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OEUVRES POSTHUMES
DE MADAME LA BARONNE
d
DE STAEL-HOLSTEIN.
PRECEDEES
D'UNE NOTICE SUR SON CARACTERE ET SES ECRITS.
PARIS
FIRMIN DIDOT FRERES, LIBRAIRES - EDITEURS ,
IMPRIMEURS DE l'iNSTITCT DE FRANCE ,
RUE JACOB , N° 56 ;
ET TREUTTEL ET WÛRTZ, LIBRAIRES,
RUE DE LILLE, N» 17; ET A STRASBOURR.
M DCCC XXXVIII.
A-7 "frMuA»
t
OEUVRES
POSTHUMES
DE MADAME DE STAËL.
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR.
En faisant paraître une Édition complète des
Œuvres de ma mère, je ne cède pas seulement à
une impulsion de mon cœur , je remplis des inten-
tions qui doivent m'être sacrées. Ma mère a daigné
me charger , par ses dernières volontés , de choisir
entre ses manuscrits ceux qui seraient suscepti-
bles d'être imprimés , et de publier la collection de
ses OEuvres et de celles de M. Necker. Elle a dé-
siré qu'une Notice sur elle-même et sur son père
précédât chacune de ces éditions.
M'acquitter seul de ce travail eût été sans doute
une grande consolation; ma mère s'est toujours
montrée à nous telle qu'elle était , et l'indulgente
tendresse qui lui faisait admettre ses enfants à la
plus parfaite intimité avec elle , leur a permis de
suivre constamment le cours des pensées qui l'oc-
cupaient , et de s'instruire en écoutant ses juge-
ments sur les hommes et sur les choses. Mais
j'étais certain qu'elle-même eût souhaité que sa
proche parente , son amie la plus intime , se char-
geât de faire connaître son caractère ; et madame
Necker de Saussure a consenti à entreprendre une
tâche trop au-dessus de mes forces. Madame de
Broglie et moi nous avons joint nos souvenirs aux
siens., et la Notice que l'on va lire en renferme le
dépôt. Les amis de ma mère y retrouveront son
image tracée avec fidélité ; ceux qui ne l'ont pas
connue pourront juger du vide affreux que sa perte
a laissé dans notre vie.
Les manuscrits confiés à mes soins sont en assez
grand nombre. J'y ai trouvé un dénoûment de
Delphine et des Réflexions sur le but moral de ce
roman, qui en font en quelque sorte un ouvrage
nouveau ; plusieurs pièces de théâtre en vers et en
prose , les unes achevées , les autres seulement
esquissées ; divers morceaux de politique ; le ca-
nevas d'un poème sur Richard Cœur de Lion;
enfin la première ébauche d'un ouvrage commencé
sous le titre de Dix Années cVexil. Une si prodi-
gieuse facilité de travail étonnera surtout ceux qui
réfléchiront que c'est au milieu de la vie sociale la
plus animée, dans des temps de révolution, à
travers l'exil et les voyages, avec une existence
tantôt troublée par le malheur, tantôt consacrée à
sa famille ou aux plus généreux devoirs de l'amitié,
que ma mère a pu manifester ses pensées sous
tant de formes diverses.
Le premier ouvragée dont elle comptait s'occu-
per, après avoir achevé les Considérations sur la
Révolution française , était un poème en prose sur
Richard Cœur de Lion. Elle pensait que la prose
française peut atteindre à une hauteur, à une force
de poésie qu'excluent les règles étroites de notre
versification ; et les poèmes en prose que nous con-
naissons aujourd'hui ne lui paraissaient pas avoir
épuisé les grandes beautés dont ce genre est sus-
ceptible.
Ensuite elle se proposait de traiter divers sujets
de tragédie, et elle aurait cherché du moins à sortir
de l'ornière où l'art dramatique se traîne si péni-
blement en France. Les situations fortes , les effets
nouveaux qui s'offraient en foule à sa pensée,
étaient un des sujets habituels de sa conversation
avec les amis dignes de l'entendre.
Enfin elle voulait écrire , dans ses loisirs, des
mémoires dont les Dioi, Années d'exil devaient
faire partie, et qui auraient offert le jugement des
individus , comme les Considérations sur la Révo-
lution française présentent le tableau des événe-
ments. Voilà les travaux que notre malheur est
venu interrompre , et qui sont perdus pour jamais.
Un sentiment contre lequel j'ai eu à me défendre
m'aurait porté à imprimer sans distinction tous les
manuscrits qui me restent de ma mère; mais,
. comme plusieurs de ces manuscrits sont des ébau-
NOTICE SUR y: CARA^CTÈRE Et4.ES ECRITS
tl'f^ encoreJfcconrp^^teiS ,..et quejpVlâ^ p^rf^ectiop---.
it été une entreprise à la fois au-dessus de
ner
mes forces et contraire au scrupule religieux quî
doit me guider dans mon travail, j'ai choisi parmi
les compositions inédites celles qu'il est possible
de publier dans l'état où elles se trouvent, et je les
imprimerai sans me permettre la plus légère alté-
ration.
L'ordre chronologique est celai que je suivrai ,
autant du moins que cela sera praticable. Non-seu-
lement cet ordre est le plus naturel , mais il a l'a-
vantage de mettre la marche progressive des écrits
de ma mère en rapport avec celle des événements ;
de sorte que ses ouvrages et l'histoire de notre
siècle se servent , pour ainsi dire , de commentaire
réciproque.
Toutefois , comme l'analogie de certains sujets
et la division des volumes m'a quelquefois obligé
de m'écarter de l'ordre des temps , j'ai cru devoir
placer à la lïn de la collection, une liste exacte de
tous les écrits de ma mère et des époques où ils
ont été composés.
Cette édition sera donc aussi complète qu'il est
possible , et rien ne sera omis de ce que ma mère
a publié ou destiné à l'impression. Quant à la
pensée d'y joindre sa correspondance, elle n'a pas
un instant approché de notre esprit : et en effet,
entre les nombreuses lettres qu'elle a adressées à
son père , à ses enfants et à ses amis , il n'en est
pas une seule qui ne soit écrite dans l'abandon de
l'intimité , pas une dont elle n'eût considéré la pu-
blication comme une atteinte aux devoirs les plus
sacrés de l'amitié et de la délicatesse. L'usage qui
s'est introduit d'imprimer les lettres des personnes
célèbres, sans respect pour leur mémoire, et de
faire sa proie de tout leur héritage moral ; cet
usage est une honte de notre siècle dont j'ai tou-
jours entendu ma mère parler avec le plus profond
mépris. Aussi , quelque belles , quelque touchantes
que soient la plupart des lettres d'elle que possède
sa famille , ses intentions nous sont trop bien con-
nues pour que jamais nous puissions nous per-
mettre de les publier. Tous ses amis , tous ceux
qui ont vécu dans sa société, ne se méprendront
pas plus que nous sur une volonté si formellement
exprimée : quiconque ne la respecterait pas , cette
volonté que la mort a rendue sacrée, serait sans
excuse à ses propres yeux, comme au tribunal de
cette véritable opinion publique, dont les arrêts
sont tôt ou tard conformes à ceux de la conscience.
V» 4
OTICE
LE CARACTÈRE ET LES ÉCRITS
DE MADAME DE STAËL.
INTRODUCTION.
Appelée par les enfants de madame de Staël à écrire les
observations qu'une longue intimité avec elle m'a mise à
portée de faire, je cède à leur désir sans consulter mes
forces, comme sans prévoir la douleur que je vais ranimer
en moi. Un sentiment supérieur à toute considération per-
sonnelle me détermine. Si l'amie, si la proche parente que
madame de Staël a honorée du titre de sœur, réussit à la
peindre telle qu'elle l'a vue, elle entourera son nom de
plus d'amour; et n'ayant jamais pu m'acquitter envers
elle, ayant dû souvent me reconnaître vaincue dans les
témoignages extérieurs d'attachement, je payerai du moins
un faible tribut à sa mémoire.
On n'a pas encore formé un ensemble des traits qui ca-
ractérisent madame de Staël ; on ne s'est pas complète-
ment expliqué cette étonnante réunion ; et le jour plus
éclatant que vrai sous lequel elle s'est présentée, est loin,
bien loin d'éclairer tout ce qu'il y avait de bon et d'inté-
ressant en elle. Rien de ce qui est venu d'elle ne peut être
comparé à elle-même. Supérieure par son esprit à ses écrits
les plus renommés , comme par sont cœur à ses actions les
plus généreuses, elle avait dans l'âme un foyer de cha-
leur et de lumière dont les rayons épars n'offrent que de
faibles émanations.
11 eût été à désirer sous plusieurs rapports que les en-
fants de madame de Staël eussent eux-mêmes entrepris
de faire connaître leur mère. Et , à ne considérer seule-
ment que l'intérêt qu'ils eussent inspiré en parlant d'elle,
j'aurais déjà à me justifier d'avoir osé prendre leur place.
Toutefois, outre que leurs souvenirs n'embrassent qu'un
temps bien court, il y a pour eux dans un lien trop étroit
et trop sacré, dans une tendresse trop souffrante, trop
ombrageuse peut-être, des motifs particuliers de réserve
et de silence. Des enfants ne sauraient parler d'une mère
illustre et adorée avec une apparence d'impartialité. Une
sorte de pudeur craintive, une émotion sans cesse renais-
sante, les gênent et les troublent tour à tour quand ils
veulent expliquer des sentiments si intimes. Ils savent
qu'ils seront récusés, et ils n'osent épancher leur cœur.
Leur fierté se révolte également, et quand ils ont l'aû' ae
solliciter les hommages, et quand ils répriment l'expres-
sion de leur juste enthousiasme. D'autre part, un amour
trop voisin du culte leur interdit presque l'examen , et ils
se refusent à employer mille nuances caractéristiques. En-
fin, trop éloignés du point de vue des spectateurs, trop
unis d'intérêt et de cœur à l'objet dont ils pleurent la
perte, tous leurs efforts pour rehausser sa glohre n'abou-
tissent qu'à prouver leur tendresse. Le grand talent, la
plume exercée de madame de Staël, pouvaient seuls sur-
monter de tels obstacles ; et encore son morceau sur la
vie privée de son père, chef-d'œuvre de sentiment et d'é-
loquence, n'a-t-il pas obtenu dans le temps le succès qu'il
méritait.
Néanmoins ce n'est pas l'histoire de madame de Staël
DE MADAME DE STAËL.
que je me propose d'écrire. Elle-même a raconté les évé-
nements les plus remarquables de sa vie , soit dans son
ouvrage sur la Révolution française, soit dans les Mémoi-
res qu'elle avait commencés sous le titre de Dix Années
d'exil. D'ailleurs, sa destinée particulière, comme celle
de la plupart des fenunes, n'a presque rien qui caractérise
ce qu'elle avait de saillant et d'unique. C'est aux hommes
seuls qu'il a été accordé de se peindre dans leurs actions ,
et d'imprimer à leur existence extérieure un cours ana-
logue à celui de leurs pensées. Vue du dehors, la vie de
madame de Staël ne répondrait pas à l'attente qu'on a le
droit d'en concevoir; et qui jamais se placera au dedans
de son être pour dire ce qu'elle a éprouvé? Qui pourra se
résoudi'e à donner une faible et souvent une fausse idée
de ce qu'elle eût exprimé avec tant de vérité et de force ?
D'ailleurs, quand ses contemporains sont encore debout
sur la scène du monde , comment dégager son rôle des
leurs ? conmient démêler ce qui lui appartient dans le tissu
délicat et compliqué de l'iiistoire présente ? Elle seule , avec
son discernement exquis , sa touche si juste et si siire , au-
rait su faire la part des autres et la sienne , et se serait
rendu justice à elle-même, sans démentir un instant son
inépuisable bonté. Je me garderai donc d'entreprendie ce
qu'elle seule eût pu exécuter. L'histoire fidèle de ses sen-
timents et de sa vie est au nombre de ses trésors en espé-
rance qu'elle a emportés avec elle dans le tombeau.
Sous le rapport politique, madame de Staël, comme
fille de M. Necker, comme témoin d'événements mémora-
bles, a écrit elle-même sa déposition; hors de là, il reste
peu à recueillir. L'influence qu'elle a exercée sur son siè-
cle ne prête guère aux récits. Elle a répandu ses principes ,
communiqué ses sentiments, mais il n'était pas dans son
caractère de donner des conseils positifs , de dicter des
résolutions. Connaissant toujours la situation, voyant ce
qu'exigeait et ce qu'interdisait le moment, elle a dit, elle
a fait comprendre la vérité , et son inllueuce se confond
avec la force des choses.
C'est dans les ouvrages de madame de Staël qu'il faut
chercher la trace d'elle-même, trace imparfaite peut-être,
mais pourtant extraordinairement brillante. C'est là que
ses amis retrouvent, avec des impressions toujours nou-
velles , d'ineffaçables souvenirs ; c'est là qu'ils reconnais-
sent jusqu'aux affections de madame de Staël, parce que
tout partait du cœur chez elle, même la pensée. Quand
on sait ce qu'elle a été, on sent l'empreinte du caractère
à travers l'effet du talent; on la revoit en la lisant; mille
observations faites autrefois confusément , prennent de la
consistance, et l'on ose d'autant mieux les énoncer qu'on
n'avance rien sans preuve. D'ailleurs, comme madame de
Staël généralisait sa«s cesse ses remarques sur elle-mèsne
et sm- les événements, ses ouvrages sont pour ainsi dire
les mémoires de sa vie sous une forme abstraite, et c'est
en les examinant selon l'ordre de leur composition qu'on
peut le mieux suivre le cours de son existence morale.
Les productions de madame de Staël servent d'autant
mieux à la représenter, qu'elle a voulu, en écrivant, ex-
primer ce qu'elle avait dans l'âme, bien plus qu'exécuter
des ouvrages de l'art. La gloire littéraire n'a point été un
premier but dans sa vie; ses livres sont le résultat natu-
rel de cette abondance prodigieuse de pensées qui se suc-
cédaient dans sa tête, et qui ne pouvaient être enchaînées
et pleinement développées qu'en les fixant sur le papier.
Elle ne réiléchissait pas parce qu'elle voulait écrire, elle
écrivait parce qu'elle avait réfléchi. L'on ne peut considé-
rer séparément madame de Staël et ses ouvrages. Son ta-
lent d'écrivain et son éloquence dans la société s'appuient
et, pour ainsi dire, se vérifient réciproquement : l'un
prouve que ses rapides et étonnantes paroles supportaient
l'examen, l'autre que ses productions les plus excellentes
coulaient de la source vive et étaient comme poétique-
ment inspirées.
L'histohe parlera de madame de Staël sous plusieurs
rapports. La postérité verra en elle un auteur qui a mar-
qué une époque nouvelle dans la littérature et peut-être
dans les sciences politiques; une femme extraordinaire,
si ce n'est unique, par ses facultés, et enfin une personne
qui a exercé une influence immédiate dans la période la
plus féconde en grands résultats. Les nombreux voyages de
madame de Staël, la curiosité qu'excitait la merveille de
sa conversation, le charme et les qualités qui lui conci-
liaient d'abord la bienveillance et ensuite l'affection de
ses auditeurs , les hommes distingués de chaque nation
dont elle était partout entourée , le puissant intérêt des
questions qu'elle agitait, et enfin la force, l'originalité et
en même temps la grâce de ses expressions , sont cause
que ses mots heureux ont circulé, que ses opinions se
sont répandues d'une extrémité de l'Europe à l'autre.
Toutefois , nous ne considérerons que passagèrement
madame de Staël sous ce dernier point de vue. Ce qu'il
nous appartient d'examiner, c'est elle-même. Nous devons
chercher la cause des effets qu'elle a produits, et non dé-
terminer leur étendue. C'est à ceux qui ont observé de
près un grand phénomène-à le décrii'e : d'auties peuvent
évaluer son influence au dehors.
L'étude du caractère de madame de Staël est d'autant
plus intéressante, que c'est pour ainsi dire l'étude de no-
tre nature faite eu grand. On voit en elle le relief de ce
qui se passe confusément dans la plupart des âmes , car
elle n'était extraordinaire que par l'étendue imposante de
ses facultés. Tout était original chez elle , et rien n'était
bizarre. Nulle forme étrangère ne lui avait été imposée,
l'éducation même n'avait pas laissé de profondes traces
chez elle. Mais si ses jugements, dans leur sincérité im-
pétueuse, n'étaient jamais influencés par l'opinion, ils ne
l'étaient non plus au dedans d'elle par aucun caprice, pai
aucune inégalité d'humeur. On était introduit par elle
dans une région poétique, dans un monde nouveau et pour-
tant ressemblant au nôtre, où tous les objets, plus grands,
plus frappants, plus vivement colorés, offraient pourtant
leurs formes et leurs proportions accoutumées.
D'ailleurs, nulle qualité comme nulle disposition natu-
relle ne lui a manqué. Ce qui est factice ou puéril lui est
seul resté étranger. Elle a partagé toutes les émotions,
conçu tous les enthousiasmes , saisi toutes les manières
de voir ; il ne s'est rien développé de grand ou d'intéressant
dans le cœur humain , sous différents climats et à diverses
époques de la civiUsation, qui n'ait trouvé en elle de la
sympathie.
Sous le rapport le plus essentiel, celui de la religion,
l'exemple de madame de Staël est instructif encore. Cet
esprit indépendant, cette intelligence, amie de la lumière,
et qui l'accueillait dans toutes les directions, a été de
jour en jour plus persuadée des augustes vérités du chris-
tianisme. La vie a rempli pour elle sa destination, puis-
qu'à travers bien des vicissitudes, elle l'a conduite à ces
grandes pensées auxquelles tant de roules diverses nous
ramènent également.
On se défiera, je le présume, d'un portrait tracé par
l'amitié. Sera-t-on fondé à me récuser? C'est ce que j'i-
gnore moi-même. Je dirai seulement avec franchise , qu'as-
surément je ne voudrais pas nuire, mais que je n'ai pas l'in- ■
tention de flatter. On peut promettre d'être sincère et non
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
d'être impartial. J'ai été, il est vrai, sous le charme; le
rôle de juge impassible ne saurait être le mien : mais que
ma tendre prévention n'a pourtant pas été aveugle, que
l'effet puissant produit sur mon cœur a pourtant été en
rapport avec sa cause, c'est là ce que j'espère prouver.
D'ailleurs à qui s'adresserait-on pour connaître madame
de Staël.' A des ennemis ? Non sans doute. A des indiffé-
rents.' Mais ceux qui ont vraiment lu dans son âme, ne
sont pas restés tels auprès d'elle. Quiconque l'a vue d'as-
sez près pour la peindre, a dû nécessairement l'aimer.
Cependant l'amitié elle-même a besoin de peindre juste;
la ressemblance l'intéresse plus encore que la beauté. Et
quand il s'agit de madame de Staël, peut-être aurait-on à
se défendre d'un penchant à marquer un peu trop forte-
ment tous les traits. On veut peindre l'être de génie, et le
génie a toujours une forme mdividuelle bien prononcée.
Il s'élève à l'idéal , il le réalise dans ses œuvres , mais il
n'est pas l'idéal lui-même; et le mortel dont les concep-
tions nous saisissent et nous enlèvent, doit peut-être avoir
une originalité trop marquante pour l'exacte régularité.
Quand celle qui a séduit notre imagination par l'éclat
de ses dons se trouve un être aimant, dévoué, confiant,
parfaitement bon et vrai dans toutes les relations de la
vie, il est bien difficile de s'en détacher. Aussi les affec-
tions qu'a inspirées madame de Staël ont été, dans leurs
diverses sortes, singulièrement vives et profondes. Son
attrait était irrésistible; elle étonnait d'abord, mais bien-
tôt elle captivait. Le genre de force qui peut déplaire n'é-
tait pas le sien , et elle offrait un séduisant mélange d'éner-
gie dans les impressions et de flexibilité dans le caractère.
Il y avait en elle tant de vérité, tant d'amour, tant de
grandeur; la flamme divine était si ardente dans son âme,
si lumineuse dans son esprit, qu'on croyait obéir à ses
plus nobles penchants en s' attachant à elle; on la contem-
plait comme un spectacle unique par son intérêt, par son
effet entraînant et dramatique. Le génie et la femme étaient
unis intimement en elle; si l'un dominait par son ascen-
dant, l'autre semblait s'assujettir par sa susceptibilité de
souffrance, et la plus vive admiration n'était jamais en-
vers elle sans mélange de tendre pitié. Son talent la péné-
trait de toutes parts; il étincelait dans ses yeux, il colo-
rait ses moindres paroles, il donnait à sa bonté, à sa pitié
une éloquence pathétique et victorieuse; mais il a tour-
menté son existence. Cette prodigieuse émotion, ce feu
qui se communiquent dans ses écrits , ne pouvaient s'a-
mortir dans sa destinée. Son âme, qu'on me passe l'expres-
sion, était plus vivante qu'une autre. Elle aimait, elle
voyait, elle pensait davantage, elle était plus capable de
dévouement et d'action ; elle l'était parfois de jouissances,
mais aussi elle souffrait avec plus de vivacité, et l'inten-
sité de sa douleur était terrible. Ce n'est pas son esprit
qu'il faut accuser de ses peines , ses hautes lumières ne
lui ont donné que des consolations ; c'est sa grande , sa dé-
vorante imagination, cette imagination du cœur, son le-
vier pour remuer les âmes , qui a ébranlé la sienne et
troublé sa tranquillité. Et ce don, le plus sublime peut-
être, ce don unique dans sa réunion avec d'autres aussi
étonnants , a fait d'elle un génie audacieux et une femme
malheureuse. Il y avait trop de disproportion entre elle
et les autres. Elle a compris l'arrangement des choses hu-
maines, longtemps avant de s'y résigner. Trop amère pour
elle dans ses douleurs , la vie était trop monotone dans ses
jouissances, et cette belle preuve de l'immortalité de
l'âme, l'inégalité de nos vœux et de notre sort, prenait,
en contemplant madame de Staël, un nouveau degré d'é-
vidence. Elle donnait l'idée d'une intelligence supérieure,
qu'un destin jaloux aurait assujettie aux misères et aux
illusions terrestres , et à qui de hautes prérogatives ne fe-
raient que mieux sentir le vide et le malheur de notre vie.
Telle était madame de Staël quand elle a composé Co-
rinne, le chef-d'œuvre de la jeunesse de son talent. Dès
lors un autre genre de grandeur s'est déployé en elle , et
l'on a vu que l'élévation de ses pensées tenait à son ca-
ractère plus encore qu'à son imagination. Sa longue ré-
sistance à un pouvoir tyrannique, de grands sacrifices
faits à de nobles opinions , lui ont obtenu la première des
récompenses, un redoublement de vigueur dans ses plus
belles qualités. Alors son âme a été raffermie, alors elle a
retrouvé l'équilibre à une plus grande hauteur. Avec ce sen-
timent si exquis , cette vue si j uste qui lui ont fait dire dans
un de ses premiers ouvrages , « que la morale était la na-
ture des choses ' , » elle s'est constamment exercée à dé-
couvrir dans chaque tort la cause nécessaire d'un revers.
Absolument incapable de haine, si elle a été émue d'une
vive indignation, c'est lorsqu'elle a vu que l'on ne res-
pectait pas le bonheur des hommes, en sorte que sa co-
lère même avait pour origine la pitié. De cette passion
pour le bien de tous, il lui est né une sagesse qui tenait
de la passion même, une sagesse ardente, généreuse,
pleine de compassion et d'esprit, une sagesse qui, ne pre-
nant son parti d'aucun malheur, n'était jamais satisfaite
que lorsque le point de conciliation entre la circonstance
et le principe était trouvé, et que nul n'avait de trop
grands sacrifices à faire. Tel a été le caractère de ses der-
nières années; tel est celui de cet étonnant ouvrage dans
lequel nous avons cru la voir reparaître toute rayonnante
d'immortalité; de cet ouvrage où, demandant à la nation
française un compte sévère des destinées et des dons si
beaux qui lui avaient été départis, elle la relève toujours
par l'espérance , et lui montre, de sa palme céleste , la route
de la vraie gloire et d'une sage liberté.
La supériorité de madame de Staël a certainement été
un grand phénomène naturel plutôt que le résultat du tra-
vail ou des circonstances. Dans toutes les situations elle eût
été très-remarquable. Toutefois il est également vrai qu'un
rare concours de causes extérieures a favorisé les premiers
développements de son esprit, et c'est là ce que je vais
examiner.
Je ne l'ai pas connue moi-même dans son enfance, mais
je puis donner avec confiance quelques informations que
j'ai puisées à la source. Arrivée à l'époque où elle est en-
trée dans la can'ière littéraire, je suivrai la marche de ses
pensées dans ses écrits, en empruntant aux événements
de sa vie ce qui m'est nécessaire pour indiquer les motifs
de ses travaux ; et je finirai par rassembler sous le titre de
Vie domestique et sociale de mad.\he de Stael, les ob-
servations sur son caractère et sa manière de vivre que je
n'aurai pas trouvé l'occasion d'insérer ailleurs.
DE l'éducation de m""= de stael, et de sa première
JEUNESSE.
La mère de madame de Staël, madame Necker, avait,
au moment de son mariage, une instruction plus précise
et plus complète que celle de sa fille au même âge. Elle
avait reçu de son père, savant ecclésiastique, des con-
naissances rares pour une femme, et cet esprit de mé-
thode qui sert à les acquérir toutes. Douée d'un caractère
ferme, d'une tête très-forte, et d'une grande capacité de
travail , madeane Necker avait obtenu beaucoup de succès
I Mot que M. Necker et madame de Staël se sont réciproque-
ment attribué.
DE MADAME DE STAËL.
dans l'étude, et était en conséquence portée à croire que
tout pouvait s'étudier. Elle s'étudiait donc elle-même,
elle étudiait la société, les individus, l'art d'écrire, celui
de causer, celui de tenir une maison, celui surtout de
conserver la pureté de ses principes, sans rien négliger de
ce qui peut étendre l'esprit. Elle portait son attention sur
toutes choses, faisait des observations très-fines, les ré-
duisait en système, et tirait de là des règles de conduite.
Les détails prenaient de l'élévation et de l'importance à
ses yeux., parce qu'elle les rattachait aux grandes idées de
la religion et de la morale, et son esprit assez métaphysi-
que s'exerçait à trouver le point de contact. En intéres-
sant ainsi le devoir aux moindres occurrences de la vie,
elle s'épargnait l'irrésolution et le regret; mais cette al-
liance un peu artificielle n'était jamais bien sentie que par
celle qui l'avait formée.
Ce genre de travail d'esprit est fidèlement représenté
dans les Mélanges de madame Necker. Il règne une délica-
tesse de sentiment bien remarquable dans cet ouvrage,
qui a obtenu de grands succès chez les étrangers et sur-
tout en Allemagne; c'est en soi un intéressant spectacle
que celui d'une jeune et belle femme passant d'une pro-
fonde retraite à une situation brillante, et de là au poste
le plus éminent, exerçant sur tous les objets d'un monde
nouveau pour elle un esprit déjà très-cultivé , et observant
la société entière dans le double but d'y réussir et de s'y
perfectionner.
Néanmoins cette attention de madame Necker, toujours
tendue vers le bien, nuisait à l'aisance de ses manières;
il y avait de la gêne en elle et auprès d'elle; son caractère
aurait vraisemblablement été âpre et sa volonté passionnée
si elle n'avait pas senti de bomie heure la nécessité de se
dompter : ayant beaucoup obtenu par l'effort, elle exigeait
l'effort des autres, et elle n'accordait d'indulgence que
quand le devoir de la charité chrétienne se présentait dis-
tinctement à son esprit. M. Necker a donné d'elle une idée
très-juste quand il nous dit un jour dans l'intimité : « Il n'a
« peut-être manqué à madame Necker, poui' être jugée
« parfaitement aimable, que d'avoir quelque chose à se
« faire pardoimer. »
Ce n'est pas qu'elle ne réussît à captiver quand elle le
voulait; elle n'épargnait pas les louanges méritées; ses
yeux bleus étaient doux et parfois caressants , et il y avait
dans sa physionomie une expression d'extrême pureté,
d'ingénuité même, qui faisait avec sa figure grande et un
peu trop droite un contraste assez séduisant.
Le charme de l'enfance ne fut pas très-puissant sur
madame Necker; elle avait trop dominé la nature pour
avoir conservé beaucoup d'instinct. Il lui fallait admirer
ce qu'elle aimait, et une tendresse toute de pressentiment
et d'imagination devait lui rester un peu étrangère. La
reconnaissance était à ses yeux le premier des liens;
elle avait en conséquence chéri son père; et cet amour
filial si exalté, qui parait être un caractère distinctif de
cette famille, s'était déjà manifesté en elle. Dieu, ses pa-
rents et son mari , qu'elle adorait encore comme son bien-
faiteur, ont été les seuls objets de ses ardentes affections.
Toutefois, elle entreprit l'éducation de sa fille avec cette
chaleur de zèle que lui inspirait l'idée du devoir. Son sys-
tème était totalement opposé à celui de Rousseau. On sait
que cet auteur, partant du principe que les idées ne nous
arrivent que par les sens , avait soutenu qu'il fallait com-
mencer par perfectionner les organes de nos perceptions ,
si l'on voulait obtenir un développement moral qui ne fOt
ni irrégulier ni illusoire. Ce raisonnement, très-attaquable
en lui-môme, a toujours déplu aux âmes élevées et reli-
gieuses , par cela seul qu'il paraît accorder à la nature
physique un trop grand empire sur la nature morale. Ma-
dame Necker, accoutumée à combattre le matérialisme
sous toutes ses formes, dut le reconnaître à travers cette
doctrine. Elle prit donc la route contraire, et voulut agir
immédiatement sur l'esprit par l'esprit. Elle pensait qu'il
fallait faire entrer dans une jeune tête une grande quantité
d'idées, sans perdre trop de temps à les mettre en ordre,
persuadée que l'intelligence devient paresseuse quand on
lui épargne un tel travail. Cette méthode n'est pas non
plus sans inconvénient; mais relativement au développe-
ment de la pensée, l't^emple de madame de Staël fait
présumer qu'elle est efficace.
Mademoiselle Neckei' était un enfant plein de gaieté, de
vivacité, de franchist. Son teint était un peu brun, mais
animé, et ses grands yeux noirs brillaient déjà d'esprit et
de bonté. Les caresses de son père, qui encourageaient
sans cesse l'enfant à parler, contrariaient mi peu les vues
plus sévères de madame Necker; mais les applaudisse-
ments qu'excitaient ses saillies, lui en inspiraient à tout
moment de nouvelles; et déjà elle répondait aux plaisan-
teries contiimelles de M. Necker avec ce mélange de gaieté
et d'émotion qui a si souvent caractérisé ses rapports avec
lui. L'idée de donner du plaisir à ses parents était un mo-
bile extraordinairement actif chez elle ; amsi , par exemple,
à l'âge de dix ans, témoin de la grande admiration que
leur inspiiait M. Gibbon, elle s'imagina qu'il était de son
devoir de l'épouser (et l'on sait ce qu'était cette figure)',
afin qu'ils jouissent constamment d'une conversation qui
leur était si agréable. Elle fit sérieusement la proposition
de ce mariage à sa mère.
Il semble que madame de Staël ait toujours été jeune et
n'ait jamais été enfant. Dans tout ce qui m'a été raconté
à son sujet, je ne trouve qu'un seul trait qui porte le ca-
ractère du premier âge, et encore les goûts du talent s'y
reconnaissent-ils : elle s'amusait dans son enfance à fabri-
quer des rois et des reines avec du papier et à leur faire
jouer la tragédie. Elle se cachait pour se livrer à ce plaisir
qu'on lui défendait; et c'est là d'où lui est venue la seule
habitude qu'on lui ait comme, celle de tourner entre ses
doigts un petit étendard de papier ou de feuillage.
Pour donner à la fois l'idée de mademoiselle Necker à
l'âge de onze ans , et de la maison de sa mère à cette épo-
que, je citerai quelques passages d'un morceau sur l'en-
fance de madame de Staël, écrit par une personne fort
spirituelle, madame Rilliet, alors mademoiselle Huber,
qui a toujours été intimement liée avec elle. L'éducation
soignée de mademoiselle Huber et d'anciennes liaisons de
famille, ayant fait désirer à madame Necker qu'elle devînt
l'amie de sa fille, e'ie raconte sa première entrevue avec
mademoiselle Necker, les transports de celle-ci à l'idée
d'avoir une compagne, les promesses qu'elle lui fit de la
chérir éternellement. « Elle me parla avec une chaleur et
« une facilité qui étaient déjà de l'éloquence et qui me
« firent une grande impression Nous ne jouâmes point
« comme des enfants ; elle me demanda tout de suite quelles
« étaient mes leçons, si je savais quelques langues étran-
« gères, si j'allais souvent au spectacle. Quand je lui dis
« que je n'y avais été que trois ou quatre fois, elle se ré-
« cria, me promit que nous irions souvent ensemble à la
« comédie; ajoutant, qu'au retour il faudrait écriie le su-
« jet des pièces, et ce qui nous aurait frappées; que c'était
« son habitude Ensuite, me dit-elle encore, nous nous
« écrirons tous les matins
« Nous entrâmes dans le salon. A côté du fauteuil de
a madame Necker était un petit tabouret de bois où s'as-
6
NOTICE SLR LE CARA.CTÉRE ET LES ECRITS
<' seyait sa fille, obligée de se tenir bien droite. A peine
« eut-elle pris sa place accoutumée, que trois ou quatre
« vieux personnages s'approchèrent d'elle, lui parlèrent
« avec le plus tendie intérêt : l'un d'eux , qui avait une
« petite perruque ronde, prit ses mains dans les siennes,
« où il les retint longtemps, et se mit à faire la conversa-
« tion avec elle comme si elle avait eu vingt-cinq ans. Cet
« homme était l'abbé Raynal; les autres étaient MM. Tho-
« mas, Marmontel, le marquis de Pesay, et le baron de
« Grimm.
« On se mit à table. — Il fallait voir comment mademoi-
« selle Necker écoutait! Elle n'ouvrait pas la bouche, et
« cependant elle semblait parler à son tour , tant ses traits
« mobiles avaient d'expression. Ses yeux suivaient les re-
« gards et les mouvements de ceux qui causaient; on au-
« rait dit qu'elle allait au-devant de leurs idées. Elle était
« au fait de tout, même des sujets politiques qui à cette
« époque faisaient déjà un des grands intérêts de la con-
« versation
« Après le dîner, il vint beaucoup de monde. Chacun ,
« en s'approchant de madame Necker, disait un mot
« à sa fille, lui faisait un complmumt ou une plaisan-
« terie.... Elle répondait à tout avec aisance et avec grâce;
« on se plaisait à l'attaquer, à l'embarrasser, à exciter
« cette petite imagination qui se montrait déjà si brillante.
« Les hommes les plus marquants par leur esprit étaient
t ceux qui s'attachaient davantage à la faire parler. Ils lui
« demandaient compte de ses lectures , lui en indiquaient
« de nouvelles , et lui donnaient le goût de l'étude en l'en-
« tretenant de ce qu'elle savait ou de ce qu'elle ignorait. »
En conséquence du système de sa mère sur l'éducation,
mademoiselle Necker fit à la fois de fortes études, écouta
beaucoup de conversations au-dessus de la portée de son
âge , et assista à la représentation des meilleures pièces
de théâtre. Ses plaisirs comme ses devoirs étaient tous des
exercices d'esprit, et la nature qui la portait déjà à les
aimer, fut secondée de toutes manières. Des facultés in-
tellectuelles très-énergiques prirent, par ce moyen, un
accroissement prodigieux. En 1781, lorsque le Compte
RENDU fut publié, mademoiselle Necker écrivit une lettre
anonyme fort remarquable à son père, qui en reconnut
bientôt le style. Dès sa plus tendre jeunesse elle a com-
posé. Elle écrivait des portraits, des éloges. Elle a fait à
quinze ans des extraits de l'Esprit des lois avec des ré-
flexions. L'abbé Raynal voulait l'engager à écrire pour son
grand ouvrage, un morceau sur la révocation de l'édit de
Nantes.
Ce goût pour composer n'était pas favorisé ])ar M. Nec-
ker; et il n'a pu le pardonner qu'à une supériorité dé-
cidée', car il n'aimait pas naturellement les femmes auteurs.
La sensibilité de la jeune personne était également dé-
veloppée. Les louanges données à ses parents la faisaient
fondre en larmes; elle avait pour mademoiselle Huber une
ospèce de passion ; la vue des personnages célèbres lui
donnait des battements de cœur. Ses lectures aussi,
dont madame Necker, plus sévère que vigilante, ne pres-
crivait pas toujours le choix , ses lectures produisaient sur
elle une impression extraordinaire. Elle a dit depuis que
l'enlèvement de Clarisse avait été un des événements de
sa jeunesse. La nature avait donné à madame de Staël, à
côté d'une grande mobilité, qpielque chose de sérieux et
de solennel qui se manifestait déjà dans ses compositions
comme dans ses goûts littéraires. « Ce qui l'amusait, dit
madame RUliet, était ce qui la faisait pleurer. »
Tant de stimulants, des aiguillons si puissants, là où
pour le bonheur du moins il aurait fallu des freins , don-
nèrent une activité merveilleuse à l'être moral; mais l'ê-
tre physique souffrit, et les leçons surtout usaient des
forces trop excitées. Une attention longtemps soutenue a
toujours fatigué madame de Staël , et la hauteur à laquelle
elle s'est élevée dans des matières difficiles en est d'au-
tant plus étonnante. Une sagacité singulière la portait au
but sans qu'on la vît jamais sur la route.
La santé de la jeune personne, alors âgée de quatorze
ans, déclinant de jour en joui, on appelle le docteur ïron-
cbin : celui-ci inspire des alarmes; il ordonne immédiate-
ment la campagne, exigeant que mademoiselle Necker
passe ses journées en plein air et abandonne toute étude
sérieuse.
Madame Necker éprouva dans cette occasion un cha-
grin et un mécompte également sensibles. Ce nouveau plan
renversait tous les siens ; son ambition pour sa fille était
grande, et renoncer à de vastes connaissances, était, se-
lon elle, renoncer à toute distmction. Elle n'avait pas
cette souplesse qui permet de varier les moyens, et ne
pouvant plus travailler aux progrès de sa fille comme elle
l'entendait, elle cessa de la regarder comme son ouvrage.
Toutefois cette liberté accordée à l'esprit de mademoi-
selle Necker fut précisément ce qui lui fit prendre un
grand essor. Une vie toute poétique succéda pour elle à
une vie toute studieuse, et la sève la plus abondante se
porta vers l'imagination. Elle parcourait les bosquets de
Samt-Ouen avec son amie; et les deux jeunes filles, vê-
tues en nymphes ou en muses, déclamaient des vers,
composaient des poèmes, des drames de toute espèce,
qu'elles représentaient aussitôt.
Un effet heureux de cette oisiveté pour mademoiselle
Necker fut encore qu'elle put profiter de tous les loisirs
de son père. Saisissant les moindres occasions de se raj)-
procher de lui, elle trouva dans sa conversation des plai-
sirs et des avantages extraordinaires. M. Necker était cha-
que jour plus frappé de son esprit, et jamais cet esprit
n'était plus charmant qu'auprès de lui. Sa fille s'aperçut
bientôt qu'il avait besoin d'être distrait et amusé, et elle
se retournait de mille manières; elle essayait, elle ris-
quait tout pour obtenir de lui un sourire. M. Necker n'é-
tait pas prodigue de son approbation , ses regards étaient
plus flatteurs que ses paroles , et il trouvait plus gai et
plus nécessaire de relever les fautes que les mérites. Sa
raillerie était à l'affût des plus légers torts; nulle préten-
tion, nulle exagération, nul ton faux dans aucun genre
ne pouvait passer inaperçu. « Je dois à l'incroyable péné-
« tration de mon père, nous a souvent dit madame de
« Staël, la franchise de mon caractère et le naturel de
« mon esprit. Il démasquait toutes les affectations, et j'ai
a pris auprès de lui l'habitude de croire que l'on voyait
« clair dans mon cœur. »
Ces entretiens dont madame Necker n'était point ex-
clue, mais dont sa présence changeait la nature, ne pou-
vaient lui être entièrement agréables. Elle avait à un très-
haut degré l'admiration, la confiance, et même l'amour
de son mari; mais pourtant sa fille correspondait mieux
qu'elle à un certain genre piquant et inattendu qu'on re-
marquait parfois chez M. Necker. La jeune personne an-
nonçait l'esprit de sa mère, et bien d'autres esprits en-
core. Madamè.Necker aurait voulu qu'on ne pût plaire que
par ses qualités, et sa fille plaisait précisément par ce
qu'elle avait dans le caractère de dangereux pour son
bonheur. Madame Necker était tentée de protester contre
des succès obtenus malgré ses avis , et les succès sem-
blaient protester contre ses avis mêmes.
De plus, mademoiselle Necker commettait mille ctour-
^
DE MADAME DE STAËL.
deries. Sa vivacité, son entraînement lui donnaient sans
cesse des torts , et tandis que sa mère regardait les petites
clioses comme des dépendances des grandes, les minu-
ties n'avaient nulle importance à ses yeux. Pour éviter
d'être trouvée en contiavention, elle se plaçait un peu à
l'écart derrière son père; mais bientôt il se détachait du
cercle un homme d'esprit, puis un autre, puis un troi-
sième, et un groupe bruyant se formait autour d'elle;
M. Necker souriait involontairement de tel mot qu'il en-
tendait, et la discussion fondamentale était dérangée.
La crainte de perdre la première place dans les affec-
tions de son mari pouvait seule faire connaître la jalou-
sie à l'âme élevée de madame Necker. Si sa fdle l'eût sur-
passée dans son propre genre, elle se serait associée à des
succès qui eussent paru la suite des siens. Elle aurait cru
Hre aimée de son mari dans sa fille. Mais ici il n'y avait
moyen de rien revendiquer pour elle-même, car tout sem-
blait dû à la nature. Et lorsque M. Necker jouissait avec
délices d'un esprit sans modèle aussi bien que sans égal,
elle éprouvait du dépit et de l'impatience, et un peu de
désapprobation lui voilait la rivalité.
Quant à elle, on ne lui plaisait que dans une seule
route..Je me souviens qu'au temps où l'éclat de madame
de Staël était encore nouveau pour moi, je témoignai à
madame Necker mon étonnement de sa prodigieuse dis-
tinction. « Ce n'est rien, me répondit-elle, absolument
« rien à côté de ce que je voulais en faire. » Ce mot me
frappa beaucoup, parce qu'il portait uniquement sur les
qualités de l'esprit, et qu'il exprimait une conviction in-
time.
La douceur extrême du caractère de mademoiselle Nec-
ker se faisait remarquer lorsque sa mère lui adressait des
reproches; peut-être que,fière de ses succès auprès de son
père et de tous les hommes distingués, elle n'a pas atta-
ché assez de prix au suffrage de madame Necker, elle n'a
pas fait assez d'efforts pour la ramener; mais son respect
pour elle a toujours été profond et hautement proclamé.
Douée dès son enfance du don de ces reparties vives et
mesurées qui font la part de tous les devoirs et de toutes
les vérités, jamais elle n'a dit un mot qui, sous le rapport
même le plus frivole, montrât sa mère sous un aspect dé-
savantageux.
Nous n'ajouterons que peu de mots au sujet de madame
Necker, pai-ce qu'ici finit l'influence qu'elle a exercée sur
sa fdle. Cette influence a été de deux sortes : elle lui a
transmis avec le sang une âme ardente , des impressions
fortes, l'enthousiasme du beau et du grand, un goût vif
pour l'esprit, pour tous les talents, pour toutes les dis-
tinctions; d'un autre côté , elle a bien involontairement
sans doute poussé sa fdle à contraster avec elle. Made-
moiselle Necker avait souffert de la contrainte qu'impo-
sait sa mère; et comme elle lui reconnaissait beaucoup
de lumières et de vertus , il lui semblait qu'il n'y avait
qu'à supprimer l'effort pour que tout fût bien. Elle crut
pouvoir être, par le seul élan d'un bon cœur, par l'heu-
reuse impulsion d'une âme bien née, tout ce que sa mère
avait été à force de raison et de surveillance, et elle vou-
lut être le représentant des dons naturels, parce que sa
mère était celui des qualités acquises.
Cette intention, qui n'était sans doute qu'à demi for-
mée, a pourtant trop longtemps influencé les jugements
de madame de Staël. Son admiration pour les vertus de
premier mouvement a été trop exclusive et trop érigée en
système. Les qualités naturelles sont les plus aimables
sans doute; mais à quoi sert-il de les vanter? Faut-il exci-
ter les hommes, tantôt à s'enorgueillir de ce qu'ils sont,
tantôt à désespérer de ce qu'ils peuvent devenir? Et qu'y
a-t-il de plus digne d'estime sur la terre que la volonté
vertueuse !
C'est là ce que madame de Staël elle-même a reconnu ,
lorsque ses idées ont été mûries par la réflexion, et sur-
tout lorsque la religion, mieux et plus fortement conçue,
lui a montré toutes choses sous un jour plus juste. Aussi
les années, en s'écoulant, lui ont-elles toujours mieux
appris à sentir le mérite de madame Necker. « Plus je vis,
« m'a-t-elle dit, plus je comprends ma mère, et plus mon
« cœur a le besoin de se rapprocher d'elle. »
On peut donc se représenter madame de Staël au temps
de sa première jeunesse, s'avançant avec confiance dans
la vie qui ne lui promettait que du bonheur, trop bienveil-
lante pour deviner la Jiaine, trop amie du talent dans les
autres pour soupçonner l'envie. Elle célébrait le génie,
l'enthousiasme, l'inspiration, et donnait elle-même une
preuve de leur puissance. L'amour de la gloire, celui de
la liberté, la beauté naturelle de la vertu, le charme des
sentiments tendres fournissaient tour à tour des sujets à
son éloquence. Et qu'on ne croie pas que sa tête fût tou-
jours exaltée ; elle conservait de la présence d'esprit , et sa
fougue ne l'emportait pas. Aussi, dans un jiays où la rail-
lerie est si fort à redouter, le ridicule avait peine à l'at-
teindre. Elle s'élevait au-dessus de la région où il s'exerce.
A la vérité, avant qu'elle eût encore marqué sa place
dans la société, on a cherché à dérouter l'opinion sur son
compte. Il était aisé de la prendre en défaut. On racontait
que dans telle occasion elle avait blessé un usage, enfreint
une étiquette, dérangé une gravité de circonstance. Ainsi
une révérence manquée, une garniture de robe un peu
détachée lors de sa présentation à la cour, son bonnet
oublié dans sa voiture, un jour qu'elle entrait chez ma-
dame de Polignac , ont été des sujets d'amusement pour
tout Paris. Mais elle-même s'emparait de ces anecdotes ,
et les racontait avec une grâce infinie. Aucune malveil-
lance ne pouvait tenir devant sa bonté; et elle a toujours
eu un tact singuUer pour deviner la réponse à fane aux
reproches non exprimés. Lorsqu'elle paraissait le plus
lancée dans la conversation, elle distinguait d'un coup
d'œil ses adversaires, et les déjouait, les captivait, ou les
terrassait en passant. Jamais elle ne s'appesantissait, ja-
mais elle n'avait de l'aigreur; et si la dispute menaçait de
devenir sérieuse, elle tournait en pleine course à la gaieté,
et un mot heureux réunissait tous les suffrages. Enfin on
n'eût pas été applaudi en chercliant à la déconcerter :
comme elle intéressait en amusant, l'audience entière
était pour elle; et celui qui l'eût mise hors de combat,
eût lui-même désespéré de la remplacer dans l'arène.
C'est ainsi qu'un hoimne de lettres de ses amis l'a re-
présentée dans un portrait inédit dont je vais citer quel-
quels fragments. L'ayant peu vue moi-même durant sa
première jeunesse, je montrerai l'effet qu'elle produisait
dans la société. Ce morceau est censé traduit d'un poète
grec:
« Zulmé n'a que vingt ans , et elle est la prêtresse la
« plus célèbre d'Apollon; elle est la favorite du dieu; elle
« est celle dont l'encens lui est le plus agréable, dont les
« hymnes lui sont les plus chers; ses accents le font,
« quand elle le veut, descendre des cieux, pour embellir
« son temple et pour se mêler parmi les mortels
« Du milieu de ces filles sacrées (le chœur des prôtres-
« ses), s'en avance tout à coup une : mon cœur s'en sou-
« viendia toujours. Ses grands yeux noirs étincelaient do
« génie; ses cheveux, de couleur d'ébène, retombaient
« sur ses épaules en boucles ondoyantes; ses traits étaient
NOTICE SUR LE CÂRA.GTERE ET LES ECRITS
« plutôt prononcés que délicats ; on y sentait quelque
« chose au-dessus de la destinée de son sexe. Telle il fau-
« drait peindre ou la Muse de la poésie, ou Clio, ou Mel-
« pomène. La voilà, la voilà, s'écria-t-on quand elle parut,
« et on ne respira plus.
« J'avais vu autrefois la pythie de Delphes; j'avais vu
« la sibylle de Cumes : elles étaient égarées; leurs mou-
« vements avaient l'air convulsifs; elles semblaient moins
« remplies de la présence d'un dieu que dévouées aux fii-
« ries. La jeune prêtresse était animée sans altération, et
(< inspirée sans ivresse. Son charme était libre, et tout ce
« qu'elle avait de surnaturel paraissait lui appartenir.
« Elle se mit à chanter les louanges d'Apollon, en unis-
ci sant sa voix aux sons d'une lyre d'or et d'ivoire. Les
« paroles et la musique n'étaient point préparées. A la
« flamme céleste de la composition qui exaltait son visage,
« à la profonde et sérieuse attention du peuple, on voyait
« que son imagination les créait à la fois ; et nos oreilles ,
« tout ensemble étonnées et ravies, ne savaient qu'admi- .
« rer le plus de la facilité ou de la perfection.
« Peu après elle posa sa lyre, et elle entretint l'assem-
« blée des grandes vérités de la nature, de l'immortalité
« de l'âme , de l'amour de la liberté , du charme et du dan-
« ger des passions
« En ne faisant que l'entendre, on eût dit que c'étaient
«plusieurs persoimes, plusieurs âmes, plusieurs expé-
« riences fondues en une seule; en voyant sa jeunesse, on
« se demandait comme elle avait pu faire pour exister
« avant de naître, et pour deviner la vie
« Je l'écoute, je la regarde avec transport; je découvre
« dans ses traits des cliarmes supérieurs à la beauté. Que
« sa physionomie a de jeu et de variété ! que de nuances
« dans les accents de sa voix ! quel accord parfait entre la
« pensée et l'expression ! Elle parle , et si ses paroles n'ar-
« rivent pas jusqu'à moi, ses inflexions, son geste, son
« regard me suffisent pour la comprendre. Elle se tait un
« moment, et ses derniers mots résonnent dans mon cœur,
« et je trouve dans ses yeux ce qu'elle n'a pas dit encore.
« Elle se tait entièrement, alors le temple retentit d'ap-
« plaudissements; sa tête s'incline avec modestie; ses
« longues paupières descendent sur ses yeux de feu, et le
« soleil reste voilé pour nous. »
Dans l'extrême prodigalité de la nature envers madame
de Staël, c'est son père qui l'a forcée à faire un choix ju-
dicieux; son esiirit a gagné avec M. Necker, et pour l'a-
grément et pour la solidité. 11 lui a, comme il le disait lui-
même, enseigné la plaisanterie, et dans le genre sérieux
elle était à la fois inspirée et ramenée au vrai et à la mo-
dération simplement en le regardant. Mais, sous des rap-
ports plus essentiels, qui dira ce qu'elle lui doit.' Qui dira
quel a été l'effet de tant d'amour , fondé sur tant d'admi-
ration? Si trop de mouvements , trop de besoins divers ont
agité sa vie, pour que M. Neclser en ait eu la pleine direc-
tion, jamais elle ne lui a volontairement résisté. Il a puis-
samment influé sur elle et par son exemple et par l'éternel
regret de l'avoh- perdu. Mais comment apprécier une telle
influence ? L'heureux effet des vertus paternelles se pro-
longe à notre insu, et ressemble à l'action de la Divinité
sur notre âme.
Un regard attentif découvrait entre le père et la fille
bien plus de ressemblance que la réserve de l'un et la ma-
nière ouverte et communicative de l'autre n'eussent porté
à le présumer. Avec une force de tête, une capacité d'at-
tention bien supérieure à celle de madame de Staël,
M. Necker (et je le 'représente ici tel que je l'ai vu dans
les dernières années de sa vie), M. Necker montrait sur
des sujets moins variés , des vues aussi étendues. Il avait
ces mômes aperçus lumineux, ce coup d'œil pénétrant,
cette finesse d'observation, et cette même gaieté sur un
fonds de mélancolie. Il combattait une imagination forte,
et concentrait une chaleur d'âme, une sensibilité qui n'en
devenaient que plus touchantes. Rien n'était attendrissant
comme ses témoignages d'affection, et on ne peut se les
retracer sans une émotion profonde. Son expression tou-
jours un peu contenue, son regard si vif et si doux péné-
traient le cœur; on y retrouvait toute sa vie. On y voyait
et la mort toujours déplorée de madame Necker, et la
sienne qui s'avançait, et sa bonté adorable, et l'ingrati-
tude des hommes , et les hautes consolations de la religion,
et l'ardent désir de faire encore du bien sur la terre. Mais
quand ses grandes facultés venaient à se déployer, quand
une belle cause réclamait son appui, ou qu'une noble in-
dignation enflammait son âme, il s'exaltait par degrés, et
les flots toujours grossissants de sa magnifique éloquence
se précipitaient en torrent rapide et impétueux.
De tels moments étaient rares toutefois : son cœur s'a-
gitait et se calmait le plus souvent en silence. Une dignité
un peu nonchalante l'empêchait d'hnprimer à la conver-
sation le mouvement qui eût réagi sur lui-même, et il se
résignait à l'ennui que pourtant il redoutait beaucoup. Il
avait peine à voiler une antipathie mêlée de mépris pour
la nullité de l'esprit ou du caractère; et sa bouche un
peu dédaigneuse contrastait avec son regard doux et
bienveillant. Toutefois la grâce le captivait : aussi ne de-
mandait-il aux femmes que du naturel , et était-il plem
d'indulgence pour les jeunes gens; mais la médiocrité
consolidée lui était insupportable. Après qu'il avait long-
temps rongé son frein dans une société insipide, rien au
monde n'était plus divertissant que la première explosion
de son mécontentement. Les maximes communes qu'on
lui avait débitées , les nuances de ridicule qu'il avait sai-
sies, les petits buts qu'il avait démêlés, et jusqu'à l'idée
qu'il voyait les autres se former de lui-même, lui inspi-
raient les expressions les plus originales, les plus vive-
ment contrastantes avec son extérieur grave et imposant
Une force comique [singulièrement mordante se dévelop-
pait en lui; et sa bonté naturelle qui se faisait jour comme
par bouffées à travers ce genre de verve, le rendait plus
remarquable encore. Il a pu facilement renoncer à mon-
trer ce talent dans ses écrits, mais ce qui est bien à re-
gretter, ainsi que l'a insinué madame de Staël, c'est que
la pompe continuelle de son style ne lui ait pas permis de
donner assez de relief, des couleurs assez tranchantes à
la foule de pensées neuves, salutaires ou agréables qu'il a
réellement exprimées. La musique distrait des paroles
quand on le ht, et, dans ses périodes cadencées, il y a
une grande quantité d'esprit qui est perdue pour l'effet.
Après avoir donné une idée générale de madame de
Staël dans sa jeunesse, et des deux persoimes qui ont le
plus influé sur cette période de sa vie, je vais mainte-
nant la suivie dans le cours de ses travaux. Sans trop
m'attacher à juger en elle l'écrivain, je regarderai les ou-
vrages de madame de Staël comme des faits de son his-
toire ou comme le dépôt de ses pensées ; le point de vue
littéraire n'étant peut-être ni le plus important à son
égard, ni celui qu'il m'appartient le mieux de choisir.
DES ÉCRITS DE MADAME DE STAËL.
Première période.
Quoique les ouvrages de madame de Staël aient géné-
ralement été dictés par le même esprit, on y reconnaît un
DE M4DAME DE STAËL.
9
caractère un peu différent, suivant l'époque à laquelle
elle les a composés. Je les diviserai donc en trois classes
conespondantes à trois périodes de sa vie : la première,
très-courte, qui a précédé la révolution; la seconde, qui
s'étend du commencement de la révolution à la mort de
M. Necker; et la troisième, qui est postérieure à cet évé-
nement.
La réputation naissante de madame de Staël fît accueil-
lir ses moindres productions. On lisait avec avidité des
synonymes, des portraits écrits par elle, et d'autres es-
sais de ce genre, qui, au moment où elle entra dans le
monde, étaient l'objet de certains défis de société ; et déjà
' dans ces légères compositions, on remarque la finesse de
pensées, les traits vifs de sentiment qui ont toujours été
le cachet de sa manière. Mais avant cette époque et celle
de son mariage, elle avait déjà écrit une comédie en vers,
qui fut bientôt suivie de deux tragédies.
Il est inutile de dire que ces pièces ne sont que des ébau-
ches très-imparfaites. Elles n'étaient point destinées à
l'impression, mais madame de Staël en a fait quelquefois
la lecture dans des réunions nombreuses où elles ont eu
un succès inouï; succès qui prouve l'instinct du talent
chez les juges, car c'est surtout comme d'heureux pré-
sages qu'on a dû les considérer.
L'idée principale de la comédie intitulée Sophie ou les
Sentiments secrets , ne parut pas irrépréhensible à ma-
dame Necker. Sophie est une jeune orphelme qui a conçu
pour son tuteur, le mari de son amie, une passion dont
elle ne se doute pas; mais l'excuse de l'héroïne, l'igno-
rance du sentiment qu'elle exprime, put sembler à des
yeux sévères ne pas s'étendre jusqu'à l'auteur. Toutefois
le sujet est traité avec délicatesse, ou, pour mieux dire,
avec innocence. On voit que mademoiselle Necker n'a
songé qu'à peindre un attachement sans espoir. D'ailleurs
le caractère moralement très-beau de la femme mariée,
rivale de Sophie, balance l'effet de ce dernier rôle.
11 est étonnant qu'un si jeune auteur, doiît la tête était
déjà pleine de tant d'idées, n'ait pas eu davantage la pré-
tention de varier ses moyens d'effet. Mademoiselle Necker
s'est entièrement renfermée dans la région du sentiment,
et son esprit fécond, borné à une seule couleur, y a mul-
tiplié les nuances. Les Sentiments secrets sont une pièce
toute d'amour et d'amour malheureux; il y règne une
douce et mélancohque sensibilité. Mais dans cette espèce
d'élégie quatre situations, quatre caractères différents se
dessinent pourtant d'une manière nette et distmcte. Le
style, comme l'a dit plus tard madame de Staèi en la pu-
bUant , n'est pas correct , mais il est coulant et harmonieux.
Elle avait une telle facilité, qu'il semble qu'elle ait en toutes
choses conmiencé par l'habitude.
Une tragédie étant une œuvre bien autrement difficile
qu'une comédie, J\ne Grey est, à tous égards, inférieure
à SopmE. Cependant l'inspiration y est plus élevée, et les
indices du talent y sont plus fortement marqués. Le rôle
de Jane Grey a un coloris doux et pathétique; celui de
Northumberland est conçu avec une vigueur qui paraît
bien étonnante quand on considère l'âge de l'auteui'. On a
surtout remarqué quelques vers très-énergiques de ce der-
nier rôle.
Jane Grey est peut-être la seule des productions de
madame de Staël où il se trouve une peinture animée du
bonheur. La situation de l'héroïne, au commencement,
offre, U est vrai, ce qui devait être l'idéal de la félicité
aux yeux de l'auteur même, un mariage avec un héros
adoré, les jouissances d'un esprit supérieur, et dans l'a-
venir des chances brillantes ou funestes , mais toujours
glorieuses. Aussi, comme madame de Staël avait toujours
besoin de reconnaissance et par conséquent de religion
dans le bonheur, elle a donné au caractère de Jane Grey
une teinte religieuse très-prononcée.
Peut-être a-t-on trop désespéré de la peinture du bon-
heur pour l'effet littéraire : on éprouve je ne sais quel at-
tendrissement pour les êtres qui savent être heureux; et
dans la tragédie surtout, où l'orage s'annonce, il résulte
une vérité, une force singulière, du calme et de la dou-
leur des premières impressions. Nous céderons au plaisir
de citer quelques vers qui peignent cette plénitude de con-
tentement dont l'expression est si rare dans les fictions
comme dans la vie réelle, chez les écrivains de génie;
c'est Jane Grey qui parle :
« Au lever du soleil, alors qu'en m'éveillant
« Je retrouve mon àme et recommeuce à vivre ,
« A sentir mon bonheur quelque temps je me livre,
" J'éprouve le plaisir de m'apprendre mon sort;
<" J'y pense lentement ; ma voix nomme Guilfort, etc.
U parait que l'histoire de Jane Grey avait singulière-
ment frappé madame de Staël, car elle s'est encore occu-
pée de cette femme infortunée dans les Réflexions sur
LE Suicide qu'elle a composées en 1811. Elle voulait prou-
ver que l'attente d'une mort affreuse n'est pas, aux yeux
du vrai chrétien, une raison suffisante pour attenter à ses
jours. Dans ce but, elle suppose une lettre écrite par
Jane Grey, en réponse à la proposition qui lui a été
faite de prévenir son supplice en s'empoisonnant. Cette
lettre, où respire le pur esprit du christianisme, est de la
beauté la plus touchante et la plus élevée.
Il est à remarquer que ces premiers ouvrages, écrits à
un âge si tendre , ont une vérité plus parfaite et plus in-
time dans l'expiessiou du sentiment que ceux de la pé-
riode suivante, qui prouvent néanmoins une plus haute
portée. Cependant j'ignore si les traits de génie qu'on a
relevés dans ces pièces, en feront pardomier les défauts,
hors du cercle de l'amitié. Jane Grey smtout ne peut
soutenir l'examen : ce sont des monuments curieux de
l'histoire d'un grand talent; mais leur vrai mérite est dans
ce qu'ils annoncent.
Madame de Staël fit, à peu près dans le même temps,
une seconde tragédie intitulée Montmorency. Cette pièce,
qui n'a jamais été imprimée, contient de belles scènes, et
le rôle du cardinal de Richelieu y est tracé avec esprit.
Toutefois le caractère du héros, poussé à la rébellion par
une femme ambitieuse, ne pouvait pas être bien théâtral.
Il est donc à présumer qu'un sentiment particulier a influé
sur le choix de ce sujet , et qu'à l'époque où commençaient
à se former les nœuds d'une amitié qui a embelli ou con-
solé la vie de madame de Staël , elle se plaisait à répéter
le beau nom de son ami '.
Le goût de madame de Staël s'était d'abord déclaré en
faveur de la poésie; mais, depuis ces essais dramatiques,
elle n'a guère composé qu'une seule pièce de vers un peu
considérable. Le mécanisme de la versification a été tel-
lement perfectionné en France, qu'il lui fallait ou se rési-
gner à un genre d'infériorité, ou s'assujettir à un travail
qui eût amorti sa verve. Peut-être que l'essor irrégulier
de son talent ne pouvait s'accommoder d'une marciie me-
surée. Elle y aurait perdu de l'originalité, et elle s'est
montrée plus grand poëte en prose qu'elle ne l'eût vrai-
semblablement été en vers.
En suivant l'ordre des temps, je dois parler ici do trois
Nouvelles que madame de Staël a composées avant l'âge
I M. le vicomte Mathieu de Montmorency.
10
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
de vingt ans, mais qu'elle n'a publiées qu'en 1795. Elle
n'attachait aucune importance à ces légères productions.
Ainsi, elle dit elle-même dans l'avertissement : « Que les
« situations y sont indiquées plutôt que développées, et
« que c'est dans la peinture de quelques sentiments du
« cœur qu'est leur seul mérite. » Il s'y trouve en effet des
traits ravissants de sensibilité ; mais les situations qui
avaient séduit le jeune auteur sont trop fortes pour le ca-
dre, et l'on voit que madame de Staël les avait imaginées
dans le temps où elle cherchait des sujets frappants pour
la scène. 11 y a toujours une veine tragique dans son ta-
lent. Produire de grands effets, exciter de fortes émotions,
ce besoin du génie et de la jeunesse a longtemps dominé
chez elle; aussi a-t-elle prodigué la mort dans ces Nou-
velles avec une sorte de témérité. Celui-là seul que la
mort a frappé dans ses plus chères affections, devrait
avoir le droit de traiter ce sujet terrible : seul il peut par-
ler dignement des peines qu'il connaît; seul il peut évo-
quer l'image du roi des épouvantements , sans une sorte
de légèreté profane.
Au reste, la publication de ces Nouvelles n'a fait que
fournir un prétexte à celle du morceau extrêmement dis-
tingué qui leur sert d'introduction. C'est un traité sur les
fictions , plein de vues neuves et de pensées agréables.
Les différents genres de fictions , leur convenance relative
aux divers degrés de la civilisation , y sont appréciés avec
une rare sagacité, et l'imagination y est analysée par un
esprit accoutumé à vivre avec elle.
Lettres sur Rousseau.
Mais son ouvrage le plus achevé de cette période, ce
sont les Lettres sur les. écrits et le caractère de
J. J. Rousseau. Là, se trouve toute la vivacité de la jeu-
nesse et son plus grand charme, ce qu'elle est et ce qu'elle
promet. Là, on entrevoit un penseur, un moraliste, une
femme capable de peindre les passions; mais tout cela
confusément et dans le nuage. Là , est déposé le germe de
toutes les opinions que madame de Staël a développées
depuis. Elle parcourt un champ immense d'idées; elle ef-
fleure, en passant, une foule de sujets; et, quoique sa
marche soit dirigée par celle de Rousseau , elle accompa-
gne cet auteur d'un pas si léger et si rapide, elle le croise
et le devance tant de fois, qu'on voit qu'il l'a excitée bien
plus qu'il ne l'a soutenue. C'est toujours d'abondance
qu'elle parle; elle cède au besoin de répandre son âme;
et l'on juge que, si elle eût choisi un tout autre objet,
elle s'en serait peut-être occupée avec moins d'amour,
mais qu'elle aurait écrit avec autant de facilité et d'élo-
quence. Quel que soit l'enthousiasme que lui inspire Rous-
seau, elle maintient l'indépendance de son esprit; elle
sème avec profusion ses propres pensées, en les expri-
mant avec cette grâce, ce léger embarras d'une jeune
femme qui souffre un peu d'avoir à déployer tant de force.
C'est dans des morceaux d'une vive sensibilité, c'est sur-
tout dans des élans d'admiration et d'amour pour son père
qu'elle a épanché tout son cœur. Enfin, malgré quelques
mouvements et quelques jugements un peu jeunes, elle
est déjà étonnamment elle-même dans cet écrit. C'est
déjà cette personne sur qui tout produit de l'effet, qui
examine tout de ses propres yeux, qui, ayant une ma-
nière à elle d'envisager les objets, se donne la peine de
vous expliquer cette manière, et qui étend toujours vos
idées, par cela seul qu'elle change votre point de vue.
C'est cette personne enfin qui ne trace pas une ligne sans
avoir pensé ou senti ce qu'elle écrit, et qui exprime tou-
jours si ce n'est exactement la vérité des choses , du moins
celle de son impression. Peut-être cette production res-
semble-t-elle, pour la manière, à ses meilleurs ouvrages
plus qu'à ceux d'une époque intermédiaire. Dans cette
première période, où, de même que dans la dernière, ma-
dame de Staël vivait au milieu d'une société extraordi-
nairement brillante et y avait de grands succès, l'esprit
de conversation a communiqué de la clarté, de la briè-
veté, du trait et de l'éclat à son style.
Peut-être y a-t-il même des rapports particuliers entre
les Lettres sur Rousseau et l'ouvrage posthume de ma-
dame de Staël. Rien assurément ne peut différer davan-
tage pour le sujet et la forme que ces deux écrits, et ce-
pendant ils se rapprochent par la limpidité de la diction,
et parce qu'à travers la chaleur ou la vivacité de senti-
ments bien dissemblables, il y règne une égale sérénité
d'esprit : le cahne du matin et celui du sou de la vie s'y
font sentir. Elle n'avait pas été encore atteinte par l'orage
quand elle a composé ces lettres; aussi, dans une foule de
remarques charmantes , on ne trouve ni la profondeur de
ses impressions, ni celle de sa connaissance du cœur.
C'est presque toujours la souffrance qui nous force à
creuser dans notre âme; il faut que l'abtme s'ouvre pour
qu'il y pénètre un rayon du jour. L'analyse des effets de
la douleur, l'emploi de couleurs très-sombres , en con-
traste avec les traits lumineux de ses pensées, ont été un
des grands moyens de madame de Staël. Elle s'est montrée
unique dans ce genre; et pourtant, en relisant les Lettres
SUR Rousseau, où elle a cherché à se modérer, l'on re-
trouve avec bien du plaisir son esprit, et même sa sensi-
bihté, revêtus de tehites plus douces.
Ceux qui ont voué un culte au talent veulent qu'il pro-
duise sur eux ses plus grands effets : ils veulent éprouver
sa puissance, fût-elle malfaisante et cruelle; et comme
eux seuls exigent de lui des preuves de force, eux seuls
ont aussi le droit de lui distribuer la gloire. MaisTa plupart
des lecteurs lîe cherchent qu'une douce distraction. 11 est
mille destinées douteuses qu'une représentation embellie
de la vie berce d'agréables illusions, et peut-être faut-il
être ou très-heiueux ou très-malheureux pour aimer à ré-
pandre des larmes. C'est parce que les Lettres sur Rous-
seau raniment et exercent doucement le cœur et la pensée,
sans trop exiger de l'un et de l'autre, que le charme en a
été si imiversellement senti.
Toutefois, n'en déplaise à ceux qui aiment à renfermer
le dénigrement général d'un écrivain dans l'éloge de son
premier essai, cet ouvrage étoimant pour l'âge de l'auteur,
brillant et distuigué pour tous les âges, ne manifeste en-
core ni la grande imagination ni la supériorité transcen-
dante dont madame de Staël a fait preuve depuis.
écrits de madame de stael.
Deuxième période.
Peu de temps après la publication des Lettres sur
Rousseau , commença la révolution française : madame
de Staël avait déjà rendu dans cet ouvrage un hommage
éclatant à la liberté, et l'amour de la liberté l'avait enllam-
mée dès son jeune âge. Placée près du centre de l'action,
s'élevant par son esprit à la hauteur de tous les principes ,
et atteinte dans ses sentiments par tous les résultats, ni
son caractère ni sa destinée ne lui permettaient de de-
meurer étrangère au mouvement général. Quand toutes
les têtes étaient exaltées , ce n'est pas la sienne qui pou-
vait rester froide. Elle admirait la constitution anglaise
autant qu'elle cliérissait la France. L'idée de voir les Fran-
DE MA.DAME DE STAËL.
11
çais aussi libres que les Anglais, de les voir placés au
môme niveau pour tout ce qui assure les droits et relève
la dignité de l'espèce humaine, devait répondje à ses vœux
les plus ardents; et quand on songe qu'à cette perspec-
tive s'ajoutait l'espoir que son père contribuait à un tel
bien et en recueillerait la reconnaissance , on ne pent s'é-
tonner de son enthousiasme. Tout ce qu'il y avait de vif
dans son cœur et dans ses pensées, la portait sur la
môme route, et elle allait plus loin que son père dans
cette route, comme pour s'exposer à recevoir le premier
choc.
Toutefois la modération que commandaient à M. Neclier
et son caractère et ses hautes lumières, fut bientôt im-
posée à madame de Staël, par son respect pour le mal-
heur. D'après l'ardeur de ses espérances, on peut juger
de ce qu'elle éprouva lorsqu'elle vit son attefite trompée.
Avec un sentiment de pitié tellement vif, même envers les
indifférents, qu'il était une douleur personnelle; avec une
aversion pour la tyrannie qui soulevait toutes les puis-
sances de son âme, le règne de la terreur fut pom- madame
de Staël particulièrement épouvantable. Parmi ceux qui
n'ont pas eu à déplorer la perte des premiers objets de leur
attachement, nul n'a pu souffrir plus qu'elle. A la plus
profonde compassion pour les maux de tous, à d'honibles
craintes pour ses amis, se joignait l'idée que le nom de la
libeité serait à jamais calomnié, et que celui de son père
subirait un pareil sort. Ses deux idoles sur la terre, la li-
berté et la glohe de M. Necker, semblaient renversées du
même coup.
«11 me semble, dit-elle (Ikflcence des Passions, p. 115),
« que les partisans de la liberté sont ceux qui détestent le
V plus profondément les forfaits qui se sont commis en son
« nom. Leurs adversaires peuvent sans doute éprouver la
« juste horreur du crime; mais comme ces crimes mêmes
« servent d'argument à leur système, ils ne leur font pas
« ressentir, comme aux amis de la liberté, tous les genres
« de douleur à la fois. »
Aussi , pendant le règne sanglant de Robespierre , ma-
dame de Staël fut hors d'état d'entreprendre aucun tsa-
vail suivi; toutes ses facultés étaient absorbées par le dé-
sir de dérober des victimes à la mort : désir sans cesse
renaissant, car lorsqu'elle avait donné asile à un infortuné,
elle croyait n'avoir rien fait pour lui tant qu'elle n'avait
pas sauvé ses proches. Son dévouement dans ce genre est
si connu, qu'il est inutile de le retracer, et l'amitié éprou-
verait une sorte d'embairas à le faire.
Défense de la Reine. — Épitre au Malheur.
Opuscules politiques.
■ Deux
La première fois qu'elle retrouva son talent, ce fut pour
l'employer à la défense de la reine. On sait, dans ces
temps désastreux, ce qu'il fallait de ménagements et d'a-
di-esse pour ne pas uTiter des monstres sanguinaires. On
a même souvent employé alors, dans un bon but, un lan-
gage bas et féroce; mais c'est là ce qui était impossible à
madame de Staël. La tyrannie populaire ne lui était pas
plus aisée à flatter qu'une autre. Cependant , comme il fal-
lait se faire entendre des chefs , elle essaye de tous les
tons , elle use de tous les moyens pour trouver le défaut
de la peau du tigre, et parvenir au cœur de l'homme. Elle
cherche à faire oublier la reine, pour ne montrer dans Ma-
rie-Antoinette que la femme charmante, l'être bon et com-
patissant,la tendre mère, l'épouse dévouée et courageuse.
Il règne un sentiment actif, profond, une pitié ingénieuse
et déUcate dans cette pièce. Dirons-nous que madame de
Staël n'avait jamais été en faveur auprès de la reine.'
Eùt-elle, ce qui ne se pouvait pas, eût-elle été haïe,
proscrite, persécutée par Marie-Antoinette, elle n'en eût
pas fait moins, et eût également gémi de ne pouvoir' en
faire plus.
Plus tard, elle épancha la douleur qui l'oppressait, dans
une épitre adressée au Malheur, petit poème bien remar-
quable par la force et la vérité de l'expression. On a sur-
tout distingué ces vers où elle montre ce que l'idée du dé-
sastre universel ajoute pour chaque malheureux aux
peines particuUères de la vie ;
« De la nature enfin le cours invariable ,
« A travers tant de maux ne s'est point arrêté;
« La mort, comme aati-efois, se montre impitoyaljle,
" Et l'hymen le plus saint n'en est point respecté.
«L'amour peut être ingrat, et l'amitié légère;
«Et, sous le poids affreux des communes douleurs,
« Nourrissant en secret une peine étrangère,
« Seule, à d'autres chagrins on donne encor des plenrs.
« Dieu puissant! du malheur daigne borner l'empire... »
Après la chute de Robespierre, madame de Staël a pu-
blié, à peu d'intervalle, deux brochures anonymes, l'une
mtitulée Réflexions sur la paix, adressées a M. Put et
AUX Français; et l'autre, Réflexions sur la paix inté-
rieure. Ces deux écrits, dont le premier a été l'objet des
éloges de M. Fox dans le parlement d'Angleterre, contien-
nent tout ce que l'auteur osait exprimer de ses idées sur
la situation intérieure et extérieure de la France, en 1795;
et ce sont par là même des monuments précieux pour
l'histoire. Sans prétendre discuter les opinions politiques
de madame de Staël, je dh'ai, relativement à ces deux ou-
VTages, qu'ils lui ont été dictés par un sentiment impé-
rieux. Les Français des deux partis ont pu vouloir la guerre,
et l'Europe entière a pu croire être intéressée à sa conti-
nuation; mais il n'était pas dans le caractère de madame
de Staël d'adopter jamais un tel système. Hors de l'intérêt
sacré de l'indépendance nationale, il n'était donné à au-
cun raisonnement delà réconciher avec l'effusion du sang,
et son esprit se mettait toujours au service de son cœur
pour prouver la convenance de la paix.
On peut en dire autant du second écrit. Indépendam-
ment de son amour pour la liberté, madame de Staël eût
toujours signalé avec effroi la route qui semblait alors,
selon son énergique expression, « forcer à retraverser une
« seconde fois le fleuve du sang. >>
Quand on donne des conseils pour une position déter-
minée, on est obligé de transiger avec le mal existant et
avec ses conséquences nécessahes; mais madame de Staël
le fait sans consacrer le mal, et sans cesser de le recon-
naître pour ce qu'il est. S'il est possible de lire ces écrits
avec impartialité, d'évaluer et les circonstances du temps
et ce qu'elles exigeaient d'un écrivain , on sera étonné de
tout ce qui y est déployé de force d'argumentation , de
respect pour tous les intérêts, poui' toutes les opinions
honnêtes, de candeur, et non-seulement d'esprit, ce qui
va sans dire, mais de solidité et de saine raison. Sans
doute elle ne désirai t pas le rétablissement de la monarchie ;
mais était-il dans l'ordre des choses possibles, que cette
même restauration qui depuis a ramené des jours de li-
berté et de bonheur pour les Français, eût lieu à l'époque
oii elle écrivait, sans que de terribles vengeances fussent
exercées.' Elle n'a pas vu à vingt ans de distance, parce
que telle n'est pas la portée du regard humain; mais, dans
un horizon plus rapproché , elle a présagé avec une singu-
lière justesse. N'est-il pas bien remarquable , par exemple,
qu'en 1795 elle ait dit que la France ne pouvait arriver à
12
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
la monarchie mixte sans passer par le despotisme mili-
taire ' ?
De l'influence des passions sur le bouhetir des individus et
des nations.
Quelque abstraite et générale que soit la question traitée
dans ce livre, elle n'était point, même au sein du trouble
et des inquiétudes, étrangère aux pensées habituelles
d'un esprit phitesophique comme celui de madame de
Staël. Aussi, quoique les traces de la commotion ■violente
qu'a donnée la révolution à tous les êtres réfléchissants et
sensibles, se fassent remarquer dans cet ouvrage, des
forces plus grandes y sont déployées, et leur masse en-
tière est en mouvement.
Dans les Lettres sur Rousseau, on voit une jeune per-
sonne étincelante d'esprit, qui agite avec feu, avec senti-
ment, une foule de questions brillantes au milieu des
applaudissements d'une nombreuse assemblée. Dans l'In-
fluence DES Passions, au contraire, tout porte l'empreinte
des méditations solitaires, et de cette effervescence dou-
loureuse que l'exercice de la pensée ne parvient pas tou-
jours à calmer. Le jeune aigle épouvanté par la tempête
de la vie cherche un asile et un lieu de repos. Les pas-
sions sont déchaînées autour d'elle. Témoin et près d'être
victime elle-même de la fureur des partis, elle a sous les
yeux une vaste ruine. Les institutions du vieux temps,
celles qui les avaient d'abord remplacées , tout a été ren-
versé. La vertu, la raison, la liberté même, au nom de
laquelle les passions s'étaient soulevées , ont lutté en vain
contre les passions. Madame de Staël cherche donc à ana-
lyser ces forces mystérieuses; elle se demande si les ar-
dentes espérances que les passions excitent se réalisent
jamais, et la réponse est négative. Toujours les passions
attendent du sort ou des hommes l'accomplissement de
leurs vœux, et mettent ainsi notre bonheur sous une dé-
pendance étrangère. L'amour de la gloire , l'ambition , la
vanité veulent atteindre un but qui recule sans cesse. Les
affections tendres ont besoin d'une réciprocité qu'elles ne
croient jamais obtenir, et les désirs sensuels ou égoïstes ,
en desséchant le cœur qu'ils agitent, détruisent le foyer
commun de toutes les jouissances.
Les passions sont donc le véritable obstacle au bonheur
des mdividus, et elles nuisent aussi à celui des nations;
car pour un peuple chez lequel il n'existerait pas de vio-
lents désirs, toutes les formes de gouvernement seraient
également bonnes. Toutefois, il s'offre ici une distinction
fondamentale : l'homme considéré isolément peut toujours
aspirer à étouffer ses sentiments désordonnés; mais on
doit regarder les passions comme indestructibles dans l'es-
pèce, et c'est à leur laisser le degré d'activité convenable
que consiste l'art du législateur. D'après cette différence,
l'auteur a divisé son plan en deux parties : l'une qui traite
de la destinée des individus, et l'autre du sort constitu-
tionnel des nations.
La première moitié de ce plan est la seule qui ait été
exécutée, et elle suffit à former un ouvrage complet. Ma-
dame de Staël y a analysé, en premier lieu, les passions,
puis les sentiments qui tiennent à la fois de la nature des
passions et de celle des ressources qu'on peut leur oppo-
ser ; enfin elle examine quels sont les secours contre le
malheur qu'on doit chercher en soi-même.
L'analyse des passions est admirable; plusieurs de ces
' J'avais rassemblé d'autres citations-, et les phrases que j'avais
en vue étaient bien saillantes ; mais peut-être vaut-il mieu.x , quand
on ne retrace pas l'ensemble de la situation , éviter de réveiller des
i/ouvenirs douloureux, et trop souvent empreints d'injuslice.
mobiles qui semblent ne différer entre eux que par d'im-
perceptibles nuances , sont cariictérisés avec des traits si
netset si fermes, qu'ils prennent des physionomies par-
faitement distinctes; et les définitions d'idées abstraites
deviennent en quelque sorte des portraits d'individus. Un
rare talent pour la satire est déployé dans ces peintures :
toutefois on n'y remarque pas cette gaieté vive et légère
qui a brillé depuis chez madame de Staël. Elle était ab-
sorbée par le chagrin à cette époque désastreuse.
Un chapitre bien remarquable, c'est celui de l'Esprit
DE PARTI. Le fanatisme politique, son aveuglement, sa
folle confiance, sa crédulité, sont représentés par une per-
sonne si jeune, avec la plus énergique justesse, et elle a
ensuite caractérisé avec la même précision les deux gran-
des classes d'enthousiastes , les novateurs et les défenseurs
du passé. Tout est vrai dans ces tableaux, et restera tel,
tant que les mêmes partis existeront encore.
Mais quelle effrayante révélation du plus affreux mys-
tère de la nature humaine n'est pas contenue dans le cha-
pitre intitulé du Crime, mot par lequel elle entend sur-
tout la cruauté! Dans un temps où le crime marchait
déchaîné, l'esprit d'observation n'a pourtant pu suffire à
tracer un tel tableau. Il fallait un talent pour ainsi dire
dramatique, cette force d'imagination qui, dans un mot,
un mouvement, une expression de physionomie, trouve
l'homme tout entier, le comprend au point-de devenir lui,
de revêtir un instant sa nature. Quelle peinture terrible de
ce besoin d'enivrement, de cette férocité convulsive, de
cette rage intérieure qui pousse sans cesse à de nouveaux
forfaits, celui pour qui le repos est devenu un supplice,
celui qui se sent bai parce qu'il hait, et qui veut infliger
aux autres les tourments dont il est lui-même la proie !
Et quel trait de lumière jeté sur le cœur humain que ces
paroles : « Si l'on pouvait avoir quelque prise sur un tel
« caractère, ce serait en lui persuadant tout à coup qu'il
a est absolument pardonné ! » VoUà, remarquerai-je à l'ap-
pui de ce que dit madame de Staël, voilà une des causes
des révolutions morales qu'opère si fréquemment la reli-
gion. Elle dit au coupable qu'il est pardomié dans le ciel;
il méprise le reste, et recommence à vivre.
Madame de Staël considère les passions sous le rapport
de leur danger pour le bonheur et non pour la vertu. Elle
conunence par reconnaître que toute félicité suppose l'ob-
servation des lois de la morale , mais elle ne dit pas aux
hommes : Les passions vous rendront peut-être coupables;
elle leur dit : Les passions vous rendront sûrement malheu-
reux. Pour les êtres que la chance de commettre une faute
n'effraye pas avant tout, ce langage a beaucoup de force,
en ce qu'il se fonde sur la nature même des choses, sur
l'essence immuable des sentiments immodérés , et non sur
leurs suites mcertaines. Ainsi, quelque base qu'on veuille
dormer à la morale, cette partie de l'ouvrage aura tou-
jours de l'importance, et les observations curieuses qu'elle
renferme ne seront perdues dans aucun système. Toute
philosophie usuelle doit viser à rendre la volonté indépen-
dante des passions. Mais quand madame de Staël, dans le
but de mieux assurer cette indépendance, semble pros-
crire jusqu'aux affections les plus légitimes, ne dément-
elle pas et son propre sentiment et la nature ? N'y a-t-il pas
un stoïcisme moins âpre à dire que la douleur n'est pas
un mal, qu'à soutenir qu'aimer innocemment n'est pas un
bien.f L'amitié, la tendresse paternelle et filiale doivent-
elles être sacrifiées à un froid calcul, et n'est-ce pas un
cruel emploi du talent que de peindre avec un détail frappant
de vérité tout ce qui blesse le cœur dans les relations les
plus chères? Le pliilosophe chrétien a peut-être seul le
DE MàDAME DE STAËL.
13
droit de dissiper des illusions consolantes ; et il faut nous
promettre autre chose que cette yie, si l'on yeut nous dé-
goûter de ce qu'elle renferme de mieux.
11 n'était pas en général dans le caractère de madame
de Staël de pom'suivre aveuglément un principe jusque
dans ses dernières conséquences , et elle était ordinaire-
ment avertie par un tact très-silr du moment où l'applica-
tion abusive d'une règle conduirait à en violer une autre.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est point par «ne af-
fectation d'austérité que madame de Staël a soutenu un
tel système, et on peut assez juger que ce n'est point non
plus par û-oideur d'âme. Elle peint en traits de feu le mal-
heur des passions et leur puissance; c'est uniquement aux
êtres passionnés qu'elle s'adresse : les autres n'ont pas be-
soin de ses secours, ils n'entendraient pas son langage,
et ce n'est pas avec eux qu'elle a des traits de sympathie.
Il résulte ainsi de la sévérité de ses conseils et de la cha-
leur de ses sentiments un stnguher contraste qui vient de
ce qu'ayant beaucoup souffert, elle aurait voulu paraly-
ser chez les autres et chez elle-même cet excès de vie qui
est une si giande cause de malheur.
Il a sans doute échappé à la jeunesse et à l'ardente vi-
vacité de l'auteur, des jugements hasardés et des expres-
sions trop fortes. Mais, à juger généralement de la mora-
lité de cet ouvrage, on ne peut guère lui reprocher d'autres
défauts que ceux de la philosopliie qui n'a pas un fonde-
ment religieux, la privation d'espérance, l'absence d'un
motif hors de soi pour le sacrifice de soi-même, défauts
qui sont toujours recouverts d'une teinte de sensibilité
bien étrangère à cette philosophie.
Madame de Staèl ne laisse pas sans quelques ressources
les mortels qu'elle a déh«és des passions ; elle conseille
l'étude indépendamment du succès, la bonté indépendam-
ment de la reconnaissance, et elle indique comme un état
assez doux, après qu'on a renoncé au honheui', cette dis-
position tendi-e et rêveuse qu'elle appelle la mélancolie.
La religion a toutes ces consolations, et mieux encore;
mais la religion n'était alors ni un principe d'action ni un
secours intérieur pour madame de Staël , et on peut en ap-
peler de tout ce qu'elle dit sur ce sujet à César mieux in-
formé, c'est-à-dire, à elle-même dans ses derniers écrits.
Son ouvrage contre le suicide, en particulier, est très-
curieux à rapprocher de celui-ci, dont il semble être le
complément, puisque madame de Staël y offre le seul re-
mède efficace aux maux qu'elle n'avait guère fait aupara-
vant que signaler.
Toutefois , quand on a reconnu dans les passions une
fièvie funeste et destructrice, dans les affections les plus
innocentes une source de peines et de regrets; quand la
méditation, la bienfaisance, et une sorte de résignation
contemplative sont devenues les seules ressources sur les-
quelles on ose compter, on a fait, sans le savoir, bien des
pas sur la route qui conduit au christianisme : on s'est pé-
nétré de son esprit sans songer à sa doctrine, et c'est là
ce qui rend plus intéressant encore ce livre, d'ailleurs
éminemment distingué.
Si madame de Staël n'a pas exécuté la seconde moitié
de son plan, ce n'est point par légèreté; ce n'est pas non
plus qu'elle ait été effrayée des grands travaux qu'il lui
fallait entreprendre, on a vu depuis ce dont elle était ca-
pable en ce genre. Selon toute apparence , elle aura senti
que , malgré ses efforts , les deux parties de l'ouvrage n'eus-
sent pas été assez forîeinent liées l'une à l'autre, et que la
seconde aurait difficilement rempli son litre. En traitant
de l'influence des passions sur le bonheur des nations, le
but de madame de Staël était de prouver, par l'iiistoire,
cette opinion qu'elle a professée toute sa vie, savoir, qoe
les mstitutions politiques font l'éducation des peuples,
qu'elles forment leur caractère et décident par là de leur
destinée ultérieure. Or, il est très-vrai que le problème à
résoudre dans ces institutions, c'est celui de laisser aux
passions le degré d'activité qui permet un grand dévelop-
pement moral , sans néanmoms compromettre la tranquil-
lité publique; mais le jeu des passions est compris dans
l'idée de la hberté, et il ne parait pas très-nécessaire de
décomposer cette idée : la question serait donc rentrée
dans celle de l'union de l'ordre avec la liberté. Et si l'au-
teur avait voulu rechercher quelle a été la passion domi-
nante dans le caractère de chaque peuple , comme il eût
expliqué ce caractère par les institutions, la passion n'au-
rait paru qu'accidentelle. De toute manière les passions
eussent été assez étrangères au sujet de cette partie, ou
ne s'y seraient rattachées qu'au moyen d'une métaphysi-
que trop déUée : toutefois il serait bien intéressant de
traiter ces diverses questions en s'appuyant sur l'histohe,
comme voulait le faire madame de Staël.
Lorsqu'elle eut renoncé à son premier plan, elle resser-
ra, dans une introduction, toute la substance de l'ouvTage
qu'elle avait d'abord projeté. Ce morceau, qui attira for-
tement dans le temps l'attention de? penseurs, offre en ef-
fet une masse imposante d'idées ; c'est une mine non ex-
ploitée, où celui qui voudra puiser trouvera d'immenses
richesses.
De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales.
Il s'est écoulé quatre années entre la publication de
L'I^îxrENCE DES P.4.SSI0XS ct ccUe de la LixTÉR.iTCRE. Du-
rant cet intervalle, une révolution heureuse semble s'être
opérée dans l'esprit de madame de Staël. Ses opinions sont
restées les mômes, mais le cours de ses pensées a changé.
La réflexion a mûri ses idées , des études suivies ont allégé
pour elle le poids du malheur, et son âme s'est relevée.
Déjà sa vie est toute d'avenir, et puisque le temps pré-
sent ne répond pas à ses vœux, elle vogue à pleines voiles
vers ime gloire lomtaine; son besom d'espérance se re-
porte sur le monde entier. Elle pense que l'esprit humaùi
s'enrichit de l'héritage des siècles. Selon elle, les généra-
tions ne se succèdent pas en vain, et il s'avance peu à
peu un meilleur ordre de choses, dont l'œil prophétique
du talent distingue les principaux traits. L'état de boule-
versement et d'anarchie cesse de lui paraître un mal mu-
tile, quand elle le considère comme une ciise qui doit con-
duire à une situation plus heureuse, quand surtout elle
l'attribue aux résistances mévitables qu'éprouvent, lors-
qu'on vient à les appliquer à la vie réelle, des prijcipes
longtemps méconnus, ou relégués parmi les vérités spé-
culatives. Mais il faut que l'examen du passé justifie cet
augme favorable ; il faut prouver que les progrès des lu-
mières ont été certains, qu'ds ont été constants malgré
leurs vicissitudes, et qu'on peut, à travers l'obscmité des
temps, reconnaître la loi d'un développement moral chez
la race humaine. C'est là ce qu'entreprend madame de
Staël.
Elle était, par son esprit anaMique, particulièrement
propre à un tel travail, et sa brillante imagmation devait
y répandre du charme. La difficulté de suine la marche
inégale de la civilisation, d'en exphquer les in-égularités ,
les interruptions momentanées, les apparences parfois ré-
trogrades . d'amener à un résultat commun les faits variés
de l'iiistoire, cette diflicullé prodigieuse ne refii-aye pas;
14
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
et, sans peut-être l'avoir mesurée, elle l'a presque tou-
jours surmontée avec bonheur. Le même talent d'obser-
vation qu'elle avait porté sur les mouvements du cœur,
s'exerce sur toutes les facultés pensantes , sur tous les
résultats de leur activité. Elle considère les institutions ,
les mœurs et la littérature dans leur dépendance mutuelle ;
elle démêle les fils nombreux et délicats qui lient l'état de
la société avec celui de la religion et de la philosophie, et
montre comment les écrivains qui sont toujours influencés
par le caractère de leur nation, réagissent sur ce caractère
même. C'est une belle idée que celle de suivre le dévelop-
pement de l'esprit humain à travers les siècles , en assi-
gnant à chacun des grands événements et des grands hom-
mes la part qu'ils ont eue à ses progrès.
On ne peut qu'être singulièrement frappé de l'étendue
d'esprit déployée dans cet ouvrage. Ce n'est point, comme
la plupart des bons livres de cette classe, un résumé élé-
gant des idées reçues, relevé par quelques nouveaux rap-
prochements. Ce n'est point non plus une de ces compo-
sitions systématiques dans lesquelles un auteur, en ob-
servant tous les objets sous une face particulière, peut
avoir certains aperçus neufs, mais nous fatigue à la lon-
gue par la répétition du même genre d'examen. Tout se
dirige, il est vrai, vers un but, mais la marche de madame
de Staël n'a rien de forcé ni de pénible ; son point de vue
est juste, vaste, impartial. Elle considère tous les sujets
comme si elle était la première à les étudier; elle voit les
choses par leur grand côté; elle les regarde avec des yeux
pénétrants, des yeux bienveillants, pour ainsi dire, qui
découvrent une foule de rapports inattendus et agréables.
Il est étonnant qu'elle se soit rencontrée, comme elle l'a
fait, avec les littérateurs de la nouvelle école allemande,
dont elle n'avait alors point lu les écrits. Un goilt pareil
pour tout ce qui exalte la sensibilité et ranime l'imagina-
tion, l'a conduite sur la même route.
Plusieurs opinions , qui ont été par la suite des objets
de discussion entre les critiques, sont exposées pour la
première fois dans ce livre ; on y trouve l'origine de pres-
que tout ce qu'on a lu depuis , et il paraît qu'on s'en est
servi bien plus qu'on ne l'a cité. Peut-être madame de
Staël ne cherchait-elle pas alors à faire ressortir le plus
possible ce qu'elle avançait. Telle idée qui devrait être fé-
conde , tel sentiment qui pourrait fournir à un beau mou-
vement d'éloquence, sont exprimés avec précision, mais
sans développement. Elle écrit avec intérêt, elle tient à
ses opinions, mais sans paraître attacher une grande im-
portance a sa propriété en fait de pensées ; et il semble
qu'elle se soit persuadée elle-même, quand elle a prêché
l'indifférence pour le succès. Il y a de la noblesse et cfe
la fierté dans cette manière. Elle n'avait pas encore obtenu
ce qu'elle sentait mériter, et elle se contente de marquer la
place qu'on sera forcé de lui accorder. N'osant pas trop
compter sur la faveur publique , elle ne se livre pas à
toute son originalité; et dans ce livre je la trouve extraor-
dinaire par la supériorité de son esprit, plus que par le
piquant ou la chaleur de son style.
Cet ouvrage aurait certainement eu en France un suc-
cès aussi éclatant que chez les autres nations , si le mo-
ment où il a paru eût été plus favorable. Mais quelle
femme que celle qui, dans un temps où des événements
décisifs absorbaient toute l'attention, a pu composer un
tel livre! qui Fa pu dans l'exil, dans la persécution, en
butte aux injustices des deux partis! qui a su et fixer son
esprit sur des sujets en apparence si étrangers aux ques-
tions politiques, et les rattacher avec calme à ces grandes
questions !
Si on a méconnu la modération de madame de Staël
dans la conversation, c'est parce qu'elle était impartiale
avec véhémence : dans ses écrits elle l'est sans passion ,
et dans cet ouvrage-ci à peine a-t-elle de la vivacité.
L'introduction est destinée à relever l'impoitance des
travaux de l'esprit. L'auteur montre quels sont les rap-
ports de la littérature avec la vertu, avec la liberté, avec
le bonheur. Il prouve que les grandes beautés littéraires
ont leur source dans la morale la plus élevée; que le bon
goût se rallie à la raison, comme le génie à l'exaltation
des facultés ardentes et généreuses. Enfin, madame de
Staël parle avec attendrissement de la consolation que cer-
tains écrits ont répandue à travers les siècles sur les in-
fortunés. Elle voit tout ce qui a vécu d'êtres souffrants et
distingués , comme une société illustre que n'interrompt
point la mort; et, sentant qu'elle en fait déjà partie, elle
prépare pour les malheureux à venir les bienfaits de cette
correspondance des âmes qu'elle-même a entretenue avec
les malheureux qui ne sont plus.
Une moitié de l'ouvrage est consacrée à l'examen du
passé et du présent, et l'autre à la prévision des temps fu-
turs. Dans la première, l'auteur détermine et le caractère
de chaque peuple durant les diverses périodes de son his-
toire, et celui de ses écrivains les plus distingués. 11 passe
ainsi rapidement en revue toute la littérature existante,
et tout ce qui a eu de Pinfiuence sur les écrits , savoir, les
institutions, les climats, les religions, les mœurs. L'esprit
du passé tout entier peut nous être révélé de la sorte, car
il n'y a rien eu d'important dans le monde réel qui ne se
soit réfléchi dans le monde littéraire.
Madame de Staël avait un rare talent pour relever le
trait marquant de chaque objet. Il y a dans toutes ses
peintures une idée en saillie; mais la vérité n'est pas sa-
crifiée au besoin de faire valoir cette idée. C'est un centre
qui donne aux observations de détail l'ensemble sans le-
quel il n'est pohit d'intérêt; mais ces observations n'en
sont pas moins justes et impartiales. Elle commence par
faire cormaître ce qui est ; elle décrit avec précision le ca-
ractère d'un peuple, d'une période, d'un écrivain, en si-
gnalant toutes les singularités remarquables, et puis elle
explique si nettement pourquoi cela est ainsi, qu'on finit
par trouver parfaitement naturel ce qui avait le plus étonné.
Sans doute l'on peut contester à madame de Staël quel-
ques assertions ; et c'est à quoi elle s'est souvent exposée
lorsqu'elle s'est écartée de l'opinion des érudits. Riais il
s'agit ici de jugements et non de faits, et l'on recommen-
cera nécessairement à juger les anciens, à mesure que
les pomts de comparaison avec eux se multiplieront. En
envisageant l'antiquité d'une manière qui lui est propre,
madame de Staël nous force à penser à neuf sur des objets
qui semblent avoir épuisé les méditations humaines. Lors-
qu'un sujet important se trouve usé, n'est-il pas heureux
qu'on le ranime? L'écrivain qui rend de la couleur aux
pâles ombres de l'histoire ne mérite-t-il pas notre recon-
naissance? On doit redouter l'erreur, cela va sans dire;
mais l'ignorance est aussi une cause d'erreur, et l'on
ignore éternellement ce qui n'a pas produit d'impression.
A force de scrupules sur la vérité, on reste étranger à la
vérité même. On ne se croit en sûreté contre l'imagina-
tion d'un auteur que quand il eimuie; mais l'oubli ne tarde
pas à dévorer les fruits d'une étude languissante.
D'après son système sur les heureux fruits du temps,
madame de Staël devait donner aux Romains la supério-
rité sur les Grecs, et rien n'est plus neuf et plus frappant
que la manière dont elle signale le mérite particulier de
la littérature romaine.
DE MADAME DE STAËL.
15
Quelle beauté d'expression et d%pensée n'y a-t-il pas,
par exemple, dans les réflexions suivantes : « Ils n'avaient
« point (les Grecs) ce sentiment, cette volonté réfléchie,
« cet esprit national, ce dévouement patriotique qui ont
« distingué les Romains. Les Grecs devaient donner l'im-
« pulsion à la littérature et aux beaux-arts. Les Romains
« ont fait porter au monde l'empreinte de leur génie.
« L'histoire de Salluste, les lettres de Brutus, les ou-
« yrages de Cicéron rappellent des souvenirs tout-puissants
« sur la pensée. Vous sentez la force de l'âme à travers la
« beauté du style; vous voyez l'homme dans l'écrivain, la
« nation dans cet homme, et l'univers aux pieds de cette
« nation. »
La supériorité qu'elle attribue aux écrivains les moins
anciens , est ce qu'on a le plus contesté à madame de Staël ;
mais il faut se souvenir d'abord qu'on n'a pas le droit de
lui objecter Homère et la poésie antique, puisqu'elle a
excepté l'imagination du nombre des facultés susceptibles
de progrès; ensuite, que lorsqu'elle a considéré la littéra-
ture dans ses rapports avec les institutions sociales, elle
a dû l'envisager sous son aspect le plus grave. Elle l'a vue
comme l'expression du sentiment des peuples , comme le
dépôt des pensées qui décident de leur sort, plutôt que
comme le recueil des jeux brillants de l'esprit. La partie
de l'art s'est ainsi éclipsée pour elle devant la grandeur
des vues, l'universalité du jugement, l'analyse philosophi-
que du cœur, et toutes les qualités enfin qui sont long-
temps avant de se développer dans les sociétés.
Le second volume est tout de conseils aux écrivains
des États libres , et il traite par conséquent , pour la France ,
de la littérature à venir. Cette partie a eu beaucoup de
succès dans le temps, et peut-être est-elle en effet la plus
brillante, parce que le sujet en est aussi neuf que les idées.
Elle doit inspirer un intérêt particulier, à présent que l'es-
poir conçu par madame de Staël renaît avec un fondement
plus solide, et qu'on voit déjà ses prédictions à demi réa-
lisées. On n'y trouve pas, il est vrai, ce mélange du fait et
de la pensée qui est si agréable à quelques esprits, mais le
mérite de ce morceau est d'un ordre plus relevé. Il tend
directement au grand but de tous les écrits, si ce n'est de
la vie entière de madame de Staël, le but de régler et d'é-
tendre l'influence de la liberté. L'analyse dirigée sur les
idées générales n'en est pas mohis fine et moins précise,
et c'est ainsi que l'auteur distingue avec une parfaite sa-
gacité, les éléments dont la gloire littéraire doit se com-
poser dans un État libre. •
Sans doute il n'est là question que de la république,
mais on voit que ce gouvernement n'était pour madame de
Staël qu'une forme accidentelle de la liberté. Tout ce
qu'elle dit s'applique également à la monarchie limitée, et
souvent avec avantage. La France est toujours son objet,
quoique la triste comparaison de ce qui était avec ce qu'elle
avait en vue, la rejette sans cesse dans la peinture idéale
d'un grand peuple, libre, éclairé, généreux, chez lequel
les mœurs seraient en harmonie avec les institutions. Bien
souvent la satire des hommes du moment échappe à sa
plume indépendante. Les ambitieux, les peureux, les flat-
teurs du pouvoir, toutes les vanités, les avidités en pré-
sence, sont peintes des plus vives couleurs.
Le chapitre éminemment spirituel, mtitulénn golt,de
l'Iirbanité hes MOEuns, et de leur influence littéraire
ET POLITIQUE, cst lui-mêmc une censure fine et piquante
du ton de la littérature, et même de la société à l'époque
où elle écrivait. Les inconvénients d'un raffinement exces-
sif, de tout le rigorisme de l'élégance , sont mis en con-
traste avec ceux des formes vulgaires : elle montre que le
vrai talent n'est jamais obligé à sacrifier ni la force ni le
bon goût. Dans toute sa critique, madame de Staël a frappé
d'un égal anathème la grâce sans fonds de pensées, et les
pensées défigurées par l'inconvenance de leur expression.
Ceux qui aiment à la retrouver dans ses écrits , relisent
avec bien de l'mtérêt le chapitre intitulé des femmes qui
CULTIVENT LES LETTRES. Daus sa manière de traiter cette
question presque personnelle, on voit comment elle géné-
ralisait ses propres impressions. Elle observait sur elle-
même ces mouvements si délicats, qu'ils semblent n'ap-
partenir qu'à l'individu, et puis elle découvrait qu'ils sont
la suite nécessaire de telle situation dans la vie. Je ne puis
résister à transcrire le passage où elle prouve que cette cé-
lébrité qui excite l'envie est généralement un malheur
pour des êtres qui ne vivent que d'affections.
« L'aspect de la malveillance fait trembler les femmes,
« quelque distinguées qu'elles soient. Courageuses dans
« le malheur, elles sont timides contre l'inhnitié : la pensée
« les exalte, mais leur caractère reste faible et timide. La
« plupart des femmes auxquelles des facultés supérieures
K ont inspiré le désir de la renommée, ressemblent à Her-
« mhiie, revêtue des armes du combat; les guerriers voient
« le casque, la lance, le panache étincelant; ils croient
« rencontrer la force, ils attaquent avec violence, et dès
« les premiers coups ils atteignent au cœur. »
On ne peut qu'applaudir à l'auteur d'un tel ouvrage;
mais son système fut fort attaqué. La perfectibilité de l'es-
pèce humaine a toujours été le sujet de bien des débats,
et l'on doit convenir que l'expression même présente un
sens faux au premier aspect. Pour prévenir toute équivo-
que, il faut donc rappeler ce qu'ont entendu ceux qui ont
soutenu cette doctrine sans exagération. Voici les paroles
de madame de Staël : « Je ne prétends pas dire que les
« modernes ont une puissance d'esprit plus grande que
« les anciens, mais seulement que la masse des idées en
« tout genre s'augmente avec les siècles. » De même , re-
lativement à la moralité, on sait fort bien que le cœur hu-
main sera toujours composé des mêmes éléments; mais
qui osera dire que tel système d'éducation ou d'organisa-
tion sociale ne puisse pas tirer un meilleur parti de ses
dispositions immuables .'
Ce n'est peut-être pas sur le terrain de la littérature
qu'on est le mieux placé pour défendre la perfectibilité de
l'espèce humaine. Il n'a pu nous parvenir des divers âges
anciens que des productions transcendantes, et celles-là '
prêtent peu à la comparaison. Les talents extraordinaires
paraissent différer de genre plutôt que de grandeur, et ils
fixent tellement nos regards sur l'écrivain, qu'on n'évalue
pas ce qu'il doit à son siècle. D'ailleurs, quand on parle
de littératm-e, il est difficile de mettre de côté les ouvrages
d'imagination, et l'extrême éclat de la poésie antique at-
tire malgré nous la pensée. Les remarques de madame de
Staël n'en sont pas moins justes, mais l'extrême finesse de
la matière qu'elle examine, jointe à la part que réclame la
diversité des goûts littéraires , empêche qu'elle ne produise
une entière conviction.
C'est quand on considère l'histoire en masse, qu'on
voit clairement ce que le temps nous a fait gagner. L'ido-
lâtrie est tombée en Europe et est ébranlée sur toute la
terre. L'esclavage, le servage, la traite des nègres ont cédé
l'un après l'autre à l'influence du christianisme, non que
cette religion ait soulevé les opprimés, mais parce qu'elle
a désarmé les oppresseurs. Une morale patiente et résignée
s'est trouvée incompatible avec la servitude, et des fers
non encore brisés ont paru se détacher d'eux-mêmes.
D'autres motifs moins purs ont encore servi la cause de
16
NOTICE SLR LE CARACTERE ET LES ECRITS
l'humanité, et des abus sans nombre ont été réformés, et
la condition des malheureux s'est adoucie. Que ces chan-
gements aient été dus ou non aux progrès de l'esprit hu-
main , n'est pas la question , il suffit qu'ils aient amené ces
progrès. La connaissance des vrais intérêts des hommes a
été acquise, et cette conuaissance n'est autre chose que
le perfectioimement de la raison.
Combien faudrait-il de générations parmi des insectes
éphémères, pour qu'ils pussent constater l'amélioration
de la saison? Que de fois, au mois de février, dans les
jours de neige, de frimas, de bise glacée, ces penseurs
nés du matin nieraient l'approche du printemps! Tel est
l'état de cette question parmi les hommes. Qu'importe,
dira-t-on, à notre vie d'un moment, d'un moment si sou-
vent malheureux, que les siècles s'avancent lentement
vers une période meilleure .' Peu importe à l'égoïste sans
doute, et peu aussi pour de plus nobles motifs au chré-
tien qui n'aspire qu'à l'éternité. Toutefois, comment re-
pousser une magnifique espérance.' comment ne pas ac-
cueillir la doctrine qui seule propose un but utile aux
esprits supérieurs, doime un prix réel à la pensée, et at-
tribue dans le gouvernement des choses terrestres, une
marche bienfaisante à la Providence ?
Toutes les objections auxquelles le livre de madame de
Staël pouvait donner Ijeu , furent rassemblées peu après
sa publication, dans deux articles du Mercure de France.
Ces morceaux, remarquables surtout par le style, ont été
fort cités; et, bien qu'il y perce une amertume dirigée
contre la personne de madame de Staël, autant que contre
ses écrits, on y retrouve ces formes de politesse et d'élé-
gance dont une femme est réduite à savoir gié, lors même
qu'elles sont un avantage pour son adversaire. Des coups
soigneusement mesurés n'en sont que plus sûrs; mais ici
les coups n'ont pas été mortels ; et quoique madame de Staël
ait négligé l'avis, galamment exprimé, de se contenter de
parler au lieu d'écrire, elle s'est relevée de là. Néanmoins
cette attaque lui fut sensible , et celle qui n'a jamais ré-
pondu à aucune critique, repoussa indirectement les traits
de celle-ci dans une préface ajoutée à sa seconde édition.
Cette réplique est toute remplie d'esprit, de grâce et de
douceur. Madame de Staël se justifie complètement sur
les faits; et après avoir de nouveau défendu ses opinions
avec chaleur, elle donne dans les dernières lignes la preuve
évidente de cette bonté qui l'empêchait de croire à la
haine. Car tandis que la Rochefoucauld conseille de voir
des ennemis futurs dans les objets actuels de notre affec-
tion, elle ne pouvait regarder que comme des amis à ve-
nir, tous les hommes distingués dont elle avait à se plaindie.
Depuis ce temps, les idées répandues dans ce livre ont
fructifié. Le beau talent de M. de Chateaubriand a fait des
prosélytes à ce système, quand il a attribué exclusive-
ment au christianisme les progrès que madame de Staël
avait compris, avec le christianisme même, dans les
preuves du perfectionnement de l'esprit humam. Cette
doctrine s'est donc insensiblement établie dans la plupart
des têtes , sans néanmoins qti'on se soit tout à fait récon-
cilié avec les termes qui avaient d'abord servi à l'exposer.
C'est là ce qui inquiétait peu madame de Staël. Toujours
portée en avant par son esprit , elle abandonnait les phrases
contestées , sûre de trouver sans cesse des formes nou-
velles pour exprimer le même fonds d'opinions,
Delphine.
Un talent tout de verve et d'abandon tel que celui de
madame de Staël, ne pouvait trouver son plein essor dans
des ouvrages philosofjliiques; il devait lui être difficile de
soumettre à une marche sévère un esprit aussi vif que le
sien; et c'est peut-être quand sa supériorité s'est involon-
tairement déployée, qu'on l'a reconnue avec le plus de
plaisir. Tous ces brillants enfants du moment, ces pensées
que l'occasion lui suggérait, ne pouvaient recevoir une
existence durable que dans une fiction , et il fallait que
son imagination évoquât la scène du monde pour retrou-
ver ce que la société lui inspirait. La forme variée d'un
roman par lettres offrait une place naturelle à ses idées les
plus arrêtées, comme à ses aperçus les plus fugitifs, et
fournissait encore à son âme ardente et sensible un moyen
de s'épancher complètement. Nul ne se sent cette force
d'éloquence, sans avoir besoin de l'exercer. Il y a un bon-
heur, dangereux peut-être, mais enfin il y a un bonheur
dans ces émotions puissantes , a la fois calmées et fixées
par l'expression, et cette jouissance suffirait seule à ré-
compenser le talent. La passion la plus dramatique de
toutes, celle dont tous les développements sincères ont
un caractère de beauté, celle qui ressemble à la généro-
sité, au dévouement, au culte même, était aussi pour ma-
dame de Staël la plus séduisante à peindre.
Une pensée mélancolique a poursuivi sa jeunesse : pé-
nétrée d'une profonde pitié pour le sort des femmes, elle
plaignait suitout les femmes douées de facultés éminentes.
Et quand le bonheur, à ses yeux le plus grand de tous,
l'amour dans le mariage ne leur avait pas été accordé , il
lui semblait alors également difficile qu'elles pussent se
renfermer dans les bornes étroites de leur destinée, ou
franchir ces bornes , sans s'exposer à d'amères douleurs.
Cette pensée, qui pouvait se déployer dans un roman sous
une infinité de formes , amenait naturellement la peinture
d'une femme à la fois brillante et malheureuse, dominée
par ses affections, mal dirigée par l'indépendance de son
esprit, et souffrant par ses qualités les plus aimables.
Une telle héroïne convenait merveilleusement à madame
de Staël. Sous le voile léger de ce personnage fictif, elle se
trouvait délivrée de sa propre responsabilité; et en expri-
mant une foule de sentiments qui lui appartenaient à demi,
elle conservait toute la vivacité de ses impressions, sans
se croire obligée à les juger. Les différences entre Del-
phine et elle sont recherchées à dessein. Elle n'a point
domié à son héroïne ce coup d'œil pénétrant qui lui faisait
prévoir toutes choses, ni cette fermeté d'âme au moyen de
laqiielle elle supportait ce qu'elle n'avait pas cherché à
éviter. Delphine ne pré'soitrien et souffre de tout. Prompte
à saisir les moindres nuances des sentiments et des idées,
elle ne comprend rien aux vanités ni aux intérêts; mais
son caractère reçoit de cette ignorance même une teinte
de pureté. Elle se présente au conflit de la vie avec l'uni-
que espoir de désarmer par une bienveillance inaltérable,
par le sacrifice d'elle-même dans toiites les relations; aussi
les peines infligées par la malignité de la société à une
ànie confiante et ingénue, sont-elles supérieurement dé-
peintes dans cet ouvrage.
Mais à travers mille différences extérieures , il y a une
parité intime entre l'auteur et l'héroïne du roman : les res-
semblances sont d'autant plus fortes qu'elles sont involon-
taires. Corinne est l'idéal de madame de Staël, Delphine
en est la réalité durant sa jeunesse. Aussi tout est de pre-
mier mouvement dans ce personnage qui semble formé par
l'art. Delphine est un être vivant et un être unique. Il y a
en elle une bonté inspirée, un dévouement d'instinct, une
délicatesse, une générosité natives; et cela, joint à quel-
que chose d'enfant ou de sauvage dans l'impétuosité de
ses sentiments, ressemble si peu aux qualités qu'on donne.
DE MADAME DE STAËL.
Î7
et si rarement à celles qu'on a, qu'il semble réellement
qu'elle existe et qu'elle est la seule qui soit ainsi.
Mais c'est le charme, ce sont les yertus naturelles de
Delphine qui rendent insupportables ses torts et ses im-
piudences. On souffre, on s'irrite, parce qu'on l'aime. On
s'est si bien associé à elle qu'on craint de partager ses
fautes, et l'on se hâte d'être son censeur, de peur d'être
son complice. On ne lui sait nul gré de n'avoir pas été tout
à fait coupable, puisqu'elle l'est assez pour qu'on ne doive
point lui pardonner. On oublie sans cesse qu'elle est là
pour nous empêcher de suivre son exemple , et que si avec
des opinions dangereuses elle avait eu de moindres torts,
elle avait moins cruellement expié ses erreurs, c'est alors
qu'il eût fallu condamner l'ouvrage.
L'intérêt du roman est puissant, et je ne sais s'il ne l'est
pas surtout dans les situations les moins orageuses. Peut-
âlre le talent est-il plus remarquable quand il ne se doute
pas de lui-même, et que l'auteur et le lecteur ne sont pas
avertis d'avance. Madame de Staël était mieux faite pour
peindre l'amour dans sa plus noble exaltation que dans
ses fureurs. Aussi, comme expression de la passion même,
les morceaux écrits par Delpliine, au moment où elle se
croit à jamais séparée de Léonce , sont-ils sans comparai-
son les plus beaux. Jlais ce qui est toujours charmant,
c'est la peinture nuancée des mouvements les plus déli-
jcats du cœur. 11 y a entre autres des peines d'amitié si vi-
vement et si naturellement exprimées , que leur effet n'est
point diminué par celui de douleurs plus impétueuses; et
Delphine est d'autant plus touchante , que son âme tendre
peut être agitée par des sentiments plus innocents.
Les caractères sont en général dessinés avec une force
et une justesse de touche extraordinaires. Celui de ma-
dame de Vernon est un chef-d'œuvre absolument neuf
dans son genre, et la peinture de cette amie perfide dé-
voile des trésors de compassion et de tendresse chez l'au-
teur qui a su répandre un charme irrésistible sur un tel
portrait. Sans cesse on retrouve madame de Staël dans
cet ouvrage : ce sont ses goûts, ses jugements, c'est sa
théorie sur les devoirs d'amitié, sur les services, sur la
reconnaissance; c'est sa pitié pour toutes les peines, c'est
sa manière à la fois si vaste et si détaillée de considérer
l'existence. On y voit son habitude d'analyser les diverses
impressions, les pensées même des gens sans esprit; en
sorte que lorsque ceux-ci , dans le roman , viennent à dé-
velopper leurs motifs, ils le font avec une singulière
finesse : légère invraisemblance sans doute, mais invrai-
semblance pleine de grâce, et qui rappelle le plaisir de ces
entretiens dans lesquels madame de Staël s'amusait à ra-
conter les autres, où elle interprétait l'ineptie en termes si
spirituels qu'il résultait de là le plus piquant contraste. Le
style même qu'on a critiqué, le style est bien souvent ce-
lui de la conversation sans égale de madame de Staël. 11
est vrai que quand elle parlait, son regard si vif, son at-
titude expressive, une manière animée et mordante d'ac-
centuer, donnaient un sens frappant et particulièrement
agréable à certains mots qu'elle-même avait consacrés.
Je l'avoue, en Usant cet ouvrage les souvenirs me sai-
sissent avec trop de force. Je me perds dans mille rappro-
chements, dans l'émotion qu'ils excitent. Les événements,
ainsi qu'un vain cadre, disparaissent à mes yeux, et je
vois le fond de la pensée. C'est du passé, c'est de la vie,
hélas ! c'est de la mort que Delphine , ce n'est plus de la
fiction. Cette lecture est un rêve douloureux où une foule
d'images se retracent, où tout ce qu'on a connu se mon-
tre, se transforme, se confond sous cent apparences fu-
gitives, où une angoisse cachée, sinistre avertissement de
ce qu'on a perdu, se mêle à une illusion trop douce. Il
était également au-dessous du caractère de madame de
Staël et de son talent, d'introduire des personnages réels
dans ce tableau fantastique ; et cependant quel de ses an-
ciens amis peut relire un tel ouvrage sans voir passer
comme des ombres ces êtres tous distingués sous quelque
rapport, qui vivaient de sa vie et se disputaient ses affec-
tions? société dispersée, rayons détachés d'un centre
anéanti, gens séparés par toutes sortes de différences, et
qui, peut-être, ne se conviendraient plus dans la vie, mais
qui doivent pourtant à jamais se retrouver dans lems re-
grets.
Ne pouvant donc m'attacher au roman dans cette pro-
duction, je ne parlerai que de son effet sur les autres lec-
teurs. On y reconnut un talent dans sa plus vigoureuse
croissance plutôt que dans sa maturité. La fougue de la
jeunesse s'y joignait à celle de l'imagination; et quoiqu'il
y eût là les éléments de tous les genres de distinction,
comme madame de Staël s'était pour la première fois
abandonnée à sa verve, comme elle avait offensé ce qu'il
y a de plus irritable au monde, les passions politiques,
elle ne pouvait guère échapper à la censure. Delphine donc
fut vivement admirée et vivement attaquée. Madame de
Staël prenait très-gaiement son parti du blâme littéraire;
mais ceux qui condamnèrent ce loman sous le rapport de
la moralité, lui causèrent une peine réelle. Delphine était
à cet égard un sujet très-sensible pour elle, et elle a tou-
jours protesté de l'innocence de ses vues en l'écrivant.
Puisqu'elle a fait un ouvrage exprès pour rétracter l'espèce
d'apologie du suicide qu'on lui avait reprochée, il est inu-
tilp de revenir sur ce point. Mais je dirai que bien qu'elle
eût une extrême répugnance à s'occuper de ses anciennes
compositions, elle a encore écrit des Réflexions sur le
BUT moral de Delphine. Dans ce morceau , qui mérite d'ê-
tre imprimé , elle traite toutes les questions relatives au
roman, en les rattachant, suivant sa coutume, à des idées
générales. Ainsi après avoir prouvé , d'après son épigraphe
même « Un homme doit savoir braver l'opinion , une femme
« s'y soumettre, » qu'elle désapprouve Léonce et Del-
phine, elle cherche à expliquer pourquoi chacun de nous
est entraîné par un penchant naturel vers les êtres sensi-
bles et exaltés , tandis que la société en masse les juge
avec une grande rigueur. Son but moral a été double selon
elle. D'un côté elle a dit aux femmes distinguées : Respec-
tez l'opinion, puisque tout ce que vous avez de bon et de
fier peut être blessé par elle, et qu'elle vous poursuivra
jusque dans le cœur de ceux que vous aimez; et d'un
autre côté elle a dit à l'opinion : Ne soyez point inexora-
ble envers des êtres rares, susceptibles de beaucoup de
maliieur, et qui font le charme et l'ornement de la vie.
L'on peut trouver qu'une leçon de sévérité et une leçon
d'indulgence s'affaiblissent réciproquement; mais pour-
tant il est vrai que toutes deux sont méritées. Ce sont en
effet les passions basses et haineuses qui s'acharnent d'or-
dinaire contre les qualités exaltées, et peut-être fallait-il
que la punition des imprudents et des faibles fût confiée
à la malignité, car la pure vertu n'eût jamais été assez
cruelle.
Si, contre le dessein de madame de Staël, cet ouvrage
peut donner lieu à quelques reproches , il faut l'attribuer
à l'influence du moment où elle a écrit. Ce moment, de
môme que celui où la scène fictive a été placée , appartient
à la période révolutionnaire. Or, dans ce temps, diffé-
rentes causes se réunissaient pour exalter l'imagination
des écrivains. Des exemples afficux de cruauté, de bas-
sesse, d'égoïsme, reportaient toute l'admàation vers les
18
PsOTlCE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
qualités élevées et généreuses; des situations violentes
dans la vie réelle en appelaient de correspondantes dans
les fictions; et enfin, lorsque l'édifice social croulait de
toutes parts, il était bien difficile que l'idée des grands
sentiments involontaires , du dévouement qui les accom-
pagne, ne prit pas dans l'esprit des auteurs de l'ascen-
dant sur l'idée des liens que les convenances sociales
avaient trop souvent formés. Des conclusions plus nette-
ment tirées, un censeur parmi les personnages eussent
aisément fait ressortir le côté moral de cet ouvrage; mais
madame de Staël n'aimait pas les ruses de métier, et
elle n'a pas cru ces moyens nécessaires. Toutefois, elle
a changé le dénoùment de Delphine; « mais non, dit-elle,
« pour céder à l'opinion de ceux qui ont prétendu que le
« suicide devait être exclu des compositions dramatiques,
« puisqu'un auteur n'exprime point son opinion particu-
« Hère en faisant agir ses personnages. » Néanmoins il faut
convenir, malgré la farouche et cruelle beauté de la pre-
mière catastrophe, que le nouveau dénoùment, et sur-
tout une admirable lettre de Delphine mourante, laissent
à tous égards dans l'âme une meilleure impression.
Ici finit la seconde période des travaux littéraires de
madame de Staël. Elle avait réalisé les espérances don-
nées dans la première, et déjà fondé l'édifice de sa répu-
tation. Ses écrits avaient fortement attiré l'attention des
penseurs étrangers , tandis qu'en France on ne leur rendait
encore qu'une justice imparfaite. Les idées grandes et
neuves qui étincellent de toutes parts , ne rachetaient point ,
aux yeux de certains critiques, de légères incorrections,
quelques néologismes , et parfois un peu d'obscurité. On
regardait madame de Staël comme une personne extraor-
dinairement brillante en conversation; mais dans les let-
tres on la mettait encore au nombre de ces auteurs spiri-
tuels que des défauts de manière ont exclus du premier
rang. Elle en a appelé d'un tel jugement, mais cette sévé-
rité lui a été utile; son talent était de force à se compléter
sur tous les points. Jusqu'alors la langue n'avait pas été
assez assouplie entre ses mains pour qu'elle pût exprimer
les nuances infinies de ses pensées, sans employer des
formes un peu extraordinaires. Ce qui donne un faux bril-
lant à la médiocrité nuisait à la supériorité véritable. On
prenait un esprit très-original pour une manière d'écrire
bizarre; et c'est quand le langage de madame de Staël a
davantage ressemblé à celui de tout le monde, qu'on a
bien vu que son talent n'était celui de personne.
ÉCRITS DE MADAME DE STAËL.
Troisième période.
Ce fut vers la fin de 1 803 , après avoir publié Delphine ,
que madame de Staël, exilée par la. tyrannie d'un seul,
comme elle l'avait été par celle de plusieurs, fît son pre-
mier voyage en Allemagne. Là, elle trouva sa réputation
plus grande qu'elle ne l'imaginait. Des hommes de génie ,
et d'un génie analogue au sien, l'accueillirent avec trans-
port; les souverains se la disputèrent, et une société bien-
veillante applaudit à ses talents, à sa conduite politique,
à son enthousiasme pour son père. Là, elle eut encore l'a-
vantage de 'fixer auprès d'elle un écrivain distingué,
M. Schlegel , qui lui a été également agréable par les rap-
ports et par les différences de leurs esprits, et dont les
éloges comme les contradictions ont sans cesse excité sa
pensée. Cette année fut prodigue pour madame de Staël,
de plaisirs, de succès, d'idées nouvelles; mais elle lui ré-
servait un coup affreux, elle la priva de son père.
Je reviendrai sur ce temps désastreux, et je ne veux le
considérer ici que comme l'époque d'un beau développe-
ment dans le talent de madame de Staël. Elle avait déjà
connu le malheur. Les crimes de la révolution , l'ingrati-
tude des hommes envers M. Necker, leur injustice à son
propre égard , d'autres peines encore avaient déchiré son
cœur. Mais il est dans ces chagrins dont on accuse les
autres, ou même soi, quelque chose d'ûpre et d'irritant
qui arrête le plein épanchement de l'âme. Elle a eu quel-
quefois cette verve amère et satirique qui est bien aussi
un moyen de succès; mais la grande beauté de son talent,
c'était l'inspiration élevée et pathétique. Une douleur qui
venait du ciel, une douleur dans l'ordre de la nature, une
douleur qui tenait du sentiment religieux , devait modifier
son âme d'une manière qu'on peut appeler heureuse, si
l'on regarde comme le premier bonheur le plus grand per-
fectionnement. Son esprit sans cesse fixé sur les qualités
véritablement admirables de M. Necker, le désir ardent de
devenir pour ses enfants ce qu'il avait été pour elle, la
lecture qu'elle faisait constamment avec eux de ces beaux
écrits de religion et de morale, où des lois sacrées leur
semblaient imposées par un père avec la double autorité
de sa vie et de sa mort, tout concourait à produire sur
elle cette impression solennelle et profonde , si propre à
imprimer un cours bienfaisant à ses pensées et un graud
caractère à ses écrits.
Dès lors ses opinions religieuses furent mieux pronon-
cées, ses sentiments de piété plus constants et plus actifs.
Le vague d'une croyance poétique cessa de suffire à son
cœur; il lui fallut une foi ferme dans cette promesse d'im-
mortalité, qui seule la sauvait du désespoir; en un mot,
elle eut besoin d'être chrétienne, parce que son père était
mort en chrétien. Ces illusions des âmes tendres, que to-
lère ou favorise avec tant de douceur une religion pour-
tant si pure, le sentiment d'ime communication avec les
amis qui ne sont plus, l'idée qu'ils nous protègent encore,
que peut-être un jour ils obtiendront pour nous, comme
une partie de leur récompense, le bonheur d'une réunion
avec eux; toutes ces espérances remplirent dès lors le
cœur de madame de Staël;elles l'ont soutenue jusque dans
cette longue et cruelle lutte, durant laquelle elle repous-
sait les teneurs de la mort en pensant qu'elle allait rejoin-
dre son père.
Ce sont de tels sentiments qui lui ont dicté cet admi-
rable morceau sur la vie privée de M. Necker, qu'elle a
imprimé à la tête des manuscrits qu'il avait laissés. Parmi
les amis de madame de Staël , qui ont rendu un hommage
pubhc à sa mémoire, un écrivain aujourd'hui bien célè-
bre, M. Benjamin Constant, a signalé le mérite extraordi-
naire de cet écrit, en disant qu'aucun des ouvrages de
madame de Staël ne peut la faire aussi bien connaître.
Il est vrai que celui-là est unique dans son genre. C'est
peut-être la seule fois qu'on ait vu un talent de première
lorce, aux prises avec une douleur réelle, la peindre si
involontairement. Non seulement elle ne cherche à tirer
parti de son affliction pour aucun effet, mais elle ne se
doute pas qu'elle l'exprime. Il y a entier oubli, je dis plus,
il y a sacrifice d'elle-même dans ce morceau ; elle se met
au-dessous de sa mère, parce qu'elle veut rehausser
M. Necker dans l'objet qu'il avait choisi; elle cherche à
se faire paraître légère, inconsidérée, pour que si jamai.^
elle a encouru quelque blâme, il ne retombe pas sur son
père; enfin elle va jusqu'à donner à entendre qu'elle n'au-
rait pas eu naturellement des sentiments bien profonds,
afin qu'on croie que l'impression qu'il a produite sur elle,
eût été plus forte sur une autre. La souffrance de son âme
perce à travers chaque mot, et pourtant elle déploie une
DE MADAME DE SÏÂEL.
19
variété inconcevable de tons, de moyens, de ressources
quand elle veut faire sentir les différents mérites de M. Nec-
ker. Craignant pour lui de fatiguer de sa peine, elle essaie
mille cordes différentes, elle raisonne pour convaincre,
elle séduit pour désarmer, elle cherche môme à amuser
pour s'assurer d'être écoutée. C'est par des explosions su-
bites que son sentiment se fait jour; mais on voit que
toute son intention est d'observer une noble réserve. La
peur de nuire par de l'exagération la poursuit. Quelque
chose de contenu, de timide, montre une défiance doulou-
reuse de ses moyens de persuasion, et ses phrases jetées,
entrecoupées, et comme prononcées avec une haleine trop
courte, prouvent qu'elle écrivait la rougeur sur le front,
tremblant de ne pas trouver le ton juste, et d'exposer l'ob-
jet de son culte.
Quand on a connu madame de Staël et son père, quand
on les sait réunis dans le même tombeau, ce n'est pas sans
répandre des larmes qu'on pense à l'immensité de ten-
dresse que prouve et justiûe un tel écrit.
Corinne, ou l'Italie.
Après avoir un peu soulagé son cœur par cet hommage,
madame de Staël partit pour l'Italie. Encore absorbée par
la douleur, ce voyage ne lui offrait aucune perspective
agréable, et le genre d'attrait qu'il peut avoir n'était d'ail-
leurs pas celui auquel elle se croyait le plus sensible. Jus-
qu'alors elle n'avait admiré que l'esprit, elle n'avait étudié
que le cœur humain et les livres. Bannie depuis long-
temps du brillant théâtre des plaisirs et des succès de son
jeune âge, elle avait avant son malheur vivement regretté
Paris, et Paris seul semblait encoi'e fait pour l'intéresser.
Assez étrangère aux jouissances des beaux -arts, elle n'a-
vait été que faiblement touchée par le spectacle de la na-
ture. Les beautés champêtres n'étaient guère à ses yeux
que la décoration de l'exil , la froide parure d'un séjour in-
si|)ide, et elle avait pris une sorte d'humeur contre les
lacs, les montagnes, les glaciers de la Suisse, dont on lui
comptait la vue pour un dédommagement. Rien de ce qui
n'était ni sentiment ni pensée n'avait de valeur à ses yeux.
Sa disposition à plusieurs égards était déjà changée
quand elle partit pour l'Italie : son père était mort sans
que les Français lui eussent rendu justice; les Français
lui plaisaient encore, mais dans ce moment-là, elle les ai-
mait certainement moins. Sûre de souffrir partout, le choix
du séjour lui était devenu plus indifférent, et elle devait
préférer celui qui ne lui retraçait aucun souvenir amer.
Elle éprouva dans ce voyage un soulagement que sa tou-
chante superstition attiibuait à l'hitercession de son père.
Le beau ciel , le climat heureux de l'Italie agissaient sur
elle à son insu. Son âme attendrie s'ouvrait aux douces
émotions, et peut-être fallait-il qu'elle eîit perdu quelque
chose de son activité pour que les objets extérieuis fissent
sur elle leur pleine impression. Celle qu'ils produisirent
fut grande, puissante, inattendue, et elle crut découvrir
pour la première fois et la nature et les arts quand ils s'of-
frirent à ses regards dans leur plus splendide magnificence.
Le développement de ce sentiment nouveau fut sans
doute favorisé par la société de M. Schlegel. Les connais-
sances de ce savant dans les beaux-arts, sa manière ingé-
nieuse et néanmoins poétique de rendre compte de leurs
effets, réussirent à intéresser madame de Staël. En vertu
d'une analogie secrète, l'admiration de l'art réveilla dans
son cœur celle de la nature, et les copies la ramenèrent
au modèle.
Peut-être y a-t-il à gagner pour le talent dans ces im-
pressions tardives qui opèrent une révolution subite chez
un esprit déjà très-exercé. Si madame de Staël eût été sen-
sible dès son enfance aux charmes des objets champêtres,
ses premiers ouvrages auraient été enrichis de plus de ta-
bleaux, mais elle n'eût pas écrit Corinne.
Dans la littérature proprement dite, et hors du domame
de la politique , Corinne est le chef-d'œuvre de madame
de Staël, Corinne est l'ouvrage éclatant et immortel qui
lui a le premier assigné un rang parmi les grands écrivains ■
C'est une composition de génie dans laquelle deux œuvres
différentes, un roman et un tableau de l'Italie, ont été fon-
dues ensemble. Les deux idées sont évidemment nées à la
fois : l'on sent que l'une sans l'autre elles n'auraient pas
pu séduire l'auteur, ni correspondre à ses pensées. Aussi
parmi la plus riche variété de couleurs et de formes, il
règne un ravissant accord, et une teinte harmonieuse est
répandue sur l'ensemble. Corinne est à la fois un ouvrage
de l'art, et une production de l'esprit, un poëme et un
épanchement de l'âme. Le naturel, et un naturel ardent,
passionné, bien que tendre et mélancolique, y perce de
toutes parts, et il n'y a pas une ligne qui ne soit écrite
avec émotion. Madame de Staël s'est, pour ainsi dire, di-
visée entre ses deux principaux personnages. Elle a donne
à l'un ses regrets éternels, à l'autre son admuation nou-
velle : Corinne et Oswald, c'est l'enthousiasme et la dou-
leur, et tous deux c'est elle-même.
La mélancolie attribuée dès l'origine à lord Nelvil est
une belle idée dans l'ouvrage. De là vient que la seconde
partie, si lugubre dans sa totalité, ne discorde point avec
la première; et cette nuance de tristesse forme un fond
doucement sombre, sur lequel tous les objets, et la bril-
lante figure de Corinne en particulier, ressortent avec un
singulier éclat. De là vient encore qu'un charme plus pur
est répandu sur Corinne elle-même. La pitié se mêle à
tout ce qu'elle éprouve. Ce n'est plus seulement une
femme passionnée qui cherche à captiver, c'est un Génie
bienfaisant qui vient au secours de la 'douleur. Tout est
attendrissement jusque dans ce qui éblouit ou étonne. Il
semble que des couplets très-variés sont chantés sur un
air charmant, mais dont l'expression est triste et péné-
trante. Rien toutefois de plus animé, de plus vif, souvent
même de plus riant que le coloris de l'ouvrage, et c'est
parce que la vie y est représentée avec force dans ses joies
comme dans ses peines, que la fiction entière est si belle
et si frappante.
La première partie, l'Italie démontrée par l'amour, est
un enchantement continuel. Corinne célèbre toutes les
merveilles des arts en faisant connaître à Oswald la plus
grande des merveilles, Rome, empreinte du génie de tant
de siècles, Rome qui a triomphé de l'univers et du temps.
Elle chante la nature féconde et magnifique du Midi, les
monuments du passé dans leur auguste mélancolie, les
héros, les poètes, les citoyens qui ne sont plus. Tout ce
que l'histoire offre de grand, tout ce que le moment pré-
sent peut inspirer de traits agréables, piquants, et parfois
comiques, à un esprit observateur, se trouve réuni dans
ses paroles. Aux vues originales d'une jeune imagination,
elle joint la connaissance de tout ce qui a été pensé sur
les objets dont elle parle. Elle sait quelle a été la manière
déjuger des anciens et celle des artistes du moyen âge,
quelle est celle des diverses nations modernes ; et elle ex-
plique, elle met en contraste tous ces i)oints de vue avec
la grâce animée d'une jeune femme qui veut avant tout
' plaire et se faire aimer. Une véritable instruction nous est
i donnée par un être sensible qui s'adresse à notre cœur.
1 C'est avec habileté que l'auteur a repoussé dans l'ombra
2.
20
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
le commencement du voyage de lord Nelvil, afin de por-
ter toute la lumière sur la superbe scène qui est le vrai
début de l'ouvrage. Accablé par le chagrin d'avoir perdu
son père, Oswald lord Nelvil était entré la veille dans
Rome sans rien observer, lorsqu'au matin un soleil écla-
tant, le bruit des fanfares, des coups de canon le réveil-
lent. La muse de l'Italie, Corinne, improvisatrice, musi-
cienne, peintre et femme charmante, va être couronnée
au Capitole. La ville entière est en mouvement, la fête du
génie est célébrée par tout un peuple. On s'associe aux
diverses impressions d'Oswald, lorsqu'il suit involontai-
rement le char brillant de Corinne. Comme lui, on avait
conçu des préventions contre la femme qui recherche des
hommages publics, et comme lui on se réconcilie avec
Coriime, quand on croit voir cette physionomie aimable
où se peint la bonté, la simplicité du cœur unie au plus
bel enthousiasme. On partage son émotion, lorsque mêlé
avec la foule au Capitole, il s'aperçoit que sa noble taille,
ses habits de deuil et peut-être son expression de tristesse,
ont attiré l'attention de Corinne; qu'elle s'est attendrie en
le regardant, que déjà elle a eu le besoin de changer le
sujet de ses chants et de jomdre des paroles sensibles à
son hymne de triomphe. Mais à travers le trouble que res-
sent Oswald , son caractère se fait jour. On voit que l'idée
de la patrie est celle qui disposera de lui. Quand au sortir
du Capitole la couronne de Corinne tombe, quand Oswald
la relève et qu'elle le remercie par deux mots anglais,
c'est l'inimitable accent national qui bouleverse toute son
âme. Il avait été séduit, à présent il est frappé au cœur;
on sait quelle est chez lui la corde délicate, et c'est amsi
que le roman est annoncé , et que cet exorde magnifique
renferme le secret du reste.
Les improvisations de Corinne, qui sont censées tra-
duites de l'italien dans l'ouvrage, y ajoutent un ornement
très-brillant; néanmoins je ne sais si leur éclat avoué
l'emporte beaucoup sur le charme des autres discours de
Corinne. Tout ce que dit Corinne est ravissant. Dans le
cercle d'amis dont elle est entourée, elle excite toujours
le plus vif enthousiasme. Ses paroles toujours attendues
avec impatience sont toujours justement applaudies. Cha-
cun dit : « Écoutez, Corinne, elle vous enchantera; » Corinne
parle, et elle nous enchante en effet. Et nous ne pensons
pas que madame de Staël se loue elle-même en vantant ce
qu'elle a écrit, tant nous trouvons qu'elle a raison de se
louer. Énorme difficulté pour un auteur que celle d'an-
noncer un miracle d'esprit et de tenir toujours parole ! que
de nous préparer à l'étonnement et de nous étonner néan-
moins! Tour de force inouï, si l'abondance, la facilité de
la verve n'excluait pas l'idée du tour de force, pour don-
ner celle du prodige !
Cette multitude de morceaux d'éloquence ou de ta-
bleaux charmants ne nuit point à l'intérêt de la fiction,
parce que l'auteur a eu l'art de ne placer les digressions
que dans les moments oîi la marche de l'action est sus-
pendue, oti le lecteur craint même de lui voir reprendre
son cours , et où il jouit d'autant mieux d'un moment de
calme, qu'il sent que l'orage se prépare.
La destiuée de Corinne est enveloppée de mystère; elle
parle toutes les langues; elle réunit les agréments de tous
les clunats, et l'on ne sait où elle est née. Oswald, qui ne
conçoit de bonheur que le bonheur domestique, voudrait
s'unir à elle par un lien sacré, mais auparavant il exige
sa confiance. Cette explication que Corinne retarde d'un
jour à l'autre est redoutée du lecteur même; il se plait à
ces promenades, à ces courses intéressantes qu'elle ne
cesse de proposer à Oswald, afin de le distraire de la cu-
riosité du cœur par celle de l'esprit. Le bonheur, mais un
bonheur qui va finir, la passion qui doit lui survivre res-
pirent dans les discours de Corinne. Plus le moment de
l'aveu fatal approche , plus elle veut s'étourdir elle-même ,
enivrer celui qu'elle aime des plus hautes jouissances de
la poésie et des arts. Il semble que des couleurs toujours
plus vives frappent tous les objets , à mesure que le ciel
devient plus menaçant, et qu'un rayon unique perce en-
core le nuage que la foudre ne tardera pas à sillonner.
C'est après avoir monté le Vésuve avec Oswald et vu
de près les torrents embrasés de la lave, que Corinne re-
met entre les mains de lord Nelvil le cahier où elle a écrit
son histoire.
Jamais concours de circonstances n'a été plus funeste.
Corinne est Anglaise, et elle n'a pas pu supporter la vie
monotone d'une province d'Angleterre; Corùme a été des-
tinée dans son enfance à devenir l'épouse d'Oswald lui-
même, et le père de celui-ci, effrayé de la vivacité des
goûts et des idées qui déjà se développaient en elle, a
tourné ses vues du côté de Lucile, la sœur cadette de Co-
riime. Oswald est donc blessé dans son sentiment d'An-
glais ainsi que dans son sentiment de fils. Il est atteint
dans tout ce qui est en lui plus profond , plus enraciné
que l'amour même. Dès lors la fiction prend un autre ca-
ractère, et l'on sent qu'il ne s'agira plus que de séparation
et de mort. Désormais il n'y aura plus dans les relations
d'Oswald et de Corinne que de cruels combats, que ces
déchirements de l'âme, résultats de l'opposition entre des
sentiments également vifs, que l'inégalité de conduite qui
en est la suite, et les ménagements plus tristes que les
orages mêmes. Oswald doit songer à retourner dans sa pa-
trie, et la description du séjour qu'il fait à Venise avec
Corinne, au moment de la séparation, est d'une beauté
lugubre extrêmement originale. Je ne suivrai pas plus loin
cette esquisse. Je ne puis me résoudre à retracer l'affreux
voyage que Corinne fait secrètement en Angleterre, la ma-
ladie de langueur qui la consume, les noces d'Oswald
avec sa sœur, dont eUe est presque témoin, son retour
solitaire à Florence, l'arrivée d'Oswald et de Lucile dans
ce séjour, et enfin les adieux de Corinne à tous deux,
adieux contenus dans un hymne sublime, véritable chant
du cygne, source intarissable de larmes , qui , hélas ! n'ont
plus à présent une fiction pour objet.
La dernière moitié de l'ouvrage est tout en contraste
avec la première; la couleur la plus sombre y règne, et
elle offre un déploiement qu'on peut appeler effrayant du
talent de peindre la douleur. C'est une fécondité extraor-
dinaire de nuances pour graduer les impressions tristes,
pour fixer, si on peut le dire, les misères fugitives du
cœur. On voit d'abord un léger déclin dans le bonheur,
puis une peine vague et passagère qui prend à chaque
instant un caractère plus arrêté, puis le malheur dans sa
force la plus cruelle, et enfin le désespoir avec son appa-
rence plus calme, le désespoir d'un être trop doux et trop
pieux pour se révolter, mais trop faible pour ne pas mou-
rir. Étonnante et fidèle peintuie qui oblige à reconnaître
chez l'auteur une capacité de souffrance aussi rare que
son génie ' !
Malgré cette profonde tristesse, il y a toujours une belle
harmonie dans chaque tableau. Corinne malheureuse est
toujours une Muse inspirée; et la jouissance des beaux-
' L'infortunée reine de Prusse , victime innocente des calomnies
d'un homme qui, sur le trône du monde, se plaisait à insulter à la
beauté et au malheur, la reine de Prusse disait qu'elle était souvent
obligée de suspendre la lecture de Corinne, parce qu'elle se sentait
l'âme déchirée , non pas tant par la douleur que par celte privation
d'espérance qui lui rappelait son propre sort.
DE MADAME DE STAËL.
21
ails dont l'objet est tragique, n'est jamais perdue pour le
lecteur.
Peut-être faut-il excepter de cet éloge une intrigue épi-
sodique dont le théâtre est à Paris. Ce morceau me paraît
sortir du ton; et le mérite qu'il peut avoir n'est pas à sa
place dans l'ouvrage.
On a dit que le personnage de Corinne avait quelque chose
de trop théâtral pour la vraisemblance. Mais ce n'est pas
une nature ordinaire que l'auteur a voulu peindre; c'est
le caractère exalté d'une femme poète qui, lorsqu'elle
aime et qu'elle souffre, est toujours une improvisatrice.
La conscience de son talent, celle de l'admiration qu'elle
excite ne la quittent point, et donnent à l'expression de
ses sentiments les plus vrais , une couleur particulièrement
éclatante. Madame de Staël , bien plus simple que son hé-
roïne, devait pourtant mieux qu'une autre concevoir une
pareille modification de l'existence. C'est même cette ins-
piration, portée sur l'univers extérieur comme sur les af-
fections de l'âme , qui met de l'accord entre la partie des-
criptive et la partie romanesque de la composition.
Ceux qui jugent cet ouvrage comme un roman, trou-
vent que le héros n'est pas assez passionné. Mais Corinne
ne devait être surpassée en rien, pas même dans l'amour;
et il fallait un caractère absolument différent du sien pour
qu'il se soutînt à côté d'elle. Celui d'Oswald est dans la
nature, et il est surtout dans celle d'un Anglais. Combien
n'existe-t-U pas, principalement dans les pays sévères, de
ces êtres qui regrettent tour à tour le plaisir et l'austérité,
qui paraissent à la fois dominés par leurs habitudes et par
le désir de s'en affranchir, et qui ne sont jamais plus près
de rompre avec leurs passions ou avec leurs principes,
que quand on les croit sur le point de leur céder ! Ce ca-
ractère qui tenait la malheureuse Corinne dans un état
d'alarmes perpétuelles , était peut-être exactement ce qu'il
fallait pour fixer son imagination et captiver ses pensées.
Tout ce qui concerne les beaux-arts est plein d'intérêt
et de mérite. Il y a une fraîcheur, une vivacité extrême
dans lesknpressions, et pourtant une érudition ingénieuse
s'y laisse entrevoir. Les idées les plus marquantes de
Winkelmann, celles qu'y ont ajoutées d'autres auteurs
allemands, celles même des érudits italiens , sont exposées
par Corinne, et semblent souvent renaître chez elle sous
la forme de l'inspiration. Corinne , avec son enthousiasme ,
a tout le tact de madame de Staël. Chez elle l'admiration
la plus vive est toujours circonscrite; le mot qui l'exprime
en marque la borne; elle voit ce qui manque à travers ce
qui est, et sans cesser de jouir de ce qui est.
Je ne sais si l'on a reproché à madame de Staël de s'être
peinte elle-même dans Corinne. Peut-être n'a-t-elle pas
été étrangère au désir d'affaiblir les préventions qu'on a
dans le monde contre les femmes à grands talents; peut-
être a-t-elle voulu montrer, ainsi qu'elle le savait par ex-
périence, que l'amour de la gloire ne supposait pas néces-
sairement les défauts avec lesquels l'opinion commune
l'associe. Elle a donc créé un être semblable à elle, une
femme qui unit le besoin du succès à une sensibilité pro-
fonde, la mobilité de l'imagination à la constance du cœur,
l'abandon dans la conversation à cette dignité de l'âme
qui commande celle des manières , et enfin la passion dans
toute sa force à l'examen de soi et des autres. Et cet être
qu'elle a conçu, elle l'a tellement réalisé, elle lui a donné
aux yeux de tous une forme si prononcée, que la fiction a
servi de preuve à la vérité; et Corinne a fait enfin con-
naître madame de Staël.
Toutefois, une pareille vue n'a pu être que secondaire.
Il ne faut pas chercher d'explication à ce qui est beau en
soi. Corinne est le fruit de l'inspiration. C'est un tableau
qui s'était trop fortement emparé de l'imagination de l'au-
teur pour qu'il n'eût pas le besoin de le tracer; et le pro-
pre du génie est de se peindre lui-même dans ses œuvres.
Ce qui est remarquable dans l'invention de la fable,
c'est que le hasard n'y joue un rôle qu'en apparence; les
événements n'y font que mettre la nature des choses en
relief. Aucune loi immuable n'obligeait certainement le
père d'Oswald à refuser Corinne pour sa belle-fille. Mais
op. voit que ce père n'est là que pour représenter les pen-
sées secrètes, les pensées inévitables d'Oswald lui-même,
qui craint qu'une femme célèbre ne soit pas propre à rem-
plir d'obscurs devoirs. Lucile et Corinne sont aussi des
idées générales; elles sont l'Angleterre et l'Italie, le bon-
heur domestique et les jouissances de l'imagination, le
génie éclatant et la vertu modeste et sévère. Les plaidoyers,
pour et contre ces deux genres d'existence, sont également
forts; les deux faces opposées de la vie sont saisies avec
une même vivacité de conception , et une grande question
est continuellement traitée dans l'ouvrage sans qu'on s'en
doute, tant l'intérêt dramatique entraîne irrésistiblement
le lecteur.
Il est aisé de juger que l'idée fondamentale de Delphine
et de Corinne est la même. C'est toujours une femme
douée de facultés supérieures qui ne peut s'astreindre à
suivre la ligne que l'opinion lui a tracée, et qui est bientôt
en proie aux plus cruelles douleurs, parce qu'elle s'est
écartée de cette ligne. Mais entre ces deux productions,
tout l'avantage est du côté de Corinne. L'héroine dans
Delphine est fort spirituelle, mais elle n'a pas pour excuse
des talents extraordinaires. Plus scrupuleuse que Corinne
peut-être, elle se place dans une situation plus équivo-
que; eUe n'a complètement ni de l'innocence ni de l'éclat,
et rien ne distrait de l'impression pénible qu'elle cause.
Corinne se présente avec plus de grandeur. Elle a ou^ertc-
ment rompu avec l'opinion, et sur la terre classique de
l'Italie l'oppression de la société ne se fait point sentir.
Elle ne veut avoir affaire qu'avec la gloire, et elle l'ob-
tient. Le combat de la passion n'a rien non plus qui la dé-
grade. Ce n'est point cette lutte qui rabaisse toujours un
peu la femme même qui en sort triomphante. Il s'agit pour
elle du mariage ou du désespoir, du bonheur ou de la mort;
et il y a de la dignité dans cette alternative. Elle n'est
point aux prises avec le remords , point avec l'humiliation ;
elle l'est avec le cours des choses, avec le malheur, et le
génie la relève.
Corinne eut un succès prodigieux. Un ouvrage à toutes
les portées , où les artistes puisaient un nouvel enthou-
siasme avec de nouveaux moyens de l'exprimer, les éru-
dits des rapprochements ingénieux , les voyageurs des di-
rections heureuses, les critiques des observations pleines
de finesse, où les âmes les plus froides s'ouvraient à l'é-
motion , enfin où il y avait du plaisir j usque pour la malice
même, dans ces portraits de nations si plaisamment ca-
ractéristiques, un tel ouvrage, dis-je, enleva de vive force
tous les suffrages, entrahia toutes les opinions. Il n'y eut
qu'une voix , qu'un cri d'admiration dans l'Europe lettrée;
et ce phénomène fut partout un événement ^
' J'ai su par mon fils , qui était à Edimbourg au moment où , mal-
gré la guerre, il y parvint quelques exemplaires de Corinne, que co
livre produisit dans celle ville si éclairée une inconcevable sensa-
tion. La société entière fut éloctrisée; les métaphysiciens, les géo-
logues , les professeurs de toute espèce s'arrêtaient les uns les autres
dans les rues, se demandant où ils en étaient de la lecture. La pein.
tare des moeurs anglaises fut trouvée parfaitement fidèle , et l'on ap-
prit qu'il y avait une petite ville de province qui s'était choquée»
parce qu'elle avait cru que madame de Staël , qui n'en avait jamais
entendu parler, avait voulu la tourner en ridicule.
22
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
Dès ce moment madame de Staël n'a plus recueilli que
de la satisfaction de ses travaux ; l'envie lui avait pardonné
sous le nom de Corinne, et elle a obtenu ce qu'il lui fal-
lait, une admiration mêlée de sympathie, je dirais presque
de faible. Elle avait surtout besoin d'intéresser, et voulait
qu'on devinât ses peines; aussi a-t-elle tracé la route à
ceux qui voulaient la louer. Une franchise naturelle, une
certaine modestie sur plusieurs points la portaient à re-
pousser toute gloire qui ne lui allait pas; et elle accueil-
lait encore à titre de bienfait celle même qu'elle sentait
mériter.
Ce livre est peut-être le seul ouvrage de madame de
Staël qui soit entièrement étranger à la politique : et pour-
tant l'esprit n'en convint pas à un dominateur ombrageux ,
qui conduisait les hommes parleurs intérêts, et qui ne
Toulait d'autre enthousiasme que celui de la victoire. Il ne
pardonnait au talent que quand il avait obtenu de lui ce
mot d'éloge par lequel le talent abdiquait son indépendance,
et par conséquent son pouvoir. Mais louer le despotisme
et celui qui se sert de ses plus odieux moyens pour obte-
nir la louange , était impossible à une âme fière.
Madame de Staël se résigna donc à l'exil , et regardant
les hommes distingués de tous les pays comme ses vérita-
bles compatriotes, elle alla, en 1807, à Vienne, dans le
but de rassembler de nouveaux matériaux pour le grand
ouvrage qu'elle préparait, le tableau de l'Allemagne, sous
le rapport des moeurs, de la littérature et de la philosophie.
Parmi les avantages qu'elle retira de ce voyage , elle-même
comptait pour beaucoup le plaisir d'avoir embelli les der-
nières années d'un vieillard aimable qui avait conçu pour
elle une grande affection. Elle promit au prince de Ligne
de publier une partie des anecdotes qu'il avait rédigées,
en les faisant valoir par une préface ; et c'était lui assurer
un plein succès littéraire. Cet ouvrage, comme on sait, a
fait une telle fortune, qu'on a espéré en étendre la réus-
site jusque sur les anecdotes que madame de Staël avait
laissées de côté. Il en a donc été fait un second et même
un troisième choix , qui ont dû montrer à quel point son
goût l'avait bien conseillée.
De l'Allemagne.
L'Italie pouvait être chantée, mais il fallait raconter
l'Allemagne. Un pays où il n'y a de grand que la pensée,
où les arts , la nature , la société même n'ont rien qui frappe
les yeux ou captive l'imagination , ne pouvait inspirer une
improvisatrice. Néanmoins il y avait là pour l'esprit d'im-
menses richesses, à recueillir. Là, s'offrait au regard ob-
servateur de madame de Staël une manière de voir, de
sentir, d'exister enfin tout à fait particulière; et la foule
d'idées nouvelles qu'elle avait trouvées en circulation par-
mi les hommes éclairés, exigeait toute son adresse pour
les expliquer et les faire valoir. Dépouillant donc le cos-
tume emprunté de Corinne, elle parle en son propre nom,
et paraît elle-même sur la scène.
C'était le parti le plus judicieux. La forme didactique ne
demandant point d'unité, admettait une grande variété de
tons. Aussi les divers talents de l'auteur prennent-ils cha-
cun dans cet ouvrage une physionomie bien prononcée.
Toute l'ardeur de son âme, son esprit piquant et original,
sa gaieté même s'y déploient, et elle y prouve de plus une
force de tête, une faculté d'abstraction qu'on n'aurait pas
devinée d'après l'élan poétique de son imagination. Ce
livre se place, sans aucun doute, au niveau du précédent,
et peut-être est-il plus extraordinaire comme l'œuvre d'une
femme.
Toutefois on s'attendait à une autre Corinne, et il y eut
un instant de mécompte. On avait espéré des émotions,
et l'on ne voyait pas d'avance comment l'auteur en don-
nerait. Mais madame de Staël ne pouvait pas marcher sur
ses propres traces. Elle avait d'ailleurs assez fait parler la
passion, et, si le feu de son génie ne se fût pas porté sur
d'autres objets , elle n'eût point obtenu sa meilleure gloire.
Il existe dans l'Allemagne un mérite au-desaus de toute
comparaison; c'est un ouvrage profondément moral et re-
ligieux. La vertu et la religion n'y sont pas des moyens
d'effet. Ce ne sont pas des cordes sonores que le talent se
plaît à faire vibrer dans nos cœurs. Il règne dans la com-
position entière un désir, une passion de faire prévaloir
des principes régénérateurs , de vivifier à la fois le senti-
ment et l'imagination , en combattant des doctrines qui
paralysent l'un et l'autre. Ces motifs sont les seuls qui
aient inspiré madame de Staël. Ici nul retour sur soi, nulle
trace d'impulsion personnelle. Dans ses écrits précédents 4
elle est encore occupée d'elle-même. Elle peint sa destinée
sous des traits généraux , et puise dans l'idée des peines
inévitablement attachées au sort des femmes , la résigna-
tion qui lui fait supporter les siennes. Il n'est rien de pa-
reil dans l'Allemagne. Elle ne cherche, elle ne veut que
le bien , celui des lettres , celui de la société , celui de l'âme.
Montrer l'union intime et nécessaire du génie de la reli-
gion avec celui des beaux-arts et de la haute pliilosophie;
tel est le but constant de l'auteur.
Mais comment se fait-il qu'en marchant à un but si
louable, on trouve si peu d'encouragement? Y a-t-il un
accord secret entre ceux qui veulent entendre parler de
religion le moins possible et ceux qui, à force de scrupules,'
rendent ce sujet tellement délicat à traiter qu'ils l'excluent
par cela même? Certaines personnes pieuses s'effraient
peut-être moins d'une lecture entièrement profane, pourvu
qu'elle soit innocente, que de celle qui les expose à rece-
voir des pensées mondaines dans l'asile le plus sacré de
leur cœur. Ainsi le mélange des beaux-arts et de la religion
dans cet ouvrage a été blâmé par un écrivain (madame
More) que madame de §taël elle-même a compté parmi
les plus distingués de l'Angleterre. ^
Il faut respecter les motifs d'un auteur si estimable, et^|
généralement si judicieux , mais on peut oser dire qu'il
n'a pas envisagé la question dans son ensemble. Pour (ju3
la religion influe sur tous les moments et sur tous les hom-
mes, il faut que la vie entière, avec les sciences et les
arts qui en sont le brillant apanage , puisse être envisagée
religieusement. Tant que les pensées religieuses ne s'al-
lieront pas à toutes les autres, il y aura absence d'har-
monie dans l'âme, inconséquence dans les actions. Si l'on
ne sent pas que tout émane de Dieu , si la communication
des rayons au centre est interceptée, l'idée la plus ^aste
de toutes , celle de la Divinité, deviendra une idée étroite,
et nous échappera par cela même.
Madame de Staël était intimement convaincue de ces
vérités qu'elle trouva déjà répandues en Allemagne, le pays
où l'on a le plus cherché à former un même faisceau de
toutes les connaissances humaines. Nul spectacle ne pou-
vait l'intéresser davantage que celui d'une nation où le i
règne des opinions qu'elle avait professées jusqu'alors
était solidement établi , où elle trouvait ses propres idées,
d'un côté appliquées de mille manières à la vie réelle, et
de l'autre appuyées sur les principes d'une haute philoso-
phie. Néanmoins elle juge de nouA eau ces idées. Elle voit
leurs inconvénients dans l'abus qu'on en fait parfois, et la
force de ses impressions inattendues lui fournit sans cesse
l'occasion de rectifier ses systèmes. -
DE MADAME DE STAËL.
23
Rien assurément ne lui a semblé parfait en Allemagne;
les livres, le théâlre, l'art de converser, rien n'était porté
à un haut degré d'excellence, mais partout il y avait de la
chaleur, de la vie, de l'émulation parmi les écrivains, de la
bienveillance dans la société. Tout était en espérance, mais
l'espérance animait tout. Elle crut respirer plus librement
quand elle se vit entourée d'iiommes qui n'imposaient nulle
entrave au talent, nulle borne à la pensée, qui étaient étran-
gers à toute intolérance , et qui accueillaient le génie comme
uu enfant du ciel sans se défier de lui. L'esprit qui diri-
geait les écrivains l'a portée à juger plus favorablement
de leurs œuvres, mais elle a désiié vou: régner cet esprit
en France, bien plus qu'elle n'a proposé la littérature al-
lemande pour modèle à l'imitation des Français. Dans un
temps où la pensée même paraissait asservie, elle a pro-
clamé les bienfaits de l'indépendance intellectuelle , comme
ceux de la liberté politique dans son dernier écrit.
Cet ouvrage était épineux à composer. On s'attend à de
la pédanterie-, à une métaphysique embrouillée ou à une
fausse exaltation sentimentale dès qu'il s'agit de l'Allema-
gne. Comme madame de Staël découvrait à l'instant ces
défauts partout où ils existaient , elle devait prouver qu'elle
ne pourrait jamais en être la dupe. En outie on était armé
d'avance contre une multitude d'idées qu'elle avait à dé-
velopper, et le combat déjà engagé sur certains points ren-
dait les amours-propres nationaux très-intraitables. Mais
avec le vif sentiment de son équité naturelle, elle marche
à travers toutes ces difficultés. Elle ne ménage personne,
et il ne semble pourtant pas qu'elle doive blesser, parce
qu'elle voit d'eu haut les sujets qu'elle traite, et que,
réd uisant les débats littéraires à leur valeur , elle a la boime
foi de sourire la première dès que ses protégés eux-mêmes
prêtent au ridicule en quelque point; enfm, parce qu'elle
conserve la grâce d'une femme, et qu'il y a du désir de
plaire jusque dans les choses piquantes qu'elle dit.
Aussi les Allemands ont-ils fort bien pris ses reproches
les plus sévères. En leur qualité de débutants, ils vou-
laient se montrer dociles ; et comme madame de Staël don-
nait précisément à leur littérature ce qui lui manquait,
une existence européenne , ils ont été plus flattés qu'of-
fensés ; mais il n'en a pas été de même des Français. Une
immense renommée, des auteurs naturalisés chez toutes
les nations, des pièces jouées sur tous les théâtres, une
langue devenue dans le monde entier comme une langue
maternelle pour la classe cultivée , avaient rempli les Fran-
çais d'un juste orgueil; ils étaient de toutes manières au
faîte de la puissance, et leur parler avec franchise, était
dire la vérité à des rois.
Mais c'est là précisément ce qui mettait à l'aise madame
de Staël. Elle n'aimait pas naturellement le pouvoir, et
toute sa générosité la portait à relever la réputation d'un
peuple malheureux et méconnu. Toutefois, malgré ces en-
timent, malgré l'ivresse d'enthousiasme qu'elle inspirait
d'un côté et la persécution qu'elle éprouvait de l'autre ,
elle n'a pas commis d'injustice, et une tournure un peu
épigrammatique donnée à des jugements équitables au
fond, est tout ce que les Français peuvent lui reprocher.
Il faut se rappeler qu'au moment où elle écrivait la
France entière était dans une fausse position. Tout se fon-
dait sur la révolution, et l'on détruisait chaque jour le
fruit chèrement acheté de la révolution, l'espérance de la
liberté. Une hypocrisie violente dans le gouvernement n'en
imposait à personne, et hors du gouvernement même, un
vernis de légèreté et d'insouciance ou l'orgueilleuse conso-
lation de la victoire , servait à recouvrir un peu l'escla-
vage qu'on n'espérait pas cacher. De là résultaient de
toutes parts des contradictions qui ne pouvaient être voi-
lées que par des sophismes, mais l'emploi continuel de ces
.sophismes provoquait une irritation singulière chez les vic-
times de l'ordre existant. Les apologistes de l'arbitraire
prenaient des armes où ils pouvaient, ils en cherchaient
dans l'ancienne gloire des écrivains français, dans l'éclat
du règne de Louis XtV, et comme il n'y avait pas de litté-
rature vivante, vu les données du moment, on évoquait
des armées de morts et on se battait avec des siècles. Le
parti que devait prendre madame de Staël était indiqué;
elle était nécessairement rejetée dans une espèce d'opposi-
tion, et un peu d'hostilité contre la critique française n'é-
tait que la défense naturelle de ses opinions.
Néanmoms des motifs plus grands l'ont animée. Elle sa-i
vait, par expérience, qu'on double ses idées en changeant
de point de vue. La littérature d'un peuple spirituel et cul-
tivé paraît toujours former un tout complet, quand on la
considère du dedans , et elle est si exactement en rapport
avec l'esprit qui l'a formée et celui qu'elle forme à son
tour, qu'il n'existe à son égard plus de juges. Mais quand
on sort de cette sphère, quand on vient à respirer un autre
air, parmi les sensations nouvelles qu'on éprouve, il se
trou ve des plaisirs inconnus. De retour chez soi on regrette
ces plaisirs. Tout se montre sous un autre aspect, et l'on
s'aperçoit que ce qui semblait être la nature des choses,
n'est bien souvent que la manière de sentir d'un peuple.
C'est là l'effet que veut produire madame de Staël.
Trouvant à côté de la France le pays qui offre les plus
fortes oppositions avec la France même, elle puise là le
secret de ces contrastes au moyen desquels on fait les-
sortir ce qui serait trop vague et trop indéfini , si on le pré-
sentait seul. Deux différences fondamentales s'oflrent à
ses regards, et ces différences relevées dans tout son ou-
vrage, en font pour ainsi dire l'esprit. Elle oppose d'une
part l'empire exercé par la société, à la liberté de la pensée
solitaire, et de l'autre, l'effet de la doctrine métaphysique
qui assujettit l'âme aux sensations, à celui d'un système
qui donne là souveraineté à l'âme. Le premier de ces con-
trastes devait surtout ressortir dans la partie littéraire, le
second dans la partie philosophique de l'ouvrage.
L'auteur débute par le pur esprit français. Voulant prou-
ver qu'elle est chez elle sur le terrain de la noble élégance
et de la grâce légère, madame de Staël se montre capable
de satisfaire toutes les délicatesses d'un goût difficile,
lorsqu'elle rend hommage à un nouveau genre de beautés.
C'est peut-être la seule fois qu'on ait vu la cause de l'en-
thousiasme défendue avec l'arme du ridicule et de la bomie
plaisanterie.
Le chapitre charmant, de l'esprit de conversatio:*,
peut se mettre au nombre des traités sur l'ail, faits par un
grand maître dans l'art même. Là, madame de Staël
donne tous ses secrets, sans courir grand risque qu'on les
lui prenne.
La première partie sur les mœurs de l'Allemagne et
l'aspect général du pays se rtipproche de la forme d'un
voyage. Madame de Staël y peint la sensation de tristesse
dont on est d'abord saisi sous un climat sombre et sévère,
et la disposition plus douce qui lui succède. Ce qu'elle ra-
conte d'une musique ravissante qu'elle entendit , pendant
une noire matinée d'hiver, dans les rues encombrées de
neige, d'une petite ville, serait propre à devenir l'emblème
du pays même. On éprouve encore une sensation pareille,
quand on étudie la langue et la littérature allemandes.
Quelque chose de pénétrant et d'intime, quelque chose
de tendie et de fort, semble parvenir à notre cœur à Ira-
vers un brouillard d'expressions iudécises.
24
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
Madame de Staël caractérise avec un discernement ex-
quis l'esprit de la société et des institutions dans les dif-
férents Etats de ce pays divisé de tant de manières; et
quand elle vient à parler de l'éducation, elle expose ses
propres idées sur ce grand sujet. Rien de plus ingénieux et
de plus juste que les raisons données par elle du peu de
succès qu'on obtient lorsqu'on veut substituer, pour l'en-
fance, l'étude des mathématiques et de l'histoire naturelle
à celle des langues mortes. Cette partie se termine avec
éclat par la description d'une fête nationale dans les mon-
tagnes delà Suisse, morceau que des rigoristes en géogra-
phie ont trouvé déplacé, mais qui est d'une beauté ravis-
sante.
La seconde partie, qui traite de la littérature, est la plus
étendue, et c'est celle qui doit piquer le plus vivement la
curiosité L'élite des œuvres de l'esprit chez une nation
enthousiaste et laborieuse s'y déploie aux regards, et tout
un ordre de beautés inconnues frappe et intéresse tour à
tour. Avant de parler des ouvrages, l'auteur nous met en
société avec les écrivains, car cette littérature, toute jeune
encore, a vu à peine deux générations d'hommes, et ma-
dame de Staël a pu elle-même s'entretenir avec les vieil-
lards illustres qui en ont été les fondateurs. C'est un phé-
nomène curieux que le déploiement subit d'un esprit
très-original chez une vieille nation européenne, arrivée
sous plusieurs rapports au même degré de civilisation que
les autres. Peindre ce phénomène avec vérité, en démêler
avec sagacité les causes, était tout à fait du ressort de
madame de Staël.
Elle a tracé les portraits des écrivains avec la chaleur et
la bienveillance qui étaient dans son cœur. Schiller sur-
tout , le vertueux auteui' de tant de pièces de théâtre , dont
une poésie admirable suffirait pour assurer la réputation,
Schiller est traité avec une prédilection particulière. 11
avait gagné personnellement ses affections par les qualités
les plus aimables, et par cette toucliante candeur qui s'al-
lie si bien avec le génie.
Les extraits des pièces de théâtre sont ravissants; les
tableaux les plus éclatants, les plus forts d'effet, souvent
les plus déchuants , se succèdent. On est transporté dans
la situation par deux ou trois paroles, et l'art dramatique
avec sa magique puissance s'empare aussitôt de nous. Là
encore Schiller est présenté à son plus grand avantage, et
les tragédies de ce poëte sont extraites ou traduites avec
une étonnante beauté de couleur. On peut remarquer là,
ainsi que dans les improvisations de Corinne, à quelle
hauteur madame de Staël s'est élevée dans la prose poé-
tique, genre si difficile en français, lorsqu'il s'agit de re-
muer fortement le cœur à travers la pompe du langage.
Le génie devant lequel les Allemands se prosternent
tous, celui de Goethe, est très-bien caractérisé par ma-
dame de Staël. L'adresse infinie qu'elle met à définir cet
esprit si hardi et si profond, ce talent flexible et toujours
maître de lui-même au milieu de ses bizarreries, cette
adresse était d'autant plus nécessaire que peut-être les
productions extraordinaires d'un pareil écrivain ne seront
jamais bien appréciées hors de l'Allemagne.
Dans le noml)re des morceaux distingués dont cette par-
tie se compose, on a cité comme une esquisse de génie le
portrait que madame de Staël elle-même a tracé d'Attila.
Ses traductions de Marie Stuart, de la Louise de Voss,
celles d'une multitude de pièces détachées montrent sa
prodigieuse susceptibilité d'émotion , ses^tonnants moyens
pour tout exprimer. Le langage, les habitudes, les préju-
gés nationaux sont pour elle des milieux transparents à
travers lesquels elle voit distinctement la beauté des sen-
timents , des situations , des conceptions littéraires les plus
étrangèies à nos mœurs; et son imagination frap[)ée trans-
met comme par miracle ses impressions.
Relativement aux systèmes dramatiques des Français
et des Allemands, madame de Staël n'a point pris un parti
aussi tranché qu'on l'a prétendu. Elle a balancé des incon-
vénients ou des avantages , plutôt qu'assigné aucune préé-
minence. Elle a été vivement émue au théâtre allemand ,
et c'est fort heureux pour ses lecteurs. Celui qui rend
compte d'une littérature étrangère doit l'avoir goûtée,
sans quoi il est probable qu'il y est lui-même resté étran-
ger. Chez les deux nations, telles que madame de Staël
les a dépeintes, la littérature entière devait prendre une
direction différente. Des auteurs inspirés par le désir de
plaire à la société, se conforment naturellement à ce qui a
toujours plu à cette société, tandis que des écrivains so-
litaires se livrent davantage à leurs propres impressions.
Les premiers se proposent d'exécuter une œuvre, les au- ^
ties ne songent qu'à épancher leurs sentiments. Ceux-là
ont un plan bien conçu à exécuter , ceux-ci ont les riches
matériaux de leur pensée à employer. De là vient que la
beauté des formes l'emportera dans une littérature, et la
vérité des sentiments dans l'autie. Les grands maîtres con-
cilient tout ; mais quand il y a un sacrifice à faire , le prin-
cipe dominant se découvre.
Dans le genre dramatique , le moi du poëte se transporte
ailleurs; mais alors les auteurs allemands et anglais met-
tent le même prix au développement d'un caractère adopté,
qu'à la manifestation du leur. Ils veulent suivie les chan-
gements que subit un môme être, et tracer la marche pro-
gressive d'une réiolution morale, en conservant l'identité
de l'individu. Or, cela seul exclut la règle des vingt-quatre
heures, puisque les brusques vicissitudes montrent la
force des passions bien mieux que celle de l'homme, et
dénaturent le caractère plutôt qu'elles ne le révèlent. La
tragédie historique qu'appellent de partout les intérêts du
moment, se ploie surtout difficilement à la règle des unités.
Voilà ce qui se trouve dans l'application; mais quand
la question sera traitée abstraitement, les critiques fran-
çais auront toujours l'avantage, puisque le genre de vrai-
semblance exigé par les lois d'Aristote ne semble rien avoir
en lui-même d'incompatible avec le naturel et la force.
L'art ne s'est point introduit dans l'ordonnance extérieure
des pièces allemandes , quoiqu'on y admire une sublime
poésie de sentiments et de situations. La forme française
est la seule belle , la seule régulière , la seule même qui soit
une forme. Quand donc les critiques ont voulu la conser-
veij quand ils ont toujours dit aux auteurs : Faites mieux,
produisez une impression piofonde en restant fidèles au
bon sens , unissez la vraisemblance morale à la vraisem-
blance matérielle, ils ont eu parfaitement raison; mais à
force d'avoir raison ils finiront par chasser les poètes.
Quand l'arbre qui a donné les plus beaux fruits devient
rebelle à la culture, faut-il condamner le sol à la stérilité?
Si désormais la sève refuse de jaillir abondamment dans
ses anciens canaux, qu'arrivera-t-il ? Il arrivera que le
changement des mœurs bannissant journellement beau-
coup de pièces, la scène s'appauvrira; il arrivera que les
imaginations fortes et pathétiques se rejetteront sur le ro-
man, au grand détriment de leur gloire, de celle de leur
nation et de leur siècle, au détriment des plus beaux ef-
fets et de cette émotion électrique qui se communique au
théâtre; de plus, au détriment de la poésie elle-même, qni
languira faute d'un emploi à la fois noble et populaire. Il
arrivera enfin que , comme on veut des impressions tragi-
ques, il se trouvera toujours des auteurs qui, laissant
V
DE MADAME DE STAËL.
25
tout art de côté, se contenteront de larmes et de salles
pleines , et qui feront des mélodrames.
Que tel ait été le sentiment de madame de Staël, c'est
ce que prouvent évidemment ces paroles : <( Quelques
« scènes produisent des impressions plus vives dans les
« pièces étrangères ; mais rien ne peut être comparé à l'en-
« semble imposant et bien oidonné de nos cliefs-d'œuvre
« dramatiques : la question seulement est de savoir si, en
« se bornant comme on le fait maintenant, à l'imitation de
« ces chefs-d'œuvre, il y en aura jamais de nouveaux '. »
Après la lecture si amusante des deux premières parties,
il est possible que celle de la troisième, sur la philosophie
et la morale, paraisse un peu abstraite et difficile; mais
on n'en doit pas moins d'estime au beau travail de madame
de Staël, travail entrepris par les plus nobles motifs, exé-
cuté avec la plus rare intelligence. Il y avait du courage à
traiter des sujets importants sur lesquels on cherchait
alors en France à jeter une extrême défaveur.
L'origine des idées dans l'entendement humain étant la
question métaphysique à laquelle se rattachent surtout les
grands intéiêts de la religion et de la morale, c'est celle-là
que madame de Staël examine particulièrement. La philo-
sophie matérialiste avait gagné beaucoup de terrain en
Eiuope, depuis qu'un principe vrai en lui-môme avait
servi à fonder un système faux, autant que destructif de
toute responsabilité morale. De ce que les éléments de nos
idées nous sont arrivés par le canal de nos sens, on avait
conclu que l'âme elle-même n'était qu'une machine à sen-
sations ; et , comme une intelligence active dans le sein de
l'homme et un Dieu dans l'univers sont des idées tellement
correspondantes qu'on ne rejette guère l'une sans l'autre,
un matérialisme absolu ou l'athéisme était le résultat de
ces opinions. C'est à combattre une telle doctrine que tous
les philosophes allemands se sont appliqués depuis Leib-
nitz. Mais en voulant rétablir la nature morale dans ses
droits, plusieurs ont été poussés vers l'idéalisme, et ceux-
là même qui ont fait jouer le plus grand rôle aux objets
extérieurs, ont spiritu.^lisé la matière bien plus qu'ils
n'ont MATÉRIALISÉ l'esprit.
La clarté, et je dirai la grâce avec lesquelles madame
de Staël rend compte de tous ces systèmes , est quelque
ciiose de bien étonnant. En elle , nulle tiace de pédanterie.
Évitant autant qu'il se peut les mots scientifiques, elle ne
dit et ne prétend môme savoir que tout juste ce qu'il faut
pour apprécier l'influence morale de ces doctrines. Elle ne
se fiiit point immédiatement juge de la vérité; mais con-
vaincue que l'univers entier est l'œuvre d'une pensée bien-
faisante et sublime, elle cherche la vérité dans ce qui
élève le plus notre âme, dans ce qui nous rend le plus ca-
pables d'accomplir le beau et le grand, tels que le génie ou
la vertu les conçoivent.
