  sympathie  naturelle  avec  les  habi- 
tudes de  sa  vie,  puisqu'ils  sont  d'ordinaire  choisis 
dans  une  classe  à  peu  près  semblable  à  la  sienne  ; 
et,  lorsque  les  jurés  sont  forcés  de  prononcer  la 
sentence  d'un  criminel,  il  est  du  moins  certain 
lui-même  que  la  société  a  tout  fait  pour  qu'il  pût 
être  absous,  s'il  le  méritait;  et  cette  conviction 
doit  porter  quelque  calme  dans  son  cœur.  Depuis 
cent  ans,  il  n'existe  peut-être  pas  d'exemple  en 
Angleterre,  d'un  homme  condamné  dont  l'inno- 
cence ait  été  reconnue  trop  tard.  Les  citoyens  d'un 
État  libre  ont  une  si  grande  portion  de  bon  sens  et 
de  conscience,  qu'avec  ces  deux  flambeaux  ils  ne 
s'égarent  jamais. 

On  sait  quel  bruit  ont  fait  en  France  la  sentence 
portée  contre  Calas,  celle  contre  Lally  ;  et,  peu  de 
temps  avant  la  révolution,  le  président  Dupaty  pu- 
blia le  plaidoyer  le  plus  énergique  en  faveur  de 
trois  accusés  qu'on  avait  condamnés  au  supplice  de 
la  roue ,  et  dont  l'innocence  fut  prouvée  après  leur 
mort.  De  semblables  malheurs  ne  sauraient  avoir 
lieu  d'après  les  lois  et  les  procédures  criminelles 
d'Angleterre;  et  le  tribunal  d'appel  de  l'opinion, 
la  liberté  de  la  presse ,  ferait  connaître  la  moindre 
erreur  à  cet  égard ,  s'il  était  possible  qu'il  en  fût 
commis. 

Au  reste,  les  délits  qui  ne  tiennent  en  aucune 
manière  à  la  politique,  ne  sont  point  ceux  pour 
lesquels  on  peut  craindre  l'application  de  l'arbi- 
traire. En  général ,  il  importe  peu  aux  puissants  de 
ce  monde  que  les  voleurs  et  les  assassins  soient 
jugés  suivant  telle  ou  telle  forme;  et  personne  n'a 
intérêt  à  souhaiter  que  les  lois  ne  soient  pas  res- 
pectées dans  de  tels  jugements.  Mais  quand  il  s'a- 
git des  crimes  politiques ,  de  ceux  que  les  partis 
opposés  se  reprochent  mutuellement  avec  tant  d'a- 
mertume et  de  haine ,  c'est  alors  qu'on  a  vu  en 


294 


CONSIDERATIONS 


France  tous  les  genres  de  tribunaux  extraordinaires 
créés  par  la  circonstance,  destinés  à  tel  homme,  et 
justifiés,  disait-on,  par  la  grandeur  du  délit,  tan- 
dis que  c'est  précisément  quand  ce  délit  est  de  na- 
ture à  exciter  fortement  les  passions,  que  l'on  a 
plus  besoin  de  recourir,  pour  le  juger,  à  l'impas- 
sibilité de  la  justice. 

Les  Anglais  avaient  été  tourmentés  comme  les 
Français,  comme  tous  les  peuples  de  l'Europe  oii 
l'empire  de  la  loi  n'est  pas  établi ,  par  la  chambre 
étoilée,  par  des  commissions  extraordinaires,  par 
l'extension  du  crime  de  haute  trahison  à  tout  ce 
qui  déplaisait  aux  possesseurs  du  pouvoir.  Mais, 
depuis  que  la  liberté  s'est  consolidée  en  Angleterre, 
non-seulement  un  individu  accusé  d'un  crime  d'État, 
n'a  jamais  à  craindre  d'être  détourné  de  ses  juges 
naturels  :  qui  pourrait  admettre  une  telle  pensée? 
mais  la  loi  lui  donne  plus  de  moyens  de  défense  qu'à 
tout  autre ,  parce  qu'il  a  plus  d'ennemis.  Une  cir- 
constance récente  fera  sentir  la  beauté  de  ce  res- 
pect des  Anglais  pour  la  justice,  l'un  des  traits 
les  plus  admirables  de  leur  admirable  gouver- 
nement. 

On  a  attenté  trois  fois  pendant  son  règne  à  la 
vie  du  roi  d'Angleterre;  et  certes  elle  était  très- 
chère  à  ses  sujets.  La  vénération  qu'il  inspire ,  dans 
son  état  actuel  de  maladie ,  a  quelque  chose  de 
touchant  et  de  délicat,  dont  on  n'aurait  jamais  pu 
croire  capable  une  nation  tout  entière  ;  et  cependant 
aucun  des  assassins  qui  ont  voulu  tuer  le  roi  n'a 
été  condamné  à  mort.  On  a  trouvé  chez  eux  des 
symptômes  de  folie ,  qu'on  avait  recherchés  avec 
d'autant  plus  de  scrupule,  que  l'indignation  pu- 
blique contre  eux  était  plus  violente.  Louis  XV  fut 
frappé  par  Damien  vers  le  milieu  du  siècle  dernier, 
et  l'on  prétend  aussi  que  ce  misérable  avait  l'esprit 
égaré;  mais,  en  supposant  même  qu'il  eût  assez  de 
raison  pour  mériter  la  mort,  une  nation  civilisée 
peut-elle  tolérer  le  supplice  effroyable  auquel  il  a 
été  condamné.'  et  l'on  dit  que  ce  supplice  eut  des 
témoins  curieux  et  volontaires  :  quel  contraste 
entre  une  telle  barbarie  et  ce  qui  s'est  passé  en 
Angleterre  !  Mais  gardons-nous  d'en  tirer  aucune 
conséquence  contre  le  caractère  français  ;  ce  sont 
les  gouvernements  arbitraires  qui  dépravent  les  na- 
tions ,  et  non  les  nations  qui  sont  destinées  par  le 
ciel ,  les  unes  à  toutes  les  vertus ,  les  autres  à  tous 
les  forfaits. 

Hatfield  est  le  nom  du  troisième  des  insensés  qui 
tentèrent  d'assassiner  le  roi  d'Angleterre.  II  choisit 
le  jour  où  le  roi  paraissait  au  spectacle  après  une 
assez  longue  maladie,  accompagné  de  la  reine  et 
des  princes  de  sa  famillle.  Au  moment  de  l'entrée 


du  roi  dans  la  salle,  on  entendit  un  coup  de  pis- 
tolet dirigé  contre  sa  loge;  et,  comme  il  recula  de 
quelques  pas,  on  douta  un  instant  si  le' meurtre 
était  accompli;  mais,  quand  le  courageux  monarque 
s'avança  pour  rassurer  la  foule  des  spectateurs,  dont 
l'inquiétude  était  au  comble,  rien  ne  peut  exprimer 
le  transport  qui  s'empara  d'eux.  Les  musiciens,  par 
un  mouvement  spontané ,  jouèrent  l'air  consacré , 
Dieu  sauve  le  roi,  et  cette  prière  produisit,  au  mi- 
lieu de  l'anxiété  publique,  une  émotion  dont  le 
souvenir  vit  encore  au  fond  des  cœurs.  A  la  suite 
de  cette  scène ,  une  multitude  étrangère  aux  vertus 
de  la  liberté  aurait  demandé  à  grands  cris  le  sup- 
plice de  l'assassin,  et  l'on  aurait  vu  les  courtisans 
se  montrer  peuple  dans  leur  fureur,  comme  si 
l'excès  de  leur  amour  ne  les  eût  plus  laissés  maîtres 
d'eux-mêmes;  rien  de  semblable  ne  pouvait  avoir 
lieu  dans  un  pays  libre.  Le  roi  magistrat  était 
le  protecteur  de  son  assassin  par  le  sentiment  de 
la  justice ,  et  nul  Anglais  n'avait  l'idée  qu'on  pût 
plaire  à  son  souverain  aux  dépens  de  l'immuable 
loi  qui  représente  la  volonté  de  Dieu  sur  la  terre. 
Non-seulement  le  cours  de  la  justice  ne  fut  pas 
hâté  d'une  heure  ,  mais  l'on  va  voir ,  par  l'exorde 
du  plaidoyer  de  M.  Erskine,  aujourd'hui  lord  Ers- 
kine,  quelles  sont  les  précautions  qu'on  prend  en 
faveur  d'un  criminel  d'État.  Ajoutez-y  que,  dans 
les  procès  pour  haute  trahison ,  le  défenseur  de 
l'accusé  a  le  droit  de  prononcer  un  plaidoyer. 
Dans  les  cas  ordinaires  de  félonie,  il  ne  peut  qu'in- 
terroger les  témoins ,  et  rendre  le  jury  attentif  à 
leurs  réponses.  Et  quel  défenseur  que  celui  qu'on 
accordait  à  Hatfield  !  l'avocat  le  plus  éloquent  de 
l'Angleterre,  le  plus  ingénieux  dans  l'art  de  la 
plaidoirie ,  Erskine  !  C'est  ainsi  que  commence  son 
discours  '  : 

«  Messieues  les  jurés  , 

«  L'objet  qui  nous  occupe,  et  le  devoir  que  je  vais 
«  remplir ,  non  pas  seulement  par  l'autorisation  de 
«  la  cour ,  mais  en  vertu  du  choix  spécial  qu'elle  a 
«  fait  de  moi ,  offrent  au  monde  civilisé  un  monu- 
«  ment  éternel  de  notre  justice  nationale.  Le  fait 
«  qui  est  soumis  à  votre  examen  ,  et  dont  toutes 
«  les  circonstances  vous  sont  déjà  connues  par  la 

'  Je  ne  saurais  trop  recommander  aux  lecteurs  français  le 
Recueil  des  plaidoyers  de  M.  Erskine ,  qui  a  été  nommé  chan- 
celier d'Angleterre,  après  une  longue  illustration  dans  le  bar- 
reau. Descendant  d'une  des  plus  anciennes  maisons  d'Ecosse, 
il  avait  d'abord  été  officier  ;  puis,  manquant  de  fortune,  il 
entra  dans  la  carrière  de  la  loi.  Les  circonstances  particu- 
lières auxquelles  les  plaidoyers  de  lord  Erskine  se  rappor- 
tent, ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  des  occasions  de  développer, 
avec  une  force  et  une  sagacité  sans  pareilles ,  les  principes  de 
la  jurisprudence  criminelle  qui  devrait  servir  de  modèle  a  ■ 
tous  les  peuples. 


SUR  LU  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


295 


«  procédure,  place  notre  pays,  son  gouvernement, 
«  ses  citoyens  et  ses  lois  au  plus  haut  point  d'élé- 
<i  vation  morale  où  l'ordre  social  puisse  atteindre. 
«  Le  15  du  mois  de  mai  dernier,  un  coup  de  pis- 
'<  tolet  a  été  tiré  contre  le  roi ,  dans  la  quaran- 
«  tième  année  d'un  règne  pendant  lequel  il  n'a  pas 
«  seulement  joui  du  pouvoir  souverain ,  mais 
«  exercé  sur  le  cœur  de  son  peuple  un  empire  spon- 
«  tanément  accordé.  Du  moins  toutes  les  apparen- 
«  tes  indiquent  que  le  coup  était  dirigé  contre  Sa 
«  Majesté ,  et  cela  dans  un  théâtre  public ,  au  cen- 
«  tre  de  sa  capitale,  au  milieu  des  applaudisse- 
«  ments  sincères  de  ses  fidèles  sujets.  Toutefois , 
«  pas  un  des  cheveux  de  la  tête  de  l'assassin  pré- 
«  sumé  n'a  été  touché  ;  et  le  roi  lui-même ,  qui 
«  jouait  le  premier  rôle  dans  cette  scène  ,  soit  par 
«  son  rang ,  soit  parce  que  ses  intérêts  et  ses  sen- 
«  ments  personnels  étaient  les  plus  compromis,  a 
«  donné  un  exemple  de  calme  et  de  modération 
«  non  moins  heureux  que  remarquable. 

«  Messieurs ,  je  conviens  avec  l'avocat  général 
«  (et  en  effet  il  ne  saurait  y  avoir  deux  opinions  à 
«  cet  égard)  que  si  le  même  coup  de  pistolet  eût 
«  été  tiré  méchamment  par  le  même  homme  con- 
«  tre  le  dernier  des  hommes  alors  présents  dans 
«  la  salle ,  le  prisonnier  que  voici  eût  été  mis  en 
«  jugement  sans  aucun  délai ,  et  conduit  immédia- 
«  tement  au  supplice ,  s'il  eût  été  trouvé  c.oupa- 
«  ble.  Il  n'aurait  eu  connaissance  des  preuves  à  sa 
«  charge  qu'au  moment  de  la  lecture  de  son  acte 
«  d'accusation  ;  il  eût  ignoré  les  noms  et  jusqu'à 
«  l'existence  de  ceux  qui  devaient  prononcer  son 
«  arrêt ,  et  des  témoins  appelés  à  déposer  contre 
«  lui.  Mais  il  s'agit  d'une  tentative  de  meurtre  sur 
«  la  personne  du  roi  lui-même ,  et  voici  mon  client 
«  tout  couvert  de  l'armure  de  la  loi.  Ce  sont  les 
«  juges  institués  par  le  roi  qui  l'ont  pourvu  d'un 
«  défenseur,  non  de  leur  choix,  mais  du  sien.  Il  a  eu 
«  copie  de  son  acte  d'accusation  dix  jours  avant  le 
«  commencement  de  la  procédure.  Il  a  connu  les 
«  noms ,  demeures  et  qualités  de  tous  les  jurés 
«  présentés  à  la  cour;  il  a  joui  du  privilège  impor- 
«  tant  de  les  récuser  péremptoirement ,  sans  mo- 
«  tiver  son  refus.  Il  a  eu  de  même  la  connaissance 
«  détaillée  de  tous  les  témoins  admis  à  déposer 
«  contre  lui;  enfin  il  faut  aujourd'hui,  pour  le  con- 
«  damner ,  un  témoignage  double  de  celui  qui  suf- 
«  firait  légalement  pour  établir  son  crime ,  si ,  dans 
«  une  poursuite  semblable ,  le  plaignant  était  un 
«  homme  du  dernier  rang  de  la  société. 

«  Messieurs ,  lorsque  cette  malheureuse  catas- 
«  trophe  arriva ,  je  me  souviens  d'avoir  dit  à  quel- 
«  ques  personnes  ici  présentes ,  qu'il  était  difficile 


«  au  premier  coup  d'œil  de  remonter  au  principe 
qui  a  dicté  ces  exceptions  indulgentes  aux  règles 
générales  de  la  procédure,  et  de  s'expliquer  pour- 
quoi nos  ancêtres  ont  étendu  aux  conspirations 
contre  la  personne  du  roi ,  les  précautions  qui 
concernent  les  trahisons  contre  le  gouvernement. 
En  effet ,  dans  les  cas   de  trahison  politique , 
les  intérêts  et  les  passions  de  grandes  masses 
d'hommes  en  puissance,  se  trouvant  compromis 
et  agités ,  il  devient  nécessaire  d'établir  un  con- 
tre-poids pour  donner  du  calme  et  de  l'impar- 
tialité aux  tribunaux  criminels  ;  mais  une  tenta- 
tive d'homicide  contre  la  personne  du  roi ,  sans 
aucune   connexion  avec  les  affaires  publiques , 
semblait  devoir  être  assimilée  à  tout  autre  crime 
du  même  genre,  commis  contre  un  simple  par- 
ticulier. Mais,  Messieurs,  la  sagesse  de  la  loi 
est  plus  grande  que  celle  d'un  homme  quel  qu'il 
soit;  combien  donc  n'est-elle  pas  au-dessus  de  la 
mienne  !  Une  tentative  contre  la  personne  du  roi 
est  considérée  comme  un  parricide  envers  l'État. 
Les  jurés,  les  témoins,   les  juges  eux-mêmes 
sont  ses  enfants  :  il  fallait  donc  qu'un  délai  so- 
lennel précédât  le  jugement ,  pour  qu'il  pût  être 
équitable;  et  quel  spectacle  plus  sublime  la  jus- 
tice peut-elle  nous  offrir ,  que  celui  d'une  nation 
tout  entière  déclarée  récusable  pendant  une  pé- 
riode limitée  ?  Une  quarantaine  de  quinze  jours 
n'était-elle  pas  nécessaire  pour  garantir  les  esprits 
de  la  contagion  d'une  partialité  si  naturelle  ?  » 
Quel  pays  que  celui  où  de  telles  paroles  ne  sont 
que  l'exposition  simple  et  vraie  de  ce  qui  existe  ! 
La  jurisprudence  civile  anglaise  est  beaucoup 
moins  digne  de  louanges  ;  les  procès  y  sont  trop 
dispendieux  et  trop  prolongés.  Elle  sera  sûrement 
améliorée  avec  le  temps ,  comme  elle  l'a  déjà  été 
sous  plusieurs^  rapports  ;  car  ce  qui   caractérise 
surtout  le  gouvernement  anglais ,  c'est  la  possibi- 
lité de  se  perfectionner  sans  secousse.  Il  reste  en 
Angleterre  des  formes  anciennes,  remontant  au 
temps  féodal,  qui  surchargent  les  lois  civiles  d'une 
foule  de  longueurs  inutiles;  mais  la  constitution 
s'est  établie  en  greffant  le  nouveau  sur  l'ancien  ; 
et,  s'il  en  est  résulté  le  maintien  de  quelques  abus, 
on  peut  dire  aussi  que ,  de  cette  manière ,   l'on  a 
donné  à  la  liberté  l'avantage  de  tenir  à   une  an- 
cienne origine.  La  condescendance  pour  les  vieux 
usages  ne  s'étend  en  Angleterre  à  rien  de  ce  qui 
concerne  la  sûreté  et  la  liberté  individuelle.  Sous 
ce  rapport  l'ascendant  de  la  raison  est  complet ,  et 
c'est  sur  cette  base  que  tout  repose.  Avant  de  pas- 
ser à  la  considération  des  pouvoirs  politiques , 
sans  lesquels  les  droits  civils  n'auraient  aucune 


20 


29G 


CONSIDERATIONS 


garantie ,  H  faut  encore  parler  de  la  seule  atteinte 
portée  à  la  liberté  individuelle  qu'on  puisse  repro- 
cher en  Angleterre,  la  presse  des  matelots.  Je 
n'alléguerai  point  les  motifs  tirés  du  grand  inté- 
rêt que  doit  avoir  un  pays  dont  toute  la  puissance 
est  maritime ,  à  se  maintenir  à  cet  égard  dans  sa 
force  ;  je  ne  dirai  point  non  plus  que  cette  espèce 
de  violence  se  borne  à  ceux  qui  ont  déjà  servi  dans 
la  marine  marchande  ou  royale ,  et  qui  savent  par 
conséquent,  comme  les  soldats  sur  terre,  le  genre 
d'obligations  auxquelles  ils  se  sont  astreints. 
J'aime  mieux  convenir  franchement  que  c'est  un 
grand  abus ,  mais  un  abus  qui ,  sans  aucun  doute, 
sera  réformé  de  quelque  manière;  car,  dans  un 
pays  où  toutes  les  pensées  sont  tournées  vers  le 
perfectionnement  de  l'ordre  social ,  et  où  la  liberté 
de  la  presse  favorise  le  développement  de  l'esprit 
public,  il  est  impossible  que  toutes  les  vérités  ne 
finissent  pas  par  rentrer  efficacement  en  circula- 
tion. On  peut  prédire  qu'à  une  époque  plus  ou 
moins  éloignée ,  on  verra  des  changements  impor- 
tants dans  le  mode  de  recrutement  de  la  marine 
en  Angleterre. 

«  Eh  bien  !  s'écrieront  les  ennemis  de  toute  vertu 
publique ,  quand  les  éloges  que  l'ont  fait  de  l'An- 
gleterre seraient  fondés ,  il  en  résulterait  seule- 
ment que  c'est  un  pays  habilement  et  sagement  gou- 
verné, comme  tout  autre  pays  pourrait  l'être, 
mais  il  n'est  point  libre  à  la  manière  dont  les  phi- 
losophes l'entendent ,  car  c'est  le  ministère  qui  est 
le  maître  de  tout,  là  comme  ailleurs.  Il  achète  les 
voix  du  parlement,  de  manière  à  s'assurer  cons- 
tamment la  majorité ,  et  toute  cette  constitution 
anglaise  dont  on  nous  parle  avec  admiration ,  n'est 
que  l'art  de  faire  agir  là  vénalité  politique.»  L'es- 
pèce humaine  serait  bien  à  plaindre ,  si  le  monde 
était  ainsi  dépouillé  de  toutes  ses  beautés  morales, 
et  il  serait  difficile  alors  de  comprendre  les  vues 
de  la  Divinité  dans  la  création  de  l'homme;  mais 
heureusement  ces  assertions  sont  combattues  par 
les  faits  autant  que  par  la  théorie.  Il  est  inconce- 
vable combien  l'Angleterre  est  ma^  connue  sur  le 
continent,  malgré  le  peu  de  distance  qui  l'en  sépare. 
L'esprit  de  parti  repousse  les  lumières  qui  vien- 
draient de  ce  phare  immortel;  et  l'on  ne  veut 
voir  dans  l'Angleterre  que  son  influence  diploma- 
tique ,  ce  qui  n'est  pas ,  comme  je  le  dirai  dans  la 
suite,  le  beau  côté  de  ce  pays. 

Est  -  ce  en  effet  de  bonne  foi  qu'on  peut  se  per- 
suader que  les  ministres  anglais  donnent  de  l'ar- 
gent aux  députés  des  communes,  ou  aux  membres 
de  la  chambre  haute ,  pour  voter  dans  le  sens  du 
gouvernement.?  Comment  les  ministres  anglais. 


qui  rendent  un  compte  si  exact  des  deniers  de  l'É- 
tat, trouveraient-ils  des  sommes  assez  fortes  pour 
corrompre  des  hommes  d'une  aussi  grande  fortune, 
sans  parler  même  de  leur  caractère  ?  M.  Pitt  vint 
s'en  remettre ,  il  y  a  quelques  années ,  à  l'indul- 
gence de  la  chambre,  pour  quarante  mille  livres 
sterling  qu'il  avait  employées  à  soutenir  des  mai- 
sons de  commerce  pendant  la  dernière  guerre;  et 
ce  qu'on  appelle  les  dépenses  secrètes  ne  suffirait 
pas  à  la  moindre  influence  politique  dans  l'inté- 
rieur du  pays.  Et  de  plus ,  comment  la  liberté  de 
la  presse ,  dont  le  flambeau  porte  le  jour  sur  les 
moindres  détails  de  la  vie  des  hommes  publics ,  ne 
ferait  -  elle  pas  connaître  les  présents  corrupteurs 
qui  perdraient  à  jamais  ceux  qui  les  auraient  reçus, 
aussi  bien  que  les  ministres  qui  les  auraient  donnés. 
Il  existait,  j'en  conviens,  sous  les  prédécesseurs 
de  M.  Pitt,  quelques  exemples  de  marchés  conclus 
pour  l'État,  de  manière  à  favoriser  indirectement 
des  députés;  mais  M.  Pitt  s'est  tout  à  fait  abstenu 
de  ces  moyens  indignes  de  lui  ;  il  a  établi  la  libre 
concurrence  pour  les  emprunts  et  les  fournitures  ; 
et  aucun  homme,  cependant,  n'a  exercé  plus  d'em* 
pire  sur  les  deux  chambres.  «  Soit,  dira-t-on;  les 
députés  et  les  pairs  ne  sont  point  achetés  par  de 
l'argent,  mais  ils  veulent  avoir  des  places  pour 
eux  et  leurs  amis;  et  ce  genre  de  séduction  est 
aussi  efficace  que  l'autre.  »  Sans  doute  c'est  une 
partie  de  la  prérogative  du  roi ,  et  par  conséquent 
de  la  constitution ,  que  les  faveurs  dont  la  cou- 
ronne peut  disposer.  Cette  influence  est  un  des 
points  de  la  balance  si  sagement  combinée,  et 
d'ailleurs,  elle  est  encore  très -limitée.  Jamais  le 
ministère  n'aurait  ni  le  moyen,  ni  l'idée  de  chan- 
ger rien  à  ce  qui  touche  aux  libertés  constitution- 
nelles de  l'Angleterre  :  l'opinion,  à  cet  égard,  lui 
présente  une  barrière  invincible.  La  pudeur  publi- 
que consacre  de  certaines  vérités  comme  inatta- 
quables ,  et  le  parti  de  l'opposition  n'imaginerait 
pas  plus  de  critiquer  l'institution  de  la  pairie,  que 
le  parti  ministériel  n'oserait  blâmer  la  liberté  de 
la  presse.  C'est  uniquement  dans  le  cercle  des  cir- 
constances du  moment  que  de  certaines  considé- 
rations personnelles  ou  de  famille  peuvent  agir  sur 
la  direction  de  quelques  esprits,  mais  jamais  de 
manière  à  porter  atteinte  aux  lois  constitution- 
nelles. Quand  le  roi  voudrait  s'en  affranchir,  la 
responsabilité  des  ministres  ne  leur  permettrait 
pas  de  s'y  prêter;  et  ceux  qui  composent  la  majo- 
rité dans  les  deux  chambres  seraient  encore  moins 
disposés  à  renoncer  à  leurs  droits  récis  de  lords , 
de  députés  et  de  citoyens,  pour  mériter  les  faveurs 
d'une  cour. 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


297 


La  Cdélité  de  parti  est  l'une  des  vertus  fondées 
sur  l'esprit  public,  dont  il  résulte  le  plus  d'avan- 
tage pour  la  liberté  anglaise.  Si  demain  les  minis- 
tres avec  lesquels  on  a  voté  sortent  de  place ,  ceux 
auxquels  ils  ont  donné  des  emplois  les  quittent 
avec  eux.  Un  homme  serait  déshonoré  en  Angle- 
terre, s'il  se  séparait  de  ses  amis  politiques  pour 
son  intérêt  particulier.  L'opinion  à  cet  égard  est 
si  forte,  qu'on  a  vu,  il  n'y  a  pas  longtemps,  un 
homme  d'un  caractère  et  d'un  nom  très -respecta- 
bles ,  se  brûler  la  cervelle  parce  qu'il  se  reprochait 
d'avoir  accepté  une  place  indépendamment  de  son 
parti.  Jamais  on  n'entend  la  même  bouche  profé- 
rer deux  opinions  opposées,  et  cependant  il  ne  s'a- 
git dans  l'état  actuel  des  choses ,  en  Angleterre , 
que  de  nuances  et  non  de  couleurs.  Les  Torys , 
a-t-on  dit ,  approuvent  la  liberté  et  aiment  la  mo- 
narchie ,  tandis  que  ks  Whigs  approuvent  la  mo- 
narchie et  aiment  la  liberté  ;  mais  entre  ces  deux 
partis  il  ne  saurait  être  question  de  la  république 
ou  de  lar  royauté,  de  la  dynastie  ancienne  ou  nou- 
velle ,  de  la  liberté  ou  de  la  servitude  ;  enfin ,  des 
extrêmes  et  des  contrastes  qu'on  a  vu  professer 
par  les  mêmes  hommes  en  France ,  comme  si  l'on 
devait  dire  du  pouvoir  ainsi  que  de  l'amour,  que 
l'objet  n'importe  pas ,  pourvu  que  l'on  soit  tou- 
jours fidèle  au  sentiment ,  c'est-à-dire,  au  dévoue- 
ment à  la  puissance. 

Des  dispositions  bien  contraires  se  font  admirer 
en  Angleterre.  Depuis  près  de  cinquante  ans ,  les 
membres  de  l'opposition  n'ont  pas  occupé  plus  de 
trois  ou  quatre  années  les  places  du  ministère  ;  ce- 
pendant ,  la  fidélité  de  parti  n'a  point  été  ébranlée 
parmi  eux;  et  dernièrement  encore,  pendant  que 
j'étais  en  Angleterre ,  j'ai  vu  des  hommes  de  loi 
refuser  des  places  de  sept  à  huit  mille  livres  ster- 
ling, qui  ne  tenaient  pas  même  d'une  façon  immé- 
diate à  la  politique ,  seulement  parce  qu'ils  avaient 
des  liens  d'opinion  avec  les  amis  de  Fox.  Si  quel- 
qu'un refusait  chez  nous  une  place  de  huit  mille 
louis  d'appointements,  en  vérité,  sa  famille  se  croi- 
rait en  droit  de  le  faire  interdire  juridiquement. 

L'existence  d'un  parti  ministériel  et  d'un  parti 
de  l'opposition,  quoiqu'elle  ne  puisse  pas  être  pres- 
crite par  la  loi,  est  un  appui  essentiel  de  la  liberté, 
fondé  sur  la  nature  des  choses.  Dans  tout  pays  où 
vous  verrez  une  assemblée  d'hommes  constamment 
d'accord ,  soyez  sûr  qu'il  y  a  despotisme ,  ou  que 
le  despotisme  sera  le  résultat  de  l'unanimité,  s'il 
n'en  est  pas  la  cause.  Or,  comme  le  pouvoir  et  les 
grâces  dont  il  dispose  ont  de  l'attrait  pour  les 
hommes,  la  liberté  ne  saurait  exister  qu'avec  cette 
fidélité  de  parti  qui  met,  pour  ainsi  dire,  une  dis- 


cipline d'honneur  dans  les  rangs  des  députés  en- 
rôlés sous  diverses  bannières. 

Mais ,  si  les  opinions  sont  décidées  d'avance , 
comment  la  vérité  et  l'éloquence  peuvent-elles  agir 
sur  l'assemblée?  Comment  la  majorité  peut -elle 
changer ,  quand  les  circonstances  l'exigeraient ,  et 
à  quoi  sert-il  de  discuter ,  si  personne  ne  peut  vo- 
ter d'après  sa  conviction?  Il  n'en  est  point  ainsi  : 
ce  qu'on  appelle  fidélité  de  parti ,  c'est  de  ne  point 
isoler  ses  intérêts  personnels  de  ceux  de  -ses  amis 
politiques,  et  de  ne  pas  traiter  séparément  avec 
les  hommes  en  pouvoir.  Mais  il  arrive  souvent  que 
les  circonstances  ou  les  arguments  influent  sur  la 
masse  de  l'assemblée,  et  que  les  neutres  qui  sont 
en  assez  grand  nombre ,  c'est-à-dire ,  ceux  qui  ne 
jouent  pas  un  rôle  actif  dans  la  politique ,  font 
changer  la  majorité.  Il  est  dans  la  nature  du  gou- 
vernement anglais  que  les  ministres  ne  puissent 
se  maintenir  sans  avoir  cette  majorité  pour  eux; 
mais,  néanmoins,  M.  Pitt,  bien  qu'il  l'eût  momen- 
tanément perdue ,  à  l'époque  de  la  première  mala- 
die du  roi,  put  rester  en  place,  parce  que  l'opinion 
publique ,  qui  lui  était  favorable ,  lui  permit  de 
casser  le  parlement,  et  de  recourir  à  une  nouvelle 
élection.  Enfin ,  l'opinion  règne  en  Angleterre  ;  et 
c'est  là  ce  qui  constitue  la  liberté  d'un  État.  Les 
amis  jaloux  de  cette  liberté  désirent  la  réforme 
parlementaire ,  et  prétendent  qu'on  ne  peut  croire 
à  l'existence  d'un  gouvernement  représentatif,  tant 
que  les  élections  seront  combinées  de  manière  à 
mettre  le  choix  d'un  grand  nombre  de  députés  dans 
la  dépendance  du  ministère.  Le  ministère ,  il  est 
vrai ,  peut  influer  sur  plusieurs  élections ,  telles 
que  celles  des  bourgs  de  Cornouaille  et  quelques 
autres  de  ce  genre ,  dans  lesquels  le  droit  d'élire 
s'est  conservé,  bien  que  les  élections  aient  en  grande 
partie  disparu  ;  tandis  que  des  villes  dont  la  popu- 
lation est  fort  augmentée  n'ont  pas  autant  de  dé- 
putés que  leur  population  l'exigerait,  ou  même 
n'en  ont  point.  Il  faut  compter  au  nombre  des 
prérogatives  de  la  couronne  le  droit  de  faire  entrer 
par  son  influence  soixante  ou  quatre-vingts  mem- 
bres dans  la  chambre  des  communes ,  sur  six  cent 
cinquante  dont  elle  est  composée  ;  mais  cet  abus , 
et  c'en  est  un,  n'a  point  altéré  jusque  dans  les 
derniers  temps  la  force  et  l'indépendance  du  par- 
lement anglais.  Les  évêques  et  les  archevêques  qui 
siègent  dans  la  chambre  des  pairs ,  votent  aussi 
presque  toujours  avec  le  ministère ,  excepté  sur 
les  points  qui  ont  rapport  à  la  religion.  Ce  n'est 
point  par  corruption ,  mais  par  convenance ,  que 
des  prélats  nommés  par  le  roi  n'attaquent  pas  d'or- 
dinaire les  ministres;  mais  tous  ces  éléments  di- 


298 


CO.^SlDJiRÂTIONS 


^^ 


versâontia  représentation  nationale  est  composée, 
n'empêchent  pas  qu'elle  ne  marche  en  présence  de 
l'opinion,  et  que  les  hommes  importants  de  l'An- 
gleterre, soit  par  le  talent,  soit  par  la  fortune, 
ou  par  la  considération  personnelle,  ne  soient  pour 
la  plupart  députés.  Il  y  a  de  grands  propriétaires 
et  des  pairs  qui  disposent  de  quelques  nominations 
à  la  chambre  des  communes ,  de  la  même  manière 
que  les  ministres;  et,  lorsque  ces  pairs  sont  de 
l'opposition,  les  députés  qu'ils  ont  fait  élire  votent 
aussi  dans  leur  sens.  Toutes  ces  circonstances  ac- 
cidentelles ne  changent  rien  à  la  nature  du  gou- 
vernement représentatif.  Ce  qui  importe  avant 
tout ,  ce  sont  les  débats  publics ,  et  les  belles  for- 
mes de  délibération  qui  protègent  la  minorité- 
Des  députés  tirés  au  sort ,  avec  la  liberté  de  la 
presse ,  représenteraient  plus  fidèlement  dans  un 
pays  l'opinion  nationale ,  que  les  députés  les  plus 
régulièrement  élus ,  s'ils  n'étaient  point  conduits 
et  éclairés  par  cette  liberté. 

Il  serait  à  désirer  néanmoins  que  l'on  supprimât 
graduellement  les  élections  devenues  illusoires,  et 
que,  d'autre  part,  l'on  donnât  une  représentation 
plus  équitable  à  la  population  et  à  la  propriété , 
afin  de  renouveler  un  peu  l'esprit  du  parlement, 
que  la  réaction  contre  la  révolution  de  France  a 
rendu  sous  quelques  rapports  trop  docile  envers 
le  p'ouvoir  exécutif.  Mais  on  craint  la  force  de  l'é- 
lément populaire  dont  la  troisième  branche  de  la 
législature  est  composée ,  bien  qu'il  soit  modifié 
par  la  sagesse  et  la  dignité  des  membres  de  la 
chambre  des  communes.  Il  y  a  toutefois  dans  cette 
chambre  quelques  hommes  dont  les  opinions  dé- 
mocratiques sont  très-prononcées.  Non-seulement 
cela  doit  arriver  ainsi  partout  où  les  opinions  sont 
libres,  mais  il  est  même  désirable  que  l'existence 
de  pareilles  opinions  rappelle  aux  grands  du  pays 
qu'ils  ne  peuvent  conserver  les  avantages  de  leur 
rang  qu'en  ménageant  les  droits  et  le  bonheur  de 
la  nation.  Toutefois  ce  serait  bien  à  tort  qu'on  se 
persuaderait  sur  le  continent  que  le  parti  de  l'op- 
position est  démocratique.  Singuliers  démocrates 
que  le  duc  de  Devonshire ,  le  duc  de  Bedfort ,  le 
marquis  de  Strafford  !  C'est  au  contraire  la  haute 
aristocratie  d'Angleterre  qui  sert  de  barrière  à 
l'autorité  royale.  Il  est  vrai  que  l'opposition  est 
plus  libérale  dans  ses  principes  que  les  ministres  : 
il  suffît  de  combattre  le  pouvoir  pour  retremper 
son  esprit  et  son  âme.  Mais  comment  pourrait-on 
craindre  un  bouleversement  révolutionnaire  de  la 
part  des  individus  qui  possèdent  tous  les  genres 
de  propriété  que  l'ordre  fait  respecter,  la  fortune , 
le  rang,  et  surtout  les  lumières?  car  les  connais- 


sances réelles  et  profondes  donnent  aux  honnncs 
une  consistance  égale  à  celle  de  la  richesse. 

On  ne  recherche  en  aucune  manière,  dans  la 
chambre  des  communes  d'Angleterre,  le  genre 
d'éloquence  qui  soulève  la  multitude  ;  la  discussion 
domine  dans  cette  assemblée  ,  l'esprit  d'affaires  y 
préside,  et  l'on  y  est  même  plutôt  trop  sévère 
pour  les  mouvements  oratoires.  Burke  lui-même , 
dont  les  écrits  politiques  sont  si  fort  admirés 
maintenant ,  n'était  point  écouté  avec  faveur  quand 
il  parlait  dans  la  chambre  basse ,  parce  qu'il  mê- 
lait à  ses  discours  des  beautés  étrangères  à  son 
sujet,  et  qui  appartenaient  plutôt  à  la  littérature. 
Les  ministres  sont  souvent  appelés  à  donner  dans 
la  chambre  des  communes  des  explications  parti- 
culières qui  n'entrent  point  dans  les  débats.  Les 
députés  des  différentes  villes  ou  comtés  instrui- 
sent les  membres  du  gouvernement  des  abus  qui 
peuvent  naître  dans  l'administration,  des  réfor- 
mes et  des  améliorations  dont  elle  est  susceptible  ; 
et  ces  communications  habituelles  entre»  les  re- 
présentants du  peuple  et  les  chefs  du  pouvoir 
produisent  les  plus  heureux  résultats. 

n  Si  la  majorité  du  parlement  n'est  pas  achetée 
par  le  ministère ,  au  moins  vous  nous  accorderez ,  » 
disent  ceux  qui  croient  plaider  leur  propre  cause, 
en  parvenant  à  démontrer  la  dégradation  de  l'es- 
pèce humaine  ;  «  au  moins  vous  nous  accorderez 
que  les  candidats  dépensent  des  sommes  énormes 
pour  être  élus.  »  On  ne  saurait  nier  que ,  dans  cer- 
taines élections,  il  n'y  ait  de  la  vénalité,  malgré 
les  lois  sévères.  La  plus  considérable  de  toutes  les 
dépenses  est  celle  des  frais  de  voyage,  dont  l'ob- 
jet est  d'amener  au  lieu  de  l'élection  des  votants 
qui  vivent  à  une  grande  distance.  Il  en  résulte 
qu'il  n'y  a  que  des  personnes  très  -  opulentes  qui 
puissent  courir  le  risque  de  se  présenter  comme 
candidats  pour  de  telles  places ,  et  que  le  luxe  des 
élections  devient  quelquefois  une  folie  en  Angle- 
terre, comme  tout  autre  luxe  dans  d'autres  mo- 
narchies. Néanmoins  ,  dans  quel  pays  peut-il  exis- 
ter des  élections  populaires ,  sans  qu'on  cherche  à 
captiver  la  faveur  du  peuple?  C'est  précisément  le 
grand  avantage  de  cette  institution.  Il  arrive  alors 
une  fois  que  les  riches  ont  besoin  de  la  classe  qui , 
d'ordinaire,  est  dans  leur  dépendance.  Lord  Ers- 
kine  me  disait  que ,  dans  sa  carrière  d'avocat  -et 
de  membre  de  la  chambre  des  communes ,  il  n'y 
avait  peut-être  pas  un  habitant  de  Westminster 
auquel  il  n'eût  adressé  la  parole;  tant  il  y  a  de 
rapports  politiques  entre  les  bourgeois  et  les  hom- 
mes du  premier  rang  !  Les  choix  des  cours  sont 
presque  toujours  influencés  par  les  motifs  les  plus 


SUR  Là  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


^209 


étroits  :  le  grand  jour  des  élections  populaires  ne 
saurait  être  soutenu  que  par  des  individus  remar- 
quables de  quelque  manière.  Le  mérite  finira  tou- 
jours par  triompher  dans  les  pays  où  le  public  est 
appelé  à  le  désigner. 

Ce  qui  caractérise  particulièrement  l'Angleterre , 
c'est  le  mélange  de  l'esprit  chevaleresque  avec 
l'enthousiasme  de  la  liberté  ,  les  deux  plus  nobles 
sentiments  dont  le  cœur  humain  soit  capable.  Les 
circonstances  ont  amené  cet  heureux  résultat,  et 
l'on  doit  convenir  que  des  institutions  nouvelles 
ne  suffiraient  pas  pour  le  produire  :  le  souvenir  du 
passé  est  nécessaire  pour  consacrer  les  rangs  aris- 
tocratiques; car,  s'ils  étaient  tous  de  la  création 
du  pouvoir,  ils  auraient  une  partie  des  inconvé- 
nients qu'on  a  éprouvés  en  France  sous  Bonaparte. 
Mais  que  faire  dans  un  pays  où  la  noblesse  serait 
ennemie  de  toute  liberté  ?  Le  tiers  état  ne  pour- 
rait former  aucune  union  avec  elle  ;  et ,  comme  il 
est  le  plus  fort,  il  la  menacerait  sans  cesse,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  fdt  soumise  aux  progrès  de  la 
raison. 

L'aristocratie  anglaise  est  plus  mélangée  que 
celle  de  France  aux  yeux  d'un  généalogiste  ;  mais 
la  nation  anglaise  semble,  pour  ainsi  dire,  un 
corps  entier  de  gentilshommes.  Vous  voyez  dans 
chaque  citoyen  anglais  ce  qu'il  peut  être  un  jour, 
puisque  aucun  rang  n'est  inaccessible  au  talent , 
et  que  ces  rangs  ont  toujours  conservé  leur  éclat 
antique.  Il  est  vrai  que  ce  qui  rend  noble,  avant 
tout ,  aux  regards  d'une  âme  élevée ,  c'est  d'être  li- 
bre. Un  noble  ou  un  gentilhomme  anglais  (  et  ce 
mot  de  gentilhomme  signifie  un  propriétaire  indé- 
pendant) exerce  dans  sa  province  un  emploi  utile , 
auquel  il  n'est  jamais  attaché  d'appointements  :  juge 
de  paix,  shériff  ou  gouverneur  de  la  contrée  qui 
environne  ses  possessions ,  il  influe  sur  les  élec- 
tions d'une  manière  convenable  et  qui  ajoute  à  son 
crédit  sur  l'esprit  du  peuple;  il  rempHt,  comme 
pair  ou  comme  député,  une'  fonction  politique, 
et  son  importance  est  réelle.  Ce  n'est  pas  l'oisive 
aristocratie  d'un  noble  français ,  qui  n'était  plus 
rien  dans  l'État  dès  que  le  roi  lui  refusait  sa  fa- 
veur; c'est  une  distinction  fondée  sur  tous  les  in- 
térêts de  la  nation;  et  l'on  ne  peut  s'empêcher 
d'être  étonné  que  les  gentilshommes  français  pré- 
férassent leur  existence  de  courtisans  sur  la  route 
de  Versailles  à  Paris  ,  à  cette  stabilité  majestueuse 
d'un  pair  anglais  dans  sa  terre ,  entouré  d'hommes 
auxquels  il  peut  faire  mille  sortes  de  biens ,  mais 
sur  lesquels  il  ne  saurait  exercer  aucun  pouvoir 
arbitraire.  L'autorité  de  la  loi  domine  sur  toutes 
les  puissances  de  l'État  en  Angleterre ,  comme  la 


destinée  de  l'ancienne  mythologie  sur  l'autorité  des 
dieux  mêmes. 

Au  miracle  politique  du  respect  pour  les  droits 
de  chacun,  fondé  sur  le  sentiment  de  la  justice, 
il  faut  ajouter  la  réunion  habile  autant  qu'heu- 
reuse de  l'égalité  devant  la  loi ,  avec  les  avantages 
attachés  à  la  séparation  des  rangs.  Chacun  y  a  be- 
soin des  autres  pour  ses  jouissances,  et  cependant 
chacun  y  est  indépendant  de  tous  par  ses  droits. 
Ce  tiers  état,  qui  a  si  prodigieusement  grandi  en 
France  et  dans  le  reste  de  l'Europe,  ce  tiers  état 
dont  l'accroissement  oblige  à  des  changements 
successifs  dans  toutes  les  vieilles  institutions,  est 
réuni  à  la  noblesse  en  Angleterre,  parce  que  la 
noblesse  elle-même  est  identifiée  avec  la  nation. 
Un  grand  nombre  de  pairs  doivent  originairement 
leur  dignité  à  la  jurisprudence,  quelques-uns  au 
commerce ,  d'autres  à  la  carrière  des  armes ,  d'au- 
tres à  celle  de  l'éloquence  politique;  il  n'y  a  pas 
une  vertu,  pas  un  talent  qui  ne  soit  à  sa  place,  ou 
qui  ne  doive  se  flatter  d'y  arriver;  et  tout  contri- 
bue dans  l'édifice  social  à  la  gloire  de  cette  cons- 
titution, qui  est  aussi  chère  au  duc  de  Norfolk 
qu'au  dernier  portefaix  de  l'Angleterre ,  parce 
qu'elle  protège  aussi  équitablement  l'un  que  l'autre. 

Thee  I  account  still  happy,  and  the  cliief 
Araong  the  nations ,  seeing  thou  art  free 
My  native  nook  of  earth !  Thy  clime  is  rude, 
Replète  with  vapours,  and  disposes  much 
AU  hearts  to  sorrow,  and  none  moie  than  mine: 


Yet,  being  free,  I  love  thee. 


Ces  vers  sont  d'un  poète  d'un  admirable  talent  ', 
mais  dont  la  sensibilité  même  avait  altéré  le  bon- 
heur. Il  se  mourait  du  mal  de  la  vie;  et,  quand 
tout  le  faisait  souffrir,  amour,  amitié,  philoso- 
phie, une  patrie  libre  réveillait  encore  dans  son 
âme  un  enthousiasme  que  rien  ne  pouvait  éteindre. 

Tous  les  hommes  sont  plus  ou  moins  attachés 
à  leur  pays;  les  souvenirs  de  l'enfance,  les  habi- 
tudes de  la  jeunesse,  forment  cet  inexprimable 
amour  de  la  terre  natale  qu'il  faut  reconnaître 
pour  une  vertu,  car  tous  les  sentiments  vrais  en 
sont  la  source.  Mais,  dans  un  grand  État,  la  li- 
berté et  le  bonheur  que  donne  cette  liberté  peu- 
vent seuls  inspirer  un  véritable  patriotisme  ;  aussi 
rien  n'est  comparable  à  l'esprit  public  de  l'Angle- 
terre. On  accuse  les  Anglais  d'égoïsme,  et  il  est 
vrai  que  leur  genre  de  vie  est  si  bien  réglé,  qu'ils 
se  renferment  généralement  dans  le  cercle  de  leurs 
affections  domestiques  et  de  leurs  habitudes  ;  mais 
quel  est  le  sacrifice  qui  leur  coûte,  quand  il  s'agit 

'  Cowper. 


300 


C0NS1DERA.T10INS 


de  leur  pays  ?  Et  chez  quel  peuple  au  monde  les 
services  rendus  sont -ils  sentis  et  récompensés 
avec  plus  d'enthousiasme?  Quand  on  entre  dans 
l'église  de  Westminster,  toutes  ces  tombes,  con- 
sacrées aux  hommes  qui  se  sont  illustrés  depuis 
plusieurs  siècles ,  semblent  reproduire  le  spectacle 
de  la  grandeur  de  l'Angleterre  parmi  les  morts. 
Les  penseurs  et  les  rois  reposent  sous  la  même 
voûte  :  là,  leurs  querelles  sont  apaisées,  ainsi  que 
le  dit  un  poète  fameux  de  l'Angleterre,  Walter 
Scott'.  Vous  voyez  les  tombeaux  de  Pitt  et  de 
Fox  à  côté  l'un  de  l'autre,  et  les  mêmes  larmes 
les  arrosent  ;  car  ils  méritent  tous  les  deux  le  re- 
gret profond  que  les  âmes  généreuses  doivent  ac- 
corder à  cette  noble  élite  de  l'espèce  humaine ,  qui 
nous  sert  d'appui  dans  la  confiance  en  l'immorta- 
lité de  l'âme. 

Qu'on  se  rappelle  le  convoi  de  Nelson,  lorsque 
près  d'un  million  d'hommes ,  répandus  dans  Lon- 
dres et  dans  les  environs ,  suivaient  en  silence  son 
cercueil.  La  multitude  se  taisait,  la  multitude  était 
respectueuse  dans  l'expression  de  sa  douleur, 
comme  on  pourrait  l'attendre  de  la  société  la  plus 
raffinée.  Nelson  avait  mis  ces  paroles  à  l'ordre  sur 
son  vaisseau,  le  jour  de  Trafalgar  ;  «  L'Angleterre 
«  attend  que  chacun  de  nous  fera  son  devoir.  » 

Il  l'avait  accompli  ce  devoir,  et  mourant  sur  son 
bord,  les  obsèques  honorables  que  sa  patrie  lui 
accorderait  s'offraient  à  sa  pensée  comme  le  com- 
mencement d'une  nouvelle  vie. 

Et  maintenant  encore ,  ne  nous  taisons  pas  sur 
lord  Wellington ,  bien  que  nous  puissions  juste- 
ment en  France  souffrir  en  rappelant  sa  gloire. 
Avec  quel  transport  n'a-t-il  pas  été  reçu  par  les 
représentants  de  la  nation ,  par  les  pairs  et  par 
les  communes  !  Aucune  cérémonie  ne  fit  les  frais 
de  ces  hommages  rendus  à  un  homme  vivant;  mais 
les  transports  du  peuple  anglais  échappaient  de 
toutes  parts.  Les  acclamations  de  la  foule  reten- 
tissaient dans  la  salle  du  parlement  avant  qu'il  y 
entrât  :  lorsqu'il  parut ,  tous  les  députés  se  levè- 
rent par  un  mouvement  spontané,  sans  qu'aucune 
étiquette  le  leur  commandât.  L'émotion  inspirait  à 
ces  hommes  si  fiers  les  hommages  qu'on  dicte  ail- 
leurs. Rien  n'était  plus  simple  que  l'accueil  qu'on 
fit  à  lord  Wellington  :  il  n'y  avait  ni  gardes,  ni 
pompe  militaire,  pour  faire  honneur  au  plus  grand 
général  d'un  siècle  oii  Bonaparte  a  vécu  ;  mais  la 

'  Genius ,  and  taste ,  and  talent  gone , 
For  ever  tomb'd  beneath  Ihe  stone , 
Where,  taming  thought  to  huinan  pride! 
The  mighty  chlef  sleep  side  by  side. 
Drop  upon  Fox's  grave  the  tear, 
"f  will  trickle  to  his  rival's  bier. 


voix  du  peuple  célébrait  cette  journée,  et  rien  de 
semblable  n'a  pu  se  voir  en  aucun  autre  pays  de 
la  terre. 

Ah  !  quelle  enivrante  jouissance  que  celle  de  lu 
popularité  !  Je  sais  tout  ce  qu'on  peut  dire  sur 
l'inconstance  et  le  caprice  même  des  faveurs  po- 
pulaires; mais  ces  reproches  s'appliquent  plutôt 
aux  républiques  anciennes ,  où  les  formes  démo- 
cratiques des  gouvernements  amenaient  toutes  les 
vicissitudes  les  plus  rapides.  Dans  un  pays  gou- 
verné comme  l'Angleterre,  et  de  plus  éclairé  par 
le  flambeau  sans  lequel  tout  est  ténèbres,  la  li- 
berté de  la  press,e ,  les  choses  et  les  hommes  sont 
jugés  avec  beaucoup  d'équité.  La  vérité  est  mise 
sous  les  yeux  de  tous,  tandis  que  les  diverses  con- 
traintes dont  on  fait  usage  ailleurs  sont  nécessai- 
rement la  cause  d'une  grande  incertitude  dans  les 
jugements.  Un  libelle  qui  se  glisse  à  travers  le  si- 
lence obligé  de  la  presse,  peut  altérer  l'opinion 
sur  qui  que  ce  soit,  car  les  louanges  ou  les  censu- 
res ordonnées  par  le  gouvernement  sont  toujours 
suspectes.  Rien  ne  s'établit  nettement  et  solide- 
ment dans  la  tête  des  hommes,  que  par  une  dis- 
cussion sans  entraves. 

«  Prétendez -vous,  me  dira-t-on,  qu'il  n'y  ait 
point  de  mobilité  dans  le  jugement  du  peuple  an- 
glais, et  qu'il  n'encense  pas  aujourd'hui  ce  que 
peut-être  il  déchirera  demain .i*  »  Sans  doute,  les 
chefs  du  gouvernement  doivent  être  exposés  à 
perdre  la  faveur  du  peuple ,  s'ils  ne  réussissent 
pas  dans  la  conduite  des  affaires  publiques  ;  il  faut 
que  les  dépositaires  de  l'autorité  soient  heureux, 
c'est  une  des  conditions  des  avantages  qu'op  leur 
accorde.  D'ailleurs,  comme  le  pouvoir  déprave 
presque  toujours  ceux  qui  le  possèdent ,  il  est  fort 
à  désirer  que  dans  un  pays  libre  les  mêmes  hom- 
mes ne  restent  pas  trop  longtemps  en  place;  et 
l'on  a  raison  de  changer  de  ministres,  ne  filt-cç 
que  pour  en  changer.  Mais  la  réputation  acquise 
est  très-durable  en  Angleterre,  et  l'opinion  pu-, 
blique  peut  y  être  considérée  comme  la  conscience 
de  l'État. 

Si  quelque  chose  peut  séduire  l'équité  du  peuple 
anglais ,  c'est  le  malheur.  Un  individu  persécuté 
par  une  force  quelconque  pourrait  inspirer  un  in- 
térêt non  mérité,  et  par  conséquent  passager; 
mais  cette  noble  erreur  tient  d'une  part  à  la  géné- 
rosité du  caractère  anglais ,  et  de  l'autre  à  ce  sen- 
timent de  liberté  qui  fait  éprouver  à  tous  le  besoin 
de  se  défendre  mutuellement  contre  l'oppression  ; 
car  c'est  sous  ce  rapport  surtout  qu'en  politique  il 
faut  traiter  son  prochain  comme  soi-même. 

Les  lumières  et  l'énergie  de  l'esprit  public  son^ 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


301 


une  réponse  plus  que  suffisante  aux  arguments  des  j  sont  des  idées  saines  en  politique,  répandues  chez 
personnes  qui  prétendent  que  l'armée  envahirait  j  toutes  les  classes ,  et  une  instruction  générale  dans 


la  liberté  de  l'Angleterre,  si  l'Angleterre  était  une 
puissance  continentale.  Sans  doute,  c'est  un  avan- 
tage pour  les  Anglais  que  leur  force  consiste  plu- 
tôt dans  la  marine  que  dans  les  troupes  de  terre. 
Il  faut  plus  de  connaissances  pour  être  un  capi- 
taine de  vaisseau  qu'un  colonel ,  et  toutes  les  ha- 
bitudes qu'on  prend  sur  mer  ne  portent  point  à 
vouloir  se  mêler  des  affaires  intérieures  de  son 
pays.  Mais  quand  la  nature,  devenue  prodigue, 
ferait  naître  dix  lords  Wellington;  mais  quand  le 
monde  verrait  encore  dix  batailles  de  Waterloo,  il 
ne  viendrait  pas  dans  la  tête  de  ceux  qui  donnent 
si  facilement  leur  vie  pour  leur  pays ,  de  tourner 
leurs  forces  contre  lui  ;  ou  tout  au  moins  ils  ren- 
contreraient un  invincible  obstacle  chez  des  hom- 
mes aussi  braves  qu'eux  et  plus  éclairés ,  qui  dé- 
testent l'esprit  militaire,  quoiqu'ils  sachent  admixeï 
et  pratiquer  les  vertus  guerrières. 

Cette  sorte  de  préjugé  qui  persuadait  à  la  no- 
blesse de  France  qu'elle  ne  pouvait  servir  son  pays 
que  dans  la  carrière  des  armes,  n'existe  nullement 
en  Angleterre.  Un  grand  nombre  de  fils  de  pairs 
sont  avocats  ;  le  barreau  participe  au  respect  qu'on 
a  pour  la  loi,  et  dans  toutes  les  carrières,  les  oc- 
cupations civiles  sont  considérées.  Dans  un  tel 
pays ,  on  n'a  pas  dû  craindre  jusqu'à  ce  jour  l'in- 
vasion de  la  puissance  militaire  :  il  n'y  a  que  les 
peuples  ignorants  qui  aient  une  aveugle  admira^ 
tien  pour  le  sabre.  C'est  une  superbe  chose  que  la 
bravoure ,  quand  on  expose  une  vie  chère  à  sa  fa- 
mille ,  une  tête  remplie  de  vertus  et  de  lumières , 
et  qu'un  citoyen  se  fait  soldat  pour  maintenir  ses 
droits  de  citoyen.  Mais,  quand  des  hommes  se 
battent  seulement  parce  qu'ils  ne  veulent  se  don- 
ner la  peine  d'occuper  leur  esprit  et  leur  temps 
par  aucun  travail ,  ils  ne  doivent  pas  être  long- 
temps admirés  chez  une  nation  oij  le  travail  et  la 
pensée  tiennent  le  premier  rang.  Les  satellites  de 
Cromwell  renversèrent  des  pouvoirs  civils  qui  n'a- 
vaient encore  ni  force  ni  dignité;  mais,  depuis 
l'existence  de  la  constitution  et  de  l'esprit  public 
qui  en  est  l'âme,  les  princes  ou  les  généraux  ne 
feraient  naître  dans  toute  la  nation  qu'un  senti- 
ment de  pitié  pour  leur  folie,  s'ils  rêvaient  un  jour 
Tasservissement  de  leur  pays. 

CHAPITRE  V. 

Des  lumières,  de  la  religion  et  de  la  morale  chez 
les  Anglais. 

Ce  qui  constitue  les  lumières  d'une  nation ,  ce 


les  sciences  et  la  littérature.  Sous  le  premier  de 
ces  rapports,  les  Anglais  n'ont  point  de  rivaux  en 
Europe;  sous  le  second,  je  ne  connais  guère  que 
les  Allemands  du  Nord  qu'on  puisse  leur  comparer. 
Encore  les  Anglais  auraient-ils  un  avantage  qui  ne 
saurait  appartenir  qu'à  leurs  institutions  :  c'est  que 
la  première  classe  de  la  société  se  livre  autant  à 
l'étude  que  la  seconde.  M.  Fox  écrivait  de  savantes 
dissertations  sur  le  grec ,  pendant  les  inter^'alles  de 
loisir  que  lui  laissaient  les  débats  parlementaires. 
M.  Windham  a  laissé  divers  traités  intéressants 
sur  les  mathématiques  et  sur  la  littérature.  Les 
Anglais  ont  de  tout  temps  honoré  le  savoir  :  Henri 
VIII ,  qui  foulait  tout  aux  pieds ,  respectait  cepen- 
dant les  hommes  de  lettres,  quand  ils  ne  heurtaient 
pas  ses  passions  désordonnées.  La  grande  Elisabeth 
connaissait  à  fond  les  langues  anciennes ,  et  par- 
lait même  le  latin  avec  facilité  ;  jamais  on  n'a  vu 
s'introduire,  chez  les  princes  ni  chez  les  nobles 
d'Angleterre  ,  cette  fatuité  d'ignorance  qu'on  a  rai- 
son de  reprocher  aux  gentilshommes  français.  On 
dirait  qu'ils  se  persuadent  que  le  droit  divin  sur 
lequel  ils  fondent  leurs  privilèges ,  dispense  entiè- 
rement de  l'étude  des  sciences  humaines.  Une  telle 
façon  de  voir  ne  saurait  exister  en  Angleterre,  et 
n'y  paraîtrait  que  ridicule.  Rien  de  factice  ne  peut 
réussir  dans  un  pays  où  tout  est  soumis  à  la  publi- 
cité. Les  grands  seigneurs  anglais  seraient  aussi 
honteux  de  n'avoir  pas  reçu  une  éducation  clas- 
sique distinguée ,  que  jadis  les  hommes  du  second 
rang  en  France  l'étaient  de  ne  pas  aller  à  la  cour; 
et  ces  différences  ne  tiennent  pas ,  comme  on  le 
prétend,  à  la  légèreté  française.  Les  érudits  les  plus 
persévérants ,  les  penseurs  les  plus  profonds  sont 
sortis  de  cette  nation  qui  est  capable  de  tout  quand 
elle  le  veut  ;  mais  ses  institutions  politiques  ont 
été  si  mauvaises,  qu'elles  ont  altéré  ses  bonnes  qua- 
lités naturelles. 

En  Angleterre,  au  contraire,  les  institutions  fa- 
vorisent tous  les  genres  de  progrès  intellectuels. 
Les  jurés ,  les  administrations  de  provinces  et  de 
villes,  les  élections,  les  journaux,  donnent  à  la  na- 
tion entière  une  grande  part  d'intérêt  dans  la  chose 
publique.  De  là  vient  qu'elle  est  plus  instruite,  et 
qu'au  hasard  il  vaudrait  mieux  causer  sur  des  ques- 
tions politiques  avec  un  fermier  anglais ,  qu'avec 
la  plupart  des  hommes,  même  les  plus  éclairés,  du 
continent.  Cet  admirable  bon  sens,  qui  se  fonde 
sur  la  justice  et  la  sécurité,  ne  se  trouve  nulle 
part  ailleurs  qu'en  Angleterre,  ou  dans  le  pays  qui 
lui  ressemble,  l'Amérique.  La  pensée  doit  rester 


302 


GONSiDERÂTIONS 


étrangère  à  des  hommes  qui  n'ont  point  de  droits  ;  ! 
car,  du  moment  qu'ils  apercevraient  la  vérité,  ils 
seraient  malheureux,  et  bientôt  après  révoltés.  Il 
faut  convenir  aussi  que,  dans  un  pays  oii  la  force 
armée  a  presque  toujours  consisté  dans  la  marine, 
et  où  le  commerce  a  été  la  principale  occupation , 
il  y  a  nécessairement  plus  de  lumières  que  là  oii 
la  défense  nationale  est  confiée  aux  troupes  de  ligne, 
et  où  l'industrie  s'est  presque  uniquement  tournée 
vers  la  culture  de  la  terre.  Le  commerce ,  mettant 
les  hommes  en  relation  avec  les  intérêts  du  monde, 
étend  les  idées,  exerce  le  jugement,  et  fait  sentir 
sans  cesse ,  par  la  multiplicité  et  la  diversité  des 
transactions ,  la  nécessité  de  la  justice.  Dans  les 
pays  où  il  n'y  a  que  de  l'agriculture,  la  masse  de 
la  population  peut  se  composer  de  serfs  attachés 
à  la  glèbe ,  et  privés  de  toute  instruction  :  mais 
que  ferait-on  de  négociants  esclaves  et  ignorants  ? 
Un  pays  maritime  et  commerçant  est  donc  par 
cela  seul  plus  éclairé  qu'un  autre;  néanmoins  il 
reste  beaucoup  à  faire  pour  donner  au  peuple  d'An- 
gleterre une  éducation  suffisante.  Une  grande  por- 
tion de  la  dernière  classe  ne  sait  encore  ni  lire  ni 
écrire  ;  et  c'est  sans  doute  pour  remédier  à  ce  mal 
qu'on  accueille  avec  tant  d'empressement  les  nou- 
velles méthodes  de  Bel  et  de  Lancaster,  parce 
qu'elles  peuvent  mettre  l'instruction  à  la  portée  de 
l'indigence.  Le  peuple  est  plus  instruit  peut-être 
en  Suisse,  en  Suède  et  dans  quelques  États  du  nord 
de  l'Allemagne;  mais  il  n'y  a  dans  aucun  de  ces 
pays  cette  vigueur  de  liberté  qui  préservera  l'An- 
gleterre ,  il  faut  l'espérer,  de  la  réaction  produite 
par  la  révolution  de  France.  Dans  un  pays  où  il  y  a 
une  immense  capitale,  de  grandes  richesses  concen- 
trées dans  un  petit  nombre  de  mains,  une  cour, 
tout  ce  qui  peut  favoriser  la  corruption  du  peuple, 
il  faut  du  temps  pour  que  les  lumières  s'étendent 
et  luttent  avec  avantage  contre  les  inconvénients 
attachés  à  la  disproportion  des  fortunes. 

En  Ecosse  on  trouve  beaucoup  plus  d'instruc- 
tion parmi  les  paysans  qu'en  Angleterre,  parce  qu'il 
y  a  moins  de  richesse  chez  quelques  particuliers , 
et  plus  d'aisance  chez  le  peuple.  La  religion  pres- 
bytérienne ,  établie  en  Ecosse ,  exclut  la  hiérarchie 
épiscopale  que  l'église  an.glicane  a  conservée.  En 
conséquence,  le  choix  des  simples  ministres  du 
culte  y  est  meilleur;  et  comme  ils  vivent  retirés 
dans  les  montagnes ,  ils  s'y  consacrent  à  l'ensei- 
gnement des  paysans.  C'est  aussi  un  grand  avan- 
tage pour  l'Ecosse  que  de  n'avoir  pas ,  comme 
l'Angleterre ,  une  taxe  des  pauvres  très-forte ,  et 
très-mal  conçue,  qui  entretient  la  meadicité,et 
crée  une  classe  de  gens  qui  n'osent  pas  s'écarter  de 


la  commune  où  des  secours  leur  sont  assurés.  La 
ville  d'Edimbourg  n'est  pas  aussi  absorbée  que 
Londres  par  les  affaires  publiques,  et  elle  ne  ren- 
ferme pas  une  telle  réunion  de  fortunes  et  de  luxe, 
aussi  les  intérêts  philosophiques  et  littéraires  y 
tiennent-ils  plus  de  place.  Mais,  d'une  autre  part, 
les  restes  du  régime  féodal  se  font  plus  sentir  en 
Ecosse  qu'en  Angleterre.  Le  jury  dans  les  affaires 
civiles  ne  s'y  est  introduit  que  dernièrement  ;  il  y  a 
beaucoup  moins  d'élections  populaires,  à  propor- 
tion, que  chez  les  Anglais.  Le  commerce  y  exerce 
moins  d'influence ,  et  l'esprit  de  liberté  s'y  montre, 
à  quelques  exceptions  près,  avec  moins  de  vigueur. 
En  Irlande,  l'ignorance  du  peuple  est  effrayante  ; 
mais  il  faut  s'en  prendre ,  d'une  part ,  à  des  pré- 
jugés superstitieux,  et  de  l'autre,  à  la  privation 
presque  entière  des  bienfaits  d'une  constitution. 
L'Irlande  n'est  réunie  à  l'Angleterre  que  depuis  peu 
d'années  ;  jusqu'ici  elle  a  éprouvé  tous  les  maux  de 
l'arbitraire,  et  elle  s'en  est  vengée  souvent  de  la 
façon  la  plus  violente.  La  nation  étant  divisée  par 
deux  religions  qui  forment  aussi  deux  partis  poH- 
tiques,  le  gouvernement  anglais,  depuis  Charles  l", 
a  tout  accordé  aux  protestants ,  afin  qu'ils  pussent 
maintenir  dans  la  soumission  la  majorité  catho- 
lique. Swift ,  Irlandais ,  et  l'un  des  plus  beaux  gé- 
nies des  trois  royaumes  ',  écrivit,  en  1740,  sur  le 
malheureux  état  de  l'Irlande.  L'attention  des 
hommes  éclairés  fut  fortement  excitée  par  les  écrits 
de  Swift ,  et  les  améliorations  qui  se  sont  opérées 
dans  ce  pays  datent  d'alors.  Lorsque  l'Amérique 
se  déclara  indépendante,  et  que  l'Angleterre  fut 
obligée  de  la  reconnaître  comme  telle ,  la  nécessité 
de  ménager  l'Irlande  frappa  tous  les  jours  davan-. 
tage  les  bons  esprits.  L'illustre  talent  de  M.  Grattan, 
qui,  trente  ans  plus  tard,  vient  de  nouveau  d'é- 
tonner l'Angleterre,  se  faisait  remarquer,  dès  1782, 
dans  le  parlement  d'Irlande  ;  et ,  par  degrés ,  on  a 
décidé  ce  pays  à  l'union  avec  la  Grande-Bretagne. 
Les  préjugés  superstitieux  y  sont  encore  cependant 
Ja  source  de  mille  maux  ;  car,  pour  arriver  au  point 

'  On  raconte  que  Swift  sentit  d'avance  que  ses  facultés  l'a-- 
bandonnaient ,  et  que ,  se  promenant  un  Jour  avec  lui  de  ses 
amis ,  il  vit  un  chêne  dont  la  tête  était  desséchée ,  quoique  le 
tronc  et  les  racines  fussent  encore  dans  toute  leur  vigueu^^ 
et  C'est  ainsi  que  je  serai,  »  dit-il  ;  et  sa  triste  prédiction  fut  ac-. 
compile.  Lorsqu'il  était  tombé  dans  un  tel  état  de  stupeur 
que,  depuis  une  année,  il  n'avait  pas  prononcé  un  seul  mot, 
tout  à  coup  il  entendit  les  cloches  de  Saint-Patrick ,  dont  il 
était  le  doyen ,  retentir  de  foutes  parts,  et  il  demanda  ce  que 
cela  signifiait.  Ses  amis ,  enchantés  de  ce  qu'il  recouvrait  la 
parole,  se  hâtèrent  de  lui  dire  que  c'était  pour  le  jourde  sa 
naissance  que  ces  signes  de  joie  avaient  lieu.  «  Ah  !  s'écria-t-il, 
«  tout  cela  est  inutile  maintenant!  «  et  il  rentra  dans  le  silence 
que  la  mort  vint  bientôt  confirmer.  Mais  le  bien  qu'il  avait 
fait  lui  survécut,  et  c'est  pour  cela  que  les  hommes  de  génid 
passent  sur  la  terre. 


SLR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


S03 


de  prospérité  où  est  l'Angleterre,  les  lumières  de 
la  réforme  religieuse  sont  aussi  nécessaires  que 
l'esprit  de  liberté  du  gouvernement  représentatif. 
L'exclusion  politique  à  laquelle  les  catholiques  ir- 
landais sont  condamnés,  est  contraire  aux  vrais 
principes  de  la  justice;  mais  on  ne  sait  comment 
mettre  en  possession  des  bienfaits  de  la  constitu- 
tion des  hommes  aigris  par  de  longs  ressenti- 
ments. 

On  ne  peut  donc  admirer  dans  la  nation  irlan- 
daise ,  jusqu'à  présent ,  qu'un  grand  caractère  d'in- 
dépendance et  beaucoup  d'esprit  naturel  ;  mais  on 
ne  jouit  point  encore  dans  ce  pays  de  la  sécurité  ni 
de  l'instruction ,  résultats  certains  de  la  liberté  re- 
ligieuse et  politique.  L'Ecosse  est  à  beaucoup  d'é- 
gards l'opposé  de  l'Irlande,  et  l'Angleterre  tient  de 
l'une  et  de  l'autre. 

Comme  il  est  impossible ,  chez  les  Anglais ,  d'être 
ministre  sans  siéger  dans  l'une  des  deux  chambres, 
et  sans  discuter  avec  les  représentants  de  la  nation 
les  affaires  de  l'État,  il  en  résulte  nécessairement 
que  de  tels  ministres  ne  ressemblent  d'ordinaire  en 
rien  à  la  classe  des  gouvernants  sous  les  monar- 
chies absolues.  La  considération  publique  en  An- 
gleterre est  le  premier  but  des  hommes  en  pouvoir  ; 
ils  ne  font  presque  jamais  leur  fortune  dans  le  mi- 
nistère. M.  Pitt  est  mort  en  ne  laissant  que  des 
dettes  qui  furent  payées  par  le  parlement.  Les 
sous-secrétaires  d'État,  les  commis,  tous  les  mem- 
bres de  l'administration ,  éclairés  par  l'opinion  et 
par  leur  propre  fierté,  sont  d'une  intégrité  parfaite. 
Les  ministres  ne  peuvent  favoriser  leurs  partisans, 
que  si  ces  partisans  sont  pourtant  assez  distingués 
pour  ne  pas  provoquer  le  mécontentement  du  par- 
lement. Il  ne  suffit  pas  de  la  faveur  du  maître 
pour  rester  en  place,  il  faut  aussi  l'estime  des  re- 
présentants de  la  nation  ;  et  celle-là  ne  peut  s'ob- 
tenir que  par  des  talents  véritables.  Des  ministres 
nommés  par  les  intrigues  de  cour,  tels  qu'on  en  a 
vu  sans  cesse  en  France ,  ne  se  soutiendraient  pas 
vingt-quatre  heures  dans  la  chambre  des  communes. 
On  aurait  toisé  leur  médiocrité  dans  un  instant  ; 
on  ne  les  verrait  pas  là  tout  poudrés,  tout  costu- 
més, comme  les  ministres  de  l'ancien  régime  ou  de 
la  cour  de  Bonaparte.  Ils  ne  seraient  point  entou- 
rés de  courtisans,  faisant  auprès  d'eux  le  métier 
qu'ils  font  eux-mêmes  auprès  du  prince  ,  et  s'exta- 
siant  à  Tenvi  sur  la  justesse  de  leurs  idées  com- 
munes, et  sur  la  profondeur  de  leurs  conceptions 
fausses.  Un  ministre  anglais  arrive  seul  dans  l'une 
ou  l'autre  chambre,  sans  costume,  sans  marque 
distinctive  ;  aucun  genre  de  charlatanisme  ne  vient 
à  son  aide  ;  tout  le  monde  l'interroge  et  le  juge  ; 


mais  aussi  tout  le  monde  le  respecte,  s'il  le  mérite, 
parce  que,  ne  pouvant  se  faire  passer  que  pour  ce 
qu'il  est ,  on  le  considère  surtout  à  cause  de  sa  va- 
leur personnelle. 

«  On  ne  fait  pas  la  cour  aux  princes  en  Angle- 
terre comme  en  France,  dira-t-on;  mais  on  y 
cherche  la  popularité,  ce  qui  n'altère  pas  moins  la 
vérité  du  caractère.  »  Dans  un  pays  bien  organisé, 
tel  que  l'Angleterre,  désirer  la  popularité,  c'est 
vouloir  la  juste  récompense  de  tout  ce  qui  est  bon 
et  noble  en  soi-même.  Il  a  existé  de  tout  temps  des 
hommes  qui  ont  été  vertueux ,  malgré  les  inconvé- 
nients ouïes  périls  auxquels  ils  s'exposaient  par  là; 
mais,  quand  les  institutions  sociales  sont  combi- 
nées de  manière  que  les  intérêts  particuliers  et  les 
vertus  publiques  soient  d'accord,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  ces  vertus  n'aient  d'autre  base  que  l'intérêt 
personnel.  Seulement  elles  sont  plus  répandues, 
parce  qu'elles  sont  avantageuses,  aussi  bien  qu'ho- 
norables. 

La  science  de  la  liberté,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  au  point  où  elle  est  cultivée  en  Angleterre, 
suppose  à  elle  seule  un  très-haut  degré  de  lumières. 
P>.ien  n'est  plus  simple,  quand  une  fois  vous  avez 
adopté  les  principes  naturels  sur  lesquels  cette 
doctrine  repose  ;  mais  il  est  certain  toutefois  que 
sur  le  continent  on  ne  rencontre  presque  personne 
qui  comprenne  d'esprit  et  de  cœur  l'Angleterre. 
On  dirait  qu'il  y  a  des  vérités  morales  dans  les- 
quelles il  faut  être  né ,  et  que  le  battement  de  cœur 
vous  les  apprend  mieux  que  toutes  les  discussions 
théoriques.  jN'éanmoins,  pour  goûter  et  pour  pra- 
tiquer cette  liberté  qui  réunit  tous  les  avantages 
des  vertus  républicaines ,  des  lumières  philosophi- 
ques ,  des  sentiments  religieux  et  de  la  dignité  mo- 
narchique, il  faut  dans  le  peuple  beaucoup  de  rai- 
son ,  et  dans  les  hornmes  de  la  première  classe 
beaucoup  d'études  et  de  vertus.  Les  ministres  an- 
glais doivent  réunir  aux  qualités  d'un  homme 
d'Étal  l'art  de  s'exprimer  avec  éloquence.  Il  s'ensuit 
que  la  littérature  et  la  philosophie  sont  beaucoup 
plus  appréciées ,  parce  qu'elles  servent  efficacement 
aux  succès  de  l'ambition  la  plus  haute.  On  parle 
sans  cesse  de  l'empire  de  la  richesse  et  du  rang 
chez  les  Anglais  ;  il  faut  aussi  convenir  de  l'admira- 
tion qu'ils  accordent  au  vrai  talent.  Il  est  possible 
qu'auprès  de  la  dernière  classe  de  la  société,  la 
pairie  et  la  fortune  produisent  plus  d'effet  que  le 
nom  d'un  gi-and  écrivain  :  cela  doit  être  ainsi  : 
mais ,  s'il  s'agit  des  jouissances  de  la  bonne  com- 
pagnie, et  par  conséquent  de  l'opinion,  je  ne  sais 
aucun  pays  du  monde  où  il  soit  plus  avantageux 
d'être  un  homme  supérieur.  Non-seulement  tous 


304 


COINSïDERATIOlNS; 


les  emplois,  tous  les  rangs  peuvent  être  la  récom- 
pense du  mérite,  mais  l'estime  publique  s'exprime 
d'une  manière  si  flatteuse,  qu'elle  donne  des  jouis- 
sances plus  vives  que  toutes  les  autres. 

L'émulation  qu'une  telle  perspective  doit  exciter 
est  une  des  principales  causes  de  l'incroyable  éten^ 
due  des  connaissances  répandues  en  Angleterre. 
Si  l'on  pouvait  faire  une  statistique  du  savoir,  on 
ne  trouverait  dans  aucun  pays  une  aussi  forte  pro^ 
portion  de  gens  versés  dans  l'étude  des  langues  an- 
ciennes ,  étude  malheureusement  trop  négligée  en 
France.  Des  bibliothèques  particulières  sans  nom- 
bre, des  collections  de  tout  genre,  des  souscrip- 
tions abondantes  pour  toutes  les  entreprises  litté- 
raires, des  établissements  d'éducation  publique 
existent  partout ,  dans  chaque  province ,  à  l'extré- 
mité du  pays  comme  au  centre  :  enfin  on  trouve 
à  chaque  pas  des  autels  élevés  à  la  pensée ,  et  ces 
autels  servent  d'appui  à  ceux  de  la  religion  et  de 
la  vertu. 

Grâce  à  la  tolérance ,  aux  institutions  politiques 
et  à  la  liberté  de  la  presse ,  il  y  a  plus  de  respect 
pour  la  religion  et  pour  les  mœurs  en  Angleterre 
que  dans  aucun  autre  pays  de  l'Europe.  On  se  plaît 
à  dire  en  France  que  c'est  précisément  par  égard 
pour  la  religion  et  pour  les  mœurs  qu'on  a  de  tout 
temps  eu  des  censeurs  ;  et  néanmoins  il  suffit  de 
comparer  l'esprit  de  la  littérature  en  Angleterre , 
depuis  que  la  liberté  de  la  presse  y  est  établie ,  avec 
les  divers  écrits  qui  ont  paru  sous  le  règne  arbi- 
traire de  Charles  II ,  et  sous  celui  du  régent  et  de 
Louis  XV  en  France.  La  licence  des  écrits  a  été 
portée  chez  les  Français,  dans  le  dernier  siècle,  à 
un  degré  qui  fait  horreur.  Il  en  est  de  même  en 
Italie  oii,  de  tout  temps,  on  a  soumis  cependant 
la  presse  aux  restrictions  les  plus  gênantes.  L'igno- 
rance dans  la  masse ,  et  l'indépendance  la  plus  dé- 
sordonnée dans  les  esprits  distingués ,  est  toujours 
le  résultat  de  la  contrainte. 

La  littérature  anglaise  est  certainement  celle  de 
toutes  dans  laquelle  il  y  a  le  plus  d'ouvrages  philo- 
sophiques. L'Ecosse  renferme  encore  aujourd'hui 
des  écrivains  très-forts  en  ce  genre ,  Dugald  Ste- 
•vvart  en  première  ligne,  qui  ne  se  lasse  point  de 
rechercher  la  vérité  dans  la  retraite.  La  critique 
littéraire  est  portée  au  plus  haut  point  dans  les 
journaux,  et  particulièrement  dans  celui  d'Edim- 
bourg, où  des  écrivains  faits  pour  être  illustres 
eux-mêmes,  Jeffrey,  Playfair,  Mackintosh,  ne  dé- 
daignent point  d'éclairer  les  auteurs  par  les  juge- 
ments qu'ils  portent  sur  eux.  Les  publicistes  les 
plus  instruits  dans  les  questions  de  jurisprudence 
et  d'économie  politique,  tels  que  Bentham,  Mal- 


thus ,  Brougham,  sont  plus  nombreux  en  Angle- 
terre que  partout  ailleurs  ;  parce  qu'ils  ont  le  juste 
espoir  que  leurs  idées  seront  mises  en  pratique. 
Des  voyages  dans  toutes  les  parties  du  monde  rap- 
portent en  Angleterre  les  tributs  de  la  science ,  non 
moins  bien  accueillis  que  ceux  du  commerce  ;  mais 
au  milieu  de  tant  de  richesses  intellectuelles  en 
tout  genre ,  on  ne  saurait  citer  aucun  de  ces  ou- 
vrages irréligieux  ou  licencieux  dont  la  France  a 
été  inondée  ;  l'opinion  publique  les  a  repoussés  dès 
qu'elle  a  pu  les  craindre ,  et  elle  s'en  charge  d'autant 
plus  volontiers,  qu'elle  seule  fait  la  garde  à  cet 
égard.  La  publicité  est  toujours  favorable  à  la  vé- 
rité :  or,  comme  la  morale  et  la  religion  sont  la 
vérité  par  excellence,  plus  vous  permettez  aux 
hommes  de  discuter  ces  sujets ,  plus  ils  s'éclairent 
et  s'ennoblissent.  Les  tribunaux  puniraient  avec 
raison ,  en  Angleterre ,  un  écrit  qui  pourrait  causer 
du  scandale;  mais  aucun  ouvrage  ne  porte  cette 
marque  de  la  censure  qui  jette  d'avance  du  doute 
sur  les  assertions  qu'il  peut  renfermer. 

La  poésie  anglaise  que  n'alimentent  ni  l'irréligion, 
ni  l'esprit  de  faction ,  ni  la  licence  des  mœurs ,  est 
encore  riche ,  animée ,  et  n'éprouve  pas  cette  dé- 
cadence qui  menace  successivement  presque  toutes 
les  littératures  de  l'Europe.  La  sensibilité  et  l'ima- 
gination entretiennent  la  jeunesse  immortelle  de 
l'âme.  On  voit  un  second  âge  de  poésie  renaître  en 
Angleterre,  parce  que  l'enthousiasme  n'y  est  point 
éteint,  et  que  la  nature,  l'amour  et  la  patrie  y 
exercent  toujours  une  grande  puissance.  Cowper 
d'abord,  et  maintenant  Rogers,  Moore,  Thomas 
Gampbell,  Walter  Scott,  lord  Byron ,  dans  des 
genres  et  dans  des  degrés  différents,  préparent 
un  nouveau  siècle  de  gloire  à  la  poésie  anglaise; 
et,  tandis  que  tout  se  dégrade  sur  le  continent, 
la  source  éternelle  du  beau  jaillit  encore  de  la  terre 
libre. 

Dans  quel  empire  le  christianisme  est-il  plus, 
respecté  qu'en  Angleterre.^  Où  prend-on  plus  de 
soins  pour  le  propager.!*  d'où  partent  des  mission- 
naires en  aussi  grand  nombre  pour  toutes  les  par- 
ties du  monde  ?  La  société  qui  s'est  chargée  d'en- 
voyer des  exemplaires  de  la  Bible  dans  les  pays  où 
la  lumière  du  christianisme  est  obscurcie  ou  non 
développée ,  en  faisait  passer  en  France  pendant  la 
guerre,  et  ce  soin  n'était  pas  superflu.  Mais  je  me 
détournerais  maintenant  de  mon  sujet ,  si  je  rap- 
pelais ici  ce  qui  peut  excuser  la  France  sous  ce 
rapport. 

La  réformation  a  mis  chez  les  Anglais  les  lu- 
mières parfaitement  en  accord  avec  les  sentiments 
religieux.  C'est  un  grand  avantage  pour  ce  pays  ; 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


305 


et  l'exaltation  de  piété  dont  on  y  est  susceptible 
porte  toujours  à  l'austérité  de  la  morale,  mais 
presque  jamais  à  la  superstition.  Les  sectes  parti- 
culières de  l'Angleterre ,  dont  la  plus  nombreuse  est 
celle  des  méthodistes ,  n'ont  pour  but  que  le  main- 
tien de  la  pureté  sévère  du  christianisme  dans  la 
conduite  de  la  vie.  Leur  renoncement  à  tous  les 
plaisirs  ^  leur  z«le  persévérant  pour  faire  le  bien , 
annoncent  aux  hommes  qu'il  y  a  dans  l'Évangile 
des  germes  de  sentiments  et  de  vertus,  plus  fé- 
conds encore  que  tous  ceux  que  nous  avons  vus  se 
développer  jusqu'à  ce  jour,  et  dont  les  saintes 
fleurs  sont  destinées  peut-être  aux  générations  à 
venir. 

Dans  un  pays  religieux,  il  existe  nécessairement 
aussi  de  bonnes  mœurs ,  et  cependant ,  les  passions 
des  Anglais  sont  très -violentes;  car  c'est  une 
grande  erreur  de  les  croire  d'un  caractère  calme , 
parce  qu'ils  ont  habituellement  des  manières  froi- 
des. Il  n'est  point  d'hommes  plus  impétueux  dans 
les  grandes  choses;  mais  ils  ressemblent  à  ces 
chiens  d'Albanie  envoyés  par  Porus  à  Alexandre , 
qui  dédaignaient  de  se  battre  contre  tout  autre 
adversaire  que  le  lion.  Les  Anglais  sortent  de  leur 
apparente  tranquillité  pour  se  livrer  à  des  excès  en 
tout  genre.  Ils  cherchent  des  périls,  ils  veulent 
tenter  des  choses  extraordinaires ,  et  désirent  des 
émotions  fortes.  L'activité  de  l'imagination  et  la 
gêne  des  habitudes  les  leur  rendent  nécessaires; 
mais  ces  habitudes  elles-mêmes  sont  fondées  sur 
un  grand  respect  pour  la  morale. 

La  liberté  des  journaux,  qu'on  a  voulu  nous 
représenter  comme  contraire  à  la  délicatesse  des 
mœurs,  en  est  une  des  causes  les  plus  efficaces  : 
tout  est  si  connu,  si  discuté  en  Angleterre,  que  la 
vérité  en  toutes  choses  est  inévitable;  et  l'on  pour- 
rait se  soumettre  au  jugement  du  public  anglais, 
comme  à  celui  d'un  ami  qui  entrerait  dans  les  dé- 
tails de  votre  vie,  dans  les  nuances  de  votre  carac- 
tère ,  pour  peser  chaque  action  ainsi  que  le  veut 
l'équité,  d'après  la  situation  de  chaque  individu. 
Plus  l'opinion  a  de  puissance  en  Angleterre ,  plus 
il  faut  de  hardiesse  pour  s'en  affranchir  :  aussi  les 
femmes  qui  la  bravent  se  portent-elles  à  de  grands 
éclats.  Mais  combien  ces  éclats  ne  sont-ils  pas  ra- 
res, même  dans  la  première  classe,  la  seule  où  l'on 
puisse  quelquefois  en  citer  des  exemples  !  Dans  le 
second  rang,  parmi  les  habitants  des  provinces, 
on  ne  trouve  que  de  bons  ménages,  des  vertus 
privées ,  une  vie  intérieure  entièrement  consacrée  à 
l'éducation  d'une  nombreuse  famille  qui ,  nourrie 
dans  la  conviction  intime  de  la  sainteté  du  ma- 
riage ,  ne  se  permettrait  pas  une  pensée  légère  à 


cet  égard.  Comme  il  n'y  a  point  de  couvents  en 
Angleterre ,  les  filles  sont  le  plus  souvent  élevées 
chez  leurs  parents  ;  et  l'on  peut  voir,  par  leur  ins- 
truction et  par  leurs  vertus ,  ce  qui  vaut  le  mieux 
pour  une  femme,  ce  genre  d'éducatioii  ou  celui 
qui  se  pratique  en  Italie. 

«Au  moins,  dira-t-on,  ces  procès  de  divorce^ 
dans  lesquels  on  admet  les  discussions  les  plus 
indécentes ,  sont  une  source  de  scandale.  »  Il  faut 
qu'ils  ne  le  soient  pas ,  puisque  le  résultat  est  tel 
que  je  viens  de  le  dire.  Ces  procès  sont  un  antique 
usage,  et  sous  ce  rapport,  de  certaines  gens  de- 
vraient les  défendre  ;  mais ,  quoi  qu'il  en  soit ,  la 
terreur  du  scandale  est  un  grand  frein.  Et  d'ail- 
leurs, on  n'est  point  porté  en  Angleterre,  comme 
en  France,  à  faire  des  plaisanteries  sur  de  tels  su- 
jets. Une  sorte  d'austérité,  d'accord  avec  l'esprit 
des  anciens  rigoristes  protestants,  se  manifeste 
dans  ces  procès.  Les  juges  comme  les  spectateurs 
y  portent  une  disposition  sérieuse,  et  les  consé- 
quences en  sont  très-importantes ,  puisque  le  main- 
tien des  vertus  domestiques  en  dépend,  et  qu'il  n'y 
a  point  de  liberté  sans  elles.  Or,  comme  l'esprit  du 
siècle  ne  les  favorisait  pas ,  c'est  un  hasard  heureux 
que  l'utile  ascendant  de  ces  procès  de  divorce  ;  car 
il  y  a  presque  toujours  du  hasard  dans  le  bien  ou 
le  mal  que  peut  produire  la  fidélité  aux  anciens 
usages ,  puisqu'ils  conviennent  quelquefois  au  temps 
présent,  et  que  d'autres  fois  ils  n'y  sont  plus  appli- 
cables. Heureux  le  pays  oii  les  torts  des  femmes 
peuvent  être  punis  avec  une  si  haute  sagesse ,  sans 
frivolité,  comme  sans  vengeance!  Il  leur  est  per- 
mis de  recourir  à  la  protection  de  l'homme  pour 
lequel  elles  ont  tout  sacrifié;  mais  elles  sont  d'or- 
dinaire privées  de  tous  les  avantages  brillants  de 
la  société.  Je  ne  sais  si  la  législation  pourrait  in- 
venter quelque  chose  de  plus  fort  et  de  plus  doux 
tout  ensemble. 

On  s'indignera  peut-être  contre  l'usage  de  con^ 
damner  à  une  peine  pécuniaire  le  séducteur  de  la 
femme.  Comme  tout  est  empreint  d'un  sentiment 
de  noblesse  en  Angleterre ,  je  ne  jugerai  point  lé- 
gèrement une  coutume  de  ce  genre,  puisqu'on  la 
conserve.  Il  faut  atteindre  de  quelque  manière  aux 
torts  des  hommes  envers  les  mœurs ,  puisque  l'o- 
pinion, est  en  général  trop  relâchée  à  cet  égard,  et 
personne  ne  prétendra  qu'une  grande  perte  d'argent 
ne  soit  pas  une  punition.  D'ailleurs,  l'éclat  de  ces 
procès  funestes  fait  presque  toujours  un  devoir  à 
l'homme  d'épouser  la  femme  qu'il  a  séduite  ;  et  cette 
obligation  est  une  garantie  qu'il  ne  se  mêle  ni  légè- 
reté, ni  mensonge,  aux  sentiments  que  les  hommes 
se  permettent  d'exprimer.  Quand  il  n'y  a  que  de 


306 


CONSlDERÀTiOKS 


l'amour  dans  l'amour,  ses  égarements  sont  à  la  fois 
plus  rares  et  plus  excusables.  J'ai  de  la  peine  à 
m'expliquer,  cependant,  pourquoi  c'est  au  mari  que 
l'amende  est  payée  par  le  séducteur;  souvent  aussi 
le  mari  ne  l'accepte  pas ,  et  c'est  aux  pauvres  qu'il 
la  consacre.  Mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  deux 
motifs  ont  donné  naissance  à  cette  coutume,  l'une, 
de  fournir  à  l'époux,  dans  une  classe  sans  fortune, 
les  moyens  d'élever  ses  enfants,  quand  la  mère 
qui  en  était  chargée  lui  manque  ;  l'autre ,  et  c'est 
un  rapport  plus  essentiel ,  de  mettre  en  cause  le 
mari,  lorsqu'il  s'agit  des  torts  de  sa  femme,  afin 
d'examiner  s'il  n'a  point  à  se  reprocher  de  torts  du 
même  genre  envers  elle.  En  Ecosse  même,  l'inli- 
délité  du  mari  dissout  le  mariage  aussi  bien  que 
celle  de  la  femme,  et  le  sentiment  du  devoir,  dans 
un  pays  libre,  met  toujours  de  niveau  le  fort  et  le 
faible. 

Tout  est  constitué  en  Angleterre  de  telle  ma- 
nière que  l'intérêt  de  chaque  classe,  de  chaque 
sexe,  de  chaque  individu,  est  de  se  conformer  à  la 
morale.  La  liberté  politique  est  le  moyen  suprême 
de  cette  admirable  combinaison.  «  Oui,  dira-t-on 
encore,  en  ne  comprenant  que  les  mots  et  point 
les  choses,  il  est  vrai  que  les  Anglais  sont  toujours 
gouvernés  par  l'intérêt.  »  Comme  s'il  y  avait  au- 
cun rapport  entre  l'intérêt  qui  conduit  à  la  vertu, 
et  celui  qui  fait  dériver  vers  le  vice  !  Sans  doute 
l'Angleterre  n'est  pas  une  planète  à  part  de  la 
nôtre,  dans  laquelle  les  avantages  personnels  ne 
soient  pas ,  comme  ailleurs ,  le  ressort  des  actions 
humaines.  On  ne  peut  gouverner  les  hommes  en 
comptant  toujours  sur  le  dévouement  et  le  sacri- 
fice; mais  quand  l'ensemble  des  institutions  d'un 
pays  est  tel ,  qu'il  soit  utile  d'être  honnête ,  il  en 
résulte  une  certaine  habitude  du  bien  qui  se  grave 
dans  tous  les  cœurs  :  elle  se  transmet  par  le  sou- 
venir, l'air  qu'on  respire  en  est  pénétré,  et  l'on 
n'a  plus  besoin  de  songer  aux  inconvénients  de  tout 
genre  qui  seraient  la  suite  de  certains  torts  ;  car 
la  force  de  l'exemple  suffit  pour  en  préserver. 

CHAPITRE  VI. 

De  la  société  en  Angleterre ,  et  de  ses  rapports 
avec  l'ordre  social. 

Il  n'est  pas  probable  qu'on  revoie  jamais  nulle 
part,  ni  même  en  France,  une  société  comme  celle 
dont  on  a  joui  dans  ce  pays  pendant  les  deux  pre- 
mières années  de  la  révolution ,  et  à  l'époque  qui 
l'a  précédée.  Les  étrangers  qui  se  flattent  de  ne 
trouver  rien  de  semblable  en  Angleterre,  sont  fort 
désappointés  ;  car  ils  s'y  ennuient  souvent  beau- 


coup. Bien  que  ce  pays  renferme  les  hommes  les 
plus  éclairés  et  les  femmes  les  plus  intéressantes , 
les  jouissances  que  la  société  peut  procurer  ne  s'y 
rencontrent  que  rarement.  Quand  un  étranger  en- 
tend bien  l'anglais ,  et  qu'il  est  admis  à  des  réu- 
nions peu  nombreuses,  composées  des  hommes 
transcendants  du  pays,  il  goûte,  s'il  en  est  digne, 
les  plus  nobles  jouissances  que  la  communication 
des  êtres  pensants  puisse  donner;  mais  ce  n'est 
point  dans  ces  fêtes  intellectuelles  que  consiste  la 
société  d'Angleterre.  On  est  tous  les  jours  invité 
à  Londres  à  d'immenses  assemblées,  où  l'on  se  cou- 
doie comme  au  parterre  :  les  femmes  y  sont  en 
majorité,  et  d'ordinaire  la  foule  est  si  grande,  que 
leur  beauté  même  n'a  pas  assez  d'espace  pour  pa- 
raître :  à  plus  forte  raison  n'y  est-il  jamais  ques- 
tion d'aucun  agrément  de  l'esprit'.  Il  faut  une 
grande  force  physique  pour  traverser  les  salons 
sans  être  étouffé ,  et  pour  remonter  dans  sa  voi- 
ture sans  accident  :  mais  je  ne  vois  pas  bien  qu'au- 
cune autre  supériorité  soit  nécessaire  dans  une 
telle  cohue.  Aussi  les  hommes  sérieux  renoncent- 
ils  de  très-bonne  heure  à  la  corvée  qu'en  Angle- 
terre on  appelle  le  grand  monde  ;  et  c'est ,  il  faut 
le  dire,  la  plus  fastidieuse  combinaison  qu'on  puisse 
former  avec  des  éléments  aussi  distingués. 

Ces  réunions  tiennent  à  la  nécessité  d'admettre 
un  très-grand  nombre  de  personnes  dans  le  cercle 
de  ses  connaissances.  La  liste  des  visites  que  re- 
çoit une  dame  anglaise  est  quelquefois  de  douze 
cents  personnes.  La  société  française  était  infini- 
ment plus  exclusive  :  l'esprit  d'aristocratie  qui 
présidait  à  la  formation  des  cercles  était  favorable 
à  l'élégance  et  à  l'amusement,  mais  nullement  d'ac- 
cord avec  la  nature  d'un  État  libre.  Ainsi  donc, 
en  convenant  avec  franchise  que  les  plaisirs  de  la 
société  se  rencontrent  très-rarement  et  très-diffi- 
cilement à  Londres,  j'examinerai  si  ces  plaisirs 
sont  conciliables  avec  l'ordre  social  de  l'Angleterre. 
S'ils  ne  le  sont  pas ,  le  choix  ne  saurait  être  dou- 
teux. 

Les  riches  propriétaires  anglais  remplissent , 
pour  la  plupart,  des  emplois  publics  dans  leurs 
terres  ;  et,  désirant  y  être  élus  députés,  ou  influer 
sur  l'élection  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis , 
ils  passent  huit  ou  neuf  mois  à  la  campagne.  Il 
en  résulte  que  les  habitudes  de  société  sont  entiè- 
rement interrompues  pendant  les  deux  tiers  de 
l'année;  et  les  relations  familières  et  faciles  ne  se 
forment  qu'en  se  voyant  tous  les  jours.  Dans  la 
partie  de  Londres  occupée  par  la  bonne  compa- 
gnie, il  y  a  des  mois  de  l'été  et  de  l'automne 
pendant  le^^quels  la  ville  a  l'air  d'être  frappée  de 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


307 


oontagion ,  tant  elle  est  solitaire.  La  rentrée  du 
parlement  n'a  lieu  d'ordinaire  que  dans  le  mois  de 
janvier,  et  l'on  ne  se  réunit  à  Londres  qu'à  cette 
époque.  Les  hommes ,  en  vivant  beaucoup  dans 
leurs  terres ,  chassent  ou  se  promènent  à  cheval 
la  moitié  de  la  journée;  ils  reviennent  fatigués  à 
la  maison,  et  ne  songent  qu'à  se  reposer,  quelque- 
fois même  à  boire ,  quoiqu'à  cet  égard  les  récits 
qu'on  fait  des  mœurs  anglaises  soient  très-exagé- 
rés ,  surtout  si  on  les  rapporte  au  temps  actuel. 
Toutefois  un  tel  genre  de  vie  ne  rend  point  pro- 
pre aux  agréments  de  la  société.  Les  Français  n'é- 
tant appelés ,  ni  par  leurs  affaires ,  ni  par  leurs 
goûts,  à  demeurer  à  la  campagne,  l'on  trouvait  à 
Paris ,  toute  l'année ,  des  maisons  où  l'on  pouvait 
jouir  d'une  conversation  très -agréable;  mais  de  là 
vient  aussi  que  Paris  seul  existait  en  France,  tan- 
dis qu'en  Angleterre  la  vie  politique  se  fait  sentir 
dans  toutes  les  provinces.  Lorsque  les  intérêts  de 
l'État  sont  du  ressort  de  chacun ,  la  conversation 
qui  doit  attirer  le  plus  est  celle  dont  les  affaires 
publiques  sont  le  but.  Or,  dans  celle-là  ce  n'est 
pas  la  légèreté  d'esprit,  mais  l'importance  réelle 
des  choses  dont  il  s'agit.  Souvent  un  homme,  fort 
peu  agréable  d'ailleurs ,  captive  ses  auditeurs  par 
la  force  de  son  raisonnement  et  de  son  savoir; 
l'art  d'être  aimable  en  France  consistait  à  ne  ja- 
mais épuiser  un  sujet,  et  à  ne  pas  trop  s'arrêter 
sur  ceux  qui  n'intéressaient  pas  les  femmes.  En 
Angleterre ,  elles  ne  se  mêlent  jamais  aux  entre- 
tiens à  voix  haute;  les  hommes  ne  les  ont  point 
habituées  à  prendre  part  à  la  conversation  géné- 
rale :  quand  elles  se  sont  retirées  du  dîner ,  cette 
conversation  n'en  est  que  plus  vive  et  plus  animée. 
Une  maîtresse  de  maison  ne  se  croit  point  obligée, 
comme  chez  les  Français ,  à  conduire  la  conversa- 
tion ,  et  surtout  à  prendre  garde  qu'elle  ne  lan- 
guisse. On  est  très  -  résigné  à  ce  malheur  dans  les 
sociétés  anglaises,  et  il  paraît  beaucoup  plus  facile 
à  supporter  que  la  nécessité  de  se  mettre  en  avant 
pour  relever  l'entretien.  Les  femmes,  à  cet  égard, 
sont  d'une  extrême  timidité;  car,  dans  un  État 
libre,  les  hommes  reprenant  leur  dignité  naturelle, 
les  femmes  se  sentent  subordonnées. 

Il  n'en  est  pas  de  même  d'une  monarchie  arbi- 
traire ,  telle  qu'elle  existait  en  France.  Comme  il 
n'y  avait  rien  d'impossible  ni  de  fixe,  les  conquêtes 
de  la  grâce  étaient  sans  bornes ,  et  les  femmes  de- 
vaient naturellement  triompher  dans  ce  genre  de 
combat.  Mais  en  Angleterre ,  quel  ascendant  une 
femme  pourrait-elle  exercer,  quelque  aimable  qu'elle 
fût ,  au  milieu  des  élections  populaires ,  de  l'élo- 
quence du  parlement  et  de  l'inflexibilité  de  la  loi? 


Les  ministres  n'auraient  pas  l'idée  qu'une  femme 
pût  leur  adresser  une  sollicitation  sur  quelque  su- 
jet que  ce  fût,  à  moins  qu'elle  n'eût  ni  frère,  ni 
fils,  ni  mari,  pour  s'en  charger.  Dans  le  pays  de 
la  plus  grande  publicité ,  les  secrets  d'État  sont 
mieux  gardés  que  nulle  part  ailleurs.  Il  n'y  a  point 
d'intermédiaires,  pour  ainsi  dire,  entre  les  gazettes 
et  le  cabinet  des  ministres,  et  ce  cabinet  est  le  plus 
discret  de  l'Europe.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'une 
femme  ait  su ,  ou  du  moins  dit  ce  qu'il  fallait 
faire.  Dans  un  pays  où  les  mœurs  domestiques  sont 
si  régulières,  les  hommes  mariés  n'ont  point  de 
maîtresses  ;  et  il  n'y  a  que  les  maîtresses  qui  sa- 
chent les  secrets ,  et  surtout  qui  les  révèlent. 

Parmi  les  moyens  de  rendre  une  société  plus 
piquante ,  il  faut  compter  la  coquetterie  :  or ,  elle 
n'existe  guère  en  Angleterre  qu'entre  les  jeunes 
personnes  et  les  jeunes  hommes  qui  peuvent  se 
marier  ensemble  ;  et  la  conversation  n'y  gagne 
rien,  au  contraire.  A  peine  s'entendent-ils  l'un  et 
l'autre,  tant  ils  se  parlent  à  demi-voix;  mais  il  en 
résulte  qu'on  ne  se  marie  pas  sans  se  connaître  : 
tandis  qu'en  France,  pour  s'épargner  tout  l'ennui 
de  ces  timides  amours,  on  ne  voyait  jamais  de 
jeunes  filles  dans  le  monde  avant  que  leur  mariage 
fût  conclu  par  leurs  parents.  S'il  existe  en  Angle- 
terre des  femmes  qui  s'écartent  de  leur  devoir, 
c'est  avec  un  tel  mystère  ou  avec  un  tel  éclat ,  que 
le  désir  de  plaire  en  société,  de  s'y  montrer  ai- 
mables ,  d'y  briller  par  la  grâce  et  par  le  mouve- 
ment de  l'esprit ,  n'y  entre  absolument  pour  rien. 
En  France,  la  conversation  menait  à  tout;  en  An- 
gleterre, ce  talent  est  apprécié;  mais  il  n'est  utile 
en  rien  à  l'ambition  de  ceux  qui  le  possèdent  ;  les 
hommes  d'État  et  le  peuple  choisissent  parmi  les 
candidats  du  pouvoir,  d'après  de  tout  autres  signes 
des  facultés  supérieures.  La  conséquence  en  est 
qu'on  néglige  ce  qui  ne  sert  pas ,  dans  ce  genre 
comme  dans  tous  les  autres.  Le  caractère  national 
étant  d'ailleurs  très -enclin  à  la  réserve  et  à  la  ti- 
midité, il  faut  un  mobile  puissant  pour  en  triom- 
pher ,  et  ce  mobile  ne  se  trouve  que  dans  l'impor- 
tance des  discussions  publiques. 

On  a  de  la  peine  à  se  rendre  parfaitement  compte 
de  ce  qu'on  appelle  en  Angleterre  la  mauvaise 
honte  {shyness),  c'est-à-dire,  cet  embarras  qui 
renferme  au  fond  du  cœur  les  expressions  de  la 
bienveillance  naturelle;  car  l'on  rencontre  souvent 
les  manières  les  plus  froides  dans  des  personnes 
qui  se  montreraient  les  plus  généreuses  envers 
vous,  si  vous  aviez  besoin  d'elles.  Les  Anglais 
sont  mal  à  l'aise  entre  eux,  au  moins  autant  qu'a- 
vec les  étrangers  ;  ils  ne  se  parlent  qu'après  avoir 


308 


CONSIDERATÏONS 


été  présentés  l'un  à  l'autre  :  la  familiarité  ne  s'é- 
tablit que  fort  à  la  longue.  On  ne  voit  presque 
jamais  en  Angleterre  les  enfants ,  après  leur  ma- 
riage, demeurer  dans  la  même  maison  que  leurs 
parents;  le  chez  soi  {home)  est  le  goût  dominant 
des  Anglais ,  et  peut-être  ce  penchant  a-t-ii  contri- 
bué à  leur  faire  détester  le  système  politique  qui 
permet  ailleurs  d'exiler  ou  d'arrêter  arbitraire- 
ment. Chaque  ménage  a  sa  demeure  séparée;  et 
Londres  est  composé  d'un  grand  nombre  de  petites 
maisons  fermées  comme  des  boîtes ,  et  où  il  n'est 
guère  plus  facile  de  pénétrer.  Il  n'y  a  pas  même 
beaucoup  de  frères  et  de  sœurs  qui  aillent  dîner  les 
uns  chez  les  autres  sans  être  invités.  Cette  forma- 
lité ne  rend  pas  la  vie  fort  amusante  ;  et ,  dans  le 
goût  des  Anglais  pour  les  voyages ,  il  entre  l'envie 
de  se  soustraire  à  la  contrainte  de  leurs  usages , 
aussi  bien  que  le  besoin  d'échapper  aux  brouil- 
lards de  leur  contrée. 

Les  plaisirs  de  la  société ,  dans  tous  les  pays , 
ne  concernent  jamais  que  la  première  classe,  c'est- 
à-dire  ,  la  classe  oisive  qui ,  ayant  un  grand  loisir 
pour  l'amusement,  y  attache  beaucoup  de  prix. 
Mais  en  Angleterre,  oii  chacun  a  sa  carrière  et  ses 
occupations,  il  arrive  aux  grands  seigneurs  comme 
aux  hommes  d'affaires  des  autres  pays,  d'aimer 
mieux  le  délassement  physique,  les  promenades, 
la  campagne,  enfin  tout  plaisir  où  l'esprit  se  re- 
pose, que  la  conversation  dans  laquelle  il  faut  pen- 
ser et  parler  presque  avec  autant  de  soin  que  dans 
les  affaires  les  plus  sérieuses.  D'ailleurs ,  le  bon- 
heur des  Anglais  étant  fondé  sur  la  vie  domesti- 
que, il  ne  leur  conviendrait  pas  que  leurs  femmes 
se  fissent,  comme  en  France,  une  famille  de  choix 
d'un  certain  nombre  de  personnes  constamment 
réunies. 

On  ne  doit  pas  nier,  cependant,  qu'à  tous  ces 
honorables  motifs  il  ne  se  mêle  quelques  défauts, 
résultats  naturels  de  toute  grande  association 
d'hommes.  D'abord ,  quoiqu'il  y  ait  en  Angleterre 
beaucoup  plus  de  fierté  que  de  vanité,  cependant 
on  y  tient  assez  à  marquer ,  par  les  manières ,  les 
rangs  que  la  plupart  des  institutions  rapprochent. 
Il  y  a  de  Tégoïsme  dans  les  habitudes ,  et  quelque- 
fois dans  le  caractère.  La  richesse  et  les  goûts 
qu'elle  donne  en  sont  la  cause  :  on  ne  veut  se  dé- 
ranger en  rien,  tant  on  peut  se  bien  arranger  en 
tout.  Les  liens  de  famille,  si  intimes  dans  le  ma- 
riage, le  sont  très -peu  sous  d'autres  rapports, 
parce  que  les  substitutions  affranchissent  trop  les 
fils  aînés  de  leurs  parents ,  et  séparent  aussi  les 
intérêts  des  frères  cadets  de  ceux  de  l'héritier  de 
la  fortune.  Les  majorats  nécessaires  au  maintien 


de  la  pairie  ne  devraient  peut-être  pas  s'étendre 
aux  autres  classes  de  propriétaires;  c'est  un  reste 
de  féodalité  dont  il  faudrait ,  s'il  est  possible ,  di- 
minuer les  fâcheuses  conséquences.  De  là  vient 
aussi  que  la  plupart  des  femmes  sont  sans  dot,  et 
que  dans  un  pays  où  l'institution  des  couvents  ne 
saurait  exister ,  il  y  a  une  quantité  de  jeunes  filles 
que  leurs  mères  ont  grande  envie  de  marier,  et 
qui  peuvent  avec  raison  s'inquiéter  de  leur  avenir. 
Cet  inconvénient,  produit  par  l'inégal  partage  des 
fortunes ,  se  fait  sentir  dans  le  monde  :  car  les 
hommes  non  mariés  y  occupent  trop  l'attention 
des  femmes,  et  la  richesse  en  général,  loin  de  ser- 
vir à  l'agrément  de  la  société,  y  nuit  nécessaire- 
ment. Il  faut  une  fortune  très  -  considérable  pour 
recevoir  ses  amis  à  la  campagne ,  ce  qui  est  pour- 
tant en  Angleterre  la  manière  la  plus  agréable  de 
vivre;  il  en  faut  pour  tous  les  rapports  de  la  so- 
ciété :  non  que  l'on  mette  de  la  vanité  dans  le 
luxe  ;  mais  l'importance  que  tout  le  monde  attache 
au  genre  de  jouissances  qu'on  appelle  comforta- 
blés,  fait  que  personne  n'oserait,  comme  jadis 
dans  les  plus  aimables  sociétés  de  Paris ,  suppléer 
à  un  mauvais  dîner  par  de  jolis  contes. 

Dans  tous  les  pays ,  les  prétentions  des  jeunes 
gens  à  la  mode  sont  entées  sur  le  défaut  national  : 
on  en  trouve  en  eux  la  caricature ,  mais  une  cari- 
cature a  toujours  quelques  traits  de  l'original.  Les 
élégants ,  en  France ,  cherchaient  à  faire  effet ,  et 
tâchaient  d'éblouir  par  tous  les  moyens  possibles , 
bons  ou  mauvais.  En  Angleterre,  cette  même 
classe  de  personnes  veut  se  distinguer  par  le  dé- 
dain ,  l'insouciance  et  la  perfection  du  blasé.  C'est 
assez  désagréable  ;  mais  dans  quel  pays  du  monde 
la  fatuité  n'est-elle  pas  une  ressource  de  l'amour- 
propre  pour  cacher  la  médiocrité  naturelle  ?  Chez 
un  peuple  où  tout  est  prononcé ,  comme  en 
Angleterre ,  les  contrastes  sont  d'autant  plus  frap- 
pants. La  mode  a  un  singulier  empire  sur  les  habi- 
tudes de  la  vie ,  et  cependant  il  n'est  point  de  na^ 
tion  où  l'on  trouve  autant  d'exemples  de  ce  qu'on 
appelle  rea;ce«ifrîcite',  c'est-à-dire,  une  manière 
d'être  tout  à  fait  originale  ,  et  qui  ne  compte  pour 
rien  l'opinion  d'autrui.  La  différence  entre  les 
hommes  qui  vivent  sous  l'empire  des  autres  et  ceux 
qui  existent  en  eux-mêmes  se  retrouve  partout; 
mais  cette  opposition  des  caractères  ressort  davan- 
tage par  le  mélange  bizarre  de  timidité  et  d'indé- 
pendance qui  se  fait  remarquer  chez  les  Anglais. 
Ils  ne  font  rien  à  demi ,  et  tout  à  coup  ils  passent 
de  la  servitude  envers  les  moindres  usages  à  l'in- 
souciance la  plus  complète  du  qu'en  dira-t-on. 
IXéanmoins,   la  crainte  du  ridicule  est  une  des. 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


309 


principales  causes  de  la  froideur  qui  règne  dans 
la  société  anglaise  :  on  n'est  jamais  accusé  d'insipi- 
dité en  se  taisant;  et,  comme  personne  n'exige  de 
vous  d'animer  l'entretien ,  on  est  plus  frappé  des 
hasards  auxquels  on  s'exposerait  en  parlant,  que 
de  l'inconvénient  du  silence.  Dans  le  pays  où  l'on 
est  le  plus  attaché  à  la  liberté  de  la  presse,  et  où 
l'on  s'embarrasse  le  moins  des  attaques  des  jour- 
naux ,  les  plaisanteries  de  société  sont  très-redou- 
tées.  On  considère  les  gazettes  comme  les  volon- 
taires des  partis  politiques,  et  dans  ce  genre, 
comme  dans  tous  les  autres,  les  Anglais  se  plai- 
sent beaucoup  à  la  guerre  ;  mais  la  médisance  et 
l'ironie  dont  la  société  est  lé  théâtre  effarouchent 
singulièrement  la  délicatesse  des  femmes  et  la 
fierté  des  hommes.  C'est  pourquoi  l'on  se  met  en 
avant  le  moins  qu'on  peut  en  présence  des  autres. 
Le  mouvement  et  la  grâce  y  perdent  nécessaire- 
ment beaucoup.  Dans  aucun  pays  du  monde ,  la 
réserve  et  la  taciturnité  n'ont ,  je  crois  ,  jamais  été 
portées  aussi  loin  que  dans  quelques  sociétés  de 
l'Angleterre  ;  et ,  si  l'on  tombe  dans  ces  cercles , 
on  s'explique  très-bien  comment  le  dégoût  de  la 
vie  peut  saisir  ceux  qui  s'y  trouvent  enchaînés. 
Mais  hors  de  ces  enceintes  glacées ,  quelle  satis- 
faction de  l'âme  et  de  l'esprit  ne  peut-on  pas  ti  cu- 
ver dans  les  sociétés  anglaises ,  quand  on  y  est 
heureusement  placé  !  La  faveur  et  la  défaveur  des 
ministres  et  de  la  cour  ne  sont  absolument  de  rien 
dans  les  rapports  de  la  vie ,  et  vous  feriez  rougir 
un  Anglais ,  si  vous  aviez  l'air  de  penser  à  la  place 
qu'il  occupe  ,  ou  au  crédit  dont  il  peut  jouir.  Un 
sentiment  de  fierté  lui  fait  toujours  croire  que  ces 
circonstances  n'ajoutent  et  n'ôtent  rien  à  son  mé- 
rite personnel.  Les  disgrâces  politiques  ne  peuvent 
mfluer  sur  les  agréments  dont  on  jouit  dans  le 
grand  monde  ;  le  parti  de  l'opposition  y  est  aussi 
brillant  que  le  parti  ministériel  :  la  fortune ,  le 
rang ,  l'esprit,  les  talents,  les  vertus,  sont  parta- 
gés entre  eux  ;  et  jamais  aucun  des  deux  n'imagi- 
nerait de  s'éloigner  ou  de  se  rapprocher  d'une 
personne  par  ces  calculs  d'ambition  qui  ont  tou- 
jours dominé  en  France.  Quitter  ses  amis  parce 
qu'ils  n'ont  plus  de  pouvoir,  et  s'en  rapprocher 
parce  qu'ils  en  ont ,  est  un  genre  de  tactique  pres- 
que inconnu  en  Angleterre  ;  et  si  les  succès  de 
société  ne  conduisent  pas  aux  emplois  publics ,  au 
moins  la  liberté  de  la  société  n'est-elle  pas  altérée 
par  des  combinaisons  étrangères  aux  plaisirs  qu'on 
y  peut  goûter.  On  y  trouve  presque  invariable- 
ment la  sûreté  et  la  vérité ,  qui  sont  la  base  de 
toutes  les  jouissances ,  puisqu'elles  les  garantissent 
toutes.  Vous  n'avez  point  à  craindre  ces  tracasse- 


ries continuelles  qui ,  ailleurs  ,  remplissent  la  vie 
d'inquiétudes.  Ce  que  vous  possédez  en  fait  de 
liaison  et  d'amitié ,  vous  ne  pouvez  le  perdre  que 
par  votre  faute ,  et  vous  n'avez  jamais  aucune  rai- 
son de  douter  des  expressions  de  bienveillance  qui 
vous  sont  adressées  ;  car  les  actions  les  surpasse- 
ront, et  la  durée  les  consacrera.  La  vérité  surtout 
est  une  des  qualités  les  plus  éminentes  du  carac- 
tère anglais.  La  publicité  qui  règne  dans  les  affai- 
res ,  les  discussions  dans  lesquelles  on  arrive  au 
fond  de  toutes  choses,  ont  contribué  sans  doule  à 
cette  habitude  de  vérité  parfaite  qui  ne  saurait 
exister  que  dans  un  pays  où  -la  dissimulation  ne 
conduit  à  rien ,  qu'au  désagrément  d'être  dé- 
couvert. 

On  s'est  plu  à  répéter  sur  le  continent  que  les 
Anglais  étaient  impolis;  et  une  certaine  habitude 
d'indépendance ,  une  grande  aversion  pour  la  gêne, 
peuvent  avoir  donné  lieu  à  ce  jugement.  Mais  je 
ne  connais  pas  une  politesse  ni  une  protection 
aussi  délicate  que  celle  des  Anglais  pour  les 
femmes ,  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie. 
S'agit-il  d'un  danger,  d'un  embarras,  d'un  ser- 
vice à  rendre ,  il  n'est  rien  qu'ils  négligent  pour 
secourir  les  êtres  faibles.  Depuis  le  matelot  qui 
dans  la  tempête  appuie  vos  pas  chancelants ,  jus- 
qu'aux gentilshommes  anglais  du  plus  haut  rang, 
jamais  une  femme  ne  se  voit  exposée  à  une  diffi- 
culté quelconque  sans  être  soutenue,  et  l'on  re- 
trouve partout  ce  mélange  heureux  qui  caractérise 
l'Angleterre  :  l'austérité  républicaine  dans  la  vie 
domestique ,  et  l'esprit  de  chevalerie  dans  les  rap- 
ports de  la  société. 

Une  qualité  non  moins  aimable  des  Anglais  , 
c'est  leur  disposition  à  l'enthousiasme.  Ce  peuple 
ne  peut  rien  voir  de  remarquable  sans  l'encoura- 
ger par  les  louanges  les  plus  flatteuses.  On  a  donc 
raison  d'aller  en  Angleterre ,  dans  quelque  situa- 
tion malheureuse  que  l'on  se  trouve ,  si  l'on  pos- 
sède en  soi  quelque  chose  de  véritablement  distin- 
gué. Mais  si  l'on  y  arrive  comme  la  plupart  des 
riches  oisifs  de  l'Europe ,  qui  voyagent  pour  passer 
un  carnaval  en  Italie  et  un  printemps  à  Londres , 
il  n'est  point  de  pays  qui  trompe  davantage  l'at- 
tente ,  et  on  en  partira  sûrement  sans  s'être  douté 
que  l'on  a  vu  le  plus  beau  modèle  de  l'ordre  social, 
et  le  seul  qui  pendant  longtemps  a  fait  espérer 
encore  en  la  nature  humaine. 

Je  n'oublierai  jamais  la  société  de  lord  Grey,  de 
lord  Lansdowne  et  de  lord  Harrouwby.  Je  les 
cite ,  parce  qu'ils  appartiennent  tous  les  trois  à 
des  partis  ou  à  des  nuances  de  partis  différentes , 
qui  renferment  à  peu  près  toutes  les  opinions  po- 


310 


CONSIDERATIONS 


litiques  de  l'Angleterre.  Il  en  est  d'autres  que  j'au- 
rais eu  de  même  un  grand  plaisir  à  rappeler. 

Lord  Grey  est  un  des  plus  ardents  amis  de  la 
liberté ,  dans  la  chambre  des  pairs  :  la  noblesse  de 
sa  naissance ,  de  sa  figure  et  de  ses  manières  ,  le 
préserve  plus  que  personne  de  cette  espèce  de 
popularité  vulgaire  qu'on  veut  attribuer  aux  parti- 
sans des  droits  des  nations;  et  je  défierais  qui  que 
ce  soit  de  ne  pas  éprouver  pour  lui  tous  les  genres 
de  respect.  Son  éloquence  au  parlement  est  générale- 
ment admirée  :  il  réunit  à  l'élégance  du  langage  une 
force  de  conviction  intérieure  qui  fait  partager  ce 
qu'il  éprouve.  Les  questions  politiques  l'émeuvent, 
parce  qu'un  généreux  enthousiasme  est  la  source 
de  ses  opinions.  Comme  il  s'exprime  toujours 
dans  la  société  avec  calme  et  simplicité  sur  ce  qui 
l'intéresse  le  plus ,  c'est  à  la  pâleur  de  son  visage 
que  l'on  s'aperçoit  quelquefois  de  la  vivacité  de  ses 
sentiments;  mais  c'est  sans  vouloir  ni  cacher,  ni 
montrer  les  affections  de  son  âme,  qu'il  parle  sur 
des  sujets  pour  lesquels  il  donnerait  sa  vie  :  cha- 
cun sait  qu'il  a  refusé  deux  fois  d'être  premier  mi- 
nistre, parce  qu'il  ne  s'accordait  pas  sous  quel- 
ques rapports  avec  le  prince  qui  le  nommait.  Quelle 
qu'ait  été  la  diversité  des  manières  de  voir  sur  les 
motifs  de  cette  résolution,  rien  ne  paraît  plus  sim- 
ple en  Angleterre  que  de  ne  pas  vouloir  être  mi- 
nistre. Je  ne  citerais  donc  pas  le  refus  de  lord 
Grey,  s'il  avait  fallu,  pour  accepter,  renoncer  en 
rien  à  ses  principes  politiques;  mais  les  scru- 
pules par  lesquels  il  s'est  déterminé ,  étaient  pous- 
sés trop  loin  pour  être  approuvés  de  tout  le 
monde.  Et  cependant ,  les  hommes  de  son  parti , 
tout  en  le  blâmant  à  cet  égard,  n'ont  pas  cru 
possible  d'entrer  sans  lui  dans  aucune  des  places 
qui  leur  étaient  offertes. 

La  maison  de  lord  Grey  offre  l'exemple  de  ces 
vertus  domestiques  si  rares  ailleurs  dans  les 
premières  classes.  Sa  femme,  qui  ne  vit  que 
pour  lui,  est  digne,  par  ses  sentiments  ,  de  l'hon- 
neur que  le  ciel  lui  a  départi  en  l'unissant  à  un  tel 
homme.  Treize  enfants  ,  encore  jeunes ,  sont  éle- 
vés par  leurs  parents ,  et  vivent  avec  eux  pendant 
huit  mois  de  l'année  dans  leur  château ,  au  fond 
de  l'Angleterre ,  où  ils  n'ont  presque  jamais  d'au- 
tre distraction  que  leur  cercle  de  famille  et  leurs 
lectures  habituelles.  Je  me  trouvai  à  Londres  un 
soir  dans  ce  sanctuaire  des  plus  nobles  et  des  plus 
touchantes  vertus  ;  lady  Grey  voulut  bien  deman- 
der à  ses  filles  de  faire  de  la  musique;  et  quatre 
de  ces  jeunes  personnes,  d'une  candeur  et  d'une 
grâce  angéliques,  jouèrent  des  duos  de  harpe  et 
de  piano  avec  un  accord  admirable  qui  supposait 


une  grande  habitude  de  s'exercer  ensemble  :  le 
père  les  écoutait  avec  une  sensibilité  touchante. 
Les  vertus  qu'il  développe  dans  sa  famille  servent 
de  garantie  à  la  pureté  des  vœux  qu'il  forme  pour 
son  pays. 

Lord  Lansdowne  est  aussi  membre  de  l'opposi- 
tion; mais  ,  moins  prononcé  dans  ses  opinions  po- 
litiques ,  c'est  par  une  profonde  étude  de  l'admi- 
nistration et  des  finances  qu'il  a  déjà  servi  et  qu'il 
doit  encore  servir  l'État.  Riche  et  grand  seigneur , 
jeune  et  singulièrement  heureux  dans  le  choix  de 
sa  compagne  ,  aucun  de  ces  avantages  ne  le  porte 
à  l'indolence;  et  c'est  par  son  mérite  supérieur 
qu'il  est  au  premier  rang ,  dans  un  pays  où  rien 
ne  peut  dispenser  de  valoir  par  soi-même.  A  sa 
campagne  à  Bowood ,  j"ai  vu  la  plus  belle  réunion 
d'hommes  éclairés  que  l'Angleterre ,  et  par  consé- 
quent le  monde  puisse  offrir  :  sir  James  Mackin- 
tosh ,  désigné  par  l'opinion  pour  continuer  Hume 
et  pour  le  surpasser ,  en  écrivant  l'histoire  de  la 
liberté  constitutionnelle  de  l'Angleterre  ,  homme 
si  universel  dans  ses  connaissances  et  si  brillant 
dans  sa  conversation,  que  les  Anglais  le  citent 
avec  orgueil  aux  étrangers ,  pour  prouver  que , 
dans  ce  genre  aussi,  ils  peuvent  être  les  premiers; 
sir  Samuel  Romilly,  la  lumière  et  l'honneur  de 
cette  jurisprudence  anglaise  qui  est  elle-même 
l'objet  de  tous  les  respects  de  l'humanité;  des 
poètes,  des  hommes  de  lettres  non  moins  remar- 
quables dans  leur  carrière  que  les  hommes  d'État 
dans  la  leur  :  chacun  contribuait  au  pur  éclat 
d'une  telle  société  et  de  l'hôte  illustre  qui  la  prési- 
dait. Car ,  en  Angleterre ,  la  culture  de  l'esprit  et 
la  morale  sont  presque  toujours  réunies.  En  effet , 
à  une  certaine  hauteur  elles  ne  sauraient  être  sé- 
parées. 

Lord  Harrowby,  président  du  conseil  privé ,  est 
naturellement  du  parti  ministériel ,  ou  tory  ;  mais, 
de  même  que  lord  Grey  a  toute  la  dignité  de  l'aris- 
tocratie dans  son  caractère,  lord  Harrowby  tient 
par  son  esprit  à  toutes  les  lumières  du  parti  libé- 
ral. Il  connaît  les  littératures  étrangères  et  celle  do 
France  en  particulier,  un  peu  mieux  que  nous- 
mêmes.  J'avais  l'honneur  de  le  voir  quelquefois, 
au  milieu  des  plus  grandes  crises  de  l'avant-der- 
nière  guerre  ;  et,  tandis  qu'ailleurs  on  est  obligé  de 
composer  ses  paroles  et  son  maintien  devant  un 
ministre,  lorsqu'il  s'agit  des  affaires  publiques, 
lord  Harrowby  se  serait  tenu  pour  offensé ,  si  l'on 
s'était  souvenu  qu'il  était  autre  que  lui-même ,  en 
causant  sur  des  questions  d'un  intérêt  général.  On 
ne  voyait  point  à  sa  table,  ni  chez  les  autres  mi- 
nistres anglais ,  ces  sortes  de  flatteurs  subalternes 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


311 


qui  entourent  les  puissants  dans  les  monarchies  ab- 
solues. II  n'est  point  de  classe  dans  laquelle  on 
pût  en  trouver  en  Angleterre,  ni  d'hommes  en 
place  qui  en  voulussent.  Lord  Harrowby  est  re- 
marquable comme  orateur,  par  la  pureté  de  son 
langage  et  par  Tironie  brillante  dont  il  sait  à  pro- 
pos se  servir.  Aussi  attache-t-il ,  avec  raison, 
beaucoup  plus  de  prix  à  sa  réputation  personnelle 
qu'à  son  emploi  passager.  Lord Harro^^by ,  secondé 
par  sa  spirituelle  compagne,  offre  dans  sa  maison 
le  plus  parfait  exemple  de  ce  que  peut  être  une 
conversation  tour  à  tour  littéraire  et  politique ,  et 
dans  laquelle  ces  deux  sujets  sont  traités  avec  une 
égale  aisance. 

jN'ous  avons  en  France  un  grand  nombre  de  fem- 
mes qui  se  sont  fait  un  nom ,  seulement  par  le  ta- 
lent de  causer  ou  d'écrire  des  lettres  qui  ressem- 
blent à  la  conversation.  Madame  de  Sévigné  est  la 
première  de  toutes  en  ce  genre;  mais  depuis ,  ma- 
dame deTencin,  madame  du  Deffant,  mademoiselle 
de  l'Espinasse  et  plusieurs  autres  ont  été  célèbres 
à  cause  de  l'agrément  de  leur  esprit.  J'ai  déjà  dit  que 
l'état  social  en  Angleterre  ne  permettait  guère  ce 
genre  de  succès,  et  qu'on  n'en  saurait  citer  d'exem- 
ples. Il  existe  cependant  plusieurs  femmes  remarqua- 
Lies  comme  écrivains  :  miss  Edgeworth ,  madame 
d'Arblay,  autrefois  miss  Burney,  madame  Hannah 
Moore ,  madame  Inehbald ,  madame  Opie ,  made- 
moiselle Boyey,  sont  admirées  en  Angleterre,  et 
lues  avidement  en  français;  mais  elles  vivent  en  gé- 
néral très-retirées,  et  leur  influence  se  borne  à 
leurs  livres.  Si  donc  on  voulait  citer  une  femme  qui 
réunît  au  suprême  degré  ce  qui  constitue  la  force  et 
la  beauté  morale  du  caractère  anglais,  il  faudrait 
la  chercher  dans  l'histoire. 

Lady  Russel ,  la  femme  de  l'illustre  lord  Russel 
qui  périt  sous  Charles  II ,  pour  s'être  opposé  aux 
empiétements  du  pouvoir  royal ,  me  paraît  le  vrai 
modèle  d'une  femme  anglaise  dans  toute  sa  per- 
fection. Le  tribunal  qui  jugeait  lord  Russel,  lui 
demanda  quelle  personne  il  voulait  désigner  pour 
lui  servir  de  secrétaire  pendant  son  procès;  il  choi- 
sit lady  Russel,  parce  que,  dit-il,  elle  réunifies 
lumières  d'un  homme  à  la  tendre  affection  d'une 
épouse.  Lady  Russel,  qui  adorait  son  mari,  soutint 
néanmoins  la  présence  de  ses  juges  iniques  et  le 
barbare  sophisme  de  leurs  interrogations  avec  toute 
la  présence  d'esprit  que  lui  commandait  l'espoir 
d'être  utile  :  ce  fut  en  vain.  La  sentence  de  mort 
étant  prononcée ,  lady  Russel  alla  se  jeter  aux  pieds 
de  Charles  II ,  en  l'implorant  au  nom  de  lord  Sou- 
thampton,  dont  elle  était  la  fille,  et.  qui  s'était  dé- 
voué pour  la  cause  de  Charles  ^^  :\Iais  le  souvenir 


des  services  rendus  au  père  ne  put  rien  sur  le  fils  ; 
car  sa  frivolité  ne  l'empêchait  pas  d'être  cruel. 
Lord  Russel ,  en  se  séparant  de  sa  femme  pour 
marcher  à  l'échafaud,  prononça  ces  paroles  remar- 
quables :  n  A  présent,  la  douleur  de  la  mort  est 
passée.  »  En  effet,  il  y  a  telle  affection  dont  on 
peut  se  composer  toute  l'existence. 

On  a  publié  des  lettres  de  lady  Russel ,  écrites 
après  la  mort  de  son  époux,  dans  lesquelles  on 
trouve  l'empreinte  de  la  plus  profonde  douleur, 
contenue  par  la  résignation  religieuse.  Elle  vécut 
pour  élever  ses  enfants;  elle  vécut,  parce  qu'elle 
ne  se  serait  pas  permis  de  se  donner  la  mort.  A 
force  de  pleurer,  elle  devint  aveugle,  et  toujours 
le  souvenir  de  celui  qu'elle  avait  tant  aimé  fut  vi- 
vant dans  son  cœur.  Elle  eut  un  moment  de  joie  , 
quand  la  liberté  s'établit  en  1668;  la  sentence  por- 
tée contre  lord  Russel  fut  révoquée,  et  ses  opi- 
nions triomphèrent.  Les  partisans  de  Guillaume  III, 
et  la  reine  Anne  elle-même,  consultaient  souvent 
lady  Russel  sur  les  affaires  publiques,  comme 
ayant  conservé  quelques  étincelles  des  lumières  de 
lord  Russel  ;  c'est  à  ce  titre  aussi  qu'elle  répondait, 
et  qu'à  travers  le  profond  deuil  de  son  âme,  elle 
s'intéressait  à  la  noble  cause  pour  laquelle  le  sang 
de  son  époux  avait  été  répandu.  Toujours  elle  fut  la 
veuve  de  lordRussel ,  et  c'est  par  l'unité  dece  senti- 
ment qu'elle  mérite  d'être  admirée.  Telle  serait  en- 
core une  femme  vraiment  anglaise,  si  une  scène 
aussi  tragique ,  une  épreuve  aussi  terrible  pouvait 
se  présenter  de  nos  jours,  et  si,  grâce  à  la  liberté, 
de  semblables  malheurs  n'étaient  pas  écartés  à  ja- 
mais. La  durée  des  regrets  causés  par  la  perte  ds 
ceux  qu'on  aime ,  absorbe  souvent  en  Angleterre  ia 
vie  des  personnes  qui  les  ont  éprouvés  :  si  les 
femmes  n'ont  pas  une  existence  personnelle  active, 
elles  vivent  avec  d'autant  plus  de  force  dans  les 
objets  de  leur  attachement.  Les  morts  ne  sont 
point  oubliés  dans  cette  contrée,  où  l'âme  humaine 
a  toute  sa  beauté;  et  l'honorable  constance  qui 
lutte  contre  l'instabilité  de  ce  monde,  eiève  les 
sentiments  du  cœur  au  rang  des  choses  éternelles. 

CHAPITRE  YII. 

De  la  conduite  du  gouvernement  anglais  hors  de 
l'Jngleterre. 
En  exprimant ,  autant  que  je  l'ai  pu ,  ma  profonde 
admiration  pour  la  nation  anglaise,  je  n'ai  cessé 
d'attribuer  sa  supériorité  sur  le  reste  de  l'Europe 
à  ses  institutions  politiques.  Il  nous  reste  à  donner 
une  triste  preuve  de  cette  assertion  ;  c'est  que  là 
où  la  constitution  ne  commande  pas,  on  peut  avec 
raison  faire  au  gouvernement  anglais  les  mêmes 

21 


312 


CONSIDERiTIOINS 


reproches  que  la  toute-puissance  a  toujours  méri- 
tés sur  la  terre.  Si  par  quelques  circonstances  qui 
ne  se  sont  point  rencontrées  dans  l'histoire,  un 
peuple  eût  possédé,  cent  ans  avant  le  reste  de  l'Eu- 
rope, l'imprimerie,  la  boussole,  ou,  ce  qui  vaut 
bien  mieux  encore,  une  religion  qui  n'est  que  la 
sanction  de  la  morale  la  plus  pure ,  ce  peuple  serait 
certainement  fort  supérieur  à  ceux  qui  n'auraient 
pas  obtenu  de  semblables  avantages.  Il  en  est  de 
même  des  bienfaits  d'une  constitution  libre  ;  mais 
ces  bienfaits  sont  nécessairement  bornés  au  pays 
même  qu'elle  régit.  Quand  les  Anglais  exercent  des 
emplois  militaires  ou  diplomatiques  sur  le  conti- 
nent, il  est  encore  probable  que  des  hommes  élevés 
dans  l'atmosphère  de  toutes  les  vertus ,  y  partici- 
peront individuellement;  mais  il  se  peut  que  le 
pouvoir  qui  corrompt  presque  tous  les  hommes, 
quand  ils  sortent  du  cercle  où  règne  la  loi,  ait 
égaré  beaucoup  d'Anglais,  lorsqu'ils  n'avaient  à 
rendre  compte  de  leur  conduite  hors  de  leur  pays, 
qu'aux  ministres  et  non  à  la  nation.  En  effet,  cette 
nation,  si  éclairée  d'ailleurs,  connaît  mal  ce  qui 
se  passe  dans  le  continent;  elle  vit  dans  son  inté- 
rieur de  patrie ,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  comme 
chaque  homme  dans  sa  maison  ;  et  ce  n'est  qu'avec 
le  temps  qu'elle  apprend  l'histoire  de  l'Europe, 
dans  laquelle  ses  ministres  ne  jouent  souvent  qu'un 
trop  grand  rôle ,  à  l'aide  de  son  sang  et  de  ses  ri- 
chesses. 11  eu  faut  donc  conclure  que  chaque  pays 
doit  toujours  se  défendre  de  l'influence  des  étran- 
gers ,  quels  qu'ils  soient  ;  car  les  p<îuples  les  plus 
libres  chez  eux  peuvent  avoir  des  chefs  très-jaloux 
de  la  prospérité  des  autres  États ,  et  devenir  les 
oppresseurs  de  leurs  voisins ,  s'ils  en  trouvent  une 
occasion  favorable. 

Examinons  cependant  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans 
ce  qu'on  dit  sur  la  conduite  des  Anglais  hors  de 
leur  patrie.  Lorsqu'ils  se  sont  trouvés ,  malheu- 
reusement pour  eux,  obligés  d'envoyer  des  troupes 
sur  le  continent,  ces  troupes  ont  observé  la  plus 
parfaite  discipline.  Le  désintéressement  de  l'armée 
anglaise  et  de  ses  chefs  ne  saurait  être  contesté; 
on  les  a  vus  payer  chez  leurs  ennemis  comme  ces 
ennemis  ne  payaient  pas  chez  eux-mêmes,  et  ja- 
mais ils  ne  négligent  de  mêler  les  soins  de  l'huma- 
nité aux  malheurs  de  la  guerre.  Sir  Sidney  Smith , 
en  Egypte,  gardait  les  envoyés  de  l'armée  française 
dans  sa  tente  ;  et  plusieurs  fois  il  a  déclaré  à  ses 
alliés,  les  Turcs,  qu'il  périrait  avant  que  le  droit 
des  gens  fût  violé  envers  ses  ennemis.  Lors  de  la 
retraite  du  général  Moore,  en  Espagne,  des  offi- 
ciers anglais  se  précipitèrent  dans  un  fleuve  où 
des  Français  allaient  être  engloutis,  afin  de  les 


sauver  d'un  péril  auquel  le  hasard ,  et  non  les  ar- 
mes, les  exposait.  Enfin,  il  n'est  pas  d'occasion  où 
l'armée  de  lord  Wellington,  guidée  par  la  noblesse 
et  la  sévérité  consciencieuse  de  son  illustre  chef, 
n'ait  cherché  à  soulager  les  habitants  des  pays 
qu'elle  traversait.  L'éclat  de  la  bravoure  anglaise, 
il  faut  le  reconnaître,  n'est  jamais  obscurci  ni  par 
la  cruauté,  ni  par  le  pillage. 

La  force  militaire,  transportée  dans  les  colonies, 
et  particulièrement  aux  Indes,  ne  doit  pas  être  ren- 
due responsable  des  actes  d'autorité  dont  on  peut 
avoir  à  se  plaindre.  L'armée  de  ligne  obéit  passi- 
vement dans  les  pays  considérés  comme  sujets,  et 
qui  ne  sont  point  protégés  par  la  constitution. 
Mais  dans  les  colonies,  comme  ailleurs,  on  ne  peut 
accuser  les  officiers  anglais  de  déprédations  ;  ce 
sont  les  employés  civils  auxquels  on  a  reproché 
de  s'enrichir  par  des  moyens  illicites.  En  effet, 
leur  conduite,  dans  les  premières  années  de  la  con- 
quête de  l'Inde,  mérite  la  censure  la  plus  grave, 
et  offre  une  preuve  de  plus  de  ce  qu'on  ne  saurait 
trop  répéter  :  c'est  que  tout  homme  chargé  de 
commander  aux  autres ,  s'il  n'est  pas  soumis  lui- 
même  à  la  loi,  n'obéit  qu'à  ses  passions.  Mais  de- 
puis le  procès  de  M.  Hastings ,  tous  les  regards 
de  la  nation  anglaise  s'étant  tournés  vers  les  abus 
affreux  qu'on  avait  tolérés  jusqu'alors  dans  l'Inde, 
l'esprit  public  a  obligé  le  gouvernement  à  s'en  oc- 
cuper. Lord  Cornwallis  a  porté  ses  vertus,  et  lord 
Wellesley  ses  lumières  ,  dans  un  pays  nécessaire- 
ment malheureux,  puisqu'il  est  soumis  à  une  do- 
mination étrangère.  Mais  ces  deux  gouverneurs 
ont  fait  un  bien  qui  se  sent  tous  les  jours  davan- 
tage. Il  n'existait  point  aux  Indes  de  tribunaux  où 
l'on  pût  appeler  des  injustices  des  gens  en  place; 
la  quotité  des  impots  n'était  point  fixée.  Aujour- 
d'hui des  tribunaux  avec  les  formes  de  l'Angleterre 
y  sont  établis;  quelques  Indiens  y  occupent  eux- 
mêmes  les  places  du  second  rang  :  les  contribu- 
tions sont  fixées  sur  un  cadastre,  et  ne  peuvent 
être  augmentées.  Si  les  employés  s'enrichissent 
maintenant,  c'est  parce  que  leurs  appointements 
sont  très-considérables.  Les  trois  quarts  des  reve- 
nus du  pays  sont  consommés  dans  le  pays  même  ; 
le  commerce  est  libre  dans  l'intérieur;  le  com- 
merce des  grains  nommément,  qui  avait  donné 
lieu  à  un  monopole  si  cruel ,  est  à  présent  plus 
favorable  aux  Indiens  qu'au  gouvernement. 

L'Angleterre  a  adopté  le  principe  de  régir  les 
habitants  du  pays  d'après  leurs  propres  lois.  Mais 
la  tolérance  même  par  laquelle  les  Anglais  se  dis- 
tinguent avantageusement  de  leurs  prédécesseurs, 
dans  la  domination  de  l'Inde ,  soit  mahométans , 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


313 


soit  chrétiens ,  les  oblige  à  ne  pas  employer  d'au- 
tres armes  que  celles  de  la  persuasion ,  pour  dé- 
truire des  préjugés  enracinés  depuis  des  milliers 
d'années.  I.a  différence  des  castes  humilie  encore 
l'espèce  humaine;  et  la  puissance  que  le  fanatisme 
exerce  est  telle,  que  les  Anglais  n'ont  pu  jusqu'à 
ce  jour  empêcher  les  femmes  de  se  brûler  vives 
après  la  mort  de  leurs  maris.  Le  seul  triomphe 
qu'ils  aient  remporté  sur  la  superstition  est  de 
faire  renoncer  les  mères  à  jeter  leurs  enfants  dans 
le  Gange,  afin  de  les  envoyer  en  paradis.  On  essaye 
de  fonder  chez  eux  le  respect  du  serment,  et  l'on 
se  flatte  encore  de  pouvoir  y  répandre  le  christia- 
nisme dans  un  terme  quelconque.  L'éducation  pu- 
blique est  très-soignée  par  les  autorités  anglaises  ; 
et  c'est  à  Madras  que  le  docteur  Bell  a  établi  sa 
première  école.  Enfin  on  peut  espérer  que  l'exem- 
ple des  Anglais  formera  ces  peuples  ,  assez  pour 
qu'ils  puissent  se  donner  un  jour  une  existence 
indépendante.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes  éclairés 
en  Angleterre  s'applaudirait  de  perdre  l'Inde  par 
le  bien  même  que  le  gouvernement  y  aurait  fait. 
-C'est  un  des  préjugés  du  continent,  que  de  croire 
la  puissance  anglaise  attachée  à  la  possession  de 
l'Inde  :  cet  empire  oriental  est  presque  une  affaire 
de  luxe;  il  contribue  plus  à  la  splendeur  qu'à  la 
force  réelle.  L'Angleterre  a  perdu  ses  provinces 
d'Amérique,  et  son  commerce  s'en  est  accru  ;  quand 
les  colonies  qui  lui  restent  se  déclareraient  indépen- 
dantes, elle  conserverait  encore  sa  supériorité  mari- 
time et  commerciale ,  parce  qu'il  y  a  en  elle  un  prin- 
cipe d'action ,  de  progrès  et  de^durée ,  qui  la  met 
toujours  au-dessus  des  circonstances  extérieures. 
On  a  dit  sur  le  continent  que  la  traite  des  Nè- 
gres avait  été  supprimée  en  Angleterre  par  des 
calculs  politiques ,  afin  de  ruiner  les  colonies  des 
autres  pays  par  cette  abolition.  Rien  n'est  plus 
faux  sous  tous  les  rapports  ;  le  parlement  anglais , 
pressé  par  M.  Wilberforce ,  s'est  débattu  vingt  ans 
sur  cette  question,  dans  laquelle  l'humanité  luttait 
contre  ce  qui  semblait  l'intérêt.  Les  négociants  de 
Liverpool  et  des  divers  ports  de  l'Angleterre  ré- 
clamaient avec  véhémence  pour  le  maintien  de  la 
traite.  Les  colons  parlaient  de  cette  abolition, 
comme  en  France  aujourd'hui  de  certaines  gens 
s'expriment  sur  la  liberté  de  la  presse  et  les  droits 
politiques.  Si  l'on  en  avait  cru  les  colons ,  il  fal- 
lait être  jacobin  pour  désirer  qu'on  n'achetât  et 
ne  vendît  plus  des  hommes.  Des  malédictions  con- 
tre la  philosophie ,  au  nom  de  la  haute  sagesse  qui 
prétend  s'élever  au-dessus  d'elle,  en  maintenant 
les  choses  conune  elles  sont,  lors  même  qu'elles 
sont  abominables  ;  Tles  sarcasmes  sans  nombre  sur 


la  philanthropie  envers  les  Africains,  sur  la  fra- 
ternité avec  les  Nègres;  enfin,  tout  l'arsenal  de 
l'intérêt  personnel  a  été  employé  en  Angleterre, 
ainsi  qu'ailleurs,  par  les  colons,  par  cette  espèce 
de  privilégiés  qui ,  craignant  une  diminution  dans 
leurs  revenus ,  les  défendaient  au  nom  du  salut  de 
l'État.  Néanmoins,  quand  l'Angleterre  prononça 
l'abolition  de  la  traite  des  Nègres,  en  1806,  pres- 
que toutes  les  colonies  de  l'Europe  étaient  entre 
ses  mains  ;  et ,  s'il  pouvait  jamais  être  nuisible  de 
se  montrer  juste,  c'était  dans  cette  occasion.  De- 
puis ,  il  est  arrivé  ce  qui  arrivera  toujours  ;  c'est 
que  la  résolution  commandée  par  la  religion  et  la 
philosophie  n'a  pas  eu  le  moindre  inconvénient 
politique.  En  très -peu  de  temps  on  a  suppléé  par 
le  bon  traitement  qui  multiplie  les  esclaves ,  à  la 
cargaison  déplorable  qu'on  apportait  chaque  an- 
née; et  la  justice  s'est  fait  place,  parce  que  la  vraie 
nature  des  choses  s'accorde  toujours  avec  elle. 

Le  ministère  anglais ,  alors  du  parti  des  whigs , 
avait  proposé  le  bUl  pour  l'abolition  de  la  traite 
des  Nègres  ;  il  venait  de  donner  sa  démission  au 
roi ,  parce  qu'il  n'en  avait  pas  obtenu  l'émancipa- 
tion des  catholiques.  Mais  lord  Holland,  le  neveu 
de  M.  Fox,  héritier  des  principes,  des  lumières  et 
des  amis  de  son  oncle,  se  réserva  l'honorable  plai- 
sir de  porter  encore  dans  la  chambre  des  pairs  -la 
sanction  du  roi  au  décret  d'abolition  de  la  traite. 
M.  Clarckson,  l'un  des  hommes  vertueux  qui  tra- 
vaillaient depuis  vingt  ans  avec  M.  Wilberforce,  à 
l'accomplissement  de  cette  œuvre  éminemment 
chrétienne ,  en  rendant  compte  de  cette  séance , 
dit  qu'au  moment  oii  le  bill  fut  sanctionné ,  un 
rayon  de  soleil ,  comme  pour  célébrer  une  fête  si 
touchante,  sortit  des  nuages  qui  couvraient  le  ciel 
ce  jour -là.  Certes,  s'il  était  fastidieux  d'entendre 
parler  du  beau  temps  qui  devait  consacrer  les  pa- 
rades militaires  de  Bonaparte ,  il  est  permis  aux 
âmes  pieuses  d'espérer  un  signe  bienveillant  du 
Créateur ,  quand  elles  brûlent  sur  son  autel  l'en- 
cens qu'il  accueille  le  mieux,  le  bien  qu'on  fait 
aux  hommes.  Telle  fut,  dans  cette  circonstance, 
toute  la  politique  de  l'Angleterre  ;  et ,  quand  le 
parlement  adopte,  après  des  débats  publics,  une 
décision  quelconque ,  le  bien  de  l'humanité  en  est 
presque  toujours  le  principal  but.  Mais  peut -on 
nier,  dira-t-on,  que  l'Angleterre  ne  soit  envahis- 
sante et  dominatrice  au  dehors  ?  J'arrive  mainte- 
nant à  ses  topts,  ou  plutôt  à  ceux  de  son  ministère, 
car  le  parti,  et  il  est  très -nombreux,  qui  désap- 
prouve la  conduite  du  gouvernement  à  cet  égard , 
ne  saurait  en  être  accusé. 

Il  y  a  une  nation  qui  sera  bien  grande  un  jour  \ 

21. 


314 


CONSIDERATIONS 


ce  sont  les  Américains.  Une  'seule  tache  obscurcit 
le  parfait  éclat  de  raison  qui  vivifie  cette  contrée  : 
c'est  l'esclavage  encore  subsistant  dans  les  pro- 
vinces du  Midi;  mais,  quand  le  congrès  y  aura 
trouvé  remède ,  comment  pourra-t-on  refuser  le 
plus  profond  respect  aux  institutions  des  États- 
Unis?  D'où  vient  donc  que  beaucoup  d'Anglais  se 
permettent  de  parler  avec  dédain  d'un  tel  peuple? 
«  Ce  sont  des  marchands ,  »  répètent-ils.  Et  com- 
ment les  courtisans  du  temps  de  Louis  XIV  's'ex- 
primaient-ils sur  les  Anglais  eux-mêmes?  Les  gens 
de  la  cour  de  Bonaparte  aussi,  que  disaient- ils? 
Les  noblesses  oisives,  ou  uniquement  occupées  du 
service  des  princes,  ne  dédaignent  -  elles  pas  cette 
magistrature  héréditaire  des  Anglais ,  qui  se  fonde 
uniquement  sur  l'utilité  dont  elle  est  à  la  nation 
entière  ?  Les  Américains ,  il  est  vrai ,  ont  déclaré 
la  guerre  à  l'Angleterre,  dans  un  moment  très-mal 
choisi  par  rapport  à  l'Europe;  car  l'Angleterre 
seule,  alors,  combattait  contre  la  puissance  de  Bo- 
naparte. Mais  l'Amérique  n'a  vu  dans  cette  cir- 
constance que  ce  qui  concernait  ses  propres  inté- 
rêts ;  et  certes,  on  ne  peut  pas  la  soupçonner  d'avoir 
voulu  favoriser  le  système  impérial.  Les  nations 
n'en  sont  pas  encore  à  ce  noble  sentiment  d'hu- 
manité qui  s'étendrait  d'une  partie  du  monde  à 
l!autre.  On  se  hait  entre  voisins  :  se  connaît- on  à 
distance?  Mais  cette  ignorance  des  affaires  de 
l'Europe  qui  avait  entraîné  les  Américains  à  décla- 
rer mal  à  propos  la  guerre  à  l'Angleterre,  pouvait- 
elle  motiver  l'incendie  de  Washington?  Il  ne  s'agis- 
sait pas  là  de  détruire  des  établissements  guerriers, 
mais  des  édifices  pacifiques  consacrés  à  la  repré- 
sentation nationale,  à  l'instruction  publique,  à  la 
transplantation  des  arts  et  des  sciences  dans  un 
pays  naguère  couvert  de  forêts ,  et  conquis  seule- 
ment par  les  travaux  des  hommes  sur  une  nature 
sauvage.  Qu'y  a-t-il  de  plus  honorable  pour  l'es- 
pèce humaine,  que  ce  nouveau  monde  qui  s'établit 
sans  les  préjugés  de  l'ancien;  ce  nouveau  monde 
oii  la  religion  est  dans  toute  sa  ferveur,  sans  qu'elle 
ait  besoin  de  l'appui  de  l'État  pour  se  maintenir; 
où  la  loi  commande  par  le  respect  qu'elle  inspire , 
bien  qu'aucune  force  militaire  ne  la  soutienne?  Il 
se  peut,  hélas!  que  l'Europe  soit  un  jour  destinée 
à  présenter,  comme  l'Asie,  le  spectacle  d'une  civi- 
lisation stationnaire ,  qui ,  n'ayant  pu  se  perfec- 
tionner, s'est  dégradée.  Mais  s'ensuit- il  que  la 
vieille  et  libre  Angleterre  doive  se  refuser  à  l'ad- 
miration qu'inspirent  les  progrès  de  l'Amérique, 
parce   que  d'anciens   ressentiments   et  quelques 
traits  de  ressemblance  établissent  entre  les  deux 
pays  des  haines  de  famille? 


Enfin  ,  que  dira  la  postérité  de  la  conduite  ré- 
cente du  ministère  anglais  envers  la  France  ?  Je 
l'avouerai,  je  ne  puis  approcher  de  ce  sujet  sans 
qu'un  tremblement  intérieur,  me  saisisse  ;  et  ce- 
pendant s'il  fallait,  je  ne  craindrai  point  de  le  dire, 
qu'une    des   deux   nations ,    l'A  ngleterre    ou   la 
France ,  fût  anéantie  ,  il  vaudrait  mieux  que  celle 
qui  a  cent  ans  de  liberté ,  cent  ans  de  lumières  , 
cent  ans  de  vertus ,  conservât  le  dépôt  que  la  Pro- 
vidence lui  a  confié.  Mais  cette  alternative  cruelle 
existait -elle?  Et    comment  une  rivalité  de  tant 
de   siècles  n'a-t-elle  pas   fait   au  gouvernement 
anglais  un  devoir  de  chevalerie  autant  que  de  jus- 
tice, de  ne  pas  opprimer  cette  France  qui,  luttant 
avec  l'Angleterre  pendant  tout  le  cours  de  leur 
commune  histoire,  animait  ses  efforts  par  une  ja- 
lousie généreuse  ?  Le  parti  de  l'opposition  a  été 
de  tout  temps  plus  libéral  et  plus  instruit  sur  les 
affaires  du  continent  que  le  parti  ministériel.  Il 
devait  donc  naturellement  être  chargé  de  la  paix. 
D'ailleurs ,  il  était  reçu  en  Angleterre  que  la  paix 
ne  doit  pas  être  signée  par  les  mêmes  ministres 
qui  ont  dirigé  la  guerre  On  avait  senti  que  l'irri- 
tation contre  les  ennemis ,  qui  sert  à  conduire  la 
guerre  avec  vigueur,  fait  abuser  de  la  victoire;  et 
cette  façon  de  voir  est  aussi  juste  que  favorable  à 
la  véritable  paix  qui  ne  se  signe  pas,  mais  qui  s'é- 
tablit dans  les  esprits  et  dans  les  coeurs.  Malheu- 
reusement le  parti  de  l'opposition  s'était  mépris  en 
soutenant  Bonaparte.  Il   aurait  été  plus  naturel 
que  son  système  despotique  fût  défendu  par  les 
amis  du  pouvoir,  et  combattu  par  les  amis  de  la 
liberté.  Mais  la  question  s'est  embrouillée  en  An- 
gleterre comme  partout  ailleurs.  Les  partisans  des 
principes  de  la  révolution  ont  cru  devoir  soutenir 
une  tyrannie  viagère,   pour  prévenir  en  divers 
lieux  le   retour  de   despotis'mes    plus  durables. 
Mais  ils  n'ont  pas  vu  qu'un  genre  de  pouvoir  ab- 
solu fraye  le  chemin  à  tous  les  autres ,  et  qu'en  re- 
donnant aux  Français  les  mœurs  de  la  servitude , 
Bonaparte  a   détruit  l'énergie  de  l'esprit  public. 
Une  particularité  de  la  constitution  anglaise  dont 
nous  avons  déjà  parlé ,  c'est  la  nécessité  dans  la- 
quelle l'opposition  se  croit ,  de  combattre  toujours 
le  ministère  ,  sur  tous  les  terrains  possibles.  Mais 
il  fallait  renoncer  à  cet  usage,  applicable  seule- 
ment aux  circonstances  ordinaires,  dans  un  mo- 
ment où  le  débat  était  tellement  national  que  le 
salut  du  pays  même  dépendait  de  son  issue.  L'op- 
position devait  se  réunir  franchement  au  gouver- 
nement contre  Bonaparte;  car  en  le  combattant, 
comme  il  l'a  fait,  avec  persévérance,  ce  gouverne- 
ment accomplissait  noblement  son  devoir.  L'op- 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


315 


position  s'appuyait  sur  le  désir  de  la  paix ,  qui  est 
en  général  très-bien  accueilli  par  les  peuples  ;  mais 
dans  cette  occasion ,  le  bon  sens  et  l'énergie  des 
Anglais  les  portaient  à  la  guerre.  Ils  sentaient 
qu'on  ne  pouvait  traiter  avec  Bonaparte;  et  tout 
ce  que  le  ministère  et  lord  Wellington  ont  fait 
pour  le  renverser,  a  servi  puissamment  au  repos  et 
à  la  grandeur  de  l'Angleterre.  Mais  à  cette  époque 
où  elle  avait  atteint  le  sommet  de  la  prospérité,  à 
cette  époque  où  le  ministère  anglais  méritait  un 
vote  de  reconnaissance  pour  la  part  qu'il  avait  dans 
le  triomphe  de  ses  héros ,  la  fatalité  qui  s'empare 
de  tous  les  hommes  parvenus  au  faîte  de  sa  puis- 
sance ,  a  marqué  le  traité  de  Paris  d'un  sceau  ré- 
probateur. 

Déjà  le  ministère  anglais ,  dans  le  congrès  de 
Vienne,  arait  eu  le  malheur  d'être  représenté  par 
un  homme  dont  les  vertus  privées  sont  très-dignes 
d'estime,  mais  qui  a  fait  plus  de  mal  à  la  cause 
des  nations  qu'aucun  diplomate  du  continent.  Un 
Anglais  qui  dénigre  la  liberté  est  un  faux  frère  plus 
dangereux  que  les  étrangers ,  car  il  a  l'air  de  parler 
de  ce  qu'il  connaît,  et  de  faire  les  honneurs  de  ce 
qu'il  possède.  Les  discours  de  lord  Castlereagh 
dans  le  parlement  sont  empreints  d'une  sorte  d'i- 
ronie glaciale,  singuhèrement  funeste,  quand  elle 
s'attache  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  ce  monde. 
Car  la  plupart  de  ceux  qui  défendent  les  senti- 
ments généreux  sont  aisément  déconcertés,  quand 
un  ministre  en  puissance  traite  leurs  vœux  de  chi- 
mères ,  quand  il  se  moque  de  la  liberté  comme  du 
parfait  amour ,  et  qu'il  a  l'air  d'user  d'indulgence 
envers  ceux  qui  la  chérissent,  en  ne  leur  imputant 
qu'une  innocente  folie. 

Les  députés  de  divers  États  de  l'Europe,  main- 
tenant faibles  et  jadis  indépendants ,  sont  venus 
demander  quelques  droits ,  quelques  garanties ,  au 
représentant  de  la  puissance  qu'ils  adoraient 
comme  libre.  Ils  sont  repartis  le  cœur  navré,  ne 
sachant  plus  qui ,  de  Bonaparte  ou  de  la  plus  res- 
pectable nation  du  inonde ,  leur  avait  fait  le  mal 
le  plus  durable.  Un  jour  leurs  entretiens  seront 
publiés ,  et  l'histoire  ne  pourra  guère  offrir  une 
pièce  plus  remarquable.  «  Quoi  !  disaient-ils  au 
ministre  anglais ,  la  prospérité  ,  la  gloire  de  votre 
patrie ,  ne  viennent-elles  pas  de  cette  constitution 
dont  nous  réclamons  quelques  principes ,  quand  il 
vous  plaît  de  disposer  de  nous  pour  cet  équilibre 
prétendu  de  l'Europe,  dont  nous  sommes  un  des 
poids  mesurés  à  votre  balance  ?  —  Oui ,  leur 
répondait-on  avec  un  sourire  sarcastique,  c'est  un 
usage  d'Angleterre  que  la  liberté,  mais  il  ne  convient 
point  aux  autres  pays.  «  Le  seul  de  tous  les  rois  et 


de  tous  les  hommes  qui  ait  fait  mettre  à  la  torture, 

non  pas  ses  ennemis,  mais  ses  amis,  a  distribué 
selon  son  bon  plaisir,  l'échafaud,  les  galères  et  la 
prison,  entre  des  citoyens  qui,  s'étant  battus  pour  la 
défense  de  leur  pays  sous  les  étendards  de  l'Angle- 
terre, en  réclamaient  l'appui,  comme  ayant,  de  l'a- 
veu généreux  de  lord  Wellington,  puissamment  aidé 
ses  efforts.  L'Angleterre  les  a-t-elle  protégés?  Les 
Américains  du  Nord  voudraient  soutenir  les  Amé- 
ricains du  Mexique  et  du  Pérou ,  dont  l'amour 
pour  l'indépendance  a  dû  s'accroître  lorsqu'ils  ont 
revu  à  Madrid  l'inquisition  et  la  torture.  Eh  bien  ! 
que  craint  le  congrès  du  Nord,  en  secourant  ses 
frères  du  Midi  ?  l'alliance  de  l'Angleterre  avec  l'Es- 
pagne. Partout  on  redoute  l'influence  du  gouver- 
nement anglais ,  précisément  dans  le  sens  contraire 
à  l'appui  que  les  opprimés  devraient  en  espérer. 

Mais  revenons  de  toute  notre  âme  et  de  toutes 
nos  forces  à  la  France ,  que  seule  nous  connais- 
sons. «  Pendant  vingt-cinq  ans,  dit-on,  elle  n'a 
pas  cessé  de  tourmenter  l'Europe  par  ses  excès 
démocratiques  et  son  despotisme  militaire.  L'An- 
gleterre a  souffert  cruellement  de  ses  continuelles 
attaques ,  et  les  Anglais  ont  fait  des  sacrifices  im- 
menses pour  défendre  l'Europe.  Il  est  bien  juste 
qu'à  son  tour  la  France  expie  le  mal  qu'elle  a 
causé.  »  Tout  est  vrai  dans  ces  accusations  , 
excepté  la  conséquence  qu'on  en  tire.  Que  signifie 
la  loi  du  talion  en  général,  et  la  loi  du  talion  sur- 
tout exercée  contre  une  nation  ?  Un  peuple  est-il 
aujourd'hui  ce  qu'il  était  hier?  Une  nouvelle  géné- 
ration innocente  ne  vient-elle  pas  remplacer  celle 
que  l'on  a  trouvée  coupable  ?  Comprendra-t-on  dans 
une  même  proscription  les  femmes ,  les  enfants , 
les  vieillards,  les  victimes  même  de  la  tyrannie 
qu'on  a  renversée?  Les  malheureux  conscrits,  ca- 
chés dans  les  bois  pour  se  soustraire  aux  guerres 
de  Bonaparte ,  mais  qui ,  forcés  de  porter  les  ar- 
mes ,  se  sont  conduits  en  intrépides  guerriers  ;  les 
pères  de  famille ,  déjà  ruinés  par  les  sacrifices 
qu'ils  ont  faits  pour  racheter  leurs  enfants;  que 
sais-je  !  enfin ,  tant  et  tant  de  classes  d'hommes 
sur  qui  le  malheur  public  pèse  également ,  bien 
qu'ils  n'aient  sûrement  pas  pris  une  part  égale  à 
la  faute ,  méritent-ils  de  souffrir  tous  pour  quel- 
ques-uns? A  peine  si  l'on  peut,  quand  il  s'agit 
d'opinions  politiques,  juger  un  homme  avec  équité  : 
qu'est-ce  donc  que  juger  une  nation?  La  conduite 
de  Bonaparte  envers  la  Prusse  a  été  prise  pour 
modèle  dans  le  second  traité  de  Paris;  de  mémo 
les  forteresses  et  les  provinces  sont  occupées  par 
cent  cinquante  mille  soldats  étrangers.  Est-ce  ainsi 
qu'on  peut  persuader  aux  Français  que  Bonaparte 


316 


CONSIDERATIONS 


était  injuste,  et  qu'ils  doivent  le  haïr?  Ils  en  au- 
raient été  bien  mieux  convaincus ,  si  l'on  n'avait 
en  rien  suivi  sa  doctrine.  Et  que  promettaient  les 
proclamations  des  alliés?  Paix  à  la  France,  dès 
que  Bonaparte  ne  serait  plus  son  chef.  Les  pro- 
messes des  puissances,  libres  de  leurs  décisions, 
ne  devaient-elles  pas  être  aussi  sacrées  que  les  ser- 
ments de  l'armée  française  prononcés  en  présence 
des  étrangers?  Et  parce  que  les  ministres  de  l'Eu- 
rope commettent  la  faute  de  placer  dans  l'île 
d'Elbe  un  général  dont  la  vue  doit  émouvoir  ses 
soldats,  faut-il  que  pendant  cinq  années  des  con- 
tributions énormes  épuisent  le  pauvre  ?  Et  ce  qui 
est  plus  douloureux  encore,  faut-il  que  des  étran- 
gers humilient  les  Français,  comme  les  Français 
ont  humilié  les  autres  nations;  c'est-à-dire,  pro- 
voquent dans  leurs  âmes  les  mêmes  sentiments 
qui  ont  soulevé  l'Europe  contre  eux?  Pense-t-on 
que  maltraiter  une  nation  jadis  si  forte,  réussisse 
aussi  bien  que  les  punitions  dans  les  collèges,  in- 
fligées aux  écoliers  ?  Certes ,  si  la  France  se  laisse 
instruire  de  cette  manière,  si  elle  apprend  la  bas- 
sesse envers  les  étrangers ,  quand  ils  sont  les  plus 
forts,  après  avoir  abusé  de  la  victoire  quand  elle 
avait  triomphé  d'eux ,  elle  aura  mérité  son  sort. 

Mais,  objectera-t-on  encore,  que  fallait-il  donc 
faire  pour  contenir  une  nation  toujours  conqué- 
rante, et  qui  n'avait  repris  son  ancien  chef  que 
dans  l'espoir  d'asservir  de  nouveau  l'Europe?  J'ai 
dit  dans  les  chapitres  précédents  ce  que  je  crois 
incontestable,  c'est  que  la  nation  française  ne  sera 
jamais  sincèrement  tranquille  que  quand  elle  aura 
assuré  le  but  de  ses  efforts,  la  monarchie  consti- 
tutionnelle. Mais ,  en  laissant  de  côté  pour  un  mo- 
ment cette  manière  de  voir,  ne  suffisait-il  pas  de 
dissoudre  l'armée,  de  prendre  toute  l'artillerie, 
de  lever  des  contributions,  pour  s'assurer  que  la 
France,  ainsi  affaiblie,  ne  voudrait  ni  ne  pourrait 
sortir  de  ses  limites  ?  N'est-il  pas  clair  à  tous  les 
yeux  que  les  cent  cinquante  mille  hommes  qui  oc- 
cupent la  France  n'ont  que  deux  buts  :  ou  de  la 
partager,  ou  de  lui  imposer  des  lois  dans  l'inté- 
rieur. La  partager  !  Eh  !  depuis  que  la  politique  a 
commis  le  sacrifice  humain  de  la  Pologne ,  les  res- 
tes déchirés  de  ce  malheureux  pays  agitent  encore 
l'Europe,  ces  débris  se  rallument  sans  cesse  pour 
lui  servir  de  brandons.  Est-ce  pour  affermir  le 
gouvernement  actuel  que  cent  cinquante  mille  sol- 
dats occupent  notre  territoire?  Le  gouvernement 
a  des  moyens  plus  efficaces  de  se  maintenir;  car, 
destiné  pourtant  un  jour  à  ne  s'appuyer  que  sur 
des  Français,  les  troupes  étrangères  qui  restent 
en  France ,  les  contributions  exorbitantes  qu'elles 


exigent,  excitent  chaque  jour  un  mécontentement 
vague  dont  on  ne  fait  pas  toujours  le  partage  avec 
justice. 

J'accorde  cependant  volontiers  que  l'Angleterre, 
ainsi  que  l'Europe,  devait  désirer  le  retour  des 
anciens  souverains  de  la  France;  et  que,  surtout, 
la  haute  sagesse  qu'avait  montrée  le  roi  dans  la 
première  année  de  sa  restauration,  imposait  le  de- 
voir de  réparer  envers  lui  le  cruel  retour  de  Bona- 
parte. Mais  les  ministres  anglais  qui,  mieux  que 
tous  les  autres ,  connaissent  par  l'histoire  de  leur 
pays  les  effets  d'une  longue  révolution  sur  les  es- 
prits, ne  devaient-ils  pas  maintenir  en  France  avec 
autant  de  soin  les  garanties  constitutionnelles  que 
l'ancienne  dynastie?  Puisqu'ils  ramenaient  la  fa- 
mille royale,  ne  devaient-ils  pas  veiller  à  ce  que  les 
droits  de  la  nation  fussent  aussi  bien  respectés  que 
ceux  de  la  légitimité?  N'y  a-t-il  qu'une  famille  en 
France,  bien  que  royale?  Et  les  engagements  pris  par 
cette  famille  envers  vingt-cinq  millions  d'hommes 
doivent-ils  être  rompus  pour  complaire  à  quelques 
ultra-royalistes  '  ?  Prononcera-t-on  encore  le  nom 
de  la  charte,  lorsqu'il  n'y  a  plus  l'ombre  de  liberté 
de  la  presse;  lorsque  les  journaux  anglais  ne  peu- 
vent pénétrer  en  France;  lorsque  des  milliers 
d'hommes  sont  emprisonnés  sans  examen;  lorsque 
la  plupart  des  militaires  que  l'on  soumet  à  des 
Jugements,  sont  condamnés  à  mort  par  des  tribu- 
naux extraordinaires,  des  cours  prévotales,  des 
conseils  de  guerre,  composés  des  hommes  mêmes 
contre  lesquels  les  accusés  se  sont  battus  vingt-cinq 
ans;  lorsque  la  plupart  des  formes  sont  violées 
dans  ces  procès ,  les  avocats  interrompus  ou  ré- 
primandés; enfin,  lorsque  partout  règne  l'arbi- 
traire, et  nulle  part  la  charte,  que  l'on  devait 
défendre  à  l'égal  du  trône,  puisqu'elle  était  la 
sauvegarde  de  la  nation?  Prétendrait-on  que  l'é- 
lection des  députés  qui  ont  suspendu  celte  charte 
était  régulière  ?  Ne  sait-on  pas  que  vingt  personnes 
nommées  par  les  préfets  ont  été  envoyées  dans 
chaque  collège  électoral,  pour  y  choisir  les  enne- 
mis de  toute  institution  libre,  comme  les  préten- 
dus représentants  d'une  nation,  qui,  depuis  1789,. 
n'a  été  invariable  que  sur  un  seul  point,  la  haine 
qu'elle  a  montrée  pour  leur  pouvoir  ?  Cent  quatre- 
vingts  protestants  ont  été  massacrés  dans  le  dépar- 
tement du  Gard,  sans  qu'un  seul  homme  ait  subi 
la  mort  en  punition  de  ces  crimes,  sans  que  la 
terreur  causée  par  les  assassins  ait  permis  aux 

'  Tout  ceci  a  été  écrit  pendant  la  session  de  I8I5,  et  l'on 
sait  que  personne  n'a  été  plus  empressé  que  madame  de  Staël 
à  rendre  hommage  aux  bienfaits  de  l'ordonnance  du  6  sep- 
tembre. (Note  des  éditeurs  de  ISiS.j 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


317 


tribunaux  de  les  condamner.  On  s'est  hâté  de  dire 
que  ceux  qui  ont  péri  étaient  des  bonapartistes  ; 
comme  s'il  ne  fallait  pas  empêcher  aussi  que  les 
bonapartistes  ne  fussent  massacrés.  Mais  cette 
imputation ,  d'ailleurs ,  était  aussi  fausse  que  toutes 
celles  que  l'on  fait  porter  sur  des  victimes.  Il  est 
innocent,  l'homme  qui  n'a  pas  été  jugé;  encore 
plus  l'homme  qu'on  assassine ,  encore  plus  les  fem- 
mes qui  ont  péri  dans  ces  sanglantes  scènes.  Les 
meurtriers,  dans  leurs  chansons   atroces,   dési- 
gnaient aux  poignards  ceux  qui  professent  le  même 
culte  que  les  Anglais  et  la  moitié  de  l'Europe  la 
plus  éclairée.  Ce  ministère  anglais  qui  a  rétabli  le 
trône  papal,  voit  les  protestants  menacés  en  France  ; 
et,  loin  de  les  secourir,  il  adopte  contre  eux  ces 
prétextes  politiques  dont  les  partis  se  sont  servis 
les  uns  contre  les  autres,  depuis  le  commencement 
de  la  révolution.  Il  en  faudrait  finir  des  arguments 
de  la  force ,  qui  pourraient  s'appliquer  tour  à  tour 
aux  factions  opposées,  en  changeant  seulement  les 
noms  propres.  Le  gouvernement  anglais  aurait-il 
maintenant  pour  le  culte  des  réformés  la  même 
antipathie  que  pour  les  républiques  ?  Bonaparte ,  à 
beaucoup  d'égards ,  était  aussi  de  cet  avis.  L'héri- 
tage de  ses  principes  est  échu  à  quelques  diplo- 
mates, comme  les  conquêtes  d'Alexandre  à  ses 
généraux;  mais  les  conquêtes,  quelque  condam- 
nables qu'elles  soient ,  valent  mieux  que  la  doctrine 
fondée  sur  l'avilissement  de   l'espèce  humaine. 
Laissera-t-on  dire  encore  au  ministère  anglais  qu'il 
se  fait  un  devoir  de  ne  pas  se  mêler  des  affaires 
intérieures  de  la  France  ?  Une  telle  excuse  ne  doit- 
elle  pas  lui  être  interdite  ?  Je  le  demande  au  nom 
du  peuple  anglais  ,  au  nom  de  cette  nation  dont  la 
sincérité  est  la  première  vertu ,  et  que  l'on  fourvoie 
à  son  insu  dans  les  perfidies  politiques  :  peut-on 
se  refuser  au  rire  de  l'amertume,  quand  on  entend 
des  hommes  qui  ont  disposé  deux  fois  du  sort  de 
la  France,  donner  ce  prétexte  hypocrite,  seule- 
ment pour  ne  pas  lui  faire  du  bien,  pour  ne  pas 
rendre  aux  protestants  la  sécurité  qui  leur  est  due, 
pour  ne  pas  réclamer  l'exécution  sincère  de  la 
charte  constitutionnelle.'  Car  les  amis  de  la  liberté 
sont  aussi  les  frères  en  religion  du  peuple  anglais. 
Quoi  !  lord  Wellington  est  authentiquement  chargé 
par  les  puissances  de  l'Europe  de  surveiller  la 
France,  puisqu'il  est  chargé  de  répondre  de  sa 
tranquillité;  la  note  qui  l'investit  de  ce  pouvoir 
est  publiée  ;  dans  cette  même  note ,  les  puissances 
alliées  ont  déclaré,  ce  qui  les  honore,  qu'elles  con- 
sidéraient les  principes  de  la  charte  constitution- 
nelle comme  ceux  qui  doivent  gouverner  la  France; 
cent  cinquante  mille  hommes  sont  restés  sous  les 


ordres  de  celui  à  qui  une  telle  dictature  est  accor- 
dée; et  le  ministère  anglais  viendra  dire  encore 
qu'il  ne  peut  pas  s'immiscer  dans  nos  affaires  !  Le 
secrétaire  d'État  lord  Castlereagh,  qui  avait  déclaré 
dans  la  chambre  des  communes,  quinze  jours  avant 
la  bataille  de  Waterloo  ',  que  l'Angleterre  ne  pré- 
tendait en  aucune  manière  imposer  un  gouverne- 
ment à  la  France,  le  même  homme,  à  la  même 
place ,  déclare ,  un  an  après  ^ ,  que ,  si ,  à  l'expiration 
des  cinq  années,  la  France  était  représentée  par 
un  autre  gouvernement,  le  ministère  anglais  n'au- 
rait pas  l'absurdité  de  se  croire  lié  par  les  condi- 
tions du  traité.  Mais  dans  le  même  discours  où 
cette  incroyable  déc'aration  est  prononcée,  les 
scrupules  du  noble  lord  par  rapport  à  l'influence 
du  gouvernement  anglais  sur  la  France  lui  revien- 
nent, dès  qu'on  lui  demande  d'empêcher  le  mas- 
sacre des  protestants,  et  de  garantir  au  peuple 
français  quelques-uns  des  droits  qu'il  ne  peut  per- 
dre, sans  se  déchirer  le  sein  par  la  guerre  civile, 
ou  sans  mordre  la  poussière  comme  les  esclaves. 
Et  qu'on  ne  prétende  pas  que  le  peuple  anglais 
veuille  faire  porter  son  joug  à  ses  ennemis  !  Il  est 
fier,  il  doit  l'être,  de  vingt-cinq  ans  et  d'un  jour. 
La  bataille  de  Waterloo  l'a  rempli  d'un  juste  or- 
gueil. Ah  !  les  nations  qui  ont  une  patrie  partagent 
avec  l'armée  les  lauriers  de  la  victoire.  Les  citoyens 
seraient  guerriers,  les  guerriers  sont  citoyens;  et, 
de  toutes  les  joies  que  Dieu  permet  à  l'homme  sur 
cette  terre,  la  plus  vive  est  peut-être  celle  du 
triomphe  de  son  pays.  Mais  cette  noble  émotion, 
loin  d'étouffer  la  générosité,  la  ranime;  et  si  Fox 
faisait  entendre  encore  sa  voix  si  longtemps  admi- 
rée, s'il  demandait  pourquoi  les  soldats  anglais 
servent  de  geôliers  à  la  France,  pourquoi  l'armée 
d'un  peuple  libre  traite  un  autre  peuple  comme  un 
prisonnier  de  guerre  qui  doit  payer  sa  rançon  à 
ses  vainqueurs,  la  nation  anglaise  apprendrait  que 
l'on  commet  en  son  nom  une  injustice;  et,  dès  cet 
instant,  il  naîtrait  de  toutes  parts  dans  son  sein 
des  avocats  pour  la  cause  de  la  France.  Un  homme , 
au  milieu  du  parlement  anglais,  ne  pourrait-il  pas 
demander  ce  que  serait  l'Angleterre  aujourd'hui, 
si  les  troupes  de  Louis  XIV  s'étaient  emparées 
d'elle,  au  moment  de  la  restauration  de  Charles  II; 
si  l'on  avait  vu  camper  dans  Westminster  l'armée 
des  Français  triomphante  sur  le  Rhin ,  ou ,  ce  qui 
aurait  fait  pius  de  mal  encore,  l'armée  qui,  plus 
tard,  combatfit  les  protestants  dans  les  Cévennes.? 
Elles  auraient  rétabli  le  catholicisme  et  supprimé  le 
parlement;  car  nous  voyons,  dans  les  dépêches  de 

I  Séance  du  25  mai  I8I5. 
'■  Séance  du  19  février  I8I6. 


318 


CONSIDERATIONS 


f  ambassadeur  de  France ,  que  Louis  XIV  les  of- 
frait à  Charles  II  dans  ce  but.  Alors  que  serait 
devenue  l'Angleterre?  l'Europe  n'aurait  pu  enten- 
dre parler  que  du  meurtre  de  Charles  !"■,  que  des 
excès  des  puritains  en  faveur  de  l'égalité,  que  du 
despotisme  de  Cromwell ,  qui  se  faisait  sentir  au 
dehors  comme  au  dedans ,  puisque  Louis  XIV  a 
porté  son  deuil.  On  aurait  trouvé  des  écrivains 
pour  soutenir  que  ce  peuple  turbulent  et  sangui- 
naire méritait  d'être  remis  dans  le  devoir ,  et  qu'il 
lui  fallait  des  institutions  de  ses  pères ,  à  l'époque 
où  ses  pères  avaient  perdu  la  liberté  de  leurs  an- 
cêtres. Mais  aurait-on  vu  ce  beau  pays  à  l'apogée 
de  puissance  et  de  gloire  que  l'univers  admire  au- 
jourd'hui .''  Une  tentative  malheureuse  pour  obtenir 
la  liberté  eût  été  qualifiée  de  rébellion,  de  crime, 
de  tous  les  noms  qu'on  prodigue  aux  nations, 
quand  elles  veulent  des  droits  et  ne  savent  pas  s'en 
mettre  en  possession.  Les  pays  jaloux  de  la  puis- 
sance maritime  de  l'Angleterre  sous  Cromwell ,  se 
seraient  complu  dans  son  abaissement.  Les  minis- 
tres de  Louis  XIV  auraient  dit  que  les  Anglais 
n'étaient  pas  faits  pour  être  libres ,  et  l'Europe  ne 
pourrait  pas  contempler  le  phare  qui  l'a  guidée 
dans  la  tempête ,  et  doit  encore  l'éclairer  dans  le 
calme. 

Il  n'y  a,  dit-on,  en  France,  que  des  royalistes 
exagérés ,  ou  des  bonapartistes  ;  et  les  deux  partis 
sont  également,  on  doit  en  convenir,  les  fauteurs 
du  despotisme.  Les  amis  de  la  liberté,  dit-on  en- 
core ,  sont  en  petit  nombre ,  et  sans  force  contre 
ces  deux  factions  acharnées.  Les  amis  de  la  li- 
berté, j'en  conviens,  étant  vertueux  et  désintéres- 
sés ,  ne  peuvent  lutter  activement  contre  les  pas- 
sions avides  de  ceux  dont  l'argent  et  les  places  sont 
l'unique  objet.  Mais  la  nation  est  avec  eux;  tout  ce 
qui  n'est  pas  payé,  ou  n'aspire  pas  à  l'être,  est 
avec  eux.  La  marche  de  l'esprit  humain  les  favo- 
rise par  la  nature  même  des  choses.  Ils  arriveront 
graduellement ,  mais  sûrement ,  à  fonder  en  France 
une  constitution  semblable  à  celle  de  l'Angleterre, 
si  l'Angleterre  même,  qui  est  le  guide  du  continent, 
défend  à  ses  ministres  de  se  montrer  partout  les 
ennemis  de  principes  qu'elle  sait  si  bien  maintenir 
chez  elle. 

CHAPITRE  VIII. 

Les  Anglais  ne  perdront -ils  pas  un  jour  leur 
liberté  ? 

Beaucoup  de  personnes  éclairées ,  qui  savent  à 
quel  degré  s'élèverait  la  prospérité  de  la  nation 
française,  si  les  institutions  politiques  de  l'Angle- 


terre étaient  établies  chez  elle ,  se  persuadent  que 
les  Anglais  en  sont  jaloux  d'avance ,  et  s'opposent 
de  tous  leurs  moyens  à  ce  que  leurs  rivaux  puis- 
sent jouir  de  cette  liberté  dont  ils  connaissent  les 
avantages.  En  vérité,  je  ne  crois  point  à  ce  senti- 
ment ,  du  moins  de  la  part  de  la  nation.  Elle  est 
assez  fière  pour  être  convaincue ,  et  avec  raison , 
que,  pendant  longtemps  encore,  elle  marchera  en 
avant  de  toutes  les  autres  ;  et ,  quand  la  France 
l'atteindrait  et  la  surpasserait  même  sous  quelques 
rapports ,  elle  conserverait  toujours  des  moyens 
exclusifs  de  puissance,  particuliers  à  sa  situation. 
Quant  au  ministère ,  celui  qui  le  dirige ,  le  secré- 
taire d'État  des  affaires  étrangères ,  semble  avoir , 
comme  je  l'ai  dit,  et  comme  il  l'a  prouvé,  un  tel 
mépris  pour  la  liberté ,  que  je  crois  vraiment  qu'il 
en  céderait  à  bon  marché ,  même  à  la  France  ;  et 
pourtant  la  défense  d'exportation  hors  d'Angle- 
terre a  presque  uniquement  porté  sur  les  princi- 
pes de  la  liberté,  tandis  que  nous  aurions  désiré  , 
au  contraire ,  qu'à  cet  égard  aussi ,  les  Anglais 
voulussent  bien  nous  communiquer  les  produits  de 
leur  industrie. 

Le  gouvernement  anglais  veut  à  tout  prix  éviter 
le  retour  de  la  guerre  ;  mais  il  oublie  que  les  rois 
de  France  les  plus  absolus  n'ont  pas  cessé  de  for- 
mer des  projets  hostiles  contre  l'Angleterre,  et 
qu'une  constitution  libre  est  bien  plus  une  garan- 
tie pour  la  durée  de  la  paix ,  que  la  reconnaissance 
personnelle  des  princes.  Mais  ce  qu'on  doit  sur- 
tout, ce  me  semble,  représenter  aux  Anglais, 
même  à  ceux  qui  sont  exclusivement  occupés  des 
intérêts  de  leur  patrie,  c'est  que  si,  pour  empê- 
cher les  Français  d'être  factieux  ou  libres ,  comme 
on  le  voudra,  il  faut  entretenir  une  armée  an- 
glaise sur  le  territoire  de  la  France  ,  la  liberté  de 
l'Angleterre  est  exposée  par  cette  convention  indi- 
gne d'elle.  On  ne  s'accoutume  point  à  violer  l'in- 
dépendance nationale  chez  ses  voisins,  sans  perdre 
quelques  degrés  d'énergie ,  quelque  nuance  de  la 
pureté  des  doctrines,  lorsqu'il  s'agit  de  professer 
chez  soi  ce  qu'on  renie  ailleurs.  L'Angleterre  par- 
tageant la  Pologne,  l'Angleterre  occupant  la 
Prusse  à  la  Bonaparte,  aurait  moins  de  force  pour 
résister  aux  empiétements  de  son  propre  gouver- 
nement dans  l'intérieur.  Une  armée  sur  le  conti- 
nent peut  l'entraîner  à  des  guerres  nouvelles  ,  et 
l'état  de  ses  finances  doit  les  lui  faire  craindre. 
Aces  considérations,  qui  ont  déjà  vivement  agi 
dans  le  parlement ,  lors  de  la  question  sur  la  taxe 
des  propriétés ,  il  faut  ajouter  la  plus  importante 
de  toutes  ,  le  danger  imminent  de  l'esprit  militaire. 
Les  Anglais,  en  faisant  du  mal  à  la  France,  en  y 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


319 


portant  les  flèches  empoisonnées  d'Hercule ,  peu- 
vent, comme  Philoctète,  se  blesser  eux-mêmes. 
Ils  abaissent ,  ils  foulent  aux  pieds  leur  rivale  ; 
mais  qu'ils  y  prennent  garde  :  la  contagion  les  me- 
nace; et  si,  en  comprimant  leurs  ennemis,  ils 
étouffaient  le  feu  sacré  de  leui-  esprit  public ,  la 
vengeance  ou  la  politique  à  laquelle  ils  se  livrent , 
éclaterait  dons  leurs  mains  comme  une  mau- 
vaise arme. 

Les  ennemis  de  la  constitution  d'Angleterre  ré- 
pètent sans  cesse ,  sur  le  continent ,  qu'elle  périra 
par  la  corruption  du  parlement,  et  que  l'influence 
ministérielle  s'accroîtra  jusqu'au  point  d'anéantir 
la  liberté  :  rien  de  pareil  n'est  à  craindre.  Le  par- 
lement en  Angleterre  obéit  toujours  à  l'opinion 
nationale;  et  cette  opinion  ne  peut  être  corrompue 
dans  le  sens  qu'on  attache  à  ce  mot,  c'est-à-dire, 
payée.  Mais  ce  qui  est  séduisant  pour  toute  nation  , 
c'est  la  gloire  des  armes  :  le  plaisir  que  les  jeunes 
gens  trouvent  dans  la  vie  des  camps  ;  les  jouissan- 
ces vives  que  les  succès  de  la  guerre  leur  procu- 
rent ,  sont  beaucoup  plus  conformes  aux  goûts  de 
leur  âge  que  les  bienfaits  durables  de  la  liberté. 
Il  faut  être  un  homme  de  mérite  pour  avancer 
dans  la  carrière  civile  ;  mais  tous  les  bras  vigou- 
reux peuvent  manier  un  sabre,  et  la  difficulté  de 
se  distinguer  dans  l'état  militaire  n'est  point  en 
proportion  avec  la  peine  qu'il  faut  se  donner  pour 
s'instruire  et  pour  penser.  Les  emplois  qui  se  mul- 
tiplient dans  cette  carrière  donnent  au  gouverne- 
ment des  moyens  de  tenir  dans  sa  dépendance  un 
très -grand  nombre  de  familles.  Les  décorations 
nouvellement  imaginées  offrent  à  la  vanité  des 
récompenses  qui  ne  dérivent  pas  de  la  source  de 
toute  gloire ,  l'opinion  publique  ;  enfin ,  c'est  sa- 
per l'édifice  de  la  liberté  par  les  fondements, 
que  d'entretenir  une  armée  de  ligne  considérable. 

Dans  un  pays  où  la  loi  règne  ,  et  oii  la  bravoure , 
fondée  sur  l'amour  de  la  patrie,  est  au-dessus  de 
toute  louange  ,  dans  un  pays  où  les  milices  valent 
autant  que  des  troupes  réglées ,  où  dans  un  clin 
d'œil  les  menaces  d'une  descente  créèrent  non- 
seulement  une  infanterie,  mais  une  cavalerie  aussi 
belle  qu'intrépide,  pourquoi  forger  l'instrument 
du  despotisme  ?  Tous  ces  raisonnements  politiques 
sur  l'équilibre  de  l'Europe  ,  ces  vieux  systèmes  qui 
servent  de  prétexte  à  de  nouvelles  usurpations ,  n'é- 
taient-ils pas  connus  des  fiers  amis  de  la  liberté 
anglaise ,  quand  ils  ne  permettaient  pas  l'existence 
d'une  armée  de  ligne ,  du  moins  assez  nombreuse 
pour  que  le  gouvernement  s'appuyât  sur  elle? 
L'esprit  de  subordination  et  de  commandement 
tout  ensemble ,  cet  esprit  nécessaire  dans  une  ar- 


mée ,  rend  incapable  de  connaître  et  de  respecter 
ce  qu'il  y  a  de  national  dans  les  pouvoirs  politi- 
ques. Déjà  l'on  entend  quelques  officiers  anglais 
murmurer  des  phrases  de  despotisme ,.  bien  que 
leur  accent  et  leur  langue  semblent  se  prêter  avec 
effort  aux  paroles  flétries  de  la  servitude. 

Lord  Castlereagh  a  dit,  dans  la  chambre  des 
communes,  que  l'on,  ne  pouvait  en  Angleterre  se 
contenter  des  fracs  bleus,  quand  toute  l'Europe 
était  en  armes.  Ce  sont  pourtant  les  fracs  bleus 
qui  ont  rendu  le  continent  tributaire  de  l'Angleterre. 
C'est  parce  que  le  commerce  et  les  finances  avaient 
pour  base  la  liberté,  c'est  parce  que  les  représen- 
tants de  la  nation  prêtaient  leur  force  au  gouver- 
nement, que  le  levier  qui  a  soulevé  le  monde  a  pu 
trouver  son  point  d'appui  dans  une  île  moins  con- 
sidérable qu'aucun  des  pays  auxquels  elle  prêtait 
ses  secours.  Faites  de  ce  pays  un  camp,  et  bientôt 
après  une  cour,  et  vous  verrez  sa  misère  et  son 
abaissement.  Mais  le  danger  que  l'histoire  signale 
à  chaque  page  pourrait-il  n'être  pas  prévu ,  n'être 
pas  repoussé  par  les  premiers  penseurs  de  l'Eu- 
rope, que  la  nature  du  gouvernement  anglais  appelle 
à  se  mêler  des  affaires  publiques?  La  gloire  militaire, 
sans  doute,  est  la  seule  séduction  redoutable  pour 
des  hommes  énergiques  ;  mais  comme  il  y  a  une 
énergie  bien  supérieure  à  celle  du  métier  des  ar- 
mes, l'amour  de  la  liberté,  et  que  cet  amour  ins- 
pire tout  à  la  fois  le  plus  haut  degré  de  valeur  quand 
la  patrie  est  exposée ,  et  le  plus  grand  dédain  pour 
l'esprit  soldatesque  aux  ordres  d'une  diplomatie 
perfide,  on  doit  espérer  que  le  bon  sens  du  peuple 
anglais  et  les  lumières  de  ses  représentants  sauve- 
ront la  liberté  du  seul  ennemi  dont  elle  ait  à  se  pré- 
server :  la  guerre  continuelle,  et  l'esprit  militaire 
qu'elle  amène  à  sa  suite. 

Quel  mépris  pour  les  lumières,  quelle  impatience 
contre  les  lois ,  quel  besoin  du  pouvoir  ne  remar- 
que-t-on  pas  dans  tous  ceux  qui  ont  mené  long- 
temps la  vie  des  camps  !  De  tels  hommes  peuvent 
aussi  difficilement  se  soumettre  à  la  liberté ,  que  la 
nation  à  l'arbitraire  ;  et  dans  un  pays  libre ,  il  faut, 
autant  qu'il  est  possible,  que  tout  le  monde  soit 
soldat,  mais  personne  en  particulier.  La  liberté 
anglaise  ne  pouvant  avoir  rien  à  craindre  que  de 
l'esprit  militaire ,  il  me  semble  que  sous  ce  rapport 
le  parlement  doit  s'occuper  sérieusement  de  la  si- 
tuation de  la  France  :  il  le  devrait  aussi  par  ce  sen- 
timent universel  de  justice  qu'on  peut  attendre  de 
la  réunion  d'hommes  la  plus  éclairée  de  l'Europe. 
Son  intérêt  propre  le  lui  commande  ;  il  faut  relever 
l'esprit  de  liberté  que  la  réaction  causée  par  la  ré- 
volution française  a  nécessairement  affaibli  ;  il  faut 


320 


COINSIDERATIOINS 


prévenir  les  prétentions  vaniteuses  à  la  manière  du 
continent ,  qui  se  sont  glissées  dans  quelques  fa- 
milles. La  nation  anglaise  tout  entière  est  l'aristo- 
cratie du  reste  du  monde ,  par  ses  lumières  et  ses 
vertus.  Que  seraient  à  côté  de  cette  illustration  intel- 
lectuelle quelques  disputes  puériles  sur  les  généa- 
logies !  Enfin ,  il  faut  mettre  un  terme  à  ce  mépris 
des  nations  sur  lequel  la  politique  du  jour  est  cal- 
culée. Ce  mépris,  artistement  répandu,  comme 
l'incrédulité  religieuse,  pourrait  attaquer  les  bases 
de  la  plus  belle  des  croyances,  dans  le  pays  même 
où  son  temple  est  consacré. 

La  réforme  parlementaire,  l'émancipation  des 
catholiques,  la  situation  de  l'Irlande,  toutes  les 
diverses  questions  qu'on  peut  agiter  encore  dans  le 
parlement  anglais,  seront  résolues  d'après  l'intérêt 
national,  et  ne  menacent  l'État  d'aucun  péril.  La 
réforme  parlementaire  peut  s'opérer  graduellement, 
en  accordant  chaque  année  quelques  députés  de 
plus  aux  villes  nouvellement  populeuses,  en  sup- 
primant  avec   indemnité  les  droits  de  quelques 
bourgs  qui  n'ont  presque  plus  d'électeurs.  Mais  la 
propriété  a  un  tel  empire  en  Angleterre ,  qu'on  ne 
choisirait  jamais  des  représentants  du  peuple  amis 
du  désordre,  quand  la  réforme  parlementaire  serait 
opérée  tout  entière  en  un  seul  jour.  Peut-être 
même  les  hommes  de  talent  sans  fortune  y  per- 
draient-ils la  possibilité  d'être  nommés,  puisque 
les  grands  propriétaires  des  deux  partis  n'auraient 
plus  de  places  à  donner  à  ceux  qui  n'ont  pas  les 
moyens  de  fortune  nécessaires  pour  se  faire  élire 
dans  les  comtés  et  dans  les  villes.  L'émancipation 
des  catholiques  d'Irlande  est  réclamée  par  l'esprit 
de  tolérance  universelle  qui   doit    gouverner  le 
monde  ;  toutefois  ceux  qui  s'y  opposent  ne  repous- 
sent point  tel  ou  tel  culte  ;  mais  ils  craignent  l'in- 
fluence d'un  souverain  étranger,  le  pape,  dans  un 
pays  oij  les  devoirs  de  citoyen  doivent  l'emporter 
sur  tout.  C'est  une  question  que  l'intérêt  décidera, 
parce  que  la  liberté  de  la  presse  et  celle  des  débats 
ne  laissent  rien  ignorer  en  Angleterre  sur  ce  qui 
concerne  l'intérieur  du  pays.  Si  les  affaires  exté- 
rieures y  étaient  aussi  bien  connues,  il  n'y  aurait 
pas  une  faute  de  commise  à  cet  égard.  Il  importe 
certainement  à  l'Angleterre  que  l'état  de  l'Irlande 
soit  autre  qu'il  n'a  été  jusqu'à  présent  ;  on  doit  y 
répandre  plus  de  bonheur,  et  par  conséquent  plus 
de  lumières.  La  réunion  à  l'Angleterre  doit  valoir 
au  peuple  irlandais  les  bienfaits  de  la  constitution  ; 
et,  tant  que  le  gouvernement  anglais  s'appuie, 
pour  suspendre  la  loi ,  sur  la  nécessité  des  actes 
arbitraires,  il  n'a  point  rempli  sa  tâche,  et  l'Ir- 
lande ne  peut  s'identifier  sincèrement  avec  la  patrie 


qui  ne  lui  communique  pas  tous  ses  droits.  Enfin , 
c'est  un  mauvais  exemple  pour  les  Anglais,  c'est 
une  mauvaise  école  pour  leurs  hommes  d'État,  que 
l'administration  de  l'Irlande;  et,  si  l'Angleterre 
subsistait  longtemps  entre  l'Irlande  et  la  France, 
dans  l'état  actuel ,  elle  aurait  de  la  peine  à  ne  pas  1  ] 
se  ressentir  de  la  mauvaise  influence  que  son  gou- 
vernement  exerce  habituellement  sur  l'une  et  main- 
tenant sur  l'autre. 

Le  peuple  ne  rend  heureux  l'homme  qui  le  sert 
que  par  la  satisfaction  de  la  conscience  ;  il  ne  peut 
inspirer  de  l'attachement  qu'aux  amis  de  la  justice, 
aux  cœurs  disposés  à  sacrifier  leurs  intérêts  à  leurs 
devoirs.  Il  en  est  beaucoup,  et  beaucoup  de  cette 
nature  en  Angleterre;  il  y  a,  dans  ces  caractères 
réservés,  des  trésors  cachés  qu'on  ne  discerne  que 
par  la  sympathie,  mais  qui  se  montrent  avec  force, 
dès  que  l'occasion  le  demande  :  c'est  sur  eu;;  que 
repose  le  maintien  de  la  liberté.  Toutes  les  diva- 
gations de  la  France  n'ont  point  jeté  les  Anglais 
dans  les  extrêmes  opposés;  et,  bien  que  dans  ce 
moment  la  conduite  diplomatique  de  leur  gouver- 
nement soit  très-répréhensible ,  à  chaque  session 
le  parlement  améliore  une  ancienne  loi ,  en  prépare 
de  nouvelles ,  traite  des  questions  de  jurisprudence, 
d'agriculture  et  d'économie  politique  avec  des  lu- 
mières toujours  croissantes,  enfin  se  perfectionne 
chaque  jour  ;  tandis  qu'ailleurs  on  voudrait  tourner 
en  ridicule  ces  progrès,  sans  lesquels  la  société 
n'aurait  aucun  but  que  la  raison  pût  s'expliquer. 

Néanmoins,  la  liberté  anglaise  échappera-t-elle 
à  cette  action  du  temps,  qui  a  tout  dévoré  sur  la 
terre  ?  La  prévision  humaine  ne  saurait  pénétrer 
dans  un  avenir  éloigné  :  cependant  on  voit  dans 
l'histoire  les  républiques  renversées  par  des  em- 
pires conquérants,  ou  se  détruisant  elles-mêmes 
par  leurs  propres  conquêtes  ;  on  voit  les  peuples 
du  Nord  s'emparer  des  États  du  Midi,  parce  que 
ces  États  tombaient  en  décadence,  et  que  d'ailleurs 
le  besoin  de  la  civilisation  portait  avec  violence  une 
partie  des  habitants  de  l'Europe  vers  les  contrées 
méridionales;  partout  on  a  vu  les  nations  périr 
faute  d'esprit  national,  faute  de  lumières,  et  sur- 
tout à  cause  des  préjugés  qui ,  en  soumettant  la 
plus  nombreuse  partie  d'un  peuple  à  l'esclavage, 
au  servage  ou  à  toute  autre  injustice,  la  rendaient 
étrangère  au  pays  qu'elle  pouvait  seule  défendre. 
Mais  dans  l'état  actuel  de  l'ordre  social  en  Angle- 
terre ,  après  un  siècle  de  durée  des  institutions  qui 
ont  formé  la  nation  la  plus  religieuse ,  la  plus  mo- 
rale et  la  plus  éclairée  dont  l'Europe  puisse  se  van- 
ter, je  ne  concevrais  pas  de  quelle  manière  la  pros- 
périté du  pays,  c'est-à-dire,  sa  liberté,  pourrait 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


321 


être  jamais  menacée.  Dans  le  moment  même  où 
le  gouvernement  anglais  penche  vers  la  doctrine 
du  despotisme,  quoique  ce  soit  un  despote  qu'il 
ait  combattu;  dans  le  moment  oij  la  légitimité, 
violée  authentiquement  par  la  révolution  de  1688, 
est  soutenue  par  le  gouvernement  anglais  comme 
le  seul  principe  nécessaire  à  l'ordre  social  ;  dans  ce 
moment  de  déviation  passagère ,  on  entrevoit  déjà 
que  par  degrés  le  vaisseau  de  l'État  se  remettra  en 
équilibre  :  car  de  tous  les  orages,  celui  que  les 
préjugés  peuvent  exciter  est  le  plus  facile  à  calmer, 
dans  la  patrie  de  tant  de  grands  hommes ,  au  foyer 
de  tant  de  lumières. 

CHAPITRE  IX. 

Une  monarchie  limitée  peut-elle  avoir  d'autres 
bases  que  celles  de  la  constitîdion  anglaise? 

On  trouve  dans  les  oeuvres  de  Zwift  un  petit 
écrit  intitulé  les  Conversations  polies,  qui  ren- 
ferme toutes  les  idées  communes  dont  se  compo- 
sent les  entretiens  du  grand  monde.  Un  homme 
d'esprit  avait  l'idée  de  faire  le  même  travail  sur  les 
entretiens  politiques  d'aujourd'hui.  «  La  constitu- 
tion d'Angleterre  ne  convient  qu'à  des  Anglais;  les 
Français  ne  sont  pas  dignes  qu'on  leur  donne  de 
bonnes  lois  :  il  faut  se  garder  des  théories  et  s'en 
tenir  à  la  pratique.  >>  Qu'importe,  dira-t-on,  que 
ces  phrases  soient  fastidieuses ,  si  elles  renferment 
un  sens  vrai?  Mais  ce  qui  les  rend  fastidieuses, 
c'est  leur  fausseté  même.  La  vérité  sur  de  certains 
objets  ne  devient  jamais  commune,  quelque  répétée 
qu'elle  soit;  car  chaque  homme  qui  la  dit,  la  sent 
et  l'exprime  à  sa  manière  ;  mais  les  mots  d'ordre 
de  l'esprit  de  parti  sont  les  signes  indubitables  de 
la  médiocrité.  On  est  à  peu  près  sûr  qu'une  con- 
versation qui  commence  par  ces  sentences  officiel- 
les ,  ne  vous  promet  que  du  sophisme  et  de  l'ennui 
tout  ensemble.  En  mettant  donc  de  côté  ce  langage 
frivole  qui  aspire  à  la  profondeur,  il  me  semble 
que  les  penseurs  n'ont  pu  trouver  jusqu'à  ce  jour 
d'autres  principes  de  la  liberté  monarchique  et 
constitutionnelle  que  ceux  qui  sont  admis  en  An- 
gleterre. 

Les  démocrates  diront  qu'il  faut  un  roi  sans  pa- 
triciat,  ou  qu'il  ne  faut  ni  l'un  ni  l'autre;  mais 
l'expérience  a  démontré  l'impossibilité  de  ce  sys- 
tème. Des  trois  pouvoirs ,  les  aristocrates  ne  con- 
testent que  celui  du  peuple;  ainsi,  quand  ils 
prétendent  que  la  constitution  anglaise  ne  peut 
s'adapter  en  France,  ils  disent  simplement  qu'il  ne 
faut  pas  de  représentants  du  peuple ,  car  ce  n'est 
sûrement  pas  la  noblesse,  ni  la  royauté  héréditaire 


qu'ils  contestent.  Il  est  donc  évident  que  l'on  ne 
peut  s'écarter  de  la  constitution  anglaise  sans 
établir  la  république,  en  retranchant  l'hérédité; 
ou  le  despotisme ,  en  supprimant  les  communes  : 
car  des  trois'pouvoirs,  on  n'en  peutôter  aucun  sans 
produire  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  extrêmes. 

Après  une  révolution  telle  que  celle  de  France, 
la  monarchie  constitutionnelle  est  la  seule  paix,  le 
seul  traité  de  Westphalie,  pour  ainsi  dire,  que  l'on 
puisse  conclure  entre  les  lumières  actuelles  et  les 
intérêts  héréditaires  ;  entre  la  nation  presque  en- 
tière et  les  privilégiés  appuyés  par  les  puissances 
européennes. 

Le  roi  d'Angleterre  jouit  d'un  pouvoir  plus  que 
suffisant  pour  un  homme  qui  veut  faire  le  bien ,  et 
j'ai  de  la  peine  à  concevoir  comment  la  religion 
même  n'inspire  pas  aux  princes  des  scrupules  sur 
l'usage  d'une  autorité  sans  bornes  :  l'orgueil  l'em- 
porte en  cette  occasion  sur  la  vertu.  Quant  à  l'ar- 
gument très-usé  de  l'impossibilité  d'être  libre  dans 
un  État  continental,  où  l'on  doit  conserver  une 
nombreuse  armée  de  ligne,  les  mêmes  gens  qui  le 
répètent  sans  cesse  sont  prêts  à  citer  l'Angleterre 
en  sens  inverse ,  et  à  dire  que  là  maintenant  l'ar- 
mée de  ligne  n'est  pas  dangereuse  pour  la  liberté. 
C'est  une  chose  inouïe  que  la  diversité  des  raison- 
nements de  ceux  qui  renoncent  à  tous  les  principes  : 
ils  se  servent  des  circonstances,  quand  la  théorie 
est  contre  eux,  de  la  théorie,  quand  les  circons- 
tances démontrent  leurs  erreurs  ;  enfin  ils  se  re- 
plient avec  une  souplesse  qui  ne  saurait  échapper 
au  grand  jour  de  la  discussion,  mais  qui  peut  éga-- 
rer  les  esprits ,  quand  il  n'est  permis  ni  de  faire 
taire  les  sophistes,  ni  de  leur  répondre.  Si  l'armée 
de  ligne  donne  plus  de  pouvoir  aux  rois  de  France 
qu'à  ceux  d'Angleterre,  les  ultra-royalistes,  sui- 
vant leur  manière  de  penser,  jouiront  de  cet  excé- 
dant de  force,  et  les  amis  de  la  liberté  ne  le  redou- 
tent point,  si  le  gouvernement  représentatif  et  ses 
garanties  sont  établis  en  France  sincèrement  et 
sans  exception.  L'existence  de  la  chambre  des  pairs 
doit  réduire,  il  est  vrai,  le  nombre  des  familles 
nobles  :  mais  l'intérêt  public  souffrira-t-il  de  ce 
changement.?  Les  familles  historiques  se  plain- 
dront-elles de  voir  associer  à  la  pairie  des  hommes 
nouveaux  que  le  roi  et  l'opinion  en  jugeraient  di- 
gnes? La  noblesse,  qui  a  le  plus  à  faire  pour  se 
réconcilier  avec  la  nation ,  serait-elle  la  plus  obsti- 
nément attachée  à  des  prétentions  inadmissibles? 
Nous  avons  l'avantage,  nous  autres  Français, 
d'être  plus  spirituels ,  mais  aussi  plus  bêtes  qu'au- 
cun autre  peuple  de  l'Europe  ;  je  ne  sais  si  nous 
devons  nous  en  vanter. 


322 


CONSIDERATIOIVS 


Des  arguments  qui  méritent  un  examen  plus  sé- 
rieux, parce  qu'ils  ne  sont  pas  inspirés  seulement 
par  de  frivoles  prétentions,  se  sont  renouvelés 
contre  la  chambre  des  pairs  à  l'occasion  de  la 
constitution  de  Bonaparte.  On  a  dit  que  l'esprit 
humain  avait  fait  de  trop  grands  progrès  en  France 
pour  supporter  aucune  distinction  héréditaire. 
M.  Necker  a  traité  quinze  ans  plus  tôt  cette  ques- 
tion, en  publiciste  que  n'épouvantaient  ni  la  vanité 
des  préjugés ,  ni  la  fatuité  des  théories  ;  il  me  sem- 
ble reconnu  par  tous  les  penseurs  que  la  considé- 
ration dont  un  élément  conservateur  entoure  un 
gouvernement  est  au  profit  de  la  liberté  comme  de 
l'ordre,  en  rendant  l'action  de  la  force  moins  né- 
cessaire. Quel  obstacle  y  aurait-il  donc  en  France 
plutôt  qu'en  Angleterre ,  à  l'existence  d'une  cham- 
bre des  pairs,  nombreuse,  imposante  et  éclairée? 
Les  éléments  en  existent,  et  nous  voyons  déjà 
combien  il  serait  facile  de  les  combiner  heureuse- 
ment. 

«  Quoi  !  dira-t-on  encore  (car  tous  les  dictons  po- 
litiques valent  la  peine  d'être  combattus,  à  cause 
de  la  multitude  d'esprits  communs  qui  les  répètent)  ; 
quoi!  vous  voulez  donc  que  la  France  ne  soit  qu'une 
copie,  et  une  mauvaise  copie  du  gouvernement 
d'Angleterre?»  En  vérité,  je  ne  vois  pas  pourquoi 
les  Français ,  ni  toute  autre  nation ,  devraient  re- 
jeter l'usage  de  la  boussole,  parce  que  ce  sont  les 
Italiens  qui  l'ont  découverte.  11  y  a  dans  l'adminis- 
tration d'un  pays,  dans  ses  finances,  dans  son 
commerce ,  dans  ses  armées ,  beaucoup  de  choses 
qui  tiennent  aux  localités ,  et  qui  doivent  différer 
selon  les  lieux  ;  mais  les  bases  d'une  constitution 
sont  les  mêmes  partout.  La  forme  républicaine  ou 
monarchique  est  commandée  par  l'étendue  et  la  si- 
tuation de  l'État;  mais  il  y  a  toujours  trois  élé- 
ments donnés  par  la  nature  :  la  délibération,  l'exé- 
cution et  la  conservation  de  ces  trois  éléments 
sont  nécessaires  pour  garantir  aux  citoyens  leur 
liberté,  leur  fortune,  le  développement  paisible  de 
leurs  facultés,  et  les  récompenses  dues  à  leur  tra- 
vail. Quel  est  le  peuple  à  qui  de  tels  droits  ne  soient 
pas  nécessaires,  et  par  quels  autres  principes  que 
par  ceux  de  l'Angleterre  peut-on  en  obtenir  la  jouis- 
sance durable  ?  Tous  les  défauts  mêmes  qu'on  se 
plaît  à  attribuer  aux  Français  peuvent-ils  servir  de 
prétexte  pour  leur  refuser  de  tels  droits?  En  vérité, 
quand  les  Français  seraient  des  enfants  mutinés, 
comme  leurs  grands  parents  de  l'Europe  le  préten- 
dent, je  conseillerais  d'autant  plus  de  leur  donner 
une  constitution  qui  fût  à  leurs  yeux  la  garantie  de 
l'équité  dans  ceux  qui  les  gouvernent;  car  les  en- 
fants mutinés,  quand  ils  sont  en  si  grand  nombre, 


peuvent  plus  facilement  être  corrigés  par  la  raison 
que  comprimés  par  la  force. 

Il  faudra  du  temps  en  France ,  avant  de  pouvoir 
créer  une  aristocratie  patriotique;  car,  la  révolu- 
tion ayant  été  dirigée  plus  encore  contre  les  pri- 
vilèges des  nobles  que  contre  l'autorité  royale ,  les 
nobles  secondent  maintenant  le  despotisme  comme 
leur  sauvegarde.  On  pourrait  dire ,  avec  raison , 
que  cet  état  de  choses  est  un  argument  contre  la 
création  d'une  chambre  des  pairs  ,  comme  trop  fa- 
vorable au  pouvoir  de  la  couronne.  Mais  d'abord 
il  est  de  la  nature  d'une  chambre  haute ,  en  gé- 
néral ,  de  s'appuyer  au  trône  ;  et  l'opposition  des 
grands  seigneurs  d'Angleterre  est  presque  toujours 
en  minorité.  D'ailleurs  on  peut  faire  entrer  dans 
une  chambre  des  pairs  beaucoup  de  nobles  amis 
de  la  liberté  ;  et  ceux  qui  ne  le  seraient  pas  au- 
jourd'hui le  deviendraient,  par  le  seul  fait  que 
l'exercice  d'une  grande  magistrature  éloigne  de  la 
vie  de  cour ,  et  rattache  aux  intérêts  de  l'État.  Je 
ne  craindrai  point  de  professer  un  sentiment  que 
beaucoup  de  personnes  appelleront  aristocratique  , 
mais  dont  toutes  les  circonstances  de  la  révolution 
française  m'ont  pénétrée  :  c'est  que  les  nobles  qui 
ont  adopté  la  cause  du  gouvernement  représen- 
tatif, et  par  conséquent  de  l'égalité  devant  la  loi, 
sont  en  général  les  Français  les  plus  vertueux  et  ■ 
les  plus  éclairés  dont  nous  ayons  encore  à  nous  ■ 
vanter.  Ils  réunissent,  comme  les  Anglais,  l'es- 
prit de  chevalerie  à  l'esprit  de  liberté  ;  ils  ont  de 
plus  le  généreux  avantage  de  fonder  leur  opinion 
sur  leurs  sacrifices,  tandis  que  le  tiers  état  doit  né- 
cessairement trouver  son  intérêt  particulier  dans  _ 
l'intérêt  général.  Enfin ,  ils  ont  à  supporter  tous  m  \ 
les  jours  l'inimitié  de  leur  classe ,  quelquefois  même 
de  leur  famille.  On  leur  dit  qu'ils  sont  traîtres  à 
leur  ordre ,  parce  qu'ils  sont  fidèles  à  la  patrie , 
tandis  que  les  hommes  de  l'extrême  opposé ,  les 
démocrates  sans  frein  de  raison,  ni  de  morale, 
les  ont  persécutés  comme  des  ennemis  de  la  li- 
berté ,  en  ne  considérant  que  leurs  privilèges ,  et 
en  ne  croyant  pas,  quoique  bien  à  tort,  à  la  sin- 
cérité du  renoncement.  Ces  illustres  citoyens ,  qui 
se  sont  volontairement  exposés  à  tant  d'épreuves , 
sont  les  meilleurs  gardiens  de  la  liberté  sur  les- 
quels un  État  puisse  compter  ;  et  il  faudrait  créer 
pour  eux  une  chambre  des  pairs ,  quand  la  néces- 
sité de  cette  institution,  dans  une  monarchie 
constitutionnelle,  ne  serait  pas  reconnue  jusqu'à  ^ 
l'évidence.  J^ 

«  Aucun  genre  d'assemblée  délibérante ,  soit  dé- 
«  mocratique ,  soit  héréditaire ,  ne  peut  réussir  en 
«  France.  Les  Français  ont  trop  d'envie  de  briller; 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


323 


«  et  le  besoin  de  faire  effet  les  pcfrte  toujours  d'un 
«  extrême  à  l'autre.  Il  sufflt  donc ,  «  disent  certains 
hommes  qui  se  font  tuteurs  de  la  nation,  pour  la 
déclarer  en  minorité  perpétuelle;  «il  sufût  à  la 
«  France  d'états  provinciaux,  au  lieu  d'une  assem- 
«  blée  représentative.  »  Certes  ,  je  dois  respecter 
plus  que  personne  les   assemblées  provinciales, 
puisque  mon  père  est  le  premier  et  le  seul  entre 
les  ministres  qui  en  ait  établi ,  et  qui  ait  perdu  sa 
place  pour  les  avoir  soutenues  contre  les   parle- 
ments. Il  est  très-sage  sans  doute,  dans  un  pays 
aussi  étendu  que  la  France,  de  donner  aux  auto- 
rités locales  plus  de  pouvoir ,  plus  d'importance 
qu'en  Angleterre.  Mais ,  quand  M.  Necker  proposa 
d'assimiler  par  les  assemblées  provinciales  les  pays 
appelés  d'élection  aux  pays  d'états,  c'est-à-dire,  de 
donner  aux  anciennes  provinces  les  privilèges  qui 
n'étaient  possédés  que  par  celles  dont  la  réunion  à 
la  France  était  plus  récente ,  il  y  avait  à  Paris  un 
parlement,  qui  pouvait  refuser  d'enregistrer  les 
édits  bursaux ,  ou  toute  autre  loi  émanée  directe- 
ment du  trône.  C'était  une  très-mauvaise  ébauche 
du  gouvernement  représentatif,  que  ce  droit  du 
parlement,  mais  enfin,  c'en  était  une;  et  mainte- 
nant que  toutes  les  anciennes  limites  du  trône  sont 
renversées ,  que  seraient  trente-trois  assemblées 
provinciales  relevant  du  despotisme  ministériel , 
et  n'ayant  aucune  manière  d'y  mettre  obstacle  ?  Il 
est  bon  que  des  assemblées  locales  discutent  la  ré- 
partition des  impôts ,  et  vérifient  les  dépenses  de 
l'État;  mais  les  formes  populaires  dans  les  pro- 
vinces subordonnées  à  un  pouvoir  central  sans 
bornes ,  c'est  une  monstruosité  politique. 

Il  faut  le  dire  avec  franchise,  aucun  gouverne- 
ment constitutionnel  ne  peut  s'établir ,  si ,  au  dé- 
but ,  on  fait  entrer  dans  toutes  les  places ,  celles 
de  députés,  comme  celles  d'agents  du  pouvoir,  les 
ennemis  de  la  constitution  même.  La  première 
condition  pour  que  le  gouvernement  représentatif 
marche ,  c'est  que  les  élections  soient  libres  ;  car 
alors  elles  amèneront  des  hommes  qui  auront  de 
bonne  foi  le  désir  de  voir  réussir  l'institution  dont 
ils  feront  partie.  Un  député  disait ,  à  ce  qu'on  pré- 
tend ,  en  société  :  «  L'on  m'accuse  de  n'être  pas 
«pour  la  charte  constitutionnelle;  on  a  bien  tort, 
«  je  suis  toujours  à  cheval  sur  cette  charte  ;  il  est 
«  vrai  que  c'est  pour  la  crever.  »  Après  ce  propos 
charmant,  il  est  probable  que  ce  député  trouverait 
pourtant  très-mauvais  qu'on  soupçonnât  sa  bonne 
foi  en  politique  ;  mais  il  est  trop  fort  de  vouloir 
réunir  le  plaisir  de  révéler  ses  secrets  avec  l'avan- 
tage de  les  garder.  Pense-t-on  qu'avec  ces  inten- 
tions cachées,  ou  plutôt  trop  connues,  l'expé- 


rience du  gouvernement  représentatif  soit  faite  en 
France  ?  Un  ministre  a  déclaré  nouvellement  à  la 
chambre  des  députés  ,  que ,  de  tous  les  pouvoirs  , 
celui  sur  lequel  il  faut  que  l'autorité  royale  exerce 
le  plus  d'influence ,  c'est  le  pouvoir  électoral  ;  ce 
qui  veut  dire,  en  d'autres  termes,  que  les  repré- 
sentants du  peuple  doivent  être  nommés  par  le 
roi.  Dans  ce  cas,  les  chambellans  devraient  l'être 
par  le  peuple. 

Qu'on  laisse  la  nation  française  élire  les  hommes 
qu'elle  croira  dignes  de  sa  confiance;  qu'on  ne  lui 
impose  pas  des  représentants ,  et  surtout  des  re- 
présentants choisis  parmi  les  ennemis  constants  dô 
tout  gouvernement  représentatif  :  alors,  seulement 
alors ,  le  problème  politique  sera  résolu  en  France. 
On  peut,  je  crois  ,  considérer  comme  une  maxime 
certaine,  que  quand  des  institutions  libres  ont  duré 
vingt  ans  dans  un  pays ,  c'est  à  elles  qu'il  faut  s'en 
prendre ,  si  chaque  jour  on  ne  voit  pas  une  amélio- 
ration dans  la  morale ,  dans  la  raison ,  et  dans  le 
bonheur  de  la  nation  qui  les  possède.  C'est  à  ces 
institutions  parvenues  à  un  certain  âge,  pour  ainsi 
dire,  à  répondre  des  hommes  ;  mais  ,  dans  les  pre- 
miers jours  d'un  nouvel  établissement  politique, 
c'est  aux  hommes  à  répondre  des  institutions  :  car 
on  ne  peut ,  en  aucune  manière ,  juger  de  la  force 
de  la  citadelle,  si  les  commandants  en  ouvrent  les 
portes ,  ou  cherchent  à  en  miner  les  fondements. 

CHAPITRE  X. 

De  Vinfluence  du  pouvoir  arbitraire  sur  Vesprit 
et  le  caractère  (Vune  nation. 

Frédéric  II,  Marie -Thérèse  et  Catherine  II  ont 
inspiré  une  si  juste  admiration  pour  leur  talent 
de  gouverner,  qu'il  est  très -naturel  que ,  dans  les 
pays  oij  leur  souvenir  est  encore  vivant ,  et  leur 
système  exactement  suivi,  l'on  sente  moins  qu'en 
France  la  nécessité  d'un  gouvernement  représenta- 
tif. Le  Régent  et  Louis  XV,  au  contraire,  ont 
donné  dans  le  dernier  siècle  le  plus  triste  exemple 
de  tous  les  malheurs,  de  toutes  les  dégradations 
attachées  au  pouvoir  arbitraire.  Nous  le  répétons 
donc,  nous  n'avons  ici  en  vue  que  la  France;  c'est 
elle  qui  ne  doit  pas  souffrir  qu'après  vingt-sept 
années  de  révolution,  on  la  prive  des  avantages 
qu'elle  a  recueillis,  et  qu'on  lui  fasse  porter  le  dou 
ble  déshonneur  d'être  vaincue  au  dedans  comme 
au  dehors. 

Des  partisans  du  pouvoir  arbitraire  citent  les 
règnes  d'Auguste  dans  l'antiquité,  d'Elisabeth  et 
de  Louis  XIV  dans  les  temps  modernes ,  comme 
une  preuve  que  les  monarchies  absolues  peuvent 


324 


CONSIDERÂ.TIONS 


au  moins  être  favorables  aux  progrès  de  la  littéra- 
ture. Les  lettres,  du  temps  d'Auguste,  n'étaient 
guère  qu'un  art  libéral,  étranger  aux  intérêts  poli- 
tiques. Sous  Elisabeth,  la  réforme  religieuse  exci- 
tait les  esprits  à  tous  les  genres  de  développe- 
ments ,  et  le  pouvoir  les  favorisait  d'autant  plus , 
que  sa  force  consistait  dans  l'établissement  même 
de  cette  réforme.  Les  progrès  littéraires  de  la 
France,  sous  Louis  XIV,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit  dans  le  commencement  de  cet  ouvrage ,  ont 
été  causés  par  le  développement  intellectuel  que 
les  guerres  civiles  avaient  e)^cité.  Ces  progrès  ont 
conduit  à  la  littérature  du  dix-huitième  siècle;  et, 
loin  qu'on  puisse  attribuer  au  gouvernement  de 
Louis  XV  les  chefs-d'œuvre  de  l'esprit  humain  qui 
ont  paru  à  cette  époque,  il  faut  les  considérer 
presque  tous  comme  des  attaques  contre  ce  gou- 
vernement. Le  despotisme  donc ,  s'il  entend  bien 
ses  intérêts ,  n'encouragera  pas  les  lettres ,  car  les 
lettres  mènent  à  penser,  et  la  pensée  juge  le  des- 
potisme. Bonaparte  a  dirigé  les  esprits  vers  les 
succès  militaires  ;  il  avait  parfaitement  i-aison  selon 
son  but  :  il  n'y  a  que  deux  genres  d'auxiliaires 
pour  l'autorité  absolue  ;  ce  sont  les  prêtres  ou  les 
soldats.  Mais  n'y  a-t-il  pas,  dit -on,  des  despotis- 
nies  éclairés ,  des  despotismes  modérés  ?  Toutes 
ces  épithètes ,  avec  lesquelles  on  se  flatte  de  faire 
illusion  sur  le  mot  auquel  on  les  adjoint,  ne  peu- 
vent donner  le  change  aux  hommes  de  bon  sens. 
Il  faut ,  dans  un  pays  comme  la  France ,  détruire 
les  lumières ,  si  l'on  ne  veut  pas  que  les  principes 
de  liberté  renaissent.  Pendant  le  règne  de  Bona- 
parte, et  depuis,  on  a  imaginé  un  troisième  moyen  ; 
c'est  de  faire  servir  l'imprimerie  à  l'oppression  de 
la  liberté ,  en  n'en  permettant  l'usage  qu'à  de  cer- 
tains écrivains ,  chargés  de  commenter  toutes  les 
erreurs  avec  d'autant  plus  d'impudence  qu'il  est 
interdit  de  leur  répondre.  C'est  consacrer  l'art 
d'écrire  à  la  destruction  de  la  pensée ,  et  la  publi- 
cité même  aux  ténèbres;  mais  cette  espèce  de  jon- 
glerie ne  saurait  subsister  longtemps.  Quand  on 
veut  commander  sans  loi ,  il  ne  faut  s'appuyer  que 
sur  la  force,  et  non  sur  des  arguments;  car,  bien 
qu'il  soit  défendu  de  les  réfuter,  la  fausseté' pal- 
pable de  ces  arguments  donne  envie  de  les  com- 
battre; et,  pour  bien  faire  taire  les  hommes,  le 
mieux  est  encore  de  ne  pas  leur  parler. 

Certainement  il  serait  injuste  de  ne  pas  recon- 
naître que  plusieurs  souverains,  en  possession  du 
pouvoir  arbitraire,  ont  su  en  user  avec  sagesse; 
mais  est-ce  sur  un  hasard  qu'il  faut  fonder  le  sort 
des  nations?  Je  citerai  à  cette  occasion  un  mot  de 
l'empereur  Alexandre,  qui  me  paraît  digne  d'être 


consacré.  J'eus  l'honneur  de  le  voir  à  Pétersbourg, 
dans  le  moment  le  plus  remarquable  de  sa  vie , 
lorsque  les  Français  s'avançaient  sur  Moscou,  et 
qu'en  refusant  la  paix  que  Napoléon  lui  offrit  dès 
qu'il  se  crut  vainqueur,  Alexandre  triomphait  de 
son  ennemi  plus  habilement  que  ne  l'ont  fait  de- 
puis ses  généraux.  «  Vous  n'ignorez  pas,  me  dit 
«  l'empereur  de  Russie ,  que  les  paysans  russes 
«  sont  esclaves.  Je  fais  ce  que  je  peux  pour  amé- 
«  liorer  leur  sort  graduellement  dans  mes  domai- 
«  nés;  mais  je  rencontre  ailleurs  des  obstacles  que 
«  le  repos  de  l'empire  m'ordonne  de  ménager.  — 
«  Sire,  lui  répondis -je,  je  sais  que  la  Russie  est 
«  maintenant  heureuse ,  quoiqu'elle  n'ait  d'autre 
«  constitution  que  le  caractère  personnel  de  Votre 
«  Majesté.  —  Quand  le  compliment  que  vous 
«  me  faites  aurait  de  la  vérité,  répondit  l'empereur, 
«  je  ne  serais  jamais  qu'un  accident  heureux.  » 
Je  crois  difficile  que  de  plus  belles  paroles  soient 
prononcées  par  un  monarque  dont  la  situation 
pourrait  l'aveugler  sur  le  sort  des  hommes.  Non- 
seulement  le  pouvoir  arbitraire  livre  les  nations 
aux  chances  de  l'hérédité  ;  mais  les  rois  les  plus 
éclairés,  s'ils  sont  absolus,  ne  sauraient,  quand  ils 
le  voudraient,  encourager  dans  leur  nation  la  force 
et  la  dignité  du  caractère.  Dieu  et  la  loi  peuvent 
seuls  commander  en  maîtres  à  l'homme  sans  l'avilir. 

Se  représente-t-on  comment  des  ministres  tels 
que  lord  Chatham,  M.  Pitt,  M.  Fox,  auraient  été 
supportés  par  les  princes  qui  ont  nommé  le  cardi- 
nal Dubois  ou  le  cardinal  de  Fleury?  Les  grands 
hommes  de  l'histoire  de  France,  les  Guise,  Coli- 
gny ,  Henri  IV ,  se  sont  formés  dans  les  temps  de 
troubles ,  parce  que  ces  troubles,  malheureux  d'ail- 
leurs ,  empêchaient  l'action  étouffante  du  despo- 
tisme ,  et  donnaient  à  quelques  individus  une 
grande  importance.  Biais  il  n'y  a  que  l'Angleterre 
où  la  vie  politique  soit  régularisée  de  telle  ma- 
nière que ,  sans  agiter  l'État ,  le  génie  et  la  gran- 
deur d'âme  puissent  naître  et  se  montrer. 

Depuis  Louis  XIV  jusqu'à  Louis  XVI,  un  demi- 
siècle  s'est  écoulé ,  véritable  modèle  de  ce  qu'on 
appelle  le  gouvernement  arbitraire,  quand  on  veut 
le  représenter  sous  les  plus  douces  couleurs.  Il  n'y 
avait  pas  de  tyrannie,  parce  que  les  moyens  man- 
quaient pour  l'établir;  mais  on  ne  pouvait  dérober 
quelque  liberté  que  par  le  désordre  de  l'injustice. 
Il  fallait,  si  l'on  voulait  être  quelque  chose,  ou 
réussir  dans  une  affaire  quelconque,  étudier  l'in- 
trigue des  cours,  la  plus  misérable  science  qui  ait 
jamais  dégradé  l'espèce  humaine.  Il  ne  s'agit  là , 
ni  de  talents,  ni  de  vertus;  car  jamais  un  homme 
supérieur  n'aurait  le  genre  de  patience  qu'il  faut 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


325 


pour  plaire  à  un  monarque  élevé  dans  les  habitudes 
du  pouvoir  absolu.  Les  princes  ainsi  formés  sont 
si  persuadés  que  c'est  toujours  l'intérêt  personnel 
qui  inspire  ce  qu'on  leur  dit ,  qu'on  ne  peut  avoir 
d'influence  sur  eux  qu'à  leur  insu.  Or,  pour  réus- 
sir ainsi ,  être  là  toujours  vaut  mieux  que  tous  les 
talents  possibles.  Les  princes  sont  avec  les  cour- 
tisans dans  le  même  rapport  que  nous  avec  ceux 
qui  nous  servent  :  nous  trouverions  mauvais  qu'ils 
nous  donnassent  des  conseils ,  qu'ils  nous  parlas- 
sent avec  force  sur  nos  intérêts  mêmes;  mais  nous 
sommes  fâchés  de  leur  voir  un  visage  mécontent , 
et  quelques  mots  qu'ils  nous  disent  dans  un  mo- 
ment opportun,  quelques  flatteries  qui  semblent 
leur  échapper ,  nous  domineraient  complètement, 
si  nos  égaux  que  nous  rencontrons ,  en  sortant  de 
chez  nous ,  ne  nous  apprenaient  pas  ce  que  nous 
sommes.  Les  princes  ,  n'ayant  jamais  affaire  qu'à 
des  serviteurs  de  bon  goût,  qui  s'insinuent  plus' 
facilement  dans  leur  faveur  que  nos  gens  dans  la 
notre ,  vivent  et  meurent  sans  avoir  jamais  l'idée 
des  choses  telles  qu'elles  sont.  Les  courtisans ,  en 
étudiant  le  caractère  de  leurs  maîtres  avec  beau- 
coup de  sagacité ,  n'acquièrent  cependant  aucune 
lumière  véritable,  même  sur  la  connaissance  du 
cœur  humain,  du  moins  sur  celle  qu'il  faut  pour 
diriger  les  nations.  Un  roi  devrait  se  faire  une 
règle  de  prendre  pour  premier  ministre  un  homme 
qui  lui  déplût  comme  courtisan;  car  jamais  un 
génie  supérieur  ne  peut  se  plier  au  point  juste 
qu'il  faut  pour  captiver  ceux  qu'on  encense.  Un 
certain  tact ,  moitié  commun  et  moitié  fin ,  sert 
pour  avancer  dans  les  cours  :  l'éloquence ,  le  rai- 
sonnement ,  toutes  les  facultés  transcendantes  de 
l'esprit  et  de  l'âme  scandaliseraient  comme  de  la 
rébellion,  ou  seraient  accablées  de  ridicule.  «  Quels 
discours  inconvenants!  quels  projets  ambitieux!  » 
dirait  l'un;  «  Que  veut- il. ^  que  prétend -il?  »  dirait 
l'autre;  et  le  prince  partagerait  l'étonnement  de 
sa  cour.  L'atmosphère  de  l'étiquette  finit  par  agir 
tellement  sur  tout  le  monde ,  que  je  ne  sais  per- 
sonne d'assez  audacieux  pour  articuler  une  parole 
signifiante  dans  le  cercle  des  princes  qui  sont  res- 
tés enfermés  dans  leurs  cours.  Il  faut  se  borner 
inévitablement  dans  les  conversations  au  beau 
temps,  à  la  chasse,  à  ce  qu'on  a  bu  la  veille,  à  ce 
qu'on  mangera  le  lendemain,  enfin  à  tout  ce  qui 
n'a  de  sens  ni  d'intérêt  pour  personne.  Quelle  école 
cependant  pour  l'esprit  et  pour  le  caractère  !  Quel 
triste  spectacle,  qu'un  vieux  courtisan  qui  a  passé 
de  longues  années  dans  l'habitude  d'étouffer  tous 
ses  sentiments,  de  dissimuler  ses  opinions,  d'at- 
tendre le  souffle  d'un  prince  pour  respirer,  et  son 


signe  pour  se  mouvoir  !  De  tels  hommes  finissent 
par  gâter  le  plus  beau  des  sentiments ,  le  respect 
pour  l'âge  avancé,  quand  on  les  voit  courbés  par 
l'habitude  des  révérences,  ridés  par  les  faux  sou- 
rires ,  pâles  d'ennui  plus  encore  que  de  vieillesse , 
et  se  tenant  debout  des  heures  entières  sur  leurs 
jambes  tremblantes,  dans  ces  salons  antichambres 
où  s'asseoir  à  quatre-vingts  ans  paraîtrait  presque 
une  révolte.  On  aime  mieux  dans  ce  métier  les 
jeunes  gens  étourdis  et  fats  qui  savent  manier  avec 
hardiesse  la  flatterie  envers  leur  maître,  l'arrogance 
envers  leurs  inférieurs,  et  qui  méprisent  l'espèce 
humaine,  au-dessus  comme  au-dessous  d'eux.  Ils 
s'en  vont  ainsi ,  ne  se  confiant  qu'en  leur  propre 
mérite ,  jusqu'à  ce  qu'une  disgrâce  les  réveille  de 
l'enivrement  de  la  sottise  et  de  l'esprit  tout  ensem- 
ble; car  ce  mélange  est  nécessaire  pour  réussir 
dans  les  intrigues  de  cour.  Or,  en  France,  de  rang 
en  rang ,  il  y  a  toujours  eu  des  cours,  c'est-à-dire, 
des  maisons  oii  l'on  distribuait  une  certaine  quan- 
tité de  crédit  à  l'usage  de  ceux  qui  voulaient  de 
l'argent  et  des  places.  Les  flatteurs  du  pouvoir, 
depuis  le  commis  jusqu'aux  chambellans,  ont  pris 
cette  flexibilité  de  langage ,  cette  facilité  à  tout 
dire  comme  à  tout  cacher,  ce  ton  tranchant  dans 
le  sens  de  la  force ,  cette  condescendance  pour  la 
mode  du  jour,  comme  pour  une  puissance,  qui  ont 
fait  croire  à  la  légèreté  dont  on  accuse  les  Fran- 
çais, et  cependant  cette  légèreté  ne  se  trouve  que 
dans  l'essaim  des  hommes  qui  bourdonnent  autour 
du  pouvoir.  Il  faut  qu'ils  soient  légers  pour  chan- 
ger rapidement  de  parti  ;  il  faut  qu'ils  soient  légers, 
pour  n'entrer  à  fond  dans  aucune  étude;  car  au- 
trement il  leur  en  coûterait  trop  de  dire  le  con- 
traire de  ce  qu'ils  auraient  sérieusement  appris; 
en  ignorant  beaucoup,  on  affirme  tout  plus  facile- 
ment. Il  faut  qu'ils  soient  légers  enfin,  pour  pro- 
diguer, depuis  la  démocratie  jusqu'à  la  légitimité, 
depuis  la  république  jusqu'au  despotisme  militaire, 
toutes  les  phrases  les  plus  opposées  par  le  sens, 
mais  qui  se  ressemblent  néanmoins  entre  elles , 
comme  des  personnes  de  la  même  famille ,  égale- 
ment superficielles,  dédaigneuses,  et  faites  pour 
ne  présenter  jamais  qu'un  côté  de  la  question,  par 
opposition  à  celui  que  les  circonstances  ont  battu. 
Les  ruses  de  l'intrigue  se  mêlant  maintenant  à  la 
littérature  comme  à  tout  le  reste ,  il  n'y  a  pas  une 
possibilité  pour  un  pauvre  lecteur  français,  d'ap- 
prendre jamais  autre  chose  que  ce  qu'il  convient 
de  dire,  et  non  ce  qui  est.  Dans  le  dix- huitième 
siècle,  au  contraire,  les  puissants  ne  se  doutaient 
pas  de  l'influence  des  écrits  sur  l'opinion,  et  fis 
laissaient  la  littérature  à  peu  près  aussi  tranquille 


326 


CONSIDERÂ.TIONS 


que  les  sciences  physiques  le  sont  encore  aujour- 
d'hui. Les  grands  écrivains  ont  tous  combattu 
avec  plus  ou  moins  de  ménagements  les  diverses 
institutions  qui  s'appuient  sur  des  préjugés.  Mais 
qu'est-il  arrivé  de  ce  combat?  que  les  institutions 
ont  été  vaincues.  On  pourrait  appliquer  au  règne 
de  Louis  XV  et  au  genre  de  bonheur  qu'on  y  trou- 
vait, ce  que  disait  cet  homme  qui  tombait  d'un  troi- 
sième étage  :  Cela  va  bien,  pourvu  que  cela  dure. 
Les  gouvernements  représentatifs ,  m'objectera- 
t-on  encore ,  n'ont  point  existé  en  Allemagne ,  et 
cependant  les  lumières  y  ont  fait  d'immenses  pro- 
grès. Rien  ne  se  ressemble  moins  que  l'Allemagne 
et  la  France.  Il  y  a  un  esprit  de  méthode  dans 
les  gouvernements  germaniques ,  qui  diminue  de 
beaucoup  l'ascendant  irréguiier  des  cours.  On  n'y 
voit  point  de  coteries,  de  maîtresses,  de  favoris, 
ni  même  de  ministres  qui  puissent  changer  l'ordre 
des  choses  ;  la  littérature  va  son  chemin  sans  flat- 
ter personne  ;  la  bonne  foi  du  caractère  et  la  pro- 
fondeur des  études  sont  telles ,  que,  dans  les  trou- 
bles civils  mêmes,  il  serait  impossible  de  forcer 
un  écrivain  allemand  à  ces  tours  de  passe  -  passe 
qui  ont  fait  dire  avec  raison ,  en  France ,  que  le 
papier  souffre  tout,  tant  on  exige  de  lui.  «Vous 
avouez  donc  ,  me  dira-t-on,  que  le  caractère  fran- 
çais a  des  défauts  invincibles  qui  s'opposent  aux 
lumières  comme  aux  vertus  dont  la  liberté  ne  sau- 
rait se  passer  ?  »  Nullement  :  je  dis  qu'un  gouverne- 
ment arbitraire,  mobile,  capricieux,  instable,  plein 
de  préjugés  et  de  superstitions  à  quelques  égards, 
de  frivolité  et  d'immoralité  à  d'autres ,  que  ce  gou- 
vernement, comme  il  a  existé  autrefois  en  France, 
n'avait  laissé  de  connaissances,  d'esprit  et  d'énergie, 
qu'à  ses  opposants;  et  s'il  est  impossible  qu'un  tel 
ordre  de  choses  s'accorde  avec  le  progrès  des  lu- 
mières, il  est  encore  plus  certain  qu'il  est  inconci- 
liable avec  la  pureté  des  mœurs  et  la  dignité  du 
caractère.  On  s'aperçoit  déjà ,  malgré  les  malheurs 
de  la  France,  que,  depuis  la  révolution,  le  ma- 
riage y  est  beaucoup  plus  respecté  que  sous  l'an- 
cien régime.  Or,  c'est  sur  le  mariage  que  reposent 
les  mœurs  et  la  liberté.  Comment,  sous  un  gou- 
vernement arbitraire,  les  femmes  se  seraient-elles 
renfermées  dans  la  vie  domestique ,  et  n'auraient- 
elles  pas  employé  tous  leurs  moyens  de  séduction 
pour  influer  sur  le  pouvoir  7  Ce  n'est  assurément 
pas  l'enthousiasme  des  idées  générales. qui  les  ani- 
mait, mais  le  désir  d'obtenir  des  places  pour  leurs 
amis;  et  rien  n'était  plus  naturel ,  dans  un  pays  où 
les  hommes  en  crédit  pouvaient  tout,  où  ils  dispo- 
saient des  revenus  de  l'État ,  où  rien  ne  les  arrê- 
tait que  la  volonté   du  roi ,  modifiée  nécessai- 


rement par  les  intrigues  de  ceux  qui  l'entouraient. 
Comment  se  serait-on  fait  scrupule  d'employer  le 
crédit  des  femmes  en  faveur ,  pour  obtenir  d'un 
ministre  une  exception  quelconque  à  une  règle  qui 
n'existait  pas  ?  Croit  -  on  que ,  sous  Louis  XIV, 
madame  de  Montespan,  madame  Dubarry  sous 
Louis  XV,  aient  jamais  reçu  un  refus  des  minis- 
tres.' Et,  sans  approcher  de  si  près  du  trône,  quel 
était  le  cercle  où  la  faveur  n'agît  pas  comme  à  la 
cour ,  et  où  chacun  n'employât  pas  tous  les  moyens 
possibles  pour  parvenir?  Dans  un  pays,  au  con- 
traire, qui  n'est  réglé  que  par  la  loi ,  quelle  femme 
aurait  l'inutile  hardiesse  de  solliciter  une  injustice, 
ou  de  compter  plus  sur  ses  instances  que  sur  les 
titres  réels  de  ceux  qu'elle  recommande  ?  Ce  n'est 
pas  seulement  la  corruption  des  mœurs  qui  résulte 
de  ces  démarches  continuelles,  de  cette  activité 
d'intrigue,  dont  les  femmes  françaises,  surtout 
celles  du  premier  rang,  n'ont  que  trop  donné 
l'exemple;  mais  les  passions  dont  elles  sont  sus- 
ceptibles ,  et  que  la  délicatesse  même  de  leurs  or- 
ganes rend  plus  vives ,  dénaturent  en  elles  tout  ce 
que  leur  sexe  a  d'aimable. 

Le  véritable  caractère  d'une  femme,  le  véritable 
caractère  d'un  homme,  c'est  dans  les  pays  libres 
qu'il  faut  le  connaître  et  l'admirer.  La  vie  domes- 
tique inspire  aux  femmes  toutes  les  vertus  ;  et  la 
carrière  politique ,  loin  d'habituer  les  hommes  à 
mépriser  la  morale  ainsi  qu'un  vieux  conte  d,e 
nourrice ,  exerce  sans  cesse  les  fonctionnaires  pu- 
blics au  sacrifice  d'eux-mêmes ,  à  l'exaltation  de 
l'honneur,  à  toutes  les  grandeurs  de  l'âme  que  la 
présence  habituelle  de  l'opinion  développe  infailli- 
blement. Enfin,  dans  un  pays  où  les  femmes  sont 
au  centre  de  toutes  les  intrigues ,  parce  que  c'est 
la  faveur  qui  gouverne  tout ,  les  mœurs  de  la  pre- 
mière classe  n'ont  aucun  rapport  avec  celles  de  la 
nation,  et  nulle  sympathie  ne  peut  s'établir  entre 
les  salons  et  le  pays.  Une  femme  du  peuple,  en 
Angleterre,  se  sent  un  rapport  avec  la  reine  qui  a 
soigné  son  mari ,  élevé  ses  enfants ,  comme  la  re- 
ligion et  la  morale  le  commandent  à  toutes  les 
épouses  et  à  toutes  les  mères.  Mais  le  genre  de 
mœurs  qu'entraîne  .le  gouvernement  arbitraire 
transforme  les  femmes  en  une  sorte  de  troisième 
sexe  factice,  triste  production  de  l'ordre  social 
dépravé.  Les  femmes,  cependant,  peuvent  être 
excusables  de  prendre  les  choses  politiques  telles 
qu'elles  sont,  et  de  se  plaire  dans  les  intérêts  vifs 
dont  leur  destinée  naturelle  les  sépare.  Mais , 
qu'est-ce  que  des  hommes  élevés  par  le  gouverne- 
ment arbitraire?  Nous  en  avons  vu,  au  milieu  des 
jacobins,  sous  Bonaparte,  et  dans  les  camps  des 


SUR  LA.  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


327 


étrangers,  partout,  excepté  dans  l'incorruptible 
bande  des  amis  de  la  liberté.  Ils  s'appuient  sur  les 
excès  de  la  révolution,  pour  proclamer  le  despo- 
tisme ;  et  vingt-cinq  ans  sont  opposés  à  l'histoire 
du  monde  qui  ne  présente  que  les  horreurs  com- 
mises par  la  superstition  et  la  tyrannie.  Pour  ac- 
corder quelque  bonne  foi  à  ces  partisans  de  l'ar- 
bitraire ,  il  faut  supposer  qu'ils  n'aient  rien  lu  de 
ce  qui  précède  l'époque  de  la  révolution  en  France; 
et  nous  en  connaissons  qui  peuvent  largement 
fonder  leur  justification  sur  leur  ignorance. 

Notre  révolution,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
a  presque  suivi  les  différentes  phases  de  celle  d'An- 
gleterre, avec  la  régularité  qu'offrent  les  crises 
d'une  même  maladie.  Mais  la  question  qui  agite 
aujourd'hui  le  monde  civilisé ,  consiste  dans  l'ap- 
plication de  toutes  les  vérités  fondamentales  sur 
lesquelles  repose  l'ordre  social.  L'avidité  du  pou- 
voir a  fait  commettre  aux  hommes  tous  les  for- 
faits dont  l'histoire  est  souillée;  le  fanatisme  a 
secondé  la  tyrannie  ;  l'hypocrisie  et  la  violence ,  la 
ruse  et  le  fer  ont  enchaîné,  trompé,  déchiré  l'es- 
pèce humaine.  Deux  périodes  ont  seules  illuminé 
le  globe  :  c'est  l'histoire  de  quelques  siècles  de  la 
Grèce  et  de  Rome.  L'esclavage ,  en  resserrant  le 
nombre  des  citoyens,  permit  que  le  gouvernement 
républicain  pût  s'établir  même  dans  des  États 
assez  étendus,  et  les  plus  grandes  vertus  en  sont 
résultées.  Le  christianisme,  en  affranchissant  de- 
puis les  esclaves,  en  civilisant  le  reste  de  l'Europe, 
a  fait  à  l'existence  individuelle  un  bien  source  de 
tous  les  autres.  Mais  le  désordre  dans  l'ordre ,  le 
despotisme,  s'est  constamment  maintenu  dans 
plusieurs  pays;  et  toutes  les  pages  de  notre  his- 
toire sont  ensanglantées,  ou  par  des  massacres  re- 
ligieux ,  ou  par  des  assassinats  judiciaires.  Tout  à 
coup  la  Providence  a  permis  que  l'Angleterre  ait 
résolu  le  problème  des  monarchies  constitution- 
nelles, et  l'Amérique,  un  siècle  plus  tard,  celui 
des  républiques  fédératives.  Depuis  cette  époque, 
ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  de  ces  deux  pays ,  il  ne 
s'est  versé  une  goutte  de  sang  injustement  par  les 
tribunaux  ;  depuis  soixante  ans ,  les  querelles  reli- 
gieuses ont  cessé  en  Angleterre,  et  il  n'en  a  ja- 
mais existé  en  Amérique.  Enfin,  le  venin  du  pou- 
voir, qui  a  corrompu  tant  d'hommes  depuis  tant 
de  siècles,  a  subi  par  les  gouvernements  représen- 
tatifs l'inoculation  salutaire  qui  en  détruit  toute  la 
malignité.  Dépuis  la  bataille  de  Culloden,  en  1746, 
qu'on  peut  considérer  comme  la  fin  des  troubles 
civils  qui  avaient  commencé  cent  ans  auparavant, 
on  ne  saurait  citer  un  abus  du  pouvoir  en  Angle- 
terre. Il  n'est  pas  un  citoyen  honnête  qui  n'ait 


dit  :  Notre  heureuse  constitution ,  parce  qu'il  n'en 
est  pas  un  qui  ne  se  soit  senti  protégé  par  elle. 
Cette  chimère ,  car  c'est  ainsi  qu'on  a  toujours  ap- 
pelé le  beau ,  est  là ,  réalisée  sous  nos  yeux.  Quel 
sentiment ,  quel  préjugé ,  quel  endurcissement  de 
tête  et  de  cœur,  peut  faire  qu'en  se  rappelant  ce 
que  nous  lisons  dans  notre  histoire,  on  ne  préfère 
pas  les  soixante  années  dont  l'Angleterre  vient  de 
nous  offrir  l'exemple?  Nos  rois,  comme  les  siens, 
ont  été  tour  à  tour  bons  ou  mauvais  ;  mais ,  dans 
aucun  temps ,  leurs  règnes  n'offrent  soixante  ans 
de  paix  intérieure  et  de  liberté  tout  ensemble. 
Rien  de  pareil  n'a  seulement  été  rêvé  possible  à 
une  autre  époque.  Le  pouvoir  est  la  sauvegarde 
de  l'ordre,  mais  il  en  est  aussi  l'ennemi  par  les 
passions  qu'il  excite  :  réglez-en  l'exercice  par  la  li- 
berté publique,  et  vous  aurez  banni  ce  mépris  de 
l'espèce  humaine  qui  met  à  l'aise  tous  les  vices  et 
justifie  l'art  d'en  tirer  parti. 

CHAPITRE  XI. 

Du  mélange  de  la  religion  avec  la  politique. 

'  On  dit  beaucoup  que  la  France  est  devenue  ir- 
réligieuse depuis  la  révolution.  Sans  doute,  à  l'épo- 
que de  tous  les  crimes ,  les  hommes  qui  les  com- 
mettaient devaient  secouer  le  frein  le  plus  sacré. 
Mais  la  disposition  générale  des  esprits ,  mainte- 
nant, ne  tient  point  à  des  causes  funestes  heureu- 
sement très-loin  de  nous.  La  religion  en  France , 
telle  que  les  prêtres  l'ont  prêchée ,  a  toujours  été 
mêlée  avec  la  politique;  et  depuis  le  temps  où  les 
papes  déliaient  les  sujets  de  leur  serment  de  fidé- 
lité envers  les  rois,  jusqu'au  dernier  catéchisme 
sanctionné  par  la  grande  majorité  du  clergé  fran- 
çais, catéchisme  dans  lequel ,  comme  nous  avons 
vu,  ceux  qui  n'aimeraient  pas  et  ne  serviraient 
pas  l'empereur  Napoléon ,  étaient  menacés  de  la 
damnation  éternelle,  il  n'est  pas  une  époque  où 
les  interprètes  de  la  religion  ne  s'en  soient  servis 
pour  établir  des  dogmes  politiques,  tous  différents 
suivant  les  circonstances.  Au  milieu  de  ces  chan- 
gements ,  la  seule  chose  invariable  a  été  l'intolé- 
rance envers  tout  ce  qui  n'était  pas  conforme  à  la 
doctrine  dominante.  Jamais  la  religion  n'a  été  re- 
présentée seulement  comme  le  culte  le  plus  intime 
de  l'ame,  sans  nul  rapport  avec  les  intérêts  de  ce 
monde. 

L'on  encourt  le  reproche  d'irréligion ,  quand  on 
n'est  pas  de  l'avis  des  autorités  ecclésiastiques  sur 
les  affaires  de  gouvernement;  mais  tel  homme 
s'irrite  contre  ceux  qui  veulent  lui  imposer  leur 
manière  de  voir  en  politique,  qui  n'en  est  pas 

22 


328 


CONSIDERATIONS 


moins  três-bon  chrétien.  Il  ne  s'ensuit  pas  de  ce 
que  la  France  veut  la  liberté  et  l'égalité  devant  la 
loi,  qu'elle  ne  soit  pas  chrétienne;  tout  au  con- 
traire ,  car  le  christianisme  est  éminemment  d'ac- 
cord avec  cette  opinion.  Aussi,  le  jour  où  l'on 
cessera  de  réunir  ce  que  Dieu  a  séparé,  la  religion 
et  la  politique ,  le  clergé  aura  moins  de  crédit  et 
de  puissance ,  mais  la  nation  sera  sincèrement  re- 
ligieuse. Tout  l'art  des  privilégiés  des  deux  classes 
est  d'établir  que  l'on  est  un  factieux  si  l'on  veut 
une  constitution,  et  un  incrédule  si  l'on  redoute 
l'influence  des  prêtres  dans  les  affaires  de  ce  monde. 
Cette  tactique  est  très-connue ,  car  elle  n'est  que 
renouvelée,  aussi  bien  que  tout  le  reste. 

Les  sermons,  en  France  comme  en  Angleterre, 
dans  les  temps  de  parti,  ont  souvent  porté  sur  des 
questions  politiques ,  et  je  crois  qu'ils  ont  très- 
mal  édifié  les  personnes  d'une  opinion  contraire 
qui  les  écoutaient.  L'on  a  peu  d'égards  pour  celui 
qui  nous  prêche  le  matin ,  s'il  a  fallu  se  disputer 
avec  lui  la  veille;  et  la  religion  souffre  de  la  haine 
que  les  questions  politiques  inspirent  contre  les 
ecclésiastiques  qui  s'en  mêlent. 

Il  serait  injuste  de  prétendre  que  la  France  est 
irréligieuse,  parce  qu'elle  n'applique  pas  toujours 
au  gré  de  quelques  membres  du  clergé,  le  fameux 
texte  que  toute  puissance  vient  de  Dieu  ,  texte  dont 
l'explication  sincère  est  facile,  mais  qui  a  mer- 
veilleusement servi  les  traités  que  le  clergé  a  faits 
avec  tous  les  gouvernements ,  quand  ils  se  sont 
appuyés  sur  le  droit  divin  de  la  force.  A  cette  oc- 
casion ,  je  citerai  quelques  passages  de  l'instruction 
pastorale  de  monseigneur  l'évêque  de  Troyes  , 
qui ,  dans  le  temps  oii  il  était  aumônier  de  Bona- 
parte ,  a  fait ,  à  l'occasion  du  baptême  du  roi  de 
Rome,  un  discours  au  moins  aussi  édifiant  que 
celui  dont  nous  allons  nous  occuper.  Nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  dire  que  cette  instruction  est 
de  1816  :  on  peut  reconnaître  toujours  en  France 
la  date  d'un  écrit  par  les  opinions  qu'il  contient. 

Monseigneur  l'évêque  de  Troyes  dit  :  «  La 
«  France  veut  son  roi ,  mais  son  roi  légitime , 
«  parce  que  la  légitimité  est  le  premier  trésor  d'un 
«  peuple ,  et  un  bienfait  d'autant  plus  inapprécia- 
«  ble  qu'il  peut  suppléer  à  tous  les  autres ,  et 
V.  qu'aucun  autre  ne  peut  y  suppléer.  »  Arrêtons- 
nous  un  moment  pour  plaindre  l'homme  qui  pense 
ainsi ,  d'avoir  servi  si  bien  et  si  longtemps  Napo- 
léon. Quel  effort,  quelle  contrainte!  Mais,  au 
reste ,  l'évêque  de  Troyes  ne  fait  rien  de  plus  à  cet 
égard ,  que  bien  d'autres  qui  occupent  encore  des 
places  ;  et  il  faut  lui  rendre  au  moins  la  justice 
qu'il  ne  provoque  pas  la  proscription  de  ses  com- 


pagnons de  service  auprès  de  Napoléon  :  c'est 
beaucoup. 

Je  laisserai  de  côté  le  langage  de  flatterie  de 
l'auteur  du  mandement ,  langage  qu'on  devrait 
d'autant  moins  se  permettre  envers  la  puissance  , 
qu'on  la  respecte  davantage.  Passons  à  quelque 
chose  de  moins  bénin  :  «  La  France  veut  son  roi , 
«  mais  en  le  voulant ,  elle  ne  prétend  pas  qu'elle 
«  puisse  en  vouloir  un  autre  ;  et  heureusement 
«  qu'elle  n'a  pas  ce  droit  funeste.  Loin  de  nous 
«  cette  pensée ,  que  les  rois  tiennent  des  peuples 
«  leur  autorité,  et  que  la  faculté  qu'ils  peuvent 
«  avoir  eue  de  les  choisir ,  emporte  celle  de  les  ré- 
«  voquer...  Non ,  il  n'est  pas  vrai  que  le  peuple  soit 
«  souverain,  ni  que  les  rois  soient  ses  mandatai- 
«  res...  C'est  le  cri  des  séditieux  ,  c'est  le  rêve  des 
«  indépendants ,  c'est  la  chimère  immonde  de  la 
«  turbulente  démagogie ,  c'est  le  mensonge  le  plus 
«  cruel  qu'aient  pu  faire  nos  vils  tyrans  ,  pour 
«  tromper  la  multitude.  Il  n'est  pas  dans  notre 
«  dessein  de  réfuter  sérieusement  cette  souverai- 
«  neté  désastreuse...  Mais  il  est  de  notre  devoir 
«  de  réclamer  ici ,  au  nom  de  la  religion ,  contre 
«  cette  doctrine  anarchique  et  antisociale ,  qu'a 
«  vomie  au  milieu  de  nous  la  lave  révolutionnaire, 
«  et  de  prémunir  les  fidèles  confiés  à  nos  hoins 
«  contre  cette  double  hérésie  ,  et  politique  et  reli- 
«  gieuse ,  également  réprouvée  et  des  plus  grands 
«  docteurs,  et  des  plus  grands  législateurs,  non 
«  moins  contraire  au  droit  naturel  qu'au  droit  di- 
«  vin ,  et  non  moins  destructive  de  l'autorité  des 
«  rois  que  de  l'autorité  de  Dieu.  »  L^évêque  de 
Troyes  en  effet  ne  traite  pas  sérieusement  cette 
question ,  qui  avait  pourtant  paru  digne  de  l'atten- 
tion de  quelques  penseurs  ;  mais  il  est  plus  com- 
mode de  faire  d'un  principe  une  hérésie  que  de 
l'approfondir  par  la  discussion.  Il  y  a  cependant 
quelques  chrétiens  en  Angleterre ,  en  Amérique , 
en  Hollande  ;  et ,  depuis  que  l'ordre  social  est  fon- 
dé ,  l'on  a  vu  d'honnêtes  gens  croire  que  tous  les 
pouvoirs  émanaient  des  nations ,  sans  lesquelles  il 
n'y  aurait  point  de  pouvoirs.  C'est  ainsi  qu'en  se 
servant  de  la  religion  pour  diriger  la  politique ,  on 
est  dans  le  cas  de  faire  chaque  jour  des  complain- 
tes sur  l'impiété  des  Français  ;  cela  veut  tout  sim- 
plement dire  qu'il  y  a  en  France  beaucoup  d'amis 
de  la  liberté  qui  sont  d'avis  qu'il  doit  exister  un 
pacte  entre  les  nations  et  les  monarques.  Il  me 
semble  qu'on  peut  croire  en  Dieu  et  penser  ainsi. 

Par  une  contradiction  singulière ,  ce  même  évé- 
que,  si  orthodoxe  en  politique,  cite  le  fameux  pas- 
sage qui  lui  a  sans  doute  servi  à  se  justifier  à  ses 
propres  yeux ,  quand  il  était  l'aumônier  de  l'usur- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


329 


pateur  :  Toute  puissance  vient  de  Dieu;  et  qui  ré- 
siste à  la  puissance  résiste  à  Dieu  même.  «  Voi- 
<i  là,  N.  T.  C.  F. ,  le  droit  public  de  la  religion,  sans 
«  lequel  personne  n'a  le  droit  de  commander ,  ni 
«  l'obligation  d'obéir.  Voilà  cette  souveraineté 
«  première  de  laquelle  découlent  toutes  les  autres  , 
«  et  sans  laquelle  toutes  les  autres  n'auraient  ni 
«  base ,  ni  sanction  ;  c'est  la  seule  constitution 
*  qui  soit  faite  pour  tous  les  lieux  comme  pour 
«  tous  les  temps;  la  seule  avec  laquelle  on  pour- 
«  rait  se  passer  de  toutes  les  autres ,  et  sans  la- 
«  quelle  aucune  ne  pourrait  se  soutenir  ;  la  seule 
«qui  ne  peut  jamais  être  sujette  à  révision;  la 
«  seule  à  laquelle  aucune  faction  ne  saurait  tou- 
«  cher  ,  et  contre  laquelle  aucune  rébellion  ne  sau- 
«  rait  prévaloir  ;  contre  laquelle  enfin  ne  peuvent 
«  rien  ni  les  peuples ,  ni  les  rois  ,  ni  les  maîtres , 
«  ni  les  sujets  ;  toute  puissance  vient  de  Dieu;  et 
«  qui  résiste  à  la  puissance  résiste  à  Dieu  même.  « 
Peut-on ,  en  peu  de  paroles ,  rassembler  plus  d'er- 
reurs funestes  et  de  calculs  serviles  ?  Ainsi  Néron 
et  Robespierre,  ainsi  Louis  XI  et  Charles  IX,  les 
plus  sanguinaires  des  hommes,  devraient  être 
obéis  ,  si  celui  qui  résiste  à  la  puissance  résiste  à 
Dieu  même  !  Les  nations  ou  leurs  représentants 
sont  le  seul  pouvoir  qu'il  faille  excepter  de  ce  res- 
pect implicite  pour  l'autorité.  Quand  deux  partis 
dans  l'État  luttent  ensemble,  comment  saisir  le 
moment  oii  l'un  des  deux  devient  sacré ,  c'est- 
à-dire  le  plus  fort?  Ils  avaient  donc  tort,  les 
Français  qui  n'ont  pas  quitté  le  roi  pendant  vingt- 
cinq  ans  d'exil  !  car ,  certes ,  dans  ce  temps  c'était 
à  Bonaparte  qu'on  ne  pouvait  contester  le  droit  que 
monseigneur  l'évêque  de  Troyes  proclame ,  celui 
de  la  puissance.  Dans  quelles  absurdités  tombent 
les  écrivains  qui  veulent  mettre  en  théories ,  en 
dogmes ,  en  maximes ,  leurs  intérêts  de  chaque 
jour  !  En  vérité  ,  le  glaive  déprave  beaucoup  moins 
que  la  parole,  lorsqu'on  en  fait  un  tel  usage.  On  a 
cent  fois  répété  que  cette  phrase  de  l'Évangile  : 
Toute  puissance  vient  de  Dieu ,  et  l'autre  :  Refi- 
dez  à  César  ce  qui  appartient  à  César ,  avaient 
uniquement  pour  but  d'écarter  toute  discussion 
politique.  Jésus -Christ  voulait  que  la  religion 
qu'il  annonçait  fiit  considérée  par  les  Romains 
comme  tout  à  fait  étrangère  aux  affaires  publi- 
ques :  «  Mon  règne  n'est  pas  de  ce  monde  ,  »  disait- 
il.  Tout  ce  qu'on  demande  aux  ministres  du  culte, 
c'est  de  remplir ,  à  cet  égard  comme  à  tous  les 
autres,  les  intentions  de  Jésus -Christ. 

«  Établissez ,  Seigneur,  dit  le  prophète ,  un  lé- 
«  gislateur  au-dessus  d'eux ,  afin  que  les  nations 
«  sachent  qu'elles  sont  des  hommes.  »  Il  ne  serait 


pas  mal  non  plus  que  les  rois  sussent  qu'ils  sont 
des  hommes ,  et  certainement  ils  doivent  l'ignorer, 
s'ils  ne  contractent  point  d'engagement  envers  la 
nation  qu'ils  gouvernent.  Quand  le  prophète  prie 
Dieu  d'établir  un  roi ,  c'est  comme  tous  les 
hommes  religieux  prient  Dieu  de  présider  à  cha- 
cun dès  événements  de  cette  vie  ;  mais  comment 
une  dynastie  est-elle  spécialement  établie  par  la 
Providence  ?  Est-ce  la  prescription  qui  est  le  signe 
de  la  mission  divine .'  Les  papes  ont  excommunié , 
déposé  des  rois  de  toute  ancienneté  ;  ils  ont  exclu 
Henri  IV  pour  cause  de  religion;  et  des  motifs 
puissants  ont  déterminé  nouvellement  un  pape  à 
concourir  au  couronnement  de  Bonaparte.  Ce  sera 
donc  au  clergé  à  déclarer,  quand  il  le  faudra,  que 
telle  dynastie ,  et  non  pas  telle  autre ,  est  choisie 
par  la  volonté  de  Dieu.  Mais  suivons  l'instruction 
pastorale  :  «  Établissons  un  législateur ,  c'est-à- 
«  dire  un  roi  qui  est  le  législateur  par  excellence , 
«  et  sans  lequel  il  ne  peut  y  avoir  de  loi  :  un 
«  législateur  suprême  qui  parlera,  et  qui  fera 
«  des  lois  en  votre  nom  :  un  législateur ,  et  non 
«  plusieurs;  car  plus  il  y  en  aurait,  et  moins  bien 
«  les  lois  seraient  faites  :  un  législateur  avec  une 
«  autorité  sans  rivalité ,  pour  qu'il  puisse  faire  le 
«  bien  sans  obstacle  :  un  législateur  qui ,  soumis 
«  lui-même  à  ses  propres  lois  ,  ne  pourra  soumet- 
«  tre  personne  ni  à  ses  passions ,  ni  à  ses  caprices  : 
('  enfin ,  un  législateur  qui ,  ne  faisant  que  des 
«  lois  justes ,  conduira  par  là  même  son  peuple  à 
«  la  liberté  véritable.  «  Un  homme  qui  fera  les 
lois  à  lui  seul  n'aura  ni  jjassions  ni  caprices  !  un 
homme  entouré  de  tous  les  pièges  de  la  royauté , 
sera  le  législateur  unique  d'un  peuple,  et  il  ne 
fera  que  des  lois  justes  !  Certes ,  il  n'y  a  pas 
d'exemple  du  contraire  ;  on  n'a  point  vu  des  rois 
abuser  de  leur  pouvoir;  point  de  prêtres,  tels  que 
les  cardinaux  de  Lorraine ,  Richelieu ,  Mazarin  , 
Dubois ,  qui  les  y  aient  excités  !  Et  comment  cette 
doctrine  est-elle  conciliable  avec  la  charte  consti- 
tutionnelle que  le  roi  lui-même  a  jurée  ?  Ce  roi 
que  la  France  veut ,  car  l'évêque  de  Troyes  se  per- 
met pourtant  de  le  dire ,  quoique,  selon  lui,  la 
France  n'ait  aucun  droit  à  cet  égard  ;  ce  roi ,  qui 
est  établi  par  le  Seigneur  ,  a  promis  sur  serment 
qu'il  y  aurait  plusieurs  législateurs ,  et  non  un 
seul ,  quoique  monseigneur  l'évêque  de  Troyes 
T^rétende  que  plus  il  y  en  aurait ,  moins  les  lois 
seraient  bien  faites.  Ainsi ,  les  connaissances  ac- 
quises par  l'administration;  ainsi,  les  vœux  re- 
cueillis dans  les  provinces  par  ceux  qui  y  habitent; 
ainsi,  la  sympathie  qui  naît  des  mêmes  besoins  et 
des  mêmes  souffrances ,  tout  cela  ne  vaut  pas  les 


22. 


330 


CONSIDERATIONS 


lumières  d'un  roi  tout  seul  qui  se  représente  lui- 
même,  pour  me  servir  de  l'expression  un  peu  bi- 
zarre de  M.  l'évêque  de  Troyes.  L'on  croirait  avoir 
atteint  à  ce  qui ,  dans  ce  genre ,  ne  peut  être  sur- 
passé, si  ce  qu'on  va  lire  ne  méritait  encore  la  pré- 
férence. 

«  Aussi ,  N.  T.  C.  F. ,  avons-nous  vu  ce  sénat 
«  de  rois  ,  sous  le  nom  de  congrès ,  consacrer  en 
«  principe  la  légitimité  des  dynasties  royales , 
«  comme  l'égide  de  leur  trône  et  le  plus  sûr  garant 
«  du  bonheur  des  peuples  et  de  la  tranquillité  des 
«  États.  «  Nous  sommes  rois,  ont-ils  dit,  parce  que 
«  nous  sommes  rois  :  ainsi  l'exigent  l'ordre  et  la  sta- 
«  biiité  du  monde  social;  ainsi  le  veut  notre  propre 
«  sûreté;  »  et  ils  l'ont  dit  sans  trop  s'embarrasser 
«  s'ils  n'étaient  pas  par  là  en  opposition  avec  les 
«  idées  dites  libérales ,  et  moins  encore  si  le  par- 
«  tage  qu'ils  faisaient  des  États  qu'ils  trouvaient  à 
«  leur  convenance ,  n'était  pas  le  plus  solennel  dé- 
«  menti  donné  aux  peuples  souverains.  »  Ne  croi- 
rait-on pas  que  nous  venons  de  citer  la  satire  la 
plus  ironique  contre  le  congrès  de  Vienne,  si  l'on 
ne  savait  que  telle  n'a  pu  être  l'intention  de  l'au- 
teur ?  Mais  quand  on  est  arrivé  à  ce  degré  de  dé- 
raison ,  l'on  ne  se  doute  pas  non  plus  du  ridicule  , 
car  la  folie  méthodique  est  très-sérieuse.  Nous 
sommes  rois ,  parce  que  nous  sommes  rois ,  fait- 
on  dire  aux  souverains  de  l'Europe  ;  je  suis  celui 
qui  suis ,  sont  les  paroles  de  Jéhovah  dans  la  Bible; 
et  l'écrivain  ecclésiastique  se  permet  d'attribuer 
aux  monarques  ce  qui  ne  peut  convenir  qu'à  la 
Divinité.  Les  rois,  dit-il,  ne  se  sont  pas  embar- 
rassés si  le  partage  des  États  qu'ils  trouvaient  à 
leur  convenance ,  était  d'accord  avec  les  idées  di- 
tes libérales.  Tant  pis ,  en  effet ,  s'ils  ont  réglé  ce 
partage  comme  un  compte  de  banquier,  donnant 
des  soldes  à  une  certaine  quantité  d'âmes  ou  de 
fractions  d'âmes ,  pour  se  faire  une  somme  ronde 
de  sujets  !  Tant  pis,  s'ils  n'ont  consulté  que  leur 
convenance,  sans  songer  aux  intérêts  et  aux  vœux 
des  nations!  Mais  les  rois  repoussent,  n'en  dou- 
tons pas,  l'indigne  éloge  qui  leur  est  ainsi  adressé  ; 
ils  repoussent  de  même  aussi,  sans  doute,  le 
blâme  que  se  permet  contre  eux  l'évêque  de  Troyes, 
quoique  ce  blâme  renferme  une  odieuse  flatterie 
sous  la  forme  d'un  reproche. 

«  Il  est  vrai  qu'on  en  a  vu  plusieurs  favoriser, 
«  au  risque  d'être  en  contradiction  avec  eux-mê- 
«  mes ,  ces  formes  populaires ,  et  autres  théories 
«  nouvelles  que  leurs  ancêtres  ne  connaissaient 
«  pas,  et  auxquelles,  jusqu'à  nos  jours,  leurs  pro- 
«  près  Etats  avaient  été  étrangers  sans  qu'ils  s'en 
«  fussent  plus  mal  trouvés  ;  mais ,  nous  ne  crai- 


«  gnons  pas  de  le  dire ,  c'est  la  maladie  de  l'Eu- 
«  rope ,  et  le  symptôme  le  plus  alarmant  de  sa  dé- 
«  cadence  ;  c'est  par  là  que  la  Providence  semble 
«  l'attaquer  pour  hâter  sa  dissolution.  Ajoutons  à 
«  cette  manie  de  refondre  les  gouvernements ,  et 
«  de  les  appuyer  sur  des  livres ,  cette  tendance  des 
«  esprits  novateurs  à  faire  une  fusion  de  tous  les 
«  cultes ,  comme  ils  veulent  en  faire  une  de  tous 
«  les  partis ,  et  à  croire  que  l'autorité  des  princes 
«  acquiert  pour  elle-même  toute  la  force  et  l'auto- 
«  rite  qu'ils  ôtent  à  la  religion  ;  et  nous  aurons  les 
«  deux  plus  grands  dissolvants  politiques  qui  puis- 
«  sent  miner  les  empires ,  et  avec  lesquels  l'Europe, 
«  tôt  ou  tard,  doit  tomber  en  lambeaux  et  en  pour- 
«  riture.  »  Voilà  donc  le  but  de  toutes  ces  homélies 
en  faveur  du  pouvoir  absolu  :  c'est  la  tolérance  re- 
ligieuse qui  doit  faire  tomber  tôt  ou  tard  l'Europe 
en  lambeaux  et  en  pourriture.  L'opinion  publique 
est  favorable  à  cette  tolérance  ;  donc  il  faut  pros- 
crire tout  ce  qui  servirait  d'organe  à  l'opinion  : 
alors  le  clergé  de  la  seule  religion  permise  sera  ri- 
che et  puissant  ;  car,  d'une  part ,  il  se  dira  l'inter- 
prète de  ce  droit  divin  par  lequel  les  rois  régnent, 
et  de  l'autre,  les  peuples  ne  pouvant  professer  que 
le  culte  dominant ,  il  faudra  que  les  ecclésiastiques 
soient  seuls  chargés ,  ainsi  qu'ils  le  demandent,  de 
l'instruction  publique,  et  qu'on  leur  remette  la  di- 
rection des  consciences ,  qui  s'appuie  sur  l'inqui- 
sition ,  comme  le  pouvoir  arbitraire  sur  la  police. 

La  fraternité  de  toutes  les  communions  chré- 
tiennes, telle  que  la  sainte-alliance  proposée  par 
l'empereur  Alexandre  l'a  fait  espérer  à  l'humanité, 
est  déjà  condamnée  par  la  censure  portée  contre 
la  fusion  des  cultes.  Quel  ordre  social  ils  nous  pro- 
posent, ces  partisans  du  despotisme  et  de  l'intolé- 
rance, ces  ennemis  des  lumières,  ces  adversaires 
de  l'humanité,  quand  elle  porte  le  nom  de  peuple 
et  de  nation!  Oli  faudrait-il  fuir,  s'ils  comman- 
daient ?  Encore  quelques  mots  sur  cette  instruction 
pastorale,  dont  le  titre  est  si  doux,  et  dont  les  pa- 
roles sont  si  amères. 

«  Hélas  !  »  dit  l'évêque  de  Troyes,  eii  s'adressanl 
au  roi ,  «  des  séditieux,  pour  mieux  nous  asservir, 
«  commencent  déjà  à  nous  parler  de  nos  droits, 
«  pour  nous  faire  oublier  les  vôtres.  Nous  en  avons, 
«  sans  doute,  sire,  et  ils  sont  aussi  anciens  que  la 
«  monarchie.  Le  droit  de  vous  appartenir  comme 
«  au  chef  de  la  grande  famille,  et  de  nous  dire  vos 
«  sujets ,  puisque  ce  mot  signifie  vos  enfants.  »  On 
ne  peut  s'empêcher  de  croire  que  l'écrivain ,  homme 
d'esprit,  a  souri  lui-même,  quand  on  a  proposé 
pour  unique  droit  au  peuple  français ,  celui  de  se 
dire  les  sujets  d'un  monarque  qui  disposerait  selon 


SLR  LA.  REVOLLTIOÎN  FRANÇAISE, 


331 


son  bon  plaisir  de  leurs  propriétés  et  de  leurs  vies. 
Les  esclaves  d'Alger  peuvent  se  vanter  du  même 
genre  de  droit. 

Enfin  voici  sur  quoi  repose  tout  l'échafaudage 
de  sophismes  qu'on  prescrit  comme  un  article  de 
foi ,  parce  que  le  raisonnement  ne  pourrait  pas  le 
soutenir.  Quel  usage  du  nom  de  Dieu  !  et  comment 
veut-on  qu'une  nation  à  qui  l'on  dit  que  c'est  là  de 
la  religion,  ne  devienne  pas  incrédule,  pour  son 
malheur  et  pour  celui  du  monde  ? 

«  N.  T.  C.  F-,  nous  ne  cesserons  de  vous  répéter 
«  ce  que  Moïse  disait  à  son  peuple  :  Interrogez  vos 
«  ancêtres  et  le  Dieu  de  vos  pères,  et  remontez 
*^  à  la  source.  Songez  que  moins  on  s"écarte  des 
«  chemins. battus,  et  plus  on  est  en  sûreté.... Son- 
«  gez  enfin  que  mépriser  l'autorité  des  siècles,  c'est 
«  mépriser  l'autorité  de  Dieu ,  puisque  c'est  Dieu 
«  lui-même  qui  fait  l'antiquité,  et  que  vouloir  y  re- 
«  noncer  est  toujours  le  plus  grand  des  crimes, 
«  quand  ce  ne  serait  pas  le  dernier  des  malheurs.  « 
C'est  Dieu  qui  fait  l'antiquité,  sans  doute;  mais 
Dieu  est  aussi  l'auteur  du  présent ,  dont  l'avenir 
va  dépendre.  Quelle  niaiserie  que  cette  assertion , 
si  elle  ne  contenait  pas  un  artifice  habile  !  et  le 
voici  :  tous  les  honnêtes  gens  sont  émus  quand  on 
leur  parle  de  leurs  ancêtres  ;  il  semble  que  l'idée 
de  leurs  pères  s'unisse  toujours  à  celle  du  passé  ; 
mais  ce  sentiment  noble  et  pur  conduit-il  à  rétablir 
la  torture,  la  roue,  l'inquisition,  parce  que,  dans 
les  siècles  éloignés ,  de  telles  abominations  étaient 
rœu\Te  des  mœurs  barbares  ?  Peut-on  soutenir  ce 
qui  est  absurde  et  criminel ,  parce  que  l'absurde  et 
le  crime  ont  existé  ?  Nos  pères  n'ont-ils  pas  été  cou- 
pables envers  les  leurs,  quand  ils  ont  adopté  le 
christianisme  et  détruit  l'esclavage?  Songez  que 
moins  on  s'écarte  des  routes  battues ,  plus  on  est 
en  sûreté ,  dit  monseigneur  l'évêque  de  Troyes  : 
mais  pour  que  ces  routes  soient  devenues  des  rou- 
tes battues ,  il  a  fallu  passer  de  l'antiquité  à  des 
temps  plus  rapprochés  ;  et  nous  voulons  mainte- 
nant profiter  des  lumières  de  nos  jours  pour  que 
la  postérité  ait  aussi  une  antiquité  qui  vienne  de 
nous,  mais  qu'elle  pourra  changer  à  son  tour, 
si  la  Providence  continue  à  protéger,  comme  elle 
l'a  fait,  les  progrès  de  l'esprit  humain  dans  toutes 
les  directions. 

Je  ne  me  serais  pas  arrêtée  si  longtemps  à  l'é- 
crit de  l'évêque  de  Troyes ,  s'il  ne  renfermait  la 
quintessence  de  tout  ce  qu'on  publie  chaque  jour 
en  France.  Le  bon  sens  en  réchappera-t-il  ?  Et,  ce 
qui  est  pis  encore,  le  sentiment  religieux,  sans  le- 
quel les  hommes  n'ont  point  d'asile  en  eux-mêmes, 
pourra-t-il  résister  à  ce  mélange  de  la  politique  et 


de  la  religion,  qui  porte  le  caractère  évident  de 
rh}-pocrisie  et  de  l'égoïsme  ? 

CHAPITRE  XII. 

De  l'amour  de  la  liberté. 

La  nécessité  des  gouvernements  libres,  c'est-à- 
dire,  des  monarchies  limitées  pour  les  grands  États, 
et  des  républiques  indépendantes  pour  les  petits, 
est  tellement  évidente  qu'on  est  tenté  de  croire  que 
personne  ne  peut  se  refuser  sincèrement  à  recon- 
naître cette  vérité  ;  et  cependant ,  quand  on  ren- 
contre des  hommes  de  bonne  foi  qui  la  combattent, 
on  voudrait  se  rendre  compte  de  leurs  motifs.  La 
liberté  a  trois  sortes  d'adversaires  en  France  :  les 
nobles  qui  placent  l'honneur  dans  l'obéissance  pas- 
sive, et  les  nobles  plus  avisés,  mais  moins  can- 
dides ,  qui  croient  que  leurs  intérêts  aristocratiques 
et  ceux  du  pouvoir  absolu  ne  font  qu'un  ;  les  hom- 
mes que  la  révolution  française  a  dégoûtés  des 
idées  qu'elle  a  profanées;  enfin  les  bonapartistes, 
les  jacobins,  tous  les  hommes  sans  conscience  po- 
litique. Les  nobles  qui  attachent  l'honneur  à  l'o- 
béissance passive  confondent  tout  à  fait  l'esprit 
des  anciens  chevaliers  avec  celui  des  courtisans  des 
derniers  siècles.  Sans  doute,  les  anciens  chevaliers 
mouraient  pour  leur  roi,  et  ainsi  feraient  tous  les 
guerriers  pour  leurs  chefs;  mais  ces  chevaliers, 
comme  nous  l'avons  dit,  n'étaient  nullement  les 
partisans  du  pouvoir  absolu  :  ils  cherchaient  eux- 
mêmes  à  entourer  ce  pouvoir  de  barrières ,  et  met- 
taient leur  gloire  à  défendre  une  liberté  aristocra- 
tique, il  est  vrai,  mais  enfin  une  liberté.  Quant 
aux  nobles  qui  sentent  que  les  privilèges  de  l'aris- 
tocratie doivent  à  présent  s'appuyer  sur  le  despo- 
tisme que  jadis  ils  servaient  à  limiter,  on  peut 
leur  dire  comme  dans  le  roman  de  Waverley:  «  Ce  qui 
«  vous  importe,  ce  n'est  pas  tant  que  Jacques  Stuart 
«  soit  roi ,  mais  que  Fergus  Mac-Ivor  soit  comte,  u 
L'institution  de  la  pairie  accessible  au  mérite  est, 
pour  la  noblesse,  ce  que  la  constitution  anglaise  est 
pour  la  monarchie.  C'est  la  seule  manière  de  con- 
server l'une  et  l'autre  ;  car  nous  vivons  dans  un 
siècle  où  l'on  ne  conçoit  pas  bien  comment  la  mi- 
norité, et  une  si  petite  minorité,  aurait  un  droit 
qui  ne  serait  pas  pour  l'avantage  de  la  majorité. 
Le  sultan  de  Perse  se  faisait  rendre  compte,  il  y  a 
quelques  années,  de  la  constitution  anglaise  par 
l'ambassadeur  d'Angleterre  à  sa  cour.  Après  l'a- 
voir écouté,  et,  comme  l'on  va  voir,  assez  bien 
compris  :  «  Je  conçois,  lui  dit-il,  comment  l'ordre 
«  de  choses  que  vous  me  décrivez  convient  mieux 


332 


CONSIDERATIONS 


«  que  le  gouvernement  de  Perse  à  la  durée  et  au 
«  bonheur  de  votre  empire  ;  mais  il  me  semble 
«  beaucoup  moins  favorable  aux  jouissances  du  mo- 
«  narque.  »  C'était  très-bien  poser  la  question  ; 
excepté  que ,  même  pour  le  monarque,  il  vaut  mieux 
être  guidé  par  l'opinion  dans  la  direction  des  af- 
faires publiques,  que  de  courir  sans  cesse  le  risque 
d'être  en  opposition  avec  elle.  La  justice  est  l'égide 
de  tous  et  de  chacun  ;  mais  en  sa  qualité  de  justice 
cependant,  c'est  le  grand  nombre  qu'elle  doit  pro- 
téger. 

Il  nous  reste  à  parler  de  ceux  que  les  malheurs 
et  les  crimes  de  la  révolution  de  France  ont  ef- 
frayés ,  et  qui  fuient  d'un  extrême  à  l'autre ,  comme 
si  le  pouvoir  arbitraire  d'un  seul  était  l'unique 
préservatif  certain  contre  la  démagogie.  C'est  ainsi 
qu'ils  ont  élevé  la  tyrannie  de  Bonaparte  ;  et  c'est 
ainsi  qu'ils  rendraient  Louis  XVIII  despote ,  si  sa 
haute  sagesse  ne  l'en  défendait  pas.  La  tyrannie 
est  une  parvenue ,  et  le  despotisme  un  grand  sei- 
gneur; mais  l'une  et  l'autre  offensent  également  la 
raison  humaine.  Après  avoir  vu  la  servilité  avec 
laquelle  Bonaparte  a  été  obéi ,  on  a  peine  à  conce- 
voir que  ce  soit  l'esprit  républicain  que  l'on  craigne 
en  France.  Les  lumières  et  la  nature  des  choses 
amèneront  la  liberté  en  France,  mais  ce  ne  sera 
certainement  pas  la  nation  qui  se  montrera  d'elle- 
même  factieuse  ni  turbulente. 

Quand  depuis  tant  de  siècles  toutes  les  âmes 
généreuses  ont  aimé  la  liberté;  quand  les  plus 
grandes  actions  ont  été  inspirées  par  elle  ;  quand 
l'antiquité  et  l'histoire  des  temps  modernes  nous 
offrent  tant  de  prodiges  opérés  par  l'esprit  public  ; 
quand  nous  venons  de  voir  ce  que  peuvent  les  na- 
tions ;  quand  tout  ce  qu'il  y  a  de  penseurs  parmi 
les  écrivains  a  proclamé  la  liberté  ;  quand  on  ne 
peut  pas  citer  un  ouvrage  politique  d'une  réputa- 
tion durable  qui  ne  soit  animé  par  ce  sentiment  ; 
quand  les  beaux-arts ,  la  poésie ,  les  chefs-d'œuvre 
du  théâtre,  destinés  à  émouvoir  le  cœur  humain, 
exaltent  la  liberté  ;  que  dire  de  ces  petits  hommes 
à  grande  fatuité ,  qui  vous  déclarent  avec  un  accent 
fade  et  maniéré  comme  tout  leur  être ,  qu'il  est  de 
bien  mauvais  goût  de  s'occuper  de  politique  ;  qu'a- 
près les  horreurs  dont  on  a  été  témoin,  personne  ne 
se  soucie  plus  de  la  liberté  ;  que  les  élections  popu- 
laires sont  une  institution  tout  à  fait  grossière  ;  que 
le  peuple  choisit  toujours  mal,  et  que  les  gens 
comme  il  faut  ne  sont  pas  faits  pour  aller,  comme 
en  Angleterre ,  se  mêler  avec  le  peuple  ?  Il  est  de 
mauvais  goûf  de  s'occuper  de  politique.  Eh  !  juste 
ciel  !  à  quoi  donc  penseront-ils ,  ces  jeunes  gens 
élevés  sous  le  régime  de  Bonaparte,  seulement 


pour  aller  se  battre,  sans  aucune  instruction,  sans 
aucun  intérêt  pour  la  littérature  et  les  beaux-arts  ? 
Puisqu'ils  ne  peuvent  avoir  ni  une  idée  nouvelle, 
ni  un  jugement  sain  sur  de  tels  sujets,  au  moins 
ils  seraient  des  hommes ,  s'ils  s'occupaient  de  leur 
pays ,  s'ils  se  croyaient  citoyens ,  si  leur  vie  était 
utile  de  quelque  manière.  Mais  que  veulent-ils 
mettre  à  la  place  de  la  politique,  qu'ils  se  donnent 
les  airs  de  proscrire  ?  quelques  heures  passées  dans 
l'antichambre  des  ministres ,  pour  obtenir  des  pla- 
ces qu'ils  ne  sont  pas  en  état  de  remplir;  quelques 
propos  dans  les  salons ,  au-dessous  même  de  l'esprit 
des  femmes  les  plus  légères  auxquelles  ils  les  adres- 
sent. Quand  ils  se  faisaient  tuer,  cela  pouvait  aller 
encore,  parce  qu'il  y  a  toujours  de  la  grandeur 
dans  le  courage;  mais  dans  un  pays  qui,  Dieu 
merci,  sera  en  paix,  ne  savoir  être  qu'une  seconde 
fois  chambellan ,  et  ne  pouvoir  prêter  ni  lumières , 
ni  dignités  à  sa  patrie,  c'est  là  ce  qui  est  vraiment 
de  mauvais  goût.  Le  temps  est  passé  où  les  jeunes 
Français  pouvaient  donner  le  ton  à  tous  égards. 
Ils  ont  bien  encore ,  il  est  vrai ,  la  frivolité  de  jadis , 
mais  ils  n'ont  plus  la  grâce  qui  faisait  pardonner 
cette  frivolité  même. 

Après  les  horreurs  dont  on  a  été  témoin,  disent- 
ils ,  personne  ne  veut  plus  entendre  parler  de  li- 
berté. Si  des  caractères  sensibles  se  laissaient  aller 
à  une  haine  involontaire  et  nerveuse ,  car  on  pour- 
rait la  nommer  ainsi ,  puisqu'elle  tient  à  de  certains 
souvenirs,  à  de  certaines  associations  de  terreur 
qu'on  ne  peut  vaincre ,  on  leur  dirait ,  ainsi  qu'un 
poète  de  nos  jours  :  Qu'il  ne  faut  pas  forcer  la 
liberté  à  se  poignarder  comme  Lucrèce,  parce 
qu'elle  a  été  profanée.  On  leur  rappellerait  que  la 
Saint-Barthélemi  n'a  pas  fait  proscrire  le  catholi- 
cisme. On  leur  dirait  enfin  que  le  sort  des  vérités 
ne  peut  dépendre  des  hommes  qui  mettent  telle  ou 
telle  devise  sur  leur  bannière ,  et  que  le  bon  sens 
a  été  donné  à  chaque  individu ,  pour  juger  des  j 
choses  en  elles-mêmes ,  et  non  d'après  des  circons- 
tances accidentelles.  Les  coupables,  de  tout  temps, 
ont  tâché  de  se  servir  d'un  généreux  prétexte, 
pour  excuser  de  mauvaises  actions;  il  n'existe  pres- 
que pas  de  crimes  dans  le  monde  que  leurs  auteurs 
n'aient  attribués  à  l'honneur,  à  la  religion,  ou  à  la 
liberté.  Il  ne  s'ensuit  pas,  je  pense,  qu'il  faille 
pour  cela  proscrire  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  sur  la 
terre.  En  politique  surtout,  comme  il  y  a  lieu  au 
fanatisme  aussi  bien  qu'à  la  mauvaise  foi ,  au  dé- 
vouement aussi  bien  qu'à  l'intérêt  personnel ,  on 
est  sujet  à  des  erreurs  funestes,  quand  on  n'a  pas 
une  certaine  force  d'esprit  et  d'âme.  Si  le  lende- 
main de  la  mort  de  Charles  V%  un  Anglais ,  mau- 


SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


333 


dissant  avec  raison  ce  forfait ,  eût  demandé  au  ciel 
qu'il  n'y  eût  jamais  de  liberté  en  Angleterre ,  cer- 
tainement on  aurait  pu  s'intéresser  à  ce  mouve- 
ment d'un  bon  cœur,  qui,  dans  son  émotion, 
confondait  tous  les  prétextes  d'un  grand  crime 
avec  le  crime  lui-même,  et  aurait  proscrit^  s'il 
l'avait  pu ,  jusqu'au  soleil  qui  s'était  levé  ce  jour-là 
comme  de  coutume.  Mais ,  si  cette  prière  irréflé- 
chie avait  été  exaucée,  l'Angleterre  ne  servirait 
pas  d'exemple  au  monde  aujourd'hui ,  la  monarchie 
universelle  de  Bonaparte  pèserait  sur  l'Europe, 
car  l'Europe  eût  été  hors  d'état  de  s'affranchir  sans 
le  secours  de  cette  nation  libre.  De  tels  arguments 
et  bien  d'autres  pourraient  être  adressés  à  des 
personnes  dont  les  préjugés  mêmes  méritent  des 
égards,  parce  qu'ils  naissent  des  affections  du 
cœur.  Mais  que  dire  à  ceux  qui  traitent  de  jaco- 
bins les  amis  de  la  liberté,  quand  eux-mêmes  ont 
servi  d'instruments  au  pouvoir  impérial  ?  Nous  y 
étions  forcés ,  disent-ils.  Ah  !  j'en  connais  qui  pour- 
raient aussi  parler  de  cette  contrainte ,  et  qui  ce- 
pendant y  ont  échappé.  Mais ,  puisque  vous  vous  y 
êtes  laissé  forcer,  trouvez  bon  que  l'on  veuille  vous 
donner  une  constitution  libre ,  où  l'empire  de  la 
loi  soit  tel ,  qu'on  n'exige  rien  de  mal  de  vous  : 
car  vous  êtes  en  danger,  ce  me  semble ,  de  céder 
beaucoup  aux  circonstances.  Ils  pourraient  plutôt, 
ceux  que  la  nature  a  faits  résistants ,  ne  pas  re- 
douter le  despotisme  ;  mais  vous  qu'il  a  si  bien 
courbés ,  souhaitez  donc  que  dans  aucun  temps , 
sous  aucun  prince,  sous  aucune  forme,  il  ne  puisse 
jamais  vous  atteindre. 

Les  épicuriens  de  nos  jours  voudraient  que  les 
lumières  améliorassent  l'existence  physique  sans 
exciter  le  développement  intellectuel  ;  ils  voudraient 
que  le  tiers  état  eût  travaillé  à  rendre  la  vie  so- 
ciale plus  douce  et  plus  facile ,  sans  vouloir  profiter 
des  avantages  qu'il  a  conquis  pour  tous.  On  savait 
vivre  durement  autrefois,  et  les  rapports  de  la  so- 
ciété étaient  aussi  beaucoup  plus  simples  et  plus 
fixes.  Mais  aujourd'hui  que  le  commerce  a  tout 
multiplié,  si  vous  ne  donnez  pas  de  motifs  d'ému- 
lation au  talent,  c'est  le  goût  de  l'argent  qui  pren- 
dra sa  place.  Vous  ne  relèverez  pa§  les  châteaux 
forts;  vous  ne  ressusciterez  pas  les  princesses  qui 
filaient  elles-mêmes  les  vêtements  des  guerriers; 
vous  ne  recommencerez  pas  même  le  règne  de 
Louis  XIV.  Le  temps  actuel  n'admet  plus  un  genre 
de  gravité  et  de  respect  qui  donnait  alors  tant 
d'ascendant  à  cette  cour.  Mais  vous  aurez  de  la 
corruption  sans  esprit ,  ce  qui  est  le  dernier  degré 
oiî  l'espèce  humaine  puisse  tomber.  Ce  n'est  donc 
pas  entre  les  lumières  et  l'antique  féodalité  qu'il 


faut  choisir,  mais  entre  le  désir  de  se  distinguer 
et  l'avidité  de  s'enrichir. 

Examinez  les  adversaires  de  la  liberté  dans  to^s 
les  pays ,  vous  trouverez  bien  parmi  eux  quelques 
transfuges  du  camp  des  gens  d'esprit ,  mais ,  en 
général ,  vous  verrez  que  les  ennemis  de  la  liberté 
sont  ceux  des  connaissances  et  des  lumières  :  ils 
sont  fiers  de  ce  qui  leur  manque  en  ce  genre ,  et 
l'on  doit  convenir  que  ce  triomphe  négatif  est  fa- 
cile à  mériter. 

On  a  trouvé  le  secret  de  présenter  les  amis  de 
la  liberté  comme  des  ennemis  de  la  religion  :  il  y 
a  deux  prétextes  à  la  singulière  injustice  qui  vou- 
drait interdire  au  plus  noble  sentiment  de  cette 
terre  l'alliance  avec  le  ciel.  Le  premier ,  c'est  la 
révolution  :  comme  elle  s'est  faite  au  nom  de  la 
philosophie,  on  en  a  conclu  qu'il  fallait  être  athée 
pour  aimer  la  liberté.  Certes ,  ce  n'est  que  parce 
que  les  Français  n'ont  pas  uni  la  religion  à  la  li- 
berté, que  leur  révolution  a  sitôt  dévié  de  sa  direc- 
tion primitive.  Il  se  pouvait  que  de  certains  dogmes 
de  l'Église  catholique  ne  s'accordassent  pas  avec 
les  principes  de  la  liberté;  l'obéissance  passive  au 
pape  était  aussi  peu  soutenable  que  l'obéissance 
passive  au  roi.  Mais  le  christianisme  a  véritable- 
ment apporté  la  liberté  sur  cette  terre ,  la  justice 
envers  les  opprimés ,  le  respect  pour  les  malheu- 
reux, enfin  l'égalité  devant  Dieu,  dont  l'égalité 
devant  la  loi  n'est  qu'une  image  imparfaite. 
C'est  par  une  confusion  volontaire  chez  quelques- 
uns  ,  aveugle  chez  quelques  autres ,  qu'on  a  voulu 
faire  considérer  les  privilèges  de  la  noblesse  et  le 
pouvoir  absolu  du  trône  comme  des  dogmes  de  la 
religion.  Les  formes  de  l'organisation  sociale  ne 
peuvent  toucher  à  la  religion  que  par  leur  influence 
sur  le  maintien  de  la  justice  envers  tous ,  et  de  la 
morale  de  chacun  ;  le  reste  appartient  à  la  science 
de  ce  monde. 

Il  est  temps  que  vingt-cinq  années ,  dont  quinze 
appartiennent  au  despotisme  militaire ,  ne  se  pla- 
cent plus  comme  un  fantôme  entre  l'histoire  et 
nous ,  et  ne  nous  privent  plus  de  toutes  les  leçons 
et  de  tous  les  exemples  qu'elle  nous  offre.  N'y  au- 
rait-il plus  d'Aristide,  de  Phocion,  d'Épaminondas 
en  Grèce;  de  Régulus,  de  Caton,  de  Brutus  à 
Rome;  de  Tell  en  Suisse;  d'Egmont,  de  Nassau 
en  Hollande;  de  Sidney,  de  Russel  en  Angleterre, 
parce  qu'un  pays  gouverné  longtemps  par  le  pou- 
voir arbitraire,  s'est  vu  livré  pendant  une  révolu- 
tion aux  hommes  que  l'arbitraire  même  avait  per- 
vertis? Qu'y  a-t-il  de  si  extraordinaire  dans  un 
tel  événement,  qu'il  doive  changer  le  cours  des 
astres ,  c'est-à-dire ,  faire  reculer  la  vérité,  qui  s'a- 


334 


CONSIDERA.TIONS  SUR  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE. 


vançait  avec  l'histoire  pour  éclairer  le  genre  hu- 
main? Et  par  quel  sentiment  public  serions -nous 
désormais  émus,  si  nous  repoussions  l'amour  de 
la  liberté  ?  Les  vieux  préjugés  n'agissent  plus  sur 
les  hommes  que  par  calcul ,  ils  ne  sont  soutenus 
que  par  ceux  qui  ont  un  intérêt  personnel  à  les 
défendre.  Qui  veut  en  France  le  pouvoir  absolu 
par  amour  pur,  c'est-à-dire,  pour  lui-même?  In- 
formez-vous de  la  situation  personnelle  de  chacun 
de  ses  défenseurs,  et  vous  connaîtrez  bien  vite  les 
motifs  de  leur  doctrine.  Sur  quoi  donc  se  fonde- 
rait la  fraternité  des  associations  humaines,  si  quel- 
que enthousiasme  ne  se  développait  pas  dans  les 
cœurs?  Qui  serait  fier  d'être  Français,  si  l'on  avait 
vu  la  liberté  détruite  par  la  tyrannie ,  la  tyrannie 
brisée  par  les  étrangers ,  et  que  les  lauriers  de  la 
guerre  ne  fussent  pas  au  moins  honorés  par  la 
conquête  de  la  liberté?  Il  ne  s'agirait  plus  que  de 
voir  lutter  l'un  contre  l'autre  l'égoïsme  des  privi- 
légiés par  la  naissance  et  l'égoïsme  des  privilégiés 
par  les  événements.  Mais  la  France,  où  serait-elle? 
Qui  pourrait  se  vanter  de  l'avoir  servie ,  puisque 
rien  ne  resterait  dans  les  coeurs ,  ni  des  temps  pas- 
sés, ne  de  la  réforme  nouvelle? 

La  liberté!  répétons  son  nom  avec  d'autant  plus 
de  force ,  que  les  hommes  qui  devraient  au  moins 
le  prononcer  comme  excuse ,  l'éloignent  par  flat- 
terie; répétons -le  sans  crainte  de  blesser  aucune 
puissance  respectable  :  car  tout  ce  que  nous  ai- 
mons ,  tout  ce  que  nous  honorons  y  est  compris. 
Rien  que  la  liberté  ne  peut  remuer  l'âme  dans  les 
rapports  de  l'ordre  social.  Les  réunions  d'hommes 
ne  seraient  que  des  associations  de  commerce  ou 
d'agriculture,  si  la  vie  du  patriotisme  n'excitait 
pas  les  individus  à  se  sacrifier  à  leurs  semblables. 
La  chevalerie  était  une  confrérie  guerrière  qui  sa- 
tisfaisait au  besoin  de  dévouement  qu'éprouvent 
tous  les  cœurs  généreux.  Les  nobles  étaient  des 
compagnons  d'armes  qu'un  honneur  et  un  devoir 
réunissaient;  mais  depuis  que  les  progrès  de  l'es- 
prit humain  ont  créé  les  nations ,  c'est-à-dire,  de- 
puis que  tous  les  hommes  participent  de  quelque 
manière  aux  mêmes  avantages,  que  ferait -on  de 
l'espèce  humaine  sans  le  sentiment  de  la  liberté? 
Pourquoi  le  patriotisme  français  commencerait  -  il 
à  telle  frontière  et  s'arrêterait-il  à  telle  autre,  s'il 
n'y  avait  pas  dans  cette  enceinte  des  espérances , 
des  jouissances,  une  émulation,  une  sécurité,  qui 
font  aimer  son  pays  natal  par  l'âme  autant  que 
par  l'habitude  ?  Pourquoi  le  nom  de  France  cause- 
rait-il une  invincible  émotion,  s'il  n'y  avait  d'au- 
tres liens  entre  les  habitants  de  cette  belle  con- 
trée que  les  privilèges  des  uns  et  l'asservissement 
des  autres? 


Partout  où  vous  rencontrez  du  respect  pour  la 
nature  humaine,  de  l'affection  pour  ses  sembla- 
bles, et  cette  énergie  d'indépendance  qui  sait  ré- 
sister à  tout  sur  la  terre ,  et  ne  se  prosterner  que 
devant  Dieu ,  là  vous  voyez  l'homme  image  de  soa 
Créateur ,  là  vous  sentez  au  fond  de  l'âme  un  at- 
tendrissement si  intime  qu'il  ne  peut  vous  trom- 
per sur  la  vérité.  Et  vous ,  nobles  Français ,  pour 
qui  l'honneur  était  la  liberté;  vous  qui,  par  une 
longue  transmission  d'exploits  et  de  grandeur, 
deviez  vous  considérer  comme  l'élite  de  l'espèce 
humaine,  souffrez  que  la  nation  s'élève  jusqu'à 
vous  ;  elle  a  aussi  maintenant  les  droits  de  con- 
quête ,  et  tout  Français  aujourd'hui  peut  se  dire 
gentilhomme ,  si  tout  gentilhomme  ne  veut  pas  se 
dire  citoyen. 

C'est  une  chose  remarquable  en  effet  qu'à  une 
certaine  profondeur  de  pensée  parmi  tous  les  hom- 
mes ,  il  n'y  a  pas  un  ennemi  de  la  liberté.  De  la 
même  manière  que  le  célèbre  Humboldt  a  tracé 
sur  les  montagnes  du  nouveau  monde  les  différents 
degrés  d'élévation  qui  permettent  le  développement 
de  telle  ou  telle  plante ,  on  pourrait  dire  d'avance 
quelle  étendue,  quelle  hauteur  d'esprit  fait  concevoir 
les  grands  intérêts  de  l'humanité  dans  leur  ensem- 
ble et  dans  leur  vérité.  L'évidence  de  ces  opinions 
est  telle,  que  jamais  ceux  qui  les  ont  admises  ne 
pourront  y  renoncer,  et,  d'un  bout  du  monde  à 
l'autre,  les  amis  de  la  liberté  communiquent  par 
les  lumières,  comme  les  hommes  religieux  par  les 
sentiments  ;  ou  plutôt  les  lumières  et  les  sentiments 
se  réunissent  dans  l'amour  de  la  liberté  comme 
dans  celui  de  l'Être  suprême.  S'agit-il  de  l'aboli- 
tion de  la  traite  des  nègres ,  de  la  liberté  de  la 
presse,  de  la  tolérance  religieuse,  Jefferson  pense 
comme  la  Fayette,  la  Fayette  comme  Wilberforce; 
et  ceux  qui  ne  sont  plus  comptent  aussi  dans  la 
sainte  ligue.  Est-ce  donc  par  calcul ,  est-ce  donc 
par  de  mauvais  motifs  que  des  hommes  si  supé- 
rieurs ,  dans  des  situations  et  des  pays  si  divers , 
sont  tellement  en  harmonie  par  leurs  opinions  po- 
litiques? Sans  doute  il  faut  des  lumières  pour  s'é- 
lever au-dessus  des  préjugés  ;  mais  c'est  dans  l'âme 
aussi  que  les  principes  de  la  liberté  sont  fondés  : 
ils  font  battre  le  cœur  comme  l'amour  et  l'amitié  ; . 
ils  viennent  de  la  nature,  ils  ennoblissent  le  carac- 
tère. Tout  un  ordre  de  vertus ,  aussi  bien  que  d'i- 
dées ,  semble  former  cette  chaîne  d'or  décrite  par 
Homère ,  qui ,  en  rattachant  l'homme  au  ciel ,  l'af- 
franchit de  tous  les  fers  de  la  tyrannie. 


909 19490 9 9 Wft 


PREFACE  DE  M.  DE  STAËL  FILS. 


335 


DIX  ANNÉES 

D'EXIL. 


PREFACE 

DE  M.  DE  STAËL  FILS. 

L'écrit  que  l'on  va  lire  ne  forme  point  un  ouvrage  complet , 
et  ne  doit  pas  être  jugé  comme  tel.  Ce  sont  des  fragments  de 
mémoires  que  ma  mère  se  proposait  d'achever  dans  ses  loi- 
sirs ,  et  qui  auraient  peut-être  subi  des  changements  dont  j'i- 
gnore la  nature,  si  une  plus  longue  carrière  lui  eût  permis  de 
les  revoir  et  de  les  terminer.  Cette  réflexion  suffisait  pour  que 
j'examinasse  avec  scrupule  si  j'étais  autorisé  à  les  publier.  La 
crainte  d'aucun  genre  de  responsabilité  ne  peut  se  présenter 
à  l'esprit,  lorsqu'il  s'agit  de  nos  plus  chères  affections  ;  mais 
le  cœur  est  agité  d'une  anxiété  douloureuse,  quand  on  est  ré- 
duit à  deviner  des  AOlontés  dont  la  manifestation  serait  une 
règle  invariable  et  sacrée.  Toutefois,  après  avoir  sérieusement 
réfléchi  sur  ce  que  le  devoir  exigeait  de  moi ,  je  me  suis  con- 
vaincu que  j'avais  rempli  les  intentions  de  ma  mère,  en  pre- 
nant l'engagement  de  n'omettre,  dans  cette  édition  de  ses 
Œuvres,  aucun  écrit  susceptible  d'être  imprimé.  Ma  fidélité 
a  tenir  cet  engagement  me  donne  le  droit  de  désavouer ,  par 
avance ,  tout  ce  qu'à  une  époque  quelconque  on  pourrait  pré- 
tendre ajouter  à  une  collection  qui,  je  le  répète,  renferme 
tout  ce  dont  ma  mère  n'eût  pas  formellement  interdit  la  pu- 
blication. 

Le  titre  de  Dix  années  d'exil  est  celui  dont  l'auteur  lui- 
même  avait  fait  choix;  j'ai  du  le  conserver,  quoique  l'ou- 
vrage, n'étant  pas  achevé,  ne  comprenne  qu'un  espace  de 
sept  années.  Le  récit  commence  en  1800,  c'est-à-dire  deux 
ans  avant  le  premier  exil  de  ma  mère,  et  s'arrête  en  1804, 
après  la  mort  de  M.  Necker.  La  narration  recommence  en  I8I0, 
et  s'arrête  brusquement  à  l'arrivée  de  ma  mère  en  Suède, 
dans  l'automne  de  I312.  Ainsi,  la  première  et  la  seconde  partie 
de  ces  mémoires  laissent  entre  elles  un  intervalle  de  près  de 
six  années.  On  en  trouvera  l'explication  dans  l'exposé  fidèle 
de  la  manière  dont  ils  ont  été  composés. 

Je  n'anticiperai  point  sur  le  récit  des  persécutions  que  ma 
mère  a  subies  sous  le  gouvernement  impérial  :  ces  persécu- 
tions, mesquines  autant  que  cruelles,  forment  l'objet  de  l'é- 
crit que  l'on  va  lire ,  et  dont  je  ne  pourrais  qu'affaiblir  l'inté- 
rêt. Il  me  suffira  de  rappeler  qu'après  l'avoir  exilée  d'abord 
de  Paris ,  puis  renvoyée  de  France ,  après  avoir  supprimé  son 
ouvrage  sur  l'Allemagne,  par  le  caprice  le  plus  arbitraire,  et 
lui  avoir  rendu  impossible  de  rien  publier ,  même  sur  les  su- 
jets les  plus  étrangers  à  la  politique,  on  en  vint  jusqu'à  lui 
faire  de  sa  demeure  une  prison ,  à  lui  interdire  toute  espèce 
de  voyage,  et  à  lui  enlever  les  plaisirs  de  la  vie  sociale  et  les 
consolations  de  l'amitié.  Voilà  dans  quelle  situation  ma  mère 
a  commencé  ses  mémoires,  et  l'on  peut  juger  quelle  était 
alors  la  disposition  de  son  àme. 

En  écrivant  cet  ouvrage ,  l'espoir  de  le  faire  paraître  un 
jour  se  présentait  à  peine  dans  l'avenir  le  plus  éloigné.  L'Eu- 
rope était  encore  tellement  courbée  sous  le  joug  de  Napoléon , 
qu'aucune  voix  indépendante  ne  pouvait  se  faire  entendre  : 
sur  le  continent  la  presse  était  enchaînée,  et  les  mesures  les 
plus  rigoureuses  repoussaient  tout  écrit  imprimé  en  Angleterre. 
Ma  mère  songeait  donc  moins  à  composer  un  livre  qu'à  con- 
server la  trace  de  ses  souvenirs  et  de  ses  pensées.  Tout  en  fai- 
sant le  récit  des  circonstances  qui  lui  étaient  personnelles , 
elle  y  insérait  les  diverses  réflexions  que  lui  avaient  inspirées, 
depuis  l'origine  du  pouvoir  de  Bonaparte,  l'état  de  la  France 
et  la  marche  des  événements.  Mais  si  imprimer  un  pareil  ou- 
vrage eût  été  alors  un  acte  inouï  de  témérité,  le  seul  fait  de 
l'écrire  exigeait  à  la  fois  beaucoup  de  courage  et  de  prudence , 


surtout  dans  la  position  où  était  ma  mère.  Elle  ne  pouvait  pas 
douter  que  toutes  ses  démarches  ne  fussent  soumises  à  la  sur- 
veillance de  la  police  :  le  préfet  qui  avait  remplacé  M.  de  Ba- 
rante  à  Genève,  prétendait  être  informé  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait chez  elle ,  et  le  moindre  prétexte  suffisait  pour  que  l'on 
s'emparât  de  ses  papiers.  Les  plus  grandes  précautions  lui 
étaient  donc  recommandées  :  aussi  à  peine  avait-elle  écrit 
quelques  pages ,  qu'elle  les  faisait  transcrire  par  une  de  ses 
amies  les  plus  intimes ,  en  ayant  soin  de  remplacer  tous  les 
noms  propres  par  des  noms  tirés  de  l'histoire  de  la  révolu- 
tion d'Angleterre.  Ce  fut  sous  ce  déguisement  qu'elle  emporta 
son  manuscrit,  lorsqu'en  1812  elle  se  résolut  à  échapper,  par 
la  fuite,  à  des  rigueurs  toujours  croissantes. 

Arrivée  en  Suède,  après  avoir  ts-aversé  la  Russie,  et  évité 
de  bien  près  les  armées  qui  s'avançaient  sur  Moscou ,  ma 
mère  s'occupa  de  mettre  au  net  cette  première  partie  de  ses 
mémoires,  qui,  ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  s'arrête  à  l'an- 
née ISM .  Mais ,  avant  de  les  continuer  selon  l'ordre  des  temps , 
elle  A  oulut  profiter  du  moment  où  ses  souvenirs  étaient  dans 
toute  leur  vivacité,  pour  écrire  le  récit  des  circonstances 
remarquables  de  sa  fuite,  et  des  persécutions  qui  lui  en 
avaient  fait,  pour  ainsi  dire,  un  devoir.  Elle  reprit  donc  l'his- 
toire de  sa  vie  à  l'année  1810,  époque  de  la  suppression  de 
son  ouvrage  sur  V Allemagne ,  et  la  continua  jusqu'à  son  ar- 
rivée à  Stockholm,  en  1812:  de  là  le  titre  de  Dix  années 
d'exil.  Ceci  explique  encore  pourquoi,  en  parlant  du  gou- 
vernement impérial ,  ma  mère  s'exprime  tantôt  comme  vivant 
sous  sa  puissance,  et  d'autres  fois  comme  y  ayant  échappé. 

Enfin ,  lorsqu'elle  conçut  le  plan  de  son  ouvrage  sur  la 
Révolution  française ,  elle  tira  de  la  première  partie  des  Dix 
années  d'exil  les  morceaux  historiques  et  les  réflexions  géné- 
rales qui  entraient  dans  son  nouveau  cadre ,  réservant  les 
détails  individuels  pour  l'époque  où  elle  comptait  achever  les 
mémoires  de  sa  vie,  et  où  elle  se  flattait  de  pouvoir  nommer 
toutes  les  personnes  dont  elle  avait  reçu  de  généreux  témoi- 
gnages d'amitié,  sans  craindre  de  les  compromettre  par  l'ex- 
pression de  sa  reconnaissance. 

Le  manuscrit  confié  à  mes  soins  se  composait  donc  de  deux 
parties  distinctes  ;  l'une,  dont  la  lecture  offrait  nécessairement 
moins  d'intérêt,  contenait  plusieurs  passages  déjà  incorporés 
dans  les  Considérations  sur  la  Révolution  française  ;Vayilre 
formait  une  espèce  de  journal  dont  aucune  portion  n'était  en- 
core connue  du  public.  l'ai  suivi  la  marche  tracée  par  ma 
mère,  en  retranchant  de  la  première  partie  de  son  manuscrit 
tous  les  morceaux  qui ,  à  quelques  modifications  près,  avaient 
déjà  trouvé  place  dans  son  grand  ouvrage  poliiique.  C'est  à 
cela  que  s'est  borné  le  travail  de  l'éditeur,  et  je  ne  me  suis 
pas  permis  la  moindre  addition. 

Quant  à  la  seconde  partie ,  je  la  livre  au  public  sans  aucun 
changement,  et  à  peine  ai-je  cru  pouvoir  y  faire  de  légères 
corrections  de  style ,  tant  il  m'a  paru  important  de  conserver 
à  cette  esquisse  toute  la  vivacité  du  caractère  original.  L'on 
se  convaincra  de  mon  respect  scrupuleux  pour  le  manuscrit 
de  ma  mère ,  eu  lisant  les  jugements  qu'elle  porte  sur  la  con- 
duite politique  de  la  Russie;  mais,  sans  parler  du  pouvoir 
qu'exerce  la  reconnaissance  sur  les  âmes  éle>  ées ,  l'on  se  rap- 
pellera sans  doute  que  le  souverain  de  la  Russie  combattait 
alors  pour  la  cause  de  l'indépendance  et  de  la  liberté.  Était-il 
possible  de  prévoir  qu'au  bout  de  si  peu  d'années ,  les  forces 
immenses  de  cet  empire  deviendraient  des  instruments  d'op- 
. pression  pour  la  malheureuse  Europe? 

Si  l'on  compare  les  Dix  années  d'exil  avec  les  Considéra- 
tions sur  la  Révolution  fl-ançaise ,  on  trouvera  peut-être  que 
le  règne  de  Napoléon  est  jugé  dans  le  premier  de  ces  écrits 
avec  plus  de  sévérité  que  dans  l'autre ,  et  qu'il  y  est  attaqué 
avec  une  éloquence  qui  n'est  pas  toujours  exempte  d'amer- 
tume. Cette  différence  est  facile  à  expliquer  :  l'un  de  ces 
ouvrages  a  été  écrit  après  la  chute  du  despote ,  avec  le  calme 
et  l'impartialité  d'un  historien  ;  l'autre  a  été  inspiré  par  un 
sentiment  courageux  de  résistance  à  la  tyrannie  ;  et  quand 
ma  mère  l'a  composé ,  le  pouvoir  impérial  était  à  son  apogée. 

Je  n'ai  point  choisi  un  moment  plutôt  qu'un  autre  pour 
la  publication  des  Dix  années  d'exil;  l'ordre  chronologique 
a  été  suivi  dans  cette  édition ,  et  les  oeuvres  posthumes  ont 
dû  naturellement  terminer  le  recueil.  Du  reste,  je  ne  crains 


336 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


point  qu'on  prétende  qu'il  y  ait  manque  de  générosité  à  pu- 
blier, après  la  chute  de  Napoléon ,  des  attaques  dirigées  contre 
sa  puissance.  Celle  dont  le  talent  a  toujours  été  consacré  à  la 
défense  des  plus  nobles  causes,  celle  dont  la  maison  a  été 
successivement  l'asile  des  opprimés  de  tous  les  partis ,  serait 
trop  au-dessus  d'un  pareil  reproche.  Il  ne  pourrait,  en  tout 
cas,  s'adresser  qu'à  l'éditeur  des  Dix  années  d'exil;  mais 
J'en  serais  peu  touché,  je  l'avoue.  L'on  ferait,  en  vérité ,  une 
part  trop  belle  au  despotisme,  si,  après  avoir  imposé  le 
silence  de  la  terreur  pendant  son  triomphe,  il  pouvait  encore 
demander  à  l'histoire  de  l'épargner  après  sa  défaite. 

Sans  doute  les  souvenirs  du  dernier  gouvernement  ont  été 
le  prétexte  de  beaucoup  de  persécutions  ;  sans  doute  les  hon- 
nêtes gens  sont  révoltés  des  lâches  invectives  que  l'on  se 
permet  encore  contre  ceux  qui ,  ayant  joui  des  faveurs  de  ce 
gouvernement,  ont  assez  de  dignité  pour  ne  pas  désavouer 
leur  conduite  passée  ;  sans  doute ,  enfin ,  une  grandeur  déchue 
peut  captiver  l'imagination  ;  mais  ce  n'est  pas  de  la  personne 
de  Napoléon  seulement  qu'il  s'agit;  ce  n'est  pas  lui  qui, 
aujourd'hui,  peut  être  un  objet  d'animadversion  pour  les 
âmes  généreuses  ;  ce  ne  sont  pas  non  plus  ceux  qui,  sous  son 
règne,  ont  servi  utilement  leur  pays  dans  les  différentes 
branches  de  l'administration  publique  :  mais  ce  qu'on  ne 
peut  flétrir  d'une  censure  trop  sévère,  c'est  le  système 
d'égoïsme  et  d'oppression  dont  Bonaparte  est  l'auteur.  Or, 
ce  déplorable  système  ne  règne-t-il  pas  en  Europe?  les  puis- 
sants de  la  terre  ne  recueillent-ils  pas  avec  sohi  le  honteux 
héritage  de  celui  qu'ils  ont  renversé?  Et,  si  l'on  tourne  ses 
regards  sur  notre  patrie ,  combien  ne  voit-on  pas  de  ces  ins- 
truments de  Napoléon  qui,  après  l'avoir  fatigué  de  leur  ser- 
vile  complaisance ,  viennent  offrir  à  un  pouvoir  nouveau  le 
tribut  de  leur  petit  machiavélisme?  Aujourd'hui,  comme 
alors,  n'est-ce  pas  sur  la  vanité  et  sur  la  corruption  que 
repose  tout  l'édifice  de  leur  chétive  science ,  et  n'est-ce  pas 
dans  les  traditions  du  régime  impérial  que  sont  puisés  les 
conseils  de  leur  sagesse? 

En  peignant  donc  des  plus  vives  couleurs  ce  régime  funeste, 
ce  n'est  pas  un  ennemi  vaincu  que  l'on  insulte,  c'est  un 
adversaire  puissant  que  l'on  attaque  ;  et  si ,  comme  je  l'es- 
père, les  Dix  années  d'exil  sont  destinées  à  accroître  l'hor- 
reur des  gouvernements  arbitraires,  je  puis  me  livrer  à  la 
douce  pensée  qu'en  les  publiant  je  sers  la  sainte  cause  à 
laquelle  ma  mère  n'a  pas  cessé  d'être  fidèle. 


«09«d«oa»affd 


PREMIERE  PARTIE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Causes  de  Vanimosité  de  Bonaparte  contre  moi. 

Ce  n'est  point  pour  occuper  le  public  de  moi 
que  j'ai  résolu  de  raconter  les  circonstances  de  dix 
années  d'exil;  les  malheurs  que  j'ai  éprouvés,  avec 
quelque  amertume  que  je  les  aie  sentis ,  sont  si  peu 
de  chose  au  milieu  des  désastres  publics  dont  nous 
sommes  témoins ,  qu'on  aurait  honte  de  parler  de 
soi ,  si  les  événements  qui  nous  concernent  n'é- 
taient pas  liés  à  la  grande  cause  de  l'humanité  me- 
nacée. L'empereur  Napoléon ,  dont  le  caractère  se 
montre  tout  entier  dans  chaque  trait  de  sa  vie , 
m'a  persécutée  avec  un  soin  minutieux ,  avec  ime 
activité  toujours  croissante ,  avec  une  rudesse  in- 
flexible ;  et  mes  rapports  avec  lui  ont  servi  à  me 


le  faire  connaître,  longtemps  avant  que  l'Europe 
eût  appris  le  mot  de  cette  énigme. 

Je  n'entre  point  dans  le  récit  des  faits  qui  ont 
précédé  l'arrivée  de  Bonaparte  sur  la  scène  politi- 
que de  l'Europe  :  si  j'accomplis  le  dessein  que  j'ai 
formé  d'écrire  la  vie  de  mon  père ,  je  dirai  ce  que 
j'ai  vu  de  ces  premiers  jours  de  la  révolution,  dont 
l'influence  a  changé  le  sort  de  tout  le  monde.  .Te 
ne  veiLX  retracer  maintenant  que  la  part  qui  me 
concerne  dans  ce  vaste  tableau.  Mais  en  jetant  de 
ce  point  de  vue  si  borné  quelques  regards  sur  l'en- 
semble ,  je  me  flatte  de  me  faire  souvent  oublier 
en  racontant  ma  propre  histoire. 

Le  plus  grand  grief  de  l'empereur  Napoléon 
contre  moi ,  c'est  le  respect  dont  j'ai  toujours  été 
pénétrée  pour  la  véritable  liberté.  Ces  sentiments 
m'ont  été  transmis  comme  un  héritage  ;  et  je  les 
ai  adoptés  dès  que  j'ai  pu  réfléchir  sur  les  hautes 
pensées  dont  ils  dérivent ,  et  sur  les  belles  actions 
qu'ils  inspirent.  Les  scènes  cruelles  qui  ont  dés- 
honoré la  révolution  française  n'étant  que  de  la 
tyrannie  sous  des  formes  populaires ,  n'ont  pu ,  ce 
me  semble ,  faire  aucun  tort  au  culte  de  la  liberté. 
L'on  pourrait ,  tout  au  plus ,  s'en  décourager  pour 
la  France  ;  mais  si  ce  pays  avait  le  malheur  de  ne 
savoir  posséder  le  plus  noble  des  biens ,  il  ne  fau- 
drait pas  pour  cela  le  proscrire  sur  la  terre.  Quand 
le  soleil  disparaît  de  l'horizon  des  pays  du  Nord , 
les  habitants  de  ces  contrées  ne  blasphèment  pas 
ses  rayons  qui  luisent  encore  pour  d'autres  pays 
plus  favorisés  du  ciel. 

Peu  de  temps  après  le  1 8  brumaire ,  il  fut  rap- 
porté à  Bonaparte  que  j'avais  parlé  dans  ma  société 
contre  cette  oppression  naissante  dont  je  pressen- 
tais les  progrès,  aussi  clairement  que  si  l'avenir 
m'eitt  été  révélé.  Joseph  Bonaparte ,  dont  j'aimais 
l'esprit  et  la  conversation,  vint  me  voir  et  me  dit  : 
«  Mon  frère  se  plaint  de  vous.  Pourquoi,  m'a-t-il 
«  répété  hier ,  pourquoi  madame  de  Staël  ne  s'at- 
«  tache-t-elle  pas  à  mon  gouvernement  ?  Qu'est-ce 
«  qu'elle  veut  ?  le  payement  du  dépôt  de  son  père  ? 
«  je  l'ordonnerai  :  le  séjour  de  Paris  ?  je  le  lui  pér- 
it mettrai.  Enfin  qu'est-ce  qu'elle  veut?  —  Mon 
«Dieu,  répliquai-je,  il  ne  s'agit  pas  de  ce  que  je 
«  veux,  mais  de  ce  que  je  pense.  »  J'ignore  si  cette 
réponse  lui  a  été  rapportée;  mais  je  suis  bien  sûre 
au  moins  que,  s'il  l'a  sue,  il  n'y  a  attaché  aucun 
sens  ;  car  il  ne  croit  à  la  sincérité  des  opinions  de 
personne  ;  il  considère  la  morale  en  tout  genre 
comme  une  formule  qui  ne  tire  pas  plus  à  consé- 
quence que  la  fin  d'une  lettre  ;  et ,  de  même  qu'a- 
près avoir  assuré  quelqu'un  qu'on  est  son  très- 
humble  serviteur,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  puisse 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


337 


rien  exiger  de  vous ,  Bonaparte  croit  que  lorsque 
quelqu'un  dit  qu'il  aime  la  liberté,  qu'il  croit  en 
Dieu,  qu'il  gréfère  sa  conscience  à  son  intérêt, 
c'est  un  homme  qui  se  conforme  à  l'usage,  qui 
suit  la  manière  reçue  pour  expliquer  ses  préten- 
tions ambitieuses,  ou  ses  calculs  égoïstes.  La 
seule  espèce  de  créatures  humaines  qu'il  ne  com- 
prenne pas  bien ,  ce  sont  celles  qui  sont  sincère- 
ment attachées  à  une  opinion,  qu'elles  qu'en  puis- 
sent être  les  suites  ;  Bonaparte  considère  de  tels 
hommes  comme  des  niais  ou  comme  des  mar- 
chands qui  surfont,  c'est-à-dire,  qui  veulent  se 
vendre  trop  cher.  Aussi ,  comme  on  le  verra  par 
la  suite ,  ne  s'est-il  jamais  trompé  dans  ce  monde 
que  sur  les  honnêtes  gens ,  soit  comme  individus , 
soit  surtout  comme  nations. 

CHAPITRE  II. 

Commencements  de  l'opposition  dans  le  tribu- 
nal. —  Premières  persécutions  à  ce  sujet.  — 
Foicché. 

Quelques  tribuns  voulaient  établir  dans  leur  as- 
semblée une  opposition  analogue  à  celle  d'Angle- 
terre ,  et  prendre  au  sérieux  la  constitution , 
comme  si  les  droits  qu'elle  paraissait  assurer 
avaient  eu  rien  de  réel ,  et  que  la  division  préten- 
due des  corps  de  l'État  n'eût  pas  été  une  simple 
affaire  d'étiquette  ,  une  distinction  entre  les  diver- 
ses antichambres  du  consul ,  dans  lesquelles  des 
magistrats  de  différents  noms  pouvaient  se  tenir. 
Je  voyais  avec  plaisir  ,  je  l'avoue  ,  le  petit  nombre 
de  tribuns  qui  ne  voulaient  point  rivaliser  de  com- 
plaisance avec  les  conseillers  d'État;  je  croyais 
surtout  que  ceux  qui  précédemment  s'étaient  laissé 
emporter  trop  loin  dans  leur  amour  pour  la  répu- 
blique ,  se  devaient  de  rester  fidèles  à  leur  opinion, 
quand  elle  était  devenue  la  plus  faible  et  la  plus 
menacée. 

L'un  de  ces  tribuns ,  ami  de  la  liberté ,  et  doué 
d'un  des  esprits  les  plus  remarquables  que  la  na- 
ture ait  départi  à  aucun  homme,  M.  Benjamin 
Constant,  me  consulta  sur  un  discours  qu'il  se 
proposait  de  faire,  pour  signaler  l'aurore  de  la 
tyrannie  :  je  l'y  encourageai  de  toute  la  force  de 
ma  conscience.  Néanmoins,  comme  on  savait  qu'il 
était  un  de  mes  amis  intimes ,  je  ne  pus  m'empê- 
cher  de  craindre  ce  qu'il  pourrait  m'en  arriver. 
J'étais  vulnérable  par  mon  goût  pour  la  société. 
Montaigne  a  dit  jadis  :  Je  suis  François  par  Paris; 
et  s'il  pensait  ainsi  il  y  a  trois  siècles,  que  serait- 
ce  depuis  que  l'on  a  vu  réunies  tant  de  personnes 
d'esprit  dans  une  même  ville ,  et  tant  de  personnes 


accoutumées  à  se  servir  de  cet  esprit  pour  les 
plaisirs  de  la  conversation  ?  Le  fantôme  de  l'ennui 
m'a  toujours  poursuivie  ;  c'est  par  la  terreur  qu'il 
me  cause  que  j'aurais  été  capable  de  plier  devant 
la  tyrannie ,  si  l'exemple  de  mon  père ,  et  son  sang 
qui  coule  dans  mes  veines ,  ne  l'emportaient  pas 
sur  cette  faiblesse.  Quoi  qu'il  en  soit ,  Bonaparte 
la  connaissait  très-bien;  il  discerne  promptement 
le  mauvais  côté  de  chacun  ;  car  c'est  par  leurs  dé- 
fauts qu'il  soumet  les  hommes  à  son  empire.  Il 
joint  à  la  puissance  dont  il  menace ,  aux  trésors 
qu'il  fait  espérer,  la  dispensation  de  l'ennui,  et 
c'est  aussi  une  terreur  pour  les  Français.  Le  sé- 
jour à  quarante  lieues  de  la  capitale,  en  contraste 
avec  tous  les  avantages  que  réunit  la  plus  agréable 
ville  du  monde ,  fait  faiblir  à  la  longue  la  plupart 
des  exilés,  habitués  dès  leur  enfance  aux  charmes 
de  la  vie  de  Paris. 

La  veille  du  jour  où  Benjamin  Constant  devait 
prononcer  son  discours ,  j'avais  chez  moi  Lucien 
Bonaparte  ,  MM.  *** ,  *** ,  *** ,  *** ,  et  plusieurs 
autres  encore ,  dont  la  conversation ,  dans  les  de- 
grés différents,  a  cet  intérêt  toujours  nouveau 
qu'excitent  et  la  force  des  idées  et  la  grâce  de 
l'expression.  Chacun ,  Lucien  excepté ,  lassé  d'a- 
voir été  proscrit  par  le  directoire,  se  préparait  à 
servir  le  nouveau  gouvernement,  en  n'exigeant  de 
lui  que  de  bien  récompenser  le  dévouement  à  son 
pouvoir.  Benjamin  Constant  s'approche  de  moi , 
et  me  dit  tout  bas  :  «  Voilà  votre  salon  rempli  de 
«  personnes  qui  vous  plaisent  :  si  je  parle,  demain 
«il  sera  désert;  pensez-y.  — Il  faut  suivre  sa 
«  conviction ,  »  lui  répondis-je.  L'exaltation  m'ins- 
pira cette  réponse;  mais,  je  l'avoue,  si  j'avais 
prévu  ce  que  j'ai  souffert  à  dater  de  ce  jour,  je 
n'aurais  pas  eu  la  force  de  refuser  l'offre  que 
M.  Constant  me  faisait  de  renoncer  à  se  mettre  en 
évidence  pour  ne  pas  me  compromettre. 

Ce  n'est  rien  aujourd'hui,  sous  le  rapport  de 
l'opinion,  que  d'encourir  la  disgrâce  de  Bonaparte; 
il  peut  vous  faire  périr,  mais  il  ne  saurait  entamer 
votre  considération.  Alors,  au  contraire,  la  na- 
tion n'était  point  éclairée  sur  ses  intentions  ty- 
ranniques  ;  et  comme  chacun  de  ceux  qui  avaient 
souffert  de  la  révolution  espérait  de  lui  le  retour 
d'un  frère  ou  d'un  ami ,  ou  la  restitution  de  sa 
fortune ,  on  accablait  du  nom  de  jacobin  quiconque 
osait  lui  résister  ;  et  la  bonne  compagnie  se  reti- 
rait de  vous  en  même  temps  que  la  faveur  du  gou- 
vernement ;  situation  insupportable ,  surtout  pour 
une  femme ,  et  dont  personne  ne  peut  connaître 
les  pointes  aiguës  sans  l'avoir  éprouvée. 

Le  jour  où  le  signal  de  l'opposition  fut  donné 


338 


DIX  ANNEES  D'EXH. 


dans  le  tribunal  par  l'un  de  mes  amis ,  je  devais 
réunir  chez  moi  plusieurs  personnes  dont  la  so- 
ciété me  plaisait  beaucoup ,  mais  qui  tenaient  tou- 
tes au  gouvernement  nouveau.  Je  reçus  dix  billets 
d'excuses  à  cinq  heures;  je  supportai  assez  bien  le 
premier ,  le  second  ;  mais  à  mesure  que  ces  billets 
se  succédaient ,  je  commençais  à  me  troubler.  Vai- 
nement j'en  appelais  à  ma  conscience ,  qui  m'avait 
conseillé  de  renoncer  à  tous  les  agréments  atta- 
chés à  la  faveur  de  Bonaparte;  tant  d'honnêtes 
gens  me  blâmaient,  que  je  ne  savais  pas  m'appuyer 
assez  ferme  sur  ma  propre  manière  de  voir.  Bona- 
parte n'avait  encore  rien  fait  de  précisément  cou- 
pable ;  beaucoup  de  gens  assuraient  qu'il  préser- 
vait la  France  de  l'anarchie  ;  enfin ,  si  dans  ce 
moment  il  m'avait  fait  dire  qu'il  se  raccommodait 
avec  moi ,  j'en  aurais  eu  plutôt  de  la  joie  ;  mais  il 
ne  veut  jamais  se  rapprocher  de  quelqu'un  sans  en 
exiger  une  bassesse  ;  et  pour  déterminer  à  cette 
bassesse ,  il  entre  d'ordinaire  dans  des  fureurs  de 
commande  qui  font  une  telle  peur  qu'on  lui  cède 
tout.  Je  ne  veux  pas  dire  par  là  que  Bonaparte  ne 
soit  pas  vraiment  emporté;  ce  qui  n'est  pas  calcul 
en  lui  est  de  la  haine ,  et  la  haine  s'exprime  d'or- 
dinaire par  la  colère  ;  mais  le  calcul  est  tellement 
le  plus  fort ,  qu'il  ne  va  jamais  au  delà  de  ce  qu'il 
lui  convient  de  montrer,  suivant  les  circonstances 
et  les  personnes.  Un  jour  un  de  mes  amis  le  vit 
s'emporter  avec  violence  contre  un  commissaire 
des  guerres  qui  n'avait  pas  fait  son  devoir  :  à  peine 
ce  pauvre  homme  fut-il  sorti  tout  tremblant,  que 
Bonaparte  se  retourna  vers  un  de  ses  aides  de 
camp ,  et  lui  dit  en  riant  :  «  J'espère  que  je  lui  ai 
fait  une  belle  frayeur  ;  »  et  l'on  aurait  pu  croire 
l'instant  d'auparavant  qu'il  n'était  plus  maître  de 
lui-même. 

Quand  il  convint  au  premier  consul  de  faire 
éclater  son  humeur  contre  moi,  il  gronda  publi- 
quement son  frère  aîné,  Joseph  Bonaparte,  sur  ce 
qu'il  venait  dans  ma  maison.  Joseph  se  crut  obligé 
de  n'y  pas  mettre  les  pieds  pendant  quelques  se- 
maines ,  et  son  exemple  fut  le  signal  que  suivirent 
les  trois  quarts  des  personnes  que  je  connaissais. 
Ceux  qui  avaient  été  proscrits  le  18  fructidor,  pré- 
tendaient qu'à  cette  époque  j'aurais  eu  le  tort  de 
recommander  à  Barras  M.  de  Talleyrand  pour  le 
ministère  des  affaires  étrangères,  et  ils  passaient 
leur  vie  chez  le  même  M.  de  Talleyrand,  qu'ils 
m'accusaient  d'avoir  servi.  Tous  ceux  qui  se  con- 
duisaient mal  envers  moi  se  gardaient  bien  de  dire 
qu'ils  obéissaient  à  la  crainte  de  déplaire  au  pre- 
mier consul  ;  mais  ils  inventaient  chaque  jour  un 
nouveau  prétexte  qui  pût  me  nuire,  exerçant  toute 


l'énergie  de  leurs  opinions  politiques  contre  une 
femme  persécutée  et  sans  défense ,  et  se  proster- 
nant aux  pieds  des  plus  vils  jacobins ,  dès  que  le 
premier  consul  les  avait  régénérés  par  le  baptême 
de  la  faveur. 

Le  ministre  de  la  police,  Fouché,  me  fît  deman- 
der, pour  me  dire  que  le  premier  consul  me  soup- 
çonnait d'avoir  excité  celui  de  mes  amis  qui  avait 
parlé  dans  le  tribunat.  Je  lui  répondis ,  ce  qui  as- 
surément était  vrai,  que  M.  Constant  était  un 
homme  d'un  esprit  trop  supérieur  pour  qu'on  pût 
s'en  prendre  à  une  femme  de  ses  opinions,  et  que 
d'ailleurs  le  discours  dont  il  s'agissait  ne  contenait 
absolument  que  des  réflexions  sur  l'indépendance 
dont  toute  assemblée  délibérante  doit  jouir,  et 
qu'il  n'y  avait  pas  une  parole  qui  dût  blesser  le  pre- 
mier consul  personnellement.  Le  ministre  en  con- 
vint. J'ajoutai  encore  quelques  mots  sur  le  respect 
qu'on  devait  à  la  liberté  des  opinions  dans  un  corps 
législatif;  mais  il  me  fut  aisé  de  m'apercevoir  qu'il 
ne  s'intéressait  guère  à  ces  considérations  géné- 
rales :  il  savait  déjà  très-bien  que  sous  l'autorité 
de  l'homme  qu'il  voulait  servir ,  il  ne  serait  plus 
question  de  principes,  et  il  s'arrangeait  en  consé- 
quence. Mais  comme  c'est  un  homme  d'un  esprit 
transcendant  en  fait  de  révolution,  il  avait  déjà 
pour  système  de  faire  le  moins  de  mal  possible,  la 
nécessité  du  but  admise.  Sa  conduite  précédente  ne 
pouvait  en  rien  annoncer  de  la  moralité,  et  souvent 
il  parlait  de  la  vertu  comme  d'un  conte  de  vieille 
femme.  Néanmoins  une  sagacité  remarquable  le 
portait  à  choisir  le  bien  comme  une  chose  raison- 
nable ,  et  ses  lumières  lui  faisaient  parfois  trouver 
ce  que  la  conscience  aurait  inspiré  à  d'autres.  Il 
me  conseilla  d'aller  à  la  campagne,  et  m'assura 
qu'en  peu  de  jours  tout  serait  apaisé.  Mais  à 
mon  retour  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  cela  fût 
ainsi. 

CHAPITRE  III. 

Système  de  fusion  adopté  par  Bonaparte.  —  Pu- 
blication  de  mon  ouvrage  sur  la  Littérature. 

Tandis  qu'on  a  vu  les  rois  chrétiens  prendre  deux 
confesseurs  pour  faire  examiner  de  plus  près  leur 
conscience ,  Bonaparte  s'était  choisi  deux  ministres, 
l'un  de  l'ancien  et  l'autre  du  nouveau  régime ,  dont 
la  mission  était  de  mettre  à  sa  disposition  les 
moyens  machiavéliques  des  deux  systèmes  con- 
traires. 

Bonaparte  suivait,  dans  toutes  ses  nominations, 
à  peu  près  la  même  règle,  de  prendre,  pour  ainsi 
dire ,  tantôt  à  droite ,  tantôt  à  gauche  ;  ou ,  en  d'au- 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


339 


très  termes ,  de  choisir  alternativement  ses  agents 
parmi  les  aristocrates  et  parmi  les  jacobins  :  le 
parti  mitoyen,  celui  des  amis  de  la  liberté,  lui 
plaisait  moins  que  tous  les  autres ,  parce  qu'il  était 
composé  du  petit  nombre  d'iiommes  qui ,  en  France, 
avaient  une  opinion.  Il  aimait  mieux  avoir  affaire 
à  ceux  qui  étaient  attachés  à  des  intérêts  royalistes, 
ou  déconsidérés  par  des  excès  populaires.  Il  alla 
jusqu'à  vouloir  nommer  conseiller  d'État  un  con- 
ventionnel souillé  des  crimes  les  plus  vils  de  la 
terreur;  mais  il  en  fut  détourné  par  le  frissonne- 
ment de  ceux  qui  auraient  eu  à  siéger  avec  lui. 
Bonaparte  eût  aimé  à  donner  cette  preuve  écla- 
tante qu'il  pouvait  tout  régénérer,  comme  tout 
confondre. 

Ce  qui  caractérise  le  gouvernement  de  Bonaparte, 
c'est  un  mépris  profond  pour  toutes  les  richesses 
intellectuelles  de  la  nature  humaine  :  vertu,  di- 
gnité de  l'âme,  religion,  enthousiasme,  voilà  quels 
sont,  à  ses  yeux,  les  éternels  ennemis  du  conti- 
nent, pour  me  servir  de  son  expression  favorite  : 
il  voudrait  réduire  l'homme  à  la  force  et  à  la  ruse, 
et  désigner  tout  le  reste  sous  le  nom  de  bêtise  ou 
de  fohe.  Les  Anglais  l'irritent  surtout,  parce  qu'ils 
ont  trouvé  le  moyen  d'avoir  du  succès  avec  de 
l'honnêteté,  chose  que  Napoléon  voudrait  faire  re- 
garder comme  impossible.  Ce  point  lumineux  du 
monde  a  offusqué  ses  yeux  dès  les  premiers  jours 
de  son  règne  ;  et  ne  pouvant  atteindre  l'Angleterre 
par  ses  armes ,  il  n'a  cessé  de  diriger  contre  elle 
toute  l'artillerie  de  ses  sophismes. 

Je  ne  crois  pas  que  Bonaparte ,  en  arrivant  à  la 
tête  des  affaires,  eût  formé  le  plan  de  la  monar- 
chie universelle;  mais  je  crois  que  son  système 
était  ce  qu'il  a  déclaré  lui-même  à  un  homme  de 
mes  amis,  peu  de  jours  après  le  18  brumaire  :  «  Il 
«faut,  lui  dit-il,  faire  quelque  chose  de  nouveau 
«  tous  les  trois  mois ,  pour  captiver  l'imagination 
«  de  la  nation  française  ;  avec  elle,  quiconque  n'a- 
«  vance  pas  est  perdu.  »  Il  s'était  promis  d'em- 
piéter chaque  jour  sur  la  liberté  de  la  France,  et 
sur  l'indépendance  de  l'Europe  ;  mais ,  sans  perdre 
de  vue  le  but ,  il  savait  se  prêter  aux  circonstances  ; 
il  tournait  l'obstacle ,  quand  cet  obstacle  était  trop 
fort  ;  il  s'arrêtait  tout  court ,  quand  le  vent  con- 
traire était  trop  violent.  Cet  homme,  si  impatient 
au  fond  de  lui-même,  a  le  talent  de  rester  immo- 
bile quand  il  le  faut;  il  tient  cela  des  Italiens,  qui 
savent  se  contenir  pour  atteindre  le  but  de  leur 
passion ,  comme  s'ils  étaient  de  sang-froid  dans  le 
choix  de  ce  but.  C'est  par  l'art  d'alterner  entre  la 
ruse  et  la  force  qu'il  a  subjugué  l'Europe  ;  au  reste, 
c'est  un  grand  mot  que  l'Europe.  En  quoi  consis- 


tait-elle alors.?  en  quelques  ministres,  dont  aucun 
n'avait  autant  d'esprit  que  beaucoup  d'hommes 
pris  au  hasard  dans  la  nation  qu'ils  gouvernaient. 

Vers  le  printemps  de  l'année  1800,  je  publiai 
mon  ouvrage  sur  la  littérature,  et  le  succès  qu'il 
obtint  me  remit  tout  à  fait  en  faveur  dans  la  so- 
ciété ;  mon  salon  redevint  peuplé ,  et  je  retrouvai 
ce  plaisir  de  causer,  et  de  causer  à  Paris,  qui,  je 
l'avoue,  a  toujours  été  pour  moi  le  plus  piquant 
de  tous.  Il  n'y  avait  pas  un  mot  sur  Bonaparte 
dans  mon  livre,  et  les  sentiments  les  plus  libéraux 
y  étaient  exprimés,  je  crois,  avec  force.  Biais  alors 
la  presse  était  encore  loin  d'être  enchaînée  comme 
à  présent  ;  le  gouvernement  exerçait  la  censure  sur 
les  journaux ,  mais  non  pas  sur  les  livres  ;  distinc- 
tion qui  pouvait  se  soutenir,  si  l'on  avait  usé  de 
cette  censure  avec  modération  :  car  les  journaux 
exercent  une  influence  populaire,  tandis  que  les 
livres ,  pour  la  plupart ,  ne  sont  lus  que  par  des 
hommes  instruits,  et  peuvent  éclairer  l'opinion, 
mais  non  pas  l'enflammer.  Plus  tard  on  a  institué 
dans  le  sénat,  je  crois  par  dérision,  une  commis- 
sion pour  la  liberté  de  la  presse,  et  une  autre  pour 
la  liberté  individuelle,  dont  maintenant  encore  on 
renouvelle  les  membres  tous  les  trois  mois.  Cer- 
tainement \e,s  é\'èché'i  in  partibus ,  et  les  sinécures 
d'Angleterre,  donnent  plus  d'occupation  que  ces 
comités. 

Depuis  mon  ouvrage  sur  la  littérature,  j'ai  pu- 
blié Delphine,  Corinne,  et  enfin  mon  livre  sur 
V Allemagne,  qui  a  été  supprimé  au  moment  où  il 
allait  paraître.  Mais,  quoique  ce  dernier  écrit  m'ait 
attiré  d'amères  persécutions,  les  lettres  ne  me 
semblent  pas  moins  une  source  de  jouissances  et 
de  considération,  même  pour  une  femme.  J'attri- 
bue ce  que  j'ai  souffert  dans  la  vie  aux  circons- 
tances qui  m'ont  associée,  dès  mon  entrée  dans  le 
monde,  aux  intérêts  de  la  liberté  que  soutenaient 
mon  père  et  ses  amis  ;  mais  le  genre  de  talent  qui  a 
fait  parler  de  moi  comme  écrivain,  m'a  toujours 
valu  plus  de  plaisir  que  de  peine.  Les  critiques  dont 
les  ouvrages  sont  l'objet,  peuvent  être  très-aisé- 
ment supportées  quand  on  a  quelque  élévation 
d'âme,  et  quand  on  aime  les  grandes  pensées  pour 
elles-mêmes ,  encore  plus  que  pour  le  succès  qu'elles 
peuvent  procurer.  D'ailleurs,  le  public,  au  bout 
d'un  certain  temps ,  me  paraît  presque  toujours 
très-équitable  ;  il  faut  que  l'amour-propre  s'accou- 
tume à  faire  crédit  à  la  louange  ;  car  avec  le  temps 
on  obtient  ce  qu'on  mérite.  Enfin,  quand  même  on 
aurait  longtemps  à  souffrir  de  l'injustice,  je -ne 
conçois  pas  de  meilleur  asile  contre  elle  que  la  mé- 
ditation de  la  philosophie  et  l'émotion  de  l'élo- 


340 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


queiice.  Ces  facultés  mettent  à  nos  ordres  tout  un 
monde  de  vérités  et  de  sentiments  dans  lequel  on 
respire  toujours  à  l'aise. 

CHAPITRE  IV. 

Conversation  de  mon  père  avec  Bonaparte.  — 
Campagne  de  Marengo. 

Bonaparte  partit  au  printemps  de  1800,  pour 
faire  la  campagne  d'Italie ,  connue  surtout  par  la 
bataille  de  Marengo.  Il  passa  par  Genève,  et  comme 
il  témoigna  le  désir  de  voir  M.  Necker,  mon  père 
se  rendit  chez  lui,  plus  dans  l'espoir  de  me  servir 
que  pour  tout  autre  motif.  Bonaparte  le  reçut  fort 
bien,  et  lui  parla  de  ses  projets  du  moment  avec 
cette  sorte  de  confiance  qui  est  dans  son  caractère, 
ou  plutôt  dans  son  calcul;  car  c'est  toujours  ainsi 
qu'il  faut  appeler  son  caractère.  Mon  père  n'éprouva 
point ,  en  le  voyant ,  la  .même  impression  que  moi  ; 
sa  présence  ne  lui  imposa  point,  et  il  ne  trouva 
rien  de  transcendant  dans  sa  conversation.  J'ai 
cherché  à  me  rendre  compte  de  cette  différence 
dans  nos  jugements,  et  je  crois  qu'elle  tient  d'a- 
bord à  ce  que  la  dignité  simple  et  vraie  des  manières 
de  mon  père  lui  assurait  les  égards  de  tous  ceux  à 
qui  il  parlait,  et  que  d'ailleurs  le  genre  de  supério- 
rité de  Bonaparte  provenant  bien  plus  de  l'habileté 
dans  le  mal  que  de  la  hauteur  des  pensées  dans  le 
bien ,  ses  paroles  ne  doivent  pas  faire  concevoir  ce 
qui  le  distingue;  il  ne  pourrait,  il  ne  voudrait  ex- 
pliquer son  propre  instinct  machiavélique.  Mon 
père  ne  parla  point  à  Bonaparte  de  ses  deux  mil- 
lions déposés  au  trésor  public;  il  ne  voulut  lui 
montrer  d'intérêt  que  pour  moi,  et  il  lui  dit,  entre 
autres  choses ,  que  de  la  même  manière  que  le  pre- 
mier consul  aimait  à  s'entourer  de  noms  illustres, 
il  devait  se  plaire  aussi  à  accueillir  les  talents  cé- 
lèbres, comme  décoration  de  sa  puissance.  Bona- 
parte lui  répondit  avec  obligeance,  et  le  résultat  de 
cet  entretien  fut  de  m'assurer,  du  moins  pour 
quelque  temps  encore,  le  séjour  de  la  France.  C'est 
la  dernière  fois  que  la  main  protectrice  de  mon 
père  s'est  étendue  sur  ma  vie  ;  depuis  il  n'a  pas  été 
le  témoin  des  persécutions  cruelles  qui  l'auraient 
plus  irrité  que  moi-même. 

Bonaparte  se  rendit  à  Lausanne  pour  préparer 
l'expédition  du  mont  Saint-Bernard  :  le  vieux  gé- 
néral autrichien  ne  crut  point  à  la  hardiesse  d'une 
telle  entreprise,  et  ne  fit  pas  les  préparatifs  né- 
cessaires pour  s'y  opposer.  Un  corps  de  troupes 
peu  considérable  aurait  suffi ,  dit-on ,  pour  perdre 
l'armée  française,  au  milieu  des  gorges  des  mon- 
tagnes où  Bonaparte  la  faisait  passer;  mais  dans 


cette  circonstance,  comme  dans  plusieurs  autres, 
on  a  pu  appliquer  aux  triomphes  de  Bonaparte 
ces  vers  de  J.-B.  Rousseau  : 

L'inexpérience  indocile 

Du  compagnon  de  Paul  Emile 

Fit  tout  le  succès  d'Annibal. 

J'arrivai  en  Suisse ,  pour  passer  l'été  avec  mon 
père,  suivant  ma  coutume,  à  peu  près  vers  le 
temps  où  l'armée  française  traversait  les  Alpes. 
On  voyait  sans  cesse  des  troupes  parcourir  ces 
paisibles  contrées  que  le  majestueux  rempart  des 
Alpes  devait  mettre  à  l'abri  des  orages  et  de  la  po- 
litique. Pendant  ces  belles  soirées  d'été,  sur  le 
bord  du  lac  de  Genève,  j'avais  presque  honte  de 
tant  m'inquiéter  des  choses  de  ce  monde ,  en  pré- 
sence de  ce  ciel  serein  et  de  cette  onde  si  pure; 
mais  je  ne  pouvais  vaincre  mon  agitation  inté- 
rieure. Je  souhaitais  que  Bonaparte  fdt  battu, 
parce  que  c'était  le  seul  moyen  d'arrêter  les  pro- 
grès de  sa  tyrannie;  toutefois  je  n'osais  encore 
avouer  ce  désir,  et  le  préfet  du  Léman ,  M.  d'Ey- 
mar,  ancien  député  à  l'assemblée  constituante,  se 
fappelant  le  temps  où  nous  chérissions  ensemble 
l'espoir  de  la  liberté ,  m'envoyait  des  courriers  à 
toutes  les  heures,  pour  m'apprendre  les  progrès 
des  Français  en  Italie.  Il  m'eût  été  difficile  de  faire 
concevoir  à  M.  d'Eymar,  homme  fort  intéressant 
d'ailleurs,  que  le  bien  de  la  France  exigeait  qu'elle 
eût  alors  des  revers ,  et  je  recevais  les  prétendues 
bonnes  nouvelles  qu'il  m'envoyait ,  d'une  façon 
contrainte  qui  s'accordait  mal  avec  mon  caractère. 
Wa-t-il  pas  fallu  depuis  apprendre  sans  cesse  les 
triomphes  de  celui  qui  faisait  retomber  ses  succès 
sur  la  tête  de  tous  et  de  chacun;  et  jamais,  de 
tant  de  victoires ,  est-il  résulté  un  seul  bonheur 
pour  la  triste  France  ? 

La  bataille  de  Marengo  a  été  perdue  pendant 
deux  heures;  ce  fut  la  négligence  du  général  Mêlas, 
qui  se  fia  trop  à  ses  succès ,  et  l'audace  du  général 
Desaix,  qui  rendirent  la  victoire  aux  armes  fran- 
çaises. Pendant  que  le  sort  de  la  bataille  était  dé- 
sespéré, Bonaparte  se  promenait  lentement  à  che- 
val, devant  ses  troupes,  pensif,  la  tête  baissée, 
courageux  contre  le  danger  plus  que  contre  le 
malheur;  n'essayant  rien,  mais  attendant  la  for-ÉB 
tune.  Il  s'est  conduit  plusieurs  fois  ainsi ,  et  il  ■' 
s'en  est  bien  trouvé.  Mais  je  crois  toujours  que  s'il 
y  avait  eu,  parmi  ses  adversaires,  un  homme  de 
caractère  autant  que  de  probité ,  Bonaparte  se  se- 
rait arrêté  devant  cet  obstacle.  Son  grand  talent 
est  d'effrayer  les  faibles,  et  de  tirer  parti  des  boni 
mes  immoraux.   Quand  il  rencontre  l'honnêteti 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


341 


quelque  part ,  on  dirait  que  ses  artifices  sont  dé- 
concertés, comme  les  conjurations  du  démon  par 
le  signe  de  la  croix. 

L'armistice  qui  fut  la  suite  de  la  bataille  de 
Marengo ,  et  dont  la  condition  était  la  cession  de 
toutes  les  places  fortes  du  nord  de  l'Italie,  fut 
très-désavantageux  à  l'Autriche.  Bonaparte  n'au- 
rait pu  rien  obtenir  de  plus  par  la  continuation 
même  de  ses  victoires.  Mais  on  dirait  que  les  puis- 
sances du  continent  se  sont  fait  honneur  de  céder 
ce  qu'il  eût  encore  mieux  valu  se  laisser  prendre. 
On  s'est  empressé  avec  Napoléon  de  lui  sanction- 
ner ses  injustices ,  de  lui  légitimer  ses  conquêtes , 
tandis  qu'il  fallait ,  alors  même  qu'on  ne  pouvait 
le  vaincre,  au  moins  ne  pas  le  seconder.  Ce  n'était 
pas  trop  demander  aux  anciens  cabinets  de  l'Eu- 
rope ;  mais  ils  ne  comprenaient  rien  à  une  situa- 
tion si  nouvelle ,  et  Bonaparte  les  étourdissait  par 
tant  de  menaces  et  tant  de  promesses  tout  ensenn- 
ble ,  qu'ils  croyaient  gagner  en  donnant ,  et  se  ré- 
jouissaient du  mot  de  paix ,  comme  si  ce  mot  eût 
conservé  le  même  sens  qu'autrefois.  Les  illumina- 
tions ,  les  révérences ,  les  dîners  et  les  coups  de 
canon,  pour  célébrer  cette  paix,  étaient  absolu- 
ment les  mêmes  que  jadis;  mais,  loin  de  cicatriser 
les  blessures  ,  elle  introduisait  dans  le  gouverne- 
ment qui  la  signait  un  principe  de  mort  d'un  effet 
certain. 

Le  trait  le  plus  caractérisé  de  la  fortune  de  Na- 
poléon, ce  sont  les  souverains  qu'il  a  trouvés  sur 
le  trône.  Paul  l"  surtout  lui  a  rendu  des  services 
incalculables;  il  a  pris  pour  lui  l'enthousiasme 
que  son  père  avait  éprbuvé  pour  Frédéric  II ,  et  il 
a  abandonné  l'Autriche  dans  le  moment  oiî  elle 
essayait  encore  de  lutter.  Bonaparte  lui  persuada 
que  l'Europe  entière  serait  pacifiée  pour  des  siè- 
cles ,  si  les  deux  grands  empires  de  l'Orient  et  de 
l'Occident  étaient  d'accord  ;  et  Paul  I"',  qui  avait 
quelque  chose  de  chevaleresque  dans  l'esprit,  se 
laissa  prendre  à  ces  mensonges.  C'était  un  coup 
du  sort  pour  Bonaparte  que  de  rencontrer  une  tête 
couronnée  si  facile  à  exalter,  et  qui  réunissait  la 
violence  à  la  faiblesse  ;  aussi  regretta-t-il  beaucoup 
Paul  I*"",  car  nul  homme  ne  lui  convenait  mieux  à 
tromper. 

Lucien,  ministre  de  l'intérieur,  qui  connaissait 
parfaitement  les  projets  de  son  frère ,  fit  publier 
une  brochure  destinée  à  préparer  les  esprits  à  l'é- 
tablissement d'une  nouvelle  dynastie.  Cette  publi- 
cation était  prématurée;  elle  fit  un  mauvais  effet; 
Fouché  s'en  servit  pour  perdre  Lucien  :  il  dit  à 
Bonaparte  que  le  secret  était  trop  tôt  révélé;  et  au 
parti  républicain ,  que  Bonaparte  désavouait  son 


frère.  En  effet,  Lucien  fut  envoyé  alors  comme 
ambassadeur  en  Espagne.  Le  système  de  Bona- 
parte était  d'avancer  de  mois  en  mois  dans  la  car- 
rière du  pouvoir;  il  faisait  répandre  comme  bruit 
des  résolutions  qu'il  avait  envie  de  prendre,  afin 
d'essayer  ainsi  l'opinion.  D'ordinaire  même  il 
avait  soin  qu'on  exagérât  ce  qu'il  projetait ,  afin 
que  la  chose  même ,  quand  elle  arrivait,  fût  un 
adoucissement  à  la  crainte  qui  avait  circulé  dans 
le  public.  La  vivacité  de  Lucien  cette  fois  s'em- 
porta trop  loin ,  et  Bonaparte  jugea  nécessaire  de 
le  sacrifier,  en  apparence,  pendant  quelque  temps. 

CHAPITRE  V. 

Machine  infernale.  —  Paix  de  Lunéville. 

Je  revins  à  Paris  vers  le  mois  de  novembre  1800; 
la  paix  n'était  point  encore  faite,  quoique  Moreau , 
par  ses  victoires ,  la  rendît  de  plus  en  plus  néces- 
saire aux  puissances  étrangères.  N'a-t-il  pas  re- 
gretté depuis  les  lauriers  de  Stockach  et  de  Hohen- 
linden ,  quand  la  France  n'a  pas  été  moins  esclave 
que  l'Europe,  dont  il  la  faisait  triompher?  Mo- 
reau n'a  vu  que  la  France  dans  les  ordres  du  pre- 
mier consul  ;  mais  il  appartenait  à  un  tel  homme 
déjuger  le  gouvernement  qui  l'employait,  et  de 
prononcer  lui-même,  dans  une  pareille  circons- 
tance ,  qSel  était  le  véritable  intérêt  de  son  pays. 
Toutefois,  il  faut  en  convenir,  à  l'époque  des  plus 
brillantes  victoires  de  Moreau,  c'est-à-dire,  dans 
l'automne  de  1800,  il  n'y  avait  encore  que  peu  de 
personnes  qui  sussent  démêler  les  projets  de  Bo- 
naparte; ce  qu'il  y  avait  d'évident  à  distance,  c'é- 
tait l'amélioration  des  finances,  et  l'ordre  rétabli 
dans  plusieurs  branches  d'administration.  Napo- 
léon était  obligé  de  passer  par  le  bien  pour  arri- 
ver au  mal  ;  il  fallait  qu'il  accrût  les  forces  de  la 
France ,  avant  de  s'en  servir  pour  son  ambition 
personnelle. 

Un  soir  que  je  causais  avec  quelques  amis,  nous 
entendîmes  une  forte  détonation,  mais  nous  crû- 
mes que  c'étaient  des  coups  de  canon  tirés  pour 
quelque  exercice ,  et  nous  continuâmes  notre  en- 
tretien. Nous  apprîmes ,  peu  d'heures  après ,  qu'en 
allant  à  l'Opéra ,  le  premier  consul  avait  failli  pé- 
rir par  l'explosion  de  ce  qu'on  a  appelé  depuis  la 
machine  infernale.  Comme  il  échappa,  l'on  ne 
manqua  pas  de  lui  témoigner  le  plus  vif  intérêt  : 
des  philosophes  proposèrent  le  rétablissement  des 
supplices  de  la  roue  et  du  feu  pour  les  auteurs  de 
cet  attentat;  et  il  put  voir  de  tout  côté  une  nation 
qui  tendait  le  cou  au  joug.  Il  discuta  chez  lui  fort 
tranquillement,  le  soir  même,  ce  qui  serait  arrivé 


342 


DIX  ANINEES  D'EXIL. 


s'il  eût  péri  ;  quelques  -  uns  disaient  que  Moreau 
l'aurait  remplacé;  Bonaparte  prétendait  que  c'eût 
été  le  général  Bernadette  :  «  Comme  Antoine,  dit- 
il  ,  il  aurait  présenté  au  peuple  ému  la  robe  san- 
glante de  César.  »  Je  ne  sais  s'il  croyait  en  effet 
que  la  France  eût  alors  appelé  le  général  Berna- 
dotte  à  la  tête  des  affaires  ;  mais  ce  qui  est  bien 
sûr  au  moins ,  c'est  qu'il  ne  le  disait  que  pour 
exciter  l'envie  contre  ce  général. 

Si  la  machine  infernale  eût  été  combinée  par  le 
parti  jacobin,  de  ce  moment  le  premier  consul  au- 
rait pu  redoubler  de  tyrannie  ;  l'opinion  l'eût  se- 
condé :  mais  comme  c'était  le  parti  royaliste  qui 
était  l'auteur  de  ce  complot ,  Bonaparte  n'en  put 
tirer  un  grand  avantage  :  il  chercha  plutôt  à  l'é- 
touffer qu'à  s'en  servir  ;  car  il  souhaitait  que  la 
nation  lui  crût  pour  ennemis  seulement  les  enne- 
mis de  l'ordre ,  mais  non  pas  les  amis  d'un  autre 
ordre,  c'est-à-dire,  de  l'ancienne  dynastie.  Une 
chose  singulière  ,  c'est  qu'à  l'occasion  d'un  com- 
plot royaliste ,  Bonaparte  fit  déporter ,  par  un  sé- 
natus-consulte,  cent  trente  jacobins  dans  l'île  de 
Madagascar  ,  ou  peut-être  dans  le  fond  de  la  mer , 
car  on  n'en  a  plus  entendu  parler  depuis.  Cette 
liste  fut  faite  le  plus  arbitrairement  du  monde  ; 
on  y  mit  des  noms,  on  en  ôta,  selon  les  recom- 
mandations des  conseillers  d'État  qui  la  propo- 
saient, et  des  sénateurs  qui  la  sanctionnaient. 
Les  honnêtes  gens  disaient ,  quand  on  se  plaignait 
de  la  manière  dont  cette  liste  avait  été  faite , 
qu'elle  était  composée  d'hommes  très -coupables  : 
cela  se  peut  ;  mais  c'est  le  droit ,  et  non  le  fait , 
qui  constitue  la  légalité  des  actions.  Lorsqu'on 
laisse  déporter  arbitrairement  cent  trente  citoyens, 
rien  n'empêchera ,  ce  qu'on  a  vu  depuis  ,  de  traiter 
ainsi  des  personnes  très -estimables.  L'opinion  les 
défendra ,  dira- t-on.  L'opinion  !  qu'est-elle ,  sans 
l'autorité  de  la  loi?  qu'est-elle,  sans  des  organes 
indépendants.'  L'opinion  était  pour  le  duc  d'En- 
ghien ,  pour  Moreau  et  pour  Pichegru  ;  a- 1- elle  pu 
les  sauver!  Il  n'y  aura  ni  liberté,  ni  dignité,  ni 
sûreté,  dans  un  pays  oii  l'on  s'occupera  des  noms 
propres  quand  il  s'agit  d'une  injustice  ;  tout 
homme  est  innocent  avant  qu'un  tribunal  légal 
l'ait  condamné  ;  et  quand  cet  homme  serait  le 
plus  coupable  de  tous  ,  dès  qu'il  est  soustrait  à  la 
loi ,  son  sort  doit  faire  trembler  les  honnêtes  gens 
comme  les  autres.  Mais,  de  même  que  dans  la 
chambre  des  communes  d'Angleterre,  quand  un 
député  de  l'opposition  sort,  il  prie  un  député  du 
côté  ministériel  de  se  retirer  avec  lui ,  pour  ne  pas 
altérer  le  rapport  des  deux  partis ,  Bonaparte  ne 
frappait  jamais  les  royalistes  ou  les  jacobins  sans 


partager  les  coups  également  entre  les  uns  et  les 
autres  :  il  se  faisait  ainsi  des  ahiis  de  tous  ceux 
dont  il  servait  les  haines.  On  verra  par  la  suite  que 
c'est  toujours  sur  la  haine  qu'il  a  compté,  pour 
fortifier  son  gouvernement;  car  il  sait  qu'elle  est 
moins  inconstante  que  l'amour.  Après  une  révo- 
lution, l'esprit  de  parti  est  si  âpre,  qu'un  nouveau 
chef  peut  le  captiver  encore  plus  en  servant  sa 
vengeance  qu'en  soutenant  ses  intérêts  ;  chacun 
abandonne,  s'il  le  faut,  celui  qui  pense  comme 
lui ,  pourvu  que  l'on  poursuive  celui  qui  pense  au- 
trement. 

La  paix  de  Lunéville  fut  proclamée  :  l'Autri- 
che ne  perdit ,  dans  cette  première  paix ,  que  la 
république  de  Venise,  qu'elle  avait  reçue  en  dé- 
dommagement de  la  Belgique,  et  cette  antique 
reine  de  la  mer  Adriatique  repassa  d'un  maître 
à  l'autre ,  après  avoir  été  longtemps  fière  et  puis- 
sante. 


CHAPITRE  VI. 

Corps  diplomatique  sous   le   consulat, 
de  Paul  ^^ 


Mort 


Mon  hiver  à  Paris  se  passa  tranquillement.  Je 
n'allais  jamais  chez  le  premier  consul;  je  ne 
voyais  jamais  M.  de  ïalleyrand  :  je  savais  que 
Bonaparte  ne  m'aimait  pas  ;  mais  il  n'en  était  pas 
encore  arrivé  au  degré  de  tyrannie  qu'on  a  vu  se 
développer  depuis.  Les  étrangers  me  traitaient 
avec  distinction;  le  corps  diplomatique  passait  sa 
vie  chez  moi ,  et  cette  atmosphère  européenne  me 
servait  de  sauvegarde. 

Un  ministre  arrivé  nouvellement  de  Prusse 
croyait  qu'il  était  encore  question  de  république , 
et  mettait  en  avant  ce  qu'il  avait  recueilli  de  prin- 
cipes philosophiques  dans  ses  rapports  avec  Frédé- 
ric II  :  on  l'avertit  qu'il  se  trompait  sur  le  terrain 
du  jour ,  et  qu'il  fallait  plutôt  recourir  à  ce  qu'il 
savait  de  mieux  en  fait  d'esprit  de  cour  :  il  obéit 
bien  vite  ;  car  c'est  un  homme  dont  les  facultés 
distinguées  sont  au  service  d'un  caractère  singu- 
lièrement souple.  Il  finit  la  phrase  que  l'on  com- 
mence, ou  commence  celle  qu'il  croit  qu'on  va  fi- 
nir, et  ce  n'est  qu'en  amenant  la  conversation  sur 
des  faits  de  l'autre  siècle ,  sur  la  littérature  des 
anciens ,  enfin  sur  des  sujets  étrangers  aux  hom- 
mes et  aux  choses  d'aujourd'hui ,  qu'on  peut  dé- 
couvrir la  supériorité  de  son  esprit. 

L'ambassadeur  d'Autriche  était  un  courtisan 
d'un  tout  autre  genre,  mais  non  moins  désireux 
de  plaire  à  la  puissance.  L'un  était  instruit  comme 
un  homme  de  lettres ,  l'autre  ne  connaissait  de  la 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


*?/. 


43 


littérature  que  les  ccméclies  françaises  dans  les- 
quelles il  avait  joué  les  rôles  de  Crispin  et  de 
Chrysalde.  On  sait  que  chez  l'impératrice  Cathe- 
rine II,  il  reçut  un  jour  des  dépêches  étant  dé- 
guisé en  vieille  femme  ;  le  courrier  consentit  avec 
peine  à  reconnaître  son  ambassadeur  sous  ce  cos- 
tume. IM.  de  C.  était  un  homme  d'une  extrême 
banalité;  il  adressait  les  mêmes  propos  à  tous  ceux 
qu'il  rencontrait  dans  un  salon;  il  parlait  à  tous 
avec  une  sorte  de  cordialité  vide  de  sentiments  et 
d'idées.  Ses  manières  étaient  parfaites,  sa  conver- 
sation assez  bien  formée  par  le  monde  ;  mais  en- 
voyer un  tel  homme  pour  négocier  avec  la  force  et 
l'àpreté  révolutionnaire  qui  entouraient  Bonaparte, 
c'était  un  spectacle  digne  de  pitié.  Un  des  aides 
de  camp  de  Bonaparte  se  plaignait  de  la  familiarité 
de  M.  de  C;  il  trouvait  mauvais  qu'un  des  pre- 
miers seigneurs  de  la  monarchie  autrichienne  lui 
serrât  la  main  sans  gêne.  Ces  nouveaux  débutants 
dans  la  carrière  de  la  politesse  ne  croyaient  pas  que 
l'aisance  fût  de  bon  goût.  En  effet ,  s'ils  s'étaient 
mis  à  l'aise,  ils  auraient  commis  d'étranges  incon- 
venances, et  la  roideur  arrogante  était  encore  leur 
plus  sûre  ressource  dans  le  rôle  nouveau  qu'ils 
voulaient  jouer. 

Josej.h  Bonaparte,  qui  avait  négocié  la  paix  de 
Lunévi'le,  invita  M.  de  C  à  sa  charmante  terre  de 
Morfontaine,  et  je  m'y  trouvai  avec  lui.  Joseph 
aimait  beaucoup  les  travaux  de  la  campagne,  et  se 
promenait  très-volontiers  et  très-facilement  huit 
heures  de  suite  dans  ses  jardins.  M.  de  C.  essa3"ait 
de  le  suivre,  plus  essoufflé  que  le  duc  de  IMayenne, 
quand  Henri  IV  s'amusait  à  le  faire  marcher,  mal- 
gré son  embonpoint.  Le  pauvre  homme  vantait 
beaucoup,  parmi  les  plaisirs  champêtres,  la  pêche, 
parce  qu'elle  permet  de  s'asseoir;  il  parlait  avec 
une  vivacité  de  commande  sur  l'innocent  plaisir 
d'attraper  quelques  petits  poissons  à  la  ligne. 

Paul  1"  avait  maltraité  1\I.  de  C.  de  la  manière 
la  plus  indigne,  lors  de  son  ambassade  à  Péters- 
bourg.  Nous  jouions  au  trictrac,  lui  et  moi,  dans 
un  salon  de  Morfontaine ,  lorsqu'un  de  mes  amis 
vint  nous  apprendre  la  mort  subite  de  Paul.  M.  de 
C.  fit  alors  sur  cet  événement  des  complaintes  les 
plus  officielles  du  monde.  «  Quoique  je  pusse  avoir 
"  à  me  plaindre  de  lui ,  dit-il ,  je  reconnaîtrai  tou- 
«  jours  les  excellentes  qualités  de  ce  prince,  et  je 
«  ne  puis  m'empêcher  de  regretter  sa  perte.  »  Il 
pensait  avec  raison  que  la  mort  de  Paul  F  était 
un  événement  heureux,  et  pour  l'Autriche  et  pour 
l'Europe;  mais  il  avait  dans  ses  paroles  un  deuil 
de  cour  tout  à  fait  impatientant  11  faut  espérer 
qu'avec  le  temps  le  monde  sera  débarrassé  de  l'es- 


prit de  courtisan,  le  plus  fade  de  tous,  pour  ne 
rien  dire  de  plus. 

Bonaparte  fut  très-effrayé  de  la  mort  de  Paul  I", 
et  l'on  dit  qu'à  cette  nouvelle  il  lui  échappa  le 
premier  aJi  mon  Dieu!  qu'on  ait  entendu  sortir  de 
sa  bouche.  II  pouvait  cependant  être  tranquille, 
car  les  Français  étaient  aloi's  plus  disposés  que  les 
Russes  à  souffrir  la  tyrannie. 

Je  fus  priée  chez  le  général  Berthier  un  jour  où 
le  premier  consul  devait  s'y  trouver  ;  et  comme  je 
savais  qu'il  s'exprimait  très-mal  sur  mon  compte, 
il  me  vint  dans  l'esprit  qu'il  m'adresserait  peut-être 
quelques-unes  des  choses  grossières  qu'il  se  plai- 
sait souvent  à  dire  aux  femmes ,  même  à  celles  qui 
lui  faisaient  la  cour,  et  j'écrivis  à  tout  hasard, 
avant  de  me  rendre  à  la  fête ,  les  diverses  réponses 
fières  et  piquantes  que  je  pourrais  lui  faire,  selon 
les  choses  qu'il  me  dirait.  Je  ne  voulais  pas  être 
prise  au  dépourvu,  s'il  se  permettait  de  m'offenser, 
car  c'eût  été  manquer  encore  plus  de  caractère  que 
d'esprit;  et  comme  nul  ne  peut  se  promettre  de 
n'être  pas  troublé  en  présence  d'un  tel  homme,  je 
m'étais  préparée  d'avance  à  le  braver.  Heureuse- 
ment cela  fut  inutile;  il  ne  m'adressa  que  la  plus 
commune  question  du  monde;  il  en  arriva  de  même 
à  ceux  des  opposants  auxquels  il  croyait  la  possi- 
bilité de  lui  répondre  :  en  tout  genre,  il  n'attaque 
jamais  que  quand  il  se  sent  de  beaucoup  le  plus 
fort.  Pendant  le  souper,  le  premier  consul  était 
debout  derrière  la  chaise  de  madame  Bonaparte, 
et  se  balançait  sur- un  pied  et  sur  l'autre,  à  la  ma- 
nière des  princes  de  la  maison  de  Bourbon.  Je  fis 
remarquer  à  mon  voisin  cette  vocation  pour  la 
royauté  déjà  si  manifeste. 