L'esprit général de ces systèmes devait plaire à madame
de Staël. Rien de plus favorable à l'essor de l'imagination
qu'une philosophie qui exalte l'activité de l'âme et soiMiiet
le monde à l'intelligence. Aussi quand elle vante son heu-
reuse influence sur les arts et la poésie , y a-t-il peu à lui
objecter. Les beaux-arts étant fondés sur les rapports mys-
térieux de notre âme avec l'univers, toutes les affections,
toutes les émotions de l'âme doivent être écoutées par l'ar-
tiste. Il doit tenir compte de ses moindres impressions , les
grossir en s'y abandonnant, pour devenir capal)le de les
transmettre. Dans les sciences morales, le sentiment est
aussi un de nos guides ; mais il n'en est pas de même des
sciences naturelles. Là, l'homme n'est que spectateur; ce
' D'j l'yillcmitj'nc , tome II , pajre 4.
sont les rapports des choses entre elles qu'il étudie; il doit
faiie abstiaction de lui-même , et de tout ce qu'il éprouve.
Aussi les sectateurs des dernières doctrines allemandes
ont-ils peu fait de progrès dans l'étude de la nature, et
madame de Staël n'a pas été assez sévère à l'égaid du tra-
vers, ou pour mieux dire de la maladie de l'Allemagne,
l'idée que l'âme peut trouver toutes les sciences en elle-
même.
Sans doute, elle n'a pas entièrement approuyé une telle
rêverie; mais en regrettant que de certains aperçus d'ima-
gination ne fussent pas saisis davantage par les savants,
elle a paru croire que la méthode expérimentale n'avan-
çait les connaissances que par une sorte de procédé mé-
canique, et que tout s'y bornait à l'observation des faits.
N'ayant malheureuseiiîent jamais porté son regard d'ai-
gle sur ces matières, elle n'a pas rendu justice à l'im-
mense grandeur des facultés qui se déploient dans les
sciences, quand on suit la seule marche qui assure leurs
progrès. Non seulement ( ce qu'elle n'a pu tout à fait mé-
connaître) il s'y développe des forces prodigieuses dans
l'intelligence, mais l'imagination, pour être tenue en bride,
ne reste néanmoins pas inactive. C'est l'imagination qui
indique en secret à l'investigateur le sentier où il doit s'en-
gager, c'est elle qui forme ces suppositions souvent si har-
dies dont l'expérience doit déterminer la valeur; mais elle
ne se trahit pas elle-même; des découvertes inespérées
décèlent seules son existence, et alors ses lueurs incer-
taines disparaissent devant la splendeur de la vérité '.
En revanche , on ne saurait lire sans une profonde ad
miration le chapitre intitulé : De la Morale fondée sur
l'intékét personnel. Avec une force terrassante dans le
raisonnement, avec une éloquence sensible qui n'est qu'à
elle, madame de Staël y pulvérise la doctrine qui prétend
nous imposer le sacrifice de nous-mêmes au nom de notre
propre utilité; qui confie à l'ennemi, l'égoïsme, la garde
de la place attaquée, et qui donnant un môme calcul m-
téressé pour base à toutes les actions, justifie le vice au-
tant qu'il déshonore la vertu. On peut défier toute subti-
lité d'obscurcir une telle lumière , et l'on ne saurait trop
recommander la lecture de ce morceau qui classe à lui
seul jiiadame de Staël parmi les premiers moralistes.
Mais la dernière partie de l'ouvrage sur la religion et
l'enthousiasme, est celle où son superbe talent d'inspira-
tion parvient à la plus grande hauteur. Là reparaît une
autre Corinne, ou plutôt un céleste Génie qui rassemble
dans un hymne ravissant tout ce qui soutient et fortifie les
cœurs généreux. Ce qu'elle entend par enthousiasme n'est
point (elle a soin de l'expliquer) une exaltation délirante;
c'est la divine harmonie d'une âme à la fois ardente et
calme , où règne le culte de la beauté morale et de la source
première de toute beauté. Interrogeant les plus hautes
jouissances, celles du cœur, celles de la pensée, les plai-
sirs môme de l'imagination , elle retrouve dans toutes cette
llamme divine qui enlève à la terre le cœur où elle est al-
lumée. La gloire, les talents, les arts, la musique, la poé-
sie, l'amour lui-même, toutes ces joies souvent profanées,
mais souvent aussi calomniées par l'homme, lui apparais-
sent dans leur pureté primitive, comme des dons du Créa-
teur. Un rayon de la bonté céleste illumine à ses yeux la
nature entière, et voyant dans son propre enthousiasme
' On pardonnera cette digression à la fille d'un savant qui se scn
tait attaquée d.ins son bien le plus cher, la gloire des hommes illus
très qui ont suivi la méthode expérimentale. M. de Saussure a donné
en effet l'exempfe de la plus forte imagination contenue par la rai-
son , puisque sa modeste défiance le forçait à révoquer en doute ses
idées les plus heureuses , tant qu'il ne pouvait pas les appuyer in-
cotitcslablenient sur des faits.
26
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
un bonheur qui ne l'abandonnera jamais, elle sent que
QUAND ARRIVERA LA GRANDE LUTTE (puisse un tel présage
s'être accompli!), il a été préparé du secours pour l'âme
inspirée « dont les derniers soupirs sont comme une noble
« pensée qui remonte vers le ciel ^ »
On sait quel fut le sort de cet ouvrage : la censure y fit
de nombreux retranchements, et les phrases supprimées,
qui ont été rétablies depuis , font , par leur innocence même,
la satire du gouvernement qui ne pouvait les supporter.
Toutefois, 'si chaque ligne parait irrépréhensible , l'esprit
général de la composition était trop contraire à l'intérêt
du despotisme, toutes les passions égoïstes qu'il importait
alors de fomenter y étaient trop dévoilées et trop combat-
tues, et si ce fut une injustice de faire saisir un tel livre,
ce ne fut peut-être pas une inconséquence. On mit donc au
pilon ces belles pages , et bientôt l'auteur en fut plus cruel-
lement persécuté. Il y eut des hommes auxquels une péné-
tration infernale suggéra que c'était dans les objets de son
affection qu'il fallait frapper madame de Staël. Son pre-
mier ami à tant de titres, M. de Montmorency, et une
femme belle et aimable avec laquelle elle était liée, ma-
dame Recamier, furent condamnés à un exil perpétuel pour
avoir été consoler le sien. Ce coup est un des plus cruels
dont elle ait été atteinte 5 jamais douleur ne fut plus dé-
chirante, et dès lors elle résolut de quitter à tout prix une
terre od elle croyait répandre la contagion du malheur.
Entourée comme elle l'était de surveillants et d'espions,
la fuite paraissait dangereuse autant que difficile. Il fallait
traverser les armées pour aller chercher en Russie, non
pas un asile , mais la seule mer dont le chemin lui fût en-
core ouvert. L'idée d'exposer sa fille aux dangers d'un tel
voyage, celle de quitter tous ses amis, îe tombeau de ses
parents, la Suisse même qui, malgré la tristesse de ce sé-
jour, était devenue pour elle une seconde patrie, celle en-
fin (le fuir comme une criminelle à travers les terres et les
mers; toutes ces idées l'épouvantaient ou lui déchiraient
le cœur. Courageuse par fierté, elle avait une imagination
facile à alarmer, et les fantômes de la peui prenaient une
terrible réalité pour elle. Ses craintes, ses irrésolutions,
les combats qui se livraient en elle, la mirent dans un état
affreux; mais parmi les partis à prendre, il en est un qui
n'a pas fixé un histant son attention. Une ligne d'éloge au
tyran, une ligne qu'assurément elle eût su amener et ré-
diger avec convenance, cette ligne qui lui aurait rendu la
France, ses amis, l'exercice de son talent, les biens con-
fisqués de son père, cette ligné elle n'a jamais admis la
possibilité de l'écrire.
Ce fut pour fortifier son âme ébranlée qu'elle composa ,
•en 1812, peu avant son grand voyage, un écrit contre le
suicide. Elle se reprochait quelquefois d'avoir montré dans
ses premiers ouvrages une sorte d'admiration pour le cou-
rage qu'exige cet acte coupable. Et bien qu'elle n'eût point
eu d'autre dessein que celui de laver la mémoire de quel-
ques infortunés, de la tache la moins méritée, celle de
lâcheté, l'occasion de professer une meilleure doctrine s'é-
tant présentée , elle la saisit avidement. Un double meur-
tre volontaire , accompagné de circonstances romanesques,
avait excité en Allemagne un enthousiasmé insensé parmi
les journalistes et les gens du monde. Madame de Staël
sentit vivement le besoin de se séparer, dans cette occa-
sion, de ceux qu'elle avait vantés. Elle démêlait un mé-
lange de vanité dans cette horrible scène ; elle y voyait un
mauvais mélodrame exécuté sur le réel, et voulait montrer
qu'une sorte d'affectation peut suivre jusque dans le mo-
^ Deriiîcre page de l'AUcmagnc,
ment suprême, ceux qui donnent ainsi leur propre mort en
spectacle. Prenant son sujet sous un point de viie universel ,
elle emploie toute la force de son talent à développer les
ressources que la religion et une morale élevée donnent à
l'homme dans l'infortune. La douleur, dans cet écrit, est
présentée comme un moyen régénérateur entre les mains
de la Providence. Ne pas nous soustraire à l'action de la
souffrance, qui est destinée à nous perfectionner, étudier
les lois et surtout l'esprit du christianisme, pour nous con-
vaincre que cette religion condamne le suicide , et placer
la dignité morale dans la résignation plutôt que dans la
révolte; tels sont les conseils qu'elle donne aux malheu-
reux. Elle avait dans d'autres ouvrages admiré le christia-
nisme et vanté les secours qu'il prodigue aux affligés ; mais
cela pouvait se faire pour ainsi dhre du dehors. Dans cet
écrit, le dernier sur ces matières qu'elle ait composé, elle
se place au centre du système, et, malheureuse elle-même,
elle adhère à la seule croyance qui sauve du désespoir, en
consacrant la douleur.
Enfin, au printemps de 1812, c'est-à-dire au dernier des
instants où la fuite était encore possible, madame de Staël
se décida à partir. Elle avait en quelque sorte épuisé ses
forces dans l'incertitude; et quand après avoir franciii les
frontières de la Suisse, il n'y eut plus moyen de reculer,
son courage sembla l'avoir abandonnée. En lisant dans ses
Dix Années d'Exil la relation de ce singulier voyage, on
s'étonne qu'au milieu des dangers dont elle se formait
l'idée, elle ait pu observer, comme elle l'a fait, les pays
qu'elle a si rapidementet si secrètement traversés. Ce mo-
ment, le plus intéressant de tous à étudier, touchait à
celui de la délivrance européenne. Et tandis que d'un côté
les sentiments qui allaienf causer une explosion si teirible
étaient parvenus à leur dernier degré d'exaltation, de l'au-
tre, une pusillanimité, une soumission presque serviles
semblaient caractériser les gouvernements enlacés dans le
grand filet de la politique bonapartiste.
Suivie de près par les armées françaises, madame de
Staël ne respira pas même en Russie, car déjà ces armées
étaient sur ses pas. Dans son effroi, elle fut sur le point
de prendre la route de Constantinople pour se rendre en
Grèce. Son dessein avait toujours été de visiter la Grèce,
et de puiser à la source , la couleur orientale qui devait
animer son poëme de Richard-Coeur-de-Lion. Mais la
crainte d'exposer sa fille aux périls d'un tel voyage lui fit
prendre le chemin de Moscou.
Rien n'est plus curieux que la manière dont madame de
Staël avait jugé le peuple russe. A travers la servitude, à
tra's ers la superstition et l'ignorance, elle avait démêlé des
traits admirables de caractère dans la nation, un superbe
esprit public, allié à une douceur, à une mobilité d'ima-
gination qui contrastent avec les passions les plus véhé-
mentes. Elle voyait ce peuple comme une race méridio-
nale transplantée dans le Nord. Le spectacle singulier d'une
civilisation récente, entée sur les restes de l'ancien Orient,
celui d'une nature et d'un climat terrible domptés en quel-
que sorte à force de magnificence, l'eussent vivement in-
téressée dans un autre moment; mais déjà s'avançait l'ar-
mée française : madame de Staël partit de Moscou avec
précipitation , et la flamme y dévora ses traces.
Son séjour à Pétersbourg ne fut pas long, car non seu-
lement elle ne s'y croyait pas en sûreté, mais elle y éprou-
vait des sentiments très-douloureux. Cette ville si belle,
ses édifices splendides, une société aimable, des institu-
tions naissantes qui donnaient le plus grand espoir, tout
était menacé de destruction; des impressions opposées et
également pénibles se joignaient à celles-là. L'exaltation
DE MADAME DE STAËL.
27
nationale était extrême, et bien que cette disposition des
esprits augmentât l'entliousiasme inspiré par la femme il-
lustre qui n'avait pas voulu tléchir sous le joug, l'idée
qu'une telle effervescence allait se diriger contre les Fran-
çais, remplissait madame de Staël de teneur. La Suède,
patrie de M. de Staël, lui offrait un asile plus doux et plus
sur; et après quinze jours passés à Pétersbourg, elle se
rendit à Stockholm.
Les désastres de cette année si redoutables pour l'Eu-
rope entière l'affectèrent profondément ; mais dans une
pareille situation d'âme, elle trouva quelque consolation à
vivre en Suède sous la protection d'un héros français au-
quel elle voua une amitié véritable. Comme lui, madame
de Staël tenait à la France par ses affections ; à la cause
européeime, par une espérance mêlée de bien des craintes :
c'est en Suède qu'elle a publié l'écrit sur le suicide,
qu'elle a dédié au prince royal.
Au commencement de l'année suivante, madame de
Staël passa en Angleterre. Là, elle produisit la plus vive
sensation. Recherchée d'abord comme prodige, elle excita
toujours un égal empressement par ses ressources inépui-
sables et par le charme de son caractère. Aucune préven-
tion contre les femmes qui se mêlent de politique, aucune
de ces habitudes qui tendent à restreindre l'influence des
femmes dans la société, ne put tenir contre l'attrait qu'elle
inspirait. Bientôt instruite de l'état du pays, elle étonne
ces vieux défenseurs des libertés civiles par la justesse,
par la netteté de ses vues, par son habileté à saisir l'inté-
rêt du moment et celui de l'avenir. Comme en France,
comme partout, son inclination l'avait portée à se ratta-
cher à l'opposition modérée et conservatrice, sans jamais
se séparer entièrement du parti ministériel.
Toutefois le succès était une faible distraction pour ma-
dame de Staël , et bientôt un grand chagrin vint de nou-
veau bouleverser son âme. Ce fut en Angleteire qu'elle
apprit la mort de son second fils, jeune homme dont le ca-
ractère fougueux lui avait toujours donné des inquiétudes,
mais dont les sentiments nobles et tendres étaient dignes
des larmes qu'il a coûtées à sa famille.
Les impressions de madame de Staël à son retour en
France ont été décrites par elle dans ses CoissmÉRATioNS
SUR LA RÉvoLUTiOiN FRANÇAISE, le seul dc SCS ouvragcs dont
il me reste à parler.
Considérations sur la Révolution française.
Quoique madame de Staël eOt communiqué successi-
vement les diverses parties de son manuscrit à ses amis,
quand ce monument s'est présenté à leurs regards dans
son entier, ils ont été étonnés de son imposante grandeur.
Peut-être est-ce l'effet d'une imagination frappée, mais je
ne sais quel éclat d'immortalité m'a semblé l'envelopper.
Cette vie si ardente, si animée, est pourtant de la vie éter-
nelle; ce mouvement si actif, si soutenu , n'est plus celui
des passions. L'âme qui s'adresse à nous plane dans une
région supérieure; elle est parvenue à ce point d'élévation
où les objets terrestres paraissent encore revêtus de leurs
plus riches couleurs, mais où ils se montrent dans leur
ensemble, et où déjà l'on respire l'air du ciel.
Quelque idée que madame de Staël eût donnée de sa
capacité ^il y a une telle hauteur de pensée dans cet ou-
vrage, qu'il faut avoir devant les yeux toute sa vie, pour
concevoir qu'elle-même ait pu l'écrire. C'est le fruit du
passé le plus instructif dans une intelligence occupée d'a-
venir. L'éducation politique qu'avaient donnée à madame
de Staël les deux ministères de son père et les diverses
phases de la révolution; l'expcrieuce qu'elle avait faite des
maux infligés par la tyrannie; ses voyages dans loute
l'Europe, et surtout ce séjour en Angleterre où la vue
d'une belle constitution en activité lui avait appris ce que
n'enseigne point la théorie, et où toutes ses idées sur la
législation s'étaient mûries dans des discussions avec les
hommes les plus distingués; voilà ce qui l'a mise en état
de composer un tel livre. Et si l'on songe au mouvement
imprimé à cette masse de pensées par l'effroi que causa à
madame de Staël le retour de Bonaparte, par l'alternative
de ses craintes et de ses espérances durant les désastreux
cent jours, enfin par la douleur de revoir la France en-
vahie, on s'expliquera l'élan , la vivacité qui s'alHent dans
cet ouvrage au calme de la réflexion. Elle était peut-être
dans la position la plus favorable à un grand écrivain,
celle où un repos extérieur succède à des agitations vio-
lentes , et où les facultés exaltées par la lutte prennent une
nouvelle direction.
Deux grands motifs ont animé madame de Staël. Écrùe
la vie politique de son père, était à ses yeux un devoir sa-
cré dont elle ne voulait pas retarder l'accomplissement ;
mais quand elle a vu la liberté, l'indépendance nationale,
et par conséquent la monarchie dans un état vacillant et
précaire en France , elle s'est encore proposé un autre but.
Celle qui lisait l'explication du présent dans le passé, et
de l'avenir dans le présent ; celle qui croyait voir avec les
dangers les moyens d'y échapper, a pu se sentir appelée à
dire la vérité. L'idée d'une si haute vocation a calmé à la
fois et inspiré tout son être. Sans enthousiasme pour le
bien elle n'eût pas écrit un tel livre; avec une exaltation
passagère , elle ne l'eût pas écrit non plus. Excitée par la
volonté ardente et ferme de montrer la nécessité de la mo-
rale dans la politique, elle associe son père à son grand
dessein. Regardant M. Necker et elle-même comme deux
avocats d'une seule cause, elle prouve par les faits ce qu'il
avait posé en principe : c'est que tout ce qui est fondé sur
la perversité doit nécessairement s'écrouler. Jamais on n'a
été plus inaccessible à tout calcul de succès, à tout mé-
nagement de prudence. Aussi madame de Staël , qui était
toujours prête à accueillir les observations de ses amis,
a-t-elle uniformément répondu à leurs réflexions circons-
pectes : ". C'est la vérité, je la pense, et je la dirai. » Il
semble qu'elle ait eu le pressentiment que rien ne pourrait
bientôt l'atteindre. La juste appréciation des choses hu-
maines, l'élévation, la douceur même, qui caractérisent
les derniers moments de la vie, paraissent s'unir chez elle
à toute la force de la jeunesse.
Si la forme de la composition n'eût pas été imposée à
madame de Staël par ses différents buts, on pouiTait y re-
lever quelques défauts. Trois sujets analogues, la biogia-
pliie d'un ministre d'État , l'histoire d'une période agitée
de troubles politiques , et l'exposé d'une théorie des gou-
vernements, rentrent par la nature du travail sans cesse
les uns dans les autres; et il résulte de là que le tout et
les parties ne se dessinent pas bien nettement dans l'esprit.
Mais s'il n'y a pas unité de plan dans l'ouvrage , il y a une
adœsrable unité d'inspiration. C'est madame de Staël elle-
même avec sa pénétration, ses sentiments vifs et géné-
reux, qui est l'idée centrale de son livre, et cette idée, on
la saisit complètement. D'ailleurs , le titre qu'elle a choisi
est si vague et si modeste, qu'elle est sûre de tenir plus
qu'elle n'a promis. On ne peut exiger ni une histoire ni une
théorie complète de l'auteur qui n'annonce que des COiNSI-
DÉRATiONS. Je ne ferai donc pas un extrait régulier d'un
livre qui se prête difficilement à l'analyse, et je me con-
tenterai de considérer dans madame de Staël le biographe,
l'historien et le publiciste.
28
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
La biographie doit être jugée relativement à son but. Sa-
voir si la relation de la vie politique de M. Necker ajouterait
ou non au mérite de l'ouvrage qu'écrivait sa fille, n'était
pas pour elle la question. Nuirait-elle à son père, comme
on le prétendait, en faisant de nouveau parler de lui? Elle
était fondée à ne pas le croire. Madame de Staël ne deman-
dait pas mieux que d'appeler l'examen sur une telle con-
duite; et quand son livre eût suscité quelques vains pio-
pos, n'était-il pas fait pour leur survivre? Elle ne pouvait
pas d'ailleurs, quand elle l'eût désiré, vouer son père à
l'obscurité; car l'iiistoire voudra savoir ce qu'était au vrai
M. Necker. L'avenir croira-t-il sa fille ? dira-t-on. Oui , il
la croira, qu'il le veuille ou non, si on peut le dire. Il n'est
pas aisé de résister à l'ascendant d'une telle conviction;
et qu'importe qu'on ait récusé d'avance madame de Staël,
si finalement elle persuade!
Elle se met de toute manière en mesure d'être écoutée.
Revenue de l'espoir de persuader sur un tel sujet par de
l'enthousiasme, elle se retranche dans les faits. Elle voit
M. Necker dans le siècle où il a vécu, et reconnaît que sa
délicate moralité l'inquiétait de trop de scrupules pour
qu'il pût maîtriser des circonstances si fortes; mais croyant
que du moins les résulats seront appréciés , elle récapitule
les titres incontestables de son père à la reconnaissance
publique, et semble dire avec un accent douloureuse-
ment concentré : Ceci, du moins, on ne me le contestera
pas.
Espérons que son sentiment l'a bien conseillée , et qu'elle
aura du moins affaibli d'inconcevables préventions. Elle a
dû relever le mérite de M. Necker comme homme d'État,
en faisant toucher au doigt la,justesse de ses prédictions;
comme écrivain, en forçant les indifférents à lire ses élo-
quentes pages; et puisqu'à travers la diversité des genres
on ne peut méconnaître la parenté des deux talents , pour-
quoi n'accorder qu'à madame de Staël seule le tribut d'é-
loges qu'elle eût trouvé si juste et si doux départager avec
son père ?
Désirant éviter les discussions politiques, je m'arrêterai
peu à considérer madame de Staël comme publiciste. Son
admiration pour la constitution anglaise était le fruit de
l'étude et de la réflexion. Elle la voyait comme la meilleure
théorie réalisée, comme le chef-d'œuvre combiné de la sa-
gesse et du temps. Les principes sur lesquels cette cons-
titution repose, ces principes déjà consacrés en France
par la Charte, devaient, selon madame de Staël, assurer
le bonheur national lorsqu'ils seraient bien compris et sin-
cèrement adoptés. Une telle opinion prouve déjà à elle
seule une grande sincérité d'intentions, car on n'a point
de dessein ultérieur quand on s'attache à un système
éprouvé, et qui ne mène à aucun autre.
L'application d'un pareil système à un pays continental,
à un peuple bien différent du peuple anglais pour les
mœurs et le caractère, offrait des difficultés que madame
de Staël s'est appliquée à-, lésoudre. Il était très-permis
sans doute de combattre ses arguments ; mais du moins il
ne fallait pas l'accuser de se livrer à des idées d'imagina-
tion, quand elle n'a fait autre chose qu'admettre les con-
séquences de la forme de gouvernement qu'elle préférait.
Comment, par exemple, a-t-on pu voir l'effet d'une fai-
blesse de femme dans l'importance qu'elle attribue aux
noms historiques? Sincèrement attachée à la monarchie
limitée, elle pensait que l'hérédité ne peut pas se soutenir
isolée sur le trône, et qu'il faut lui donner une sorte de
continuité au dehors dans une noblesse constitutionnelle.
Or, une chambre héréditaire ne pouvant à perpétuité êfrc
composée de grands hommes, elle doit l'être de grands
noms, de noms qu'une gloire récente ou ancienne recom-
mande aux siècles futurs. Si les députés électifs représen-
tent les lumières actuelles d'une nation, les pairs doivent
être l'emblème de ses destinées successives.
Il semble que le pacte offert dans cet ouvrage ne de-
vrait pas être lefusé, ce pacte honorable si loyalement
proposé. Jamais la liberté, jamais l'humanité et la justice
ne trouveront un défenseur plus zélé. Déjà chaque parli
s'est appuyé sur les raisonnements de madame de Staël,
et s'est armé, ainsi qu'on l'a dit, de son talent; mais ce
n'est pas qu'elle ait passé de l'un à l'autre; elle est restée
sur la ligne de la raison , et chacun dans la moitié équi-
table et modérée de son opinion s'est trouvé d'accord avec
elle.
Aussi la voix qui se fait entendre dans cet ouvrage a-
t-elle été écoutée en France et liors de France, avec la plus
sérieuse attention. Elle a fait rentrer un moment les hom-
mes passionnés en eux-mêmes; et pour la masse impar-
tiale, elle a avancé de plusieurs années l'effet instructif du
temps. C'est la première fois que l'apologie des idées libé-
rales a fait impression sur ceux qui étaient intéressés à les
repousser.
La partie historique est celle où l'auteur se présente
avec l'éclat le plus grand peut-être, et sûrement le plus
inattendu. Le point de vue moral choisi par madame de
Staël devient, dans ses tableaux , singulièrement frappant
et varié. Prenant toujours le cœur humain pour sujet , elle
en fait apercevoir les ressorts secrets à travers tous les
événements de la vie. Elle peint tour à tour les crises vio-
lentes des passions, l'agonie du remords, et jusqu'aux
misérables agitations de la vanité. Toujours éloquente,
souvent gracieuse et naïve , elle est parfois terrible et fou-
droyante dans son indignation. Nul historien, avant elle,
n'avait aussi nettement dégagé la défense de la liberté de
celle des forfaits commis en son nom. Elle expose ces for-
faits sans atténuation, sans excuse, frémissant à l'idée du
crime , et ne trouvant la force de surmonter l'horreur
d'une telle idée que dans le désir de rendre le retour du
crime impossible en montrant son inutilité. L'énergie , l'in-
tensité du sentiment moral peuvent seules expliquer l'ef-
fet de ce livre, et ce qui rend cet effet si fort, c'est qu'il
n'y a point de palliation.
Si madame de Staël a frappé d'anathème les mauvais
motifs , elle n'a point épargné les erreurs ni les bévues.
Tout vice comme toute borne du cœur et de l'esprit est
mis par elle à découvert. En disant tant de vérités , com-
ment nVt-elle pas offensé davantage? C'est qu'elle distri-
bue le blâme avec impartialité, c'est que le plaisir d'en-
tendre si bien relever les torts de ses ennemis a un peu
consolé chacun du mal qu'elle a dit de lui-même; c'est
surtout qu'on voit son motif. A-t-elle voulu blesser, hu-
milier? non, sans doute. La peine qu'elle cause est l'effet
inévitable et non le but. Il lui fallait retracer la faute pour
montrer qu'elle a trouvé son châtiment; et la justice di-
vine ne peut être manifestée que par la faiblesse humaine.
Aussi a-t-elle de l'indignation, et jamais de la haine;
du courroux, et jamais du ressentiment. Chez elle, l'ani-
mosité ne tenait pas sur les individus, si on peut s'expri-
mer ainsi, et elle en faisait bientôt du blâme pour les
maximes de conduite. Les mémoires qu'elle avait ébau-
chés sous le titre de Dix années d'exil, au moment où le
triomphe de la tyrannie excitait en elle la plus grande ré-
volte, ces mémoires ne lui ont fourni que des matériaux
ou quelques fragments épars , et elle a tout retravaillé avec
la modération d'une âme apaisée. C'est parce qu'elle a vu ,
comme elle le dit, un système dans Bonaparte, qu'elle
DE MA.DAME DE STAËL.
29
analyse son caractère et sa politique arec un scalpel si ri-
goureux. Il est à ses yeux le génie de l'ardent égoïsme,
l'être qui avait arboré l'étendard de l'intérêt personnel,
du profond dédain pour la Divinité et pour les hommes.
Jamais exemple plus éclatant, plus terrible, ne pouvait
être choisi pour montier le danger des principes qu'elle
avait toujours combattus. C'est surtout à titre d'idée gé-
nérale qu'elle l'attaque, et celui dont l'histoire réelle sem-
ble être un apologue oriental , ne pouvait échapper à la
moralité qu'elle en tire.
Il se présente ici une observation à faire. Madame de
Staël est l'auteur qui a le mieux établi , en théorie , que la
morale ne doit pas être fondée sur l'utilité personnelle , ni
même sur l'intérêt particulier d'une nation; et d'un autre
côté, elle est encore l'écrivain qui a le plus irrésistible-
ment prouvé par les faits que les hommes et les peuples
marchent vers la prospérité ou la ruine, selon qu'ils ob-
servent ou qu'ils négligent les saintes lois de la justice.
Haute et lumineuse raison dans les deux cas, puisque l'a-
vantage de l'individu et de l'État est bien ordinairement le
résultat d'une conduite irréprochable; mais si cet avan-
tage est présenté comme un but, chacun croira trouver
inille chemins plus courts que celui de l'équité pour par-
venii- à ce but même.
Mais qui méconnaîtra chez madame de Staël l'amour
de la patrie dans sa plus grande vivacité ? un amour souf-
frant, irrité, blessé, qui a parfois besoin de l'expression
acerbe. C'est là ce qui fait couler son sang avec rapidité,
ce qui l'inspire toujours, ce qui la trouble quelquefois, ce
qui dicte jusqu'aux éloges qu'elle donne à une nation
étrangère. L'Angleterre n'est à ses yeux que la France fu-
ture. Voilà où vous arriverez, semble- t-elle dire, et il fal-
lait bien vanter le but pour animer la marche. Elle admire
sans doute le noble caractère anglais; mais c'est comme
le fruit tardif des plus belles institutions; et la créature
humaine, l'œuvre intelligente de Dieu lui paraît égale, si
ce n'est supérieure , en France ! Quelle énergie ! quelle sus-
ceptibilité sur tout ce qui tient à l'honneur national ! Quelle
indignation à l'idée que les Français ne seraient pas faits
pour la liberté ! quel frémissement à la vue des étrangers
dans Paris ! quel superbe courroux à la pensée du partage
de la France ! Il faut considérer le mouvement général , la
tendance de ce livre, et non s'arrêter à quelques détails
que madame de Staël eût peut-être supprimés ou modifiés '.
Les sentiments de l'auteur se révèlent toujours involon-
tairement. Jamais on ne lui voit développer ses motifs pour
son propre compte; jamais surtout ils ne lui servent de
moyens de justification. Madame de Staël n'a pas seule-
ment conçu l'idée qu'on pût la calomnier; et voilà pour-
quoi sa marche est si ferme , si hardie même. Elle a osé
célébrer le réveil redoutable de la liberté; elle a le courage
d'avouer qu'il a été des moments où il eût fallu désirer la
guerre civile. De même encore, elle ne craint pas de rele-
ver ce qu'il pouvait y avoir de grand chez des hommes
justement marqués du sceau de la réprobation publique.
Elle confesse avec ingénuité tous ses engouements, toutes
ses illusions de jeunesse. Il semble qu'elle a transmis son
âme à son hcteur, et que c'est par ses pairs qu'elle est
jugée.
* Elle revoyait ses ouvrafjes sous un jour tout nouveau en les fai-
sant imprimer, et la correction des épreuves était pour elle une se-
conde composition. Les éditeurs ont mis un tel sentiment de devoir
à conserver sa pensée, que dans le travail dont ils se sont chargés,
peut-être ont-ils laissé plus intact ce qui contredisait un peu leur
opinion que ce qui l'exprimait, parce qu'ils craignaient davantage
de toucher à la lettre, quand rien en eux-mêmes ne leur répondait
de l'esprit.
On peut observer encore que jamais madame de Staël
n'a moins parlé de religion que dans cet ouvrage. Elle y
montre souvent une grande irritation contre l'intolérance;
elle se prononce contre l'idée d'un culte payé par le gou-
vernement, contre l'influence du clergé dans les affaires
d'État; mais un sentiment religieux perce à chaque ins-
tant dans cet écrit. La morale chrétienne y est, pour ainsi
dire, infuse; et c'est la première fois qu'on l'a vue appli-
quée à la politique du siècle.
Le talent du peintre est bien remarquable chez madame
de Staël. Quelque envie qu'elle ait d'amver à un résultat
moral , aussitôt qu'elle est saisie par ses souvenirs , elle
met en scène la chose même, sans autre idée que celle de
la représenter vivement. Cela seul affaiblit déjà nos pré-
ventions : en nous replongeant irrésistiblement dans le
passé, cet ouvrage dissipe l'illusion naturelle qui reporte
nos sentiments actuels sur les temps écoulés , et nous fait
aimer et haïr en arrière , sans égard à nos anciennes im-
pressions. Il nous oblige à passer en revue nos propres er-
reurs, et par là il nous prépare à l'indulgence. Aussi,
malgré toute sa sévérité , ce livre invite à pardonner ; il
dispose le cœur à l'oubli et à l'espérance; et s'il a avancé
le règne de quelques opinions , c'est encore parce qu'il a
souvent adouci leurs adversaires.
Cette lecture où tout se retrouve, se fait avec une ex-
trême rapidité. Le cœur bat au renouvellement de tant de
scènes si fortes; l'attente recommence, et il semble que
tous les lots soient remis dans l'urne du sort. On lit d'une
seule haleine ce qui paraît écrit d'un seul trait. L'expres-
sion si vive et si originale n'arrête point, ou court à tra-
vers les remarques les plus heureuses, et l'évidence nous
frappe tellement, qu'on oublie la difficulté de la mettre au
jour. Il y a peut-être moins d'esprit donné pour tel dans
cet ouvrage que dans les autres, et cependant aucun
ne laisse à ce point la conviction d'une transcendante su-
périorité.
C'est là, sans doute , ime belle manière d'écrire l'his-
toire, une réunion nouvelle du génie philosophique qui
plane au-dessus des événements pour en déduire les cau-
ses, avec le talent dramatique qui excite un intérêt puis-
sant par la frappante représentation des choses et des
hommes. Une sorte d'inspiration prodigieusement élevée
résulte de ce mélange; il semble que cette peinture de la
réalité, ainsi que les tableaux fantastiques d'Homère,
nous montre les passions , ces divinités irritées , préparant
les scènes terribles dont on ne tarde pas à contempler l'ac-
complissement. Mais ce qu'un tel livre rappelle surtout,
c'est l'étonnante conversation de madame de Staël. Là,
sont ces portraits si siiirituels où elle frappait droit sur
l'idée saillante d'un caractère, ces anecdotes piquantes,
ces récits de certaines occurrences de sa propre vie où
elle se mettait elle-même en contraste avec les êtres qui
lui ressemblaient le moins. Là, sont encore ces explosions
de sensibilité, ces mots qui forçaient leur passage à tra-
vers son émotion, et qui l'ébranlaieiit elle-même, comme
ils attendrissaient les autres. La vie de madame de Staël
est fixée sous plusieurs rapports dans cet ouvrage, et ja-
mais on ne parlera d'elle comme lui.
De plus, on retrouve là un certain cachet promptement
et fermement appliqué qui la distinguait encore. Elle met
un point final à tous les jugements, elle dit le dernier mot
sur chacun et sur chaque chose. On l'écoute, en consé-
quence, bien plus qu'on ne la lit; et ce qui prouve le mieux
le mérite de l'ouvrage, c'est qu'il est comme impossible de
le juger littérairement.
Aussi, quand le but est si élevé, quand le sentiment est
30
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
si \i( et si noble , toute louange sur les moyens d'exdcution
devient [luérile. Madame de Staël a inspiré ce qu'elle éprou-
vait; voilà le vrai succès de son livre. Elle a fait connaître
une liberté protectrice et non liostile, une liberté amie de
toute grandeur et non de tout nivellement, une liberté
dont le culte se compose d'amour, et non de haine et d'en-
vie; une liberté enfin que l'on ne distinguerait plus de la
justice, si le temps avait consacré et mieux défini ses,
droits.
Examen général du talent de madame de Staël.
Après avoir cherché madame de Staël dans tous ses écrits,
/'essayerai de la retrouver encore dans l'ensemble de son
talent. Ce qui me semble caractériser et ce talent et elle-
même , c'est la fusion intime et les proportions égales en-
tre l'esprit , le sentiment et l'imagination. Et tandis que
chez la plupait des écrivains et des hommes on peut ai-
sément déterminer lequel de ces éléments domine , il est
impossible de nommer celui qui l'emporte chez elle, et
très-difficile de les considérer séparément.
De là vient qu'elle n'a rien sacrifié de ce qui honore l'hu-
manité. La religion et les lumières ont eu jusqu'à elle sé-
parément leurs défenseurs. Ces deux grandes causes ont
été plaidées, pour ainsi dire, contradictoirement; chacune
se trouvant étrangère à tout un système d'idées, il y a eu
Sous ce rapport une division cachée parmi les hommes;
les uns ne paraissant tolérer le règne de la raison, et les
autres celui de la foi, que par pure condescendance.
Madame de Staël seule a embiassé avec un même zèle
le parti des lumières et celui de la religion; elle seule a
adopté du fond du cœur ce qu'il y avait de mieux dans les
divers âges; combattant d'un côté les préjugés et l'igno-
rance ancienne, de l'autre, l'égoïsme et l'incrédulité mo-
dernes.
L'écrivain avec lequel on serait le plus tenté de la com-
parer, (fest Rousseau, parce qu'il avait la même réunion
de facultés ; mais il diffère d'elle en ce qu'il ne les a pas
dirigées vers un but commun. Il a souvent abjuré la plus
noble moitié de lui-même, et employant toute la subtilité
de son esprit à démentir ses sentiments , il a été sceptique
dan^ la philosophie, et haiueux dans la vie, avec cette
chaleur d'âme qui donne la foi et l'amour. C'était un maî-
tre plus consommé dans son art ; ses compositions sont plus
achevées , plus profondément méditées peut-être, et pour-
tant moins de bonne foi, plus de déclamations, plus de
sophismes, le mettent comme penseur au-dessous d'elle,
tandis que son farouche orgueil, sou caractère âpre et
sauvage, communiquent à son talent une sombre ardeur
qui ne ressemble en rien à la flamme généreuse de madame
de Staël. Le genre humain que Rousseau croyait aimer ,
n'était qu'un idéal inconnu à lui-même. Madame de Staël
chérit ce qui l'entoure, et reporte sur l'humanité son af-
fection pour ses proches. Ce qu'il peut manquer en fini
précieux à sa diction, est plus que racheté par le charme
du premier mouvement, par la fraîcheur de l'inspiration
si on ose le dire. C'est l'onde qui sort toute vive de la
source, et qui brille quand elle court.
Mais on observe dans son talent autre chose encore que
cette réunion d'esprits divers. Il y a uue originalité mar-
quée dans chacun , et pourtant ils portent tous un sceau pa-
reil qui appartient en propre à madame de Staël. Ce cachet
particulier est dû à son caractère , à la force, ainsi qu'à la
nature mobile de ses impressions , à des élans subits d'in-
dignation, de compassion, de fierté, et aussi à ce qu'elle
ne cesse jamais d'être femme.
Voilà peut-être le secret de son charme. Elle s'adresse
à titre de femme à son lecteur, elle se met personnellement
en relation avec lui pour lui dire ce qu'elle a et ce qu'il a
aussi dans l'âme; maisce titre, elle n'ignore pas qu'il l'ou-
blierait bientôt, si elle cessait de lui paiaitre aimable ou
piquante; ainsi, soit qu'elle cherche à l'éclairer ou à l'é-
blouir, jamais elle ne l'écrase de sa supériorité, jamais elle
ne s'arroge aucune préémmence. Il semble que le hasard
lui ait donné une bonne place au spectacle des choses
morales, et elle raconte les idées.
Parfois, aussi, elle se présente comme un enfant qui
guiderait un homme sage, dont la vue serait un peu trou-
ble. Elle explique à celui-ci tout ce qu'il apercevait con-
fusément, et le place à un beau soleil pour qu'il voie un
peu plus clair lui-môme. Quand elle vient à le mener dans
des sentiers escarpés et difficiles, elle lui dit: Prenez cou-
rage, vous serez bien aise d'avoir passé ici , nous nous en
tirerons bientôt vous et moi. Cherchant toujours à lui ren-
dre la route agréable, elle se met en scène pour le diver-
tir, en se moquant un peu des vives impressions qu'elle
reçoit. Les persoimes, les paroles, les visages, les accents,
les attitudes, les habits, tout la frappe en effet, tout est
caractéristique dans ses tableaux. Elle se connaît comme le
reste, et cet instinct aveugle qui décide si souvent de nos
répugnances et de nos goûts, est en elle un sentiment mo-
tivé dont elle se rend clairement compte.
La netteté de ses aperçus est telle qu'on oublie leur ex-
trême finesse. Elle n'a point de vaine subtilité, et ne force
point ses lecteurs à discerner l'imperceptible , mais tout
grandit entre ses mains. Son attention entière se poite un
instant sur chaque point, et il devient si distinct pour elle
qu'aucun rapport ne lui échappe ; mais elle a soin de rat-
tacher les fils trop déliés à d'autres plus forts dont on
reconnaît l'importance. On passe ainsi facilement des dé-
tails à l'ensemble avec elle, et l'on se trouve tout à coup
à la racine des idées, quand on croyait ne faire qu'en
suivre les dernières ramifications.
Une des causes du plaisir qu'elle donne, c'est celui qu'elle
piend à regarder toutes choses, à contempler les faces
nombreuses et brillantes que lui présentent les objets. Cette
personne si sensible aux découvertes des autres, paraît
jouir aussi des siennes. Elle produit de nouvelles impres-
sions sur elle-même par le jeu de son propre esprit, et
alors ses pensées, comme des fusées étincelantes , jaillis-
sent de toutes parts sur la route.
Néanmoins on s'est plaint d'éprouver quelque fatigue
en lisant ses ouvrages, à l'exception pourtant du premier
et du dernier. Une sensation est un fait sur lequel il n'y
a pas à disputer, et si celle-là était assez générale pour
mériter d'être comptée , il faudrait l'attribuer à deux cau-
ses, l'une, la multitude de ses idées, et l'autre quelques
défauts de style, sensibles surtout dans la seconde période
de sa carrière.
La richesse des pensées est extraordinaire chez elle.
Peut-être aucun écrivain ne l'a-t-il égalée sous ce rapport.
Qu'on prenne au hasard trois de ses pages, et trois pages
de l'auteur le plus spirituel , il est à parier que le nombre
des idées originales et marquantes sera supérieur chez ma-
dame de Staël. Ce n'est pas qu'elle affecte la concision ,
chaque pensée est bien revêtue des mots nécessaires ; mais
on n'est pas accoutumé à voir tant de pensées ensemble, \
et peut-être y en a-t-il trop. Peut-être certaines phrases !
qui ne sont que du remplissage pour le raisonnement, font-
elles sur notre âme l'effet de ces morceaux de drap dans
les clavecins, qui étouffent le retentissement d'une corde
avant qu'on en frappe une autre. La succession des pensées
est trop rapide , trop continue chez madame de Staël , pour
DE MADAME DE STAËL.
31
le mouvement moyen des esprits ; elle est la déesse de l'a-
hondance ; elle répand à pleines mains des épis , des perles ,
des roses, des rubans et des diadèmes. On ne veut rien
laisser éciiapp*, parce que tout a sa valeur ; inais il se peut
qu'on se fatigue à recueillir.
Le style périodique , dont la mode passe maintenant ,
avait l'avantage de donner de l'espace au développement
du sentiment en forçant la phrase à accomplir une révo-
lution musicale. Mais comme les pensées de M. Necker
avaient perdu de leui- relief par l'abus cju'd a fait de l'har-
monie , sa fille a pris un genre différent , et elle a été en
effet bien plus brillante; mais peut-être aurait-elle eu
quelquefois besoin d'une forme qui l'obligeât à ralentir sa
marche.
On a encore reproché un peu d'obscurité aux anciens
ouvrages de madame de Staël. Ce défaut vient de ce qu'elle
faisait usage, dans sa jeunesse, d'une langue assez parti-
culière, qui, depuis, a été en partie abandonnée par elle,
et en partie apprise et finalement aimée par le public ; il
vient ensuite de ce qu'elle n'a pas d'abord trouvé la ma-
nière qui convenait le mieux à son talent. Il s'est toujours
présenté à son imagination féconde une foule d'aperçus
accessoires qu'il eût été grand dommage de ne pas indi-
quer; mais lorsqu'elle voulait les réunir avec l'idée princi-
pale, il en résultait de la confusion : elle forçait ainsi son
lecteur à embrasser des rapports trop éloignés. Depuis ,
elle a pris le parti de rompre net le fil de son discours, et
quand elle a donné ses saillies d'imagination pour ce
qu'elles étaient, on l'a trouvée plus claire et plus originale
tout ensemble.
Il a donc manqué longtemps quelque chose aux ou-
vrages de madame de Staël sous le rapport de l'art , c'est-
à-dire sous le rapport de la correspondance parfaite d'une
composition avec les facultés des hommes pour lesquels
elle est faite. Ce n'était pas non plusen artiste qu'elle tra-
vaillait, et elle ne voyait pas ses œuvres hors d'elle-même,
à part de ses sentiments ou de ses opinions. En parlant de
ses projets littéraires, elle disait toujours, «je montrerai,
je prouverai, je ferai comprendre; « et non, je composerai
un morceau sur un tel sujet. Buffon repolissant toute sa
vie sa description du Cygne, Rousseau recopiant de sa
propre main pour madame de Luxembourg sa Nouvelle
HÉLoïsE déjà imprimée, sont des peintres qui se complai-
sent dans l'œuvre de leurs mains. Ils s'arrêtent devant la
forme qu'ils ont créée et l'admirent. Madame de Staël ne
s'occupe que de l'esprit. La parole n'est à ses yeux qu'un
instrument; et quoique l'expression soit presque toujours
très-heureuse, son mérite tient à ce qu'elle représente, plus
encore qu'à ce qu'elle est.
Dans les écrits de madame de Staël l'enchaînement des
pensées est toujours motivé, mais il l'est par le sentiment
qui les inspire : toutes marchent vers le même but, mais
rangées dans l'ordre naturel de leur naissance , plutôt que
disposées avec recherche. Aussi peut-on trouver ailleurs
des contrastes plus habilement ménagés, des combinaisons
d'effets plus savantes. Chez elle on reconnaît partout la
trace d'un esprit brillant en conversation, auquel il sur-
vient des éclairs à l'improviste. Souvent un aperçu très-
lumineux et plus important que l'objet traité, interrompt
un discours léger par son ton et sa matière ; plus souvent
encore une discussion abstraite est ranimée par un trait
inattendu, etlafemmeaimablevientchasser le philosophe.
Une espèce d'insouciance sur le prix qu'on attachera à
ses découvertes, se fait souvent remarquer en elle. C'est
le fruit de cet immense pouvoir de création qui lui donne
la certitude de se renouveler sans cesse; mais cela vient
particulièrement de ce que, tout entière à son objet, elle
perd de vue sa réputation littéraire. Madame de Staël veut
faire avancer l'esprit humain , elle veut ranimer chez ses
contemporains, chez les Français surtout, ces mêmes puis-
sances de l'âme qui sont si actives en elle. On l'au-
rait vue se dévouer, s'il l'eût fallu, pour les causes qu'elle
a soutenues, et elle est peut-être, hors des lettres sacrées,
le seul écrivain supérieur dont le principal butait été plus
noble que la gloire.
Plus ses louables motifs se sont développés , plus aussi
le mérite de ses ouvrages a été grand. Elle avait toujours
écrit d'impulsion, mais une inspiration dont l'origine est
personnelle , n'imprime point au talent son caractère le plus
auguste. Ce n'est pas seulement pour la manière que ma-
dame de Staël a gagné; l'excellence toujours croissante
du fond et de la forme dans ses livres^ semble tenir à une
marche analogue dans son existence intime. Il y a eu plus
d'harmonie en elle-même , et plus aussi entre elle et les
autres. Sa chaleur, portée tout entière dans un beau sen-
timent de moralité, a vivifié une sphère plus étendue, a
été en même temps plus égale et plus communicative ; ses
mouvements mieux réglés se sont transmis davantage au
dehors. L'effervescence de la jeunesse n'augmentait pas
ses forces réelles; en elle, l'ardeur de l'âme n'avait pas
besoin de celle du sang.
Si aucune des productions de madame de Staël n'est
tout à fait elle, son âme est répandue dans toutes. Il sera
difficile de recomposer par la pensée cet être prodigieux ,
mais la postérité retrouvera dispersé ce que nous avons
possédé dans sa plus étonnante , comme dans sa plus ai-
mable réunion. Ceux qui veulent écrire surtout, liront et
reliront ses ouvrages, non pas assurément qu'ils doivent
viser à imiter une originalité qui, chez eux, ne mérite-
rait plus ce titre; mais parce qu'ils y trouveront les deux
éléments de la création, le mouvement et la matière. Ils
pourront puiser indéfiniment dans cette mine, et sans qu'on
s'en doute , parce que tout ce qu'elle renferme n'a pas été
mis en œuvre. A une seconde, à une troisième lecture,
on trouve avec surprise des idées qu'on n'avait pas encore
remarquées , des idées que nous croyions avoir acquises
par l'effet de notre propre expérience. Ces livres , où tout
semble dit , invitent encore à réfléchir ; et ils ouvrent à
l'esprit plus de routes que celui de l'auteur n'a eu le temps
d'en parcourir.
En tout , les ouvrages de madame de Staël paraissent
appartenir à des temps nouveaux. Ils annoncent, comme
ils tendent à amener une autre période dans la société et
dans les lettres ; l'âge des pensées fortes , généreuses , vi-
vantes ; des sentiments A'enant du fond du cœur. Elle a
donné l'idée d'une littérature en quelque sorte plus par-
lée qu'écrite, d'un gerue dans lequel l'improvisation des
assemblées nationales pour la politique, l'abandon des
confidences pour l'expression de la passion , et les saillies
de conversation pour l'observation de la société, nous di-
sent quelque chose de plus intime et de plus fort que ne
l'a jamais fait la rhétorique étudiée.
Ainsi l'art littéraire aura été relevé par elle. Ce ne sera
plus une industrie oiseuse , un moyen de réveiller l'image
d'une vaine beauté dans nos cœurs. Il tiendra déplus près
à la vie, et y exercera plus d'influence ; il offrira moins le
travail de l'homme, que l'iiomme lui-môme en rapport avec
l'immortalité. 11 sera l'expression générale des plus nobles
vœux ; le dépôt des pensées qui se réaliseront un jour dans
des institutions ou des entreprises utiles, et l'avenir y
existera tout entier.
32
WOriCE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
SECONDE PARTIE.
VIE DOMESTIQUE ET SOCIALE DE MADAME DE STAËL.
Il est temps de considérer madame de Staël en elle-même,
et de la peindre immédiatement d'après mes souvenirs :
tâche douloureuse et difficile, tâclie qu'il faut remplit sans
trop l'envisager, en s'abandonnant au genre de sentiment
qui entraîne, et en réprimant celui qui arrêterait à chaque
pas.
Je présenterai donc cette femmeillustre sous les rapports
qui m'ont été le mieux connus , ou qui me semblent le plus
caractéristiques. Sans m'astreindre en aucune manière à
suivre l'ordre des temps , je la montrerai d'abord telle que
je l'ai vue durant la vie de son père , me réservant d'indi-
quer plus tard les changements presque tous avantageux
que le temps a opérés en elle.
Relations domestiques.
Quand on veut se faire une idée juste de madame de
Staël, c'est dans ses affections qu'il impoite de la contem-
pler. Assez de gens sont portés à croire que chez une femme
aussi célèbre , l'amour-propre devait être en première ligne.
Mais, s'il en eût été ainsi, sa destinée eût été plus heu-
reuse, car ses succès pouvaient suffire à un bonheur fondé
sur la vanité. 11 faut avoir vu madame de Staël dévorée par
ses peines , il faut l'avoir vue étrangère à sa gloire , et prête
mille fois à sacrifier le fruit de ses travaux aux objets de
ses affections , pour rester certain que l'être aimant était
en elle au centre , et que sa véritable vie était celle du cœur.
On a dit, avec plus de vraisemblance, que la grande
imagination de madame de Staël en trait pour beaucoup dans
tous ses sentiments ; mais cela aussi est injuste. Il est sans
doute difficile de faire exactement la part d'ime faculté qui ,
dans l'attachement le plus vrai , dispose des craintes et des
espérances , qui grossit tour à tour les agréments et les torts
de ceux qui nous sont chers. Toutefois , il n'y avait rien de
chimérique dans les affections de madame de Staël. Elle
ne se figurait pas qu'elle aimait; sa tendresse était réelle
et profonde, mais son pauvre cœur a souvent été en proie
aux fantômes de son imagination.
Rien d'étranger au sentiment n'altérait chez madame de
Staël la pureté de ses motifs lorsqu'elle aimait. Elle n'a-
vait aucune amhition de subjuguer, de dirigei'; on ne lui
voyait pas non plus cette susceptibilité inquiète sur les
moindres nuances de ce qu'elle inspirait, qui caractérise, si
on peut le dire, la vanité du cœur. Ceux dont le premier
objet est eux-mêmes, sont peut-être les plus jaloux du culte
qu'on rend à cet objet; et ce qui leur plaît cliez les autres
n'est souvent que l'admiration qu'ils leur font éprouver.
Il n'en était pas ainsi de madame de Staël; elle chérissait
dans ses amis leurs qualités plus encore que leur enthou-
siasme; et comme elle aimait franchement, elle trouvait
aussi fort simple d'être aimée. De même, l'élévation de ses
sentiments lui inspirait une généreuse confiance dans l'es-
time de ceux qui la connaissaient , et elle pouvait supporter
de-leur part beaucoup de reproches sans s'offenser. C'était
en grand et d'après la conduite qu'elle jugeait des senti-
ments, les actions lui paraissant, après tout, la meilleure ma-
nière d'apprécier les mouvements du cœur. Ainsi, d'un côté,
elle n'admettait pas facilement d'excuse pour le manque
d'empressement; et de l'autre, quand la conduite était
bonne, elle n'en épiloguait pas les motifs. Si l'on avait auprès
d'elle quelque but Intéressé, elle l'apercevait à l'instant,
mais sans le supposer d'avance.
Jamais les distinctions entre les différentes espèces d'at-
tachement n'ont été moins marquées que chez elle. Le
sentiment était un dans son cœur , et il prenait la teinte
prononcée de son caractère, beaucoup plus que celle des
diverses relations delà vie, ou du naturel des personnes
qu'elle aimait. En elle la tendresse maternelle et filiale,
l'amitié, la reconnaissance ressemblaient toutes à l'amour.
Il y avait de la passion, de l'émotion du moins dans tous
ses attachements. Ils paraissaient varier d'intensité plutôt
que de nature, et cette nature était expansive, ardente,
impétueuse, orageuse même; non que chez madame de
Staël les orages fussent l'effet d'aucun caprice, mais parce
qu'elle se révoltait contre les obstacles que l'organisation
sociale, et souvent l'inertie humaine, opposent aux jouis-
sances du cœur. Longtemps elle n'a compris que sa pro-
pre manière d'aimer ; longtemps elle s'est refusée à croire
qu'il existât des sentiments sincères qui ne s'exprimaient
pas comme les siens, et cette connaissance si nette qu'elle
avait d'elle-même, l'induisait en erreur quand elle jugeait
des autres d'après elle. Mais ses reproclies les i)lus vifs
étaient aussi les plus touchants; on voyait son amour à
travers sa colère. Elle n'a jamais causé de douleur que
parce qu'elle en éprouvait davantage, et on avait pitié
d'elle quand elle blessait.
Si l'on veut juger de ses attachements dans toute leur
énergie comme dans toute leur beauté, il faut connaître
celui qu'elle avait pour son père : admirable sentiment qui
a embrassé toute son existence, et qui a puisé encore plus
de force dans l'idée de la mort que dans celle du lien le
plus sacré de la vie. D'ailleurs, comme cette tendresse a
l'ait partie d'elle-même, comme elle s'est confondue avec
toutes ses pensées et les a modifiées , on ne peut en faiie
abstraction quand on parle de madame de Staël.
Il y avait une telle entente entre M. Necker et sa fille,
ils trouvaient un tel plaisir à causer ensemble, et leurs es-
prits étaient si bien d'accord, que madame de Staël était
portée à s'exagérer l'idée de ses ressemblances avec son
père. Et plus elle se croyait de rapports avec lui, plus elle
concevait d'enthousiasme pour les qualités dans lesquelles
il lui était léellement supérieur. Elle le voyait comme un
être semblable à elle, que l'excès des vertus aurait en-
chaîné. Il supportait la retraite, il se passait de plaisirs et
de succès ;Ja conscience et un sentiment de dignité étaient
des mobiles uniques dans une vie que la sagesse simpli-
fiait; il résistait même à l'ascendant de sa première affec-
tion sur la terre, quand il lui refusait de vivre avec elle à
Paris; elle pouvait souffiir de cette résistance, mais elle se
prosternait devant lui. Elle lui prêtait son piopre besoin
de mouvement, tout le feu de son caractère, afin de re-
iiausser le prix des sacrifices qu'il s'imposait, lui attri-
buant les goûts de la jeunesse pour lui faire un plus grand
mérite de ses privations , et ne songeant à son grand âge
que pour trouver plus merveilleux l'esprit et la grâce qu'il
conservait.
Deux sentiments excessivement vifs chez madame de
Staël, la reconnaissance et la pitié, avaient encore leur
objet dans M. Necker. Reconnaissance la mieux fondée
pour une sollicitude rare , même chez un père , par sa cons-
tance et sa direction bien entendue, et pitié, profonde et
déchirante pitié pour les peines qu'il éprouvait, pitié pour
ce grand esprit, ce beau caractère méconnu et calomnié-,
pitié pour sa vieillesse, pour les maux dont il était mena-
cé; pitié, et non pour lui seul, à l'idée du moment fatal
qui s'avançait; en sorte que les plus vives jouissances de
DE MADAME DE SÏAEL.
33
sa fille auprès de lui étaient parfois bien près des larmes.
Néanmoins elle était peu sujette à anticiper sur les peines
Futures; et si des éclairs subits lui révélaient l'avenir, le
moment présent réclamait bientôt sa pensée. Le ciel l'a-
vait faite imprévoyante, et M. Necker disait qu'elle était
comme les sauvages qui vendent leur cabane le matin et
ne savent que devenir le soir. Relativement à lui, elle pas-
sait subitement des plus vives inquiétudes à la plus com-
plète sécurité. Cette personne, si pleine de vie, avait peine
à croire à la mort. Ne pouvant supporter de voir un vieil-
lard dan^ son père, tout ce qu'elle lui trouvait d'agrément
et de cliarme, la manière dont il la comprenait, une cer-
taine fraîcheur d'imagination, de curiosité, de gaieté qu'il
avait encore, lui faisaient sans cesse illusion. Elle le trai-
tait d'égal à égal pour l'esprit, et oubliait la différence des
âges. Quelqu'un lui ayant dit une fois que M. Necker était
vieilli, elle repoussa une telle idée avec une sorte de cour-
roux, répondant qu'elle regarderait comme son plus grand
ennemi celui qui lui répéterait des mots pareils, et qu'elle
ne le reverrait de sa vie.
Elle se nourrissait donc d'espérance, et conservait ainsi
la possibilité de distraire et d'amuser son père. Le con-
naissant fort bien au fond, sachant que pour avoir renoncé
à l'activité extérieure, il avait d'autant plus le besoin
d'une vie animée intérieurement, elle a sans cesse ali-
menté en lui le feu sacré du sentiment et de la pensée, et
peut-être a-t-elle longtemps écarté de lui et la crainte des
maux et les maux eux-mêmes, en répandant un puissant
intérêt sur chacun de ses jours.
Pour elle, le mouvement d'esprit, les objets nouveaux
qui l'entretiennent, la distraction enfin, étaient une con-
dition nécessaire du talent, de la gaieté, du bonlieur, de
lapante même. Ce qu'elle retirait de la scène variée du
monde est inconcevable , et ce spectacle si peu profitable
pour d'autres , mettait en jeu tout son esprit et ravivait
ses forces morales. Dans une retraite trop prolongée , au
contraire, ses grandes facultés la dévoraient. Le bonheui'
domestique était bientôt troublé pour elle, par cette ima-
gination qui n'avait pas une pleine action au dehors; et,
malgré sa douleur extrême , elle ne pouvait répandre les
mêmes plaisirs dans sa famille. Souvent se blâmant elle-
même, elle eût voulu surmonter de force son naturel, et
s'accoutumer à la vie retirée, mais alors il semblait qu'une
autre personne vînt se mettre à sa. place, et madame de
Staël domptée n'était plus tout à fait madame de Staël.
Nul ne l'a mieux comprise sous ce rapport que M. Nec-
ker. Il avait saisi l'ensemble de cette manière d'être, et le
besoin d'objets nouveaux paraissait à ses yeux paternels
une dépendance nécessaire du genre de distinction qui le
charmait. Que les fréquents séjours de madame de Staël
à Paris eussent la pleine approbation de son père, rien de
plus simple assurément. De puissants motifs l'appelaient
en France, et elle y cultivait les seuls liens que lui-même
conservât encore avec ce pays qui lui a toujours été si
cher. Mais lorsque l'exil a commencé pour elle, M. Necker
a également approuvé qu'elle coupât la monotonie du sé-
jour de Coppet par des voyages de plaisir ou d'instiuction.
Il se soumettait à l'absence sans effort, sans affectation de
générosité ; et parce qu'il sentait que ce naturel qu'il ai-
mait étant donné, il fallait lui laisser de l'essor.
D'ailleurs, avec une correspondance aussi soutenue,
aussi animée, aussi ravissante que celle de M. Necker et
de sa fille, l'idée complète de la séparation n'existait pas.
Jamais elle n'a écrit à personne comme à lui. Les lettres
qu'elle adiessait à ses amis étaient charmantes , mais à
moins qu'elle n'eût en vue un objet déterminé, elles ont
eu depuis la mort de son père quelque chose d'un peu trop
vague, de trop mélancolique peut-être. Toujours quelque
trait heureux, quelque nuance de sentiment délicieuse la
rappelait; mais après l'avoir vue distinctement, on retom-
bait dans une obscurité profonde sur ce qui la concernait.
Nous lui reprochions de ne point raconter assez ; et sans
doute elle voulait éviter ce qui lui rappelait trop vivement
le genre de correspondance qu'elle avait eue avec son
père. « Chère amie, m'écrivait-elle d'Italie, je m'arrête
« malgré moi au milieu de ces récits : c'est ainsi que l'an-
« née dernière je hii écrivais , je l'amusais de mes observa-
« tiens, de mes pensées; ah! tout peut-il se passer comm»
« quand il existait! »
En effet, dans ses lettres à M. Necker , quelle foule d'a-
necdotes piquantes ! que de descriptions' tracées de main
de maître! Rien d'agréable comme ce mélange de narra-
tions, de saillies, de vues rapides et grandes néanmoins,
de douces moqueries, de portraits d'illustres personnages
tellement caractérisés, qu'ils tournaient légèrement à la
caricature; le tout fondu, pour ainsi dire, dans la teinte
générale de cet attendrissement qu'elle éprouvait à la seule
idée de son père. Ces lettres ont malheureusement été
brûlées pour la plupart, et jamais, peut-être, on ne verra
rien de pareil.
Mais ce qui était plus frappant, plus extraordinaire en-
core, c'est le premier feu de ses récits, lorsqu'au retour
d'un grand voyage , elle revoyait son père à Coppet. Sa
profonde émotion qu'elle réprimait un peu pour ne pas la
lui communiquer, se répandait comme un torrent dans
ses discours. Les choses, les hommes, les gouvernements ,
l'effet qu'elle avait produit elle-même, tout était raconté
avec une effusion de joie, de caresses, de larmes, de ten-
dres plaisanteries. Tout avait rapport à son père, et elle
lui donnait, pour ainsi dire, un rôle dans la pièce qu'elle
jouait devant lui, tant le contraste de ce qu'elle avait ren-
contré, avec son esprit à lui, sa bonté, sa moralité par-
faite , était vivement relevé. Les formes les plus piquantes ,
les plus étranges même, recelaient un éloge indirect de
son pêne, ou une expression de tendresse pour lui. Comme
la gloire paternelle animait en l'écoutant la noble physio-
nomie de M. Necker ! comme elle éclatait dans ses yeux
toujours jeunes! non pas assurément qu'il acceptât de si
grandes louanges, mais parce qu'il lisait dans le cœur de
sa fille, et jouissait de ses dons prodigieux.
, Dans le cours d'une vie agitée , elle a pu causer quelques
inquiétudes à son père; mais que de plaisirs ne lui a-t-elle
pas donnés ! que de grâces n'a-t-elle pas déployées dans
cette sainte intimité ! que d'abandon ! que de dévouement !
que d'amour! Il y avait de tout en elle pour lui, goût in-
volontaire, confiance filiale la plus aveugle, sollicitude en
quelque sorte maternelle , personnalité même , âpre égoïsme
dans l'association à ses intérêts et à sa gloire. Elle ne
croyait pas matéiiellement pouvoir exister sans son père.
Incertaine et irrésolue dans les petites choses , elle avait
besoin de lui à tout instant, elle le consultait sur chaque
détail, sur sa dépense, sur sa parure, sur ses airangements
domestiques, sur le gouvernement de ses enfants. Et dans
la persuasion où elle était que l'esprit sert à tout , elle vou-
lait qu'il lût les romans qui paraissaient, pour les compa-
rer avec les siens. Dans une de ses lettres , elle plaisante
elle-même d'une pareille commission donnée à un homme
d'État.
Un des plus grands plaisirs de madame de Staël était
que son père se moquât d'elle. Il y avait quelques anec-
dotes où elle jouait un rôle assez risible, et qu'elle ne se
lassait point de lui entendre répéter. Elle les amenait d^
34
NOTICE SljR LE CARACTERE ET LES ECRITS
loin, cl pendant que M. Necker les racontait, ses yeux se
remplissaient de larmes. Ainsi, il y avait l'iiistoire de la
vieille maréchale deMonchy, une des plus grandes dames
de l'ancien régime, à laquelle niademoiselleNecker, alors
âgée de dix-sept ans, avait demandé ce qu'elle pensait de
l'amour; il y avait celle du regard furtif et langoureux de
je ne sais quelle princesse polonaise, regard que mademoi-
selle Necker, encore enfant, avait imité, et qu'elle aurait
peut-être adopté, s'il n'eût été reconnu par son père : il
y avait bien d'autres histoires encore que ftl. Necker con-
tait avec une grâce infinie.
Je ne sais si j'ose rapporter certaines scènes tiop intimes,
trop familières peut-être. En voici une que je hasarde ce-
pendant, tant elle me paraît caractériser chez madame de
Staël sa grande susceptibilité d'émotion dans tout ce qui
tenait à son pèie, et la manière dont elle cherchait à agir
sur l'imagination, même quand elle s'adressait aux gens
du peuple.
M. Necker étant à Coppet avec elle, nous avait envoyé
chercher à Genève, dans sa voiture, mes enfants et moi.
Il était nuit quand nous partîmes, et nous versâmes en
route dans un fossé. Aucun de nous ne se fit de mal ; mais
on perdit du temps à relever la voiture, et il était tard
quand nous arrivâmes. Nous trouvâmes madame de Staël
seule dans le salon. Elle était assez inquiète de nous ; mais
lorsque je commençai à lui raconter notre accident, elle
m'interrompit tout à coup pour me demander : « Com-
« ment êtes-vous venus? — Dans la voiture de votre père.
« — Oui, je le sais; mais qui est-ce qui vous menait.'' —
« Eh mais, son cocher, sans doute. — Comment! son co-
« cher, Richel ? — Oui , Riche!. — Ah ! bon Dieu ! s'écria-
« t-elle, il aurait pu verser mon père. » Aussitôtelle s'élance"
vers la soimette , ordonnant qu'on fasse venir Richel. Ri-
chel dételait; il fallut attendre.
Pendant ce temps, madame de Staël , en proie à la plus
violente agitation, parcourait à grands pas la chambre.
« Quoi! mon père, mon pauvre père, disait-elle, on l'au-
« rait versé! A votre âge, à celui de vos enfants, ce n'est
« rien; mais avec sa taille, sa grosse taille!.... Dans un
« fossé, et il aurait pu y rester longtemps; et il aurait ap-
« pelé, axipelé inutilement peut-être.... » Alors vaincue par
son émotion, elle était obligée de s'arrêter, jusqu'à ce que
la colère lui eût redonné des forces.
Enfin, Richel entre. J'étais extrêmement curieuse d'en-
tendie ce qu'elle lui dirait, parce que chez cette personne,
ordinairement très-indulgente avec les inférieurs, un sen-
timent si vif devait s'exhaler de la manière la plus origi-
nale. Elle s'avance sur lui avec solennité , et d'une voix
d'abord étouffée , mais qui , grossissant peu à peu , finit par
de grands éclats, « Richel, vous a-t-on dit que j'avais de
n l'esprit.' M L'homme ouvre de grands yeux. « Savez-vous
« que j'ai de l'esprit, vous dis-je.^ » L'homme reste encore
muet. « Apprenez donc que j'ai de l'esprit, beaucoup d'es-
« prit, prodigieusement d'esprit; eh bien! tout l'esprit que
» j'ai, je l'emploierai à vous faire passer le reste de vos
« jours dans un cachot, si jamais vous versez mon père.»
J'ai souvent, par la suite, essayé de l'amuser en lui pei-
gnant celte scène dans laquelle elle menaçait un cocher de
son esprit. Mais elle, si facile à égayer à ses propres dé-
pens, n'a jamais pu seulement songer à cette aventure,
sans êtr« de nouveau saisie par la colère et l'émotion. « Et
« de quoi, » obtenais-je d'elle tout au plus, « de quoi voulez-
« vous donc que je menace, si ce n'est de mon pauvre es-
« prit ? »
Si les dangers imaginaires produisaient sur elle un tel
effet, on doit juger de ce qu'étaient des inquiétudes mieux
fondées. Je voudrais pouvoir donner l'idée des lettres
qu'elle écrivait d'Allemagne, au moment où elle se prépa-
rait à revenir, parce qu'elle avait conçu des craintes pour
son père. Il en est une surtout qui dépasse toute imagi-
nation par sa force effrayante, terrible, et pourtant pro-
fondément touchante; c'est la lettre de douze pages qu'elle
m'adressa trois jours après avoir reçu la fatale nouvelle.
Il n'est rien là qui doive rester secret, et en la publiant,
j'honorerais la mémoire de madame de Staël. Mais cet
épanchement d'un cœur déchiré, cette nature dévoilée
tout entière, dans l'abandon du désespoir, c'est ee que je
ne puis me résoudre à livrer. Une autre raison encore
m'empêche de transcrire ici une autre lettre de madame
de Staël. Je l'ai souvent entendue parler avec une juste in-
dignatiop de la coutume qui s'est dernièrement introduite,
de publier sans respect pour les morts, et sans égards
pour les vivants, les coriespondances intimes des per-
sonnages célèbres. N'osant donc me croire autorisée par
mes intentions, je m'abstiendrai religieusement de ce qui
aurait pu blesser un sentiment que je paitage.
Madame de Staël était déjà eu route pour Coppet, lors-
qu'elle apprit son malheur. Nous allâmes à sa rencontre,
mon mari et moi , menant avec nous son second fils ; et
l'ayant retrouvée à Zurich , nous revînmes tous ensemble.
J'avais eu la douloureuse satisfaction d'assister aux der-
niers moments de M. Necker, j'avais contemplé cette mort
du juste, du chrétien, du plus tendre père; j'avais vu ses
lèvres déjà pâles, ses mains toutes tremblantes, implorer
le ciel pour sa fille, pour la France et pour lui; et jamais
le ciel n'a reçu des vœux plus purs. Depuis ce moment,
mes liens avec madame de Staël ont encoie été resserrés ;
je suis' devenue la sœur de ma cousine, et un caractère
plus sacré et plus intime a été imprimé à notre amitié.
Je ne décrirai point les scènes cruelles qui se succédé^
rent pour nous. Ce n'est pas quand la douleur se déploie
dans toute sa violence que le génie est reconnaissable. Les
convulsions, les horribles angoisses d'un cœur désolé,
sont les mêmes chez toute la pauvre race humaine , et il
n'y a pas place pour la distinction dans les grands accès
des souffrances morales. C'est dans les intervalles un peu
calmes que je retrouve madame de Staël, et c'est dans
ceux-là que je la peindrai.
Il y eut quelques-uns de ces moments de trêve durant
notre sinistre voyage, et jamais peut-être ce qu'il y avait
de merveilleux en elle, ne m'a-t-il frappée davantage. Lors-
que l'abattement de la douleur en avait remplacé les
grands éclats , madame de Staël nous priait de causer dans
la voiture, apparemment parce que le bruit des paroles
l'aidait à se maîtriser. Elle amenait avec elle M. Schlegel,
et, comme pour peu qu'elle fût maîtresse d'elle-même, on
la voyait occupée des auties , elle désirait qu'il se mon-
trât à son avantage, et lui indiquait en deux mots les .su-
jets qu'il devait traiter. En conséquence , M. Schlegel nous
développait une grande quantité d'idées nouvelles, et
quand l'entretien s'anhnait, il arrivait quelquefois que
madame de Staël, reprise par son talent, se lançait tout à
coup dans la conversation. Alors, racontant l'Allemagne,
les honnmes, les systèmes, la société, elle déployait un
feu, une beauté d'expression extraordinaires; mille ta-
bleaux éclatants se succédaient, jusqu'à ce que, ressaisie
comme par une griffe meurtrière, elle retombât sous l'em-
piie de la douleur. On eût dit de ces feux d'artifice tirés
un jour d'orage, dans lesquels une explosion subite fait
jaillir- des gerbes d'étincelles , que des bourrasques de veut
et de pluie viennent éteindre aussitôt.
Il ne faut pas supposer, toutefois, que sa distraction
I
I
I
DE MADAME DE STAËL.
35
(ùl complète; un tremblement presque imperceptible, une
légère contraction dans les lèvres montraient qu'elle n'a-
vant pas cessé de souffrir, et qu'elle parlait, si on peut le
dire, par-dessus sa douleur.
A» milieu de la désolation de notre arrivée, les singu-
gularités de sou imagination se (irent bientôt sentir; une
sorte de vertige s'empaia d'elle. Croyant avoir perdu le
gardien de tout ce qui lui était nécessaire, le lien général
des choses lui sembla dissous. Elle s'imagina que sa for-
tune s'en irait, que ses enfants ne seraient pas élevés, que
ses gens ne lui obéiraient pas, que rien ne marcherait, ne
se ferait sans son père. Des inquiétudes puériles étaient
une des formes de son chagrin, et, lorsque la voyant tour-
mentée par des minuties, jusqu'alors si étrangères à ses
pensées, je lui disais : « Qu'est-ce que cela vous fait.' —
C'est que je n'ai plus mon père, » me répondait-elle.
Pendant la vie de M. JNecker, madame de Staël était vé-
ritableuient restée dans une ignorance d'enfant sur la plu-
part des choses matérielles ; non-seulement elle n'avait pas
voulu lui donner l'idée qu'elle pût se passer un jour de lui ,
mais cette idée, elle ne l'avait pas conçue elle-même; eu
sorte qu'il soignait en effet toute son existence. La terre
sembla donc à sa fille manquer avec lui , et elle eut besoin
d'un acte de volonté très-fort et très-difficile pour se met-
tre au fait de ses affaires au moment du malheur. Néan-
moins elle s'y crut obligée; et, soutenue par un sentiment
de respect filial, elle y réussit. Ne voulant pas qu'une for-
tune qui avait été faite par M. Necker se dilapidât entre
ses mains, elle l'a dès lors administrée avec une rare in-
telligence, et elle a toujours été généreuse et scrupuleuse
à la fois dans l'emploi des biens hérités de son père, et
destinés à ses enfants.
Il faudrait raconter chaque journée de madame de Staël,
pour donner l'idée de la place que son père mort a cons-
tamment tenue dans son cœur. Elle n'a jamais cessé de
vivre avec lui. Elle s'est toujours sentie protégée, consolée ,
secourue par lui. Elle l'invoquait dans ses prières , et il n'y
a jamais eu pour elle d'événem.ent heureux, sans qu'elle
ait dit : « Mon pèie a obtenu cela pour moi. » Son portrait
ne la quittait pas, et il était l'objet pour elle d'une soi'te
de superstition. Elle ne s'en est séparée qu'une seule fois,
lorsque déjàbien malade elle-même, et trouvant une grande
consolation à contempler ce portrait, elle s'imagina que
quand sa fille accoucherait, il produirait le même effet
sur elle. « Regarde-le, » lui écrivait-elle en le lui envoyant,
« regarde-le quand tu souffriras. » Les hommes âgés lui re-
traçaient aussi la figure de son père, et ils lui causaient
une impression particulière. Tout ce qui venait de leur
part lui était singulièrement sensible; et une fois que dans
le temps de ses peisécu lions, un vieillard tint avec elle
cette conduite pusillanime si commune alors et sans doute
plus excusable à cet âge , elle en éprouva une douleur ex-
traordinaire. «Je ne suis pas raisonnable, me dit-elle,
« mais que voulez-vous , il était bon , il était vieux , il était
« là assis à ma table , je dérangeais mes heures pour lui ,
« et tout cela me remue le cœur. » Ses aumônes aux per-
sonnes âgées qui avaient besoin de ses secours étaient im-
menses; l'idée de leurs souffrances avait quelque chose
de déchirant pour elle , et de même que les vrais chrétiens
voient Jésus-Christ dans tous les pauvres, elle voyait son
père dans tous les vieillards.
Il n'y avait d'iiTéparable avec madame de Staël que l'of-
fense faite à M. Necker. Son extrême facilité à oublier les
torts qu'on avait avec elle, aurait pu même la faire passer
pour légère, si elle n'avait pas gardé une éternelle recon-
naissance du moindre service. Mais quand il s'agissait de
son père, il n'y avait pas moyen de l'apaiser, et elle n'a
jamais pu ni oublier le mal qu'on avait dit de M. Necker,
ni se souvenir de celui qu'on a dit d'elle-même. Elle ne se
vengeait pas, mais elle montrait une éternelle froideui'.
Après avoir lu un livre intitulé L'iViSTi-RoMANTiQUE : « L'au-
« teur se moque bien de moi , dit-elle , mais c'est de bon
« goût, et il a de la viaie gaieté française : c'est dommage
<c qu'il ait mis deux mots contre mon père, car sans cela
«je l'aurais prié, à Paris, de venir souvent dîner chez
« moi. M
On peut être assuié que si l'occasion s'en était présen-"
tée, elle eût défendu la mémoire de sa mère avec la même
chaleur. On connaît sa longue patience envers madame
de Genlis, qui n'a cessé de la harceler de critiques amères
tandis qu'elle était en butte à la persécution. « Elle m'a
« attaquée, disait-elle; je l'ai louée : c'est ainsi que nos
« correspondances se sont croisées. » Mais quand sous le
règne de Bonaparte, ce même écrivain vint à parler de
madame Necker en termes défavorables , madame de Staël
conçut la plus forte irritation que je lui aie vu éprouver.
« S'imagine-t-on, disait-elle, parce que je m'abandoime .
« moi-même , que je ne défendrai pas ma mère ? Que m<",-
« dame de Genlis s'en prenne à mes ouvrages, à ma per-
« sonne tant qu'elle voudra; les uns sont là pour se faiie
« lire, l'autre pour se faire aimer ou craindre. Mais ma
«mère morte, ma mère qui n'a plus que moi dans le
« monde pour prendre son parti !... Elle a préféré mon père
« à moi, et elle a eu bien raison, sans doute; je sens d'au-
« tant mieux que j'ai tout son sang dans mes veines , et
« tant que ce sang coulera , je ne la laisserai pas outrager. »
On fut longtemps avant de lui persuader qu'il serait au
moins inutile de repousser cette agression, parce qu'écri-
vant, comme elle y était contrainte par l'exil, en pays
étranger, son ouvrage ne parviendrait qu'aux homanes du
gouvernement français, et qu'elle multiplierait les attaques
contre ceux qu'elle aimait , sans obtenir qu'on rendît pu-
blic en France ce qu'elle dirait pour les défendre.
Il est à regretter cependant, sous bien des rapports,
qu'elle n'ait pas exécuté son dessein, et qu'on ne possède
pas le poitrait de sa mère, tel qu'elle l'eût tracé dans un
pareil moment.
Il y a de la beauté dans l'idée du bas-relief que madame
de Staël a fait placer, après la mort de M. Necker, sur le
monument funéraire de ses parents : une figure légère et
comme déjà glorifiée entraîne vers le ciel une autre figure
qui paraît regarder avec compassion une jeune femme
voilée et prosternée sur un tombeau. Madame Necker, son
époux et leur fille sont leprésentés sous cet ernblème, qui
indique aussi le passage de lavieterresfreàlavieéternelle.
Ainsi le respect filial, ce sentiment intermédiaire entre
la piété et l'amour, a été un trait saillant du caractère de
madame de Staël. Il a rempli sa vie, il a encore adouci sa
mort. Et pour nous qui la pleurons à cette heure, l'idée
qui l'a tant occupée, celle de sa réunion avec son père,
verse sur notre blessuie un baume consolateur. Ils sont
ensemble maintenant, ils sont auprès de celui qui a fait
leurs cœurs, et la postérité elle-même ne séparera plus
leurs noms : ces noms se relèvent réciproquement; chacun
garantit à l'autre un genre particulier d'excellence, et il
n'est aucune grandeur, aucune beauté morale qui n'ap-
partienne à leur réunion.
La devise de madame de Staël aurait pu être ce vers ,
qu'elle répétait souvent avec émotion :
O liberté de Romel ô mânes de mon père!
Lorsque j'ai raconté les premières années de la jeunesso
3.
36
INOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
de madame de Staël, je me suis arrêtée au moment de
son mariage, parce que mon unique but était de faire con-
naître l'éducation que lui ont donnée ses parents et les
circonstances. A présent que j'interroge mes souvenirs, je
voudrais y trouver des détails relatifs à M. de Staël , mais
il a été à peine connu de moi. Mon intimité avec madame
de Staël ne date que de l'année 1792, époque où elle vint
se réfugier aupiès de son père en Suisse, après avoir
échappé comme par miracle à la sanglante journée du
2 septembre. M. de Staël, alors absent de France, n'avait
pu l'accompagner, et dans la suite j'ai eu peu d'occasions
de le voir.
Malgré le grand nombre d'aspirants à la main de made-
moiselle Necker, le choix d'un époux qui convînt à ses
parents et à elle n'avait pas été facile à faire. Elle ne vou-
lait pas quitter la France, et sa mère, protestante zélée,
exigeait qu'elle épousât un homme de sa religion. Dans
ces circonstances , le baron de Staël fixa sur lui les regards
de M. et de madame Necker. A une grande loyauté, à une
grande bonté de caractère, à beaucoup d'admiration pour
mademoiselle Necker, il joignait des manières nobles et
une naissance distinguée. Le loi de Suède, Gustave Ilf,
dont il était fort aimé, favorisait liautement ses prétentions,
et promettait de lui assurer pour plusieurs années la place
d'ambassadeur en France, afin de rassurer mademoiselle
Necker contre la crainte de quitter Paris; et d'ailleurs M. de
Staël s'engageait à ne la mener jamais en Suède malgré
elle. Telles sont les raisons qui ont décidé son mariage
avec un étranger beaucoup plus âgé qu'elle , et qui avait
avec elle peu de rapports dans les goûts. Le couis de cette
union, un peu froide sans doute, n'aurait point cependant
été interrompu, si la générosité imprévoyante de M. de
Staël n'eût pas dégénéré en prodigalité. Quelque désordre
s'étant mis dans ses affaires, madame de Staël se crut, par
la suite, obligée de cheicher à préserver de cette influence
la fortune de ses enfants. Mais la séparation qui résulta de
là ne fut pas de longue durée. Quand, affaibli par les pro-
grès de l'âge et de la maladie, il eut besoin des soins de
sa famille, madame de Staël se rappiocha de lui. Elle re-
venait s'établir avec son mari, en Suisse, auprès de M. Nec-
ker, lorsqu'au milieu du voyage, la mort enleva M. de Staël,
et lui ravit à elle-même et à ses enfants la satisfaction qu'ils
auraient trouvée à répandre du bonheur sur ses dernières
années.
Madame de Staël a été une très-tendre mère; et si l'a-
mour maternel a eu moins d'éclat chez elle que l'amour
filial, c'est qu'elle s'est fait davantage une loi d'en répri-
mer l'expression. Déjà dans Delphine , ce roman où elle
se montre si frappée de la beauté poétique des sentiments
exaltés , elle a dit que les démonstrations passionnées ne
valaient rien pour l'enfance, et que la bonté et la justice
lui convenaient mieux. Plus tard elle s'est imposé la même
réserve par d'autres motifs. Ainsi elle m'écrivait , en par-
lant de son fils aîné : « Je ne sais pourquoi je dis moins à
« Auguste que je n'éprouve. 11 y a une certaine pudeur ma-
« ternelle que j'ai toujours eue en moi. Il faut se séparer
« dans cette relation. N'ai-je pas survécu à ce qu'il y avait
" de meilleur sur la terre ! Pourquoi donc tant s'attendrir
« sur ce que la mort doit briser ! »
Malgré cette expression plus contenue, le sentiment ma-
ternel, comme elle en a donné mille preuves, participait
chez elle à la nature de tous les autres. Ce n'était peut-
être pas un amour aveugle, indépendant du mérite de son
objet : les défauts de ses enfants se présentaient fortement
aux yeux dé madame de Staël ; mais il y avait pourtant de
l'instinct en elle; il y en avait dans son courroux quand ils
lesoitefmt'
commettaient des imprudences ; il y en avait dans une
d'ardeur courageuse et dévouée lorsqu'il s'agissait de les
protéger; il y en avait surtout dans ses terreurs quand leur
santé était menacée. Sa fille, à l'âge de six ans, étant tom-
bée malade à Francfort, la tête fut sur le point de lui tour-
ner de douleur. « Que deviendrait, écrivait-elle, que de-
« viendrait une mère qui craint pour son enfant, sans la
« prière? Cette situation ferait découvrir la religion si ja-
« mais personne ne vous en avait parlé. » Les succès , les
plaisirs de ses enfants, l'opinion qu'on avait d'eux étaient
pour elle des intérêts d'une extrême vivacité, et les scru-
pules qu'elle se faisait sur les suites qu'auraient à leur
égard les déterminations qu'elle prenait, étaient fort sujets
à la tourmenter. Ainsi, la crainte de la fâcheuse influence
que l'exil pouvait avoir sur leur destinée, a été une des
grandes causes de ses chagrins.
Dans l'éducation privée, elle ne croyait pas au succès
des systèmes extraordinaires. Il faut, selon elle, inspirei-
à la jeunesse des sentiments élevés et religieux, mais l'i-
nitier à ce qu'il y a de plus pur dans le monde réel , plu-
tôt que lui faire un monde à part toujours incomplet et fac-
tice. <i J'ai présenté à mes enfants la vie telle qu'elle est,
«disait-elle, et je ne me suis servie d'aucune ruse avec
« eux. » La vérité était la base première sur laquelle elle
se fondait, et, non-seulement toute supercherie, mais toute
affectation lui semblait inutile et dangereuse; elle dédai-
gnait également de prendre avec les enfants ce ton de niai-
serie maniérée par lequel on croit se mettre à leur portée;
elle les élevait jusqu'à son esprit, et s'élevait jusqu'à leur
innocence.
Quand on n'intimidait pas d'avance les enfants par l'i-
dée qu'on leur donnait de madame de Staël, elle leur plai-
sait naturellement, et il en est à qui elle a inspiré une pas-
sion singulière. Il y avait de l'ingénuité , et par conséquent
de la jeunesse dans sa manière de parler; et le génie, avec
ses impressions inattendues, garde toujours quelque chose
d'enfant. Elle observait le premier âge avec attendrisse-
ment et avec curiosité. Je l'ai vue -se divertir bien naïve-
ment elle-même des aperçus bizarres, de certaines asso-
ciations grotesques de cet âge; on en recueillait afin de les
lui raconter, et c'était un aliment pour sa pensée.
Elle était portée à blâmer ce dévouement trop ostensi-
ble des parents aux enfants, qui est un défaut de l'éduca-
tion actuelle. De petits êtres qui voient toutes choses se
rapporter à eux, deviennent vains et égoïstes, et loin qu'ils
prennent de ce qui les entoure l'exemple du dévouement,
ils croient travailler à l'œuvre commune , en soignant eux-
mêmes leuis intérêts. Ils exercent une capricieuse puis-
sance sur ceux dont ils se supposent l'unique but, et de
part et d'autre il s'établit une lutte de finesses. Madame
de Staël exprimait nettement sa volonté. Ayant toujours
eu une haute idée du pouvoir paternel, elle donnait la
loi dans sa famille, et ne croyait point que l'obéissance re-
ligieusement inculquée avilît le cœur.
Un exercice juste et modéré de l'autorité épargne mille.
ruses, mille faussetés dans l'éducation. Le raisonnement
échoue, la prière abaisse ceux qui y ont lecours; le sen-
timent, employé comme moyen, blase, et finalement en-
durcit le cœur. Les rapports entre des parents qui ordon-
nent avec douceur et des enfants qui obéissent, sont les
seuls vrais, les seuls sérieux, les seuls paisibles; et l'en-
fance faible et dénuée, comme elle se sent au fond, ne s'at-
tache pour longtemps qu'à la fermeté protectrice.
Néanmoins le motif des ordres de madame de Staël était
beaucoup trop spirituel pour qu'elle se refusât au plaisir
de. l'énoncer. Elle l'expliquait clairement, mais sans ou\iir
DE MADAME DE STÂEL.
37
la discussion, el le considérant de la loi ne la rendait pas
moins absolue.
Elle a donné elle-même beaucoup de leçons à ses enfants ;
mais, conformément à son principe sur la nécessité de la
bonne foi , elle rejetait ces petits jeux au moyen desquels
on prétend enseigner les éléments de toutes les connais-
sances. Lorsque l'intérêt de l'étude est en défaut , ce qui
ne peut manquer parfois d'arriver, l'idée simple du devoir
doit y suppléer. Cette idée est très-bien conçue par l'en-
fance, et loin qu'il faille la réserver pour une autre saison
de la vie, elle n'a jamais de force que quand elle a jeté len-
tement de profondes racines dans l'âme. Les enfants ne
sont pas longtemps les dupes de ces divertissements for-
cés , et mille saillies nuisibles au but proclament le droit
qu'ils ont de jouer^à leur manière. D'ailleurs comme le prin-
cipal avantage de l'étude, pour le premier âge, consiste
dans les efforts qu'elle fait faire à l'esprit, et celui de l'a-
musement, dans l'essor qu'il donne à tout un petit être,
quand on met la distraction dans la leçon, et la gêne dans
le plaisir, on perd le fruit de l'une et de l'autie.
Mais c'est lorsqu'ils ont commencé à entrer dans la jeu-
nesse, que la candeur de madame de Staël avec ses enfants
a été le plus remarquable. Sans doute elle ne compromet-
tait pas auprès d'eux par indiscrétion les intérêts des au-
tres ou les siens, mais elle a été naturelle et vraie dans
toute sa manière de se présenter à eux ; elle leur a déve-
loppé son caractère tel qu'il était, ne s'épargnant point
elle-même, et ne s'attribuant jamais ni une qualité ni un
sentiment qu'elle n'eût pas. Ainsi elle s'est toujours donné
tort dans ses rapports avec sa mère; ainsi, elle a dit, à sa
fiUe surtout, que la vivacité de ses affections et de ses
opinions l'avait entraînée dans des routes dangereuses dont
nulle autre qu'elle n'aurait pu se tirer; et, par exemple,
que sa trop grande chaleur en politique lui avait attiré des
haines dont les effets, très-douloureux pour son cœur, au-
raient pu même être redoutables, sans l'éclat de son talent
et peut-être sans celui des services qu'elle avait rendus.
Elle avait trop souffert elle-même pour engager sa fille à
marcher sui' ses traces. Aussi ne lui a-t-elle point conseillé
de chercher la célébrité ; et même dans la conversation ,
tout en la trouvant très-spirituelle , elle l'a détournée de
l'imitation, soit qu'elle jugeât, avec raison, qu'on ne pou-
vait que lui être inférieur dans son propre genre, soit parce
que son genre ne lui plaisait pas dans une autre. Elle n'ai-
mait pas les copies. « Les échos m'ennuient, disait-elle;
« j'ai assez de moi en moi , et je veux qu'on me renvoie
« autre chose que ma voix. »
Son ambition pour ses fils eût été plus grande; et néan-
moins elle voulait développer avant le talent, non-seule-
ment la moralité, mais la capacité dans les affaires, trou-
vant que quand on va au succès par la route des clioses
réelles, on peut du moins rester en chemin sans inconvé-
nient. Ainsi elle a placé de bonne heure son fils aîné à Pa-
ris au centre du mouvement et des intérêts, en le dirigeant
par ses admirables lettres. « Observe les impressions, » lui
disait-elle, « et apprends la vie; cette étude-là en vaut bien
« une autre. »
Par une confiance et une sincérité bien rares, par une
vigilance singulière au milieu de tant d'occupations di-
verses, par un soin continuel de la moralité, du bonheur,
de l'existence entière de ses enfants, madame de Staël
s'est fait adorer d'eux, en même temps qu'elle a mis de
toutes parts des contre-poids à l'enthousiasme qu'elle leur
inspirait. Ainsi, à côté de cette imagination, de cette sen-
sibilité qu'ils admiraient en elle, ils trouvaient le sens mo-
ral le plus droit,. un goût pur, sévère même, dans sa con-
versation, et cette persuasion raisonnée pour le fond, et
presque superstitieuse par sa vivacité, qu'il n'est aucun
malheur qui ne provienne d'une faute. Ils trouvaient sur-
tout cette religion du cœur qui, s'unissant en elle à l'idée
de son père, ajoutait aux affections du sang dans leur fa-
mille. Elle écrivait à son fils le jour de l'anniversaire de
la mort de M. Necker: « Je t'écris, cher enfant, un bien
« triste jour que mon départ rend encore plus solennel,
« J'ai pensé à toi au pied du monument que tu reverras
« avant moi , et où tu feras ta pi-ière. C'est aux saintes
« pensées, dont il est l'image, que j'attache mon âme dans
« des moments si douloureux. Crois-moi, cher ami, il n'y
« a qu'elles contre la vie. »
Je ne puis mieux donner l'idée de l'impression que ma-
dame de Staël produisait sur ses enfants, qu'en citant quel-
ques fragments d'une lettre que m'écrivait à ce sujet la
duchesse de Broglie.
« Ma mère attachait une grande importance à notre bon-
« heur, dans l'enfance, et prenait une part sensible aux
« chagrins de notre âge. Elle avait quelquefois des conver-
« sations d'égal à égal avec moi à l'âge de douze ans, et
« rien ne peut donner une idée de la joie qu'on éprouvait
« quand on avait passé une demi-heure d'intimité avec
« elle. On sentait une vie nouvelle, on était placé plus
« haut, et cela donnait du courage pour toutes les études.
« Ses enfants l'ont toujours passioimément aimée. Dès
« l'âge de cinq ou six ans, nous nous disputions pour sa-
« voir celui de nous qui l'aimait le plus, et quand elle cau-
« sait tête à tête avec un de nous, c'était une récompense
« dont nous étions vivement jaloux. On était heureux de
« cœur et d'amour-propie auprès d'elle.
« Le dimanche, elle lisait toujours avec nous les ser-
« mons de mou grand-père; elle n'a jamais voulu avoir de
« gouvernante pour moi , et elle m'a donné des leçons tons
« les jours dans ses plus grands chagrins. Le développe-
« ment de notre esprit était une jouissance si vive pour
« elle, qu'il n'était aucune récompense qui pût valoir pour
« nous le spectacle du bonheur qu'on lui donnait.
« Elle s'est mise le plus tôt possible en relation d' éga-
ie lité avec ses enfants, et leur a dit, non-seulement qu'elle
« avait besoin d'eux par le cœur, mais même qu'ils pou-
ce valent lui prêter une sorte d'appui. Dans ses chagrins
« d'exil, elle les consultait souvent. Je lui ai entendu dire
« à Auguste : « J'ai besoin de ton approbation. » Elle me
« parlait de ma vie future, et de tous ses projets sur moi,
« avec une franchise parfaite.
« Dans de certaines circonstances, elle aurait lemai'qué
« qu'un de ses enfants avait été supérieur à elle en cou-
« rage ou en décision, elle aurait témoigné du respect pour
« sou caiactère, et cependant on ne cessait jamais de la
n respecter elle, et ce respect était toujours mêlé d'une
« sorte de crainte. Quoiqu'elle montrât la plus grande con-
« fiance, du moment qu'elle rentrait dans l'éducation, elle
« imposait.
« Elle poussait fort loin le scrupule à notre égard, se
« reprochant même nos défauts, et nous disant : « Si vous
« aviez des torts, non-seulement j'en serais malheureuse,
« mais j'en aurais des remords. » Quand elle nous blâmait
« en disant : « C'est ma fapte, je n'ai pas pu supporter
« l'exil, je ne vous ai pas donné l'exemple du courage et
a de la résignation , » cela était déchirant. Rien ne pourra
« jamais donner l'idée de l'impression produite par ce mé-
« lange de dignité et de confiance , d'émotion et de réserve ,
« qu'il y avait dans sa manière vis-à-vis de ses enfants.
« Ces paroles qu'elle prononçait avec des larmes contenues
« sont gravées dans leur âme, et l'idée de la souffrance
38
SUR LE CARâCÏERE ET LES ECRITS
« qu'ils lai auraient causée en se conduisant mal, l'idée
« des reproches qu'elle se serait faits à elle-même, est
« une des barrières les plus fortes pour les retenir dans le
« bien.
a Personne n'a jamais eu plus qu'elle de dignité nalu-
« relie, et c'est ce qui lui a permis d'admettre ses enfants
« à la familiarité la plus intime, de leur inspirer même
« parfois de la pitié pour ses chagrins , sans qu'ils aient
« cessé de la révérer. Jamais une mère n'a été plus con-
« fiante et plus imposante à la fois. »
Il est curieux, pour ceux qui réfléchissent sur l'éduca-
tion, d'examiner la succession des caractères dans les fa-
milles : on peut souvent observer entre les parents et les
enfants, des formes assez opposées jointes à une grande
ressemblance de fond. Un désir d'originalité, la vue de
quelques inconvénients dans certaines manières d'être, pro-
duisent des contrastes extérieurs , tandis que les sentiments
se transmettent inaperçus d'une génération à l'autie. Ainsi,
madame de Staël a été une personne ardente et passionnée
comme l'était réellement madame Necker, malgré le ver-
tueux empire qu'elle exerçait sur elle-même ; et madarjie
de Eroglie (qui me permettra de parler d'elle, puisque je
fais une remarque avantageuse pour sa mère), madame
de Broglie a pris cette élévation, cette candeur, cette pu-
reté d'âme qui, à tiavers des singularités d'imagination,
ont toujours percé chez madame de Staël.
Relations de choix.
J'ose mettre au nombre des liaisons volontaires, celle
que j'ai eu le bonheur de former avec madame de Staël,
puisque nos rapports de famille en ont été l'occasion plus
que la cause. Or, c'est dans le cours de ces liaisons que
le naturel se déploie le plus librement. Les devoirs y sont
moins étroits, l'égalité y est. toujours supposée; et, comme
la durée de l'intimité n'est garantie que par celle du sen-
timent, on y éprouve des craintes d'éloignement ou de
rupture qui mettent davantage en jeu tous les ressorts. Ici
donc l'on contemplera dans la vie réelle ces contrastes
entre des qualités opposées qui rendent le talent de ma-
dame de Staël si remarquable, et l'on retrouvera dans la
personne l'originalité de l'écrivain.
Madame de Staël a dû former beaucoup de relations
d'amitié. Elle inspirait ce sentiment presque dès la pre-
mière vue, et elk était touchée de l'effet qu'elle produisait.
De plus, tout semblait pour elle motif d'aimer : elle ai-
mait pour les vertus , pour les talents, pour la grâce, pour
le bonheur qu'on lui donnait , pour le malheur qu'on éprou-
vait soi-même. Toute admiration, pour peu qu'elle s'éten-
dit aux qualités du cœur , était en elle une affection tendre ;
la reconnaissance en était une, et le plus léger attrait, la
bienveillance même avaient quelque chose de vif et d'a-
nimé qui faisait naîtie le sentiment chez les autres , et par
contre-coup chez elle. Et, comme elle ne changeait jamais,
connue elle n'oubliait personne, comme après dix ans de
séparation «on renouait,» ainsi qu'elle l'exprimait elle-
même, n la phrase interrompue , » il est résulté de là qu'elle
a conçu de l'amitié à un nombre infini de degrés, et de
l'amitié solide à tous ces degrés.
Mais qu'on ne s'y méprenne pas toutefois , les rangs émi-
nents dans son cœur étaient difficiles à atteindre. On était
plus ferme encore aux premières places qu'aux autres, et
il y avait peu d'usurpations. Les oscillations inévitables
avec une imagination telle que la sienne, avaient lieu pour
chacun de ses amis autour d'un point fixe auquel son cœur
revenait toujours. « Il y a quatre-vingt-dix degrés invaria-
n Mes dans toutes mes affections, disait-elle, et il n'y en
« a que dix de mobiles. »
Quand on parle de madame de Staël, il semble qu'on
voudrait donner aux mots une signification plus active et
plus pénétrante. Ainsi, la pitié était un trait douloureux
qui la transperçait , et dont elle ne pouvait se délivrer qu'en
soulageant le malheur. Sa bonté avait quelque chose d'ins-
piré, si on peut le dire. L'idée d'un plaisir à procurer la
poursuivait comme celle d'une douleur à calmer, et elle
ne trouvait de repos qu'après l'action bienfaisante. Le mot
d'aimer est faible aussi pour exprimer ce qu'elle sentait,
et pourtant il ne faut pas employer une autre nuance, car
le malheur seul donnait à ses affections les plus puissantes
les grands caractères de la passion.
En effet, et c'est ici que le contraste est surtout frap-
pant , elle démêlait avec une sagacité extiême le côté fai-
ble de ces mêmes amis qui lui étaient si nécessaires et si
chers, et elle sentait leurs défauts avec une vivacité dou-
loureuse. Comme je l'ai remarqué pour les auteurs qui lui
plaisaient le plus, son enthousiasme même exalté était
circortscrit , et n'embrassait pas tout un ensemble. Le scal-
pel de son analyse n'a épargné aucun des objets de son
attachement, et peut-être n'a-t-il laissé intact que son
père; mais les qualités que l'examen le plus rigoureux leur
laissait, ces qualités faisaient une si forte impression sur
son cœur, frappaient tellement son imagination, qu'elles
lui semblaient uniques, inappréciables pour son bonheur;
et une admiration limitée produisait en elle une tendresse
sans bornes.
Cette évaluation continuelle de ses amis , non-seulement
pour chacun , mais pour chaque jour de chacun , cette éva-.
luation faite sans cesse en leur présence, les blessait par-
fois et les portait à douter de son affection. « Il faut se
« soumettre avec vous à être jugé sur nouveaux frais cha-
<c que matin, lui disais-je.— Qu'importe, me répondit-elle
« si j'aime davantage chaque soir! J'irais à ï'éciiafaud,
« disait-elle encore, que je jugerais les amis qui m'acconj-
« pagneraient. «
Au reste, cet examen s'étendait sur elle-même. Elle
était, si on peut le dire, curieuse de ses impressions, et
l'on était bien venu à diriger ses regards sur son propre
cœur par des observations et même par des repioches.
Elle s'étudiait dans toutes les circonstances; et si elle a
un peu trop souvent fait dire aux personnages de ses ro-
mans, « tel est mon caractère, telle est ma nature, » c'est
que ces expressions lui étaient familières. Elle cherchait
à bien connaître ses penchants, la tournure particulière
de son imagination, afin d'en faire abstraction autant que
possible dans ses jugements. Ainsi, elle se récusait quel-
quefois dans ses tiop fortes antipathies, quoiqu'elle fût
portée à croire que son tact était juste au fond, et que l'a-
venir justifierait ses pressentiments.
Elle a souvent dit qu'après s'être accusée elle-même de
précipitation dans sa manière d'évaluer le mérite, la con-
naissance plus approfondie d'une personne l'avait presque
toujours ramenée à la première idée qu'elle s'en était for-
mée. « Un jour ou dix ans, disait-elle, voilà ce qu'il faut
« pour connaître les hommes; les intermédiaires sonttrom-
« peurs. »
Jamais on ne se fera l'idée de madame de Staël, si on
ne lui attribue pas la clairvoyance la plus complète. Elle
voyait clair et toujours clair; clair dans l'opinion générale
de la société, clair dans les impressions, dans les motifs
de chaque individu ; clair dans le cœur de ses amis et de
ses proches. Ses illusions, quand elle s'en est fait, n'ont
porté que sur l'avenir; non que souvent elle ne devinât
DE MADAME DE SlAEL.
31)
aussi l'avenir quand elle y pensait, mais parce qu'elle
était peu sujette à s'en occuper. Et de même que dans le
feu du discours le plus animé, son esprit observateur ne la
quittait point, de même qu'elle apercevait àTexitémité de
la chambre tel sourire improbateur, tel amour-propre
souffrant, tel visage préparé à l'objection; de môme dans
les actions, soit que ses affections ou ses opinions en fus-
sent le mobile, elle savait paifaitement si elle exposait ou
non sa destinée. Elle a marché à un but choisi par la vo-
lonté ou imposé par le malheur, sans méconnaître un seul
des obstacles ou des dangers qui devaient se rencontrer
sur la route. Sa vie était un drame d'une haute poésie , une
tragédie où tous les rôles ont été fortement conçus et am-
plement développés. La sagesse, la prudence y étaient en
plein représentées; nul ne pouvait rien ajouler à la beauté,
à la force de leurs raisonnements; mais un sentiment do-
minateur y jouait souvent le rôle de la destinée chez les
anciens , et faisait [wncher la balance.
Madame de Staël avait nne constance extrême dans ses
attachements; jamais elle n'a pu rompre avec personne,
jamais elle n'a pu cesser d'aimer. L'affection une fois con-
çue devenait une maladie de son cœur, dont les torts la
guérissaient bien difficilement. Ces torts, elle les sentait
au plus Yif, mais elle ne demandait qu'à être soulagée
d'ira tel souvenir. Peut-être savait-elle au fond qu'il n'y
aurait plus de sécurité fondée , et que les mômes occasions
ramèneraient les mêmes fautes; mais elle n'en pardonnait
pas moins parce qu'elle aimait. Elle était indulgente par
sa nature et aussi par im effet de sa supériorité. Elle voyait
toutes choses de haut, et après un premier moment, sou-
vent bien douloureux, elle ne s'étonnait d'aucune imper-
fection. A sa connaissance, à sa compassion profonde de
la nature humaine, se joignait, pour ceux qu'elle aimait,
la puissance que leurs traits, leurs mouvements, le son
de leur voix exerçaient sur elle. Ils étaient eux , c'était là
leur excuse : ils lui plaisaient encore et ils lui semblaient
justifiés. Un certain attendrissement sur leur faiblesse, sur
cet alliage imposé à toute excellence , à toute grandeur
dans ce monde, venait à s'emparer de son cœur, et elle
allégeait, en l'étendant sur l'himianité entière et jusque
sur elle-même , le poids des torts de ses amis.
On peut voir dans Delphine, ce livre où elle a tout dit,
la preuve de ce que j'avance. Au moment où Delphine ap-
prend que tout espoir d'épouser Léonce lui a été ravi par
la perfidie de madame de Vernon , sa plus impétueuse dou-
leur porte sur l'amitié trahie. Elle exhale son courroux en
reproches violents. Mais madame de Yernon, se voyant
démasquée, ne prend plus la peine de se justifier; elle dé-
daigne de chercher encoie à plaire , et répondant avec sé-
cheresse, elle se montre sous un aspect nouveau et sin-
gulièrement désagréable : ce changement frappe Delphine
d'une espèce d'effroi; sentant pour la première fois qu'elle
a tout à fait perdu son amie, l'idée qu'elle ne la reverra
plus telle qu'elle était jadis l'occupe seule, et dès lors les
rôles sont interverlis. C'est Delphine ((ui devient sup-
pliante, et qui , par toute son émotion , voudrait reproduire
au moins un mouvement de pitié chez celle qu'elle a tant
aimée. Telle était exactement madame de Staël; elle eût
voulu effacer du cœur d'un aini jusqu'au souvenir de ses
torts envers elle, de peur que le remords ne lui ôtàt de
l'abandon , et qu'il n'eût moins de bonheur et de charme.
Quant aux indifférents, elle pardonnait leurs offenses
sans y songer, et sans qu'il lui en coûtât même de la ma-
gnanimité. Us étaient pour elle des choses matérielles qui
obéissent aveuglément à la loi de leur intérêt. Elle ne don-
nait à leur ingratitude aucune prise sur son bonheur, trou-
vant par trop insensé de laisser troubler ce bonheur par
ceux qui ne peuvent y contribuer. « Coniment se lâcher,
« disait-elle, contre d'autres que ceux qu'on aime! »
Lors donc que son estime pour ses amis n'était pas fon-
cièrement altérée, madame de Staël supportait tous leurs
torts : ce qu'elle était hors d'état de soutenir, c'est la
crainte de ne plus les revoir, c'est l'idée d'une séparation
étemelle. Voilà le fantôme qui la poursuivait, voilà le
monstre dont les formes mobiles lui causaient sans cesse
un nouvel effroi; et lorsque, durant son exil à Coppet, ses
alentours commencèrent aussi à devenir les objets de la
proscription, et que le désert lui parut se former autour
d'elle, ce qu'elle a souffert de ce genre de terreur est af-
freux. Toutes les puissances de son âme conjuraient en-
semble pour la déchirer, et son talent, mort pour toute
œuvre utile , exerçait contre elle même sa force avec cruauté.
Néanmoins , dans ses moments les plus douloureux , sa con-
versation était parfois très-brillante. Elle l'était au point
de m' étonner d'abord; mais pourtant en examinant ma-
dame de Staël avec attenlion, on voyait l'état de .son âme.
« C'est une sonate que j'ai exécutée, disait-elle ensuite;
« je suis un musicien exercé qui joue la difficulté sans y
« songer. Je parle sans que je m'en mêle, et je n'ai pas un
« instant cessé de souffrir. »
Mais de toutes les séparations , celle qui naît de la rup-
ture était encore la plus déchirante pour madame de Staël.
L'amour-propre entrait si peu dans ses affections, qu'elle
aimait mieux voir ses anciens amis refroidis et changés
pour elle, que ne pas les revoir du tout. Cette impossibi-
lité où elle se sentait de briser aucun lien, la plaçait même,
à ce qu'elle disait, dans une infériorité vis-à-vis de ceux
qu'elle aimait. La partie, selon elle, n'était pas égale; on
pouvait la menacer de la rupture dont elle ne menaçait
jamais, et chercher à usurper ainsi un cruel empire. Ses
véritables amis lui étaient à la lettre nécessaires , ils l'é-
taient plus qu'ils ne se sentaient portés à le croire. La
voyant toujours entourée, toujours étincelante d'esprit,
toujours occupée de mille objets divers, ils croyaient ou
feignaient de croire qu'ils pouvaient se retirer inaperçus :
mais il n'en était pas ainsi ; tous ces intérêts, si vifs en ap-
parence, se seraient évanouis pour elle avec le bonheur
de l'amitié. « Jamais, » disait-elle souvent bien à tort, mais
avec une persuasion intime et douloureuse, «jamais je
n n'ai été aimée comme j'aime. »
Dans le tèle-ii-tête, sa conversaliou était quelque chose
d'inouï. Nui n'a pu la connaître hors de l'intimité. Ses
plus belles pages, ses discours les plus éloquents dans la
société sont loin d'égaler par leur force entraînante ce
qu'elle disait, lorsque n'étant point obligée de se confor-
mer aux dispositions de tel auditoire, elle agissait sur un
instrument unique, qu'elle-même avait accordé. Alors son
grand esprit déployant ses ailes, prenait librement son vol;
alors elle ne se prévoyait pas, et, témoin plutôt que maî-
tresse de sa propre inspiration , elle exerçait une influence
surnaturelle qu'elle paraissait subir aussi; influence bien
ou malfaisante, mais dont elle n'avait pas la responsabi-
lité. Tantôt animée d'une verve amère et mordante, elle
desséchait d'un souffle de mort toutes les fleurs de la vie,
et portant le fer et le feu au fond du cœur, elle détruisait
l'illusion des sentiments, le charme des relations les plus
chères. Tantôt se livrant à une gaieté singulièrement ori-
ginale, elle avait la grâce ingénue et la coniiance d'un en-
fant naïf qui est dupe de toutes choses ; tantôt enfin s'ele-
vant plus haut, elle s'abandonnait à la sublime mélancolie
du génie religieux qui pénètre le néant de l'existence ter
restrc.
40
P^OÏICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
Mais c'était auprès de ses amis mallieureiix qu'elle dé-
ployait encore sa plus grande puissance. Entraînée par un
sentiment rapide et profond, il semblait qu'elle parcourût
le ciel et la terre pour trouver du soulagement à leurs
peines. Rien d'ingénieux , rien de bon comme ce qu'elle
inventait pour les distraire, pour éclaircir un moment les
sombres nuages de la tristesse : elle paraissait disposer de
l'avenir et en créer un exprès pour eux, dans lequel, à
force d'amitié, elle remplaçait toutes choses. Les maux
d'imagination, toujours compris dans leur genre, étaient
allégés par des moyens aussi singuliers qu'eux-mêmes.
Avec quelle avidité elle écoutait! Une ardente curiosité
pour les impressions des personnes sincères se mêlait si
évidemment à sa tendre pitié, que jamais on ne craignait
de la fatiguer quand on lui confiait ses peines. 11 n'y avait
plus ni elle ni soi, les âmes se confondaient, et elle vous
élevait à une telle liauteur, on planait sur une telle im-
mensité, que le bonheur, le malheur, le passé, le présent,
la destinée de tous et la vôtre s'évanouissaient. Un senti-
ment solennel avait remplacé tous les autres, et l'on croyait
assister ensemble au plus auguste des spectacles, celui de
la Divinité accomplissant son œuvre légénéra triée sur la
créature, par le moyen terrible et pourtant salutaire de la
douleur.
Ah! qu'il est affreux d'avoir à souffrir sans elle! Que
faire des sentiments qu'elle avait tous partagés! Jl y a
presque un remords dans le chagrin de l'avoir perdue;
c'est que les regrets ne sont pas assez désintéressés. On
se sent exilé d'une région délicieuse où l'on éprouvait des
jouissances que l'on ne retrouvera plus. Elle était elle-
même avec ses dons ravissants, et pais elle était encore
le milieu à travers lequel on recevait tout ce qu'il y a de
curieux, d'instructif, de digne d'attention sur la terre. On
sent cormiie un rétrécissement, comme un appauvrisse-
ment de l'existence; on se perd soi-même avec elle, et il
y a de la personnalité à la pleurer.
Pour donner l'idée de la manière dont elle sentait les
peines des autres, je citerai un trait qui me coneenie, parce
que comme il est naturel , rien ne m'a jamais autant frap-
pée. On verra ce qu'elle était, même après avoir perdu la
vivacité de la jeunesse.
Dans l'année 1816 , l'âme encore ébranlée par le plus af-
freux malheur, la perte d'une fille angélique, j'étais à Nice
avec mon autre fille fort malade elle-même. Il survint une
crise violente dans son état; et durant ces heures décisi-
ves, ce que j'éprouvai fut si cruel, que ne voulant pas
épouvanter ma famille par mes lettres, il n'y avait que ma-
dame de Staël au monde à qui j'osasse ouvrir mon cœur.
Elle ne me répondit point sur ce sujet, et notre correspon-
dance ordinaire ayant continué, je crus que ma lettre s'é-
tait perdue, et je n'y avais nul regret; car je craignais,
même après avoir été rassurée, que la réponse ne renou-
velât mon émotion. Quelques mois après, je fus entière-
ment confirmée dans cette idée. Nous nous étions déjà re-
vues plusieurs fois sans qu'elle m'eût parlé de ma lettre,
quand un jour à Coppet, comme nous causions depuis
longtemps ensemble, elle cesse tout à coup de me répon-
dre : je la regarde, et la voyant pâle et troublée : « Qu'avez-
« vous? » lui dis-je avec effroi; « C'est, reprit-elle, que je
« n'ai jamais pu vous écrire.... vous dire.... » Elle hésitait
tellement qu'il m'était impossible de la comprendre. « Votre
« lettre, s'écria- t-elle enfin... n'en parlons plus, n'en parlons
« jamais.... » et elle sortit de la chambre tout en larmes.
Comme je n'écris pas l'histoire de madame de Staël, je
dois m'abstenir de multiplier des récits qui donneraient à
cette notice l'apparence d'une biographie incomplète. Néan-
moins , je me reprocherais de passer sous silence un évé-
nement aussi important que celui de son second mariage;
et la circonstance de sa vie qui a dû exciter le plus d'éton-
nement, m'oblige à quelques détails.
Un jeune homme bien né inspirait beaucoup d'intérêt
dans Genève par ce qu'on racontait de son brillant cou-
rage, et par le rx)ntraste de son âge avec sa démarche
chancelante, sa pâleur, et l'état de faiblesse auquel il était
réduit. Des blessures reçues en Espagne, des blessures
dont les dernières suites ont été funestes, l'avaient mis
aux portes de la mort, et il était resté malade et souffrant.
Deux mots de pitié, adressés par madame de Staël à cet
infortuné, produisirent sur lui un effet prodigieux. Elle
avait quelque chose de céleste dans le langage. Madame de
Tessé disait : « Si j'étais reine, j'ordonnerais à madame de
« Staël de me parler toujours. » Cette musique ravissante
renouvela l'existence du jeune homme, sa tête et son cœur
s'enflammèrent, il ne mit point de bornes à ses vœnx, et
forma tout de suite les plus grands projets. « Je l'aimerai
« tellement, » a-t-il dit de très-bonne heure à un de ses
amis, « qu'elle finira par m'épouser;» mot singulier que
pouvaient inspirer divers motifs, mais que l'enthousiasme,
le dévouement le plus soutenu obUgent à interpréter favo-
rablement.
De si liantes prétentions furent secondées par Tes cir-
constances. Madame de Staël était excessivement malheu-
reuse et lasse de malheur; son âme pleine de ressort ten-
dait à se relever, et ne demandait qu'une espérance. Lors
donc qu'au moment où sa captivité se resserrait de plus en
plus, et où de sombres nuages s'amoncelaient de toutes
parts sur sa tête, un nouveau jour vint à luire pour elle;
le bonheur, dans son cœur désolé, renaquit comme de ses
cendres, et le rêve de toute sa vie, l'amour dans te ma-
riage, lui sembla pouvoir se réaliser. On sait ce qu'une
telle union était à ses yeux. Cette plaisanterie d'elle qu'on
a citée : « Je forcerai ma fille à faire un mariage d'inclina-
« tion; « cette plaisanterie renfermait une opinion sérieuse.
Jamais la pensée de former elle-même de pareils nœuds
ne lui avait été complètement étrangère. En parlant de
l'asile qu'elle espérait trouver un jour en Angleterre, elle
avait dit quelquefois : « J'ai besoui de tendresse , de hon-
te heur et d'appui ; et si je trouve là un noble caractère, je
K sacrifierai ma liberté. » Le noble caractère se trouva
tout à coup près d'elle. Sans doute, elle aurait pu faire un
choix mieux assorti, mais l'inconvénient des mariages
d'inclination, c'est précisément qu'on ne choisit pas.
Toutefois il est certain que cette union l'a rendue heu-
reuse. Elle avait bien jugé l'âme élevée de M. Rocca : une
tendresse extrême , une constante admiration , des senti-
ments chevaleresques; et, ce qui plaisait toujours à ma-
dame de Staël, un langage naturellement poétique, de l'i-
magination, du talent même, comme l'ont prouvé quelques
écrits, de la grâce dans la plaisanterie, une sorte d'esprit
irrégulier et inattendu qui excitait le sien et mettait de la
variété dans sa vie; voilà ce qu'elle a trouvé en lui. A cela
se joignaient une profonde pitié pour les maux qu'il en-
durait, et des craintes toujours renaissantes qui entrete-
naient son émotion et enchaînaient sa pensée.
Elle eût sans doute mieux fait de déclarer ce mariage;
mais une timidité dont son genre de courage ne l'affran-
cliissait point, mais l'attachement pour le nom qu'elle
avait illustré l'ayant retenue, tout son esprit s'est employé
à parer aux difficultés de sa situation. Faut-il dire qu'il
valait mieux ne pas se mettre dans cette situation? faut-H
dire que madame de Staël ne doit pas en tous points ser-
vir d'exemple? Elle l'eût avoué bien volontiers: c'est là,
DE M4DÂME DE STAËL.
41
ce qu'elle a dit à ses enfants, c'est là ce qu'elle indique
dans ses écrits, autant que le lui a permis une âme fière,
qui a la conscience de sa grandeur. Elle était un phéno-
mène unique sur la terre. On oublie avec elle les condi-
tions de notre nature; on oublie que la société s'étant ar-
rangée sur la moyenne des facultés, les dons prodigieux
sont en désaccord avec l'organisation de la vie. Ce qui
serait plus étonnant encore que madame de Staël, c'est
que son génie seul eût été extraordinaire en elle, c'est
qu'une existence intérieure si active, la somee de son ta-
lent même, ne se fût manifestée que par son talent.
L'heureuse imprévoyance de son caractère l'a bien ser-
vie dans le cours de cette union. Après des alarmes cruelles
sur la santé de M. Rocca, elle revenait prompteraent à
croire que sa vie n'était pas attaquée, et que ses maux
n'étaient qu'accidentels. Il ne lui restait de l'inquiétude,
qu'une attention continuelle, et remarquable chez une
personne si vive , pour les soins nécessaiies à sa conser-
vation. Toute cette grande intelligence était employée à
le servir. Mais qui dira ce qu'elle a souffert dans les mo-
ments de crises! A Pise, où il fut près d'expirer, elle se
comparait elle-même au maréchal Ney, qui attendait alors
sa sentence d'un instant à l'autre. Douée d'un talent qui
ne la préservait d'aucune douleur et qui s'agrandissait de
toutes, elle a dit ensuite qu'elle écrivait un ouvrage ayant
pour titre : Un seul malheur dans la vie, la perte d'un
OBJET (^U'ON aime.
Ce malheur a été celui du jeune et infortuné Rocca ;
cette vie menacée, ce frêle roseau qui avait un moment
servi d'appui à une existence en apparence si forte, ce ro-
seau a été moins fragile encore qu'elle-même. Toutefois il
ne lui a pas longtemps survécu. La douleur, l'indifférence
pour ses jours ont achevé de trancher cette courte desti-
née. 11 est allé mourir sous le beau ciel de la Provence,
où un frère a recueilli ses derniers soupirs !
Société et conversation.
Au milieu de sa société habituelle, madame de Staël
était pleine de charme. Elle avait une simplicité de ma-
nières, et même une apparence d'insouciance qui mettait
chacun à l'aise. Il n'existait aucune contrainte avec elle.
Les cercles, les dissertations en forme, l'esprit obligé ne lui
plaisaient pas; elle aimait trop l'imprévu en toutes choses
pour ne pas laisser beaucoup à décider au hasard , et il
régnait autour d'elle un mouvement animé et facile. Ob-
servant toujours, elle n'avait jamais l'air d'examiner; et
comme son attention paraissait se porter sur le sujet de
l'entretien plutôt que sur la manière dont chacun le sou-
tenait, l'on ne se croyait point en présence d'un juge. Sa
supériorité ne pesait donc sur personne; elle demandait
qu'on lui donnât de l'amusement, et non qu'on fit ses
preuves auprès d'elle.
Madame de Staël avait de la grâce dans tous ses mou-
vements; sa figure, sans satisfaire entièrement les regards,
les attirait d'abord, et les retenait ensuite, parce qu'elle
avait, comme un organe de l'âme, un avantage fort rare;
il s'y déployait subitement une sorte de beauté, si on peut
le dire, intellectuelle. Ses pensées successives se peignaient
d'autant mieux sur son visage , qu'à l'exception de ses
yeux qui étaient d'une rare magnificence, aucun trait bien
saillant n'en avait déterminé d'avance le caractère. Elle
n'avait aucune de ces expressions permanentes qui à la
longue ne signifient rien, et sa physionomie était, pour
ainsi dire, créée sur place par son émotion. Peut-être au-
çait-elle même eu dans le repos les paupières un peu pe-
santes; mais le génie éclatait tout à coup dans ses yeux,
son regard s'allumait d'un noble feu , et annonçait, comme
l'éclair, la foudre de sa parole.
De même elle n'avait point dans sa contenance, ni dans
ses traits, cette mobilité inquiète qui est un indice d'es-
prit si trompeur. Une sorte d'indolence extérieure régnait
plutôt chez elle; mais sa taille un peu forte, ses poses mar-
quantes et bien dessinées donnaient une grande énergie,
un singulier aplomb à ses discours; il y avait quelque
chose de dramatique en elle, et même sa toilette, quoique
exempte de toute exagération, tenait à l'idée du pittores-
que plus qu'à celle de la mode.
Lorsque madame de Staël entrait dans un salon , sa dé-
marche était assez grave et solennelle; un peu de timidité
l'obligeait à recueillir sérieusement ses forces, quand elle
allait attirer les regards. Et, comme cette nuance d'embar-
ras ne lui avait permis de rien distinguer d'abord, il sem-
blait que son visage s'illuminât à mesure qu'elle recon-
naissait les personnes. On pouvait juger que tous les noms
étaient inscrits chez elle avec bienveillance; et bientôt ces
mots charmants, dont elle était si généreuse, montraient
qu'elle avait présentes à la pensée les actions et les qua-
lités les plus distinguées de chacun. Ses louanges parlaient
du cœur et y arrivaient, parce qu'elles étaient données
avec sincérité. Elle louait sans flatter; « la politesse, » se-
lon madame de Staël, « n'étant que l'art de choisir dans
« ce qu'on pense. » Peut-être des yeux fins auraient-ils
aperçu la borne de tous les éloges, mais elle avait un dé-
sir si réel d'obliger, qu'on ne chicanait pas ses expressions,
et sa cordialité imposait silence à l'amour-propre.
Quelles que fussent les peines intérieures de madame
de Staël , elle portait presque toujours dans la société cette
liberté d'esprit qui seule permet d'en jouir. Une cause de
la vivacité et de la netteté de ses conceptions, c'est qu'il
n'existait en elle aucune préoccupation trop tenace. Ses
impressions venaient toutes du dehors et étaient en con-
séquence parfaitement justes. Les images se formaient en
elle comme sur une toile bien lisse , et leurs couleurs étaient
encore relevées par la légère nuance de mélancolie dont
le fond était empreint. De là vient que chaque objet pro-
duisait son plein effet sur elle, et qu'elle retirait du com-
merce social un soulagement réel et infaillible.
Ce soulagement lui était, comme je l'ai dit, nécessaire;
l'instinct conservateur de son talent répugnait à l'engour-
dissement. Peut-être sa constitution, plus faible qu'on ne
l'a cru, exigeait le stimulant de la distraction; car une
sorte de terreur la saisissait à l'idée de la stagnation de
l'existence. Dans sa jeunesse, elle ne pouvait pas suppor-
ter la solitude, et les impressions mélancoliques qui sont
peintes avec tant de beauté dans ses ouvrages avaient chez
elle une réalité redoutable; ce n'est que bien tard dans la
vie, et lorsqu'elle a su tenir à distance les monstres créés
par son imagination, qu'elle a pu, selon son expression,
« vivre en société avec la nature. »
En conséquence, l'ennui qui, dans le monde ou ailleurs,
est une solitude où l'on n'a pas môme soi, l'ennui était
extrômomcnt redouté par elle. Il ne lui suffisait pas qu'on
fût spirituel, il fallait qu'on fût animé, et peut-être les
gens d'esprit qui ne se mettent nullement en frais pour la
société lui donnaient-ils un peu plus d'humeur que les
hommes médiocres. Elle ne pouvait pas souffrir qu'on par-
lât sans intérêt. « Comment veut-on que je l'écoute, di-
« sait-elle, quand il ne se fait pas l'honneur de s'écouter
« lui-même?» Elle supportait mieux certains défauts de
caractère que l'esprit blasé et dégoûté, et elle disait un
jour d'un homme égoïste et chicaneur : « Il ne parle que
42
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
« (le lui; mais cela ne m'ennuie pas; parce qu'au moins je
' « suis sûre qu'il s'intéresse à ce qu'il dit. »
Aussi la franche gaieté était toujours bien venue auprès
d'elle; et pourvu que cette gaieté n'eût rien d'ignoble ni
de mauvais goût (condition indispensable avec madame
de Staël ) , elle ne lui cherchait jamais querelle. Il y avait
de l'attendrissement, une vive reconnaissance dans ce
qu'elle éprouvait pour ceux qui l'amusaient; un bon mot,
une histoire comique, étaient pour elle un petit bienfolt
dont elle parlait avec efl'usion; et à chaque nouveau sur-
venant, elle voulait qu'on répétât les traits qui l'avaient
divertie. Le piquant, l'originalité, l'imagination, voilà ce
qui lui plaisait avant tout ; voilà ce qui donnait de l'élan
à son esprit, et des ailes à son génie. La médiociité pliia-
sière, les répertoires vivants d'idées reçues, les chefs-
d'œuvre de l'éducation routinière n'étalent rien pour elle;
et ce qu'elle pouvait trouver dans sa bibhothèque ne lui était
pas indispensable dans sa société. Elle n'exigeait pas que
tous réunissent tout; un seul avantage marquant lui plaisait
mieux qu'un assortiment d'avantages médiocres; et ayant
en elle-même le complément de ce qui manquait à chacun,
die ne demandait aux autres que de certaines pensées en
saillie, dont elle pût former un ensemble avec les siennes.
« Ma fille a besoin d'un premier mot, » disait M. Necker,
et peut-être avait-il raison ; mais ce premier mot eût été
nul ou absurde pour tout autre. C'était le panier près de
la feuille d'acanthe qui a fait inventer le chapiteau corin-
thien; c'était la muraille inégalement noircie par l'humi-
dité, qui fournissait des sujets de tableau àun grand peintre.
Voilà pourquoi certains auteurs étrangers l'enchautaient
si fort. Lord Byron, en particulier, avait à ses yeux une
valeur inépuisable. Il mettait en jeu toute son imagination ,
et elle créait de nouveau sur les conceptions de ce poète.
« Convenez que votre Richard Cœur de Lion sera un La-
» ra, lui dis-je une fois. — Peut-être, » me répondit-elle
en souriant; « mais je vous promets que personne au monde
« ne s'en doutera. » En effet elle n'a jamais rien imité;
mais des germes inaperçus se développaient chez elle sous
une forme originale, et tandis qu'elle s'est toujours enri-
chie de l'esprit des autres, elle n'a jamais montré que le
sien.
On doit bien distinguer, même sous le rapport pure-
ment intellectuel, ses goûts d'avec son estime. Personne
n'a jamais mieux connu que madame de Staël le prix des
bonnes proportions ; personne n'a fait plus de cas dans les
choses sérieuses de cette justesse qui naît de l'équilibre.
Si elle eût été appelée à former une évaluation, elle eût
accordé la plus haute place à l'esprit le plus solide. Nul
n'aurait eu le droit d'être mécontent de son numéro , mais
le chiffre le plus élevé ne lui était pas toujours le plus né-
cessaire.
Toutefois elle finissait par s'impatienter de l'absurdité,
et l'extravagance la fatiguait vite. Le point de conciliation
entre l'imagination et le bon sens était toujours cherché et
souvent trouvé par elle. « La folie peut être poétique, di-
« sait-elle un jour, mais la déraison ne l'est pas. »
Les imprudences de parole, que madame de Staël a pu
commettre, ont bien plus souvent été causées par l'ennui
que par l'enfrainement. Quand la langueur paraissait sans
remède , il lui ai rivait quelquefois de faire une révolution
dans la société; elle rompait la glace d'une conversation
insipide par un coup d'éclat, et portait le trouble parmi
les gravités diverses. Alors, par moments, elle pouvait
manquer de mesure; mais plus elle était animée, plus sa
marche était sûre et ferme. Une fois lancée dans la car-
rière il n'y avait plus un faux mouvement. Certaine de ses
forces, elle courait au centre du péril, traitait en passant,
les questions les plus épineuses,, touchait aux points les
plus délicats, et faisait trembler ses amis pour elle, les in-
différents pour eux-mêmes. On ne savait sur qui tombe-
rait le feu de cette artillerie volante ; on entendait les balles
siffler à côté de soi, l'effroi passait des uns aux autres;
mais bientôt chacun était rassuré : la modification, l'ex-
ception désirées arrivaient à point nommé; un éloge rele-
vait tout à coup celui qui se croyait l'objet de l'attaque,
et elle sortait triomphante des difficultés qu'elle avait ac-
cumulées autour d'elle. Il y avait de la peur dans le plai-
sir qu'elle donnait, comme il y en a dans celui qu'on piend
à voir voltiger sur la corde.
Mais c'est surtout dans la dispute qu'elle était extraor-
dinairement brillante. Sa véhémence la plus impétueuse
n'était jamais accompagnée d'aigreur ni de mépris. Aucune
arrogance, aucime ironie, aucun sarcasme ne pouvaient
lui être reprochés, et il y avait quelque chose de llatteur
pour son antagoniste jusque dans les forces qu'elle jugeait
nécessaire de déployer contre lui. S'il échappait à celui-ci
quelque expression inconvenante, elle le réprimandait
avec vivacité; mais bientôt elle le tenait pour pardonné,
et passait outre. Elle aimait qu'on fit usage de tous ses
moyens contre elle; et véritablement plus on se montrait
fécond en ressources, plus on constatait sa supériorité.
Elle avait tout l'esprit de son adversaire et quelque cliose
par delà. Quand la question était épuisée, et que la dispute
menaçait de traîner en longueur, alors, rassemblant ses
raisonnements les plus victorieux, elle entonnait une es-
pèce de finale en fanfare dont il n'y avait pas à appeler.
L'arrêt était toujours équitable; elle avait fait une bonne
part au vaincu, et s'arrêtait définitivement au point où
toutes les opinions se rencontrent.
Ce goût pour les conversations animées s'étendait jus-
que sur les discussions auxquelles elle ne prenait point
part. On l'amusait en soutenant avec vivacité toutes sortes
d'opinions singulières, et ciiacun s'en donnait le plaisir.
On se battait à outrance dans sa société; il se portait d'é-
normes coups d'épée , mais personne n'en gardait le sou-
venir. Coppet était cette salle d'Odin dans le paradis des
Scandinaves où les guerriers tués se relèvent sur leurs,
pieds et recommencent à se battre.
La diversité des esprits et des caractèies étant pour
madame de Staël le sujet d'une étude constante, elle avait
dans la société une occupation très-différente de celle de
briller et de plaire ; elle était le naturaUstequi observe une
espèce, autant que l'orateur qui veut persuader.
Biais ce qui la dérangeait complètement dans cette étude,
ce qui lui ôtalt tout intérêt pour les paroles hiunaines, c'est
l'affectation. Ce défaut qui efface tous les traits saillants,
qui substitue un idéal faux et monotone à l'immense va-
riété de la nature morale, ce défaut l'ennuyait profondé-
ment et ne l'impatientait guère moins. Elle s'exprimait
ainsi à ce sujet : « Il n'y a jamais de tête-à-tête avec les
« gens affectés; le personnage adopté ariive en tiers, et
<c c'est celui-là qui répond quand on s'adresse à l'autie.
K — Les gens affectés sont les seuls avec lesquels il n'y
« ait rien à apprendre. » L'exagération lui déplaisait aussi
beaucoup. « Quand on met cent au Heu de dix, on n'a pas
n plus d'imagination pour cela, » disait-elle. Par là même,
les grandes démonstrations de sensibilité lui étaient sus-
pectes; « Tous les sentiments naturels ont leur pudeur, »
a-t-elle remarqué.
On était, pour ainsi dire, forcé à la vérité avec madame
de Staël, non ]>as qu'on fût à l'abri de la blesser quand on
parlait franchement, mais parce que le contraire était trop
DE MADAME DE STAËL.
43
insipide. Il valait mieux se quereller que s'annuler avec
elle; et, selon sa propre expression, elle demandait surtout
qu'on fut quelqu'un; de plus, elle voulait être instruite
de tout, à tout prix: elle pensait qu'un signe certain de
décadence, soit dans l'esprit, soit dans le caractère, c'est
la répugnance à apprendre la vérité. « J'ai connu que Bo-
« naparte baissait, a-t-elle dit, quand j'ai vu qu'il ne se
« souciait plus de savoir le fond des choses. »
Elle-même donnait trop fortement le ton à cet égard poux
qu'on ne dût pas le prendre. Elle écrivait une fois à sa
fille, à propos de je ne sais quelle discussion : « J'ai le tort
a de soutenir trop vivement le vrai, mais c'est toujours le
K vrai qui dispose de moi. »'
Ce goût pom- le vrai était encore chez elle une source
d'indulgence, en ce qu'il balançait le trop d'attrait qu'elle
eût pu avoir- pour l'esprit. Partout où elle trouvait, je ne
dis pas seulement le naturel de l'expression, qui est une
grâce, mais un sentunent réel, mais une persuasion pro-
fonde et intime, elle éprouvait de l'intérêt. Une femme en-
tièrement dévouée à ses enfants, ou sincèrement pieuse,
un homme plein d'honneur et d'intégrité, lui étaient agréa-
bles par cela seul; elle faisait cas de toutes les connais-
sances, de toutes les expériences positives ; les négociants,
les gens d'affaires, tous ceux enfin qui ont appris à traiter
avec leurs semblables, et cela, parmi le peuple même,
fixaient son attention et lui donnaient à penser. Les êtres
humains avaient plus de valeur proportionnelle à ses yeux
qu'ils n'en ont les uns pour les autres. Elle savait tirer
parti de certaines gens qui ennuient tout le monde.
Madame de Staël était convaincue au fond de son cœur
de l'égalité de toutes les créatures, enfants de la Divinité;
et, bien qu'elle eût la conscience de son génie, elle ne
s'est jamais véritablement crue au-dessus de qui que ce
fût. Dans ses disputes avec M. Schlegel, elle soutenait
toujours qu'il n'y a aucune différence réelle entre les
hommes, et que tout est compensé. Elle ne pouvait souf-
frir ces mystères d'Eleusis des gens distingués, ces initia-
tions à de prétendues vérités qu'on croit utile de cacher
au vulgaire. Aussi le dédain était-il l'objet de son antipa-
thie; elle y voyait le signe de quelque infériorité cachée.
« Je ne dédaignerais pas, disait-elle, l'opinion du dernier
« de mes domestiques, si la moindre de mes impressions à
« moi tendait à justifier la sienne. »
Même pour les facultés intellectuelles, elle était portée
à croire que ce qui élève les hommes distingués au-dessus
du niveau général , est très-peu de chose à côté de ce qui
appartient à tous les êtres bien organisés. L'effet universel
que produit le talent lui paraissait prouver une grande
analogie entre les esprits, et un fonds de richesses com-
munes à tous, auprès duquel les différences individuelles
sont peu de chose. « Quand les gens sont bêtes, disait-elle,
« il y a toujours de leur faute; et si j'avais de la puissance,
« j'obligerais tout le monde à avoir de l'e.spiit. »
Aussi ne pouvait-elle souffrir qu'on se ciût supérieur
aux audes, en raison de ce qu'on n'était pas compris d'eux.
Comme à mesure que sou talent avait grandi, elle s'était
corrigée d'un peu d'obscurité dans le style, elle avait le
droit de dire que plus on s'élève, et plus on trouve le
moyen de répandre la lumière sur les grands sujets, et
d'être intelligible et profond à la fois.
Suite de la conversation , opinions politiques, reparties.
Ce qui mettait à l'aise les gens les plus médiocres au-
près de madame de Staël, c'était son délicieux enjoue-
ment; la gaieté, cette région charmante où les esprits de
toutes les portées se rencontrent, la gaieté était son moye»
de communication avec tous. Elle établissait l'égalité par
une douce moquerie dont elle ne demandait pas mieux
que de devenir l'objet; elle avouait qu'après ses amis, ce.
qui lui avait le plus manqué dans les pays étrangers, c'é-
taient des gens qui entendissent la plaisanterie. La mo-
querie était un signe d'amitié chez elle ; et quand elle di-
sait à quelqu'un : « Pour vous, vous n'avez pas de ridicule ; »
il y avait dans son ton un peu de sécheresse.
11 lui était désagréable qu'on eût peur d'elle. Ne per-
dant jamais de vue les intérêts bien placés d'aucun amour-
propre, elle récompensait la confiance avec laquelle on se
remettait entre ses mains. Chacun se retrouvait embelli
dans le portrait vivement colorié qu'elle lui traçait de lui-
même, portrait piquant et flatteur à la fois, où les défauts
toujours indiqués n'étaient pas sans quelque charme.
Un des sujets favoris de madame de Staël , dans la con-
versation, c'était la défense des plus beaux dons de la na-
ture, contre l'espèce de dénigrement dont ils sont parfois
l'objet. Ainsi elle ne pouvait souflrir qu'on médît de l'es-
prit, et qu'on représentât un tel avantage comme nuisible
au bon sens, et par là même au bonheur. Prenant toujours
le mot d'espiit dans l'acception la plus étendue, elle l'ap-
pliquait à la haute intelligence, à la vue nette de toutes
choses, à l'appréciation de tous les rapports : les inconvé-
nients faussement attribués à l'esprit partent tous, selon
elle, du point où l'esprit est en défaut. Lorsqu'on lui citait
les sottises de te homme spirituel : (c Donnez-lui plus d'es-
« prit encoie, répondait-elle, et tout cela disparaîtra. » Un
Suédois de ses amis lui ayant dit un jour : « Les gens d'es-
« prit, quoi que vous prétendiez, ont bien des travers. —
« C'est vrai, reprit-elle, mais, malheureusement, les bêtes
« en ont aussi, quoiqu'il ne vaille pas la peine d'y faire
« attention. « Une autre fois elle disait : « Les sottises des
« gens d'esprit sontles revenants-bons des gens médiocres.»
Elle prenait de même la défense de l'imagination, de la
beauté, de la jeunesse; et les avantages acquis, ceux même
qui dérivent de certains préjugés, trouvaient encore en
elle un avocat. Ainsi la richesse, une naissance illustre
avaient quelque prix à ses yeux. Ces petits raisonnements,
enfants de l'envie et consolation de la médiocrité ; ces so-
phismes par lesquels on s'attache à prouver que les biens
ne sont pas des biens; ces sophismes, dis-je, ne lui plai-
saient pas ; elle trouvait plus de vraie grandeur à suppor-
ter les privations qu'à les nier.
« Tout cela tend à la mort, » disait-elle en parlant de
cette philosopliie négative qui fait cession , les uns après
les autres , des plus beaux dons comme des plus innocentes
jouissances, de peur qu'on n'ait à souffrir un jour, ou de
leur abus, ou de leur perte. On défigure, on affadit, selon
elle, une conception de génie, quand on efface les grands
traits de la nature intellectuelle. Et si elle a vanté la mo-
rale cluétienne, c'est encore paice que, dans le christia-
nisme, la mort aux intérêts du monde est le signe d'une
vie nouvelle, d'une vie immortelle au fond du cœur.
En général , madame de Staël a toujours embrassé le
côté simple, le côté positif de chaque question, celui
qu'eût choisi de préférence un enfant ou un sauvage.
On a pu l'amuser en soutenant des thèses bizarres ; mais
elle-même prenait presque toujours le parti du sens com-
mun. Outre qu'elle ne pouvait parler que par convic-
tion, elle pensait qu'il y a plus d'esprit réel à déployer
dans la cause de la vérité que dans celle de l'errem'; car
il n'est pas absolument nécessaire de défendre la raison
par des trivialités. C'est parce que madame de Staël a mis
la raison de son côté, que sa réputation s'accroîtra avec le
44
INOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
temps. A mesure que les hommes s'occupent davantage
de leurs vrais intérêts, l'esprit paradoxal doit passer de
mode.
L'activité morale étant à la fois pour madame de Staël
un besoin et un système , il n'est pas étonnant qu'elle ait
beaucoup souffert de l'exil. Elle pouvait exercer sa pensée
dans la retraite, dira-t-on; et qui le savait mieux qu'elle.'
S'occuper d'idées générales, quand le sort de tous est en
suspens, c'est un tour de force dont elle s'est montrée ca-
pable. Mais, principalement dans sa jeunesse, l'étude n'é-
tait pas une ressource suffisante contre le chagrin d'être
séparée de ses amis, contre celui d'être, ainsi que son
père, l'objet éternel de l'injustice, contre la douleur, sur-
tout, de voir l'arbitraire planer sur la destinée de la
France. Elle aimait la France avec passion. « J'ai un cha-
« grin rongeur sur cette France, que j'aime plus que ja-
« mais, M écrivait-elle; et ailleurs : « J'ai senti distincle-
« ment que je ne pouvais vjvre sans cette France. » Au
temps où il lui était encore permis d'habiter les provinces
françaises , c'était un plaisir pour elle que d'entendre l'ac-
cent national dans les plus petites villes, et l'idée qu'elle
était en France lui a fait supporter patiemment des séjours
assez insipides. Mais il faut convenir que la patrie était
surtout pour elle dans Paris.
« Montrez-moi la rue du Bac, » répondait-elle autrefois
à ceux qui voulaient lui faire admirer l'aspect resplendis-
sant du Lenian et de ses rives. « Je voudrais vivre à Pa-
« ris, disait-elle encore, avec cent louis par an, et logée
« à un quatrième étage. » En 1806, année où elle passa
quatre jours cachée à Paris, son plus grand plaisir était de
sepromener à pied la nuit, pour voir les rues au clair de
la lune. « J'ai une constance dans le cœur, écrivait-ell'e,
« et une inconstance dans l'esprit, pour lesquelles est fait
« le pays où les tableaux se renouvellent sans cesse, et où
« j'ai mes anciens amis. »
Toutefois, après avoir retrouvé cette patrie tant regret-
tée, elle s'est de nouveau exposée volontairement à l'exil,
car elle composait son dernier ouvrage en 1815, et, avant
le 5 septembre, elle était convaincue qu'elle ne pourrait le
publier sans être forcée à sortir de France; mais cette per-
suasion ne l'ébranlait pas.
Les opinions politiques de madame de Staël étaient tel-
lement dans la ligne de son caractère, que, son naturel
étant donné, on ne peut guère lui supposer une autre doc-
trine. Le culte qu'elle rendait à la liberté était à la fois ro-
main et chrétien. Elle avait cet élan de fierté , cette haine
de la tyrannie qui caractérisaient les anciens ; et puis elle
éprouvait une compassion tout à fait évangélique pour les
malheureux des classes inférieures. Elle eût voulu, non-
seulement soulager, mais relever à leurs propres yeux ceux
qui souffrent le plus de l'organisation sociale. Et quand à
cette double impulsion se joignait celle des plus vifs senti-
ments de son cœur, quand tout ce qu'elle admirait parmi
les pensées et chérissait parmi les mortels la portait sur
la même rouf.e , il n'est pas étonnant que les idées libérales
aient, pour ainsi dire, pas.sé dans son sang. Aussi, elle est
rentrée dans le domaine de la politique avec des forces
toujours plus exercées, après que ses divers talents ont
exigé qu'elle traitât d'autres genres.
Dans un temps où il était à peine permis d'écrire des ro-
mans, et où elle a paru se renfermer dans la pure littéra-
ture, les grands intérêts de l'humanité ont toujours fait
indirectement le sujet de sa conversation. Bonaparte ne s'y
est pas trompé; il sentait, comme par instinct, que toutes
les paroles de madame de Staël devaient lui nuire. « Elle
« ne parle ni de politique ni de moi, à ce qu'on prétend,
« disait-il; mais je ne sais comment il arrive qu'on m'ainre
« toujours moins quand on l'a vue.» «Elle monte les tètes ,
« a-t-il dit encore, dans un sens qui ne me convient pas. »
Telle est la véritable cause de l'exil auquel il l'a condam-
née; à quoi il faut ajouter le succès indépendant de lui,
et par conséquent désagréable pour lui, qu'avait madame
de Staël à Paris.
Elle a certainement soutenu ses opinions politiques avec
une grande vivacité , et pourtant sa véhémence n'avait rien
d'hostile. Quand elle venait à heurter quelque sentiment
douloureux, elle s'en apercevait à l'instant, parce qu'il y
avait toujours dans son cœur quelque disposition analo-
gue à celle de son adversaire. Ainsi, le passé, le culte des
pères, l'attendrissaient, et tout ce qui était une religion
touchait son cœur. Cette brillante création des temps bar-
bares, l'esprit chevaleresque dans lequel semblait jadi.s
s'être réfugié tout ce que la nature morale avait de noble
et de grand, au milieu de la désorganisation universelle,
l'esprit chevaleresque lui plaisait singulièrement , et l'exem-
ple de l'Angleterre lui prouvait qu'il peut s'allier avec la
liberté. Les grands noms étaient pour elle de l'histoire vi-
vante, et pariaient à son imagination. Cette classe à la-
quelle on a peine à pardonner des souvenirs, cette classe
dont les regrets sont légitimes, si les prétentions ne le
sont pas , et dont on peut plaindre les malheurs sans dé-
sirer le triomphe, cette classe et sa destinée ont toujours
tenu une grande place dans les pensées de madame de
Staël. Elle ne pouvait oublier que parmi les anciens no-
bles avaient été ses premiers amis, qu'au milieu d'eux
elle avait vu luire ses premiers beaux jours. Objet de leur
ressentiment éternel , ainsi que son père , il avait fallu toute
leur injustice, parfois toute leur orgueilleuse àpreté, pour
combattre un fonds de sympathie qu'elle se sentait avec
eux. Assurément ni les principes, ni les Intérêts de ma-
dame de Staël, ne la portaient à désirer le succès de leur
cause : mais il y avait dans son cœur quelque chose de
très-douloureux dans l'idée de leurs peines; on sait tout
ce qu'elle a fait pour les servir, et c'était pour les servir
encore qu'elle mettait un si grand prix à les persuader.
Elle voyait la marche des choses, la force irrésistible des
événements: «Évitez, semblait-elle leur dire, évitez une
lutte inutile, ne vous brisez pas contre la nécessité de fer;
ainsi veulent le siècle, l'avenir, la destinée : au nom du
ciel, faites place au temps qui s'avance, ne vous laissez
pas écraser sous les roues de son char. »
Il est bien remarquable que tranchant toujours dans le
vif, touchant dans la dispute au point le plus sensible,
elle se soit constamment concilié en présence ceux qu'une
idée vague d'elle-même avait rendus ses ennemis. On pou-
vait avoir été froissé, meurtri dans le combat; mais tou-
jouis on s'en allait guéri, ou du moins elle avait mis un
appareil sur la blessure.
«Vous voulez donc ma perte ou mon déshonneur.'» lui
disait en Suisse un émigré qui allait se battre à la fron-
tière. «Non, lui répondit-elle; je veux votre défaite et
« votre gloire; je veux, à la mort près, que vous soyez,
« ainsi qu'Hector, le héros d'une armée vaincue. »
Il était curieux de la voir se retourner contre les auxi-
liaires de sa propre cause, lorsqu'ils défendaient ses opi-
nions par des moyens blâmables , ou qu'ils manquaient
aux lois de cette bonté, l'instinct naturel de son âme. Son
besoin de vérité la ramenait à la justice, et par là même à
la modération. Ainsi, un homme connu sous plus d'un ré-
gime lui ayant dit, après la bataille de Waterioo, que
Bonaparte n'avait ni talent ni courage : « C'est aussi par
« trop rabaisser la nation française et l'Europe, lui répon-
DE MADAME DE STAËL.
45
n dit-elle, que de prétendre qu'elles aient obéi quinze ans
« à une bête et à un poltron. »
L'exagération dans les opinions ainsi que la violence
dans le caractère, n'ont jamais rien obtenu de madame de
Staël. Tout extrême la rejetait plutôt veis l'extrême op-
posé; et, si elle a jamais semblé dévier de sa ligue, c'est
parla qu'il faut l'expliquer. Ainsi l'intolérance religieuse a
pu la faire paraître incrédule; le culte de l'arbitraire, dé-
mocrate; et l'esprit anarcbique des niveleurs, aristocrate:
mais ces balancements n'atteignaient pas le fond , et n'é-
taient que l'effet subit d'un grand contre-poids qu'elle se
croyait obligée de mettre du côté où la raison l'exigeait.
Madame de Staël imaginait si peu qu'on pût se baïr
poar des opinions, qu'elle répondait aux attaques les plus
vives sans soupçonner d'intention bostile. Riais , si tout à
coup elle venait à découvrir une malveillance réelle, cette
personne si piompte à la repartie se déconcertait entière-
ment, et n'était plus elle-même. Dans sa jeunesse, il lui
est arrivé de fondre en larmes, lorsqu'elle a rencontré de
la malignité; et si, par la suite, sa lierté l'a davantage
soutenue , la baine lui a toujours causé de l'étonnement
et une espèce de stupéfaction. « Je n'ai-plus de talent avec
« les méchants, disait-elle, et je leur donne simplement
« un coup de poing moral , si tant est que je le puisse. » Ne
reconnaissant pas ses semblables dans ceux qui cher-
chaient à blesser, elle ne voulait lien avoir à faire avec
une espèce étrangère et féroce. La femme se retrouvait
toujours chez madame de Staël, par le besoin qu'elle avait
d'affection.
La première fois qu'elle fut exilée, en 1803, elle écri-
vit dans des notes faites pour elle seule : « J'ai bien pensé
« à mes amis en passant le Rhin; mais je ne sais si le sou-
« venir de ceux qui me haïssent s'est offert à moi : j'ai
«toujours regardé la haine, quand j'en ai été victime,
K comme une soite d'accident extraordinaiie et passager.
« Je n'y crois que par ses effets , tant j'en conçois mal la
« nature; quand je rencontre un ennemi, je suis tentée
« de lui dire : Est-ce sérieusement que vous me haïssez .ï"
« ignorez-vous donc que je n'ai pas un sentiment amer
« dans le cœur ? »
Après avoir traversé une révolution si violente, elle a
dit mille fois qu'elle ne concevait ni l'animosité, ni la ven-
geance; et jamais on ne lui a entendu souhaiter un mal
réel à qui que ce fût. Aussi oubliait-elle toutes les diflé-
rences d'opinion auprès des victimes successives des di-
verses tyrannies. <c Ma maison est l'hôpital des partis vain-
« eus, )> a-t-elle dit.
« 11 y a comme une jouissance physique, disait-elle,
« dans la résistance à un pouvoir injuste. »
On a pu trouver que les discussions politiques ont tenu,
vers les demieis temps, trop de place dans la conversation
de madame de Staël , et c'est là ce dont se plaignait amè-
rement M. Schlegel. Mais étant profondément convaincue
que les institutions forment en entier le caractère humain,
tout ce qu'il y a de beau et de grand lui paraissait devoir
être le résultat d'une bonne organisation sociale. « S'oc-
« cuper de politique est religion, morale et poésie, tout
« ensemble, » disait-elle.
Je citerai ici au hasard quelques mots de madame de
Staël, sur les événements publics, parce que s'ils ne sont
pas tous remarquables en eux-mêmes, ce sont du moins
des traits de caractère.
Étant en Angleterre en 1814, on crut devoir la féliciter
sur la prise de Paris, qui terminait son exil; elle répondit
à ces démonstrations de politesse : « De quoi me l'aites-
« vous votre compliment, je vous prie.^ de ce que je suis
« au désespoir? » C'est à dater de la bataille de Leipsick
qu'elle a commencé à souffrir pour la France.
En 1815, lorsque Bonaparte était déjà entré à Lyon,
une femme qui était attachée à ce parti vint dire à ma-
dame de Staël : « L'empereur sait, madame, combien vous
« avez été généreuse pour lui , durant ses malheurs. — J'es-
K père, répondit-elle, qu'il saura combien je le déteste. »
Pendant les cent jours, elle disait: « Si l'on avait enrôlé
« toutes les phrases déclamatoires qui se sont prononcées
« cet hiver contre la révolution, ou aurait eu bien des sol-
« dats le 20 mars. »
En 1816, M. Canning ayant choisi le salon du premier
gentilhomme de la chambre au diâteau des Tuileries,
pour dire à madame de Staël : « 11 ne tàut plus se faire
«d'illusions, madame; la France nous est soumise, et
« nous vous avons vaincus.— Oui, lui répondit-elle, parce
« que vous aviez avec vous l'Europe et les Cosaques ; mais
« accordez-nous le tête-à-tête, et nous verrons. » Elle a
encore dit à M. Canning : « On trompe le peuple anglais;
« il ne sait pas qu'on l'emploie à priver les autres peuples
«■ de la liberté qu'il possède, à proléger l'intolérance en-
« vers ses frères en religion ; s'il le savait , il renierait ceux
« qui abusent de son nom. »
L'occupation de la France par les étrangers causait un
chagrin amer à madame de Staël; elle était décidée à quit-
ter Paris en 1817, et à n'y plus revenir que les armées al-
liées ne fussent parties. Elle écrivait à son gendre, le duc
de Broglie : « Il faut bien du bonheur dans les affections
« piiNées, pour supporter la situation de la France vis-à-
« vis des étrangers. »
« Il faut, disait-elle, que la France fasse le mort pendant
<c tout le temps qu'elle sera occupée par les étrangers.
« L'indépendance d'abord, on songera ensuite à la liberté. »
Elle a dit de M. de Bonald : « C'est le philosophe de l'an-
« tiphilosophie , mais cela ne peut pas mener loin. »
« Le parti ministéiiel, remaïquait-elle, voit le côté pro-
« saïque de l'humanité, et l'opposition, le côté poétique.
« Voilà pourquoi j'ai toujours eu du penchant pour ce der-
« nier génie d'opinions. » '
Quelqu'un soutenait un jour qu'il était impossible que
des ministres d'État se bornassent à l'emploi des moyens
parfaitement légitimes. « Que voulez-vous que je vous
« dise? répondit-elle; avec du génie on n'aurait jamais be-
« soin d'immortalité; et sans génie, il ne faut pas accepter
« des places difficiles. "
En 1816, elle disait du ministère : « Je ne l'aime pas,
« mais je le préfère : c'est une barrière de coton contre le
« retour des anciens abus, mais enfin c'est une barrière. »
A propos des nombreux anoblissements, elle a dit : « Il
« faudrait, une fois pour toutes, créer la France mar-
« quise. »
Elle ne faisait aucun cas des calembours, et cependant
elle en a dit quelquefois avec sa promptitude ordinaire.
Dans une dispute sur la traite des nègres, avec une grande
dame de France, celle-ci lui dit: «Eh quoi! madame,
« vous vous intéressez donc beaucoup au comte de Limo-
« nade et au marquis de Marmelade ? — Pourquoi pas au-
« tant qu'au duc de Bouillon ? « répondit-elle.
Bonaparte lui ayant fait dire en 1815 qu'il fallait qu'elle
revînt à Paris, parce qu'on avait besoin d'elle pour les
idées constitutionnelles , elle refusa en disant : « Il s'est
« bien passé de constitution et de moi pendant douze ans,
« et à présent même, il ne nous aime guère plus l'une que
« l'autre. » Cependant, à cette époque, lorsqu'il passait à
Coppet des Français qui allaient rejoindre l'armée des al-
liés, elle cherchait à les détourner de leur dessein, n'ap-
46
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
prouvant pas que l'on compiomlt l'indépendance natio-
nale, fût-ce pour conquérir la liberté.
Elle était déjà dangereusement malade, lorsque le ma-
nuscrit venu de Sainte-Hélène causa en France une si vive
sensation. Malgré l'état de faiblesse auquel madame de
Staël était réduite, elle voulut que ses enfants lui fissent
la lecture de cet ouvrage, et elle le jugea avec toute la
force de son esprit. « Les Chaldéens adoraient le serpent,
« dit-elle, les bonapartistes en feront de même pour ce
« manuscrit de Sainte-Hélène; mais je suis loin de partager
« leur admiration. Ce n'est que le style des notes du Mo-
« niteur; et si jamais je me rétablis, je crois pouvoir réfu-
« ter cet écrit de bien haut. »
Je finirai par une remarque générale sur l'effet de la
conversation de madame de Staël. En laissant de côté des
jugements politiques sur lesquels on ne peut encore s'ac-
corder entièrement, il est certain que son influence a tou-
jours été salutaire. Non-seulement elle foudroyait de sa
rapide indignation toute parole répréhensible sous le rap-
port de la religion ou de la morale, mais rien de douteux
et d'équivoque dans les sentiments ne pouvait subsister
en sa présence. On paraissait, pour un moment du moins,
abjurer sincèrement tout ce qui était vain, puéril ou égoïste.
11 fallait avouer ses motifs à soi et aux autres, et chacun
était forcé à cet examen de ses propres mouvements, qui
est toujours si utile aux consciences délicates. La vie se
simplifiait avec madame de Staël ; devoir, gloire, affection,
plaisir, voilà à quoi tout se réduisait à ses yeux; et les
prétextes tombaient en poussière auprès d'elle.
De plus, elle n'a jamais agi sur les autres qu'au moyen
de leurs qualités. Jamais elle n'a pris qui que ce fût par
des intérêts ignobles, par des motifs bas et personnels,
car elle était convaincue qu'il y a au fond de tous les
cœurs un principe de générosité auquel on doit s'adresser.
Différente en cela de son père, si j'ose le dire, qui mépri-
sait assez les individus, mais qui avait une grande idée de
l'humanité prise en masse, madame de Staël a parlé aux
nations de leurs intérêts, et aux hommes isolés de leurs
vertus ; et elle a été mieux entendue des uns et des autres.
Voilà sans doute une des raisons de la tendresse extraor-
dinaire qu'elle a inspirée à ses alentours; ses enfants, ses
domestiques, les pauvres qu'elle secourait, sentaient tous
leur existence ennoblie auprès d'elle. Elle distribuait à
chacun des jouissances inconnues; et comme elle sem-
blait proposer à tous les efforts généreux la récompensé
d'un plus haut degré d'affection, le bonheur de s'estimer
soi-même se joignait à celui d'être aiiné d'elle.
Genre de vie, affaires, éludes, correspondance , théâtre de
société.
Il s'est passé beaucoup de temps avant que madame de
Staël pût s'astreindre à régler l'emploi de ses heures. De-
puis qu'elle a été forcée à vivre dans la retraite , elle a senti
la grande utilité d'une distribution raisonnée des occupa-
tions; trouvant non-seulement que c'est un moyen de tra-
vailler davantage, mais ayant encore observé que dans une
vie dénuée d'événements , la monotonie des journées berce
et assoupit, pour ainsi dire, la trop grande activité de
l'âme.
Néanmoins, elle n'a mis aucune roideur dans la règle
qu'elle s'imposait, et n'a point contracté d'habitude tenace.
Jamais le mécanisme de l'organisation humaine ne s'est
moins fait sentir que chez madame de Staël; aucune puis-
sance aveugle ne la dominait; et chaque fois que l'occasion
l'exigeait, elle pouvait changer subitement de manière de
vîvie. Éprouvant très-peu de besohis matériels , ignorant ce
que c'est que la langueur elle découragement, elle n'était
jamais lasse d'agir ni de penser. Le froid , le chaud , les varia-
tions de la saison , n'exerçaient sur elle aucune iiiduence. Si
elle avait un grand besoin de mouvement moral, l'exercice
corporel ne lui était nullement nécessaire. Aussi elle
croyait peu à la faiblesse des nerfs , et méprisait assez le
soin minutieux de la santé : « J'aurais pu être malade tout
" comme une autre, » me dit-elle un jour, « si je n'avais
" pas vaincu la nature physique; » mais hélas! avec cette
nature on n'a jamais le dernier mot.
Elle consacrait donc la matinée aux affaires, c'est-à-
dire au soin de sa fortune et à l'étude, et le soir, à la so-
ciété ou à sa correspondance. Je vais la considérei- un ins-
tant encore .sous quelques-uns de ces rapports.
Malgré la libéralité et la noble facilité du caractère de
madame de Staël , il régnait im grand ordre dans l'admi-
nistration de sa maison et de ses biens; en sorte que sa
foitune a constamment prospéré pendant qu'elle l'a gou
vernée. Elle avait pris de l'humeur contre ceux qui lui
supposaient une mauvaise tête , parce qu'elle avait un beau
génie; et comme il lui était souvent arrivé que ses débi-
teurs lui avaient annoncé, ainsi qu'une chose simple et
qui allait sans dire, avec une personne aussi distinguée,
qu'ils ne la paieraient pas , ce genre d'hommage l'impa-
tientait singulièrement. Regardant l'esprit comme propre
à tout, elle s'en serait moins cru à elle-même, si elle n'a-
vait pas su conserver son patrimoine. Elle n'eût pas été
inaccessible aux soucis de fortune, et son imagination se
serait aisément transportée dans ces soites de peines. Du-
rant les temps de révolution, elle a souvent craint d'être
ruinée; alors l'idée qu'elle ferait subsister ses enfants par
son travail la soutenait, et elle entrait dans des calculs
précis à cet égard. Plus tard elle a exigé que son fils mît
beaucoup de persévérance dans l'affaire du recouvrement
de ses biens ; mais il y avait de la dignité et de la philoso-
phie dans toutes ses recommandations : « Ne te tourmente
« pas sur le non-succès, lui écrivait-elle, fais ce que dois,
« advienne que pourra; tout ce qui ne touche pas au cœur
" laisse la vie libre. »
Un ministre de Bonaparte lui ayant fait dire que l'em-
pereur la paierait, si elle l'aimait: «Je savais bien, répon-
« dit-elle , que pour recevoir ses rentes il fallait un certificat
« de vie; mais je ne savais pas qu'il fallût une déclaration
« d'amour. »
L'essentiel pour madame de Staël dans les affaires de
fortune, était de n'avoir rien à se repiocher. En consé-
quence, les dépenses superflues lui déplaisaient, et si elle
aimait beaucoup à procurer du plaisir, elle n'accordait
rien à la vanité. On voulait un jour lui faire honte de ce
que sa chambre à Coppet n'était pas plafonnée, et de ce
qu'on y voyait les poutres. « Voit-on les poutres.' dit-elle;
« je n'y avais jamais pris garde. Permettez que cette an-
« née, où il y a tant de misérables , je ne me passe que les
K fantaisies dont je m'aperçois. »
Le seul luxe auquel elle mît du prix, était la facilité de
loger ses amis chez efle, et de donner à dîner aux per-
sonnes qu'elle avait envie de connaître. « J'ai pris un
« cuisinier qui court la poste, disait-elle; n'est-ce pas là
« exactement ce qu'il me faut pour donner à dîner au dé-
(c botté dans toute l'Europe? »
Madame de Staël était smgulièrement aimable et naïve,
quand elle rendait compte de l'impression que produisait
sur elle tout le matériel de la vie. Les petites ruses des
subalternes, leur genre d'esprit, la finesse des paysans,
l'amusaient à observer. Elle prenait un plaisir d'enfant à
DE Madame de stael.
47
certains petits détails, et croyait s'être arrangé un cabi-
net superbe,- lorsqu'elle y avait fait mettre un papier neuf.
Sa manière de travailler était d'accord avec tout le reste,
et elle n'a mis aucune pédanterie dans sa vocation d'au-
teur. L'étude et la composition étaient pour madame de
Staël une ressource nécessaire, un moyen de calmer et de
retremper à la fois son âme agitée, de maintenir son esprit
à sa véritable hauteur. La route et le but convenaient égale-
ment à sa destinée; et cependant, ses amis avaient sans
cesse le tort de la détourner de ses occupations , parce
qu'ils étaient toujours bienvenus auprès d'elle. 11 n'y a
pas d'exemple que dans le moment où elle écrivait avec
le plus de feu et de rapidité, elle ait témoigné autre chose
que du plaisir en voyant entrer ceux qu'elle aimait.
Dès sa plus tendre jeunesse elle avait contracté l'habi-
tude de prendre en gaieté les interruptions. Comme M. Nec-
ker avait interdit à sa femme la composition, dans la
crainte d'être gêné par l'idée de la déranger en entrant
dans sa chambre , mademoiselle Necker, qui ne voulait pas
s'attirer une telle défense, s'était accoutumée à écrire,
pour ainsi dire, à la volée; en sorte que la voyant toujours
debout, ou appuyée sur un angle de chemhiée, son père
ne pouvait imaginer qu'il lui fit suspendre un travail sé-
Vieux. Elle a tellement respecté ce petit faible de M. Nec-
ker, que ce n'est que longtemps après l'avoir perdu , qu'elle
a eu dans sa chambre le moindre établissement pour écrire.
Enfin, lorsque Corinne eut fait un grand fracas dans les
■pays étrangers , elle me dit : « J'ai bien envie d'avoir une
« grande table , il me semble que j'en ai le droit à présent. »
Pour s'accommoder de cette manière décousue de tra-
vailler, il fallait un cœur aussi avide d'amitié que celui de
madame de Staël , et il fallait encore im espiit aussi pré-
sent que le sien. Elle retrouvait à volonté le cours et le
mouvement de ses idées. 11 n'y avait point de hasard dans
sa verve , et elle eût écrit dans tous les moments ses pages
les plus éloquentes; on pouvait remarquer en elle la dou-
ble faculté de ne point perdre de vue un objet, et de n'en
être point trop préoccupée. Ainsi elle tournait souvent la
conversation sur le sujet du travail qu'elle avait entrepris,
pour essayer l'effet de ses propres idées et recueillir celles
des autres; mais cela arrivait sans que l'on s'en doutât,
souvent même sans intention précise de sa part, et iiarce
qu'elle pensait tout haut avec ses amis.
Je n'ai jamais compris où elle prenait du temps pour
méditer ses ouvrages ; l'organisation de sa vie prouve même
qu'elle ne consacrait particulièrement aucun moment à la
réflexion. Elle m'a toujours développé le plan de son pro-
chain écrit, et nous discutions ce plan en détail. Une fois,
à Genève, il m'arriva de lui dire : « Mais vous qui dormez
« toute la nuit et qui agissez ou causez tout le jour, quand
« avez-vous donc songé à cette ordonnance ? — Eh mais,
« dans ma chaise à porteurs, « me répondit-elle en riant.
Or, cette chaise à porteurs, elle n'y était jamais plus de
cinq minutes; cependant elle avait déterminé le titre et la
matière de tous les chapitres.
Il y a eu, en conséquence, dans sa vie peu de moments
où elle ait tout à fait abandonné le travail. Ses facultés
dominaient le plus souvent sa douleur; et, comme il exis-
tait toujours une relation entre ce qu'elle écrivait et le su-
jet de ses peines, elle pouvait encore composer, lorsque
la lecture ne lui offrait i)as une distraction suffisante. « Je
« ne comprends rien à ce que je lis , disait-elle, et je suis
« obligée d'écrire. «
Mais , si son esprit aimait à former des projets littéraires ,
il perdait en revanche très-promptement de vue ses an-
ciennes productions. « Quand un ouvrage est imprimé, |
« disait-elle , je ne m'en occupe plus ; il fait bien ou mal
« son affaire tout seul. » A l'exception de Delphine, qu'elle
a examinée avec soin, parce qu'on l'avait inquiétée sur
l'effet moral de ce roman, je ne crois pas qu'il lui soit ar-
rivé de relire ses propres livres ; elle y pensait même si
peu qu'elle les oubliait tous successivement. Lorsqu'on
lui en citait quelque phrase, elle était tout éfonnée, et
répondait : « Eh mais! vraiment, est-ce moi qui ai écrit
« cela? j'en suis charmée, c'est dit à merveille. » Une fois
deux de ses amis avaient arrangé ensemble son chapitre
sur l'Amour, dans l'Influence des Passions, en mettant
l'amour divin à la place de l'amour terrestre. Lorsqu'ils
vinrent lui lire ce morceau , elle l'écouta jusqu'à la fin avec
la plus giande attention, toujours enchantée et toujours
impatiente d'en connaître l'auteur.
L'ennui d'avoir à revenir sur de vieilles idées et de
vieilles rédactions, entrait pour quelque chose dans la ma-
gnanimité qu'elle a eue de ne répondre à aucune critique.
Si on l'eût menacée de détruire tous ses livres déjà pu-
bliés, on ne l'aurait pas fort effrayée. Les oracles une fois
rendus, elle eût volontiers, comme la Sibylle, laissé em-
porter au vent les feuilles de chêne.
Elle avait même le besoin d'écrire plus que celui de pu-
blier; elle supporta très-patiemment la saisie de son ou-
vrage sur l'Allemagne; et quand on lui vint dire que le gé-
néral Savary mettait l'édition au pilon pour en faire du
carton: « Je voudrais bien au moins, répondit-èlle, qu'il
« m'envoyât ces cartons pour mes bonnets. »
Jamais auteur n'a moins vécu en présence de sa répu-
tation, jamais on n'a moins été enivré par le succès. Il y
avait toujours quelque triste retour sur le reste de sa des-
tinée dans les jouissances de son amour-propre, et elle
semblait dire de ce genre de plaisir : « N'est-ce donc que
« cela .' »
Toutefois, elle n'affectait nullement de désavouer sa
gloire, ni ses droits à cette gloire même. Elle avait eu la
conscience de sa supériorité , et parfois elle a dit de tel au-
teur cité : « Il n'est pas mon égal , et si jamais nous nous
« battons , il sortira boiteux de la lutte. » Très-jeune encore,
et dans un temps où on avait le pressentiment plutôt que
la preuve de ses forces , je lui ai entendu porter si haut ses
espérances, qu'il m'est arrivé de douter qu'elle parvînt à
les réaliser. On pouvait quelquefois être étonné de certaines
phrases peu reçues qu'elle prononçait fort simplement :
« Avec tout l'esprit que j'ai, avec mon talent, ma réputa-
« tion, etc.» Elle répétait souvent à ses amis les louanges
qu'on lui donnait en lui écrivant; mais il y avait une ex-
trême bonhomie dans son amour-propre. Il n'était point
toujours là, et quand il s'y trouvait, il disait franchement :
« Me voici. » Ce qui est vraiment insupportable dans la
vanité, c'est quand on la découvre tout à coup à la place
du sentiment ou de la dignité du caractère. Lorsqu'elle se
donne naïvement pour ce qu'elle est, et qu'elle n'a jamais
ni dédain, ni arrogance, ce n'est point un principe domi-
nant dans l'âme.
D'ailleurs, les moments de vanité étaient courts chez
madame de Staël; la louange lui donnait du plaisir, mais
on voyait bientôt briller en elle quelque nouvel éclair de
talent ou de sensibilité. Une preuve encore que son amour-
propre n'avait nulle àpreté, c'est, comme elle l'a dit mille
ibis, que les éloges lui ont toujours donné plus de satis-
faction que les critiques ne lui ont causé de peine.
Si l'on a beaucoup vanté les lettres de madame de Staël ,
c'est parce qu'on y retrouvait une faible image d'elle-
même. Il ne me semble pas qu'elle eût, comme madame
de Sévigné, pour le style épistolaire, un talent particuher,
/
48
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
un de ces dons naturels qui paraissent presque indépen-
dants des facultés de la personne. Ses lettres, pour le feu
et la verve, n'égalaient pas sa conversation; elle n'y met-
tait que l'esprit qu'elle ne pouvait pas s'empêcher d'avoir;
mais cela même était beaucoup sans doute. 11 y régnait
un grand charme de sensibilité, et une teinte douce de
tristesse qui en faisait tour à tour le mérite et le défaut.
Au reste, elle ne regardait les lettres que comme des
moyens indispensables de communication, et ne les envi-
sageait jamais sous le rapport littéraire, (c Depuis que j'ai
«visé tout ouvertement à la célébrité par mes livres, je
« n'ai plus donné aucun soin à mes lettres , » disait-elle; en
conséquence, elle prenait souvent, pour sa coirespondance ,
le temps de la société, et écrivait tout en soutenant la
conversaliou.
Les plus remarquables des lettres de madame de Staël ,
après celles qu'elle adressait à son père, sont celles qu'elle
a écrites dans l'intimité. Sa longue conespondance avec
moi est un trésor d'amitié, de candeur, une source de
larmes, et néanmoins de bonheur pour le leste de ma vie.
Elle a encore été piodigieusement distinguée dans les let-
tres qu'elle écrivait au moment de l'inquiétude, de l'indi-
gnation ou de la douleur. Alors , entraînée par un sentiment
impérieux, elle entassait, sans y songer, de nombreuses
pages, toutes brillantes de la plus admirable éloquence.
Je ne ferai pas le même éloge des lettres que madame
de Staël a tracées dans un mouvement d'enthousiasme
passager , ou sans mouvement véritable. Elle n'a pas tou-
jours été exempte, dans ces sortes de lettres, d'usi peu
d'exagération , et on y reconnaît parfois le talent du ro-
mancier qui tire parti pour l'effet de l'impression du mo-
ment ou d'une supposition chimérique, et qui ne sait pas
résister à, l'attrait des couleurs éclatantes. Ainsi, une
Buance d'intérêt faible et fugitive la jetait dans l'idéal du
sentiment , et elle s'exaltait sur ce qu'elle aurait pu éprou-
ver. Elle-même disait que quand elle tenait la plume , sa
tête se montait , et elle racontait qu'à l'âge de quatorze
ans sa mère l'ayant chargée d'écrire à un vieux ami de
la maison, elle se servit d'expressions si vives et si pas-
sionnées qu'on fut obligé de lui fair-e recommencer trois
fois sa lettre avant que le style en fût assez calme pour
qu'on pût l'envoyer à son adresse.
Madame de Staël a connu la meilleure partie de la litté-
rature européenne , sans avoir jamais employé un temps
considérable à l'étude; elle lisait vite sans lire superfi-
ciellement, et elle n'a jamais rien passé d'intéressant, ni
doimé une minute à rien d'inutile. Elle jugeait de génie, si
on peut le dire; un tact très-sûr lui indiquait bientôt l'es-
prit, le caractère et l'intention secrète d'un auteur; et
elle se servait ensuite de cette connaissance pour appré-
cier l'ouvrage. Aussi nul mérite d'exécution ne pouvait la
réconcilier avec un but ou des sentiments moralement
équivoques, ou avec la stérilité d'idées, et c'était toujours
en leur qualité d'hommes qu'elle évaluait les écrivains. Et
comme le style offre, selon elle, la couleur propre à l'in-
dividu, elle a toujours lu en original les auteurs étrangers,
et elle a eu le courage d'apprendre dans l'âge mûr les lan-
gues qu'on ne lui avait pas enseignées durant sa jeunesse.
Elle attachait un prix infini à ce genre d'étude, trouvant
qrre la pensée s'ouvre de nouvelles routes en changeant
d'idiome. Apprendre et juger les langues était, suivant son
avis, l'exercice le plus salutaire pour l'esprit, et le seul
moyen de connaître le caractère des peuples. Elle citait
avec plaisir le mot du vieux poète Eirnirrs, qui disait qu'il
avait trois âmes parce qu'il parlait trois langues.
Une fois on lui demanda quel serait le livre qu'elle choi-
sirait, si elle était condamnée à n'en posséder' qu'un. Après
avoir excepté la Bible et le Cours de mouale reucieuse,
de son père, elle dit que pour la pensée elle prendrait Ba-
con; c'est l'auteur qui lui semblait le plus inépuisable.