CHAPITRE  Vil. 

Paris  en  1801. 

L'opposition  du  tribunat  continuait  toujours, 
c'est-à-dire,  qu'une  vingtaine  de  membres  sur  cent 
essayaient  de  parler  contre  les  mesures  de  tout 
genre  avec  lesquelles  on  préparait  la  tyrannie.  Une 
belle  question  s'offrait  :  la  loi  qui  donnait  au  gou- 
vernement la  funeste  faculté  de  créer  des  tribu- 
naux spéciaux  pour  juger  ceux  qui  seraient  accusés 
de  crimes  d'État;  comme  si  livrer  un  homme  à  ces 
tribunaux  extraordinaires,  ce  n'était  pas  juger 
d'avance  ce  qui  est  en  question;  c'est-à-dire,  s'il 
est  criminel ,  et  criminel  d'État  ;  et  comme  si ,  de 
tous  les  délits,  les  délits  politiques  n'étaient  pas 
ceux  qui  exigent  le  plus  de  précautions  et  d'indé- 
pendance dans  la  manière  de  les  examiner,  puisque 


23 


344 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


le  gou\fci-nement  est  presque  toujours  partie  dans 
de  telles  causes. 

On  a  vu  depuis  ce  que  sont  ces  commissions 
militaires  pour  juger  les  crimes  d'État,  et  la  mort 
du  duc  d'Enghien  signale  à  tous  l'horreur  que  doit 
inspirer  cette  puissance  hypocrite  qui  revêt  le 
meurtre  du  manteau  de  la  loi. 

La  résistance  du  tribunat ,  toute  faible  qu'elle 
était,  déplaisait  au  premier  consul;  non  qu'elle  lui 
tut  un  obstacle ,  mais  elle  entretenait  la  nation 
dans  l'habitude  de  penser,  ce  qu'il  ne  voulait  à  au- 
cun prix.  11  fit  mettre  dans  les  journaux,  entre 
autres  ,  un  raisonnement  bizarre  contre  l'opposi- 
tion. Rien  de  si  simple,  disait-on,  que  l'opposition 
en  Angleterre,  puisque  le  roi  y  est  l'ennemi  du 
peuple  ;  mais  dans  un  pays  où  le  pouvoir  exécutif 
est  lui-même  nommé  par  le  peuple ,  c'est  s'opposer 
à  la  nation  que  de  combattre  son  représentant. 
Combien  de  phrases  de  ce  genre  les  écrivains  de 
Napoléon  n'ont-ils  pas  lancées  depuis  dix  ans  dans 
le  public?  En  Angleterre  ou  en  Amérique,  un 
simple  paysan  rirait  d'un  sophisme  de  cette  na- 
ture; en  France,  tout  ce  qu'on  désire,  c'est  d'avoir 
une  phrase  à  dire,  avec  laquelle  on  puisse  donner 
à  son  intérêt  l'apparence  de  la  conviction. 

Très-peu  d'hommes  se  montraient  étrangers  au 
désir  d'avoir  des  places  ;  un  grand  nombre  étaient 
ruinés,  et  l'intérêt  de  leurs  femmes  et  de  leurs  en- 
fants, ou  de  leurs  neveux,  s'ils  n'avaient  pas  d'en- 
fants, ou  de  leurs  cousins,  s'ils  n'avaient  pas  de 
neveux,  les  forçait,  disaient-ils,  à  demander  de 
l'emploi  au  gouvernement.  La  grande  force  des 
chefs  de  l'État  en  France,  c'est  le  goût  prodigieux 
qu'on  y  a  pour  occuper  des  places  :  la  vanité  les 
fait  encore  plus  rechercher  que  le  besoin  d'argent. 
Bonaparte  recevait  des  milliers  de  pétitions  pour 
chaque  emploi,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier. 
S'il  n'avait  pas  eu  naturellement  un  profond  mé- 
pris pour  l'espèce  humaine ,  il  en  aurait  conçu  en 
parcourant  toutes  les  requêtes  signées  de  tant  de 
noms  illustres  par  leurs  aïeux ,  ou  célèbres  par  des 
actes  révolutionnaires  en  opposition  avec  les  nou- 
velles fonctions  qu'ils  ambitionnaient. 

L'hiver  de  1801 ,  à  Paris,  me  fut  assez  doux  par 
la  facilité  avec  laquelle  Fouché  m'accorda  les  dif- 
férentes demandes  que  je  lui  adressai  pour  le  re- 
tour des  émigrés  ;  il  me  donna  ainsi ,  au  milieu  de 
ma  disgrâce,  le  plaisir  d'être  utile,  et  je  lui  en 
conserve  de  la  reconnaissance.  Il  faut  l'avouer,  il 
y  a  toujours  un  peu  de  coquetterie  dans  tout  ce 
que  font  les  femmes ,  et  la  plupart  de  leurs  vertus 
mêmes  sont  mêlées  au  désir  de  plaire,  et  d'être 
entourées  d'amis  qui  tiennent  plus  intimement  à 


elles  par  les  services  qu'ils  en  ont  reçus.  C'est  sous 
ce  seul  point  de  vue  qu'on  peut  leur  pardonner 
d'aimer  le  crédit  ;  mais  il  faut  savoir  renoncer  aux 
plaisirs  mêmes  de  l'obligeance  pour  la  dignité;  car 
on  peut  tout  faire  pour  les  autres ,  excepté  de  dé- 
grader son  caractère.  Notre  propre  conscience  est 
le  trésor  de  Dieu  :  il  ne  nous  est  permis  de  le 
dépenser  pour  personne. 

Bonaparte  faisait  encore  quelques  frais  pour 
l'Institut,  dont  il  s'était  fait  honneur  en  Egypte; 
mais  il  y  avait  parmi  les  hommes  de  lettres  et  les 
savants  une  petite  opposition  philosophique,  mal- 
heureusement d'un  très-mauvais  genre,  car  elle 
portait  tout  entière  contre  le  rétablissement  de  la 
religion.  Par  une  funeste  bizarrerie,  les  hommes 
éclairés  en  France  voulaient  se  consoler  de  l'escla- 
vage de  ce  monde,  en  cherchant  à  détruire  l'espé- 
rance d'un  monde  à  venir  :  cette  singulière  incon- 
séquence n'aurait  point  existé  dans  la  reh'gion 
réformée;  mais  le  clergé  catholique  avait  des  en- 
nemis que  son  courage  et  ses  malheurs  n'avaient 
point  encore  désarmés,  et  peut-être  en  effet  est-il 
difficile  de  concilier  l'autorité  du  pape  et  des  prê- 
tres soumis  au  pape  avec  le  système  de  la  liberté 
d'un  État.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'Institut  ne  montrait 
pas  pour  la  religion,  indépendamment  de  ses  mi- 
nistres, ce  profond  respect  inséparable  d'une  haute 
puissance  d"âme  et  de  génie,  et  Bonaparte  s'ap- 
puyait contre  des  hommes  qui  valaient  mieux  que 
lui ,  de  sentiments  qui  valaient  mieux  que  ces 
hommes. 

Dans  cette  année  (1801),  le  premier  consul  or- 
donna à  l'Espagne  de  faire  la  guerre  au  Portugal , 
et  le  faible  roi  de  l'illustre  Espagne  condamna  son 
armée  à  cette  expédition,  aussi  servile  qu'injuste 
Il  marcha  contre  un  voisin  qui  ne  lui  voulait  aucun 
mal,  contre  une  puissance  alliée  de  l'Angleterre, 
qui  s'est  montrée  depuis  si  véritablement  amie  de 
l'Espagne  ;  tout  cela  pour  obéir  à  celui  qui  se  pré- 
parait à  le  dépouiller  de  toute  son  existence.  Quand 
on  a  vu  ces  mêmes  Espagnols  donner  avec  tant 
d'énergie  le  signal  de  la  résurrection  du  monde,  on 
appi'end  à  connaître  es  que  c'est  que  les  nations, 
et  si  l'on  doit  leur  refuser  un  mo\en  légal  d'ex- 
primer leur  opinion  et  d'influer  sur  leur  destinée. 

Ce  fut  vers  le  printemps  de  1801  que  le  premier 
consul  imagina  de  faire  un  roi,  et  un  roi  de  la 
maison  de  Bourbon;  il  lui  donna  la  Toscane,  en  la 
désignant  par  le  nom  érudit  d'Étrurie,  afin  de 
commencer  ainsi  la  grande  mascarade  de  l'Europe. 
Cet  infant  d'Espagne  fut  mandé  à  Paris  pour  mon- 
trer aux  Français  un  prince  de  l'ancienne  dynastie 
humilié  devant  le  premier  ccnsul ,  humilié  par  ses 


DIX  ANNEES  DEXIL. 


dons,  lorsqu'il  n'aurait  jamais  pu  l'être  par  ses 
persécutions.  Bonaparte  s'essaya  sur  cet  agneau 
royal  à  faire  attendre  un  roi  dans  son  anticham- 
bre; il  se  laissa  applaudir  au  théâtre,  à  l'occasion 
de  ce  vers  : 

J'ai  fait  des  rois,  madame,  et  n'ai  pas  voulu  l'être; 

se  promettant  bien  d'être  plus  que  roi,  quand  l'oc- 
casion s'en  présenterait.  On  racontait  tous  les  jours 
une  bévue  nouvelle  de  ce  pauvre  roi  d'Étrurie  ;  on 
le  menait  au  Musée ,  au  Cabinet  d'histoire  natu- 
relle, et  l'on  citait  comme  traits  d'esprit  quelques- 
unes  de  ses  questions  sur  les  poissons  ou  les  qua- 
drupèdes ,  qu'un  enfant  de  douze  ans,  bien  élevé, 
ne  ferait  plus.  Le  soir,  on  le  conduisait  à  des  fêtes, 
oiî  les  danseuses  de  l'Opéra  venaient  se  mêler  aux 
dames  nouvelles;  et  le  petit  roi,  malgré  sa  dévo- 
tion, les  préférait  pour  danser  avec  elles,  et  leur 
envoyait  le  lendemain,  en  remercîment,  de  beaux 
et  bons  livres  pour  leur  instruction.  C'était  un 
singulier  moment  en  France  que  ce  passage  des 
habitudes  révolutionnaires  aux  prétentions  monar- 
chiques; comme  il  n'y  avait  ni  indépendance  dans 
les  unes,  ni  dignité  dans  les  autres,  leurs  ridicules 
se  mariaient  parfaitement  bien  ensemble;  elles  se 
groupaient ,  chacune  à  sa  manière ,  autour  de  la 
puissance  bigarrée  qui  se  servait  en  même  temps 
des  moyens  de  force  des  deux  régimes. 

On  célébra  pour  la  dernière  fois ,  cette  année , 
le  14  juillet,  anniversaire  de  la  révolution,  et  une 
proclamation  pompeuse  rappela  tous  les  biens  ré- 
sultant de  cette  journée  ;  il  n'en  existait  cependant 
pas  un  que  le  premier  consul  ne  se  promît  de  dé- 
truire. De  tous  les  recueils  le  plus  bizarre ,  c'est 
celui  des  proclamations  de  cet  homme  ;  c'est  une 
encyclopédie  de  tout  ce  qui  peut  se  dire  de  contra- 
dictoire dans  ce  monde  ;  et  si  le  chaos  était  chargé 
d'endoctriner  la  terre,  il  jetterait  sans  doute  ainsi 
à  la  tête  du  genre  humain  l'éloge  de  la  paix  et  de 
la  guerre,  des  lumières  et  des  préjugés,  de  la  liberté 
et  du  despotisme,  les  louanges  et  les  injures  sur 
tous  les  gouvernements ,  sur  toutes  les  religions. 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  Bonaparte  envoya 
le  général  Leclerc  à  Saint-Domingue,  et  qu'il  l'ap- 
pela dans  son  arrêté  notre  beau-frère.  Ce  premier 
nous  royal ,  qui  associait  les  Français  à  la  prospé- 
rité de  cette  famille,  me  fut  vivement  antipathique. 
Il  exigea  de  sa  jolie  sœur  d'aller  avec  son  mari  à 
Saint-Domingue,  et  c'est  là  que  sa  santé  fut  abî- 
mée :  singulier  acte  de  despotisme  pour  un  homme 
qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  accoutumé  à  une  grande 
sévérité  de  principes  autour  de  lui  !  mais  il  ne  se 
sert  de  la  morale  que  pour  contrarier  les  uns  et 


éblouir  les  autres.  Une  paix  fut  conclue ,  dans  la 
suite,  avec  le  chef  des  Nègres,  Toussaint-Louver- 
ture.  C'était  un  homme  très-criminel;  mais  toute- 
fois Bonaparte  signa  des  conditions  avec  lui,  et, 
au  mépris  de  ces  conditions,  Toussaint  fut  amené 
dans  une  prison  de  France ,  oii  il  a  péri  de  la  ma- 
nière la  plus  misérable.  Peut-être  Bonaparte  ne  se 
souvient-il  pas  seulement  de  ce  forfait,  parce  qu'il 
lui  a  été  moins  reproché  que  les  autres. 

Dans  une  grande  forge,  on  observe  avec  étonne 
reient  la  violence  des  machines  qu'une  seule  volonté 
fait  mouvoir  ;  ces  marteaux ,  ces  laminoirs ,  sem- 
blent des  personnes,  ou  plutôt  des  animaux  dévo- 
rants. Si  vous  vouliez  lutter  contre  leur  force , 
vous  en  seriez  anéanti  ;  cependant  toute  cette  fu- 
reur apparente  est  calculée ,  et  c'est  un  seul  mo- 
teur qui  fait  agir  ces  ressorts.  La  tyrannie  de  Bo- 
naparte se  présente  à  mes  yeux  sous  cette  image; 
il  fait  périr  des  milliers  d'hommes ,  comme  ces 
roues  battent  le  fer,  et  ses  agents,  pour  la  plupart, 
sont  aussi  insensibles  qu'elles  ;  l'impulsion  invisi- 
ble de  ces  machines  humaines  vient  d'une  volonté 
tout  à  la  fois  violente  et  méthodique ,  qui  trans- 
forme la  vie  morale  en  un  instrument  servile  ;  en- 
fin, pour  achever  la  comparaison,  il  suffirait  d'at- 
teindre le  moteur  pour  que  tout  rentrât  dans  le 
repos. 

CHAPITRE  VIII. 

Voyage  à  Coppet.  —  Préliminaires  de  paix  avec 
V  Angleterre. 

J'allai,  suivant  mon  heureuse  coutume,  passer 
l'été  auprès  de  mon  père;  je  Je  trouvai  très-indigné 
de  la  marche  que  suivaient  les  affaires;  et  comme 
il  avait  toute  sa  vie  autant  aimé  la  vraie  liberté 
que  détesté  l'anarchie  populaire,  il  se  sentait  le 
désir  d'écrire  contre  la  tyrannie  d'un  seul ,  après 
avoir  si  longtemps  combattu  celle  de  la  multitude, 
îilon  père  aimait  la  gloire,  et,  quelque  sage  que  fût 
son  caractère ,  l'aventureux  en  tout  genre  ne  lui 
déplaisait  pas ,  quand  il  fallait  s'y  exposer  pour 
mériter  l'estime  publique.  Je  sentais  très -bien  les 
dangers  que  me  ferait  courir  un  ouvrage  de  mon 
père  qui  déplairait  au  premier  consul;  mais  je  ne 
pouvais  me  résoudre  à  étouffer  ce  chant  du  cygne, 
qui  devait  se  faire  entendre  encore  sur  le  tombeau 
de  la  liberté  française.  J'encourageai  donc  mon 
père  à  travailler,  et  nous  renvoyâmes  à  l'année 
suivante  la  question  de  savoir  s'il  ferait  publier  ce 
qu'il  écrivait. 

La  nouvelle  des  préliminaires  de  paix  signés  en- 
tre l'Angleterre  et  la  France  vint  mettre  le  comble 


23. 


MG 


DIX  Ar»JNEES  D'EXIL. 


MX  succès  de  Bonaparte.  En  apprenant  que  l'An- 
gleterre l'avait  reconnu,  il  me  sembla  que  j'avais 
tort  de  haïr  sa  puissance;  mais  les  circonstances 
ne  tardèrent  pas  à  m'dter  ce  scrupule.  La  plus  re- 
marquable des  conditions  de  ces  préliminaires, 
c'était  l'évacuation  complète  de  l'Egypte;  ainsi 
toute  cette  expédition  n'avait  eu  d'autre  résultat 
que  de  faire  parler  de  Bonaparte.  Plusieurs  écrits 
publiés  par  delà  les  barrières  du  pouvoir  de  Bona- 
parte ,  l'accusent  d'avoir  fait  assassiner  Rléber  en 
Egypte,  parce  qu'il  était  jaloux  de  sa  puissance; 
et  des  personnes  dignes  de  foi  m'ont  dit  que  le 
duel  dans  lequel  le  général  d'Estaing  a  été  tué  par 
le  général  Begnier,  fut  provoqué  par  une  discus- 
sion sur  cet  objet.  Toutefois  il  me  paraît  difficile 
de  croire  que  Bonaparte  ait  eu  le  moyen  d'armer 
un  Turc  contre  la  A'ie  d'un  général  français,  pen- 
dant qu'il  était  lui-même  si  loin  du  théâtre  de  cet 
attentat.  On  ne  doit  rien  dire  contre  lui  qui  ne 
soit  prouvé  ;  s'il  se  trouvait  une  seule  erreur  de 
ce  genre  parmi  les  vérités  les  plus  notoires ,  leur 
éclat  en  serait  terni.  Il  ne  faut  combattre  Bona- 
parte avec  aucune  de  ses  armes. 

Je  retardai  mon  retour  à  Paris,  pour  ne  pas  être 
témoin  de  la  grande  fête  de  la  paix;  je  ne  connais 
pas  une  sensation  plus  pénible  que  ces  réjouissan- 
ces publiques ,  quand  l'âme  s'y  refuse.  On  prend 
une  sorte  de  mépris  pour  ce  badaud  de  peuple, 
qui  vient  célébrer  le  joug  qu'on  lui  prépare  :  ces 
lourdes  victimes  dansant  devant  le  palais  de  leur 
sacrificateur;  ce  premier  consul  appelé  le  père  de 
la  nation  qu'il  allait  dévorer;  ce  mélange  de  bêtise 
d'une  part  et  de  ruse  de  l'autre  ;  la  fade  hypocrisie 
des  courtisans  jetant  un  voile  sur  l'arrogance  du 
maître,  tout  m'inspirait  un  dégoût  que  je  ne  pou- 
vais surmonter.  11  fallait  se  contraindre,  et  au  mi- 
lieu de  ces  solennités  on  était  exposé  à  rencontrer 
des  joies  officieiles  qu'il  était  plus  facile  d'éviter 
dans  d'autres  moments. 

Bonaparte  proclamait  alors  que  la  pais  était  le 
premier  hesoin  du  monde;  tous  les  jours  il  signait 
ua  nouveau  traité,  qui  ressemblait  assez  au  soin 
avec  lequel  Polyphème  comptait  les  moutons  en 
les  faisant  entrer  dans  sa  caverne.  Les  États-Unis 
d'Amérique  firent  aussi  la  paix  avec  la  France ,  et 
ils  envoyèrent  pour  plénipotentiaire  un  homme 
-qui  ne  savait  pas  un  mot  de  français,  ignorant  ap- 
paremment que  la  plus  parfaite  intelligence  de  la 
iangue  suffisait  à  peine  pour  démêler  la  vérité  dans 
un  gouvernement  où  l'on  savait  si  bien  la  cacher. 
Le  premier  consul ,  à  la  présentation  de  M.  Li- 
vingston,  lui  fit,  à  l'aide  d'un  interprète,  des  com- 
pliments sur  la  pureté  des  mœurs  de  l'Amérique , 


et  il  ajouta  :  «  L'ancien  monde  est  bien  corrompu  :  » 
puis,  se  tournant  vers  M  de  ***,  il  lui  répéta  deux 
fois  :  «  Expliquez -lui  donc  que  l'ancien  monde  est 
«  bien  corrompu  ;  vous  en  savez  quelque  chose , 
n  n'est-ce  pas?  »  C'est  une  des  plus  douces  paroles 
qu'il  ait  adressées  en  public  à  ce  courtisan  de  meil- 
leur goût  que  les  autres,  qui  aurait  voulu  conser- 
ver quelque  dignité  dans  les  manières,  en  sacrifiant 
celle  de  l'âme  à  son  ambition. 

Cependant  les  institutions  monarchiques  s'avan- 
çaient à  l'ombre  de  la  république.  On  organisait 
une  garde  prétorienne;  les  diamants  de  la  cou- 
ronne servaient  d'ornement  à  l'épée  du  premier 
consul,  et  l'on  voyait  dans  sa  parure ,  comme  dans 
la  situationpolitique  du  jour,  un  mélange  de  l'an-  ■ 
cien  et  du  nouveau  régime;  il  avait  des  habits  tout 
d'or  et  des  cheveux  plats  ,  une  petite  taille  et  une 
grosse  tête,  je  ne  sais  quoi  de  gauche  et  d'arro- 
gant, de  dédaigneux  et  d'embarrassé,  qui  semblait 
réunir  toute  la  mauvaise  grâce  d'un  parvenu  à 
toute  l'audace  d'un  tyran.  On  a  vanté  son  sourire 
comme  agréable;  moi,  je  crois  qu'il  aurait  certai- 
nement déplu  dans  tout  autre;  car  ce  sourire,  par- 
tant du  sérieux  pour  y  rentrer,  ressemblait  à  un 
ressort  plutôt  qu'à  un  mouvement  naturel,  et  l'ex- 
pression de  ses  yeux  n'était  jamais  d'accord  avec 
celle  de  sa  bouche  ;  mais  comme ,  en  souriant ,  il 
rassurait  ceux  qui  l'entouraient,  on  a  pris  pour 
du  charme  le  soulagement  qu'il  faisait  éprouver 
ainsi.  Je  me  rappelle  qu'un  membi-e  de  l'Institut, 
conseiller  d'État,  me  dit  sérieusement  que  les  on- 
gles de  Bonaparte  étaient  parfaitement  bien  faits. 
Un  autre  s'écria  :  «  Les  mains  du  premier  consul 
«  sont  charmantes.  —  Ah  !  répondit  un  jeune 
«  seigneur  de  l'ancienne  noblesse,  qui  alors  n'était 
«  pas  encore  chambellan,  de  grâce,  ne  parlons  pas 
«  politique.  »  Un  homme  de  la  cour,  en  s'expri- 
mant  avec  tendresse  sur  le  premier  consul ,  disait  : 
«  Ce  qu'il  a  souvent,  c'est  une  douceur  enfantine.  » 
En  effet,  dans  son  intérieur,  il  se  livrait  quelque- 
fois à  des  jeux  innocents  ;  on  l'a  vu  danser  avec 
ses  généraux;  on  prétend  même  qu'à  Munich,  dans 
le  palais  de  la  reine  et  du  roi  de  Bavière ,  à  qui 
cette  gaieté  parut  sans  doute  étrange ,  il  prit  un 
soir  le  costume  espagnol  de  l'empereur  Charles  VII, 
et  se  mit  à  danser  une  ancienne  contredanse  fran- 
çaise ,  la  Monaco. 

CHAPITRE  IX. 

Paris  en  1802.  —  Bonaparte  président  de   la 
république  italienne.  —  Retour  à  Coppet. 

Chaque  pas  du  premier  consul  annonçait  de 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


317 


plus  en  plus  ouvertement  son  ambition  sans 
bornes.  Tandis  qu'on  négociait  à  Amiens  la  paix 
avec  l'Angleterre,  il  fit  rassembler  à  Lyon  la  con- 
sulte cisalpine ,  c'est-à-dire,  les  députés  de  toute 
la  Lombardie  et  des  États  adjacents ,  qui  s'étaient 
constitués  en  république  sous  le  directoire,  et  qui 
demandaient  maintenant  quelle  nouvelle  forme 
ils  devaient  prendre.  Comme  on  n'était  point  en- 
core accoutumé  à  ce  que  l'unité  de  la  république 
française  fût  transportée  en  l'unité  d'un  seul 
homme,  personne  n'imaginait  qu'il  voulût  réunir 
sur  sa  tête  le  consulat  de  France  et  la  présidence 
de  l'Italie ,  de  manière  qu'on  s'attendait  à  voir 
nommer  le  comte  Melzi ,  que  ses  lumières ,  son 
illustre  naissance  et  le  respect  de  ses  concitoyens 
désignaient  pour  cette  place.  Tout  à  coup  le  bruit 
se  répandit  que  Bonaparte  se  faisait  nommer;  et 
à  cette  nouvelle ,  on  aperçut  encore  un  moment 
de  vie  dans  les  esprits.  On  disait  que  la  constitu- 
tion faisait  perdre  le  droit  de  citoyen  français  à 
quiconque  accepterait  des  emplois  en  pays  étran- 
ger; mais  était-il  Français  celui  qui  ne  voulait  se 
servir  de  la  grande  nation  que  pour  opprimer  l'Eu- 
rope ,  et  de  l'Europe  que  pour  mieux  opprimer  la 
grande  nation  ?  Bonaparte  escamota  la  nomination 
de  président  à  tous  ces  Italiens,  qui  n'apprirent 
qu'il  fallait  le  nommer  que  peu  d'heures  avant 
d'aller  au  scrutin.  On  leur  dit  de  joindre  le  nom 
de  M.  de  Melzi,  comme  vice-président,  à  celui  de 
Bonaparte.  On  les  assura  qu'ils  ne  seraient  gou- 
vernés que  par  celui  qui  serait  toujours  au  milieu 
d'eux,  et  que  l'autre  ne  voulait  qu'un  titre  hono- 
rifique. Bonaparte  dit  lui-même ,  avec  sa  manière 
emphatique  :  «  Cisalpins,  je  conserverai  seulement 
«  la  grande  pensée  de  vos  affaires.  »  Et  la  grande 
pensée  voulait  dire  la  toute-puissance.  Le  lende- 
main de  ce  choix ,  on  continua  à  faire  sérieuse- 
ment une  constitution ,  comme  s'il  pouvait  en 
exister  une  à  côté  de  cette  main  de  fer.  On  divisa 
la  nation  en  trois  classes  :  les  possidenti ,  les  dotti 
et  les  commercianti.  Les  propriétaires ,  pour  les 
imposer;  les  hommes  de  lettres,  pour  les  faire 
taire,  et  les  commerçants  ,  pour  leur  fermer  tous 
les  ports.  Ces  paroles  sonores  de  l'italien  prêtent 
encore  mieux  au  charlatanisme  que  le  français. 

Bonaparte  avait  changé  le  nom  de  république 
cisalpine  en  celui  de  république  italienne,  et  me- 
naçait ainsi  l'Europe  de  ses  conquêtes  futures  dans 
le  reste  de  l'Italie.  Une  telle  démarche  n'était  rien 
moins  que  pacifique ,  et  cependant  elle  n'arrêta 
point  la  signature  du  traité  d'Amiens  :  tant  l'Eu- 
rope et  l'Anglererre  elle-même  désiraient  la  paix  ! 
J'étais  chez  le  ministre  d'Angleterre,  lorsqu'il  re- 


çut les  conditions  de  cette  paix.  Il  les  lut  à  tous 
ceux  qu'il  avait  à  dîner  chez  lui ,  et  je  ne  puis  ex- 
primer quel  fut  mon  étoimement  à  chaque  article. 
L'Angleterre  rendait  toutes  ses  conquêtes  :  elle 
rendait  Malte,  dont  on  avait  dit,  lorsqu'elle  fut 
prise  par  les  Français ,  quç  s'il  n'y  avait  eu  per- 
sonne dans  la  forteresse  on  n'y  serait  jamais  en- 
tré. Elle  cédait  tout ,  sans  compensation ,  à  une 
puissance  qu'elle  avait  constamment  battue  sur 
mer.  Quel  singulier  effet  de  la  passion  de  la  paix  ! 
Et  cet  homme  qui  avait  obtenu  comme  par  mi- 
racle de  tels  avantages,  n'eut  pas  même  la  patience 
d'en  profiter  quelques  années  pour  mettre  la  ma^ 
rine  française  en  état  de  s'essayer  contre  FAnglC' 
terre  !  A  peine  le  traité  d'Amiens  était-il  signé , 
que  Napoléon  réunit,  par  un  sénatus-consulte,  le 
Piémont  à  la  France.  Pendant  l'année  que  dura  la 
paix ,  tous  les  jours  furent  marqués  par  des  pro- 
clamations nouvelles ,  tendantes  à  faire  rompre  la 
traité.  Le  motif  de  cette  conduite  est  facile  à  dér 
mêler  :  Bonaparte  voulait  éblouir  les  Français,, 
tantôt  par  des  paix  inattendues,  tantôt  par  des 
guerres  qui  le  rendissent  nécessaire.  Il  croyait 
qu'en  tout  genre  la  tempête  était  favorable  à  l'u- 
surpation. Les  gazettes  chargées  de  vanter  les 
douceurs  de  la  paix,  au  printemps  de  1802,  di- 
saient alors  :  «  Nous  touchons  au  moment  oii  la 
politique  sera  nulle.  »  En  effet ,  si  Bonaparte  l'a- 
vait voulu ,  à  cette  époque ,  i\  pouvait  facilement 
donner  -eingt  ans  de  paix  à  l'Europe  effrayée  et 
ruinée. 

Les  amis  de  la  liberté ,  dans  le  tribunat ,  es- 
sayaient encore  de  lutter  contre  l'autorité  tou- 
jours croissante  du  premier  consul;  mais  l'opinion, 
publique  ne  les  secondait  point  alors.  Le  plus 
grand  nombre  des  tribuns  de  l'opposition  méri- 
taient ,  à  tous  égards ,  la  plus  parfaite  estime  : 
mais  trois  ou  quatre  individus  qui  siégeaient  dans 
leurs  rangs ,  s'étaient  rendus  coupables  des  excès 
de  la  révolution ,  et  le  gouvernement  avait  grand' 
soin  de  rejeter  sur  tous  le  blâme  qui  pesait  sur 
quelques-uns.  Cependant  les  hommes  réunis  en  as- 
semblée publique  finissent  toujours  par  s'électriser 
dans  le  sens  de  l'élévation  de  l'âme ,  et  ce  tribu- 
nat, tel  qu'il  était,  aurait  empêché  la  tyrannie,  si. 
on  l'avait  laissé  subsister.  Déjà  la  majorité  des 
voix  avait  nommé  candidat  au  sénat  un  homme 
qui  ne  plaisait  point  au  premier  consul,  Daunou^ 
républicain  probe  et  éclairé ,  mais  certes  nullement 
à  craindre.  C'en  fut  assez  pour  déterminer  le  pre-- 
mier  consul  à  Y  élimination  du  tribunat ,  c'est- 
à-dire  ,  à  faire  sortir  un  à  uh  ,  sur  la  désignation 
des  sénateurs,  les  vingt  membres  les  plus  éner- 


348 


DIX  A^INEES  D'EXIL. 


giques  de  l'assemblée ,  et  à  les  faire  remplacer  par 
vingt  hommes  dévoués  au  gouvernement.  Les  qua- 
tre-vingts qui  restaient  devaient  chaque  année  su- 
bir la  même  opération  par  quart.  Ainsi  la  leçon 
leur  était  donnée  sur  ce  qu'ils  avaient  à  faire  pour 
être  maintenus  dans  leurs  places,  c'est-à-dire,  dans 
leurs  quinze  mille  francs  de  rente;  car  le  premier 
consul  voulait  conserver  encore  quelque  temps 
cette  assemblée  mutilée,  qui  devait  servir  pendant 
deux  ou  trois  ans  de  masque  populaire  aux  actes 
de  la  tyrannie. 

Parmi  les  tribuns  proscrits  se  trouvaient  plu- 
sieurs de  mes  amis;  mais  mon  opinion  était  à  cet 
égard  indépendante  de  mes  affections.  Peut-être 
éprouvais-je  cependant  une  irritation  plus  forte 
de  l'injustice  qui  tombait  sur  des  personnes  avec 
qui  j'étais  liée ,  et  je  crois  bien  que  je  me  laissai 
aller  à  quelques  sarcasmes  sur  cette  façon  hypo- 
crite d'interpréter  même  la  malheureuse  constitu- 
tion dans  laquelle  on  avait  tâché  de  ne  pas  laisser 
entrer  le  moindre  soufQe  de  liberté. 

Il  se  formait  alors  autour  du  général  Berna- 
dotte  un  parti  de  généraux  et  de  sénateurs  qui 
voulaient  savoir  de  lui  s'il  n'y  avait  pas  quelques 
résolutions  à  prendre  contre  l'usurpation  qui  s'ap- 
prochait à  grands  pas.  Il  proposa  divers  plans  qui 
se  fondaient  tous  sur  une  mesure  législative  quel- 
conque, regardant  tout  autre  moyen  comme  con- 
traire à  ses  principes.  Mais  pour  cette  mesure  il 
fallait  une  délibération  au  moins  de  quelques  mem- 
bres du  sénat,  et  pas  un  d'eux  n'osait  souscrire  un 
tel  acte.  Pendant  que  toute  cette  négociation  très- 
dangereuse  se  conduisait,  je  voyais  souvent  le  gé- 
néral Bernadotte  et  ses  amis  :  c'était  plus  qu'il  n'en 
fallait  pour  me  perdre,  si  leurs  desseins  étaient 
découverts.  Bonaparte  disait  que  l'on  sortait  tou- 
jours de  chez  moi  moins  attaché  à  lui  qu'on  n'y 
était  entré;  enfin  il  se  préparait  à  ne  voir  que  moi 
de  coupable  parmi  tous  ceux  qui  l'étaient  bien  plus 
que  moi,  mais  qu'il  lui  importait  davantage  de  mé- 
nager. 

Je  partis  pour  Coppet  dans  ces  entrefaites ,  et 
j'arrivai  chez  mon  père  dans  un  état  très-pénible 
d'accablement  et  d'anxiété.  Des  lettres  de  Paris 
m'apprirent  qu'après  mon  départ  le  premier  con- 
sul s'était  exprimé  très-vivement  contre  mes  rap- 
ports de  société  avec  le  général  Bernadotte.  Tout 
annonçait  qu'il  était  résolu  à  m'en  punir;  mais  il 
s'arrêta  devant  l'idée  de  frapper  le  général  Berna- 
dotte, soit  qu'il  eût  besoin  de  ses  talents  militaires, 
soit  que  les  liens  de  famille  le  retinssent,  soit  que 
la  popularité  de  ce  général  dans  l'armée  française 
fût  plus  grande  que  celle  des  autres,  soit  enfin 


qu'un  certain  charme  dans  les  manières  de  Berna- 
dotte rende  difficile ,  même  à  Bonaparte ,  d'être 
tout  à  fait  son  ennemi.  Ce  qui  choquait  le  pre- 
mier consul  plus  encore  que  les  opinions  qu'il  me 
supposait,  c'était  le  nombre  d'étrangers  qui  étaient 
venus  me  voir.  Le  fils  du  stathouder,  le  prince 
d'Orange,  m'avait  fait  l'honneur  de  dîner  chez 
moi ,  et  Bonaparte  lui  en  avait  adressé  des  repro- 
ches. C'était  peu  de  chose  que  l'existence  d'une 
femme  qu'on  venait  voir  pour  sa  réputation  litté- 
raire ;  mais  ce  peu  de  chose  ne  relevait  pas  de  lui , 
et  c'en  était  assez  pour  qu'il  voulût  l'écraser. 

Dans  cette  année  (1802)  se  traita  l'affaire  des 
princes  possessionnés  en  Allemagne.  Toute  cette 
négociation  fut  conduite  à  Paris ,  au  grand  avan- 
tage, dit-on,  des  ministres  qui  en  furent  chargés. 
Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  cette  époque  que  com- 
mença le  dépouillement  diplomatique  de  l'Europe 
entière,  qui  ne  devait  s'arrêter  qu'à  ses  confins.  On 
vit  tous  les  plus  grands  seigneurs  de  la  féodale  Ger- 
manie apporter  à  Paris  leur  cérémonial ,  dont  les 
formes  obséquieuses  plaisaient  plus  au  premier 
consul  que  l'air  encore  dégagé  des  Français ,  et  re- 
demander ce  qui  leur  appartenait,  avec  une  servi- 
lité qui  ferait  presque  perdre  des  droits  à  ce  qu'on 
possède ,  tant  on  a  l'air  de  ne  compter  pour  rien 
l'autorité  de  la  justice. 

Une  nation  éminemment  fière,  les  Anglais,  n'é- 
tait pas  tout  à  fait  exempte ,  à  cette  époque ,  d'une 
curiosité  pour  la  personne  du  premier  consul  qui 
tenait  de  l'hommage.  Le  parti  ministériel  jugeait 
cet  homme  tel  qu'il  était  :  mais  le  parti  de  l'oppo- 
sition, qui  devait  haïr  davantage  la  tyrannie,  puis- 
qu'il est  censé  plus  enthousiaste  de  la  liberté ,  le 
parti  de  l'opposition,  et  Fox  lui-même,  dont  on  ne 
peut  rappeler  le  talent  et  la  bonté  sans  admiration 
et  sans  attendrissement,  eurent  le  tort  de  montrer 
beaucoup  trop  d'égards  pour  Bonaparte,  et  de  pro- 
longer l'erreur  de  ceux  qui  voulaient  encore  con- 
fondre avec  la  révolution  de  France  l'ennemi  le 
plus  décidé  des  premiers  principes  de  cette  révo- 
lution. 

CHAPITRE  X. 

Nouveaux  symptômes  de  la  malveillance  de  Bo- 
naparte contre  mon  père  et  moi.  —  Affaire  de 
Suisse. 

Au  commencement  de  l'hiver  de  1802  à  1803, 
quand  je  lisais  dans  les  papiers  que  Paris  réunissait 
tant  d'hommes  illustres  de  l'Angleterre  à  tant 
d'hommes  spirituels  de  la  France ,  j'éprouvais ,  je 
l'avoue,  un  vif  désir  de  me  trouver  au  milieu  d'eux. 


DIX  ANNEES  D'EXîL. 


349 


Je  ne  dissimule  point  que  le  séjour  de  Paris  m'a 
toujours  semblé  le  plus  agréable  de  tous  :  j'y  suis 
née,  j'y  ai  passé  mon  enfance  et  ma  première  jeu- 
nesse ;  la  génération  qui  a  connu  mon  père,  les  amis 
qui  ont  traversé  avec  nous  les  périls  de  la  révolu- 
tion, c'est  là  seulement  que  je  puis  les  retrouver. 
Cet  amour  de  la  patrie  qui  a  saisi  les  âmes  les  plus 
fortes,  s'empare  plus  vivement  encore  de  nous, 
quand  les  goûts  de  l'esprit  se  trouvent  réunis  aux 
affections  du  cœur  et  aux  habitudes  de  l'imagina- 
tion. La  conversation  française  n'existe  qu'à  Paris, 
et  la  conversation  a  été,  depuis  mon  enfance,  mon 
plus  grand  plaisir.  J'éprouvais  une  telle  douleur  à 
la  crainte  d'être  privée  de  ce  séjour,  que  ma  raison 
ne  pouvait  rien  contre  elle.  J'étais  alors  dans  toute 
la  vivacité  de  la  vie;  et  c'est  précisément  le  besoin 
des  jouissances  animées  qui  conduit  le  plus  sou- 
vent au  désespoir,  car  il  rend  la  résignation  bien 
difficile,  et  sans  elle  on  ne  peut  supporter  les  vicis- 
situdes de  l'existence. 

Aucune  défense  de  me  donner  des  passe-ports 
pour  Paris  n'était  arrivée  au  préfet  de  Genève  ; 
mais  je  savais  que  le  premier  consul  avait  dit  au 
milieu  de  son  cercle,  que  je  ferais  mieux  de  n'y 
pas  revenir;  et  il  avait  déjà  l'habitude,  sur  des  su- 
jets de  cette  nature ,  de  dicter  ses  volontés  en  con- 
versation, afin  qu'on  le  dispensât  d'agir,  en  préve- 
nant ses  ordres.  S'il  avait  dit  ainsi  que  tel  ou  tel 
individu  devrait  se  pendre ,  je  crois  qu'il  trouverait 
très-mauvais  que  le  sujet  soumis  n'eût  pas,  en  con- 
séquence de  l'insinuation,  fait  acheter  la  corde  et 
préparer  la  potence.  Un  autre  symptôme  de  la  mal- 
veillance de  Bonaparte  envers  riioi ,  ce  fut  la  ma- 
nière dont  les  journaux  français  traitèrent  mon 
roman  de  Delphine ,  qui  parut  à  cette  époque  ;  ils 
s'avisèrent  de  le  proclamer  immoral ,  et  l'ouvrage 
que  mon  père  avait  approuvé ,  ces  censeurs  courti- 
sans le  condamnèrent.  On  pouvait  trouver  dans  ce 
livre  cette  fougue  de  jeunesse  et  cette  ardeur  d'être 
heureuse,  que  dix  années,  et  dix  années  de  souf- 
frances, m'ont  appris  à  diriger  d'une  autre  ma- 
nière. Mais  mes  critiques  n'étaient  pas  capables  de 
sentir  ce  genre  de  tort,  et  tout  simplement  ils 
obéissaient  à  la  même  voix  qui  leur  avait  com- 
mandé de  déchirer  l'ouvrage  du  père  ,  avant  d'at- 
taquer celui  de  la  fille.  En  effet ,  il  nous  revenait 
de  tous  les  côtés  que  la  véritable  raison  de  la  colère 
du  premier  consul ,  c'était  ce  dernier  écrit  de  mon 
père ,  dans  lequel  tout  l'échafaudage  de  sa  monar- 
chie était  tracé  d'avance. 

Mon  père  partageait  mon  goût  pour  le  séjour  de 
Paris ,  et  ma  mère ,  pendant  sa  vie ,  l'avait  aussi 
vivement  éprouvé.  J'étais  extrêmement  triste  d'être 


séparée  de  mes  amis  ,  de  ne  pouvoir  donner  à  mes 
enfants  ce  genre  de  sentiment  des  beaux-arts  qui 
s'acquiert  difficilement  à  la  campagne;  et,  comme 
il  n'y  avait  rien  de  prononcé  contre  mon  retour , 
dans  la  lettre  du  consul  Lebrun',  mais  seulement 
des  insinuations  piquantes ,  je  formais  cent  projets 
pour  revenir,  et  pour  essayer  si  le  premier  consul, 
qui  alors  ménageait  encore  l'opinion ,  voudrait 
braver  le  bruit  que  ferait  mon  exil.  Mon  père  ,  qui 
daignait  toujours  se  faire  un  reproche  d'avoir  eu 
part  à  ce  qui  gâtait  mon  sort ,  conçut  l'idée  d'aller 
lui-même  à  Paris  pour  parler  au  premier  consul  en 
ma  faveur.  J'avoue  que  dans  le  premier  moment 
j'acceptai  la  preuve  de  dévouement  que  m'offrait 
mon  père  ;  je  me  faisais  une  telle  idée  de  l'ascendant 
que  devait  exercer  sa  présence,  qu'il  me  semblait 
impossible  de  lui  résister  :  son  âge,  l'expression  si 
belle  de  ses  regards,  tant  de  noblesse  d'âme  et  de 
finesse  d'esprit  réunis,  me  paraissaient  devoir  cap- 
tiver même  Bonaparte.  Je  ne  savais  pas  encore  alors 
jusqu'à  quel  point  le  premier  consul  était  irrité  con- 
tre son  livre  ;  mais ,  heureusement  pour  moi ,  je  ré- 
fléchis que  les  avantages  mêmes  de  mon  père  n'au- 
raient fait  qu'exciter,  dans  le  consul ,  un  plus  vif 
désir  d'humilier  celui  qui  les  possédait;  et  sûre- 
ment il  aurait  trouvé,  du  moins  en  apparence,  les 
moyens  d'y  parvenir  :  car  le  pouvoir,  en  France, 
a  bien  des  alliés ,  et  si  l'on  a  vu  souvent  l'esprit 
d'opposition  se  développer  dans  ce  pays ,  c'est  parce 
que  la  faiblesse  du  gouvernement  lui  offrait  de  fa- 
ciles victoires.  On  ne  saurait  trop  le  répéter,  ce  que 
les  Français  aiment  en  toutes  choses,  c'est  le  suc- 
cès ,  et  la  puissance  réussit  aisément  dans  ce  pays  à 
rendre  le  malheur  ridicule.  Enfin ,  grâce  au  ciel ,  je 
me  réveillai  des  illusions  auxquelles  je  m'étais  li- 
vrée ,  et  je  refusai  positivement  le  généreux  sacri- 
fice que  mon  père  voulait  me  faire.  Quand  il  me  vit 
bien  décidée  à  ne  pas  l'accepter,  j'aperçus  combien 
il  lui  en  aurait  coûté.  Quinze  mois  après ,  je  perdis 
mon  père,  et,  s'il  eût  alors  exécuté  le  voyage  qu'il 
projetait,  j'aurais  attribué  sa  maladie  à  cette  cause, 
et  le  remords  eût  encore  envenimé  ma  blessure. 

C'est  aussi  dans  l'hiver  de  1802  à  1803  que  la 
Suisse  prit  les  armes  contre  la  constitution  unitaire 
qu'on  lui  avait  imposée.  Singulière  manie  des  révo- 
lutionnaires français,  d'obliger  tous  les  pays  à  s'or- 
ganiser politiquement  de  la  même  manière  que  la 
France  !  Il  y  a  sans  doute  des  principes  communs 
à  tous  les  pays ,  ce  sont  ceux  qui  assurent  les  droits 
civils  et  politiques  des  peuples  libres  ;  mais  que  ce 

'  Cette  lettre  est  celle  dont  il  est  fait  mention  dans  les  Con- 
sidérations  sur  la  révolution  française ,  quatrième  partie, 
chap.  VIT.  {Noté  de  Véditr- 


350 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


soit  une  monarchie  limitée  comme  l'Angleterre, 
une  république  fédérée  comme  les  États-Unis  ou 
Jes  treize  cantons  suisses,  qu'importe?  et  faut-il 
réduire  l'Europe  à  une  idée,  comme  le  peuple 
romain  à  une  seule  tête,  afin  de  pouvoir  com- 
mander et  changer  tout  en  un  jour  ! 

Le  premier  consul  n'attachait  assurément  au- 
cune importance  à  telle  ou  telle  forme  de  consti- 
tution, et  même  à  quelque  constitution  que  ce 
pût  être;  mais  ce  qui  lui  importait,  c'était  de 
tirer  de  la  Suisse  le  meilleur  parti  possible  pour 
son  intérêt,  et,  à  cet  égard,  il  se  conduisit  avec 
prudence.  Il  combina  les  divers  projets  qu'on  lui 
offrit,  et  en  forma  une  constitution  qui  conciliait 
assez  bien  les  anciennes  habitudes  avec  les  préten- 
tions nouvelles;  et,  en  se  faisant  nommer  média- 
teur de  la  confédération  suisse,  il  tira  plus 
d'hommes  de  ce  pays  qu'il  n'en  aurait  pu  faire 
sortir,  s'il  l'eût  gouverné  immédiatement.  Il  fit 
venir  à  Paris  des  députés  nommés  par  les  cantons 
et  les  principales  villes  de  la  Suisse,  et  il  eut,  le 
29  janvier  1803 ,  sept  heures  de  conférence  avec 
dix  délégués  choisis  dans  le  sein  de  cette  députa- 
tion  générale.  Il  insista  sur  la  nécessité  de  rétablir 
les  cantons  démocratiques  tels  qu'ils  avaient  été, 
prononçant  à  cet  égard  des  maxinies  déclamatoires 
sur  la  cruauté  qu'il  y  aurait  à  priver  des  pâtres 
relégués  dans  les  montagnes  de  leur  seul  amuse- 
ment, les  assemblées  populaires  ;  et  disant  aussi 
(ce  qui  le  touchait  de  plus  près)  les  raisons  qu'il 
avait  de  se  défier  plutôt  des  cantons  aristocratiques. 
11  insista  beaucoup  sur  l'importance  de  la  Suisse 
pour  la  France.  Ces  propres  paroles  sont  consignées 
dans  un  récit  de  cet  entretien  :  «  Je  déclare  que , 
«  depuis  que  je  suis  à  la  tête  du  gouvernement, 
«  aucune  puissance  ne  s'est  intéressée  à  la  Suisse  ; 
a  c'est  moi  qui  ai  fait  reconnaître  la  république 
«  helvétique  à  Lunéville;  l'Autriche  ne  s'en  sou- 
«  ciait  nullement.  A  Amiens ,  je  voulais  en  faire 
«  autant,  l'Angleterrre  l'a  refusé;  mais  l'Angle- 
«  terre  n'a  rien  à  faire  avec  la  Suisse.  Si  elle  avait 
«  exprimé  la  crainte  que  je  ne  voulusse  me  faire 
«  déclarer  votre  landamman,jele  serais  devenu.  On 
o  a  dit  que  l'Angleterre  favorisait  la  dernière  in- 
«  surrection  ;  si  son  cabinet  avait  fait  une  dé- 
«  marche  officielle,  s'il  y  avait  eu  un  mot  à  ce  su- 
«  jet  dans  la  gazette  de  Londres,  je  vous  réunis- 
c<  sais.  »  Quel  incroyable  langage  !  Ainsi ,  l'existence 
d'un  peuple  qui  s'est  assuré  son  indépendance,  au 
milieu  de  l'Europe,  par  des  efforts  héroïques,  et  qui 
l'a  maintenue  pendant  cinq  siècles  par  la  modéra- 
tion et  la  sagesse  ;  cette  existence  eût  été  anéantie 
par  un    mouvement   d'humeur  que  le  moindre 


hasard  pouvait  exciter  dans  un  être  aussi  capri- 
cieux. Bonaparte  ajouta ,  dans  cette  même  conver- 
sation, qu'il  était  désagréable  pour  lui  d'avoir  une 
constitution  à  faire,  parce  que  cela  l'exposait  à  être 
sifflé,  ce  qu'il  ne  voulait  pas.  Cette  expression  porte 
le  caractère  de  vulgarité  faussement  affable  qu'il  se 
plaît  souvent  à  montrer.  Rœderer  et  Desmeunier 
écrivirent  l'acte  de  médiation  sous  sa  dictée,  et 
tout  cela  se  passait  pendant  que  ses  troupes  occu- 
paient la  Suisse.  Depuis,  il  les  a  retirées ,  et  ce 
pays ,  il  faut  en  convenir,  a  été  mieux  traité  par 
Napoléon  que  le  reste  de  l'Europe,  bien  qu'il  soit 
politiquement  et  militairement  tout  à  fait  sous  sa 
dépendance  ;  aussi  restera-t-il  tranquille  dans  l'in- 
surrection générale.  Les  peuples  européens  étaient 
disposés  à  une  mesure  de  patience  telle,  qu'il  a 
fallu  Bonaparte  pour  l'épuiser. 

Les  journaux  de  Londres  attaquaient  assez 
amèrement  le  premier  consul  ;  la  nation  anglaise 
était  trop  éclairée  pour  ne  pas  apercevoir  où  ten- 
daient toutes  les  actions  de  cet  homme.  Chaque 
fois  qu'on  lui  apportait  une  traduction  des  papiers 
anglais ,  il  faisait  une  scène  à  lord  Whitworth,  qui 
lui  répondait  avec  autant  de  sang-froid  que  de  rai- 
son, que  le  roi  de  la  Grande-Bretagne  lui-même 
n'était  pas  à  l'abri  des  sarcasmes  des  gazetiers ,  et 
que  la  constitution  ne  permettait  pas  de  gêner  leur 
liberté  à  cet  égard.  Cependant  le  gouvernement  an- 
glais fit  intenter  un  procès  à  Pelletier,  pour  des 
articles  de  son  journal  dirigés  contre  le  premier 
consul.  Pelletier  eut  l'honneur  d'être  défendu  par 
M.  Mackintosh,  qui  fit  à  cette  occasion  l'un  des 
plaidoyers  les  plus  éloquents  qu'on~ait  lus  dans  les 
temps  modernes  :  je  dirai  plus  tard  dans  quelles 
circonstances  ce  plaidoyer  me  parvint.  m  i 

CHAPITRE  VI. 

Rupture  avec  l'Angleterre,  —  Commencement  de 
mon  exil. 

J'étais  à  Genève,  vivant  par  goût  et  par  circons- 
tance dans  la  société  des  Anglais,  lorsque  la  nou- 
velle de  la  déclai'ation  de  guerre  nous  arriva.  Le 
bruit  se  répandit  aussitôt  que  les  voyageurs  anglais 
seraient  faits  prisonniers  :  comme  on  n'avait  rien 
vu  de  pareil  dans  le  droit  des  gens  européen ,  je  n'y 
croyais  point,  et  ma  sécurité  faillit  nuire  à  plu- 
sieurs de  mes  amis  ;  toutefois  ils  se  sauvèrent. 
Mais  les  hommes  les  plus  étrangers  à  la  politique , 
lord  Beverley,  père  de  onze  enfants ,  revenant  d'I- 
talie avec  sa  femme  et  ses  filles ,  cent  autres  per- 
sonnes, qui  avaient  des  passe-ports  français,  qui 
se  rendaient  aux  universités  pour  s'instruire ,  ou 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


351 


cians  les  pays  du  Midi  pour  se  guérir,  voyageant 
sous  la  sauvegarde  des  lois  admises  chez  toutes  les 
nations,  furent  arrêtées,  et  languissent  depuis  dix 
ans  dans  des  villes  de  province,  menant  la  vie  la 
plus  triste  que  l'imagination  puisse  se  représenter. 
Cet  acte  scandaleux  n'était  d'aucune  utilité;  à  peine 
deux  mille  Anglais,  pour  la  plupart  très-peu  mili- 
taires, furent-ils  victimes  de  cette  fantaisie  de 
tyran,  de  faire  souffrir  quelques  pauvres  individus, 
par  humeur  contre  l'invincible  nation  à  laquelle 
ils  appartiennent. 

Ce  fut  pendant  l'été  de  1803  que  commença  la 
grande  farce  de  la  descente  :  des  bateaux  plats  fu- 
rent ordonnés  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre; 
on  en  construisait  dans  les  forêts,  sur  le  bord  des 
grands  chemins.  Les  Français,  qui  ont  en  toutes 
choses  une  assez  grande  ardeur  imitative ,  taillaient 
planche  sur  planche,  faisaient  phrase  sur  phrase  : 
les  uns,  en  Picardie,  élevaient  un  arc  de  triomphe 
sur  lequel  était  écrit  :  Route  de  Londres;  d'autres 
écrivaient  :  «  A  Bonaparte  le  Grand  :  nous  vous 
«  prions  de  nous  admettre  sur  le  vaisseau  qui  vous 
«  portera  en  Angleterre,  et  avec  vous  les  destinées 
«  et  les  vengeances  du  peuple  français.  »  Ce  vais- 
seau que  Bonaparte  devait  monter,  a  eu  le  temps 
de  s'user  -dans  le  port.  D'autres  mettaient  pour 
devise  à  leurs  pavillons,  dans  la  rade  :  Un  bon 
vent  et  trente  heures.  Enfin  toute  la  France  reten- 
tissait de  gasconnades  dont  Bonaparte  seul  savait 
très-bien  le  secret. 

Vers  l'automne  je  me  crus  oubliée  de  Bonaparte  : 
on  m'écrivit  de  Paris  qu'il  était  tout  entier  absorbé 
par  son  expédition  d'Angleterre,  qu'il  se  proposait 
de  partir  pour  les  côtes,  et  de  s'embarquer  lui- 
même  pour  diriger  la  descente.  Je  ne  croyais  guère 
à  ce  projet;  mais  je  me  flattais  qu'il  trouverait  bon 
que  je  vécusse  à  quelques  lieues  de  Paris ,  avec  le 
très-petit  nombre  d'amis  qui  viendraient  voir  à 
cette  distance  une  personne  en  disgrâce.  Je  pensais 
aussi  qu'étant  assez  connue  pour  que  l'on  parlât 
de  mon  exil,  en  Europe,  le  premier  consul  évite- 
rait cet  éclat.  J'avais  calculé  d'après  mes  désirs  ; 
mais  je  ne  connaissais  pas  encore  à  fond  le  carac- 
tère de  celui  qui  devait  dominer  l'Europe.  Loin  de 
vouloir  ménager  ce  qui  se  distinguait,  dans  quel- 
que genre  que  ce  fut,  il  voulait  faire  de  tous  ceux 
qui  s'élevaient  un  piédestal  pour  sa  statue,  soit  en 
les  foulant  aux  pieds ,  soit  en  les  faisant  servir  à 
ses  desseins. 

J'arrivai  dans  une  petite  campagne,  à  dix  lieues 
de  Paris,  formant  le  projet  de  m'établir  les  hivers 
dans  cette  retraite,  tant  que  durerait  la  tyrannie. 
Je  ne  voulais  qu'y  voir  mes  amis,  et  quelquefois 


aller  au  spectacle  et  au  Musée.  C'est  tout  ce  que  je 
souhaitais  du  séjour  de  Paris,  dans,  l'état  de  dé- 
fiance et  d'espionnage  qui  commençait  à  s'établir; 
et  j'avoue  que  je  ne  vois  pas  quel  inconvénient  il 
pouvait  y  avoir  pour  le  premier  consul  à  me  lais- 
ser ainsi  dans  un  exil  volontaire.  J'y  étais  en  effet 
paisible  depuis  un  mois,  lorsqu'une  femme  comme 
il  y  en  a  tant ,  cherchant  à  se  faire  valoir  aux  dé- 
pens d'une  autre  femme  plus  connue  qu'elle ,  vint 
dire  au  premier  consul  que  les  chemins  étaient 
couverts  de  gens  qui  allaient  me  faire  visite.  Certes 
rien  n'était  moins  vrai.  Les  exilés  qu'on  allait  voir, 
c'étaient  ceux  qui,  dans  le  dix-huitième  siècle, 
avaient  presque  autant  de  force  que  les  rois  qui 
les  éloignaient  ;  mais  quand  on  résiste  au  pouvoir, 
c'est  qu'il  n'est  pas  tyrannique ,  car  il  ne  peut  l'être 
que  par  la  soumission  générale.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Bonaparte  saisit  le  prétexte  ou  le  motif  qu'on  lui 
donna  pour  m'exiler,  et  un  de  mes  amis  me  prévint 
qu'un  gendarme  viendrait  sous  peu  de  jours  me 
signifier  l'ordre  de  partir.  On  n'a  pas  l'idée,  dans 
les  pays  où  la  routine  au  moins  garantit  les  parti- 
culiers de  toute  injustice,  de  l'état  où  jette  la 
nouvelle  subite  de  certain  acte  arbitraire.  Je  suis 
d'ailleurs  très-facile  à  ébranler;  mon  imagination 
conçoit  mieux  la  peine  que  l'espérance,  et  quoique 
souvent  j'aie  éprouvé  que  le  chagrin  se  dissipe  par 
des  circonstances  nouvelles ,  il  me  semble  toujours , 
quand  il  arrive,  que  rien  ne  pourra  m'en  délivrer. 
En  effet,  ce  qui  est  facile,  c'est  d'être  malheureux, 
surtout  lorsqu'on  aspire  aux  lots  privilégiés  de 
la  vie. 

Je  me  retirai  dans  l'instant  même  chez  une  per- 
sonne vraiment  bonne  et  spirituelle  ■ ,  à  qui  ,  je 
dois  le  dire ,  j'étais  recommandée  par  un  homme 
qui  occupait  une  place  importante  dans  le  gouver- 
nement ^;  je  n'oublierai  point  le  courage  avec 
lequel  il  m'offrit  lui-même  un  asile  :  mais  il  aurait 
la  même  bonne  intention  aujourd'hui ,  qu'il  ne 
pourrait  se  conduire  de  même  sans  perdre  toute 
son  existence.  A  mesure  qu'on  laisse  avancer  la 
tyrannie,  elle  croît  aux  regards  comme  un  fan- 
tome  ;  mais  elle  saisit  avec  la  force  d'un  être  réel. 
J'arrivai  donc  dans  la  campagne  d'une  personne 
que  je  connaissais  à  peine,  au  milieu  d'une  société 
qui  m'était  tout  à  fait  étrangère ,  et  portant  dans 
le  cœur  un  chagrin  cuisant  que  je  ne  voulais  pas 
laisser  voir.  La  nuit,  seule  avec  une  femme  dé- 
vouée depuis  plusieurs  années  à  mon  service ,  j'é- 
coutais à  la  fenêtre  si  nous  n'entendrions  point  les 
pas  d'un  gendarme  à  cheval  :  le  jour  j'essayais 

•  Madame  de  la  Tour. 

»  Rpgnault  de  Saint-Jean  d'Angély. 


352 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


d'être  aimable  pour  cacher  ma  situation.  J'écrivis 
de  cette  campagne  à  Joseph  Bonaparte  une  lettre 
qui  exprimait  avec  vérité  toute  ma  tristesse.  Une 
retraite  à  dix  lieues  de  Paris  était  l'unique  objet 
de  mon  ambition,  et  je  sentais  avec  désespoir  que 
si  j'étais  une  fois  exilée ,  ce  serait  pour  longtemps , 
et  peut-être  pour  toujours.  Joseph  et  son  frère 
Lucien  firent  généreusement  tous  leurs  efforts 
pour  me  sauver,  et  l'on  va  voir  qu'ils  ne  furent 
pas  les  seuls. 

Madame  Récamier ,  cette  femme  si  célèbre  pour 
sa  figure,  et  dont  le  caractère  est  exprimé  par  sa 
beauté  même ,  me  fit  proposer  de  venir  demeurer 
à  sa  campagne,  à  Saint -Brice,  à  deux  lieues  de 
Paris.  J'acceptai ,  car  je  ne  savais  pas  alors  que  je 
pouvais  nuire  à  une  personne  si  étrangère  à  la  po- 
litique ;  je  la  croyais  à  l'abri  de  tout ,  malgré  la 
générosité  de  son  caractère.  La  société  la  plus 
agréable  se  réunissait  chez  elle,  et  je  jouissais  là, 
pour  la  dernière  fois ,  de  tout  ce  que  j'allais  quit- 
ter. C'est  dans  ces  jours  orageux  que  je  reçus  le 
plaidoyer  de  M.  Mackintosh  ;  là  je  lus  ces  pages  où 
il  fait  le  portrait  d'un  jacobin  qui  s'est  montré 
terrible  dans  la  révolution  contre  les  enfants ,  les 
vieillards  et  les  femmes,  et  qui  se  plie  sous  la 
verge  du  Corse  qui  lui  ravit  jusqu'à  la  moindre 
part  de  cette  liberté  pour  laquelle  il  se  prétendait 
armé.  Ce  morceau,  de  la  plus  belle  éloquence, 
m'émut  jusqu'au  fond  de  l'âme  :  les  écrivains  su- 
périeurs peuvent  quelquefois  ,  à  leur  insu ,  soula- 
ger les  infortunés,  dans  tous  les  pays  et  dans  tous 
les  temps.  La  France  se  taisait  si  profondément 
autour  de  moi ,  que  cette  voix ,  qui  tout  à  coup 
répondait  à  mon  âme,  me  semblait  descendue  du 
ciel  :  elle  venait  d'un  pays  libre.  Après  quelques 
jours  passés  chez  madame  Récamier,  sans  enten- 
dre parler  de  mon  exil ,  je  me  persuadai  que  Bona- 
parte y  avait  renoncé.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
ordinaire  que  de  se  rassurer  sur  un  danger  quel- 
conque ,  Jorsqu'on  n'en  voit  point  de  symptômes 
autour  de  soi.  Je  me  sentais  si  éloignée  de  tout 
projet  comme  de  tout  moyen  hostile,  même  contre 
cet  homme,  qu'il  me  semblait  impossible  qu'il  ne 
me  laissât  pas  en  paix;  et,  après  quelques  jours , 
je  retournai  dans  ma  maison  de  campagne  ,  con- 
vaincue qu'il  ajournait  ses  résolutions  contre  moi, 
et  se  contentait  de  m'avoir  fait  peur.  En  effet , 
c'en  était  bien  assez ,  non  pour  changer  mon  opi- 
nion ,  non  pour  m'obliger  à  la  désavouer ,  mais 
pour  réprimer  en  moi  le  reste  d'habitude  républi- 
caine qui  m'avait  portée  l'année  précédente  à  par- 
ler avec  trop  de  franchise. 

J'étais  à  table  avec  trois  de  mes  amis ,  dans  une 


salle  d'où  l'on  voyait  le  grand  chemin  et  la  porte 
d'entrée  ;  c'était  à  la  fin  de  septembre.  A  quatre 
heures  un  homme  eh  habit  gris ,  à  cheval,  s'ar- 
rête à  la  grille  et  sonne  ;  je  fus  certaine  de  mon 
sort.  Il  me  fit  demander;  je  le  reçus  dans  le  jar- 
din. En  avançant  vers  lui ,  le  parfum  des  fleurs  et 
la  beauté  du  soleil  me  frappèrent.  Les  sensations 
qui  nous  viennent  par  les  combinaisons  de  la  so- 
ciété sont  si  différentes  de  celles  de  la  nature  !  Cet 
homme  me  dit  qu'il  était  le  commandant  de  la 
gendarmerie  de  Versailles,  mais  qu'on  lui  avait 
ordonné  de  ne  pas  mettre  son  uniforme  dans  la 
crainte  de  m'effrayer  :  il  me  montra  une  lettre 
signée  de  Bonaparte ,  qui  portait  l'ordre  de  m'éloi- 
gner  à  quarante  lieues  de  Paris,  et  enjoignait  de 
me  faire  partir  dans  les  vingt -quatre  heures,  en 
me  traitant  cependant  avec  tous  les  égards  dus  à 
une  femme  d'un  nom  connu.  Il  prétendait  que 
j'étais  étrangère ,  et ,  comme  telle  ,  soumise  à  la 
police  :  cet  égard  pour  la  liberté  individuelle  ne 
dura  pas  longtemps  ,  et  bientôt  après  moi  d'autres 
Français  et  d'autres  Françaises  furent  exilés  sans 
aucune  forme  de  procès.  Je  répondis  à  l'officier  de 
gendarmerie  que  partir  dans  vingt -quatre  heures 
convenait  à  des  conscrits ,  mais  non  pas  à  una 
femme  et  à  des  enfants  ,  et  en  conséquence  je  lui 
proposai  de  m'accompagner  à  Paris,  où  j'avais  be- 
soin de  passer  trois  jours  pour  faire  les  arrange- 
ments nécessaires  à  mon  voyage.  Je  montai  dans 
ma  voiture  avec  mes  enfants  et  cet  officier,  qu'oîi 
avait  choisi  comme  le  plus  littéraire  des  gendar- 
mes. En  effet  il  me  fit  des  compliments  sur  mes 
écrits.  «  Vous  voyez  ,  lui  dis-je  ,  monsieur ,  où  cela 
mène ,  d'être  une  femme  d'esprit  ;  déconseillez-le , 
je  vous  prie,  aux  personnes  de  votre  famille,  si 
vous  en  avez  l'occasion.  »  J'essayais  de  me  mon- 
ter par  la  fierté ,  mais  je  sentais  la  griffe  dans 
mon  cœur. 

Je  m'arrêtai  quelques  instants  chez  madame  Ré- 
camier; j'y  trouvai  le  général  Junot,  qui,  par  dé- 
vouement pour  elle ,  promit  d'aller  parler  le  lende- 
ttiain  matin  au  premier  consul.  Il  le  fit  en  effet 
avec  la  plus  grande  chaleur.  On  croirait  qu'un 
homme  si  utile  par  son  ardeur  militaire  à  la  puis- 
sance de  Bonaparte,  devait  avoir  sur  lui  le  crédit 
de  faire  épargner  une  femme;  mais  les  généraux 
de  Bonaparte ,  tout  en  obtenant  de  lui  des  grâces 
sans  nombre  pour  eux-mêmes ,  n'ont  aucun  crédit 
Quand  ils  demandent  de  l'argent  ou  des  places  , 
Bonaparte  trouve  cela  convenable  ;  ils  sont  dans 
le  sens  de  son  pouvoir ,  puisqu'ils  se  mettent  dans 
sa  dépendance  :  mais  si,  ce  qui  leur  arrive  rare- 
ment, ils  voulaient  défendre  des  infortu.nés,  ou 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


353 


s'opposer  à  quelque  injustice,  on  leur  ferait  sentir 
bien  vite  qu'ils  ne  sont  que  des  bras  chargés  de 
maintenir  l'esclavage,  en  s'y  soumettant  eux- 
mêmes. 

'  J'arrivai  à  Paris  dans  une  maison  nouvellement 
louée ,  et  que  je  n'avais  pas  encore  habitée  ;  je 
l'avais  choisie  avec  soin  dans  le  quartier  et  l'exposi- 
tion qui  me  plaisaient;  et  déjà,  dans  mon  imagi- 
nation, je  m'étais  établie  dans  le  salon  avec  quel- 
ques amis  dont  l'entretien  est ,  selon  moi ,  le  plus 
grand  plaisir  dont  l'esprit  humain  puisse  jouir.  Je 
n'entrais  dans  cette  maison  qu'avec  la  certitude 
d'en  sortir,  et  je  passais  les  nuits  à  parcourir  ces 
appartements  dans  lesquels  je  regrettais  encore 
pUis  de  bonheur  que  je  n'en  avais  espéré.  Mon 
gendarme  revenait  chaque  matin ,  comme  dans  le 
conte  de  Barbe-Bleue ,  me  presser  de  partir  le  len- 
demain ,  et  chaque  fois  j'avais  la  faiblesse  de  de- 
mander encore  un  jour.  Mes  amis  venaient  dîner 
avec  moi ,  et  quelquefois  nous  étions  gais ,  comme 
pour  épuiser  la  coupe  de  la  tristesse ,  en  nous 
montrant  les  uns  pour  les  autres  le  plus  aimables 
qu'il  nous  était  possible  ,  au  moment  de  nous  quit- 
ter pour  si  longtemps.  Ils  me  disaient  que  cet 
homme  qui  venait  chaque  jour  me  sommer  de  par- 
tir, leur  rappelait  ces  temps  de  la  terreur  pendant 
lesquels  les  gendarmes  venaient  demander  leuis 
victimes. 

On  s'étonnera  peut-être  que  je  compare  l'exil  à 
la  mort;  mais  de  grands  hommes  de  l'antiquité  et 
des  temps  modernes  ont  succombé  à  cette  peine. 
On  rencontre  plus  de  braves  contre  l'échafaud  que 
contre  la  perte  de  sa  patrie.  Dans  tous  les  codes 
de  lois ,  le  bannissement  perpétuel  est  considéré 
comme  une  des  peines  les  plus  sévères  ;  et  le  ca- 
price d'un  homme  inflige  en  France,  en  se  jouant, 
ce  que  des  juges  consciencieux  n'imposent  qu'à  re- 
gret aux  criminels.  Des  circonstances  particulières 
m'offraient  un  asile  et  des  ressources  de  fortune 
dans  la  patrie  de  mes  parents,  la  Suisse;  j'étais  à 
cet  égard  moins  à  plaindre  qu'un  autre ,  et  néan- 
moins j'ai  cruellement  souffert.  Je  ne  serai  donc 
point  inutile  au  monde ,  en  signalant  tout  ce  qui 
doit  porter  à  ne  laisser  jamais  aux  souverains  le 
droit  arbitraire  de  l'exil.  Nul  député,  nul  écrivain 
n'exprimera  librement  sa  pensée,  s'il  peut  être 
banni  quand  sa  franchise  aura  déplu;  nul  homme 
n'osera  parler  avec  sincérité ,  s'il  peut  lui  en  coû- 
ter le  bonheur  de  sa  famille  entière.  Les  femmes 
surtout ,  qui  sont  destinées  à  soutenir  et  à  récom- 
penser l'enthousiasme ,  tâcheront  d'étouffer  en 
elles  les  sentiments  généreux,  s'il  doit  en  résulter, 
ou  qu'elles  soient  enlevées  aux  objets  de  leur  ten- 


dresse, ou  qu'ils  leur  sacrifient  leur  existence  en 
les  suivant  dans  l'exil. 

La  veille  du  dernier  jour  qui  m'était  accordé , 
Joseph  Bonaparte  fit  encore  une  tentative  en  ma 
faveur;  et  sa  femme,  qui  est  une  personne  de  la 
douceur  et  de  la  simplicité  la  plus  parfaite  ,  eut  la 
grâce  de  venir  chez  moi  pour  me  proposer  de  pas- 
ser quelques  jours  à  sa  campagne  de  Morfontaine. 
J'acceptai  avec  reconnaissance ,  car  je  devais  être 
touchée  de  la  bonté  de  Joseph ,  qui  me  recevait 
dans  sa  maison  quand  son  frère  me  persécutait.  Je 
passai  trois  jours  à  Morfontaine,  et,  malgré  l'o- 
bligeance parfaite  du  maître  et  de  la  maîtresse  de  la 
maison,  ma  situation  était  très-pénible.  Je  ne  voyais 
que  des  hommes  du  gouvernement,  je  ne  respirais 
que  l'air  de  l'autorité,  qui  se  déclarait  mon  ennemie, 
et  les  plus  simples  lois  de  la  politesse  et  de  la  recon- 
naissance me  défendaient  de  montrer  ce  que  j'éprou- 
vais. Je  n'avais  avec  moi  que  mon  fils  aîné,  encore 
trop  enfant  pour  que  je  pusse  m'entretenir  avec 
lui  sur  de  tels  sujets.  Je  passais  des  heures  entières 
à  considérer  ce  jardin  de  Morfontaine,  l'un  des 
plus  beaux  qu'on  puisse  voir  en  France,  et  dont  le 
possesseur ,  alors  paisible ,  me  semblait  bien  digne 
d'envie.  On  l'a  depuis  exilé  sur  des  trônes  oii  je 
suis  sûre  qu'il  a  regretté  son  bel  asile. 

CHAPITRE  XII. 

Départ  pour  V Allemagne.  —  Arrivée  à  JVeimar. 

J'hésitais  sur  le  parti  que  je  prendrais  en  m'é- 
loignant.  Retournerais-je  vers  mon  père ,  ou  m'en 
irais-je  en  Allemagne  ?  Mon  père  eût  accueilli  son 
pauvre  oiseau,  battu  par  l'orage,  avec  une  ineffa- 
ble bonté  ;  mais  je  craignais  le  dégoût  de  revenir  , 
renvoyée,  dans  un  pays  qu'on  m'accusait  de  trou- 
ver un  peu  monotone.  J'avais  aussi  le  désir  de  me 
relever ,  par  la  bonne  réception  qu'on  me  promet- 
tait en  Allemagne ,  de  l'outrage  que  me  faisait  le 
premier  consul ,  et  je  voulais  opposer  l'accueil 
bienveillant  des  anciennes  dynasties  à  l'imperti- 
nence de  celle  qui  se  préparait  à  subjuguer  la 
France.  Ce  mouvement  d'amour-propre  l'emporta, 
pour  mon  malheur  ;  j'aurais  revu  mon  père ,  si  j'é- 
tais retournée  à  Genève. 

Je  priai  Joseph  de  savoir  si  je  pouvais  aller  en 
Prusse,  car  il  me  fallait  au  moins  la  certitude  q\w. 
l'ambassadeur  de  France  ne  me  réclamerait  pas  au 
dehors  comme  Française ,  tandis  qu'on  me  pros- 
crivait au  dedans  comme  étrangère.  Joseph  partit 
pour  Saint-Cloud.  Je  fus  obligée  d'attendre  sa  ré- 
ponse dans  une  auberge  à  deux  lieues  de  Paris , 
n'osant  pas  rentrer  chez  moi  dans  la  ville.  Un  jour 


354 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


Be  passa  sans  que  cette  réponse  me  parvînt.  Ne 
voulant  pas  attirer  l'attention  sur  moi ,  en  restant 
plus  longtemps  dans  l'auberge  où  j'étais  ,  je  fis  le 
tour  des  murs  de  Paris  pour  en  aller  chercher  une 
autre,  de  même  à  deux  lieues,  mais  sur  une  route 
différente.  Cette  vie  errante,  à  quatre  pas  de  mes 
amis  et  de  ma  demeure,  me  causait  une  douleur 
que  je  ne  puis  me  rappeler  sans  frissonner.  La 
chambre  m'est  présente;  la  fenêtre  où  je  passais 
tout  le  jour  pour  voir  arriver  le  messager,  mille 
détails  pénibles  que  le  malheur  entraîne  après 
soi ,  la  générosité  trop  grande  de  quelques  amis , 
le  calcul  voilé  de  quelques  autres,  tout  mettait 
mon  âme  dans  une  agitation  si  cruelle ,  que  je 
ne  pourrais  la  souhaiter  à  aucun  ennemi.  Enfin, 
ce  message  sur  lequel  je  fondais  encore  quel- 
que espoir  m'arriva.  Joseph  m'envoyait  d'excel- 
lentes lettres  de  recommandation  pour  Berlin,  et 
me  disait  adieu  d'une  manière  noble  et  douce.  11 
fallut  donc  partir.  Benjamin  Constant  eut  la  bonté 
de  m'accompagner  ;  mais  comme  il  aimait  aussi 
beaucoup  le  séjour  de  Paris,  je  souffrais  du  sa- 
crifice qu'il  me  faisait.  Chaque  pas  des  chevaux  me 
faisait  mal ,  et  quand  les  postillons  se  vantaient  de 
m'avoir  menée  vite ,  je  ne  pouvais  m'empécher  de 
soupirer  du  triste  service  qu'ils  me  rendaient.  Je 
fis  ainsi  quarante  lieues  sans  reprendre  la  posses- 
sion de  moi-même.  Enfin,  nous  nous  arrêtâmes  à 
Châlons,  et  Benjamin  Constant,  ranimant  son  es- 
prit, souleva,  par  son  étonnante  conversation  ,  au 
moins  pendant  quelques  instants ,  le  poids  qui 
m'accablait.  Nous  continuâmes ,  le  lendemain ,  no- 
tre route  jusqu'à  Metz ,  où  je  voulais  m'arrêter 
pour  attendre  des  nouvelles  de  mon  père.  Là,  je 
passai  quinze  jours  ^  et  je  rencontrai  l'un  des 
hommes  les  plus  aimables  et  les  plus  spirituels  que 
puissent  produire  la  France  et  l'Allemagne  combi- 
nées, M.  Charles  Villers.  Sa  société  me  charmait, 
mais  elle  renouvelait  mes  regrets  pour  ce  premier 
des  plaisirs ,  un  entretien  où  l'accord  le  plus  par- 
fait règne  dans  tout  ce  qu'on  sent  et  dans  tout  ce 
qu'on  dit. 

Mon  père  fut  indigné  des  traitements  qu'on  m'a- 
vait fait  éprouver  à  Paris;  il  se  représentait  sa 
famille  ainsi  proscrite,  et  sortant  comme  des  cri- 
minels du  pays  qu'il  avait  si  bien  servi.  Ce  fut 
lui-même  qui  me  conseilla  de  passer  l'hiver  en  Al- 
lemagne, et  de  ne  revenir  auprès  de  lui  qu'au  prin- 
temps. Hélas!  hélas!  je  comptais  lui  rapporter  la 
moisson  d'idées  nouvelles  quej'allais  recueillir  dans 
ce  voyage.  Depuis  plusieurs  années  il  me  disait 
souvent  qu'il  ne  tenait  au  monde  que  par  mes  ré- 
cits et  par  mes  lettres.  Son  esprit  avait  tant  de  vi- 


vacité et  de  pénétration ,  que  le  plaisir  de  lui  parler 
excitait  à  penser.  J'observais  pour  lui  raconter, 
j'écoutais  pour  lui  répéter.  Depuis  que  je  l'ai  perdu, 
je  vois  et  je  sens  la  moitié  moins  que  je  ne  faisais, 
quand  j'avais  pour  but  de  lui  plaire ,  en  lui  peignant 
mes  expressions. 

A  Francfort,  ma  fille,  alors  âgée  de  cinq  ans, 
tomba  dangereusement  malade.  Je  ne  connaissais 
personne  dans  la  ville  ;  la  langue  m'était  étrangère, 
le  médecin  même  auquel  je  confiai  mon  enfant 
parlait  à  peine  français.  Oh  !  comme  mon  père  par- 
tageait ma  peine!  quelles  lettrs  il  m'écrivait!  que 
de  consultations  de  médecins,  copiées  de  sa  propre 
main,  ne  m'envoya-t-il  pas  de  Genève  !  On  n'a  ja- 
mais porté  plus  loin  l'harmonie  de  la  sensibilité  et 
de  la  raison;  on  n'a  jamais  été,  comme  lui,  vive- 
ment ému  par  les  peines  de  ses  amis,  toujours 
actif  pour  les  secourir ,  toujours  prudent  pour  en 
choisir  les  moyens,  admirable  en  tout  enfin.  C'est 
par  le  besoin  du  cœur  que  je  le  dis ,  car  que  lui  fait 
maintenant  la  voix  même  de  la  postérité  ! 

J'arrivai  à  Weimar,  où  je  repris  courage,  en 
voyant ,  à  travers  les  difficultés  de  la  langue,  d'im- 
menses richesses  intellectuelles  hors  de  France. 
J'appris  à  lire  l'allemand;  j'écoutai  Goëlhe  et  Wie- 
land  ,  qui ,  heureusement  pour  moi ,  parlaient  très- 
bien  français.  Je  compris  l'âme  et  le  génie  de 
Schiller,  malgré  sa  difficulté  à  s'exprimer  dans  une 
langue  étrangère.  La  société  du  duc  et  de  la  du- 
chesse de  Weimar  me  plaisait  extrêmement,  et  je 
passai  là  trois  mois ,  pendant  lesquels  l'étude  de 
la  littérature  allemande  donnait  à  mon  esprit  tout 
le  mouvement  dont  il  a  besoin  pour  ne  pas  me  dé- 
vorer moi-même. 

CHAPITRE  XIII. 

Berlin.  —  Le  prince  Louis-Ferdinand. 

Je  partis  pour  Berlin ,  et  c'est  là  que  je  vis  cette 
reine  charmante,  destinée  depuis  à  tant  de  mal- 
heurs. Le  roi  m'accueillit  avec  bonté,  et  je  puis 
dire  que  pendant  les  six  semaines  que  je  restai  dans 
cette  ville,  je  n'entendis  pas  un  individu  qui  ne  se 
louât  de  la  justice  du  gouvernement.  Ce  n'est  pas 
que  je  croie  toujours  désirable  pour  un  pays  d'avoir 
des  formes  constitutionnelles  qui  lui  garantissent, 
par  la  coopération  permanente  de  la  nation,  les 
avantages  qu'il  tient  des  vertus  d'un  bon  roi.  La 
Prusse,  sous  le  règne  de  son  souverain  actuel, 
possédait  sans  doute  la  plupart  de  ces  avantages; 
mais  l'esprit  public  que  le  malheur  y  a  développé 
n'y  existait  point  encore  ;  le  régime  militaire  avait 
empêché  l'opinion  de  prendre  de  la  force,  et  l'ab- 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


iô',y 


scnce  d'une  constitution  dans  laquelle  chaque  indi- 
vidu pût  se  faire  connaître  selon  son  mérite,  avait 
laissé  l'État  dépourvu  d'hommes  de  talent  capables 
de  le  défendre.  La  faveur  d'un  roi,  étant  nécessai- 
rement arbitraire ,  ne  peut  pas  suffire  pour  déve- 
lopper l'émulation  ;  des  circonstances  purement 
relatives  à  l'intérieur  des  cours  peuvent  écarter  un 
homme  de  mérite  du  timon  des  affaires,  ou  y 
placer  un  homme  médiocre.  La  routine  aussi  do- 
mine singulièrement  dans  les  pays  où  le  devoir 
ro3'al  est  sans  contradicteurs  ;  la  justice  même 
d'un  roi  le  porte  à  se  donner  des  barrières ,  en  con- 
servant à  chacun  sa  place  ;  et  il  était  presque  sans 
exemple,  en  Prusse,  qu'un  homme  fût  destitué  de 
ses  emplois  civils  ou  militaires  pour  cause  d'inca 
pacité.  Quel  avantage  ne  devait  donc  pas  avoir  l'ar- 
mée française  presque  toute  composée  d'hommes 
nés  de  la  révolution,  comme  les  soldats  deCadmus 
des  dents  du  dragon  !  quel  avantage  ne  devait-elle 
pas  avoir  sur  ces  anciens  commandants  des  places 
ou  des  armées  prussiennes ,  à  qui  rien  de  nouveau 
n'était  connu  !  Un  roi  consciencieux  qui  n'a  pas  le 
bonheur,  et  c'est  à  dessein  que  je  me  sers.de  cette 
expression,  le  bonheur  d'avoir  un  parlement  comme 
en.  Angleterre,  se  fait  des  habitudes  de  tout,  de 
peur  de  trop  user  de  sa  propre  volonté  ;  et  dans 
le  temps  actuel,  il  faut  négliger  les  usages  anciens 
pour  chercher  partout  la  force  du  caractère  et  de 
l'esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  Berlin  était  un  des  pays 
les  plus  heureux  de  la  terre  et  les  plus  éclairés. 

Les  écrivains  du  dix-huitième  siècle  faisaient  sans 
doute  un  grand  bien  à  l'Europe  par  l'esprit  de  mo- 
dération et  le  goût  des  lettres  que  leurs  ouvrages 
inspiraient  à  la  plupart  des  souverains  ;  toutefois 
l'estime  que  les  amis  des  lumières  accordaient  à 
l'esprit  français  a  été  l'une  des  causes  des  erreurs 
qui  ont  perdu  pendant  si  longtemps  l'Allemagne. 
Beaucoup  de  gens  considéraient  les  armées  fran- 
çaises comme  lels  propagateurs  des  idées  de  Mon- 
tesquieu ,  de  Rousseau  ou  de  Voltaire  ;  tandis  que 
s'il  restait  quelques  traces  des  opinions  de  ces 
grands  hommes  dans  les  instruments  du  pouvoir 
de  Bonaparte  ,  c'était  pour  s'affranchir  de  ce  qu'ils 
appelaient  des  préjugés,  et  non  pour  établir  un  seul 
principe  régénérateur.  Mais  il  y  avait  à  Berlin  et 
dans  le  nord  de  l'Allemagne,  à  l'époque  du  prin- 
temps de  1804 ,  beaucoup  d'anciens  partisans  de  la 
révolution  française  qui  ne  s'étaient  pas  encore 
aperçus  que  Bonaparte  était  un  ennemi  bien  plus 
acharné  des  premiers  principes  de  cette  révolution 
que  l'ancienne  aristocratie  européenne. 

J'eus  l'honneur  de  faire  connaissance  avec  le 
prince  Louis  -  Ferdinand ,   celui  que   son   ardeur 


guerrière  emporta  tellement  qu'il  devança  presque 
par  sa  mort  les  premiers  revers  de  sa  patrie.  C'é- 
tait un  homme  plein  de  chaleur  et  d'enthousiasme, 
mais  qui ,  faute  de  gloire,  cherchait  trop  les  émo- 
tions qui  peuvent  agiter  la  vie.  Ce  qui  l'irritait 
surtout  dans  Bonaparte ,  c'était  sa  manière  de  ca- 
lomnier tous  ceux  qu'il  craignait,  et  d'abaisser 
même  dans  l'opinion  ceux  qui  le  servaient ,  pour  à 
tout  hasard  les  tenir  mieux  dans  sa  dépendance.  Il 
me  disait  souvent  :  «  Je  lui  permets  de  tuer;  mais 
«  assassiner  moralement ,  c'est  là  ce  qui  me  ré- 
«  volte.  1)  Et  en  effet ,  qu'on  se  représente  l'état  oii 
nous  nous  sommes  vus  lorsque  ce  grand  détrac- 
teur était  maître  de  toutes  les  gazettes  du  conti- 
nent européen ,  et  qu'il  pouvait ,  ce  qu'il  a  fait 
souvent,  écrire  des  plus  braves  hommes  qu'ils 
étaient  des  lâches,  et  des  femmes  les  plus  pures 
qu'elles  étaient  méprisables  ,  sans  qu'il  y  eût  un 
moyen  de  contredire  ou  de  punir  de  telles  asser- 
tions. 

CHAPITRE  XIV. 

Conspiration  de  Moreau  et  de  Pichegru. 

La  nouvelle  venait  d'arriver,  à  Berlin,  de  la 
grande  conspiration  de  Moreau,  de  Pichegru  et  de 
Georges  Cadoudal.  Certainement  il  existait  chez 
les  principaux  chefs  du  parti  républicain  et  du 
parti  royaliste  un  vif  désir  de  renverser  l'autorité 
du  premier  consul,  et  de  s'opposer  à  l'autorité 
encore  plus  tyrannique  qu'il  se  proposait  d'établir 
en  se  faisant  déclarer  empereur;  mais  on  a  pré- 
tendu, et  ce  n'est  peut-être  pas  sans  fondement, 
que  cette  conspiration,  qui  a  si  bien  servi  la  ty- 
rannie de  Bonaparte,  fut  encojiragée  par  lui-même, 
parce  qu'il  voulait  en  tirer  parti  avec  un  art  ma- 
chiavélique dont  il  importe  d'observer  tous  les  res- 
sorts. Il  envoya  en  Angleterre  un  jacobin  exilé, 
qui  ne  pouvait  obtenir  sa  rentrée  en  France  que 
des  services  qu'il  rendrait  au  premier  consul.  Cet 
homme  se  présenta,  comme  Sinon  dans  la  ville  de 
Troie ,  se  disant  persécuté  par  les  Grecs.  Il  vil 
quelques  éiriigrés  qui  n'avaient  ni  les  vices,  ni  les 
facultés  qui  servent  à  démêler  un  certain  genre 
cle  fourberie.  Il  lui  fut  donc  très-facile  d'attraper 
un  vieux  évêque,  un  ancien  officier,  enfin  quelques 
débris  d'un  gouvernement  sous  lequel  on  ne  sa- 
vait pas  seulement  ce  que  c'était  que  les  factions. 
Il  écrivit  ensuite  une  brochure  pour  se  moquer 
avec  beaucoup  d'esprit  de  tous  ceux  qui  l'avaient 
cru ,  et  qui  en  effet  auraient  dû  suppléer  à  la  sa- 
gacité dont  ils  étaient  privés,  par  la  fermeté  des 
principes,  c'est-à-dire,  n'accorder  jamais  la  moin- 


35G 


DIX  ANjNEES  D'EXIL. 


rire  confiance  à  un  homme  coupable  de  mauvaises 
actions.  Nous  avons  tous  notre  manière  de  voir; 
mais  dès  qu'on  s'est  montré  perfide  ou  cruel,  Dieu 
seul  peut  pardonner,  car  c'est  à  lui  seul  qu'il  ap- 
partient de  lire  assez  avant  dans  le  cœur  humain 
pour  savoir  s'il  est  changé;  l'homme  doit  se  tenir 
pour  jamais  éloigné  de  l'homme  qui  a  perdu  son 
estime.  Cet  agent  déguisé  de  Bonaparte  prétendit 
qu'il  y  avait  de  grands  éléments  de  révolte  en 
France;  il  alla  trouver  à  IMunich  un  envoyé  an- 
glais ,  M,  Drake,  qu'il  eut  aussi  l'art  de  tromper. 
Un  citoyen  de  la  Grande-Bretagne  devait  être 
étranger  à  ce  tissu  de  ruses,  composé  des  fils  croi- 
sés du  jacobinisme  et  de  la  tyrannie. 

Georges  et  Pichegru ,  qui  étaient  entièrement 
du  parti  des  Bourbons,  vinrent  en  France  en  se- 
cret ,  et  se  concertèrent  avec  IMoreau  qui  voulait 
délivrer  la  France  du  premier  consul,  mais  non 
porter  atteinte  au  droit  qu'a  la  nation  française 
de  choisir  la  forme  de  gouvernement  par  laquelle 
il  lui  convient  d'être  régie.  Pichegru  voulut  avoir 
un  entretien  avec  le  général  Bernadotte ,  qui  s'y 
refusa,  n'étant  pas  content  de  la  manière  dont 
l'entreprise  était  conduite,  et  désirant  avant  tout 
une  garantie  pour  la  liberté  constitutionnelle  de 
la  France.  Moreau,  dont  le  caractère  est  très-mo- 
ral,  le  talent  militaire  incontestable,  et  l'esprit 
juste  et  éclairé,  se  laissa  trop  aller  dans  la  con- 
versation à  blâmer  le  premier  consul ,  avant  d'ê- 
tre assuré  de  le  renverser.  C'est  un  défaut  bien  na- 
turel à  une  âme  généreuse,  que  d'exprimer  son 
opinion,  même  d'une  manière  inconsidérée;  mais 
le  général  Moreau  attirait  trop  les  regards  de  Bo- 
naparte, pour  qu'une  telle  conduite  ne  dût  pas  le 
perdre.  Il  fallait  un  prétexte  pour  arrêter  un  homme 
qui  avait  gagné  tant  de  batailles,  et  le  prétexte  se 
trouva  dans  ses  paroles  à  défaut  de  ses  actions. 

Les  formes  républicaines  existaient  encore  ;  on 
s'appelait  citoyen ,  comme  si  l'inégalité  la  plus 
terrible,  celle  qui  affranchit  les  uns  du  joug  de  la 
loi,  tandis  que  les  autres  sont  soumis  à  l'arbi- 
traire, n'eût  pas  régné  dans  toute  la  France.  On 
comptait  encore  les  jours  d'après  le  calendrier  ré- 
publicain ;  on  se  vantait  d'être  en  paix  avec  toute 
l'Europe  continentale;  on  faisait,  comme  à  pré- 
sent encore,  des  rapports  sur  la  confection  des 
routes  et  des  canaux,  sur  la  construction  des 
ponts  et  des  fontaines;  on  portait  aux  nues  les 
bienfaits  du  gouvernement;  enfin,  il  n'existait  au- 
cune raison  apparente  de  changer  un  ordre  de 
choses  où  l'on  se  disait  si  bien.  On  avait  donc  be- 
soin d'un  complot  dans  lequel  les  Angbis  et  les 
Bourbons  fussent  nommés ,  pour  soulever  de  nou- 


veau les  éléments  révolutionnaires  de  la  nation,  et 
tourner  ces  éléments  à  l'établissement  d'un  pou- 
voir ultra-monarchique,  sous.prétexte  d'empêcher 
le  retour  de  l'ancien  régime.  Le  secret  de  cette 
combinaison,  qui  paraît  très-compliqué,  est  fort 
simple  :  il  fallait  faire  peur  aux  révolutionnaires 
du  danger  que  couraient  leurs  intérêts,  et  leur 
proposer  de  les  mettre  en  sûreté  par  un  dernier 
abandon  de  leurs  principes  :  ainsi  fut-il  fait. 

Pichegru  était  devenu  tout  simplement  roya- 
liste, comme  il  avait  été  républicain;  on  avait  re- 
tourné son  opinion  :  son  caractère  était  supérieur 
à  son  esprit;  mais  l'un  n'était  pas  plus  fait  que 
l'autre  pour  entraîner  les  hommes.  Georges  avait 
plus  d'élan,  mais  il  n'était  destiné,  ni  par  son 
éducation  ni  par  la  nature,  au  rang  de  chef.  Quand 
on  les  sut  à  Paris,  on  fit  arrêter  Moreau  ;  on  ferma 
les  barrières;  on  déclara  que  celui  qui  donnerait 
asile  à  Pichegru  ou  à  Georges  serait  puni  de  mort, 
et  toutes  les  mesures  du  jacobinisme  furent  remi- 
ses en  vigueur  pour  défendre  la  vie  d'un  seul 
homme.  Won-seulemenl  cet  homme  a  trop  d'im- 
portance à  ses  propres  yeux  pour  rien  ménager 
quand  il  s'agit  de  lui-même;  mais  il  entrait  d'ail- 
leurs dans  ses  calculs  d'effrayer  les  esprits ,  de 
rappeler  les  jours  de  la  terreur,  afin  d'inspirer, 
s'il  était  possible,  le  besoin  de  se  jeter  dans  ses 
bras  pour  échapper  aux  troubles  que  lui-même  ac- 
croissait par  toutes  ses  mesures.  On  découvrit  la 
retraite  de  Pichegru,  et  Georges  fut  arrêté  dans 
un  cabriolet;  car,  ne  pouvant  plus  habiter  dans 
aucune  maison,  il  courait  ainsi  la  ville  jour  et 
nuit ,  pour  se  dérober  aux  poursuites.  Celui  des 
agents  de  la  police  qui  prit  Georges  eut  pour  ré- 
compense la  Légion  d'honneur.  Il  me  semble  que 
les  militaires  français  auraient  dû  lui  souhaiter 
tout  autre  salaire. 

Le  Moniteur  fut  rempli  d'adresses  au  premier 
consul,  à  l'occasion  des  dangers  auxquels  il  avait 
échappé;  cette  répétition  continuelle  des  mêmes 
phrases ,  partant  de  tous  les  coins  de  la  France , 
présente  un  accord  de  servitude  dont  il  n'y  a  peut- 
être  jamais  eu  d'exemple  chez  aucun  peuple.  On 
peut,  en  feuilletant  le  Moniteur,  trouver,  suivant 
les  époques ,  des  thèmes  sur  la  liberté ,  sur  le  des- 
potisme, sur  la  philosophie,  sur  la  religion,  dans 
«lesquels  les  départements  et  les  bonnes  villes  de 
France  s'évertuent  à  dire  la  même  chose  en  termes 
différents;  et  l'on  s'étonne  que  des  hommes  aussi 
spirituels  que  les  Français  s'en  tiennent  au  succès 
de  la  rédaction,  et  n'aient  pas  une  fois  l'envie 
d'avoir  des  idées  à  eux  :  on  dirait  que  l'émulation 
des  mots  leur  suffit.  Ces  hvmnes  dictées ,  avec  les 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


357 


points  d'admiration  qui  les  accompagnent ,  annon- 
çaient cependant  que  tout  était  tranquille  en 
France ,  et  que  le  petit  nombre  d'agents  de  la  per- 
fide Albion  étaient  saisis.  Un  général ,  il  est  vrai , 
s'amusait  bien  à  dire  que  les  Anglais  avaient  jeté 
des  balles  de  coton  du  Levant  sur  les  côtes  de  la 
Normandie,  pour  donner  la  peste  à  la  France; 
mais  ces  inventions ,  gravement  bouffonnes ,  n'é- 
taient considérées  que  comme  des  flatteries  adres- 
sées au  premier  consul  ;  et  les  chefs  de  la  conspi- 
ration, aussi  bien  que  leurs  agents,  étant  en  la 
puissance  du  gouvernement,  on  avait  lieu  de  croire 
que  le  calme  était  rétabli  en  France;  mais  Bona- 
parte n'avait  pas  encore  atteint  son  but. 

CHAPITRE  XV. 

Assassinat  du,  duc  d^Enghîen. 

Je  demeurais  à  Berlin,  sur  le  quai  delà  Sprée, 
et  mon  appartement  était  au  rez-de-chaussée.  Un 
matin,  à  huit  heures,  on  m'éveilla  pour  me  dire 
que  le  prince  Louis -Ferdinand  était  à  cheval  sous 
mes  fenêtres,  et  me  demandait  de  venir  lui  parler. 
Très-étonnée  de  cette  visite  si  matinale,  je  me  hâ- 
tai de  me  lever  pour  aller  vers  lui.  Il  avait  singu- 
lièrement bonne  grâce  à  cheval,  et  son  émotion 
ajoutait  encore  à  la  noblesse  de  sa  figure.  «  Savez- 
«  vous ,  me  dit  -  il ,  que  le  duc  d'Enghien  a  été  en- 
«  levé  sur  le  territoire  de  Baden ,  livré  à  une  com- 
«  mission  militaire,  et  fusillé  vingt-quatre  heures 
«après  son  arrivée  à  Paris?  —  Quelle  folie! 
«  lui  répondis -je;  ne  voyez -vous  pas  que  ce  sont 
,  «  les  ennemis  de  la  France  qui  ont  fait  circuler  ce 
K  bruit?  »  En  effet,  je  l'avoue,  ma  haine,  quelque 
forte  qu'elle  fût  contre  Bonaparte,  n'allait  pas  jus- 
qu'à me  faire  croire  à  la  possibilité  d'un  tel  forfait. 
'<  Puisque  vous  doutez  de  ce  que  je  vous  dis ,  me 
«  répondit  le  prince  Louis,  je  vais  vous  envoyer  le 
«  Moniteur ,  dans  lequel  vous  lirez  le  jugement.  » 
Il  partità  ces  mots ,  et  l'expression  de  sa  physio- 
nomie présageait  la  vengeance  ou  la  mort.  Un 
quart  d'heure  après,  j'eus  entre  mes  mains  ce 
Moniteur  du  21  mars  (30  pluviôse),  qui  contenait 
un  arrêt  de  mort  prononcé  par  la  commission 
militaire,  séante  à  Vincennes,  contre  le  nommé 
Louis  d'Enghien!  C'est  ainsi  que  des  Français 
désignaient  le  petit -fils  des  héros  qui  ont  fait  la 
gloire  de  leur  patrie  !  Quand  on  abjurerait  tous 
les  préjugés  d'illustre  naissance,  que  le  retour  des 
formes  monarchiques  devait  nécessairement  rap- 
peler, pourrait -on  blasphémer  ainsi  les  souvenirs 
de  la  bataille  de  Lens  et  de  celle  de  Rocroi  ?  Ce 
Bonaparte  qui  en  a  gagné,  des  batailles,  ne  sait 


pas  même  les  respecter  ;  il  n'y  a  ni  passé  ni  avenir 
pour  lui;  son  âme  impérieuse  et  méprisante  ne 
veut  rien  reconnaître  de  sacré  pour  l'opinion  ;  il 
n'admet  le  respect  que  pour  la  force  existante.  Le 
prince  Louis  m'écrivait,  en  commençant  son  billet 
par  ces  mots  :  «  Le  nommé  Louis  de  Prusse  fait 
demander  à  Madame  de  Staël,  etc.  »  Il  sentait  l'in- 
jure faite  au  sang  royal  dont  il  sortait,  au  souvenir 
des  héros  parmi  lesquels  il  brûlait  de  se  placer. 
Comment,  après  cette  horrible  action,  un  seul  roi 
de  l'Europe  a-t-il  pu  se  lier  avec  un  tel  homme? 
La  nécessité,  dira-t-on?  Il  y  a  un  sanctuaire  de 
l'âme  où  jamais  son  empire  ne  doit  pénétrer;  s'il 
n'en  était  pas  ainsi,  que  serait  la  vertu  sur  la  terre? 
un  amusement  libéral  qui  ne  conviendrait  qu'aux 
paisibles  loisirs  des  hommes  privés. 

Une  personne  de  ma  connaissance  m'a  raconté 
que  peu  de  jours  après  la  mort  du  duc  d'Enghien , 
elle  alla  se  promener  autour  du  donjon  de  Vincen- 
nes ;  la  terre  encore  fraîche  marquait  la  place  oh 
il  avait  été  enseveli;  des  enfants  jouaient  aux  petits 
palets  sur  ce  tertre  de  gazon,  seul  monument  pour 
de  telles  cendres.  Un  vieux  invalide ,  à  cheveux 
blancs,  assis  non  loin  de  là,  était  resté  quelque 
temps  à  contempler  ces  enfants;  enfin  il  se  leva, 
et  les  prenant  par  la  main,  il  leur  dit ,  en  versant 
quelques  pleurs  :  «  Ne  jouez  pas  là ,  mes  enfants , 
je  vous  prie.  »  Ces  larmes  furent  tous  les  honneurs 
qu'on  rendit  au  descendant  du  grand  Condé,  et 
la  terre  n'en  porta  pas  longtemps  l'empreinte. 

Pour  un  moment  du  moins ,  l'opinion  parut  se 
réveiller  parmi  les  Français,  l'indignation  fut  gé- 
nérale. Mais  lorsque  ces  flammes  généreuses  s'étei- 
gnirent, le  despotisme  s'établit  d'autant  mieux 
qu'on  avait  essayé  vainement  d'y  résister.  Le  pre- 
mier consul  fut  pendant  quelques  jours  assez  in- 
quiet de  la  disposition  des  esprits.  Fouché  lui- 
même  blâmait  cette  action;  il  avait  dit  ce  mot  si 
caractéristique  du  régime  actuel  :  «  C'est  pis  qu'un 
«  crime;  c'est  une  faute.  »  Il  y  a  bien  des  pensées 
renfermées  dans  cette  phrase;  mais  heureusement 
qu'on  peut  la  retourner  avec  vérité ,  en  affirmant 
que  la  plus  grande  des  fautes,  c'est  le  crime.  Bo- 
naparte demanda  à  un  sénateur  honnête  homme  : 
«  Que  pense-t-on  de  la  mort  du  duc  d'Enghien  ? 

—  Général ,  lui  répondit-il ,  on  en  est  fort  affligé. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas,  dit  Bonaparte,  une  mai- 
«  son  qui  a  longtemps  régné  dans  un  pays  intéresse 
«  toujours,  »  voulant  ainsi  rattacher  à  des  intérêts 
de  parti  le  sentiment  le  plus  naturel  que  le  cœur 
humain  puisse  éprouver.  Une  autre  fois  il  fit  la 
même  question  à  un  tribun,  qui,  plein  d'envie  de 
lui  plaire,  lui  répondit  :  «  Eh  bien,  général,  si  nos 


358 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


«  ennemis  prennent  des  mesures  atroces  contre 
«  nous ,  nous  avons  raison  de  faire  de  même;  »  ne 
s'apercevant  pas  que  c'était  dire  que  la  mesure 
était  atroce.  Le  premier  consul  affectait  de  consi- 
dérer cet  acte  comme  inspiré  par  la  raison  d'État. 
Un  jour,  vers  ce  temps,  il  discutait  avec  un  homme 
d'esprit  sur  les  pièces  de  Corneille  :  «  Voyez,  lui 
«  dit -il,  le  salut  public,  ou,  pour  mieux  dire,  la 
«  raison  d'État  a  pris  chez  les  modernes  la  place 
n  de  la  fatalité  chez  les  anciens;  il  y  a  tel  homme 
«  qui,  par  sa  nature,  serait  incapable  d'un  forfait; 
«  mais  les  circonstances  politiques  lui  en  font  une 
«  loi.  Corneille  est  le  seul  qui  ait  montré,  dans  ses 
«tragédies,  qu'il   connaissait  la   raison  d'État; 
«  aussi,  je  l'aurais  fait  mon  premier  ministre,  s'il 
«  avait  vécu  de  mon  temps.  >>  Toute  cette  appa- 
rente bonhomie  dans  la  discussion  avait  pour  but 
de  prouver  qu'il  n'y  avait  point  de  passion  dans  la 
mort  du  duc  d'Enghien,  et  que  les  circonstances, 
c'est-à-dire,  ce  dont  un  chef  de  l'État  est  juge  ex- 
clusivement, motivaient  et  justifiaient  tout.  Qu'il 
n'y  ait  point  eu  de  passion  dans  sa  résolution  re- 
lativement au  duc  d'Enghien,  cela  est  parfaitement 
vrai  ;  on  a  voulu  que  la  fureur  ait  inspiré  ce  for- 
fait; il  n'en  est  rien.  Par  quoi  cette  fureur  aurait- 
elle  été  provoquée.!"  Le  duc  d'Enghien  n'avait  en 
rien  provoqué  le  premier  consul  ;  Bonaparte  espé- 
rait d'abord  de  prendre  M.  le  duc  de  Berri ,  qui , 
dit-on,  devait  débarquer  en  Normandie,  si  Pichegru 
lui  av^ait  fait  donner  avis  qu'il  en  était  temps.  Ce 
prince  est  plus  près  du  trône  que  le  duc  d'En- 
ghien, et  d'ailleurs  il  aurait  enfreint  les  lois  exis- 
tantes s'il  était  venu  en  France.  Ainsi,  de  toutes 
les  manières  il  convenait  mieux  à  Bonaparte  de 
faire  périr  celui-là  que  le  duc  d'Enghien;  mais,  à 
défaut  du  premier,  il  choisit  le  second,  en  discu- 
tant la  chose  froidement.  Entre  l'ordre  de  l'enlever 
et  celui  de  le  faire  périr,  plus  de  huit  jours  s'é- 
taient écoulés ,  et  Bonaparte  commanda  le  supplice 
du  duc  d'Enghien  longtemps  d'avance ,  aussi  tran- 
quillement  qu'il   a   depuis   sacrifié  des   millions 
d'hommes  à  ses  ambitieux  caprices. 

On  se  demande  maintenant  quels  ont  été  les 
motifs  de  cette  terrible  action,  et  je  crois  facile  de 
les  démêler.  D'abord  Bonaparte  voulait  rassurer  le 
parti  révolutionnaire,  en  contractant  avec  lui  l'al- 
liance du  sang.  Un  ancien  jacobin  s'écria,  en  ap- 
prenant cette  nouvelle  :  «  Tant  mieux  !  le  général 
«  Bonaparte  s'est  fait  de  la  convention.  «  Pendant 
longtemps,  les  jacobins  voulaient  qu'un  homme 
eût  voté  la  mort  du  roi  pour  être  premier  magis- 
trat de  la  république  ;  c'était  ce  qu'ils  appelaient 
avoir  donné  des  gages  à  la  révolution.  Bonaparte 


remplissait  cette  condition  du  crime ,  mise  à  la 
place  de  la  condition  de  propriété  exigée  dans  d'au- 
tres pays  ;  il  donnait  la  certitude  que  jamais  il  ne 
servirait  les  Bourbons;  ainsi  ceux  de  leur  parti 
qui  s'attachaient  au  sien,  brûlaient  leurs  vaisseaux 
sans  retour. 

A  la  veille  de  se  faire  couronner  par  les  mêmes 
hommes  qui  avaient  proscrit  la  royauté ,  de  réta- 
blir une  noblesse  par  les  fauteurs  de  l'égalité,  il 
crut  nécessaire  de  les  rassurer  par  l'affreuse  ga- 
rantie de  l'assassinat  d'un  Bourbon.  Dans  la  cons- 
piration de  Pichegru  et  de  Moreau  ,  Bonaparte  sa- 
vait que  les  républicains  et  les  royalistes  s'étaient 
réunis  contre  lui;  cette  étrange  coalition,  dont  la 
haine  qu'il  inspiré  était  le  nœud,  l'avait  étonné. 
Plusieurs  hommes,  qui  tenaient  des  places  de  lui , 
étaient  désignés  pour  servir  la  révolution  qui  de- 
vait briser  son  pouvoir,  et  il  lui  importait  que  dé- 
sormais tous  ses  agents  se  crussent  perdus  sans 
ressource,  si  leur  maître  était  renversé  ;  enfin  sur- 
tout ,  ce  qu'il  voulait ,  au  moment  de  saisir  la  cou- 
ronne, c'était  d'inspirer  une  telle  terreur  que  per- 
sonne ne  sût  lui  résister.  Il  viola  tout  dans  une 
seuie  action  :  le  droit  des  gens  européen,  la  cons- 
titution telle  qu'elle  existait  encore,  la  pudeur  pu- 
blique, l'humanité,  la  religion.  Il  n'y  avait  rien 
au  delà  de  cette  action;  donc    on  pouvait  tout 
craindre  de  celui  qui  l'avait  commise.  On  crut 
pendant  quelque  temps  en  France  que  le  meurtre 
du  duc  d'Enghien  était  le  signal  d'un  nouveau  sys- 
tème révolutionnaire,  et  que  les  échafauds  allaient 
être  relevés.  JMais  Bonaparte  ne  voulait  qu'appren- 
dre une  chose  aux  Français ,  c'est  qu'il  pouvait 
tout,  afin  qu'ils  lui  sussent  gré  du  mal  qu'il  ne 
faisait  pas ,  comme  à  d'autres  d'un  bienfait.  On 
le  trouvait  clément  quand  il  laissait  vivre;  on  avait 
si  bien  vu  comme  il  lui  était  facile  de  faire  mou- 
rir! La  Russie,  la  Suède,  et  surtout  l'Angleterre, 
se  plaignirent  de  la  violation  de  l'empire  germa- 
nique; les  princes  allemands  eux-mêmes  se  turent, 
et  le  débile  souverain  sur  le  territoire  duquel  cet 
attentat  avait  été  commis,  demanda,  dans  une 
note  diplomatique,  qu'on  ne  parlât  plus  de  l'événe- 
ment qui  était  arrivé.  Cette  phrase  bénigne  et 
voilée,  pour  désigner  un  tel  acte,  ne  caractérise- 
t-elle  pas  la  bassesse  de  ces  princes  qui  ne  faisaient 
plus  consister  leur  souveraineté  que  dans  leurs  re- 
venus, et  traitaient  un  État  comme  un  capital  dont 
il  faut  se  laisser  payer  les  intérêts  le  plus  tranquil- 
lement que  l'on  peut? 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


359 


CHAPITRE  XVI. 

Maladie  et  mort  de  M.  Necker. 

Mon  père  eut  encore  le  temps  d'apprendre  l'as- 
sassinat du  duc  d'Enghien,  et  les  dernières  lignes 
que  j'ai  reçues ,  tracées  de  sa  main ,  expriment  son 
indignation  sur  ce  forfait. 

C'est  au  sein  de  la  plus  profonde  sécurité  que  je 
trouvai  sur  ma  table  deux  lettres  qui  m'annonçaient 
que  mon  père  était  dangereusement  malade.  On 
me  dissimula  que  le  courrier  qui  était  venu  les  ap- 
porter, était  aussi  chargé  de  la  nouvelle  de  sa  mort. 
Je  partis  avec  de  l'espérance,  et  je  la  conservai 
malgré  toutes  les  circonstances  qui  devaient  me 
l'ôter.  Quand  à  Weimar  la  vérité  me  fut  connue , 
un  sentiment  de  terreur  inexprimable  se  joignit  à 
mon  désespoir.  Je  me  vis  sans  appui  sur  cette 
terre,  et  forcée  de  soutenir  moi-même  mon  âme 
contre  le  malheur.  Il  me  restait  beaucoup  d'objets 
d'attachement  ;  mais  l'admiration  pleine  de  ten- 
dresse que  j'éprouvais  pour  mon  père  exerçait  sur 
moi  un  empire  que  rien  ne  pouvait  égaler.  La 
douleur,  qui  est  le  plus  grand  des  prophètes, 
m'annonça  que  désormais  je  ne  serais  plus  heu- 
reuse par  le  cœur,  comme  je  l'avais  été ,  quand  cet 
homme  tout-puissant  en  sensibilité  veillait  sur  mon 
sort  ;  et  il  ne  s'est  pas  écoulé  un  jour  depuis  le 
mois  d'avril  1804,  dans  lequel  je  n'aie  rattaché 
toutes  mes  peines  à  celle-là.  Tant  que  mon  père 
vivait,  je  ne  souffrais  que  par  l'imagination;  car, 
dans  les  choses  réelles  ,  il  trouvait  toujours  le 
moyen  de  me  faire  du  bien  :  après  sa  perte,  j'eus 
affaire  directement  à  la  destinée.  C'est  cependant 
encore  à  l'espoir  qu'il  prie  pour  moi  dans  le  ciel 
que  je  dois  ce  qui  me  reste  de  force.  Ce  n'est  point 
l'amour  filial ,  mais  la  connaissance  intime  de  son 
caractère  qui  me  fait  affirmer  que  jamais  je  n'ai 
vu  la  nature  humaine  plus  près  de  la  perfection 
que  dans  son  âme  :  si  je  n'étais  pas  convaincue  de 
la  vie  à  venir,  je  deviendrais  folle  de  l'idée  qu'un 
tel  être  ait  pu  cesser  d'exister.  Il  y  avait  tant 
d'immortalité  dans  ses  sentiments  et  dans  ses  pen- 
sées, que  cent  fois  il  m'arrive,  quand  j'ai  des  mou- 
vements qui  m'élèvent  au  -  dessus  de  moi  -  même , 
de  croire  encore  l'entendre. 

Dans  mon  fatal  voyage  de  Weimar  à  Coppet , 
j'enviais  toute  la  vie  qui  circulait  dans  la  nature, 
celle  des  oiseaux ,  des  mouches  qui  volaient  au- 
tour de  moi  :  je  demandais  un  jour ,  un  seul  jour 
pour  lui  parler  encore ,  pour  exciter  sa  pitié;  j'en- 
viais ces  arbres  des  forêts  dont  la  durée  se  pro- 
longe au  delà  des  siècles  ;  mais  l'inexorable  silence 
du  tombeau  a  quelque  chose  qui  confond  l'esprit 


humain;  et,  bien  que  ce  soit  la  vérité  la  plus 
connue,  jamais  la  vivacité  de  l'impression  qu'elle 
produit  ne  peut  s'éteindre.  En  approchant  de  la 
demeure  de  mon  père ,  un  de  mes  amis  me  montra 
sur. la  montagne  des  nuages  qui  ressemblaient  à 
une  grande  figure  d'homme  qui  disparaîtrait  vers 
le  soir,  et  il  me  sembla  que  le  ciel  m'offrait  ainsi 
le  symbole  de  la  perte  que  je  venais  de  faire.  II 
était  grand  en  effet,  cet  homme  qui ,  dans  aucune 
circonstance  de  sa  vie ,  n'a  préféré  le  plus  impor- 
tant de  ses  intérêts  au  moindre  de  ses  devoirs; 
cet  homme  dont  les  vertus  étaient  tellement  ins- 
pirées par  sa  bonté,  qu'il  eût  pu  se  passer  de 
principes ,  et  dont  les  principes  étaient  si  fermes , 
qu'il  eût  pu  se  passer  de  bonté. 

En  arrivant  à  Coppet,  j'appris  que  mon  père, 
dans  la  maladie  de  neuf  jours  qui  me  l'avait  enlevé, 
s'était  constamment  occupé  de  mon  sort  avec  in- 
quiétude. Il  se  faisait  des  reproches  de  son  der- 
nier Hvre,  comme  étant  la  cause  de  mon  exil  ;  et, 
d'une  main  tremblante,  il  écrivit,  pendant  sa 
fièvre ,  au  premier  consul ,  une  lettre  où  il  lui  affir- 
mait que  je  n'étais  pour  rien  dans  la  publication  de 
ce  dernier  ouvrage,  et  qu'au  contraire  j'avais  dé- 
siré qu'il  ne  fût  pas  imprimé.  Cette  voix  d'un 
mourant  avait  tant  de  solennité!  cette  dernière 
prière  d'un  homme  qui  avait  joué  un  si  grand  rôle 
en  France ,  demandant  pour  toute  grâce  le  retour 
de  ses  enfants  dans  le  lieu  de  leur  naissance,  et 
l'oubli  des  imprudences  qu'une  fille ,  jeune  encore 
alors ,  avait  pu  commettre ,  tout  me  semblait  ir- 
résistible; et,  bien  que  je  connusse  le  caractère  de 
l'homme,  il  m'arriva  ce  qui,  je  crois,  est  dans  la 
nature  de  ceux  qui  désirent  ardemment  la  cessation 
d'une  grande  peine  :  j'espérai  contre  toute  espé- 
rance. Le  premier  consul  reçut  cette  lettre,  et  me 
crut  sans  doute  d'une  rare  niaiserie  d'avoir  pu  me 
flatter  qu'il  en  serait  touché.  Je  suis  à  cet  égard 
de  son  avis. 

CHAPITRE  XVU. 

Procès  de  Moreau. 

Le  procès  de  Moreau  se  continuait  toujours,  et 
bien  que  les  journaux  gardassent  le  plus  profond 
silence  sur  ce  sujet,  il  suffisait  de  la  publicité  du 
plaidoyer  pour  éveiller  les  âmes,  et  jamais  l'opi- 
nion de  Paris  ne  s'est  montrée  contre  Bonaparte 
avec  tant  de  force  qu'à  cette  époque.  Les  Français 
ont  plus  besoin  qu'aucun  autre  peuple  d'un  certain 
degré  de  liberté  de  la  presse  ;  il  faut  qu'ils  pensent 
et  qu'ils  sentent  en  commun  ;  l'électricité  de  l'é- 
motion de  leurs  voisins  leur  est  nécessaire  pour  en 

24 


3G0 


DIX  ANNEES  JJ'EXIL. 


éprouver  à  leur  tour,  et  leur  enthousiasme  ne  se 
développe  point  d'une  manière  isolée.  C'est  donc 
très-bien  fait  à  celui  qui  veut  être  leur  tyran  de 
ne  permettre  à  l'opinion  publique  aucun  genre  de 
manifestation,  et  Bonaparte  joint  à  cette  idée, 
commune  à  tous  les  despotes ,  une  ruse  particu- 
lière à  ce  temps-ci ,  c'est  l'art  de  proclamer  une 
opinion  factice  par  des  journaux  qui  ont  l'air  d'être 
libres,  tant  ils  font  de  phrases  dans  le  sens  qui  leur 
est  ordonné.  Il  n'y  a ,  l'on  doit  en  convenir,  que 
nos  écrivains  français  qui  puissent  broder  ainsi , 
chaque  matin,  les  mêmes  sophismes,  et  qui  se 
complaisent  dans  le  superflu  même  de  la  servitude. 
Au  milieu  de  l'instruction  de  cette  fameuse  affaire, 
les  journaux  apprirent  à  l'Europe  que  Pichegru 
s'était  étranglé  lui-même  dans  le  Temple  ;  toutes 
les  gazettes  furent  remplies  d'un  rapport  chirur- 
gical, qui  parut  peu  vraisemblable,  malgré  le  soin 
avec  lequel  il  était  rédigé.  S'il  est  vrai  que  Pichegru 
ait  péri  victime  d'un  assassinat,  se représente-t-on 
le  sort  d'un  brave  général  surpris  par  des  lâches 
dans  le  fond  de  son  cachot,  sans  défense,  con- 
damné depuis  plusieurs  jours  à  cette  solitude  des 
prisons  qui  abat  le  courage  de  l'âme,  ignorant 
même  si  ses  amis  sauront  jamais  de  quel  genre  de 
mort  il  a  péri ,  si  le  forfait  qui  le  tue  sera  vengé , 
si  l'on  n'outragera  pas  sa  mémoire!  Pichegru,  dans 
son  premier  interrogatoire,  avait  montré  beau- 
coup de  courage,  et  il  menaçait, dit-on,  de  donner 
la  preuve  des  promesses  que  Bonaparte  avait  faites 
aux  Vendéens ,  relativement  au  retour  des  Bour- 
bons. Quelques-uns  prétendent  qu'on  lui  avait  fait 
subir  la  question ,  comme  à  deux  autres  conjurés , 
dont  l'un,  nommé  Picot,  montra  ses  mains  mutilées 
au  tribunal,  et  qu'on  n'osa  pas  exposer  aux  yeux  du 
peuple  français  un  de  ses  anciens  défenseurs  sou- 
mis à  la  torture  des  esclaves.  Je  ne  crois  pas  à 
cette  conjecture  ;  il  faut  toujours  chercher  dans  les 
actions  de  Bonaparte  le  calcul  qui  les  lui  a  con- 
seillées, et  l'on  n'en  verrait  pas  dans  cette  dernière 
supposition  ;  tandis  qu'il  est  peut-être  vrai  que  la 
réunion  de  Moreau  et  de  Pichegru  à  la  barre  d'un 
tribunal  eût  achevé  d'enflammer  l'opinion.  Déjà  la 
foule  était  immense  dans  les  tribunes  ;  plusieurs 
officiers,  à  la  tête  desquels  était  un  homme  loyal, 
le  général  Lecourbe ,  témoignèrent  l'intérêt  le  plus 
vif  et  le  plus  courageux  pour  le  général  Moreau. 
Quand  il  se  rendait  au  tr,ibunal,  les  gendarmes 
chargés  de  le  garder  lui  présentaient  les  armes  avec 
respect.  Déjà  l'on  commençait  à  sentir  que  l'hon- 
neur était  du  côté  de  la  persécution  ;  mais  Bona- 
parte 5  en  se  faisant  tout  à  coup  déclarer  empereur 
au  plus  fort  de  cette  fermentation ,  détourna  les 


esprits  par  une  nouvelle  perspective,  et  déroba 
mieux  sa  marche  au  milieu  de  l'orage  dont  il  était 
environné,  qu'il  n'aurait  pu  le  faire  dans  le  calme. 

Le  général  Moreau  prononça  devant  le  tribunal 
un  des  discours  les  mieux  faits  que  l'histoire  puisse 
offrir  ;  il  rappela ,  quoique  avec  modestie ,  les  ba- 
tailles qu'il  avait  gagnées  depuis  que  Bonaparte 
gouvernait  la  France  ;  il  s'excusa  de  s'être  exprimé 
souvent ,  peut-être  avec  trop  de  franchise,  et  com- 
para, d'une  manière  indirecte,  le  caractère  d'un 
Breton  avec  celui  d'un  Corse  ;  enfin,  il  montra  tout 
à  la  fois  et  beaucoup  d'esprit,  et  la  plus  parfaite 
présence  de  cet  esprit,  dans  un  moment  si  dan- 
gereux. Régnier  réunissait  alors  le  ministère  de  la 
police  à  celui  de  la  justice,  en  l'absence  de  Fouché, 
disgracié.  Il  se  rendit  à  Saint-Cloud  en  sortant  du 
tribunal.  L'empereur  lui  demanda  comment  était 
le  discours  de  Moreau  :  Pitoyable,  répondit-il.  «En 
ce  cas,  dit  l'empereur,  faites-le  imprimer  et  pu- 
blier dans  tout  Paris.  »  Quand  ensuite  Bonaparte 
vit  combien  son  ministre  s'était  trompé,  il  revint 
enfin  à  Fouché,  le  seul  homme  qui  pût  vraiment 
le  seconder,  en  portant,  malheureusement  pour  le 
monde ,  une  sorte  de  modération  adroite  dans  un 
système  sans  bornes. 

Un  ancien  jacobin,  âme  damnée  de  Bonaparte, 
fut  chargé  de  parler  aux  juges  pour  les  engager  à 
condamner  Moreau  à  mort.  «  Cela  est  nécessaire , 
«  leur  dit-il ,  à  la  considération  de  l'empereur,  qui 
«  l'a  fait  arrêter  ;  mais  vous  devez  d'autant  moins 
«  vous  faire  scrupule  d'y  consentir,  que  l'empe- 
«  reur  est  résolu  de  lui  faire  grâce.  —  Et  qui 
«  nous  fera  grâce  à  nous-mêmes ,  si  nous  nous 
«  couvrons  d'une  telle  infamie?  »  répondit  l'un  des 
juges  ' ,  dont  il  n'est  pas  encore  permis  de  pro- 
noncer le  nom,  de  peur  de  l'exposer.  Le  général 
Moreau  fut  condamné  à  deux  ans  de  prison; 
Georges  et  plusieurs  autres  de  ses  amis  à  mort; 
un  de  MM.  de  Polignac  à  deux  ans,  l'autre  à  quatre 
ans  de  prison,  et  tous  les  deux  y  sont  encore,  ainsi 
que  plusieurs  autres ,  dont  la  police  s'est  saisie 
quand  la  peine  ordonnée  par  la  justice  a  été  subie. 
Moreau  désira  que  sa  prison  fût  changée  en  un 
bannissement  perpétuel;  perpétuel,  dans  ce  cas, 
veut  dire  viager,  car  le  malheur  du  monde  est 
placé  sur  la  tête  d'un  homme.  Bonaparte  consentit 
à  ce  bannissement ,  qui  lui  convenait  à  tous  les 
égards.  Souvent,  sur  la  route  de  Moreau,  les  maires 
de  ville,  chargés  de  viser  son  passe-port  d'exil,  lui 
montrèrent  la  considération  la  plus  respectueuse. 
«Messieurs,  dit  l'un  d'eux  à  son  audience,  faites 
place  au  général  Moreau ,  »  et  il  se  courba  devant 

'  M.  Clavier. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


361 


lui  comme  devant  l'empereur.  Il  y  avait  encore  une 
France  dans  le  cœur  de  ces  hommes,  mais  déjà 
l'on  n'avait  plus  d'idée  d'agir  dans  le  sens  de  son 
opinion,  et  maintenant  qui  sait  si  même  il  en  reste 
une,  tant  on  l'a  longtemps  étouffée?  Arrivé  à 
Cadix,  ces  Espagnols,  qui  devaient,  peu  d'années 
après,  donner  un  si  grand  exemple ,  rendirent  tous 
les  hommages  possibles  à  une  victime  de  la  ty- 
rannie. Quand  Moreau  passa  devant  la  flotte  an- 
glaise, les  vaisseaux  le  saluèrent  comme  s'il  eut 
été  le  commandant  d'une  armée  alliée.  Ainsi  les 
prétendus  ennemis  de  la  France  se  chargèrent  d'ac- 
quitter sa  dette  envers  l'un  de  ses  plus  illustres 
défenseurs.  Lorsque  Bonaparte  fit  arrêter  Moreau, 
il  dit  :  «  J'aurais  pu  le  faire  venir  chez  moi ,  et  lui 
«  dire  :  Écoute ,  toi  et  moi ,  nous  ne  pouvons  pas 
«  rester  sur  le  même  sol;  ainsi  va-t'en,  puisque  je 
«  suis  le  plus  fort  ;  et  je  crois  qu'il  serait  parti. 
«  Mais  ces  manières  chevaleresques  sont  puériles 
«  en  affaires  publiques.  »  Bonaparte  croit,  et  a  eu 
l'art  de  persuader  à  plusieurs  des  apprentis  machia- 
vélistes  de  la  génération  nouvelle,  que  tout  senti- 
ment généreux  est  de  l'enfantillage.  Il  serait  bien 
temps  de  lui  apprendre  que  la  vertu  a  aussi  quel- 
que chose  de  mâle ,  et  de  plus  mâle  que  le  crime 
avec  toute  son  audace. 

CHAPITRE  XVIII. 

Commencements  de  l'empire. 

La  motion  pour  appeler  Bonaparte  à  l'empire  fut 
faite  dans  le  tribunat  par  un  conventionnel,  autre- 
fois jacobin ,  appuyée  par  Jaubert ,  avocat  et  dé- 
puté du  commerce  de  Bordeaux ,  et  secondée  par 
Siméon,  homme  d'esprit  et  de  sens,  qui  avait  été 
proscrit  sous  la  république  comme  royaliste.  Bo- 
naparte voulait  que  les  partisans  de  l'ancien  régime 
et  ceux  des  intérêts  permanents  de  la  nation  fussent 
réunis  pour  le  choisir.  Il  fut  convenu  qu'on  ouvrirait 
des  registres  dans  toute  la  France  pour  que  chacun 
exprimât  son  vœu  relativement  à  l'élévation  de 
Bonaparte  sur  le  trône.  Mais,  sans  attendre  ce 
résultat,  quelque  préparé  qu'il  fût,  il  prit  le  titre 
d'empereur  par  un  sénatus-consulte ,  et  ce  malheu- 
reux sénat  n'eut  pas  même  la  force  de  mettre  des 
bornes  constitutionnelles  à  cette  nouvelle  monar- 
chie. Un  tribun,  dont  je  voudrais  oser  dire  le 
nom',  eut  l'honneur  d'en  faire  la  motion  spéciale. 
Bonaparte,  pour  aller  habilement  au-devant  de 
cette  idée,  fît  venir  chez  lui  quelques  sénateurs,  et 
leur  dit  :  «  Il  m'en  coûte  beaucoup  de  me  placer 
«  ainsi  en  évidence;  j'aime  mieux  ma  situation  ac- 
I  M.  Gallois. 


«  tuelle.  Toutefois ,  la  continuation  de  la  républi- 
«  que  n'est  plus  possible;  on  est  blasé  sur  ce 
«genre-là;  je  crois  que  les  Français  veulent  la 
«  royauté.  J'avais  d'abord  pensé  à  rappeler  les  vieux 
«  Bourbons;  mais  cela  n'aurait  fait  que  les  perdre 
«  et  moi  aussi.  Ma  conscience  me  dit  qu'il  faut  à  la 
«  fin  un  homme  à  la  tête  de  tout  ceci  ;  cependant 
«  peut-être  vaudrait-il  mieux  encore  attendre...  J'ai 
«  vieilli  la  France  d'un  siècle  depuis  quatre  ans  ;  la 
«liberté,  c'est  un  bon  code  civil,  et  les  nations 
«  modernes  ne  se  soucient  que  de  la  propriété.  Ce- 
«  pendant ,  si  vous  m'en  croyez ,  nommez  un  co- 
«mité,  organisez  la  constitution,  et,  je  vous  le 
«  dis  naturellement,  ajouta-t-il  en  souriant,  prenez 
«  des  précautions  contre  ma  tyrannie;  prenez-en, 
«  croyez-moi.  »  Cette  apparente  bonhomie  séduisit 
les  sénateurs  ,  qui ,  au  reste ,  ne  demandaient  pas 
mieux  que  d'être  séduits.  L'un  d'eux,  homme  de 
lettres  assez  distingué,  mais  l'un  de  ces  philosophes 
qui  trouvent  toujours  des  motifs  philanthropiques 
pour  être  contents  du  pouvoir,  disait  à  un  de  mes 
amis  :  «  C'est  admirable!  avec  quelle  simplicité 
«l'empereur  se  laisse  tout  dire!  L'autre  jour,  je 
«  lui  ai  démontré  pendant  une  heure  de  suite  qu'il 
«  fallait  absolument  fonder  la  dynastie  nouvelle  sur 
«  une  charte  qui  assurât  les  droits  de  la  nation.  » 
«  Et  que  vous  a-t-il  répondu?»  luidemanda-t-on.  «Il 
«  m'a  frappé  sur  l'épaule  avec  une  bonté  parfaite , 
■<  et  m'a  dit  :  Vous  avez  tout  à  fait  raison ,  mon  cher 
«  sénateur  ;  mais ,  fiez-vous  à  moi ,  ce  n'est  pas  le 
«moment.  »  Et  ce  sénateur,  comme  beaucoup 
d'autres,  se  contentait  du  plaisir  d'avoir  parlé,  lors 
même  que  son  opinion  n'était  pas  le  moins  du 
monde  adoptée.  Les  besoins  de  l'amour-propre , 
chez  les  Français,  l'emportent  de  beaucoup  sur 
ceux  du  caractère. 

Une  chose  bien  bizarre ,  et  que  Bonaparte  a  pé- 
nétrée avec  une  grande  sagacité,  c'est  que  les  Fran- 
çais ,  qui  saisissent  le  ridicule  avec  tant  d'esprit , 
ne  demandent  pas  mieux  que  de  se  rendre  ridicules 
eu.x-mêmes ,  dès  que  leur  vanité  y  trouve  son  compte 
d'une  autre  manière.  Rien  en  effet  ne  prête  plus  à 
la  plaisanterie  que  la  création  d'une  noblesse  toute 
nouvelle,  telle  que  Bonaparte  l'établit  pour  le  sou- 
tien de  son  nouveau  trône.  Les  princesses  et  les 
reines,  citoyennes  de  la  veille,  ne  pouvaient  s'em- 
pêcher de  rire  elles-mêmes,  en  s'entendant  appeler 
Votre  Majesté.  D'autres ,  plus  sérieux ,  se  faisaient 
répéter  le  titre  de  monseigneur  du  matin  au  soir, 
comme  le  Bourgeois  gentilhomme.  On  consultait 
les  vieilles  archives ,  pour  retrouver  les  meilleurs 
documents  sur  l'étiquette;  des  hommes  de  mérite 
s'établissaient  gravement  à  composer  des  armoi- 


24. 


362 


DIX  ANNEES  D'EXIL, 


ries  pour  les  nouvelles  familles  :  enfin ,  il  n'y  avait 
pas  de  jour  qui  ne  donnât  lieu  à  quelque  situation 
digne  de  Molière;  mais  la  terreur,  qui  faisait  le 
fond  du  tableau,  empêchait  que  le  grotesque  de 
l'avant-scène  ne  fût  bafoué  comme  il  aurait  dû 
l'être.  La  gloire  des  généraux  français  relevait  tout, 
et  les  courtisans  obséquieux  se  glissaient  à  l'ombre 
des  militaires ,  qui  méritaient  sans  doute  les  hon- 
neurs sévères  d'un  État  libre,  mais  non  les  vaines 
décorations  d'une  semblable  cour.  La  valeur  et 
le  génie  descendent  du  ciel ,  et  ceux  qui  en  sont 
doués  n'ont  pas  besoin  d'autres  ancêtres.  Les  dis- 
tinctions accordées  dans  les  républiques  ou  dans  les 
monarchies  limitées ,  doivent  être  la  récompense  de 
services  rendus  à  la  patrie,  et  tout  le  monde  y  peut 
également  prétendre  ;  mais  rien  ne  sentie  despotisme 
comme  cette  foule  d'honneurs  émanant  d'un  seul 
homme,  et  dont  son  caprice  est  la  source. 

Des  calembours  sans  fin  furent  lancés  contre 
cette  noblesse  de  la  veille;  on  citait  mille  mots  des 
dames  nouvelles,  qui  supposaient  peu  d'usage  des 
bonnes  manières.  Et  en  effet,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
difficile  à  apprendre,  c'est  le  genre  de  politesse 
qui  n'est  ni  cérémonieux  ni  familier;  cela  semble 
peu  de  chose,  mais  il  faut  que  cela  vienne  du  fond 
de  nous-mêmes;  car  personne  ne  l'acquiert,  quand 
les  habitudes  de  l'enfance  ou  l'élévation  de  l'âme 
ne  l'inspirent  pas.  Bonaparte  lui-même  a  de  l'em- 
barras quand  il  s'agit  de  représenter;  et  souvent, 
dans  son  intérieur,  et  même  avec  des  étrangers,  il 
revient  avec  joie  à  ces  termes  et  à  ces  façons  vul- 
gaires qui  lui  rappellent  sa  jeunesse  révolutionnaire. 
Bonaparte  savait  très-bien  que  les  Parisiens  fai- 
saient des  plaisanteries  sur  ses  nouveaux  nobles  ; 
mais  il  savait  aussi  qu'ils  n'exprimeraient  leur  opi- 
nion que  par  des  quolibets ,  et  non  par  des  actions 
fortes.  L'énergie  des  opprimés  ne  s'étendait  pas 
au  delà  de  l'équivoque  qui  naît  des  calembours;  et 
comme  dans  l'Orient  on  en  est  réduit  à  l'apologue, 
en  France  on  était  tombé  plus  bas  encore;  on  s'en 
tenait  au  cliquetis  des  syllabes.  Un  seul  jeu  de  mots 
cependant  mérite  de  survivre  au  succès  éphémère  de 
ce  genre  :  comme  l'on  annonçait  un  jour  les  prin- 
cesses du  sang,  quelqu'un  ajouta  c?Msa?igrc^'£'Kg'/«e?i. 
En  effet,  tel  fut  le  baptême  de  cette  nouvelle  dy- 
nastie. 

Bonaparte  croyait  n'avoir  encore  rien  fait  en 
s'entourant  d'une  noblesse  de  sa  création  ;  il  vou- 
lait mêler  l'aristocratie  du  nouveau  régime  avec 
celle  de  l'ancien.  Plusieurs  nobles  ruinés  par  la  ré- 
volution se  prêtèrent  à  recevoir  des  emplois  à  la 
cour.  L'on  sait  par  quelle  injure  grossière  Bona- 
parte les  remercia  de  leur  complaisance.  «  Je  leur  j 


«  ai  proposé ,  dit-il ,  des  grades  dans  mon  armée  » 
«  ils  n'en  ont  pas  voulu  ;  je  leur  ai  offert  des  pla- 
«  ces  dans  l'administration ,  ils  les  ont  refusées  ; 
«mais  je  leur  ai  ouvert  mes  antichambres,  et  ils 
«s'y  sont  précipités.  «  Quelques  gentilshommes, 
dans  cette  circonstance,  ont  donné  l'exemple  de  la 
plus  courageuse  résistance  ;  mais  combien  d'au- 
tres se  sont  dits  menacés ,  avant  qu'ils  eussent 
rien  à  craindre  !  et  combien  d'autres  aussi  ont  sol- 
licité pour  eux-mêmes  ou  pour  leur  famille  des 
charges  de  cour  que  tous  auraient  dû  refuser  !  Les 
carrières  militaires  ou  administratives  sont  les 
seules  dans  lesquelles  on  puisse  se  persuader  qu'on 
est  utile  à  sa  patrie ,  quel  que  soit  le  chef  qui  la 
gouverne  ;  mais  les  emplois  à  la  cour  vous  rendent 
dépendant  de  l'homme  et  non  de  l'État. 

On  en  fit  des  registres  pour  voter  sur  l'em- 
pire ,  comme  de  ceux  qui  avaient  été  ouverts  pour 
le  consulat  à  vie  ;  l'on  compta  de  même  comme 
ayant  voté  pour,  tous  ceux  qui  ne  signèrent  pas  ; 
on  destitua  de  leurs  emplois  le  petit  nombre  d'in- 
dividus qui  s'avisèrent  d'écrire  non.  M.  de  la 
Fayette ,  constant  ami  de  la  liberté ,  manifesta  de 
nouveau  son  invariable  résistance  ;  et  il  eut  d'au- 
tant plus  de  mérite ,  que  déjà  ,  dans  ce  pays  de  la 
bravoure ,  on  ne  savait  plus  estimer  le  courage.  Il 
faut  bien  faire  cette  distinction  ,  puisque  l'on  voit 
la  divinité  de  la  peur  régner  en  France  sur  les  guer- 
riers les  plus  intrépides.  Bonaparte  ne  voulut  pas 
même  s'astreindre  à  la  loi  de  l'hérédité  monarchi- 
que ,  et  il  se  réserva  le  droit  d'adopter  et  de  choi- 
sir un  successeur  à  la  manière  de  l'Orient.  Comme 
il  n'avait  point  d'enfants  alors ,  il  ne  voulait  pas 
donner  à  sa  famille  un  droit  quelconque  ;  et,  tout 
en  l'élevant  à  des  rangs  auxquels  elle  n'avait  sûre- 
ment pas  droit  de  prétendre,  il  l'asservissait  à  sa 
volonté  par  des  décrets  profondément  combinés, 
qui  enlaçaient  de  chaînes  les  nouveaux  trônes. 

Le  14  juillet  fut  encore  fêté  cette  année  (  1804), 
parce  que ,  disait-on ,  l'empire  consacrait  tous  les 
bienfaits  de  la  révolution.  Bonaparte  avait  dit  que 
les  orages  avaient  affermi  les  racines  du  gouver- 
nement ;  il  prétendit  que  le  trône  garantirait  la  li- 
berté ;  il  répéta  de  toutes  les  manières  que  l'Eu- 
rope serait  rassurée  par  l'ordre  monarchique  établi 
dans  le  gouvernement  de  France.  En  effet ,  l'Eu- 
rope entière,  excepté  l'illustre  Angleterre,  recon- 
nut sa  dignité  nouvelle  :  il  fut  appelé  mon  frère 
par  les  chevaliers  de  l'antique  confrérie  royale.  On 
a  vu  comme  il  les  a  récompensés  de  leur  fatale 
condescendance.  S'il  avait  voulu  sincèrement  la 
paix  ,  le  vieux  roi  Georges  lui-même,  cet  honnête 
homme  qui  a  eu  le  plus  beau  règne  de  l'histoire 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


363 


d'Angleterre ,  aurait  été  forcé  de  le  reconnaître 
comme  son  égal.  Mais,  peu  de  Jours  après  son 
couronnement ,  il  prononça  des  paroles  qui  dévoi- 
laient tous  ses  desseins  :  «  On  plaisante,  dit-il, 
«  sur  ma  dynastie  nouvelle;  dans  cinq  ans  elle  sera 
«  la  plus  ancienne  de  toute  l'Europe.  »  Et  dès  cet 
instant,  il  n'a  pas  cessé  de  tendre  à  ce  but. 

Il  lui  fallait  un  prétexte  pour  avancer  toujours, 
et  ce  prétexte ,  ce  fut  la  liberté  des  mers.  Il  est 
inouï  combien  il  est  facile  de  faire  prendre  une 
bêtise  pour  étendard  au  peuple  le  plus  spirituel  de 
la  terre.  C'est  encore  un  de  ces  contrastes  qui  se- 
raient tout  à  fait  inexplicables  ,  si  la  malheureuse 
France  n'avait  pas  été  dépouillée  de  religion  et  de 
morale  par  un  enchaînement  funeste  de  mauvais 
principes  et  d'événements  malheureux.  Sans  re- 
ligion, aucun  homme  n'est  capable  de  sacrifice, 
et  sans  morale  ,  personne  ne  parlant  vrai ,  l'opi- 
nion publique  est  sans  cesse  égarée.  Il  s'ensuit 
donc  ,  comme  nous  l'avons  dit,  que  l'on  n'a  point 
le  courage  de  la  conscience  ,  lors  même  qu'on  a 
celui  de  l'honneur,  et  qu'avec  une  intelligence 
admirable  dans  l'exécution,  on  ne  se  rend  jamais 
compte  du  but. 

Il  n'y  avait  sur  les  trônes  du  continent,  au  mo- 
ment oii  Bonaparte  forma  la  résolution  de  les  ren- 
verser, que  des  souverains  fort  honnêtes  gens. 
Le  génie  politique  et  militaire  de  ce  monde  était 
éteint ,  mais  les  peuples  étaient  heureux  ;  et  quoi- 
que les  principes  des  constitutions  libres  ne  fus- 
sent point  admis  dans  la  plupart  des  Étals ,  les 
idées  philosophiques ,  répandues  depuis  cinquante 
ans  en  Europe ,  avaient  du  moins  l'avantage  de 
préserver  de  l'intolérance  et  d'adoucir  le  despo- 
tisme. Catherine  II  et  Frédéric  II  recherchaient 
l'estime  des  écrivains  français ,  et  ces  deux  mo- 
narques ,  dont  le  génie  pouvait  tout  asservir  ,  vi- 
vaient en  présence  de  l'opinion  des  hommes  éclai- 
rés ,  et  cherchaient  à  la  captiver.  La  tendance 
naturelle  des  esprits  était  à  la  jouissance  et  à  l'ap- 
plication des  idées  libérales ,  et  il  n'y  avait  presque 
pas  un  individu  qui  souffrît  dans  sa  personne  ou 
dans  ses  biens.  Les  amis  de  la  liberté  étaient  sans 
doute  en  droit  de  trouver  qu'il  fallait  donner  aux 
facultés  l'occasion  de  se  développer  ;  qu'il  n'était 
pas  juste  que  tout  un  peuple  dépendît  d'un  homme, 
et  que  la  représentation  nationale  était  le  seul 
moyen  d'assurer  aux  citoyens  la  garantie  des  biens 
passagers  qu'un  souverain  vertueux  peut  accorder. 
Mais  Bonaparte,  que  venait  -il  offrir  ?  apportait^il 
aux  peuples  étrangers  plus  de  liberté  ?  Aucun  mo- 
narque de  l'Europe  ne  se  serait  permis  ,  dans  une 
année ,  les  insolences  arbitraires  qui  signalent  cha- 


cun de  ses  jours.  Il  venait  seulement  leur  faire 
échanger  leur  tranquillité,  leur  indépendance, 
leur  langue,  leurs  lois,  leurs  fortunes,  leur  sang, 
leurs  enfants  ,  contre  le  malheur  et  la  honte  d'être 
anéantis  comme  nations ,  et  méprisés  comme  hom- 
mes. Il  commençait  enfin  cette  entreprise  de  la 
monarchie  universelle,  le  plus  grand  fléau  dont 
l'espèce  humaine  puisse  être  menacée ,  et  la  cause 
assurée  de  la  guerre  éternelle. 

Aucun  des  arts  de  la  paix  ne  convient  à  Bona- 
parte; il  ne  trouve  d'amusement  que  dans  les  cri- 
ses violentes  amenées  par  les  batailles.  Il  a  su 
faire  des  trêves,  mais  il  ne  s'est  jamais  dit  sé- 
rieusement :  C'est  assez;  et  son  caractère,  incon- 
ciliable avec  le  reste  de  la  création,  est  comme  le 
feu  grégeois ,  qu'aucune  force  de  la  nature  ne  sau- 
rait éteindre. 

AVERTISSEMENT 

DE  M.  DE  STAËL  FILS. 

Il  y  a  ici,  dans  le  manuscrit,  une  lacune  dont  j'ai  déjà 
donné  l'explication  i,  et  à  laquelle  je  ne  saurais  essayer  de 
suppléer.  Mais,  pour  mettre  le  lecteur  en  état  de  suivre  le 
récit  de  ma  mère,  j'indiquerai  rapidement  les  principales 
circonstances  de  sa  vie  pendant  les  cinq  années  qui  séparent 
la  première  partie  de  ces  Mémoires  de  la  seconde. 

Revenue  en  Suisse  après  la  mort  de  M.  Necker,  le  premier 
besoin  qu'éprouva  sa  îille  fut  de  chercher  quelque  adoucis- 
sement à  sa  douleur ,  en  faisant  le  portrait  de  celui  qu'elle 
venait  de  perdre,  et  en  recueillant  les  dernières  traces  de  sa 
pensée.  Dans  l'automne  de  1804,  elle  publia  les  manuscrits 
de  son  père,  avec  une  notice  sur  son  caractère  et  sa  vie  privée. 

La  santé  de  ma  mère,  affaiblie  par  le  malheur,  exigeait 
qu'elle  allât  respirer  l'air  du  Midi.  Elle  partit  pour  l'Italie. 
Le  beau  ciel  de  Naplcs.  les  souvenirs  de  l'antiquité,  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art  lui  ouvrirent  des  sources  de  jouissances  qui 
lui  étaient  restées  inconnues  jusqu'alors;  son  ûme,  accablée 
par  la  tristesse,  sembla  revivre  à  ces  impressions  nouvelles, 
et  elle  retrouva  la  force  de  penser  et  d'écrire.  Pendant  ce 
voyage,  ma  mère  fut  traitée ,  par  les  agents  diplomatiques  de 
France,  sans  faveur,  mais  sans  injustice.  On  lui  interdisait  le 
séjour  de  Paris ,  on  l'éloignait  de  ses  amis  et  de  ses  habi- 
tudes ;  mais  du  moins ,  alors ,  la  tyrannie  ne  la  poursuivait 
pas  au  delà  des  Alpes;  la  persécution  n'avait  pas  encore  été 
mise  en  système,  comme  elle  le  fut  plus  tard.  Je  me  plais 
même  à  rappeler  que  des  lettres  de  recommandation,  en- 
voyées par  Joseph  Bonaparte  à  ma  mère ,  contribuèrent  à  lui 
rendre  le  séjour  de  Rome  plus  agréable. 

Elle  revint  d'Italie  dans  l'été  de  1805,  et  passa  une  année, 
soit  à  Coppet,  soit  à  Genève,  où  plusieurs  de  ses  amis  se 
trouvaient  réunis.  Pendant  ce  temps ,  elle  commença  à  écrire 
Corinne. 

L'année  suivante,  son  amour  pour  la  France,  ce  sentiment 
si  puissant  sur  son  cœur,  lui  lit  quitter  Genève,  et  se  rappro- 
cher de  Paris ,  à  la  distance  de  quarante  lieues ,  qui  lui  était 
permise.  Je  faisais  alors  des  études  pour  entrer  à  l'École  po- 
lytechnique ;  et ,  dans  sa  parfaite  bonté  pour  ses  enfants,  elle 
désirait  surveiller  leur  éducation  d'aussi  près  que  le  lui  per- 
mettait son  exil.  Elle  alla  donc  s'établir  à  Auxorre,  petite 
ville  où  elle  ne  connaissait  personne,  mais  dont  le  préfet, 
M.  de  la  Bergerie ,  se  conduisit  envers  elle  avec  beaucoup 
d'obligeance  et  de  délicatesse, 

ï  Voyez  la  préface. 


364 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


D'Auxerre  elle  vint  à  Rouen  :  c'était  se  rapprocher  de  quel- 
ques lieues  du  centre  où  l'attiraient  tous  les  souvenirs ,  toutes 
les  affections  de  son  enfance-  Là,  du  moins,  elle  pouvait 
recevoir  tous  les  jours  des  lettres  de  Paris;  elle  avait  pénétré, 
sans  obstacles,  dans  l'enceinte  qui  lui  avait  été  interdite; 
elle  pouvait  espérer  que  ce  cercle  fatal  se  rétrécirait  progres- 
sivement. Ceux  qui  ont  souffert  de  l'exil  comprendront  si-uls 
ce  qui  se  passait  dans  son  cœur.  M.  de  Sa\  oie-liollin  était 
alors  préfet  de  la  Seine-Inférieure  :  l'on  sait  par  quelle  criante 
injustice  il  fut  destitué  quelques  années  plus  fard,  et  j'ai  lieu 
de  croire  que  son  amitié  pour  ma  mère,  et  l'intérêt  qu'il  lui 
témoigna  pendant  son  séjour  à  Rouen ,  ne  furent  pas  étran- 
gers à  la  rigueur  dont  il  devint  l'objet. 

Fouché  était  ministre  de  la  police.  Il  avait  pour  système, 
ainsi  que  le  dit  ma  mère,  de  faire  le  moins  de  mal  possible, 
la  nécessité  du  but  admise.  La  monarchie  prussienne  venait 
de  succomber;  aucun  ennemi  sur  le  continent  ne  luttait  plus 
contre  le  gouvernement  de  Napoléon  ;  aucune  résistance  à 
l'intérieur  n'entravait  sa  marche,  et  ne  pouvait  donner  pré- 
texte à  des  mesures  arbitraires  ;  quel  motif  y  avait-il  de  pro- 
longer contre  ma  mère  la  persécution  la  plus  gratuite  ?  Fou- 
ché lui  permit  donc  de  venir  s'établir  h  douze  lieues  de  Paris, 
dans  une  terre  appartenant  à  M.  de  Castellane.  Ce  fut  là 
qu'elle  termina  Corinne,  et  qu'elle  en  surveilla  l'impression. 
Du  reste,  la  vie  retirée  qu'elle  menait  dans  cette  terre,  l'ex- 
trême prudence  de  toutes  ses  démarches ,  le  très-petit  nombre 
de  ceux  que  la  crainte  de  la  défaveur  ne  détournait  pas  d'al- 
ler la  voir,  devaient  suflire  pour  rassiu-er  le  despotisme  le 
plus  ombrageux.  Mais  ce  n'était  pas  assez  pour  Bonaparte  : 
il  voulait  que  ma  mère  renonçât  à  tout  exercice  de  son  talent, 
et  qu'elle  s'interdit  d'éci'ire,  fut-ce  sur  les  sujets  les  plus 
étrangers  à  la  politique.  On  verra  même  que  plus  fard  cette 
abnégation  ne  suflit  pas  pour  la  préserver  d'une  persécution 
toujours  croissaiite. 

A  peine  Corinne  eut-elle  paru,  qu'un  nouvel  exil  com- 
mença pour  ma  mère,  et  qu'elle  vit  s'évanouir  toutes  les 
espérances  qui,  depuis  quelques  mois,  l'avaient  consolée. 
Par  une  fatalité  qui  rendit  sa  douleur  plus  amère,  ce  fut  le 
9  avril ,  le  jour  même  de  l'anniversaire  de  la  mort  de  son  père, 
que  lui  fut  signifié  l'ordre  qui  l'éloignait  de  sa  patrie  et  de  ses 
amis.  Elle  revint  à  Coppet ,  le  cœur  navré,  et  l'immense  succès 
de  Corinne  n'apporta  que  bien  peu  de  distraction  à  sa  tristesse. 

Cependant,  ce  que  n'avait  pu  la  gloire  littei-aire,  l'amitié  y 
réussit;  et,  grâce  aux  témoignages  d'affection  qu'elle  reçut  à 
son  retour  en  Suisse,  l'été  se  passa  plus  doucement  qu'elle 
n'avait  pu  l'espérer.  Quelques-uns  de  ses  amis  quittèrent 
Paris  pour  venir  la  voir;  et  le  prince  Auguste  de  Prusse,  à 
qui  la  paix  avait  rendu  la  liberté,  nous  fit  l'honneur  de  s'ar- 
rêter quelques  mois  à  Coppet ,  avant  de  retourner  dans  sa 
patrie. 

Depuis  son  voyage  à  Berlin ,  si  cruellement  interrompu  par 
la  mort  de  son  père ,  ma  mère  n'avait  pas  cessé  d'étudier  la 
littérature  et  la  philosophie  allemandes;  mais  un  nouveau 
séjour  en  Allemagne  lui  était  nécessaire  pour  achever  le 
tableau  de  ce  pays,  qu'elle  se  proposait  de  présenter  à  la 
France.  Dans  l'automne  de  1807,  elle  partit  pour  Vienne,  et 
elle  y  retrouva,  dans  la  société  du  prince  de  Ligne,  dans 
celle  de  la  maréchale  Lubomirska,  etc.,  cette  urbanité  de 
manières ,  cette  facilité  de  conversation ,  qui  avaient  tant  de 
charme  à  ses  yeux.  Le  gouvernement  autrichien ,  épuisé  par 
la  guerre,  n'avait  pas  alors  la  force  d'être  oppresseur  pour 
son  propre  compte,  et  cependant  il  conservait  envers  la 
France  une  attitude  qui  n'était  pas  sans  indépendance  et  sans 
dignité.  Ceux  que  pour.sui  vait  la  haine  de  Napoléon  pouvaient 
encore  trouver  à  Vienne  un  asile;  aussi,  l'année  que  ma  mère 
y  passa  fut-elle  la  plus  calme  dont  elle  eut  joui  depuis  son  exil. 
^  En  revenant  en  Suisse,  où  elle  consacra  deux  années  à 
écrire  ses  réflexions  sur  l'Allemagne,  elle  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir des  progrès  que  faisait  chaque  jour  la  tvrannie  impé- 
riale, et  de  la  rapidité  contagieuse  avec  la(|uelle  s'étendaien- 
la  passion  des  places  et  la  crainte  de  la  défaveur.  Sans  doute 
quelques  amis,  à  Genève  et  en  France,  lui  conservaient  dans 
le  malheur,  une  courageuse  et  constante  lidélité  ;  mais  quit 
conque  tenait  au  gouvernement,  ou  aspirait  à  un  emploi, 


commençait  à  s'éloigner  de  sa  maison ,  et  à  détourner  les  gens 
timides  d'y  venir.  Ma  mère  souffrait  de  tous  ces  symptômes 
de  servitude,  qu'elle  di.scernait  avec  une  incomparable  saga- 
cité; mais  plus  elle  était  malheureuse,  plus  elle  éprouvait  le 
besoin  d'écarter  de  ce  qui  l'entourait  les  peines  de  sa  situa- 
tion, et  de  répandre  autour  d'elle  la  vie,  le  mouvement  in- 
tellectuel que  semblait  exclure  la  solitude. 

Son  talent  pour  la  déclamation  était  le  moyen  de  distrac- 
tion qui  avait  le  plus  de  puissance  sur  elle-même,  en  même 
temps  qu'il  variait  les  plaisirs  de  sa  société.  Ce  fut  à  cette 
époque  que,  tout  en  travaillant  à  son  grand  ouvrage  sur 
l'Allemagne ,  elle  composa,  et  joua  sur  le  théâtre  de  Coppet, 
la  plupart  des  petites  pièces  que  je  réunis  dans  ses  OEuvres 
posthumes ,  sous  le  titre  d' Essais  dramatiques. 

Enfin,  au  commencement  de  l'été  de  1810,  ayant  achevé 
les  trois  volumes  de  l'Allemagne,  elle  voulut  aller  en  sur- 
veiller l'impression  à  quarante  lieues  de  Paris ,  distance  qui 
lui  élait  encore  permise ,  et  où  elle  pouvait  espérer  de  revoir 
ceux  de  ses  amis  dont  l'affection  n'avait  pas  àéchi  devant  la 
disgiàce  de  l'empereur. 

Elle  alla  donc  s'établir  près  de  Blois,  dans  le  vieux  château 
de  Chaumont-sur-Loire ,  que  le  cardinal  d'Amboise ,  Diane 
de  Poitiers,  Catherine  de  Médicis  et  Nostradamus  ont  jadis 
habité.  Le  propriétaire  actuel  de  ce  séjour  romantique, 
M.  le  Ray,  avec  qui  mes  parents  étaient  liés  par  des  relations 
d'affaires  et  d'amitié,  était  alors  en  Amérique^  Mais  tandis 
que  nous  occupions  son  château,  il  revint  des  États-'UBis  avec 
sa  famille;  et,  quoiqu'il  voulût  bien  nous  engager  à  rester 
chez  lui,  plus  il  nous  en  pressait  avec  politesse,  plus  nous 
étions  touimentés  de  la  crainte  de  le  gêner.  M.  de  Salaberry 
nous  tira  de  cet  embarras  avec  la  plus  aimable  obligeance, 
en  mettant  à  notre  disposition  sa  terre  de  Fossé.  Ici  recom- 
mence le  récit  de  ma  mère. 


«««&8««ee9 


i 


SECONDE  PARTIE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Suppression  de  mon  ouvrage  sur  l'Allemagne.  — 
Exil  hors  de  France. 

'Ne  pouvant  plus  rester  dans  le  château  de  Chau- 
mont,  dont  les  maîtres  étaient  revenus  d'Améri- 
que ,  j'allai  m'établir  dans  une  terre  appelée  Fossé, 
qu'un  ami  généreux  ^  me  prêta.  Cette  terre  était 
l'habitation  d'un  militaire  vendéen,  qui  ne  soignait 
pas  beaucoup  sa  demeure ,  mais  dont  la  loyale 
bonté  rendait  tout  facile,  et  l'esprit  original  tout 
amusant.  A  peine  arrivés ,  un  musicien  italien  que 
j'avais  avec  moi  pour  donner  des  leçons  à  ma  fille, 
se  mit  à  jouer  de  la  guitare;  ma  fille  accompagnait 
sur  la  harpe  la  douce  voix  de  ma  belle  amie,  ma- 
dame Récamier  ;  les  paysans  se  rassemblaient  au- 
tour des  fenêtres,  étonnés  de  voir  cette  colonie  de 
troubadours,  qui  venait  animer  la  solitude  de  leur 
maître.  C'est  là  que  j'ai  passé  mes  derniers  jours 
de  France ,  avec  quelques  amis  dont  le  souvenir 
vit  dans  mon  cœur.  Certes ,  cette  réunion  si  in- 
time, ce  séjour  si  solitaire,  cette  occupation  si 

'  M-  de  Salaberry. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


douce  des  beaux-arts,  ne  faisait  de  mal  à  personne. 
Nous  chantions  souvent  un  charmant  air  qu'a 
composé  la  reine  de  Hollande,  et  dont  le  refrain 
est  :  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra.  Après 
dîner,  nous  avions  imaginé  de  nous  placer  autour 
d'une  table  verte,  et  de  nous  écrire  au  lieu  de  cau- 
ser ensemble.  Ces  téte-à-tête  variés  et  multipliés 
nous  amusaient  tellement ,  que  nous  étions  impa- 
tients de  sortir  de  table  où  nous  nous  parlions , 
pour  venir  nous  écrire.  Quand  il  arrivait  par  ha- 
sard des  étrangers ,  nous  ne  pouvions  supporter 
d'interrompre  nos  habitudes;  et  notre  petite  poste 
(c'est  ainsi  que  nous  l'appelions)  allait  toujours 
son  train.  Les  habitants  de  la  ville  voisine  s'éton- 
naient un  peu  de  ces  manières  nouvelles,  et  les  pre- 
naient pour  de  la  pédanterie,  tandis  qu'il  n'y  avait 
dans  ce  jeu  qu'une  ressource  contre  la  monotonie 
de  la  solitude.  Un  jour,  un  gentilhomme  des  ea- 
virons ,  qui  n'avait  pensé  de  sa  vie  qu'à  la  chasse , 
vint  pour  emmener  mes  fils  dans  ses  bois  ;  il  resta 
quelque  temps  assis  à  notre  table  active  et  silen- 
cieuse; madame  Récamier  écrivit  de  sa  jolie  main 
un  petit  billet  à  ce  gros  chasseur ,  pour  qu'il  ne 
fdt  pas  trop  étranger  au  cercle  dans  lequel  il  se 
trouvait.  Il  s'excusa  de  le  recevoir,  en  assurant 
qu'à  la  lumière  il  ne  pouvait  pas  lire  l'écriture  : 
nous  rîmes  un  peu  du  revers  qu'éprouvait  la  bien- 
faisante coquetterie  de  notre  belle  amie,  et  nous 
pensâmes  qu'un  billet  de  sa  main  n'aurait  pas  tou- 
jours eu  le  même  sort.  Notre  vie  se  passait  ainsi , 
sans  que  le  temps ,  si  j'en  puis  juger  par  moi ,  fût 
un  fardeau  pour  personne. 

L'opéra  de  Cendrillon  faisait  beaucoup  de  bruit 
à  Paris;  je  voulus  l'aller  voir  représenter  sur  un 
mauvais  théâtre  de  province,  à  Blois.  En  sortant 
à  pied,  les  habitants  de  la  ville  me  suivirent  par 
curiosité ,  plus  avides  de  me  connaître  comme  exi- 
lée que  sous  tout  autre  rapport.  Cette  espèce  de 
succès  que  le  malheur  me  valait,  plus  encore  que 
le  talent,  donna  de  l'humeur  au  ministre  de  la  po- 
lice ,  qui  écrivit  quelque  temps  après  au  préfet  de 
Loir-et-Cher,  que  j'étais  environnée  d'une  cour. 
«  Certes ,  répondis  -je  au  préfet  ' ,  ce  n'est  pas  du 
«  moins  la  puissance  qui  me  la  donne.  » 

J'étais  toujours  résolue  à  me  rendre  en  Angle- 
terre par  l'Amérique;  mais  je  voulais  terminer 
l'impression  de  mon  livre  sur  l'Allemagne.  La  sai- 
son s'avançait;  nous  étions  déjà  au  15  septembre, 
et  j'entrevoyais  que  la  difficulté  de  m'embarquer 
avec  ma  fille  me  retiendrait  encore  l'hiver  dans  je 
ne  sais  quelle  ville  à  quarante  lieues  de  Paris, 
l'ambitionnais  alors  Vendôme,  oii  je  connaissais 

'  M.  de  Corbigiiy,  homme  d'un  espril  aimable  el  éclairé. 


quelques  gens  d'esprit,  et  d'où  la  conuuunication 
avec  la  capitale  était  facile.  Après  avoir  eu  jadis 
l'une  des  plus  brillantes  maisons  de  Paris ,  je  me 
représentais  comme  une  vive  satisfaction  de  m'é- 
tablir  à  Vendôme  :  le  sort  ne  m'accorda  pas  ce 
modeste  bonheur. 

Le  23  septembre,  je  corrigeai  la  dernière  épreuve 
de  V Allemagne  :  après  six  ans  de  travail,  ce  m'é- 
tait une  vraie  joie  de  mettre  le  mot/?i  à  mes  trois 
volumes.  Je  fis  la  liste  des  cent  personnes  à  qui  je 
voulais  les  envoyer  dans  les  différentes  parties  de 
la  France  et  de  l'Europe;  j'attachais  un  grand  prix 
à  ce  livre,  que  je  croyais  propre  à  faire  connaître 
des  idées  nouvelles  à  la  France  :  il  me  semblait 
qu'un  sentiment  élevé  sans  être  hostile  l'avait  ins- 
piré ,  et  qu'on  y  trouverait  un  langage  qu'on  ne 
parlait  plus.  ^ 

Munie  d'une  lettre  de  mon  libraire,  qui  m'assu- 
rait que  la  censure  avait  autorisé  la  publication  de 
mon  ouvrage,  je  crus  n'avoir  rien  à  craindre,  et 
je  partis  avec  mes  amis  pour  une  terre  de  M.  Mat- 
thieu de  Montmorency ,  qui  est  à  cinq  lieues  de 
Blois.  L'habitation  de  cette  terre  est  au  milieu 
d'une  forêt  :  je  m'y  promenais  avec  l'homme  que 
je  respecte  le  plus  dans  le  monde,  depuis  que  j'ai 
perdu  mon  père.  La  beauté  du  temps,  la  magnifi- 
cence de  la  forêt,  les  souvenirs  historiques  que 
retraçait  ce  lieu  où  s'est  donnée  la  bataille  de  Fret- 
teval,  entre  Philippe- Auguste  et  Richard  Cœur 
de  Lion ,  tout  contribuait  à  mettre  mon  âme  dans 
la  disposition  la  plus  douce  et  la  plus  calme.  Mon 
digne  ami,  qui  n'est  occupé  sur  cette  terre  que  de 
mériter  le  ciel ,  dans  cette  conversation  comme 
dans  toutes  celles  que  nous  avions  eues  ensemble, 
ne  s'occupait  point  des  affaires  du  temps ,  et  ne 
cherchait  qu'à  faire  du  bien  à  mon  âme.  Nous  re- 
partîmes le  lendemain ,  et  dans  ces  plaines  du  Ven- 
dômois  ,  où  l'on  ne  rencontre  pas  une  seule  habita- 
tion, et  qui ,  comme  la  mer,  semblent  offrir  partout 
le  même  aspect ,  nous  nous  perdîmes  complète- 
ment. Il  était  déjà  minuit,  et  nous  ne  savions  quelle 
route  suivre,  dans  un  pays  toujours  le  même,  et 
dont  la  fécondité  est  aussi  monotone  que  pourrait 
l'être  ailleurs  la  stériHté,  lorsqu'un  jeune  homme 
à  cheval,  se  doutant  de  notre  embarras,  vint  nous 
prier  de  passer  la  nuit  dans  le  château  de  ses  pa- 
rents '.  Nous  acceptâmes  cette  invitation,  qui  était 
un  vrai  service,  et  nous  nous  trouvâmes  tout  à 
coup  au  milieu  du  luxe  de  l'Asie  et  de  l'élégance 
de  la  France.  Les  maîtres  de  la  maison  avaient 
passé  beaucoup  de  temps  dans  l'Inde ,  et  leur  châ- 

'  Le  château  de  Conan ,  appartenant  h  M.  Chevalier,  aa- 
jourd'îiiTi  préfet  du  Var. 


366 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


teau  était  orné  de  tout  ce  qu'ils  avaient  rapporté 
de  leurs  voyages.  Ce  séjour  excitait  ma  curiosité, 
et  je  m'y  trouvais  à  merveille'.  Le  lendemain, 
M.  de  Montmorency  me  remit  un  billet  de  mon 
fils ,  qui  me  pressait  de  revenir  chez  moi ,  parce 
que  mon  ouvrage  éprouvait  de  nouvelles  difficul- 
tés à  la  censure.  Mes  amis ,  qui  étaient  avec  moi 
dans  le  château,  me  conjuraient  de  partir;  je  ne 
devinais  point  ce  qu'ils  me  cachaient,  et  m'en  te- 
nant à  la  lettre  de  ce  que  m'écrivait  Auguste,  je 
passais  mon  temps  à  examiner  toutes  les  raretés 
de  l'Inde ,  sans  me  douter  de  ce  qui  m'attendait. 
Enfin  je  montai  en  voiture,  et  mon  brave  et  spiri- 
tuel Vendéen ,  que  ses  propres  périls  n'avaient  ja- 
mais ému,  me  serra  la  main  les  larmes  aux  yeux  : 
je  compris  alors  qu'on  me  faisait  un  mystère  de 
quelques  nouvelles  persécutions,  et  M.  de  Montmo- 
rency, que  j'interrogeai,  m'apprit  que  le  ministre 
de  la  police  avait  envoyé  ses  agents  pour  mettre 
en  pièces  les  dix  mille  exemplaires  qu'on  avait  tirés 
de  mon  livre,  et  que  j'avais  reçu  l'ordre  de  quitter 
la  France  sous  trois  jours.  Mes  enfants  et  mes 
amis  n'avaient  pas  voulu  que  j'apprisse  une  telle 
nouvelle  chez  des  étrangers  ;  mais  ils  avaient  pris 
toutes  les  précautions  possibles  pour  que  mon 
manuscrit  ne  fût  pas  saisi ,  et  ils  parvinrent  à  le 
sauver  quelques  heures  avant  qu'on  vînt  me  le  de- 
mander. 

Cette  nouvelle  douleur  me  prit  l'âme  avec  une 
grande  force.  Je  m'étais  flattée  d'un  succès  hono- 
rable par  la  publication  de  mon  livre  :  s!  les  censeurs 
m'eussent  refusé  l'autorisation  de  l'iijiprimer,  cela 
m'aurait  paru  simple;  mais  après  avoir  subi  toutes 
leurs  observations,  après  avoir  fait  les  changements 
qu'ils  exigeaient  de  moi ,  apprendre  que  mon  livre 
était  mis  au  pilon ,  et  qu'il  fallait  me  séparer  des 
amis  qui  soutenaient  mon  courage,  cela  me  fit 
verser  des  larmes.  J'essayai  cependant  encore  cette 
fois  de  me  surmonter ,  pour  réfléchir  à  ce  qu'il  fal- 
lait faire  dans  une  situation  oii  le  pgrti  que  j'allais 
prendre  pouvait  tant  influer  sur  le  sort  de  ma  fa- 
mille. En  approchant  de  la  maison  que  j'habitais , 
je  donnai  mon  écritoire  qui  renfermait  encore  quel- 
ques notes  sur  mon  livre,  à  mon  fils  cadet;  il  sauta 

I  Inquiet  de  ne  pas  voir  arriver  ma  mère ,  j'étais  monté  à 
cheval  pour  aller  à  sa  rencontre,  afin  d'adoucir,  autant  qu'il 
était  en  moi ,  la  nouvelle  qu'elle  devait  apprendre  à  son  re- 
tour; mais  je  m'égarai  comme  elle  dans  les  plaines  uniformes 
du  Vendômois,  et  ce  ne  fut  qu'au  milieu  de  la  nuit  qu'un 
heureux  hasard  me  conduisit  à  la  porte  du  château  où  on  lui 
avait  donné  l'hospitalité.  Je  lis  réveiller  M.  de  Montmorency, 
et  après  lui  avoir  appris  le  surcroit  de  persécution  que  la 
police  impériale  dirigeait  contre  ma  mère,  je  repartis  pour 
achever  de  mettre  ses  papiers  en  sûreté,  laissant  à  M.  de  Mont- 
morency le  soin  de  la  préparer  au  nouveau  coup  qui  la  me- 
naçait. (Note  de  M.  de  Staël  fils.) 


par-dessus  un  mur,  pour  entrer  dans  l'habitation 
par  le  jardin.  Une  Anglaise',  mon  excellente  amie, 
vint  au-devant  de  moi  pour  m'avertir  de  tout  ce 
qui  s'était  passé;  j'apercevais  de  loin  des  gendar- 
mes qui  erraient  autour  de  ma  demeure,  mais  il  ne 
paraît  pas  qu'ils  me  cherchassent  ;  ils  étaient  sans 
doute  à  la  poursuite  d'autres  malheureux ,  de  cons- 
crits, d'exilés,  de  personnes  en  surveillance,  enfin 
de  toutes  les  classes  d'opprimés  qu'a  créées  le  ré- 
gime actuel  de  la  France. 

Le  préfet  de  Loir-et-Cher  vint  me  demander  mon 
manuscrit;  je  lui  donnai,  pour  gagner  du  temps, 
une  mauvaise  copie  qui  me  restait ,  et  dont  il  se 
contenta.  J'ai  appris  qu'il  avait  été  très-mal  traité 
peu  de  mois  après ,  pour  le  punir  de  m'avoir  mon- 
tré des  égards  ;  et  le  chagrin  qu'il  ressentit  de  la 
disgrâce  de  l'empereur  a ,  dit-on  ,  été  une  des  cau- 
ses de  la  maladie  qui  l'a  fait  périr  dans  la  force  de 
l'âge.  Malheureux  pays  que  celui  oii  les  circonstan- 
ces sont  telles ,  qu'un  homme  de  son  esprit  et  de 
son  talent  succombe  au  chagrin  d'une  défaveur  ! 

Je  vis  dans  les  papiers ,  que  des  vaisseaux  améri- 
cains étaient  arrivés  dans  les  ports  de  la  Manche, 
et  je  me  décidai  à  faire  usage  de  mon  passe-port 
pour  l'Amérique,  espérant  qu'il  me  serait  possible 
de  relâcher  en  Angleterre.  Il  me  fallait  quelques 
jours ,  dans  tous  les  cas ,  pour  me  préparer  à  ce 
voyage ,  et  je  fus  obligée  de  m'adresser  au  ministre 
de  la  police  pour  demander  ce  peu  de  jours.  On  a 
déjà  vu  que  l'habitude  du  gouvernement  français 
est  d'ordonner  aux  femmes ,  comme  à  des  soldats , 
de  partir  dans  les  vingt-quatre  heures.  Voici  la 
réponse  du  ministre  ;  il  est  curieux  de  voir  ce 
style-là^  : 

POLICE  GÉNÉRALE. 


CABINET  DU  MINISTRE. 


I 


Paris,  3  octobre  I8I0. 

«  J'ai  reçu ,  madame ,  la  lettre  que  vous  m'avez 
«  fait  l'honneur  de  m'écrire.  M.  votre  fils  a  dû  vous 
«  apprendre  que  je  ne  voyais  pas  d'inconvénient  à 
«  ce  que  vous  retardassiez  votre  départ  de  sept  à 
«  huit  jours  ;  je  désire  qu'ils  suffisent  aux  arrange- 
«  ments  qui  vous  restent  à  prendre ,  parce  que  je 
«  ne  puis  vous  en  accorder  davantage. 

«  Il  ne  faut  point  rechercher  la  cause  de  l'ordre 
«  que  je  vous  ai  signifié,  dans  le  silence  que  vous 
«  avez  gardé  à  l'égard  de  l'Empereur  dans  votre  dcr- 
«  nier  ouvrage  ;  ce  serait  une  erreur  :  il  ne  pouvait 
«  pas  y  trouver  de  place  qui  fût  digne  de  lui  ;  mais 

'  Mademoiselle  Randall. 

2  Cette  lettre  est  la  même  qui  a  été  imprimée  dans  la  pré- 
face de  l'Allemagne,  (Note  de  M,  de  Staël  Jils.) 


J 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


367 


«  votre  exil  est  une  conséquence  naturelle  de  la 
«  marche  que  vous  suivez  constamment  depuis  plu- 
«  sieurs  années.  Il  m'a  paru  que  l'air  de  ce  pays-ci 
«  ne  vous  convenait  point,  et  nous  n'en  sommes 
«  pas  encore  réduits  à  chercher  des  modèles  dans 
«  les  peuples  que  vous  admirez. 

«  Votre  dernier  ouvrage  n'est  point  français  ; 
«  c'est  moi  qui  en  ai  arrêté  l'impression.  Je  regrette 
«  la  perte  qu'il  va  faire  éprouver  au  libraire;  mais 
«  il  ne  m'est  pas  possible  de  le  laisser  paraître. 

«  Vous  savez ,  madame ,  qu'il  ne  vous  avait  été 
«  permis  de  sortir  de  Coppet  que  parce  que  vous 
«  aviez  exprimé  le  désir  de  passer  en  Amérique.  Si 
«  mon  prédécesseur  vous  a  laissé  habiter  le  dépar- 
«  tement  de  Loir-et-Cher,  vous  n'avez  pas  dû  re- 
«  garder  cette  tolérance  comme  une  révocation  des 
«  dispositions  qui  avaient  été  arrêtées  à  votre  égard. 
«  Aujourd'hui ,  vous  m'obligez  à  les  faire  exécuter 
«  strictement  ;  il  ne  faut  vous  en  prendre  qu'à  vous- 
«  même. 

«  Je  mande  à  M.  Corbigny'  de  tenir  la  main  à 
«  l'exécution  de  l'ordre  que  je  lui  ai  donné ,  lorsque 
«  le  délai  que  je  vous  accorde  sera  expiré. 

«  Je  suis  aux  regrets,  madame,  que  vous  m'ayez 
«  contraint  de  commencer  ma  correspondance  avec 
«  vous  par  une  mesure  de  rigueur  ;  il  m'aurait  été 
«  plus  agréable  de  n'avoir  qu'à  vous  offrir  le  témoi- 
«  gnage  de  la  haute  considération  avec  laquelle  j'ai 
«  l'honneur  d'être , 

«  Madame , 

«  Votre  très-humble  et  très- 
«  obéissant  serviteur , 

«  Sigiié  le  duc  de  Rovigo.  » 

«  P.  S.  J'ai  des  raisons ,  madame ,  pour  vous  in- 
«  diquer  les  ports  de  Lorient ,  la  Rochelle ,  Bor- 
«  deaux  et  Rochefort,  comme  étant  les  seuls  ports 
«  dans  lesquels  vous  pouvez  vous  embarquer.  Je 
«  vous  invite  à  me  faire  connaître  celui  que  vous 
«  aurez  choisi^  » 

Le  ton  mielleux  avec  lequel  on  me  dit  que  l'air 
de  ce  pays  ne  me  convient  pas ,  la  dénégation  de  la 
véritable  cause  qui  avait  fait  supprimer  mon  livre, 
sont  dignes  de  remarque.  En  effet,  le  ministre  de 
la  police  avait  montré  plus  de  franchise  en  s'expri- 
mant  verbalement  sur  mon  affaire  ;  il  avait  demandé 
pourquoi  je  ne  nommais  ni  l'empereur,  ni  les  ar- 
mées ,  dans  mon  ouvrage  sur  Vylllemagne.  «  Mais , 
lui  répondit-on,  l'ouvrage  étant  purement  litté- 

'  Préfet  de  Loir-et-Cher. 

2  Ce  post-scriptiim  est  facile  à  comprendre  ;  il  avait  pour  but 
de  m'empéclier  d'aller  en  Angleterre. 


raire ,  je  ne  vois  pas  comment  un  tel  sujet  aurait 
pu  y  être  amené.  —  Pense-t-on,  dit  alors  le  minis- 
tre ,  que  nous  ayons  fait  dix-huit  années  la  guerre 
en  Allemagne  pour  qu'une  personne  d'un  nom  aussi 
connu  imprime  un  livre  sans  parler  de  nous.'  Ce 
livre  sera  détruit,  et  nous  aurions  dû  mettre  l'au- 
teur à  Vincennes.  » 

En  recevant  la  lettre  du  ministre  de  la  police,  je 
ne  fis  attention  qu'à  une  seule  phrase,  celle  qui 
m'interdisait  les  ports  de  la  Manche.  J'avais  déjà 
appris  que ,  soupçonnant  mon  intention  d'aller  en 
Angleterre,  on  cherchait  a  m'en  empêcher.  Ce  nou- 
veau chagrin  était  vraiment  au-dessus  de  mes  for- 
ces :  en  quittant  ma  patrie  naturelle,  il  me  fallait 
celle  de  mon  choix  ;  en  m'éloignant  des  amis  de 
ma  vie  entière,  il  me  fallait  au  moins  trouver  ces 
amis  de  tout  ce  qui  est  bon  et  noble ,  avec  lesquels, 
sans  les  connaître  personnellement,  l'âme  est  tou- 
jours en  sympathie.  Je  vis  s'écrouler  à  la  fois  tout 
ce  qui  soutenait  mon  imagination  :  je  voulus  un 
moment  encore  m'embarquer  sur  un  vaisseau 
chargé  pour  l'Amérique ,  dans  l'espoir  qu'il  serait 
pris  en  route  ;  mais  j'étais  trop  ébranlée  pour  me 
décider  à  une  résolution  si  forte;  et  comme  on  me 
donnait  pour  toute  alternative  l'Amérique  ou  Cop- 
pet, je  m'arrêtai  à  ce  dernier  parti,  car  un  senti- 
ment profond  m'attirait  toujours  vers  Coppet , 
malgré  les  peines  qu'on  m'y  faisait  éprouver. 

Mes  deux  fils  essayèrent  de  voir  l'empereur  a 
Fontainebleau  oii  il  était  alors;  on  leur  fit  dire 
qu'ils  seraient  arrêtés  s'ils  y  restaient  :  à  plus  forte 
raison  m'était-il  interdit  à  moi  d'y  aller.  Il  fallait 
retourner  en  Suisse,  de  Blois  où  j'étais,  sans 
m'approcher  de  Paris  à  moins  de  quarante  lieues. 
Le  ministre  de  la  police  avait  dit ,  en  termes  de 
corsaire,  qu'à  trente-huit  lieues  j'étais  de  bonne 
prise.  Ainsi ,  quand  l'empereur  exerce  le  droit  ar- 
bitraire de  l'exil,  m  la  personne  exilée,  m  ses 
amis ,  ni  même  ses  enfants ,  ne  peuvent  arriver  à 
lui  pour  plaider  la  cause  de  l'infortuné  qu'on  ar- 
rache à  ses  affections  et  à  ses  habitudes  ;  et  ces 
exils ,  qui  maintenant  sont  irrévocables,  surtout 
quand  il  s'agit  des  femmes ,  ces  exils ,  que  l'empe- 
reur lui-même  a  appelés  avec  raison  àes  proscrip- 
tions, sont  prononcés  sans  qu'il  soit  possible  de 
faire  entendre  aucune  justification,  en  supposant 
que  le  tort  d'avoir  déplu  à  l'empereur  en  admette 
une. 

Quoique  les  quarante  lieues  me  fussent  ordon- 
nées, il  me  fallut  passer  par  Orléans,  ville  assez 
triste ,  mais  où  habitent  de  très-pieuses  personnes 
qui  se  sont  retirées  dans  cet  asile.  En  me  prome- 
nant à  pied  dans  la  ville ,  je  m'arrêtai  devant  le 


368 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


monument  élevé  au  souvenir  de  Jeanne  d'Arc  : 
certes,  pensais -je  alors,  quand  elle  délivra  la 
France  du  pouvoir  des  Anglais,  cette  France  était 
encore  bien  plus  libre,  bien  plus  France  qu'à  pré- 
sent. C'est  une  sensation  singulière  que  d'errer 
ainsi  dans  une  ville  oii  l'on  ne  connaît  qui  que  ce 
soit,  et  où  l'on  n'est  pas  connu.  Je  trouvais  une 
sorte  de  jouissance  amère  à  me  pénétrer  de  mon 
isolement,  à  regarder  encore  cette  France  que 
j'allais  quitter  peut-être  pour  toujours,  sans  par- 
ler à  personne,  sans  être  distraite  de  l'impression 
que  le  pays  même  faisait  sur  moi.  Quelquefois  ceux 
qui  passaient  s'arrêtaient  pour  me  regarder,  parce 
que  j'avais,  je  pense,  malgré  moi,  une  expression 
de  douleur;  mais  ils  continuaient  bientôt  après 
leur  route,  car  depuis  longtemps  on  est  bien  ac- 
coutumé à  voir  souffrir. 

A  cinquante  lieues  de  la  frontière  de  Suisse,  la 
France  est  hérissée  de  citadelles,  de  maisons  d'ar- 
rêt, de  villes  servant  de  prison,  et  l'on  ne  voit 
partout  que  des  individus  contraints  par  la  volonté 
d'un  seul  homme,  des  conscrits  du  malheur  qui 
sont  tous  enchaînés  loin  des  lieux  oii  ils  voudraient 
vivre.  A  Dijon,  des  prisonniers  espagnols  qiii  avaient 
refusé  de  prêter  le  serment ,  venaient  sur  la  place 
de  la  ville  sentir  le  soleil  à  midi,  parce  qu'ils  le 
prenaient  alors  un  peu  pour  leur  compatriote;  ils 
s'enveloppaient  d'un  manteau  souvent  déchiré, 
mais  qu'ils  savaient  porter  avec  noblesse,  et  ils 
s'enorgueillissaient  de  leur  misère ,  qui  venait  de 
leur  fierté;  ils  se  complaisaient  dans  leurs  souf- 
frances ,  qui  les  associaient  aux  malheurs  de  leur 
intrépide  patrie.  On  les  voyait  quelquefois  entrer 
dans  un  café,  seulement  pour  lire  la  gazette,  afin 
de  pénétrer  le  sort  de  leurs  amis  à  travers  les  men- 
songes de  leurs  ennemis;  leur  visage  était  alors 
immobile,  mais  non  sans  expression,  et  l'on  y 
apercevait  la  force  réprimée  par  la  volonté.  Plus 
loin,  à  Auxonne,  était  la  demeure  de  prisonniers 
anglais,  qui,  la  veille,  avaient  sauvé  de  l'incendie 
une  des  maisons  de  la  ville  où  on  les  tenait  enfer- 
més. A  Besançon,  il  y  avait  encore  des  Espagnols. 
Parmi  les  exilés  français  qu'on  rencontre  dans 
toute  la  France ,  une  personne  angélique  habitait 
la  citadelle  de  Besançon ,  pour  ne  pas  quitter  son 
père.  Depuis  longtemps,  et  à  travers  tous  les  gen- 
res de  périls ,  mademoiselle  de  Saint-Simon  parta- 
geait le  sort  de  celui  qui  lui  a  donné  la  vie. 

A  l'entrée  de  la  Suisse,  sur  le  haut  des  monta- 
gnes qui  la  séparent  de  la  France,  on  aperçoit  le 
château  de  Joux,  dans  lequel  sont  détenus  des 
prisonniers  d'État,  dont  souvent  le  nom  même  ne 
parvient  pas  à  leurs  parents.  C'est  dans  cette  pri- 


son que  Toussaint  Louverture  est  mort  de  froid  ; 
il  méritait  son  malheur,  puisqu'il  avait  été  cruel  : 
mais  l'homme  qui  avait  le  moins  droit  de  le  lui 
infliger,  c'était  l'empereur,  puisqu'il  s'était  engagé 
à  lui  garantir  sa  liberté  et  sa  vie.  Je  passai  au  pied 
de  ce  château  un  jour  où  le  temps  était  horrible; 
je  pensais  à  ce  nègre  transporté  tout  à  coup  dans 
les  Alpes ,  et  pour  qui  ce  séjour  était  l'enfer  de 
glace  ;  je  pensais  à  de  plus  nobles  êtres  qui  y  avaient 
été  renfermés ,  à  ceux  qui  y  gémissaient  encore , 
et  je  me  disais  aussi  que  si  j'étais  là ,  je  n'en  sor- 
tirais de  ma  vie.  Rien  ne  peut  donner  l'idée  au  pe- 
tit nombre  de  peuples  libres  qui  restent  encore  sur 
la  terre,  de  cette  absence  de  sécurité,  état  habi- 
tuel de  toutes  les  créatures  humaines  sous  l'em- 
pire de  Napoléon.  Dans  les  autres  gouvernements 
despotiques ,  il  y  a  des  usages ,  des  lois ,  une  reli- 
gion que  le  maître  n'enfreint  jamais  ,  quelque  ab- 
solu qu'il  îoit;  mais  en  France,  et  dans  l'Europe 
France ,  comme  tout  est  nouveau,  le  passé  ne  sau- 
rait être  une  garantie ,  et  l'on  peut  tout  craindre 
comme  tout  espérer,  suivant  qu'on  sert  ou  non 
les  intérêts  de  l'homme  qui  ose  se  donner  lui- 
même,  et  lui  seul,  pour  but  à  la  race  humaine 
entière. 


CHAPITRE  II. 

Retour  à  Coppet.  —  Persécutions  diverses. 


i 


En  revenant  à  Coppet ,  traînant  l'aile  comme  le 
pigeon  de  la  Fontaine ,  je  vis  l'arc-en-ciel  se  lever- 
sur  la  maison  de  mon  père;  j'osai  prendre  ma  part 
de  ce  signe  d'alliance;  il  n'y  avait  rien  dans  mon 
triste  voyage  qui  me  défendît  d'y  aspirer.  J'étais 
alors  presque  résignée  à  vivre  dans  ce  château,  en 
ne  publiant  plus  rien  sur  aucun  sujet;  mais  il  fal- 
lait au  moins ,  en  faisant  le  sacrifice  des  talents 
que  je  me  flattais  de  posséder,  trouver  du  bonheur 
dans  mes  affections,  et  voici  de  quelle  manière  on 
arrangea  ma  vie  privée ,  après  m'avoir  dépouillée 
de  mon  existence  littéraire. 

Le  premier  ordre  que  reçut  le  préfet  de  Genève, 
fut  de  signifier  à  mes  deux  fils  qu'il  leur  était  in- 
terdit d'entrer  en  France,  sans  une  nouvelle  auto- 
risation de  la  police.  C'était  pour  les  punir  d'avoir 
voulu  parler  à  Bonaparte  en  faveur  de  leur  mère. 
Ainsi  la  morale  du  gouvernement  actuel  est  de  dé- 
nouer les  liens  de  famille,  pour  substituer  à  tout 
la  volonté  de  l'empereur.  On  cite  plusieurs  géné- 
raux qui  ont  déclaré  que  si  Napoléon  leur  ordon- 
nait de  jeter  leurs  femmes  et  leurs  enfants  dans 
la  rivière ,  ils  n'hésiteraient  pas  à  lui  obéir.  La 
traduction  de  cela ,  c'est  qu'ils  préfèrent  l'argent 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


que  leur  donne  l'empereur  à  la  famille  qu'ils  tien- 
nent de  la  nature.  Il  y  a  beaucoup  d'exemples  de 
cette  manière  de  penser,  mais  il  y  en  a  peu  de 
l'impudence  qui  porte  à  la  dire.  J'éprouvai  une 
douleur  mortelle  en  voyant  pour  la  première  fois 
ma  situation  peser  sur  mes  fils ,  à  peine  entrés 
dans  la  vie.  On  se  sent  très-ferme  dans  sa  propre 
conduite,  quand  elle  est  fondée  sur  une  conviction 
sincère;  mais  dès  que  les  autres  souffrent  à  cause 
de  nous ,  il  est  presque  impossible  de  ne  pas  se 
faire  des  reproches.  Mes  deux  fils  cependant  écar- 
tèrent très-généreusement  de  moi  ce  sentiment , 
et  nous  nous  soutînmes  mutuellement  par  le  sou- 
venir de  mon  père. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  préfet  de  Genève 
m'écrivit  une  seconde  lettre,  pour  me  demander, 
au  nom  du  ministre  de  la  police ,  les  épreuves  de 
mon  livre  qui  devaient  me  rester  encore;  le  mi- 
nistre savait  très-exactement  le  compte  de  ce  que 
j'avais  remis  et  conservé,  et  ses  espions  l'avaient 
fort  bien  servi.  Je  lui  donnai,  dans  ma  réponse, 
la  satisfaction  de  convenir  qu'on  l'avait  parfaite- 
ment instruit;  mais  je  lui  dis  en  même  temps  que 
cet  exemplaire  n'était  plus  en  Suisse,  et  que  je  ne 
pouvais  ni  ne  voulais  le  donner.  J'ajoutai  cepen- 
dant que  je  m'engageais  à  ne  pas  le  faire  imprimer 
sur  le  continent ,  et  je  n'avais  pas  grand  mérite  à 
le  promettre  ;  car  quel  gouvernement  continental 
eût  alors  pu  laisser  publier  un  livre  interdit  par 
l'empereur  ? 

Peu  de  temps  après ,  le  préfet  de  Genève  "  fut 
destitué ,  et  l'on  crut  assez  généralement  que  c'é- 
tait à  cause  de  moi.  Il  était  de  mes  amis  ,  néan- 
moins il  ne  s'était  pas  écarté  des  ordres  qu'il  avait 
reçus  ;  bien  que  ce  fût  un  des  hommes  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  éclairés  de  France,  il  entrait 
dans  ses  principes  d'obéir  avec  scrupule  au  gou- 
vernement qu'il  servait;  mais  aucune  vue  d'ambi- 
tion, aucun  calcul  personnel,  ne  lui  donnaient  le 
zèle  requis.  Ce  fut  encore  un  grand  chagrin  pour 
moi  que  d'être  ou  de  passer  pour  la  cause  de  la 
destitution  d'un  tel  homme.  Il  fut  généralement 
regretté  dans  son  déparlement ,  et  dès  qu'on  crut 
que  j'étais  pour  quelque  chose  dans  sa  disgrâce , 
tout  ce  qui  prétendait  aux  places  s'éloigna  de  ma 
maison ,  comme  on  fuit  une  contagion  funeste.  11 
me  restait  toutefois  à  Genève  plus  d'amis  qu'au- 
cune autre  ville  de  province  en  France  ne  m'en 
aurait  offert;  car  l'héritage  de  la  liberté  a  laissé 
dans  cette  ville  beaucoup  de  sentiments  généreux; 
mais  on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'anxiété 

'  M.  de  Barante,  père  de  M.  Prosper  de  Baranle,  membre 
de  la  chambre  des  pairs. 


qu'on  éprouve ,  quand  on  craint  de  compromettre 
ceux  qui  viennent  nous  voir.  Je  m'informais  avec 
exactitude  de  toutes  les  relations  d'une  personne, 
avant  de  l'inviter;  car  si  elle  avait  seulement  un 
cousin  qui  voulût  une  place,  ou  qui  la  possédât, 
c'était  demander  un  acte  d'héroïsme  romain  que 
de  lui  proposer  seulement  à  dîner. 

Enfin,  au  mois  de  mars  1811 ,  un  nouveau  pré- 
fet arriva  de  Paris.  C'était  un  de  ces  hommes  su- 
périeurement adaptés  au  régime  actuel,  c'est- 
à-dire,  ayant  une  assez  grande  connaissance  des 
faits ,  et  une  parfaite  absence  de  principes  en  ma- 
tière de  gouvernement;  appelant  abstraction  toute 
règle  fixe,  et  plaçant  sa  conscience  dans  le  dévoue- 
ment au  pouvoir.  La  première  fois  que  je  le  vis , 
il  me  dit  tout  de  suite  qu'un  talent  comme  le  mien 
était  fait  pour  célébrer  l'empereur,  que  c'était  un 
sujet  digne  du  genre  d'enthousiasme  que  j'avais 
montré  dans  Corinne.  Je  lui  répondis  que,  per- 
sécutée comme  je  l'étais  par  l'empereur ,  toute 
louange  de  ma  part,  adressée  à  lui,  aurait  l'air 
d'une  requête ,  et  que  j'étais  persuadée  que  l'em- 
pereur lui-même  trouverait  mes  éloges  ridicules 
dans  une  semblable  circonstance.  Il  combattit  avec 
force  cette  opinion;  il  revint  plusieurs  fois  chez 
moi  pour  me  prier,  au  nom  de  mon  intérêt,  di- 
sait-il, d'écrire  pour  l'empereur,  ne  fût-ce  qu'une 
feuille  de  quatre  pages  :  cela  suffirait,  assurait-il, 
pour  terminer  toutes  les  peines  que  j'éprouvais. 
Ce  qu'il  me  disait ,  il  le  répétait  à  toutes  les  per- 
sonnes que  je  connaissais.  Enfin,  un  jour  il  vint 
me  proposer  de  chanter  la  naissance  du  roi  de 
Rome;  je  lui  répondis  en  riant  que  je  n'avais  au- 
cune idée  sur  ce  sujet,  et  que  je  m'en  tiendrais  à 
faire  des  vœux  pour  que  sa  nourrice  fût  bonne. 
Cette  plaisanterie  finit  les  négociations  du  préfet 
avec  moi,  sur  la  nécessité  que  j'écrivisse  en  faveur 
du  gouvernement  actuel. 

Peu  de  temps  après ,  les  médecins  ordonnèrent 
à  mon  fils  cadet  les  bains  d'Aix  en  Savoie,  à  vingt 
lieues  de  Coppet.  Je  choisis  pour  y  aller  les  pre- 
miers jours  de  mai,  époque  oii  les  eaux  sont  en- 
core désertes.  Je  prévins  le  préfet  de  ce  petit 
voyage,  et  j'allai  m'enfermer  dans  une  espèce  de 
village  oi^i  il  n'y  avait  pas  alors  une  seule  personne 
de  ma  connaissance.  A  peine  y  avais-je  passé  dix 
jours,  qu'il  m'arriva  un  courrier  du  préfet  de  Ge- 
nève pour  m'ordonner  de  revenir.  Le  préfet  du 
Mont-Blanc,  où  j'étais,  eut  peur  aussi  que  je  ne 
partisse  d'Aix  pour  aller  en  Angleterre,  disait-il, 
écrire  contre  l'empereur;  et  bien  que  Londres  ne 
fût  pas  très-voisin  d'Aix  en  Savoie,  il  fit  courir  ses 
gendarmes  pour  défendre  qu'on  me  donnât  des 


t 


370 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


chevaux  de  poste  sur~la  route.  Je  suis  tentée  de 
rire  aujourd'iiui  de  toute  cette  activité  préfecto- 
riale,  contre  une  aussi  pauvre  chose  que  moi; 
mais  alors  je  mourais  de  peur  à  la  vue  d'un  gen- 
darme. Je  craignais  toujours  que  d'un  exil  si  ri- 
goureux on  ne  passât  bientôt  à  la  prison ,  ce  qui 
était  pour  moi  plus  terrible  que  la  mort.  Je  savais 
qu'une  fois  arrêtée,  une  fois  cet  esclandre  bravé, 
l'empereur  ne  se  laisserait  plus  parler  de  moi ,  si 
toutefois  quelqu'un  en  avait  le  courage  ;  ce  qui  n'é- 
tait guère  probable  dans  cette  cour ,  où  la  terreur 
règne  à  chaque  instant  de  la  journée,  et  pour  cha- 
que détail  de  la  vie. 

Je  revins  à  Genève,  et  le  préfet  me  signifia  que 
non-seulement  il  m'interdisait  d'aller,  sous  aucun 
prétexte,  dans  les  pays  réunis  à  la  France,  mais 
qu'il  me  conseillait  de  ne  point  voyager  en  Suisse, 
et  de  ne  jamais  m'éloigner  dans  aucune  direction 
à  plus  de  deux  lieues  de  Coppet.  Je  lui  objectai 
qu'étant  domiciliée  en  Suisse,  je  ne  concevais  pas 
bien  de  quel  droit  une  autorité  française  pouvait 
me  défendre  de  voyager  dans  un  pays  étranger.  Il 
me  trouva  sans  doute  un  peu  niaise  de  discuter 
dans  ce  temps-ci  une  question  de  droit,  et  me  ré- 
péta son  conseil,  singulièrement  voisin  d'un  ordre. 
Je  m'en  tins  à  ma  protestation;  mais  le  lendemain 
j'appris  qu'un  des  littérateurs  les  plus  distingués 
de  l'Allemagne,  M.  Schlegel,  qui  depuis  huit  ans 
avait  bien  voulu  se  charger  de  l'éducation  de  mes 
fils ,  venait  de  recevoir  l'ordre,  non-seulement  de 
quitter  Genève,  mais  même  Coppet.  le  voulus  en- 
core représenter  qu'en  Suisse  le  préfet  de  Genève 
n'avait  pas  d'ordre  à  donner;  mais  on  me  dit  que 
si  j'aimais  mieux  que  cet  ordre  passât  par  l'am- 
bassadeur de  France,  j'en  étais  bien  la  maîtresse; 
que  cet  ambassadeur  s'adresserait  au  landamman , 
et  le  landamman  au  canton  de  Vaud,  qui  renver- 
rait M.  Schlegel  de  chez  moi.  En  faisant  faire  ce 
détour  au  despotisme ,  j'aurais  gagné  dix  jours, 
mais  rien  de  plus.  Je  voulus  savoir  pourquoi  l'on 
m'ôtait  la  société  de  M.  Schlegel ,  mon  ami  et  ce- 
lui de  mes  enfants.  Le  préfet,  qui  avait  l'habitude, 
comme  la  plupart  des  agents  de  l'empereur ,  de 
joindre  des  phrases  doucereuses  à  des  actes  très- 
durs,  me  dit  que  c'était  par  intérêt  pour  moi  que 
le  gouvernement  éloignait  de  ma  maison  M.  Schle- 
gel ,  qui  me  rendait  anti-française.  Vraiment  tou- 
chée de  ce  soin  paternel  du  gouvernement,  je  de- 
mandai ce  qu'avait  fait  M.  Schlegel  contre  la  France; 
le  préfet  m'objecta  ses  opinions  littéraires,  et  en- 
tre autres  une  brochure  de  lui ,  dans  laquelle ,  en 
comparant  la  Phèdre  d'Euripide  à  celle  de  Racine, 
il  avait  donné  la  préférence  à  la  première.  C'était 


bien  délicat  pour  un  monarque  corse,  de  prendre 
ainsi  fait  et  cause  pour  les  moindres  nuances  de 
la  littérature  française.  Mais,  dans  le  vrai ,  on  exi- 
lait M.  Schlegel  parce  qu'il  était  mon  ami,  parce 
que  sa  conversation  animait  ma  solitude ,  et  que 
l'on  commençait  à  mettre  en  oeuvre  le  système  qui 
devait  se  manifester,  de  me  faire  une  prison  de 
mon  âme,  en  m'arrachant  toutes  les  jouissances  de 
l'esprit  et  de  l'amitié. 

Je  repris  la  résolution  de  partir ,  à  laquelle  la 
douleur  de  quitter  mes  amis  et  les  cendres  de  mes 
parents  m'avait  si  souvent  fait  renoncer.  Mais  une 
grande  difficulté  restait  à  résoudre,  c'était  le  choix 
des  moyens  du  départ.  Le  gouvernement  français 
mettait  de  telles  entraves  au  passe-port  pour  l'A- 
mérique, que  je  n'osais  plus  recourir  à  ce  moyen. 
D'ailleurs ,  j'avais  des  raisons  de  craindre  qu'au 
moment  où  je  m'embarquerais ,  on  ne  prétendît 
qu'on  avait  découvert  que  je  voulais  aller  en  An- 
gleterre, et  qu'on  ne  m'appliquât  le  décret  qui  con- 
damnait à  la  prison  ceux  qui  tentaient  de  s'y  ren- 
dre sans  l'autorisation  du  gouvernement.  Il  me 
paraissait  donc  infiniment  préférable  d'aller  en 
Suède ,  dans  cet  honorable  pays  dont  le  nouveau 
chef  annonçait  déjà  la  glorieuse  conduite  qu'il  a  su 
soutenir  depuis.  Mais  par  quelle  route  se  rendre 
en  Suède?  Le  préfet  m'avait  fait  savoir  de  toutes 
les  manières ,  que  partout  où  la  France  comman- 
derait je  serais  arrêtée ,  et  comment  arriver  là  où 
elle  ne  commandait  pas?  Il  fallait  nécessairement 
passer  par  la  Russie,  puisque  toute  l'Allemagne 
était  soumise  à  la  domination  française.  Mais  pour 
arriver  en  Russie,  il  fallait  traverser  la  Bavière  et 
l'Autriche.  Je  me  fiais  au  Tyrol,  bien  qu'il  fut  réuni 
à  un  État  confédéré,  à  cause  du  courage  que  ses 
malheureux  habitants  avaient  montré.  Quant  à 
l'Autriche,  malgré  le  funeste  abaissement  dans  le- 
quel elle  était  tombée,  j'estimais  assez  son  monar- 
que pour  croire  qu'il  ne  me  livrerait  pas;  mais  je 
savais  aussi  qu'il  ne  pourrait  me  défendre.  Après 
avoir  sacrifié  l'antique  honneur  de  sa  maison, 
quelle  force  lui  restait-il  en  aucun  genre  ?  Je  pas- 
sais donc  ma  vie  à  étudier  la  carte  de  l'Europe 
pour  m' enfuir,  comme  Napoléon  l'étudiait  pour 
s'en  rendre  maître,  et  ma  campagne,  ainsi  que  la 
sienne,  avait  toujours  la  Russie  pour  objet.  Cette 
puissance  était  le  dernier  asile  des  opprimés;  ce  de- 
vait être  celle  que  le  dominateur  de  l'Europe  vou- 
lait abattre. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


371 


CHAPITRE  III. 

Voyage  en  Suisse  avec  M.  de  Montmorency. 

Résolue  à  m'en  aller  par  la  Russie,  j'avais  be- 
soin d'un  passe -port  pour  y  entrer.  Mais  une  dif- 
ficulté nouvelle  se  présentait;  il  fallait  écrire  à 
Pétersbourg  même  pour  avoir  ce  passe-port  :  telle 
était  la  formalité  que  les  circonstances  politiques 
avaient  rendue  nécessaire;  et  quoique  je  fusse  cer- 
taine de  ne  pas  éprouver  de  refus  d'un  caractère 
aussi  généreux  que  celui  de  l'empereur  Alexandre, 
je  pouvais  craindre  que  dans  les  bureaux  de  ses 
ministres  on  ne  dît  que  j'avais  demandé  un  passe- 
port, et  que,  l'ambassadeur  de  France  en  étant 
instruit ,  l'on  ne  me  fit  arrêter ,  pour  m'empêcher 
d'accomplir  mon  projet.  11  fallait  donc  aller  d'abord 
à  Vienne,  pour  demander  de  là  mon  passe -port, 
et  l'y  attendre.  Les  six  semaines  qu'exigeaient 
l'envoi  de  ma  lettre  et  le  retour  de  la  réponse  de- 
vaient se  passer  sous  la  protection  d'un  ministère 
qui  avait  donné  l'archiduchesse  d'Autriche  à  Bona- 
parte; était-il  possible  de  s'y  confier?  Néanmoins, 
en  restant ,  moi ,  comme  otage ,  sous  la  main  de 
Napoléon,  non-seulement  je  renonçais  à  tout  exer- 
cice de  mes  talents  personnels ,  mais  j'empêchais 
mes  fils  d'avoir  une  carrière  ;  ils  ne  pouvaient  ser- 
vir ni  pour  Bonaparte ,  ni  contre  lui  ;  aucun  éta- 
blissement n'était  possible  pour  ma  fille,  puisqu'il 
fallait  ou  m'en  séparer,  ou  la  confiner  à  Coppet;  et 
si  cependant  j'étais  arrêtée  dans  ma  fuite,  c'en 
était  fait  du  sort  de  mes  enfants ,  qui  n'auraient 
point  voulu  se  détacher  de  ma  destinée. 

C'est  au  milieu  de  ces  anxiétés  qu'un  ami  de 
vingt  années ,  M.  Matthieu  de  Montmorency ,  vou- 
lut venir  me  voir,  comme  il  l'avait  déjà  fait  plu- 
sieurs fois  depuis  mon  exil.  On  m'écrivit,  il  est 
vrai ,  de  Paris ,  que  l'empereur  avait  exprimé  sa 
désapprobation  contre  toute  personne  qui  irait  à 
Coppet ,  et  notamment  contre  M.  de  Montmorency, 
s'il  y  venait  encore.  Mais ,  je  l'avoue ,  je  m'étourdis 
sur  ces  propos  de  l'empereur ,  qu'il  prodigue  quel- 
quefois pour  effrayer,  et  je  ne  luttai  pas  fortement 
contre  M.  de  Montmorency,  qui ,  dans  sa  généro- 
sité,  cherchait  à  me  rassurer  par  ses  lettres.  J'avais 
tort  sans  doute;  mais  qui  pouvait  se  persuader 
qu'on  ferait  un  crime  à  l'ancien  ami  d'une  femme 
exilée  de  venir  passer  quelques  jours  auprès  d'elle .' 
La  vie  de  M.  de  Montmorency ,  entièrement  con- 
sacrée à  des  œuvres  de  piété,  ou  à  des  affections 
de  famille ,  l'éloignait  tellement  de  toute  politique, 
qu'à  moins  de  vouloir  exiler  les  saints ,  il  me  sem- 
blait impossible  de  s'attaquer  à  un  tel  homme.  Je 
me  demandais  aussi  à  quoi  bon  ;  question  que  je 


me  suis  toujours  faite  quand  il  s'agissait  de  la 
conduite  de  Napoléon.  Je  sais  qu'il  fera ,  sans  hé- 
siter, tout  le  mal  qui  pourra  lui  être  utile  à  la 
moindre  chose;  mais  je  ne  devine  pas  toujours 
jusqu'oii  s'étend  dans  tous  les  sens,  vers  les  infi- 
niment petits,  comme  vers  les  infiniment  grands, 
son  immense  égoïsme. 

Quoique  le  préfet  m'eût  fait  dire  qu'il  me  con- 
seillait de  ne  pas  voyager  en  Suisse ,  je  ne  tins  pas 
compte  d'un  conseil  qui  ne  pouvait  être  un  ordre 
formel.  J'allai  au-devant  de  M.  de  Montmorency 
à  Orbe,  et  de  là  je  lui  proposai,  comme  but  de 
promenade  en  Suisse,  de  revenir  par  Fribourg, 
pour  voir  l'établissement  des  femmes  trappistes , 
qui  est  peu  éloigné  de  celui  des  hommes ,  dans  la 
Val-Sainte. 

Nous  arrivâmes  au  couvent  par  une  grande  pluie, 
après  avoir  été  obligés  de  faire  un  quart  de  lieue 
à  pied.  Comme  nous  nous  flattions  d'entrer,  le 
procureur  de  la  Trappe  ,  qui  a  la  direction  du  cou- 
vent des  femmes ,  nous  dit  que  personne  ne  pou- 
vait y  être  reçu.  J'essayai  pourtant  de  sonner  à  la 
porte  du  cloître;  une  religieuse  arriva  derrière 
l'ouverture  grillée  à  travers  laquelle  la  tourière 
peut  parler  aux  étrangers.  «  Que  voulez-vous  ?  me 
dit-elle  avec  une  voix  sans  modulation ,  comme 
serait  celle  des  ombres.  —  Je  désirerais,  lui 
dis  -je  ,  voir  l'intérieur  de  votre  couvent.  —  Cela 
ne  se  peut  pas,  me  répondit-elle.  —  Mais  je 
suis  bien  mouillée,  lui  dis -je,  et  j'ai  besoin 
de  me  sécher.  »  Elle  fit  partir  alors  je  ne  sais 
quel  ressort  qui  ouvrit  la  porte  d'une  chambre 
extérieure ,  dans  laquelle  il  m'était  permis  de  me 
reposer  ;  mais  aucun  être  vivant  ne  parut.  A  peine 
me  fus-je  assise  quelques  instants ,  que  je  m'impa- 
tientai de  ne  pouvoir  pénétrer  dans  l'intérieur  de 
la  maison,  et  je  sonnai  de  nouveau;  la  même  tou- 
rière revint  :  je  lui  demandai  encore  si  aucune 
femme  n'avait  été  reçue  dans  le  couvent;  elle  me 
répondit  qu'on  pouvait  y  entrer  quand  on  avait 
l'intention  de  se  faire  religieuse.  «Mais,  lui  dis-je, 
comment  puis-je  savoir  si  je  veux  rester  dans  vo- 
tre maison,  puisqu'il  ne  m'est  pas  permis  de  la 
connaître?  —Oh!  me  répondit- elle  alors,  c'est 
inutile  ;  je  suis  bien  sûre  que  vous  n'avez  pas  de 
vocation  pour  notre  état,»  et,  en  achevant  ces 
mots ,  elle  referma  sa  lucarne.  Je  ne  sais  pas  à 
quels  signes  cette  religieuse  s'était  aperçue  de  mes 
dispositions  mondaines  ;  il  se  peut  qu'une  manière 
vive  de  parler,  si  différente  de  la  leur,  suffise 
pour  leur  faire  reconnaître  les  voyageurs  qui  ne 
sont  que  des  curieux.  L'heure  de  vêpres  étant  ar- 
rivée, je  pus  aller  dans  l'église  entendre  chanter 


^/2 


DIX  ANJNEES  D'EXIL. 


les  religieuses;  elles  étaient  derrière  une  grille 
noire  et  serrée ,  à  travers  laquelle  on  ne  pouvait 
rien  apercevoir.  Seulement  on  entendait  le  bruit 
des  sabots  qu'elles  portaient,  et  celui  des  banquet- 
tes de  bois  qu'elles  levaient  pour  s'asseoir.  Leurs 
chants  n'avaient  rien  de  sensible ,  et  je  crus  remar- 
quer, soit  dans  leur  manière  de  prier,  soit  dans 
l'entretien  que  j'eus  après  avec  le  père  trappiste 
qui  les  dirigeait,  que  ce  n'était  pas  l'enthousiasrae 
religieux ,  tel  que  nous  le  concevons ,  mais  des 
habitudes  sévères  et  graves  qui  pouvaient  faire 
supporter  un  tel  genre  de  vie.  L'attendrissement 
de  la  piété  même  épuiserait  les  forces  :  une  sorte 
d'âpreté  d'âme  est  nécessaire  à  une  existence 
aussi  rude. 

Le  nouveau  père  abbé  des  trappistes  établis 
dans  les  vallées  du  canton  de  Fribourg  a  encore 
ajouté  aux  austérités  de  l'ordre.  On  ne  peut  se 
faire  une  idée  des  souffrances  de  détail  que  l'on 
impose  aux  religieux  ;  on  va  jusqu'à  leur  défendre , 
quand  ils  sont  debout  plusieurs  heures  de  suite , 
de  s'appuyer  contre  la  muraille  ,  d'essuyer  la 
sueur  de  leur  front  ;  enfin  on  remplit  chaque  ins- 
tant de  leurs  jours  par  la  douleur,  comme  les  gens 
du  monde  le  font  par  la  jouissance.  Rarement  ils 
deviennent  vieux,  et  les  religieux  à  qui  ce  lot 
échoit  en  partage ,  le  considèrent  comme  une 
punition  du  ciel.  Un  pareil  établissement  serait 
une  barbarie ,  si  l'on  forçait  d'y  entrer ,  ou  si  l'on 
dissimulait  en  rien  tout  ce  qu'on  y  souffre.  Mais 
on  distribue  à  qui  veut  le  lire  un  écrit  imprimé 
dans  lequel  on  exagère  plutôt  qu'on  n'adoucit  les 
rigueurs  de  l'ordre;  et  cependant  il  se  trouve  des 
novices  qui  veulent  s'y  vouer,  et  ceux  qui  sont 
reçus  ne  s'échappent  point ,  bien  qu'ils  le  puissent 
sans  la  moindre  difficulté.  Tout  repose ,  à  ce  qu'il 
m'a  paru  ,  sur  la  puissante  idée  de  la  mort  ;  les 
institutions  et  les  amusements  de  la  société  sont 
destinés  dans  le  monde  à  tourner  notre  pensée 
uniquement  vers  la  vie  ;  mais  quand  la  contempla- 
tion de  la  mort  s'empare  à  un  certain  degré  du 
cœur  de  l'homme ,  et  qu'il  s'y  joint  une  ferme 
croyance  à  l'immortalité  de  l'âme,  il  n'y  a  pas  de 
bornes  au  dégoût  qu'il  peut  prendre  pour  tout  ce 
qui  compose  les  intérêts  de  la  terre  ;  et  les  souf- 
frances paraissant  le  chemin  de  la  vie  future,  on 
est  avide  d'en  avoir  comme  un  voyageur  qui  se 
fatigue  volontiers  pour  parcourir  plus  vite  la  route 
qui  conduit  au  but  de  ses  désirs.  Mais  ce  qui  m'é- 
tonnait  et  m'attristait  en  même  temps ,  c'était  de 
voir  des  enfants  élevés  avec  cette  rigueur  ;  leurs 
pauvres  cheveux  rasés ,  leurs  jeunes  visages  déjà 
sillonnés,  cet  habit  mortuaire  dont  ils  étaient  re- 


vêtus avant  de  connaître  la  vie ,  avant  de  l'avoir 
abdiquée  volontairement,  tout  me  révoltait  con- 
tre les  parents  qui  les  avaient  placés  là.  Dès  qu'un 
pareil  état  n'est  pas  adopté  par  le  choix  libre  et 
constant  de  celui  qui  le  professe,  il  inspire  autant 
d'horreur  qu'il  faisait  naître  de  respect.  Le  reli- 
gieux avec  qui  je  m'entretenais  ne  parlait  que  de 
la  mort  ;  toutes  ses  idées  venaient  d'elle  ou  s'y 
rapportaient  :  la  mort  est  le  monarque  souverain 
de  ce  séjour.  Comme  nous  nous  entretenions  des 
tentations  du  monde,  je  dis  au  père  trappiste  com- 
bien je  l'admirais  d'avoir  ainsi  tout  sacrifié  pour 
s'y  dérober.  «  Nous  sommes  des  poltrons ,  me  dit- 
il  ,  qui  nous  sommes  retirés  dans  une  forteresse  , 
parce  que  nous  ne  nous  sentions  pas  le  courage  de 
nous  battre  en  plaine.  »  Celte  réponse  était  aussi 
spirituelle  que  modeste  '. 

Peu  de  jours  après  que  nous  eûmes  visité  ces 
lieux ,  le  gouvernement  français  ordonna  que  l'on 
saisît  le  père  abbé,  M.  de  l'Estrange;  que  les 
biens  de  l'ordre  fussent  confisqués,  et  que  les 
pères  fussent  renvoyés  de  Suisse.  Je  ne  sais  ce 
qu'on  reprochait  à  M.  de  l'Estrange,  mais  il  n'est 
guère  vraisemblable  qu'un  tel  homme  se  mêlât 
des  affaires  de  ce  monde;  encore  moins  les  reli- 
gieux, qui  ne  sortaient  jamais  de  leur  solitude.  Le 
gouvernement  suisse  fit  chercher  partout  M.  de 

'  J'accompagnais  ma  mère  dans  l'excursion  qu'elle  raconte 
ici.  Frappé  de  la  beauté  sauvage  du  lieu,  et  intéressé  par  la 
conversation  spirituelle  du  trappiste  qui  nous  avait  reçus ,  je 
lui  demandai  l'hospitalité  jusqu'au  lendemain,  me  proposant 
de  passer  la  montagne  à  pied,  pour  aller  voir  le  grand  cou- 
vent de  la  Val-Sainte ,  et  de  rejoindre ,  à  Fribourg ,  ma  mère 
et  M.  de  Montmorency.  Ce  religieux,  avec  lequel  je  continuai 
de  m'entretenir,  n'eut  pas  de  peine  à  s'apercevoir  que  je  haïs- 
sais le  gouvernement  impérial ,  et  je  crus  deviner  qu'il  par- 
tageait mon  sentiment.  Du  reste,  après  l'avoir  remercié  de  sa 
bonté,  je  le  perdis  entièrement  de  vue,  et  je  ne  croyais  pas 
qu'il  eut  conservé  le  moindre  souvenir  de  moi. 

Cinq  ans  après,  dans  les  premiers  mois  de  la  restauration, 
ce  ne  fut  pas  sans  surprise  que  je  reçus  une  lettre  de  ce  même 
trappiste.  Il  ne  doutait  pas ,  me  disait-il ,  que  le  roi  légitime 
étant  remonté  sur  son  trône ,  je  n'eusse  beaucoup  d'amis  à  la 
cour,  et  il  me  priait  d'employer  leur  crédit  à  faire  rendre  à  son 
ordre  les  biens  qu'il  possédait  en  France.  La  lettre  était  signée 
lepère  A...,  prêtre  et  procureur  de  la  Trappe;  et  il  ajoutait 
en  post-scriptum  :  n  Si  vingt-trois  ans  d'émigration  et  quatre 
K  campagnes  dans  un  régiment  de  chasseurs  à  cheval  de  l'ar- 
«  mée  de  Condé  me  donnent  quelques  droits  à  la  faveur  royale, 
«  je  vous  prie  de  les  faire  valoir.  »  Je  ne  pus  m'empêcher  de 
rire,  et  du  crédit  que  me  supposait  ce  bon  religieux,  et  de 
l'usage  qu'il  en  demandait  à  un  protestant.  Je  renvoyai  sa 
lettre  à  M.  de  Montmorency,  dont  le  crédit  valait  mieux  que 
le  mien,  et  j'ai  lieu  de  croire  que  la  pétition  a  réussi. 

Du  reste ,  ces  trappistes ,  retirés  dans  les  hautes  vallées  du 
canton  de  Fribourg,  n'étaient  pas  aussi  étrangers  à  la  politi- 
que que  leur  séjour  et  leur  haliit  devaient  le  faire  croire.  J'ai 
appris  depuis  qu'ils  servaient  d'intermédiaire  à  la  correspon- 
dance du  clergé  de  France  avec  le  pape,  alors  prisonnier  à 
Savonne.  Certes,  ce  fait  n'excuse  pas  la  rigueur  avec  laquelle 
ces  religieux  ont  été  traités  par  Bonaparte ,  mais  il  en  donne 
l'explication.  (Note  de  M.  de  Staël Jils.) 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


373 


l'Estrange ,  et  j'espère ,  pour  l'iionneur  de  ce  gou- 
vernement, qu'il  eut  soin  de  ne  pas  le  trouver. 
Néanmoins,  les  malheureux  magistrats  des  pays 
qu'on  appelle  les  alliés  de  la  France ,  sont  très- 
souvent  chargés  d'arrêter  ceux  qu'on  leur  désigne, 
ignorant  s'ils  livrent  des  victimes  innocentes  ou 
coupables  au  grand  Léviathan  qui  juge  à  propos 
de  les  engloutir.  On  saisit  les  biens  des  trappistes, 
c'est-à-dire ,  leur  tombe ,  car  ils  ne  possédaient 
guère  autre  chose  ,  et  l'ordre  fut  dispersé.  On  pré- 
tend qu'un  trappiste,  à  Gênes,  était  monté  en 
chaire  pour  rétracter  le  serment  de  fidélité  qu'il 
avait  prêté  à  l'empereur,  déclarant  que  depuis  la 
captivité  du  pape  il  croyait  tout  ecclésiastique  délié 
de  ce  serment.  Au  sortir  de  cet  acte  de  repentir , 
il  avait  été,  dit-on  aussi,  jugé  par  une  commission 
militaire,  et  fusillé.  On  pouvait,  ce  me  semble,  le 
croire  assez  puni  pour  que  l'ordre  entier  ne  fut  pas 
responsable  de  sa  conduite. 

Nous  rejoignîmes  Vevey  par  les  montagnes,  et 
je  proposai  à  M.  de  IMontmorency  de  faire  une 
course  jusqu'à  l'entrée  du  Valais ,  que  je  n'avais 
jamais  vu.  Nous  nous  arrêtâmes  à  Bex ,  dernier 
village  suisse ,  car  le  Valais  était  déjà  réuni  à  la 
France.  Une  brigade  portugaise  était  partie  de  Ge- 
nève pour  aller  occuper  le  Valais  :  singulière  des- 
tinée de  l'Europe,  que  des  Portugais  en  garnison 
à  Genève,  allant  prendre  possession  d'une  partie  de 
la  Suisse  au  nom  de  la  France  !  J'étais  curieuse  de 
voir  dans  le  Valais  les  Crétins ,  dont  on  m'avait  si 
souvent  parlé.  Cette  triste  dégradation  de  l'homme 
est  un  grand  sujet  de  réflexion  ;  mais  il  en  coûte 
excessivement  de  voir  la  figure  humaine  ainsi  de- 
venue un  objet  de  répugnance  et  d'horreur.  J'ob- 
servai cependant ,  dans  quelques-uns  de  ces  imbé- 
ciles, une  sorte  de  vivacité  qui  tient  à  l'étonnement 
que  leur  font  éprouver  les  objets  extérieurs.  Comme 
ils  ne  reconnaissent  jamais  ce  qu'ils  ont  déjà  vu, 

!  ils  sont  surpris  chaque  fois ,  et  le  spectacle  du 

I  monde ,  dans  tous  ses  détails ,  est  tous  les  jours 
nouveau  pour  eux  ;  c'est  peut-être  la  compensa- 
tion de  leur  triste  état,  car  sûrement  il  y  en  a 
une.  Il  y  a  quelques  années  qu'un  Crétin,  ayant 
commis  un  assassinat,  fut  condamné  à  mort  : 
comme  on  le  conduisait  au  supplice ,  il  crut ,  se 
voyant  entouré  de  beaucoup  de  peuple ,  qu'on  l'ac- 
compagnait ainsi  pour  lui  faire  honneur,  et  il  se 
tenait  droit ,  nettoyait  son  habit  en  riant ,  pour  se 

I   rendre  plus  digne  de  la  fête.  Était-il  permis  de 
punir  un  tel  être  du  forfait  que  son  bras  avait 
commis  ? 
On  voit,  à  trois  lieues  de  Bex,  une  cascade  fa- 

^    meuse,  oîi  l'eau  tombe  d'une  montagne  très-éle- 


vée.  Je  proposai  à  mes  amis  de  l'aller  voir,  et  nous 
fûmes  de  retour  avant  l'heure  du  dîner.  Il  est  vrai 
que  cette  cascade  était  sur  le  territoire  du  Valais , 
par  conséquent  alors  sur  le  territoire  de  la  France , 
et  j'oubliai  que  l'oft  ne  me  permettait  de  cette 
France  que  l'espace  de  terrain  qui  sépare  Coppet 
de  Genève.  Revenue  chez  moi,  le  préfet,  non-seu- 
lement me  blâma  d'avoir  osé  voyager  en  Suisse , 
mais  il  me  donna  comme  une  grande  preuve  de  son 
indulgence,  le  silence  qu'il  garderait  sur  le  délit 
que  j'avais  commis  ,  en  mettant  le  pied  sur  le  ter- 
ritoire de  l'empire  français.  J'aurais  pu  dire, 
comme  dans  la  fable  de  la  Fontaine  : 

Je  tondis  de  ce  pré  la  largeur  de  ma  langue  ; 

mais  j'avouai  tout  simplement  le  tort  que  j'avais 
eu  d'aller  voir  cette  cascade  suisse,  sans  songer 
qu'elle  était  en  France. 

CHAPITRE  IV. 

Exil  de  M.  de  Montmorency  et  de  madame  Re- 
camier.  —  Nouvelles  persécutions. 

Ces  chicanes  continuelles  sur  les  moindres  ac- 
tions de  ma  vie  me  la  rendaient  odieuse ,  et  je  ne 
pouvais  me  distraire  par  l'occupation  ;  car  le  sou- 
venir du  sort  qu'on  avait  fait  éprouver  à  mon  li- 
vre ,  et  la  certitude  de  ne  pouvoir  plus  rien  publier 
à  l'avenir,  décourageaient  mon  esprit,  qui  a  be- 
soin d'émulation  pour  être  capable  de  travail. 
Néanmoins ,  je  ne  pouvais  encore  me  résoudre  à 
quitter  pour  jamais  et  les  rives  de  la  France ,  et 
la  demeure  de  mon  père ,  et  les  amis  qui  m'étaient 
restés  fidèles.  Toujours  je  croyais  partir  ,  et  tou- 
jours je  me  donnais  à  moi-même  des  prétextes 
pour  rester,  lorsque  le  dernier  coup  fut  porté  à 
mon  âme  :  Dieu  sait  si  j'en  ai  souffert  ! 

M.  de  Montmorency  vint  passer  quelques  jours 
avec  moi  à  Coppet ,  et  la  méchanceté  de  détail  du 
maître  d'un  si  grand  empire  est  si  bien  calculée , 
qu'au  retour  du  courrier  qui  annonçait  son  arrivée 
chez  moi ,  il  reçut  sa  lettre  d'exil.  L'empereur 
n'eût  pas  été  content ,  si  cet  ordre  ne  lui  avait  pas 
été  signifié  chez  moi ,  et  s'il  n'y  avait  pas  eu  dans 
la  lettre  même  du  ministre  un  mot  qui  indiquât 
que  j'étais  la  cause  de  cet  exil.  M.  de  IMontmo- 
rency chercha  ,  de  toutes  les  manières ,  à  m' adoucir 
cette  nouvelle  ;  mais ,  je  le  dis  à  Bonaparte ,  pour 
qu'il  s'applaudisse  d'avoir  atteint  son  but,  je  pous- 
sai des  cris  de  douleur ,  en  apprenant  l'infortune 
que  j'avais  attirée  sur  la  tête  de  mon  généreux  ami  ; 
et  jamais  mon  cœur,  si  éprouvé  depuis  tant  d'an- 
nées, ne  fut  plus  près  du  désespoir.  Je  ne  savais 


374 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


comment  étourdir  les  pensées  déchirantes  qui  se 
succédaient  en  moi ,  et  je  recourus  à  l'opium  pour 
suspendre  quelques  heures  l'angoisse  que  je  res- 
sentais. M.  de  Montmorency,  calme  et  religieux  , 
m'invitait  à  suivre  son  exemple  ;  mais  la  conscience 
du  dévouement  qu'il  avait  daigné  me  montrer  le 
soutenait;  et  moi  je  m'accusais  des  cruelles  suites 
de  ce  dévouement,  qui  le  séparaient  de  sa  famille 
et  de  ses  amis.  Je  priais  Dieu  sans  cesse  ;  mais  ma 
douleur  ne  me  laissait  point  de  relâche ,  et  la  vie 
me  faisait  mal  à  chaque  instant. 

Dans  cet  état,  il  m'arrive  une  lettre  de  madame 
Recamier,  de  cette  belle  personne  qui  a  reçu  les 
hommages  de  l'Europe  entière ,  et  qui  n'a  jamais 
délaissé  un   ami    malheureux.   Elle    m'annonçait 
qu'en  se  rendant  aux  eaux  d'Aix  en  Savoie  ,  elle 
avait  l'intention  de  s'arrêter  chez  moi ,  et  qu'elle 
y  serait  dans  deux  jours.  Je  frémis  que  le  sort  de 
M.  de  Montmorency  ne  l'atteignît.  Quelque  invrai- 
semblable que  cela  fût ,  il  m'était  ordonné  de  tout 
craindre  d'une  haine  si  barbare  et  si  minutieuse 
tout  ensemble ,  et  j'envoyai  un  courrier  au-devant 
de  madame  Recamier,  pour  la  supplier  de  ne  pas 
venir  à  Coppet.  Il  fallait  la  savoir  à  quelques  lieues , 
elle  qui  m'avait  constamment   consolée   par  les 
soins  les  plus  aimables  ;  il  fallait  la  savoir  là ,  si 
près  de  ma  demeure ,  et  qu'il  ne  me  fût  pas  permis 
de  la  voir  encore  ,  peut-être  pour  la  dernière  fois  ! 
Je  la  conjurai  de  ne  pas  s'arrêter  à  Coppet;  elle 
ne  voulut  pas  céder  à  ma  prière  :  elle  ne  put  passer 
sous  mes  fenêtres  sans  rester  quelques  heures  avec 
moi,  et  c'est  avec  des  convulsions  de  larmes  que 
je  la  vis  entrer  dans  ce  château  où.  son  arrivée 
était  toujours  une  fête.  Elle  partit  le  lendemain, 
et  se  rendit  à  l'instant  chez  une  de  ses  parentes ,  à 
cinquante  lieues  de  la  Suisse.  Ce  fut  en  vain  ;  le 
funeste  exil  la  frappa  :  elle  avait  eu  l'intention  de 
me  voir,  c'était  assez;  une  généreuse  pitié  l'avait 
inspirée,  il  fallait  qu'elle  en  fût  punie.  Les  revers 
de  fortune  qu'elle  avait  éprouvés  lui  rendaient  très- 
■  pénible  la  destruction  de  son  établissement  natu- 
rel. Séparée  de  tous  ses  amis ,  elle  a  passé  des  mois 
entiers  dans  une  petite  ville  de  province,  livrée  à 
tout  ce  que  la  solitude  peut  avoir  de  plus  mono- 
tone et  de  plus  triste.  Voilà  le  sort  que  j'ai  valu  à 
la  personne  la  plus  brillante  de  son  temps  ;  et  le 
chef  des  Français ,  si  fameux  par  leur  galanterie  , 
s'est  montré  sans  égard  pour  la  plus  jolie  feunne 
de  Paris.  Le  même  jour  il  a  frappé  la  naissance  et 
la  vertu  dans  M.  de  Montmorency,  la  beauté  dans 
madame  Recamier,  et,  si  j'ose  le  dire,  en  moi  quel- 
que réputation  de  talent.  Peut-être  s'est-il  aussi 
flatté  d'attaquer  le  souvenir  de  mon  père  dans  sa 


fille ,  afin  qu'il  fût  bien  dit  que  sur  cette  terre ,  ni 
les  morts  ni  les  vivants,  ni  la  piété  ni  les  charmes , 
ni  l'esprit  ni  la  célébrité,  n'étaient  de  rien  sous 
son  règne.  On  s'était  rendu  coupable  quand  on 
avait  manqué  aux  nuances  délicates  de  la  flatterie, 
en  n'abandonnant  pas  quiconque  était  frappé  de  sa 
disgrâce.  11  ne  reconnaît  que  deux  classes  d'hom- 
mes, ceux  qui  le  servent  et  ceux  qui  s'avisent, 
non  de  lui  nuire ,  mais  d'exister  par  eux-mêmes.  Il 
ne  veut  pas  que  ,  dans  l'univers ,  depuis  les  détails 
de  ménage  jusqu'à  la  direction  des  empires ,  une 
seule  volonté  s'exerce  sans  relever  de  la  sienne. 

«  Madame  de  Staël,  disait  le  préfet  de  Genève, 
«  s'est  fait  une  existence  agréable  chez  elle  ;  ses 
«  amis  et  les  étrangers  viennent  la  voir  à  Coppet  ; 
«  l'empereur  ne  veut  pas  souffrir  cela.  »  Et  pour- 
quoi me  tourmentait-il  ainsi  ?  pour  que  j'impri- 
masse un  éloge  de  lui  ;  et  que  lui  faisait  cet  éloge, 
à  travers  les  milliers  de  phrases  que  la  crainte  et 
l'espérance  sont  empressées  à  lui  offrir?  Bona- 
parte a  dit  une  fois  :  «  Si  l'on  me  donnait  à  choi- 
«  sir,  entre  faire  moi-même  une  belle  action  ou 
«  induire  mon  adversaire  à  commettre  une  bas- 
«  sesse,  je  n'hésiterais  pas  à  préférer  l'avilissement 
«  de  mon  ennemi.  »  Voilà  toute  l'explication  du 
soin  particulier  qu'il  a  mis  à  déchirer  ma  vie.  Il 
me  savait  attachée  à  mes  amis,  à  la  France,  à  mes 
ouvrages,  à  mes  goûts,  à  la  société;  il  a  voulu, 
en  m'ôtant  tout  ce  qui  composait  mon  bonheur, 
me  troubler  assez  pour  que  j'écrivisse  une  plati- 
tude, dans  l'espoir  qu'elle  me  vaudrait  mon  rap- 
pel. En  m'y  refusant ,  je  dois  le  dire,  je  n'ai  pas  eu 
le  mérite  de  faire  un  sacrifice  :  l'empereur  voulait 
de  moi  une  bassesse ,  mais  une  bassesse  inutile  ; 
car,  dans  un  temps  oii  le  succès  est  divinisé,  le  ri- 
dicule n'eût  pas  été  complet,  si  j'avais  réussi  à 
venir  à  Paris,  par  quelque  moyen  que  ce  pût  être. 
Il  fallait,  pour  plaire  à  notre  maître,  vraiment 
habile  dans  l'art  de  dégrader  ce  qu'il  reste  encore 
d'âmes  fières,  il  fallait  que  je  me  déshonorasse 
pour  obtenir  mon  rétour  en  France ,  qu'il  se  mo- 
quât de  mon  zèle  à  le  louer,  lui  qui  n'avait  cessé 
de  me  persécuter,  et  que  ce  zèle  ne  me  servît  à 
rien.  .Te  lui  ai  refusé  ce  plaisir  vraiment  raffiné; 
c'est  le  seul  mérite  que  j'aie  eu  dans  la  longue 
lutte  qu'il  a  établie  entre  sa  toute-puissance  et  ma 
faiblesse. 

La  famille  de  M.  de  Montmorency,  désespérée 
de  son  exil,  souhaita,  comme  elle  le  devait,  qu'il 
s'éloignât  de  la  triste  cause  de  cet  exil ,  et  je  vis 
partir  cet  ami  sans  savoir  si  jamais  sa  présence 
honorerait  encore  ma  demeure  sur  cette  terre. 
C'est  le  31  août  1811  que  je  brisai  le  premier  et  le 


DIX  ANÎNEES  D'EXIL. 


375 


dernier  de  mes  liens  avec  ma  patrie  ;  je  le  brisai , 
du  moins ,  par  les  rapports  humains  qui  ne  peu- 
vent plus  exister  entre  nous;  mais  je  ne  lève  ja- 
mais les  yeux  au  ciel  sans  penser  à  mon  respecta- 
ble ami ,  et  j'ose  croire  aussi  que  dans  ses  prières 
il  me  répond.  La  destinée  ne  m'accorde  plus  une 
autre  correspondance  avec  lui. 

Quand  l'exil  de  mes  deux  amis  fut  connu ,  une 
foule  de  chagrins  de  tout  genre  m'assaillirent;  mais 
un  grand  malheur  rend  comme  insensible  à  toutes 
les  peines  nouvelles.  Le  bruit  se  répandit  que  le 
ministre  de  la  police  avait  déclaré  qu'il  ferait  met- 
tre un  corps  de  garde  au  bas  de  l'avenue  de  Cop- 
pet,  pour  arrêter  quiconque  viendrait  me  voir.  Le 
préfet  de  Genève,  qui  était  chargé,  par  ordre  de 
l'empereur,  disait -il,  de  m'anmiler  (c'est  son 
expression),  ne  manquait  pas  une  occasion  d'in- 
sinuer, ou  même  d'annoncer  que  toute  personne 
qui  avait  quelque  chose  à  craindre  ou  à  désirer  du 
gouvernement,  ne  devait  pas  venir  chez  moi. 

M.  de  Saint-Priest ,  ci-devant  ministre  du  roi, 
et  collègue  démon  père,  daignait  m'honorer  de 
son  affection;  ses  filles,  qui  redoutaient  avec  rai- 
son qu'on  ne  le  renvoyât  de  Genève,  se  joignirent 
à  moi  pour  le  prier  de  ne  pas  me  voir.  Néanmoins, 
au  milieu  de  l'hiver,  à  l'âge  de  soixante-dix-huit 
ans,  il  fut  exilé,  non-seulement  de  Genève,  mais 
de  la  Suisse;  car  il  est  tout  à  fait  reçu,  comme 
on  l'a  vu  par  mon  exemple,  que  l'empereur  exile 
de  Suisse  aussi  bien  que  de  France;  et  quand  on 
objecte  aux  agents  français  qu'il  s'agit  pourtant 
d'un  pays  étranger ,  dont  l'indépendance  est  re- 
connue ,  ils  lèvent  les  épaules ,  comme  si  on  les 
ennuyait  par  des  subtilités  métaphysiques.  En  ef- 
fet, c'est  une  vraie  subtilité  que  de  vouloir  distin- 
guer en  Europe  autre  chose  que  des  préfets-rois , 
et  des  préfets  recevant  directement  des  ordres  de 
l'empereur  de  France.  Si  les  soi-disant  pays  alliés 
diffèrent  des  provinces  françaises,  c'est  parce  qu'on 
les  ménage  un  peu  moins  qu'elles.  Il  reste  en  France 
un  certain  souvenir  d'avoir  été  appelée  la  grande 
nation,  qui  oblige  quelquefois  l'empereur  à  des 
ménagements;  il  en  était  ainsi  du  moins,  mais 
cela  devient  chaque  jour  moins  nécessaire.  Le  mo- 
tif qu'on  donna  pour  l'exil  de  M.  de  Saint-Priest , 
c'est  qu'il  n'avait  pas  obtenu  de  ses  fils  de  donner 
leur  démission  du  service  de  Russie.  Ses  lils  avaient 
trouvé  pendant  l'émigration  un  accueil  généreux 
en  Russie;  ils  y  avaient  été  élevés,  leur  intrépide 
bravoure  y  était  justement  récompensée;  ils  étaient 
couverts  de  blessures,  ils  étaient  désignés  entre 
les  premiers  pour  leurs  talents  militaires  ;  l'aîné  a 
déjà  plus  de  trente  ans.  Comment  un  père  aurait- 


il  pu  exiger  que  l'existence  de  ses  fils  ainsi  fondée, 
fût  sacrifiée  à  l'honneur  de  venir  se  faire  mettre 
en  surveillance  sur  le  territoire  français.?  car  c'est 
là  le  sort  digne  d'envie  qui  leur  était  réservé.  Je 
fus  tristement  heureuse  de  n'avoir  pas  vu  M.  de 
Saint-Priest  depuis  quatre  mois,  quand  il  fut  exilé; 
sans  cela  personne  n'aurait  douté  que  ce  ne  fût 
moi  qui  avais  fait  porter  sur  lui  la  contagion  de 
ma  disgrâce. 

Non-seulement  les  Français,  mais  les  étrangers, 
étaient  avertis  qu'ils  ne  devaient  pas  venir  chez 
moi.  Le  préfet  se  tenait  en  sentinelle,  pour  empê- 
cher même  des  anciens  amis  de  me  revoir.  Un 
jour  entre  autres,  il  me  priva,  par  ses  soins  offi- 
ciels, de  la  société  d'un  Allemand  dont  la  conver- 
satiQn  m'était  extrêmement  agréable,  et  je  lui  dis, 
cette  fois,  qu'il  aurait  bien  dû  s'épargner  cette  re- 
cherche de  persécutions.  «  Comment  !  me  répon- 
dit-il, c'est  pour  vous  rendre  service  que  je  me 
suis  conduit  ainsi  :  j'ai  fait  sentir  à  votre  ami  qu'il 
vous  compromettrait  en  venant  chez  vous.  »  Je  ne 
pus  m'empêcher  de  rire  à  cet  ingénieux  argument. 
«  Oui,  continua-t-il  avec  un  sérieux  imperturba- 
ble, l'empereur  voyant  qu'on  vous  préfère  à  lui, 
vous  en  saurait  mauvais  gré.  »  «  Ainsi,  lui  dis-je, 
l'empereur  exige  que  mes  amis  particuliers,  et 
peut-être  bientôt  mes  enfants,  m'abandonnent 
pour  lui  complaire  ;  cela  me  paraît  un  peu  fort. 
D'ailleurs,  ajoutai-je,  je  ne  vois  pas  bien  comment 
on  compromettrait  une  personne  dans  ma  situa- 
tion, et  ce  que  vous  me  dites  me  rappelle  un  révo- 
lutionnaire à  qui ,  dans  le  temps  de  la  terreur,  on 
s'adressait  pour  qu'il  tâchât  de  sauver  un  de  ses 
amis  de  l'échafaud.  «Je  craindrais  de  lui  nuire,  ré- 
pondit-il ,  en  parlant  pour  lui.  »  Le  préfet  sourit  de 
ma  citation,  mais  continua  les  raisonnements  qui, 
appuyés  de  quatre  cent  mille  baïonnettes,  parais- 
sent toujours  pleins  de  justesse.  Un  homme,  à 
Genève ,  me  disait  :  «  Ne  trouvez-vous  pas  que  le 
préfet  déclare  ses  opinions  avec  beaucoup  de  fran- 
chise .'—Oui ,  répondis-je,  il  dit  avec  sincérité  qu'il 
est  dévoué  à  l'homme  puissant  ;  il  dit  avec  cou- 
rage qu'il  est  du  parti  le  plus  fort;  je  ne  sens  pas 
bien  le  mérite  d'un  tel  aveu.  » 

Plusieurs  personnes  indépendantes  continuaient 
à  me  témoigner,  à  Genève,  une  bienveillance  dont 
je  garderai  à  jamais  un  profond  souvenir.  Mais 
jusqu'à  des  employés  des  douanes  se  croyaient  en 
état  de  diplomatie  vis-à-vis  de  moi  ;  et ,  de  préfets 
en  sous-préfets ,  et  en  cousins  des  uns  et  des  au- 
tres, une  terreur  profonde  se  serait  emparée  d'eux 
tous,  si  je  ne  leur  avais  pas  épargné,  autant  qu'il 
était  en  moi ,  l'anxiété  de  faire  ou  de  ne  pas  faire 


25 


376 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


«ne  visite.  A  chaque  courrier  le  bruit  se  répan- 
dait que  d'autres  de  mes  amis  avaient  été  exilés 
de  Paris  pour  avoir  conservé  des  relations  avec 
moi  ;  il  était  de  mon  devoir  strict  de  ne  plus  voir 
un  seul  Français  marquant,  et  très -souvent  je 
craignais  même  de  nuire  aux  personnes  du  pays 
où  je  vivais ,  dont  la  courageuse  amitié  ne  se  dé- 
mentait point  envers  moi.  J'éprouvais  deux  mou- 
vements contraires,  et  je  le  crois,  tous  les  deux 
également  naturels;  j'étais  triste  quand  on  m'a- 
bandonnait, et  cruellement  inquiète  pour  ceux  qui 
me  montraient  de  l'attachement.  Il  est  difficile 
qu'une  situation  plus  douloureuse  à  tous  les  ins- 
tants puisse  se  représenter  dans  la  vie.  Pendant 
près  de  deux  ans  qu'elle  a  duré,  je  n'ai  pas  vu  re- 
venir une  fois  le  jour  sans  me  désoler  d'avoir  à 
supporter  l'existence  que  ce  jour  recommençait. 

Mais  pourquoi  ne  partiez-vous  pas  ?  dira-t-on , 
et  ne  cessait-on  de  me  dire  de  tous  les  côtés.  Un 
homme  que  je  ne  dois  pas  nommer»,  mais  qui 
sait,  je  l'espère,  à  quel  point  je  considère  l'éléva- 
tion de  son  caractère  et  de  sa  conduite,  me  dit  : 
Si  vous  restez,  il  vous  traitera  comme  Marie  Stuart  : 
dix-neuf  ans  de  malheur,  et  la  catastrophe  à  la  fin. 
"Un  autre,  spirituel,  mais  peu  mesuré  dans  ses  pa- 
roles ,  m'écrivit  qu'il  y  avait  du  déshonneur  à  res- 
ter après  tant  de  mauvais  traitements.  Je  n'avais 
pas  besoin  de  ces  conseils  pour  désirer  avec  pas- 
sion de  partir  ;  du  moment  que  je  ne  pouvais  plus 
revoir  mes  amis ,  que  je  n'étais  plus  qu'une  en- 
trave à  l'existence  de  mes  enfants ,  ne  devais  -je 
pas  me  décider?  Mais  le  préfet  répétait,  de  toutes 
les  manières,  que  je  serais  arrêtée  si  je  partais; 
qu'à  Vienne  comme  à  Berlin  on  me  ferait  récla- 
mer, et  que  je  ne  pourrais  même  faire  aucun  pré- 
paratif  de  voyage  sans  qu'il  en  fut  informé;  car  il 
savait,  disait-il,  tout  ce  qui  se  passait  chez  moi. 
A  cet  égard,  il  se  vantait;  et  l'événement  l'a 
prouvé,  c'était  un  fat  en  fait  d'espionnage.  Mais 
qui  n'aurait  pas  été  effrayé  du  ton  d'assurance 
avec  lequel  il  disait  à  tous  mes  amis  que  je  ne 
pourrais  faire  un  pas  sans  être  saisie  par  les  gen- 
darmes ! 

CHAPITRE  V. 

Départ  de  Coppet. 

Je  passai  huit  mois  dans  un  état  que  l'on  ne  sau- 
rait peindre,  essayant  mon  courage  chaque  jour, 
et  chaque  jour  faiblissant  à  l'idée  de  la  prison.  Tout 
le  monde,  assurément,  la  redoute;  mais  mon  ima- 
gination a  tellement  peur  de  la  solitude ,  mes  amis 

»  Le  comte  Elzéar  de  Sabron, 


me  sont  tellement  nécessaires  pour  me  soutenir, 
pour  m'animer ,  pour  me  présenter  une  perspective 
nouvelle ,  quand  je  succombe  sous  la  fixité  d'une 
impression  douloureuse,  que  jamais  la  mort  ne 
s'est  offerte  à  moi  sous  des  traits  aussi  cruels  que 
la  prison,  que  le  secret,  où  l'on  peut  rester  des 
années  sans  qu'aucune  voix  amie  se  fasse  entendre 
de  vous.  On  m'a  dit  qu'un  de  ces  Espagnols  qui 
ont  défendu  Saragosse  avec  la  plus  étonnante  in- 
trépidité ,  pousse  des  cris  dans  le  donjon  de  Vin- 
cennes ,  où  on  le  retient  enfermé;  tant  cette  affreuse 
solitude  fait  mal  aux  hommes  les  plus  énergiques? 
D'ailleurs ,  je  ne  pouvais  me  dissimuler  que  je  n'é- 
tais pas  une  personne  courageuse;  j'ai  de  la  har- 
diesse dans  l'imagination,  mais  de  la  timidité  dans 
le  caractère ,  et  tous  les  genres  de  périls  se  pré- 
sentent à  moi  comme  des  fantômes.  L'espèce  de 
talent  que  j'ai  me  rend  les  images  tellement  vi- 
vantes, que  si  les  beautés  de  la  nature  y  gagnent, 
les  dangers  aussi  en  deviennent  plus  redoutables. 
Tantôt  je  craignais  la  prison ,  tantôt  les  brigands , 
si  j'étais  obligée  de  traverser  la  Turquie,  la  Russie 
m'étant  fermée  par  quelques  combinaisons  politi- 
ques ;  tantôt  aussi  la  vaste  mer  qu'il  me  fallait 
traverser,  de  Constantinople  jusqu'à  Londres,  me 
remplissait  de  terreur  pour  ma  fille  et  pour  moi. 
Néanmoins ,  j'avais  toujours  le  besoin  de  partir  ; 
un  mouvement  intérieur  de  fierté  m'y  excitait; 
mais  je  pouvais  dire  comme  un  Français  très- 
connu  :  «  Je  tremble  des  dangers  auxquels  mon 
courage  va  m'exposer.  »  En  effet,  ce  qui  ajoute  à 
la  grossière  barbarie  de  persécuter  les  femmes, 
c'est  que  leur  nature  est  tout  à  la  fois  irritable  et 
faible;  elles  souffrent  plus  vivement  des  peines,  et 
sont  moins  capables  de  la  force  qu'il  faut  pour  y 
échapper. 

Un  autre  genre  de  terreur  aussi  agissait  sur  moi  : 
je  craignais  qu'à  l'instant  où  mon  départ  serait 
connu  de  l'empereur,  il  ne  fît  mettre  dans  les  ga- 
zettes un  de  ces  articles  tels  qu'il  sait  les  dicter , 
quand  il  veut  assassiner  moralement.  Un  sénateur 
me  disait  un  jour  que  Napoléon  était  le  meilleur 
journaliste  qu'il  connût.  En  effet,  si  l'on  appelle 
ainsi  l'art  de  diffamer  les  individus  et  les  nations, 
il  le  possède  au  suprême  degré.  Les  nations  s'en 
tirent;  mais  il  a  acquis,  dans  les  temps  révolution- 
naires pendant  lesquels  il  a  vécu ,  un  certain  tact 
des  calomnies  à  la  portée  du  vulgaire,  qui  lui  fait 
trouver  les  mots  les  plus  propres  à  circuler  parmi 
ceux  dont  tout  l'esprit  consiste  à  répéter  les  phra- 
ses que  le  gouvernement  a  fait  publier  pour  leur 
usage.  Si  le  Moniteur  accusait  quelqu'un  d'avoir 
volé  sur  le  grand  chemin,  aucune  gazette,  ni  frau- 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


877 


çaise ,  ni  allemande ,  ni  italienne ,  ne  pourrait  ad- 
mettre sa  justification.  On  ne  peut  se  représenter 
ce  que  c'est  qu'un  homme  à  la  tête  d'un  million 
de  soldats  et  d'un  milliard  de  revenu ,  disposant 
de  toutes  les  prisons  de  l'Europe ,  ayant  les  rois 
pour  geôliers,  et  usant  de  l'imprimerie  pour  parler, 
quand  les  opprimés  ont  à  peine  l'intimité  de  l'a- 
mitié pour  répondre;  enfin,  pouvant  rendre  le 
malheur  ridicule,  exécrable  pouvoir  dont  l'ironique 
jouissance  est  la  dernière  insulte  que  les  génies  in- 
fernaux puissent  faire  supporter  à  la  race  humaine. 

Quelque  indépendance  de  caractère  que  l'on  eût, 
je  crois  qu'on  ne  pouvait  se  défendre  de  frissonner, 
en  attirant  de  tels  moyens  contre  soi  ;  du  moins 
j'éprouvais,  je  l'avoue,  ce  mouvement;  et,  malgré 
la  tristesse  de  ma  situation ,  souvent  je  me  disais 
qu'un  toit  pour  s'abriter ,  une  table  pour  se  nour- 
rir, un  jardin  pour  se  promener ,  était  un  lot  dont 
il  fallait  savoir  se  contenter;  mais  tel  qu'il  était, 
ce  lot ,  on  ne  pouvait  se  répondre  de  le  conserver 
en  paix  ;  un  mot  pouvait  échapper,  un  mot  pouvait 
être  redit,  et  cet  homme,  dont  la  puissance  va  tou- 
jours croissant,  jusqu'à  quel  point  d'irritation  ne 
peut-il  pas  arriver?  Quand  il  faisait  un  beau  soleil, 
je  reprenais  courage  ;  mais  quand  le  ciel  était  cou- 
vert de  brouillards,  les  voyages  m'effrayaient,  et 
je  découvrais  en  moi  des  goûts  casaniers ,  étran- 
gers à  ma  nature,  mais  que  la  peur  y  faisait  naître; 
le  bien-être  physique  me  paraissait  plus  que  je  ne 
l'avais  cru  jusqu'alors,  et  toute  fatigue  m'épouvan- 
tait. Ma  santé ,  cruellement  altérée  par  tant  de 
peines ,  affaiblissait  aussi  l'énergie  de  mon  carac- 
tère, et  j'ai  vraiment  abusé,  pendant  ce  temps,  de 
la  patience  de  mes  amis ,  en  remettant  sans  cesse 
mes  projets  en  délibération ,  et  en  les  accablant  de 
mes  incertitudes. 

J'essayai  une  seconde  fois  d'obtenir  un  passe- 
port pour  l'Amérique  ;  on  me  fit  attendre  jusqu'au 
milieu  de  l'hiver  la  réponse  que  je  demandais ,  et 
l'on  finit  par  me  refuser.  J'offris  de  m'engager  à 
ne  rien  faire  imprimer  sur  aucun  sujet,  fût-ce  un 
bouquet  à  Iris ,  pourvu  qu'il  me  fût  permis  d'aller 
vivre  à  Rome  :  j'eus  l'amour -propre  de  rappeler 
Corinne ,  en  demandant  la  permission  de  vivre  en 
Italie.  Sans  doute  le  ministre  de  la  police  trouva 
que  jamais  pareil  motif  n'avait  été  inscrit  sur  ses 
registres,  et  ce  Midi,  dont  l'air  était  si  nécessaire 
à  ma  santé,  me  fut  impitoyablement  refusé. 

On  ne  cessait  de  me  déclarer  que  ma  vie  entière 
se  passerait  dans  l'enceinte  des  deux  lieues  dont 
Coppet  est  éloigné  de  Genève.  Si  je  restais,  il  fal- 
lait me  séparer  de  mes  fils ,  qui  étaient  dans  l'âge 
de  chercher  une  carrière  ;  j'imposais  à  ma  fille  la 


plus  triste  perspective,  en  lui  faisant  partager 
mon  sort.  La  ville  de  Genève ,  qui  a  conservé  de 
si  nobles  traces  de  la  liberté ,  se  laissait  cependant 
graduellement  gagner  par  les  intérêts  qui  la  liaient 
aux  distributeurs  de  places  en  France.  Chaque  jour 
le  nombre  de  ceux  avec  qui  je  pouvais  m'entendra 
diminuait,  et  tous  mes  sentiments  devenaient  un 
poids  sur  mon  ame ,  au  lieu  d'être  une  source  de 
vie.  C'en  était  fait  de  mon  talent,  de  mon  bonheur, 
de  mon  existence,  car  il  est  affreux  de  ne  servir 
en  rien  ses  enfants ,  et  de  nuire  à  ses  amis.  Enfin , 
les  nouvelles  que  je  recevais  m'annonçaient  de 
toutes  parts  les  formidables  préparatifs  de  l'empe- 
reur ;  il  était  clair  qu'il  voulait  d'abord  se  rendre 
maître  des  ports  de  la  Baltique  en  détruisant  la 
Russie,  et  qu'après  il  comptait  se  servir  des  débris 
de  cette  puissance  pour  les  traîner  contre  Cons- 
tantinople  :  son  intention  était  de  partir  ensuite 
de  là  pour  conquérir  l'Afrique  et  l'Asie.  Il  avait 
dit,  peu  de  temps  avant  de  quitter  Paris  :  «  Cette 
vieille  Europe  m'ennuie.  »  Et  en  effet  elle  ne  suffit 
plus  à  l'activité  de  son  maître.  Les  dernières  issues 
du  continent  pouvaient  se  fermer  d'un  instant  à 
l'autre ,  et  j'allais  me  trouver  en  Europe  comme 
dans  une  ville  de  guerre  dont  toutes  les  portes 
sont  gardées  par  des  soldats. 

Je  me  décidai  donc  à  m'en  aller  pendant  qu'il 
restait  encore  un  moyen  de  se  rendre  en  Angle- 
terre ,  et  ce  moyen ,  c'était  le  tour  de  l'Europe  en- 
tière. Je  fixai  le  15  de  mai  pour  mon  départ,  dont 
les  préparatifs  étaient  combinés  depuis  longtemps, 
dans  le  secret  le  plus  absolu.  La  veille  de  ce  jour, 
mes  forces  m'abandonnèrent  entièrement,  et  je 
me  persuadai,  pour  un  moment,  qu'une  telle  ter- 
reur ne  pouvait  être  ressentie  que  quand  il  s'agis- 
sait d'une  mauvaise  action.  Tantôt  je  consultais 
tous  les  genres  de  présages  de  la  manière  la  plus 
insensée;  tantôt,  ce  qui  était  plus  sage,  j'interro- 
geais mes  amis  et  moi  -  même  sur  la  moralité  de 
ma  résolution.  Il  semble  que  le  parti  de  la  rési- 
gnation en  toutes  choses  soit  le  plus  religieux ,  et 
je  ne  suis  pas  étonnée  que  des  hommes  pieux  soient 
arrivés  à  se  faire  une  sorte  de  scrupule  des  réso- 
lutions qui  partent  de  la  volonté  spontanée.  La 
nécessité  semble  porter  un  caractère  divin ,  tandis 
que  la  résolution  de  l'homme  peut  tenir  à  son  or- 
gueil. Cependant  aucune  de  nos  facultés  ne  nous 
a  été  donnée  en  vain,  et  celle  de  se  décider  pour 
soi-même  a  aussi  son  usage.  D'autre  part ,  tous  les 
gens  médiocres  ne  cessent  de  s'étonner  que  le  ta- 
lent ait  des  besoins  différents  des  leurs.  Quand  il 
a  du  succès ,  le  succès  est  à  la  portée  de  tout  le 
monde;  mais  lorsqu'il  cause  des  peines,  lorsqu'il 


25. 


378 


DIX  ANNEES  D'EXIL, 


excite  à  sortir  des  voies  communes ,  ces  mêmes 
gens  ne  le  considèrent  plus  que  comme  une  mala- 
die, et  presque  comme  un  tort.  J'entendais  bour- 
donner autour  de  moi  les  lieux  communs  auxquels 
tout  le  monde  se  laisse  prendre  :  N'a-t-elle  pas  de 
l'argent?  ne  peut -elle  pas  bien  vivre  et  bien  dor- 
mir dans  un  bon  château?  Quelques  personnes 
d'un  ordre  plus  élevé  sentaient  que  je  n'avais  pas 
même  la  sécurité  de  ma  triste  situation ,  et  qu'elle 
pouvait  empirer  sans  jamais  s'améliorer.  Mais  l'at- 
mosphère qui  m'entourait  conseillait  le  repos,  par- 
ce que  depuis  six  mois  il  n'était  pas  arrivé  de  per- 
sécutions nouvelles ,  et  que  les  hommes  croient 
toujours  que  ce  qui  est  est  ce  qui  sera.  C'est  du 
milieu  de  toutes  ces  circonstances  appesantissan- 
tes qu'il  fallait  prendre  une  des  résolutions  les 
plus  fortes  qui  piit  se  rencontrer  dans  la  vie  privée 
d'une  femme.  Mes  gens,  à  l'exception  de  deux  per- 
sonnes très-sûres,  ignoraient  mon  secret;  la  plu- 
part de  ceux  qui  venaient  chez  moi  ne  s'en  dou- 
taient pas,  et  j'allais,  par  une  seule  action,  changer 
en  entier  ma  vie  et  celle  de  ma  famille.  Déchirée 
par  l'incertitude ,  je  parcourus  le  parc  de  Coppet  ; 
je  m'assis  dans  tous  les  lieux  où  mon  père  avait 
coutume  de  se  reposer  pour  contempler  la  nature; 
je  revis  ces  mêmes  beautés  des  ondes  et  de  la  ver- 
dure que  nous  avions  souvent  admirées  ensemble; 
je  leur  dis  adieu  en  me  recommandant  à  leur  douce 
influence.  Le  monument  qui  renferme  les  cendres 
de  mon  père  et  de  ma  mère ,  et  dans  lequel ,  si  le 
bon  Dieu  le  permet ,  les  miennes  doivent  être  dé- 
posées ,  était  une  des  principales  causes  de  mes 
regrets ,  en  m'éloignant  des  lieux  que  j'habitais  : 
mais  je  trouvais  presque  toujours,  en  m'en  appro- 
chant, une  sorte  de  force  qui  me  semblait  venir 
d'en  haut.  Je  passai  une  heure  en  prière  devant 
cette  porte  de  fer  qui  s'est  refermée  sur  les  restes 
du  plus  noble  des  humains ,  et  là ,  mon  âme  fut 
convaincue  de  la  nécessité  de  partir.  Je  me  rappe- 
lai ces  vers  fameux  de  Claudien  ' ,  dans  lesquels  il 
exprime  l'espèce  de  doute  qui  s'élève  dans  les  âmes 
les  plus  religieuses ,  lorsqu'elles  voient  la  terre 
abandonnée  aux  méchants ,  et  le  sort  des  mortels 
comme  flottant  au  gré  du  hasard.  Je  sentais  que 
je  n'avais  plus  la  force  d'alimenter  l'enthousiasme 
qui  développait  en  moi  tout  ce  que  je  puis  avoir 
de  bon,  et  qu'il  me  fallait  entendre  parler  ceux 

'  Sœpè  mihi  dubiam  traxit  sententia  mcntem, 
Curarent  superi  terras,  an  nulliis  inesset 
Rector,  et  incerto  fluerent  mortalia  casu. 


Abstulit  hune  tandem  Rufiui  pœna  tumultum 
Absolvitque  deos.  Jam  non  ad  culmina  rerura 
Injustes  crevisse  queror;  lolluntur  in  altum 
Ut  lapsu  graviore  ruaut. 


qui  pensaient  comme  moi ,  pour  me  fier  à  ma  pro- 
pre croyance,  et  conserver  le  culte  que  mon  père 
m'avait  inspiré.  J'invoquai  plusieurs  fois,  dans  cette 
anxiété,  la  mémoire  de  mon  père,  de  cet  homme, 
le  Fénélon  de  la  politique,  dont  le  génie  était  en 
tout  l'opposé  de  celui  de  Bonaparte;  et  il  en  avait, 
du  génie,  car  il  en  faut  au  moins  autant  pour  se 
mettre  en  harmonie  avec  le  ciel  que  pour  évoquer 
à  soi  tous  les  moyens  déchaînés  par  l'absence  des 
lois  divines  et  humaines.  J'allai  revoir  le  cabinet 
de  mon  père ,  où  son  fauteuil ,  sa  table  et  ses  pa- 
piers sont  encore  à  la  yiême  place;  j'embrassai 
chaque  trace  chérie,  je  pris  son  manteau,  que  jus- 
qu'alors j'avais  ordonné  de  laisser  sur  sa  chaise , 
et  je  l'emportai  avec  moi  pour  m'en  envelopper , 
si  le  messager  de  la  mort  s'approchait  de  moi.  Ces 
adieux  terminés ,  j'évitai  le  plus  que  je  pus  les  au- 
tres adieux  qui  me  faisaient  trop  de  mal ,  et  j'écri- 
vis aux  amis  que  je  quittais ,  en  ayant  pris  soin 
que  ma  lettre  ne  leur  fût  remise  que  plusieurs 
jours  après  mon  départ. 

Le  lendemain  samedi ,  23  mai  1812 ,  à  deux  heures 
après  midi,  je  montai  dans  ma  voiture,  en  disant 
que  je  reviendrais  pour  dîner;  je  ne  pris  avec  moi 
aucun  paquet  quelconque;  j'avais  mon  éventail  à  la 
main,  ma  fille  le  sien,  et  seulement  mon  fils  et 
M.  Rocca  portaient  dans  leurs  poches  ce  qu'il  nous 
fallait  pour  quelques  jours  de  voyage.  En  descen- 
dant l'avenue  de  Coppet,  en  quittant  ainsi  ce  châ- 
teau qui  était  devenu  pour  moi  comme  un  ancien  et 
bon  ami,  je  fus  près  de  m'évanouir  :  mon  fils  me  prit 
la  main ,  et  me  dit  :  Ma  mère ,  songe  que  tu  pars 
pour  l'Angleterre  ".  Ce  mot  ranima  mes  esprits. 
J'étais  cependant  à  près  de  deux  mille  lieues  de  ce 
but,  oii  la  route  naturelle  m'aurait  si  prompte- 
ment  conduite;  mais  du  moins  chaque  pas  m'en 
rapprochait.  Je  renvoyai,  à  quelques  lieues  de  là, 
un  de  mes  gens  pour  annoncer  chez  moi  que  je  ne 
reviendrais  que  le  lendemain,  et  je  continuai  ma 
route  jour  et  nuit  jusqu'à  une  ferme  au  delà  de 
Berne,  oîi  j'avais  donné  rendez-vous  à  M.  Schlegel, 
qui  voulait  bien  m'accompagner;  c'était  aussi  là 
que  je  devais  quitter  mon  fils  aîné ,  qui  a  été  élevé 
par  l'exemple  de  mon  père  jusqu'à  l'âge  de  quatorze 
ans,  et  dont  les  traits  le  rappellent.  Une  seconde 
fois  tout  mon  courage  m'abandonna  ;  cette  Suisse 
encore  si  calme  et  toujours  si  belle,  ces  habitants 
qui  savent  être  libres  par  leurs  vertus ,  lors  même 
qu'ils  ont  perdu  l'indépendance  politique;  tout  ce 
pays  me  retenait  ;  il  me  semblait  qu'il  me  disait  de 

'  L'Angleterre  était  alors-  l'espoir  de  quiconque  souffrait 
pour  la  cause  de  la  liberté  ;  pourquoi  faut-il  qu'après  la  vic- 
toire ses  ministres  aient  si  cruellement  trompé  l'attente  de 
l'Europe  !  (A'ote  de  M.  de  Staël  fils.) 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


379 


ne  pas  le  quitter.  11  était  encore  temps  de  revenir; 
je  n'avais  point  fait  de  pas  irréparable.  Quoique  le 
préfet  se  filt  avisé  de  m'interdire  la  Suisse,  je 
voyais  bien  que  c'était  par  la  crainte  que  je  n'al- 
lasse plus  loin.  Enfin,  je  n'avais  pas  encore  passé 
la  barrière  qui  ne  me  laissait  plus  la  possibilité  de 
retourner;  l'imagination  a  de  la  peine  à  soutenir 
cette  pensée.  D'un  autre  côté,  il  y  avait  aussi  de 
l'irréparable  dans  la  résolution  de  rester;  car  ce 
moment  passé,  je  sentais,  et  l'événement  l'a  bien 
prouvé,  que  je  ne  pourrais  plus  m'échapper.  D'ail- 
leurs il  y  a  je  ne  sais  quelle  honte  à  recommencer 
des  adieux  si  solennels ,  et  l'on  ne  peut  guère  res- 
susciter pour  ses  amis  plus  d'une  fois.  Je  ne  sais 
ce  que  je  serais  devenue,  si  cette  incertitude,  à 
l'instant  même  de  l'action,  avait  duré  plus  long- 
temps ;  car  ma  tête  en  était  troublée.  Mes  enfants  me 
décidèrent,  et  en  particulier  ma  fille,  à  peine  âgée 
de  quatorze  ans.  Je  m'en  remis ,  pour  ainsi  dire , 
à  elle,  comme  si  la  voix  de  Dieu  devait  se  faire  en- 
tendre par  la  bouche  d'un  enfant'.  Mon  fils  s'en 
alla,  et  quand  je  ne  le  vis  plus,  je  pus  dire  comme 
lord  Russel  :  La  douleur  de  la  mort  est  passée.  Je 
montai  dans  ma  voiture  avec  ma  fille  ;  une  fois 
l'incertitude  finie,  je  rassemblai  mes  forces  dans 
mon  âme,  et  j'en  trouvai  pour  agir  qui  m'avaient 
manqué  en  délibérant. 

'  C'était  peu  d'être  parvenu  à  quitter  Coppet ,  en  trom- 
pant la  surveillance  du  préfet  de  Genève;  il  fallait  encore 
obtenir  des  passe-ports  pour  traverser  l'Autriclie ,  et  que  ces 
passe-ports  fussent  sous  un  nom  qui  n'attirât  pas  l'attention 
des  diverses  polices  qui  se  partageaient  l'Allemagne.  Ma 
mère  me  chargea  de  celte  démarche ,  et  l'émotion  que  j'en 
éprouvai  ne  cessera  jamais  d'être  présente  à  ma  pensée. 
C'était,  en  effet,  un  pas  décisif;  les  passe-ports  une  fois  refu- 
sés ,  ma  mère  retombait  dans  une  situation  beaucoup  plus 
cruelle  :  ses  projets  étaient  connus;  toute  fuite  devenait 
désormais  impossible ,  et  les  rigueurs  de  son  exil  eussent  été 
chaque  jour  plus  intolérables.  Je  ne  crus  pouvoir  mieux  faire 
que  de  m'adresser  au  ministre  d'Autriche,  avec  cett^  con- 
fiance dans  les  sentiments  de  ses  semblables ,  qui  est  le  pre- 
mier mouvement  de  tout  honnête  homme.  M.  de  Sohraut 
n'hésita  pas  à  m'accorder  ces  passe-ports  tant  désirés,  et  j'es- 
père qu'il  me  permettra  d'exprimer  ici  la  reconnaissance  que 
j'en  conserve.  A  une  époque  où  l'Europe  était  encore  courbée 
sous  le  joug  de  Napoléon ,  où  la  persécution  exercée  contre 
ma  mère  éloignait  d'elle  des  personnes  qui  devaient  peut-être 
au  zèle  courageux  de  son  amitié  la  conservation  de  leur  for- 
tune ou  de  leur  vie,  je  ne  fus  pas  surpris,  mais  je  fus  vive- 
ment touché  du  généreux  procédé  de  M.  le  ministre  d'Au- 
triche. 

Je  quittai  ma  mère  pour  retourner  à  Coppet ,  où  me  rappe- 
laient ses  intérêts  de  fortune;  et,  quelques  jours  après,  un 
frère,  qu'une  mort  cruelle  nous  a  enlevé  à  l'entrée  de  sa 
carrière,  alla  rejoindre  ma  mère  à  Vienne  avec  ses  gens  et  sa 
voiture  de  voyage.  Ce  ne  fut  (jue  ce  second  départ  qui  donna 
l'éveil  h  la  police  du  préfet  du  Léman  :  tant  il  est  vrai  qu'aux 
autres  qualités  d'espionnage  il  faut  encore  joindre  la  bêtise. 
Heureusement  ma  mère  était  déjà  hors  de  l'atteinte  des  gen- 
darmes, et  elle  put  continuer  le  voyage  dont  on  va  lire  le 
récit.  {Note  de  M.  de  Staël  fils.) 


CHAPITRE  VI. 

Passage  en  Autriche;  1812. 

C'est  ainsi  qu'après  dix  ans  de  persécutions  tou- 
jours croissantes,  d'abord  renvoyée" de  Paris,  puis 
reléguée  en  Suisse,  puis  confinée  dans  mon  châ- 
teau, puis  enfin  condamnée  à  l'horrible  douleur  de 
ne  plus  revoir  mes  amis,  et  d'avoir  été  cause  de 
leur  exil  ;  c'est  ainsi  que  je  fus  obligée  de  quitter 
en  fugitive  deux  patries,  la  Suisse  et  la  France, 
par  l'ordre  d'un  homme  moins  Français  que  moi; 
car  je  suis  née  sur  les  bords  de  cette  Seine  où  sa 
tyrannie  seule  le  naturalise.  L'air  de  ce  beau  pays 
n'est  pas  pour  lui  l'air  natal  ;  peut-il  comprendre 
la  douleur  d'en  être  exilé,  lui  qui  ne  considère  cette 
fertile  contrée  que  comme  l'instrument  de  ses  vic- 
toires? Oii  est  sa  patrie  .i*  c'est  la  terre  qui  lui  est 
soumise.  Ses  concitoyens?  ce  sont  les  esclaves  qui 
obéissent  à  ses  ordres.  Il  se  plaignait  un  jour  de 
n'avoir  pas  eu  à  commander,  comme  Tamerlan ,  à 
des  nations  auxquelles  le  raisonnement  fût  étran- 
ger. J'imagine  que  maintenant  il  est  conteait  des 
Européens;  leurs  mœurs,  comme  leurs  armées, 
sont  assez  rapprochées  des  Tartares. 

Je  ne  devais  rien  craindre  en  Suisse,  puisque  je 
pouvais  toujours  prouver  que  j'avais  le  droit  d'y 
être  ;  mais  pour  en  sortir,  je  n'avais  qu'un  passe- 
port étranger  ;  il  fallait  traverser  un  État  confé- 
déré ,  et  si  quelque  agent  français  eût  demandé  au 
gouvernement  de  Bavière  de  ne  pas  me  laisser  pas- 
ser, qui  ne  sait  avec  quel  regret,  mais  néanmoins 
avec  quelle  obéissance  il  eût  exécuté  les  ordres  qu'il 
aurait  reçus  ?  J'entrai  dans  le  Tyrol  avec  une  grande 
considération  pour  ce  pays ,  qui  s'était  battu  par 
attachement  pour  ses  anciens  maîtres ,  mais  avec 
un  grand  mépris  pour  ceux  des  ministres  autri- 
chiens qui  avaient  pu  conseiller  d'abandonner  des 
hommes  compromis  par  leur  attachement  pour  leur 
souverain.  On  dit  qu'un  diplomate  subalterne,  chef 
du  département  de  l'espionnage  en  Autriche,  s'a- 
visa un  jour ,  pendant  là  guerre ,  de  soutenir  à  la 
table  de  l'empereur  qu'on  devait  abandonner  les 
Tyroliens  ;  M.  de  H. ,  gentilhomme  tyrolien ,  con- 
seiller d'État  au  service  d'Autriche ,  qui ,  par  ses 
actions  et  ses  écrits ,  a  fait  voir  le  courage  d'un 
guerrier  et  le  talent  d'un  historien ,  repoussa  ces 
indignes  discours  avec  le  mépris  qu'ils  méritaient. 
L'empereur  témoigna  toute  son  approbation  à 
M.  de  H.,  et  par  là  il  montra  du  moins  que  ses  senti- 
ments étaient  étrangers  à  la  conduite  politique 
qu'on  lui  faisait  tenir.  C'est  ainsi  que  la  plupart 
des  souverains  de  l'Europe,  au  moment  où  Bo- 
naparte s'est  rendu  maître  de  la  France ,  étaient 


380 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


de  fort  honnêtes  gens  comme  hommes  privés ,  mais 
n'existaient  déjà  plus  comme  rois,  puisqu'ils  se  re- 
mettaient en  entier  du  gouvernement  des  affaires 
publiques  aux  circonstances  et  à  leurs  ministres. 

L'aspect  du  Tyrol  rappelle  la  Suisse  ;  cependant 
il  n'y  a  pas  dans  le  paysage  autant  de  vigueur  ni 
d'originalité;  les  villages  n'annoncent  pas  autant 
d'abondance;  c'est  enfin  un  pays  qui  a  été  sage- 
ment gouverné,  mais  qui  n'a  jamais  été  libre,  et 
c'est  comme  peuple  montagnard  qu'il  s'est  montré 
capable  de  résistance.  On  cite  peu  d'hommes  re- 
marquables dans  le  Tyrol  ;  d'abord  le  gouverne- 
ment autrichien  n'est  guère  propre  à  développer  le 
génie;  et,  de  plus,  le  Tyrol,  par  ses  mœurs, 
comme  par  sa  situation  géographique,  devrait  être 
réuni  à  la  confédération  suisse;  son  incorporation 
à  la  monarchie  autrichienne  n'étant  pas  conforme 
à  sa  nature ,  il  n'a  pu  développer  dans  cette  union 
que  les  nobles  qualités  des  habitants  des  monta- 
gnes ,  le  courage  et  la  fidélité. 

Le  postillon  qui  nous  menait  nous  fit  voir  un 
rocher  sur  lequel  l'empereur  Maximilien,  grand- 
père  de  Charles-Quint,  avait  failli  périr  :  l'ardeur 
de  la  chasse  l'avait  tellement  emporté ,  qu'il  avait 
suivi  le  chamois  jusqu'à  des  hauteurs  dont  il  ne 
pouvait  plus  redescendre.  Cette  tradition  est  en- 
core populaire  dans  le  pays ,  tant  le  culte  du  passé 
est  nécessaire  aux  nations.  Le  souvenir  de  la  der- 
nière guerre  était  vivant  dans  l'âme  des  peuples  : 
les  paysans  nous  montraient  les  sommités  des 
montagnes  sur  lesquelles  ils  s'étaient  retranchés; 
leur  imagination  se  retraçait  l'effet  qu'avait  pro- 
duit leur  belle  musique  guerrière ,  lorsqu'elle  avait 
retenti  du  haut  des  collines  dans  les  vallées.  En 
nous  montrant  le  palais  du  prince  royal  de  Ba- 
vière, à  Inspruck,  ils  nous  disaient  que  Hofer,  ce 
courageux  paysan,  chef  de  l'insurrection,  avait 
demeuré  là;  ils  nous  racontaient  l'intrépidité  qu'une 
femme  avait  montrée,  quand  les  Français  étaient 
entrés  dans  son  château;  enfin  tout  annonçait 
en  eux  le  besoin  d'être  une  nation,  plus  encore 
que  l'attachement  personnel  à  la  maison  d'Au- 
triche. 

C'est  dans  une  église  d'Inspruck  qu'est  le  fa- 
meux tombeau  de  Maximilien  ;  j'y  allai ,  me  flat- 
tant bien  de  n'être  reconnue  de  personne,  dans  un 
lieu  éloigné  des  capitales  où  résident  les  agents 
français.  La  figure  de  Maximilien,  en  bronze,  est 
à  genoux  sur  un  sarcophage ,  au  milieu  de  l'église , 
et  trente  statues  du  même  métal ,  rangées  de  cha- 
que côté  du  sanctuaire,  représentent  les  parents  et 
les  ancêtres  de  l'empereur.  Tant  de  grandeurs  pas- 
sées ,  tant  d'ambitions  jadis  formidables  rassem- 


blées en  famille  autour  d'un  tombeau ,  étaient  un 
spectacle  qui  portait  profondément  à  la  réflexion  : 
on  rencontrait  là  Philippe  le  Bon ,  Charles  le  Té- 
méraire ,  Marie  de  Bourgogne;  et,  au  milieu  de 
ces  personnages  historiques,  un  héros  fabuleux, 
Dietrich  de  Berne.  La  visière  baissée  dérobait  la 
figure  des  chevaliers; mais  quand  on  soulevait  cette 
visière  ,  un  visage  d'airain  paraissait  sous  un  cas- 
que d'airain ,  et  les  traits  du  chevalier  étaient  de 
bronze  comme  son  armure.  La  visière  de  Dietrich 
de  Berne  est  la  seule  qui  ne  puisse  être  soulevée; 
l'artiste  a  voulu  indiquer  par  là  le  voile  mystérieux 
qui  couvre  l'histoire  de  ce  guerrier. 

D'Inspruck,  je  devais  passer  par  Salzbourg, 
pour  arriver  de  là  aux  frontières  autrichiennes.  Il 
me  semblait  que  toutes  mes  inquiétudes  seraient 
finies,  quand  je  serais  entrée  sur  le  territoire  de 
cette  monarchie  que  j'avais  connue  si  sûre  et  si 
bonne.  Mais  le  moment  que  je  redoutais  le  plus , 
c'était  le  passage  de  la  Bavière  à  l'Autriche;  car 
c'était  là  qu'un  courrier  pouvait  m'avoir  précédée, 
pour  défendre  de  me  laisser  passer.  Je  n'avais  pas 
été  très-vite ,  malgré  cette  crainte  ;  car  ma  santé , 
abîmée  par  tout  ce  que  j'avais  souffert,  ne  me 
permettait  pas  de  voyager  la  nuit.  J'ai  souvent 
éprouvé,  dans  cette  route,  que  les  plus  vives  ter- 
reurs ne  sauraient  l'emporter  sur  un  certain  abat- 
tement physique,  qui  fait  redouter  les  fatigues  plus 
que  la  mort.  Je  me  flattais  cependant  d'arriver  sans 
obstacle ,  et  déjà  ma  peur  se  dissipait  en  appro- 
chant du  but  que  je  croyais  assuré,  lorsque,  en 
entrant  dans  l'auberge  de  Salzbourg ,  un  homme 
s'approcha  de  M.  Schlegel ,  qui  m'accompagnait , 
et  lui  dit  en  allemand  qu'un  courrier  français  était 
venu  demander  une  voiture  arrivant  d'Inspruck , 
avec  une  femme  et  une  jeune  fille ,  et  qu'il  avait 
annoncé  qu'il  repasserait  pour  en  savoir  des  nou- 
velles. Je  ne  perdis  pas  un  mot  de  ce  que  disait 
le  maître  de  l'auberge,  et  je  pâlis  de  terreur. 
M.  Schlegel  aussi  fut  ému  pour  moi  ;  il  fit  de  nouvel- 
les questions  qui  confirmèrent  toutes  que  ce  cour- 
rier était  français,  qu'il  venait  de  Munich,  qu'il 
avait  été  jusqu'à  la  frontière  d'Autriche  pour  m'at- 
tendre ,  et  que  ne  me  trouvant  pas  il  était  revenu 
au-devant  de.  moi.  Rien  ne  paraissait  alors  plus 
clair  :  c'était  tout  ce  que  j'avais  redouté  avant  de 
partir  et  pendant  le  voyage.  Je  ne  pouvais  plus 
m'échapper,  puisque  ce  courrier,  qu'on  disait  déjà 
à  la  poste,  devait  nécessairement  m'atteindre.  Je 
pris  à  l'instant  la  résolution  de  laisser  ma  voiture, 
M.  Schlegel  et  ma  fille  à  l'auberge,  et  de  m'en  aller 
seule  à  pied,  dans  les  rues  de  la  ville,  pour  entrer 
au  hasard  dans  la  première  maison  dont  l'hôte  ou 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


381 


riiôtesse  aurait  une  bonne  physionomie.  Je  voulais 
en  obtenir  un  asile  pour  quelques  jours.  Pendant 
ce  temps,  ma  fille  et  M.  Schlegel  auraient  dit  qu'ils 
allaient  me  rejoindre  en  Autriche,  et  je  serais  par- 
tie après  ,  déguisée  en  paysanne.  Toute  chanceuse 
qu'était  cette  ressource ,  il  ne  m'en  restait  pas 
d'autre ,  et  je  ine  préparais  en  tremblant  à  l'en- 
treprise ,  lorsque  je  vis  entrer  dans  ma  chambre 
ce  courrier  tant  redouté ,  qui  n'était  autre  que 
M.  Rocca.  Après  m'avoir  accompagnée  le  premier 
jour  de  mon  voyage,  il  était  retourné  à  Genève  pour 
terminer  quelques  affaires ,  et  maintenant  il  venait 
me  rejoindre ,  et  se  faisait  passer  pour  un  courrier 
français ,  afin  de  profiter  de  la  terreur  que  ce  nom 
inspire ,  surtout  aux  alliés  de  la  France ,  et  de  se 
faire  donner  des  chevaux  plus  vite.  Il  avait  pris  la 
route  -de  Munich ,  s'était  hâté  d'aller  jusqu'à  la 
frontière  d'Autriche,  voulant  s'assurer  que  per- 
sonne ne  m'y  avait  précédée  ni  annoncée.  Il  reve- 
nait au-devant  de  moi  pour  me  dire  que  je  n'avais 
rien  à  craindre ,  et  pour  monter  sur  le  siège  de  ma 
voiture  en  passant  cette  frontière ,  qui  me  semblait 
le  plus  redoutable,  mais  aussi  le  dernier  de  mes 
périls.  Ainsi  ma  cruelle  peur  se  changea  en  un  sen- 
timent très-doux  de  sécurité  et  de  reconnaissance. 

Nous  parcourûmes  cette  ville  de  Sâlzbourg,  qui 
renferme  tant  de  beaux  édifices ,  mais  qui ,  comme 
la  plupart  des  principautés  ecclésiastiques  de  l'Al- 
lemagne, présente  aujourd'hui  un  aspect  très-dé- 
sert. Les  ressources  tranquilles  de  ce  genre  de 
gouvernement  ont  fini  avec  lui. Les  couvents  aussi 
étaient  conservateurs  ;  on  est  frappé  des  nombreux 
établissements  et  des  édifices  que  des  maîtres  cé- 
libataires ont  élevés  dans  leur  résidence  :  tous  ces 
souverains  paisibles  ont  fait  du  bien  à  leur  nation. 
Un  archevêque  de  Sâlzbourg ,  dans  le  dernier  siè- 
cle, a  percé  une  route  qui  se  prolonge  de  plusieurs 
centaines  de  pas  sous  une  montagne,  comme  la 
grotte  de  Pausilippe  à  Naples  :  sur  le  frontispice 
de  la  porte  d'entrée,  on  voit  le  buste  de  l'archevê- 
que, et  en  bas  pour  inscription:  Te  saxa  loquun- 
tur  (les  pierres  parlent  de  toi).  Cette  inscription  a 
de  la  grandeur. 

J'entrai  enfin  dans  cette  Autriche  que  j'avais 
vue  si  heureuse  il  y  avait  quatre  années  ;  déjà  un 
changement  sensible  me  frappa ,  c'est  celui  qu'a- 
vaient produit  la  dépréciation  du  papier-monnaie 
et  les  variations  de  tout  genre  que  l'incertitude  des 
opérations  de  finance  a  introduites  dans  sa  va- 
leur. Rien  ne  démoralise  le  peuple  comme  ces  os- 
cillations continuelles  qui  font  de  chaque  individu 
un  agioteur,  et  présentent  à  toute  la  classe  labo- 
rieuse une  manière  de  gagner  de  l'argent  par  la 


ruse  et  sans  le  travail.  Je  ne  trouvais  plus  dans  le 
peuple  la  même  probité  qui  m'avait  frappée  quatre 
ans  plus  tôt  :  ce  papier-monnaie  met  l'imagination 
en  mouvement  sur  l'espoir  d'un  gain  rapide  et  fa- 
cile, et  les  chances  hasardeuses  bouleversent  l'exis- 
tence graduelle  et  sûre  qui  fait  la  base  de  l'honnê- 
teté des  classes  moyennes.  Pendant  mon  séjour 
en  Autriche,  un  homme  fut  pendu  pour  avoir  fait 
de  faux  billets  au  moment  où  l'on  avait  démoné- 
tisé les  anciens;  il  s'écriait,  en  marchant  au  sup- 
plice, que  ce  n'était  pas  lui  qui  avait  volé,  mais 
l'État.  Et  en  effet ,  il  est  impossible  de  faire  com- 
prendre à  des  gens  du  peuple  qu'il  est  juste  de  les 
punir  pour  avoir  spéculé  dans  leurs  propres  affai- 
res comme  le  gouvernement  dans  les  siennes.  Mais 
ce  gouvernement  était  l'allié  du  gouvernement 
français,  et  doublement  son  allié,  puisque  son  chef 
était  le  très-patient  beau-père  d'un  terrible  gen- 
dre. Quelles  ressources  donc  pouvait-il  lui  rester? 
Le  mariage  de  sa  fille  lui  avait  valu  d'être  libéré 
de  deux  millions  de  contributions  tout  au  plus;  le 
reste  avait  été  exigé  avec  ce  genre  de  justice  dont 
on  est  si  facilement  capable ,  et  qui  consiste  à  trai- 
ter ses  amis  comme  ses  ennemis  :  de  là  venait  la 
pénurie  des  finances.  Un  autre  malheur  aussi  est 
résulté  de  la  dernière  guerre,  et  surtout  de  la  der- 
nière paix  ;  l'inutilité  du  mouvement  généreux  qui 
avait  illustré  les  armes  autrichiennes  dans  les  ba- 
tailles d'Essling  et  deWagram,  a  refroidi  la  nation 
pour  son  souverain,  qu'elle  aimait  vivement  jadis. 
Il  en  est  de  même  de  tous  les  princes  qui  ont 
traité  avec  l'empereur  Napoléon  ;  il  s'en  est  servi 
comme  de  receveurs  chargés  de  lever  des  impôts 
pour  son  compte  :  il  les  a  forcés  de  pressurer  leurs 
sujets  pour  lui  payer  les  taxes  qu'il  exigeait;  et 
quand  il  lui  a  convenu  de  destituer  ces  souverains, 
les  peuples ,  détachés  d'eux  par  le  mal  même  qu'ils 
avaient  fait  pour  obéir  à  l'empereur,  ne  les  ont 
pas  défendus  contre  lui.  L'empereur  Napoléon  a 
l'art  de  rendre  la  situation  des  pays,  soi-disant  en 
paix,  tellement  malheureuse,  que  tout  change- 
ment leur  est  agréable,  et  qu'une  fois  forcés  de 
donner  des  hommes  et  de  l'argent  à  la  France,  ils 
ne  sentent  guère  l'inconvénient  d'y  être  réunis. 
Ils  ont  tort ,  cependant ,  car  tout  vaut  mieux  que 
de  perdre  le  nom  de  nation  ;  et  comme  les  mal- 
heurs de  l'Europe  sont  causés  par  un  seul  homme, 
il  faut  conserver  avec  soin  ce  qui  peut  renaître 
quand  il  ne  sera  plus. 

Avant  d'arriver  à  Vienne,  comme  j'attendais 
mon  second  fils,  qui  devait  me  rejoindre  avec  mes 
gens  et  mon  bagage ,  je  m'arrêtai  pendant  un  jour 
à  cette  abbaye  de  Melk,  placée  sur  une  hauteur, 


382 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


d'où  l'empereur  Napoléon  avait  contemplé  les  di- 
vers détours  du  Danube ,  et  loué  le  paysage  sur 
lequel  il  allait  fondre  avec  ses  armées.  Il  s'amuse 
souvent  ainsi  à  faire  des  morceaux  poétiques  sur 
les  beautés  de  la  nature  qu'il  va  ravager,  et  sur 
les  effets  de  la  guerre  dont  il  va  accabler  le  genre 
humain.  Après  tout,  il  a  raison  de  s'amuser  de 
toutes  les  manières  aux  dépens  de  la  race  hu- 
maine qui  le  souffre.  L'homme  n'est  arrêté  dans  la 
route  du  mal  que  par  l'obstacle  ou  par  le  remords  : 
personne  ne  lui  a  présenté  l'un ,  et  il  s'est  très-fa- 
cilement affranchi  de  l'autre.  Moi,  qui  suivais  so- 
litairement ses  traces  sur  la  terrasse  d'où  l'on 
voyait  au  loin  la  contrée,  j'en  admirais  la  fécon- 
dité, et  je  m'étonnais  de  voir  que  les  dons  du  ciel 
réparent  si  vite  les  désastres  causés  par  les  hom- 
mes. Ce  sont  les  richesses  morales  qui  ne  revien- 
nent plus,  ou  qui  sont,  du  moins,  perdues  pour 
des  siècles. 

CHAPITRE  VIL 

Séjour  à  Vienne. 

J'arrivai  heureusement  à  Vienne  le  6  de  juin, 
deux  heures  avant  le  départ  d'un  courrier  que 
M.  le  comte  de  Stackelberg,  ambassadeur  de  Rus- 
sie, envoyait  à  Wilna,  où  était  alors  l'empereur 
Alexandre.  M.  de  Stackelberg ,  qui  se  conduisit 
envers  moi  avec  cette  noble  délicatesse ,  l'un  des 
traits  les  plus  éminents  de  son  caractère ,  écrivit , 
par  ce  courrier,  pour  demander  mon  passe-port, 
et  m'assura  que  sous  trois  semaines  je  pouvais 
avoir  la  réponse.  Il  s'agissait  de  passer  ces  trois 
semaines  quelque  part;  mes  amis  autrichiens,  qui 
m'avaient  accueillie  de  la  manière  la  plus  aimable, 
m'assurèrent  que  je  pouvais  rester  à  Vienne  sans 
crainte.  La  cour  alors  était  à  Dresde,  à  la  grande 
réunion  de  tous  les  princes  allemands  rassemblés 
pour  offrir  leurs  hommages  à  l'empereur  de  France. 
Napoléon  s'était  arrêté  à  Dresde  sous  le  prétexte 
de  négocier  encore  de  là ,  pour  éviter  la  guerre 
avec  la  Russie ,  c'est-à-dire,  pour  obtenir,  par  sa 
politique,  le  même  résultat  que  par  ses  armes.  Il 
ne  voulait  pas  d'abord  admettre  le  roi  de  Prusse  à 
son  banquet  de  Dresde;  il  savait  trop  combien  le 
.  creur  de  ce  malheureux  monarque  répugne  à  ce 
qu'il  se  croit  obligé  de  faire.  M.  de  Metternich  ob- 
tint, dit-on,  pour  lui,  cette  humiliante  faveur. 
M.  de  Hardenberg,  qui  l'accompagnait,  fit  obser- 
ver à  l'empereur  Napoléon  que  la  Prusse  avait  payé 
un  tiers  de  plus  que  les  contributions  promises. 
L'empereur  lui  répondit,  en  lui  tournant  le  dos  : 
«  Compte  d'apothicaire;  »  car  il  a  un  plaisir  secret 


à  se  servir  d'expressions  vulgaires  pour  mieux  hu- 
milier ceux  qui  en  sont  l'objet.  Il  mit  assez  de  co- 
quetterie dans  sa  manière  d'être  avec  l'empereur 
et  l'impératrice  d'Autriche ,  parce  qu'il  lui  impor- 
tait que  le  gouvernement  autrichien  prît  une  part 
active  à  sa  guerre  avec  la  Russie.  «  Vous  voyez 
«  bien ,  dit-il ,  à  ce  qu'on  assure ,  à  M.  de  Metter- 
«  nich,  que  je  ne  puis  jamais  avoir  le  moindre  in- 
«  térêt  à  diminuer  la  puissance  de  l'Autriche,  telle 
«  qu'elle  existe  maintenant;  car  d'abord  il  me  con- 
«  vient  que  mon  beau-père  soit  un  prince  très- 
«  considéré;  d'ailleurs,  je  me  fie  plus  aux  ancien- 
«  nés  dynasties  qu'aux  nouvelles.  Le  général  Ber- 
«  nadotte  n'a-t-il  pas  pris  le  parti  de  faire  la  paix 
«  avec  l'Angleterre  ?  »  Et  en  effet ,  le  prmce  royal 
de  Suède,  comme  on  le  verra  par  la  suite,  s'était 
courageusement  déclaré  pour  les  intérêts  du  pays 
qu'il  gouvernait. 

L'empereur  de  France  ayant  quitté  Dresde  pour 
passer  en  revue  ses  armées ,  l'impératrice  alla  s'é- 
tablir pendant  quelque  temps  à  Prague,  avec  sa 
famille.  Napoléon,  en  partant,  régla  lui-même  l'é- 
tiquette qui  devait  exister  entre  le  père  et  la  fille , 
et  l'on  doit  penser  qu'elle  n'était  pas  facile ,  puis- 
qu'il aime  presque  autant  l'étiquette  par  défiance 
que  par  vanité,  c'est-à-dire,  comme  un  moyen 
d'isoler  tous  les  individus  entre  eux ,  sous  prétexte 
de  marquer  leurs  rangs. 

Les  dix  premiers  jours  que  je  passai  à  Vienne  ne 
furent  troublés  par  aucun  nuage,  et  j'étais  ravie  de 
me  trouver  ainsi  au  milieu  d'une  société  qui  me 
plaisait ,  et  dont  la  manière  de  penser  répondait  à 
la  mienne  ;  car  l'opinion  n'était  point  favorable  à 
l'alliance  avec  Napoléon,  et  le  gouvernement  l'avait 
conclue  sans  être  appuyé  par  l'assentiment  natio- 
nal. En  effet,  une  guerre  dont  l'objet  ostensible 
était  le  rétablissement  de  la  Pologne,  pouvait-elle 
être  faite  par  la  puissance  qui  avait  contribué  au 
partage  de  la  Pologne,  et  retenait  encore  en  ses 
mains,  avec  plus  de  persistance  que  jamais,  le  tiers 
de  cette  Pologne.-'  Trente  mille  hommes  étaient 
envoyés  par  le  gouvernement  autrichien  pour  ré- 
tablir la  confédération  de  Pologne  à  Varsovie ,  et 
presque  autant  d'espions  s'attachaient  aux  pas  des 
Polonais  de  GaUicie,  qui  voulaient  avoir  des  dé- 
putés à  cette  confédération.  Il  fallait  donc  que  le 
gouvernement  autrichien  parlât  contre  les  Polonais, 
en  soutenant  leur  cause,  et  qu'il  dît  à  ses  sujets 
de  GaUicie  :  «  Je  vous  défends  d'être  de  l'avis  que 
je  soutiens.  »  Quelle  métaphysique  !  on  la  trouve- 
rait bien  embrouillée  si  la  peur  n'expliquait  pas 
tout. 

Parmi  les  nations  que  Bonaparte  traîne  après  lui, 


DIX  ANNEES  D'EXIL, 


383 


la  seule  qui  mérite  de  l'intérêt,  ce  sont  les  Polo- 
nais. Je  crois  qu'ils  savent  aussi  bien  que  nous 
qu'ils  ne  sont  que  le  prétexte  de  la  guerre,  et  que 
l'empereur  ne  se  soucie  pas  de  leur  indépendance. 
Il  n'a  pu  s'abstenir  d'exprimer  plusieurs  fois  à  l'em- 
pereur Alexandre  son  dédain  pour  la  Pologne,  par 
cela  seulement  qu'elle  veut  être  libre  ;  mais  il  lui 
convient  de  la  mettre  en  avant  contre  la  Russie ,  et 
les  Polonais  profitent  de  cette  circonstance  pour 
se  rétablir  comme  nation.  Je  ne  sais  s'ils  y  réussi- 
ront, car  le  despotisme  donne  difficilement  la  liberté, 
et  ce  qu'ils  regagneront  dans  leur  cause  particu- 
lière, ils  le  perdront  dans  la  cause  de  l'Europe.  Ils 
seront  Polonais ,  mais  Polonais  aussi  esclaves  que 
les  trois  nations  dont  ils  ne  dépendront  plus.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  Polonais  sont  les  seuls  Européens 
qui  puissent  servir  sans  honte  sous  les  drapeaux 
de  Bonaparte.  Les  princes  de  la  confédération  du 
Rhin  croient  y  trouver  leur  intérêt  en  perdant  leur 
honneur;  mais  l'Autriche,  par  une  combinaison 
vraiment  remarquable,  y  sacrifie  tout  à  la  fois  son 
honneur  et  son  intérêt.  L'empereur  Napoléon  vou- 
lait obtenir  de  l'archiduc  Charles  de  commander 
ces  trente  mille  hommes  ;  mas  l'archiduc  s'est  heu- 
reusement refusé  à  cet  affront;  et  quand  je  le  vis 
se  promener  seul ,  en  habit  gris ,  dans  les  allées  du 
Prater,  je  retrouvai  pour  lui  tout  mon  ancien 
respect. 

Ce  même  employé  qui  avait  si  indignement  con- 
seillé de  Hvrer  les  Tyroliens,  était  à  Vienne ,  en 
l'absence  de  M.  de  Metternich ,  chargé  de  la  police 
des  étrangers,  et  il  s'en  acquittait  comme  on  va 
voir.  Pendant  les  premiers  jours  il  me  laissa  tran- 
quille ;  j'avais  déjà  passé  un  hiver  à  Vienne ,  très- 
bien  accueiUie  par  l'empereur,  l'impératrice  et 
toute  la  cour  :  il  était  donc  difficile  de  me  dire  que 
cette  fois  on  ne  voulait  pas  me  recevoir,  parce 
que  j'étais  en  disgrâce  auprès  de  l'empereur  Napo- 
léon ,  surtout  lorsque  cette  disgrâce  était  en  partie 
causée  par  les  éloges  que  j'avais  donnés  dans  r/ion 
livre  à  la  morale  et  au  génie  littéraire  des  Alle- 
mands. Mais  ce  qui  était  encore  plus  difficile,  c'était 
de  se  risquer  à  déplaire  en  rien  à  une  puissance 
à  laquelle  il  faut  convenir  qu'ils  pouvaient  bien  me 
sacrifier,  après  tout  ce  qu'ils  avaient  déjà  fait  pour 
elle.  Je  crois  donc  qu'après  que  j'eus  passé  quel- 
ques jours  à  Vienne,  il  arriva  au  chef  de  la  police 
quelques  renseignements  plus  précis  sur  ma  situa- 
tion à  l'égard  de  Bonaparte,  et  qu'il  se  crut  obligé 
de  me  surveiller.  Or,  voici  sa  manière  de  surveiller  : 
il  établit  à  ma  porte,  dans  la  rue ,  des  espions  qui  me 
suivaient  à  pied  quand  ma  voiture  allait  doucement, 
et  qui  prenaient  des  cabriolets  pour  ne  pas  me  perdre 


de  vue  dans  mes  courses  à  la  campagne.  Cette  ma- 
nière de  faire  la  police  me  paraissait  réunir  tout  à 
la  fois  le  machiavélisme  français  à  la  lourdeur  alle- 
mande. Les  Autrichiens  se  sont  persuadés  qu'ils  ont 
été  battus  faute  d'avoir  autant  d'esprit  que  les  Fran- 
çais, et  que  l'esprit  des  Français  consiste  dans  leurs 
moyens  de  police  ;  en  conséquence,  ils  se  sont  mis  à 
faire  de  l'espionnage  avec  méthode ,  à  organiser  os- 
tensiblement ce  qui  tout  au  moins  doit  être  caché  ; 
et  destinés  par  la  nature  à  être  honnêtes  gens,  ils  se 
sont  fait  une  espèce  de  devoir  d'imiter  un  État  ja- 
cobin et  despotique  tout  ensemble. 

Je  devais  m'inquiéter  cependant  de  cet  espion- 
nage, quand  il  suffisait  du  moindre  sens  commun 
pour  voir  que  je  n'avais  d'autre  but  que  de  fuir.  On 
m'alarma  sur  l'arrivée  de  mon  passe-port  russe  ;  on 
prétendit  que  l'on  me  le  ferait  attendre  plusieurs 
mois,  et  qu'alors  la  guerre  m'empêcherait  de  passer. 
Il  m'était  aisé  de  juger  que  je  ne  pourrais  pas  rester 
à  Vienne,  du  moment  que  l'ambassadeur  de  France 
serait  de  retour  :  que  deviendrais-je  alors  ?  Je  sup- 
pliai M.  de  Stackelberg  de  me  donner  une  manière 
de  passer  par  Odessa  pour  me  rendre  à  Constanti- 
nople.  Mais  Odessa  étant  russe,  il  fallait  également 
un  passe-port  de  Pétersbourg  pour  y  arriver;  il  ne 
restait  donc  d'ouvert  que  la  route  directe  de  Tur- 
quie par  la  Hongrie,  et  cette  route  passant  sur  les 
confins  de  la  Servie  était  sujette  à  mille  dangers. 
On  pouvait  encore  gagner  le  port  de  Salonique  à 
travers  l'intérieur  de  la  Grèce  ;  l'archiduc  François 
avait  suivi  ce  chemin  pour  se  rendre  en  Sardaigne  ; 
mais  l'archiduc  François  monte  très-bien  à  cheval , 
et  c'est  ce  dont  je  n'étais  guère  capable  :  encore 
moins  pouvais-je  me  résoudre  à  exposer  une  aussi 
jeune  fille  que  la  mienne  à  un  tel  voyage.  Il  fallait 
donc,  quoi  qu'il  m'en  coûtât,  me  résoudre  à  me 
séparer  d'elle ,  pour  l'envoyer  par  le  Danemark  et 
la  Suède,  accompagnée  de  personnes  sûres.  Je  con- 
clus ,  à  tout  hasard ,  un  accord  avec  un  Arménien , 
pour  qu'il  me  conduisît  à  Constantinople.  Je  me 
proposais  de  passer  de  là  par  la  Grèce,  la  Sicile, 
Cadix  et  Lisbonne  ;  et ,  quelque  chanceux  que  fût 
ce  voyage,  il  offrait  à  l'imagination  une  grande 
perspective.  Je  fis  demander  au  bureau  des  affaires 
étrangères,  dirigé  par  un  subalterne  en  l'absence  de 
M.  de  Metternich,  un  passe-port  qui  me  permît  de 
sortir  d'Autriche  par  la  Hongrie,  ou  par  la  Gal- 
licie,  suivant  que  j'irais  à  Pétersbourg  ou  à  Cons- 
tantinople. On  me  fit  répondre  qu'il  fallait  me 
décider  ;  qu'on  ne  pouvait  pas  donner  un  passe-port 
pour  sortir  par  deux  frontières  différentes,  et  que 
même,  pour  aller  à  Presbourg , qui  est  la  première 
ville  de  Hongrie,  à  six  lieues  de  Vienne,  il  fallait 


384 


DIX  A.NNEES  D'EXIL. 


une  autorisation  du  comité  des  états.  Certes ,  on 
ne  pouvait  s'empêcher  de  le  penser,  l'Europe,  jadis 
si  facilement  ouverte  à  tous  les  voyageurs,  est  de- 
venue, sous  l'influence  de  l'empereur  Napoléon, 
comme  un  grand  filet  qui  vous  enlace  à  chaque  pas. 
Que  de  gênes,  que  d'entraves  pour  les  moindres 
mouvements  !  Et  conçoit-on  que  les  malheureux 
gouvernements  que  la  France  opprime ,  s'en  con- 
solent en  faisant  peser  de  mille  manières  sur  leurs 
sujets  le  misérable  reste  de  pouvoir  qu'on  leur  a 
laissé! 

CHAPITRE  YIII. 

Départ  de  Fienne. 

Obligée  de  choisir,  je  me  décidai  pour  la  Galli- 
cie,  qui  me  conduisait  au  pays  que  je  préférais,  la 
Russie.  Je  me  persuadai  qu'une  fois  éloignée  de 
Vienne,  toutes  ces  tracasseries,  suscitées  sans 
doute  par  le  gouvernement  français ,  cesseraient , 
et  qu'en  tout  cas  je  pourrais,  s'il  était  nécessaire, 
partir  de  Gallicie  pour  regagner  Bucharest  par  la 
Transylvanie.  La  géographie  de  l'Europe,  telle  que 
Napoléon  l'a  faite ,  ne  s'apprend  que  trop  bien  par 
le  malheur  :  les  détours  qu'il  fallait  prendre  pour 
éviter  sa  puissance  étaient  déjà  de  près  de  deux 
mille  lieues V  et  maintenant,  en  partant  de  Vienne 
même,  j'étais  réduite  à  emprunter  le  territoire 
asiatique  pour  y  échapper.  Je  partis  donc  sans 
avoir  reçu  mon  passe-port  de  Russie,  espérant 
calmer  ainsi  les  inquiétudes  que  la  police  subal- 
terne de  Vienne  concevait  de  la  présence  d'une 
personne  qui  était  en  disgrâce  auprès  de  l'empe- 
reur Napoléon.  Je  priai  un  de  mes  amis  de  me  re- 
joindre, en  marchant  jour  et  nuit,  dès  que  la  ré- 
ponse de  Russie  serait  arrivée,  et  je  m'acheminai 
sur  la  route.  Je  fis  mal  de  prendre  un  tel  parti ,  car 
à  Vienne  j'étais  défendue  par  mes  amis  et  par  l'o- 
pinion publique  ;  je  pouvais  de  là  facilement  m'a- 
dresser  à  l'empereur  ou  à  son  premier  ministre  ; 
mais  une  fois  confinée  dans  une  ville  de  province , 
je  n'avais  plus  affaire  qu'aux  pesantes  méchancetés 
d'un  sous-ordre,  qui  voulait  se  faire  un  mérite  de 
ses  procédés  envers  moi  auprès  du  gouvernement 
français  :  voici  comment  il  s'y  prit. 

Je  m'arrêtai  quelques  jours  à  Brunn,  capitale 
de  la  Moravie,  où  l'on  retenait  en  exil  un  colonel 
anglais,  M.  Mills,  homme  d'une  bonté  et  d'une 
obligeance  parfaites,  et,  suivant  l'expression  an- 
glaise, tout  à  fait  inoffensif.  On  le  rendait  horri- 
iîlement  malheureux,  sans  prétexte  et  sans  utilité. 
Mais  le  ministère  autrichien  se  persuade  apparem- 
ment qu'il  se  donnera  l'air  de  la  force  en  se  faisant 


persécuteur  :  les  avisés  ne  s'y  trompent  pas,  et, 
comme  le  disait  un  homme  d'esprit,  sa  manière  de 
gouverner  en  fait  de  police,  ressemble  à  ces  senti- 
nelles placées  sur  la  citadelle  de  Brunn,  à  demi 
détruite;  il  fait  exactement  la  garde  autour  des 
ruines.  A  peine  étais-je  à  Brunn ,  qu'on  me  suscita 
tous  les  genres  de  tracasseries  sur  mes  passe-ports 
et  sur  ceux  de  mes  compagnons  de  voyage.  Je  de- 
mandai la  permission  d'envoyer  mon  fils  à  Vienne, 
pour  donner  à  cet  égard  les  éclaircissements  né- 
cessaires ;  on  me  déclara  qu'il  n'était  pas  permis  à 
mon  fils  plus  qu'à  moi  de  faire  une  lieue  en  arrière. 
J'ignore  si  l'empereur  d'Autriche  ou  M.  de  Metter- 
nich  étaient  instruits  de  toutes  ces  absurdes  plati- 
tudes; mais  je  rencontrai  à  Brunn,  dans  les  em- 
ployés du  gouvernement,  à  quelques  exceptions 
près ,  une  crainte  de  se  compromettre  qui  me  parut 
tout  à  fait  digne  du  régime  actuel  de  la  France  ;  et 
même,  il  faut  en  convenir,  quand  les  Français  ont 
peur,  ils  sont  plus  excusables ,  car,  sous  l'empereur 
Napoléon ,  il  s'agit  au  moins  de  l'exil ,  de  la  prison 
ou  de  la  mort. 

Le  gouverneur  de  Moravie ,  homme  d'ailîeurs 
fort  estimable,  m'annonça  qu'on  m'ordonnait  de 
traverser  la  Gallicie  le  plus  vite  possible,  et  qu'il 
m'était  interdit  de  m'arrêter  plus  de  vingt-quatre 
heures  à  Lanzut,  où.  j'avais  l'intention  d'aller. 
Lanzut  est  la  terre  de  la  princesse  Lubomirska , 
sœur  du  prince  Adam  Czartorinski ,  maréchal  de 
la  confédération  polonaise,  que  les  troupes  autri- 
chiennes allaient  soutenir.  La"  princesse  Lubomirska 
était  elle-même  généralement  considérée  par  son 
caractère  personnel,  et  surtout  par  la  généreuse 
bienfaisance  avec  laquelle  elle  se  servait  de  sa  for- 
tune; de  plus,  son  attachement  à  la  maison  d'Au- 
triche était  connu,  et,  quoique  Polonaise,  elle 
n'avait  point  pris  part  à  l'esprit  d'opposition  qui 
s'est  toujours  manifesté  en  Pologne  contre  le  gou- 
vernement autrichien.  Son  neveu  et  sa  nièce,  le 
prince  Henri  et  la  princesse  Thérèse,  avec  qui  j'a- 
vais le  bonheur  d'être  liée ,  sont  doués  l'un  et  l'autre 
des  qualités  les  plus  brillantes  et  les  plus  aimables  ; 
on  pouvait  sans  doute  les  croire  très-attachés  à  leur 
patrie  polonaise;  mais  il  était  alors  assez  difficile 
de  faire  un  crime  de  cette  opinion ,  quand  on  en- 
voyait le  prince  de  Schwarzenberg  à  la  tête  de 
trente  mille  hommes,  se  battre  pour  le  rétablisse- 
ment de  la  Pologne.  A  quoi  n'en  sont  pas  réduits 
ces  malheureux  princes  à  qui  l'on  dit  sans  cesse 
qu'il  faut  obéir  aux  circonstances  ?  c'est  leur  pro- 
poser de  gouverner  à  tout  vent.  Les  succès  de 
Bonaparte  font  envie  à  la  plupart  des  gouvernants 
d'Allemagne;  ils  se  persuadent  que  c'est  pour  avoir 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


385 


été  trop  honnêtes  gens  qu'ils  ont  été  battus ,  tandis 
que  c'est  pour  ne  l'avoir  point  été  assez.  Si  les  Alle- 
mands avaient  imité  les  Espagnols ,  s'ils  s'étaient 
dit  :  Quoi  qu'il  arrive ,  nous  ne  supporterons  pas 
le  joug  étranger,  ils  seraient  encore  une  nation,  et 
leurs  princes  ne  traîneraient  pas  dans  les  salons , 
je  ne  dis  pas  de  l'empereur  Napoléon,  mais  de  tous 
ceux  sur  lesquels  un  rayon  de  sa  faveur  est  tombé. 
L'empereur  d'Autriche  et  sa  spirituelle  compagne 
conservent  sûrement  autant  de  dignité  qu'ils  le 
peuvent  dans  leur  situation  ;  mais  cette  situation 
est  si  fausse  en  elle-même,  qu'on  ne  peut  la  rele- 
ver. Aucune  des  actions  du  gouvernement  autri- 
chien en  faveur  de  la  domination  française  ne  sau- 
rait être  attribuée  qu'à  la  peur,  et  cette  muse 
nouvelle  inspire  de  tristes  chants. 

J'essayai  de  représenter  au  gouverneur  de  Mo- 
ravie que  si  l'on  me  poussait  ainsi  avec  tant  de 
politesse  vers  la  frontière ,  je  ne  saurais  que  deve- 
nir, n'ayant  pas  mon  passe-port  russe ,  et  que  je 
me  verrais  contrainte,  ne  pouvant  ni  revenir  ni 
avancer,  à  passer  ma  vie  à  Brody,  ville  frontière 
entre  la  Russie  et  l'Autriche,  où  les  juifs  se  sont 
établis  pour  faire  le  commerce  de  transport  d'un 
empire  à  l'autre.  «  Ce  que  vous  me  dites  est  vrai , 
me  répondit  le  gouverneur;  mais  voici  mon  or- 
dre. »  Depuis  quelque  temps  les  gouvernements 
ont  trouvé  l'art  de  persuader  qu'un  agent  civil  est 
soumis  à  la  même  discipline  qu'un  officier  :  la  ré- 
flexion, dans  ce  second  cas,  est  interdite,  ou  du 
moins  elle  trouve  rarement  sa  place;  mais  on 
aurait  de  la  peine  à  faire  comprendre  à  des  hommes 
responsables  devant  la  loi ,  comme  le  sont  tous  les 
magistrats  en  Angleterre,  qu'il  ne  leur  est  pas 
permis  de  juger  l'ordre  qu'on  leur  donne.  Et  qu'ar- 
rive-t-il  de  cette  servile  obéissance?  si  elle  n'avait 
que  le  chef  suprême  pour  objet,  elle  pourrait  en- 
core se  concevoir  dans  une  monarchie  absolue; 
mais  en  l'absence  de  ce  chef,  ou  de  celui  qui  le 
représente ,  un  subalterne  peut  abuser  à  son  gré 
de  ces  mesures  de  police ,  infernale  découverte  des 
gouvernements  arbitraires ,  et  dont  la  vraie  gran- 
deur ne  fera  jamais  usage. 

Je  partis  pour  la  Gallicie ,  et  cette  fois ,  je  l'a- 
voue ,  j'étais  complètement  abattue  ;  le  fantôme  de 
la  tyrannie  me  poursuivait  partout;  je  voyais  ces 
Allemands,  que  j'avais  connus  si  honnêtes,  dépra- 
vés par  la  funeste  mésalliance  qui  semblait  avoir 
altéré  le  sang  même  des  sujets ,  comme  celui  de 
leur  souverain.  Je  crus  qu'il  n'y  avait  plus  d'Eu- 
rope que  par  delà  les  mers  ou  les  Pyrénées ,  et  je 
désespérais  d'atteindre  un  asile  selon  mon  âme. 
Le  spectacle  de  la  Gallicie  n'était  pas  propre  à  ra- 


nimer les  espérances  sur  le  sort  de  la  race  humaine. 
Les  Autrichiens  ne  savent  pas  se  faire  aimer  des 
peuples  étrangers  qui  leur  sont  soumis.  Pendant 
qu'ils  ont  possédé  Venise,  la  première  chose  qu'ils 
ont  faite  a  été  de  défendre  le  carnaval ,  qui  était 
devenu ,  pour  ainsi  dire,  une  institution ,  tant  il  y 
avait  de  temps  qu'on  parlait  du  carnaval  de  Venise. 
Les  hommes  les  plus  roides  de  la  monarchie  furent 
choisis  pour  gouverner  cette  ville  joyeuse;  aussi  les 
peuples  du  Midi  aiment-ils  presque  mieux  être  pillés 
par  des  Français  que  régentés  par  des  Autrichiens. 
Les  Polonais  aiment  leur  patrie  comme  un  ami 
malheureux  :  la  contrée  est  triste  et  monotone,  le 
peuple  ignorant  et  paresseux  :  on  y  a  toujours 
voulu  la  liberté,  on  n'a  jamais  su  l'y  établir.  Mais 
les  Polonais  croient  devoir  et  pouvoir  gouverner 
la  Pologne,  et  ce  sentiment  est  naturel.  Cependant 
l'éducation  du  peuple  y  est  si  négligée ,  et  toute 
espèce  d'industrie  lui  est  si  étrangère,  que  les  juifs 
se  sont  emparés  de  tout  le  commerce,  et  font  ven- 
dre aux  paysans,  pour  une  provision  d'eau-de-vie, 
toute  la  récolte  de  l'année  prochaine.  La  distance 
des  seigneurs  aux  paysans  est  si  grande ,  le  luxe 
des  uns  et  l'affreuse  misère  des  autres  offrent  un 
contraste  si  choquant,  que  probablement  les  Autri- 
chiens y  ont  apporté  des  lois  meilleures  que  celles 
qui  y  existaient.  Mais  un  peuple  fier ,  et  celui-ci 
l'est  dans  sa  détresse,  ne  veut  pas  qu'on  l'humilie, 
même  en  lui  faisant  du  bien,  et  c'est  à  quoi  les 
Autrichiens  n'ont  jamais  manqué.  Ils  ont  divisé  la 
Gallicie  en  cercles ,  et  chacun  de  ces  cercles  est 
commandé  par  un  fonctionnaire  allemand;  quel- 
quefois un  homme  distingué  se  charge  de  cet 
emploi ,  mais  le  plus  souvent  c'est  une  espèce  de 
brutal  pris  dans  les  rangs  subalternes,  et  qui  com- 
mande despotiquement  aux  plus  grands  seigneurs 
de  la  Pologne.  La  police  qui,  dans  les  temps  ac- 
tuels ,  a  remplacé  le  tribunal  secret ,  autorise  les 
mesures  les  plus  oppressives.  Or,  qu'on  se  repré- 
sente ce  que  c'est  que  la  police,  c'est-à-dire,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  subtil  et  de  plus  arbitraire  dans  le  gou- 
vernement, confiée  aux  mains  grossières  d'un  ca- 
pitaine de  cercle.  On  voit  à  chaque  poste  de  la 
Gallicie  trois  espèces  de  personnes  accourir  autour 
des  voitures  des  voyageurs,  les  marchands  juifs, 
les  mendiants  polonais  et  les  espions  allemands. 
Le  pays  ne  semble  habité  que  par  ces  trois  espèces 
d'hommes.  Les  mendiants,  avec  leur  longue  barbe 
et  leur  ancien  costume  sarmate,  inspirent  une  pro- 
fonde pitié;  il  est  bien  vrai  que  s'ils  voulaient  tra- 
vailler ils  ne  seraient  plus  dans  cet  état  :  mais  ou 
ne  sait  si  c'est  orgueil  ou  paresse  qui  leur  fait  dé- 
daigner le  soin  de  la  terre  asservie. 


386 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


On  rencontre  sur  les  grands  chemins  des  pro- 
cessions de  femmes  et  d'hommes  portant  l'éten- 
dard de  la  croix,  et  chantant  des  psaumes;  une 
profonde  expression  de  tristesse  règne  sur  leur 
visage  :  je  les  ai  vus  quand  on  leur  donnait ,  non 
pas  de  l'argent ,  mais  des  aliments  meilleurs  que 
ceux  auxquels  ils  étaient  accoutumés ,  regarder  le 
ciel  avec  étonnement,  comme  s'ils  ne  se  croyaient 
pas  faits  pour  jouir  de  ses  dons.  L'usage  des  gens 
du  peuple,  en  Pologne,  est  d'embrasser  les  genoux 
des  seigneurs,  quand  ils  les  rencontrent;  on  ne 
peut  faire  un  pas  dans  un  village  sans  que  les  fem- 
mes, les  enfants,  les  vieillards  vous  saluent  de  cette 
manière^  On  voit  au  milieu  de  ce  spectacle  de  mi- 
sère quelques  hommes  vêtus  en  mauvais  fracs, 
qui  espionnaient  le  malheur  ;  car  c'était  là  le  seul 
objet  qui  pût  s'offrir  à  leur  vue.  Les  capitaines 
de  cercles  refusaient  des  passe-ports  aux  seigneurs 
polonais ,  dans  la  crainte  qu'ils  ne  se  vissent  les 
uns  les  autres,  ou  qu'ils  n'allassent  à  Varsovie. 
Ils  obligeaient  ces  seigneurs  à  comparaître  tous  les 
huit  jours ,  pour  constater  leur  présence.  Les  Au- 
trichiens proclamaient  ainsi  de  toutes  les  manières 
qu'ils  se  savaient  détestés  en  Pologne ,  et  ils  par- 
tageaient leurs  troupes  en  deux  moitiés  :  l'une 
chargée  de  soutenir  au  dehors  les  intérêts  de  la 
Pologne,  et  l'autre  qui  devait  au  dedans  empêcher 
les  Polonais  de  servir  cette  même  cause.  Je  ne  crois 
pas  que  jamais  un  pays  ait  été  plus  misérablement 
gouverné ,  du  moins  sous  les  rapports  politiques , 
que  ne  l'était  alors  la  Gallicie;  et  c'est  apparem- 
ment pour  dérober  ce  spectacle  aux  regards  qu'on 
était  si  difficile  pour  le  séjour ,  ou  même  pour  le 
passage  des  étrangers  dans  ce  pays. 

Voici  la  manière  dont  la  police  autrichienne  se 
conduisit  envers  moi  pour  hâter  mon  voyage  :  il 
faut,  dans  cette  route,  faire  viser  son  passe -port 
par  chaque  capitaine  de  cercle  ;  et  de  trois  postes 
l'une  on  trouvait  l'un  de  ces  chefs-lieux  de  cercle. 
C'est  dans  les  bureaux  de  la  police  de  ces  villes  que 
l'on  avait  fait  placarder  qu'il  fallait  me  surveiller 
quand  je  passerais.  Si  ce  n'était  pas  une  rare  im- 
pertinence que  de  traiter  ainsi  une  femme ,  et  une 
femme  persécutée  pour  avoir  rendu  justice  à  l'Al- 
magne ,  on  ne  pourrait  s'empêcher  de  rire  de  cet 
excès  de  bêtise ,  qui  fait  afficher  en  lettres  majus- 
cules des  mesures  de  police ,  dont  le  secret  fait 
toute  la  force.  Cela  me  rappelait  M.  de  Sartines , 
qui  avait  proposé  de  donner  une  livrée  aux  es- 
pions. Ce  n'est  pas  que  le  directeur  de  toutes  ces 
platitudes  n'ait,  dit -on,  une  sorte  d'esprit;  mais 
il  a  tellement  envie  de  complaire  au  gouvernement 
français,  qu'il  cherche  surtout  à  se  faire  honneur 


de  ses  bassesses  le  plus  ostensiblement  qu'il  peut. 
Cette  surveillance  proclamée  s'exécutait  avec  au- 
tant de  finesse  qu'elle  était  conçue  ;  un  caporal 
ou  un  commis ,  ou  tous  les  deux  ensemble ,  ve- 
naient regarder  ma  voiture  en  fumant  leur  pipe, 
et  quand  ils  en  avaient  fait  le  tour,  ils  s'en  allaient 
sans  même  daigner  me  dire  si  elle  était  en  bon 
état  :  ils  auraient  du  moins  alors  servi  à  quelque 
chose.  J'avançais  lentement  pour  attendre  le  passe- 
port russe ,  mon  seul  moyen  de  salut  dans  cette 
circonstance.  Un  matin  je  me  détournai  de  ma 
route  pour  aller  voir  un  château  ruiné  qui  appar- 
tenait à  la  princesse  maréchale.  Je  passai ,  pour  y 
arriver ,  par  des  chemins  dont  on  n'a  pas  l'idée 
sans  avoir  voyagé  en  Pologne.  Au  milieu  d'une 
espèce  de  désert  que  je  traversais  seule  avec  mon 
fils,  un  homme  à  cheval  me  salua  en  français;  je 
voulus  lui  répondre  :  il  était  déjà  loin.  Je  ne  puis 
exprimer  l'effet  que  produisit  sur  moi  cette  langue 
amie,  dans  un  moment  si  cruel.  Ah!  si  les  Fran- 
çais devenaient  libres ,  comme  on  les  aimerait  !  ils 
seraient  les  premiers  eux-mêmes  à  mépriser  leurs 
alliés  de  ce  moment-ci.  Je  descendis  dans  la  cour 
de  ce  château  tout  en  décombres  ;  le  concierge ,  sa 
femme  et  ses  enfants  vinrent  au-devant  de  moi, 
et  embrassèrent  mes  genoux.  Je  leur  avais  fait  sa- 
voir par  un  mauvais  interprète  que  je  connaissais 
la  princesse  Lubomirska  ;  ce  nom  suffit  pour  leur 
inspirer  de  la  confiance  :  ils  ne  doutèrent  point  de 
ce  que  je  disais,  bien  que  je  fusse  arrivée  dans  un 
très-mauvais  équipage.  Ils  m'ouvrirent  une  salle 
qui  ressemblait  à  une  prison ,  et ,  au  moment  où 
j'y  entrai,  l'une  des  femmes  vint  y  brûler  des  par- 
fums. Il  n'y  avait  ni  pain  blanc  ni  viande ,  mais 
un  vin  exquis  de  Hongrie,  et  partout  des  débris  de 
magnificence  se  trouvaient  à  côté  de  la  plus  grande 
misère.  Ce  contraste  se  retrouve  souvent  en  Po- 
logne ;  il  n'y  a  pas  de  lits  dans  les  maisons  mêmes 
où  règne  l'élégance  la  plus  recherchée.  Tout  sem- 
ble esquisse  dans  ce  pays,  et  rien  n'y  est  terminé; 
mais  ce  qu'on  ne  saurait  trop  louer,  c'est  la  bonté 
du  peuple  et  la  générosité  des  grands  :  les  uns  et 
les  autres  sont  aisément  remués  par  tout  ce  qui 
est  bon  et  beau ,  et  les  agents  que  l'Autriche  y  en- 
voie semblent  des  hommes  de  bois  au  milieu  de 
cette  nation  mobile. 

Enfin  mon  passe -port  de  Russie  arriva,  et  j'en 
serai  reconnaissante  toute  ma  vie ,  tant  il  me  fit 
plaisir.  Mes  amis  de  Vienne  étaient  parvenus , 
dans  le  même  moment,  à  écarter  de  moi  la  maligne 
influence  de  ceux  qui  croyaient  plaire  à  la  France 
en  me  tourmentant.  Je  me  flattai,  cette  fois,  d'être 
tout  à  fait  à  l'abri  de  nouvelles  peines  ;  mais  j'ou- 


DIX  ANNEES  D'EXTL. 


387 


bliais  que  la  circulaire  qui  ordonnait  à  tous  les 
capitaines  de  cercles  de  me  surveiller  n'était  pas 
encore  révoquée,  et  que  c'était  directement  du 
miaistère  que  je  tenais  la  promesse  de  faire  cesser 
ces  ridicules  tourments.  Je  crus  pouvoir  suivre 
mon  premier  projet  et  m'arréter  à  Lanzut ,  ce  châ- 
teau de  la  princesse  Lubomirska,  si  fameux  en 
Pologne ,  parce  qu'il  réunit  tout  ce  que  le  goût 
et  la  magnificence  peuvent  offrir  de  plus  parfait. 
Je  me  faisais  un  grand  plaisir  d'y  revoir  le  prince 
Henri  Lubomirski ,  dont  la  société ,  ainsi  que  celle 
de  sa  charmante  femme ,  m'avait  fait  passer ,  à 
Genève,  les  moments  les  plus  doux.  Je  me  propo- 
sais d'y  rester  deux  jours,  et  de  continuer  ma 
roule  bien  vite,  puisque  de  toutes  parts  on  annon- 
çait la  guerre  déclarée  entre  la  France  et  la  E.us- 
sie.  Je  ne  vois  pas  trop  ce  qu'il  y  avait  de  redouta- 
ble pour  le  repos  de  l'Autriche  dans  mon  projet  : 
c'était  une  bizarre  idée  que  de  craindre  mes  relations 
avec  les  Polonais ,  puisque  les  Polonais  servaient 
alors  Bonaparte.  Sans  doute ,  et  je  le  répète ,  on 
ne  peut  les  confondre  avec  les  autres  peuples  tri- 
butaires de  la  France  :  il  est  affreux  de  ne  pouvoir 
espérer  la  liberté  que  d'un  despote ,  et  de  n'atten- 
dre l'indépendance  de  sa  propre  nation  que  de  l'as- 
servissement du  reste  de  l'Europe;  mais,  enfin, 
dans  cette  cause  polonaise,  le  ministère  autrichien 
était  plus  suspect  que  moi ,  car  il  donnait  ses  trou- 
pes pour  la  soutenir,  et  moi  je  consacrais  mes 
pauvres  forces  à  proclamer  la  justice  de  la  cause 
européenne ,   défendue   alors  par  la  Russie.   Au 
reste,  le  ministère  autrichien  et  les  gouvernements 
alliés  de  Bonaparte  ne  savent  plus  ce  que  c'est 
qu'une  opinion,  une  conscience,  une  affection;  il 
ne  leur  reste ,  de  l'inconséquence  de  leur  propre 
conduite  et  de  l'art  avec  lequel  la  diplomatie  de 
Napoléon  les  a  enlacés,  qu'une  seule  idée  nette, 
celle  de  la  force ,  et  ils  font  tout  pour  lui  complaire. 

CHAPITRE  IX. 

Passage  en  Pologiie. 

J'arrivai  dans  les  premiers  jours  de  juillet  au  chef- 
lieu  du  cercle  dont  dépend  Lanzut  ;  ma  voiture 
s'arrêta  devant  la  poste ,  et  mon  fils  alla ,  comme  à 
l'ordinaire ,  faire  viser  mon  passe-port.  Au  bout 
d'un  quart  d'heure  ,  je  m'étonnais  de  ne  pas  le  re- 
voir, et  je  priai  M.  Schlegel  d'aller  savoir  à  quoi 
tenait  ce  retard.  Tous  les  deux  revinrent  suivis 
d'un  homme  dont  je  n'oublierai  de  ma  vie  la  figure  : 
un  sourire  gracieux  sur  des  traits  stupides  donnait 
à  sa  physionomie  l'expression  la  plus  désagréable. 
Mon  fils ,  hors  de  lui ,  m'apprit  que  le  capitaine  du 


cercle  lui  avait  déclaré  que  je  ne  pouvais  rester 
plus  de  huit  heures  à  Lanzut ,  et  que ,  pour  s'as- 
surer de  mon  obéissance  à  cet  ordre,  un  de  ses 
commissaires  me  suivrait  jusqu'au  château  ,  y  en- 
trerait avec  moi ,  et  ne  me  quitterait  qu'après  que 
j'en  serais  partie.  Mon  fils  avait  représenté  à  ce 
capitaine  qu'abîmée  de  fatigue,  comme  je  l'étais, 
j'avais  besoin  de  plus  de  huit  heures  pour  me  re- 
poser, et  que  la  vue  d'un  commissaire  de  police , 
dans  mon  état  de  souffrance,  pourrait  me  causer 
un  ébranlement  très-funeste.  IjC  capitaine  lui  avait 
répondu  avec  une  brutalité  qu'on  ne  saurait  rencon- 
trer que  chez  des  subalternes  allemands  ;  l'on  ne 
rencontre  aussi  que  là  ce  respect  obséquieux  pour 
le  pouvoir  qui  succède  immédiatement  à  l'arro- 
gance envers  les  faibles.  Les  mouvements  de  l'âme 
de  ces  hommes  ressemblent  aux  évolutions  d'un 
jour  de  parade;  elle  fait  demi -tour  à  droite  et 
demi -tour  à  gauche,  selon  l'ordre  qu'on  leur 
donne. 

Le  commissaire  chargé  de  me  surveiller  se  fati- 
guait donc  en  révérences  jusqu'à  terre  ;  mais  il  ne 
voulait  modifier  en  rien  sa  consigne.  Il  monta  dans 
une  calèche  dont  les  chevaux  touchaient  les  roues 
de  derrière  de  ma  berline.  L'idée  d'arriver  ainsi 
chez  un  ancien  ami ,  dans  un  lieu  de  délices  où  je 
me  faisais  une  fête  de  passer  quelques  jours,  cette 
idée  me  fit  un  mal  que  je  ne  pus  surmonter;  il  s'y 
joignit  aussi ,  je  crois ,  l'irritation  de  sentir  der- 
rière moi  cet  insolent  espion ,  bien  facile  à  tromper 
assurément ,  si  l'on  en  avait  eu  l'envie ,  mais  qui 
faisait  son  métier  avec  un  insupportable  mélange 
de  pédanterie  et  de  rigueur  '.  Je  pris  une  attaque 
de  nerfs  au  milieu  de  la  route ,  et  l'on  fut  obligé 
de  me  descendre  de  ma  voiture ,  et  de  me  coucher 
sur  le  bord  du  fossé.  Ce  misérable  commissaire 

'  Pour  expliquer  combien  étaient  vives  et  justement  fon- 
dées les  angoisses  qu'éprouvait  ma  mère  dans  ce  voyage,  je 
dois  dire  que  l'attention  de  la  police  autrichienne  n'était  pas 
dirigée  sur  elle  seule.  Le  signalement  de  M.  Rocca  avait  été 
envoyé  sur  toute  la  route,  avec  ordre  de  l'arrêter  en  qualité 
d'ofiicier  français  :  et  quoiqu'il  eût  donné  sa  démission,  quoi- 
que ses  blessures  le  missent  hors  d'état  de  continuer  son 
service  militaire,  nul  doute  que  s'il  avait  été  livré  à  la  France, 
on  ne  l'eût  traité  avec  la  dernière  rigueur.  Il  avait  donc 
voyagé  seul  et  sous  un  nom  supposé,  et  c'est  à  Lanzut  qu'il 
avait  donné  rendez-vous  à  ma  mère.  Y  étant  arrivé  avant 
elle,  et  ne  soupçonnant  pas  qu'elle  put  être  escortée  par  un 
commissaire  de  police ,  il  venait  à  sa  rencontre ,  plein  de  joie 
et  de  coniiance.  Le  danger  auquel  il  s'exposait,  sans  le  savoir, 
glaça  de  terreur  ma  mère ,  qui  eut  à  peine  le  temps  de  lui 
faire  signe  de  retourner  sur  ses  pas  ;  et  sans  la  généreuse 
présence  d'esprit  d'un  gentilhomme  polonais ,  qui  fournit  à 
M.  Rocca  les  moyens  de  s'échapper,  il  eût  infailliblement 
été  reconnu  et  arrêté  par  le  commissaire. 

Ignorant  quel  pourrait  être  le  sort  de  son  manuscrit,  et 
dans  quelles  circonstances  publiques  ou  privées  elle  pourrait 
le  faire  paraître,  ma  mère  a  cru  devoir  supprimer  ces  détails, 
qu'il  m'est  aujourd'hui  permis  de  faire  connaître. 

(iVoie  de  M.  de  Staël  fils.) 


388 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


imagina  que  c'était  le  cas  d'avoir  pitié  de  moi ,  et 
il  envoya ,  sans  sortir  lui-même  de  sa  voiture ,  son 
domestique  pour  me  chercher  un  verre  d'eau.  Je 
ne  puis  dire  la  colère  que  j'éprouvais  contre  moi- 
même  ,  de  la  faiblesse  de  mes  nerfs  ;  la  compassion 
de  cet  homme  était  une  dernière  offense  que  j'au- 
rais voulu  du  moins  m'épargner.  Il  repartit  en 
même  temps  que  ma  voiture ,  et  j'entrai  avec  lui 
dans  la  cour  du  château  de  Lanzut.  Le  prince 
Henri ,  qui  ne  se  doutait  de  rien  de  pareil ,  vint  au- 
devant  de  moi  avec  la  gaieté  la  plus  aimable  ;  il 
fut  d'abord  effrayé  de  ma  pâleur,  et  je  lui  appris 
tout  de  suite  quel  hôte  singulier  j'amenais  avec 
moi;  dès  lors  son  sang-froid,  sa  fermeté  et  son 
amitié  pour  moi  ne  se  démentirent  pas  un  instant. 
Mais  conçoit-on  un  ordre  de  choses  dans  lequel  un 
commissaire  de  police  s'établisse  à  la  table  d'un 
grand  seigneur,  tel  que  le  prince  Henri,  ou  plutôt 
à  celle  de  qui  que  ce  soit,  sans  son  consentement? 
Après  le  souper,  ce  commissaire  s'approcha  de  mon 
fils ,  et  lui  dit ,  avec  ce  son  de  voix  mielleux  que 
j'ai  particulièrement  en  aversion,  quand  il  sert  à 
dire  des  paroles  blessantes  :  «  Je  devrais ,  d'après 
mes  ordres,  passer  la  nuit  dans  la  chambre  de 
madame  votre  mère ,  afin  de  m'assurer  qu'elle  n'a 
de  conférence  avec  personne  ;  mais  je  n'en  ferai 
rien ,  par  égard  pour  elle.  —  Vous  pouvez  ajou- 
ter aussi  par  égard  pour  vous ,  répondit  mon  fils  ; 
car  si  vous  mettez ,  de  nuit ,  le  pied  dans  la  cham- 
bre de  ma  mère  ,  je  vous  jetterai  par  la  fenêtre. 
—  Ah!  monsieur  le  baron,  »  répondit  le  commis- 
saire, en  se  courbant  plus  bas  qu'à  l'ordinaire, 
parce  que  cette  menace  avait  un  faux  air  de  puis- 
sance qui  ne  laissait  pas  de  le  toucher.  Il  alla  se 
coucher,  et  le  lendemain,  à  déjeuner,  le  secrétaire 
du  prince  s'en  empara  si  bien,  en  lui  donnant  à 
manger  et  à  boire,  que  j'aurais  pu,  je  crois,  res- 
ter quelques  heures  de  plus  ;  mais  j'étais  honteuse 
d'attirer  une  telle  scène  chez  mon  aimable  hôte.  Je 
ne  me  donnai  pas  le  temps  de  voir  ces  beaux  jar- 
dins qui  rappellent  le  climat  du  Midi ,  dont  ils  of- 
frent les  productions ,  ni  cette  maison  qui  a  été  l'a- 
sile des  émigrés  français  persécutés ,  et  où  les 
artistes  ont  envoyé  les  tributs  de  leurs  talents  ,  en 
retour  de  tous  les  services  que  leur  avait  rendus  la 
dame  du  château.  Le  contraste  de  ces  douces  et 
brillantes  impressions,  avec  la  douleur  et  l'indi- 
gnation que  j'éprouvais ,  était  intolérable  :  le  sou- 
venir de  Lanzut,  que  j'ai  tant  de  raisons  d'aimer , 
me  fait  frissonner  quand  il  se  retrace  à  moi. 

Je  m'éloignai  donc  de  cette  demeure  en  versant 
des  larmes  amères,  et  ne  sachant  pas  ce  qui  m'é- 
tait réservé  pendant  les  cinquante  lieues  que  j'a- 


vais encore  à  parcourir  sur  le  territoire  autrichien. 
Le  commissaire  me  conduisit  jusqu'aux  confins  de 
son  cercle ,  et  quand  il  me  quitta ,  il  me  demanda 
si  j'étais  contente  de  lui  :  la  bêtise  de  cet  homme 
désarma  mon  ressentiment.  Ce  qu'il  y  a  de  parti- 
culier à  toutes  ces  persécutions,  qui  n'étaient 
point  jadis  dans  le  caractère  du  gouvernement  au- 
trichien ,  c'est  qu'elles  sont  exécutées  par  ses  agents 
avec  autant  de  rudesse  que  de  gaucherie  :  ces  ci- 
devant  honnêtes  gens  portent,  dans  les  vilaines 
choses  qu'on  exige  d'eux,  l'exactitude  scrupuleuse 
qu'ils  mettaient  dans  les  bonnes,  et  leur  esprit 
borné  dans  cette  nouvelle  manière  de  gouverner, 
qui  ne  leur  était  point  connue  ,  leur  fait  faire  cent 
sottises ,  soit  par  maladresse ,  soit  par  grossièreté- 
Ils  prennent  la  massue  d'Hercule  pour  tuer  une 
mouche ,  et  pendant  cet  inutile  effort  les  choses  les 
plus  importantes  pourraient  leur  échapper. 

En  sortant  du  cercle  de  Lanzut ,  je  rencontrai 
encore,  jusqu'à  Léopol,  capitale  de  la  Gallicie, 
des  grenadiers  qui  étaient  placés  de  poste  en  poste 
pour  s'assurer  de  ma  marche.  J'aurais  eu  regret 
au  temps  qu'on  faisait  perdre  à  ces  braves  gens  , 
si  je  n'avais  pensé  qu'il  valait  encore  mieux  qu'ils 
fussent  là  qu'à  la  malheureuse  armée  que  l'Autri- 
che livrait  à  Napoléon.  Arrivée  à  Léopol,  j'y  re- 
trouvai l'ancienne  Autriche  dans  le  gouverneur  et 
le  commandant  de  la  province,  qui  me  reçurent 
tous  les  deux  avec  une  politesse  parfaite ,  et  me 
donnèrent  ce  que  je  souhaitais  avant  tout ,  un  or- 
dre pour  passer  d'Autriche  en  Russie.  Telle  fut  la 
fin  de  mon  séjour  dans  cette  raonajrchie ,  que  j'a- 
vais vue  puissante ,  juste  et  probe.  Son  alliance 
avec  Napoléon ,  tant  qu'elle  a  duré ,  l'a  réduite  au 
dernier  rang  parmi  les  nations.  L'histoire  n'ou- 
bliera point,  sans  doute,  qu'elle  s'est  montrée 
très-belliqueuse  dans  ses  longues  guerres  contre  la 
France ,  et  que  son  dernier  effort ,  pour  résister  à 
Bonaparte ,  fut  inspiré  par  un  enthousiasme  na- 
tional très-digne  d'éloge  ;  mais  le  souverain  de  ce 
pays ,  cédant  à  ses  conseillers  plus  qu'à  son  propre 
caractère ,  a  détruit  tout  à  fait  cet  enthousiasme , 
en  arrêtant  son  essor.  Les  malheureux  qui  ont 
péri  dans  les  champs  d'Essling  et  de  Wagram  , 
pour  qu'il  y  eût  encore  une  monarchie  autrichienne 
et  un  peuple  allemand ,  ne  s'attendaient  guère  que 
leurs  compagnons  d'armes  se  battraient ,  trois  ans 
après  ,  pour  que  l'empire  de  Bonaparte  s'étendît 
jusqu'aux  frontières  de  l'Asie  ,  et  qu'il  n'y  eût  pas, 
dans  l'Europe  entière ,  même  un  désert  où  les 
proscrits,  depuis  les  rois  jusqu'aux  sujets,  pus- 
sent trouver  un  asile  ;  car  tel  est  le  but  et  l'unique 
but  de  la  guerre  de  la  France  contre  la  Russie. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


389 


CHAPITRE  X. 

Arrivée  en,  Russie. 

On  n'était  guère  accoutumé  à  considérer  la 
Russie  comme  l'État  le  plus  libre  de  l'Europe;  mais 
le  joug  que  l'empereur  de  France  fait  peser  sur  tous 
les  États  du  continent  est  tel ,  qu'on  se  croit  dans 
une  république  dès  qu'on  arrive  dans  un  pays  où 
la  tyrannie  de  Napoléon  ne  peut  plus  se  faire  sentir. 
C'est  le  14  juillet  que  j'entrai  en  Russie;  cet  anni- 
versaire du  premier  jour  de  la  révolution  me  frappa 
singulièrement  :  ainsi  se  refermait  pour  moi  le 
cercle  de  l'histoire  de  France  qui,  le  14  juillet  1789, 
avait  commencé'.  Quand  la  barrière  qui  sépare 
l'Autriche  de  la  Russie  s'ouvrit  pour  me  laisser 
passer ,  je  jurai  de  ne  jamais  remettre  les  pieds  dans 
un  pays  soumis  d'une  manière  quelconque  à  l'em- 
pereur Napoléon.  Ce  serment  me  permettra-t-il 
jamais  de  revoir  la  belle  France  ? 

Le  premier  homme  qui  me  reçut  en  Russie ,  ce 
fut  un  Français  autrefois  commis  dans  les  bureaux 
de  mon  père;  il  me  parla  de  lui  les  larmes  aux 
yeux,  et  ce  nom  ainsi  prononcé  me  parut  un  heu- 
reux augure.  En  effet ,  dans  cet  empire  russe ,  si 
faussement  appelé  barbare ,  je  n'ai  éprouvé  que 
des  impressions  nobles  et  douces  :  puisse  ma  re- 
connaissance attirer  des  bénédictions  de  plus  sur 
ce  peuple  et  sur  son  souverain  !  J'entrais  en  Russie 
dans  un  moment  où  l'armée  française  avait  déjà 
pénétré  très-avant  sur  le  territoire  russe,  et  cepen- 
dant aucune  persécution ,  aucune  gêne  n'arrêtait 
un  instant  l'étranger  voyageur  :  ni  moi,  ni  mes 
compagnons ,  nous  ne  savions  un  mot  de  russe  ; 
nous  ne  parlions  que  le  français ,  la  langue  des  en- 
nemis qui  dévastaient  l'empire;  je  n'avais  pas 
même  avec  moi ,  par  une  suite  de  hasards  fâcheux, 
un  seul  domestique  qui  parlât  russe;  et,  sans  un 
médecin  allemand  (le  docteur  Renner  ) ,  qui  le  plus 
généreusement  du  monde  voulut  bien  nous  servir 
d'interprète  jusqu'à  Moscou,  nous  aurions  vrai- 
ment mérité  ce  nom  de  sourds  et  muets ,  que  les 
Russes  donnent  aux  étrangers  dans  leur  langue. 
Eh  bien  !  dans  cet  état ,  notre  voyage  eût  encore 
été  sûr  et  facile ,  tant  est  grande  en  Russie  l'hospi- 
talité des  nobles  et  du  peuple  !  Dès  nos  premiers 
pas ,  nous  apprîmes  que  la  route  directe  de  Péters- 
bourg  était  déjà  occupée  par  les  armées,  et  qu'il 
fallait  passer  par  Moscou  pour  nous  y  rendre.  C'é- 

1  C'est  le  14  juillet  I8I7  que  ma  mère  nous  a  été  enlevée, 
et  que  Dieu  l'a  reçue  dans  son  sein.  Quelle  âme  ne  serait  pas 
saisie  d'une  émotion  religieuse,  en  méditant  sur  ces  rappro- 
chements mystérieux  qu'offre  la  destinée  humaine? 

{JSoie  de  M.  de  Staël  fils.) 


talent  deux  cents  lieues  de  détour  ;  mais  nous  en  fai- 
sions déjà  quinze  cents ,  et  je  m'applaudis  mainte- 
nant d'avoir  vu  Moscou. 

La  première  province  qu'il  nous  fallut  traverser, 
la  Volhynie ,  fait  partie  de  la  Pologne  russe  ;  c'est 
un  pays  fertile ,  inondé  de  juifs  comme  la  Gallicie , 
mais  beaucoup  moins  misérable.  Je  m'arrêtai  dans 
le  château  d'un  seigneur  polonais  auquel  j'étais  re- 
commandée ;  il  me  conseilla  de  me  hâter  d'avancer, 
parce  que  les  Français  marchaient  sur  la  Volhynie, 
et  qu'ils  pourraient  bien  y  entrer  dans  huit  jours. 
Les  Polonais,  en  général,  aiment  mieux  les  Russes 
que  les  Autrichiens  ;  les  Russes  et  les  Polonais  sont 
de  race  esclavone  ;  ils  ont  été  ennemis ,  mais  ils  se 
considèrent  mutuellement,  tandis  que  les  Alle- 
mands, plus  avancés  que  les  Esclavons  dans  la  ci- 
vilisation européenne ,  ne  savent  pas  leur  rendre 
justice  à  d'autres  égards.  Il  était  facile  de  voir  que 
les  Polonais ,  en  Volhynie ,  ne  redoutaient  pas 
l'entrée  des  Français  ;  mais ,  bien  que  leur  opinion 
fût  connue ,  on  ne  leur  faisait  pas  éprouver  ces  per- 
sécutions de  détail  qui  ne  font  qu'exciter  la  haine 
sans  la  contenir.  C'était  cependant  toujours  un  pé- 
nible spectacle  que  celui  d'une  nation  soumise  par 
une  autre  :  il  faut  plusieurs  siècles  avant  que  l'u- 
nité soit  si  bien  établie ,  qu'elle  fasse  oublier  le 
nom  de  vainqueur  et  celui  de  vaincu. 

A  Gitomir,  chef-lieu  de  la  Volhynie,  on  me  ra- 
conta que  le  ministre  de  la  police  russe  avait  été 
envoyé  à  Wilna ,  pour  savoir  le  motif  de  l'agression 
de  l'empereur  Napoléon,  et  protester  selon  les  for- 
mes contre  son  entrée  sur  le  territoire  de  Russie. 
On  aura  de  la  peine  à  croire  aux  sacrifices  sans 
nombre  que  l'empereur  Alexandre  a  faits  pour  con- 
server la  paix.  Et  en  effet ,  loin  que  Napoléon  pût 
accuser  l'empereur  Alexandre  d'avoir  manqué  au 
traité  de  Tilsitt,  l'on  aurait  pu  bien  plutôt  lui  re- 
procher une  fidélité  trop  scrupuleuse  à  ce  funeste 
traité  ;  et  c'était  Alexandre  qui  eût  été  en  droit  de 
faire  la  guerre  à  Napoléon ,  comme  y  ayant  manqué 
le  premier.  L'empereur  de  France  se  livra,  dans 
sa  conversation  avec  M.  de  Balasheff ,  ministre  de 
la  police ,  à  ces  inconcevables  indiscrétions  qu'on 
prendrait  pour  de  l'abandon ,  si  l'on  ne  savait  pas 
qu'il  lui  convient  d'augmenter  la  terreur  qu'il  ins- 
pire ,  en  se  montrant  au-dessus  de  tous  les  genres 
de  calcul.  «  Croyez-vous  ,  dit-il  à  M.  de  Balasheff, 
«  que  je  me  soucie  de  ces  jacobins  de  Polonais  ?  » 
Et  en  effet ,  on  assure  qu'il  existe  une  lettre  adres- 
sée, il  y  a  quelques  années,  à  M.  de  Romanzoff, 
par  un  des  ministres  de  Napoléon ,  dans  laquelle 
on  propose  de  rayer  de  tous  actes  européens  le 
nom  de  Pologne  et  de  Polonais.  Quel  malheur  pour 


390 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


cette  nation  que  l'empereur  Alexandre  n'ait  pas 
pris  le  titre  de  roi  de  Pologne ,  et  associé  la  cause 
de  ce  peuple  opprimé  à  celle  de  toutes  les  âmes  gé- 
néreuses !  Napoléon  demanda  à  un  de  ses  géné- 
raux, devant  M.  deBalasheff,  s'il  avait  jamais  été 
à  Moscou ,  et  ce  que  c'était  que  cette  ville  ;  le  gé- 
néral dit  qu'elle  lui  avait  paru  plutôt  un  grand  vil- 
lage qu'une  capitale.  «  Et  combien  y  a-t-il  d'églises? 
continua  l'empereur.  —  Environ  seize  cents ,  lui 
répondit-on.  —  C'est  inconcevable,  reprit  Napoléon, 
dans  un  temps  oîi  l'on  n'est  plus  religieux.  —  Par- 
don, sire,  dit  M.  de  Balasheff,  les  Russes  et  les 
Espagnols  le  sont  encore.  «  Admirable  réponse  et 
qui  présageait ,  on  devait  l'espérer ,  que  les  Mos- 
covites seraient  les  Castillans  du  Nord. 

Néanmoins  l'armée  française  faisait  des  progrès 
rapides,  et  l'on  est  si  accoutumé  à  voir  les  Français 
triompher  de  tout  au  dehors,  quoique  chez  eux  ils 
ne  sachent  résister  à  aucun  genre  de  joug ,  que  je 
pouvais  craindre  avec  raison  de  les  rencontrer  déjà 
sur  la  route  même  de  Moscou.  Bizarre  sort  pour 
moi,  que  de  fuir  d'abord  les  Français,  au  milieu 
desquels  je  suis  née,  qui  ont  porté  mon  père  en 
triomphe ,  et  de  les  fuir  jusqu'aux  confins  de  l'Asie  ! 
Mais  enfin  quelle  est  la  destinée ,  grande  ou  petite, 
que  l'homme  choisi  pour  humilier  l'homme  ne  bou- 
leverse pas?  Je  me  crus  forcée  d'aller  à  Odessa, 
ville  devenue  prospère  par  l'administration  éclairée 
du  duc  de  Richelieu ,  et  de  là  j'aurais  été  à  Cons- 
tantinople  et  en  Grèce  :  je  me  consolais  de  ce  grand 
voyage  en  pensant  à  un  poème  sur  Richard  Cœur 
de  Lion ,  que  je  me  propose  d'écrire ,  si  ma  vie  et 
ma  santé  y  suffisent.  Ce  poème  est  destiné  à  pein- 
dre les  mœurs  et  la  nature  de  l'Orient ,  et  à  consa- 
crer une  grande  époque  de  l'histoire  anglaise,  celle 
oii  l'enthousiasme  des  croisades  a  fait  place  à  l'en- 
thousiasme de  la  liberté.  Mais  comme  on  ne  peut 
peindre  que  ce  qu'on  a  vu  ,  de  même  qu'on  ne  sau- 
rait exprimer  que  ce  qu'on  a  senti,  il  faut  que 
j'aille  à  Constantinople,  en  Syrie  et  en  Sicile,  pour 
y  suivre  les  traces  de  Richard.  Mes  compagnons 
de  voyage,  jugeant  mieux  de  mes  forces  que  moi- 
même  ,  me  dissuadèrent  d'une  telle  entreprise ,  et 
m'assurèrent  qu'en  me  pressant  je  pourrais  aller 
en  poste  plus  vite  qu'une  armée.  On  va  voir  qu'en 
effet  je  n'eus  pas  beaucoup  de  temps  de  reste. 

CHAPITRE  XL 

Kiew. 

Résolue  à  poursuivre  mon  voyage  en  Russie,  je 
me  dirigeai  sur  Kiew,  ville  principale  de  l'Ukraine, 
et  jadis  de  toute  la  Russie ,  car  cet  empire  a  com- 


mencé par  établir  sa  capitale  au  midi.  Les  Russes 
avaient  alors  des  rapports  continuels  avec  les  Grecs 
établis  à  Constantinople,  et,  en  général,  avec  les 
peuples  de  l'Orient  dont  ils  ont  pris  les  habitudes 
sous  beaucoup  de  rapports.  L'Ukraine  est  un  pays 
très-fertile ,  mais  nullement  agréable  ;  vous  voyez 
de  grandes  plaines  de  blé  qui  semblent  cultivées  par 
des  mains  invisibles,  tant  les  habitations  et  les  ha- 
bitants sont  rares.  Il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'en 
approchant  de  Kiew  ni  de  la  plupart  de  ce  qu'on 
appelle  des  villes  en  Russie,  on  voie  rien  qui  res- 
semble aux  villes  de  l'Occident  ;  les  chemins  ne  sont 
pas  mieux  soignés ,  des  maisons  de  campagne  n'an- 
noncent pas  une  contrée  plus  peuplée.  En  arrivant 
dans  Kiew ,  le  premier  objet  que  j'aperçus  ,  ce  fut 
un  cimetière  :  j'appris  ainsi  que  j'étais  près  d'un 
lieu  où  des  hommes  étaient  rassemblés.  La  plupart 
des  maisons  de  Kiew  ressemblent  à  des  tentes ,  et 
de  loin  la  ville  a  l'air  d'un  camp  ;  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  croire  qu'on  a  pris  modèle  sur  les  demeu- 
res ambulantes  des  Tartares,  pour  bâtir  en  bois 
des  maisons  qui  ne  paraissent  pas  non  plus  d'une 
grande  solidité.  Peu  de  jours  suffisent  pour  les 
construire  ;  de  fréquents  incendies  les  consument , 
et  l'on  envoie  à  la  forêt  pour  se  commander  une 
maison,  comme  au  marché  pour  faire  ses  provisions 
d'hiver.  Au  milieu  de  ces  cabanes  s'élèvent  pourtant 
des  palais,  et  surtout  des  églises  dont  les  coupoles 
vertes  et  dorées  frappent  singulièrement  les  re- 
gards. Quand ,  le  soir,  le  soleil  darde  ses  rayons  sur 
ces  voûtes  brillantes,  on  croit  voir  une  illumination 
pour  une  fête,  plutôt  qu'un  édifice  durable. 

Les  Russes  ne  passent  jamais  devant  une  église 
sans  faire  le  signe  de  la  croix,  et  leur  longue  barbe 
ajoute  beaucoup  à  l'expression  religieuse  de  leur 
physionomie.  Ils  portent  pour  la  plupart  une  grande 
robe  bleue,  serrée  autour  du  corps  par  une  cein- 
ture rouge;  l'habit  des  femmes  a  aussi  quelque 
chose  d'asiatique ,  et  l'on  y  remarque  ce  goût  pour 
les  couleurs  vives  qui  nous  vient  des  pays  oii  le  so- 
leil est  si  beau,  qu'on  aime  à  faire  ressortir  son 
éclat  par  les  objets  qu'il  éclaire.  Je  pris  en  peu  de 
temps  tellement  de  goût  à  ces  habits  orientaux,  que 
je  n'aimais  pas  à  voir  des.  Russes  vêtus  comme  le 
reste  des  Européens  •,  il  me  semblait  alors  qu'ils  al- 
laient entrer  dans  cette  grande  régularité  du  des- 
potisme de  Napoléon,  qui  fait  présent  à  toutes  les 
nations  de  la  conscription  d'abord ,  puis  des  taxes 
de  guerre ,  puis  du  Code  Napoléon ,  pour  régir  de 
la  même  manière  des  nations  toutes  différentes. 

Le  Dnieper,  que  les  anciens  appelaient  Borys- 
thène,  passe  à  Kiew,  et  l'ancienne  tradition  du 
pays  assure  que  c'est  uu  batelier  qui ,  en  le  traver- 


DIX  ANNEES  D'EXIL, 


391 


sant,  trouva  ses  ondes  si  pures,  qu'il  voulut  fonder 
une  ville  sur  ses  bords.  En  effet,  les  fleuves  sont 
les  plus  grandes  beautés  de  la  nature  en  Russie.  A 
peine  si  l'on  y  rencontre  des  ruisseaux,  tant  le  sa- 
ble en  obstrue  le  cours.  Il  n'y  a  presque  point  de 
variété  d'arbres  ;  le  triste  bouleau  revient  sans  cesse 
dans  cette  nature  peu  inventive  :  on  y  pourrait  re- 
gretter même  les  pierres ,  tant  on  est  quelquefois 
fatigué  de  ne  rencontrer  ni  collines  ni  vallées,  et 
d'avancer  toujours  sans  voir  de  nouveaux  objets. 
Les  fleuves  délivrent  l'imagination  de  cette  fatigue  : 
aussi  les  prêtres  bénissent-ils  ces  fleuves.  L'empe- 
reur ,  l'impératrice  et  toute  la  cour  vont  assister  à 
la  cérémonie  de  la  bénédiction  de  la  Neva,  dans  le 
moment  du  plus  grand  froid  de  l'hiver.  On  dit  que 
Wladimir,  au  commencement  du  onzième  siècle, 
déclara  que  toutes  les  ondes  du  Borystbène  étaient 
saintes ,  et  qu'il  suffisait  de  s'y  plonger  pour  être 
chrétien  ;  le  baptême  des  Grecs  se  faisant  par  im- 
mersion, des  milliers  d'hommes  allèrent  dans  ce 
fleuve  abjurer  leur  idolâtrie.  C'est  ce  même  Wla- 
dimir qui  avait  envoyé  des  députés  dans  divers 
pays  ,  pour  savoir  laquelle  de  toutes  les  religions  il 
lui  convenait  le  mieux  d'adopter  ;  il  se  décida  pour 
le  culte  grec,  à  cause  de  la  pompe  des  cérémonies. 
Il  le  préféra  peut-être  encore  par  des  motifs  plus 
importants  :  en  effet,  le  culte  grec,  en  excluant 
l'empire  du  pape ,  donne  au  souverain  de  la  Russie 
les  pouvoirs  spirituels  et  temporels  tout  ensemble. 

La  religion  grecque  est  nécessairement  moins 
intolérante  que  le  catholicisme;  car,  étant  accusée 
de  schisme,  elle  ne  peut  guère  se  plaindre  des  hé- 
rétiques :  aussi  toutes  les  religions  sont  admises  en 
Russie,  et,  depuis  les  bords  du  Don  jusqu'à  ceux 
de  la  Neva ,  la  fraternité  de  patrie  réunit  les  hom- 
mes ,  lors  même  que  les  opinions  théologiques  les 
séparent.  Les  prêtres  grecs  sont  mariés  ,  et  pres- 
que jamais  les  gentilshommes  n'entrent  dans  cet 
état  :  il  en  résulte  que  le  clergé  n'a  pas  beaucoup 
d'ascendant  politique  ;  il  agit  sur  le  peuple ,  mais 
il  est  très-soumis  à  l'empereur. 

Les  cérémonies  du  culte  grec  sont  au  moins  aussi 
belles  que  celles  des  catholiques  ;  les  chants  d'église 
sont  ravissants  :  tout  porte  à  la  rêverie  dans  ce 
culte  ;  il  a  quelque  chose  de  poétique  et  de  sensi- 
ble, mais  il  me  semble  qu'il  captive  plus  l'imagina- 
tion qu'il  ne  dirige  la  conduite.  Quand  le  prêtre 
sort  du  sanctuaire ,  où  il  reste  renfermé  pendant 
qu'il  communie ,  on  dirait  qu'on  voit  s'ouvrir  les 
portes  du  jour;  le  nuage  d'encens  qui  l'environne, 
l'argent ,  l'or  et  les  pierreries  qui  brillent  sur  ses 
vêtements  et  dans  l'église  ,  semblent  venir  du  pays 
où  l'on  adorait  le  soleil.  Les  sentiments  recueillis 


qu'inspire  l'architecture  gothique  en  Allemagne,  en 
France  et  en  Angleterre,  ne  peuvent  se  comparer 
en  rien  à  l'effet  des  églises  grecques  ;  elles  rappel- 
lent plutôt  les  minarets  des  Turcs  et  des  Arabes 
que  nos  temples.  Il  ne  faut  pas  non  plus  s'attendre 
à  y  trouver,  comme  en  Italie,  la  pompe  des  beaux- 
arts  ;  leurs  ornements  les  plus  remarquables ,  ce 
sont  des  vierges  et  des  saints  couronnés  de  diamants 
et  de  rubis.  La  magnificence  est  le  caractère  de 
tout  ce  qu'on  voit  en  Russie  ;  le  génie  de'  l'homme 
ni  les  dons  de  la  nature  n'en  font  point  la  beauté. 

Les  cérémonies  des  mariages,  des  baptêmes  et 
des  enterrements,  sont  nobles  et  touchantes  ;  on  y 
retrouve  quelques  anciennes  coutumes  du  paga- 
nisme grec ,  mais  seulement  celles  qui ,  ne  tenant 
en  rien  au  dogme ,  peuvent  ajouter  à  l'impression 
des  trois  grandes  scènes  de  la  vie,  la  naissance,  le 
mariage  et  la  mort.  Parmi  les  paysans  russes ,  l'u- 
sage s'est  encore  conservé  de  parler  au  mort  avant 
de  se  séparer  pour  toujours  de  ses  restes.  «  D'oîi 
vient,  lui  dit-on,  que  tu  nous  as  abandonnés? 
étais-tu  donc  malheureux  sur  cette  terre.'  ta  femme 
n'était-elle  pas  belle  et  bonne.'  pourquoi  donc  l'as- 
tu  quittée?»  Le  mort  ne  répond  rien,  mais  le  prix 
de  l'existence  est  ainsi  proclamé  en  présence  de 
ceux  qui  la  conservent  encore. 

On  montre ,  à  Kiew,  des  catacombes  qui  rap- 
pellent un  peu  celles  de  Rome,  et  l'on  vient  y  faire 
des  pèlerinages  à  pied,  de  Casan  et  d'autres  villes 
qui  touchent  à  l'Asie;  mais  ces  pèlerinages  coû- 
tent moins  en  Russie  que  partout  ailleurs ,  bien 
que  les  distances  soient  beaucoup  plus  grandes. 
Le  caractère  de  ce  peuple  est  de  ne  craindre  ni  la 
fatigue,  ni  les  souffrances  physiques;  il  y  a  de  la 
patience  et  de  l'activité  dans  cette  nation,  de  la 
gaieté  et  de  la  mélancolie.  On  y  voit  réunis  les 
contrastes  les  plus  frappants ,  et  c'est  ce  qui  peut 
en  faire  présager  de  grandes  choses;  car,  d'ordi- 
naire, il  n'y  a  que  les  êtres  supérieurs  qui  possè- 
dent des  qualités  opposées;  les  masses  sont,  pour 
la  plupart,  d'une  seule  couleur. 

Je  fis,  à  Kiew,  l'essai  de  l'hospitalité  russe.  Le 
gouverneur  de  la  province,  le  général  Milora- 
dowitsch,  me  combla  des  soins  les  plus  aimables; 
c'était  un  aide  de  camp  de  Souvarow,  intrépide 
comme  lui  :  il  m'inspira  plus  de  confiance  que  je 
n'en  avais  alors  dans  les  succès  militaires  de  la 
Russie.  Je  n'avais  rencontré  jusque-là  que  quel- 
ques officiers  de  l'école  allemande ,  qui  ne  partici- 
paient en  rien  au  caractère  russe.  Je  vis  dans  le 
général  Miloradowitsch  un  véritable  Russe ,  impé- 
tueux, brave,  confiant,  et  nullement  dirigé  par 
l'esprit  d'imitation ,  qui  dérobe  quelquefois  à  ses 


26 


392 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


compatriotes  jusqu'à  leur  caractère  national.  Il  me 
raconta  des  traits  de  Souvarow,  qui  prouvent  que 
cet  homme  étudiait  beaucoup ,  quoiqu'il  conservât 
l'instinct  original  qui  tient  à  la  connaissance  im- 
médiate des  hommes  et  des  choses.  Il  cachait  ses 
études  pour  frapper  davantage  l'imagination  de  ses 
troupes,  en  se  donnant,  en  toutes  choses,  l'air 
inspiré. 

•Les  Russes  ont,  selon  moi,  beaucoup  plus  de 
rapports  avec  les  peuples  du  Midi ,  ou  plutôt  de 
l'Orient,  qu'avec  ceux  du  Nord.  Ce  qu'ils  ont  d'eu- 
ropéen tient  aux  manières  de  la  cour,  les  mêmes 
dans  tous  les  pays;  mais  leur  nature  est  orientale. 
Le  général  Miloradowitsch  me  raconta  qu'un  ré- 
giment de  Calmoucks  avait  été  mis  en  garnison  à 
Kiew,  et  que  le  prince  de  ces  Calmoucks  était  un 
jour  venu  lui  avouer  qu'il  souffrait  beaucoup  de 
passer  l'hiver  enfermé  dans  une  ville,  et  qu'il  vou- 
drait obtenir  la  permission  de  camper  dans  la  fo- 
rêt voisine.  On  ne  pouvait  guère  lui  refuser  un 
plaisir  si  facile;  aussi  alla-t-il,  avec  sa  troupe,  au 
milieu  de  la  neige,  s'établir  dans  les  chariots  qui 
leur  servent  en  même  temps  de  cahutes.  Les  sol- 
dats russes  supportent  à  peu  près  de  même  les  fa- 
tigues et  les  souffrances  du  climat  ou  de  la  guerre, 
et  le  peuple ,  dans  toutes  les  classes ,  a  un  mépris 
des  obstacles  et  des  peines  physiques  qui  peut  le 
porter  aux  plus  grandes  choses.  Ce  prince  cal- 
mouck,  auquel  des  maisons  de  bois  paraissaient 
«ne  demeure  trop  recherchée,  au  milieu  de  l'hiver, 
donnait  des  diamants  aux  dames  qui  lui  plaisaient 
dans  un  bal  ;  et  comme  il  ne  pouvait  se  faire  en- 
tendre d'elles ,  il  remplaçait  les  compliments  par 
des  présents ,  comme  cela  se  passe  dans  l'Inde  et 
dans  ces  contrées  silencieuses  de  l'Orient,  oij  la 
parole  a  moins  de  puissance  que  chez  nous.  Le  gé- 
néral Miloradowitsch  m'invita ,  pour  le  soir  même 
de  mon  départ,  à  un  bal  chez  une  princesse  mol- 
dave. J'eus  un  vrai  regret  de  ne  pouvoir  y  aller. 
Tous  ces  noms  de  pays  étrangers ,  de  nations  qui 
ne  sont  presque  plus  européennes ,  réveillent  sin- 
guhèrement  l'imagination.  On  se  sent,  en  Russie, 
à  la  porte  d'une  autre  terre ,  près  de  cet  Orient 
d'où  sont  sorties  tant  de  croyances  religieuses ,  et 
qui  renferme  encore  dans  son  sein  d'incroyables 
trésors  de  persévérance  et  de  réflexion. 

CHAPITRE  XII. 

Route  de  Kiew  à  Moscou. 

Environ  neuf  cents  verstes  séparaient  encore 
Kiew  de  Moscou.  Mes  cochers  russes  me  menaient 
comme  l'éclair,  en  chantant  des  airs  dont  les  paro- 


les étaient,  m'a-t-on  assuré,  des  compliments  et 
des  encouragements  pour  leurs  chevaux  :  «  Allez , 
leur  disaient-ils ,  mes  amis  ;  nous  nous  connais- 
sons, marchez  vite.  »  Je  n'ai  rien  vu  de  barbare 
dans  ce  peuple;  au  contraire,  ses  formes  ont  quel- 
que chose  d'élégant  et  de  doux  qu'on  ne  retrouve 
point  ailleurs.  Jamais  un  cocher  russe  ne  passe 
devant  une  femme,  de  quelque  âge  ou  de  quelque 
état  qu'elle  soit ,  sans  la  saluer,  et  la  femme  lui 
répond  par  une  inclination  de  tête ,  qui  est  tou- 
jours noble  et  gracieuse.  Un  vieillard,  qui  ne  pou- 
vait se  faire  entendre  de  moi ,  me  montra  la  terre, 
et  puis  le  ciel,  pour  m'indiquer  que  l'une  serait 
bientôt,  pour  lui,  le  chemin  de  l'autre.  Je  sais 
bien  qu'on  peut  m'objecter,  avec  raison ,  de  gran- 
des atrocités  que  l'on  rencontre  dans  l'histoire 
de  Russie;  mais,  d'abord,  j'en  accuserais  plutôt 
les  boyards ,  dépravés  par  le  despotisme  qu'ils 
exerçaient  ou  qu'ils  souffraient,  que  la  nation  elle- 
même.  D'ailleurs,  les  dissensions  politiques,  par- 
tout et  dans  tous  les  temps ,  dénaturent  le  carac- 
tère national ,  et  rien  n'est  plus  déplorable,  dans 
l'histoire ,  que  cette  suite  de  maîtres  élevés  et  ren- 
versés par  le  crime  ;  mais  telle  est  la  fatale  condi- 
tion du  pouvoir  absolu  sur  la  terre.  Les  employés 
civils  d'une  classe  inférieure,  tous  ceux  qui  atten- 
dent leur  fortune  de  leur  souplesse  ou  de  leurs  in- 
trigues ,  ne  ressemblent  en  rien  aux  habitants  de 
la  campagne,  et  je  conçois  tout  le  mal  qu'on  a  dit 
et  qu'on  doit  dire  d'eux;  mais  il  faut  chercher  à 
connaître  une  nation  guerrière  par  ses  soldats  et 
par  la  classe  d'où  l'on  tire  les  soldats,  les  paysans. 
Quoiqu'on  me  conduisît  avec  une  grande  rapi- 
dité, il  me  semblait  que  je  n'avançais  pas,  tant  la 
contrée  était  monotone.  Des  plaines  de  sables, 
quelques  forêts  de  bouleaux,  et  des  villages  à 
grande  distance  les  uns  des  autres ,  composés  de 
maisons  de  bois ,  toutes  taillées  sur  le  même  mo- 
dèle ,  voilà  les  seuls  objets  qui  s'offrissent  à  mes 
regards.  J'éprouvais  cette  sorte  de  cauchemar  qui 
saisit  quelquefois  la  nuit ,  quand  on  croit  marcher 
toujours  et  n'avancer  jamais.  Il  me  semblait  que 
ce  pays  était  l'image  de  l'espace  infini ,  et  qu'il  fal- 
lait l'éternité  pour  le  traverser.  A  chaque  instant, 
on  voyait  passer  des  courriers  qui  allaient  avec 
une  incroyable  vitesse;  ils  étaient  assis  sur  un 
banc  de  bois  placé  en  travers  d'une  petite  char- 
rette traînée  par  deux  chevaux ,  et  rien  ne  les  ar- 
rêtait un  instant.  Les  cahots  les  faisaient  quelque- 
fois sauter  à  deux  pieds  au-dessus  de  leur  voiture; 
ils  retombaient  avec  une  adresse  étonnante,  et  se 
hâtaient  de  dire  en  avant  en  russe,  avec  une  éner- 
gie semblable  à  celle  des  Français  un  jour  de  ba- 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


393 


taille.  La  langue  esclavonne  est  singulièrement 
retentissante;  je  dirais  presque  qu'elle  a  quelque 
chose  de  métallique;  on  croit  entendre  frapper 
l'airain  quand  les  Russes  prononcent  de  certaines 
lettres  de  leur  langue ,  tout  à  fait  différentes  de 
celles  dont  se  composent  les  dialectes  de  l'Occident. 

L'on  voyait  passer  des  corps  de  réserve  qui  se 
rapprochaient  à  la  hâte  du  théâtre  de  la  guerre  ;  des 
Cosaques  se  rendaient  un  à  un  à  l'armée,  sans  or- 
dre et  sans  uniforme,  avec  une  grande  lance  à  la 
main,  et  une  espèce  de  vêtement  grisâtre  dont  ils 
mettaient  l'ample  capuchon  sur  leur  tête.  Je  m'é- 
tais fait  une  tout  autre  idée  de  ces  peuples  ;  ils  ha- 
bitent derrière  le  Dnieper;  là  leur  façon  de  vivre 
est  indépendante,  à  la  manière  des  sauvages;  mais 
ils  se  laissent  gouverner  despotiquement  à  la  guerre. 
On  est  accoutumé  à  voir  en  beaux  uniformes,  d'une 
couleur  éclatante,  les  plus  redoutables  des  armées. 
Les  couleurs  ternes  dont  ces  Cosaques  sont  revê- 
tus font  un  autre  genre  de  peur  :  on  dirait  que  ce 
sont  des  revenants  qui  fondent  sur  vous. 