Dans le domaine de la pure littérature, elle ne tenait
compte que des effets; la difficulté vaincue n'était rien
pour elle; il lui fallait de la beauté; mais il n'est aucune
beauté qui ne la touchât. Extrêmement sensible au charme
des sons, elle répétait avec ravissement des mots ou des
phr-uses harmonieuses ; certaines strophes lyriques lui don-
naient un plaisir tout à fait indépendairt de leur significa-
tion, et après les avoir pompeusement récitées, elle s'é-
criait : « Voilà de la poésie ! ce que j'aime là dedans , c'est
« qu'il n'y a pas une idée. » Elle se moquait d'elle-même ,
sous ce rapport, avec beaucoup de grâce, et disait qu'elle
n'avait jamais pu entendre sans avoir des larmes dans les
yeux, ce vers:
Voire nom ? — Moncassin. — Votre pays ? — La France.
Elle citait encore cette phrase : « Les orangers du royaume
n de Grenade, et les citronniers des rois maures, » comme
produisant sur' elle un grand effet.
C'est ainsi que les plaisirs de la littérature et même
ceux du monde étaieirt pour elle ce qu'ils ne sont pour
personne : il y avait de l'émotion, et, si on peut le dire,
du talent dans tout ce qu'elle éprouvait. Une musique,
une danse la frappaient; un mauvais orgue dans la rue la
ravissait. Une fois qu'elle vit danser le merruet à made-
moiselle Bigottini, elle fut dans l'enchantement, et dit à
sa fille : « Pendairt ce temps, j'aurais voulu le rétablisse-
« ment de l'ancien régime. »
Mais, pour en revenir à ses goûts littéraires, ce qui la
transportait au delà de toute idée, c'étaient les morceaux
d'imagination. Elle avait à cet égard des impressions d'une
vivacité extraordinaire, et quand elle faisait quelque dé-
couverte dans ce genre, elle en parlait et reparlait sans
cesse. Elle avait besoin de donner à lire à tous ses amis
les endroits qui l'avaient frappée, et sa joie faisait événe-
ment dans sa société. René, l'épisode de Velleda, dans les
Martyrs; la scène de l'enterrement, dans L'ANTiQUArRE,
et les premiers poèmes de lord Byron, lui ont causé des
émotions inexprùnables, et orrt pour un temps renouvelé
son existence.
Cette grande sensibilité lui donnait en littérature un tact
très-sûr, parce qu'elle était certaine que ce qui ne la tou-
chait pas n'avait point de beauté réelle. « Cela est bien , »
disait-elle quelquefois de certains morceaux, « mais cela
« n'est pas prenant, « ou « cela n'est pas impressif. On peut
a m'en croire dans mes observations sur l'effet, parce que
« je suis peuple par l'imagination. »
Aussi elle ne s'est jamais trompée sur le succès futur
d'un ouvrage; ses conseils aux littérateurs étaient tous re-
marquables, parce qu'elle avait la connaissance la plus
précise, soit des moyens de l'auteur, soit de la manière
propre au sujet, soit des dispositions d'une nation ou d'un
public. Elle parlait aux écrivains qui la consultaient avec
cette énergique franchise, que sa supériorité, la qualité de
femme, et surtout l'intérêt extrême qu'elle mettait à leurs
succès, lui donnaient le droit de montrer.
Sans doute, quelques amours-propres irritables ont pu
être froissés par ses observations ; mais elle avait un sen-
timent si vif de chaque mérite, qu'elle renvoyait pleins
d'espérance ceux que sa bonne foi avait un moment con-
tr-islés; souvent elle a découvert, réchauffé le germe du
talent qrri s'ignorait lui-même. Rien n'enflammait rému-_
lation comme ses encouragements; et quand c'étaient ses
DE MADAME DE STAËL.
49
amis qui se lançaient dans l'arène , quelle vivacité, quel
feu pour les servir ! quel désir de leur voir tirer le meilleur
parti de leur talent, de leur sujet, de leurs moindres pen-
sées! Quand elle examinait avec eux leurs écrits, aucun
détail n'était trop minutieux pour sa patience. Elle relevait
les plus petits défauts d'élégance et d'exactitude, s'enga-
geant parfois dans les distinctions grammaticales les plus
subtiles; et souvent on lui voyait déployer une telle saga-
cité, un tel tact d'imagination, que même pour un tiers
ces discussions étaient très-intéressantes.
Non-seulement l'ensemble de sa société et de sa conver-
sation a fourni l'occasion d'un grand développement aux
hommes distingués qui ont vécu dans son atmosphère,
mais ses conseils positifs leur ont été d'une extrême uti-
lité; et je ne crois pas qu'un seul d'entre eux osât soute-
nir, que sans elle, il eût atteint le degré de hauteur auquel
il est parvenu dans la suite.
Et moi qui m'essaie ici à tracer cette faible esquisse
d'elle-même; moi qui, dépourvue à la fois de jeunesse et
d'expérience, me hasarde à écrire pour la première fois,
j'ai besoin d'elle à tout instant; je l'interroge à chaque li-
gne; je ne sais si j'exprime ce que je sens, et toujours
l'espoir d'être approuvée d'elle est la chimère qui me
soutient.
Parmi les beaux-arts, le plus habituellement nécessaire
à madame de Staël était la musique. Musicienne elle-
même, et douée d'une belle et grande voix , elle n'a cessé
d'exercer son talent que lorsque ses enfants ont pu lui
procurer le genre de distraction qu'elle demandait à l'har-
monie. Elle voulait y puiser à la fois du calme et de l'ins-
piration, l'oubli de la réalité et le pressentiment d'une
autre existence. Cet art qui imprime du mouvement à
notre esprit sans le secours des pensées, et excite des
émotions tendres sans celui des affections, avait pour ma-
dame de Staël un charme que rien ne pouvait remplacer.
Cependant tous les genres de musique ne lui plaisaient
pas. Les airs dont le rhythme et la mélodie sont marqués,
faisaient seuls impression sur elle. La musique savante,
la musique spirituelle ne lui disaient rien; et quand je lui
faisais remarquer que certains morceaux pleins de piquant
et d'originalité, tels qu'Hayden en offre un si grand nom-
bre, produisent surnous un effet très-analogue à celui de
l'esprit : « J'aimerais mieux que cet esprit fût parléy » me
répondait-elle. Elle s'impatientait comme d'une espérance
trompée de -tout ce qui ne l'attendrissait pas, mais elle
éprouvait aussi quelquefois d'inconcevables ravissements.
Je l'ai vue fondre en larmes en écoutant la romance de
Marie Stuart exécutée par des instruments à vent; et
comme les impressions vives étaient créatrices chez elle,
c'est pendant qu'elle entendait certains airs touchants ou
sublimes, que lui est venue comme d'en haut, l'idée de
ses morceaux les plus poétiques.
Mais de tous les amusements de société, le plus vif pour
elle était des représentations théâtrales; et sans parler ici
des plaisirs qu'ont donnés à une personne si sensible, si
mobile d'imagination, les chefs-d'œuvre de la scène exé-
cutés par les plus grands artistes, je dirai le plaisir qu'elle
a trouvé comme actrice au milieu de la petite troupe d'a-
mis qu'elle avait formée elle-même. Jouer la tragédie sur-
tout, exciter en parlant une langue divine de profondes
émotions, se mettre tellement en harmonie avec les sen-
timents d'une assemblée nombreuse, qu'un regard, un geste,
une inflexion de voix retentisse au fond de tous les cœurs,
était, selon madame de Staël, un développement de l'exis-
tence, une jouissance exaltée et sympathique dont rien ne
peut donner l'idée.
Elle produisait véritablement de très-grands effets; l'en-
thousiasme dont elle était saisie imprimait à sa figure un
Caractère frappant et élevé; la blanciieur éclatante de ses
bras, ses gestes nobles et gracieux, ses poses pittoresques,
et son regard surtout, son regard tour à tour sombre, pé-
nétrant, enflammé, et toujours naturel, donnaient à l'en-
semble de sa personne un genre de beauté «n rapport avec
l'art, et tel que le poète tragique l'eût choisie; sa voix
sonore et nuancée remplissait la salle, et jamais on n'a
maîtrisé avec plus de force l'attention des spectateurs.
Elle n'avait pas sans doute un talent d'artiste, mais son
jeu était spirituel et pathétique au dernier point; elle fai-
sait verser beaucoup de larmes, et la vérité de son expres-
sion remuait le fond du cœur. Sa troupe entière était élec-
trisée par elle, un assemblage un peu hétérogène se mettait
on harmonie sous son influence; et de même que dans la
conversation, elle faisait de tous ses interlocuteurs des
gens d'esprit, sur son petit théâtre, elle changeait en Iféros
tous ses amis.
Comme elle déclamait d'inspiration, son jeu variait
beaucoup d'une représentation à l'autre : assez sujette à
se blaser sur les effets prévus d'avance, elle se plaisait
tour à tour à tromper et à surpasser l'attente. Ainsi elle
repoussait souvent dans l'ombre ces mots fameux qui sont
regardés comme l'épreuve du talent, et puis elle relevait
avec tant d'éclat telle autre expression jusqu'alors peu
remarquée, qu'elle la faisait paraître sublime. S'éloignant
à chaque instant par là des routines théâtrales, elle trou-
vait moyen d'être originale avec ce que tout le monde saii
par cœur.
Son émotion en jouant la tragédie était très-forte; dans
Zaïre, par exemple, elle n'a jamais pu apprendre à déta-
cher sa croix sans la casser. Cependant cette émotion ne
produisait aux yeux des spectateurs aucun effet irrégulier,
et semblait lui donner de l'élan et non du trouble; elle
avait l'esprit parfaitement présent aux divers incidents de
la scène, et ne perdait point la direction d'elle-même ni des
autres.
Mais rien n'était plus piquant que de lui voir jouer la
comédie; toute sa verve, toute sa gaieté éclataient dans
son jeu; les rôles de soubrettes l'amusaient surtout, et il
y avait déjà du comique dans le contraste, senti par elle
et par tous, du petit manège, des ruses intéressées du per-
sonnage, avec l'élévation des pensées et des sentiments
de l'acteur.
Peut-être pour la perfection de l'art se laissait-elle un
peu trop reconnaître dans tous ses rôles; elle transportait
ses personnages en elle, plutôt qu'elle ne se transportait
dans ses personnages; et il est étonnant qu'elle ait pu ren-
dre toutes les nuances des caractères les plus opposés au
sien, en restant madame de Staël dans son plus parfait
naturel; mais c'est ainsi qu'elle a été dans ses écrits et
dans la société, toujours variée et toujours elle-même.
Cependant il est des rôles qu'elle n'a jamais bien saisis;
quand, par exemple, un caractère lui rappelait un certain
idéal dont elle s'était longtemps occupée, elle le ramenait
à cet idéal sans tenir compte des différences. Ainsi, soit
qu'elle ait voulu jouer ou composer des Nina, elle a tou-
jours échoué. Elle n'imitait jamais que le délire poétique,
et représentait des Saplio ou des Coiinne. La véritable
folie, l'incohérence des pensées n'a pu être comprise d'elle ;
sa tête était foncièrement trop bien organisée pour la con-
cevoir.
Ceci me rappelle une anecdote qui fera connaître ma-
dame de Staël sous un autre rapport. Il y a environ vingt
ans que dans un séjour qu'elle faisait chez moi à la cam-
4
50
NOTICE SLR LE GARàCTERE ET LES ECRITS
pagne, il fut question de jouer des proverbes : on fit clioix
d'un canevas de Carmontel, intitulé le Bavard, dans le-
quel une grande dame, malade et vaporeuse, consent à
s'intéresser en faveur d'un vieux militaiie qui sollicite
une pension , mais sous la condition expresse qu'il lui ex-
pliquera son affaire en peu de mots. Le Bavard, à qui l'on
a fait sa leçon d'avance, se laisse néanmoins entraîner à
une telle intempérance de paroles, qu'il excède sa protec-
trice, et qu'elle ne veut plus entendre parler de lui. Ma-
dame de Staël représentait la grande dame. Elle remplit
d'abord fort bien son rôle; elle contrefit à merveille la lan-
gueur, puis l'ennui, puis le dépit et l'impatience; mais
quand vint le moment d'affliger le vieux soldat, il lui fut
impossible de s'y résoudre. 11 avait pailé de sa femme et
de ses enfants, c'était au fond le meilleur homme du monde ;
il fallait trop de dureté pour le refuser. Sortant donc tout
à fait de son rôle, et manquant net l'épigramme de la pièce,
elle lui dit avec une émotion véritable, qu'une autre fois
il ferait mieux de ne pas tant parler, mais que quant à pré-
sent elle se chargeait de son affaire. Telle était en effet
madame de Staël; non-seulement elle n'a jamais pu affli-
ger volontairement qui que ce fût, mais cette personne si
sujette à l'ennui n'en éprouvait réellement aucun, dès
qu'il s'agissait d'être utile aux autres.
La gaieté vive et piquante qui animait la conversation
de madame de Staël , n'ayant laissé que des traces éparses
dans ses écrits, il est curieux d'en retrouver l'expression
dans de petites comédies qu'elle composait pour son théâ-
tre de société. Ces pièces étaient pleines d'originalité, et
les idées favorites de l'auteur s'y montraient travesties de
la manière la plus plaisante.
Tantôt c'était une Coriiuie bourgeoise, une signora Fan-
tastici, musicienne, comédienne, poëte, qui arrive dans
une petite ville de Suisse, où depuis deux cents ans cha-
cun faisait chaque jour la même chose. Elle tourne d'a-
bord la tête à un des fils de la maison, puis à l'autre, puis
au père, puis à la mère elle-même, puis jusqu'au commis-
saire qu'on envoie pour l'arrêter ; et elle emmène tous ces
personnages avec elle en Italie. Tantôt c'était un fat qui
échange le portiait de sa maîtresse contre deux copies de
son propre portrait, qui renonce à une femme pleine d'es-
prit et de grâce , parce qu'elle l'éclipsé en société , et finit
par demander en mariage une personne du mérite le plus
modeste, mais qui, par malheur, se trouve n'être qu'un
mannequin.
De toutes ces petites pièces, celle où il y a le plus de
force comique, c'est une comédie qui n'a point de but
précis, et qui est intitulée: le Capitaine Kernadec. Le
sel d'une telle plaisanterie ne saurait passer dans un ex-
trait, et il ne resterait que l'invraisemblance de l'idée
principale. Mais partout où il se trouvera de bons acteurs , .
on pourra juger de l'effet original de cette bagatelle au
théâtre.
Madame de Staël a composé aussi quelques drames sé-
rieux sur des sujets tirés de la Bible ou de la Légende. La
beauté pathétique de son langage, la grandeur, et je dirai
la sincérité de ses sentiments, étaient bien nécessaires
pour qu'elle se crût certaine de disposer religieusement
toute une assemblée préparée au plaisir, et pour qu'elle
n'eût pas également à redouter l'indifférence ou les scru-
pules de ses juges. Cette difficulté était peut-être d'autant
plus grande, que les spectateurs la pressentaient, et néan-
moins elle en a toujours triomphé. Elle avait quelque chose
de si pénétré; il régnait tant de douceur dans sa manière;
tant de modeste et noble candeur dans une sorte d'appli-
cation faite confusément de ses rôles à elle-même, qu'on
était attendri dès le début. Cette mère, ces enfants, prin-
cipaux acteurs de ces pièces, touchaient sous mille rap-
ports, et une suite de tableaux enchanteurs que madame
de Staël avait l'art d'amener, répandaient une magie puis-
sante sur l'ensemble. Agar dans le désert, entre autres,
diame que mademoiselle de Staël, alors âgée de six ans,
embellissait de tout son charme en remplissant le rôle du
petit Ismaël, Agar dans le désert offrait une succession de
poses et de groupes dignes d'inspirer un grand artiste.
Un de ces drames , le plus distingué peut-être par la cou-
leur antique et orientale du langage, la Sunamite, donna
lieu à un singulier développement de caractère chez ma-
dame de Staël , et nous fit voir comment son talent pou-
vait réagir sur elle-même. Elle avait voulu peindre la va-
nité maternelle dans la personne d'une femme, qui, ayant
obtenu du ciel le bonheur inespéré de devenir mère, jouit
avec trop d'ivresse des dons brillants dont sa fille a été
comblée, et ne peut se résoudre à tenir la promesse qu'elle
a faite, de vouer cette enfant au Seigneur. Une scène très«
frappante montrait la punition de la Sunamite : à une épo-
que qui devait être particulièrement sacrée pour cette
mère, elle avait préparé une fête mondaine où sa fille pût
paraître avec éclat. Déjà la jeune personne avait fait en-
tendre sa belle voix; déjà elle commençait à déployer ses
grâces dans une danse figurée , quand on la voit tout à coup
défaillir et tomber, comme atteinte d'un trait mortel, au
milieu de ses compagnes. Cette situation, dont madame
de Staël n'avait peut-être pas prévu toute la force, fit sur
elle une telle impression, que le lendemain, sa fille (qui
avait joué le rôle de la jeune personne) ayant été légère-
ment indisposée, elle fut dans l'état d'inquiétude le plus
violent, et crut s'être attiré le malheur de la Sunamite.
On a pu juger, par ces légères productions , que madame
de Staël avait à un haut degré le talent de l'effet théâtral;
talent difficile à analyser , en ce qu'il ne paraît dépendie
d'aucune qualité appréciable, et qu'il tient sans doute à
un genre particulier d'imagination. Ses pièces produisaient
toujours beaucoup plus d'impression à la répétition qu'à
la lecture, et à la représentation qu'à la répétition; plus
l'assemblée était nombreuse, et plus l'effet en était fort et
remarquable. De même ses ouvrages nous ont frappés da-
vantage , étant imprimés que manuscrits ; et plus ils ont été
répandus, plus ils ont gagné aux yeux de leurs premiers
juges. Elle avait l'art de s'emparer des esprits en grand,
et possédait le don d'agir sur les masses.
Quand on songe aux titres qu'avait madame de Staël à
une gloire solide, on peut s'étonner de l'intérêt prodigieux
qu'elle mettait à ces représentations théâtrales ; mais elle
trouvait là ce qui lui était le plus agréable dans tous les
succès, la certitude de s'entendre avec les autres, le plai-
sir de faire vibrer fortement certaines cordes au fond des
cœurs. Elle n'en demandait pas davantage à la gloire. C'est
dans les yeux de ses contemporains qu'elle aimait à lire le
présage du rang que lui accorderaient les siècles futurs;
et elle jouissait du moment présent, comme si elle n'eût
pas espéré l'immortalité.
Effets du temps.
Un Suédois, homme d'esprit, qui a tracé le portrait de
madame de Staël, a dit que chaque année de sa vie valait
moralement mieux que la précédente, comme le dernier
de ses ouvrages est toujours le plus parfait pour le style
et la composition. Puis donc que les traits que j'ai rassem-
blés appartiemient surtout à la jeunesse , il m'importe d'in-
diquer les changements qui se sont graduellement opérés
chez madaûie de Staël.
DE MADAME DE STAËL.
51
Et d'abord, elle a eu plus de naturel à mesure qu'elle
s'est éloignée de la jeunesse. A la sincérité du caractère
qu'elle avait toujours eue, elle a joint de plus en plus la
vérité de l'expression. Il est des âmes qui se montrent
mieux à découvert au commencement de la vie, il en est
d'autres qui semblent comme enveloppées dans les bril-
lantes vapeurs de leurs illusions. Madame de Staël a été
plus elle-même avec l'âge, soit, comme elle me l'écrivait,
que le succès l'eût encouragée à mettre au jour ce qu'elle
appelait ses bizarreries, soit qu'elle se fût défaite de cer-
taines formes romanesques qui voilaient sa véritable ori-
ginalité. Peut-être y a-t-il eu un temps où la vie, la mort,
la mélancolie, le dévouement passionné, jouaient un trop
grand rôle dans sa conversation. Mais quand la contagion
de ses piirases a envalii tout son salon et menacé son an-
tichambre, il lui en a pris un ennui mortel. L'affectation
de ses imitateurs a constamment guéri madame de Staël
de tout ridicule : « Je marche avec des sabots sur la terie,
« me disait-elle, quand on veut me forcer à vivre dans les
« nuages. »
En outre, lorsqu'elle a cessé de se placer dans le point
de vue de la jeunesse, qui pour être le plus brillant n'est
pas le plus étendu, elle a vu que les sentiments exaltés ne
tenaient pas dans la vie une si grande place qu'elle l'avait
cru , et elle a été mieux en accord avec tout le monde.
La race humaine s'était longtemps divisée à ses yeux en
deux classes, celle des êtres sensibles, dont elle était, et
celle des êtres froids, qui ne l'intéressait guère : comme
la statue dans Pygmalion, elle semblait dire successive-
ment de tout ce qu'elle voyait. C'est moi, ce n'est plus
moi, c'est encore moi. Moins jeune elle a dit davantage.
C'est moi, de toutes les dispositions des âmes honnêtes.
De plus, par une suite de cette justesse toujours crois-
sante, elle a su mieux apprécier les véritables biens de la
vie, et elle a perdu quelque chose non pas de sa pitié,
mais de sa trop grande estime pour le malheur. Plus heu-
reuse elle-même, elle a regardé davantage l'existence
comme un bienfait. « Quand je n'aurais pas l'espérance
« d'une vie à venir, disait-elle, je rendiais encoie grâce à
« Dieu d'avoir vécu , d'avoir connu et aimé mon père. »
Par la même raison elle redoutait moins la solitude, et
savait mieux jouir soit des beautés de la nature, soit de
l'exercice de la pensée. 'Elle disait à sou fds, en l'excitant
à l'étude : « Lorsqu'il n'y a pas de malheurs extraordi-
« naires, je ne sens aucune peine jusqu'à cinq heures après
« midi, que finit pour moi le moment du travail. » Elle ci-
tait souvent l'exemple de Horn-Tooke, qui dans un âge
très-avancé, disait à lord Erskine : « Si vous aviez obtenu
« pour moi dix ans de vie au fond d'un cachot, avec des
« plumes et des livres , je vous en aurais lemercié. »
Il ne me semble pas que les années aient fait essuyer
aucune perte réelle à madame de Staël; elle avait été dans
sa jeunesse une improvisatrice merveilleuse, mais jamais
elle n'a cessé d'employer en poète les matériaux qu'elle
avait continuellement rassemblés au moyen de l'étude et
de l'observation; la sphère de ses idées s'est toujours
agrandie, plusieurs mondes nouveaux se sont présentés
l'un après l'autre à ses regards, et ses découvertes succes-
sives ont fait naître ses divers ouvrages. Ainsi , la connais-
sance des tourments infligés par l'opinion a créé Delphine ;
celle de la nature et des arts, Corinne; celle des idées
métaphysiques et delà philosopliie idéaliste , I'Allemagne;
celle de l'état politique et social de l'Angleterre, son der-
nier ouvrage. Chaque événement avait laissé un résultat
<lans son esprit, chaque sentiment lui avait enseigné quel-
que chose. La jeunesse éternelle du génie conseivait ses
droits, tandis qu'elle s'enrichissait des fruits de l'âge.
Le temps avait encore pour elle des trésors en réserve ;
et, par exemple, elle écrivait au sujet de son poëme de
Richard : « Je crois que je ferai une belle peinture des
« effets de l'imagination dans l'âge mûr; cet âge où les ob-
« jets qui vont bientôt s'obscurcir sont encore illuminés
« par les rayons pourprés du soleil qui baisse. »
Mais ce qu'on a surtout remarqué chez madame de Staël
à mesure qu'elle a fait route dans la vie, c'est une réserve
plus grande, ce sont des manières plus contenues. S'étant
quelquefois mal trouvée d'avoir accordé aux indifférents
le droit de la blesser, elle se laissait moins facilement abor-
der sur les sujets intimes. Aussi certaines personnes lui
ont trouvé moins de charme, mais il n'y avait pourtant en
elle aucune froideur : redoutant les émotions et voulant
les éviter, elle avait substitué à la généreuse noblesse de
son ancien abandon, cette dignité qui tient les autres 5
quelque distance. Elle ne désirait plus étendre le cercle
de ses affections, et ne cherchait pas à en inspirer de nou-
velles. Autrefois elle avait dit : « Il y a toujours un peu
« de coquetterie dans les services que rendent les femmes,
« puisqu'elles cherchent ainsi à se faire aimer. » Vers la
fin de sa vie, elle voulait à peine de la reconnaissance, et
la satisfaction de faire le bien lui suffisait. « La porte de
« mon cœur est fermée, » disait-elle, et en cela elle se
trompait. Jamais aucun genre d'excellence n'a cessé d'in-
téresser sa sensibilité; mais il y avait quelque chose de
doux pour ses anciens amis , dans l'idée de cette barrière
par laquelle elle les séparait de tout l'univers.
Les qualités de madame de Staël ont pris un caractère
plus solide avec l'âge, et elle a fait plus de cas chez les
autres de la solidité. Toute la théorie de l'exaltation a fait
place à celle de la moralité; son estime pour les dons na-
turels s'est transportée sur les vertus acquises ; le courage
et la résignation ont obtenu l'admiration qu'elle avait eue
pour les grands mouvements de la sensibilité. Elle-même
a eu plus de calme, et quand il n'y avait pas de sujets vé-
ritables de peine, elle ne s'en forgeait pas de chimériques.
Il pouvait y avoir des vagues majestueuses, mais non de
l'orage dans son cœur.
Dans l'intérieur de sa maison, je l'ai trouvée également
plus intéressante, plus occupée des autres pour eux-
mêmes; sa bonté, sa générosité s'exerçaient avec plus de
prudence et moins de distraction. Ses paroles, plus mesu-
rées, comptaient davantage; ses éloges, plus justement
flatteurs, donnaient plus de plaisir. Moins irrésistiblement
entraînée par le torrent de ses pensées et de son enthou-
siasme, elle cédait librement au désir de persuader ou de
plaire; ce qu'elle avait perdu en vivacité se retrouvait en
profondeur et en harmonie. Peut-être sa figure plus pâle
était-elle plus touchante; peut-être le brillant éclair du gé-
nie frappait-il encore davantage sur son visage un peu
abattu. Et qui sait si, dans les derniers temps, quelques
signes précurseius de l'orage qui allait assaillir sa vie,
quelques signes dont nous craignions d'interpréter les si-
nistres avertissements, n'ajoutaient pas au prix de ses
moindres paroles, et à la grande et solennelle impression
qu'elle produisait sur nous?
Dans une sphère plus étendue, chez les nations étran-
gères, par exemple, elle n'a jamais produit autant d'effet
que pendant ses dernières années. A Paris, on lui a trouvé
une modération , une sagesse remarquables. Soutenant tou-
jours les grands intérêts de la liberté, dans les questions
de politique intérieure, elle a conseillé d'observer vis-à-
vis des étrangers tous les ménagements que réclamait la
situation de la France. Elle s'est attachée aux amis les
NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS
I)lus purs et les plus sincères de la monarchie constitu-
tionnelle, el a fait, politiquement, beaucoup de bien, à ce
■qu'on assure. Ou l'écoutait avec un giand respect; ses pré-
dictions avaient été si souvent justifiées par l'événement,
que ce qu'on avait pris pour de l'inspiration paraissait être
de l'expérience. Plus certaine elle-même de porter la con-
viction , et sachant que désormais elle ne pouvait être ni
méconnue, ni calomniée, elle parlîiit avec plus d'auto-
rité.
Madame de Staël avait certainement pris de la confiance
en elle-même, mais sans aucun mélange de présomption.
Elle paraissait d'autant plus imposante, qu'elle ne parlait
.point en son propre nom , mais qu'on la voyait comme
l'interprète des éternelles loi,s de l'équité. Ce n'était plus un
.grand maître en éloquence qui se plaît à déployer son ta-
rent, c'était un missionnaire profondément pénétré des
vérités qu'il annonce; et l'admiration dont elle était l'objet
fs'absorbait, pour ainsi dire, dans l'attention excitée par
rla question qu'elle traitait. Il ne s'agissait plus d'elle-même,
il s'agissait pour chacun de ce qui lui importait le plus; et
comme elle parlait aux hommes de leurs intérêts les plus
pressants, c'était leur affaire que de l'entendi'e. Elle a peint
:sous les couleurs les plus fortes, et le moment présent et
ses suites inévitables; elle a expliqué les classes, les na-
tions les unes aux autres, les besoins, les sentiments de
tous à chacun : ou sentait qu'elle annonçait vrai, et que le
fait répéterait avec dureté, ce qu'on se serait refusé à ap-
prendre d'elle.
Voilà pourquoi les souverains eux-mêmes l'ont écoutée
avec avidité, et souvent avec émotion. Et lorsque, usant
(le son pouvoir naturel pour ébranler les âmes, elle mon-
Irait dans ces mêmes dispositions de la Providence qu'elle
dévoilait, le soulagement d'une masse de misères; quand
elle plaidait la cause sacrée, et de son pays, et de l'huma-
nité, on était entraîné, attendri, électrisé par elle. C'est
ainsi que la renommée de madame de Staël s'est constam-
ment accrue, que sa gloire déjà grande dans la France y
a été comme importée de nouveau par l'enthousiasme des
autres nations, et que, sans étonner les témoins de l'effet
qu'elle produisait, on a pu dire que son éloquence avait
hâté le renvoi de trois cent mille soldats étrangers et la li-
bération de sa patrie^
Il faut comprendre parmi les heureux effets du temps
sur madame de Staël, la fixité toujours plus grande des
idées religieuses dans son esprit , et l'habitude mieux con-
tractée de les appliquer à la vie réelle. Ses scrupules , qui
avaient toujours eu pour objet les conséquences de ses
actions, se sont davantage attachés à leurs motifs. La
prière, ce besoin de sentiment pour elle, la mettant sans
cesse en communication avec la source de toute excel-
lence, a fait pénétrer une pure lumière dans son cœur :
« Toutes les fois que je suis seule, je prie, » disait-elle à
ses enfants. Elle m'écrivait de Suède au suj,et de M. de
Montmorency : « Il n'y a point d'absence pour les êtres re-
« ligieux, parce qu'ils se retiouvent dans le sentiment de
« la prière. « A tout moment on voit dans ses lettres la de-
mande de prier pour elle et pour ses enfants.
Madame de Staël pensait qu'il y a de l'orgueil dans
l'homme à vouloir pénétrer le secret de l'univers; et en
parlant de la haute métaphysique, elle disait: «J'aime
« mieux l'Oraison dominicale que tout cela. » Durant ses
longues insomnies, elle répétait sans cesse cette prière
pour se calmer. Des soupirs, de certaines exclamations,
donlelle avait l'habitude, étaient chez elle des mvocations
pieuses; ainsi ces mots qui lui échappaient souvent:
<i Pauvre nature humaine ! hélas ! qu'est-ce que de nous ?
« ah! la vie, la vie! » étaient un sentiment religieux qui
s'exhalait.
C'était encore de la piété en elle que cette conviction si
piofonde et si souvent exprimée, que la justice divine com-
mence déjà à s'exercer sur cette terie. « La vie, » disait-
elle à sa fille en appliquant à la religion une compaiaison
déjà connue , a la vie ressemble à ces tapisseries des Gobe-
« lins, dont vous ne discernez pas le tissu quand vous les
« voyez du beau côté, mais dont on découvre tous les fils
« en regardant l'autre face. Le mystère de l'existence, c'est
<i le rapport de nos fautes avec nos peines. Je n'ai jamais
« eu un tort qu'il n'ait été la cause d'un malheur. »
Une chose qui peut paraître bizarre, c'est qu'elle appli-
quait cette idée de rétribution à la vie présente plus en-
core qu'à la vie à venir. «Les auteurs catholiques, écrivait-
« elle, font constamment usage de l'enfer; sans oser juger
« une telle croyance, je n'ai jamais senti qu'elle rendît
« meilleur. » Néanntioins pendant ses accès de chagrin elle
lisait souvent Fénélon, trouvant chez cet auteur une con-
naissance admirable des peines de l'âme. L'Imitation de
Jésus-Christ, qui ne lui avait pas plu d'abord, était aussi
une ressource pour elle vers la fin de sa vie.
Le Suédois ' dont j'ai parlé a fait sur madame de Staël
cette remarque qu'il faut prendre dans un sens favorable :
« Elle avait une vénération d'enfant pour la reUgion chré-
« tienne. »
C'est dans son dernier ouvrage qu'elle a dit ces mots
sublimes : « L'homme est réduit en poussière par l'incré-
«. dulité, » et cet autie : « La religion est la vie de l'âme. »
En 1815, comme l'intolérance et les excès du fanatisme
religieux étaient continuellement l'objet de son animadver-
sion, je craignais que la religion même n'eût soutfert dans
son esprit de l'abus que l'on faisait de ce nom sacré. Lui
ayant témoigné mes doutes à cet égard : « Je vous pro-
« teste que cela n'est pas, me répondit-elle. 11- entre de la
« piété dans mon indignation , et il n'est pas un quart
« d'heure, je pourrais peut-être dire moins, où l'idée de
« la Divinité ne soit présente à mon cœur. »
Néanmoins on doit s'exprimer avec modestie lorsqu'on
parle des sentiments religieux de ceux qu'on a aimés. On
le doit même pour tout le monde, puisque bien des gens
se croient en droit d'exiger des vertus plus qu'humaines
du cœur qui nourrit ces sentiments; mais on le doit sur-
tout en pensant à leur objet sublime. Ce n'est pas quand
on élève ses regards vers l'Être suprême, qu'on peut louer
aucun mortel. « Dieu seul est grand; » ce beau mot qui a
retenti sur le cercueil de Louis XIV, ce mot peut aussi être
prononcé sur le tombeau de ceux qui ont régné par la pen-
sée. Madame de Staël parlait avec une modeste défiance
de sa piété; elle n'a jamais eu aucun orgueil, mais sous le
rapport religieux, elle était véritablement humble de cœur.
Le sentiment de sa supériorité l'abandonnait, soit devant
ces hommes consacrés à Dieu auxquels il a communiqué
des clartés merveilleuses, soit devant ces âmes simples
qu'il a purifiées à son feu. EUe se croyait en marche et
non arrivée; et quoique la religion ne puisse encore don-
ner ici-bas, ni la perfection ni le bonheur, elle n'y voyait
pas moins le seul moyen puissant d'avancer vers l'un et
vers l'autre.
Que cette marche ait été arrêtée, que madame de Staël
nous ait été ravie au moment où s'annonçait le plus beau
développement de ses qualités comme de son talent, ce
sont là des voies qu'il ne nous ajjpartient pas de sonder.
Le juge suprême évaluera tout; il sera clément envers le
^ M., Briiitlviiicm.
DE MADAME DE STAËL.
53
génie. Ce n'est pas pour l'exposer à plus de périls, qu'il
lui a confié une sublime mission; et si les hautes lumières
qu'il lui a départies, étaient envers lui un motif de sévé-
rité, le malheur, le trouble, la fièvre ardente auxquels il
semble l'avoir condamné sur la terre, en seraient un plus
grand d'indulgence.
Maladie. Conclusion.
Parlerai-je du dépérissement d'une telle personne? Évo-
querai-je des images que le sort m'a épargnées , en la mon-
trant aux prises pendant des mois entiers avec la souf-
france, avec la mort? Oserai-je me représenter cette
imagination si redoutable, cet esprit si pénétrant, portés
sur les progrès de la maladie qui livrait peu à peu à l'en-
gourdissement les organes de l'être le plus actif, le plus
mobile, le plus vivant de tous ? Ah J que cet affreux tableau
qui ne s'offre que trop à ma pensée soit tracé par d'autres
que par moi t Mais comme dans la maladie de madame de
Staël il est des circonstances moins douloureuses pour
ses amis, comme il en est de consolantes même, c'est
sur celles-là, sans doute, qu'il me sera permis de m' ar-
rêter.
Pendant cette cruelle épreuve son caractère ne s'est
point altéré ; et si elle a montré parfois , ce qui est bien na-
turel, sa grande capacité de douleur morale, jamais ses
plaintes n'ont été des murmures, jamais elle ne s'est ré-
voltée. Au milieu des agitations tembles qui passent si ra-
pidement du physique au moral dans des maux de cette
espèce, son inaltérable douceur ne s'est pas un instant
démentie. Elle a été, jusqu'à son dernier soupir, tendre,
confiante comme un pauvre enfant, et profondément re-
connaissante envers ceux qui l'entouraient, et envers l'a-
mie incomparable (mademoiselle Randall), dont les soins
ont été aussi touchants que son attachement était profond.
On lui a vu constamment exercer les vertus qui l'ont dis-
tinguée, et dans ses jours les plus douloureux, elle s'est
occupée à rendre des services. La grâce d'un condamné
(Barry) qu'elle avait sollicitée pendant sa maladie, a
même été obtenue de la bonté du roi , le lendemain de sa
mort; en sorte qu'elle a fait du bien même après avoir
expiré.
On a encore entendu d'elle des mots charmants dans
son genre particulier. « J'ai toujours été la même, vive et
« triste, » a-t-elle dit à M. de Chateaubriand; « j'ai aimé
« Dieu, mon père, et la liberté. «
En citant ces paroles de Fontenelle : « Je suis Français,
« J'ai quatre-vingts ans, et je n'ai jamais donné le moindre
V- l'idicule à la plus petite vertu , » elle ajoutait : «Voilà ce
« que je puis dire de la plus petite peine. »
Sans doute elle a vivement regretté ses enfants et ses
amis. Le stoïcisme ou le genre particulier d'exaltation qui
peuvent fermer le cœur aux douleurs de la séparation,
11.' étaient pas dans son caractère. Sa fille, surtout, lui a
coûté bien des soupirs. « Avec une telle fortune de cœur, »
a-t-elle dicté pour moi, en parlant des objets de ses affec-
tions, « avec une telle fortune de cœur, il est triste de
<,'■ quitter la vie. Je seia^is bien fâchée, a-t-elle dit encore,
« que tout fût fini entre Albertine (madame de Broglie") et
^< moi dans un autre monde. » Mais elle a regretté la vie
plutôt qu'elle n'a véritablement redouté la mort. Elle a pu
craindre les dernières souffrances; une imagination telle
que la sienne a pu concevoir quelque horreur à l'idée, tei-
rlblç pour tous, de la dissolution matérielle; mais le tré-
pas moralement considéré ne lui a pas causé d'elfroi. Elle
Avait conservé assez de calme pour désirer encore dicter
à M. Schlegel la peinture de ce qu'elle éprouvait. Toujours
sa pensée s'est portée, avec espérance, vers son père et
vers l'immortalité. <> Mon père m'attend surj'aulre bord, »
disait-elle. Elle voyait son père auprès de Dieu, et ne pou-
vait voir dans Dieu même autre chose qu'un père. Ces
deux idées étaient confondues dans son cœur, et celle
d'une bonté protectrice était inséparable de l'une et de
l'autre. Un jour, en sortant d'un état de rêverie, elle dit :
« Je crois savoir ce que c'est que le passage de la vie à la
« mort, et je suis sûre que la bonté de Dieu nous l'adou-
« cit. Nos idées se troublent, et la souffrance n'est pas
« très-vive. »
Sa confiance n'a pas été trompée; la plus profonde paix
a présidé à ses derniers moments. Longtemps avant qu'elle
eût expiré, la grande lutte était terminée, et son âme s'est
envolée avec douceur.
Telle a été la fin de madame de Staël, le génie le plus
aimant qui ait peut-être jamais existé. L'histoire des re-
grets, du vide affreux qui ont suivi sa perte, est celle du
reste de notre vie, et n'appartient plus à la sienne ; mais
pour laisser une impression moins douloureuse et plus salu-
taire, j'essaierai d'embrasser le cours de ses pensées sous le
point de vue religieux, le seul qui permette de saisir l'en-
semble d'une destinée et ses rapports avec le sort général
de l'humanité.
S'il est intéressant pour le moraliste de connaître reffet
de la vie, de savoir quel est dans un esprit éclairé le ré-
sultat naturel des scènes qui se succèdent assez réguliè-
rement dans notre existence, jamais cet examen ne sera
plus instructif que lorsque madame de Staël en deviendra
l'objet. Trop avide de bonheur , trop ardente dans tous ses
vœux pour s'être soustraite aux grandes chances , et avoir
évité les vicissitudes du sort, chaque événement a fait im-
pression sur un cœur très-sensible, et laissé sa leçon dans
un esprit singulièrement observateur. Elle a donc subi
l'action de la vie dans toute sa force, et tiré de la vie
même tout l'enseignement qu'elle peut donner.
Mais quel est cet enseignement ? Y a-t-il un dessein bien-
faisant dans l'ordonnance générale de la destinée humaine?
c'est ce dont madame de Staël était persuadée. Elle vou-
lait écrire un livre qu'elle aurait intitulé : Éducation du
COEUR PAR LA VIE. Lc projet seul de composer un tel ou-
vrage montre en elle le sentiment d'une continuelle amé-
lioration.
Examinons rapidement l'éducation que lui a donnée la
vie. Douée de l'âme la plus expansive, dans cet âge où
l'agrandissement des facultés semble être commandé à toute
la création animée , elle étend, elle exerce sans cesse son es-
prit; l'amitié, la tendresse filiale ont en elle un caractère
exalté. Les premières impressions religieuses sont reçues
comme un sentiment de plus, et peut-être comme la source
des plus sublimes émotions. Mais bientôt arrive la jeu-
nesse, cet âge à la fois raisonneur et enthousiaste, où le cœur
croit tout et où l'esprit ne croit rien , où l'examen de toutes
les questions conduit à la récusation de tous les jugements,
et où, bien souvent, un âpre stoïcisme dans les principes
ne laisse que plus de prise aux sopliismes des passions.
L'influence de cette saison de la vie, et celle d'un siècle
en accord avec elle, peut se faire sentir chez madame de
Staël; mais l'idée delà Divinité n'est pas altérée dans son
cœur, et une faculté d'observation prématurée l'amène
bientôt à ce grand résullat, c'est que dans les passions il
c'est pas de bonheur. Tous les sentiments terrestres sont
déclarés dangereux par elle; et dans le naufrage des es-
pérances, elle ne voit pour ressource assurée que la clia-
rilé et la résignation , deux vertus éminemment chrétiemics
54 NOTICE SUR LE CARACTERE ET LES ECRITS DE M-^^ DE STAËL.
auxquelles elle rend hommage sous d'autres noms. Mais
ensuite portant son regard investigateur sur l'histoire et
sur les travaux de l'esprit humain, elle s'étonne de ce
qu'elle découvre, et le christianisme se montre à elle sous
son vrai jour. Frappée de sa grande influence, elle l'est
davantage de sa beauté. Elle sent qu'une harmonie secrète
avec le cœur, avec tout ce qu'il y a de bon et d'élevé dans
notre nature, peut seule expliquer de tels effets, et peu à
peu elle se prépare à recevoir, comme une loi divine, une
loi salutaire pour le genre humain; l'expérience du se-
cours, de l'intime consolation attachée à la prière, fortifie
en elle cette disposition; mais il appartenait à la douleur
de régénérer son âme entière et d'ouvrir son cœur à la foi
chrétienne.
Quand on pense que cette même route parcourue avec
tant d'éclat par madame de Staël dans une région supé-
rieure, est suivie par d'innombrables créatures, dans la
sphère assignée à chacune d'elles ; quand nous voyons se
succéder, dans presque toutes les destinées, les illusions
des passions, puis leurs espérances déçues, puis cette ob-
servation des individus et de la société, qui conduit à sen-
tir les avantages de la religion, pour la moralité, pour la
paix, pour l'union des familles; puis enfin ces douleurs
inévitables de l'âge mûr, ces douleurs dénuées des pom-
peuses émotions de la jeunesse, ces douleurs où le cœur,
privé du pouvoir de se distraire et conservant celui de
souffrir , ne peut plus écouter que la voix qui promet une
autre existence; quand, dis-je, nous considérons l'ensem-
ble de cette ordonnance, ne nous semble-t-il pas qu'elle a
été calculée pour soumettre le cœur à l'empire de la reli-
gion, et que l'Être qui est le commencement et la fin,
l'origine et le terme, ne nous a lancés un moment sur le
lleuve de la vie que parce que le cours de l'onde tend à
nous ramener à lui ?
Madame de Staël a fait beaucoup de bien dans son siè-
cle; et je ne considère ici ni les secours de tout genre
qu'elle a prodigués à l'infortune, ni la masse immense de
plaisir et d'instruction qu'ont répandue sa conversation et
ses ouvrages; ce que je me plais surtout à penser à cette
heure, c'est qu'elle a été utile à la cause sacrée de la reli-
gion. Elle l'a peut-être été d'autant plus, qu'elle n'a pas
professé le but formel de plaider cette cause , mais qu'une
persuasion profonde, un sentiment intime et puissant,
éclatent involontaiiement dans ses écrits.
Comme elle n'annonçait aucun dessein, l'incrédulité n'a
pu s'armer d'avance contre elle. C'est toujours avec dou-
ceur, avec simplicité qu'elle s'est présentée. Elle n'a point
parlé en docteur de la loi, ni en prédicateur sévère; mais
tirant un nouveau genre de force, précisément de ce
qu'elle a connu , de ce qu'elle a aimé tout ce qui peut
charmer le cœur et l'esprit sur la terre, elle a dit aux gens
du monde, aux hommes d'État, aux littérateurs : « Tous les
intérêts qui vous animent m'ont occupée, mais j'ai senti
qu'il n'existait rien de grand ou de durable sans la reli-
gion; il n'y a qu'elle pour la morale, appui de la société;
il n'y a qu'elle dans l'infortune ; et sans elle le talent même
est privé de sa plus haute inspiration. Ceux qui ne se sont
jamais élancés vers le ciel n'ont pas ravi l'étincelle créa-
trice , et ils n'obtiendront pas même l'ombre d'immortalité
que dispense la renommée. »
Un génie pareil à celui de madame de Staël est le seul
missionnaire possible dans un monde savant et raison-
neur, frivole et dédaigneux. Sans entrer dans le temple
même, elle s'est placée sur le parvis, et a préludé aux
chants sacrés devant cette multitude païenne de cœur,
qui encense les muses et lapide les prophètes.
Mais c'est aux êtres sensibles qu'elle s'est adressée de
préférence; et, comme le grand apôtre qui avait trouvé
dans Athènes un autel consacré à une divinité inconnue,
elle a dit aux âmes tendres et enthousiastes : « Le dieu
« inconnu que vous adorez, c'est celui que nous vous an-
« nonçons. »
CONSIDÉRATIONS
SUR
LES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PUBLIÉES EN 1818
PAR M. LE DUC DE BROGLIE ET M. LE BARON DE STAËL.
Los révolutions qui arrivent dons les grands États ne sont
point un effet du hosard ni du caprice des peuples.
MÉM. DE SuLLr, t. I, p. 133.
AVIS DES ÉDITEURS
DE ISIS.
En remplissant la tâche que madame de Staël a daigné nous
confier, nous devons, avant tout, faire connaître dans quel
état nous avons trouvé le manuscrit remis à nos soins.
Madame de Staël s'était tracé, pour toutes ses composi-
tions , une règle de travail dont elle ne s'écartait jamais. Elle
écrivait d'un seul trait toute l'ébauche de l'ouvrage dont elle
avait conçu le plan, sans revenir sur ses pas, sans interrom-
pre le cours de ses pensées , si ce n'est par les recherches que
son sujet rendait nécessaires. Cette première composition
achevée, madame de Staël la transcrivait en entier de sa
main; et, sans s'occuper encore de la correction du style,
elle modiiiait l'expression de ses idées , et les classait souvent
dans un ordre nouveau. Le second travail était ensuite mis
au net par un secrétaire, et ce n'était que sur la copie, sou-
vent même sur les épreuves imprimées , que madame de Staël
perfectionnait les détails de la diction : plus occupée de trans-
mettre à ses lecteurs toutes les nuances de sa pensée", toutes
les émotions de son àme , que d'atteindre une correction mi-
nutieuse, qu'on peut obtenir d'un travail, pour ainsi dire,
mécanique.
Madame de Staël avait achevé, dès les premiers jours
de I8I6, la composition de l'ouvrage que nous publions. Elle
avait consacre une année à en revoir les deux premiers vo-
lumes, ainsi qu'une partie du troisième. Elle était revenue à
Paiis pour terminer les morceaux relatifs à des événements
récents dont elle n'avait pas été témoin , et sur lesquels des
renseignements plus précis devaient modifier quelques-unes
de ses opinions. Enfin les Considérations sur les principaux
événements de la révolution française (car tel est le titre que
madame de Staël avait elle-même choisi) aui-aient paru h la
lin de l'année dernière, si celle qui faisait notre gloire et notre
bonheur nous eut été conservée.
Nous avons trouvé les deux premiers volumes , et plusieurs
chapitres du troisième , dans l'état où ils auraient été livrés à
l'impression. D'autres chapitres étaient copiés , mais non re-
vus par l'auteur; d'autres enfin n'étaient composés que de
premier jet; et des notes marginales, écrites ou dictées par
madame de Staël , indiquaient les points qu'elle se proposait
de développer.
Le premier sentiment, comme le premier devoir de ses en-
fants , a été un respect religieux pour les moindres indications
de sa pensée ; et il est presque superflu de dire que nous ne
nous sommes permis ni une addition ni même un changement,
et que l'ouvrage qu'on va lire est parfaitement conforme au
manuscrit de madame de Staël.
Le travail des éditeurs s'est borné uniquement à la révision
des épreuves , et à la correction de ces légères inexactitudes
de style qui échappent à la vue, dans le manuscrit le plus
soigné. Ce travail s'est fait sousles yeux de M. A. W. de Schle-
gel , dont la rare supériorité d'esprit et de savoir justifie la
confiance avec laquelle madame de Staël le consultait dans
tous ses travaux littéraires , autant que son honorable carac-
tère mérite l'estime et l'amitié qu'elle n'a pas cessé d'avoir
pour lui , pendant une liaison de treize années.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
J'avais d'abord commencé cet ouvrage avec l'inten-
tion de le borner à l'examen des actes et des écrits poli-
tiques de mon père. Mais , en avançant dans mon travail ,
j'ai été conduite par le sujet même à retracer, d'une part,
les principaux événements de la révolution française, et
à présenter, de l'autre, le tableau de l'Angleterre, comme
une justification de l'opinion de M. Necker, relativement
aux institutions politiques de ce pays. Jlon plan s'éfant
agrandi , il m'a semblé que je devais changer de titre, quoi-
que je n'eusse pas changé d'objet. Il restera néanmoins
dans ce livre plus de détails relatifs à mon père, et même
à moi, que je n'y en aurais mis, si je l'eusse d'abord conçu
sous un point de vue général ; mais peut-être des circons-
tances particulières servent-elles à faire mieux connaître
l'esprit et le caractère des temps qu'on veut décrire.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Réflexions générales.
La révolution de France est une des grandes
époques de l'ordre social. Ceux qui la considèrent
comme un événement accidentel n'ont porté leurs
regards ni dans le passé , ni dans l'avenir. Ils ont
pris les acteurs pour la pièce ; et, afin de satisfaire
leurs passions , ils ont attribué aux hommes du
moment ce que les siècles avaient préparé.
Il suffisait cependant de jeter un coup d'œil sur
les principales crises de l'histoire , pour se con-
b
56
CONSIDERITÏONS
vaincre qu'elles ont été toutes inévitables , quand
elles se rattachaient de quelque manière au déve-
loppement des idées , et qu'après une lutte et des
malheurs plus ou moins prolongés, le triomphe
des lumières a toujours été favorable à la grandeur
et à l'amélioration de l'espèce humaine.
Mon ambition serait de parler du temps dans
lequel nous avons vécu , comme s'il était déjà loin
de nous. Les hommes éclairés, qui sont toujours
contemporains des siècles futurs par leurs pensées,
jugeront si j'ai su m'élever à la hauteur d'impartia-
lité à laquelle je voulais atteindre.
Je me bornerai , dans ce chapitre , à des consi-
dérations générales sur la marche politique de la
civilisation européenne , mais seulement par rap-
port à la révolution de France : car c'est à ce su-
jet, déjà bien vaste, que cet ouvrage est consacré.
Les deux peuples anciens dont la littérature et
l'histoire composent encore aujourd'hui notre
principale fortune intellectuelle , n'ont dû leur
étonnante supériorité qu'à la jouissance d'une pa-
trie libre. Mais l'esclavage existait chez eux, et,
par conséquent , les droits et les motifs d'émula-
tion qui doivent être communs à tous les hommes,
étaient le partage exclusif d'un petit nombre de
citoyens. Les nations grecque et romaine ont dis-
paru du monde à cause de ce qu'il y avait de bar-
bare, c'est-à-dire d'injuste, dans leurs institutions.
Les vastes contrées de l'Asie se sont perdues dans
le despotisme; et, depuis nombre de siècles, ce
qu'il y reste de civilisation est stationnaire. Ainsi
donc , la grande révolution historique dont les ré-
sultats peuvent s'appliquer au sort actuel des na-
tions modernes , date de l'invasion des peuples du
Nord ; car le droit public de la plupart des États
européens repose encore aujourd'hui sur le code
de la conquête.
Néanmoins , le cercle des hommes auxquels il
était permis de se considérer comme tels, s'est
étendu sous le régime féodal. La condition des
serfs était moins dure que celle des esclaves : il y
avait diverses manières d'en sortir ; et , depuis ce
temps , différentes classes ont commencé par de-
grés à s'affranchir de la destinée des vaincus. C'est
sur l'agrandissement graduel de ce cercle que la
réflexion doit se porter.
Le gouvernement absolu d'un seul est la plus
informe de toutes les combinaisons politiques.
L'aristocratie vaut mieux : quelques-uns, au moins,
y sont quelque chose, et la dignité morale de
l'homme se retrouve dans les rapports des grands
seigneurs avec leur chef. L'ordre social , qui ad-
met tous nos semblables à l'égalité devant la loi ,
comme devant Dieu , est aussi bien d'accord avec
la religion chrétienne qu'avec la véritable liberté :
l'une et l'autre, dans des sphères différentes, doi-
vent suivre les mêmes principes.
Depuis que les nations du Nord et de la Ger-
manie ont renversé l'empire occidental , les lois
qu'elles ont apportées se sont modifiées successi-
vement : car le temps , comme dit Bacon , est le
plus grand des novateurs. Il serait difficile de fixer
avec précision la date des divers changements qui
ont eu lieu; car, en discutant les faits principaux,
on trouve qu'ils empiètent les uns sur les autres.
Mais il me semble cependant que l'attention peut
s'arrêter sur quatre époques dans lesquelles ces
changements , annoncés d'avance , se sont mani-
festés avec éclat.
La première période politique est celle oij les
nobles, c'est-à-dire les conquérants, se considé-
raient comme les copartageants de la puissance
royale de leur chef, tandis que la nation était divi-
sée entre les différents seigneurs , qui disposaient
d'elle à leur gré. Il n'y avait alors ni instruction,
ni industrie , ni commerce : la propriété foncière
était presque la seule connue ; et Charlemagne lui-
même s'occupe, dans ses Capitulaires, de l'écono-
mie rurale des domaines de la couronne. Les no-
bles allaient à la guerre en personne, amenant
avec eux leurs hommes d'armes : ainsi les rois
n'avaient pas besoin de lever des impôts, puis-
qu'ils n'entretenaient point d'armée ni d'établisse-
ment public. Tout démontre que, dans ces temps,
les grands seigneurs étaient très-indépendants des
rois; ils maintenaient la liberté pour eux, si toute-
fois on est libre soi-même, alors qu'on impose la
servitude aux autres. La Hongrie peut encore, à
cet égard , donner l'idée d'un tel genre de gouver-
nement , qui a de la grandeur dans ceux qui en
jouissent.
Les champs de mai , si souvent cités dans l'his-
toire de France , pourraient être appelés le gou-
vernement démocratique de la noblesse, tel qu'il
a existé en Pologne. La féodalité s'établit plus
tard. L'hérédité du trône, sans laquelle il n'existe
point de repos dans les monarchies , n'a été régu-
lièrement fixée que sous la troisième race; durant
la seconde, la nation, c'est-à-dire alors, les barons
et le clergé, choisissaient un successeur parmi
les individus de la famille régnante. La primogéni-
ture fut heureusement reconnue avec la troisième
race. Mais , jusqu'au sacre de Louis XVI inclusi-
vement, le consentement du peuple a toujours été
rappelé comme la base des droits du souverain au
trône.
SUR LA. REVOLUTION FRANCHISE.
57
Il y avait déjà, sous Charlemagne, quelque chose
qui ressemblait plus à la pairie d'Angleterre que
l'institution de la noblesse , telle qu'on l'a vue en
France depuis deux siècles. Je fais cette observa-
tion sans y attacher beaucoup d'importance. Tant
mieux, sans doute, si la raison en politique est
d'antique origine; mais, fût -elle une parvenue,
encore faudrait-il l'accueillir.
Le régime féodal valait beaucoup mieux pour
les nobles que l'état de courtisans , auquel le des-
potisme royal les a condamnés. C'est une question
purement métaphysique maintenant, que de savoir
si l'espèce humaine gagnerait à l'indépendance
d'une classe plutôt qu'à l'oppression exercée dou-
cement, mais également, sur toutes. Il s'agit seule-
ment de remarquer que les nobles , dans le temps
de leur splendeur, avaient un genre de liberté po-
litique, et que le pouvoir absolu des rois s'est éta-
bli contre les grands avec l'appui des peuples.
Dans la seconde période politique, celle des af-
franchissements partiels , les bourgeois des villes
ont réclamé quelques droits ; car , dès que les
hommes se réunissent, ils y gagnent, au moins
autant en sagesse qu'en force. Les républiques
d'Allemagne et d'Italie , les privilèges municipaux
du reste de l'Europe, datent de ce temps. Les mu-
railles de chaque ville servaient de garantie à ses
habitants. On voit encore, dans l'Italie surtout,
des traces singulières de toutes ces défenses indi-
viduelles contre les puissances collectives : des
tours multipliées dans chaque enceinte , des palais
fortifiés; enfin des essais mal combinés, mais di-
gnes d'estime, puisqu'ils avaient tous pour but
d'accroître l'importance et l'énergie de chaque
citoyen. On ne peut se dissimuler néanmoins que
ces tentatives de petits États pour s'assurer l'in-
dépendance , n'étant point régularisées , ont sou-
vent amené l'anarchie; mais Venise, Gênes, la
ligue lombarde, les républiques toscanes, la Suisse,
les villes hanséatiques ont honorablement fondé
leur liberté à cette époque. Toutefois , les instiUi-
tions de ces républiques se sont ressenties des
temps où elles s'étaient établies , et les droits de
la liberté individuelle, ceux qui assurent l'exercice
et le développement des facultés de tous les hom-
mes, n'y étaient point garantis. La Hollande, de-
venue république plus tard , se rapprocha des vé-
ritables principes de l'ordre social : elle dut cet
avantage, en particulier, à la réforme religieuse.
La période des affranchissements partiels, telle
que je viens de l'indiquer, ne se fait plus remar-
quer clairement que dans les villes libres , et dans
les républiques qui ont subsisté jusqu'à nos jours.
Aussi ne devrait -on admettre dans l'histoire des
grands États modernes que trois époques tout à
fait distinctes : la féodalité, le despotisme, et le
gouvernement représentatif.
Depuis environ cinq siècles, l'indépendance et
les lumières ont agi dans tous les sens, et presque
au hasard; mais la puissance royale s'est constam-
ment accrue par diverses causes et par divers
moyens. Les rois, ayant souvent à redouter l'ar-
rogance des grands , cherchèrent contre eux l'al-
liance des peuples. Les troupes réglées rendirent
l'assistance des nobles moins nécessaire ; le besoin
des impôts , au contraire , força les souverains à
recourir au tiers état; et pour en obtenir des tri-
buts directs, il fallut qu'ils le dégageassent plus
ou moins de l'influence des seigneurs. La renais-
sance des lettres, l'invention de l'imprimerie, la
réformation, la découverte du nouveau monde,
et les progrès du commerce, apprirent aux hom-
mes qu'il peut exister une autre puissance que
celle des armes ; et depuis ils ont su que celle des
armes aussi n'appartenait pas exclusivement aux
gentilshommes.
On ne connaissait, dans le moyen âge, en fait
de lumières, que celles des prêtres; ils avaient
rendu de grands services pendant les siècles de
ténèbres ; mais , lorsque le clergé se vit attaqué
par la réformation, il combattit les progrès de
l'esprit humain, au lieu de les favoriser. La se-
conde classe de la société s'empara des sciences,
des lettres, de l'étude des lois, et du commerce;
et son importance s'accrut ainsi chaque jour. D'un
autre côté, les États se concentraient davantage,
les moyens de gouvernement devenaient plus forts;
et les rois, en se servant du tiers état contre les
barons et le haut clergé, établirent leur propre
despotisme, c'est-à-dire, la réunion dans les mains
d'un seul du pouvoir exécutif et du pouvoir légis-
latif tout ensemble.
Louis XI est le premier qui fit authentiquement
l'essai de ce fatal système en France, et l'inventeur
est vraiment digne de l'œuvre. Henri VIII, en An-
gleterre, Philippe II, en Espagne, Christiern, dans
le Nord, travaillèrent sur le même plan, avec des
circonstances différentes. Mais Henri VIII, en pré-
parant la religion réformée, affranchit son pays
sans le vouloir. Charles-Quint aurait peut-être ac-
compli momentanément son projet de monarchie
universelle, si, malgré le fanatisme de ses États
du midi , il se fût appuyé sur l'esprit novateur du
temps, en acceptant la confession d'Augsbourg. On
dit qu'il en eut l'idée, mais cette lueur de son
génie disparut sous le pouvoir ténébreux de son
5.
58
CONSIDERATIONS
fils , et l'empreinte du terrible règne de Philippe II
pèse encore tout entière sur la nation espagnole :
là, l'inquisition s'est chargée de conserver l'héri-
tage du despotisme.
Christiern voulut asservir la Suède et le Dane-
mark à la même domination absolue. L'esprit d'in-
dépendance des Suédois s'y opposa. On voit dans
leur histoire différentes périodes analogues à celles
que nous avons signalées dans les autres pays.
Charles XI fit de grands efforts pour triompher
de la noblesse par le peuple. Mais la Suède avait
une constitution , en vertu de laquelle les députés
des bourgeois et des paysans composaient la moi-
tié de la diète, et la nation était assez éclairée pour
savoir qu'il ne faut sacrifier des privilèges qu'à
des droits, et que l'aristocratie, avec tous ses
défauts , est encore moins avilissante que le des-
potisme.
Les Danois ont donné le plus scandaleux exemple
politique dont l'histoire nous ait conservé le sou-
venir. Un jour, en 1660, fatigués du pouvoir des
grands , ils ont déclaré leur roi législateur et sou-
verain maître de leurs propriétés et de leurs vies;
ils lui ont attribué tous les pouvoirs , excepté celui
de révoquer l'acte par lequel il devenait despote;
et, quand cette donation d'eux-mêmes fut achevée,
ils y ajoutèrent encore que si les rois de quelque
autre pays avaient un privilège quelconque qui ne
fût pas compris dans leur acte, ils l'accordaient
d'avance, et à tout hasard, à leurs monarques.
Cependant cette résolution inouïe ne faisait , après
tout , que manifester ouvertement ce qui se passait
dans d'autres pays avec plus de pudeur. La religion
protestante, et surtout la liberté de la presse, ont
depuis créé dans le Danemark une opinion indé-
pendante , qui sert de limites morales au pouvoir
absolu.
La Russie, bien qu'elle diffère des autres em-
pires de l'Europe par ses institutions et par ses
mœurs asiatiques, a subi sous Pierre T'ia seconde
crise des monarchies européennes, l'abaissement
des grands par le monarque.
L'Europe devait être citée au ban de la Pologne,
pour les injustices toujours croissantes dont ce
pays avait été la victime jusqu'au règne de l'em-
pereur Alexandre. Mais, sans nous arrêter main-
tenant aux troubles qui ont dû naître de la funeste
réunion du servage des paysans et de l'indépen-
dance anarchique des nobles , d'un superbe amour
de la patrie et d'une contrée tout ouverte au
pernicieux ascendant des étrangers, nous dirons
seulement que la constitution rédigée en 1792, par
des hommes éclairés, celle que le général Rosciusko
a si honorablement défendue , était aussi libérale
que sagement combinée.
L'Allemagne, comme empire politique, en est
encore restée, sous divers rapports, à la première
période de l'histoire moderne, c'est-à-dire, au
gouvernement féodal ; toutefois l'esprit des temps
a pénétré dans ses vieilles institutions. La France,
l'Espagne et l'empire britannique ont cherché cons-
tamment à faire un tout politique : l'Allemagne
a maintenu sa subdivision par un esprit d'indé-
pendance et d'aristocratie tout ensemble. Le traité
de Westphalie, en reconnaissant la religion réfor-
mée dans la moitié de l'empire , a mis en présence
deux parties de la même nation , qui , par une
longue lutte, avaient apprisà se respecter mutuel-
lement. Ce n'est pas ici le moment de discuter les
avantages politiques et militaires d'une réunion
plus compacte. L'Allemagne a bien assez de force
à présent pour maintenir son indépendance, tout
en conservant ses formes fédératives ; et l'intérêt
des hommes éclairés ne doit jamais être la conquête
au dehors , mais la liberté au dedans.
La pauvre riche Italie ayant été sans cesse en
proie aux étrangers , il est difficile de suivre la
marche de l'esprit humain dans son histoire, comme
dans celle des autres pays de l'Europe. La seconde
période, celle de l'affranchissement des villes, que
nous avons désignée comme se confondant avec la
troisième, est plus sensible en Italie que partout
ailleurs, puisqu'elle a donné naissance à diverses-
républiques , admirables au moins par les hommes
distingués qu'elles ont produits. Le despotisme
ne s'est étaWi chez les Italiens que parla division;
ils sont, à cet égard, dans une situation très-dif-
férente de l'Allemagne. Le sentiment patriotique,
en Italie, doit faire désirer la réunion. Les étran-
gers sont attirés sans cesse par les délices de ce
pays ; les Italiens ont besoin de l'unité pour former
enfin une nation. Le gouvernement ecclésiastique
a toujours rendu cette réunion impossible; non
que les papes fussent les partisans des étrangers; i
au contraire, ils auraient voulu les repousser:
mais, en leur qualité de prêtres, ils étaient hors
d'état de défendre le pays , et ils empêchaient ce-
pendant tout autre pouvoir de s'en charger.
L'Angleterre est le seul des grands empires de
l'Europe où le dernier perfectionnement de l'ordre
social à nous connu se soit accompli. Le tiers état,
ou, pour mieux dire, la nation, a, comme ailleurs,
aidé le pouvoir royal , sous Henri VIII , à compri-
mer les grands et le clergé, et à s'étendre à leurs
dépens. Mais la noblesse anglaise a été de bonne
heure plus libérale que celle de tous les autres
SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE.
59
pays; et dès la grande charte, on voit les barons
stipuler en faveur des libertés du peuple. La ré-
volution d'Angleterre a duré près de cinquante
ans , à dater des premières guerres civiles , sous
Charles I", jusqu'à l'avènement de Guillaume III,
en 1688; et les efforts de ces cinquante années
n'ont eu pour but réel et permanent que l'établis-
sement de la constitution actuelle , c'est-à-dire , du
plus beau monument de justice et de grandeur
morale existant parmi les Européens.
Le même mouvement dans les esprits a produit
la révolution d'Angleterre et celle de France
en 1789. L'une et l'autre appartiennent à la troi-
sième époque de la marche de l'ordre social, à
l'établissement du gouvernement représentatif,
vers lequel l'esprit humain s'avance de toutes
parts.
Examinons maintenant les circonstances parti-
culières à cette France , dont on a vu sortir les
gigantesques événements qui ont fait éprouver de
nos jours tant d'espérances et tant de craintes.
CHAPITRE IL
Considérations sur l'histoire de France.
Les hommes ne savent guère que l'histoire de
leur temps ; et l'on dirait, en lisant les déclamations
de nos jours , que les huit siècles de la monarchie
qui ont précédé la révolution française n'ont été
que des temps tranquilles, et que la nation était
alors sur des roses. On oublie les templiers brûlés
sous Philippe le Bel ; les triomphes des Anglais sous
les Valois; la guerre de la Jacquerie; les assas-
sinats du duc d'Orléans et du duc de Bourgogne ;
les cruautés perfides de Louis XI ; les protestants
français condamnés à d'affreux supplices sous
François F"^ , pendant qu'il s'alliait lui-même aux
protestants d'Allemagne; les horreurs de la Ligue
surpassées toutes encore par le massacre de la
Saint-Barthélemi; les conspirations contre Henri IV,
et son assassinat, œuvre effroyable des ligueurs;
>les échafauds arbitraires élevés par le cardinal de
Richelieu ; les dragonnades, la révocation de l'édit
de Nantes , l'expulsion des protestants et la guerre
des Céveunes, sous Louis XIV; enfin les querelles
plus douces, mais non moins importantes, des
parlements , sous Louis XV.
Des troubles sans fin se sont élevés pour obtenir
la liberté telle qu'on la concevait à différentes pé-
riodes, soit féodale, soit religieuse, enfin repré-
sentative ; et , si l'on en excepte les règnes oii des
monarques, tels que François I", et surtout
Louis XIV, ont eu la dangereuse habileté d'occu-
per les esprits par la guerre, il ne s'est pas écoulé,
pendant l'espace de huit siècles, vingt-cinq ans du-
rant lesquels, ou les grands vassaux armés contre
les rois, ou les paysans soulevés contre les
seigneurs , ou les réformés se défendant contre les
catholiques, ou les parlements se prononçant contre
la cour, n'aient essayé d'échapper au pouvoir ar-
bitraire, le plus insupportable fardeau qui puisse
peser sur un peuple. Les troubles civils, aussi
bien que les violences auxquelles on a eu recours
pour les étouffer, attestent que les Français ont
lutté autant que les Anglais pour obtenir la liberté
légale, qui seule peut faire jouir une nation du
calme , de l'émulation et de la prospérité.
Il importe de répéter à tous les partisans des
droits qui reposent sur le passé , que c'est la liberté
qui est ancienne, et le despotisme qui est moderne.
Dans tous les États européens , fondés au commen-
cement du moyen âge, le pouvoir des rois a été
limité par celui des nobles ; les diètes en Allemagne,
en Suède, en Danemark, avant sa charte de ser-
vitude, les parlements en Angleterre, les cortès
en Espagne , les corps intermédiaires de tout genre
en Italie, prouvent que les peuples du Nord ont
apporté avec eux des institutions qui resserraient
le pouvoir dans une classe , mais qui ne favori-
saient en rien le despotisme. Les Francs n'ont ja-
mais reconnu leurs chefs pour despotes. L'on ne
peut nier que , sous les deux premières races , tout
ce qui avait droit de citoyen, c'est-à-dire, les
nobles, et les nobles étaient les Francs, ne parti-
cipât au gouvernement. « Tout le monde sait, dit
« BI. de Boulainviiliers , qui certes n'est pas philo-
« sophe , que les Français étaient des peuples libres
« qui se choisissaient des chefs sous le nom de
« rois, pour exécuter des lois qu'eux-mêmes avaient
a établies , ou pour les conduire à la guerre , et
« qu'ils n'avaient garde de considérer les rois
« comme des législateurs qui pouvaient tout or-
« donner selon leur bon plaisir. Il ne reste aucune
« ordonnance des deux premières races de la mo-
« narchie qui ne soit caractérisée du consentement
« des assemblées générales des champs de mars ou
« de mai; et même aucune guerre ne se faisait
« alors sans leur approbation. »
La troisième race des rois français se fonda sur
le régime féodal ; les deux précédentes tenaient de
plus près à la conquête. Les premiers princes de
la troisième race s'intitulaient : Rois par la grâce
de Dieu et par le consentement du peuple; et en-
suite la formule de leur serment contenait la pro-
messe de conserver les lois et les droits de la na-
tion. Les rois de France, depuis saint Louis jusqu'à
GO
CONSIDERATIONS
Louis XI , ne se sont point arrogé le droit de faire
des lois sans le consentement des états généraux.
Mais les querelles des trois ordres , qui ne purent
jamais s'accorder, les obligèrent à recourir aux
rois comme médiateurs ; et les mmistres se sont
servis habilement de, cette nécessité , ou pour ne
pas convoquer les états généraux, ou pour les
rendre inutiles. Lorsque les Anglais entrèrent en
France, Edouard III dit, dans sa proclamation,
qu'il venait rendre aux Français leurs droits qu'on
leur avait ôtés.
Les quatre meilleurs rois de France, saint Louis,
Charles V, Louis XII , et surtout Henri IV, chacun
suivant les idées de son siècle , ont voulu fonder
l'empire des lois. Les croisades ont empêché saint
Louis de consacrer tout son temps au bien du
royaume. Les guerres contre les Anglais et la cap-
tivité de Jean le Bon ont absorbé d'avance les
ressources que préparait la sagesse de son fils
Charles V. La malheureuse expédition d'Italie, mal
commencée par Charles VIII, mal continuée par
Louis XII , a privé la France d'une partie des biens
que ce dernier lui destinait; et les ligueurs, les
atroces ligueurs, étrangers et fanatiques, ont ar-
raché au monde le roi , l'homme le meilleur , et le
prince le plus grand et le plus éclairé que la France
ait produit, Henri IV. Néanmoins, malgré les
obstacles singuliers qui ont arrêté la marche de
ces quatre souverains , supérieurs de beaucoup à
tous les autres, ils se sont occupés, pendant leur
règne, à reconnaître des droits qui limitaient les
leurs.
Saint Louis continua les affranchissements des
communes, commencés par Louis le Gros; il fit
des règlements pour assurer l'indépendance et la
régularité de la justice; et, chose remarquable,
lorsqu'il fut choisi par les barons anglais pour
arbitre entre eux et leur monarque Henri III, il
blâma les barons rebelles , mais il fut d'avis que
Henri III devait être fidèle à la charte qu'il avait
jurée. Celui qui resta prisonnier en Afrique, pour
ne pas manquer à ses serments , pouvait-il énon-
cer une autre opinion ? « J'aimerais mieux, disait-
«il, qu'un étranger de l'extrémité de l'Europe,
« qu'un Écossais vînt gouverner la France, plutôt
« que mon fils , s'il ne devait pas être sage et
« juste. » Charles V, pendant qu'il n'était que ré-
gent, convoqua les états généraux de 1355., les
plus remarquables de l'histoire de France, par les
réclamations qu'ils firent en faveur de la nation.
Ce mêiVie Charles V, devenu roi, assembla les
états généraux en 1369, afin d'en obtenir l'impôt
des gabelles , alors établi pour la première fois ; il
permit aux bourgeois de Paris d'acheter des fiefs;
mais , comme les étrangers occupaient alors une
partie du royaume , l'on peut aisément concevoir
que le premier intérêt d'un roi de France était de
les repousser : et cette cruelle situation fut cause
que Charles V se permit d'exiger quelques impôts
sans le consentement de la nation. Mais, en mou-
rant, il déclara qu'il s'en repentait, et reconnut
qu'il n'en avait pas eu le droit. Les troubles inté-
rieurs, combinés avec les invasions des Anglais,
rendirent pendant longtemps la marche du gou-
vernement très-difficile. Charles VII établit le pre-
mier les troupes de ligne; funeste époque dans
l'histoire des nations ! Louis XI, dont le nom suf-
fit, comme celui de Néron ou de Tibère, essaya
de s'arroger le pouvoir absolu. Il fit quelques pas
dans la route que le cardinal de Richelieu a si
bien suivie depuis; mais il rencontra dans les par-
lements une grande opposition. En général , ces
corps ont donné de la consistance aux lois en
France , et il n'est presque pas une de leurs re-
montrances où ils ne rappellent aux rois leurs en-
gagements envers la nation. Ce même Louis XI
était encore bien loin cependant de se croire un
roi sans limites; et, dans l'instruction qu'il laissa
en mourant à son fils Charles VIII, il lui dit:
« Quand les rois ou les princes n'ont regard à la
« loi, en ce faisant, ils font leur peuple serf, et
« perdent le nom de roi ; car nul ne doit être ap-
« pelé roi fors celui qui règne et seigneurie sur les
« Francs. Les Francs de nature aiment leur sei-
«gneur; mais les serfs naturellement haïssent
« comme les esclaves leurs maîtres. » Tant il est
vrai que , par testament du moins , les tyrans
mêmes ne peuvent s'empêcher de blâmer le des-
potisme ! Louis XII , surnommé le Père du peu-
ple, soumit à la décision des états généraux le ma-
riage du comte d'Angoulême, depuis François T"",
avec sa fille Claude, et le choix de ce prince pour
successeur. La continuation de la guerre d'Italie
était impolitique; mais, comme Louis XII dimi-
nua les impôts par l'ordre qu'il mit dans les finan-
ces, et qu'il vendit ses propres domaines pour
subvenir aux dépenses de l'État, le peuple res-
sentit moins sous lui qu'il n'aurait fait sous tout
autre mionarque, les inconvénients de cette expé-
dition. Dans le concile de Tours , le clergé de
France , d'après les désirs de Louis XII , déclara
qu'il ne devait point une obéissance implicite au
pape. Lorsque des comédiens s'avisèrent de re-
présenter une pièce pour se moquer de la respec-
table avarice du roi , il ne souffrit pas qu'on les
punît, et dit ces paroles remarquables : « Ils peu-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
61
«vent nous apprendre des vérités utiles. Lais- '
« sons-les se divertir, pourvu qu'ils respectent
« l'honneur des dames. Je ne suis pas fâché que
« l'on sache que , sous mon règne , on a pris cette
« liberté impunément. » La liberté de la presse
n'était-elle pas tout entière dans ces paroles ? car
alors la publicité du théâtre était bien plus grande
que celle des livres. Jamais un monarque vraiment
vertueux ne s'est trouvé en possession de la puis-
sance souveraine, sans avoir désiré de modérer sa
propre autorité , au lieu d'empiéter sur les droits
des peuples; les rois éclairés veulent limiter le
pouvoir de leurs ministres et de leurs successeurs.
Un esprit de lumière se fait toujours sentir sui-
vant la nature des temps , dans tous les hommes
d'État de premier rang, ou par leur raison, ou par
leur âge.
Les premiers jours du seizième siècle virent
naître la réforme religieuse dans les États les plus
éclairés de l'Europe : en Allemagne, en Angleterre,
bientôt après en France. Loin de se dissimuler
que la liberté de conscience tient de près à la li-
berté politique, il me semble que les protestants
doivent se vanter de cette analogie. Ils ont tou-
jours été et seront toujours des amis de la li-
berté; l'esprit d'examen en matière de religion
conduit nécessairement au gouvernement repré-
sentatif, en fait d'institutions politiques. La pros-
cription de la raison sert à tous les despotismes ,
et seconde toutes les hypocrisies.
La France fut sur le point d'adopter la réfor-
mation à la même époque où elle se consolida en
Angleterre; les plus grands seigneurs de l'État,
Condé, Coligny, Rohan, Lesdiguières, professè-
rent la foi évangélique. Les Espagnols, guidés par
l'infernal génie de Philippe II , soutinrent la Ligue
en France , conjointement avec Catherine de Mé-
dicis. Une femme de son caractère devait souhai-"
ter le pouvoir sans bornes, et Philippe II voulait
faire de sa fille une reine de France, au préjudice
de Henri IV. On voit que le despotisme ne res-
pecte pas toujours la légitimité. Les parlements
ont refusé cent édits royaux de 1562 à 1589. Néan-
moins, le chancelier de l'Hôpital trouva plus d'ap-
pui pour la tolérance religieuse dans les états gé-
néraux qu'il put rassembler, que dans le parlement.
Ce corps de magistrature, très-bon pour mainte-
nir les anciennes lois, comme sont tous les corps,
ne participait pas aux lumières du temps. Des
députés élus par la nation peuvent seuls s'asso-
cier à ses besoins et à ses désirs, selon chaque
époque.
Henri IV fut longtemps le chef des réformés ;
mais il se vit enfin forcé de céder à l'opinion do-
minante , bien qu'elle fût celle de ses adversaires.
Toutefois il montra tant de sagesse et de magna-
nimité pendant son règne, que le souvenir de ce
peu d'années est plus récent encore pour les cœurs
français que celui même des deux siècles qui se
sont écoulés depuis.
L'édit de Nantes, publié en 1598, fondait la to-
lérance religieuse pour laquelle on n'a point en-
core cessé de lutter. Cet édit opposait une bar-
rière au despotisme; car, quand le gouvernement
est obligé de tenir la balance égale entre deux par-
tis opposés , c'est un exercice continuel de raison
et de justice. D'ailleurs , comment un homme tel
que Henri IV eût-il désiré le pouvoir absolu ? C'é-
tait contre la tyrannie de Médicis et des Guise
qu'il s'était armé; il avait combattu pour en déli-
vrer la France , et sa généreuse nature lui inspi-
rait bien plus le besoin de l'admiration libre , que
de l'obéissance servile. Sully mettait dans les finan-
ces du royaume un ordre qui aurait pu rendre
l'autorité royale tout à fait indépendante des peu-
ples ; mais Henri IV ne faisait point ce coupable
usage d'une vertu, l'économie : il convoqua donc
l'assemblée des notables à Rouen, et voulut qu'elle
fût librement élue , sans que l'influence du souve-
rain eût part au choix de ses membres. Les trou-
bles civils étaient encore bien récents, et l'on au-
rait pu se servir de ce prétexte pour remettre
tous les pouvoirs entre les mains du souverain ;
mais c'est dans la vraie liberté que se trouve le
remède le plus efficace contre l'anarchie. Chacun
sait par cœur les belles paroles de Henri IV, à
l'ouverture de l'assemblée. La conduite du roi fut
d'accord avec son langage : il se soumit aux de-
mandes de l'assemblée, bien qu'elles fussent assez
impérieuses , parce qu'il avait promis d'obtempé-
rer aux désirs des délégués du peuple. Enfin , le
même respect pour la publication de la vérité qu'a-
vait montré Louis XII , se trouve dans les dis-
cours que Henri IV tint à son historien Matthieu
contre la flatterie.
A l'époque oîi vivait Henri IV, les esprits n'é-
taient tournés que vers la liberté religieuse; il
crut l'assurer par l'édit de Nantes : mais , comme
il en était seul l'auteur, un autre roi put défaire
son ouvrage. Chose étonnante! Grotius prédit
sous Louis XIII, dans un de ses écrits, que l'édit
de Nantes étant une concession et non pas un
pacte réciproque, un des successeurs de Henri IV
pourrait changer ce qu'il avait établi. Si ce grand
monarque avait vécu de nos jours, il n'aurait pas
voulu que le bien qu'il faisait à la France fût pré-
62
CONSIDERATIONS
caire comme sa vie , et il aurait donné des garan-
ties politiques à cette même tolérance, dont, après
sa mort, la France fut cruellement privée.
Henri IV, peu de temps avant de mourir, con-
çut, dit-on, la grande idée d'établir l'indépendance
des divers États de l'Europe par un congrès. Mais
ce qui est certain au moins , c'est que son but
principal était de soutenir le parti des protestants
en Allemagne. Le fanatisme, qui le fit assassiner,
ne se trompa point sur ses véritables intentions.
Ainsi périt le souverain le plus français qui ait
régné sur la France. Souvent nos rois ont tenu
de leurs mères un caractère étranger ; mais Henri IV
était en tout compatriote de ses sujets. Lorsque
Louis XIII hérita de sa mère. Italienne, une grande
dissimulation, on ne reconnut plus le sang du
père dans le fils. Qui pourrait croire que la' maré-
chale d'Ancre ait été brûlée comme sorcière, et
en présence de la même nation qui venait, vingt
ans auparavant, d'applaudir à l'édit de Nantes ?
Il y a des époques où le sort de l'esprit humaiû
dépend d'un homme; celles-là sont malheureuses,
car rien de durable ne peut se faire que par l'im-
pulsion universelle.
Le cardinal de Richelieu voulut détruire l'indé-
pendance des grands vassaux de la couronne, et,
dans ce but, il attira les nobles à Paris, afin de
changer en courtisans les seigneurs des provinces.
Louis XI avait conçu la même idée; mais la capi-
tale, à cette époque, ne présentait aucune séduc-
tion de société, et la cour encore moins. Plusieurs
hommes d'un rare talent et d'une grande âme ,
d'Ossat, Mornai, Sully, s'étaient développés avec
Henri IV; mais après lui l'on ne vit bientôt plus
aucun de ces grands chevaliers , dont les noms
sont encore comme les traditions héroïques de
l'histoire de France. Le despotisme du cardinal de
Richelieu détruisit en entier l'originalité du carac-
tère français , sa loyauté , sa candeur, son indé-
pendance. On a beaucoup vanté le talent du prêtre
ministre, parce qu'il a maintenu la grandeur poli-
tique de la France , et sous ce rapport on ne sau-
rait lui refuser des talents supérieurs ; mais Hen-
ri IV atteignait au même but, en gouvernant par
des principes de justice et de vérité. Le génie se
manifeste non-seulement dans le triomphe qu'on
remporte , mais dans les moyens qu'on a pris pour
l'obtenir. La dégradation morale, empreinte sur
une nation qu'on accoutume au crime, tôt ou tard
doit lui nuire plus que les succès ne l'ont servie.
Le cardinal de Richelieu fit brûler comme sor-
cier un pauvre innocent curé , Urbain Grandier,
se prêtant ainsi bassement et perfidement aux su-
perstitions qu'il ne partageait pas. Il fit enfermer
dans sa propre maison de campagne, à Ruelle, le
maréchal deMarillac qu'il haïssait, pour le faire
condamner à mort plus sûrement sous ses yeux.
' M. de Thou porta sa tête sur un échafaud , pour
■n'avoir pas dénoncé son ami. Aucun délit politique
ne fut jugé légalement sous le ministère du car-
dinal de Richelieu , et des commissions extraordi-
naires furent toujours nommées pour prononcer
sur le sort des victimes. Cependant, de nos jours
encore , on a pu vanter un tel homme ! Il est mort
à la vérité dans la plénitude de sa puissance : pré-
caution bien nécessaire aux tyrans qui veulent con-
server un grand nom dans l'histoire. On peut, à
quelques égards , considérer le cardinal de Riche-
lieu comme un étranger en France ; sa qualité de
prêtre , et de prêtre élevé en Italie , le sépare du
véritable caractère français. Son grand pouvoir
n'en est que plus facile à expliquer, car l'histoire
fournit plusieurs exemples d'étrangers qui ont do-
miné les Français. Les individus de cette nation
sont trop vifs pour s'astreindre à la persévérance
qu'il faut pour être despote; mais celui qui a cette
persévérance est très-redoutable dans un pays oià ,
la loi n'ayant jamais régné, l'on ne juge de rien
que par l'événement.
Le cardinal de Richelieu, en appelant les grands
à Paris, les priva de leur considération dans les
provinces , et créa cette influence de la capitale sur
le reste de la France , qui n'a jamais cessé depuis
cet instant. Une cour a nécessairement beaucoup
d'ascendant sur la ville qu'elle habite, et il est
commode de gouverner l'empire à l'aide d'une très-
petite réunion d'hommes ; je dis commode pour le
despotisme.
On prétend que Richelieu a préparé les merveil»
les du siècle de Louis XIV, qu'on a souvent mis
en parallèle avec ceux de Périclès et d'Auguste.
Mais des époques analogues à ces siècles brillants
se trouvent chez plusieurs nations sous diverses
formes, au moment où la littérature et les beaux-
arts apparaissent pour la première fois , après de
longs troubles civils ou des guerres prolongées.
Les grandes phases de l'esprit humain sont bien
plutôt l'œuvre des temps que l'œuvre d'un homme;
car elles se ressemblent toutes entre elles, quelque
différents que soient les caractères des principaux
chefs contemporains.
Après Richelieu, sous la minorité de Louis XIV,
quelques idées politiques un peu sérieuses se mê-
lèrent à la frivolité de l'esprit de la Fronde. Le
parlement demanda qu'aucun Français ne pût être
mis en prison sans être traduit devant ses juges
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
63
naturels. On voulut mettre aussi des bornes au
pouvoir ministériel , et quelque liberté aurait pu
s'établir par haine contre Mazarin. Mais bientôt
Louis XIV développa les mœurs des cours dans
toute leur dangereuse splendeur ; il flatta la fierté
française par le succès de ses armées à la guerre ,
et sa gravité toute espagnole éloigna de lui la fa-
n)iliarité des jugements : mais il fit descendre les
nobles encore plus bas que sous le règne précédent ;
car, au moins Richelieu les persécutait, ce qui
leur donnait toujours quelque considération, tan-
dis que sous Louis XIV ils ne pouvaient se dis-
tinguer du reste de la nation qu'en portant de plus
près le joug du même maître.
Le roi qui a pensé que les propriétés de ses su-
jets lui appartenaient, et qui s'est permis tous les
genres d'actes arbitraires; enfin, le roi (ose-t-on
le dire, et peut-on l'oublier!) qui vint, le fouet à
la main, interdire comme une offense le dernier
reste de l'ombre d'un droit , les remontrances du
parlement , ne respectait que lui-même , et n'a ja-
mais pu concevoir ce que c'était qu'une nation.
Tous les torts qu'on a reprochés à Louis XIV sont
une conséquence naturelle de la superstition de
son pouvoir, dont on l'avait imbu dès son enfance.
Comment le despotisme n'entraînerait -il pas la
flatterie? et comment la flatterie ne fausserait-elle
pas les idées de toute créature humaine qui y est
exposée? Quel est l'homme de génie qui se soit
entendu dire la centième partie des éloges prodi-
gués aux rois les plus médiocres? et cependant ces
rois , par cela même qu'ils ne méritent pas qu'on
leur adresse ces éloges, en sont plus facilement
enivrés.
Si Louis XIV fût né simple particulier, on n'au-
rait probablement jamais parlé de lui , parce qu'il
n'avait en rien des facultés transcendantes ; mais
il entendait bien cette dignité factice qui met l'âme
des autres mal à l'aise. Henri IV s'entretenait fa-
milièrement avec tous ses sujets, depuis la pre-
mière classe jusqu'à la dernière; Louis XIV a fon-
dé cette étiquette exagérée qui a privé les rois de
sa maison, soit en France, soit en Espagne, de
toute communication franche et naturelle avec les
hommes: aussi ne les connut-il pas, dès que les
circonstances devinrent menaçantes. Un ministre
(Louvois) l'engagea dans une guerre sanglante,
pour avoir été tourmenté par lui sur les fenêtres
d'un bâtiment; et, pendant soixante-huit années
de règne , Louis XIV, bien qu'il n'eût aucun talent
comme général, a pourtant fait cinquante-six ans
la guerre. Le Palatinat a été ravagé; des exécu-
tions atroces ont eu lieu dans la Bretagne. Le ban-
nissement de deux cent mille Français protestants,
les dragonnades et la guerre des Cévennes, n'é-
galent pas encore les horreurs réfléchies qui se
trouvent dans les différentes ordonnances rendues
après la révocation de l'édit de Nantes, en 168.5.
Le code lancé alors contre les religionnaires peut
tout à fait se comparer aux lois de la Convention
contre les émigrés, et porte les mêmes caractères.
L'état civil leur était refusé, c'est-à-dire, que leurs
enfants n'étaient pas considérés comme légitimes,
jusqu'en 1787, que l'assemblée des notables a pro- '
voqué la justice de Louis XVI à cet égard. Non-
seulement leurs biens étaient confisqués , mais ils
étaient attribués à ceux qui les dénonçaient; leurs
enfants leur étaient pris de force, pour être éle-
vés dans la religion catholique. Les ministres du
culte, et ceux qu'on appelait les relaps, étaient con-
damnés aux galères ou à la mort; et, comme enfin
on avait déclaré qu'il n'y avait plus de protestants
en France, on considérait tous ceux qui l'étaient
comme relaps, quand il convenait de les traiter
ainsi.
Des injustices de tout genre ont signalé ce règne
de Louis XIV, objet de tant de madrigaux; et
personne n'a réclamé contre les abus d'une auto-
rité qui était elle-même un abus continuel. Féné-
lon a seul osé élever sa voix ; mais c'est assez aux
yeux de la postérité. Ce roi , si scrupuleux sur les
dogmes religieux , ne l'était guère sur les bonnes
mœurs, et ce n'est qu'à l'époque de ses revers qu'il
a développé de véritables vertus. On ne se sent
pas avec lui la moindre sympathie , jusqu'au mo-
ment 011 il fut malheureux; alors une grandeur
native reparut dans son âme.
On vante les beaux édifices que Louis XIV a fait
élever. Mais nous savons par expérience que , dans
tous les pays oii les députés de la nation ne dé-
fendent pas l'argent du peuple, il est aisé d'en
avoir pour toute espèce de dépense. Les pyrami-
des de Memphis ont coûté plus de travail que les
embellissements de Paris, et cependant les despo-
tes d'Egypte disposaient facilement de leurs escla-
ves pour les bâtir.
Attribuera -t -on aussi à Louis XIV les grands
écrivains de son temps? Il persécuta Port -Royal
dont Pascal était le chef; il fit mourir de chagrin
Racine; il exila Fénélon; il s'opposa constamment
aux honneurs qu'on voulait rendre à la Fontaine,
et ne professa de l'admiration que pour Boileau.
La littérature, en l'exaltant avec excès, a bien plus
fait pour lui qu'il n'a fait pour elle. Quelques pen-
sions accordées aux gens de lettres n'exerceront
jamais beaucoup d'influence sur les vrais talents.
64
CONSIDERATIONS
Le génie n'en veut qu'à la gloire , et la gloire ne
jaillit que de l'opinion publique.
La littérature n'a pas été moins brillante dans
le siècle suivant, quoique sa tendance fût plus
philosophique; mais cette tendance même a com-
mencé vers la fin du règne de Louis XIV. Comme
il a régné plus de soixante ans, le siècle a pris son
nom ; néanmoins les pensées de ce siècle ne relè-
vent point de lui; et, si l'on en excepte Bossuet,
qui , malheureusement pour nous et pour lui , as-
servit son génie au despotisme et au fanatisme,
presque tous les écrivains du dix -septième siècle
firent des pas très - marquants dans la route que
les écrivains du dix-huitième ont depuis parcourue.
Fénélon , le plus respectable des hommes , sut ap'
précier, dans un de ses écrits, la constitution an-
glaise, peu d'années après son établissement; et,
vers la fin du règne de Louis XIV, on vit de tou-
tes parts grandir la raison humaine.
Louis XIV accrut la France par les conquêtes
de ses généraux; et , comme un certain degré d'é-
tendue est nécessaire à l'indépendance d'un État,
à cet égard il mérita la reconnaissance de la nation.
Mais il laissa l'intérieur du pays dans un état de
désorganisation dont le régent et Louis XV n'ont
cessé de souffrir pendant leur règne. A la mort de
Henri IV, les finances et toutes les branches de
l'administration étaient dans l'ordre le plus par-
fait , et la France se maintint encore pendant plu-
sieurs années par la force qu'elle lui devait. A la
mort de Louis XIV les finances étaient épuisées à
un degré tel, que jusqu'à l'avènement de Louis XVI
on n'a pu les rétablir. Le peuple insulta le convoi
funèbre de Louis XIV, et le parlement cassa son
testament. L'excessive superstition sous laquelle
il s'était courbé, pendant les dernières années de
son règne , avait tellement fatigué les esprits , que
la licence même de la régence fut excusée , parce
qu'elle les soulageait du poids de la cour intolé-
rante de Louis XIV. Comparez cette mort avec
celle de Henri IV. Il était si simple bien que roi,
si doux bien que guerrier , si spirituel , si gai , si
sage; il savait si bien que se rapprocher des hom-
mes c'est s'agrandir à leurs yeux, quand on est
véritablement grand, que chaque Français crut
sentir au cœur le poignard qui trancha sa belle vie.
Il ne faut jamais juger les despotes par les suc-
cès momentanés que la tension même du pouvoir
leur fait obtenir. C'est l'état dans lequel ils lais-
sent le pays à leur mort ou à leur chute, c'est ce
qui reste de leur règne après eux , qui révèle ce
qu'ils ont été. L'ascendant politique des nobles et
du clergé a fini en France, avec Louis XIV; il ne
les avait fait servir qu'à sa puissance; ils se sont
trouvés après lui sans liens avec la nation même ,
dont l'importance s'accroissait chaque jour.
Louis XV, ou plutôt ses ministres , ont eu des
disputes continuelles avec les parlements , qui se
rendaient populaires en refusant les impôts; et les
parlements tenaient à la classe du tiers état, du
moins en grande partie. Les écrivains, qui étaient
pour la plupart aussi de cette classe, conquéraient
par leur talent la liberté de la presse qu'on leur
refusait légalement. L'exemple de l'Angleterre
agissait chaque jour sur les esprits, et l'on ne con-
cevait pas bien pourquoi sept lieues de mer sépa-
raient un pays oîi la nation était tout, d'un pays
où la nation n'était rien.
L'opinion, et le crédit, qui n'est que l'opinion
appliquée aux affaires de finance , devenaient cha-
que jour plus essentiels. Les capitalistes ont plus
d'influence à cet égard que les grands propriétaires
eux-mêmes; et les capitalistes vivent à Paris, et
discutent toujours librement les intérêts publics
qui touchent à leurs calculs personnels.
* Le caractère débile de Louis XV, et les erreurs
de tout genre que ce caractère lui fit commettre,
fortifièrent nécessairement l'esprit de résistance.
On voyait d'une part lord Chatham , à la tête de
l'Angleterre, environné de tous les grands orateurs
du parlement, qui reconnaissaient volontiers sa
prééminence; et dans le même temps, les maîtres-
ses les plus subalternes du roi de France faisant
nommer et renvoyer ses ministres. L'esprit public
gouvernait l'Angleterre; les hasards et les intri-
gues les plus imprévues et les plus misérables
disposaient du sort de la France. Cependant Vol-
taire , Montesquieu , Rousseau , Buffon , des pen-
seurs profonds, des écrivains supérieurs, faisaient
partie de cette nation ainsi gouvernée; et com-
ment les Français n'auraient-ils pas envié l'Angle-
terre , puisqu'ils pouvaient se dire avec raison que
c'était à ses institutions politiques surtout qu'elle
devait ses avantages? Car les Français comptaient
parmi eux autant d'hommes de génie que leurs
voisins , bien que la nature de leur gouvernement
ne leur permît pas d'en tirer le même parti.
Un homme d'esprit a dit avec raison que la lit-
térature était l'expression de la société; si cela est
vrai, les reproches que l'on adresse aux écrivains
du dix -huitième siècle doivent être dirigés contre
cette société même. A cette époque, les écrivains
ne cherchaient pas à flatter le gouvernement ; ainsi
donc ils voulaient complaire à l'opinion ; car il est
impossible que le plus grand nombre des hommes
de lettres ne suive pas une de ces deux routes : ils
SUR LA. REVOLUTION FRANCàlSE.
65
ont trop besoin d'encouragement pour fronder à
la fois l'autorité et le public. La majorité des
Français, dans le dix- huitième siècle, voulait la
suppression du régime féodal , l'établissement des
institutions anglaises, et avant tout, la tolérance
religieuse. L'influence du clergé sur les affaires
temporelles révoltait universellement ; et, comme
le vrai sentiment religieux est ce qui éloigne le
plus des intrigues et du pouvoir, on n'avait plus
aucune foi dans ceux qui se servaient de la reli-
gion pour influer sur les affaires de ce monde.
Quelques écrivains, et Voltaire surtout, méritent
d'être blâmés, pour n'avoir pas respecté le chris-
tianisme en attaquant la superstition ; mais il ne
faut pas oublier les circonstances dans lesquelles
Voltaire a vécu : il était né sur la fin du siècle de
Louis XIV, et les atroces injustices qu'on a fait
souffrir aux protestants avaient frappé son imagi-
nation dès son enfance.
Les vieilles superstitions du cardinal de Fleury,
les ridicules querelles du parlement et de l'arche-
vêque de Paris sur les billets de confession , sur
les convulsionnaires , sur les jansénistes et les jé-
suites; tous ces détails puérils, qui pouvaient néan-
moins coûter du sang , devaient persuader à Vol-
taire que l'intolérance religieuse était encore à
redouter en France. Le procès de Calas, ceux de
Sirven, du chevalier de la Barre, etc., le confir-
mèrent dans cette crainte, et les lois civiles contre
les protestants étaient encore dans l'état de bar-
barie où les avait plongées la révocation de l'édit
de Nantes.
Je ne prétends point par là justifier Voltaire, ni
ceux des écrivains de son temps qui ont marché
sur ses traces; mais il faut avouer que les carac-
tères irritables ( et tous les hommes à talent le
sont) éprouvent presque toujours le besoin d'atta-
quer le plus fort ; c'est à cela qu'on peut recon-
naître l'impulsion naturelle du sang et de la verve.
Nous n'avons senti , pendant la révolution , que le
mal de l'incrédulité , et de l'atroce violence avec
laquelle on voulait la propager; mais les mêmes
sentiments généreux qui faisaient détester la pros-
cription du clergé, vers la fin du dix -huitième
siècle, inspiraient, cinquante ans plus tôt, la haine
de son intolérance. Il faut juger les actions et les
écrits d'après leur date.
Nous traiterons ailleurs la grande question des
dispositions religieuses de la nation française.
Dans ce genre , comme en politique , ce n'est pas
une nation de vingt-cinq millions d'hommes qu'on
doit accuser; car c'est, pour ainsi dire, quereller
avec le genre humain. Mais il faut examiner pour-
quoi cette nation n'a pas été formée, selon le gré
de quelques-uns , par d'anciennes institutions qui
ont duré toutefois assez longtemps pour exercer
leur influence ; il faut examiner aussi quelle est
maintenant la nature des sentiments en harmonie
avec le cœur des hommes : car le feu sacré n'est
et ne sera jamais éteint; mais c'est au grand jour
de la vérité seulement qu'il peut reparaître.
CHAPITRE III.
De l'opinion publique en France, à V avènement
de Louis XFI.
Il existe une lettre de Louis XV, adressée à la
duchesse de Choiseul, dans laquelle il lui dit:
« J'ai eu bien de la peine à me tirer d'affaire avec
«les parlements, pendant mon règne; mais que
« mon petit - fils y prenne garde , ils pourraient
« bien mettre sa couronne en danger. » En effet ,
il est aisé de voir, en suivant l'histoire du dix-
huitième siècle , que ce sont les corps aristocrati-
ques de France qui ont attaqué les premiers le
pouvoir royal ; non qu'ils voulussent renverser le
trône, mais ils étaient poussés par l'opinion pu-
blique : or elle agit sur les hommes à leur insu ,
et souvent même contre leur intérêt. Louis XV
laissa en France , pour héritage à son successeur ,
un esprit frondeur nécessairement excité par les
fautes sans nombre qu'il avait commises. Les
finances n'avaient marché qu'à l'aide de la ban-
queroute. Les querelles des jésuites et des jansé-
nistes avaient déconsidéré le clergé. Des exils,
des emprisonnements, sans cesse renouvelés, n'a-
vaient pu vaincre l'opposition du parlement, et
l'on avait été forcé de substituer à ce corps , dont
la résistance était soutenue par l'opinion, une ma-
gistrature sans considération, présidée par un
chancelier mésestimé , M. de Maupeou. Les no-
bles, si soumis sous Louis XIV, prenaient part
au mécontentement général. Les grands seigneurs,
et les princes du sang eux-mêmes , allèrent ren-
dre hommage à un ministre, M. de Choiseul, exilé
parce qu'il avait résisté au méprisable ascendant
de l'une des maîtresses du roi. Des modifications
dans l'organisation politique étaient souhaitées par
tous les ordres de l'État, et jamais les inconvé-
nients de l'arbitraire ne s'étaient fait sentir avec
plus de force que sous un règne qui , sans être
tyrannique , avait été d'une inconséquence perpé-
tuelle. Cet exemple démontrait plus qu'aucun rai-
sonnement le malheur de dépendre d'un gouver-
nement qui tombait entre les mains des maîtresses,
puis des favoris et des parents des maîtresses ,
66
CONSÏDERÂ.ÏIONS
juscpi'au plus bas étage de la société. Le procès
de l'ordre de choses qui régissait la France , s'é-
tait instruit sous Louis XV, de la façon la plus
authentique, aux yeux de la nation; et de quel-
que vertu que le successeur de Louis XV fût doué,
il était difficile qu'il ôtât de l'esprit des hommes
sérieux l'idée que des institutions fixes devaient
mettre la France à l'abri des hasards de l'hérédité
du trône. Plus cette hérédité même est nécessaire
au bien-être général, plus il faut que la stabilité
des lois, sous un gouvernement représentatif,
préserve une nation des changements dans le sys-
tème politique, inséparables du caractère de cha-
que roi, et encore plus de celui de chaque ministre.
Certainement, s'il fallait dépendre sans restric-
tion des volontés d'un souverain , Louis XVI mé-
ritait mieux que tout autre ce que personne ne
peut mériter. Mais l'on pouvait espérer qu'un mo-
narque d'une conscience aussi scrupuleuse serait
heureux d'associer de quelque manière la nation à
la responsabilité des affaires publiques. Telle au-
rait été, sans doute, sa manière constante de pen-
ser, si, d'une part, l'opposition s'était montrée,
dès l'origine, avec plus d'égards; et si, de l'autre,
certains publicistes n'avaient pas voulu , de tout
temps , faire envisager aux rois leur autorité
comme une espèce d'article de foi. Les ennemis
de la philosophie tâchent de représenter le despo-
tisme royal comme un dogme religieux, afin de
mettre ainsi leurs opinions politiques hors de l'at-
teinte du raisonnement. En effet, elles sont plus
en sûreté de cette manière.
La reine de France, Marie -Antoinette, était
une des personnes les plus aimables et les plus
gracieuses qu'on eût vues sur le trône , et rien ne
s'opposait à ce qu'elle conservât l'amour des Fran-
çais , car elle n'avait rien fait pour le perdre. Le
caractère personnel de la reine et du roi était
donc tout à fait digne d'attachement ; mais l'arbi-
traire du gouvernement français , tel que les siè-
cles l'avaient fait, s'accordait si mal avec l'esprit
du temps, que les vertus mêmes des princes dis-
paraissaient dans le vaste ensemble des abus dont
ils étaient environnés. Quand les peuples sentent
le besoin d'une réforme politique, les qualités pri-
vées du monarque ne suffisent point pour arrêter
la force de cette impulsion. Une fatalité malheu-
reuse plaça le règne de Louis XVI dans une épo-
que oii de grands talents et de hautes lumières
étaient nécessaires pour lutter avec l'esprit du siè-
cle , ou pour faire , ce qui valait mieux , un pacte
raisonnable avec cet esprit.
Le parti des aristocrates , c'est-à-dire , les pri-
vilégiés, sont persuadés qu'un roi d'un caractère
plus ferme aurait pu prévenir la révolution. Ils
oublient qu'ils ont eux-mêmes commencé les pre-
miers , et avec courage et raison , l'attaque contre
le pouvoir royal ; et quelle résistance ce pouvoir
pouvait-il leur opposer, puisque la nation était
alors avec eux ? Doivent-ils se plaindre d'avoir été
les plus forts contre le roi, et les plus faibles con-
tre le peuple ? Cela devait être ainsi.
Les dernières années de Louis XV, on ne sau-
rait trop le répéter, avaient déconsidéré le gouver-
nement; et, à moins qu'un roi militaire n'eût di-
rigé l'imagination des Français vers les conquêtes,
rien ne pouvait détourner les différentes classes
de l'État des réclamations importantes que toutes
se croyaient en droit de faire valoir. Les nobles
étaient fatigués de n'être que courtisans ; le haut
clergé désirait plus d'influence encore dans les af-
faires ; les parlements avaient trop et trop peu de
force politique pour se contenter de n'être que
juges ; et la nation , qui renfermait les écrivains ,
les capitalistes, les négociants, un grand nombre
de propriétaires, et une foule d'individus employés
dans l'administration; la nation comparait impa-
tiemment le gouvernement d'Angleterre , où le ta-
lent conduisait à tout, avec celui de France, où
l'on n'était rien que par la faveur ou par la nais-
sance. Ainsi donc , toutes les paroles et toutes
les actions, toutes les vertus et toutes les pas-
sions, tous les sentiments et toutes les vanités,
l'esprit public et la mode, tendaient également au
même but.
On a beau parler avec dédain du caractère fran-
çais , il veut énergiquement ce qu'il veut. Si
Louis XVI eût été un homme de génie, disent les
uns , il se fût mis à la tête de la révolution : il l'au-
rait empêchée, disent les autres. Qu'importent
ces suppositions ? il est impossible que le génie
soit héréditaire dans aucune famille. Or, un gou-
vernement qui ne pourrait se défendre contre les
vœux de la nation que par le génie supérieur de ses
rois , serait dans un terrible danger de succomber.
En examinant la conduite de Louis XVI, on y
trouvera sûrement des fautes, soit que les uns
lui reprochent de n'avoir pas assez habilement dé-
fendu son pouvoir illimité, soit que les autres
l'accusent de n'avoir pas cédé sincèrement aux lu-
mières du siècle; mais ses fautes ont été telle-
ment dans la nature des circonstances, qu'elles se
renouvelleraient presque autant de fois que les
mêmes combinaisons extérieures se représente-
raient.
Le premier choix que fit Louis XVI , pour di"
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
67
riger le ministère, ce fut M. de Maurepas. Certes,
ce n'était pas un philosophe novateur que ce vieux
courtisan; il ne s'était occupé, durant quarante
ans d'exil , que du regret de n'avoir pas su pré-
venir sa disgrâce ; aucune action courageuse ne la
lui avait méritée; une intrigue manquée était le
seul souvenir qu'il eût emporté dans sa retraite,
et il en sortit tout aussi frivole que s'il ne se fiit
pas un instant éloigné de cette cour , l'objet uni-
que de ses pensées. Louis XVI ne choisit M. de
Maurepas que par un sentiment de respect pour
la vieillesse, sentiment très - honorable dans un
jeune roi.
Cet homme, cependant, pour qui les termes
mêmes qui désignent le progrès des lumières et
les droits des nations, étaient un langage étran-
ger, se vit tellement entraîné par l'opinion publi-
que, à son insu, que le premier acte qu'il pro-
posa au roi, fut de rappeler les anciens parlements,
bannis pour s'être opposés aux abus du règne
précédent. Ces parlements, plus convaincus de
leur force par leur rappel même, résistèrent cons-
tamment au ministre de Louis XVI, jusqu'au mo-
ment 011 ils aperçurent que leur propre existence
politique était compromise par les mouvenients
qu'ils avaient provoqués.
Deux hommes d'État du plus rare mérite ,
M. Turgot et M. de Malesherbes, furent aussi
choisis par ce même IM. de Maurepas , qui sûre-
ment n'avait aucune idée en commun avec eux ;
mais la rumeur publique les désignait pour des
emplois éminents, et l'opinion se fit encore une
fois obéir, bien qu'elle ne fût représentée par au-
cune assemblée légale.
M. de Malesherbes voulait le rétablissement de
l'édit de Henri IV en faveur des protestants, l'a-
bolition des lettres de cachet, et la suppression
de la censure , qui anéantit la liberté de la presse.
Il y a plus de quarante années que M. de Males-
herbes soutenait cette doctrine; il aurait suffi de
l'adopter alors , pour préparer, par les lumières ,
ce qu'il a fallu depuis céder à la violence.
M. Turgot, ministre non moins éclairé, non
moins ami de l'humanité que M. de Malesherbes ,
abolit la corvée, proposa de supprimer, dans l'in-
térieur, les douanes qui tenaient aux privilèges
particuliers des provinces , et se permit d'énoncer
courageusement la nécessité de soumettre les no-
bles et le clergé à payer leur part des impôts dans
la même pi'oportion que le reste de la nation.
Rien n'était plus juste et plus populaire que cette
mesure; mais elle excita le méconten*3ment des
privilégiés : M. Turgot leur fut sacrifié. C'était un
homme roide et systématique , tandis que M. de
Malesherbes avait un caractère doux et conciliant :
mais ces deux citoyens généreux , dont les ma-
nières étaient différentes , bien que leurs opinions
fussent semblables, éprouvèrent le même sort; et
le roi , qui les avait appelés , peu de temps après
renvoya l'un, et rebuta l'autre, dans le moment
oii la nation s'attachait le plus fortement aux
principes de leur administration. ^
C'était une grande faute que de flatter l'esprit
public par de bons choix , pour l'en priver ensuite;
mais M. de Maurepas nommait et renvoyait les
ministres, d'après ce qui se disait à la cour. L'art
de gouverner consistait pour lui dans le talent de
dominer le maître, et de contenter ceux qui l'en-
touraient. Les idées générales, en aucun genre,
n'étaient de son ressort ; il savait seulement ce
qu'aucun ministre ne peut ignorer, c'est qu'il faut
de l'argent pour soutenir l'État, et que les parle-
ments devenaient tous les jours plus difficiles sur
l'enregistrement des impôts.
Sans doute, ce qu'on appelait alors en France la
constitution de l'État, c'est-à-dire, l'autorité du
roi, renversait toutes les barrières, puisqu'elle
faisait taire, quand on le voulait, les résistances
du parlement par un lit de justice. Le gouverne-
ment de France a été constamment arbitraire , et ,
de temps en temps, despote; mais il était sage de
ménager l'emploi de ce despotisme , comme toute
autre ressource : car tout annonçait que bientôt
elle serait épuisée.
Les impôts , et le crédit , qui vaut en un jour
une année d'impôts, étaient devenus tellement né-
cessaires à la France, que l'on redoutait avant tout
des obstacles à cet égard. Souvent, en Angleterre,
les communes unissent, d'une façon inséparable,
un bill relatif aux droits de la nation avec un bill de
consentement aux subsides. Les corporations judi-
ciaires, en France, ont essayé quelque chose de sem-
blable : quand on leur demandait l'enregistrement
de nouveaux tributs , bien que cet enregistrement pût
leur être enjoint, elles accompagnaient leur acquies-
cement , ou leur refus , de remontrances sur l'ad-
ministration, appuyées par l'opinion publique. Cette
nouvelle puissance acquérait chaque jour plus de for-
ce, et la nation s'affranchissait, pour ainsi dire, par
elle-même. Tant que les classes privilégiées avaient
seules une grande existence , on pouvait gouverner
l'État comme une cour, en maniant habilement les
passions ou les intérêts de quelques individus; mais,
lorsqu'une fois la seconde classe de la société, la
plus nombreuse et la plus agissante de toutes,
avait senti son importance , la connaissance et Ta-
68
CONSIDERATIONS
doption d'un plus grand système de conduite de-
venaient indispensables.
Depuis que la guerre ne se fait plus avec les sol-
dats conduits par les grands vassaux, et que les
rois de France ont besoin d'impôts pour payer
une armée, le désordre des finances a toujours
été la source des troubles du royaume. Le parle-
ment de Paris, vers la fin du règne de Louis XV,
commençait à faire entendre qu'il n'avait pas le
droit d'accorder les subsides, et la nation approu-
vait toujours sa résistance à cet égard ; mais tout
rentrait dans le repos et l'obéissance dont le peu-
ple français avait depuis si longtemps l'habitude ,
quand le gouvernement marchait sur ses roulettes
accoutumées , sans rien demander à aucune corpo-
ration qui pût se croire indépendante du trône. Il
était donc clair que, dans les circonstances d'alors,
le plus grand danger pour le pouvoir du roi était
de manquer d'argent; et c'est d'après cette con-
viction que M. de Maurepas proposa de nommer
M. Necker directeur général du trésor royal.
i Étranger et protestant, il était tout à fait hors
de la ligne des choix ordinaires; mais il avait mon-
tré une si grande habileté en matière de finances ,
soit dans la compagnie des Indes, dont il était
membre, soit dans le commerce, qu'il avait prati-
qué lui-même vingt ans, soit dans ses écrits, soit
enfin dans les divers rapports qu'il avait constam-
ment entretenus avec les ministres du roi , depuis
le duc de Choiseul jusqu'en 1776, époque de sa
nomination , que 51. de Maurepas fit choix de lui,
seulement pour qu'il attirât de l'argent au trésor
royal. M. de Maurepas n'avait pas réfléchi sur la
connexion du crédit public avec les grandes me-
sures d'administration ; il croyait donc que M. Nec-
ker pourrait rétablir la fortune de l'État comme
celle d'une maison de banque , en faisant des spé-
culations heureuses. Rien n'était plus superficiel
qu'une telle manière de concevoir les finances d'un
grand empire. La révolution qui se manifestait
dans les esprits ne pouvait être écartée du foyer
même des affaires qu'en satisfaisant l'opinion par
toutes les réformes qu'elle désirait ; il fallait aller
au-devant d'elle, de peur qu'elle ne s'avançât trop
rudement. Un ministre des finances ne saurait être
un jongleur qui fait passer et repasser de l'argent
d'une caisse à l'autre, sans avoir aucun moyen réel
d'augmenter la recette, ou de diminuer la dépense.
On ne pouvait remettre l'équilibre entre l'une et l'au-
tre qu'à l'aide de l'économie, des impôts ou du crédit;
et ces diverses ressources exigeaient l'appui de l'o-
pinion publique. Examinons maintenant de quels
moyens un ministre devait se servirpour la captiver.
comme homme
CHAPITRE IV
Du caractère de M. Necker
public.
Monsieur Necker, citoyen de la république de
Genève , avait cultivé dès son enfance la littérature
avec beaucoup de soin ; et lorsqu'il fut appelé par
sa situation à se vouer aux affaires de commerce
et de finance , son premier goût pour les lettres
mêla toujours des sentiments élevés et des consi-
dérations philosophiques aux intérêts positifs de
la vie. Madame Necker, qui était certainement
une des femmes les plus instruites de son temps ,
réunissait constamment chez elle tout ce que le
dix-huitième siècle, si fécond en hommes distin-
gués, pouvait offrir alors de talents illustres. Mais
l'extrême sévérité de ses principes la rendit inac-
cessible à toute doctrine contraire à la religion
éclairée dans laquelle elle avait eu le bonheur de
naître. Ceux qui l'ont connue attestent qu'elle a
traversé toutes les opinions et toutes les passions
de son temps , sans cesser d'être une chrétienne
protestante, aussi éloignée de l'impiété que de l'in-
tolérance : il en était de même de M. Necker.
D'ailleurs, aucun système exclusif ne plaisait à
son esprit, dont la prudence était l'un des traits
distinctifs. Il ne trouvait aucun plaisir dans l'in-
novation en elle-même ; mais il n'avait point les
préjugés d'habitude , auxquels une raison supé-
rieure ne saurait jamais s'asservir.
Le premier de ses écrits fut un éloge de Colbert,
qui remporta le prix à l'Académie française. 11 fut
blâmé par les philosophes d'alors , parce que l'au-
teur n'adoptait pas en entier, relativement au com-
merce et aux finances , le système dont on vou-
lait faire un devoir à l'esprit ; déjà se manifestait
le fanatisme philosophique , l'une des maladies de
la révolution. On voulait accorder à un petit nom-
bre de principes le pouvoir absolu que s'était ar-
rogé jusque-là un petit nombre d'hommes : dans
le domaine de la pensée aussi , il ne faut rien d'ex-
clusif.
Dans le second ouvrage de M, Necker, intitulé :
Sur la Législation et le Commerce des grains, il
reconnut de même la nécessité de quelques restric-
tions à la libre exportation des blés , restrictions
commandées par l'intérêt pressant et journalier de
la classe indigente. M. Turgot et ses amis se brouil-
lèrent à cette occasion avec M. Necker : une
émeute, causée par la cherté du pain, eut lieu
dans Tt-nnée 1775, oii M. Necker publia son livre;
et, parce qv''.i avait signalé les fausses mesures
qui provoquèrent cette émeute, quelques-uns des.
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
69
économistes les plus exagérés en accusèrent son
ouvrage. Mais ce reproclie était absurde; car un
écrit fondé sur des idées purement générales ne
peut avoir d'influence à son début que sur les clas-
ses supérieures.
M. Necker, ayant eu toute sa vie affaire aux
choses réelles, savait se plier aux modifications
qu'elles exigent : toutefois il ne rejetait pas avec
dédain les principes , car il n'y a que les gens mé-
diocres qui mettent en opposition la théorie et la
pratique. L'une doit être le résultat de l'autre , et
elles se confirment toujours mutuellement.
Peu de mois avant d'être nommé ministre,
M. Necker fit un voyage en Angleterre. Il rapporta
de ce pays une admiration profonde pour la plu-
part de ses institutions; mais ce qu'il étudia par-
ticulièrement, c'est la grande influence de la pu-
blicité sur le crédit , et les moyens immenses que
donne une assemblée représentative pour soutenir
et pour renouveler les ressources financières de
l'État. Néanmoins, il n'avait pas alors l'idée de pro-
poser le moindre changement à l'organisation po-
litique de la France. Si les circonstances n'avaient
pas forcé le roi lui-même à ce changement,
M. Necker ne se serait jamais cru le droit de s'en
mêler. Il considérait, avant tout, le devoir indivi-
duel et présent auquel il se trouvait lié; et quoiqu'il
fût plus convaincu que personne des avantages d'un
gouvernement représentatif, il ne pensait pas
qu'une telle proposition pût partir d'un ministre
nommé par le roi , sans que son souverain l'y eût
autorisé positivement. D'ailleurs , il était dans la
nature de son caractère et de son esprit d'attendre
les circonstances , et de ne pas prendre sur lui les
résolutions qu'elles peuvent amener. Bien que
M. Necker fût très-prononcé contre des privilèges
tels que les droits féodaux et les exemptions d'im-
pôts , il voulait entrer en traité avec les possesseurs
de ces privilèges, afin de ne jamais sacrifier sans
ménagement les droits présents aux biens futurs.
Ainsi, lorsque, d'après sa proposition, le roi abo-
lit dans ses domaines les restes de la servitude
personnelle, la mainmorte, etc., l'autorité royale
ne prononça rien sur la conduite que devaient te-
nir les seigneurs à cet égard. Elle se confia seu-
lement à l'effet de son exemple.
M. Necker désapprouvait hautement l'inégalité
de la répartition des impôts ; il ne pensait pas que
les privilégiés dussent supporter une moindre part
des charges publiques que tous les autres citoyens
de l'État; cependant, il n'engagea point le roi à
rien décider à cet égard. L'établissement des admi-
nistrations provinciales , comme on le verra dans
un chapitre suivant, était, selon lui, le meilleur
moyen pour obtenir du consentement volontaire
des nobles et du clergé le sacrifice de cette inéga-
lité d'impôts , qui révoltait encore plus la masse de
la nation que toute autre distinction. Ce ne fut que
dans le second ministère de M. Necker, en 1788,
lorsque le roi avait déjà promis les états généraux,
et que le désordre des finances , causé par le mau-
vais choix de ses ministres, l'avait remis de nou-
veau dans la dépendance des parlements ; ce fut ,
dis-je , seulement alors que M. Necker aborda les
grandes questions de l'organisation politique de la
France; tant qu'il put s'en tenir à de sages me-
sures d'administration, il ne recommanda qu'elles.
Les partisans du despotisme, qui auraient voulu
trouver un cardinal de Richelieu dans la personne
du premier ministre du roi, ont été très-mécon-
tents de M. Necker; et, d'un autre côté, les amis
ardents de la liberté se sont plaints de la constante
persévérance avec laquelle il a défendu, non-seu-
Jement l'autorité royale, mais les propriétés même
abusives des classes privilégiées , lorsqu'il croyait
possible de les racheter, au lieu de les supprimer
sans compensation. M. Necker se trouva placé par
les circonstances, comme le chancelier de l'Hôpital,
entre les catholiques et les protestants. Car les que-
relles politiques de la France, dans le dix-huitième
siècle, peuvent être comparées aux dissensions reli-
gieuses du seizième; et M. Necker , comme le chan-
celier de l'Hôpital , essaya de rallier les esprits à ce
foyer de raison qui était au fond de son cœur.
Jamais personne n'a réuni d'une façon plus remar-
quable la sagesse des moyens à l'ardeur pour le
but.
M. Necker ne se déterminait à aucune démarche
sans une délibération longue et réfléchie, dans
laquelle il consultait tour à tour sa conscience et
son jugement, mais nullement son intérêt person-
nel. Méditer, pour lui, c'était se détacher de soi-
même; et, de quelque manière qu'on puisse juger
les divers partis qu'il a pris , il faut en chercher
la cause hors des mobiles ordinaires des actions
des hommes. Le scrupule dominait en lui , comme
la passion domine chez les autres. L'étendue de
son esprit et de son imagination lui donnait
quelquefois la maladie de l'incertitude; il était de
plus singulièrement susceptible de regrets, et
s'accusait souvent en toutes choses avec une in-
juste facilité. Ces deux nobles inconvénients de sa
nature avaient encore accru sa soumission à la
morale; il ne trouvait qu'en elle décision pour le
présent, et calme sur le passé. Tout homme juste
qui examinera la conduite publique de M. Necker
70
CONSIDERATIONS
dans ses moindres détails, y verra toujours l'in-
fluence d'un principe de vertu. Je ne sais si cela
s'appelle n'être pas un homme d'État ; mais si l'on
veut le blâmer sous ce rapport , c'est aux délica-
tesses de sa conscience qu'il faut s'en prendre : car
il avait l'intime conviction que la morale est en-
core plus nécessaire dans un homme public que
dans un particulier, parce que le gouvernement
des choses grandes et durables est plus évidemment
soumis que celui des circonstances passagères aux
lois de probité instituées par le Créateur.
Pendant le premier ministère de M. Necker,
lorsque l'opinion n'était point encore pervertie par
l'esprit de parti, et que les affaires marchaient
d'après les règles généralement reconnues, l'ad-
miration qu'inspira son caractère fut universelle,
et toute la France considéra sa retraite comme
une calamité publique. Examinons d'abord ce pre-
mier ministère , avant de passer aux cruelles cir-
constances qui ont amené la haine et l'ingratitude
dans les jugements des hommes.
CHAPITRE V.
Des plans de M. Necker , relativement aux
finances.
Les principes que M. Necker avait adoptés dans
la direction des finances , sont d'une telle simpli-
cité , que leur théorie est à la portée de tout le
monde, bien que l'application en soit très-difficile.
On peut dire aux ministres d'État : Soyez justes
et fermes ; comme aux écrivains : Soyez ingénieux
et profonds ; ces conseils sont très-clairs , mais les
qualités qui permettent de les suivre, sont fort
rares.
M. Necker pensait que l'économie , et la publi-
cité qui est la garantie de la fidélité dans les enga-
gements, sont les bases de l'ordre et du crédit
dans un grand empire; et de même que, dans sa
manière de voir , la morale publique ne devait pas
différer de la morale privée , il croyait aussi que
la fortune de l'État pouvait, à beaucoup d'égards,
se conduire par les mêmes règles que celle de cha-
que famille. Mettre les recettes de niveau avec les
dépenses, arriver à ce niveau plutôt par le retran-
chement des dépenses que par l'augmentation des
impôts; et lorsque la guerre devenait malheureu-
sement nécessaire , y suffire par des emprunts dont
l'intérêt fût assuré, ou par une économie nouvelle,
ou par un impôt de plus , tels sont les premiers
principes dont M. Necker ne s'écartait jamais.
Il est aisé de concevoir qu'aucun peuple ne peut
faire la guerre avec son revenu habituel ; il faut
donc que le crédit permette d'emprunter, c'est-à-
dire, de faire partager aux générations futures le
poids d'une guerre qui doit avoir leur prospérité
pour objet. On pourrait encore supposer dans un
État l'existence d'un trésor, comme en avait le
grand Frédéric : mais , outre qu'il n'existait rien
de pareil en France, il n'y a que les conquérants,
ou ceux qui veulent le devenir, qui privent leurs
pays des avantages attachés à la circulation du nu-
méraire et à l'action du crédit. Les gouvernements
arbitraires , soit révolutionnaires , soit despotiques,
ont recours, pour soutenir la guerre, à des em-
prunts forcés , à des contributions extraordinaires,
à des papiers-monnaies ; car nul pays ne peut ni
ne doit faire la guerre avec son revenu : le crédit
est donc la véritable découverte moderne qui a lié
les gouvernements avec les peuples. C'est le besoin
du crédit qui oblige les gouvernements à ménager
l'opinion publique; et, de même que le commerce
a civilisé les nations, le crédit, qui en est une
conséquence, a rendu nécessaires des formes cons-
titutionnelles quelconques , pour assurer la publi-
cité dans les finances et garantir les engagements
contractés. Comment le crédit pourrait-il se fonder
sur les maîtresses , les favoris , ou les ministres ,
qui changent à la cour des rois du jour au lende-
main? Quel père de famille confierait sa fortune à
cette loterie?
M. Necker cependant a su, le premier et le seul
parmi les ministres , obtenir du crédit en France
sans aucune institution nouvelle. Son nom inspi-
rait une telle confiance, que, très-imprudemment
même , les capitalistes de l'Europe ont compté sur
lui comme sur un gouvernement, oubliant qu'il
pouvait perdre- sa place d'un instant à l'autre. Les
Anglais et les Français s'accordaient pour le citer,
avant la révolution , comme la plus forte tête
financière de l'Europe. L'on regardait comme un
miracle d'avoir fait cinq ans la guerre sans augmen-
ter les impôts , et seulement en assurant l'intérêt
des emprunts sur des économies. Mais, quand
l'esprit de parti vint tout empoisonner, on imagina
de dire qu'il y avait du charlatanisme dans le sys-
tème de finances de M. Necker. Singulier charla-
tanisme que celui qui repose sur l'austérité du
caractère, et fait renoncer au plaisir de s'attacher
beaucoup de créatures, en donnant facilement l'ai--
gent levé sur le peuple! Les juges irrécusables des
talents et de l'honnêteté d'un ministre des finances,
ce sont les créanciers de l'État.
Pendant l'administration de M. Necker, les
fonds pubHcs montèrent, et l'intérêt de l'argent
baissa jusqu'à un taux dont on n'avait point eu
SUR Li REVOLUTION FRANÇAISE.
71
d'exemple en France. Les fonds anglais , au con-
traire , subirent dans le même temps une dépré-
ciation considérable , et les capitalistes de tous les
pays s'empressèrent de concourir aux emprunts
ouverts à Paris , comme si les vertus d'un homme
avaient pu tenir lieu de la fixité des lois.
M. Necker, a-t-on dit , a fait des emprunts , ce
qui devait ruiner les finances. Et de quel moyen
l'Angleterre s'est-elle servie , pour arriver au degré
de richesse qui lui a permis de soutenir avec éclat
vingt-cinq ans de la plus terrible guerre? Les
emprunts dont l'intérêt n'est pas assuré ruine-
raient l'État , s'ils étaient longtemps praticables :
mais heureusement ils ne le sont pas; car les
créanciers sont très-avisés sur ce qui les touche ,
et ne prêtent volontairement que sur des gages
positifs. M. Necker, afin d'assurer l'intérêt et le
fonds d'amortissement nécessaires à la garantie des
payements , attachait une réforme à chaque em-
prunt ; et il résultait de cette réforme une diminu-
tion de dépense plus que suffisante pour le paye-
ment des intérêts. Mais cette méthode si simple ,
de retrancher sur ses dépenses pour augmenter ses
revenus , ne paraît pas assez ingénieuse aux écri-
vains qui veulent montrer des vues profondes en
traitant des affaires publiques.
L'on a dit aussi que les emprunts viagers dont
M. Necker a fait quelquefois usage pour attirer les
capitaux , favorisaient le penchant des pères à con-
sumer d'avance la fortune qu'ils devaient laisser à
leurs enfants. Cependant il est généralement re-
connu que l'intérêt viager, tel que M. Necker l'a-
vait combiné, est une spéculation tout comme
l'intérêt perpétuel. Les meilleurs pères de famille
plaçaient sur les trente têtes à Genève , dans l'in-
tention d'augmenter leur bien après eux. Il y a des
tontines viagères en Irlande ; il en existait depuis
longtemps en France. Il faut se servir de différents
genres de spéculations pour captiver les diverses
manières de voir des capitalistes ; mais on ne sau-
rait mettre en doute si un père de famille peut ,
lorsqu'il veut régler sa dépense, s'assurer une
grande augmentation de capital , en plaçant une
partie de ce qu'il possède à un intérêt très-haut ,
et en épargnant chaque année une portion de cet
intérêt. Au reste, on est honteux de répéter des
vérités si généralement répandues parmi tous les
financiers de l'Europe. Mais , quand en France les
ignorants des salons ont attrapé sur un sujet sé-
rieux une phrase quelconque, dont la rédaction
est à la portée de tout le monde , ils s'en vont la
redisant à tout propos ; et ce rempart de sottise
est très-difficile à renverser.
Faut -il répondre aussi à ceux qui accusent
M. Necker de n'avoir pas changé le système des
impôts, et supprimé les gabelles, en soumettant
les pays d'états qui en étaient exempts , à une con-
tribution sur le sel? Il ne fallait pas moins que la
révolution pour détruire les privilèges particuliers
des provinces. Le ministre qui aurait osé les atta-
quer n'aurait produit qu'une résistance nuisible à
l'autorité du roi , sans obtenir aucun résultat utile.
Les privilégiés étaient tout-puissants en France , il
y a quarante ans , et l'intérêt seul de la nation était
sans force. Le gouvernement et le peuple , qui sont
pourtant deux parties essentielles de l'État, ne
pouvaient rien contre telle ou telle province, tel
ou tel corps ; et des droits bigarrés , héritages des
événements passés , empêchaient le roi même de
rien faire pour le bien général.
M. Necker, dans son ouvrage sur l'administra-
tion des finances , a montré tous les inconvénients
du système inégal d'impôts qui régnait en France ;
mais c'est une preuve de plus de sa sagesse, que
de n'avoir entrepris à cet égard aucun changement
pendant son premier ministère. Les ressources
qu'exigeait la guerre ne permettaient de s'expo-
ser à aucune lutte intérieure ; car, pour innover
en matière de finances, il fallait être en paix, afin
de pouvoir captiver le peuple, en diminuant la
masse des impôts , alors qu'on en aurait changé la
nature.
Si les uns ont blâmé M. Necker d'avoir laissé
subsister l'ancien système des impôts, d'autres
l'ont accusé d'avoir montré trop de hardiesse , en
imprimant le Compte rendu au roi sur la situation
de ses finances. M. Necker était , comme je l'ai
dit , dans des circonstances à peu près semblables
à celles du chancelier de l'Hôpital. Il n'a pas fait
un pas dans la carrière politique , sans que les no-
vateurs lui reprochassent sa prudence , et les par-
tisans de tous les anciens abus sa témérité. Aussi
l'étude de ses deux ministères est-elle peut-être la
plus utile que puisse faire un homme d'État. On y
verra la route de la raison tracée entre les factions
contraires , et des efforts toxijours renaissants pour
amener une transaction sage entre les vieux inté-
rêts et les nouvelles idées.
La publicité du Compte rendu avait pour but de
suppléer en quelque manière aux débats de la
chambre des communes d'Angleterre, en faisant
connaître à tous le véritable état des finances.
C'était porter, disait-on, atteinte à l'autorité du
roi , que d'informer la nation de l'état des affaires.
Si l'on n'avait eu rien à demander à cette nation ,
on aurait pu lui cacher la situation du trésor royal;
72
CONSIDERATIONS
mais le mouvement des esprits ne permettait pas
qu'on pût exiger la continuation de taxes très-oné-
reuses, sans montrer au moins l'usage qu'on en
avait fait, ou qu'on en voulait faire. Les courtisans
criaient contre les mesures de publicité en finances,
les seules propres à fonder le crédit, et néanmoins
ils sollicitaient avec une égale véhémence, pour
eux et les leurs , tout l'argent que ce crédit même
pouvait à peine fournir. Cette inconséquence s'ex-
plique toutefois par la juste crainte qu'ils éprou-
vaient de voir le jour entrer dans les dépenses qui
les concernaient; car la publicité de l'état des
finances avait aussi un avantage important, celui
d'assurer au ministre l'appui de l'opinion publique,
dans les divers retranchements qu'il était néces-
saire d'effectuer. L'économie offrait de grands
moyens en France à l'homme courageux qui,
comme M. Necker, voulait y avoir recours. Le
roi, quoiqu'il n'eût point de luxe pour lui-même,
était d'une telle bonté, qu'il ne savait rien refuser
à ceux qui l'entouraient; et les grâces de tout
genre excédaient sous son règne , quelque austère
que fût sa conduite , les dépenses mêmes de
Louis XV. M. Necker devait considérer comme
son premier devoir, et comme la principale res-
source de l'État, la diminution des grâces; il se
faisait ainsi beaucoup d'ennemis à la cour et parmi
les employés des finances ; mais il remplissait son
devoir : car le peuple alors était réduit, par les
impôts , à une détresse dont personne ne s'occu-
pait, et que M. Necker a proclamée et soulagée le
premier. Souffrir pour ceux qu'on ne connaissait
pas , et refuser à ceux que l'on connaissait , était
un effort pénible , mais dont la conscience faisait
une loi à celui qui l'a toujours prise pour guide.
A l'époque du premier ministère de M. Necker,
la classe la plus nombreuse de l'État était surchar-
gée de dîmes et de droits féodaux , dont la révo-
lution l'a délivrée; les gabelles et les impôts que
supportaient certaines provinces , et dont d'autres
étaient affranchies, l'inégalité de la répartition,
fondée sur les exemptions des nobles et du clergé,
tout concourait à rendre la situation du peuple
infiniment moins heureuse qu'elle [ne l'est main-
tenant. Chaque année, les intendants faisaient
vendre les derniers meubles de la misère, parce
que plusieurs contribuables se trouvaient dans
l'impossibilité d'acquitter les taxes qu'on leur de-
mandait : dans aucun État de l'Europe le peuple
n'était traité d'une manière aussi révoltante. A
l'intérêt sacré de tant d'hommes se joignait aussi
celui du roi , qu'il ne fallait pas exposer aux résis-
tances du parlement pour l'enregistrement des
impôts. M. Necker rendait donc un service signalé
à la couronne, lorsqu'il soutenait la guerre par le
simple fruit des économies, et le ménagement
habile du crédit : car de nouvelles charges irri-
taient la nation , et popularisaient le parlement en
lui donnant l'occasion de s'y opposer.
Un ministre qui peut prévenir une révolution
en faisant le bien, doit suivre cette route, quelle
que soit son opinion politique. M. Necker se flat-
tait donc de retarder, du moins encore pendant
plusieurs années , par l'ordre dans les finances , la
crise qui s'approchait; et, si l'on avait adopté ses
plans en administration , il se peut que cette crise
même n'eût été qu'une réforme juste, graduelle et
salutaire.
CHAPITRE VI.
Des plans de M. Necker en administration.
Le ministre des finances, avant la révolution,
n'était pas seulement chargé du trésor public , ses
devoirs ne se bornaient pas à mettre de niveau la
recette et la dépense; toute l'administration du
royaume était encore dans son département; et,
sous ce rapport, le bien-être de la nation entière
ressortissait au contrôleur général. Plusieurs bran-
ches de l'administration étaient singulièrement né-
gligées. Le principe du pouvoir absolu se combinait
avec des obstacles sans cesse renaissants dans l'ap-
plication de ce pouvoir. Il y avait partout des tra-
ditions historiques dont les provinces voulaient
faire des droits, et que l'autorité royale n'admettait
que comme des usages. De là vient que l'art de
gouverner était une espèce d'escamotage, dans
lequel on tâchait d'extorquer de la nation le plus
possible pour enrichir le roi, comme si la nation
et le roi devaient être considérés comme des adver-
saires.
Les dépenses du trône et de l'armée étaient
exactement acquittées ; mais la détresse du trésor
royal était si habituelle, qu'on négligeait, faute
d'argent, les soins les plus nécessaires à l'huma-
nité. L'on ne peut se faire une idée de l'état dans
lequel monsieur et madame Necker trouvèrent les
prisons et les hôpitaux de Paris. Je nomme ma-
dame Necker à cette occasion , parce qu'elle a con-
sacré tout son temps , pendant le ministère de son
mari , à l'amélioration des établissements de bien-
faisance, et qu'à cet égard les changements les
plus remarquables furent opérés par elle.
Biais M. Necker sentit plus vivement que per- ;
sonne combien la bienfaisance d'un ministre même
est peu de chose au milieu d'un royaume aussi
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
73
vaste et aussi arbitrairement gouverné que la
France; et ce fut son motif pour établir des assem-
blées provinciales, c'est-à-dire, des conseils com-
posés des principaux propriétaires de chaque pro-
vince, dans lesquels on discuterait la répartition
des impôts et les intérêts locaux de l'administration.
M. ïui-got en avait conçu l'idée; mais aucun mi-
nistre du roi, avant M. Necker, ne s'était senti le
courage de s'exposer à la résistance que devait ren-
contrer une institution de ce genre; et il était à
prévoir que les parlements et les courtisans , rare-
ment coalisés, la combattraient également.
Les provinces réunies le plus tard à la couronne,
telles que le Languedoc, la Bourgogne, la Bre-
tagne, etc., s'appelaient pays cVétats, parce
qu'elles s'étaient réservé le droit d'être régies par
une assemblée composée des trois ordres de la
province. Le roi fixait la somme totale qu'il exigeait,
mais les états en faisaient la répartition. Ces pro-
vinces se maintenaient dans le refus de certaines
taxes, dont elles prétendaient être exemptes par
les traités qu'elles avaient conclus avec la couronne.
De là venaient les inégalités du système d'imposi-
tions, les occasions multipliées de contrebande
entre une province et une autre, et l'établissement
des douanes dans l'intérieur.
Les pays d'états jouissaient de grands avan-
tages : non-seulement ils payaient moins , mais la
somme exigée était répartie par des propriétaires
qui connaissaient les intérêts locaux, et qui s'en
occupaient activement. Les routes et les établis-
sements publics y étaient beaucoup mieux soignés,
et les contribuables traités avec plus de ménage-
ment. Le roi n'avait jamais admis que ces états
possédassent le droit de consentir l'impôt; mais
eux se conduisaient comme s'ils avaient eu ce droit
réellement. Ils ne refusaient pas l'argent qu'on leur
demandait; mais ils appelaient leurs contributions
un don gratuit; en tout , leur administration valait
bien mieux que celle des autres provinces, dont
le nombre était pourtant beaucoup plus grand , et
qui ne méritaient pas moins l'intérêt du gouver-
nement.
Des intendants étaient nommés par le roi pour
gouverner les trente-deux généralités du royaume :
ils ne rencontraient d'obstacles que dans les pays
d'états , et quelquefois de la part de l'un des douze
parlements de province ( le parlement de Paris
était le treizième); mais, dans la plupart des géné-
ralités conduites par un intendant, cet agent du
pouvoir disposait à lui seul des intérêts de toute
une p'rovince. Il avait sous ses ordres une armée
d'employés du fisc, détestés des gens du peuple.
Ces employés les tourmentaient un à un pour en
arracher des impôts disproportionnés à leurs
moyens ; et , lorsque l'on écrivait au ministre des
finances , pour se plaindre des vexations de l'in-
tendant, ou du subdélégué, c'était à cet intendant
même que le ministre renvoyait les plaintes, puis-
que l'autorité suprême ne communiquait que par
eux avec les provinces.
Les jeunes gens et les étrangers qui n'ont pas
connu la France avant la révolution , et qui voient
aujourd'hui le peuple enrichi par la division des
propriétés et la suppression des dîmes et du régime
féodal , ne peuvent avoir l'idée de la situation de
ce pays , lorsque la nation portait le poids de tous
les privilèges. Les partisans de l'esclavage, dans
les colonies, ont souvent dit qu'un paysan de France
était plus malheureux qu'un nègre. C'était un ar-
gument pour soulager les blancs, mais non pour
s'endurcir contre les noirs. La misère accroît
l'ignorance, l'ignorance accroît la misère; et, quand
on se demande pourquoi le peuple français a été si
cruel dans la révolution , on ne peut en trouver la
cause que dans l'absence de bonheur, qui conduit
à l'absence de moralité.
On a voulu vainement, pendant le cours de ces
vingt-cinq années , exciter en Suisse et en Hollande
des scènes semblables à celles qui se sont passées
en France : le bon sens de ces peuples , formé de-
puis longtemps par la liberté, s'y est constam-
ment opposé.
Une autre cause des malheurs de la révolution
c'est la prodigieuse influence de Paris sur la France.
Or, l'établissement des administrations provin-
ciales devait diminuer l'ascendant de la capitale sur
tous les points du royaume; car les grands pro-
priétaires, intéressés par les affaires dont ils se
seraient mêlés chez eux, auraient eu un motif
pour quitter Paris , et vivre dans leurs terres. Les
grands d'Espagne ne peuvent pas s'éloigner de
Madrid sans la permission du roi : c'est un puis-
sant moyen de despotisme , et par conséquent de
dégradation , que de changer les nobles en courti-
sans. Les assemblées provinciales devaient rendre
aux grands seigneurs de France une consistance
politique. Les dissensions qu'on a vues tout à coup
éclater entre les classes privilégiées et la nation >
n'auraient peut-être pas existé, si, depuis long-
temps , les trois ordres se fussent rapprochés , en
discutant en commun les affaires d'une même pro-
vince.
M. Tsecker composa les administrations provin-
ciales instituées sous son ministère, comme l'ont
été depuis les états généraux, d'un quart de nobles,
6.
74
CONSIDERATIONS
un quart du clergé, et moitié du tiers état, divisé
en députés des villes et en députés des campagnes.
Ils délibéraient ensemble, et déjà l'harmonie s'éta-
blissait tellement entre eux, que les deux premiers
ordres avaient parlé de renoncer volontairement à
leurs privilèges en matière d'impôts. Les procès-ver-
baux de leurs séances devaient être imprimés , afin
d'encourager leurs travaux par l'estime publique.
Les grands seigneurs français n'étaient pas assez
instruits, parce qu'ils ne gagnaient rien à l'être.
La grâce en conversation , qui conduisait à plaire
à la cour, était la voie la plus sûre pour arriver
aux honneurs. Cette éducation superficielle a été
l'une des causes de la ruine des nobles : ils ne pou-
vaient plus lutter contre les lumières du tiers état;
ils auraient dû tâcher de les surpasser. Les assem-
blées provinciales auraient, par degrés, amené les
grands seigneurs à primer par leur savoir en admi-
nistration, comme jadis ils l'emportaient par leur
épce; et l'esprit public en France aurait précédé
l'établissement des institutions libres.
Les assemblées provinciales n'auraient point
empêché qu'un jour on ne demandât la convocation
des états généraux; mais du moins, quand l'époque
inévitable d'un gouvernement représentatif serait
arrivée, la première classe et la seconde, s'étant
occupées ensemble depuis longtemps de l'adminis-
tration de leur pays, ne se seraient point présentées
aux états généraux , l'une avec l'horreur et l'autre
avec la passion de l'égalité.
L'archevêque de Bourges et l'évêque de Rhodez
furent choisis pour présider les deux assemblées
provinciales établies par M. Necker. Ce ministre,
qui était protestant, montra en toute occasion
une grande déférence pour le clergé de France ,
parce qu'il était en effet composé d'hommes très-
sages , dans tout ce qui ne concernait pas les pré-
jugés de corps; mais, depuis la révolution , les
haines de parti et la nature du gouvernement
doivent écarter les ecclésiastiques des emplois
publics.
Les parlements prirent de l'ombrage des assem-
blées provinciales, comme d'une institution qui
pouvait donner au roi une force d'opinion indépen-
dante de la leur. M. Necker souhaitait que les pro-
vinces ne fussent point exclusivement soumises
aux autorités qui siégeaient à Paris; mais, loin de
vouloir détruire ce qu'il y avait de vraiment utile
dans les pouvoirs politiques des parlements , c'est-
à-dire, l'obstacle qu'ils pouvaient mettre à l'exten-
sion de l'impôt, ce fut lui, M. Necker, qui obtint
du roi que l'on soumît aussi l'augmentation de la
taille , impôt arbitraire dont le ministère seul fixait
la quotité , à l'enregistrement du parlement.
M. Necker cherchait sans cesse à mettre des
bornes au pouvoir ministériel, parce qu'il savait,
par sa propre expérience , qu'un homme chargé de
tant d'affaires , et à une si grande distance des in-
térêts sur lesquels il est appelé à prononcer, finit
toujours par s'en remettre , de subalterne en subal-
terne, aux derniers commis, les plus incapables de
juger des motifs qui doivent influer sur des déci-
sions importantes.
Oui , dira-t-on encore , M. Necker , ministre tem-
poraire , mettait volontiers des bornes au pouvoir
ministériel ; mais c'était ainsi qu'il portait atteinte
à l'autorité permanente des rois. Je ne traiterai
point ici la grande question de savoir si le roi
d'Angleterre n'a pas autant et plus de pouvoir que
n'en avait un roi de France. La nécessité de gou-
verner dans le sens de l'opinion publique est im-
posée au souverain anglais ; mais , cette condition
remplie , il réunit la force de la nation à celle du
trône , tandis qu'un monarque arbitraire , ne sa-
chant 011 prendre l'opinion que ses ministres ne
lui représentent pas fidèlement , rencontre à chaque
instant des obstacles imprévus dont il ne peut cal-
culer les dangers. Mais , sans anticiper sur un ré-
sultat qui, j'espère, acquerra quelque évidence
nouvelle par cet ouvrage, je m'en tiens aux admi-
nistrations provinciales, et je demande s'ils étaient
les vrais serviteurs du roi , ceux qui voulaient lui
persuader que ces administrations diminuaient son
autorité.
La quotité des impôts n'était point soumise à
leur décision; la répartition de la somme fixée
d'avance leur était seule accordée. Était-ce donc
un avantage pour la couronne , que l'impôt , mal
subdivisé par un mauvais intendant , fît souffrir le
peuple , et le révoltât plus encore contre l'autorité
qu'un tribut, quelque considérable qu'il soit,
quand il est sagement partagé ? Tous les agents du
pouvoir en appelaient, dans chaque détail, à la
volonté du roi : les Français ne sont contents que
quand ils peuvent, en toute occasion, s'appuyer
sur les désirs du prince. Les habitudes serviles
sont chez eux invétérées ; tandis que les ministres,
dans les pays libres , ne se fondent que sur le bien
public. Il se passera du temps encore avant que les
habitants de la France, accoutumés depuis plu-
sieurs siècles à l'arbitraire, apprennent à rejeter
ce langage de courtisan, qui ne doit pas sortir de
l'enceinte des palais oiî il a pris naissance.
Le roi, sous le ministère de M. Necker, n'a ja- ■
mais eu la moindre discussion avec les parlements.
Cela n'est pas étonnant, dira-t-on, puisque le roi,
SUR LA. REVOLUTION FRÂNGMSE.
75
pendant ce temps , n'exigea point de nouveaux im-
pôts, et s'abstint de tout acte arbitraire. Mais
c'est en cela que le ministre se conduisit avec pru-
dence; car un roi, dans le pays même où des lois
constitutionnelles ne servent point de bornes à son
pouvoir , aurait tort d'essayer jusqu'à quel point
le peuple supporterait ses fautes. Personne ne doit
faire tout ce qu'il peut, surtout sur un terrain
aussi chancelant que celui de l'autorité arbitraire ,
dans un pays éclairé.
M. Necker, dans son premier ministère, était
encore plus ami de la probité publique, si l'on
peut s'exprimer ainsi , que de la liberté ; parce que
la nature du gouvernement qu'il servait permettait
l'une plus que l'autre; mais il souhaitait tout ce
qui pouvait donner quelque stabilité au bien , in-
dépendamment du caractère personnel des rois , et
de celui de leurs ministres , plus incertain encore.
Les deux administrations provinciales qu'il établit,
dans le Berri et le Rouergue, réussirent admira-
blement. Plusieurs autres étaient préparées, et le
mouvement nécessaire aux esprits , dans un grand
empire, se tournait vers ces améliorations par-
tielles. Il n'y avait alors que deux seuls moyens de
satisfaire l'opinion , qui s'agitait déjà beaucoup sur
les affaires en général : les administrations provin-
ciales et la publicité des finances. Mais, dira-t-on,
pourquoi satisfaire l'opinion? Je m'abstiendrai de
toutes les réponses que feraient les amis de la liberté
à cette singulière question . Je dirai simplement que,
même pour éviter la demande d'un gouvernement
représentatif, le mieux était d'accorder alors ce
qu'on attendait de ce gouvernement , c'est-à-dire ,
de l'ordre et de la stabilité dans l'administration.
Enfin , le crédit , c'est-à-dire , l'argent , dépendait
de l'opinion ; et puisqu'on avait besoin de cet ar-
gent , il fallait au moins ménager par intérêt le
vœu national , auquel , peut-être^ on aurait dû cé-
der par devoir.
CHAPITRE VII.
De la guerre â! Amérique.
En jugeant le passé d'après la connaissance des
événements qui l'ont suivi , on peut dire , je crois ,
que Louis XVI eut tort de se mêler de la guerre
entre l'Amérique et l'Angleterre, quoique l'indé-
pendance des États-Unis fût désirée par toutes les
âmes généreuses. Les principes de la monarchie
française ne permettaient pas d'encourager ce qui
devait être considéré comme une révolte , d'après
ces mêmes principes. D'ailleurs , la France n'avait
point à se plaindre alors de l'Angleterre; et, dé-
clarer une guerre seulement d'après la rivalité tou-
jours subsistante entre ces deux pays, c'est un
genre de politique mauvais en lui-même, et plus
nuisible encore à la France qu'à l'Angleterre. Car
la France ayant de plus grandes sources natu-
relles de prospérité , et beaucoup moins de puis-
sance et d'habileté sur mer, c'est la paix qui la
fortifie , et la guerre maritime qui la ruine.
La cause de l'Amérique et les débats du parle-
ment d'Angleterre à ce sujet excitèrent un grand
intérêt en France. Tous les Français qui furent
envoyés pour servir avec le général Washington ,
revinrent pénétrés d'un enthousiasme de liberté
qui devait leur rendre difficile de retourner tran-
quillement à la cour de Versailles , sans rien sou- ■
haiter de plus que l'honneur d'y être admis. Il faut
donc , dira-t-on , attribuer la révolution à la faute
que fit le gouvernement français , en prenant part
à la guerre d'Amérique. Il faut attribuer la révo-
lution à tout et à rien : chaque année du siècle y
conduisait par toutes les routes. Il était très-diffi-
cile de se refuser aux cris de Paris en faveur de
l'indépendance des Américains. Déjà le marquis de
la Fayette, un noble Français, amoureux de la
gloire et de la liberté , avait obtenu l'approbation
générale en allant se joindre aux Américains, avant
même que le gouvernement français eût pris parti
pour eux. La résistance à la volonté du roi , dans
cette circonstance , fut encouragée par les applau-
dissements du public. Or, quand l'autorité du
prince est en défaveur auprès de l'opinion , le prin-
cipe de la monarchie, qui place l'honneur dans
l'obéissance , est attaqué par sa base.
A quoi fallait-il donc se décider? M. Wecker fit
au roi des représentations très-fortes en faveur du
maintien de la paix , et ce ministre , accusé de sen-
timents républicains, se prononça contre une
guerre dont l'indépendance d'un peuple était l'ob-
jet. Ce n'est point, je n'ai pas besoin de le dire,
qu'il ne souhaitât vivement le triomphe des Amé-
ricains dans leur admirable cause ; mais d'une part
il ne croyait pas permis de déclarer la guerre sans
une nécessité positive , et de l'autre , il était con-
vaincu qu'aucune combinaison politique ne vau-
drait à la France les avantages qu'elle pouvait re-
tirer de ses capitaux consumés par cette guerre.
Ces arguments ne prévalurent pas , et le roi se dé-
cida pour la guerre. Il faut convenir néanmoins
qu'elle pouvait être appuyée par des motifs essen-
tiels; et, quelque parti qu'on prît, on s'exposait à
de graves inconvénients. Déjà le temps approchait
où l'on devait appliquer à Louis XVI ce que Huma
dit de Charles I" : // se trouvait dans une situa-
76
C01NSIDERA.T10NS
tion où les fautes étaient irréparables , et cette
situation ne saurait cojivenir à la faible nature
humaine.
CHAPITRE VIII.
De la retraite de M. Necker, en 1781.
M. Necker n'avait d'autre but, dans son premier
ministère, que d'engager le roi à faire par lui-
même tout le bien que la nation réclamait , et pour
lequel elle a souhaité depuis d'avoir des représen-
tants. C'était l'unique manière d'empêcher une ré-
volution pendant la vie de Louis XVI, et je n'ai
point vu mon père varier depuis dans la conviction
qu'alors , en 1781 , il y aurait réussi. Le reproche
le plus amer qu'il se soit donc fait dans sa vie,
c'est de n'avoir pas tout supporté , plutôt que de
donner sa démission. Mais il ne prévoyait pas à
cette époque ce que les événements ont révélé ; et ,
bien qu'un sentiment généreux l'attachât seul à sa
place, il y a dans les âmes élevées une crainte dé-
licate de ne pas abdiquer aussi facilement le pou-
voir , quand la fierté le leur conseille.
La seconde classe des courtisans se déclara
contre M. Necker. Les grands seigneurs , n'ayant
point d'inquiétude sur leur situation ni sur leur
fortune, ont en général plus d'indépendance dans
leur manière de voir que cet essaim obscur qui
s'accroche à la faveur, pour en obtenir quelques
dons nouveaux à chaque occasion nouvelle. M. Nec-
ker faisait des retranchements dans la maison du
roi , dans la somme destinée aux pensions , dans
les charges de finances , dans les gratifications ac-
cordées aux gens de la cour sur ces charges. Ce
système économique ne convenait point à tous
ceux qui avaient déjà pris l'habitude d'être payés
par le gouvernement, et de pratiquer l'industrie
des sollicitations comme moyen de vivre. En vain ,
pour se donner plus de force, M. Necker avait-il
montré un désintéressement personnel inouï jus-
qu'alors , en refusant tous les appointements de sa
place. Qu'importait ce désintéressement à ceux qui
rejetaient bien loin d'eux un tel exemple? Cette
conduite vraiment généreuse ne désarma point la
colère des hommes et des femmes qui rencontraient
dans M. Necker un obstacle à des abus tellement
passés en habitude, qu'il leur semblait injuste de
vouloir les supprimer.
Les femmes d'un certain rang se mêlaient de
tout avant la révolution. Leurs maris ou leurs
frères les employaient toujours pour aller chez les
ministres ; elles pouvaient insister sans manquer
de convenance , passer la mesure même sans qu'on
fût dans le cas de s'en plaindre ; et toutes les in-
sinuations qu'elles savaient faire en parlant , exer-
çaient beaucoup d'empire sur la plupart des
hommes en place. M. Necker les écoutait très- ■
poliment ; mais il avait trop d'esprit pour ne pas .
démêler ces ruses de conversation , qui ne produi-
sent aucun effet sur les esprits éclairés et naturels.
Ces dames alors avaient recours à de grands airs ,
rappelaient négligemment les noms illustres qu'elles
portaient , et demandaient une pension comme un
maréchal de France se plaindrait d'un passe-droit.
M. Necker s'en tenait toujours à la justice , et ne
se permettait point de prodiguer l'argent acquis
par les sacrifices du peuple. « Qu'est-ce que mille
écus pour le roi? disaient-elles. — Mille écus, ré-
pondait M. Necker , c'est la taille d'un village. »
De tels sentiments n'étaient appréciés que des
personnes les plus respectables à la cour. M. Nec-
ker pouvait aussi compter sur des amis dans le
clergé , qu'il avait toujours honoré , et parmi les
grands propriétaires et les nobles, qu'il voulait
introduire, à l'aide des administrations provin-
ciales , au maniement et à la connaissance des af-
faires publiques. Mais les courtisans des princes et
les financiers étaient vivement contre lui. Un mé-
moire qu'il remit au roi sur l'établissement des
assemblées provinciales avait été indiscrètement
publié, et les parlements y avaient vu que M. Nec-
ker donnait comme un des motifs de cette insti-
tution , l'appui d'opinion qu'elle pourrait prêter
dans la suite contre les parlements eux-mêmes,
s'ils se conduisaient comme des corporations am-
bitieuses, et non d'après le vœu national. C'en fut
assez pour que ces magistrats , jaloux d'une auto-
rité politique contestée, nommassent hardiment
M. Necker un novateur. Mais , de toutes les inno-
vations , celle que les courtisans et les financiers
détestaient le plus , c'était l'économie. De tels en-
nemis , cependant , n'auraient pu faire renvoyer un
ministre pour lequel la nation montrait plus d'at-
tachement qu'elle n'en avait témoigné à personne ,
depuis l'administration de Sully et de Colbert , si
le comte de Maurepas n'avait pas habilement saisi
le moyen de le renverser.
Il en voulait à M. Necker d'avoir fait nommer,
sans sa participation , M. le maréchal de Castries
au ministère de la marine. Aucun homme cepen-
dant n'était plus considéré que M. de Castries, et
ne méritait davantage de l'être. Mais M. de Maure-
pas ne voulait pas que M. Necker, ni personne,
s'avisât d'avoir un crédit direct sur le roi : il était
jaloux de la reine elle-même, et la reine alors trai-
tait M. Necker avec beaucoup de bonté. M. de
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
77
Maurepas assistait toujours au travail du roi avec
les ministres ; mais ce fut pendant un de ses accès
de goutte que M. Necker, se trouvant seul avec le
roi, en obtint la destitution de M. de Sartines , et
la nomination de M. le maréchal de Castries au
ministère de la marine.
M. de Sartines était un exemple du genre de
choix qu'on fait dans les monarchies où la liberté
de la presse et l'assemblée des députés n'obligent
pas à recourir aux hommes de talent. Il avait été
un excellent lieutenant de police; une intrigue
quelconque le fit élever au rang de ministre de la
marine. M. Necker alla chez lui quelques jours
après sa nomination ; il avait fait tapisser sa cham-
bre de cartes géographiques , et dit à M. Necker,
en se promenant dans ce cabinet d'étude : « Voyez
« quels progrès j'ai déjà faits ; je puis mettre la
« main sur cette carte , et vous montrer , en fer-
« niant les yeux , oij sont les quatre parties du
« monde. » Ces belles connaissances n'auraient pas
semblé suffisantes en Angleterre pour diriger la
marine.
A cette ignorance M. de Sartines joignait une
inconcevable ineptie dans la comptabilité de son
département , et le ministre des finances ne pou-
vait pas rester étranger aux désordres qui avaient
lieu dans cette partie des dépenses publiques. Mal-
gré l'importance de ces motifs, M. de Maurepas
ne pardonna pas à M. Necker d'avoir parlé direc-
tement au roi; et, à dater de ce jour, il devint
son ennemi mortel. C'est un caractère singulier
qu'un vieux ministre courtisan ! La chose publique
n'était de rien à M. de Maurepas : il ne s'occupait
que de ce qu'il appelait le service du roi, et ce ser-
vice du roi consistait dans la faveur qu'on pou-
vait gagner ou perdre à la cour : les affaires les
plus essentielles étaient toutes subordonnées au
maniement de l'esprit du souverain. Il fallait bien
avoir une certaine connaissance des choses pour
s'en entretenir avec le roi ; il fallait bien mériter
jusqu'à un certain point l'estime , pour que le roi
n'entendît pas dire trop de mal de vous; mais le
mobile et le but de tout, c'était de lui plaire. M. de
Maurepas tâchait de conserver sa faveur par une
multitude de soins inaperçus, afin d'entourer,
comme avec des filets , le monarque qu'il voulait
séparer de toutes relations dans lesquelles il aurait
pu entendre des paroles sérieuses et sincères. Il
n'osait pas proposer au roi de renvoyer un homme
aussi utile que M. Necker. Quand on n'aurait fait
aucun cas de son amour pour le bien public, l'ar-
gent qu'il procurait par son crédit au trésor royal
c'était pas à dédaigner. Cependant le vieux minis-
tre était aussi imprudent, en fait d'intérêt généra],
que précautionné dans ce qui le concernait per-
sonnellement, et il ne s'embarrassait guère de ce
qui arriverait aux finances de l'État, pourvu que
M. Necker ne se hasardât pas , sans son consente-
ment, à parler au roi. 11 était difficile toutefois de
dire à ce roi : « Vous devez disgracier votre minis-
tre , parce qu'il s'est avisé de s'adresser à vous
sans me consulter. » Il fallait donc attendre une cir-
constance d'un autre genre; et, quelque réservé
que fût M. Necker, il avait un caractère fier, une
âme irritable; c'était un homme énergique enfin
dans toute sa manière de sentir : c'était assez pour
commettre, tôt ou tard, des fautes à la cour.
Dans une des maisons des princes, il se trouvait
une espèce d'intendant, M. de Sainte -Foix, intri-
gant tranquille, mais persévérant dans sa haine
contre tous les sentiments exaltés : cet homme,
jusqu'à son dernier jour, et lorsque sa tête blan-
chie semblait appeler des pensées plus graves,
cherchait encore , chez les ministres mêmes de la
révolution , un dîner , des secrets et de l'argent.
M. de Maurepas l'employa pour faire répandre des
libelles contre M. Necker. Comme il n'y avait
point en France de liberté de la presse, c'était une
chose toute nouvelle que des écrits contre un
homme en place , encouragés par le premier mi-
nistre , et par conséquent distribués publiquement
à tout le monde.
Il fallait, et M. Necker se l'est bien souvent ré-
pété depuis , il fallait mépriser ces pièges tendus
à son caractère ; mais madame Necker ne put sup-
porter la douleur que lui causait la calomnie dont
son époux était l'objet; elle crut devoir lui déro-
ber la connaissance du premier libelle qui parvint
entre ses mains, afin de lui épargner une peine
amère. Mais elle imagina d'écrire à son insu à
M. de Maurepas pour s'en plaindre, et pour lui
demander de prendre les mesures nécessaires con-
tre ces écrits anonymes : c'était s'adresser à celui
même qui les encourageait en secret. Quoique ma-
dame Necker eût beaucoup d'esprit , élevée dans
les montagnes de la Suisse , elle ne se faisait pas
l'idée du caractère de M. de Maurepas, de cet
homme qui ne voyait dans l'expression des senti-
ments qu'une occasion de découvrir le côté vulné-
rable. Dès qu'il connut la susceptibilité de M. Nec-
ker, par le chagrin que sa femme avait fait voir,
il se flatta , en l'irritant , de le pousser à donner
sa démission.
Quand M. Necker sut la démarche de sa femme,
il la blâma , mais il en fut très-ému. Après ses de-
voirs religieux, l'opinion publique était ce qui l'oe-
78
CONSIDERATIONS
cupait le plus ; il sacrifiait la fortune, les honneurs,
tout ce que les ambitieux recherchent, à l'estime
de la nation ; et cette voix du peuple , alors non
encore altérée, avait pour lui quelque chose de di-
vin. Le moindre nuage sur sa réputation était la
plus grande souffrance que les choses de la vie
pussent lui causer. Le but mondain de ses actions,
le vent de terre qui le faisait naviguer , c'était l'a-
mour de la considération. Un ministre du roi de
France n'avait pas d'ailleurs, comme les ministres
anglais , une force indépendante de la cour : il ne
pouvait manifester en public , dans la chambre des
communes, son caractère et sa conduite; et, la
liberté de la presse n'existant pas, les libelles clan-
destins en étaient d'autant plus dangereux.
M. de Maurepas faisait répandre sourdement
que c'était plaire au roi que d'attaquer son minis-
tre. Si M. Necker avait demandé un entretien
particulier au roi pour l'éclairer sur M. de Maure-
pas, peut-être l'aurait -il fait disgracier. Mais la
vieillesse de cet homme , quelque frivole qu'elle
fût , méritait toujours des égards , et d'ailleurs
M. Necker se croyait lié par la reconnaissance en-
vers celui qui l'avait appelé au ministère. M. Nec-
ker se contenta donc de requérir un signe quel-
conque de la faveur du souverain qui décourageât
les Ubellistes; il désirait qu'on les éloignât de la
maison de monseigneur le comte d'Artois , dans
laquelle ils occupaient des emplois, et qu'on lui
accordât l'entrée au conseil d'État dont on l'avait
écarté , sous prétexte de la religion protestante
qu'il professait , bien que sa présence y eût été émi-
nemment utile. Un ministre des finances , chargé
de demander au peuple les sacrifices qu'exige la
guerre , doit prendre part aux délibérations sur la
possibilité de faire la paix.
M. Necker était convaincu que si le roi ne té-
moignait pas de quelque manière qu'il le protégeait
sincèrement contre ses ennemis tout -puissants , il
n'aurait plus la force nécessaire pour conduire les
finances avec la sévérité dont il se faisait un de-
voir. Il se trompait toutefois : l'attachement de la
nation pour lui était plus grand qu'il ne le croyait;
et s'il avait attendu la mort du premier ministre,
qui arriva six mois après, il aurait occupé sa place.
Le règne de Louis XVI eût été probablement pai-
sible, et la nation se serait préparée, par une bonne
administration, à l'émancipation qui lui était due.
M. Necker offrit sa démission , si les conditions
qu'il demandait n'étaient pas accordées. M. de
Maurepas , qui l'avait excité à cette démarche , en
prévoyait avec certitude le résultat; car plus les
monarques sont faibles , plus ils sont fidèles à quel-
ques maximes de fermeté qui leur ont été données
dès leur enfance, et dont l'une des premières est
sans doute, qu'un roi ne doit jamais refuser une
démission offerte , ni souscrire aux conditions
qu'un fonctionnaire public met à la continuation
de ses services.
La veille du jour oii M. Necker se proposait de
demander au roi sa retraite, s'il n'obtenait pas ce
qu'il désirait, il se rendit avec sa femme à l'hos-
pice qui porte encore leur nom à Paris. Il allait
souvent dans cet asile respectable reprendre du
courage contre les difficultés cruelles de sa situa-
tion. Les soeurs de la Charité , la plus touchante
des communautés religieuses, soignaient les mala-
des de l'hôpital : ces sœurs ne prononcent des
vœux que pour une année, et plus elles font de
bien, moins elles sont intolérantes. M. et madame
Necker , tous les deux protestants , étaient l'objet
de leur amour. Ces saintes filles leur offrirent des
fleurs , et leur chantèrent des vers tirés des psau-
mes , la seule poésie qu'elles connussent : elles les
appelaient leurs bienfaiteurs, parce qu'ils venaient
au secours du pauvre. Mon père, ce jour -là, fut
plus attendri , je m'en souviens encore , qu'il ne
l'avait jamais été par de semblables témoignages
de reconnaissance : sans doute il regrettait le pou-
voir qu'il allait perdre , celui de servir la France.
Hélas ! qui dans ce temps aurait -pu croire qu'un
tel homme serait un jour accusé d'être dur, arro-
gant et factieux? Ah! jamais une âme plus pure
n'a traversé la région des orages , et ses ennemis ,
en le calomniant, commettent une impiété; car le
cœur de l'homme vertueux est le sanctuaire de la
Divinité dans ce monde.
Le lendemain, M. Necker revint de Versailles,
ayant cessé d'être ministre. Il entra chez ma mère,
et tous les deux, après une demi-heure de conver-
sation, donnèrent l'ordre à leurs gens de nous éta-
blir dans vingt-quatre heures à Saint-Ouen , mai-
son de campagne de mon père , à deux lieues de
Paris. Ma mère se soutenait par l'exaltation même
de ses sentiments; mon père gardait le silence;
moi j'étais trop enfant pour n'être pas ravie d'un
changement quelconque de situation; cependant,
quand je vis à dîner les secrétaires et les commis
du ministère tous dans une morne tristesse, je
commençai à craindre que ma joie ne fût pas trop
bien fondée. Cette inquiétude fut dissipée par les
hommages sans nombre que mon père reçut à
Saint-Ouen.
Toute la France vint le voir : les grands sei-
gneurs , le clergé , les magistrats , les négociants ,
les hommes de lettres, s'attiraient chez lui les
SUR LA REVOLUTION FRANCHISE.
79
uns les autres; il reçut près de cinq cents lettres •
des administrations et des diverses corporations
des provinces , qui exprimaient un respect et une
affection dont aucun homme public en France
n'avait peut-être jamais eu l'honneur d'être l'ob-
jet. Les mémoires du temps qui ont déjà paru ,
attestent la vérité de ce que j'avance à cet égard ^.
' Ces lettres sont un trésor de famille que je possède à
Coppet.
' Correspondance littéraire, philosophique et critique,
adressée à un souverain d'Allemagne , par le baron de Grimm
et par Diderot. (TonieV,page 297, mai I78I.)
(I Ce n'est que le dimanche matin, 20 de ce mois, que l'on
fut instruit, à Paris, de la démission donnée la veille par
M. Necker : on y avait été préparé, depuis longtemps, par
les bruits de la ville et de la cour, par l'impunité des libelles
les plus injurieux , et par l'espèce de protection accordée à
ceux qui avaient eu le front de les avouer, par toutes les dé-
marches ouvertes et cachées d'un patti puissant et redoutable.
Cependant l'on eût dit, à voir l'étonnement universel, que
jamais nouvelle n'avait été plus imprévue : la consternation
était peinte sur tous les visages ; ceux qui éprouvaient un sen-
timent contraire étaient en trop petit nombre ; ils auraient
rougi de le montrer. Les promenades , les cafés , tous les lieux
publics étaient remplis de monde ; mais il régnait un silence
extraordinaire. On se regardait, on se serrait tristement la
main, je dirais comme à la vue d'une calamité publique, si
ces premiers moments de trouble n'eussent ressemblé davan-
tage à la douleur d'une famille désolée, qui vient de perdre
l'objet et le soutien de ses espérances.
« On donnait, ce même soir, à la Comédie française, une
représentation de la Partie de chasse de Henri IV. J'ai vu sou-
vent au spectacle, à Paris, des allusions aux circonstances
du moment saisies avec beaucoup de linesse; mais je n'en ai
point vu qui l'aient été avec un intérêt aussi sensiljle, aussi
général. Chaque applaudissement (quand il s'agissait de Sul-
ly) semblait , pour ainsi dire, porter un caractère parliculier,
une nuance propre au sentiment dont on était pénétré; c'était
tour à tour celui des regrets et de la tristesse , de la reconnais-
sance et du respect; tous ces mouvements étaient .si vrais, si
justes , si bien marqués , que la parole même n'aurait pu leur
donner une expression plus vive et plus intéressante. Rien de
ce qui pouvait s'appliquer sans effort au sentiment du public
pour M. Necker ne fut négligé ; souvent les applaudissements
venaient interrompre l'acteur , au moment où l'on prévoyait
que la suite du discours ne serait plus susceptible d'une ap-
plication aussi pure, aussi flatteuse, aussi naturelle. Enlin,
nous osons croire qu'il est peu d'exemples d'un concert d'o-
pinions plus sensible , plus délicat, et, s'il est permis de s'ex-
primer ainsi , plus involontairement unanime. Les comédiens
ont été s'excuser auprès de M. le lieutenant de police, d'avoir
donné lieu à une scène si touchante, mais dont on ne pouvait
leur savoir mauvais gré. Ils ont justifié leur innocence, en
prouvant que la pièce était sur le répertoire depuis huit jours.
On leur a pardonné , et l'on s'est contenté de défendre, à cette
occasion , aux journalistes de parler à l'avenir de M. Necker,
ni en bien ni en mal.
n Si jamais ministre n'emporta dans sa retraite une gloire
plus pure et plus intègre que M. Necker , jamais ministre aussi
n'y reçut plus de témoignages de la bienveillance et de l'ad-
miration publiques. 11 y eut , les premiers jours , sur le che-
min qui conduit à sa maison de campagne, à Saint-Ouen, à
deux lieues de Paris , une procession de carrosses presque
continuelle. Des hommes de toutes les classes et de toutes les
conditions s'empressèrent h lui porter l'hommage de leurs
regrets et de leur sensibilité ; et , • dans ce -nombre , on a pu
compter les personnes les plus respectables de la ville et de la
cour , les prélats les plus distingués par leur naissance et par
leur piété , M. l'archevêque de Paris à la tète , les BLron , les
Beauveau , les Richelieu, les Choiscul, les Noailles , les Luxem-
bourg, enfin les noms les plus respectés de la France, sans
La France, à cette époque, ne voulait encore rien
de plus qu'un bon ministre : elle s'était successi-
vement attachée à M. Turgot, à M. de Malesher-
bes, et particulièrement à M. Necker, parce qu'il
avait plus de talent que les deux autres pour
les choses positives. Mais, lorsque les Français
virent que , même sous un roi aussi vertueux que
Louis XVI, aucun ministre austère et capable ne
pouvait rester en place , ils comprirent que les
institutions stables peuvent seules mettre l'État à
l'abri des vicissitudes des cours.
Joseph II, Catherine II, la reine de Naples,
écrivirent à M. Necker, pour lui offrir la direction
de leurs finances : il avait le cœur trop français
pour accepter un tel dédommagement, quelque
honorable qu'il pût être. La France et l'Europe
furent consternées de la retraite de M. Necker :
ses vertus et ses facultés méritaient cet hommage;
mais il y avait de plus, dans cette impression uni-
verselle, la crainte confuse de la crise politique
dont on était menacé, et que la sagesse seule du
ministère français pouvait retarder ou prévenir.
On n'aurait, certes, pas vu sous Louis XVI un
ministre disgracié, comblé de preuves d'estime
par toutes les classes de la société. Ce nouvel es-
prit d'indépendance devait apprendre à un homme
d'État la force de l'opinion; néanmoins, loin de la
ménager, pendant les sept années qui se passèrent
entre la retraite de M. Necker et la promesse des
états généraux donnée par l'archevêque de Sens,
il n'est sorte de fautes que les ministres n'aient
commises ; et ils ont exaspéré chaque jour la na-
tion sans avoir entre leurs mains aucune force
réelle pour la contenir.
CHAPITRE IX.
Des circonstances qui ont amené la convocation
des états généraux. — Ministère de M. de
Colonne.
M. Turgot et M. Necker avaient été renversés,
en grande partie , par l'influence des parlements,
qui ne voulaient ni la suppression des privilèges
en matière d'impôts, ni l'établissement des as-
semblées provinciales. Le roi crut donc qu'il se
trouverait mieux de choisir ses ministres des finan-
ces dans le parlement même , afin de n'avoir rien
à craindre de l'opposition de ce corps , lorsqu'il
serait question de demander de nouveaux impôts.
oublier celui de successeur même de M. Necker, qui n'a pas
cru pouvoir mieux rassurer les esprits sur les principes de
son administration , qu'en donnant lui-même les plus grands
éloges à celle de M. Necker , et en se félicitant de n'avoir qu'à
suivre une route qu'il trouvait si heureusement tracée, »
80
CONSIDERATIONS
Il nomma successivement, à cet effet, contrôleurs
généraux, M. Joly de Fleury et M. d'Ormesson ;
mais ni l'un ni l'autre n'avaient la moindre idée
de la manutention des finances , et l'on peut re-
garder leur ministère comme un temps d'anarchie
à cet égard. Cependant les circonstances où ils se
trouvaient étaient beaucoup plus favorables que
celles contre lesquelles M. Necker avait eu à lut-
ter. M. de Maurepas n'existait plus, et la paix était
signée. Que d'améliorations M. Necker n'aurait-il
pas faites dans une position si avantageuse ! Mais
il était dans l'esprit des magistrats, ou plutôt du
corps dont ils faisaient partie, de n'admettre au-
cun progrès en aucun genre.
Les représentants du peuple , chaque année , et
surtout à chaque élection , sont éclairés par les
lumières qui se développent de toutes parts ; mais
le parlement de Paris était et serait resté cons-
tamment étranger à toute idée nouvelle. La raison
en est fort simple : un corps privilégié, quel qu'il
soit, ne peut tenir sa patente que de l'histoire; il
n'a de force actuelle que parce qu'il a existé au-
trefois. Nécessairement donc il s'attache au passé,
et redoute les innovations. Il n'en est pas de
même des députés , qui participent à la force re-
nouvelée de la nation qu'ils représentent.
Le choix des parlementaires n'ayant pas réussi,
il ne restait que la classe des intendants , c'est-à-
dire, des administrateurs de province, nommés
par le roi. M. Senac de Meilhan, écrivain superfi-
ciel , qui n'avait de profondeur que dans l'amour-
propre, ne pouvait pardonner à M. Necker d'avoir
été appelé à sa place , car il considérait le minis-
tère comme son droit ; mais il avait beau haïr et
calomnier, il ne parvenait pas à faire tourner sur
lui l'opinion publique. Un seul des concurrents
passait pour très-distingué par son esprit : c'était
M. de Galonné ; on lui croyait des talents supé-
rieurs , parce qu'il traitait légèrement les choses
les plus sérieuses , y compris la vertu. C'est une
grande erreur que l'on commet en France, de se
persuader que les hommes immoraux ont des res-
sources merveilleuses dans l'esprit. Les fautes
causées par la passion dénotent assez souvent des
facultés distinguées; mais la corruption et l'intri-
gue tiennent à un genre de médiocrité qui ne per-
met d'être utile à rien qu'à soi-même. On serait
plus près de la vérité, en considérant comme in-
capable des affaires publiques, un homme qui a
consacré sa vie au ménagement artificieux des cir-
constances et des personnes. Tel était M. de Ca-
lonne , et dans ce genre encore la frivolité de son
caractère le poursuivait, et il ne faisait pas habi-
lement le mal , même lorsqu'il en avait l'intention.
Sa réputation , fondée par les femmes , avec les-
quelles il passait sa vie, l'appelait au ministère.
Le roi résista longtemps à ce choix, parce que son
instinct consciencieux le repoussait. La reine par-
tageait la répugnance du roi , quoiqu'elle fût en-
tourée de personnes d'un avis différent ; on eût
dit qu'ils pressentaient l'un et l'autre dans quel
malheur un tel caractère allait les jeter. Je le ré-
pète, aucun homme en particulier ne peut être con-
sidéré comme l'auteur de la révolution de France;
mais , si l'on voulait s'en prendre à un individu
d'un événement séculaire, ce serait les fautes de
M. de Galonné qu'il faudrait en accuser. Il voulait
plaire à la cour, en répandant l'argent à pleines
mains; il encouragea le roi, la reine et les princes,
à ne se gêner sur aucun de leurs goûts , assurant
que le luxe était la source de la prospérité des
États; il appelait la prodigalité une large écono-
mie : enfin, il voulait être en tout un ministre
facile et complaisant, pour se mettre en contraste
avec l'austérité de M. Necker; mais, si M. Necker
était plus vertueux, il est également vrai qu'il
avait aussi beaucoup plus d'esprit. La controverse
par écrit qui s'établit entre ces deux ministres sur
le déficit , quelque temps après , a prouvé que ,
même en fait de plaisanteries , M. Necker avait
tout l'avantage.
La légèreté de M. de Galonné consistait plutôt
dans ses principes que dans ses manières; il lui
paraissait brillant de se jouer avec les difficultés,
et cela le serait en effet, si l'on en triomphait;
mais, quand elles sont plus fortes que celui qui
veut avoir l'air d'en être le maître , sa négligente
confiance n'est rien qu'un ridicule de plus.
M. de Galonné continua pendant la paix le sys-
tème des emprunts qui, de l'avis de M. Necker,
ne convenait que pendant la guerre. Le crédit du
ministre baissant chaque jour, il fallait qu'il haus-
sât l'intérêt, pour se procurer de l'argent, et le
désordre s'accroissait ainsi par le désordre même.
M. Necker, vers ce temps, publia l'Administra-
tion des finances : cet ouvrage , reconnu mainte-
nant pour classique, produisit dès lors un effet
prodigieux; on en vendit quatre-vingt mille exem-
plaires. Jamais aucun écrit, sur des sujets aussi
sérieux , n'avait eu un succès tellement populaire.
Les Français s'occupaient déjà beaucoup dans ce
temps de la chose publique, sans songer encore à
la part qu'ils y pourraient prendre.
L'ouvrage sur l'administration des finances ren-
fermait tous les plans de réforme adoptés depuis
par l'assemblée constituante , dans le système des
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE,
81
impôts; et l'heureux effet que ces changements
ont produit sur l'aisance de la nation , a fait con-
naître la vérité de ce que M. Necker a constam-
ment proclamé dans ses écrits sur les richesses
naturelles de la France.
M. de Galonné n'avait de popularité que parmi
les courtisans; mais telle était la détresse dans la-
quelle ses prodigalités et son insouciance plon-
geaient les finances , qu'il se vit obligé de songer
à la ressource proposée par l'homme d'État qui
lui ressemblait le moins, à tous égards, M. Tur-
got : la répartition égale des impôts entre toutes
les classes. Quels obstacles cependant une telle
innovation ne devait-elle pas rencontrer, et quelle
bizarre situation que celle d'un ministre qui a di-
lapidé le trésor royal , pour se faire des partisans
parmi les privilégiés , et qui se voit contraint à les
indisposer tous , en leur imposant des tributs en
masse , pour acquitter les dons qu'il leur a faits
en détail?
M. de Galonné savait que le parlement ne con-
sentirait pas à de nouveaux impôts , et il savait
aussi que le roi n'aimait point à recourir au lit de
justice; ce droit royal manifestait le despotisme
de la couronne, en annulant la seule résistance
que permît la constitution de l'État. D'un autre
côté l'opinion publique grandissait , et l'esprit d'in-
dépendance se manifestait dans toutes les classes.
M. de Galonné crut qu'il pourrait se faire un appui
de cette opinion contre le parlement , tandis qu'elle
était autant contre lui que le parlement même. Il
proposa au roi de convoquer l'assemblée des nota-
bles , chose dont il n'y avait pas eu d'exemple de-
puis Henri IV, depuis un roi qui pouvait tout ris-
quer en fait d'autorité , puisqu'il était certain de
tout regagner par l'amour.
Ges assemblées de notables n'avaient d'autre
pouvoir que de dire au roi leur avis sur les ques-
tions que les ministres jugeaient à propos de leur
adresser. Rien n'est plus mal combiné , dans un
^temps où les esprits sont agités , que ces réunions
.d'hommes dont les fonctions se bornent à parler ;
on excite ainsi d'autant plus l'opinion , qu'on ne lui
donne point d'issue. Les états généraux , convo-
qués pour la dernière fois en 1614, avaient seuls le
droit légal de consentir les impôts : mais comme
on en avait sans cesse établi de nouveaux depuis
cent soixante-quinze ans , sans rappeler ce droit ,
il n'y avait point d'habitude contractée chez les
Français à cet égard , et l'on entendait beaucoup
plus parler à Paris de la constitution anglaise que
de celle de France. Les principes politiques déve-
loppés dans les livres des publicistes anglais, étaient
bien mieux connus des Français mêmes que d'an-
ciennes institutions laissées en oubli depuis deux
siècles.
A l'ouverture de l'assemblée des notables , en
1787, M. de Galonné, dans son Gompte rendu des
finances , avoua que la dépense surpassait la re-
cette de 56 millions par an ; mais il prétendit que
ce déficit avait commencé longtemps avant lui , et
que M. Necker n'avait pas dit la vérité , en présen-
tant, en 1781 , un excédant de 10 millions de la
recette sur la dépense. A peine ce discours parvint-il
à M. Necker, qu'il se hâta de le réfuter dans un
mémoire victorieux et accompagné de pièces justi-
ficatives , dont les notables d'alors furent à portée
de connaître l'exactitude. M. Joly de Fleury et
M. d'Ormesson, successeurs de M. Necker, attes-
tèrent la vérité de ses réclamations. Il envoya ce
mémoire au roi , qui en parut satisfait , mais lui
fit dire néanmoins de ne point l'imprimer.
Dans les gouvernements arbitraires , les rois ,
même les meilleurs , ont de la peine à comprendre
l'importance que chaque homme doit attacher à
l'estime publique. La cour leur paraît le centre de
tout , et ils sont eux-mêmes à leurs yeux le centre
de la cour. M. Necker fut forcé de désobéir à l'in-
jonction du roi ; c'était interdire à un homme la
défense de son honneur que d'obliger un ministre
retiré à supporter en silence qu'un ministre en
place l'accusât de mensonge en présence de la na-
tion. Il ne fallait pas autant de susceptibifité qu'en
avait M. Necker sur tout ce qui concernait la con-
sidération, pour repousser à tout prix une telle
offense. L'ambition conseillait sans doute de se
soumettre à la volonté royale ; mais comme l'am-
bition de M. Necker était la gloire , il fît publier
son livre , bien que tout le monde lui dît qu'il s'ex-
posait ainsi pour le moins à ne jamais rentrer dans
le ministère.
Un soir, dans l'hiver de 1787, deux jours après
que la réponse aux attaques de M. de Galonné eut
paru , on fit demander mon père dans le salon où
nous étions tous rassemblés avec quelques amis ;
il sortit, et fit appeler d'abord ma mère, et puis moi,
quelques minutes après , et me dit que M. le Noir,
lieutenant de police, venait de lui apporter une
lettre de cachet qui l'exilait à quarante lieues de
Paris. Je ne saurais peindre l'état où je fus à cette
nouvelle ; cet exil me parut un acte de despotisme
sans exemple ; il s'agissait de mon père , dont tous
les sentiments nobles et purs m'étaient intimement
connus. Je n'avais pas encore l'idée de ce que c'est
qu'un gouvernement , et la conduite de celui de
France me paraissait la plus révoltante de toutes
82
CONSIDERATIONS
les injustices. Certes, je n'ai point changé à l'é-
gard de l'exil imposé sans jugement ; je pense , et
je tâcherai de le prouver, que c'est, parmi les
peines cruelles , celle dont on peut le plus facile-
ment abuser. Mais alors les lettres de cachet,
comme tant d'autres illégalités , étaient passées en
habitude , et le caractère personnel du roi adoucis-
sait l'abus autant qu'il était possible.
L'opinion publique, d'ailleurs, changeait les per-
sécutions en triomphe. Tout Paris vint visiter
M. Necker pendant les vingt-quatre heures qu'il
lui fallut pour faire les préparatifs de son départ.
L'archevêque de Toulouse , protégé de la reine , et
qui se préparait à remplacer M. de Galonné, se
crut obligé , même par un calcul d'ambition , à se
montrer chez un exilé. De toutes parts on s'em-
pressait d'offrir des habitations à M. Necker; tous
les châteaux , à quarante lieues de Paris , furent
mis à sa disposition. Le malheur d'un exil qu'on
savait momentané ne pouvait être très-grand , et
la compensation était superbe. Mais est-ce ainsi
qu'un pays peut être gouverné ? Rien n'est si agréa-
ble , pendant un certain temps , que le déclin d'un
gouvernement quelconque , car sa faiblesse lui
donne l'apparence de la douceur : mais la chute
qui s'ensuit est terrible.
Loin que l'exil de M. Necker disposât les nota-
bles en faveur de M. de Galonné, ils s'en irritèrent,
et l'assemblée fut plus opposée que jamais à tous
les plans propesés par le ministre des finances. Les
impôts auxquels il voulait qu'on eût recours avaient
toujours pour base l'abolition des privilèges pécu-
niaires. Mais , comme ils étaient , dit-on , très-mal
combinés , l'assemblée des notables les rejeta sous
ce prétexte. Gette assemblée, presqu'en entier com-
posée de nobles et de prélats , n'était certainement
pas, à quelques exceptions près, de l'avis d'établir
l'égale répartition des taxes ; mais elle se garda
bien d'exprimer son désir secret à cet égard ; et se
mêlant à ceux dont les opinions étaient purement
libérales , elle fit corps avec la nation , qui crai-
gnait tous les impôts , de quelque nature qu'ils
f tissent.
La défaveur publique dont M. de Galonné était
l'objet devenait si vive , et la présence des notables
donnait à cette défaveur des organes si imposants,
que le roi se vit contraint , non-seulement à ren-
voyer M. de Galonné , mais même à le punir.
Quels que fussent les torts de M. de Galonné, le
roi avait déclaré aux notables , deux mois aupara-
vant, qu'il approuvait ses projets; il nuisait donc
presque autant à la dignité de son pouvoir en
abandonnant ainsi un mauvais ministre, que lors-
qu'il en avait sacrifié de bons. Il y nuisit surtout
par l'incroyable successeur qui fut nommé. La
reine voulait l'archevêque de Toulouse , mais le
roi n'y était pas encore disposé. M. le maréchal
de Gastries , alors ministre de la marine , proposa
M. Necker; mais le baron de Breteuil qui le re-
doutait, excita l'amour-propre royal de Louis XVI,
en lui disant qu'il ne pouvait choisir pour ministre
celui qu'il venait d'exiler. Les souverains qui ont
le moins de résolution dans le caractère, sont ceux
sur lesquels on produit le plus d'effet en leur par-
lant de leur autorité : on dirait qu'ils se flattent
qu'elle marchera d'elle-même, comme une puis-
sance surnaturelle , tout à fait indépendamment
des circonstances et des moyens. Le baron de Bre-
teuil écarta donc M. Necker; la reine n'obtint pas
l'archevêque de Toulouse , et l'on se réunit pour
un moment sur un terrain bien neutre , ou plutôt
bien nul, la nomination de M. de Fourqueux.
Jamais perruque du conseil d'État n'avait cou-
vert une plus pauvre tête; il se rendit d'abord jus-
tice à lui-même, et voulut refuser la place qu'il
était incapable de remplir-, mais on insista telle-
ment sur son acceptation, qu'à l'âge de soixante
ans qu'il avait , il crut que sa modestie lui avait
dérobé jusqu'alors la connaissance de son propre
mérite, et que la cour venait enfin de le découvrir.
Ainsi , les partisans de M. Necker et de l'arche-
vêque de Toulouse remplirent momentanément le
fauteuil du ministère, comme on fait occuper les
places dans les loges avant que les maîtres soient
arrivés. Ghacun des deux partis se flatta de gagner
du temps pour assurer le ministère à l'un des deux
adversaires entre lesquels les chances étaient par-
tagées.
Il existait peut - être encore des moyens de sau-
ver l'État d'une révolution , ou du moins le gou-
vernement pouvait tenir les rênes des événements.
Les états généraux n'étaient pas encore promis;
les anciennes traces de la routine n'étaient point
franchies; peut-être que le roi, aidé de la grande
popularité de M. Necker, aurait pu encore opérer
les réformes nécessaires pour rétablir l'ordre dans
les finances. Or, ces finances, qui se liaient au cré-
dit public et à l'influence des parlements, étaient,
pour ainsi dire, la clef de la voûte. M. Necker,
alors en exil à quarante lieues de Paris, sentait
l'importance de la crise des affaires ; et pendant
que le courrier qui lui apporta la nouvelle de la
nomination de l'archevêque de Toulouse était en-
core dans sa chambre, il me dit ces paroles remar-
quables : « Dieu veuille que ce nouveau ministre
« parvienne à servir l'État et le roi mieux que je
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
83
K n'aurais pu le faire! C'est déjà une bien grande
« tâche que les circonstances actuelles ; mais bien-
« tôt elles surpasseront la force d'un homme, quel
« qu'il puisse être. »
CHAPITRE X.
Suite du précédent. — Ministère de l'archevêque
de Toulouse.
M. de Brienne, archevêque de Toulouse, n'avait
guère plus de sérieux réel dans l'esprit que M. de
Calonne; mais sa dignité de prêtre, jointe au désir
constant d'arriver au ministère, lui avait donné
l'extérieur réfléchi d'un homme d'État, et il en
avait la réputation , avant d'avoir été mis à portée
de la démentir. Depuis quinze ans, il travaillait,
par le crédit des subalternes, à se faire estimer de
la reine ; mais le roi , qui n'aimait pas les prêtres
philosophes , s'était refusé constamment à le nom-
mer ministre. Enfin il céda, car Louis XVI n'avait
pas de confiance en lui-même; il n'est point
d'homme qui eût été plus heureux d'être né roi
d'Angleterre, c'est-à-dire, de pouvoir connaître
le vœu national avec certitude , pour se décider
d'après cette infaillible lumière.
L'archevêque de Toulouse n'était ni assez éclairé
pour être philosophe, ni assez ferme pour être des-
pote ; il admirait tour à tour la conduite du cardi-
nal de Richelieu, et les principes des encyclopédis-
tes ; il tentait des actes de force , mais il reculait
au premier obstacle; et, en effet, il entreprenait
des choses beaucoup trop difficiles pour être ac-
complies. Il proposa des impôts , celui du timbre
en particulier. Les parlements le rejetèrent , il fit
tenir un lit de justice; les parlements cessèrent
leurs fonctions de magistrats , il les exila ; per-
sonne ne voulut prendre leur place : enfin il ima-
gina de leur substituer une cour plénière , compo-
sée de grands seigneurs ecclésiastiques et séculiers.
Cette idée pouvait être bonne, si c'était la chambre
des pairs d'Angleterre qu'on avait en vue ; mais
il fallait y joindre une chambre de députés élus ,
puisque la cour plénière était nommée par le roi.
Les parlements pouvaient être renversés par les
députés de la nation ; mais comment l'auraient-ils
été par des grands seigneurs convoqués extraor-
dinairement par le premier ministre? Aussi les
courtisans eux-mêmes refusèrent-ils de siéger dans
cette assemblée , tant l'opinion y était contraire.
Dans cet état de choses , les coups d'autorité
que le gouvernement voulait frapper ne servaient
qu'à manifester sa faiblesse, et l'archevêque de
Toulouse, arbitraire et constitutionnel tour à tour,
était maladroit dans les deux systèmes qu'il es-
sayait alternativement.
Le maréchal de Ségur avait commis la grande
faute d'exiger, au dix-huitième siècle, des preuves
de noblesse pour être officier. Il fallait avoir été
anobli depuis cent années pour obtenir l'honneur
de défendre la patrie. Cette ordonnance irrita le
tiers état , sans que les nobles , qu'elle favorisait ,
fussent pour cela plus attachés à l'autorité du roi.
Plusieurs officiers , parmi les gentilshommes , dé-
clarèrent qu'ils n'obéiraient point aux ordres du
roi, s'il s'agissait d'arrêter les magistrats ou leurs
partisans. Les castes privilégiées commencèrent
l'insurrection contre l'autorité royale , et le parle-
ment prononça le mot dont devait dépendre le sort
de la France.
Les magistrats demandaient à grands cris au
ministre les états de recette et de dépense, lorsque
l'abbé Sabatier , conseiller au parlement , homme
très-spirituel, s'écria : Fous demandez, messieurs,
les états de recette et de déjyense , et ce sont les
états généraux qu'il vous faut. Cette parole , bien
que rédigée en calembour, porta la lumière dans
les désirs confus de chacun : celui qui l'avait pro-
noncée fut envoyé en prison ; mais , bientôt après,
les parlements déclarèrent qu'ils n'avaient pas le
droit d'enregistrer les impôts, droit dont ils avaient
cependant usé depuis deux siècles; et, par ambi-
tion, c'est-à-dire, pour se mettre à la tête du mou-
vement des esprits , ils abdiquèrent en faveur de
la nation un pouvoir qu'ils avaient défendu avec
opiniâtreté contre le trône. Dès ce moment, la ré-
volution fut faite , car il n'y eut plus qu'un vœu
dans tous les partis, celui d'obtenir la convocation
des états généraux.
Les mêmes magistrats qui, plus tard, ont qua-
lifié de rebelles les amis de la liberté, demandèrent
cette convocation avec tant de véhémence , que le
roi se crut obligé d'envoyer saisir au milieu d'eux,
par ses gardes du corps, deux de leurs membres,
MM. d'Espréménil et de Monsabert. Plusieurs des
nobles, devenus depuis les ennemis ardents de la
monarchie limitée, allumèrent alors le feu qui pro-
duisit l'explosion. Douze gentilshommes bretons
furent envoyés à la Bastille, et le même esprit
d'opposition qu'on punissait en eux animait le reste
de la noblesse de Bretagne. Le clergé lui - même
demanda les états généraux. Aucune révolution ,
dans^ un grand pays , ne peut réussir que quand
elle commence par la classe aristocratique ; le peu-
ple ensuite s'en empare , mais il ne sait point di-
riger les premiers coups. En rappelant que ce sont
les parlements , les nobles et le clergé , qui , les
84
CONSIDERATIONS
premiers , ont voulu limiter l'autorité royale , je
ne prétends point assurément que leur dessein fût
coupable. Un enthousiasme sincère et désintéressé
animait alors tous les Français; il y avait de l'es-
prit public ; et , dans les hautes classes , les meil-
leurs étaient ceux qui désiraient le plus vivement
que la volonté de la nation fût de quelque chose
dans la direction de ses propres intérêts. Mais
comment ces privilégiés , qui , pourtant , ont com-
mencé la révolution, se permettent- ils d'en accu-
ser un homme, ou une résolution de cet homme?
Nous voulions , disent les uns , que les change-
ments politiques s'arrêtassent à tel point; les au-
tres , un peu plus loin : sans doute, mais les mou-
vements d'un grand peuple ne peuvent se réprimer
à volonté ; et , dès qu'on commence à reconnaître
ses droits , l'on est obligé d'accorder tout ce que
la justice exige.
L'archevêque de Toulouse rappela les parle-
ments; il les trouva tout aussi rebelles à la faveur
qu'à la disgrâce. De toutes parts la résistance al-
lait croissant ; les adresses pour demander les états
généraux se multipliaient tellement , qu'enfin le
ministre se vit obligé de les promettre au nom du
roi : mais il renvoya la convocation à cinq ans,
comme si l'opinion publique pouvait consentir au
retard de son triomphe. Le clergé réclama contre
ces cinq ans , et le roi s'engaga solennellement à
convoquer les états généraux pour le mois de mai
de l'année suivante , 1789.
L'archevêque de Sens, car c'était ainsi qu'il
s'appelait alors, n'ayant point oublié, au milieu
de tous les troubles , de changer son archevêché
de Toulouse contre un beaucoup plus considéra-
ble ; l'archevêque de Sens, se voyant battu comme
despote , se rapprocha de ses anciens amis les phi-
losophes, et, mécontent des castes privilégiées, il
essaya de plaire à la nation, en invitant tous les
écrivains à donner leur avis sur le mode d'organi-
sation des états généraux. Mais on ne tient jamais
compte à un homme d'État de ce qu'il fait par
nécessité. Ce qui rend l'opinion publique une si
belle chose, c'est qu'elle a de la finesse et de la
force tout ensemble ; elle se compose des aperçus
de chacun et de l'ascendant de tous.
L'archevêque de Sens excita le tiers état , pour
s'en faire un appui contre les classes privilégiées.
Le tiers état fit dès lors connaître qu'il prendrait
sa place de nation dans les états généraux ; mais il
ne voulait pas tenir cette place de la main d'un
ministre qui ne revenait aux idées libérales qu'a-
près avoir vainement tenté d'établir les institu-
tions les plus despotiques.
Enfin l'archevêque de Sens acheva d'exaspérer
toutes les classes , en suspendant le payement d'un
tiers des rentes de l'État. Alors un cri général s'é-
leva contre lui; les princes eux-mêmes allèrent
demander au roi de le renvoyer, et beaucoup de
gens le crurent fou, tant sa conduite parut misé-
rable. Il ne l'était pas cependant , et c'était même
un homme d'esprit, dans l'acception commune de
ce mot; il avait les talents nécessaires pour être
un bon ministre , dans le train ordinaire d'une
cour. Mais , quand les nations commencent à être
de quelque chose dans les affaires publiques , tous
ces esprits de salon sont inférieurs à la circons-
tance : ce sont des hommes à principes qu'il faut ;
ceux - là seuls suivent une marche ferme et déci-
dée ; il n'y a que les grands traits du caractère et
de l'âme qui , comme la Minerve de Phidias, puis-
sent agir sur les masses , en étant vus à distance.
Ce qu'on appelle l'habileté , selon l'ancienne ma-
nière de gouverner les États, du fond des cabinets
ministériels, ne fait qu'inspirer de la défiance dans
les gouvernements représentatifs.
CHAPITRE XI.
Y avait-il une constitution en France avant la ré-
volution?
De toutes les monarchies modernes , la France
est certainement celle dont les institutions politi-
ques ont été les plus arbitraires et les plus varia-
bles : peut-être la réunion successive des provin-
ces à la couronne en est-elle une des causes.
Chacune de ces provinces apportait des coutumes
et des prétentions différentes; le gouvernement se
servait habilement des anciennes contre les nou-
velles , et le pays n'a fait un tout que graduelle-
ment.
Quoi qu'il en soit , il n'est aucune loi , même
fondamentale , qui n'ait été disputée dans un siècle
quelconque ; il n'est rien qui n'ait été l'objet d'o-
pinions opposées. Les rois étaient-ils ou non lé-
gislateurs du royaume, et pouvaient-ils ou non
lever des impôts de leur propre mouveinent et cer-
taine science? ou bien les états généraux étaient-
ils les représentants du peuple à qui seuls appar-
tînt ce droit de consentir les subsides ? De quelle
manière ces états généraux devaient-ils être com-
posés? Les ordres privilégiés, qui sur trois voix en
avaient deux, pouvaient-ils se considérer comme des
nations distinctes , qui votaient séparément les im-
pôts et s'y soustrayaient à leur gré , en faisant por-
ter sur le peuple le poids des taxes nécessaires?
Quels étaient les privilèges du clergé, qui se disait
SUR LA REVOLUTION FRANCHISE.
85
tantôt indépendant du roi , tantôt indépendant du
pape? Quels étaient les pouvoirs des nobles qui
tantôt, jusque sous la minorité de Louis XIV, se
croyaient autorisés à réclamer leurs droits à main
armée, ens'alliant avec les étrangers, et qui tan-
tôt reconnaissaient le roi pour monarque absolu ?
Quelle devait être l'existence du tiers état , affran-
chi par les rois , introduit dans les états généraux
par Philippe le Bel, et cependant condamné à une
minorité perpétuelle, puisqu'on ne lui attribuait
qu'une voix sur trois, et que ses doléances, pré-
sentées à genoux , n'avaient aucune force positive?
Quelle était la puissance politique de parlements,
qui tantôt déclaraient eux-mêmes qu'ils n'avaient
rien à faire qu'à rendre la justice, et tantôt se di-
saient les états généraux au petit pied, c'est-à-dire,
les représentants des représentants du peuple ? Les
mêmes parlements ne reconnaissaient pas la juri-
diction des intendants, administrateurs des pro-
vinces au nom du roi. Des ministres disputaient
aux pays d'états le droit qu'ils prétendaient avoir à
consentir les impôts. L'histoire de France nous
fournirait une foule d'exemples de ce manque de
fixité, dans les moindres choses aussi bien que
dans les plus grandes ; mais il suffit des résultats
déplorables de cette absence de principes. Les in-
dividus prévenus de crime d'État ont été presque
tous soustraits à leurs juges naturels; plusieurs
d'entre eux, sans que leur procès ait même été
fait , ont passé leur vie entière dans les prisons où
le gouvernement les avait envoyés de sa propre au-
torité. Le code de terreur contre les protestants ,
les supplices cruels et la torture ont subsisté jus-
qu'à la révolution.
Les impôts , qui ont pesé exclusivement sur le
peuple , l'ont réduit à la pauvreté sans espoir. Un
jurisconsulte français , il y a cinquante ans , appe-
lait encore , selon l'usage , le tiers état la gent cor-
véable et taillable à merci et miséricorde. Les
emprisonnements , les exils , dont on avait disputé
la puissance aux rois, sont devenus leurs préro-
gatives; et le despotisme ministériel, habile ins-
trument de celui du trône, a fini par faire admet-
tre l'inconcevable maxime , Si veut le roi , si veut
la loi, comme l'unique institution politique de la
France.
Les Anglais , fiers avec raison de leur liberté,
n'ont pas manqué de dire que si les Français n'é-
taient pas faits pour le despotisme, ils ne l'auraient
pas supporté si longtemps; et Blackstone, le pre-
mier jurisconsulte de l'Angleterre, a imprimé dans
le dix-huitième siècle ces paroles : On pourrait
alors emprisonner, faire périr ou exiler tous ceux
qui déplairaient au gouvernement , ainsi que cela
se pratique en Turquie ou en France '. Je ren-
voie à la fin de cet ouvrage l'examen du caractère
français, trop calomnié de nos jours; mais il me
suffit de répéter ici ce que j'ai déjà affirmé, c'est
que dans l'histoire de France on peut citer autant
d'efforts contre le despotisme que dans celle d'An-
gleterre. M. de Boulainvilliers, le grand défenseur
de la féodalité , ne cesse de répéter que les rois
n'avaient ni le droit de battre monnaie , ni de fixer
la force de l'armée , ni de prendre à leur solde des
troupes étrangères , ni surtout de lever des impôts
sans le consentement des nobles. Seulement il s'af-
flige un peu de ce qu'on a fait un second ordre du
clergé , et encore plus , un troisième du peuple ; il
s'indigne de ce que les rois de France se sont ar-
rogé le droit de donner des lettres de noblesse,
qu'il appelle avec raison des affranchissements;
car, en effet , l'anoblissement est une tache d'après
les principes de la noblesse , et d'après ceux de la
liberté, ces mêmes lettres sont une offense. Enfin,
M. de Boulainvilliers est un aristocrate tel qu'il
faut l'être, c'est-à-dire, sans mélange de l'esprit
de courtisan, le plus avilissant de tous. Il croit que
la nation se réduit aux nobles, et que, sur vingt-
quatre millions d'hommes et plus , il n'y a que cent
mille descendants des Francs ; car il supprime avec
raison, dans son système, les familles d'anoblis
et le clergé du second ordre : et ces descendants
des Francs étant les vainqueurs , et les Gaulois les
vaincus , ils sont les seuls qui puissent participer à
la direction des affajres publiques. Les citoyens d'un
État doivent avoir part à la confection des lois et à
leur garantie ; mais s'il n'y a que cent mille citoyens
d'un État, il n'y a qu'eux qui aient ce droit politique.
La question toutefois est de savoir si les vingt-trois
millions neuf cent mille âmes qui composent main
tenant le tiers état en France , ne sont en effet et
ne veulent être que des Gaulois vaincus. Tant que
l'abrutissement des serfs a permis cet ordre de cho-
ses , on a vu partout des gouvernements oij les li-
bertés , si ce n'est la liberté , ont été parfaitement
reconnues , c'est-à-dire , où les privilèges se sont
fait respecter comme des droits. L'histoire et la
raison naturelle démontrent également que si , sous
la première race, ceux qui avaient le droit de ci-
toyen devaient sanctionner les actes législatifs;
que si, sous Philippe le Bel , les hommes libres du
tiers état, alors en petit nombre, puisqu'il y avait
encore beaucoup de serfs, ont été associés aux
deux autres ordres , les rois n'ont pu se servir d'eux
pour balancer le pouvoir, sans les reconnaître pour
I Liv. lY, chap. 27, §6.
86
CONSIDERATIONS
citoyens : or, les citoyens doivent avoir, relative-
ment aux impôts et aux lois, les droits politiques
exercés d'abord seulement par les nobles ; et quand
le nombre des citoyens est tel qu'ils ne sauraient
assister en personne aux délibérations sur les affai-
res de l'État , de là naît le gouvernement représen-
tatif.
Les différentes provinces, à mesure qu'elles ont
été réunies à la couronne, ont stipulé des privilè-
ges et des droits, et les douze parlements ont été
successivement établis pour rendre la justice d'une
part, 'mais de l'autre et surtout pour vérifier si les
édits des rois, qu'ils avaient le droit d'enregistrer
ou de ne pas promulguer, étaient ou non d'accord,
soit avec les traités particuliers faits par les pro-
vinces, soit avec les lois fondamentales du royaume.
Toutefois leur autorité, sous ce rapport, était fort
précaire. Nous les voyons répondre, en 1484, à
Louis XII, alors duc d'Orléans (qui se plaignait à
eux de ce qu'on n'avait aucun égard aux demandes
des derniers états), qu'ils étaient des gens lettrés
devant s'occuper de l'état judiciaire, et non passe
mêler du gouvernement. Ils montrèrent bientôt,
cependant , de beaucoup plus grandes prétentions,
et leur pouvoir a été tellement étendu , même en
matière politique, que Charles-Quint envoya deux
ambassadeurs au parlement de Toulouse, pour
s'assurer s'il avait ratifié le traité conclu avec
François I". Les parlements semblaient donc des-
tinés à servir de limites habituelles à l'autorité des
rois , et les états généraux, qui étaient au-dessus
des parlements, devaient être considérés comme
une barrière encore plus puissante. Dans le moyen
âge, on a presque toujours confondu le pouvoir
judiciaire et le pouvoir législatif; et le double droit
des pairs en Angleterre, comme juges dans certains
cas, et comme législateurs dans tous, est un reste
de cette ancienne réunion. Il est très-naturel que,
dans des temps peu civilisés , les décisions parti-
culières aient précédé les lois générales. La consi-
dération des juges était telle alors, qu'on les croyait
éminemment appelés à rédiger en lois leurs pro-
pres sentences. Saint Louis est le premier, à ce
qu'on croit , qui ait érigé le parlement en cour de
justice; il paraît qu'il n'était auparavant que le
conseil du roi : mais ce monarque, éclairé par ses
vertus , sentit le besoin de fortifier les institutions
qui pouvaient servir de garantie à ses sujets. Les
états généraux n'avaient point de rapport avec les
fonctions judiciaires ; ainsi nous reconnaissons
deux pouvoirs indépendants de , l'autorité royale ,
quoique mal organisés , dans la monarchie de
France : les états généraux et les parlements. La
troisième race eut pour système d'affranchir les
villes et les campagnes, et d'opposer graduelle-
ment le tiers états aux grands seigneurs. Philippe
le Bel fit entrer les députés de la nation comme
troisième ordre dans les états généraux, parce
qu'il avait besoin d'argent, parce qu'il craignait la
malveillance que son caractère lui avait attirée,
et qu'il cherchait un appui contre les nobles , et
contre le pape qui le persécutait alors. A dater de
ce jour, en 1302, les états généraux eurent de droit,
si ce n'est de fait , le même pouvoir législatif que
le parlement anglais. Les ordonnances des états de
1355 et de 1356 étaient aussi favorables à laliber-
té que la grande charte d'Angleterre ; mais ils n'as-
surèrent point le retour annuel de leurs propres
assemblées; et la séparation en trois ordres, au
lieu de la division en deux chambres, rendait bien
plus facile aux rois de les opposer l'un à l'autre.
La confusion de l'autorité politique des parlements,
qui était perpétuelle, et de celle des états géné-
raux , qui tenait de plus près à l'élection , n'a pas
cessé un seul instant pendant la troisième race;
et , dans les guerres intestines qui ont eu lieu , le
roi , les états généraux et les parlements alléguè-
rent toujours des prétentions diverses ; mais, jus-
qu'à Louis XIV, la doctrine du pouvoir absolu
n'avait été avouée par aucun monarque, quelques
tentatives violentes ou souterraines qu'ils fissent
pour l'obtenir. Le droit d'enregistrement faisait
toute la force des parlements , puisque aucune loi
n'était promulguée , ni par conséquent exécutée ,
sans leur consentement. Charles VI essaya le pre-
mier de changer le lit de justice , qui ne signifiait
jadis que la présence du roi dans les séances du
parlement , en un ordre d'enregistrer par comman-
dement exprès , et malgré les remontrances. Peu
de temps après , on fut obligé de casser les édits
qu'on avait fait accepter au parlement par force ;
et l'un des conseillers de Charles VI , qui avait été
d'avis de ces mêmes édits , et qui proposait de les
annuler, répondit à un membre du parlement qui
l'interrogeait sur ce changement : « C'est notre
« coutume de vouloir ce que veulent les princes.
«Nous nous réglons sur le temps, et nous ne
« trouvons pas de meilleur expédient , pour nous
« tenir toujours sur nos pieds, parmi toutes les ré-
« volutions des cours , que d'être toujours du côté
« du plus fort. » En vérité, à cet égard , la perfec-
tibilité de l'espèce humaine pourrait tout à fait se
nier. Henri III défendit que l'on mît en tête des
édits enregistrés, par exprès commandement, de
peur que le peuple ne voulût pas y obéir. Lorsque
Henri IV devint roi en 1589, il dit lui-même,
SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE.
87
dans une de ses harangues citées par Joly , que
l'enregistrement du parlement était nécessaire pour
la validité des édits. Le parlement de Paris, dans
ses remontrances sur le ministère de Mazarin,
rappela les promesses de Henri IV, et répéta les
propres paroles que le monarque avait prononcées
à ce sujet. « L'autorité des rois , disait-il , se dé-
« truit en voulant trop s'établir. » Tout le sys-
tème politique du cardinal de Richelieu consistait
dans la destruction du pouvoir des grands , avec
l'appui du peuple : mais avant, et même pendant
le ministère de Richelieu , les magistrats du par-
lement professaient toujours les maximes les plus
libérales. Pasquier, sous Henri III, disait que la
royauté était une des formes de la république ; en-
tendant par ce mot le gouvernement qui avait
pour but le bien du peuple. Le célèbre magistrat
Talon s'exprimait ainsi sous Louis XIII : « Autre-
o fois les volontés de nos rois n'étaient point exé-
« cutées par les peuples, qu'elles ne fussent sous-
« crites en original par tous les grands du royaume,
« les princes , et les officiers de la couronne qui
«étaient à la suite de la cour. A présent, cette
« juridiction politique est dévolue dans les parle-
« ments. Nous jouissons de cette puissance se-
« conde , que la prescription du temps autorise ,
« que les sujets souffrent avec patience et honorent
« avec respect. » Tels ont été les principes des par-
lements ; ils ont admis , comme les constitution-
nels d'aujourd'hui , la nécessité du consentement
du peuple; mais ils s'en sont déclarés les repré-
sentants , sans pourtant pouvoir nier que les états
généraux n'eussent , à cet égard , un titre supérieur
au leur. Le parlement de Paris trouva mauvais
que Charles IX se fût fait déclarer majeur à Rouen,
et que Henri IV eût consulté les notables. Ce par-
lement, étant le seul dans lequel siégeassent les
■pairs de France, pouvait seul , à ce titre, réclamer
un droit politique, et cependant tous les parle-
ments du royaume y prétendaient. C'était une
étrange idée, pour un corps de juges parvenus à
leurs emplois , ou par la nomination du roi , ou
par la vénalité des charges , de se prétendre les re-
présentants de la nation. Néanmoins, quelque bi-
zarre que fût cette prétention , elle servait encore
quelquefois de bornes au despotisme.
Le parlement de Paris , il est vrai , avait cons-
tamment persécuté les protestants ; il avait insti-
tué, chose horrible, une procession annuelle en
action de grâces pour la Saint-Barthélemi , mais il
était en cela l'instrument d'un parti; et, quand le
fanatisme fut apaisé, ce même parlement, com-
posé d'hommes intègres et courageux , a souvent
résisté aux empiétements du trône et des minis-
tres. Mais que signifiait cette opposition, puis-
qu'en définitive le lit de justice , tenu par le roi ,
imposait nécessairement silence? En quoi donc
consistait la constitution de l'État? dans l'héré-
dité du pouvoir royal uniquement. C'est une très-
bonne loi, sans doute, puisqu'elle est favorable
au repos des empires ; mais ce n'est pas une cons-
titution.
Les états généraux ont été convoqués dix-huit
fois seulement, depuis 1302 jusqu'à 1789, c'est-à-
dire, pendant près de cinq siècles, et les états gé-
néraux , cependant , avaient seuls le droit de con-
sentir les impôts. Ainsi donc, ils auraient dû être
rassemblés chaque fois qu'on renouvelait les taxes;
mais les rois leur ont souvent disputé cette pré-
rogative, et se sont passés d'eux arbitrairement.
Les parlements sont intervenus par la suite entre
les rois et les états généraux ; ils ne niaient pas
le pouvoir absolu de la couronne, et cependant ils
se disaient les gardiens des lois du royaume. Or,
quelles lois y a-t-il dans un pays où l'autorité
royale est sans bornes ? Les parlements faisaient
des remontrances sur les édits qu'on leur envoyait?
le roi leur ordonnait de les enregistrer et de se
taire. S'ils n'avaient pas obéi , ils auraient été in-
conséquents : car, reconnaissant la volonté du roi
comme suprême en toutes choses , qu'étaient-ils ,
et que pouvaient-ils dire, à moins qu'ils n'en ob-
tinssent la permission du monarque même dont
ils étaient censés limiter les volontés? Ce cercle
de prétendues oppositions se terminait toujours
par la servitude, et la trace funeste en est restée
sur le front de la nation.
La France a été gouvernée par des coutumes,
souvent par des caprices , et jamais par des lois.
Il n'y a pas un règne qui ressemble à l'autre sous
le rapport politique; on pouvait tout soutenir et
tout défendre dans un pays oii les circonstances
seules disposaient de ce que chacun appelait son
droit. Dira-t-on qu'il y avait des pays d'états qui
maintenaient leurs anciens traités ? Ils pouvaient
s'en servir comme d'arguments; mais l'autorité
du roi coupait court à toutes les difficultés, et les
formes encore subsistantes n'étaient, pour ainsi
dire, que des étiquettes maintenues ou suppri-
mées selon le bon plaisir des ministres. Était-ce
les nobles qui avaient des privilèges, excepté celui
de payer moins d'impôts? Encore un roi despote
pouvait-il l'abolir. Il n'existait pas un droit politi-
que quelconque dont la noblesse pût ou dût se
vanter : car, se faisant gloire de reconnaître l'au-
torité du roi comme sans bornes , elle ne devait
88
CONSIDERATIONS
se plaindre ni des commissions extraordinaires
qui ont condamné à mort les plus grands seigneurs
de France, ni des prisons, ni des exils qu'ils ont
subis. Le roi pouvait tout; quelle objection donc
faire à rien ?
Le clergé, qui reconnaissait la puissance du
pape, d'où dérivait, selon lui, celle des rois, pou-
vait seul être fondé à quelque résistance. Mais c'é-
tait précisément le clergé qui soutenait le droit
divin, sur lequel repose le despotisme, sachant
bien que ce droit divin ne pouvait s'appuyer d'une
manière durable que sur les prêtres. Cette doc-
trine, faisant dériver tout pouvoir de Dieu, inter-
dit aux hommes d'y mettre une limite. Certes,
ce n'est pas là ce que nous enseigne la religion
chrétienne, mais il s'agit ici de ce qu'en disent
ceux qui s'en servent à leur avantage.
On peut affirmer, ce me semble , que l'histoire
de France n'est autre chose que les tentatives
continuelles de la nation et de la noblesse; l'une
pour avoir des droits , et l'autre des privilèges , et
les efforts continuels de la plupart des rois pour
se faire reconnaître comme absolus. L'histoire
d'Angleterre, à quelques égards, présente la même
lutte; mais comme il y avait eu de tout temps
deux chambres, le moyen de réclamation était
meilleur, et les Anglais ont fait à la couronne des
demandes plus sages et plus importantes que ne
l'étaient celles des Français. Le clergé en Angle-
terre n'existant pas comme un ordre politique à
part, les nobles et les évéques réunis, qui ne com-
posaient tout au plus que la moitié de la repré-
sentation nationale, ont toujours eu beaucoup plus
de respect pour le peuple qu'en France. Le grand
malheur de ce pays , et de tous ceux que les cours
seules gouvernent, c'est d'être dominés par la va-
nité. Aucun principe fixe ne s'établit dans aucune
tête , et l'on ne songe qu'aux moyens d'acquérir du
pouvoir , puisqu'il est tout dans un État oij les
lois ne sont rien.
En Angleterre, le parlement renfermait en lui
seul le pouvoir législatif des états généraux et des
parlements de France. Le parlement anglais était
censé permanent; mais, comme il avait peu de
fonctions judiciaires habituelles, les rois le ren-
voyaient, et retardaient sa convocation le plus
qu'ils pouvaient. En France, la lutte de la nation
et de l'autorité royale a pris une autre forme : ce
sont les parlements , faisant fonction de cours ju-
diciaires , qui ont résisté au pouvoir des minis-
tres, plus constamment et plus énergiquement que
les états généraux; mais leurs privilèges étant con-
fus , il en est résulté que tantôt les rois ont été
mis en tutelle par eux, et tantôt ils ont été foulés
aux pieds par les rois. Deux chambres, Leiles que
celles d'Angleterre, auraient donné moins d'em-
barras au roi et plus de garanties à la nation. La
révolution de 1789 n'a donc eu pour but que de
régulariser les limites qui , de tout temps , ont
existé en France. Montesquieu considère les droits
des corps intermédiaires comme constituant la
force et la liberté des monarchies. Quel est le
corps intermédiaire qui représente le plus fidèle-
ment tous les intérêts de la nation? les deux
chambres d'Angleterre; et, quand il ne serait pas
insensé en théorie de remettre à des privilégiés,
nobles ou magistrats, la discussion exclusive des
intérêts de la nation , qui n'a jamais pu leur con-
fier légalement ses pouvoirs , les derniers siècles
de l'histoire de France , qui n'ont présenté qu'une
succession presque continuelle de disputes rela-
tives à l'étendue des pouvoirs, et d'actes arbitrai-
res, commis tour à tour par les divers partis,
prouvent assez que le temps était venu de mieux
organiser l'institution politique par laquelle la na-
tion devait être représentée. Quant à son droit à
cet égard, depuis qu'il y a une France, ce droit a
toujours été reconnu par les souverains , les mi-
nistres et les magistrats qui ont mérité l'estime de
la nation. Sans doute, le pouvoir absolu des rois
a toujours eu aussi des partisans; tant d'intérêts
personnels peuvent se rallier à cette opinion ! Mais
quels noms en regard dans cette cause! Il faut
opposer Louis XI à Henri IV, Louis XIII à
Louis XII, Richelieu à l'Hôpital, le cardinal Du-
bois à M. de Malesherbes; et, si l'on voulait citer
tous les noms qui se sont conservés dans l'histoire,
on pourrait parier, à peu d'exceptions près, que,
là où il se trouve une âme honnête ou un esprit
éclairé, dans quelque rang que ce puisse être, il y
a un ami des droits des nations; mais que l'auto-
rité sans bornes n'a presque jamais été défendue,
ni par un homme de génie, ni surtout par un
homme vertueux.
Les Maximes du droit public français-^ publiées
en 1775 par un magistrat du parlement de Paris ,
s'accordent en entier avec celles qui ont été pro-
clamées par l'assemblée constituante, sur la né-
cessité de la balance des pouvoirs, du consente-
ment de la nation aux subsides, de sa participation
aux actes législatifs, et de la responsabilité des
ministres. Il n'y a pas une page où l'auteur ne
rappelle le contrat existant entre le peuple et les
rois, et c'est sur les faits de l'histoire qu'il se fonde.
D'autres hommes respectables dans la magis-
trature française assurent qu'il y avait des lois
SUR LA. REVOLUTIOIN FRA.NCAISE.
89
constitutionnelles en France, mais qu'elles étaient
tombées en désuétude. Les uns disent qu'elles
ont cessé d'être en vigueur depuis Richelieu, d'au-
tres depuis Charles V, d'autres depuis Philippe le
Bel , d'autres enfin depuis Charlemagne. Assuré-
ment il importerait peu que de telles lois eussent
existé , si depuis tant de siècles on les avait mises
en oubli. Mais il est facile de terminer cette dis-
cussion. S'il y a des lois fondamentales, s'il est
vrai qu'elles contiennent tous les droits assurés à
la nation anglaise, alors les amis de la liberté
sont d'accord avec les partisans de l'ancien ordre
de choses ; et cependant le traité me semble en-
core difficile à conclure.
M. de Galonné, qui s'était déclaré contre la ré-
volution, a fait un livre pour prouver que la France
n'avait pas de constitution. M. de Monthion, chan-
celier de monseigneur le comte d'Artois, répondit
à M. de Galonné , et cette réfutation est intitulée :
Rapport à S. M. Louis XVIII, e?i 1796.
Il commence par déclarer que s'il n'y avait pas
de constitution en France, la révolution était jus-
tifiée, car tout peuple a droit d'avoir une consti-
tution politique. G'était un peu se hasarder d'a-
près ses opinions; mais enfin il affirme que, par
les statuts constitutionnels de France , le roi n'a-
vait pas le droit de faire des lois sans le consente-
ment des états généraux ; que les Français ne pou-
vaient être jugés que par leurs juges naturels ; que
tout tribunal extraordinaire était illégitime ; que
tout emprisonnement par ordre du roi, toute let-
tre de cachet, tout exil enfin était illégal ; que tous
les Français étaient admissibles à tous les em-
plois ; que la profession des armes anoblissait tous
ceux qui la prenaient; que les quarante mille mu-
nicipalités du royaume avaient le droit d'être ré-
gies par des administrateurs de leur choix, qui
répartissent la somme de l'impôt; que le roi ne
pouvait rien ordonner sans son conseil , ce qui im-
pliquait la responsabilité des ministres ; que l'on
devait bien distinguer entre les ordonnances ou
lois du roi, et les lois de l'État; que les juges ne
devaient pas obtempérer aux ordres du roi , s'ils
étaient contraires aux lois de l'État ci-dessus men-
tionnées ; que la force armée ne pouvait être em-
ployée dans l'intérieur que contre les troubles ,
ou d'après les mandats de justice. Il ajoute que le
retour fixe des états généraux fait partie de la
constitution de France , et finit par dire , en pré-
sence de Louis XVIII, que la constitution d'An-
gleterre est la plus parfaite de l'univers.
Si tous les partisans de l'ancien régime avaient
éooacé de tels principes, c'est alors que la révo-
lution n'aurait point eu d'excuse, puisqu'elle eût
été tout à fait inutile. Mais, du propre aveu de ce
mêmeM. deMonthyon ', s'adressant solennellement
au roi , voici le tableau des abus existants en France
dans les temps qui ont précédé la révolution.
« D'abord le droit de citoyen le plus essentiel ,
« le droit du suffrage sur les lois et sur les impôts,
« était tombé dans une espèce de désuétude , et la
« puissance royale était dans l'usage d'ordonner
« seule ce qu'elle ne pouvait ordonner qu'avec le
« concours des représentants de la nation.
« Ge droit, essentiellement appartenant à la nation,
« semblait transporté aux tribunaux; et encore la
« liberté de leurs suffrages avait été enfreinte par
« des lits de justice, et par des emprisonnements
« arbitraires.
«Les lois, les règlements, les décisions géné-
« raies du roi, qui devaient être délibérés en conseil,
« et qui faisaient mention de l'avis du conseil , sou-
« vent n'y étaient point portés ; et sur plusieurs
« matières ce mensonge légal était devenu habituel.
« Quelques membres du clergé, par la réunion de
« plusieurs titres de bénéfice sur une même tête,
« par le défaut de résidence, et par l'emploi qu'ils
« faisaient des biens ecclésiastiques, contrevenaient
« aux lois de l'État et à l'esprit de ces lois. Une
« partie de la noblesse avait une origine peu ana-
« logue à l'objet de son institution; et les services
« qu'elle devait rendre n'avaient point été exigés
« depuis longtemps.
« Les exemptions d'impôts accordées aux deux
« premiers ordres étaient sanctionnées par les lois
« de l'État , mais n'étaient pas le genre de récom-
« pense qui devait payer leurs services.
« Des commissions criminelles , composées de
«juges arbitrairement choisis, pouvaient faire
« trembler l'innocence.
« Ges actes d'autorité qui , sans accusation et
« sans jugement, privaient de la liberté, étaient
« des infractions à la sûreté du droit de citoyen.
« Les cours de justice, dont la stabilité était d'au-
« tant plus importante , que , dans l'absence du
« corps national , elles étaient le seul défenseur de
« la nation, avaient été supprimées, et remplacées
« par des corps de magistrats qui n'avaient pas la
« confiance publique; et, depuis leur rétablissement,
« des innovations avaient été tentées sur les objets
« les plus essentiels de leur juridiction.
« Mais c'était en fait de finance que les lois
« avaient reçu les plus fortes infractions; des im-
« pots avaient été établis sans le consentement de
« la nation ou de ses représentants.
' ÉcBtion de Londres, page 154.
7.
90
COINSIDERÀTIOINS
« Des impôts avaient été perçus après l'époque
i< fixée par le gouvernement pour leur cessation.
« Des impôts, faibles dans leur origine, avaient
«eu un accroissement prodigieux et irrégulier;
« une partie des impôts portait plus sur la classe
« indigente que sur la classe riche.
« Les impôts étaient répartis entre les provinces,
« sans notions exactes de la force de la contribu-
« tion qu'elles devaient supporter.
« Quelquefois il y avait sujet de soupçonner que
« la résistance à l'établissement des impôts en avait
« fait alléger le poids ; en sorte que le défaut de
« patriotisme était devenu le motif d'un traitement
« avantageux.
« Quelques provinces avaient obtenu des abon-
« nements d'impôts ; et ces abonnements étant tou-
« jours avantageux , c'était une faveur partielle qui
« tournait au préjudice des autres provinces.
« Ces abonnements restant toujours au même
« taux, et les provinces non abonnées étant sujettes
« à des vérifications qui augmentaient annuellement
« le produit de l'impôt, c'était encore une autre
« source d'inégalité.
« Des impôts qui devaient être répartis par les
« contribuables , étaient répartis par les officiers du
« roi, ou même par ses commissaires.
« Les rois s'étaient établis juges, en leur conseil,
« de quelques contributions. Des commissions de-
« valent être établies pour juger d'affaires fiscales,
« dont la connaissance appartenait aux tribunaux.
« Les dettes qui grevaient la nation avaient été
« contractées sans le consentement de la nation.
« Des emprunts auxquels les cours de justice avaient
« donné un consentement qu'elles n'étaient pas en
« droit de donner , avaient été excédés par cent
« infidélités qui trahissaient tout à la fois les tri-
« bunaux, dont les jugements devenaient illusoires,
«les créanciers de l'État, qui avaient des concur-
« rents dont ils ignoraient l'existence, et la nation,
« dont les charges étaient augmentées à son insu.
« La dépense n'était fixée sur aucun objet par au-
« cune loi.
« Les fonds destinés aux dépenses personnelles
tt du roi , aux dettes de l'État et aux dépenses du
« gouvernement , n'étaient distingués que par un
« acte particulier et secret de la volonté du roi.
« Les dépenses personnelles de nos rois avaient
«été portées à des sommes excessives; quelques
« dettes de l'État avaient un assignat spécial qui
« avait été éludé; le roi pouvait à son gré hâter
« ou retarder le payement de diverses parties de
« dépense.
« Dans le traitement des gens de guerre, la somme
« employée à celui des officiers était presque aussi
« forte que celle employée au traitement des soi-
« dats.
« Presque tous les employés du gouvernement,
«à quelque titre que ce fût, avaient une solde
« excessive , surtout dans un pays où l'honneur de*
« vait être la récompense ou unique, ou du moins
« principale des services rendus à l'État.
« Les pensions avaient été portées à une somme
« fort supérieure à celle admise dans les autres
« États de l'Europe, proportion gardée des revenus.
« Tels étaient les faits dont la nation avait juste
«sujet de se plaindre; et, si l'existence de ces
« abus était un tort du gouvernement, la possibilité
« de leur existence était un tort de la constitution
« de l'État. »
Si telle était la situation de la France, et l'on
ne peut récuser le témoignage d'un chancelier de
monseigneur le comte d'Artois, témoignage pré-
senté officiellement au roi ; si donc telle était la
situation de la France, de l'avis même de ceux qui
prétendaient qu'elle avait une constitution, qui
pourrait nier qu'un changement ne fût nécessaire,
soit pour faire marcher une constitution qui n'avait
jamais été qu'enfreinte, soit pour admettre des
garanties qui pussent donner aux lois de l'État
des moyens de se maintenir et d'être obéies ?
CHAPITRE Xll.
Du rappel de M. Necker, en 1788 9
Si M. Necker, en sa qualité de ministre, avait
proposé la convocation des états généraux, on
aurait pu l'accuser d'avoir trahi son devoir, puis-
qu'il est convenu, dans la doctrine d'un certain
parti, que le pouvoir absolu des rois est une chose
sacrée. Mais, quand l'opinion publique força la
cour à renvoyer l'archevêque de Sens et à rappeler
M. Necker, les états généraux étaient solennelle-
ment promis ; les nobles , le clergé et le parlement
avaient sollicité cette promesse; la nation l'avait
reçue; et telle était la puissance de l'opinion uni-
verselle sur ce point , qu'aucune force militaire ni
civile ne se serait prêtée alors à la combattre. Je
consigne cette assertion à l'histoire; si elle di-
minue le mérite de M. Necker, en reconnaissant
qu'il n'a pas donné les états généraux , elle place
la responsabilité des événements de la révolution
là oij elle doit être. Car se pouvait-il qu'un homme
tel que M. Necker vînt proposer à un monarque
vertueux, à Louis XVI, de rétracter sa parole? et
de quelle utilité aurait pu lui être un ministre dont
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
91
l'ascendant consistait dans sa popularité, si le pre-
mier acte de ce ministre eût été de conseiller au
roi de manquer aux engagements qu'il avait pris
avec son peuple?
Cette même aristocratie , qui trouve plus simple
de calomnier un homme que de reconnaître la
part qu'elle a prise elle-même au mouvement gé-
néral; cette aristocratie, dis-je, eût été la première
indignée de la perfidie du ministre ; il n'aurait pu
tirer aucun parti politique de la dégradation à la-
quelle il aurait consenti. Quand donc une chose
n'est ni morale ni utile, quelle est l'espèce de fou,
ou de prétendu sage, qui pourrait la conseiller?
M. Necker, à l'époque où l'opinion publique le
reporta au ministère , était plus effrayé qu'heureux
de sa nomination. Il avait amèrement regretté sa
place, quand il la perdit en 1781 , parce qu'il se croyait
alors certain de faire beaucoup de bien. Lorsqu'il
apprit la mort de M. de IMaurepas , il se reprocha
comme une faute sa démission , donnée six mois
auparavant , et j'ai toujours présentes à mon sou-
venir ses longues promenades à Saint-Ouen, dans
lesquelles il répétait souvent qu'il se dévorait lui-
même par ses réflexions et par ses scrupules. Tout
entretien qui lui rappelait son ministère, tout éloge
sur ce sujet lui faisait mal. Pendant les sept années
qui s'écoulèrent entre son premier ministère et le
second, il souffrait constamment du renversement
de ses projets pour améliorer le sort de la France.
Au moment oii l'archevêque de Sens fut appelé au
ministère, il fut encore affligé de n'avoir pas été
nommé; mais, lorsque je vins lui annoncer à Saint-
Ouen, en 1788, qu'il allait être ministre : Jhl
me dit-il , que ne m'a-t-on donné ces quinze mois
de l'archevêque de Sens! à présent, c'est trop
tard!
M. INecker venait de publier son ouvrage sur
l'importance des opinions religieuses. En toute
occasion, il a toujours attaqué les partis dans leur
force; la fierté de son âme l'inspirait ainsi. C'était
la première fois qu'un écrivain , assez éclairé pour
être nommé philosophe , signalait les dangers de
l'esprit irréligieux du dix-huitième siècle; et cet
ouvrage avait rempli l'àme de son auteur de pen-
sées plus hautes que toutes celles qui naissent des
intérêts delà terre, même les plus relevés. Aussi
se rendit-il aux ordres du roi avec un sentiment
de tristesse que je ne partageais certes pas; il me
dit , en voyant ma joie : « La fille d'un ministre
« n'a que du plaisir, elle jouit du reflet du pouvoir
« de son père; mais le pouvoir lui-même, à pré-
osent surtout, est une responsabilité terrible. »
Il n'avait que trop raison ; mais dans la vivacité
des premiers jours de la jeunesse, l'esprit, si l'on
en a, peut faire parler comme une personne avan-
cée dans la vie; mais l'imagination n'est pas d'un
jour plus âgée que nous.
En traversant le bois de Boulogne , la nuit , pour
me rendre à Versailles, j'avais une peur horrible
d'être attaquée par des voleurs ; car il me semblait
que tout le bonheur que me causait l'élévation de
mon père devait être compensé par quelques acci-
dents cruels. Les voleurs ne m'attaquèrent pas,
mais la destinée ne justifia que trop mes craintes.
J'allai chez la reine, selon l'usage, le jour de
la Saint-Louis ; la nièce de l'archevêque de Sens ,
disgracié le matin, faisait sa cour en même temps
que moi : la reine manifesta clairement , par su
manière de nous accueilhr toutes les deux, qu'elle
préférait de beaucoup le ministre renvoyé à son
successeur. Les courtisans ne firent pas de même;
car jamais tant de personnes ne s'offrirent pour
me reconduire jusqu'à ma voiture. Toutefois la
disposition de la reine fut alors un des grands
obstacles que M. Necker rencontra dans sa carrière
politique ; elle l'avait protégé pendant son premier
ministère; mais, quoiqu'il fît pour lui plaire dans
le second, elle le considéra toujours comme nommé
par l'opinion publique; et les princes, dans les
gouvernements arbitraires , s'accoutument malheu-
reusement à regarder l'opinion comme leur en-
nemie.
Quand M. Necker fut nommé ministre, il ne
restait que deux cent cinquante mille francs au
trésor royal. Le lendemain les capitalistes lui ap-
portèrent des secours considérables. Les fonds pu-
blics remontèrent de trente pour cent dans une
matinée. Un tel effet, produit sur le crédit public
par la confiance en un homme, n'a point d'exemple
dans l'histoire. M. Necker obtint le rappel de tous
les exilés, la délivrance de tous les prisonniers
pour des opinions politiques, entre autres des
douze gentilshommes bretons dont j'ai parlé pré-
cédemment. Enfin , il fit tout le bien de détail qui
pouvait dépendre d'un ministre; mais déjà l'im-
portance de la nation s'accroissait, et celle des
hommes en place diminuait nécessairement en pro»
portion.
CHAPITRE XIII.
De la conduite des derniers états généraux tenus
à Paris en 1614.
Le parti des aristocrates, en 1789, ne cessait de
réclamer les anciens usages. La nuit des temps est
très-favorable à ceux qui ne veulent pas admettre
92
CONSIDERATIONS
la discussion des vérités en elles-mêmes. Ils criaient
sans cesse : Rendez-nous 1614 et nos derniers états
généraux; ce sont nos maîtres, ce sont nos mo-
dèles !
Je ne m'arrêterai point à prouver que les états
généraux de Blois , en 1576, différaient presque
autant, soit pour la composition, soit pour la
forme, des états de Paris en 1614, que des états
4)Ius anciens, sous le roi Jean et sous Louis XII;
aucune des convocations des trois ordres n'ayant
été fondée sur des principes positifs , aucune n'a
conduit à des résultats durables. Mais il peut être
intéressant de rappeler quelques traits principaux
de ces derniers états généraux, que ceux de 1789,
après environ deux cents ans d'interruption, de-
vaient, dit-on, prendre pour guides. Le tiers état
proposa de déclarer qu'aucune puissance , ni spiri-
tuelle ni temporelle, ne pouvait délier les sujets
du roi de leur fidélité envers lui. Le clergé, ayant
pour organe le cardinal du Perron, s'y opposa,
réservant les droits du pape ; la noblesse suivit
l'exemple du clergé-, et le pape les en remercia vi-
vement et publiquement l'un et l'autre. On traite
encore aujourd'hui de jacobins ceux qui parlent
d'un pacte entre la nation et le trône; alors on éta-
blissait que l'autorité royale était dans la dépen-
dance du chef de l'Église.
L'édit de Nantes avait été pubhé en 1598, et le
sang de Henri IV, versé par les ligueurs, coulait,
pour ainsi dire, encore, quand les protestants de
l'ordre de la noblesse et du tiers état demandèrent,
en 1614, que l'on confirmât, dans les déclarations
relatives à la religion, les articles de l'édit de
Henri IV qui maintenaient la tolérance pour leur
culte ; leur requête fut rejetée.
Le lieutenant civil de Mesmes , s'adressant de
la part du tiers état à la noblesse , dit que les trois
ordres devaient se considérer comme trois frères ,
dont le cadet était le tiers état. Le baron de Sen-
necy répondit, au nom de la noblesse, que le tiers
état ne pouvait s'arroger le nom de frère, n'étant
ni du même sang , ni de la même vertu. Le clergé
demanda qu'il lui fût permis de lever des dîmes
sur toute espèce de fruits et de grains , et qu'on dé-
fendît de lui faire payer des droits à l'entrée des
villes, ou de lui imposer sa part des contributions
pour les chemins; il réclama de nouvelles entraves
à la liberté de la presse. La noblesse demanda que
les principaux emplois fussent tous donnés exclu-
sivement aux gentilshommes , qu'on interdît aux
roturiers les arquebuses, les pistolets, et l'usage
des chiens , à moins qu'ils n'eussent les jarrets
coupés. Elle demanda de plus que les roturiers
payassent de nouveaux droits seigneuriaux aux
gentilshommes possesseurs de fiefs; que l'on sup-
primât toutes les pensions accordées aux membres
du tiers état , mais que les gentilshommes fussent
exempts de la contrainte par corps, et de tout
subside sur les denrées de leurs terres ; qu'ils pus-
sent prendre du sel dans les greniers du roi, au
même prix que les marchands ; enfin , que le tiers
état fût obligé de porter un habit différent de celui
des gentilshommes.
J'abrège cet extrait des procès-verbaux, dans
lequel je pourrais relever encore bien des choses
ridicules , si celles qui sont révoltantes ne récla-
maient pas toute l'attention. Mais il suffit de prou-
ver que cette séparation des trois ordres n'a donné
lieu qu'aux réclamations constantes des nobles
pour ne pas payer d'impôts , s'assurer de nouvelles
prérogatives , et faire supporter au tiers état toutes
les humiliations que l'arrogance peut inventer. Les
mêmes demandes d'exemptions d'impôts étaient
faites de la part du clergé, et l'on y joignait toutes
les vexations de l'intolérance. Quant aux affaires
publiques, elles ne regardaient que le tiers état,
puisque toutes les taxes devaient porter sur lui.
Voilà pourtant l'esprit des états généraux qu'on
proposait de faire revivre en 1789; et ce qu'on ne
cesse de reprocher à M. Necker , c'est d'avoir pu
souhaiter des modifications à de telles choses.
CHAPITRE XIV.
De la division par ordres dans les états généraux.
Les états généraux de France , ainsi que nous
venons de le dire, étaient divisés en trois ordres,
le clergé, la noblesse et le tiers état, délibérant
séparément comme trois nations distinctes, et
présentant leurs doléances au roi, chacune pour
ses intérêts particuliers , qui avaient , selon les cir-
constances, plus ou moins de rapport avec les in-
térêts publics. Le tiers état renfermait à peu près
toute la nation, dont les deux autres ordres for-
maient à peine le centième. Le tiers état, qui avait
gagné considérablement en importance, dans le
cours des derniers siècles, demandait, en 1789,
que le commerce ou les villes , séparément des
campagnes , eussent dans le troisième ordre assez
de députés pour que le nombre des représentants
du tiers état fût égal à celui des deux autres ordres
réunis ; et cette demande était appuyée par des
motifs et des circonstances de la plus grande force.
La principale cause de la liberté de l'Angleterre,
c'est qu'on y a toujours délibéré en deux chambres,
et non pas en trois. Dans tous les pays où les trois
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
93
ordres sont restés séparés, aucune liberté ne s'est
encore établie. La division en quatre ordres, telle
qu'elle existe en Suède, et qu'elle existait jadis en
Aragon , ralentit aussi la marche des affaires , mais
elle est beaucoup plus favorable à la liberté. L'or-
dre des paysans en Suède, en Aragon l'ordre
équestre, donnaient deux parts égales aux repré-
sentants de la nation et aux privilégiés du premier
rang; car l'ordre équestre, dont l'équivalent se
trouve dans la chambre des communes en Angle-
terre , soutenait naturellement l'intérêt du peuple.
Il est donc résulté de la division en quatre ordres ,
que dans ces deux pays , la Suède et l'Aragon , les
principes libéraux se sont établis de bonne heure
et maintenus longtemps. Il est à désirer pour la
Suède que sa constitution soit rapprochée de celle
de l'Angleterre; mais il faut rendre hommage au
■ sentiment de justice qui , de tout temps , a fait ad-
. piettre l'ordre des paysans dans la diète. Aussi les
paysans de Suède sont-ils éclairés, heureux et reli-
gieux , parce qu'ils ont joui du sentiment de repos et
de dignité qui ne peut naître que des institutions
libres. En Allemagne, les ecclésiastiques ont siégé
dans la chambre hante , mais ils n'ont point fait
un ordre à part, et la division naturelle en deux
chambres s'est toujours maintenue. Les trois or-
dres n'ont guère existé qu'en France et dans quel-
ques États , tels que la Sicile , qui ne formaient
pas à eux seuls une monarchie. Cette funeste ins-
titution, donnant toujours la majorité aux privi-
légiés contre la nation , a porté souvent le peuple
français à préférer le despotisme royal à la dépen-
dance légale où le plaçait la division en trois or-
dres , par rapport aux castes aristocratiques.
Un autre inconvénient de la France , c'était cette
foule de gentilshommes du second ordre , anoblis
de la veille, soit par les lettres de noblesse que les
rois donnaient , comme faisant suite à l'affranchis-
sement des Gaulois , soit par les charges vénales
de secrétaire du roi , etc. , qui associaient de nou-
veaux individus aux droits et aux privilèges des
anciens gentilshommes. La nation se serait sou-
mise volontiers à la prééminence des familles his-
toriques , et je n'exagère pas en affirmant qu'il n'y
en a pas plus de deux cents en France. Mais les
cent mille nobles et les cent mille prêtres qui vou-
laient avoir des privilèges, à l'égal de ceux de
MM. de Montmorency, de Grammpnt, de Gril-
lon, etc., révoltaient généralement; car des négo-
ciants , des hommes de lettres , des propriétaires ,
des capitalistes , ne pouvaient comprendre la supé-
riorité qu'on voulait accorder à cette noblesse ac-
quise à prix de révérences ou d'argent, et à laquelle
vingt-cinq ans de date suffisaient pour siéger dans
la chambre des nobles, et pour jouir des privilèges
dont les plus honorables membres du tiers état se
voyaient privés.
La chambre des pairs en Angleterre est une ma-
gistrature patricienne, fondée sans doute sur les
anciens souvenirs de la chevalerie, mais tout à fait
associée à des institutions d'une nature très-diffé-
rente. Un mérite distingué dans le commerce , et
surtout dans la jurisprudence, en ouvre journelle-
ment l'entrée, et les droits représentatifs que les
pairs exercent dans l'État, attestent à la nation que
c'est pour le bien public que leurs rangs sont ins-
titués. Mais quel avantage les Français pouvaient-
ils trouver dans ces vicomtes de la Garonne, ou
dans ces marquis de la Loire, qui ne payaient pas
seulement leur part des impôts de l'État, et que le
roi lui-même ne recevait pas à sa cour, puisqu'il
fallait faire des preuves de plus de quatre siècles
pour y être admis, et qu'ils étaient à peine anoblis
depuis cinquante ans? La vanité des gens de cette
classe ne pouvait s'exercer que sur leurs inférieurs;
et ces inférieurs c'étaient vingt-quatre millions
d'hommes.
Il peut être utile à la dignité d'une religion do-
minante qu'il y ait des archevêques et des évêques
dans la chambre haute, comme en Angleterre.
Mais quelle amélioration pourrait jamais s'accom-
plir dans un pays où le clergé catholique, compo-
sant le tiers de la représentation, aurait une part
égale à celle de la nation même dans le pouvoir
législatif.? Ce clergé pourrait-il consentir à la tolé-
rance des cultes , à l'admission des protestants à
tous les emplois? Ne s'est -il pas refusé obstiné-
ment à l'égalité des impôts , pour conserver la
forme des dons gratuits qui augmentait son im-
portance auprès des ministres? Lorsque Philippe
le Long renvoya les ecclésiastiques du parlement
de Paris , il dit qu'ils devaient être trop occupés
des spiritualités pour avoir le temps de songer
aux temporalités. Que ne sesont-ils toujours sou-
mis à cette sage maxime!
Jamais il ne s'était rien fait de décisif dans les
états généraux , précisément parce qu'ils délibé-
raient séparément en trois ordres, au lieu de deux;
et le chancelier de l'Hôpital n'avait pu obtenir,
même momentanément, son édit de paix que d'une
convocation à Saint - Germain , en 1562, dans la-
quelle, par un grand hasard , le clergé ne se trouva
pas.
Les assemblées des notables , appelées par les
rois, votèrent presque toutes par tête; et le parle-
ment, qui avait d'abord consenti, en 1558, à faire
94
CONSIDERÂTIOINS
iin quatrième ordre à part, demanda, en 1626,
qu'on délibérât par tête dans une assemblée de
notables, parce qu'il ne voulait pas être distingué
de la noblesse. Les variations infinies qu'on re-
trouve dans tous les usages de la monarchie fran-
çaise , se font remarquer dans la composition des
états généraux , encore plus que dans toute autre
institution politique. Si l'on voulait s'acharner sur
le passé pour en faire l'immuable loi du présent ,
bien que ce passé ait été fondé lui-même sur l'al-
tération d'un autre passé; si on le voulait, dis-je,
on se perdrait dans des discussions interminables.
Revenons donc à ce qui ne peut se nier : les cir-
constances dont nous avons été les témoins.
L'archevêque de Sens , agissant au nom du roi ,
invita tous les écrivains de France à faire connaî-
tre leur opinion sur le mode de convocation des
états généraux. S'il avait existé des lois constitu-
tionnelles qui en décidassent, pourquoi le ministre
du roi aurait-il consulté la nation à cet égard par la
liberté de la presse? L'archevêque de Sens, en
établissant des assemblées provinciales, non-seule-
ment les avait composées d'un nombre de députés
du tiers égal à celui des deux autres ordres réunis,
mais il avait même décidé , au nom du roi , que
l'on y voterait par tête. Ainsi l'opinion publique
était singulièrement préparée, soit par les mesures
de l'archevêque de Sens , soit par la force même
du tiers état, à ce que cet ordre obtînt, dans les
états généraux de 1789, plus d'influence que dans
les assemblées précédentes. Aucune loi ne fixait
le nombre des députés des trois ordres ; le seul
principe établi était que chacun de ces ordres ne
devait avoir qu'une voix. Si l'on n'avait pas accordé
légalement une double représentation au tiers , on
savait, à n'en pas douter, qu'irrité de n'avoir pas
obtenu ce qu'il demandait, il aurait envoyé aux
états généraux un nombre de députés beaucoup
plus considérable encore. Ainsi tous les avant-cou-
reurs des crises politiques dont un homme d'État
doit avoir connaissance, annonçaient la nécessité
de transiger avec l'esprit du temps.
Cependant M. Necker ne prit pas sur lui la déci-
sion qu'il croyait la plus sage; et, se fiant trop,
il faut l'avouer, à l'empire de la raison, il conseilla
au roi d'assembler de nouveau les notables qui
avaient été convoqués par M. de Galonné; la ma-
jorité de ces notables , étant composée de privilé-
giés , fut contre le doublement du tiers : un seul
bureau se déclara pour cette mesure ; il était pré-
sidé par Monsieur (maintenant Louis XVIII),
On se complaît à penser qu'un roi , le premier au-
teur d'une charte constitutionnelle émanée du
trône, était alors de l'opinion populaire, sur l'im-
portante question que le parti des aristocrates
cherche encore à signaler comme la cause du ren-
versement de la monarchie.
On a reproché à M. Necker d'avoir consulté les
notables pour ne pas suivre leur avis; sa faute
consiste en effet dans le parti qu'il prit de les con-*
sulter; mais pouvait -on imaginer que ces privilé-
giés, qui s'étaient montrés la veille si violents
contre les abus du pouvoir royal , défendraient le
lendemain toutes les injustices du leur, avec un
acharnement si contraire à l'opinion générale?
Néanmoins M. Necker suspendit toute décision
sur le doublement du tiers , lorsqu'il vit dans la
majorité des notables une opinion différente de la
sienne; et il s'écoula plus de deux mois entre la
fin de leur assemblée et le résultat du conseil du
27 décembre 1788. Pendant ce temps, M. Necker
étudia constamment l'esprit public, comme la bous-
sole à laquelle, dans cette circonstance, les déci-
sions du roi devaient se conformer. La correspon-
dance des provinces était unanime sur la nécessité
d'accorder au tiers état ce qu'il demandait , car le
parti des aristocrates purs était , comme toujours,
en très -petit nombre; beaucoup de nobles et de
prêtres , dans la classe des curés , se ralliaient à
l'opinion nationale. Le Dauphiné assembla à Ro-
mans ses anciens états tombés en désuétude , et
on y admit non-seulement le doublement du tiers,
mais la délibération par tête. Un grand nombre
d'officiers de l'armée se montraient favorables au
désir du tiers état. Tous ceux et toutes celles qui,
de la haute compagnie de France, influaient sur
l'opinion, parlaient vivement en faveur de la cause
de la nation : la mode était dans ce sens ; c'était
le résultat de tout le_^dix- huitième siècle, et les
vieux préjugés , qui combattaient encore pour les
anciennes institutions, avaient beaucoup moins de
force alors qu'ils n'en ont eu à aucune époque,
pendant les vingt-cinq années suivantes. Enfin l'as-
cendant de l'esprit public était tel , qu'il entraîna
le parlement lui-même. Aucun corps ne s'est ja-
mais montré plus ardemment défenseur des an-
ciens usages que le parlement de Paris; toute
institution nouvelle lui paraissait un acte de rébel-
lion, parce qu'en effet son existence ne pouvait
être fondée sur les principes de la liberté politique.
Des charges vénales, un corps judiciaire se pré-
tendant en droit de consentir les impôts, et renon-
çant pourtant à ce droit quand les rois le comman-
daient : toutes ces contradictions, qui ne sauraient
être que l'œuvre du hasard , n'admettaient point
la discussion ; aussi était -elle singulièrement sus-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
95
pecte aux membres de la magistrature française.
Tous les réquisitoires contre la liberté de la presse
partaient du parlement de Paris; et, s'il mettait
des bornes au pouvoir actif des rois , il encoura-
geait en revanche ce genre d'ignorance, en matière
de gouvernement , qui , seul , favorise l'autorité ab-
solue. Un corps aussi fortement attaché aux vieux
usages, et néanmoins composé d'hommes qui , par
leurs vertus privées, méritaient beaucoup d'estime,
décidait nécessairement la question, en déclarant,
par un arrêté des premiers jours de décembre 1788,
deux mois après l'assemblée des notables, que le
nombre des députés de chaque ordre n'étant fixé
par aucun usage constant , ni par aucune loi de
l'État, c'était à la sagesse du roi à prononcer à cet
égard '.
t Extrait de l'arrêté du parlement, du 5 décembre 1788,
les pairs y séant. Considérant la situation actuelle de la na-
tion, etc. , déclare qu'en distinguant dans les états de 1614 la
convocation , la composition et le nombre ;
A l'égard du premier objet, la cour a dû réclamer la forme
pratiquée à cette époque, c'est-à-dire, la convocation par
bailliages et sénéchaussées , non par gouvernements ou géné-
ralités : cette forme, consacrée de siècle en siècle par les
exemples les plus nombreux et par les derniers états, étant
surtout le seul moyen d'obtenir la réunion complète des élec-
teurs , par les formes légales , devant des officiers indépen-
dants par leur état :
A l'égard de la composition , la cour n'a pu ni du porter la
moindre atteinte au droit des électeurs , droit naturel , consti-
tutionnel, et respecté jusqu'à présent, de donner leurs pou-
voirs aux citoyens qu'ils en jugent les plus dignes :
A l'égard du nombre , celui des députés respectifs n'étant
déterminé par aucune loi , ni par aucun usage constant pour
aucun ordre , il n'a été ni dans le pouvoir ni dans l'intention
de la cour d'y suppléer, ladite cour ne pouvant, sur cet ob-
jet , que s'en rapporter à la sagesse du roi , sur les mesures
nécessaires à prendre pour parvenir aux modifications que la
raison, la liberté, la justice et le vœu général peuvent in-
diquer.
Ladite cour a de plus arrêté que ledit seigneur roi ^serait
supplié très-humblement de ne plus permettre aucun délai
pour la tenue des états généraux , et de considérer qu'il ne
subsisterait aucun prétexte d'agitation dans les esprits , ni
d'inquiétude parmi les ordres , s'il lui plaisait , en convoquant
les états généraux , de déclarer et consacrer :
Le retour des états généraux ;
Leur droit d'hypothéquer aux créanciers de l'État des im-
pôts déterminés ; leur obligation envers les peuples de n'ac-
corder aucun autre subside qui ne soit défini pour la somme
et pour le temps; leur droit de fixer et d'assigner librement,
sur les demandes dudit seigneur roi , les fonds de chaque dé-
partement ;
La résolution dudit seigneur roi de concerter d'abord la
suppression de tous impots distinctifs des ordres , avec le seul
(]ui les supporte; ensuite leur remplacement, avec les trois
ordres , par des subsides communs , également répartis ;
La •■esponsabilité des ministres ;
Le droit des états généraux d'accuser et traduire devant
les cours , dans tous les cas intéressant directement la nation
entière , sans préjudice des droits du procureur général dans
les mêmes cas ;
Les rapports des états généraux avec les cours souveraines ,
en telle sorte que les cours ne doivent ni ne puissent souffrir
la levée d'aucun subside qui ne soit accordé , ni concourir à
l'exécution d'aucune loi qui ne soit demandée ou concertée
par les étate généraux ; la liberté individuelle des citoyens ,
Quoi! le corps que l'on considérait comme le
représentant du passé, cédant à l'opinion d'alors,
renonçait indirectement à maintenir les anciennes
coutumes dans cette occasion; et le ministre, dont
la seule force consistait dans son respect pour la
nation, aurait pris sur lui de refuser à cette na-
tion ce qu'en sa conscience il croyait équitable , ce
que dans son jugement il considérait comme né-
cessaire !
Ce n'est pas tout encore. A cette époque, les
adversaires de l'autorité du roi , c'étaient les privi-
légiés; le tiers état, au contraire, désirait se ral-
lier à la couronne; et si le roi ne s'était pas éloigné
des représentants du tiers, après l'ouverture des
états généraux, il n'y a pas de doute qu'ils n'eus-
sent soutenu son pouvoir. Mais, quand un souve-
rain adopte un système en politique, il doit le
suivre avec constance , car il ne recueille du chan-
gement que les inconvénients de tous les partis
opposés. « Une grande révolution était prête, dit
«Monsieur (Louis XVIII) à la municipalité de
«Paris, en 1789; le roi, par ses intentions, ses
« vertus et son rang suprême , devait en être le
« chef. » Toute la sagesse de la circonstance était .
dans ces paroles.
M. Necker, dans le rapport joint au résultat du
conseil du 27 décembre , indiqua , au nom du roi ,
que le monarque accorderait la suppression des
lettres de cachet, la liberté de la presse, et le re-
tour périodique des états généraux pour la révision
dss finances. 11 tâcha de dérober aux députés fu-
turs le bien qu'ils voulaient faire, afin d'accaparer
l'amour du peuple pour le roi. Aussi jamais réso-
lution partie du trône ne produisit-elle un enthou-
siasme pareil à celui qu'excita le résultat du conseil.
Il arriva des adresses de félicitation de toutes les
parties du royaume; et, parmi les lettres sans
nombre que M. Wecker reçut, deux des plus mar-
quantes furent celles de l'abbé Maury, depuis car-
dinal, et de M. de Lamoignon. L'autorité du roi
par l'obligation de remettre immédiatement tout homme ar-
rêté dans une prison royale, entre les mains de ses juges na-
turels;
Et la liberté légitime de la presse, seule ressource prompte
et certaine des gens de bien contre la licence des méchants ,
saaf à répondre des écrits répréhensibles après l'impression ,
suivant l'exigence des cas.
Au moyen de ces préliminaires , qui sont dès à présent dans
la main du roi , et sans lesquels on ne peut concevoir une as-
semblée vraiment nationale , il semble à la cour que le roi
donnerait à la magistrature la plus douce récompense de son
zèle , en procurant à la nation , par le moyen d'une solide li-
berté, tout le bonheur dont elle est digne.
Arrête, en conséquence, que les motifs, les principes et
les vœux du présent arrêté seront mis sous les yeux du sei-
gneur roi par la voie de très-humbles et très-respectueuses
supplications.
96
CONSIDERATIONS
fut alors plus puissante sur les esprits que jamais ;
on admirait la force de raison et la loyauté de sen-
timent qui le faisait marcher en avant des réformes
demandées par la nation , tandis que l'archevêque
de Sens l'avait placé dans la situation la plus fausse,
en l'engageant à refuser toujours la veille ce qu'il
était forcé d'accorder le lendemain.
Mais , pour profiter de cet enthousiasme popu-
laire, il fallait marcher fermement dans la même
route. Un plan tout à fait contraire a été suivi par
le roi , six mois après ; comment donc accuser
M. Wecker des événements qui sont résultés de ce
qu'on a rejeté ses avis pour adopter ceux du parti
contraire? Lorsqu'un général malhabile perd la
campagne victorieusement commencée par un au-
tre, dit-on que le vainqueur des premiers jours est
coupable des défaites de son successeur, dont la
manière de voir et d'agir diffère en tout de la
sienne ? Mais , répétera-t-on encore , la conséquence
naturelle du doublement du tiers n'était-elle pas la
délibération par tête et non par ordre, et n'a-t-on pas
vu les suites de la réunion en une seule assemblée.^
La conséquence du doublement du tiers aurait dû
être de délibérer en deux chambres; et certes,
loin de craindre un tel résultat, il fallait le désirer.
Pourquoi donc, diront les adversaires de M. Nec-
ker, n'a-t-il pas fait prononcer au roi sa résolu-
tion sur ce point , lorsque le doubjement du tiers
fut accordé? Il ne l'a pas fait, parce qu'il pensait
qu'un tel changement devait être concerté avec les
représentants de la nation; mais il l'a proposé dès
que ces représentants ont été rassemblés. Malheu-
reusement le parti aristocrate s'y opposa, et perdit
ainsi la France en se perdant lui-même.
Une disette de blé , telle qu'il ne s'en était pas
fait sentir depuis longtemps en France, menaça
Paris de la famine pendant l'hiver de 1788 à 1789.
Les soins infinis de M. Necker, et le dévouement
de sa propre fortune , dont il avait déposé la moi-
tié au trésor royal , prévinrent à cet égard des
malheurs incalculables. Rien ne dispose le peuple
au mécontentement comme les craintes sur les
subsistances; cependant il avait tant de confiance
dans l'administration, que nulle part le trouble
n'éclata. Les états généraux s'annonçaient sous les
plus heureux auspices; les privilégiés, par leur si-
tuation même , ne pouvaient abandonner le trône ,
bien qu'ils l'eussent ébranlé; les députés du tiers
état étaient reconnaissants de ce qu'on avait écouté
leurs réclamations. Sans doute , il restait encore
de grands sujets de discorde entre la nation et les
privilégiés; mais le roi était placé de manière à
pouvoir être leur arbitre , en se réduisant de lui-
même à une monarchie limitée ; si toutefois c'est
se réduire que de s'imposer des barrières qui vous
mettent à l'abri de vos propres erreurs , et surtout
de celles de vos ministres. Une monarchie sage-
ment limitée n'est que l'image d'un honnête
homme, dans l'âme duquel la conscience préside
toujours à l'action.
Le résultat du conseil du 27 décembre fut adopté
par les ministres du roi les plus éclairés, tels que
MM. de Saint-Priest, de Montmorin et de la Lu-
zerne ; et la reine elle-même voulut assister à la
délibération qui eut lieu sur le doublement du
tiers. C'était la première fois qu'elle paraissait au
conseil; et l'approbation qu'elle donna spontané-
ment à la mesure proposée par M. Necker , pour-
rait être considérée comme une sanction de plus;
mais M. Necker, en remplissant son devoir, dut
en prendre la responsabilité sur lui-même. La na-
tion entière , à l'exception peut-être de quelques
milliers d'individus, partageait alors son opinion;
depuis il n'y a que les amis de la justice et de la
liberté politique, telle qu'on la concevait à l'ouver-
ture des états généraux , qui soient restés toujours
les mêmes à travers vingt-cinq années de vicissi-
tudes. Ils sont en petit nombre, et la mort les
moissonne chaque jour; mais la mort seule en effet
pouvait diminuer cette fidèle armée; car ni la sé-
duction ni la terreur n'en sauraient détacher le
plus obscur champion.
CHAPITRE XV.
Quelle était la disposition des esprits en Eu-
rope, au moment de la convocation des états
généraux.
Les lumières philosophiques , c'est-à-dire , l'ap-
préciation des choses d'après la raison, et non
d'après les habitudes , avaient fait de tels progrès
en Europe , que les possesseurs des privilèges , rois ,
nobles ou prêtres , étaient les premiers à s'excuser
des avantages abusifs dont ils jouissaient. Ils vou-
laient bien les conserver, mais ils prétendaient à
l'honneur d'y être indifférents ; et les plus adroits
se flattaient d'endormir assez l'opinion pour qu'elle
ne leur disputât pas ce qu'ils avaient l'air de dé-
daigner.
L'impératrice Catherine courtisait Voltaire;
Frédéric II était presque son rival en littérature ,
Joseph II était le philosophe le plus prononcé de
ses États; le roi de France avait pris deux fois, en
Amérique et en Hollande, le parti des sujets contre
leurs princes : sa politique l'avait conduit à sou-
tenir ceux qui combattaient contre le pouvoir
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
97
royal et stathoudérien. L'opinion de l'Angleterre
sur tous les principes politiques était en harmonie
avec ses institutions ; et , avant la révolution de
France, il y avait certainement plus d'esprit de li-
berté en Angleterre qu'à présent.
M. Necker avait donc raison quand il disait,
dans le résultat du conseil du 27 septembre , que le
bruit sourd de l'Europe invitait le roi à consentir
aux vœux de la nation. La constitution anglaise
qu'elle souhaitait alors , elle la réclame encore à
présent. Examinons avec impartialité quels sont
les orages qui l'ont éloignée de ce port, le seul où
elle puisse trouver le calme.
CHAPITRE XVL
Ouverture des états généraux, le 5 mai 1789.
Je n'oublierai jamais le moment oiî l'on vil
passer les douze cents députés de la France, se
rendant en procession à l'église pour entendre la
messe , la veille de l'ouverture des états généraux.
C'était un spectacle bien imposant et bien nouveau
pour des Français; tout ce qu'il y avait d'habitants
dans la ville de Versailles, ou de curieux arrivés
de Paris, se rassemblait pour le contempler. Cette
nouvelle sorte d'autorité dans l'Etat, dont on ne
connaissait encore ni la nature, ni la force, éton-
nait la plupart de ceux qui n'avaient pas réfléchi
sur les droits des nations.
Le haut clergé avait perdu une partie de sa con-
sidération , parce que beaucoup de prélats ne s'é-
taient pas montrés assez réguliers dans leur con-
duite , et qu'un plus grand nombre encore n'étaient
occupés que des affaires politiques. Le peuple est
sévère pour les prêtres comme pour les femmes :
il veut, dans les uns et dans les autres, du dévoue-
ment à leurs devoirs. La gloire militaire, qui cons-
titue la considération de la noblesse, comme la
piété celle du clergé, ne pouvait plus apparaître
que dans le passé. Une longue paix n'avait donné
à aucun des nobles qui en auraient été les plus
avides, l'occasion de recommencer leurs aïeux, et
c'étaient d'illustres obscurs que tous les grands
seigneurs de France. La noblesse du second ordre
n'avait pas eu plus d'occasions de se distinguer ,
puisque la nature du gouvernement ne permettait
aux gentilshommes que la carrière des armes. Les
anoblis, qu'on voyait marcher en grand nombre
dans les rangs des nobles , portaient d'assez mau-
vaise grâce le panache et l'épée ; et l'on se deman-
dait pourquoi ils se plaçaient dans le premier ordre
de l'État, seulement parce qu'ils avaient obtenu
de ne pas payer leur part des impôts publics ; car,
en effet , c'était à cet injuste privilège que se bor-
naient leurs droits politiques.
La noblesse se trouvant déchue de sa splendeur
par l'esprit de courtisan, par l'alliage des anoblis,
et par une longue paix ; le clergé ne possédant plus
l'ascendant des lumières qu'il avait eu dans les
temps barbares , l'importance des députés du tiers
état en était augmentée. Leurs habits et leurs
manteaux noirs , leurs regards assurés , leur nom-
bre imposant , attiraient l'attention sur eux : des
hommes de lettres, des négociants, un grand
nombre d'avocats composaient ce troisième ordre.
Quelques nobles s'étaient fait nommer députés du
tiers , et parmi ces nobles on remarquait surtout
le comte de Mirabeau : l'opinion qu'on avait de son
esprit était singulièrement augmentée par la peur
que faisait son immoralité; et cependant, c'est
cette immorahté même qui a diminué l'influence
que ses étonnantes facultés devaient lui valoir. Il
était difficile de ne pas le regarder longtemps,
quand on l'avait une fois aperçu : son immense
chevelure le distinguait entre tous; on eût dit que
sa force en dépendait comme celle de Samson ; son
visage empruntait de l'expression de sa laideur
même , et toute sa personne donnait l'idée d'une
puissance irrégulière, mais enfin, d'une puissance
telle qu'on se la représenterait dans un tribun du
peuple.
Aucun nom , excepté le sien , n'était encore cé-
lèbre dans les six cents députés du tiers ; mais il
y avait beaucoup d'hommes honorables , et beau-
coup d'hommes à craindre. L'esprit de faction
commençait à planer sur la France , et l'on ne pou-
vait l'abattre que par la sagesse ou par le pouvoir.
Or, si l'opinion avait déjà miné le pouvoir, que
pouvait-on faire sans sagesse.'
J'étais placée à une fenêtre près de madame de
Montmorin , femme du ministre des affaires étran-
gères, et je me livrais, je l'avoue, à la plus vive
espérance, en voyant pour la première fois en
France des représentants de la nation. Madame de
Montmorin , dont l'esprit n'était en rien distingué,
me dit avec un ton décidé, qui cependant me fit
effet : « Vous avez tort de vous réjouir, il arrivera
« de ceci de grands désastres à la France et à nous. »
Cette malheureuse femme a péri sur l'échafaud
avec un de ses fils , l'autre s'est noyé ; son mari a
été massacré le 2 septembre ; sa fille aînée a péri
dans l'hôpital d'une prison ; sa fille cadette, madame
de Beaumont , personne spirituelle et généreuse , a
succombé sous le poids de ses regrets avant trente
ans; la famille de Niobé n'a pas été plus cruelle-
08
CONSIDERATIONS
on
ment frappée que celle de cette pauvre mère
eût dit qu'elle le pressentait.
L'ouverture des états généraux eut lieu le len-
demain : on avait construit à la hâte une grande
salle dans l'avenue de Versailles pour y recevoir
les députés. Beaucoup de spectateurs furent admis
à cette cérémonie. Une estrade était élevée pour y
placer le trône du roi , le fauteuil de la reine , et
des chaises pour le reste de la famille royale.
Le chancelier, M. de Barentin , s'assit sur l'avant-
scène de cette espèce de théâtre. Les trois ordres
étaient , pour ainsi dire , dans le parterre , le clergé
et la noblesse à droite et à gauche , les députés du
tiers état en face. Ils avaient déclaré d'avance qu'ils
ne se mettraient pas à genoux au moment de l'ar-
rivée du roi, suivant l'ancien usage, encore pra-
tiqué la dernière fois que les états généraux s'é-
taient rassemblés. Si les députés du tiers état
s'étaient mis à genoux en 1789 , tout le monde, y
compris les aristocrates les plus purs, aurait
trouvé cette action ridicule, c'est-à-dire, en désac-
cord avec les idées du temps.
Lorsque Mirabeau parut , un murmure se fit en-
tendre dans l'assemblée. Il en comprit le sens;
mais, traversant la salle fièrement jusqu'à sa place,
il eut l'air de se préparer à faire naître assez de
troubles dans l'État pour confondre les rangs de
l'estime aussi bien que tous les autres. M. Necker
fut couvert d'applaudissements dès qu'il entra ; sa
popularité était alors entière , et le roi pouvait s'en
servir utilement , en restant fidèle au système dont
il avait adopté les principes fondamentaux.
Qiiand le roi vint se placer sur le trône, au mi-
lieu de cette assemblée, j'éprouvai pour la pre-
mière fo'is un sentiment de crainte. D'abord je
remarquai que la reine était très-émue; elle arriva
plus tard que l'heure assignée, et les couleurs de
son teint étaient altérées. 'Le roi prononça son dis-
cours avec sa simplicité accoutumée; mais les
physionomies des députés exprimaient plus d'éner-
gie que celle du monarque, et ce contraste devait
inquiéter, dans des circonstances oiî, rien n'é-
tant encore établi , il fallait de la force des deux
côtés.
Les discours du roi, du chancelier et de
M. Necker, avaient tous les trois pour but le ré-
tablissement des finances. Celui de M. Necker pré-
sentait toutes les améliorations dont l'administra-
tion était susceptible , mais il touchait à peine aux
questions constitutionnelles ; et se bornant à pré-
venir l'assemblée contre la précipitation dont elle
n'était que trop susceptible , il lui dit ce mot qui
est devenu proverbe : « Ne soyez pas envieux du
temps. » En sortant de la séance, le parti popu-
laire , c'est-à-dire , la majorité du tiers , la minorité
de la noblesse et plusieurs membres du clergé , se
plaignirent de ce que M. Necker avait traité les
états généraux comme une administration provin-
ciale , en ne leur parlant que des mesures à pren-
dre pour garantir la dette de l'État, et pour per-
fectionner le système des impôts. Le principal
objet des états généraux , sans doute, était de faire
une constitution : mais pouvaient-ils exiger que le
ministre du roi entamât le premier des questions
qui ne devaient être mises en avant que par les re-
présentants de la nation ?
D'un autre côté, les aristocrates, ayant vu, dans
le discours de M. Necker, qu'en huit mois il avait
assez rétabli les finances pour être en état de se
passer de nouveaux impôts, commencèrent à blâ-
mer le ministre d'avoir convoqué les états géné-
raux , puisque le besoin d'argent ne les rendait pas
indispensables. Ils oubliaient apparemment que la
promesse de ces états généraux était donnée avant
le rappel de M. Necker. Dans cette circonstance ,
comme dans presque toutes , il marchait entre les
deux extrêmes, car il ne voulait point dire aux
représentants du peuple : Ne vous occupez que de
constitution; et il ne voulait pas non plus retom-
ber dans l'arbitraire, en se contentant des res-
sources momentanées qui ne mettaient point en
sûreté les créanciers de l'État , et ne répondaient
pas au peuple de l'emploi de ses sacrifices.
CHAPITRE XVII.
De la résistance des ordres privilégiés aux de-
mandes du tiers état, en 1789.
M. de la Luzerne, évéque de Langres, un des
meilleurs esprits de France, écrivit, à l'ouverture
des états généraux, une brochure pour proposer
que les trois ordres se formassent en deux cham-
bres, le haut clergé se réunissant à la noblesse, et
le bas clergé aux communes. M. le marquis de
Montesquiou, depuis général, en fit la motion,
mais en vain , dans la chambre de la noblesse. En
un mot, tous les hommes éclairés sentaient la né-
cessité de détruire cette délibération en trois or-
dres, avec le veto de l'un sur l'autre; car, indépen-
damment de son injustice radicale, elle rendait
impossible de terminer aucune affaire.
Il y a dans l'ordre social, comme dans l'ordre natu-
rel, de certains principes dont on ne saurait s'écarter
sans amener la confusion. Les trois pouvoirs sont
dans l'essence des choses. La monarchie, l'aristo-
cratie et la démocratie existent dans tous les gouver-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
99
nements, comme l'action, la conservation et le re-
nouvellement, dans la marche de la nature. Si vous
introduisez dans l'organisation politique un qua-
trième pouvoir, le clergé , qui est tout ou rien, sui-
vant la façon dont on le considère, vous ne pouvez
plus établir aucun raisonnement flxe sur les lois
nécessaires au bien de l'État , puisqu'on vous met
pour entraves des autorités mystérieuses, là oii
vous ne devez admettre que des intérêts publics.
Deux grands dangers, la banqueroute et la
famine, menaçaient la France au moment de la
convocation des états généraux, et tous les deux
exigeaient des ressources promptes. Comment
pouvait-on prendre aucune résolution rapide avec
le veto de chaque ordre? Les deux premiers ne
voulaient pas consentir sans condition à l'égalité
des impôts , et cependant la nation demandait que
ce moyen fût employé avant tout autre, pour ré-
tablir les finances. Les privilégiés avaient dit
qu'ils accéderaient à cette égalité , mais ils ne l'a-
vaient point encore formellement décrété, et ils
étaient toujours les maîtres de décider ce qui les
concernait d'après l'ancienne manière de délibérer.
Ainsi la masse de la nation n'avait point d'in-
fluence décisive, quoique la plus grande partie des
sacrifices portât sur elle. Les députés du tiers ré-
clamèrent donc le vote par tête , et la noblesse et
le clergé le vote par ordre. La dispute à cet égard
commença dès la vérification des pouvoirs ; et dès
ce moment aussi M. Necker proposa un plan de
conciliation, qui , bien que très-favorable aux deux
premiers ordres , pouvait cependant alors être
accepté, parce que l'on négociait encore. A toutes
les entraves qu'apportait la délibération en trois
ordres , il faut ajouter ce qu'on appelait les man-
dats impératifs , c'est-à-dire , des mandats rédigés
par les électeurs, qui imposaient aux députés l'o-
bligation de se conformer à la volonté de leurs
commettants , sur les principaux objets dont il de-
vait être question dans l'assemblée. Cette forme
surannée ne pouvait convenir qu'au temps oij le
gouvernement représentatif était dans son enfance.
L'opinion publique n'avait guère d'ascendant,
lorsque les communications d'une province à l'autre
étaient peu faciles, et surtout lorsque les journaux
ne répandaient encore ni les nouvelles ni les idées.
Mais vouloir contraindre de nos jours les députés
à ne s'écarter en rien des cahiers rédigés dans leurs
bailliages , c'était faire des états généraux une réu-
nion d'hommes qui auraient eu seulement le droit
de déposer des pétitions sur la table. En vain la
discussion les eût-elle éclairés, puisqu'il ne leur
était permis de rien changer aux injonctions qu'ils
avaient reçues d'avance. C'est pourtant sur ces
cahiers impératifs que les nobles se fondaient prin-
cipalement , pour refuser la délibération par tête.
Les gentilshommes du Dauphiné, au contraire,
avaient apporté le mandat formel de ne jamais dé-
libérer par ordre.
La minorité de la noblesse, c'est-à-dire, plus de
soixante membres de la naissance la plus illustre,
mais qui participaient par leurs lumières à l'esprit
du siècle, voulaient aussi qu'on délibérât par tête
sur la constitution future de la France; mais la
majorité de leur ordre, d'accord avec une partie
du clergé, bien que celui-ci se montrât plus mo-
déré, mettait une obstination inouïe à n'adopter
aucun mode de conciliation. Ils assuraient qu'ils
étaient prêts à renoncer à leurs exemptions d'im-
pôts ; et néanmoins , au lieu de déclarer formelle-
ment cette résolution à l'ouverture de leurs
séances , ils voulaient faire, de ce que la nation re-
gardait comme son droit, un objet de négociation.
Le temps se perdit en arguties , en refus polis , en
difficultés nouvelles. Quand le tiers état élevait le
ton, et montrait sa force, qui consistait dans le
vœu de la France , la noblesse de la cour fléchis-
sait, habituée qu'elle était à céder au pouvoir;
mais, dès que la crise paraissait se calmer, elle
reprenait bientôt toute son arrogance , et se met-
tait à mépriser le tiers état , comme dans le temps
011 les vilains sollicitaient leur affranchissement
des seigneurs.
La noblesse de province était plus intraitable
encore que les grands seigneurs. Ceux-ci étaient
toujours assurés de leur existence : les souvenirs
de l'histoire la leur garantissaient; mais tous ces
gentilshommes, dont les titres n'étaient connus
que d'eux-mêmes , se voyaient en danger de perdre
des distinctions qui n'imposaient plus de respect à
personne. Il fallait les entendre parler de leurs
rangs comme si ces rangs eussent existé avant la
création du monde, quoique la date en fût très-
récente. Ils considéraient leurs privilèges , qui n'é-
taient d'aucune utilité que pour eux-mêmes, comme
le droit de propriété sur lequel se fonde la sécu-
rité de tous. Les privilèges ne sont sacrés que
quand ils servent au bien de l'État; il faut donc
raisonner pour les maintenir, et ils ne peuvent
être vraiment solides que quand l'utilité publique
les consacre. Mais la majorité de la noblesse ne
sortait pas de ces trois mots : C était ainsi jadis.
Cependant, leur répondait-on, ce sont des cir-
constances qui ont amené ce qui était , et ces cir-
constances sont entièrement changées : n'importe,
rien n'arrivait à leur conviction. Ils avaient une
100
CONSIDERATIONS
certaine fatuité aristocratique dont on ne peut
avoir l'idée nulle part ailleurs qu'en France ; un mé-
lange de frivolité dans les manières , et de pédan-
terie dans les opinions ; et le tout réuni au plus
complet dédain pour les lumières et pour l'esprit ,
à moins qu'il ne se fit bête , c'est-à-dire , qu'il ne
s'employât à faire rétrograder la raison.
En Angleterre , le fils aîné d'un lord est d'ordi-
naire membre de la chambre des communes , jus-
qu'à ce qu'il puisse , à la mort de son père , entrer
dans la chambre haute ; les fils cadets restent dans
le corps de la nation dont ils font partie. Un lord
disait spirituellement : « .Te ne puis pas devenir
« aristocrate , car j'ai chez moi constamment des
« représentants du parti populaire; ce sont mes fils
« cadets. » La réunion graduée des divers états de
l'ordre social est une des admirables beautés de
la constitution anglaise. Mais ce que l'usage avait
introduit en France , c'étaient deux choses , pour
ainsi dire , contradictoires : un respect tel pour
l'antiquité de la noblesse, qu'il n'était pas même
permis d'entrer dans les carrosses du roi sans des
preuves vérifiées par le généalogiste de la cour, et
qui remontaient au delà de 1400, c'est-à-dire,
avant l'époque où les rois ont introduit les ano-
bhssements; et, d'un autre côté, la plus grande
importance attachée à la faculté donnée au roi d'a-
noblir. Aucune puissance humaine ne peut faire
un noble véritable; ce serait disposer du passé, ce
qui paraît impossible à la Divinité même; mais
rien n'était plus facile en France que de devenir
un privilégié ; et cependant c'était entrer dans une
caste à part, et acquérir, pour ainsi dire , le droit
de nuire au reste de la nation , en augmentant le
nombre de ceux qui ne supportaient pas les charges
de l'État , et qui se croyaient des droits particuliers
à ses faveurs. Si la noblesse française était restée
purement militaire, on aurait pu longtemps en-
core, par le sentiment de l'admiration et de la re-
connaissance, se soumettre aux avantages dont
elle jouissait ; mais , depuis un siècle , un tabouret
a la cour était demandé avec autant d'instance
qu'un régiment à l'armée. Les nobles de France
n'étaient ni des magistrats par la pairie, comme
en Angleterre , ni des seigneurs suzerains comme
en Allemagne. Qu'étaient-ils donc.!* Ils se rappro-
chaient malheureusement de ceux d'Espagne et
d'Italie , et ils n'échappaient à cette triste compa-
raison que par leur élégance en société , et l'ins-
truction de quelques-uns d'entre eux ; mais ceuvlà
même, pour la plupart, abjuraient la doctrine de
leur ordre , et l'ignorance seule restait à la garde
des préjugés.
Quels orateurs pouvaient soutenir ce parti,
abandonné par ses membres les plus distingués?
L'abbé Maury, qui était bien loin d'occuper un
premier rang dans le clergé de France , défendait
ses abbayes sous le nom du bien public; et un ca- |{
pitaine de cavalerie, anobli depuis vingt-cinq ans, il
M. de Casalès, fut le champion des privilèges de
la noblesse dans l'assemblée constituante. On a vu
depuis ce même homme se rattacher l'un des pre-
miers à la dynastie de Bonaparte ; et le cardinal
Maury, ce me semble, s'y est assez volontiers
prêté. L'on peut donc croire, dans cette occasion
comme dans toute autre, que de nos jours, les
avocats des préjugés sont souvent très-disposés à
transiger pour des intérêts personnels. La majo-
rité de la noblesse, se sentant délaissée en 1789
parles talents et les lumières, proclamait indis-
crètement la nécessité d'employer la force contre
le parti populaire. Nous verrons si cette force
existait alors ; mais on peut dire d'avance que , si
elle n'existait pas , c'était une grande imprudence
que d'en menacer.
CHAPITRE XVIII.
De la conduite du tiers état , pendant les deux
premiers mois de la session des états généraux.
Quelques individus de la noblesse et du clergé ,
les premiers de leur pays , inclinaient fortement,
comme nous l'avons dit, pour le parti populaire;
beaucoup d'hommes éclairés se trouvaient parmi
les députés du tiers état. Il ne faut pas juger de
la France d'alors par celle d'aujourd'hui: vingt- ■1
cinq ans de périls continuels en tout genre ont "'
malheureusement accoutumé les Français à n'em-
ployer leurs facultés qu'à la protection d'eux-
mêmes ; mais on comptait en 1789 un grand nombre
dlesprits supérieurs et philosophiques. Pourquoi
donc, dira-t-on, ne pas s'en tenir au régime sous ^ .
lequel ils s'étaient formés ainsi.' Ce n'était pas le -SJ
gouvernement, mais les lumières du siècle qui "
avaient développé tous ces talents , et ceux qui se
les sentaient éprouvaient le besoin de les exercer :
toutefois l'ignorance du peuple à Paris, et plus
encore dans les provinces , cette ignorance résul-
tat d'une longue oppression et du peu de soin que
l'on prenait de l'éducation des dernières classes ,
menaçait la France de tous les maux dont elle a
été depuis accablée. Il y avait peut-être autant
d'hommes marquants chez nous que parmi les An-
glais; mais la masse de bon sens dont une natioa
libre est propriétaire, n'existait point en France
La religion fondée sur l'examen , l'instruction pu-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
loi
blique, les élections et la liberté de la presse,
sont des sources de perfectionnement qui avaient
agi depuis plus de cent ans en Angleterre. Le
tiers état voulait que les Français fussent enrichis
d'une partie de ces biens; l'esprit public appuyait
son désir avec énergie : mais le tiers état , étant le
plus fort, ne pouvait avoir qu'un mérite, celui de
la modération, et malheureusement il ne voulut
pas se le donner.
Deux partis existaient dans les députés de cet
ordre ; l'un avait pour chefs principaux , Mounier
et Maiouet, et l'autre Mirabeau et Sieyes : le pre-
mier voulait une constitution en deux chambres ,
et conservait l'espoir d'obtenir ce changement de
la noblesse et du roi , par les voies de la concilia-
tion; l'autre était plutôt dirigé par les passions
que par les opinions, bien que l'avantage des ta-
lents pût lui être attribué.
IMounier était le chef de l'insurrection calme et
réfléchie du Dauphiné ; c'était un homme passion-
nément raisonnable; plus éclairé qu'éloquent,
mais constant et ferme dans sa route , tant qu'il
lui fut possible d'en choisir une. Maiouet, dans
quelque situation qu'il se soit trouvé , a toujours
été guidé par sa conscience. Je n'ai pas connu
d'àme plus pure ; et , si quelque chose lui a manqué
pour agir efficacement, c'est qu'il avait traversé
les affaires sans se mêler avec les hommes, se
fiant toujours à la démonstration de la vérité,
sans réfléchir assez aux moyens de l'introduire
dans la conviction des autres.
Mirabeau , qui savait tout et qui prévoyait tout,
ne voulait se servir de son éloquence foudroyante
que pour se faire place au premier rang, dont son
immoralité l'avait banni. Sieyes était l'oracle mys-
térieux des événements qui se préparaient; il a,
on ne saurait le nier, un esprit de la première
force et de la plus grande étendue; mais cet esprit
a pour guide un caractère très-sujet à l'humeur;
et, comme on pouvait à peine arracher de lui quel-
ques paroles, elles comptaient, par leur rareté
même , comme des ordres ou des prophéties. Pen-
dant que les privilégiés discutaient leurs pouvoirs,
leurs intérêts, leurs étiquettes, enfin, tout ce qui
ne concernait qu'eux, le tiers état les invitait à
s'occuper en commun de la disette et des finances.
Sur quel terrain avantageux les députés du peuple
ne se plaçaient-ils pas, quand ils sollicitaient pour
de semblables motifs la réunion de tous les députés!
Enfin, le tiers état se lassa de ses vains efforts,
et les factieux se réjouirent de ce que leur inutilité
semblait démontrer la nécessité de recourir à des
moyens plus énergiques.
Maiouet demanda que la chambre du tiers se
déclarât l'assemblée des représentants de la majo-
rité de la nation. Il n'y avait rien à dire à ce titre
incontestable. Sieyes proposa de se constituer pu-
rement et simplement l'assemblée nationale de
France, et d'inviter les membres des deux ordres
à se réunir à cette assemblée : ce décret passa, et
ce décret était la révolution elle-même. Combien
n'importait-il donc pas de le prévenir! Mais tel fut
le succès de cette démarche , qu'à l'instant les dé-
putés de la noblesse du Dauphiné et quelques
prélats accédèrent à l'invitation de l'assemblée;
son ascendant croissait à toute heure. Les Fran-
çais sentent où est la force , mieux qu'aucun peuple
du monde; et, moitié par calcul , moitié par en-
thousiasme, ils se précipitent vers la puissance,
et l'augmentent de plus en plus en s'y ralliant.
Le roi , comme on le verra dans le chapitre sui-
vant, se détermina beaucoup trop tard à intervenir
dans la crise ; mais par une maladresse ordinaire
au parti des privilégiés , toujours faible sans cesser
d'être confiant, le grand maître des cérémonies
imagina de faire fermer la salle oii se rassemblait
le tiers état, pour y placer l'estrade et le tapis
nécessaires à la réception du roi. Le tiers état
crut, ou fit semblant de croire qu'on lui défendait
de se rassembler; les troupes qui s'avançaient de
toutes parts autour de Versailles, mettaient les
députés dans la situation du monde la plus avan-
tageuse. Le danger était assez apparent pour leur
donner l'air du courage; et ce danger, cependant,
n'était pas assez réel pour que les hommes timides
y cédassent. Tout ce qui composait l'assemblée
nationale se réunit donc dans la salle du jeu de
paume, pour prêter serment de maintenir ses
droits; ce serment n'était pas sans quelque dignité;
et, si le parti des privilégiés avait été plus fort
dans le moment où on l'attaquait, et que le parti
national se fût montré plus sage après le triomphe,
l'histoire aurait consacré ce jour comme l'un des
plus mémorables dans les annales de la liberté.
CHAPITRE XIX.
Des moyens qu'avait le i^oi, en 1789, pour
s'opposer à la révolution.
La véritable opinion publique, celle qui plane
au-dessus des factions , est la même depuis vingt-
sept ans en France ; et toute autre direction , étant
factice , ne saurait avoir qu'une influence momen-
tanée.
L'on ne pensait point dans ce temps à renverser
le trône, mais on ne voulait pas que la loi fût faite
102
CONSIDERATIONS
par ceux qui devaient l'exécuter; car ce n'est pas
dans les mains du roi, mais dans celles de ses mi-
nistres, que l'autorité des anciens gouvernements
arbitraires est remise. Les Français ne se soumet-
taient pas volontiers alors à la singulière humilité
qu'on prétend exiger d'eux maintenant, celle de
se croire indignes d'influer , comme les Anglais ,
sur leur propre sort. Que pouvait - on objecter à
ces vœux presque universels de la France, et jus-
qu'à quel point un roi consciencieux devait-il s'y
refuser? Pourquoi se charger à lui seul de la res-
ponsabilité de l'État, et pourquoi les lumières qui
lui seraient venues d'une assemblée de députés,
composée comme le parlement anglais , n'auraient-
elles pas valu pour lui celles qu'il tirait de son
conseil ou de sa cour? Pourquoi mettre enfin, à
la place des devoirs mutuels entre le souverain et
son peuple, la théorie renouvelée des Juifs sur le
droit divin? Mais, sans la discuter ici, on ne sau-
rait nier au moins qu'il ne faille de la force pour
maintenir cette théorie, et que le droit divin n'ait
besoin d'une armée terrestre pour se manifester
aux incrédules. Or, quels étaient alors les moyens
dont l'autorité royale pouvait se servir?
Deux partis raisonnables seulement restaient à
prendre : triompher de l'opinion , ou traiter avec
elle. La force, la force, s'écrièrent ces hommes
qui croient s'en donner , seulement en prononçant
ce mot. Mais en quoi consiste la force d'un sou-
verain , si ce n'est dans l'obéissance de ses troupes?
Or, l'armée, dès 1789, partageait en grande partie
les opinions populaires contre lesquelles on vou-
lait l'employer. Elle n'avait presque pas fait la
guerre depuis vingt-cinq ans , et c'était une armée
de citoyens , imbue des sentiments de la nation ,
et qui se faisait honneur de s'y associer. Si le roi
s'était mis à -sa tête, dira-t-on , il en aurait disposé.
Le roi n'avait pas reçu une éducation militaire, et
tous les ministres du monde, y compris le cardinal
de Richelieu , ne sauraient suppléer , à cet égard ,
à l'action personnelle d'un monarque. On peut
écrire pour lui, mais non commander une armée
à sa place, surtout quand il s'agit de l'employer
dans l'intérieur. La royauté ne peut être conduite
comme la représentation de certains spectacles , où
l'un des acteurs fait les gestes pendant que l'autre
prononce les paroles. Mais quand la plus énergique
volonté des temps modernes , celle de Bonaparte,
se serait trouvée sur le trône , elle se serait brisée
contre l'opinion publique, au moment de l'ouver-
ture des états généraux. La politique était alors
un champ nouveau pour l'imagination des Fran-
çais; chacun se flattait d'y jouer un rôle, chacun
voyait un but pour soi dans les chances multipliées
qui s'annonçaient de toutes parts; cent ans d'évé-
nements et d'écrits divers avaient préparé les es-
prits aux biens sans nombre que l'on se croyait
prêt à saisir. Lorsque Napoléon a établi le despo-
tisme en France , les circonstances étaient favo-
rables à ce dessein; on était lassé de troubles, on
avait peur des maux horribles qu'on avait soufferts,
et que le retour des mêmes factions pouvait ra-
mener; d'ailleurs, l'enthousiasme public était tour-
né vers la gloire militaire ; la guerre de la révo-
lution avait exalté l'orgueil national. L'opinion , au
contraire , sous Louis XVI , ne s'attachait qu'aux
intéi'éts purement philosophiques; elle avait été
formée par les livres, qui proposaient un grand
nombre d'améliorations pour l'ordre civil , admi-
nistratif et judiciaire; on vivait depuis longtemps
dans une profonde paix; la guerre même était
hors de mode depuis Louis XVL Tout le mouve-
ment des esprits consistait dans le désir d'exercer
des droits politiques, et toute l'habileté d'un homme
d'État se fondait sur l'art de ménager cette opi-
nion.
Lorsqu'on peut gouverner un pays par la force
militaire, la tâche des ministres est simple, et de
grands talents ne sont pas nécessaires pour se faire
obéir; mais si, par malheur, on a recours à cette
force et qu'elle manque, alors l'autre ressource,
celle de captiver l'opinion, n'existe plus, car on
l'a perdue pour jamais, dès qu'on a vainement
tenté de la contraindre. Examinons , d'après ces
principes, les plans proposés par M. Necker, et
ceux qu'on fit adopter au roi , en sacrifiant ce mi-
nistre.
CHiPITRE XX.
De la séance royale du 23 juin 1789.
Le conseil secret du roi différait entièrement de
son ministère ostensible; il y avait bien quelques
ministres de l'avis du conseil secret, mais le chef
reconnu de l'administration, M. Necker, était pré-
cisément celui contre lequel les privilégiés diri-
geaient leurs efforts.
En Angleterre , la responsabilité des ministres
met obstacle à ce double gouvernement des affidés
du roi et de ses agents officiels. Aucun acte du
pouvoir royal n'étant exécuté sans la signature
d'un ministre, et cette signature pouvant coûter
la vie à celui qui la donne à tort , quand le roi se-
rait entouré de chambellans qui prêcheraient le
pouvoir absolu , aucun de ces chambellans mêmes
ne se risquerait à faire, comme ministre, ce qu'il
SUR LA REVOLUTION FRANC/VISE.
103
soutiendrait comme courtisan. Il n'en était pas
ainsi de la France : on faisait venir, à l'insu du
ministre principal , des régiments allemands , parce
qu'on n'était pas assez sûr des régiments français,
et l'on se persuadait qu'avec cette troupe étrangère
on viendrait à bout de l'opinion , dans un pays tel
qu'était alors l'illustre France.
Le baron de Breteuil , qui aspirait à remplacer
M. Necker, était incapable de comprendre autre
chose que l'ancien régime; et encore, daffs l'ancien
régime, ses idées ne s'étaient jamais étendues au
delà des cours, soit en France, soit dans les pays
étrangers où il avait été envoyé comme ambassa-
deur. Il avait revêtu son ambition des formes de
la bonhomie; il serrait la main à la manière an-
glaise à tous ceux qu'il rencontrait, comme s'il
eût dit à chacun : « Je voudrais être ministre;
« quel mal cela vous fait-il ?» A force de répéter
qu'il voulait être ministre, on y avait consenti, et
il avait aussi bien gouverné qu'un autre , quand il
ne s'agissait que de signer le travail ordinaire que
les commis apportaient tout fait à leurs chefs.
Mais dans la grande circonstance dont je vais par-
ler, il fit, par ses conseils, un mal affreux à la
cause du roi. Son gros son de voix ressemblait à
de l'énergie; il marchait à grand bruit en frappant
du pied, comme s'il avait voulu faire sortir de
terre une armée , et toutes ses manières décidées
faisaient illusion à ceux qui avaient foi à leurs
propres désirs.
Quand M. Necker disait au roi et à la reine :
Êtes-vous assurés de l'armée? on croyait voir dans
ce doute un sentiment factieux; car l'un des traits
qui caractérisent le parti des aristocrates en France,
c'est d'avoir pour suspecte la connaissance des
faits. Ces faits, qui sont opiniâtres, se sont en
vain soulevés dix fois contre les espérances des
privilégiés : toujours ils les ont attribués à ceux
qui les ont prévus , mais jamais à la nature des
choses. Quinze jours après l'ouverture des états
généraux, avant que le tiers état se fût constitué
assemblée nationale , lorsque les deux partis igno-
raient encore leur force réciproque , et qu'ils s'a-
dressaient tous les deux au gouvernement, pour
requérir son appui, M. Necker présenta au roi
un tableau de la situation de la monarchie. « Sire,
■< lui dit-il , je crains qu'on ne vous trompe sur
« l'esprit de votre armée : la correspondance des
.-' provinces nous fait croire qu'elle ne marchera
« pas contre les états généraux. Ne la faites donc
^< point approcher de Versailles , comme si vous
" aviez l'intention de l'employer hostilement contre
' les députés. Le parti populaire ne sait point en-
« core positivement quelle est la disposition de
'< cette armée. Servez - vous de cette incertitude
« même , pour maintenir votre autorité dans l'opi-
«nion; car si le fatal secret de l'insubordination
« des troupes était connu, comment serait-il pos-
« sible de contenir les esprits factieux ? Ce dont il
« s'agit maintenant, sire, c'est d'accéder aux \œux
« raisonnables de la France : daignez vous résigner
« à la constitution anglaise; vous n'éprouverez per-
« sonnellement aucune contrainte par le règne des
« lois; car jamais elles ne vous imposeront autant
« de barrières que vos propres scrupules; et, en
« allant au-devant des désirs de votre nation , vous
« accorderez encore aujourd'hui ce que peut-être
« elle exigera demain. »
A la suite de ces observations, M. Necker re-
mit le projet d'une déclaration qui devait être
donnée par le roi un mois plus tôt que le 23 juin,
c'est-à-dire, longtemps avant que le tiers état se
fût déclaré assemblée nationale , avant le serment
du Jeu de paume, enfin avant que les députés
eussent pris aucune mesure hostile. Les conces-
sions du roi avaient alors plus de dignité. La dé-
claration, telle que l'avait rédigée M. Necker,
était, presque mot pour mot, semblable à celle
qui fut donnée par Louis XVIII, à Saint-Ouen,
le 2 mai 1814', vingt-cinq années après l'ouver-
ture des états généraux. N'est-il pas permis de
croire que le cercle sanglant de ces vingt-cinq an-
nées n'aurait pas été parcouru, si l'on avait con-
senti, dès le premier jour, à ce que la nation vou-
lait alors, et ne cessera point de vouloir?
Un moyen ingénieux assurait le succès de la
proposition de M. Necker. Le roi devait ordonner
le vote par tête en matière d'impôts , et ce n'était
que sur les intérêts , sur les affaires et les privi-
lèges de chaque ordre , qu'ils étaient appelés à dé-
libérer séparément, avant que la constitution fût
établie. Le tiers état, ne s'étant point encore assuré
du vote par tête, eût été reconnaissant de l'obtenir
en matière d'impôts, ce qui était de toute justice:
car se fîgure-t-on des états généraux dans lesquels
la majorité, c'est-à-dire, les deux ordres privi-
légiés, qui comparativement ne payaient presque
rien, auraient décidé des taxes que la minorité,
le tiers état, devait acquitter en entier? Le roi
déclarait aussi dans le projet de M. Necker, que
relativement à l'organisation future des états gé-
néraux, il ne sanctionnerait qu'un corps législatif
en deux chambres. Venaient ensuite différentes
" C'est dans ce même lieu, Saint-Ouen, que mon père a
passé sa vie. Je ne puis m'empèclier, tout puéril qu'est ce
rapprochement , d'en être frappée.
8
104
CONSIDERATIONS
propositions populaires en finances et en légis-
lation, qui auraient achevé de concilier l'opinion
en faveur de la déclaration royale. Le roi l'adopta
tout entière , et dans le premier moment il est
sûr qu'il l'approuvait. M. Necker fut cette fois au
comble de l'espérance; car il se flattait de faire
accepter ce plan sagement combiné à la majorité
des députés du tiers, quoique les plus exagérés
fussent disposés à repousser tout ce qui viendrait
de la cour.
Tandis que M. Necker exposait volontiers sa
popularité, en se déclarant le défenseur d'une
chambre haute, les aristocrates se croyaient au
contraire dépouillés par cette institution. Chaque
parti, depuis vingt-cinq ans , a repoussé et regretté
tour à tour la constitution anglaise , suivant qu'il
était vainqueur ou vaincu. La reine dit, en 1792 ,
au chevalier de Coigny : « Je voudrais qu'il m'en
eût coûté un bras , et que la constitution anglaise
fût établie en France. « Les nobles n'ont cessé de
l'invoquer, quand on les a dépouillés de toute leur
existence; et le parti populaire, sous Bonaparte,
se serait sûrement trouvé très-heureux de l'ob-
tenir. On dirait que la constitution anglaise, ou
plutôt la raison, en France, est comme la belle
Angélique dans la comédie du Joueur : il l'invoque
dans sa détresse, et la néglige quand il est heureux.
M. Necker attachait la plus grande importance
à ce que le roi ne perdît pas un instant pour inter-
poser sa médiation au milieu des débats des trois
ordres. Mais le roi se tranquillisait sur la popula-
rité de son ramistre , croyant qu'il serait toujours
temps d'y avoir recours , s'il le fallait. C'était une
grande erreur : M. Necker pouvait aller jusqu'à
tel point , il pouvait mettre telles bornes aux pré-
tentions des députés du tiers , en leur accordant
telle chose qu'ils ne se croyaient pas encore sûrs
d'obtenir; mais, s'il avait abjuré ce qui faisait sa
force , la nature même de ses opinions , il aurait
eu moins d'influence que tout autre homme.
Un parti dans les députés du tiers , celui dont
Mounier et Malouet étaient les chefs , se concertait
avec M. Necker ; mais l'autre voulait une révolution,
et ne se contentait pas de recevoir ce qu'il aimait
mieux conquérir. Pendant que M. Necker luttait
avec la cour en faveur de la liberté nationale, il
défendait l'autorité royale et les nobles eux-mêmes
contre le tiers état; toutes ses heures et toutes ses
facultés étaient consacrées à prémunir le roi contre
les courtisans, et les députés contre les factieux.
N'importe, dira-t-on, puisque M. Necker n'a
pas réussi , c'est qu'il n'a pas été assez habile. De-
puis treize années , cinq de ministère et huit de
retraite, M. Necker s'était soutenu au plus haut
point de la faveur populaire; il en jouissait encore
à un tel degré, que la France entière fut soulevée
à la nouvelle de son exil. En quoi donc a-t-il jamais
rien perdu par sa faute .^ et comment, je ne saurais
assez le répéter , peut-on rendre un homme res-
ponsable des malheurs qui sont arrivés pour n'avoir
pas suivi ses conseils? Si la monarchie a été ren-
versée, parce que le système contraire au sien a
été adopté, n'est-il pas probable qu'elle eût été
sauvée, si le roi ne s'était pas écarté de la route
dans laquelle il avait marché depuis le retour de
M. Necker au ministère.
Un jour très-prochain était choisi pour la séance
royale, lorsque les ennemis secrets de M. Necker
déterminèrent le roi à faire un voyage à Marly,
séjour oii l'opinion publique se faisait encore
moins entendre qu'à Versailles. Les courtisans se
placent d'ordinaire entre le prince et la nation ,
comme un écho trompeur qui altère ce qu'il ré-
pète. M. Necker raconte que le soir du conseil
d'État dans lequel la séance royale devait être fixée
pour le lendemain, un billet de la reine engagea le
roi à sortir du conseil ; et la délibération fut ren-
voyée au jour suivant. Alors deux magistrats de
plus furent admis à la discussion , ainsi que les
deux princes frères du roi. Ces magistrats ne con-
naissaient que les anciennes formes , et les prin-
ces , jeunes alors , se confiaient trop dans l'armée.
Le parti qui se donnait pour défenseur du trône,
parlait avec beaucoup de dédain de l'autorité du
roi d'Angleterre ; il voulait faire considérer comme
un attentat la pensée de réduire un roi de France
au misérable sort du monarque britannique. Non-
seulement cette manière de voir était erronée,
mais peut-être même n'était-elle inspirée que par
des calculs égoïstes; car, dans le fait, ce n'est pas
le roi, mais les nobles, et surtout les nobles de se-
conde classe , qui , selon leur manière de voir, de-
vaient perdre à n'être que les citoyens d'un paya
libre.
Les institutions anglaises n'auraient diminué ni
les jouissances du roi , ni l'autorité dont il voulait
et pouvait user. Ces institutions ne portaient pas
atteinte non plus à la dignité des. premières fa-
milles historiques de France; au contraire, en les
plaçant dans la chambre des pairs , on leur don-
nait des prérogatives plus assurées , et qui les sé-
paraient plus distinctement du reste de leur or-
dre. Ce n'étaient donc que les . privilégiés de la
seconde classe de la noblesse, et la puissance
politique du haut clergé, qu'il fallait sacrifier. Les
parlements aussi craignaient de perdre les pov-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
105
voirs contestés auxquels ils avaient eux-mêmes
renoncé, mais qu'ils regrettaient toujours; peut-
être même prévoyaient - ils d'avance l'institution
des jurés, cette sauvegarde de l'humanité dans
l'exercice de la justice. Mais encore une fois , les
intérêts des corps n'étaient point unis à ceux de
la prérogative royale, et, en voulant les rendre
inséparables , les privilégiés ont entraîné le trône
dans leur propre chute. Leur intention n'était sû-
rement pas de renverser la monarchie, mais ils
ont voulu que la monarchie triomphât par eux et
avec eux ; tandis que les choses en étaient venues
au point qu'il fallait sacrifier sincèrement et clai-
rement ce qui était impossible à défendre, pour
sauver ce qui pouvait être maintenu.
Telle était l'opinion de M. Wecker; mais elle
n'était point partagée par les nouveaux membres
du conseil du roi. Ils proposèrent divers change-
ments , tous conformes aux passions de la majo-
rité des privilégiés. M. Necker lutta plusieurs
jours contre les nouveaux adversaires qu'on lui
opposait , avec une énergie étonnante dans un mi-
nistre qui désirait certainement de plaire au roi
et à sa famille. Mais il était si convaincu de la
vérité de ee qu'il affirmait, qu'il montra dans
cette circonstance une décision imperturbable. Il
prédit la défection de l'armée , si l'on avait besoin
d'y avoir recours contre le parti populaire ; il an-
nonça que le roi perdrait tout son ascendant sur
le tiers état , par l'esprit dans lequel on voulait
rédiger la déclaration ; enfin il indiqua respectueu-
sement qu'il ne pouvait prêter son appui à un pro-
jet qui n'était pas le sien , et dont les suites , selon
lui , seraient funestes.
On ne voulait pas condescendre aux conseils de
M. Necker; mais on aurait souhaité que sa pré-
sence à la séance royale fît croire aux députés du
peuple qu'il approuvait la démarche adoptée par
le conseil du roi. M. Necker s'y refusa en envoyant
sa démission. Cependant, disaient les aristocrates,
une partie du plan de M. Necker était conservée ;
sans doute, il restait, dans la déclaration du
23 juin , quelques-unes des concessions que la na-
tion désirait : la suppression de la taille, l'aboli-
tion des privilèges en matière d'impôts, l'admis-
sion de tous les citoyens aux emplois civils et
militaires, etc. ; mais en un mois les choses avaient
Dien changé : on avait laissé le tiers état grandir
assez pour qu'il ne fût plus reconnaissant des
concessions qu'il était certain d'obtenir. M. Neb-
ker voulait que le roi commençât par accorder la
délibération par tête en matière d'impôts , dès les
premiers mots de son discours ; alors le tiers état
aurait cru que la séance royale avait pour but de
soutenir ses intérêts , et cela aurait suffi pour le
captiver. Mais dans la rédaction nouvelle qu'on
avait fait accepter au roi, le premier article cas-
sait tous les arrêtés que le tiers état avait pris
comme assemblée nationale , et qu'il avait consa-
crés par le serment du Jeu de paume. Avant tous
ces engagements contractés par le tiers état en-
vers l'opinion , M. Necker avait proposé la séance
royale : était-il sage d'accorder beaucoup moins
au parti populaire, quand il était devenu plus
puissant encore, dans l'espace de temps que la
cour avait perdu en incertitudes ?
L'à-propos est la nymphe Égérie des hommes
d'État , des généraux, de tous ceux qui ont affaire
à la mobile nature de l'espèce humaine. Un coup
d'autorité contre le tiers état n'était pas possible
le 23 juin 1789 , et c'était plutôt aux nobles que
le roi devait commander : car le point d'honneur
des nobles peut consister dans l'obéissance ; c'est
un des statuts de l'ancienne chevalerie que de se
soumettre aux rois comme à des chefs militaires ;
mais l'obéissance implicite du peuple n'est que de
la sujétion; et l'esprit du siècle n'y portait plus.
Le trône ne peut être solidement appuyé , de nos
jours , que sur le pouvoir de la loi.
Le roi ne devait pas sacrifier la popularité qu'il
avait acquise en accordant le doublement du tiers :
elle valait mieux pour lui que toutes les promes-
ses de ses courtisans. Mais il la perdit par sa dé-
claration du 23 juin; et, quoique cette déclaration
contînt de très-bonnes choses , elle manqua totale-
ment son effet. Les premières paroles révoltèrent
le tiers état , et dès ce moment il n'écouta plus
tout ce qu'il aui'ait bien accueilli, s'il avait pu
croire que le monarque voulait défendre la nation
contre les prétentions des privilégiés, et non les
privilégiés contre les intérêts de la nation.
CHAPITRE XXI.
Des événements causés par la séance royale du
23 juin 1789.
Les prédictions de M. Necker ne furent que
trop réalisées ; et cette séance royale , contre la-
quelle il s'était élevé avec tant de force , eut des
suites plus déplorables encore que celles qu'il avait
prévues. A peine le roi fut-il sorti de la salle , que
le tiers état, resté seul en permanence, déclara
qu'il continuerait ses délibérations sans avoir
égard à ce qui venait de se passer. Le mouvement
était donné; la séance royale, loin d'atteindre le
but qu'on se proposait, avait augmenté l'élan du
8.
106
CONSIDERATIOINS
tiers état, en lui offrant l'occasion d'un nouveau
triomphe.
Le bruit de la démission de M. Wecker se ré-
pandit, et toutes les rues de Versailles furent
remplies à l'instant par les habitants de la ville ,
qui proclamaient son nom. Le roi et la reine le
firent appeler le soir même de la séance royale, et
lui demandèrent tous les deux, au nom du salut
de l'État, de reprendre sa place; la reine ajouta
que la sûreté de la personne du roi était attachée
à ce qu'il restât ministre. Pouvait-il ne pas obéir?
La reine s'engagea solennellement à ne plus suivre
que ses conseils; telle était alors sa résolution,
parce que le mouvement populaire l'avait émue :
mais , comme elle était toujours convaincue que
toute limite donnée à l'autorité royale était un
malheur, elle devait nécessairement retomber sous
l'influence de ceux qui pensaient comme elle.
Le roi , l'on ne saurait trop le dire , avait tou-
tes les vej-tus nécessaires pour être un monarque
constitutionnel, car un tel monarque est plutôt
le magistrat suprême que le chef militaire de son
pays. Mais, quoiqu'il eût beaucoup d'instruction,
et qu'il lût surtout avec intérêt les historiens an-
glais , le descendant de Louis XIV avait de la
peine à se départir de la doctrine du droit divin.
Elle est considérée en Angleterre comme un crime
de lèse-majesté, puisque c'est d'après un pacte
avec la nation que la dynastie actuelle a été appe-
lée au trône. Mais bien que Louis XVI ne fût nul-
lement porté par son caractère à désirer le pou-
voir absolu, ce pouvoir était un préjugé funeste,
auquel , malheureusement pour la France et pour
lui , il n'a jamais renoncé tout à fait.
M. Necker, vaincu par les instances que le roi
et la reine daignèrent lui faire, promit de rester
ministre, et ne parla plus que de l'avenir; il ne
dissimula point les dangers de la situation des af-
faires; néanmoins il dit qu'il se flattait encore d'y
remédier, pourvu qu'on ne fît pas venir les trou-
pes autour de Paris , si l'on n'était pas certain de
leur obéissafiice; dans ce cas, il demandait à quit-
ter le ministère, ne pouvant plus que faire des
vœux pour le roi dans sa retraite.
Il ne restait que trois moyens pour prévenir la
crise politique dont on était menacé : l'espoir que
le tiers état fondait encore sur les dispositions
personnelles du roi ; l'inquiétude vague du parti
que prendraient les troupes, mquiétude qui pou-
vait encore contenir les factieux ; enfin ia popularité
deM. Necker. Nous allons voir comment ces ressour-
ces furent perdues en quinze jours , par les conseils
du comité auquel la cour s'abandonnait en secret.
En retournant de chez le roi à sa maison,
M. Necker fut porté en triomphe par le peuple. De
si vifs transports sont encore présents à mon sou-
venir, et raniment en moi l'émotion qu'ils m'ont
causée , dans ces beaux temps de jeunesse et d'es-
pérance. Toutes ces voix, qui répétaient le nom
de mon père, me semblaient celles d'une foule
d'amis qui partageaient ma respectueuse tendresse.
Le peuple ne s'était encore souillé d'aucun crime;
il aimait son roi ; il le croyait trompé , et chéris-
sait le ministre qu'il considérait comme son dé-
fenseur; tout était bon et vrai dans son enthou-
siasme. Les courtisans ont tâché de faire croire
que M. Necker avait préparé cette scène. Quand
on l'aurait voulu, comment aurait-on pu faire naî-
tre, par de sourdes menées, de semblables mou-
vements dans une telle multitude? La France en-
tière s'y associait , les adresses des provinces
arrivaient de toutes parts, et c'étaient alors des
adresses qui exprimaient le vœu général. Mais un
des grands malheurs de ceux qui vivent dans les
cours , c'est de ne pouvoir se faire l'idée de ce que
c'est qu'une nation. Ils attribuent tout à l'intri-
gue, et cependant l'intrigue ne peut rien sur l'opi-
nion publique. On a vu, durant le cours de la ré-
volution, des factieux agiter tel ou tel parti; mais,
en 1789, la France était presque unanime; et vou-
loir lutter contre ce colosse par la seule puissance
des dignités aristocratiques, c'était se battre avec
des jouets contre des armes.
La majorité du clergé, la minorité de la no-
blesse , tous les députés du tiers se rendirent au-
près de M. Necker, à son retour de chez le roi ;
sa maison pouvait à peine contenir ceux qui s'y
étaient réunis , et c'est là qu'on voyait ce qu'il y
a de vraiment aimable dans le caractère des Fran-
çais, la vivacité de leurs impressions, leur désir
de plaire , et la facilité avec laquelle un gouverne-
ment peut les captiver ou les révolter, selon qu'il
s'adresse bien ou mal au génie d'imagination dont
ils sont susceptibles. J'entendais mon père conju-
rer les députés du tiers de ne pas porter trop loin
leurs prétentions. « Vous êtes les plus forts main-
tenant, disait-il; c'est donc à vous que convient la
sagesse.» Il leur peignait l'état de laFrance, et le bien
qu'ils pouvaient faire; plusieurs pleuraient, et lui
promettaient de se laisser guider par ses conseils;
mais ils lui demandaient aussi de leur répondre
des intentions du roi. La puissance royale inspirait
encore non-seulement du respect, mais un reste de
crainte ; c'était ces sentiments qu'il fallait ménager.
Cent cinquante ecclésiastiques, parmi lesquels
se trouvaient des prélats d'un ordre supérieur,
SUR L4 REVOLUTION FRANCA.ISE.
107
avaient déjà passé à l'assemblée nationale; qua-
rante-sept membres de la noblesse, placés pour la
plupart au premier rang par leurs talents et leur
naissance, les avaient suivis; plus de trente au-
tres n'attendaient que la permission de leurs com-
mettants pour s'y joindre. Le peuple demandait à
grands cris la réunion des trois ordres , et il insul-
tait les nobles et les ecclésiastiques qui se rendaient
dans leur chambre séparée. M. Necker alors propo-
sa au roi d'ordonner au clergé et à la noblesse de
délibérer avec le tiers , afin de leur sauver l'anxiété
pénible dans laquelle ils se trouvaient , et de leur
ôter l'embarras d'avoir l'air de céder à la puis-
sance du peuple. Cette injonction du roi produisit
encore un effet étonnant sur l'esprit public. On
sut gré à l'autorité de sa condescendance , bien
qu'elle y fût presque forcée. On accueillit la majo-
rité de la chamLre des nobles , quoique l'on sût
qu'elle avait signé une protestation contre la dé-
marche même qu'elle faisait. L'espoir du bien se
ranima, et Mounier, qui était le rapporteur du
comité de constitution , déclara qu'il proposerait
un système politique presque en tout semblable
à celui de la monarchie anglaise.
En comparant donc l'état des choses et des es-
prits à la fermentation terrible qui s'était manifes-
tée le soir du 23 juin , on ne pouvait nier que
M. Necker n'eût remis une seconde fois les rênes
du gouvernement entre les mains du roi , conœme
après le renvoi de l'archevêque de Sens. Le trône
sans doute était ébranlé , mais il était encore pos-
sible de le raffermir, en évitant avant tout une
insurrection, puisque cette insurrection devait l'em-
porter sur les moyens qui restaient au gouverne-
ment pour y résister. Mais les mauvais succès du
23 juin ne découragèrent point ceux qui les avaient
amenés; et, pendant qu'on laissait M. Necker di-
riger les démarches extérieures du roi , le même
comité secret lui conseillait de feindre d'acquiescer
à tout, jusqu'à ce que les troupes allemandes com-
mandées par le maréchal de Broglie fussent près
de Paris. L'on se garda bien d'avouer à M. Nec-
ker qu'on leur avait ordonné de venir pour dis-
soudre l'assemblée : on prit pour prétexte de cet
ordre, lorsqu'il fut connu, des troubles partiels
dont Paris avait été le théâtre, et dans lesquels
les gardes-françaises , appelées pour rétablir l'or-
dre, avaient manifesté l'insubordination la plus
complète.
M. Necker n'ignorait pas le véritable objet pour
lequel on faisait avancer les troupes, bien qu'on
voulût le lui cacher. L'intention de la cour était de
réunir à Compiègne tous les membres des trois or-
dres qui n'avaient point favorisé le système des
innovations, et là de leur faire consentir à la hâte
les impôts et les emprunts dont elle avait besoin,
afin de les congédier ensuite. Comme un tel projet
ne pouvait être secondé par M. Necker, on se pro-
posait de le renvoyer dès que la force militaire
serait rassemblée. Cinquante avis par jour l'infor-
maient de sa situation, et il ne lui était pas possi-
ble d'en douter; mais, ayant vu l'effet violent qu'a-
vait produit , le 23 juin, la nouvelle de sa démission,
il était décidé à ne pas exposer la chose publique
à une nouvelle secousse ; car ce qu'il redoutait le
plus au monde, c'était d'obtenir un triomphe per-
sonnel aux dépens de l'autorité du roi. Ses parti-
sans , effrayés des ennemis dont il était environné,
le conjuraient de se retirer : il savait qu'il était
question de le mettre à la Bastille; mais il savait
aussi que , dans les circonstances où l'on se trou-
vait alors , il ne pouvait quitter sa place sans con-
firmer les bruits qui se répandaient sur les mesures
violentes que l'on préparait à la cour. Le roi s'é-
tant résolu à ces mesures , M. Necker ne voulut
pas y prendre part ; mais il ne voulait pas non plus
donner le signal de s'y opposer, et il restait là
comme une sentinelle qu'on laissait encore à son
poste, pour tromper les attaquants sur la ma-
nœuvre.
Le parti populaire ne comprenant que trop bien
ce qu'on méditait contre lui , et ne se résignant pas,
comme M. Necker, à en être la victime, Mirabeau
fit adopter à l'assemblée nationale sa fameuse
adresse pour le renvoi des troupes. C'était la pre-
mière fois que la France entendait cette éloquence
populaire , dont la puissance naturelle était aug-
mentée par la grandeur des circonstances. Le res-
pect pour le caractère personnel du roi se faisait
encore remarquer dans cette harangue tribunitien-
ne. <-. Et comment s'y prend-on, sire, disait l'ora-
« leur de la chambre, pour vous faire douter de
« l'attachement et de l'amour de vos sujets? Avez-
« vous prodigué leur sang? êtes-vous cruel, im-
« placable? avez-vous abusé de la justice? le peuple
« vous impute-t-il ses malheurs ? vous nonmie-t-il
« dans ses calamités? ... Ne croyez pas ceux qui
« vous parlent légèrement de la nation , et qui ne
« savent que vous la représenter, selon leurs vues,
« tantôt insolente, rebelle, séditieuse, tantôt sou-
« mise, docile au joug, prompte à courber la tête
« pour le recevoir. Ces deux tableaux sont égale-
« nient infidèles.
« Toujours prêts à vous obéir , sire , parce que
« vous commandez au nom des lois , notre fidélité
« est sans bornes comme sans atteinte.
108
CONSIDERATIONS
« Sire , nous vous en conjurons au nom de la
« patrie , au nom de . votre boniieur et de votre
« gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos
« conseillers les ont tirés ; renvoyez cette artillerie
« destinée à couvrir vos frontières ; renvoyez sur-
« tout les troupes étrangères , ces alliés de la na-
« tion, que nous payons pour défendre et non pour
« troubler nos foyers : Votre Majesté n'en a pas
« besoin. Eh ! pourquoi un monarque adoré de
« vingt-cinq millions de Français ferait-il accourir
« à grands frais, autour du trône, quelques milliers
« d'étrangers ? Sire , au milieu de vos enfants ,
« soyez gardé par leur amour. »
Ces paroles sont la dernière lueur de l'attache-
ment que les Français devaient à leur roi pour
ses vertus personnelles. Quand la force militaire
fut essayée, et le fut vainement, le pouvoir et l'a-
mour semblèrent s'éclipser ensemble.
M. Necker continua d'aller tous les jours chez
le roi ; mais rien de sérieux ne lui fut jamais com-
muniqué. Ce silence envers le ministre principal
était bien inquiétant, quand de toutes parts on
voyait arriver des régiments étrangers qui se pla-
çaient autour de Paris et de Versailles. Mon père
nous disait confidentiellement chaque soir, qu'il
s'attendait à être arrêté le lendemain , mais que le
danger auquel le roi s'exposait était si grand à ses
yeux, qu'il se faisait une loi de rester, pour n'avoir
pas l'air de soupçonner ce qui se passait.
Le 11 juillet, à trois heures après midi, M. Nec-
ker reçut une lettre du roi qui lui ordonnait de
quitter Paris et la France , et lui recommandait
seulement de cacher à tout le monde son départ.
Le baron de Breteuil avait été d'avis , dans le co-
mité , d'arrêter M. Necker , parce que son renvoi
devait causer une émeute. « Je réponds, dit le roi ,
qu'il obéira strictement au secret que je lui deman-
derai. » M. Necker fut touché de cette confiance
dans sa probité, bien qu'elle fût accompagnée d'un
ordre d'exil.
11 sut, depuis, que deux officiers des gardes du
corps l'avaient suivi pour s'assurer de sa personne,
s'il ne s'était pas soumis à l'injonction du roi;
mais à peine purent-ils arriver aussi vite à la fron-
tière que M. Necker lui-même. Madame Necker fut
sa seule confidente; elle partit au sortir de son sa-
lon, sans aucun préparatif de voyage, avec les pré-
cautions que prendrait un criminel pour échapper
à sa sentence ; et cette sentence si redoutée , c'é-
tait le triomphe que le peuple préparait à M. Nec-
ker, s'il avait voulu s'y prêter. Deux jours après
son départ, dès que sa disgrâce fut connue, les
spectacles furent fermés comme pour une calamité
publique. Tout Paris prit les armes; la première
cocarde que l'on porta fut verte, parce que c'était
la couleur de la livrée de M. Necker ; on frappa
des médailles à son effigie ; et , s'il s'était rendu à
Paris , au lieu de sortir de France par la frontière
la plus rapprochée, celle de Flandre; on ne peut
pas assigner de ternie à l'influence qu'il aurait ac-
quise.
Certainement , le devoir lui commandait d'obéir
à l'ordre du roi : mais quel est celui qui, tout en
obéissant, ne se serait pas laissé reconnaître, ne
se serait pas laissé ramener malgré lui par la mul-
titude? L'histoire n'offre peut-être pas d'exemple
d'un homme évitant le pouvoir avec le soin qu'on
mettrait à fuir la proscription : car il fallait être
à la fois le défenseur du peuple , pour être banni
de cette manière; et le plus fidèle sujet du mo-
narque , pour lui sacrifier si scrupuleusement les
hommages d'une nation entière.
CHAPITRE XXII
Révolution du 14 juillet.
On renvoya deux ministres en même temps que
M. Necker, M. de Montmorin, homme attaché per-
sonnellement au roi depuis son enfance , et M. de
Saint -Priest, distingué par la sagesse de son es-
prit. Mais ce que la postérité aura de la peine à
croire, c'est qu'en se déterminant à une résolution
de cette importance , on ne prit aucune mesure
pour garantir la sûreté de la personne du roi , en
cas de malheur. On se croyait si certain du suc-
cès , qu'on ne rassembla pas de forces autour de
Louis XVI, pour l'accompagner à quelque dis-
tance, si la capitale se révoltait. On fit camper les
troupes dans la plaine, aux portes de Paris , ce qui
leur donnait l'occasion de communiquer avec les
habitants; ils venaient en foule voir les soldats,
et les engageaient à ne pas se battre contre le peu-
ple. Ainsi donc, excepté deux régiments allemands
qui n'entendaient pas le français, et qui tirèrent le
sabre dans le jardin des Tuileries, seulement comme
s'ils avaient voulu donner un prétexte à l'insur-
rection, toutes les troupes sur lesquelles on comp-
tait partagèrent l'esprit des citoyens, et ne se prê-
tèrent en rien à ce qu'on attendait d'elles.
Dès que la nouvelle du départ de M. Necker
fut répandue dans Paris, on barricada les rues;
chacun se fit garde national , prit un costume mi-
litaire quelconque, et se saisit au hasard de la pre-
mière arme, fusil, sabre, faux, n'importe. Une
foule innombrable d'hommes de la même opinion
s'embrassaient dans les rues comme des frères , et
SUR LA REVOLUKON FRANÇAISE.
109
l'armée du peuple de Paris , composée de plus de
cent mille hommes, se forma dans un instant
comme par miracle. La Bastille, cette citadelle du
gouvernement arbitraire, fut prise le 14 juillet 1789.
Le baron de Breteuil , qui s'était vanté de termi-
ner la crise des affaires en trois jours , ne con-
serva la place de ministre que pendant ces trois
jours , assez longtemps pour assister au renver-
sement de la monarchie.
Tel fut le résultat des conseils donnés par les
adversaires de M. rs^ecker. Comment des esprits
de cette trempe veulent-ils prononcer encore sur
les affaires d'un grand peuple ? Quelles étaient les
ressources préparées contre les dangers qu'eux-
mêmes avaient provoqués? et vit-on jamais des
hommes qui ne voulaient pas du raisonnement ,
s'entendre si mal à s'assurer de la force !
Le roi, dans cette circonstance, ne pouvait ins-
pirer qu'un profond sentiment d'intérêt et de com-
passion. Car les princes élevés pour régner en
France n'ont jamais contemplé les choses de la vie
face à face : on leur faisait un monde factice, dans
lequel ils vivaient depuis le premier jusqu'au der-
nier jour de l'année, et le malheur a dû les trouver
sans défense en eux-mêmes.
Le roi fut conduit à Paris, pour adopter à l'Hô-
tel de ville la révolution qui venait d'avoir lieu
contre son pouvoir. Son calme religieux lui con-
serva toujours de la dignité personnelle, dans cette
circonstance comme dans toutes les suivantes;
mais son autorité n'existait plus; et, si les chars
des rois ne doivent pas traîner après eux les na-
tions, il ne faut pas non plus que les nations fas-
sent d'un roi l'ornement de leur triomphe. Les
hommages apparents qu'on rend alors au souve-
rain détrôné révoltent les caractères généreux , et
jamais la Uberté ne peut s'établir par la fausse si-
tuation du monarque ou du peuple : chaoïn doit
être dans ses droits , pour être dans sa sincérité.
La contrainte morale imposée au chef d'un gou-
vernement ne saurait fonder Findépeudauee cons-
titutionnelle de l'État.
Cependant, quoique des assassinats sanguinaires
eussent été commis par la populace , la journée du
14 juillet avait de la grandeur : le mouvement était
national; aucune faction intérieure ni étrangère
ne pouvait exciter un tel enthousiasme. La France
entière le partageait, et l'émotion de tout un peu-
ple tient toujours à des sentiments vrais et natu-
rels. Les noms les plus honorables , Bailly , la
Fayette , Lally , étaient proclamés par l'opinion
publique; on sortait du silence d'un pays gouverné
par une cour, pour entendre le bruit des acclama-
tions spontanées de tous les citoyens. Les esprits
étaient exaltés , mais il n'y avait encore rien que
de bon dans les âmes , et les vainqueurs n'avaient
pas eu le temps de contracter les passions orgueil-
leuses , dont le parti du plus fort ne sait presque
jamais se préserver en France.
CELAPITRE XXIII.
Retour de M. Decker.
M. JN'eeker , arrivé à Bruxelles , se reposa deux
jours avant de se mettre en route pour se rendre
en Suisse par l'Allemagne. Sa plus vive inquiétude
dans ce moment, c'était la disette dont Paris était
menacé. Pendant l'hiver précédent , ses soins infa-
tigables avaient déjà préservé la capitale des mal-
heurs de la famine. Mais la mauvaise récolte
rendait toujours plus nécessaire de recourir aux
envois de l'étranger et au crédit des principales
maisons de commerce de l'Europe. En consé-
quence, il avait écrit, dans les premiers jours de
juillet, à 3DL Hope, célèbres négociants d'Amster-
dam; et craignant que, dans la situation des af-
faires , ils ne voulussent pas se charger d'un achat
de grains pour la France, s'il n'en garantissait pas
lui-même le payement , il leur avait offert une cau-
tion d'un million sur sa fortune personnelle. Ar-
rivé à Bruxelles , M. ^"ecker se rappela cette cau-
tion. Il avait lieu de craindre que, dans la crise
d'une révolution, les soins de l'administration ne
fussent négligés, ou que le bruit de son départ ne
nuisît au crédit de l'État. JDL Hope, en particu-
lier , pouvaient présumer que M. ]Xecker retire-
rait sa garantie dans une pareille circonstance; il
leur écrivit donc de Bruxelles même qu'il était
banni de France, mais qu'il n'en maintenait pas
moins l'engagement personnel qu'il avait pris.
Le baron de Breteuil , pendant le peu de jours
qu'il fut ministre, reçut la réponse de MM. Hope
à la première lettre de M. Tsecker, qui contenait
l'offre de garantir leurs envois sur sa propre for-
tune. M. Dufresne de Saint-Léon , premier commis
des finances, homme d'un esprit pénétrant et d'un
caractère décidé , remit cette lettre à M. le baron
de Breteuil , qui n'y vit que de la fohe. « Qu'est-ce
« que la fortune particulière d'un ministre a de
« commun , dit-il , avec les intérêts publics ? » Que
n" ajoutait-il : « Pourquoi cet étranger se mêle-t-il
des affaires de la France? »
Pendant que M. ^vecker traversait l'Allemagne ,
la révolution s'opérait à Paris. .^ladame de Poli-
guac, qu'il avait laissée à Versailles toute-puissante
110
CONSIDERA.TIONS
par la faveur de la reine , le fit demander, à son
grand étonnement , dans une auberge à Baie , et
lui apprit qu'elle était en fuite , en conséquence de
ce qui venait de se passer. M. Necker ne supposait
pas la possibilité des proscriptions , et il fut long-
temps à comprendre les motifs qui avaient pu dé-
terminer le départ de madame de Polignac. Des
lettres apportées par des courriers , des ordres du
roi , et des invitations de l'assemblée, le pressaient
de reprendre sa place. M. Necker, dit Burke,
dans l'un de ses écrits , fut rappelé, comme
Pompée, pour son malheur, et, comme Blarius,
il s' assit sur des ruines. Monsieur et madame Nec-
ker en jugèrent ainsi eux-mêmes , et l'on peut voir,
par les détails que j'ai donnés dans la Vie privée
de mon père , combien il lui en coûta de se déter-
miner à revenir.
Toutes les circonstances flatteuses dont son
rappel était accompagné ne purent lui faire illu-
sion sur l'état des choses. Des meurtres avaient
été commis par le peuple , le 14 juillet , et, dans sa
manière de voir, à la fois religieuse et philosophi-
que, M. Necker ne croyait plus au succès d'une
cause ensanglantée. Il ne pouvait pas non plus se
flatter de la confiance du roi , puisque Louis XVI
ne le rappelait que par la crainte des dangers aux-
quels l'avait exposé son absence. S'il n'eût été
qu'un ambitieux, rien n'était plus facile que de
revenir triomphant , en s'appuyant sur la force de
l'assemblée constituante; mais c'était uniquement
pour se sacrifier au roi et à la France que M. Nec-
ker consentit à reprendre sa place, après la révo-
lution du 14 juillet. Il se flatta de servir l'État,
en prodiguant sa popularité pour défendre l'auto-
rité royale , alors trop affaiblie. Il espérait qu'un
homme banni par le parti des privilégiés serait
entendu avec quelque faveur, lorsqu'il plaiderait
leur cause. Un grand citoyen , en qui vingt-sept
ans de révolution ont développé chaque jour de
nouvelles vertus , un admirable orateur, dont l'é-
loquence a défendu la cause de son père, de sa
patrie et de son roi , Lally Tollendal , fort de rai-
sonnement et d'émotion tout ensemble , et ne s'é-
cartant jamais de la vérité par l'enthousiasme, s'ex-
primait ainsi , au moment du renvoi de M. Necker,
sur son caractère et sur sa conduite :
« On vient de nous dénoncer, Messieurs , la
« surprise faite à la religion d'un roi que nous
« chérissons , et l'atteinte portée aux espérances
« de la nation que nous représentons.
« Je ne répéterai point tout ce qui vous a été
« dit avec autant de justesse que d'énergie ; je
« vous présenterai un simple tableau , et je vous
« demande de vous reporter avec moi à l'époque
« du mois d'août de l'année dernière.
« Le roi était trompé ;
« Les lois étaient sans ministres , et vingt-cinq
'<■ millions d'hommes sans juges ;
« Le trésor public sans fonds, sans crédit, sans
« moyens pour prévenir une banqueroute générale,
« dont on n'était plus séparé que par quelques
«jours;
« L'autorité sans respect pour la liberté des par-
ti ticuliers , et sans force pour maintenir l'ordre
« public ; le peuple sans autre ressource que les
« états généraux , mais sans espérance de les obte-
« nir, et sans confiance même dans la .promesse
« d'un roi dont il révérait la probité , parce qu'il
« s'obstinait à croire que les ministres d'alors en
'( éluderaient toujours l'exécution.
« A ces fléaux politiques , la nature , dans sa
« colère , était venue joindre les siens : le ravage
« et la désolation étaient dans les campagnes ; la
«famine se montrait déjà de loin, menaçant une
« partie du royaume.
« Le cri de la vér ité est parvenu jusqu'aux
« oreilles du roi ; son œil s'est fixé sur ce tableau
« déchirant ; son cœur honnête et pur s'est senti
« ému; il s'est rendu aux vœux de son peuple, il a
« rappelé un ministre que ce peuple demandait.
« La justice a repris son cours.
« Le trésor public s'est rempli, le crédit a re-
« paru comme dans les temps les plus prospères ;
« le nom infâme de banqueroute n'a plus même été
« prononcé.
« Les prisons se sont ouvertes , et ont rendu à
« la société les victimes qu'elles renfermaient.
« Les révoltes qui avaient été semées dans plu-
« sieurs provinces , et dont on avait lieu de crain-
« dre le développement le plus terrible , se sont
« bornées à des troubles toujours affligeants sans
« doute , mais passagers , et bientôt apaisés par la
« sagesse et par l'indulgence.
« Les états généraux ont été annoncés de nou-
« veau : personne n'en a plus douté , quand on a
« vu un roi vertueux confier l'exécution de ses pro-
« messes à un vertueux ministre. Le nom du roi a
n été couvert de bénédictions.
« Le temps de la famine est arrivé. Des travaux
«immenses, les mers couvertes de vaisseaux,
« toutes les puissances de l'Europe sollicitées , les
« deux mondes mis à contribution pour notre sub-
« sistance, plus de quatorze cent mille quintaux
« de farine et de grains importés parmi nous, plus
« de vingt-cinq millions sortis du trésor royal, une
« sollicitude active , efficace , perpétuelle , appli-
#
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
111
« quée à tous les jours , à tous les instants , à tous
«les lieux, ont encore écarté ce fléau; et les in-
« quiétudes paternelles , les sacrifices généreux du
«roi, publiés par son ministre, ont excité dans
« tous les cœurs de ses sujets de nouveaux senti-
« ments d'amour et de reconnaissance.
«Enfin, malgré des obstacles sans nombre, les
« états généraux ont été ouverts. Les états géné-
« raux ont été ouverts !... Que de choses, messieurs,
« sont renfermées dans ce peu de mots ! que de
«bienfaits y sont retracés! comme la reconnais-
« sance des Français vient s'y rattacher ! Quel-
« ques divisions ont éclaté dans les commencements
« de cette mémorable assemblée ; gardons de nous
« les reprocher l'un à l'autre , et que personne ne
« prétende en être totalement innocent. Disons
«plutôt, pour l'amour delà paix, que chacun de
« nous a pu se laisser entraîner à quelques erreurs
« trop excusables ; disons qu'il en est de l'agonie
« des préjugés comme de celle des malheureux hu-
« mains qu'ils tourmentent , qu'au moment d'ex-
« pirer ils se raniment encore et jettent une der-
« nière lueur d'existence. Convenons que , dans
« tout ce qui pouvait dépendre des hommes , il
« n'est pas de plan de conciliation que le ministre
« n'ait tenté avec la plus exacte impartialité , et
« que le reste a été soumis à la force des choses,
a Mais, au milieu de la diversité des opinions, le
«■ patriotisme était dans tous les cœurs : les ef-
« forts pacificateurs du ministre , les invitations
« réitérées du roi , ont enfin produit leur effet.
« Une réunion s'est opérée, chaque jour a faitdis-
« paraître un principe de division , chaque jour a
K produit une cause de rapprochement; un projet
« de constitution , tracé par une main exercée ,
« conçu par un esprit sage et par un cœur droit
n (par Mounier) , a rallié tous les esprits et tous
« les cœurs. Nous avons marché en avant : on
« nous a vus entrer dans nos travaux, et la France
« a commencé à respirer.
« C'est dans cet instant , après tant d'obstacles
« vaincus , au milieu de tant d'espérances et de
« besoins , que des conseillers perfides enlèvent au
« plus juste des rois son serviteur le plus fidèle ,
« et à la nation le ministre citoyen en qui elle
« avait mis sa confiance.
« Quels sont donc ses accusateurs auprès du
« trône ? Ce ne sont pas sans doute les parlements
« qu'il a rappelés; ce n'est pas sûrement le peuple
« qu'il a nourri ; ce ne sont pas les créanciers de
« l'Etat qu'il a payés , les bons citoyens dont il a
« secondé les vœux. Qui sont-ils donc? Je l'ignore,
K mais il en est; la justice, la bonté reconnue du
« roi, ne me permettent pas d'en douter; quels
« qu'ils soient , ils sont bien coupables.
« Au défaut des accusateurs , je cherche les
« crimes qu'ils ont pu dénoncer. Ce ministre , que
«le roi avait accordé à ses peuples comme un
« don de son amour, comment est-il devenu tout
« à coup un objet d'animadversion? Qu'a-t-il fait
« depuis un an? Nous venons de le voir, je l'ai dit,
« je le répète : quand il n'y avait point d'argent ,
« il nous a payés; quand il n'y avait pas de pain,
« il nous a nourris; quand il n'y avait point d'au-
«torité, il a calmé les révoltes. Je l'ai entendu
« accuser tour à tour d'ébranler le trône et de
« rendre le roi despote , de sacrifier le peuple à la
« noblesse , et de sacrifier la noblesse au peuple.
« J'ai reconnu dans cette accusation le partage or-
« dinaire des hommes justes et impartiaux, et ce
« double reproche m'a paru un double hommage.
<c Je me rappelle encore que je l'ai entendu ap-
« peler du nom de factieux, et je me suis demandé
« alors quel était le sens de cette expression. Je
« me suis demandé quel autre ministre avait jamais
« été plus dévoué au maître qu'il servait, quel autre
« avait été plus jaloux de publier les vertus et les
« bienfaits du roi , quel autre lui avait donné et
« lui avait attiré plus de bénédictions, plus de té-
« moignages d'amour et de respect.
« Membres des communes , qu'une sensibilité si
« noble précipitait au-devant de lui , le jour de son
« dernier triomphe, ce jour où, api'ès avoir craint
« de le perdre , vous crûtes qu'il vous était rendu
« pour plus longtemps, lorsque vous l'entouriez,
« lorsqu'au nom du peuple dont vous êtes les au-
« gustes représentants , au nom du roi dont vous
« êtes les sujets fidèles, vous le conjuriez de rester
« toujours le ministre de l'un et de l'autre, lorsque
« vous l'arrosiez de vos larmes vertueuses : ah !
« dites si c'est avec un visage de factieux , si c'est
« avec l'insolence d'un chef de parti qu'il recevait
« tous ces témoignages de vos bontés. Vous di-
te sait-il, vous demandait-il autre chose que de vous
« confier au roi, que de chérir le roi, que de faire
« aimer au roi les états généraux! Jlembres des
« communes, répondez, je vous en conjure; et si
« ma voix ose publier un mensonge, que la vôtre
« s'élève pour me confondre.
« Et sa retraite , messieurs , sa retraite avant-
« hier a-t-elle été celle d'un factieux ? Ses servi-
« teurs les plus intimes, ses amis les plus tendres,.
« sa famille même ont ignoré son départ. Il a pré-
« texte un projet de campagne ; il a laissé en proie
« aux inquiétudes tout ce qui l'approchait, tout ce
« qui le chérissait ; on a passé uue nuit à le cher-
112
CONSIDERATIONS
« cher de tous côtés. Que cette conduite soit celle
« d'un prévaricateur qui veut échapper à l'indigna-
« tion publique, cela se conçoit; mais, quand on
« songe qu'il voulait se dérober à des hommages ,
« à des regrets qu'il eût recueillis partout sur son
« passage , et qui eussent pu adoucir sa disgrâce ;
K qu'il a mieux aimé se priver de cette consolation ,
« et souffrir dans la personne de tous ceux qu'il
« aimait , que d'être l'occasion d'un instant de
« troubles ou d'émotion populaire ; qu'enfin le der-
« nier sentiment qu'il a éprouvé, le dernier devoir
« qu'il s'est prescrit, en quittant la France d'où
« on le bannissait, a été de donner au roi et à la
« nation encore cette preuve de respect et de dé-
« vouement ; il faut , ou ne pas croire à la vertu ,
« ou reconnaître une des vertus les plus pures qui
« aient jamais existé sur la terre. »
Les transports de tout un peuple dont je venais
d'être témoin, la voiture de mon père traînée par
les citoyens des villes que nous traversions, les
femmes à genoux dans les campagnes, quand elles
le voyaient passer, rien ne me fit éprouver une
émotion aussi vive qu'une telle opinion prononcée
par un tel homme.
En moins de quinze jours, deux millions de
gardes nationaux furent sur pied en France. On
hâta sans doute l'armement de ces milices , en ré-
pandant habilement le bruit dans chaque ville et
dans chaque village , que les brigands allaient ar-
river; mais le sentiment unanime qui fit sortir le
peuple de tutelle ne fut inspiré par aucune adresse ,
ni dirigé par aucun homme; l'ascendant des corps
privilégiés et la force des troupes réglées disparu-
rent en un instant. La nation remplaça tout, elle
dit comme le Cid : Nous nous levons alors ; et il
lui suffit de se montrer pour remporter la victoire.
Mais , hélas ! en peu de temps aussi les flatteurs la
dépravèrent , parce qu'elle était devenue une puis-
sance.
Dans le voyage de Bâle à Paris , les nouvelles
autorités constituées venaient haranguer M. Wecker
à son passage; il leur recommandait le respect des
propriétés , les égards pour les prêtres et les nobles ,
l'amour pour le roi. Il fit donner des passe-ports
à différentes personnes qui sortaient de France.
Le baron de Besenval , qui avait commandé une
partie des troupes allemandes, était arrêté à dix
lieues de Paris. La municipalité de cette ville avait
ordonné qu'il y fût ramené. M. Necker prit sur lui
de suspendre l'exécution de cet ordre, dans la
crainte, trop bien motivée, que la populace de Pa-
ris ne le massacrât dans sa fureur. Mais M. Necker
sentait à quel danger il s'exposait , en s'arrogeant
ainsi un pouvoir fondé seulement sur sa populari-
té; aussi , le lendemain de son retour à Versailles,
se rendit-il à l'Hôtel de ville pour expliquer sa con-
duite.
Qu'il me soit permis de m'arrêter encore une
fois sur ce jour, le dernier de la prospérité de ma
vie, cependant, qui , s'ouvrait à peine devant moi.
La population entière de Paris se pressait en fouie
dans les rues ; on voyait des hommes et des femmes
aux fenêtres et sur les toits , criant : Vive M. Nec-
ker! Quand il arriva près de l'Hôtel de ville, les
acclamations redoublèrent; la place était remplie
d'une multitude animée du même sentiment, et
qui se précipitait sur les pas d'un seul homme, et
cet homme était mon père. 11 monta dans la salle
de l'Hôtel de ville , rendit compte aux magistrats
nouvellement élus de l'ordre qu'il avait donné pour
sauver M. de Besenval; et, leur faisant sentir avec
sa délicatesse accoutumée tout ce qui plaidait en
faveur de ceux qui avaient obéi à leur souverain,
et qui défendaient un ordre de choses existant de-
puis plusieurs siècles , il demanda l'amnistie pour
le passé, quel qu'il fût, et la réconciliation pour
l'avenir. Les confédérés du Rutli , au commence-
ment du quatorzième siècle, en jurant la déli-
vrance de la Suisse, jurèrent aussi d'être justes
envers leurs adversaires ; et c'est sans doute à cette
noble résolution qu'ils durent leur triomphe. Au
moment où M. Necker prononça ce mot d'amnis-
tie, il retentit dans tous les cœurs; aussitôt le
peuple, rassemblé sur la place publique, voulut s'y
associer. M. Necker alors s'avança sur le balcon ,
et, proclamant à haute voix les saintes paroles de
la paix entre les Français de tous les partis, la
multitude entière y répondit avec transport. Je ne
vis rien de plus dans cet instant, car je perdis con-
naissance à force de joie.
Aimable et généreuse France, adieu! Adieu
France , qui vouliez la liberté , et qui pouviez alors
si facilement l'obtenir ! Je suis maintenant con-
damnée à retracer d'abord vos fautes , puis vos for-
faits , puis vos malheurs : des lueurs de vos vertus
apparaîtront encore; mais l'éclat même qu'elles
jetteront ne servira qu'à mieux faire voir la pro-
fondeur de vos misères. Toutefois vous avez tant
mérité d'être aimée , qu'on se flatte encore de vous
retrouver enfin telle que vous étiez dans les pre- •
miers jours de la réunion nationale. Un ami qui
reviendrait après une longue absence n'en serait
que plus vivement accueilli.
««««•«•«atf«
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
113
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Mirabeau.
On dirait qu'à toutes les époques de l'histoire il
y a des personnages qu'on peut considérer comme
les représentants du bon et du mauvais principe.
Tels étaient Cicéron et Catilina dans Rome; tels
furent M. Necker et Mirabeau en France. Mirabeau,
doué de l'esprit le plus énergique et le plus étendu,
se crut assez fort pour renverser le gouvernement,
et pour établir sur ses ruines un ordre de choses
quelconque qui fût l'œuvre de ses mains. Ce pro-
jet gigantesque perdit la France et le perdit lui-
même ; car il se conduisit d'abord comme un fac-
tieux, bien que sa véritable manière de voir fût
celle de l'homme d'État le plus réfléchi. Ayant passé
toute sa vie , jusqu'à quarante ans qu'il avait alors ,
dans les procès , les enlèvements et les prisons , il
était banni de la bonne compagnie , et son premier
désir était d'y rentrer. Mais il fallait mettre le feu
à l'édifice social , pour que les portes des salons de
Paris lui fussent ouvertes. Mirabeau, comme tous
les hommes sans morale, vit d'abord son intérêt
personnel dans la chose publique , et sa prévoyance
fut bornée par son égoïsme.
Un malheureux député de la commune , homme
à bonnes intention^, mais sans aucune sorte de
talent, rendit compte à l'assemblée constituante
de la journée de l'Hôtel de ville, dans laquelle
M. Necker avait triomphé des passions haineuses
qu'on voulait exciter parmi le peuple; ce député
hésitait si péniblement, il s'exprimait avec une
telle froideur, et cependant il montrait un tel dé-
sir d'être éloquent , qu'il détruisit tout l'effet de
l'admirable récit dont il s'était chargé. Mirabeau ,
blessé néanmoins jusqu'au fond de son orgueil des
succès de M. Necker, se promit de défaire par
l'ironie dans l'assemblée, et par des soupçons au-
près du peuple , ce que l'enthousiasme avait pro-
duit. Il se rendit dès le jour même dans toutes les
sections de Paris , et il obtint la rétractation de
l'amnistie accordée la veille ; il tâcha d'exaspérer
les esprits contre les projets qu'avait eus la cour,
et fit naître chez les Parisiens une certaine crainte
de passer pour bons jusqu'à la duperie, crainte
qui agit toujours sur eux, car ils veulent avant
tout qu'on les croie pénétrants et redoutables.
Mirabeau , en arrachant à M. Necker la palme de
la paix intérieure , porta le premier coup à sa po-
pularité : mais ce revers devait être suivi de beau-
coup d'autres; car, du moment que l'on excitait
le parti populaire à persécuter les vaincus, M. Nec-
ker ne pouvait plus rester avec les vainqueurs.
Mirabeau se hâta de proclamer les principes les
plus désorganisateurs , lui dont la raison, isolée
de son caractère , était parfaitement sage et lumi- ,
neuse. M. Necker a dit de lui , dans un de ses ou-
vrages , qu'il était tribun par calcul et aristocrate
par goût. Rien ne pouvait mieux le peindre : non-
seulement son esprit était trop supérieur pour ne
pas connaître l'impossibilité de la démocratie en
France; mais ce gouvernement eût été praticable
qu'il ne s'en serait pas soucié. Il attachait un grand
prix de vanité à sa naissance ; en parlant de la
Saint -Barthélemi, on l'entendait dire : L'amiral
Coligny, qui, par parenthèse , était mon cousin;
tant il cherchait l'occasion de rappeler qu'il était
bon gentilhomme.
Ses goûts dispendieux lui rendaieat l'argent fort
nécessaire, et l'on a reproché à M. Necker de ne
lui en avoir pas donné , à l'ouverture des états
généraux. Les autres ministres s'étaient chargés
de ce genre d'affaires, auquel le caractère de
M. Necker n'était point propre. D'ailleurs Mira-
beau , soit qu'il acceptât ou non l'argent de la cour,
était bien décidé à se faire le maître et non l'ins-
trument de cette cour , et l'on n'aurait jamais ob-
tenu de lui qu'il renonçât à sa force démagogique,
avant que cette force l'eût conduit à la tête du
gouvernement. Il proclamait la réunion de tous
les pouvoirs dans une seule assemblée, bien qu'il
sût parfaitement qu'une telle organisation politique
était destructive de tout bien; mais il se persuadait
que la France serait dans sa main , et qu'il pour-
rait, après l'avoir précipitée dans la confusion,
l'en retirer à sa volonté. La morale est la science
des sciences , à ne la considérer que sous le rap-
port du calcul, et il y a toujours des limites à
l'esprit de ceux qui n'ont pas senti l'harmonie de
la nature des choses avec les devoirs de l'homme.
La petite morale tue la grande , répétait souvent
Mirabeau; mais l'occasion de la grande ne se pré-
sentait guère, selon lui , dans tout le cours d'une
vie.
11 avait plus d'esprit que de talent, et ce n'était
jamais qu'avec effort qu'il improvisait à la tribune.
Cette même difficulté de rédaction le fit avoir re-
cours à ses amis, pour l'aider dans tous ses ou-
vrages; mais cependant aucun d'eux, après sa
mort , n'aurait pu écrire ce qu'il savait leur ins-
pirer. Il disait, en parlant de l'abbé Maury : Quand
114
CONSIDERATIONS
il a raison, nous disputons; quand il a tort, je
Vécrase; mais c'est que l'abbé Maury défendait
souvent , même de bonnes causes , avec cette espèce
de faconde qui ne vient pas de l'émotion intime
de l'âme.
Si l'on avait admis les ministres dans l'assemblée,
M. Wecker, qui plus que personne était capable
de s'exprimer avec force et avec chaleur, aurait,
je le crois, triomphé de Mirabeau. Mais il était
réduit à envoyer des mémoires , et ne pouvait en-
trer dans la discussion. Mirabeau attaquait le mi-
nistre en son absence, tout en louant sa bonté, sa
générosité , sa popularité , avec un respect trom-
peur singulièrement redoutable , et pourtant il ad-
mirait sincèrement M. Necker , et ne s'en cachait
point à ses amis ; mais il savait bien qu'un carac-
tère aussi scrupuleux ne s'allierait jamais avec le
sien, et il voulait en détruire l'influence.