A  moitié  chemin ,  entre  Riew  et  Moscou ,  comme 
nous  étions  déjà  près  des  armées ,  les  chevaux  de- 
vinrent plus  rares.  Je  commençai  à  craindre  d'être 
arrêtée  dans  mon  voyage  au  moment  même  où  la 
nécessité  de  se  hâter  était  la  plus  pressante  ;  et 
lorsque  je  passais  cinq  ou  six  heures  devant  une 
poste ,  puisqu'il  y  avait  rarement  une  chambre  dans 
laquelle  on  pût  entrer,  je  pensais,  en  frémissant,  à 
cette  armée  qui  pourrait  m'atteindre  à  l'extrémité 
de  l'Europe ,  et  rendre  ma  position  tout  à  la  fois 
tragique  et  ridicule  ;  car  il  en  est  ainsi  du  non  suc- 
cès dans  une  entreprise  de  ce  genre  ;  les  circons- 
tances qui  m'y  forçaient  n'étant  pas  généralement 
connues,  on  aurait  demandé  pourquoi  j'avais  quitté 
ma  demeure,  bien  qu'on  m'en  eût  fait  une  prison, 
et  d'assez  bonnes  gens  n'auraient  pas  manqué  de 
dire,  avec  un  air  de  componction,  que  c'était  bien 
malheureux ,  mais  que  j'aurais  mieux  fait  de  ne 
pas  partir.  Si  la  tyrannie  n'avait  pour  elle  que  ses 
partisans  directs ,  elle  ne  se  maintiendrait  jamais  ; 
la  chose  étonnante,  et  qui  manifeste  plus  que  tout 
la  misère  humaine,  c'est  que  la  plupart  des  hommes 
médiocres  sont  au  service  de  l'événement  ;  ils  n'ont 
pas  la  force  de  penser  plus  haut  qu'un  fait,  et  quand 
un  oppresseur  a  triomphé  et  qu'une  victime  est 
perdue,  ils  se  hâtent  de  justifier,  non  pas  préci- 
sément le  tyran ,  mais  la  destinée  dont  il  est  l'ins- 
trument. La  faiblesse  d'esprit  et  de  caractère  est 
sans  doute  la  cause  de  cette  servilité  ;  mais  il  y  a 
dans  l'homme  aussi  un  certain  besoin  de  donner 
raison  au  sort,  quel  qu'il  soit,  comme  si  c'était  une 
manière  de  vivre  en  paix  avec  lui. 


J'atteignis  enfin  la  partie  de  ma  route  qui  m'é- 
loignait  du  théâtre  de  la  guerre,  et  j'arrivai  dans 
les  gouvernemens  d'Orel  et  de  Toula ,  dont  il  a  tant 
été  question  depuis  dans  les  bulletins  des  deux  ar- 
mées. Je  fus  reçue  dans  ces  demeures  solitaires , 
car  c'est  ainsi  que  paraissent  les  villes  de  province 
en  Russie ,  avec  une  parfaite  hospitalité.  Plusieurs 
gentilshommes  des  environs  vinrent  à  mon  auberge 
me  complimenter  sur  mes  écrits ,  et  j'avoue  que  je 
fus  flattée  de  me  trouver  une  réputation  littéraire  à 
cette  distance  de  ma  patrie.  La  femme  du  gouver- 
neur me  reçut  à  l'asiatique ,  avec  du  sorbet  et  des 
roses  ;  sa  chambre  était  élégamment  ornée  d'instru- 
ments de  musique  et  de  tableaux.  On  voit  partout 
en  Europe  le  contraste  de  la  richesse  et  de  la  mi- 
sère ;  mais  en  Russie  ce  n'est ,  pour  ainsi  dire ,  ni 
l'une  ni  l'autre  qui  se  fait  remarquer.  Le  peuple 
n'est  pas  pauvre  ;  les  grands  savent  mener ,  quand 
il  le  faut ,  la  même  vie  que  le  peuple  :  c'est  le  mé- 
lange des  privations  les  plus  dures  et  des  jouissan- 
ces les  plus  recherchées  qui  caractérise  ce  pays.  Ces 
mêmes  seigneurs ,  dont  la  maison  réunit  tout  ce 
que  le  luxe  des  diverses  parties  du  monde  a  de  plus 
éclatant ,  se  nourrissent  en  voyage  bien  plus  mal 
que  nos  paysans  de  France ,  et  savent  supporter , 
non-seulement  à  la  guerre ,  mais  dans  plusieurs  cir- 
constances de  la  vie,  une  existence  physique  très- 
désagréable.  La  rigueur  du  climat,  les  marais,  les 
forêts,  les  déserts  dont  se  compose  une  grande  par- 
tie du  pays ,  mettent  l'homme  en  lutte  avec  la  na- 
ture. Les  fruits  et  les  fleurs  même  ne  viennent  que 
dans  des  serres  ;  les  légumes  ne  sont  pas  générale- 
ment cultivés;  il  n'y  a  de  vignes  nulle  part.  La 
manière  de  vivre  habituelle  des  paysans,  en  France, 
ne  peut  s'obtenir  en  Russie  que  par  des  dépenses 
très-fortes.  L'on  n'y  a  le  nécessaire  que  par  le  luxe  : 
de  là  vient  que  quand  le  luxe  est  impossible ,  on 
renonce  même  au  nécessaire.  Ce  que  les  Anglais 
appellent  comforts,  et  que  nous  exprimons  par  l'ai- 
sance ,  ne  se  rencontre  guère  en  Russie.  Vous  ne 
trouveriez  jamais  rien  d'assez  parfait  pour  satis- 
faire en  tout  genre  l'imagination  des  grands  sei- 
gneurs russes  ;  mais  quand  cette  poésie  de  riches- 
ses leur  manque ,  ils  boivent  l'hydromel ,  couchent 
sur  une  planche,  et  voyagent  jour  et  nuit  dans  un 
chariot  ouvert ,  sans  regretter  le  luxe  auquel  on  les 
croirait  accoutumés.  C'est  plutôt  comme  magnifi- 
cence qu'ils  aiment  la  fortune,  que  sousle  rapport  des 
plaisirs  qu'elle  donne;  semblables  encore  en  cela 
aux  Orientaux,  qui  exercent  l'hospitalité  envers  les 
étrangers ,  les  comblent  de  présents  et  négligent, 
souvent  le  bien-être  habituel  de  leur  propre  vie. 
C'est  une  des  raisons  qui  expliquent  ce  beau  cou- 

26. 


394 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


rage  avec  lequel  les  Russes  ont  supporté  la  ruine 
que  leur  a  fait  subir  l'incendie  de  Moscou.  Plus  ac- 
coutumés à  la  pompe  extérieure  qu'au  soin  d'eux- 
mêmes,  ils  ne  sont  point  amollis  par  le  luxe,  et  le 
sacrifice  de  l'argent  satisfait  leur  orgueil  autant  et 
plus  que  la  magnificence  avec  laquelle  ils  le  dépen- 
sent. Ce  qui  caractérise  ce  peuple,  c'est  quelque 
chose  de  gigantesque  en  tout  genre  :  les  dimensions 
ordinaires  ne  lui  sont  applicables  en  rien.  Je  ne 
veux  pas  dire  par  là  que  ni  la  vraie  grandeur ,  ni 
la  stabilité  ne  s'y  rencontrent  ;  mais  la  hardiesse , 
mais  l'imagination  des  Russes  ne  connaît  pas  de 
bornes  ;  chez  eux  tout  est  colossal  plutôt  que  pro- 
portionné, audacieux  plutôt  que  réfléchi,  et  si  le  but 
n'est  pas  atteint ,  c'est  parce  qu'il  est  dépassé. 

CHAPITRE  XIII. 

Aspect  du  pays.  —  Caractère  du  peuple  russe. 

J'approchais  toujours  davantage  de  Moscou,  et 
rien  n'annonçait  une  capitale.  Les  villages  de 
bois  n'étaient  pas  moins  distants  les  uns  des  au- 
tres ;  on  ne  voyait  pas  plus  de  mouvement  sur  les 
vastes  plaines  qu'on  appelle  de  grands  chemins, 
on  n'entendait  pas  plus  de  bruit;  les  maisons  de 
campagne  n'étaient  pas  plus  nombreuses  :  il  y  a 
tant  d'espace  en  Russie  que  tout  s'y  perd ,  même 
les  châteaux ,  même  la  population.  On  dirait  qu'on 
traverse  un  pays  dont  la  nation  vient  de  s'en  aller. 
L'absence  d'oiseaux  ajoute  à  ce  silence  ;  les  bes- 
tiaux aussi  sont  rares,  ou  du  moins  ils  sont  placés 
à  une  grande  distance  de  la  route.  L'étendue  fait 
tout  disparaître,  excepté  l'étendue  même,  qui  pour- 
suit l'imagination ,  comme  de  certaines  idées  mé- 
taphysiques dont  la  pensée  ne  peut  plus  se  débar- 
rasser, quand  elle  en  est  une  fois  saisie. 

La  veille  de  mon  arrivée  à  Moscou,  je  m'arrêtai, 
le  soir  d'un  jour  très -chaud,  dans  une  prairie  as- 
sez agréable;  des  paysannes  vêtues  pittoresque- 
ment,  selon  la  coutume  du  pays,  revenaient  de 
leurs  travaux  en  chantant  ces  airs  d'Ukraine,  dont 
les  paroles  vantent  l'amour  et  la  liberté  avec  une 
sorte  de  mélancolie  qui  tient  du  regret.  Je  les  priai 
de  danser ,  et  elles  y  consentirent.  Je  ne  connais 
rien  de  plus  gracieux  que  ces  danses  du  pays ,  qui 
ont  toute  l'originalité  que  la  nature  donne  aux 
beaux-arts;  une  certaine  volupté  modeste  s'y  fait 
remarquer;  les  bayadères  de  l'Inde  doivent  avoir 
quelque  chose  d'analogue  à  ce  mélange  d'indolence 
et  de  vivacité,  charme  de  la  danse  russe.  Cette  in- 
dolence et  cette  vivacité  indiquent  la  rêverie  et  la 
passion ,  deux  éléments  des  caractères  que  la  civi- 
lisation n'a  encore  ni  formés  ni  domptés.  J'étais 


frappée  de  la  gaieté  douce  de  ces  paysannes,  comme 
je  l'avais  été,  dans  des  nuances  différentes,  de  celle 
de  la  plupart  des  gens  du  peuple  auxquels  j'avais 
eu  affaire  en  Russie.  Je  crois  bien  qu'ils  sont  ter- 
ribles quand  leurs  passions  sont  provoquées  ;  et 
comme  ils  n'ont  point  d'instruction ,  ils  ne  savent 
pas  dompter  leur  violence.  Ils  ont,  par  une  suite 
de  la  même  ignorance,  peu  de  principes  de  morale, 
et  le  vol  est  très -fréquent  en  Russie,  mais  aussi 
l'hospitalité;  ils  vous  donnent  comme  ils  vous 
prennent,  selon  que  la  ruse  ou  la  générosité  parle 
à  leur  imagination  ;  l'une  et  l'autre  excitent  l'ad- 
miration de  ce  peuple.  Il  y  a  dans  cette  manière 
d'être  un  peu  de  rapport  avec  les  sauvages  ;  mais 
il  me  semble  que  maintenant  les  nations  européen- 
nes n'ont  de  vigueur  que  quand  elles  sont  ou  ce 
qu'on  appelle  barbares,  c'est-à-dire  non  éclairées, 
ou  libres  ;  mais  ces  nations,  qui  n'ont  appris  de  la 
civilisation  que  l'indifférence  pour  tel  ou  tel  joug, 
à  condition  que  leur  coin  du  feu  n'en  soit  pas 
troublé  ;  ces  nations  qui  n'ont  appris  de  la  civili- 
sation que  l'art  d'expliquer  la  puissance  et  de  rai- 
sonner la  servitude,  sont  faites  pour  être  vaincues. 
Je  me  représente  souvent  ce  que  doivent  être  main- 
tenant ces  lieux  que  j'ai  vus  si  calmes ,  ces  aima- 
bles jeunes  filles,  ces  paysans  à  longues  barbes  qui 
suivaient  si  tranquillement  le  sort  que  la  Provi- 
dence leur  avait  tracé  :  ils  ont  péri  ou  ils  sont  en 
fuite ,  car  nul  d'entre  eux  ne  s'est  mis  au  service 
du  vainqueur. 

Une  cho'Se  digne  de  remarque,  c'est  à  quel  point 
l'esprit  public  est  prononcé  en  Russie.  La  réputa- 
tion d'invincible  que  des  succès  multipliés  ont  don- 
née à  cette  nation,  la  fierté  naturelle  aux  grands, 
le  dévouement  qui  est  dans  le  caractère  du  peuple, 
la  religion ,  dont  la  puissance  est  profonde ,  la 
haine  des  étrangers  que  Pierre  I"  a  tâché  de  dé- 
truire pour  éclairer  et  civiliser  son  pays,  mais  qui 
n'en  est  pas  moins  restée  dans  le  sang  des  Russes, 
et  qui  se  réveille  dans  l'occasion,  toutes  ces  causes 
réunies  font  de  cette  nation  un  peuple  très-énergi- 
que. Quelques  mauvaises  anecdotes  des  règnes 
précédents,  quelques  Russes  qui  ont  fait  des  dettes 
sur  le  pavé  de  Paris,  quelques  bons  mots  de  Dide- 
rot, ont  mis  dans  la  tête  des  Français  que  la  Rus- 
sie ne  consistait  que  dans  une  cour  corrompue, 
des  officiers  chambellans  et  un  peuple  d'esclaves  : 
c'est  une  grande  erreur.  Cette  nation ,  il  est  vrai , 
ne  peut  se  connaître  d'ordinaire  qu'après  un  très- 
long  examen  ;  mais  dans  les  circonstances  où  je 
l'ai  observée ,  tout  ressortait  en  elle ,  et  jamais  on 
ne  peut  voir  un  pays  sous  un  jour  plus  avantageux 
que  dans  une  époque  de  malheur  et  de  courage. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


395 


On  ne  saurait  trop  le  répéter,  cette  nation  est 
composée  des  contrastes  les  plus  frappants.  Peut- 
être  le  mélange  de  la  civilisation  européenne  et  du 
caractère  asiatique  en  est-il  la  cause. 

L'accueil  des  Russes  est  si  obligeant ,  qu'on  se 
croirait,  dès  le  premier  jour,  lié  avec  eux,  et  peut- 
être  au  bout  de  dix  ans  ne  le  serait-on  pas.  Le  si- 
lence russe  est  tout  à  fait  extraordinaire;  ce  si- 
lence porte  imiquement  sur  ce  qui  leur  inspire  un 
vif  intérêt.  Du  reste ,  ils  parlent  tant  qu'on  veut  ; 
mais  leur  conversation  ne  vous  apprend  rien  que 
leur  politesse;  elle  ne  trahit  ni  leurs  sentiments 
ni  leurs  opinions.  On  les  a  souvent  comparés  à 
des  Français  ;  et  cette  comparaison  me  semble  la 
plus  fausse  du  monde.  La  flexibilité  de  leurs  or- 
ganes leur  rend  l'imitation  en  toutes  choses  très- 
facile;  ils  sont  Anglais,  Français,  Allemands,  dans 
leurs  manières ,  selon  que  les  circonstances  les  y 
appellent  ;  mais  ils  ne  cessent  jamais  d'être  Rus- 
ses, c'est-à-dire,  impétueux  et  réservés  tout  en- 
semble ,  plus  capables  de  passion  que  d'amitié , 
plus  fiers  que  délicats,  plus  dévots  que  vertueux, 
plus  braves  que  chevaleresques ,  et  tellement  vio- 
lents dans  leurs  désirs,  que  rien  ne  peut  les  arrêter 
lorsqu'il  s'agit  de  les  satisCaire.  Ils  sont  beaucoup 
plus  hospitaliers  que  les  Français  ;  mais  la  société 
ne  consiste  pas  chez  eux ,  comme  chez  nous,  dans 
un  cercle  d'hommes  et  de  femmes  d'esprit,  qui  se 
plaisent  à  causer  ensemble.  On  se  réunit  comme 
l'on  va  à  une  fête,  pour  trouver  beaucoup  de  monde, 
pour  avoir  des  fruits  et  des  productions  rares  de 
l'Asie  ou  de  l'Europe  ;  pour  entendre  de  la  musi- 
que ,  pour  jouer  ;  enfin ,  pour  se  donner  des  émo- 
tions vives  par  les  objets  extérieurs,  plutôt  que 
par  l'esprit  et  l'âme  :  ils  réservent  l'usage  de  l'un 
et  de  l'autre  pour  les  actions  et  non  pour  la  so- 
ciété. D'ailleurs,  comme  ils  sont,  en  général,  très- 
peu  instruits,  ils  trouvent  peu  de  plaisir  aux  con- 
versations sérieuses  ,  et  ne  mettent  point  leur 
amour  -  propre  à  briller  par  l'esprit  qu'on  y  peut 
montrer.  La  poésie ,  l'éloquence ,  la  littérature  ne 
se  rencontrent  point  encore  en  Russie  ;  le  luxe,  la 
puissance  et  le  courage  sont  les  principaux  objets 
de  l'orgueil  et  de  l'ambition  ;  toutes  les  autres  ma- 
nières de  se  distinguer  semblent  encore  efféminées 
et  vaines  à  cette  nation. 

Mais  le  peuple  est  esclave,  dira-t-on;  quel  carac- 
tère donc  peut-on  lui  supposer  ?  Certes  je  n'ai  pas 
besoin  de  dire  que  tous  les  gens  éclairés  souhai- 
tent que  le  peuple  russe  sorte  de  cet  état ,  et  celui 
qui  le  souhaite  le  plus  peut-être,  c'est  l'empereur 
Alexandre  :  mais  cet  esclavage  de  Russie  ne  res- 
semble pas  pour  ses  effets  à  celui  dont  nous  nous 


faisons  l'idée  dans  l'Occident;  ce  ne  sont  point, 
comme  sous  le  régime  féodal ,  des  vainqueurs  qui 
ont  imposé  de  dures  lois  aux  vaincus;  les  rapports 
des  grands  avec  le  peuple  ressemblent  plutôt  à  ce 
qu'on  appelait  la  famille  des  esclaves  chez  les  an- 
ciens ,  qu'à  l'état  des  serfs  chez  les  modernes.  Le 
tiers  état  n'existe  pas  en  Russie;  c'est  un  grand 
inconvénient  pour  le  progrès  des  lettres  et  des 
beaux -arts;  car  c'est  d'ordinaire  dans  cette  troi- 
sième classe  que  les  lumières  se  développent  :  mais 
cette  absence  d'intermédiaire  entre  les  grands  et 
le  peuple  fait  qu'ils  s'aiment  davantage  les  uns  les 
autres.  La  distance  entre  les  deux  classes  paraît 
plus  grande,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  degrés  entre 
ces  deux  extrémités  ;  et  dans  le  fait ,  elles  se  tou- 
chent de  plus  près,  n'étant  point  séparées  par  une 
classe  moyenne.  C'est  une  organisation  sociale 
tout  à  fait  défavorable  aux  lumières  des  premières 
classes,  mais  non  pas  au  bonheur  des  dernières. 
Au  reste,  là  oii  il  n'y  a  pas  de  gouvernement  re- 
présentatif, c'est-à-dire,  dans  les  pays  où  le  monar- 
que décrète  encore  la  loi  qu'il  doit  exécuter ,  les 
hommes  sont  souvent  plus  avilis  par  le  sacrifice 
même  de  leur  raison  et  de  leur  caractère  que  dans 
ce  vaste  empire  oii  quelques  idées  simples  de  reli- 
gion et  de  patrie  mènent  une  grande  masse  guidée 
par  quelques  chefs.  L'immense  étendue  de  l'empire 
russe  fait  aussi  que  le  despotisme  des  grands  n'y 
pèse  pas  en  détail  sur  le  peuple;  enfin,  surtout, 
l'esprit  religieux  et  militaire  domine  tellement  dans 
la  nation,  qu'on  peut  faire  grâce  à  bien  des  travers, 
en  faveur  de  ces  deux  grandes  sources  des  belles 
actions.  Un  homme  de  beaucoup  d'esprit  disait 
que  la  Russie  ressemblait  aux  pièces  de  Shaks- 
peare  ,  oii  tout  ce  qui  n'est  pas  faute  est  sublime , 
oii  tout  ce  qui  n'est  pas  sublime  est  faute.  Rien  de 
plus  juste  que  cette  observation;  mais  dans  la 
grande  crise  où  se  trouvait  la  Russie  quand  je  l'ai 
traversée ,  l'on  ne  pouvait  qu'admirer  l'énergie  de 
résistance  et  la  résignation  aux  sacrifices  que  ma- 
nifestait cette  nation;  et  l'on  n'osait  presque  pas, 
en  voyant  de  telles  vertus,  se  permettre  de  remar- 
quer ce  qu'on  aurait  blâmé  dans  d'autres  temps. 

CHAPITRE  XIV. 

Moscou.  • 

Des  coupoles  dorées  annoncent  de  loin  Moscou  ; 
cependant,  comme  le  pays  environnant  n'est  qu'une 
plaine,  ainsi  que  toute  la  Russie,  on  peut  arriver 
dans  la  grande  ville  sans  être  frappé  de  son  étendue. 
Quelqu'un  disait  avec  raison  que  iMoscou  était  plu- 
tôt une  province  qu'une  ville.  En  effet,  l'on  y  voit 


396 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


des  cabanes,  des  maisons,  des  palais,  un  bazar 
comme  en  Orient ,  des  églises ,  des  établissements 
publics,  des  pièces  d'eau,  des  bois,  des  parcs.  La 
diversité  des  mœurs  et  des  nations  qui  composent 
la  Russie  se  montrait  dans  ce  vaste  séjour.  Vou- 
lez-vous, me  disait-on,  acheter  des  châles  de  Ca- 
chemire dans  le  quartier  des  Tartares  ?  Avez-vous 
vu  la  ville  chinoise  ?  L'Asie  et  l'Europe  se  trou- 
vaient réunies  dans  cette  immense  cité.  On  y  jouis- 
sait de  plus  de  liberté  qu'à  Pétersbourg ,  où  la 
cour  doit  nécessairement  exercer  beaucoup  d'in- 
fluence. Les  grands  seigneurs  établis  à  Moscou  ne 
recherchaient  point  les  places  ;  mais  ils  prouvaient 
leur  patriotisme  par  des  dons  immenses  faits  à  l'É- 
tat ,  soit  pour  des  établissements  publics  pendant 
la  paix ,  soit  comme  secours  pendant  la  guerre.  Les 
fortunes  colossales  des  grands  seigneurs  russes 
sont  employées  à  former  des  collections  de  tous 
genres,  à  des  entreprises ,  à  des  fêtes  dont  les  Mille 
et  une  Nuits  ont  donné  les  modèles,  et  ces  fortu- 
nes se  perdent  aussi  très-souvent  par  les  passions 
effrénées  de  ceux  qui  les  possèdent.  Quand  j'arrivai 
dans  Moscou ,  il  n'était  question  que  des  sacriflces 
que  l'on  faisait  pour  la  guerre.  Un  jeune  comte  de 
Momonoff  levait  un  régiment  pour  l'État ,  et  n'y 
voulait  servir  que  comme  sous -lieutenant;  une 
comtesse  Orloff,  aimable  et  riche  à  l'asiatique, 
donnait  le  quart  de  son  revenu.  Lorsque  je  pas- 
sais devant  ces  palais  entourés  de  jardins,  oià  l'es- 
pace était  prodigué  dans  une  ville  comme  ailleurs 
au  milieu  de  la  campagne ,  on  me  disait  que  le  pos- 
sesseur de  cette  superbe  demeure  venait  de  donner 
mille  paysans  à  l'État;  cet  autre,  deux  cents.  J'a- 
vais de  la  peine  à  me  faire  à  cette  expression ,  don- 
ner des  hommes;  mais  les  paysans  eux-mêmes 
s'offraient  avec  ardeur,  et  leurs  seigneurs  n'étaient 
dans  cette  guerre  que  leurs  interprètes. 

Dès  qu'un  Russe  se  fait  soldat,  on  lui  coupe  la 
barbe,  et  de  ce  moment  il  est  libre.  On  voulait  que 
tous  ceux  qui  auraient  servi  dans  la  milice  fussent 
aussi  considérés  comme  libres  :  mais  alors  la  na- 
tion l'aurait  été,  car  elle  s'est  levée  presque  en  en- 
tier. Espérons  qu'on  pourra  sans  secousse  amener 
cet  affranchissement  si  désiré;  mais  en  attendant, 
on  voudrait  que  les  barbes  fussent  conservées,  tant 
elles  donnent  de  force  et  de  dignité  à  la  physiono- 
mie. Les  Russes  à  longue  barbe  ne  passent  jamais 
devant  une  église  sans  faire  le  signe  de  la  croix  ,  et 
leur  confiance  dans  les  images  visibles  de  la  reli- 
gion est  très-touchante.  Leurs  églises  portent  l'em- 
preinte de  ce  goût  de  luxe  qu'ils  tiennent  de  l'Asie  ; 
on  n'y  voit  que  des  ornements  d'or,  d'argent  et  de 
rubis.  On  dit  qu'un  homme  en  Russie  avait  pro- 


posé de  composer  un  alphabet  avec  des  pierres 
précieuses  et  d'écrire  ainsi  la  Bible.  Il  connaissait 
la  meilleure  manière  d'intéreser  à  la  lecture  l'ima- 
gination des  Russes.  Cette  imagination,  jusqu'à 
présent  néanmoins  ,  ne  s'est  manifestée  ni  par  les 
beaux-arts ,  ni  par  la  poésie.  Ils  arrivent  très-vite 
en  toutes  choses  jusqu'à  un  certain  point ,  et  ne 
vont  pas  au  delà.  L'impulsion  fait  faire  les  premiers 
pas ,  mais  les  seconds  appartiennent  à  la  réflexion  ; 
et  ces  Russes ,  qui  n'ont  rien  des  peuples  du  Nord , 
sont,  jusqu'à  présent ,  très-peu  capables  de  médi- 
tation. 

Quelques-uns  des  palais  de  Moscou  sont  en  bois, 
afin  qu'ils  puissent  être  bâtis  plus  vite,  et  que  l'in- 
constance naturelle  à  la  nation ,  dans  tout  ce  qui 
n'est  pas  la  religion  et  la  patrie ,  se  satisfasse  en 
changeant  facilement  de  demeure.  Plusieurs  de  ces 
beaux  édifices  ont  été  construits  pour  une  fête  : 
on  les  destinait  à  l'éclat  d'un  jour,  et  les  richesses 
dont  on  les  a  décorés  les  ont  fait  durer  jusqu'à  cette 
époque  de  destruction  universelle.  Un  grand  nom- 
bre de  maisons  sont  colorées  en  vert ,  en  jaune,  en 
rose,  et  sculptées  en  détail  comme  des  ornements 
de  dessert. 

Le  Kremlin ,  cette  citadelle  oiî  les  empereurs  de 
Russie  se  sont  défendus  contre  les  Tartares,  est 
entouré  d'une  haute  muraille  crénelée  et  flanquée 
de  tourelles  qui ,  par  leurs  formes  bizarres,  rappel- 
lent plutôt  un  minaret  de  Turquie  qu'une  forte- 
resse comme  la  plupart  de  celles  de  l'Occident. 
Riais  quoique  le  caractère  extérieur  des  édifices  de 
la  ville  soit  oriental ,  l'impression  du  christianisme 
se  retrouvait  dans  cette  multitude  d'églises  si  vé- 
nérées qui  attiraient  les  regards  à  chaque  pas.  On 
se  rappelait  Rome  en  voyant  Moscou  ;  non  assuré- 
ment que  les  monuments  y  fussent  du  même  style, 
mais  parce  que  le  mélange  de  la  campagne  solitaire 
et  des  palais  magnifiques ,  la  grandeur  de  la  ville  et 
le  nombre  infini  des  temples,  donnent  à  la  Rome 
asiatique  quelques  rapports  avec  la  Rome  euro- 
péenne. 

C'est  vers  les  premiers  jours  d'août  qu'on  me  fit 
voir  l'intérieur  du  Kremlin  :  j'y  arrivai  par  l'escalier 
que  l'empereur  Alexandre  avait  monté  peu  de  jours 
auparavant,  entouré  d'un  peuple  immense  qui  le 
bénissait ,  et  lui  promettait  de  défendre  son  empire 
à  tout  prix.  Ce  peuple  a  tenu  parole.  On  m'ouvrit 
d'abord  les  salles  où  l'on  renfermait  les  armes  des 
anciens  guerriers  de  Russie  :  les  arsenaux  de  ce 
genre  sont  plus  dignes  d'intérêt  dans  les  autres 
pays  de  l'Europe.  Les  Russes  n'ont  pas  pris  part 
aux  temps  de  la  chevalerie  ;  ils  ne  se  sont  pas  mêlés 
des  croisades.  Constamment  en  guerre  avec  les 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


397 


Tartares ,  les  Polonais  et  les  Turcs ,  l'esprit  mili- 
taire s'est  formé  chez  eux  au  milieu  des  atrocités 
de  tout  genre  qu'entraînaient  la  barbarie  des  nations 
asiatiques  et  celle  des  tyrans  qui  gouvernaient  la 
Russie.  Ce  n'est  donc  pas  la  bravoure  généreuse  des 
Bayard  ou  des  Percy,  mais  l'intrépidité  d'un  cou- 
rage fanatique  qui  s'est  manifestée  dans  ce  pays 
depuis  plusieurs  siècles.  Les  Russes,  dans  les  rap- 
ports de  la  société ,  si  nouveaux  pour  eux ,  ne  se 
signalent  point  par  l'esprit  de  chevalerie ,  tel  que 
les  peuples  de  l'Occident  le  conçoivent;  mais  ils  se 
sont  toujours  montrés  terribles  contre  leurs  enne- 
mis. Tant  de  massacres  ont  eu  lieu  dans  l'intérieur 
de  la  Russie,  jusqu'au  règne  de  Pierre  le  Grand  et 
par  delà,  que  la  moralité  de  la  nation,  et  surtout 
celle  des  grands  seigneurs ,  doit  en  avoir  beaucoup 
souffert.  Ces  gouvernements  despotiques ,  dont  la 
seule  limite  est  l'assassinat  du  despote,  boulever- 
sent les  principes  de  l'honneur  et  du  devoir  dans  la 
tête  des  hommes  ;  mais  l'amour  de  la  patrie ,  l'atta- 
chement aux  croyances  religieuses ,  se  sont  main- 
tenus dans  toute  leur  force  à  travers  les  débris  de 
cette  sanglante  histoire,  et  la  nation  qui  conserve 
de  telles  vertus  peut  encore  étonner  le  monde. 

On  me  conduisit ,  de  l'ancien  arsenal ,  dans  les 
chambres  occupées  jadis  par  les  czars,  et  où  l'on 
conserve  les  vêtements  qu'ils  portaient  le  jour  de 
leur  couronnement.  Ces  appartements  n'ont  aucun 
genre  de  beauté ,  mais  ils  s'accordent  très-bien  avec 
la  vie  dure  que  menaient  et  que  mènent  encore  les 
czars.  La  plus  grande  magnificence  règne  dans  le 
palais  d'Alexandre  ;  mais  lui-même  couche  sur  la 
dure ,  et  voyage  comme  un  officier  cosaque. 

On  faisait  voir,  dans  le  Kremlin,  un  trône  par- 
tagé ,  qui  fut  occupé  d'abord  par  Pierre  1"  et  Ivan, 
son  frère.  La  princesse  Sophie ,  leur  sœur,  se  pla- 
çait derrière  la  chaise  d'Ivan ,  et  lui  dictait  ce  qu'il 
devait  dire  ;  mais  cette  force  empruntée  ne  résista 
pas  longtemps  à  la  force  native  de  Pierre  I",  et 
bientôt  il  régna  seul.  C'est  à  dater  de  son  règne 
que  les  czars  ont  cessé  de  porter  le  costume  asiati- 
que. La  grande  perruque  du  siècle  de  Louis  XIV 
arriva  avec  Pierre  I",  et ,  sans  porter  atteinte  à 
l'admiration  qu'inspire  ce  grand  homme,  il  y  a  je 
ne  sais  quel  contraste  désagréable  entre  la  férocité 
de  son  génie,  et  la  régularité  cérémonieuse  de  son 
vêtement.  A-t-il  eu  raison  d'effacer,  autant  qu'il  le 
pouvait ,  les  mœurs  orientales  du  sein  de  sa  nation? 
devait-il  placer  sa  capitale  au  nord  et  à  l'extrémité 
de  son  empire?  C'est  une  grande  question  qui  n'est 
point  encore  résolue  :  les  siècles  seuls  peuvent  com- 
menter de  si  grandes  pensées. 
Je  montai  sur  le  clocher  de  la  cathédrale,  apye- 


lée  Ivan-Fellkî,  d'où  l'on  domine  toute  la  ville  :  de 
là  je  voyais  ce  palais  des  czars  qui  ont  conquis  par 
leurs  armes  les  couronnes  de  Casan ,  d'Astraean  et 
de  Sibérie.  J'entendais  les  chants  de  l'église  oià  le 
catholicos ,  prince  de  Géorgie,  officiait  au  milieu  des 
habitants  de  Moscou ,  et  formait  une  réunion  chré- 
tienne entre  l'Asie  et  l'Europe.  Quinze  cents  égli- 
ses attestaient  la  dévotion  du  peuple  moscovite. 

Les  établissements  de  commerce  à  Moscou  por- 
taient un  caractère  asiatique  ;  des  hommes  à  tur- 
ban, d'autres  habillés  selon  les  divers  costumes  de 
tous  les  peuples  de  l'Orient ,  étalaient  les  marchan- 
dises les  plus  rares  ;  les  fourrures  de  la  Sibérie  et 
les  tissus  de  l'Inde  offraient  toutes  les  jouissances 
du  luxe  à  ces  grands  seigneurs  dont  l'imagination 
se  plaît  aux  zibelines  des  Samoïèdes  comme  aux 
rubis  des  Persans.  Ici ,  le  jardin  et  le  palais  Roza- 
mouski  renfermaient  la  plus  belle  collection  de 
plantes  et  de  minéraux  ;  ailleurs ,  un  comte  de  Rou- 
terlin  avait  passé  trente  ans  de  sa  vie  à  rassembler 
une  belle  bibliothèque  :  parmi  les  livres  qu'il  pos- 
sédait ,  il  y  en  avait  sur  lesquels  on  trouvait  des 
notes  de  la  main  de  Pierre  I".  Ce  grand  homme  ne 
se  doutait  pas  que  cette  même  civilisation  euro- 
péenne, dont  il  était  si  jaloux,  viendrait  dévaster 
les  établissements  d'instruction  publique  qu'il  avait 
fondés  au  milieu  de  son  empire ,  dans  le  but  de 
fixer ,  par  l'étude ,  l'esprit  impatient  des  Russes. 

Plus  loin  était  la  maison  des  enfants  trouvés, 
l'une  des  plus  touchantes  institutions  de  l'Europe  ; 
des  hôpitaux  pour  toutes  les  classes  de  la  société 
se  faisaient  remarquer  dans  les  divers  quartiers  de 
la  ville  ;  enfin ,  l'œil  ne  pouvait  se  porter  que  sur 
des  richesses  ou  sur  des  bienfaits ,  sur  des  édifices 
de  luxe  ou  de  charité  ,  sur  des  églises  ou  sur  des 
palais ,  qui  répandaient  du  bonheur  ou  de  l'éclat 
sur  une  vaste  portion  de  l'espèce  humaine.  On 
aperçoit  les  sinuosités  de  la  Moskowa ,  de  cette  ri- 
vière qui  ,  depuis  la  dernière  invasion  des  Tartares, 
n'avait  plus  roulé  de  sang  dans  ses  flots  :  le  jour 
était  superbe  ;  le  soleil  semblait  se  complaire  à  ver- 
ser ses  rayons  sur  les  coupoles  étincelantes.  Je  me 
rappelai  ce  vieux  archevêque  ,  Platon ,  qui  venait 
d'écrire  à  l'empereur  Alexandre  une  lettre  pasto- 
rale dont  le  style  oriental  m'avait  vivement  émue  : 
il  envoyait  l'image  de  la  Vierge ,  des  confins  de 
l'Europe,  pour  conjurer  loin  de  l'Asie  l'homme  qui 
voulait  faire  porter  aux  Russes  tout  le  poids  des 
nations  enchaînées  sur  ses  pas.  Un  moment  la 
pensée  me  vint  que  Napoléon  pourrait  se  prome- 
ner sur  cette  même  tour  d'où  j'admirais  la  ville 
qu'allait  anéantir  sa  présence  ;  un  moment  je  son- 
geai qu'il  s'enorgueillirait  de  remplacer ,  dans  le 


398 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


palais  des  czars ,  le  chef  de  la  grande  horde ,  qui 
sut  aussi  s'en  emparer  pour  un  temps;  mais  le  ciel 
était  si  beau,  que  je  repoussai  cette  crainte.  Un 
mois  après ,  cette  belle  ville  était  en  cendres ,  afin 
qu'il  fût  dit  que  tout  pays  qui  s'était  allié  avec  cet 
homme  serait  ravagé  par  les  feux  dont  il  dispose. 
Mais  combien  ces  Russes  et  leur  monarque  n'ont - 
ils  pas  racheté  cette  erreur  !  Le  malheur  même  de 
Moscou  a  régénéré  l'empire,  et  cette  ville  reli- 
gieuse a  péri  comme  un  martyr ,  dont  le  sang  ré- 
pandu donne  de  nouvelles  forces  aux  frères  qui  lui 
survivent. 

Le  fameux  comte  Rostopschin ,  dont  le  nom  a 
rempli  les  bulletins  de  l'empereur ,  vint  me  voir  , 
et  m'invita  à  dîner  chez  lui.  Il  avait  été  ministre 
des  affaires  étrangères  de  Paul  F"";  sa  conversa- 
tion avait  de  l'originalité,  et  l'on  pouvait  aisément 
apercevoir  que  son  caractère  se  montrerait  d'une 
manière  très-prononcée,  si  les  circonstances  l'exi- 
geaient. La  comtesse  Rostopschin  voulut  bien  me 
donner  un  livre  qu'elle  avait  écrit  sur  le  triomphe 
de  la  religion ,  très-pur  de  style  et  de  morale.  J'al- 
lai la  voir  à  sa  campagne,  dans  l'intérieur  de  Mos- 
cou; il  fallait  traverser,  pour  y  arriver,  un  lac  et 
un  bois  :  c'est  à  cette  maison ,  l'un  des  plus  agréables 
séjours  de  la  Russie,  que  le  comte  Rostopschin  a 
mis  lui-même  le  feu ,  à  l'approche  de  l'armée  fran- 
çaise. Certes ,  une  telle  action  devrait  exciter  un 
certain  genre  d'admiration ,  même  chez  des  enne- 
mis. L'empereur  Napoléon  a  cependant  comparé  le 
comte  Rostopschin  à  Marat,  oubliant  que  le  gou- 
verneur de  Moscou  sacrifiait  ses  propres  intérêts, 
et  que  Marat  incendiait  les  maisons  des  autres  ;  ce 
qui  ne  laisse  pas ,  cependant ,  de  faire  une  diffé- 
rence. Ce  qu'on  aurait  pu  reprocher  au  comte  Ros- 
topschin ,  c'est  d'avoir  dissimulé  trop  longtemps 
les  mauvaises  nouvelles  des  armées ,  soit  qu'il  se 
flattât  lui-même,  soit  qu'il  crût  nécessaire  de  flat- 
ter les  autres.  Les  Anglais,  avec  cette  admirable 
droiture  qui  distingue  toutes  leurs  actions ,  rendent 
compte  aussi  véridiquement  de  leurs  revers  que  de 
leurs  succès,  et  l'enthousiasme  se  soutient,  chez 
eux,  par  la  vérité,  quelle  qu'elle  soit.  Les  Russes 
ne  peuvent  atteindre  encore  à  cette  perfection 
morale ,  qui  est  le  résultat  d'une  constitution  libre. 

Aucune  nation  civilisée  ne  tient  autant  des  sau- 
vages que  le  peuple  russe,  et  quand  les  grands  ont 
de  l'énergie,  ils  se  rapprochent  aussi  des  défauts 
et  des  qualités  de  cette  nature  sans  frein.  On  a 
beaucoup  vanté  le  mot  fameuîc  de  Diderot  :  Les  Rus- 
ses sontpourris  avant  d'être  mûrs.  Je  n'en  connais 
pas  de  plus  faux;  leurs  vices  mêmes,  à  quelques 
exceptions  près ,  n'appartiennent  pas  à  la  corrup- 


tion, mais  à  la  violence.  Un  désir  russe ,  disait  un 
homme  supérieur ,  ferait  sauter  une  ville  ;  la  fureur 
et  la  ruse  s'emparent  d'eux  tour  à  tour,  quand  ils 
veulent  accomplir  une  résolution  quelconque , 
bonne  ou  mauvaise.  Leur  nature  n'est  point  chan- 
gée par  la  civilisation  rapide  que  Pierre  1"  leur  a 
donnée  ;  elle  n'a ,  jusqu'à  présent ,  formé  que  leurs 
manières  ;  heureusement  pour  eux ,  ils  sont  tou- 
jours ce  que  nous  appelons  barbares  ,  c'est-à-dire , 
conduits  par  un  instinct  souvent  généreux,  tou- 
jours involontaire,  qui  n'admet  la  réflexion  que 
dans  le  choix  des  moyens,  et  non  dans  l'examen  du 
but  :  je  dis  heureusement  pour  eux,  non  que  je 
prétende  vanter  la  barbarie  ;  mais  je  désigne  par 
ce  nom  une  certaine  énergie  primitive  qui  peut 
seule  remplacer  dans  les  nations  la  force  concen- 
trée de  la  liberté. 

Je  vis  à  Moscou  les  hommes  les  plus  éclairés 
dans  la  carrière  des  sciences  et  des  lettres  ;  mais 
là ,  comme  à  Pétersbourg ,  presque  toutes  les  pla- 
ces de  professeurs  sont  remplies  par  des  Allemands. 
Il  y  a  grande  disette ,  en  Russie ,  d'horhmes  ins- 
truits ,  dans  quelque  genre  que  ce  soit  :  les  jeunes 
gens  ne  vont ,  pour  la  plupart ,  à  l'Université  que 
pour  entrer  plus  vite  dans  l'état  militaire.  Les 
charges  civiles ,  en  Russie  ,  donnent  un  rang  qui 
correspond  à  un  grade  dans  l'armée  ;  l'esprit  de  la 
nation  est  tourné  tout  entier  vers  la  guerre  ;  dans 
tout  le  reste  ,  administration ,  économie  politique , 
instruction  publique  ,  etc. ,  les  autres  peuples  de 
l'Europe  l'emportent ,  jusqu'à  présent ,  sur  les 
Russes.  Ils  s'essayent  néanmoins  dans  la  littéra- 
ture ;  la  douceur  et  l'éclat  des  sons  de  leur  langue 
se  fait  remarquer  par  ceux  même  qui  ne  la  com- 
prennent pas  ;  elle  doit  être  très-propre  à  la  nm- 
sique  et  à  la  poésie.  Mais  les  Russes  ont,  comme 
tant  d'autres  peuples  du  continent,  le  tort  d'imi- 
ter la  littérature  française  ,  qui ,  par  ses  beautés 
mêmes  ,  ne  convient  qu'aux  Français.  Il  me  sem- 
ble que  les  Russes  devraient  faire  dériver  leurs 
études  littéraires  des  Grecs  plutôt  que  des  Latins. 
Les  caractères  de  l'écriture  russe  ,  si  semblables  à 
ceux  des  Grecs ,  les  anciennes  communications 
des  Russes  avec  l'empire  de  Byzance ,  leurs  desti- 
nées futures ,  qui  les  conduiront  peut-être  vers  les 
illustres  monuments  d'Athènes  et  de  Sparte,  tout 
doit  porter  les  Russes  à  l'étude  du  grec  ;  mais  il 
faut  surtout  que  leurs  écrivains  puisent  la  poésie 
dans  ce  qu'ils  ont  de  plus  intime  au  fond  de  l'âme. 
Leurs  ouvrages  ,  jusqu'à  présent ,  sont  composés  , 
pour  ainsi  dire,  du  bout  des  lèvres,  et  jamais  une 
nation  si  véhémente  ne  peut  être  remuée  par  do 
si  grêles  accords. 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


399 


CHAPITRE  XV. 

Route  de  Moscou  à  Pétersbourg. 

Je  quittai  Moscou  avec  regret.  Je  m'arrêtai  .quel- 
que temps  dans  un  bois ,  près  de  la  ville ,  oîi ,  les 
jours  de  fête,  les  habitants  viennent  danser,  et 
fêter  le  soleil  dont  la  splendeur  est  de  si  courte 
durée ,  mêine  à  Moscou.  Qu'est-ce  donc ,  en  s'avan- 
çant  vers  le  nord  ?  Ces  éternels  bouleaux ,  qui  fati- 
guent par  leur  monotonie ,  deviennent  eux-mêmes 
très-rares,  dit-on,  lorsqu'on  s'approche  d'Archan- 
gel;  on  les  conserve  là  comme  des  orangers  en 
France.  Le  pays  de  Moscou  à  Pétersbourg  n'est 
que  sable  d'abord,  et  marais  ensuite;  dès  qu'il 
pleut,  la  terre  devient  noire,  et  l'on  ne  sait  plus  où 
trouver  le  grand  chemin.  Les  maisons  de  paysans 
néanmoins  annoncent  partout  l'aisance  ;  ils  ornent 
leurs  demeures  avec  des  colonnes  ;  des  arabesques 
sculptées  en  bois  entourent  leurs  fenêtres.  Quoique 
ce  fût  en  été  que  je  traversasse  ce  pays,  j'y  sentais 
le  menaçant  hiver  qui  semblait  se  cacher  derrière 
les  nuages;  quand  on  me  présentait  des  fruits, 
leur  saveur  était  âpre,  parce  que  leur  maturité 
avait  été  trop  précipitée  ;  une  rose  me  causait  de 
l'émotion,  comme  un  souvenir  de  nos  belles 
contrées,  et  les  fleurs  elles-mêmes  paraissaient 
porter  leurs  têtes  avec  moins  d'orgueil ,  comme  si 
la  main  glacée  du  Nord  eut  été  déjà  prête  à  les 
saisir. 

Je  passai  par  Novogorod,  qui  était,  il  y  a  six  siè- 
cles, une  république  associéeaux  villes  hanséatiques, 
et  qui  a  conservé  longtemps  un  esprit  d'indépen- 
dance républicaine.  On  se  plaît  à  dire  que  la  liberté 
n'a  été  réclamée  en  Europe  que  dans  le  dernier 
siècle  ;  c'est  plutôt  le  despotisme  qui  est  une  inven- 
tion moderne.  En  Russie  même,  l'esclavage  des 
paysans  n'a  été  introduit  qu'au  seizième  siècle. 
Jusqu'au  règne  de  Pierre  I",  la  formule  de  tous 
les  ukases  était  :  Les  boyards  ont  avisé ,  le  czar 
ordonnera.  Pierre  I",  quoiqu'à  beaucoup  d'égards 
il  ait  fait  un  bien  infini  à  la  Russie,  abaissa  les 
grands ,  et  réunit  sur  sa  tête  le  pouvoir  temporel  et 
le  pouvoir  spirituel,  afin  de  ne  pas  rencontrer  d'obs- 
tacles à  ses  desseins.  Richelieu  se  conduisait  de 
même  en  France  ;  aussi  Pierre  I"  l'admirait-il  beau- 
coup. On  sait  qu'en  voyant  son  tombeau  à  Paris,  il 
s'écria  :  «  Grand  homme  !  je  donnerais  la  moitié  de 
«  mon  empire  pour  apprendre  de  toi  à  gouverner 
«  l'autre.  »  Le  czar,  dans  cette  occasion ,  était  trop 
modeste,  car  il  avait  sur  Richelieu,  d'abord  l'avan- 
tage d'être  un  grand  guerrier,  et  de  plus  ,  le  fonda- 
teur de  la  marine  et  du  commerce  de  son  pavs  ; 
tandis  que  Richelieu  n'a  fait  que  gouverner  tvran- 


niquement  au  dedans  et  astucieusement  au  dehors. 
Mais  revenons  à  îsovogorod  :  Ivan  Vasiliéwitch  s'en 
empara  en  1470  ;  il  détruisit  la  liberté  de  cette  ville  ; 
il  fit  transporter  à  Moscou,  dans  le  Kremlin,  la 
grande  cloche  nommée  en  russe  Pf^etchevoijkolokol, 
au  son  de  laquelle  les  citoyens  s'assemblaient  sur 
la  place,  pour  délibérer  sur  les  intérêts  publics. 
En  perdant  la  liberté ,  Novogorod  vit  chaque  jour 
disparaître  sa  population ,  son  commerce ,  ses  ri- 
chesses, tant  le  souffle  du  pouvoir  arbitraire,  dit 
le  meilleur  historien  de  la  Russie ,  est  desséchant 
et  destructeur  !  Encore  aujourd'hui ,  cette  ville  de 
Novogorod  offre  un  aspect  singulièrement  triste; 
une  vaste  enceinte  annonce  que  la  ville  était  jadis 
grande  et  peuplée,  et  l'on  n'y  voit  que  des  maisons 
éparses  dont  les  habitants  semblent  placés  là  comme 
des  figures  qui  pleurent  sur  les  tombeaux.  C'est 
peut-être  aussi  maintenant  le  spectacle  qu'offre 
cette  belle  ville  de  Moscou  ;  mais  l'esprit  public  la 
rebâtira,  comme  il  l'a  reconquise, 

CHAPITRE  XVI. 

Saint-Pétershourg. 

De  Novogorod  jusqu'à  Pétersbourg  il  n'y  a 
presque  plus  que  des  marais ,  et  l'on  arrive  dans 
l'une  des  plus  belles  villes  du  monde,  connue  si, 
d'un  coup  de  baguette,  un  enchanteur  faisait  sortir 
toutes  les  merveilles  de  l'Europe  et  de  l'Asie  du  sein 
des  déserts.  La  fondation  de  Pétersbourg  est  la 
plus  grande  preuve  de  cette  ardeur  de  la  volonté 
russe,  qui  ne  connaît  rien  d'impossible;  tout  est 
humble  aux  alentours  ;  la  ville  est  bâtie  sur  un  ma- 
rais ,  et  le  marbre  même  y  repose  sur  des  pilotis  ; 
mais  on  oublie ,  en  voyant  ces  superbes  édifices , 
leurs  fragiles  fondements,  et  l'on  ne  peut  s'empê- 
cher de  méditer  sur  le  miracle  d'une  si  belle  ville 
bâtie  en  si  peu  de  temps.  Ce  peuple ,  qu'il  faut  tou- 
jours peindre  par  des  contrastes ,  est  d'une  persé- 
vérance inouïe  contre  la  nature,  ou  contre  les 
armées  ennemies.  La  nécessité  trouva  toujours  les 
Russes  patients  et  invincibles  ;  mais  dans  le  cours 
ordinaire  de  la  vie  ils  sont  très-inconstants.  Les 
mêmes  hommes,  les  mêmes  maîtres  ne  leur  inspi- 
rent pas  longtemps  de  l'enthousiasme  ;  la  réflexion 
seule  peut  garantir  la  durée  des  sentiments  et  des 
opinions  dans  le  calme  habituel  de  la  vie,  et  les 
Russes ,  comme  tous  les  peuples  soumis  au  despo- 
tisme ,  sont  plus  capables  de  dissimulation  que  de 
réflexion. 

En  arrivant  à  Pétersbourg,  mon  premier  senti- 
ment fut  de  remercier  le  ciel  d'être  au  bord  de  la 
[  mer.  Je  vis  flotter  sur  la  Neva  le  pavillon  anglais, 


400 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


signal  de  la  liberté,  et  je  sentis  que  je  pouvais,  en 
me  confiant  à  l'Océan,  rentrer  sous  la  puissance 
immédiate  de  la  Divinité  ;  c'est  une  illusion  dont  on 
ne  saurait  se  défendre,  que  de  se  croire  plus  sous 
la  main  de  la  Providence ,  quand  on  est  livré  aux 
éléments,  que  lorsqu'on  dépend  des  hommes,  et 
surtout  de  l'homme  qui  semble  une  révélation  du 
mauvais  principe  sur  cette  terre. 

En  face  de  la  maison  que  j'habitais  à  Pétersbourg, 
était  la  statue  de  Pierre  I"  ;  on  le  représente  à  che- 
val ,  gravissant  une  montage  escarpée  au  milieu  de 
serpents  qui  veulent  arrêter  les  pas  de  son  cheval. 
Ces  serpents,  il  est  vrai ,  sont  mis  là  pour  soutenir 
la  masse  immense  du  cheval  et  du  cavalier  ;  mais 
cette  idée  n'est  pas  heureuse;  car,  dans  le  fait,  ce 
n'est  pas  l'envie  qu'un  souverain  peut  redouter; 
ceux  qui  rampent  ne  sont  pas  non  plus  ses  enne- 
mis ,  et  Pierre  I",  surtout ,  n'eut  rien  à  craindre 
pendant  sa  vie,  que  des  Russes  qui  regrettaient 
les  anciens  usages  de  leur  pays.  Toutefois  l'admira- 
tion que  l'on  conserve  pour  lui  est  une  preuve  du 
bien  qu'il  a  fait  à  la  Russie  ;  car  cent  ans  après 
leur  mort  les  despotes  n'ont  plus  de  flatteurs.  On 
voit  écrit  sur  le  piédestal  de  la  statue  :  A  Pierre 
•premier,  Catherine  seconde.  Cette  inscription 
simple,  et  néanmoins  orgueilleuse,  a  le  mérite  de 
la  vérité.  Ces  deux  grands  hommes  ont  élevé  très- 
haut  la  fierté  russe  ;  et  savoir  mettre  dans  la  tête 
d'une  nation  qu'elle  est  invincible ,  c'est  la  rendre 
telle,  au  rnoins  dans  ses  propres  foyers;  car  la 
conquête  est  un  hasard  qui  dépend  peut-être  en- 
core plus  des  fautes  des  vaincus  que  du  génie  du 
vainqueur. 

On  prétend  avec  raison  que  l'on  ne  peut ,  à  Pé- 
tersbourg, dire  d'une  femme  qu'elle  est  vieille 
comme  les  rues,  tant  les  rues  elles-mêmes  sont 
modernes.  Les  édifices  sont  encore  d'une  blancheur 
éblouissante,  et  la  nuit,  quand  la  lune  les  éclaire, 
on  croit  voir  de  grands  fantômes  blancs  qui  regar- 
dent, immobiles ,  le  cours  de  la  Neva.  Je  ne  sais  ce 
qu'il  y  a  de  particulièrement  beau  dans  ce  fleuve , 
mais  jamais  les  flots  d'aucune  rivière  ne  m'ont  paru 
si  limpides.  Des  quais  de  granit  de  trente  verstes 
de  long  bordent  ses  ondes,  et  cette  magnificence 
du  travail  de  l'homme  est  digne  de  l'eau  transpa- 
rente qu'elle  décore.  Si  Pierre  \"  avait  dirigé  de 
pareils  travaux  vers  le  midi  de  son  empire,  il  n'au- 
rait pas  obtenu  ce  qu'il  désirait,  une  marine;  mais 
peut-être  se  serait-il  mieux  conformé  au  caractère 
de  sa  nation.  Les  Russes  habitants  de  Pétersbourg 
ont  l'air  d'un  peuple  du  Midi  condamné  à  vivre  au 
Nord,  et  faisant  tous  ses  efforts  pour  lutter  contre 
un  climat  qui  n'est  pas  d'accord  avec  sa  nature. 


Les  habitants  du  Nord  sont  d'ordinaire  très-casa- 
niers, et  redoutent  le  froid,  précisément  parce 
qu'il  est  leur  ennemi  de  tous  les  jours.  Les  gens 
du  peuple,  parmi  les  Russes,  n'ont  pris  aucune  de 
ces  habitudes  ;  les  cochers  attendent  dix  heures  à 
la  porte,  pendant  l'hiver,  sans  se  plaindre;  ils  se 
couchent  sur  la  neige,  sous  leur  voiture,  et  trans- 
portent les  mœurs  des  Lazzaronis  de  Naples  au 
soixantième  degré  de  latitude.  Vous  les  voyez  éta- 
blis sur  les  marches  des  escaliers ,  comme  les  Alle- 
mands dans  leur  duvet;  quelquefois  ils  dorment 
debout ,  la  tête  appuyée  contre  un  mur.  Tour  à 
tour  indolents  ou  impétueux,  ils  se  livrent  alterna- 
tivement au  sommeil  ou  à  des  fatigues  incroyables. 
Quelques-uns  s'enivrent,  et  diffèrent  en  cela  des 
peuples  du  Midi,  qui  sont  très-sobres;  mais  les 
Russes  le  sont  aussi,  et  d'une  manière  à  peine 
croyable,  quand  les  difficultés  de  la  guerre  l'exi- 
gent. 

Les  grands  seigneurs  russes  montrent,  à  leur 
manière,  les  goûts  des  habitants  du  Midi.  Il  faut 
aller  voir  les  diverses  maisons  de  campagne  qu'ils 
se  sont  bâties  au  milieu  d\ine  île  formée  par  la 
Neva,  dans  l'enceinte  même  de  Pétersbourg.  Les 
plantes  du  Midi ,  les  parfums  de  l'Orient,  les  divans 
de  l'Asie,  embellissent  ces  demeures.  Des  serres 
immenses,  où  mûrissent  des  fruits  de  tous  les 
pays ,  forment  un  climat  factice.  Les  possesseurs 
de  ces  palais  tâchent  de  ne  pas  perdre  le  moindre 
rayon  du  soleil ,  pendant  qu'il  paraît  sur  leur  ho- 
rizon; ils  le  fêtent  comme  un  ami  qui  va  bientôt 
s'en  aller,  mais  qu'ils  ont  connu  jadis  dans  une 
contrée  plus  heureuse. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  j'allai  dîner  chez 
l'un  des  négociants  les  plus  estimés  de  la  ville,  qui 
exerçait  l'hospitalité  russe,  c'est-à-dire,  qu'il  pla- 
çait sur  le  toit  de  sa  maison  un  pavillon  pour  an- 
noncer qu'il  dînait  chez  lui,  et  cette  invitation 
suffisait  à  tous  ses  amis.  Il  nous  fit  dîner  en  plein 
air,  tant  on  était  content  de  ces  pauvres  jours 
d'été,  dont  il  restait  encore  quelques-uns  auxquels 
nous  n'aurions  guère  donné  ce  nom  dans  le  midi 
de  l'Europe.  Le  jardinétait  très-agréable  ;  des  ar- 
bres, des  fleurs  l'embellissaient;  mais  à  quatre  pas 
de  la  maison  recommençait  le  désert  ou  le  marais. 
La  nature,  aux  environs  de  Pétersbourg,  a  l'air 
d'un  ennemi  qui  se  ressaisit  de  ses  droits  dès  que 
l'homme  cesse  un  moment  de  lutter  contre  lui. 

Le  matin  suivant,  je  me  rendis  à  l'église  de 
Notre-Dame  de  Casan,  bâtie  par  Paul  I",  sur  le 
modèle  de  Saint-Pierre  de  Rome.  L'intérieur  de 
l'église ,  décoré  d'un  grand  nombre  de  colonnes 
de  granit,  est  delà  plus  grande  beauté  ;  mais  l'édi- 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


401 


fice  lui-même  déplaît,  précisément  parce  qu'il 
rappelle  Saint-Pierre,  et  qu'il  en  diffère  d'autant 
plus ,  qu'on  a  voulu  l'imiter.  On  ne  fait  pas  en 
deux  ans  ce  qui  a  coûté  un  siècle  aux  premiers  ar- 
tistes de  l'univers.  Les  Russes  voudraient,  par  la 
rapidité,  échapper  au  temps  comme  à  l'espace; 
mais  le  temps  ne  conserve  que  ce  qu'il  a  fondé ,  et  les 
beaux-arts ,  dont  l'inspiration  semble  la  première 
source,  ne  peuvent  cependant  se  passer  de  la  ré- 
flexion. 

J'allai  de  Notre-Dame  de  Casan  au  couvent  de 
Saint-Alexandre-Newski ,  lieu  consacré  à  l'un  des 
héros  souverains  de  la  Russie ,  qui  étendit  ses 
conquêtes  jusques  aux  rives  de  la  Neva.  L'impéra- 
trice Elisabeth,  fille  de  Pierre  I",  lui  a  fait  cons- 
truire un  cercueil  d'argent ,  sur  lequel  on  a  cou- 
tume de  poser  une  pièce  de  monnaie,  comme  gage 
du  vœu  que  l'on  recommande  au  saint.  Le  tombeau 
de  Souvarow  est  dans  ce  couvent  d'Alexandre, 
mais  il  n'y  a  que  son  nom  qui  le  décore  ;  c'est  assez 
pour  lui ,  mais  non  pas  pour  les  Russes ,  auxquels 
il  a  rendu  de  si  grands  services.  Au  reste ,  cette 
nation  est  si  militaire ,  qu'elle  s'étonne  moins 
qu'une  autre  des  hauts  faits  en  ce  genre.  Les  plus 
grandes  familles  de  Russie  ont  élevé  des  tombeaux 
à  leurs  parents  dans  le  cimetière  qui  tient  à  l'église 
de  Newski ,  mais  aucun  de  ces  monuments  n'est 
digne  de  remarque;  ils  ne  sont  pas  beaux,  sous  le 
rapport  de  l'art,  et  nulle  idée  grande  n'y  frappe 
l'imagination.  11  est  vrai  que  la  pensée  de  la  mort 
produit  peu  d'effet  sur  les  Russes;  soit  courage, 
soit  inconstance  dans  les  impressions,  les  longs 
regrets  ne  sont  guère  dans  leur  caractère  ;  ils  sont 
plus  capables  de  superstition  que  d'émotion  :  la 
superstition  se  rapporte  à  cette  vie ,  et  la  religion 
à  l'autre  ;  la  superstition  se  lie  à  la  fatalité ,  et  la 
religion  à  la  vertu  ;  c'est  par  la  vivacité  des  désirs 
terrestres  qu'on  devient  superstitieux ,  et  c'est,  au 
contraire,  par  le  sacrifice  de  ces  mêmes  désirs 
qu'on  est  religieux. 

M.  de  Romanzow,  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  Russie,  me  combla  des  politesses  les  plus 
aimables,  et  c'était  à  regret  que  je  pensais  qu'il 
avait  été  tellement  dans  le  système  de  l'empereur 
Napoléon,  qu'il  aurait  dû,  comme  les  ministres 
anglais,  se  retirer  quand  ce  système  était  rejeté. 
Sans  doute,  dans  une  monarchie  absolue,  la  vo- 
lonté du  maître  explique  tout  ;  mais  la  dignité  d'un 
premier  ministre  exige  peut-être  que  des  paroles 
opposées  ne  sortent  pas  de  la  même  bouche.  Le 
souverain  représente  l'État,  et  l'État  peut  changer 
de  politique  quand  les  circonstances  l'exigent, 
mais  le  ministre  n'est  qu'un  homme,  et  un  homme, 


sur  des  questions  de  cette  importance,  ne  doit 
avoir  qu'une  opinion  dans  le  cours  de  sa  vie.  Il  est 
impossible  d'avoir  de  meilleures  manières  que  M.  de 
Romanzow,  et  de  recevoir  plus  noblement  les 
étrangers.  J'étais  chez  lui  lorsqu'on  annonça  l'en- 
voyé d'Angleterre ,  lord  Tirconnel ,  et  l'amiral  Ben- 
tinck ,  tous  les  deux  d'une  ûgure  remarquable  : 
c'étaient^  les  premiers  Anglais  qui  reparaissaient 
sur  ce  continent,  dont  la   tyrannie    d'un    seul 
homme  les  avait  bannis.  Après  dix  ans  d'une  si 
terrible  lutte ,  après  dix  ans  pendant  lesquels  les 
succès  et  les  revers  avaient  toujours  trouvé  les 
Anglais  fidèles  à  la  boussole  de  leur  politique,  la 
conscience,  ils  revenaient  enfin  dans  le  pays  qui, 
le  premier,  s'affranchissait  de  la  monarchie  univer- 
selle. Leur  accent,  leur  simplicité,  leur  fierté, 
tout  réveillait  dans  l'âme  le  sentiment  du  vrai  en 
toutes  choses ,  que  Napoléon  a  trouvé  l'art  d'obscur- 
cir aux  yeux  de  ceux  qui  n'ont  lu  que  ses  gazettes , 
et  n'ont  entendu  que  ses  agents.  Je  ne  sais  pas 
même  si  les  adversaires  de  Napoléon  sur  le  conti- 
nent ,  entourés  constamment  d'une  fausse  opinion 
qui  ne  cesse  de  les  étourdir,  peuvent  se  confier 
sans  trouble  à  leur  propre  sentiment.  Si  j'en  puis 
juger  par  moi,  je  sais  que  souvent,  après  avoir 
entendu  tous  les  conseils  de  prudence  ou  de  bas- 
sesse dont  on  est  abîmé  dans  l'atmosphère  bona- 
partiste, je  ne  savais  plus  que  penser  de  ma  pro- 
pre opinion;  mon  sang  me  défendait  d'y  renoncer, 
mais  ma  raison  ne  suffisait  pas  toujours  pour  raè 
préserver  de  tant  de  sophismes.  Ce  fut  donc  avec 
une  vive  émotion  que  j'entendis  de  nouveau  la  voix 
de  cette  Angleterre,  avec  laquelle  on  est  presque 
toujours  sûr  d'être  d'accord,  quand  on  cherche  à 
mériter  l'estime  des  honnêtes  gens  et  de  soi-même. 
Le  lendemain ,  le  comte  Orloff  m'invita  à  venir 
passer  la  journée  dans  l'île  qui  porte  son  nom; 
c'est  la  plus  agréable  de  toutes  celles  que  forme  la 
Neva  :  des  chênes ,  production  rare  pour  ce  pays , 
ombragent  le  jardin.  Le  comte  et  la  comtesse  Or- 
loff emploient  leur  fortune  à  recevoir  les  étran- 
gers avec  autant  de  facilité  que  de  magnificence  : 
on  est  à  son  aise ,  chez  eux ,  comme  dans  un  asile 
champêtre,  et  l'on  y  jouit  de  tout  le  luxe  des  vil- 
les. Le  comte  Orloff  est  un  des  grands  seigneurs 
les  plus  instruits  qu'on  puisse  rencontrer  en  Rus- 
sie, et  son  amour  pour  son  pays  porte  un  profond 
caractère,  dont  on  ne  peut  s'empêcher  d'être  ému. 
Le  premier  jour  que  je  passai  chez  lui,  la  paix  ve^ 
nait  d'être  proclamée  avec  l'Angleterre  :  c'était  un 
dimanche;  et  dans  son  jardin,  ouvert  ce  jour-là 
aux  promeneurs ,  on  voyait  un  grand  nombre  de 
ces  marclwnds  à  barbe ,  qui  conservent  en  Russie 


402 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


le  costume  des  moujiks ,  c'est-à-dire,  des  paysans. 
Plusieurs  se  rassemblèrent  pour  écouter  l'excel- 
lente musique  du  comte  Orioff  ;  elle  nous  fit  en- 
tendre l'air  anglais  God  save  the  king  (Dieu  pro- 
tège le  roi) ,  qui  est  le  chant  de  la  liberté  dans  un 
pays  où  le  monarque  en  est  le  premier  gardien. 
Nous  étions  tous  émus,  et  nous  applaudîmes  à  cet 
air  national  pour  tous  les  Européens  ;  car  il  n'y  a 
plus  que  deux  espèces  d'hommes  en  Europe,  ceux 
qui  servent  la  tyrannie,  et  ceux  qui  savent  la  haïr. 
Le  comte  Orioff  s'approcha  des  marchands  russes, 
et  leur  dit  que  l'on  célébrait  la  paix  de  l'Angle- 
terre avec  la  Russie  :  ils  firent  alors  le  signe  de  la 
croix ,  et  remercièrent  le  ciel  de  ce  que  la  mer  leur 
était  encore  une  fois  ouverte. 

L'île  Orioff  est  au  centre  de  toutes  celles  oii  les 
grands  seigneurs  de  Pétersbourg,  et  l'empereur  et 
l'impératrice  eux-mêmes,  ont  choisi,  pendant  l'été, 
leur  séjour.  Non  loin  de  là  est  l'île  Strogonoff , 
dont  le  riche  propriétaire  a  fait  venir  de  Grèce  des 
antiquités  d'un  grand  prix.  Sa  maison  était  ou- 
verte tous  les  jours,  pendant  sa  vie,  et  quiconque 
y  avait  été  présenté  pouvait  y  revenir;  il  n'invitait 
jamais  personne  à  dîner  ou  à  souper  pour  tel  jour: 
il  était  convenu  qu'une  fois  admis  l'on  était  tou- 
jours bien  reçu;  souvent  il  ne  connaissait  pas  la 
moitié  des  personnes  qui  dînaient  chez  lui  ;  mais 
ce  luxe  d'hospitalité  lui  plaisait  comme  tout  autre 
genre  de  magnificence.  Beaucoup  de  maisons ,  à 
Pétersbourg ,  ont  à  peu  près  la  même  coutume  ;  il 
est  aisé  d'en  conclure  que  ce  que  nous  entendons , 
en  France,  par  les  plaisirs  de  la  conversation,  ne 
saurait  s'y  rencontrer  :  la  société  est  beaucoup 
trop  nombreuse  pour  qu'un  entretien  d'une  cer- 
taine force  puisse  jamais  s'y  établir.  Toute  la  bonne 
compagnie  a  des  manières  parfaites ,  mais  il  n'y  a 
ni  assez  d'instruction  parmi  les  nobles,  ni  assez 
de  confiance  entre  des  personnes  qui  vivent  sans 
cesse  sous  l'influence  d'une  cour  et  d'un  gouver- 
nement despotique ,  pour  que  l'on  puisse  connaî- 
tre les  charmes  de  l'intimité. 

La  plupart  des  grands  seigneurs  de  Russie  s'expri- 
ment avec  tant  de  grâce  et  de  convenance ,  qu'on 
se  fait  souvent  illusion ,  au  premier  abord ,  sur  le 
degré  d'esprit  et  de  connaissances  de  ceux  avec 
qui  l'on  s'entretient.  Le  début  est  presque  toujours 
d'un  homme  ou  d'une  femme  de  beaucoup  d'es- 
prit; mais  quelquefois  aussi,  à  la  longue,  l'on  ne 
retrouve  que  le  début.  On  ne  s'est  point  accou- 
tumé ,  en  Russie,  à  parler  du  fond  de  son  âme  ni 
de  son  esprit;  on  avait,  naguère,  si  peur  de  ses 
maîtres,  qu'on  n'a  point  encore  pu  s'habituer  à  la 
sage  liberté  qu'on  doit  au  caractère  d'Alexandre. 


Quelques  gentilshommes  russes  ont  essayé  de 
briller  en  littérature,  et  ont  fait  preuve  de  talent 
dans  cette  carrière;  mais  les  lumières  ne  sont  pas 
assez  répandues  pour  qu'il  y  ait  un  jugement  pu- 
blic formé  par  l'opinion  de  chacun.  Le  caractère 
des  Russes  est  trop  passionné  pour  aimer  les  pen- 
sées le  moins  du  monde  abstraites;  il  n'y  a  que  les 
faits  qui  les  amusent  :  ils  n'ont  pas  encore  eu  le 
temps  ni  le  goût  de  réduire  les  faits  en  idées  géné- 
rales. D'ailleurs,  toute  pensée  signifiante  est  tou- 
jours plus  ou  moins  dangereuse ,  au  milieu  d'une 
cour  où  l'on  s'observe  les  uns  les  autres,  et  où  le 
plus  souvent  même  on  s'envie. 

Le  silence  de  l'Orient  est  transformé  en  des  pa- 
roles aimables ,  mais  qui  ne  pénètrent  pas ,  d'or- 
dinaire, jusqu'au  fond  des  choses.  On  se  plaît  un 
moment  dans  cette  atmosphère  brillante,  qui  dis- 
sipe agréablement  la  vie;  mais  à  la  longue  on  ne 
s'y  instruit  pas ,  on  n'y  développe  pas  ses  facultés, 
et  les  hommes  qui  passent  ainsi  leur  temps  n'ac- 
quièrent aucune  capacité  pour  l'étude  ou  pour  les 
affaires.  Il  n'en  était  pas  ainsi  de  la  société  de 
Paris  :  on  a  vu  des  hommes  formés  seulement  par 
les  entretiens  piquants  ou  sérieux  que  faisait  naî- 
tre la  réunion  des  nobles  et  des  gens  de  lettres. 

CHAPITRE  XVII. 

La  famille  impériale. 

Je  vis  enfin  ce  monarque ,  absolu  par  les  lois 
comme  par  les  mœurs ,  et  si  modéré  par  son  pro- 
pre penchant.  Présentée  d'abord  à  l'impératrice 
Elisabeth,  elle  m'apparut  comme  l'ange  protecteur 
de  la  Russie.  Ses  manières  sont  très -réservées, 
mais  ce  qu'elle  dit  est  plein  dévie,  et  c'est  au 
foyer  de  toutes  les  pensées  généreuses  que  ses  sen- 
timents et  ses  opinions  ont  pris  de  la  force  et  de 
la  chaleur.  Je  fus  émue,  en  l'écoutant,  par  quel- 
que chose  d'inexprimable,  qui  ne  tenait  point  à  sa 
grandeur,  mais  à  l'harmonie  de  son  âme;  il  y  avait 
longtemps  que  je  ne  connaissais  plus  l'accord  de 
la  puissance  et  de  la  vertu.  Comme  je  m'entrete- 
nais avec  l'impératrice ,  la  porte  s'ouvrit ,  et  l'em- 
pereur Alexandre  me  fit  l'honneur  de  venir  me 
parler.  Ce  qui  me  frappa  d'abord  en  lui ,  c'est  une 
expression  de  bonté  et  de  dignité  telle  que  ces  deux 
qualités  paraissent  inséparables,  et  qu'il  semble 
n'en  avoir  fait  qu'une  seule.  Je  fus  aussi  très-tou- 
chée  de  la  simplicité  noble  avec  laquelle  il  aborda 
les  grands  intérêts  de  l'Europe,  dès  les  premières 
phrases  qu'il  voulut  bien  m'adresser.  J'ai  toujours 
considéré  comme  un  signe  de  médiocrité  cette 
crainte  de  traiter  des  questions  sérieuses ,  qu'on  a 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


403 


inspirée  à  la  plupart  des  souverains  de  l'Europe; 
ils  ont  peur  de  prononcer  des  mots  qui  aient  un 
sens  réel.  L'empereur  Alexandre,  au  contraire, 
s'entretint  avec  moi  comme  l'auraient  fait  les  hom- 
mes d'État  de  l'Angleterre,  qui  mettent  leur  force 
en  eux-mêmes ,  et  non  dans  les  barrières  dont  on 
peut  s'environner.  L'empereur  Alexandre,  que  Na- 
poléon a  tâché  de  faire  méconnaître,  est  un  homme 
d'un  esprit  et  d'une  instruction  remarquables,  et 
je  ne  crois  pas  qu'il  put  trouver,  dans  son  empire, 
un  ministre  plus  fort  que  lui  dans  tout  ce  qui 
tient  au  jugement  des  affaires  et  à  leur  direction. 
Il  ne  me  cacha  point  qu'il  regrettait  l'admiration  à 
laquelle  il  s'était  livré  dans  ses  rapports  avec  Na- 
poléon. L'aïeul  d'Alexandre  avait  de  même  res- 
senti un  grand  enthousiasme  pour  Frédéric  IL 
Dans  ces  sortes  d'illusions  qu'inspire  un  homme 
extraordinaire  ,  il  y  a  toujours  un  motif  généreux, 
quelques  erreurs  qui  puissent  en  résulter.  L'em- 
pereur Alexandre  peignait  cependant  avec  beau- 
coup de  sagacité  l'effet  quitavaient  produit  sur  lui 
ces  conversations  de  Bonaparte,  dans  lesquelles  il 
disait  les  choses  les  plus  opposées,  comme  si  l'on 
avait  dû  toujours  s'étonner  de  chacune,  sans  son- 
ger qu'elles  étaient  contradictoires.  Il  me  racontait 
aussi  les  leçons  à  la  Machiavel  que  Napoléon  avait 
cru  convenable  de  lui  donner.  «  Voyez ,  lui  disait- 
«  il,  j'ai  soin  de  brouiller  mes  ministres  et  mes  gé- 
«  néraux  entre  eux ,  afin  qu'ils  me  révèlent  les 
«torts  les  uns  des  autres;  j'entretiens  autour  de 
«  moi  une  jalousie  continuelle  par  la  manière  dont 
«  je  traite  ceux  qui  m'environnent  :  un  jour  l'un 
«  se  croit  préféré ,  le  lendemain  l'autre ,  et  jamais 
«  aucun  ne  peut  être  assuré  de  ma  faveur.  »  Quelle 
théorie  tout  à  la  fois  commune  et  vicieuse!  et  ne 
viendra-t-il  pas  une  fois  un  homme  supérieur  à  cet 
homme  qui  en  démontrera  l'inutilité?  Ce  qu'il  faut 
à  la  cause  sacrée  de  la  morale,  c'est  qu'elle  serve 
d'une  manière  éclatante  à  de  grands  succès  dans 
ce  monde;  celui  qui  sent  toute  la  dignité  de  cette 
cause  lui  sacrifierait  aVec  bonheur  tous  les  succès; 
mais  il  faut  encore  apprendre  à  ces  présoiçptueux, 
qui  croient  trouver  la  profondeur  de  la  pensée 
dans  les  vices  de  l'âme,  que  s'il  y  a  quelquefois  de 
l'esprit  dans  l'immoralité,  il  y  a  du  génie  dans  la 
vertu.  En  me  convainquant  de  la  bonne  foi  de 
l'empereur  Alexandre ,  dans  ses  rapports  avec  Na- 
poléon, je  fus  en  même  temps  persuadée  qu'il 
n'imiterait  pas  l'exemple  des  malheureux  souve- 
rains de  l'Allemagne ,  et  ne  signerait  pas  de  paix 
avec  celui  qui  est  l'ennemi  des  peuples  autant  que 
des  rois.  Une  âme  noble  ne  peut  être  trompée 
deux  fois  par  la  même  personne.  Alexandre  donne 


et  retire  sa  confiance  avec  la  plus  grande  réflexion. 
Sa  jeunesse  et  ses  avantages  extérieurs  ont  pu 
seuls,  dans  le  commencement  de  son  règne,  le 
faire  soupçonner  de  légèreté;  mais  il  est  sérieux, 
autant  que  pourrait  l'être  un  homme  qui  aurait 
connu  le  malheur.  Alexandre  m'exprima  ses  re- 
grets de  n'être  pas  un  grand  capitaine  :  je  répon- 
dis à  cette  noble  modestie,  qu'un  souverain  était 
plus  rare  qu'un  général ,  et  que  soutenir  l'esprit 
publie  de  sa  nation  par  son  exemple,  c'était  ga- 
gner la  plus  importante  des  batailles,  et  la  pre- 
mière de  ce  genre  qui  eût  été  gagnée.  L'empereur 
me  parla  avec  enthousiasme  de  sa  nation  et  de 
tout  ce  qu'elle  était  capable  de  devenir.  H  m'exprima 
le  désir,  que  tout  le  monde  lui  connaît,  d'amélio- 
rer l'état  des  paysans  encore  soumis  à  l'esclavage. 
«  Sire,  lui  dis-je,  votre  caractère  est  une  constitu- 
tion pour  votre  empire ,  et  votre  conscience  en 
est  la  garantie.—  Quand  cela  serait,  me  répondit- 
il,  je  ne  serais  jamais  qu'un  accident  heureux'.  » 
Belles  paroles,  les  premières,  je  crois,  de  ce  genre 
qu'un  monarque  absolu  ait  prononcées  !  Que  de 
vertus  il  faut  pour  juger  le  despotisme  en  étant 
despote  !  et  que  de  vertus  pour  n'en  jamais  abu- 
ser, quand  la  nation  qu'on  gouverne  s'étonne  pres- 
que d'une  si  rare  modération  ! 

A  Pétersbourg  surtout,  les  grands  seigneurs  ont 
moins  de  libéralité  dans  leurs  principes  que  l'em- 
pereur lui-même.  Habitués  à  être  les  maîtres  abso- 
lus de  leurs  paysans ,  ils  veulent  que  le  monarque , 
à  son  tour,  soit  tout-puissant  pour  maintenir  la 
hiérarchie  du  despotisme.  L'état  des  bourgeois 
n'existe  pas  encore  en  Russie  ;  mais  cependant  il 
commence  à  se  former  :  les  fils  des  prêtres ,  ceux 
des  négociants,  quelques  paysans  qui  ont  obtenu  de 
leurs  seigneurs  la  liberté  de  se  faire  artistes,  peu- 
vent être  considérés  comme  un  troisième  ordre 
dans  l'État.  La  noblesse  russe  d'ailleurs  ne  ressem- 
ble pas  à  celle  d'Allemagne  ou  de  France;  on  est 
noble  en  Russie  dès  qu'on  a  un  grade  militaire. 
Sans  doute  les  grandes  familles,  telles  que  les  Na- 
rischkin,  les  Dolgorouki ,  les  Gallitzin,  etc.,  seront 
toujours  au  premier  rang  dans  l'empire  ;  mais  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  avantages  aristo- 
cratiques appartiennent  à  des  hommes  que  la  vo- 
lonté du  prince  a  créés  nobles  en  un  jour,  et  toute 
l'ambition  des  bourgeois  est  de  faire  leurs  fils  offi- 
ciers ,  afin  qu'ils  soient  dans  la  classe  privilégiée. 
De  là  vient  que  toute  éducation  est  finie  à  quinze 


'  Ce  mot  est  déjà  cité  clans  les  Considérations  sur  la  révo- 
lution française  ;  mais  il  mérite  d'être  répété.  Tout  ceci,  du 
reste,  je  dois  le  rappeler,  a  été  écrit  à  la  lin  de  1812. 

(Note  de  M.  de  Staël  fils.) 


404 


DIX  ANNEES  D'EXir.. 


ans  ;  on  se  précipite  dans  l'état  militaire  le  plus  tôt 
possible,  et  tout  le  reste  est  négligé.  Certes  ce  n'est 
pas  le  moment  de  blâmer  un  ordre  de  choses  qui  a 
produit  une  si  belle  résistance  ;  dans  un  temps  plus 
calme ,  on  pourrait  dire  avec  vérité  qu'il  y  a ,  sous 
les  rapports  civils ,  de  grandes  lacunes  dans  l'admi- 
nistration intérieure  de  la  Russie.  L'énergie  et  la 
grandeur  sont  dans  la  nation;  mais  l'ordre  et  les 
lumières  manquent  souvent  encore,  soit  dans  le  gou- 
vernement, soit  dans  la  conduite  privée  des  indi- 
vidus. Pierre  P"",  en  rendant  européenne  la  Russie, 
lui  a  donné  sûrement  de  grands  avantages  ;  mais  il 
a  fait  payer  ces  avantages  par  l'établissement  d'un 
despotisme  que  son  père  avait  préparé,  et  qui  a  été 
consolidé  par  lui.  Catherine  II ,  au  contraire ,  a  tem- 
péré l'usage  du  pouvoir  absolu,  dont  elle  n'était 
point  l'auteur.  Si  les  circonstances  politiques  de 
l'Europe  ramenaient  la  paix;  c'est-à-dire,  si  un 
seul  homme  ne  dispensait  plus  le  mal  sur  la  terre , 
on  verrait  Alexandre  uniquement  occupé  d'amélio- 
rer son  pays ,  chercher  lui-même  quelles  sont  les 
lois  qui  pourraient  garantir  à  la  Russie  le  bonheur 
dont  elle  ne  peut  être  assurée  que  pendant  la  vie  de 
son  maître  actuel. 

De  chez  l'empereur,  j'allai  chez  sa  respectable 
mère ,  cette  princesse  à  qui  la  calomnie  n'a  jamais 
pu  supposer  un  sentiment  qui  ne  fût  pour  son 
époux,  pour  ses  enfants,  ou  pour  la  famille  des  in- 
fortunés dont  elle  est  la  protectrice.  Je  raconterai 
plus  loin  de  quelle  manière  elle  dirige  cet  empire 
de  charité  qu'elle  exerce  au  milieu  de  l'empire  tout- 
puissant  de  son  fils.  Elle  demeure  au  palais  de  la 
Tauride,  et,  pour  arriver  dans  son  appartement, 
il  faut  traverser  une  salle  bâtie  par  le  prince  Po- 
temkin  :  cette  salie  est  d'une  grandeur  incompa- 
rable; un  jardin  d'hiver  en  occupe  une  partie,  et 
on  voit  les  plantes  et  les  arbres  à  travers  les  co- 
lonnes qui  entourent  l'enceinte  du  milieu.  Tout  est 
colossal  dans  cette  demeure;  les  conceptions  du 
prince  qui  l'a  construite  étaient  bizarrement  gigan- 
tesques. Il  faisait  bâtir  des  villes  en  Crimée,  seule- 
ment pour  que  l'impératrice  les  vît  sur  son  pas- 
sage; il  ordonnait  l'assaut  d'une  forteresse  pour 
plaire  à  une  belle  femme,  la  princesse  Dolgorouki , 
qui  avait  dédaigné  son  hommage.  La  faveur  de  sa 
souveraine  l'a  créé  ce  qu'il  s'est  montré  ;  mais  l'on 
voit  néanmoins  dans  la  plupart  des  grands  hom- 
mes de  la  Russie ,  tels  que  Blenzikoff ,  Souvarow , 
Pierre  F"^  lui-même ,  et  plus  anciennement  encore 
Ivan  Basiliéwitch,  quelque  chose  de  fantasque,  de 
violent  et  d'ironique  tout  ensemble.  L'esprit  était 
chez  eux  une  arme  plutôt  qu'une  jouissance,  et  c'é- 
tait par  l'imagination  qu'ils  étaient  menés.  Géné- 


rosité, barbarie,  passions  effrénées,  religion  supers- 
titieuse, tout  se  rencontrait  dans  le  même  caractère. 
Encore  aujourd'hui,  la  civilisation,  en  Russie,  n'a 
pas  pénétré  jusqu'au  fond ,  même  chez  les  grands 
seigneurs  ;  ils  imitent  extérieurement  les  autres 
peuples,  mais  tous  sont  Russes  dans  l'âme,  et  c'est 
ce  qui  fait  leur  force  et  leur  originalité ,  l'amour  de 
la  patrie  étant ,  après  celui  de  Dieu ,  le  plus  beau 
sentiment  que  les  hommes  puissent  éprouver.  Il 
faut  que  cette  patrie  soit  fortement  distincte  des 
autres  contrées  qui  l'environnent ,  pour  inspirer  un 
attachement  prononcé  ;  les  peuples  qui  se  confon- 
dent par  nuances  les  uns  dans  les  autres ,  ou  qui 
sont  divisés  en  plusieurs  États  détachés ,  ne  se  dé- 
vouent pas  avec  une  véritable  passion  à  l'association 
conventionnelle  à  laquelle  ils  ont  attaché  le  nom  de 
patrie. 

CHAPITRE  XVIII. 

Mœurs  des  grands  seigneurs  russes. 

J'allai  passer  un  jour  à  la  campagne  de  M.  Na- 
rischkin ,  grand  chambellan  de  la  cour,  homme  ai- 
mable ,  facile  et  poli ,  mais  qui  ne  sait  pas  exister 
sans  une  fête  :  c'est  chez  lui  qu'on  a  vraiment  l'i- 
dée de  cette  vivacité  dans  les  goûts ,  qui  explique 
les  défauts  et  les  qualités  des  Russes.  La  maison 
de  M.  Narischkin  est  toujours  ouverte,  et  quand  il 
n'a  que  vingt  personnes  à  sa  campagne,  il  s'ennuie 
de  cette  retraite  philosophique.  Obligeant  pour  les 
étrangers ,  toujours  en  mouvement ,  et  néanmoins 
très-capable  de  la  réflexion  qu'il  faut  pour  bien  se 
conduire  dans  une  cour;  avide  des  jouissances  d'i- 
magination, et  ne  trouvant  ces  jouissances  que  dans 
les  choses,  et  non  dans  les  livres;  impatient  par- 
tout ailleurs  qu'à  la  cour ,  spirituel  quand  il  lui  est 
avantageux  de  l'être ,  magnifique  plutôt  qu'ambi- 
tieux, et  cherchant  en  tout  une  certaine  grandeur 
asiatique  dans  laquelle  la  fortune  et  le  rang  se  si- 
gnalent plus  que  les  avantages  particuliers  à  la  per- 
sonne. Sa  campagne  est  aussi  agréable  que  peut  l'ê- 
tre une  nature  créée  de  main  d'homme  :  tout  le 
pays  environnant  est  aride  et  marécageux;  c'est 
une  oasis  que  cette  demeure.  Et  montant  sur  la 
terrasse,  on  voit  le  golfe  de  Finlande,  et  l'on  aper- 
'çoit,  dans  le  lointain,  le  palais  que  Pierre  V  avait 
fait  bâtir  sur  ses  bords  ;  mais  l'espace  qui  sépare 
de  la  mer  et  du  palais  est  presque  inculte ,  et  le 
parc  de  M.  Narischkin  charme  seul  les  regards. 
Nous  allâmes  dîner  dans  la  maison  des  Moldaves , 
c'est-à-dire ,  dans  une  salle  construite  selon  le  goût 
de  ces  peuples;  elle  était  arrangée  pour  se  garantir 
de  l'ardeur  du  soleil ,  précaution  assez  inutile  en 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


405 


Russie.  Cependant  l'imagination  est  tellement  frap- 
pée de  l'idée  qu'on  vit  chez  un  peuple  qui  n'est  au 
Nord  que  par  accident,  qu'il  paraît  naturel  d'y 
retrouver  les  usages  du  Midi ,  comme  si  les  Russes 
devaient  faire  arriver  un  jour  à  Pétersbourg  le  cli- 
mat de  leur  ancienne  patrie.  La  table  était  cou- 
verte de  fruits  de  tous  les  pays ,  suivant  la  coutume 
tirée  de  l'Orient ,  de  ne  faire  paraître  que  les  fruits , 
tandis  qu'une  foule  de  serviteurs  apportent  à  cha- 
que convive  les  viandes  et  les  légumes  qu'il  faut 
pour  les  nourrir. 

On  nous  fit  entendre  cette  musique  de  cors  par- 
ticulière à  la  Russie ,  et  dont  on  a  souvent  parlé. 
Sur  vingt  musiciens ,  chacun  fait  entendre  une 
seule  et  même  note,  toutes  les  fois  qu'elle  revient  ; 
ainsi ,  chacun  de  ces  hommes  porte  le  nom  de  la 
note  qu'il  est  chargé  d'exécuter.  On  dit,  en  les 
voyant  passer  :  Voilà  le  sol,  le  mi  ou  le  ré  de  M.  Na- 
rischkin.  Les  cors  vont  en  grossissant  de  rang  en 
rang,  et  quelqu'un  appelait,  avec  raison,  cette 
musique  un  orgue  vivant.  De  loin  l'effet  en  est 
très-beau;  la  justesse  et  la  pureté  de  l'harmonie 
font  naître  les  plus  nobles  pensées  ;  mais  quand 
on  s'approche  de  ces  pauvres  musiciens ,  qui  sont 
là  comme  des  tuyaux  ne  rendant  qu'un  son ,  et  ne 
pouvant  participer  par  leur  propre  émotion  à  celles 
qu'ils  produisent,  le  plaisir  se  refroidit  :  on  n'aime 
pas  à  voir  les  beaux-arts  transformés  en  arts  méca- 
niques, et  pouvant  s'apprendre  de  force  comme 
l'exercice. 

Des  habitants  de  l'Ukraine,  vêtus  de  rouge, 
vinrent  ensuite  nous  chanter  des  airs  de  leur  pays, 
singulièrement  agréables ,  tantôt  gais ,  tantôt  mé- 
lancoliques ,  tantôt  l'un  et  l'autre  tout  ensemble. 
Ces  airs  cessent  quelquefois  brusquement  au  mi- 
lieu de  la  mélodie ,  comme  si  l'imagination  de  ces 
peuples  se  fatiguait  à  terminer  ce  qui  lui  plaisait 
d'abord ,  ou  trouvait  plus  piquant  de  suspendre  le 
charme  dans  le  moment  même  où  il  agit  avec  le 
plus  de  puissance.  C'est  ainsi  que  la  sultane  des 
Mille  et  une  Nuits  interrompt  toujours  son  récit , 
lorsque  l'intérêt  est  le  plus  vif.. 

M.  Narischkin,  au  milieu  de  ces  plaisirs  variés, 
proposa  de  porter  un  toast  au  succès  des  armes 
'  réunies  des  Russes  et  des  Anglais,  et  donna ,  dans 
cet  instant,  le  signal  à  son  artillerie,  presque  aussi 
bruyante' que  celle  d'un  souverain.  L'ivresse  de 
l'espérance  saisit  tous  les  convives  ;  moi ,  je  me 
sentis  baignée  de  larmes.  Fallait- il  qu'un  tyran 
étranger  me  réduisît  à  désirer  que  les  Français 
fussent  vaincus  !  «  Je  souhaite,  dis-je  alors,  la  chute 
de  celui  qui  opprime  la  France  comme  l'Europe  ; 
car  les  véritables  Français  triompheront  s'il  est 


repoussé.  »  Les  Anglais,  les  Russes,  et  M.  Narisch- 
kin le  premier ,  approuvèrent  mon  impression ,  et 
ce  nom  de  France,  jadis  semblable  à  celui  d'Ar- 
mide,  fut  encore  entendu  avec  bienveillance  par 
les  chevaliers  de  l'Orient  et  de  la  mer,  qui  allaient 
combattre  contre  elle. 

Des  Calmoucks  aux  traits  aplatis  sont  élevés 
chez  les  seigneurs  russes ,  comme  pour  conserver 
un  échantillon  de  ces  Tartares  que  les  Escl  avons 
ont  vaincus.  Dans  ce  palais  Narischkin  couraient 
deux  ou  trois  de  ces  Calmoucks  à  demi  sauvages. 
Ils  sont  assez  agréables  dans  l'enfance ,  mais  ils 
perdent ,  dès  l'âge  de  vingt  ans,  tout  le  charme  de 
la  jeunesse;  opiniâtres,  quoique  esclaves,  ils  amu- 
sent leurs  maîtres  par  leur  résistance ,  comme  un 
écureuil  qui  se  débat  contre  les  barreaux  de  sa 
cage.  Cet  échantillon  de  l'espèce  humaine  avilie 
était  pénible  à  regarder  ;  il  me  semblait  voir ,  au 
milieu  de  toutes  les  pompes  du  luxe,  une  image 
de  ce  que  l'homme  peut  devenir  quand  il  n'a  de 
dignité  ni  par  la  religion  ni  par  les  lois,  et  ce  spec- 
tacle rabaissait  l'orgueil  que  peuvent  inspirer  les 
jouissances  de  la  splendeur. 

De  longues  voitures  de  promenade ,  attelées  des 
plus  beaux  chevaux ,  nous  conduisirent ,  après  dî- 
ner, dans  le  parc.  C'était  à  la  fin  d'août ,  cependant 
le  ciel  était  pâle ,  les  gazons  d'un  vert  presque  ar- 
tificiel ,  parce  qu'ils  n'étaient  entretenus  qu'à  force 
de  soins.  Les  fleurs  mêmes  semblaient  une  jouis- 
sance aristocratique ,  tant  il  fallait  de  frais  pour 
en  avoir.  On  n'entendait  point  le  ramage  des  oi- 
seaux dans  les  bois,  ils  ne  se  fiaient  point  à  cet 
été  d'un  moment  ;  on  ne  voyait  pas  non  plus  de 
bestiaux  dans  les  prairies  ;  on  n'aurait  pas  osé  leur 
livrer  des  plantes  qui  avaient  coûté  tant  de  peines 
à  cultiver.  L'eau  coulait  à  peine ,  et  seulement  à 
l'aide  des  machines  qui  la  dirigeaient  dans  le  jar- 
din ,  oii  toute  cette  nature  avait  l'air  d'une  déco- 
ration de  fête  qui  disparaîtrait  quand  les  specta- 
teurs n'y  seraient  plus.  Nos  calèches  s'arrêtèrent 
devant  une  fabrique  du  jardin  qui  représentait  un 
camp  tartare  ;  là  ,  tous  les  musiciens  réunis  com- 
mencèrent à  se  faire  entendre  de  nouveau  ;  le  bruit 
des  cors  et  des  cymbales  enivrait  la  pensée.  Pour 
mieux  achever  de  s'étourdir ,  on  imitait ,  pendant 
l'été,  ces  traîneaux  dont  la  rapidité  console  les 
Russes  de  l'hiver;  on  roulait  sur  des  planches,  du 
haut  d'une  montagne  en  bois ,  avec  la  vitesse  d'un 
éclair.  Ce  jeu  charmait  les  femmes  aussi  bien  que 
les  hommes ,  et  leur  faisait  partager  un  peu  ces 
plaisirs  de  la  guerre,  qui  consistent  dans  l'émotion 
du  dafager  et  dans  la  promptitude  animée  de  tous 
les  mouvements.  Ainsi  se  passait  le  temps;  car  on 


406 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


renouvelait  presque  tous  les  jours  ce  qui  me  pa- 
raissait une  fête.  A  quelques  différences  près ,  la 
plupart  des  grandes  maisons  de  Pétersbourg  ont 
la  même  manière  d'être;  il  ne  peut  y  être  question, 
comme  on  voit,  d'aucun  genre  d'entretien  suivi, 
et  l'instruction  n'est  d'aucune  utilité  dans  ce  genre 
de  société  ;  mais  quand  on  fait  tant  que  de  vouloir 
réunir  chez  soi  un  grand  nombre  de  personnes , 
les  fêtes  sont ,  après  tout ,  la  seule  façon  de  pré- 
venir l'ennui  que  la  foule  dans  les  salons  fait  tou- 
jours naître. 

Au  milieu  de  tout  ce  bruit,  y  a-t-il  de  l'amour? 
demanderaient  les  Italiennes,  qui  ne  connaissent 
guère  d'autre  intérêt  dans  la  société  que  Je  plaisir 
de  voir  celui  dont  elles  veulent  se  faire  aimer. 
J'ai  passé  trop  peu  de  temps  à  Pétersbourg  pour 
me  faire  une  idée  juste  de  ce  qui  tient  à  l'intérieur 
des  familles  ;  cependant  il  m'a  semblé  que ,  d'une 
part,  il  y  avait  plus  de  vertus  domestiques  qu'on 
ne  le  disait;  mais  que,  de  l'autre,  l'amour  senti- 
mental y  était  très-rarement  connu.  Les  coutumes 
de  l'Asie,  qui  se  retrouvent  à  chaque  pas,  font  que 
les  femmes  ne  se  mêlent  point  de  l'intérieur  de 
leur  ménage  ;  c'est  le  mari  qui  dirige  tout ,  et  la 
femme  seulement  se  pare  de  ses  dons ,  et  reçoit 
les  personnes  qu'il  invite.  Le  respect  des  mœurs 
est  déjà  bien  plus  grand  qu'il  ne  l'était ,  à  Péters- 
bourg ,  du  temps  de  ces  souverains  et  souveraines 
qui  dépravaient  l'opinion  par  leur  exemple.  Les 
deux  impératrices  actuelles  ont  fait  aimer  les  ver- 
tus dont  elles  offrent  le  modèle.  Cependant ,  à  cet 
égard  comme  à  beaucoup  d'autres,  les  principes  de 
morale  ne  sont  point  fixement  établis  dans  la  tête 
des  Russes.  L'ascendant  du  maître  y  a  toujours 
été  si  fort,  que  d'un  règne  à  l'autre  toutes  les 
maximes  sur  tous  les  sujets  peuvent  être  chan- 
gées. Les  Russes,  hommes  et  femmes,  portent 
d'ordinaire  dans  l'amour  l'impétuosité  qui  les  ca- 
ractérise; mais  leur  esprit  de  changement  les  fait 
aussi  renoncer  facilement  à  leurs  choix.  Un  cer- 
tain désordre  d'imagination  ne  permet  pas  de  trou- 
ver du  bonheur  dans  la  difrée.  La  culture  d'esprit, 
qui  multiplie  le  sentiment  par  la  poésie  et  les 
beaux-arts,  est  très-rare  chez  les  Russes,  et,  dans 
ces  natures  fantasques  et  véhémentes,  l'amour  est 
plutôt  une  fête  ou  un  délire  qu'une  affection  pro- 
fonde et  réfléchie.  C'est  donc  un  tourbillon  conti- 
nuel que  la  bonne  compagnie  en  Russie,  et  peut- 
être  que  l'extrême  prudence  à  laquelle  un  gouver- 
nement despotique  accoutume,  fait  que  les  Russes 
sont  charmés  de  n'être  point  exposés,  par  l'entraî- 
nement de  la  conversation,  à  parler  sur  des  sujets 
qui  puissent  avoir  une  conséquence  quelconque. 


C'est  à  cette  réserve  qui ,  sous  divers  règnes ,  ne 
leur  a  été  que  trop  nécessaire,  qu'il  faut  attribuer 
le  manque  de  vérité  dont  on  les  accuse.  Les  raffi- 
nements de  la  civilisation  altèrent  en  tout  pays  la 
sincérité  du  caractère;  mais  quand  le  souverain 
a  le  pouvoir  ilhmité  d'exiler,  d'emprisonner,  d'en- 
voyer en  Sibérie,  etc.,  etc.,  sa  puissance  est  quel- 
que chose  de  trop  fort  pour  la  nature  humaine. 
On  aurait  pu  rencontrer  des  hommes  assez  fiers 
pour  dédaigner  la  faveur,  mais  il  faut  de  l'héroïsme 
pour  braver  la  persécution ,  et  l'héroïsme  ne  peut 
être  une  qualité  universelle. 

Aucune  de  ces  réflexions ,  on  le  sait,  ne  s'ap- 
plique au  gouvernement  actuel ,  puisque  son  chef 
est  parfaitement  juste  comme  empereur,  et  singu- 
lièrement généreux  comme  homme.  Mais  les  sujets 
conservent  les  défauts  de  l'esclavage,  longtemps 
après  que  le  souverain  même  voudrait  les  leur  ôter. 
On  a  vu  néanmoins,  par  la  suite  de  cette  guerre, 
que  de  vertus  les  Russes ,  même  de  la  cour ,  ont 
montrées.  Quand  j'étais  à  Pétersbourg,  on  ne  voyait 
presque  point  déjeunes  gens  dans  la  société;  tous 
étaient  partis  pour  l'armée.  Des  hommes  mariés , 
des  fils  uniques ,  des  seigneurs ,  possesseurs  d'une 
immense  fortune,  servaient  en  qualité  de  simples 
volontaires,  et  lorsqu'ils  ont  vu  leurs  terres  et  leurs 
maisons  ravagées ,  ils  n'ont  songé  à  ces  pertes  que 
pour  se  venger,  et  jamais  pour  capituler  avec  l'en- 
nemi. De  telles  qualités  l'emportent  sur  tout  ce 
qu'une  administration  encore  vicieuse ,  une  civili- 
sation nouvelle  et  des  institutions  despotiques, 
peuvent  avoir  entraîné  d'abus,  de  désordres  et  de 
travers. 


CHAPITRE  XIX. 

Établissements  d'instruction  publique.  ■ 
de  Sainte-  Catherine. 


il 


•  Institut 


Nous  allâmes  voir  le  cabinet  d'histoire  naturelle, 
qui  est  remarquable  par  les  productions  de  la  Si- 
bérie. Les  fourrures  de  ce  pays  ont  excité  l'aviciité 
des  Russes,  comme  les  mines  d'or  du  Mexique 
cefle  des  Espagnols.  Il  y  a  eu  un  temps,  en  Russie, 
pendant  lequel  la  monnaie  de  change  consistait 
encore  en  peaux  de  lîTartre  et  d'écureuil ,  tant  le 
besoin  de  se  garantir  des  frimas  était  universel. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  le  Musée  de  Pé- 
tersbourg ,  c'est  une  riche  collection  d'ossements 
d'animaux  antédiluviens ,  et  en  particulier  les  res- 
tes du  mammouth  gigantesque  qui  a  été  trouvé 
presque  intact  dans  les  glaces  de  la  Sibérie.  Il  pa^ 
raît,  d'après  les  observations  géologiques,  que  le 
monde  a  une  histoire  bien  plus  ancienne  que  celle 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


407 


que  nous  connaissons  :  l'infini  fait  peur  en  toutes 
choses.  Maintenant,  les  habitants,  et  les  animaux 
même  de  cette  extrémité  du  monde  habité,  sont 
comme  pénétrés  du  froid  qui  fait  expirer  la  nature 
à  quelques  lieues  au  delà  de  leur  contrée;  la  cou- 
leur des  animaux  se  confond  avec  celle  de  la  neige, 
et  la  terre  semble  se  perdre  dans  les  glaces  et  les 
brouillards  qui  terminent  ici -bas  la  création.  Je 
fus  frappée  de  la  figure  des  habitants  du  Kamt- 
chatka, qu'on  trouve  parfaitement  imitée  dans  le 
cabinet  de  Pétersbourg.  Les  prêtres  de  ce  pays , 
nommés  shamanes,  sont  des  espèces  d'improvisa- 
teurs; ils  portent,  par-dessus  leur  tunique  d'écorce 
d'arbre ,  une  sorte  de  réseau  d'acier ,  auquel  sont 
attachés  plusieurs  morceaux  de  fer ,  dont  le  bruit 
est  très -fort  dès  que  l'improvisateur  s'agite;  il  a 
des  moments  d'inspiration  qui  ressemblent  beau- 
coup à  des  attaques  de  nerfs ,  et  c'est  plutôt  par 
la  sorcellerie  que  par  le  talent  qu'il  fait  impression 
sur  le  peuple.  L'imagination,  dans  des  pays  aussi 
tristes ,  n'est  guère  remarquable  que  par  la  peur , 
et  la  terre  même  semble  repousser  l'homme  par 
l'épouvante  qu'elle  lui  cause. 

Je  vis  ensuite  la  citadelle  dans  l'enceinte  de  la- 
quelle est  l'église  oii  sont  déposés  les  cercueils  de 
tous  les  souverains ,  depuis  Pierre  le  Grand  :  ces 
cercueils  ne  sont  point  enfermés  dans  des  monu- 
ments ;  ils  sont  exposés  comme  le  jour  de  la  céré- 
monie funèbre ,  et  l'on  se  croit  tout  près  de  ces 
morts ,  dont  une  simple  planche  paraît  nous  sé- 
parer. Lorsque  Paul  I"  parvint  au  trône,  il  fit 
couronner  les  restes  de  son  père,  Pierre  III ,  qui , 
n'ayant  pas  reçu  cet  honneur  pendant  sa  vie,  ne 
pouvait  être  placé  à  la  citadelle.  On  recommença , 
par  l'ordre  de  Paul  I",  la  cérémonie  de  l'enterre- 
ment pour  son  père  et  pour  sa  mère,  Catherine  IL 
L'un  et  l'autre  furent  de  nouveau  exposés  ;  de  nou- 
veau, quatre  chambellans  gardèrent  leurs  corps 
comme  s'ils  eussent  expiré  la  veille ,  et  les  deux  cer- 
cueils sont  placés  l'un  à  côté  de  l'autre ,  forcés  de 
vivre  en  paix  sous  l'empire  de  la  mort.  Parmi  les 
souverains  qui  ont  possédé  le  pouvoir  despotique 
transmis  par  Pierre  I",  il  en  est  plusieurs  qu'une 
conspiration  sanglante  a  renversés  du  trône.  Ces 
mêmes  courtisans ,  qui  n'ont  pas  là  force  de  dire  à 
leur  maître  la  moindre  vérité,  savent  conspirer 
contre  lui,  et  la  plus  profonde  dissimulation  accom- 
pagne nécessairement  ce  genre  de  révolution  poli- 
tique; car  il  faut  combler  de  respects  celui  qu'on 
veut  assassiner.  Et ,  cependant ,  que  deviendrait  un 
pays  gouverné  despotiquement,  si  un  tyran  au-dessus 
de  toutes  les  lois  n'avait  rien  à  craindre  des  poi- 
gnards? Horrible  alternative,  et  qui  suffit  paur 


montrer  ce  que  c'est  que  des  institutions  où  il  faut 
compter  le  crime  comme  balance  des  pouvoirs. 

Je  rendis  un  hommage  à  Catherine  II ,  en  allant 
à  son  habitation  à  la  campagne  (  Sarskozelo  ).  Ce 
palais  et  le  jardin  sont  arrangés  avec  beaucoup 
d'art  et  de  magnificence;  mais  déjà  l'air  était  très- 
froid,  bien  que  nous  fussions  à  peine  au  1"  de 
septembre,  et  c'était  un  contraste  singulier  que 
ces  fleurs  du  midi  agitées  par  le  vent  du  nord.  Tous 
les  traits  qu'on  recueille  de  Catherine  II,  comme 
souveraine  ,  pénètrent  d'admiration  pour  elle  ;  et 
je  ne  sais  si  les  Russes  ne  lui  doivent  pas,  plus 
qu'à  Pierre  I",  l'heureuse  persuasion  qu'ils  sont 
invincibles,  persuasion  qui  a  tant  contribué  à  leurs 
succès.  Le  charme  d'une  femme  tempérait  l'action 
du  pouvoir,  et  mêlait  de  la  galanterie  chevaleresque 
au  succès  dont  on  lui  faisait  hommage.  Catherine  II 
avait  au  suprême  degré  le  bons  sens  du  gouver- 
nement ;  un  esprit  plus  brillant  que  le  sien  aurait 
moins  ressemblé  à  du  génie ,  et  sa  haute  raison  ins- 
pirait un  profond  respect  à  ces  Russes,  qui  se  dé- 
fient de  leur  propre  imagination,  et  souhaitent 
qu'on  la  dirige  avec  sagesse.  Tout  près  de  Sarsko- 
zelo est  le  palais  de  Paul  I",  demeure  charmante , 
parce  que  l'impératrice  douairière  et  ses  filles  y  ont 
placé  les  chefs-d'œuvre  de  leurs  talents  et  de  leur 
bon  goût.  Ce  lieu  rappelle  l'admirable  patience 
de  cette  mère  et  de  ses  filles ,  que  rien  n'a  pu  dé- 
tourner de  leurs  vertus  domestiques. 

Je  me  laissais  aller  au  plaisir  que  me  causaient 
les  objets  nouveaux  que  je  visitais  chaque  jour, 
et  je  ne  sais  comment  j'avais  oublié  la  guerre  dont 
dépendait  le  sort  de  l'Europe  ;  ce  m'était  un  si  vif 
plaisir  d'entendre  exprimer  à  tout  le  monde  les 
sentiments  que  j'avais  étouffés  si  longtemps  dans 
mon  âme ,  qu'il  me  semblait  que  l'on  n'avait  plus 
rien  à  craindre,  et  que  de  telles  vérités  étaient 
toutes-puissantes  dès  qu'elles  étaient  connues. 
Néanmoins  les  revers  se  succédaient  sans  que  le 
public  en  fût  informé.  Un  homme  d'esprit  a  dit 
que  tout  était  mystère  à  Pétersbourg,  quoique  rien 
ne  fût  secret  :  et  en  effet,  on  finit  par  découvrir 
le  vrai  ;  mais  l'habitude  de  se  taire  est  telle  parmi 
les  courtisans  russes,  qu'ils  dissimulent  la  veille  ce 
qui  doit  être  connu  le  lendemain ,  et  que  c'est  tou- 
jours involontairement  qu'ils  révèlent  ce  qu'ils  sa- 
vent. Un  étranger  me  dit  que  Smolensk  était  pris, 
et  Moscou  dans  le  plus  grand  danger.  Le  découra- 
gement s'empara  de  moi.  Je  crus  voir  recommencer 
la  déplorable  histoire  des  paix  d'Autriche  et  de 
Prusse,  amenées  par  la  conquête  de  leurs  capitales. 
C'était  le  même  tour,  joué  pour  la  troisième  fois  ; 
.  mais  il  pouvait  encore  réussir.  Je  n'apercevais  pas 


408 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


l'esprit  public,  l'apparente  mobilité  des  impressions 
des  Russes  m'empêchait  de  l'observer.  L'abatte- 
ment avait  glacé  tous  les  esprits ,  et  j'ignorais  que, 
chez  ces  hommes  aux  impressions  véhémentes,  cet 
abattement  précède  un  réveil  terrible.  On  voit  de 
même,  dans  les  gens  du  peuple,  une  paresse  incon- 
cevable jusqu'au  moment  où  leur  activité  se  ra- 
nime ;  alors  elle  ne  connaît  aucun  obstacle ,  ne 
redoute  aucun  danger,  et  semble  triompher  des 
éléments  comme  dès  hommes. 

Je  savais  que  l'administration  intérieure,  celle 
de  la  guerre  comme  celle  de  la  justice,  tombaierït 
souvent  entre  les  mains  les  plus  vénales ,  et  que , 
par  les  dilapidations  que  se  permettaient  les  em- 
ployés subalternes,  l'on  ne  pouvait  avoir  aucune 
idée  juste  ni  du  nombre  des  troupes,  ni  des  me- 
sures prises  pour  les  approvisionner  ;  car  le  men- 
songe et  le  vol  sont  inséparables ,  et  dans  un  pays 
où  la  civilisation  est  si  nouvelle,  la  classe  intermé- 
diaire n'a  ni  la  simplicité  des  paysans ,  ni  la  gran- 
deur des  boyards  ;  et  nulle  opinion  publique  ne 
contient  encore  cette  troisième  classe ,  dont  l'exis- 
tence est  si  récente ,  et  qui  a  perdu  la  naïveté  de  la 
foi  populaire  sans  avoir  appris  le  point  d'honneur. 
On  voyait  aussi  se  développer  des  sentiments  d'envie 
entre  les  chefs  de  l'armée.  Il  est  dans  la  nature  d'un 
gouvernement  despotique  de  faire  naître,  même 
malgré  lui ,  la  jalousie  parmi  ceux  qui  l'entourent  : 
la  volonté  d'un  seul  homme  pouvant  changer  en 
entier  le  sort  de  chaque  individu ,  la  crainte  et  l'es- 
pérance ont  trop  de  marge  pour  ne  pas  agiter  sans 
cesse  cette  jalousie,  d'ailleurs  très-excitée  par  un 
autre  mouvement,  la  haine  des  étrangers.  Le  gé- 
néral qui  commandait  l'armée  russe ,  M.  Barclay 
de  Tolly,  quoique  né  sur  le  territoire  de  l'empire, 
n'était  pas  purement  de  la  race  esclavone ,  et  c'en 
était  assez  pour  qu'il  ne  pût  conduire  les  Russes  à 
la  victoire  :  de  plus,  il  avait  tourné  ses  talents  dis- 
tingués vers  les  systèmes  des  campements,  des  po- 
sitions ,  des  manœuvres ,  tandis  que  l'art  militaire 
qui  convient  aux  Russes ,  c'est  l'attaque.  Les  faire 
reculer,  même  par  un  calcul  sage  et  bien  raisonné, 
c'est  refroidir  en  eux  cette  impétuosité  dont  ils 
tirent  toute  leur  force.  Les  auspices  de  la  cam- 
pagne étaient  donc  les  plus  tristes  du  monde ,  et  le 
silence  qu'on  gardait  à  cet  égard  était  plus  effrayant 
encore.  Les  Anglais  donnent  dans  leurs  feuilles 
publiques  le  compte  le  plus  exact,  homme  par 
homme ,  des  blessés ,  des  prisonniers  et  des  tués 
dans  chaque  affaire  ;  noble  candeur  d'un  gouver- 
nement qui  est  aussi  sincère  envers  la  nation  qu'en- 
vers son  monarque,  leur  reconnaissant  à  tous  les 
deux  les  mêmes  droits  à  savoir  dans  quel  état  est 


la  chose  publique.  Je  me  promenais  avec  une  tris- 
tesse profonde  dans  cette  belle  ville  de  Pétersbourg, 
qui  pouvait  devenir  la  proie  du  vainqueur.  Quand, 
le  soir,  je  revenais  des  îles  et  que  je  voyais  la  pointe 
dorée  de  la  citadelle ,  qui  semblait  jaillir  dans  les 
airs  comme  un  rayon  de  feu ,  lorsque  la  Neva  ré- 
fléchissait les  quais  de  marbre  et  les  palais  qui 
l'entourent,  je  me  représentais  toutes  ces  mer- 
veilles flétries  par  l'arrogance  d'un  homme  qui 
viendrait  dire,  comme  Satan  sur  le  haut  de  la  mon- 
tagne :  «  Les  royaumes  de  la  terre  sont  à  moi.  » 
Tout  ce  qu'il  y  avait  de  beau  et  de  bon  à  Péters- 
bo^rg  me  semblait  en  présence  d'une  destruction 
prochaine,  et  je  ne  savais  en  jouir  sans  que  cette 
douloureuse  pensée  me  poursuivît. 

J'allai  voir  les  établissements  d'éducation  que 
l'impératrice  a  fondés ,  et  là ,  plus  encore  qu'au  mi- 
lieu des  palais,  mon  anxiété  redoublait;  car  il  suf- 
fit que  le  souffle  de  la  tyrannie  de  Bonaparte  ait 
approché  des  institutions  qui  tendent  à  l'améliora- 
tion de  l'espèce  humaine ,  pour  que  leur  pureté  soit 
altérée.  L'institut  de  Sainte-Catherine  se  compose 
de  deux  maisons,  contenant  chacune  deux  cent 
cinquante  jeunes  filles  nobles  ou  bourgeoises;  elles 
y  sont  élevées  sous  l'inspection  de  l'impératrice, 
avec  des  soins  qui  surpassent  ceux  même  qu'une 
famille  riche  pourrait  donner  à  ses  enfants.  L'or- 
dre et  l'élégance  se  font  remarquer  dans  les  moin- 
dres détails  de  cet  institut,  et  le  sentiment  de  re- 
ligion et  de  morale  le  plus  pur  y  préside  à  tout  ce 
que  les  beaux-arts  peuvent  développer.  Les  femmes 
russes  ont  si  naturellement  de  la  grâce ,  qu'en  en- 
trant dans  cette  salle,  oià  toutes  les  jeunes  filles 
nous  saluèrent ,  je  n'en  vis  pas  une  seule  qui  ne 
mît  dans  cette  révérence  toute  la  politesse  et  la 
modestie  que  cette  simple  action  pouvait  exprimer. 
Les  jeunes  personnes  furent  invitées  à  nous  mon- 
trer les  divers  talents  qui  les  distinguaient,  et 
l'une  d'elles ,  sachant  par  cœur  des  morceaux  des 
meilleurs  écrivains  français ,  me  récita  quelques- 
unes  des  pages  les  plus  éloquentes  de  mon  père, 
dans  son  Cours  de  morale  religieuse.  Cette  atten- 
tion si  délicate  venait  peut-être  de  l'impératrice 
elle-même.  J'éprouvais  l'émotion  la  plus  vive  en 
entendant  prononcer  ce  langage  qui ,  depuis  tant 
d'années ,  n'avait  plus  d'asile  que  dans  mon  cœur. 
Par  delà  l'empire  de  Bonaparte,  en  tout  pays  la 
postérité  commence,  et  la  justice  se  manifeste  en- 
vers ceux  qui,  dans  la  tombe  même,  ont  ressenti 
l'atteinte  de  ses  calomnies  impériales.  Les  jeunes 
personnes  de  l'institut  de  Sainte- Catherine,  avant 
de  se  mettre  à  table,  chantaient  des  psaumes  en 
chœur  ;  ce  grand  nombre  de  voix ,  si  pures  et  si 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


400 


douces,  me  causa  un  attendrissement  mêlé  d'a- 
mertume. Que  ferait  la  guerre,  au  milieu  d'éta- 
blissements si  paisibles  ?  où  ces  colombes  fuiraient- 
elles  les  armes  du  vainqueur  ?  Après  le  repas ,  les 
jeunes  filles  se  rassemblèrent  dans  une  salle  su- 
perbe ,  où  elles  dansèrent  toutes  ensemble.  La 
beauté  de  leurs  traits  n'avait  rien  de  frappant, 
mais  leur  grâce  était  extraordinaire  ;  ce  sont  des 
filles  de  l'Orient,  avec  toute  la  décence  que  les 
mœurs  chrétiennes  ont  introduite  parmi  les  fem- 
mes. Elles  exécutèrent  d'abord  une  ancienne  danse 
sur  l'air  f'ive  Henri  quatre,  vive  ce  roi  vaillant'. 
Combien  il  y  avait  loin  des  temps  que  rappelait 
cet  air  à  4' époque  actuelle  !  Deux  petites  filles  de 
dix  ans,  avec  des  mines  rondes,  terminèrent  le 
ballet  par  le  pas  russe  :  cette  danse  prend  quelque- 
fois le  caractère  voluptueux  de  l'amour;  mais, 
exécutée  par  ^des  enfants ,  l'innocence  de  cet  âge 
s'y  mêlait  à  l'originalité  nationale.  On  ne  saurait 
peindre  l'intérêt  qu'inspiraient  ces  talents  aimables , 
cultivés  par  la  main  délicate  et  généreuse  d'une 
femme  et  d'une  souveraine. 

Un  institut  pour  les  sourds  -  muets ,  un  autre 
pour  les  aveugles,  sont  également  sous  l'inspec- 
tion de  l'impératrice.  L'empereur,  de  son  côté, 
donne  beaucoup  de  soins  à  l'école  des  cadets  ,  di- 
rigée par  un  homme  d'un  esprit  supérieur,  le  gé- 
néral Rlinger.  Tous  ces  établissements  sont  vrai- 
ment utiles  ,  mais  on  pourrait  leur  reprocher  trop 
de  splendeur.  Au  moins  faudrait-il  que  sur  divers 
points  de  l'empire  on  pût  fonder ,  non  des  écoles 
aussi  soignées,  mais  quelques  établissements  qui 
donnassent  au  peuple  des  connaissances  élémen- 
taires. Tout  a  commencé  par  le  luxe,  en  Russie; 
et  le  faîte  a,  pour  ainsi  dire,  précédé  les  fonde- 
ments. Il  n'y  a  que  deux  grandes  villes  en  Russie , 
Pétersbourg  et  Moscou  ;  les  autres  méritent  à  peine 
1  d'être  citées  ;  elles  sont ,  d'ailleurs ,  séparées  par  de 
très-grandes  distances  :  les  châteaux  mêmes  des 
grands  seigneurs  sont  si  éloignés  les  uns  des  au- 
tres ,  qu'à  peine  si  les  propriétaires  peuvent  com- 
muniquer entre  eux.  Enfin,  les  habitants  sont 
tellement  dispersés  dans  cet  empire ,  que  les  con- 
naissances des  uns  ne  peuvent  guère  être  utiles  aux 
autres.  Les  paysans  ne  comptent  qu'à  l'aide  d'une 
machine  à  calculer,  et  les  commis  de  la  poste  eux- 
mêmes  suivent  cette  méthode.  Les  popes  grecs 
ont  beaucoup  moins  de  savoir  que  les  curés  catho- 
liques ,  et  surtout  que  les  ministres  protestants  ; 
de  manière  que  le  clergé ,  en  Russie ,  n'est  point 
propre  à  instruire  le  peuple ,  comme  dans  d'autres 
pays  de  l'Europe.  Le  lien  de  la  nation  consiste 
dans  la  religion  et  le  patriotisme  ;  mais  il  n'y  a 


point  un  foyer  de  lumières  dont  les  rayons  puis'^ 
sent  se  répandre  sur  toutes  les  parties  de  l'empire, 
et  les  deux  capitales  ne  sauraient  encore  communi- 
quer aux  provinces  ce  qu'elles  ont  recueilli  en  fait 
de  littérature  et  de  beaux-arts.  Si  ce  pays  avait  pu 
jouir  de  la  paix ,  il  aurait  éprouvé  tous  les  genres 
d'améliorations  sous  le  règne  bienfaisant  d'Alexan- 
dre. Mais  qui  sait  si  les  vertus  développées  par  une 
telle  guerre  ne  sont  pas  précisément  celles  qui  doi- 
vent régénérer  les  nations  .^ 

Les  Russes  n'ont  eu ,  jusqu'à  présent ,  d'hom- 
mes de  génie  que  pour  la  carrière  militaire  ;  dans 
tous  les  autres  arts  ils  ne  sont  qu'imitateurs  :  mais 
aussi  l'imprimerie  n'a  été  introduite  chez  eux  que 
depuis  cent  vingt  ans.  Les  autres  peuples  euro- 
péens se  sont  civilisés  à  peu  près  simultanément  » 
et  ils  ont  pu  mêler  leur  génie  naturel  aux  connais- 
sances acquises  :  chez  les  Russes ,  ce  mélange  ne 
s'est  point  encore  opéré.  De  même  qu'on  voit  deux 
rivières ,  après  leur  jonction,  couler  dans  le  même 
lit  sans  confondre  leurs  flots,  de  même  la  nature 
et  la  civilisation  sont  réunies  chez  les  Russes,  sans 
être  identifiées  l'une  avec  l'autre  ;  et ,  suivant  les 
circonstances ,  le  même  homme  s'offre  à  vous  tan- 
tôt comme  un  Européen  qui  semble  n'exister  que 
dans  les  formes  sociales ,  tantôt  comme  un  Escla- 
von  qui  n'écoute  que  les  passions  les  plus  furieu- 
ses. Le  génie  leur  viendra  dans  les  beaux -arts  , 
et  surtout  dans  la  littérature ,  quand  ils  auront 
trouvé  le  moyen  de  faire  entrer  leur  véritable  na- 
turel dans  le  langage ,  comme  ils  le  montrent  dans 
les  actions. 

Je  vis  représenter  une  tragédie  russe ,  dont  le 
sujet  était  la  délivrance  des  Moscovites ,-  lorsqu'ils 
repoussèrent  les  Tartares  par  delà  Casan.  Le 
prince  de  Smolensk  paraissait  dans  l'ancien  costume 
des  boyards ,  et  l'armée  tartare  s'appelait  la  Horde 
durée.  Cette  pièce  était  presque  en  entier  selon  les 
règles  de  l'art  dramatique  français  ;  le  rhythme  des 
vers ,  la  déclamation ,  la  coupe  des  scènes ,  tout 
était  français  ;  une  seule  situation  tenait  aux  mœurs 
russes ,  c'était  la  terreur  profonde  qu'inspirait  à 
une  jeune  fille  la  crainte  de  la  malédiction  de  son 
père.  L'autorité  paternelle  est  presque  aussi  forte 
dans  le  peuple  russe  qu'en  Chine,  et  c'est  toujours 
chez  le  peuple  qu'il  faut  chercher  la  sève  du  génie 
national.  La  bonne  compagnie  de  tous  les  pays  se 
ressemble,  et  rien  n'est  moins  propre  que  ce 
monde  élégant  à  fournir  des  sujets  de  tragédie. 
Parmi  tous  ceux  qu'offre  l'histoire  de  Russie ,  il  en 
est  un  qui  m'a  frappée  particulièrement.  Ivan  le 
Terrible,  étant  déjà  devenu  vieux ,  assiégeait  No- 
vogorod.  Les  boyards  ,  le  voyant  affaibli ,  lui  de- 


27, 


410 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


mandèrent  s'il  ne  voulait  pas  donner  le  commande- 
ment de  l'assaut  à  son  fils.  Sa  fureur  fut  si  grande 
à  cette  proposition ,  que  rien  ne  put  l'apaiser  :  son 
fils  se  prosterna  à  ses  pieds  ;  il  le  repoussa  avec  un 
coup  d'une  telle  violence ,  que  deux  jours  après  le 
malheureux  en  mourut.  Le  père,  alors  au  déses- 
poir ,  devint  indifférent  à  la  guerre  comme  au  pou- 
voir ,  et  ne  survécut  que  peu  de  mois  à  son  fils. 
Cette  révolte  d'un  vieillard  despote  contre  la  mar- 
che du  temps  est  quelque  chose  de  grand  et  de 
solennel;  et  l'attendrissement  qui  succède  à  la  fu- 
reur, dans  cette  âme  féroce,  représente  l'homme 
tel  qu'il  sort  des  mains  de  la  nature ,  tantôt  irrité 
par  l'égoïsme,  tantôt  retenu  par  l'affection. 

Une  loi  de  Russie  infligeait  la  même  peine  à  ce- 
lui qui  estropiait  le  bras  d'un  homme  qu'à  celui 
qui  le  tuait.  En  effet,  l'homme,  en  Russie,  consiste 
surtout  dans  sa  force  militaire;  tous  les  autres 
genres  d'énergie  tiennent  à  des  mœurs  et  à  des 
institutions  que  l'état  actuel  de  la  Russie  n'a  point 
encore  développées.  Les  femmes,  cependant,  sem- 
blaient pénétrées ,  à  Pétersbourg ,  de  cet  honneur 
patriotique  qui  fait  la  puissance  morale  d'un  État. 
La  princesse  Dolgorouki ,  la  baronne  de  Strogo- 
noff,  et  plusieurs  autres  également  du  premier 
rang,  savaient  déjà  qu'une  partie  de  leur  fortune 
avait  grandement  souffert  par  le  ravage  de  la  pro- 
vince de  Smolensk,  et  elles  paraissaient  n'y  songer 
que  pour  encourager  leurs  pareilles  à  tout  sacrifier 
comme  elles.  La  princesse  Dolgorouki  me  raconta 
qu'un  vieillard  à  longue  barbe ,  placé  sur  une  hau- 
teur qui  domine  Smolensk,  disait,  en  pleurant,  à 
son  petit -fils  qu'il  tenait  sur  ses  genoux  :  «  Jadis, 
mon  enfant,  les  Russes  allaient  remporter  des 
victoires  à  l'extrémité  de  l'Europe;  maintenant  les 
étrangers  viennent  les  attaquer  chez  eux.  »  Cette 
douleur  du  vieillard  ne  fut  pas  vaine,  et  nous  ver- 
rons bientôt  combien  ses  larmes  ont  été  rachetées. 

CHAPITRE  XX. 

Départ  pour  la  Suède.  —  Passage  en  Finlande. 

L'empereur  quitta  Pétersbourg,  et  l'on  apprit 
qu'il  était  allé  à  Abo ,  où  il  devait  voir  le  général 
Bernadotte ,  prince  royal  de  Suède.  Dès  ce  mo- 
ment il  n'y  eut  plus  de  doute  sur  le  parti  que  ce 
prince  avait  résolu  de  prendre  dans  la  guerre  ac- 
tuelle, et  il  n'en  était  point  de  plus  important  alors 
pour  le  salut  de  la  Russie,  et  par  conséquent  pour 
celui  de  l'Europe.  On  en  verra  l'influence  se  déve- 
lopper dans  la  suite  de  ce  récit.  La  nouvelle  de 
l'entrée  des  Français  à  Smolensk  arriva  pendant 
la  conférence  du  prince  de  Suède  et  de  l'empereur 


de  Russie;  c'est  là  qu'Alexandre  prit,  avec  lui- 
même  et  avec  le  prince  royal,  son  allié,  l'engage- 
ment de  ne  jamais  signer  la  paix.  «  Pétersbourg 
serait  pris ,  dit-il ,  que  je  me  retirerais  en  Sibérie. 
J'y  reprendrais  nos  anciennes  coutumes,  et,  comme 
nos  ancêtres  à  longues  barbes ,  nous  reviendrions 
de  nouveau  conquérir  l'empire.  —  Cette  résolu- 
tion affranchira  l'Europe,  »  s'écria  le  prince  de 
Suède ,  et  sa  prédiction  commence  à  s'accomplir. 

Je  revis  une  seconde  fois  l'empereur  Alexandre 
à  son  retour  d'Abo ,  et  l'entretien  que  j'eus  l'hon- 
neur d'avoir  avec  lui  me  convainquit  tellement  de 
la  fermeté  de  sa  volonté ,  que ,  malgré  la  prise  de 
Moscou  et  tous  les  bruits  qui  s'ensuivaient,  je  ne 
crus  pas  que  jamais  il  cédât.  Il  voulut  bien  me 
dire  qu'après  la  prise  de  Smolensk  le  maréchal 
Berthier  avait  écrit  au  général  en  chef  russe ,  rela- 
tivement à  quelques  affaires  militaires,  et  qu'il 
finissait  sa  lettre  en  disant  que  l'empereur  Napo- 
léon conservait  toujours  la  plus  tendre  amitié  pour 
l'empereur  Alexandre,  fade  persiflage  que  l'empe- 
reur de  Russie  reçut  comme  il  le  devait.  Napoléon 
lui  avait  donné  des  leçons  de  politique  et  des  le- 
çons de  guerre,  s'abandonnant,  dans  les  premières, 
au  charlatanisme  du  vice,  et,  dans  les  secondes, 
au  plaisir  de  montrer  une  insouciance  dédaigneuse. 
Il  s'était  trompé  sur  l'empereur  Alexandre;  il  avait 
pris  la  noblesse  de  son  caractère  pour  la  duperie  : 
il  n'avait  pas  su  apercevoir  que  si  l'empereur  de 
Russie  s'était  laissé  emporter  trop  loin  par  son 
enthousiasme  pour  lui ,  c'est  parce  qu'il  le  croyait 
partisan  des  premiers  principes  de  la  révolution 
française ,  qui  s'accordent  avec  ses  propres  opi- 
nions; mais  jamais  Alexandre  n'a  eu  l'idée  de  s'as- 
socier avec  Napoléon  pour  asservir  l'Europe.  Na- 
poléon crut ,  dans  cette  circonstance  comme  dans 
toutes  les  autres ,  parvenir  à  aveugler  un  homme 
par  son  intérêt  faussement  représenté;  mais  il 
rencontra  de  la  conscience ,  et  ses  calculs  furent 
tous  déjoués  ;  car  c'est  là  un  élément  dont  il  ne 
connaît  pas  la  force,  et  qu'il  ne  fait  jamais  entrer 
dans  ses  combinaisons. 

Quoique  M.  Barclay  de  Tolly  fût  un  mihtaire 
très-estimé,  comme  il  avait  éprouvé  des  revers  dans 
le  commencement  de  la  campagne,  l'opinion  dési- 
gnait, pour  le  remplacer,  un  général  très-renommé, 
le  prince  Kutusow  :  il  prit  le  commandement 
quinze  jours  avant  l'entrée  des  Français  à  Moscou , 
et  ne  put  arriver  à  l'armée  que  six  jours  avant  la 
grande  bataille  qui  se  donna  presque  aux  portes  de 
cette  ville,  à  Borodino.  J'allai  le  voir  la  veille  de 
son  départ;  c'était  un  vieillard  plein  de  grâce  dans 
les  manières,  et  de  vivacité  dans  la  physionomie, 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


411 


quoiqu'il  eût  perdu  un  œil  par  une  des  nombreu- 
ses blessures  qu'il  avait  reçues  dans  les  cinquante 
années  de  sa  carrière  militaire.  En  le  regardant, 
je  craignais  qu'il  ne  fût  pas  de  force  à  lutter  con- 
tre les  hommes  âpres  et  jeunes  qui  fondaient  sur 
la  Russie  de  tous'  les  coins  de  l'Europe  ;  mais  les 
Russes,  courtisans  à  Pétersbourg,  redeviennent 
Tartares  à  l'armée  ;  et  l'on  a  vu ,  par  Souvarow , 
que  ni  l'âge  ni  les  honneurs  ne  peuvent  énerver 
leur  énergie  physique  et  morale.  Je  fus  émue  en 
quittant  cet  illustre  maréchal  Kutusow;  je  ne  sa- 
vais si  j'embrassais  un  vainqueur  ou  un  martyr, 
mais  je  vis  qu'il  comprenait  la  grandeur  de  la  cause 
dont  il  était  chargé.  Il  s'agissait  de  défendre ,  ou 
plutôt  de  rétablir  toutes  les  vertus  morales  que 
l'homme  doit  au  christianisme ,  toute  la  dignité 
qu'il  tient  de  Dieu,  toute  l'indépendance  que  lui 
permet  la  nature  ;  il  s'agissait  de  reprendre  tous 
ces  biens  des  griffes  d'un  seul  homme,  car  il  ne 
faut  pas  plus  accuser  les  Français  que  les  Alle- 
mands et  les  Italiens  qui  le  suivaient,  des  attentats 
de  ses  armées.  Avant  de  partir,  le  général  Kutu- 
sow alla  faire  sa  prière  dans  l'église  de  Notre-Dame 
de  Casan,  et  tout  le  peuple,  qui  suivait  ses  pas, 
lui  cria  de  sauver  la  Russie.  Quel  moment  pour 
un  être  morteU  Son  âge  ne  lui  permettait  pas 
d'espérer  de  survivre  aux  fatigues  de  la  campagne  ; 
mais  il  y  a  des  instants  où  l'homme  a  besoin  de 
mourir  pour  satisfaire  son  âme. 

Certaine  de  l'opinion  généreuse  et  de  la  conduite 
noble  du  prince  de  Suède ,  je  me  confirmai  plus 
que  jamais  dans  la  résolution  que  j'avais  prise 
d'aller  à  Stockholm  avant  de  m'embarquer  pour 
l'Angleterre;  et,  vers  la  fin  de  septembre,  je  quit- 
tai Pétersbourg  pour  me  rendre  en  Suède  par  la 
Finlande.  Mes  nouveaux  amis,  ceux  que  la  con- 
formité des  sentiments  avait  rapprochés  de  moi , 
vinrent  me  dire  adieu  :  sir  Robert  Wilson ,  qui  va 
chercher  partout  une  occasion  de  se  battre,  et 
d'enflammer  ses  amis  par  son  esprit;  M.  de  Stein, 
homme  d'un  caractère  antique,  qui  ne  vit  que  dans 
l'^espoir  de  voir  sa  patrie  délivrée;  l'envoyé  d'Es- 
pagne ,  le  ministre  d'Angleterre ,  lord  Tyrconnel  ; 
le  spirituel  amiral  Bentinck;  Alexis  de  Noailles,  le 
seul  émigré  français  de  la  tyrannie  impériale ,  le 
seul  qui  fût  là ,  comme  moi ,  pour  témoigner  pour 
la  France;  le  colonel  Dornberg,  cet  intrépide  Hes- 
sois  que  rien  n'a  détourné  de  son  but;  et  plusieurs 
Russes  dont  les  noms  ont  été  depuis  célèbres  par 
leurs  exploits.  .Tamais  le  sort  du  monde  n'avait 
couru  plus  de  dangers;  personne  n'osait  se  le  dire, 
mais  chacun  le  savait  :  moi  seule,  comme  femme, 
je  n'étais  pas  exposée;  mais  je  pouvais  compter 


pour  quelque  chose  ce  que  j'avais  souffert.  J€  ne 
savais  pas ,  en  disant  adieu  à  ces  dignes  chevaliers 
de  la  race  humaine,  qui  d'entre  eux  je  reverrais, 
et  déjà  deux  n'existent  plus.  Quand  les  passions 
des  hommes  se  soulèvent  les  unes  contre  les  au- 
tres, quand  les  nations  s'attaquent  avec  furie,  on 
reconnaît,  en  gémissant,  la  destinée  humaine  dans 
les  malheurs  de  l'humanité;  mais  quand  un  seul 
être,  semblable  à  ces  idoles  des  Lapons  encensées 
par  la  peur,  répand  sur  la  terre  le  malheur  par 
torrents,  on  éprouve  je  ne  sais  quel  effroi  supers- 
titieux qui  porte  à  considérer  tous  les  honnêtes 
gens  comme  des  victimes. 

Lorsqu'on  entre  en  Finlande,  tout  annonce  qu'on 
a  passé  dans  un  autre  pays ,  et  qu'on  a  affaire  à 
une  autre  race  que  la  race  esclavonne.  On  dit  que 
les  Finois  viennent  immédiatement  du  nord  de 
l'Asie,  et  que  leur  langue  n'a  point  de  rapport  avec 
le  suédois ,  qui  est  un  intermédiaire  entre  l'anglais 
et  l'allemand.  Les  figures  des  Finois  sont  pour- 
tant, pour  la  plupart,  tout  à  fait  germaniques; 
leurs  cheveux  blonds,  leur  teint  blanc ,  ne  ressem- 
blent en  rien  à  la  vivacité  des  figures  russes  ;  mais 
aussi  leurs  mœurs  sont  plus  douces  :  les  gens  du 
peuple  y  ont  une  probité  réfléchie ,  qu'ils  doivent 
à  l'instruction  du  protestantisme  et  à  la  pureté 
des  mœurs.  Vous  voyez,  le  dimanche,  les  jeunes 
filles  revenir  du  sermon,  à  cheval,  et  les  jeunes 
gens  les  suivant.  On  trouve  souvent  l'hospitalité 
chez  des  pasteurs  de  Finlande,  qui  considèrent 
comme  leur  devoir  de  loger  les  voyageurs  ,  et  rien 
n'est  plus  pur  et  plus  doux  que  l'accueil  qu'on  re- 
çoit dans  ces  familles  :  il  n'y  a  presque  point  de 
châteaux  ni  de  grands  seigneurs  en  Finlande,  de 
manière  que  les  pasteurs  sont,  d'ordinaire,  les 
premiers  parmi  les  habitants  du  pays.  Dans  quel- 
ques chansons  finoises ,  les  jeunes  filles  offrent  à 
leurs  amants  de  leur  sacrifier  la  demeure  du  pas- 
teur, quand  même  on  la  leur  donnerait  en  partage. 
Gela  rappelle  ce  mot  d'un  jeune  berger  qui  disait  : 
«  Si  j'étais  roi,  je  garderais  mes  moutons  à  cheval.  » 
L'imagination  même  ne  va  guère  au  delà  de  ce  que 
l'on  connaît. 

L'aspect  de  la  nature  est  très-différent ,  en  Fin- 
lande ,  de  ce  qu'il  est  en  Russie  :  au  lieu  des  ma- 
rais et  des  plaines  qui  entourent  Pétersbourg ,  on 
retrouve  des  rochers,  presque  des  montagnes,  et 
des  forêts  ;  mais,  à  la  longue ,  on  s'aperçoit  que 
ces  montagnes  sont  monotones,  ces  forêts  compo- 
sées des  mêmes  arbres,  le  sapin  et  le  bouleau.  Les 
énormes  blocs  de  granit  qu'on  voit  épars  dans  la 
campagne  et  sur  les  bords  des  grandes  routes , 
donnent  au  pays  un  air  de  vigueur;  mais  il  y  a 


412 


DIX  ANNEES  D'EXIL. 


peu  de  vie  autour  de  ces  grands  ossements  de  la 
terre,  et  la  végétation  commence  à  décroître,  de- 
puis la  latitude  de  la  Finlande  jusqu'au  dernier 
degré  de  la  terre  animée.  JXous  traversâmes  une 
forêt  à  demi  consumée  par  le  feu  :  les  vents  du 
nord ,  qui  accroissent  l'activité  des  flammes ,  ren- 
dent les  incendies  très-fréquents ,  soit  dans  les  vil- 
les, soit  dans  les  campagnes.  L'homme,  de  toutes 
les  manières ,  a  de  la  peine  à  lutter  contre  la  na- 
ture dans  ces  climats  glacés.  On  rencontre  peu  de 
villes  en  Finlande ,  et  celles  qui  existent  ne  sont 
guère  peuplées.  Il  n'y  a  pas  de  centre ,  pas  d'ému- 
lation ,  rien  à  dire  et  bien  peu  à  faire  dans  une  pro- 
vince du  nord  suédois  ou  russe,  et,  pendant  huit 
mois  de  l'année,  toute  la  nature  vivante  s'endort. 

L'empereur  Alexandre  s'empara  de  la  Finlande 
à  la  suite  du  traité  de  Tilsitt ,  et  dans  un  moment 
où  les  facultés  troublées  du  roi  qui  régnait  alors 
en  Suède ,  Gustave  IV,  le  mettaient  hors  d'état  de 
défendre  son  pays.  Le  caractère  moral  de  ce  prince 
était  très -digne  d'estime;  mais,  dès  son  enfance, 
il  avait  reconnu  lui-même  qu'il  ne  pouvait  pas  tenir 
les  rênes  du  gouvernement.  Les  Suédois  se  batti- 
rent, en  Finlande,  avec  le  plus  grand  courage; 
mais ,  sans  un  chef  guerrier  sur  le  trône ,  une  na- 
tion peu  nombreuse  ne  saurait  triompher  d'un 
ennemi  puissant.  L'empereur  Alexandre  devint 
maître  de  la  Finlande  par  la  conquête  et  par  des 
traités  fondés  sur  la  force;  mais  il  faut  lui  rendre 
la  justice  de  dire  qu'il  ménagea  cette  province  nou- 
velle j  et  respecta  la  liberté  dont  elle  jouissait.  Il 
laissa  aux  Finois  tous  leurs  privilèges  relativement 
à  la  levée  des  impôts  et  des  hommes  ;  il  vint  avec 
générosité  au  secours  des  villes  incendiées,  et  ses 
faveurs  compensèrent ,  jusqu'à  un  certain  point, 
ce  que  les  Finois  possédaient  comme  droit,  si  tou- 
tefois des  hommes  libres  peuvent  accéder  volon- 
tairement à  cette  sorte  d'échange.  Enfin ,  une  des 
idées  dominantes  du  dix-neuvième  siècle,  les  limites 
naturelles ,  rendaient  la  Finlande  aussi  nécessaire 
à  la  Russie  que  la  Norwége  à  la  Suède;  et  l'on 
peut  dire  avec  vérité ,  que  partout  où  ces  limites 
naturelles  n'ont  pas  existé,  elles  ont  été  l'objet  de 
guerres  perpétuelles. 

Je  m'embarquai  à  Abo ,  capitale  de  la  Finlande. 
Il  y  a  une  université  dans  cette  ville,  et  l'on  s'y 
essaye  un  peu  à  la  culture  de  l'esprit;  mais  les 
ours  et  les  loups  sont  si  près  de  là  pendant  l'hiver, 
que  toute  la  pensée  est  absorbée  par  la  nécessité 
de  s'assurer  une  vie  physique  tolérable;  et  la  peine 
qu'il  faut  pour  cela  dans  les  pays  du  Nord ,  con- 
sume une  grande  partie  du  temps  que  l'on  con- 
sacre, ailleurs,  aux  jouissances  des  arts  de  l'esprit. 


On  peut  dire,  en  revanche,  que  les  difficultés  mêmes 
dont  la  nature  environne  les  hommes,  donnent 
plus  de  fermeté  à  leur  caractère ,  et  ne  laissent 
pas  entrer  dans  leur  esprit  tous  les  désordres  cau- 
sés par  l'oisiveté.  Néanmoins ,  à  chaque  instant  je 
regrettais  ces  rayons  du  Midi ,  qui  avaient  pénétré 
jusque  dans  mon  âme. 

Les  idées  mythologiques  des  habitants  du  Nord 
leur  représentent  sans  cesse  des  spectres  et  des 
fantômes  ;  le  jour  est  là  tout  aussi  favorable  aux 
apparitions  que  la  nuit  :  quelque  chose  de  pâle  et 
de  nuageux  semble  appeler  les  morts  à  revenir  sur 
la  terre,  à  respirer  l'air  froid  comme  la  tombe  dont 
les  vivants  sont  entourés.  Dans  ces  contrées,  les 
deux  extrêmes  se  manifestent,  d'ordinaire,  plutôt 
que  les  degrés  intermédiaires  :  ou  l'on  est  unique- 
ment occupé  de  conquérir  sa  vie  sur  la  nature ,  ou 
les  travaux  de  l'esprit  deviennent  très -facilement 
mystiques;  parce  que  l'homme  tire  tout  de  lui- 
même,  et  n'est  en  rien  inspiré  par  les  objets  exté- 
rieurs. 

Depuis  que  j'ai  été  si  cruellement  persécutée 
par  l'empereur,  j'ai  perdu  toute  espèce  de  con- 
fiance dans  le  sort  ;  je  crois  cependant  davantage  à 
la  protection  de  la  Providence ,  mais  ce  n'est  pas 
sous  la  forme  du  bonheur  sur  cette  terre.  Il  s'en- 
suit que  toute  résolution  m'épouvante,  et  néan- 
moins l'exil  oblige  souvent  à  s'y  déterminer.  Je 
craignais  la  mer,  et  chacun  me  disait  :  Tout  le 
monde  fait  ce  passage ,  et  il  n'arrive  rien  à  per- 
sonne. Tels  sont  les  discours  qui  rassurent  presque 
tous  les  voyageurs;  lîiais  l'imagination  ne  se  laisse 
pas  enchaîner  par  ce  genre  de  consolations,  et 
toujours  cet  abîme,  dont  un  si  faible  obstacle  vous 
sépare,  tourmente  la  pensée.  M.  Schlegel  s'aperçut 
de  l'effroi  que  j'éprouvais  sur  la  frêle  embarcation 
qui  devait  nous  conduire  à  Stockholm.  Il  me  mon- 
tra, près  d'Abo,  la  prison  où  l'un  des  plus  malheu- 
reux rois  de  Suède ,  Éric  XIV,  avait  été  renfermé, 
pendant  quelque  temps  avant  de  mourir  dans  une 
autre  prison  près  de  Gripsholm.  «  Si  vous  étiez  là , 
me  dit- il,  combien  vous  envieriez  le  passage  de 
cette  mer,  qui  maintenant  vqus  épouvante  !  »  Cette 
réflexion  si  juste  donna  bientôt  un  autre  cours  à 
mes  idées,  et  les  premiers  jours, de  notre  naviga- 
tion me  furent  assez  agréables.  Nous  passions  à 
travers  des  îles ,  et  quoiqu'il  y  ait  beaucoup  plus 
de  danger  près  du  rivage  qu'en  pleine  mer,  on  n'é- 
prouve jamais  cette  terreur  que  fait  ressentir  l'as- 
pect des  flots  qui  semblent  toucher  au  ciel.  Je  me 
faisais  montrer  la  terre ,  à  l'horizon ,  d'aussi  loin 
que  je  pouvais  l'apercevoir  :  l'infini  fait  autant  de 
peur  à  notre  vue  qu'il  plaît  à  notre  âme.  Nous  pas; 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


113 


i 


sâmes  devaat  l'île  d'Aland,  où  les  plénipotentiaires 
de  Pierre  I"  et  de  Charles  XII  traitèrent  de  la 
paix ,  et  tâchèrent  de  fixer  des  bornes  à  leur  am- 
bition sur  cette  terre  glacée ,  que  le  sang  de  leurs 
sujets  avait  pu  seul  réchauffer  un  moment.  Nous 
espérions  arriver  le  lendemain  à  Stockholm ,  mais 
un  vent  décidément  contraire  nous  obligea  de  jeter 
l'ancre  sur  la  côte  d'une  île  toute  couverte  de  ro- 
chers entremêlés  de  quelques  arbres ,  qui  ne  s'éle- 
vaient guère  plus  haut  que  les  pierres  dont  ils  sor- 
taient. Cependant  nous  nous  hâtâmes  de  nous 
promener  sur  cette  île ,  pour  sentir  la  terre  sous 
nos  pieds. 

J'ai  toujours  été  fort  sujette  à  l'ennui ,  et ,  loin 
de  savoir  m'occuper  dans  ces  moments  tout  à  fait 
vides,  qui  semblent  destinés  à  l'étude 


Ici  le  manuscrit  est  interrompu. 

Après  une  traversée  qui  ne  fut  pas  sans  danger,  ma  mère 
débarqua  à  Stockholm.  Accueillie  en  Suède  avec  une  parfaite 
bonté,  elle  y  passa  huit  mois,  et  ce  fut  là  qu'elle  écrivit  le 
journal  qu'on  vient  de  Ure.  Peu  de  temps  après  elle  partit 
pour  Londres ,  et  y  publia  son  ouvrage  sur  l'Allemagne,  que 
la  police  impériale  avait  supprimé.  Mais  sa  santé,  déjà  cruel- 
lement altérée  par  les  persécutions  de  Bonaparte ,  ayant  souf- 
fert des  fatigues  d'un  long  voyage,  ma  mère  se  crut  obligée 
d'entreprendre  sans  délai  l'histoire  de  la  vie  politique  de 
M.  Necker,  et  d'ajourner  tout  autre  travail  jusqu'à  ce  qu'elle 
eut  achevé  celui  dont  sa  tendresse  fdiale  lui  faisait  un  devoir. 
Elle  conçut  alors  le  plan  des  Considérations  sicr  la  révo- 
lution française.  Cet  ouvrage  même,  elle  n'a  pu  le  terminer, 
et  le  manuscrit  de  ses  Dix  années  d'exil  est  resté  dans  son 
portefeuille  tel  que  je  le  publie  aujourd'hui. 

i^Note  de  M.  de  Staël  fils.) 

ÉLOGE 
DE  M.   DE  GUIBERT  ', 

COMPOSÉ  EN  1789. 


Pendant  le  détire  qui  a  précédé  de  vingt-quatre 
heures  la  mort  de  M.  de  Guibert,  il  n'a  cessé  de 
répéter  ces  mots  :  Ils  me  rendront  justice ,  ma 
conscience  est  pure,  ils  me  rendront  justice.  Cette 
pensée  habituelle  de  son  âme,  trahie  par  la  puis- 
sance de  la  mort ,  ce  vœu  si  involontairement  çx- 

'  Cet  Éloge  de  Guibert  n'a  jamais  été  Imprimé;  et  on 
verra,  en  le  lisant,  qu'il  semble  adressé  plutôt  à  la  société  de 
Paris  qu'au  public  européen.  Mais,  comme  des  fragments  en 
sont  cités  dans  la  CoiTespondance  de  Grimm,]'sA.  cru  devoir 
le  faire  paraître  en  entier ,  afin  que  celte  collection  soit  aussi 
complète  qu'il  est  possible.  {Note  de  M.  de  Staël  fils.) 


primé,  imposent  à  tout  ce  qui  l'a  aimé  le  devoir  de 
le  faire  connaître.  Il  sera  plus  facile  maintenant 
peut-être  d'y  parvenir;  l'envie  est  satisfaite,  et  l'é- 
ternelle barrière  de  la  mort ,  en  préservant  de  l'a- 
venir, permet  de  contempler  le  passé  avec  plus  de 
calme  et  de  justice. 

Je  vais  parler  de  M.  de  Guibert  ;  et  quoique  chaque 
trait  de  son  éloge  soit  un  souvenir  déchirant  pour 
moi ,  je  me  condamne  à  cet  effort ,  pour  en  donner 
l'exemple  à  ceux  dont  les  talents  seront  plus  utiles 
à  sa  mémoire. 

M.  de  Guibert  naquit  en  1746.  Son  père  était  ex- 
trêmement recommandable  par  ses  travaux  et  ses 
vertus  militaires  :  des  actions  brillantes  et  une  con- 
duite toujours  sage  lui  avaient  mérité  l'estime  de 
ses  compagnons  d'armes  et  le  grade  de  lieutenant 
général.  Il  destinait  son  fils  à  suivre  sa  carrière, 
et  le  fît ,  à  douze  ans ,  rejoindre  l'armée  dans  la- 
quelle il  servait.  Pendant  les  six  campagnes  de  la 
dernière  guerre  d'Allemagne,  M.  de  Guibert  se 
trouva  à  toutes  les  actions  d'éclat  ;  il  eut  deux  che- 
vaux tués  sous  lui  ;  et  dans  un  âge  où  l'on  ne  peut 
connaître  que  la  valeur ,  il  se  fit  remarquer  par  des 
dispositions  extraordinaires  pour  l'art  militaire ,  et 
par  la  justesse  des  observations  qui  furent,  depuis, 
le  fondement  de  sa  théorie.  Je  l'ai  souvent  vu  s'af- 
fliger de  n'avoir  pu  consacrer  toute  sa  vie  au  mé- 
tier des  armes  ;  je  l'ai  souvent  entendu  mettre  une 
action  belle  ou  bonne  au-dessus  de  tous  les  livres 
du  monde.  Je  regrette  en  effet  pour  lui  cette  car- 
rière dont  l'éclat  éblouit  l'envie,  où  l'on  n'a  que  le 
hasard  à  combattre ,  dans  laquelle  tous  les  pas  sont 
jugés  aussitôt  que  connus,  et  qui  laisse  l'espoir  de 
confondre  ses  rivaux  en  les  précédant  au  milieu  du 
danger.  Enfin,  puisqu'il  devait  périr  avant  le  temps 
marqué  par  la  nature ,  j'aimerais  mieux  en  accuser 
le  fer  des  ennemis  de  la  France,  que  le  poison  des 
calomniateurs  qu'elle  nourrit  dans  son  sein  ;  cette 
destinée  eût  mieux  valu  pour  son  bonheur ,  mais  il 
ne  nous  resterait  pas  des  ouvrages  utiles  aux  bons 
esprits  et  aux  âmes  honnêtes,  qui  vaudront  sans 
doute  à  leur  auteur  la  stérile  justice  de  la  posté- 
rité. 

A  la  paix,  il  revint  dans  sa  famille,  qui  vivait 
alors  en  Languedoc;  il  y  passa  deux  ans,  et  s'y  li- 
vra à  sa  passion  pour  l'étude.  Son  père,  qui  ne  vou- 
lait faire  de  lui  qu'un  bon  officier,  n'encourageait 
pas  son  goût  pour  la  littérature  ;  mais  M.  de  Gui- 
bert avait  trop  le  besoin  et  le  désir  de  se  distinguer, 
pour  ne  pas  être  avide  de  la  seule  gloire  qui  pût 
rester  pendant  la  paix ,  et  ne  pas  se  hâter  de  s'em- 
parer, par  la  pensée,  de  toutes  les  carrières  qu'il 
avait  vainement  l'ambition  de  parcourir.  Il  vint  à 


414 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


Paris,  et  rechercha  beaucoup  la  société  des  gens  de 
lettres.  Voltaire,  Buffon,  Rousseau,  Diderot,  d'A- 
lembert,  Thomas,  vivaient  epcore;  et,  dépositai- 
res des  idées  utiles  autant  que  des  talents  agréa- 
bles, ils  avaient  la  gloire  et  le  courage  de  penser, 
sous  un  gouvernement  oij  personne  ne  pouvait  agir. 
Aujourd'hui  notre  admiration  récompense  des  ser- 
vices plus  immédiats ,  et  l'orateur  qui  décide  une 
loi  sage  fait  oublier  l'écrivain  même  qui  peut-être 
a  fourni  des  idées  à  son  éloquence.  Mais  alors  les 
philosophes  obtenaient  les  premiers  succès ,  et  l'en- 
thousiasme d'un  jeune  homme  devait  d'abord  s'at- 
tacher à  leurs  personnes  comme  à  leurs  ouvrages. 
M.  de  Guibert  joignait  à  un  esprit  et  à  un  talent 
rares  des  facultés  qui  sont  souvent  l'inutile  partage 
de  la  médiocrité,  mais  dont  un  esprit  distingué 
sait  faire  un  grand  usage  :   une  mémoire  pro- 
digieuse, et  le  don  de  lire  avec  une  rapidité  qui 
doublait  pour  lui  l'emploi  du  temps.  11  savait  en 
entier,  il  retenait  à  jamais  le  Hvre  qu'un  autre 
commençait  à  peine  à  comprendre  :  c'est  à  cette 
singulière  facilité  qu'il  faut  attribuer  la  possibilité 
de  réunir,  à  vingt-trois  ans,  toutes  les  connaissan- 
ces nécessaires  pour  composer  la  Tactique.  Je  de- 
mande qu'on  remarque  l'âge  qu'avait  M.  de  Guibert 
alors  qu'il  donna  cet  étonnant  ouvrage ,  non  pour 
juger  son  livre  avec  plus  d'indulgence  ,  c'est  de  sa 
famille,  et  non  de  la  postérité,  qu'il  faut  attendre 
ces  sortes  de  calculs ,  mais  pour  s'étonner  de  tout 
ce  qu'il  savait,  de  tout  ce  qu'il  avait  vu ,  et  de  tout 
ce  qu'il  prévoyait.  En  effet ,  ce  n'est  pas  seulement 
dans  le  passé,  c'est  dans  l'avenir  que  ses  regards 
s'étendent.  La  première  partie  du  Discours  préli- 
minaire de  la  Tactique  est  une  prédiction  bien  re- 
marquable de  la  révolution  actuelle.  Son  auteur  la 
prévoit  par  toutes  les  idées  qui  l'ont  fait  désirer  ; 
le  besoin  de  son  âme  est  devenu  l'impulsion  de 
tous ,  et  les  lumières  de  son  esprit,  la  volonté  gé- 
nérale. Mais  quel  courage  il  fallait  alors  pour  bra- 
ver un  gouvernement  qui,  pouvant  seul  ouvrir  tou- 
tes les  carrières,  semblait  maître  de  la  gloire  même  ! 
Quel  élan  dans  l'esprit  de  M.  de  Guibert!  quelle 
force  en  même  temps  lui  fait  devancer  l'avenir,  sans 
s'égarer  jamais  dans  les  chimères  !  ses  vœux  sont 
des  projets ,  ses  espérances  sont  des  plans.  La  per- 
manence d'une  assemblée  nationale ,  la  milice  ci- 
toyenne, le  système  pacifique  et  conservateur  d'une 
grande  puissance,  le  paljriotisme  d'un  roi  qui  veut 
hii-même  donner  une  constitution  à  son  peuple; 
tout  s'y  trouve,  et  rien  de  trop.  Ce  qu'on  appelait 
les  rêves  de  sa  jeunesse ,  ce  qu'on  traitait  d'exalta- 
tion, prend  un  caractère  bien  imposant,  quand  une 
nation  entière  y  donne  sa  sanction  suprême. 


C'est  au  roi  de  Prusse,  dont  il  a  fait  depuis  l'é- 
loge ,  que  M.  de  Guibert  attribue  la  perfection  de 
l'art  militaire.  Personne  n'admirait  avec  plus  de 
plaisir.  Il  manquait  peut-être  de  cette  bienveillance 
qui  encourage  la  médiocrité,  de  cet  art  de  louer  ce 
qui  nous  est  inférieur ,  plus  utile  à  soi  qu'aux  au- 
tres ,  et  qui  ne  les  élève  jamais  qu'à  la  hauteur  de 
notre  point  d'appui  ;  mais  s'il  rencontrait  son  digne 
rival ,  ou  son  véritable  supérieur ,  c'est  alors  qu'il 
les  vantait  avec  transport.  Il  savait  gré  de  l'enthou- 
siasme qu'on  lui  inspirait  ;  il  aimait  l'homme  qui 
reculait,  à  ses  yeux,  les  bornes  du  génie  de  l'homme  ; 
et,  soit  qu'il  espérât  dans  ses  forces,  soit  qu'il  se 
livrât  à  la  pureté  de  son  âme,  jamais  il  ne  s'est 
montré  plus  ardent  enthousiaste  de  la  gloire  dont 
il  recueillait  la  trace,  ou  dont  il  fut  le  témoin.  Je 
ne  sais  si  l'on  peut  reprocher  à  son  Discours  pré- 
liminaire des  négligences  dans  le  style  ;  mais  je  ne 
connais  pas  d'ouvrage  qui  suppose  plus  d'imagina- 
tion et  d'âme  :  on  ne  s'arrpte  point  pour  remar- 
quer les  traits  d'esprit ,  ni  pour  relever  les  fautes 
d'expression  ;  on  est  entraîné  comme  l'auteur  même, 
et  c'est  en  se  souvenant  plutôt  qu'en  lisant  qu'on 
le  juge.  Quoique  la  révolution  présente  ait  prouvé 
que  les  idées  de  M.  de  Guibert  pouvaient  être  mi- 
ses en  pratique ,  il  y  a  dans  tous  ses  ouvrages  une 
jeunesse  de  pensée  qui  indique  la  force  bien  plus 
que  la  témérité.  En  méditant  ces  écrits  si  pleins 
de  vie,  quel  cœur  ne  se  sentirait  pas  attendri  par 
la  fin  prématurée  de  leur  auteur  ?  Quoi  !  cette  âme 
douée  de  tant  d'énergie  n'a  pu  repousser  la  mort? 
quoi  !  le  nombre  ordinaire  des  années  a  été  refusé 
à  celui  qui  semblait  envahir  les  siècles  futurs  par 
ses  prédictions  et  par  ses  projets  ?  On  a  fait  un  tort 
à  M.  de  Guibert  de  n'avoir  pas  rempli  le  vaste  plan 
qu'il  annonçait  à  la  tête  de  son  Discours  prélimi- 
naire ;  mais  le  tableau  de  la  situation  politique  de 
l'Europe  changea  tellement,  qu'il  ne  put,  comme 
il  le  prévoyait  lui-même ,  arrêter  les  événements 
pour  les  peindre.  Des  sujets  différents,  et  qu'on 
pouvait  terminer  plus  promptement ,  le  détournè- 
rent de  cette  entreprise.  D'ailleurs,  la  régénération 
de  la  France  était  le  but  de  cet  ouvrage  ;  et  lorsque 
M.  de  Guibert  voulait  le  composer,  elle  était  telle- 
ment invraisemblable,  que,  si  Ton  pouvait  être  en- 
traîné à  exprimer  ce  désir,  à  tracer  rapidement  les 
moyens  d'y  parvenir ,  il  était  impossible  de  dénon- 
cer tous  les  abus ,  d'indiquer  tous  les  remèdes,  sans 
se  livrer  à  un  travail  aussi  insensé  par  ses  suites 
que  douloureux  par  son  inutilité  :  il  ne  renonça 
jamais,  cependant,  à  cette  chimère,  aujourd'hui 
réalisée.  Je  le  répète  avec  plaisir ,  tous  ses  ouvrages 
respirent  ces  sentiments  et  ces  opinions  qu'on 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


415 


peut  devoir  maintenant  à  l'impulsion  générale,  mais 
qu'on  ne  tenait  alors  que  de  son  âme  et  de  son 
génie. 

L'ouvrage  même  de  la  Tactique  est  générale- 
ment estimé  parmi  les  militaires ,  et  Frédéric  II  le 
mettait  dans  le  très-petit  nombre  de  ceux  dont  il 
conseillait  la  lecture  à  un  général.  On  y  retrouve 
la  plupart  des  idées  sur  l'organisation  de  l'armée , 
sur  la  nécessité  d'un  conseil  de  la  guerre ,  sur  les 
réformes  à  faire  dans  ce  département ,  que  M.  de 
Guibert  essaya  seize  ans  après  de  mettre  en  pra- 
tique. Je  ne  croirais  point  par  là  justifier  des  er- 
reurs ,  s'il  était  vrai  que  les  idées  de  M.  de  Gui- 
bert méritassent  ce  nom  ;  mais  je  réclamerais  pour 
des  méditations  de  seize  années  l'examen  attentif 
de  ceux  qui  les  ont  si  rapidement  jugées.  La  dis- 
cussion avec  M.  de  Menil-Durand,  sur  l'ordre  pro- 
fond et  l'ordre  mince,  fut  aussi  très-estimée  par 
les  militaires;  et,  malgré  la  différence  des  opi- 
nion^ ,  on  se  réunit  sur  le  mérite  de  l'ouvrage. 

M.  de  Guibert  servit  un  an  en  Corse,  sous  M.  le 
comte  de  Vaux.  Il  se  distingua  tellement  dans  le 
combat  de  Ponte-Wuovo,  qui  décida  de  la  prise  de 
rîle,  qu'à  vingt-quatre  ans  on  lui  donna  la  croix 
de  Saint-Louis. 

Il  revint  en  France,  et  débuta  alors  dans  la  car- 
rière dramatique.  Sa  première  tragédie  fut  le  Con- 
nétable de  Bourbon;  elle  eut  à  la  lecture  un 
succès  prodigieux.  Les  beaux  vers  dont  elle  est  rem- 
plie, les  sentiments  d'honneur  qu'elle  respire,  exal- 
tèrent toutes  les  têtes.  C'est  la  veille  d'une  bataille, 
c'est  dans  un  camp,  qu'on  eût  souhaité  d'entendre 
une  pièce  qui  semblait  écrite  par  un  héros,  plus 
encore  que  par  un  poète  ;  et  ce  grand  caractère  a 
toujours  distingué  les  écrits  de  M.  de  Guibert  de 
ceux  de  la  plupart  des  gens  de  lettres.  C'est  que 
l'homme  d'État,  le  guerrier,  le  citoyen,  enfin  celui 
qui  s'est  fait  ou  se  fera  remarquer  par  ses  actions, 
se  montre  toujours  à  travers  le  talent  de  l'écri- 
vain ou  l'imagination  du  poète.  Il  y  a  des  fautes 
contre  l'art,  contre  la  langue;  il  est  facile  de  cri- 
tiquer ses  ouvrages  ;  mais  il  est  impossible  d'effa- 
cer l'impression  qu'ils  laissent.  Quand  on  les  at- 
taque, ou  peut  avoir  de  l'avantage  sur  celui  qui 
les  défend ,  parce  qu'il  est  plus  aisé  d'exprimer  les 
observations  de  l'esprit  que  les  impressions  de 
l'âme;  mais  quiconque  se  livrera  sans  la  défense 
de  l'amour-propre  ou  de  la  jalousie  à  ses  senti- 
ments naturels ,  sera  ému  d'admiration  en  écou- 
tant les  vers,  en  lisant  la  prose  de  M;  de  Guibert. 
Il  faut  le  juger  par  son  début  dans  le  monde  :  l'en- 
vie n'avait  pas  eu  le  temps  de  s'armer,  les  mé- 
chants ne  s'étaient  pas  encore  coalisés.  Ses  pre- 


miers succès  servaient  peut-être  à  faire  oublier 
ceux  d'un  autre,  et  n'attiraient  pas  encore  la  haine 
sur  lui.  Sa  jeunesse,  ses  talents,  lui  valaient  tous 
les  genres  d'applaudissements,  et  si  jamais  un 
homme  peut  s'attacher  à  la  gloire,  c'est  celui  qui 
vit  cet  accord  entre  l'opinion  publique  et  cette 
conscience  intime  de  ses  forces ,  qu'il  faut  égale- 
ment distinguer  de  l'amour-propre  et  de  la  modestie. 

On  donna  le  Connétable  de  Bourbon  à  la  cour  ; 
tout  changea  de  face  alors  :  ceux  qui  ne  l'avaient 
pas  entendu  lire  voulurent  casser  le  jugement 
qu'ils  n'avaient  pas  rendu.  L'enthousiasme  est  plus 
difficile  à  soutenir  qu'à  combattre;  la  plupart  do 
ceux  qui  l'avaient  éprouvé  se  hâtèrent  de  dire 
qu'eux  seuls  n'avaient  pas  partagé  l'ivresse  géné- 
rale ;  d'autres  rejetèrent  sur  l'indulgence  naturelle 
de  leur  caractère  les  applaudissements  que  leur 
esprit  aurait  refusés,  et  tous,  délivrés  du  fardeau 
d'admirer,  respirèrent  plus  à  l'aise.  Des  circons- 
tances particulières  contribuèrent  aussi  au  peu  de 
succès  du  Connétable  de  Bourbon.  Lekain  joua  la 
pièce  avec  humeur;  il  n'y  avait  que  des  courtisans 
pour  spectateurs  de  l'indignation  d'un  héros  con- 
tre l'injustice  d'un  roi.  On  choisissait  le  jour  du 
mariage  de  madame  la  comtesse  d'Artois  pour 
faire  entendre  un  portrait  odieux  d'Angoulême  de 
Savoie.  Le  sujet  même  rend  presque  impossible 
de  trouver  un  bon  cinquième  acte.  Quand  Bour- 
bon passe  au  camp  des  Espagnols,  la  pièce  est 
finie ,  et  le  spectacle  de  la  défaite  des  Français , 
dont  il  faut  être  témoin  ensuite,  ne  plut  pas  à  des 
auditeurs  qui  voulaient  que  le  destin  des  combats 
tînt  bien  plus  au  nom  français  qu'au  génie  d'un 
homme.  La  pièce  fut  donc  aussi  sévèrement  jugée 
à  la  représentation  qu'elle  avait  été  favorablement 
écoutée  à  la  lecture.  Mais  les  esprits  sages  n'en 
rendirent  pas  moins  de  justice  au  talent  vraiment 
dramatique  de  son  auteur.  Celui  qui  sait  émouvoir 
a  le  grand  secret  de  l'art  tragique;  le  reste  s'ap- 
prend. Depuis  cette  époque,  on  se  montra  d'abord 
sévère,  puis  injuste,  puis  barbare  pour  M.  de  Gui- 
bert; depuis  cette  époque,  il  a  mieux  mérité  cha- 
que jour  les  louanges  qu'on  lui  avait  prodiguées 
d'avance. 

L'Académie  proposa  l'éloge  de  Catinat.  M.  de 
Guibert  le  fit  avec  son  esprit  et  son  âme,  avec 
cet  amour  de  la  liberté ,  cet  enthousiasme  pour  la 
patrie  dont  on  trouvait  la  raison  dans  les  pensées 
philosophiques  des  hommes  de  lettres,  plus  en- 
core que  la  passion  dans  leurs  écrits.  Le  moment 
du  réveil  de  Catinat,  celui  de  sa  retraite,  tous 
ceux  enfin  oh  l'éloquence  peut  naître  d'elle-même 
*et  est  inspirée  par  la  situation,  sont  de  la  première 


41G 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


beauté.  L'Académie  donna  le  prix  à  celui  qu'elle 
avait  l'habitude  de  couronner,  à  l'auteur  de  l'éloge 
de  Fénélon.  Son  ouvrage  lui  parut  plus  conforme 
à  la  loi  qu'elle  avait  imposée ,  de  peindre  le  carac- 
tère de  Catinat  plutôt  que  ses  talents  militaires; 
mais  peut-être  devait-elle  s'élever  jusqu'à  priser 
un  mérite  aussi  important,  quoique  moins  acadé- 
mique, celui  de  louer  un  général  en  guerrier,  et 
commencer  dès  lors  la  grande  alliance  de  la  litté- 
rature et  des  connaissances  utiles ,  de  l'imagina- 
tion qui  peint  et  de  l'expérience  qui  juge.  Sans 
doute  M.  de  Guibert  regretta  de  n'avoir  pas  ob- 
tenu le  prix  ;  il  croyait  avoir  plus  de  droits  qu'un 
autre  sur  ce  sujet  purement  militaire.  Il  n'éprouva 
cependant  aucune  jalousie;  il  eut  l'indignation  de 
l'homme  qui  sent  ses  forces ,  mais  non  de  celui 
qui  les  compare  :  il  ne  connut  jamais  cette  ma- 
nière de  les  mesurer. 

Quelque  temps  après,  l'Académie  proposa  l'éloge 
de  l'Hôpital;  M.  de  Guibert  ne  concourut  point  à 
son  prix;  mais  il  fit  imprimer  séparément  un  éloge 
de  l'Hôpital  :  il  eut  tort  de  choisir  une  épigraphe 
qui  pouvait  offenser  l'Académie  ;  mais  il  eut  rai- 
son de  croire  que  l'éloge  de  l'Hôpital  ne  pouvait 
être  fait  en  se  soumettant  à  toutes  les  censures 
dont  les  statuts  de  l'Académie  imposaient  la  loi. 
Il  eut  raison  de  croire  que  les  talents  d'un  minis- 
tre luttant  sans  cesse  contre  son  siècle  et  contre 
la  cour,  avaient  besoin  d'être  appréciés  par  un 
homme  moins  étranger  aux  difficultés  de  l'exécu- 
tion, que  les  gens  de  lettres  ne  le  sont  ordinaire- 
ment*. Enfin  il  eut  la  grande  raison  du  talent;  il 
composa  un  ouvrage  digne  de  la  plus  véritable 
admiration.  Il  peint  la  cour  de  Médicis  avec  le 
pinceau  de  Tacite;  son  style  a  souvent  le  même 
laconisme,  mais  sa  concision  semble  tenir  au  mou- 
vement de  l'âme  qui  ne  permet  pas  de  s'arrêter, 
plus  qu'à  cette  précision  de  l'esprit  qui  force  à  se 
réduire.  Pressé  par  ce  qu'il  va  dire,  il  ne  se  re- 
pose pas  sur  ce  qu'il  dit;  mais  qu'il  parcourt  de 
pensées  !  qu'il  indique  de  sentiments  !  Avec  quelle 
rapidité  ne  fait-il  pas  passer  sous  vos  yeux  des 
événements  qu'il  rattache  tous  à  de  grandes  pen- 
sées ,  et  dont  le  souvenir  en  est  désormais  insé- 
parable. Après  vous  avoir  arrêté  avec  intérêt  sur 
chaque  circonstance ,  quels  résultats  profonds  ne 
vous  laisse-t-il  pas  de  l'ensemble  !  comme  il  saisit 
l'esprit  des  lois  de  l'Hôpital,  et  fait  sortir  du  chaos 
des  abus  de  son  temps  et  des  siècles  qui  l'ont  suivi 
un  tableau  aussi  clair  qu'instructif  !  Je  reviendrai 
sans  cesse  à  parler  des  sentiments  libres,  des  idées 
hardies  qu'il  exprime  ;  ces  états  généraux  qu'il  a 
le  preinier  appelés  le  palladium  de  la  liberté';  cette 


nation,  cette  patrie  qu'il  invoque  pour  élever  à 
l'Hôpital  un  monument  digne  de  lui.  Je  ne  flatte- 
rais point  pour  moi-même  l'opinion  dominante; 
c'est  un  pouvoir  comme  les  autres,  et  quelque 
respectable  qu'il  soit,  la  fierté  peut  s'y  tromper; 
mais  je  veux  concilier  à  la  mémoire  de  mon  mal- 
heureux ami  le  suffrage  de  tous  les  partisans ,  de 
tous  les  défenseurs  de  cette  liberté  dont  son  âme 
avait  senti  le  besoin  et  devancé  l'aurore.  Qu'il  fut 
heureux,  l'Hôpital,  d'être  ainsi  connu,  d'être  ainsi 
loué  au  milieu  des  factions  qui  déchiraient  son 
siècle  !  De  combien  de  manières  sa  sagesse  ne  pou- 
vait-elle pas  être  calomniée  !  Son  génie,  qui  tour 
à  tour  devança  et  retint  l'antique  ignorance  d'un 
parti,  et  l'esprit  d'innovation  de  l'autre,  devait-il 
être  jugé  de  son  temps,  et  la  haine  ne  pouvait-elle 
pas  trouver  l'art  d'obscurcir  à  jamais  la  vérité  ? 
Ministre  et  citoyen,  négociateur  entre  la  nation  et 
le  trône,  forcé  de  taire  les  difficultés  qu'on  lui  op- 
posait, et  de  donner  comme  l'ouvrage  de  sa  pen- 
sée celui  que  les  circonstances  et  les  hommes  avaient 
modifié,  contraint  par  sa  conscience  à  rester  dans 
une  place  oij  il  ne  pouvait  qu'éviter  des  malheurs, 
tandis  qu'il  n'y  a  de  gloire  éclatante,  ou  du  moins 
contemporaine,  que  pour  ceux  qui  font  de  grands 
biens;  n'avait-il  pas  besoin  qu'il  s'élevât  un  homme 
qui  devinât  son  âme,  interprétât  son  génie,  re- 
trouvât la  chaîne  de  ses  actions  et  de  ses  pensées , 
de  ce  qu'il  put  et  de  ce  qu'il  voulait  faire,  de  ses 
vertus  privées  et  de  sa  morale  publique,  et  le  mon- 
trât à  la  postérité  comme  le  plus  grand  caractère 
qui  ait  précédé  notre  siècle.  L'exemple  des  vertus 
et  du  génie  de  l'Hôpital  sera-t-il  de  nos  jours  aussi 
dignement  jugé  ? 

Peu  de  temps  après  Y  Éloge  de  l'Hôpital,  M.  de 
Guibert  composa  deux  tragédies,  les  Gracches  et 
Anne  de  Boulen,  qui  n'ont  été  ni  imprimées  ni 
représentées ,  mais  qu'il  est  imposé  à  ses  héritiers 
de  publier.  La  première  est  la  pièce  la  plus  républi- 
caine que  nous  ayons  au  théâtre.  Une  anecdote 
singulière  en  fera  juger.  Peu  de  temps  avant  la 
mort  de  M.  de  Guibert ,  les  comédiens  français  lui 
demandèrent  instamment  de  la  laisser  jouer.  Il  était 
piquant  de  donner  une  pièce  composée  il  y  avait 
plus  de  dix  ans,  et  toute  pleine  d'allusions  à  ce 
moment-ci.  M.  de  Guibert  résista  à  ce  succès, 
parce  qu'il  trouvait  du  danger  à  mettre  aujourd'hui 
sur  le  théâtre  une  tragédie  dont  le  principal  objet 
était  la  proposition  de  la  loi  agraire  par  Caïus 
Gracchus.  Dans  d'autres  temps,  les  senthnents 
seuls  auraient  fait  impression  ;  mais  à  présent  l'on 
aurait  pu  soutenir  jusqu'aux  opinions  mêmes.  L'a- 
mour de  la  liberté  si  profondément  inné  dans  l'âme 


ELOGE  DE  M.  DE  GLIBERT. 


417 


de  M.  de  Guibert,  cet  amour  dont  la  vérité  se  re- 
connaît suivant  les  temps,  soit  par  sa  violence, 
soit  par  sa  modération  même,  commanda  à  l'auteur 
des  Gracches  de  se  refuser  au  triomphe  certain  qui 
l'attendait.  Cette  pièce  est  mieux  écrite  que  celle  du 
Connétable ,  et  renferme  encore  plus  de  beaux  vers. 
Je  sais  bien  qu'il  ne  faut  pas  comparer  les  pièces 
de  M.  de  Guibert  avec  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  ; 
on  l'a  dit ,  on  l'a  peut-être  prouvé  ;  mais  il  faut 
donner  le  Connétable  devant  des  guerriers ,  les 
Gracches  devant  des  citoyens ,  Anne  de  Boulen 
devant  des  hommes  passionnés  pour  leur  maîtresse, 
et  leur  demander  ensuite  à  tous,  s'ils  ont  senti  leur 
âme  profondément  émue,  et  si  ce  spectacle  n'est 
pas  au  nombre  des  grands  souvenirs  de  leur  vie. 

Anne  de  Boulen  est  la  dernière  tragédie  que  IM.  de 
Guibert  ait  faite,  ou  du  moins  que  je  connaisse; 
elle  est  tout  entière  consacrée  à  l'amour;  il  me 
semble  que,  sous  ce  rapport,  elle  tient  le  même 
rang  parmi  les  tragédies  que  la  Nouvelle  Héloïse 
parmi  les  romans.  C'est  la  passion  criminelle  peinte 
sur  le  théâtre  :  on  peut  à  cet  égard  condamner  M.  de 
Guibert  ;  mais ,  comme  il  ne  fait  paraître  Anne  de 
Boulen  et  son  coupable  frère  qu'au  moment  de 
leur  repentir  et  de  leur  punition,  il  est  permis  de 
dire  que,  voulant  montrer  l'amour  dans  toute  sa 
violence ,  il  a  rassemblé  toutes  les  fautes  que  cette 
passion  peut  faire  commettre ,  mais  qui ,  ne  venant 
que  d'elle,  et  ne  retombant  que  sur  soi,  font 
naître  encore  l'intérêt  et  la  pitié.  Ah  !  qiîe  cette 
pièce  émeut  profondément,  alors  qu'au  cinquième 
acte  Anne  de  Boulen  et  son  frère  Rochefort  sont 
prêts  à  perdre  la  vie  !  Anne  veut  ramener  son  frère 
à  cette  religion  dont  les  sublimes  secours  la  con- 
solent et  la  fortifient.  L'incrédulité  de  son  frère 
repousse  tous  ses  arguments  ;  près  de  perdre  sa 
dernière  espérance,  elle  ose  invoquer  un  amour 
coupable;  elle  ose  interroger  le  cœur  de  son  amant. 
«  Quoi  !  lui  dit-elle,  renonceras-tu  pour  jamais  à  l'es- 
poir qui  nous  reste  de  nous  revoir  un  jour?»  A 
ces  mots ,  son  frère  tombe  à  genoux ,  et  s'écrie  : 
Je  crois  en  Dieu?  Quelle  tragédie  contient  un  mou- 
vement plus  énergique  et  plus  tendre  !  que  de  senti- 
ments exprimés  à  la  fojs  !  que  d'âmes  converties 
avec  celle  de  Rochefort  ! 

La  profonde  admiration  de  M.  de  Guibert  pour 
mon  père ,  sa  vénération  pour  ma  mère ,  captivè- 
rent d'abord  mon  intérêt;  un  culte  commun,  un 
âge  distant  du  mien,  me  permirent  de  me  livrer 
dès  mon  enfance  à  cette  amitié  qui ,  depuis  huit 
ans,  a  fait  d'autant  plus  le  charme  de  ma  vie ,  que 
je  devenais  plus  en  état  d'en  sentir  tout  le  prix.  Je 
tracerai  le  portrait  de  son  caractère  au  moment 


où  je  l'ai  connu  moi-même  ;  on  a  fait  de  ce  carac- 
tère l'excuse  et  le  prétexte  de  tant  d'injustices, 
qu'il  est  important  de  l'examiner.  D'ailleurs ,  c'est 
suivre  l'exemple  donné  par  M.  de  Guibert ,  que  de 
peindre  le  caractère  moral  d'un  homme  célèbre  par 
ses  actions,  ou  par  ses  écrits  ;  c'est  une  belle  étude 
du  cœur  humain;  c'est  une  grande  et  utile  di- 
gnité accordée  aux  vertus  privées,  que  de  faire 
connaître  leur  liaison  avec  les  vertus  publiques. 

M.  de  Guibert  était  violent  de  caractère ,  et  im- 
pétueux d'esprit  ;  mais  les  émotions  auxquelles  il 
se  laissait  entraîner  n'avaient  rien  de  durable,  et 
ses  actions  ou  ses  décisions  n'en  dépendaient  ja- 
mais. Il  avait  de  la  mobilité  dans  sa  sensibilité, 
mais  de  la  constance  dans  sa  bonté  ;  il  possédait 
éminemment  cette  dernière  qualité  ;  aucun  ressen- 
timent, aucun  ressouvenir  même  ne  restait  dans 
son  âme ,  sa  douceur  et  surtout  sa  supériorité  en 
étaient  la  cause.  Il  ne  remarquait  pas,  il  n'obser- 
vait pas  les  torts  dont  se  composent  la  plupart  des 
inimitiés  ;  il  ne  recevait  pas  les  coups  d'assez  près 
pour  en  sentir  une  atteinte  profonde;  il  était  ré- 
servé à  l'injustice  publique  de  blesser  une  âme  qui 
avait  pardonné  tout  ce  dont  elle  aurait  pu  se  venger. 
Cette  disposition  à  la  bienveillance  lui  inspira  trop 
d'assurance.  Il  se  crut  certain  de  n'être  point  haï, 
parce  qu'il  ne  haïssait  point,  et  pensa  qu'il  lui  suf- 
fisait de  se  connaître.  Il  avait  aussi,  pourquoi  le 
dissimuler?  un  extrême  amour-propre,  dont  les 
formes  ostensibles  déplaisaient  à  ses  amis,  presque 
autant  qu'à  ses  détracteurs ,  parce  qu'il  était  aux 
premiers  le  plaisir  qu'ils  auraient  trouvé  à  le  louer; 
mais  il  n'avait  conservé  de  ce  défaut ,  comme  de 
tous  ceux  qu'il  pouvait  avoir,  que  les  inconvénients 
qui  nuisaient  à  lui-même,  et  point  aux  autres.  Nul 
dédain,  nulle  amertume,  nulle  envie  n'accompa- 
gnait son  amour-propre  ;  il  montrait  seulement  ce 
que  les  autres  cachaient  ;  il  les  associait  à  sa  pen- 
sée ;  c'est  à  cette  manière  d'être  néanmoins  qu'it 
faut  attribuer  la  plupart  des  inimitiés  dont  il  a  été 
l'objet.  Une  tête  haute,  un  ton  tranchant,  révol- 
taient la  médiocrité.  Cependant  ceux  qui  jugeaient 
plus  avant  reconnurent  chez  M.  de  Guibert  la  con- 
fiance prolongée  de  la  jeunesse  dans  les  autres 
comme  en  soi ,  mais  non  l'habitude  ou  la  combi- 
naison de  l'orgueil. 

Sa  conversation  était  la  plus  variée,  la  plus 
animée,  la  plus  féconde  que  j'aie  jamais  connue. 
Il  n'avait  pas  cette  finesse  d'observation  ou  de  plai- 
santerie qui  tient  au  calme  de  l'esprit,  et  pour 
laquelle  il  faut  attendre,  plutôt  que  devancer  les 
idées  ;  mais  il  avait  deç  pensées  nouvelles  sur 
chaque  objet,  un  intérêt  habituel  pour  tous.  Dans 


418 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERÏ. 


le  monde  ou  seul  avec  vous ,  dans  quelque  dispo- 
sition d'âme  qu'il  filt  ou  que  vous  fussiez ,  le  mou- 
vement de  son  esprit  ne  s'arrêtait  point,  il  le 
communiquait  infailliblement,  et  si  l'on  ne  reve- 
nait pas  en  le  citant  comme  le  plus  aimable,  on 
parlait  toujours  de  la  soirée  qu'on  avait  passée  avec 
lui  comme  de  la  plus  agréable  de  toutes.  Qui  me 
rendra  ces  longues  conversations  oîi  je  le  voyais 
développer  tant  d'imagination  et  d'idées  !  Ce  n'était 
pas  en  versant  des  pleurs  avec  vous  qu'il  savait 
vous  consoler  ;  mais  personne  n'adoucissait  mieux 
la  peine  en  en  parlant ,  ne  faisait  mieux  supporter 
les  réflexions  ,  en  vous  les  présentant  sous  toutes 
leurs  faces.  Ce  n'était  pas  un  ami  de  chaque  ins- 
tant ni  de  chaque  jour  ;  il  était  distrait  des  autres 
par  sa  pensée  et  peut-être  par  lui-même  ;  mais , 
sans  parler  de  ces  grands  services,  dont  trop  de 
gens  se  disent  capables ,  et  pour  lesquels  on  a  tou- 
jours retrouvé  M.  de  Guibert,  lorsqu'il  revenait  à 
vous,  en  une  heure  on  renouait  avec  lui  le  fil  de 
tous  ses  sentiments  et  de  toutes  ses  pensées  ;  son 
âme  entière  vous  appartenait  en  vous  parlant. 

Je  crois  bien  que  l'amour,  que  l'amitié,  sont  les 
illusions  plutôt  que  l'occupation  habituelle  des 
hommes  doués  d'un  génie  supérieur;  mais  M.  de 
Guibert  avait  tant  de  bonté  dans  le  cœur,  tant  de 
goût  pour  toute  espèce  de  distinction,  tant  de  be- 
soin ,  sur  la  fin  de  sa  vie ,  de  s'appuyer  sur  ceux 
qui  l'aimaient,  que  ses  amis  pouvaient  se  flatter 
qu'il  attachait  du  prix  à  leurs  sentiments.  Heureux 
fils  ,  heureux  frère,  heureux  époux,  heureux  père, 
il  sut  respecter  ces  saintes  relations,  et  ce  sont  les 
seules  de  ses  vertus  dans  l'exercice  desquelles  il 
n'ait  pas  trouvé  de  mécompte.  Les  officiers ,  les 
soldats  de  son  régiment,  ses  domestiques,  tous 
ceux  qui  étaient  de  quelque  manière  dans  sa  dé- 
pendance, l'aimaient  avec  passion;  il  les  avait  tou- 
jours traités  avec  une  bonté  remarquable  ;  celui  qui 
'  peut  se  confier  dans  ses  propres  forces  n'abuse 
jamais  du  pouvoir  qu'il  doit  aux  circonstances. 