M. Necker était réduit au système défensif;
l'autre attaquait avec d'autant plus d'audace, que
ni les succès, ni la responsabilité de l'adminis-
tration ne le regardaient. M. Necker , en défendant
l'autorité royale, abdiquait nécessairement la fa-
veur du parti populaire. Cependant il savait par
expérience que le roi avait des conseillers secrets
et des plans particuliers , et il n'était pas assuré
de lui faire suivre la marche qu'il croirait la meil-
leure. Les obstacles de tous genres entravaient
chacun de ses pas; il ne pouvait parler ouvertement
sur rien; néanmoins la ligne qu'il suivait toujours,
c'était celle que lui traçait son devoir de ministre.
La nation et le roi avaient changé de place : le roi
était devenu de beaucoup, et de beaucoup trop, le
plus faible. Ainsi donc, M. Necker devait défendre
le trône auprès de la nation , comme il avait dé-
fendu la nation auprès du trône. Mais tous ces
sentiments généreux n'embarrassaient point Mi-
rabeau; il se mettait à la tête du parti qui voulait
gagner à tout prix de l'importance politique , et
les principes les plus abstraits n'étaient pour lui
que des moyens d'intrigue.
La nature l'avait bien servi , en lui donnant les
défauts et les avantages qui agissent sur une as-
semblée populaire : de l'amertume, de la plaisan-
terie, de la force et de l'originalité. Quand il se
levait pour parler, quand il montait à la tribune,
la curiosité de tous était excitée; personne ne
l'estimait, mais on avait une si haute idée de ses
facultés, que nul n'osait l'attaquer, si ce n'est
ceux d'es aristocrates qui , ne se servant point de
la parole, lui envoyaient défi sur défi pour l'ap-
peler en duel. Il s'y refusait toujours, prenant
note sur ses tablettes des propositions de ce genre
qu'on lui adressait, et promettant qu'il y répon-
drait à la fin de l'assemblée. // n'est pas juste,
disait-il, en parlant d'un honnête gentilhomme de
je ne sais quelle province, que j'expose un homme
d'esprit comme moi contre un sot comme lui. Et,
chose bizarre dans un pays tel que la France , cette
conduite ne le déconsidérait pas; elle ne faisait
pas même suspecter son courage. Il y avait quel-
que chose de si martial dans son esprit, de si
hardi dans ses manières, qu'on ne pouvait accuser
un tel homme d'aucune peur.
CHAPITRE IL
De l'assemblée constituante , après le \4 juillet.
Le tiers état et la minorité de la noblesse et du
clergé composaient la majorité de l'assemblée cons-
tituante, et cette assemblée disposait de la France.
Depuis le 14 juillet , rien n'était plus imposant que
le spectacle de [douze cents députés, écoutés par
de nombreux spectateurs , et s'enflammant au seul
nom des grandes vérités qui ont occupé l'esprit
humain, depuis l'origine de la société sur la terre.
Cette assemblée était peuple par ses passions,
mais aucune réunion ne pouvait présenter une
aussi grande masse de lumières. L'électricité des
pensées s'y communiquait en un instant , parce
que l'action des hommes sur les hommes est irré-
sistible, et que rien ne parlait plus à l'imagination
que cette volonté sans armes , brisant d'antiques
chaînes que la conquête avait jadis forgées, et que
la simple raison faisait tout'à coup disparaître. Il
faut se transporter en 1789 , lorsque les préjugés
seuls avaient fait du mal au monde , et que la li-
berté non souillée était le culte de tous les esprits
supérieurs. L'on concevra facilement l'enthou-
siasme dont on était saisi à l'aspect de tant d'in-
dividus appartenant à diverses classes, et venant,
les uns offrir leurs sacrifices , les autres prendre
possession de leurs droits. Néanmoins on pres-
sentait l'arrogance du pouvoir, dans ces souverains
d'un nouveau genre, qui se disaient les dépositaires
d'une autorité sans limites, celle du peuple. Les
Anglais s'étaient créé lentement une organisation
politique nouvelle ; les Français , la voyant solide-
ment établie ailleurs depuis plus de cent ans , de-
vaient s'en tenir à l'imiter.
Mounier, Lally, Malouet, Clermont-Tonnerre ,
se montrèrent les appuis de la prérogative royale,
dès que la révolution eut désarmé les partisans de
l'ancien régime. Non-seulement la réflexion, mais
un mouvement involontaire , attache aux puissants
tombés dans le malheur , surtout quand d'augustes
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
souvenirs les environnent. Cette disposition géné-
reuse aurait été celle des Français , si le besoin
d'être applaudi ne l'emportait pas chez eux sur
toute autre impulsion; et l'esprit du temps inspi-
rait des maximes démagogiques à ces mêmes gens
qui devaient faire ensuite l'apologie du despo-
tisme.
Un homme d'esprit disait jadis : « Quel que soit
« le ministre des finances qui doive être nommé, je
« suis d'avance son ami , et même un peu son pa-
« rent. » Il faudrait, au contraire, en France,
être toujours l'ami du parti battu , quel qu'il soit ;
car la puissance déprave les Français plus que les
autres hommes. L'habitude de vivre à la cour, ou
de désirer d'y arriver, a formé les esprits à la va-
nité ; et dans un gouvernement arbitraire , on n'a
pas l'idée d'une autre doctrine que celle du succès.
Ce sont les défauts acquis et développés par la
servilité qui ont été la cause des excès de la li-
cence.
Chaque ville , chaque village envoyait des félici-
tations à l'assemblée constituante, et celui qui
avait rédigé l'une de ces quarante mille adresses
se croyait un émule de Montesquieu.
La foule des spectateurs qu'on admettait dans
les galeries animait les orateurs tellement, que
chacun voulait obtenir pour son compte ce bruit
des applaudissements, dont la jouissance nouvelle
séduisait les amours-propres. En Angleterre, il est
interdit de lire un discours ; il faut l'improviser;
ainsi le nombre des personnes capables de parler
est nécessairement très -réduit : mais lorsqu'on
permet de lire ce qu'on a écrit soi-même, ou ce
que les autres ont écrit pour nous , les hommes
supérieurs ne sont plus les chefs permanents des
assemblées , et l'on perd ainsi l'un des plus grands
avantages des gouvernements libres, celui de mettre
le talent à sa place, et par conséquent d'encourager
tous les hommes à perfectionner leurs facultés.
Quand on peut être courtisan du peuple avec aussi
peu de talents qu'il en faut pour être courtisan des
princes, l'espèce humaine n'y gagne rien.
Les déclamations démocratiques avec lesquelles
on réussissait à la tribune, se transformaient en
mauvaises actions dans les provinces ; on brûlait
les châteaux, en exécution des épigrammes pro-
noncées par les orateurs de l'assemblée, et c'était
à coups de phrases que l'on désorganisait le
royaume.
L'assemblée était saisie par un enthousiasme
philosophique dont l'exemple de l'Amérique était
une des causes. On voyait un pays qui , n'ayant
point encore d'histoire , n'avait rien eu d'ancien à
ménager , si ce n'est les excellentes règFes de la
jurisprudence anglaise qui , depuis longtemps adop-
tées en Amérique , y avaient fondé l'esprit de jus-
tice et de raison. On se flattait en France de
pouvoir prendre pour base les principes de gouver-
nement qu'un peuple nouveau avait eu raison
d'adopter; mais au milieu de l'Europe, et avec une
caste de privilégiés dont il fallait apaiser les pré-
tentions, un tel projet était impraticable; et, d'ail-
leurs, comment concilier les institutions d'une
république avec l'existence d'une monarchie? La
constitution anglaise offrait le seul exemple de ce
problème résolu. Mais une manie de vanité presque
littéraire inspirait aux Français le besoin d'innover
à cet égard. Ils craignaient, comme un auteur,
d'emprunter les caractères ou les situations d'un
ouvrage déjà existant. Or, en fait de fictions, on
a raison d'être original ; mais quand il s'agit d'ins-
titutions réelles , l'on est trop heureux que l'expé-
rience les ait garanties. Certes, j'aurais honte,
dans ce temps-ci plus que dans tout autre, de me
mêler aux déclamations contre la première assem-
blée représentative de France : elle renfermait des
hommes du plus rare mérite, et c'est à la réforme
opérée par elle que la nation 'est redevable encore
des richesses de raison et de liberté qu'elle veut et
doit conserver à tout prix. Mais si cette assemblée
avait joint à ses rares lumières une moralité plus
scrupuleuse , elle aurait trouvé le point juste entre
les deux partis qui se disputaient, pour ainsi dire,
la théorie publique.
CHAPITRE IIL
Le général la Fayette.
M. de la Fayette , ayant combattu dès sa pre-
mière jeunesse pour la cause de l'Amérique,
s'était pénétré de bonne heure des principes de
liberté qui font la base du gouvernement des États-
Unis; s'il a commis des erreurs relativement à la
révolution de France , elles tiennent toutes à son
admiration pour les institutions américaines, et
pour le héros citoyen Washington, qui a guidé les
premiers pas de sa nation dans la carrière de l'in-
dépendance. M. de la Fayette, jeune, riche, noble,
aimé dans sa patrie, quitta tous ces avantages à
l'âge de dix-neuf ans , pour aller servir au delà des
mers cette liberté dont l'amour a décidé de toute
sa vie. S'il avait eu le bonheur de naître aux États-
Unis , sa conduite eût été celle de Washington :
le même désintéressement, le même enthousiasme,
la même persévérance dans les opinions, distinguent
l'un et l'autre de ces généreux amis de l'humanité.
IIG
CONSIDERATIONS
Si le général Washington avait été , comme le mar-
quis de la Fayette, chef de la garde nationale de
Paris , peut-être aussi n'aurait-il pu triompher des
circonstances; peut-être aurait-il aussi échoué contre
la difficulté d'être fidèle à ses serments envers le
roi, et d'établir cependant la liberté de la nation.
M. de la Fayette, il faut le dire, doit être consi-
déré comme un véritable républicain ; aucune des
vanités de sa classe n'est jamais entrée dans sa
tête; la puissance, dont l'effet est si grand en
France, n'a point d'ascendant sur lui; le désir de
plaire dans les salons ne modifie pas la moindre de
ses paroles ; il a sacrifié toute sa fortune à ses
opinions avec la plus généreuse indifférence. Dans
les prisons d'Olmutz , comme au pinacle du crédit,
il a été également inébranlable dans son attache-
ment aux mêmes principes. C'est un homme dont
la façon de voir et de se conduire est parfaitement
directe. Qui l'a observé peut savoir d'avance avec
certitude ce qu'il fera dans toute occasion. Son
esprit politique est pareil à celui des Américains
des États-Unis , et sa figure même est plus anglaise
que française. Les haines dont M. de la Fayette
est l'objet n'ont jamais aigri son caractère, et sa
douceur d'âme est parfaite; mais aussi rien n'a
jamais modifié ses opinions, et sa confiance dans
le triomphe de la liberté est la même que celle
d'un homme pieux dans la vie à venir. Ces senti-
ments , si contraires aux calculs égoïstes de la plu-
part des hommes qui ont joué un rôle en France,
pourraient bien paraître à quelques-uns assez dignes
de pitié : il est si niais, pensent -ils, de préférer
son pays à soi ; de ne pas changer de parti , quand
le parti qu'on servait est battu ; enfin , de consi-
dérer la race humaine, non comme des cartes à
jouer qu'il faut faire servir à son profit, mais
comme l'objet sacré d'un dévouement absolu! Néan-
moins, si c'est ainsi qu'on peut encourir le re-
proche de niaiserie, puissent nos hommes d'esprit
le mériter une fois ! C'est un phénomène singulier
qu'un caractère pareil à celui de M. de la Fayette
se soit développé dans le premier rang des gentils-
hommes français; mais on ne peut l'accuser ni le
juger impartialement , sans le reconnaître pour tel
que je viens de le peindre. Il est alors facile de
comprendre les divers contrastes qui devaient
naître entre sa situation et sa manière d'être. Sou-
tenant la monarchie par devoir plus que par goût,
il se rapprochait involontairement des principes
des démocrates qu'il était obligé de combattre; et
l'on pouvait apercevoir en lui quelque faible pour
les amis de la république, quoique sa raison lui
défendît d'admettre leur système en France. De-
puis le départ de M. de la Fayette pour l'Amérique,
il y a quarante ans , on ne peut citer ni une action,
ni une parole de lui qui n'ait été dans la même
ligne , sans qu'aucun intérêt personnel se soit ja-
mais mêlé à sa conduite. Le succès aurait mis
cette manière d'être en relief; mais elle mérite
toute l'attention de l'historien , malgré les circons-
tances et même les fautes qui peuvent servir
d'armes aux ennemis.
Le II juillet, avant que le tiers état eût triom-
phé , M. de la Fayette parut à la tribune de l'as-
semblée constituante, pour proposer une déclaration
des droits à peu jprès semblable à celle que les
Américains mirent à la tête de leur constitution,
lorsqu'ils eurent conquis leur indépendance. Les
Anglais aussi , quand ils appelèrent Guillaume III
à la couronne , après l'exclusion des Stuarts , lui
firent signer un bill des droits sur lesquels la cons-
titution actuelle de l'Angleterre est fondée. Mais
la déclaration des droits d'Amérique étant destinée
à un peuple où nul privilège antérieur n'opposait
d'obstacle au dessein pur de la raison, on mit à
la tête de cette déclaration des principes universels
sur la liberté et l'égalité politiques, tout à fait
d'accord avec les lumières déjà répandues parmi la
nation américaine. En Angleterre , le bill des droits
ne portait point sur des idées générales, il con-
sacrait des lois et des institutions positives.
La déclaration des droits de 1789 renfermait ce
qu'il y avait de meilleur dans celles d'Angleterre
et d'Amérique ; mais peut-être aurait-il mieux valu
s'en tenir à ce qui, d'une part, n'est pas contes-
table, et, de l'autre, ne saurait être susceptible
d'aucune interprétation dangereuse. Les distinc-
tions sociales , on n'en saurait douter, ne peuvent
avoir d'autre but que l'utilité de tous; les pou-
voirs politiques émanent tous de l'intérêt du peuple;
les hommes naissent et demeurent libres et égaux
devant la loi : mais il y a bien de l'espace pour
des sophismes dans un champ aussi vaste , tandis
que rien n'est plus clair et plus positif que l'ap-
plication de ces vérités à la liberté individuelle, à
l'établissement du jury, à la liberté de la presse,
à l'élection populaire , à la division du pouvoir lé-
gislatif, au consentement des subsides, etc. Phi-
lippe le Long a dit que tout homme, et en parti-
culier tout Français , naissait et demeurait libre;
l'on sait, au reste, qu'il ne s'est pas laissé gêner
par les conséquences de cette maxime; mais les
nations pourraient y attacher un sens plus étendu
que les rois. Quand la déclaration des droits de
l'homme parut dans l'assemblée constituante, au
milieu de tous ces jeunes gentilshommes naguère
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
117
courtisans, ils apportèrent l'un après l'autre, à la
tribune , leurs phrases philosopliiques , se complai-
sant dans les débats minutieux sur la rédaction de
telle ou telle maxime , dont la vérité est pourtant
si évidente , que les mots les plus simples de toutes
les langues peuvent l'exprimer également. L'on
prévit alors que rien de stable ne pourrait sortir
d'un travail dont la vanité, frivole et factieuse
tout ensemble, s'était si vite emparée.
CHAPITRE IV.
Des biens opérés par rassemblée constituante.
Avant de retracer les funestes événements qui
ont dénaturé la révolution française , et perdu en
Europe , pour longtemps peut-être , la cause de la
raison et de la liberté, examinons les principes
proclamés par l'assemblée constituante , et présen-
tons le tableau des biens que leur application a
produits et produit encore en France, malgré tous
les malheurs qui ont pesé sur ce pays.
La torture subsistait en 1789 ; le roi n'avait aboli
que la question préparatoire; des supplices tels
que la roue, et des tourments pareils à ceux qui
avaient été infligés pendant trois jours à Damiens,
étaient encore admis dans de certains cas. L'as-
semblée constituante abolit jusqu'au nom de ces
barbaries judiciaires. Les lois sur les protestants,
déjà améliorées par les avant-coureurs des états
généraux , en 1787, furent remplacées par la liber-
té des cultes la plus complète.
Les procès criminels n'étaient point instruits en
public; et non-sèulement il se commettait beau-
coup d'erreurs irréparables, mais on en supposait
encore davantage : car tout ce qui n'est pas mis
en évidence , en fait d'actes des tribunaux , passe
toujours pour injuste.
L'assemblée constituante introduisit en France
toute la jurisprudence criminelle de l'Angleterre , et
peut-être la perfectionna-t-elle encore à quelques
égards, n'étant liée dans son travail par aucune cou-
tume ancienne. M. de laFayette, dès qu'il fut nommé
chef de la force armée de Paris , déclara à la com-
mune de cette ville qu'il ne pouvait se permettre
d'arrêter personne , si l'on n'accordait pas aux ac-
cusés un défenseur, la communication des pièces ,
la confrontation des témoins , et la publicité de la
procédure. En conséquence de cette réclamation ,
aussi belle que rare dans un chef militaire, la com-
mune demanda et obtint de l'assemblée consti-
tuante ces précieuses garanties , en attendant que
l'établissement des jurés prévînt toute anxiété sur
l'équité des jugements.
Les parlements étaient , comme l'histoire le
prouve , des corps privilégiés , instruments des
passions politiques ; mais , par cela seul qu'il y
avait quelque indépendance dans leur organisation,
et que le respect des formes y était consacré , les
ministres des rois ont été sans cesse en guerre
avec eux; et, comme nous l'avons dit plus haut,
il n'y a presque pas eu , depuis le commencement
de la monarchie française, un crime d'État dont la
connaissance n'ait été soustraite aux tribunaux or-
dinaires, ou dans le jugement duquel les formes
voulues par la loi aient été suivies. En examinant
la liste sans fin des ministres, des nobles et des
citoyens condamnés à mort pour des causes poli-
tiques, depuis plusieurs siècles, on voit, il faut le
dire à l'honneur de la magistrature légale, que le
gouvernement a été obligé de renvoyer les procès
à des commissions extraordinaires, quand il a vou-
lu s'assurer des sentences. Ces commissions étaient
souvent prises , il est vrai , parmi les anciens ma-
gistrats, mais non d'après les coutumes établies;
et cependant le gouvernement ne pouvait que trop
se fier en général à l'esprit des tribunaux. La juris-
prudence criminelle de France était tout entière
vengeresse de ce qu'on appelait l'État, et nullement
protectrice des individus. Par une suite des abus
aristocratiques qui dévoraient la nation , les procès
civils étaient conduits avec beaucoup plus d'équité
que les procès criminels , parce que les premières
classes y étaient plus intéressées. On ne fait guère
encore, en France, de distinction entre un accusé
et un homme reconnu coupable; tandis qu'en An-
gleterre, le juge avertit lui-même le prévenu qu'il
interroge, de l'importance des questions qu'il lui
fait, et du danger auquel pourraient l'exposer ses
réponses. Il n'est sorte de moyens, à commença-
par les commissaires de police, et à finir par la
torture, qui n'aient été employés par la jurispru-
dence ancienne et par les tribunaux révolution-
naires, pour faire tomber dans le piège l'homme
à qui la société doit accorder d'autant plus de
moyens de défense , qu'elle se croit le triste droit
de le faire périr.
Si l'assemblée constituante avait supprimé la
peine de mort, au moins pour les délits politiques,
peut-être les assassinats judiciaires dont nous avons
été les témoins n'auraient-ils pas eu lieu. L'empe-
reur Léopold II, comme grand-duc de Toscane,
supprima la peine de mort dans ses États; et, loin
que les délits aient été augmentés par la douceur
de la législation, les prisons furent vides pendant
des mois entiers, ce qui n'avait jamais eu lieu au-
paravant. L'assemblée nationale susbtitua aux par-
118
CONSIDERATIONS
lements, composés de membres dont les charges
étaient vénales , l'admirable institution des jurés ,
qui sera chaque jour plus vénérée , à mesure qu'on
en sentira mieux les bienfaits. Quelques circons-
tances bien rares peuvent intimider les jurés , lors-
que les autorités et le peuple se réunissent pour
les effrayer ; mais néanmoins , l'on a vu la plupart
des factions qui se sont emparées du pouvoir , se
défier de l'équité des jurés , et les suspendre , pour
y substituer des commissions militaires , des cours
spéciales, des cours prévôtales , tous ces noms qui
servent de déguisement aux meurtres politiques.
L'assemblée constituante, au contraire, a restreint
le plus qu'il était possible la compétence des con-
seils de guerre, les bornant uniquement aux délits
commis par des militaires en temps de guerre et
en pays étrangers; elle a retiré aux cours prévô-
tales les attributions qu'on a voulu malheureuse-
ment rétablir depuis , et même étendre.
Les lettres de cachet permettaient au pouvoir
royal , et par conséquent ministériel , d'exiler, de
bannir, de déporter, d'enfermer pour sa vie entière,
sans jugement, un homme quel qu'il fût. Une
telle puissance, partout oiî elle existe, constitue
le despotisme : elle devait être anéantie du jour où
il y avait des députés de la nation réunis en
France.
L'assemblée constituante , en proclamant la par-
faite liberté des cultes , replaçait la religion dans
son sanctuaire , la conscience ; et douze siècles de
superstition , d'hypocrisie et de massacres, ne lais-
saient plus de vestiges , grâce à quelques moments
pendant lesquels le pouvoir s'était trouvé entre les
mains d'hommes éclairés.
Les vœux religieux n'ont plus été reconnus par
la loi; chaque individu de l'un et de l'autre sexe
pouvait encore s'imposer les privations les plus
bigarres , s'il croyait plaire ainsi à l'auteur de tou-
tes les jouissances vertueuses et pures ; mais la
société ne s'est plus chargée de forcer les moines
et les religieuses à rester dans leurs couvents ,
quand ils se repentaient des promesses infortunées
que l'exaltation leur avait inspirées. Les cadets de
famille, que l'on forçait souvent à prendre l'état
ecclésiastique, se sont trouvés libres de leurs chaî-
nes , et plus libres encore quand les biens du clergé
furent devenus la propriété de l'État.
Cent mille nobles étaient exempts' de payer des
impôts. Ils ne pouvaient pas rendre raison d'une
insulte à un citoyen , ou à un soldat du tiers état,
parce qu'ils étaient censés d'une autre race. L'on
ne pouvait choisir des officiers que parmi ces pri-
vilégiés , excepté dans l'artillerie et le génie, armes
pour lesquelles il fallait plus d'instruction que les
nobles de province n'en avaient d'ordinaire; et ce-
pendant l'on donnait des régiments à de jeunes
seigneurs incapables de les conduire, parce qu'un
gentilhomme ne pouvant faire que le métier des
armes , il fallait bien que l'État se chargeât de son
existence. De là résulte qu'à la bravoure près , l'ar-
mée française de l'ancien régime devenait chaque
jour moins respectable aux yeux des étrangers.
Quelle émulation et quels talents militaires l'éga-
lité des citoyens n'a-t-elle pas fait naître en France !
C'est ainsi que l'on a dû à l'assemblée constituante
cette gloire de nos armes dont nous avons eu rai-
son d'être fiers , tant qu'elle n'est pas devenue la
propriété d'un seul homme.
L'autorité suprême du roi lui permettait de dé-
rober, par des lettres de cachet , un gentilhomme
à l'action de la loi , quand il avait commis un
crime. Le comte de Charolois en fut un exemple
frappant dans le dernier siècle, et beaucoup d'au-
tres du même genre pourraient être cités. Cepen-
dant, par un singulier contraste, les parents des
nobles ne perdaient rien de leur éclat quand un
des leurs subissait la peine de mort, et la famille
d'un homme du tiers état était déshonorée si les
tribunaux le condamnaient au supplice infamant de
la potence , dont les nobles seuls étaient exempts.
Tous ces préjugés disparurent en un jour. L'au-
torité de la raison est immense dès qu'elle peut se
montrer sans obstacles. L'on a beau faire depuis
quinze ans, rien ne relèvera dans l'opinion natio-
nale les abus que la force seule avait maintenus.
On doit à l'assemblée constituante la suppres-
sion des castes en France , et la liberté civile pour
tous : on la lui doit au moins telle qu'elle existe
dans ses décrets ; car il a fallu toujours s'en écar-
ter, dès qu'on a voulu rétablir, sous des noms
nouveaux ou anciens , tous les abus supprimés.
La législation en France était tellement bigar-
rée , que non-seulement des lois particulières ré-
gissaient les divers ordres de l'État, mais que
chaque province, comme nous l'avons dit, avait
ses privilèges distincts. L'assemblée constituante,
en divisant la France en quatre-vingt-trois dépar-
tements , effaça ces anciennes séparations ; elle
supprima les impôts sur le sel et sur le tabac,
taxes aussi dispendieuses que gênantes, et qm
exposaient aux peines les plus graves une foule de
pères de famille , que la facilité de la contrebande
entraînait à violer des lois injustes. Un système
uniforme d'impôts fut établi, et ce bienfait au
moins est pour jamais assuré.
Des distinctions de tout genre étaient inventées
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
ÏIO
par les gentilshommes du second ordre , afin de
se garantir de l'égalité dont ils sont, il est vrai,
menacés de près. Des privilégiés de la veille aspi-
raient avant tout à ne pas être confondus avec la
nation, dont ils faisaient naguère partie. Les droits
féodaux, ainsi que les dîmes, pesaient sur la classe
indigente; des servitudes personnelles, telles que
les corvées , et d'autres restes de la barbarie féo-
dale, existaient encore partout. Les droits de
chasse ruinaient les agriculteurs, et l'insolence
de ces droits était au moins aussi révoltante que
le mal positif qu'on en souffrait.
Si l'on s'étonne de voir que la France a tant de
ressources encore , malgré ses revers ; si , malgré
ia perte des colonies , le commerce s'est ouvert de
nouvelles routes; si les progrès de l'agriculture
sont inconcevables , malgré la conscription et l'in-
vasion des troupes étrangères, c'est aux décrets
de l'assemblée constituante qu'il faut l'attribuer.
La France de l'ancien régime aurait succombé à
la millième partie des maux que la France nouvelle
a supportés.
La division des propriétés, par la vente des
biens du clergé, a retiré de la misère une très-
nombreuse classe de la société. C'est à la suppres-
sion des maîtrises, des jurandes, de toutes les
.- gênes imposées à l'industrie , qu'il faut attribuer
l'accroissement des manufactures et l'esprit d'en-
treprise qui s'est montré de toutes parts. Enfin,
une nation depuis longtemps attachée à la glèbe
est sortie, pour ainsi dire, de dessous terre; et
l'on s'étonne encore , malgré les fléaux de la dis-
corde civile, de tout ce qu'il y a de talents , de ri-
chesses et d'émulation , dans un pays qu'on déli-
vre de la triple chaîne d'une église intolérante,
d'une noblesse féodale, et d'une autorité royale
sans limites.
Les finances, qui paraissaient un travail si com-
pliqué, s'arrangèrent, pour ainsi dire, d'elles-
mêmes, du moment qu'il fut décidé que les impôts
seraient consentis par les représentants du peu-
ple, et que la publicité serait admise dans le
compte des revenus et des dépenses. L'assemblée
constituante est peut-être la seule en France qui
ait véritablement représenté le vœu de la nation;
et c'est à cause de cela que sa force était incalcu-
lable.
Une autre aristocratie, celle de la capitale, exis-
tait impérieusement. Tout se faisait à Paris, ou
plutôt à Versailles, car le pouvoir était concentré
tout entier dans les ministres et dans la cour.
L'assemblée constituante accomplit facilement le
projet que M. Necker avait en vain tenté , l'éta-
blissement des assemblées provinciales. Il y en eut
dans chaque département, et des municipalités
furent instituées dans chaque ville. Les intérêts
locaux furent ainsi soignés par des administra-
teurs qui y prenaient part, et qui étaient connus
des administrés. De toutes parts se répandaient
la vie, l'émulation, les lumières; il y eut une
France au lieu d'une capitale, une capitale au lieu
d'une cour. Enfin, la voix du peuple, appelée de-
puis si longtemps la voix de Dieu , fut consultée
par le gouvernement; et elle l'aurait bien dirigé,
si, comme nous sommes condamnée à le rappeler,
l'assemblée constituante n'avait pas mis trop de
précipitation dans ses réformes dès les premiers
jours de sa puissance, et si elle n'était pas , bien-
tôt après, tombée dans les mains des factieux qui,
n'ayant plus rien à moissonner dans le champ du
bien , essayèrent du mal pour s'ouvrir une nou-
velle carrière.
L'établissement de la garde nationale est encore
l'un des plus grands bienfaits de l'assemblée cons-
tituante; là oii les soldats seuls sont armés, et
non les citoyens, il ne peut exister aucune liberté
durable. Enfin, l'assemblée constituante, en pro-
clamant le renoncement aux conquêtes , semblait
inspirée par une crainte prophétique; elle voulait
tourner la vivacité des Français vers les amélio-
rations intérieures, et mettre l'empire de la pen-
sée au-dessus de celui des armes. Tous les hom-
mes médiocres appellent volontiers les baïonnettes
à leur secours contre les arguments de la raison ,
afin d'agir par quelque chose qui soit aussi ma-
chine que leur tête ; mais les esprits supérieurs ,
ne désirant que le développement de la pensée ,
savent combien la guerre y met d'obstacles. Le
bien que l'assemblée constituante a fait à la France
a sans doute inspiré à la nation le sentiment d'é-
nergie qui l'a portée à défendre les droits qu'elle
avait acquis; mais les principes de cette même as-
semblée, il faut lui rendre cette justice , étaient
très-pacifiques ; elle ne portait envie à aucune por-
tion de l'Europe; et, si dans un miroir magique
on lui eût présenté la France perdant sa liberté
par ses victoires , elle aurait tâché de combattre
cette impulsion du sang par celle des idées, qui
est d'un ordre bien plus élevé.
CHAPITRE V.
De la liberté de la presse , et de la police, pen-
dant Rassemblée constituante.
Non-seulement l'assemblée constituante mérite
la reconnaissance du peuple français , pour la ré-
y
120
CONSIDERATIONS
forme des abus sous lesquels il était accablé , mais
il faut lui rendre encore hommage de ce que , seule
entre les autorités qui ont gouverné la France ,
avant et depuis la révolution , elle a permis fran-
chement et sincèrement la liberté de la presse.
Sans doute elle l'a maintenue d'autant plus volon-
tiers , qu'elle était certaine d'avoir l'opinion en sa
faveur; mais on ne peut être un gouvernement
libre qu'à cette condition ; d'ailleurs , quoique la
grande majorité des écrits fût dans le sens des
principes de la révolution , les journaux des aris-
tocrates attaquaient avec la plus grande amertume
les individus du parti populaire , et leur amour-
propre pouvait en être irrité.
Avant 1789, la Hollande et l'Angleterre jouis-
saient seules en Europe d'une liberté de la presse
garantie par les lois. Les journaux politiques ont
commencé en même temps que les gouvernements
représentatifs , et ces gouvernements en sont insé-
parables. La gazette de la cour, dans les monar-
chies absolues , suffit à la publication des nouvelles
officielles ; mais , pour que toute une nation lise
chaque jour des discussions sur les affaires publi-
ques , il faut qu'elle considère les affaires publiques
comme les siennes. La liberté de la presse est donc
une question tout à fait différente dans les pays oii
il y a des assemblées dont les débats peuvent être
imprimés chaque matin dans les journaux , ou sous
le gouvernement silencieux du pouvoir sans li-
îïiites. La censure préalable , sous un tel gouver-
nement , peut vous priver d'un bon ouvrage , ou
TOUS préserver d'un mauvais écrit. Mais il n'en est
pas ainsi des journaux, dont l'intérêt est éphémère;
ils dépendent nécessairement des ministres , s'ils
sont soumis à une censure préalable ; et il n'existe
pas de représentation nationale , dès que le pou-
voir exécutif a dans sa main, par les gazettes, la
fabrique journalière des raisonnements et des faits :
par ce moyen il est autant le maître de commander
à l'opinion qu'aux troupes de ligne.
Tout le monde est d'accord sur la nécessité de
réprimer par les lois les abus de la liberté de la
presse"; mais , si le pouvoir exécutif seul a le droit
de faire parler à son gré les journaux qui rendent
compte aux commettants des débats de leurs
mandataires , la censure ne s'en tient point à dé-
fendre , elle ordonne ; car il faut dicter l'esprit dans
lequel les feuilles publiques doivent être rédigées.
Ce n'est donc pas un pouvoir négatif , mais positif,
que l'on donne aux ministres d'un État, quand on
leur accorde la censure , ou plutôt la composition
des gazettes. Ils peuvent ainsi faire dire sur chaque
individu ce qui leur plaît , et empêcher que cet in-
dividu ne publie sa justification. Du temps de la
révolution en Angleterre, c'était par les sermons
prononcés dans les églises que l'opinion se formait.
Il en est de même des journaux en France : si
l'assemblée constituante eût interdit les Jetés des
Apôtres , et permis seulement les écrits périodi-
ques dirigés contre le parti des aristocrates, le
public , soupçonnant quelque mystère , puisqu'il y
aurait eu de la contrainte , ne se serait point aussi
franchement rattaché aux députés, dont il n'au-
rait pu ni suivre , ni juger avec certitude la con-
duite.
Le silence complet des journaux serait alors in-
finiment préférable, car, au moins, le peu de
lettres qui pourraient arriver dans les départe-
ments contiendraient quelques vérités pures. L'im-
primerie ferait tomber le genre humain dans les
ténèbres des sophismes , si l'autorité seule pouvait
en disposer, et que les gouvernements eussent
ainsi la possibilité de contrefaire la voix publique.
Chaque découverte sociale est un moyen de despo-
tisme , si elle n'est pas un moyen de liberté.
Mais , dira-t-on , tous les troubles de France
ont été causés par la licence de la presse. Qui ne
reconnaît aujourd'hui que l'assemblée constituante
aurait dû soumettre les écrits factieux, comme tout
autre délit public, au jugement des tribunaux.?
Mais si , pour maintenir son pouvoir, elle avait fait
taire ses adversaires , et laissé la parole imprimée
seulement à ses amis, le gouvernement représen-
tatif aurait été anéanti. Une représentation natio-
nale imparfaite n'est qu'un instrument de plus
pour la tyrannie. On a vu, dans l'histoire d'Angle-
terre , combien les parlements asservis ont été plus
loin que les ministres eux-mêmes dans la bassesse
envers le pouvoir. La responsabilité n'est point à
craindre pour les corps ; d'ailleurs , plus les choses
sont belles en elles-mêmes , la représentation na-
tionale, l'art de parler, l'art d'écrire, plus elles
deviennent méprisables quand elles dévient de leur
destination naturelle ; et alors, ce qui est mauvais
par essence vaudrait encore mieux.
Ce n'est pas une caste à part que des représen-
tants ; le don des miracles ne leur est pas accordé ;
ils ne sont quelque chose que quand ils ont la na-
tion derrière eux; mais, dès que cet appui leur
manque , un bataillon de grenadiers est toujours
plus fort qu'une assemblée de trois cents députés.
C'est donc une puissance morale qui leur sert 5
balancer la force physique de l'autorité à laquelle
les soldats obéissent; et cette force morale con-
siste tout entière dans l'action de l'esprit public
par la liberté de la presse. Le pouvoir, qui donna
SUR Li REVOLUTION FRANCHISE.
m
les places, est tout , du moment que l'opinion , qui
distribue la considération , n'est plus rien.
Mais ne pouvait-on pas , dira-t-on , suspendre
ce droit pour un temps ? Et par quel moyen alors
faire sentir la nécessité de le rétablir? La liberté
de la presse est le seul droit dont tous les autres
dépendent; les sentinelles font la sécurité de l'ar-
mée. Quand vous voulez écrire contre la suspen-
sion de cette liberté, c'est précisément ce que vous
dites sur ce sujet qu'on ne vous permet pas de
publier.
Une seule circonstance, cependant , peut obliger
à soumettre les journaux à la censure, c'est-à-dire,
à l'autorité du gouvernement même qu'ils doivent
éclairer; c'est quand les étrangers sont maîtres
d'un pays. Mais alors il n'y a rien dans ce pays,
quoi qu'on fasse, qui puisse ressembler à une exis-
tence politique. Le seul intérêt de la nation oppri-
mée est donc alors de recouvrer, s'il se peut , son
indépendance; et, comme dans les prisons le si-
lence apaise plus les geôliers que la plainte, il faut
se taire tant que les verrous sont fermés tout à la
fois sur le. sentiment et sur la pensée.
L'un des premiers mérites qu'on ne saurait con-
tester à l'assemblée constituante , c'est le respect
qu'elle a toujours eu pour les principes de liberté
qu'elle proclamait. J'ai vu cent fois vendre à la
porte d'une assemblée plus puissante que ne l'a
jamais été aucun roi de France , les insultes les
plus mordantes contre les membres de la majorité,
leurs amis et leurs principes. L'assemblée s'inter-
disait également toutes les ressources secrètes du
pouvoir, et ne s'appuyait que sur l'adhésion de la
France presque entière. Le secret des lettres était
respecté, et l'invention d'un ministère de la police
ne paraissait pas alors au nombre des fléaux pos-
sibles : il en est de cette police comme de la cen-
sure pour les journaux; la situation actuelle de la
France, occupée par les étrangers, peut seule en
faire concevoir la cruelle nécessité.
Lorsque l'assemblée constituante, transportée à
Paris, n'était déjà plus maîtresse, à beaucoup d'é-
gards, de ses propres délibérations, un de ses co-
mités s'avisa de s'appeler comité des recherches,
relativement à quelques conspirations dénoncées à
l'assemblée. Il n'avait aucune force, il ne pouvait
recourir à aucun espionnage, puisqu'il n'avait point
d'agents sous ses ordres, et que d'ailleurs la liberté
de parler était complète. Mais ce seul nom de co-
mité des recherches , analogue à celui des institu-
tions inquisitoriales , que les tyrans religieux et
politiques ont adoptées, inspirait une aversion uni-
verselle; et le pauvre homme Voydel, qui présidait
ce comité, quoiqu'il ne fît aucun mal , n'était reçu
dans aucun parti.
La terrible secte des jacobins prétendit dans la
suite établir la liberté par le despotisme , et de ce
système sont sortis tous les forfaits. Mais l'assem-
blée constituante était bien loin de l'avoir adopté;
ses moyens étaient analogues à son but , et c'est
dans la liberté même qu'elle cherchait la force né-
cessaire pour établir la liberté. Si l'assemblée cons-
tituante avait joint à cette noble indifférence pour
les attaques de ses adversaires, dont l'opinion pu-
blique la vengeait , une juste sévérité contre tous
les écrits et les rassemblements qui provoquaient
au désordre ; si elle s'était dit qu'au moment où.
un parti quelconque devient puissant, c'est d'abord
les siens qu'il doit réprimer, elle aurait gouverné
avec tant d'énergie et de sagesse, que l'œuvre des
siècles se serait accompli peut-être en deux années.
L'on ne peut s'empêcher de croire que la fatalité ,
qui doit punir en tout l'orgueil de l'homme , s'y est
seule opposée : car tout semblait facile alors, tant
il y avait d'union dans les esprits , et de bonheur
dans les circonstances!
CHAPITRE VI.
Des divers partis qui se faisaient remarquer
dans l'assemblée constituante.
La direction générale des esprits était la même
dans tout le parti populaire, car tous voulaient la
liberté; mais il y avait des divisions particulières
dans la majorité comme dans la minorité de l'as-
semblée, et la plupart de ces divisions étaient fon-
dées sur les intérêts personnels qui commençaient
à s'agiter. Quand l'influence des assemblées n'est
pas renfermée dans les limites de la législation , et
qu'une grande partie du pouvoir qui dispense l'ar-
gent et les emplois, se trouve entre leurs mains,
alors, dans tous les pays, mais surtout en France,
les idées et les principes ne donnent plus lieu qu'à
des sophismes qui font habilement servir les véri-
tés générales aux calculs individuels.
Le côté des aristocrates, que l'on appelait le
côté droit, était composé presque en entier de
nobles, de parlementaires et de prélats; à peine
trente membres du tiers état s'y étaient réunis.
Ce parti , qui avait protesté contre toutes les ré-
solutions de l'assemblée, n'y assistait que par pru-
dence; tout ce qu'on y faisait lui paraissait inso-
lent, mais très-peu sérieux, tant il trouvait ridicule
cette découverte du dix -huitième siècle, une na-
tion, tandis qu'on n'avait eu jusqu'alors que des
nobles, des prêtres et du peuple ! Quand les dépu-
122
CONSIDERATIONS
tés du côté droit sortaient de l'ironie , c'était pour
traiter d'impiété tout changement apporté aux ins-
titutions anciennes; comme si l'ordre social devait
être seul condamné dans la nature à la double
inQrmité de l'enfance et de la vieillesse, et passer
d'un commencement informe à une vétusté débile,
sans que les lumières acquises par le temps pus-
sent jamais lui donner une véritable force. Les
privilégiés se servaient de la religion comme d'une
sauvegarde pour les intérêts de leur caste; et c'est
en confondant ainsi les privilèges et les dogmes ,
qu'ils ont beaucoup diminué l'empire du véritable
christianisme en France.
La noblesse avait pour orateur, ainsi que je l'ai
déjà dit, M. de Casalès, anobli depuis vingt -cinq
ans ; car la plupart des hommes de talent , parmi
les anciens gentilshommes, avaient adopté le parti
populaire. L'abbé Maury, l'orateur du clergé, sou-
tenait souvent la bonne cause , puisqu'il était du
parti des vaincus, et cet avantage contribuait plus
à ses succès que son talent même; l'archevêque
d'Aix, l'abbé de Montesquieu, etc., spirituels dé-
fenseurs de leur ordre, cherchaient quelquefois,
aussi bien que Casalès , à captiver leurs adversai-
res, afin d'en obtenir, non un acquiescement à leurs
opinions , mais un suffrage pour leurs talents. Le
reste des aristocrates n'adressait que des injures
au parti populaire, et, ne transigeant jamais avec
les circonstances, ils croyaient faire le bien en
aggravant le mal ; tout occupés de justifier leur
réputation de prophètes, ils désiraient leur propre
malheur , pour jouir de la satisfaction d'avoir pré-
dit juste.
Les deux partis les plus exagérés de l'assem-
blée se plaçaient dans la salle , comme aux deux
extrémités d'un amphithéâtre , et s'asseyaient de
chaque côté, sur les banquettes les plus élevées.
En descendant du côté droit, l'on trouvait ce que
l'on appelait la plaine ou le marais, c'est-à-dire, les
modérés , pour la plupart défenseurs de la consti-
tution anglaise. J'ai déjà nommé les principaux
d'entre eux : Malouet, Lally, Mounier; il n'y avait
point d'hommes plus consciencieux dans l'assem-
blée. Mais , quoique Lally fût doué d'une superbe
éloquence , que Mounier fût un publiciste de la
plus haute sagesse, et Malouet un administrateur
de première force ; quoique au dehors ils fussent
soutenus par les ministres, ayant M. Wecker à leur
tête, et que souvent, dans l'assemblée, plusieurs
hommes de mérite se ralliassent à leurs opinions,
les deux partis extrêmes couvraient ces voix , les
plus courageuses et les plus pures de toutes. Elles
ne cessaient pas de se faire entendre dans le dé-
sert d'une foule égarée ; mais les aristocrates exa-
gérés ne pouvaient souffrir ces hommes qui vou-
laient établir une constitution sage, libre, et par
conséquent durable; et souvent on les voyait don-
ner plus volontiers la main aux démagogues for-
cenés, dont les folies menaçaient la France, ainsi
qu'eux-mêmes , d'une affreuse anarchie. C'est là ce
qui caractérise l'esprit de parti, ou plutôt cette
exaltation d'amour -propre qui ne permet pas de
supporter une autre manière de voir que la sienne.
On remontait des impartiaux au parti populaire,
qui, bien que réuni tout entier sur les questions
importantes , se divisait en quatre sections , dont
on pouvait aisément saisir les différences. M. de
la Fayette, comme chef de la garde nationale, et
comme l'ami le plus désintéressé et le plus ardent
de la liberté, avait une grande considération dans
l'assemblée; mais ses opinions scrupuleuses ne lui
permettaient pas d'influer sur les délibérations
des représentants du peuple, et peut-être aussi lui
en coûtait-il trop de risquer sa popularité hors de
l'assemblée, par les débats dans lesquels il fallait
soutenir l'autorité royale contre les principes dé-
mocratiques. Il aimait à rentrer dans le rôle passif
qui convient à la force armée. Depuis, il a sacrifié
courageusement cet amour de la popularité, la pas-
sion favorite de son âme; mais, pendant la durée
de l'assemblée constituante, il perdit de son crédit
parmi les députés , parce qu'il s'en servit trop ra-
rement.
Mirabeau, que l'on savait corruptible, n'avait
guère avec lui personnellement que ceux qui vou-
laient partager les chances de sa fortune^ Mais, bien
qu'il n'eût pas précisément un parti, il exerçait de
l'ascendant sur tous , quand il faisait usage de la
force admirable de son esprit. Les hommes in-
fluents du côté populaire, un petit nombre de ja-
cobins excepté , étaient Duport , Barnave , et quel-
ques jeunes gens de la cour, devenus démocrates;
hommes très-purs sous le rapport de l'argent, mais
très-avides de jouer un rôle. Duport, conseiller au
parlement , avait été toute sa vie pénétré des in-
convénients de l'institution dont il faisait partie;
ses connaissances profondes dans la jurisprudence
de tous les pays lui méritaient, à cet égard, la con-
fiance de l'assemblée.
Barnave, jeune avocat du Dauphiné, de la plus?
rare distinction, était plus fait, par son talent,
qu'aucun autre député, pour être orateur à la ma-
nière des Anglais. Il se perdit dans le parti des
aristocrates par un mot irréfléchi. Après le 14 juil-
let, on s'indignait avec raison de la mort des trois
victimes assassinées pendant l'émeute. Barnave,
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
123
enivré du triomphe de cette journée, souffrait im-
patiemment les accusations dont le peuple entier
semblait l'objet, et il s'écria, en parlant de ceux
qu'on avait massacrés : Leur sang était-il donc si
par'? Funeste parole, sans nul rapport avec son
caractère vraiment honnête, délicat, et même sen-
sible ; mais sa destinée fut à jamais gâtée par ces
expressions condamnables : tous les journaux, tous
les discours du côté droit les imprimèrent sur son
front, et l'on irrita sa fierté au point de lui rendre
impossible de se repentir sans s'humilier.
Les meneurs du côté gauche auraient fait triom-
pher la constitution anglaise, s'ils s'étaient réunis
dans ce but à M. Necker parmi les ministres, et à
ses amis dans l'assemblée; mais alors ils n'auraient
été que des agents secondaires dans la marche des
événements, et ils voulaient se placer au premier
rang : ils prirent donc, très -imprudemment, leur
appui au dehors, dans les rassemblements qui com-
mençaient à préparer un orage souterrain. Ils ga-
gnèrent de l'ascendant dans l'assemblée, en se
moquant des modérés , comme si la modération
était de la faiblesse , et qu'eux seuls fussent des
caractères forts; on les voyait, dans les salles et
sur les bancs des députés, tourner en ridicule qui-
conque s'avisait de leur représenter qu'avant eux
les hommes avaient existé en société , que les écri-
vains avaient pensé, et que l'Angleterre était en
possession de quelque hberté. On eût dit qu'on
leur répétait les contes de leur nourrice , tant ils
écoutaient avec impatience, tant ils prononçaient
avec dédain de certaines phrases bien exagérées et
bien décisives sur l'impossibilité d'admettre un
sénat héréditaire, un sénat même à vie, un veto
absolu , une condition de propriété , enfin tout ce
qui , disaient - ils , attentait à la souveraineté du
peuple ! Ils portaient la fatuité des cours dans la
cause démocratique , et plusieurs députés du tiers
étaient, tout à la fois, éblouis par leurs belles ma-
nières de gentilshonunes , et captivés par leurs
doctrines démocratiques.
Ces chefs élégants du parti populaire voulaient
entrer dans le ministère. Ils souhaitaient de con-
duire les affaires jusqu'au point où l'on aurait be-
soin d'eux; mais, dans cette rapide descente, le
char ne s'arrêta point à leur relais; ils n'étaient
point conspirateurs , mais ils se confiaient trop en
leur pouvoir sur l'assemblée, et se flattaient de
relever le trône, dès qu'ils l'auraient fait arriver
jusqu'à leur portée : mais, quand ils voulurent de
bonne foi réparer le mal déjà fait, il n'était plus
temps. On ne saurait compter combien de désas-
tres auraient pu être épargnés à la France , si ce
parti déjeunes gens se fût réuni avec les modé-
rés; car, avant les événements du 6 octobre, lors-
que le roi n'avait point été enlevé de Versailles , et
que l'armée française , répandue dans les provin-
ces, conservait encore quelque respect pour le
trône , les circonstances étaient telles qu'on pou-
vait établir une monarchie raisonnable en France.
La philosophie commune se plaît à croire que tout
ce qui est arrivé était inévitable : mais à quoi ser-
viraient donc la raison et la liberté de l'homme,
si sa volonté n'avait pu prévenir ce que cette volon-
té a si visiblement accompli ?
Au premier rang du côté populaire, on remar-
quait l'abbé Sieyes , isolé par son caractère , bien
qu'entouré des admirateurs de son esprit. Il avait
mené, jusqu'à quarante ans, une vie solitaire, ré-
fléchissant sur les questions politiques, et portant
une grande force d'abstraction dans cette étude ;
mais il était peu fait pour communiquer avec les
autres hommes , tant il s'irritait aisément de leurs
travers , et tant il les blessait par les siens ! Toute-
fois , comme il avait un esprit supérieur et des fa-
çons de s'exprimer laconiques et tranchantes ,
c'était la mode dans l'assemblée de lui montrer un
respect presque superstitieux. Mirabeau ne deman-
dait pas mieux que d'accorder au silence de l'abbé
Sieyes le pas sur sa propre éloquence , car ce genre
de rivalité n'est pas redoutable. On croyait à Sieyes,
à cet homme mystérieux , des secrets sur les cons-
titutions, dont on espérait toujours des effets
étonnants , quand il les révélerait. Quelques jeu-
nes gens , et même des esprits d'une grande force,
professaient la plus haute admiration pour lui , et
on s'accordait à le louer aux dépens de tout au-
tre, parce qu'il ne se faisait jamais juger en en-
tier dans aucune circonstance.
Ce qu'on savait avec certitude , c'est qu'il détes-
tait les distinctions nobiliaires ; et cependant il
avait conservé de son état de prêtre un attache-
ment au clergé, qui se manifesta le plus claire-
ment du monde lors de la suppression des dîmes.
Ils veulent être libres, et ne savent pas être jus-
tes, disait-il à cette occasion ; et toutes les fautes
de l'assemblée étaient renfermées dans ces paroles.
Mais il fallait les appliquer également aux diverses
classes de la société qui avaient droit à des dédom-
magements pécuniaires. L'attachement de l'abbé
Sieyes pour le clergé aurait perdu tout autre
homme auprès du parti populaire; mais, en con-
sidération de sa haine contre les nobles, les mon-
tagnards lui pardonnèrent son faible pour les
prêtres.
Ces montagnards formaient le quatrième parti
124
CONSIDERATIONS
du côté gauche, Robespierre était déjà dans leurs
rangs , et le jacobinisme se préparait par leurs
clubs. Les chefs de la majorité du parti populaire
se moquaient de l'exagération des jacobins, et se
complaisaient dans l'air de sagesse qu'ils pouvaient
se donner, par comparaison avec des factieux cons-
pirateurs. On eût dit que les prétendus modérés
se faisaient suivre des plus violents démocrates ,
comme le chasseur de sa meute, en se glorifiant
de savoir la retenir.
L'on se demandera quel est le parti qui , dans
cette assemblée , pouvait être appelé le parti d'Or-
léans. Peut-être n'en existait-il aucun , car nul ne
reconnaissait le duc d'Orléans pour chef, et lui-
même ne voulait l'être de personne. La cour, en
1788, l'avait exilé six semaines dans une de ses
terres ; elle s'était quelquefois opposée à ses voya-
ges continuels en Angleterre : c'est à ces contra-
riétés que son irritation doit être attribuée. Il avait
plus de mécontentement que de projets, plus
de velléités que d'ambition réelle. Ce qui faisait
croire à l'existence d'un parti d'Orléans , c'était
l'idée généralement établie dans la tête des publi-
cistes d'alors , qu'une déviation de la ligne d'héré-
dité, telle qu'elle avait eu lieu en Angleterre, pou-
vait être favorable à l'établissement de la liberté ,
en plaçant à la tête de la constitution un roi qui
lui devrait le trône , au lieu d'un roi qui se croirait
dépouillé par elle. Mais le duc d'Orléans était,
sous tous les rapports possibles , l'homme le moins
propre à jouer en France le rôle de Guillaume III
en Angleterre ; et , mettant même à part le respect
qu'on avait pour Louis XVI , et qu'on lui devait ,
le duc d'Orléans ne pouvait ni se soutenir lui-mê-
me, ni servir d'appui à personne. Il avait de la
grâce , des manières nobles et de l'esprit en socié-
té; mais ses succès dans le monde ne développè-
rent en lui qu'une grande légèreté de principes ,
et quand les tourmentes révolutionnaires l'ont
agité, il s'est trouvé sans frein comme sans force.
Mirabeau sonda sa valeur morale dans quelques
entretiens, et se convainquit, après l'avoir exami-
né , qu'aucune entreprise politique ne pouvait être
fondée sur un tel caractère.
Le duc d'Orléans vota toujours avec le parti po-
pulaire de l'assemblée constituante, peut-être par
l'espoir très-vague de gagner le premier lot ; mais
cet espoir n'a jamais pris de consistance dans au-
cune tête. Il a, dit-on, soudoyé la populace. Mais,
que cela soit ou non , il faut n'avoir aucune idée
de la révolution pour imaginer que cet argent, s'il
a été donné, ait exercé la moindre influence. Un
peuple entier n'est pas mis en mouvement par des
moyens de ee genre. La grande erreur des gens
de la cour a toujours été de chercher dans quelques
faits de détail la cause des sentiments exprimés
par la nation entière.
CHAPITRE VIL
Des fautes de rassemblée constituante , en fait
d'administratio7i.
Toute la puissance du gouvernement était tom-
bée entre les mains de l'assemblée , qui pourtant
ne devait avoir que des fonctions législatives; mais
la division des partis amena malheureusement la
confusion des pouvoirs. La défiance qu'excitaient
les intentions du roi, ou plutôt celles de sa cour,
empêcha qu'on ne lui donnât les moyens nécessai-
res pour rétablir l'ordre ; et les chefs de l'assem-
blée ne combattirent point cette défiance , afin de
s'en faire un prétexte pour exercer une inspection
immédiate sur les ministres. M. Necker était natu-
rellement l'intermédiaire entre l'autorité royale et
l'assemblée nationale. L'on savait bien qu'il ne vou^
lait trahir ni les droits de l'une, ni ceux de l'au-
tre; mais les députés qui lui restaient attachés
malgré sa modération politique, croyaient que les
aristocrates le trompaient , et ils le plaignaient d'ê-
tre leur dupe. Il n'en était rien cependant : M. Kec-
ker avait autant de finesse dans l'esprit que de
droiture dans la conduite , et il savait parfaitement
que les privilégiés se réconcilieraient avec tous les
partis , plutôt qu'avec celui des premiers amis de
la liberté. Mais il accomplissait son devoir, en
cherchant à redonner de la force au gouvernement ;
car une constitution libre ne peut jamais résulter
du relâchement universel de tous les liens; le des-
potisme en est plutôt la conséquence.
L'action du pouvoir exécutif étant arrêtée par
divers décrets de l'assemblée , les ministres ne
pouvaient rien faire sans y être autorisés par elle.
Les impôts n'étaient plus acquittés , parce que le
peuple croyait que la révolution dont on lui faisait
tant de fête devait lui valoir la jouissance de ne
rien payer. Le crédit, plus sage encore que l'opi-
nion, bien qu'il ait l'air d'en dépendre, s'effrayait
des fautes que commettait l'assemblée. Elle avait
beaucoup plus de moyens qu'il n'en fallait pour
arranger les finances , et pour faciliter les achats
de grains que rendait nécessaires la disette dont
la France était une seconde fois menacée. Mais elle
répondait avec négligence aux sollicitations réité-
rées de M. Necker sur ce sujet, parce qu'elle ne
voulait point être considérée comme les anciens
états généraux , rassemblés seulement pour s'oc-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
125
cuper des finances ; c'était aux discussions consti-
-tutionneiles qu'elle mettait le plus grand intérêt.
A cet égard elle avait raison ; mais , en négligeant
les objets d'administration , elle provoquait le
désordre dans !e royaume , et par le désordre tous
les malheurs dont elle-même a porté le poids.
Pendant que la France avait à craindre la famine
et la banqueroute, les députés prononçaient des
discours dans lesquels ils disaient que chaque
homme tient de la nature le droit et le désir
d'être heureux, que la société a commencé par
le père et le fils , et d'autres vérités philosophiques
faites pour être discutées dans les livres , et non
au milieu des assemblées. Mais si le peuple avait
besoin de pain, les orateurs avaient besoin de suc-
cès; et la disette, à cet égard, leur aurait paru
très-difficile à supporter.
L'assemblée mit , par un arrêté solennel , la dette
publique sous la sauvegarde de l'honneur et de la
loyauté française , et néanmoins aucune mesure ne
fut prise pour donner à ces belles paroles un résul-
tat positif. M. Necker proposa un emprunt à cinq
pour cent; l'assemblée trouva, comme de raison,
que quatre et demi était moins que cinq ; elle ré-
duisit l'intérêt à ce taux, et l'emprunt manqua,
parce qu'une assemblée ne peut pas avoir, comme
un ministre, le tact qui fait connaître jusqu'oii
peut aller la confiance des capitalistes. Le crédit,
en affaires d'argent , est presque aussi délicat que
le style dans les productions littéraires : un seul
mot peut dénaturer ce qu'on écrit, comme une
légère circonstance les spéculations qu'on entre-
prend. C'est toujours la même chose, prétendra-
t-on; mais de telle manière vous captivez l'imagi-
nation des hommes , et de telle autre elle vous
échappe.
M. Necker proposa un don volontaire , et il ver-
sa le premier, pour y exciter, cent mille francs de
sa propre fortune au trésor royal , lui qui avait déjà
été obligé de placer un million en rentes viagères ,
pour subvenir, par l'accroissement de son revenu,
à sa dépense comme ministre ; car, durant son se-
cond ministère comme pendant le premier, il refu-
sa tous les appointements de sa place. L'assemblée
constituante loua M. Necker de son désintéresse-
ment, mais elle ne s'occupa pas pour cela plus
sérieusement des affaires de finances. Le secret de
cette conduite du parti populaire était peut-être
l'envie de se laisser forcer, par la pénurie d'argent,
à ce qu'il désirait, c'est-à-dire, à s'emparer des
biens du clergé. M. Necker, au contraire , voulait
rendre l'État indépendant de cette ressource , afin
qu'elle fiU employée d'après la justice , et non d'a-
près les besoins du trésor. Mirabeau, qui aspirait
à remplacer M. Necker, se servait de la jalousie
que toute assemblée a sur sa puissance , pour lui
faire ombrage de l'attachement que la nation té-
moignait encore au ministre des finances. Il avait
une manière perfide de louer M. Necker : Je n'ap-
prouve pas ses plans, disait-il ; mais, puisque l'o-
pinion lui décerne la dictature , il faut les accepter
de confiance. Les amis de M. Necker sentaient
avec quel art Mirabeau cherchait à lui ravir la fa-
veur publique , en représentant cette faveur sous
des couleurs exagérées ; car les nations sont comme
les individus , elles aiment moins dès qu'on leur a
trop répété qu'elles aiment.
Le jour où Mirabeau fut le plus éloquent, fut
celui où, défendant astucieusement un décret de
finance proposé par M. Necker, il peignit les hor-
reurs de la banqueroute. Trois fois il reparut à la
tribune pour effrayer sur ce malheur ; les députés
des provinces n'y étaient pas très-sensibles ; mais
comme on ne . savait pas alors ce qu'on a trop ap-
pris depuis , à quel point une nation peut supporter
la banqueroute, la famine , les massacres , les écha-
fauds , la guerre civile , la guerre étrangère et la
tyrannie, l'on reculait à l'idée des souffrances
dont l'orateur présentait le tableau. J'étais à peu
de distance de Mirabeau, quand il se fit entendre
avec tant d'éclat dans l'assemblée; et, quoique je
ne crusse pas à ses bonnes intentions , il captiva
pendant deux heures toute mon admiration. Rien
n'était plus i7npressif que sa voix , si l'on peut s'ex-
primer ainsi : les gestes et les paroles mordantes
dont il savait se servir ne venaient peut-être pas
purement de l'ame, c'est-à-dire, de l'émotion in-
térieure; mais on sentait une puissance de vie dans
ses discours , dont l'effet était prodigieux. Que se-
rait-ce, si vous aviez vu le monstre? dit Garât,
dans son spirituel Journal de Paris. Le mot d'Es-
chine sur Démosthène ne pouvait mieux être ap-
pliqué, et l'incertitude sur le sens de l'expression
qui veut dire prodige , en bien comme en mal , ne
laissait pas d'avoir son prix.
Toutefois il ne serait pas juste de ne voir dans
Mirabeau que des vices ; avec tant de véritable es-
prit, il y a toujours quelque mélange de bons sen-
timents. Mais il n'avait pas de conscience en poli-
tique , et c'est le grand défaut qu'on peut souvent
reprocher en France aux individus comme aux as-
semblées. Les uns pensent aux succès, les autres
aux honneurs , plusieurs à l'argent , quelques-uns ,
et ce sont les meilleurs , au triomphe de leur opi-
nion. Mais où sont ceux qui se demandent avec re-
cueillement quel est leur devoir, sans s'informer
126
CONSIDERATIONS
du sacrifice quelconque que ce devoir peut exiger
d'eux ?
CHAPITRE VIII.
Des fautes de l'assemblée nationale, en fait de
constitution.
On peut distinguer dans le code de la liberté ce
qui est fondé sur des principes invariables , et ce
qui appartient à des circonstances particulières.
Les droits imprescriptibles consistent dans l'éga-
lité devant la loi, la liberté individuelle, la liberté
de la presse , la liberté des cultes , l'admission à
tous les emplois , les impôts consentis par les re-
présentants du peuple. Mais la forme du gouverne-
ment, aristocratique ou démocratique, monarchi-
que ou républicaine , n'est qu'une organisation des
pouvoirs ; et les pouvoirs ne sont eux-mêmes que
la garantie de la liberté. 11 n'est pas de droit natu-
rel que tous les gouvernements soient composés
d'une chambre des pairs , d'une chambre de dépu-
tés élus, et d'un roi qui, par sa sanction, fasse
partie du pouvoir législatif : mais la sagesse hu-
maine n'a rien trouvé jusqu'à nos jours qui mette
plus en sûreté les bienfaits de l'ordre social pour
un grand État.
Dans la seule révolution à nous connue , qui ait
eu pour principal but l'établissement d'un gouver-
nement représentatif, on a changé l'ordre de suc-
cession au trône , parce qu'on était convaincu que
Jacques II ne renoncerait pas de bonne foi au pou-
voir absolu, pour l'échanger contre un pouvoir lé-
gal. L'assemblée constituante ne se permit pas de
déposer un souverain aussi vertueux que Louis XVI,
et cependant elle voulait établir une constitution
libre; il est résulté de cette situation qu'elle a con-
sidéré le pouvoir exécutif comme un ennemi de la
liberté, au lieu d'en faire l'une de ses sauvegardes.
Elle a combiné une constitution, comme on com-
binerait un plan d'attaque. Tout est venu de cette
faute; car que le roi fut, ou non, résigné dans son
cœur aux limites que commandait l'intérêt de la
nation, il ne fallait pas examiner ses pensées se-
crètes, mais fonder le pouvoir royal indépendam-
ment de ce qu'on pouvait craindre ou espérer du
monarque. Les institutions, à la longue, disposent
des hommes beaucoup plus facilement que les hom-
mes ne s'affranchissent des institutions. Conserver
le roi et le dépouiller de ses prérogatives néces-
saires, était le parti le plus absurde et le plus con-
damnable de tous.
Mounier, ami prononcé de la constitution an-
glaise, se rendait volontiers impopulaire, en pro-
fessant cette opinion ; mais il déclara pourtant à
la tribune que les lois constitutionnelles n'avaient
pas besoin de la sanction du roi , partant du prin-
cipe que la constitution était antérieure au trône ,
et que le roi n'existait que de par elle. Il doit y avoir
un pacte entre les rois et les peuples , et il serait
aussi contraire à la liberté qu'à la monarchie de
nier l'existence de ce contrat. Mais , comme une
sorte de fiction est nécessaire à la royauté, l'assem-
blée avait tort d'appeler le monarque un fonction-
naire public; il est un des pouvoirs indépendants de
l'État, participant à la sanction des lois fondamen-
tales , comme à celle de la législation journalière ;
s'il n'était qu'un simple citoyen , il ne pourrait être
roi.
Il y a dans une nation une certaine masse de
sentiments qu'il faut ménager comme une force
physique. La république a son enthousiasme, que
Montesquieu appelle son principe; la monarchie a
le sien ; le despotisme même , quand il est , comme
en Asie, un dogme rehgieux, est maintenu par de
certaines vertus; mais une constitution qui fait en-
trer dans ses éléments l'humiliation du souverain
ou celle du peuple, doit être nécessairement ren-
versée par l'un ou par l'autre.
Le même empire des circonstances qui, en
France, décide de tant de choses , empêcha de pro-
poser une chambre des pairs. M. de Lally, qui la
voulait, essaya d'y suppléer en demandant au
moins un sénat à vie ; mais le parti populaire était
irrité contre les privilégiés , qui se séparaient cons-
tamment de la nation , et ce parti rejeta l'institu-
tion durable par des préventions momentanées.
Cette faute était bien grande , non-seUlement parce
qu'il fallait une chambre haute, comme intermé-
diaire entre le souverain et les députés de la na-
tion, mais parce qu'il n'existait pas une autre ma-
nière de faire tomber dans l'oubli la noblesse du
second ordre, si nombreuse en France; noblesse
que l'histoire ne consacre point , qu'aucun genre
d'utilité publique ne recommande, et dans laquelle
se manifeste , bien plus encore que dans le premier
rang , le mépris du tiers état , parce que sa vanité
lui fait toujours craindre de ne pas pouvoir assez
s'en distinguer.
Le côté droit de l'assemblée constituante , c'est-
à-dire, les aristocrates, pouvaient faire adopter le
sénat à vie, en se réunissant à M. de Lally et à
son parti. Mais ils imaginèrent de voter pour une
seule chambre, au lieu de deux, dans l'espoir d'a-
mener le bien par l'excès même du mal; détestable
calcul , quoiqu'il séduisît les esprits par un air de
profondeur. Les hommes croient que tromper fait
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
127
plus d'honneur à leur esprit qu'être vrais , parce
que le mensonge est de leur invention : c'est un
amour-propre d'auteur très-mal placé.
Après que la cause des deux chambres fut per-
due, on s'occupa de la sanction du roi. Le veto
qu'on devait lui accorder serait-il suspensif ou ab-
solu? Ce mot absolu retentisssait aux oreilles du
vulgaire, comme s'il avait été question du despo-
tisme, et l'on vit commencer la funeste influence
des cris du peuple sur les décisions des hommes
éclairés. A peine la pensée peut-elle se recueillir
assez en elle-même pour comprendre toutes les
questions qui tiennent à des institutions politiques :
or, qu'y a-t-il de plus funeste que de livrer de telles
questions aux raisonnements, et surtout aux plai-
santeries de la multitude? On parlait du veto dans
les rues de Paris , comme d'une espèce de monstre
qui devait dévorer les petits enfants. Il ne faut pas
en conclure ce que le dédain de l'espèce humaine
inspire à quelques personnes , c'est-à-dire , que les
nations ne sont pas faites pour juger de ce qui les
intéresse. Les gouvernements aussi ont souvent
donné de terribles preuves d'incapacité , et les freins
sont nécessaires à tous les genres d'autorité.
Le parti populaire ne voulait qu'un veto suspen-
sif, au lieu d'un veto absolu; c'est-à-dire, que le
refus du roi de sanctionner une loi cessât de droit
.à l'assemblée suivante , si elle insistait de nouveau
sur la même loi. La discussion s'échauffa : d'une
part, l'on soutenait que le veto absolu du roi em-
pêchait toute espèce d'amélioration proposée par
l'assemblée; et de l'autre, que le veto suspensif
réduirait le roi tôt ou tard à la nécessité d'obéir en
tout aux représentants du peuple. M. Necker , dans
un mémoire oii il traite avec une rare sagacité
toutes les questions constitutionnelles , indiqua ,
pour terme moyen, trois législatures au lieu de
deux , c'est-à-dire, que le veto du roi ne cédât qu'à
la proposition réitérée de la troisième assemblée.
Voici quels étaient les motifs énoncés par M. Nec-
ker à ce sujet :
En Angleterre, dis-ait-il, le roi n'use que très-
rarement de son veto , parce que la chambre des
pairs lui en épargne presque toujours la peine ;
mais comme il a été malheureusement décidé qu'en
France il n'y aurait qu'une chambre , le roi et son
conseil se trouvent réduits à remplir, tout à la
fois , les fonctions de chambre haute et de pouvoir
exécutif. La nécessité de se servir habituellement
du veto oblige à le rendre plus flexible , comme on
a besoin d'armes plus légères, quand il faut les
employer plus souvent. On doit être assuré qu'à
la troisième législature, c'est-à-dire, au bout de
trois ou quatre ans , la vivacité des Français , sur
quelque sujet que ce soit, sera toujours calmée;
et, le cas contraire arrivant, il est également cer-
tain que si trois assemblées représentatives de
suite demandaient la même chose, l'opinion serait
assez forte pour que le roi ne dût pas s'y refuser.
Dans les circonstances oii l'on se trouvait, il ne
fallait pas irriter les esprits par le mot de veto ab-
solu, quand, dans le fait, par tout pays, le veto
royal plie toujours plus ou moins devant le vœu
national. On pouvait regretter la pompe du mot;
mais il fallait aussi en craindre le danger , quand
on avait placé le roi seul en présence d'une assem-
blée unique, et lorsque étant privé des gradations
de rang, il semblait, pour ainsi dire, tête à tête
avec le peuple, et forcé de mettre sans cesse en
balance la volonté d'un homme et celle de vingt-
quatre millions. Cependant, M. Necker protestait,
pour ainsi dire, contre ce moyen de conciliation,
tout en le proposant : car , en montrant comment
le veto suspensif était le résultat nécessaire de
l'institution d'une seule chambre, il répétait qu'une
seule chambre ne pouvait s'accorder avec rien de
bon ni de stable.
CHAPITRE IX.
Des efforts que fit M. Necker auprès du parti
populaire de l'assemblée constituante , pour le
déterminer à établir la constitution anglaise en
France.
Le roi n'ayant plus de force militaire, depuis la
révolution du 14 juillet, il ne restait à son minis-
tre que le pouvoir de la persuasion , soit en agis-
sant immédiatement sur les députés , soit en trou-
vant assez d'appui dans l'opinion pour influer par
elle sur l'assemblée. Pendant les deux mois de
calme dont on put jouir encore depuis le 14 juil-
let 1789, jusqu'à l'affreuse insurrection du 5 oc-
tobre , on voyait déjà reparaître l'ascendant du roi
sur les esprits. M. Necker lui conseilla successi-
vement diverses démarches qui eurent l'approba-
tion des provinces.
La suppression du régime féodal, prononcée
pendant la nuit du 4 août, fut présentée à la sanc-
tion du monarque; il y donna son consentement,
mais en adressant à la députation de l'assemblée
des observations auxquelles tous les gens sages ap-
plaudirent. Il blâma la rapidité avec laquelle des
résolutions si nombreuses et si importantes avaient
été prises; il fit sentir la nécessité de dédommager
équitablement les ci-devant propriétaires de plu-
sieurs des revenus supprimés. La déclaration des
128
CONSIDERATIONS
droits fut de même offerte à la sanction royale ,
avec quelques-uns des décrets qu'en avait déjà
rendus sur la constitution. M. Necker fut d'avis
que le roi devait répondre qu'il ne pouvait sanc-
tionner que l'ensemble d'une constitution , et non
une portion séparée , et que les principes généraux
de la déclaration des droits, très-justes en eux-
mêmes , avaient besoin d'être appliqués , pour être
soumis aux formes ordinaires des décrets. En ef-
fet, que signifiait l'acquiescement royal à renoncia-
tion abstraite des droits naturels ? Mais il existait
depuis longtemps en France une telle habitude de
faire intervenir le roi en toutes choses, qu'en vé-
rité les républicains auraient bien pu lui demander
sa sanction pour la république.
L'institution d'une seule chambre , et plusieurs
autres décrets constitutionnels qui s'écartaient
déjà en entier du système politique de l'Angleterre ,
causaient une grande douleur à M. Necker ; car il
voyait dans cette démocratie royale, comme on
l'appelait alors , le plus grand danger pour le trône
et pour la liberté. L'esprit de parti n'a qu'une
crainte : la sagesse en éprouve toujours deux. On
peut voir dans les divers ouvrages de M. Necker le
respect qu'il portait au gouvernement anglais , et
les arguments sur lesquels il se fondait pour vou-
loir en adapter les principales bases à la France.
Ce fut parmi les députés populaires, alors tout-
puissants , qu'il rencontra cette fois d'aussi grands
obstacles que ceux qu'il avait combattus précédem-
ment dans le conseil du roi. Comme ministre et
comme écrivain, il a toujours tenu, à cet égard,
le même langage.
L'argument que les deux partis opposés , aris-
tocrate et démocrate , s'accordaient à faire contre
l'adoption de la constitution anglaise, c'était que
l'Angleterre pouvait se passer de troupes réglées ,
tandis que la France, comme État continental, de-
vant maintenir une grande armée, la liberté ne
pourrait pas résister à la prépondérance que cette
armée donnerait au roi. Les aristocrates ne s'aper-
cevaient pas que cette objection se retournait con-
tre eux; car, si le roi de France a, par la nature
des choses, plus de moyens de force que le roi
d'Angleterre, quel inconvénient y a-t-il à donner à
son autorité au moins les mêmes limites?
Les arguments du parti populaire étaient plus
spécieux, puisqu'il les appuyait sur ceux même
de ses adversaires. L'armée de ligne, disait-il, as-
surant au roi de France plus de pouvoir qu'à celui
d'Angleterre, il faut donc borner davantage sa
prérogative, si l'on veut obtenir autant de liberté
que les Anglais en possèdent. A cette objection
M. Necker répondait que, dans un gouvernement
représentatif , c'est-à-dire , fondé sur des élections
indépendantes, et maintenu par la liberté de la
presse, l'opinion a toujours tant de moyens de se
former et de se montrer, qu'elle peut valoir une
armée; d'ailleurs, l'établissement des gardes natio-
nales était un contre -poids suffisant à l'esprit de
corps des troupes de ligne , en supposant , ce qui
n'est guère probable, que, dans un État où les
officiers seraient choisis, non dans telle classe ex-
clusivement, mais d'après leur mérite, l'armée ne
se sentît pas une partie de la nation , et ne fît pas
gloire d'en partager l'esprit.
La chambre des pairs, ainsi que je l'ai déjà dit,
déplaisait aussi aux deux partis : à l'un, comme
réduisant la noblesse à cent ou cent cinquante fa-
milles , dont les noms sont historiques ; à l'autre ,
comme renouvelant les institutions héréditaires,
contre lesquelles beaucoup de gens en France sont
armés , parce que les privilèges et les prétentions
des gentilshommes y ont blessé profondément la
nation entière. M. Necker fit de vains efforts néan-
moins pour prouver aux communes , que changer
la noblesse conquérante en magistrature patri-
cienne , c'était le seul moyen de détruire radicale-
ment la féodalité; car il n'y a de vraiment détruit
que ce qui est remplacé. Il essaya de démontrer
aussi aux démocrates qu'il valait beaucoup mieux
procéder à l'égalité en élevant le mérite au premier
rang, qu'en cherchant inutilement à rabaisser les
souvenirs historiques dont l'effet est indestructi-
ble. C'est un trésor idéal que ces souvenirs , dont
on peut tirer parti en associant les hommes dis-
tingués à leur éclat. Nous sommes ce qu'étalent
vos aïeux, disait un brave général français à un
noble de l'ancien régime; et c'est pour cela qu'il
faut une institution oii les anciennes tiges des ra-
ces se mêlent aux nouveaux rejetons ; en établis-
sant l'égalité par le mélange, on y arrive bien
plus sûrement que par les tentatives de nivelle-
ment.
Cette haute sagesse, développée par un homme
tel que M. Necker, parfaitement simple et vrai
dans Sa manière de s'exprimer, ne put cependant
rien contre les passions, dont l'amour-propre irrité
était la cause; et les factieux, s'apercevant que le
roi, bien guidé par les conseils de son ministre,
regagnait chaque jour une popularité salutaire,
résolurent de lui faire perdre cette influence mo-
rale, après l'avoir privé de tout pouvoir réel. L'es-
poir d'une monarchie constitutionnelle fut donc
de nouveau perdu pour la France, dans un temps
où la nation ne s'était point encore souillée de
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
129
grands crimes, et lorsqu'elle avait sa propi'e es-
time, aussi bien que celle de l'Europe.
CHAPITRE X.
Le gouvernement anglais a-t-il donné de l'argent
pour fomenter les troubles en France ?
Comme l'idée dominante des aristocrates fran-
çais a toujours été que les plus grands change-
ments dans l'ordre social tiennent à des anecdotes
particulières, ils ont accueilli pendant longtemps
l'absurde bruit qui s'était répandu que le ministère
anglais avait soudoyé les troubles révolutionnaires.
Les jacobins, de leur côté, ennemis naturels de
l'Angleterre, ont assez aimé à plaire au peuple,
en affirmant que tout le mal venait de l'or anglais
répandu en France. Mais quiconque est capable
d'un peu de réflexion ne saurait croire un moment
à cette absurdité mise en circulation. Un minis-
tère soumis comme celui d'Angleterre à la surveil-
lance des représentants du peuple, pourrait-il dis-
poser d'une somme d'argent considérable, sans
oser jamais en avouer l'emploi au parlement ? Tou-
tes les provinces de France , soulevées en même
temps, n'avaient point de chef, et ce qui se passait
à Paris était préparé de longue date par la marche
des événements. D'ailleurs un gouvernement quel-
conque, et le plus éclairé de l'Europe surtout,
n'aurait-il pas senti le danger d'établir près de soi
une si contagieuse anarchie? L'Angleterre, et M. Pitt
en particulier, n'ont-ils pas dû craindre que l'étin-
celle révolutionnaire ne se communiquât sur la
flotte et dans les rangs inférieurs de la société?
Le ministère anglais a donné souvent des se-
cours au parti des émigrés ; mais c'était dans un
système tout à fait contraire à celui qui provoque-
rait le jacobinisme. Comment supposer que des
individus , très - respectables dans leur caractère
privé, auraient soudoyé, dans la dernière classe du
peuple, des hommes qui ne pouvaient alors se mê-
ler des affaires publiques que par le vol ou par le
meurtre? Or, de quelque manière qu'on juge la
diplomatie du gouvernement anglais, peut-on ima-
giner que des chefs de l'État qui , pendant quinze
ans, n'ont pas attenté à la vie d'un homme, Bona-
parte, dont l'existence menaçait celle de leur pays,
se fussent permis un bien plus grand crime , en
payant au hasard des assassinats? L'opinion pu-
blique en Angleterre peut être entièrement égarée
sur la politique extérieure, mais jamais sur la mo-
rale chrétienne, si je puis m'exprimer ainsi, c'est-
à-dire, sur les actions qui ne sont pas soumises à
l'empire ou à l'excuse des circonstances. Louis XV
a généreusement rejeté le feu grégeois dont le fatal
secret lui fut offert; de même les Anglais n'au-
raient jamais excité la flamme dévastatrice du ja-
cobinisme, quand il eût été en leur pouvoir de
créer ce monstre nouveau qui s'acharnait sur l'or-
dre social.
A ces arguments, qui me semblent plus évidents
encore que des faits mêmes, j'ajouterai cependant
ce que mon père m'a souvent attesté ; c'est qu'en-
tendant parler sans cesse de prétendus agents se-
crets de l'Angleterre , il fit l'impossible pour les
découvrir , et que toutes les recherches de la po-
lice, ordonnées et suivies pendant son ministère,
servirent à prouver que l'or de l'Angleterre n'était
pour rien dans les troubles civils de la France.
Jamais on n'a pu trouver la moindre trace d'une
connexion entre le parti populaire et le gouverne-
ment anglais ; en général les plus violents , dans ce
parti, n'ont point eu de rapport avec les étrangers,
et d'autre part le gouvernement anglais, loin d'en-
courager la démocratie en France, a toujours fait
tous ses efforts pour la réprimer.
CHAPITRE XI.
Des événements du b et du & octobre.
Avant de retracer des jours trop funestes, il
faut se rappeler qu'à l'époque de la révolution, de-
puis près d'un siècle , en France et dans le reste
de l'Europe , on jouissait d'une sorte de tranquil-
lité, qui tendait , il est vrai , au relâchement et à la
corruption, mais qui était en même temps la cause
et l'effet de mœurs fort douces. Personne n'ima-
ginait en 1789, qu'il existât des passions véhémen-
tes sous ce repos apparent. Ainsi l'assemblée cons-
tituante s'est livrée sans crainte au généreux désir
d'améliorer le sort du peuple. On ne l'avait vu
qu'asservi , et l'on ne soupçonnait pas ce qui n'a
été que trop prouvé depuis , c'est que la violence
de la révolte étant toujours en proportion de l'in-
justice de l'esclavage , il fallait opérer en France
les changements avec d'autant plus de prudence
que l'ancien régime avait été plus oppresseur.
Les aristocrates diront qu'ils ont prévu tous
nos malheurs ; mais les prédictions provoquées par
l'intérêt personnel ne font effet sur qui que ce
soit. Revenons au tableau de la situation de la
France , à l'approche des premiers forfaits dont
tous les autres sont dérivés.
La direction générale des affaires à la cour était
la même qu'avant la révolution du U juillet ; mais,
les moyens de l'autorité royale se trouvant singu-
130
CONSIDERATIOINS
lièrement diminués, le danger de provoquer une
insurrection nouvelle devait être encore plus grand.
M. Necker savait bien qu'il n'avait pas la conQance
entière du roi , ce qui l'affaiblissait aux yeux des
représentants du peuple; mais il n'hésita point à
sacrifier par degrés toute sa popularité à la défense
du trône. Il n'y a point sur cette terre de plus
grandes épreuves pour la morale que les emplois
politiques ; car les arguments dont on peut se ser-
vir à ce sujet , pour concilier sa conscience avec
son intérêt, sont sans nombre. Cependant le prin-
cipe dont on ne doit guère s'écarter, c'est de por-
ter ses secours aux faibles ; il est rare qu'on se
trompe en se dirigeant sur cette boussole.
M. Necker pensait que la plus parfaite sincérité
envers les représentants du peuple était le meilleur
calcul pour le roi ; il lui conseillait de se servir de
son veto pour refuser ce qui lui paraissait devoir
être rejeté ; de n'accepter que ce qu'il approuvait ,
et de motiver ses l'ésolutions par des considérants
qui pussent graduellement influer sur l'opinion
publique. Déjà ce système avait produit quelque
bien, et peut-être, s'il eût été constamment suivi,
aurait-il encore évité beaucoup de malheurs. Mais
il était si naturel que le roi fût irrité de sa situa-
tion , qu'il prêtait l'oreille avec trop de complai-
sance à tous les projets qui satisfaisaient ses dé-
sirs , en lui offrant de prétendus moyens pour une
contre-révolution. Il est bien difficile à un roi, hé-
ritier d'un pouvoir qui, depuis Henri IV, n'avait
pas été contesté , de se croire sans force au milieu
de son royaume; et le dévouement de ceux qui
l'entourent doit exciter aisément ses espérances et
ses illusions. La reine était encore plus susceptible
de cette confiance ; et l'enthousiasme de ses gardes
du corps et des autres personnes de sa cour lui
parut suffisant pour faire reculer le flot populaire,
qui s'avançait toujours plus à mesure qu'on lui
opposait d'impuissantes digues.
Marie -Antoinette se présenta donc, comme
Marie-ïlîérèse , aux gardes du corps à Versailles ,
pour leur recommander son auguste époux et ses
enfants. Ils répondirent par des acclamations à
cette prière, qui devait en effet les émouvoir jus-
qu'au fond de l'âme; mais il n'en fallait pas davan-
tage pour exciter les soupçons de cette foule
d'hommes exaltés par les nouvelles perspectives
que leur offrait la situation des affaires. L'on ré-
pétait à Paris, dans toutes les classes, que le roi
voulait partir , qu'il voulait essayer une seconde
fois de dissoudre l'assemblée; et le monarque se
trouva dans la plus périlleuse des situations. Il
avait excité l'inquiétude comme s'il eût été fort,
et néanmoins tous les moyens de se défendre lui
manquaient.
Le bruit se répandit que deux cent mille hom-
mes se préparaient à marcher sur Versailles, pour
amener à Paris le roi et l'assemblée nationale. Ils
sont entourés, disait-on, des ennemis de la chose
publique ; il faut les conduire au milieu des bons
patriotes. Dès qu'on a trouvé , dans des temps de
troubles , une phrase un peu spécieuse , les hom-
mes de parti , et surtout les Français, trouvent un
plaisir singulier à la répéter; les arguments qu'on
pourrait y opposer sont sans pouvoir sur leur es-
prit; car ce qu'il leur faut, c'est de penser et do
parler comme les autres , afin d'être certains d'en
être applaudis.
J'appris, le matin du 5 octobre, que le peuple
marchait sur Versailles ; mon père et ma mère y
étaient établis. Je partis à l'instant pour aller les
rejoindre, et je passai par une route peu fréquentée,
sur laquelle je ne rencontrai personne. Seulement,
en approchant de Versailles, je vis les piqueurs
qui avaient accompagné le roi à la chasse, et je sus,
en arrivant , qu'on lui avait envoyé un exprès pour
le supplier de revenir. Singulier pouvoir des habi-
tudes dans la vie des cours! le roi faisait les
mêmes choses , de la même manière et à la même
heure que dans les temps les plus calmes; la tran-
quillité d'âme que cela suppose lui a mérité l'admi-
ration, quand les circonstances ne lui ont plus
permis que les vertus des victimes. M. Necker
monta très-vite au château, pour se rendre au con-
seil ; et ma mère , toujours plus effrayée par les
nouvelles menaçantes qu'on apportait de Paris , se
rendit dans la salie qui précédait celle où se tenait
le roi, afin de partager le sort de mon père,
quoi qu'il arrivât. Je la suivis, et je trouvai cette
salle remplie d'un grand nombre de personnes ,
attirées là par des sentiments bien divers.
Nous vîmes passer Mounier , qui venait , fort à
contre-cœur, exiger, comme président de l'assem-
blée constituante , la sanction royale pure et sim-
ple à la déclaration des droits. Le roi en avait,
pour ainsi dire, littéralement admis les maximes,
mais il attendait, avait-il dit, leur application pour
y apposer son consentement. L'assemblée s'était
révoltée contre ce léger obstacle à ses volontés ;
car il n'y a rien de si violent en France que la co-
lère qu'on a contre ceux qui s'avisent de résister
sans être les plus forts.
Chacun se demandait, dans la salle o\x nous
étions réunis , si le roi partirait ou non. On ap- .
prit d'abord qu'il avait commandé ses voitures , et
que le peuple de Versailles les avait dételées ; en-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
131
suite qu'il avait ordonné au régiment de Flandre ,
alors en garnison à Versailles , de prendre les ar-
mes, et que ce régiment s'y était refusé. Nous
avons su, depuis, qu'on avait délibéré dans le
conseil si le roi se retirerait dans une province ;
mais, comme le trésor royal manquait d'argent,
que la disette de blé était telle qu'on ne pouvait
faire aucun rassemblement de troupes , et que l'on
n'avait rien préparé pour s'assurer des régiments
dont on croyait encore pouvoir disposer , le roi
craignait de s'exposer à tout en s'éloignant; il était
d'ailleurs convaincu que, s'il partait, l'assemblée
donnerait la couronne au duc d'Orléans. Mais l'as-
semblée n'y songeait pas , même à cette époque ;
et, lorsque le roi consentit, dix-huit mois après,
au voyage de Varennes , il dut voir qu'il n'avait eu
aucune raison de crainte à cet égard. M. Kecker
n'était pas d'avis que la cour s'en allât ainsi sans
aucun secours qui pût assurer le succès de cette
démarche décisive ; mais il offrit pourtant au roi
de le suivre, s'il s'y décidait, prêt à lui dévouer sa
fortune et sa vie , quoiqu'il sût bien quelle serait
sa situation , en conservant ses principes au milieu
de courtisans qui n'en connaissent qu'un en poli-
tique comme en religion , l'intolérance.
Le roi ayant succombé à Paris sous le glaive des
factieux, il est naturel que ceux qui ont été d'avis
de son départ , le 5 octobre , s'en glorifient : car
on peut toujours dire ce qu'on veut des bons effets
d'un conseil qui n'a pas été suivi. Mais, outre
qu'il était peut-être déjà impossible au roi de sor-
tir de Versailles, il ne faut point oublier que
M. Necker , en admettant la nécessité de venir à
Paris , proposait en même temps que le roi mar-
chât désormais sincèrement avec la constitution ,
et ne s'appuyât que sur elle : sans cela l'on s'ex-
posait, quoi qu'on fit, aux plus grands malheurs.
Le roi, tout en se déterminant à rester, pouvait
encore prendre le parti de se mettre à la tête des
gardes du corps, et de repousser la force par la
force. Mais Louis XVI se faisait un scrupule reli-
gieux d'exposer la vie des Français pour sa dé-
fense personnelle; et son courage, dont on ne
saurait douter quand on l'a \ti périr, ne le portait
jamais à aucune résolution spontanée. D'ailleurs, à
cette époque, un succès même ne l'aurait pas
sauvé; l'esprit public était dans le sens de la révo-
lution, et c'est en étudiant le cours des choses
qu'on parvient à prévoir , autant que cela est donné
à l'esprit humain , les événements que les esprits
vulgaires voudraient faire passer pour le résultat
du hasard ou de l'action inconsidérée de quelques
hommes.
Le roi se résolut donc à attendre l'armée, ou
plutôt la foule parisienne , qui déjà s'était mise en
marche; et tous les regards se tournaient vers le
chemin qui était en face des croisées. Nous pen-
sions que les canons pourraient d'abord se diriger
contre nous , et cela nous faisait assez de peur ;
mais cependant aucune femme, dans une aussi
grande circonstance , n'eut l'idée de s'éloigner.
Tandis que cette masse s'avançait sur nous, on
annonçait l'arrivée de M. de la Fayette, à la tête
de la garde nationale, et c'était sans doute un
motif pour se tranquilliser. Mais il avait résisté
longtemps au désir de la garde nationale , et ce
n'était que par un ordre exprès de la commune
de Paris qu'il avait marché, pour prévenir par sa
présence les malheurs dont on était menacé. La
nuit approchait, et la frayeur s'accroissait avec
l'obscurité , lorsque nous vîmes entrer dans le pa-
lais M. de Chinon , qui , depuis , sous le nom de
duc de Richelieu, a si justement acquis une grande
considération. Il était pâle, défait, vêtu presque
comme un homme du peuple; c'était la première
fois qu'un tel costume entrait dans la demeure des
rois, et qu'un aussi grand seigneur que M. de
Chinon se trouvait réduit à le porter. Il avait mar-
ché quelque temps de Paris à Versailles, confondu
dans la foule , pour entendre les propos qui s'y
tenaient, et il s'en était séparé à moitié chemin,
afin d'arriver à temps pour prévenir la famille
royale de ce qui se passait. Quel récit que le sien !
Des femmes et des enfants armés de piques et de
faux se pressaient de toutes parts. Les dernières
classes du peuple étaient encore plus abruties par
l'ivresse que par la fureur. Au milieu de cette
bande infernale , des hommes se vantaient d'avoir
reçu le nom de coupe-têtes , et promettaient de le
mériter. La garde nationale marchait avec ordre ,
obéissait à son chef, et n'exprimait que le désir
de ramener à Paris le roi et l'assemblée. Enfin
M. de la Fayette entra dans le château, et traversa
la salle o\i nous étions , pour se rendre chez le
roi. Chacun l'entourait avec ardeur, comme s'il
eût été le maître des événements , et déjà le parti
populaire était plus fort que son chef; les princi-
pes cédaient aux factions, ou plutôt ne leur ser-
vaient plus que de prétexte.
M. de laFa)'ette avait l'air très-calme; personne
ne l'a jamais vu autrement : mais sa délicatesse
souffrait de l'importance de son rôle; il demanda
les postes intérieurs du château , pour en garantir
la sûreté. On se contenta de lui accorder ceux du
dehors. Ce refus était simple, puisque les gardes
du corps ne devaient point être déplacés ; mais le
Î32
CONSIDERÂ^TIONS
plus grand des malheurs faillit en résulter. M. de
la Fayette sortit de chez le roi en nous rassurant
tous : chacun se retira chez soi après minuit ; il
semblait que c'était bien assez de la crise de la
journée, et l'on se crut en parfaite sécurité, comme
i\ arrive presque toujours quand on a longtemps
éprouvé une grande crainte , et qu'elle ne s'est pas
réalisée. M. de la Fayette , à cinq heures du ma-
tin, pensa que tous les dangers étaient passés, et
s'en fia aux gardes du corps , qui avaient répondu
de l'intérieur du château. Une issue qu'ils avaient
oublié de fermer permit aux assassins de pénétrer.
On a vu le même hasard favoriser deux conspira-
tions en Russie, dans les moments oii la surveil-
lance était la plus exacte et les circonstances exté-
rieures les plus calmes; il est donc absurde de
reprocher à M. de la Fayette un événement si diffi-
cile à supposer. A peine en fut-il instruit, qu'il
se précipita au secours de ceux qui étaient mena-
cés, avec une chaleur qui fut reconnue dans le
moment même, avant que la calomnie eût com-
biné ses poisons.
Le 6 octobre, de grand matin, une femme très-
âgée, la mère du comte de Choiseul-Gouffier, au-
teur du charmant Foyage en Grèce, entra dans
ma chambre; elle venait, dans son effroi, se ré-
fugier chez nous , quoique nous n'eussions jamais
eu l'honneur de la voir. Elle m'apprit que des as-
sassins avaient pénétré jusqu'à l'antichambre de
la reine , qu'ils avaient massacré quelques-uns de
ses gardes à sa porte, et que, réveillée par leurs
cris, elle n'avait pu sauver sa propre vie qu'en
fuyant dans l'appartement du roi par une issue
dérobée. Je sus en même temps que mon père était
déjà parti pour le château , et que ma mère se dis-
posait à le suivre; je me hâtai de l'accompagner.
Un long corridor conduisait du contrôle géné-
ral OÙ nous demeurions , jusqu'au château : en
approchant, nous entendîmes des coups de fusil
dans les cours; et, comme nous traversions la
galerie , nous vîmes sur le plancher des traces ré-
centes de sang. Dans la salle suivante, les gardes
du corps embrassaient les gardes nationaux avec
cette effusion qu'inspire toujours le trouble des
grandes circonstances ; ils échangeaient leurs mar-
ques distinctives ; les gardes nationaux portaient
la bandoulière des gardes du corps, et les gardes
du corps la cocarde tricolore ; tous criaient alors
avec transport : Vive la Fayette! parce qu'il avait
sauvé la vie des gardes du corps, menacés par la
populace. Nous passâmes au milieu de ces braves
gens, qui venaient de voir périr leurs camarades,
et s'attendaient au même sort. Leur émotion con-
tenue, mais visible, arrachait des larmes aux as-
sistants. Mais, plus loin, quelle scène !
Le peuple exigeait, avec de grandes clameurs,
que le roi et sa famille se transportassent à Paris;
on annonça de leur part qu'ils y consentaient , et
les cris et les coups de fusil que nous entendions
étaient des signes de réjouissance de la troupe pa-
risienne. La reine parut alors dans le salon ; ses
cheveux étaient en désordre, sa figure était pâle,
mais digne, et tout, dans sa personne, frappait
l'imagination : le peuple demanda qu'elle se mon-
trât sur le balcon; et comme toute la cour appe-
lée la Cour de marbre était remplie d'hommes qui
tenaient en main des armes à feu , on put aperce-
voir dans la physionomie de la reine ce qu'elle re-
doutait. Néanmoins elle s'avança, sans hésiter,
avec ses deux enfants qui lui servaient de sauve-
garde.
La multitude parut attendrie en voyant la reine
comme mère, et les fureurs politiques s'apaisèrent
à cet aspect; ceux qui, la nuit même, avaient
peut-être voulu l'assassiner, portèrent son nom
jusqu'aux nues.
Le peuple en insurrection est inaccessible d'or-
dinaire au raisonnement, et l'on n'agit sur lui que
par des sensations aussi rapides que les coups de
l'électricité , et qui se communiquent de même.
Les masses sont, suivant les circonstances, meil-
leures ou plus mauvaises que les individus qui les
composent; mais dans quelque disposition qu'elles
soient, on ne peut les porter au crime comme à la
vertu, qu'en faisant usage d'une impulsion natu-
relle.
La reine , en sortant du balcon , s'approcha de
ma mère, et lui dit, avec des sanglots étouffés :
Ils vont nous forcer, le roi et moi, à nous rendre
à Paris, avec les têtes de nos gardes du corps
portées devant nous au bout de leurs piques. Sa
prédiction faillit s'accomplir. Ainsi la reine et le
roi furent amenés dans leur capitale. Nous revîn-
mes à Paris par une autre route , qui nous éloi-
gnait de cet affreux spectacle : c'était à travers le
bois de Boulogne que nous passâmes , et le temps
était d'une rare beauté ; l'air agitait à peine les
arbres, et le soleil avait assez d'éclat pour ne lais-
ser rien de sombre dans la campagne : aucun ob-
jet extérieur ne répondait à notre tristesse. Com-
bien de fois ce contraste , entre la beauté de la
nature et les souffrances imposées par les hom-
mes , ne se renouvelle-t-il pas dans le cours de la
vie!
Le roi se rendit à l'Hôtel de ville, et la reine y
montra la présence d'esprit la plus remarquable.
SUR Là REVOLUTION FRANCHISE.
133
Le roi dit au maire : Je viens avec plaisir au mi-
lieu de ma bonne ville de Paris; la reine ajouta :
Et avec confiance. Ce mot était heureux , bien
qu'héias ! l'événement ne l'ait pas justifié. Le len-
demain , la reine reçut le corps diplomatique et
les personnes de sa cour; elle ne pouvait pronon-
cer une parole sans que les sanglots la suffoquas-
sent , et nous étions de même dans l'impossibilité
de lui répondre.
Quel spectacle en effet que cet ancien palais des
Tuileries, abandonné depuis plus d'un siècle par
ses augustes hôtes ! La vétusté des objets extérieurs
agissait sur l'imagination , et la faisait errer dans
les temps passés. Comme on était loin de prévoir
l'arrivée de la famille royale, très-peu d'apparte-
ments étaient habitables, et la reine avait été obli-
gée de faire dresser des lits de camp pour ses
enfants dans la chambre même oii elle recevait ;
elle nous en fit des excuses , en ajoutant : Fous sa-
vez que je ne m^attendais pas à venir ici. Sa
physionomie était belle et irritée; on ne peut l'ou-
blier quand on l'a vue.
Madame Elisabeth, sœur du roi, semblait tout
à la fois calme sur son propre sort, et agitée pour
celui de son frère et de sa belle-sœur. Le courage
se manifestait en elle par la résignation religieuse :
et cette vertu , qui ne suffit pas toujours aux hom-
mes , est de l'héroïsme dans une femme.
CHAPITRE XIL
L'assemblée constituante à Paris.
L'assemblée constituante, transportée à Paris
par la force armée , se trouva , à quelques égards ,
dans la situation du roi lui-même : elle ne jouit
plus entièrement de sa liberté. Le 5 et le 6 octobre
furent, pour ainsi dire, les premiers jours de l'avéne-
ment des jacobins ; la révolution changea d'objet
et de sphère ; ce n'était plus la liberté , mais l'éga-
lité qui en devenait le but , et la classe inférieure
de la société commença dès ce jour à prendre de
l'ascendant sur celle qui est appelée par ses lumiè-
res à gouverner. Mounier et Lally quittèrent l'as-
semblée et la France. Une juste indignation leur
fit commettre cette erreur; il en résulta que le
parti modéré fut sans force. Le vertueux Blalouet
et un orateur tout à la fois brillant et sérieux ,
M. de Clermont-Tonnerre, essayèrent de le soute-
nir; mais on ne vit plus guère de débats qu'entre
les opinions extrêmes.
L'assemblée constituante avait été maîtresse du
sort de la France depuis le 14 juillet jusqu'au 5 oc-
tobre 1789; mais, à dater de cette dernière époque,
c'est la force populaire qui l'a dominée. On ne sau-
rait trop le répéter, il n'y a pour les individus ,
comme pour les corps politiques , qu'un moment
de bonheur et de puissance ; il faut le saisir, car
l'épreuve de la prospérité ne se renouvelle guère
deux fois dans le cours d'une même destinée, et
qui n'en a pas profité ne reçoit, par la suite, que
la triste leçon des revers. La révolution devait des-
cendre toujours plus bas, chaque fois que les clas-
ses plus élevées laissaient échapper les rênes , soit
par leur manque de sagesse , soit par leur manque
d'habileté.
Le bruit se répandit que Mirabeau et quelques
autres députés seraient nommés ministres. Ceux
de la montagne , qui étaient bien certains que le
choix ne pouvait les regarder, proposèrent de dé-
clarer que les fonctions de député et celles de mi-
nistre étaient incompatibles ; décret absurde qui
transformait l'équilibre des pouvoirs en hostilités
réciproques. Mirabeau, dans cette occasion, pro-
posa très-spirituellement de s'en tenir à l'exclure
lui seul, nominativement, de tout emploi dans le
ministère , afin que l'injustice personnelle dont il
était l'objet , disait-il , ne fit pas prendre une me-
sure contraire à l'intérêt public. Il demanda du
moins que les ministres assistassent toujours aux
délibérations de l'assemblée, si, contre son opi-
nion, on leur interdisait d'en être membres. Les
jacobins s'écrièrent qu'il suffisait de leur présence
pour influer sur l'opinion des représentants du
peuple , et de telles phrases ne manquaient jamais
d'être applaudies avec transport par les galeries :
on eût dit que personne en France ne pouvait voir
un homme puissant, qu'aucun membre du tiers
état ne pouvait approcher d'un homme de la cour,
sans être subjugué. Triste effet du gouvernement
arbitraire et des distinctions de rang trop exclusi-
ves ! L'animadversion des classes inférieures contre
la classe aristocratique ne détruit pas son ascen-
dant sur ceux même dont elle est haïe ; les subal-
ternes, dans la suite, tuèrent leurs anciens maî-
tres, comme l'unique moyen de cesser de leur obéir.
La minorité de la noblesse, c'est-à-dire, les gen-
tilshommes du parti populaire , étaient infiniment
supérieurs , par la pureté de leurs sentiments , aux
hommes exagérés du tiers état. Ces nobles étaient
désintéressés dans la cause qu'ils soutenaient, et,
ce qui est plus honorable encore, ils préféraient
les principes généreux de la liberté aux avantages
dont ils jouissaient personnellement. Dans tous les
pays où l'aristocratie est dominante , ce qui abaisse
la nation place d'autant plus haut quelques indivi-
dus, qui réunissent les habitudes d'un rang élevé
134
CONSIDERATIONS
aux lumières acquises par le travail et la réflexion.
Mais il est trop cher de comprimer l'essor de tant
d'hommes , pour qu'une minorité de la noblesse ,
telle que MM. de Clermont-Tonnerre, de Grillon,
de Castellane, de la Rochefoucauld, de Toulon-
geon , de la Fayette, de Montmorenci , etc., puisse
être considérée comme l'élite de la France; car,
malgré leurs vertus et leurs talents , ils se sont
trouvés sans force à cause de leur pelit nombre.
Depuis que l'assemblée délibérait à Paris , le peu-
ple exerçait de toutes parts sa puissance tumul-
tueuse; déjà les clubs s'établissaient, les dénon-
ciations des journaux, les vociférations des tribunes
égaraient tous les esprits; la peur était la funeste
muse de la plupart des orateurs ; et, chaque jour,
on inventait de nouveaux genres de raisonnements
et de nouvelles formes oratoires pour obtenir les
applaudissements de la multitude. Le duc d'Or-
léans fut accusé d'avoir trempé dans la conspira-
tion du 6 octobre; le tribunal chargé d'examiner
les pièces de ce procès ne trouva point de preuves
contre lui ; mais M. de la Fayette ne supportait pas
l'idée que l'on attribuât même les violences popu-
laires à ce qu'on pouvait appeler une conspiration.
Il exigea du ducd'alleren Angleterre; et ce prince,
dont on ne saurait qualifier la déplorable faiblesse,
accepta sans résistance une mission qui n'était
qu'un prétexte pour l'éloigner. Depuis cette singu-
lière condescendance , je ne crois pas que les jaco-
bins mêmes aient jamais eu l'idée qu'un tel homme
pût influer en rien sur le sort de la France : les
vertus de sa famille nous commandent de ne plus
parler de lui.
Les provinces partageaient l'agitation de la ca-
pitale , et l'amour de l'égalité mettait en mouve-
ment la France, comme la haine du papisme exci-
tait les passions des Anglais dans le dix-septième
siècle. L'assemblée constituante était battue par
les flots au milieu desquels elle semblait diriger sa
course. L'homme le plus marquant entre les dépu-
tés , Mirabeau , inspirait pour la première fois
quelque estime; et l'on ne pouvait même s'empê-
cher d'avoir pitié de la contrainte imposée à sa
supériorité naturelle. Sans cesse, dans le même
discours, il faisait la part de la popularité et celle
de la raison; il essayait d'obtenir de l'assemblée
un décret monarchique avec des phrases démago-
giques , et souvent il exerçait son amertume contre
le parti des royalistes , alors même qu'il voulait
faire passer quelques-unes de leurs opinions ; enfin,
on voyait manifestement qu'il se débattait toujours
entre son jugement et son besoin de succès. Il était
payé secrètement par le ministère pour défendre
les intérêts du trône; néanmoins, quand il mon-
tait à la tribune, il lui arrivait souvent d'oublier
les engagements qu'il avait pris , et de céder à ce
bruit des applaudissements dont le prestige est pres-
que irrésistible. S'il eût été consciencieux , peut-
être avait-il assez de talent pour faire naître dans
l'assemblée un parti indépendant du peuple et de
la cour; mais trop d'intérêts personnels entra- •
valent son génie pour qu'il pût s'en servir libre-
ment. Ses passions l'enveloppaient de toutes parts,
comme les serpents du Laocoon, et l'on voyait sa
force dans la lutte, sans pouvoir espérer son
triomphe.
CHAPITRE XIII.
Des décrets de l'assemblée constituante
relativement au clergé.
Le reproche le plus sérieux qu'on ait fait à l'as-
semblée constituante , c'est d'avoir été indifférente
au maintien de la religion en France; et de là vien-
nent les déclamations contre la philosophie, qui
ont remplacé toutes celles dont la superstition fut
jadis l'objet. On doit justifier les intentions de
l'assemblée constituante à cet égard, en examinant
le motif de ses décrets. Les privilégiés ont pris en
France un moyen de défense commun à la plupart
des hommes, celui de rattacher une idée générale
à leurs intérêts particuliers. Ainsi , les nobles di-
saient que la valeur est l'héritage exclusif de la no-
blesse, et les prêtres, que la religion ne saurait se
passer des biens du clergé : ces deux assertions
sont également fausses. On s'est battu admirable-
ment en Angleterre et en France depuis qu'il n'y
existe plus un corps de noblesse, et la religion ren-
trerait dans tous les cœurs français, si l'on ne vou-
lait pas sans cesse confondre les articles de foi avec
les questions politiques, et la richesse du haut
clergé avec l'ascendant simple et naturel des curés
sur les gens du peuple.
Le clergé en France faisait partie des quatre
pouvoirs législatifs; et, du moment qu'on jugeait
nécessaire de changer cette bizarre constitution, il
fallait que le tiers des propriétés du royiiume ne
restât pas entre les mains des ecclésiastiques : c'est
comme ordre que le clergé possédait une telle for-
tune, et qu'il l'administrait collectivement. Les
biens des prêtres et les établissements religieux ne
pouvant être soumis au genre de lois civiles qui
assurent l'héritage des pères aux enfants, du mo-
ment que la constitution de l'État changeait, il
n'eût pas été sage de laisser au clergé des richesses
qui pouvaient lui servir à regagner l'influence po-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
135
litique dont on voulait le priver. La justice exigeait
qu'on maintînt les possesseurs dans leur jouissance
viagère; mais que devait-on à ceux qui ne s'étaient
pas faits prêtres encore, surtout quand le nombre
des ecclésiastiques surpassait de beaucoup ce que
le service public peut rendre nécessaire? Donne-
rait-on pour motif qu'on ne doit jamais changer ce
qui était ? Dans quel moment le fameux ce qui était
a-t;il dû s'établir pour toujours? quand aucune
amélioration n'a-t-elle plus été possible ?
Depuis la destruction des Albigeois par le fer et
le feu, depuis les supplices des protestants sous
François I", le massacre de la Saint-Barthélemi ,
!a révocation de l'édit de Nantes et la guerre des
Cévennes , le clergé français a constamment prê-
ché, et prêche encore l'intolérance; or, la liberté
des cultes ne pouvait se concilier avec les opinions
des prêtres qui protestent contre elle, si on leur
laissait une existence politique , ou si leur grande
fortune les mettait en état de reconquérir cette
existence qu'ils ne cesseront jamais de regretter.
L'Église ne recule pas plus que les émigrés n'avan-
cent ; il faut conformer les institutions à cette cer-
titude.
Quoi! dira-t-on encore, le clergé anglais n'est-
il pas propriétaire? Les ecclésiastiques anglais,
étant de la religion réformée , ont été dans le sens
de la réforme politique , lorsque les derniers Stuarts
voulurent rétablir le catholicisme en Angleterre. Il
n'en est pas de même du clergé français, ennemi
naturel des principes de la révolution. Le clergé
anglais n'a d'ailleurs aucune influence sur les af-
faires d'État; il est beaucoup moins riche que ne
l'était celui de France, puisqu'il n'existe en Angle-
terre ni couvent , ni abbaye , ni rien de semblable.
Les prêtres anglais se marient, et font ainsi partie
de la société. Enfin , le clergé français a longtemps
hésité entre l'autorité du pape et celle du roi ; et ,
lorsque Bossuet a soutenu ce qu'on appelle les li-
bertés de l'Église gallicane, il a, dans sa politique
sacrée , conclu l'alliance de l'autel et du trône , mais
en la fondant sur les maximes de l'intolérance re-
ligieuse et du despotisme royal.
Lorsque les prêtres en France sont sortis de la
vie retirée pour se mêler de la politique , ils y ont
porté presque _ toujours un genre d'audace et de
ruse très-défavorable au bien du pays. L'habileté
d'esprit qui distingue des hommes obligés de bonne
heure à concilier deux choses opposées , leur état
et le monde; cette habileté est telle, que depuis
deux cents ans ils se sont constamment insinués
dans les affaires , et la France a presque toujours
eu pour ministres des cardinaux et des évêques.
Les Anglais , malgré la libéralité de principes qui
dirige leur clergé , n'admettent point les ecclésias-
tiques du second ordre dans la chambre des com-
munes , et il n'y a pas d'exemple qu'un membre du
haut clergé soit devenu ministre d'État depuis la
réformation. Il en était de même à Gênes, dans un
pays très-catholique ; et le gouvernement et les prê-
tres se sont également bien trouvés de cette pru-
dente séparation.
Comment le système représentatif serait-il con-
ciliable avec la doctrine, les habitudes et les ri-
chesses du clergé français, tel qu'il était autrefois?
Une analogie frappante devait engager l'assemblée
constituante à ne plus le reconnaître comme pro-
priétaire. Les rois possédaient des domaines con-
sidérés jadis comme inaliénables ; et certes ces
propriétés étaient aussi légitimes que tout autre
héritage paternel. Cependant, en France comme
en Angleterre, et dans tous les pays oii les prin-
cipes constitutionnels sont établis, les rois ont une
liste civile , et l'on regarderait comme funeste à la
liberté , qu'ils pussent posséder des revenus indé-
pendants de la sanction nationale. Pourquoi donc
le clergé serait-il, à cet égard, mieux traité que la
couronne? Pourquoi la magistrature ne réclame-
rait-elle pas des propriétés à plus forte raison que
le clergé, si le but du payement en fonds de terre
était d'affranchir ceux qui en jouissent de l'ascen-
dant du gouvernement?
Qu'importent, dira-t-on, les inconvénients ou
les avantages des propriétés du clergé ? on n'avait
pas le droit de les prendre. Cette question est épui-
sée par les excellents discours prononcés dans l'as-
semblée constituante sur ce sujet ; il a été démon-
tré que les corps ne possédaient point au même
titre que les individus, et que l'État ne pouvait
maintenir l'existence de ces corps , qu'autant qu'ils
n'étaient point contraires aux intérêts publics et
aux lois constitutionnelles. Lorsque la réformation
s'établit en Allemagne, les princes protestants
attribuèrent une partie des biens de l'Église, soit
aux dépenses de l'État , soit aux établissements de
bienfaisance; et plusieurs princes catholiques, en
diverses autres occasions , ont de même disposé dé
ces biens. Les décrets de l'assemblée constituante,
sanctionnés par le roi , devaient certainement avoir
aussi bien force de loi que la volonté des souve-
rains dans le seizième siècle et les suivants. Les
rois de France touchaient les revenus des béné-
fices, pendant qu'ils étaient vacants. Les ordres
religieux , qu'il faut distinguer dans cette question
du clergé séculier, ont souvent cessé d'exister; et
l'on ne concevrait pas , comme l'a dit l'un des plus
10
136
CONSIDERATIONS
spirituels orateurs que nous ayons entendus dans
la session dernière, M. de Barante : « On ne con-
« cevrait pas comment les biens des ordres qui ne
« sont plus seraient dus à ceux qui ne sont pas. »
Les trois quarts des biens des prêtres leur ont été
donnés par la couronne, c'est-à-dire , par l'autorité
souveraine d'alors, non pas comme une faveur
personnelle, mais pour assurer le service divin.
Comment donc les états généraux, conjointement
avec le roi , n'auraient-ils pas eu le droit de chan-
ger la manière de pourvoir à l'entretien du clergé?
Mais les fondateurs particuliers, dira-t-on, ayant
destiné leur héritage aux ecclésiastiques, était-il
permis d'en détourner l'emploi ? Quel moyen a
l'homme d'imprimer l'éternité à ses résolutions?
Peut-on aller chercher dans la nuit des temps , les
titres qui n'existent plus, pour les opposer à la
raison vivante? Quel rapport y a-t-il entre la reli-
gion et les chicanes continuelles dont la vente des
biens nationaux est l'objet? Les sectes particulières
en Angleterre, et notamment celle des méthodistes,
qui est très-nombreuse , fournissent avec ordre et
spontanément aux dépenses de leur culte. Oui , di-
ra-t-on; mais les méthodistes sont très-religieux,
et les habitants de la France ne feraient point de
sacrifice d'argent pour leurs prêtres. Cette incré-
dulité ne s'est-elle pas introduite précisément par
le spectacle des richesses ecclésiastiques et des
abus qu'elles entraînaient ? Il en est de la religion
comme des gouvernements; quand vous voulez
maintenir de force ce qui n'est plus en rapport avec
le temps , vous dépravez le cœur humain , au lieu
de l'améliorer. Ne trompez pas les faibles ; n'irri-
tez pas non plus une autre espèce d'hommes fai-
bles , les esprits forts , en excitant les passions po-
litiques contre la religion; séparez bien l'une des
autres , et les sentiments solitaires ramèneront tou-
jours aux pensées élevées. -
Un grand tort , dont il semble cependant qu'il
devait être facile à l'assemblée constituante de se
préserver, c'est la funeste invention d'un clergé
constitutionnel ; exiger des prêtres un serment con-
traire à leur conscience, et lorsqu'ils s'y refusent,
les persécuter par la privation d'une pension, et
plus tard même par la déportation, c'était avilir
ceux qui prêtaient ce serment , auquel étaient at-
tachés des avantages temporels.
L'assemblée constituante ne devait point songer
à se faire un clei:gé à sa dévotion, et donner ainsi
lieu , comme on l'a fait depuis , à tourmenter les
ecclésiastiques attachés à leur ancienne croyance.
C'était mettre l'intolérance politique à la place de
l'intolérance religieuse. Une seule résolution ferme
et Juste devait être prise par des hommes d'État
dans cette circonstance ; il fallait imposer à chaque
communion le devoir d'entretenir les prêtres de
son culte : l'assemblée constituante s'est cru plus
de profondeur de vues en divisant le clergé, en
établissant le schisme, et détachant ainsi de la cour
de Rome ceux qui s'enrôlaient sous les bannières
de la révolution. Mais à quoi servaient de tels prê-
tres? Les catholiques n'en voulaient pas, et les
philosophes n'en avaient pas besoin ; c'était une
sorte de milice discréditée d'avance, qui ne pou-
vait que nuire au gouvernement qu'elle soutenait.
Le clergé constitutionnel révoltait tellement les
esprits, qu'il fallut employer la violence pour le
fonder : trois évêques étaient nécessaires pour sa-
crer les schismatiques , et leur communiquer ainsi
le pouvoir d'ordonner d'autres prêtres à leur tour ,
sur ces trois évêques , dont la fondation du nou-
veau clergé dépendait , deux , au dernier moment ,
furent près de renoncer à la bizarre entreprise
que la religion et la philosophie condamnaient éga-
lement.
L'on ne saurait trop le répéter , il faut aborder
sincèrement toutes les grandes idées, et se garder
de mettre des combinaisons machiavéliques dans
l'application de la vérité ; car les préjugés fondés
par le temps ont encore plus de force que la rai-
son même , dès qu'on emploie de mauvais moyens
pour l'établir. Il importait aussi , dans le débat en-
core subsistant entre les privilèges et le peuple, de
ne jamais mettre les partisans des vieilles institu-
tions dans une situation qui pût inspirer aucune
espèce de pitié ; et l'assemblée constituante excitait
ce sentiment en faveur des prêtres, du moment
qu'elle les privait de leurs propriétés viagères , et
qu'elle donnait ainsi à la loi un effet rétroactif. Ja-
mais on, ne peut oublier ceux qui souffrent ; la na-
ture humaine, à cet égard, vaut mieux qu'on ne
croit.
Mais qui enseignera la religion et la morale aux
enfants, dira-t-on, s'il n'y a point de prêtres dans
les écoles? Ce n'était certainement pas le haut
clergé qui remplissait ce devoir; et quant aux cu-
rés , ils sont plus nécessaires aux soins des mala-
des et des mourants qu'à l'enseignement même ,
excepté dans ce qui concerne la connaissance de
la religion ; le temps est passé oii , sous le rapport
de l'instruction, les prêtres étaient supérieurs aux
autres hommes. Il faut établir et multiplier les
écoles dans lesquelles , comme en Angleterre , on
apprend aux enfants pauvres à lire, écrire et comp-
ter ; il faut des collèges pour enseigner les langues
anciennes , et des universités pour porter plus loin
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
137
encore Tétude de ces belles langues et celle des
hautes sciences. Mais le moyen le plus efficace de
fonder la morale , ce sont les institutions politi-
ques ; elles excitent l'émulation , et forment la di-
gnité du caractère : on n'enseigne point à l'homme
ce qu'il ne peut apprendre que par lui-même. On
ne dit aux Anglais dans aucun catéchisme qu'il
faut aimer leur constitution ; il n'y a point de maî-
tre de patriotisme dans les écoles ; le bonheur pu-
blic et la vie de famille inspirent plus efficacement
la religion que tout ce qu'il reste d'anciennes cou-
tumes destinées à la maintenir.
CHAPITRE XIV.
De la suppression des titres de noblesse.
Le moins impopulaire des deux ordres privilé-
giés en France , c'est peut - être encore le clergé ;
car le principe moteur de la révolution étant l'é-
galité, la nation se sentait moins blessée par les
préjugés des prêtres que par les prétentions des
nobles. Cependant rien n'est plus funeste, on ne
saurait trop le répéter, que l'influence politique
des ecclésiastiques dans un État, tandis qu'une
magistrature héréditaire dont les souvenirs de la
• naissance fassent partie, est un élément indispen-
sable de toute monarchie limitée. Mais la haine
du peuple contre les gentilshommes ayant éclaté
dès les premiers jours de la révolution, la minorité
' de la noblesse dans l'assemblée constituante au-
rait voulu détruire ce germe d'inimitié , et s'unir
en tout à la nation. Un soir donc, dans un moment
de fermentation, un membre fit la proposition d'a-
bolir tous les titres. Aucun noble du parti popu-
i laire ne pouvait se refuser à l'appuyer, sans avoir
• l'air d'une vanité ridicule; néanmoins il serait fort
- à désirer que les titres, tels qu'ils existaient, n'eus-
5 sent été supprimés qu'en étant remplacés par la
pairie et par les distinctions qui émanent d'elle.
Un grand publiciste anglais a dit, avec raison, que
i toutes les fois qu'il existe dans U7i pays un prin-
i cipe de vie quelconque, le législateur doit en tirer
■ parti. En effet , comme rien n'est si difficile que
•1 de créer, il faut le plus souvent greffer une insti-
, tution sur une autre.
L'assemblée coustituante traitait la France
comme une colonie dans laquelle il n'y aurait
^ point eu de passé ; mais , quand il y en a un , on
,{ ne peut empêcher qu'il n'ait son influence. La na-
! tiou française était fatiguée de la noblesse de se-
• cond ordre; mais elle avait, mais elle aura toujours
I du respect pour les noms historiques. C'était de
j ce sentiment qu'il fallait se servir pour établir une
chambre haute , et tâcher de faire tomber, par de-
grés , en désuétude , toutes ces dénominations de
comtes et de marquis qui , lorsqu'elles ne s'atta-
chent ni à des souvenirs ni à des fonctions poli-
tiques , ressemblent plutôt à des sobriquets qu'à
des titres.
L'une des plus singulières propositions de ce
jour fut celle de renoncer aux noms des terres que
plusieurs familles portaient depuis des siècles,
pour obliger à reprendre les noms patronymiques.
Ainsi les Montmorenci se seraient appelés Bou-
chard; la Fayette, Mottié; Mirabeau, Riquetti.
C'était dépouiller la France de son histoire, et nul
homme, quelque démocrate qu'il fût, ne voulait
ni ne devait renoncer ainsi à la mémoire de ses
aïeux. Le lendemain du jour oii ce décret fut
porté , les journalistes imprimèrent dans le récit
des séances, Riquetti rainé, au lieu du comte de
Mirabeau ; il s'approcha furieux des écrivains qui
assistaient à l'assemblée , et leur dit : Jvec votre
Riquetti vous avez désoi'ienté l'Europe pendant
trois jours. Ce mot encouragea chacun à repren-
dre le nom de son père ; il eût été difficile de l'em-
pêcher sans une inquisition bien contraire aux
principes de l'assemblée, car on ne doit pas cesser
de rappeler qu'elle ne s'est jamais servie des moyens
du despotisme pour établir la liberté.
M. Necker seul, dans le conseil d'État, proposa
au roi de refuser sa sanction au décret qui anéan-
tissait la noblesse , sans établir le patriciat à sa
place; et, son opinion n'ayant pu prévaloir, il eut
le courage de la publier. Le roi avait résolu de
sanctionner indistinctement tous les décrets de
l'assemblée : son système était de se faire consi-
dérer, à dater du 6 octobre, comme en état de
captivité ; et ce fut seulement pour obéir à ses
scrupules religieux qu'il ne voulut pas dans la suite
apposer son nom aux décrets qui proscrivaient les
prêtres soumis à la puissance du pape.
M. Necker , au contraire , désirait que le roi fît
un usage sincère et constant de sa prérogative ; il
lui représentait que, s'il reprenait un jour toute
sa puissance , il serait toujours le maître de décla-
rer qu'il avait été prisonnier depuis son arrivée à
Paris; mais que s'il ne la reprenait pas, il perdrait
de sa considération , et surtout de sa force dans la
nation , en ne faisant pas usage de son veto pour
arrêter les décrets inconsidérés de l'assemblée ,
décrets dont elle se repentait souvent, dès que la
fièvre de la popularité était apaisée. L'objet im-
portant pour la nation française, comme pour tou-
tes les nations du monde , c'est que le mérite , les
talents et les services puissent élever aux pre-
10.
138
CONSIDERÂ.TIONS
miers rangs de l'État. Mais vouloir organiser la
France d'après les principes de l'égalité abstraite ,
c'était se priver d'un ressort d'émulation si analo-
gue au caractère des Français , que Napoléon , qui
s'en est saisi à sa manière, les a dominés surtout
par là. Le mémoire que M. Necker fit publier à
l'époque de la suppression des titres, dans l'été de
1790, était terminé par les réflexions suivantes :
« En poursuivant dans les plus petits détails
« tous les signes de distinction , on court peut-être
« le risque d'égarer le peuple sur le véritable sens
« de ce mot égalité y qui ne peut jamais signifier,
« chez une nation civilisée et dans une société déjà
« subsistante, égalité de rang ou de propriété. La
,« diversité des travaux et des fonctions , les diffé-
« rences de fortune et d'éducation , l'émulation ,
« l'industrie , la gradation des talents et des con-
« naissances, toutes ces disparités productrices du
« mouvement social entraînent inévitablement des
« inégalités extérieures ; et le seul but du législa-
« teur est, en imitation de la nature, de les réunir
« toutes vers un bonheur égal , quoique différent
« dans ses formes et dans ses développements.
« Tout s'unit, tout s'enchaîne dans la vaste éten-
« due des combinaisons sociales ; et souvent les
« genres de supériorité qui paraissent un abus aux
« premiers regards de la philosophie , sont essen-
« tiellement utiles pour servir de protection aux
« différentes lois de subordination , à ces lois qu'il
« est si nécessaire de défendre, et qu'on attaque-
« rait avec tant de moyens , si l'habitude et l'ima-
« gination cessaient jamais de leur servir d'appui. »
J'aurai, par la suite, l'occasion de faire remar-
quer que, dans les divers ouvrages publiés par
M. Necker pendant l'espace de vingt ans , il a tou-
jours annoncé d'avance les événements qui ont eu
lieu depuis ; tant la sagacité de son esprit était pé-
nétrante! Le règne du jacobinisme a eu pour cause
principale l'enivrement sauvage d'un certain genre
d'égalité; il me semble que M. Necker signalait ce
danger, lorsqu'il écrivait les observations que je
viens de citer .
CHAPITRE XV.
De V autorité royale, telle qu'elle fut établie par
l'assemblée constituante.
C'était déjà un grand danger pour le repos so-
cial , que de briser tout à coup la force qui rési-
dait dans les deux ordres privilégiés de l'État.
Néanmoins , si les moyens donnés au pouvoir exé-
cutif eussent été suffisants, on aurait pu suppléer
par des institutions réelles à des institutions ficti-
ves, si je puis m'exprimer ainsi. Mais l'assemblée,
se défiant toujours des intentions des courtisans ,
organisa l'autorité royale contre le roi , au lieu de
la combiner pour le bien public. Le gouvernement
était entravé de telle sorte , que ses agents , qui
répondaient de tout, ne pouvaient agir sur rien.
Le ministère avait à peine un huissier à sa nomi-
nation; et, dans son examen de la constitution de
1791, M. Necker a montré que le pouvoir exécutif
d'aucune république, y compris les petits cantons
suisses, n'était aussi limité dans son action cons-
titutionnelle que le roi de France. L'éclat apparent
de la couronne et son impuissance réelle jetaient
les ministres et le monarque lui-même dans une
anxiété toujours croissante : certes il ne faut pas
que vingt -cinq millions d'hommes existent pour
un seul ; mais il ne faut pas non plus qu'un seul
soit malheureux , même sous le prétexte du bon-
heur de vingt-cinq millions; car une injustice quel-
conque, soit qu'elle atteigne le trône ou la cabane,
rend impossible un gouvernement libre , c'est-à-
dire, équitable.
Un prince qui ne se contenterait pas du pouvoir
accordé au roi d'Angleterre , ne serait pas digne
de régner ; mais , dans la constitution française , la
position du roi et de ses ministres était insuppor-
table. L'État en souffrait plus encore que son
chef; et cependant l'assemblée ne voulait ni éloi-
gner le roi du trône , ni faire abnégation de ses dé-
fiances passagères quand il s'agissait d'une œuvre
durable.
Les hommes éminents du parti populaire, ne
sachant pas se tirer de cette incertitude , mirent
toujours dans leurs décrets le mal à côté du bien.
L'établissement des assemblées provinciales était
depuis longtemps désiré; mais l'assemblée consti-
tuadite les combina de manière à placer les minis-
tres tout à fait en dehors de l'administration. La
crainte salutaire de toutes ces guerres , entreprises
si souvent pour des querelles de rois , avait dirigé
l'assemblée constituante dans l'organisation de l'é-
tat militaire ; mais elle avait mis tant d'entraves à
l'influence de l'autorité sous ce rapport , que l'ar-
mée n'aurait pas été en état de servir au dehors ;
tant on craignait qu'elle ne pût opprimer au dedans !
La réforme de la jurisprudence criminelle et l'éta-
blissement des jurés faisaient bénir le nom de
l'assemblée constituante ; mais elle décréta que les
juges seraient à la nomination du peuple et non à
celle du roi , et qu'ils seraient réélus tous les trois
ans. Cependant l'exemple de l'Angleterre et une
réflexion éclairée concourent à démontrer que les
juges, sous quelque gouvernement que ce soit,
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
139
doivent être inamovibles, et que, dans un gouver-
nement monarchique , il convient que leur nomi-
nation appartienne à la couronne. Le"peuple est
beaucoup moins en état de connaître les qualités
nécessaires pour être homme de loi que celles
qu'il faut pour être député : un mérite ostensible
et des lumières universelles doivent désigner à tous
les yeux un représentant du peuple , mais de lon-
gues études rendent seules capable des fonctions
de magistrat. Il importe, avant tout, que les
juges ne puissent être ni destitués par le roi , ni
renommés ou rejetés par le peuple. Si , dès les pre-
miers jours de la révolution , tous les partis s'é-
taient accordés à respecter inviolablement les for-
mes judiciaires, de combien de maux on aurait
préservé là Fçance ! Car c'est surtout pour les cas
extraordinaires que les tribunaux ordinaires sont
établis.
On dirait que chez nous la justice est comme
une bonne femme dont on peut se servir dans le
ménage les jours ouvriers , mais qui ne doit pas
paraître dans les occasions solennelles; et c'est
dans ces occasions cependant que , les passions
étant le plus agitées, l'impassibilité des lois devient
plus nécessaire que jamais.
Le 4 février 1790 , le roi s'était rendu à l'assem-
blée pour accepter, dans un discours très-bien fait,
auquel M. Necker avait travaillé , les principales
lois décrétées déjà par l'assemblée. Mais le roi ,
dans ce même discours, montrait avec force le
malheureux. état du royaume, la nécessité d'amé-
liorer et d'achever la constitution. Cette démarche
était indispensable , parce que , les conseillers se-
crets du roi le représentant toujours comme captif,
on excitait la défiance du parti populaire sur ses
intentions. Rien ne convenait moins à un homme
de la moralité de Louis XVI qu'un état présumé
de fausseté continuelle; les prétendus avantages
tirés d'un semblable système détruisaient la force
réelle de la vertu.
CHAPITRE XVI.
De la fédération du 14 juillet 1790.
Malgré les fautes que nous venons d'indiquer,
l'assemblée constituante avait opéré tant de bien ,
et triomphé de tant de maux, qu'elle était adorée
de la France presque entière. Il fallait une grande
connaissance des principes de la législation politi-
que , pour s'apercevoir de tout ce qui manquait à
l'œuvre de la constitution , et l'on jouissait de la
liberté, quoique les précautions prises pour sa
durée ne fussent pas bien combinées. La carrière
ouverte à tous les talents excitait l'émulation gé-
nérale; les discussions d'une assemblée éminem-
ment spirituelle , le mouvement varié de la liberté
de la presse , la publicité sous tous les rapports
essentiels , délivraient de ses chaînes l'esprit fran-
çais, le patriotisme français, enfin toutes les qua-
lités énergiques dont on a vu depuis des résultats
quelquefois cruels , mais toujours gigantesques.
On respirait plus librement, il y avait plus d'air
dans la poitrine , et l'espoir indéfini d'un bonheur
sans entraves s'était emparé de la nation dans sa
force , comme il s'empare des hommes dans leur
jeunesse, avec illusion et sans prévoyance.
La principale inquiétude de l'assemblée consti-
tuante ayant pour objet les dangers que les troupes
de ligne pouvaient faire courir un jour à la liberté,
il était naturel qu'elle cherchât de toutes les ma-
nières à captiver les milices nationales , puisqu'elle
les regardait avec raison comme la force armée des
citoyens : d'ailleurs elle était si sûre de l'opinion
publique en 1790, qu'elle aimait à s'entourer des
soldats de la patrie. Les troupes de ligne sont une
invention tout à fait moderne , et dont le véritable
but est de mettre entre les mains des rois un pou-
voir indépendant des peuples. C'est de l'institution
des gardes nationales en France qu'est résultée
dans la suite la conquête de l'Europe continentale;
mais l'assemblée constituante alors était très-loin
de souhaiter la guerre, car elle avait beaucoup
trop de lumières pour ne pas préférer à tout la
liberté ; et cette liberté est inconciliable avec l'es-
prit d'envahissement et les habitudes militaires.
Les quatre-vingt-trois départements envoyè-
rent des députés de leurs gardes nationales pour
prêter serment à la constitution nouvelle. Elle
n'était pas encore achevée, il est vrai; mais
les principes qu'elle consacrait avaient pour eux
l'assentiment universel. L'enthousiasme patrioti-
que était si vif , que tout Paris se portait en foule
à la fédération de 1790, comme l'année précédente
à la destruction de la Bastille.
C'était dans le Champ de Mars , en face de l'É-
cole militaire , et non loin de l'Hôtel des Invalides,
que la réunion des milices nationales devait avoir
lieu. Il fallait élever autour de cette vaste enceinte
des tertres de gazon pour y placer les spectateurs.
Des femmes du premier rang se joignirent à la
multitude des travailleurs volontaires qui venaient
concourir aux préparatifs de cette fête. Devant
l'École militaire , en face de la rivière qui borde le
Champ de Mars, on avait placé des gradins avec
une tente pour servir d'abri 'au roi , à la reine et à
toute la cour. Quatre-vingt-trois lances plantées
140
CONSIDERA.TIO]\S
en terre , et auxquelles étaient suspendues les ban-
nières de chaque département , formaient un grand
cercle dont l'amphithéâtre où devait s'asseoir la
famille royale faisait partie. On voyait à l'autre
extrémité un autel préparé pour la messe , que
M. de Talleyrand , alors évêque d'Autun , célébra
dans cette grande circonstance. M. de la Fayette
s'approcha de ce même autel pour y jurer fidélité
à la nation , à la loi et au roi ; et le serment et
l'homme qui le prononçait excitèrent un grand
sentiment de conflance. Les spectateurs étaient
dans l'ivresse ; le roi et la liberté leur paraissaient
alors complètement réunis. La monarchie limitée
a toujours été le véritable vœu de la France; et le
dernier mouvement d'un enthousiasme vraiment
national s'est fait voir à cette fédération de 1790.
Toutefois, les personnes capables de réflexion
étaient loin de se livrer à la joie générale. Je voyais
dans la physionomie de mon père une profonde
inquiétude; dans le moment oii l'on croyait fêter
un triomphe, peut-être sentait-il qu'il n'y avait
déjà plus de ressources. M. Necker ayant sacrifié
sa popularité tout entière à la défense des prin-
cipes d'une monarchie libre et limitée, M. de la
Fayette devait être dans ce jour le premier objet
de l'affection du peuple ; il inspirait à la garde na-
tionale un dévouement très-exalté; mais, quelle
que fût son opinion politique, s'il avait voulu s'op-
poser à l'esprit du temps , son pouvoir eût été
brisé. Les idées régnaient à cette époque, et non
les individus. La terrible volonté de Bonaparte
lui-même n'aurait pu rien contre la direction des
esprits ; car les Français alors , loin d'aimer le
pouvoir militaire, auraient obéi bien plus volon-
tiers à une assemblée qu'à un général.
Le respect pour la représentation nationale, pre-
mière base d'un gouvernement libre , existait dans
toutes les têtes en 1790, comme si cette représen-
tation eût daté d'un siècle, et non d'une année. En
effet, si les vérités d'un certain ordre se recon-
naissent, au lieu de s'apprendre, il doit suffire de
Jes montrer aux hommes pour qu'ils s'y attachent.
CHAPITRE XVII.
Ce que c'était que la société de Paris, pendant
fassemhlée constituante. -
Les étrangers ne sauraient concevoir le charme
et l'éclat tant vanté de la société de Paris , s'ils
n'ont vu la France que depuis vingt ans ; mais on
peut dire avec vérité que jamais cette société n'a
été aussi brillante et aussi sérieuse tout ensemble,
que pendant les trois ou quatre premières années
de la révolution , à compter de 1 788 jusqu'à la fin
de 1791. Comme les affaires politiques étaient en-
core entre les mains de la première classe, toute
la vigueur de la liberté et toute la grâce de la po-
litesse ancienne se réunissaient dans les mêmes
personnes. Les hommes du tiers état, distingués
par leurs lumières et leurs talents, se joignaient à
ces gentilshommes , plus fiers de leur propre mé-
rite que des privilèges de leur corps ; et les plus
hautes questions que l'ordre social ait jamais fait
naître étaient traitées par les esprits les plus ca-
pables de les entendre et de les discuter.
Ce qui nuit aux agréments de la société en An-
gleterre, ce sont les occupations et les intérêts
d'un État depuis longtemps représentatif. Ce qui
rendait au contraire la société française un peu
superficielle, c'étaient les loisirs de la monarchie.
Mais tout à coup la force de la liberté vint se mê-
ler à l'élégance de l'aristocratie : dans aucun pays
ni dans aucun temps , l'art de parler sous toutes
ses formes n'a été aussi remarquable que dans les
premières années de la révolution.
Les femmes en Angleterre sont accoiâtumées à
se taire devant les hommes , quand il est question
de politique; les femmes en France dirigeaient chez
elles presque toutes les conversations , et leur es-
prit s'était formé de bonne heure à la facilité que
ce talent exige. Les discussions sur les affaires
publiques étaient donc adoucies par elles, et sou-
vent entremêlées de plaisanteries aimables et pi-
quantes. L'esprit de parti , il est vrai , divisait la
société; mais chacun vivait avec les siens.
A la cour , les deux bataillons de la bonne com-
pagnie, l'un fidèle à l'ancien régime, et l'autre par-
tisan de la liberté, se rangeaient en présence, et ne
s'approchaient guère. Il m'arrivait quelquefois,
par esprit d'entreprise, d'essayer quelques mélan-
ges des deux partis, en faisant dîner ensemble les
hommes les plus spirituels des bancs opposés ; car on
s'entend presque toujours aune certaine hauteur;
mais les choses devenaient trop graves pour que
cet accord, même momentané, pût se renouveler
facilement.
L'assemblée constituante, comme je l'ai déjà
dit, ne suspendit pas un seul jour la liberté de la
presse. Ainsi ceux qui souffraient de se trouver
constamment en minorité dans l'assemblée, avaient
au moins la satisfaction de se moquer de tout le
parti contraire. Leurs journaux faisaient de spiri-
tuels calembours sur les circonstances les plus
importantes : c'était l'histoire du monde changé
en commérage. Tel est partout le caractère de l'a-
ristocratie des cours. Néanmoins, comme les vio-
SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE.
141
lences qui avaient signalé les commencements de
la révolution s'étaient promptement apaisées, et
qu'aucune confiscation, aucun jugement révolu-
tionnaire n'avaient eu lieu, chacun conservait en-
core assez de bien-être pour se livrer au dévelop-
pement entier de son esprit ; les crimes dont on a
souillé depuis la cause des patriotes, n'oppressaient
pas alors leur âme ; et les aristocrates n'avaient
point encore assez souffert pour qu'on n'osât plus
même avoir raison contre eux.
Tout était en opposition dans les intérêts , dans
les sentiments, dans la manière de penser; mais,
tant que les échafauds n'avaient point été dressés,
la parole était encore un médiateur acceptable en-
tre les deux partis. C'est la dernière fois, hélas!
que l'esprit français se soit montré dans tout son
éclat ; c'est la dernière fois , et à quelques égards
aussi la première, que la société de Paris ait pu
donner l'idée de cette communication des esprits
supérieurs entre eux , la plus noble jouissance dont
la nature humaine soit capable. Ceux qui ont vécu
dans ce temps ne sauraient s'empêcher d'avouer
qu'on n'a jamais vu ni tant de vie ni tant d'esprit
nulle part; l'on peut juger, par la foule d'hommes
de talent que les circonstances développèrent alors,
ce que seraient les Français s'ils étaient appelés à
se mêler des affaires publiques, dans la route tra-
cée par une constitution sage et sincère.
On peut mettre en effet dans les institutions
politiques une sorte d'hypocrisie qui condamne,
dès qu'on se trouve en société, à se taire ou à
tromper. La conversation en France est aussi gâ-
tée depuis quinze ans par les sophismes de l'esprit
de parti et par la prudence de la bassesse , qu'elle
était franche et spirituelle lorsqu'on abordait har-
diment toutes les questions les plus importantes;
on n'éprouvait alors qu'une crainte, celle de ne pas
mériter assez l'estime publique; et cette crainte
agrandit les facultés, au lieu de les comprimer.
CHAPITRE XVIII
De l'établissement des assignats, et de la retraite
de M. Necker.
Les membres du comité des finances proposèrent
à l'assemblée constituante d'acquitter les dettes
de l'État , en créant dix-huit cents millions de bil-
lets avec un cours forcé, assignés sur les biens du
clergé. C'était une manière fort simple d'arranger
les finances; toutefois il était probable qu'en se
débarrassant ainsi des difficultés que présente
toujours l'administration d'un grand pa}'s, l'on dé-
penserait un capital énorme en peu d'années , et
que l'on alimenterait, par la disposition de ce ca-
pital, des révolutions nouvelles. En effet, sans une
ressource d'argent aussi immense, ni les troubles
intérieurs , ni la guerre au dehors n'auraient eu
lieu si facilement. Plusieurs des députés qui enga-
geaient l'assemblée constituante à cette énorme
émission de papier -monnaie, n'en prévoyaient
point assurément les suites funestes; mais ils ai-
maient le pouvoir que la jouissance d'un tel trésor
allait leur donner.
M. Kecker s'opposa fortement à l'établissement
des assignats; d'abord, comme nous l'avons déjà
rappelé , il n'approuvait pas la confiscation de tous
les biens ecclésiastiques , et il en aurait toujours
excepté, selon sa manière de voir, les archevêchés,
les évêchés , et surtout les presbytères : car les
curés n'ont jamais été assez payés en France, bien
qu'ils soient, entre les prêtres, la classe la plus
utile. Les suites d'un papier-monnaie, sa dépré-
ciation graduelle, et les spéculations immorales
auxquelles cette dépréciation donnait lieu, étaient
développées , dans le mémoire de M. Necker , avec
une force que l'événement n'a que trop confir-
mée. Les loteries, contre lesquelles, avec raison,
plusieurs membres de l'assemblée constituante se
prononcèrent, et M. l'évêque d'Autun en parti-
culier, ne sont qu'un simple jeu de hasard; tandis
que le gain qui résulte de la variation continuelle
du papier-monnaie, se fonde presque entièrement
sur l'art de tromper, à chaque instant du jour,
soit relativement au change , soit relativement à
la valeur des marchandises, et les gens du peuple,
transformés en agioteurs, se dégoûtent du travail
par un gain trop facile ; enfin , les débiteurs qui
s'acquittent d'une manière injuste, ne sont plus
des hommes d'une probité parfaite dans aucune
autre relation de la vie. M. Necker prédit, en 1790,
tout ce qui est arrivé depuis relativement aux as-
signats : la détérioration de la fortune publique
par le vil prix auquel les biens nationaux seraient
vendus , et ces ruines et ces richesses subites , qui
altèrent nécessairement le caractère de ceux qui
perdent comme de ceux qui gagnent ; car une si
grande latitude de crainte et d'espérance donne à
la nature humaine de trop violentes agitations.
En s'opposant au projet du papier-monnaie,
M. Necker ne se renferma point dans le rôle aisé
de l'attaque; il proposa, comme moyen de rempla-
cement, l'établissement d'une banque dont on a
depuis adopté les principales bases, et dans laquelle
il faisait entrer, pour gage, une portion des biens
du clergé, suffisante pour remettre les finances
dans l'état le plus prospère. Il insista fortement
142
CONSIDERATIONS
aiissi , mais en vain , pour que les membres du bu-
reau de la trésorerie fussent admis dans l'assemblée,
afin qu'ils pussent discuter les questions de finances,
en l'absence du ministre, qui n'avait pas le droit
d'y siéger. Enfin M. Necker, avant de quitter sa
place, se servit une dernière fois du respect qu'il
inspirait, pour refuser positivement à l'assemblée
constituante, et en particulier au député Camus,
la connaissance du livre rouge.
Ce livre contenait les dépenses secrètes de l'État,
sous le règne précédent et sous celui de Louis XVI.
Il n'y avait pas un seul article ordonné par M. Nec-
ker; et ce fut lui cependant qui soutint la plus
désagréable lutte , pour obtenir que l'assemblée ne
fût pas mise en possession d'un registre qui attes-
tait les torts de Louis XV et la trop grande bonté
de Louis XVI : sa bonté seulement, car M. Necker
eut soin de faire savoir que, dans l'espace de
seize années, la reine et le roi n'avaient pris pour
eux-mêmes que onze millions sur ces dépenses se-
crètes ; mais plusieurs personnes vivantes pouvaient
être compromises par la connaissance des sommes
considérables qu'elles avaient reçues. Ces personnes
étaient précisément les ennemis de M. Necker,
parce qu'il avait blâmé les largesses de la cour en-
vers elles; et ce fut cependant lui seul qui osa
déplaire à l'assemblée , en s'opposant à la publicité
des fautes de ses antagonistes. Tant de vertus en
tous genres, générosité, désintéressement, persé-
vérance , avaient été récompensées , dans d'autres
temps, par l'opinion publique, et méritaient de
l'être plus que jamais. Mais, ce qui doit inspirer
xin profond intérêt à quiconque a conçu la situation
de M. Necker, c'est de voir un homme, du plus
beau génie et du plus beau caractère, placé entre
des partis tellement opposés et des devoirs si dif-
férents , que le sacrifice entier de lui-même , de sa
réputation et de son bonheur, ne pouvait 'rappro-
cher ni les préjugés des principes, ni les opinions
des intérêts.
Si Louis XVI s'en fût remis véritablement aux
conseils de M. Necker , il eût été du devoir de ce
ministre de ne pas demander sa démission. Mais
les partisans de l'ancien régime conseillaient alors
au roi , comme ils le feraient peut-être encore au-
jourd'hui, de ne jamais suivre les avis d'un homme
qui avait aimé la liberté : c'est à leurs yeux le
crime irrémissible. D'ailleurs M. Necker s'aperçut
que le roi, mécontent de la part qu'on lui faisait
dans la constitution, lassé de la conduite de l'as-
semblée , avait résolu de se soustraire à une telle
situation. S'il se fût adressé à M. Necker, pour
concerter avec lui son départ, sans doute son mi-
nistre aurait cru devoir le seconder de toutes ses
forces , tant la position du monarque lui paraissait
cruelle et dangereuse. Et cependant il était fort
contraire au penchant naturel d'un homme appelé
par le vœu national , de passer sur le territoire
étranger; mais le roi et la reine ne lui parlant pas
de leurs projets à cet égard , devait-il provoquer
la confidence? Les choses en étaient venues à cet
excès , qu'il fallait être factieux ou contre-révolu-
tionnaire pour avoir de l'influence , et ni l'un ni
l'autre de ces rôles ne pouvait convenir à M. Necker.
Il prit donc la résolution de se retirer, et sans
doute , à cette époque , il le devait ; mais , constam-
ment guidé par le désir de porter le dévouement
à la chose publique aussi loin qu'il était possible, il
laissa deux millions de sa fortune en dépôt au tré-
sor royal, précisément parce qu'il avait prédit que
le papier-monnaie avec lequel on payerait les rentes
serait dans peu sans valeur. Il ne voulait pas nuire,
comme particulier, à l'opération qu'il blâmait
comme ministre. Si M. Necker eût été très-riche,
cette façon d'abandonner sa fortune aurait encore
été fort remarquable ; mais , comme ces deux mil-
lions formaient plus de la moitié d'une fortune di-
minuée par sept années de ministère sans appoin-
tements, on s'étonnera peut-être qu'un homme
qui avait acquis son bien par lui-même , eût ainsi
le besoin de le sacrifier au moindre sentiment de
délicatesse.
Mon père partit le 8 septembre 1790. Je ne pus
le suivre alors, parce que j'étais malade; et la né-
cessité de rester me fut d'autant plus pénible , que
je craignais les difficultés qu'il pouvait rencontrer
dans sa roule. En effet, quatre jours après son dé-
part, un courrier m'apporta une lettre de lui qui
m'annonçait son arrestation à Arcis-sur-Aube. Le
peuple, convaincu qu'il n'avait perdu son crédit
dans l'assemblée que pour avoir immolé la cause
de la nation à celle du roi, voulut l'empêcher de
continuer sa route. Ce qui faisait surtout souffrir
M. Necker dans cette circonstance, c'étaient les
mortelles inquiétudes que sa femme ressentait
pour lui ; elle l'aimait avec un sentiment si sincère
et si passionné, qu'il se permit, peut-être à tort,
de parler d'elle et de sa douleur dans la lettre
qu'il adressa, en partant, à l'assemblée. Le temps
ne se prêtait guère , il faut en convenir , aux affec-
tions domestiques ; mais celte sensibilité, qu'un
grand homme d'État n'a pu contenir dans toutes
les circonstances de sa vie, était précisément la
source de ses qualités distinctives , la pénétration
et la bonté : quand on est capable d'émotions
vraies et profondes, on n'est jamais enivré par le
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
143
pouvoir ; et c'est à cela surtout qu'on reconnaît ,
dans un ministre, une véritable grandeur d'âme.
L'assemblée constituante décida que M. IN'ecker
continuerait sa route. Il fut mis en liberté et se
rendit à Bâle, mais non sans courir encore de
grands risques ; il fit ce cruel voyage par le même
chemin, à travers les mêmes provinces, oiî, treize
mois auparavant, il avait été porté en triomphe.
Les aristocrates ne manquèrent pas de se glorifier
de ses peines , sans songer, ou plutôt sans vou-
loir s'avouer qu'il s'était mis dans cette situation
pour les défendre , et pour les défendre seulement
par esprit de justice , car il savait bien que rien ne
pouvait les ramener en sa faveur ; et certes ce n'é-
tait pas dans cette espérance , mais par attache-
ment à son devoir, qu'il avait sacrifié volontaire-
ment, en treize mois, une popularité de vingt
années.
Il s'en allait, le cœur brisé, ayant perdu le
fruit d'une longue carrière; et la nation française
aussi ne devait peut-être jamais retrouver un mi-
nistre qui l'aimât d'un sentiment pareil. Qu'y
avait-il donc de si satisfaisant pour personne dans
un tel malheur ? Quoi ! s'écrieront les incorrigi-
bles , n'était-il pas partisan de cette liberté qui
nous a fait tant de mal ? Assurément , je ne vous
dirai point tout le bien que cette liberté vous au-
rait fait, si vous aviez voulu l'adopter quand elle
se présentait à vous pure et sans tache ; mais en
supposant que M. Necker se fût trompé avec Ca-
ton et Sidney, avec Chatham et Washington , une
telle erreur, qui a été celle de toutes les âmes gé-
néreuses, depuis deux mille ans, devrait-elle étouf-
fer toute reconnaissance pour ses vertus ?
CHAPITRE XIX.
De l'éfat des affaires et des partis politiques ,
dans l'hiver de 1790 à 1791.
Dans toutes les provinces de France , il éclatait
des troubles causés par le changement total des
institutions , et par la lutte entre les partisans de
l'ancien et du nouveau régime.
Le pouvoir exécutif faisait le mort , selon
l'expression d'un député du côté gauche de l'as-
semblée, parce qu'il espérait, mais à tort, que le
bien pourrait naître de l'excès même du mal. Les
ministres se plaignaient sans cesse des désordres;
et, quoiqu'ils eussent peu de moyens pour s'y op-
poser, encore ne les employaient-ils pas , se flat-
tant que le malheureux état des choses obligerait
l'assemblée à rendre plus de force au gouverne-
ment. L'assemblée, qui s'apercevait de ce sys-
tème, s'emparait de toutes les affaires adminis-
tratives, au lieu de s'en tenir à faire des lois.
Après la retraite de M. Necker, elle demanda le
renvoi des ministres; et, dans ses décrets consti-
tutionnels, ne songeant qu'à la circonstance, elle
était successivement au roi la nomination de tous
les agents du pouvoir exécutif. Elle mettait en dé-
cret sa mauvaise humeur contre telle ou telle per-
sonne, croyant toujours à la durée du présent,
comme presque tous les hommes en puissance.
Les députés du côté gauche disaient : Le chef du
pouvoir exécutif, en Angleterre , a des agents
nommés par lui ; tandis que le pouvoir exécutif
de France , non moins puissant et plus heureux,
aura l'avantage de ne commander qu'aux élus
de la nation, et d'être ainsi plus intimement uni
avec le peuple. Il y a des phrases pour tout, par-
ticulièrement dans le français, qui a tant servi
pour tant de buts divers et momentanés. Rien n'é-
tait si simple, cependant, que de démontrer que
l'on ne peut commander à des hommes sur le sort
desquels on n'a pas d'influence. Cette vérité n'é-
tait avouée que par le parti aristocratique, mais il
se rejetait dans l'extrême opposé, en ne recon-
naissant pas la nécessité de la responsabilité des
ministres. Une des plus grandes beautés de la
constitution anglaise, c'est que chaque branche da
gouvernement y est tout ce qu'elle peut être : le
roi , les pairs et les communes. Les pouvoirs y
sont égaux entre eux, non par leur faiblesse, mais
par leur force.
Dans tout ce qui ne tenait pas à l'esprit de parti,
l'assemblée constituante montrait le plus haut de-
gré de raison et de lumières ; mais il y a quelque
chose de si violent dans les passions , que la chaîne
des raisonnements en est brisée; de certains mots
allument le sang, et l'amour -propre fait triom-
pher les satisfactions éphémères sur tout ce qui
pourrait être durable.
La même défiance contre le roi , qui entravait
la marche de l'administration et de l'ordre judi-
ciaire, se faisait encore plus sentir dans les dé-
crets relatifs à la force militaire. On fomentait vo-
lontairement l'indiscipline dans l'armée, tandis
que rien n'était si facile que de la contenir; on en
vit la preuve dans l'insurrection du régiment de
Châteauvieux : il plut à l'assemblée constituante
de réprimer cette révolte, et dans peu de jours ses
ordres furent exécutés. M. de Bouille, officier
d'un vrai mérite, dans l'ancien régime, à la tête
des troupes restées fidèles, força les soldats insur-
gés à rendre la ville de Tsancy dont ils s'étaient
emparés. Ce succès, qu'on devait seulement à
144
CONSIDERATIONS
l'ascendant des décrets de l'assemblée , donna de
fausses espérances à la cour : elle imagina , et
M. de Bouille ne manqua pas de l'entretenir dans
cette illusion, que l'armée ne demandait pas mieux
que de rendre au roi son ancien pouvoir; et l'ar-
mée, comme toute la nation, voulait des limites
à la volonté d'un seul. A dater de l'expédition de
M. de Bouille, pendant l'automne de 1790, la cour
entra en négociation avec lui , et l'on se flatta de
pouvoir amener de quelque manière Mirabeau à se
concerter avec ce général. La cour se figurait que
le meilleur moyen d'arrêter la révolution, était
d'en gagner les chefs ; mais cette révolution n'a-
vait que des chefs invisibles : c'étaient les croyan-
ces à de certaines vérités , et nulle séduction ne
pouvait les atteindre. 11 faut transiger avec les
principes en politique , et ne pas s'embarrasser
des individus , qui se placent d'eux-mêmes , dès
qu'on a bien dessiné le cadre dans lequel ils doi-
vent entrer. —
V' Le parti populaire, de son côté, sentait cepen-
dant qu'il était entraîné trop loin, et que les clubs,
qui s'établissaient hors de l'assemblée, commen-
çaient à donner des lois à l'assemblée elle-même.
Dès qu'on admet dans un gouvernement un pou-
voir qui n'est pas légal , il finit toujours par être
le plus fort. Comme il n'a d'autres fonctions que
de blâmer ce qui se fait, et non d'agir lui-même,
il ne prête point à la critique, et il a pour parti-
sans tous ceux qui désirent un changement dans
l'État. Il en est de même des esprits forts qui at-
taquent toutes les religions , mais qui ne savent
que dire quand on leur demande de mettre un sys-
tème quelconque à la place de ceux qu'ils veulent
renverser. Il ne faut pas confondre ces autorités
en dehors, dont l'existence est si nuisible, avec
l'opinion qui se fait sentir partout, mais ne se
forme en corps politique nulle part. Les clubs
des jacobins étaient organisés comme un gouver-
nement, plus que le gouvernement lui-même; ils
rendaient des décrets; ils étaient affiliés, par la
correspondance dans les provinces , avec d'autres
clubs non moins puissants; enfin, on devait les
considérer comme la mine souterraine toujours
prête à faire sauter les institutions existantes,
quand l'occasion s'en présenterait.
Le parti des Lameth, de Barnave et de Duport,
le plus populaire de tous, après les jacobins, était
pourtant déjà menacé par les démagogues d'alors ,
qui allaient être à leur tour considérés, l'année
suivante, à quelques exceptions près, comme des
aristocrates. L'assemblée, néanmoins, rejeta tou-
jours avec persévérance les mesures proposées
dans les clubs contre l'émigration, contre la li-
berté de la presse, contre les réunions des nobles;
jamais , à son honneur, on ne saurait se lasser de
le répéter , elle n'adopta la terrible doctrine de
l'établissement de la liberté par le despotisme.
C'est à ce détestable système qu'il faut attribuer
la perte de l'esprit public en France.
IM. de la Fayette et ses partisans ne voulurent
point aller au club des jacobins ; et, pour balancer
son influence , ils tâchèrent de fonder une autre
réunion appelée le club de 1789, où les amis de
l'ordre et de la liberté devaient se rassembler.
Mirabeau, quoiqu'il eût d'autres vues personnelles,
venait à ce raisonnable club, qui pourtant fut dé-
sert en peu de temps , parce qu'aucun intérêt actit
n'y appelait personne. On était là pour conserver,
pour réprimer, pour arrêter; mais ce sont des
fonctions d'un gouvernement, et non pas celles
d'un club. Les monarchistes, c'est-à-dire, les par-
tisans d'un roi et d'une constitution, auraient dû
naturellement se rattacher à ce club de 1789; mais
Sieyes et Mirabeau, qui en étaient, n'auraient
consenti, pour rien au monde, à se dépopulariser,
en se rapprochant de Malouet , de Clermont-Ton-
nerre, de ces hommes qui étaient aussi opposés à
l'impulsion du moment, que d'accord avec l'esprit
du siècle. Les modérés se trouvaient donc divisés
en deux ou trois sections différentes, tandis que
les attaquants étaient presque toujours réunis. Les
sages et courageux partisans des institutions an-
glaises se voyaient repoussés de toutes parts,
parce qu'ils n'avaient pour eux que la vérité. On
peut cependant trouver dans le Moniteur du temps
les aveux précieux des coryphées du côté droit
sur la constitution anglaise. L'abbé Maury dit :
La constitution anglaise, que les amis du trône
et de la liberté doivent également prendre pour
modèle. Cazalès dit -.L'Angleterre, ce pays dans
lequel la nation est aussi libre que le roi est res-
pecté. Enfin, tous les défenseurs des vieux abus,
se voyant menacés d'un danger beaucoup plus
grand que la réforme de ces abus mêmes , exal-
taient alors le gouvernement anglais , autant qu'ils
l'avaient déprécié deux ans plus tôt, lorsqu'il leur
était si facile de l'obtenir. Les privilégiés ont re-
nouvelé cette manœuvre plusieurs fois , mais tou-
jours sans inspirer de confiance : les principes de i
la liberté ne sauraient être une affaire de tactique;
car il y a quelque chose qui tient du culte dans le
sentiment dont les âmes sincères sont pénétrées
pour la dignité de l'espèce humaine.
SUR lA REVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE XX.
Mort de Mirabeau.
145
Un grand seigneur brabançon, d'un esprit sage
et pénétrant , était l'intermédiaire entre la cour et
Mirabeau ; il avait obtenu de lui de se concerter
secrètement par lettres avec le marquis de Bouille,
le général en qui la famille royale avait le plus de
conflance. Tl paraît que le projet de Mirabeau était
de conduire le roi à Compiègne , au milieu des ré-
giments dont M. de Bouille se croyait sûr, et d'y ap-
peler l'assemblée constituante, pour la dégager de
l'influence de Paris , et la soumettre à celle de la
cour. Mais en même temps Mirabeau avait l'in-
tention de faire adopter la constitution anglaise ,
car jamais un homme vraiment supérieur ne sou-
haitera le rétablissement du pouvoir arbitraire. Un
caractère ambitieux pourrait se complaire dans ce
pouvoir, s'il était sûr d'en disposer toute sa vie;
mais Mirabeau savait très-bien que, parvînt-il à
relever en France la monarchie sans limites, la
direction de cette monarchie ne lui serait pas
longtemps accordée par la cour; et il voulait le
gouvernement représentatif, dans lequel les hom-
mes de talent étant toujours nécessaires, sont
toujours considérés.
J'ai eu entre les mains une lettre de Mirabeau,
écrite pour être montrée au roi; il y offrait tous
ses moyens pour rendre à la France une monarchie
forte et digne , mais limitée ; il se servait entre
autres de cette expression remarquable : Je ne
voudrais j)as avoir travaillé seulement à une vaste
destruction. Toute la lettre faisait honneur à la
justesse de sa manière de voir. Sa mort fut un
grand mal , à l'époque oii elle arriva : une supé-
riorité transcendante dans la carrière de la pensée
offre toujours de grandes ressources. « Vous avez
«trop d'esprit, disait un jour M. Necker à Mira-
« beau , pour ne pas reconnaître tôt ou tard que
« la morale est dans la nature des choses. »
Mirabeau n'était pas encore tout à fait un homme
de génie, mais il en approchait à force de talents.
Je l'avouerai donc , malgré les torts affreux de
Mirabeau, malgré le juste ressentiment que j'avais
des attaques qu'il s'était permises contre mon père
en public (car, dans l'intimité, il n'en parlait ja-
mais qu'avec admiration) , sa mort me frappa dou-
loureusement , et tout Paris éprouva la même im-
pression. Pendant sa maladie, une foule immense
se rassemblait chaque jour et à chaque heure de-
vant sa porte : cette foule ne faisait pas le moindre
bruit, dans la crainte de l'incommoder; elle se
renouvelait plusieurs fois pendant le cours des
vingt-quatre heures , et des individus de différentes
classes se conduisaient tous avec les mêmes égards.
Un jeune homme, ayant ouï dire que si l'on intro-
duisait du sang nouveau dans les veines d'un mou-
rant, il revivrait, vint s'offrir pour sauver la vie
de Mirabeau aux dépens de la sienne. On ne p(;ut
voir sans être attendri les hommages rendus au
talent : ils diffèrent tant de ceux qu'on prodigue
à la puissance!
Mirabeau savait qu'il allait mourir. Dans cet
instant, loin de s'affliger, il s'enorgueillissait : on
tii-ait le canon pour une cérémonie ; il s'écria :
J'entends déjà les funérailles d' Achille. Y^n effet,
un orateur intrépide qui défendrait avec constance
la cause de la liberté, pourrait se comparer à un
héros. Jprèsmamort, dit-il encore, les factieux
se partageront les lambeaux de la monarchie.
Il avait conçu le projet de] réparer beaucoup de
maux , mais il ne lui fut pas accordé d'expier lui-
même ses fautes. Il souffrait cruellement dans les
derniers jours de sa vie; et, ne pouvant plus parler,
il écrivit à Cabanis, son médecin, pour en obtenir
de l'opium, ces mots de Hamlet : Mourir, c'est
dormir. Les idées religieuses ne vinrent point à
son secours ; il fut atteint par la mort dans la plé-
nitude des intérêts de ce monde, et lorsqu'il se
croyait près du terme on son ambition aspirait. II
y a dans la destinée de tous les hommes, quand
on se donne la peine d'y regarder, la preuve ma-
nifeste d'un but moral et religieux dont ils ne se
doutent pas toujours eux-mêmes , et vers lequel
ils marchent à leur insu.
Tous les partis regrettaient alors Rlirabeau. La
cour se flattait de l'avoir gagné; les amis de la
liberté comptaient néanmoins sur son secours. Les
uns se disaient qu'avec une telle hauteur de talent
il ne pouvait désirer l'anarchie, puisqu'il n'avait
pas besoin de la confusion pour être le premier;
et les autres étaient certains qu'il souhaitait des
institutions libres, puisque la valeur personnelle
n'est à sa place que là où elles existent. Enfin il
mourut dans le moment le plus brillant de sa car-
rière, et les larmes du peuple qui accompagnait
son enterrement en rendirent la pompe très-tou-
chante. C'était la première fois en France qu'un
homme célèbre par ses écrits et par son éloquence
recevait des honneurs qu'on n'accordait jadis qu'aux
grands seigneurs, ou aux guerriers. Le lendemain
de sa mort, personne, dans l'assemblée consti-
tuante, ne regardait sans tristesse la place où
Mirabeau avait coutume de s'asseoir. Le grand
chêne était tombé, le reste ne se distinguait plus.
Je me reproche d'exorimer ainsi des regrets pour
146
CONSIDERATIONS
un caractère peu digne d'estime; mais tant d'esprit
est si rare , et il est malheureusement si probable
qu'on ne verra rien de pareil dans le cours de sa
vie, qu'on ne peut s'empêcher de soupirer, lorsque
la mort ferme ses portes d'airain sur un homme
naguère si éloquent , si animé , enfln si fortement
en possession de la vie.
CHAPITRE XXI.
Départ du roi, le 2ijuin 1791.
Louis XVI aurait accepté de bonne foi la cons-
titution anglaise, si elle lui avait été présentée
réellement, et avec le respect qu'on doit au chef
de l'État; mais l'on blessa toutes ses affections,
surtout par trois décrets qui étaient plutôt nui-
sibles qu'utiles à la cause de la nation. On abolit
le droit de faire grâce , ce droit qui doit exister
dans toute société civilisée , et qui ne peut appar-
tenir qu'à la couronne, dans une monarchie; on
exigea des prêtres un serment à la constitution
civile du clergé, sous peine de la perte de leurs ap-
pointements; et l'on voulut ôter la régence à la reine.
Le plus grand tort peut-être de l'assemblée cons-
tituante fut, comme nous l'avons déjà dit, de vou-
loir créer un clergé dans sa dépendance , ainsi que
l'ont fait plusieurs souverains absolus. Elle s'écarta,
dans ce but , du système parfait de raison sur lequel
elle devait s'appuyer. Elle provoqua la conscience
et l'honneur des ecclésiastiques à résister. Or, les
amis de la liberté s'égarent toutes les fois qu'on
peut les combattre avec des sentiments généreux ,
car la vraie liberté ne saurait avoir d'opposants que
parmi ceux qui veulent usurper ou servir; et ce-
pendant le prêtre qui refusait un serment théolo-
gique exigé par la menace, agissait plus en homme
libre que ceux qui tâchaient de le faire mentir à
son opinion.
Enfin le troisième décret, celui de la régence,
ayant pour but d'écarter la reine, qui était suspecte
au parti populaire , devait , par divers motifs , of-
fenser personnellement Louis XVI. Ce décret le
déclarait premier fonctionnaire public , titre très-
inconvenable pour un roi , car tout fonctionnaire
doit être responsable; et il faut nécessairement
faire entrer dans la monarchie héréditaire un sen-
timent de respect qui s'allie avec l'inviolabilité de
la personne du souverain. Ce respect n'exclut pas
le pacte mutuel entre le roi et la nation, pacte qui
de tout temps a existé , soit tacitement , soit au-
thentiquement ; mais la raison et la délicatesse
peuvent toujours s'accorder, quand on le veut
réellement.
Le second acticle du décret sur la régence était
condamnable par des motifs semblables à ceux que
nous avons déjà énoncés ; on y déclarait que le
roi serait déchu du trône , s'il sortait de France.
C'était prononcer ce qui ne doit pas être prévu, le
cas où l'on pourrait destituer un roi. Les vertus
et les institutions républicaines élèvent très-haut
les peuples à qui leur situation permet d'en jouir;
mais , dans les États monarchiques , le peuple se
déprave, si on l'accoutume à ne pas respecter l'au-
torité qu'il a reconnue. Un code pénal contre ua
monarque est une idée sans application , que ce
monarque soit fort ou qu'il soit faible. Dans le
second cas, le pouvoir qui le renverse ne s'en
tient pas à la loi , de quelque manière qu'on l'ait
conçue.
C'est donc sous le seul rapport de la prudence
qu'on doit juger le parti que prit le roi en s'échap-
pant des Tuileries, le 21 juin 1791. On avait certes
assez de torts envers lui à cette époque, pour qu'il
eût le droit de quitter la France; et peut-être ren-
dait-il un grand service aux amjs mêmes de la li-
berté , en faisant cesser une situation hypocrite ;
car leur cause était gâtée par les vains efforts
qu'ils faisaient pour persuader à la nation que les
actes politiques du roi, depuis son arrivée à Paris,
étaient volontaires, quand on voyait clairement
qu'ils ne l'étaient pas.
M. Fox me dit en Angleterre, en 1793, qu'à l'é-
poque du départ du roi pour Varennes , il aurait
souhaité qu'on le laissât sortir en paix, et que l'as-
semblée constituante proclamât la république. La
France au moins ne se serait pas souillée des cri-
mes commis depuis envers la famille royale ; et ,
soit que la république pût ou non réussir dans un
grand État, il valait toujours mieux que d'honnêtes
gens en fissent l'essai. Mais ce qu'on devait crain-
dre le plus arriva : l'arrestation du roi et de sa
famille.
Un voyage qui exigeait tant d'adresse et de ra-
pidité , fut arrangé presque comme dans un temps
ordinaire; et l'étiquette est si puissante dans les
cours, qu'on ne sut pas s'en débarrasser même
dans la plus périlleuse des circonstances; il avint
de là que l'entreprise manqua.
Quand l'assemblée constituante apprit le départ
du roi, son attitude fut très -ferme et très -con-
venable; ce qui lui avait manqué jusqu'à ce jour,
c'était un contre-poids à sa toute-puissance. Mal-
heureusement les Français n'apprennent en politi-
que la raison que par la force. Une idée vague de
danger planait sur l'assemblée; il se pouvait que
le roi se rendît à Montmédy, comme il en avait le
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
147
dessein, et qu'il fût aidé par des troupes étrangè-
res; il se pouvait qu'un grand parti se déclarât
pour lui dans l'intérieur. Enfln les inquiétudes fai-
saient cesser les exagérations, et parmi les députés
du parti populaire , tel qui avait crié à la tyrannie
quand on lui proposait la constitution anglaise, y
aurait souscrit bien volontiers alors.
Jamais on ne saurait se consoler de l'arrestation
du roi à Varennes ; des fautes irréparables , des
forfaits dont on doit longtemps rougir, ont altéré
le sentiment de la liberté dans les âmes les plus
faites pour l'éprouver. Si le roi avait passé la fron-
tière, peut-être une constitution raisonnable serait-
elle sortie de la lutte entre les deux partis. Il fal-
lait avant tout, s'écriera-t-on, éviter la guerre
civile. Avant tout , non ; beaucoup d'autres fléaux
sont encore plus à craindre. Des vertus généreuses
se développent dans ceux qui combattent pour
leur opinion, et il est plus naturel de verser son
sang en la défendant , que pour l'un des milliers
d'intérêts politiques , causes habituelles des guer-
res. Sans doute il est cruel de se battre contre ses
concitoyens ; mais il est bien plus horrible encore
d'être opprimé par eux ; et ce qu'il faut surtout
éviter à la France , c'est le triomphe complet d'un
parti. Car une longue habitude de la liberté est
nécessaire, pour que le sentiment de la justice ne
soit point altéré par l'orgueil de la puissance.
Le roi laissa, en s'en allant, un manifeste qui
contenait les motifs de son départ; il rappelait les
traitements qu'on lui avait fait éprouver, et décla-
rait que son autorité était tellement réduite , qu'il
n'avait plus les moyens de gouverner. Au milieu
de ces plaintes si légitimes, il ne fallait pas insérer
quelques observations trop minutieuses sur le
mauvais état du château des Tuileries : il est très-
difficile aux souverains héréditaires de ne pas se
laisser dominer par les habitudes , dans les plus
petites comme dans les plus grandes circonstances
de leur vie ; mais c'est peut - être pour cela même
qu'ils sont plus propres que les chefs électifs au
règne des lois et de la paix.Le manifeste de Louis XVI
finissait par cette assurance mémorable , qu'en re-
couvrant son indépendance , il voulait la consa-
crer à fonder la liberté du peuple français sur des
bases inébranlables. Tel était le mouvement des
esprits alors , que personne , ni le roi lui - même ,
n'envisageait comme possible le rétablissement
d'une monarchie sans limites.
Dès que l'on sut dans l'assemblée que la famille
royale avait été arrêtée à Varennes , on y envoya
des commissaires , parmi lesquels étaient Péthion
et Barnave. Péthion, homme sans lumières et sans
élévation d'âme, vit le malheur des plus touchantes
victimes sans en être ému; Barnave sentit une
respectueuse pitié pour le sort de la reine en par-
ticulier; et, dès cet instant, lui, Duport, Lameth,
Regnault de Saint- Jean d'Angely, Chapelier, Thou-
ret, etc., réunirent tous leurs moyens à ceux de
M. de la Fayette, pour relever la monarchie ren-
versée.
Le roi et sa famille firent, à leur retour de Va-
rennes , leur entrée funèbre dans Paris ; les habits
de la reine et ceux du roi étaient couverts de pous-
sière; les deux enfants de la race royale regar-
daient avec étonnement ce peuple entier qui se
montrait en maître devant ses maîtres abattus.
Madame Elisabeth paraissait au milieu de cette
illustre famille, comme un être déjà sanctifié, qui
n'a plus rien de commun avec la terre. Trois gar-
des du corps, placés sur le siège de la voiture, se
voyaient exposés, à chaque instant, au risque d'être
massacrés , et des députés de l'assemblée consti-
tuante se mirent plusieurs fois entre eux et les
furieux qui voulaient les faire périr. C'est ainsi que
le roi retourna dans le palais de ses pères. Hélas!
quel triste présage ! et comme il fut accompli
CHAPITRE XXÏL
Révision de la constitution.
L'assemblée se vit forcée, par le mouvement
populaire, à déclarer que le roi serait tenu prison-
nier dans le château des Tuileries, jusqu'à ce qu'on
eût présenté la constitution à son acceptation.
M. de la Fayette , comme chef de la garde natio-
nale, eut le malheur d'être condamné à l'exécution
de ce décret. Mais si d'une part il plaçait des sen-
tinelles aux portes du palais du roi , de l'autre il
s'opposait avec une énergie consciencieuse au parti
qui voulait faire prononcer sa déchéance. Il em-
ploya contre ceux qui la demandaient la force ar-
mée dans le Champ de Mars, et il prouva du moins
ainsi que ce n'était point par des vues ambitieuses
qu'il s'exposait à déplaire au monarque, puisqu'en
même temps il provoquait contre lui-même la
haine des ennemis du trône. Il me semble que la
seule manière de juger avec équité le caractère
d'un homme, c'est d'examiner s'il n'y a point de
calcul personnel dans sa conduite : s'il n'y en a
point, l'on peut blâmer sa manière de voir, mais
l'on n'en est pas moins obligé de l'estimer.
Le parti républicain est le seul qui se soit mon-
tré lors de l'arrestation du roi. Le nom du duc
d'Orléans ne fut pas seulement prononcé ; personne
n'osa songer à un autre roi que Louis XVI ; et du
148
CONSIDERATIONS
moins lui rendit-on riiommage de ne lui opposer
que des institutions. Enlin la personne du monar-
que fut déclarée inviolable : on spécifia les cas dans
lesquels la déchéance serait prononcée-, mais, si
l'on détruisait ainsi le prestige dont on doit en-
tourer la personne du roi , on s'engageait d'autant
plus à respecter la loi qui lui garantissait l'invio-
labilité , dans toutes les suppositions possibles.
L'assemblée constituante a toujours cru , bien à
tort, qu'il y avait quelque chose de magique dans
ses décrets , et qu'on s'arrêterait , en tout , juste à
la ligne qu'elle aurait tracée. Mais son autorité ,
sous ce rapport , ressemblait à celle du ruban qu'on
avait tendu dans le jardin des Tuileries, pour em-
pêcher le peuple de s'approcher du palais : tant que
l'opinion fut favorable à ceux qui avaient tendu ce
ruban, personne n'imagina de passer outre; mais
dès que le peuple ne voulut plus de la barrière, elle
ne signifia plus rien.
On trouve dans quelques constitutions moder-
nes , comme article constitutionnel : Le gouverne-
ment sera juste et le peuple obéissant. S'il était
possible de commander un tel résultat , la balance
des pouvoirs serait bien inutile ; mais, pour arriver
à mettre les bonnes maximes en exécution , il faut
combiner les institutions de manière que chacun
trouve son intérêt à les maintenir. Les doctrines
religieuses peuvent se passer de l'intérêt personnel
pour commander aux hommes, et c'est en cela sur-
tout qu'elles sont d'un ordre supérieur ; mais les lé-
gislateurs, chargés des intérêts de ce monde, tom-
bent dans une sorte de duperie, quand ils font
entrer les sentiments patriotiques comme un res-
sort nécessaire dans leur machine sociale. C'est
méconnaître l'ordre naturel des événements, que
de compter sur les effets pour organiser la cause :
les peuples ne deviennent pas libres parce qu'ils
sont vertueux, mais parce qu'une circonstance
heureuse , ou plutôt une volonté forte les mettant
en possession de la liberté , ils acquièrent les ver-
tus qui en dérivent.
Les lois dont dépend la liberté civile et politique
se réduisent à un très-petit nombre, et ce décalo-
gue politique mérite seul le nom d'articles consti-
tutionnels. Mais l'assemblée nationale a donné ce
titre à presque tous ses décrets; soit qu'elle vou-
lût ainsi se soustraire à la sanction du roi , soit
qu'elle se fît une sorte d'illusion d'auteur sur la
perfection et la durée de son propre ouvrage.
Les hommes sensés cependant parvinrent à faire
diminuer le nombre des articles constitutionnels;
mais une discussion s'éleva pour savoir si l'on ne
déciderait pas que tous les vingt ans une nouvelle
assemblée constituante se réunirait pour réviser la
constitution qu'on venait d'établir, bien entendu
que dans cet intervalle on n'y changerait rien.
Quelle confiance dans la stabilité d'un tel ouvrage !
et comme elle a été trompée !
Enfin l'on décréta qu'aucun article constitution-
nel ne pourrait être modifié que sur la demande
de trois assemblées consécutives. C'était se faire
une étonnante idée de la patience humaine sur des
objets d'une telle importance.
Les Français, d'ordinaire, ne voient guère dans
la vie que le réel des choses, et ils tournent assez
volontiers en dérision les principes , s'ils leur pa-
raissent un obstacle au succès momentané de leurs
désirs ; mais l'assemblée constituante, au contraire,
fut dominée par la passion des idées abstraites.
Cette mode , tout à fait opposée à l'esprit de la
nation, ne dura pas longtemps. Les factieux se
servirent d'abord des arguments métaphysiques
pour motiver les actions les plus coupables , et puis
ils renversèrent bientôt après cet échafaudage, pour
proclamer nettement l'empire des circonstances et
le mépris des doctrines.
Le côté droit de l'assemblée avait eu souvent
raison, pendant le cours de la session, et plus
souvent encore on s'était intéressé à lui , parce que
le parti le plus fort l'opprimait et lui refusait la
parole. Il n'est pas de pays où il soit plus néces-
saire qu'en France , de faire des règlements dans
les assemblées délibérantes en faveur de la mino-
rité; car on y a tant de goût pour la puissance,
qu'on est tenté de vous imputer à crime d'être du
parti le moins nombreux'. Après l'arrestation du
roi, les aristocrates, sachant que la monarchie
avait acquis des défenseurs dans le parti populaire,
crurent plus sage de les laisser agir, et de se met-
tre moins en avant eux-mêmes. Les députés con-
vertis firent ce qu'ils purent pour augmenter l'au-
torité du pouvoir exécutif; mais ils n'osèrent pas
cependant aborder Ips questions dont la décision
aurait pu seule raffermir l'état politique de la
France; on craignait de parler de deux chambres
comme d'une conspiration. Le droit de dissoudre
le corps législatif, si nécessaire au maintien de
l'autorité royale , ne lui fut point accordé. On ef-
frayait les hommes raisonnables en les appelant
I Un ouvrage excellent, intitulé Tactique des assemblées
délibérantes , rédigé par M. Dumont, de Genève, et conte-
nant en partie les idées de M. Bentliam , jurisconsulte anglais,
penseur très-profond , devrait être sans cesse consulté par
nos législateurs ; car il ne suffit pas d'enlever une délibération
dans une chambre, il faut que le parti le plus faible ait été
patiemment entendu : tel est l'avantage et le droit du gou-
vernement représentatif.
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
149
des aristocrates. Cependant, les aristocrates n'é-
taient point redoutables alors; c'est à cause de
cela même qu'on avait fait une injure de ce nom.
Dans ce temps, comme depuis , on a toujours eu
en France l'art de faire porter les inquiétudes sur
les vaincus ; on dirait que les faibles sont seuls à
craindre. C'est un bon prétexte pour accroître
la puissance des vainqueurs, que d'exagérer les
moyens de leurs adversaires. Il faut se créer des
ennemis en effigie, si Ton veut exercer son bras à
frapper fort.
La majorité de l'assemblée croyait contenir les
jacobins, et cependant elle composait avec eux, et
perdait du terrain à chaque victoire. Aussi lit-elle
une constitution comme un traité entre deux par-
tis, et non comme une œuvre pour tous les temps.
Les auteurs de cette constitution lancèrent à la
mer un vaisseau mal construit, et crurent justifier
chaque faute en citant la volonté de tel homme ,
ou le crédit de tel autre. Mais les flots de l'Océan,
que le navire devait traverser, ne se prêtaient point
à de tels commentaires.
Cependant quel parti prendre, dira-t-on , quand
les circonstances étaient défavorables à ce qu'on
croyait la raison ? Résister , toujours résister , et
prendre son point d'appui en soi-même. C'est aussi
une circonstance que le courage d'un honnête
homme, et personne ne saurait prévoir ce qu'elle
peut entraîner. Si dix députés du parti populaire ,
si cinq , si trois , si même un seul avait fait sentir
tous les malheurs qui devaient résulter d'une œu-
vre politique sans défense contre les factions ; s'il
avait adjuré l'assemblée au nom des principes ad-
mirables qu'elle avait décrétés , et des préjugés
qu'elle avait renversés, de ne pas mettre au hasard
tant de biens , formant le trésor de la raison hu-
maine; si l'inspiration de la pensée avait révélé à
quelque orateur, comment on allait livrer le saint
nom de la liberté à l'association funeste des plus
cruels souvenirs, peut-être un seul homme eût-il
fait reculer la destinée. Mais les applaudissements
ou les murmures des tribunes influaient sur des
questions qui auraient dû être discutées dans le
calme par les hommes les plus éclairés et les plus
réfléchis. La fierté qui fait résister à la multitude
est d'un autre genre que celle qui rend indépen-
dant d'un despote; néanmoins, le même mouve-
ment de sang sert à lutter contre tous les genres
d'oppression.
Il ne restait plus qu'un moyen de réparer les
erreurs des lois : c'était le choix des hommes. Les
députés qui devaient succéder à l'assemblée consti-
tuante pouvaient recommencer des travaux impar-
faits, et rectifier par un esprit sage les fautes déjà
commises. Mais d'abord on repoussa la condition
de propriété, nécessaire pour resserrer l'élection
dans la classe de ceux qui ont intérêt au maintien
de l'ordre. Robespierre , qui devait jouer un si
grand rôle dans le règne du sang, s'éleva contre
cette condition , à quelque degré qu'elle fût fixée ,
comme contre une injustice : il mit en avant la
déclaration des droits de l'homme relativement à
l'égalité , comme si cette égalité , même dans son
sens le plus étendu , admettait la faculté de tout
obtenir sans talent et sans travail. Car, s'arroger
des droits politiques sans aucun titre pour les
exercer, c'est aussi une usurpation. Robespierre
joignait de la métaphysique obscure à des décla-
mations communes , et c'était ainsi qu'il se faisait
de l'éloquence. On a composé pour lui de meil-
leurs discours quand il a été puissant; mais pen-
dant l'assemblée constituante personne ne faisait
attention à lui; et, chaque fois qu'il montait à la
tribune, les démocrates de bon goût étaient bien
aises de le tourner en ridicule , pour se donner
l'air d'un parti modéré. [^
On décréta qu'une imposition d'un marc d'ar-
gent, c'est-à-dire, de cinquante-quatre livres, serait
nécessaire pour être député. C'en était assez pour
provoquer des complaintes à la tribune sur tous
les cadets de famille , sur tous les hommes de ^é-
nie qui seraient exclus, par leur pauvreté, de .la
représentation nationale; et cela ne suffisait pas
néanmoins pour borner les choix du peuple à la
classe des propriétaires.
L'assemblée constituante , pour remédier à cet
inconvénient , établit deux degrés d'élection : elle
décréta que le peuple élirait des électeurs qui choi-
siraient les députés. Cette gradation devait sans
doute amortir l'action ^de l'élément démocratique ;
et les chefs révolutionnaires l'ont pensé , puisqu'ils
l'abolirent quand ils furent les maîtres. Mais le
choix direct du peuple , soumis à une juste condi-
tion de propriété , est infiniment plus favorable à
l'énergie des gouvernements libres. L'élection im-
médiate , telle qu'elle existe en Angleterre , peut
seule faire pénétrer dans toutes les classes l'esprit
public et l'amour de la patrie. La nation s'attache
à ses représentants , quand c'est elle-même qui les
a choisis ; mais , lorsqu'elle doit se borner à élire
ceux qui doivent élire à leur tour, cette combinai-
son artificielle refroidit son intérêt. D'ailleurs , les
collèges électoraux , par cela seul qu'ils sont com-
posés d'un petit nombre d'hommes, prêtent bien
plus à l'intrigue que les grandes masses ; ils prê-
tent surtout à cette sorte d'intrigue bourgeoise si
150
CONSIDERATIONS
avilissante , où. l'on voit les hommes du tiers état
venir demander aux grands seigneurs de placer
leurs fils dans les antichambres de la cour.
Dans les gouvernements libres, le peuple doit se
rallier à la. première classe, en y prenant ses re-
présentants ; et la première classe doit chercher à
plaire au peuple par des talents et des vertus. Ce
double lien n'a presque plus de force, quand l'acte
de choisir passe à travers deux degrés. On détruit
ainsi la vie pour se préserver du trouble ; il vaut
bien mieux , comme en Angleterre , balancer sage-
ment l'élément démocratique par l'élément aristo-
cratique, mais laisser à tous les deux leur indépen-
dance naturelle.
M. Necker a proposé , dans son dernier ouvrage ',
une manière nouvelle d'établir les deux degrés d'é-
lection; il pense que ce devrait être au collège
électoral à donner la liste d'un certain nombre de
candidats , entre lesquels les assemblées primaires
pourraient choisir. Les motifs de cette institution
sont développés d'une manière ingénieuse dans le
livre de M. Necker. Mais ce qui est évident , c'est
qu'il a cru toujours nécessaire que le peuple exerçât
pleinement son droit et son jugement, et que les
honunes distingués eussent un constant intérêt à
captiver son suffrage.
Les réviseurs de la constitution , en 1791 ,
étaient accusés sans cesse, par les jacobins , d'être
partisans du despotisme , lors même qu'ils en
étaient réduits à chercher des détours pour parler
du pouvoir exécutif, comme si le nom d'un roi ne
pouvait se prononcer dans une monarchie. Néan-
moins, les constituants seraient peut-être encore
parvenus à sauver la France, s'ils eussent été mem-
bres de l'assemblée suivante. Les députés les plus
éclairés sentaient ce qui manquait à la constitution
qu'on venait de terminer à coups d'événements, et
ils auraient tâché de l'amender en l'interprétant.
Mais le parti de la médiocrité , qui compte tant de
soldats dans tous les rangs , ce parti qui hait les
talents , comme les amis de la liberté haïssent les
despotes , parvint à faire interdire par un décret ,
aux députés de l'assemblée constituante, la possi-
bilité d'être réélus. Les aristocrates et les jacobins,
qui avaient joué un rôle très-inférieur pendant la
session, ne se flattaient pas d'être nommés une
seconde fois; ils trouvaient donc du plaisir à em-
pêcher ceux qui étaient assurés du suffrage de leurs
concitoyens , d'occuper des places dans l'assemblée
suivante. Car, de toutes les lois agraires, celle qui
plairait le plus au commun des hommes, ce serait
la division des suffrages publics en portions égales,
' Dernières vues de politique et de finance.
dont le talent ne pût jamais obtenir un plus grand
nombre que la médiocrité. Beaucoup d'individus
croiraient y gagner, mais l'émulation , qui enrichit
l'espèce humaine , y perdrait tout.
Vainement les premiers orateurs de l'assemblée '
tâchaient -ils de faire sentir que des successeurs
tout nouveaux , et choisis dans un temps de trou-
bles, seraient ambitieux de faire une révolution
non moins éclatante que celle qui avait signalé
leurs prédécesseurs. Les membres de l'extrémité
du côté gauche, d'accord avec l'extrémité du côté
droit , criaient que leurs collègues voulaient acca-
parer le pouvoir; et des députés ennemis jusque
alors, les jacobins et les aristocrates, se touchaient
la main de joie, en pensant qu'ils auraient le bon-
heur d'écarter des hommes dont la supériorité les
offusc{uait depuis deux années.
Quelle faute d'après les circonstances! mais aussi
quelle erreur de principes , que d'interdire au peu-
ple le choix de ceux qui ont déjà mérité sa confiance!
Dans quel pays trouve-t-on une assez grande quan-
tité d'individus capables , pour que l'on puisse ar-
bitrairement écarter les hommes déjà connus , déjà
éprouvés, et qui ont acquis l'expérience des affai-
res ? Rien ne coûte plus à l'État que ces députés
qui ont à se créer une fortune nouvelle en fait de
réputation ; les propriétaires en ce genre aussi doi-
vent être préférés à ceux qui ont besoin de s'enri-
chir.
CHAPITRE XXIII.
acceptation de la constitution, appelée constitu-\
tion de 1791.
'Il
Ainsi finit cette fameuse assemblée qui réunit
tant de lumières à tant d'erreurs , qui a fait un
bien durable, mais un grand mal immédiat, et
dont le souvenir servira longtemps encore de pré-
texte aux attaques des ennemis de la liberté.
Voyez , disent-ils , ce qu'ont produit les délibé-
rations des hommes les plus éclairés de France.
Mais aussi pourrait-on leur répondre : Songez à
ce que doivent être les hommes qui , n'ayant ja-
mais exercé aucun droit politique, se trouvent
tout à coup en possession d'une jouissance funeste
à tous les individus, le pouvoir sans bornes; ils
seront longtemps avant de savoir qu'une injustice
soufferte par un citoyen quelconque , ami ou en-
nemi de la liberté, retombe sur la tête de tous ; ils
seront longtemps avant de connaître la théorie de
la liberté , si simple quand on est né dans un pays
où les lois et les mœurs vous l'enseignent , si dif-
ficile quand on a vécu sous un gouvernement ar-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
151
bitraire , où rien ne se décide que par les circons-
tances, et où les principes leur sont toujours-
soumis. Enfin , dans tous les temps et dans tous
les pays, faire passer une nation du gouverne-
ment des cours à celui de la loi, c'est une crise
de la plus grande difficulté, lors même que l'opi-
nion la rend inévitable.
L'histoire doit donc considérer l'assemblée cons-
tituante sous deux points de vue : les abus qu'elle
a détruits, et les institutions qu'elle a créées.
Sous le premier rapport, elle a de grands droits à
la reconnaissance de la race humaine; sous le se-
cond, les plus graves erreurs peuvent lui être re-
prochées.
Sur la proposition de M. de la Fayette, une am-
nistie générale fut accordée à tous ceux qui avaient
pris part au voyage du roi , ou commis ce qu'on
peut appeler des délits politiques. Il fit décréter
aussi que tout individu pourrait sortir de France
et y rentrer sans passe-port. L'émigration était
alors déjà commencée. Je distinguerai dans le cha-
pitre suivant l'émigration politique de l'émigra-
tion nécessaire qui eut lieu plus tard. Mais ce qu'il
importe de remarquer, c'est que l'assemblée cons-
tituante rejeta toutes les mesures qui lui furent
proposées pour entraver la liberté civile. La mi-
norité de la noblesse avait cet esprit de justice,
inséparable du désintéressement. Parmi les dépu-
tés du tiers état, Dupont de Nemours, qui a sur-
vécu, malgré son courage, ïhouret, Barnave,
Chapelier, et tant d'autres , qui ont péri victimes
de leurs excellents principes , ne portaient certai-
nement dans les délibérations que les intentions
les plus pures. Mais la majorité tumultueuse et
ignorante eut le dessus dans les décrets relatifs à
la constitution. On était assez éclairé en France
sur tout ce qui concernait l'ordre judiciaire et
l'administration ; mais la théorie des pouvoirs exi-
geait des connaissances plus approfondies. C'était
donc le plus pénible des spectacles intellectuels,
que de voir les bienfaits de la liberté civile mis
sous la sauvegarde d'une liberté politique sans me-
sure et sans force.
Cette malheureuse constitution, si bonne par
ses bases et si mauvaise par son organisation ,
fut présentée à l'acceptation du roi. Il ne pouvait
certainement pas la refuser, puisqu'elle terminait
sa captivité; mais on se flatta que son consente-
ment était volontaire. On fit des fêtes , comme si
l'on s'était cru heureux ; l'on commanda des ré-
jouissances pour se persuader que les dangers
étaient passés; les mots de roi, d'assemblée re-
présentative, de monarchie constitutionnelle, ré-
pondaient au véritable vœu de tous les Français.
On crut avoir atteint la réalité des choses, dont
on n'avait obtenu que le nom.
On pria le roi et la reine d'aller à l'Opéra; leur
entrée y fut célébrée par des applaudissements
sincères et universels. On donnait le ballet de
Psyché; au moment où les Furies dansaient en se-
couant leurs flambeaux, et où cet éclat d'incendie
se répandait dans toute la salle, je vis le visage
du roi et de la reine à la pâle lueur de cette imi-
tation des enfers , et des pressentiments funestes
sur l'avenir me saisirent. La reine s'efforçait d'être
aimable , mais on apercevait une profonde tris-
tesse à travers son obligeant sourire. Le roi,
comme à son ordinaire, semblait plus occupé de
ce qu'il voyait que de ce qu'il éprouvait; il regar-
dait de tous les côtés avec calme, et l'on eût dit
même avec insouciance ; il s'était habitué , comme
la plupart des souverains, à contenir l'expression
de ses sentiments, et peut-être en avait-il ainsi
diminué la force. L'on alla se promener après
l'opéra dans les Champs Élysées , qui étaient su-
perbement illuminés. Le palais et le jardin des
Tuileries n'en étant séparés que par la fatale place
de la Révolution, l'illumination de ce palais et du
jardin se joignait admirablement à celle des lon-
gues allées des Champs Élysées, réunies entre elles
par des guirlandes de lumières.
Le roi et la reine se promenaient lentement
dans leur voiture, au milieu de la foule, et chaque
fois qu'on apercevait cette voiture, on criait : Vive
le roi'. Mais c'étaient les mêmes gens qui avaient
insulté le même roi à son retour de Varennes , et
ils ne se rendaient pas mieux compte de leurs ap-
plaudissements que de leurs outrages.
Je rencontrai, en me promenant, quelques mem-
bres de l'assemblée constituante. Ils ressemblaient
à des souverains détrônés , très-inquiets de leurs
successeurs. Certes, chacun aurait souhaité, comme
eux , qu'ils fussent chargés de maintenir la cons-
titution telle qu'elle était, car on en savait assez
déjà sur l'esprit des élections pour ne pas se flat-
ter d'une amélioration dans les affaires. Mais on
s'étourdissait par le bruit qu'on entendait de tou-
tes parts. Le peuple chantait, et les colporteurs
de journaux faisaient retentir les airs en procla-
mant à haute voix la grande acceptation du roi,
la constitution monarchique , etc., etc.
Il semblait que la révolution fût achevée, et la
liberté fondée. Toutefois l'on se regardait les uns
les autres comme pour obtenir de son voisin la
sécurité dont on manquait soi-même.
L'absence des nobles surtout ébranlait cette se-
11
152
CONSIDERATIONS
curité , car il ne peut exister de monarchie sans
que la classe aristocratique en fasse partie;, et,
malheureusement les préjugés des gentilshommes
français étaient tels , qu'ils repoussaient toute es-
pèce de gouvernement libre ; c'est à cette grande
difficulté qu'il faut attribuer les défauts les plus
graves de la constitution de 1791. Car les seigneurs
propriétaires n'offrant aucun soutien à la liberté ,
la force démocratique a pris nécessairement le
dessus. Les barons anglais, dès le temps de la
grande charte, ont stipulé les droits des commu-
nes, conjointement avec les leurs. En France, les
nobles ont combattu ces droits, quand le tiers
état les a réclamés ; mais , n'étant pas assez forts
pour lutter contre la nation, ils ont' quitté leur
pays en masse, et sont allés se joindre aux étran-
gers'. Cette résolution funeste a rendu alors la mo-
narchie constitutionnelle impossible, puisqu'elle
en a détruit les éléments conservateurs. Nous al-
lons développer les suites nécessaires de l'émigra-
tion.
e««fi«»«eQ-dfi0
TROISIEME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
De Vémigration.
L'on doit distinguer l'émigration volontaire de
l'émigration forcée. Après le renversement du trône
en 1792, lorsque le règne de la terreur a commencé,
nous avons tous émigré, pour nous soustraire aux
périls dont chacun était menacé. Ce n'est pas
un des moindres crimes du gouvernement d'alors,
que d'avoir considéré comme coupables ceux qui
ne s'éloignaient de leurs foyers que pour échapper
à l'assassinat populaire ou juridique, et d'avoir
compris dans leur proscription, non-seulement les
hommes en état de porter les armes, mais les
vieillards, les femmes, les enfants même. L'émi-
gration de 1791 , au contraire , n'étant provoquée
par aucun genre de danger, doit être considéi'ée
comme une résolution de parti; et, sous ce rap-
port , on peut la juger d'après les principes de la
politique.
Au moment oiî le roi fut arrêté à Varennes , et
ramené captif à Paris , un grand nombre de nobles
se déterminèrent à quitter leur pays, pour récla-
mer le secours des puissances étrangères , et pour
les engager à réprimer la révolution par les armes.
Les premiers émigrés obligèrent les gentilshommes
restés en France à les suivre; ils leur comman-
dèrent ce sacrifice au nom d'un genre d'honneur
qui tient à l'esprit de corps , et l'on vit la caste
des privilégiés français couvrir les grandes routes
pour se rendre aux camps des étrangers, sur la
rive ennemie. La postérité prononcera, je crois,
que la noblesse, en cette occasion , s'écarta des
vrais principes qui servent de base à l'union so-
ciale. En supposant que les gentilshommes n'eussent
pas mieux fait de s'associer dès l'origine aux insti-
tutions que nécessitaient les progrès des lumières
et l'accroissement du tiers état, du moins dix
mille nobles de plus autour du roi auraient peut-
être empêché qu'il ne fût détrôné. Mais, sans se
perdre dans des suppositions qui peuvent toujours
être contestées , il y a des devoirs inflexibles en
politique comme en morale, et le premier de tous,
c'est de ne jamais livrer son pays aux étrangers ,
lors même qu'ils s'offrent pour appuyer avec leurs
armées le système qu'on regarde comme le meil-
leur. Un parti se croit le seul vertueux, le seul
légitime ; un autre le seul national, le seul patriote :
comment décider entre eux.? Était-ce un jugement
de Dieu pour les Français , que le triomphe des
troupes étrangères? Le jugement de Dieu, dit le
proverbe, c'est la voix du peuple. Quand une
guerre civile eût été nécessaire pour mesurer les
forces et manifester la majorité , la nation en serait
devenue plus grande à ses propres yeux comme à
ceux de ses rivaux. Les chefs de la Vendée inspirent
mille fois plus de respect que ceux d'entre les
Français qui ont excité les diverses coalitions de
l'Europe contre leur patrie. On ne saurait triom-
pher dans la guerre civile qu'à l'aide du courage,
de l'énergie ou de la justice; c'est aux facultés de
l'âme qu'appartient le succès dans une telle lutte :
mais, pour attirer les puissances étrangères dans
son pays, une intrigue, un hasard, une relation
avec un général ou avec un ministre en faveur,
peuvent suffire. De tout temps les émigrés se sont
joués de l'indépendance de leur patrie, ilsia veulent,
comme un jaloux sa maîtresse, morte ou fidèle;
et l'arme avec laquelle ils croient combattre les
factieux s'échappe souvent de leurs mains, et frappe
d'un coup mortel le pays même qu'ils prétendaient
sauver.
Les nobles de France se considèrent malheureu-
sement plutôt comme les compatriotes des nobles
de tous les pays , que comme les concitoyens des
Français. D'après leur manière de voir , la race des
anciens conquérants de l'Europe se doit mutuelle-
ment des secours d'un empire à l'autre ; mais les
nations, au contraire, se sentant un tout homogène,
SUR Lk REVOLUTION FRÂNGilSE.
153
veulent disposer de leur sort; et, depuis l'antiquité
jusqu'à nos jours, les peuples libres ou seulement
fiers n'ont jamais supporté sans frémir l'interven-
tion des gouvernements étrangers dans leurs que-
relles intestines.
Des circonstances particulières à l'histoire de
France y ont séparé les privilégiés et le tiers état
d'une manière plus prononcée que dans aucun
autre pays de l'Europe. L'urbanité des mœurs ca-
chait les divisions politiques; mais les privilèges
pécuniaires, le nombre des emplois donnés exclu-
sivement aux nobles , l'inégalité dans l'application
des lois, l'étiquette des cours, tout l'héritage des
droits de conquête traduits en faveurs arbitraires,
ont créé en France, pour ainsi dire, deux nations
dans une seule. En conséquence, les nobles émi-
grés ont voulu traiter la presque totalité du peuple
français comme des vassaux révoltés ; et , loin de
rester dans leur pays, soit pour triompher de l'opi-
nion dominante, soit pour s'y réunir, ils ont trouvé
plus simple d'invoquer la gendarmerie européenne,
afin de mettre Paris à la raison. C'était, disaient-ils,
pour délivrer la majorité du joug d'une minorité
factieuse, qu'on recourait aux armes des alliés
voisins. Une nation qui aurait besoin des étrangers
pour s'affranchir d'un joug quelconque , serait tel-
lement avilie, qu'aucune vertu ne pourrait de
longtemps s'y développer : elle rougirait de ses
oppresseurs et de ses libérateurs tout ensemble.
Henri IV, il est vrai, admit des corps étrangers
dans son armée; mais il les avait comme auxi-
liaires, et ne dépendait point d'eux. Il opposait
des Anglais et des Allemands protestants aux li-
gueurs dominés par les catholiques espagnols ; mais
toujours il était entouré d'une force française as-
sez considérable pour être le maître de ses alliés.
En 1791 , le système de l'émigration était faux et
condamnable, car une poignée de Français se per-
dait au milieu de toutes les baïonnettes de l'Eu-
rope. Il y avait d'ailleurs encore beaucoup de
moyens de s'entendre en France entre soi; des
hommes très-estimables étaient à la tête du gou-
vernement, des erreurs en politique pouvaient être
réparées, et les meurtres judiciaires n'avaient
point encore été commis.
Loin que l'émigration ait maintenu la considé-
ration de la noblesse, elle y a porté la plus forte
atteinte. Une génération nouvelle s'est élevée pen-
dant l'absence des gentilshommes; et, comme cette
génération a vécu, prospéré, triomphé sans les
privilégiés, elle croit encore pouvoir exister par
elle-même. Les émigrés, d'autre part, vivant tou-
jours dans le même cercle, se sont persuadé que
tout était rébellion hors de leurs anciennes habi-
tudes ; ils ont pris ainsi par degrés le même genre
d'inflexibilité qu'ont les prêtres. Toutes les tradi-
tions politiques sont devenues à leurs yeux des
articles de foi , et ils se sont fait des dogmes des
abus. Leur attachement à la famille royale, dans
son malheur, est très-digne de respect; mais pour-
quoi faire consister cet attachement dans la haine
des institutions libres et l'amour du pouvoir ab-
solu? Et pourquoi repousser le raisonnement en
politique, comme s'il s'agissait des saints mystères,
et non pas des affaires humaines? En 1791, le
parti des aristocrates s'est séparé de la nation , de
fait et de droit; d'une part, en s'éloignant de
France , et de l'autre, en ne reconnaissant pas que
la volonté d'un grand peuple doit être de quelque
chose dans le choix de son gouvernement. Qu'est-
ce que cela signifie, des nations? répétaient-ils
sans cesse : il faut des armées. Mais les armées ne
font-elles pas partie des nations? Tôt ou tard l'opi-
nion ne pénètre-t-elle pas aussi dans les rangs
mêmes des soldats , et de quelle manière peut-on
étouffer ce qui anime maintenant tous les pays
éclairés, la connaissance libre et réfléchie des in-
térêts et des droits de tous?
Les émigrés ont dû se convaincre, par leurs
propres sentiments, dans différentes circonstances »
que le parti qu'ils avaient pris était digne de blâme.
Quand ils se trouvaient au milieu des uniformes
étrangers, quand ils entendaient les langues ger-
maniques , dont aucun son ne leur rappelait les
souvenirs de leur vie passée, pouvaient-ils se
croire encore sans reproche ? Ne voyaient-ils pas la
France tout entière se défendant sur l'autre bord?
N'éprouvaient-ils pas une insupportable douleur,
en reconnaissant les airs nationaux, les accents de
leur province , dans le camp qu'il fallait appeler
ennemi? Combien d'entre eux ne se sont pas re-
tournés tristement vers les Aflemands, vers les
Anglais , vers tant d'autres peuples qu'on leur or-
donnait de considérer comme leurs alliés! Ah! l'on
ne peut transporter ses dieux pénates dans les
foyers des étrangers. Les émigrés, lors môme
qu'ils faisaient la guerre à la France, ont souvent
été fiers des victoires de leurs compatriotes. Ils
étaient battus comme émigrés, mais ils triom-
phaient comme Français , et la joie qu'ils en res-
sentaient était la noble inconséquence des cœurs
généreux. Jacques II s'écriait à la bataille de la
Hogue , pendant la défaite de la flotte française ,
qui soutenait sa propre cause contre l'Angleterre :
« Comme mes braves Anglais se battent ! » Et ce
sentiment lui donnait plus de droits au trône qu'au-
II.
154
CONSIDERATIOINS
cun des arguments employés pour l'y maintenir.
JEn effet , l'amour de la patrie est indestructible
comme toutes les affections sur lesquelles nos pre-
miers devoirs sont fondés. Souvent une longue ab-
sence ou des querelles de parti ont brisé toutes
vos relations; vous ne connaissez plus personne
dans cette patrie qui est la vôtre : mais à son nom,
mais à son aspect, tout votre cœur est ému; et,
loin qu'il faille combattre de telles impressions
comme des chimères , elles doivent servir de guide
à l'homme vertueux.
Plusieurs écrivains politiques ont accusé l'émi-
gration de tous les maux arrivés à la France. Il
n'est pas juste de s'en prendre aux erreurs d'un
parti des crimes de l'autre; mais il paraît démon-
tré néanmoins qu'une ',crise démocratique est de-
venue beaucoup plus probable, quand tous les
hommes employés dans la monarchie ancienne , et
qui pouvaient servir à recomposer la nouvelle, s'ils
l'avaient voulu , ont abandonné leur pays. L'égalité
s' offrant alors de toutes parts , les hommes pas-
sionnés se sont trop abandonnés au torrent démo-
cratique; et le peuple, ne voyant plus la royauté
que dans le roi , a cru qu'il suffisait de renverser
un homme pour fonder une république.
CHAPITRE IL
Prédiction de M. Necher sur le sort de la cons-
titution de 1791.
Pendant les quatorze dernières années de sa vie,
M. Necker ne s'est pas éloigné de sa terre de
Coppet en Suisse. Il a vécu dans la retraite la plus
absolue ; mais le repos qui naît de la dignité n'exclut
pas l'activité de l'esprit; aussi ne cessa-t-il point
de suivre avec la plus grande sollicitude chaque
événement qui se passait en France; et les ou-
vrages qu'il a composés à différentes époques de
la révolution, ont un caractère de prophétie; parce
qu'en examinant les défauts des constitutions di-
verses qui ont régi momentanément la France , il
annonçait d'avance les conséquences de ces défauts,
et ce genre de prédictions ne saurait manquer de
se réaliser.
M. Necker joignait à l'étonnante sagacité de son
esprit une sensibilité pour le sort de l'espèce hu-
maine et de la France en particulier, dont il n'y a
eu d'exemple , je crois , dans aucun publiciste. On
traite d'ordinaire la politique d'une manière abs-
traite, etenlafondantpresque toujours sur le calcul;
mais M. Necker s'est surtout occupé des rapports
de cette science avec la morale individuelle, le bon-
heur et la dignité des nations. C'est le Fénélon de
la politique, si j'ose m'exprimer ainsi, en honorant
ces deux grands hommes par l'analogie de leurs
vertus.
Le premier ouvrage qu'il publia en 1791 est in-
titulé ; de l'Administration de M. Necker , par
lui-même. A la suite d'une discussion politique
très -approfondie sur les diverses compensations
que l'on aurait dû accorder aux privilégiés pour la
perte de leurs anciens droits, il dit , en s'adressant
à l'assemblée : « Je l'entends ; on me reprochera
mon attachement obstiné aux principes de la jus-
tice, et l'on essayera de le déprimer en y donnant
le nom de pitié aristocratique. Je sais mieux
que vous de quelle sorte est la mienne. C'est pour
vous , les premiers , que j'ai connu ce sentiment
d'intérêt; mais alors vous étiez sans union et sans
force; c'est pour vous, les premiers, que j'ai
combattu. Et dans le temps où je me plaignais si
fortement de l'indifférence qu'on vous témoignait ;
lorsque je parlais des égards qui vous étaient
dus; lorsque je montrais une inquiétude conti-
nuelle sur le sort du peuple, c'était aussi par des
jeux de mots qu'on cherchait à ridiculiser mes
sentiments. Je voudrais bien en aimer d'autres
que vous , lorsque vous m'abandonnez ; je vou-
drais bien le pouvoir , mais je n'ai pas cette con-
solation ; vos ennemis et les miens ont mis entre
eux et moi une barrière que je ne chercherai ja-
mais à rompre, et ils doivent me haïr toujours,
puisqu'ils m'ont rendu responsable de leurs
propres fautes. Ce n'est pas moi cependant qui
les ai encouragés à jouir sans mesure de leur an-
cienne puissance , et ce n'est pas moi qui les ai
rendus inflexibles, lorsqu'il fallait commencer à
traiter avec la fortune. Ah ! s'ils n'étaient pas
dans l'oppression , s'ils n'étaient pas malheureux,
combien de reproches n'aurais-je pas à leur faire!
Aussi, quand je les défends encore dans leurs
droits et leurs propriétés , ils ne croiront pas , je
l'espère, que je songe un instant à les regarder.
Je ne veux aujourd'hui ni d'eux ni de personne;
c'est de mes souvenirs , de mes pensées , que je
cherche à vivre et à mourir. Quand je fixe mon
attention sur la pureté des sentiments qui m'ont
guidé, je ne trouve nulle part une association
qui me convienne; et, dans le besoin cependant
que toute âme sensible en éprouve, je la forme
cette association, je la forme en espérance avec
les hommes honnêtes de tous les pays , avec ceux,
en si petit nombre, dont la première passion est
l'amour du bien sur cette terre. »
RI. Necker regrettait amèrement cette popula-
rité qu'il avait, sans hésiter, sacrifiée à ses de-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
155
voîrs. Quelques personnes lui ont fait un tort du
prix qu'il y attachait. Mallieur aux hommes d'État
qui n'ont pas besoin de l'opinion publique! Ce
sont des courtisans ou des usurpateurs; ils se
flattent d'obtenir, par l'intrigue ou par la terreur,
ce que les caractères généreux ne veulent devoir
qu'à l'estime de leurs semblables.
En nous promenant ensemble , mon père et moi,
sous ces grands arbres de Coppet qui me semblent
encore des témoins amis de ses nobles pensées , il
me demanda une fois si je croyais que toute la
France partageât les soupçons populaires dont il
avait été la victime, dans sa route de Paris en
Suisse. « Il me semble , me disait-il, que dans quel-
« ques provinces ils ont reconnu jusqu'au dernier
«jour la pureté de mes intentions et mon atta-
« chement à la France. » A peine m'eut-il adressé
cette question, qu'il craignit d'être trop attendri
par ma réponse? « N'en parlons plus, dit-il : Dieu
« lit dans mon cœur : c'est assez. » Je n'osai pas,
ce jour-là même, le rassurer, tant je voyais d'é-
motion contenue dans tout son être ! Ah ! que les
ennemis d'un tel homme doivent être durs et bor-
nés ! C'est à lui qu'il fallait adresser ces paroles
de Ben Johnson , en parlant de son illustre ami le
chancelier d'Angleterre. « Je prie Dieu qu'il vous
« donne de la force dans votre adversité ; car, pour
« de la grandeur , vous n'en sauriez manquer. »
M. Necker, au moment où le parti démocra-
tique , alors tout-puissant , lui faisait des proposi-
tions de rapprochement , s'exprimait avec la plus
grande force sur la funeste situation à laquelle on
avait réduit l'autorité royale; et quoiqu'il crût
peut-être trop à l'ascendant de la morale et de l'é-
loquence, dans un temps où l'on commençait à
ne s'occuper que de l'intérêt personnel , il se ser-
vait mieux que personne de l'ironie et du raison-
nement, quand il le jugeait à propos. J'en vais
citer un exemple entre plusieurs-
« J'oserai le dire , la hiérarchie politique établie
«par l'assemblée nationale semblait exiger, plus
« qu'aucune autre ordonnance sociale , l'interven-
« tion efficace du monarque. Cette auguste média-
« tion^ouvait seule, peut-être, conserver les dis-
« tances entre tant de pouvoirs qui se rapprochent,
« entre tant d'élus à titres pareils , entre tant de
« dignitaires égaux par leur premier état , et si
« près encore les uns des autres par la nature de
« leurs fonctions et la mobilité de leurs places ;
« elle seule pouvait vivifier en quelque manière
« les gradations abstraites et toutes constitution-
« nelles qui doivent composer dorénavant Téchelle
0 des subordinations.
« Je vois bien
« Des assemblées primaires qui nomment un
« corps électoral ;
« Ce corps électoral , qui choisit des députés à
« l'assemblée nationale ;
« Cette assemblée , qui rend des décrets , et de-
« mande au roi de les sanctionner et de les pro-
« mulguer;
« Le roi qui les adresse aux départements ;
« Les départements qui les transmettent aux
« districts ;
« Les districts qui donnent des ordres auxnmni-
« cipalités ;
« Les municipalités qui , pour l'exécution de
«-ces décrets, requièrent au besoin, l'assistance
« des gardes nationales ;
« Les gardes nationales qui doivent contenir le
« peuple ;
« Le peuple qui doit obéir.
« L'on aperçoit dans cette succession un ordre
« de numéros , auquel il n'y a rien à redire ; un ,
« deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf,
« dix; tout se suit dans la perfection. Mais eu
« gouvernement, mais en obéissance, c'est par la
«liaison, c'est par le rapport moral des diffé-
« rentes autorités que l'ordre général se main-
« tient. Le législateur aurait une fonction trop
« aisée , si , pour opérer cette grande oeuvre poli-
« tique , la soumission du grand nomtre à la sa-
« gesse de quelques-uns , il lui suffisait de conju-
« guer le verbe commander, et de dire conune au
« collège , je commanderai , tu commanderas , il
« commandera , nous commanderons , etc. Il faut
« nécessairement , pour établir une subordination
« effective , et pour assurer le jeu de toutes les
« parties ascendantes et descendantes , qu'il y ait
« entre toutes les supériorités de convention , une
« gradation proportionnelle de considération et de
« respect. Il faut, de rang en rang, une distinc-
« tion qui impose , et , au sommet de ces grada-
« tions , il faut un pouvoir qui , par un mélange de
« réalité et d'imagination , influe , par son action ,
« sur l'ensemble de la hiérarchie politique.
« Il n'est point de pays où les distinctions d'état .
« soient plus effacées que sous le gouvernement
« despote des califes de l'Orient; mais nulle part
« aussi les châtiments ne sont plus rapides , plus
<< sévères et plus multipliés. Les chefs de la jus-
« tice et de l'administration y ont une décoration
« qui suffît à tout ; c'est le cortège des janissaires ,
« des muets et des bourreaux. »
Ces derniers paragraphes se rapportent à la né-
cessité d'un corps aristocratique, c'est-à-dire, d'une
156
CONSIDERATIONS
chambre des pairs , pour maintenir une monarchie.
Pendant son dernier ministère, M. Neclier avait
défendu les principes du gouvernement anglais
successivement contre le roi , les nobles et les re-
présentants du peuple , à l'époque oii chacune de
ces autorités avait été la plus forte. 11 continua le
même rôle comme écrivain , et il combattit dans
ses ouvrages l'assemblée constituante , la conven-
tion , le directoire et Bonaparte , tous les quatre
au faîte de leur prospérité, opposant à tous les
mêmes principes , et leur annonçant qu'ils se per-
daient, même en atteignant leur but, parce qu'en
fait de politique , ce qui égare le plus les corps et
les individus , c'est le triomphe que l'on peut mo-
mentanément remporter sur la justice ; ce triom-
phe finit toujours par renverser ceux qui l'ob-
tiennent.
Sr- M. Necker, qui jugeait la constitution de 1791
en homme d'État, publia son opinion sur ce sujet,
sous la première assemblée, lorsque cette consti-
tution inspirait encore un grand enthousiasme.
Son ouvrage intitulé : Du Pouvoir exécutif dans
les grands États, est reconnu pour classique par
les penseurs. Il contient des idées très - nouvelles
sur la force nécessaire aux gouvernements en gé-
néral; mais ces réflexions sont d'abord spéciale-
ment appliquées à l'ordre de choses que l'assem-
blée constituante venait de proclamer. Dans ce
livre, plus encore que dans le précédent , l'on pour-
rait prendre les prédictions pour une histoire, tant
les événements que les défauts des institutions
devaient amener y sont détaillés avec précision et
clarté ! M. Necker , en comparant la constitution
anglaise avec l'œuvre de l'assemblée constituante,
finit par ces paroles remarquables : « Les Français
« regretteront trop tard de n'avoir pas eu plus de
a respect pour l'expérience , et d'avoir méconnu
« sa noble origine , sous ses vêtements usés et dé-
o chirés par le temps. »
Il prédit dans le même livre la terreur qui allait
naître du pouvoir des jacobins , et , chose plus re-
marquable encore, la terreur qui naîtrait après
eux par l'établissement du despotisme militaire.
Il ne suffisait pas à un publiciste tel que M. Nec-
ker, de présenter le tableau de tous les malheurs
qui résulteraient de la constitution de 1791. Il de-
vait encore donner à l'assemblée législative des
conseils pour y échapper. L'assemblée constituante
avait décrété plus de trois cents articles , auxquels
aucune des législatures suivantes n'avait le droit
de toucher qu'à des conditions qu'il était presque
impossible de réunir; et cependant parmi ces ar-
ticles immuables se trouvait le mode adopté pour
nommer à des places inférieures , et autres choses
d'aussi peu d'importance; de manière « qu'il ne
« serait ni plus facile, ni moins difficile de changer
« en république la monarchie française , que de
« modifier les plus indifférents de tous les détails
« compris, oane sait pourquoi, dans l'acte consti-
« tutionnel.
« Il me semble, dit ailleurs M. Necker, que dans
« un grand État , on ne peut vouloir la liberté , et
« renoncer en aucun temps aux conditions sui-
« vantes :
« 1° L'attribution exclusive du droit législatif
« aux représentants de la nation , sous une sanc-
« tion du monarque; et dans ce droit législatif se
« trouvent compris , sans exception , le choix et
« l'établissement des impôts.
« 2° La fixation des dépenses publiques par la
«même autorité; et à ce droit se rapporte évi-
« demment la détermination des forces militaires.
« 3° La reddition de tous les comptes de recettes
« et de dépenses par - devant les commissaires des
« représentants de la nation.
« 4° Le renouvellement annuel des pouvoirs né-
« cessaires ptiur la levée des contributions , en ex-
« ceptant de cette condition les impôts hypothé-
« qués au payement des intérêts de la dette pu-
« blique.
« 5° La proscription de toute espèce d'autorité
« arbitraire , et le droit donné à tous les citoyens
« d'intenter une action civile ou criminelle contre
« tous les officiers publics qui auraient abusé en-
« vers eux de leur pouvoir.
« 6° L'interdiction aux officiers militaires d'agir
« dans l'intérieur du royaume sans la réquisition
« des officiers civils.
« 7° Le renouvellement annuel , par le corps lé-
« gislatif, des lois qui constituent la discipline, et
« par conséquent l'action et la force de l'armée.
« 8° La liberté de la presse étendue jusqu'au dé-
fi gré compatible avec la morale et la tranquillité
« publique.
« 9° L'égale répartition des charges publiques,
« et l'aptitude légale de tous les citoyens à l'exer-
« cice des fonctions publiques.
« 10° La responsabilité des ministres et des pre-
« niiers agents du gouvernement.
« 11° L'hérédité du trône, afin de prévenir les
« factions, et de conserver la tranquillité de l'État.
« 12° L'attribution pleine et entière du pouvoir
« exécutif au monarque, avec tous les moyens né-
« cessaires pour l'exercer, afin d'assurer ainsi l'or-
« dre public, afin d'empêcher que tous les pouvoirs
« rassemblés dans le corps législatif n'introduisent
SUR Li REVOLUTION FRA.NCÂ1SE.
157
o un despotisme non moins oppresseur que tout
« autre.
« On devrait ajouter à ces principes le respect
« le plus absolu pour les droits de propriété, si ce
« respect ne composait pas un des éléments de la
« morale universelle , sous quelque forme de gou-
« yernement que les hommes soient réunis.
« Les douze articles que je viens d'indiquer pré-
« sentent à tous les hommes éclairés les bases fon-
« damentales de la liberté civile et politique d'une
« nation. Il fallait donc les placer hors de ligne
« dans l'acte constitutionnel , et l'on ne devait pas
« les confondre avec les nombreuses dispositions
« que l'on voulait soumettre à un renouvellement
« continuel de discussion.
« Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? C'est qu'en as-
« signant à ces articles une place marquée dans la
« charte constitutionnelle, on eût montré distinc-
« tement deux vérités que l'on voulait obscurcir.
« L'une , que les principes fondamentaux de la
« liberté française se trouvaient en entier, ou dans
« le texte , ou dans l'esprit de la déclaration que le
« monarque avait faite le 27 décembre 1788 , et
« dans ses explications subséquentes.
« L'autre , que tous les ordres de l'État , que
«toutes les classes de citoyens, après un, premier
■< temps d'incertitude et d'agitation , auraient fini
« vraisemblablement par donner leur assentiment
« à ces mêmes principes, et l'y donneraient peut-
« être encore, s'ils étaient appelés à le faire. »
On les a vus reparaître , ces articles qui consti-
tuent l'évangile social , sous une forme à peu près
semblable , dans la déclaration du 2 mai , datée de
Saint-Ouen , par S. M. Louis XVIII , et dans ime
autre circonstance dont nous aurons occasion de
parler plus tard. Depuis le 27 décembre 1788, jus-
qu'au 8 juillet 1815, voilà ce que les Français ont
voulu quand ils ont pu vouloir.
Le livre du Pouvoir exécutif dans les grands
États est le meilleur guide que puissent prendre
les hommes appelés à faire ou à modifier une cons-
titution quelconque; car c'est, pour ainsi dire, la
carte politique où tous les dangers qui se présen-
tent sur la route de la liberté sont signalés.
A la tête de cet ouvrage, M. Necker s'adresse
ainsi aux Français :
« Il me souvient du temps où , en publiant le
« résultat de mes longues réflexions sur les finan-
« ces de la France, j'écrivais ces paroles : Oui,,na-
« tion généreuse, c'est à vous que je consacre cet
«■ouvrage. Hélas!, qui me l'eût dit, que, dans la
« révolution d'un si petit nombre d'années, le mo-
0 met^ arriverait où je ne pourrais plus me servir
« des mêmes expressions , et où j'aurais besoin de
« tourner mes regards vers d'autres nations , pour
« avoir de nouveau le courage de parler de justice
a et de morale ! Ah ! pourquoi ne m'est-il pas per-
« mis de dire aujourd'hui : C'est à vous que j'a-
« dresse cet ouvrage, à vous, nation plus généreuse
« encore , depuis que la liberté a développé votre
« caractère et l'a dégagé de toutes ses gênes ; à
«vous , nation plus généreuse encore, depuis que
« votre front ne porte plus l'empreinte d'aucun
«joug; à vous, nation plus généreuse encore, de-
« puis que vous avez fait l'épreuve de vos forces ,
« et que vous dictez vous-même les lois auxquelles
« vous obéissez ? — Ah ! que j'aurais tenu ce lan-
« gage avec délices! mon sentiment existe encore;
« mais il me semble errant, il me semble en exil;
« et, dans mes tristes regrets, je ne puis, ni con-
« tracter de nouveaux liens , ni reprendre , même
« en espérance , l'idée favorite et l'unique passion
« dont mon âme fut si long-temps remplie. »
Je ne sais , mais il me semble que jamais on n'a
mieux exprimé ce que nous sentons tous : cet
amour pour la France qui fait tant de mal à pré-
sent, tandis qu'auti'efois il n'était point de jouis-
sance plus noble ni plus douce.
CHAPITRE III.
Des divers partis dont l'assemblée législative
était composée.
On ne peut s'empêcher d'éprouver un profond
sentiment de douleur, lorsqu'on se retrace les
époques de la révolution où une constitution libre
aurait pu être établie en France, et qu'on voit
non-seulement cet espoir renversé, mais les évé-
nements les plus funestes prendre la place des
institutions les plus salutaires. Ce n'est pas un
simple souvenir qu'on se retrace, c'est une peine
vive qui recommence.
L'assemblée constituante, vers la fin de son rè-
gne , se repentit de s'être laissé entraîner par les
factions populaires. Elle avait vieilli en deux an-
nées, comme Louis XIV en quarante ans; c'était
aussi par de justes craintes que la modération
avait repris quelque empire sur elle. Mais ses suc-
cesseurs arrivèrent avec la fièvre révolutionnaire,
dans un temps où il n'y avait plus rien à réformer
ni à détruire. L'édifice social penchait du côté dé-
mocratique, et il fallait le relever, en augmentant
le pouvoir du trône. Toutefois, le premier décret
de cette assemblée législative fut pour refuser le
titre de majesté au roi , et pour lui assigner un
fauteuil en tout semblable à celui du président.
158
CONSIDÉRATIONS
Les représentants du peuple se donnaient ainsi
l'air de croire qu'on n'avait un roi que pour lui
faire plaisir à lui-même, et qu'en conséquence on
devait retrancher de ce plaisir le plus possible. Le
décret du fauteuil fut rapporté , tant il excita de
réclamations parmi les hommes sensés! mais le
coup était porté, soit dans l'esprij du roi, soit dans
celui du peuple; l'un sentit que sa position n'était
pas tenable, l'autre embrassa le désir et l'espoir
de la république.
Trois partis très-distincts se faisaient remar-
quer dans l'assemblée : les constitutionnels , les ja-
cobins et les républicains. Il n'y avait presque pas
de nobles , et point de prêtres parmi les constitu-
tionnels; la cause des privilégiés était déjà perdue,
mais celle du trône se disputait encore , et les pro-
priétaires et les esprits sages formaient un parti
conservateur au milieu de la tourmente populaire.
Ramond, Matthieu Dumas, Jaucourt, Beugnot,
Girardin , se distinguaient parmi les constitution-
nels : ils avaient du courage, de la raison, de la
persévérance , et l'on ne pouvait les accuser d'au-
cun préjugé aristocratique. Ainsi , la lutte qu'ils
soutinrent en faveur de la monarchie fait infini-
ment d'honneur à leur conduite politique. Le même
parti jacobin , qui existait dans l'assemblée consti-
tuante , sous le nom de la Montagne , se remontra
dans l'assemblée législative ; mais il était encore
moins digne d'estime que ses prédécesseurs. Car,
au moins , dans l'assemblée constituante , l'on
avait eu lieu de craindre, pendant quelques mo-
ments, que la cause de la liberté ne fût pas la plus
forte, et les partisans de l'ancien régime, restés
"députés , pouvaient encore être redoutables; mais,
dans l'assemblée législative , il n'y avait ni dangers ,
ni obstacles , et les factieux étaient obligés de créer
des fantômes pour exercer contre eux l'escrime de
la parole.
Un trio singulier, Merlin de Thionville, Bazire
et le ci-devant capucin Chabot, se signalaient par-
mi les jacobins; ils en étaient les chefs, précisé-
ment parce qu'étant placés au dernier rang sous
tous les rapports , ils rassuraient entièrement l'en-
vie : c'était le principe de ce parti , qui soulevait
l'ordre social par ses fondements , de mettre à la
tête 'des attaquants ceux qui ne possédaient rien
dans l'édifice que l'on voulait renverser. L'une des
premières propositions que le trio démagogue fit à
la tribune , ce fut de supprimer l'appellation dlio-
norahle inemhre, dont on avait coutume de se ser-
vir comme en Angleterre ; ils sentirent que ce titre,
adressé à qui que ce fût d'entre eux , ne pourrait
jamais passer que pour une ironie.
Un second parti , d'une tout autre valeur, don-
nait de la force à ces hommes sans moyens , et se
flattait, bien à tort, de pouvoir se servir, des
jacobins d'abord, et de les contenir ensuite. I^a
députation de la Gironde était composée d'une
vingtaine d'avocats, nés à Bordeaux et dans le Midi :
ces hommes, choisis presque au hasard, se
trouvèrent doués des plus grands talents; tant
cette France renferme dans son sein d'hommes
distingués, mais inconnus, que le gouvernement
représentatif met en évidence ! Les girondins vou-
lurent la république , et ne parvinrent qu'à renver-
ser la monarchie ; ils périrent peu de temps après ,
en essayant de sauver la France et son roi. Aussi
M. de Lally a-t-il dit , avec son éloquence accou-
tumée, que leur existence et leur mort furent éga-
lement funestes à la patrie.
A ces députés de la Gironde se joignirent Brissot,
écrivain désordonné dans ses principes convmedans
son style, et Condorcet, dont les hautes lumières
ne sauraient être contestées , mais qui cependant a
joué, dans la politique, un plus grand rôle par ses
passions que par ses idées . Il était irréligieux com me
les prêtres sont fanatiques, avec de la haine, de la
persévérance , et l'apparence du calme : sa mort
aussi tint du martyre.
On ne peut considérer comme un crime la pré-
férence accordée à la république sur toute autre
forme de gouvernement , si des forfaits ne sont pas
nécessaires pour l'établir; mais, à l'époque oii l'as-
semblée législative se déclara' l'ennemie du reste'
de royauté qui subsistait encore en France, les
sentiments véritablement républicains , c'est-à-dire,
la générosité envers les faibles , l'horreur des me-
sures arbitraires, le respect pour la justice, toutes
les vertus enfin dont les amis de la liberté s'hono-
rent, portaient à s'intéresser à la monarchie cons-
titutionnelle et à son chef. Dans une autre époque,
on aurait pu se rallier à la république, si elle avait
été possible en France; mais lorsque Louis XVI
vivait encore , lorsque la nation avait reçu ses ser-
ments , et qu'en retour elle lui en avait prêté de
parfaitement libres , lorsque l'ascendant politique
des privilégiés était entièrement anéanti , quelle as-
surance dans l'avenir ne fallait-il pas pour risquer,
en faveur d'un nom , tout ce qu'on possédait déjà
de biens réels!
L'ambition du pouvoir se mêlait à l'enthousiasme
des principes chez les républicains de 1792, et
quelques-uns d'entre eux offrirent de maintenir la
royauté , si toutes les places du ministère étaient
données à leurs amis. Dans ce cas seulement, di-
saient-ils , nous serons sûrs que les opinions des pa-
SUR Lk REVOLUTION FRANÇAISE.
159
triotes triompheront. C'est une chose fort impor-
tante , sans doute , que le choix des ministres dans
une monarchie constitutionnelle , et le roi fit sou-
vent la faute d'en nommer de très-suspects au parti
de la liberté; mais il n'était que trop facile alors
d'obtenir leur renvoi , et la responsabilité des évé-
nements politiques doit peser tout entière sur l'as-
semblée législative. Aucun argument , aucune
inquiétude , n'étaient écoutés par ses chefs ; ils ré-
pondaient aux observations de la sagesse, et de la
sagesse désintéressée, par un sourire moqueur,
symptôme de l'aridité qui résulte de l'amour-pro-
pre : on s'épuisait à leur rappeler les circonstances,
et à leur en déduire les causes; on passait tour à
tour de la théorie à l'expérience, et de l'expérience
à la théorie, pour leur en montrer l'identité; et,
s'ils consentaient à répondre , ils niaient les faits
les plus authentiques , et combattaient les obser-
vations les plus évidentes , en y opposant quelques
maximes communes , bien qu'exprimées avec élo-
quence. Ils se regardaient entre eux comme s'ils
avaient été seuls dignes de s'entendre , et s'encou-
rageaient par l'idée que tout était pusillanimité
dans la résistance à leur manière de voir. Tels sont
les signes de l'esprit de parti chez les Français : le
dédain pour leurs adversaires en est la base, et le
dédain s'oppose toujours à la connaissance de la
vérité; les girondins méprisèrent les constitution-
nels jusqu'à ce qu'ils eussent fait descendre, sans
le vouloir, la popularité dans les derniers rangs de
la société; ils se virent traités de têtes faibles à
leur tour , par des caractères féroces ; le trône qu'ils
attaquaient leur servait d'abri , et ce ne fut qu'après
en avoir triomphé, qu'ils furent à découvert de-
vant le peuple: les hommes, en révolution, ont
souvent plus à craindre de leurs .succès que de leurs
revers.
CHAPITRE IV.
Esprit des décrets de l'assemblée législative.
L'assemblée constituante avait fait plus de lois
en deux ans que le parlement d'Angleterre en cin-
quante; mais au moins ces lois réformaient des
abus et se fondaient sur des principes. L'assemblée
législative ne rendit pas moins de décrets , quoique
rien de vraiment utile ne restât plus à faire; mais
l'esprit de faction inspira tout ce qu'elle appelait
des lois. Elle accusa les frères du roi , confisqua les
biens des émigrés , et rendit contre les prêtres un
décret de proscription dont les amis de la liberté
devaient être encore plus révoltés que les bons ca-
tholiques , tant il était contraire à la philosophie et
à l'équité ! Quoi ! dira-t-on , les émigrés et les prê-
tres n'étaient-ils pas les ennemis de la révolution?
Ce motif était suffisant pour ne pas élire députés
de tels hommes, pour ne pas les appeler à la direc-
tion des affaires publiques ; mais que deviendrait
la société humaine , si , loin de ne s'appuyer que sur
des principes immuables , l'on pouvait diriger les
lois contre ses adversaires , comme une batterie ?
L'assemblée constituante ne persécuta jamais ni
les individus, ni les classes; mais l'assemblée sui-
vante ne fit que des décrets de circonstance, et
l'on ne saurait guère citer une résolution prise par
elle , qui pût durer aa delà du moment qui l'avait
dictée.
L'arbitraire, contre lequel la révolution devait
être dirigée , avait acquis une nouvelle force par
cette révolution même ; en vain prétendait-on tout
faire pour le peuple : les, révolutionnaires n'étaient
plus que les prêtres d'un dieu Moloch , appelé l'in-
térêt de tous , qui demandait le sacrifice du bon-
heur de chacun. En politique, persécuter ne mène
à rien, qu'à la nécessité de persécuter encore; et
tuer n'est pas détruire. On a dit, avec une atroce
intention, que les morts seuls ne reviennent pas;
et cette maxime n'est pas même vraie, car les en-
fants et les amis des victimes sont plus forts par
les ressentiments que ne l'étaient par leijïs opi-
nions ceux même qu'on a fait périr. Il faut étein-i-'.
dre les haines et non pas les comprime'r. La-réforme
est accomplie dans un pays , quand on a su rendre
les adversaires de cette réforme fastidieux, mais
non victimes.
CHAPITRE V.
De la première guerre entre la France et l'Europe.
On ne doit pas s'étonner que les rois et les princes
n'aient jamais aimé les principes de la révolution
française. Cest mon métier , à moi, d^être roya-
liste, disait Joseph II. Mais comme l'opinion des
peuples pénètre toujours dans le cabinet des rois,
au commencement de la révolution, lorsqu'il ne
s'agissait que d'établir une monarchie limitée, au-
cun monarque de l'Europe ne songeait sérieusement
à faire la guerre à la France pour s'y opposer. Le
progrès des lumières était tel dans toutes les parties
du monde civilisé, qu'alors, comme aujourd'hui,
un gouvernement représentatif, plus ou moins
semblable à celui de l'Angleterre, paraissait conve-
nable et juste ; et ce système ne rencontrait point
d'adversaires imposants parmi les Anglais, ni
parmi les Allemands. Burke, dès l'année 1791,
exprima son indignation contre les crimes déjà
160
CONSIDERÂTIOISS
commis en France et contre les faux systèmes de
politique qu'on y avait adoptés; mais ceux du
parti aristocrate qui, sur le continent, citent au-
jourd'hui Burke comme l'ennemi de la révolution ,
ignorent peut-être qu'à chaque page il reproche
aux Français de ne s'être pas conformés aux prin-
cipes de la constitution d'Angleterre.
« Je recommande aux Français notre constitu-
« tion, dit-il; tout notre bonheur vient d'elle. La
«démocratie absolue, dit-il ailleurs ■, n'est pas
« plus un gouvernement légitime que la monarchie
« absolue. Il n'y a ^ qu'une opinion en France con-
« tre la monarchie absolue; elle était à sa fin, elle
« expirait sans agonie et sans convulsions ; toutes
« les dissensions sont venues de la querelle entre
« une démocratie despotique et un gouvernement
« balancé. »
Si la majorité de l'Europe, en 1789, approuvait
l'établissement d'une monarchie limitée en France,
d'où vient donc, dira-t-on, que dès l'année 1791
toutes les provocations sont venues du dehors?
Car bien que la France ait imprudemment déclaré
la guerre à l'Autriche en 1792, dans le fait les
puissances étrangères se sont montrées , les pre-
mières, ennemies des Français par la convention
de Pilnitz et les rassemblements de Coblentz.Les
récriminations réciproques doivent remonter jus-
qu'à cette époque. Toutefois l'opinion européenne
et la sagesse de l'Autriche auraient prévenu la
guerre, si l'assemblée législative eût été modérée.
La plus grande précision dans la connaissance des
dates est nécessaire pour juger avec impartialité
qui , de l'Europe ou de la France, a été l'agresseur.
Six mois plus tard rendent sage en politique ce
qui ne l'était pas six mois plus tôt, et souvent on
confond les idées , parce qu'on a confondu les
temps.
Les puissances eurent tort, en 1791 , de se lais-
ser entraîner aux mesures imprudentes conseillées
par les émigrés. Mais, après le 10 août 1792,
quand le trône fut renversé, l'état des choses en
France devint tout à fait inconciliable avec l'ordre
social. Ce trône, toutefois, ne se serait-il pas
maintenu , si l'Europe n'avait pas menacé la France
d'intervenir à main armée dans ses débats inté-
rieurs , et révolté la fierté d'une nation indépen-
dante , en lui imposant des lois ? La destinée seule
a le secret de semblables suppositions : une chose
est incontestable; c'est que la convention de Pil-
nitz a commencé la longue guerre européenne.
Or les jacobins désiraient cette guerre aussi vive-
' Œuvres de Burke, vol. III, page 179.
» Pdge 183.
ment que les émigrés; car les uns et les autres
croyaient qu'une crise quelconque pourrait seule
amener les chances dont ils avaient besoin pour
triompher.
Au commencement de 1792 , avant la déclara-
tion de guerre , Léopold , empereur d'Allemagne ,
l'un des princes les plus éclairés dont le dix-hui-
tième siècle puisse se vanter, écrivit à l'assemblée
législative une lettre,' pour ainsi dire, intime.
Quelques députés de l'assemblée constituante ,
Barnave , Duport , l'avaient composée , et le modèle
en fut envoyé par la reine à Bruxelles, à M. le
comte de Mercy-Argenteau, qui avait été longtemps
ambassadeur d'Autriche à Paris. Léopold attaquait,
dans cette lettre , nominativement le parti des ja-
cobins, et offrait son appui aux constitutionnels.
Ce qu'il disait était sans doute éminemment sage,
mais on ne trouva pas convenable que l'empereur
d'Allemagne entrât dans de si grands détails sur
les affaires de France , et les députés se révoltè-
rent contre les conseils que leur donnait un mo-
narque étranger. Léopold avait gouverné la Tos-
cane avec une parfaite modération , et l'on doit
lui rendre la justice que toujours il avait respecté
l'opinion publique et les lumières du siècle. Ainsi
donc il crut de bonne foi au bien que ses avis pou-
vaient produire. Mais dans les débats politiques
où la masse d'une nation prend part, il n'y a que
la voix des événements qui soit entendue ; les ar-
guments n'inspirent que le désir de leur répondre.
L'assemblée législative, qui voyait la rupture prête
à éclater, sentait aussi que le roi ne pouvait guère
s'intéresser aux succès des Français combattant
pour la révolution. Elle se défiait des ministres,
persuadée qu'ils ne voulaient pas sincèrement re-
pousser les ennemis dont ils invoquaient en secret
l'assistance. On confia le département de la guerre,
à la fin de 1791 , à M. de Narbonne, qui a péri
depuis dans le siège de Torgau. Il s'occupa avec un
vrai zèle de tous les préparatifs nécessaires à la dé-
fense du royaume. Grand seigneur, homme d'es-
prit, courtisan et philosophe, ce qui dominait dans
son âme, c'était l'honneur militaire et la bravoure
française. S'opposer aux étrangers , dans quelque
circonstance que ce fût , lui paraissait toujours le
devoir d'un citoyen et d'un gentilhomme. Ses col-
lègues se liguèrent contre lui , et parvinrent à le
faire renvoyer : ils saisirent le moment où sa po-
pularité dans l'assemblée était diminuée, pour se
débarrasser d'un homme qui faisait son métier de
ministre de la guerre aussi consciencieusement
qu'il l'aurait fait dans tout autre temps.
Un soir, M. de Narbonne , en rendant compte à
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
161
l'assemblée de quelques affaires de son départe-
ment, se servit de cette expression : « J'en appelle
« aux membres les plus distingués de cette assem-
« blée. » Aussitôt la montagne en fureur se leva
tout entière, et Merlin, Bazire et Chabot déclarè-
rent que tous les députés étaient également distin-
gués : l'aristocratie du talent les révoltait autant
que celle de la naissance.
Le lendemain de cet échec, les autres ministres,
ne craignant plus l'ascendant de M. de Warbonne
sur le parti populaire , engagèrent le roi à le ren-
voyer. Ce triomphe inconsidéré dura peu. Les ré-
publicains forcèrent le roi à prendre des ministres
à leur dévotion , et ceux-là l'obligèrent à faire usage
de l'initiative constitutionnelle pour aller lui-même
à l'assemblée proposer la guerre contre l'Autriche.
J'étais à cette séance où l'on contraignit Louis XVI
à la démarche qui devait le blesser de tant de ma-
nières. Sa physionomie n'exprimait pas sa pensée,
mais ce n'était point par fausseté qu'il cachait ses
impressions ; un mélange de résignation et de di-
gnité réprimait en lui tout signe extérieur de ses
sentiments. En entrant dans l'assemblée , il regar-
dait à droite et à gauche, avec cette sorte de cu-
riosité vague qu'ont d'ordinaire les personnes dont
la vue est si basse qu'elles cherchent en vain à s'en
servir. Il proposa la guerre du même son de voix
avec lequel il aurait pu commander le décret le
plus indifférent du monde. Le président lui répon-
dit avec le laconisme arrogant adopté dans cette
assemblée, comme si la fierté d'un peuple libre
consistait à maltraiter le roi qu'il a choisi pour
chef constitutionnel.
Lorsque Louis XVI et ses ministres furent
sortis, l'assemblée vota la guerre par acclamation.
Quelques membres ne prirent point part à la dé-
libération, mais les tribunes applaudirent avec
transport ; les députés levèrent leurs chapeaux en
l'air; et ce jour, le premier de la lutte sanglante
qui a déchiré l'Europe pendant vingt-trois années,
ce jour ne fit pas naître dans la plupart des esprits
la moindre inquiétude. Cependant, parmi les dé-
putés qui ont voté cette guerre, un grand nombre
a péri d'une manière violente , et ceux qui se ré-
jouissaient le plus venaient à leur insu de pronon-
cer leur arrêt de mort.
CHAPITRE VI.
Des moyens employés en 1792 pour établir la ré-
publique.
Les Français sont peu disposés à la guerre ci-
vile, et n'ont point de talent pour les conspirations.
Ils sont peu disposés à la guerre civile, parce que
chez eux la majorité entraîne presque toujours la
minorité ; le parti qui passe pour le plus fort de-
vient bien vite tout-puissant , car tout le monde
s'y réunit. Ils n'ont point de talent pour les cons-
pirations , par cela même qu'ils sont très-propres
aux révolutions ; ils ont besoin de s'exciter mutuel-
lement par la communication de leurs idées; le
silence profond, la résolution solitaire qu'il faut
pour conspirer, ne sont pas dans leur caractère.
Ils en seraient peut-être plus capables , maintenant
que des traits italiens se sont mêlés à leur natu-
rel; mais l'on ne voit pas d'exemples d'une conju-
ration dans l'histoire de France; Henri III et
Henri IV furent assassinés l'un et l'autre par deux
fanatiques sans complices. La cour, il est vrai,
sous Charles IX , prépara dans l'ombre le massa-
cre de la Saint-Barthélemi ; mais ce fut une reine
italienne qui donna son esprit de ruse et de dissi-
mulation aux instruments dont elle se servit. Les
moyens employés pour accomplir la révolution ne
valaient pas mieux que ceux dont on se sert pour
ourdir une conspiration : en effet, commettre un
crime sur la place publique, ou le combiner dans
son cabinet, c'est être également coupable; mais
il y a la perfidie de moins.
L'assemblée législative renversait la monarchie
avec des sophismes. Ses décrets altéraient le bon
sens et dépravaient la moralité de la nation. Il
fallait une sorte d'hypocrisie politique, encore plus
dangereuse que l'hypocrisie religieuse, pour dé-
truire le trône pièce à pièce, en jurant toutefois
de le maintenir. Aujourd'hui les ministres étaient
accusés; demain la garde du roi était licenciée; un
autre jour l'on accordait des récompenses aux sol-
dats du régiment de Châteauvieux qui s'étaient ré-
voltés contre leurs chefs ; les massacres d'Avignon
trouvaient des défenseurs dans le sein de l'assem-
blée : enfin, soit que l'établissement d'une républi-
que en France parût ou non désirable , il ne pou-
vait y avoir qu'une façon de penser sur le choix
des moyens employés pour y parvenir; et, plus
on était ami de la liberté, plus la conduite du
parti républicain excitait d'indignation au fond de
l'âme.
Ce qu'il importe , avant tout , de considérer dans
les grandes crises politiques , c'est si la révolution
qu'on désire est en harmonie avec l'esprit du temps.
En tâchant d'opérer le retour des anciennes insti-
tutions, c'est-à-dire, en voulant faire reculer la
raison humaine, on enflamme toutes les passions
populaires. Mais si l'on aspire au contraire à fon-
der une république dans un pays qui la veille avait
162
COISSIDERA.TIOINS
tous les défauts et tous les vices que les monar-
chies absolues doivent enfanter, on se voit dans
la nécessité d'opprimer pour affranchir, et de se
souiller ainsi de forfaits, en proclamant le gou-
vernement qui se fonde sur la vertu. Une manière
sûre de ne pas se tromper sur ce que veut la ma-
jorité d'une nation, c'est de ne suivre jamais
qu'une marche légale pour parvenir au but même
que l'on croit le plus utile. Dès qu'on ne se per-
met rien d'immoral , on ne contrarie jamais vio-
lemment le cours des choses.
La guerre des Français , qui fut depuis si bril-
lante , commença par des revers. Les soldats , à
Lille , après leur déroute , massacrèrent leur chef
Théobald Diilon, dont ils soupçonnaient bien à
tort la bonne foi. Ces premiers échecs avaient
rendu la méfiance générale. Aussi l'assemblée lé-
gislative poursuivait-elle sans cesse de dénoncia-
tions les ministres , comme des chevaux rétifs que
les coups d'éperons ne peuvent faire avancer. Le
premier devoir d'un gouvernement, aussi bien
que d'une nation , est sans doute d'assurer son in-
dépendance contre l'envahissement des étrangers.
Mais une position aussi fausse pouvait-elle durer?
Et ne valait-il pas mieux ouvrir les portes de la
France au roi qui voulait en sortir , que de chica-
ner du matin au soir la puissance ou plutôt la fai-
blesse royale, et de traiter le descendant de saint
Louis , captif sur le trône , comme l'oiseau qu'on
attache au sommet d'un arbre, et contre lequel
chacun lance des traits tour à tour ?
L'assemblée législative, lassée de la patience
même de Louis XVl, imagina de lui présenter
deux décrets , auxquels sa conscience et sa sûreté
ne lui permettaient pas de donner sa sanction. Par
le premier, on condamnait à la déportation tout
prêtre qui avait refusé de prêter serment, s'il
était dénoncé par vingt citoyens actifs , c'est-à-dire ,
payant une contribution; et par le second , on ap-
pelait à Paris une légion de Marseillais qu'on avait
décidés à conspirer contre la couronne. Quel dé-
cret cependant , que celui dont les prêtres étaient
les victimes ! On livrait l'existence d'un citoyen à
des dénonciations qui portaient sur ses opinions
présumées. Que craint-on du despotisme, si ce
n'est un te! décret.? Au lieu de vingt citoyens ac-
tifs, il n'y a qu'à supposer des courtisans qui sont
actifs aussi à leur manière, et l'on aura l'histoire
de toutes les lettres de cachet , de tous les exils ,
de tous les empoisonnements que l'on veut em-
pêcher par l'institution du gouvernement libre.
Un généreux mouvement de l'âme décida le roi
à s'exposer à tout plutôt que d'accéder à la pros-
cription des prêtres : il pouvait , en se considérant
comme prisonnier, donner sa sanction à cette loi,
et protester contre elle en secret; mais il ne put
consentir à traiter la religion comme la politique;
et, s'il dissimula comme roi, il fut vrai comme
martyr.
Dès que le veto du roi fut connu, l'on sut de
toutes parts qu'il se préparait une émeute dans les
faubourgs. Le peuple étant devenu despote, le
moindre obstacle à ses volontés l'irritait. On vit
aussi dans cette occasion le terrible inconvénient
de placer l'autorité royale en présence d'une seule
chambre. Le combat entre ces deux pouvoirs
manque d'arbitre, et c'est l'insurrection qui lui
en sert.
Vingt mille hommes de la dernière classe de la
société , armés de piques et de lances , marchèrent
aux Tuileries sans savoir pourquoi; ils étaient
prêts à commettre tous les forfaits , ou pouvaient
être entraînés aux plus belles choses , suivant l'im-
pulsion des événements et des hommes.
Ces vingt mille hommes pénétrèrent dans le pa-
lais du roi ; leurs physionomies étaient empreintes
de cette grossièreté morale et physique dont on
ne peut supporter le dégoût, quelque philanthrope
que l'on soit. Si quelque sentiment vrai les avait
animés , s'ils étaient venus réclamer contre des in-
justices, contre la cherté des grains, contre l'ac-
croissement des impôts, contre les enrôlements
militaires , enfin contre tout ce que le pouvoir et
la richesse peuvent faire souffrir à la misère , les
haillons dont ils étaient revêtus , leurs mains noir-
cies par le travail, la vieillesse prématurée des
femmes , l'abrutissement des enfants , tout aurait
excité de la pitié. Mais leurs affreux jurements en-
tremêlés de cris, leurs gestes menaçants, leurs ins-
truments meurtriers , offraient un spectacle épou-
vantable , et qui pouvait altérer à jamais le respect
que la race humaine doit inspirer.
L'Europe a su comment madame Elisabeth,
sœur du roi , voulut empêcher qu'on ne détrompât
les furieux qui la prenaient pour la reine, et la
menaçaient à ce titre. La reine elle-même devait
être reconnue à l'ardeur avec laquelle elle pressait
ses enfants contre son cœur. Le roi , dans ce jour,
montra toutes les vertus d'un saint. Il n'était déjà
plus temps de se sauver en héros ; le signe hor-
rible du massacre , le bonnet rouge , fut placé sur
sa tête dévouée ; mais rien ne pouvait l'humilier ,
puisque toute sa vie n'était qu'un sacrifice conti-
nuel.
L'assemblée, honteuse de ses auxiliaires , envoya
quelques-uns des députés pour sauver la famille
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
163
royale; et Vergniaud, l'orateur le plus éloquent
peut-être de tous ceux qui se sont fait entendre à
la tribune française , dissipa dans peu d'instants la
populace.
Le général la Fayette , indigné de ce qui se pas-
sait à Paris , quitta son armée pour venir à la barre
de l'assemblée demander justice de l'affreuse jour-
née du 20 juin 1792. Si les girondins alors s'é-
taient réunis à lui et à ses amis , on pouvait peut-
être encore empêcher l'entrée des étrangers , et
rendre au roi l'autorité constitutionnelle qui lui
était due. Mais à l'instant où M. de la Fayette
termina son discours par ces paroles , qu'il lui
convenait si bien de prononcer : « Telles sont les
« représentations que soumet à l'assemblée un
« citoyen auquel on ne saurait du moins disputer
« son amour pour la liberté , >> Guadet , collègue
de Vergniaud, monta rapidement à la tribune, et
se servit avec habileté de la défiance que doit avoir
toute assemblée représentative contre un général
qui se mêle des affaires intérieures. Cependant,
quand il rappelait les souvenirs de Cromwell, dic-
tant au nom de son armée des lois aux représen-
tants de son pays , on savait bien qu'il n'y avait là
ni tyran , ni soldats , mais un citoyen vertueux
qui , bien qu'ami de la république en théorie , ne
pouvait supporter le crime , sous quelque bannière
qu'il prétendît se ranger.
CHz^PITRE Vil.
Anniversaire du i4 juillet, célébré en 1792.
Des adresses de toutes les parties de la France ,
alors sincères , puisqu'il y avait du danger à les
signer, exprimaient le vœu de la grande majorité
des citoyens en faveur du maintien de la constitu-
tion. Quelque imparfaite qu'elle fût, c'était une
monarchie limitée ; et tel a toujours été le vœu des
Français : les factieux ou les soldats ont pu seuls
empêcher qu'il ne prévalût. Si les chefs du parti
populaire avaient pu croire que la nation désirât
véritablement la république , ils n'auraient pas eu
besoin des moyens les plus injustes pour l'établir.
On n'a point recours au despotisme , quand on a
pour soi l'opinion ; et quel despotisme , juste ciel !
que celui qu'on voyait sortir alors des classes de la
société les plus grossières, comme les vapeurs s'é-
lèvent des marais pestilentiels! Marat , dont la
postérité se souviendra peut-être , afin de ratta-
cher à un homme les crimes d'une époque , Marat
se servait chaque jour de son journal , pour mena-
cer des plus affreux supplices la famille royale et
ses défenseurs. Jamais on n'avait vu la parole hu-
maine ainsi dénaturée ; les hurlements des bêtes
féroces pourraient être traduits dans'ce langage.
Paris était divisé en quarante-huit sections , qui
toutes envoyaient des députés à la barre de l'assem-
blée , pour dénoncer les moindres actes comme des
forfaits. Quarante-quatre mille municipalités ren-
fermaient chacune un club de jacobins qui relevait
de celui de Paris , soumis lui-même aux ordres des
faubourgs. Jamais une ville de sept cent mille âmes
ne fut ainsi transformée. L'on entendait de toutes
parts des injures dirigées contre le palais des rois ;
rien ne le défendait plus qu'une sorte de respect
qui servait encore de barrière autour de cette an-
tique demeure ; mais à chaque instant , cette bar-
rière pouvait être franchie, et tout alors était
perdu.
On écrivait des départements qu'on envoyait les
hommes les plus furieux à Paris , pour célébrer
le 14 juillet , et qu'ils n'y venaient que pour massa-
crer le roi et la reine. Le maire de Paris , Péthion,
un froid fanatique , poussant à l'extrême toutes les
idées nouvelles , parce qu'il était plus capable de
les exagérer que de les comprendre ; Péthion , avec
une niaiserie extérieure qu'on prenait pour de la
bonne foi , favorisait toutes les émeutes. Ainsi
l'autorité même se mettait du parti de l'insurrec-
tion. L'administration départementale, en vertu
d'un article constitutionnel , suspendit Péthion de
ses fonctions; les ministres du roi confirmèrent
cet arrêté , mais l'assemblée rétablit le maire dans
sa place , et son ascendant s'accrut par sa disgrâce
momentanée. Un chef populaire ne peut rien dési-
rer de mieux qu'une persécution apparente , suivie
d'un triomphe réel.
Les Marseillais envoyés au Champ de Mars pour
célébrer le 14 juillet portaient écrit sur leurs cha-
peaux déguenillés : Péthion^ ou la Mor^/ Ils pas-
saient devant l'espèce d'estrade sur laquelle était
placée la famille royale, en criant : Vive Péthion!
misérable nom que le mal même qu'il a fait n'a pu
sauver de l'obscurité ! A peine quelques faibles voix
faisaient entendre : Five le roi! comme un dernier
adieu , comme une dernière prière.
L'expression du visage de la reine ne s'effacera
jamais de mon souvenir : ses yeux étaient abîmés
de pleurs ; la splendeur de sa toilette , la dignité
de son maintien, contrastaient avec le cortège
dont elle était environnée. Quelques gardes natio-
naux la séparaient seuls de la populace ; les hom-
mes armés , rassemblés dans le Champ de Mars ,
avaient plus l'air d'être réunis pour une émeute
que pour une fête. Le roi se rendit à pied , du pa-
villon sous lequel il était , jusqu'à l'autel élevé à
164
CONSIDERÂTIOINS
l'extrémité du Champ de Mars. C'est là qu'il devait
prêter serment pour la seconde fois à la constitu-
tion, dont les débris allaient écraser le trône.
Quelques enfants suivaient le roi en l'applaudis-
sant; ces enfants ne savaient pas encore de quel
forfait leurs pères étaient prêts à se souiller.
Il fallait le caractère de Louis XVI, ce caractère
de martyr qu'il n'a jamais démenti , pour supporter
ainsi une pareille situation. Sa manière de marcher,
sa contenance , avaient quelque chose de particu-
lier ; dans d'autres occasions , on aurait pu lui sou-
haiter plus de grandeur; mais il suffisait, dans ce
moment, de rester en tout le même pour paraître
sublime. Je suivis de loin sa tête poudrée au milieu
de ces têtes à cheveux noirs; son habit, encore
brodé comme jadis, ressortait à côté du costume
des gens du peuple qui se pressaient autour de lui.
Quand il monta les degrés de l'autel , on crut voir
la victime sainte , s'offrant volontairement en sa-
crifice. Il redescendit ; et , traversant de nouveau
les rangs en désordre, il revint s'asseoir auprès de
la reine et de ses enfants. Depuis ce jour le peuple
ne l'a plus i-evu que sur l'échafaud.
CHAPITRE VIII.
Manifeste du duc de Brimswick.
On a beaucoup dit que les termes dans lesquels
le manifeste du duc de Brunswick était conçu ont
été l'une des principales causes du soulèvement de
la nation française contre les alliés en 1792. Je ne
le crois pas : les deux premiers articles de ce ma-
nifeste contenaient ce que la plupart des écrits de
ce genre , depuis la révolution , ont renfermé ;
c'est-à-dire, que les puissances étrangères ne fe-
raient point de conquête sur la France , et qu'elles
ne voulaient point s'immiscer dans le gouverne-
ment intérieur du pays. A ces deux promesses , qui
sont rarement tenues , on ajoutait , il est vrai , la
menace de traiter en rebelles ceux des gardes na-
tionaux qui seraient trouvés les armes à la main ;
comme si, dans aucun cas, une nation pouvait
être coupable en défendant son territoire! mais,
quand même le manifeste eût été plus sagement
rédigé , il n'aurait point affaibli alors l'esprit pu-
blic des Français. On sait bien que toute puissance
armée désire la victoire , et ne demande pas mieux
que de diminuer les obstacles qu'elle doit rencon-
trer pour l'obtenir. Aussi les proclamations des
étrangers, adressées aux nations contre lesquelles
ils combattent , se réduisent-elles toutes à dire :
Ne nous résistez pas ; et la réponse des peuples
fiers doit être : Nous vous résisterons.
Les amis de la liberté, dans cette circonstance,
étaient, comme ils le seront toujours , opposés aux
étrangers; mais ils ne pouvaient pas se dissimuler
non plus qu'on avait mis le roi dans une situation
qui le réduisait à désirer le secours des coalisés.
Quelles ressources pouvait-il alors rester aux pa-
triotes vertueux.?
M. de la Fayette fit proposer à la famille royale
de venir se réfugier à Compiègne , dans son armée.
C'était le parti le meilleur et le plus sûr ; mais les
personnes qui avaient la confiance du roi et de la
reine haïssaient M. de la Fayette autant que s'il
eût été un jacobin forcené. Les aristocrates de ce
temps-là aimaient mieux tout risquer pour obtenir
le rétablissement de l'ancien régime , que d'accep-
ter un secours efficace, à la condition d'adopter
sincèrement les principes de la révolution , c'est-à-
dire , le gouvernement représentatif. L'offre de
M. de la Fayette fut donc refusée, et le roi se
soumit au terrible hasard d'attendre à Paris les
troupes allemandes.
Les royalistes , qui sont sujets à toute l'impru-
dence de l'espoir, se persuadèrent que les défaites
des armées françaises feraient une telle peur au
peuple de Paris, qu'il deviendrait doux et soumis
dès qu'il les apprendrait. La grande erreur des
hommes passionnés en politique, c'est d'attribuer
tous les genres de vices et de bassesses à leurs
adversaires. Il faut savoir apprécier à quelques
égards ceux qu'on hait , et ceux même qu'on mé-
prise; car nul homme, et surtout nulle masse
d'hommes , n'a jamais entièrement abdiqué tout
sentiment moral. Ces jacobins furieux, capables
alors de tous les forfaits, -avaient pourtant de l'é-
nergie; et c'est à l'aide de cette qualité qu'ils ont
triomphé de tant d'armées étrangères.
CHAPITRE IX.
Révolution du 10 août 1792. Renversement de la
monarchie.
L'opinion publique se montre toujours , même
au milieu des factions qui l'oppriment. Une seule
révolution, celle de 1789, a été faite par la puis-
sance de cette opinion; mais, depuis cette année,
presque aucune des crises qui ont eu lieu en France
n'a été désirée par la nation.
Quatre jours avant le 10 août, on voulut porter
dans l'assemblée un décret d'accusation contre
M. de la Fayette, et quatre cent vingt-quatre voix,
sur six cent soixante-dix , l'acquittèrent. Le vœu
de cette majorité n'était certainement pas pour la.
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
165
révolution qui se préparait. La déchéance du roi
fui demandée; l'assemblée la rejeta : mais la mi-
norité , qui la voulait , eut recours au peuple pour
l'obtenir.
Le parti des constitutionnels était néanmoins
toujours le plus nombreux; et si, d'une part, les
nobles n'étaient pas sortis de France, et que, de
l'autre, les royalistes qui entouraient le roi se
fussent réconciliés franchement avec les amis de la
liberté, on aurait pu sauver encore la France et
le trône. Ce n'est ni la première ni la dernière fois
que nous avons été et que nous serons appelés,
dans le cours de cet ouvrage , à montrer que le
bien ne peut s'opérer en France que par la réu-
nion sincère des royalistes de l'ancien régime avec
les royalistes constitutionnels. Mais dans ce mot
de sincère, que d'idées sont renfermées !
Les constitutionnels avaient en vain demandé
la permission d'entrer dans le palais du roi pour
le défendre. Les invincibles préjugés des courti-
sans les en avaient écartés. Incapables cependant,
malgré le refus qu'on leur faisait subir , de se ral-
lier au parti contraire, ils erraient autour du châ-
teau , s'exposant à se faire massacrer pour se con-
soler de ne pouvoir se battre. De ce nombre étaient
RDL de Lajly, Narbonne, la Tour du Pin Gouver-
net, Castellane, Montmorency, et plusieurs autres
encore, dont les noms ont reparu dans toutes les
circonstances honorables.
Avant minuit, le 9 août, les quarante-huit toc-
sins des sections de Paris commencèrent à se faire
entendre, et toute la nuit ce son monotone, lugu-
bre et rapide , ne cessa pas un instant. J'étais à
ma fenêtre avec quelques-uns de mes amis, et, de
quart d'heure en quart d'heure, la patrouille vo-
lontaire des constitutionnels nous envoyait des
nouvelles. On nous disait que les faubourgs s'avan-
çaient , ayant à leur tête Santerre le brasseur, et
Westerniann, militaire, qui depuis s'est battu con-
tre la Vendée. Personne ne pouvait prévoir ce qui
arriverait le lendemain, et nul ne s'attendait alors
à vivre au delà d'un jour. Il y eut néanmoins quel-
ques moments d'espoir pendant cette nuit effroya-
ble; on se flatta, je ne sais pourquoi, peut-être
seulement parce qu'on avait épuisé la crainte.
Tout à coup , à sept heures , le bruit affreux du
canon des faubourgs se fait entendre; et, dans la
première attaque , les gardes suisses furent vain-
queurs. Le peuple fuyait dans les rues avec au-
tant d'effroi qu'il avait eu de fureur. Il faut le
dire , le roi devait alors se mettre à la tête des
troupes , et combattre ses ennemis. La reine fut
de cet avis , et le conseil courageux qu'elle donna
dans cette circonstance à son époux , l'honore et
la recommande à la postérité.
Plusieurs bataillons de la garde nationale , entre
autres celui des Filles-Saint-Thomas, étaient pleins
d'ardeur et de zèle ; mais le roi , en quittant les
Tuileries, ne pouvait plus compter sur cet enthou-
siasme qui fait la force des citoyens armés.
Beaucoup de républicains pensent que si Louis XVI
eût triomphé le 10 août, les étrangers seraient ar-
rivés à Paris , et y auraient rétabli l'ancien despo-
tisme , devenu plus odieux encore par le moyen
même dont il aurait tenu sa force. Il est possible
que les choses fussent arrivées à cette extrémité ;
mais qui les y avait conduites ? L'on peut tou-
jours, dans les troubles civils, rendre un crime
politiquement utile; mais c'est par les crimes pré-
cédents qu'on parvient à créer cette infernale né-
cessité.
On vint me dire que tous mes amis, qui faisaient
la garde en dehors du château, avaient été saisis
et massacrés. Je sortis à l'instant pour en savoir
des nouvelles ; le cocher qui me conduisait fut ar-
rêté sur le pont par des hommes qui , silencieuse-
ment, lui faisaient signe qu'on égorgeait de l'au-
tre côté. Après deux heures d'inutiles efforts pour
passer, j'appris que tous ceux (jui m'intéressaient
vivaient encore , mais que la plupart d'entre eux
étaient contraints à se cacher, pour éviter les
proscriptions dont ils étaient menacés. Lorsque
j'allais les voir le soir, à pied, dans les maisons
obscures oiî ils avaient pu trouver asile, je ren-
contrais des hommes armés couchés devant les
portes, assoupis par l'ivresse, et ne se réveillant
à demi que pour prononcer des jurements exécra-
bles. Plusieurs femmes du peuple étaient aussi
dans le même état , et leurs vociférations avaient
quelque chose de plus odieux encore. Dès qu'on
apercevait une patrouille destinée à maintenir l'or-
dre, les honnêtes gens fuyaient pour l'éviter; car,
ce qu'on appelait maintenir l'ordre, c'était contri-
buer au triomphe des assassins , et les préserver
de tout obstacle.
CHAPITRE X.
Anecdotes particulières.
L'on ne peut se résoudre à continuer de tels ta-
bleaux. Encore le 10 août semblait-il avoir pour
but de s'emparer du gouvernement , afin de diri-
ger tous ses moyens contre l'invasion des étran-
gers; mais les massacres qui eurent lieu vingt-
deux jours après le renversement du trône, n'étaient
qu'une débauche de forfaits. On a prétendu que la
166
CONSIDERATIONS
terreur qu'on éprouvait à Paris , et dans toute la
France, avait décidé les Français à se réfugier
dans les camps. Singulier moyen que la peur, pour
recruter une armée ! JVIais une telle supposition
est une offense faite à la nation. Je tâcherai de
montrer, dans le chapitre suivant , que c'est mal-
gré le crime , et non par son affreux secours , que
les Français ont repoussé les étrangers qui vou-
laient leur imposer la loi.
A des criminels succédaient des criminels plus
détestables encore. Les vrais républicains ne res-
tèrent pas un jour les maîtres après le 10 août.
Dès que le trône qu'ils attaquaient fut renversé ,
ils eurent à se défendre eux-mêmes ; ils n'avaient
montré que trop de condescendance envers les
horribles instruments dont on s'était servi pour
établir la république; mais les jacobins étaient
bien sûrs de finir par les épouvanter de leur pro-
pre idole, à force de forfaits; et l'on eût dit que
les scélérats les plus intrépides en fait de crimes
essayaient la tête de Méduse sur les différents
chefs de parti, afin de se débarrasser de tous ceux
qui n'en pouvaient supporter l'aspect.
Les détails de ces horribles massacres repous-
sent l'imagination, et ne fournissent rien à la pen-
sée. Je m'en tiendrai donc à raconter ce que j'ai
vu moi-même à cette époque ; peut-être est-ce la
meilleure manière d'en donner une idée.
Pendant l'intervalle du 10 août au 2 septembre,
de nouvelles arrestations avaient eu lieu à chaque
instant. Les prisons étaient combles ; toutes les
adresses du peuple qui , depuis trois ans , annon-
çaient d'avance ce que les chefs de parti avaient
résolu, demandaient la punition des traîtres ; et ce
nom s'étendait aux classes comme aux individus ,
aux talents comme à la fortune , à l'habit comme
aux opinions ; enfin , à tout ce que les lois protè-
gent, et que l'on voulait anéantir.
Les troupes des Autrichiens et des Prussiens
avaient déjà passé la frontière, et l'on répétait de
toutes parts que si les étrangers avançaient, tous
les honnêtes gens de Paris seraient massacrés.
Plusieurs de mes amis, MM. de Narbonne, Mont-
morency, Baumets, étaient personnellement me-
nacés, et chacun d'eux se tenait caché dans la
maison de quelque bourgeois. Mais il fallait cha-
que jour changer de demeure, parce que la peur
prenait à ceux qui donnaient un asile. On ne vou-
lut pas d'abord se servir de ma maison, parce
qu'on craignait qu'elle n'attirât l'attention; mais
d'un autre côté , il me semblait qu'étant celle d'un
ambassadeur, et portant sur la porte le nom d'hô-
tel de Suède, elle pourrait être respectée, quoi-
que M. de Staël fût absent. Enfin , il n'y eut plus
à délibérer, quand on ne trouva plus personne qui
osât recevoir les proscrits. Deux d'entre eux vin-
rent chez moi ; je ne mis dans ma confidence qu'un
de mes gens dont j'étais sûre. J'enfermai mes
amis dans la chambre la plus reculée , et je passais
la nuit dans les appartements qui donnaient sur la
rue , redoutant à chaque instant ce qu'on appelait
les visites domiciliaires.
Un matin , un de mes domestiques , dont je me
défiais, vint me dire que l'on avait affiché, au
coin de ma rue, le signalement et la dénonciation
de M. de Narbonne : c'était l'une des personnes
cachées chez moi. Je crus que cet homme voulait
pénétrer mon secret en m'effrayant , mais il me
racontait le fait tout simplement. Peu de temps
après , la redoutable visite domiciliaire se fit dans
ma maison. M. de Narbonne, étant mis hors, la
loi, périssait le même jour, s'il était découvert;
et quelques précautions que j'eusse prises , je sa-
vais bien que si la recherche était exactement
faite , il ne pouvait j échapper. Il fallait donc , à
tout prix, empêcher cette recherche ; je rassemblai
mes forces , et j'ai senti, dans cette circonstance,
qu'on peut toujours dominer son émotion , quel-
que violente qu'elle soit, quand on sait qu'elle
expose la vie d'un autre.
On avait envoyé, pour s'emparer des proscrits,
dans toutes les maisons de Paris, des commissaires
de la classe la plus subalterne; et, pendant qu'ils
faisaient leurs visites , des postes militaires gar-
daient les deux extrémités de la rue pour empê-
cher que personne ne s'échappât. Je commençai
par effrayer , autant que je pus , ces hommes , sur
la violation du droit des gens qu'ils commettaient
en visitant la maison d'un ambassadeur; et, comme
ils ne savaient pas trop bien la géographie , je leur
persuadai que la Suède était une puissance qui
pouvait les menacer d'une attaque immédiate,
parce qu'elle était frontière de la France. Vingt
ans après, chose inouïe, cela s'est trouvé vrai; car
Lub(ick et la Poméranie suédoise étaient au pou-
voir des Français.
Les gens du peuple sont prenables tout de suite
ou jamais : il n'y a presque 'point de gradations ni
dans leurs sentiments, ni dans leurs idées. Je m'a-
perçus donc que mes raisonnements leur faisaient
impression, et j'eus le courage, avec la mort dans
le cœur, de leur faire des plaisanteries sur l'injus-
tice de leurs soupçons. Rien n'est plus agréable
aux hommes de cette classe que des plaisanteries ;
car, dans l'excès de leur fureur contre les nobles,
ils ont du plaisir à être traités par eux comme des
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
167
égaux. Je les reconduisis ainsi jusqu'à la porte, et
je bénis Dieu de la force extraordinaire qu'il m'a-
vait prêtée dans cet instant ; néanmoins cette si-
tuation ne pouvait se prolonger, et le moindre
hasard suffisait pour perdre un proscrit qui était
très -connu par son ministère récent.
Un Hanovrien généreux et spirituel , le docteur
Bollmann, qui, depuis, s'est exjjosé pour délivrer
M. de la Fayette des prisons d'Autriche, apprit
mon anxiété, et m'offrit, sans autre motif que
l'enthousiasme de la bonté, de conduire M. de War-
bonne en Angleterre, en lui donnant le passe-port
d'un de ses amis. Rien n'était plus hardi que cette
action ; car , si un étranger , quel qu'il fût , avait
été pris emmenant un proscrit sous un nom sup-
posé , il eilt été condamné à mort. Le courage du
docteur Bollmann ne se démentit ni dans la vo-
lonté ni dans l'exécution, et quatre jours après son
départ, M. de Narbonne était à Londres.
On m'avait accordé des passe-ports pour me ren-
dre en Suisse ; mais il était si triste de se mettre
en sûreté toute seule, quand on laissait encore
tant d'amis en danger, que je retardais de jour en
jour pour savoir ce que chacun d'eux était devenu.
On vint me dire, le 31 août, que M. de Jaucourt,
député à l'assemblée législative , et M. de Lally-
Tollendal , venaient d'être conduits tous les deux
à l'Abbaye , et l'on savait déjà qu'on n'envoyait
dans cette prison que ceux qu'on voulait livrer aux
assassins. Le beau talent de M. de Lally lui servit
d'égide d'une façon singulière. Il fit le plaidoyer
d'un de ses camarades de prison , traduit devant
le tribunal avant le massacre ; le prisonnier fut
acquitté, et chacun sut qu'il le devait à l'éloquence
de Lally. M. de Condorcet admirait son rare ta-
lent, et s'employa pour le sauver ; d'ailleurs, M. de
Lally trouvait une protection efficace dans l'inté-
rêt de l'ambassadeur d'Angleterre, qui était encore
à Paris à cette époque \ M. de Jaucourt n'avait
pas le même appui : je me fis montrer la liste de
tous les membres de la commune de Paris , alors
maîtres de la ville; je ne les connaissais que par
leur terrible réputation , et je cherchais au hasard
un motif pour déterminer mon choix. Je me rap-
pelai tout à coup que Mamiel , l'un d'entre eux , se
mêlait de littérature, et qu'il venait de publier des
Lettres de Mirabeau avec une préface , bien mau-
vaise, il est vrai, mais dans laquelle cependant on
remarquait la bonne volonté de montrer de l'es-
prit. Je me persuadai qu'aimer les applaudisse-
' Lady Sutherland, à présent marquise de Stafford, alors
ambassadrice d'Angleterre, prodigua, dans ces temps af-
freux, les soins les plus dévoués à la famille royale.
ments pouvait rendre accessible de quelque ma-
nière aux sollicitations ; ce fut donc à Manuel que
j'écrivis pour lui demander une audience. Il me
l'assigna pour le lendemain, chez lui, à sept heures
du matin ; c'était une heure un peu démocratique,
mais certes j'y fus exacte. J'arrivai avant qu'il fût
levé , je l'attendis dans son cabinet , et je vis son
portrait, à lui-même, placé sur son propre bureau;
cela me fit espérer que, du moins, il était un peu
prenable par la vanité. Il entra, et je dois lui ren-
dre la justice que ce fut par les bons sentiments
que je parvins à l'ébranler.
Je lui peignis les vicissitudes effrayantes de la
popularité, dont on pouvait lui citer des exem-
ples chaque jour. « Dans six mois, lui dis-je , vous
« n'aurez peut-être plus de pouvoir (avant six mois
« il périt sur l'échafaud). Sauvez M. de Lally et
« M. de Jaucourt; réservez-vous un souvenir doux
« et consolant pour l'époque où vous serez peut-
« être proscrit à votre tour. » Manuel était un
homme remuable, entraîné par ses passions, mais
capable de mouvements honnêtes ; car c'est pour
avoir défendu le roi qu'il fut condamné à mort. Il
m'écrivit, le 1" septembre, que M. de Condorcet
avait obtenu la liberté de M. de Lally, et qu'à ma
prière il venait de faire mettre M. de Jaucourt en
liberté. Heureuse d'avoir sauvé la vie d'un homme
aussi estimable, je résolus de partir le lendemain,
mais je m'engageai à prendre, hors de la barrière,
l'abbé de Montesquiou aussi proscrit , et à le con-
duire, déguisé en domestique, jusqu'en Suisse ; pour
que le changement fût plus facile et plus sûr , je
donnai à l'un de ses gens le passe- port d'un des
miens , et nous convînmes de la place oîi je trou-
verais l'abbé de Montesquiou sur le grand chemin.
Il était donc impossible de manquer à ce rendez-
vous , dont l'heure et le lieu étaient fixés, sans ex-
poser celui qui m'attendait à faire naître les soup-
çons des patrouilles qui parcouraient les grandes
routes.
La nouvelle de la prise de Longwy et de Verdun
était arrivée le matin du 2 septembre. On enten-
dait de nouveau , de toutes parts , cet effrayant
tocsin, dont le souvenir n'était que trop gravé
dans mon âme par la nuit du 10 août. On voulut
m'empêcher de partir; mais pouvais -je compro-
mettre la sûreté d'un homme qui s'était alors con-
fié à moi ?
J'avais des passe -ports très en règle , et je me
figurais que le mieux serait de sortir en berline à
six chevaux , avec mes gens en grande livrée. Il
me semblait qu'en me voyant dans cet apparat, on
me croirait le droit de partir , et qu'on me laisse-
12
168
CONSIDERATIONS
rait passer. C'était très-mal combiné ; car, ce qu'il
faut avant tout dans de tels moments , c'est de ne
pas frapper l'imagination du peuple, et la plus
mauvaise chaise de poste m'aurait conduite plus
Bîîrement. A peine ma voiture avait-elle fait quatre
pas , qu'au bruit des fouets des postillons un es-
saim de vieilles femmes, sorties de l'enfer, se jet-
tent sur mes chevaux, et crient qu'on doit m'arrê-
ter, que j'emporte avec moi l'or de la nation , que
je vais rejoindre les ennemis, que sais-je? mille
autres injures plus absurdes encore. Ces femmes
attirent la foule à l'instant , et des gens du peuple,
avec des physionomies féroces, se saisissent de
mes postillons , et leur ordonnent de me mener à
l'assemblée de la section du quartier oii je demeu-
rais (le faubourg Saint -Germain). En descendant
de voiture , j'eus le temps de dire tout bas au do-
mestique de l'abbé de Montesquiou de s'en aller,
et d'avertir son maître.
J'entrai dans cette assemblée, dont les délibéra-
tions avaient l'air d'une insurrection en perma-
nence. Celui qui se disait le président me déclara
que j'étais dénoncée comme voulant emmener avec
moi des proscrits , et qu'on allait examiner _mes
gens. Il trouva qu'il en manquait un désigné sur
mon passe-port (c'était celui que j'avais renvoyé) ;
et, en conséquence de cette erreur, il exigea que je
fusse conduite par un gendarme à l'Hôtel de ville.
Rien n'était plus effrayant qu'un tel ordre; il fal-
lait traverser la moitié de Paris, et descendre sur
la place de Grève, en face de l'Hôtel de ville : or ,
c'était sur les degrés mêmes de l'escalier de cet
hôtel que plusieurs personnes avaient été massa-
crées, le 10 août; aucune femme n'avait encore
péri, mais le lendemain la princesse de Lamballe
fut assassinée par le peuple , dont la fureur était
déjà telle que tous les yeux semblaient demander
du sang.
.Te fus trois heures à me rendre du faubourg
Saint-Germain à l'Hôtel de ville : on me conduisit
au pas , à travers une foule immense qui m'assail-
lait par des cris de mort; ce n'était pas moi qu'on
injuriait, à peine alors me connaissait -on; mais
une grande voiture et des habits galonnés repré-
sentaient aux yeux du peuple ceux qu'il devait
massacrer. Ne sachant pas encore combien dans
les révolutions l'homme devient inhumain, je m'a-
dressai deux ou trois fois aux gendarmes, qui pas-
saient près de ma voiture, pour leur demander du
secours, et ils me répondirent par les gestes les
plus dédaigneux et les plus menaçants. J'étais
grosse, et cela ne les désarmait pas; tout au con-
traire, ils étaient d'autant plus irrités qu'ils se
sentaient plus coupables : néanmoins le gendarme
qu'on avait mis dans ma voiture , n'étant point
animé par ses camarades , se laissa toucher par
ma situation , et il me promit de me défendre au
péril de sa vie. Le moment le plus dangereux de-
vait être à la place de Grève : mais j'eus le temps
de m'y préparer d'avance, et les figures dont j'étais
entourée avaient une expression si méchante , que
l'aversion qu'elles m'inspiraient me donnait plus
de force.
Je sortis de ma voiture au milieu d'une multi;
tude armée, et je m'avançai sous une voûte de
piques. Comme je montais l'escalier, également
hérissé de lances , un homme dirigea contre moi
celle qu'il tenait dans sa main. Mon gendarme
m'en garantit avec son sabre ; si j'étais tombée dans
cet instant, c'en était fait de ma vie : car il est de
la nature du peuple de respecter ce qui est encore
debout; mais, quand la victime est déjà frappée,
il l'achève.
J'arrivai donc enfin à cette commune présidée
par Robespierre, et je respirai , parce que j'échap-
pais à la populace : quel protecteur cependant que
Robespierre ! CoUot d'Herbois et Billaud-Varennes
lui servaient de secrétaires, et ce dernier avait
conservé sa barbe depuis quinze jours, pour se
mettre plus sûrement à l'abri de tout soupçon
d'aristocratie. La salle était comble de gens du
peuple ; les femmes, les enfants, les hommes criaient
de toutes leurs forces : Fîve la nation! Le bureau
de la commune , étant un peu élevé , permettait à
ceux qui s'y trouvaient placés de se parler. On m'y
avait fait asseoir ; et , pendant que je reprenais mes
sens, le bailU de Virieu, envoyé de Parme, qui
avait été arrêté en même temps que moi , se leva
pour déclarer qu'il ne me connaissait pas ; que mon
affaire, quelle qu'elle fût, n'avait aucun rapport
avec la sienne , et qu'on ne devait pas nous con-
fondre ensemble. Le manque de chevalerie du
pauvre homme me déplut , et cela m'inspira un dé-
sir d'autant plus vif de m'être utile à moi-même ,
puisqu'il ne paraissait pas que le bailli de Virieu
eût envie de m'en épargner le soin. Je me levai
donc , et je représentai le droit que j'avais de partir,
comme ambassadrice de Suède , et les passe-ports
qu'on m'avait donnés en conséquence de ce droit.
Dans ce moment Manuel arriva : il fut très-étonné
de me voir dans une si triste position ; et, répondant
aussitôt de moi jusqu'à ce que la commune eût
décidé de mon sort , il me fit quitter cette terrible
place , et m'enferma avec ma femme de chambre
dans son cabinet.
Nous restâmes là six heures à l'attendre , mou-
SUR LÀ REVOLUTION FRiNÇilSE.
169
rant de faim , de soif et de peur. La fenêtre de
l'appartement de Manuel donnait sur la place de
Grève, et nous voyions les assassins revenir des
prisons avec les bras nus et sanglants, et poussant
des cris horribles.
Ma voiture chargée était restée au milieu de la
place , et le peuple se préparait à la piller , lorsque
j'aperçus un grand homme en habit de garde na-
tional, qui monta sur le siège, et défendit à la
populace de rien dérober. Il passa deux heures à
défendre mes bagages , et je ne pouvais concevoir
comment un si mince intérêt l'occupait , au milieu
de circonstances si effroyables. Le soir cet homme
entra dans la chambre oh l'on me tenait renfermée,
accompagnant Manuel. C'était le brasseur Santerre,
si cruellement connu depuis; il avait été plusieurs
fois témoin et distributeur, dans le faubourg Saint-
Antoine , où il demeurait , des approvisionnements
de blé envoyés par mon père dans les temps de
disette, et il en conservait de la reconnaissance.
D'ailleurs ne voulant pas, comme il l'aurait dû en
sa qualité de commandant, courir au secours des
prisonniers, garder ma voiture lui servait de pré-
texte. Il voulut s'en vanter auprès de moi , mais je
ne pus m'empêcher de lui rappeler ce qu'il devait
faire dans un pareil moment. Dès que Manuel me
revit , il s'écria avec beaucoup d'émotion : Jh ! que
je suis bien aise d'avoir mis hier vos deux amis
en liberté! En effet, il souffrait amèrement des
assassinats qui venaient de se commettre, mais il
n'avait déjà plus le pouvoir de s'y opposer. L'abîme
s'entr'ouvrait derrière les pas de chaque homme
qui acquérait de l'autorité; et, dès qu'il reculait,
il y tombait.
Manuel, à la nuit, me ramena chez moi dans
ma voiture; il aurait craint de se dépopulariser en
me conduisant de jour. Les réverbères n'étaient
point allumés dans les rues , mais on rencontrait
beaucoup d'hommes avec des flambeaux dont la
hieur causait plus d'effroi que l'obscurité même.
Souvent on arrêtait Manuel pour lui demander qui
il était ; mais , quand il répondait , le procureur de
la commune, cette dignité révolutionnaire était
respectueusement saluée.
Arrivée chez moi , Manuel me dit qu'on m'expé-
dierait un nouveau passe-port, sans qu'il me fût
permis d'emmener aucune autre personne pour
] me suivre que ma femme de chambre. Un gen-
darme devait me conduire jusqu'à la frontière. Le
lendemain Tallien, le même qui délivra vingt mois
après la France de Robespierre , au 9 thermidor ,
vint chez moi , chargé par la commune de m'ac-
compagner jusqu'à la barrière. A chaque instant
on apprenait de nouveaux massacres. Plusieurs
personnes, très-compromises alors, étaient dans
ma chambre ; je priai Tallien de ne pas les nommer;
il s'y engagea et tint sa promesse. Je montai dans
ma voiture avec lui , et nous nous quittâmes sans
avoir pu nous dire mutuellement notre pensée ; la
circonstance glaçait Fa parole sur les lèvres.
Je rencontrai encore dans les environs de Paris
quelques difficultés dont je me tirai; mais en
s'éloignant de la capitale, le flot de la tempête
semblait s'apaiser, et dans les montagnes du Jura
rien ne rappelait l'agitation épouvantable dont
Paris était le théâtre. Cependant on entendait dire
partout aux Français qu'ils voulaient repousser
les étrangers. Je l'avouerai, dans cet instant je ne
voyais d'étrangers que les assassins, sous les
poignards desquels j'avais laissé mes amis , la fa-
mille royale , et tous les honnêtes gens de France,
CHAPITRE XI.
Les étrangers repoussés de France en 1792.
Les prisonniers d'Orléans avaient subi le sort
des prisonniers de Paris, les prêtres avaient été
massacrés au pied des autels, la famille royale
était captive au Temple; M. de la Fayette, fidèle
au vœu durable de la nation, la monarchie consti-
tutionnelle, avait quitté son armée plutôt que de
faire un serment contraire à celui qu'il venait de
prêter au roi. Une convention nationale était con-
voquée , et la république fut proclamée en présence
des rois victorieux, dont les armées n'étaient qu'à
quarante lieues de Paris. Cependant la plupart des
officiers français étaient émigrés ; ce qu'il restait
de troupes n'avait jamais fait la guerre, et l'admi-
nistration était dans un état affreux- Il y avait de
la grandeur dans une telle résolution , prise au
milieu des plus grands périls; bientôt elle fit re-
vivre dans tous les cœurs l'intérêt que l'on prenait
à la nation française; et si, rentrés dans leurs
foyers , les guerriers vainqueurs eussent renversé
les révolutionnaires, encore une fois la cause de
la France était gagnée.
Le général Dumourier montra , dans cette pre-
mière campagne de 1792 , un talent qu'on ne peut
oublier. Il sut mettre en œuvre avec habileté la
force militaire, qui, fondée par le patriotisme,
a depuis servi l'ambition. A travers les horreurs
dont cette époque était souillée, l'esprit public
de 1792 avait quelque chose de vraiment admirable.
Les citoyens, devenus soldats, se dévouaient à
leur pays; et les calculs personnels, l'amour de
l'argent et du pouvoir, n'entraient pour rien encore
12.
17Ô
CONSIDERATIONS
dans les efforts des armées françaises. Aussi l'Eu-
rope elle-même éprouva-t-elle une sorte de res-
pect pour la résistance inattendue qu'elle rencontra.
Bientôt après, la fureur du crime s'empara du parti
dominateur; et, depuis, tous les vices ont succédé
à tous les forfaits : triste amélioration pour l'es-
pèce humaine !
CHAPITRE XII.
Procès de Louis XVI.
Quel sujet! il a été traité tant de fois, que je ne
me permets ici de retracer qu'un petit nombre
d'observations particulières.
Au mois d'octobre 1792, avant que l'horrible
procès du roi fût commencé , avant que Louis XVI
eût nommé ses défenseurs, M. Necker se présenta
pour être chargé de cette noble et périlleuse fonc-
tion. Il publia un mémoire que la postérité recueil-
lera comme un des témoignages les plus vrais et
les plus désintéressés qu'on pût rendre en faveur
du vertueux monarque jeté dans les fers '. M. de
Malesherbes fut choisi par le roi pour son avocat
auprès de la convention nationale. L'affreuse mort
de cet homme admirable et de sa famille l'emporte
Bur tout autre souvenir ; mais la haute raison et
la sincère éloquence de l'écrit de M. Necker pour
la défense du roi doivent en faire un document de
l'histoire.
On ne pouvait nier que Louis XYI , depuis son
départ pour Varennes , ne se fût considéré comme
captif, et en conséquence il n'avait rien fait pour
seconder l'établissement d'une constitution que les
plus sincères efforts n'auraient peut-être pu main-
tenir. Mais avec quelle délicatesse M. Necker, qui
croyait toujours à la force de la vérité, ne la pré-
sente-t-il pas dans cette circonstance !
«Les hommes attentifs, les hommes justes
« admireront dans le roi la patience et la modé-
« ration qu'il a montrées , lorsque tout changeait
« autour de lui , et lorsqu'il était exposé sans cesse
« à tous les genres d'insultes ; mais s'il eût fait
« des fautes, s'il eût méconnu dans quelques points
« ses nouvelles obligations , ne serait-ce pas à la
« nouvelle forme du gouvernement qu'il faudrait
« s'en prendre.' Ne serait-ce pas à cette constitu-
« tion , où un monarque n'était rien qu'en appa-
« rence ; où la royauté même se trouvait hors de
«place; où le chef du pouvoir exécutif ne pouvait
« discerner ni ce qu'il était, ni ce qu'il devait être;
' L'on séquestra la fortune de M. Necker en France, à
compter du jour même où parut son mémoire justilicatif de
Louis XVI.
OÙ il était trompé jusque par les mots , et par les
divers sens qu'on pouvait leur donner; où il
était roi sans aucun ascendant; où il occupait le
trône sans jouir d'aucun respect; où il semblait
en possession du droit de commander, sans avoir
le moyen de se faire obéir ; où il était successi-
ment, et selon le libre arbitre d'une seule as-
semblée délibérante , tantôt un simple fonction-
naire public, et tantôt le représentant héréditaire
de la nation ? Comment pourrait-on exiger d'un
monarque, mis tout à coup dans les liens d'un
système politique aussi obscur que bizarre, et
finalement proscrit par les députés de la nation
eux-mêmes ; comment pourrait-on exiger de lui
d'être seul conséquent au milieu de la variation
continuelle des idées? Et ne serait-ce pas une
injustice extrême de juger un monarque sur tous
ses projets, sur toutes ses pensées , dans le cours
d'une révolution tellement extraordinaire, qu'il
aurait eu besoin d'être en accord parfait, non-
seulement avec les choses connues , mais encore
avec toutes celles dont on aurait vainement es-
sayé de se former d'avance une juste idée? »
M. Necker retrace ensuite dans son mémoire les
bienfaits du règne de Louis XVI , avant la révolu-
tion; les restes de la servitude abolis, la question
préparatoire interdite, la corvée supprimée, les
administrations provinciales établies , les états gé-
néraux convoqués. « N'est-ce pas Louis XVI, dit-
il , qui , en s'occupant sans cesse de l'améliora-
tion des prisons et des hôpitaux, a porté les
regards d'un père tendre et d'un ami pitoyable
dans les asiles de la misère et dans les réduits de
l'infortune ou de l'erreur? N'est-ce pas lui qui,
seul peut-être avec saint Louis , entre tous les
chefs de l'empire français, a donné le rare exem-
ple de la pureté des mœurs ? Ne lui accordera-t-on
pas encore le mérite particulier d'avoir été reli-
gieux sans superstition , et scrupuleux sans in-
tolérance? Et n'est-ce pas de lui qu'une partie
« des habitants de la France (les protestants) , per-
sécutés sous tant de règnes, ont reçu non-seu- -
lement une sauvegarde légale, mais encore un \
état civil qui les admettait au pai'tage de tous les '
!< avantages de l'ordre social? Ces bienfaits sont !
dans le temps passé ; mais la vertu de la recon-
naissance s'applique-t-elle à d'autres époques, à
d'autres portions de la vie? »
On est encore plus frappé du manque d'égards ■
envers Louis XVI, dans le cours de son procès, i
que de sa condamnation même. Quand le président
de la convention dit à celui qui fut son roi : « Louis, ,,
« vous pouvez vous asseoir! « on se sent plus d'in- 1|
!1
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
171
dignation que lors même qu'on le voit accuser de
forfaits qu'il n'avait jamais commis. Il faut être
sorti de la poussière pour ne pas respecter de longs
souvenirs , surtout quand le malheur les consacre ;
et la vulgarité, jointe au crime, inspire autant de
mépris que d'horreur. Aucun homme, vraiment
supérieur, ne s'est fait remarquer parmi ceux qui
ont entraîné la convention à condamner le roi ; le
flot populaire s'élevait et s'abaissait à de certains
mots , à de certaines phrases , sans que le talent
d'un orateur aussi éloquent que Vergniaud pût in-
fluer sur les esprits. Il est vrai que la plupart des
députés qui défendirent le roi dans la convention
se mirent sur un détestable terrain. Ils commen-
cèrent par déclarer qu'il était coupable ; l'un d'eux ,
entre autres, dit à la tribune que Louis X FI était
un traître, mais que la nation devait lui pardon-
ner ; et ils appelaient cela de la tactique d'assem-
blée! Ils prétendaient qu'il fallait ménager l'opi-
nion dominante , pour la modérer quand il en serait
temps. Comment, avec cette prudence cauteleuse,
auraient-ils pu lutter contre leurs ennemis, qui s'é-
lançaient de toutes leurs forces sur la victime? En
France, on capitule toujours avec la majorité, lors
même qu'on veut la combattre; et cette misérable
adresse diminue certainement les moyens , au lieu
de les accroître. La puissance de la minorité ne
peut consister que dans l'énergie de la conviction.
Qu'est-ce que des faibles en nombre , qui sont fai-
bles aussi en sentiment.!"
Saint-Just, après avoir cherché vainement des
faits authentiques contre le roi , finit par s'écrier :
» Nul ne peut régner innocemment, » et rien ne
prouvait mieux la nécessité de l'inviolabilité des
rois que cette maxime; car il n'est point de mo-
narque qui ne pût être accusé d'une manière quel-
conque , si l'on ne mettait pas une barrière consti-
tutionnelle autour de lui. Celle qui environnait le
trône de Louis XVI devait être sacrée plus qu'au-
cune autre, puisqu'elle n'était pas sous-entendue
comme ailleurs , mais solennellement garantie.
Les girondins voulaient sauver le roi ; et , pour
y parvenir, ils demandaient l'appel au peuple. Mais
en demandant cet appel , ils ne cessaient de se met-
tre en mesure avec les jacobins, en répétant con-
tinuellement que le roi méritait la mort. C'était
désintéresser entièrement de sa cause. Louis XVI ,
dit Biroteau , est déjà condamné dans mon cœur ;
mais je demande l'appel au peuple, afin qu'il soit
condamné par lui. Les girondins avaient raison
d'exiger un tribunal compétent, s'il pouvait en
exister un dans cette cause; mais combien n'au-
raient-ils pas produit plus d'effet, s'ils l'avaient
réclamé en faveur d'un innocent , au lieu de l'in-
voquer pour un prétendu coupable? Les Français,
on ne saurait trop le répéter, n'ont pas encore ap-
pris, dans la carrière civile, à être modérés quand
ils sont forts , et hardis quand ils sont faibles ; ils
devraient transporter dans la politique toutes leurs
vertus guerrières , les affaires en iraient mieux.
Ce qu'on a le plus de peine à concevoir dans
cette terrible discussion de la convention nationale,
c'est l'abondance de paroles que chacun prodiguait
dans une semblable circonstance. On s'attendait
surtout à trouver dans ceux qui voulaient la mort
du roi , une fureur concentrée ; mais montrer de
l'esprit, mais faire des phrases : quelle persistance
de vanité dans une telle scène !
Thomas Payne était le plus violent des démo-
crates américains ; cependant , comme il n'y avait
point de calcul ni d'hypocrisie dans ses exagéra-
tions en politique , quand il fut question du juge-
ment de Louis XVI , il donna le seul avis qui pût
encore honorer la Fi-ance , s'il eût été adopté; c'é-
tait d'offrir au roi l'asile de l'Amérique. « Les Amé-
ricains sont reconnaissants envers lui , disait Payne ,
parce qu'il a favorisé leur indépendance.» A ne con-
sidérer cette résolution que sous le point de vue
républicain , c'était la seule qui pût affaiblir alors
en France l'intérêt pour la royauté. Louis XVI n'a-
vait pas les talents qu'il faut pour reconquérir 5
main armée une couronne , une situation qui n'au-
rait point excité la pitié n'eût pas fait naître le dé-
vouement. La mort que l'on donnait au plus hon-
nête homme de France, mais en même temps au
moins redoutable, à celui qui, pour ainsi dire, ne
s'était pas mêlé de son sort , ne pouvait être qu'un
horrible hommage que l'on rendait encore à son
ancienne grandeur. Il y aurait eu plus de républi-
canisme dans une résolution qui aurait montré
moins de crainte et plus de justice.
Louis XVI ne refusa point , comme Charles P"" ,
de reconnaître le tribunal devant lequel il fut tra-
duit, et répondit à toutes les questions qui lui fu-
rent adressées, avec une douceur inaltérable. Le
président demandant à Louis XVI pourquoi il avait
rassemblé les troupes au château , le 10 août , il
répondit : Le château était menacé, toutes les au-
torités constituées Vont vu; et, comme fêtais moi-
même une autorité constituée, il était de mon de-
voir de me défendre. Quelle manière modeste et
indifférente de parler de soi , et par quel éclat d'é-
loquence pourrait-on attendrir plus profondément!
M. de Malesherbes , ancien ministre du roi , se
présenta comme son défenseur. Il était l'un des
trois hommes d'État, lui, M. Turgot et M.Necker,
172
CONSIDERATIONS
qui avaient conseillé à Louis XVI l'adoption vo-
lontaire des principes de la liberté. Il fut forcé, de
même que les deux autres, à renoncer à sa place,
à cause de Ses opinions , dont les parlements étaient
ennemis ; et maintenant , malgré son âge avancé ,
il reparaissait pour plaider la cause du roi en pré-
sence du peuple, comme jadis il avait plaidé celle
du peuple auprès du roi ; mais le nouveau maître
fut implacable.
Garât, alors ministre de la justice, et, dans des
temps plus heureux pour lui, l'un des meilleurs
écrivains de France; Garât, dis-je, a consigné dans
ses mémoires particuliers que , lorsqu'il se vit ré-
duit par sa funeste place à porter au roi la sen-
tence qui le condamnait à mort, le roi montra le
calme le plus admirable en l'écoutant; une fois
seulement il exprima par un geste son mépris et
son indignation : c'est à l'article qui l'accusait d'a-
voir voulu verser le sang du peuple français. Sa
conscience se révolta , lorsque tous ses autres sen-
timents étaient contenus. Le matin même de son
exécution, le roi dit à l'un de ses serviteurs : Fous
irez vers la reine; puis, se reprenant, il répéta :
Fous irez vers ma femme. Il se soumettait dans
cet instant même à la privation de son rang, qui
lui avait été imposée par ses meurtriers. Sans
doute, il croyait que la destinée, en toutes choses,
exécute les desseins de Dieu sur ses créatures.
Le testament du roi fait connaître tout son ca-
ractère. La simplicité la plus louchante y règne :
chaque mot est une vertu, et l'on y voit toutes les
lumières qu'un esprit juste , dans de certaines bor-
nes, et une bonté infinie peuvent inspirer. La con-
damnation de Louis XVI a tellement ému tous les
cœurs, que la révolution, pendant plusieurs an-
nées, en a été comme maudite.
CHAPITRE XIII.
De Charles I" et de Louis XFI.
Beaucoup de personnes ont attribué les désastres
de la France à la faiblesse du caractère de Louis XVI,
et l'on n'a cessé de répéter que sa condescendance
pour les principes de la liberté a été l'une des causes
essentielles de la révolution. Il me semble donc
curieux de montrer à ceux qui se persuadent qu'il
suffisait en France, à cette époque, de tel ou tel
homme pour tout prévenir, de telle ou telle réso-
lution pour tout arrêter; il me semble curieux,
dis-je , de leur montrer que la conduite de Charles F''
a été, sous tous les rapports, l'opposé de celle
de Louis XVI, et qjue pourtant deux systèmes con-
traires ont amené la même catastrophe : tant est
invincible la force des révolutions dont l'opinion du
grand nombre est la cause !
Jacques I", le père de Charles, disait que Von
pouvait juger la conduite des rois , puisque ton
se permettait bien d'examiner les décrets de la
Providence, mais que leur puissance ne pouvait
pas plus être mise en doute que celle de Dieu.
Charles F"" avait été élevé dans ces maximes, et il
regardait comme une mesure aussi condamnable
qu'impolitique toute concession faite par l'autorité
royale. Louis XVI, cent cinquante ans plus tard,
était modifié par son siècle; la doctrine de l'obéis-
sance passive , qui subsistait encore en Angleterre
du temps de Charles Y\ n'était plus soutenue ,
même par le clergé de France, en 1789. Le parle»
ment anglais avait existé de tout temps ; et , quoi-
qu'il ne fût pas irrévocablement décidé que son
consentement fût nécessaire pour l'impôt , cepen-
dant on avait coutume de le lui demander. Mais ,
comme il accordait des subsides pour plusieurs
années, le roi d'Angleterre n'était pas, comme
aujourd'hui , dans l'obligation de le rassembler
tous les ans , et très - souvent on prolongeait les
impôts , sans que le renouvellement en fût pro-
noncé par les représentants du peuple. Toutefois
le parlement protestait toujours contre cet abus;
la querelle des communes avec Charles F"' com-
mença sur ce terrain. On lui reprocha deux impôts
qu'il percevait sans le consentement de la nation,
Irrité de ce reproche, il ordonna, d'après le droit
constitutionnel qu'il en avait, que le parlement fût
dissous, et il resta douze ans sans en convoquer
un autre : interruption presque sans exemple dans
l'histoire d'Angleterre. La querelle de Louis XVI
commença , comme celle de Charles I"', par des
embarras de finances, et. ce sont toujours ces em-
barras qui mettent les rois dans la dépendance des
peuples; mais Louis XVI convoqua les états géné-
raux qui , depuis près de deux cents ans , étaient
presque oubliés en France.
Louis XIV avait supprimé jusqu'aux remon-
trances du parlement de Paris , seul privilège po-
litique laissé à ce corps , lorsqu'il enregistrait les
édits bursaux. Henri VIII, en Angleterre, avait
fait recevoir ses proclamations comme ayant force
de loi. Ainsi donc , Charles F' et Louis XVI pou-
vaient tous les deux se considérer comme les hé-
ritiers d'un pouvoir sans bornes , mais avec cette
différence , que le peuple anglais s'appuyait tou-
jours, avec raison, sur le passé , pour réclamer ses
droits; tandis que les Français demandaient une
chose nouvelle, puisque la convocation des états gé-
. néraux n'était prescrite par aucune loi. Louis XVI ,
SUR Lk REVOLUTION FRANÇAISE.
173
d'après la constitulion ou la non-constitution de
France , n'était point obligé à appeler les états gé-
néraux ; Charles 1"'', en restant douze années sans
rassembler le parlement anglais , violait les privi-
lèges reconnus.
Pendant les douze années d'interruption du
parlement sous Charles T"', la chambre étoilée, tri-
bunal irrégulier qui exécutait les volontés du roi
d'Angleterre, exerça toutes les rigueurs imagi-
nables. Prynne fut condamné à avoir les oreilles
coupées , pour avoir écrit d'après la doctrine des
puritains contre les spectacles et contre la hiérar-
chie ecclésiastique. Allison et Robins subirent la
même peine, parce qu'ils manifestaient une opinion
différente de celle de l'archevêque d'York. Lilburne
fut attaché au pilori , inhumainement livré aux ver-
ges, et de plus bâillonné, parce que ses courageuses
complaintes faisaient effet sur le peuple. Williams,
un é véque, subit un supplice du même genre. Les plus
cruelles punitions furent infligées à ceux qui se refu-
saient à payer les taxes ordonnées par une simple
proclamation du roi ; des amendes assez fortes pour
ruiner ceux qui y étaient condamnés , furent exi-
gées par la même chambre étoilée dans une foule
de cas différents : mais en général, c'était surtout
contre la liberté de la presse qu'on sévissait avec
violence. Louis XVI ne fit presque pas usage du
moyen arbitraire des lettres de cachet pour exiler,
ou pour mettre en prison; aucun acte de tyrannie
ne put lui être reproché ; et', loin de réprimer la
liberté de la presse , ce fut l'archevêque de Sens ,
premier ministre du roi , qui invita , en son nom ,
tous les écrivains à faire connaître leur opinion sur
la forme et la convocation des états généraux.
La religion protestante était établie en Angle-
terre; mais comme l'Église anglicane admet le roi
pour chef, Charles I"' avait certainement beaucoup
plus d'influence sur son Église que le roi de France
sur la sienne.' Le clergé anglais, conduit par Laud,
quoique protestant, était et plus absolu sous tous
les rapports , et plus sévère que le clergé français :
car l'esprit philosophique s''était introduit chez
quelques-uns des chefs de l'Église gallicane , et
Laud était plus sûrement orthodoxe que le cardinal
de Rohan , le premier des évêques de France. L'au-
torité et la hiérarchie ecclésiastiques furent main-
tenues avec une extrême sévérité par Charles I",
La plupart des sentences cruelles qu'on peut re-
procher à la chambre étoilée eurent pour objet de
faire respecter le clergé anglais. Celui de France
ne se défendit guère, et ne fut pas défendu ; tous les
deux furent également supprimés par la révolution.
. La noblesse anglaise n'eut point recours au mau-
vais moyen de l'émigration , au plus mauvais moyen
encore d'appeler les étrangers ; elle entoura le trône
constamment , et se battit avec le roi pendant la
guerre civile. Les principes philosophiques, à la
mode en France au commencement de la révolu-
tion, excitaient un grand nombre de nobles à
tourner eux-mêmes en ridicule leurs privilèges.
L'esprit du dix-septième siècle ne portait pas la
noblesse anglaise à douter de ses propres droits-
La chambre étoilée punit , avec une extrême ri-
gueur, des hommes qui s'étaient permis de plai-
santer sur quelques lords. La plaisanterie n'est
jamais interdite aux Français. Les nobles d'Angle-
terre étaient graves et sérieux , tandis que ceux de
France sont légers et moqueurs ; et cependant les
uns et les autres furent également dépouillés de
leurs privilèges : et, tandis que tout a différé dans
les mesures de défense , tout fut pareil dans la
défaite.
L'on a souvent dit que la grande influence de
Paris sur le reste de la France était l'une des causes
de la révolution. Londres n'a jamais exercé le
même ascendant sur l'Angleterre, parce que les
grands seigneurs anglais vivaient beaucoup plus
dans les provinces que les grands seigneurs fran-
çais. Enfin , on a prétendu que le premier ministre
de Louis XVI , M. Necker, avait des principes ré-
publicains, et qu'un homme tel que le cardinal de
Richelieu aurait su prévenir la révolution. Le
comte de Strafford , ministre favori de Charles P"",
était d'un caractère ferme et même despotique ; il
avait , de plus que le cardinal de Richelieu , l'avan-
tage d'être un grand et brave militaire, ce qui
donne une meilleure grâce à l'exercice du pouvoir
absolu. M. Necker a joui de la plus grande popu-
larité qu'aucun homme ait eue en France; le comte
de Strafford a toujours été l'objet de l'animosité du
peuple, et tous les deux cependant ont été renversés
par la révolution , et sacrifiés par leur maître : le
premier, parce que les communes le dénoncèrent ,
le second , parce que les courtisans exigèrent son
renvoi.
Enfin (c'est ici la plus remarquable des diffé-
rences) on n'a cessé de reprocher à Louis XVI
de n'avoir pas monté à cheval, de n'avoir pas
repoussé la force par la force , et d'avoir craint
la guerre civile avant tout. Charles F"' l'a com-
mencée, avec des motifs sans doute très -plau-
sibles, mais enfin il l'a commencée. Il quitta
Londres , se rendit dans la province , et se mit à
la tête d'une armée qui défendit l'autorité royale
jusqu'à la dernière extrémité. Charles I" ne voulut
pas reconnaître la compétence du tribunal qui le
174
CONSIDERATIONS
condamna ; Louis XVI ne fit pas une seule pro-
testation contre ses juges. Cliarles l" était infi-
niment supérieur à Louis XVI par son esprit, sa
figure et ses talents militaires ; tout fait contraste
entre ces deux monarques , excepté leur malheur.
Il existait cependant un rapport dans les senti-
ments, qui seul peut expliquer la ressemblance
des destinées : c'est que Charles 1" aimait au
fond du cœur le catholicisme proscrit par l'opi-
nion dominante en Angleterre , et que Louis XVI
aussi souhaitait de maintenir les anciennes insti-
tutions politiques de la France. Ce rapport a causé
la perte de tous les deux. C'est dans l'art de con-
duire l'opinion , ou d'y céder à propos , que con-
siste la science de gouverner dans les temps mo-
dernes.
CHAPITRE XIV.
Guerre entre la France et l'Angleterre, M. Pitt
et M. Fox.
Pendant plusieurs siècles, les rivalités de la
France et de l'Angleterre ont fait le malheur de
ces deux pays. C'était un combat de puissance,
mais la lutte causée par la révolution ne peut être
considérée sous le même rapport. S'il y a eu ,
depuis vingt-trois ans, des circonstances oîi l'Angle-
terre aurait pu traiter avec la France , il faut con-
venir aussi qu'elle a eu pendant ce temps de gran-
des raisons de lui faire la guerre, et plus souvent
encore de se défendre contre elle. La première
rupture, qui éclata en 1793, était fondée sur les
motifs les plus justes. Si la convention, en se ren-
dant coupable du meurtre de Louis XVI , n'avait
point professé et propagé des principes subversifs
de tous les gouvernements, si elle n'avait point
attaqué la Belgique et la Hollande, les Anglais au-
raient pu ne pas prendre plus de part à la mort
de Louis XVI, que Louis XIV n'en prit à celle de
Charles V. Mais, au moment où le ministère ren-
voya l'ambassadeur de France , la nation anglaise
souhaitait la guerre, plus vivement encore que son
gouvernement.
Je crois avoir suffisamment développé , dans les
chapitres précédents, qu'en 1791 , pendant la durée
de l'assemblée constituante, et même en 1792,
sous l'assemblée législative , les puissances étran-
gères ne devaient pas accéder à la convention de
Pilnitz. Ainsi donc, si la diplomatie anglaise s'est
mêlée de ce grand acte politique, elle est interve-
nue trop tôt dans les affaires de France, et l'Eu-
rope s'en est mal trouvée, puisque c'est ainsi qu'elle
adonné d'immenses forces ipiiitajjres aux Français.
Mais, au moment où l'Angleterre a déclaré for»
mellement la guerre à la France, en 1793, les ja- ,
cobins s'étaient tout à fait emparés du pouvoir,
et non-seulement leur invasion en Hollande , mais
leurs, crimes et les principes qu'ils proclamaient,
faisaient un devoir d'interrompre toute communi-
cation avec eux. La persévérance de l'Angleterre,
à cette époque , l'a préservée des troubles qui me-
naçaient son repos intérieur, lors de la révolte de
la flotte et de la fermentation des sociétés popu-
laires ; et de plus , elle a soutenu l'espoir des hon-
nêtes gens, en leur montrant quelque part sur
cette terre la morale et la liberté réunies à une
grande puissance. Si l'on avait vu la nation an- •
glaise envoyer des ambassadeurs à des assassins ,
la vraie force de cette île merveilleuse, la confiance
qu'elle inspire , l'aurait abandonnée.
Il ne s'ensuit pas de cette manière de voir que
l'opposition qui voulait la paix , et M. Fox qui ,
par ses étonnantes facultés , représentait un parti
à lui seul, ne fussent inspirés par des sentiments
très-respectàbles. M. Fox se plaignait, et avec rai-
son, de ce que l'on confondait sans cesse les amis
de la liberté avec ceux qui l'ont souillée; et il crai-
gnait que la réaction d'une tentative si malheu-
reuse n'affaiblît l'esprit de liberté, principe vital
de l'Angleterre. En effet, si la réformation eût
échoué il y a trois siècles, que serait devenue l'Eu-
rope? Et dans quel état serait -elle maintenant, si
l'on enlevait à la France tput ce qu'elle a gagné
par sa réforme politique ?
M. Pitt rendit à cette époque de grands services
à l'Angleterre, en tenant d'une main ferme le gou-
vernail des affaires. Mais il penchait trop vers l'a-
mour du pouvoir, malgré la simplicité parfaite de
ses goûts et de ses habitudes ; ayant été ministre
très -jeune, il n'avait pas eu le temps d'exister
comme homme privé, et d'éprouver ainsi l'action
de l'autorité sur ceux qui dépendent d'elle. Son
cœur ne battait pas pour le faible , et les artifices
politiques , qu'on est convenu d'appeler machiavé-
lisme, ne lui inspiraient pas tout le mépris qu'on
devait attendre d'un génie tel que le sien. Néan-
moins , son admirable éloquence lui faisait aimer
les débats d'un gouvernement représentatif : il
tenait encore à la liberté par le talent , car il était
ambitieux de convaincre , tandis que les hommes
médiocres n'aspirent qu'à commander. Le ton sar-
castiquede ses discours était singulièrement adapté
aux circonstances dans lesquelles il s'est trouvé i
lorsque toute l'aristocratie des sentiments et des
principes triomphait à l'aspect des excès populai-
res , l'énergique ironie de M. Pitt convenait au pa-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
175
tricien qui jette sur ses adversaires l'odieuse cou-
leur de l'irréligion et de l'immoralité.
La clarté , la sincérité , la chaleur de M. Fox ,
pouvaient seules échapper à ces armes tranchantes.
Il n'avait point de mystère en politique, parce qu'il
regardait la publicité comme plus nécessaire en-
core dans les affaires des nations que dans tout
autre rapport. Lors même qu'on n'était pas de son
avis, on l'aimait mieux que son adversaire; et,
quoique la force de l'argumentation fût le carac-
tère distinctif de son éloquence , on sentait tant
d'âme au fond de ses raisonnements , que l'on en
était ému. Son caractère portait l'empreinte de la
dignité anglaise, comme celui de son antagoniste;
mais il avait une candeur naturelle, à laquelle le
contact avec les hommes ne saurait porter atteinte,
parce que la bienveillance du génie est inaltérable.
Il n'est pas nécessaire de décider entre ces deux
grands hommes, et personne n'oserait se croire
capable d'un tel jugement. Mais la pensée salutaire
qui doit résulter des discussions sublimes dont le
parlement anglais a été le théâtre, c'est que le
parti ministériel a toujours eu raison, quand il a
combattu le jacobinisme et le despotisme militaire ;
mais toujours tort , et grand tort , quand il s'est
fait l'ennemi des principes libéraux en France.
Les membres de l'opposition , au contraire , ont
dévié des nobles fonctions qui leur sont attribuées,
quand ils ont défendu les hommes dont les for-
faits perdaient la cause de l'espèce humaine ; et
cette même opposition a bien mérité de l'avenir,
quand elle a soutenu la généreuse élite des amis
de la liberté qui, depuis vingt-cinq ans, se dévoue
à la haine des deux partis en France , et qui n'est
forte que d'une grande alliance , celle de la vérité.
Un fait peut donner l'idée de la différence es-
sentielle qui existe entre les torys et les whigs,
entre les ministériels et l'opposition, relativement
aux affaires de France. L'esprit de parti réussit à
dénaturer les plus belles actions , tant que vivent
encore ceux qui les ont faites ; mais il n'en est
pas moins certain que l'antiquité n'offre rien de
plus beau que la conduite du général la Fayette,
de sa femme et de ses filles, dans les prisons d'Ol-
mutz '.
Le général était dans ces prisons pour avoir,
' On peut trouver les détails les plus exacts à cet égard,
dans l'excellent ouvrage de M. Emmanuel de Toulongeon ,
intitulé : Histoire de France depuis 1789. Il importe aux
étrangers qu'on leur fasse connaître les écrits véridiques sur
la révolution ; car Jamais on n'a publié, sur aucun sujet, un
aussi grand nombre de livres et de brochures où le mensonge
se soit replié de tant de manières , pour tenir lieu du talent et
satisfaire à mille genres de vanités.
d'une part , quitté la France après l'emprisonne-
ment du roi; et de l'autre, pour s'être refusé à
toute liaison avec les gouvernements qui faisaient
la guerre à son pays ; et l'admirable madame de la
Fayette, à peine sortie des cachots de Robespierre,
ne perdit pas un jour pour venir s'enfermer avec
son mari, et s'exposer à toutes les souffrances
qui ont abrégé sa vie. Tant de fermeté dans un
homme depuis si longtemps fidèle à la même cause,
tant d'amour conjugal et filial dans sa famille, de-
vaient intéresser le pays où ces vertus sont nati-
ves. Le général Fitz Patrick demanda donc que le
ministère anglais intercédât auprès de ses alliés
pour en obtenir la liberté du général la Fayette.
M. Fox plaida cette cause; et cependant, le parle-
ment anglais entendit le discours sublime dont
nous allons transcrire la fin, sans que les députés
d'un pays libre se levassent tous pour accéder à la
proposition de l'orateur, qui n'aurait dû être, dans
cette occasion , que leur interprète. Les ministres
s'opposèrent à la motion du général Fitz Patrick,
en disant, comme à l'ordinaire, que la captivité
du général la Fayette concernait les puissances du
continent, et que l'Angleterre, en s'en mêlant,
violerait le principe général qui lui défend de
s'immiscer dans l'administration intérieure des
pays étrangers. M. Fox combattit admirablement
cette réponse , dès lors astucieuse. M. Windham ,
secrétaire de la guerre, repoussa les éloges que
M. Fox avait donnés au général la Fayette, et ce
fut à cette occasion que M. Fox lui répondit ainsi :
«Le secrétaire de la guerre a parlé, et ses
principes sont désormais au grand jour. Il ne
faut jamais pardonner à ceux qui commencent
les révolutions , et cela dans le sens le plus ab-
solu , sans distinction ni de circonstances ni de
personnes. Quelque corrompu, quelque intolé-
rant, quelque oppressif, quelque ennemi des
droits et du bonheur de l'humanité que soit un
gouvernement ; quelque vertueux , quelque mo-
déré , quelque patriote, quelque humain que soit
un réformateur, celui qui commence la réforme
la plus juste doit être dévoué à la vengeance la
plus irréconciliable. S'il vient après lui des hom-
mes indignes de lui, qui ternissent par leurs
excès la cause de la liberté, ceux-là peuvent être
pardonnes. Toute la haine de la révolution cri-
minelle doit se porter sur celui qui a commencé
une révolution vertueuse. Ainsi le très-honora-
ble secrétaire de la guerre pardonne de tout son
cœur à Cromwell, parce que Cromwell n'est
venu qu'en second, qu'il a trouvé les choses pré-
parées , et qu'il n'a fait que tourner les circons-
176
CONSIDER/VTIONS
€ tances à son profit; mais nos grands, nos illus-
« très ancêtres, Pym, Hampden, le lord Falkland,
« le comte de Bedford , tous ces personnages à
« qui nous sommes accoutumés à rendre des hon-
« neurs presque divins , pour le bien qu'ils ont
« fait à la race humaine et à leur patrie, pour les
« maux dont ils nous ont délivrés, pour le courage
«prudent, l'humanité généreuse, le noble désinté-
« ressèment, avec lesquels ils ont poursuivi leurs
« desseins : voilà les hommes qui , suivant la doc-
« trine professée dans ce jour, doivent être voués
«i à une exécration éternelle.
« Jusqu'ici nous trouvions Hume assez sévère ,
« lorsqu'il dit que Hampden est mort au moment
« favorable pour sa gloire, parce que, s'il eût vécu
« quelques mois de plus, il allait probablement
« découvrir le feu caché d'une violente ambition.
« Mais Hume va nous paraître bien doux auprès
« du très-honorable secrétaire de la guerre. Selon
« ce dernier , les hommes qui ont noirci par leurs
« crimes la cause brillante de la liberté , ont été
« vertueux en comparaison de ceux qui voulaient
« seulement délivrer leur pays du poids des abus ,
« des fléaux de la corruption et du joug de la ty-
« rannie. Cromwell , Harrisson , Bradshaw , l'exé-
« cuteur masqué qui a fait tomber la tête de l'in-
« fortuné Charles I", voilà les objets de la tendre
« commisération et de l'indulgence éclairée du
« très-honorable secrétaire de la guerre. Hampden,
i< Bedford, Falkland, tué en combattant pour son
« roi, voilà les criminels pour lesquels il ne trouve
« pas encore assez de haine dans son cœur , ni
« assez de supplices sur la terre. Le très-honora-
n ble secrétaire de la guerre nous l'a dit positive-
« ment : aux yeux de ses rois et de ses ministres
« absolus , CoUot d'Herbois est bien loin de méri-
« ter autant de haine et de vengeance que la Fayette.
« Après m' être étonné d'abord de cette opinion,
«je commence à la concevoir. En effet, Collot
« d'Herbois est un infâme et un monstre ; la Fayette
« est un grand caractère et un homme de bien.
« Collot d'Herbois souille la liberté , il la rend
« haïssable par tous les crimes qu'il ose revêtir de
« son nom ; la Fayette l'honore , il la fait chérir
« par toutes les vertus dont il la montre environ-
« née , par la noblesse de ses principes , par la pu-
« reté inaltérable de ses actions, par la sagesse et
« la force de son esprit , par la douceur, le désin-
« téressement , la générosité de son âme. Oui, je
«le reconnais, d'après les nouveaux principes,
« c'est la Fayette qui est dangereux , c'est lui qu'il
« faut haïr; et \& pauvre Collot d'Herbois a droit
« à cet accent si tendre avec lequel on a sollicité
« pour lui l'intérêt de la chambre. Oui , je rends
«justice à la sincérité du très-honorable secrétaire
« de la guerre : il n'a rien feint, j'en suis sûr; le
« son de sa voix n'a été que l'expression de son
« âme , chaque fois qu'il a imploré la miséricorde
« pour le pauvre Collot d'Herbois , ou appelé de
« tous les coins de la terre, la haine, la vengeance
«et la tyrannie, pour exterminer le général la
« Fayette , sa femme et ses enfants , ses compa-
« gnons et ses serviteurs.
« Mais moi qui sens autrement, moi qui suis en-
« core ce que j'ai toujours été, moi qui vivrai et
«mourrai l'ami de l'ordre, mais de la liberté,
« l'ennemi de l'anarchie , mais de la servitude , je
« n'ai pas cru qu'il me fût permis de garder le si-
« lence après de tels outrages , après de tels blas-
« phèmes vomis dans l'enceinte d'un parlement
« anglais , contre l'innocence et la vérité , contre
«les droits et le bonheur de l'espèce humaine,
« contre les principes de notre glorieuse révolu-
« tion ; enfin , contre la mémoire sacrée de nos il-
« lustres ancêtres , de ces hommes dont la sagesse,
« les vertus et les bienfaits seront révérés et bénis
« par le peuple anglais jusqu'à la dernière généra-
« tion. »
Malgré l'incomparable beauté de ces paroles, tel
était l'effroi qu'inspirait alors aux Anglais la
crainte d'un bouleversement social , que le mot de
liberté même ne retentissait plus à leur âme. De
tous les sacrifices qu'on peut faire à sa conscience
d'homme public , il n'en est point de plus grand
que ceux auxquels s'est condamné M. Fox, pen-
dant la révolution de France. Ce n'est rien que de
supporter des persécutions sous un gouvernement
arbitraire; mais de voir l'opinion s'éloigner de soi
dans un pays libre; mais d'être abandonné par ses
anciens amis , quand , parmi ces amis , il y avait
un homme tel que Burke; mais de se trouver im-
populaire dans la cause même du peuple, c'est une
douleur pour laquelle M. Fox mérite d'être plaint
autant qu'admiré. On l'a vu verser des larmes au
milieu de la chambre des communes , en pronon-
çant le nom de cet illustre Burke , devenu si vio-
lent dans ses passions nouvelles. Il s'approcha da
lui, parce qu'il savait que son cœur était brisé par
la mort de son fils; car jamais l'amitié, dans un
caractère tel que celui de Fox , ne saurait être al-
térée par les sentiments politiques.
Il pouvait être avantageux toutefois à l'Angle-
terre que M. Pitt fût le chef de l'État, dans la
crise la plus dangereuse où ce pays se soit trouvé;
mais il ne l'était pas moins qu'un esprit aussi
étendu que celui de M. Fox soutînt les principesf
SUR LA REVOLUTIOIN FRANÇAISE.
177
malgré les circonstances , et sût préserver les
dieux pénates des amis de la liberté, au milieu
de l'incendie. Ce n'est point pour contenter les
deux partis que je les loue ainsi tous les deux,
quoiqu'ils aient soutenu des opinions très -oppo-
sées. Le contraire en France devait peut-être avoir
lieu ; les factions diverses y sont presque toujours
également blâmables; mais, dans un pays libre,
les partisans du ministère et les membres de l'op-
position peuvent avoir tous raison à leur manière,
et ils font souvent chacun du bien selon l'époque;
ce qui importe seulement , c'est de ne pas prolon-
ger le pouvoir acquis par la lutte, après que le
danger est passé.
CHAPITRE XV.
Du fanatisme politique.
Les événements que nous avons rappelés jus-
qu'à présent ne sont que de l'histoire, dont l'exem-
ple peut s'offrir ailleurs. Mais un abîme va s'ou-
vrir maintenant sous nos pas; nous ne savons
quelle route suivre dans un tel gouffre, et la pen-
sée se précipite avec effroi de malheurs en mal-
heurs , jusqu'à l'anéantissement de tout espoir et
de toute consolation. Nous passerons , le plus ra-
pidement qu'il nous sera possible , sur cette crise
affreuse , dans laquelle aucun homme ne doit fixer
l'attention , aucune circonstance ne saurait exciter
l'intérêt : tout est semblable , bien qu'extraordi-
naire ; tout est monotone, bien qu'horrible ; et l'on
serait presque honteux de soi-même , si l'on pou-
vait regarder ces atrocités grossières d'assez près
pour les caractériser en détail. Examinons seule-
ment le grand principe de ces monstrueux phéno-
mènes, le fanatisme politique.
! Les passions mondaines ont toujours fait partie
du fanatisme rehgieux; et souvent, au contraire,
la foi véritable à quelques idées abstraites ali-
mente le fanatisme politique; le mélange se trouve
partout, mais c'est dans sa proportion que con-
siste le bien et le mal. L'ordre social est en lui-
même un bizarre édifice : on ne peut cependant le
concevoir autrement qu'il n'est ; mais les conces-
sions auxquelles il faut se résoudre, pour qu'il
subsiste , tourmentent par la pitié les âmes élevées,
satisfont la vanité de quelques-uns , et provoquent
l'irritation et les désirs du grand nombre, C'est à
cet état de choses, plus ou moins prononcé, plus
ou moins adouci par les moeurs et par les lu-
mières , qu'il faut attribuer le fanatisme politique
dont nous avons été témoins en France. Une sorte
de fureur s'est emparée des pauvres en présence
des riches , et les distinctions nobiliaires ajoutant
à la jalousie qu'inspire la propriété, le peuple a
été fier de sa multitude; et tout ce qui fait la
puissance et l'éclat de la minorité , ne lui a paru
qu'une usurpation. Les germes de ce sentiment
ont existé dans tous les temps; mais on n'a senti
trembler la société humaine dans ses fondements
qu'à l'époque de la terreur en France : on ne doit
point s'étonner si cet abominable fléau a laissé de
profondes traces dans les esprits , et la seule ré-
flexion qu'on puisse se permettre , et que le reste
de cet ouvrage, j'espère, confirmera, c'est que le
remède aux passions populaires n'est pas dans le
despotisme , mais dans le règne de la loi.
Le fanatisme religieux présente un avenir indé-
fini qui exalte toutes les espérances de l'imagina-
tion; mais les jouissances de la vie sont aussi
sans bornes aux yeux de ceux qui ne les ont pas
goûtées. Le vieux de la Montagne envoyait ses su-
jets à la mort , à force de leur accorder des délices
sur cette terre, et l'on voit souvent les hommes
s'exposer à mourir pour mieux vivre. D'autre part,
la vanité s'exalte par la défense des supériorités
qu'elle possède; elle paraît moins coupable que les
attaquants, parce qu'une idée de propriété s'at-
tache même aux injustices , lorsqu'elles ont existé
depuis longtemps. Néanmoins les deux éléments
du fanatisme religieux et du fanatisme politique
subsistent toujours : la volonté de dominer , dans
ceux qui sont au haut de la roue, l'ardeur de la
faire tourner dans ceux qui sont en bas. Tel est le
principe de toutes les violences : le prétexte
change, la cause reste, et l'acharnement réciproque
demeure le même. Les querelles des patriciens et
des plébéiens, la guerre des esclaves, celle des
paysans , celle qui dure encore entre les nobles et
les bourgeois , toutes ont eu également pour ori-
gine la difficulté de maintenir la société humaine
sans désordre et sans injustice. Les hommes ne
pourraient exister aujourd'hui ni séparés, ni réu-
nis , si le respect de la loi ne s'établissait pas dans
les têtes : tous les crimes naîtraient de la société
même qui doit les prévenir. Le pouvoir abstrait
des gouvernements représentatifs n'irrite en rien
l'orgueil des hommes , et c'est par cette institution
que doivent s'éteindre les flambeaux des furies. Ils
se sont allumés dans un pays où tout était amour-
propre ; et l'amour-propre irrité , chez le peuple ,
ne ressemble point à nos nuances fugitives ; c'est
le besoin de donner la mort.
Des massacres , non moins affreux que ceux do
la terreur, ont été commis au nom de la religion;
la race humaine s'est épuisée pendant plusieurs
178
CONSIDERÂ.TIONS
siècles en efforts inutiles pour contraindre tous les
hommes à la même croyance. Un tel but ne pou-
vait être atteint , et l'idée la plus simple , la tolé-
rance , telle que Guillaume Penn l'a professée , a
banni pour toujours du nord de l'Amérique le fa-
natisme dont le Midi a été l'affreux théâtre. Il en
est de même du fanatisme politique; la liberté
seule peut le calmer. Après un certain temps,
quelques vérités ne seront plus contestées , et l'on
parlera des vieilles institutions comme des anciens
systèmes de physique , entièrement effacés par l'é-
vidence des faits.
Les différentes classes de la société n'ayant
presque point eu de relations entre elles en France,
leur antipathie mutuelle en était plus forte. Il
n'est aucun homme, même le plus criminel, qu'on
puisse détester quand on le connaît , comme quand
on se le représente. L'orgueil mettait partout des
barrières, et nulle part des limites. Dans aucun
pays, les gentilshommes n'ont été aussi étrangers
au reste de la nation ; ils ne touchaient à la se-
conde classe que pour la froisser. Ailleurs, une
certaine bonhomie , des habitudes même plus vul-
gaires, confondent davantage les hommes, bien
qu'ils soient légalement séparés; mais l'élégance
de la noblesse française accroissait l'envie qu'elle
inspirait. Il était aussi difficile d'imiter ses ma-
nières que d'obtenir ses prérogatives. La même
scène se répétait de rang en rang; l'irritabilité
d'une nation très-vive portait chacun à la jalousie
envers son voisin, envers son supérieur, envers
son maître; et tous les individus, non contents de
dominer , s'humiliaient les uns les autres. C'est en
multipliant les rapports politiques entre les divers
rangs, en leur donnant les moyens de se servir
mutuellement , qu'on peut apaiser dans le cœur la
plus horrible des passions, la haine des mortels
contre leurs semblables, l'aversion mutuelle des
créatures dont les restes doivent tous reposer sous
la même terre , et se ranimer en même temps au
dernier jour.
CHAPITRE XVI.
Du gouvernement appelé le règne de la terreur.
On ne sait comment approcher des quatorze
mois qui ont suivi la proscription de la Gironde ,
le 31 mai 1793. Il semble qu'on descende, comme
le Dante, de cercle en cercle, toujours plus bas
dans les enfers. A l'acharnement contre les nobles
et les prêtres on voit succéder l'irritation contre
les propriétaires, puis contre les talents, puis
contre la beauté même; enfin, contre tout ce qui
pouvait rester de grand et de généreux dans la
nature humaine. Les faits se confondent à cette
époque , et l'on craint de ne pouvoir entrer dans
une telle histoire, sans que l'imagination en con-
serve d'ineffaçables traces de sang. L'on est donc
forcé de considérer philosophiquement des événe-
ments sur lesquels on épuiserait l'éloquence de
l'indignation, sans jamais satisfaire le sentiment
intérieur qu'ils font éprouver.
Sans doute , en étant tout frein au peuple , on
l'a mis en mesure de commettre tous les forfaits ,
mais d'où vient que ce peuple était ainsi dépravé ?
Le gouvernement dont on nous parle comme d'un
objet de regrets , avait eu le temps de former la
nation qui s'est montrée si coupable. Les prêtres,
dont l'enseignement, l'exemple et les richesses
sont propres , nous dit-on , à faire tant de bien ,
avaient présidé à l'enfance de la génération qui
s'est déchaînée contre eux, La classe soulevée
en 1789 devait être accoutumée à ces privilèges de
la noblesse féodale , si particulièrement agréables ,
nous assure-t-on encore, à ceux sur lesquels ils
doivent peser. D'où vient donc que tant de vices
ont germé sous les institutions anciennes? Et
qu'on ne prétende pas que les autres nations de
nos- jours se fussent montrées de même, si une
révolution y avait eu lieu. L'influence française a
excité des insurrections en Hollande et en Suisse,
et rien de pareil au jacobinisme ne s'y est mani-
festé. Pendant les quarante années de l'histoire
d'Angleterre , qu'on peut assimiler à celle de
France sous tant de rapports , il n'est point de pé-
riode comparable aux quatorze mois de la terreur.
Qu'en faut-il conclure? Qu'aucun peuple n'avait
été aussi malheureux depuis cent ans que le peu-
fple français. Si les nègres à Saint-Domingue ont
commis bien plus d'atrocités encore, c'est parce
qu'ils avaient été plus opprimés.
Il ne s'ensuit certes pas de ces réflexions, que
les crimes méritent moins de haine ; mais , après
plus de vingt années , il faut réunir à la vive indi-
gnation des contemporains, l'examen éclairé qui
doit servir de guide dans l'avenir. Les querelles
religieuses ont provoqué la révolution d'Angle- i
terre ; l'amour de l'égalité , volcan souterrain de la
France, agissait aussi sur la secte des puritains ; \
mais les Anglais alors étaient réellement religieux, j
et religieux protestants , ce qui rend à la fois plus I
austère et plus modéré. Quoique l'Angleterre,
comme la France , se soit souillée par le meurtre
de Charles F', et par le despotisme de Cromwell ,
le règne des jacobins est une affreuse singularité,
dont il n'appartient qu'à la France de porter le
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
179
poids dans l'histoire. Cependant on n'a point ob-
servé les troubles civils en penseur , quand on ne
sait pas que la réaction est égale à l'action. Les
fureurs des révoltes donnent la mesure des vices
des institutions ; et ce n'est pas au gouvernement
qu'on veut avoir, mais à celui qu'on a eu longtemps,
qu'il faut s'en prendre de l'état moral d'une na-
tion. On dit aujourd'hui que les Français sont
pervertis par la révolution. Et d'où venaient donc
les penchants désordonnés qui se sont si violem-
ment développés dans les premières années de la
révolution , si ce n'est de cent ans de superstition
et d'arbitraire?
Il semblait, en 1793, qu'il n'y eût plus déplace
pour des révolutions en France, lorsqu'on avait tout
renversé, le trône, la noblesse, le clergé, et que
le succès des armées devait faire espérer la paix
avec l'Europe. Mais c'est précisément quand le
danger est passé , que les tyrannies populaires s'é-
tablissent : tant qu'il y a des obstacles et des crain-
tes, les plus mauvais hommes se modèrent; quand
ils ont triomphé, leurs passions contenues se
montrent sans frein.
Les girondins firent de vains efforts pour met-
tre en activité des lois quelconques , après la mort
du roi ; mais ils ne purent faire accepter aucune
organisation sociale : l'instinct de la férocité les
repoussait toutes. Hérault de Séchelles proposa
une constitution scrupuleusement démocratique,
l'assemblée l'adopta; mais elle ordonna qu'elle fût
suspendue jusqu'à la paix. Le parti jacobin voulait
exercer le despotisme , et c'est bien à tort qu'on a
qualifié d'anarchie ce gouvernement. Jamais une
autorité plus forte n'a régné sur la France ; mais
c'était une bizarre sorte de pouvoir; dérivant du
fanatisme populaire , il inspirait l'épouvante à ceux
même qui commandaient en son nom; car ils
craignaient toujours d'être proscrits à leur tour
par des hommes qui iraient plus loin qu'eux encore
dans l'audace de la persécution. Le seul Marat vi-
vait sans crainte dans ce temps ; car sa figure était
si basse , ses sentiments si forcenés , ses opinions
si sanguinaires, qu'il était sûr que personne ne
pouvait se plonger plus avant que lui dans l'abîme
des forfaits. Robespierre ne put atteindre lui-
même à cette infernale sécurité.
Les derniers hommes qui , dans ce temps, soient
encore dignes d'occuper une place dans l'histoire,
ce sont les girondins. Ils éprouvaient sans doute au
fond du cœur un vif repentir des moyens qu'ils
avaient employés pour renverser le trône ; et quand
ces mêmes moyens furent dirigés contre eux , quand
ils reconnurent leurs propres armes dans les bles-
sures qu'ils recevaient, ils durent sans doute ré-
fléchir à cette justice rapide des révolutions, qui
concentre dans quelques instants les événements
de plusieurs siècles.
Les girondins combattaient chaque jour et cha-
que heure avec une éloquence intrépide contre des
discours aiguisés comme des poignards , et qui ren-
fermaient la mort dans chaque phrase. Les filets
meurtriers dont on enveloppait de toutes parts les
proscrits, ne leur ôtaient en rien l'admirable pré-
sence d'esprit qui seule peut faire valoir tous les
talents de l'orateur.
M. de Condorcet, lorsqu'il fut mis hors la loi,
écrivit sur la perfectibilité de l'esprit humain un
livre qui contient sans doute des erreurs, mais
dont le système général est inspiré par l'espoir du
bonheur des hommes ; et il nourrissait cet espoir
sous la hache des bourreaux, dans le moment
même oii sa propre destinée était perdue sans res-
source. Vingt-deux des députés républicains furent
traduits devant le tribunal révolutionnaire , et leur
courage ne se démentit pas un instant. Quand la
sentence de mort leur fut prononcée , l'un d'entre
eux, Valazé, tomba du siège qu'il occupait ; un autre
député, condamné comme lui, se trouvant à ses côtés,
et croyant que son collègue avait peur, le releva
rudement avec des reproches; il le releva mort.
Valazé venait de s'enfoncer un poignard dcHis le
cœur, d'une main si ferme, qu'il ne respirait plus
une seconde après s'être frappé. Telle est cependant
l'inflexibilité de l'esprit de parti , que ces hommes
qui défendaient tout ce qu'il y avait d'honnêtes
gens en France, ne pouvaient se flatter d'obtenir
quelque intérêt par leurs efforts. Ils luttaient, ils
succombaient, ils périssaient, sans que le bruit
avant-coureur de l'avenir pût leur promettre quel-
que récompense. Les royalistes constitutionnels
eux-mêmes étaient assez insensés pour désirer le
triomphe des terroristes , afin d'être ainsi vengés
des républicains. Vainement ils savaient que ces
terroristes les proscrivaient, l'orgueil irrité l'em-
portait sur tout : ils oubliaient , en se livrant ainsi
à leurs ressentiments, la règle de conduite dont
il ne faut jamais s'écarter en politique : c'est de se
rallier toujours au parti le moins mauvais parmi
ses adversaires , lors même que ce parti est encore
loin de votre propre manière de voir.
La disette des subsistances , l'abondance des as-
signats, et l'enthousiasme excité parla guerre, fu-
rent les trois grands ressorts dont le comité de
salut public se servit pour animer et dominer le
peuple tout ensemble. Il l'effrayait, ou le payait,
ou le faisait marcher aux frontières , selon qu'il
180
CONSIDERA.TIONS
Ijii convenait de s'en servir. L'un des députés à la
convention disait : « llfaxit continuer la guerre,
« afin que les convulsions de la liberté soient plus
n fortes. » On ne peut savoir si ces douze mem-
bres du comité de salut public avaient dans leur
tête l'idée d'un gouvernement quelconque. Si l'on
en excepte la conduite de la guerre, la direction
des affaires n'était qu'un mélange de grossièreté
et de férocité, dans lequel on ne peut découvrir
aucun plan , hors celui de faire massacrer la moi-
tié de la nation par l'autre. Car il était si facile
d'être considéré par les jacobins comme faisant par-
tie de l'aristocratie proscrite , que la moitié des
habitants de la France encourait le soupçon qui
suffisait pour conduire à la mort.
L'assassinat de la reine et de madame Elisabeth
causa peut-être encore plus d'étonnement et d'hor-
reur que l'attentat commis contre la personne du
roi ; car on ne saurait attribuer à ces forfaits épou-
vantables d'autre but que l'effroi même qu'ils ins-
piraient. La condamnation de MM. de Malesher-
bes, de Bailly, de Condorcet, de Lavoisier, décimait
la France de sa gloire; quatre-vingts personnes
étaient immolées chaque jour, comme si le massa-
cre de la Saint-Barthélemi dût se renouveler goutte
à goutte. Une grande difficulté s'offrait à ce gou-
vernement, si l'on peut l'appeler ainsi ; c'est qu'il fal-
lait à la fois se servir de tous les moyens de la civili-
sation pour faire la guerre , et de toute la violence
de l'état sauvage pour exciter les passions. Le peu-
ple et même les bourgeois n'étaient point atteints
par les malheurs des classes élevées ; les habitants
de Paris se promenaient dans les rues comme les
Turcs pendant la peste , avec cette seule différence
que les hommes obscurs pouvaient assez facile-
ment se préserver du danger. En présence des sup-
plices , les spectacles étaient remplis comme à l'or-
dinaire ; on publiait des romans intitulés : Nouveau
voyage sentimental, l'Amitié dangereuse , Ursule
et Sophie; enfin toute la fadeur et toute la frivolité
de la vie subsistaient à côté de ses plus sombres
fiireurs.
Nous n'avons point tenté de dissimuler ce qu'il
n'est pas au pouvoir des hommes d'effacer de leur
souvenir; mais nous nous hâtons, pour respirer
plus à l'aise, de rappeler dans le chapitre suivant
les vertus qui n'ont pas cessé d'honorer la France,
même à l'époque la plus horrible de son histoire.
CHAPITRE XVII.
De^V armée française , pendant la terreur ^ desfé'
déralistes et de la Fendée.
La conduite de l'armée française , pendant le
temps de la terreur, a été vraiment patriotique. On
n'a point vu de généraux traîtres à leur serment
envers l'État; ils repoussaient les étrangers, tan-
dis qu'ils étaient eux-mêmes menacés de périr sur
l'échafaud, au moindre soupçon suscité contre
leur conduite. Les soldats n'appartenaient point à
tel ou tel chef, mais à la France. La patrie ne con-
sistait plus que dans les armées ; mais là , du moins,
elle était encore belle, et ses bannières triomphan-
tes servaient , pour ainsi dire , de voile aux forfaits
commis dans l'intérieur. Les étrangers étaient for-
cés de respecter le rempart de fer qu'on opposait
à leur invasion; et bien qu'ils se soient avancés
jusqu'à trente lieues de Paris , un sentiment na-
tional , encore dans toute sa force, ne leur pe mit
pas d'y arriver. Le même enthousi^me se mani-
festait dans la marine; l'équipage d'un vaisseau
de guerre, le Fengeur, foudroyé par les Anglais,
répétait comme en concert le cri de Vive la ré-
publique! en s'enfonçant dans la mer, et les chants
d'une joie funèbre semblaient retentir encore du
fond de l'abîme.
L'armée française ne connaissait pas alors le
pillage, et ses chefs marchaient quelquefois comme
les plus simples soldats à la tête de leurs troupes,
parce que l'argent leur manquait pour acheter des
chevaux dont ils auraient eu besoin. Dugommier,
général en chef de l'armée des Pyrénées , à l'âge
de soixante ans, partit de Paris à pied pour aller
rejoindre ses troupes sur les frontières d'Espagne.
Les hommes que la gloire des armes a tant illus-
trés depuis, se distinguaient aussi par leur désin-
téressement. Ils portaient sans rougir des habits
usés par la guerre , et plus honorables cent fois
que les broderies et les décorations de toute es-
pèce dont, plus tard, on les a vus chamarrés.
Les républicains honnêtes , mêlés à des royalis-
tes, résistèrent avec courage au gouvernement
conventionnel, à Toulon, à Lyon, et dans quelques i
autres départements. Ce parti fut appelé du nom
de fédéralistes; mais je ne crois pas cependant que
les girondins, ou leurs partisans, aient jamais
conçu le projet d'établir un gouvernement fédéra-
tif en France. Rien ne s'accorderait plus mal avec
le caractère de la nation, qui aime l'éclat et le
mouvement : il faut pour l'un et l'autre une ville
qui soit le foyer des talents et des richesses de
l'empire. On peut avoir raison de se plaindre de la
SUR Li REVOLUTION FRANÇAISE.
181
corruption d'une capitale , et de tous les grands
rassemblements d'hommes en général; telle est
la condition de l'espèce humaine; mais on ne sau-
rait guère ramener en France les esprits à la vertu
que par les lumières et le besoin des suffrages.
L'amour de la considération ou de la gloire, dans
ses différents degrés, peut seul faire remonter
graduellement de Tégoïsme à la conscience. D'ail-
leurs, l'État politique et militaire des grandes mo-
narchies qui environnnent la France exposerait
son indépendance , si l'on affaiblissait sa force de
réunion. Les girondins n'y ont point songé; mais,
comme ils avaient beaucoup d'adhérents dans les
provinces, oii l'on commençait à acquérir des con-
naissances en politique , par le simple effet d'une
représentation nationale, c'est dans les provinces
que l'opposition aux tyrans factieux de Paris s'est
montrée.
C'est vers ce temps aussi qu'a commencé la
guerre de la Vendée , et rien ne fait plus d'hon-
neur au parti royaliste que les essais de guerre
civile qu'il fit alors. Le peuple de ces départements
sut résister à la convention et à ses successeurs
pendant près de six années , ayant à sa tête des
gentilshommes qui tiraient leurs plus grandes res-
sources de leur âme. Les républicains comme les
royalistes ressentaient un profond respect pour
ces guerriers citoyens : Lescure, la Roche- Jaque-
lin, Charette, etc. , quelles que fussent leurs opi-
nions, accomplissaient un devoir auquel tous les
Français, dans ce temps , pouvaient se croire tenus
également. Le pays qui a été le théâtre de la
guerre vendéenne est coupé par des haies desti-
nées à enclore les héritages. Ces haies paisibles
servirent de boulevards aux paysans devenus sol-
dats; ils soutinrent un à un la lutte la plus dange-
reuse et la plus hardie. Les habitants de ces cam-
pagnes avaient beaucoup de vénération pour les
prêtres, dont l'influence a fait du bien alors. Mais,
dans un État où la liberté subsisterait depuis long-
temps , l'esprit public n'aurait besoin d'être excité
que par les institutions politiques. Les A'^endéens
ont, il est vrai, demandé dans leur détresse quel-
ques secours à l'Angleterre ; mais ce n'étaient que
des auxiliaires , et non des maîtres qu'ils accep-
taient; car leurs forces étaient de beaucoup supé-
rieures à celles qu'ils empruntaient des étrangers.
Ils n'ont donc point compromis l'indépendance de
leur patrie. Aussi les chefs de la Vendée sont -ils
considérés même par le parti contraire ; ils s'ex-
priment sur la révolution avec plus de mesure que
les émigrés d'outre - Rhin. Les Vendéens s'étant
battus, pour ainsi dire, corps à corps avec les
Français , ne se persuadent pas aisément que leurs
adversaires n'aient été qu'une poignée de rebelles
qu'un bataillon aurait pu faire rentrer dans le de-
voir; et, comme ils ont eu recours eux-mêmes à
la puissance des opinions , ils savent ce qu'elles
sont, et reconnaissent la nécessité de transiger
avec elles.
Un problème encore reste à résoudre : c'est
comment il se peut que le gouvernement de 1793
et 1794 ait triomphé de tant d'ennemis. La coali-
tion de l'Autriche , de la Prusse , de l'Espagne , de
l'Angleterre, la guerre civile dans l'intérieur, la
haine que la convention inspirait à tout ce qui
restait encore d'hommes honnêtes hors des pri-
sons, rien n'a diminué la résistance contre laquelle
les étrangers ont vu leurs efforts se briser. Ce
prodige ne peut s'expliquer que par le dévoue-
ment de la nation à sa propre cause. Un million
d'hommes s'armèrent pour repousser les forces
des coalisés; le peuple était animé d'une fureur
aussi fatale dans l'intérieur qu'invincible au de-
hors. D'ailleurs , l'abondance factice , mais inépui-
sable, du papier-monnaie, le bas prix des denrées,
l'humiliation des propriétaires , qui en étaient ré-
duits à se condamner extérieurement à la misère,
tout faisait croire aux gens de la classe ouvrière
que le joug de la disparité des fortunes allait enfin
cesser de peser sur eux; cet espoir insensé dou-
blait les forces que la nature leur a données; et
l'ordre social , dont le secret consiste dans la pa-
tience du grand nombre , parut tout à coup me-
nacé. Mais l'esprit militaire, n'ayant pour but alors
que la défense de la patrie , -rendit le calme à la
France en la couvrant de son bouclier. Cet esprit
a suivi sa noble direction jusqu'au moment où ,
comme nous le verrons dans la suite, un homme
a tourné contre la liberté même des légions sor-
ties de terre pour la défendre.
CHAPITRE XVIII.
De la situation des amis de la liberté hors de
France pendant le règne de la terreur.
Il est difficile de raconter ces temps horribles
sans se rappeler vivement ses propres impressions,
et je ne sais pas pourquoi l'on combattrait ce pen-
chant naturel. Car la meilleure manière de repré-
senter des circonstances si extraordinaires , c'est
encore de montrer dans quel état elles mettaient
les individus au milieu de la tourmente univer-
selle.
L'émigration, pendant le règne de la terreur,
n'était plus une mesure politique. L'on se sauvait
182
CONSIDERATIONS
de France pour échapper à l'échafaud , et l'on n'y
pouvait rester qu'en s' exposant à la mort, pour
éviter la ruine. Les amis de la liberté étaient plus
détestés par les jacobins que les aristocrates eux-
mêmes , parce qu'ils avaient lutté de près les uns
contre les autres, et que les jacobins craignaient
les constitutionnels, auxquels ils croyaient une
influence encore assez forte sur l'esprit de la na-
tion. Ces amis de la liberté se trouvaient donc
presque sans asile sur la terre. Les royalistes purs
ne manquaient point à leurs principes en se bat-
tant avec les armées étrangères contre leur pays ;
mais les constitutionnels ne pouvaient adopter une
telle résolution; ils étaient proscrits par la France,
et mal vus pas les anciens gouvernements de l'Eu-
rope , qui ne les connaissaient guère que par les
récits des Français aristocrates , leurs ennemis les
plus acharnés.
Je cachais chez moi, dans le pays de Vaud, quel-
ques amis de la liberté, respectables à tous égards,
et par leur rang et par leurs vertus ; et comme
on ne pouvait obtenir des autorités suisses d'alors
une permission en règle pour autoriser leur sé-
jour , ils portaient des noms suédois que M. de
Staël leur attribuait, pour avoir le droit de les
protéger. Les échafauds étaient dressés pour eux
sur la frontière de leur patrie , et des persécutions
de tout genre les attendaient sur la terre étran-
gère. Ainsi des religieux de l'ordre de la Trappe
se sont vus détenus dans une île , au milieu d'une
rivière qui sépare la Prusse de la Russie : chacun
des deux pays se les renvoyait comme des pestifé-
rés, et cependant on ne pouvait leur reprocher
que d'être fidèles à leurs vœux.
: Une circonstance particulière peut aider à peindre
cette époque de 1793, où les périls se multipliaient
à chaque pas. Un jeune gentilhomme français,
M. Achille du Chayla , neveu du comte de Jaucourt,
voulut sortir de France avec un passe-port suisse
que nous lui avions envoyé , pour le sauver sous
un nom supposé , car nous nous croyions très-per-
mis de tromper la tyrannie. A Moret, ville fron-
tière , située au pied du mont Jura , on soupçonna
M. du Chayla de n'être pas ce que son passe-port
indiquait, et on l'arrêta, en déclarant qu'il reste-
rait prisoimier jusqu'à ce que le lieutenant baillival
de Nyon attestât qu'il était Suisse. M. de Jaucourt
demeurait alors chez moi , sous l'un de ces noms
suédois dont nous étions les inventeurs. A la nou-
velle de l'arrestation de son neveu , son désespoir
fut extrême; car ce jeune homme, alors de la ré-
quisition, porteur d'un faux passe-port , et déplus
fils d'un des chefs de l'armée de Condé, devait
être fusillé à l'instant même, si l'on devinait son
nom. Il ne restait qu'un espoir; c'était d'obtenir
de M. Reverdil , lieutenant baillival à Nyon , de
réclamer M. du Chayla comme véritablement natif
du pays de Vaud.
J'allai chez M. Reverdil pour lui demander cette
grâce; c'était un ancien ami de mes parents, et
l'un des hommes les plus éclairés et les plus con-
sidérés delà Suisse française'. Il me refusa d'abord,
en m'opposant des motifs respectables ; il se faisait
scrupule d'altérer la vérité pour quelque objet que
ce pût être; et de plus, comme magistrat, il
craignait de compromettre son pays par un acte
de faux. « Si la vérité est découverte, me disait-il,
« nous n'aurons plus de droit de réclamer nos
« propres compatriotes qui peuvent être arrêtés
« en France , et j'expose ainsi l'intérêt de ceux qui
« me sont confiés, pour le salut d'un homme au-
« quel je ne dois rien. » Cet argument avait un
côté très-plausible; mais la fraude pieuse que je
sollicitais pouvait seule sauver la vie d'un homme
qui avait la hache meurtrière suspendue sur sa tête.