Quand  j'ai  connu  M.  de  Guibert,  il  était  déjà 
persécuté  par  la  fortune;  il  avait  désiré  passionné- 
ment d'aller  servir  en  Amérique  pendant  la  der- 
nière guerre;  son  régiment  ne  s'embarqua  point, 
et  une  fièvre  ardente,  causée  par  le  chagrin,  faillit 
conduire  au  tombeau .  celui  qui  ne  pouvait  vivre 
qu'au  milieu  des  dangers  de  la  gloire.  Avant  ce 
temps,  son  crédit  sur  M.  de  Saint-Germain,  mi- 
nistre appelé  trop  tard ,  par  sa  réputation ,  à  remplir 
une  place  qui  demandait  toutes  les  forces  du  ca- 
ractère et  de  l'esprit,  ce  crédit  partiel,  et  qu'on 
croyait  absolu ,  lui  valiiî  beaucoup  d'ennemis.  Il 
dénonça  de  grands  abus,  il  proposa  la  réforme  des 


corps  privilégiés  dans  l'armée.  Ces  attaques ,  mal 
soutenues  par  un  ministre  affaibli  par  l'âge,  re- 
doublèrent la  force  des  hommes  puissants  qui 
surent  les  repousser.  Ces  plans ,  adoptés  à  moitié , 
excitèrent  leur  haine  comme  s'ils  avaient  été  suivis 
en  entier ,  tandis  que  les  esprits  sages ,  ne  pouvant 
encore  les  juger,  ne  s'empressèrent  pas  de  les  dé- 
fendre. Enfin  M.  de  Guibert  livra  ses  projets  et 
ses  idées  avant  de  pouvoir  les  exécuter,  et,  plus 
connu  de  ses  ennemis  que  du  public ,  il  mit  des 
obstacles  à  sa  carrière  avant  d'avoir  acquis  la  force 
qui  peut  les  faire  surmonter.  Ce  résultat  était  aisé 
à  prévoir;  mais  il  se  présentait  une  possibiliié 
d'être  utile ,  et  l'amour  du  bien ,  qui  se  confondait 
dans  son  cœur  avec  le  désir  de  la  gloire ,  l'entraîna 
imprudeniment.  Déjà  poursuivi  par  l'injustice,  il 
n'avait  pas  encore  cependant  renoncé  à  l'espoir  de 
la  vaincre.  11  a  peint  souvent  lui-même,  dans  ses 
écrits,  cette  agitation  inquiète  du  talent,  cette 
fatigue  du  repos,  tourment  des  hommes  supé- 
rieurs ,  dans  les  gouvernements  où  la  faveur,  plus 
aveugle  que  le  hasard  même ,  dispose  de  tous  les 
emplois  qui  permettent  au  talent  de  servir  sa 
patrie. 

Dans  le  discours  de  réception  que  fit  M.  de 
Guibert  à  l'Académie,  dans  ce  discours  plein  d'é- 
loquence et  d'idées,  on  lui  a  beaucoup  reproché 
d'avoir  répété  je  ne  sais  combien  de  fois  le  mot 
de  gloire.  Cette  grande  idée,  cette  digne  récom- 
pense doit  se  présenter  souvent  à  l'ambition  comme 
à  la  pensée,  et  ce  n'est  pas  par  un  calcul  mécani- 
que qu'on  pouvait  juger  si  M.  de  Guibert  avait  trop 
parlé  de  sa  passion  auguste. 

Peu  de  temps  avant  la  grande  et  malheureuse 
époque  de  sa  vie ,  c'est-à-dire ,  avant  son  entrée  au 
conseil  de  la  guerre,  il  composa  VÉlo'ge  du  roi  de 
Prusse;  on  y  retrouve  son  esprit  et  son  talent, 
une  grande  connaissance  de  l'histoire  politique  et 
militaire ,  et  l'art  de  présenter  son  héros  avec  tant 
d'avantage ,  de  rassembler  tellement  sur  lui  l'inté- 
rêt et  l'enthousiasme ,  que  c'est  à  la  réflexion  qu'on 
remarque  le  talent  du  panégyriste  lui-même,  et 
qu'on  l'admire  d'autant  plus  qu'il  a  su  se  faire  ou- 
blier. M.  de  Guibert  était-  si  impatient  de  peindre 
un  grand  homme  dans  un  grand  roi ,  de  consacrer 
après  sa  mort  les  louanges  qu'il  lui  avait  données 
pendant  sa  vie,  d'élever  le  premier  un  monument 
à  sa  gloire ,  que  son  style  se  ressent  peut-être  de 
la  précipitation  avec  laquelle  cet  ouvrage  fut  com- 
posé. Mais  quel  tableau  que  celui  du  génie  du  roi 
de  Prusse  luttant  seul  contre  la  Hgue  de -toutes  les 
puissances  de  l'Europe!  quel  auguste  intérêt  n'ins- 
pire pas  ce  héros  portant  du  poison  sur  lui ,  pour 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


419 


pouvoir  ordonner  avec  sang-froid  les  dispositions 
d'une  bataille  dont  dépendait  le  destin  de  son 
royaume  !  Quelle  âme  se  peint  dans  l'abandon  d'en- 
thousiasme auquel  M.  de  Guibert  a  tant  de  plaisir 
à  se  livrer  !  quel  coup  d'œil  dans  le  rapide  tableau 
des  événements  et  des  empires  !  Les  observations 
purement  militaires  sont  présentées  avec  tant  de 
clarté ,  qu'elles  se  font  lire  avec  plaisir  par  ceux 
même  qui  n'ont  pas  les  premiers  éléments  de 
cet  art. 

C'était  autrefois  une  maxime  reçue ,  et  dont  l'en- 
vie s'est  bien  servie  pour  blesser  tour  à  tour  M.  de 
Guibert  comme  écrivain  ou  comme  officier,  qu'on 
ne  pouvait  être  à  la  fois  homme  de  lettres  et  mili- 
taire. L'exemple  de  Scipion,  de  César,  de  la  plu- 
part des  grands  hommes  de  l'antiquité,  n'empêchait 
pas  la  médiocrité  de  fixer  des  bornes  au  génie  ;  et 
comme  l'égalité  paraissait  alors  bien  plus  nécessaire 
entre  les  talents  qu'entre  les  rangs ,  on  ne  permet- 
tait pas  au  même  homme  d'obtenir  des  succès  dans 
deux  carrières  différentes.  Il  faut  espérer  que  la 
gloire  a  maintenant  aussi  retrouvé  sa  liberté ,  et 
qu'elle  peut  à  son  gré  distribuer  ses  couronnes. 
D'ailleurs  la  dignité  même  de  citoyen  impose  à  tous 
les  hommes  le  devoir  d'embrasser  un  état  utile  à 
leur  patrie,  et  leur  en  offre  la  possibilité;  le  talent 
d'écrire  ne  sera  plus  isolé  désormais,  et  ceux  qui 
le  posséderont,  en  aideront  leurs  actions ,  en  ap- 
puieront leur  vie. 

L'archevêque  de  Sens  fut  mis  à  la  tête  des  af- 
faires en  1787;  il  était  depuis  longtemps  l'espoir 
de  la  société-  Les  gens  du  monde  et  les  hommes 
de  lettres  le  désignaient  comme  un  ministre  admi- 
nistrateur et  philosophe;  il  confiait  à  son  frère, 
M.  de  Brienne ,  connu  généralement  par  son  ex- 
trême honnêteté,  le  département  de  la  guerre;  tous 
les  deux  appelèrent  M.  de  Guibert;  pouvait-il  dé- 

tsirer  des  auspices  plus  favorables  ?  L'archevêque  de 
Sens  exerçait  un  grand  pouvoir,  et  paraissait  résolu 
à  l'employer  tout  entier  à  la  réforme  des  abus.  Quelle 
pensée  donc  devait  retenir  un  homme  que  l'ardeur 
d'être  util*  et  le  besoin  d'exercer  ses  talents  avaient 
toujours  dévoré  !  Je  ne  lui  ai  jamais  connu  que  ces 
deux  seules  passions;  tout  ce  qui  compose  une 
ambition  commune  était  au-dessous  de  lui  :  le  goût 
de  la  faveur,  la  vanité  du  pouvoir,  ces  petits  sen- 
timents de  la  médiocrité,  disparaissent  à  côté  du 
véritable  amour  de  la  gloire.  M.  de  Guibert  mit 
beaucoup  d'indépendance  dans  la  constitution  du 
conseil  de  la  guerre.  Ses  membres  devaient  se  re- 
nouveler par  leur  propre  choix.  Sous  un  gouverne- 
ment libre,  l'exécution  doit  être  confiée  au  plus 
petit  nombre  d'agents  possible;  mais  dans  un  pays 


qui  ne  l'était  pas ,  diviser  l'administration  était  une 
vue  très-utile.  M.  de  Guibert  influa  beaucoup  sur 
les  choix ,  et  dirigea  certainement  la  plupart  des 
décisions  du  conseil;  quelques-unes  cependant 
furent  modifiées  par  la  faveur;  et  ce  n'est  qu'en 
suivant  la  règle  sans  exception  qu'on  peut  rendre 
les  réformes  utiles  à  tous,  et  supportables  pour 
ceux  qui  en  souffrent.  La  situation  politique  obligea 
de  rassembler  deux  camps,  dans  un  moment  où 
l'armée  ne  savait  pas  encore  les  nouvelles  ordon- 
nances, lorsque  l'opposition  des  principaux  chefs 
à  l'ordre  qu'on  voulait  faire  adopter,  favorisait  la 
répugnance  que  les  troupes  témoignaient  pour  une 
discipline  et  pour  des  réformes  sévères,  tandis  que 
les  résolutions  du  ministère  forçaient  à  faire  mar- 
cher dans  toutes  les  provinces  des  régiments  qui  se 
refusaient  souvent  aux  ordres  qu'on  leur  donnait, 
et  dont  le  patriotisme  luttait  contre  la  subordina- 
tion militaire.  Les  mécontents  s'exaltèrent  dans 
ces  camps,  jugèrent  ce  qu'ils  ne  connaissaient 
pas;  ils  s'irritèrent  contre  des  ordonnances  aux- 
quelles on  n'avait  jamais  pensé,  et,  confondant  les 
opérations  d'un  ministère  despotique  avec  celles 
d'un  conseil  de  la  guerre  qui  agissait  dans  le  même 
temps ,  ils  les  réunirent  dans  leur  haine.  Peut-être 
aussi  que  les  idées  nouvelles  ne  sont  jamais  appré- 
ciées qu'après  la  mort  de  leur  auteur.  L'esprit  hu- 
main, étonné  de  ce  qu'il  ne  connaît  pas,  a  besoin, 
pour  porter  un  premier  jugement,  du  calme  des 
passions  et  du  silence  de  l'envie;  d'ailleurs  le  plan 
de  M.  de  Guibert  ne  pouvait  être  bien  saisi  que 
dans  son  ensemble ,  et  l'on  en  exécuta  à  peine  une 
partie. 

•  Il  ne  resterait  pas ,  je  crois ,  une  idée  juste  sur 
ce  plan ,  si  M.  Guibert  ne  l'avait  pas  consacré  dans 
un  ouvrage  intitulé  :  Examen  des  opérations  du 
conseil  de  la  guerre.  J'ai  vu  beaucoup  d'hommes 
instruits  étonnés ,  en  lisant  cet  ouvrage ,  de  l'in- 
justice dont  M.  de  Guibert  avait  été  la  victime. 
Maintenant  on  jugera  le  degré  d'estime  que  méri- 
taient ses  plans  militaires  :  s'ils  sont  trouvés  dignes 
de  louanges,  on  sera  repentant  pour  son  siècle  de 
la  persécution  que  leur  auteur  a  éprouvée.  Mais  ses 
amis ,  certains  du  prix  qu'il  attachait  au  jugement 
de  la  postérité ,  jouiront  encore ,  par  cette  pensée, 
de  la  justice  qu'obtiendra  sa  mémoire.  On  verra 
dans  cet  Examen  des  réponses  à  toutes  les  accu- 
sations dont  M.  de  Guibert  fut  la  victime.  On  lui 
a  souvent  reproché  de  vouloir  organiser  une  armée, 
sans  avoir  connu  la  guerre;  les  faits  anéantissent 
cette  inculpation,  qu'on  pourrait  même  écarter  en 
demandant  de  juger  l'ouvrage ,  sans  s'informer  de 
l'auteur.  M.  de  Guibert  a  servi,  comme  je  l'ai  déjà 


420 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


dit,  dans  les  six  campagnes  de  la  dernière  guerre, 
et  dans  celle  de  Corse  ;  quelque  jeune  qu'il  fût ,  il 
vit  alors  ce  qu'il  jugea  depuis ,  et  l'expérience  peut 
se  composer  ainsi.  V Examen  des  opérations  du 
conseil  de  la  guerre  est  un  ouvrage  si  important 
pour  la  gloire  de  M.  de  Guibert ,  que  c'est  un  de- 
voir pour  ceux  dont  l'opinion  doit  se  compter  de 
la  faire  connaître.  Une  grande  injustice  commise 
envers  un  Français  pèse  sur  la  nation  entière ,  et 
la  conduite  de  l'assemblée  du  Berri  envers  M.  de 
Guibert  n'en  est-elle  pas  une  ? 

L'archevêque  de  Sens  était  sorti  de  place  au 
mois  d'août  1788  ;  il  avait  promis  les  états  géné- 
raux en  convoquant  la  cour  plénière  ;  il  avait  re- 
connu que  le  roi  ne  pouvait  mettre  d'impôts  sans 
le  consentement  de  ses  sujets.  Son  ministère  rendit 
la  révolution  certaine  ;  car  un  successeur  vertueux 
ne  pouvait  conseiller  à  un  roi  tel  que  Louis  X"VI 
de  revenir  sur  des  engagements  aussi  sacrés.  Les 
états  généraux ,  sous  les  favorables  auspices  de  ce 
doublement  du  tiers,  si  nécessaire  et  si  juste, 
furent  donc  convoqués.  L'espérance  de  tous  les 
patriotes  se  tourna  vers  eux,  et  personne  ne  se 
sentit  des  talents,  ou  seulement  des  intentions 
pures ,  sans  désirer  d'être  député. 

M.  de  Guibert  parlait  avec  une  extrême  facilité. 
Ce  talent ,  qui  peut  seul  donner,  dans  une  assem- 
blée publique ,  une  influence  digne  d'envie ,  devait 
ajouter  à  son  désir  d'y  paraître.  Malade  depuis 
quelque  temps  d'un  accident  à  la  jambe,  qui  l'em- 
pêchait presque  de  se  soutenir,  il  avait  renoncé  au 
projet  de  se  rendre  dans  le  bailliage  oit  sont  ses 
terres ,  lorsque  tout  à  coup  il  prit  une  résolution 
contraire ,  avec  une  promptitude  qui  semblait  tenir 
de  la  fatalité.  Arrivé  dans  l'assemblée  générale  des 
trois  ordres ,  dont  il  ne  connaissait  point  les  mem- 
membres ,  il  veut  prononcer  un  discours  ;  aussitôt 
cette  assemblée  entière,  composée  pour  la  plupart 
ou  d'hommes  mal  instruits  des  opérations  du  con- 
seil de  la  guerre ,  ou  de  ceux  qui  avaient  souffert 
de  ses  réformes ,  s'écrie  :  Il  a  voulu  qu'on  mit  les 
officiers  aux  fers  !  Il  a  proposé  de  couper  les  jar- 
rets aux  déserteurs  !  Jam.ais  rien  de  semblable 
n'avait  été  conçu  par  le  cœur  le  plus  humain  et 
l'esprit  le  plus  libre.  N'importe ,  les  esprits  s'exal- 
tent sur  ces  fausses  inculpations  ;  ceux  qui  les 
affirment  sans  y  croire,  croient  bientôt  à  leur  tour 
ceux  qui  les  répètent  ;  l'impulsion  devient  générale , 
des  murmures  continuels  empêchent  M.  de  Guibert 
de  faire  entendre  sa  justification;  la  noblesse,  re- 
tirée dans  sa  chambre,  partage  cet  esprit  d'injustice 
et  d'acharnement  ;  elle  ne  veut  point  écouter,  elle 
ne  veut  point  admettre  M.  de  Guibert.  Un  citoyen 


que  les  lois  n'avaient  point  accusé  fut  privé  du 
premier  droit  des  citoyens,  et  l'illégalité  de  cette 
conduite  ne  fut  effacée  que  par  sa  barbarie. 

M.  de  Guibert  revint  à  Paris  ;  un  nouveau  mal- 
heur l'y  attendait.  11  se  vit  forcé  d'imprimer  le 
discoui's  qu'il  voulait  prononcer,  et  qu'on  avait 
calomnié  d'avance  :  il  crut  le  devoir  pour  se  justi- 
fier. En  effet,  ce  n'était  pas  le  discours  d'un  carac- 
tère despotique  ni  d'un  esprit  à  préjugés  ;  il  res- 
pirait tant  d'amour  de  la  liberté,  tant  d'ardeur 
pour  la  révolution,  que  la  cour  trouva  que  la 
place  de  M.  de  Guibert  lui  imposait  plus  de  ré- 
serve; et,  malgré  les  efforts  de  ses  amis,  on  lui 
demanda  sa  démission.  Par  une  incroyable  coali- 
tion ,  le  parti  de  la  cour  et  celui  de  l'opposition  se 
réunirent  au  nom  du  mal  qu'on  pouvait  lui  faire , 
et  l'attaquèrent  à  la  fois.  Il  ressentit  si  vivement 
ces  cruels  événements  ,  qu'un  habile  médecin  pré- 
dit alors  qu'il  ne  pouvait  y  survivre  plus  d'une 
année.  En  effet ,  dans  ses  conversations ,  dans  ses 
lettres,  il  portait  l'empreinte  de  la  plus  sombre 
tristesse;  il  ne  trouvait  plus  de  charme  dans  la 
confiance  :  la  douleur  que  cause  l'injustice  des 
hommes,  et  la  perte  de  l'opinion  publique  lors- 
qu'on y  a  mis  tant  de  prix ,  est  un  genre  de  peine 
dont  on  n'ose  montrer  la  profondeur;  on  craint 
de  s'entendre  proposer  les  secours  de  la  philoso- 
phie ;  on  n'ose  avouer  qu'on  a  vainement  tenté  d'y 
recourir.  Loin  de  s'attacher  davantage  aux  amis 
qui  nous  restent,  l'habitude  du  malheur  ne  pernnet 
plus  d'en  jouir,  et  conduit  souvent  à  s'en  défier. 
La  fierté  s'exagère  par  l'offense  même  :  on  devient 
susceptible;  et  si  ce  défaut  refroidit  un  instant  nos 
amis ,  on  s'empresse  de  s'en  éloigner,  parce  qu'on 
a  besoin  de  se  priver  des  seuls  biens  qui,  sans 
faire  aimer  la  vie ,  y  retiennent  encore.  Telle  fut , 
pendant  six  mois,  la  disposition  de  l'âme  de  M.  de 
Guibert. 

L'étonnante  révolution  du  mois  de  juillet,  le 
nouvel  ordre  qui  s'établit  en  France,  semblait  de- 
voir effacer  ce  qui  l'avait  précédé ,  et  remettre  à  sa 
place  celui  qui  l'avait  appelé  par  ses  vœux  et  par 
ses  pensées.  M.  de  Guibert  se  rattacha  à  ce  grand 
in-térêt  public  ;  la  France  régénérée  fut  encore  sa 
patrie.  11  composa  d'abord  une  lettre  qu'il  mit  sous 
le  nom  de  l'abbé  Raynal ,  de  cet  homme  illustre 
qui  a  rendu  toute  sa  vie  un  hommage  éclatant  au 
talent  de  M.  de  Guibert.  Cette  feinte  devait  bien- 
tôt être  éclarcie  ;  mais  M.  de  Guibert  voulait  qu'on 
jugeât  d'abord  son  livre  avec  impartialité  ;  et  il  lui 
était  permis  de  croire  qu'il  ne  l'obtiendrait  pas  en 
le  donnant  sous  son  nom.  Cette  lettre  est  remplie  de 
beaux  mouvements  d'éloquence ,  et  d'une  véritable 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


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admiration  pour  les  principales  bases  de  la  consti- 
tution. M.  de  Guibert  s'y  permet  des  observations 
sur  quelques  décrets  de  l'assemblée  nationale ,  con- 
cernant les  propriétés ,  sur  quelques  principes  de 
la  déclaration  des  droits,  et  sur  la  balance  établie 
entre  les  différents  pouvoirs.  Mais  certes  les  repré- 
sentants de  la  nation  seraient  trop  habiles  s'ils  se 
confondaient  tellement  avec  l'amour  de  l'égalité  et 
de  la  liberté,  que,  placés  derrière  cette  égide,  ils 
pusssent  traiter  d'aristocrate  ou  d'esclave  quicon- 
que les  accuserait  eux-mêmes  d'injustice  ou  d'erreur. 
L'ouvrage  que  M.  de  Guibert  composa  quelque 
temps  après  sur  la  Force  publique  considérée  sous 
tous  ses  rapports  y  ne  permit  plus  de  douter,  ni 
de  l'indépendance  de  ses  principes,  ni  de  la  sagesse 
de  ses  opinions;  il  avait  indiqué  quelques-unes  de 
ses  principales  idées ,  dans  la  lettre  sous  le  nom 
de  l'abbé  Raynal  ;  mais  elles  sont  véritablement 
discutées  et  approfondies  dans  l'ouvrage  que  je 
viens  de  citer.  Il  disait  dans  cette  lettre,  en  louant 
le  meilleur  livre  de  l'abbé  de  Mably  :  «  C'est  peut- 
«  être  au  bord  du  tombeau  que  l'esprit  humain , 
«  semblable  au  soleil  à  la  fin  du  jour ,  jette  quel- 
«  quefois  ses  plus  beaux  et  ses  plus  purs  rayons,  » 
et  c'est  donc  là  maintenant  l'épigraphe  qu'il  faut 
mettre  à  son  dernier  ouvrage  !  à  cet  ouvrage  en 
effet  supérieur  à  tous  ceux  qu'il  a  composés ,  par 
la  force  des  pensées ,  par  la  méthode  avec  laquelle 
une  foule  d'idées  nouvelles  et  réellement  utiles 
sont  présentées ,  et  par  l'énergie  d'un  style  dont 
l'éloquence  conserve  cette  sagesse  et  cette  dignité 
que  l'importance  du  sujet  demande.  Ce  livre  con^ 
tient  le  plan  entier  d'une  constitution;  car  en  or- 
ganisant un  des  pouvoirs ,  en  posant  autour  de  lui 
des  barrières ,  on  indique  nécessairement  la  place 
que  doivent  occuper  les  autres  ;  et  pour  que  l'en- 
semble soit  parfait,  il  faut  que  chacune  des  parties 
donne  l'idée  du  tout.  Mais  ce  projet,  tel  que  M.  de 
Guibert  le  présente,  il  faut  l'adopter  en  entier,  ou 
le  rejeter  sans  exception.  Car  comme  il  repose 
uniquement  sur  l'art  de  concilier  la  plus  grande 
force  dans  le  pouvoir  exécutif,  avec  la  plus  grande 
sûreté  pour  la  liberté,  aucune  de  ces  idées  ne  mar- 
che seule  ;  et  si  vous  les  séparez ,  vous  faites  deux 
erreurs  de  la  solution  d'un  problème.  En  suivant 
cette  méthode,  les  uns  trouvent  d'abord  qu'il  s'est 
montré  trop  militaire  dans  les  principes  dont  il 
fait  la  base  de  son  armée.  Mais  il  me  semble  que 
ce  n'est  jamais  dans  l'imperfection  d'une  armée 
qu'il  faut  trouver  la  raison  de  se  rassurer  contre 
elle;  ce  n'est  pas  par  la  faiblesse  des  ressorts,  mais 
par  leur  juste  opposition  qu'on  doit  établir  l'équi- 
libre; et  ce  qui  est  mauvais  en  soi,  est  aussi  nui- 


sible à  la  tranquillité  qu'à  la  liberté.  C'est  dans 
cette  milice  nationale  que  M.  de  Guibert  organise 
avec  tant  de  sagesse  et  de  force ,  qu'il  faut  trouver 
des  motifs  pour  se  rassurer  contre  les  craintes 
qu'on  éprouve  ou  qu'on  témoigne  ;  mais  est-il  sage 
de  ne  pas  opposer  une  véritable  armée  à  toutes 
celles  qui  nous  environnent;  et  peut -on  se  flatter 
d'en  avoir  une  sans  discipline  et  sans  esprit  mili- 
taire? La  discipline  n'est  point  contraire  à  la  li- 
berté, puisque  l'aliénation  momentanée  de  cette 
liberté  est  un  contrat  autorisé  par  la  société;  mais 
pour  opérer  le  miracle  d'une  obéissance  passive, 
d'une  subordination  absolue  de  cent  mille  volon- 
tés réduites  en  une,  il  faut  établir  d'autres  règles  . 
que  les  lois  d'une  constitution  libre.  L'esprit  mili- 
taire est  encore  plus  important  à  maintenir.  Il  ne 
peut  être  contraire  aux  sentiments  d'un  citoyen, 
mais  il  dépend  d'autres  idées;  il  faut  qu'il  soit, 
tout  composé  d'enthousiasme  et  d'exaltation;  la 
fidélité  pour  son  chef  doit  y  tenir  le  suprême  rang; 
car  on  brave  la  mort  plutôt  pour  un  homme  que 
pour  une  idée.  La  gloire  doit  en  être  le  premier 
mobile,  car  c'est  pour  acquérir,  plutôt  que  pour 
conserver,  qu'on  peut  s'exposer  sans  cesse.  Chaque 
homme  combat  pour  ses  foyers  avec  courage  ;  cet 
effort  momentané  appartient  à  tous  :  mais  s'en 
arracher  pour  les  défendre  ;  mais  périr  en  Alsace , 
pour  garantir  la  Provence;  mais  aller  chercher  la 
mort  quand  on  ne  craignait  point  pour  sa  vie , 
cette  habitude  de  courage  contraire  à  la  nature , 
analysée  par  la  philosophie,  ne  peut  se  soutenir 
que  par  l'imagination,  et  c'est  par  tout  ce  qui  tend 
à  l'enflammer  qu'on  doit  en  entretenir  le  prodige. 
Ce  n'est  donc  point  comme  militaire,  c'est  comme 
observateur  du  cœur  humain,  que  M.  de  Guibert 
a  parlé ,  et  c'est  à  ses  connaissances  et  non  à  ses 
préjugés  qu'on  peut  deviner  son  état.  On  dit  en- 
core que  dans  les  temps  de  troubles  intérieurs ,  il 
confie  au  roi  trop  de  puissance  ;  que  la  proclama- 
tion de  la  tranquillité  publique  troublée  met  le 
monarque  au-dessus  des  lois.  Mais  d'abord  les  lois 
veillent  toujours ,  puisque  le  corps  législatif  reste 
assemblé,  et  que  les  agents  du  pouvoir  exécutif 
demeurent  responsables  ;  mais  ne  faut-il  pas  comp- 
ter le  désordre  et  l'anarchie  parmi  les  vrais  dan- 
gers de  la  liberté?  Son  premier  avantage,  celui  du 
moins  dont  le  grand  nombre  jouit  le  plus,  n'est-ce 
pas  la  sûreté  de  sa  vie  et  de  sa  propriété?  Et 
qu'importe  quelles  mains  exei'cent  la  tyrannie? 
c'est  à  ses  effets  et  non  à  ses  agents  qu'on  la  re- 
connaît. 

D'autres,  parlant  dans  un  sens  contraire,  re- 
prochent à  M.  de  Guibert  d'avoir  revêtu  le  corps 


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Î)C) 


ELOGE  DE  M.  DE  GUIBERT. 


législatif  de  toute  la  puissance  executive ,  au  mo- 
ment où  ,  craignant  pour  la  constitution ,  il  fait  la 
proclamation  de  la  liberté  publique  en  péril.  Une 
idée  à  peu  près  semblable  vient  d'être  proposée 
dans  l'assemblée  nationale  ;  mais  elle  a  été  com- 
battue par  de  si  fortes  raisons,  que  tous  les  bons 
esprits  s'accordent  à  la  rejeter.  Je  suis  bien  loin 
de  chercher  à  la  défendre;  dans  tous  les  temps 
elle  est  blâmable;  néanmoins  l'instant  présent  n'a- 
t-il  pas  accru,  s'il  est  possible,  la  crainte  que  de- 
vait inspirer  cette  proposition?  Ceux  qui  craignent 
les  tyrans ,  ceux  qui  craignent  les  factieux ,  ont 
également  raison ,  suivant  les  époques  dont  ils 
s'appuient;  mais  il  faut  qu'une  constitution  s'éta- 
blisse d'après  la  nature  même  des  choses  :  les  hom- 
mes qui  passent  de  la  servitude  à  la  liberté ,  ne 
peuvent  point  encore  avoir  appris  à  se  délier  des 
factieux  ;  ils  ne  craignent  que  les  esclaves ,  ils  ne 
redoutent  que  la  tyrannie;  ils  servent,  sans  s'en 
douter,  les  passions  privées,  dès  qu'elles  invoquent 
l'intérêt  public.  C'est  à  l'étendard  qu'ils  se  rallient; 
ils  marchent  au  nom  des  mots ,  et  n'ont  pas  le 
temps  de  juger.  Mais  la  vérité  reparaît  au  milieu 
de  l'ordre.  La  sagesse  renaît  dans  le  bonheur ,  et 
les  factieux  inspirent  alors  autant  d'horreur  que 
les  tyrans ,  car  tous  également  s'immolent  la  pa- 
trie. C'est  en  se  transportant  au  règne  de  la  justice 
et  de  la  paix,  que  M.  de  Guibert  a  cru  qu'on  pou- 
vait confier  sans  danger  cette  arme  terrible  au 
corps  législatif;  il  n'a  pas  sans  doute  pensé  qu'il 
trouvât  souvent  l'occasion  d'en  faire  usage  ;  mais, 
fatigué  des  suppositions  indéfinies  des  amis  in- 
quiets de  la  liberté,  il  a  cru  nécessaire  de  tranquil- 
liser jusqu'à  leur  imagination  même.  La  foudre  qui 
repose  dans  le  temple  de  Jupiter  rassure  contre 
les  grands  criminels.  D'ailleurs ,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Guibert  le  sys- 
tème entier  de  la  tranquillité  publique  et  de  la  ba- 
lance des  pouvoirs  repose  sur  l'adoption  de  l'idée 
sublime  de  désarmer  tous  les  citoyens  dans  les 
fonctions  ordinaires  de  la  vie ,  et  de  déposer  les 
armes  dans  les  temples,  pour  sanctifier  la  force 
en  la  consacrant  à  la  justice.  Cette  pensée ,  si  digne 
de  la  véritable  liberté,  appartient,  dit- on,  à  un 
homme  fécond  en  grandes  vues  politiques.  S'il  est 
ainsi,  je  m'interdis  d'en  parler  plus  longtemps;  on 
ne  doit  pas  se  permettre  de  glaner  avant  la  mois- 
son du  génie. 

L'on  a  blâmé  aussi  M.  de  Guibert  d'avoir  sou- 
tenu que  le  droit  de  faire  la  paix  et  la  guerre  n'ap- 
partenait point  au  roi.  Après  le  chapitre  de  M.  de 
Guibert ,  après  ce  qui  a  été  dit  dans  l'assemblée 
nationale  sur  cette  grande  question ,  je  ne  sais  pas 


comment  on  oserait  encore  la  traiter;  les  idées 
qu'elle  peut  faire  naître  ont  toutes  reçu  le  cachet 
de  l'orateur  plus  ou  moins  éloquent  qui  les  a  dé- 
veloppées, et  pour  ainsi  dire  chacune  d'elles  porte 
un  nom.  Je  répéterai  seulement  à  ceux  qui  crai- 
gnent que  l'opinion  de  M.  de  Guibert,  sur  le  droit 
de  paix  et  de  guerre ,  ne  diminue  trop  l'autorité 
royale,  que  si  l'on  n'approuvait  que  ce  chapitre  de 
son  ouvrage ,  et  qu'on  n'adoptât  point  tous  les  au- 
tres, ce  ne  serait  plus  de  son  autorité  qu'il  faudrait 
s'appuyer.  En  politique,  il  n'est  point  de  vérités 
isolées  ni  absolues;  et  quand  on  voit  examiner  une 
idée,  comme  si  elle  n'avait  pas  de  connexion  avec 
d'autres,  et  poser  un  principe  sans  regarder  ses 
conséquences ,  on  serait  tenté  de  penser  que  ceux 
qui  suivent  cette  méthode,  ne  pouvant  embrasser 
plusieurs  considérations  à  la  fois ,  ne  pouvant  d'a- 
vance en  suivre  une  au  loin ,  ont  cru  de  leur  inté- 
rêt d'insulter  à  l'esprit  étendu ,  en  le  traitant  d'es- 
prit incertain,  et  de  déshonorer  la  prévoyance,  en 
l'assimilant  à  la  timidité. 

La  décision  que  l'assemblée  nationale  a  prise 
sur  le  droit  de  paix  et  de  guerre,  les  sages  modifi- 
cations qu'elle  y  a  apportées  sont  à  peu  près  con- 
formes à  l'avis  de  M.  de  Guibert  ;  il  en  aurait  joui , 
parce  que  cette  opinion  lui  semblait  utile,  non 
parce  qu'elle  venait  de  lui.  Quel  caractère  en  effet 
serait  celui  qui  compterait  son  amour-propre  dans 
la  balance  où  les  destinées  de  vingt-quatre  millions 
d'hommes  sont  pesées  .^ 

Le  succès  universel  de  l'ouvrage  de  M.  de  Gui- 
bert ,  l'influence  qu'il  devait  avoir  sur  de  grandes 
délibérations  de  l'assemblée  nationale,  était  cer- 
tainement une  véritable  satisfaction  pour  lui.  Il 
commençait  à  se  rattacher  à  la  vie,  quand  la  mort, 
qu'on  eût  dit  d'accord  avec  ses  ennemis ,  termina 
sa  carrière,  et  la  douleur  ne  trancha  le  fil  de  ses 
jours  qu'après  avoir  épuisé  tous  ses  traits  sur  son 
âme.  Ah!  qu'on  a  besoin  de  croire  à  la  véritable 
immortaUté!  Quoi!  tout  s'anéantirait  pour  nous! 
quoi  !  ce  qui  nous  fut  cher  n'existerait  plus  qu'au 
fond  du  cœur  que  ce  souvenir  déchire  !  Cet  homme, 
dont  les  pensées  excitent  encore  les  miennes,  cette 
âme  dont  les  sentiments  me  soutiennent  et  m'en- 
couragent, serait  anéantie!  Je  regrette  surtout  le 
charme  que  je  trouvais  à  l'entendre  parler  de  mon  • 
père  ;  comme  il  sentait  son  dévouement  !  comme 
il  admirait  son  génie!  comme  il  s'indignait  de  l'in- 
justice, et  la  jugeait  de  haut  !  L'opinion  de  la  pos- 
térité, sur  mon  père,  ressemblera,  je  le  sais,  à 
mon  enthousiasme  pour  lui ,  et  la  justice  des  temps 
confirmera  ce  que  le  sentiment  m'aide  à  connaître. 
Mais  que  j'aimais  celui  qui  me  rendait  si  bien 


HENRY  ET  EMMA. 


2 


/J 


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compte  de  mon  admiration;  et  faut-il  que  la  dou- 
leur de  sa  perte  s'attache  à  l'idée  dominante  de 
ma  vie!  Mais  c'est  assez  parler  de  soi,  et  le  mal- 
heur même  n'a  pas  ce  droit  si  longtemps. 

Je  me  suis  imposé  d'écrire  cet  éloge  avec  modé- 
ration; j'ai  payé  ce  tribut  à  l'injustice,  non  pour 
qu'elle  m'épargnât ,  mais  pour  qu'elle  laissât  en 
paix  la  mémoire  de  M.  de  Guibert.  Quelques  louan- 
ges échappées  à  l'amitié,  un  éloge  fait  par  moi, 
n'exciteront  point  l'envie;  et  tout  le  monde  peut 
intéresser  par  le  tableau  des  persécutions  dont 
M.  de  Guibert  fut  la  victime.  Je  veux  que  ce  récit 
inspire  la  pitié ,  oui ,  la  pitié  ;  ce  sentiment  n'est 
pas  incompatible  avec  l'admiration  ;  quelque  chose 
d'auguste  se  mêle  à  l'impression  qu'on  éprouve  en 
contemplant  le  spectacle 'du  génie  aux  prises  avec 
l'infortune.  C'est  un  chêne  courbé  par  les  vents , 
c'est  la  nature  abandonnant  le  plus  beau  de  ses 
ouvrages.  Enfin ,  si  le  malheur  ne  suffît  pas  pour 
apaiser  la  haine,  qu'elle  s'arrête  du  moins  au  nom 
sacré  de  la  mort.  Celui  qu'elle  poursuivait  n'est 
plus  ;  mais  son  ombre  peut  -  être  erre  encore  dans 
ces  lieux  pour  y  suivre  sa  mémoire.  Vous  avez  eu 
sa  vie;  abandonnez -nous  son  souvenir,  vous  qui 
ne  redoutiez  sans  doute  que  ses  succès,  et  l'obsta- 
cle qu'il  pouvait  mettre  aux  vôtres.  Laissez  -le  ju- 
ger maintenant  :  il  ne  s'agit  plus  pour  lui  que  du 
triste  empire  des  tombeaux. 


«9«eoAO«»9 


TRADUCTION 
DU  SONNET  DE  MINZONI, 

SUR  LA.  MORT  DE  JÉSUS-CHRIST. 


Quand  Jésus  expirait ,  à  ses  plaintes  funèbres , 
Le  tombeau  s'entr'ouvrit,  le  mont  fut  ébranlé. 
Un  vieux  mort  l'entendit  dans  le  sein  des  ténèbres; 
Son  antique  repos  tout  à  coup  fut  troublé. 
C'était  Adam.  Alors,  soulevant  sa  paupière, 
Il  tourne  lentement  son  œil  plein  de  terreur , 
Et  demande  quel  est ,  sur  la  croix  meurtrière , 
Cet  objet  tout  sanglant ,  vaincu  par  la  douleur. 
L'infortuné  le  sut,  et  son  pâle  visage , 
Ses  longs  cheveux  blanchis  et  son  front  sillonné. 
De  sa  main  repentante  éprouvèrent  l'outrage. 
En  pleurant  il  reporte  un  regard  consterné 
Vers  sa  triste  compagne,  et  sa  voix  lamentable 
Que  l'abîme,  en  grondant,  répète  au  loin  encor. 
Fit  entendre  ces  mots  :  Malheureuse  coupable , 
Ah  !  pour  toi  j'ai  livré  mon  Seigneur  à  la  mort 


TRADUCTION 
DU  SONNET  DE  FILICÂJÂ, 

SUR  L'ITALIE. 


Italie ,  Italie ,  ah  !  quel  destin  perfide 

Te  donna  la  beauté,  source  de  tes  malheurs? 

Ton  sein  est  déchiré  par  le  fer  homicide. 

Tu  portes  sur  ton  front  l'empreinte  des  douleurs. 

Ah!  que  n'es-tu  moins  belle,  ou  que  n'es-tu  plusforte! 

Inspire  plus  de  crainte  ou  donne  moins  d'amour. 

De  l'étranger  jaloux  la  perfide  cohorte 

N'a  feint  de  t'adorer  que  pour  t'ôter  le  jour. 

Quoi!  verra-t-on  toujours  descendre  des  montagnes 

Ces  troupeaux  de  Gaulois,  ces  soldats  effrénés. 

Qui  du  Tibre  et  du  Pô,  dans  nos  tristes  campagnes. 

Boivent  l'onde  sanglante  et  les  flots  enchaînés  ? 

Verra-t-on  tes  enfants,  ceints  d'armes  étrangères, 

Des  autres  nations  seconder  les  fureurs  ; 

Et,  ne  marchant  jamais  sous  leurs  propres  bannières. 

Combattre  pour  servir,  ou  vaincus,  ou  vainqueurs? 

««  '?«  ?9  «^  4-9  09 

HENRY  ET  EMMA, 

BALLADE  IMITÉK  DE  PRIOR. 


Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  en  croire. 
Mais  aux  femmes,  depuis  longtemps. 
On  a  reproché ,  dit  l'histoire , 
Des  cœurs  légers  et  peu  constants. 
Or,  écoutez  donc  l'aventure 
De  cette  fille  aux  bruns  cheveux , 
Dont  l'âme  courageuse  et  pure 
A  brûlé  des  plus  nobles  feux. 

Son  amant  vient ,  frappe  et  l'éveille 
Au  funeste  coup  de  minuit. 
Descends ,  dit-il ,  chacun  sommeille  ; 
Ouvre-moi  ta  porte  sans  bruit. 
Il  faut  nous  quitter,  chère  amie; 
Las  !  je  vais  fuir  bien  loin  de  toi , 
Car  le  juge  a  livré  ma  vie 
Au  fer  barbare  de  la  loi. 

Ta  peine  est  à  moi ,  lui  dit-elle , 
Ami ,  je  te  suivrai  toujours  ; 
Qu'un  antre  éloigné  nous  recèle , 
Au  désert  même  ayons  recours. 
Si  la  fortune  mensongère 
En  un  jour  cliange  notre  sort , 


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HENRY  ET  EMMA. 


Le  lien  d'une  âme  sincère 

Ne  peut  se  briser  qu'à  la  mort. 

HENBY. 

Non,  non,  tu  ne  saurais  me  suivre, 
Renonce  à  ce  fatal  désir  ; 
Dans  les  déserts  où  je  dois  vivre. 
Combien  il  te  faudrait  souffrir  ! 
L'air  glacé,  la  soif  et  la  dure, 
La  faim,  la  douleur  et  l'effroi, 
Fille  à  la  belle  chevelure. 
Seraient  ton  partage  avec  moi. 

EMMA. 

Je  ne  crains  rien  que  ton  absence, 
Et  ton  départ  seul  me  fait  peur  ; 
Loin  de  toi  jamais  l'espérance 
Ne  pourra  rentrer  dans  mon  cœur. 
La  soif,  la  misère  et  la  dure , 
Le  désert  même  et  les  frimas. 
Oui ,  tout  me  plaît  dans  la  nature , 
Lorsque  je  marche  sur  tes  pas. 

HENRY. 

Non,  je  pars  seul.  Non,  mon  amie. 
Reste  en  ces  lieux ,  sèche  tes  pleurs. 
Ah  !  le  temps  qui  berce  la  vie , 
Sait  bien  endormir  les  douleurs. 
L'envie ,  à  la  langue  maudite , 
Poursuit  l'amour  et  la  beauté; 
Lorsque  l'on  apprendrait  ta  fuite , 
Ton  nom  serait-il  respecté  ? 

EMMA. 

Non ,  le  temps  qui  berce  la  vie 
Ne  peut  endormn:  les  douleurs. 
Ton  souvenir  à  ton  amie 
Chaque  jour  coûterait  des  pleurs. 
L'envie,  à  la  langue  maudite , 
Contre  moi  lance  en  vain  ses  traits  ; 
C'est  toi  que  je  suis  dans  ma  fuite. 
Et  j'aime  les  vertes  forêts. 

HENKY. 

La  sombre  forêt  épouvante  ; 

Ton  cœur  timide  frémira , 

Lorsque  la  flèche  menaçante 

Au  fond  des  bois  retentira. 

Si  l'on  m'atteint ,  d'horribles  chaînes 

Pèseront  sur  les  faibles  bras  ; 

Tu  n'auras,  pour  prix  de  tes  peines , 

D'autrs  avenir  que  le  trépas. 


EMMA. 

Quand  nous  aimons  avec  ivresse, 
L'amour  aguerrit  notre  cœur , 
Et  peut  même  à  notre  faiblesse 
Prêter  une  mâle  valeur. 
Lorsque  la  flèche  menaçante 
Au  fond  des  bois  retentira , 
L'œil  attentif  de  ton  amante 
Sur  toi  seul ,  ami ,  veillera. 

HENKY. 

La  sombre  forêt  est  l'asile 
Des  brigands,  des  loups  et  des  ours; 
Nul  toit  n'offre  un  abri  tranquille 
Pour  protéger  tes  tristes  jours. 
Au  fond  d'une  caverne  obscure , 
La  terre  formerait  ton  lit; 
Le  fruit  sauvage  et  l'onde  pure 
Sont  tout  le  festin  d'un  proscrit. 

EMMA. 

La  forêt  est  un  sûr  asile 
Où  pour  toi  je  ne  crains  plus  rien  ; 
Quel  autre  abri  serait  tranquille, 
Et  ton  sort  n'est-il  plus  le  mien? 
Tu  sauras ,  d'un  bras  intrépide , 
Dompter  les  hôtes  des  forêts; 
Et  dans  les  flots  de  l'eau  limpide 
On  puise  le  calme  à  longs  traits. 

HENRY. 

Ah  !  du  sort  dont  je  suis  la  proie 
Tu  ne  connais  pas  tous  les  maux. 
Sais-tu  que  tes  cheveux  de  soie 
Doivent  tomber  sous  les  ciseaux? 
Sais-tu  qu'une  laine  grossière 
Voilera  tes  jeunes  attraits , 
Et  qu'à  tes  sœurs ,  comme  à  ta  mère , 
Il  faut  dire  adieu  pour  jamais  ? 

EMMA. 

Adieu,  ma  mère.  J'ai  dû  suivre 

L'ami  fidèle  et  malheureux. 

Vous ,  mes  sœurs ,  c'est  à  vous  de  vivre 

Au  sein  des  plaisirs  et  des  jeux. 

Je  n'irai  plus  dans  une  fête  : 

Sans  peine  je  livre  aux  ciseaux 

Ces  cheveux  qui  paraient  ma  tête. 

Ces  cheveux  si  bruns  et  si  beaux. 

HENRY. 

Et  bien  !  toi  qui  me  crois  fidèle, 


IMITATION  D'UNE  ELEGIE  DE  BOWLES. 


42; 


Toi ,  si  sincère  en  tes  amours , 
Apprends  qu'une  amante  nouvelle 
Est  la  compagne  de  mes  jours. 
Mon  cœur  amoureux  la  préfère; 
Oui,  je  l'aime  bien  plus  que  toi , 
Et  dans  la  forêt  solitaire 
Elle  doit  vivre  près  de  moi. 

EMMA. 

Heureuse  d'avoir  su  te  plaire 
A  ton  sort  elle  doit  s'unir; 
Biais  dans  la  forêt  solitaire, 
Accorde-moi  de  la  servir. 
Comme  esclave  je  veux  te  suivre  : 
Fidèle  au  joug  de  ce  devoir , 
A  mes  tourments  je  puis  survivre 
Tant  qu'il  m'est  permis  de  te  voir. 

HENRY. 

Ah  !  c'en  est  trop ,  ma  douce  amie  ! 
Dans  cette  épreuve  de  douleur , 
Oij  tu  ne  t'es  pas  démentie , 
Emma ,  j'ai  reconnu  ton  cœur. 
C'est  pour  toi  seul  que  je  veux  vivre. 
Ne  crains  ni  le  fer  ni  la  loi , 
Je  suis  un  des  grands  de  l'empire, 
La  splendeur  t'attend  près  de  moi, 

EMMA. 

-Qu'importe  cette  splendeur  vaine , 
Ou  la  misère  et  le  danger! 
Près  de  toi  je  suis  toujours  reine, 
Et  le  sort  n'y  peut  rien  changer. 
Qu'on  chante  ailleurs  la  vieille  histoire 
Des  cœurs  volages  et  sans  foi  ; 
Qui  t'a  vu  ne  saurait  y  croire  : 
Jamais  je  n'aimerai  que  toi. 

IMITATION 
D'UNE  ÉLÉGIE  DE  BOWLES, 

SUR  LES  EAUX  DE  BRISTOL  ^ 


Le  jour  va  commencer;  ses  premières  lueurs 
Nous  découvrent  des  bois  les  riantes  couleurs. 
Le  faucon  endormi  se  réveille  à  l'aurore , 
Tourne  autour  du  rocher,  part,  et  revient  encore , 

'  Les  eaux  de  Bristol  sont  ordonnées,  en  Angleterre,  aux 
malades  de  la  consomption. 


Et  l'on  entend  de  loin,  au  lever  du  soleil, 
La  cloche  qui  rappelle  aux  travaux  du  réveil. 
Bientôt  le  jour  s'étend  sur  la  voûte  céleste, 
Des  vapeurs  de  la  nuit  l'obscurité  funeste 
Se  dissipe  à  nos  yeux,  et  les  oiseaux  charmés 
Répètent,  dans  les  airs,  leurs  chants  accoutumés. 
Les  rayons  réfléchis  par  un  ruisseau  limpide, 
Font  étinceler  l'onde  en  sa  course  rapide  ; 
Et  le  pâle  rocher ,  blanchi  par  les  hivers , 
Dont  le  front  sillonné  domine  encor  les  mers, 
Des  feux  de  l'Orient  le  premier  se  colore , 
Et  sur  son  vieux  sommet  reçoit  la  jeune  aurore. 
Le  vaisseau ,  que  les  vents  vers  le  port  ont  conduit , 
A  reconnu  les  bords  que  lui  cachait  la  nuit. 
Les  cris  des  matelots  nous  signalent  leur  joie, 
Et  des  voiles,  au  loin ,  la  blancheur  se  déploie. 
Mais  les  infortunés ,  par  le  mal  abattus  , 
Que  des  secours  tardifs  ne  ranimeront  plus , 
Vont  aussi  le  matin  sur  le  bord  du  rivage 
Pour  respirer  encore  un  air  qui  les  soulage. 
Cet  air  vient  se  jouer  sur  leurs  fronts  pâlissants , 
Des  poumons  déchirés  calme  les  feux  brûlants  ; 
Et  la  nature,  enfin,  par  l'aurore  embellie, 
Leur  fait  encor  goûter  le  parfum  de  la  vie. 
La  pourpre  du  matin  a  décoré  le  ciel 
D'un  éclat  à  la  fois  touchant  et  solennel. 
La  forêt  s'est  courbée  au  lever  de  l'aurore , 
Saluant  le  soleil  qu'elle  revoit  encore. 
Les  oiseaux,  d'un  beau  jour  jeunes  admirateurs , 
Quittent  des  bois  touffus  les  paisibles  douceurs.   . 
Cette  fête  du  monde,  au  départ  des  ténèbres. 
Semble  écarter  la  mort  et  ses  voiles  funèbres. 
Par  des  rêves  trompeurs  les  mourants  consolés 
Élèvent  vers  le  ciel  leurs  regards  accablés  ; 
Ils  se  flattent  encore  :  une  espérance  vaine 
A  coloré  leur  front  d'une  rougeur  soudaine. 
Symptôme  de  leur  mal ,  cette  triste  rougeur, 
Du  flambeau  de  la  mort  est  la  sombre  lueur. 
Bientôt  vous  les  verrez ,  repoussant  des  chimères . 
Errer  sous  cette  voûte  où  reposent  nos  pères; 
S'y  choisir  une  tombe ,  et  sur  les  bords  du  temps 
Sonder  l'éternité  de  leurs  regards  tremblants. 
Ils  s'essayent  tout  seuls  aux  plus  tristes  pensées , 
Tâchent  de  résigner  leurs  délices  passées. 
Inutiles  efforts  !  Au  milieu  des  douleurs , 
Des  souhaits  impuissants  se  glissent  dans  leurs 
Et ,  tout  en  adorant  la  volonté  suprême ,     [cœurs  ; 
Ils  pensent  qu'il  est  dur  de  quitter  ce  qu'on  aime. 
Il  est  dur  en  effet  de  briser  les  liens 
Qui  de  nos  pas  tremblants  sont  les  plus  doux  sou- 
De  perdre  l'avenir,  où  régnait  l'espérance,    [tiens  : 
L'imagination ,  funeste  en  sa  puissance , 
Excite  les  regrets ,  trompe  les  souvenirs , 

28. 


426 


LA.  BAYADERE  ET  LE  DIEU  DE  L'INDE. 


De  la  vie ,  aux  mourants ,  ne  peint  que  les  plaisirs  ; 
Au  bonheur  d'exister  se  borne  leur  envie , 
Et,  près  de  la  quitter,  ils  adorent  la  vie. 
Cependant ,  à  la  fin ,  quand  le  corps  s'affaiblit , 
Le  calme,  par  degrés,  renaît  dans  leur  esprit,   [bre, 
Tout,  jusqu'à  leurs  terreurs,  va  se  perdre  dans  l'om- 
Et,  comme  à  l'horizon,  vers  le  soir  d'unjour  sombre, 
Les  bois ,  les  prés ,  les  champs  obscurcis  par  la  nuit, 
Semblent  s'évanouir  avec  le  jour  qui  fuit  : 
Ainsi ,  lorsque  notre  âme  incertaine,  abattue , 
N'éclaire  plus  nos  sens,  tout  change  à  notre  vue. 
Le  monde  se  retire ,  et  les  objets  confus 
A  nos  faibles  regards  ne  se  retracent  plus. 
Air  pur  qui  ranimez  les  forces  languissantes. 
Sources  qui  fécondez  ces  campagnes  riantes. 
Sur  ces  infortunés  répandez  vos  bienfaits  ; 
Et,  puisqu'ils  veulent  vivre,  exaucez  leurs  souhaits. 
Qui  descend  à  pas  lents  du  haut  de  la  colline.*' 
Ah  !  je  la  reconnais  cette  jeune  orpheline; 
Longtemps  d'un  vain  espoir  elle  a  goûté  l'erreur , 
Longtemps  elle  a  rêvé  l'amour  et  le  bonheur  : 

'  L'amour,  que  la  vertu  ,  que  les  nœuds  d'hyménée 
Devaient  sanctifier.  Tu  meurs,  infortunée; 
Il  a  brisé  ton  cœur  ;  rejette  les  secours 
Qui  pourraient  prolonger  tes  misérables  jours. 
Tu  voulais  un  ami ,  tu  péris  solitaire  : 
Seule  dans  le  tombeau ,  seule  sur  cette  terre , 
Ah  !  tu  croirais  à  peine  avoir  changé  de  sort, 
Lorsque  tu  passerais  de  la  vie  à  la  mort,    [france, 
Ceux  qu'on  voit  dans  ces  lieux,  courbés  par  la  souf- 
Jeunes ,  sur  l'avenir  fondaient  leur  espérance 
La  jeunesse  un  moment  les  embellit  encor. 
Et  suspend  sa  guirlande  au  cyprès  de  la  mort. 
Ainsi  j'ai  vu  tomber  tes  nobles  destinées , 

»  Mon  ami,  compagnon  de  mes  jeunes  années; 
Par  de  longues  douleurs  lentement  consumé , 
Sur  sa  tête ,  du  temps  le  gouffre  est  refermé. 
II  aimait  le  soleil,  il  cherchait  sa  lumière; 
Souvent  il  a  béni  son  pouvoir  salutaire./ 
Ce  soleil,  dont  l'éclat  lui  paraissait  si  beau, 
Semble  avec  complaisance  éclairer  son  tombeau. 
Ce  vent,  qui  près  des  monts  si  sourdement  murmure, 
Semble  parler  tout  bas  de  mort  à  la  nature. 
Russel ,  tu  l'entendis  dans  ce  jour  plein  d'effroi , 
Dans  ce  jour    le  dernier  qui  s'est  levé  pour  toi. 
Ah  !  qui  dans  les  beaux  temps  de  notre  heureuse  en- 
Au  sein  de  l'univers ,  créé  par  l'espérance ,    [fance, 
Qui  nous  aurait  prédit  que  nos  berceaux  de  fleurs 
Bientôt  ne  couvriraient  que  sa  cendre  et  mes  pleurs  ? 
Hélas  !  combien  d'amis ,  couchés  sur  la  poussière , 
N'accompagneront  plus  mes  pas  dans  la  carrière! 
D'autres  ont  abusé  de  ma  crédule  foi . 
D'autres,  que  j'aime  encor,  sont  séparés  de  moi. 


Nous  partîmes  ensemble  au  matin  de  la  vie; 
Ensemble  nous  montions  la  colline  fleurie , 
Dont  le  sommet  voilé,  semblable  à  l'avenir, 
Offrait  à  notre  espoir  la  gloire  ou  le  plaisir. 
Quelques-uns  sont  tombés  à  moitié  du  voyage, 
Accablés  de  fatigue,  ou  vaincus  par  l'orage. 
Quelques-uns  lentement  traînent  encor  leurs  pas, 
Désirent  le  repos  et  ne  l'obtiennent  pas. 
De  tous  mes  compagnons  je  suis  le  plus  à  plaindre. 
Je  touche  à  ce  moment  où  je  voulais  atteindre  ; 
Mais  je  descendrai  seul  par  le  sombre  chemin, 
Revers  de  la  montagne ,  et  terme  du  destin. 
Mes  peines,  mes  plaisirs,  sur  moi  seul  tout  retombe. 
Et  des  sentiers  déserts  m'entraînent  vers  la  tombe. 
Mais  cessons  de  rêver.  Oublions  l'avenir , 
Effaçons  du  passé  le  cruel  souvenir. 
Soumettons-nous  au  sort!  Déjà  le  jour  s'avance. 
L'homme  s'est  réveillé,  la  lutte  recommence. 
Contre  ses  ennemis  il  faut  se  maintenir, 
Travailler  pour  les  siens ,  apprendre  à  les  servir  ; 
Et ,  suspendant  les  pleurs  de  la  mélancolie  , 
Retournons  dans  le  monde ,  et  croyons  à  la  vie. 


•tt»«aeoa<» 


LA  BAYADERE, 
ET  LE  DIEU  DE  L'INDE, 

TRADUIT  DE  GOETHE. 


^! 


me.    S 

i 


Brama ,  le  dieu  de  la  befle  contrée 
Que  fécondent  les  feux  du  ciel , 
Quitte  sa  demeure  éthérée 
Caché  sous  les  traits  d'un  mortel. 
Il  veut  s'exposer  à  la  peine , 
Il  veut  souffrir,  désirer  et  jouir, 
Pour  récompenser  ou  punir , 
En  jugeant  les  humains  avec  une  âme  humaine. 

Il  parcourt  l'Inde  et  ses  climats  brûlants- 
Il  regarde  le  peuple,  il  observe  les  grands; 
Et,  vers  le  soir,  s'éloignant  de  la  ville. 
Il  poursuit  son  voyage  et  cherche  un  autre  asile. 

IL 

Un  jour  qu'il  allait  lentement 
A  travers  les  faubourgs ,  vers  la  rive  du  Gange, 
Une  jeune  beauté  l'appelle  doucement. 
Il  la  regarde ,  il  croit  revoir  un  ange. 
Malgré  le  fard,  malgré  le  vêtement, 
Qui ,  trahissant  sa  destinée, 
Attiraient  sur  l'infortunée 


t 


LA  BAYADERE  ET  LE  DIEU  DE  L'INDE. 


427 


Le  regard  hardi  du  passant. 
Salut. — Merci.  — Ton  nom?  lui  dit-il. — Bayadère, 

Répondit-elle  au  voyageur  ; 

J'habite  ici  le  sanctuaire 

De  l'amour  joyeux  et  vainqueur. 
Elle  prend  sa  cymbale  et  s'apprête  à  la  danse, 
Elle  charme  les  yeux  par  mille  pas  divers  : 
Elle  arrondit  ses  bras  ,  se  courbe ,  se  balance , 
Et  s'entoure  de  fleurs  qui  parfument  les  airs. 

m. 

Bel  étranger ,  viens  sous  ce  toit  profane , 

Honore  mon  simple  réduit; 
Pour  toi  je  vais  éclairer  ma  cabane. 
Viens ,  dit-elle.  Le  dieu  la  suit. 
J'offre  une  eau  pure  et  salutaire 
A  tes  membres  lassés  par  la  chaleur  du  jour. 
Choisis  ou  le  repos ,  ou  la  joie ,  ou  l'amour  ; 
Quels  que  soient  tes  désirs,  je  veux  les  satisfaire. 
Le  divin  voyageur  accepte ,  en  souriant , 
Les  soins  qu'elle  prodigue  à  sa  feinte  souffrance; 

Car,  sous  le  poids  d'un  long  abaissement, 
Il  aperçoit  un  cœur  digne  de  sa  clémence. 

IV. 

Pour  l'éprouver ,  en  maître  impérieux 
Il  commande  à  la  Bayadère  ; 

En  humble  esclave  elle  prévient  ses  vœux , 

A  le  servir  elle  semble  se  plaire. 

Elle  obéit  :  elle  ne  cherche  plus 

I/art  séducteur  dont  elle  faisait  gloire , 
Et  l'amour  a  repris  ses  droits  longtemps  perdus. 
Le  dieu  n'est  pas  encor  content  de  sa  victoire. 

Par  l'espoir  et  par  la  terreur 
Il  veut  relever  l'âme,  ennoblir  la  nature; 
Et  s'il  a  résolu  l'épreuve  du  malheur. 
C'est  qu'il  en  doit  sortir  la  flamme  la  plus  piu'e 

V. 

Pour  la  première  fois  elle  verse  des  pleurs. 

De  l'amour  et  de  ses  douleurs 
Elle  a  senti  la  suprême  puissance  ; 
Ce  n'est  plus  le  plaisir  ni  sa  vive  espérance 

Qui  subjuguent  son  faible  cœur. 

Elle  tombe  aux  pieds  du  vainqueur; 

Ses  membres  ,  jadis  si  flexibles , 

Ne  peuvent  plus  la  soutenir  r 

Mais  du  jour  les  clartés  paisibles 

Viennent  enfin  à  s'obscurcir. 
Et  la  nuit,  déployant  au  loin  ses  voiles  sombres , 
Couvre  leur  doux  hymen  de  ses  modestes  ombres. 

VI. 

Lorsqu'un  sommeil  délicieux, 


0  Bayadère  !  aura  fermé  tes  yeux  , 

Que  ton  réveil  sera  terrible  ! 

Tu  trouveras  mort  sur  ton  sein 

L'hôte  charmant,  l'hôte  sensible, 

Qui  vient  de  changer  ton  destin. 
Par  ta  douleur,  par  tes  sanglots  funestes. 

Tu  veux  en  vain  le  ranimer  ; 

On  va  porter  ses  nobles  restes 
Sur  le  bûcher  qui  doit  les  consumer. 

L'hymne  des  morts  est  entonnée , 
La  Bayadère  en  pleurs  fend  la  foule  étonnée. 

VIL 

Ses  cris  percent  les  airs ,  et  ses  sombres  regards 
Suivent  le  corps  glacé  qu'on  emporte  loin  d'elle. 

On  l'arrête  de  toutes  parts. 
Cessez ,  dit-elle  alors ,  cessez ,  troupe  cruelle  ; 
Laissez-moi  le  rejoindre,  il  était  mon  époux  : 

Ces  traits  divins  seraient  réduits  en  cendre  ! 
Je  n'ai  joui  qu'un  jour  des  liens  les  plus  doux. 

Des  prêtres  saints  le  chœur  se  fait  entendre. 
Au  tombeau,  disent-ils,  nous  portons  les  mortels, 
Nous  portons  le  vieillard  fatigué  du  voyage. 
Le  jeune  homme  qui  tombe  à  la  fleur  de  son  âge. 
Quand  la  vie  et  ses  biens  lui  semblaient  éternels. 

VIII. 

Écoute ,  jeune  fille ,  une  leçon  sévère , 

Crois  tes  prêtres,  bannis  un  orgueilleux  espoir, 

Tu  vis  comme  une  Bayadère , 
Tu  n'avais  point  d'époux,  tu  n'as  point  de  devoir. 
Sur  le  bord  escarpé  de  l'éternel  abîme 

L'ombre  seule  suivra  le  corps , 
Telle  est  la  loi  de  l'empire  des  morts , 
Et  l'épouse  fidèle  un  époux  légitime. 
Élevons  jusqu'au  ciel  notre  plainte  sacrée. 

Quand  une  mort  prématurée 

Frappe  le  jeune  homme  à  nos  yeux , 
L'ornement  de  la  terre  est  ravi  par  les  dieux. 

IX. 

C'est  ainsi  que  chantaient  les  brames. 
L'amante  au  désespoir  ne  les  écoute  pas , 
Elle  s'élance  dans  les  flammes. 
Le  dieu  la  reçoit  dans  ses  bras. 
11  retourne  au  ciel  avec  elle  ; 
1!  la  soutient  dans  les  airs. 
Et  de  sa  gloire  immortelle 
Il  a  rempli  ce  cœur  qui  fut  jadis  pervers. 
L'amour  a  ses  vertus  dont  il  pénètre  l'âme. 
Au  pécheur  repentant  tout  le  ciel  applaudit; 
Brama  peut  épurer,  par  sa  céleste  flamme, 
L'heureux  objet  que  sa  bonté  choisit. 


««ceaaodea 


428 


LA.  FETE  IJE  LA  VICTOIRE. 


LE  PECHEUR, 


TRADUIT  DE  GOETHE. 


Le  fleuve  s'enfle ,  et  l'eau  profonde 
Dans  le  sable  a  brisé  ses  flots. 
Un  pêcheur ,  sur  les  bords  de  l'onde , 
S'assied  et  contemple  en  repos 

Son  hameçon  et  sa  ligne  légère  . 

Qui  vont  chercher  le  poisson  dans  les  eaux 
Mais  l'onde  paisible  et  claire, 

A  ses  regards  toup  à  coup  s'entr' ouvrant , 

■    Lui  laisse  voir  la  nymphe  humide 
Qui,  sur  son  lit  frais  et  limpide. 

Et  se  balance  et  se  plaint  doucement. 

Elle  lui  parle ,  elle  lui  chante  : 
L'esprit  de  l'homme  est  si  noble  et  si  fort  ; 
Doit-il  user  d'une  ruse  méchante 
Pçur  attirer  mes  enfants  à  la  mort  ? 
L'air  brûlant  bientôt  les  dévore  ; 
Laisse-les  respirer  encore 
Dans  la  fraîcheur  et  le  repos. 
Situ  pouvais  jamais  comprendre 
Quel  calme  on  goûte  dans  les  flots. 
Toi-même  tu  voudrais  descendre 
Au  fond  de  mes  tranquiHes  eaux. 

Le  soleil ,  qui  charme  le  monde , 
S'est  rafraîchi  dans  mon  sein  ; 

Et  la  lune,  au  regard  serein, 
Aime  à  s'endormir  dans  l'onde. 

Du  ciel ,  répété  dans  les  eaux , 
L'azur  brillant  et  limpide 

Attire-t-il  ton  pied  timide? 

Veux-tu  partager  mon  repos  ? 

Vois-tu  l'éternelle  rosée 

Qui  peint  et  réfléchit  les  traits  ? 

Viens  ,  quitte  la  rive  embrasée , 

Les  flots  sont  si  purs  et  si  frais  ! 

Le  fleuve  s'enfle ,  et  l'eau  profonde 
A  mouillé  le  pied  du  pêcheur  ; 
Et  son  cœur  ,  attiré  par  l'onde, 
Éprouve  un  trouble  séducteur. 

Ainsi,  de  sa  douce  amie. 
Il  recevrait  le  salut  enchanteur. 
La  nymphe  et  lui  parle  et  le  prie  ; 
Bientôt  le  pêcheur  est  perdu. 
Soit  qu'un  charme  secret  l'enivre. 

Soit  que  lui-même  il  se  livre. 

On  ne  l'a  jamais  revu. 


«^««o^œ^a 


LA.  FETE  DE  LA  VICTOIRE, 


LE  RETOUR  DES  GRECS, 


TRADUIT  DE  SCHILLER. 


Il  est  tombé ,  l'empire  du  Troyen  ; 
Du  vieux  Priam  le  palais  est  en  cendre  : 
Ivres  de  gloire ,  et  chargés  de  butin , 

Le  chœur  des  Grecs  se  fait  entendre. 

Assis  sur  les  bancs  des  vaisseaux 

Qu'enchaîne  encor  la  mer  Pontide , 

Us  invoquent  le  vent  rapide 
Qui  vers  la  Grèce  entraînera  les  flots. 

LE  CHŒUB. 

Célébrez  votre  noble  ivresse. 
Chantez  l'hymne ,  braves  guerriers  ; 
Vos  vaisseaux  regardent  la  Grèce , 
Vous  retournez  dans  vos  foyers. 

II. 

Plus  loin  est  la  bande  captive 
Des  femmes  troyennes  en  pleurs , 
Le  front  prosterné  sur  la  rive , 
Frappant  leur  sein  plein  de  douleurs. 
Pâles ,  sombres ,  traînant  les  cliaînes , 
Aux  fêtes  des  vainqueurs  elles  mêlent  leurs  cri 
Elles  pleurent  leurs  propres  peines 
Sur  les  cendres  de  leur  pays.   •> 

CHCEUR  DES  CAPTIVES. 

Adieu  donc ,  ô  terre  chérie  ! 
Bien  loin  de  toi,  sur  ces  vaisseaux. 
Des  maîtres  étrangers  entraînent  notre  vie. 
Heureux  les  morts  !  ils  dorment  en  repos. 

m. 

Le  feu  divin  du  sacrifice 
Est  préparé  par  les  mains  de  Calchas  : 

Il  invoque  sa  protectrice , 
Pallas,  qui  fonde  et  détruit  les  États; 

Neptune,  qui  donne  à  la  terre 

La  vaste  ceinture  des  mers , 

Et  le  dieu  maître  du  tonnerre , 

L'épouvante  des  cœurs  pervers. 

LE  CHCEUB. 

La  longue  lutte  est  terminée. 
Le  cercle  du  temps  est  rempli  ; 


LA.  FETE  DE  lA  VICTOIRE. 


429 


i 


Sous  le  poids  de  la  destinée 
Le  grand  empire  a  fini. 

IV. 

Mais  sur  le  front  du  fils  d'Atrée 

Quel  nuage  s'est  répandu? 

Il  compte  les  rangs  de  l'armée  ; 

Que  de  guerriers  ont  disparu! 

De  cette  héroïque  jeunesse , 
Qui  vers  le  Simoïs  suivit  Agamemnon , 
Ah!  combien  peu,  repassant  l'Heliespont, 
Aborderont  aux  rives  de  la  Grèce  ! 

LE  CHœUK. 

Vous  pour  qui  renaissent  les  fleurs , 
C'est  à  vous  de  chanter  les  plaisir^s  de  la  vie  ; 

Mais  parmi  vos  frères  vainqueurs 
Combien  ne  verront  plus  leur  riante  patrie  ! 

V. 

Ulysse,  que  Pallas  instruit  de  l'avenir, 
Laisse  échapper  ces  accents  prophétiques  : 
Tous  doivent-ils  se  réjouir 
En  embrassant  les  autels  domestiques  ? 
Peut-être  les  dieux  des  enfers 
Menacent-ils  une  éclatante  vie , 
Et  des  Troyens  qui  brava  la  furie , 
Pourrait  tomber  sous  des  coups  plus  amers. 

LE  CHCEUB. 

Heureux  celui  dont  l'épouse  constante 
A  conservé  l'honneur  de  sa  maison  ! 
Car  l'infidèle  est  trompeuse  et  méchante  ; 
Ses  volages  désirs  égarent  sa  raison. 

VI. 

Ménélas  contemple  avec  joie 

Les  charmes  qu'il  a  reconquis , 
Et  l'insensible  Hélène ,  oubliant  déjà  Troie, 
Se  plaît  dans  sa  beauté ,  dont  les  Grecs  sont  épris. 
Que  de  maux  a  versés  le  séducteur  perfide 

Sur  les  vaincus  ,  sur  les  vainqueurs  ; 
Mais  Jupiter  a  tourné  son  égide , 

Ils  ont  péri,  les  ravisseurs. 

LE  CHOEUH. 

Les  dieux  vengent  la  foi  trahie, 
L'hôte  sacrilège  est  puni  ; 
Et  sur  celte  race  ennemie 
Le  ciel  s'est  appesanti. 

VII. 
D'une  voix  lugubre  et  troublée , 


Tout  à  coup  le  fils  d'OïIée 
S'écrie ,  en  blasphémant  les  dieux  : 
Vantez  le  maître  du  tonnerre , 
Vous  qu'il  lui  plaît  de  rendre  heureux 
C'est  au  hasard  qu'il  a  livré  la  terre  : 
La  mort  vous  a  ravi  vos  plus  nobles  guerriers , 
Mais  Thersite  retourne  en  paix  dans  ses  foyers. 

LE  CHCEITK. 

Le  Destin ,  de  son  urne  immense , 
Laissé  tomber  les  biens,  et  les  maux  et  la  mort-, 
Si  vous  gagnez  le  lot  du  sort , 
Vous  pouvez  chanter  sa  puissance. 

vni. 

Oui,  la  terrible  guerre  a  frappé  les  meilleurs. 

Au  milieu  des  champs  des  vainqueurs, 

Ton  ombre  me  suit ,  ô  mon  frère  ! 

C'est  toi,  dont  la  valeur  guerrière. 
Comme  une  tour,  appuyait  nos  combats. 
Quand  nos  vaisseaux  brûlaient ,  seul  tu  sauvas  la 

Mais  le  rusé,  par  son  adresse,  [Grèce  ; 

A  ravi  le  beau  prix  que  méritait  ton  bras. 

LE  CHCEUB. 

Que  sa  cendre  au  moins  soit  paisible  ; 
Ajax  a  succombé,  mais  sous  ses  propres  coups. 
De  sa  gloire  les  dieux  jaloux, 
Par  la  colère  ont  vaincu  l'invincible. 

IX. 

Néoptolème  a  fait  couler  le  vin 
Sur  le  tombeau  qu'il  élève  à  son  père. 
Achille,  ô  mon  guerrier,  qu'il  est  beau,  ton  destin  ! 
La  gloire  est  le  premier  des  destins  de  la  terre. 
Sur  le  bûcher  notre  corps  doit  périr  -, 
Mais  notre  cendre  est  ranimée , 
Quand  la  voix  de  la  renommée 
Nous  évoque  dans  l'avenir. 

LE  CHCEUB. 

Héros ,  de  ta  noble  carrière 
La  gloire  s'étendra  jusqu'à  nos  derniers  jours  ; 
La  vie  est  passagère. 
Les  morts  durent  toujours. 

X. 

Woubîions  pas  la  gloire  malheureuse , 
Dit  le  fils  de  Tydée.  Ah  !  du  héros  vaincu 

Chantons  aussi  la  lutte  généreuse  ; 
Pour  ses  dieux  paternels  il  avait  combattu. 

Le  noble  Hector  défendait  sa  patrie  : 

Si  les  lauriers  couronnent  nos  efforts, 


430 


EPITRE  SUR  NAPLES. 


A  la  plus  noble  cause  il  immola  sa  vie  : 
Qu'un  grain  d'encens  l'atteigne  chez  les  morts. 

LE  CHOEUR. 

Qui  combattit  pour  ses  dieux  domestiques , 
Qui  fut  le  bouclier  de  sa  vieille  cité , 

A  pu  tomber  sous  ses  débris  antiques, 
Mais  par  l'ennemi  même  il  sera  respecté. 

XI. 

Trois  âges  d'homme  ont  passé  sur  ta  tête , 
O  Nestor  !  vieux  convive ,  oracle  des  héros  ! 
De  la  mère  d'Hector,  au  milieu  de  la  fête , 
Il  croit  entendre  les  sanglots. 
Il  prend  la  coupe  couronnée, 
Le  vieillard  connaît  mal  les  profondes  douleurs  : 
Tiens,  lui  dit-il,  infortunée, 
Bois  ce  nectar,  c'est  l'oubli  des  malheurs. 

LE  CHŒUB. 

Croyez-nous ,  déplorable  reine , 
Et  ne  repoussez  pas  les  présents  de  Bacchus  ; 
Par  sa  puissance  souveraine 
Il  rend  l'espoir  même  aux  vaincus.  • 

XII. 

Alors  que  le  ciel  implacable 
Lançait  sur  ]Niobé  ses  arrêts  destructeurs, 

Elle  n'a  point,  dans  ses  douleurs. 

Refusé  ce  jus  secourable. 

Il  retrouvera  des  beaux  jours , 
Celui  qui  fait  couler  le  nectar  dans  ses  veines  ; 

Car  le  souvenir  de  ses  peines 
Dans  le  Léthé  se  perdra  pour  tôtijours. 

LE  CHOEUR. 

Il  retrouvera  des  beaux  jours  , 
Celui  qui  fait  couler  le  nectar  dans  ses  veines  ; 
Car  le  souvenir  de  ses  peines 
Dans  le  Léthé  se  perdra  pour  toujours. 

XIII. 

Sous  le  poids  des  fers  opprinîée, 
La  prophétesse  obéit  au  Destin  ; 
Elle  voit  dans  les  airs  une  sombre  fumée 
Planer  sur  les  débris  de  l'empire  troyen. 

Ainsi ,  dit-elle ,  sur  la  terre 

Tout  disparaît,  tout  se  détruit; 
D'un  instant  de  bonheur  la  splendeur  passagère 

S'éteint  dans  l'éternelle  nuit. 

LE  CHCEUR. 

Partons ,  amis  ;  que  nos  vaisseaux  agiles 


Laissent  loin  derrière  eux  la  crainte  et  le  chagrin; 

Sur  l'avenir  soyons  tranquilles. 
Peut-être  au  sein  des  morts  nous  dormirons  demain. 


«s»«o«c«fta«« 


LE  SALUT  DU  REVENANT, 


TRADUIT  DE  SCHILLER. 


Sur  le  haut  de  la  tour  antique 
S'élève  l'ombre  du  guerrier. 
Et  sa  voix  sombre  et  prophétique  , 
Salue  ainsi  le  frêle  nautonier. 

«  Voyez,  dit-il,  dans  ma  vive  jeunesse, 
Ce  bras  était  puissant,  ce  cœur  fut  indompté; 

Et  tour  à  tour  j'ai  savouré  l'ivresse 
Des  festins ,  de  la  gloire ,  et  de  la  volupté. 

«  La  guerre  a  consumé  la  moitié,  de  ma  vie  ; 
Pendant  l'autre  moitié ,  j'ai  cherché  le  repos. 
N'importe,  passager,  satisfais  ton  envie. 
Hâte  ta  barque  et  fends  les  flots.  » 

ÉPITRE  SUR  NAPLES, 

COMPOSÉE  EN   1805. 


Connais-tu  cette  terre  oii  les  myrtes  fleurissent , 
Où  les  rayons  des  cieux  tombent  avec  amour, 
Oîi  des  sons  enchanteurs  dans  les  airs  retentissent. 
Où  la  plus  douce  nuit  succède  au  plus  beau  jour? 
As-tu  senti ,  dis-moi ,  cette  vie  enivrante 
Que  le  soleil  du  sud  inspire  à  tous  les  sens? 
As-tu  goûté  jamais  cette  langueur  touchante 
Que  les  parfums ,  les  fleurs  et  les  flots  caressants , 
Les  vents  rêveurs  du  soir,  et  les  chants  de  l'aurore , 
Font  éprouver  à  l'homme  en  ces  lieux  fortunés  ? 
L'amour  aussi ,  l'amour  vient  ajouter  encore 
Ses  plaisirs  aux  plaisirs  que  le  ciel  a  donnés  ; 
Et  le  chagrin  cruel  qui  consume  la  vie. 
S'efface,  comme  l'ombre,  à  la  clarté  des  cieux. 
La  blessure  reçue  est  aussitôt  guérie  ; 
On  peut  mourir  ici ,  mais  qui  vit  est  heureux  : 
C'est  la  terre  d'oubli,  c'est  le  ciel  sans  nuage, 
Qui  rend  le  cœur  plus  libre  et  l'esprit  plus  léger 
Dans  ce  cœur  quelquefois  il  peut  naître  un  oragt 
Mais  ne  redoutez  point  un  mal  si  passager. 
Vous  verrez  le  plaisir  rentrer  dans  son  domaine. 


EPITRE  SUR  NAPLES. 


431 


Le  zéphyr  s'est  baigné  dans  la  vague  des  mers , 
Les  fleurs  ont,  en  passant,  embaumé  son  haleine; 
La  terre  a  prodigué  ses  parfums  dans  les  airs  ; 
La  nuit  même ,  la  nuit,  de  ses  timides  ombres 
Ne  couvre  qu'à  demi  les  merveilles  du  jour; 
Le  volcan  fait  encor  briller  ses  flammes  sombres. 
A  l'homme,  à  cet  objet  de  son  brûlant  amour, 
La  nature  jamais  ne  cache  tous  ses  charmes  : 
Il  n'est  point  solitaire,  il  n'est  point  isolé; 
Aux  chagrins  d'ici-bas ,  s'il  donne  quelques  larmes , 
Il  regarde  le  ciel  et  se  sent  consolé. 
Mais  ce  n'est  point  l'ardeur  des  plus  nobles  pensées 
Qui ,  jusque  vers  ce  ciel ,  entraîne  ses  désirs  ; 
Ni  le  regret  touchant  des  délices  passées , 
Qui,  vers  ce  confident ,  élève  ses  soupirs  : 
C'est  plutôt  je  ne  sais  quelle  intime  alliance 
De  l'homme  avec  les  cieux,  et  les  airs  et  les  fleurs. 
Ici ,  les  habitants  rêvent  dans  l'indolence , 
Et  le  plaisir  de  vivre  y  suffit  à  leurs  cœurs. 
Les  siècles  et  la  mort,  etles  volcans  et  l'onde, 
Ont  dévasté  ces  lieux  qui  sont  encor  si  beaux  ; 
Par  la  cendre  et  le  sang  cette  terre  est  féconde. 
Et  la  rose  n'y  croît  qu'au  milieu  des  tombeaux. 
Ah  !  bienheureux  l'oubli  dans  la  contrée  antique 
Où,  par  les  souvenirs,  naîtrait  tant  de  douleur; 
Oiî  tout  fut  généreux ,  noble ,  fier,  héroïque,  [queur  ! 
Quels  héritiers,  grand  Dieu,  pour  le  peuple  vain- 
Ne  pleurent-ils  jamais  sur  des  urnes  funèbres  ? 
Le  passé  n'est-il  rien  pour  les  vieux  fils  du  temps  ? 
Conduiront-ils  toujours  sur  des  tombes  célèbres. 
De  leurs  danseurs  légers  les  pas  insouciants .' 
Arrêtez  !  Cicéron  ici  perdit  la  vie  ; 
Sa  tombe  est  au  milieu  de  ce  riant  séjour: 
Avant  que  de  mourir,  sur  la  rive  fleurie 
Il  a  laissé  tomber  quelques  regards  d'amour. 
Banni  de  son  pays,  dans  cette  même  enceinte, 
Scipion,  indigné,  vint  souffrir  et  mourir  : 
Il  grava  sur  sa  tombe  une  immortelle  plainte , 
Qui  plaide  contre  Rome  auprès  de  l'avenir. 
Plus  loin ,  sont  les  marais  et  les  roseaux  modestes 
Qui  purent  cependant  préserver  Marius. 
Ah  !  de  la  liberté  trop  misérables  restes  , 
Vous  nous  la  rappelez ,  mais  elle  n'était  plus. 
La  gloire  au  moins,  la  gloire  en  avait  l'apparence. 
La  liberté  mourante,  au  regard  menaçant. 
Fit  trembler  quelque  temps  la  suprême  puissance , 
La  combattit  encor  de  son  bras  tout  sanglant. 
Octave  abaissant  tout,  assura  sa  victoire, 
Ne  fut  grand  qu'au  milieu  des  hommes  avilis  : 
Dans  la  honte  de  Rome  il  crut  trouver  sa  gloire  ; 
Il  commanda  des  vers  aux  flatteurs  asservis. 
Il  a  voulu  tromper  jusqu'au  juge  suprême , 
Jusqu'au  temps ,  seul  rebelle  à  la  loi  du  plus  fort  ; 


Mais  le  temps  a  tout  dit,  et  Virgile  lui-même 
Vainement  l'a  choisi  pour  maître  de  son  sort. 
Il  ne  fut  qu'un  tyran,  doux  par  hypocrisie , 
Cruel  par  sa  nature;  et  d'un  monstre  odieux 
Il  fit  don,  en  mourant,  à  la  triste  Italie, 
Pour  être  regretté  dans  des  jours  plus  affreux. 
Oubliez ,  j'y  consens ,  ces  splendeurs  meurtrières 
Dont  les  tyrans  de  Rome  ont  décoré  ces  lieux  : 
L'esclavage  et  la  mort,  de  ces  amas  de  pierres. 
Ont  élevé  partout  l'édifice  pompeux. 
Mais  donnez  quelques  pleurs  à  l'île  renommée 
Qui ,  non  loin  de  ces  bords ,  apparaît  à  mes  yeux. 
Là,  partant  pour  la  Grèce,  où  l'attendait  l'armée , 
Brutus  à  ses  amis  fit  ses  derniers  adieux. 
Il  combattait  alors  pour  le  destin  du  monde, 
Et  tous  nos  longs  malheurs  datent  de  ses  revers. 
Qu'il  a  souffert  ici  !  quelle  douleur  profonde  ! 
Quelle  vaste  pitié  l'émut  pour  l'univers  ! 
Il  croyait  dans  César  frapper  la  tyrannie  ; 
Hélas  !  l'infortuné  n'immola  qu'un  ami , 
Criminel,  mais  plus  grand  encor  que  sa  patrie, 
Despote  regretté  par  un  peuple  avili. 
De  tous  les  vrais  Romains,  ô  le  plus  misérable! 
Avec  un  cœur  aimant  tu  passas  pour  cruel  ; 
Et  sublime  en  vertu  tu  fus  jugé  coupable. 
Tant  le  succès  peut  tout  sur  le  sort  d'un  mortel  ! 
C'était  la  même  mer,  c'était  la  même  flamme, 
Qui  du  haut  du  volcan  s'élançait  dans  les  airs; 
IMais  ces  bords  recelaient  encore  une  grande  âme. 
Et  je  la  cherche  en  vain ,  ces  lieux  en  sont  déserts. 
Du  moins  restez  en  paix,  ville  voluptueuse, 
Où  tout  peut  s'oublier,  même  la  liberté. 
Allez  passer  vos  jours  dans  la  barque  rêveuse; 
De  la  terre  et  du  ciel  contemplez  la  beauté. 
De  vos  beaux  orangers  cultivez  la  parure , 
Ces  étei'nelles  fleurs,  qui  décorent  l'hiver, 
Semblent  fixer  pour  vous  l'inconstante  nature. 
Ailleurs ,  tout  passe  ;  ici ,  de  son  front  toujours  vert, 
Le  printemps ,  chaque  mois ,  vient  embellir  ces  rives. 
Pour  vous  tout  recommence,  et  le  champêtre  espoir, 
Dont  l'orage  détruit  les  roses  fugitives, 
Sous  un  nouvel  éclat  revient  se  faire  voir. 
Vous  êtes  méconnu ,  vous ,  peuple  de  poètes  ; 
Mobile,  impétueux,  irascible,  indolent; 
Vos  prêtres  et  vos  rois  vous  font  ce  que  vous  êtes. 
C'est  sous  ce  même  ciel  que  vous  fûtes  si  grand. 
Vous  le  seriez  encor  si  votre  destinée 
Soulevait  tous  les  jougs  qui  sillonnent  vos  fronts  , 
Si  vous  pouviez  penser,  si  votre  âme  enchaînée 
N'achetait  le  sommeil  au  prix  de  mille  affronts. 
Ce  sommeil  est  si  doux,  dans  vos  belles  prairies , 
Que  moi-même ,  oubliant  de  plus  nobles  désirs , 
Je  savourais  votre  air;  et  de  vos  douces  vies 


432 


AGAR  DANS  LE  DESERT. 


Le  soleil  et  la  mer  m'expliquaient  les  plaisirs. 
Mais  en  vain  ce  beau  ciel ,  cette  vive  nature , 
Ces  chants  délicieux  ressemblaient  au  bonheur; 
Toujours  j'ai  ressenti  la  cruelle  blessure 
Du  poignard  que  la  mort  a  plongé  dans  mon  cœur. 
Où  fuir  cette  douleur  ?  Sous  ces  débris  antiques , 
D'un  antique  moderne  on  croit  trouver  les  pas  ; 
Aussi  grand  qu'un  Romain  par  ses  vertus  publiques, 
Persécuté  comme  eux,  trahi  par  des  ingrats; 
Mais  plus  sensible  qu'eux,  et  pleuré  sur  la  terre. 
Comme  un  obscur  ami  dont  les  paisibles  jours 
Aux  devoirs  d'un  époux,  aux  tendresses  d'un  père. 
Auraient  été  voués  dans  leur  tranquille  cours. 
Zéphyr  que  j'ai  senti ,  caressiez-vous  sa  cendre  ? 
Harmonieuses  voix,  cantique  des  élus. 
Dans  le  sein  de  la  tombe  a-t-il  pu  vous  entendre  ? 
Et  nos  cœurs  séparés  se  sont-ils  répondus  ? 
Ciel  parsemé  de  feux,  aujourd'hui  sa  demeure, 
Éternité  des  temps ,  éternité  des  mers , 
Ne  me  direz-vous  pas ,  et  devant  que  je  meqre , 
Si  ses  bras  paternels  me  sont  encore  ouverts .? 


«e»ett«fiâ-«4»  09 


ESSAIS  DRAMATiaUES. 


AVERTISSEMENT 

DE  M.  DE  STAËL  FILS. 

Les  Essais  dramatiques  contenus  dans  ce  volume  n'ont 
Jamais  été  destinés  à  l'impression.  Les  trois  premiers,  Agar, 
Geneviève  de  Brahant,  et  la  Siinamite,  ont  été  composés,  non 
pas  seulement  pour  un  théâtre  de  société,  mais  pour  un  théâ- 
tre de  famille ,  et  cette  raison  explique  l'analogie  qui  existe 
entre  les  situations  qui  y  sont  représentées.  Elle  explique 
aussi  pourquoi  ma  mère  n'a  pas  craint  de  choisir  des  sujets 
déjà  traités  par  d'autres  auteurs ,  et  de  profiter  de  leurs  con- 
ceptions. Ainsi,  dans  son  Agar,  elle  a  emprunté  plusieurs 
traits  à  celle  de  madame  de  Genlis ,  et  surtout  à  celle  de 
M.  Lemercier  :  l'on  verra  toutefois ,  qu'elle  leur  a  imprimé  le 
caractère  de  son  propre  talent.  Sans  doute  je  ne  puis  espérer 
que  ces  drames  produisent,  à  la  lecture,  le  même  effet  que 
lorsqu'ils  étaient  représentés  par  ma  mère  elle-même  au  mi- 
lieu de  sa  famille  et  de  ses  amis  ;  les  rapprochements  invo- 
lontaires que  l'on  faisait  entre  la  situation  des  acteurs  et 
celle  des  personnages ,  rapprochements  qui  accroissaient 
l'émotion  des  spectateurs,  paraîtront  peut-être  des  imperfec- 
tions aux  yeux  de  la  critique  ;  mais  ou  ne  pourra  méconnaî- 
tre la  sensibilité  religieuse  qui  a  inspiré  ces  compositions  dra- 
matiques. 

La  petite  comédie  du  Capitaine  Kernadcc,  et  les  deux 
proverbes  qui  la  suivent,  sont  des  plaisanteries  de  société 
auxquelles  on  ne  doit  pas  attacher  plus  d'importance  en  les 
lisant ,  que  ma  mère  ne  le  leur  en  a  donné  en  les  écrivant. 
A  Genève ,  une  personne  du  caractère  et  de  l'esprit  le  plus 
aimables,  retenue  chez  elle  par  une  maladie  de  langueur, 
désirait  que  ses  amis  vinssent  lui  jouer  des  proverbes.  Ceux 
de  Carmontel  étaient  trop  rebattus  ;  on  pria  ma  mère  d'en 
composer  de  nouveaux  :  elle  consentit  à  essaj'er  son  esprit 
dans  un  genre  si  étranger  à  la  direction  habituelle  de  ses  pen- 
sées; et,  au  moment  où  elle  était  le  plus  malheureuse  par 


les  persécutions  de  Bonaparte ,  le  désir  d'offrir  quelque  dis- 
traction à  une  personne  souffrante  lui  fit  retrouver  de  la 
gaieté.  En  quelques  matinées  elle  écrivit  les  trois  petites 
pièces  que  l'on  va  lire,  laissant  à  chaque  acteur  la  liberté 
d'ampliîier  son  rôle. 

Enfin  ,  le  drame  de  Sapho ,  qui  termine  ce  volume ,  n'a  été 
ni  représenté,  ni  même  entièrement  achevé.  C'est  une  es- 
quisse que  ma  mère  se  proposait  de  retoucher,  et  dont  il  est 
facile  de  voir  que  la  première  idée  a  été  puisée  dans  Corinjie; 
mais  comme  on  ne  peut  lire  cette  pièce  sans  être  frappé  do 
l'élévation  dU' style,  et  surtout  du  caractère  antique  dont  il 
est  empreint,  j'ai  cru  qu'il  m'était  permis  de  la  livrer  à 
l'impression. 

AGAR 

DANS  LE  DÉSERT, 

SCÈNE  I.YRIQTJE  COMPOSEE  EN  1806. 

PERSONNAGES. 

AGAR. 

ISMAEL. 

L'ANGE. 

La  scène  est  dans  le  désert  de  Bersabée, 
AGAR  ET  ISMAEL. 

AGAB. 

Ismaël ,  cher  enfant ,  laisse  -  moi  te  porter  dans 
mes  bras ,  je  t'en  prie  :  le  sable  est  si  brûlant ,  et 
tes  pieds  fatigués  peuvent  à  peine  te  soutenir. 

ISMAEL. 

Non ,  non ,  ma  mère ,  je  puis  marcher  encore  : 
cependant ,  si  tu  le  permets ,  nous  nous  repose- 
rons tous  les  deux  quelques  instants. 

AGAR. 

Hélas  !  mon  fils ,  si  nous  attendons  ici  la  nuit , 
seuls ,  sans  secours ,  égarés  dans  le  désert  aride , 
que  deviendrons-nous  demain  ? 

ISMAEL. 

Nous  continuerons  notre  route  après  avoir  pris, 
ce  soir ,  quelque  nourriture. 

AGAB ,  à  part. 

Quelque  nourriture  !  Hélas  !  le  pauvre  enfant  ne 
sait  pas  que  notre  provision  est  épuisée.  Comment 
le  lui  dire.^  et  que  faire,  néanmoins,  s'il  ne  peut 
plus  marcher.!" 

ISMAEL. 

Ma  mère ,  viens  t'asseoir  à  côté  de  moi  ;  cela  me 
rendra  des  forces.  {Agar  s'assied  sur  un  rocher  à 
côté  de  son  enfant.  )  Dis-moi,  ma  mère,  pourquoi 
avons -nous  quitté  la  maison  de  mon  père?  on  y 
était  si  bien,  l'air  y  était  si  frais  sous  les  palmiers  ! 


^1 


AGAR  DANS  LE  DESERT. 


433 


AGAK. 

Ismaël,  ta  mère  n'était  qu'une  pauvre  esclave 
que  ton  père  Abraham  avait  emmenée  d'Egypte. 
Quand  la  superbe  Sara,  son  épouse,  obtint  du  ciel 
un  fils ,  notre  présence  à  tous  les  deux  lui  devint 
importune  ;  elle  demanda  notre  exil ,  et  ton  père  y 
a  consenti. 

ISMAEL. 

Quoi ,  mon  père  !  et  savait-il  combien  le  désert 
est  brûlant ,  comme  on  y  est  seul ,  comme  on  y 
souffre  ? 

AGAK. 

Il  croyait,  mon  enfant,  que  nous  aurions  la  force 
de  le  traverser  plus  vite,  car  il  est  bon,  Abraham  : 
je  ne  murmure  point  contre  lui  ;  mais  Sara,  la  bar- 
bare Sara ,  que  d'outrages  j'en  ai  reçus  ! 

ISMAEL. 

Son  fils  Isaac  aussi  m'a  cruellement  traité  :  je  le 
chérissais  pourtant  depuis  qu'il  est  né;  je  jouais 
avec  lui ,  tout  petit  qu'il  était  ;  j'allais  chercher  ce 
qui  lui  plaisait  pour  le  réjouir ,  et  le  cruel ,  quand 
je  l'appelais  mon  frère,  m'appelait  son  esclave. 
Ma  mère,  pourquoi  Sara,  pourquoi  son  fils  ne 
nous  aiment -ils  pas?  Toi  surtout,  ma  mère,  toi, 
qui  pourrait  te  haïr!  D'où  vient  donc  que  nous 
sommes  ici? 

AGAK. 

Mon  enfant ,  je  t'ai  dit  tout  ce  que  je  savais. 
Supportons  notre  sort  avec  courage.  {Elle  se  lève.) 
Essaye  encore  de  faire  quelques  pas.  Peut-être 
trouverons -nous  plus  loin  de  l'ombre,  quelques 
fruits ,  une  source  rafraîchissante. 

ISMAEL. 

Ma  mère,  je  ne  vois  rien  que  du  sable,  et  ce  so- 
leil est  si  ardent  !  Ah  !  si  je  le  priais  de  se  voiler 
pour  nous.  {Il  se  jette  à  genoux.)  Soleil  ! 

AGAK. 

Mon  enfant ,  que  fais  -  tu  ?  c'est  Dieu  qu'il  faut 
prier  ;  c'est  lui  qui  a  créé  le  soleil  ;  c'est  lui  qui 
est  notre  père. 

ISMAEL. 

Notre  père  !  et  nous  traitera-t-il  mieux  qu'Abra- 
ham? 

AGAB. 

Oui,  mon  enfant.  Il  n'a  ni  faiblesse,  ni  crainte  : 
il  est  souverainement  bon ,  parce  qu'il  est  tout- 
puissant.  Il  a  pitié  de  l'homme,  et  l'homme  souvent 
n'a  pas  pitié  de  son  semblable  ;  la  Divinité  s'atten- 
drit, et  la  créature  est  inflexible.  Dieu,  qui  est  là- 
haut  ,  nous  voit  et  nous  entend. 

ISMAEL. 

Nous  ne  sommes  donc  pas  seuls  ici ,  ma  mère  ; 
ah  !  tant  mieux.  Écoute,  si  tu  veux  que  je  marche 
encore,  donne-moi  quelques  gouttes  d'eau. 


AGAK. 

Mon  enfant,  il  ne  nous  en  reste  que  bien  peu, 
et  je  te  la  réservais  pour  ce  soir. 

ISMAEL. 

Et  toi ,  ma  mère  ! 

AGAK. 

Je  n'en  ai  pas  besoin. 

ISMAEL. 

Oh  !  si  cela  est  ainsi ,  donne-m'en  quelques  gout- 
tes; la  soif  me  dévore. 

AGAK. 
Et  tu  ne  me  le  disais  pas  ! 

.   ISMAEL. 

Ma  mère,  je  voulais  que  toute  l'eau  fût  pour  toi. 

AGAK. 

Cher  enfant!  tiens.  {Elle  lui  donne  à  boire.) 

ISMAEL. 

Ah!  je  te  remercie.  Je  suis  bien  mieux;  partons. 
—  Si  je  pouvais  te  distraire  en  route  par  ces  contes 
que  je  te  faisais  le  soir  chez  mon  père ,  et  qui  te 
plaisaient  tant  !  Une  fois ,  je  m'en  souviens,  je  te 
racontais  comment  une  brebis ,  la  brebis  d'Abel , 
cherchait  partout  son  maître,  qui  avait  disparu;  elle 

ne  savait  plus  où  trouver  sa  nourriture;  l'eau 

{Il  soupire),  l'eau  lui  manquait  aussi.  Ma  mère, 
alors  j'étais  si  enfant ,  que  l'histoire  de  cette  pau- 
vre brebis  ne  me  faisait  pas  beaucoup  de  peine  ; 
mais  à  présent ,  je  sais  ce  que  c'est  que  souffrir  ; 
je  pleure  de  tout  :  la  voix  me  manque. 

AGAB. 

Mon  enfant ,  le  temps  de  nos  plaisirs  est  passé. 
Tâchons  seulement  de  continuer  notre  route. 

ISMAEL. 

Et  cet  instrument ,  ce  sistre  dont  je  commençais 
à  bien  jouer,  l'as-tu  apporté  avec  toi? 

AGAK. 

Mon  fils ,  je  ne  pouvais  porter  que  du  pain  et  de 
l'eau.  {A  part.  )  Hélas  !  et  je  n'en  ai  point  eu  assez. 

ISMAEL. 

Tu  as  raison,  ma  mère;  pardon  :  mais  toïit 
triste  que  je  suis,  il  y  a  des  moments  où  je  vou- 
drais redevenir  gai  comme  autrefois  ;  je  l'essaye , 
et  je  ne  puis.  Allons,  je  pars.t  /^  passe  le  premier.) 
Suis-moi. 

AGAK. 

O  mon  Dieu  !  protégez  Ismaël  !  Si  je  fus  trop 
fière  de  vos  dons  dans  les  jours  de  ma  prospérité, 
si  je  méprisai  l'âge  avancé  de  Sara ,  si  je  me  com- 
plus avec  orgueil  dans  ma  force  et  dans  ma  jeunesse, 
punissez-moi  ;  mais  épargnez  ce  pauvre  enfant ,  le 
plus  simple,  le  plus  doux ,  le  plus  innocent  de  tous 
les  êtres;  faites -lui  respirer  cet  air  suave,  cet  air 
.  bienfaisant  que  vous  accordez ,  en  Egypte ,  aux  ha- 


434 


AGAR  DANS  LE  DESERT. 


bitants  de  ma  patrie.  Ce  ciel  brûlant ,  ce  ciel  d'ai- 
rain n'est  pas  l'image  de  votre  bonté  paternelle. 
ISMAEL ,  revenant  sur  ses  pas. 
Ah!  ma  mère,  qu'ai-je  vu? 

AGAR. 

Qu'as-tu  donc,  mon  enfant;  ô  ciel!  d'où  vient 
que  tu  es  si  pâle.!" 

ISMAEL. 

■  Ah  !  je  ne  peux  plus  me  soutenir.  J'ai  peur. 

AGAR. 

Mon  enfant,  parle  donc.  Comment  puis -je  te 
rassurer ,  si  j'ignore  la  cause  de  ton  effroi  ? 

ISMAEL. 

Je  viens  de  voir  un  homme  étendu  sur  le  sable  : 
il  tenait  encore  dans  ses  dents  sa  main  à  demi  dé- 
vorée par  lui-même  ;  il  ne  remuait  plus ,  et  cepen- 
dant il  ne  dormait  pas;  il  était  comme  ce  vieillard 
que  je  vis  porter  dans  la  tombe  l'année  dernière, 
il  était.... 

AGAB. 

Mort ,  mon  fils  :  eh  bien  ! 

ISMAEL. 

Mais,  ma  mère,  cela  ne  se  peut  pas;  il  n'était 
pas  vieux  ;  viens  le  voir. 

AGAR. 

A  quoi  bon,  mon  fils,  puisque  je  ne  peux  plus  le 
secourir? 

ISMAEL. 

Ma  mère,  il  était  de  ton  âge.  Comment  donc 
a-t-il  pu  mourir? 

AGAR. 

Mon  fils ,  on  peut  succomber  à  tous  les  pas  du 
voyage. 

ISMAEL. 

Ainsi  donc,  si  comme  à  cet  infortuné  la  nourri- 
ture nous  manquait,  toi....  moi.... 

AGAR. 

Oui ,  mon  fils. 

ISMAEL. 

Et  tu  pleures,  tu  crois  donc...  Ma  mère,  si  je 
dois  mourir,  embrasse-moi ,  et  laisse-moi  dormir 
sur  ton  sein. 

AGAR. 

Cher  enfant,  tu  ne  peux  donc  plus  marcher? 

ISMAEL. 

Je  ne  le  puis  si  je  n'ai  dormi  quelques  heures  ; 
mes  paupières  s'appesantissent.  A  mon  réveil ,  tu 
me  donneras  encore  de  cette  eau  :  nous  la  parta- 
gerons ensemble. 

AGAR. 
Quel  sommeil,  quelle  pâleur  !  O  mon  Dieu!  ne 
souffrez  pas  que  son  charmant  visage  soit  défi- 
guré !  le  reconnaîtrais-je  dans  le  ciel  s'il  n'avait 


plus  ces  traits  enchanteurs  que  j'ai  contemplés  tant 
de  fois  ?  —  Il  se  fiait  si  bien  à  moi  !  il  est  parti  si 
gai  de  la  maison  de  son  père  !  Ma  mère ,  disait-il , 
allons-nous  cueillir  quelques  fruits  dans  les  bois  ? 
allons-nous  attraper  cet  oiseau  de  mille  couleurs 
que  tu  m'as  promis  l'autre  jour?...  et  je  le  menais 
dans  le  désert.  Cher  enfant  !  pardonne  si  je  t'ai 
caché  notre  sort;  ce  n'était  point  pour  te  tromper, 
c'était  pour  retarder  l'instant  de  la  douleur.  Hélas  ! 
n'est-ce  pas  ainsi  que  l'homme  lui-même  est  attiré 
par  la  destinée?  Il  avance  sans  crainte,  il  croit 
voir  devant  lui  l'horizon  immense  et  riant  de  la 
vie,  et  par  degrés  les  nuages  l'enveloppent,  l'espé- 
rance l'abandonne,  et  quand  la  mort  l'atteint,  il  a 
déjà  tant  souffert ,  qu'elle  est  presque  la  bienve- 
nue. Mais  toi,  mon  enfant, faudra-t-il  que  tu  per- 
des sitôt  le  jour!  Non,  je  te  retiendrai;  non,  je 
ferai  passer  ma  vie  dans  tes  veines.  Ah  !  que  dis- 
je?  impuissante  créature  que  je  suis,  je  puis  mou- 
rir à  tes  pieds,  et  c'est  tout.  Sables  arides  qui 
m'environnez,  désert  silencieux,  effroi  de  la  soli- 
tude, vous  pénétrez  jusqu'au  fond  de  mon  cœur. 
0  mon  fils  !  tu  dors  sans  crainte  auprès  de  moi , 
tu  crois  que  js  puis  te  protéger  toujours,  et  tu  ne 
sais  pas  que  je  suis  sans  défense  contre  la  nature , 
enfant  comme  toi  devant  elle ,  et  moins  digne  que 
toi  de  l'attendrir. 

ISMAEL,  rêvant. 
Ah  !  des  orangers ,  des  fruits  désaltérants ,  de 
l'eau,  ma  mère...  ce  soleil... 

AGAR. 

Il  rêve,  et  pendant  son  sommeil  l'ardeur  des 
rayons  le  consume  ;  je  veux  essayer  de  l'en  garan- 
tir avec  mon  voile.  (Elle  détache  son  voile.)  Pa- 
rure des  jours  de  fête ,  don  que  me  fit  Abraham 
quand  il  m'aimait,  quand  il  m'appelait  son  Agar, 
servirez-vous  encore  à  son  fils  !  {En  voulant  éten- 
dre son  voile  sur  la  tête  d'Ismaêl,  elle  fait  un 
faux  pas,  et  renverse  le  vase  qui  contenait  sa 
provision  d'eau.)  Dieu  puissant!  ah!  l'eau,  l'eau 
qui  devait  sauver  mon  fils,  elle  est  renversée,  il 
n'en  reste  plus  une  goutte.  C'est  moi  qui  ai  tué 
mon  fils.  0  terre  impitoyable,  entr'ouvre-toi. 

ISMAEL. 

Ma  mère...  j'entends  ses  cris,  où  est-elle?  ah! 
ma  mère ,  tu  es  couchée  à  terre  comme  l'infor- 
tuné que  je  viens  de  voir. 

AGAR. 

Ismaël ,  Ismaèl  ! 

ISMAEL. 

Ah!  je  t'entends,  tu  parles;  viens  vers  moi,  je 
n'ai  plus  de  force  pour  marcher,  jusqu'à  ce  que  tu 
m'aies  donné  un  peu  de  cette  eau. 


AGÂR  DANS  LE  DESERT. 


435 


AGAK. 

De  l'eau ,  de  l'eau ,  je  n'en  ai  plus  ! 

ISMAEL. 

Tu  as  donc  tout  bu,  ma  mère?  eh  bien  !... 

AGAK. 

Cruel  !  moi ,  j'en  aurais  pris  une  goutte  !  tu 
n'as  pu  le  croire.  Regarde,  j'ai  voulu  attacher  ce 
voile  pour  garantir  ta  tête  des  rayons  du  soleil ,  et 
dans  ce  moment  le  génie  de  la  perfide  Sara ,  celui 
qui  nous  poursuit  dans  le  désert ,  a  brisé  ta  der- 
nière ressource;  il  n'en  est  plus.  —  Ismaël ,  si  tu 
me  crois  coupable,  ne  sois  point  arrêté  par  le  res- 
pect filial;  maudis  ta  mère,  elle  est  à  tes  pieds  : 
maudis-la ,  puisque  son  inutile  amour  n'a  pu  ni  te 
protéger ,  ni  te  conserver  la  vie.  Peut-être  ainsi 
tu  me  soulagerais  de  la  dévorante  pitié  que  je  res- 
sens pour  toi. 

ISMAEt. 

Ma  mère,  que  dis -tu?  je  t'aime.  . .  mais  "une 
goutte  d'eau  pourrait  seule  me  rendre  à  la  vie. 
—  Que  vois-je  à  l'horizon  !  ne  sommes-nous  pas 
près  de  la  mer  ? 

AGAK. 

Hélas  !  mon  enfant ,  ce  sont  les  vapeurs  qui  s'é- 
lèvent de  la  terre  brûlante,  et  que  tes  yeux  fasci- 
nés prennent  de  loin  pour  des  ondes. 

ISMAEL. 

Oh  !  tu  te  trompes ,  j'en  suis  sûr  :  il  y  a  de  l'eau 
là-bas ,  là-bas  :  conduis-moi  vers  cette  image  qui 
m'attire ,  elle  me  rafraîchira. 

AGAK. 

Des  déserts  de  sable  nous  en  séparent ,  et  nos 
pieds  s'enfonceront  dans  l'aride  poussière. 

ISMAEL. 

Ma  mère,  d'où  vient  que  je  ne  te  vois  plus  ?  est- 
ce  que  le  ciel  se  couvre  de  nuages  ?  va-t-il  tomber 
de  la  pluie  qui  nous  désaltérera  ? 

tAGAB. 
Non,  mon  enfant,  le  ciel  est  en  feu. 
ISMAEL. 
jCependant  j'ai  si  froid... 
[  AGAK. 

Tu  as  froid  ?  ah  !  mon  enfant ,  mon  enfant  ! 
ISMAEL. 

Ma  mère,  de  l'eau  ,  de  l'eau...  Adieu.  {Il  tombe 
sans  connaissance.) 

AGAK. 

II  est  évanoui,  il  va  mourir;  je  ne  puis  lui  don- 
ner aucun  secours  ;  le  ciel  et  la  terre  m'en  refu- 
sent. Le  voyageur  du  désert  ne  portera-t-il  point 
ses  pas  dans  cesUeux?  —  Non,  non,  aucun  être 
vivant  ne  saurait  y  subsister  :  les  oiseaux ,  les  in- 
sectes même  ont  quitté  cette  horrible  solitude;  il 


n'y  a  ici  qu'un  fils  et  sa  mère,  et  le  Tout-Puissant 
les  y  abandonne.  Ah!  Dieu,  ai-je  mérité  une  telle 
douleur  ?  quel  est  le  crime  qui  ne  serait  pas  trop 
puni  par  les  maux  que  j'endure  ?  Je  considère  ma 
vie  :  sans  doute  elle  fut  pleine  de  faiblesses.  L'a- 
mour m'aveugla,  la  vanité  me  séduisit.  Je  voulus 
plaire  et  régner;  mais  au  fond  de  mon  cœur,  votre 
image,  ô  mon  Dieu  !  ne  fut  jamais  effacée.  Je  vous 
adorai  dans  tout  ce  qui  est  beau  sur  la  terre,  dans 
tout  ce  qui  est  inconnu  dans  le  ciel.  Jamais  le  mal- 
heur ne  m'a  trouvée  insensible;  je  n'aurais  jamais 
refusé  à  personne  la  pitié  que  j'implore  en  ce  mo- 
ment. Dieu  tout-puissant,  telle  que  j'étais  enfin, 
vous  m'avez  trouvée  digne  d'être  mère ,  vous  m'a- 
vez accordé  cette  gloire  et  ce  bonheur.  La  ten- 
dresse que  j'éprouve  pour  cet  enfant  ne  ressem- 
ble-t-elle  pas  à  votre  amour  pour  la  créature,  et 
les  cris  d'une  mère  ne  retentissent-ils  pas  dans  le 
ciel  ?  Rendez  mon  fils  à  la  vie ,  que  j'entende  sa 
voix ,  que  ses  bras  innocents  me  pressent  encore , 
que  ses  regards  si  doux  s'attachent  encore  sur 
moi  !  O  Dieu  !  tout  ce  charme  de  l'enfance ,  toute 
cette  passion  de  mère  vient  de  vous.  Ah  !  que  le 
vent  de  la  tombe  ne  souffle  pas  sitôt  sur  Ismaël , 
qu'il  ne  me  soit  pas  sitôt  enlevé.  Mon  Dieu  !  lais- 
sez-le-moi jusqu'à  ce  que  je  meure.  Ah  !  le  fils  ne 
doit  pas  précéder  la  mère  dans  le  cercueil...  Ro- 
cher dont  il  jaillissait  peut-être  jadis  une  source 
salutaire ,  que  ton  aspect  est  sauvage  !  Immobile 
nature,  je  suis  seule  avec  toi...  Ai-je  entendu  quel- 
que bruit?  non,  non,  personne  ne  m'a  répondu. 
H  y  avait,  tout  à  l'heure,  une  voix  d'enfant  qui 
me  disait  :  Ma  mère  !  Mais  cette  voix-là,  je  ne  l'en- 
tendrai plus.  Je  ne  suis  plus  mère.  Mon  fils ,  mon 
unique  ami!  du  moins  je  te  suivrai  bientôt,  je 
souffre  aussi  comme  toi;  cette  soif  qui  t'a  dévoré 
me  consume:  cette  mort  qui  plane  sur  ta  tête, 
elle  étend  aussi  sur  moi  ses  ailes  noires.  Bienfai- 
sante mort ,  tu  sais  qu'on  ne  peut  survivre  à  ce 
qu'on  aime  !  0  terre!  mon  unique  asile;  poussière 
des  morts,  tu  ne  frémis  pas  de  pitié  pour  les  vi- 
vants. N'importe,  il  faut  bien  que  tu  me  reçoives. 
Oui,  mon  Dieu,  vous  m'exaucez,  vous  ne  me  ren- 
dez pas  mon  fils ,  mais  vous  me  rappelez  à  vous  ; 
je  succombe,  le  terme  de  mes  jours  approche... 
0  ma  patrie!  Egypte,  fertile  Egypte,  est-ce  toi 
que  je  vais  revoir?  les  souvenirs  de  l'enfance  se 
renouvellent  seuls  pour  moi ,  et  les  peines  de  la 
vie  disparaissent.  J'aperçois  les  bords  du  Nil  ;  l'air 
est  rafraîchi  par  ses  flots  ;  il  n'y  a  plus  de  chaleur  : 
d'où  vient  que  je  la  redoutais  tant,  la  chaleur? 
C'était  le  froid  qu'il  fallait  craindre,  c'est  le  froid 
qui  est  mortel ,  il  vient  glacer  mes  veines.  Je  fris- 


436 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  I,  SCENE  I. 


sonne,  je  tremble;  c'en  est  fait.  {Elle  s'évanouit.) 
{Une  musique  céleste  se  fait  entendre.) 

AGAB. 

Ah  !  quels  sons  enchanteurs  !  Suis-je  déjà  passée 
dans  une  autre  vie  ?  est-ce  ici  le  paradis  ?  Non ,  je 
n'y  vois  point  mon  fils. 

{La  musique  continue;  un  ange  apparaît  der- 
rière un  nuage.) 

l'ange. 

Agar ,  Agar  ! 

AGAB. 

Quels  accents!  quelle  voix! 
l'ange. 
Agar ,  pourquoi  t'affliges-tu  ?  l'Éternel  a  entendu 
les  pleurs  de  ton  enfant. 

AGAB. 

Mon  enfant  est-il  déjà  dans  le  ciel?  Est-ce  lui 
qui  m'appelle"?  a-t-il  redemandé  sa  mère,  et  le 
Tout-Puissant  me  fait-il  ouvrir,  à  cause  de  lui,  les 
parvis  célestes? 

l'ange. 

{Il  frappe  un  rocher  de  la  palme  qu'il  tient  à 
la  main,  et  en  fait  jaillir  une  source.) 

Agar  !  regarde. 

AGAB. 

De  l'eau ,  de  l'eau  !  et  mon  fils  n'en  aurait  pas  ; 
non ,  je  n'en  veux  point.  Non ,  j'aime  mieux  mourir  ! 
l'ange. 

Agar ,  les  bienfaits  de  l'Éternel  sont  sans  bornes  ; 
il  fait  naître  la  source  dans  les  déserts ,  comme 
l'espérance  au  fond  des  cœurs  flétris  par  l'infor- 
tune. Remplis  ta  coupe,  Agar,  et  va  la  porter  à  ton 
fils. 

AGAB. 

Dieu,  serait-il  possible? 

l'ange. 
Ismaël ,  Ismaël  !  le  Tout-Puissant  te  rappelle  à 
la  vie. 

ISMAEL. 

Ah ,  ma  mère  ! 

AGAB. 

Ah ,  mon  enfant  ! 

ISMAEL. 

Quel  bien  tu  me  fais  !  sans  toi  j'allais  mourir,  et 
je  ne  t'aurais  plus  revue. 

AGAR. 

Mon  enfant,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  l'envoyé  du 
ciel  qui  a  fait  jaillir  cette  source  du  rocher  :  c'est 
lui  qui  a  ranimé  ta  vie  défaillante.  Ah!  divin  mes- 
sager! pardonne;  j'ai  d'abord  serré  mon  fils  contre 
mon  cœur;  j'ai  joui  de  tes  bienfaits  avant  de  t'en 
remercier.  {Elle  se  met  à  genoux  avec  son  en- 
fant.) 


l'ange. 
Agar,  lève-toi,  prends  ton  fils  par  la  main,  et 
suis-moi,  je  serai  ton  guide.  Agar,  Ismaël  sera  la 
tige  d'un  grand  peuple,  souverain  de  ces  déserts 
de  l'Arabie  oii  tu  périssais  avec  lui.  Ce  peuple  n'ha- 
bitera point  les  villes,  il  ne  possédera  que  son  arc 
et  ses  flèches ,  il  se  défendra  contre  les  hommes  et 
contre  les  bêtes  de  proie ,  et  n'obéira  qu'au  ciel 
d'où  je  suis  descendu  pour  te  sauver.  Reçois ,  ô 
femme,  la  leçon  du  bonheur,  après  avoir  éprouvé 
celle  de  l'infortune  ;  élève  ton  fils  dans  la  crainte  et 
dans  l'amour  du  Très-Haut  ;  et  quand  la  vieillesse 
épuisera  tes  forces ,  Ismaël  n'oubliera  pas  qu'il  doit 
la  vie  à  tes  larmes  ;  et  sa  main  guerrière  soutien- 
dra tes  pas  chancelants. 

««  o«  09  a«  e«  o  a  »« 

GENEVIEVE 

DE  BRABANT, 

DRAME  EN  TROIS  ACTES  ET  EN  PROSE, 
COMPOSÉ  EN   1808. 


PERSONNAGES. 

SIGEFROI,  comte  de  Brabant. 

ADOLPHE,  son  lils  aine. 

Un  ermite. 

GENEVIÈVE. 

Sa  Fille,  âgée  de  dix  ans. 

Des  Chasseurs. 

ACTE  PREMIER 

Le  théâtre  représente  une  grotte  sauvage. 


SCENE  PREMIERE. 

GENEVIÈVE  ET  SON  ENFANT. 

(  Geneviève  est  à  genoux  au  pied  d'une  croix.) 

l'enfant. 
J'ai  fini  de  prier,  et  ma  mère  reste  toujours  à 
genoux!  pourquoi  donc  sa  prière  est-elle  aujour- 
d'hui plus  longue  que  de  coutume?  d'oîi  vient  l'in- 
quiétude que  je  remarque  sur  son  front?  cepen- 
dant ,  je  n'ai  rien  fait  de  mal. 

GENEVIÈVE. 

Chère  enfant  !  ce  jour  est  bien  solennel  pournous  l 
Je  voulais  m'y  préparer. 

l'enfant. 
Comment  donc  ce  jour  serait-il  différent  de  tous 


GENEVIEVE  DE  BRÂB^NT,  ACTE  I,  SCENE  I. 


437 


nos  jours  ?  Le  soleil  doit-il  nous  éclairer  plus  tard 
qu'à  l'ordinaire?  Me  raconteras-tu  quelque  belle 
histoire  merveilleuse  dont  je  rêverai  toute  la  nuit; 
ou  la  biche  qui  m'a  nourrie,  quand  tes  forces  étaient 
épuisées ,  se  serait-elle  éloignée  de  nous  ?  Ah  !  que 
j'en  serais  triste  ! 

GENEVIÈVE. 

Non,  mon  enfant.  Tiens,  regarde;  ne  la  vois-tu 
pas ,  ta  biche  ?  elle  est  à  l'entrée  de  notre  grotte  ; 
mais  il  faut  la  quitter,  cette  grotte.  Nous  partons. 
l'enfant. 

Que  veux- tu  dire,  nous  partons  ?  allons-nous  plus 
loin  que  la  forêt  qui  est  là-bas ,  et  que  tu  ne  m'as 
jamais  permis  de  parcourir?  Ah!  quelle  joie! 

GENEVIÈVE. 

Pauvre  enfant  ?  comme  tu  prononces  le  mot  de 
joie  !  Ah  !  tu  ne  sais  pas  combien  de  fois  ces  pré- 
sages de  l'espérance  ont  été  trompés  !  Nous  quit- 
tons pour  jamais  cette  demeure,  la  seule  que  tu 
connaisses  depuis  ta  naissance. 
l'enfant. 

Pour  jamais  !  Que  veux- tu  dire ,  ma  mère  ?  com- 
bien de  temps  cela  fait-il ,  jamais  ? 

GENEVIÈVE. 

Toute  la  vie. 

l'enfant. 

O  mon  Dieu  !  notre  grotte,  nos  fleurs,  je  ne  les 
verrai  plus!  Et  les  arbres  que  nous  avons  plantés, 
comment  pourrons-nous  vivre,  si  nous  n'avons  plus 
leurs  fruits  ! 

GENEVIÈVE. 

Mon  enfant ,  partout  les  productions  de  la  terre 
nous  nourriront.  La  nature ,  image  de  la  Divinité, 
est  partout  amie  de  l'homme. 
l'enfant. 

Pourquoi  donc ,  ma  mère ,  s'il  est  ainsi ,  sommes- 
nous  toujours  restées  dans  le  même  lieu  ?!^  croyais 
qu'on  ne  pouvait  vivre  qu'ici. 

GENEVIÈVE. 

J'avais  promis  de  n'en  pas  sortir  avant  dix  ans 
accomplis  ;  aujourd'hui  le  terme  expire. 
l'enfant. 

Ne  m'as-tu  pas  dit  qu'aujourd'hui  aussi  j'avais 
dix  ans? 

GENEVIÈVE. 

Oui ,  mon  enfant ,  l'enfant  de  la  douleur ,  toi  qui 
es  née  avec  elle  ;  mon  exil  a  comraencéquand  tu  re- 
çus le  jour. 

l'enfant. 
.     Je  t'ai  donc  porté  malheur,  ma  mère.!''Ah  !  prends 
garde  de  m'emmener  avec  toi.  Ne  t'ai-je  pas  en- 
tendu dire  une  fois ,  quand  tu  me  croyais  endormie 
et  que  j'écoutais  ta  prière,  que  ton  époux,  que  mon 


père  ne  voulait  pas  de  moi  ?  Serait-il  possible  qu'un 
enfant  fût  coupable  sans  le  savoir?  Si  cela  était 
ainsi,  il  faudrait  l'abandonner,  il  faudrait 

GENEVIÈVE. 

Ah  !  finis ,  ma  fille ,  tu  me  déchires  le  cœur.  De- 
puis dix  ans  je  n'ai  vécu  que  pour  toi  ;  j'ai  bravé 
toutes  les  souffrances  pour  te  conserver  le  jour , 
et  tu  me  parles  de  t'abandonner  !  Chère  enfant ,  toi 
qui  m'as  consolée  sans  connaître  mes  peines;  loi 
dont  le  regard  me  disait  mille  fois  plus  que  les  plus 
éloquentes  paroles ,  comment  pourrais-je  me  sépa- 
rer de  toi!  Nous  allons  ensemble,  après  dix  ans, 
chercher  sur  la  terre  nos  amis  et  nos  ennemis.  Hé- 
las !  qui  peut  savoir  quel  choix  la  mort  aura  fait 
parmi  eux  ? 

l'enfant. 

Je  n'ai  jamais  vu  que  toi,  ma  mère;  mais  dans 
les  histoires  que  tu  m'as  racontées  ,  tu  me  parlais 
souvent  de  la  perfidie  et  de  la  méchanceté  des  hom- 
mes. Dis-moi  donc,  avais-tu  éprouvé  dans  le  monde 
rien  de  semblable? 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille...  {A  part.)  (  Ah  !  je  bénis  le  ciel  de 
n'avoir  jamais  accusé  son  père  en  sa  présence.  ) 
Si  quelqu'un  m'a  fait  souffrir,  chère  enfant,  c'était 
un  être  que  j'aimais. 

l'enfant. 

Tu  l'aimais,  et  il  a  pu  t' affliger,  ma  mère!  A 
quoi  donc  distinguerai-je ,  dans  le  monde ,  les  bons 
des  méchants  ?  Si  l'on  peut  aimer  un  méchant ,  com- 
ment le  fuir?  Est-ce  qu'un  être  cruel  a  jamais  eu 
des  yeux  aussi  doux  que  les  tiens?  Si  cela  était 
ainsi ,  comment  pourrais-je  m'en  défier  ? 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille ,  je  t'ai  fait  voir  quelquefois  ton  visage 
dans  le  ruisseau  qui  coule  au  pied  de  cette  grotte. 
Eh  bien  !  il  ressemble  beaucoup  à  celui  de  ton  père. 
l'enfant. 

Et  revois-tu  dans  mes  traits  avec  plaisir  ceux 
de  mon  père?  Parle-moi  donc  de  lui:  tu  le  nom- 
mes sans  cesse ,  et  tout  à  coup  tu  t'arrêtes ,  comme 
si  quelque  grand  mystère  t'empêchait  de  me  par- 
ler. Ma  mère... 

GENEVIÈVE. 

Bla  fille,  c'en  est  assez;  préparons  -  nous  à 
partir. 

l'enfant. 

Ah  !  si  je  pouvais  tout  emporter  avec  moi  !  D'a- 
bord nous  emmènerons  notre  biche  fidèle,  n'est-il 
pas  vrai ,  ma  mère?  je  ne  saurais  la  quitter 

GENEVIÈVE. 

J'y  consens.  Mais  pourra -t- elle  aller  aussi  loin 
que  nous? 


438 


GENEVIEVE  DE  BRÀBÂNT,  ACTE  I,  SCENE  III. 


LENFiNT. 

Ah!  ma  biche  va  plus  vite  que  moi.  Avant  la  fin 
du  jour  elle  arriverait  au  bout  du  monde. 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille,  il  est  bien  grand  pour  qui  n'a  plus 
d'asile. 

l'enfant. 

Mais  n'est-ce  pas  à  la  forêt  que  je  vois  d'ici , 
que  nous  allons .?  n'est-ce  pas  derrière  cette  forêt 
qu'est  le  monde? 

GENEVIÈVE. 

Dis -moi ,  mon  enfant,  quitteras-tu  sans  peine 
cette  grotte  qui  nous  a  servi  d' abri  si  longtemps  ? 
l'enfant. 

Oh  oui  !  je  la  regretterai.  J'y  ai  été  si  heu- 
reuse ! 

GENEVIÈVE. 

Quelle  douce  parole  tu  viens  de  me  prononcer  ! 
heureuse  dans  ce  désert!  Ainsi  donc  ma  vie  n'a 
pas  été  inutile.  J'ai  souffert,  mais  j'ai  préservé 
mon  enfant  de  la  douleur  et  de  l'abandon.  0  saint 
amour  de  mère ,  qui  soutenez  dans  les  revers  , 
qui  consolez  dans  l'injustice,  qui  créez  au  fond  du 
cœur  je  ne  sais  quel  sanctuaire  oii  l'on  ne  sent, 
oij  l'on  n'aime  que  son  enfant  et  son  Dieu ,  prêtez- 
moi  votre  appui  ;  il  m'est  plus  nécessaire  que  ja- 
mais. Va ,  ma  fille ,  va  donner  à  ta  biche  tes  soins 
accoutumés,  et  reviens  ensuite  auprès  de  moi.  J'ai 
besoin  de  me  recueillir  quelques  instants  avant  no- 
tre départ. 

SCÈNE  II. 

GENEVIÈVE,  seule. 

Hélas!  sans  cette  enfant  je  resterais  ici  toute  ma 
vie.  Quel  effroi  j'éprouve  en  retournant  au  milieu 
des  hommes  !  Ah  !  comme  l'amour  et  la  haine  se 
sont  armés  contre  moi!  Barbare  Golo,  devais -tu 
déshonorer  mon  nom ,  parce  que  je  ne  partageais 
pas  tes  indignes  sentiments ,  parce  que  j'étais  fi- 
dèle à  cet  injuste  époux  que  tu  as  su  tromper  avec 
tant  de  perfidie?  Et  toi,  Sigefroi,  toi  que  j'ai  tant 
aimé,  le  ciel  t'a-t-il  conservé  la  vie?  Ces  souvenirs 
si  tendres  ,  qui  me  retracent  le  jour  de  notre  heu- 
reux hymen,  s'adressent-ils  à  ton  ombre  irritée? 
ou,  si  jeté  revois  encore,  ta  fureur  sera-t-elle 
apaisée  ?  me  pardonneras-tu  de  vivre ,  toi'  qui  avais 
commandé  ma  mort?  recevras-tu  ma  fille  que  tu 
as  osé  ne  pas  croire  la  tienne  ?  0  mon  Dieu  !  cette 
honte,  vous  m'avez  commandé  de  la  supporter. 
Cette  croix  ne  nous  apprend-elle  pas  à  mettre  toute 
notre  fierté  dans  l'innocence  !  Divin  Sauveur  des 
hommes  ,  vous  n'avez  pas  craint  la  souffrance  et 
l'ignominie  ;  vous  en  avez  fait  votre  glorieuse  au- 


réole. De  quoi  donc  se  plaindrait  la  créature  ?  Ils 
ne  sont  pas  délaissés ,  les  infortunés  :  un  attendris- 
sement secret,  intime  et  pur,  les  met  en  relation 
avec  la  Divinité,  et  les  larmes  qui  couvrent  leur 
visage  semblent,  comme  la  rosée  du  ciel,  ranimer 
leur  cœur  flétri.  Et  toi,  mon  fils,  toi  que  je  n'ai 
pas  revu  depuis  que  tu  n'avais  encore  que  quatre 
années ,  ton  père  t'aura-t-il  appris  à  mépriser  celle 
qui  t'a  donné  le  jour?  Non,  il  ne  l'aura  pas  fait, 
j'en  suis  sûre  ;  il  t'aura  dit  seulement  que  j'ai  cessé 
de  vivre  ;  c'est  tout  ce  que  je  souhaite.  J'aspire  au 
paisible  souvenir  que  les  morts  laissent  après  eux. 
O  pompes  de  la  vie,  comme  vous  avez  disparu! 
qui  reconnaîtrait  en  moi  cette  souveraine  du  Bra- 
bant ,  cette  brillante  Geneviève  !  0  mon  Dieu  !  celle 
qui  se  prosterne  à  vos  pieds  vaut  mieux ,  elle  est 
plus  humble,  elle  est  plus  soumise.  Depuis  dix 
ans  elle  n'existe  que  par  vous  :  ainsi  sont  tous  les 
êtres ,  mais  tous  ne  le  sentent  pas.  Il  en  est  qui 
croient  vivre  par  eux-mêmes ,  qui  pensent  gouver- 
ner le  sort;  mais  moi,  je  sais  que  chacun  de  mes 
jours  est  marqué  par  un  bienfait  de  Dieu,  et 
qu'une  protection  particulière  et  constante  dirige 
nnlraculeusement  ma  vie  abandonnée. 

SCÈNE  111. 
GENEVIÈVE  ET  SON  ENFANT. 

l'enfant  ,  avec  des  fleurs  à  la  main. 
Eh  bien  !  ma  mère ,  la  biche  est  prête.  Nous  pou- 
vons partir  ;  mais  je  voudrais  emporter  toutes  les 
fleurs  qui  sont  devant  notre  grotte. 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille ,  elles  seraient  flétries  ce  soir. 

l'enfant. 
Mais  4pand  nous  serons  parties ,  qui  donc  rest- 
pirera  leurjarfum  ? 

GENEVIÈVE. 

Le  ciel  qui  les  a  fait  éclore. 

l'enfant. 
Et  cette  pierre  sur  laquelle  tu  reposais  ta  tête  , 
ma  mère,  je  voudrais  aussi  l'emporter. 

GENEVIÈVE. 

Mon  enfant,  nous  en  trouverons,  des  pierres. 
Celle  de  la  tombe  ne  manque  à  personne. 
l'enfant. 

Ma  mère ,  d'oii  vient  que  tu  es  si  tremblante  ? 
ce  départ  t'agite.  S'il  allait  te  rendre  malade! 
Restons. 

GENEVIÈVE. 

Mon  enfant ,  si  je  mourais  ici ,  qui  donc  aurait 
soin  de  toi  ? 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  II,  SCENE  II. 


439 


LENFANT. 

Ah!  que  dis-tu?  Je  me  coucherais  à  tes  pieds, 
et  Dieu  ne  voudrait  pas  nous  séparer. 

GENEVIÈVE. 

Chère  enfant  !  beaucoup  d'années  t'attendent ,  et 
moi ,  je  sens  que  je  ne  vivrai  pas  longtemps. 
l'enfant. 

Ah  !  ma  mère,  comme  tu  pleures  !  Je  t'ai  vue  si 
courageuse  et  si  cahne  dans  cette  retraite  !  pour- 
quoi sortir  d'ici  ? 

GENEVIÈVE. 

Il  le  faut.  Adieu,  solitude  où  j'ai  passé  dix  an- 
nées en  paix.  Il  me  semble  que  ces  arbres ,  que  ces 
rochers  renferment  des  génies  protecteurs,  témoins 
et  confidents  de  mes  larmes.  Mais  vous,  ô  mon 
Dieu!  vous  qui  remplissez  l'univers,  je  pourrai 
vous  prier  partout  sur  la  terre  et  sous  le  ciel  ;  vous 
soutiendrez  mes  pas  chancelants  jusqu'à  ce  que  cette 
enfant  ait  un  autre  appui  que  moi  dans  le  monde. 
Alors  vous  me  rappellerez  dans  votre  sein,  car  j'd 
trop  souffert  pour  recommencer  à  vivre,  et  mon 
temps  d'épreuve  est  fini.  Ma  fille,  pour  la  dernière 
fois ,  sanctifie  ce  lieu  par  ta  prière. 

{Geneviève  et  son  enfant  se  prosternent  au  pied 
de  la  croix.) 

Dieu  des  opprimés ,  Dieu  des  faibles ,  Dieu  des 
enfants,  regarde  en  pitié  celui-ci.  Jamais  un  senti- 
ment dur  ou  trompeur  n'est  approché  de  son  âme  ; 
elle  est  encore,  cette  âme,  6  mon  Dieu!  telle  que 
vous  la  lui  avez  donnée.  Elle  va  pour  la  première 
fois  lutter  avec  le  destin,  protégez-la  ;  protégez  la 
mère  à  cause  de  l'enfant.  Allons,  ma  fille,  Dieu 
nous  a  bénies.  Partons. 


«e49»««^««C^ 


ACTE  SECONI4 

La  scène  représente  une  forêt. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
GENEVIÈVE  EX  son  ENFANT. 

GENEVIÈVE. 

Mon  enfant,  arrêtons  -  nous  ici.  Je  me  sens 
prête  à  m'évanouir  de  fatigue.  Va  me  cueillir 
quelques  fruits  à  cet  arbre  que  nous  venons  de 
voir. 

l'enfant. 

Oui,  ma  mère.  J'y  ai  attaché  ma  biche  ;  elle  se 
repose  sous  son  ombrage.  Je  serai  de  retour  dans 
un  moment. 


GENEVIEVE. 

Je  me  croyais  plus  de  force.  Ah  !  n'en  aurai-je 
pas  du  moins  tant  que  ma  fille  sera  seule  sur  la 
terre  ! 

Mais  que  vois-je?  un  tombeau!  Est-ce  un  pré- 
sage ?  tous  les  objets  qui  s'offrent  à  nous  ne  sont- 
ils  pas  un  langage  mystérieux  que  les  âmes  pieuses 
peuvent  seules  entendre!  Appuyons-nous  sur  ce 
tombeau.  Je  crois  à  la  pitié  des  morts.  Mais  qu'y 
a-t-il  d'écrit  sur  cette  pierre  ?  «  Celui  que  cette 
«  tombe  renferme,  ici  même  n'a  pu  trouver  le 
«  repos.  »  Ah  !  l'infortuné  !  c'était  sans  doute  un 
grand  criminel.  Le  remords  seul  poursuit  encore 
dans  le  cercueil. 

l'enfant  ,  revenant. 

Ah  !  ma  mère,  je  viens  de  voir  un  homme,  un 
vieillard,  je  crois,  car  son  visage  ne  ressemble 
point  au  tien  ni  au  mien.  Il  porte  une  longue  barbe  ; 
mais  il  a  l'air  si  bon  !  Il  t'apporte  lui-même  des  fruits 
et  de  l'eau.  Regarde ,  regarde.  Il  vient. 

SCÈNE  ir. 

L'ERMITE,  GENEVIÈVE,  L'ENFANT. 

l'ebmite. 
Ma  fille,  prenez  ce  faible  secours;  il  rétablira 
vos  forces.  Vous  viendrez  après  dans  mon  ermi- 
tage, et  vous  vous  y  reposerez  quelque  temps. 

GENEViÈVe. 

Saint  homme  !  je  vous  remercie.  Vous  ne  savez 
pas  combien  votre  présence  me  touche.  Ah  !  je 
craignais  de  mourir  sans  des  secours  plus  néces- 
saires encore  que  ceux  que  vous  m'offrez.  N'étes- 
vous  pas  un  ministre  d  u  Dieu  vivant .?  et  si  le  pauvre, 
si  l'infortuné  vient  à  vous ,  n'êtes-vous  pas  l'inter- 
prète de  cette  religion  consolante  qui  seule  nous 
offre  les  promesses  infaillibles ,  celles  que  la  mort 
nous  tiendra  ? 

l'eemite. 

Oui,  ma  fille,  j'ai  fait  vœu  de  consacrer  mes 
jours  à  l'éternité.  Je  ne  me  sentais  pas  assez  de 
vertus  pour  résister  aux  séductions  du  monde.  Je 
suis  venu  dans  cette  solitude,  non  pour  fuir  mes 
semblables,  mais  pour  me  recueillir  en  moi-même. 
Aurais-je  entendu  la  voix  de  Dieu,  au  milieu  du 
tumulte  des  villes  !  Cette  voix  n'est  pas  dans  le 
bruit,  n'est  pas  dans  la  tempête  ;  elle  parle  si  dou- 
cement au  cœur,  qu'aisément  les  passions  peuvent 
couvrir  ses  paisibles  accents. 

GENEVIÈVE. 

Vous  avez  choisi  le  genre  de  vie  que  le  sort  m'a 
imposé.  Vos  sacrifices  sont  plus  touchants  que  mes 
malheurs.  Mais,  dites-moi,  saint  homme,  con.- 


29 


440 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  II,  SCENE  II. 


naissez-vous  l'infortuné  qui  a  fait  graver  sur  cette 
tombe  de  si  terribles  paroles  ? 
l'ebmite. 
Oui ,  je  l'ai  connu ,  le  mallieureux ,  et  je  n'ai  pu 
rendre  le  calme  à  ses  derniers  moments.  Sans  doute 
il  était  bien  coupable  ;  il  avait  causé  la  mort  d'une 
mère  innocente  et  de  son  enfant.  Mais,  quelque 
criminel  que  soit  l'homme,  Dieun'a-t-il  pas  voulu 
que  la  toute-puissance  du  repentir  pût  ranimer 
encore  une  étincelle  céleste  dans  le  cœur, le  plus 
pervers  ? 

GENEVIÈVE. 

Ah  !  mon  père ,  vous  ne  pouvez  pas  me  dire  le 
nom  de  ce  coupable.?  il  vous  aura  prié  de  ne  pas 
le  révéler. 

i'ebmite. 

Il  m'a  demandé  de  le  dire  à  tous  ceux  que  le 
hasard  me  ferait  rencontrer.  Il  espérait  ainsi  ré- 
tablir du  moins  la  réputation  de  celle  qu'il  avait 
calomniée. 

GENEVIÈVE. 

Il  se  nommait  ? 

l'ebmite. 
Golo. 

GENEVIÈVE. 

Ah!  ciel!  ô  bon  vieillard!  défendez-moi  de  ce 

monstre Qu'ai-je  dit.'  quoi,  je  haïrais  celui  qui 

n'est  plus  !  0  mon  Dieu  !  pardonnez-lui  comme  je 
lui  pardonne.  Accordez-lui  le  repos  qu'il  implore  ! 
Que  cette  tombe  qui  m'a  servi  d'appui ,  quand  j'i- 
gnorais qu'elle  renfermait  les  restes  de  mon  fatal 
ennemi  ;  qae  cette  tombe,  loin  de  m'inspirer  des 
sentiments  de  haine,  reçoive  encore  des  pleurs 
d'indulgence  et  de  pitié  ! 

l'ebmite. 

Quoi,  madame,  c'est  vous  !  quoi,  vous  ave::  pu 
vous  dérober  à  la  mort!  Comment  ss  peut-il  ? 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille  s'est  endormie  au  pied  de  cet  arbre.  Je 
puis  vous  parler,  sans  craindre  qu'elle  entende  des 
secrets  que  je  ne  dois  pas  encore  lui  révéler.  Écou- 
tez-moi, saint  homme,  vous  qui  savez  sans  doute 
une  partie  de  mon  histoire,  vous  verrez  si  Golo 
vous  a  dit  la  vérité. 

l'ebmite. 

Je  le  croio,  madame,  car  il  m'a  pénétré  de  res- 
pect pour  ^'os  vertus. 

GENEVIÈVE. 

Vous  m'appeliez  ma  fille;  pourquoi  donc,  mon 
père ,  avez-vous  changé  de  langage  ? 
l'ebmite. 

La  comtesse  de  Brabant  est  ma  souveraine  :  bien 
que  j'habite  depuis  longtemps  cette  foi'êt  solitaire 


qui  ne  reconnaît  aucun  maître ,  je  me  considère 
encore  comme  votre  sujet. 

GENEVIÈVE. 

Geneviève  n'est  rien  qu'une  pauvre  femme  er- 
rante avec  sa  fille ,  sans  secours  et  sans  appui  ;  et 
celui  qui  doit  la  protéger,  s'il  vit  encore,  ordon- 
nerait peut-être  une  seconde  fois  sa  mort.  Mon  père, 
si  l'histoire  de  ma  vie  vous  paraît  sans  reproche, 
c'est  alors  seulement  que  vous  pourrez  me  res- 
pecter. 

Je  suis  l'épouse  de  ce  vaillant  Sigefroi  dont  les 
exploits  vous  sont  connus.  Je  l'aimais  avec  ten- 
dresse ,  avec  passion.  Son  caractère  avait  quelque 
chose  de  sombre  et  de  sévère  qui  semblait  donner 
un  nouveau  prix  à  l'amour  qu'il  me  témoignait. 
Je  le  révérais  comme  mon  souverain,  je  le  chéris- 
sais comme  mon  époux  ;  et  quand  l'admiration  se 
mêle  à  l'amour,  peut-être  ce  sentiment  devient-il 
trop  fort  pour  mériter  la  protection  du  ciel.  Dieu 
ne  renonce  point  au  cœur  de  sa  créature  :  il  daigne 
en  être  jaloux.  Un  fils  vint  resserrer  les  nœuds 
qui  m'unissaient  à  Sigefroi  ;  j'ai  joui  quatre  ans 
de  ces  affections  de  la  nature ,  si  belles  dans  tous 
les  âges ,  si  délicieuses  dans  la  jeunesse.  Quand  le 
jour  finissait ,  je  la  regrettais  comme  un  ami  qui 
s'éloignait  de  moi.  Hélas!  j'avais  raison  :  ces  jours 
heureux  devaient  m'être  accordés  en  bien  petit 
nombre. 

l'ebmite. 

Fille  de  Dieu,  que  parlez-vous  de  jours.?  Le 
teiîîps  ne  nous  a  été  donné  que  pour  apprendre  à 
souffrir,  que  pour  choisir  la  route  du  ciel,  pendant 
que  nous  sommes  encore  sur  la  terre.  Tous  les 
événements  de  la  vie  ne  sont  qu'une  vaine  appa- 
rence qui  peut  épurer  ou  pervertir  notre  cœur. 

GENEVIÈVE. 

Hélas!  jjy  tenais  trop  à  cette  vie  passagère, 
quand  il  m'aimait,  quand  j'étais  heureuse  etfière 
de  fixer  sur  moi  les  regards  de  Sigefroi.  Il  partit 
pour  aller  combattre  les  Sarrasins ,  sous  les  dra- 
peaux de  Charles  Martel  ;  mes  larmes  ne  purent  le 
retenir.  Il  me  confia  pendant  son  absence  au  chef 
de  sa  maison,  à  ce  Golo  qu'il  croyait  son  ami.  Le 
malheureux  ressentit  pour  moi  un  amour  criminel. 
Je  le  repoussai  avec  horreur,  et  pour  se  venger, 
il  inventa  la  calomnie  la  plus  atroce;  il  partit  à 
mon  insu  pour  rejoindre  mon  époux ,  et  l'art  per- 
fide qu'il  employa,  remplissant  l'âme  de  Sigefroi 
de  fureur  et  de  jalousie ,  il  en  obtint  l'ordre  cruel 
de  me  faire  périr  avec  l'enfant  que  je  portais  dans 
mon  sein. 

l'ermite. 

Ah,  Dieu!  un  époux,  un  père!.... 


i 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  II,  SCENE  IL 


441 


GENEVIEVE. 

Vous  frémissez ,  mais  vous  ne  savez  pas ,  mais 
j'ignore  aussi  moi-même  de  quels  moyens  Golo  se 
servit  pour  tromper  mon  époux.  Cet  homme  si 
fier  et  si  sensible,  que  ne  dut-il  pas  éprouver  quand 
il  me  crut  coupable?  Ah!  jusque  dans  sa  colère, 
je  reconnais  son  amour. 

l'ekmite. 

Ma  fille ,  puisque  vous  me  permettez  ce  nom , 
vous  jugez  encore  selon  le  monde;  mais  devant 
Dieu ,  il  est  bien  criminel,  celui  qui  se  venge  :  l'of- 
fense même  qu'il  aurait  reçue  ne  l'excuserait  pas. 

GENEVIÈVE. 

Ah  !  ma  vie  était  à  lui ,  il  a  pu  s'en  croire  le 
maître.  Enfin ,  grâce  au  ciel ,  mon  sang  ni  celui  de 
mon  enfant  ne  retomberont  point  sur  la  tête  de 
mon  époux.  Dieu ,  qui  lui  a  épargné  ce  crime,  vou- 
lait sans  doute  un  jour  lui  pardonner.  Un  homme 
de  confiance  de  Golo  se  chargea  de  ma  mort,  il  me 
conduisit  dans  cette  forêt,  et,  prêt  à  me  poignar- 
der, mes  larmes  l'attendrirent;  je  pleurais  pour 
mon  enfant  qui  venait  de  naître;  il  eut  pitié  de 
nous  ;  mais  en  me  laissant  la  vie ,  il  me  fit  jurer 
que  pendant  dix  années  je  me  cacherais  à  tous  les 
regards. 

l'ekmite. 

Et  c'est  pour  accomplir  ce  vœu  que  vous  avez 
vécu  dix  ans  dans  le  désert? 

GENEVIÈVE. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  saint  que  la  promesse!  elle 
soumet  l'avenir  au  présent,  et  les  désirs  à  la  cons- 
cience. Sans  mon  enfant ,  je  n'aurais  pas  demandé 
la  vie  :  elle  ne  vaut  pas,  cette  vie,  les  souffrances 
que  l'on  m'imposait.  Mais  je  pouvais  conserver  les 
jours  de  ma  fille;  mon  existence  était  son  bien, 
était  son  droit,  tant  qu'elle  pouvait  lui  servir.  Une 
biche  s'attacha  constamment  à  nous  et  n«,us  pro- 
digua ses  soins  muets  et  fidèles  ;  tout  dans  notre 
solitude  semblait  nous  favoriser ,  et  sans  qu'aucun 
miracle  s'accomplît  pour  nous ,  on  eût  dit  que  les 
événements  naturels  se  réunissaient  et  se  succé- 
daient pour  nous  protéger  d'une  façon  toute  mer- 
veilleuse. Ces  dix  années ,  qui  devaient ,  par  leur 
monotonie ,  ne  laisser  dans  mon  souvenir  qu'une 
longue  et  pénible  trace,  sont  remplies  par  une 
foule  de  pensées ,  de  pressentiments ,  de  prières , 
j'oserais  dire  d'inspirations  saintes  qui  toutes  ont 
élevé  jusque  vers  le  ciel  mon  faible  cœur.  Mon  ima- 
gination a  peuplé  ma  solitude,  et  le  désert  pour 
moi ,  ce  sera  le  monde.  Mais  quand  les  dix  années 
de  mon  vœu  étaient  accomplies,  je  devais  chercher 
un  protecteur  pour  ma  fille.  Voyez ,  mon  père , 
voyez  quelle  providence  spéciale  a  conduit  mes 


premiers  pas  :  je  vous  trouve,  et  ce  tombeau  m'ap- 
prend que  mon  ennemi  n'existe  plus. 
l'ekmite. 
11  n'était  plus  votre  ennemi,  madame,  l'infor- 
tuné dont  j'ai  recueilli  les  derniers  soupirs.  Il  traî- 
nait partout,  depuis  plusieurs  années,  les  remords 
qui  le  dévoraient;  il  croyait  que  depuis  longtemps 
vous  n'existiez  plus ,  et  que  son  crime  était  irré- 
pai'abie.  Cependant  il  avait  résolu  de  partir  pour 
la  guerre  sainte ,  afin  de  vous  justifier  auprès  de 
votre  époux  ;  mais  il  ne  lui  a  pas  été  permis  d'ex- 
pier ses  forfaits.  La  mort  lui  en  a  ravi  les  moyens. 
Ah  !  s'il  avait  pu  se  douter  qu'il  était  si  près  de 
vous! 

GENEVIÈVE. 

Et  vous  a-t-il  dit,  mon  père,  quel  était  le  sort 
de  Sigefroi? 

l'ekmite. 

Il  n'était  point  encore  revenu  de  la  guerre  où 
son  courage  l'avait  conduit. 

GENEVIÈVE. 

Et  mon  fils? 

l'ermite. 
Il  a  suivi  son  père. 

GENEVIÈVE. 

Ah  !  si  je  retrouve  mon  époux ,  comment  pour- 
rai-je  le  convaincre  de  mon  innocence? 
l'ekmite. 

En  voici  le  moyen  assuré.  Golo  m'a  remis  une 
confession  tout  entière  écrite  de  sa  m.ain.  Pour 
remplir  ses  désirs,  je  la  porte  toujours  avec  moi. 
Il  m'a  fait  promettre,  en  expirant,  de  la  remettre 
moi-mêm.e  à  Sigefroi  dès  qu'il  serait  revenu  de  la 
guerre.  Votre  histoire  et  la  sienne ,  ses  artifices  et 
votre  innocence,  tout  est  expliqué,  tout  est  prouvé 
par  cet  aveu.  {H  remet  un  papier  à  Geneviève.) 

GENEVIÈVE. 

Ciel  !  ah  !  comme  mon  époux  est  justifié  !  Quel 
tissu  de  mensonges,  quelle  habileté  perfide!  mon 
écriture  imitée,  des  témoins  subornés;  tout,  tout 
devait  m'accuser. 

l'ekmite. 

Ame  douce  et  généreuse ,  esî-ce  ainsi  que  vous 
pardonnez  ? 

GENEVIÈVE. 

Mon  père,  dites  plutôt  que  c'est  ainsi  que  j'aime. 
Ah ,  mon  Dieu  !  faites  que  je  retrouve  Sigefroi  ; 
qu'il  serre  sa  fille  dans  ses  bras ,  et  que  la  mort 
vienne  ensuite  m'affraacuir  des  amours  terrestres. 
Le  plus  pur  de  tous  trouble  encore  le  cœur  où 
Dieu  seul  doit  régner. 

(  On  entend  des  cors  de  chasse  dans  Véloigne- 
ment.  ) 


3. 


442 


GENEVIEVE  DE  BRABÂNT,  ACTE  II,  SCENE  III. 


Mais  qu'est-ce  que  j'entends?  d'où  viennent  ces 
sons  enchanteurs? 

l'enfant. 

Ah!  ma  mère,  quel  bruit  harmonieux  me  ré- 
veille !  comme  le  cœur  me  bat  !  cela  ne  ressemble 
pas  au  chant  des  oiseaux.  Dis -moi,  ces  sons  an- 
noncent-ils l'approche  des  pays  oiî  nous  allons? 
Ah  !  qu'ils  doivent  être  beaux! 
l'eemite. 

C'est  sans  doute  la  musique  d'une  chasse  qui  se 
fait  entendre.  Jamais ,  avant  ce  jour,  les  chasseurs 
n'étaient  arrivés  jusqu'ici. 

GENEVIÈVE. 

Mon  père,  souffrez  que  votre  ermitage  me  serve 
d'asile.  Je  crains  de  m'offrir  aux  regards  des  hom- 
mes; mon  humble  vêtement  attirerait  leur  dédai- 
gneuse pitié. 

l'enfant. 

Ma  mère ,  permets  que  je  demeure  encore  ici 
quelques  instants 

GENEVIÈVE. 

Daignez  rester  un  moment  avec  elle.  Quand  son 
innocente  curiosité  sera  satisfaite,  quand  elle  aura 
vu  passer  la  chasse ,  vous  viendrez  me  rejoindre 
tous  les  deux.  Je  vais  vous  attendre  dans  votre 
cellule  :  je  l'aperçois  d'ici ,  j'y  puis  aller  sans  vous. 
l'enfant. 

D'oiî  vient  que  ma  biche  a  l'air  si  craintif?  elle 
voudrait  se  cacher  derrière  l'arbre.  D'où  naît  s?. 
frayeur?....  Mais  que  vois-js? 

SCÈNE  m. 

ADOLPHE,  L'ENFANT,  des  chasseubs, 
L'EPiMlTE. 

ADOLPHE,  un  arc  à  la  main. 

Cette  flèche  va  la  percer.  Vous  allez  la  voir  tom- 
ber morte  à  l'instant. 

l'enfant,  se  jetant  à  genoux. 

Ah!  ciel!  qu'allez -vous  faire  ?  Tuer  ma  biche , 
ma  pauvre  biche  que  je  connais  depuis  si  long- 
temps? tuez-moi  plutôt.  Qui  que  vous  soyez,  vous 
avez  l'air  tout  jeune;  on  dirait  que  vous  êtes  à 
peu  près  de  mon  âge.  Comment  se  fait-il  que  vous 
n'ayez  point  de  pitié  ? 

ADOLPHE. 

Petite,  levez- vous.  Puisque  vous  aimez  cette 
biche ,  je  veux  bien  Tépargner.  Mais  que  dira  mon 
père,  quand  il  saura  que  je  suis  venu  toujours  en 
chassant  jusqu'ici,  que  j'aî  parcouru  plus  de  vingt 
lieues  sans  rien  tuer? 

l'enfant. 

Sans  rien  tuer  !  Est-ce  pour  cela  que  vous  êtes 


si  bien  vêtu,  qu'on  entend  de  si  beaux  sons  autour 
de  vous?  Et  moi  donc,  si  je  ne  vous  avais  pas 
prié,  m'auriez-vous  traitée  comme  ma  biche?, 

ADOLPHE. 

Y  pensez-vous ,  chère  petite  !  comment  vous 
comparez-vous  à  cet  animal? 
l'enfant. 

Comme  vous  appelez  ma  biche  !  savez -vous 
qu'elle  m'a  nourrie  dans  le  désert  où  j'ai  passé 
toute  ma  vie  ? 

ADOLPHE. 

Ah!  que  vous  avez  dû  vous  ennuyer!  Moi,  j'ai 
passé  les  Pyrénées;  j'ai  été  en  Espagne,  j'ai  fait  la 
guerre. 

l'enfant. 

La  guerre  !  n'est-ce  pas  tuer  les  hommes,  comme 
vous  vouliez  tuer  ma  biche? 

ADOLPHE. 

Oui.  Mais  les  hommes  peuvent  se  défendre. 

l'enfant;  ' 

Ma  biche  ne  le  pouvait  pas. 

ADOLPHE. 

Chère  petite,  il  faut  que  je  vous  quitte.  Je  vais 
retrouver  mon  père,  car  je  suis  sur  qu'il  est  inquiet 
de  mon  absence.  Il  est  triste,  il  a  besoin  de  moi. 
l'enfant. 

D'où  naît  sa  tristesse  ?  Vit-il  aussi  dans  le  dé- 
sert? 

ADOLPHE. 

Non.  Il  est  entouré  d'une  cour  nombreuse,  mais 
il  y  vit  plus  solitaire  que  vous  ne  Têtes  dans  vos 
bois.  Moi  seul,  quelquefois,  je  le  fais  sourire;  mais 
quelquefois  aussi  il  me  repousse  loin  de  lui.  0  mon 
Dieu  !  qu'il  est  malheureux  ! 

l'enfant. 

Amenez-le  près  de  ma  mère*  Toujours ,  quand 
je  pleurais ,  elle  savait  me  consoler.  Peut-être  sa 
douce  voix  ferait-elle  du  bien  à  votre  père.  Au 
reste,  les  pères,  ils  ne  sont  pas  bons  comme  les 
mères  ;  ils  abandonnent  quelquefois  leurs  enfants. 

ADOLPHE. 

Mon  père  est  bon,  mais  il  souffre;  je  ne  sais 
pourquoi. 

l'enfant. 

Je  voudrais  tant  le  soulager  !  Cela  se  peut-il  ? 
Conduisez-moi  vers  lui. 

ADOLPHE. 

Je  n'oserais  pas.  La  vue  d'un  enfant  lui  est 
odieuse. 

l'enfant. 

Il  hait  les  enfants  !  ma  mère  m'a  toujours  dit  qu« 
Dieu  les  aimait. 


GENEVIEVE  DE  BRABÂNT,  ACTE  III,  SCENE  I. 


443 


ADOLPHE. 

Priez  pour  mon  père,  chère  petite,  car  il  est 
bien  à  plaindre. 

l'enfant. 

Oh  !  je  le  veux  bien.  Et  comment  vous  appelez- 
vous  ? 

ADOLPHK. 

Adolphe. 

l'enfant. 
■  Je  demanderai  donc  à  Dieu  qu'il  console  le  père 
d'Adolphe. 

ADOLPHE. 

Oui  sans  doute.  Et  vous ,  quel  est  votre  nom  ? 
l'enfant. 

L'Enfant  de  la  douleur  '.  Ma  mère  m'a  dit  que 
je  garderais  ce  nom,  jusqu'à  ce  que  j'en  aie  rsçu 
un  autre  de  mon  père. 

ADOLPHE. 

L'Enfant  de  la  douleur  !  c'est  bien  triste.  Je  veux 
vous  appeler  autrement. 

l'ekmite  ,  derrière  la  scène. 
Ma  fille,  votre  mère  vous  attend. 

l'enfant. 
J'y  vais.  Mais ,  dites-moi ,  vous  reverrai-je  ? 

ADOLPHE. 

11  est  tard.  La  nuit  va  venir.  J'ai  laissé  mon 
père  à  quelques  lieues.  Je  tâcherai  de  l'engager  à 
venir  jusqu'ici  demain  matin,  pour  chasser  encore. 
S'il  consent  à  vous  regarder,  il  vous  trouvera  bien 
jolie.  Adieu.  Je  reviendrai  bientôt. 
l'enfant. 

Adieu,  adieu. 


*«»9«9d4  ■«âaao» 


ACTE  TROISIÈME. 


SCENE  PREMIERE. 

GENEVIÈVE,  L'ERMITE. 

l'ekmite. 
D'où  vient,  madame,  que  vous  ne  pouvez  goûter 
un  instant  de  repos ,  et  qu'avant  le  jour  vous  quit- 
tez la  paisible  retraite  que  vous  aviez  daigné  choi- 
sir pour  abri  ? 

GENEVIÈVE. 

Mon  père,  vous  avez  entendu  ce  que  ma  fille 
m'a  raconté  hier  au  soir  de  son  entretien  avec  le 
jeune  chasseur  qui  menaçait  de  tuer  sa  biche.  Eh 
bien!  ce  chasseur,  c'est  mon  fils.  Celui  qui  va  ve- 

'  Dolorosus  est  lo  nom  de  l'enfant  de  Geneviève  daus  la 
légende. 


nir,  c'est  Sigefroi,  c'est  mon  époux.  Un  pressen- 
timent infaillible  m'en  répond. 
l'ekmite. 
Comment?... 

GENEVIÈVE. 

Pendant  le  récit  de  ma  fille  un  trouble  nouveau 
s'est  emparé  de  moi.  J'ai  senti  cette  émotion  pro- 
fonde qui  jamais  ne  parle  en  vain  aux  âmes  reli- 
gieuses. J'ai  voulu  rester  seule,  et  pendant  la  nuit 
je  me  suis  prosternée  devant  Dieu  pour  obtenir 
que  mon  sort  me  fût  révélé.  Aussitôt  un  songe 
mystérieux  m'a  fait  revoir  mon  époux.  Il  était  ir- 
rité. Mes  larmes  ne  le  touchaient  point  :  il  repous- 
sait sa  fille  loin  de  lui.  Je  voulais  vous  appeler, 
mon  père,  pour  que  vous  puissiez  donner  à  mon 
époux  le  témoignage  du  malheureux  Golo  ;  mais 
un  instinct  secret  me  dit  que  le  cœur  seul  de  Sige- 
froi devait  le  ramener  à  moi ,  et  qu'il  devait  en 
croire  mes  serments,  avant  d'être  convaincu  par 
aucune  preuve.  Alors ,  de  nouveau  j'essayai  de  l'at- 
tendrir. Je  l'implorais  pour  ma  fille  et  pour  moi  : 
mes  efforts  étaient  vains  ,  quand  tout  à  coup  l'ange 
de  la  mort  m'est  apparu  et  m'a  dit  :  «  Femme  in- 
«  fortunée ,  veux-tu  m-ourir  ?  à  ce  prix  ton  époux 
«  te  croira.  »  D'abord,  la  terreur  m'a  saisie  ;  mais 
j'en  ai  bientôt  triomphé,  et  je  me  suis  soumise  à 
donner  ma  vie  pour  convaincre  mon  époux  de  mon 
innocence.  A  peine  cet  acte  de  résignation  s'était-il 
accompli  dans  mon  cœur,  que  j'ai  vu  ma  fille  dans 
les  bras  de  Sigefroi  :  il  se  jetait  à  mes  pieds  avec 
elle.  Alors  ma  vision  a  cessé.  Ne  m'annonçait-elle 
pas,  mon  père,  que  je  dois  mourir  à  l'instant  où 
le  bonheur  me  sera  rendu  ? 

l'ekmite. 

Ne  vous  aveuglez-vous  point,  madame?  n'est-ce 
pas  le  trouble  de  votre  imagination  que  vous  pre- 
nez pour  un  présage? 

GENEVIÈVE. 

Non,  non.  Pendant  dix  années  j'ai  éprouvé  cette 
ferveur  religieuse  qui  nous  unit  plus  intimement 
avec  les  secrets  de  la  nature.  La  volonté  suprême 
de  la  Divinité  se  fait  sentir  à  moi  par  des  rapports 
inconnus  aux  âmes  que  remplissent  les  intérêts  de 
la  terre.  Mon  père ,  prêtez-moi ,  pour  quelques  ins- 
tants, le  voile  dont  vous  couvrez  les  saintes  ima- 
ges qui  sont  au  fond  de  votre  cellule  :  je  veux  par- 
ler à  mon  époux  sans  qu'il  puisse  me  reconnaître 

Dieu  !  qu'est-ce  que  j'aperçois  ?  un  enfant  qui  s'ap- 
proche. Oui ,  je  le  vois  ;  oui ,  je  le  sens  ,  c'est  mon 
fils  !  et  je  ne  puis  voler  vers  lui.  Il  faut  me  cacher 
à  ses  yeux  ;  il  le  faut.  {,Elle  se  retire  dans  l'ermi- 
tage.) 


444 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  lïl,  SCENE  IV. 


SCENE  IL 

ADOLPHE  ET  SIGEFROI. 

ADOLPHE. 

Mon  père,  venez  par  ici  :  c'est  dans  ce  même 
lieu  que  j'ai  vu  cette  enfant  si  jolie  que  je  voulais  vous 
montrer. 

SIGEFROI. 

Je  ne  sais  pourquoi ,  mon  fils ,  j'ai  cédé  à  tes  dé- 
slrs=  Je  fuis  les  hommes ,  et  la  présence  des  enfants 
m'inspire  un  trouble  douloureux  dont  je  ne  puis 
triompher.  Comment  se  fait-il  qu'aujourd'hui  je 
n'aie  pu  résister  à  tes  désirs  ?  il  n'y  avait  rien  dans 
tes  prières  qui  dût  m'entraîner  ainsi.  Mais  mon 
âme  s'attendrissait  d'elle-même,  et  ta  voix  dispo- 
sait de  ma  volonté. 

ADOLPHE. 

Mon  père ,  je  voudrais  bien  exercer  quelquefois 
ce  pouvoir  sur  vous  ;  j'essayerais  de  vous  arracher 
à  votre  tristesse.  Ah  !  si  ma  mère  vivait  encore , 
nous  ne  serions  pas  si  malheureux  ! 

SIGEFaOI, 

Ta  mère  !  d'oii  vient  que  tu  la  nommes  ?  je  t'avais 
défendu  de  m'en  parler. 

ADOLPHE. 

Pardon,  mon  père,  si  je  renouvelle  ainsi  votre 
peine  ;  mais  la  petite  fille  que  j'ai  rencontrée  m'a 
peint  si  vivement  le  bonheur  d'avoir  une  mère,  que 
je  n'ai  pu  m'empêcher  de  pleurer  la  mienne  avec 
vous. 

SIGEFBOI. 

Avec  moi  !  qui  t'a  dit  que  je  la  regrette  ? 

ADOLPHE. 

Vos  chagrins  n'ont  coumiencé  qu'à  sa  mort? 

•       SIGEFEOI. 

Nul  ne  sait  ce  qui  se  passe  au  fond  du  cœur.  La 
destinée  a  tant  de  moyens  de  tourmenter  l'homme  ! 
qui  peut  deviner  quel  est  celui  qu'elle  a  tourné  con- 
tre moi.' 

ADOLPHE. 

Il  est  pourtant  si  aisé  d'être  content!  Courir, 
chasser,  jouir  de  ce  beau  temps,  parcourir  ces  fo- 
rêts ,  sentir  qu'on  vit  seulement ,  est  un  plaisir. 

SIGEFSOI. 

Adolphe ,  Adolphe ,  tant  qu'on  peut  exister  seul , 
la  nature  donne  mille  plaisirs  ;  mais  quand  ce  mal- 
heureux cœur  ressent  le  besoin  d'aimer,  qu'il  est 
offensé ,  qu'il  est  trahi ,  qu'importent  ce  soleil ,  cet 
air  pur ,  ces  amusements  simples  et  vifs  que  l'on  ne 
peut  plus  goûter  !  Un  poids  affreux  pèse  sur  mon 
âme.  Respirer  est  un  effort,  m'éveiller  un  supplice, 
et  sur  tous  ces  objets  qui  t'enchantent,  je  crois 
voir  planer  les  ténèbres. 


ADOLPHE. 

Que  dites-vous,  mon  père? 

*         SIGEFBOI. 

A  qui  vais-je  parler  de  ma  douleur?  à  cet  enfant 
qui ,  sans  moi ,  n'en  connaîtrait  pas  même  le  nom. 
Va ,  laisse-moi  !  va  chercher  les  compagnons  de  tes 
jeux.  Laisse-moi! 

SCÈNE  III. 

SIGEFROI,  seul. 

Malheureuse  Geneviève,  voilà  le  fruit  de  ton 
crime  !  Dix  ans  n'ont  pu  me  rendre  le  calme  ;  dix 
ans  n'ont  fait  que  donner  à  mes  chagrins  un  carac- 
tère plus  fort  et  plus  sombre.  Je  hais  le  sort  qui 
m'a  choisi  pour  subir  de  tels  affronts  ;  je  ne  puis 
rien  trouver  de  tendre  au  fond  de  mon  âme.  L'ou- 
trage dessèche  le  cœur.  Si  j'avais  pu  douter ,  si  j'a- 
vais eu  des  remords  !  oui  des  remords ,  je  les  envie , 
ils  me  seraient  moins  amers  que  les  fureurs  qui 
m'agitent.  Si  j'avais  pu  me  repentir,  dans  ce  mo- 
ment du  moins  je  l'aurais  crue  innocente  ;  je  l'au- 
rais crue  fidèle  !  mais  cette  image  qui  me  poursuit 
ne  cesse  d'irriter  ma  colère,  et,  cent  fois  le  jour, 
je  donne  âe  nouveau  la  mort  à  cet  objet  coupable, 
dont  le  cœur  a  trahi  tant  d'amour. 

Quelle  est  cette  femme  qui  s'avance,  le  visage 
couvert  d'un  voile  ?  Sa  marche  est  tremblante.  Je 
devrais  aller  vers  elle.  Mais  pourquoi  témoigner  de 
la  pitié  à  une  femme  ?  En  a-t-elle  eu  pour  moi , 
celle  qui  pénétra  mon  cœur  de  confiance,  pour  ren- 
dre plus  acérés  les  traits  de  la  perfidie? 

SCÈNE  IV. 
GENEVIÈVE,  SIGEFROI. 

SIGEFEOI. 

Madame 

GENEVIÈVE. 

Seigneur 

SIGEFBOI. 

Vous  chancelez.  Asseyez-vous,  de  grâce.  Seriez- 
vous  la  mère  de  cette  enfant  que  mon  fils  a  rencon- 
trée? 

GENEVIÈVE. 

Oui,  seigneur.  s 

SIGEFBOI. 

Et  comment  vous  et  votre  fille  êtes-vous  dans  ce 
désert  ? 

GENEVIÈVE. 

Ma  fille  y  est  née ,  et  je  ne  l'ai  pas  quittée. 

SIGEFBOI. 

Son  père  ne  vivait  donc  plus  ? 


GENEVIEVE  DE  BRàBÂNT,  A.CTE  III,  SCENE  IV 


GENEVIEVE. 

Seigneur,  il  vit;  mais  il  nous  avait  bannies. 

STGEFKOI. 

L'aviez-vous  offensé  ? 

GENEVIÈVE. 

Non ,  seigneur. 

SIGEFKOI. 

Il  était  donc  injuste  ? 

GENEVIÈVE. 

Seigneur,  il  était  trompé. 

SIGEFEOI. 

Trompé  !  c'est  impossible.  Un  père ,  un  époux  ne 
condamne  que  quand  il  est  certain  du  crime. 

GENEVIÈVE. 

Il  n'y  a  rien  de  certain  pour  l'homme  que  sa 
conscience  et  son  Dieu. 

SIGEFEOI. 

Quand  un  époux  est  trahi ,  quand  l'amour  et  la 
foi  sont  méprisés,  ce  n'est  point  assez  de  bannir. 
Non,  ce  n'est  point  assez  :  il  faut  que  la  mort 

GENEVIÈVE. 

Seigneur,  mon  époux  aussi  avait  ordonné  que  je 
périsse. 

SIGEFKOI. 

Et  comment  sa  volonté  ne  fut-elle  pas  obéie? 
Quel  lâche,  quel  perfide,  abusant  de  sa  confiance 

GENEVIÈVE. 

Il  VOUS  paraît  donc  bien  coupable,  seigneur,  ce- 
lui qui  m'a  sauvé  la  vie.' 

SIGEFKOI. 

Qu'ai -je  dit?  Pardon,  m.adame;  es  n'est  pas  à 
vous  que  ce  discours  s'adresse.  Ma  destines ,  mon 
malheur  me  trouble.  Vos  chagrins  aussi  donnent 
à  votre  voix  des  rapports  douloureux  avec  un  ob- 
jet dont  le  souvenir  m'est  horrible. 

GENEVIÈVE. 

Ce  triste  objet ,  seigneur,  ne  vous  fut-il  jamais 
cher  ? 

SIGEFKOI. 

Sans  doute;  une  fois. 

GENEVIÈVE. 

Ah  !  s'il  me  fallait  haïr  ce  que  j'ai  tendrement 
aimé,  il  me  semblerait  que  mon  cœur  est  déjà  sous 
l'empire  de  la  mort. 

SIGEFKOI. 

Mais  cet  époux ,  qui  vous  a  condamnée,  ne  vous 
est-il  pas  odieux.' 

GENEVIÈVE. 

Non ,  seigneur  ;  je  le  chéris  encore.  Son  injus- 
tice ne  peut  effacer  de  mon  cœur  ce  que  j'aimais , 
ce  que  j'admirais  en  lui. 


SIGEFKOI. 

Quoi!  votre  longue  solitude;  quoi  !  vos  mal- 
heurs n'ont  point  aigri  votre  âme  ? 

GENEVIÈVE. 

Je  n'avais  point  de  reproche  à  me  faire.  Dieu 
me  protégeait.  Pourquoi  donc  aurais-je  connu  les 
sentiments  amers  que  la  haine  seule  fait  naître.' 

SIGEFKOI. 

Voulez-vous  m'accuser  par  ces  paroles  ?  préten- 
dez-vous que  je  sois  coupable?  ne  savez -vous 
pas?...  D'oCi  vient  que  votre  voix,  que  votre  pré- 
sence, bouleversent  mon  âme?  Toutes  les  femmes 
ont-elles  quelques  traits  de  celle  qui  m'a  trahi  ? 
Otez  votre  voile,  pour  que  voti'e  visage  dissipe 
mon  trouble.  Savez-vous  que  l'ombre  de  Geneviève 
m'est  apparue  souvent,  revêtue  du  crêpe  funèbre 
qui  vous  couvre  !  hâtez-vous  de  rejeter  cette  per- 
fide ressemblance  ;  ôtez  votre  voile ,  ou  je  croirai 
la  voir  encore,  et  ma  fureur... 

GENEVIÈVE ,  étant  son  voile. 

Seigneur,  satisfaites-la. 

SIGEFBOI. 

Geneviève  !  Geneviève  !  ô  terre  !  engloutis-nous. 

—  Qui  vous  a  sauvée?  est-ce  l'infâme  que  vous 
m'avez  préféré?  est-il  auprès  de  vous?  je  n'ai  pu 
l'atteindre,.  On  dit  qu'il  respire  encore  :  peut-être 
est-il  caché  dans  ces  forêts  ? 

GENEVIÈVE. 

Seigneur,  la  solitude  de  ces  lieux  est  profonde. 

—  Revenez  à  vous ,  et  n'y  cherchez  que  moi.  Je 
ne  veux  point  éviter  votre  vengeance  ;  je  suis  là 
pour  recevoir  la  mort,  eu  pour  rae  justifier. 

SIGEFUOI. 

Qu'osez -vous  opposer  à  des  preuves  sans  nom- 
bre?... 

GENEVIÈVE. 

J'en  pourrais  donner  de  plus  fortes.  Mflis  si 
mon  époux  ne  revient  à  moi  que  comme  un  juge , 
je  ne  veux  pas  survivre  à  ce  jour  que,  pendant  dix 
années ,  je  n'ai  cessé  de  demander  au  ciel. 

SIGEFKOI. 

Dix  années,  Geneviève  ! 

GENEVIÈV3.  ■ 

Oui ,  tu  vois  Eur  mon  visage  les  traces  profon- 
des de  la  douleur.  Rappelle -toi  Geneviève  quand 
tu  l'aimais.  Comme  elle  était  heureuse!  comme 
ton  amour  l'entourait  de  toutes  les  prospérités  de 
la  terre!  Eh  bien!  elle  était  alors  moins  digne  de 
ta  tendresse  que  sous  ces  tristes  vêtements,  em- 
blème de  sa  misère.  Sigefroi ,  l'on  t'a  dit  que  je 
ne  t'aimais  plus ,  que  j'avais  profané  tout  à  la  fois 
et  l'amour  et  l'hyménée ,  et  mon  cœur  et  la  Divi- 
1  nité.  Sigefroi,  tii  l'as  pu  croire!  Souviens-toi  du 


446 


GENEVIEVE  DE  BRADANT,  ACTE  III,  SCENE  VI. 


jour  de  ton  départ,  de  ce  désespoir,  de  ce  déchire- 
ment que  j'éprouvai ,  quand  tu  te  séparas  de  moi. 
Ah  !  l'absence  ne  fait  souffrir  ainsi  qu'une  âme 
fidèle  et  profonde.  Souviens-toi  de  mon  admira- 
tion pour  tes  exploits.  Qui  jamais  aima  comme 
moi  tes  vertus  et  tes  charmes  ?  dans  quels  yeux 
as -tu  jamais  vu  tant  de  tendresse,  tant  de  res- 
pect? Dis-moi,  mon  âme  ne  répondait-elle  pas 
tout  entière  à  la  tienne  .'*  Te  restait-il  un  doute ,  te 
restait-il  un  nuage  quand  je  tendais  la  main  vers 
toi  ?  et  mes  regards  n'exprimaient-ils  pas  la  vérité 
du  ciel,  la  vérité  de  l'amour.? 

SIGEFKOI. 

Oui ,  tu  m'as  aimé  ;  je  le  sais. 

GENEVIÈVE. 

Sigefroi,  je  t'aime.  Tu  as  voulu  ma  mort,  celle 
de  mon  enfant  !  Seule  dans  l'univers  avec  lui,  j'ai 
disputé  sa  vie  aux  animaux ,  à  la  terre  qui  refusait 
quelquefois  de  nous  nourrir.  J'ai  été  mère  avec 
courage,  avec  dévouement. 

SIGEFBOI. 

Que  dis-tu,  malheureuse!  oses-tu  parler  de  ta 
fille?... 

GENEVIÈVE. 

N'achève  pas  !  n'outrage  pas  son  innocence  !  Bien- 
tôt tu  ne  douteras  plus  ni  d'elle  ni  de  moi.  Maig 
si  ton  cœur  se  refuse  encore  à  l'accent  de  l'amour, 
écoute  un  langage  plus  solennel.  Notre  vie  tout 
entière,  depuis  dix  ans,  n'est  qu'une  suite  de  pro- 
diges. Nous  devions  périr  mille  fois ,  sans  la  pro- 
tection du  ciel.  L'aurait-il  accordée  à  des  coupa- 
bles !  Ce  calme  qu'il  a  mis  dans  mon  sein  au  milieu 
de  tous  les  malKeurs,  l'as-tu  goûté,  Sigefroi ,  dans 
ton  éclatante  vie?  Après  dix  ans  de  solitude,  pen- 
ses-tu que  le  cœur  puisse  rester  capable  de  men- 
songe? Ah  !  qui  vécut  dix  ans- en  présence  de  son 
Dieu  n'a  plus  affaire  avec  les  ruses  des  hommes.  Il 
me  reste  peu  de  temps  à  vivre,  et  toi-même,  Sige- 
froi ,  tu  ne  pourrais  me  rendre  le  bonheur  sur  la 
terre  :  j'en  ai  perdu  l'habitude ,  et  mes  forces  n'y 
résisteraient  pas.  Écoute  donc  ma  voix  comme 
celle  des  mourants ,  je  me  sens  sur  les  confins  de 
cette  vie  et  de  l'autre.  Aimer,  6  mon  époux  !  ap- 
partient à  toutes  deux.  Que  mon  accent ,  que  mes 
paroles  dessillent  enfin  tes  yeux,  sans  qu'il  soit 
besoin  d'aucun  autre  témoignage.  Écoute... 

SCENE  V. 
GENEVIÈVE,  SIGEFROI,  ADOLPHE, 

L'ENFANT. 

ADOLPHE. 

Mon  père ,  voilà  cette  petite  fille  que  je  voulais 
vous  faire  voir. 


SIGEFKOI. 

Dieul 

GENEVIÈVE. 

Sigefroi,  m'est-il  permis  d'embrasser  Adolphe... 
et  ma  fille  peut-elle... 

SIGEFBOI.  J 

Non,  non;  la  vue  de  cette  enfant  a  ranimé  la  fu-  1 
reur  que  votre  voix  trompeuse  avait  suspendue. 
Mon  fils ,  suivez-moi.  Partons. 

GENEVIÈVE. 

Partir  sans  que  mon  fils  m'ait  reconnue ,  sans 
que  ma  fille...  Non ,  Sigefroi  ;  non. 

SIGEFKOI. 

Laissez-moi. 

GENEVIÈVE ,  se  Jetant  à  genoux. 

Eh  bien ,  ange  de  la  mort ,  qui  m'êtes  apparu 

cette  nuit,  je  vous  somme  de  vos  promesses!  Il 

ne  veut  croire  ni  l'amour,  ni  mes  serments  !  mais 

si  j'expire  à  ses  pieds,  il  ne  doutera  plus  de  mon 

cœur.  Grand  Dieu  !  recevez-moi  dans  votre  sein. 

{Elle  s'évanouit.) 

l'enfanx. 

0  ciel  !  ma  mère ,  qu'avez-vous  ? 

ADOLPHE. 

Mon  père,  approchons  -  nous  de  cette  femme; 
elle  se  meurt. 

SIGEFKOI. 

Geneviève,  quelle  pâleur  je  vois  sur  ton  front  ! 
Que  se  passait -il  donc  de  féroce  dans  mon  cœur, 
et  d'où  vient  que  des  sentiments  si  doux  me  pénè- 
trent soudain  ? 


SCENE  VI. 

LES  MÊMES,  L'ERMITE. 


LERMITE. 

Seigneur ,  lisez  cet  écrit  que  je  vous  aurais  re- 
mis plus  tôt,  si,  par  un  sentiment  trop  délicat, 
la  duchesse  de  Brabant  n'eût  pas  voulu  tenir  de 
votre  amour  seul  ce  que  la  justice  exigeait  de  vous. 

SIGEFKOI. 

0  Dieu  !  qu'ai -je  lu!  quelle  lumière  me  frappe  ! 
Où  est-il  ce  monstre  qui  m'a  trompé,  cet  infâme 
Golo  ? 

l'ekmite. 

Seigneur ,  sa  tombe  est  sous  vos  yeux. 

SIGEFKOI. 

Il  ne  vit  plus.  Qui  donc  reste-t-il  à  punir?  qui? 
moi ,  moi  seul  !  Geneviève  est  innocente ,  et  j'ai 
voulu  sa  mort  !  et  pendant  dix  années  elle  m'a 
fui  comme  son  assassin  !  Je  n'ose  embrasser  ses 
genoux.  Mon  fils,  prosternez -vous  aux  pieds  de 
votre  mère. 


GENEVIEVE  DE  BRABANT,  ACTE  111,  SCENE  VI. 


447 


ADOLPHE. 

Juste  ciel  !  ma  mère  ! 

siGEFBOi ,  à  la  fille  de  Geneviève. 
Viens  dans  mes  bras ,  mon  enfant. 

GENEVIÈVE  ,  ouvrant  les  yeux. 
Que  vois-je  ?  la  prédiction  est  accomplie  :  ma 
fille  est  dans  ses  bras ,  Adolphe  embrasse  sa  mère  ! 
Je  puis  mourir. 

SIGEFROI. 

O  mon  père  !  secourez-la.  Ce  n'est  pas  pour  elle 
que  la  vie  est  nécessaire.  Ah  !  cet  ange  ne  sera  bien 
que  dans  les  cieux.  Mais  moi ,  quel  asile  me  reste- 
rait-il sur  la  terre  et  au  delà  de  ce  monde ,  si  la 
mort  me  l'arrachait ,  la  mort  que  j'ai  voulu  lui 
donner  !  0  Dieu!  laissez-moi  le  temps  d'être  par- 
donné. {J  l'ermite.)  Mon  père... 
l'ermite. 

Seigneur,  votre  épouse  croyait  elle-même  que 
cet  instant  serait  le  dernier  de  sa  vie.  Elle-même 
l'a  souhaité. 

SIGEFBOI. 

Quoi  !  Geneviève ,  tu  veux  me  quitter  ?  Ah  !  je  le 
gens,  tu  ne  peux  me  souffrir.  Mais  vis,  et  laisse- 
moi  mourir  ;  bannis-moi  loin  de  toi,  que  j'aille  oc- 
cuper la  grotte  solitaire  où  ma  barbarie  t'a  relé- 
guée !  que  j'y  sois  sans  un  enfant  !  que  j'y  sois 
avec  des  remords  !  Ah  !  je  ne  serai  point  encore 
assez  puni... 

ADOLPHE. 

Mon  père,  je  vais  chercher  du  secours  :  je 
vais  appeler  les  chasseurs  qui  nous  suivaient  dans 
la  forêt. 

SIGEFEOI. 

Va,  mon  fils,  appelle-les.  Qu'ils  viennent,  qu'ils 
accourent...  (  Adolphe  sort.  ) 
l'ebmite. 

Seigneur,  ne  croyez  pas  que  les  secours  humains 
aient  le  pouvoir  de  nous  rendre  Geneviève.  Dieu 
seul  l'a  protégée  quand  vous  l'abandonniez  ;  vos 
remords  obtiendront -ils  qu'elle  vive?  Avez-vous 
dans  votre  âme  une  douleur,  uurepentirqui  puisse, 
dans  un  instant,  expier  dix  années?  le  ciel  peut- 
être  alors  vous  exaucera. 

SIGEFEOI. 

Ah,  mon  père!  que  dites -vous?  y  a-t-il  des 
larmes,  y  a  -t-il  du  sang  qui  rachetât  mon  crime  ? 
Parlez. 

l'ebmite. 

Priez  Dieu ,  priez  Geneviève  ;  son  âme  sainte  et 
pure  approche ,  en  cet  instant ,  de  la  céleste  de- 
meure !  Peut-être  s'arrêtera -t-elle  à  notre  voix; 
peut-être  demandera-t-elle  de  passer  encore  quel- 
ques jours  avec  vous  sur  la  terre. 


l'enfant. 
Non ,  ma  mère  n'est  qu'endormie  ;  je  suis  sûre 
qu'elle  va  me  répondre  :  ah  !  son  enfant  ne  l'a  ja- 
mais appelée  en  vain.  Ma  mère!  ma  mère! 

GENEVIÈVE. 

Chère  enfant  ! 

l'enfant. 
Vous  le  voyez ,  elle  me  parle. 

SIGEFBOI. 

Ciel  !  sa  main  glacée  ne  serre  plus  la  mienne. 
En  bénissant  sa  fille  aurait-elle  prononcé  sa  der- 
nière parole  ?  Geneviève  !  Geneviève!  n'entends-tu 
point  mes  cris?  ne  sens -tu  que  l'amour  de  mère? 
ton  malheureux  époux  n'est -il  donc  rien  pour  toi  ! 
L'éternel  repentir,  l'abîme  du  désespoir  est  ouvert 
sous  mes  pas  :  c'est  l'enfer  que  la  mort ,  c'est  l'en- 
fer que  la  vie.  Où  donc  est-il  le  poignard  qui  sou- 
lagerait mon  cœur?  donnez-le-moi,  donnez-le-moi. 
ADOLPHE,  revenant. 

Ils  arrivent  nos  amis,  mon  père;  ils  viennent  à 
notre  aide. 

l'ebmite. 

Mes  enfants ,  voilà  votre  père  accablé  par  des 
regrets,  par  des  tourments  qui  ne  lui  laissent  plus 
aucun  empire  sur  lui-même  ;  votre  mère  est  expi- 
rante. Dans  un  instant  vous  pouvez  être  orphe- 
lins. Demandez  à  Dieu  qu'il  vous  épargne  la  plus 
horrible  douleur  que  l'homme  puisse  éprouver  sur 
cette  terre.  Ah  !  quand  nous  perdons  ici-bas  ceux 
qui  nous  ont  donné  la  vie ,  l'image  de  la  Divinité 
semble  se  voiler  à  nos  yeux ,  et  la  solitude  de  la 
mort  commence. 

Prosternez-vous  avec  moi ,  pauvres  enfants  {Ver- 
mite  et  les  deux  enfants  se  mettent  à  genoux)  ; 
tournez  vos  regards  vers  le  ciel  !  de  là  viendra  l'es- 
pérance. Grand  Dieu  !  ces  enfants  avec  moi  vous 
demandent  la  vie  de  leur  mère!  prêtez -leur  quel- 
que temps  encore  celle  qui  les  a  tant  aimés ,  quel- 
que temps  encore ,  et  vous  la  rappellerez  à  vous. 
Mais  après  dix  années  de  souffrances,  des  instants 
de  bonheur  feront  du  bien  à  ces  âmes  troublées , 
et  votre  bonté  leur  rendra  la  force  de  vivre  et  de 
vous  servir. 

ADOLPHE. 

Ah!  mon  père,  parlez  encore;  ce  que  vous  dites 
est  si  vrai  ! 

l'enfant. 
Mon  père ,  priez  aussi  pour  moi ,  car  je  ne  veux 
pas  vivre  sans  ma  mère. 

l'ebmite. 
Mes  enfants,  entendez-vous?.... 
(  On  eiitend  de  la  musique  dans  Véloignement.) 

ADOLPHE. 

Ne  sont-ce  pas  nos  amis  qui  viennent  à  nous? 