Je restai deux heures avec M. Reverdil , cherchant
à vaincre sa conscience par son humanité ; il ré-
sista longtemps : mais quand je lui répétai plusieurs
fois : « Si vous dites non, un fils unique, un
« homme sans reproche, est assassiné dans vingt-
« quatre heures, et votre simple parole le tue, »
mon émotion, ou plutôt la sienne, triompha de
toute autre considération, et le jeune du Chayla
fut réclamé. -C'est la première fois qu'il se soit
offert à moi une circonstance dans laquelle deux
devoirs luttaient l'un contre l'autre avec une égale
force; mais je pense encore, comme je pensais il
y a vingt-trois ans, que le danger présent de la
victime devait l'emporter sur les dangers incertains
de l'-avenir. Il n'y a pas , dans le court espace de
l'existence, une plus grande chance de bonheur
que de sauver la vie à un homme innocent; et je
ne sais comment l'on pourrait résister à cette sé-
duction, en supposant que, dans ce cas-là, c'en
soit une.
Hélas!, je ne fus pas toujours si heureuse dans
mes rapports avec mes amis. Il me fallut annoncer,
peu de mois après . à l'homme le plus capable d'af-
fections , et par conséquent de douleurs profondes, |
à M. Matthieu de Montmorency, l'arrêt de mort
prononcé contre son jeune frère, l'abbé de Mont-
morency, dont le seul tort était l'iUustre nom qu'il
' M. Reverdil avait été choisi 'pour présider à l'éducation
du roi de Danemark. Il a écrit, pendant son séjour dans le'
Nord, des Mémoires d'un grand intérêt sur les événements
dont il a été témoin. Ces Mémoires n'ont pas encore paru. ,
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
183
avait reçu de ses ancêtres. Dans ce même temps,
la femme, la mère et la belle-mère de M. de Mont-
morency étaient également menacées de périr;
encore quelques jours, et tous les prisonniers
étaient , à cette époque affreuse , envoyés à l'écha-
faud. L'une des réflexions qui nous frappait le plus,
dans nos longues promenades sur les bords du lac
de Genève, c'était le contraste de l'admirable na-
ture dont nous étions environnés , du soleil écla-
tant de la fln de juin, avec le désespoir de l'homme,
de ce prince de la terre qui aurait voulu lui faire
porter son propre deuil. Le découragement s'était
emparé de nous; plus nous étions jeunes, moins
nous avions de résignation : car dans la jeunesse
surtout on s'attend au bonheur, l'on croit en avoir
le droit, et l'on se révolte à l'idée de ne pas l'ob-
tenir. C'était pourtant dans ces moments mêmes ,
lorsque nous regardions en vain le ciel et les fleurs,
et que nous leur reprochions d'éclairer et de par-
fumer l'air en présence de tant de forfaits; c'était
alors pourtant que se préparait la délivrance. Un
jour, dont le nom nouveau déguise peut-être la
date aux étrangers , le 9 thermidor , porta dans le
cœur des Français une émotion de joie inexpri-
mable. La pauvre nature humaine n'a jamais pu
devoir une jouissance si vive qu'à la cessation de
la douleur.
CHAPITRE XIX.
Chute de Robespierre , et changement de système
dans le gouvernement.
Les hommes elles femmes que l'on conduisait à
l'échafaud faisaient preuve d'un courage impertur-
bable ; les prisons offraient l'exemple des actes de
dévouement les plus généreux; on vit des pères
s'immoler pour leurs fils , des femmes pour leurs
époux ; mais le parti des honnêtes gens , comme le
roi lui-même , ne se montra capable que des vertus
privées. En général, dans un pays oii il n'y a point
de liberté , l'on ne trouve d'énergie que dans les
factieux ; mais en Angleterre , l'appui de la loi et
le sentiment de la justice rendent la résistance
des classes supérieures tout aussi forte que pour-
rait l'être l'attaque de la populace. Si la division
ne s'était pas mise entre les députés de la conven-
tion eux-mêmes , on ne sait combien de temps
l'atroce gouvernement du comité de salut public
aurait duré.
Ce comité n'était point composé d'hommes d'un
talent supérieur; la machine de terreur, dont les
ressorts avaient été montés par les événements,
exerçait seule la toute-puissance. Le gouvernement
ressemblait à l'affreux instrument qui donnait la
mort : on y voyait la hache plutôt que la main
qui la faisait mouvoir. Il suffisait d'une question
pour renverser le pouvoir de ces hommes ; c'était :
Combien sont-ils? Mais on mesurait leurs forces à
l'atrocité de leurs crimes , et personne n'osait les at-
taquer. Ces douze membres du comité de salut pu-
blic se défiaient les uns des autres , comme la con-
vention se défiait d'eux, comme ils se défiaient
d'elle , comme l'armée , le peuple et les révolution-
naires se craignaient mutuellement. Aucun nom
ne restera de cette époque , excepté Robespierre.
Il n'était cependant ni plus habile ni plus éloquent
que les autres; mais son fanatisme politique avait
un caractère de calme et d'austérité qui le faisait
redouter de tous ses collègues.
J'ai causé une fois avec lui chez mon père,
en 1789, lorsqu'on ne le connaissait que comme
un avocat de l'Artois , très-exagéré dans ses prin-
cipes démocratiques. Ses traits étaient ignobles,
son teint pâle , ses veines d'une couleur verte ; il
soutenait les thèses les plus absurdes avec un
sang-froid qui avait l'air de la conviction; et je
croirais assez que , dans les commencements de la
révolution , il avait adopté de bonne foi ; sur l'éga-
lité des fortunes aussi bien que sur celle des rangs,
de certaines idées attrapées dans ses lectures, et
dont son caractère envieux et méchant s'armait
avec plaisir. Mais il devint ambitieux lorsqu'il eut
triomphé de son rival en démagogie, Danton, le
Mirabeau de la populace. Ce dernier était plus
spirituel que Robespierre, plus accessible à la pitié;
mais on le soupçonnait avec raison de pouvoir
être corrompu par l'argent , et cette faiblesse finit
toujours par perdre les démagogues ; car le peuple
ne peut souffrir ceux qui s'enrichissent : c'est un
genre d'austérité dont rien ne saurait l'engager à
se départir.
Danton était un factieux, Robespierre un hy-
pocrite; Danton voulait du plaisir, Robespierre
seulement du pouvoir; il envoyait à l'échafaud les
uns comme contr-e-révolutionnaires , les autres
comme ultra -révolutionnaires. Il y avait quelque
chose de mystérieux dans sa façon d'être , qui fai-
sait planer une terreur inconnue au milieu de la
terreur ostensible que le gouvernement proclamait.
Jamais il n'adopta les moyens de popularité géné-
ralement reçus alors : il n'était point mal vêtu ; au
contraire, il portait seul de la poudre sur ses che-
veux, ses habits étaient soignés, et sa contenance
n'avait rien de familier. Le désir de dominer le
portait sans doute à se distinguer des autres , dans
le moment même oii l'on voulait en tout l'égalité.
13
184
CONSIDERATIONS
L'on aperçoit aussi les traces d'un dessein secret ,
dans les discours embrouillés qu'il tenait à la con-
vention, et qui rappellent, à quelques égards , ceux
de Cromwell. Il n'y a guère cependant qu'un chef
militaire qui puisse devenir dictateur. Mais alors
le pouvoir civil était bien plus influent que le pou-
voir militaire; l'esprit républicain portait à la dé-
fiance contre tous les généraux victorieux ; les sol-
dats eux-mêmes livraient leurs chefs , aussitôt qu'il
s'élevait la moindre inquiétude sur leur bonne foi.
Les dogmes politiques , si ce nom peut convenir
à de tels égarements , régnaient alors , et non les
hommes. On voulait quelque chose d'abstrait dans
l'autorité , pour que tout le monde fût censé y avoir
pris part. Robespierre avait acquis la réputation
d'une haute vertu démocratique , on le croyait in-
capable d'une vue personnelle : dès qu'on l'en
soupçonna, sa puissance fut ébranlée.
L'irréligion la plus indécente servait de levier
au bouleversement de l'ordre social. Il y avait une
sorte de conséquence à fonder le crime sur l'im-
piété; c'est un hommage rendu à l'union intime
des opinions religieuses avec la morale. Robes-
pierre imagina de faire célébrer la fête de l'Être
suprême, se flattant sans doute de pouvoir ap-
puyer son ascendant politique sur une religion ar-
rangée à sa manière, ainsi que l'ont fait souvent
ceux qui ont voulu s'emparer de l'autorité. Mais ,
à la procession de cette fête impie, il s'avisa de
passer le premier, pour s'arroger la prééminence
sur ses collègues, et dès lors il fut perdu. L'esprit
du moment et les moyens personnels de l'homme
ne se prêtaient point à cette entreprise. D'ailleurs,
on savait qu'il ne connaissait d'autre moyen d'é-
carter ses concurrents que de les faire périr par
le tribunal révolutionnaire , qui donnait au meur-
tre un air de légalité. Les collègues de Robespierre,
non moins abominables que lui , Collot d'Herbois,
JBillaud-Varennes , l'attaquèrent pour se sauver
eux-mêmes : l'horreur du crime ne leur inspira
point cette résolution; ils pensaient à tuer un
homme, mais non à changer de gouvernement.
Il n'en était pas ainsi de Tallien, l'homme du
9 thermidor , ni de Rarras , chef de la force armée
ce jour-là , ni de plusieurs autres conventionnels
qui se réunirent à eux contre Robespierre; ils
voulurent, en le renversant, briser du même coup
le sceptre de la terreur. On vit donc cet homme
qui avait signé pendant plus d'une année un nom-
bre inouï d'arrêts de mort , couché tout sanglant
sur la table même oiî il apposait son nom à ses
sentences funestes. Sa mâchoire était brisée d'un
coup de pistolet ; il ne pouvait pas même parler
pour se défendre , lui qui avait tant parlé pour
proscrire ! Ne dirait-on pas que la justice divine
ne dédaigne pas, en punissant, de frapper l'ima-
gination des hommes par toutes les circonstances
qui peuvent le plus agir sur elle !
CHAPITRE XX.
De l'état des esprits, au moment où la républU
que directoriale s'est établie en France.
Le règne de la terreur doit être uniquement at-
tribué aux principes de la tyrannie: on les y re-
trouve tout entiers. Les formes populaiires adop-
tées par ce gouvernement n'étaient qu'une sorte
de cérémonial qui convenait à ces despotes farou-
ches; mais les membres du comité de salut public
professaient à la tribune même le code du machia-
vélisme, c'est-à-dire , le pouvoir fondé sur l'avi-
lissement des hommes; ils avaient seulement soin
de traduire en termes nouveaux ces vieilles maxi-
mes. La liberté de la presse leur était bien plus
odieuse encore qu'aux anciens États féodaux ou
théocratiques ; ils n'accordaient aucune garantie
aux accusés , ni par les lois, ni par les juges. L'ar-
bitraire sans bornes était leur doctrine ; il leur
suffisait de donner pour prétexte à toutes les vio-
lences le nom propre de leur gouvernement, le
salut public : funeste expression, qui renferme le
sacrifice de la morale à ce qu'on est convenu d'ap-
peler l'intérêt de l'État , c'est-à-dire , aux passions
de ceux qui gouvernent !
Depuis la chute de Robespierre jusqu'à l'établis-
sement du gouvernement républicain sous la forme
d'un directoire, il y a eu un intervalle d'environ
quinze mois, qu'on peut considérer comme la véri-
table époque de l'anarchie en France. Rien ne res-
semble moins à la terreur que ce temps , quoiqu'il
se soit encore commis bien des crimes alors. On
n'avait point renoncé au funeste héritage des lois
de Robespierre ; mais la liberté de la presse com-
mençait à renaître, et la vérité avec elle. Le vœu
général était de fonder des institutions sages et
libres, et de se débarrasser des hommes qui avaient
gouverné pendant le règne du sang. Toutefois rien
n'était si difficile que de satisfaire à ce double dé- i
sir ; car la convention tenait encore l'autorité dans ji
ses mains, et beaucoup d'amis de la liberté crai-
gnaient que la contre-révolution n'eût lieu, si l'on
otait le pouvoir à ceux dont la vie était compro-
mise par le rétablissement de l'ancien régime.
C'est une pauvre garantie, cependant, que celle
des forfaits qu'on a commis au nom de la liberté;
il s'ensuit bien qu'on redoute le retour des hom-
il
SUR Lk REVOLUTION FRANÇAISE.
185
mes qu'on a fait souffrir ; mais on est tout prêt à
sacrifier ses principes à sa sûreté, si l'occasion
s'en présente.
Ce fut donc un grand malheur pour la France
que d'être obligée de remettre la république entre
les mains des conventionnels. Quelques-uns étaient
doués d'une grande habileté; mais ceux qui avaient
participé au gouvernement de la terreur devaient
nécessairement y avoir contracté des habitudes
serviles et tyranniques tout ensemble. C'est dans
cette école que Bonaparte a pris plusieurs des
hommes iqui, depuis, ont fondé sa puissance;
comme ils cherchaient avant tout un abri , ils n'é-
taient rassurés que par le despotisme.
La majorité de la convention voulait punir quel-
ques-uns des députés les plus atroces qui l'avaient
opprimée; mais elle traçait la liste des coupables
d'une main tremblante , craignant toujours qu'on
ne pût l'accuser elle-même des lois qui avaient
servi de justification ou de prétexte à tous les
crimes. Le parti royaliste envoyait des agents au
dehors , et trouvait des partisans dans l'intérieur ,
par l'irritation même qu'excitait la durée du pou-
voir conventionnel. Néanmoins, la crainte de per-
dre tous les avantages de la révolution rattachait
le peuple et les soldats à l'autorité existante.
L'armée se battait toujours contre les étrangers
avec la même énergie, et ses exploits avaient déjà
obtenu une paix importante pour la France, le
traité de Bâle avec la Prusse. Le peuple aussi , '
l'on doit le dire , supportait des maux inouïs avec
une persévérance étonnante ; la disette d'une part,
et la dépréciation du papier-monnaie de l'autre ,
réduisaient la dernière classe de la société à l'état
le plus misérable. Si les rois de France avaient
fait subir à leurs sujets la moitié de ces souffran-
ces , on se serait révolté de toutes parts. Mais la
nation croyait se dévouer à la patrie , et rien n'é-
gale le courage inspiré par une telle conviction.
La Suède ayant reconnu la république française,
M. de Staël résidait à Paris comme ministre. J'y
passai quelques mois pendant l'année 1795, et c'é-
tait vraiment alors un spectacle bien bizarre que
la société de Paris. Chacun de nous sollicitait le
retour de quelques émigrés de ses amis. J'obtins
à cette époque plusieurs rappels ; en conséquence,
le député Legendre , homme presque du peuple,
lit une dénonciation contre moi à la tribune de la
convention. L'influence des femmes, l'ascendant
de la bonne compagnie, ce qu'on appelait vulgai-
rement les salons dorés, semblaient très-redouta-
bles à ceux qui n'y étaient point admis , et dont
on séduisait les collègues en les y invitant. L'on
voyait, les jours de décade, car les dimanches
n'existaient plus , tous les éléments de l'ancien et
du nouveau régime réunis dans les soirées , mais
non réconciliés. Les élégantes manières des per-
sonnes bien élevées perçaient à travers l'humble
costume qu'elles gardaient encore, comme au temps
de la terreur. Les hommes convertis du parti ja-
cobin entraient pour la première fois dans la so-
ciété du grand monde , et leur amour-propre était
plus ombrageux encore sur tout ce qui tient au
bon ton qu'ils voulaient imiter, que sur aucun au-
tre sujet. Les femmes de l'ancien régime les en-
touraient pour en obtenir la rentrée de leurs frè-
res , de leurs fils , de leurs époux , et la flatterie
gracieuse dont elles savaient se servir venait
frapper ces rudes oreilles, et disposait les factieux
les plus acerbes à ce que nous avons vu depuis;
c'est-à-dire , à refaire une cour, à reprendre tous
ses abus , mais en ayant grand soin de se les ap-
pliquer à eux-mêmes.
Les apologies de ceux qui avaient pris part à la
terreur étaient vraiment la plus incroyable école
de sophisme à laquelle on pût assister. Les uns
disaient qu'ils avaient été contraints à tout ce
qu'ils avaient fait, et l'on aurait pu leur citer
mille actions spontanément serviles ou sanguinai-
res. Les autres prétendaient qu'ils s'étaient sacri-
fiés au bien public , et l'on savait qu'ils n'avaient
songé qu'à se préserver du danger; tous rejetaient
le mal sur quelques-uns ; et, chose singulière dans
un pays immortel par sa bravoure militaire , plu-
sieurs des chefs politiques donnaient simplement
la peur comme une excuse suffisante de leur con-
duite.
Un conventionnel très-connu me racontait un
jour, entre autres , qu'au moment où le tribunal
révolutionnaire avait été décrété, il avait prévu
tous les malheurs qui en sont résultés ; « et ce-
« pendant, ajoutait-il, le décret passa dans l'as-
« semblée à l'unanimité. » Or, il assistait lui-même
à cette séance, votant pour ce qu'il regardait
comme l'établissement de l'assassinat juridique,
mais il ne lui venait pas seulement dans l'esprit ,
en me racontant ce fait, que l'on pût s'attendre à
sa résistance. Une telle naïveté de bassesse laisse
ignorer jusqu'à la possibilité de la vertu.
Les jacobins qui avaient trempé personnellement
dans les crimes de la terreur, tels que Lebon, Car-
rier, etc., se faisaient presque tous remarquer par
le même genre de physionomie. On les voyait lire
leur plaidoyer avec une figure pâle et nerveuse,
allant d'un côté à l'autre de la tribune de la con-
vention, comme un animal féroce dans sa cage;
13.
186
CONSIDERATIONS
étaient-ils assis, ils se balançaient sans se lever ni
changer de place, avec une sorte d'agitation sta-
tionnaire qui semblait indiquer seulement l'impos-
sibilité du repos.
Au milieu de ces éléments dépravés , il existait
un parti de républicains, débris de la Gironde,
persécutés avec elle, sortant des prisons ou des
cavernes qui leur avaient servi d'asile contre la
mort. Ce parti méritait de l'estime à beaucoup
d'égards, mais il n'était pas guéri des systèmes
démocratiques ; et, de plus, il avait un esprit soup-
çonneux qui lui faisait voir partout des fauteurs
de l'ancien régime. Louvet, l'un de ces girondins
échappés à la proscription, l'auteur d'un roman,
Fauhlas, que les étrangers prennent souvent pour
la peinture des mœurs françaises, était républi-
cain de bonne foi. Il ne se fiait à personne; il ap-
pliquait à la politique le genre de défaut qui a fait
le malheur de la vie de Jean-Jacques; et plusieurs
hommes de la même opinion lui ressemblaient à
cet égard. Mais les soupçons des républicains et
des jacobins en France tenaient d'abord à ce qu'ils
ne pouvaient faire adopter leurs principes exagé-
rés , et secondement à une certaine haine contre
les nobles, dans laquelle il se mêlait de mauvais
mouvements. On avait raison de ne pas vouloir
de la noblesse en France , telle qu'elle existait ja-
dis ; mais l'aversion contre les gentilshommes n'est
qu'un sentiment subalterne qu'il faut savoir do-
miner, pour organiser la France d'une manière
stable.
L'on vit proposer cependant, en 1795, un plan
de constitution républicaine , beaucoup plus rai-
sonnable et mieux combiné que la monarchie dé-
crétée par l'assemblée constituante en 1791.Boissy
d'Anglas , Daunou et Lanjuinais , noms qu'on
retrouve toujours quand un rayon de liberté luit
sur la France, étaient membres du comité de cons-
titution. On osa proposer deux chambres, sous
le nom de conseil des anciens et de conseil des
cinq-cents; des conditions de propriété pour être
éligible; deux degrés d'élection, ce qui n'est pas
une bonne institution en soi-même, mais ce que
les circonstances rendaient nécessaire alors, pour
relever les choix ; enfin un directoire composé de
cinq personnes. Ce pouvoir exécutif n'avait point
encore l'autorité nécessaire pour maintenir l'ordre ;
il lui manquait plusieurs prérogatives indispensa-
bles , et dont la privation amena , comme on le
verra dans la suite , des convulsions destructives.
L'essai d'une république avait de la grandeur;
toutefois, pour qu'il pût réussir, il aurait fallu
peut-être sacrifier Paris à la France, et adopter des
formes fédératives , ce qui , nous l'avons dit , ne
s'accorde ni avec le caractère ni avec les habitudes
de la nation. D'un autre côté, l'unité du gouverne-
ment républicain paraît impossible, contraire à la
nature même des choses dans un grand pays. Mais
du reste l'essai a surtout manqué par le genre
d'hommes qui ont exclusivement occupé les em-
plois; le parti auquel ils avaient tenu pendant la
terreur les rendait odieux à la nation : ainsi l'on
jeta trop de serpents dans le berceau d'Hercule.
La convention , instruite par l'exemple de l'as-
semblée constituante, dont l'ouvrage avait été ren-
versé parce qu'elle l'avait abandonné trop tôt à
ses successeurs, rendit les décrets du 5 et du 13
fructidor , qui maintenaient dans leurs places les
deux tiers des députés existants ; mais on convint
cependant que l'un des tiers restants serait renou-
velé dans dix-huit mois, et l'autre un an plus tard.
Ce décret produisit une sensation terrible dans
l'opinion , et rompit tout à fait le traité tacitement
signé entre la convention et les honnêtes gens :
on voulait pardonner aux conventionnels, pourvu
qu'ils renonçassent au pouvoir; mais il était natu-
rel qu'ils voulussent le conserver au moins comme
une sauvegarde. Les Parisiens furent un peu trop
violents dans cette circonstance , et peut-être l'en-
vie d'occuper toutes les places , passion qui com-
mençait à fermenter dans les esprits, les aigrit-elle
alors. On savait pourtant que des hommes très-
estimables étaient désignés comme devant être
directeurs ; les conventionnnels voulaient se faire
honneur par de bons choix, et peut-être était -il
sage d'attendre le terme fixé pour écarter légale-
ment et graduellement le reste des députés; mais
il se mêla des royalistes dans le parti qui ne vou-
lait que s'approprier les places de la république;
et, comme il est constamment arrivé depuis vingt-
cinq ans , du moment où la cause de la révolution
parut compromise, ceux qui la défendaient eurent
pour eux le peuple et l'armée, les faubourgs et les
soldats. C'est alors que l'on vit s'établir entre la
force populaire et la force militaire une alliance
qui rendit bientôt celle-ci maîtresse de l'autre. Les
guerriers français, si admirables dans la résistance
qu'ils opposaient aux puissances coalisées, se sont
faits, pour ainsi dire, les janissaires de la liberté
chez eux; et, s'immisçant dans les affaires inté-
rieures de la France , ils ont disposé de l'autorité
civile, et se sont chargés d'opérer les diverses ré-
volutions dont nous avons été les témoins, ly"^
Les sections de Paris , de leur côté , ne furent
peut-être pas exemptes de l'esprit de faction , car
la cause de leur tumulte n'était pas d'un intérêt
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
187
public urgent, puisqu'il suffisait d'attendre dix-huit
mois pour qu'il ne restât plus un conventionnel
en place. L'impatience les perdit; elles attaquè-
rent l'armée de la convention le 13 vendémiaire,
et l'issue ne fut pas douteuse. Le commandant
de cette armée était le général Bonaparte : son
nom parut pour la première fois dans les anna-
les du monde, le 13 vendémiaire (4 octobre 1795.)
11 avait déjà contribué, mais sans être cité, à la
reprise de Toulon , en 1793 , lorsque cette ville se
révolta contre la convention. Le parti qui renversa
Robespierre l'avait destitué après le 9 thermidor;
et, n'ayant alors aucune ressource de fortune, il
présenta un mémoire aux comités du gouverne-
ment, pour aller à Constantinople former les Turcs
à la guerre. C'est ainsi que Cromwell voulut partir
pour l'Amérique , dans les premiers moments de
la révolution d'Angleterre. Barras, depuis direc-
teur, s'intéressait à Bonaparte, et le désigna dans
les comités de la convention pour la défendre. On
prétend que le général Bonaparte a dit qu'il aurait
pris le parti des sections , si elles lui avaient offert
de commander leurs bataillons. Je doute de cette
anecdote; non que le général Bonaparte ait été,
dans aucune époque de la révolution, exclusive-
ment attaché à une opinion quelconque, mais parce
qu'il a eu toujours trop bien l'instinct de la force
pour avoir voulu se mettre du côté -nécessairement
alors le plus faible.
On craignait beaucoup à Paris que, le lendemain
du 13 vendémiaire, le règne de la terreur ne fût
rétabli. En effet, ces mêmes conventionnels qui
avaient cherché à plaire quand ils se croyaient ré-
conciliés avec les honnêtes gens, pouvaient se por-
ter à tous les excès , en voyant que leurs efforts
pour faire oublier leur conduite passée étaient
sans fruit. Mais les vagues de la révolution com-
mençaient à se retirer, et le retour durable du ja-
cobinisme était déjà devenu impossible. Cependant
il résulta de ce combat du 13 vendémiaire, que la
convention se fit un principe de nommer cinq di-
recteurs qui eussent voté la mort du roi ; et, comme
la nation n'approuvait en aucune manière cette
aristocratie du régicide, elle ne s'identifia point
avec ses magistrats. Un résultat non moins fâ-
cheux de la journée du 13 vendémiaire, ce fut un
décret du 2 brumaire qui excluait de tout emploi
public les parents des émigrés , et tous ceux qui
dans les sections avaient voté pour des projets
liberticides. Telle était l'expression du jour, car
en France, à chaque révolution, on rédige une
phrase nouvelle , qui sert à tout le monde , pour
que chacun ait de l'esprit ou du sentiment tout
fait, si par hasard la nature lui avait refusé l'un
et l'autre.
Le décret d'exclusion du 2 brumaire faisait une
classe de proscrits dans l'État ; ce qui certes ne
vaut pas mieux qu'une classe de privilégiés, et
n'est pas moins contraire à l'égalité devant la loi.
Le directoire était le maître d'exiler, d'emprison-
ner, de déporter à son gré les individus désignés
comme attachés à l'ancien régime , les nobles et
les prêtres , auxquels on refusait le bienfait de la
constitution en les plaçant sous le joug de l'arbi-
traire. Une amnistie accompagne d'ordinaire l'ins-
tallation de tout gouvernement nouveau; ce fut
au contraire une proscription en masse qui signala
celle du directoire. Quels dangers présentaient
tout à la fois à ce gouvernement les prérogatives
constitutionnelles qui lui manquaient, et la puis-
sance révolutionnaire dont on avait été prodigue
envers lui!
CHAPITRE XXI.
Des vingt mois pendant lesquels la république
a existé en France, depuis le mois de no-
vembre 1795 jusqu'au 18 fructidor (4 sep-
tembre 1797.)
Il faut rendre justice aux directeurs, et plus en-
core à la puissance des institutions libres, sous
quelque forme qu'elles soient admises. Les vingt
premiers mois qui succédèrent à l'établissement
de la république, présentent une période d'ad-
ministration singulièrement remarquable. Cinq
hommes , Carnot, Rewbell , Barras , Lareveillère,
Letourneur, choisis par la colère , et ne possédant
pas pour la plupart des facultés transcendantes,
arrivèrent au pouvoir dans les circonstances les
plus défavorables. Ils entrèrent au palais du
Luxembourg qui leur était destiné , sans y trou-
ver une table pour écrire, et l'État n'était pas
plus en ordre que le palais. Le papier-monnaie
était réduit presque au millième de sa valeur
nominale; il n'y avait pas cent mille francs en es-
pèces au trésor public ; les subsistances étaient
encore si rares , que l'on contenait à peine le mé-
contentement du peuple à cet égard ; l'insurrection
de la Vendée durait toujours; les troubles civila
avaient fait naître des bandes de brigands , connus
sous le nom de chauffeurs , qui commettaient
d'horribles excès dans les campagnes; enfin, presque
toutes les armées françaises étaient désorganisées.
En six mois le directoire releva la France de
cette déplorable situation. L'argent remplaça le
papier sans secousse; les propriétaires anciens
188
CONSIDERATIONS
vécurent en paix à côté des acquéreurs de biens
nationaux ; les routes et les campagnes redevinrent
d'une sûreté parfaite; les armées ne furent que
trop victorieuses ; la liberté de la presse reparut ;
les élections suivirent leur cours légal , et l'on au-
rait pu dire que la France était libre , si les deux
classes des nobles et des prêtres avaient joui des
mêmes garanties que les autres citoyens. Mais la
sublime perfection de la liberté consiste en ceci ,
qu'elle ne peut rien faire à demi. Si vous voulez
persécuter un seul homme dans l'État, la justice
ne s'établira jamais pour tous ; à plus forte raison,
lorsque cent mille individus se trouvent placés hors
du cercle protecteur de la loi. Les mesures révo-
lutionnaires ont donc gâté la constitution, dès l'é-
tablissement du directoire : la dernière moitié de
l'existence de ce gouvernement , qui a duré en tout
quatre années , a été si misérable sous tous les
rapports , qu'on a pu facilement attribuer le mal
aux institutions elles-mêmes. Mais l'histoire im-
partiale mettra cependant sur deux lignes très-
différentes la république avant le 18 fructidor, et
la république après cette époque , si toutefois ce
nom peut encore être mérité par les autorités fac-
tieuses qui se renversèrent l'une l'autre , sans cesser
d'opprimer la masse sur laquelle elles retombaient.
II^^^Les deux partis extrêmes, les jacobins et les
royalistes , attaquèrent le directoire dans les jour-
naux, chacun à sa manière, pendant la première
période directoriale , sans que le gouvernement s'y
opposât, et sans qu'il en fût ébranlé. La société de
Paris était d'autant plus libre, que la classe des
gouvernants n'en faisait pas partie. Cette sépara-
tion avait et devait avoir sans doute beaucoup d'in-
convénients à la longue ; mais , précisément parce
que le gouvernement n'était pas à la mode , tous
les esprits ne s'agitaient pas, comme ils se sont
agités depuis , par le désir effréné d'obtenir des
places, et il existait d'autres objets d'intérêt et
d'activité. Une chose surtout digne de remarque
sous le directoire, ce sont les rapports de l'autorité
civile avec l'armée. On a beaucoup dit que la li-
berté , comme elle existe en Angleterre , n'est pas
possible pour un État continental , à cause des
troupes réglées qui dépendent toujours du chef de
l'État. Je répondrai ailleurs à ces craintes sur la
durée de la liberté, toujours exprimées par ses
ennemis , par ceux même qui ne veulent pas per-
mettre qu'une tentative sincère en soit faite. Mais
on ne saurait trop s'étonner de la manière dont les
armées ont été conduites par le directoire, jus-
qu'au moment où, craignant le retour de l'ancienne
royauté , il les a lui-même malheureusement intro-
duites dans les révolutions intérieures de l'État.
Les meilleurs généraux de l'Europe obéissaient
à cinq directeurs, dont trois n'étaient que des
hommes de loi. L'amour de la patrie et de la li-
berté était encore assez puissant sur les soldats
eux-mêmes , pour qu'ils respectassent la loi plus
que leur général , si ce général voulait se mettre
au-dessus d'elle. Toutefois la prolongation indé-
finie de la guerre a nécessairement mis un grand
obstacle à l'établissement d'un gouvernement libre
en France; car, d'une part, l'ambition des con-
quêtes commençait à s'emparer de l'armée , et de
l'autre , les décrets de recrutement qu'on obtenait
des législateurs, ces décrets avec lesquels on a de-
puis asservi le continent, portaient déjà des at-
teintes funestes au respect pour les institutions
civiles. On ne peut s'empêcher de regretter qu'à
cette époque les puissances encore en guerre avec
la France, c'est-à-dire, l'Autriche et l'Angleterre,
n'aient pas accédé à la paix. La Prusse , Venise, la
Toscane , l'Espagne et la Suède avaient déjà traité
en 1795, avec un gouvernement beaucoup moins
régulier que celui du directoire ; et peut-être l'es-
prit d'envahissement qui a fait tant de mal aux
peuples du continent comme aux Français eux-
mêmes , ne se serait-il pas développé , si la guerre
avait cessé avant les conquêtes du général Bona-
parte en Italie. Il était encore temps de tourner
l'activité française vers les intérêts politiques et
commerciaux. On n'avait jusqu'alors considéré la
guerre que comme un moyen d'assurer l'indépen-
dance de la nation ; l'armée ne se croyait destinée
qu'à maintenir la révolution ; les militaires n'étaient
point un ordre à part dans l'État ; enfin il y avait
encore en France quelque enthousiasme désinté-
ressé , sur lequel on pouvait fonder le bien public.
Depuis 1793 jusqu'au commencement de 1795,
l'Angleterre et ses alliés se seraient déshonorés en
traitant avec la France ; qu'aurait-on dit des au-
gustes ambassadeurs d'une nation libre , revenant
à Londres après avoir reçu l'accolade de Marat ou
de Robespierre ? Mais , quand une fois l'intention
d'établir un gouvernement régulier se manifesta, il
fallait ne rien négliger pour interrompre l'éduca-
tion guerrière des Français.
L'Angleterre , en 1797 , dix-huit mois après l'ins-
tallation du directoire, envoya des négociateurs à
Lille ; mais les succès de l'armée d'Italie avaient
inspiré de l'arrogance aux chefs de la république ;
les directeurs étaient déjà vieux dans le pouvoir,
et s'y croyaient affermis. Les gouvernements qui
commencent souhaitent tous la paix : il faut savoir
profiter de cette circonstance avec habileté; en
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
189
politique comme à la guerre , il y a des coups de
temps qu'on doit se hâter de saisir. Mais l'opinion
en Angleterre était exaltée par Burke, qui avait
acquis un grand ascendant sur ses compatriotes ,
en prédisant trop bien les malheurs de la révolu-
tion. Il écrivit, lors de la négociation de Lille, des
lettres sur la paix régicide qui renouvelèrent l'in-
dignation publique contre les Français. M. Pitt,
cependant , avait donné lui-même quelques éloges
â la constitution de 1795; et d'ailleurs, si le sys-
tème politique adopté par la France, quel qu'il
fût , cessait de compromettre la sûreté des autres
pays , que pouvait-on exiger de plus ?
Les passions des émigrés, auxquelles le minis-
tère anglais s'est toujours beaucoup trop aban-
donné , lui ont souvent fait commettre des erreurs
dans le jugement des affaires de France. Il crut
opérer une grande diversion en transportant les
royalistes à Quiberon, et n'amena qu'une scène
sanglante , dont tous les efforts les plus courageux
de l'escadre anglaise ne purent adoucir l'horreur.
Les malheureux gentilshommes français qui s'é-
taient vainement flattés de trouver en Bretagne un
grand parti prêt à se lever pour eux , furent aban-
donnés en un instant. Le général Lemoine , com-
mandant de l'armée française, m'a raconté avec
admiration les tentatives réitérées des marins an-
glais pour s'approcher de la côte , et recevoir dans
les chaloupes les émigrés cernés de toutes parts ,
et fuyant à la nage pour regagner les vaisseaux
hospitaliers de l'Angleterre. Mais les ministres an-
glais , et M. Pitt à leur tête , en voulant toujours
faire triompher en France le parti purement roya-
liste, ne consultèrent nullement l'opinion du pays,
et de cette erreur sont nés les obstacles qu'ils ont
rencontrés pendant longtemps dans leurs combi-
naisons politiques. Le ministère anglais devait ,
plus que tout autre gouvernement de l'Europe ,
comprendre l'histoire de la révolution de France ,
si semblable à celle d'Angleterre : mais l'on dirait
qu'à cause de l'analogie même, il voulait s'en
montrer d'autant plus l'ennemi.
CHAPITRE XXII.
Deux prédictions singulières tirées de l'Histoire
de la révolution , par M. Necker.
M. Necker n'a j'ornais publié un livre politique
sans braver un danger quelconque , soit pour sa
fortune, soit pour lui-même. Les circonstances
dans lesquelles il a fait paraître son Histoire de la
révolution, pouvaient l'exposer à tant de chances
funestes , que je fis beaucoup d'efforts pour l'en
empêcher. Il était inscrit sur la liste des émigrés ,
c'est-à-dire, soumis à la peine de mort d'après les
lois françaises , et déjà l'on répandait de toutes
parts que le directoire avait l'intention de faire
une invasion en Suisse. Néanmoins il publia, vers
la fin de l'année 1796, un ouvrage sur la révolu-
tion , en quatre volumes , dans lequel il présenta
les vérités les plus hardies. Il n'y mit d'autre mé-
nagement que celui de se placer à la distance de la
postérité pour juger les hommes et les choses. Il
joignit à cette Histoire, pleine de chaleur, de sar-
casme et de raison , l'analyse des principales cons-
titutions libres de l'Europe ; et l'on serait vrai-
ment découragé d'écrire, en lisant ce livre, où
toutes les questions sont approfondies , si l'on ne
se disait pas que dix-huit années de plus, et une
manière de sentir individuelle, peuvent ajouter
encore quelques idées au même système.
Deux prédictions bien extraordinaires doivent
être signalées dans cet ouvrage : l'une annonce la
lutte du directoire avec le corps représentatif, qui
eut lieu quelque temps après, et qui fut amenée ,
ainsi que M. Necker l'annonçait , par les préroga-
tives constitutionnelles qui manquaient au pouvoir
exécutif.
« La disposition essentielle de la constitution
« républicaine donnée à la France en 1795, dit-il ,
« la disposition capitale , et qui peut mettre en pé-
« ril l'ordre ou la hberté , c'est la séparation cora-
« plète et absolue des deux autorités premières :
« l'une qui fait les lois , l'autre qui dirige et sur-
« veille leur exécution. On avait réuni , confondu
« tous les pouvoirs dans l'organisation monstrueuse
« de la convention nationale ; et par un autre ex-
« trême , moins dangereux sans doute , on n'a
« voulu conserver entre eux aucune des affinités
« que le bien de l'État exige. On s'est alors ressaisi
« tout à coup des maximes écrites; et, sur la foi
« d'un petit nombre d'instituteurs politiques , on a
« cru qu'on ne pouvait établir une trop forte bar-
« rière entre le pouvoir exécutif et le pouvoir lé-
« gislatif. Rappelons d'abord que les instructions
« tirées de l'exemple nous donnent un résultat bien
« différent. On ne connaît aucune république où
« les deux pouvoirs dont je viens de parier ne
« soient entremêlés dans une certaine mesure ; et
« les temps anciens , comme les temps modernes ,
« nous offrent le même tableau. Quelquefois un
«sénat, dépositaire de l'autorité executive, pro-
« pose les lois à un conseil plus étendu, ou à la
« masse entière des citoyens ; et quelquefois aussi
« ce sénat , exerçant dans un sens inverse son droit
190
CONSIDERA.TIONS
« d'association au pouvoir législatif, suspend ou
« révise les décrets du grand nombre. Le gouver-
« nement libre de l'Angleterre est fondé sur les
« mêmes principes , et le monarque y concourt aux
« lois par sa sanction et par l'assistance ordinaire
« de ses ministres aux deux chambres du parle-
« ment. Enfin , l'Amérique a donné un droit de
« réjection mitigé au président du congrès , à ce
« chef de l'État , qu'elle a investi de l'autorité exé-
« cutive ; et dans le même temps elle a mis en part
« de cette autorité l'une des deux sections du corps
« législatif.
« La constitution républicaine de la France est
«le premier modèle, ou plutôt le premier essai
« d'une séparation absolue entre les deux pouvoirs
« suprêmes.
« L'autorité executive agira toujours seule et
« sans aucune inspection habituelle de la part de
«l'autorité législative; et, en revanche, aucun
« assentiment de la part de l'autorité executive ne
« sera nécessaire à la plénitude des lois. Enfin , les
« deux pouvoirs n'auront pour lien politique que
« des adresses exhortatives , et ils ne communi-
« queront ensemble que par des envoyés ordinai-
« res et extraordinaires.
« Une organisation si nouvelle ne doit- elle pas
« entraîner des inconvénients ? ne doit-elle pas , un
« jour à venir , exposer à de grands dangers ?
« Supposons en effet que le choix des cinq direc-
« teurs tombe , en tout ou en partie , sur des hom-
« mes d'un caractère faible ou incertain ; quelle
« considération pourront-ils conserver en parais-
« sant tout à fait séparés du corps législatif, et de
« simples machines obéissantes .?
« Que si, au contraire, les cinq directeurs élus
« se trouvaient des hommes vigoureux , hardis ,
« entreprenants et parfaitement unis entre eux , le
« moment arriverait oiî l'on regretterait peut'- être
« l'isolement de ces chefs exécutifs , oîi l'on vou-
« drait que la constitution les eût mis dans la né-
« cessité d'agir en présence d'une section du corps
« législatif, et de concert avec elle. Le moment
« arriverait où l'on se repentirait peut-être d'avoir
« laissé , par la constitution même , un champ libre
« aux premières suggestions de leur ambition , aux
« premiers essais de leur despotisme. »
Ces directeurs hardis et entreprenants se sont
trouvés ; et , comme il ne leur était pas permis de
dissoudre le corps législatif , ils ont employé des
grenadiers à la place du droit légal que la constitu-
tion devait leur donner. Rien ne présageait encore
cette crise , quand M. Necker l'a prédite ; mais ,
ce qui est plus étonnant , c'est qu'il a pressenti la
tyrannie militaire qui devait résulter de la crise
même qu'il annonçait en 1796.
Dans une autre partie de son ouvrage , M. Nec-
ker , en mêlant sans cesse l'éloquence au raisonne-
ment, rend la politique populaire. Il suppose un]
discours de saint Louis, adressé à la nation fran-
çaise , et vraiment admirable ; il faut le lire tout
entier , car il y a un charme et une pensée dans
chaque parole. Toutefois , l'objet principal de cette
fiction , c'est de se figurer un prince qui , dans son
illustre vie, s'est montré capable d'un dévouement
héroïque, déclarant à la nation jadis soumise à ses
aïeux , qu'il ne veut pas troubler par la guerre in-
testine les efforts qu'elle fait maintenant pour ob-
tenir la liberté , même républicaine , mais qu'au
moment oii les circonstances tromperaient son es-
poir , et la livreraient au despotisme , il viendrait
aider ses anciens sujets à s'affranchir de l'oppres-
sion d'un tyran.
Quelle vue perçante dans l'avenir et dans l'en-
chaînement des causes et des effets ne faut-il pas,
pour avoir formé une telle conjecture sous le di-
rectoire, il y a vingt ans!
CHAPITRE XXIII.
De l'armée d'Italie.
Les deux grandes armées de la république , celles
du Rhin et de l'Italie, furent presque constamment
victorieuses jusqu'au traité de Campo-Formio,qui
suspendit pendant quelques instants la longue
guerre continentale. L'armée du Rhin, dont le gé-
néral Moreau était le chef, avait conservé toute la
simplicité républicaine; l'armée d'Italie, comman-
dée par le général Bonaparte , éblouissait par ses
conquêtes , mais elle s'écartait chaque jour davan-
tage de l'esprit patriotique qui avait animé jusqu'a-
lors les armées françaises. L'intérêt personnel pre-
nait la place de l'amour de la patrie, et l'attachement
à un homme l'emportait sur le dévouement à
la liberté. Bientôt aussi les généraux de l'armée
d'Italie commencèrent à s'enrichir, ce qui diminua
d'autant leur enthousiasme pour les principes aus-
tères sans lesquels un État libre ne saurait sub-
sister.
Le général Bernadotte, dont j'aurai l'occasion
de parler dans la suite, vint, à la tête d'une divi-
sion de l'armée du Rhin , se joindre à l'armée d'I-
talie. Il y avait une sorte de contraste entre la
noble pauvreté des uns et la richesse irrégulière
des autres ; ils ne se ressemblaient que par la bra-
voure. L'armée d'Italie était celle de Bonaparte,
l'armée du Rhin celle de la république française.
SLR LA REVOLLTION FRANCHISE.
191
Toutefois rien ne fut si brillant que la conquête
rapide de l'Italie. Sans doute, le désir qu'ont eu de
tout temps les Italiens éclairés de se réunir en un
seul État , et d'avoir assez de force nationale pour
ne plus rien craindre ni rien espérer des étrangers,
contribua beaucoup à favoriser les progrès du gé-
néral Bonaparte. C'est au cri de vive l'ItaUe qu'il
a passé le pont de Lodi, et c'est à l'espoir de l'in-
dépendance qu'il dut l'accueil des Italiens. Mais les
victoires qui soumettaient à la France des pays au
delà de ses limites naturelles, loin de favoriser sa
liberté, l'exposaient au danger du gouvernement
militaire.
On parlait déjà beaucoup à Paris du général Bo-
naparte; la supériorité de son esprit en affaires,
jointe à l'éclat de ses talents comme général , don-
nait à son nom une importance que jamais un in-
dividu quelconque n'avait acquise depuis le com-
mencement de la révolution. Mais, bien qu'il parlât
sans cesse delà république dans ses proclamations,
les hommes attentifs s'apercevaient qu'elle était à
ses yeux un moyen et non un but. Il en fut ainsi
pour lui de toutes les choses et de tous les hom-
mes. Le bruit se répandit qu'il voulait se faire roi
de Lombardie. Un jour je rencontrai le général
Augereau qui venait d'Italie, et qu'on citait, je
crois alors avec raison , comme un républicain
zélé. Je lui demandai s'il était vrai que le général
Bonaparte songeât à se faire roi. « Non , assuré-
«ment, répondit-il, c'est un jeune homme trop
« bien élevé pour cela. » Cette singulière réponse
était tout à fait d'accord avec les idées du moment.
Les républicains de bonne foi auraient regardé
comme une dégradation pour un homme , quelque
distingué qu'il fût, de vouloir faire tourner la ré-
volution à son avantage personnel. Pourquoi ce
sentiment n'a-t-il pas eu plus de force et de durée
parmi les Français !
Bonaparte s'arrêta dans sa marche sur Rome en
signant la paix de Tolentino , et c'est alors qu'il
obtint la cession des superbes monuments des arts
qu'on a vus longtemps réunis dans le Musée de Pa-
ris. La véritable place de ces chefs-d'œuvre était
sans doute en Italie, et l'imagination les y regret-
tait : mais de tous les illustres prisonniers , ce sont
ceux auxquels les Français avaient raison d'attacher
le plus de prix.
Le général Bonaparte écrivit au directoire qu'il
avait fait de ces monuments une des conditions de
la paix avec le pape. J'ai particulièrement insisté,
dit-il , sur les bustes de Junius et de Marcus Bru-
tus que je veux envoyer à Paris les premiers. Le
général Bonaparte qui, depuis, a fait ôter ces bus-
tes de la salle du corps législatif, aurait pu leur
épargner la peine du voyage.
CHAPITRE XXIV.
De l'introduction du gouvernement militaire en
France, par la journée du 18 fructidor.
Aucune époque de la révolution n'a été plus dé-
sastreuse que celle qui a substitué le régime mili-
taire à l'espoir justement fondé d'un gouverne-
ment représentatif. J'anticipe toutefois sur les
événements , car le gouvernement d'un chef mili-
taire ne fut point encore proclamé, au moment où
le directoire envoya des grenadiers dans les deux
chambres; seulement cet acte tyrannique, dont
des soldats furent les agents, prépara les voies à
la révolution opérée deux ans après par le général
Bonaparte lui-même ; et il parut simple alors
qu'un chef militaire adoptât une mesure que des
magistrats s'étaient permise.
Les directeurs ne se doutaient guère cependant
des suites inévitables du parti qu'ils prenaient.
Leur situation était périlleuse; ils avaient, ainsi
que j'ai tâché de le montrer, trop de pouvoir arbi-
traire, et trop peu de pouvoir légal. On leur avait
donné tous les moyens de persécuter qui excitent
la haine , mais aucun des droits constitutionnels
avec lesquels ils auraient pu se défendre. Au mo-
ment où le second tiers des chambres fut renou-
velé par l'élection de 1797, l'esprit public devint
une seconde fois impatient d'écarter les conven-
tionnels des affaires ; mais une seconde fois aussi ,
au lieu d'attendre une année pendant laquelle la
majorité du directoire devait changer, et le der-
nier tiers des chambres se renouveler, la vivacité
française porta les ennemis du gouvernement à vou-
loir le renverser sans nul délai. L'opposition au direc-
toire ne fut pas d'abord formée par des royalistes
purs; mais ils s'y mêlèrent par degrés. D'ailleurs,
dans les dissensions civiles les hommes finissent
toujours par prendre les opinions dont on les ac-
cuse, et le parti qui attaquait lé directoire était
ainsi forcément poussé vers la contre -révolu-
tion.
On vit s'agiter de toutes parts un esprit de
réaction intolérable; à Lyon, à Marseille, on assas-
sinait des hommes, il est vrai, très-coupables,
mais on les assassinait. Les journaux proclamaient
chaque jour la vengeance, en s'armant de la ca-
lomnie , en annonçant ouvertement la contre-révo-
lution. Il y avait dans l'intérieur des deux conseils,
comme au dehors , un parti très-décidé à ramener
192
CONSIDERATIONS
l'ancien régime, et le général Pichegrù en était un
des principaux instruments.
Le directoire, en tant que conservateur de sa
propre existence politique, avait de grandes raisons
de se mettre en défense; mais comment le pou-
vait-il ? Les défauts de la constitution, que M. Nec-
ker avait si bien signalés, rendaient très-difficile
au gouvernement de résister légalement aux at-
taques des conseils. Celui des anciens inclinait à
défendre les directeurs, seulement parce qu'il te-
nait, quoique bien imparfaitement, la place d'une
chambre des pairs ; mais , comme les députés de
ce conseil n'étaient point nommés à vie, ils^avaient
peur de se dépopulariser en soutenant des magis-
trats repoussés par l'opinion publique. Si le gou-
vernement avait eu le droit de dissoudre les cinq-
cents, la simple menace d'user de cette prérogative
aurait suffi pour les contenir. Enfin si le pouvoir
exécutif avait pu opposer un veto même suspensif,
aux décrets des conseils, il se serait contenté des
moyens dont la loi l'eût armé pour se maintenir.
Mais ces mêmes magistrats, dont l'autorité était
si bornée, avaient une grande force comme faction
révolutionnaire; et ils n'étaient pas assez scrupu-
leux pour se laisser battre selon les règles de l'es-
crime constitutionnelle , quand ils n'avaient qu'à
recourir à la force pour se débarrasser de leurs
adversaires. On vit, dans cette occasion, ce qu'on
verra toujours, l'intérêt personnel de quelques in-
dividus renverser les barrières de la loi , si ces
barrières ne sont pas construites de manière à se
maintenir par elles-mêmes.
Deux directeurs, Barthélémy et Carnot, étaient
du parti des conseils représentatifs. Certainement
on ne pouvait soupçonner Carnot de souhaiter le
retour de l'ancien régime; mais il ne voulait pas,
ce qui lui fait honneur , adopter des moyens illé-
gaux pour repousser l'attaque du pouvoir législatif.
La majorité du directoire, Rewbell , Barras et La-
reveillère, hésitèrent quelque temps entre deux
auxiliaires dont ils pouvaient également disposer :
le parti jacobin, et l'armée. Ils eurent peur, avec
raison, du premier; c'était une arme bien redou-
table encore que les terroristes, et celui qui s'en
servait pouvait être terrassé par elle. Les direc-
teurs crurent donc qu'il valait mieux faire venir
des adresses des armées, et demander au général
Bonaparte, celui de tous les commandants en chef
qui se prononçait alors le plus fortement contre
les conseils , d'envoyer un de ses généraux de bri-
gade à Paris pour être aux ordres du directoire.
Bonaparte choisit le général Augereau ; c'était un
homme très-décidé dans l'action , et peu capable
de raisonnement, ce qui le rendait un excellent ins-
trument du despotisme, pourvu que ce despotisme
s'intitulât révolution.
Par un contraste singulier, le parti royaliste des
deux conseils invoquait les principes républicains,
la liberté de la presse , celle des suffrages , toutes
les libertés enfin , surtout celle de renverser le di-
rectoire. Le parti populaire, au contraire, se fon-
dait toujours sur les circonstances, et défendait
les mesures révolutionnaires qui servaient de ga-
rantie momentanée au gouvernement. Les répu-
blicains se voyaient contraints à désavouer leui's
propres principes, parce qu'on les tournait contre
eux; et les royalistes empruntaient les armes des
républicains pour attaquer la république. Cette bi-
zarre combinaison des armes troquées dans le
combat s'est représentée dans d'autres circons-
tances. Toutes les minorités invoquent la justice,
et la justice c'est la liberté. L'on ne peut juger un
parti que par la doctrine qu'il professe-quand il est
le plus fort.
Néanmoins, quand le directoire prît la funeste
résolution d'envoyer des grenadiers saisir les légis-
lateurs sur leurs bancs , il n'avait même déjà plus
besoin du mal qu'il se déterminait à faire. Le chan-
gement de ministère et les adresses des armées
suffisaient pour contenir le parti royaliste , et le
directoire se perdito.en poussant trop loin son
triomphe ; car il était si contraire à l'esprit d'une
république , de faire agir des sxndats contre les re-
présentants du peuple , qu'on devait ainsi la tuer ,
tout en voulant la sauver. La v^lledu jour funeste,
chacun savait qu'un grand coup afl^^it être frappé ;
car, en France, on contre toujours sur la place
publique, ou plutô-t on ne conspiré pas; on s'excite
les uns les autres, et qui sait écouter ce qu'on dit
saura d'avance ce qu'on va faire. |»
Le soir qui précéda l'entrée du général Augereau
dans les conseils , la frayeur était telle , que la plu-
part des personnes connues- quittèrent leurs mai-
sons dans la crainte ^ être arrêtées. Un de mes
amis me fit trouver un asile dans, une petite cham-
bre, dont la vue donnait sur le pont Louis XVL
J'y passai la nuit à regarder les préparatifs de la
terrible scène qui devait avoir lieu dans peu d'heu-
res ; on ne voyait dans les rues que des soldats ,
tous les citoyens étaient renfermés chez eux. Les
canons qu'on amenait autour du palais oh se ras-
semblait le corps législatif, roulaient sur le pavé ;
mais hors ce bruit , tout était silence. On n'aper-
cevait nulle part un rassemblement hostile, et l'on
ne savait contre qui tous ces moyens étaient diri-
gés. La liberté fut la seule puissance vaincue dans
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
193
cette malheureuse lutte; on eût dit qu'on la voyait
s'enfuir comme une ombre à l'approche du jour
qui allait éclairer sa perte.
On apprit le matin que le général Augereau avait
conduit ses bataillons dans le conseil des cinq-cents,
et qu'il y avait arrêté plusieurs des députés qui
s'y trouvaient réunis en comité, et que présidait
alors le général Pichegru. On s'étonne du peu de
respect que les soldats témoignèrent pour un gé-
néral qui les avait souvent conduits à la victoire;
mais on était parvenu à le désigner comme un
contre-révolutionnaire , et ce nom exerce en France
une sorte de puissance magique , quand l'opinion
est en liberté. D'ailleurs, le général Pichegru n'avait
aucun moyen de faire effet sur l'imagination :
c'était un homme fort honnête , mais sans physio-
nomie, ni dans ses traits, ni dans ses paroles; le
souvenir de ses victoires ne tenait pas sur lui ,
parce que rien ne les annonçait dans sa façon d'être.
On a souvent répandu le bruit qu'il avait été guidé
par les conseils d'un autre à la guerre; je ne sais
ce qui en était , mais cela pouvait se croire , parce
que son regard et son entretien étaient si ternes ,
qu'ils ne donnaient pas l'idée qu'il fût propre à
devenir le chef d'aucune entreprise. Néanmoins son
courage et sa persévérance politique ont, depuis,
mérité l'intérêt autant que son malheur.
'Quelques membres du conseil des anciens , parmi
lesquels on distinguait l'intrépide et généreux vieil-
lard Dupont de Nemours et le respectable Barbé-
Marbois, se rendirent à pied à la salle de leurs
séances , ayant à leur tête Laffon-Ladebat , alors
président; et, après avoir constaté que l'entrée du
conseil leur était interdite par les troupes, ils re-
l'inrent de même , passant au milieu des soldats
alignés , sans que le peuple qui les regardait com-
prît qu'il s'agissait de ses représentants opprimés
par la force armée. La crainte de la contre-révo-
lution avait malheureusement désorganisé l'esprit
public : on ne savait où saisir la cause de la liberté,
«itre ceux qui la déshonoraient et ceux qu'on accu-
sait de la haïr. On condamna les hommes les plus
honorables, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
Camille Jordan , etc. , à la déportation outre-mer.
Des mesures atroces suivirent cette première vio-
lation de toute justice. La dette publique fut ré-
duite de deux tiers , et l'on appela cette opération,
la mobiliser j tant les Frartçais sont habiles à
trouver des mots qui semblent doux pour les ac-
tions les plus dures! Les prêtres et les nobles
furent proscrits de nouveau avec une impitoyable
barbarie. On abolit la liberté de la presse, car elle
est inconciliable avec l'exercice du pouvoir arbi-
traire. L'invasion de la Suisse, le projet insensé
d'une descente en Angleterre, éloignèrent tout
espoir de paix avec l'Europe. On évoqua l'esprit
révolutionnaire , mais il reparut sans l'enthou-
siasme qui l'avait jadis animé; et, comme l'auto-
rité civile ne s'appuyait point sur la justice , sur
la magnanimité, enfin sur aucune des grandes qua-
lités qui doivent la caractériser, l'ardeur patrio-
tique se tourna vers la gloire militaire , qui du
moins alors pouvait satisfaire l'imagination.
CHAPITRE XXV.
anecdotes particulières.
Il en coûte de parler de soi, dans une époque
surtout où les récits les plus importants com-
mandent seuls l'attention des lecteurs. Néanmoins
je ne puis me refuser à repousser une inculpation
qui me blesse. Les journaux chargés, en 1797,
d'insulter tous les amis de la liberté, ont prétendu
que, voulant la république, j'approuvais la journée
du 18 fructidor. Je n'aurais, sûrement pas con-
seillé, si j'y avais été appelée, d'établir une répu-
blique en France; mais, une fois qu'elle existait,
je n'étais pas d'avis qu'on dût la renverser. Le
gouvernement républicain, considéré abstraitement
et sans application à un grand État, mérite le
respect qu'il a de tout temps inspiré; et la révo-
lution du 18 fructidor, au contraire,- doit toujours
faire horreur, et par les principes tyranniques
dont elle partait , et par les suites affreuses qui en
ont été la conséquence nécessaire. Parmi les indi-
vidus dont le directoire était composé, je ne con-
naissais que Barras; et, loin d'avoir le moindre
crédit sur les autres , quoiqu'ils ne pussent ignorer
combien j'aimais la liberté, ils me savaient si
mauvais gré de mon attachement pour les proscrits,
qu'ils donnèrent l'ordre sur les frontières de la Suisse,
à Versoix , près de Coppet , de m'arrêter et de me
conduire en prison à Paris, à cause, disaient-ils,
de mes efforts pour faire rentrer les émigrés.
Barras me défendit avec chaleur et générosité ; et
c'est lui qui m'obtint la permission de retourner
en France quelque temps après. La reconnaissance
que je lui devais entretint entre lui et moi des re-
lations de société.
M. de Talleyrand était revenu d'Amérique un
an avant le 18 fructidor. Les honnêtes gens, en
général , désiraient la paix avec l'Europe , qui était
alors disposée à traiter. Or, M. de Talleyrand pa-
raissait devoir être , ce qu'on l'a toujours trouvé
depuis, un négociateur fort habile. Les amis de la
liberté souhaitaient que le directoire s'affermît par
194
CONSIDERATIONS
des mesures constitutionnelles , et qu'il choisît
dans ce but des ministres en état de soutenir le
gouvernement. M. de Talleyrand semblait alors le
meilleur choix possible pour le département des
affaires étrangères , puisqu'il voulait bien l'accep-
ter. Je le servis efficacement à cet égard, en le
faisant présenter à Barras par un de mes amis , et
en le recommandant avec force. M. de Talleyrand
avait besoin qu'on l'aidât pour arriver au pouvoir ;
mais il se passait ensuite très-bien des autres pour
s'y maintenir. Sa nomination est la seule part que
j'aie eue dans la crise qui a précédé le 18 fructidor,
et je croyais ainsi la prévenir ; car on pouvait espé-
rer que l'esprit de M. de Talleyrand amènerait une
conciliation entre les deux partis. Depuis , je n'ai
pas eu le moindre rapport avec les diverses phases
de sa carrière politique.
La proscription s'étendit de toutes parts après
le 18 fructidor; et cette nation, qui avait déjà
perdu sous le règne de la terreur les hommes les
plus respectables , se vit encore privée de ceux qui
lui restaient. On fut au moment de proscrire Du-
pont de Nemours , le plus chevaleresque champion
de la liberté qu'il y eût en France , mais qui ne
pouvait la reconnaître dans la dispersion des re-
présentants du peuple par la force armée. J'appris
le danger qu'il courait , et j'envoyai chercher Ché-
nier le poète , qui , deux ans auparavant , avait , à
ma prière , prononcé le discours auquel M. de Tal-
leyrand dut son rappel. Chénier, malgré tout ce
qu'on peut reprocher à sa vie, était susceptible
d'être attendri , puisqu'il avait du talent , et du
talent dramatique. Il s'émut à la peinture de la si-
tuation de Dupont de Nemours et de sa famille ,
et courut à la tribune , où il parvint à le sauver, en
le faisant passer pour un homme de quatre-vingts
ans , quoiqu'il en eût à peine soixante. Ce moyen
déplut à. l'aimable Dupont de Nemours , qui a tou-
jours eu de grands droits à la jeunesse par son
âme.
Chénier était un homme à la fois violent et
susceptible de frayeur; plein de préjugés , quoiqu'il
fût enthousiaste de la philosophie ; inabordable au
raisonnement quand on voulait combattre ses pas-
sions , qu'il respectait comme ses dieux pénates.
Il se promenait à grands pas dans la chambre ,
répondait sans avoir écouté, pâlissait, tremblait
de colère, lorsqu'un mot qui lui déplaisait frappait
tout seul ses oreilles, faute d'avoir la patience
d'entendre le reste de la phrase. C'était néanmoins
un homme d'esprit et d'imagination, mais tellement
dominé par son amour-propre, qu'il s'étonnait de
lui-même, au lieu de travailler à se perfectionner.
Chaque jour accroissait l'effroi des honnêtes
gens. Quelques mots d'un général qui m'accusa
publiquement de pitié pour les conspirateurs, me
.firent quitter Paris pour me retirer à la campagne;
car, dans les crises politiques, la pitié s'appelle
trahison. J'allai donc dans la maison d'un de mes
amis, où je trouvai, par un hasard singulier, l'un
des plus illustres et des plus braves royalistes de
la Vendée , le prince de la Tremoille , qui était
venu dans l'espoir de faire tourner les circons-
tances en faveur de sa cause ,*et dont la tcte était
à prix. Je voulus lui céder un asile dont il avait
plus besoin que moi; il s'y refusa, se proposant
de sortir de France , puisque alors tout espoir de
contre -révolution était perdu. Nous nous éton-
nions , avec raison , que le même coup de vent
nous eût atteints tous les deux, quoique nos si-
•tuations précédentes fussent très-diverses.
Je revins à Paris ; tous les jours , on tremblait
pour quelques nouvelles victimes enveloppées dans
la persécution générale qu'on faisait subir aux
émigrés et aux prêtres. Le marquis d'Ambert, qui
avait été le colonel du général Bernadotte avant la
révolution , fut pris et traduit devant une commis-
sion militaire : terrible tribunal, dont l'existence,
hors de l'armée , suffit pour constater qu'il y a ty-
rannie. Le général Bernadotte alla trouver le di-
rectoire , et lui demanda , pour seul prix de tous
ses services , la grâce de son colonel ; les directeurs
furent inflexibles : ils appelaient justice une égale
répartition de malheur.
Deux jours après le supplice de M. d'Ambert,
je vis entrer dans ma chambre , à dix heures du
matin , le frère de M. Norvins de Monbreton, que
j'avais connu en Suisse pendant son émigration. Il
me dit , avec une grande émotion , que l'on avait
arrêté son frère, et que la commission militaire
était assemblée pour le juger à mort ; il me de-
manda si je pouvais trouver un moyen quelconque
de le sauver. Comment se flatter de rien obtenir du
directoire , quand les prières du général Bernadotte
avaient été infructueuses ? et comment se résoudre
cependant à ne rien tenter pour un homme qu'on
connaît, et qui sera fusillé dans deux heures, si
personne ne vient à son secours .•• Je me rappelai
tout à coup que j'avais vu chez Barras , un général
Lemoine , celui que j'ai cité à l'occasion de l'expé-
dition de Quiberon , et qu'il m'avait paru causer
volontiers avec moi. Ce général commandait la di-
vision de Paris , et il avait le droit de suspendre
les jugements de la commission militaire établie
dans cette ville. Je remerciai Dieu de cette idée,
et je partis à l'instant même avec le frère du mal-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
195
heureuxNorvins ; nous entrâmes tous les deux dans
la chambre du général , qui fut bien étonné de me
voir. 11 commença par me faire des excuses sur sa
toilette du matin, sur son appartement; enfin, je
ne pouvais l'empêcher de revenir continuellement
à la politesse , quoique je le suppliasse de n'y pas
donner un instant , car cet instant pouvait être ir-
réparable. Je me hâtai de lui dire le sujet de ma
venue, et d'abord il me refusa nettement. Mou
cœur tressaillait à l'aspect de ce frère qui pouvait
penser que je ne trouvais pas les paroles faites pour
obtenir ce que je demandais. Je recommençai mes
sollicitations , en me recueillant pour rassembler
toutes mes forces : je craignais d'en dire trop , ou
trop peu ; de perdre l'heure fatale après laquelle
c'en était fait , ou de négliger un argument qui
pouvait frapper au but. Je regardais tour à tour la
pendule et le général , pour voir laquelle des deux
puissances, son âme ou le temps, approchait le
plus vite du terme. Deux fois le général prit la
plume pour signer le sursis , et deux fois la crainte
de se compromettre l'arrêta ; enfin , il ne put nous
refuser, et grâces lui soient encore rendues. Il
donna le papier sauveur, et M. de Monbreton cou-
rut au tribunal , oii il apprit que son frère avait
déjà tout avoué ;■ mais le sursis rompit la séance ,
tt l'homme innocent a vécu.
C'est notre devoir, à nous autres femmes , de
secourir dans tous les temps les individus accusés
pour des opinions politiques , quelles qu'elles puis-
sent être ; car, qu'est-ce que des opinions dans les
temps de partis? Pouvons-nous être certains que
tels ou tels événements, telle ou' telle situation,
n'auraient pas changé notre manière de voir ? Et ,
si l'on en excepte quelques sentiments invariables ,
qui sait comment le sort aurait agi sur nous ?
CHAPITRE XXVI.
Traité de Campo-Formio en 1797. Arrivée du gé-
néral Bonaparte à Paris.
Le directoire n'était point enclin à la paix , non
qu'il voulût étendre la domination française au
delà du Rhin et des Alpes , mais parce qu'il croyait
la guerre utile à la propagation du système répu-
blicain. Son plan était d'entourer la France d'une
ceinture de républiques , telles que celles de Hol-
lande, de Suisse, de Piémont, de Lombardie, de
Gênes. Partout il établissait un directoire , deux
conseils de députés, enfin une constitution sem-
blable en tout à celle de France. C'est un des grands
défauts des Français , résultat de leurs habitudes
sociales, que de s'imiter les uns les autres, et de
vouloir qu'on les imite. Ils prennent les variétés
naturelles dans la manière de penser de chaque
homme, ou même de chaque nation , pour un es-
prit d'hostilité contre eux.
Le général Bonaparte était assurément moins
sérieux et moins sincère dans l'amour des idées ré-
publicaines que le directoire, mais il avait beau-
coup plus dé sagesse dans l'appréciation des cir-
constances. Il pressentit que la paix allait devenir
populaire en France, parce que les passions s'a-
paisaient, et qu'on était las des sacrifices; en con-
séquence il signa le traité de Campo-Formio avec
l'Autriche. Mais ce traité contenait la cession de
la république de Venise, et l'on ne conçoit pas en-
core comment il parvint à déterminer ce direc-
toire , qui pourtant était , à certains égards , répu-
blicain, au plus grand attentat qu'on pût commettre
d'après ses propres principes. A dater de cet acte ,
non moins arbitraire que le partage de la Pologne , il
n'a plus existé dans le gouvernement de France
aucun respect pour aucune doctrine politique , et
le règne d'un homme a commencé quand celui des
principes a fini.
Le général Bonaparte se faisait remarquer par
son caractère et son esprit autant que par ses vic-
toires, et l'imagination des Français commençait
à s'attacher vivement à lui. On citait ses procla-
mations aux républiques cisalpine et ligurienne.
Dans l'une on remarquait cette phrase : Fous étiez
divisés et plies par la tyrannie ; vous n'étiez pas
en état de conquérir la liberté. Dans l'autre : Les
vraies conquêtes, les seules qui ne coûtent point de
regrets, ce sont celles que Von fait sur Vignorance,
Il ^régnait un ton de modération et de noblesse
dans son style, qui faisait contraste avec l'âpreté
révolutionnaire des chefs civils de la France. Le
guerrier parlait alors en magistrat, tandis que les
magistrats s'exprimaient avec la violence militaire.
Le général Bonaparte n'avait point mis à exécution
dans son armée les lois contre les émigrés. On di-
sait qu'il aimait beaucoup sa femme , dont le ca-
ractère était plein de douceur; on assurait qu'il
était sensible aux beautés d'Ossian ; on se plaisait
à lui croire toutes les qualités généreuses qui don-
nent un beau relief aux facultés extraordinaires.
On était d'ailleurs si fatigué des oppresseurs em-
pruntant le nom de la liberté, et des opprimés
regrettant l'arbitraire, que l'admiration ne savait
oij se prendre; et le général Bonaparte semblait
réunir tout ce qui devait la captiver.
C'est avec ce sentiment du moins que je le vis
pour la première fois à Paris. Je ne trouvai pas de
paroles pour lui répondre , quand il vint à moi me
196
C0î\SIDERÂ.T10NS
dire qu'il avait cherché mon père à Coppet, et
qu'il regrettait d'avoir passé en Suisse sans le
voir. Mais lorsque je fus un peu remise du trouble
de l'admiration , un sentiment de crainte très-pro-
noncé lui succéda. Bonaparte alors n'avait aucune
puissance ; on le croyait même assez menacé par
les soupçons ombrageux du directoire; ainsi la
crainte qu'il inspirait n'était causée que par le sin-
gulier effet de sa personne sur presque tous ceux
qui l'approchent. J'avais vu des hommes très-dignes
de respect , j'avais vu aussi des hommes féroces :
il n'y avait rien dans l'impression que Bonaparte
produisit sur moi , qui pût me rappeler ni les uns
ni les autres. J'aperçus assez vite , dans les diffé-
rentes occasions que j'eus de le rencontrer pendant
son séjour à Paris , que son caractère ne pouvait
être déflni par les mots dont nous avons coutume
de nous servir; il n'était ni bon, ni violent, ni
doux, ni cruel, à la façon des individus à nous
connus. Un tel être, n'ayant point de pareil, ne
pouvait ni ressentir, ni faire éprouver aucune
sympathie : c'était plus ou moins qu'un homme.
Sa tournure, son esprit, son langage sont em-
preints d'une nature étrangère; avantage de plus
pour subjuguer les Français, ainsi que nous l'a-
vons dit ailleurs.
Loin de me rassurer en voyant Bonaparte plus
souvent, il m'intimidait toujours davantage. Je
sentais confusément qu'a*ucune émotion du cœur
ne pouvait agir sur lui. 11 regarde une créature
humaine comme un fait ou comme une chose ,
mais non comme un semblable. Il ne hait pas plus
qu'il n'aime ; il n'y a que lui pour lui ; tout le reste
des créatures sont des chiffres. La force de sa vo-
lonté consiste dans l'imperturbable calcul de son
égoïsme ; c'est un habile joueur d'échecs dont le
genre humain est la partie adverse qu'il se pro-
pose de faire échec et mat. Ses succès tiennent
autant aux qualités qui lui manquent , qu'aux ta-
lents qu'il possède. Ni la pitié , ni l'attrait , ni la
religion , ni l'attachement à une idée quelconque ,
ne sauraient le détourner de sa direction princi-
pale. 11 est pour son intérêt ce que le juste doit
être pour la vertu : si le but était bon , sa persé-
vérance serait belle.
Chaque fois que je l'entendais parler, j'étais
frappée de sa supériorité : elle n'avait pourtant au-
cun rapport avec celle des hommes instruits et
cultivés par l'étude ou la société , tels que l'An-
gleterre et la France peuvent en offrir des exemples.
Mais ses discours indiquaient le tact des circons-
tances, comme le chasseur a celui de sa proie.
Quelquefois il racontait les faits politiques et mi-
litaires de sa vie d'une façon très-intéressante ; il
avait même, dans les récits qui permettaient de la
gaieté, un peu de l'imagination italienne. Cepen-
dant rien ne pouvait triompher de mon invincible
éloignement pour ce que j'apercevais en lui. Je
sentais dans son âme une épée froide et tranchante
qui glaçait en blessant ; je sentais dans son esprit
une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de
beau, pas même sa propre gloire, ne pouvait
échapper ; car il méprisait la nation dont il voulait
les suffrages, et nulle étincelle d'enthousiasme ne
se mêlait à son besoin d'étonner l'espèce humaine.
Ce fut dans l'intervalle enti-e le retour de Bona-
parte et son départ pour l'Egypte , c'est-à-dire ,
vers la fin de 1797 , que je le vis plusieurs fois à
Paris ; et jamais la difficulté de respirer que j'é-
prouvais en sa présence ne put se dissiper. J'étais
un jour à table entre lui et l'abbé Sieyes : singu-
lière situation , si j'avais pu prévoir l'avenir !
J'examinais avec attention la figure de Bonaparte ;
mais , chaque fois qu'il découvrait en moi des re-
gards observateurs , il avait l'air d'ôter à ses yeux
toute expression, comme s'ils fussent devenus de
marbre. Son visage était alors immobile , excepté
un sourire vague qu'il plaçait sur ses lèvres à tout
hasard , pour dérouter quiconque voudrait observer
les signes extérieurs de sa pensée.
L'abbé Sieyes , pendant le dîner , causa simple-
ment et facilement , ainsi qu'il convient à un es-
prit de sa force. Il s'exprima sur mon père avec
une estime sentie. C'est le seul homme, dit-il,
qui ait jamais réuni la plus parfaite précision
dans les calculs d'un grand financier à l'imagina-
tion d'an poêle. Cet éloge me plut , parce qu'il
était caractérisé. Le général Bonaparte , qui l'en-
tendit , me dit aussi quelques mots obligeants sur
mon père et sur moi , mais en homme qui ne s'oc-
cupe guère des individus dont il ne peut tirer
parti.
Sa figure, alors maigre et pâle, était assez
agréable ; depuis , il est engraissé , ce qui lui va
très-mal : car on a besoin de croire un tel homme
tourmenté par son caractère , pour tolérer un peu
que ce caractère fasse tellement souffrir les autres.
Comme sa stature est petite , et cependant sa
taille fort longue , il était beaucoup mieux à cheval
qu'à pied; en tout, c'est la guerre, et seulement
la guerre qui lui sied. Sa manière d'être dans la
société est gênée sans timidité; il a quelque chose
de dédaigneux quand il se contient, et de vulgaire
quand il se met à l'aise ; le dédain lui va mieux ,
aussi ne s'en fait -il pas faute.
Par une vocation naturelle pour l'état de prince, i
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
197
il adressait déjà des questions insignifiantes à tous
ceux qu'on lui présentait. Etes -vous marié? de-
mandait-il à l'un des convives. Combien avez-
vous d'enfants ? disait-il à l'autre. Depuis quand
êtes - vous arrivé ? Quand partez - vous ? et autres
interrogations de ce genre, qui établissent la su-
périorité de celui qui les fait sur celui qui veut
bien se laisser questionner ainsi. Il se plaisait déjà
dans l'art d'embarrasser, en disant des choses
désagréables : art dont il s'est fait depuis un sys-
tème , comme de toutes les manières de subjuguer
les autres en les avilissant. Il avait pourtant , à
cette époque, le désir de plaire, puisqu'il renfer-
mait dans son esprit le projet de renverser le di-
rectoire, et de se mettre à sa place ; mais, malgré
ce désir , on eût dit qu'à l'inverse du prophète , il
maudissait involontairement, quoiqu'il eût l'in-
tention de bénir.
Je l'ai vu un jour s'approcher d'une Française
très-connue par sa beauté, son esprit et la viva-
cité de ses opinions ; il se plaça tout droit devant
elle comme le plus roide des généraux allemands ,
et lui dit : Madame , je n'aime pas que les fem-
mes se mêlent de politique. « Fous avez raison ,
« général, lui répondit - elle : mais dans %m pays
« oii on leur coupe la tête, il est naturel qu'elles
« aient envie de savoir pourquoi. » Bonaparte alors
ne répliqua rien. C'est un homme que la résistance
véritable apaise ; ceux qui ont souffert son despo-
tisme doivent en être autant accusés que lui-même.
Le directoire fit au général Bonaparte une ré-
ception solennelle qui , à plusieurs égards , doit
être considérée comme une époque dans l'histoire
de la révolution. On choisit la cour du palais du
Luxembourg pour cette cérémonie. Aucune salie
n'aurait été assez vaste pour contenir la foule
qu'elle attirait ; il y avait des spectateurs à toutes
les fenêtres et sur tous les toits. Les cinq direc-
teurs, en costume romain, étaient placés sur une
estrade au fond de la cour , et près d'eux les dé-
putés des deux conseils , les tribunaux et l'Institut.
Si ce spectacle avait eu lieu avant que la représen-
tation nationale eût subi le joug du pouvoir mili-
taire, le 18 fructidor, on y aurait trouvé de la
grandeur ; une belle musique jouait des airs patrio-
tiques , des drapeaux servaient de dais au direc-
toire , et ces drapeaux rappelaient de grandes vic-
toires.
Bonaparte arriva très -simplement vêtu, suivi
de ses aides de camp, tous d'une taille plus haute
que la sienne, mais presque courbés par le respect
qu'ils lui témoignaient. L'élite de la France , alors
présente , couvrait le général victorieux d'applau-
dissements ; il était l'espoir de chacun : républi-
cains, royalistes, tous voyaient le présent et l'a-
venir dans l'appui de sa main puissante. Hélas ! de
tous les jeunes gens qui criaient alors vive Bona-
parte, combien son insatiable ambition en a-
t-elle laissé vivre !
M. de Talleyrand , en présentant Bonaparte au
directoire, l'appela le libérateur de F Italie et le
pacificateur du continent. Il assura que le géné-
ral Bonaparte détestait le luxe et Véclat , misé-
rable ambition des âmes communes, et qu'il
aimait les poésies d'Ossian , surtout parce qu'elles
détachent de la terre. La terre n'eût pas mieux
demandé , je crois , que de le laisser se détacher
d'elle. Enfin Bonaparte parla lui - même avec une
sorte de négligence affectée, comme s'il eût voulu
faire comprendre qu'il aimait peu le régime sous
lequel il était appelé à servir.
Il dit que depuis vingt siècles, le royalisme et
la. féodalité avaient gouverné le monde , et que la
paix qu'il venait de conclure était l'ère du gou-
vernement républicain. Lorsque le bonheur des
Français, ajouta-t-il , sera assis sur de meilleures
lois organiques , l'Europe entière sera libre. Je
ne sais s'il entendait, par les lois organiques de la
liberté, l'établissement de son pouvoir absolu.
Quoi qu'il en soit , Barras, alors son ami , et pré-
sident du directoire, lui répondit , en le supposant
de bonne foi dans tout ce qu'il venait de dire ; il
finit par le charger spécialement de conquérir l'An-
gleterre , mission un peu difficile.
On chanta de toutes parts l'hymne que Chéniet
avait composé pour célébrer cette journée. En
A'oici le premier couplet :
Contemplez nos lauriers civiques !
L'Italie a produit ces fertiles moissons ;
Ceux-là croissaient pour nous au milieu des glaçons;
Voici ceux de Fleuras , ceux des plaines belgiques.
Tous les fleuves surpris nous ont vus triomphants;
Tous les jours nous furent prospères.
Que le front blanchi de nos pères
Soit couvert des lauriers cueillis par leurs enfants.
Tu fus longtemps l'efl'roi, sois l'honneur delà ten'e,
O république des Français !
Que le chant des plaisirs succède aux cris de guerre,
La victoiie a conquis la paix.
Hélas ! que sont-ils devenus , ces jours de gloire
et de paix , dont la France se flattait il y a vingt
années ! Tous ces biens ont été dans les mains d'un
seul homme : qu'en a-t-il fait }
198
CONSIDERATIOISS
CHAPITRE XXVII.
Préparatifs du général Bonaparte pour aller
en Egypte. Son opinion sur l'invasion de la
Suisse.
Le géoéral Bonaparte, à cette même époque,
à la fin de 1797, souda l'opinion publique relati-
vement aux directeurs ; il vit qu'ils n'étaient point
aimés , mais qu'un sentiment républicain rendait
encore impossible à un général de se mettre à la
place des magistrats civils. Un soir il parlait avec
Barras de son ascendant sur les peuples italiens ,
qui avaient voulu le faire duc de Milan et roi d'I-
talie. Mais je ne pense , dit-il, à rien de semblable
dans aucun paijs.« Fous faites bien de n''ij pas
« songer en France , répondit Barras ; car , si le
« directoire vous envoyait demain au Temple , il
^• n'y aurait pas quatre personnes qui s'y oppo-
« sussent. » Bonaparte était assis sur un canapé à
côté de Barras ; à ces paroles il s'élança vers la
cheminée , n'étant point maître de son irritation ;
puis , reprenant cette espèce de calme apparent
dont les hommes les plus passionnés parmi les ha-
bitants du Midi sont capables , il déclara qu'il vou-
lait être chargé d'une expédition militaire. Le di-
rectoire lui proposa la descente en Angleterre ; il
alla visiter les côtes; et, reconnaissant bientôt
que cette expédition était insensée, il revint, dé-
cidé à tenter la conquête de l'Egypte.
Bonaparte a toujours cherché à s'emparer de
l'imagination des hommes, et, sous ce rapport,
il sait bien comment il faut les gouverner , quand
on n'est pas né sur le trône. Une invasion en Afri-
que , la guerre portée dans un pays presque fabu-
leux, l'Egypte, devait agir sur tous les esprits.
L'on pouvait aisément persuader aux Français
qu'ils tireraient un grand avantage d'une telle co-
lonie dans la Méditerranée, et qu'elle leur offrirait
un jour les moyens d'attaquer les établissements
des Anglais dans l'Inde. Ces projets avaient de la
grandeur, et devaient augmenter encore l'éclat du
nom de Bonaparte. S'il était resté en France, le
directoire aurait lancé contre lui, par tous les jour-
naux dont il disposait , des calomnies sans nom-
bre, et terni ses exploits dans l'imagination des
oisifs : Bonaparte se serait trouvé réduit en pous-
sière avant même que la foudre l'eût frappé. Il
avait donc raison de vouloir se faire un person-
nage poétique, au lieu de rester exposé aux com-
mérages jacobins qui, sous leur forme populaire,
ne sont pas moins adroits que ceux des cours.
Il n'y avait point d'argent pour transporter une
armée en Egypte ; et ce que Bonaparte fit surtout
de condamnable , ce fut d'exciter le directoire à
l'invasion de la Suisse, afin de s'emparer du trésor
de Berne , que deux cents ans de sagesse et d'éco-
nomie avaient amassé. La guerre avait pour pré-
texte la situation du pays de Vaud. Il n'est pas
douteux que le pays de Vaud n'eût le droit de ré-
clamer une existence indépendante, et qu'il ne
fasse très-bien mamtenant de la conserver. Mais,
si l'on a blâmé les émigrés de s'être réunis aux
étrangers contre la France , le même principe ne
doit-il pas s'appliquer aux Suisses qui invoquaient
le terrible secours des Français? D'ailleurs il ne
s'agissait pas du pays de Vaud seul , dans une
guerre qui devait nécessairement compromettre
l'indépendance de la Suisse entière. Cette cause
me paraissait si sacrée que je ne croyais point en-
core alors tout à fait impossible d'engager Bona-
parte à la défendre. Dans toutes les circonstances
de ma vie , les erreurs que j'ai commises en poli-
tique sont venues de l'idée que les hommes étaient
toujours remuables par la vérité, si elle leur était
présentée avec force.
Je restai près d'une heure tête à tête avec Bo-
naparte; il écoute bien et patiemment, car il veut
savoir si ce que l'on lui dit pourrait l'éclairer sur
ses propres affaires ; mais Démosthène et Cicéron
réunis ne l'entraîneraient pas au moindre sacrifice
de son intérêt personnel. Beaucoup de gens mé-
diocres appellent cela de la raison : c'est de la
raison du second ordre; il y en a une plus haute,
mais qui ne se devine point par le calcul seulement.
Le général Bonaparte, en causant avec moi sur
la Suisse, m'objecta l'état du pays de Vaud comme
un motif pour y faire entrer les troupes françai-
ses. Il me dit que les habitants de ce pays étaient
soumis aux aristocrates de Berne, et que des hom-
mes ne pouvaient pas maintenant exister sans
droits politiques. Je tempérai, tant que je le pus,
cette ardeur républicaine , en lui représentant que
les Vaudois étaient parfaitement libres sous tous
les rapports civils, et que, quand la liberté existait
de fait, il ne fallait pas, pour l'obtenir de droit,
s'exposer au plus grand des malheurs, celui de voir
les étrangers sur son territoire. « L'amour-propre
« et l'imagination , reprit le général , font tenir à
« l'avantage de participer au gouvernement de son
« pays, et c'est une injustice que d'en exclure une
« portion des citoyens. » — Rien n'est plus vrai
en principe, lui dis -je, général; mais il est égale-
ment vrai que c'est par ses propres efforts qu'il
faut obtenir la liberté, et non en appelant comme
auxiliaire une puissance nécessairement domi-
nante. — Le mot de principe a depuis paru très-
SUR L.\ REVOLUTION FRANÇAISE.
199
suspect au général Bonaparte; mais alors il lui
convenait de s'en servir, et il me l'objecta. J'insis-
tai de nouveau sur le bonheur et la beauté de
l'Helvétie , sur le repos dont elle jouissait depuis
plusieurs siècles. « Oui, sans doute, interrompit
« Bonaparte , mais il faut aux hommes des droits
f politiques ; oui , répéta -t- il, comme une chose
« apprise, oui, des droits politiques; » et, chan-
geant de conversation, parce qu'il ne voulait plus
rien entendre sur ce sujet, il me parla de son goût
pour la retraite, pour la campagne, pour les beaux-
arts, et se donna la peine de se montrer à moi
sous des rapports analogues au genre d'imagina-
tion qu'il me supposait.
Cette conversation me fit cependant concevoir
l'agrément qu'on peut lui trouver quand il prend
l'air bonhomme, et parle comme d'une chose sim-
ple de lui-même et de ses projets. Cet art , le plus
redoutable de tous , a captivé beaucoup de gens.
A cette même époque , je revis encore quelquefois
Bonaparte en société, et il me parut toujours pro-
fondément occupé des rapports qu'il voulait éta-
blir entre lui et les autres hommes, les tenant à
distance, ou les rapprochant de lui , suivant qu'il
croyait se les attacher plus sûrement. Quand il se
trouvait avec les directeurs surtout, il craignait
d'avoir l'air d'un général sous les ordres de son
gouvernement, et il essayait tour à tour dans ses
manières, avec cette sorte de supérieurs, la dignité
ou la familiarité; mais il manquait le ton vrai de
l'une et de l'autre. C'est un homme qui ne saurait
être naturel que dans le coiDmandement.
CHAPITRE XXVIII.
. Invasion de la Suisse.
La Suisse étant menacée d'une invasion pro-
chaine, je quittai Paris au mois de janvier 179S,
pour aller rejoindre mon père à Coppet. Il était
encore inscrit sur la liste des émigrés , et une loi
positive condamnait à mort un émigré qui restait
dans un pays occupé par les troupes françaises. Je
fis l'impossible pour l'engager à quitter sa demeure ;
il ne le voulut point : J mon âge , disait -il , il ne
faut point errer sur la terre. Je crois que son mo-
tif secret était de ne pas s'éloigner du tombeau de
ma mère ; il avait , à cet égard , une superstition
de cœur qu'il n'aurait sacrifiée qu'à l'intérêt de sa
famille, mais jamais au sien propre. Depuis quatre
ans que la compagne de sa vie n'existait plus , il
ne se passait presque pas un jour qu'il n'allât se
promener près du monument où elle repose , et
en partant il aurait cru l'abandonner.
Lorsque l'entrée des Français fut positivement
annoncée, nous restâmes seuls, mon père et moi ,
dans le château de Coppet , avec mes enfants en
bas âge. Le jour marqué pour la violation du ter-
ritoire suisse, nos gens curieux descendirent au
bas de l'avenue , et mon père et moi , qui atten-
dions ensemble notre sort , nous nous plaçâmes
sur un balcon, d'où l'on voyait le grand chemin
par lequel les troupes devaient arriver. Quoique
ce fût au milieu de l'hiver, le temps était superbe,
les Alpes se réfléchissaient dans le lac, et le bruit
du tambour troublait seul le calme de la scène.
Mon cœur battait cruellement, parla crainte da
ce qui pouvait menacer mon père. Je savais que le
directoire parlait de lui avec respect; mais je con-
naissais aussi l'empire des lois révolutionnaires
sur ceux qui les avaient faites. Au moment où les
troupes fi-ançaises passèrent la frontière de la con-
fédération helvétique , je vis un officier quitter sa
troupe pour monter à notre château. Une frayeur
mortelle me saisit; mais ce qu'il nous dit me ras-
sura bientôt. Il était chargé par le directoire d'of-
frir à mon père une sauvegarde. Cet officier, très-
connu depuis sous le titre de maréchal Suchet, se
conduisit à merveille pour nous, et son état-major,
qu'il amena le lendemain chez mon père, suivit
son exemple.
Il est impossible de ne pas trouver chez les Fran-
çais , malgré les torts qu'on a pu avoir raison de
leur reprocher, une facilité sociale qui fait vivre à
l'aise avec eux. Néanmoins cette armée, qui avait
si bien défendu l'indépendance dans son pays, vou-
lait conquérir la Suisse entière, et pénétrer jusque
dans les montagnes des petits cantons, où des
hommes simples conservaient l'antique trésor de
leurs vertus et de leurs usages. Sans doute, Berne
et d'autres villes de Suisse possédaient d'injustes
privilèges , et de vieux préjugés se mêlaient à la
démocratie des petits cantons ; mais était-ce par la
force qu'on pouvait améliorer des pays accoutu-
més à ne reconnaître que l'action lente et progres-
sive du temps ? Les institutions politiques de la
Suisse , U est vrai , se sont perfectionnées à plu-
sieurs égards , et , jusqu'à ces derniers temps , on
aurait pu croire que la médiation même de Bona-
parte avait éloigné quelques préjugés des cantons
catholiques. Mais l'union et l'énergie patriotique
ont beaucoup perdu depuis la révolution. L'on
s'est habitué à recourir aux étrangers , à prendre
part aux passions politiques des autres nations,
tandis que le ^eul intérêt de l'Helvétie, c'est d'être
pacifique, indépendante et fière.
On parlait, en 1797, de la résistance que le
14
200
CONSIDERA.TIONS
canton de Berne et les petits cantons démocrati-
ques voulaient opposer à l'invasion dont ils étaient
menacés. Je fis des vœux alors contre les Français
pour la première fois de ma vie ; pour la première
fois de ma vie j'éprouvai la douloureuse angoisse
de blâmer mon propre pays assez pour souhaiter
le triomphe de ceux qui le combattaient. Jadis, au
moment de livrer la bataille de Granson , les
Suisses se prosternèrent devant Dieu , et leurs en-
nemis crurent qu'ils allaient rendre les armes;
mais ils se relevèrent , et furent vainqueurs. Les
petits cantons, en 1798, dans leur noble ignorance
des choses de ce monde , envoyèrent leur contin-
gent à Berne; ces soldats religieux se mirent à ge-
noux devant l'église , en arrivant sur la place pu-
blique. Nous ne redoutons pas, disaient-ils, les
armées de la France; nous sommes quatre cents,
et, si cela ne suffit pas, nous sommes prêts à
faire marcher encore quatre cents autres de nos
compagnons au secours de notre patrie. Qui ne
serait touché de cette grande confiance en de si
faibles moyens? Mais le temps des trois cents
Spartiates était passé; le nombre pouvait tout, et
le dévouement individuel luttait en vain contre les
ressources d'un grand État et les combinaisons de
la tactique.
Le jour de la première bataille des Suisses con-
tre les Français, quoique Coppet soit à trente
lieues de Berne, nous entendions, dans le silence
de la fin du jour, les coups de canon qui retentis-
saient au loin à travers les échos des montagnes.
On osait à peine respirer pour mieux distinguer ce
bruit funeste; et, quoique toutes les probabilités
fussent pour l'armée française, on espérait encore
un miracle en faveur de la justice; mais le temps
seul en est l'allié tout-puissant. Les troupes suisses
furent vaincues en bataille rangée; les habitants
se défendirent toutefois très-longtemps dans leurs
montagnes; les femmes et les enfants prirent les
armes; des prêtres furent massacrés au pied des
autels. Mais, comme il y avait dans ce petit es-
pace une volonté nationale , les Français furent
obligés de transiger avec elle; et jamais les petits
cantons n'acceptèrent la république une et indivi-
sible , présent métaphysique que le directoire leur
offrait à coups de canon. Il faut pourtant conve-
nir qu'il y avait en Suisse un parti pour l'unité de
la république , et que ce parti comptait des noms
fort respectables. Jamais le directoire n'a influé
sur les affaires des nations étrangères , sans s'ap-
puyer sur une portion quelconque des hommes du
pays. Mais ces hommes , quelque prononcés qu'ils
fussent en faveur de la liberté , ont eu peine à
maintenir leur popularité, parce qu'ils s'étaient
ralliés à la toute-puissance des Français.
Lorsque le général Bonaparte fut à la tête de la
France , il fit la guerre pour augmenter son em-
pire , cela se conçoit ; mais bien que le directoire
désirât aussi de s'emparer de la Suisse comme
d'une position militaire avantageuse , son princi-
pal but était d'étendre le système républicain en
Europe. Or, comment pouvait-il se flatter d'y par-
venir, en contraignant l'opinion des peuples , et
surtout de ceux qui , comme les Suisses, avaient
le droit de se croire les plus anciens amis de la
liberté? La violence ne convient qu'au despotisme;
aussi s'est-elle enfin montrée sous son véritable
nom, sous celui d'un chef militaire; mais le di-
rectoire y préluda par des mesures tyranniques.
Ce fut encore par une suite de ces combinai-
sons , moitié abstraites et moitié positives , moitié
révolutionnaires et moitié diplomates , que le di-
rectoire voulut réunir Genève à la France ; il
commit à cet égard une injustice d'autant plus ré-
voltante, qu'elle était en opposition avec tous les
principes qu'il professait. On ôtait à un petit État
libre son indépendance, malgré le vœu bien pro-
noncé de ses habitants; on anéantissait complète-
ment la valeur morale d'une république , berceau
de la réformation, et qui avait produit plus d'hom-
mes distingués qu'aucune des plus grandes pro-
vinces de France; enfin, le parti démocratique fai-
sait ce qu'il eût considéré comme un crime dans
ses adversaires. En effet, que n'aurait-on pas dit
des rois ou des aristocrates qui eussent voulu ôter
à Genève son existence individuelle ? car les États
aussi en ont une. Les Français retiraient-ils de
cette acquisition ce qu'elle faisait perdre à la ri-
chesse de l'esprit humain en général ? et la fable
de la poule aux œufs d'or ne peut-elle pas s'appli-
quer aux petits États indépendants que les grands
sont jaloux de posséder? On détruit par la con-
quête les biens mêmes dont on désirait la possession .
Mon père , par la réunion de Genève , se trou-
vait Français légalement , lui qui l'avait toujours
été par ses sentiments et par sa carrière. Il fallait
donc qu'il obtînt sa radiation de la liste des émi-
grés pour vivre en sûreté dans la Suisse , alors oc-
cupée par les armées du directoire. Il me remit ,
pour le porter à Paris, un mémoire, véritable
chef-d'œuvre de dignité et de logique. Le direc-
toire, après l'avoir lu, fut unanime dans la réso-
lution de rayer M. Necker; et, quoique cet acte
fût de la justice la plus évidente, j'en conserverai
toujours de la reconnaissance , tant j'en éprouvai
de plaisir !
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
201
Je traitai alors avec le directoire pour le paye-
ment des deux millions que mon père avait laissés
en dépôt au trésor public. Le gouvernement re-
connut la dette, mais il offrit de la payer en biens
du clergé, et mon père s'y refusa : non qu'il pré-
tendît adopter ainsi la couleur de ceux qui consi-
dèrent la vente de ces biens comme illégitime,
mais parce que, dans aucune circonstance, il n'a-
vait voulu réunir ses opinions à ses intérêts , afin
qu'il ne pût exister le moindre doute sur sa par-
faite impartialité.
CHAPITRE XXIX.
De la fin du directoire.
Après le coup funeste que la force militaire avait
porté, le 18 fructidor, à la considération des re-
présentants du peuple, le directoire se maintint
encore , comme on vient de le voir, pendant près
de deux années , sans aucun changement extérieur
dans son organisation. Mais le principe de vie qui
l'avait animé n'existait plus ; et l'on aurait pu dire
de lui comme du géant dans l'Arioste, qu'il com-
battait encore, oubliant qu'il était mort. Les élec-
tions , les délibérations des conseils, ne présen-
taient aucun intérêt, puisque les résultats en
étaient toujours connus d'avance. Les persécu-
tions qu'on faisait subir aux nobles et aux prêtres
n'étaient plus même provoquées par la haine po-
pulaire; la guerre n'avait plus d'objet, puisque
l'indépendance de la France et la limite du Rhin
étaient assurées. Mais loin de rattacher l'Europe
à la France, les directeurs commençaient déjà
l'œuvre funeste que Napoléon a si cruellement ter-
minée : ils inspiraient aux nations autant d'aver-
sion pour le gouvernement français, que les prin-
ces seuls en avaient d'abord éprouvé.
On proclama la république romaine du haut du
Capitole , mais il n'y avait de républicains dans la
Rome de nos jours que les statues ; et c'était n'a-
voir aucune idée de la nature de l'enthousiasme ,
que d'imaginer qu'en le contrefaisant on le ferait
naître. Le consentement libre des peuples peut
seul donner aux institutions politiques une cer-
taine beauté native et spontanée, une harmonie
naturelle qui garantisse leur durée. Le monstrueux
système du despotisme dans les moyens, sous
prétexte de la liberté dans le but , ne créait que
i des gouvernements à ressort, qu'il fallait remonter
sans cesse, et qui s'arrêtaient dès qu'on cessait
1 de les faire marcher. On donnait des fêtes à Paris
. avec des costumes grecs et des chars antiques,
mais rien n'était fondé dans les âmes , et l'immo-
ralité seule faisait des progrès de toutes parts;
car l'opinion publique ne récompensait ni n'intimi-
dait personne.
Une révolution avait eu lieu dans l'intérieur du
directoire comme dans l'intérieur d'un sérail,
sans que la nation y prît la moindre part. Les
nouveaux choix étaient tombés sur des hommes
tellement vulgaires, que la France, tout à fait
lassée d'eux , appelait à grands cris un chef mili-
taire; car elle ne voulait, ni des jacobins dont le
souvenir lui faisait horreur , ni de la contre-révo-
lution que l'arrogance des émigrés rendait redou-
table.
Les avocats qu'on avait appelés dans l'année 1799
à la place de directeurs , n'y développaient que les
ridicules de l'autorité, sans les talents et les vertus
qui la rendent utile et respectable : c'était en effet
une chose singulière que la facilité avec laquelle
un directeur se donnait des airs de cour , du soir
au lendemain; il faut que ce ne soit pas un rôle
bien difficile. Gohier, Moulins, que sais-je? les
plus inconnus des mortels, étaient-ils nommés
directeurs , le jour d'après ils ne s'occupaient plus
que d'eux-mêmes : ils vous parlaient de leur santé ,
de leurs intérêts de famille, comme s'ils étaient
devenus des personnages chers à tout le monde.
Ils étaient entretenus dans cette illusion par des
flatteurs de bonne ou mauvaise compagnie , mais
qui faisaient enfin leur métier de courtisans , en
montrant à leur prince une sollicitude touchante
sur tout ce qui pouvait le regarder, à condition
d'en obtenir une petite audience pour une requête
particulière. Ceux de ces hommes qui avaient eu
des reproches à se faire pendant le règne de la
terreur, conservaient toujours à ce sujet une agi-
tation remarquable. Prononciez- vous un mot qui
pût se rapporter au souvenir qui les inquiétait, ils
vous racontaient aussitôt leur histoire dans le plus
grand détail , et quittaient tout pour vous en par-
ler des heures entières. Picveniez-vous à l'affaire
dont vous vouliez les entretenir, ils ne vous écou-
taient plus. La vie de tout individu qui a commis
un crime politique est toujours rattachée à ce
crime , soit pour le justifier , soit pour le faire ou-
blier à force de pouvoir.
La nation, fatiguée de cette caste révolution-
naire , en était arrivée à ce période des crises poli-
tiques oii l'on croit trouver du repos par le pouvoir
d'un seul. Ainsi Cromwell gouverna l'Angleterre ,
en offrant aux hommes compromis par la révolu-
tion l'abri de son despotisme. L'on ne peut nier à
quelques égards la vérité de ce mot, qu'a dit de-
puis Bonaparte : J'ai trouvé la couronne de France
1-4.
202
CONSIDERATIONS
par terre, et Je l'ai ramassée; mais c'était la na-
tion française elle-même qu'il fallait relever.
Les Russes et les Autrichiens avaient remporté
de grandes victoires en Italie ; les partis se multi-
pliaient à l'infini dans l'intérieur, et l'on entendait
dans le gouvernement cette sorte de craquement
qui précède la chute de l'édifice. On souhaita d'a-
bord que le général Joubert se mît à la tête de
l'État; il préféra le commandement des troupes, et
se fit tuer noblement par l'ennemi , ne voulant pas
survivre aux revers des armées françaises. Les
vœux de tous auraient désigné Moreau pour pre-
mier magistrat de la république; et certainement
ses vertus l'en rendaient digne : mais il ne se sen-
tait peut-être pas assez d'habileté pohtique pour
une telle situation , et il aimait mieux s'exposer
aux dangers qu'aux affaires.
Parmi les autres généraux français , on n'en con-
naissait guère qui fussent propres à la carrière ci-
vile. Un seul, le général Bernadotte, réunissait,
comme il l'a prouvé dans la suite, les qualités d'un
homme d'État et d'un grand militaire. Mais le
parti républicain était le seul qui le portât alors ,
et ce parti n'approuvait pas plus l'usurpation de la
république , que les royalistes n'approuvaient celle
du trône. Bernadotte se borna donc , comme nous
le rappellerons dans le chapitre suivant, à rétablir
les armées pendant qu'il fut ministre de la guerre.
Les scrupules, de quelque genre qu'ils pussent
être , n'arrêtaient pas le général Bonaparte ; aussi
nous allons voir comment il s'est emparé des des-
tinées de la France, et de quelle manière il les a
conduites.
««oss^aso®»a»9
QUATRIÈME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Nouvelles d'Egypte ; retour de Bonaparte.
Rien n'était plus propre à frapper les esprits
que la guerre d'Egypte; et, bien que la grande
victoire navale remportée par Nelson près d'A-
boukir en eût détruit les avantages possibles, des
lettres datées du Caire, des ordres qui partaient
d'Alexandrie pour arriver jusqu'aux ruines de
Thèbes, vers les confins de l'Ethiopie, accrois-
saient la réputation d'un homme qu'on ne voyait
plus, mais qui semblait de loin un phénomène
extraordinaire. Il mettait à la tête de ses procla-
fliatio.ns : Bonaparte , général en chef, et membre
de l'Institut national; on en concluait qu'il était
ami des lumières , et qu'il protégeait les lettres ;
mais la garantie qu'il donnait à cet égard n'était
pas plus sûre que sa profession de foi mahométane,
suivie de son concordat avec le pape. Il commen-
çait déjà la mystification de l'Europe, convaincu,
comme il l'est , que la science de la vie ne consiste
pour chacun que dans les manœuvres de l'égoïsme.
Bonaparte n'est pas seulement un homme, mais
un système ; et , s'il avait raison , l'espèce humaine
ne serait plus ce que Dieu l'a faite. On doit donc
l'examiner comme un grand problème dont la so-
lution importe à la pensée dans tous les siècles.
En réduisant tout au calcul, Bonaparte en savait
pourtant assez sur ce qu'il y a d'involontaire dans
la nature des hommes, pour sentir la nécessité
d'agir sur l'imagination , et sa double adresse con-
sistait dans l'art d'éblouir les masses et de cor-
rompre les individus.
Sa conversation avec le mufti dans la pyramide
de Chéops devait enchanter les Parisiens , parce
qu'elle réunissait deux choses qui les captivent :
un certain genre de grandeur , et de la moquerie
tout ensemble. Les Français sont bien aises d'être
émus , et de rire de ce qu'ils sont émus ; le char-
latanisme leur plaît, ils aident volontiers à se
tromper eux-mêmes , pourvu qu'il leur soit permis,
tout en se conduisant comme des dupes, de mon-
trer par quelques bons mots que pourtant ils ne le
sont pas.
Bonaparte, dans la pyramide, se servit du lan-
gage oriental. « Gloire à Allah! dit-il; il n'y a de
« vrai Dieu que Dieu , et Mahomet est son pro-
« phète. Le paiji dérobé par le méchant se réduit
« en poussière dans sa bouche. — Tu as parlé ,
a dit le mufti , comme le plus docte des mullahs.
« — Je puis faire descendre du ciel un char de
«■feu, continuait Bonaparte , ei /e rfir/f/er sur la
« terre. — Tu es le plus grand capitaine, ré-
« pondit le mufti , dont la puissance de Mahomet
« ait armé le bras. » Mahomet, toutefois, n'em-
pêcha pas que sir Sidney Smith n'arrêta , par sa
brillante valeur, les succès de Bonaparte à Saint-
Jean d'Acre.
Lorsque Napoléon, en 1805, fut nommé roi
d'Italie , il dit au général Berthier , dans un de ces,
moments où il causait de tout pour essayer ses
idées sur les autres : « Ce Sidney Smith m'a fait
« manquer ma fortune à Saint- Jean d'Acre; je vou-
« lais partir d'Egypte, passer par Constantinople , ,
« et prendre l'Europe à revers pour arriver à Pa-
« ris. >• Cette fortune manquée paraissait alors
néanmoins en assez bon état. Quoi qu'il en soit
SUR LA REVOLUTION FRÂ.NCAISE.
203
.de ses regrets , gigantesques comme les entreprises
qui les ont suivis , le général Bonaparte trouva le
moyen de faire passer ses revers en Egypte pour
des succès; et, bien que son expédition n'eût
d'autre résultat que la ruine de la flotte et la des-
truction d'une de nos plus belles armées , on l'ap-
pela le vainqueur de l'Orient.
Bonaparte, s'emparant avec habileté de l'entbou-
siasme des Français pour la gloire militaire, asso-
cia leur amour-propre à ses victoires comme à ses
défaites. Il prit par degrés la place que tenait la
révolution dans toutes les têtes , et reporta sur
son nom seul tout le sentiment national qui avait
grandi la France aux yeux des étrangers.
Deux de ses frères, Lucien et Joseph, siégeaient
au conseil des cinq-cents, et tous les deux, dans
des genres différents , avaient assez d'esprit et de
talents pour être éminemment utiles, au général.
Ils veillaient pour lui sur l'état des affaires, et,
quand le moment fut venu, ils lui conseillèrent de
revenir en France. Les armées étaient alors battues
en Italie, et, pour la plupart, désorganisées par
les fautes de l'administration. Les jacobins com-
mençaient à se remontrer, le directoire était sans
considération et sans force : Bonaparte reçut toutes
ces nouvelles en Egypte; et, après s'être enfermé
quelques heures pour les méditer, il se résolut à
partir. Cet aperçu rapide et sûr des circonstances
est précisément ce qui le distingue, et l'occasion
ne s'est jamais, offerte à lui en vain. On a beau-
coup répété qu'en s'éloignant alors, il avait déserté
son armée. Sans doute, il est un genre d'exaltation
désintéressée qui n'aurait pas permis à un guerrier
de se séparer ainsi de ceux qui l'avaient suivi, et
qu'il laissait dans la détresse. Mais le général Bo-
naparte courait de tels risques en traversant la
mer couverte de vaisseaux anglais ; le dessein qui
l'appelait en France était en lui-même si hardi ,
qu'il est absurde de traiter de lâcheté son départ
d'Egypte. H ne faut pas attaquer un être de ce
genre par Les déclamations communes : tout homme
qui a produit un grand effet sur les autres hommes
doit être approfondi pour être jugé.
Un reproche d'une nature beaucoup plus grave,
c'est l'absence totale d'humanité que le général
Bonaparte manifesta dans sa campagne d'Egypte.
Toutes les fois qu'il a trouvé quelque avantage
dans la cruauté , il se l'est permise , sans que , pour
cela, sa nature filt sanguinaire. Il n'a pas plus
d'envie de verser le sang qu'un homme raisonnable
n'a envie de dépenser de l'argent quand cela n'est
pas nécessaire.; mais ce qu'il appelle la nécessité,
c'est son ambition ; et , lorsque cette ambition était
compromise , il n'admettait pas même un moment
qu'il pût hésiter à sacrifier les autres à lui ; et ce
que nous nommons la conscience ne lui a jamais
paru que le nom poétique de la duperie.
CHAPITRE II.
Révolution du iS bi'imiaire'.
Dans le temps qui s'hélait écoulé depuis les lettres
que les frères de Bonaparte lui avaient écrites en
Egypte pour fe rappeler, les affaires avaient sin-
gulièrement changé de face en France. Le général
Bernadotte, nommé ministre de la guerre, avait
en peu de mois réorganisé les armées. L'extrême
activité de ce général réparait tous les maux que
la négligence avait causés. Un jour, comme il pas-
sait en revue les jeunes gens de Paris qui allaient
partir pour la guerre, Enfants, leur dit-il ,Uy a
sûrement parini vous de grands capitaines. Ces.
simples paroles électrisaient les âmes, en rappelant
l'un des premiers avantages des institutions libres,
l'émulation qu'elles excitent dans toutes les classes.
Les Anglais avaient fait une descente en Hol-
lande, mais ils en étaient déjà repoussés. Les
Russes avaient été battus à Zurich par Masséna,;
les- armées françaises repr-enaient l'offensive en
Italie. Ainsi, quand le générât Bonaparte revint,
la Suisse, la Hollande et le Piémont étaient encore
sous l'influence française; la barrière du Rhin,
conquise par la république, ne lui était point dis-
putée, et la force de la France était en équilibre
avec celle des autres États de l'Europe. Pouvait-on
imaginer alors que, de toutes les combinaisons que
le sort offrait à la France, celte qui devait la con-
duire à être conquise et subjuguée était de prendre
pour chef le plus habile des généraux.' La tyrannie
anéantit jusqu'aux forces militaires mêmes aux-
quelles elle a tout sacrifié.
Ce n'étaient donc plus les revers de la France au
dehors qui faisaient désirer Bonaparte en 1799;
mais la peur que causaient les jacobins le servit
puissamment. Ils n'avaient plus de moyens, et leur
apparition n'était que celle d'un spectre qui vient
remuer des cendres ; mais c'en était assez pour
ranimer la haine qu'ils inspiraient, et la nation se
précipita dans les bras de Bonaparte en fuyant un
fantôme.
Le président du directoire avait dit , le 10 août
de l'année même oîi Bonaparte se fit consul : La
royauté ne se relèvera jamais; on ne verra plus
ces hommes qui se disaient délégués du ciel pour
opprimer avec plus de sécurité la terre, et qui
ne voyaient dans la France que leur patrimoine,
204
CONSIDERATIONS
dans les Français que leurs sujets, et dans les
lois que l'expression de leur bon plaisir. Ce qu'on
ne devait plus voir , on le vit bientôt néanmoins ;
et ce que la France souhaitait en appelant Bona-
parte , le repos et la paix , était précisément ce que
son caractère repoussait , comme un élément dans
lequel il ne pouvait vivre.
Lorsque César renversa la république romaine ,
il avait à combattre Pompée et les plus illustres
patriciens de son temps; Cicéron et Caton luttaient
contre lui : tout était grandeur en opposition à la
sienne. Le général Bonaparte ne rencontra que des
adversaires dont les noms ne valent pas la peine
d'être cités. Si le directoire même avait été dans
toute sa force passée , il aurait dit comme Rewbell,
lorsqu'on lui faisait craindre que le général Bona-
parte n'offrît sa démission : Eh bien , acceptons-la,
car la république ne manquera jamais d'un gé-
néral pour commander ses armées. En effet , ce
qui avait rendu les armées de la république fran-
çaise redoutables jusqu'alors , c'était de n'avoir eu
besoin d'aucun homme en particulier pour les con-
duire. La liberté développe dans une grande nation
tpus les talents qu'exigent les circonstances.
Le 18 brumaire précisément, j'arrivai de Suisse
à Paris; et comme je changeais de chevaux, à
quelques lieues de la ville , on me dit que le direc-
teur Barras venait de passer, retournant à sa terre
de Grosbois, accompagné par des gendarmes. Les
postillons racontaient les nouvelles du jour; et
cette façon populaire de les apprendre leur donnait
encore plus de vie. C'était la première fois , depuis
la révolution , qu'on entendait un nom propre dans
toutes les bouches. Jusqu'alors on disait : L'assem-
blée constituante a fait telle chose , le peuple , la
convention; maintenant, on ne parlait plus que de
cet homme qui devait se mettre à la place de tous,
et rendre l'espèce humaine anonyme, en accapa-
rant la célébrité pour lui seul, et en empêchant
tout être existant de pouvoir jamais en acquérir.
Le soir même de mon arrivée, j'appris que,
pendant les cinq semaines que le général Bona-
parte avait passées à Paris depuis son retour, il
avait préparé les esprits à la révolution qui venait
d'éclater. Tous les partis s'étaient offerts à lui , et
il leur avait donné de l'espoir à tous. Il avait dit
aux jacobins qu'il les préserverait du retour de
l'ancienne dynastie ; il avait au contraire laissé les
royalistes se flatter qu'il rétablirait les Bourbons;
il avait fait dire à Sieyes qu'il lui donnerait les
moyens de mettre au jour la constitution qu'il te-
nait dans un nuage depuis dix ans ; il avait surtout
captivé le public, qui n'est d'aucun parti, par des
protestations générales d'amour de l'ordre et de la
tranquillité. On lui parla d'une femme dont le di-
rectoire avait fait saisir les papiers; il se récria
sur l'absurde atrocité de tourmenter les femmes ,
lui qui en a tant condamné selon son caprice à des
exils sans terme; il ne parlait que de la paix, lui
qui a introduit la guerre éternelle dans le monde.
Enfin, il y avait dans sa manière une hypocrisie
doucereuse qui faisait un odieux contraste avec ce
qu'on savait de sa violence. Mais , après une tour-
mente de dix années, l'enthousiasme des idées
avait fait place dans les hommes de la révolution
aux craintes et aux espérances qui les concernaient
personnellement. Au bout d'un certain temps les
idées reviennent ; mais la génération qui a eu part
à de grands troubles civils , n'est presque jamais
capable d'établir la liberté : elle s'est trop souillée
pour accomplir une œuvre si pure.
La révolution de France n'a plus été , depuis le
18 fmctidor, qu'une succession continuelle d'hom-
mes qui se perdaient, en préférant leur intérêt
à leur devoir : ils donnaient du moins ainsi une
grande leçon à leurs successeurs.
Bonaparte ne rencontra point d'obstacles pour
arriver au pouvoir. Moreau n'était pas entrepre-
nant dans les affaires civiles; le général Bernadotte
demanda vivement au directoire de le rappeler au
ministère de la guerre. Sa nomination fût écrite ,
mais le courage manqua pour la signer. Presque
tous les militaires se rallièrent donc à Bonaparte ;
car , en se mêlant encore une fois des révolutions
intérieures, ils étaient résolus à placer un des leurs
à la tête de l'État , afin de s'assurer ainsi les ré-
compenses qu'ils voulaient obtenir.
Un article de la constitution qui permettait au
conseil des anciens de transférer le corps législatif
dans une autre ville que Paris , fut le moyen dont
on se servit pour amener le renversement du di-
rectoire.
Le conseil des anciens ordonna, le 18 brumaire,
que' le corps législatif se transportât à Saint-CIoud
le lendemain 19, parce qu'on pouvait y faire agir
plus facilement la force militaire. Le 18 au soir,
la ville entière était agitée par l'attente de la grande
journée du lendemain; et sans aucun doute la ma-
jorité des honnêtes gens , craignant le retour des
jacobins, souhaitait alors que le général Bonaparte
eût l'avantage. Mon sentiment, je l'avoue , était
fort mélangé. La lutte étant une fois engagée , une
victoire momentanée des jacobins pouvait amener
des scènes sanglantes ; mais j'éprouvais néanmoins,
à l'idée du triomphe de Bonaparte , une douleur
que je pourrais appeler prophétique.
SUR LA REVOLUTION TRAIN ÇAlSE.
205
Un de mes amis , présent à la séance de Saint-
Cloud, m'envoyait des courriers d'heure en heure :
une fois il me manda que les jacobins allaient l'em-
porter , et je me préparai à quitter de nouveau la
France; l'instant d'après j'appris que le général
Bonaparte avait triomphé, les soldats ayant dis-
persé la représentation nationale; et je pleurai,
non la liberté, elle n'exista jamais en France, mais
l'espoir de cette liberté sans laquelle il n'y a pour
ce pays que honte et malheur. Je me sentais dans
cet instant une difficulté de respirer qui est deve-
nue depuis, je crois, la maladie de tous ceux qui
ont vécu sous l'autorité de Bonaparte.
On a parlé diversement de la manière dont s'est
accomplie cette révolution du 18 brumaire. Ce qui
importe surtout , c'est d'observer dans cette occa-
sion les traits caractéristiques de l'homme qui a
été près de quinze ans le maître du continent eu-
ropéen. Il se rendit à l"a barre du conseil des an-
ciens , et voulut les entraîner en leur parlant avec
chaleur et avec noblesse; mais il ne sait pas s'ex-
primer dans le langage soutenu; ce n'est que dans
la conversation familière que son esprit mordant
et décidé se montre à son avantage; d'ailleurs,
comme il n'a d'enthousiasme véritable sur aucun
sujet, il n'est éloquent que dans l'injure, et rien
ne lui était plus difficile que de s'astreindre, en
improvisant , au genre de respect qu'il faut pour
une assemblée qu'on veut convaincre. Il essaya de
dire au conseil des anciens : Je suis le dieu de la
guerre et de la fortune ; suivez - moi. Mais il se
servait de ces paroles pompeuses par embarras,
à la place de celles qu'il aurait aimé leur dire :
Fous êtes tous des misérables , et je vous ferai
fusiller , si vous ne m'ohéissez pas.
Le 19 brumaire, il arriva dans le conseil des
cinq-cents, les bras croisés, avec un air très-som-
bre, et suivi de deux grands grenadiers qui proté-
geaient sa petite stature. Les députés appelés ja-
cobins poussèrent des hurlements en le voyant
entrer dans la salle ; son frère Lucien , bien heu-
reusement pour lui, était alors président; il agitait
en vain la sonnette pour rétablir l'ordre; les cris
de traître et d'usurpateur se faisaient entendre
de toutes parts ; et l'un des députés , compatriote
de Bonaparte, le Corse Aréna, s'approcha de ce
général et le secoua fortement par le collet de son
habit. On a supposé, mais sans fondement, qu'il
avait un poignard pour le tuer. Son action cepen-
dant effraya Bonaparte , et il dit aux grenadiers
qui étaient à coté de lui , en laissant tomber sa
tète sur l'épaule de l'un d'eux : Tirez-moi d'ici.
Les grenadiers l'enlevèrent du milieu des députés
qui l'entouraient , ils le portèrent hors de la salle
en plein air ; et , dès qu'il y fut , sa présence d'es-
prit lui revint. Il monta à cheval à l'instant même;
et , parcourant les rangs de ses grenadiers , il les
détermina bientôt à ce qu'il voulait d'eux.
Dans cette circonstance, comme dans beaucoup
d'autres, on a remarqué que Bonaparte pouvait
se troubler quand un autre danger que celui de la
guerre était en face de lui , et quelques personnes
en ont conclu bien ridiculement qu'il manquait de
courage. Certes on ne peut nier son audace; mais,
comme il n'est rien, pas même brave, d'une façon
généreuse , il s'ensuit qu'il ne s'expose jamais que
quand cela peut être utile. Il serait très-fâché d'être
tué, parce que c'est un revers, et qu'il veut en tout
du succès ; il en serait aussi fâché , parce que la
mort déplaît à son imagination ; mais il n'hésite
pas à hasarder sa vie, lorsque, suivant sa manière
de voir, la partie vaut le risque de l'enjeu, s'il est
permis de s'exprimer ainsi.
Après que le général Bonaparte fut sorti de la
salle des cinq-cents, les députés qui lui étaient op-
posés demandèrent avec véhémence qu'il fût mis
hors la loi , et c'est alors que son frère Lucien ,
président de l'assemblée , lui rendit un éminent
service, en se refusant, malgré toutes les instances
qu'on lui faisait, à mettre cette proposition aux
voix. S'il y avait consenti , le décret aurait passé ,
et personne ne peut savoir l'impression que ce dé-
cret eût encore produite sur les soldats : ils avaient
constamment abandonné depuis dix ans ceux de
leurs généraux que le pouvoir législatif avait pros-
crits; et, bien que la représentation nationale eût
perdu son caractère de légalité par le 18 fructidor,
la ressemblance des mots l'emporte souvent sur la
diversité des choses. Le général Bonaparte se
hâta d'envoyer la force armée prendre Lucien pour
le mettre en sûreté hors de la salle ; et, dès qu'il
fut sorti, les grenadiers entrèrent dans l'orangerie,
oii les députés étaient rassemblés, et les chassèrent
en marchant en avant d'une extrémité de la salle
à l'autre, comme s'il n'y avait eu personne. Les
députés, repoussés contre le mur, furent forcés de
s'enfuir par la fenêtre dans les jardins de Saint-
Cloud, avec leurs toges sénatoriales. On avait déjà
proscrit des représentants du peuple en France;
mais c'était la première fois depuis la révolution
qu'on rendait l'état civil ridicule en présence de
l'état militaire ; et Bonaparte , qui voulait fonder
son pouvoir sur l'avilissement des corps aussi bien
que sur celui des individus, jouissait d'avoir su,
dès les premiers instants, détruire la considération
des députés du peuple. Du moment que la force
206
CONSIDERATIONS
inorale de la repre'sentation nationale était anéan-
tie, un corps législatif, quel qu'il fût, n'offrait aux
yeux des militaires qu'une réunion de cinq cents
hommes beaucoup moins forts et moins dispos
qu'un bataillon du même nombre , et ils ont tou-
jours été prêts depuis, si leur chef le commandait,
à redresser les diversités d'opinion comme des
fautes de discipline.
Dans les comités des cinq-cents, en présence des
officiers de sa suite et de quelques amis des direc-
teurs , le général Bonaparte tint un discours qui
fut imprimé dans les journaux du temps. Ce dis-
cours offre un rapprochement singulier, et que
l'histoire doit recueillir. Qu'ont-ils fait, dit-il en
parlant des directeurs, de cette France que je leur
ai laissée si brillante? Je leur avais laissé la paix,
et j'ai retrouvé la guérite; je leur avais laissé
des victoires, et j'ai retrouvé des revers. Enfin
qu'ont-ils fait de cent mille Français que je con-
naissais tous, mes compagnons d'armes, et qui
sont morts maintenant? Puis, terminant tout à
coup sa harangue d'un ton plus calme, il ajouta :
Cet état de choses ne peut durer ,• il nous mène-
rait dans trois ans au despotisme. Bonaparte
s'est chargé de hâter l'accomplissement de sa pré-
diction.
Mais ne serait-ce pas une grande leçon pour
l'espèce humaine , si ces directeurs , hommes très-
peu guerriers , se relevaient de leur poussière , et
demandaient compte à Napoléon de la barrière
du Rhin et des Afpes, conquise par la république;
compte des étrangers arrivés deux fois à Paris;
compte de trois millions de Français qui ont péri
depuis Cadix jusqu'à Moscou ; compte surtout de
cette sympathie que les nations ressentaient pour
la cause de la liberté en France, et qui s'est main-
tenant changée en aversion invétérée ? Certes , les
directeurs n'en seraient pas pour cela plus à louer;
mais on devrait conclure que de nos jours une
nation éclairée ne peut rien faire de pis que de se
remettre entre les mains d'un homme. Le public
a plus d'esprit qu'aucun individu maintenant, et
les institutions rallient les opinions beaucoup plus
sagement que les circonstances. Si la nation fran-
çaise, au lieu de choisir ce fatal étranger, qui l'a
exploitée pour son propre compte , et mal exploi-
tée même sous ce rapport; si la nation française,
dis -je, alors si imposante, malgré toutes ses fau-
tes, s'était constituée elle-même, en respectant
les leçons que dix ans d'expérience venaient de lui
donner, elle serait encore la lumière du monde.
CHAPITRE III.
Comment la constitution consulaire fut établie.
Le sortilège le plus puissant dont Bonaparte se
soit servi pour fonder son pouvoir , c'est , comme
nous l'avons déjà dit, la terreur qu'inspirait le
nom seul du jacobinisme , bien que tous les hom-
mes capables de réflexion sachent parfaitement que
ce fléau ne peut renaître en France. On se donne
volontiers l'air de craindre les partis battus , pour
motiver des mesures générales de rigueur. Tous
ceux qui veulent favoriser l'établissement du des-
potisme rappellent avec violence les forfaits com-
mis par la démagogie. C'est une tactique très-facile ;
aussi Bonaparte paralysait-il toute espèce de résis-
tance à ses volontés par ces mots : Foulez -vous
que je vous livre aux jacobins? Et la France
alors pliait devant lui , sans que des hommes éner-
giques osassent lui répondre : Nous saurons com-
battre les jacobins et vous. Enfin même alors on
ne l'aimait pas , mais on le préférait ; il s'est pres-
que toujours offert en concurrence avec une autre
crainte , afin de faire accepter sa puissance comme
un moindre mal.
Une commission , composée de cinquante mem-
bres des cinq-cents- et des anciens, fut chargée de
discuter avec le général Bonaparte la constitution
qu'on allait proclamer. Quelques-uns de ces mem-
bres qui avaient sauté la veille par la fenêtre , pour
échapper aux baïonnettes , traitaient sérieusement
les questions abstraites des lois nouvelles , connwe
si l'on avait pu supposer encore que leur autorité
serait respectée. Ce sang -froid pouvait être beau
s'il eût été joint à de l'énergie ; mais on ne discu-
tait les questions abstraites que pour établir une
tyrannie ; comme du temps de Cromwell on cher-
chait dans la Bible des passages pour autoriser le
pouvoir absolu.
Bonaparte laissait ces hommes , accoutumés à la
tribune, dissiper en paroles leur reste de carac-
tère ; mais , quand ils approchaient , par la théorie,
trop près de la pratique , il abrégeait toutes les
difficultés en les menaçant de ne plus se mêler de
leurs affaires , c'est-à-dire , de les terminer par la
force. Il se complaisait assez dans ces longues dis-
cussions, parce qu'il aime beaucoup lui -même à
parler. Son genre de dissimulation en politique
n'est pas le silence ; il aime mieux dérouter les es-
prits par un tourbillon de discours , qui fait croire
tour à tour aux choses le plus opposées. En effet,
on trompe souvent mieux en parlant qu'en se tai-
sant. Le moindre signe trahit ceux qui se taisent ;
mais , quand on a l'impudeur de mentir activement,
SUR LA REVOLUTIOr^ FRANÇMSE.
207
on peut agir davantage sur la conviction. Bonaparte
se prêtait donc aux arguties d'un comité qui discu-
tait l'établissement d'un ordre social comme la
composition d'un livre. Il n'était pas alors question
de corps anciens à ménager , de privilèges à con-
server, ou même d'usages à respecter : la révolu-
tion avait tellement dépouillé la France de tous les
souvenirs du passé, qu'aucune base antique ne
gênait le plan de la constitution nouvelle.
Heureusement pour Bonaparte, il n'était pas
même nécessaire , dans une pareille discussion ,
d'avoir recours à des connaissances approfondies ;
il suffisait de combattre contre des raisonnements ,
espèce d'armes dont il se jouait à son gré, et
auxquelles il opposait , quand cela lui convenait ,
une logique où tout était inintelligible, excepté sa
volonté. Quelques personnes ont cru que Bona-
parte avait une grande instruction sur tous les
sujets , parce qu'il a fait à cet égard , comme à tant
d'autres , usage de son charlatanisme. Mais ,
comme il a peu lu dans sa vie , il ne sait que ce
qu'il a recueilli par la conversation. Le hasard
peut faire qu'il vous dise , sur un sujet quelcon-
que, une chose très -détaillée et niême très -sa-
vante , s'il a rencontré quelqu'un qui l'en ait
informé la veille ; mais , l'instant d'après , on dé-
couvre qu'il ne sait pas ce que tous les gens ins-
truits ont appris dès leur enfance. Sans doute il
faut avoir beaucoup d'esprit d'un certain genre,
de l'esprit d'adresse , pour déguiser ainsi son igno-
rance ; toutefois , il n'y a que les personnes éclai-
rées par des études sincères et suivies , qui puis-
sent avoir des idées vraies sur le gouvernement
des peuples. La vieille doctrine de la perfidie n'a
réussi à Bonaparte que parce qu'il y joignait le
prestige de la victoire. Sans cette association fa-
tale , il n'y aurait pas deux manières de voir un
tel homme.
On nous racontait tous les soirs les séances de
Bonaparte avec son comité , et ces récits auraient
pu nous amuser , s'ils ne nous avaient pas profon-
dément attristés sur le sort de la France. La servi-
lité de l'esprit de courtisan commençait à se
développer dans les hommes qui avaient montré
le plus d'âpreté révolutionnaire. Ces féroces jaco-
bins préludaient aux rôles de barons et de comtes
qui leur étaient destinés par la suite, et tout an-
nonçait que leur intérêt personnel serait le vrai
protée qui prendrait à volonté les formes les plus
diverses.
Pendant cette discussion , je rencontrai un con-
ventionnel que je ne nommerai point; car pourquoi
nommer, quand la vérité du tableau ne l'exige pas ?
Je lui exprimai mes alarmes sur la liberté. «Oh!
<> me répondit-il , madame , nous en sommes arrivés
<■ au point de ne plus songer à sauver les principes
« de la révolution, mais seulement les hommes qui
« l'ont faite. » Certes, ce vœu n'était pas celui de
la France.
On croyait que Sieyes présenterait toute rédigée
cette fameuse constitution dont on parlait depuis
dix ans comme de l'arche d'alliance qui devait réu-
nir tous les partis; mais, par urife bizarrerie sin-
gulière, il n'avait rien d'écrit sur ce sujet. La su-
périorité de l'esprit de Sieyes ne saurait l'emporter
sur la misanthropie de son caractère; la race hu-
maine lui déplaît, et il ne sait pas traiter avec elle :
on dirait qu'il voudrait avoir affaire à autre chose
qu'à des hommes, et qu'il renonce à tout, faute de
pouvoir trouver sur la terre une espèce plus selon
son goût. Bonaparte, qui ne perdait son temps ni
dans la contemplation des idées abstraites, ni dans
le découragement de l'humeur, aperçut très- vite en
quoi le système de Sieyes pouvait lui être utile;
c'était parce qu'il anéantissait très-artistement les
élections populaires : Sieyes y substituait des listes
de candidats sur lesquelles le sénat devait choisir
les membres du corps législatif et du tribunat ; car
on mettait, je ne sais pourquoi, trois corps dans
cette constitution, et même quatre, si l'on y com-
prend le conseil d'État, dont Bonaparte s'est si bien
servi depuis. Quand le choix des députés n'est pas
purement et directement fait par le peuple , il n'y
a plus de gouvernement représentatif; des institu-
tions héréditaires peuvent accompagner celle de
l'élection, mais c'est en elle que consiste la liberté.
Aussi l'important pour Bonaparte était-il de para-
lyser l'élection populaire, parce qu'il savait bien
qu'elle est inconciliable avec le despotisme.
Dans cette constitution, le tribunat, composé
de cent personnes, devait parler, et le corps légis-
latif, composé de deux cent cinquante, devait se
taire ; mais on ne concevait pas pourquoi l'on don-
nait à l'un cette permission , en imposant à l'autre
cette contrainte. Le tribunat et le corps législatif
n'étaient point assez nombreux en proportion de
la population de la France, et toute l'importance po-
litique devait se concentrer dans le sénat conser-
vateur, qui réunissait tous les pouvoirs hors un
seul , celui qui naît de l'indépendance de fortune.
Les sénateurs n'existaient que par les appointe-
ments qu'ils recevaient du pouvoir exécutif. Le sé-
nat n'était en effet que le masque de la tyrannie;
il donnait aux ordres d'un seul l'apparence d'être
discutés par plusieurs.
Quand Bonaparte fut assuré de n'avoir affaire
208
CONSIDERATIONS
qu'à des hommes payés, divisés en trois corps, et
nommés les uns par les autres , il se crut certain
d'atteindre son but. Ce beau nom de tribun signi-
fiait des pensions pour cinq ans ; ce grand nom de
sénateur signifiait des canonicats à vie, et il com-
prit bien vite que les uns voudraient acquérir ce
que les autres désireraient conserver. Bonaparte
se faisait dire sa volonté sur divers tons, tantôt
par la voix sage du sénat, tantôt par les cris com-
mandés des tribuns, tantôt par le scrutin silen-
cieux du corps législatif; et ce chœur à trois par-
ties était censé l'organe de la nation, quoiqu'un
même maître en fût le coryphée.
L'œuvre de Sieyes fut sans doute altérée par Bo-
naparte. Sa vue longue d'oiseau de proie lui fit
découvrir et supprimer tout ce qui , dans les insti-
tutions proposées, pouvait un jour amener quelque
résistance; mais Sieyes avait perdu la liberté,
en substituant quoi que ce fdt à l'élection po-
pulaire.
Bonaparte lui-même n'aurait peut-être pas été
assez fort pour opérer alors un tel changement
dans les principes généralement admis ; il fallait
que le philosophe servît à cet égard les desseins de
l'usurpateur. Non assurément que Sieyes voulût
établir la tyrannie en France, on doit lui rendre la
justice qu'il n'y a jamais pris part : et d'ailleurs,
un homme d'autant d'esprit ne peut aimer l'auto-
rité d'un seul , si ce seul n'est pas lui-même. Mais,
par sa métaphysique, il embrouilla la question la
plus simple, celle de l'élection; et c'est à l'ombre
de ces nuages que Bonaparte s'introduisit impuné-
ment dans le despotisme.
CHAPITRE IV.
Des progrès du pouvoir absolu de Bonaparte,
On ne saurait trop observer les premiers symp-
tômes de la tyrannie ; car, quand elle a grandi à un
certain point, il n'est plus temps de l'arrêter. Un
seul homme enchaîne la volonté d'une multitude
d'individus dont la plupart, pris séparément, sou-
haiteraient d'être libres, mais qui néanmoins se
soumettent, parce que chacun d'eux redoute l'au-
tre, et n'ose lui communiquer franchement sa
pensée. Souvent il suffit d'une minorité très-peu
nombreuse pour faire face tour à tour à chaque
portion de la majorité qui s'ignore elle-même.
Malgré les diversités de temps et de lieux, il y a
des points de ressemblance entre l'histoire de tou-
tes les nations tombées sous le joug. C'est presque
toujours après de longs troubles civils que la ty-
rannie s'établit, parce qu'elle offre à tous les partis
épuisés et craintifs l'espoir de trouver en elle un
abri. Bonaparte a dit de lui-même, avec raison,
qu'il savait jouera merveille de l'instrument du pou-
voir. En effet, comme il ne tient à aucune idée, et
qu'il n'est arrêté par aucun obstacle , il se présente
dans l'arène des circonstances en athlète aussi
souple que vigoureux, et son premier coup d'œil
lui fait connaître ce qui , dans chaque personne ,
ou dans chaque association d'hommes, peut servir
à ses desseins personnels. Son pian, pour parvenir
à dominer la France, se fonda sur trois bases
principales : contenter les intérêts des hommes aux
dépens de leurs vertus, dépraver l'opinion par des
sophismes , et donner à la nation pour but la guerre
au lieu de la liberté. Nous le verrons suivre ces
diverses routes avec une rare habileté. Les Fran-
çais, hélas! ne l'ont que trop bien secondé; néan-
moins, c'est à son funeste génie surtout qu'il faut
s'en prendre; car, les gouvernements arbitraires
ayant empêché de tout temps que cette nation n'eût
des idées fixes sur aucun sujet, Bonaparte a fait
mouvoir ses passions sans avoir à lutter contre ses
principes. Il pouvait dès lors honorer la France , et
s'affermir lui-même par des institutions respecta-
bles ; mais le mépris de l'espèce humaine a tout
desséché dans son âme, et il a cru qu'il n'existait
de profondeur que dans la région du mal.
' Nous avons déjà vu que le général Bonaparte fit
décréter une constitution dans laquelle il n'existait
point de garanties. De plus , il eut grand soin de
laisser subsister les lois émises pendant la révolu-
tion , afin de prendre à son gré l'arme qui lui con-
venait dans cet arsenal détestable. Les commissions
extraordinaires, les déportations, les exils, l'escla-
vage de la presse, ces mesures malheureusement
prises au nom de la liberté , étaient fort utiles à la
tyrannie. Il mettait en avant, pour les adopter,
tantôt la raison d'État, tantôt la nécessitédes temps,
tantôt l'activité de ses adversaires^ tantôt le besoin
de maintenir le calme. Telle est l'artillerie des
phrases qui fondent le pouvoir absolu, car les cir-
constances ne finissent jamais, et plus on veut com-
primer par des mesures illégales, plus on fait de
mécontents qui motivent la nécessité de nouvelles
injustices. C'est toujours à demain qu'on remet
l'établissement de la loi , et c'est un cercle vicieux
dont on ne peut sortir, car l'esprit public qu'on at-
tend pour permettre la liberté ne saurait résulter
que de cette liberté même.
La constitution donnait à Bonaparte deux col-
lègues ; il choisit avec une sagacité singulière, pour
ses consuls adjoints, deux hommes qui ne servaient
qu'à déguiser son unité despotique ; l'un , Cajnba-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
209
cérès, jurisconsulte d'une grande instruction , mais
qui avait appris, dans la convention, à plier mé-
thodiquement devant la terreur; et l'autre, Lebrun,
homme d'un esprit très-cultivé et de manières très-
polies, mais qui s'était formé sous le chancelier
Maupeou, sous ce ministre qui avait substitué un
parlement nommé par lui à ceux de France , ne
trouvant pas encore assez d'arbitraire dans la mo-
narchie telle qu'elle était alors. Cambacérès était
l'interprète de Bonaparte auprès des révolution-
naires, et Lebrun auprès des royalistes; l'un et l'au-
tre traduisaient le même texte en deux langues
différentes. Deux habiles ministres avaient aussi
chacun pour mission d'adapter l'ancien et le nou-
veau régime au mélange du troisième. Le premier,
grand seigneur engagé dans la révolution, disait
aux royalistes qu'il leur convenait de retrouver les
institutions monarchiques, en renonçant à l'an-
cienne dynastie. Le second , un homme des temps
funestes, mais néanmoins prêt à servir au rétablis-
sement des cours, prêchait aux républicains la
nécessité d'abandonner leurs opinions politiques,
pourvu qu'ils pussent conserver leurs places. Parmi
ces chevaliers de la circonstance, Bonaparte, le
grand maître , savait la créer , et les autres manœu-
vraient selon le vent que ce génie des orages avait
soufflé dans les voiles.
L'armée politique du premier consul était com-
posée de transfuges des deux partis. Les royalistes
lui sacrifiaient leur fidélité envers les Bourbons , et
les patriotes leur attachement à la liberté ; ainsi
donc aucune façon de penser indépendante ne pou-
vait se montrer sous son règne, car il pardonnait
plus volontiers un calcul égoïste qu'une opinion
désintéressée. C'était par le mauvais côté du cœur
humain qu'il croyait pouvoir s'en emparer.
Bonaparte prit les Tuileries pour sa demeure,
et ce fut un coup de partie que le choix de cette
habitation. On avait vu là le roi de France, les
habitudes monarchiques y étaient encore présen-
tes à tous les yeux, et il suffisait, pour ainsi dire,
de laisser faire les murs pour tout rétablir. Vers
les derniers jours du dernier siècle, je vis entrer
le premier consul dans le palais bâti par les rois;
et quoique Bonaparte fût bien loin encore de la
magnificence qu'il a développée depuis, l'on voyait
déjà dans tout ce qui l'entourait un empressement
de se faire courtisan à l'orientale, qui dut lui per-
suader que gouverner la terre était chose bien fa-
cile. Quand sa voiture fut arrivée dans la cour des
Tuileries, ses valets ouvrirent la portière et pré-
cipitèrent le marchepied avec une violence qui
semblait dire que les choses physiques elles-mê-
mes étaient insolentes , quand elles retardaient un
instant la marche de leur maître. Lui ne regar-
dait ni ne remerciait personne, comme s'il avait
craint qu'on pût le croire sensible aux hommages
mêmes qu'il exigeait. En montant l'escalier au mi-
lieu de la foule qui se pressait pour le suivre, ses
yeux ne se portaient ni sur aucun objet, ni sur
aucune personne en particulier; il y avait quelque
chose de vague et d'insouciant dans sa physiono-
mie , et ses regards n'exprimaient que ce qu'il lui
convient toujours de montrer, l'indifférence pour
le sort, et le dédain pour les hommes.
Ce qui servait singulièrement le pouvoir de Bo-
naparte , c'est qu'il n'avait rien à ménager que la
masse. Toutes les existences individuelles étaient
anéanties par dix ans de troubles, et rien n'agit
sur un peuple comme les succès militaires; il faut
une grande puissance de raison pour combattre
ce penchant, au lieu d'en profiter. Personne en
France ne pouvait croire sa situation assurée : les
hommes de toutes les classes, ruinés ou enrichis,
bannis ou récompensés , se trouvaient également
un à un , pour ainsi dire , entre les mains du pou-
voir. Des milliers de Français étaient portés sur
la liste des émigrés ; d'autres milliers étaient ac-
quéreurs de biens nationaux; des milliers étaient
proscrits comme prêtres ou comme nobles; d'au-
tres milliers craignaient de l'être pour leurs faits
révolutionnaires. Bonaparte, qui marchait tou-
jours entre deux intérêts contraires, se gardait
bien de mettre un terme à ces inquiétudes par des
lois fixes qui pussent faire connaître à chacun ses
droits. 11 rendait à tel ou tel ses biens, à tel ou
tel il les ôtait pour toujours. Un arrêté sur la res-
titution des bois réduisait l'un à la misère, l'autre
retrouvait fort au delà de ce qu'il avait possédé. Il
rendait quelquefois les biens du père au fils , ceux
du frère aîné au frère cadet , selon qu'il était con-
tent ou mécontent de leur attachement à sa per-
sonne. Il n'y avait pas un Français qui n'eût quel-
que chose à demander au gouvernement, et ce
quelque chose c'était la vie; car alors la faveur
consistait, non dans le frivole plaisir qu'elle peut
donner, mais dans l'espérance de revoir sa patrie, •
et de retrouver au moins une portion de ce qu'on
possédait. Le premier consul s'était réservé la fa-
culté de disposer, sous un prétexte quelconque ,
du sort de tous et de chacun. Cet état inouï de
dépendance excuse à beaucoup d'égards la nation.
Peut-on, en effet, s'attendre à l'héroïsme univer-
sel? et ne faut-il pas de l'héroïsme, pour s'expo-
ser à la ruine et au bannissement qui pesaient sur
toutes les têtes par l'application d'un décret quel-
210
COINSIDERATIONS
conque? Un concours unique de circonstances
mettait à la disposition d'un homme les lois de la
terreur , et la force militaire créée par l'enthou-
siasme répuhlicain. Quel héritage pour un habile
despote !
Ceux , parmi les Français , qui cherchaient à ré-
sister au pouvoir toujours croissant du premier
consul, devaient invoquer la liberté pour lutter
avec succès contre lui. Mais à ce mot, les aristo-
crates et les ennemis de la révolution criaient au
jacobinisme, et secondaient ainsi la tyrannie, dont
ils ont voulu depuis faire retomber le blâme sur
leurs adversaires.
Pour calmer les jacobins , qui ne s'étaient pas
encore tous ralHés à cette cour, dont ils ne com-
prenaient pas bien le sens, on répandait des bro-
chures dans lesquelles on disait que l'on ne devait
pas craindre que Bonaparte voulût ressembler à
César, à Cromwell ou à Monk; rôles usés, disait-
on , qui ne conviennent plus au siècle. Il n'est pas
bien sûr , cependant , que les événements de ce
monde ne se répètent pas, quoique cela soit inter-
dit aux auteurs des pièces nouvelles; mais ce qui
importait alors, c'était de fournir une phrase à
tous ceux qui voulaient être trompés d'une ma-
nière décente. La vanité française commença dès
lors à se porter sur l'art de la diplomatie : la na-
tion entière, à qui l'on disait le secret de la comé-
die, était flattée de la confldence, et se complai-
sait dans la réserve intelligente que l'on exigeait
d'elle.
On soumit bientôt les nombreux journaux qui
existaient en France à la censure la plus rigou-
reuse, mais en même temps la mieux combinée;
car il ne s'agissait pas de commander le silence à
une nation qui a besoin de faire des phrases , dans
quelque sens que ce soit, comme le peuple romain
avait besoin de voir les jeux du cirque. Bonaparte
établit dès lors cette tyrannie bavarde dont il a
tiré depuis un si grand avantage. Les feuilles pé-
riodiques répétaient toutes la même chose chaque
jour, sans que jamais il fût permis de les contre-
dire. La liberté des journaux diffère à plusieurs
égards de celle des livres. Les journaux annoncent
les nouvelles dont toutes les classes de personnes
sont avides, et la découverte de l'imprimerie, loin
d'être, comme on l'a dit, la sauvegarde de la li-
berté, serait l'arme la plus terrible du despotisme,
si les journaux, qui sont la seule lecture des trois
quarts de la nation, étaient exclusivement soumis
à l'autorité. Car, de même que les troupes réglées
sont plus dangereuses que les milices pour l'indé-
pendance des peuples, les écrivains soldés dé-
pravent l'opinion bien plus qu'elle ne pouvait se
dépraver, quand on ne communiquait que par la
parole, et que l'on formait ainsi son jugement
d'après les faits. Mais , lorsque la curiosité pour
les nouvelles ne peut se satisfaire qu'en recevant
un appoint de mensonges ; lorsque aucun événe-
ment n'est raconté sans être accompagné d'un so-
phisme; lorsque la réputation de chacun dépend
d'une calomnie répandue dans des gazettes qui se
multiplient de toutes parts sans qu'on accorde à
personne la possibilité de les réfuter; lorsque les
opinions sur chaque circonstance , sur chaque ou-
vrage, sur chaque individu, sont soumises au mot
d'ordre des journalistes , comme les mouvements
des soldats aux chefs de file; c'est alors que l'art
de l'imprimerie devient ce que l'on a dit du canon,
la dernière raison des rois.
Bonaparte , lorsqu'il disposait d'un million
d'hommes armés , n'en attachait pas mqins d'im-
portance à l'art de guider l'esprit public par les
gazettes; il dictait souvent lui-même des articles
de journaux qu'on pouvait reconnaître aux sacca-
des violentes du style; on voyait qu'il aurait voulu
mettre dans ce qu'il écrivait des coups au lieu de
mots. Il a dans tout son être un fonds de vulgarité
que le gigantesque même de son imagination ne
saurait toujours cacher. Ce n'est pas qu'il ne sache
très-bien, un jour donné, se montrer avec beau-
coup de convenance; mais il n'est à son aise que
dans le mépris pour les autres ; et , dès qu'il peut
y rentrer, il s'y complaît. Toutefois, ce n'était pas
uniquement par goût qu'il se livrait à faire servir,
dans ses notes du Moniteur, le cynisme de la ré-
volution au maintien de sa puissance. Il ne per-
mettait qu'à lui d'être jacobin en France. Mais,
lorsqu'il insérait dans ses bulletins des injures
grossières contre les personnes les plus respecta-
bles, il croyait ainsi captiver la masse du peuple
et des soldats , en se rapprochant de leur langage
et de leurs passions, sous la pourpre même dont
il était revêtu.
On ne peut arriver à un grand pouvoir qu'en
mettant à profit la tendance de son siècle : aussi
Bonaparte étudia-t - il bien l'esprit du sien. Il y
avait eu , parmi les hommes supérieurs du dix-
huitième siècle en France, un superbe enthousiasme
pour les principes qui fondent le bonheur et la di-
gnité de l'espèce humaine; mais à l'abri de ce
grand chêne croissaient des plantes vénéneuses,
l'égoïsme et l'ironie; et Bonaparte sut habilement
se servir de ces dispositions funestes. Il tourna
toutes les belles choses en ridicule, excepté la
force; et la maxime proclamée sous son règne
SUR Là REVOLUTION FRANCHISE.
211
était : Honte aux vaincus ! Aussi l'on ne serait
tenté de dire aux disciples de sa doctrine qu'une
seule injure : Et pourtant vous n^avez pas réussi;
car tout blâme tiré du sentiment moral ne leur
importerait guère.
Il fallait cependant donner un principe de vie à
ce système de dérision et d'immoralité, sur lequel
se fondait le gouvernement civil. Ces puissances
négatives ne suffisaient pas pour marcher en avant,
sans l'impulsion des succès militaires. L'ordre dans
l'administration et dans les finances, les embellis-
sements des villes, la confection des canaux et
des grandes routes, tout ce qu'on a pu louer enfin
dans les affaires de l'intérieur, avait pour unique
base l'argent obtenu par les contributions levées
sur les étrangers. Il ne fallait pas moins que les
revenus du continent pour procurer alors de tels
avantages à la France; et, loin qu'ils fussent fon-
dés sur des institutions durables , la grandeur ap-
parente de ce colosse ne reposait que sur des pieds
d'argile.
CHAPITRE V.
V Angleterre devait-elle faire la paix avec Bo-
naparte, à son avènement au consulat?
Lorsque le général Bonaparte fui nommé con-
sul, ce qu'on attendait de lui, c'était la paix. La
nation était fatiguée de sa longue lutte; et, sûre
alors d'obtenir son indépendance, avec la barrière
du llhin et des Alpes, elle ne souhaitait que la tran-
quillité; certes, elle s'adressait mal pour l'obtenir.
Cependant le premier consul fit des démarches
pour se rapprocher de l'Angleterre, et le ministère
d'alors s'y refusa. Peut-être eut-il tort, car, deux
ans après, lorsque Bonaparte avait déjà assuré sa
puissance par la victoire de Marengo, le gouverne-
ment anglais se vit dans la nécessité de signer le
traité d'Amiens, qui, sous tous les rapports, était
plus désavantageux que celui qu'on aurait obtenu
dans un moment où Bonaparte voulait un succès
nouveau , la paix avec l'Angleterre. Cependant je
ne partage pas l'opinion de quelques personnes qui
prétendent que si le ministère anglais avait alors
accepté les propositions de la France, Bonanarte
eût dès cet instant adopté un système pacifique.
Rien n'était plus contraire à sa nature et à son
intérêt. Il ne sait vivre que dans l'agitation , et si
quelque chose peut plaider pour lui auprès de ceux
qui réfléchissent sur l'être humain , c'est qu'il ne
respire librement que dans une atmosphère volca-
nique ; son intérêt aussi lui conseillait la guerre.
Tout homme, devenu chef unique d'un grand
I pays autrement que par l'hérédité , peut difficile-
ment s'y maintenir , s'il ne donne pas à la nation
de la liberté ou de la gloire militaire, s'il n'est pas
Washington ou un conquérant. Or, comme il était
difficile de ressembler moins à Washington que
Bonaparte, il ne pouvait établir et conserver un
pouvoir absolu qu'en étourdissant le raisonnement;
qu'en présentant , tous les trois mois , aux Fran-
çais , une perspective nouvelle, afin de suppléer,
par la grandeur et la variété des événements, à
l'émulation honorable , mais tranquille , dont les
peuples libres sont appelés à jouir.
Une anecdote peut servir à faire connaître com-
ment, dès les premiers jours de l'avènement de
Bonaparte au consulat, ses alentours savaient déjà
de quelle façon servile il fallait s'y prendre pour
lui plaire. Parmi les arguments allégués par lord
Grenville pour ne pas faire la paix avec Bonaparte,
il y avait que, le gouvernement du premier consul
tenant à lui seul , on ne pouvait fonder une paix
durable sur la vie d'un homme. Ces paroles irri-
tèrent le premier consul; il ne pouvait souffrir
qu'on discutât la chance de sa mort. En effet,
quand on ne rencontre plus d'obstacle dans les
hommes, on s'indigne contre la nature, qui seule
est inflexible; il nous est, à nous autres, plus fa-
cile de mourir; nos ennemis, souvent même nos
amis, tout notre sort enfin nous y prépare. L'homme
chargé de réfuter dans le Moniteur la réponse de
lord Grenville, se servit de ces expressions : Quant
à la vie et à la mort de Bonaparte, ces choses-là,
mîlord, sont au-dessus de votre portée. Ainsi
le peuple de Rome appelait les empereurs P'otre
Éternité. Bizarre destinée de l'espèce humaine,
condamnée à rentrer dans le même cercle par les
passions, tandis qu'elle avance toujours dans la
carrière des idées ! Le traité d'Amiens fut conclu ,
lorsque les succès de Bonaparte en Italie le ren-
daient déjà maître du continent-; les conditions en
étaient très -désavantageuses pour les Anglais, et
pendant l'année qu'il subsista, Bonaparte se permit
des empiétements tellement redoutables , qu'après
la faute de signer ce traité, celle de ne pas le rom-
pre eût été la plus grande. A cette époque, en
18t)3, malheureusement pour l'esprit de liberté en
Angleterre, et par conséquent sur le continent,
dont elle est le fanal, le parti de l'opposition, ayant
à sa tête M. Fox , fit entièrement fausse route par
rapport à Bonaparte; et dès lors ce parti, si ho-
norable d'ailleurs , a perdu dans la nation l'ascen-
dant qu'il eût été désirable à d'autres égards de
lui voir conserver. C'était déjà beaucoup trop que
d'avoir défendu la révolution française sous le
212
CONSIDERATIONS
règne de la terreur; mais quelle faute, s'il se peut,
plus dangereuse encore , que de considérer Bona-
parte comme tenant aux principes de cette révo-
lution dont il était le plus habile destructeur!
Sheridan , qui , par ses lumières et ses talents ,
avait de quoi faire la gloire de l'Angleterre et la
sienne propre, montra clairement à l'opposition
le rôle qu'elle devait jouer, dans le discours élo-
quent qu'il prononça à l'occasion de la paix d'A-
miens.
« La situation de Bonaparte et l'organisation de
« son pouvoir sont telles , dit Sheridan , qu'il doit
« entrer avec ses sujets dans un terrible échange;
« il faut qu'il leur promette de les rendre les maî-
« très du monde , afin qu'ils consentent à être ses
« esclaves ; et , si tel est son but , contre quelle
«puissance doit -il tourner ses regards inquiets,
« si ce n'est contre la Grande-Bretagne? Quelques-
« uns ont prétendu qu'il ne voulait avoir avec nous
« d'autre rivalité que celle du commerce; heureux
« cet homme , si des vues administratives étaient
« entrées dans sa tête! mais qui pourrait le croire?
« il suit l'ancienne méthode des taxes exagérées et
« des prohibitions. Toutefois il voudrait arriver
n par un chemin plus court à notre perte ; peut-
« être se figure-t-il que ce pays une fois subjugué ,
« il pourra transporter chez lui notre commerce,
« nos capitaux et notre crédit , comme il a fait ve-
« nir à Paris les tableaux et les statues d'Italie.
« Mais ses ambitieuses espérances seraient bientôt
«trompées; ce crédit disparaîtrait sous la griffe
« du pouvoir; ces capitaux s'enfonceraient dans la
« terre, s'ils étaient foulés aux pieds d'un despote;
« et ces entreprises commerciales seraient sans
« vigueur , en présence d'un gouvernement arbi-
« traire. S'il écrit sur ses tablettes des notes mar-
« ginales relatives à ce qu'il doit faire des divers
« pays qu'il a soumis ou qu'il veut soumettre , le
« texte entier est consacré à la destruction de no-
« tre patrie. C'est sa première pensée en s'éveil-
« lant , c'est sa prière, à quelque divinité qu'il l'a-
« dresse, à Jupiter ou à Mahomet, au dieu des
« batailles ou à la déesse de la raison. Une impor-
« tante leçon doit être tirée de l'arrogance de Bo-
« naparte : il se dit l'instrument dont la Provi-
« dence a fait choix pour rendre le bonheur à la
« Suisse, et la splendeur et l'importance à l'Italie;
« et nous aussi, nous devons le considérer comme
« un instrument dont la Providence a fait choix
« poiir nous rattacher davantage , s'il se peut , à
« notre constitution, pour nous faire sentir le prix
« de la liberté qu'elle nous assure ; pour anéantir
« toutes les différences d'opinion en présence de
«cet intérêt; enfin, pour avoir sans cesse présent
« à l'esprit, que tout homme qui arrive en Angle-
« terre, en sortant de France, croit s'échapper
« d'un donjon , pour respirer l'air et la vie de l'in-
« dépendance. »
La liberté triompherait aujourd'hui dans l'opi-
nion universelle , si tous ceux qui se sont ralliés à
ce noble espoir avaient bien vu, dès le commence-
ment du règne de Bonaparte , que le premier des
contre-révolutionnaires, et le seul redoutable alors,
c'était celui qui se revêtait des couleurs nationales,
pour rétablir impunément tout ce qui avait disparu
devant elles.
Les dangers dont l'ambition du premier consul
menaçait l'Angleterre , sont signalés avec autant
de vérité que de force dans le discours que nous
venons de citer. Le ministère anglais est donc
amplement justifié, d'avoir recommencé la guerre;
mais , quoiqu'il ait pu , dans la suite , prêter plus
ou moins d'appui aux adversaires personnels de
Bonaparte, il ne s'est jamais permis d'autoriser
un attentat contre sa vie ; une telle idée ne vint
pas aux chefs d'un peuple de chrétiens. Bonaparte
courut un grand danger par la machine infernale ,
assassinat le plus coupable de tous , puisqu'il me-
naçait la vie d'un grand nombre d'autres person-
nes en même temps que celle du consul. Mais le
ministère anglais n'entra point dans cette conspi-
ration ; il y a lieu de croire que les chouans , c'est-
à-dire, les jacobins du parti aristocrate, en furent
seuls coupables. A cette occasion pourtant, on
déporta cent trente révolutionnaires, bien qu'ils
n'eussent pris aucune part à la machine infernale.
Mais il parut simple alors de profiter du trouble
que causait cet événement, pour se débarrasser
de tous ceux qu'on voulait proscrire. Singulière
façon , il faut le dire , de traiter l'espèce humaine !
Il s'agissait d'hommes odieux! s'écriera-t-on. Cela
se peut; mais qu'importe? N'apprendra-t-on ja-
mais en France qu'il n'y a point d'acception de
personnes devant la loi ? Les agents de Bonaparte
s'étaient fait alors le bizarre principe de frapper
les deux partis à la fois, lorsque l'un des deux avait
tort; ils appelaient cela de l'impartialité. Vers ce
temps , un homme , auquel il faut épargner son
nom, proposa de brûler vifs ceux qui seraient con-
vaincus d'un attentat contre la vie du premier con-
sul. La proposition des supplices cruels semblait
appartenir à d'autres siècles que le nôtre; mais la
flatterie ne s'en tient pas toujours à la platitude ,
et la bassesse est très-facilement féroce.
SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE.
213
CHAPITRE Vï.
De l'inauguration du concordat à Notre-Dame.
A l'époque de l'avènement de Bonaparte , les
partisans les plus sincères du catholicisme, après
avoir été si longtemps victimes de l'inquisition po-
litique , n'aspiraient qu'à une parfaite liberté reli-
gieuse. Le vœu général de la nation se bornait à
ce que toute persécution cessât désormais à l'égard
des prêtres , et qu'on n'exigeât plus d'eux aucun
genre de serment; enfin 7 que l'autorité ne se mê-
lât en rien des opinions religieuses de personne.
Ainsi donc, le gouvernement consulaire eût con-
tenté l'opinion, en maintenant en France la tolé-
rance absolue , telle qu'elle existe en Amérique ,
chez un peuple dont la piété constante et les moeurs
sévères qui en sont la preuve ne sauraient être mi-
ses en doute. Mais le premier consul ne s'occupait
point de ces saintes pensées; il savait que, si le
clergé reprenait une consistance politique, son in-
fluence ne pouvait seconder que les intérêts du
despotisme; et, ce qu'il voulait, c'était préparer
les voies pour son arrivée au trône.
Il lui fallait un clergé comme des chambellans ,
comme des titres , comme des décorations , enfin ,
comme toutes les anciennes cariatides du pouvoir;
et lui seul était en mesure de les relever. L'on s'est
plaint du retour des vieilles institutions , et l'on ne
devrait pas oublier que Bonaparte en est la vérita-
ble cause. C'est lui qui a recomposé le clergé , pour
le faire servir à ses desseins. Les révolutionnaires ,
qui étaient encore redoutables il y a quatorze ans ,
n'auraient jamais souffert que l'on redonnât ainsi
une existence politique aux prêtres , si un homme
qu'ils considéraient, à quelques égards, comme
l'un d'entre eux , en leur présentant un concordat
avec le pape, ne leur eût pas assuré que c'était
une mesure très-profondément combinée, et qui
servirait au maintien des institutions nouvelles.
Les révolutionnaires, à quelques exceptions près,
sont plus violents que rusés, et par cela même on
les flatte, quand on les traite en hommes habiles.
Bonaparte , assurément , n'est pas religieux , et
l'espèce de superstition dont on a pu découvrir
quelques traces dans son caractère, tient unique-
ment au culte de lui-même. Il croit à sa fortune,
et ce sentiment s'est manifesté en lui de diverses
iran'ères; mais, depuis le mahométisme jusqu'à la
religion des Pères du désert, depuis la loi agraire
jusqu'à l'étiquette de la cour de Louis XIV, son
esprit est prêt à concevoir et son caractère à exé-
cuter ce que la circonstance peut exiger. Toutefois,
son penchant naturel étant pour le despotisme , ce
qui le favorise lui plaît, et il aurait aimé l'ancien
régime de France plus que personne, s'il avait pu
persuader au monde qu'il descendait en droite li-
gne de saint Louis,
Il a souvent exprimé le regret de ne pas régner
dans un pays oii le monarque fût en même temps
le chef de l'Église, comme en Angleterre et en
Russie; mais, trouvant encore le clergé de France
dévoué à la cour de Rome, il voulut négocier avec
elle. Un jour il assurait aux prélats que, dans son
opinion, il n'y avait que la religion catholique de
vraiment fondée sur les traditions anciennes; et,
d'ordinaire, il leur montrait sur ce sujet quelque
érudition acquise de la veille; puis, se trouvant
avec des philosophes , il dit à Cabanis : Savez-vous
ce que c'est que le concordat que je viens de si-
gner ? Cest la vaccine de la religion : dans cin-
quante ans, il n'y en aura plus en France. Ce
n'étaient ni la religion ni la philosophie qui lui
importaient, dans l'existence d'un clergé tout à
fait soumis à ses volontés; mais, ayant entendu
parler de l'alliance entre l'autel et le trône, il com-
mença par relever l'autel. Aussi, en célébrant le
concordat , fit-il , pour ainsi dire , la répétition ha-
billée de son couronnement.
Il ordonna, au mois d'avril 1802, une grande
cérémonie à Notre-Dame. Il y alla avec toute la
pompe royale , et nomma pour l'orateur de cette
inauguration, qui? l'archevêque d'Aix, le même
qui avait fait le sermon du sacre à la cathédrale de
Reims , le jour où Louis XVI fut couronné. Deux
motifs le déterminèrent à ce choix : l'espoir ingé-*
nieux que plus il imitait la monarchie, plus il fai-
sait naître l'idée de l'en nommer le chef; et le des-
sein perfide de déconsidérer l'archevêque d'Aix,
assez pour le mettre entièrement dans sa dépen-
dance , et pour donner à tous la mesure de son as-
cendant. Toujours il a voulu , quand cela se pou-
vait , qu'un homme connu fît quelque chose d'assez
blâmable, en s'attachant à lui, pour être perdu
dans l'estime de tout autre parti que le sien. Brûler
ses vaisseaux , c'était lui sacrifier sa réputation ; il
voulut faire des hommes une monnaie qui ne reçût
sa valeur que de l'empreinte du maître. La suite a
prouvé que cette monnaie savait rentrer en circula-
tion avec une autre effigie.
Le jour du concordat, Bonaparte se rendit à
l'église de Notre-Dame dans les anciennes voitures
du roi, avec les mêmes cochers, les mêmes valets
de pied marchant à côté de la portière; il se fit
dire jusque dans le moindre détail toute l'étiquette
de la cour; et, bien que premier consul d'une re-
publique, il s'appliqua tout cet appareil de la royauté.
214
CONSIDERATIOINS
Rien, je l'avoue, ne me fil éprouver un sentiment
d'irritation pareil. Je m'étais renfermée dans ma
maison pour ne pas voir cet odieux spectacle ; mais
j'y entendais les coups de canon qui célébraient la
servitude du peuple français. Car y avait-il quel-
que chose de plus honteux que d'avoir renversé les
antiques institutions royales, entourées au moins
de nobles souvenirs , pour reprendre ces mêmes
institutions sous des formes de parvenus et avec
les fers du despotisme? C'était ce jour-là qu'on
pouvait adresser aux Français ces belles paroles
de Milton à ses compatriotes : Nous allons deve-
nir la honte des nations libres, et le jouet de celles
qui ne le sont pas; est-ce là, diront les étrangers,
cet édifice de liberté que les Anglais se glorifiaient
de bâtir'? Ils n^en ont fait tout juste que ce qu'il
fallait pour se rendre à jamais ridicules aux yeux
de l'Europe entière. Les Anglais , du moins , ont
appelé de cette prédiction.
Au retour de Notre-Dame, le premier consul,
se trouvant au milieu de ses généraux , leur dit :
N'est-il pas vrai qu'aujourd'hui tout paraissait
rétabli dans l'ancien ordre'? « Oui, répondit no-
« blement l'un d'entre eux, excepté deux millions
«de Français qui sont morts pour la liberté, et
« qu'on ne peut faire revivre. » D'autres millions
ont péri depuis, inais pour le despotisme.
On accuse amèrement le Français d'être irréli-
gieux; mais l'une des principales causes de ce fu-
neste résultat, c'est que les différents partis, de-
puis vingt-cinq ans , ont toujours voulu diriger la
religion vers un but politique , et rien ne dispose
moins à la piété que d'employer la religion pour un
autre projet qu'elle-même. Plus les sentiments sont
beaux par leur nature, plus ils inspirent de répu-
gnance quand l'ambition et l'hypocrisie s'en empa-
rent. Lorsque Bonaparte fut empereur, il nomma
le même archevêque d'Aix , dont nous venons de
parler, à l'archevêché de Tours; et celui-ci, dans
un de ses mandements , exhorta la nation à recon-
naître Napoléon comme souverain légitime de la
France. Le ministre des cultes , se promenant alors
avec un de ses amis , lui montra le mandement , et
lui dit : « Voyez , il appelle l'empereur grand , gé-
«néreux, illustre, tout cela est fort bien; mais
« c'est légitime qui était le mot important dans la
« bouche d'un prêtre. » Pendant douze ans , à dater
du concordat , les ecclésiastiques de tous les rangs
n'ont laissé passer aucune occasion de louer Bona-
parte à leur manière, c'est-à-dire, en l'appelant
l'envoyé de Dieu , l'instrument de ses décrets , le
représentant de la Providence sur la terre. Les
mêmes prêtres ont depuis prêché sans doute une
autre doctrine ; mais comment veut-on qu'un clergé,
toujours aux ordres de l'autorité, quelle qu'elle
soit, ajoute à l'ascendant de la religion sur les
âmes.î*
Le catéchisme qui a été reçu dans toutes les
églises, pendant le règne de Bonaparte, menaçait
des peines éternelles quiconque n'aimerait pas ou
ne défendrait pas la dynastie de Napoléon. « Si
vous n'aimez pas Napoléon et sa famille, » disait ce
catéchisme (qui , à cela près , est celui de Bossuet),
« que vous en arrivera-t-il ? — Réponse : Alors nous
encourrons la damnation éternelle '. » Fallait -il
croire, toutefois, que Bonaparte disposerait de
l'enfer dans l'autre monde, parce qu'il en donnait
l'idée dans celui-ci ? En vérité , les nations n'ont de
piété sincère que dans les pays où la doctrine de
l'Église n'a point de rapport avec les dogmes poli-
tiques , dans les pays oii les prêtres n'exercent point
de pouvoir sur l'État, dans les pays enfin où l'on
peut aimer Dieu et la religion chrétienne de toute
son âme , sans perdre et surtout sans obtenir au-
cun avantage terrestre par la manifestation de ce
sentiment.
CHAPITRE VII.
SI
Dernier ouvrage de M. Necker sous le consut
de Bonaparte.
M. Necker eut un entretien avec Bonaparte à
son passage en Italie par le mont Saint-Bernard ,
peu de temps avant la bataille de Marengo ; pendant
cette conversation , qui dura deux heures , le pre-
mier consul fit à mon père une impression assez
agréable, par la sorte de confiance avec laquelle il
lui parla de ses projets futurs. Ainsi donc aucun
ressentiment personnel n'animait M. Necker contre
' p. 55. D. Quels sont les devoirs des chrétiens à l'égard
des princes qui les gouvernent , et quels sont en particulier
nos devoirs envers Napoléon I" notre empereur ?
R. Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent ,
et nous devons en particulier à Napoléon I", notre empereur,
l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service mili-
taire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense
de l'empire et de son trône Honorer et servir notre empe-
reur est donc honorer et servir Dieu même.
D. N'y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus
fortement nous attacher à Napoléon I", notre empereur?
R. Oui : car il est celui que Dieu a suscité dans les circons-
tances difficiles , pour rétablir le culte public de la religion
sainte de nos pères , et pour en être le protecteur. Il a ramena
et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde et active;
il défend l'État par son bras puissant; il est devenu l'oint du
Seigneur par la consécration qu'il a reçue du souverain pon-
tife, chef de l'Église universelle.
D. Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur
devoir envers notre empereur ?
R. Selon l'apôtre saint Paul, ils résisteraient à l'ordre éta-
bli de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation
éternelle.
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
215
îonaparte , quand il publia son livre intitulé : Der-
nières vues de politique et de finances. La mort du
duc d'Enghien n'avait point encore eu lieu; beau-
coup de gens espéraient un grand bien du gouver-
nement de Bonaparte, et M. Necker était sous deux
rapports dans sa dépendance , soit parce qu'il vou-
lait bien désirer que je ne fusse pas bannie de Pa-
ris, dont j'aimais beaucoup le séjour; soit parce
que son dépôt de deux millions était encore entre
les mains du gouvernement, c'est-à-dire, du pre-
mier consul. Mais M. Necker s'était fait une ma-
gistrature de vérité dans sa retraite , dont il ne
négligeait les obligations par aucun motif : il sou-
haitait pour la France l'ordre et la liberté, la mo-
narchie et le gouvernement représentatif; et , toutes
les fois qu'on s'écartait de cette ligne , il croyait de
son devoir d'employer son talent d'écrivain , et ses
connaissances comme homme d'État, pour essayer
de ramener les esprits vers le but. Toutefois , re-
gardant Bonaparte alors comme le défenseur de
l'ordre , et comme celui qui préservait la France de
l'anarchie, il l'appela ïhomme nécessaire, et re-
vint, dans plusieurs endroits de son livre, à vanter
ses talents avec la plus haute estime. Mais ces
éloges n'apaisèrent pas le premier consul. M. Nec-
ker avait touché au point sensible de son ambition,
en discutant le projet qu'il avait formé d'établir
une monarchie en France, de s'en faire le chef, et
de s'entourer d'une noblesse de sa propre création.
Bonaparte ne voulait pas qu'on annonçât ce des-
sein avant qu'il fût accompli; encore moins per-
mettait-il qu'on en fît sentir tous les défauts. Aussi ,
dès que cet ouvrage parut, les journalistes reçu-
rent-ils l'ordre de l'attaquer avec le plus grand
acharnement. Bonaparte signala M. Necker comme
le principal auteur de la révolution; car, s'il aimait
cette révolution comme l'ayant placé sur le trône ,
il la haïssait par son instinct de despote : il aurait
voulu l'effet sans la cause. D'ailleurs , son habileté
en fait de haine lui avait très-bien suggéré que
M. Necker, souffrant plus que personne des mal-
heurs qui avaient frappé tant de gens respectables
en France , serait profondément blessé , si , de la
manière même la plus injuste, on le désignait
comme les ayant préparés.
Aucune réclamation pour la restitution du dépôt
de mon père ne fut admise , à dater de la publica-
tion de son livre, en 1802; et le premier consul
déclara, dans le cercle de sa cour, qu^l ne me lais-
serait plus revenir à Varis , puisque , disait-il, J'a-
vais porté des renseignements si faux à mon père
sur l'état de la France. Certes , mon père n'avait
besoin de moi pour aucune chose dans ce monde ,
excepté , je l'espère , pour mon affection ; et , quand
j'arrivai à Coppet, son manuscrit était déjà livré à
l'impression. Il est curieux d'observer ce qui, dans
ce livre , put exciter si vivement la colère du pre-
mier consul.
Dans la première partie de son ouvrage, M. Nec-
ker analysait la constitution consulaire telle qu'elle
existailalors, et il approfondissait aussi l'hypothèse
de la royauté constituée par Bonaparte, ainsi qu'on
pouvait la prévoir. Il posait en maxime qu'il n'y a
point de système représentatif sans élection directe
du peuple, et que rien n'autorisait à dévier de ce
principe. Examinant ensuite l'institution aristocra-
tique servant de barrière entre la représentation
nationale et le pouvoir exécutif, M. Necker jugea
d'avance le sénat conservateur, tel qu'il s'est mon-
tré depuis, comme un corps à qui l'on renvoyait
tout et qui ne pouvait rien, un corps qui recevait
des appointements, chaque premier du mois, de ce
gouvernement qu'il était censé contrôler. Les sé-
nateurs devaient nécessairement n'être que des
commentateurs de la volonté consulaire. Une as-
semblée nombreuse s'associait à la responsabilité
des actes d'un seul, et chacun se sentait plus à
l'aise , pour s'avilir à l'ombre de la majorité.
M. Necker prédit ensuite l'élimination du tribu-
nal, telle qu'elle eut lieu sous le consulat même,
Les tribuns y penseront à deux fois , dit-il , avant
de se rendre importuns , avant de s'exposer à
déplaire à un sénat qui doit chaque année fixer
leur sort politique, et les perpétuer, ou non,
dans leurs places. La constitution, donnant au
sénat conservateur le droit de renouveler tous les
ans le corps législatif et le tribunat par cinquième,
n'explique point de quelle manière l'opération
s'exécutera : elle ne dit point si le cinquième qui
devra faire place à un autre cinquième sera dé-
terminé par le sort , ou par la désignation arbi-
traire du sénat. On ne peut mettre en doute qu'à
commencer de l'époque oii un droit d'ancienneté
s'établira , le cinquième de première date ne soit
désigné pour sortir à la révolution de cinq an-
nées, et chacun des autres cinquièmes dans ce
même ordre de rangs. Mais la question est en-
core très-importante, en l'appliquant seulement
aux membres du tribunat et du corps législatif,
choisis tous à la fois au moment de la constitu-
tion; et si le sénat, sans recourir au sort, s'ar-
roge le droit de désigner à sa volonté le cinquième
qui devra sortir chaque année pendant cinq ans
(c'est ce qu'il fit), la liberté des opinions sera
gênée dès à présent d'une manière très-puissante.
« C'est véritablement une singulière disparate,
15
216
CONSIDERATIONS
« que le pouvoir donné au sénat conservateur de
« faire sortir du tribunat qui bon lui semble, jus-
« ques à la concurrence d'un cinquième du total ,
« et de n'être autorisé lui-même à agir comme con-
« servateur, comme défenseur de la constitution,
« que sur l'avertissement et l'impulsion du tribu-
« nat. Quelle supériorité dans un sens ! quelle infé-
« riorité dans l'autre! Rien ne paraît avoir été fait
« d'ensemble '. »
Sur ce point j'oserai n'être pas de l'avis de mon
père : il y avait un ensemble dans cette organisa-
tion incohérente ; elle avait constamment et artis-
tement pour but de ressembler à la liberté, et d'a-
mener la servitude. Les constitutions mal faites
sont très-propres à ce résultat; mais cela tient
toujours à la mauvaise foi du fondateur, car tout
esprit sincère aujourd'hui sait en quoi consistent
les ressorts naturels et spontanés de la liberté.
Passant ensuite à l'examen du corps législatif
muet, dont nous avons déjà parlé, M. Necker dit,
à propos de l'initiative des lois : « Le gouverne-
ment, par une attribution exclusive , idoit seul
proposer toutes les lois. Les Anglais se croiraient
perdus , comme hommes libres , si l'exercice d'un
pareil droit était enlevé à leur parlement; si la
« prérogative la plus importante et la plus civique
sortait jamais de ses mains. Le monarque lui-
même n'y participe qu'indirectement , et par la
médiation des membres de la chambre haute et
« de la chambre des communes qui sont en même
temps ses ministres.
« Les représentants de la nation , qui , de toutes
« les parties d'un royaume ou d'une république,
viennent se réunir tous les ans dans la capitale,
et qui se rapprochent encore de leurs foyers ,
pendant l'ajournement des sessions, recueillent
nécessairement des notions précieuses sur les
< améliorations dont l'administration de l'État est
susceptible; le pouvoir, d'ailleurs, de proposer
des lois, est une faculté politique, féconde en
« pensées sociales et d'une utilité universelle , et
« il faut , pour l'exercer , un esprit investigateur,
« une âme patriotique, tandis que, pour accepter
« ou refuser une loi , le jugement seul est néces-
» cessaire. C'était l'office des anciens parlements
« de France; et, réduits qu'ils étaient à cette fonc-
« tion , ne pouvant jamais juger des objets qu'un
n à un, ils n'ont jamais acquis des idées géné-
« raies ^, «
Le tribunat était institué pour dénoncer les actes
arbitraires en tout genre : les emprisonnements, les
' Dernières vues de politique et de finances, p. 41,
» Page 53.
exils, les atteintes portées à la liberté de la presse.
M. Necker montre comment ce tribunat, tenant
son élection du sénat et non du peuple, n'avait
point assez de force pour un tel ministère. Néan-
moins, comme le premier consul voulait lui donner
beaucoup d'occasions de se plaindre, il aima mieux
le supprimer, quelque apprivoisé qu'il fût. Son nom
seul était encore trop républicain pour les oreilles
de Bonaparte.