448 


LA.  SUNAMITE,  ACTE  I,  SCENE  I. 


LEKMITE. 

Mes  enfants,  le  ciel  nous  a  répondu.  Regardez  ! 

GENEVIÈVE,  revenant  à  elle. 
Sigefroi ,  mes  enfants ,  quel  pouvoir  me  rend  à 

la  vie? 

l'enfant. 

Ma  mère ,  Dieu  nous  a  exaucés. 

GENEVIÈVE. 

Cher  époux! 

SIGEFROI. 

Geneviève  !  tu  vis  ;  je  te  retrouve.  Un  criminel 
tel  que  moi  osera-t-il  te  contempler?  pourra-t-il 
exister  encore  à  tes  pieds?  D'où  vient  que  je  ne 
puis  me  livrer  à  la  joie  ?  d'oii  vient  que  mon  âme 
repousse  encore  le  bonheur? 

GENEVIÈVE, 

Un  pressentiment  t'avertit  que  ce  bonheur  ne 
peut  durer.  Allons  rendre  grâces  à  l'Éternel  des 
jours  que  je  puis  encore  passer  auprès  de  ce  que 
j'aime.  Il  m'en  reste  peu,  je  le  sens  ;  mais  ces  jours 
seront  si  doux,  qu'ils  vaudront  une  longue  vie. 


9«  e@  ft«  &«  ««edftO 


LA  SUNAMITE, 

DRAME  EN  TROIS  ACTES  ET  EN  PROSE, 
COMPOSÉ  EN  1808. 


PERSONNAGES. 
LA  SUNAMITE. 
SA  SŒUR. 

SEMIDA,  fille  de  la  Sunamite. 
Le  prophète  ELISÉE. 
GUEHAZI ,  disciple  d'Elisée. 
Jeunes  filles  de  Sunem.    j 
Musiciens.  |  personnages  muets. 

Habitants  de  Sunem.        J 

*ACTE  PREMIER. 

Le  théâtre  représente  une  salle  préparée  pour  une  fêle. 


SCENE  PREMIERE. 
LA  SUNAMITE  et  sa  SŒUR. 

LA  SUNAMITE. 

Ma  sœur,  aide-moi ,  je  t'en  prie,  à  décorer  cette 
salle;  entoure  ces  colonnes  avec  des  guirlandes  de 
fleurs.  On  va  bientôt  venir,  et  je  veux  que  ma  fille, 
que  Semida ,  soit  contente  des  préparatifs  de  la  fête. 


LA  SŒUB. 

Cela  te  sera  bien  aisé.  Tu  sais  bien,  ma  sœur, 
que  c'est  pour  toi  qu'elle  se  prête  à  tous  les  plai- 
siers  bruyants  de  ta  maison.  Semida  est  sérieuse 
et  timide  ;  la  crainte  du  Seigneur  la  remplit  :  si 
elle  n'avait  pas  peur  de  t'affliger ,  elle  fuirait  les 
danses  et  les  concerts  qui  attirent  ici  les  habitants 
de  Sunem ,  et  se  promènerait  solitaire  avec  nous 
dans  la  forêt  des  cèdres ,  ou  sur  les  bords  du  Jour- 
dain. 

LA  SUNAMITE. 

Et  veux -tu  que  je  dérobe  à  tous  les  yeux  ses 
grâces  et  sa  beauté  ?  toutes  les  mères  d'Israël  m'en- 
vient. J'aime  à  me  parer  de  Semida. 

LA  SŒUK. 

Élève-la  pour  elle,  et  non  pour  toi.  Laisse-la 
passer  dans  la  paix  les  jours  de  son  enfance  ;  tu  as 
de  l'orgueil,  ne  le  mêle  pas  à  l'amour  maternel  : 
la  source  en  est  si  pure,  faut-il  la  troubler  ?  quand 
tu  étais  pauvre,  tu  servais  mieux  le  Très-Haut. 
Le  saint  prophète  Elisée,  qui  aimait  ton  époux 
parce  qu'il  était  pieux ,  vous  a  miraculeusement 
enrichis,  en  remplissant  vos  vases  d'une  huile  pré- 
cieuse qu'on  recherchait  partout  dans  l'Orient. 
Tant  que  ton  époux  a  vécu ,  ces  biens ,  nouvelle- 
ment obtenus,  étaient  la  fortune  du  pauvre;  mais 
depuis  sa  mort ,  la  beauté  de  ta  fille  a  séduit  ton 
cœur;  tu  veux  la  montrer  à  tous  les  regards.  Il 
vient  ici  des  hommes  et  des  femmes  qui  ne  croient 
pas  au  vrai  Dieu  !  Comment ,  en  effet ,  peut-on  re- 
cevoir la  foule  dans  sa  maison  sans  y  rencontrer 
le  méchant?  Elisée  ne  t'avait  point  fait  ces  riches 
dons  pour  les  dissiper  dans  la  fumée  des  festins , 
ni  pour  les  prodiguer  à  ces  joueurs  d'instruments 
étrangers ,  qui  enseignent  à  ta  fille  l'art  de  se  faire 
admirer. 

LA  SUNAMITE. 

Je  respecte  Elisée ,  ma  sœur,  et  parmi  ses  bien- 
faits tu  ne  rappelles  pas  le  plus  grand  de  tous. 
C'est  lui  qui  a  demandé  pour  moi  au  ciel  que  je 
donnasse  le  jour  à  Semida. 

LA  sœuB. 

Tes  prières,  appuyées  par  le  saint  prophète, 
t'ont  fait  obtenir  la  consolation  des  jours  mauvais  ; 
un  enfant,  une  fille  qui  rafraîchira  ton  cœur, 
comme  la  rosée,  quand  l'âge  le  flétrira.  Mais  as-tu 
donc  oublié  le  vœu  solennel  de  ton  époux?  Quand 
Semida  vint  au  monde,  il  promit  à  Dieu  de  la  con- 
sacrer, jusqu'à  l'âge  de  seize  ans,  au  culte  des  saints 
autels.  Tu  es  de  la  tribu  de  Lévi ,  et  les  prêtres 
ont  accepté  ton  enfant,  quand  son  père  l'a  présen- 
tée au  tabernacle.  Depuis  un  an  déjà  elle  devrait 
vivre  au  milieu  des  filles  pieuses  qui  chantent  les 


L4  SUINAMITE,  ACTE  I,  SCENE 

louanges  de  l'Éternel,  brûler  l'encens  dans  le  sanc- 
tuaire, filer  les  vêtements  de  lin  des  sacrificateurs, 
et  ne  jamais  se  montrer  que  dans  le  temple.  Ton 
époux  est  mort  quand  Semida  était  encore  au  ber- 
ceau ;  mais  à  présent  qu'elle  pourrait  accomplir  le 
vœu  de  son  père ,  d'où  vient  que  tu  lui  caches  sa 
vocation  sainte?  d'où  vient  que  tu  as  exigé  de  moi 
de  ne  pas  la  lui  apprendre?  Ne  frémis-tu  donc  pas 
des  menaces  prononcées  contre  ceux  qui  manquent 
aux  promesses  faites  à  l'Éternel? 

LA  SUNAMITE. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  me  suis  liée  par  cette  pro- 
messe insensée. 

LA  sœuK. 

Ton  époux ,  en  mourant ,  t'avait  chargée  de  l'ac- 
complir. 

LA  SUNAMITE. 

Il  était  vieux;  il  n'attachait  plus  de  prix  aux 
louanges  des  hommes.  11  aurait  voulu  que  la  jeu- 
nesse marchât  timidement  dans  la  vie,  coname  sur 
le  bord  de  la  tombe. 

LA  SCEUH. 

S'agit-il  de  le  juger,  quand  il  faudrait  lui  obéir? 

LA   SUNAMITE. 

Quoi,  ce  qu'il  y  a  de  plus  charmant  sous  le  so- 
leil serait  enfoui  dans  l'obscurité  !  Les  arts  enchan- 
teurs cultivés  par  Semida  ajoutent  un  nouvel  éclat 
à  ses  charmes,  et  le  bruit  de  sa  beauté  se  répandra 
dans  Israël ,  comme  le  parfum  des  citronniers. 
Pourrais-je  immoler  ses  jours  brillants  à  la  sondjre 
tristesse  d'un  vieillard? 

LA  sœuB. 

Ne  sais -tu  donc  pas,  ma  sœur,  à  quel  prix  il 
faut  obéir  à  la  volonté  du  Très -Haut?  Pourquoi 
le  patriarche  Abraham  leva-t-il  le  couteau  sur  son 
fils  Isaac?  pourquoi  Jephthé  le  plongea-t-il  lui- 
même  dans  le  sein  de  sa  fille  ?  c'était  pour  accom- 
plir un  vœu  fait  au  Dieu  d'Israël  !  Et  toi ,  ma  sœur, 
et  toi,  comment  oses -tu  te  révolter  contre  une 
privation  légère,  quand  nos  pères  se  sont  soumis 
à  de  si  terribles  sacrifices  ? 

LA  SUNAMITE. 

J'aurais  élevé  ma  fille  avec  tant  de  soin ,  pour 
qu'elle  languît  dans  le  temple  ! 

LA  SŒUB. 

Y  languir  !  Ma  sœur,  elle  s'y  préparerait,  jusqu'à 
l'âge  de  quinze  ans,  à  toutes  les  vertus  qui  doivent 
la  rendre  un  jour  plus  chère  à  son  époux.  Lorsque 
Elisée  est  venu  dans  ta  maison ,  il  y  a  un  an ,  ne 
t'a-t-il  pas  reproché  l'oubli  des  saintes  promesses 
que  je  te  rappelle  en  vain  ? 

LA  SUNAMITE. 

Le  prophète  a  gardé  le  silence  sur  ces  promesses. 


I. 


449 


LA  sœuH. 

Ne  crois  pas  qu'il  les  ignore.  Ma  sœur ,  s'il  se 
tait,  c'est  qu'il  te  livre  à  ta  conscience. 

LA   SUNAMITE. 

Si  j'ai  trop  aimé  Semida  pour  accomplir  un  vœu 
cruel ,  Elisée  pardonnera  cette  faiblesse  au  cœur 
d'une  mère. 

LA  sœuK. 

Peux-tu  donc  t'aveugler  sur  la  sévérité  des  pro- 
phètes ?  Elisée  n'est-il  pas  le  disciple  d'Élie ,  qui 
remplissait  tout  Israël  de  terreur? 

LA  SUNAMITE, 

Tout  Israël  dira  que  ma  fille  est  la  plus  char- 
mante des  filles  d'Abraham.  L'enfance  jette  encore 
un  voile  sur  les  traits  et  sur  les  regards  de  Semida  ; 
mais  qui  jamais  égalera  sa  beauté,  quand  sa  taille 
s'élancera  comme  le  palmier ,  et  que  la  fraîcheur 
du  matin  colorera  ses  joues  ?  Non ,  je  ne  cacherai 
pas  ma  colombe  dans  les  déserts.  Que  les  palais 
soient  sa  demeure  ;  que  l'or  et  les  fleurs  lui  servent 
de  parure.  Peut-être  un  jour  sera-t-elle  choisie  par 
l'un  de  nos  rois  pour  partager  son  trône.  Ma  sœur, 
ne  trouble  pas  les  rêves  de  mon  bonheur  !  Tu  vas 
voir  Semida  ;  tu  l'entendras  jouer  de  la  harpe  : 
ainsi  jadis  David  charmait ,  par  ses  accords ,  Saùl 
furieux.  Une  femme  de  Babylone  lui  a  appris  une 
danse  nouvelle,  qui  fait  admirer  ses  pas  si  légers 
et  si  rapides.  Ma  sœur,  prends  part  à  ma  joie. 
LA  sŒua. 

Tu  as  bien  plus  de  science  que  moi ,  ma  sœur. 
Les  hommes  de  la  Chaldée,  qui  ont  étudié  le  cours 
des  astres ,  t'ont  révélé  les  secrets  de  leur  art.  Moi , 
j'ai  vécu  toujours  seule  dans  la  maison  de  notre 
père ,  et  je  ne  suis  venue  auprès  de  toi  que  quand 
la  mort  de  ton  époux  t'a  fait  souhaiter  une  com- 
pagne fidèle.  Mais  j'en  crois  Salomon ,  qui  défend 
de  se  livrer  aux  vanités  de  la  terre  ;  et  quand  le 
vœu  qui  pèse  sur  toi  ne  m'épouvanterait  pas ,  je 
souhaiterais  que  Semida  fût  élevée  dans  la  simpli- 
cité du  cœur. 

LA  SUNAMITE. 

Elle  ne  la  perdra  point;  elle  restera  modeste, 
et  c'est  moi  qui  serai  fière.  Ah  !  que  d'années  de 
triomphe  et  de  bonheur  sont  réservées  à  Semida. 
*LA  sœuK. 

Ma  sœur,  peux -tu  parler  de  l'avenir  avec  cette 
confiance?  Ta  fille,  hélas  !  est  bien  loin  d'y  comp- 
ter ainsi,  et  je  trouve  dans  son  regard  une  tristesse 
qui  me  serre  souvent  le  cœur. 

LA   SUNAMITE. 

Semida  est  une  créature  céleste!  tu  prends  pour 
de  la  tristesse  ce  recueillement  de  l'âme ,  qui  lui 
fait  deviner  ce  que  l'âge  apprend  aux  autres.  Elle 


450 


LA.  SUNAMITE,  ACTE  I,  SCENE  II, 


n'a  point ,  il  est  vrai ,  l'insouciante  gaieté  de  l'en- 
fance, mais  la  douceur  des  anges  se  peint  toujours 
sur  son  front.  Regarde ,  la  voilà  ! 

SCENE  IL 
LA  SUNAMITE,  LA  SOEUR,  SEMIDA. 

LA  SUNAMITE. 

Semida ,  idole  de  mon  cœur,  sois  la  bienvenue. 
Mais  pourquoi  donc  ta  parure  est-elle  si  négligée? 
Dans  une  heure  la  fête  commence,  et  tu  n'as  point 
mis  sur  ta  tête  les  fleurs  que  j'ai  cueillies  pour  toi. 

SEMIDA. 

Pardonne-moi,  ma  mère;  je  ne  l'ai  pu. 

LA   SUNAMITE. 

Tes  yeux  se  remplissent  de  larmes.  D'oij  vient 
donc  cet  air  sombre,  quand  des  succès  si  brillants 
te  sont  préparés .-' 

SEMIDA. 

Ma  mère ,  je  n'ose  1*  le  dire;  tu  me  trouveras 
trop  enfant,  et  tu  auras  raison,  sans  doute. 

LA  SUNAMITE. 

Ma  fille,  tu  ne  m'as  jamais  laissé  ignorer  ce  qui 
se  passait  dans  ton  âme. 

SEMIDA. 

.   Jamais. 

LA   SUNAMITE. 

Eh  bien,  t'en  es-tu  mal  trouvée?  n'as-tu  pas  été 
heureuse  jusqu'à  ce  jour  ? 

SEMIDA. 

Sans  doute,  j'ai  été  heureuse,  puisque  tu  m'as 
aimée  :  c'est  par  toi,  c'est  pour  toi  que  j'ai  connu 
la  vie ,  et  je  n'ai  rien  éprouvé  que  ton  cœur  ne 
m'ait  fait  sentir.  Néanmoins,  ce  matin  j'étais  seule, 
et 

LA  SUNAMITE. 

Achève,  mon  enfant. 

SEMIDA. 

J'étais  assise  auprès  de  ton  lit ,  dans  cette  place 
où  tu  as  coutume  de  me  donner  des  leçons.  Je 
pensais  à  toi ,  ma  mère  !  j'ai  pris  les  roses  dont  lu 
m'as  fait  une  couronne ,  et  je  me  suis  levée  pour 
m'en  parer ,  afin  de  te  plaire  ;  mais  voilà  que  tout 
à  coup,  à  la  place  même  queg'avais  occupée,  j'ai 
vu,  le  croiras-tu?  ne  te  paraîtrai-je  pas  insensée? 
j'ai  vu  ma  propre  figure  telle  que  l'onde  du  Jour- 
dain me  l'a  souvent  répétée;  cependant,  elle  était 
beaucoup  plus  pâle  que  moi ,  et  des  roses  toutes 
semblables  à  celles  que  je  tenais  encore  dans  ma 
main  étaient  placées  sur  sa  tête  :  mais  d'ailleurs , 
tous  ses  traits  étaient  les  miens.  Je  me  voyais ,  je 
me  regardais  moi-même,  et  je  frémissais  à  mon 
aspect.  Ma  figure  qui  te  plaît,  ma  mère,  si  tu  l'a- 


vais vue ,  comme  un  fantôme ,  elle  ne  t'aurait  plus 
inspiré  qu'une  affreuse  terreur. 

LA   SUNAMITE. 

Mon  enfant,  dissipe  ton  effroi  ;  tes  yeux  éblouis 
par  un  rayon  de  lumière  ont  sans  doute  produit 
cette  fausse  apparence,  et  ton  imagination  trou- 
blée aura  secondé  le  hasard. 

LA  SCEUB ,  parlant  bas  à  la  mère. 

Ma  sœur,  ne  sais-tu  donc  pas  que  la  Pythonisse 
d'Endor ,  celle  qui  évoqua  l'ombre  de  Samuel  en 
présence  de  Saùl,  disait  que  de  toutes  les  visions, 
la  plus  funeste,  c'est  quand  notre  propre  figure 
nous  apparaît?  Ma  sœur,  je  t'en  prie,  renvoie  la 
fête,  et  jette  ces  roses;  tu  détourneras  peut-être 
ainsi  le  malheur  qui  te  menace  ! 

LA  SUNAMITE. 

Comment  ton  esprit  peut-il  s'occuper  de  pareil- 
les chimères?  es-tu  donc  encore  dans  les  ténèbres 
de  l'ignorance,  pour  que  de  semblables  pensées 
s'offrent  à  toi  ? 

LA  SCEUK. 

Un  cœur  timide  devine  mieux  le  mystère  qu'un 
esprit  présomptueux.  Qu'y  a-t-il  donc  de  si  clair 
ici-bas  que  l'homme  puisse  expliquer?  l'obscurité 
couvre  même  les  cieux;  ils  en  sont  revêtus  comme 
d'un  habit  de  deuil;  et  toi,  ma  sœur,  tu  crois  tout 
voir  et  tout  comprendre. 

LA   SUNAMITE. 

Regarde  Semida,  comme  elle  est  charmante  au 
milieu  de  ces  fleurs,  comme  une  fête  lui  sied  bien! 
déjà  le  nuage  qui  voilait  ses  regards  se  dissipe. 
Chère  enfant,  la  salle  te  paraît-elle  bien  ornée  ? 

SEMIDA. 

Oui,  ma  mère,  sans  doute  :  n'est-ce  pas  toi  qui 
as  tout  ordonné  !  Mais  j'aime  mieux  nos  jours  de 
retraite  avec  toi,  avec  ta  sœur;  mon  âme  est  plus 
à  l'aise;  toujours  la  foule  m'oppresse. 

LA   SUNAMITE. 

Quoi  donc!  alors  même  qu'elle  te  loue  avec 
transport  ? 

SEMIDA, 

Ma  mère ,  je  me  sens  plus  de  joie  quand  tu  me 
dis  seulement  :  Ma  fille ,  c'est  bien. 

LA  SUNAMITE. 

Mille  voix  dans  Israël  seront  un  jour  l'écho  de 
ce  simple  mot  :  C'est  bien. 

SEMIDA. 

Ne  m'a-t-on  pas  dit  que  l'envie  succède  souvent 
à  la  louange  ?  et  si  l'on  me  haïssait  une  fois ,  ma 
mère,  cela  m'affligerait  bien  plus  que  jamais  les 
fêtes  ne  m'ont  réjouie. 

LA  SUNAMITE. 

Te  haïr!  que  dis-tu,  Semida?  ya,  ce  serait blas- 


I 


LA  SUNÂMITE,  ACTE  I,  SCENE  III. 


451 


I 


phémer  la  plus  touchante  image  de  la  bonté  céleste. 

SEMIDA. 

Ma  mère,  ne  me  gâte  pas,  je  t'en  prie  :  un  en- 
fant doit  être  humble  et  modeste,  et  je  crains  de 
cesser  de  l'être ,  quand  ta  voix  me  fait  entendre 
de  si  flatteuses  paroles.  Mais  d'où  vient  que  le 
saint  prophète  ne  nous  a  pas  visitées  cette  année  ? 
Tous  les  printemps,  à  cette  époque,  il  vient  passer 
quelques  jours  dans  ta  maison  ;  tu  m'as  dit  qu'il 
n'y  avait  jamais  manqué  depuis  ma  naissance. 

LA  SUNAMITE. 

Il  arrivera  peut-être  aujourd'hui,  ma  fille;  c'est 
le  premier  jour  de  la  lune  de  Sivan  qu'il  a  coutume 
de  s'établir  sur  le  mont  Carmel,  au  pied  duquel 
notre  maison  est  bâtie. 

SEMIDA. 

Je  voudrais  qu'il  ne  vînt  pas  aujourd'hui  ;  il 
n'aime  pas  les  fêtes,  lui;~il  vit  si  solitaire;  il  prie 
Dieu  avec  tant  d'ardeur  !  Son  front  austère,  ses 
traits  sillonnés  par  la  vieillesse  n'ont  rien  qui  m'in- 
timide; je  voudrais  passer  ma  vie  avec  lui.  Cet 
homme  qui  fait  si  peur  aux  méchants  et  que  les 
bons  abordent  avec  tant  de  respect,  il  daigne  se 
faire  entendre  d'un  enfant,  et  au  fond  de  mon  cœur 
je  comprends  tout  ce  qu'il  dit. 

LA  SŒUB. 

Semida,  tu  as  bien  raison  d'aimer  Elisée;  mais 
je  crains  que  cette  année  nous  ne  le  voyions  pas. 

LA  SUNAMITE. 

Ma  sœur,  rassure-toi  ;  sans  doute  il  est  près  d'ici, 
car  j'aperçois  Guehazi ,  son  disciple ,  qui  dirige  ses 
pas  vers  notre  maison. 

SCENE  III. 

GUEHAZI,  LA  SUNAMITE,  LA  SŒUR, 
SEMIDA. 

SEMIDA. 

Guehazi,  te  voilà,  que  j'en  suis  aise!  Dis-moi, 
ton  digne  ami  et  le  nôtre ,  Elisée ,  va-t-il  venir  ? 

GUEHAZI. 

Non,  Semida,  vous  ne  le  verrez  pas. 

LA  SUNAMITE. 

Lui  serait-il  arrivé  quelque  malheur  ? 

GUEHAZI. 

Sunamite,  l'homme  que  Dieu  protège  n'est  point 
atteint  par  les  coups  aveugles  du  sort. 

LA  SUNAMITE. 

Et  quel  est  le  motif  qui  le  retient  loin  de  nous  ? 

GUEHAZI. 

Il  n'est  pas  loin  de  vous  ;  ce  soir  même  il  doit  se 
reposer  sur  le  mont  Carmel. 


LA  SUNAMITE. 

Pourquoi  donc  me  refuse-t-il  sa  visite  accou- 
tumée .*• 

GUEHAZI. 

Tu  n'as  pas,  dit-il,  besoin  de  lui  ;  et  les  fêtes 
qui  retentissent  dans  ta  maison  ne  conviennent  pas 
à  sa  vieillesse. 

SEMIDA. 

Ah  !  dis-lui,  Guehazi,  que  ces  fêtes  seront  bientôt 
passées.  Je  jouerai  de  la  harpe,  je  danserai  bien 
vite,  et  dès  que  j'aurai  fini,  j'irai  près  d'Elisée. 

GUEHAZI. 

Charmante  Semida,  Elisée,  mon  respectable 
maître ,  n'a  point  détourné  son  affection  de  toi. 

LA  SUNAMITE. 

Guehazi,  demain  j'irai  trouver  le  saint  prophète, 
et  j'espère  qu'il  ne  blûrnera  point  nos  innocents 
plaisirs. 

GUEHAZI. 

En  est-il  d'innocents  quand  l'orgueil  s'y  mêle  ? 

LA  SUNAMITE. 

L'orgueil  maternel. 

GUEHAZI. 

K'importe  :  le  Dieu  d'Abraham  punit  aussi 
celui-là. 

SEMIDA. 

Guehazi,  blâmerais-tu  ma  mère?  Elisée  la  blâ- 
imerait-il  ?  Conduis-moi  près  de  lui,  que  je  lui  dise 
combien  elle  m'aime  ,  combien  elle  me  rend  heu- 
reuse. C'est  ma  faute  d'être  quelquefois  triste  les 
jours  de  fête;  car  c'est  pour  moi,  pour  moi  seule 
que  ma  mère  arrange  tous  ces  plaisirs. 

GUEHAZI. 

Chère  enfant ,  tu  es  quelquefois  triste  les  jours 
de  fête;  eh  bien,  tu  seras  consolée  dans  les  jours 
de  l'adversité.  Qui  sentit  la  tristesse  que  recèlent 
les  joies  humaines,  connaîtra  l'espérance  que  Dieu 
renferme  encore  au  sein  du  malheur. 

LA  SUNAMITE. 

Guehazi ,  ta  jeunesse  est  sombre  et  sévère. 

GUEHAZI. 

Puisse  le  sort  ne  l'être  pas  davantage  envers  toi  ! 

LA  sœuR. 
Dis  au  saint  prophète  que  toutes  ses  paroles 
sont  restées  gravées  dans  mon  cœur. 

GUEHAZI. 

Il  le  sait.  {Une  musique  de  fête  se  fait  entendre.) 
Mais  qu'est-ce  que  j'entends  ? 

LA  SŒUB. 

Ce  sont  les  joueurs  de  flûte  qui  annoncent  le 
commencement  de  la  fête. 

GUEHAZI. 

Cette  musique  triomphante  me  remplit  malgré 
moi  d'un  pressentiment  douloureux.  —  Sunamite, 


452 


Là  SUNAMITE,  ACTE  I,  SCENE  IV. 


lu  as  connu  le  Dieu  de  bonté  ;  mais  connais-tu  le 
Dieu  terrible,  et  sais-tu  quels  soupirs  il  peut  arra- 
cher du  cœur  des  humains  ?  Adieu.  Parmi  les  habi- 
tants de  Sunem  que  tu  reçois  aujourd'hui ,  il  en  est 
beaucoup  qui  sont  ennemis  de  mon  maître  ;  je  vais 
me  hâter  de  le  rejoindre,  pour  qu'il  ne  traverse  pas 
seul  la  foule  dont  ta  maison  est  entourée.  Adieu. 

SCENE  IV. 
SEMIDA ,  LA  SUNAMITE ,  LA  SOEUR. 

SEMIDA. 

Il  est  bon,  Guehazi  ;  il  aime  tant  Elisée  ! 

LA  SUNAMITE. 

Les  jeunes  disciples  exagèrent  les  leçons  de  leur 
maître,  et  font  haïr  la  doctrine  qu'ils  sont  chargés 
de  répandre. 

SEMIDA. 

Tu  juges  ainsi  Guehazi,  ma  mère;  je  te  crois. 
Mais,  livrée  à  moi-même,  je  serais  tentée,  tout 
enfant  que  je  suis,  d'être  sérieuse  comme  Guehazi  ; 
et  sans  toi  je  sens  que  j'ignorerais  l'art  de  plaire 
aux  étrangers. 

LA  SUNAMITE. 

Va,  mon  enfant,  je  ne  t'ai  rien  appris,  et  mon 
cœur  s'en  glorifie.  Mais  hâte-toi  donc  de  te  parer  : 
jamais  nous  n'avons  passé  si  tristement  les  heures 
qui  précèdent  une  fête.  {Aux  jeunes  Sunamites 
qui  arrivent  dans  le  fond  de  la  salle.)  Venez,  filles 
de  Sunem ,  venez  placer  sur  la  tête  de  ma  fille  la 
couronne  du  printemps. 

LA  SOEUE. 

Quoi  !  ma  sœur,  tu  peux  te  résoudre  à  parer  ta 
fille  de  ces  roses  ? 

LA  SUNAMITE. 

Eh  !  pourquoi  ne  le  ferais-je  pas? 

LA  SŒUK. 

Cette  vision,  ce  fantôme 

LA  SUNAîlITE. 

Comment  peux-tu  les  rappeler  ? 

LA  SCEUR. 

Ah  !  ma  sœur,  je  t'en  conjure,  songe  aux  pré- 
sages funestes  qui  ont  annoncé  ce  jour. 

LA  SUNAMITE. 

Je  songe  à  la  beauté  de  Semida. 

{Elle  ajuste  la  parure  de  sa  fille.) 

SEMIDA. 

Merci ,  ma  mère.  —  Me  voilà  donc  comme  le  fan- 
tôme, et  la  couronne  est  sur  ma  tête;  mais  c'est 
de  toi  que  je  la  tiens ,  elle  ne  peut  me  porter  mal- 
heur. 

{Des  joueurs  d'instruments ,  des  jeunes  gens  et 
des  jeunes  filles  de  Sunem  arrivent  sur  la  scène.) 

LA  SUNAMITE. 

Apportez  la  harpe  de  ma  fille;  accompagnez-la; 


mais  ayez  soin  que  vos  instruments  ne  couvrent 
point  ses  accords. 

LA  SOEUR. 

Asseyez-vous  ici  ;  ma  sœur  va  rester  auprès  de 
sa  fille. 

{Semida  joue  de  la  harpe.) 

Je  crois  que  jamais  Semida  n'a  mieux  joué  que 
ce  soir.  Quels  sons  enchanteurs  ! 

LA   SUNAMITE. 

Qu'il  est  touchant ,  l'air  qu'elle  a  fait  entendre  ! 
Comme  ses  yeux  parlaient!  comme  son  âme  s'y 
faisait  voir  1 

SEMIDA,  se  levant. 

Ma  mère ,  es-tu  contente  ? 

LA  SUNAMITE. 

Oh  !  mon  enfant,  comment  te  le  dire  assez  ! 

SEMIDA. 

Jamais  la  musique  ne  m'a  tant  émue  qu'aujour- 
d'hui ;  j'étais  prête  à  pleurer  en  jouant;  il  me  sem- 
blait que  je  voyais  au-dessus  de  ma  tête  des  anges 
qui  m'appelaient  pour  m'unir  à  leurs  concerts.  Je 
résistais  à  leur  voix  si  douce ,  ma  mère,  car  je  ne 
voulais  pas  te  quitter.  Mais  je  ne  sais  quel  attrait 
mystérieux  m'enlevait  à  la  terre.  J'ai  bien  fait  de 
finir;  je  commençais  à  me  troubler. 

LA  SŒUK. 

N'est-elle  pas  trop  fatiguée  pour  danser? 

LA  SUNAMITE. 

Oh!  non;  elle  danse  si  bien.  West-il  pas  vrai, 
Semida  ?  tu  peux  essayer  les  pas  nouveaux  que  la 
femme  de  Babylone  t'a  enseignés  ? 

SEMIDA. 

Je  le  ferai,  ma  mère,  puisque  tu  le  désires; 
mais  embrasse -moi  avant  que  je  commence;  je 
sens  que  j'en  ai  besoin. 

{Elle  danse  au  son  des  instruments.  ) 

LA  SŒUR. 

Ma  sœur,  ne  vois-tu  pas? 

LA  SUNAMITE. 

Quoi?  —  Ne  me  distrais  pas,  je  t'en  prie;  mon 
ravissement  est  inexprimable. 

LA  SŒUR. 

Ton  ravissement  !  Et  tu  ne  vois  donc  pas  qu'elle 
pâlit;  elle  va  tomber,  elle  tombe. 

{Semida  chancelle;  la  musique  cesse.) 

LA   SUNAMITE. 

Ma  fille  !  ma  fille  ! 

SEMIDA ,  portant  la  main  à  son  front. 

Ma  mère,  ce  n'est  rien;  mais  je  souffre  un  peu. 
Fais  cesser  les  instruments ,  je  t'en  prie  ;  ils  m'é- 
tourdissent. 

LA  SUNAMITE. 

Ma  fille,  on  ne  les  entend  plus. 


I 


LA  SUNAMITE,  ACTE  II,  SCENE  I. 


453 


SEMIDA. 

Ah  !  je  les  entends  toujours. 

LA   SUNAMITE. 

O  ciel  !  comme  son  cœur  bat  avec  violence  ! 

SEMIDA. 

Ma  mère!  ôte-moi  ces  roses;  leur  parfum  me 
fait  mal. 

LA  SUNAMITE. 

Arrachez  toutes  les  fleurs  ;  couvrez  cette  maison 
de  deuil.  Qu'ai-je  fait  ?  Juste  ciel  !  Ma  fille  ! 

SEMIDA. 

Ma  mère,  emporte-moi  loin  d'ici;  le  bruit  de  la 
fête  me  fait  mourir  :  je  ne  peux  plus  le  supporter. 

LA  SUNAMITE. 

Ah,  ciel!  et  c'est  moi  qui  l'ai  voulu.  Semida, 
viens  dans  mes  bras  ;  viens ,  que  Dieu  te  protège , 
et  que  le  sacrifice  de  ma  vie  sauve  la  tienne  ! 


««««««ft«o«e« 


ACTE  SECOND. 

Paysage  aride,  au  pied  du  mont  Carmel. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
ELISÉE,  GUEHAZI. 

GUEHAZI. 

Ah!  mon  maître,  que  je  craignais  pour  toi  au 
milieu  de  cette  foule  insolente,  qui  outrageait  ta 
vieillesse  par  ses  rires  dédaigneux  et  moqueurs  ! 

ELISÉE. 

Mon  fils ,  crains  pour  ceux  qui  ont  bravé  le  dieu 
d'Abraham  dans  son  prophète  ;  aujourd'hui  même 
ils  vont  disparaître  de  la  terre. 

GUEHAZI. 

Ces  jeunes  gens  insensés  ne  sèment  que  le  vent, 
et  ne  recueilleront  que  la  tempête.  Ils  avaient  as- 
sisté à  la  fête  donnée  par  la  Sunamite  :  d'où  vient 
donc  qu'elle  a  duré  si  peu  de  temps  ? 

ELISÉE. 

Un  grand  malheur  l'a  troublée. 

GUEHAZI. 

Je  le  craignais. 

ELISÉE. 

Une  promesse  avait  été  faite  à  l'Éternel ,  et  la 
Sunamite  ne  l'a  point  accomplie  :  la  vanité  s'est 
emparée  de  son  âme ,  et  en  a  chassé  la  crainte  du 
Tout-Puissant.  Malheureuse  mère!  je  la  plains. 
Quand  les  méchants  sont  punis,  mon  âme  en  de- 
vient plus  forte;  je  sens  le  bras  de  l'Éternel  qui 
les  frappe  et  nous  soutient.  Mais  quand  la  foudre 
tombe  sur  le  faible,  le  serviteur  de  Dieu  est  lui- 
même  épouvanté. 


GUEHAZI. 

0  mon  père  !  si  toi  aussi  tu  redoutes  les  juge- 
ments du  Très-Haut,  quel  homme  oserait  se  pré- 
senter sans  crainte  devant  ses  autels  ? 

ELISÉE. 

Guehazi,  tu  n'as  pas  connu  mon  maître.  Que 
suis-je  auprès  d'Élie,  de  ce  saint  homme  qui  a 
porté  la  terreur  sur  le  trône  d'Israël ,  et  fait  trem- 
bler les  rois  coupables  ?  L'âme  de  ce  divin  prophète 
était  plus  digne  que  la  mienne  d'être  le  sanctuaire 
du  Très-Haut.  Néanmoins  une  voix  secrète  se  fait 
entendre  au  dedans  de  moi ,  me  pénètre  et  me  con- 
duit; etjamais,  jusqu'il  ce  jour,  je  ne  lui  ai  désobéi.  , 
L'homme  n'est  point  fort  de  sa  force,  et  c'est  l'appui 
de  l'Éternel  qui  fait  une  colonne  du  roseau.  Élie, 
le  terrible  Élie  commandait  aux  éléments ,  mar- 
chait d'un  pas  sûr  à  travers  les  vagues  de  la  mer , 
et  la  terre  effrayée  se  taisait  devant  lui.  Il  m'a 
soutenu  par  sa  divine  amitié;  il  m'a  donné  la  main 
quand  je  chancelais  sur  les  flots ,  et  son  manteau 
sacré  couvre  encore  mes  faiblesses  aux  yeux  du 
Tout-Puissant. 

GUEHAZI. 

Mon  père ,  Élie  vit-il  encore  ?  Je  t'entends  l'in- 
voquer souvent ,  depuis  qu'il  a  quitté  la  terre  :  te 
répond-il  ? 

ELISÉE. 

Mon  fils,  il  n'est  point  accordé  aux  hommes  de 
savoir  si  les  justes  échappent  au  tombeau  et  sont 
admis  dans  le  ciel.  Le  peuple  d'Israël,  si  souvent 
enclin  à  l'idolâtrie,  ne  s'inquiète  que  de  la  terre,  et 
ne  demande  à  son  Dieu  que  des  vignes  fécondes , 
des  moissons  abondantes  et  de  .longs  jours  ici-bas, 
passés  dans  les  plaisirs. 

GUEHAZI. 

Ah  !  si  la  Sunamite  perdait  son  unique  enfant , 
ne  lui  dirais-tu  pas  qu'elle  peut  le  revoir  un  jour? 

ELISÉE. 

Mon  fils,  je  n'ai  point  reçu  du  ciel  la  mission 
d'annoncer  une  seconde  vie  après  la  mort.  Imite 
mon  silence. 

GUEHAZI. 

Mon  père ,  tes  commandements  me  sont  sacrés 
comme  s'ils  étaient  prononcés  par  l'Éternel  lui- 
même,  sur  le  mont  Sinaï.  Les  passions  de  ma  jeu- 
nesse s'apaisent  à  ta  voix;  et,  loin  de  me  plaindre 
de  la  vie  que  nous  menons  ensemble  sur  les  mon- 
tagnes et  dans  les  déserts,  je  voudrais  ajouter 
encore  aux  austérités  que  nous  bravons ,  pour  me 
rendre  plus  digne  d'être  ton  disciple. 

ELISÉE. 

Mon  fils ,  supportons  les  souffrances  nécessaires 
pour  convaincre  les  hommes  de  la  vérité  de  nos 


454 


LA  SUNAMITE,  ACTE  IJ,  SCENE  II. 


paroles  ;  mais  n'ajoutons  rien  à  ce  qu'il  faut  :  ne 
souhaitons  pas  même  que  nos  misères  soient  aggra- 
vées, carl'orgueilpourrait  s'y  complaire;  l'orgueil, 
le  plus  grand  crime  de  l'homme  envers  le  ciel. 
C'est  ainsi  que  la  Sunamite...  Mais  la  voilà;  c'est 
elle  que  j'aperçois  là-bas,  venant  à  nous,  pâle,  les 
cheveux  épars.  Ah!  quel  spectacle  déplorable,  et 
que  la  créature  est  à  plaindre,  quand  son  Dieu  ne 
la  protège  plus  ! 

SCENE  IL 

LA  SUNAMITE  ,  ELISÉE,  GUEHAZI. 

LA  SUNAMITE ,  se  jetant  aux  pieds  d'Elisée. 
Elisée!  Éhsée  !  ma  fille  est  mourante;  viens  à 
son  secours  ;  viens. 

ELISÉE. 

Relève-toi ,  Sunamite  ;  il  ne  m'est  plus  permis  de 
retourner  dans  ta  maison. 

LA  SUNAMITE.  ,    • 

Qu'ai -je  fait,  juste  ciel!  pour  attirer  sur  moi 
cette  malédiction  redoutable  ? 

ELISÉE. 

Le  Seigneur  t'avait  donné  cet  enfant  si  vive- 
ment désiré ,  et  ton  époux  l'avait  voué  au  culte  des 
autels  ;  mais  tu  n'as  pu  te  résoudre  à  soustraire  ta 
fille  aux  applaudissements  des  hommes ,  et  tu  as 
voulu  pour  elle  les  louanges  des  insensés  et  l'ad- 
miration des  impies. 

LA  SUNAMITE. 

Offensais -je  la  Divinité  en  mettant  en  lumière 
les  dons  qu'elle  m'avait  faits  ? 

ELISÉE. 

Il  fallait  les  lui  consacrer. 

LA   SUNAMITE. 

Eh  bien  ,  si  j'ai  été  coupable  ,  je  me  bannirai  de 
ma  maison  ;  j'irai  vivre  dans  l'obscure  cabane  de 
mon  père  :  il  ne  me  restait  point  d'autre  bien, 
quand  tu  m'as  donné  cette  fortune  dangereuse  qui 
a  excité  mon  ambition  pour  ma  fille.  Je  ne  l'ins- 
truirai plus,  je  ne  serai  plus  avec  elle;  seulement, 
quand  les  jours  de  fête  elle  ira  porter  au  temple 
les  prémices  des  fleurs  et  des  fruits ,  je  la  regarde- 
rai passer,  et  je  la  bénirai  dans  mon  cœur  :  la  bé- 
nédiction de  sa  mère  ne  saurait  lui  faire  de  mal.  — 
Va ,  saint  homme  ;  va  près  d'elle  !  je  ne  suivrai 
point  tes  pas  :  je  vais  rester  seule  ici  dans  les  mon- 
tagnes. Si  je  souffre ,  je  croirai  que  mes  maux  sont 
acceptés  par  l'Éternel  à  la  place  de  ceux  de  Semida. 
J'errerai  de  loin  autour  de  sa  maison,  et  quand 
elle  sera  guérie ,  mon  père ,  tu  feras  partir  dans  les 
airs  une  colombe ,  pour  m'en  donner  le  signal  :  je 
la  verrai ,  cette  colombe  de  paix  ;  je  saurai  que  les 


jours  de  ma  fille  sont  assurés ,  et  je  me  prosterne- 
rai pleine  de  joie  devant  TÉternel  et  devant  toi. 

ELISÉE. 

0  femme  !  que  n'as-tu  plus  tôt  éprouvé  ces 
humbles  sentiments! 

LA  SUNAMITE. 

Un  jour  d'infortune  en  apprend  plus  au  cœur 
que  dix  ans  de  prospérité. 

ELISÉE. 

Cruelle  leçon  qu'un  arrêt  irrévocable  ! 

LA  SUNAMITE. 

Que  veux-tu  dire,  irrévocable?  Semida  vit;  elle 
souffre,  il  est  vrai  :  je  le  sais  ,  elle  est  pâle,  abat- 
tue ;  la  rose  de  Saron  ressemble  maintenant  au  lis 
de  la  vallée  ;  mais  si  tu  le  veux ,  elle  va  relever  sa 
tête  ;  si  tu  le  veux... 

ELISÉE. 

La  volonté  du  ciel  est  ma  seule  puissance. 

LA  SUNAMITE. 

Et  le  ciel  voudrait-il  punir  Semida  des  fautes  de 
sa  mère  ?  Ma  fille  est  innocente  de  l'orgueil  qu'elle 
m'inspirait  ;  elle  ignorait  le  vœu  qui  l'attachait  au 
service  des  autels.  Dans  mon  aveuglement  coupa- 
ble, j'ai  pris  soin  de  le  lui  cacher;  mais  un  instinct 
secret  semblait  la  disposer  à  suivre  les  désirs  de 
son  père.  Vingt  fois  ,  aujourd'hui  même,  son  cœur 
a  repoussé  cette  fête  qu'un  acharnement  fatal  me 
faisait  vouloir.  C'était  à  toi  qu'elle  pensait ,  mon 
père  ;  c'était  à  toi  que  son  cœur  avait  besoin  do 
s'ouvrir.  Guehazi  en  est  témoin;  qu'il  le  dise  : 
ma  fille  prenait- elle  aucune  part  aux  vains  plai- 
sirs que  je  préparais  pour  elle  ?  ne  s'y  refusait - 
elle  pas ,  autant  que  le  permettait  sa  soumission 
angélique  ^ 

GUEHAZI. 

Oui ,  je  l'alteste. 

ELISÉE. 

N'importe.  Le  Dieu  de  Rloïse  n'a-t-il  pas  dit  que 
les  fautes  des  pères  seraient  punies  sur  les  enfants  ? 
n'est-ce  pas  sur  le  mont  Sinaï ,  au  milieu  des  éclairs 
et  de  la  foudre  ,  que  cette  vérité  terrible  fut  pro- 
clamée ? 

LA  SUNAMITE. 

Non  ,  ce  n'était  pas  assez  de  la  foudre  pour  ac- 
compagner une  si  redoutable  menace;  il  fallait 
frapper  de  stérilité  le  sein  des  mères.  Dieu  !  je  pour- 
rais être  la  cause  de  la  mort  de  mon  enfant  !  Eli- 
sée, devais-tu  donc  implorer  le  Dieu  d'Abraham 
pour  que  je  donnasse  la  vie  à  Semida  !  Que  ne  me 
disais -tu  que  l'amour  maternel  était  un  piège  fu- 
neste que  le  ciel  même  tendait  à  mon  malheureux 
cœur  ! 


LA  SUNAMITE,  ACTE  II,  SCENE  II. 


455 


ELISEE. 

Prends  garde ,  ô  femme  !  prends  garde  ;  l'esprit 
de  rébellion  est  prêt  à  s'emparer  de  toi. 

LA   SUNAMITE. 

Et  qu'ai-je  à  craindre  encore,  si  je  perds  mon 
enfant  ?  de  quel  supplice  plus  horrible  l'Éternel  lui- 
même  pourrait-il  me  menacer.^  Ah  !  chaque  instant 
qui  s'écoule  est  mortel  pour  Semida  !  Pars ,  au 
nom  de  la  pitié  que  l'homme  doit  à  la  misère  de 
l'homme,  pars. 

ELISÉE. 

Je  ne  puis.  Un  ordre  suprême  me  défend  de  te 
suivre. 

LA   SUIMAMITE. 

Eh  bien,  il  te  reste  du  moins  un  pouvoir.  Pré- 
cipite-moi dans  la  tombe  oij  nos  pères  m'atten- 
dent :  périsse  le  jour  où  je  naquis  !  qu'il  soit  un  jour 
de  deuil  ;  que  les  deux  lui  refusent  la  lumière ,  et 
que  les  ténèbres  éternelles  s'en  emparent  !  Pour- 
quoi la  miséricorde  du  Très-Haut  ne  m'a-t-elle  pas 
repoussée  des  portes  de  la  vie.?  ai -je  demandé  de 
naître  pour  recevoir  le  jour  à  ce  prix  ?  Ah  !  cette 
terre  n'est  qu'une  vallée  de  larmes.  Le  juste  comme 
l'injuste  s'y  traîne  dans  les  tourments,  ou  plutôt 
ce  sont  les  bons  ,  les  bons  seuls  qui  souffrent  ;  et 
quand  le  cœur  est  plein  d'affection  et  de  tendresse , 
c'est  alors  que  l'Éternel  le  perce  de  ses  flèches ,  et 
le  choisit  pour  victime  de  ses  terribles  jugements. 

ELISÉE. 

Malheureuse  !  qu'as  -  tu  dit  ?  Oses  -  tu  contester 
avec  l'Éternel ,  et  juger  ses  desseins  !  Ils  sont  pla- 
cés dans  les  hauteurs  des  cieux  ;  qui  pourrait  y 
atteindre  ?  Ils  pénètrent  jusque  dans  les  profon- 
deurs des  abîmes  ;  qui  les  y  découvrira  ?  IMalheu- 
reuse  !  tes  paroles  sont  comme  le  vent  impétueux 
qui  renverse  tes  dernières  espérances.  Que  sais- tu 
donc  sur  la  vie  que  nous  ne  sachions  pas  .•"  Et  la 
vieillesse  nous  est-elle  arrivée  sans  que  nous  ayons 
souffert  ?  Mais  les  consolations  de  la  piété  nous 
ont  soutenu  ,  et  tu  les  as  dédaignées.  Pourquoi  ce 
désespoir ,  pourquoi  ces  regards  irrités  ?  cesse  de 
révolter  contre  ton  Créateur  le  souffle  de  vie  qu'il 
t'a  donné.  De  quoi  te  plains-tu ,  femme  coupable  ? 
tu  as  refusé  ta  fille  à  ton  Dieu  qui  la  demandait;  il 
t'a  longtemps  avertie  par  ma  bouche  ;  ne  compre- 
nais-tu pas  mes  paroles  mystérieuses  ?  Il  m'était 
défendu  d'appeler  la  clarté  sur  l'œuvre  des  ténè- 
bres ;  mais  ne  t'ai-je  pas  dit  qu'il  n'y  avait  rien  de 
caché  pour  l'Éternel  ?  Ne  t'ai-je  pas  dit  que  lors- 
qu'il parlait  d'un  ton  sévère ,  la  source  des  eaux 
était  tarie,  et  la  vie  humaine  desséchée  dans  sa 
fleur.'  Le  ciel  t'avait  accordé  cette  fille  dont  la 
beauté  même  devait  t'enseigner  la  gloire  de  Dieu 


sur  la  terre  ;  mais  tu  en  as  fait  ton  idole  comme 
les  impies ,  tu  as  voulu  l'entourer  des  hommages 
de  l'univers.  Eh  bien ,  l'idole  est  périssable ,  et  ton 
fol  amour... 

LA   SUNAMITE. 

Que  dis-tu,  ma  fille.?...  réponds-moi. 

ELISÉE. 

C'en  est  fait  !  Semida  ne  vit  plus. 

LA  SUNAMITE. 

Je  me  meurs. 

(  Elle  tombe  sans  connaissance.  ) 

GUEHAZI. 

Ah  !  mon  père ,  il  est  donc  vrai ,  le  malheur  de 
cette  pauvre  femme  est  accompli ,  tu  ne  peux  rien 
pour  elle! 

ELISÉE. 

Qui  réveillera  les  morts  de  leurs  tombeaux  ? 

GUEHAZI. 

Celui  dont  la  prière  est  toute -puissante,  toi, 
mon  père ,  oui ,  toi. 

ELISÉE. 

Je  n'ai  jamais  remporté  de  triomphe  sur  le  sé- 
pulcre. 

GUEHAZI. 

Le  roi  d'Israël  était  prêt  à  mourir,  il  implora 
ton  appui,  et  quinze  ans  de  vie  furent  ajoutés  à 
ses  jours.      * 

ELISÉE. 

Il  vivait  encore,  et  il  n'était  pas  révolté  contre 
le  malheur,  comme  cette  femme  passionnée. 

GUEHAZI. 

Ah  !  si  du  moins  cette  pauvre  mère  savait  que 
dans  les  régions  éthérées  sa  fille  vivra  peut-être 
auprès  d'Élie ,  elle  pourrait  supporter  la  perte  qui 
l'accable. 

ELISÉE. 

Non ,  la  Sunamite  n'accepterait  point  des  espé- 
rances toutes  saintes ,  en  échange  des  biens  terres- 
tres auxquels  son  cœur  est  si  vivement  attaché. 

GUEHAZI. 

Elisée ,  si  tu  n'as  pas  de  consolation  pour  elle , 
ne  la  rappelons  pas  à  la  vie. 

ELISÉE. 

Le  terme  de  ses  jours  n'est  pas  encore  atteint , 
ses  yeux  se  rouvrent  ;  prête-lui  ton  bras  pour  se 
relever. 

LA   SUNAMITE. 

Qui  me  soutient?  est-ce  ma  fille.?  Non;  où  suis- 
je?  d'où  vient  le  rêve  affreux  qui  m'a  poursuivie? 
La  fatigue  et  la  chaleur  du  jour  m'auront  assou- 
pie au  pied  de  cet  arbre,  et  pendant  mon  som- 
meil... mon  père,  le  croiras -tu?  il  me  semblait 
que  tu  me  disais  que  Semida  n'était  plus.  Le  pro- 


30 


456 


LA  SUNAMITE,  ACTE  111,  SCENE  IL 


phète  qui  a  prié  pour  sa  naissance  m'annoncerait 
sa  mort  !  Non ,  c'est  impossible  ;  nul  homme  n'au- 
rait le  courage  d'affronter  la  douleur  d'une  mère  ; 
et  toi ,  mon  père ,  toi  qui  as  tant  soulagé  de  souf- 
frances ,  tu  m'aurais  secourue ,  tu  aurais  sauvé  ma 
fille;  tu  sais  bien,  toi  qui  lis  au  fond  des  cœurs, 
tu  sais  si  le  mien  est  fait  pour  survivre  à  ce  qu'il 
aime. 

ÉLISÉTi. 

Guehazi,  reconduis  la  Sunamite  dans  sa  mai- 
son, soutiens  ses  pas  chancelants,  et  redonne-lui 
quelque  espérance. 

GUEHAZI. 

Quelque  espérance  !  Ah  !  mon  père,  qu'as-tu  dit  ! 

ELISÉE. 

Ce  que  j'ignore  moi-même.  La  solitude  et  le  re- 
cueillement de  la  prière  m'apprendront  si  je  puis 
encore  verser  quelque  baume  sur  ses  blessures. 

LA   SUNAMITE. 

Allons,  allons  chez  moi  ;  car  ma  fille  m'y  attend. 
La  pauvre  enfant  !  elle  est  sans  doute  inquiète  de 
mon  absence!  Pourquoi  l'ai-je  quittée?  Je  ne  me 
souviens  de  rien,  la  tête  me  fait  mal,  et  j'ai  comme 
une  pierre  sur  mon  cœur.  Guehazi ,  donne-moi 
ton  bras;  je  suis  si  faible  !  Ah  !  je  m'étais  persua- 
dé que  ma  fille  était  bien  malade ,  et  je  sens  avec 
joie  que  c'est  moi  qui  le  suis  ;  ce  que  je  souffre 
m'aura  troublée.  Partons. 

ELISÉE. 

Dieu  clément!  Dieu  des  miséricordes!  rends-lui 
sa  raison ,  pour  t' adorer  et  te  fléchir. 


»9«««s9as 


ACTE  TROISIEME. 

La  scène  est  dans  la  maison  de  la  Sunamite.— La  salle  où  s'est 
donnée  la  fête  est  dépouillée  de  tous  ses  ornements  ;  une 
seule  lampe  l'éclairé  faiblement.  —  Le  fond  du  théâtre  est 
caché  par  un  rideau. 


SCENE  PREMIERE. 

LA  SOEUR. 

Grand  Dieu  !  comment  dire  à  ma  sœur  que  Se- 
mida  vient  d'expirer  ?  comment  trouver  des  paro- 
les pour  apprendre  à  cette  mère  la  mort  de  son 
enfant?  Semida!  Semida!  moi  aussi  je  la  pleure; 
elle  était  si  bonne  et  si  touchante  !  Mais  ne  mur- 
murons pas  ;  que  la  volonté  du  Très-Haut  s'ac- 
complisse! Ces  fêtes  continuelles  ont  agité  sa  douce 
vie  ;  ou  plutôt  c'est  le  Dieu  terrible  d'Israël  qui  la 
ravit  à  sa  mère,  pour  la  punir  de  n'avoir  point  ac- 
compli le  vœu  de  son  époux.  J'ai  parlé  vainement, 


il  faut  se  taire  à  présent.  Honte  à  celui  qui  se  vante 
auprès  des  infortunés  d'avoir  prévu  leur  malheur! 
Hélas  !  ma  pauvre  sœur  ne  se  fera  que  trop  de  re- 
proches !  elle  va  s'accuser  elle-même  comme  une 
implacable  ennemie.  Mais  je  la  vois;  ah!  qu'elle 
est  pâle  et  tremblante  !  saurait-elle  déjà  tout? 

SCENE  IL 

GUEHAZI,  LA  SUNAMITE,  LA  SOEUR. 

LA   SUNAMITE. 

Ma  sœur ,  comme  cette  chambre  est  obscure  ! 
elle  était  si  claire,  si  brillante  il  y  a  quelques  heures  ! 

LA^SOEUE. 

Ma  sœur,  la  nuit  est  venue,  le  soleil  a  disparu; 
l'obscurité  convient  mieux  aux  pensées  qui  nous 
occupent. 

LA   SUNAMITE. 

Oui,  tu  as  raison,  je  les  connais  ces  pensées  , 
mais  je  ne  puis  les  exprimer  :  je  voudrais  te  de- 
mander... Mais,  non,  garde-toi  de  me  répondre; 
je  pourrais  te  haïr  si  tu  prononçais  des  mots  hor- 
ribles. Laisse-moi,  j'attends  encore.  Ah!  qui  peut 
se  résoudre  à  n'attendre  plus  !  Je  comprends  ce 
silence  ;  elle  serait  déjà  dans  mes  bras.  Où  faut-il 
la  chercher  maintenant?  Guide-moi,  je  n'y  vois 
plus. 

.     LA  SŒUR 

Mon  amie ,  conserve  dans  ton  cœur  un  profond 
souvenir. 

LA   SUNAMITE. 

Un  souvenir  !  crois-tu  donc  qu'il  s'agisse  de  vi- 
vre? Dis-moi,  ma  sœur,  où  sont  ces  roses  funes- 
tes, les  dernières  qu'elle  ait  portées? 

LA   SOEUK. 

Je  les  ai  posées  à  ses  pieds,  leur  éclat  n'est  point 
encore  flétri. 

LA   SUNAMITE. 

Elles  ont  duré  plus  que  Semida.  Il  y  a  des  fleurs 
qui  parent  la  vallée  ;  il'y  a  des  oiseaux  qui  planent 
dans  les  airs;  autour  de  moi,  partout  est  la  vie, 
et  je  n'en  puis  dérober  un  jour,  un  seul  jour  pour 
Semida. 

LA  sœuK. 

Ose  encore  la  regarder,  viens  avec  moi  ;  pauvre 
mère ,  l'image  de  ton  enfant  subsiste  encore. 
{Elle  tire  le  rideau  qui  cache  le  fond  du  théâtre. 

On  volt  Semida  couchée  sur  son  lit  de  mort.) 

LA   SUNAMITE. 

Oui,  sans  doute,  je  veux  la  voir,  toujours  la 
voir  ;  mes  yeux  ne  la  quitteront  plus.  Mais  il  faut 
commencer...  C'est  là-bas,  n'est-ce  pas  là-bas?  Ma 
sœur!  ma  sœur! 

{Elle  se  précipite  sur  le  lit  de  sa  fille.) 


Lk  SUIS  MUTE,  ACTE  III,  SCENE  III. 


457 


GUEHAZI.  j 

0  femme  d'Israël  !  reprends  courage,  et  prie  le 
Dieu  d'Abraham. 

LA   SUNAMITE. 

Le  prier  !  et  pour  qui  ? 

GUEHAZI. 

Pour  ta  fille. 

LA   SUNAMITE. 

Pourquoi  donc,  Guehazi,  veux-tu  te  jouer  de 
ma  douleur?  Ne  sais-tu  pas  ce  que  c'est  que  la 
mort?  L'espoir  a-t-il  jamais  rien  eu  de  commun 
avec  elle.? 

GUEHAZI. 

Et  qui  t'a  dit  que  tout  doive  finir  avec  le  tom- 
beau ?  Quand  Enoch  fut  rassasié  de  jours ,  l'Éter- 
nel le  prit  à  lui ,  parce  qu'il  l'aimait.  Samuel  n'a- 
t-il  pas  survécu  à  sa  mort  apparente?  ne  vint-il  pas 
lui-même ,  à  la  voix  de  la  Py thonisse ,  annoncer  à 
Saûl  son  funeste  destin?  Quand  les  années  d'Élie 
furent  accomplies ,  un  char  de  feu  ne  descendit-il 
pas  sur  la  terre  pour  l'enlever  au  ciel  ? 

LA  SUNAMIXE. 

Eh  bien!  achève. 

GUEHAZI. 

Le  souffle  divin  qui  animait  ton  enfant  ne  peut- 
il  pas  retourner  dans  le  sein  de  son  créateur? 

LA  SUNAMITE. 

Et  ce  corps  inanimé  dont  la  grâce  touchante. . . 

GUEHAZI. 

Les  anges  ne  ressemblent  -  ils  pas  à  Semida? 
Pourquoi  n'irait-elle  pas  prendre  sa  place  au  rai- 
lieu  d'eux  ? 

LA  SUNAMITE. 

Oui,  tu  l'as  dit,  elle  en  est  digne;  mais  que 
viens-tu  m' apprendre?  Pourquoi  nos  pères  igno- 
raient-ils le  mystère  que  tu  me  révèles  ?  Quand  ils 
imploraient  le  Tout-Puissant,  que  lui  demandaient- 
ils?  une  nombreuse  postérité  et  la  prolongation 
de  leur  propre  vie  ;  ils  ne  connaissaient  point  d'au- 
tre avenir. 

GUEHAZI. 

Il  en  est  un  dans  le  ciel. 

LA  SUNAMITE. 

Et  ceux  qui  sont  encore  sur  la  terre ,  que  peu- 
vent-ils pour  l'objet  qu'ils  adorent  et  que  la  mort 
a  frappé? 

GUEHAZI. 

Recommander  à  Dieu  sa  vie  nouvelle,  souffrir 
en  silence  et  se  résigner,  afin  que  les  vertus  de  la 
mère  obtiennent  le  séjour  du  ciel  pour  l'enfant. 
LA  SUNAMITE,  SB  retoumaut  vers  le  lit  de  sa  fille. 

Eh  bien!  Semida!  Semida,  voilà  ta  mère;  il  dit 
que  tu  peux  m'entendre ,  il  dit  que  tu  vois  mes 


pleurs;  il  fait  plus,  il  assure  que  Dieu  te  protège 
encore,  et  que  mon  courage  peut  te  servir.  £h 
bien!  j'en  ai  du  courage;  j'existe  encore,  je  suis 
auprès  de  toi,  mon  enfant;  et,  compagne  fidèle  de 
ta  pâle  beauté,  j'implore  avec  soumission  le  Dieu 
des  vivants,  puisqu'il  est  aussi  le  Dieu  des  morts. 
LA  sœuK. 
Ah!  ma  sœur!  Guehazi,  la  crois-tu  plus  calme? 

GUEHAZI. 

Elle  est  soumise  à  la  volonté  du  Très-Haut. 

LA  SŒUE. 

0  ciel  !  que  vois-je?  c'est  Elisée  ! 

SCENE  III. 

ELISÉE,  GUEHAZI,  LA  SOEUR,  LA 
SUNAMITE,  SEMIDA. 

GUEHAZI. 

Mon  maître ,  tu  viens  ici  ;  quel  espoir  remplit 
mon  âme  ! 

LA  SŒUK. 

Ah  !  que  n'as-tu  plus  tôt  visité  cette  maison  ! 
l'ange  de  la  mort  n'en  aurait  pas  franchi  le  seuil. 

ELISÉE. 

Le  cœur  de  la  Sunamite  est  subjugué  ;  il  m'est 
permis  de  rentrer  dans  sa  demeure. 
LA  sœuK. 

Hélas  !  tu  la  vois  ;  elle  n'entend  rien ,  elle  n'aper- 
çoit rien  autour  d'elle ,  et  bientôt  elle  va  mourir 
avec  son  enfant. 

ELISÉE. 

Le  ciel  avait  repoussé  ses  cris  rebelles  ;  il  re- 
garde maintenant  en  pitié  ses  larmes  silencieuses. 

—  0  mon  Dieu  !  tu  m'ordonnes  de  contempler  la 
mort  face  à  face.  Sœur  de  la  veuve ,  lève  ce  voile. 
Ciel  \  {Il  se  couvre  le  visage.)  Pardonne,  ô  Tout- 
Puissant,  si  la  nature  frémit  en  moi  :  ton  serviteur 
devrait  voir  sans  trembler  la  victoire  du  sépulcre  : 
m'est-il  permis  de  la  lui  ravir  ?  Cette  enfant  qui  n'a 
point  encore  connu  les  délices  de  la  vie,  faut-il 
qu'il  les  ignore  ?  Cette  enfant  qui  t'a  chéri ,  Dieu 
d'Israël ,  dès  ses  plus  jeunes  années ,  la  mort  sera- 
t-elle  son  partage  ?  La  mort ,  tu  l'as  nommée  toi- 
même  le  roi  des  épouvantements  ;  souffre  donc 
qu'un  âge  plus  fort  lutte  seul  avec  elle.  Que  l'homme 
présomptueux  soit  trompé  dans  ses  espérances,  que 
les  orgueilleux  succombent,  que  l'esprit  jaloux  soit 
humilié.  Mais  n'as-tu  pas  dit ,  ô  Éternel  !  que  les 
enfants  et  les  faibles  étaient  ton  troupeau  chéri  ? 

—  Jette  les  yeux  sur  celle  dont  le  cœur  est  brisé, 
et  qui  tremble  à  ta  parole  :  sans  doute  elle  fut 
coupable;  mais,  dans  ta  balance  suprême,  pèse  sa 
faute  avec  son  malheur,  et  peut-être  tu  la  trouve- 


30. 


458 


LE  CAPITAINE  RERNADEC. 


ras  légère.  Redonne ,  ô  Tout-Puissaut  !  redonne  en- 
core une  fois  cette  enfant  à  sa  mère.  Dis  à  la  mort 
de  retourner  sur  ses  pas  :  un  jour  tu  lui  rendras  sa 
proie  ;  mais  du  moins  alors  la  mère  ne  vivra  plus. 
Accorde  encore  à  Seniida  quelques-unes  de  ces  an- 
nées que  l'homme  implore  avec  tant  d'ardeur ,  et 
dont  l'éternité  se  joue.  O  mon  Dieu  !  le  terme  de 
ma  vie  approche  ;  mes  lèvres  déjà  glacées  s'ouvrent 
avec  peine;  et  cependant,  si  tu  le  veux,  ma  faible 
main  va  rendre  la  chaleur  à  cette  enfant  {il  étend  les 
mains  sur  la  tête  de  Semida  )  ;  mes  regards  obs- 
curcis rappelleront  la  lumière  dans  ses  yeux,  et  le 
soleil,  que  la  nuit  couvre  encore,  à  ma  ôébile  voix 
versera  sur  Semida  les  plus  purs  de  ses  rayons. 
(  Clarté  soudaine.) 
LA  scsEua. 

O  ciel  !  quelle  clarté!  Ma  sœur,  regarde  ce  jour 
inattendu. 

LA  SUNAMIXE ,  toujouTS  prosteméc  au  pied  du  lit 
de  sa  fille. 

Que  parles-tu  de  jour?  ne  fait-il  pas  nuit  dans  la 
tombe  ? 

ELISÉE. 

Concerts  des  anges,  accompagnez  le  retour  d'un 
enfant  à  la  vie. 

(  Une  harmonie  aérienne  se  fait  entendre  ;  Se- 
mida se  relève  sur  son  lit.) 

LA  SUNAMITE. 

Dieu  !  Dieu  !  Elisée  !  0  reconnaissance  !  ô  bon- 
heur ! 

SEMIDA. 

Ma  mère,  que  m'est-il  arrivé?  Suis-je  encore  au 
milieu  de  la  fête  ?  Mais  non,  voilà  nos  anciens  amis  ; 
ils  n'y  étaient  pas,  je  m'en  souviens.  Ah!  que  j'aime 
à  les  revoir  !  Elisée ,  reste  toujours  ici  ;  nous  som- 
mes si  bien  avec  toi  ! 

LA  SUNAMITE. 

Mon  enfant ,  de  grâce  ne  cesse  pas  de  parler  !  ta 
voix  me  fait  du  bien.  Ah  !  j'ai  tant  souffert ,  pen- 
dant que  je  ne  l'entendais  plus  ! 

SEMIDA. 

Que  s'est-il  donc  passé  ?  Il  me  semble  aussi  que 
pendant  longtemps,  ma  mère,  je  n'ai  pu  te  dire  que 
je  t'aimais. 

LA  SUNAMITE. 

Mon  enfant,  tu  dois  la  vie  à  la  main  bienfaisante 
que  le  saint  prophète,  au  nom  de  l'Éternel ,  a  dai- 
gné reposer  sur  toi. 

SEMIDA,  56  mettant  à  genoux. 

Elisée,  tu  m'as  rendue  à  ma  mère;  c'est  pour 
elle  que  je  te  remercie  ;  car  j'étais  si  calme  et  si 
bien,  que  Dieu  sans  doute  m'avait  déjà  prise  sous 
ses  ailes. 


ELISEE. 

Enfant  aimé  de  l'Éternel ,  ta  mère  a  été  bénie  à 
cause  de  toi.  Faible  plante ,  déjà  battue  par  l'orage , 
cherche  ton  appui  près  de  ton  Dieu.  —  Sunamite, 
rends  à  l'autel  ce  que  l'autel  réclame. 

LA  SUNAMITE. 

Ah  !  tu  n'en  doutes  pas. 

ELISÉE. 

Maintenant  il  faut  que  j'aille  dans  d'autres  con- 
trées, annoncer  la  parole  du  Très-Haut,  et  mes 
cendres  doivent  reposer  loin  d'ici.  Semida,  quand 
on  viendra  te  dire  que  le  vieillard  n'est  plus,  sou- 
viens toi  qu'il  t'a  chérie  dans  ton  enfance,  et  va 
quelquefois  encore  prier  Dieu  près  de  la  retraite 
solitaire  que  j'ai  habitée. 

SEMIDA. 

O  mon  père  ! 

LA  SUNAMITE. 

o  mon  bienfaiteur  ! 

SEMIDA. 

Guehazi,  s^dieu. 

LA  SUNAMITE. 

Guehazi,  je  n'oublierai  point  ta  pitié. 

LA  SŒUK. 

Revenez  au  milieu  de  nous. 

GUEHAZI. 

Conservez  à  jamais  l'alliance  de  l'Éternel. 

SCENE  IV. 
LA  SUNAMITE,  LA  SOEUR,  SEMIDA. 

SEMIDA. 

Ma  mère ,  et  toi ,  sa  sœur,  n'est-il  pas  vrai ,  vous 
ne  me  quitterez  pas  ? 

LA  SOEUS.  m  I 

Chère  enfant!  tu  es  le  lien  qui  nous  réunit,  et*' 
nous  vivrons  toutes  les  trois  à  l'ombre  du  taber- 
nacle ,  et  dans  la  crainte  du  Dieu  tout-puissant  de 
Jacob. 

LE 

CAPITAINE  KERNADEC, 

ou 

SEPT  ANNÉES  EN  UN  JOUR, 

COMÉDIE  EN  DEUX  ACTES  ET  EN  PROSE, 

COMPOSÉE  A  LA  FIN  DE  1810. 


PERSONNAGES. 
Le  capitaine  KERNADEC. 


LE  CAPITAINE  KERNADEC,  ACTE  I,  SCENE  I. 


459 


M»'  DE  KERNADEC. 

M"'  ROSALBA  DE  KERNADEC. 

IN ÉRINE,  soubrette. 

SABORD ,  valet. 

M.  DERVAL,  amant  de  M"«  de  Kernadec. 

La  scène  est  à  Saint-Malo ,  dans  la  maison  du  capitaine 
Kernadec. 

ACTE  PREMIER. 


SCENE  PREMIERE. 

LE  CAPITAINE  KERNADEC,  M-^^  DE  KER- 
NADEC ,  Mlle  DE  KERNADEC ,  assis ,  NÉRINE 
ET  SABORD ,  debout. 

LE  CAPITAINE,  wie  gazette  à  la  main. 
Mille  tonnerres  !  mille  bombes  !  Vingt  croix  ont 
été  données ,  et  le  capitaine  Kernadec  n'en  a  pas  ! 
Des  capitaines  marchands ,  de  petits  marins  d'eau 
douce  ont  la  croix,  et  moi  qui  ai  monté  autrefois 
la  Belle-Poule  ;  moi  qui ,  avec  une  corvette  de  seize 
canons,  ai  tenu  tête  aune  frégate  ennemie  !...  Ma- 
dame de  Kernadec,  vous  ai-je  jamais  raconté  l'his- 
toire de  ce  combat  ? 

M™«  DE  KERNADEC. 

Gui,  mon  époux. 

LE  CAPITAINE. 

Et  vous ,  ma  fille  i*  ■• 

m"«  de  KERNADEC. 

Oui ,  mon  père. 

le  capitaine. 

Et  vous ,  Nérine  ? 

NÉRINE. 

Oui ,  monsieur. 

LE  CAPITAINE. 

Et  toi ,  Sabord .? 

SABORD. 

Oui ,  mon  capitaine. 

LE  CAPITAINE. 

Je  vous  l'ai  racontée  :  eh  bien ,  je  vais  vous  la 
conter  encore.  —  C'était  à  la  vue  du  Cap-Vert;  j'a- 
perçus un  vaisseau  ennemi  ;  je  le  poursuivis  cinq 
lieues  avec  l'avantage  du  vent,  et  enfin  je  lui  lâ- 
chai ma  bordée ,  aussitôt  qu'il  me  fut  possible  ; 
car,  morbleu!  je  suis  vif,  et  j'aime  à  faire  feu  le 
premier. 

SABORD. 

Oui ,  c'est  pour  cela  que  vous  avez  tiré  à  plus 
d'une  demi-lieue. 

LE   CAPITAINE. 

Veux  -  tu  bien  te  taire  ?  —  11  est  vrai  que  cette 
décharge  ne  tua  pas  grand  monde. 


SABORD. 

Pardonnez-moi  :  il  tomba  plus  de  six  oiseaux  de 
mer,  que  leur  malheur  avait  attirés  près  de  notre 
bâtiment. 

LE   CAPITAINE. 

Finiras -tu,  maraud,  avec  tes  impertinentes  ré- 
flexions? —  Je  reviens  au  fait.  L'ennemi  était  plus 
fort  que  moi  ;  je  ne  m'intimidai  pas  ;  je  lui  envoyai 
une  grêle  de  balles  et  de  mitraille;  je  fis  préparer 
les  grappins ,  et  j'allais  commander  l'abordage , 
quand  cette  maudite  frégate  me  lâcha  sa  bordée 
de  tribord ,  et  gagna  le  large  en  fuyant  à  toutes 
voiles.  Je  voulus  courir  après;  mais,  ma  foi,  elle 
m'avait  démâté,  et  je  restai  planté  en  mer  comme 
un  terme.  {A  Sabord.)  Eh  bien,  qu'en  dites-vous  , 
monsieur  le  mauvais  plaisant?  vous  trouverez- 
vous  jamais  à  pareille  fête?  {Use  retourne,  et  voit 
madame  de  Kernadec  qui  bâille.)  Qu'est-ce  à 
dire ,  madame  de  Kernadec ,  vous  êtes  distraite , 
Dieu  me  pardonne ,  quand  je  raconte  mes  cam- 
pagnes? A  quoi  pensez-vous,  à  votre  toilette?  Et 
vous,  mademoiselle,  à  vos  amours?  En  vérité, 
madame,  oii  avez-vous  eu  l'esprit  d'appeler  cette 
petite  fille  Rosalba,  un  nom  de  roman?  C'en  est 
assez  pour  tourner  la  tête  à  une  jeune  personne. 
Rosalba...  aussi  elle  n'a  rien  retenu  de  tout  ce  que 
je  lui  ai  enseigné.  Et  toi ,  charmante  Nérine ,  tu 
sais  tout  sans  avoir  rien  appris.  Tiens,  ma  chère, 
si  tu  veux ,  cet  été  je  te  mettrai  au  fait  de  la  ma- 
nœuvre; ce  sera  si  joli  de  t'entendre  commander 
avec  ta  voix  douce  ! 

NÉRINE. 

Mais,  monsieur,  il  me  semble  qu'une  voix  douce 
n'est  pas  trop  nécessaire  pour  cela.  Ne  dites-vous 
pas,  hissez  les  voiles,  virez  de  bord,  serrez  le  vent  ; 
que  sais  -je ,  moi  ? 

LE   CAPITAINE. 

Voyez  comme  elle  est  gentille!  Ah!  ma  chère, 
que  tu  me  plais  ! 
(  Il  veut  l'embrasser.  ) 

M™  DE  KERNADEC. 

Y  pensez-vous,  monsieur  de  Kernadec?  Oubliez- 
vous  que  c'est  devant  moi  que  vous  parlez  ? 

LE   CAPITAINE. 

Eh  non!  madame;  eh  non!  j'y  pense  très-fort. 
Avez -vous  jamais  eu  d'infidélité  à  me  reprocher? 
Dans  mes  campagnes,  je  n'ai  jamais  emporté  d'au- 
tre portrait  que  le  vôtre;  les  jours  de  combat,  je 
le  pends  au  mât  d'artimon;  et  quand  le  feu  devient 
trop  vif,  je  le  mets  dans  ma  poche,  en  disant:  Vo- 
gue la  galère!  N'est-ce  pas  tendre  cela?  Madame 
de  Kernadec,  je  vous  demande  si  un  officier  de 
terre  serait  plus  galant? 


46Q 


LE  CAPITAINE  KERWADEC,  ACTE  I,  SCENE  II. 


M"°  DE  KEBNADEG. 

Non  assurément.  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  tout 
cela;  j'ai  quelque  chose  d'important  à  vous  com- 
muniquer, Je  voudrais  vous  parler  seul. 

LE    CAPITAINE. 

A  la  bonne  heure;  je  n'ai  rien  à  faire  aujour- 
d'hui; c'est  un  calme  plat.  Je  causerai  tant  qu'il 
vous  plaira. 

M"°  DE  KEBNADEG . 

Qu'est-ce  que  vous  dites  d'un  calme  plat?  cela 
est-il  nécessaire  pour  causer  avec  moi?  Vous  ne 
savez  rien  m'adresser  qui  ne  m'offense. 

LE   CAPITAINE. 

Eh!  parbleu,  madame,  ne  faudrait-il  pas  prendre 
des  mitaines  ?  et  puis  d'ailleurs ,  de  quoi  vous  fâ- 
chez-vous? Chacun  son  langage.  Vous  êtes  une 
femme  d'esprit;  vous  avez  vécu  à  Paris;  nous  au- 
tres gens  de  mer  nous  ne  donnons  pas  dans  tout 
cela. 

M""  DE  KEBNADEG. 

Et  cette  ennuyeuse  pipe  dont  vous  m'envoyez 
des  bouffées  à  chaque  instant,  comment  y  tenir? 
Ma  pommade  à  la  fleur  d'orange,  mes  ro^es,  tout, 
dans  la  maison ,  sent  le  tabac. 

EOSALBA. 

Ah!  maman,  qu'est-ce  que  cela  fait?  M.  Derval 
me  disait  l'autre  jour  qu'il  aimait  beaucoup  cette 
odeur -là. 

LE   CAPITAINE. 

M.  Derval ,  mademoiselle ,  ce  galant  doucereux 
qui  vient  vous  faire  la  cour  ?  Il  lui  appartient  bien 
d'aimer  la  pipe  !  Je  parie  qu'il  n'a  pas  seulement 
fait  une  lieue  en  mer.  C'est  un  monsieur  si  tran- 
quille! si  gracieux!  C'est  comme  cela  que  vous  les 
aimez  vous  autres,  mesdames;  mais  moi,  morbleu, 
il  me  faut  des  moustaches  dans  ma  famille,  et  non 
pas  des  faiseurs  de  madrigaux;  m'entendez-vous? 
EOSALBA,  à  madame  de  Kernadcc. 

Ah  !  maman ,  comme  cela  s'annonce  mal  ! 

M"°  DE  KEENADEC. 

Ma  fille ,  laissez-moi  seule  avec  lui  :  il  fait  tou- 
jours plus  de  train  quand  il  y  a  du  monde. 

SCENE  II. 
M.  ET  M""  DE  KERNADEC. 

M""  DE  KEENADEC. 

Monsieur  de  Rernadec ,  nous  nous  sommes  ma- 
riés il  y  a  seize  ans,  comme  vous  savez. 

LE  CAPITAINE. 

Dix-huit  ans,  madame,  dix-huit  ans.  J'étais  alors 
enseigne  :  voulez-vous  me  retrancher  deux  ans  de 
service?  Je  n'entre  pas  dans  vos  calculs,  moi;  il 


me  faut  mon  temps  pour  avoir  la  croix.  Vous  en 
direz  ce  que  vous  voudrez ,  il  me  le  faut. 

M°'°  DE  KEENADEC. 

J'étais  si  enfant  alors,  monsieur  de  Kernadec, 
qu'il  est  bien  naturel  que  je  ne  m'en  souvienne  pas 
distinctement. 

LE  CAPITAINE. 

Si  enfant  !  vous  aviez  alors  vingt  ans  ;  vous  êtes 
de  la  même  année  que  cette  pauvre  Junon,  le  meil- 
leur voilier  qui  soit  jamais  entré  dans  le  port  de 
Saint-Malo;  et  je  me  souviens  même  que,  peu  de 
jours  après  notre  mariage ,  on  la  fit  raser  pour  en 
faire  un  ponton. 

M""  DE  KEENADEC. 

Laissons  cela,  de  grâce.  Écoutez-moi  :  votre 
fille  a  seize  ans ,  et  elle  voudrait  se  marier. 

LE  CAPITAINE. 

C'est  trop  tôt. 

M"°   DE   KERNADEC. 

Mais  elle  aime  un  jeune  homme  aimable  et  spi- 
rituel. 

LE  CAPITAINE. 

A-t-il  eu  quelque  aventure  remarquable  ? 

M"""  DE  KEENADEC. 

Non  pas  précisément  ;  cependant  quelques-unes 
de  ses  pièces  ont  fait  effet. 

LE  CAPITAINE. 

Comment  ses  pièces  !  serait-il  dans  l'artillerie  ? 
J'aime  mieux  le  service  de  mer.  Mais  pourtant ,  si 
ma  fille  avait  de  l'amour  pour  un  officier  d'artil- 
lerie, comme  je  suis  bon  père,  il  se  pourrait 

M""  DE  KEENADEC. 

Mais  je  vous  dis  qu'il  n'a  jamais  servi. 

LE  CAPITAINE. 

Comment,  ventrebleu;  et  qu'a-t-il  donc  fait? 

M'""  DE  KEENADEC. 

11  s'est  distingué  comme  écrivain. 

LE   CAPITAINE.     , 

Ah  !  oui ,  écrivain  ;  j'entends  :  c'est  ce  que  nous 
appelons ,  à  bord ,  des  gens  de  plume  ;  mais  on  en. 
fait  bien  peu  de  cas.  Cependant  ils  attrapent  des 
coups  de  canon  tout  comme  d'autres,  mais  par 
mégarde,  parce  que  les  balles  vont  au  hasard,  car: 
ils  n'en  sont  pas  dignes, 

M""  DE  KEENADEC. 

Vous  ne  voulez  donc  pas  m'entendre  ?  il  n'a  rien, 
à  faire  ni  avec  la  marine  ni  avec  l'armée  ;  il  vit  de 
ses  rentes  et  cultive  la  littérature. 

LE  CAPITAINE. 

Qu'est-ce  que  vous  dites?  la  littérature,  c'est  ce 
qu'on  enseigne  au  collège  ;  mais  à  douze  ans  c'est 
fini.  Est-ce  qu'on  apprend  à  lire  toute  sa  vie,  et 
quand  on  est  un  homme ,  ne  faut-il  pas  servir  ? 


LE  CAPITAINE  KERNADEC,  ACTE  I,  SCENE  III. 


461 


M""  DE  KEENADEC. 

Mais,  mon  cher  ami,  il  y  a  pourtant  des  hommes 
qui  font  autre  chose. 

LE  CAPITAINE. 

Oui,  il  y  en  a  des  exemples,  mais  je  n'y  ai  jamais 
rien  compris. 

M"»"  DE  KEENADEC. 

Votre  fille ,  qui  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  mili- 
taire que  vous ,  voudrait  épouser  ce  M.  Derval  qui 
l'aime  et  qui 

LE  CAPITAINE. 

Comment,  mille  bombes  !  ce  jeune  homme  tinnide 
comme  une  jeune  fille,  et  qui  fait  des  révérences 
jusqu'à  terre.  Jamais  il  ne  dit  un  mot  plus  haut 
que  l'autre  ;  on  entendrait  voler  une  mouche  quand 
il  parle.  Je  crois.  Dieu  me  pardonne,  qu'il  n'a  juré 
de  sa  vie.  Non ,  de  par  tous  les  diables ,  je  ne  veux 
pas  que  ma  fille  épouse  un  homme  comme  cela. 

M™"  DE  KERNADEC. 

Mais  cependant  si  elle  l'aime.'' 

LE  CAPITAINE. 

Si  elle  l'aime  !  qu'est-ce  que  vous  entendez  par 
là?  il  n'est  pas  décent  à  une  demoiselle  d'aimer. 
Je  voudrais  bien  voir  que  ma  fille  s'avisât  d'aimer 
quelqu'un  ! 

M""  DE  KEENADEC. 

Mais  vous,  mon  époux,  ne  vous  ai-je  pas  aimé? 

LE  CAPITAINE. 

C'était  tout  simple,  madame  de  Kernadec  ;  d'a- 
bord vous  étiez  plus  âgée  de  quatre  ans  que  votre 
fille. 

M""  DE  KEENADEC. 

Plus  âgée,  monsieur;  dites  donc  moins  jeune; 
il  y  a  des  mots  que  je  ne  puis  souffrir  d'entendre 
prononcer. 

LE  CAPITAINE. 

Ah!  parbleu,  j'en  dirai  bien  d'autres.  Eh  bien 
donc!  quand  vous  m'avez  aimé,  oubliez-vous  que 
j'avais  déjà  reçu  trois  blessures?  cela  explique  tout. 
Mais  une  fille  modeste  peut-elle  aimer  une  face 
blanche  et  rose  comme  ce  Derval  ?  je  vous  le  de- 
mande. 

M"°  DE  KEENADEC. 

Demandez-le  à  votre  fille ,  qui  vient  elle-même 
vous  parler. 

SCENE  III. 

Les  peécédents  ,  ROSALBA. 

LE   CAPITAINE, 

Mademoiselle ,  est-il  vrai  que  vous  ayez  envie 
de  vous  marier  ? 

EOSALBA. 

Hélas!  oui,  mon  père. 


LE  CAPITAINE. 

Vous  êtes  trop  jeune. 

EOSALBA. 

A  quel  âge,  mon  père,  avez-vous  commencé  vos 
campagnes  ? 

LE  CAPITAINE. 

Bel  argument ,  vraiment  :  dans  l'état  militaire 
on  se  passe  de  raison ,  je  l'ai  bien  prouvé ,  moi  ; 
dans  ma  jeunesse  je  n'en  avais  pas ,  le  croiriez- 
vous  ?  oui ,  je  n'en  avais  pas.  Mais  dans  le  mé- 
nage, il  faut  une  sagesse Madame  de  Ker- 
nadec ,  par  exemple ,  avant  même  qu'elle  fût  d'un 


M""  DE  KERNADEC. 

Mais,  mon  Dieu,  laissez  donc  ce  vilain  mot  d'âge , 
vous  savez  que  je  ne  puis  le  souffrir. 

LE  CAPITAINE. 

Cependant,  ma  fille,  si  tu  veux  te  marier,  je 
t'enverrai  la  liste  des  officiers  de  mon  équipage  ; 
ils  sont  tous  excellents  marins ,  tu  peux  choisir. 

EOSALBA. 

Mon  père,  j'ai  déjà  choisi ,  et  j'aime  M.  Derval. 

LE  CAPITAINE. 

M.  Derval  !  mais  y  penses-tu  donc  ?  il  n'est  pas 
en  état  de  te  conduire. 

EOSALBA. 

Eh  bien ,  ce  sera  moi  qui  le  conduirai. 

LE  CAPITAINE. 

Il  n'a  pas  de  volonté. 

EOSALBA. 

J'en  aurai  pour  deux. 

LE  CAPITAINE. 

Le  moindre  orage  lui  fera  perdre  la  tête. 

EOSALBA. 

Nous  resterons  sur  terre. 

LE  CAPITAINE. 

Sur  terre,  ma  fille!  Mademoiselle  de  Kernadec 
resterait  sur  terre  !  Tu  n'irais  pas  une  fois  en  Amé- 
rique, pas  une  fois  aux  Indes!  autant  vaudrait-il 
ne  pas  sortir  de  Vaugirard. 

EOSALBA. 

Eh  bien,  mon  père,  quand  cela  serait? 

LE  CAPITAINE. 

Écoute,  ma  û]le  :  je  t'ai  parlé  doucement  jusqu'à 
présent  ;  on  dirait  que  je  suis  un  efféminé  comme 
ceDerval,  tant  je  suis  modéré  et  tranquille;  mais, 
morbleu ,  si  tu  me  résistes,  je  perdrai  patience  ;  je 
mettrai  toutes  les  voiles  au  vent ,  et  nous  verrons 
qui  sera  le  maître,  d'une  petite  fille  comme  toi,  ou 
d'un  homme  qui  ne  craint  ni  le  feu  ni  la  tempête. 
Adieu. 


462 


LE  CAPITAINE  RERNADEC,  ACTE  1,  SCENE  VII. 


SCENE  IV. 

]^me  DE  RERNADEC,  ROSALBA. 

BOSALBA. 

Ah  !  mon  Dieu  !  qu'il  m'a  fait  peur ,  maman  ! 

jime  OE  KEKNADEC. 

Que  veux-tu  que  j'y  fasse ,  ma  fille  !  il  ne  faut 
pas  trop  se  tourmenter  sur  toutes  ces  choses-là , 
de  peur  de  se  faire  du  mal.  Je  vais  rentrer  chez 
moi  pour  me  remettre  de  la  scène  que  j'ai  suppor- 
tée à  cause  de  vous.  ]Ne  m'en  demandez  pas  da- 
vantage. J'ai  remarqué  qu'on  avait  toujours  mau- 
vais visage  le  lendemain  d'une  querelle  avec  son 
mari, 

SCENE  V. 

ROSALBA,  seule. 

Mauvais  visage  !  il  est  bien  question  de  cela.  Je 
voudrais  avoir  le  plus  vilain  visage  du  monde ,  et 
que..,.  Ah  !  non  ;  je  ne  sais  ce  que  je  dis  ;  il  ne  faut 
pas  achever  cette  phrase-là,  elle  pourrait  porter 
malheur. 

SCENE  VI. 

DERVAL,  ROSALBA. 

DEKVAI*. 

Eh  bien ,  Rosalba ,  qu'est-ce  qu'a  dit  votre  père .' 

BOSALBA. 

Hélas  ! 

DEKVAL. 

0  ciel  !  vous  pleurez  ! 

BOSALBA. 

Il  ne  veut  pas  de  vous. 

DEBVAL. 

Et  pourquoi  donc  ? 

BOSALBA. 

Il  dit  que  vous  n'avez  pas  servi  sur  mer. 

DEBVAL. 

C'est  vrai. 

BOSALBA. 

Pas  même  sur  terre. 

DEBVAL. 

Je  n'ai  pas  eu  cet  honneur. 

BOSALBA. 

Et  qu'enfin  ce  qu'il  y  a  de  pis ,  c'est  qu'au  lieu 
de  vivre  d'une  façon  militaire,  vous  lisez  et  vous 
écrivez. 

DEBVAL. 

J'en  conviens;  mais,  s'il  le  veut,  j'y  renoncerai. 

BOSALBA. 

Quoi  !  vous  m'aimeriez  assez  pour  me  faire  un 
tel  sacrifice  ! 


DEBVAL. 

Belle  Rosalba ,  qu'ai-je  besoin  de  chercher  désor- 
mais dans  les  fictions  tous  les  charmes  que  vous 
réunissez  en  vous  seule  ? 

BOSALBA. 

Quel  doux  langage  !  comment  mon  père  peut-il 
ne  pas  l'aimer.?  Mais  à  quoi  tout  cela  sert-il.'  il 
veut  que  vous  ayez  fait  une  campagne. 

DEBVAL. 

Je  la  ferai. 

BOSALBA. 

Mais  il  voudrait  que  vous  l'eussiez  déjà  faite.  Je 
suis  au  désespoir  ;  Je  crois  que  je  me  jetterai  dans 
l'eau;  ce  genre  de  mort  plaira  du  moins  à  mon 
père. 

DEBVAL. 

Chère  Rosalba,  il  me  reste  encore  une  lueur 
d'espérance  ;  vous  savez  que  mon  oncle  a  du  crédit 
auprès  du  ministre;  je  lui  ai  écrit  pour  le  prier  de 
l'employer  tout  entier  à  obtenir  la  croix  pour 
M.  de  Kernadec.  J'attends  sa  réponse,  et,  si  elle 
est  favorable,  peut-être  que  votre  père...,, 

SCENE  VU, 

LES  PBÉCÉDENTS ,  WÉRINE. 
BOSALBA. 

Ah  !  Nérine ,  je  n'espère  qu'en  toi  ;  mon  père  ne 
veut  pas  que  j'épouse  M.  Derval ,  parce  qu'il  n'est 
pas  officier  de  marine  ;  mais  tu  sais  que  cela  n'est 
pas  nécessaire  à  mon  bonheur.  Si  tu  pouvais  faire 
comprendre  à  mon  père..  . 

NÉEIWE. 

Faire  comprendre  à  votre  père  !  mais  vous  savez 
bien  qu'il  n'écoute  que  lui. 

BOSALBA. 

Oui  ;  mais  il  te  regarde. 

NÉEINE. 

Et  que  voulez-vous  que  lui  disent  mes  yeux? 

DEBVAL. 

Qu'il  doit  avoir  pitié  de  moi  ;  que  je  me  meurs. 

NÉBINE. 

Ah  !  certes,  cela  touchera  bien  le  capitaine  Ker- 
nadec, si  je  lui  dis  que  vous  mourez  d'amour. 

BOSALBA. 

Cependant,  ma  chère  Nérine ,  il  me  paraît  que.... 

NÉEINE. 

Qu'il  me  fait  sa  cour ,  voulez-vous  dire  ?  Il  me 
raconte  ses  campagnes ,  et  moi  je  les  écoute  ;  ce 
qui,  j'en  conviens,  est  une  coquetterie  bien  décidée  ; 
mais,  en  reconnaissance,  il  me  mariera  avec  Sa- 
bord ,  et  j'en  serai  bien  heureuse,  car  j'aime  Sabord. 

ROSALBA. 

Comme  moi  Derval. 


LE  CAPITAINE  RERNADEC,  ACTE  I,  SCENE  VIII. 


4G3 


DESVAi.  I 

Ah  !  chère  Rosalba  !  I 

NÉBIA'E.  j 

J'entends  le  capitaine;  laissez -moi  seule  avec 
lui.  Je  vous  dirai ,  dès  qu'il  sera  sorti ,  ce  qu'on 
peut  espérer. 

SCENE  VIII. 

LE  CAPITAINE,  ISÉRINE. 

LE  CAPITAINE. 

Ail!  te  voilà,  Kérine;  que  je  suis  aise  de  te 
trouver  seule  !  Dis-moi,  ma  toute  belle,  est-ce  que 
je  ne  suis  pas  un  peu  à  ton  gré  ?  Tiens ,  regarde- 
moi  du  côté  de  mon  coup  de  sabre,  car  pour  cet 
autre  côté  de  mon  visage  ,"je  n'en  fais  aucun  cas  ; 
il  ne  signifie  rien  :  mais  une  belle  balafre,  Nérine, 
cela  ne  dit-il  rien  à  ton  cœur? 

jNÉKINE. 

Non  pas  aujourd'hui.  D'ordinaire,  j'en  conviens, 
les  balafres  me  font  un  effet  que  je  ne  puis  dire; 
mais  aujourd'hui,  vous  auriez  vingt  coups  de  sabre 
sur  la  figure,  que  je  ne  vous  en  trouverais  pas 
plus  beau  pour  cela. 

LE  CAPITAINE. 

Et  comment  donc,  mon  ange!  tu  es  donc  dé- 
goûtée de  tout.'  rien  ne  te  fait  plus  de  plaisir.? 
Allons  nous  promener  ensemble  dans  ma  chaloupe; 
je  te  mènerai  en  pleine  mer. 

]N'ÉRI>'E. 

Je  m'y  ennuierai. 

LE   CAPITAINE. 

S'ennuyer  en  pleine  mer!  y  penses-tu,  Nérine? 
Qu'est-ce  qu'il  faut  donc  faire  pour  t'amuser  ? 

KÉBINE. 

Marier  votre  fille  avec  M.  Derval. 

LE   CAPITAINE. 

Et  toi  aussi,  tu  es  de  la  conspiration.  Tu  veux 
faire  épouser  à  ma  famille  ce  blanc-bec  ;  tu  veux 
faire  tomber  ma  famille  en  quenouille;  tu  veux 
qu'on  y  fasse  de  l'esprit  à  l'eau  rose ,  au  lieu  de 
servir  son  pays ,  et  de  recommencer  le  capitaine 
Kernadec ,  qui ,  morbleu  !  n'est  pourtant  pas  en- 
core fini.  Quand  je  passe  sur  le  port,  tous  les  ma- 
rins me  saluent;  on  me  dit  :  «  Capitaine,  vous 
étiez  là  un  tel  jour,  «  et  je  crois  y  être  encore.  Et 
j'irais  me  promener  avec  ce  freluquet,  qui  m'ap- 
pellerait mon  père ,  et  qu'on  croirait  de  ma  façon  ! 
Non,  Nérine,  je  n'en  veux  pas  entendre  parler. 

NÉEIXE. 

Eh  bien  !  à  la  bonne  heure. 

LE   CAPITAINE. 

Te  voilà  triste  !  tu  pleures  !  Écoute,  Nérine,  j'ai 


le  cœur  dur,  on  le  dit  du  moins  ;  et,  en  effet,  il  y 
a  des  jours  où  je  suis  brutal  comme  un  boulet  de 
canon  ;  mais  quand  je  te  vois  pleurer,  tiens ,  cela 
me  fait  mal  là  {mettant  la  main  sur  son  cœur). 

NÉKTNE. 

Oui,  sans  doute.  Et  votre  pauvre  fille  souffre 
aussi  là ,  de  ne  pas  épouser  celui  qu'elle  aime. 

LE   CAPITAINE. 

Eh  bien  !  eh  bien  !  qu'il  prenne  du  service  dans 
la  marine;  qu'il  fasse  sept  campagnes,  et  au  bout 
de  sept  ans  il  épousera  ma  fille. 

KÉKINE. 

Eh  bon  Dieu  !  vous  voilà  comme  le  père  de  Ra- 
chel ,  qui  fit  servir  Jacob  pendant  sept  ans ,  pour 
avoir  sa  fille. 

LE   CAPITAINE.    . 

Il  a  eu  raison,  morbleu.  Était-ce  un  homr/ie 
de  mer.' 

NÉEINE. 

Non  pas,  que  je  sache;  mais  un  très -brave 
homme,  d'ailleurs. 

LE    CAPITAINE. 

Ah  oui  !  je  me  rappelle.  Eh  bien  !  Derval  fera  de 
même.  {Il  s'en  va,  et  revient  sur  ses  pas.)  Dis- 
moi  donc,  Nérine,  le  frère  aîné  de  ce  Jacob  ne 
s'appelait-il  pas  Ésaii  ? 

NÉEINE. 

Oui,  sûrement. 

LE    CAPITAINE. 

Ne  vendit-il  pas  son  droit  d'aînesse  pour  un  plat 
de  lentilles? 

NÉEINE. 

Sans  doute.  Mais  savez-vous  que  vous  me  faites 
peur!  Monsieur,  seriez-vous  malade?  vous  allez 
devenir  un  savant. 

LE    CAPITAINE. 

Non.  Sois  tranquille,  mon  enfant,  il  n'y  a  rien 
à  craindre;  mais  aujourd'hui  je  dîne  avec  d'anciens 
camarades ,  et  je  voulais  savoir  une  petite  anecdote 
pour  les  amuser. 

NÉEINE. 

Une  petite  anecdote  !  L'histoire  d'Ésaû,  tout  le 
monde  la  sait. 

LE   CAPITAINE. 

Ne  crois  pas  cela  !  ne  crois  pas  cela  !  On  oublie 
tout  en  mer,  et  quand  on  revient,  il  est  toujours 
agréable  de  se  rappeler  ses  études. 

NÉBINE. 

Eh  bien  donc ,  laissez-vous  toucher  pour  Derval , 
il  vous  contera  tout  ce  que  vous  voudrez. 

LE   CAPITAINE- 

Oui,  dans  sept  ans.  C'est  à  merveille;  ma  fille  a 
seize  ans,  Derval  en  a  vingt-trois;  il  fera  sept 


464 


LE  CAPIïArNE  KERNàDEC,  ACTE  I,  SCENE  X. 


campagnes ,  et  à  son  retour,  je  lui  raconterai  les 
miennes;  alors  il  sera  en  état  de  m'entendre.  En- 
fin, c'est  résolu.  Nérine,  tu  me  connais,  je  suis 
ferme,  l'orage  ne  me  trouble  pas.  Adieu. 

SCENE  IX. 

m  CAPITAINE,  NÉRINE,  ROSALBA, 
DERVAL. 

EOSALBA. 

Eh  bien  !  eh  bien  ! 

WÉBINE. 

Il  consent  à  votre  mariage  avec  Derval. 

ROSALBA. 

Ah  !  quel  bonheur,  chère  Nérine  ! 

NÉMNE. 

Mais  seulement  dans  sept  ans  d'ici. 

EOSALBA. 

Dans  sept  ans  !  Nérine  ;  ah  !  bon  Dieu  !  je  serai 
trop  vieille.  Derval ,  vous  ne  voudrez  plus  de  moi 
à  cet  âge-là  ;  et  d'ailleurs ,  pour  si  peu  de  temps 
qu'il  nous  resterait  à  vivre,  il  ne  vaudrait  pas  la 
peine  de  se  marier. 

NÉBINE. 

Je  ne  suis  pas  tout  à  fait  d'avis  qu'on  soit  vieille 
à  vingt-trois  ans  :  mais  ce  n'est  pas  tout  ;  il  veut 
encore,  monsieur,  que  vous  entriez  dans  la  ma- 
rine ,  et  que  pendant  ces  sept  années  vous  fassiez 
sept  campagnes. 

DEBVAL. 

Ah!  mon  Dieu!  je  le  veux  bien.  A  quoi  ne  me 
résoudrais-je  pas  pour  obtenir  Rosalba  ?  Mais  cela 
fera  bien  du  chagrin  à  ma  mère  et  à  mes  tantes. 

NÉBINE. 

Il  dit  que  vous  avez  l'air  trop  doux,  trop  calme, 
trop  tranquille. 

DEBVAL. 

Mais  je  croyais  qu'il  fallait  être  poli  envers  tout 
le  monde.  Si  vous  le  voulez,  j'essayerai  de  jurer  : 
dites -moi  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  se 
donner  une  tournure  militaire. 

NÉBINE. 

Je  ne  sais  pas  trop;  mais  enfin  il  me  semble 
qu'il  faut  avoir  un  certain  air  dégagé  qui  vous 
manque.  Toute  femme  que  je  suis ,  quand  je  veux 
réussir,  j'ai  quelque  chose  que  je  ne  puis  exprimer, 
mais  qui  fait  sentir  que  la  nature  m'a  destinée  à 
prendre  de  l'empire  sur  les  autres. 

ROSALBA. 

C'est  vrai,  Derval  ;  vous  avez  quelquefois  l'air  trop 
timide;  il  faudrait....  Mais  à  quoi  cela  sert-il?  ces 
sept  ans ,  ces  affreux  sept  ans  !  Est-ce  que  j'étais 
née  il  y  a  sept  ans.?  Ah!  ma  pauvre  Nérine,  j'en 
mourrai. 


LE  CAPITAINE ,  appelant  derrière  la  coulisse. 
Sabord! 

NÉRINE. 

Ah  ciel  !  voilà  le  capitaine  ;  cachez-vous ,  mon- 
sieur Derval. 

(  Derval  se  retire  derrière  la  coulisse.  ) 

LE   CAPITAINE. 

Sabord  ! 

SABORD,  accourant. 
Mon  capitaine  ! 

LE  CAPITAINE. 

Approche.  Je  vais  à  mon  repas  de  corps  :  à. 
minuit  tu  viendras  me  chercher;  je  serai  peut-être 
sous  la  table  avec  mes  amis;  tu  me  reconnaîtras 
à  mon  uniforme;  tu  me  feras  porter  dans  mon  lit, 
et  demain  je  croirai  qu'il  ne  s'est  rien  passé.  En- 
tends-tu. î"  et  surtout  ne  va  pas  te  tromper,  et 
prendre  un  de  mes  camarades  pour  moi. 

SABORD. 

Soyez  tranquille ,  capitaine.  (  Il  accompagne  le 
capitaine  jusqu'à  laporte,  et  revient  sur  se»pas.) 
Le  voilà  parti. 

SCENE  X. 

NÉRINE,  ROSALBA,  DERVAL,  SABORD. 

ROSALBA. 

Sabord. 

SABOBD. 

Qu'avez -vous  donc,  mademoiselle?  vous  avez 
l'air  toute  sérieuse.  Moi  qui  vous  ai  vue  pas  plus 
haute  que  cela,  je  ne  puis  tenir  à  votre  chagrin. 
Sabord  ne  peut-il  pas  vous  consoler?  dites,  ma 
chère  petite  maîtresse,  j'irais  au  bout  du  monde 
pour  vous ,  par  terre  ou  par  mer ,  n'importe, 

ROSALBA. 

Ah  !  mon  Dieu  !  Sabord,  ce  que  je  désire  est  bien 
plus  difficile  que  cela. 

SABORD. 

Comment  donc?  faut -il  découvrir  une  nouvelle 
Amérique  ? 

ROSALBA. 

Non  :  il  faudrait  que  sept  ans  se  passassent  en 
un  jour. 

SABORD. 

Eh!  ma  chère  demoiselle,  c'est  un  drôle  de  sou- 
hait que  vous  faites  là.  Savez -vous  qu'en  trois 
jours  comme  cela ,  vous  pourriez  bien  n'être  plus 
si  jolie. 

ROSALBA. 

Mon  père  ne  veut  pas  permettre  que  j'épouse 
M.  Derval ,  avant  qu'il  ait  servi  sept  ans  sur  mer  ; 
et  tu  sais  bien  que  sept  ans  c'est  la  vie. 


Il 


LE  CAPITAINE  KERNADEC,  ACTE  II,  SCENE  1. 


465 


SABOBD. 

Oui ,  à  votre  âge  ;  mais  moi  qui  ai  déjà  fait  qua- 
torze campagnes ,  je  suis  prêt  à  les  recommencer 
avec  monsieur. 

NÉRINE. 

N'y  a-t-il  donc  aucun  moyen  de  faire  passer  ces 
sept  années  plus  vite  ? 

SABOEI). 

Attendez;  il  me  vient  une  idée. 

DEBVAL. 

Voyons. 

SABOBD. 

Mon  maître  va  s'enivrer. 

DEBVAL. 

C'est-il  croyable.!" 

NÉBINE. 

Oh  oui  !  très-croyable. 

SABOBD. 

Il  oubliera  tout  ce  qui  se  sera  passé  pendant 
vingt-quatre  heures  ;  persuadez-lui  que  ces  vingt- 
quatre  heures  sont  sept  années. 

NÉRINE. 

Mais  es-tu  fou?  comment  veux-tu  qu'il  croie.... 

SABOBD. 

Je  serai  censé  m'être  cassé  la  jambe  dans  une 
des  sept  campagnes  que  nous  aurons  faites  ensem- 
ble, et  je  marcherai  avec  une  jambe  de  bois. 

NÉBINE. 

Fort  bien;  mais  ces  campagnes.... 

SABORD. 

Je  les  inventerai ,  et  pour  celles-là,  il  faudra  bien 
que  ce  soit  moi  qui  les  lui  raconte  ;  car  il  ne  s'en 
souviendra  pas.  Je  lui  dirai  qu'il  a  toujours  été 
vainqueur;  comment  diable  ne  me  croirait-il  pas? 

BOSALBA. 

Mais,  Sabord.... 

SABOBD. 

Vous  mettrez  ,  mademoiselle  ,  un  petit  bonnet 
qui  vous  donnera  l'air  d'avoir  vingt-trois  ans. 

BOSALBA. 

Nérine,  qu'en  penses-tu;  c'est-il  possible? 

NÉBINE. 

Oh  que  oui  !  mademoiselle  ;  mais  surtout  il  faut 
parler  raison  ;  il  faut  dire  que  vous  ne  vous  son- 
giez plus  de  vous  marier. 

BOSALBA. 

Et  s'il  allait  me  prendre  au  mot? 

NÉBINE. 

Soyez  tranquille;  il  faut  pourtant  bien  que  tout 

[soit  changé  autour  de  lui  pour  lui  persuader  que 

sept  années  se  sont  écoulées.  J'ai  déjà  dans  la  tête 

mille  ruses  pour  y  réussir.  Vous,  monsieur  Derval, 

allez  mettre  des  moustaches,  un  sabre  au  côté, 


des  sourcils  noirs,  un  parler  ferme.  Que  ne  ferait- 
on  pas  pour  mériter  mademoiselle  Rosalba?  Hâ- 
tons-nous de  mettre  madame  de  Kernadec  dans 
nos  intérêts.  Prions-la  de  se  prêter  à  notre  inno- 
cente supercherie  :  on  a  dit  si  souvent  que  l'amour 
faisait  passer  le  temps  ;  pourquoi  ne  saurait-il  pas 
escamoter  sept  ans  en  un  jour?  Allons,  ne  perdons 
pas  un  instant. 


««&S4^«ov« 


ACTE  SECOND. 


SCENE  PREMIERE. 

LE  CAPITAINE,  SABORD. 

LE  CAPITAINE ,  eudormi  dans  un  grand  fauteuil. 
Que  s'est-il  donc  passé  !  je  crois.  Dieu  me  par- 
donne, que  le  roulis  m'a  bercé  toute  la  nuit.  Suis- 
je  à  bord?  eh  non  !  le  capitaine  Kernadec  à  fond 
de  cale!  cela  n'est  pas  possible.  Mais  où  diable 
suis -je  donc?  Je  me  croirais  chez  moi,  s'il  n'y 
avait  pas  ici  je  ne  sais  quels  meubles  nouveaux. 
Sabord  m'expliquera  peut-être....  Holà,  Sabord  !  — 
Il  ne  répond  pas.  —  Sabord  ! 

SABOBD. 

Eh  parbleu!  mon  capitaine,  je  viens  aussi  vite 
que  je  peux. 

LE   CAPITAINE. 

Mais  comme  il  monte  lentement!  quel  bruit  fait- 
il  donc  sur  monescaUer?  Eh!  bon  Dieu!  une  jambe 
de  bois  !  que  t'est-il  donc  arrivé ,  mon  pauvre  Sa- 
bord? 

SABOBD. 

Comment,  ce  qu'il  m'est  arrivé!  Vous  plaisantez, 
monsieur  ;  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi  :  il  y 
a  six  ans  que  j'ai  eu  la  jambe  fracassée  par  une 
balle ,  au  combat  du  Pic  de  Ténériffe.  J'étais  à 
côté  de  vous.  Ah  !  je  vois  bien  que  vous  faites  sem-. 
blant  d'oublier  :  c'est  vraiment  trop  modeste. 

LE  CAPITAINE. 

Et  que  s'est-il  passé  dans  ce  combat  ? 

SABOBD. 

C'était  le  15  avril  1812. 

LE   CAPITAINE. 

Le  15  avril  1812!  mais  es-tu  fou?  J'ai  célébré 
hier  le  jour  des  Rois  de  1811  ;  je  me  rappelle  même 
que  nous  avons  bu  à  la  santé  de  la  nouvelle  année. 

SABORD. 

Oui ,  vous  avez  bu ,  j'en  conviens  ;  mais  à  la  santé 
de  l'année  1817.  Hélasl  je  voudrais  bien  y  être, 
en  janvier  1811;  j'avais  alors  mes  deux  jambes; 


46G 


LE  CAPITAINE  KERINARDEC,  ACTE  II,  SCENE  I. 


j'étais  leste,  morbleu!  vous  vous  en  souvenez,  je 
n'entrais  jamais  dans  une  maison  par  la  porte, 
toujours  par  la  fenêtre ,  monsieur,  toujours  par  la 
fenêtre.  A  présent  il  faut  que  je  m'en  tienne  à  la 
manière  commune;  encore  Dieu  sait  comme  je 
marche!  que  voulez-vous,  mon  capitaine,  nous  en 
avons  vu  plus  que  nous  n'en  verrons.  Mais  enfin 
la  gloire  que  nous  avons  acquise  au  Pic  de  Téné- 
riffe.... 

LE   CAPITAINE. 

Comment ,  mon  garçon  !  nous  avons  acquis  de 
la  gloire  au  Pic  de  ïénériffe  .•>  conte  -  moi  donc 
cela. 

SABOKD. 

Il  faut  en  convenir,  sans  vous  l'affaire  était  per- 
due; mais  vous  fîtes  virer  de  bord  à  votre  bâti- 
ment d'une  manière  si  habile  ! 

LE  CAPITAINE. 

Il  est  vrai  que  j'ai  toujours  bien  manœuvré. 
L'affaire  était  donc  furieusement  chaude  ? 

SABQKD. 

Terrible  ;  moins  cependant  que  celle  de  Masuli- 
patnani. 

LE   CAPITAINE. 

Masulipatnam!  je  n'y  ai  jamais  été. 

SABOBD. 

Mais,  mon  capitaine,  vous  êtes  donc  malade; 
vous  oubliez  qu'en  1815  nous  avons  battu  les  An- 
glais sur  la  côte  de  Coromandel.^ 

LE   CAPITAINE. 

Nous  avons  battu  les  Anglais  !  ah  !  raconte-moi 
cela,  je  t'en  prie;  tu  ne  saurais  me  faire  un  plus 
grand  plaisir.  Eh  bien? 

SABOED. 

Oui,  morbleu!  nous  avons,  c'est-à-dire,  vous 
avez  battu  les  Anglais,  et  pris  un  de  leurs  vais- 
seaux, qui  s'appelle  le  Royal-George ,  et  dont  voi- 
là le  dessin. 

LE  CAPITAINE. 

J'ai  pris  un  vaisseau  !  moi  ;  il  est  vrai  que  je  l'ai 
toujours  désiré;  mais  je  croirais  rêver,  si  je  ne 
voyais  pas  là  ce  dessin.  Cependant  comment  ré- 
sister à  de  telles  preuves  !  Appelle-moi  ma  femme, 
ma  fille,  Nérine,  que  je  m'entretienne  avec  elles. 

SABOKD. 

jVérine  !  monsieur  ;  dès  qu'elle  aura  fini  la  toi- 
lette de  ses  enfants ,  elle  descendra. 

LE  CAPITAINE. 

Ses  enfants!  qu'est-ce  à  dire,  misérable!  Né- 
rine,  des  enfants!  mais  y  penses -tu  donc!  une 
fille  si  sage  ! 

SABOBD. 

Je  l'espère  bien  que  ma  femme  est  sage  ;  mais 


depuis  cinq  ans  que  nous  sommes  mariés,  nous 
avons  eu  trois  enfants  qui ,  Dieu  merci ,  prospè- 
rent à  merveille,  surtout  l'aînée,  dont  vous  êtes 
parrain,  et  qui  s'appelle  Georgette,  à  cause  du 
Royal-George. 

LE   CAPITAINE. 

Mais  que  dis -tu  donc,  maraud!  moi ,' j'aurais 
consenti  à  te  laisser  épouser  Nérine ,  une  fille  si 
aimable,  si... 

SABOKD. 

Eh  !  sûrement ,  mon  capitaine;  c'est  pour  cela 
que  vous  l'avez  donnée  à  votre  fidèle  Sabord,  en 
récompense  de  sa  jambe  fracassée  à  votre  service  . 
au  Pic  de  Ténériffe ,  à  Masulipatnam ,  et  dans  une 
petite  affaire  près  du  Congo. 

LE   CAPITAINE. 

Combien  de  jambes  as  -  tu  donc  à  fracasser  ? 
Tu  me  rendras  fou  avec  tes  histoires;  mais  fais 
venir  Nérine. 

SABOBD. 

Monsieur ,  n'oubliez  pas  que  c'est  ma  femme  ; 
au  bout  de  cinq  ans  de  mariage ,  on  n'est  pas  amou- 
reux comme  le  premier  jour  ;  cependant... 

LE  CAPITAINE. 

Va-t'en,  te  dis-je,  et  me  l'amène  à  l'instant. 
--  Comme  il  marche  !  vraiment  cela  fait  pitié!  Sa- 
l)ord ,  c'était  donc  au  Pic  de  Ténériffe  } 

SABOKD. 

Oui,  mon  capitaine. 

LE   CAPITAINE. 

Tu  ne  peux  pas  remuer  cette  jambe,  et  c'est  une 
balle  qui  te  l'a  brisée  ? 

SABOKD. 

Oui,  mon  capitaine. 

LE  CAPITAINE. 

Quel  beau  coup  de  feu!  Mais  dis- moi  donc, 
mon  garçon ,  s'il  y  a  sept  ans  de  cela ,  pourquoi 
est-ce  aujourd'hui  la  première  fois  que  j'ai  eu  pitié 
de  toi  .^ 

SABOBD. 

Que  voulez-vous ,  il  y  a  des  jours  oii  l'on  est  plus 
sensible  que  d'autres;  il  y  en  a  comme  cela  dans 
lesquels  je  suis  tendre  comme  un  agneau ,  et 
d'autres  où  je  suis  pire  que  les  tigres  de  Masuli- 
patnam. 

LE  CAPITAINE,  à  part. 

Encore  Masulipatnam  !  Je  crois  que  j'en  perdrai 
la  tête.  {Â  Sabord,  qui  chancelle  sur  sa  jambe  de 
bois.  )  Prends  donc  garde,  tu  vas  tomber. 

SABOBD. 

N'ayez  pas  peur;  six  ans  d'habitude ,  et  cela  ne 
paraît  plus  rien.  A  présent  je  ne  saurais  plus  que 
faire  de  deux  jambes ,  même  pour  courir  après  ma 


LE  CÂPITÂIINE  KERNADEC,  ACTE  II,  SCENE  III. 


467 


femme.  Je  vais  vous  l'envoyer,  elle  sera  ici  dans 
un  instant. 

SCENE  IL 

LE  CAPITAINE,  seM/. 
Suis-jedonc  devenu  fou  ?  il  me  parle  de  sept  an- 
nées dont  je  n'ai  aucun  souvenir  :  sept  années  qui 
ont  passé  comme  un  jour!  Mais  qu'est-ce  que  cela 
signifie  ?  Suis-je  malade  ?  ai-je  la  fièvre  ?  Capitaine 
Kernadec,  tu  n'es  pas  accoutumé  à  philosopher; 
on  ne  perd  pas  son  temps  à  cela ,  à  la  guerre.  Mais 
il  faut  pourtant  que  tu  saches  si  tu  as  sept  ans  de 
plus  ou  de  moins;  s'il  t'est  vraiment  arrivé  ce 
qu'on  te  raconte.  Enfin ,  il  n'y  a  pourtant  pas  be- 
soin d'être  savant  ou  sorcier  pour  être  sûr  qu'on 
existait  ou  qu'on  n'existait  pas.  Voici  Nérine,  peut- 
être  me  dira-t-elle...  Comme  elle  a  l'air  sérieux  ! 

SCENE  III. 
LE  CAPITAINE ,  NÉRINE. 

LE   CAPITAINE. 

Bonjour,  Nérine.  Bonjour,  madame;  car  ils  di- 
sent que  tu  es   mariée. 

NÉKINE. 

Quoi  !  vous  l'avez  oublié  ?  Ah  monsieur  !  je 
croyais  que  ce  jour  ne  s'effacerait  jamais  de  votre 
souvenir. 

LE  CAPITAINE. 

Il  t'en  a  donc  bien  coûté  ? 

NÉBINE. 

Cruel  !  vous  ne  vous  souvenez  pas  de  ce  jour  où 
j'embrassai  vos  genoux  en  pleurant. 

LE    CAPITAINE. 

Ah!  bon  Dieu!  toi  à  mes  genoux  !  Je  t'ai  sûre- 
ment relevée  bien  vite  ?  Mais  quand  tout  cela-s'est- 
il  passé? 

NÉKINE. 

Il  y  a  sept  ans ,  en  1811,  avant  que  Sabord  eût  la 
jambe  fracassée. 

LE  CAPITAINE,  à  part. 

Elle  parle  comme  Sabord  ;  ai-je  donc  Ta  tête  à 
l'envers  ?  N'en  disons  rien  ;  car  ils  chercheraient 
peut-être  à  me  faire  enfermer.  Faisons  semblant 
de  me  souvenir  de  tout.  (  Havi.  )  Ah  oui  !  je  me 
rappelle;  il  y  a  donc  sept  ans  qu'hier... 

NÉBINE. 

Que  dites-vous  ? 

LE  CAPITAINE  ,  à  part. 

Je  ne  sais  ce  que  je  dis  :  mettons  -  la  pourtant  à 
l'épreuve. — Nérine,  on  dit  que  tu  as  trois  enfants; 
fais-les-moi  venir. 


NEBINE. 

Ah  !  très -volontiers,  mon  cher  maître  ;  ma  pe- 
tite Georgette ,  votre  filleule ,  est  bien  gentille  ; 
c'est  vous  qui  lui  avez  appris  à  lire. 

LE    CAPITAINE. 

Ah!  par  exemple... 

NÉBINE. 

Comment  ? 

LE   CAPITAINE. 

Eh  bien  oui  !  je  lui  appris  à  lire;  mais  fais  que 
je  la  voie  au  moins,  puisque  je  lui  ai  appris  de  si 
belles  choses. 

NÉBINE ,  faisant  entrer  trois  petites  filles  sur  la 
scène. 

Venez,  mes  enfants;  notre  bon  capitaine  qui 
vous  a  vues  naître ,  veut  vous  parler.  Toi ,  Geor- 
gette, que  de  fois  le  capitaine  Kernadec  t'a  fait 
répéter  tes  leçons  !  Toi ,  Martine ,  que  de  présents 
tu  as  reçus  de  lui  ! 

LE   CAPITAINE. 

J'étais  donc  bien  magnifique  .? 

NÉBINE. 

Et  toi,  mon  Élise,  que  de  soins  il  a  pris  de  toi 
dans  ta  dernière  maladie  !  Il  t'a  veillée  dix  nuits  ; 
et  sans  les  soins  d'un  si  bon  maître,  que  serions- 
nous  devenus .? 

LE    CAPITAINE. 

Je  suis  prêt  à  pleurer  sur  moi-même.  Ah  !  Né- 
rine, j'ai  plus  fait  de  choses  pendant  ces  sept  an- 
nées que  dans  tout  le  reste  de  ma  vie. 

NÉBINE. 

Ah  oui  !  mon  cher  maître  ,  vous  avez  été  d'une 
bonté... 

LE  CAPITAINE. 

Oui,  c'est  vrai,  je  ne  me  reconnais  pas  moi- 
même.  Nérine ,  sais-tu  que  j'ai  bien  changé  depuis 
sept  ans  ?  J'ai  beaucoup  réfléclii  ;  je  sens  que  je 
n'aime  plus  la  vie  joyeuse  :  il  y  a  longtemps  que  je 
n'ai  été  ivre.  Combien  y  a-t-il  ? 

NÉBINE, 

Mais,  monsieur,  vous  l'avez  été  à  peu  près  tous 
les  jours. 

LE   CAPITAINE. 

C'est  singulier  ;  j'aurais  cru...  Mais  quel  est  donc 
cet  officier  que  je  vois  là-bas  avec  Sabord.^ 

NÉBINE. 

Comment!  mais  c'est  M.  Derval;  il  revient  au 
bout  de  sept  ans  ,  vous  demander  de  tenir  la  pro- 
messe que  vous  lui  avez  faite  de  lui  donner  made- 
moiselle Rosalba  en  mariage.  Il  arrive  du  Japon, 
il  s'est  distingué  dans  la  marine  :  vous  serez  fort 
content  de  lui. 


468 


LE  CAPITAINE  RERNADEC,  ACTE  II,  SCENE  V. 


SCENE  IV. 

LES  PBÉCÉDENTS,  SABORD,  DERVAL. 
DEHVAL. 

Eh!  bonjour,  capitaine;  comment  cela  va-t-il? 
J'ai  bien  des  compliments  à  vous  faire. 

LE   CAPITAINE. 

Et  de  qui? 

DERVAL. 

De  tous  les  marins  de  notre  escadre  ;  ils  étaient 
avec  vous  à  ïénériffe,  et  ils  disent  que  votre  fré- 
gate est  le  bâtiment  le  mieux  équipé  de  toute  la 
marine  française. 

LE   CAPITAINE. 

Ah  !  pour  cela,  j'en  conviens. 

DEKVAL. 

Ah  peste!  depuis  vous,  je  me  suis  trouvé  à  une 
affaire  bien  chaude,  morbleu,  vertubleu! 
SABOBD  ,  bas  à  Derval. 

Ne  jurez  donc  pas  d'une  voix  si  douce;  il  faut 
au  moins  que  l'air  aille  avec  les  paroles. 

DERVAL. 

Oui,  mon  capitaine;  dans  le  plus  fort  de  l'ac- 
tion ,  l'on  mit  tous  les  canons  sur  le  tiliac.  Cette 
manœuvre  savante  nous  valut  la  victoire.  Au  bout 
d'une  heure  les  ennemis  se  rendirent,  et  nous 
baissâmes  pavillon. 

SABORD ,  bas  à  Derval. 

Mais  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites;  vous  allez 
lout  gâter. 

LE   CAPITAINE. 

Comment ,  les  canons  sur  le  tiliac  !  baisser  pa- 
villon quand  on  est  vainqueur  !  quelle  histoire  me 
faites-vous  là. 

SABORD. 

C'est  que  la  joie  de  vous  revoir  lui  trouble  un 
peu  la  cervelle;  d'ailleurs  vous  savez  bien  que  de- 
puis 1815  la  manœuvre  est  toute  changée. 

DERVAL. 

Ah  !  capitaine,  j'ai  vu  bien  du  pays ,  mais  nulle 
part  une  personne  aussi  charmante  que  mademoi- 
selle Rosalba...  Je  viens  vous  sommer  de  me  te- 
nir votre  promesse. 

LE   CAPITAINE. 

Avez-vous  abandonné  tout  à  fait  la  littérature  ? 

DERVAL. 

Ah  !  pour  jamais. 

NÉRINE. 

Cependant,  monsieur,  on  a  joué  encore  une  de 
vos  pièces  à  Paris,  il  y  a  quatre  jours. 

DERVAL. 

.    Que  dites-vous  là,  Nérine?  à  quoi  cela  sert-il? 


NERINE. 

Oui ,  je  vous  assure,  et  elle  est  tombée. 

DERVAL. 

C'est-il  vrai  ?  parlez-moi  franchement  :  on  devait 
cependant... 

NÉRINE. 

Vous  le  voyez ,  monsieur,  sept  ans  ne  peuvent 
éteindre  la  tendresse  paternelle;  j'entends  celle 
d'un  auteur.  Mais  cependant ,  monsieur,  je  vous 
réponds  de  lui  :  écoutez-le  parler,  jamais  on  ne  de- 
vinerait qu'il  a  été  un  homme  d'esprit. 

DERVAL. 

Bien  obligé,  Nérine. 

NÉRINE. 

Il  était  aimable  il  y  a  sept  ans;  il  avait  de  la 
grâce.  A  présent  regardez  ses  manières  brusques , 
ses  pieds  tout  droits ,  ses  gestes  vulgaires. 

DERVAL. 

Mais,  Nérine,  ne  pourrais-tu  donc  persuader  le 
capitaine  à  moins  de  frais  ? 

NÉRINE. 

Allez,  allez,  monsieur,  je  n'en  dis  pas  encore 
assez  ;  laissez-moi  faire. 

{Nérine  sort.) 

LE   CAPITAINE. 

Il  est  juste ,  Derval ,  que  je  vous  tienne  ma  pa- 
role ;  mais  faites  venir  ma  fille ,  pour  que  je  sache 
ce  qu'elle  en  pense.  (J  pari.)  Si  j'osais  demander 
à  quelqu'un  combien  il  y  a  de  temps  que  je  n'ai 
vu  ma  fille!  Mais  non,  ils  me  prendraient  pour  un 
imbécile.  Ah  !  bon  Dieu  !  pauvre  Kernadec  !  dans 
quel  état  est  ta  tête!  Je  le  sens  bien;  on  baisse 
vers  soixante  ans.  Comme  j'étais  fort  il  y  a  sept 
ans  !  Ah  peste  !  si  je  me  réveillais  à  cet  âge,  comme 
je  tempêterais!  comme...  Ah!  voilà  ma  fille;  elle 
a  pris  l'air  bien  raisonnable!  La  pauvre  enfant, 
elle  est  comme  moi ,  son  bon  temps  est  fini. 

SCENE  V. 

LES   PBÉCÉDENTS,   ROSALBA. 
BOSALBA. 

Que  me  voulez-vous,  mon  père? 

LE   CAPITAINE. 

Mademoiselle,  voulez-vous  épouser  le  lieutenant 
Derval? 

BOSALBA. 

Mon  père,  je  suis  encore  bien  jeune  pour  me 
marier. 

LE   CAPITAINE. 

Comment,  mademoiselle,  hier...  Qu'est-ce  que 
je  dis,  hier?  Enfin,  quand  vous  aviez  seize  ans, 
vous  vouliez  vous  marier,  et  à  présent  que  vous 
en  avez  vingt-trois.. 


(I 


LE  CAPITAINE  KERNADEC,  ACTE  II,  SCENE  VI. 


469 


KOSALBA. 

Mon  père,  j'ai  réfléchi  sur  l'obligation  sérieuse... 

LE   CAPITAINE. 

Eh  bien  !  s'il  en  est  ainsi ,  nous  pourrions  at- 
tendre. 

BOSALEA. 

Ah!  mon  père!...  mon  père!  comme  il  vous  plaira. 
Ce  que  je  désire  avant  tout,  c'est  de  vous  être 
agréable.  Depuis  sept  ans  je  m'y  attache,  et  je  ne 
crois  pas  vous  avoir  donné  un  seul  sujet  de  plainte. 

LE   CAPITAINE. 

C'est  vrai  ;  du  moins  ils  ne  me  l'ont  pas  dit. 
!VI'a-t-elle  donné  des  sujets  de  plainte? 

NÉKINE. 

Non  sûrement. 

LE  CAPITAINE. 

Et  ma  femme ,  mes  amis ,  dites-le  -  moi  naturel- 
lement, ai -je  été  heureux  avec  elle  depuis  sept 
ans  ?  {A  part.)  Hélas  !  hélas  !  ne  pas  savoir  seule- 
ment si  l'on  a  été  heureux  avec  sa  femme  !  Ah  ! 
quel  état  ! 

SCENE  YI. 

LES  PKÉcÉDENTS ,  M""  DE  KERNADEC. 

LE  CAPITAINE. 

Madame  deRernadec,  voilà  M.  Derval  qui  re- 
vient, après  sept  ans,  me  demander  de  tenir  ma 
parole ,  de  lui  donner  notre  fille  en  mariage.  Y 
consentez- vous? 

M""  DE  KEKNADEG. 

Oui ,  sans  doute. 

LE  CAPITAINE. 

II  faut  faire  une  fin ,  ma  chère  amie  ;  vous  avez 
quarante-cinq  ans ,  j'en  ai  soixante  :  il  faut  nous 
retirer  du  monde.  Il  y  a  sept  ans  que  vous  pouviez 
encore  être  coquette,  que  je  pouvais  faire  encore 
le  diable  à  quatre;  mais  à  présent,  il  ne  s'agit  plus 
de  cela ,  ma  chère  femme  :  il  faut  se  retirer  à  la 
campagne ,  et  ne  plus  voir  personne. 

M°"   DE  KERNADEC. 

Mais  y  pensez  -  vous  ?  (  A  Rosalba.  )  En  vérité , 
mademoiselle,  voilà  une  jolie  affaire  que  vous  m'at- 
tirez là!  Mais,  mon  ami,  si  vous  m'en  croyez, 
nous  ne  changerons  rien  à  notre  genre  de  vie. 
Pourquoi  faire  aujourd'hui  autrement  qu'hier? 

LE  CAPITAINE. 

Ah!  il  s'est  passé  tant  de  choses  dans  ma  tête 
depuis  hier  !  Imaginez  que  j'étais  faible  au  point 
de  me  croire  en  18tl.  Tout  ce  qu'on  me  disait  ne 
me  persuadait  pas.  Savez-vous ,  ma  bonne  amie , 
savez-vous  ce  qui  achève  de  me  convaincre  ? 

M"°   DE  KEKNADEC. 

Quoi  donc? 


LE  CAPITAINE. 

C'est  votre  visage ,  ma  chère  amie. 

M"""   DE  KEKNADEC. 

Comment ,  mon  visage  ? 

LE  CAPITAINE. 

Oui;  vous  êtes  si  changée,  si  pâlie,  si  maigrie, 
depuis  sept  ans!  Vous  étiez  encore  charmante, 
quand  votre  fille  n'avait  que  seize  ans  ;  mais  à  pré- 
sent tout  est  dit.  Hélas  !  oui ,  tout  est  dit. 

M"""   DE  KEKNADEC. 

Ah!  je  n'y  tiens  plus. 

KOSALBA. 

Ma  mère,  au  nom  du  ciel  !... 

NÉKINE. 

Madame  ! 

M""   DE  KERNADEC. 

Eh  !  ne  faut-il  pas  pour  vos  beaux  yeux  que  je 
me  donne  sept  ans  de  plus  ?  —  Monsieur  de  Rer- 
nadec 

LE  CAPITAINE. 

Il  y  a  sept  ans ,  vous  aviez  encore  un  son  de  voix 
si  doux  !  à  présent  il  est  tout  enroué. 

M""  DE  KERNADEC. 

Monsieur  de  Kernadec!.... 

LE  CAPITAINE. 

Vous  le  voyez ,  toujours  plus  rauque.  Et  moi , 
qui  avais  une  voix  si  ferme  pour  le  commande- 
ment !  Enfin ,  ma  femme ,  je  vous  le  dis  avec  peine , 
vos  beaux  jours  sont  passés. 

M""  DE  KERNADEC. 

Ah  !  c'en  est  trop.  Vous  me  trouvez  donc  bien 
changée  depuis  sept  ans  ? 

LE  CAPITAINE. 

Infiniment. 

M""  DE  KERNADEC. 

Eh  bien  !  je  ne  veux  plus  participer  à  tous  ces 
stratagèmes  qui  répugnaient  à  mon  cœur.  Mon  ami, 
je  ne  puis  consentir  à  ce  qu'on  te  trompe  ;  notre 
amitié  ne  le  permet  pas  :  ta  femme  n'a  que  trente- 
huit  ans;  nous  sommes  en  1811.  On  a  voulu  te 
persuader  qu'il  s'était  passé  sept  années ,  pour  ob- 
tenir ton  consentement  au  mariage  de  ma  fille  ;  et 
moi ,  ce  que  je  ne  me  pardonnerai  jamais ,  je  me  suis 
prêtée  un  moment  à  cette  ruse  ;  mais  le  ciel  m'en 
a  punie ,  et  je  me  hâte  de  tout  avouer. 

LE  CAPITAINE. 

Comment  diantre  !  Et  la  jambe  de  bois  de  Sa- 
bord ? 

SABORD. 

Mon  cher  maître,  elle  est  bien  à  votre  service. 

LE  CAPITAINE. 

Et  les  trois  enfants  de  Nérine? 

SABORD. 

Nous  en  aurons  douze ,  s'il  plaît  à  Dieu. 


470 


L4  SIGNORA  FANTASTÎCI,  SCENE  1. 


LE  CAPITAINE. 

Et  i'uniforine  de  M.  Derval  ? 

DERVAL. 

Monsieur,  je  tâcherai  de  le  mériter. 

LE  CAPITAINE. 

Et  la  raison  de  Rosalba  ? 

KOSALBA. 

Ah  !  mon  père  !  c'est  si  raisonnable  d'épouser  ce- 
lui qu'on  aime  ! 

LE  CAPITAINE. 

Et  vous  croyez,  ventrebleu,  que  je  souffrirai 
qu'on  me  joue  ainsi  !  Ah  !  mUle  bombes  !  puisque 
je  n'ai  que  cinquante-trois  ans,  puisque  je  suis  dans 
toute  ma  force ,  je  vais  vous  arranger  de  la  belle 
manière.  Morbleu!  j'équiperai  un  corsaire,  et  je 
ne  remettrai  jamais  le  pied  sur  ce  maudit  élément 
pierreux ,  qu'on  appelle  la  terre ,  et  qui  n'est  pas 
fait  pour  l'homme.  Ah  !  monsieur  Derval  ! 

(  Un  domestique  arrive ,  et  remet  une  lettre  à 
M.  Derval.) 

DEKVAL. 

Monsieur ,  daignez  m'excuser  ;  je  reçois  à  l'ins- 
tant une  lettre  qui  m'apprend  qu'à  la  sollicitation 
de  mon  oncle ,  le  ministre  s'est  occupé  de  nouveau 
de  votre  affaire,  et  qu'apprenant  des  faits  d'armes 
de  vous  qui  lui  étaient  inconnus ,  il  vous  accorde  la 
croix. 

LE  CAPITAINE. 

La  croix  !  la  croix  !  Mais  dites-moi ,  monsieur , 
je  ne  la  dois  pas  à  la  faveur,  n'est-ce  pas? 

DERVAL. 

Non,  monsieur;  lisez  la  lettre. 

LE  CAPITAINE. 

«  Pour  ses  bons  et  loyaux  services.  »  Ah  !  c'est 
donc  vrai ,  que  j'ai  bien  servi  ! 

ROSALBA. 

Mon  père,  laissez-vous  toucher! 

M"°  DE  KERNADEC. 

Mon  ami  ! 

DERVAL. 

Monsieur  ! 

LE  CAPITAINE. 

Allons ,  mes  enfants ,  il  faut  que  vous  aussi  vous 
soyez  heureux  ;  je  consens  à  votre  mariage. 

M""  DE  KERNADEC. 

Eh  bien  !  c'est  pourtant  moi  qui  ai  tout  arrangé. 

NÉRINE. 

Oui  ;  mais  on  ne  peut  pas  dire  que  vous  vous 
soyez  sacrifiée  dans  cette  affaire. 

LE  CAPITAINE. 

Tu  as  été  bien  méchante  pour  moi ,  Nérine  ;  tu 
as  voulu  me  tromper  ;  mais  de  tout  ce  mauvais 
rêve  ne  pourrait-il  pas  me  rester  la  victoire  du  Pic 
de  Ténériffe .'  elle  me  plaisait  tant  ! 


NÉRINE. 

Eh!  pourquoi  pas?  Si  vous  le  croyez,  n'est-ce 
pas  comme  si  cela  était?  {Aux  spectateurs.)  Grâce 
au  ciel,  nous  voilà  tous  contents ,  pourvu,  mesda- 
mes et  messieurs ,  que  ce  jour  ne  vous  ait  pas  paru 
aussi  long  que  sept  années. 


-tt«oeœo9»909«9 


LA 


SIGNORA  FANTASTICI, 

PROVERBE  DRAMATIQUE, 
COMPOSÉ  EN   1811. 


PERSONNAGES. 


lils  de  M.  de  Krieaschenmahl. 


M.  DE  KRIEGSCHENMAHL,  ancien  officier  suisse. 

M"=  DE  KRIEGSCHENMAHL,  sa  femme. 

LICIDAS. 

RODOLPHE. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

ZÉPHIRINE ,  fille  de  la  signera  Fantastici. 

Un  Commissaire  ,  bègue. 

La  scène  est  dans  une  ville  de  la  Suisse  allemande. 

Nota,  Les  rôles  de  M.  ICriegsc/ienma/iI  eide  Rodofp/ie  doivent  è^Te 
joués  avec  l'accent  alteinaDd;  celui  de  madame  de  Kriegschenmahl , 
avec  l'accent  anglais. 


SCENE  PREMIERE. 
M.  ET  M»'=  DE  KRIEGSCHENMAHL, 


M™  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Mon  ami,  si  vous  pouviez  cesser  de  fumer  cette 
pipe,  vous  me  feriez  grand  plaisir,  en  vérité ,  grand 
plaisir.  Cela  gâte  toute  l'odeur  du  thé.  La  fumée 
salit  ma  robe  blanche;  en  vérité,  c'est  bien  désa- 
gréable. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Que  voulez-vous,  ma  femme,  chaque  pays  a  ses 
usages.  En  Angleterre,  vous  buvez  de  l'eau  chaude 
tout  le  jour,  c'est  fade,  c'est  insipide.  La  pipe  est 
plus  militaire;  elle  me  rappelle  ma  jeunesse.  De- 
puis vingt-cinq  ans  que  je  suis  votre  époux,  ma- 
dame de  Rriegschenmahl ,  ne  pouvez-vous  donc 
pas  vous  accoutumer  à  moi  ?  ^ 

M""'  DE  KRIEGSCHENMAHL.  * 

Il  y  a  vingt- cinq  ans  que  vos  coutumes  mili- 
taires me  révoltent. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Il  y  a  vingt-cinq  ans  que  vos  pruderies  m'en- 
nuient. 


Là  SIGNORA.  FÂNTASTICI,  SCENE  II. 


171 


M""  DE  KBIEGSCHENMAHL. 

C'est  bien  honnête. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

C'est  bien  complaisant. 

U""  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Quand  vous  étiez  amoureux  de  moi... 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Quand  vous  aviez  envie  de  m'épouser... 

M™  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Je  m'amusais  bien  plus. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Je  m'ennuyais  bien  moins. 

M°°  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Nous  sommes  pourtant  heureux  ensemble. 
M.  DE  KEIEGSCHENMAHL,  en  bâillant. 
Oui,  bien  heureux. 

M"'  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Mais  quelquefois  j'aurais  envie... 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

De  quoi  ? 

M""  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

D'autre  chose. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Que  voulez-vous  dire,  madame  de  Kriegschen- 
mahl  ? 

M°"  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Ne  vous  fâchez  pas,  M.  de  Kriegschenmahl ;  j'ai 
une  grâce  à  vous  demander.  Il  y  a  vingt-cinq  ans 
que  nous  faisons  une  partie  de  whist  tous  les  soirs  ; 
j'aurais  envie  d'essayer  une  fois  ce  jeu  français 
qu'on  dit  si  gai,  le  reversi  :  y  consentez-vous, 
mon  cher  mari  ?  je  ne  me  le  permettrais  pas  sans 
votre  approbation. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Je  vous  la  donne. 

M°"=  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Ah!  que  vous  êtes  bon!  nous  pouvons  l'essayer 
avec  nos  deux  fils. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Oui,  ce  sera  une  partie  de  famille;  cela  fait 
toujours  plaisir.  Mais  ne  vous  apercevez-vous  pas 
que  depuis  quelque  temps  votre  fils  chéri,  celui 
que  vous  avez  nommé  Licidas,  il  y  a  vingt-quatre 
ans,  à  l'occasion  de  ce  roman  anglais  que  vous 
n'avez  pas  encore  eu  le  temps  de  finir;  eh  bien! 
Licidas  de  Kriegschenmahl  est  très-rarement  à,  la 
maison?  D'où  vient  cela? 

M""  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Licidas  est  trop  bien  élevé  pour  que  je  me  per- 
mette de  soupçonner  sa  conduite.  Je  suis  sûre  qu'il 
s'occupe  du  nouveau  Cours  d'agriculture  qui  vient 
de  paraître.  Il  aime  la  campagne,  la  solitude  ;  il  est 
modeste  et  timide  ;  ce  n'est  pas  comme  votre  ca- 


poral de  Rodolphe.  En  vérité,  moi  qui  suis  sa  mère, 
il  me  fait  peur  quand  il  me  parle. 

-     M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

C'est  un  homme  de  sens  que  mon  fils  cadet.  Il 
n'a  pas  le  teint  de  lis  et  de  rose  de  votre  Licidas. 
Il  n'est  pas  fait  pour  la  vie  domestique,  comme 
vous  et  votre  fils  ;  mais  il  est  raisonnable  ;  et  je 
parierais  bien  que  votre  Licidas  ferait  plutôt  une 
sottise  que  Rodolphe. 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Une  sottise!  que  voulez-vous  dire?  mon  fils, 
qui  n'est  jamais  sorti  de  chez  moi  et  qui  est  résolu 
à  ne  pas  nous  quitter;  tandis  que  Rodolphe  passe 
sa  vie,  oserai-je  le  dire?  où?  dans  les  corps  de 
garde.  Oui,  j'en  rougis  quand  j'y  pense. 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Et  OÙ  voulez-vous  donc  que  l'on  soit? 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Auprès  de  sa  mère,  monsieur,  auprès  de  sa 
mère.  < 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Y  pensez -VOUS?  Mais  voici  Licidas.  Qu'a-t-il 
donc  aujourd'hui? 

M"°  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Ses  cheveux  sont  tout  défaits.  Il  chancelle  en 
marchant.  Mon  Dieu!  lui  serait-il  arrivé  quelque 
malheur  ? 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ce  fils  si  modeste  et  si  timide  se  serait-il  enivré 
quelque  part  ? 

SCENE  II. 

LICIDAS,  M.  ET  M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

LICIDAS  entre  en  récitant  le  rôle  d'Hippolyte. 

Ami,  qu'oses-ta  dire? 
Toi  qui  connais  mon  cœur  depuis  que  je  respire. 
Des  sentiments  d'un  cœur  si  fier,  si'dédaigneux , 
Peux-tu  me  demander... 

M""  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

Que  VOUS  est-il  arrivé,  mon  fils?  comme  vos  re- 
gards sont  hardis  !  vous  me  faites  baisser  les  yeux. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Mon  fils ,  as-tu  perdu  le  bon  sens  ? 

LICIDAS. 

Mon  père,  ma  mère,  pardon.  Mais  vous  ne  sa- 
vez pas  comme  c'est  beau  ce  que  je  viens  de  répéter; 
vous  ne  connaissez  pas  la  signora  Fantastici  et  sa 
charmante  fille  Zéphirine.  Que  je  vous  plains  ! 

M.  DE  KEIEGSCHENMAHL. 

De  qui  me  parles-tu ,  mon  fils  ?  Ce  sont  des  noms 
que  je  n'ai  jamais  entendu  prononcer,  et  cependant 
j'ai  bien  roulé  le  pays  quand  j'étais  jeune. 


31 


472 


LA  SIGNORA  FANTASTICl ,  SCENE  III. 


M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Je  crains ,  mon  fils ,  que  ces  personnes  dont  tù 
me  parles  ne  soient  pas  une-  société  convenable 
pour  un  jeune  homme  bien  élevé. 

IICIDAS. 

Ma  mère,  ce  sont  deux  Italiennes  charmantes, 
la  mère  et  la  fille.  Elles  sont  arrivées  depuis  quel- 
ques jours,  et  jamais  je  ne  me  suis  tant  amusé  que 
depuis  que  je  les  connais. 

M"°  DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Que  dis-tu ,  Licidas ,  amusé  !  Est-ce  que  leur  so- 
ciété vaut  celle  de  ta  tante  Ehrenschwand ,  chez 
qui  nous  allons  tous  les  lundis  ? 

LICIDAS. 

Mille  fois  mieux,  ma  mère. 

M""   DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Mieux  que  les  soirées  du  jeudi  chez  ta  cousine 
Cunégonde  ? 

LICIDAS. 

Encore  mieux.  » 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

C'est-il  croyable?  <, 

M.   DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Tu  me  persuaderas  que  l'on  s'amuse  plus  chez 
elles  qu'à  ce  club  où  nous  fumons  par  jour  quelque- 
fois trois,  quelquefois  six,  quelquefois  neuf  pipes? 

LICIDAS. 

Oui ,  mon  père. 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Et  qu'est-ce  qu'on  y  fait  donc? 

LICIDAS. 

On  y  joue  la  comédie. 

M™  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ah!  mon  Dieu!  Mais  c'est  de  quoi  se  perdre.  Un 
jeune  homme  de  vingt-quatre  ans  jouer  la  comédie  ! 

M.   DE   KRIEGSCHENMAHL. 

C'est  bon  pour  une  femme  de  jouer  la  comédie  ; 
mais  un  homme  doit  faire  la  guerre ,  toujours  la 
guerre. 

LICIDAS. 

Mais,  mon  père,  quand  on  est  en  paix 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

C'est  égal. 

M""  DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Je  serais  bien  fâchée  que  tu  fisses  la  guerre; 
c'est  beaucoup  trop  rude  pour  mon  cher  fils.  Mais 
jouer  la  comédie!  En  vérité  cela  fait  frémir.  Ja- 
mais ma  mère  ni  ma  grand'mère  n'ont  rien  imaginé 
de  pareil. 

LICIDAS. 

Si  vous  voyiez  la  signora  Fantastici ,  elle  vous 
plairait.  Elle  est  si  animée,  si  vive!  elle  dit  des 
vers ,  elle  chante.  Sa  fille  fait  de  même ,  et  moi  je 


sais  déjà  leur  répondre;  elles  m'ont  appris  à  décla- 
mer comme  elles. 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ail!  mon  Dieu!  il  est  perdu! 

LICIDAS. 

Je  veux  suivre  la  signora  Fantastici  ;  je  veux 
aller  en  Italie  avec  elle. 

M"""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ah!  ciel! 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Mais  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  cela,  monsieur 
Licidas  ? 

LICIDAS. 

Mon  père,  je  m'ennuie  trop  ici  :  on  y  dit  tou- 
jours la  même  chose,  depuis  le  commencement  de 
l'année  jusqu'à  la  fin.  Comment  vous  portez-vous? 
dit-on  à  ma  mère.— Très-bien,  répond-elle.— Il  fait 
bien  froid  aujourd'hui.—  C'est  vrai  ;  mais  l'année 
dernière,  à  pareille  époque,  c'était  bien  pis.— Trou- 
vez-vous? dit  ma  vieille  cousine.— Je  suis  de  votre 
avis,  réplique  ma  tante.  Et  le  lendemain  cela  re- 
commence. 

M"°  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Voyez  l'impertinent! 

LICIDAS. 

Mon  père  nous  raconte  toujours  le  même  siège. 
Celui  de  Troie  a  duré  moins  longtemps. 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL, 

Veux-tu  finir!  si  je.... 

LICIDAS. 

La  signora  Fantastici  a  tous  les  jours  une  idée 
nouvelle  :  la  musique,  les  tableaux,  la  poésie  rem- 
plissent et  varient  sa  vie.  Mon  père  et  ma  mère, 
je  vous  demande  bien  pardon ,  mais  je  veux  suivre 
la  signora  Fantastici. 

M.   DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Ah  !  nous  saurons  bien  t'en  empêcher.  Mais  voilà 
ton  frère  Rodolphe  qui  va  te  mettre  à  la  raison. 

SCENE  III. 

LES   PRÉCÉDENTS  ,   RODOLPHE. 
RODOLPHE. 

Bonjour,  mon  père;  comment  va  la  pipe?  Bon- 
jour, ma  mère;  comment  vont  les  nerfs?  Je  vous 
plains  que  vous  ayez  pareille  chose.  Moi ,  je  n'ai 
point  de  nerfs  :  j'ai  une  santé  de  tous  les  diables. 
Et  toi ,  mon  frère ,  je  te  trouve  bien  plus  gaillard 
qu'à  l'ordinaire.  Veux-tu  t'enrôler?  me  voilà  tout 
prêt  à  te  faire  entrer  dans  mon  régiment. 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Sais -tu  comment  il  veut  s'enrôler?  c'est  dans 
une  troupe  de  comédiens. 


LA.  SIGNORÂ  FANTASTICI,  SCENE  V. 


473 


BODOLPHE. 

Quoi?  comédien!  c'est  abominable.  S'il  avait 
une  pareille  idée ,  je  lui  passerais  mon  épée  au  tra- 
vers du  corps.  Je  ne  sais  pas  trop  ce  que  c'est  que 
de  jouer  la  comédie ,  mais  j'imagine  que  c'est  in- 
digne d'un  militaire ,  et  je  n'en  veux  pas  entendre 
parler. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

C'est  bien  raisonner,  cela. 

M"'  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Tu  vois,  mon  fils,  à  quoi  tu  nous  exposes;  voilà 
ton  frère  qui  va  passer  pour  plus  sage  que  toi. 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Allons ,  allons ,  madame ,  ne  vous  lamentez  pas  : 
on  va  rnettre  ce  garçon-là  à  la  raison.  Je  vais  cher- 
cher mon  ami  le  commissaire  du  quartier ,  et  il 
fera  partir  cette  signora  Fantastici  qui  met  le  trou- 
ble dans  toutes  les  têtes. 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL.     ' 

Mon  cher  ami ,  ne  soyez  pas  trop  vif. 

M.   DE   KRIEGSCHENMAHL. 

Ma  femme,  ayez  soin  de  me  contenir  ;  car,  par- 
bleu, quand  je  m'y  mets,  je  me  fais  peur  à  moi- 
même.  {A  Rodolphe.)  Mon  fils,  veille  sur  ton 
frère ,  et  ne  le  laisse  pas  sortir  d'ici. 

RODOLPHE. 

Il  suffît ,  papa. 

SCENE  IV.^ 

RODOLPHE,  LICIDAS. 

RODOLPHE. 

Ah  !  monsieur  mon  frère,  vous  faites  donc  aussi 
des  fredaines ,  vous  que  ma  mère  me  citait  tou- 
jours comme  un  modèle?  C'est  donc  à  présent 
moi  qui  suis  votre  Mentor  ? 

LICIDAS. 

Que  veux  -  tu ,  mon  frère  ?  je  croyais  qu'il  n'y 
avait  que  deux  manières  d'être  dans  ce  monde , 
comme  mon  père  ou  comme  ma  mère,  comme  toi 
ou  comme  moi,  et  j'aimais  mieux  la  mienne.  Mais 
depuis  que  je  connais  la  signora  Fantastici ,  je  vou- 
drais bien  lui  ressembler  :  viens  la  voir  avec  moi. 

RODOLPHE. 

Moi!  manquer  à  ma  consigne!  y  penses -tu?  Je 
reste  ici  ferme  jusqu'au  retour  de  mon  père,  et  je 
t'empêcherai  bien  de  soi-tir. 

LICIDAS. 

Ah  !  mon  Dieu  !  quel  ennui  !  Si  je  répétais  pen- 
dant ce  temps  les  vers  que  la  signora  m'a  donnés 

à  apprendre C'est  la  déclaration  d'Hippolyte; 

mais  il  faudrait  l'adresser  à  une  Aricie.  Bon ,  mon 


frère  est  justement  à  ma  droite;  c'est  ce  qu'il  faut. 
Reste  là,  Rodolphe,  reste  là. 

RODOLPHE. 

Sûrement  je  reste.  Pourquoi  me  commandes-lu 
ce  que  je  veux? 

LICIDAS. 

Vous  voyez  devant  vous  un  prince  déplorable. 
RODOLPHE. 

Que  dit -il,  déplorable?  N'est-ce  pas  la  même 
chose  que  pitoyable?  Pourquoi  dis -tu  cela  de  toi? 
c'est  trop  modeste. 

LICIDAS. 

Mon  arc,  mes  javelots,  mon  char,  tout  m'importune, 
Et  mes  coursiers  oisifo... 

RODOLPHE. 

Mais  de  quel  char,  de  quels  chevaux  parles -tu 
donc  ?  tu  vas  toujours  à  pied. 

LICIDAS. 

Laisse -moi  tranquille;  c'est  dans  mon  rôle  : 
tais -toi. 

RODOLPHE. 

Et  la  princesse,  que  dit-elle  de  ton  amour? 

LICIDAS. 

Ah  !  veux-tu  que  je  t'apprenne  la  réplique  ?  Ce 
serait  charmant  ;  tu  me  dirais  le  mot  de  réclame. 

RODOLPHE. 

Le  mot  de  réclame!  quelle  diable  d'expression 
que  cela  !  N'est-ce  pas  plutôt  le  mot  d'ordre  que  tu 
veux  dire  ?  Tous  les  jours  je  le  dis  à  la  patrouille. 
Mais  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  petite  fille  qui 
vient  vers  nous  ?  elle  est  drôlement  habillée  ;  mais 
elle  est  jolie  ;  oui ,  par  ma  foi ,  elle  est  jolie  ! 

j  LICIDAS. 

C'est  la  charmante  fille  de  la  signora  Fantastici, 
mademoiselle  Zéphirine.  Elles  auront  eu  pitié  de 
ma  captivité. 

SCENE  V. 
ZÉPHIRINE,  LICIDAS ,  RODOLPHE. 

ZÉPHIRINE. 

Bonjour,  Licidas. 

LICIDAS. 

Bonjour,  Zéphirine.  Où  est  la  signora  Fan- 
tastici ? 

ZÉPHIRINE. 

Elle  va  venir.  Elle  est  restée  dans  la  rue  pour 
choisir  dans  une  boutique  des  casques  et  des  cui- 
rasses. 

RODOLPHE. 

Des  casques  et  des  cuirasses  !  que  veut-elle  en 
faire  ? 

ZÉPHIRINE. 

La  première  pièce  que  nous  jouerons  sera  toute 
militaire. 


31. 


I 


474 


LA.  SIGNORA  FAINTASTICI,  SCENE  V. 


KODOLPHE. 

Toute  militaire  !  ma  belle  enfant  ;  et  comment 
TOUS  y  prendrez-vous  ? 

ZÉPHIEINE. 

Licidas  sera  un  chevalier;  et  vous,  pourquoi 
n'en  seriez-vous  pas  un  autre  ? 

EODOIPHE. 

Moi  !  ah  !  par  exemple  ! 

ZÉPHIEINE 

Et  pourquoi  pas?  Vous  croyez  peut-être  que 
vous  avez  mauvaise  grâce  ? 

BODOLPHE. 

Non ,  en  vérité ,  je  ne  crois  pas  cela. 

ZÉPHIEINE. 

Ma  mère  vous  corrigera. 

EODOLPHE. 

Et  de  quoi ,  mademoiselle ,  s'il  vous  plaît  ? 

ZÉPHIEINE. 

De  marcher  tout  droit  devant  vous,  comme  vous 
faites  ;  d'être  roide ,  gauche. 

EODOLPHE. 

Mademoiselle,  je  veux  rester  comme  je  suis. 

ZÉPHIEINE. 

Monsieur,  vous  avez  tort.  Tenez,  votre  frère 
avait  l'air  d'un  niais. 

EODOLPHE. 

Oh  !  cela  est  vrai. 

ZÉPHIEINE. 

Eh  bien ,  à  présent  il  a  l'air  dégagé. 

EODOLPHE. 

Pas  trop  encore. 

ZÉPHIEINE. 

Cela  viendra.  Mais  voyons  ce  qu'on  pourrait 
faire  de  vous. 

EODOLPHE. 

Rien. 

ZÉPHIEINE. 

Quoi  !  vous  vous  en  tiendrez  aux  personnages 
muets?  vous  voudriez  faire  les  gardes  dans  le  fond 
du  théâtre? 

EODOLPHE. 

Non,  mademoiselle. 

ZÉPHIEINE. 

Vous  voudriez  peut-être  seulement  jouer  l'ours 
dans  les  Chasseurs  et  la  Laitière  ? 

EODOLPHE. 

Mademoiselle 

ZÉPHIEINE. 

Un  des  amis  de  maman  a  cet  emploi-là  ;  il  ne 
vous  le  cédera  pas. 

EODOLPHE. 

Mademoiselle,  je  ne  veux  rien  jouer,  rien  jouer 
du  tout   entendez-vous? 


ZEPHIEINE. 

Pas  possible  !  qu'est-ce  que  vous  feriez  donc  ? 

RODOLPHE. 

Ce  que  je  ferais  ?  parbleu,  je  ferais  ce  que  je  suis, 
le  capitaine  Rodolphe  Kriegschenmahl. 

ZÉPHIEINE. 

Voilà  qui  est  bien  ;  ma  mère  est  aussi  la  signora 
Fantastici  ;  moi ,  Zéphirine  Fantastici  ;  mais  il  faut 
bien  être  bon  à  quelque  chose.  Mon  emploi ,  c'est 
celui  des  jeunes  premières;  et  vous,  monsieur,  le 
croiriez-vous ?  je  pense  assez  bien  de  vous,  pour 
vous  donner  le  rôle  de  Renaud  dans  Armide. 

LICIDAS. 

Ah!  Zéphirine ,  y  pensez-vous?  c'est  le  mien. 

ZÉPHIEINE. 

Laissez  faire ,  laissez  faire  ;  il  faut  attirer  les  dé- 
butants. Le  rôle  vous  reviendra. 

EODOLPHE. 

Renaud  et  Armide ,  qu'est-ce  que  c'est  que  cela? 
N'y  a-t-il  pas  quelqu'un  que  cela  regarde  dans  notre 
société  ?  Je  ne  veux  choquer  personne. 

ZÉPHIEINE. 

Non ,  je  vous  l'assure  ;  soyez  tranquille.  Mais 
voyons;  essayez. 

EODOLPHE. 

Cette  enfant  m'amuse  ;  je  veux  bien  jouer  avec 
elle. 

ZÉPHIEINE. 

Otez  vos  grosses  bottes. 

EODOLPHE. 

Je  ne  les  quitte  jamais ,  pas  même  la  nuit. 

ZÉPHIEINE. 

Otez-les  toujours. 

EODOLPHE. 

Je  le  veux  bien  ;  mais  j'aurai  froid  à  la  jambe. 

ZÉPHIEINE. 

Otez  votre  sabre. 

EODOLPHE. 

Mademoiselle  ! 

ZÉPHIEINE. 

Vous  le  reprendrez. 

EODOLPHE. 

A  la  bonne  heure.  On  peut  quitter  son  sabre 
pour  badiner. 

ZÉPHIEINE. 

Je  voudrais  que  vous  pussiez  raser  vos  mous- 
taches. 

EODOLPHE. 

Ah!  cela  non,  par  exemple;  c'est  contre  l'or- 
donnance. 

ZÉPHIEINE. 

Mais  quand  il  faudra  que  je  vous  mette  une  cou- 
ronne de  roses  sur  la  tête,  comment  cela  ira-t-il 
avec  vos  moustaches  ? 


LA  STGNORA.  FANTASTICI,  SCENE  VII. 


475 


KODOLPHE. 

Oh  !  c'est  v/ai ,  que  cela  ira  mal ,  et  cependant 
j'aime  les  roses  :  après  la  fumée  du  tabac,  c'est  la 
meilleure  odeur  que  je  connaisse. 

ZÉPHIKINE. 

Ayez  l'air  endormi. 

KODOLPHE. 

Je  dors  quelquefois ,  souvent  même  ;  mais  je  ne 
sais  pas  avoir  l'air  endormi.  Faut-il  fermer  les  yeux 
pour  cela  ? 

ZÉPHIBINE. 

Oui ,  sans  doute  ;  je  viens  pour  vous  tuer  pen- 
dant votre  sommeil. 

RODOLPHE. 

Alors ,  mademoiselle ,  rendez-moi  mon  sabre  ; 
car  enfin  cela  n'est  pas  juste. 

'  ZÉPHIBINE. 

Votre  figure  me  plaît ,  me  touche ,  et ,  prête  à 
vous  frapper,  je  laisse  tomber  le  poignard. 

BODOLPHE. 

Ah  !  c'est  charmant  cela.  Si  ma  figure  vous  plaît, 
puis-je  vous  embrasser  ? 

ZÉPHIBINE. 

Ah  !  non  ! 

BODOLPHE. 

Tant  pis. 

ZÉPHIBINE. 

Vous  vous  réveillez. 

BODOLPHE. 

Je  suis  éveillé. 

ZÉPHIBINE. 

Vous  vous  levez. 

BODOLPHE. 

Me  voici  debout. 

ZÉPHIBINE. 

Ah  !  pas  comme  cela.  Il  faut  que  vos  mouve- 
ments soient  doux ,  arrondis. 

BODOLPHE. 

Mais  mon  habit  est  si  serré  que  je  ne  puis  re- 
muer les  bras  que  pour  faire  l'exercice. 

ZÉPHIBINE. 

L'exercice  !  quelle  horreur  !  Otez  votre  habit  et 
mettez  mon  châle  à  la  place. 

BODOLPHE. 

Votre  châle!  qu'est-ce  que  cela  signifie,  petite 
sorcière.^ 

ZÉPHIBINE.  ' 

Obéissez. 

BODOLPHE. 

Mais  voyez  donc  !  elle  me  parte  comme  mon 
général. 

ZÉPHIBINE. 

Je  le  suis ,  votre  général..  Vous  êtes  des  nôtres. 


BODOLPHE. 

Moi!  je  ne  suis  pas  engagé;  je  n'ai  pas  signé 
mon  enrôlement. 

ZÉPHIBINE. 

Dansez  avec  moi  ;  tenez  le  bout  de  ce  châle.  Al- 
lons, tournez. 

{Rodolphe  danse  avec  Zéphirine.  Licidas  les 
regarde  en  riant.) 

BODOLPHE. 

Mon  frère,  tu  ris.  Attends,  je  vais...  (Il  s^em- 
harrasse  dans  le  châle,  et  tombe  par  terre.)  Ah  ! 
maudit  châle  ! 

{La porte  s'ouvre;  M.  et  M°" de  Kriegschen- 
mahl  entrent  avec  le  commissaire.) 

SCENE  VI. 

LES  PBÉCÉDENTS,  M.  ET  M"°  DE  KRIEGSCHEN- 
MAHL,  LE  Commis  s AiBE. 

M""  DE  KKIEGSCHENMAHL. 

Mon  fils ,  dans  quel  état  vous  êtes  !  votre  frère 
se  serait-il  battu  avec  vous  ? 

LICIDAS. 

Non,  ma  mère,  c'est  la  signora  Zéphirine  qui 
lui  faisait  répéter  une  leçon  de  danse  :  elle  était 
Armide;  11  était  Renaud. 

M""  DE  KBIEGSCHENMAHL. 

Mon  fils ,  je  n'aurais  jamais  cru  cela  de  toi. 

BODOLPHE. 

Ni  moi  non  plus. 

M.  DE  KBIE&SCHENMAHL. 

Enfin  tout  cela  va  finir. 

LE  COMMISSAIBE. 

Oui...  oui,  tou...out  cela  va  finir. 

LICIDAS. 

Ah  !  voici  la  signora  Fantastici. 

SCENE  VII. 

LES  PBÉCÉDENTS,  LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

ZÉPHIBINE. 

Ah  !  ma  mère  !  je  suis  bien  aise  de  te  voir.  Il  y  a 
ici  un  trouble  terrible. 

LA  SIGNOBA  FANTASTICI. 

Est-ce  que  le  dénoûment  approche?  mais  il  n'est 
pas  assez  préparé.  Mon  cher  Licidas ,  présentez  - 
moi  à  monsieur  votre  père  et  à  madame  votre  mère. 
Je  serai  charmée  de  les  connaître. 

M.  DE  KBIEGSCHENMAHL. 

Moi!  cela  me  fait  très-peu  de  plaisir. 

■HC  DE  KBIEGSCHENMAHL. 

Et  moi ,  madame ,  j'aurais  souhaité  que  l'obscu- 
rité de  notre  vie  nous  épargnât  tout  ce  bruit. 


476 


LA  SIGNORA  FANTASTICI,  SCENE  VII. 


LA.  siGNônA  FANTASTICI,  à  Licîdas. 
J'entends.  L'un  est  dans  le  genre  brusque,  comme 
qui  dirait  le  Bourru  bienfaisant,  les  emplois  d'on- 
cle et  de  tuteur;  à  l'autre,  les  prudes,  ce  sont  des 
rôles  aisés  ;  mais  l'un  a  un  accent  allemand ,  et 
l'autre  un  accent  anglais ,  qui  font  très-bien,  mais 
très-bien. 

LICIDAS. 

Signora ,  contentez-vous  des  fils,  et  n'essayez 
pas  d'emmener  le  père  et  la  mère;  cela  ne  se  peut 
pas. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Qui  vous  a  dit  que  cela  ne  se  pouvait  pas  ?  Il  ne 
s'agit  que  d'arracher  les  hommes  à  leurs  habitu- 
des. Il  ifaut  leur  faire  sentir  l'intérêt  d'une  vie  nou- 
velle, l'insipidité  de  la  leur.  Il  faut  réveiller  leur 
amour -propre,  exciter  leur  imagination,  et  ils 
sont  à  nous. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Allons ,  monsieur  le  commissaire ,  faites  votre 
devoir. 

LE  COMMISSAIRE. 

Madame,  je  sui...is  chargé... 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

De  quoi  ? 

LE  COMMISSAIRE. 

De  VOUS  ordonner... 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

De  m'ordonner  !  et  vous  tremblez. . .  Ce  n'est 
pas  de  ce  ton-là  que  l'on  commande. 

LE  COMMISSAIRE. 

De  quitter  la  ville  à  l'instant. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Moi  !  et  de  quel  droit,  je  vous  prie.? 

LE  COMMISSAIRE. 

Co...omment  de  quel  droit?  ne  suis-je  pas  com- 
missaire du  quartier? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Oui;  mais  il  n'y  a  que  le  bailli  qui  puisse  accor- 
der ou  refuser  une  permission  de  séjour;  et  le 
bailli  me  rend  justice;  il  aime  les  arts,  il  aime  la 
poésie.  Prenez  garde  qu'il  ne  vous  destitue  pour 
avoir  empiété  sur  ses  droits^ 

LE  COMMISSAIRE. 

C'est  vrai  ce  qu'elle  dit,  la  si. ..ignora.  C'est  si 
triste  d'être  subalterne  !  j'espérais  être  nommé 
bailli  à  la  dernière  élection;  mais  la  cabale  m'en 
a  em.. .empêché. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Savez-vous  ce  qui  est  cause  que  vous  n'avez  pas 
été  nommé  ? 

LE  COMMISSAIRE. 

Non;  mais  il  m'a  paru  que  le  public  en  était 
in. ..indigné. 


LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Oui,  une  indignation  calme;  mais  je  vous  dirai, 
moi ,  que  c'est  votre  difficulté  de  parler  qui  en  a 
été  la  cause. 

LE  COMMISSAIRE. 

Oui,  c'est  vrai;  j'ai  un. ..un  peu  de  difficulté  à 
parler  ;  mais  ma  mère  m'a  dit  que  cela  me  don- 
nait de  la  grâce. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI, 

Madame  votre  mère  a  sûrement  raison  ;  mais 
d'être  bègue  nuit  beaucoup  pour  haranguer  en  pu- 
blic. 

LE  COMMISSAIRE. 

Et  que  faut-il  faire  pour  m'en  co...orriger? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Jouer  la  comédie. 

LE  COMMISSAIRE. 

Moi  !  jouer  la  comédie  ! 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Un  rôle  de  bailli  ! 

LE  COMMISSAIRE. 

Un  rôle  de  bailli. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Deux  fois  par  semaine,  vous  serez  bailli  pendant 
trois  heures. 

LE  COMMISSAIRE. 

Le  conseil  municipal  ne  s'assemble  qu'a... une 
fois. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Ainsi  vous  serez  donc  deux  fois  plus  bailli  sur 
mon  théâtre  que  sur  le  vôtre. 

LE  COMMISSAIRE. 

Porterai-je  la  même  robe? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

La  même. 

LE  COMMISSAIRE. 

Et  l'on  m'obéira  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Mieux  qu'on  ne  vous  obéirait. 

LE  COMMISSAIRE. 

Et  s'il  y  avait  des  émeutes  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Avec  quatre  vers  alexandrins  vous  les  calme- 
riez. 

LE  COMMISSAIRE. 

Quatre  vers  a. ..alexandrins!  cela  expose-t-il  la 
vie  d'un  honnête  homme  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Pas  du  tout,  pas  même  celle  d'un  mauvais  poète. 

LE  COMMISSAIRE. 

Mais  c'est  charmant  cela  !  Deux  fois  par  semaine 
bailli;  une  belle  robe,  du  pouvoir,  et  point  de  dan- 
ger. Signora ,  je  suis  c^vous, 


Là  SIGNORA  FANTÂSTICI ,  SCENE  VIL 


477 


K 


LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Passez  de  ce  côté;  vous,  capitaine  Rodolphe, 
vous  ne  quitterez  pas  ma  fille. 

KODOLPHE. 

-Non  sûrement,  signora  :  c'est  mon  Armide.  Si 
je  vais  en  Italie  avec  elle,  je  serai  toujours  Renaud , 
n'est-ce  pas  ? 

lA  SIGNOBA  FANTASTICI. 

Oui,  sans  doute.  IN'éanmoins  vous  vous  prête- 
rez quelquefois  au  rôle  de  Sacripant.  Il  faut  être 
complaisant  dans  les  troupes  de  société. 

51°'  DE  KBIEGSCHENMAHL. 

Mon  mari,  qu'allons-nous  devenir?  nos  enfants 
vont  nous  quitter.  ]N"ous  resterons  tête  à  tête.  Ali  ! 
que  c'est  triste  ! 

M.  DE  KKIEGSCHENMAHl. 

Madame  de  Kriegschenmahl ,  que  nous  dirons- 
nous  quand  nous  serons  seuls  ? 

M""   DE  KEIEGSCHENMAHl. 

Ce  que  nous  nous  sommes  déjà  dit ,  mon  cher 
époux. 

M.  DE  KHIEGSCHENMAHL. 

Ail  !  je  ne  le  sais  que  trop.  Essayons  de  fléchir 
la  signora  Fantastici.  —  Madame ,  ne  m'enlevez 
pas  mes  deux  fils ,  la  consolation  de  ma  vieillesse. 

LA  SIGNORA  FANXASTICI. 

C'est  juste;  vous  devez  être  un  excellent  père. 

M.   DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ah  !  elle  commence  à  entendre  raison. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Oui ,  père  de  comédie. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Comment ,  madame  ! 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Si  vous  voulez ,  vous  ferez  les  pères  nohles. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Les  pères  nobles  !  mais  certainement.  Les  Kriegs- 
chenmahl sont  gentilshommes  de  père  en  fils. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Comment  !  vos  ancêtres  ont  tous  joué  la  comédie? 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Que  voulez-vous  dire ,  madame  ?  prétendez-vous 
m'offenser  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Non ,  assurément  ;  mais  j'emmène  vos  fils  avec 
moi.  Ils  me  plaisent;  je  perfectionnerai  leur  édu- 
cation. Le  cadet  jouera  les  héros  ;  l'aîné  les  rôles 
tendres  :  l'un  deviendra  plus  ferme ,  l'autre  plus 
doux,  et  dans  dis  ans  d'ici  je  vous  les  renverrai 
charmants. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ah  !  madame ,  que  faut-il  faire  pour  ne  pas  me 
séparer  d'eux  ? 


LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Écoutez.  Je  suis  bonne  personne  :  je  n'aime  à 
faire  de  la  peine  à  qui  que  ce  soit  ;  mais  je  veux 
qu'on  respecte,  en  moi  les  droits  de  la  poésie.  Plus 
de  prose ,  monsieur,  plus  de  prose  dans  cette  mai- 
son. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Quoi  !  madame ,  je  ne  pourrai  pas  commander 
mon  dîner  en  prose ,  à  madame  de  Kriegschenmahl  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

La  poésie  ne  consiste  pas  dans  les  vers,  mais 
dans  l'amour  des  beaux-arts,  dans  l'enthousiasme 
et  l'imagination  qui  élèvent  l'âme  et  l'esprit.  Elle 
proscrit  tous  les  sentiments  étroits ,  ATilgaires ,  illi- 
béraux, sous  le  poids  desquels  vous  avez  passé  vo- 
tre vie.  Écoutez-moi  :  je  veux  donner  une  fête  à 
une  personne  charmante  que  la  maladie  retient 
chez  elle ,  et  qui  supporte  ses  souffrances  avec  un 
admirable  courage  :  voilà  de  la  poésie ,  par  exemple , 
de  la  vraie  poésie.  "V'oulez-vous  prendre  un  rôle  dans 
la  pièce  que  nous  voulons  représenter  devant  elle  ? 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Y  pensez-vous ,  madame  ?  moi  ! 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

On  y  fera  le  siège  d'ime  ville. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Un  siège  !  Et  croyez-vous  que  ma  goutte  ne 
m'empêchera  pas  de  monter  à  l'assaut  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Isous  aurons  soin  que  les  remparts  soient  de 
plain-pied. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Et  prendrai-je  la  \ille  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Sans  doute. 

M.  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Ah  !  quel  plaisir  pour  moi ,  qui  ai  toujours  été 
battu  ! 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

"V^ous  voyez  bien  que  la  comédie  répare  les  torts 
du  destin.  Et  vous ,  madame  de  Kriegschenmahl , 
nous  vous  prions  d'accepter  dans  notre  pièce  le 
rôle  d'une  femme  respectable. 

M™«  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Et  pourquoi  donc  respectable  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Pardonnez,  je  croyais 

M""  DE  KRIEGSCHENMAHL. 

Pensez-vous  donc  que  si  l'on  se  parait ,  l'on  ne 
serait  pas  aussi  agréable  qu'une  autre  ? 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Eh  bien  ,  madame ,  jouez  les  grandes  coquettes , 
j'abdique ,  et  je  vous  les  donne. 


478 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  I,  SCENE  I. 


M.  uB  KKIEGSGHENMAHL. 

Comment  donc,  madame  de  Kriegschenmahl 

M™"  DE  KKIEGSGHENMAHL. 

Cher  époux,  contenez  ces  transports  jaloux;  je  se- 
rai coquette  seulement  dans  la  comédie  :  partout 
ailleurs vous  me  connaissez. 

LA  SIGNORA  FANTASTICI. 

Maintenant  donc  nous  voilà  tous  contents,  et 
nous  allons  célébrer  dignement  le  triomphe  de  la 
poésie  sur  la  prose. 


««««o«  ft«  jï«ft»a« 


LE  MANNEQUIN, 

PROVERBE  DRAMATIQUE  EN  BEUX  ACTES , 

COMPOSÉ  EN  I8I1. 


PERSONNAGES. 

M.  le  comte  B'ERVILLE ,  gentilhomme  français. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE,  d'une  famille  de  réfugiés  établie  à 

Berlin. 
SOPHIE,  sa  fille. 
M.  Frédéric  HOFFMANN,  peintre  allemand. 

La  scène  est  à  Berlin,  dans  la  maison  de  M.  de  la  Morlière. 

Nota,  Le  rôle  de  M.  de  la  Morlière  doit  être  joué  avec  accent  al- 
lemand. 

««  »«  69  s  e  Ca  3-9 


ACTE  PREMIER. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
M    DE  LA  MORLIÈRE  et  SOPHIE. 

M.  DE  LA  MOKLÎÈEE. 

Non ,  ma  fille ,  l'amour  de  la  patrie  l'emporte  sur 
tout  dans  mon  cœur. 

SOPHIE. 

Mais ,  mon  père ,  il  y  a  cent  ans  que  votre  famille 
a  quitté  la  France,  et  vous  n'y  avez  jamais  mis  les 
pieds  ! 

M.  DE  LA  MOBLIÈRE. 

Ma  fille,  mon  grand-père  a  été  forcé  de  se  réfu- 
gier en  Allemagne,  à  cause  de  la  révocation  de  l'é- 
dit  de  Nantes  ;  mais  nous  avons  toujours  conservé 
le  cœur  français,  le  sang  français,  le  goût  français.... 

SOPHIE; 

Au  moins  ,  mon  père  ,  pas  tout  à  fait  l'accent 
français. 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

Quoi  !  parce  que  j'ai  le  malheur  de  prononcer 


quelques  mots  un  peu  durement ,  tu  as  la  cruauté 
de  me  le  reprocher  !  —  C'est  pour  avoir  vécu  avec 
ces  maudits  Allemands  ,  que  j'ai  perdu  quelque 
chose  de  la  grâce  de  mon  langage  ;  c'est  pour  cela 
aussi  que  je  veux  un  gendre  français ,  qui  corrigera 
ma  prononciation,  arrangera  tout  ici  à  la  française, 
et  me  racontera  ces  beaux  temps  de  Louis  XIV, 
dont  mon  grand-père  me  parlait  toujours  dans  mon 
enfance. 

SOPHIE. 
Mais,  mon  père,  M.  le  comte  d'Erville,  que  vous 
voulez  me  donner  pour  mari ,  est  l'homme  du 
monde  le  moins  propre  à  vous  raconter  ce  qui 
pourrait  vous  intéresser  à  cet  égard.  J'aime  assu- 
rément les  Français  autant  que  vous  ;  mais  celui- 
ci  n'est  rien  que  la  caricature  de  leurs  défauts ,  et 
tout  au  plus  celle  de  leurs  agréments.  Il  est  venu 
à  Berlin ,  dit-il ,  pour  assister  aux  revues  de  notre 
grand  roi  Frédéric.  Je  vous  le  demande ,  a-t-il  su 
ce  qu'il  voyait  ?  n'a-t-il  pas  regardé  une  armée  avec 
sa  lorgnette  d'opéra?  A  quoi  pense-t-il , 'si  ce  n'est 
à  lui.?  Il  voyage,  non  pour  s'instruire,  mais  pour  se 
montrer.  Il  est  d'une  ignorance  d'autant  plus  re- 
marquable, qu'il  a  des  phrases  sur  tout,  et  des  idées 
sur  rien.  Mon  père,  ce  n'est  pas  là  vraiment  un 
Français ,  et  nous  avons  ici  des  Allemands  beau- 
coup plus  dignes  de  porter  ce  nom  que  M.  le  comte 
d'Erville. 

M.  DE  LA  MORLIÈEE. 

C'est  pourtant,  ma  fille,  un  homme  d'un  très- 
grand  nom. 

SOPHIE. 

Il  ne  pourrait  pas  entrer  dans  les  Chapitres 
d'Allemagne. 

'    M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Les  noms  de  France,  tu  le  sais,  ma  fille,  n'ont 
pas  les  trente-deux  quartiers  dont  les  Allemands 
sont  si  fiers;  mais  il  y  a  dans  la  noblesse  française 
bien  plus  de  brillant ,  d'éclat  et  de  grâce. 

SOPHIE. 

De  la  grâce  en  fait  de  généalogie ,  quelle  idée  !  - 
Au  reste,  vous  aimez  ce  mot  de  grâce  extrême- 
ment, et  je  conviens  qu'il  est  le  plus  français  de 
tous.  Mais  trouvez  -  vous ,  en  conscience ,  que  le 
comte  d'Erville  ait  de  la  grâce?  d'abord,  il  n'écoute 
personne. 

M.   DE  LA  MOfiLlÈKE. 

C'est  que  personne  ne  cause  comme  lui. 

SOPHIE. 

Il  parle  sans  cesse. 

M.   DE   LA  MOBLIÈRE. 

Qu'avons  -  nous  de  mieux  à  faire  que  de  l'en- 
tendre? 


I.E  MA.NNEQUIN, 

SOPHIE. 

11  ne  sait  rien. 

M.  DE   LA   MOKLIÈKE. 

Il  devine  tout. 

SOPHIE. 

Le  roi  s'est  moqué  de  lui  l'autre  jour ,  pour  les 
absurdités  qu'il  débitait  sur  l'art  militaire,  dont  il 
prétend  s'être  occupé  toute  la  vie. 

M.   DE  LA  MOKLIÈKE. 

Non,  c'est  en  littérature  qu'il  est  le  plus  fort. 

SOPHIE. 

En  littérature  !  M.  de  Voltaire  l'a  tourné  hier 
en  ridicule,  pour  quelques  sottises  qu'il  a  dites 
avec  complaisance  devant  le  plus  bel  esprit  de 
France. 

M.   DE   LA  MOKLIÈKE. 

M.  de  Voltaire  est  certainement  très  -  spirituel  ; 
on  ne  peut  pas  le  lui  contester  :  mais  il  n'est  pas 
un  grand  seigneur,  et,  pour  être  un  Français  ac- 
compli ,  il  faut  réunir  l'esprit  du  monde  avec  l'es- 
prit littéraire. 

SOPHIE. 

Vous  avez  raison,  mon  père,  il  faut  les  réunir  : 
mais  sufût-il  d'y  prétendre? 

M.   DE   LA  MOKLIÈKE. 

Tu  es  injuste  pour  M.  d'Erville. 

SOPHIE. 

Et  quand  cela  serait,  n'est-ce  pas  une  bonne 
raison  pour  ne  pas  l'épouser. 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

En  France ,  on  ne  se  marie  que  par  convenance. 

SOPHIE. 

Comme  nous  sommes  en  Allemagne,  je  voudrais 
bien  qu'il  me  fût  permis  d'y  mêler  un  peu  d'amour. 

M.   DE  LA  MOKLIÈKE. 

Oui,  si  je  te  laissais  faire,  tu  épouserais  ce  jeune 
peintre,  Frédéric  Hoffmann ,  qui  n'est  jamais  sorti 
de  Berlin,  qui  ne  s'entend  qu'aux  beaux-arts. 

SOPHIE. 

Frédéric  est  simple  et  naturel  ;  il  est  fier  et  mo- 
deste tout  ensemble;  sa  grâce  est  celle  de  tous  les 
pays  et  de  tous  les  rangs ,  parce  qu'elle  vient  de 
la  supériorité  de  l'esprit  et  de  l'âme. 

M.   DE  LA   MOKLIÈKE. 

Il  ne  nous  ferait  pas  honneur  en  France;  et  ne 
faut-il  pas  enfin  retourner  une  fois  dans  nos  foyers 
glorieusement  comme  nous  en  sommes  sortis  ? 

SOPHIE. 

Quoi  !  mon  père ,  vous  voudriez  quitter  les  lieux 
où  vous  êtes  né? 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

Il  est  vrai  que  je  suis  né  ici  ;  mais  la  naissance 
est  un  accident  qui  ne  compte  pas  dans  la  vie  d'un 


ACTE  I,  SCENE  I.  4/9 

homme  :  ma  vraie  patrie,  c'est  la  France.  La 
France ,  la  France  1  je  m'ennuie  partout  ailleurs. 

SOPHIE. 

^  Mais  y  pensez  -  vous ,  mon  père ,  vous  qui  n'y 
avez  jamais  été  ? 

M.   DE   LA  MOKLIÈKE. 

J'en  conviens;  mais  qu'est-ce  que  cela  fait?  je 
me  figure  toujours  y  avoir  passé  ma  vie. 

SOPHIE. 

Songez  donc  que  si  j'épouse  M.  d'Erville ,  il  fau- 
dra que  je  me  sépare  de  vous.  Tel  que  je  vous 
connais,  vous  parlerez  toujours  de  voyage,  et  vous 
n'en  ferez  point. 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

Il  est  vrai  que  c'est  mon  imagination  qui  voyage, 
et  que  mes  pieds  ont  un  peu  la  goutte.  Ne  me 
trahis  pas,  Sophie;  à  la  maison  j'aime  assez  le 
poêle ,  la  bière  et  la  pipe. 

SOPHIE. 

Mon  père,  savez -vous  que  ces  trois  choses- là 
sont  terriblement  allemandes  ? 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

Ce  sont  de  mauvaises  habitudes  dont  il  ne  faut 
pas  parler;  mais  quand  je  te  saurai  en  France,  que 
je  pourrai  dire  :  Ma  fille ,  la  comtesse  d'Erville , 
me  mande  que  l'on  a  donné  telle  pièce  nouvelle  , 
qu'il  a  paru  un  tel  livre,  que  le  roi  a  fait  telle  no- 
mination ,  je  me  croirai  où  étaient  mes  ancêtres , 
et  cela  me  rajeunira  de  cent  ans. 

SOPHIE. 

Se  rajeunir  de  cent  ans,  mon  père,  c'est  comme 
si  l'on  n'avait  pas  existé.  A  quelles  chimères ,  hé- 
las !  vous  sacrifiez  votre  bonheur  ! 

M.   DE  LA  MOKLIÈKE. 

M.  d'Erville  sera  ici  dans  un  moment;  reste  un 
peu  avec  nous,  pour  que  je  te  fasse  sentir... 

SOPHIE. 

Mais ,  mon  père ,  vous  ne  savez  pas  une  chose , 
c'est  que  je  déplais  beaucoup  à  M.  d'Erville. 

M.   DE   LA   MOKLIÈKE. 

Comment  peux -tu  dire  cela,  ma  fille?  toi  que 
j'ai  élevée  à  la  française ,  et  fait  instruire  à  l'alle- 
mande? M.  d'Erville  aime  tant  l'esprit! 

SOPHIE. 

Oui ,  le  sien  ;  mais  pas  celui  des  autres ,  ni  sur- 
tout celui  de  la  femme  qu'il  épouserait. 

M.   DE  LA   MOKLIÈKE. 

Cependant  tu  sais  qu'en  France  toutes  les  fem- 
mes sont  aimables  et  piquantes. 

SOPHIE. 

Toutes,  c'est  beaucoup  dire;  mais  M.  d'Erville 
ne  saurait  souffrir  qu'une  femme  attire  sur  elle 
une  partie  de  l'attention  qu'il  veut  conquérir  pour 


480 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  1,  SCENE  II. 


lui  seul,  et  je  me  suis  aperçue  dix  fois  que  ce  que 
vous  avez  la  bonté  de  louer  dans  mon  entretien , 
ne  lui  serait  jamais  aussi  agréable  que  mon  silence. 

M.   DE   lA  MOKLIÈBE. 

Folie  que  tout  cela.  Ne  me  tourmentez  plus  sur 
ce  mariage  ;  j'ai  donné  ma  parole ,  et  vous  savez , 
ma  fille,  si,  comme  Allemand,  si,  comme  Français, 
j'y  puis  manquer. 

SOPHIE. 

Hélas!  mon  père,  j'aperçois  M.  d'Erville  ;  je  vous 
laisse  avec  lui. 

M.  DE  LA  MORLIÈEE. 

Reste  donc ,  encore  une  fois  ;  il  est  si  impatient 
de  te  voir  ! 

SOPHIE. 

Impatient  de  me  voir!  ah!  vous  le  connaissez 
bien, 

M.   DE  LA  MOBLIÈRE. 

Parle-moi  franchement  ;  crois-tu  qu'il  te  préfère 
quelque  femme  ici  ou  ailleurs  ? 

SOPHIE. 

Non  du  tout,  car  il  n'aime  que  lui;  mais  cette 
rivalité-là  en  vaut  bien  une  autre,  et  jamais  femme 
n'en  a  triomphé. 

{Elle  sort.) 

SCENE  II. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE  et  le  COMTE 
D'ERVILLE. 

le  comte. 
Bonjour,  mon  cher  beau -père;  car  je  me  plais 
à  vous  appeler  ainsi;  mon  cœur  est  déjà  tout  à 
vous ,  comme  si  le  lien  qui  doit  nous  unir  était 
formé. 

M.  DE  LA  MORLIÈKE. 

Que  c'est  aimable  ce  que  vous  me  dites  là  !  Ces 
Allemands  sont  des  années  à  former  une  liaison 
intime ,  tandis  que  vous  je  vous  connais  depuis 
quinze  jours ,  et  nous  sommes  déjà  les  meilleurs 
amis  du  monde. 

LE  COMTE. 

Oh!  cela  est  vrai  :  tout  ce  qui  vous  intéresse 
m'est ,  pour  ainsi  dire,  personnel. 

M.   DE  LA  MORLIÈKE  . 

Vous  avez  donc  eu  sûrement  la  bonté  de  recom- 
mander mon  frère  au  ministre,  pour  l'emploi  qu'il 
désirait  ? 

LE  COMTE. 

Monsieur  votre  frère  !  Est-ce  que  vous  avez  un 
frère? 

M.  DE  LA  MOBLIÈRE. 

Comment  !  si  j'en  ai  un  !  depuis  une  semaine  je 


vous  ai  parlé  de  lui  chaque  jour  au  moins  deux 
heures. 

LE  COMTE. 

C'est  que  le  temps  me  paraît  si  court  quand  vous 
me  parlez 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Que  VOUS  ne  m' écoutez  pas.  Allons,  allons,  lais- 
sons cela;  c'est  la  vivacité  française  qui  excuse 
tout  :  mais  puisque  vous  ne  m'avez  pas  entendu,  je 
recommencerai  avec  plus  de  détails. 

LE  COMTE. 

Oh!  cela  n'est  pas  nécessaire;  je  conçois 

Monsieur  votre  frère  est  Allemand.    , 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Allemand  !  non ,  puisque  je  suis  Français  ;  mais 
réfugié.  Auriez-vous  aussi  oublié  cela,  par  exemple? 
il  me  semble  cependant  que  la  manière  dont  je 
parle 

LE  COMTE. 

Est  très-agréable.  Mais  dites-moi ,  je  vous  prie, 
entendez-vous  tout  en  français  ? 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Si  j'entends  tout  en  français  !  mais  je  sais  à  peine 
l'allemand;  je  ne  le  parle  jamais  que  pour  affaires. 

LE  COMTE. 

Vous  avez  raison ,  il  n'y  a  que  le  français  qui  soit 
de  bonne  compagnie  ;  il  n'est  pas  poli  de  parler  les 
langues  étrangères  ;  aussi  moi  je  n'en  sais  pas  une. 
Mon  gouverneur  voulait  me  les  faire  apprendre, 
mais  j'ai  craint  de  gâter  mon  français  en  parlant 
une  autre  langue. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Ah  !  c'est  bien  vrai.  Pour  moi ,  je  ne  peux  pas 
m'empêcher  de  savoir  un  peu  l'allemand  ;  mais  je 
vais  tâcher  de  l'oublier. 

LE  COMTE. 

Vous  avez  raison  ;  à  quoi  cela  sert-il  ? 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

En  Allemagne  cependant,  c'est  quelquefois  com- 
mode. 

LE  COMTE. 

Oui ,  cela  peut  se  soutenir  ;  mais  moi  je  m'en 
suis  toujours  passé. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Je  voudrais  que  vous  me  dissiez  naturellement  si 
j'ai  de  l'accent. 

LE  COMTE. 

De  l'accent  !  gascon ,  picard ,  normand  ? 

M.  DE  LA  MORLIÈRE. 

Non,  de  l'accent  de  ce  pays ,  de  l'accent  allemand 
enfin ,  puisqu'il  faut  le  dire. 

LE  COMTE. 

Je  n'y  ai  pas  trop  fait  d'attention  ;  mais  à  présent 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  I,  SCENE  II. 


481 


qae  vous  me  le  dites,  il  me  semble  bien  que 

M.  DE  LA  MOBLIÈKE. 

Achevez,  achevez. 

LE  COMTE.' 

Qu'il  y  a  quelques  mots  que  vous  prononcez 

M.  DE  LA  MOKLIÈBE. 

Comment? 

LE  COMTE. 

Uq  peu  trop  bien. 

M.  DE  LA  MOiaiÈEE. 

Que  voulez-vous  dire  ? 

LE  COMTE. 

Un  peu  trop  fort. 

M.  DE  LA  MOKLIÈBE. 

Hélas!  mon  Dieu,  c'est  bien  vrai.  Mon  grand- 
père  m'en  avertissait  toujours  ;  mais  c'est  que  j'ai 
tant  de  zèle  à  parler  le  français  ,  que  je  crains  tou- 
jours de  ne  pas  le  faire  assez  bien  entendre. 

LE  COMTE. 

Ah  !  c'est  tout  simple  ;  mais  quand  nous  aurons 
passé  quelque  temps  ensemble ,  vous  le  parlerez 
comme  moi ,  d'une  façon  légère  et  rapide.  Le  roi 
de  Prusse ,  par  exemple ,  le  croiriez-vous  ?  le  grand 
Frédéric  ne  parle  pas  comme  un  Français.  Ce  qu'il 
dit  est  bien  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'aisance  dans  ses 
phrases  ;  il  prononce  lentement  ;  on  dirait  qu'il  ré- 
Qéchit  en  parlant ,  et  cela  n'a  pas  du  tout  de  grâce. 

M.  DE  LA  MOBLIÈKE. 

Et  M.  de  Voltaire ,  qui  est  à  présent  à  la  cour  de 
notre  roi ,  comment  l'avez-vous  trouvé  ? 

LE  COMTE. 

Si  vous  voulez  que  je  vous  parle  franchement , 
je  ne  l'ai  pas  fort  écouté  ;  j'étais  très-empressé  de 
raconter  Paris  que  je  venais  de  quitter ,  et  dont 
chacun  était  curieux  ;  et  j'ai  pensé  que  j'aurais  tou- 
jours le  temps  de  causer  avec  M.  de  Voltaire. 

M.  DE  LA  MOBLIÈKE. 

Cependant  il  part  demain ,  à  ce  qu'on  dit . 

LE  COMTE. 

Ah  !  j'en  suis  fâché  ;  mais  il  se  fait  souvent  im- 
primer :  ainsi  je  suis  toujours  à  portée  de  le  lire 
quand  je  voudrai  ;  il  n'y  a  que  ceux  qui  ne  font  que 
parler  dont  il  ne  faille  rien  perdre.  Ceux  qui  écri- 
vent ,  on  est  toujours  à  temps  de  connaître  leur 
esprit. 

M.  DE  LA  MOKLIÈRE. 

Et  comment  trouvez-vous  celui  de  ma  fille  ?  di- 
tes-le-moi naturellement. 

LE  COMTE. 

Vous  le  voulez ,  je  répondrai  avec  une  extrême 
franchise  ;  c'est  mon  genre,  et,  comme  il  a  réussi , 
je  n'ai  pas  songé  aux  inconvénients  qu'il  peut  avoir. 
Elle  est  fort  spirituelle ,  Sophie ,  fort  spirituelle  ; 


mais  elle  se  met  trop  en  avant  ;  elle  fait  un  peu  trop 
de  bruit  dans  une  chambre. 

M.  DE  LA  MOBLIÈKE. 

Ma  fille  a  une  innocente  vivacité ,  que  je  croyais 
surtout  dans  le  goût  des  Français. 

LE  COMTE. 

Oui  sans  doute  ;  mais  cependant  moi,  je  ne  sais 
si  vous  êtes  de  mon  avis,  mais  j'aime  les  femmes 
qui  parlent  peu  ;  un  sourire  d'approbation ,  d'en- 
couragement, m'est  cent  fois  plus  agréable  que  cette 
manière  de  tenir  le  dé  de  la  conversation  ;  et  je 
trouve  plus  convenable... 

M.  DE  LA  MOKLIÈBE. 

Quoi,  monsieur? 

LE  COMTE. 

Votre  fille  est  charmante ,  et  je  l'adore  ;  je  vous 
l'ai  déjà  dit;  mais  je  ne  sais,  il  y  a  quelque  chose 
dans  vos  manières  de  plus  français  que  dans  les 
siennes. 

M.  DE  LA  MOKLIÈKE. 

Ah  !  c'est  tout  simple ,  je  me  suis  toujours  plus 
occupé  de  la  mère  patrie. 

LE  COMTE. 

Vous  croirez  y  être ,  quand  je  serai  votre  gendre. 
A  propos ,  vous  savez  que  mes  affaires  ne  sont  pas 
trop  en  ordre  ;  je  ne  vous  l'ai  pas  caché  ;  j'ai  d'im- 
menses terres  qui  sont  depuis  bien  des  siècles  dans 
ma  famille  ;  mais  j'ai  beaucoup  de  dettes ,  ah  !  beau- 
coup. 

M.  DE  LA  MOKLIÈBE. 

Était-ce  l'usage  en  France  ? 

LE  COMTE. 

Universel. 

M.  DE  LA  MOKLIÈBE. 

En  ce  cas  il  faut  s'y  soumettre.  Vous  ne  voulez 
pas  cependant,  je  pense,  ruiner  ni  vous  ni  ma  fille? 

LE  COMTE. 

Non  assurément,  non;  c'est  un  vieux  genre  ;  on 
ne  se  ruine  plus  ;  on  a  senti  que  l'argent  était  né- 
cessaire à  l'élégance  même ,  et  l'on  tâche  d'être  le 
plus  riche  qu'on  peut,  parce  que  la  fortune  a  de  la 
grâce. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Sans  doute;  mais,  à  mon  grand  regret,  j'ai  bien 
peu  d'argent  comptant. 

LE   COMTE. 

Tant  pis  ;  c'est  le  plus  agréable.  Je  voudrais,  par 
exemple ,  que  vous  m'en  vissiez  dépenser  ;  la  façon 
dont  je  m'y  prends  vous  plairait. 

M.  DE  LA  MOBLIÈKE. 

Oui,  si  c'était  le  vôtre  ;  mais  le  mien 

LE  COMTE. 

Qu'importe  pour  un  homme  comme  vous  ?  c'est 
la  manière  qui  fait  tout. 


r 


482 


LE  MÂINNEQUÏN,  ACTE  I,  SCENE  lll. 


M.  DE  LA  MORLIEKE. 

Vous  avez  raison ,  je  suis  bien  Français  à  cet 
égard  ;  vivent  les  manières  !  il  n'y  a  que  cela  qui 
plaise.  A  propos ,  je  vous  ai  préparé  une  surprise 
qui,  je  crois,  vous  sera  agréable.  Vous  connaissez 
ce  peintre  allemand,  Frédéric  Hoffmann,  qui  a  du 
talent,  et  qui 

LE  COMTE. 

Ah  !  je  vous  entends  ;  vous  voulez  que  je  fasse 
faire  mon  portrait  pour  mademoiselle  votre  fille  : 
c'est  bien  aimable,  mais  j'ai  prévenu  vos  désirs.  Le 
voici. 

M.  HE  LA  MORLIÈBE. 

Mais  non ,  c'est  celui  de  ma  fille  dont  je  me  suis 
occupé. 

LE  COMTE. 

Ah  !  vous  avez  bien  raison  ;  je  le  désirais  beau- 
coup aussi,  mais  je  n'osais  pas 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Cependant  il  faut  plus  d'assurance ,  à  ce  qu'il  me 
semble,  pour  offrir  son  portrait,  que  pour  recevoir 
celui  de  la  femme  qu'on  aime. 

LE  COMTE ,  regardant  son  portrait. 

Vous  êtes  bien  bon. 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Mais  vous  ne  répondez  pas  à  ce  que  je  dis. 

LE   COMTE. 

Pardon,  j'étais  distrait.  11  manque  à  mon  por- 
trait de  la  physionomie  :  les  peintres  ne  savent  ja- 
mais la  saisir. 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Faites-le  corriger  par  Frédéric,  il  est  habile... 
Vous  vous  taisez  ;  en  seriez-vous  jaloux  ? 

LE  COMTE. 

Jaloux  !  pourquoi  ? 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Parce  qu'on  dit  qu'il  est  amoureux  de  ma  fille. 

LE  COMTE. 

Ah  !  mon  Dieu  !  je  n'y  pensais  pas.  Il  n'est  pas 
dans  mon  caractère ,  à  moi ,  d'être  jaloux  ;  et  puis 
je  me  fie  un  peu  à  mon  étoile,  elle  m'a  toujours 
bien  servi.  —  D'ailleurs,  en  conscience,  un  ar- 
tiste... 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Sans  doute.  Cependant,  il  faut  en  convenir,  Fré- 
déric est  bien  né,  spirituel,  et  je  n'ai  guère  vu 
d'Allemand  qui  parlât  si  bien  le  français. 

LE  COMTE. 

Hors  de  France ,  cela  passe  pour  un  mérite ,  de 
bien  parler  le  français  ;  mais  nous  autres ,  nous 
sommes  un  peu  blasés  sur  cet  avantage.  Il  y  a 
pourtant  des  manières  de  s'exprimer  qui  se  font 
remarquer.  Croyez-vous  que  mademoiselle  votre 
fille  en  puisse  sentir  toutes  les  nuances  ? 


M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

En  doutez- vous  ? 

LE  COMTE. 

Elle  m'écoutait  si  mal  hier  !  c'est  un  grand  ta- 
lent pour  une  femme  que  d'écouter.  Vous,  par 
exemple,  vous  l'avez  ;  il  y  a  du  plaisir  à  vous  parler. 

M.  DE  LA  MOELIÈRE. 

Ah  !  c'est  que  je  suis  plus  près  que  ma  fille  du 
moment  où  mon  grand-père  a  quitté  la  France! 
La  tradition  française  s'affaiblit  à  chaque  généra- 
tion. 

LE  COMTE. 

Comment ,  à  chaque  génération  !  un  mois  d'ab- 
sence suffit  pour  rouiller.  Il  me  faudra  du  temps , 
quand  je  reviendrai  à  Paris,  pour  retrouver...  pour 
être ,  enfin ,  tout  ce  qu'on  doit  être. 

M.  DE  LA  MORLIÈBE. 

Ah  !  s'il  €n  est  ainsi,  hâtons  le  mariage  :  dès  de- 
main, dès  ce  soir.  Je  ne  voudrais  pas,  pour  rien 
au  monde,  avoir  un  gendre  rouillé;  je  sens  par 
moi-même  à  quel  point  c'est  triste.  On  est  tout  je 
ne  sais  comment,  quand  on  ignore  comme  on  est 
à  Paris;  on  parle  au  hasard,  on  ne  sait  pas  seule- 
ment si  l'on  a  raison  de  sentir  ce  qu'on  sent;  enfin, 
on  n'est  sûr  de  rien. 

LE  COMTE. 

Comptez  sur  moi  pour  vous  mettre  au  fait. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Attendez  ici,  je  vous  prie,  le  peintre,  qui  doit 
vous  apporterle  portrait  de  ma  fille.  —  Mais  je 
vois  à  ma  montre  que  je  suis  obligé  de  sortir,  pour 
aller  chez  mon  frère  ;  c'est  bien  familier  de  vous 
laisser  ainsi  chez  moi  ;  mais  je  veux  vous  quitter 
à  la  française ,  sans  faire  des  excuses.  N'est-ce  pas 
ainsi  que  cela  se  passe  à  Paris .'  {Il fait  plusieurs 
révérences.)  Ne  croyez  pas  pourtant  que  j'ignore, 
monsieur  le  comte,  les  égards  que  je  vous  dois; 
mais  je  m'en  vais  sur  la  pointe  des  pieds,  sans  dire 
un  mot,  sans  faire  une  seule  révérence ,  lestement, 
comme  l'aurait  fait  mon  grand-père;  je  veux  dire 
comme  un  vrai  Français.  Allons,  allons,  ne  me 
saluez  pas.  Je  pars.  —  Je  suis  parti. 

SCENE  III. 

LE  COMTE  D'ERVILLE,  senL 

Il  appelle  cela  ne  rien  dire  !  J'ai  cru  qu'il  ne  sor- 
tirait jamais  ,  à  force  de  me  demander  la  permission 
de  sortir.  Cependant,  tel  qu'il  est,  je  voudrais  bien 
que  sa  fille  lui  ressemblât.  C'est  une  petite  per- 
sonne trop  avisée ,  et  je  n'aime  point  cela. 


LE  MAINNEQUIN,  ACTE  I,  SCENE  IV. 


483 


SCENE  IV. 

LE  COMTE  D'ERVILLE,  FRÉDÉRIC. 

LE  COMTE. 

Bonjour,  M.  Frédéric.  Je  suis  désolé  de  n'avoir 
pas  fait  faire  mon  portrait  chez  vous  ;  je  suis  sûr 
que  vous  auriez  mieux  réussi  que  ce  M.  Schiehle... 
Schlililes  :  je  ne  sais  comment  prononcer  un  nom 
allemand. 

FKÉDÉRIC. 

La  même  chose  nous  arrive  pour  les  noms  fran- 
çais. 

LE  COMTE. 

Comment  cela  est-il  possible  ? 

FEÉDÉEIC. 

Très-possible,  puisque  nous  sommes  tous  des 
étrangers  les  uns  pour  les  autres. 

LE  COMTE. 

Des  étrangers ,  les  Français  !  y  pensez-vous  ? 

FKÉDÉBIC. 

Non  en  France,  mais  bien  en  Allemagne. 

LE  COMTE. 

C'est  vrai ,  mais  cela  ne  peut  pas  durer.  —  Mon 
futur  beau-père,  M.  de  la  Morlière,  m'a  dit  que 
vous  aviez  à  me  remettre  un  portrait  de  sa  fille , 
mademoiselle  Sophie. 

FEÉDÉEIC. 

Je  ne  savais  pas ,  monsieur,  qu'il  fût  pour  vous. 

LE  COMTE. 

Et  pour  qui  vouliez-vous  donc  qu'il  fut.? 

FEÉDÉEIC,  à  part. 
Hélas  !  —  Le  voilà ,  monsieur.  Le  trouvez-vous 
ressemblant  ? 

LE  COMTE. 

Ressemblant  !  oui  ;  mais  fort  embelli. 

FEÉDÉEIC. 

Je  ne  le  croyais  pas  possible. 

LE  COMTE. 

Ah  ça,  mon  cher,  par  exemple,  c'est  de  l'illu- 
sion. Elle  est  bien,  Sophie,  mais  votre  portrait 
est  cent  fois  mieux  qu'elle. 

FEÉDÉEIC. 

Je  suis  bien  loin  de  le  trouver  ainsi. 

LE  COMTE. 

C'est  tout  simple,  vous  êtes  amoureux  de  So- 
phie ;  je  le  sais ,  le  beau-père  me  l'a  dit. 

FEÉDÉEIC. 

Monsieur... 

LE  COMTE. 

Je  ne  m'en  fâche  pas  du  tout,  car  moi  je  ne  le 
suis  pas.  J'ai  trente  ans  ;  j'ai  déjà  beaucoup  aimé , 
je  l'ai  été  beaucoup  :  aussi  je  ne  me  fais  plus  d'il- 
lusion sur  rien. 


FEEDEEIC. 

Vous  m'étonnez ,  monsieur.  Quand  vous  épou- 
sez une  personne  que  tant  de  gens  vous  envient , 
je  pensais  que  vous  sentiez  mieux  votre  bonheur. 

LE   COMTE. 

Parions,  monsieur,  que  vous  lisez  beaucoup  de 
romans;  enfin,  parions. 

FEÉDÉEIC. 

Oui,  sans  doute,  monsieur;  mais  il  ne  me  sem- 
ble pas  pourtant  qu'il  y  ait  rien  de  bien  exalté 
dans  ce  que  je  viens  de  vous  dire. 

LE  COMTE. 

Tout  ce  qui  n'est  pas  dans  les  bornes  de  la  rai» 
son  est  du  roman. 

FEÉDÉEIC. 

Et  oii  placez-vous  les  bornes  de  la  raison  ? 

LE  COMTE. 

Dans  l'usage  du  monde.  Il  est  convenable  qu'un 
homme  comme  moi  épouse  une  fille  riche,  d'une 
naissance  moins  illustre  que  la  sienne.  Si  cela  n'é- 
tait pas  convenable,  je  vous  assure  que  je  vous 
céderais  bien  volontiers  mademoiselle  Sophie. 

FEÉDÉEIC. 

Je  désirerais,  monsieur,  que  vous  voulussiez 
bien  ne  pas  me  parler  de  ce  qui  me  touche. 

LE  COMTE. 

Et  pourquoi  pas  ">  je  parle  bien  de  moi ,  moi- 
même. 

FEÉDÉEIC. 

Chacun  a  sa  manière. 

LE  COMTE. 

C'est  vrai.  Je  ne  vous  blâme  pas  ;  mais  je  vou- 
lais seulement  vous  dire  que  c'est  le  beau-père  qui 
s'est  entiché  de  moi ,  et  que  le  mariage  que  je  fais 
n'est  pas  du  tout  de  mon  invention.  Mademoiselle 
Sophie  a  des  opinions  décidées  sur  tout  ;  souvent 
elle  me  contredit ,  et  ce  n'est  pas  le  moyen  de  me 
connaître  ;  car  moi  je  me  tais,  dès  qu'on  veut  dis- 
cuter :  cela  m'ennuie.  Il  faut  savoir  m'apprécier  d'a- 
bord ,  ou  bien  renoncer  à  m' entendre.  Le  croiriez- 
vous  ?  j'aime  les  manières  anglaises ,  la  timidité 
anglaise.  Il  y  avait  hier  chez  le  ministre... 

FEÉDÉEIC. 

Lady  Berwick. 

LE  COMTE. 

Précisément  ;  que  j'ai  trouvée  la  plus  spirituelle 
du  monde. 

FEÉDÉEIC. 

Comment  l'avez-vous  trouvée  spirituelle  ?  elle  ne 
dit  pas  un  mot  de  français. 

LE  COMTE. 

Elle  l'entend  si  bien  !  et  puis  elle  a  des  re- 
gards... 


484 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  I,  SCENE  V. 


FBEDEKIC. 

Elle  a  été  enchantée  de  vous. 

LE  COMTE. 

J'ai  cru  m'en  apercevoir.  Je  voudrais,  avant 
de  m'en  aller,  lui  laisser  une  copie  de  ce  portrait. 
Si  vous  vouliez  la  faire  et  la  perfectionner  d'après 
mes  conseils... 

FBÉDÉRIC. 

Monsieur,  si  vous  me  permettez  de  conserver  le 
portrait  de  mademoiselle  Sophie ,  je  ferai  deux  co- 
pies du  vôtre,  dont  vous  serez  très-content, 

LE  COMTE. 

Le  portrait  de  Sophie  !  mais  cela  se  peut  -  il  ?  Je 
ne  demande  pas  mieux,  pour  ma  part,  parce  que... 
Oui,  j'en  ferai  faire  un  meilleur  en  France.  Cepen- 
dant, le  beau-père  pourrait  se  fâcher. 

PBÉDÉaiC. 

Je  me  charge  de  l'apaiser. 

LE  COMTE. 

Biais  Sophie!... 

FBÉDÉEIC. 

Mais  la  dame  anglaise ,  qui  écoute  si  bien  !  qui 
regarde  si  bien  ! 

LE  COMTE. 

Ah!  c'est  vrai,  il  n'est  point  de  femme  dont 
l'entretien ,  je  veux  dire  dont  le  silence  ait  plus  de 
grâce.  Faites  comme  vous  l'entendrez  ;  je  veux 
qu'un  galant  homme  comme  vous  soit  content  de 
moi.  ~  Écoutez ,  il  me  semble  que  les  yeux  ne  sont 
pas  bien  dans... 

FBÉDÉBIC. 

Dans  le  portrait  de  mademoiselle  Sophie  ? 

LE   COMTE. 

Non,  dans  le  mien.  —  Mais  ne  les  corrigez  pas 
d'après  moi  aujourd'hui  ;  je  suis  abattu ,  je  me  sens 
triste.  Il  me  fâche  de  ne  pas  faire  un  mariage  d'in- 
clination ;  ce  n'est  pas  assurément  que  je  voulusse 
qu'il  ne  fût  pas  de  convenance  ;  mais  il  serait  doux 
de  tout  réunir.  Vous  croyez  qu'il  n'y  a  que  vous 
autres  Allemands  de  mélancoliques  ;  mais  nous 
aussi,  nous  avons  des  moments  de  rêverie.  Par 
exemple ,  saisissez  celui-ci  pour  mon  portrait ,  ce 
regard  perdu;  c'est  bien,  n'est-ce  pas?  Adieu. 

SCENE  V. 
SOPHIE ,  FRÉDÉRIC. 

SOPHIE. 

Je  guettais  le  moment  où  M.  d'Erville  serait 
sorti ,  pour  vous  voir  seul  un  instant ,  mon  cher 
Frédéric. 

FBÉDÉBIC. 

Ah!  ma  Sophie,  se  pourrait -il  que  vous  fussiez 


la  femme  d'un  tel  homme!  Savez-vous  qu'il  ne 
vous  aime  pas  ? 

SOPHIE. 

Pensez-vous  que  j'aie  attendu  jusqu'à  présent 
pour  m'en  apercevoir  ? 

FBÉDÉBIC. 

Croiriez -vous  qu'il  m'a  laissé  votre  portrait, 
à  condition  que  je  lui  fisse  deux  copies  du  sien 
propre  ? 

SOPHIE. 

C'est  un  peu  fort ,  j'en  conviens  ;  mais  enfin  qu'y 
puis-je  ?  mon  père  a  donné  sa  parole ,  et  rien  au 
monde  ne  l'y  ferait  manquer. 

FBÉDÉBIC. 

Pouvez-vous  me  répondre  avec  cette  indifféren- 
ce? avez -vous  déjà  pris,  le  caractère  de  l'homme 
auquel  vous  devez  être  unie?  étes-vous,  comme 
lui ,  légère,  insensible,  et  décidée  par  l'amour-pro- 
pre,  dans  la  plus  importante  circonstance  de  vo- 
tre vie?  Pardon ,  Sophie ,  pardon ,  ce  n'est  pas  ainsi 
que  je  vous  ai  connue  ;  mais  puis-je  vous  parler 
tranquillement  de  mon  malheur  et  du  vôtre  !  Le 
comte  d'Erville  n'est  pas  fait  pour  vous.  Quand 
vous  seriez  indifférente  à  mon  amour,  quand  vous 
ne  conserveriez  aucun  regret  pour  celui  qui  vous 
a  tant  aimée,  votre  âme  noble  et  profonde  ne 
pourrait  jamais  être  comprise  par  un  homme  de  ce 
caractère. 

SOPHIE. 

Frédéric ,  j'ai  tort  de  ne  vous  avoir  pas  conQé 
mes  projets.  Je  voulais  dissimuler  avec  vous ,  jus- 
qu'à ce  que  je  me  fusse  entretenue  de  nouveau  avec 
mon  père;  mais  vos  accents  si  vrais  ont  pénétré 
jusqu'au  fond  de  mon  cœur,  et  rien  ne  peut  vous  y 
rester  caché. 

FBÉDÉBIC., 

Ah  !  de  grâce ,  quels  sont  donc  ces  projets  ? 

SOPHIE. 

Je  connais  mon  père;  si  M.  d'Erville  ne  lui  rend 
pas  sa  parole,  jamais  il  ne  la  redemandera. 

FBÉDÉBIC. 

Et  comment  espérer  que  ce  M.  d'Erville?... 

SOPHIE. 

J'ai  essayé  de  lui  déplaire ,  et  j'y  ai  déjà ,  grâce 
au  ciel  !  parfaitement  réussi  ;  car  il  ne  s'agit  pour 
cela  que  de  lui  ôter  une  occasion  quelconque  de 
briller.  Mais  comme  il  ne  m'épouse  pas  parce  qu'il 
m'aime,  je  ne  gagne  rien  à  me  rendre  désagréable 
à  ses  yeux. 

FBÉDÉBIC. 

Qu'espérez-vous  donc  ? 

SOPHIE. 

Lui  tendre  un  bon  petit  piège  dans  lequel  il- 
tombera. 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  II,  SCENE  I. 


485 


PKEDEBIC. 

Que  dites-vous ,  chère  Sophie  !  attraper  un  Fran- 
çais !  cela  est-il  jamais  arrivé  à  un  Allemand  ? 

SOPHIE. 

Rarement,  j'en  conviens;  mais  M.  d'Erville  est 
si  occupé  de  lui-même,  qu'il  n'observe  rien  avec 
finesse.  La  vanité  offre  beaucoup  de  prise  ;  et 
M.  d'Erville  en  a  tant,  que  je  me  flatte  de  le  gou- 
verner à  son  insu  par  ce  moyen.  D'ailleurs  il  aime 
assez  l'argent  ;  et  quoique  ce  soit  pour  le  dépenser, 
c'est  un  goût  toujours  un  peu  vulgaire,  dont  on 
peut  tirer,  parti  pour  se  débarrasser  de  lui.  Mon 
cher  Frédéric,  j'ai  tant  d'envie  d'échapper  au  triste 
sort  qui  me  menace,  et  de  me  conserver  pour  vous, 
que  je  veux  tout  tenter  pour  y  parvenir. 

FBÉDÉKIC. 

Ah!  Sophie,  je  n'ose  espérer  tant  de  bonheur. 

SOPHIE. 

Cher  Frédéric ,  nous  n'avons  fait  de  mal  à  per- 
sonne ;  pourquoi  le  sort  ne  nous  protégerait-il  pas  ? 
Je  vois  venir  mon  père ,  laissez-moi  seule  avec  lui. 

SCENE  VI. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE,  SOPHIE. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Je  te  croyais  avec  M.  d'Erville. 

SOPHIE. 

Ah  !  il  y  a  longtemps  qu'il  est  parti.  Vous  figu- 
rez-vous donc  qu'il  pense  à  moi  ? 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Mais  je  l'imagine,  puisqu'il  t'épouse. 

SOPHIE. 

Belle  raison!  Il  se  marie,  je  crois,  sans  songer 
qu'il  faut  être  deux  pour  cela. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Je  n'aime  pas  ta  malveillance  contre  le  comte 
d'Erville. 

SOPHIE. 

Mon  père,  je  vous  jure  que  j'ai  raison. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

J'en  serais  très-fâché  ;  car,  encore  une  fois ,  j'ai 
donné  ma  parole. 

SOPHIE. 

Et  si  je  vous  la  faisais  rendre  par  M.  d'Erville 
lui-même  ? 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Alors  je  serais  libre  ;  mais  je  vous  saurais  très- 
mauvais  gré  d'avoir  rompu  un  mariage  qui... 

SOPHIE. 

Mon  père,  avant  de  me  blâmer,  daignez  venir 
avec  moi  chez  mon  oncle  ;  il  connaît  mieux  M.  d'Er- 
ville que  vous;  il  vous  dira 


M.  DE  LA  MOBLIEBE. 

Ton  oncle  ne  sait  pas  un  mot  de  français;  il 
nous  fait  tous  passer  pour  Allemands  ;  il  oublie  ses 
ancêtres,  sa  patrie,  enfin 

SOPHIE. 

Mon  père,  malgré  tout  cela,  vous  aimez  beau- 
coup mon  oncle. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

C'est  vrai. 

SOPHIE. 

Eh  bien ,  c'est  devant  lui  que  je  vous  confierai 
l'espoir 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Quel  espoir  ? 

SOPHIE. 

Que  M.  d'Erville  lui-même  viendra  vous  de- 
mander en  mariage  votre  nièce... 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Comment  !  ma  nièce  !  je  n'en  ai  pas  ;  veux-tu  me 
faire  dire  un  mensonge  ? 

SOPHIE. 

Non  assurément  ;  j'aimerais  mieux  m'en  charger 
moi-même. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Quoi  !  tu  te  permettrais  de  tromper  ? 

SOPHIE. 

La  ruse  est  si  innocente ,  que  vous-même  vous 
l'approuverez. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE, 

Je  voudrais  savoir 

SOPHIE. 

Vous  le  saurez  tout  à  l'heure  ;  suivez-moi  chez 
mon  oncle.  Je  consens  à  vous  obéir,  si  M.  d'Er- 
ville lui-même  ne  vous  dégage  pas  de  votre  pro- 
messe. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Allons ,  je  veux  bien  te  suivre  ;  mais  je  n'augure 
rien  de  bon  de  tout  ceci. 

ACTE  SECOND. 


SCENE  PREMIERE. 

M.  DE  LA  MORLIÈRE  et  SOPHIE. 

M.  DE  LA  MOBLIÈBE. 

Mais,  ma  fille,  tu  es  folle.  Je  ris,  j'en  conviens, 
de  ton  idée  :  elle  est  plaisante  ;  mais  il  est  impos- 
sible qu'elle  réussisse. 

SOPHIE. 

Vous  verrez  qu'elle  réussira. 


486 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  II,  SCENE  II. 


M.  DE  LÀ  MORtIEBE. 

Quoi  !  M.  d'Erville  prendra  le  mannequin  d'un 
peintre  pour  ma  nièce  ? 

SOPHIE. 

Je  le  placerai  derrière  ce  rideau,  oij  je  dessine 
quand  Frédéric  m'aide  à  copier  votre  buste. 

M.  DE  LA  MOELIÈRE. 

Comment?  là!  Voyons.  —  Et  qui  donc  est  là? 
[Il  salue  et  Sophie  aussi.)  Par  quel  hasard  as-tu 
donc  des  visites  chez  toi  à  présent?  On  a  peut-être 
entendu  ce  que  je  te  disais. 

SOPHIE. 

Non ,  mon  père ,  je  vous  l'assure. 

M.   DE   LA  MOELIÈRE. 

Cette  dame  a  l'air  mécontente  de  ce  que  tu  l'as 
fait  attendre. 

SOPHIE. 

Mon  père,  cette  dame  est  très-pacifique,  et  nous 
nous  raccommoderons  bientôt. 

M.    DE   LA  MORLIÈRE. 

Madame,  auriez-vous  quelque  chose  à  dire  à  ma 
Bile?...  Et  que  diable!  elle  ne  répond  pas!  —  Va 
donc  lui  parler.  —  Tu  ris  !  mais  y  penses-tu  donc? 
à  qui  en  as-tu?... 

SOPHIE. 

Eh  bien,  mon  père,  vous  voyez  que  M.  d'Erville 
pourra  bien  s'y  tromper. 

M.    DE  LA  MORLIÈRE 

Comment!  c'est  le  mannequin! 

SOPHIE. 

Oui,  mon  père. 

M.   DE   LA   MORLIÈRE. 

Oh  !  par  exemple,  c'est  inconcevable.  Mais  enfin, 
quand  ma  prétendue  nièce  ne  parlera  pas  ? 

SO"PHIE. 

M.  d'Erville  prendra  son  silence  pour  de  l'ad- 
miration. 

M.   DE   LA  MORLIÈRE. 

Mais  quand  il  voudra  savoir  s'il  en  est  aimé  ? 

SOPHIE. 

Il  fera  la  demande  et  la  réponse. 

M.    DE   LA  MORLIÈRE. 

Enfin,  s'il  lui  prend  la  main,  ne  sentira-t-il  pas 
qu'elle  est  de  carton  ? 

SOPHIE. 

Oh  !  c'est  une  autre  affaire;  mais  la  réserve  de 
ma  cousine  retardera  ce  moment;  et  comme  je 
serai  toujours  présente  à  l'entretien ,  j'espère  me- 
ner la  chose  de  manière  que  votre  parole  vous 
sera  rendue ,  et  que  je  pourrai  disposer  de  mon 
cœur. 

M.    DE  LA   MORLIÈRE. 

Allons,  si  mon  gendre  futur  est  dupe  à  ce  point, 


il  faut  convenir  que  ce  n'est  pas  un  Français;  car 
un  Français  est  le  plus  pénétrant  des  hommes. 

SOPHIE. 

En  conscience,  mon  père,  voudriez-vous  donner 
votre  fille  à  un  homme  qui  lui  préférerait  un  man- 
nequin ? 

M.   DE   LA   MOELIÈRE. 

Non,  assurément.  Et  tu  crois  qu'il  est  à  ce  point 
insensible  au  charme  de  ta  conversation?  Cepen- 
dant madame  de  Sévigué ,  madame  de  la  Fayette 
étaient  des  personnes,  à  ce  que  m'a  dit  mon  grand- 
père.... 

SOPHIE. 

M.  d'Erville  voudrait  réduire  les  femmes  au  rôle 
le  plus  nul. 

M.   DE   LA  MOELIÈRE. 

C'est  bien  sévère  pour  un  homme  si  léger. 

SOPHIE. 

La  vanité  est ,  à  certains  égards ,  bien  plus  sé- 
vère que  la  vertu. 

M.  DE   LA  MORLIÈRE. 

Allons ,  je  ne  m'en  mêle  plus.  S'il  vient  me  de- 
mander ma  nièce  en  mariage,  alors  tout  est  dit,  et 
tu  épouseras  ton  peintre;  sinon,  tu  signeras  ce 
soir  ton  contrat  avec  M.  d'Erville. 

SOPHIE. 

Ce  soir! 

^  M.    DE  LA  MORLIÈRE. 

Adieu. 

SCENE   IT. 
SOPHIE ,  FRÉDÉRIC. 

SOPHIE. 

Eh  bien ,  mon  oncle  a-t-il  parlé  à  M.  d'Erville? 

FEÉDÉEIC. 

Oui,  chère  Sophie;  vous  ne  pouvez  pas  vous 
figurer  avec  quelle  facilité  il  s'est  pris  au  piège 
qu'on  lui  tendait.  Conçoit- on  qu'un  homme  qui 
vous  a  vue.... 

SOPHIE. 

Ah!  trêve  de  ménagements,  mon  ami;  vous  na 
savez  pas  combien  vous  me  ravissez ,  en  me  prou- 
vant qu'il  ne  m'aime  pas  ! 

FEÉDÉEIC. 

Votre  oncle  a  dit  à  M.  d'Erville  qu'il  avait  une 
fille  unique ,  infiniment  plus  riche  que  vous  ;  mais 
qu'on  ne  présentait  pas  dans  le  monde,  parce 
qu'elle  ne  savait  pas  parler  le  français,  et  qu'elle 
était  trop  timide.  — ■  Les  femmes  timides  me  plai- 
sent beaucoup,  a-t-il  dit  ;  je  suis  bon,  j'aime  à  ras- 
surer. — Votre  oncle  a  ajouté  que  votre  prétendue 
cousine  avait  vu  passer  à  cheval  M.  d'Erville,  et 


LE  M4NNEQU1N,  ACTE  II,  SCENE  IV. 


487 


que  depuis  ce  temps  elle  en  avait  la  tête  tournés.  — 
La  pauvre  petite!  a-t-il  répondu;  mais  c'est  que 
je  monte  à  cheval  à  merveille,  et  d'ailleurs  elle  n'a 
?u  personne...  —  Il  voulait  dire,  personne  dans  ce 
pays  qui  ait  de  la  grâce  comme  moi  ;  mais  la  mo- 
destie l'a  retenu,  et  j'ai  cru  poli  d'achever  sa  phrase, 
qu'il  n'a  point  désavouée.  Votre  oncle,  qui  déteste 
M.  d'Er ville,  s'est  plu  à  lui  répéter  que  vous  étiez 
si  jalouse  de  votre  cousine,  que  vous  ne  la  receviez 
jamais  que  le  matin ,  et  sans  la  laisser  voir  à  per- 
sonne. M.  d'Erville  croit  vous  surprendre  en  ve- 
nant ici  tout  à  l'heure.  Je  lui  ai  dit  qu'à  l'instant 
même  j'irais  chercher  votre  cousine,  et  que  je  la 
conduirais  dans  votre  cabinet.  Tirons  ce  rideau , 
et  ne  l'ouvrez  qu'à  mon  retour  :  je  vous  laisse  le 
temps  d'exciter  la  curiosité  de  M.  d'Erville,  en 
paraissant  lui  refuser  de  voir  votre  cousine.  — 
Chère  Sophie ,  je  sens  que  vous  souffrez  comme 
moi  d'être  réduite  à  tromper,  même  celui  qui  vous 
épouse  sans  vous  aimer;  mais  enfin  je  crois  .qu'il 
nous  est  permis,  dans  cette  circonstance  seule- 
ment ,  de  quitter  le  rôle  de  dupe  pour  lequel  nous 
sommes  si  fiers  d'être  faits. 

SOPHIE. 

Oui ,  cher  Frédéric,  vous  avez  deviné  le  mouve- 
ment de  trouble  que  j'éprouvais  ;  mais  j'aperçois 
M.  d'Erville ,  et  son  air  confiant  dissipe  tous  mes 
scrupules.  Allons,  faisons  habilement  notre  rôle', 
aussi  bien  M.  d'Erville  n'en  joue-t-il  pas  un  tout 
Je  jour  ? 

SCENE  III. 

LES  PBÉcÉDENTS  ,  LE  COMTE  D'ERVILLE. 

LE  COMTE,  à  Frédéric. 
Allez-vous  revenir  avec  elle? 

FRÉDÉBIC. 

Tout  à  l'heure. 

LE  COMTE, 

Hâtez-vous;  je  suis  d'une  impatience 

FBÉDÉJilC. 

Tranquillisez-vous  ;  vraiment  vous  m'intéressez, 

LE  COMTE. 

Mon  imagination  se  monte  si  facilement  ! 

SCENE  IV. 
LE  COMTE  D'ERVILLE,  SOPHIE. 

SOPHIE. 

Ah!  monsieur,  je  vous  salue;  je  ne  vous  ai  pas 
vu  de  tout  le  jour.  Étes-vous  sorti  ce  matin  ?  avez- 
vous  été  au  Musée.?  avez-vous  vu  les  tableaux 
qu'on  vient  d'y  exposer?  Moi ,  j'en  ai  été  ravie;  il 


y  a  un  ton  de  couleur ,  une  exactitude  de  dessin  , 
une  chaleur  de  composition... 

LE  COMTE ,  à  part. 
Quel  bavardage!  —  Non,  mademoiselle;  je  me 
suis  occupé  de  toute  autre  chose. 

SOPHIE. 

Et  pourrais-je  me  flatter  que  mon  souvenir..., 

LE   COMTE. 

Sans  doute,  mademoiselle,  il  est  bien  fait  pour 
remplir  tout  mon  esprit;  mais,  je  l'avoue,  ma  cu- 
riosité a  été  vivement  excitée. 

SOPHIE. 

Et  peut -on  savoir  à  quel  sujet? 

LE  COMTE. 

On  dit  que  vous  avez  une  cousine  très -aimable. 

SOPHIE. 

Aimable!  elle  ne  dit  pas  un  mot. 

LE   COMTE. 

Mais  elle  a  néanmoins  un  sens  exquis. 

SOPHIE. 

Qui  vous  a  dit  cela,  monsieur? 

LE   COMTE. 

Son  père  d'abord,  et  puis  un  homme  dont  vous 
estimez  le  jugement,  monsieur  Frédéric. 

SOPHIE. 

Ah!  ne  voyez -vous  pas  qu'il  aurait  envie  que 
vous  renonçassiez  à  moi  pour  épouser  ma  cousine? 

LE   COMTE. 

Mademoiselle,  pourriez-vous  croire D'ail- 
leurs votre  cousine  ne  voudrait  sûrement  pas.... 

SOPHIE. 

Qui  sait?....  c'est  une  personne  dont  on  fait  tout 
ce  qu'on  veut ,  qui  n'a  point  d'idées  ni  de  volontés 
à  elle  :  où  on  la  pose  elle  reste. 

LE  COMTE. 

Permettez-moi  de  vous  le  dire,  mademoiselle, 
j'aime  beaucoup  cette  docilité  dans  une  femme. 

SOPHIE. 

Il  faut  convenir  que  ma  cousine  est  docile  ;  mais 
jamais  vous  n'auriez  avec  elle  ce  plaisir  que  vous 
appréciez  sans  doute  au-dessus  de  tous  les  autres, 
celui  de  s'entendre  et  de  se  répondre,  de  se  com- 
muniquer ses  sentiments  et  ses  pensées. 

LE  COMTE. 

Je  renonce  à  ce  plaisir-là  plus  facilement  que 
vous  ne  croyez  :  ce  qu'il  me  faut  avant  tout  ^  c'est 
être  compris.  D'ailleurs,,  je  ne  suis  pas  exigeant  ; 
je  n'ai  pas  besoin  que  les  autres  me  parlent  da 
leurs  affaires;  je  respecte  leurs  secrets. 

SOPHIE. 

L'indifférence  sert  beaucoup  dans  ce  cas  à  la 
discrétion.  Enfin ,  monsieur,  je  vois  que  ma  cou- 
sine vous  convient  mieux  que  moi  sous  tous  les 


32 


488 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  II,  SCENE  VI. 


rapports.  Je  me  suis  déjà  aperçue  depuis  long- 
temps que  mon  oncle  désirait  vous  avoir  pour 
gendre  ;  mais  ne  m'obligez  pas  à  vous  faire  con- 
naître dans  ma  propre  maison  celle  que  vous  me 
préférez. 

LE  COMTE. 

Chère  Sophie,  je  suis  touché  de  votre  peine,  et 
je  la  conçois  ;  mais  le  peintre  allemand  vous  aime 
tant  !  il  est  bien  plus  fait  pour  vous  que  moi  ;  il 
est  romanesque  comme  vous  :  moi  je  suis  d'une 
raison  parfaite;  l'esprit  de  voire  cousine  ressem- 
blera bien  mieux  au  mien. 

SOPHIE. 

En  êtes-vous  bien  sûr.!" 

LE  COMTE. 

Je  le  serai  quand  je  l'aurai  vue. 

SOPHIE. 

Eh  bien  !  monsieur,  comme  sa  fortune  est  beau- 
coup plus  considérable  que  la  mienne... 

LE  COMTE. 

Ah!  vous  dites  là  précisément  ce  qui  m'empê- 
chera de  rendre  à  monsieur  votre  père  sa  parole. 
SOPHIE,  à  part. 

(  Ah  !  ciel ,  qu'allais-je  faire  ?  )  Vous  êtes  trop 
généreux,  monsieur  le  comte;  la  dot  considérable 
de  ma  cousine ,  et  qui  doit  être  payée  comptant , 
n'est  point  du  tout ,  je  le  pense ,  une  raison  pour 
que  votre  délicatesse  vous  défende  de  la  demander 
en  mariage;  car  je  ne  pourrais  m'unir  à  vous 
qu'en  étant  sûre  de  posséder  votre  cœur  sans  par 
tage;  et  si  vous  ne  sentez  pas  une  passion  pour 
moi  qui  vous  rendît  heureux  dans  la  misère  et  dans 
la  solitude,  de  grâce,  monsieur,  ne  m'épousez  pas, 
ne  m'épousez  pas. 

LE   COMTE. 

La  misère  et  la  solitude ,  mademoiselle  !  mais 
savez-vous  bien  que  c'est  affreux?  Auriez-vous, 
par  hasard ,  l'idée  que  cela  pût  nous  arriver  ?  di- 
tes-le-moi naturellement. 

SOPHIE. 

C'est  une  supposition  qu'il  faut  toujours  ad- 
mettre quand  on  s'aime. 

LE  COMTE. 

Ah  !  que  dites-vous  là?  Et  votre  cousine  fait- 
elle  aussi  cette  supposition  ? 

SOPHIE. 

O  mon  Dieu  non  !  c'est  une  personne  qui...  en- 
fin une  personne  dont  il  n'y  a  pas  le  moindre  mal 
à  dire. 

LE  COMTE. 

C'est  un  témoignage  d'un  grand  prix  rendu  par 
une  rivale. 

SOPHIE. 

Ah  !  l'expression  est  un  peu  forte ,  et  peut  -  être 


trouverez-vous  par  la  suite  que  cette  rivalité  n'est 
pas  si  redoutable  que  vous  croyez. 

LE  COMTE. 

Allons,  n'y  mettez  pas  d'amertume,  je  vous  en 
prie  ;  montrez  plutôt  la  générosité  qui  vous  carac- 
térise. Vous  autres  Allemands,  vos  romans  sont 
pleins  de  ces  sacrifices  admirables... 

SOPHIE. 

Que  VOUS  me  conseillez  de  faire  pour  vous. 
SCENE  V. 

LES  PKÉCÉDENTS,  FRÉDÉRIC. 
LE  COMTE. 

Ah!  monsieur  Frédéric,  la  cousine  de  made- 
moiselle est-elle  ici  ? 

FEÉDÉKIC. 

Oui,  monsieur;  elle  est  dans  ce  cabinet. 

LE  COMTE. 

En  ce  cas ,  permettez  que  je  la  voie. 

SOPHIE. 

Doucement ,  monsieur,  doucement  ;  vous  lui  fe- 
riez une  peur  terrible  si  vous  alliez  comme  cela 
brusquement  vers  elle.  M.  Frédéric  et  vous ,  as- 
seyez-vous ici,  et  ma  cousine  et  moi  nous  nous 
placerons  sur  le  canapé  qui  est  derrière  ce  rideau. 

LE  COMTl!. 

Vous  le  tirerez  au  moins,  j'espère. 

SOPHIE. 

Oui,  mais  à  condition  que  vous  n'approcherez 
pas  de  nous. 

LE  COMTE. 

Quelle  idée  ! 

SOPHIE. 

Je  le  veux;  m'en  donnez -vous  votre  parole? 
LE  COMTE ,  à  Frédéric. 

Comme  la  jalousie  des  femmes  est  exigeante! 
je  n'ai  pas  cessé  d'en  souffrir.  —  Eh  bien  !  oui , 
mademoiselle  ;  je  me  soumets  à  votre  volonté. 

SOPHIE. 

J'y  compte,  et  je  reviens  à  l'instant. 

SCENE  VI. 
LE  COMTE,  FRÉDÉRIC. 

LE  COMTE. 

Avez-vous  l'idée  de  la  peine  qu'éprouve  cette 
pauvre  Sophie?  cela  me  fait  mal.  Je  ne  croyais 
pas ,  je  l'avoue,  qu'elle  me  fût  attachée  à  ce  point. 
Pardon  de  vous  le  dire ,  à  vous  qui  l'aimez  ;  il 
n'est  pas  délicat  à  moi  de  vous  en  parler. 

FEÉDÉKIC. 

Monsieur,  il  faut  supporter  son  sort  avec  cou- 
rage. 


I 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  II,  SCENE  VII. 


489 


I 


LE  COMTE. 

Vous  avez  raison,  d'autant  plus  que  sûrement 
elle  sentira  votre  mérite ,  dès  qu'elle  me  verra  dé- 
cidé pour  sa  cousine.  Dans  les  premiers  moments 
elle  me  regrettera,  cela  est  certain;  mais  vous 
êtes  trop  aimable ,  pour  ne  pas  me  faire  oublier. 
D'ailleurs  vous  direz  que  je  suis  un  ingrat,  un  in- 
fidèle, tout  ce  qu'il  vous  plaira  :  pourvu  que  vous 
m'aidiez  à  réussir  auprès  de  la  belle  cousine,  je 
suis  content. 

FBÉDÉKIC. 

Je  ferai  mon  possible ,  comptez-y. 
SCENE  VII. 

tES  PBÉCÉDENTS ,  SOPHIE. 

SOPHIE,  ouvrant  la  porte  du  cabinet. 
Ma  cousine  me  charge,  monsieur,  de  vous  dire 
qu'elle  est  bien  impatiente  de  vous  entendre,  après 
avoir  eu  déjà  le  plaisir  de  vous  voir. 
LE  COMTE,  à  Frédéric. 
Ne  la  trouvez-vous  pas  bien  faite?  Son  chapeau 
cache  un  peu  son  visage  ;  mais  il  me  semble  pour- 
tant qu'elle  a  le  profil  grec. 

FBÉDÉBIC. 

Tout  à  fait. 

LE  COMTE. 

La  h"gne  du  front  au  nez  est  parfaitement  droite. 

FEÉDÉRIG. 

Il  ne  s'en  manque  pas  un  cheveu. 

^  LE  COMTE. 

c'est  bien  rare.  {Au  mannequin.)  Je  ne  savais 
pas ,  mademoiselle ,  que  vous  fussiez  à  la  fenêtre 
quand  je  suis  passé  à  cheval  ;  si  j'avais  pu  le  pré- 
voir, je  me  serais  sûrement  arrêté. 

FEÉDÉEIC. 

Ne  trouvez-vous  pas  de  bon  goût  qu'elle  ne  ré- 
ponde pas? 

LE  COMTE. 

Oui,  cela  suppose  de  l'émotion,  et  j'ai  toujours 
aimé  à  produire  cet  effet-là  sur  les  femmes. 

SOPHIE. 

Ma  cousine  nie  dit,  monsieur,  qu'elle  croyait 
savoir  le  français  avant  de  vous  avoir  entendu  ; 
mais  que  votre  facilité  d'expression  l'intimide  tel- 
lement, qu'elle  veut  rapprendre  votre  langue, 
avant  d'oser  la  parler  avec  vous. 

LE  COMTE. 

Il  est  vrai  que  je  parle  si  vite,  que  j'ai  souvent 
embarrassé  les  étrangers;  c'est  un  tort  dont  je 
n"ai  pu  me  corriger.  —  Oserais-je,  mademoiselle, 
vous  adresser  quelques  questions  que  vous  vou- 
drez bien  traduire  en  allemand  à  votre  cousine  ? 


SOPHIE. 

Monsieur,  ce  que  vous  exigez  de  moi  est  cruel. 

LE  COMTE. 

Ah  !  mademoiselle ,  si  cela  vous  déplaît ,  j'y  re- 
nonce à  l'instant ,  et  je  vais... 

SOPHIE. 

Non ,  monsieur,  non,  restez;  je  l'exige;  vous 
serez  content ,  je  l'espère ,  de  ma  générosité. 

LE  COMTE. 

Mademoiselle  aime-t-elle  la  lecture? 

SOPHIE. 

Ma  cousine  dit  que  jusqu'à  ce  jour  elle  s'en  est 
peu  occupée. 

LE  COMTE ,  à  Frédéric. 

Je  suis  bien  sûr  que  vous  n'aimez  pas  cela ,  vous 
qui  êtes  un  homme  cultivé,  comme  on  dit  en  Alle- 
magne ;  eh  bien  !  moi ,  la  franchise  de  cette  réponse 
me  plaît.  Que  ma  femme  lise  mes  lettres ,  c'est 
toute  la  littérature  que  je  lui  demande.  —  Aimez- 
vous  le  dessin,  mademoiselle? 

SOPHIE. 

Ma  cousine  pense  qu'il  n'est  pas  convenable  à 
une  femme  de  dessiner. 

LE  COMTE ,  à  Frédéric. 
Comprenez-vous  pourquoi  ? 

FRÉDÉRIC . 

J'imagine  que  c'est  parce  qu'elle  ne  veut  connaî- 
tre que  les  traits  de  celui  qu'elle  aime. 

LE  COMTE. 

Mais  c'est  charmant  cela ,  c'est  charmant  !  les 
dessins  d'amateur  m'ont  toujours  ennuyé  ;  fausse 
prétention  que  tout  cela.  —  Mademoiselle  aime- 
t-elle  la  musique  ? 

SOPHIE. 

Ma  cousine  dit  qu'elle  n'a  point  de  voix. 

LE  COMTE. 

Tant  mieux,  tant  mieux;  mauvaise  compagnie 
que  celle  des  m.usiciens  ;  et  puis  comment  causer 
dans  une  chambre  où  l'on  fait  de  la  musique  ?  — 
Mademoiselle  aime-t-elle  la  danse  ? 

SOPHIE. 

Ma  cousine  dit  qu'elle  n'a  jamais  dansé,  et  qu'elle 
s'en  est  toujours  très-bien  trouvée. 
LE  COMTE  ,  5e  levant. 
C'est  vraiment  une  femme  accomplie  ! 

SOPHIE. 

Ah  !  il  est  facile  de  plaire  par  tout  ce  qu'on  no 
sait  pas. 

LE  COMTE. 

Je  vous  entends ,  mademoiselle  ;  il  vous  faut  de 
l'esprit ,  des  talents  dans  une  femme. 

SOPHIE. 

Oui ,  monsieur ,  j'en  conviens. 


32. 


490 


LE  MANNEQUIN,  ACTE  II,  SCENE  Vlil. 


LE  COMTE.  '  I  I 

Eh  bien  !  mademoiselle ,  je  ne  me  soucie  de  rien 
de  tout  cela. 

SOPHIE. 

C'est  bien  flatteur  pour  ma  cousine. 

LE  COMTE. 

Ah  !  n'y  mettez  point  de  malice  ;  ne  faites  point 
que  j'offense  cette  charmante  personne  dont  la 
douceur  angélique  mérite  tant  d'amitié.  Une  femme, 
pardonnez-moi  de  vous  le  dire ,  une  femme  n'est 
point  faite  pour  briller  à  côté  de  nous  ,  pour  nous 
effacer  par  son  éclat.  Il  faut  qu'elle  nous  soutienne, 
qu'elle  nous  console  dans  l'ombre. 

SOPHIE. 

Dans  l'ombre  comme  à  la  lumière ,  ma  cousine 
sera  toujours  la  même. 

LE  COMTE. 

Voudrait-elle  me  suivre  en  France? 

SOPHIE. 

Elle  dit  qu'elle  se  trouvera  toujours  également 
bien  partout  oii  vous  la  placerez. 

LE  COMTE. 

Quelle  aimable  complaisance  I 

FKÉDÉBIC. 

Ne  lui  souhaiteriez-vous  pas  un  peu  plus  de  mou- 
vement dans  l'esprit  ? 

LE  COMTE. 

Un  peu  plus ,  j'en  conviens  ;  mais  Paris  lui  en 
donnera. 

FBÉDÉEIC. 

Paris  peut  faire  des  miracles. 

LE  COMTE. 

Eh  bien  donc  !  il  ne  me  reste  plus  qu'une  ques- 
tion à  faire  à  la  belle  cousine;  mais  la  plus  impor- 
tante de  toutes.  Ai-je  eu  le  bonheur  de  lui  plaire? 
mademoiselle  Sophie ,  daignez  le  lui  demander. 

{Sophie,  en  se  retournant,  dérange  le  manne- 
quin, qui  est  sur  le  point  de  tomber.) 

SOPHIE. 

Ah  ciel  1 

LE  COMTE. 

Comment  donc  !  est-ce  qu'elle  se  trouve  mal  ? 

FRÉDÉRIC ,  bas  à  Sophie. 
Sophie,  prenez  garde. — Oh  !  non,  ce  n'est  rien.... 

SOPHIE. 

Ma  cousine  a  voulu  faire  effort  pour  vous  ca- 
cher, ou  plutôt  pour  vous  avouer  ce  qu'elle  éprouve  ; 
et  son  agitation  était  telle ,  qu'elle  a  failli  tomber 
par  terre. 

LE  COMTE. 

Par  terre  !  Ah  !'  quelle  sensibilité  profonde  !  Il 
faudrait  avoir  un  cœur  de  pierre  pour  résister  à  des 
preuves  si  sincères  d'une  affection.... 


FREDERIC. 

Qui  ne  changera  jamais  ;  j'ose  vous  en  répondre 

LE  COMTE. 

Je  vois  venir  monsieur  votre  père.  Mademoisell'.' 
me  permettez-vous?.... 

SOPHIE. 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira ,  monsieur. 

LE  COMTE. 

Pardon ,  mademoiselle  ;  mais  la  sympathie  des 
coeurs  est  irrésistible,  vous  le  savez. 

SCENE  VIÎÏ. 
LES  PRÉCÉDENTS ,  M.  DE  LA  MORLIÊRE. 

LE  COMTE. 

Monsieur,  j'attends  tout  de  votre  bonté  ;  je  croyais 
aimer  mademoiselle  votre  fille;  j'avais  été  juste- 
ment frappé  de  ses  brillants  avantages  ;  mais  je  sens 
que  ce  sont  les  rapports  de  l'âme  qui  font  le  bon- 
heur. Je  suis  devenu  plus  sérieux  depuis  mon  sé- 
jour en  Allemagne ,  et  je  pense  comme  les  philo- 
sophes de  ce  pays ,  qu'il  faut  se  marier  par  incli- 
nation. 

M.  DE  LA  MOBLIÈEE. 

A  la  bonne  heure ,  monsieur  le  comte  ;  vous  m'a 
vez  rendu  ma  parole  ;  je  me  tiens  pour  libre ,  el 
ma  fille  aussi. 

LE  COMTE. 

Sans  doute;  mais  ce  n'est  pas  tout  encore;  il 
faut  que  vous  me  prêtiez  votre  appui  pour  obtenii 
votre  adorable  nièce.. 

M.  DE  LA  MORLIÈRB. 

Quelle  nièce? 

LE  COMTE. 

Et  ne  la  voyez-vous  pas  devant  vous?  Son  ai- 
mable pudeur  la  rend  immobile.  Ah!  de  grâce,  ne 
prolongez  pas  son  embarras. 

M.  DE  LA  MOBLIÈRE. 

Mon  adorable  nièce  est  à  vos  ordres  ;  emportez- 
la...  Je  veux  dire ,  emmenez-la  quand  vous  voudrez. 

LE  COMTE. 

Ah!  mademoiselle.  {Il  s'approche  du  manne- 
quin.) Ciel  !  qu'est-ce  que  je  vois  ?  un  mannequin  ! 
C'est  ainsi  que  l'on  s'est  joué  de  moi  !....  Mademoi- 
selle? 

SOPHIE. 

Pardonnez-moi,  monsieur,  d'avoir  voulu  savoir 
si  vous  m'aimiez  réellement  ;  c'est  la  crainte  de  ne 
pas  vous  plaire  assez  qui  m'a  suggéré  cette  ruse. 

LE   COMTE. 

Et  vous ,  monsieur ,  à  votre  âge ,  deviez  -  vous 
consentir  à  ce  qu'un  tel  piège  me  fût  préparé.* 


SAPHO,  ACTE 

M.   DE   LA  MORLIÈBE. 

Je  n'ai  pas  dû  croire,  monsieur,  qu'un  homme 
de  votre  esprit  s'y  laissât  prendre. 

LE  COMTE,  à  Frédéric. 
Et  vous,  monsieur? 

FBÉDÉBIC. 

Je  suis  prêt  à  m'expliquer  avec  vous. 

SOPHIE. 

Monsieur  le  comte ,  ne  rendez  pas  cruelle  une 
simple  plaisanterie.  Je  vous  savais  mauvais  gré  de 
ne  pas  faire  cas  de  l'esprit  des  femmes ,  et  de  blâ- 
mer celles  qui  se  font  remarquer  dans  le  monde. 
N'est-il  pas  vrai  que  votre  talent  de  railler  s'est 
exercé  cent  fois  contre  les  personnes  qui  me  res- 
gemblent  ? 

LE  COMTE. 

Je  l'avoue. 

SOPHIE. 

Eh  bien  !  j'ai  voulu  vous  en  montrer  une  qui 
ne  se  mettait  en  avant  sur  rien ,  qui  ne  manquait 
à  aucune  convenance  ;  enfin  une  vraie  poupée  de 
carton ,  tandis  qu'il  y  en  a  tant  de  vivantes.  Par- 
donnez-moi cette  petite  vengeance;  et  vous  qui 
avez  si  souvent  accablé  de  ridicules  mon  pays  et 
ses  habitants ,  souffrez  qu'une  femme  allemande , 
sans  que  cela  tire  à  conséquence  pour  l'avenir ,  ait 
pu  vous  plaisanter  une  fois  avec  quelque  avantage, 
J'aime  Frédéric ,  et  je  ne  vous  conviens  pas  :  si 
cependant  vous  persistez  à  vouloir  de  moi ,  je  ne 
me  considère  pas  comme  libre ,  et  je  suis  prête  à 
tenir  la  parole  que  vous  avez  rendue  à  mon  père. 
Ainsi  donc  tout  dépend  de  vous  :  vous  êtes,  je  le 
sais ,  vraiment  noble  et  généreux  ;  je  remets  mon 
sort  entre  vos  mains. 

LE  COMTE. 

Mademoiselle ,  puisque  vous  vous  en  remettez  à 
moi ,  je  me  conforme  en  tout  à  vos  vœux  ;  mais 
permettez  -  moi  d'espérer  qu'il  est  des  femmes 
moins  malicieuses  que  vous,  sans  être  pour  cela 
des  mannequins. 


1,  SCENE  I. 


491 


SAPHO, 


DRAME  EN  CINQ  ACTES  ET  EN  PROSE, 

COMPOSÉ  EN  181 1. 


PERSONNAGES. 

SAPHO. 

DIOTISÎE ,  amie  de  Sapho. 

CLEONE,  fille  de  Diollme. 

ALCÉE. 


PHAON. 

Des  Prêtres  et  des  Prêtresses  d'Apollon. 

Des  Matelots. 

La  scène  est  au  pied  du  rocher  de  Leueade. 


ACTE  PREMIER. 


SCENE  PREMIERE. 
ALCÉE,  DIOTIME. 

ALCÉE. 

Sage  Diotime,  vous  dont  la  raison  a  servi  de 
guide  à  ce  génie  brillant  qui  était  la  gloire  de  la 
Grèce,  dites-moi  dans  quel  état  est  l'infortunée 
Sapho. 

DIOTIME. 

Je  suis  arrivée  de  Lesbos,  hier,  avec  elle;  vous 
allez  bientôt  la  voir.  Mais ,  hélas  !  quel  spectacle  ! 
et  reconnaîtrez-vous  en  elle  la  favorite  d'Apollon  , 
celle  que  la  voix  publique  avait  nommée  la  dixième 
Muse  ? 

ALCÉE. 

Quoi  !  cette  femme  incomparable  laisse  pâlir  sa 
gloire ,  et  sa  lyre  ne  retentit  plus  ! 

DIOTIME. 

Son  génie  reparaît  encore  quelquefois  ;  mais , 
comme  un  éclair  dans  la  nuit  sombre ,  il  ne  sert 
plus  qu'à  révéler  les  tourments  de  son  âme.  Vous 
qui  l'avez  tant  aimée  ;  vous  qui  auriez  pu  rivaliser 
avec  elle ,  comme  poète ,  si  votre  amour  ne  vous 
eût  pas  enchaîné  à  son  char,  avec  quel  sentiment 
verrez-vous  cette  femme  qu'un  dieu,  jaloux  d'Apol- 
lon ,  a  précipitée  du  trône  où  la  poésie  l'avait 
placée  ? 

ALCÉE. 

Quand  j'ai  vu  Sapho  prodiguer  sa  tendresse  à  l'in- 
grat Phaon,  j'ai  souffert,  parce  que  je  l'aimais; 
j'ai  souffert ,  parce  que  je  prévoyais  les  malheurs 
qui  l'ont  accablée.  Pouvait-elle  régner  toujours  sur 
le  cœur  de  cet  homme,  qui  ne  connaît  point  les 
sublimes  plaisirs  de  la  pensée ,  et  que  les  vains 
amusements  de  la  jeunesse  captivaient  seuls  tout 
entier  ? 

DIOTIME. 

11  aimait  Sapho. 

ALCÉE. 

Sa  célébrité  l'avait  attiré  ;  mais  pouvait-il  exister 
aucune  sympathie  durable  entre  elle  et  lui  ?  Oui , 
j'ose  le  dire;  oui,  seul,  je  savais  entendre  Sapho; 
spul ,  je  pouvais  goûter  tous  les  charmes  de  ce  Ion-» 


492 


gage  enchanteur  qui  semble  planer  sur  la  vie,  et 
qui  nous  en  révèle  les  plaisirs  et  les  peines,  comme 
si  les  dieux  mêmes  confiaient  à  l'homme  les  se- 
crets de  la  terre.  Elle  s'est  abaissée;  le  sort  l'en  a 
punie. 

DIOTIME. 

Ah  !  Phaon  avait  tant  de  charmes ,  qu'il  semblait 
le  modèle  des  héros  que  chante  la  poésie.  Et,  d'ail- 
leurs ,  qui  peut  expliquer  les  mystères  de  l'imagi- 
nation .-• 

ALCÉE. 

Cette  imagination  bizarre  qui  cherche  le  mal- 
heur, doit  aisément  le  rencontrer,  et  les  dieux  sont 
justes  envers  Sapho,  en  lui  ravissant  les  talents 
célestes  dont  elle  n'a  pas  su  faire  usage. 

DIOTIME. 

Les  dieux  sont  moins  sévères  que  vous;  un 
oracle  prédit  à  Sapho  qu'elle  trouvera  le  repos  sur 
le  rivage  de  Leucade,  auprès  du  temple  d'Apollon. 
Elle  vient  dans  ces  lieux  pour  obéir  à  l'oracle. 
Vous,  prêtre  de  ce  temple,  repousserez-vous  celle 
que  vous  avez  tant  aimée  ? 

ALCÉE. 

Non,  sans  doute.  Puisse-t-elle  rentrer  dans  ce 
sanctuaire  où  ses  lauriers  sont  suspendus;  où  sa 
lyre,  accordée  par  la  main  même  d'Apollon,  peut 
encore  étonner  l'univers  ! 

DIOTIME. 

Ah  !  je  ne  l'espère  plus  ;  elle  écarte  tout  ce  qui 
lui  rappelle  sa  gloire.  Ma  fille  seule,  Cléone,  à  peine 
âgée  de  quinze  ans ,  l'intéresse  encore;  :  il  semble 
qu'elle  se  repose  dans  son  entretien,  et  que  la  can- 
deur de  cet  âge  ait  pour  elle  quelques  charmes. 
Cléone  est  enthousiaste  de  son  talent  ;  depuis  qu'elle 
vit,  elle  l'admire  :  mais  la  douleur  de  Sapho  l'ac- 
cable ,  et  souvent  je  me  reproche  de  la  laisser  té- 
moin de  cet  égarement  du  génie,  qui  semble  dé- 
voiler à  nos  regards  les  plus  redoutables  secrets 
de  la  fatalité.  Mais  qui  pourrait  se  résoudre  à  lais- 
ser Sapho  sans  appui  !  Alcée ,  vous  qui  l'avez  ai- 
mée, vous  qui  pouvez  vous  élever  à  ses  plus  hautes 
pensées,  ne  sauriez-vous  lui  faire  quelque  bien? 

ALCÉE. 

Je  ferai  tout  pour  y  parvenir  :  je  dompterai  le 
ressentiment  qu'un  amour  dédaigné  devrait  m'ins- 
pirer.  C'est  comme  prêtre  d'Apollon  que  Sapho 
doit  m'entendre;  c'est  au  noni  de  ce  dieu  que  j'es- 
sayerai de  rappeler  dans  son  âme  le  culte  des  beaux- 
arts,  cet  enthousiasme  de  la  nature,  qui  seul  peut 
soulager  le  cœur  de  ses  peines.  Mais  je  vois  Cléone. 
Ah!  que  ses  regards  sont  tristes!  Faut-il  que  si 
jeune  elle  reçoive  une  impression  si  profonde  des 
malheurs  de  cette  vie? 


SAPHO,  ACTE  I,  SCENE  11. 

SCENE  II. 
DIOTIME,  ALCÉE,  CLÉONE. 


DIOTIME. 

Ma  fille,  Sapho  va-t-elle  bientôt  venir? 

CLÉONE. 

Elle  erre  sur  le  rivage,  et  ses  yeux  sont  fixés  sur 
les  flots  qui  baignent  les  bords  de  la  Sicile. 

ALCÉE. 

Ne  sent-elle  pas  le  désir  d'approcher  du  temple 
d'Apollon? 

CLÉONE. 

On  dirait  qu'elle  le  fuit,  parce  qu'il  lui  rappelle 
sa  gloire  passée.  Trois  fois  je  l'ai  vue  près  de  ces 
lieux,  et  trois  fois  elle  s'en  est  éloignée  avec  effroi, 
comme  si  les  rayons  du  dieu  dont  elle  a  desservi 
les  autels  étaient  pour  elle  un  reproche. 

ALCÉE. 

Ah  !  sans  doute,  ils  l'accusent.  Sapho  devait-elle 
donner  son  cœur  àun  homme  indigne  de  l'admirer? 

CLÉONE. 

Ils  s'aimaient;  pouvaient-ils  ne  pas  s'entendre? 
Sapho  daigne  bien  me  parler. 

ALCÉE. 

Phaon  aimait  Sapho ,  et  il  l'a  cruellement  aban- 
donnée ! 

DIOTIME. 

On  dit  qu'à  la  fête  de  Mitylène,  où  tu  étais, 
Cléone ,  une  jeune  beauté  frappa  les  regards  de 
Phaon ,  et  que ,  depuis  ce  temps ,  il  résolut  de  s'é- 
loigner de  Sapho. 

CLÉONE. 

Ah  !  que  cette  jeune  fille  est  à  plaindre  d'avoir 
causé  le  malheur  de  Sapho  ! 

DIOTIME. 

La  connais-tu  ? 

CLÉONE. 

Si  je  la  connaissais ,  je  garderais  à  jamais  ce  fu- 
neste secret.  Ah  !  qui  voudrait  être  préférée  à  Sa- 
pho? qui  ne  rougirait  pas  de  l'être?  qui  ne  repous- 
serait pas  loin  de  soi  l'hommage  qu'un  ingrat  lui 
ravirait? 

ALCÉE. 

Jeune  fille,  que  dis-tu?  quel  soupçon  tu  fais 
naître  dans  mon  esprit  ! 

CLÉONE. 

Gardez  le  silence;  n'abusez  pas  des  dons  qui 
vous  révièlent  les  pensées  des  mortels. 

ALCÉE. 

Et  tu  es  l'amie  fidèle  de  Sapho? 

CLÉONEs 

Oui,  je  lui  suis  fidèle;  oui,  son  génie  et  ses  mal- 
heurs remphssent  mon  âme  de  l'admiration  la  plus 


SAPHO,  ACTE 

vive.  Mais  que  puis-je  pour  elle,  infortunée  que 
je  suis?  {A part.)  Hélas!  je  n'ai  fait  que  du  mal  à 
ce  que  j'aime. 

DIOTIME. 

Ne  parle-t-elle  point  avec  confiance  de  l'oracle 
qui  lui  promet  le  repos  sur  ces  bords  ? 

CLÉONE. 

Quelquefois  elle  parle  de  repos;  mais  il  semble 
toujours  que  ce  soit  le  repos  des  morts  qu'elle  con- 
temple. D'autres  fois,  elle  attend  Pbaon  ;  elle  as- 
sure qu'il  reviendra  :  la  moindre  barque  qui  sil- 
lonne les  flots  lui  paraît  annoncer  son  retour, 
et  sa  joie ,  dans  de  tels  moments ,  fait  plus  de  mal 
encore  que  n'en  causait  sa  douleur. 

ALCÉE. 

Et  ne  demande-t-elle  pas  quelquefois  sa  lyre? 
ne  sent-elle  pas  quelquefois  le  besoin  de  relever 
son  âme  accablée ,  par  ces  divins  accords  qui  sem- 
blaient descendre  du  ciel,  et  qui  nous  y  reportaient 
avec  elle? 

CLÉONE. 

Sa  lyre  est  entourée  de  cyprès  ;  elle  l'a  déposée 
sur  un  tombeau  ;  et  l'on  dirait  qu'elle  prépare  déjà 
le  monument  que  la  postérité  doit  élever  à  sa  mé- 
moire. Ah  !  quel  spectacle  déchirant  qu'un  si  beau 
génie  abaissé  par  le  malheur  ! 

DIOTIME. 

Chère  Cléone!  je  voudrais  t' éloigner  de  cet  objet 
de  douleur  ;  ce  n'est  pas  à  ton  âge  qu'il  faut  se  lais- 
ser consumer  par  le  poison  de  la  mélancolie. 

CLÉONE. 

Ah!  ma  mère,  ne  m'éloignez  pas  de  Sapho!  ja- 
mais je  ne  puis  la  quitter.  Je  le  veux,  je  le  dois. 
Vous  ne  savez  pas.... 

DIOTIME. 

Que  dis-tu  ? 

CLÉONE ,  à  part. 

Ciel!  j'allais  me  trahir.  {Haut.)  Ah!  ma  mère, 
si  vous  me  commandiez  de  ne  plus  être  auprès  de 
Sapho,  vous  me  déchireriez  le  cœur.  Vous  craignez 
pour  moi  l'impression  de  sa  tristesse  ;  ah  !  si  je 
dois  vivre,  ne  faut -il  pas  apprendre  à  souffrir? 
ne  faut  -  il  pas  surtout  apprendre  à  consoler  ceux 
qu'on  aime? 

DIOTIME. 

Mon  enfant ,  à  ton  âge,  il  n'est  pas  encore  temps 
de  connaître  la  douleur. 

CLÉONE. 

Hélas  !  ma  mère ,  je  pourrais  déjà  connaître  le 
repentir!  Comment  donc  ne  suis -je  pas  encore 
dans  l'âge  de  faire  du  bien  ? 

DIOTIME. 

Ah  ciel  !  n'est  -  ce  pas  Sapho  que  j'aperçois  sur 
le  rivage? 


I,  SCENE  III. 


493 


CLÉONE. 

Oui ,  c'est  elle.  Je  cours  au-devant  de  ses  pas. 

ALCÉE. 

Dieux  puissants!  à  cette  marche  chancelante, 
à  ces  regards  abattus,  qui  reconnaîtrait  celle  à  qui 
la  Grèce  voulait  décerner  une  statue,  dans  le  par- 
vis même  du  temple  d'Apollon!  Amour,  comme 
tu  te  ris  des  mortels  et  des  dieux! 

SCENE  III. 
SAPHO,  DIOTIME,  CLÉOINE,  ALCÉE. 

SAPHO. 

Les  Pléiades  sortent  déjà  du  sein  de  la  mer  ;  le 
soleil  disparaît,  et  Diane  règne  seule  dans  le  ciel. 
Il  ne  viendra  pas  aujourd'hui  ;  mais  demain ,  de- 
main, sa  barque  légère  l'amènera  dans  ces  lieux; 
il  quittera  les  bords  fortunés  de  la  Sicile  pour  les 
rochers  de  l'Épire  :  il  les  quittera  pour  revoir  son 
amie.  Ah!  c'est  aussi  un  beau  ciel  que  l'amour, 
et  l'on  croit  respirer  un  air  si  doux  quand  on  est 
aimé! 

DIOTIME. 

Oui,  Sapho,  oui,  vous  devez  penser  ainsi,  vous 
qui  êtes  si  chère  à  vos  amis. 

SAPHO. 

Mes  amis!  oii  m'ont-ils  conduite?  n'est-ce  pas 
ici  le  temple  d'Apollon  ?  Oui ,  je  le  vois ,  Cléone  ; 
mais  dois-tu  m'en  laisser  approcher  ? 

CLÉONE. 

Il  est  auprès  de  ce  rocher  de  Leucade,  où  les 
dieux  vous  ont  promis  le  repos. 

SAPHO. 

Oui,  tout  est  là,  tout  :  la  gloire,  le  rocher,  la 
mer  ;  la  mer  qui  peut  le  ramener ,  qui  peut  aussi 
me  recevoir  dans  son  sein  :  qu'elle  est  bienfaisante! 
et  que  de  fois  ses  flots  ont  été  les  fidèles  serviteurs 
du  destin  ! 

DIOTIME. 

Ne  reconnaissez-vous  point  Alcée ,  le  plus  cons- 
tant, le  plus  zélé  de  vos  amis? 

SAPHO. 

Alcée  !  oui ,  je  m'en  souviens  ;  quand  les  Grecs 
assistaient  à  mes  chants ,  il  daignait  quelquefois 
me  répondre,  et  je  puisais  dans  ses  vers  cette  ins- 
piration involontaire  qui  faisait  battre  mon  cœur. 
Alcée ,  c'est  vous ,  c'est  vous  !  mais  ce  n'est  plus 
moi.  Ne  vous  fais-je  pas  pitié?  Ah  !  j'étais  née  pour 
la  gloire ,  et  je  succombe  à  l'amour  !  L'univers  ré- 
clamait mon  génie,  et  le  dédain  d'un  seul  homme 
a  flétri  le  présent  des  dieux.  Alcée  !  vous  m'avez 
vue,  quand  Apollon  se  complaisait  dans  les  hymnes 


494 


SÂPHO,  ACTE  I,  SCENE^IV. 


que  j'adressais  à  l'Olympe  ;  vous  m'avez  vue  !  vous 
(lirez  ce  que  j'étais,  et  les  habitants  de  ces  con- 
trées conserveront  le  souvenir  de  mes  chants. 

ALCÉE. 

Que  j'aime  ce  noble  orgueil  !  il  me  remplit  d'es- 
poir. Sapho,  relevez  votre  tête  pour  recevoir  la 
couronne  ;  relevez-vous  ,  oubliez  Phaon.  Son  nom 
est-il  inscrit  dans  le  temple  de  mémoire?  quels 
sont  ses  exploits?  quels  sont  ses  chefs-d'œuvre? 
quels  prodiges  l'ont  rendu  digne  de  Sapho  ? 

SAPHO. 

Que  dites-vous?  ne  l'avez-vous  donc  pas  vu  pas- 
ser, quand  il  triomphait  à  la  course  de  tous  ses 
rivaux  jaloux?  vous  n'avez  donc  pas  entendu  sa 
voix  ?  hélas  !  sa  voix ,  quand  il  me  disait  :  Sapho  , 
je  reviendrai  demain  ?  Et  ne  me  l'a-t-il  pas  dit  la 
veille  de  la  fête  de  Mitylène  ?  H  reviendra  ;  je  l'at- 
tends. Quel  est  donc  le  charme  qui  le  retient? 
Cléone ,  tu  étais  à  cette  fête  :  y  avait-il  une  jeune 
fille  dont  la  beauté  pût  faire  oublier  l'âme  de  Sa- 
pho ?  réponds-moi  ;  y  en  avait-il  une? 
CLÉONE,  à  part. 

Ah  !  quel  supplice  ! 

SAPHO, 

Tu  gardes  le  silence  !  Tu  as  raison  de  ne  pas 
accuser  Phaon  :  tu  sais,  Cléone,  tu  sais  que  ce 
n'est  pas  ainsi  que  l'on  guérit  le  cœur.  Cela  fait 
tant  souffrir  d'entendre  condamner  l'objet  qu'on 
aime ,  même  pour  le  mal  qu'il  nous  a  fait  !  Ah  !  je 
le  défendrais  encore  contre  tous,  avec  le  reste  de 
vie  qu'il  m'a  laissé. 

ALCÉE. 

I      C'est  aujourd'hui  la  fête  d'Apollon  ;  Sapho ,  n'y 
paraîtrez-vous  point? 

SAPHO. 

Moi,  paraître  dans  une  fête!  Le  voulez-vous? 
Est-ce  pour  rappeler  aux  mortels  enivrés  par  le 
plaisir  toute  la  puissance  de  la  douleur?  Vo\ilez- 
vous  que  je  sois  là  comme  un  monument  funéraire , 
que  retrace  la  mort  au  milieu  de  toutes  les  délices 
de  la  vie?  ' 

ALCÉE. 

Kon,  je  ne  croirai  jamais  que  vous  ne  puissiez 
pas  triompher  du  chagrin  qui  vous  accable.  Dès 
que  vous  entendrez  les  premiers  sons  de  la  lyre , 
vous  renaîtrez  à  cet  enthousiasme  sublime  dont 
l'enchantement  fait  disparaître  à  nos  regards  tout 
ce  qui  ne  concerne  que  nous-mêmes.  Je  vais  au 
temple,  et  j'espère  vous  y  retrouver. 

{Alcée  sort.) 

SAPHO. 

Yois-tu,  Ciéone?  vois-tu? 

CLÉONE. 

Quoi? 


SAPHO. 

Là-bas,  là-bas,  une  barque? 

CLÉONE., 

Je  l'entrevois  à  peine. 

SAPHO. 

Elle  vient  de  Sicile,  j'en  Suis  sûre.  A  ses  voiles 
éclatantes,  je  reconnais  les  couleurs  de  cette  île 
fortunée.  Phaon,  Phaon,  est-ce  toi?  Oui,  c'est 
toi  ;  oui ,  tu  veux  soulager  les  tourments  de  mon 
cœur.  Je  te  reverrai  ;  ce  ne  sera  plus  une  vaina 
chimère  que  tes  traits  ;  ce  ne  sera  plus  mon  imagi- 
nation troublée  qui  seule  me  les  peindra  :  tu  seras 
là ,  près  de  moi ,  là. 

DIOTIME. 

Ah  !  Sapho ,  gardez-vous  d'un  espoir  trop  cré- 
dule :  mille  barques  traversent  les  mers;  pourquoi 
donc  celle-ci  vous  ramènerait-elle  Phaon? 

SAPHO. 

Oui,  mille  barques  traversent  les  mers;  mais 
celle-là  fait  palpiter  mon  cœur,  et  je  crois  à  ce 
présage.  Elle  approche,  elle  approche;  entendez- 
vous  cette  musique  harmonieuse?  Sentez-vous  le. 
parfum  des  orangers  dont  l'air  est  embaumé  ?  Ils 
viennent  d'Italie;  et  cette  musique  délicieuse,  c'est 
la  voix  de  Phaon.  Diotime,  allez  au-devant  de  lui; 
soyez  l'amie  de  Sapho  ;  ne  l'exposez  pas  à  rendre 
le  peuple  qui  s'assemble  sur  le  rivage  témoin  de 
ses  transports.  Mes  genoux  fléchissent;  un  nuage 
couvre  mes  yeux  :  va ,  Diotime ,  c'est  lui  ;  va. 

SCENE  IV. 
SAPHO,  CLÉONE. 

SAPHO, 

Cléone,  soutiens-moi  ;  que  tes  yeux  suppléent  à 
mes  yeux  obscurcis  ;  toi  qui  touches  de  si  près  à 
l'enfance ,  tu  ne  saurais  me  tromper. 

CLÉONE. 

Hélas  !  Sapho  !  hélas  !  ne  vous  fiez  à  personne. 

SAPHO. 

Que  dis-tu  ?  ne  pas  me  fier  à  toi ,  mon  enfant  ! 
Ah  !  toute  mon  âme  s'abandonne  à  toi  sans  réserve. 
Eh  bien  !  qui  vois-tu  ? 

CLÉONE. 

Ce  sont  en  effet  des  Siciliens  ;  leur  vêtement  me 
l'annonce. 

SAPHO. 

Oui,  sans  doute;  mais  je  n'aperçois  point  au 
milieu  d'eux  cette  figure  admirable  qui  semble  s'é- 
lever comme  celle  d'un  dieu  parmi  les  mortels.  Ah  ! 
Cléone ,  je  la  reconnaîtrais  quand  le  voile  de  la  mortj 
couvrirait  mes  yeux.  Où  donc  est-il  ? 


SAPHO,  ACTE  I,  SCENE  VI. 


405 


SCENE  V. 

LES  PBÉCÉDENTS,   DÏOTIME. 
DIOTIME. 

Pbaon  n'est  point  arrivé. 

SAPHO. 

Point  encore  aujourd'hui,  mais  demain. 

DIOTXME. 

Peut-être  les  hommes  qui  viennent  de  débarquer 
ont-ils  vu  Piiaon  en  Sicile. 

SAPHO. 

Ils  l'ont  vu  :  qu'ils  me  parlent  ;  que  je  les  en- 
tende. Ah  !  s'ils  l'ont  vu ,  leur  présence  portera  du 
calme  dans  mon  cœur. 

SCENE  YI. 

LES  PEÉcÉDENTS,  DEUX  MATELOTS. 

SAPHO. 

Jeunes  gens ,  daignerez-vous  répondre  aux  ques- 
tions d'une  femme,  et  l'état  où  je  suis  ne  vous 
éloignera-t-il  pas  de  moi  ? 

UN  MATELOT. 

Nous  sommes  prêts  à  vous  parler,  si  nous  pou- 
vons vous  servir  en  quelque  chose. 

SAPHO. 

"Vous  venez  de  la  Sicile  ? 

LE  MATELOT. 

Oui ,  nous  avons  quitté  ses  fertiles  rivages  pour 
quelques  jours  ;  et  bientôt,  grâce  aux  dieux,  nous 
irons  les  retrouver. 

SAPHO. 

Vous  y  retournerez  ?  Ah  !  que  vous  êtes  heu- 
reux !  Un  jeune  Grec...  (  A  part.  )  Comment 
leur  prononcer  ce  nom  qui  trahit  toute  ma  des- 
tinée !...  Un  jeune  Grec  n'a-t-il  pas  frappé  vos 
regards  ? 

LE  MATELOT. 

Nous  communiquons  sans  cesse  avec  la  Grèce , 
et  ses  habitants  viennent  souvent  sur  nos  côtes. 

SAPHO. 

Oui ,  mais  il  ne  ressemble  à  personne  :  quand  il 
lève  les  yeux,  on  croit  voir  Apollon  lançant  ses 
traits  contre  le  serpent  ;  quand  sa  tête  est  baissée , 
c'est  Adonis  penché  comme  une  fleur  dont  les  vents 
du  midi  brûlant  courbent  la  tige. 

DIOTIME. 

Prends  garde  ,  Sapho ,  prends  garde. 

SAPHO . 

Qu'ai -je  dit? 

LE   MATELOT. 

Seriez-vous  l'infortunée  Sapho  ? 


SAPHO. 

Étranger,  d'où  peux-tu  me  connaître? 

LE  MATELOT. 

Ta  gloire  et  tes  malheurs  retentissent  en  tous 
lieux. 

SAPHO. 
Eh  bien!  si  tu  me  connais,  réponds -moi  sans 
que  je  t'interroge  ;  épargne  cette  rougeur  à  mon 
front. 

LE  MATELOT. 

Nous  avons  vu  Phaon  en  Sicile. 

SAPHO. 

Eh  bien! 

LE  MATELOT. 

Il  parlait  souvent  de  venir  en  Épire. 

SAPHO. 

Ciel! 

LE  MATELOT. 

Nous  ignorons  si  c'est  pour  toi  qu'il  voulait  y 
porter  ses  pas. 

SAPHO. 

Vous  l'ignorez  !  parle-t-il  de  Sapho? 

LE   MATELOT. 

Une  fois  dans  le  temple  d'Apollon,  il  a  prononcé 
ton  nom,  et  nous  croyons  qu'il  t'admire. 

SAPHO. 

Qu'il  m'admire  !  ah  !  le  cruel  !  —  Et  que  fait-il  ? 

LE   MATELOT. 

Il  erre  souvent  dans  la  campagne,  et  ses  yeux 
sont  noyés  de  pleurs. 

SAPHO. 

Il  est  malheureux  !  Ah  !  Phaon  !  Phaon  !  ne  te  li- 
vre pas  au  repentir!  un  instant  de  regret  pourrait 
t'absoudre  de  ma  mort. 

LE  MATELOT. 

Une  fois  nous  l'avons  vu  se  prosterner  long- 
temps devant  une  statue  de  Vénus,  dont  la  rar^ 
beauté  ravissait  tous  les  artistes  d'Italie.  Jeune 
fille,  elle  te  ressemblait  cette  statue;  nous  n'avons 
vu  que  toi  qui  pût  nous  la  rappeler. 

CLÉONE. 

Ociel!  que  va-t-il  dire? 

SAPHO. 

Tu  le  vois,  nos  âmes  s'entendent;  il  t'aiiuv 
sans  te  connaître ,  comme  je  t'aime  en  te  connais- 
sant. 

CLÉONE. 

Ah!  dieux!  cessera-t-elle  de  me  déchirer  le 
cœur! 

SAPHO. 

Va-t-il  quelquefois  au  pied  du  mont  Etna? 
contemple-t-il  ses  flammes  ?  sait-il  ce  que  c'est  que 
la  flamme,  et  comme  elle  dévore  la  terre  et  ses 
habitants  ? 


496 


SAPHO,  ACTE  II,  SCENE  1. 


LE  MATELOT. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus,  pardonne;  nous 
prions  les  dieux  d'avoir  pitié  de  tes  maux. 

SAPHO. 

Oui ,  vous  avez  raison  ;  laissez-moi.  Faites  un 
vœu  sur  les  autels  des  dieux  azurés  de  la  mer, 
pour  qu'ils  vous  ramènent  en  Sidie  ;  et  si  Phaon 
vous  parle  de  l'Épire,  dites-lui  que  vous  avez  vu  , 
assise  sur  le  rocher,  une  femme  qui  ne  craignait 
point  la  tempête ,  qui  bravait  l'inclémence  des 
nuées  et  des  flots  ;  car  au  fond  de  son  cœur  il  y 
avait  plus  d'orages  que  la  terre  et  les  deux  ne  peu- 
vent en  exciter. 

CSapho  sort.) 

CLÉONE. 

Ah!  ma  mère,  je  vais  suivre  ses  pas. 

SCENE  VII. 
DIOTIME,  ALCÉE. 

ALCÉE. 

OÙ  donc  est  Sapho  ? 

DIOTIME. 

Elle  a  disparu ,  et  ma  fille  seule  la  suit.  Auriez- 
vous  quelques  consolations  à  lui  donner? 

ALCÉE. 

Les  prêtresses  d'Apollon  concourent  "aujour- 
d'hui pour  mériter  le  premier  prix,  et  le  dieu,  par 
ma  bouche,  désignera  celle  qui  est  digne  de  com- 
mander à  toutes  les  autres.  Obtenez  de  Sapho  de 
se  faire  entendre  dans  le  concours  ;  elle  remportera 
le  prix,  et  sera  couronnée  prétresse.  Cette  gloire, 
l'intérêt  nouveau  qu'elle  pourra  trouver  dans  une 
existence  grande  et  paisible ,  la  distrairont  peut- 
être  de  sa  douleur. 

'^  DIOTIME, 

Mais  pourra-t-elle  ,  dans  la  situation  agitée  de 
son  âme ,  mériter  le  triomphe  que  vous  lui  pro- 
mettez ? 

ALCÉE. 

Ne  connaissez-vous  donc  pas  Sapho  ?  Si  elle 
consent  à  se  faire  entendre,  elle  sera  plus  admira- 
ble que  jamais.  Le  désespoir  même  l'inspire ,  et  le 
flambeau  de  son  génie  s'allume  aux  sombres  feux 
du  malheur.  Suivons  ses  pas,  pour  la  ramener 
avec  l'aurore  auprès  de  ce  temple. 


ACTE  SECOND. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
DIOTIME  ET  CLÉONE. 


CLEONE. 

Ma  mère ,  ma  mère ,  écoutez-moi  ;  il  faut  que 
mon  cœur  s'ouvre  à  vous  :  je  ne  puis  supporter 
plus  longtemps  le  trouble  qui  me  poursuit.  Ma 
mère ,  consolez  votre  enfant. 

DIOTIME. 

Quel  est  le  sentiment  qui  t'agite?  Aurais -tu 
quelque  secret  pour  ta  mère  ? 

CLÉONE. 

Oui ,  je  vous  ai  caché  ce  que  je  voudrais  me  ca- 
cher à  moi-même.  Dans  cette  fête  de  Mitylène  où 
Phaon  a  oublié  Sapho ,  c'est  moi ,  malheureuse  ! 
c'est  moi  qui  ai  frappé  ses  infidèles  regards. 

DIOTIME. 

Quoi!  tu  serais  la  rivale  de  ton  amie  ! 

CLÉONE. 

Le  ciel  m'est  témoin  que  je  n'ai  rien  fait  pour 
captiver  l'imagination  de  Phaon.  J'étais  avec  ta 
sœur,  à  qui  tu  m'avais  confiée;  il  vint  m'inviier, 
et  nous  exécutâmes  ensemble  cette  danse  brillante 
qu'on  a  surnommée  le  labyrinthe  de  Crète.  «  Jeune 
fille,  me  dit-il,  que  tes  pas  sont  légers  !  Atalante  ne 
charmait  pas  comme  toi  les  yeux  de  l'amant  qui 
cherchait  à  retarder  sa  course.  »  Je  l'écoutai  quel- 
ques instants,  car  je  ne  le  connaissais  pas  :  il  me 
suivit  pendant  toute  la  fête  ;  il  voulut  savoir  mon 
nom  et  le  tien,  et  me  déclara  qu'il  était  résolu  de 
m'unir  à  lui,  si  j'y  consentais.  C'est  alors  qu'il  se 
nomma ,  et  que  j'appris  qu'il  était  ce  Phaon  dont 
Sapho  m'avait  entretenue  tant  de  fois.  Alors  je  lui 
rappelai  ses  Uens  avec  elle  ;  il  rougit  et  baissa  les 
yeux.  «  Jeune  fille,  me  dit-il,  je  ne  puis  plus  l'aimer 
après  t' avoir  vue  ;  —  et  moi,  lui  répondis-je,  je  ne  re- 
cevrai jamais  les  hommages  de  celui  qui  peut  être 
infidèle  à  la  femme  la  plus  digne  de  l'admiration  et 
de  l'amour.  »  A  ces  mots  je  l'ai  quitté,  et,  depuis  ce 
jour,  je  ne  l'ai  point  revu. 

DIOTIME. 

C'est  le  lendemain  de  cette  fête  qu'il  a  quitté 
Sapho,  et  qu'il  est  parti  pour  la  Sicile? 

CLÉONE. 

Hélas  ! 

DIOTIME. 

Et  Phaon  avait-il  SU  te  plaire? 

CLÉONE. 

Quand  je  le  croyais  libre,  quand  il  me  demandait 


de  s'adresser  à  toi ,  ma  mère ,  il  me  semble  que 
j'aurais  facilement  compris  comment  il  était  cher  à 
Sapho. 

DIOTIME. 

Ah  !  ma  fille,  que  dis-tu?  et  comment  as-tu  pu 
me  cacher  le  penchant  qui  naissait  pour  la  première 
fois  dans  ton  cœur  ? 

CLÉONE. 

Je  le  cachais  à  Sapho;  pouvais-je  le  révéler  à 
personne  ?  Je  me  flattais  que  ces  malheureux  ins- 
tants seraient  ensevelis  dans  un  éternel  oubli ,  et 
qu'en  consacrant  ma  vie  à  Sapho ,  j'expierais  le 
malheur  d'avoir  été  la  cause  innocente  de  ses  peines  ; 
mais  un  incident  nouveau  vient  renverser  toutes 
mes  espérances. 

DIOTIME. 

De  quoi  s'agit-il  ? 

CLÉONE. 

Un  Sicilien  qui  est  venu  sur  ces  bords ,  conduit 
par  les  matelots  que  Sapho  a  interrogés ,  vient  de 
me  rencontrer  sur  le  rivage  ;  il  a  fléchi  le  genou  en 
me  voyant,  et  m'a  dit  :  «  Cléone,  car  ce  ne  peut 
être  que  vous ,  Phaon  doit  arriver  aujourd'hui  de 
Sicile  ;  il  veut  vous  revoir,  et  mourir  si  vous  êtes 
inflexible  ;  j'ai  promis  de  vous  annoncer  son  ar- 
rivée :  adieu.  >>  Je  suis  restée  comme  immobile  à  la 
même  place  ;  j'ai  vu  Sapho  de  loin,  sans  oser  m'ap- 
procher  d'elle  ;  il  me  semblait  que  j'étais  perfide 
envers  Sapho  qui  m'est  si  chère.  Aucune  de  mes 
actions  n'est  blâmable,  du  moins  je  le  crois  ;  mais 
l'innocence  ne  suffit  pas  pour  tranquilliser  le  cœur. 

DIOTIME. 

Il  faut,  s'il  se  peut ,  cacher  à  Sapho  l'arrivée  de 
Phaon. 

CLÉONE. 

Non ,  c'est  assez  feindre  :  non ,  je  veux  tout  ré- 
véler. 

DIOTIME. 

Tu  vas  lui  ravir  les  douceurs  qu'elle  a  trouvées 
dans  ton  amitié  :  ne  sais-tu  pas  que  la  générosité 
d'une  rivale  préférée  rend  son  triomphe  encore 
plus  cruel  ? 

CLÉONE. 

Non,  tant  qu'il  ne  s'était  rien  passé  que  dans 
mon  cœur,  j'ai  pu  taire  à  Sapho  ces  secrètes  pen- 
sées ,  qui  auraient  empoisonné  les  consolations 
qu'elle  puisait  dans  mon  attachement  pour  elle  ; 
mais  à  présent  je  saurais  le  retour  de  Phaon,  et 
je  le  lui  laisserais  ignorer  !  Non ,  ne  l'exigez  pas  ; 
non,  ma  mère,  je  ne  puis. 

DIOTIME. 

Attends  au  moins  qu'AIcée  ait  essayé  de  l'en- 
gager à  concourir  pour  être  couronnée  prétresse 


SAPHO,  ACTE  II,  SCENE  111.  497 

d'Apollon.  Comment  pourrait-elle  se  faire  entendre 
dans  cette  fête,  si  tu  lui  confiais  le  terrible  secret 
que  tu  viens  de  me  révéler  ? 


SCENE  II. 

LES  PBÉCÉDENTS,  ALCÉE,  SAPHO. 
ALCÉE. 

Sapho  porte  ici  ses  pas  ;  laissez-moi  seul  avec 
elle.  Puissé-je  lui  rappeler  sa  gloire,  et  ranimer  en 
elle  le  besoin  de  la  voir  renaître  1 

SCENE  III. 
ALCÉE,  SAPHO. 

ALCÉE. 

Sapho ,  ne  vois-tu  pas  l'aurore  qui  annonce  l'ar- 
rivée de  ton  maître  et  du  mien  ?  Le  char  d'Apollon 
s'approche,  incline-toi  devant  lui. 

SAPKO. 

Il  vient  des  rives  opposées  à  la  Sicile;  c'est  vers 
le  soir  seulement  qu'il  se  repose  sur  ce  séjour  de 
délices. 

ALCÉE. 

Éloigne  un  moment  de  ta  pensée  cette  île  qui 
renferme  un  amant  coupable.  Ce  matin,  à  l'heure 
oii  le  soleil  darde  ses  rayons  les  plus  ardents ,  les 
prêtresses  d'Apollon  se  rassemblent  pour  choisir 
celle  qui  doit  commander  dans  le  temple.  Viens  te 
faire  entendre  au  milieu  d'elles  ;  viens ,  tu  l'em- 
porteras sur  toutes ,  et  tu  trouveras  dans  le  même 
asile  la  gloire  et  le  repos. 

SAPHO. 

La  gloire!  Alcée,  j'en  verrai  pâlir  l'éclat  sans 
regrets  ;  et  le  repos,  je  sais  oîi  le  trouver. 

ALCÉE. 

Te  souviens-tu  de  ce  chant  sublime  dans  lequel 
tu  accusais  une  jeune  Lesbienne  de  négliger  ses 
talents ,  et  de  traverser  obscurément  la  vie  .•• 

SAPHO. 

Oui,  je  m'en  souviens.  -<  Jeune  Lesbienne,  lui 
disais-je,  veux-tu  descendre  sans  gloire  dans  le 
tombeau  ?  veux-tu  que  ton  nom  soit  de  la  pous- 
sière comme  tes  cendres ,  et  ne  cueilleras-tu  point 
les  roses  de  la  vallée  des  Muses  ?  peux-tu  dédaigner 
leur  céleste  parfum  ?  » 

ALCÉE. 

Comme  tes  regards  s'animent  !  Sapho ,  je  te  re- 
trouve. Courage,  ma  noble  amie,  courage;  res- 
saisis ta  lyre ,  et  triomphe  de  toi-même  aussi  bien 
que  de  nous. 

SAPHO. 

Eh  bien  !  je  vais  suivre  tes  conseils  ;  je  vais  ras- 


498 


SAPHO,  kCm  II,  SCENE  VI. 


gembler  mes  cheveux  épars  ;  je  vais  revêtir  la  tu- 
nique de  pourpre ,  cette  couleur  éclatante  qui  plaît 
au  soleil ,  et  réfléchit  ses  rayons  les  plus  resplen- 
dissants. Prépare  la  couronne  ,  Alcée;  prépare-la, 
je  la  saisirai  ;  je  sens  là ,  dans  mon  cœur  ,  un  pré- 
sage de  gloire  :  Apollon  ne  l'a  jamais  vainement 
inspiré.  Réunis  sur  cette  rive  les  adorateurs  d'A- 
pollon ,  et  je  célébrerai  son  culte. 

SCENE  ÏV. 
DIOTIME,  CLÉOWE,  ALCÉE,  SAPHO. 

ALCÉE. 

Sapho  consent  à  concourir  à  la  fête  d'Apollon. 

DIOTIME. 

Ah  !  quelle  joie  1 

SAPHO. 

Ne  prononce  pas  ce  mot,  Diotime;  ne  sais-tu 
pas  qu'il  porte  malheur  ?  il  n'y  a  point  de  joie  pour 
les  mortels.  Un  instant  d'illusion,  un  moment 
d'oubli  dont  la  destinée  se  venge ,  et  voilà  tout. 

DIOTIME. 

Espère  plus  de  ce  jour;  il  te  répond  d'un  long 
avenir. 

ALCÉE. 

Je  vais  annoncer  aux  prêtresses  d'Apollon  qu'el- 
les seront  vaincues  dans  la  lutte ,  mais  qu'elles  le 
seront  par  le  dieu  même  qui  va  parler  par  ta  voix. 

SAPHO. 

Diotime ,  Cléone ,  ne  m'abandonnez  pas  ;  soute- 
nez-moi. 

DIOTIME. 

Je  vais  appeler  tes  esclaves  ;  moi ,  qui  suis  fîère 
de  te  servir,  je  reviendrai  à  leur  tête  pour  te  parer. 
Ce  ne  sont  pas  de  frivoles  ornements  dont  nous 
allons  te  revêtir;  c'est  pour  ajouter  à  la  puissance 
de  ton  génie ,  que  je  veux  attirer  sur  toi  tous  les 
regards. 

SCENE  V. 

SAPHO,  CLÉONE. 

SAPHO. 

Dis-moi ,  Cléone ,  tu  étais  présente  à  cette  fête  : 
ne  peux -tu  donc  pas  me  dire  si  quelque  objet  l'a 
frappé  ? 

CLÉONE. 

Quand  les  traits  d'une  femme  auraient  un  mo- 
ment attiré  ses  regards ,  ce  vain  charme  pouvait-il 
jamais  effacer  votre  souvenir.-* 

SAPHO. 

Pourquoi  donc  s'est -il  éloigné  de  moi?  Cléone, 
tu  détournes  les  yeux ,  tu  soupires  ! 


CLEONE. 

Sapho ,  le  moment  approche  où  l'on  va  venir 
vous  entendre;  écartez  de  vous  ces  pénibles  sou- 
venirs. 

SAPHO. 

Ah!  Cléone,  tu  n'as  jamais  aimé;  jamais  tu  n'as 
connu  l'amour  ;  tu  ne  pourrais ,  si  tu  le  connais- 
sais ,  me  parler  de  l'éloigner  de  mon  cœur. 

CLÉONE. 

Ah  !  qui  vous  dit  que  je  n'aie  jamais  connu  l'a- 
mour, et  que  jamais  surtout  je  n'aie  su  le  vaincre  ? 

SAPHO. 

Que  dis -tu?  d'oii  vient  que  ton  visage  si  jeune 
exprime  déjà  des  sentiments  profonds  et  contenus? 
Chère  enfant,  as -tu  déjà  senti  les  regrets,  cette 
puissance  terrible  qui  arme  notre  pensée  contre 
nous-mêmes? 

CLÉONE. 

Ah  !  Sapho ,  tu  me  demandes  si  je  n'ai  pas  de 
regrets!  Ne  t'ai-je  pas  vue  heureuse,  et  l'es-tu 
maintenant?  N'y  a-t-il  pas  eu  des  jours  de  mon 
enfance  dans  lesquels  je  ne  me  doutais  pas  de  l'a- 
venir? Ma  mère  et  toi  vous  remplissiez  mon  cœur 
de  si  douces  jouissances  !  J'admirais  ton  génie,  sans 
savoir  ce  qu'il  te  fait  souffrir,  et  je  croyais  que  ton 
sublime  langage  ne  coûtait  pas  plus  à  ton  âme  que 
le  parfum  à  la  fleur. 

SAPHO. 

L'amour  est  tout  à  la  fois  la  source  du  talent  et 
la  puissance  qui  le  consume.  Ah!  Cléone,  choisis 
un  ami  fidèle,  et  confie-lui  tes  jeunes  années;  ne 
vois  que  lui  sur  cette  terre;  ne  cherche  point  les 
lauriers  dont  j'ai  pu  ceindre  ma  tête  ;  ne  les  cher- 
che point. 

CLÉONE. 

Sapho,  c'est  toi  qui  condamnes  ta  propre  gloire  ! 

SAPHO. 

Vois  l'état  où  je  suis  ;  le  génie  des  femmes  est 
comme  un  arbre  qui  s'élève  jusqu'aux  nues,  mais 
dont  les  faibles  racines  ne  peuvent  résister  à  la 
tempête.  Cléone,  Cléone,  cherche  un  abri  auprès 
de  tes  pénates,  et  loin  des  temples  où  régnent 
seulement  la  gloire  et  la  beauté. 

CLÉONE. 

Ma  mère  revient ,  suivie  de  tes  esclaves.  Sapho , 
laisse-moi  tresser  tes  cheveux. 

SCENE  VI. 
SAPHO,  CLÉONE,  DIOTIME,  des  esclaves. 

DIOTIME. 

Oui,  ce  n'est  point  une  rivale  qui  va  s'occuper 
de  tes  succès. 


SAPHO,  ACTE  lî,  SCENE  VII. 


499 


CLEONE. 

Une  rivale  !  non ,  Sapho  ;  je  puis  tout  te  sacrifier. 

SAPHO. 

Ah!  ne  me  prodiguez  pas  vos  aimables  soins. 
Hélas!  c'est  à  lui  seul,  à  lui  seul  que  je  voulais 
plaire.  Faites  seulement  que  l'on  n'aperçoive  pas  le 
désordre  de  mon  âme.  Diotime,  si  mon  esprit  s'é- 
gare, approchez -vous  de  moi;  rappelez -moi  de 
quelle  honte  je  me  couvrirais  aux  regards  de  la 
Grèce. 

DIOTIME. 

Non,  j'en  suis  sûre,  tu  rassembleras  tes  forces, 
et  ta  pensée  seule  régnera  sur  toi. 

SAPHO. 

Écoute ,  Diotime ,  écoute;  s'il  arrivait  pendant 

mes  chants,  s'il  arrivait Ah!  ne  retarde  pas 

mon  bonheur!  interromps  l'harmonie  de  ma  lyre, 
interromps  ces  vaines  paroles  qui  ne  valent  pas  un 
seul  de  ses  accents. 

DIOTIME. 

Sapho ,  Sapho ,  suspends  donc  un  moment  ces 
inquiétudes  cruelles. 

SAPHO. 

Diotime,  tu  me  promets Ah!  pourquoi  le 

<femander?  Mes  yeux  ne  seront -ils  pas  toujours 
fixés  s^r  cette  mer  qu'il  "doit  traverser  pour  reve- 
nir ?  je  ne  vois  qu'elle. 

DIOTIME. 

La  marche  s'avance. 

SAPHO. 

Ces  vagues,  Diotime;  ces  vagues,  elles  ont  aussi 
frappé  les  rochers  de  Sicile;  ne  les  vois- tu  pas  se 
précipiter  l'une  sur  l'autre,  comme  les  années  qui 
tombent  dans  l'éternité?  Diotime,  Diotime,  une 
de  ces  vagues  suffit  pour  qu'un  malheureux  cesse 
de  souffrir. 

DIOTIME. 

Reprends  tes  esprits ,  au  nom  des  dieux. 

SCENE  yii. 

LES  PKÉcÉDENTSi  ALCÉE ,  conduisant  le  chœur 
des  prêtresses. 

ALCÉE. 

Sapho ,  vous  êtes  appelée  à  concourir  pour  le 
prix  qu'Apollon  veut  décerner  aujourd'hui  à  celle 
de  ses  prêtresses  qui  honorera  le  plus  son  culte  par 
ses  chants.  Faites -nous  entendre  ces  accords  qui 
ont  ravi  les  contrées  de  la  Grèce  oi!  le  ciel  est  le 
plus  pur  et  le  plus  serein.  Sur  les  rives  sauvages 
de  rÉpire ,  nous  serons  capables  encore  d'admirer 
votre  génie,  et  d'être  émus  par  vos  accents. 

SAPHO. 

Ah  !  Diotime;  ah  !  Cléone,  son  image  est  devant 


mes  yeux;  comment  l'écarter  de  ma  penséePPour- 
ront  -  ils  voir  un  autre  objet  que  lui  ?  Ma  bouche 
pourra-t-elle  prononcer  un  autre  nom? 

DIOTIME. 

Courage,  Sapho,  courage;  songe  que  la  renom- 
mée de  ce  jour  retentira  dans  les  siècles  à  venir; 
et  que  ta  gloire  doit  survivre  à  ton  amour,  comme 
l'âme  survit  à  sa  dépouille  mortelle. 
SAPHO  improvise  en  s" accompagnant  de  la  lyre. 

«  Apollon,  que  veux-tu  de  moi?  quel  hymne  des 
«  mortels  peut  ajouter  à  ta  splendeur?  Tes  rayons 
«  sont  ta  couronne  ,  et  le  ciel  est  le  parvis  de  ton 
«  temple.  La  terre  n'existe  que  par  toi  :  cette  vaste 
«mer,  qui  te  dispute  ton  empire,  se  glacerait 
«  comme  la  mort  si  tu  ne  la  visitais  pas  de  ta  cha- 
«  leur.  La  parure  des  fleurs ,  la  richesse  des  mois- 
«  sons,  la  vie  même  de  l'homme  est  ton  ouvrage, 
«  et  chaque  étincelle  vient  de  ton  foyer  immense. 

«  Le  génie  aussi,  le  génie,  ô  mon  divin  maître! 
«  vient  de  toi  ;  ces  contrées  fortunées  que  tu  pré- 
«  fères  sont  seules  décorées  par  les  arts  et  la  poé- 
«  sie.  Cette  Grèce  sur  laquelle  ton  char  s'arrête 
«  avec  complaisance ,  c'est  la  lyre  d'Amphion  qu 
«  a  peuplé  ses  yilles;  ce  sont  les  chants  d'Orphée 
«  qui  ont  rassemblé  les  hommes  épars  sur  la  terre. 

«  Ah!  puissance  de  la  musique,  combien  vous 
«êtes  merveilleuse!  Faut-il  marcher  à  la  guerre, 
«  vous  remplissez  le  cœur  d'une  noble  fureur;  et 
«  les  dangers  et  la  mort,  loin  d'effrayer  l'âme  trem- 
«  blante ,  satisfont  les  intrépides  désirs  qu'un 
«  rhythme  généreux  fait  naître.  Mais  au  milieu  de 
«  ces  passions  véhémentes ,  quand  des  airs  plus 
«  doux  se  font  entendre,  d'où  vient  cette  langueur 
«  qui  s'empare  des  sens  ,  ce  voile  léger  et  nuageux 
«  qui  couvre  les  objets  à  nos  regards ,  cette  inquié- 
«  tude  de  la  vie  qui  s'apaise ,  et  ce  sentiment  de 
a  la  beauté  qui  nous  remplit  d'admiration  pour  la 
«  nature  ? 

«  De  quel  enchantement  la  créature,  semblable 
«  aux  dieux ,  ne  peut-elle  pas  jouir  sur  la  terre  ? 
«  Apollon ,  tu  es  le  dieu  du  bonheur,  et  neuf  sœurs, 
«'  sur  les  marches  de  ton  trône,  se  sont  partagé  les 
«  merveilles  du  monde.  Oui ,  j'ai  senti  le  charme 
«  de  l'harmonie  ;  oui ,  l'art  de  peindre  a  frappé  mes 
«  regards  ;  la  danse  légère  a  comme  attiré  mon  âme 
«  sur  ses  traces  fugitives  ;  mais  mon  culte  le  plus 
«  fidèle,  ô  divine  poésie  !  c'est  toi  qui  l'as  obtenu. 

«  Apollon ,  n'es-tu  pas  jaloux  d'Homère  ?  et  n'as- 
«  tu  pas  quelquefois  regretté  d'avoir  versé  sur  un 
«  morte!  des  dons  qui  l'égalaient  aux  dieux  ?  Les 
«  guerriers  qu'il  a  chantés  ont  puisé  dans  sonpoëme 
«  plus  de  gloire  que  dans  la  coupe  même  de  la  vie  ; 
«  leurs  ombres  errantes  répètent  ses  chants  dans 


500 


SAPHO,  ACTE 


:<  les  vallons  de  l'Elysée ,  et  rêvent  ainsi  le  charme 
de  la  douce  et  trompeuse  existence.  Achille  ne 
regrette  point  d'avoir  péri  dans  sa  jeunesse.  Ho- 
mère ne  l'a-t-il  pas  revêtu  de  l'avenir .?  ne  lui  a- 
t-il  pas  donné  des  siècles  sans  nombre,  en  échange 
de  quelques  années  ?  O  célébrité  du  génie  !  qui 
pourrait  te  dédaigner?  quelle  harmonie  que  celle 
des  louanges  des  mortels  !  quel  monument  que 
leur  souvenir  !  est-il  une  terre  féconde,  est-il  un 
ciel  serein  qui  vaillent  la  joie  qu'excite  dans  le 
cœur  cette  imagination  sublime  dont  la  voix  re- 
tentit en  nous  comme  celle  du  destin  !  » 

ALCÉE. 

Sapho ,  regarde  les  transports  que  tes  chants  ont 
fait  naître!  Sapho,  reçois  la  couronne,  et  fléchis 
les  genoux  devant  le  dieu  qui  te  l'offre  par  ma  main. 

(  Il  place  une  couronne  de  laurier  sur  la  tête  de 
Sapho.) 

DIOTIME. 

Ah  !  que  de  tristesse  dans  les  regards  de  Sapho  ! 
comme  elle  est  étrangère  à  la  gloire  dont  elle  jouit  ! 

CLÉONE. 

Ses  regards  sont  tournés  vers  la  mer  :  qu'y  voit- 
elle  ?  0  ciel  !  Phaon  approcherait-il  de  ces  bords  ? 

ALCÉE. 

Sapho,  reprends  ta  lyre,  et,  selon  l'antique  usage, 
remercie  les  dieiix  du  nouveau  bienfait  qu'ils  vien- 
nent de  t'accorder. 

SAPHO. 

«  Oui,  je  les  remercie.  Mais  de  quoi  ?  Le  bonheur 
«  n'a  point  approché  de  mon  âme.  Apollon  ne  sau- 
«  rait  l'accorder  ;  c'est  le  dieu  de  la  mer  qui  peut 
«  ramener  le  calme  dans  mon  cœur.  Apollon,  tu 
«  ne  donnes  qu'un  vain  laurier  ;  et  lui ,  ce  dieu  des 
«  ondes,  ne  peut  il  pas  conduire  une  barque  dans 
«  le  port  ?  C'est  lui  que  j'adore  ;  c'est  lui  dont  je 
«  veux  être  la  prêtresse.  N'a-t-il  pas  un  palais  dans 
«  le  sein  de  la  mer.?  qu'il  m'y  donne  un  asile,  et  là 
«  je  charmerai  par  mes  chants  les  Naïades  éton- 
«  nées.  Froides  Muses ,  qui  n'avez  pas  su  me  ren- 
«  dre  chère  à  ce  que  j'aime,  quel  culte  voulez-vous 
«  de  moi  ?  » 

BIOTIME. 

Sapho,  que  dites-vous.? 

ALCÉE. 

En  blasphémant  le  dieu  qui  vient  de  te  couron- 
ner ,  sais-tu  donc  à  quels  malheurs  tu  t'exposes  ? 

SAPHO. 

Les  mortels  et  les  dieux  ne  sont-ils  pas  sortis 
d'une  même  tige? 

ALCÉE. 

A  <îui  dois-tu  ton  génie  ? 

SAPHO. 

A  cette  âme  qui  me  dévore ,  à  l'amour ,  au  mal- 


III,  SCENE  I. 

heur  !  Fatal  présent  que  ce  génie,  qui  semble,  comme 
le  vautour  de  Prométhée ,  s'acharner  sur  mon 
cœur  !  —  0  Vénus  !  divinité  plus  douce  que  celle 
que  j'ai  servie,  c'est  à  toi,  c'est  à  toi  désormais  que 
je  veux  me  consacrer;  tes  timides  colombes  me 
tiendront  lieu  de  l'aigle  qui  contemplait  avec  moi 
le  soleil.  Tu  es  la  déesse  de  la  beauté,  tu  es  la 
déesse  de  celui  que  j'aime;  tu  plaindras  ma  fai- 
blesse ,  tu  m'aideras  à  plaire  à  celui  que  mes  inu- 
tiles talents  n'ont  pu  captiver.  —  Vénus  est  sortie 
du  sein  de  l'onde ,  et  c'est  dans  l'onde  aussi  que 
j'espère  me  plonger.  —  Prêtre  d'Apollon,  reprenez 
votre  couronne  (  elle  ôte  sa  couronne  )  ;  à  peine 
a-t-elle  touché  ma  tête ,  qu'un  froid  mortel  a  par- 
couru mes  veines  :  c'était  comme  victime  que  je 

me  sentais  couronner Ah!  loin  de  lui,  que 

voulais-je  faire?  à  quoi  voulais-je  prétendre?  Pour- 
quoi m'approcher  du  dieu  du  jour?  c'est  la  nuit 
qui  me  protège;  c'est  elle  qui  couvre  d'un  voile 
tous  les  objets  de  la  nature ,  et  ne  laisse  que  lui 
dans  mon  cœur.  Adieu ,  ma  lyre  ;  adieu  ,  soleil  ; 
adieu,  toutes  les  fleurs  de  la  vie.  —  Pourquoi  m'a- 
vez-vous  exposée  aux  regards?  ne  saviez-vous  pas 
que  ma  raison  était  troublée ,  et  ne  valait-il  pas 
mieux  me  laisser  descendre  dans  les  abîmas ,  oii 
j'aurais  emporté  ma  gloire,  que  de  montrer  à  tous 
les  regards  ma  honte  et  ma  faiblesse?  Vous  l'avez 
voulu;  c'en  est  fait.  Adieu. 
(  Elle  sort.  ) 

DIOTIME. 

Trop  malheureuse  Sapho  ! 

ALCÉE. 

Ah!  quelle  funeste  issue  d'un  jour  qui  avait 
commencé  sous  de  si  brillants  auspices  !  Allons 
dissiper,  par  nos  sacrifices ,  la  douleur  que  ressent 
le  dieu  de  l'harmonie ,  de  se  voir  méconnu  par 
celle  qu'il  préférait  à  tous  les  mortels. 

«««e  ?^  «^  09  09 

ACTE  TROISIÈME. 


SCENE  PREMIERE. 

CLÉONE,  seule. 

Sapho  va  venir  présenter  son  offrande  à  Vénus 
et  l'interroger  sur  le  nom  de  sa  rivale.  Il  faut 
qu'elle  la  connaisse  ;  il  faut  que  la  prêtresse  ap- 
prenne de  moi  le  nom  qu'elle  doit  prononcer.  Je 
ne  puis  me  résoudre  à  me  révéler  moi-même  à 
Sapho;  mais  aussi  je  ne  puis  consentir  à  ce  qu'elle 
ignore  plus  longtemps  mon  crime  involontaire.  0 
Vénus! Ciel!  que  vois-je?  c'est  Phaon! 


SAPHO,  ACTE  111,  SCENE  111. 


501 


SCENE  IL 

PHAON  ET  CLÉONE. 

PHAON. 

Ah!  Cléone,  est-ce  vous? 

CLÉONE. 

Phaon ,  avez-vous  vu  Sapho  ? 

PHAON. 

Elle  ignore  mon  arrivée,  et  j'espère  la  lui  cacher. 

CLÉONE. 

Et  pensez -vous  que  je  puisse  me  prêter  à  cette 
indigne  ruse .? 

vnkoy. 

Je  ne  veux  pas  renouveler  sa  douleur  en  la 
voyant. 

CLÉOINE. 

C'est  votre  repos  que  vous  ménagez  ;  ce  n'est 
pas  le  sien. 

PHAON. 

Je  ne  puis  penser  qu'à  vous  désormais. 

CLÉONE. 

Ne  m'offensez  pas  par  vos  perfides  hommages. 
Celui  qui  fut  cruel  envers  Sapho,  serait  impitoya- 
ble envers  Cléone ,  si  cette  faible  fille  l'écoutait. 

PHAON. 

Je  t'aime! 

CLÉONE. 

N'aimiez- vous  pas  Sapho? 

PHAON. 

Elle  étonnait  mon  esprit  ;  elle  enflammait  ma 
pensée. 

CLÉONE. 

Qui  croit  avoir  aimé,  alors  qu'il  n'aime  plus? 
Rappelez-vous  vos  promesses  ;  elles  seules  sont  les 

fidèles  témoins  du  passé. 

(  Elle  s'éloigne.  ) 

PHAON. 

Cléone,  vous  me  quittez! 

CLÉONE. 

Pour  toujours. 

PHAON. 

Ce  rocher  peut  donner  la  mort. 

CLÉONE. 

C'est  là  que  Sapho  la  cherche. 

PHAON. 

C'est  là  que  je  la  trouverai. 

CLÉONE. 

0  ciel!  éloignez-vous;  Sapho  s'avance,  appuyée 
sur  ma  mère.  Dans  quel  état  vous  avez  réduit  une 
des  merveilles  du  monde!  ah!  je  ne  puis  la  con- 
templer sans  vous  haïr. 

PHAON. 

Vous  me  haïssez  ,  Cléone  ! 


I  CLÉONE. 

Je  le  dois.  —  Le  temple  de  Vénus  s'ouvre. 
Adieu. 

PHAON. 

C'est  toi-même  que  tu  vas  adorer,  sous  les  traits 
de  la  déesse. 

CLÉONE. 

Toutes  les  femmes  de  la  Grèce  ont  reçu  de  Vé- 
nus quelques  dons  :  Apollon  n'en  a  préféré  qu'une 
seule.  Adieu ,  Phaon.  Sapho  s'approche  ;  dérobez- 
vous  à  ses  regards.  Ah  ciel  !  je  n'ai  point  encore 
la  force  de  lui  parler. 

SCENE  III. 

DIOTBIE  ET  SAPHO. 


SAPHO. 

Quoi  !  c'est  aux  yeux  de  toute  la  Grèce  que  j'ai 
trahi  mon  désespoir!  Ah!  Diotime,  deviez -vous 
m' exposer  à  cet  affront?  Peut-être  que,  parmi 
ceux  qui  m'écoutaient,  il  en  est  qui  raconteront 
ma  honte  à  Phaon  ;  peut-être  il  en  est  qui  se  plai- 
ront à  faire  de  ce  jour  un  trophée  pour  ma  rivale. 

DIOTIME. 

Eh!  qui  la  connaît,  cette  rivale?  qui  pourrait 
t'humilier  devant  elle?  Jamais,  Sapho,  jamais  ta 
gloire  ne  peut  t'abandonner.  La  renommée  sera 
la  divinité  tutélaire  qui  te  protégera  toujours. 

SAPHO. 

Il  faut  que  je  la  connaisse  enfin ,  cette  rivale. 
Vénus  me  la  désignera.  (  Elle  se  met  à  genoux  de- 
vant lé  portique  du  temple  de  Fénus.  )  0  Vénus  ! 
toi  qui  as  pitié  des  femmes ,  réponds  à  ma  prière , 
et  tire-moi  de  l'obscurité  profonde  qui  m'envi- 
ronne. J'ai  trop  longtemps  interrogé  le  prophétique 
Apollon,  et  ses  oracles  ne  m'ont  appris  que  les 
secrets  de  la  poésie.  Que  m'importent  à  présent  ces 
secrets  ?  ils  peuvent  révéler  la  pensée  des  dieux  sur 
l'univers  ;  mais  toi ,  tu  sais  les  secrets  du  cœur,  et 
ce  sont  ceux-là  que  je  te  demande.  —  Tendre  Vé- 
nus ,  réponds-moi  :  quelle  est  la  beauté  qui  m'a  fait 
oublier  de  Phaon?  Est-ce  la  jeune  Blélanthée,  qui 
porte  sur  ses  épaules  un  carquois ,  et  qui  rivalise 
avec  Diane ,  ton  ennemie,  dans  le  ciel ,  sur  la  terre 
et  dans  les  enfers  ?  Est-ce  Atthis  ,  qui  méprise  l'art 
de  plaire ,  et  veut ,  comme  Minerve ,  que  sa  beauté 
serve  seulement  à  ramener  tous  les  cœurs  au  culte 
de  la  vertu  ?  Est-ce  Climène ,  habile  à  chanter  et  à 
jouer  de  la  cithare?  Apollon  un  moment  parut  la 
distinguer  ;  mais  bientôt  j'attirai  sur  moi  tous  ses 
feux.  Une  seule ,  parmi  les  Lesbiennes ,  te  res- 
semble ,  ô  Vénus  !  et  pourrait  me  faire  oublier  ; 
c'est  Cléone  :  mais  elle  m'aime ,  et  jamais  elle  n'au- 
rait pu  me  tromper;  non,  jamais. 


502 


SÂPHO,  ACTE  III,  SCENE  V. 


UNE  VOIX ,  sortant  du  temple  de  Fénus. 
Sapho ,  c'est  elle  ;  oui ,  c'est  Cléone  que  Phaon 
t'a  préférée; 

SAPHO. 

Ah!  ciel!  qu'ai-je  entendu,  Diotime? 

DIOTIME. 

Sapho,  plaignez  ma  fille  plus  que  vous. 

SAPHO. 

L'amitié  m'aurait  trahie  comme  l'amour  !  0  mer  ! 
ce  n'est  pas  assez  de  tes  vagues,  pour  m'ensevelir  ; 
que  la  terre  aussi  s'entr'ouvre  ;  que  tout  ce  qui 
donne  la  mort  vienne  à  mon  secours.  Ah!  divini- 
tés funestes ,  qui  vous  a  permis  de  donner  la  vie 
à  ce  prix  ?  qui  vous  l'a  permis ,  justes  dieux  ? 

SCENE  IV. 

DIOTIME,  CLÉONE,  SAPHO. 

CLÉONE. 

Sapho ,  j'entends  vos  cris  ;  Sapho ,  je  me  pros- 
terne à  vos  pieds. 

SAPHO. 

Retirez-vous,  Cléone  ;  retirez-vous  :  jevous  aimais. 

CLÉONE. 

'  Ah  !  je  n'ai  point  méconnu  ce  bonheur  et  cette 
gloire;  j'en  atteste  ma  mère,  serment  aussi  sacré 
que  celui  par  lequel  on  prend  les  dieux  à  témoin  : 
je  ne  vous  ai  point  offensée.  Ni  mes  paroles  ni  mes 
regards  n'ont  attiré  le  cœur  de  Phaon. 

SAPHO. 

Si  tu  n*as  rien  fait  pour  lui  plaire,  il  en  est  mille 
fois  plus  coupable.  Malheureuse  !  il  faut  que  j'ac- 
cuse ou  mon  amant,  ou  l'amie  que  je  chérissais 
comme  ma  fille  ;  ou  plutôt  il  faut  arracher  ma  ten- 
dresse à  tous  les  deux.  Oh  !  comme  déjà  mon  cœur 
est  libre  de  la  vie  !  comme  tous  les  liens  se  brisent  ! 
O  mort  !  tu  n'as  déjà  plus  rien  à  prendre  ;  le  malheur 
qui  t'a  devancée  a  déjà  préparé  ton  œuvre  sombre , 
et  d'un  faible  coup  tu  peux  l'achever. 

CLÉONE. 

Phaon  est  arrivé  :  tu  vas  le  voir. 

SAPHO. 

Phaon  est  ici  !  mes  genoux  fléchissent  ;  un  nuage 
couvre  mes  yeux.  Oh!  si  ce  nuage  m'empêchait 
de  voir  ses  traits!  Apollon,  que  j'ai  ce  matin  of- 
fensé ,  Apollon ,  voudrais-tu  me  ravir  ta  lumière  ! 
Oh  !  quelques  rayons  encore  pour  voir  Phaon  !  et 
puis  après  la  nuit  éternelle  ! 

CLÉONE. 

Généreuse  Sapho  ! 

DIOTIME. 

Ciel  !  qui  porte  ici  ses  pas  ?  c'est  Phaon. 


SAPHO. 

Oui,  je  le  vois,  Diotime;  il  vient.  —  Diotisne, 
dis-moi,  sommes-nous  dans  l'Elysée?  Est-ce  son 
ombre  ?  et  dois-je ,  comme  Didon  indignée ,  me  dé- 
tourner de  lui  en  montrant  ma  blessure  ? 

BIOTIME. 

Reste ,  reste ,  Sapho  ;  peut-être  connaît-il  le  re- 
pentir. 

CLÉONE. 

Oh  !  quel  moment  pour  tous  trois  I 

SCENE  V. 
DIOTIME,  CLÉONE,  SAPHO,  PHAON. 

PHAON. 

Sapho,  c'est  un  coupable  qui  plie  les  genoux 
devant  toi ,  comme  devant  l'autel  des  dieux. 

SAPHO. 

Une  femme  trahie  peut  pardonner  au  parjure , 
les  dieux  ne  l'absoudront  jamais. 

PHAON. 

Ils  savent  cependant  quel  est  le  pouvoir  du  destin. 

SAPHO. 

L'infortunée  qui  te  parle  a  ressenti  les  coups 
que  ta  main  a  conduits. 

PHAON. 

Ah  !  crois-tu  donc  avoir  seule  souffert? 

SAPHO. 

Seule  je  n'étais  pas  coupable. 

PHAON. 

Ta  conscience  du  moins  t'offrait  un  asile. 

SAPHO. 

Je  n'en  avais  plus  que  dans  ton  cœur. 

PHAON. 

Sais-tu  quelle  est  celle  que  j'ai  le  malheur  d'aimer  ? 

SAPHO. 

Celle  qui  fut  mon  amie,  et  que  j'aimais  comme 
ma  fille. 

PHAON. 

Elle  me  dédaigne ,  parce  qu'elle  t'admire  ;  elle 
me  repousse  loin  d'elle.  Phaon  aussi  connaît  le 
malheur  de  n'être  pas  aimé  de  ce  qu'il  aime. 

SAPHO. 

Cruel  !  est-ce  Sapho  dont  tu  demandes  la  pitié  ? 

PHAON. 

Je  ne  l'espère  pas. 

SAPHO. 

Tu  pourras  l'obtenir,  si  jamais  un  instant  tu 
souffres  autant  que  moi.  Cléone,  c'en  est  fait,  je 
l'ai  revu,  et  il  est  resté  absent.  Oh!  rendez-moi 
ma  folie;  rendez-moi  ce  que  j'attendais,  ce  que  je 
n'attends  plus.  Cléone,  vous  êtes  libre;  vous  pout 
vez  vous  unir  à  Phaon. 


SÂPHO,  ACTE  IV,  SCENE  II. 


503 


CLEONE. 

Je  déclare  devant  lui  que  je  me  voue  à  votre  sort; 
que  jamais ,  jamais ,  je  ne  goûterai  aucun  bonheur, 
tant  que  vous  serez  à  plaindre,  et  que  je  ne  puis 
estimer  l'homme  qui,  aimé  de  vous,  peut  vous  ou- 
blier. 

SAPHO. 

Prends  garde,  Cléone,  prends  garde  :  tu  veux 
me  rendre  odieuse  à  Phaon;  il  m'oubliait,  mais  il 
ne  me  haïssait  pas.  Oh  !  prends  garde. 

PHAON. 

Ce  n'est  pas  toi  que  je  punirai,  Sapho;  c'est 
moi.  Adieu,  Sapho. 

SCENE  VI. 
DIOTIME,  SAPHO,  CLÉONE 

SAPHO. 

Il  part,  je  ne  le  reverrai  plus.  Cependant  il  était 
là;  ce  n'était  pas  mon  imagination  seule  qui  me 
peignait  ses  traits.  Cléone,  Cléone,  rappelle-le. 
Oui,  j'aime  mieux  devoir  sa  présence  à  celle  qu'il 
aime,  que  de  ne  plus  le  voir.  Cléone,  quand  tu 
seras  unie  à  lui,  ne  peux-tu  pas  me  prendre  pour 
ton  esclave  ?  Il  en  est  qui  doivent  jouer  du  luth  et 
de  la  lyre  ;  il  me  reste  assez  de  ce  talent  que  j'ai 
perdu  pour  remplir  une  place  obscure  auprès  de 
toi.  Alors  je  le  verrai  passer  quand  il  te  donnera 
la  main  pour  aller  à  quelque  fête.  Je  le  verrai, 
Cléone,  et  je  te  bénirai  de  l'avoir  permis. 

CLÉONE. 

Ah  !  ma  mère ,  se  peut-il  que  j'entende  de  sem- 
blables paroles  ! 

DIOTIME. 

Sapho,  ne  déchirez  pas  le  cœur  de  ma  fille;  vous 
le  voyez ,  elle  ne  peut  résister  aux  émotions  vio- 
lentes que  votre  génie  vous  donne  la  force  de  sup- 
porter, et  je  la  vois  prête  à  expirer  sur  mon  sein. 

SAPHO. 

Ah  !  de  quoi  se  plaint-elle  ?  a-t-elle  le  droit  de 
verser  des  larmes,  elle  qu'il  aime"!  et  peux-tu  me 
demander  ma  pitié  pour  l'heureuse  femme  que 
Phaon  a  préférée?  Ah!  la  pitié!  c'est  à  moi  qu'elle 
est  due;  cependant  je  ne  la  demande  plus.  Cléone, 
adieu. 

CLÉONE. 

Sapho ,  refuses-tu  le  bras  de  Cléone  ? 

SAPHO. 

Cléone,  Cléone!  laisse-moi  dans  eet  instant  me 
retirer  avec  Diotime;  j'accepterai  ton  appui  ce 
soir  pour  monter  sur  le  rocher  :  oui ,  ce  soir,  je 
t'en  donne  ma  foi. 


ACTE  QUATRIÈME. 

SCÈNE  PREMIERE. 
DIOTIME,  SAPHO. 

SAPHO. 

Tu  l'as  vu  prêt  à  se  précipiter  dans  la  mer  ? 

DIOTIME. 

Je  passais  avec  ma  fille,  et  mes  cris  l'ont  retenu. 

SAPHO. 

Oui ,  les  cris  de  ta  fille. 

DIOTIME. 

Cléone  s'est  détournée  de  lui ,  et  il  n'a  pas  ob- 
tenu un  seul  mot  de  sa  bouche. 

SAPHO. 

Oui,  mais  elle  était  pâle;  il  a  pu  voir  son  beau 
visage  décoloré  par  la  terreur. 

DIOTIME. 

Pouvait  -  elle  le  voir  périr  sans  être  émue  ?  Elle 
s'est  éloignée  ;  et,  dans  cet  instant,  Phaon  s'est 
approché  de  moi;  il  m'a  parlé  de  Cléone,  et  j'ai 
confirmé  le  refus  qu'elle  avait  prononcé  le  matin. 

SAPHO. 

Ah  !  c'est  trop,  beaucoup  trop  de  sacrifices  pour 
une  simple  femme  ;  il  est  temps  de  rendre  le  bon- 
heur à  tous.  Diotime,  allez  trouver  Phaon,  et 
priez-le  de  ma  part  de  venir  ici  me  parler. 

DIOTIME. 

Phaon ! 

SAPHO. 

Ne  crains  pas  que  ton  amie  s'abaisse  devant  ce- 
lui qui  l'a  dédaignée.  Tu  peux  le  faire  venir,  tu  le 
peux. 

DIOTIME. 

Il  suffit  :  je  t'en  crois. 

SCENE  II. 
SAPHO ,  seule. 

Oh  !  que  le  sacrifice  de  soi-même  est  douloureux  ! 
D'oii  vient  qu'il  en  coûte  tant  de  renoncer  à  ce 
fantôme  qu'on  a  poursuivi,  à  ce  bonheur  qui  a  fui 
devant  nous ,  comme  les  feux  qui  égarent  le  voya- 
geur dans  le  désert  ?  C'en  est  fait,  cette  lueur  doit 
s'éteindre ,  et  avec  elle  toutes  les  flammes  de  la 
vie.  Ah!  Phaon!  Phaon!  pourquoi  t'ai -je  donné 
mon  âme?  Ah!  je  voudrais  me  posséder  moi- 
même  :  mais  les  dieux  m'ont  faite  le  jouet  de  l'a- 
mour. 


.33 


SAPHO,  ACTE  IV,  SCENE  IV 
SCENE  III. 

PHAON,  SAPHO, 


SAPHO. 

Phaon,  tu  ne  peux  vivre  sans  Cléone?...  Phaon, 
pourquoi  ne  me  réponds-tu  pas?  Le  silence  en  ap- 
prend autant  que  les  paroles;  mais  il  exprime  plus 
de  dédain. 

PHAON. 

Pourquoi  te  répéterais-je  ce  que  tu  ne  peux  igno- 
rer? 

SAPHO. 

Je  veux  ton  bonheur;  je  le  veux  aux  dépens  de 
ma  vie;  mais  je  ne  suis  pas  encore  parfaitement 
généreuse ,  puisque  j'ai  besoin  que  tu  me  deman- 
des le  sacrifice  que  je  veux  faire. 

PHAON. 

Et  que  peut  la  générosité  même  dans  l'état  où 
je  suis.!* 

SAPHO. 

Je  saurai  déterminer  Cléone  à  s'unir  avec  toi. 

PHAON. 

Tu  le  peux ,  Sapho. 

SAPHO. 

Je  te  peindrai  tel  que  je  te  vois ,  et  je  lui  ferai 
partager  ce  que  je  sens. 

PHAON. 

Il  est  vrai ,  Sapho ,  que  nul  mortel  ne  résiste  à 
ton  éloquence. 

SAPHO. 

Nul  mortel  !  ah  !  Phaon  ! 

PHAON. 

Plains  un  ingrat;  ne  l'accable  pas. 

SAPHO. 

Eh  bien  !  veux-tu  tenir  Cléone  de  ma  main  ? 

PHAON. 

Ah  !  je  serais  un  barbare. 

SAPHO. 

Tu  l'étais  quand  tu  pus  m'oublier. 

PHAON. 

L'excès  de  mon  infortune  du  moins  peut  expier 
ma  faute. 

SAPHO. 

Non,  je  te  pardonnerai,  si  c'est  à  moi  que  tu 
dois  ton  bonheur. 

PHAON- 

Tu  me  pardonneras  ;  mais  que  deviendras-tu  ? 

i  ,        SAPHO. 

Mon  sort  ne  peut  être  changé ,  et  les  dieux  ont 
prononcé  sur  moi  l'arrêt  irrévocable  ;  mais  il  y  a 
des  sentiments  doux  qui  peuvent  encore  faire  du 
bien  à  mon  cœur. 


PHAON. 

Sapho,  dispose  de  moi.  Étonné  que  je  suis  de 
ne  plus  t'appartenir,  j'aime  à  penser  que  ma  des- 
tinée est  encore  soumise  à  ton  pouvoir. 

SAPHO. 

Arrête,  ne  me  dis  rien  de  sensible,  Phaon;  il 
me  faut  de  la  force  ;  il  m'en  faut  beaucoup  :  ne 
me  rôte  pas. 

PHAON. 

Je  me  tais. 

SAPHO.    , 

Adieu,  Phaon.  Cléone  va  venir;  je  la  verrai  sans 
colère  :  elle  fut  élevée  par  moi  ;  tu  croiras  retrou- 
ver dans  son  langage  quelques  traits  de  Sapho. 
Phaon,  ne  repousse  pas  ce  souvenir  :  il  ne  faut  pas 
craindre  de  souffrir  pour  conserver  quelques  tra- 
ces du  passé. 

SCENE  IV. 

SAPHO,  CLÉONE. 

SAPHO. 

Approche  de  moi  sans  crainte  ;  tu  n'es  pas  cou- 
pable de  mon  malheur,  et  j'attends  de  toi ,  Cléone, 
une  consolation  puissante. 

CLÉONE. 

Moi  !  je  puis  vous  consoler  !  0  mon  amie  !  par- 
lez ;  combien  vous  me  soulagez  ', 

SAPHO. 

Il  faut  unir  ton  sort  à  celui  de  Phaon. 

CLÉONE. 

Que  dites-vous  ? 

SAPHO. 

Je  l'ai  promis  en  ton  nom. 

CLÉONE. 

Quoi  !  j'hériterais  de  vos  douleurs  !  Quoi  !  je 
pourrais  me  consacrer  à  celui  qui  vous  a  si  cruel- 
lement traitée  ! 

SAPHO. 

Ah!  pouvait-il  résister  à  tes  charmes,  à  ton  in- 
nocente candeur  ! 

CLÉONE. 

Le  génie  n'a-t-il  pas  aussi  sa  sublime  innocence  ? 

SAPHO. 

L'âme  de  Phaon  est  noble  et  pure ,  malgré  ses 
torts  envers  moi;  je  sais  qu'il  est  digne  de  Cléone. 
J'ai  passé  près  d'une  année  dans  la  douce  persua- 
sion qu'il  était  à  moi  pour  toujours.  Ah  !  Cléone , 
que  ces  instants  étaient  divins  !  Jamais  je  ne  sor- 
tais de  ma  demeure  sans  que  son  bras  protecteur 
appuyât  mes  pas  chancelants.  Quand  je  parais- 
sais dans  les  fêtes  solennelles  de  la  Grèce ,  il  était 
ému  de  ma  gloire ,  et  la  joie  qui  brillait  sur  son 


SAPHO,  ACTE  IV,  SCENE  VI. 


505 


front  m'apprenait  à  jouir  de  moi-même.  Un  jour, 
j'étais  dangereusement  malade ,  et  je  me  croyais 
près  de  traverser  l'onde  irrévocable  ;  rien  ne  pourra 
te  peindre,  Cléone,  ses  soins  et  sa  douleur  :  il  me 
sauva  par  ses  regards  qui  retinrent  ma  vie  prête  à 
s'échapper.  Ah  !  sans  doute  j'aurais  voulu  qu'a- 
lors... Mais  qu'importe?  je  te  le  dis,  Cléone,  il  est 
bon,  tu  dois  me  croire. 

CLÉONE. 

Il  est  bon ,  celui  qui  vous  déchire  le  cœur  !  Ah  ! 
c'est  vous ,  Sapho  ;  c'est  vous  qui  êtes  admirable  ! 

SAPHO. 

Dois-je  être  injuste  envers  Phaon ,  parce  qu'il 
m'a  fait  souffrir  ? 

CLÉONE. 

Tu  peux  lui  pardonner.  Mais  moi!... 

SAPHO. 

Cléone ,  tu  contempleras  chaque  jour  ses  traits 
ravissants.  Quand  le  cor  retentira  dans  les  bois, 
tu  le  verras  passer  sur  le  sommet  des  monts ,  et 
dompter  un  cheval  sauvage ,  qui  frémira  sous  sa 
main.  Aux  jeux  Olympiques ,  il  sera  vainqueur  ; 
toutes  les  femmes  de  la  Grèce  envieront  ton  sort, 
et  diront  :  «  Voilà  celle  que  le  plus  beau  des  mor- 
tels a  préférée.  » 

CLÉONE. 

Cet  attrait  passager  peut-il  suffire  au  bonheur  ? 

SAPHO 

Penses -tu  que  les  dieux  lui  aient  donné  ces 
charmes  comme  un  simple  ornement  que  le  souf- 
fle du  temps  doit  flétrir?  C'est  son  âme  généreuse, 
dont  sa  figure  est  le  symbole;  ce  sont  ses  nobles 
qualités  qu'expriment  et  sa  voix  et  son  regard. 

CLÉONE. 

Sapho  !  Sapho  !  est-ce  ainsi  que  tu  parles  de  ce- 
lui qui  put  te  trahir  ! 

SAPHO. 

Ah!  s'il  m'abandonne,  c'est  que  je  l'ai  mérité. 
Pouvais-je  le  captiver  toujours,  moi  qui  ai  déjà 
connu  les  feux  d'un  premier  hyménée  ?  Il  lui  faut 
un  cœur  qui  n'ait  battu  que  pour  lui.  Cléone ,  ne 
refuse  pas  le  sort  d'une  divinité  sur  la  terre. 

CLÉONE. 

Tu  le  veux  ? 

SAPHO. 

Je  l'exige. 

CLÉONE. 

Eh  bien  !  apprends  un  secret  que  je  voulais  te 
cacher  jusqu'à  ma  mort.  Je  sacrifiais  Phaon  à  mon 
enthousiasme  pour  toi  ;  mais  je  l'aimais. 

SAPHO. 

Tu  l'aimais  !  tu  l'aimais  ! 

CLÉONE. 

D'où  vient  donc  ce  trouble?  puisque  tu  me  com- 


mandes de  le  choisir  pour  époux,  peux-tu  craindre 
que  je  l'aime? 

SAPHO. 

Je  ne  puis  donc  avoir  à  ses  yeux  aucun  avan- 
tage que  tu  ne  possèdes,  et  jusqu'à  mon  amour,, 
tu  l'éprouves  aussi ,  Cléone  !  Ah  !  du  moins ,  mon 
malheur  me  reste  encore  ;  il  me  reste  à  moi  seule, 
et  c'est  l'unique  souvenir  que  tu  ne  puisses  effacer 
dans  son  cœur. 

CLÉONE. 

Il  en  est  temps  encore  ;  dis  un  mot ,  et  je  pars  : 
je  vais  me  retirer  dans  des  lieux  inconnus ,  et  ja- 
mais Phaon  ne  po)irra  retrouver  ma  trace. 

SAPHO. 

Et  ton  image,  peux-tu  l'anéantir?  Laisse-moi; 
je  ne  serai  point  oubliée  de  Phaon  :  c'est  moi  qui 
me  retirerai  dans  des  régions  inconnues,  où  j'em- 
porterai ses  regrets. 

SCENE  V. 

DIOTBIE,  CLÉONE,  SAPHO. 

SAPHO. 

Diotime ,  ta  fille  consent  à  s'unir  à  Phaon. 

DIOTIME. 

Est-il  vrai  ? 

CLÉONE. 

Sapho  l'ordonne  ;  l'approuves-tu  ? 

DIOTIME. 

Si  votre  bonheur  à  tous  les  trois  peut  en 
résulter... 

SAPHO. 

Oui,  notre  brfnheur.  Tu  as  bien  dit,  Diotime; 
chacun  ne  le  plaee-t-il  pas  selon  la  hauteur  de  ses 
pensées  ? 

DIOTIME. 

Je  ne  m'oppose  point  à  vos  vœux. 
SCENE  VI. 

LES  PBÉCÉDENTS ,  PHAON. 
SAPHO. 

Approche,  Phaon;  je  te  donne  celle  qui  t'est 
chère.  K'est-il  pas  vrai,  Cléone?  c'est  moi  qui  ai 
vaincu  ta  volonté. 

CLÉ0NE. 

Oui ,  sans  doute  ;  vous  seule. 

PHAON.  ' 

Ah  !  Sapho ! 

SAPHO. 

Ne  crois  pas ,  cependant ,  que  Cléone  fût  insen- 
sible à  ton  hommage  :  Phaon  ,  qui  pourrait  l'être  '. 
Cléone  t'aimait  en  secret,  mais  elle  me  sacrifiait 
ton  amour. 


506 


SÂPHO,  àCTE  V,  SCENE  I. 


PHAON. 

Ah  !  ciel  ! 

SAPHO. 

Oui ,  tu  es  bien  heureux  ;  le  plus  heureux  des 
hommes.  Allons  préparer  la  fête  qui  couronnera 
ce  grand  jour.  Toi ,  Diotime,  préviens  Alcée  que  je 
veux  l'entretenir  en  secret  quelques  instants.  Les 
époux  doivent  être  unis  à  l'heure  où  le  soleil  des- 
cend dans  les  ondes  ;  la  mer  est  alors  si  calme  et  si 
belle  !  et  je  veux  chanter  ses  merveilles  en  l'hon- 
neur de  Téthys,  sur  le  sommet  de  ce  rocher. 
Phaon ,  c'est  moi  qui  me  chargerai  de  célébrer  ton 
hymen;  le  permets -tu?  mes  vœux  seront  dignes 
de  toi. 

PHAON. 

Ah,  Sapho!  ton  courage  m'épouvante.  Est -ce  à 
moi  d'accepter?... 

SAPHO. 

C'est  à  toi  d'obéir.  Adieu.  Je  vais  réfléchir  quel- 
que temps  sur  la  fin  du  jour.  Pourquoi  tous  les 
hommes  ne  regardent -il  s  pas  chacun  de  ces  jours 
comme  l'image  de  la  vie  ?  ils  ne  laisseraient  point 
s'éteindre  ainsi ,  comme  une  flamme  agitée  par  le 
vent ,  le  temps  qui  leur  est  donné  sur  la  terre. 

SCENE  VII. 
DIOTIME  ,  CLÉONE ,  PHAON. 

CLÉONE. 

Ma  mère ,  croyez  -  vous  que  son  âme  soit  tran- 
quille ? 

DIOTIME. 

Elle  me  semble  plus  calme  ;  la  gloire  d'un  tel  sa- 
crifice la  soutient. 

PHAON. 

Ah  !  Cléone,  ne  puis -je  aussi  te  parler  de  mon 
bonheur  ? 

CLÉONE. 

Suivez  les  pas  de  celle  de  qui  dépend  votre  des- 
tinée. Pourriez -vous  être  heureux,  tant  que  nous 
ne  sommes  pas  assurés  de  ce  qui  se  passe  au  fond 
de  son  cœur  ? 

««  a^  c-A  e®  o«  C'O 

ACTE  CINQUIÈME. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 
ALCÉE,  SAPHO. 

ALCÉE. 

Vous  voulez  embellir ,  Sapho ,  la  fête  d'un  hymen 
qui  doit  vous  affliger. 


SAPHO. 

Quand  la  résolution  est  prise,  c'est  dans  l'excès 
même  des  sacrifices  qu'on  trouve  de  la  force. 

ALCÉE. 

Quoi  !  vous  célébrerez  vous  -  même ,  sur  votre 
lyre ,  l'union  de  Cléone  et  de  Phaon  ! 

SAPHO. 

N'y  a-t-il  pas  des  chants  dans  toutes  les  solen- 
nités de  la  vie  ?  n'a-t-on  pas  vu  des  jeux  funérai- 
res? Pourquoi  mes  vers  ne  seraient-ils  pas  consa- 
crés au  bonheur  de  celui  que  j'ai  tant  aimé? 

ALCÉE. 

Sapho,  votre  calme  m'inquiète!  je  craindrais 
moins ,  si  vous  étiez  plus  agitée. 

SAPHO. 

Il  y  a  toujours  du  calme  quand  il  n'y  a  plus  d'es- 
poir. 

ALCÉE. 

Il  vous  reste  un  avenir  si  brillant  et  si  beau  ! 

SAPHO. 

L'avenir  de  l'homme  sur  la  terre  est  quelquefois 
un  an ,  un  jour ,  une  heure  ;  mais  la  gloire  seule 
nous  affranchit  du  temps. 

ALCÉE. 

Sapho  ,  c'est  moi  qui  dois  allumer  sur  l'autel  le 
flambeau  de  l'hymen  entre  Cléone  et  Phaon  ;  ainsi 
vous  l'avez  ordonné  :  mais  ma  main  tremblera, 
quand  je  formerai  ces  indissolubles  nœuds. 

SAPHO. 

Alcée ,  quel  est  le  cœur  qui  ne  tremble  pas ,  dès 
qu'il  s'agit  de  l'irrévocable  ?  Le  mariage ,  la  mort , 
causent  de  la  terreur  à  nos  âmes ,  plus  mobiles  en- 
core que  notre  destinée.  Mais  ne  faut -il  pas  que 
tout  se  fixe  à  la  fin  sur  la  terre  ?  et  les  flambeaux 
n'éclairent-ils  pas  la  pompe  nuptiale ,  comme  ils 
allument  la  flamme  du  bûcher  ? 

ALCÉE. 

Sapho,  ton  génie  t'élève  au-dessus  du  sort; 
mais  je  redoute  en  toi  les  sentiments  qui  peuvent 
troubler  les  lumières  de  ta  raison. 

SAPHO 

Ces  sentiments  ne  consument  que  la  vie;  mais  ce 
que  j'ai  reçu  d'Apollon  ,  l'étincelle  dont  il  a  pénétré 
mon  âme  ne  peut  s'éteindre,  tant  que  mes  vers 
subsisteront. 

ALCÉE. 

Ah!  si,  dégagée  des  passions  terrestres,  tu  veux 
enfin  te  vouer  à  ce  dieu  dont  tu  reçus  tant  de  bien- 
faits ,  les  secrets  mêmes  de  l'univers  peuvent  un 
jour  t'être  révélés. 

SAPHO. 

Le  secret  de  l'univers ,  Alcée  !  c'est  l'amour  et 


S4PHO,  ACTE  V,  SCENE  IV. 


507 


la  mort.  Crois -tu  que  je  ne  connaisse  pas  l'un  et 
l'autre  ? 

ALCÉE. 

Nous  nous  retrouverons ,  Sapho ,  dans  ces 
Champs  Élysiens,  dans  ce  séjour  des  ombres,  où 
ton  maître ,  Apollon ,  ne  conduit  jamais  son  char; 
et  peut-être  alors  ne  dédaigneras-tu  pas  l'hommage 
que  je  t'ai  vainement  offert. 

SAPHO. 

Alcée ,  je  suis  touchée  de  ta  noble  amitié  :  je 
t'attendrai  sur  l'autre  rive ,  car  je  dois  t'y  précé- 
der; mais  c'est  à  toi  seul  que  je  confie  mon  nom 
parmi  les  Grecs.  Tu  le  sais  ,  le  langage  des  favoris 
des  dieux  n'est  compris  que  d'un  petit  nombre  de 
mortels  ;  et  le  triste  avantage  du  génie ,  c'est  de 
vivre  au  milieu  des  hommes  ,  sans  pouvoir  se  faire 
entendre  de  la  plupart  d'entre  eux.  Toi ,  mon  con- 
citoyen dans  la  patrie  des  arts ,  apprends  aux  siè- 
cles futurs  ce  que  fut  Sapho ,  et  surtout  ce  qu'elle 
pouvait  être. 

ALCÉE. 

Que  dites-vous,  Sapho  ?  jamais  votre  talent  n'eut 
plus  d'éclat  et  de  force. 

SAPHO. 

Le  serpent  a  piqué  la  fleur;  qu'importe  qu'elle 
soit  encore  sur  sa  tige!  C'est  est  fait;  il  n'y  a  plus 
de  printemps  pour  elle  :  quand  elle  tombera,  ce 
sera  pour  toujours. 

SCENE  IL 

SAPHO,  CLÉONE ,  ALCÉE. 

SAPHO. 

Cléone ,  vous  êtes  belle ,  et  la  couronne  blanche 
sied  à  vos  innocents  regards. 

CLÉONE. 

Sapho ,  c'est  en  tremblant  que  je  jouis  du  bon- 
heur que  vous  m'avez  donné.  Hélas!  puis -je  igno- 
rer ce  qu'il  en  coûte  à  votre  cœur  ? 

SAPHO. 

Alcée ,  vous  allez  rassembler  les  prêtresses  qui 
doivent  assister  à  la  fête.  Moi ,  je  me  placerai  sur 
ce  rocher,  pour  contempler  la  mer,  et  pour  accom- 
pagner de  mes  accords  les  gémissements  de  ses 
vagues. 

ALCÉE. 

Sapho,  que  parlez -vous  de  gémissements,  dans 
ces  moments  de  joie? 

SAPHO. 

Ces  heureux  époux  doivent-ils  donc  oublier  qu'on 

peut  souffrir  dans  ce  monde  ?  Leur  sort  est  assez 

doux  pour  qu'on  ose  leur  rappeler  que  la  destinée 

veille  et  menace.  De  quel  droit  prétendraient  -  ils 

;    l'ignorer? 


SCENE  III. 
SAPHO,  CLÉONE. 

SAPHO. 

Eh  bien! 

CLÉONE. 

Ne  me  trompe  pas  ;  ne  te  trompe  pas  toi-même  : 
il  en  est  temps  encore;  romps  cet  hyraénée,  s'il  te 
fait  trop  de  mal.  Crois-moi ,  je  serai  heureuse  de 
te  suivre  et  de  t'entendre.  J'aime  Phaon,  sans  le 
connaître  :  je  l'aime,  parce  qu'il  m'a  préférée.  Mais 
un  autre  n'aurait-  il  pas  pu  m'aimer  et  me  plaire? 
tandis  que  toi ,  Sapho ,  toi ,  tu  es  un  être  unique 
sur  la  terre  ;  et  c'est  un  destin  assez  doux  que  de 
te  voir  et  de  te  servir. 

SAPHO. 

Lève -toi,  Cléone;  lève -toi  :  le  bonheur  est  fait 
pour  ton  âge.  Je  descends  la  montagne  dont  tu 
n'as  pas  encore  atteint  le  sommet ,  et  le  vent  de 
l'abîme  se  fait  déjà  sentir  à  mon  cœur  brûlant, 
comme  on  voit  sur  l'Etna  les  neiges  et  les  feux  se 
réunir ,  sans  se  réchauffer  ni  s'éteindre.  Sois  heu- 
reuse, et  souviens-toi  de  Sapho. 

CLÉONE. 

Ah  !  tu  ne  me  quitteras  point. 

SAPHO. 

Si  tu  étais  ma  fille,  ne  faudrait-il  pas  que  je  mou- 
russe avant  toi  ?  Comment  donc  te  persuaderais- 
tu,  Cléone,  que  je  ne  te  quitterais  pas? 

CLÉONE. 

Sapho ,  vos  regards  sont  troublés  !  je  ne  sais 
quelle  tristesse  me  saisit  ;  le  bonheur  même  m'ef- 
fraye, comme  s'il  cachait  quelque  terrible  mystère. 

SAPHO. 

Ne  te  plains  pas  de  ton  sort,  Cléone,  il  est  beau  ; 
mais  il  se  peut  que  tu  éprouves  quelques  légères 
peines  :  pourquoi  serais  -  tu  seule  exempte  de  la 
douleur  ? 

SCENE  IV. 

LES   PBÉCÉDENTS,   DIOTIME. 
DIOTIME. 

Cléone,  ton  époux  s'avance  :  les  jeunes  filles  qui 
l'accompagnent  vont  poser  le  voile  sur  ta  tête ,  et 
te  conduire  dans  sa  maison.- 

CLÉONE. 

0  ma  mère  !  je  vais  vous  quitter  ! 
SAPHO ,  à  part. 

Heureuse  fille  !  c'est  entre  son  époux  et  sa  mère 
que  son  cœur  est  partagé.  Moi ,  j'ai  pour  mère  et 
pour  époux  ce  vaste  océan,  qui  n'a  jamais  refusé 
d'asile  à  personne. 


508 


SAPHO,  ACTE  V,  SCEINE  VI. 


DIOTIME. 

Sapho  !  mon  amie  !  maintenant  qu'un  autre  est 
chargé  du  destin  de  ma  fille ,  je  vais  me  consacrer 
à  toi,  et  partout  je  te  suivrai. 

SAPHO. 

Partout,  Diotime! 

BIOTIME. 

Oui ,  ne  nous  séparons  plus. 

SAPHO. 

Non ,  je  ne  conseille  à  personne  d'unir  son  sort 
à  une  âme  aussi  agitée  que  la  mienne. 

DlOTIME. 

Ton  généreux  sacrifice  t'a  rendu  le  calme. 

SAPHO. 

Sans  doute ,  aux  yeux  des  autres. 

DIOTIME. 

N'ai-je  plus  le  droit  de  lire  dans  ton  cœur? 

SAPHO. 

Hélas  !  hélas  !  je  n'ose  moi  -  même  le  sonder ,  et 
je  n'y  sens  qu'une  blessure.  —  0  ciel  !  c'est  Phaon. 
Dieux  puissants!  soutenez  votre  victime,  et  faites 
qu'elle  marche  d'un  pas  ferme  à  l'autel. 

SCENE  V. 

LES  PKÉCÉDENTS,  PHAON. 
PHAON. 

Ah!  Cléone!  Cléone!  tu  vas  me  suivre;  mais 
avant  de  te  recevoir  dans  ma  demeure ,  je  vais  au 
temple  remercier  les  dieux ,  pour  détourner  la  ja- 
lousie que  peut  faire  naître  en  eux  mon  bonheur. 

CLÉOINE. 

Phaon,  ne  vois -tu  pas  Sapho? 

PHAON. 

Non,  je  ne  voyais  pas  celle  à  qui  je  te  dois. 

SAPHO. 

Je  n'ai  donc  plus  que  ce  titre  à  tes  yeux? 

PHAON. 

Ah!  pardonne;  mais  mon  trouble.... 

SAPHO. 

Arrête.  N'épuise  pas  ton  esprit  à  dissimuler  ce 
queje  sais  mieux  que  toi.  Allons,  que  la  fête  com- 
mencé; allons,  que  les  mortels  oublient  qu'ils  n'ont 
qu'un  jour  à  passer  sur  cette  terre  de  larmes  ;  que 
les  flambeaux  s'allument;  que  lès  instruments  re- 
tentissent. Donnez-moi ,  donnez-moi  la  torche  de 
l'hymen;  je  n'incendierai  point  le  temple  de  ses 
feux  ;  je  la  porterai  d'une  main  ferme. 

DIOTIME. 

Sapho!  Sapho! 

SAPHO. 

Qu'ai-je  dit  ?  Empêche-moi  de  parler ,  Diotime  ; 
je  pourrais  me  trahir. 


SCENE  VF. 

LES  PRÉCÉDENTS ,  ALCÉE ,  suîvi  du  chœur  des 
prétresses. 

ALCÉE. 

Heureux  époux ,  avant  de  marcher  au  temple  de 
Vénus ,  allez  rendre  hommage  à  celui  d'Apollon , 
dont  Sapho  est  la  prêtresse. 

SAPHO. 

Je  dois  vous  précéder  dans  le  sanctuaire;  mais 
laissez-moi  d'abord  monter  sur  ce  rocher  qui  domine 
l'horizon.  Donnez -moi  ma  lyre;  et  vous,  jeunes 
époux,  écoutez-moi.  Songez  que  dans  les  fêtes,  les 
dieux  ordonnent  une  libation  aux  divinités  souter- 
raines; c'est  moi  dont  les  chants  accompagneront 
cet  acte  solennel.  {Elle  s'approche  sur  le  devant 
du  théâtre.  )  Phaon ,  Phaon ,  adieu. 

PHAON. 

Sapho,  ne  crois  point  que  nous  soyons  séparés; 
ton  génie  m'enchaînera  sur  tes  traces. 

SAPHO. 

Phaon,  adieu.  —  Je  marche  au  temple  :  Alcée, 
Diotime,  Cléone,  vous  allez  me  suivre;  mais  tenez- 
vous  quelques  instants  au  pied  du  rocher ,  avant 
de  m'y  rejoindre.  Le  dieu  qui  m'inspire  veut  que  je 
sois  seule  en  présence  de  ses  rayons. 

O  Diane!  sœur  d'Apollon,  c'est  toi  qui  règnes 
maintenant  dans  le  ciel  :  divinité  de  la  nuit ,  ta 
clarté  répand  quelque  douceur  sur  les  ténèbres  ; 
de  même  le  vague  espoir  d'un  autre  avenir  luit 
dans  notre  âme  au  moment  de  quitter  la  vie. 
Diane  !  tes  traits  d'argent  sont  aussi  ceux  de  la 
mort  :  ils  se  réfléchissent  dans  l'onde,  et  tu  traces 
une  route  brillante  jusqu'au  fond  de  la  mer.  C'est 
ainsi  que  l'amour,  l'amour  généreux  éclaire  jusqu'à 
l'abîme  où  la  douleur  va  me  plonger.  —  O  toi  que 
j'ai  tant  aimé!  pourras-tu  revoir  ce  rivage ,  sans 
que  le  souvenir  de  Sapho  émeuve  ton  cœur  !  Elle 
avait  reçu  du  ciel  le  don  du  génie  ;  toutes  les  mer- 
veilles de  la  nature  parlaient  à  son  âme ,  et  cepen- 
dant ta  seule  voix  était  devenue  nécessaire  à  son 
cœur,  et  par  degrés  le  monde  entier  s'est  tu,  quand 
elle  ne  t'a  plus  entendu.  Toi  qui  m'as  abandonnée 
sur  cette  terre,  ton  nom  du  moins ,  ton  nom  sera 
pour  jamais  inséparable  du  mien  dans  l'avenir ,  et 
cette  vaine  ombre  d'une  union  tant  désirée  est 
encore  chère  à  mon  cœur.  —  Je  l'avoue ,  j'ai  pitié 
de  moi  ;  je  pleure  ces  talents  qui  me  remplissaient 
d'un  si  glorieux  espoir  dans  les  beaux  jours  de  ma 
jeunesse.  Mais  qu'y  a-t-il  de  réel  sur  la  terre ,  si 
ce  n'est  la  douleur  ?  Que  vaut  ce  reste  de  vie  que 
je  vais  immoler?  Vous,  heureux  époux!  vous  vous 
croyez  possesseurs  du  temps;  il  vous  échappera 


SÂPHO,  ACTE  V,  SCENE  VI. 


509 


comme  à  moi;  je  ne  laisse  sur  la  terre  que  des 
mourants.  0  terre!  dont  je  ne  reverrai  plus  ni  les 
fruits  ni  les  fleurs,  je  te  dérobe  ma  triste  dépouille; 
un  charme  secret  m'attire  vers  la  mer.  Je  vois  les 
vagues  se  soulever;  il  me  semble  qu'elles  m'appel- 
lent, et  qu'une  puissance  mystérieuse  m'invite  à 
m'y  confier.  Eh  bien  !  je  vous  entends ,  divinités 
souterraines;  l'amour,  la  gloire,  l'air  qui  s'embra- 
sait dans  mon  sein ,  tout  va  s'éteindre  dans  les  on- 
des. 0  malheur!  je  te  fuis  :  c'en  est  fait. 

{Elle  s'élance  dans  la  mer.) 

PHAON. 

Ciel  !  6  ciel  !  laissez-moi  me  précipiter  dans  les 
flots  avec  elle. 


ALCEE. 

Tes  efforts  seront  vains  ;  les  dieux  ont  disposé 
de  son  sort;  ne  la  cherche  plus  dans  les  ondes, 
tourne  plutôt  tes  regards  versjes  cieux;  c'est  là 
qu'Apollon  a  déjà  placé  sa  couronne. 

CLÉONE. 

Sapho  n'est  plus;  c'est  à  Sapho  que  j'ai  donné 
la  mort!  0  ma  mère!  je  me  meurs.  {Elle  s'é- 
vanouit dans  les  bras  de  Diotîme.  ) 

ALCÉE. 

Adorez  tous  Apollon  :  soit  qu'jl  dispense  ou  la 
mort  ou  la  vie ,  une  bienfaisante  pensée  préside 
toujours  à  ses  décrets. 


FIN  DES  ŒUVRES  POSTHTOIES. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Pages 

Avertissement  de  l'éditeur.  I . 

Notice  sur  le  Caractère  et  les  Écrits  de  madamede  Staël.  2 
Introduction  Ibid. 

De  l'éducation  de  madame  de  Staël,  et  de  sa  première 

jeunesse.  4 

Des  Écrits  de  madame  de  Staël.  Première  période.        8 
Lettres  sur  Rousseau  î  0 

ÉCRITS  DE- MADAME  DE  Stael.  Deuxième  période.        Ibid. 
Défense  de  la  reine.  —  Épîtreau  malheur  —Deux  opus- 
cules politiques.  1 1 
De  l'influence  |des  passions  sur  le  bonheur  des  indi- 
vidus et  des  nations.  1 2 
De  la  littérature  considérée  dans  ses  rapports  avec  les 

institutions  sociales.  13 

Delphine  1 4 

Écrits  de  madame  de  Stael.  Troisième  période  18 

Corinne,  ou  l'Italie.  19 

De  l'Allemagne.  22 

Considérations  sur  la  révolution  française.  27 

Examen  général  du  talent  de  madame  de  Staël.  30 

Seconde  Partie.  —  Vie  domestique  et  sociale  de  ma- 
dame de  Stael.  32 
Relations  domestiques.  Ibid. 
Relations  de  choix.  38 
Société  et  conversation.  41 
Suite  de  la  conversation,  opinions  politiques,  reparties.  43 
Genre  de  vie,  affaires,  études,  correspondance.  46 
Effets  du  temps.  50 
Maladie  ,  et  conclusion.  53 
CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  PRINCIPAUX  ÉVÉNE- 

]MENT,S  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  55 

Avis  des  éditeurs  de  1818.  Ibid. 

Avertissement  de  l'auteur.  Ibid. 

Première  Partie.  Chap.  \".  Réflexions  générales.      Ibid. 
Chap.  II.  Considérations  sur  l'histoire  de  Fiance.  59 

Chap.  III.  De  l'opinion  publique  en  France,  à  l'avéne- 

ment  de  Louis  XVI.  65 

Chap.  TV.  Du  caractère  de  M.  Necker,  comme  homme 

public.  68 

Chap.  V.  Des  plans  de  M.  Necker,  relativement  aux 

finances.  70 

Chap.  VI.  Des  plans  de  M.  Necker,  en  administration.  72 
Chap.  VII.  De  la  guerre  d'Amérique.  75 

Chap.  VIII.  De  la  retraite  de  M.  Necker,  en  1781.         76 
Chap.  IX.  Des  circonstances  qui  ont  amené  la  convoca- 
tion des  états  généraux .  Ministère  de  M.  de  Calonne.  79 


Pases. 


CiiAP.  X.  Suite  du  précédent.—  Ministère  de'  l'arche- 
vêque de  Toulouse. 
Chap.  XI.  Y  avait-il  une  constitution  en  France  avant 

ia  révolution .' 
CiiAP.  XII.  Du  rappel  de  M.  Necker,  en  1788. 
Chap.  XIII.Dela  conduite  des  derniersétals  généraux 

tenus  à  Paris,  en  1614. 
Chap.  XIV.  De  la  division  par  ordre  dans  les  états  gé- 
néraux. 
Chap.XV.  Quelleétaitla  disposition  des  esprits  en  Eu- 
rope au  moment  de  la  convocation  des  états  généraux 
Chap.  XVI.  Ouverture  des  états  généraux,  le  5  mai 

1789. 
Chap.  XVII.  De  la  résistance  des  ordres  privilégiés 

aux  demandes  du  tiers  état ,  en  1789. 
Chap.  XVIII.  De  la  conduite  du  tiers  état,  pendant  les 
deux  premiers  mois  delà  session  des  états  généraux. 
Chap.  XIX.  Des  moyens  qu'avait  le  roi,  en  1789,  pour 

s'opposer  à  la  révolution. 
Chap.  XX.  De  la  séance  royale  du  23  juin  1789. 
Chap.  XXI.  Des  événements  causés  par  la  séance 

royale  du  23  juin  1789. 
Chap.  XXII.  Révolution  du  14  juillet. 
Chap.  XXIII,  Retour  de  M.  Necker. 
Seconde  Partie.  Chap.  ^^  Mirabeau. 
Chap.  II.  De  l'assemblée  constituante,  après  le  14 

juillet. 
Chap.  IîI.  Le  général  la  Fayette. 
CHAP.IV.Des  biens  opérés  par  l'assemblée  constituante  1 1 7 
Chap.  V.  De  la  liberté  de  la  presse  et  de  la  police  pen- 
dant l'assemblée  constituante. 
Chap.  VI.  Des  divers  partis  qui  se  faisaient  remarquer 

dans  l'assemblée  constituante. 
Chap.  VII.  Des  fautes  de  l'assemblée  constituante,  en 

fait  d'administration. 
Chap.  VIII.  Des  fautes  de  l'assemblée  nationale  en 

fait  de  constitution. 
CiiAP.  IX. Des  efforts  que  fitM.  Necker  auprèsduparti 
populaire  de  l'assemblée  constituante,  pour  le  déter- 
miner à  établir  la  constitution  anglaise  en  France. 
Chap.  X.  Le  gouvernement  anglais a-t-il  donné  de  l'ar- 
gent pour  fomenter  les  troubles  en  France  ?  129 
Chap.  XI.  Des  événements  du  5  et  du  6  octobre.       Ibid. 
Chap.  XII.  L'assemblée  constituante  à  Paris.  133 
Chap.  XIII.  Des  décrets  de  l'assemblée  constituante 
relativement  au  clergé.  134 


83 

84 
90 

91 

9î 
96 
97 
98 

100 

101 
102 

105 
108 
109 
113 

114 
115 


119 


121 


124 


12Ô 


127 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

Chap.  Xrv.  De  la  suppression  des  titres  de  noblesse.    1 37 
Chap.  XV.  De  l'autorité  royale ,  telle  qu'elle  fut  éta- 
blie par  l'assemblée  constituante.  138 
Chap.  XVI.  De  la  fédération  du  14  juUlet  1790.  139 
Chap.  XVII.  Ce  qu'  était  la  société  de  Paris  pendant 

l'assemblée  constituante.  140 

Chap.  XVIII.  De  l'établissement  des  assignats ,  et  de 

la  retraite  de  M.  Necker.  141 

Chap.  XIX.  De  l'état  des  affaires  et  des  partis  poli- 
tiques, dans  l'hiver  de  1790  à  1791.  143 
Chap.  XX.  Mort  de  Mirabeau.  145 
Chap.  XXI.  Départ  du  roi,  le  21  juin  1791.  146 
Chap.  XXn.  Révision  de  la  constitution.  147 
Chap.  XXIII.  Acceptation  de  la  constitution  appelée 

constitution  de  1 7  9 1 .  1 50 

Troisième  partie.  Chap.  l".  De  l'émigration.  1 52 

Ch.ap.  II.  Prédiction  de  M.  Necker  sur  le  sort  de  la 

constitution  de  1791.  154 

Chap.  III.  Des  divers  partis  dont  l'assemblée  législa- 
tive était  composée.  1 57 
Chap.  IV.  Esprit  des  décrets  de  l'assemblée  législative.  1 59 
Chap.  V.  De  la  première  guerre  entre  la  France  et 

l'Europe.  -  Ibid. 

Chap.  VI.  Des  moyens  employés  en  1792  pour  établir 

la  république.  161 

Ch.ap.  VII.  Anniversaire  du  14  juillet,  célébré  en 

1792.  163 

Chap.  VIII.  Manifeste  du  duc  de  Brunswick.  1 64 

Chap.  IX.  Révolutiondu  10  août  1792.  Renversement 

de  la  monarchie.  Ibid. 

Chap.  X.  Anecdotes  particulières.  165 

Chap.  XI.  Les  étrangers  repoussés  de  France,  en  1 792.    1 69 
Chap.  XII.  Procès  de  Louis  XVI.  170 

Chap.  XIII.  De  Charles  I"  et  de  Louis  XVI.  172 

Chap.  XIV.  Guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre. 

M.  Pitt  et  M.  Fox.  174 

Chap.  XV.  Du  fanatisme  politique.  177 

Chap.  XVI.  Du  gouvernement  appelé  le  règne  de  la 

terreur.  178 

Chap.  XVII.  De  l'armée  française  pendant  la  terreur, 

des  fédéralistes  et  de  la  Vendée.  180 

Chap.  XVIII.  De  la  situation  des  amis  de  la  liberté 

hors  de  France  pendant  le  règne  de  la  terreur.        181 
Chap.  XJX.  Chute  de  Robespierre,  et  changement  de 

système  dans  le  gouvernement.  183 

Chap.  XX.  De  l'état  des  esprits  au  moment,  où  la  ré- 
publique directoriale  s'est  établie  en  France.  184 
Chap.  XXI.  Des  vingt  mois  pendant  lesquels  la  répu- 
blique a  existé  en  France,  depuis  le  mois  de  novem- 
bre 1795,  jusqu'au  18  fructidor  (4  septembre  1797).  187 
Chap.  XXII.  Deux  prédictions  singulières  tirées  de 

l'Histoire  de  la  révolution,  par  M.  Necker.  189 

Chap.  XXIII.  De  l'armée  d'Italie.  190 

Chap.  XXIV.  De  l'introduction  du  gouvernement  mi- 
litaire en  France,  par  la  journée  du  18  fructidor.      191 
Chap.  XXV.  Anecdotes  particuhères.  193 

Chap.  XXVI.  Traité  de  Campo-Forniio  en  1797.  Ar- 
rivée du  général  Bonaparte  à  Paris.  195 
Chap.  XXVII.  Préparatifs  du  général  Bonaparte  pour 
aller  eu  Egypte.  Son   opinion  sur  l'invasion  de  la 
Suisse.  198 
Ch.ap.  XXAaiI.  Invasion  de  la  Suisse.                         199 
Chap.  XXIX.  De  la  fin  du  directoire.                          201 
Quatrième  Partie.  Chap.  i".    Nouvelles  d'Egypte; 
retour  de  Bonaparte.                                                  202 


Page». 

Chap.  IL  Révolution  du  18  brumaire.  203 

Chap.  III.  Comment  la  -constitution  consulaire  fut 

établie.  206 

Chap.  IV.  Des  progrès  du  pouvoir  absolu  de  Bona- 
parte. 208 
Chap.  V.  L'Angleterre  devait-elle  faire  la  paix  avec 

Bonaparte,  à  son  avènement  au  consulat.'  211 

Chap.  VI.  De  l'inauguration  du  concordat  à  Notie- 

Dame.  213 

Chap.  VIL  Dernier  ouvrage  de  M.  Necker  sous  le 

consulat  de  Bonaparte.  214 

Chap.  VIII.  De  l'exil.  219 

Chap  IX.  Des  derniers  jours  de  M.  Necker.  221 

Chap.  X.  Résumé  des  principes  de  M.  Necker  en  ma- 
tière de  gouvernement.  223 
Chap.  XI.  Bonaparte  empereur.  La  contre-révolution 

faite  par  lui.  224 

Chap.  XII.  De  la  conduite  de  Napoléon  envers  le 

continent  européen.  227 

Chap.  XIII.  Des  moyens  employés  par  Bonaparte 

pour  attaquer  l'Anglefeerre.  229 

Chap.  XIV.  Sur  l'esprit  de  l'armée  française.  230 

Chap.  XV.  De  la  législation  et  de  l'administration 

sous  Bonaparte.  233 

Chap.  XVI.  De  la  littérature  sous  Bonaparte.  235 

Chap.  XVII.  Un  mot  de  Bonaparte  imprimé  dans  le 

Moniteur.  237 

Chap.  XVIII.  De  la  doctrine  politique  de  Bonaparte,  ibid. 
Chap.  XIX.  Enivrement  du  pouvoir,  revers  et  abdi- 
cation de  Bonaparte.  240 
Cinquième  Partie.  Chap.  F'.  De  ce  qui  constitue  la 

royauté  légitime.  246 

Chap.  IL  De  la  doctrine  politique  de  quelques  émi- 
grés français  et  de  leurs  adhérents.  247 
IChap.  III.  Des  circonstances  qui  rendent  le  gouver- 
nement représentatif  plus  nécessaire  maintenant 
',   en  France  que  partout  ailleurs.  250 
Chap.  IV.  De  l'entrée  des  alliés  à  Paris,  et  des  divers 

partis  qui  existaient  alors  en  France.  252 

[(Chap.  V.  Des  circonstances  qui  ont  accompagné  le- 
'  )    premier  retour  de  la  maison  de  Bourbon  en  1814.    255 
CiiAP.  VI.  De  l'aspect  de  la  France  et  de  Paris  pendant 

la  première  occupation.  255 

Chap.  VIL  De  la  charte  constitutionnelle  donnée  par 

le  roi  en  1814.  258 

Chap.  VIJI.  De  la  conduite  du  ministère  pendant  la 

première  année  de  la  restauration.  260 

,,Chap.  IX.  Des  obstacles  que  le  gouvernement  a  ren- 
']';    contrés  pendant  la  première  année  de  la  restaura- 
!    tion.  264 

'CiiAP.  X.  De  l'influence  de  la  société  sur  les  affaires 
,    politiques  en  France.  267 

Chap.  XI.  Du  système  qu'il  fallait  suivre  en  1814 
pour  maintenir  la  maison  de  Bourbon  sur  le  trône 
,    de  France.  269 

Chap.  XII.  Quelle  devait  être  la  conduite  des  amis  de 

la  liberté  en  1814.?  273 

Ch.ap.  XIII.  Retour  de  Bonaparte.  275 

Chap.  XIV.  De  la  conduite  de  Bonaparte  à  sa  retour.  277 
Chap.  XV.  De  la  chute  de  Bonaparte.  278 

Chap.  XVI.  De  la  déclaration  des  droits  proclamée 
■  par  la  chambre  des  représentants  le  5  juillet  1815.     280 
,'^ixiÈME  Partie.  Chap.  I".  Les  Français  sont-ils  faits 
pour  être  libres?  281 

'.  Chap.  IL  Coup  d'œil  sur  l'histoire  d'Angleterre.         283 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


CnAP.  III.  De  la  prospérité  de  l'Angleterre ,  et  des 
causes  qui  l'ont  accrue  jusqu'à  présent.  289 

CiiAP.  IV.  De  la  liberté  et  de  l'esprit  public  chez  les 
Anglais.  293 

CuAP.  V.  Des  lumières ,  de  la  religion  et  de  la  morale 
chez  les  Anglais.  301 

Chap.  VI.  De  la  société  en  Angleterre,  et  de  ses  rap- 
ports avec  l'ordre  social.  306 

CiiAP.  VII.  De  la  conduite  du  gouvernement  anglais 
hors  de  l'Angleterre.  311 

Chap.  VllI.  Les  Anglais  ne  perdront-ils  pas  un  jour 
leur  liberté .'  318 

Chap.  IX.  Une  monarchie  limitée  peut -elle  avoir 
d'autres  bases  que  celles  de  la  constitution  an- 
glaise ? 

Chap.  X.  De  l'influence  du  pouvoir  arbitraire  sur  l'es- 
prit et  le  caractère  d'une  nation. 

Chap.  XI.  Du  mélange  de  la  religion  avec  la  politique. 

Chap.  XII.  De  l'amour  de  la  liberté. 

DIX  ANNÉES  D'EXIL. 


Causes  de  l'animosité  de 


Préface  de  M.  de  Staël  fds. 
Première  Partie.  Chap.  l" 

Bonaparte  contre  moi. 
Chap.  II.  Commencement  de  l'opposition  dans  le  tri- 

bunat.  —  Premières  persécutions  à  ce  sujet. — 

Fouché. 
Chap.  III.  Système  de  fusion  adopté  par  Bonaparte. 

—  Publication  de  mon  ouvrage  sur  la  Littérature. 
Chap.  IV.  Conversation  de  mon  pèie  avec  Bonaparte. 

—  Campagne  de  Mareugo. 

Chap.  V.  Machine  infernale.  —  Paix  de  Lunéville. 

Chap.  VI.  Corps  diplomatique  sous  le  consulat.  — 
Mort  de  Paul  I". 

Chap.  VII.  Paris  en  1801. 

Chap.  VIII.  Voyage  à  Coppet.  —  Préliminaires  de 
paix  avec  l'Angleterre. 

Chap.  IX.  Paris  en  1802.  —  Bonaparte  président  de 
la  république  italienne.  —  Retour  à  Coppet. 

Chap.  X.  Nouveaux  symptômes  de  la  malveillance  de 
Bonaparte  contre  mon  père  et  contre  moi.  —  Affai- 
res de  Suisse. 

Chap.  XI.  Rupture  avec  l'Angleterre.  —  Commence- 
ment de  mon  exil. 

Chap.  XII.  Dépait  pour  l'Allemagne.  —  Arrivée  à 
Weimar. 

Chap.  XIII.  Berlin.  —  Le  prince  Louis  Ferdinand. 

Chap.  XIV.  Conspiration  de  Moreau  et  de  Pichegru. 

Chap.  XV.  Assassinat  du  duc  d'Enghien. 

Chap.  XVI.  Maladie  et  mort  de  M.  Necker. 

CuAp.  XVII.  Procès  de  Moreau. 

Chap.  XVIII.  Commencements  de  l'empire 


321 

323 
327 
331 
335 

ma. 


336 


337 

338 

340 
341 

342 
343 

345 

346 


348 

350 

353 
354 
355 
357 
359 
Ibid. 
30 1 


513 

Pages. 
363 


Avertissement  de  M.  de  Staël  fila. 
Seconde  Partie.  Chap.  1".  Suppression  de  mon  ou- 
vrage sur  l'Allemagne.  —  Exil  hors  de  France.        364 
Chap.  II.  Retour  à  Coppet.  —  Persécutions  diverses.    368 
Chap.  III.  Voyage  en  Suisse  avec  M.  de  Montmorency.  37 1 
Chap.  IV.  Exil  de  M.  de  Montmorency  et  de  madame 

Recamier.  —  Nouvelles  persécutions.  373 

Chap.  V.  Départ  de  Coppet.  376 

Chap.  VI.  Passage  en  Autriche;  1812.  379 

Chap.  VU.  Séjour  à  Vienne.  382 

Chap.  VIII.  Départ  de  Vienne.  384 

Chap.  IX.  Passage  en  Pologne.  387 

Chap.  X.  Arrivée  en  Russie.  389 

Chap.  XI.  Kiew.  390 

Chap.  XII.  Route  de  Kiew  à  Moscou.  392 

Chap.  XIII.  Aspect  du  pays.  —  Caractère  du  peuple 

russe.  394 

Chap.  XIV.  Moscou.  395 

Chap.  XV.  Route  de  Moscou  à  Pétersbourg.  399 

Chap.  XVI.  Sainl-Pétersbourg.  Ibid. 

Chap.  XVII.  La  famille  impériale.  402 

Chap.  XVIII.  Mœurs  des  grands  seigneurs  russes.        404 
Chap.  XIX.  Établissements  d'instruction  publique. 

—  Institut  de  Sainte-Catherine.  406 

CiiAP.XX.DépartpourlaSuède.—Passageen Finlande.  410 
ÉLOGE  DE  M.  GUIBERT.  413 

TRADUCTION  du  sonnet  de  Minzoni  ,  sur  la  mort 

de  Jésus-Christ.  423 

TRADUCTION  du  sonnet  de  Filicaja  ,  sur  l'Italie.  Ibid. 
HENRY  et  EMMA ,  ballade  imitée  de  Prior.  Ibid. 

IMITATION  d'une  élégie  de  Bowles  ,  sur  les  eaux 

de  Bristol.  425 

LA  BAYADÈRE  et  LE  DIEU  DE  L'INDE ,  traduit 

de  Goethe.  420 

LE  PÊCHEUR ,  traduit  de  Goethe.  423 

LA  FÊTE  DE  LA  VICTOIRE,  ou  le  Retour  des 

Grecs,  traduit  de  Schiller.  Ibid. 

LE  SALUT  DU  REVENANT ,  traduit  de  Schiller.       430 
ÉPITRE  en  vers  sur  N.wles.  Ibid. 

Essais  dramatiques.  432 

Avertissement  de  M.  de  Staël  fils.  Ibid. 

AGAR  DANS  LE  DÉSERT ,  scène  lyrique.  Ibid. 

GENEVIÈVE  DE  BRABANT ,  drame  en  trois  actes 

et  en  prose.  435 

LA  SUN.^MITE ,  drame  en  Irois  actes  et  en  prose.      448 
LE  CAPITAINE  KERNADEC,  ou  Sept  années  en  un 

JOUR ,  comédie  en  deux  actes  et  en  prose.  453 

LA  SIGNORA  FANTASTICI,  proverbe  dramatique.  470 
LE    MANNEQUIN,  proverbe  dramatique  en  deux 

actes.  478 

SAPHO ,  drame  en  cinq  actes  et  en  prose.  491 


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FIN   DE    LA   TABLE   DES   MATIEBES. 


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