C'est ainsi que M. Necker s'exprime ensuite sur
la responsabilité des agents du pouvoir : « Indiquons
cependant une disposition d'une conséquence
plus réelle, mais dans un sens absolument op-
posé aux idées de responsabilité, et destinées à
déclarer indépendants les agents du gouverne-
ment. La constitution consulaire dit que les
agents du gouvernement, autres que les minis-
tres , ne peuvent être poursuivis pour des faits
relatifs à leurs fonctions , qu'en vertu d'une dé-
cision du conseil d'État ; en ce cas , la poursuite
a lieu devant .les tribunaux ordinaires. Observons
d'abord qu'en vertu d'une décision du conseil
d'État , ou en vertu d'une décision du premier
consul , sont deux choses semblables ; car le con-
seil ne délibère de lui-même sur aucun objet : le
consul , qui nomme et révoque à sa volonté les
membres de ce conseil , prend leurs avis , ou tous
réunis , ou le plus souvent divisés par sections ,
selon la nature des objets; et, en dernier résul-
tat , sa propre décision fait règle. Mais peu im-
porte ; l'objet principal , dans la disposition que
j'ai rappelée , c'est l'affranchissement des agents
du gouvernement de toute espèce d'inspection
et de poursuites de la part des tribunaux, sans
le consentement du gouvernement lui-même.
Ainsi , qu'un receveur , un répartiteur d'impôts
prévarique audacieusement, prévarique avec
scandale , le premier consul détermine , avant
tout , s'il y a lieu à accusation. Il jugera seul de
même , si d'autres agents de son autorité méri-
rent d'être pris à partie, pour aucun abus de
pouvoir : n'importe que ces abus soient relatifs
aux contributions , à la corvée , aux subventions
de toute espèce, aux logements militaires, et auxj
enrôlements forcés, désignés sous le nom de^j
conscription. Jamais un gouvernement modéré
n'a pu subsister à de telles conditions. Je laisse là
l'exemple de l'Angleterre, où de pareilles lois
politiques seraient considérées comme une disso-
lution absolue de la liberté; mais je dirai
que , sous l'ancienne monarchie française , jamais
un parlement , ni même une justice inférieure ,
n'aurait demandé le consentement du prince
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
217
« pour sévir contre une prévarication connue , de
« la part d'un agent public , contre un abus de
« pouvoir manifeste ; et un tribunal particulier ,
B sous le nom de cour des aides , était juge or-
« dinaire des droits et des délits fiscaux, et n'a-
« vait pas besoin d'une permission spéciale pour
« acquitter ce devoir dans toute son étendue.
« Enfin , c'est une expression trop vague que
« celle d'agent du gouvernement; l'autorité, dans
c son immense circonférence , peut avoir des
agents ordinaires et des agents extraordinaires ;
une lettre d'un ministre , d'un préfet , d'un lieu-
tenant de police , suffit pour créer un agent ; et
si, dans l'exercice de leurs fonctions, ils sont tous
hors de l'atteinte de la justice , à moins d'une
permission spéciale de la part du prince , le gou-
vernement aura dans sa main des hommes qu'un
tel affranchissement rendra fort audacieux, et
qui seront encore à couvert de la honte par leur
dépendance directe de l'autorité suprême. Quels
instruments de choix pour la tyrannie ! »
Ne dirait -on pas que M. Necker , écrivant ces
paroles en 1802, prévoyait ce que l'empereur a
fait depuis de son conseil d'État.!" Nous avons vu
les fonctions de l'ordre judiciaire passer par de-
grés dans les mains de ce pouvoir administratif,
sans responsabilité comme sans bornes ; nous l'a-
vons vu même usurper les attributions législati-
ves ; et ce divan n'avait à redouter que son maître.
M. Necker, après avoir prouvé qu'il n'y avait
point de république en France sous le gouverne-
ment consulaire , en conclut aisément que l'inten-
tion de Bonaparte était d'arriver à la royauté ; et
c'est alors qu'il développe, avec une force extrême,
la difficulté d'établir une monarchie tempérée,
sans avoir recours aux grands seigneurs déjà exis-
tants , et qui , d'ordinaire , sont inséparables d'un
prince d'une ancienne race. La gloire militaire
peut certainement tenir lieu d'ancêtres ; elle agit
plus vivement même sur l'imagination que les
souvenirs : mais , comme il faut qu'un roi s'en-
toure des rangs supérieurs, il est impossible de
trouver assez de citoyens illustres par leurs ex-
ploits , pour qu'une aristocratie toute nouvelle
puisse servir de barrière à l'autorité qui l'aurait
créée. Les nations ne sont pas des Pygmalions qui
adorent leur propre ouvrage, et le sénat, com-
posé d'hommes nouveaux, choisis dans une foule
d'hommes pareils , ne se sentait pas de force , et
n'inspirait pas de respect.
Écoutons , sur ce sujet , les propres paroles de
M. Necker ; elles s'appliquent à la chambre des
pairs , telle qu'on la fit improviser par Bonaparte
en 1815 ; elles s'appliquent surtout au gouverne-
ment militaire de Napoléon, qui était pourtant
bien loin, en 1802, d'être établi comme nous l'a-
vons vu depuis. « Si donc, ou par une révolution
politique , ou par une révolution dans l'opinion ,
vous aviez perdu les éléments productifs des
grands seigneurs , considérez-vous comme ayant
perdu les éléments productifs de la monarchie
héréditaire tempérée , et tournez vos regards ,
fût-ce avec peine, vers un autre ordre social.
« Je ne crois pas que Bonaparte lui-même , avec
son talent , avec son génie , avec toute sa puis-
sance , pût venir à bout d'établir en France , au-
jourd'hui, une monarchie héréditaire tempérée.
C'est une opinion bien importante; voici mes
motifs : qu'on juge.
« Je fais observer auparavant que cette opinion
est contraire à ce que nous avons entendu répé-
ter après l'élection de Bonaparte. Voilà la France ,
disait-on, qui va se reprendre au gouvernement
d'un seul, c'est un point de gagné pour la mo-
narchie. Mais que signifient de telles paroles?
rien du tout; car nous ne voulons pas parler in-
différemment de la monarchie élective ou hérédi-
taire , despotique ou tempérée , mais uniquement
de la monarchie héréditaire et tempérée ; et sans
doute que le gouvernement d'un prince de l'Asie,
le premier qu'on voudra nommer, est plus dis-
tinct de la monarchie d'Angleterre que la répu-
blique américaine.
« Il est un moyen étranger aux idées républicai-
nes, étranger aux principes de la monarchie
tempérée , et dont on peut se servir pour fonder et
pour soutenir un gouvernement héréditaire. C'est
le même qui introduisit, qui perpétua l'empire
dans les grandes familles de Rome , les Jules , les
Claudiens , les Flaviens , et qui servit ensuite à
renverser leur autorité. C'est la force militaire ,
les prétoriens , les armées de l'Orient et de l'Oc-
cident. Dieu garde la France d'une semblable
destinée ! »
Quelle prophétie ! Si je suis revenue plusieurs
fois sur le mérite singulier qu'a eu M. Necker dans
ses ouvrages politiques , de prédire les événements ,
c'est pour montrer comment un homme très-versé
dans la science des constitutions peut connaître
d'avance leurs résultats. On a beaucoup dit en
France que les constitutions ne signifiaient rien , et
que les circonstances étaient tout. Les adorateurs
de l'arbitraire doivent parler ainsi , mais c'est une
assertion aussi fausse que servile.
L'irritation de Bonaparte fut très-vive , à la pu-
blication de cet ouvrage, parce qu'il signalait d'a-
15.
218
C0NSIDERÂ.TI01NS
vance ses projets les plus cliers, et ceux que le
ridicule pouvait le plus facilement atteindre. Sphinx
d'un nouveau genre, c'était contre celui qui devi-
nait ses énigmes que se tournait sa fureur. La
considération tirée de la gloire militaire peut, il
est vrai, suppléer à tout; mais un empire fondé
sur les hasards des batailles ne suffisait pas à l'am-
bition de Bonaparte, car il voulait établir sa dy-
nastie , bien qu'il ne pût de son vivant supporter
que sa propre grandeur.
Le consul Lebrun écrivit à M. Necker, sous la
dictée de Bonaparte, une lettre oii toute l'arro-
gance des préjugés anciens était combinée avec la
rude âpreté du nouveau despotisme. On y accusait
aussi M. Necker d'être l'auteur du doublement du
tiers , d'avoir toujours le même système de consti-
tution, etc. Les ennemis de la liberté tiennent tous
le même langage , bien qu'ils partent d'une situation
très-différente. On conseillait ensuite à M. Necker
de ne plus se mêler de politique, et de s'en re-
mettre au premier consul, seul capable de bien
gouverner la France : ainsi , les despotes trouvent
toujours les penseurs de trop dans les affaires. Le
consul finissait en déclarant que moi, fille de M. Nec-
ker, je serais exilée de Paris , précisément à cause
des dernières vues de politique et de finances ^n-
bliées par mon père.
J'ai mérité depuis, je l'espère, cet exil aussi
pour moi-même; mais Bonaparte, qui se donnait
la peine de connaître pour mieux blesser, voulait
troubler l'intimité de notre vie domestique , en me
représentant mon père comme l'auteur de mon exil.
Cette réflexion frappa mon père , qui ne repoussait
jamais un scrupule ; mais , grâce au ciel , il a pu
s'assurer qu'elle n'approchait pas un instant de
moi.
Une chose très-remarquable dans le dernier ou-
vrage politique de M. Necker, peut-être supérieur
encore à tous les autres , c'est qu'après avoir com-
battu dans les précédents avec beaucoup de force
le système républicain en France ^ il examine dans
cet écrit, pour la première fois, quelle serait la
meilleure forme à donner à ce gouvernement.
D'une part, les sentiments d'opposition qui ani-
maient déjà M. Necker contre le despotisme de
Bonaparte, le portaient à se servir contre lui des
seules armes qui pussent encore l'atteindre; d'autre
part, dans un moment où le danger d'exalter les
esprits n'était pas à redouter, un politique philo-
sophe se plaisait à traiter dans toute sa vérité une
question très-importante.
L'idée la plus remarquable de cet examen , c'est
que , loin de vouloir rapprocher autant que cela se
peut, une république d'une monarchie, alors qu'on
se décide à la république , il faut , au contraire ,
puiser toute sa force dans les éléments populaires.
La dignité d'une telle institution ne pouvant repo-
ser que sur l'assentiment de la nation, il faut es-
sayer de faire reparaître sous diverses formes ^
la puissance qui doit, dans ce cas, tenir lieu de
toutes les autres. Cette profonde pensée est la base
du projet de république dont M. Necker détaille
chaque partie , en répétant néanmoins qu'il ne sau-
rait en conseiller l'adoption dans un grand pays.
Enfin, il termine son dernier ouvrage par des
considérations générales sur les finances. Elles
renferment deux vérités essentielles : l'une, que
le gouvernement consulaire se trouvait dans une
beaucoup meilleure situation à cet égard que celle
où le roi de France avait jamais été, puisque,
d'une part, l'augmentation du territoire accroissait
les recettes , et que , de l'autre , la réduction de la
dette diminuait les dépenses ; que d'ailleurs les
impôts rendaient davantage , sans que le peuple fût
aussi chargé, parce que les dîmes et les droits
féodaux étaient supprimés. Secondement, M. Nec-
ker affirmait, en 1802, que jamais le crédit ne
pourrait exister sans une constitution libre; non
assurément que les prêteurs de nos jours aiment
la liberté par enthousiasme, mais le calcul de leur
intérêt leur apprend qu'on ne peut se fier qu'à des
institutions durables , et non à des ministres des
finances qu'un caprice a choisis , qu'un caprice peut
écarter, et qui, décidant du juste et de l'injuste
au fond de leur cabinet , ne sont jamais éclairés par
le grand jour de l'opinion publique.
En effet , Bonaparte a soutenu ses finances par
le produit des contributions étrangères et par le
revenu de ses conquêtes; mais il n'aurait pu se
faire prêter librement la plus faible partie des som-
mes qu'il recueillait par la force. L'on pourrait
conseiller en général aux souverains qui veulent
savoir la vérité sur leur gouvernement, d'en croire
plutôt la manière dont leurs emprunts se remplis-
sent, que les témoignages de leurs flatteurs.
Bien que, dans l'ouvrage de M. Necker, le pre-
mier consul ne pût trouver que des paroles flatteu-
ses sur sa personne, il lança contre lui, avec une
amertume inouïe, les journaux tous à ses ordres;
et, depuis cette époque, ce système de calomnie
n'a point cessé. Les mêmes écrivains , sous des
couleurs diverses, n'ont pas dû varier dans leur
haine contre un homme qui a voulu, dans les finan-
ces, l'économie la plus sévère, et dans le gouver-
nement les institutions qui forcent à la justice.
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
219
CHAPITRE VIII.
De l'exil.
Parmi toutes les attributions de l'autorité , l'une
des plus favorables à la tyrannie , c'est la faculté
d'exiler sans jugement. On avait présenté avec rai-
son les lettres de cachet de l'ancien régime, comme
l'un des motifs les plus pressants pour faire une
révolution en France ; et c'était Bonaparte , l'élu
du peuple , qui , foulant aux pieds tous les principes
en faveur desquels le peuple s'était soulevé , s'arro-
geait le- pouvoir d'exiler quiconque lui déplaisait un
peu , et d'emprisonner , sans que les tribunaux s'en
mêlassent, quiconque lui déplaisait davantage. Je
comprends , je l'avoue , comment les anciens cour-
tisans , en grande partie , se sont ralliés au sys-
tème politique de Bonaparte ; ils n'avaient qu'une
concession à lui faire , celle de changer de maître ;
mais les répubhcains , que le gouvernement de Na-
poléon devait heurter dans chaque parole , dans
chaque acte, dans chaque décret, comment pou-
vaient-ils se prêter à sa tyrannie ?
Un nombre très-considérable d'hommes et de
femmes de diverses opinions ont subi ces décrets
d'exil qui donnent au souverain de l'État une au-
torité plus absolue encore que celle même qui peut
résulter des emprisonnements illégaux ; car il est
plus difficile d'user d'une mesure violente que d'un
genre de pouvoir qui , bien que terrible au fond ,
a quelque chose de bénin dans la forme. L'imagi-
nation s'attache toujours à l'obstacle insurmon-
table; on a vu des grands hommes, Thémistocle,
Cicéron, Bolingbroke, profondément malheureux
de l'exil -, et Brolingbroke , en particulier , déclare ,
dans ses écrits , que la mort lui paraît moins re-
doutable.
Éloigner un homme ou une femme de Paris ,
les envoyer, ainsi qu'on le disait alors, respirer
l'air de la campagne, c'était désigner une grande
peine avec des expressions si douces , que tous les
flatteurs du pouvoir la tournaient facilement en
dérision. Cependant il suffit de la crainte d'un tel
exil , pour porter à la servitude tous les habitants
de la ville principale de l'empire. Les échafauds
peuvent à la fin réveiller le courage ; mais les cha-
grins domestiques de tout genre , résultat du ban-
nissement, affaiblissent la résistance, et portent
seulement à redouter la disgrâce du souverain qui
peut vous infliger une existence si malheureuse.
L'on peut volontairement passer sa vie hors de
son pays ; mais , lorsqu'on y est contraint , on se
figure sans cesse que les objets de notre affection
peuvent être malades , sans qu'il soit permis d'être
auprès d'eux, sans qu'on puisse jamais peut -être
les revoir. Les affections de choix, souvent même
celles de famille, les habitudes de société, les in-
térêts de fortune , tout est compromis ; et , ce qui
est plus cruel encore , tous les liens se relâchent ,
et l'on finit par être étranger à sa patrie.
Souvent j'ai pensé, pendant les douze années
d'exil auxquelles Napoléon m'a condamnée , qu'il
ne pouvait sentir le malheur d'être privé de la
France ; il n'avait point de souvenir français dans
le cœur. Les rochers de la Corse lui retraçaient
seuls les jours de son enfance ; mais la fille de
M. Necker était plus Française que lui. Je renvoie
à un autre ouvrage dont plusieurs morceaux sont
déjà écrits, toutes les circonstances de mon exil,
et des voyages jusqu'aux confins de l'Asie qui en
ont été la suite ; mais , comme je me suis presque
interdit les portraits des hommes vivants, je ne
pourrais donner à une histoire individuelle le genre
d'intérêt qu'elle doit avoir. Maintenant, il ne me
convient de rappeler que ce qui doit servir au plan
général de ce livre.
Je devinai , plus vite que d'autres , et je m'en
vante, le caractère et les desseins tyranniques de
Bonaparte. Les véritables amis de la liberté sont
éclairés à cet égard par un instinct qui ne les
trompe pas. Mais ce qui rendait , dans les com-
mencements du consulat, ma position plus cruelle ,
c'est que la bonne compagnie de France croyait
voir dans Bonaparte celui qui la préservait de l'a-
narchie ou du jacobinisme. Ainsi donc elle blâma
fortement l'esprit d'opposition que je montrai con-
tre lui. Quiconque prévoit en politique le lende-
main , excite la colère de ceux qui ne conçoivent
que le jour même. J'oserai donc le dire , il me
fallait plus de force encore pour supporter la per-
sécution de la société , que pour m'exposer à celle
du pouvoir.
J'ai toujours conservé le souvenir d'un de ces
supplices de salon, s'il est permis de s'exprimer
ainsi , que les aristocrates français , quand cela
leur convient, savent si bien infliger à ceux qui
ne partagent pas leurs opinions. Une grande partie
de l'ancienne noblesse s'était ralliée à Bonaparte:
les uns , comme on l'a vu depuis , pour reprendre
leurs habitudes de courtisans; les autres, espérant
alors que le premier consul ramènerait l'ancienne
dynastie. L'on savait que j'étais très -prononcée
contre le système de gouvernement que suivait et
que préparait Napoléon , et les partisans de l'ar-
bitraire nommaient , suivant leur coutume, opi-
nions antisociales , celles qui tendent à relever la
dignité des nations. Si l'on rappelait à quelques
220
CONSIDERATIONS
émigrés rentrés sous le règne de Bonaparte , avec
quelle fureur ils blâmaient alors les amis de la
liberté toujours attachés au même système, peut-
être apprendraient-ils l'indulgence , en se ressou-
venant de leurs erreurs.
Je fus la première femme' que Bonaparte exila ;
mais bientôt après il en bannit un grand nombre
d'opinions opposées. Une personne très-intéres-
sante entre autres, la duchesse de Chevreuse, est
morte du serrement de cœur que son exil lui a
causé. Elle ne put obtenir de Napoléon, lorsqu'elle
était mourante, la permission de retourner une
dernière fois à Paris , pour consulter son médecin
et revoir ses amis, D'oiî venait ce luxe en fait de
méchanceté, si ce n'est d'une sorte de haine con-
tre tous les êtres indépendants? Et comme les
femmes, d'une part, ne pouvaient servir en rien
ses desseins politiques, et que, de l'autre, elles
étaient moins accessibles que les hommes aux
craintes et aux espérances dont le pouvoir est dis-
pensateur, elles lui donnaient de l'humeur comme
des rebelles, et il se plaisait à leur dire des choses
blessantes et vulgaires. Il haïssait autant l'esprit
de chevalerie qu'il recherchait l'étiquette ; c'était
faire un mauvais choix parmi les anciennes mœurs.
Il lui restait aussi de ses premières habitudes,
pendant la révolution , une certaine antipathie ja-
cobine contre la société brillante de Paris, sur la-
quelle les femmes exerçaient beaucoup d'ascen-
dant; il redoutait en elle l'art de la plaisanterie,
qui, l'on doit en convenir, appartient particulière-
ment aux Françaises. Si Bonaparte avait voulu
s'en tenir au superbe rôle de grand général et de
premier magistrat de la république, il aurait plané
de toute la hauteur du génie au-dessus des petits
traits acérés de l'esprit de salon. Mais, quand il
avait le dessein de se faire roi parvenu , bourgeois
gentilhomme sur le trône, il s'exposait précisé-
ment à la moquerie du bon ton, et il ne pouvait
la comprimer, comme il l'a fait , que par l'espion-
nage et la terreur.
Bonaparte voulait que je le louasse dans mes
écrits, non assurément qu'un éloge de plus eût
été remarqué dans la fumée d'encens dont on l'en-
vironnait; mais comme j'étais positivement le seul
écrivain connu parmi les Français , qui eût publié
des livres sous son règne sans faire mention en
rien de sa gigantesque existence, cela l'importu-
nait, et il finit par supprimer mon ouvrage sur
l'Allemagne avec une incroyable fureur. Jusqu'alors
ma disgrâce avait consisté seulement dans l'éloi-
gnement de Paris ; mais depuis on m'interdit tout
voyage, on me menaça de la prison pour le reste
de mes jours : et la contagion" de l'exil, invention
digne des empereurs romains , était l'aggravation
la plus cruelle de cette peine. Ceux qui venaient
voir les bannis s'exposaient au bannissement à
leur tour; la plupart des Français que je connais-
sais me fuyaient comme une pestiférée. Quand je
n'en souffrais pas trop , cela me semblait une co-
médie; et, de la même manière que les voyageurs
en quarantaine jettent par malice leurs mouchoirs
aux passants, pour les obliger à partager l'ennui
du lazaret , lorsqu'il m'arrivait de rencontrer par
hasard dans les rues de Genève un homme de la
cour de Bonaparte, j'étais tentée de lui faire peur
avec mes politesses.
Mon généreux ami, M. Matthieu de Montmo-
rency, étant venu me voir à Coppet, il y reçut,
quatre jours après son arrivée , une lettre de ca-
chet qui l'exilait, pour le punir d'avoir donné la
consolation de sa présence à une amie de vingt-
cinq années. Je ne sais ce que je n'aurais pas fait
dans ce moment pour éviter une telle douleur.
Dans le même temps , madame Récamiér, qui n'a-
vait avec la politique d'autres rapports que son
intérêt courageux pour les proscrits de toutes les
opinions , vint aussi me voir à Coppet , où nous
nous étions déjà plusieurs fois réunies; et, le croi-
rait-on? la plus belle femme de France, une per-
sonne qui à ce titre aurait trouvé partout des dé-
fenseurs, fut exilée, parce qu'elle était venue dans
le château d'une amie malheureuse, à cent cin-
quante lieues de Paris. Cette coalition de deux
femmes établies sur le bord du lac de Genève pa-
rut trop redoutable au maître du monde , et il se
donna le ridicule de les persécuter. Mais il avait
dit une fois : La puissance n'est jamais ridicule;
et certes il a bien mis à l'épreuve cette maxime.
Combien n'a-t-on pas vu de familles divisées
par la frayeur que causaient les moindres rapports
avec les exilés ! Dans le commencement de la
tyrannie, quelques actes de courage se font remar-
quer; mais par degrés le chagrin altère les senti-
ments, les contrariétés fatiguent; l'on vient à pen-
ser que les disgrâces de ses amis sont causées par
leurs propres fautes. Les sages de la famille se \
rassemblent, pour dire qu'il ne faut pas trop cora- ,
muniquer avec madame ou monsieur un tel ; leurs
excellents sentiments, assure-t-on, ne sauraient ;
se mettre en doute ; mais leur imagination est si
vive! En vérité, l'on proclamerait volontiers tous
ces pauvres proscrits de grands poètes, à condi- 1
tion que leur imprudence ne permît pas de les
voir ni de leur écrire. Ainsi l'amitié, l'amour
même , se glacent dans tous les cœurs ; les quali- i
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
221
tés intimes tombent avec les vertus publiques; on
ne s'aime plus entre soi, apjès avoir cessé d'aimer
la patrie ; et l'on apprend seulement à se servir
d'un langage hypocrite, qui contient le blâme dou-
cereux des personnes en défaveur, l'apologie adroite
des gens puissants , et la doctrine cachée de l'é-
goïsme.
Bonaparte avait plus que tout autre le secret de
faire naître ce froid isolement qui ne lui présen-
tait les hommes qu'un à un, et jamais réunis. Il
ne voulait pas qu'un seul individu de son temps
existât par lui-même, qu'on se mariât, qu'on eût
de la fortune, qu'on choisît un séjour, qu'on exer-
çât un talent, qu'une résolution quelconque se
prît sans sa permission ; et , chose singulière , il
entrait dans les moindres détails des relations de
chaque individu , de manière à réunir l'empire du
conquérant à une inquisition de commérage, s'il
est permis de s'exprimer ainsi , et de tenir entre
ses mains les fils les plus déliés comme les chaînes
les plus fortes.
La question métaphysique du libre arbitre de
l'homme était devenue très-inutile sous le règne
de Bonaparte; car personne ne pouvait plus suivre
en rien sa propre volonté, dans les plus grandes
comme dans les plus petites crreonstances.
CHAPITRE IX.
Des derniers jours de M. Necker.
Je ne parlerais point du sentiment que m'a
laissé la perte de mon père , si ce n'était pas un
moyen de plus de le faire connaître. Quand les
opinions politiqu*s d'un homme d'État sont en-
core à beaucoup d'égards l'objet des débats du
monde , il ne faut rien négliger pour donner aux
principes de Cet homme la sanction de son carac-
tère. Or, quelle plus grande garantie peut-on en
offrir que l'impression qu'il a produite sur les per-
sonnes le plus à portée de le juger? Il y a main-
tenant douze années que la mort m'a séparée de
mon père , et chaque jour mon admiration pour
lui s'est accrue; le souvenir que j'ai conservé de
son esprit et de ses vertus me sert de point de
comparaison pour apprécier ce que peuvent valoir
les autres hommes; et, quoique j'aie parcouru
l'Europe entière, jamais un génie de cette trempe,
jamais une moralité de cette vigueur ne s'est of-
ferte à moi. M. Necker pouvait être faible par
bonté, incertain à force de réfléchir; mais, quand
il croyait le devoir intéressé dans une résolution ,
il lui semblait entendre la voix de Dieu; et, quoi
qu'on pût tenter alors pour l'ébranler, il n'écou-
tait jamais qu'elle. J'ai plus de confiance encore
aujourd'hui dans la moindre de ses paroles, que je
n'en aurais dans aucun individu existant, quelque
supérieur qu'il pût être; tout ce que m'a dit
M. Necker est ferme en moi comme le rocher;
tout ce que j'ai gagné par moi-même peut dispa-
raître ; l'identité de mon être est dans l'attache-
ment que je garde à sa mémoire. J'ai aimé qui je
n'aime plus; j'ai estimé qui je n'estime plus; le
flot de la vie a tout emporté, excepté cette grande
ombre qui est là sur le sommet de la montagne,
et qui me montre du doigt la vie à venir.
Je ne dois de reconnaissance véritable sur cette
terre qu'à Dieu et à mon père ; tout le reste de
mes jours s'est passé dans la lutte; lui seul y a ré-
pandu sa bénédiction. Mais combien n'a-t-il pas
souffert ! La prospérité la plus brillante avait si-
gnalé la moitié de sa vie : il était devenu riche; il
avait été nommé premier ministre de France ; l'at-
tachement sans bornes des Français l'avait récom-
pensé de son dévouement pour eux : pendant les
sept années de sa première retraite , ses ouvrages
avaient été placés au premier rang de ceux des
hommes d'État, et peut-être était-il le seul qui se
fût montré profond dans l'art d'administrer un
grand pays sans s'écarter jamais de la moralité la
plus scrupuleuse , et même de la délicatesse la plus
pure. Comme écrivain religieux, il n'avait jamais
cessé d'être philosophe; comme écrivain philoso-
phe, il n'avait jamais cessé d'être religieux; l'élo-
quence ne l'avait pas entraîné au delà de la raison,
et la raison ne le privait pas d'un seul mouyement
vrai d'éloquence. A ces grands avantages il avait
joint les succès les plus flatteurs en société : ma-
dame du Deffant, la femme de France à qui l'on
reconnaissait la conversation la plus piquante,
écrivit qu'elle n'avait point rencontré d'homme
plus aimable que M. Necker. Il possédait aussi ce
charme , mais il ne s'en servait qu'avec ses amis.
Enfin, en 1789, l'opinion universelle des Français
était que jamais un ministre n'avait porté plus
loin tous les genres de talents et de vertus. Il n'est
pas une ville, pas un bourg, pas une corporation
en France, dont nous n'ayons des adresses qui
expriment ce sentiment. Je transcris ici , entre
mille autres, celle qui fut écrite à la république
de Genève par la ville de Valence :
« Messieues les syndics ,
« Dans l'enthousiasme de la liberté qui embrase
« toute la nation française , et qui nous pénètre de
« reconnaissance pour les bontés de notre auguste
« monarque , nous avons pensé que nous vous de-
222
CONSIDERATIONS
« vions un tribut de notre gratitude. C'est dans le
« sein de votre république que M. Necker a pris le
«jour; c'est au foyer de vos vertus publiques que
« son cœur s'est formé dans la pratique de toutes
« celles dont il nous a donné le touchant spectacle ;
« c'est à l'école de vos bons principes qu'il a puisé
« cette douce et consolante morale qui fortifie la
«confiance, inspire le respect, prescrit l'obéis-
« sance pour l'autorité légitime. C'est encore parmi
« vous , Messieurs , que son âme a acquis cette
« trempe ferme et vigoureuse dont l'homme d'État
t a besoin, quand il se livre avec intrépidité à la
« pénible fonction de travailler au bonheur public.
:<■ Pénétrés de vénération pour tant de qualités
«' différentes , dont la réunion dans M. Necker
« exalte notre admiration , nous croyons devoir aux
« citoyens de la ville de Genève des témoignages
« publics de notre reconnaissance, pour avoir formé
« dans son sein un ministre aussi parfait sous tous
« les rapports.
« T^ous désirons que notre lettre soit consignée
« dans les registres de la république, pour être un
« monument durable de notre vénération pour votre
« respectable concitoyen. »
Hélas! aurait-on prévu que tant d'admiration
serait suivie de tant d'injustice; qu'on reprocherait
des sentiments d'étranger à celui qui a chéri la
France avec une prédilection presque trop grande;
qu'un parti l'appellerait l'auteur de la révolution,
parce qu'il respectait les droits de la nation, et que
les meneurs de cette nation l'accuseraient d'avoir
voulu la sacrifier au maintien de la monarchie ? Ainsi
dans d'autres temps, je me plais à le répéter, le
chancelier de l'Hôpital était menacé par les catho-
liques et les protestants tour à tour; ainsi, l'on
aurait vu Sully succomber sous les haines de parti ,
si la fermeté de son maître ne l'avait soutenu. Mais
aucun de ces deux hommes d'État n'avait cette ima-
gination du cœur qui rend accessible à tous les
genres de peine. M. Necker était calme devant
Dieu , calme aux approches de la mort , parce que
la conscience seule parle dans cet instant. Mais,
lorsque les intérêts de ce monde l'occupaient en-
core, il n'est pas un reproche qui ne l'ait blessé,
pas un ennemi dont la malveillance ne l'ait atteint,
pas un jour pendant lequel il ne se soit vingt fois
interrogé lui-même , tantôt pour se faire un tort
des maux qu'il n'avait pu prévenir, tantôt pour se
placer en arrière des événements, et peser de nou-
veau les différentes résolutions qu'il aurait pu pren-
dre. Les jouissances les plus pures de la vie étaient
empoisonnées pour lui par les persécutions inouïes
de l'esprit de parti. Cet esprit de parti se montrait
jusque dans la manière dont les émigrés, dans le
temps de leur détresse, s'adressaient à lui pour de-
mander des secours. Plusieurs , en lui écrivant à
ce sujet , s'excusaient de ne pouvoir aller chez lui ,
parce que les principaux d'entre eux le leur avaient
défendu ; ils jugeaient bien du moins de la généro-
sité de M. Necker, quand ils croyaient que cette
soumission à l'impertinence de leurs chefs ne le dé-
tournerait pas de leur rendre service.
Parmi les inconvénients de l'esclavage de la presse,
il y avait encore que les jugements sur la littéra-
ture étaient entre les mains du gouvernement : il
en résultait que , par l'intermédiaire des journalis-
tes, la police disposait, au moins momentanément,
de la fortune littéraire d'un écrivain , comme d'un
autre côté elle délivrait des permissions pour l'en-
treprise des jeux de hasard. Les écrits de M. Nec-
ker , pendant les derniers temps de sa vie , n'ont
donc point été jugés en France avec impartialité ,
et c'est une peine de plus qu'il a supportée dans sa
retraite. L'avant-dernier de ses ouvrages, intitule
Cours de morale religieuse, est, je crois pouvoir
l'affirmer, un des livres de piété les mieux écrits ,
les plus forts de pensée et d'éloquence dont les
protestants puissent se vanter, et souvent je l'ai
trouvé entre les mains de personnes que les peines
du cœur avaient atteintes. Toutefois, les journaux
sous Bonaparte n'en firent presque pas mention,
et le peu qu'on en dit n'en donnait aucune idée.
Il y a eu de même, en d'autres pays, quelques exem-
ples de chefs-d'œuvre littéraires , qui n'ont été ju-
gés que longtemps après la mort de leurs auteurs.
Cela fait mal de penser que celui qui nous fut si
cher a été privé même du plaisir que ses talents,
comme écrivain, lui méritaient incontestablement.
Il n'a point vu le jour de l'équité luire pour sa
mémoire, et sa vie a fini l'année même oîi Bona-
parte allait se faire empereur, c'est-à-dire, dans une
époque où aucun genre de vertu n'était en honneur
en France. La délicatesse de son âme était telle , que
la pensée qui le tourmentait pendant sa dernière
maladie, c'était la crainte d'avoir été la cause de
mon exil : et je n'étais pas près de lui pour le ras-
surer ! Il écrivit à Bonaparte, d'une main affaiblie,
pour lui demander de me rappeler quand il ne se-
rait plus. J'envoyai cette requête sacrée à l'empe-
reur ; il n'y répondit point : la magnanimité lui a
toujours paru de l'affectation , et il en parlait assez
volontiers comme d'une vertu de mélodrame : s'il
avait pu connaître l'ascendant de cette vertu, il eût
été tout à la fois meilleur et plus habile. Après
tant de douleurs, après tant de vertus, la puissance
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
223
d'aimer semblait s'être accrue dans mon père, à
l'âge où elle diminue chez les autres hommes; et
tout annonçait en lui, quand il a fini de vivre, le
retour vers le ciel.
CHAPITRE X.
Résumé des principes de M. Necker, en matière
de gouvernement.
On a souvent dit que la religion était nécessaire
au peuple; et je crois facile de prouver que les
hommes d'un rang élevé en ont plus besoin encore.
Il en est de même de la morale dans ses rapports
avec la politique. On n'a cessé de répéter qu'elle
convenait aux particuliers , et non aux nations : il
est au contraire vrai que c'est aux gouvernements
surtout que les principes fixes sont applicables.
L'existence de tel ou tel individu étant passagère,
il arrive quelquefois qu'une mauvaise action lui sert
pour un moment , dans une conjoncture où son in-
térêt personnel est compromis; mais, les nations
étant durables , elles ne sauraient s'affranchir des
lois générales et permanentes de l'ordre intellec-
tuel , sans marcher à leur perte. L'injustice qui peut
servir à un homme, par exception, est toujours
nuisible aux successions d'hommes dont le sort
rentre forcément dans la règle universelle. Mais ce
qui a donné quelque crédit à la maxime infernale
qui place la politique au-dessus de la morale, c'est
qu'on a confondu les chefs de l'État avec l'État
lui-même : or, ces chefs ont souvent trouvé qu'il
leur était plus commode et plus avantageux de se
tirer à tout prix d'une difficulté présente , et ils ont
mis en principe les mesures que leur égoïsme ou
leur incapacité leur ont fait prendre. Un homme
embarrassé dans ses affaires établirait volontiers
en théorie , que d'emprunter à usure est le meilleur
système de finances qu'on puisse adopter. Or,
l'immoralité en tout genre est aussi un emprunt à
usure ; elle sauve pour le moment , et ruine plus
tard.
M. Necker, pendant son premier ministère , n'é-
tait point en mesure de songer à l'établissement
d'un gouvernement représentatif; en proposant les
administrations provinciales , il voulait mettre une
borne à l'a puissance des ministres, et donner de
l'influence aux hommes éclairés et aux riches pro-
priétaires de toutes les parties de la France. La
première maxime de M. Necker, en fait de gouver-
nement, était d'éviter l'arbitraire, et de limiter
l'action ministérielle dans tout ce qui n'est pas né-
cessaire au maintien de l'ordre. Un ministre qui
veut tout faire, tout ordonnerais et qui est jaloux
du pouvoir comme d'une jouissance personnelle,
convient aux cours, mais non aux nations. Un
homme de génie, quand par hasard il se trouve à
la tête des affaires publiques , doit travailler à se
rendre inutile. Les bonnes institutions réalisent et
maintiennent les hautes pensées qu'un individu,
quel qu'il soit , ne peut mettre en œuvre que pas-
sagèrement.
A la haine de l'arbitraire, M. Necker joignait un
grand respect pour l'opinion , un profond intérêt
pour cet être abstrait, mais réel, qu'on appelle le
peuple, et qui n'a pas cessé d'être à plaindre, quoi-
qu'il se soit montré redoutable. Il croyait néces-
saire d'assurer à ce peuple des lumières et de l'ai-
sance , deux bienfaits inséparables. Il ne voulait
point qu'on sacrifiât la nation aux castes privilé-
giées; mais il était d'avis cependant qu'on transi-
geât avec les anciennes coutumes, à cause des
nouvelles circonstances. Il croyait à la nécessité
des distinctions dans la société, afin de diminuer
la rudesse du pouvoir par l'ascendant volontaire
de la considération; mais l'aristocratie, telle qu'il
la concevait , avait pour but d'exciter l'émulation
de tous les hommes de mérite.
M. Necker haïssait les guerres d'ambition, ap-
préciait très - haut les ressources de la France , et
croyait qu'un tel pays, gouverné par la sagesse
d'une véritable représentation nationale, et non
par les intrigues des courtisans , n'avait , au milieu
de l'Europe, rien à désirer ni à craindre.
Quelque belle que fût la doctrine de M. Necker,
dira-t-on, puisqu'il n'a pas réussi, ,elle n'était donc
pas adaptée aux hommes tels qu'ils sont. Il se peut
qu'un individu n'obtienne pas du ciel la faveur
d'assister lui-même au triomphe des vérités qu'il
proclame : mais en sont-elles moins pour cela des
vérités ? Quoiqu'on ait jeté Galilée dans les prisons,
les lois de la nature découvertes par lui n'ont-elles
pas été depuis généralement reconnues? La morale
et la liberté sont aussi sûrement les seules bases
du bonheur et de la dignité de l'espèce humaine,
que le système de Galilée est la véritable théorie
des mouvements célestes.
Considérez la puissance de l'Angleterre : d'où
lui vient -elle? de ses vertus et de sa constitution.
Supposez un moment que cette île , maintenant si
prospère , fût privée tout à coup de ses lois , de
son esprit public , de la liberté de la presse , et du
parlement, qui tire sa force de la nation et lui rend
la sienne à son tour : comme les champs seraient
desséchés! comme les ports deviendraient déserts!
Les agents des puissances absolues eux - mêmes ,
ne pouvant plus obtenir les subsides de ce pays
224
CONSIDERÀTIOINS
sans crédit et sans patriotisme , regretteraient la
liberté, qui, pendant si longtemps du moins, leur
a prêté ses trésors.
Les malheurs de la révolution sont résultés de
la résistance irréfléchie des privilégiés à ce que
voulaient la raison et la force ; cette question est
encore débattue après vingt-sept années. Les dan-
gers de la lutte sont moins grands , parce que les
partis sont plus affaiblis; mais l'issue en serait la
même. M. Necker dédaignait le niacbiavélisme dans
la politique , la charlatanerie dans les finances , et
l'arbitraire dans le gouvernement. Il pensait que
la suprême habileté consiste à mettre la société en
harmonie avec les lois silencieuses , mais immua-
bles, auxquelles la Divinité a soumis la nature hu-
maine. On peut l'attaquer sur ce terrain, car il s'y
placerait encore s'il vivait.
Il ne se targuait point du genre de talents qu'il
faut pour être un factieux ou un despote ; il avait
trop d'ordre dans l'esprit, et de paix dans l'âme,
pour être propre à ces grandes irrégularités de la
nature , qui dévorent le siècle et le pays dans le-
quel elles apparaissent. Mais , s'il fût né Anglais ,
je dis avec orgueil qu'aucun ministre ne l'eût ja-
mais surpassé , car il était plus ami de la liberté
que M. Pitt, plus austère que M. Fox, et non
moins éloquent, non moins énergique, non moins
pénétré de la dignité de l'État que lord Chatham.
Ah ! que n'a-t-il pu , comme lui , prononcer ses
dernières paroles dans le sénat de la patrie, au
milieu d'une nation qui sait juger , qui sait être
reconnaissante, et dont l'enthousiasme, loin d'être
le présage de la servitude, est la récompense de
la vertu !
Maintenant , retournons à l'examen du person-
nage politique le plus en contraste avec les prin-
cipes que nous venons de retracer , et voyons si
lui-même aussi , Bonaparte, ne doit pas servir à
prouver la vérité de ces principes , qui seuls au-
raient pu le maintenir en puissance , et conserver
la gloire du nom français.
CHAPITRE XL
Bonaparte empereur. La contre-révolution faite
par lui.
Lorsqu'à la fin du dernier siècle , Bonaparte se
mit à la tête du peuple français , la nation entière
souhaitait un gouvernement libre et constitution-
nel. Les nobles, depuis longtemps hors de France,
n'aspiraient qu'à rentrer en paix dans leurs foyers;
le clergé catholique réclamait la tolérance; les
guerriers républicains ayant effacé par leurs ex-
ploits l'éclat des distinctions nobiliaires , la race
féodale des anciens conquérants respectait les nou-
veaux vainqueurs , et la révolution était faite dans
les esprits. L'Europe se résignait à laisser à la
France la barrière du Rhin et des Alpes , et il ne
restait qu'à garantir ces biens, en réparant les
maux que leur acquisition avait entraînés. Mais
Bonaparte conçut l'idée d'opérer la contre-révolu-
tion à son avantage, en ne conservant dans l'État,
pour ainsi dire , aucune chose nouvelle que lui-
même. Il rétablit le trône, le clergé et la noblesse;
une monarchie , comme l'a dit M. Pitt , sans légi-
timité et sans limites ; un clergé qui n'était que le
prédicateur du despotisme; une noblesse compo-
sée des anciennes et des nouvelles familles, mais
qui n'exerçait aucune magistrature dans l'État , et
ne servait que de parure au pouvoir absolu.
Bonaparte ouvrit la porte aux anciens préjugés,
se flattant de les arrêter juste au point de sa toute-
puissance. On a beaucoup dit que , s'il avait été
modéré, il se serait maintenu. Mais qu'entend-on
par modéré.' S'il avait établi sincèrement et digne-
ment la constitution anglaise en France, sans
doute il serait encore empereur. Ses victoires le
créaient prince; il a fallu son amour de l'étiquette,
son besoin de flatterie, les titres, les décorations
et les chambellans, pour faire reparaître en lui le
parvenu. Mais quelque insensé que fût son système
de conquête , dès qu'il était assez misérable d'âme
pour ne voir de grandeur que dans le despotisme,
peut-être ne pouvait -il se passer de guerres con-
tinuelles; car que serait-ce qu'un despote sans
gloire militaire , dans un pays tel que la France ?
Pouvait -on opprimer la nation dans l'intérieur,
sans lui donner au moins le funeste dédommage-
ment de dominer ailleurs à son tour? Le fléau de
l'espèce humaine , c'est le pouvoir absolu , et tous
les gouvernements français qui ont succédé à l'as-
semblée constituante ont péri pour avoir cédé à
cette amorce , sous un prétexte ou sous un autre.
Au moment où Bonaparte voulut se faire nom-
mer empereur , il crut à la nécessité de rassurer ,
d'une part, les révolutionnaires sur la possibilité
du retour des Bourbons ; et de prouver de l'autre,
aux royalistes , qu'en s'attachant à lui , ils rom-
paient sans retour avec l'ancienne dynastie. C'est
pour remplir ce double but qu'il commit le meur-
tre d'un prince du sang, le duc d'Enghien. Il passa
le Rubicon du crime , et de ce jour son malheur
fut écrit sur le livre du destin.
Un des machiavélistes de la cour de Bonaparte
dit, à cette occasion, que cet assassinat était bien
pis qu'un crime , puisque c'était une Jaute. J'ai ,
;•?*
SUR Là REVOLUTION FRiNCàlSE.
225
je l'avoue , un profond mépris pour tous ces poli-
tiques dont l'habileté consiste à se montrer supé-
rieurs à la vertu. Qu'ils se montrent donc une fois
supérieurs à l'égoïsme ; cela sera plus rare et même
plus habile !
Néanmoins ceux qui tfvaient blâmé le meurtre
du duc d'Enghien , comme une mauvaise spécula-
tion , eurent aussi raison même sous ce rapport.
Les révolutionnaires et les royalistes , malgré la
terrible alliance du sang innocent , ne se crurent
point unis irrévocablement au sort de leur maître.
Il avait fait de l'intérêt la divinité de ses partisans,
et les adeptes de sa doctrine l'ont mise en pratique
contre lui-même, quand le malheur l'a frappé.
Au printemps de 1804 , après la mort du due
d'Enghien, et l'abominable procès de Moreau et de
Pichegru, lorsque tous les esprits étaient remplis
d'une terreur qui pouvait en un instant se changer
en révolte, Bonaparte fit venir chez lui quelques
sénateurs pour leur parler négligemment, et comme
d'une idée sur lacjueile il n'était pas encore fixé,
de la proposition qu'on lui faisait de se déclarer
empereur. Il passa en revue les différents partis
qu'on pouvait adopter pour la France : une répu-
blique; le rappel de l'ancienne dynastie; enfin la
création d'une monarchie nouvelle; comme un
homme qui se serait entretenu des affaires d'au-
trui , et les aurait examinées avec une parfaite im-
partialité. Ceux qui causaient avec lui le contra-
riaient avec la plus énergique véhémence , toutes
les fois qu'il présentait des arguments en faveur
d'une autre puissance que la sienne. A la fin, Bo-
naparte se laissa convaincre : Eh bien, dit-il, puis-
que vous croyez que ma nomination an titre cVem-
pereur est nécessaire au bonheur de la France ,
jirenez au moins des précautions contre ma ty-
rannie; oui, je vous le répète, contre ma tyran-
nie. Qui sait si, dans la situation oii je vais être,
je ne serai pas tenté d'abuser du pouvoir.
Les sénateurs s'en allèrent attendris par cette
candeur aimable , dont les conséquences furent la
suppression du tribunat, tout bénin qu'il était
alors ; l'établissement du pouvoir unique du conseil
d'État , servant d'instrument dans la main de Bo-
na])arte ; le gouvernement de la police , un corps
permanent d'espions, et dans la suite sept prisons
d'État , dans lesquelles les détenus ne pouvaient
être jugés par aucun tribunal , leur sort dépendant
uniquement de la simple décision des ministres.
Afin de faire supporter une semblable tyrannie ,
il fallait contenter l'ambition de tous ceux qui
s'engageraient à la maintenir. Les contributions de
l'Europe entière y suffisaient à peine en fait d'ar-
gent. Aussi Bonaparte chercha-t-il d'autres trésors
dans la vanité.
Le principal mobile de la révolution française
était l'amour de l'égalité. L'égalité devant la loi
fait partie de la justice , et par conséquent de la
liberté; mais le besoin d'anéantir tous les rangs
supérieurs tient aux petitesses de l'amour-propre.
Bonaparte a très-bien connu l'ascendant de ce dé-
faut en France; et voici comme il s'en est servi.
Les hommes qui avaient pris part à la révolution
ne voulaient plus qu'il y eût des castes au - dessus
d'eux. Bonaparte les a ralliés à lui en leur pro-
mettant les titres et les rangs dont ils avaient dé-
pouillé les nobles. «Vous voulez l'égalité! » leur
disait-il : « je ferai mieux encore, je vous donnerai
« l'inégalité en votre faveur; MM. de la Trémoille,
« de Montmorency, etc., seront légalement de
« simples bourgeois dans l'État , pendant que les
« titres de l'ancien régime et les charges de cour
« seront possédés par les noms les plus vulgaires,
« si cela plaît à l'empereur. » Quelle bizarre idée !
et n'aurait-on pas cru qu'une nation, si propre à
saisir les inconvenances , se serait livrée au rire
inextinguible des dieux d'Homère , en voyant tous
ces républicains masqués en ducs , en comtes , en
barons , et s'essayant à l'étude des manières des
grands seigneurs, comme on répète un rôle de
comédie? On faisait bien quelques chansons sur
ces parvenus de toute espèce , rois et valets ; mais
l'éclat des victoires et la force du despotisme ont
tout fait passer, au moins pendant quelques années.
Ces républicains qu'on avait vus dédaigner les ré-
compenses données par les monarques , n'avaient
plus assez d'espace sur leurs habits pour y placer
les larges plaques allemandes, russes, italiennes,
dont on les avait affublés. Un ordre militaire, la
Couronne de fer ou la Légion d'honneur, pouvait
être accepté par des guerriers dont ces signes rap-
pelaient les blessures et les exploits; mais les ru-
bans et les clefs de chambellans, mais tout cet
appareil des cours , convenait-il à des hommes qui
avaient remué ciel et terre pour l'abolir } Une ca-
ricature anglaise représente Bonaparte découpant
le bonnet rouge pour en faire un grand cordon de
la Légion d'honneur. Quelle parfaite image de cette
noblesse inventée par Bonaparte , et qui n'avait à
se glorifier que de la faveur de son maître ! Les
militaires français ne sont plus considérés que
comme les soldats d'un homme, après avoir été les
défenseurs de la nation. Ah! qu'ils étaient pius
grands alors!
Bonaparte avait lu l'histoire d'une manière con-
fuse : peu accoutumé à l'étude , il se rendait beau-
226
CONSIDERATIONS
coup moins compte de ce qu'il avait appris dans
les livres que de ce qu'il avait recueilli par l'ob-
servation des hommes. Il n'en était pas moins
resté dans sa tête un certain respect pour Attila
et pour Charlemagne , pour les lois féodales et
pour le despotisme de l'Orient , qu'il appliquait à
tort et à travers, ne se trompant janiais , toute-
fois , sur ce qui servait instantanément à son pou-
voir ; mais du reste , citant , blâmant , louant et
raisonnant comme le hasard le conduisait ; il par-
lait ainsi des heures entières , avec d'autant plus
d'avantage , que personne ne l'interrompait , si ce
n'est par les applaudissements involontaires qui
échappent toujours dans des occasions semblables.
Une chose singulière , c'est que , dans la conversa-
tion , plusieurs officiers bonapartistes ont emprunté
de leur chef cet héroïque galimatias , qui véritable-
ment ne signifie rien qu'à la tête de huit cent mille
hommes.
Bonaparte imagina donc, pour se faire un em-
pire oriental et carlovingien tout ensemble, de
créer des fiefs dans les pays conquis par lui , et
d'en investir ses généraux ou ses principaux ad-
ministrateurs. Il constitua des majorats, il décréta
des substitutions; il rendit à l'un le service de
cacher sa vie sous le titre inconnu de duc de Ro-
vigo ; et, tout au contraire, en ôtant à Macdonald,
àBernadotte, à Masséna, les noms qu'ils avaient
illustrés par tant d'exploits, il frauda, pour ainsi
dire, les droits de la renommée, et resta seul,
comme il le voulait , en possession de la gloire
militaire de la France.
Ce n'était pas assez d'avoir avili le parti répu-
blicain, en le dénaturant tout entier; Bonaparte
voulut encore ôter aux royalistes la dignité qu'ils
devaient à leur persévérance et à leur malheur. Il
fit occuper la plupart des charges de sa maison par
des nobles de l'ancien régime; il flattait ainsi la
nouvelle race , en la mêlant avec la vieille , et lui-
même aussi , réunissant les vanités d'un parvenu
aux facultés gigantesques d'un conquérant , il ai-
mait les flatteries des courtisans d'autrefois , parce
qu'ils s'entendaient mieux à cet art que les hommes
nouveaux , même les plus empressés. Chaque fois
qu'un gentilhomme de l'ancienne cour rappelait
l'étiquette du temps jadis , proposait une révérence
de plus , une certaine façon de frapper à la porte
de quelque antichambre , une manière plus céré-
monieuse de présenter une dépêche, de plier une
lettre, de la terminer par telle ou telle formule , il
était accueilli comme s'il avait fait faire des pro-
grès au bonheur de l'espèce humaine. Le code de
l'étiquette impériale est le document le plus re-
marquable de la bassesse à laquelle on peut réduire
l'espèce humaine. Les niachiavélistes diront que
c'est ainsi qu'il faut tromper les hommes; mais
est-il vrai que de nos jours on trompe les hommes ?
On obéissait à Bonaparte , ne cessons de le répéter,
parce qu'il donnait de la gloire militaire à la
France. Que ce fût bon ou mauvais , c'était un fait
clair et sans mensonge. Mais toutes les farces chi-
noises qu'il faisait jouer devant son char de triom-
phe , ne plaisaient qu'à ses serviteurs , qu'il aurait
pu mener de cent autres manières, si cela lui avait
convenu. Bonaparte a souvent pris sa cour pour
son empire; il aimait mieux qu'on le traitât comme
un prince que comme un héros : peut-être, au
fond de son âme , se sentait-il encore plus de droits
au premier de ces titres qu'au second.
Les partisans des Stuarts , lorsqu'on offrait la
royauté à Cromwell , s'appuyèrent sur les principes
des amis de la liberté pour s'y opposer , et ce n'est
qu'à l'époque de la restauration qu'ils reprirent la
doctrine du pouvoir absolu; mais au moins restè-
rent-ils fidèles à l'ancienne dynastie. Une grande
partie de la noblesse française s'est précipitée dans
les cours de Bonaparte et de sa famille. Lorsqu'on
reprochait à un homme du plus grand nom de
s'être fait chambellan d'une des nouvelles prin-
cesses : Mais que voulez -vous, disait-il, il faut
bien servir quelqu'un. Quelle réponse ! Et toute la
condamnation des gouvernements fondés sur l'es-
prit de cour n'y est-elle pas renfermée ?
La noblesse anglaise eut bien plus de dignité
dans les troubles civils , car elle ne commit pas
deux fautes énormes dont les gentilshommes fran-
çais peuvent difficilement se disculper : l'une , de
s'être réunis aux étrangers contre leur propre pays ;
l'autre, d'avoir accepté des places dans le palais d'un
homme qui , d'après leurs maximes , n'avait aucun
droit au trône ; car l'élection du peuple , à suppo-
ser que Bonaparte pût s'en vanter , n'était pas à
leurs yeux un titre légitime. Certes , il ne leur est
pas permis d'être intolérants après de telles preuves
de condescendance ; et l'on offense moins , ce me
semble , l'illustre famille des Bourbons , en sou-
haitant des limites constitutionnelles à l'autorité
du trône, qu'en ayant accepté des places auprès
d'un nouveau souverain souillé par l'assassinat d'un
jeune guerrier de l'ancienne race.
La noblesse française qui a servi Bonaparte
dans les emplois du palais , prétendrait-elle y avoir
été contrainte? Bien plus de pétitions encore ont
été refusées que de places données ; et ceux qui
n'ont pas voulu se soumettre aux désirs de Bona-
parte à cet égard , ne furent point forcés à faire
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
227
partie de sa cour. Adrien et IMatthieu de Montmo-
'rency, dont le nom et le caractère attiraient les
regards, Elzear de Sabran, le duc et la duchesse
de Duras, plusieurs autres encore , quoique pas
en grand nombre , n'ont point voulu des emplois
offerts par Bonaparte ; et bien qu'il fallût du cou-
rage pour résister à ce torrent qui emporte tout
en France dans le sens du pouvoir , ces coura-
geuses personnes ont maintenu leur fierté , sans
être obligées de renoncer à leur patrie. En géné-
ral , ne pas faire est presque toujours possible , et
il faut que cela soit ainsi, puisque rien n'est une
excuse pour agir contre ses principes.
Il n'en est pas assurément des nobles français
qui se sont battus dans les armées , comme des
courtisans personnels de la dynastie de Bonaparte.
Les guerriers , quels qu'ils soient , peuvent pré-
senter mille excuses , et mieux que des excuses ,
suivant les motifs qui les ont déterminés , et la
conduite qu'ils ont tenue. Car , enfin , dans toutes
les époques de la révolution, il a existé une
France ; et , certes , les premiers devoirs d'un ci-
toyen sont toujours envers sa patrie.
Jamais homme n'a su multiplier les liens de la
dépendance plus habilement que Bonaparte. Il
connaissait mieux que personne les grands et les
petits moyens du despotisme; on le voyait s'occu-
per avec persévérance de la toilette des femmes ,
afin que leurs époux , ruinés par leurs dépenses ,
fussent plus souvent obligés de recourir à lui. Il
voulait aussi frapper l'imagination des Français
par la pompe de sa cour. Le vieux soldat qui fu-
mait à la porte de Frédéric II suffisait pour le
faire respecter de toute l'Europe. Certainement
Bonaparte avait assez de talents militaires pour
obtenir le même résultat par les mêmes moyens ;
mais il ne lui suffisait pas d'ître le maître , il vou-
lait encore être le tyran ; et, pour opprimer l'Eu-
rope et la France , il fallait avoir recours à tous les
moyens qui avilissent l'espèce humaine : aussi, le
malheureux n'y a-t-il que trop bien réussi !
La balance des motifs humains pour faire le
bien ou le mal est d'ordinaire en équilibre dans la
vie, et c'est la conscience qui décide. Mais quand,
sous Bonaparte, un milliard de revenus, et huit
cent mille hommes armés , pesaient en faveur des
mauvaises actions , quand l'épée de Brennus était
du même côté que l'or, pour faire pencher la ba-
lance , quelle terrible séduction ! Néanmoins , les
calculs de l'ambition et de l'avidité n'auraient pas
suffi pour soumettre la France à Bonaparte ; il faut
quelque chose de grand pour remuer les niasses ,
et c'était la gloire militaire qui enivrait la nation ,
tandis que les filets du despotisme étaient tendus
par quelques hommes dont on ne saurait assez si-
gnaler la bassesse et la corruption. Ils ont traité
de chimère les principes constitutionnels , comme
l'auraient pu faire les courtisans des vieux gou-
vernements de l'Europe, dans le's rangs desquels
ils aspiraient à se placer. Mais le maître , ainsi que
nous allons le voir, voulait encore plus que la cou-
ronne de France, et ne s'en est pas tenu au des-
potisme bourgeois dont ses agents civils auraient
souhaité qu'il se contentât chez lui , c'est-à-dire ,
chez nous.
CHAPITRE XII.
De la conduite de Napoléon envers le continent
européen.
Deux plans de conduite très-différents s'offraient
à Bonaparte lorsqu'il se fit couronner empereur
de France. Il pouvait se borner à la barrière du
Rhin et des Alpes, que l'Europe ne lui disputait
plus après la bataille de Marengo, et rendre la
France, ainsi agrandie, le plus puissant empire
du inonde. L'exemple de la liberté constitution-
nelle en France aurait agi graduellement, mais
avec certitude , sur le reste de l'Europe. On n'au-
rait plus entendu dire que la liberté ne peut con-
venir qu'à l'Angleterre , parce qu'elle est une île ;
qu'à la Hollande , parce qu'elle est une plaine ; qu'à
la Suisse, parce que c'est un pays de montagnes ;
et l'on aurait vu une monarchie continentale fleurir
à l'ombre de la loi qui , après la religion dont elle
émane , est ce qu'il y a de plus saint sur la terre*
Beaucoup d'hommes de génie ont épuisé tous
leurs efforts pour faire un peu de bien, pour laisser
quelques traces de leurs institutions après eux. La
destinée, prodigue envers Bonaparte, lui remit une
nation de quarante millions d'hommes alors, une
nation assez aimable pour influer sur l'esprit et
les goûts européens. Un chef habile, à l'ouverture
de ce siècle , aurait pu rendre la France heureuse
et libre sans aucun effort , seulement avec quel-
ques vertus. Napoléon est plus coupable encore
pour le bien qu'il .n'a pas fait, que pour les maux
dont on l'accuse.
Enfin , si sa dévorante activité se trouvait à l'é-
troit dans la plus belle des monarchies, si c'était
un trop misérable sort pour un Corse, sous-lieu-
tenant en 1790 , de n'être qu'empereur de France ,
il fallait au moins qu'il soulevât l'Europe au nom
de quelques avantages pour elle. Le rétabUssement
de la Pologne, l'indépendance de l'Italie, l'affran-
chissement de la Grèce , avaient de la grandeur :
228
CONSIDERATIONS
les peuples pouvaient s'intéresser à la renaissance
des peuples. Mais fallait-ii inonder la terre de sang
pour que le prince Jérôme prit la place de l'élec-
teur de Hesse, et pour que les Allemands fussent
gouvernés par des administrateurs français, qui
prenaient chez eux des fiefs dont ils savaient à
peine prononcer les titres, bien qu'ils les portas-
sent, mais dont ils touchaient très-facilement les
revenus dans toutes les langues? Pourquoi l'Alle-
magne se seraît-elle soumise à l'influence française?
Cette influence ne lui apportait aucune lumière
nouvelle, et n'établissait chez elle d'autres institu-
tions libérales que des contributions et des cons-
criptions, encore plus fortes que toutes celles
qu'avaient jamais imposées ses anciens maîtres. Il
y avait sans doute beaucoup de changements rai-
sonnables à faire dans les constitutions de l'Alle-
magne ; tous les hommes éclairés le savaient , et
pendant longtemps aussi ils s'étaient montrés fa-
vorables à la cause de la France, parce qu'ils en
espéraient l'amélioration de leur sort. Mais , sans
parler de la juste indignation que tout peuple doit
ressentir à l'aspect des soldats étrangers sur son
territoire , Bonaparte ne faisait rien en Allemagne
que dans le but d'y établir son pouvoir et celui de
sa famille : une telle nation était-elle faite pour
servir de piédestal à son égoïsme ? L'Espagne aussi
devait repousser avec horreur les perfides moyens
que Bonaparte employa pour l'asservir. Qu'offrait-il
donc aux empires qu'il voulait subjuguer ? Était-ce
de la liberté ? était-ce de la force ? était-ce de la
richesse ? Non -, c'était lui, toujours lui, dont il
fallait se récréer, en échange de tous les biens de
ce monde.
Les Italiens, par l'eSpoir confus d'être enfin
réunis en un seul État, les infortunés Polonais.,
qui demandent à l'enfer aussi bien qu'au ciel de
redevenir une nation, étaient les seuls qui servissent
volontairement l'empereur. Mais il avait tellement
en horreur l'amour de la liberté, que, bien qu'il
eût besoin des Polonais pour auxiliaires, il haïssait
en eux le noble enthousiasme qui les condamnait
à lui obéir. Cet homme , si habile dans l'art de dis-
simuler, ne pouvait se servir même avec hypocrisie
des sentiments patriotiques dont il aurait pu tirer
toutefois tant de ressources : c'était une arme qu'il
ne savait pas manier, et toujours il craignait qu'elle
n'éclatât dans sa main. A Posen, les députés polo-
nais vinrent lui offrir leur fortune et leur vie pour
rétablir la Pologne. Napoléon leur répondit, avec
cette voix sombre et cette déclamation précipitée
qu'on a remarquées en lui quand il se contraignait,
quelques paroles de liberté bien ou mal rédigées ,
mais qui lui coûtaient tellement, que c'était le seul
mensonge qu'il ne pût prononcer avec son appa-
rente bonhomie. Lors même que les applaudisse-
ments du peuple étaient en sa faveur, le peuple lui
déplaisait toujours. Cet instinct de despote lui a
fait élever un trône sans base , et l'a contraint à
manquer à sa vocation ici-bas , l'établissement de
Ja réforme politique.
Les moyens de l'empereur pour asservir l'Europe
ont été l'audace dans la guerre , et la ruse dans la
paix. Il signait des traités quand ses ennemis étaient
à demi terrassés, afin de ne les pas porter au dé-
sespoir, et de les affaiblir assez cependant pour
que la hache, restée dans le tronc de l'arbre, pût
le faire périr à la longue. Il gagnait quelques amis
parmi les anciens gouvernants , en se montrant en
toutes choses l'ennemi de la liberté. Aussi ce sont
les nations qui se soulevèrent à la fin contre lui,
car il les avait plus offensées que les rois mêmes.
Cependant on s'étonne de trouver encore des par-
tisans de Bonaparte ailleurs que chez les Français,
auxquels il donnait au moins la victoire pour dé-
dommagement du despotisme. Ces partisans, en
Italie surtout, ne sont en général que des amis de
la liberté qui s'étaient flattés à tort de l'obtenir de
lui , et qui aimeraient encore mieux un grand évé-
nement , quel qu'il pût être , que le découragement
dans lequel ils sont tombés. Sans vouloir entrer
dans les intérêts des étrangers, dont nous nous
sommes promis de ne point parler, nous croyons
pouvoir affirmer que les biens de détail opérés par
Bonaparte, les grandes routes nécessaires à ses
projets , les monuments consacrés à sa gloire, quel-
ques restes des institutions libérales de l'assemblée
constituante dont il permettait quelquefois l'ap-
plication hors de France , tels que l'amélioration
de la jurisprudence, celle de l'éducation publique,
les encouragements donnés aux sciences ; tous ces
biens , dis-je, quelque désirables qu'ils fussent, ne
pouvaient compenser le joug avilissant qu'il faisait
peser sur les caractères. Quel homme supérieur
a-t-on vu se développer sous son règne? Quel
homme verra-t-on même de longtemps là où il a
dominé ? S'il avait voulu le triomphe d'une liberté,
sage et digne , l'énergie se serait montrée de toutes
parts, et une nouvelle impulsion eût animé le
monde civilisé. Mais Bonaparte n'a pas concilié à
la France l'amitié d'une nation. Il a fait des ma-
riages, des arrondissements, des réunions; il a
taillé les cartes de géographie , et compté les âmes
à la manière admise depuis, pour conspléter les do-
maines des princes ; mais oîi a-t-il implanté ces
principes politiques qui sont les remparts, les
SUR LA REVOLUTION FRANCHISE.
229
trésors et la gloire de" l'Angleterre ? ces insti-
tutions invincibles, dès qu'elles ont duré dix ans?
car elles ont alors donné tant de bonheur, qu'elles
rallient tous les citoyens d'un pays à leur défense.
CHAPITRE XIII.
Des moyens employés par Bonaparte pour atta-
quer V Angleterre.
Si l'on peut entrevoir un plan dans la conduite
vraiment désordonnée de Bonaparte , relativement
aux nations étrangères , c'était celui d'établir une
monarchie universelle dont il se serait déclaré le
chef, en donnant en fief des royaumes, des du-
chés , et en recommençant le régime féodal , ainsi
qu'il s'est établi jadis par la conquête. Il ne paraît
pas même qu'il dût se borner aux confins de l'Eu-
rope , et ses vues certainement s'étendaient jusqu'à
l'Asie. Enfin il voulait toujours marcher en avant,
tant qu'il ne rencontrerait point d'obstacle; mais
il n'avait pas calculé que , dans une entreprise
aussi vaste, un obstacle ne forçait pas seulement
à s'arrêter , mais détruisait entièrement l'édifice
d'une prospérité contre nature , qui devait s'anéan-
tir dès qu'elle ne s'élevait plus.
Pour faire supporter la guerre à la nation fran-
çaise qui, comme toutes les nations, désirait la
paix; pour obliger les troupes étrangères à suivre
les drapeaux des Français, il fallait un motif qui
pût se rattacher , du moins en apparence , au bien
public. Nous avons essayé de montrer, dans le
chapitre précédent, que si Napoléon avait pris
pour étendard la liberté des peuples , il aurait sou-
levé l'Europe sans avoir recours aux moyens de
terreur; mais son pouvoir impérial n'y aurait rien
gagné , et certes il n'était pas homme à se con-
duire par des sentiments désintéressés. Il voulait
un mot de ralliement qui pût faire croire qu'il
avait en vue l'avantage et l'indépendance de l'Eu-
rope , et c'est la liberté des mers qu'il choisit. Sans
doute la persévérance et les ressources financières
des Anglais s'opposaient à ses projets , et il avait
de plus une aversion naturelle pour leurs institu-
tions libres et la fierté de leur caractère. Mais ce
qui lui convenait surtout , c'était de substituer à la
doctrine des gouvernements représentatifs , qui se
fonde sur le respect dû aux nations , les intérêts
mercantiles et commerciaux , sur lesquels on peut
parler sans fin , raisonner sans bornes , et n'attein-
dre jamais au but. La devise des malheureuses
époques de la révolution française : Liberté , éga-
lité, donnait aux peuples une impulsion qui ne de-
vait pas plaire à Bonaparte ; mais la devise de ses
drapeaux : Liberté des mers , le conduisait où il
voulait , nécessitait le voyage aux Indes , comme la
paix la plus raisonnable , si tout à coup il lui con-
venait de la signer. Enfin il avait dans ces mots de
ralliement un singulier avantage, celui d'animer
les esprits sans les diriger contre le pouvoir.
M. de Gentz et M. A W. de Schlegel, dans leurs
écrits sur le système continental , ont parfaitement
traité les avantages et les inconvénients de l'ascen-
dant maritime de l'Angleterre, lorsque l'Europe
est dans sa situation ordinaire. Mais au moins est-
il certain que cet ascendant balançait seul , il y a
quelques années , la domination de Bonaparte , et
qu'il ne serait pas resté peut-être un coin de la
terre pour y échapper , si l'océan anglais n'avait
pas entouré le continent de ses bras protecteurs.
Mais , dira-t-on , tout en admirant l'Angleterre,
la France doit toujours être rivale de sa puis-
sance , et de tout temps ses chefs ont essayé de la
combattre. Il n'est qu'un moyen d'égaler l'Angle-
terre , c'est de l'imiter. Si Bonaparte , au lieu d'i-
maginer cette ridicule comédie de descente , qui
n'a servi que de sujet aux caricatures anglaises , et
ce blocus continental, plus sérieux, mais aussi
plus funeste ; si Bonaparte n'avait voulu conqué-
rir sur l'Angleterre que sa constitution et son in-
dustrie, la France aurait aujourd'hui un commerce
fondé sur le crédit , un crédit fondé sur la repré-
sentation nationale et sur la stabilité qu'elle
donne. Mais le ministère anglais sait malheureuse-
ment trop bien qu'une monarchie constitutionnelle
est le seul moyen , et tout à fait le seul , d'assurer
à la France une prospérité durable. Quand
Louis XIV luttait avec succès sur les mers contre
les flottes anglaises , c'est que les richesses finan-
cières des deux pays étaient alors à peu près les
mêmes ; mais , depuis quatre-vingts ou cent ans
que la liberté s'est consolidée en Angleterre, la
France ne peut se mettre en équilibre avec elle que
par des garanties légales de la même nature. Au
lieu de prendre cette vérité pour boussole , qu'a
fait Bonaparte ?
La gigantesque idée du blocus continental res-
semblait à une espèce de croisade européenne
contre l'Angleterre , dont le sceptre de Napoléon
était le signe de ralliement. Mais si, dans l'inté-
rieur , l'exclusion des marchandises anglaises a
donné quelque encouragement aux manufactures ,
les ports ont été déserts et le commerce anéanti.
Rien n'a rendu Napoléon plus impopulaire que ce
renchérissement du sucre et du café, qui portait
sur les habitudes journalières de toutes les clas-
ses. En faisant brûler , dans les villes de sa dé-
230
CONSIDERATIONS
pendance, depuis Hambourg jusqu'à Naples, les
produits de l'industrie anglaise, il révoltait tous
les témoins de ces actes de foi en l'honneur du
despotisme. J'ai vu sur la place publique , à Ge-
nève, de pauvres femmes se jeter à genoux devant
le bûcher oii l'on brûlait des marchandises, en
suppliant qu'on leur permît d'arracher à temps aux
flammes quelques morceaux de toile ou de drap ,
pour vêtir leurs enfants dans la misère : de pareil-
les scènes devaient se renouveler partout ; mais ,
quoique les hommes d'État dans le genre ironique
répétassent alors qu'elles ne signifiaient rien, elles
étaient le tableau vivant d'une absurdité tyranni-
que, le blocus continental. Qu'est-il résulté des
terribles anathèmes de Bonaparte ? La puissance
de l'Angleterre s'est accrue dans les quatre parties
du monde, son influence sur les gouvernements
étrangers a été sans bornes , et elle devait l'être ,
vu la grandeur du mal dont elle préservait l'Eu-
rope. Bonaparte , qu'on persiste à nommer habile ,
a pourtant trouvé l'art maladroit de multiplier
partout les ressources de ses adversaires , et d'aug-
menter tellement celles de l'Angleterre en particu-
lier , qu'il n'a pu réussir à lui faire qu'un seul mal
peut-être , il est vrai le plus grand de tous , celui
d'accroître ses forces militaires à un tel degré,
qu'on pourrait craindre pour sa liberté , si l'on ne
se fiait pas à son esprit public.
On ne peut nier qu'il ne soit très-naturel que la
France envie la prospérité de l'Angleterre; et ce
sentiment l'a portée à se laisser tromper sur quel-
ques-uns des essais de Bonaparte pour élever l'in-
dustrie française à la hauteur de celle de l'Angle-
terre. Mais est-ce par des prohibitions armées qu'on
crée de la richesse? La volonté des souverains ne
saurait plus diriger le système industriel et com-
mercial des nations : il faut les laisser aller à leur
développement naturel, et seconder leurs intérêts
selon Jeurs vœux. Mais de même qu'une femme ,
pour s'irriter des hommages offerts à sa rivale ,
n'en obtient pas davantage elle-même , une nation ,
en fait de commerce et d'industrie , ne peut l'em-
' porter qu'en sachant attirer les tributs volontaires,
et non en proscrivant la concurrence.
Les gazetiers officiels étaient chargés d'insulter
la nation et le gouvernement anglais ; dans les
feuilles de chaque jour, d'absurdes dénominations ,
telles que celles de perfides insidaires^ de mar-
ehands avides, étaient sans cesse répétées avec des
variations qui ne devaient pourtant pas trop s'é-
loigner du texte. On est remonté , dans quelques
écrits , jusqu'à Guillaume le Conquérant, pour qua-
lifier de révolte la bataille de Hastings, et l'igno-
rance facilitait à la bassesse les plus misérables ca-
lomnies. Les journalistes de Bonaparte, auxquels
nul ne pouvait répondre, ont défiguré l'histoire,
les institutions et le caractère de la nation anglaise.
C'est encore un des fléaux de l'esclavage de la
presse : la France les a tous subis.
Comme Bonaparte se respectait lui-même plus
que ceux qui lui étaient soumis , il se permettait
quelquefois dans la conversation de dire assez de
bien de l'Angleterre , soit qu'il voulût préparer les
esprits , pour telle circonstance où il lui convien-
drait de traiter avec le gouvernement anglais , soit
plutôt qu'il aimât à s'affranchir un moment du faux
langage qu'il commandait à ses serviteurs. C'était
le cas de dire : Faisons mentir nos gens.
CHAPITRE XIV.
Sur l'esprit de l'armée française.
Il ne faut pas l'oublier , l'armée française a été ad-
mirable pendant les dix premières années de la guerro
de la révolution. Les qualités qui manquaient aux
hommes employés dans la carrière civile , on les re-
trouvait dans les militaires: persévérance, dévoue-
ment, audace, et même bonté, quand l'impétuosité de
l'attaque n'altérait pas leur caractère naturel. Les
soldats et les officiers se faisaient souvent aimer
dans les pays étrangers , lors même que leurs armes
y avaient fait du mal ; non-seulement ils bravaient
la mort avec cette incroyable énergie qu'on retrou-
vera toujours dans leur sang et dans leur cœur ,
mais ils supportaient les plus affreuses privations
avec une sérénité sans exemple. Celte légèreté,
dont on accuse avec raison les Français dans les
affaires politiques , devenait respectable , quand elle
se transformait en insouciance du danger, en in-
souciance même de la douleur. Les soldats fran-
çais souriaient au milieu des situations les plus
cruelles , et se ranimaient encore dans les angoisses
delà souffrance, soit par un sentiment d'enthou-
siasme pour leur patrie, soit par un bon mot qui
faisait revivre cette gaieté spirituelle à laquelle les
dernières classes mêmes de la société sont toujours
sensibles en France.
La révolution avait perfectionné singulièrement
l'art funeste du recrutement; mais le bien qu'elle
avait fait , en rendant tous les grades accessibles
au mérite, excita dans l'armée française une ému-
lation sans bornes. C'est à ces principes de liberté
que Bonaparte a dû les ressources dont il s'est servi
contre la liberté même. Bientôt l'armée, sous Na-
poléon , ne conserva guère de ses vertus populaires
que son admirable valeur et un noble sentiment
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
231
d'orgueil national ; combien elle était déchue tou-
tefois , quand elle se battait pour un homme , tandis
que ses devanciers, tandis que ses vétérans même ,
dix ans plus tôt , ne s'étaient dévoués qu'à la pa-
trie! Bientôt aussi les troupes de presque toutes
les nations continentales furent forcées à combattre
sous les étendards de la France. Quel sentiment
patriotique pouvait animer les Allemands, les Hol-
landais, les Italiens, quand rien ne leur garantis-
sait l'indépendance de leur pays , ou plutôt quand
son asservissement pesait sur eux? Ils n'avaient de
commun entre eux qu'un même chef, et c'est pour
cela que rien n'était moins solide que leur associa-
tion; car l'enthousiasme pour un homme, quel qu'il
soit , est nécessairement variable ; l'amour seul de
la patrie et de la libei'té ne peut changer, parce
qu'il est désintéressé dans son principe. Ce qui fai-
sait le prestige de Napoléon, c'était l'idée qu'on
avait de sa fortune ; l'attachement à lui n'était que
l'attachement à soi. L'on croyait aux avantages de
tout genre qu'on obtiendrait sous ses drapeaux;
et comme il jugeait à merveille le mérite militaire,
et savait le récompenser, le plus simple soldat de
l'armée pouvait nourrir l'espoir de devenir maré-
chal de France. Les titres, la naissance, les ser-
vices de courtisan , influaient peu sur l'avancement
dans l'armée. Il existait là , malgré le despotisme
du gouvernement, un esprit d'égalité, parce que là
Bonaparte avait besoin de force , et qu'il n'en peut
exister sans un certain degré d'indépendance. Aussi,
sous le règne de l'empereur, ce qui valait encore le
mieux, c'était certainement l'armée. Les commis-
saires qui frappaient les pays conquis de contribu-
tions , d'emprisonnements , d'exils ; ces nuées d'a-
gents civils qui venaient, comme les vautours,
fondre sur le champ de bataille, après la victoire,
ont fait détester les Français bien plus que ces
pauvres braves conscrits qui passaient de l'enfance
a la mort , en croyant défendre leur patrie. C'est
aux hommes profonds dans l'art militaire qu'il ap-
partient de prononcer sur les talents de Bonaparte
comme capitaine. Mais , à ne juger de lui sous ce
rapport que par les observations à la portée de tout
le monde , il me semble que son ardent égoïsme a
peut-être contribué à ses premiers triomphes comme
à ses derniers revers. Il lui manquait dans la car-
l'ière des armes , aussi bien que dans toutes les au-
tres, ce respect pour les hommes , et ce sentiment
du devoir, sans lesquels rien de grand n'est du-
rable.
Bonaparte, comme général, n'a jamais ménagé
le sang de ses troupes : c'est en prodiguant la foule
des soldats que la révolution lui avait valus , qu'il
a remporté ses étonnantes victoires. Il a marché
sans magasins, ce qui rendait ses mouvements
singulièrement rapides , mais doublait les maux de
la guerre pour les pays qui en étaient le théâtre.
Enfln, il n'y a pas jusqu'à son genre de manœuvres
militaires qui ne soit en rapport quelconque avec
le reste de son caractère; il risque toujours le tout
pour le tout , comptant sur les fautes de ses ennemis
qu'il méprise , et prêt à sacrifier ses partisans , dont
il ne se soucie guère , s'il n'obtient pas avec eux
la victoire.
On l'a vu, dans la guerre d'Autriche, en 1809,
quitter l'île de Lobau , quand il jugeait la bataille
perdue; il traversa le Danube, seul avec M. de
Czernitchef , l'un des intrépides aides de camp de
l'empereur de Russie, et le maréchal Berthier . L'em-
pereur leur dit assez tranquillement, qu'après avoir
gagné quarante batailles, il n'était pas extraor-
dinaire d'en perdre une; et, lorsqu'il fut arrivé
de l'autre côté du fleuve , il se coucha et dormit
jusqu'au lendemain matin, sans s'informer du sort
de l'armée française, que ses généraux sauvèrent
pendant son sommeil. Quel singulier trait de ca-
ractère ! Et, cependant, il n'est point d'homme
plus actif, plus audacieux dans la plupart des oc-
casions importantes. Mais on dirait qu'il ne sait
naviguer qu'avec un vent favorable , et que le niaN
heur le glace tout à coup , comme s'il avait fait un
pacte magique avec la fortune, et qu'il ne pût
marcher sans elle.
La postérité, déjà même beaucoup de nos con-
temporains, objecteront aux antagonistes de Bona-
parte l'enthousiasme qu'il inspirait à son armée.
Nous traiterons ce sujet aussi impartialement qu'il
nous sera possible , quand nous serons arrivés au
funeste retour de l'île d'Elbe. Que Bonaparte fiît
un homme d'un génie transcendant à beaucoup
d'égards , qui pourrait le nier .? Il voyait aussi loin
que la connaissance du mal peut s'étendre ; mais il
y a quelque chose par delà , c'est la région du bien.
Les talents militaires ne sont pas toujours la preuve
d'un esprit supérieur; beaucoup de hasards peu-
vent servir dans cette carrière ; d'ailleurs , le genr&
de coup d'œil qu'il faut pour conduire les hommes
sur le champ de bataille ne ressemble point à
l'intime vue qu'exige l'art de gouverner. L'un des
plus grands malheurs de l'espèce humaine, c'est
l'impression que les succès de la force produisent
sur les esprits; et néanmoins il n'y aura ni liberté,
ni morale dans le monde, si l'on n'arrive pas à ne
considérer une bataille que d'après la bonté de la
cause et l'utilité du résultat, comme tout autr»
fait de ce monde.
16
232
CONSIDERATIONS
L'un des plus grands maux que Bonaparte ait
faits à la France , c'est d'avoir donné le goût du
luxe à ces guerriers qui se contentaient si bien de la
gloire dans les jours où la nation était encore vi-
vante. Un intrépide maréchal , couvert de blessures,
et impatient d'en recevoir encore , demandait pour
son hôtel un lit tellement chargé de dorures et de
broderies, qu'on ne pouvait trouver dans tout
Paris de quoi satisfaire son désir : Eh bien, dit-il
alors , dans sa mauvaise humeur, donnez-moi une
botte de paille, et je dormirai très-bien dessus.
En effet, il n'y avait point d'intervalle pour ces
hommes, entre la pompe des Mille et une Nuits,
et la vie rigide à laquelle ils étaient accoutumés.
Il faut accuser encore Bonaparte d'avoir altéré
le caractère français , en le formant aux habitudes
de dissimulation dont il donnait l'exemple. Plu-
sieurs chefs militaires sont devenus diplomates à
l'école de Napoléon , capables de cacher leurs véri-
tables opinions , d'étudier les circonstances et de
s'y plier. Leur bravoure est restée la même , mais
tout le reste a changé. Les officiers attachés de
plus près à l'empereur, loin d'avoir conservé l'a-
ménité française, étaient devenus froids, circons-
pects, dédaigneux; ils saluaient de la tête, parlaient
peu , et semblaient partager le mépris de leur maître
pour la race humaine. Les soldats ont toujours
des mouvements généreux et naturels ; mais la doc-
trine de l'obéissance passive , que des partis oppo-
sés dans leurs intérêts, bien que d'accord dans
leurs maximes , ont introduite parmi les chefs de
l'armée, a nécessairement altéré ce qu'il y avait
de grand et de patriote dans les troupes fran-
çaises.
La force armée doit être, dit-on, essentielle-
ment obéissante. Cela est vrai sur le champ de
bataille, en présence de l'ennemi, et sous le rap-
port de la discipline militaire. Mais les Français
pouvaient-ils et devaient-ils ignorer qu'ils immo-
laient une nation en Espagne? Pouvaient-ils et
devaient-ils ignorer qu'ils ne défendaient pas leurs
foyers à Moscou, et que l'Europe n'était en armes
que parce que Bonaparte avait su se servir suc-
cessivement de chacun des pays qui la composent
pour l'asservir tout entière? On voudrait faire des
militaires une sorte de corporation en dehors de la
nation, et qui ne pût jamais s'unir avec elle. Ainsi
les malheureux peuples auraient toujours deux
ennemis, leurs propres troupes et celles des étran-
gers, puisque toutes les vertus des citoyens seraient
interdites aux guerriers.
L'armée d'Angleterre est aussi soumise à la dis-
cipline que celle des États les plus absolus de l'Eu-
rope; mais les officiers n'en font pas moins usag%
de leur raison, soit comme citoyens, en se mêlant,
de retour chez eux, des intérêts publics de leur
pays, soit comme militaires, en connaissant et res-
pectant l'empire de la loi dans ce qui les concerne.
Jamais un officier anglais n'arrêterait un individu ,
ni ne tirerait même sur le peuple en émeute , que
d'après les formes voulues par la constitution.
Il y a intention de despotisme toutes les fois qu'on
veut interdire aux hommes l'usage de la raison
que Dieu leur a donnée. Il suffit, dira-t-on, d'o-
béir à son serment ; mais qu*y a-t-il qui exige plus
l^emploi de la raison , que la connaissance des
devoirs attachés a ce serment même ? Penserait-on
que celui qu'on avait prêté à Bonaparte pût obliger
aucun officier à enlever le duc d'Enghien sur la
terre étrangère qui devait lui servir d'asile ? Toutes
les fois qu'on établit des maximes antilibérales,
c'est pour s'en servir comme d'une batterie contre
ses adversaires, mais à condition que ces adver-
saires ne les retournent pas contre nous. Il n'y a
que les lumières et la justice dont on n'ait rien
à craindre dans aucun parti. Qu'arrive-t-il enfin
de cette maxime emphatique : L'armée ne doit
pas juger, mais obéir f C'est que l'armée, dans
les troubles civils , dispose toujours du sort des
empires ; mais seulement elle en dispose mal , parce
qu'on lui a interdit l'usage de sa raison. C'est par
une suite de cette obéissance aveugle à ses chefs ,
dont on avait fait un devoir à l'armée française ,
qu'elle a maintenu le gouvernement de Bonaparte :
combien ne l'a-t-on pas blâmée cependant de ne
l'avoir pas renversé ! Les corps civils , pour se jus-
tifier de leur servilité envers l'empereur, s'en pre-
naient à l'armée; et il est facile de faire dire dans
la même phrase aux partisans du pouvoir absolu ,
qui d'ordinaire ne sont pas forts en logique, d'a-
bord que les militaires ne doivent jamais avoir
d'opinion sur rien en politique, et puis, qu'ils ont
été bien coupables de se prêter aux guerres injustes
de Bonaparte. Certes , ceux qui versent leur sang
pour l'État ont bien un peu le droit de savoir si
c'est de l'État qu'il s'agit quand ils se battent.
Il ne s'ensuit pas que l'armée puisse être le gou-
vernement : Dieu nous en préserve! Mais, si l'ar-
mée doit se tenir à part des affaires publiques
dans tout ce qui concerne leur direction habituelle ,
la liberté du pays n'en est pas moins sous sa sau-
vegarde; et quand le despotisme s'en empare, il
faut qu'elle se refuse à le soutenir. Quoi ! dira-t-on,
vous voulez que l'armée délibère ? Si vous appelez
délibérer, connaître son devoir et se servir de ses
facultés pour l'accomplir, je répondrai que, si vous
SLR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
233
défendez aujourd'hui de raisonner contre vos or-
dres, vous trouverez mauvais demain qu'on n'ait
pas raisonné contre ceux d'un autre ; tous les par-
tis qui exigent, en matière de politique comme en
matière de foi , qu'on renonce à l'exercice de sa
pensée , veulent seulement que l'on pense comme
eux, quoi qu'il arrive; et cependant, quand on
transforme les soldats en machines, si ces ma*
chines cèdent à la force , on n'a pas le droit de
s'en plaindre. L'on ne saurait se passer de l'opinion
des hommes pour les gouverner. L'armée, comme
toute autre association, doit savoir qu'elle fait
partie d'un État libre , et défendre , envers et contre
tous , la constitution légalement établie. L'armée
française peut-elle ne pas se repentir amèrement
aujourd'hui de cette obéissance aveugle envers son
chef, qui a perdu la France? Si les soldats n'a-
vaient pas cessé d'être des citoyens , ils seraient
encore les soutiens de leur patrie.
Il faut en convenir toutefois , et de bon cœur ,
c'est une funeste invention que les troupes de
ligne; et si l'on pouvait les supprimer à la fois
dans toute l'Europe , l'espèce humaine aurait fait
un grand pas vers le perfectionnement de l'ordre
social. Si Bonaparte s'était arrêté après quelques-
unes de ses victoires, son nom et celui des armées
françaises produisaient alors un tel effet , qu'il au-
rait pu se contenter de gardes nationales pour la
défense du Rhin et des Alpes. Tout ce qu'il y a
de bien dans les choses humaines a été en sa puis-
sance ;^mais la leçon qu'il devait donner au monde
était d'une autre nature.
Lors de la dernière invasion de la France , un
général des alliés a déclaré qu'il ferait fusiller tout
Français simple citoyen , qui serait trouvé les ar-
mes à la main; des généraux français avaient eu
quelquefois le même tort en Allemagne : et cepen-
dant les soldats des armées de ligne sont beaucoup
plus étrangers au sort de la guerre défensive que
les habitants du pays. S'il était vrai, comme le di-
sait ce général , qu'il ne fut pas permis aux ci-
toyens de se défendre contre les troupes réglées,
tous les Espagnols seraient coupables, et l'Europe
obéirait encore à Bonaparte ; car , il ne faut pas
l'oublier , ce sont les simples habitants de l'Espa-
gne qui ont commencé la lutte ; ce sont eux qui ,
les premiers , ont pensé que les probabilités du
succès n'étaient de rien dans le devoir de la résis-
tance. Aucun de ces Espagnols, et quelque temps
après , aucun des paysans russes ne faisait partie
d'une armée de ligne; et ils n'en étaient que plus
respectables, en combattant pour l'indépendance
de leur pays.
CHAPITRE XV.
De la législation et de V administration sous
Bonaparte.
On n'a point encore assez caractérisé l'arbitraire
sans bornes et la corruption sans pudeur du gou-
vernement civil sousBonaparte. On pourrait croire,
qu'après le torrent d'injures auquel on s'abandonne
toujours en France contre les vaincus , il ne peut
rester sur une puissance renversée aucun mal à
dire que les flatteurs du règne suivant n'aient
épuisé. Mais comme on voulait ménager la doc-
trine du despotisme , tout en attaquant Bonaparte;
comme un grand nombre de ceux qui l'injurient
aujourd'hui l'avaient loué la veille, il fallait, pour
mettre quelque accord dans une conduite où il n'y
avait de conséquent que la bassesse , attaquer
l'homme au delà même de ce qu'il mérite, et néan-
moins se taire , à beaucoup d'égards , sur un sys^
tème dont on voulait se servir encore. Le plus
grand crime de Napoléon toutefois , celui pour le-
quel tous les penseurs, tous les écrivains dispen-
sateurs de la gloire dans la postérité, ne cesseront
de l'accuser auprès de l'espèce humaine, c'est l'é-
tablissement et l'organisation du despotisme. Il l'a
fondé sur l'immoralité ; car les lumières qui exis-
taient en France étaient telles , que le pouvoir ab-
solu ne pouvait s'y maintenir que par la déprava-
tion, tandis qu'ailleurs il subsiste par l'ignorance.
Peut - on parler de législation dans un pays où
la volonté d'un seul homme décidait de tout ; où
cet homme , mobile et agité comme les flots de la
mer pendant la tempête, ne pouvait pas même
supporter la barrière de sa propre volonté, si on
lui opposait celle de la veille , quand il avait envie
d'en changer le lendemain? Une fois un de ses con-
seillers d'État s'avisa de lui représenter que le Code
Napoléon s'opposait à la résolution qu'il allait pren-
dre. Eh bien, dit-il, le Code Napoléon a été fait
pour le salut du peuple ; et , si ce salut exige d'au-
tres mesures , il faut les prendre. Quel prétexte
pour une puissance illimitée que celui du salut pu-
blic! Robespierre a bien fait d'appeler ainsi son
gouvernement. Peu de temps après la mort du duc
d'Enghien , lorsque Bonaparte était peut - être en-
core troublé dans le fond de son âme par l'horreur
que cet assassinat avait inspirée, il dit, en parlant
de littérature avec un artiste très -capable d'en
bien juger : « La raison d'État, voyez-vous, a rem-
« placé chez les modernes le fatalisme des anciens.
« Corneille est le seul des tragiques français qui
« ait senti cette vérité. S'il avait vécu de mon
« temps , je l'aurais fait mon premier ministre. »
IC.
234
CONSIDERATIONS
U y avait deux sortes d'instruments du pouvoir
impérial, les lois et les décrets. Les lois étaient
sanctionnées par le simulacre d'^n corps législatif;
mais c'était dans les décrets émanés directement
de l'empereur, et discutés dans son conseil, que
consistait la véritable action de l'autorité. Napo-
léon abandonnait aux beaux parleurs du conseil
d'État, et aux députés muets du corps législatif,
la délibération et la décision de quelques questiows
abstraites en fait de jurisprudence , afin de donner
a son gouvernement un faux air de sagesse philo-
sophique. Mais , quand il s'agissait des lois rela-
tives à l'exercice du pouvoir , alors toutes les ex-
ceptions, comme toutes les règles, ressortissaient
à l'empereur. Dans le Code Napoléon, et même
dans le Code d'Instruction criminelle, il est resté
de très-bons principes, dérivés de l'assemblée cons-
tituante : l'institution du jury, ancre d'espoir de
la France, et divers perfectionnements dans la
procédure, qui l'ont tirée des ténèbres où elle était
avant la révolution, et où elle est encore dans plu-
sieurs États de l'Europe. Mais qu'importaient les
institutions légales, puisque des tribunaux extraor-
dinaires nommés par l'empereur , des cours spé-
ciales, des commissions militaires jugeaient tous
les délits politiques , c'est-à-dire , ceux qui ont le
plus besoin de l'égide invariable de la loi ? Nous
montrerons dans le volume suivant combien , dans
ces procès politiques, les Anglais ont multiplié les
précautions, afin de mettre la justice plus sûre-
ment à l'abri du pouvoir. Quels exemples n'a-t-on
pas vus, sous Bonaparte, de ces tribunaux extraor-
dinaires qui devenaient habituels! car, dès qu'on
se permet un acte arbitraire , ce poison s'insinue
dans toutes les affaires de l'État. Des exécutions
rapides et ténébreuses n'ont-elles pas souillé le sol
de la France? Le Code militaire ne se mêle que
trop, d'ordinaire, au Code civil, dans tous les pays,
l'Angleterre exceptée ; mais il suffisait sous Bona-
parte d'être accusé d'embauchage , pour être tra-
duit devant les commissions militaires; et c'est
ainsi que le duc d'Enghien a été jugé. Bonaparte
n'a pas permis une seule fois qu'un homme pût
avoir recours, pour un délit politique, à la décision
du jury. Le général Moreau et ses coaccusés en
ont été privés; mais ils eurent heureusement af-
faire à des juges qui respectaient leur conscience.
Ces juges n'ont pu cependant prévenir les iniquités
qui se commirent dans cette horrible procédure ,
et la torture fut introduite de nouveau dans le dix-
neuvième siècle, par un chef national dont le pou-
voir devait émaner de l'opinion.
Il était difficile de distinguer la législation de
l'administration sous le règne de Napoléon ; cal'
l'une et l'autre dépendaient également de l'autorité
suprême. Cependant nous ferons une observation
principale sur ce sujet : toutes les fois que les amé-
liorations possibles dans les diverses branches du
gouvernement ne portaient en rien atteinte au
pouvoir de Bonaparte , et que ces améliorations ,
au contraire , contribuaient à ses plans et à sa
gloire, il faisait, pour les accomplir, un usage ha-
bile des immenses ressources que lui donnait la
domination de presque toute l'Europe; et, comme
il possédait un grand tact pour connaître parmi
les hommes ceux qui pouvaient lui servir d'instru-
ments, il employait presque toujours des têtes
très-propres aux affaires dont il les chargeait. L'on
doit au gouvernement impérial les musées des arts
et les embellissements de Paris , des grands che-
mins , des canaux qui facilitaient les communica-
tions des départements entre eux; enfin, tout ce
qui pouvait frapper l'imagination, en montrant,
comme dans le Simplon et le mont Cenis , que la
nature obéissait à Napoléon presque aussi docile-
ment que les hommes. Ces prodiges divers se sont
opérés, parce qu'il pouvait porter sur chaque point
en particulier les tributs et le travail de quatre-
vingts millions d'hommes ; mais les rois d'Egypte
et les empereurs romains ont eu, sous ce rapport,
d'aussi grands titres à la gloire. Ce qui constitue
le développement moral des peuples , dans quel
pays Bonaparte s'en est -il occupé.' Et que de
moyens , au contraire , n'a-t-il pas employés en
France pour étouffer l'esprit public, qui s'était
accru malgré les mauvais gouvernements enfantés
par les passions.»'
Toutes les autorités locales, dans les provinces,
ont été par degrés supprimées ou annulées ; il n'y
a plus en France qu'un seul foyer de mouvement ,
Paris ; et l'instruction qui naît de l'émulation a
dépéri dans les provinces, tandis que la négligence
avec laquelle on entretenait les écoles achevait de
consolider l'ignorance, si bien d'accord avec la ser-
vitude. Cependant , comme les hommes qui ont
de l'esprit éprouvent le besoin de s'en servir, tous
ceux qui avaient quelque talent ont été bien vite
dans la capitale pour tftcher d'obtenir des places.
De là vient cette fureur d'être employé par l'État,
et pensionné par lui, qui avilit et dévore la France.
Si l'on avait quelque chose à faire chez soi ; si l'on
pouvait se mêler de l'administration de sa ville et
de son département; si l'on avait occasion de s'y
rendre utile, d'y mériter de la considération, et
de s'assurer par là l'espoir d'être un jour élu dé-
puté, l'on ne verrait pas aborder à Paris quiconque
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
235
peut se llatter de l'emporter sur ses concurrents
par une intrigue ou par une flatterie de plus.
Aucun emploi n'était laissé au choix libre des
citoyens. Bonaparte se complaisait à rendre lui-
même des décrets sur des nominations d'^huissiers,
datés des premières capitales de l'Europe. Il vou-
lait se montrer comme présent partout, comme
suffisant à tout, comme le seul être gouvernant
dans le monde. Toutefois un homme ne saurait
parvenir à se multiplier à cet excès que par le char-
latanisme; car la réalité du pouvoir tombe tou-
jours entre les mains des agents subalternes, qui
exercent le despotisme en détail. Dans un pays où
il n'y a ni corps intermédiaire indépendant, ni li-
berté de la presse, ce qu'un despote, de l'esprit
même le plus supérieur, ne parvient jamais à sa-
voir, c^est la vérité qui pourrait lui déplaire.
Le commerce, le crédit, tout ce qui demande une
action spontanée dans la nation , et une garantie
certaine contre les caprices du gouvernement, ne
s'adaptait point aii système de Bonaparte. Les con-
tributions des pays étrangers en étaient la seule
base. On respectait assez la dette publique, ce qui
donnait une apparence de bonne foi au gouverne-
ment, sans le gêner beaucoup, vu la petitesse de
la somme. Mais les autres créanciers du trésor pu-
blic savaient que d'être payé ou de ne l'être pas ,
devait être considéré comme une chance dans la-
quelle ce qui entrait le moins, c'était leur droit.
Aussi personne n'imaginait-il de prêter rien à
l'État, quelque puissant que fut son chef, et pré-
cisément parce qu'il était trop puissant. Les dé-
crets révolutionnaires, que quinze ans de troubles
avaient entassés, étaient pris ou laissés selon la
décision du moment. Il y avait presque toujours
sur chaque affaire une loi pour et contre, que les
ministres appliquaient selon leur convenance. Les
sophismes qui n'étaient que de luxe, puisque l'au-
torité pouvait tout, justifiaient tour à tour les me-
sures les plus opposées.
Quel indigne établissement que celui de la po-
lice! Cette inquisition politique, dans les temps
modernes, a pris la place de l'inquisition religieuse.
Était-il aimé , le chef qui avait besoin de faire pe-
ser sur la nation un esclavage pareil ? Il se servait
des uns pour accuser les autres , et se vantait de
mettre en pratique cette vieille maxime, de diviser
pour commander, qui, grâce aux progrès de la
raison , n'est plus qu'une ruse bien facilement dé-
couverte. Le revenu de cette police était digne de
son emploi. C'étaient les jeux de Paris qui l'entre-
tenaient : elle soudoyait le vice avec l'argent du
vice qui la payait. Elle échappait à l'animadversion
publique par le mystère dont elle s'enveloppait;
mais, quand le hasard faisait mettre au jour un
procès où les agents de police se trouvaient mêlés
de quelque manière, peut-on se représenter quel-
que chose de plus dégoûtant , de plus perfide et de
plus bas , que les disputes qui s'élevaient entre ces
nu'sérables? Tantôt ils déclaraient qu'ils avaient
professé une opinion pour en servir secrètement
une opposée; tantôt ils se vantaient des embûches
qu'ils avaient dressées aux mécontents, pour les
engager à conspirer, afin de les trahir s'ils cons-
piraient; et l'on a reçu la déposition d'hommes
semblables devant les tribunaux! L'invention mal-
heureuse de cette police s'est tournée depuis contre
les partisans de Bonaparte, à leur tour : n'ont-ils
pas dû penser que c'était le taureau de Phalaris ,
dont ils subissaient eux-mêmes le supplice, après
en avoir conçu la funeste idée.""
CHAPITRE XVI.
De la littérature sous Bonaparte.
Cette même police , pour laquelle nous n'avons
pas de termes assez méprisants , pas de termes qui
puissent mettre assez de distance entre un honnête
homme et quiconque pouvait entrer dans une telle
caverne, c'était elle que Bonaparte avait chargée
de diriger l'esprit public en France : et, en effet,
dès qu'il n'y a pas de liberté de la presse , et que la
censure de la police ne s'en tient pas à réprimer,
mais dicte à tout un peuple les opinions qu'il doit
avoir sur la politique, sur la religion, sur les mœurs,
sur les livres , sur les individus , dans quel état doit
tomber une nation qui n'a d'autre nourriture pour
ses pensées que celle que permet ou prépare l'auto-
rité despotique ! Il ne faut donc pas s'étonner si en
France la littérature et la critique littéraire sont
déchues à un tel point. Ce n'est pas certainement
qu'il y ait nulle part plus d'esprit et plus d'aptitude
à tout que chez les Français. On peut voir quels
progrès étonnants ils ne cessent de faire dans les
sciences et dans l'érudition , parce que ces deux
carrières ne touchent en aucune façon à la politi-
que; tandis que la littérature ne peut rien produire
de grand maintenant sans la liberté. On objecte
toujours les chefs-d'œuvre du siècle de Louis XIV;
mais l'esclavage de la presse était beaucoup moins
sévère sous ce souverain que sous Bonaparte. Vers
la fin du règne de Louis XIV, Fénélon et d'autres
penseurs traitaient déjà les questions essentielles
aux intérêts de la société. Le génie poétique s'é-
puise dans chaque pays tour à tour, et ce n'est
qu'après de certains intervalles qu'il peut renaître;
23G
CONSIDERATIONS
mais l'art d'écrire en prose, inséparai)le de la pen-
sée, embrasse nécessairement toute la sphère phir
losophique des idées; et, quand on condamne des
hommes de lettres à tourner dans le cercle des ma-
drigaux et des idylles , on leur donne aisément le
vertige de la flatterie : ils ne peuvent rien produire
qui dépasse les faubourgs de la capitale et les bor-
nes du temps présent.
La tâche imposée aux écrivains sous Bonaparte
était singulièrement difficile. Il fallait qu'ils com-
battissent avec acharnement les principes libéraux
de la révolution, mais qu'ils en respectassent tous
les intérêts , de façon que la liberté fût anéantie ,
mais que les titres , les biens et les emplois des ré-
volutionnaires fussent consacrés. Bonaparte disait
un jour, en parlant de J. J. Rousseau : C'est pour^
tant lui qui a été cause de la révolution. Au reste,
je ne dois pas m'en plaindre, car j'y ai attrapé
le trône. C'était ce langage qui devait servir de
texte aux écrivains , pour saper sans relâche les lois
constitutionnelles, et les droits imprescriptibles
sur lesquels ces lois sont fondées, mais pour exalter le
conquérant despote que les orages de la révolution
avaient produit, et qui les avait calmés. S'agissaitr
il de la religion , Bonaparte faisait mettre sérieuse-
ment dans ses proclamations que les Français
doivent se défier des Anglais, parce qu'ils étaient
des hérétiques ; mais voulait-il justifier les persé-
cutions que subissait le plus vénérable et le plus
modéré des chefs de l'Église, le pape Pie VU, il
l'accusait de fanatisme. La consigne était de dé-
noncer, comme partisan de l'anarchie, quiconque
émettait une opinion philosophique en aucun genre ;
mais , si quelqu'un , parmi les nobles , semblait in-
sinuer que les anciens princes s'entendaient mieux
que les nouveaux à la dignité des cours, on ne
manquait pas de le signaler comme un conspirateur.
Enfin , il fallait repousser ce qu'il y avait de bon
dans chaque manière de voir , afin de composer le
pire des fléaux humains , la tyrannie dans un pays
civilisé.
Quelques écrivains ont essayé de faire une théo-
rie abstraite du despotisme, afin de le recrépir,
pour ainsi dire, de façon à lui donner un air de
nouveauté philosophique. D'autres , du parti des
parvenus , se sont plongés dans le machiavélisme ,
comme s'il y avait là de la profondeur , et ils ont
présenté le pouvoir des hommes de la révolution ,
comme une garantie suffisante contre le retour des
anciens gouvernements : comme s'il n'y avait que
des intérêts dans ce monde , et que la direction de
l'espèce humaine n'eût rien de commun avec la
vertu ! Il n'est resté de ces tours d'adresse qu'une
certaine combinaison de phrases , sans l'appui d'au-
cune idée vraie , et néanmoins construites comme
il le faut grammaticalement,. avec des verbes, des
nominatifs et des accusatifs. Le papier souffre
tout, disait un homme d'esprit. Sans doute il souffre
tout , mais les hommes ne gardent point le souvenir
des sophismes; et, fort heureusement pour la di-
gnité de la littérature , aucun monument de cet
art généreux ne peut s'élever sur de fausses bases.
Il faut des accents de vérité pour être éloquent, il
fûiut des principes justes pour raisonner, il faut du
courage d'âme pour avoir des élans de génie; et
rien de semblable ne peut se trouver dans ces écri-
vains qui suivent à tout vent la direction de la
force.
Les journaux étaient remplis des adresses à^
l'empereur, des promenades de l'empereur, de
celles des princes et des princesses, des étiquettes
et des présentations à la cour. Ces journaux,
fidèles à l'esprit de servitude , trouvaient le moyen
d'être fades à l'époque du bouleversement du
monde; et , sans les bulletins officiels qui venaient
de temps en temps nous apprendre que la moitié
de l'Europe était conquise, on aurait pu croire
qu'on vivait sous des berceaux de fleurs , et qu'on
n'avait rien de mieux à faire que de compter les
pas des Majestés et des Altesses impériales , et de
répéter les paroles gracieuses qu'elles avaient bien
voulu laisser tomber sur la tête de leurs sujets
prosternés. Est-ce ainsi que les hommes de lettres,
que les magistrats de la pensée, doivent se con-
duire en présence de la postérité ?
Quelques personnes , cependant , ont tenté d'im-
primer des livres sous la censure de la police;
mais, qu'en arrivait-il? une persécution comme
celle qui m'a forcée de m'enfuir par Moscou , pour
chercher un asile en Angleterre. Le libraire Palm
a été fusillé en Allemagne , pour n'avoir pas voulu
nommer l'auteur d'une brochure qu'il avait impri-
mée. Et si des exemples plus nombreux encore de
proscriptions ne peuvent être cités , c'est que le
despotisme était si fortement mis en exécution,
qu'on avait fini par s'y soumettre , comme au3^
terribles lois de la nature, la maladie et la mort.
Ce n'est pas seulement à des rigueurs sans fin
qu'on s'exposait sous une tvrannie aussi persé-
vérante ,^ mais on ne pouvait jouir d'aucune gloire
littéraire dans son pays, quand les journaux aussi
multipliés que sous un gouvernement libre, et
néanmoins soumis tous au même langage, vous
harcelaient de leurs plaisanteries de commande.
J'ai fourni , pour ma part , des refrains continuels
aux journalistes français depuis quinze ans ; igs
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
237
uiélancolie du J\ord , la perfectibilité de l'espèce
humaine , les muses romantiques , les muses ger-
maniques. Le joug de l'autorité et l'esprit d'imi-
tation étaient imposés à la littérature, comme le
journal officiel dictait les articles de foi en poli-
tique. Un bon instinct de despotisme faisait sen-
tir aux agents de la police littéraire , que l'origi-
nalité dans la manière d'écrire peut conduire à
l'indépendance du caractère , et qu'il faut bien se
garder de laisser introduire à Paris les livres des
Anglais et des Allemands, si l'on ne veut pas que
les écrivains français , tout en respectant les règles
du goût , suivent les progrès de l'esprit humain
dans les pays où les troubles civils n'en ont pas
ralenti la marche.
Enfln , de toutes les douleurs que l'esclavage de
fca presse fait éprouver , la plus amère , c'est de
voir insulter dans les feuilles publiques ce qu'on
a de plus cher, ce qu'on respecte le plus, sans
qu'il soit possible de faire admettre une réponse
dans ces mêmes gazettes , qui sont nécessairement
plus populaires que les livres. Quelle lâcheté dans
ceux qui insultent les tombeaux , quand les amis
des morts ne peuvent en prendre la défense!
Quelle lâcheté dans ces folliculaires qui attaquaient
aussi les vivants avec l'autorité derrière eux, et
servaient d'avant-garde à toutes les proscriptions
que le pouvoir absolu prodigue , dès qu'on lui sug-
gère le moindre soupçon ! Quel style que celui qui
porte le cachet de la police ! A côté de cette arro-
gance , à côté de cette bassesse , quand on lisait
quelques discours des Américains ou des Anglais ,
des hommes publics enfin qui ne cherchent, en s'a-
dressant aux autres hommes, qu'à leur communiquer
leur conviction intime , on se sentait ému , comme
si la voix d'un ami s'était tout à coup fait entendre
à l'être abandonné qui ne savait plus oh trouver
lin semblable.
CHAPITRE XVIL
Un. mot de Bonaparte > imprimé dans le Moniteur.
Ce n'était pas assez que tous les actes de Bona-
parte fussent empreints d'un despotisme toujours
plus audacieux , il fallait encore qu'il révélât lui-
même le secret de son gouvernement, méprisant
assez l'espèce humaine pour le lui dire. Il lit met-
tre dans le Moniteur du mois de juillet 1810 ces
propres paroles, qu'il adressait au second fils de
son frère Louis Bonaparte ; cet enfant était alors
destiné au grand -duché de Berg: N'oubliez ja-
vjiais, lui dit-il, dans quelque position que vous
placent ma politique et rintérêt de mon empire ,
que vos premiers devoirs sont envers moi; vos
seconds envers la France : tous vos autres de-
voirs, même ceux envers les peuples que je pour-
rais vous confier, ne viennent qu^ après. 11 ne s'a-
git pas là de libelles , il ne s'agit pas là d'opinions
de parti : c'est lui , lui Bonaparte , qui s'est dé-
noncé ainsi plus sévèrement que la postérité n'au-
rait jamais osé le faire. Louis XIV fut accusé
d'avoir dit dans son intérieur : L'État, c'est moi;
et les historiens éclairés se sont appuyés avec rai-
son sur ce langage égoïste , pour condamner son
caractère. Mais si , lorsque ce monarque plaça son
petit-fils sur le trône d'Espagne , il lui avait ensei-
gné publiquement la même doctrine que Bona-
parte enseignait à son neveu , peut-être que Bos-
suet lui-même n'aurait pas osé préférer les intérêts
des rois à ceux des nations ; et c'est un homme élu
par le peuple , qui a voulu mettre son moi gigan-
tesque à la place de l'espèce humaine ! et c'est lui
que les amis de la liberté ont pu prendre un ins-
tant pour le représentant de leur cause ! Plusieurs
ont dit : Il est l'enfant de la révolution. Oui, sans
doute, mais un enfant parricide : devaient -ils
donc le reconnaître ?
CHAPITRE XVHL
De la doctrine politique de Bonaparte.
Un jour M. Suard , l'homme de lettres français
qui réunit au plus haut degré le tact de la littéra-
ture à la connaissance du grand monde, parlait
avec courage devant Napoléon sur la peinture'des
empereurs romains, dans Tacite. Fort bien, dit
Napoléon ; mais il devait nous expliquer pour-
quoi le peuple romain tolérait et même aimait
ces mauvais empereurs. C'était là ce qu'il impor-
tait de faire connaître à la postérités Tâchons de
ne pas mériter, relativement à l'empereur de
Frajice lui-même, les reproches qu'il faisait à l'his-
torien romain.
Les deux principales causes du pouvoir de Na-
poléon en France ont été sa gloire militaire avant
tout , et l'art qu'il eut de rétablir l'ordre sans at-
taquer les passions intéressées que la révolution
avait fait naître. Mais tout ne csnsistait pas dans
ces deux problèmes.
On prétend qu'au milieu du conseil d'État,
Napoléon montrait dans la discussion une sagacité
universelle. Je doute un peu de l'esprit qu'on
trouve à un homme tout-puissant ; il nous en
coûte davantage, à nous autres particuliers , pour
gagner notre vie de célébrité. Néanmoins on n'est
pas quinze ans le maître de l'Europe,, sans avoir
233
CONSIDERATIONS
une Mie perçante sur les hommes et sur les cho-
ses. Mais il y avait dans la tête de Bonaparte une
incohérence, trait distinclif de tous ceux qui ne
classent pas leurs pensées sous la loi du devoir.
La puissance du commandement avait été donnée
par la nature à Bonaparte; mais c'était plutôt
parce que les hommes n'agissaient point sur lui
que parce qu'il agissait sur eux , qu'il parvenait à
en être le maître ; les qualités qu'il n'avait pas lui
servaient autant que les talents qu'il possédait, et
il ne se faisait obéir qu'en avilissant ceux qu'il sou-
mettait. Ses succès sont étonnants, ses revers
plus étonnants encore ; ce qu'il a fait avec l'éner-
gie de la nation est admirable ; l'état d'engourdis-
sement dans lequel il l'a laissée peut à peine se
concevoir. La multitude d'hommes d'esprit qu'il a
employés est extraordinaire; mais les caractères
qu'il a dégradés nuisent plus à la liberté que tou-
tes les facultés de l'intelligence ne pourraient y ser-
vir. C'est à lui surtout que peut s'appliquer la
belle image du despotisme dans VEsprit des lois :
il a coupé l'arbre par la racine pour en avoir le
fruit, et peut-être a-t-il desséché le sol même.
Enfin Bonaparte, maître absolu de quatre-
vingts millions d'hommes, ne rencontrant plus
d'opposition nulle part, n'a su fonder ni une ins-
titution dans l'État, ni un pouvoir stable pour
lui-même. Quel est donc le principe destructeur
qui suivait ses pas triomphants ? quel est-il ? le mé-
pris des hommes , et par conséquent de toutes les
lois, de toutes les études, de tous les établisse-
ments, de toutes les institutions dont la base est
le respect pour l'espèce humaine. Bonaparte s'est
enivré de ce mauvais vin du machiavélisme; il res-
semblait, sous plusieurs rapports , aux tyrans ita-
liens du quatorze et du quinzième siècle; et,
comme il avait peu lu, l'instruction ne combattait
point dans sa tête la disposition naturelle de son
caractère. L'époque du moyen âge étant Ip plus
brillante de l'histoire des Italiens , beaucoup d'en-
tre eux n'estiment que trop les maximes des gou-
vernements d'alors; et ces maximes ont toutes été
recueillies par Machiavel.
En relisant dernièrement en Italie son fameux
écrit du Prince, qui trouve encore des croyants
parmi les possesseurs du pouvoir, un fait nouveau
et une conjecture nouvelle m'ont paru dignes d'at-
tention. D'abord on vient de publier, en 1813, les
lettres de Machiavel, trouvées dans les manuscrits
de la bibMothèque Barberini , qui prouvent positi-
vement que c'est pour se raccommoder avec les
Médicis qu'il a publié le Prince. On lui avait fait
subir la question, à cause de ses efforts en faveur
de la liberté; il était ruiné, malade, et sans res-
sources ; il transigea , mais après la torture : en
vérité, l'on cède à moins, de nos jours.
Ce traité du Prince , oîi l'on retrouve malheu-
reusement la supériorité d'esprit que Machiavel
avait développée dans une meilleure cause , n'a
point été composé, comme on l'a cru, pour faire
haïr le despotisme 'en montrant quelles affreuses
ressources les despotes doivent employer pour se
maintenir. C'est une supposition trop détournée
pour être admise. Il me semble plutôt que Machia-
vel, détestant avant tout le joug des étrangers en
Italie, tolérait et encourageait même les moyens,
quels qu'ils fussent, dont les princes du pays pou-
vaient se servir pour être les maîtres, espérant
qu'ils seraient assez forts un jour pour repousser
les troupes allemandes et françaises. Machiavel
analyse l'art de la guerre dans ses écrits , comme
les hommes du métier pourraient le faire; il re-
vient sans cesse à la nécessité d'une organisation
militaire purement nationale : et, s'il a souillé sa
vie par son indulgence pour les crimes des Bor-
gia , c'est peut-être parce qu'il s'abandonnait trop
au besoin de tout tenter pour recouvrer l'indépen-
dance de sa patrie. Bonaparte n'a sûrement pas
examiné le Prince de Machiavel sous ce point de
vue ; mais il y a cherché ce qui passe encore pour
de la profondeur parmi les âmes vulgaires : l'art
de tromper les hommes. Cette politique doit tom-
ber à mesure que les lumières s'étendront; ainsi
la croyance à la sorcellerie n'existe plus, depuis
qu'on a découvert les véritables lois de la physique.
Un principe général, quel qu'il fût, déplaisait à
Bonaparte, comme une niaiserie ou comme un
ennemi. Il n'écoutait que les considérations du
moment, et n'examinait les choses que sous le,
rapport de leur utilité immédiate, car il aurait
voulu mettre le monde entier en rente viagère sur
sa tête. Il n'était point sanguinaire, mais indiffé-
rent à la vie des hommes. Il ne la considérait que
comme un moyen d'arriver à son but , ou comme
un obstacle à écarter de sa route. Il n'était pas
même aussi colère qu'il a souvent paru l'être : il
voulait effrayer avec ses paroles, afin de s'épar-
gner le fait par la menace. Tout était chez lui
moyen ou but; l'involontaire ne se trouvait nulle
part, ni dans le bien , ni dans le mal. On prétend
qu'il a dit : J'ai tant de conscrits à dépenser par
an. Ce propos est vraisemblable , car Bonaparte a
souvent assez méprisé ses auditeurs pour se com-
plaire dans un genre de sincérité qui n'est que de
l'impudence.
Jamais il n'a cru aux sentiments e.xaltés, soit
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
23t>
dans les individus, soit dans les nations; il a pris
l'expression de ces sentiments pour de l'hypocri-
sie. Il pensait tenir la clef de la nature humaine
par la crainte et par l'espérance , habilement pré-
sentées aux égoïstes et aux ambitieux. Il faut en
convenir, sa persévérance et son activité ne se ra-
lentissaient jamais , quand il s'agissait des moin-
dres intérêts du despotisme; mais c'était le despo-
tisme même qui devait retomber sur sa tête. Une
anecdote, dans laquelle j'ai eu quelque part, peut
offrir une donnée de plus sur le système de Bona-
parte , relativement à l'art de gouverner.
Le duc de Melzi , qui a été pendant quelque
temps vice-président de la république Cisalpine ,
était un des hommes les plus distingués que cette
Italie, si féconde en tout genre, ait produits. Né
d'une mère espagnole et d'un père italien , il réu-
nissait la dignité d'une nation à la vivacité de l'au-
tre; et je ne sais si l'on pourrait citer, même en
France , un homme plus remarquable par sa con-
versation, et par le talent plus important et plus
nécessaire de connaître et de juger tous ceux qui
jouaient un rôle politique en Europe. Le premier
consul fut obligé de l'employer, parce qu'il jouis-
sait du plus grand crédit parmi ses concitoyens ,
et que son attachement à sa patrie n'était mis en
doute par personne. Bonaparte n'aimait point à se
servir d'hommes qui fussent désintéressés , et qui
eussent des principes quelconques inébranlables ;
aussi tournait-il sans cesse autour de Melzi pour
le corrompre.
Après s'être fait couronner roi d'Italie, en 1805,
Bonaparte se rendit au corps législatif de Lom-
bardie, et dit à l'assemblée qu'il voulait donner
une terre considérable au duc de Melzi , pour ac-
quitter la reconnaissance publique envers lui : il
espérait ainsi le dépopulariser. Me trouvant alors
à Milan , je vis le soir M. de Melzi , qui était vrai-
ment au désespoir du tour perfide que Napoléon
lui avait joué, sans l'en prévenir en aucune ma-
nière; et, comme Bonaparte se serait irrité d'un
refus, je conseillai à M. de Jlelzi de consacrer tout
de suite à un établissement public les revenus
dont on avait voulu l'accabler. Il adopta mon avis ;
et, dès le jour suivant, en se promenant avec
l'empereur, il lui dit que telle était son intention.
Bonaparte lui saisit le bras , et s'écria : C'est une
idée de madame de Staël que vous me dites là;
je le parie. Mais ne donnez pas, croyez-moi ,
dans cette philanthropie romanesque du dix-
huitième siècle : il nhj a qu^me seule chose à
faire dans ce monde, c'est d'acquérir toujours
plus d'argent et de pouvoir; tout le reste est chi-
mère. Beaucoup de gens diront qu'il avait raison.;-
je crois, au contraire, que l'histoire montrera
qu'en établissant cette doctrine, en déliant les
hommes de l'honneur, partout aiFleurs que sur le
champ de bataille, il a préparé ses partisans à l'a-
bandonner, conformément à ses propres précep-
tes, quand il cesserait d'être le plus fort. Aussi
peut-il se vanter d'avoir eu plus de disciples fidè-
les à son système , que de serviteurs dévoués à son
infortune. Il consacrait sa politique par le fata-
lisme , seule religion qui puisse s'accorder avec le
dévouement à la fortune; et, sa prospérité crois-
sant toujours , il a fini par se faire le grand prêtre
et l'idole de son propre culte, croyant en lui,
comme si ses désirs étaient des présages , et ses
desseins des oracles.
La durée du pouvoir de Bonaparte était une le-
çon d'immoralité continuelle : s'il avait toujours
réussi , qu'aurions-nous pu dire à nos enfants ? Il
nous serait toujours resté sans doute la jouissance
religieuse de la résignation, mais la masse des ha-
bitants de la terre aurait en vain cherché les in-
tentions de la Providence dans les affaires hu-
maines.
Toutefois, en 1811, les Allemands appelaient
encore Bonaparte l'homme de la destinée; l'ima-
gination de quelques Anglais même était ébran-
lée par ses talents extraordinaires. La Pologne et
l'Italie espéraient encore de lui leur indépendance,
et la fille des Césars était devenue son épouse. Cet
insigne honneur lui causa comme un transport de
joie, étrangère sa nature; et, pendant quelque
temps , on dut croire que cette illustre compagne
pourrait changer le caractère de celui que le sort
avait rapproché d'elle. Il ne fallait encore, à cette
époque, à Bonaparte, qu'un sentiment honnête
pour être le plus grand souverain du monde; soit
l'amour paternel , qui porte les hommes à soigner
l'héritage de leurs enfants ; soit la pitié pour ces
Français , qui se faisaient tuer pour lui au moin-
dre signe ; soit l'équité envers les nations étran-
gères, qui le regardaient avec étonnement; soit
enfin cette espèce de sagesse naturelle à tout
homme, au milieu de la vie, quand il voit s'ap-
procher les grandes ombres qui doivent bientôt
l'envelopper : une vertu, une seule vertu, et c'en
était assez pour que toutes les prospérités hu-
maines s'arrêtassent sur la tête de Bonaparte.
Mais l'étincelle divine n'existait pas dans son cœur.
Le triomphe de Bonaparte, en Europe, comme
en France, reposait en entier sur une grande équi-
voque qui dure encore pour beaucoup de gens. Les
peuples s'obstinaient à le considérer comme le
240
CONSIDERÂTIOINS
défenseur d© leurs droits, dans le moment où il en
était le plus grand ennemi. La force de la révolu-
tion de France, dont il avait hérité, était immense,
parce qu'elle se composait de la volonté des Fran-
çais et du vœu secret des autres nations. Napoléon
s'est servi de cette force contre les anciens gouver^
nements pendant plusieurs années , avant que les
peuples aient découvert qu'il ne s'agissait pas d'eux.
Les mêmes noms subsistaient encore : c'était tou-
jours la France, jadis le foyer des principes popu-
laires; et, bien que Bonaparte détruisît les répu-
bliques, et qu'il excitât les rois et les princes à des
actes de tyrannie , contraires même à leur modéra-
tion naturelle, on croyait encore que tout cela
finirait par de la liberté, et souvent lui-même par-
lait de constitution , du moins quand il s'agissait
du règne de son fils. Toutefois le premier pas que
-Napoléon ait fait vers sa ruine, c'est l'entreprise
contre l'Espagne ; car il a trouvé là une résistance;
nationale, la seule dont l'art ni la corruption de
la diplomatie ne pussent le débarrasser. Il ne s'est
pas douté du danger qu'une guerre de villages et
de montagnes pouvait faire courir à son armée ;
il ne croyait point à la puissance de l'âme ; il comp-
tait les baïonnettes ; et comme, avant l'arrivée des
armées anglaises , il n'y en avait presque point en
Espagne, il n'a pas su redouter la seule puissance
invincible , l'enthousiasme de tout un peuple. Les
Français, disait Bonaparte, sont des machines
nerveuses ; et il voulait expliquer par là le mélange
d'obéissance et de mobilité qui est dans leur na-
ture. Ce reproche est peut-être juste; mais il est
pourtant vrai qu'une persévérance invincible, de-
puis près de trente ans , se trouve au fond de ces
défauts, et c'est parce que Bonaparte a ménagé
l'idée dominante qu'il a régné. Les Français ont
cru, pendant longtemps, que le gouvernement im-
périal les préservait des institutions de l'ancien ré-
gime , qui leur sont particulièrement odieuses. Ils
ont confondu longtemps aussi la cause de la révo-
lution avec celle d'un nouveau maître. Beaucoup
de gens de bonne foi se sont laissé séduire par ce
motif; d'autres ont tenu le même langage, lors
même qu'ils n'avaient plus la même opinion ; et ce
n'est que très-tard que la nation s'est désintéressée
de. Bonaparte. A dater de ce jour, l'abîme a été
creusé sous ses pas.
CHAPITRE XIX.
Enivrement du pouvoir ; revers et abdication de
Bonaparte.
Cette vieille Europe m^ ennuie, disait Napoléon,
avant de partir pour la Russie. En effet , il ne renr
contrait plus d'obstacle à ses volontés nulle part^
et l'inquiétude de son caractère avait besoin d'un
aliment nouveau. Peut-être aussi la force et la
clarté de son jugement s'altérèrent-elles, quand les:
hommes et les choses plièrent-tellement devant lui,
qu'il n'eut pjus besoin d'exercer sa pensée sur au-
cune des difficultés de la vie. Il y a dans le pouvoir
sans bornes une sorte de vertige qui saisit le génie-
comme la sottise, et les perd également l'un et,
l'autre.
L'étiquette orientale que Bonaparte avait établie
dans sa cour, interceptait les lumières que l'on peut
recueillir par les cojnmunications faciles de la so-
ciété. Quand il y avait quatre cents personnes dan^,
son salon , un aveugle aurait pu s'y croi/e seul ,
tant le silence qu'on observait était profond ! Les
maréchaux de France , au milieu des fatigues de la,
guerre, au moment de la crise d'une bataille, en-
traient dans la tente de l'empereur pour lui de-
mander ses ordres, et il ne leur était pas permis
de s'y asseoir. Sa famille ne souffrait pas moins
que les étrangers de son despotisme et de sa hau-
teur. Lucien a mieux aimé vivre prisonnier en An-
gleterre que de régner sous les ordres de son frère.
Louis Bonaparte, dont le caractère est générale-
ment estimé, se vit contraint, par sa probité même,
à renoncer à la couronne de Hollande ; et, le croi-
rait-on ? quand il causait avec son frère , pendant
deux heures, tête à tête, forcé par sa mauvaise
santé de s'appuyer péniblement contre la muraille.
Napoléon ne lui offrait pas une chaise ; il demeu-
rait lui-même debout, de crainte que quelqu'un
n'eût l'idée de se familiariser assez avec lui pour
s'asseoir en sa présence.
La peur qu'il causait dans les derniers temps
était telle, que personne ne lui adressait le premier
la parole sur rien. Quelquefois il s'entretenait avec
la plus grande simplicité au milieu de sa cour, et
dans son conseil d'État. Il souffrait la contradic->
tion, il y encourageait même, quand il s'agissait
de questions administratives ou judiciaires , sans,
relation avec son pouvoir. Il fallait voir alors l'at-
tendrissement de ceux auxquels il avait rendu pour
un moment la respiration libre; mais, quand le
maître reparaissait, on demandait en vain aux mi-
nistres de présenter un rapport à l'empereur contre
une mesure injuste. S'agissait-il même de la vic-
time d'une erreur, de quelque individu pris par
hasard sous le grand filet tendu sur l'espèce hu-»
maine, les agents du pouvoir vous objectaient la
difficulté de s'adresser à Napoléon , comme s'il eût
été question du grand Lama. Une telle stupeur
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
241
causée par la puissance aurait fait rire, si l'état oiî
se trouvaient les hommes , sans appui sous ce des-
potisme, n'eût pas inspiré la plus profonde pitié.
Les compliments, les hymnes, les adorations
sans nombre et sans mesure dont ses gazettes
étaient remplies , devaient fatiguer un homme d'un
esprit aussi transcendant ; mais le despotisme de
son caractère était plus fort que sa propre raison.
Il aimait moins les louanges vraies que les flatteries
serviles , parce que , dans les unes , on n'aurait vu
que son mérite, tandis que les autres attestaient
çon autorité. En général , il a préféré la puissance
à la gloire ; car l'action de la force lui plaisait trop
pour qu'il s'occupât de la postérité, sur laquelle
on ne peut l'exercer. Mais un des résultats du pou-
voir absolu qui a le plus contribué à précipiter
Bonaparte de son trône , c'est que , par degrés , l'on
n'osait plus lui parler avec vérité sur rien. Il a fini
par ignorer qu'il faisait froid à Moscou dès le mois
de novembre , parce que personne , parmi ses cour-
tisans , ne s'est trouvé assez Romajn pour oser lui
dire une chose aussi simple.
En 1811, Napoléon avait fait insérer et désa-
vouer en même temps, dans le Moniteur, une
note secrète, imprimée dans les journaux anglais,
comme ayant été adressée par son ministre des
affaires étrangères à l'ambassadeur de Russie. Il y
était dit que l'Europe ne pouvait être en paix tant
que l'Angleterre et sa constitution subsisteraient.
Que cette note fût authentique ou non , elle por-
tait du moins le cachet de l'école de Napoléon, et
exprimait certainement sa pensée. Un instinct,
dont il ne pouvait se rendre compte , lui appre-
nait que tant qu'il y aurait un foyer de justice et
de liberté dans le monde , le tribunal qui devait le
condamner tenait ses séances permanentes.
Bonaparte joignait peut-être à la folle idée de la
guerre de Russie celle de la conquête de la Tur-
quie , du retour en Egypte , et de quelques tenta-
tives sur les établissements des Anglais dans l'Inde;
tels étaient les projets gigantesque avec lesquels il
se rendit la première fois à Dresde , traînant après
lui les armées de tout le continent de l'Europe ,
qu'il obligeait à marcher contre la puissante na-
tion limitrophe de l'Asie. Les prétextes étaient de
peu de chose pour un homme arrivé à un tel degré
de pouvoir ; cependant il fallait adopter sur l'ex-
pédition de Russie une phrase à donner aux cour-
tisans , comme le mot d'ordre. Cette phrase était
que la France se voyait obligée défaire la guerre à la
Russie, parce qu'elle n'observait pas le blocus con-
tinental envers l'Angleterre. Or, pendant ce temps,
Bonaparte accordait lui-même sans cesse à Paris des
licences pour des échanges avec les négociants de
Londres; et l'empereur de Russie aurait pu, à
meilleur droit , lui déclarer la guerre , comme man-
quant au traité par lequel ils s'étaient engagés réci^
proquement à ne point faire de commerce avec les
Anglais. Mais qui se donnerait la peine aujourd'hui
de justifier une telle guerre ? Personne , pas mêmç
Bonaparte ; car son respect pour le succès est tel ,
qu'il doit se condamner lui-même d'avoir encouru
de si grands revers.
Cependant le prestige de l'admiration et de la ter-
reur que Napoléon inspirait était si grand, que l'on
n'avait guère de doute sur ses triomphes. Pendant
qu'il était à Dresde, en 1812, environné de tous les
souverains de l'Allemagne, et commandant une
armée de cinq cent mille hommes , composée de
presque toutes les nations européennes , il parais-
sait impossible, d'après les calculs humains, qu«
son expédition ne fût pas heureuse. En effet, dans
sa chute, la Providence s'est montrée de plus près
à la terre que dans tout autre événement, et les
éléments ont été chargés de frapper les premiers
le maître des hommes. On peut à peine se figurer
aujourd'hui que, si Bonaparte avait réussi dans
son entreprise contre la Russie, il n'y avait pas
un coin de terre continentale oiî l'on pût lui échap-
per. Tous les ports étant fermés, le continent
était, comme la tour d'Ugolin, muré de toutes
parts.
Menacée de la prison par un préfet très-docile
au pouvoir, si je montrais la moindre intention
de m'éloigner un jour de ma demeure, je m'échap-
pai , lorsque Bonaparte était près d'entrer en
Russie, craignant de ne plus trouver d'issue en
Europe , si j'eusse différé plus longtemps. Je n'a-
vais déjà plus que deux chemins pour aller en
Angleterre : Constantinople ou Pétersbourg. La
guerre entre la Russie et la Turquie rendait la
route par ce dernier pays presque impraticable;
je ne savais ce que je deviendrais , quand l'empe-
reur Alexandre voulut bien m'envoyer à Vienne un
passe-port. En entrant dans son empire , reconnu
pour absolu, je me sentis libre pour la première
fois, depuis le règne de Bonaparte, non pas seu-
lement à cause des vertus personnelles de l'empe-
reur Alexandre, mais parce que la Russie était le
seul pays oii Napoléon ne fît point sentir son in-
fluence. Il n'est aucun ancien gouvernement que
l'on pût comparer à cette tyrannie entée sur une
révolution , à cette tyrannie qui s'était servie du
développement même des lumières , pour mieux
enchaîner tous les genres de libertés.
Je me propose d'écrire un jour ce que j'ai vu de
242
CO^^SIDERATIONS
la Russie. Toutefois je dirai, sans nie détourner de
mon sujet, que c'est un pays mal connu, parce qu'on
n'a presque observé de cette nation qu'un petit
nombre d'hommes de cour , dont les défauts sont
d'autant plus grands que le pouvoir du souverain est
moins limité. Ils ne brillent pour la plupart que
par l'intrépide bravoure commune à toutes les
classes ; mais les paysans russes , cette nombreuse
partie de la nation qui ne connaît que la terre
qu'elle cultive, et le ciel qu'elle regarde, a quelque
chose en elle de vraiment admirable. La dou-
ceur de ces hommes, leur hospitalité, leur élé-
gance naturelle , sont extraordinaires ; aucun dan-
ger n'a d'existence à leurs yeux ; ils ne croient pas
que rien soit impossible quand leur maître le com-
mande. Ce mot de maître, dont les courtisans font
un objet de flatterie et de calcul , ne produit pas
le même effet sur un peuple presque asiatique. Le
monarque, étant chef du culte, fait partie de la
religion; les paysans se prosternent en présence
de l'empereur, comme ils saluent l'église devant
laquelle ils passent; aucun sentiment servile ne se
mêle à ce qu'ils témoignent à cet égard.
Grâce à la sagesse éclairée du souverain actuel ,
toutes les améliorations possibles s'accompliront
graduellement en Russie. Mais il n'est rien de plus
absurde que les discours répétés d'ordinaire par
ceux qui redoutent les lumières d'Alexandre.
"Pourquoi, disent-ils, cet empereur, dont les
« amis de la liberté sont si enthousiastes , n'éta-
« blit-il pas chez lui le régime constitutionnel qu'il
« conseille aux autres pays ? » C'est une des mille
et une ruses des ennemis de la raison humaine ,
que de vouloir eiïipêcher ce qui est possible et dé-
sirable pour une nation, en demandant ce qui ne
l'est pas actuellement chez une autre. Il n'y a point
encore de tiers état en Russie : comment donc
pourrait-on y créer un gouvernement représen-
tatif ? La classe intermédiaire entre les boyards et
le peuple manque presque entièrement. On poiu'-
rait augmenter l'existence politique des grands sei-
gneurs , et défaire , à cet égard , l'ouvrage de
Pierre I" ; mais ce serait reculer au lieu d'avan-
cer; car le pouvoir de l'empereur, tout absolu
qu'il est encore, est une amélioration sociale, en
comparaison de ce qu'était jadis l'aristocratie russe.
La Russie, sous le rapport de la civilisation, n'en
est qu'à cette époque de l'histoire, où, pour le
bien des nations, il fallait limiter le pouvoir des
privilégiés par celui de la couronne. Trente-six
religions, en y comprenant les cultes païens,
trente- six peuples divers sont, non pas réunis,
mais épars sur un terrain immense. D'une part ,
le culte grec s'accorde avec une tolérance parfaite,
et de l'autre, le vaste espace qu'occupent les
hommes leur laisse la liberté de vivre chacun se-
lon ses mœurs. Il n'y a point encore dans cet ordre
de choses, des lumières qu'on puisse concentrer ,
des individus qui puissent faire marcher des insti-
tutions. Le seul lien qui unisse des peuples pres-
que nomades , et dont les maisons ressemblent à
des tentes de bois établies dans la plaine , c'est
le respect pour le monarque, et la fierté nationale;
le temps en développera successivement d'autres.
xl J'étais à Moscou un mois, jour pour jour, avant
que l'armée de Napoléon y entrât, et je n'osai m'y
arrêter que peu de moments , craignant déjà son
approche. En me promenant au haut du Kremlin,
palais des anciens czars , qui domine sur l'immense
capitale de la Russie et sur ses dix-huit cents égli-
ses , je pensais qu'il était donné à Ronaparte de
voir les empires à ses pieds, comme Satan les of-
frit à Notre-Seigneur. Mais c'est lorsqu'il ne lui
restait plus rien à conquérir en Europe, que la
destinée l'a saisi , pour le faire tomber aussi ra-
pidement qu'il était monté. Peut-être a-t-il appris
depuis que, quels que soient les événements des
premières scènes, il existe une jjuissance de vertu
qui reparaît toujours au cinquième acte des tragé-
dies; comme, chez les anciens, un dieu tranchait
le nœud quand l'action en était digne.
/<^La persévérance admirable de l'empereur Alexan-
dre, en refusant la paix que Bonaparte lui offrait,
selon sa coutume , quand il fut vainqueur ; l'éner-
gie des Russes qui ont mis le feu à Moscou, pour
que le martyre d'une ville sauvât le monde chrétien,
contribuèrent certainement beaucoup aux revers
que les troupes de Bonaparte ont éprouvés dans
la retraite de Russie. Mais c'est le froid , ce froid
de l'enfer, tel qu'il est peint dans le Dante, qui
pouvait seul anéantir l'armée de Xercès.
Nous qui avons le cœur français, nous nous
étions cependant habitués, pendant les quinze an-
nées de la tyrannie de Napoléon, à considérer ses
armées par delà le Rhin comme ne tenant plus à
la France; elles ne défendaient plus les intérêts de
la nation, elles ne servaient que l'ambition d'un
seul homme; il n'y avait rien en cela qui pût ré-
veiller l'amour de la patrie; et, loin de souhaiter
alors le triomphe de ces troupes, étrangères en
grande partie, on pouvait considérer leurs défaites
comme un bonheur même pour la France. D'ail-
leurs, plus on aime la liberté dans son pays, plus il _
est impossible de se réjouir des victoires dont l'op- al
pression des autres peuples doit être le résultat. ' '
Mais, qui pourrait entendre néanmoins le récitdes
SUR LA REVOLUTIOIN FRANÇAISE.
243
lYiaux qui ont accablé les Français dans la guerre
tle Russie, sans en avoir le cœur déchiré?
Incroyable homme! il a vu des souffrances dont
on ne peut aborder la pensée ; il a su que les grena-
diers français, dont l'Europe ne parle encore qu'avec
respect, étaient devenus le jouet de quelques juifs,
de quelques vieilles femmes de Wilna , tant leurs
forces physiques les avaient abandonnés, long-
temps avant qu'ils pussent mourir ! Il a reçu de
cette armée des preuves de respect et d'attache-
ment, lorsqu'elle périssait un à un pour lui; et il
a refusé six mois après , à Dresde , une paix qui le
laissait maître de la France jusqu'au Rhin, et de
l'Italie tout entière! 11 était venu rapidement à
Paris, après la retraite de Russie, afin d'y réunir
de nouvelles forces. Il avait traversé avec une fer-
meté plus théâtrale que naturelle l'Allemagne dont
ii était haï, mais qui le redoutait encore. Dans
son dernier bulletin, il avait rendu compte des
désastres de son armée, plutôt en les outrant qu'en
les dissimulant. C'est un homme qui aime tellement
à causer des émotions fortes que, quand il ne peut
pas cacher ses revers , il les exagère pour faire tou-
jours plus qu'un autre. Pendant son absence, on
avait essayé contre lui la conspiration la plus gé-
néreuse (celle de Mallet) dont l'histoire de la révo-
lution de France ait offert l'exemple. Aussi lui
causa-t-elle plus de terreur que la coalition niêiïie.
Ah ! que n'a-t-elle réussi , cette conjuration patrio-
tique ! La France aurait eu la gloire de s'affranchir
elle-même, et ce n'est pas sous les ruines de la
patrie que son oppresseur eût été accablé.
Le général Mallet était un ami de la liberté, il
attaquait Bonaparte sur ce terrain. Or Bonaparte
savait qu'il n'en existait pas de plus dangereux pour
lui; aussi ne parlait-il, en revenant à Paris, que de
Vidéologie. Il avait pris en horreur ce mot très-in-
nocent, parce qu'il signifie la théorie de la pensée.
Toutefois il était singulier de ne redouter que ce
qu'il appelait les idéologues, quand l'Europe entière
s'armait contre lui. Ce serait beau si, en consé-
quence de cette crainte, il eût recherché par-des-
sus tout l'estime des philosophes; mais il détestait
tout individu capable d'une opinion indépendante.
Sous le rapport même de la politique, il a trop cru
qu'on ne gouvernait les hommes que par leur in-
térêt ; cette vieille maxime , quelque commune
qu'elle soit, est souvent fausse. La plupart des
hommes que Bonaparte a comblés de places et d'ar-
gent ont déserté sa cause ; et ses soldats , attachés
à lui par ses victoires, ne l'ont point abandonné.
11 se moquait de l'enthousiasme , et cependant c'est
l'enthousiasme, ou du moins le fanatisme militaire
qui l'a soutenu. La frénésie des combats qui , dans
ses excès mêmes, a de la grandeur, a seule fait la
force de Bonaparte. Les nations ne peuvent avoir
tort : jamais un principe pervers n'agit longtemps
sur la masse; les hommes ne sont mauvais qu'un
à un.
Bonaparte fit , ou plutôt la nation fit pour lui un
miracle. Malgré ses pertes immenses en Russie,
elle créa, en moins de trois mois, une nouvelle
armée qui put marcher en Allemagne et y gagner
encore des batailles. C'est alors que le démon de
l'orgueil et de la folie se saisit de Bonaparte, d'une
façon telle que le raisonnement fondé sur son
propre intérêt ne peut plus expliquer les motifs
de sa conduite : c'est à Dresde qu'il a méconnu la
dernière apparition de son génie tutélaire.
Les Allemands, depuis longtemps indignés, se
soulevèrent enfin contre les Français qui occupaient
leur pays ; la fierté nationale , cette grande force
de l'humanité, reparut parmi les fils des Germains.
Bonaparte apprit alors ce qu'il advient des alliés
qu'on a contraints par la force, et combien tout ce
qui n'est pas volontaire se détruit au premier re-
vers. Les souverains de l'Allemagne se battirent
avec l'intrépidité des simples soUats , et l'on crut
voir dans les Prussiens et dans leur roi guerrier,
le souvenir de l'insulte personnelle que Bonaparte
avait fait subir quelques années auparavant à leur
belle et vertueuse reine.
La délivrance de l'Allemagne avait été depuis
longtemps l'objet des désirs de l'empereur de Rus-
sie. Lorsque les Français furent repoussés de son
pays, il se dévoua à cette cause, non-seulement
comme souverain, mais comme général; et plu-
sieurs fois il exposa sa vie , non en monarque ga-
ranti par ses courtisans, mais en soldat intrépide.
La Hollande accueillit ses libérateurs, et rappela
cette maison d'Orange, dont les princes sont main-
tenant, comme jadis, les défenseurs de l'indépen-
dance et les magistrats de la liberté. Quelque
influence qu'aient eue aussi sur cette époque les
victoires des Anglais en Espagne, nous parlerons
ailleurs de lord Wellington; car il faut s'arrêter
à ce nom , on ne peut le prononcer en passant.
Bonaparte revint à Paris , et dans ce moment
encore la France pouvait être sauvée. Cinq mem-
bres du corps législatif, Gallois, Raynouard,Flau-
gergues, Maine deBiran et Laine, demandèrent la
paix au péril de leur vie : chacun d'eux pourrait
être désigné par un mérite particulier; et le der-
nier que j'ai nommé , Laine, perpétue chaque jour,
par ses talents et sa conduite, le souvenir d'une
action qui suffirait pour honorer le caractère d'un
244
CONSlDERÀTÎOrsS
liommti. Si le sénat avait secondé les eiiiq du corps
législatif, si les généraux avaient appuyé le sénat,
la France aurait disposé de son sort, et, quelque
parti qu'elle eiU pi*is , elle fût restée France. Mais
quinze années de tyrannie dénaturent toutes les
idées, altèrent tous les sentiments; les mêmes
hommes qui exposeraient noblement leur vie à la
guerre , ne savent pas que le même honneur et lé
même courage commandent dans la carrière Ci-
Vile la résistance à l'ennemi de tous, le despo-
tisme.
Bonapaïte répondit à là députation du corps lé-
gislatif avec une fureur concentrée; il parla mal,
mais son orgueil se fit jour à travers le langage
embrouillé dont il se servit. Il dit que la France
avait plus besoin de lui que lui d'elle; oubliant que
c'était lui qui l'avait réduite à cet état. Il dit guhin
trône n'était qu'un morceau de bols sur lequel on
étendait un tapis , et que tout dépendait de celui
qui l'occupait; enfin il parut toujours enivré de
lui-même. Toutefois, une anecdote smgulière ferait
croire qu'il était atteint déjà par l'engourdissement
qui s'est montré dans son caractère pendant la
dernière crise de sa vie politique. Un homme tout
à fait digne de foi m'a dit que , causant seul avec
lui, la veille de son départ pour l'armée, au mois
de janvier 1814, quand les alliés étaient déjà entrés
en France, Bonaparte avoua, dans cet entretien
secret , qu'il n'avait pas de moyen de résister. Son
interlocuteur discuta la question ; Bonaparte lui en
présenta le mauvais coté dans tout son jour , et
puis, chose inouïe, il s'endormait en parlant sifr
un tel sujet, sans qu'aucune fatigue précédente
expliquât cette bizarre apathie. Il n'en a pas moins
déployé depuis une extrême activité dans sa cam-
pagne de 1814; il s'est laissé sans doute reprendre
aussi par une confiance présomptueuse ; d'un autre
côté, l'existence physique, à force de jouissances
et de facilités , s'était emparée de cet homme au-
trefois si dominé par sa pensée. Il était, pour ainsi
dire, épaissi d'âine comme de corps ; son génie ne
perçait plus que par moments cette enveloppe d'é-
goïsme qu'une longue habitude d'être compté
pour tout lui avait donnée. Il a succombé sous lé
poids de la prospérité, avant d'être renversé par
l'infortune.
On prétend qu'il n'a pas voulu céder les con-
quêtes qui avaient été faites par la république , et
qu'il n'a pu se résoudre à ce que la France fût
affaiblie sous son règne. Si cette considération l'a
déterminé à refuser la paix qui lui fut offerte à
Châtillon, au mois de mars 1814, c'est la première
fois que l'idée d'un devoir aurait agi sur lui ; et
sa persévérance, en cette occasion, quelque imptU'
dente qu'elle fût^ méi*itait de l'estime. Mais il pa-
raît plutôt qu'il a trop compté sut son talent ,
après quelques succès en Champagne, et qu'il s'est
caché à lui - même les difficultés qu'il avait à sur-
monter , comme aufait pu le faire un de ses flat-
teurs. On était tellement accoutumé à le craindre,
qu'on n'osait pas lui dire les faits qui l'intéres-
saient le plus. Assurait-il qu'il y avait vingt mille
Français dans tel endroit, personne ne se sentait
le courage de lui apprendre qu'il n'y en avait que
dix mille : prétendait - il que les alliés n'étaient
qu'en tel nombre , nul ne se hasardait à lui prou-
ver que ce nombre était double. Son despotisme
était tel , qu'il avait réduit les hommes à n'être
que les échos de lui •'même, et que sa propre voix
lui revenant de toutes parts, il était ainsi seul au
milieu de la foule qui l'environnait.
HEnfin, il n'a pas vu que l'enthousiasme avait
passé de la rive gauche du Rhin à la rive droite ;
qu'il ne s'agissait plus de gouvernements indécis , '
mais de peuples irrités; et que, de son côté, au
contraire, il n'y avait qu'une armée et plus de na-
tion; car, dans ce grand débat, la France est de-
meurée neutre : elle ne s'est pas doutée qu'il s'a- .
gissait d'elle quand il s'agissait de lui. Le peuple ■
le plus guerrier a vu , presque avec insouciance,
les succès de ces mêmes étrangers qu'il avait com-
battus tant de fois avec gloire ; et les habitants
des villes et des campagnes n'aidèrent que faible-
ment les soldats français , ne pouvant se persua-
der qu'après vingt-cinq ans de victoires, un événe-
ment inouï, l'entrée des alliés à Paris, pût arriver.
Elle eut lieu cependant, cette terrible justice de
la destinée. Les coalisés furent généreux ; Alexan-
dre, ainsi que nous le verrons dans la suite, se
montra toujours magnanime. Il entra le premier
dans la ville conquise en sauveur tout -puissant,
en philanthrope éclairé ; mais, tout en l'admirant ,
qui pouvait être Français et ne pas sentir une ef-
froyable douleur?
Du moment où les alliés passèrent le Rhin et
pénétrèrent en France, il me semble que les vœux
des amis de la France devaient être absolument
changés. J'étais alors à Londres , et l'un des mi-
nistres anglais me demanda ce que je souhaitais.
J'osai lui répondre que mon désir était que Bona-
parte fût victorieux et tué. Je trouvai dans les
Anglais assez de grandeur "^'ârae pour n'avoir pas
besoin de cacher ce sentiment français devant eux :
toutefois il me fallut apprendre, au milieu des
transports de joie dont la ville des vainqueurs re-
tentissait, que Paris était au pouvoir des alliés. 11
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
We sembla clans cet instant qu'il n'y avait plus de
France : je crus la prédiction de Burke accomplie,
et que là oiî elle existait on ne verrait plus qu'un
abîme. L'empereur Alexandre, les alliés, et les
principes constitutionnels adoptés par la sagesse
de Louis XVIII, éloignèrent ce triste pressentiment.
Bonaparte entendit alors de toutes parts la vérité
si longtemps captive. C'est alors que des courti-
sans ingrats méritèrent le mépris de leur maître
pour l'espèce humaine. En effet, si les amis de la
liberté respectent l'opinion , désirent la publicité ,
cherchent partout l'appui sincère et libre du vœu
national , c'est parce qu'ils savent que la lie des
âmes se montre seule dans les secrets et les intri-
gues du pouvoir arbitraire.
Il y avait cependant encore de la grandeur dans
les adieux de Napoléon à ses soldats et à leurs ai-
gles si longtemps victorieuses : sa dernière cam-
pagne avait été longue et savante ; enfm le pres-
tige funeste qui rattachait à lui la gloire militaire
de la France n'était pas encore détruit. Aussi le
congrès de Paris a-t-il à se reprocher de l'avoir
mis dans le cas de revenir. Les représentants de
l'Europe doivent avouer franchement cette faute ,
et il est injuste de la faire porter à la nation fran-
çaise. C'est sans aucun mauvais dessein assuré-
ment que les ministres des monarques étrangers
ont laissé planer sur le trône de Louis XVIII un
danger qui menaçait également l'Europe entière;
mais pourquoi ceux qui ont suspendu cette épée
ne s'accusent-ils pas du mal qu'elle a fait.'
Beaucoup de gens se plaisent à soutenir que si
Bonaparte n'avait tenté ni l'expédition d'Espagne,
ni celle de Russie , il serait encore empereur ; et
cette opinion flatte les partisans du despotisme,
qui veulent qu'un si beau gouvernement ne puisse
pas être renversé par la nature même des choses ,
mais seulement par un accident. J'ai déjà dit ce
que l'observation de la France confirmera, c'est
que Bonaparte avait besoin de la guerre pour éta-
blir et pour conserver le pouvoir absolu. Une
grande nation n'aurait pas supporté le poids mo-
notone et avilissant du despotisme, si la gloire
militaire n'avait pas sans cesse animé ou relevé
l'esprit public. Les avancements continuels dans
les divers grades , auxquels toutes les classes de la
nation pouvaient participer, rendaient la conscrip-
tion moins pénible aux habitants de la campagne.
L'intérêt continuel des victoires tenait lieu de tous
les autres; l'ambition était le principe actif du
gouvernement dans ses moindres ramifications;
titres , argent , puissance , Bonaparte donnait tout
aux Français à la place de la liberté. Mais, pour
être en état de leur dispenser ces dédommagements
funestes , il ne fallait pas moins que l'Europe à
dévorer. Si Kapoléon eût été ce qu'on pourrait
appeler un tyran raisonnable, il n'aurait pu lutter
contre l'activité des Français , qui demandait un
but. C'était un homme condamné, par sa destinée,
aux vertus de Washington ou aux conquêtes d'At-
tila; mais il était plus facile d'atteindre les confins
du monde civilisé que d'arrêter les progrès de la
raison humaine , et bientôt l'opinion de la France
aurait accompli ce que les armes des alliés ont
opéré.
Maintenant ce n'est plus lui qui seul occupera
l'histoire dont nous voulons esquisser le tableau,
et notre malheureuse France va de nouveau repa-
raître, après quinze ans pendant lesquels on n'avait
entendu parler que de l'empereur et de son armée.
Quels revers nous avons à décrire! quels maux
nous avons à redouter ! Il nous faudra demander
compte encore une fois à Bonaparte de la France,
puisque ce pays, trop confiant et trop guerrier,
s'est encore une fois remis à lui de son sort.
Dans les diverses observations que je viens de
rassembler sur Bonaparte , je n'ai point approché
de sa vie privée que j'ignore, et qui ne concerne
pas les intérêts de la France. Je n'ai pas dit un
fait douteux sur son histoire; car les calomnies
qu'on lui a prodiguées me semblent plus viles en-
core que les adulations dont il fut l'objet. Je me
flatte de l'avoir jugé comme tous les hommes pu-
blics doivent l'être , d'après ce qu'ils ont fait pour
là prospérité, les lumières et la morale des nations.
Les persécutions que Bonaparte m'a fait éprouver
n'ont pas, je puis l'attester, exercé d'influence sur
mon opinion. Il m'a fallu plutôt, au contraire, ré-
sister à l'espèce d'ébranlement que produisent sur
l'imagination un génie extraordinaire et une des-
tinée redoutable. Je me serais même assez volon-
tiers laissé séduire par la satisfaction que trouveni
les âmes fières à défendre un homme malheureux,
et par le plaisir de se placer ainsi plus en contraste
avec ces écrivains et ces orateurs qui, prosternés
hier devant lui , ne cessent de l'injurier à présent,
en se faisant bien rendre compte, j'imagine, de la
hauteur des rochers qui le renferment. Mais on ne
peut se taire sur Bonaparte , lors même qu'il est
malheureux, parce que sa doctrine politique règne
encore dans l'esprit de ses ennemis comme de ses
partisans. Car, de tout l'héritage de sa terrible
puissance, il ne reste au genre humain que la con-
naissance funeste de quelques secrets de plus dans
l'art de la tyrannie.
«»ft«B«««««
24r,
COKSlDERÂTIOr^S
CINQUIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER.
2)e ce qui constitue la royauté légitime.
Ea considérant la royauté, comme toutes les
institutions doivent être jugées , sous le rapport du
bonheur et de la dignité des nations , je dirai d'une
manière générale , et en respectant les exceptions ,
que les princes des anciennes familles conviennent
beaucoup mieux au bien de l'État que les princes
parvenus. Ils ont d'ordinaire des talents moins re-
marquables , mais leur disposition est plus paci-
fique ; ils ont plus de préjugés , mais moins d'am-
bition; ils sont moins étonnés du pouvoir, puisque,
dès leur enfance , on leur a dit qu'ils y étaient des-
tinés ; et ils ne craignent pas autant de le perdre ,
ce qui les rend moins soupçonneux et moins in-
quiets. Leur manière d'être est plus simple, parce
qu'ils n'ont pas besoin de recourir à des moyens
factices pour imposer, et qu'ils n'ont rien de nou-
veau à conquérir en fait de respect : les habitudes
et les traditions leur servent de guides. Enfin,
l'éclat extérieur, attribut nécessaire de la royauté,
paraît convenable quand il s'agit de princes dont
les aïeux , depuis des siècles , ont été placés à la
même hauteur de rang. Lorsqu'un homme , le pre-
mier de sa famille, est élevé tout à coup à la di-
gnité suprême , il lui faut le prestige de la gloire
pour faire disparaître le contraste entre la pompe
royale et son état précédent de simple particulier.
Or , la gloire propre à inspirer le respect que les
hommes accordent volontairement à une ancienne
prééminence, ne saurait .être acquise que par des
exploits militaires ; et l'on sait quel caractère les
grands capitaines, les conquérants portent presque
toujours dans les affaires civiles.
D'ailleurs, l'hérédité dans les monarchies est
indispensable au repos, je dirai même à la morale
et aux progrès de l'esprit humain. La royauté élec-
tive ouvre un vaste champ à l'ambition : les fac-
I Nous croyons devoir rappeler ici qu'une partie du troi-
sième volume de cet ouvrage n'a point été revue par madame
de Staël. Quelques-uns des chapitres que l'on va lire paraî-
tront peut-être incomplets ; mais nous avons considéré comme
un devoir de publier le manuscrit dans l'état ou nous l'avons
trouvé, sans nous permettre d'ajouter quoi que ce soit au
tra\ ail de l'auteur.
Nous devons faire observer aussi que cette portion de l'ou-
vrage a été écrite au commencement de l'année 1816, et qu'il
est par conséquent essentiel de rapporter à cette époque les
jugements énoncés par l'auteur, soit en blâme, soit en éloge.
( Xotc iks cdileia-s de I8!8.)
lions qui en résultent infailliblement finissent par
corrompre les cœurs , et détournent la pensée de
toute occupation qui n'a pas l'intérêt du lendemain
pour objet. Mais les prérogatives accordées à la
naissance, soit pour fonder la noblesse, soit pour
fixer la succession au trône dans une seule famille ,
ont besoin d'être confirmées par le temps ; elles
diffèrent à cet égard des droits naturels , indépen-
dants de toute sanction conventionnelle. Le prin-
cipe de l'hérédité est donc mieux établi dans les
anciennes dynasties. Mais, afin que ce psincipe ne
devienne pas contraire à la raison , et au bien gé-
néral , en faveur duquel il a été admis , il doit être
indissolublement lié à l'empire des lois. Car, s'il
fallait que des millions d'hommes fussent dominés
par un seul , au gré de ses volontés ou de ses ca-
prices, encore vaudrait-il mieux que cet homme
eût du génie; ce qui est plus probable lorsqu'on a
recours au choix , que lorsqu'on s'attache au hasard
de la naissance.
Nulle part l'hérédité n'est plus solidement établie
qu'en Angleterre, bien que le peuple anglais ait
rejeté la légitimité fondée sur le droit divin , pour
y substituer l'hérédité consacrée par le gouverne-
ment représentatif. Tous les gens de bon sens com-
prennent très-bien comment, en vertu des lois
faites par les délégués du peuple, et acceptées par
le monarque, il convient aux nations, qui sont
aussi héréditaires et mêmes légitimes, de reconnaî-
tre une dynastie appelée au trône par droit de pri-
mogéniture. Si l'on fondait au contraire le pouvoir
royal sur la doctrine que toute puissance vient de
Dieu, rien ne serait plus favorable à l'usurpation;
car ce n'est pas la puissance qui manque d'ordi-
naire aux usurpateurs : aussi les mêmes hommes
qui ont encensé Bonaparte se prononcent -ils au-
jourd'hui pour le droit divin. Toute leur théorie se
borne à dire que la force est la force , et qu'ils ea
sont les grands prêtres; nous demandons un autre
culte et d'autres desservants , et nous croyons
qu'alors seulement la monarchie sera stable.
Un changement de dynastie , même légalement
prononcé, n'a jamais eu lieu que dans les pays où
le gouvernement qu'on renversait était arbitraire;
car, le caractère personnel du souverain faisant
alors le sort des peuples , il a bien fallu , comme
on l'a souvent vu dans l'iiistoire, déposséder ceux
qui n'étaient pas en état de gouverner ; tandis que
sous nos yeux le respectable monarque de l'Angle-
terre a longtemps régné, bien que ses facultés
fussent troublées , parce qu'un ministère respon-
sable permettait de retarder la résolution de pro-
clamer la régence. Ainsi, d'une part, le gouverne-
SUR LA REVOLUTION FRANÇ/LISE.
^47
ment représentatif inspire plus de respect pour le
souverain à ceux qui ne veulent pas qu'on trans-
forme en dogmes les affaires de ce monde , de
peur qu'on ne prenne le nom de Dieu en vain ; et
de l'autre , les souverains consciencieux n'ont pas
à craindre que tout le salut de l'État ne repose sur
leur seule tête.
La légitimité , telle qu'on l'a proclamée nouvel-
lement, est donc tout à fait inséparable des limites
constitutionnelles. Que les limites qui existaient
anciennement en France aient été insuffisantes
pour opposer une barrière efficace aux empiéte-
ments du pouvoir , qu'elles aient été graduellement
enfreintes et oblitérées , peu importe : elles de-
vraient commencer d'aujourd'hui , quand on ne
pourrait pas prouver leur antique origine.
On est honteux de remonter aux titres de l'his-
toire, pour prouver qu'une chose aussi absurde
qu'injuste ne doit être ni adoptée, ni maintenue.
On n'a point allégué en faveur de l'esclavage les
quatre mille ans de sa durée ; le servage qui lui a
succédé n'a pas paru plus équitable , pour avoir
duré plus de dix siècles ; la traite des nègres n'a
point été défendue comme une ancienne institution
de nos pères. L'inquisition et la torture, qui sont
de plus vieille date, ont été, j'en conviens, réta-
blies dans un État de l'Europe; mais je n'imagine
pas que ce soit avec l'approbation des défenseurs
mêmes de tout ce qui a jadis existé. Il serait cu-
rieux de savoir à laquelle des générations de nos
I pères l'infaillibilité a été accordée. Quel est ce
temps passé qui doit servir de modèle au temps
actuel , et dont on ne peut se départir d'une ligne
sans tomber dans des innovations pernicieuses ? Si
tout changement , quelle que soit son influence sur
le bien général et les progrès du genre humain, est
condanmable, uniquement parce que c'est un chan-
gement, il sera facile d'opposer à l'ancien ordre de
choses que vous invoquez , un autre ordre de choses
plus ancien qu'il a remplacé. Ainsi , les pères de
ceux de vos aïeux auxquels vous voulez vous ar-
rêter , et les pères de ces pères auraient eu à se
plaindre de leurs fils et de leurs petits-fils, comme
I d'une jeunesse turbulente, acharnée à renverser
leurs sages institutions. Enfin , quelle est la créa-
ture humaine douée de son bon sens , qui puisse
prétendre que le changement des mœurs et des
idées ne doive pas en amener un dans les institu-
! tions? Faudra-t-il donc toujours gouverner à trois
' cents ans en arrière? ou un nouveau Josué com-
mandera-t-il au soleil de s'arrêter? Non, dira-t-on ,
, il y a des choses qui doivent changer, mais il faut
que le gouvernement soit immuable. Si l'on vou-
lait mettre en système les révolutions , on ne pour-
rait pas mieux s'y prendre. Car, si le gouvernement
d'un pays ne veut participer en rien à la marche
des choses et des hommes , il sera nécessairement
brisé par elle. Est-ce de sang-froid qu'on peut dis-
cuter si les formes des gouvernements d'aujour-
d'hui doivent être en accord avec les besoins de Ig
génération présente, ou de celles qui n'existent
plus ? si c'est dans les antiquités obscures et con-
testées de l'histoire qu'un homme d'État doit cher-
cher la règle de sa conduite, ou si cet homme
doit avoir le génie et la fermeté de M. Pitt , savoir
où est la puissance, oii tend l'opinion, où l'on
peut prendre son point d'appui pour agir sur la
nation? Car sans la nation on ne peut rien , et avec
elle on peut tout , excepté ce qui tend à l'avilir
elle-même : les baïonnettes servent seules à ce
triste but. En recourant à l'histoire du passé,
comme à la loi et aux prophètes , il arrive en effet
à l'histoire ce qui est arrivé à la loi et aux pro-
phètes : elle devient le sujet d'une guerre d'inter-
prétation interminable. S'agit - il aujourd'hui de
savoir , d'après les diplômes du temps , si un roi
méchant , Philippe le Bel , ou un roi fou , Charles VI ,
ont eu des ministres qui , en leur nom , aient per-
mis à la nation d'être quelque chose? Au reste,
les faits de l'histoire de France , bien loin de servir
d'appui à la doctrine que nous combattons, con-
firment l'existence d'un pacte primitif entre la
nation et les rois , autant que la raison humaine en
démontre la nécessité. Je crois avoir prouvé qu'en
Europe, comme en France, ce qui est ancien,
c'est la liberté ; ce qui est moderne , c'est le des-
potisme; et que ces défenseurs des droits des na-
tions qu'on se plaît à représenter comme des no-
vateurs, n'ont pas cessé d'invoquer le passé.
Quand cette vérité ne serait pas évidente , il n'en
résulterait qu'un devoir plus pressant d'inaugurer
le règne de la justice qui n'aurait pas encore été
mis en vigueur. Mais les principes de liberté sont
tellement gravés dans le cœur de l'homme, que,
si l'histoire de tous les gouvernements offre le
tableau des efforts du pouvoir pour envahir, elle
présente aussi celui de la lutte des peuples contre
ces efforts.
CHAPITRE IL
De la doctrine politique de quelques émigrés
français et de leurs adhérents.
Les opposants à la révolution de France, en
1789, nobles, prêtres et magistrats, ne se lassaient
pas de répéter qu'aucun changement dans le gou»
17
248
C0NSÏDER4TI0NS
vernement n'était nécessaire , parce que les corps
intermédiaires existant alors suffisaient pour pré-
venir le despotisme ; et maintenant ils proclament
le despotisme comme le rétablissement de l'ancien
régime. Cette inconséquence dans les principes est
une conséquence dans les intérêts. Quand les pri-
vilégiés servaient de limites à l'autorité des rois ,
ils étaient contre le pouvoir arbitraire de la cou-
ronne ; mais , depuis que la nation a su se mettre
à la place des privilégiés, ils se sont ralliés à la
prérogative royale, et veulent faire considérer
toute opposition constitutionnelle , et toute liberté
politique, comme une rébellion.
Ils fondent la puissance des rois sur le droit di-
vin : absurde doctrine qui a perdu les Stuarts, et
que dès lors même leurs adhérents les plus éclairés
repoussaient en leur nom, craignant de leur fer-
mer à jamais l'entrée de l'Angleterre. Lord Ers-
kine , dans son admirable plaidoyer en faveur du
doyen de Saint-Asaph, sur une question de liberté
de la presse, cite d'abord le traité de Locke, con-
cernant la question du droit divin et de l'obéissance
passive, dans lequel ce célèbre philosophe déclare
positivement que tout agent de l'autorité royale qui
dépasse la latitude accordée par la loi , doit être
considéré comme l'instrument de la tyrannie, et
que, sous ce rapport , il est permis de lui fermer sa
maison , et de le repousser par la force , comme
si l'on était attaqué par un brigand ou par un pi-
rate. Locke se fait à lui-même l'objection tant ré-
pétée, qu'une telle doctrine répandue parmi les
peuples peut encourager les insurrections. « Il
« n'existe aucune vérité , dit-il , qui ne puisse con-
« duire à l'erreur , ni aucun remède qui ne puisse
« devenir un poison. Il n'est aucun des dons que
« nous tenons de la bonté de Dieu dont nous puis-
« sions faire usage , si l'abus qui en est possible
« devait nous en priver. On n'aurait pas dû publier
«les Évangiles; car, bien qu'ils soient le fonde-
« ment de toutes les obligations morales qui unis-
« sent les hommes en société , cependant la con-
« naissance imparfaite et l'étude mal entendue de
« ces saintes paroles a conduit beaucoup d'hommes
« à la folie. Les armes nécessaires à la défense
« peuvent servir à la vengeance et au meurtre. Le
«feu qui nous réchauffe expose à l'incendie; les
« médicaments qui nous guérissent peuvent nous
« donner la mort. Enfin on ne pourrait éclairer les
« hommes sur aucun point de gouvernement , on
« ne pourrait profiter d'aucune des leçons de l'his-
«toire, si les excès auxquels les faux raisonne-
« ments peuvent porter, étaient toujours présentés
K comme un motif pour interdire la pensée.
« Les sentiments de M. Locke , dit lord Erskine,
« ont été publiés trois ans après l'avènement du
« roi Guillaume au trône d'Angleterre , et lorsque
« ce monarque avait élevé l'auteur à un rang émi-
« nent dans l'État. Mais Bolingbroke , non moins
« célèbre que Locke dans la république des lettres
« et sur le théâtre du monde , s'exprime de même
« sur cette question. Lui qui s'était armé pour
«faire remonter Jacques II sur le trône, il atta-
« chait beaucoup de prix à justifier les jacobites
« de ce qu'il considérait comme une dangereuse
« calomnie; l'imputation de vouloir fonder les pré-
K tentions de Jacques II sur le droit divin, et non sur
« la constitution de l'Angleterre. Et c'est du con-
!( tinent , où il était exilé par la maison d'Hanovre,
« qu'il écrivait ce qu'on va lire. Le devoir des peu-
« pies, dit Bolingbroke, est maintenant si claire-
« ment établi , qu'aucun homme ne peut ignoret
« les circonstances dans lesquelles il doit obéir ,
« et celles où il doit résister. La conscience n'a
« plus à lutter avec la raison. Nous savons que
« nous devons défendre la couronne aux dépens
« de notre fortune et de notre vie , si la couronne
« nous protège et ne s'écarte point des limites assi-
« gnées par les lois ; mais nous savons de même
«que, si elle les excède, nous devons lui ré-
« sister. »
Je remarquerai , en passant , que ce droit divin ,
depuis longtemps réfuté en Angleterre, se sou-
tient en France par une équivoque. On objecte la
formule : Par la grâce de Dieu, roi de France
et de Navarre. Ces paroles si souvent répétées ,
que les rois tiennent leur couronne de Dieu et de
leur épée, avaient pour but de s'affranchir des
prétentions que formaient les papes au droit de
destituer ou de couronner les rois. Les empereurs
d'Allemagne, qui étaient très - incontestablement
élus , s'intitulaient également empereurs par la
grâce de Dieu. Les rois de France qui , en vertu
du régime féodal , rendaient hommage pour telle
province, ne faisaient pas moins usage de cette
formule; et les princes et les évoques, jusqu'aux
plus petits feudataires, s'intitulaient seigneurs et
prélats par la grâce de Dieu. Le roi d'Angleterre
emploie aujourd'hui la même formule qui n'est j
dans le fait qu'une expression d'humilité chré-
tienne ; et cependant une loi positive de l'Angle-
terre déclare coupable de haute trahison quiconque
soutiendrait le droit divin. Il en est de ces prétendus
privilèges du despotisme, qui ne peut jamais en
avoir d'autres que ceux de la force, comme du
passage de saint Paul : Respectez les puissances
de la terre, car tout pouvoir vient de Dieu. Bo-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
249
naparte a beaucoup insisté sur l'autorité de cet
apôtre. Il a fait prêcher ce texte à tout le clergé de
France et de Belgique ; et , en effet, on ne pouvait
refuser à Bonaparte le titre de puissant de la
terre. Mais que voulait dire saint Paul, si ce n'est
que les chrétiens ne devaient pas s'immiscer dans
les factions politiques de son temps ? Prétendrait-
on que saint Paul a voulu justifier la tyrannie ?
n'a-t-il pas résisté lui-même aux ordres émanés de
Kéron , en préchant la religion chrétienne ? et les
martyrs obéissaient -ils à la défense qui leur
était faite par les empereurs , de professer leur
culte ? Saint Pierre appelle , avec raison , les gou-
vernements un ordre humain. 11 n'est aucune
question, ni de morale, ni de politique , dans la-
quelle il faille admettre ce qu'on appelle l'au-
torité. La conscience des hommes est en eux
une révélation perpétuelle , et leur raison un fait
inaltérable. Ce qui fait l'essence delà religion chré-
tienne , c'est l'accord de nos sentiments intimes
avec les paroles de Jésus-Christ. Ce qui constitue
la société, ce sont les principes de la justice, dif-
féremment appliqués , mais toujours reconnus
. pour la base du pouvoir et des lois.
Les nobles, comme nous l'avons montré dans
le cours de eet ouvrage , avaient passé , sous Ri-
chelieu , de l'état de vassaux indépendants à celui
de courtisans. On dirait que le changement même
des costumes annonçait celui des caractères. Sous
Henri IV, l'habit français avait quelque chose de
chevaleresque; mais les grandes perruques et cet
. habit si sédentaire et si affecté que l'on portait à
la cour de Louis XIV, n'ont commencé que sous
Louis XIII. Pendant la jeunesse de Louis XIV, le
. mouvement de la Fronde a encore développé quel-
que énergie ; mais depuis sa vieillesse , sous la ré-
gence et pendant le règne de Louis XV, peut-on
citer un homme public qui mérite un nom dans
I l'histoire ? Quelles intrigues de cour ont occupé
I les grands seigneurs ! et dans quel état d'ignorance
et de frivolité la révolution n'a-t-elle pas trouvé
la plupart d'entre eux !
i J'ai parlé de l'émigration , de ses motifs et de
: ses conséquences. Parmi les gentilshommes qui
embrassèrent ce parti , quelques - uns sont restés
constamment hors de France, et ont suivi la fa-
mille royale avec une fidélité digne d'éloges. Le
, plus grand nombre est rentré sous Bonaparte, et
I beaucoup d'entre eux se sont confirmés à son école
dans la doctrine de l'obéissance passive , dont ils
ont fait l'essai le plus scrupuleux avec celui qu'ils
^ devaient considérer comme un usurpateur. Que les
émigrés puissent être justement aigris par la vente
de leurs biens , je le conçois ; cette confiscation
est infiniment moins justifiable que la vente très-
légale des biens ecclésiastiques. Mais faut- il faire/,
porter ce ressentiment, d'ailleurs fort naturel , sur
tout le bon sens dont l'espèce humaine est en pos-
session dans ce monde ? On dirait que les progrès
du siècle , et l'exemple de l'Angleterre, et la con-
naissance même de l'état actuel de la France ,
sont si loin de leur esprit, qu'ils seraient tentés,
je crois , de supprimer le mot de nation de la lan-
gue, comme un terme révolutionnaire. Ne vaudrait-
il pas mieux, même comme calcul , se rapprocher
franchement de tous les principes qui sont d'accord
avec la dignité de l'homme 1 Quels prosélytes peu-
vent-ils gagner avec cette doctrine ah irato, sans
autre base que l'intérêt personnel ? Ils veulent un
roi absolu , xme religion exclusive et des prêtres
intolérants , une noblesse de cour , fondée sur la
généalogie, un tiers état affranchi de temps en
temps par des lettres de noblesse , un peuple igno-
rant et sans aucun droit, une armée purement
machine, des ministres sans responsabilité, point
de liberté de la presse, point de jurés, point de
liberté civile , mais â^ espions de police, et des
journaux à gages , pour vanter cette œuvTe de té-
nèbres. Ils veulent un roi dont l'autorité soit sans
bornes , pour qu'il puisse leur rendre tous les pri-
vilèges qu'ils ont perdus , et que jamais les députés
de la nation, quels qu'ils soient, ne consentiraient
à restituer. Ils veulent que la religion catholique
soit seule permise dans l'État : les uns, parce
qu'ils se flattent de recouvrer ainsi les biens de
l'Église ; les autres , parce qu'ils espèrent trouver
dans certains ordres religieux des auxiliaires zélés
du despotisme. Le clergé a lutté jadis contre les
rois de France , pour soutenir l'autorité de Home ;
mais maintenant tous les privilégiés font ligue en-
tre eux. Il n'y a que la nation qui n'ait d'autre ap-
pui qu'elle-même. Ils veulent un tiers état qui ne
puisse occuper aucun emploi élevé, pour que ces
emplois soient tous réservés aux nobles. Ils veu-
lent que le peuple ne reçoive point d'instruction ,
pour en faire un troupeau d'autant plus facile à
conduire. Ils veulent une armée dont les officiers
fusillent, arrêtent et dénoncent, et soient plus
ennemis de leurs concitoyens que des étrangers.
Car, pour refaire l'ancien régime en France,
moins la gloire d'une part, et ce qu'il y avait de
liberté de l'autre, moins l'habitude du passé qui
est rompue, et en opposition avec l'attachement
invincible au nouvel ordre de choses, il faut une
force étrangère à la nation , pour la comprimer
sans cesse. Ils ne veulent point de jurés, parce
17.
250
CONSIDERATIONS
qu'ils souhaitent le rétablissement des anciens
parlements du royaume. Mais , outre que ces par-
lements n'ont pu prévenir jadis , malgré leurs ho-
norables efforts , ni les jugements arbitraires , ni
\J les lettres de cachet, ni les impôts établis en dé-
pit de leurs remontrances , ils seraient dans le cas
des autres privilèges; ils n'auraient plus leur an-
cien esprit de résistance aux 'ehipiétements des
ministres. Étant rétablis contre le vœu de la na-
tion, et seulement par la volonté du trône, com-
ment s'opposeraient-ils aux rois, qui pourraient
leur dire : Si nous cessons de vous soutenir , la
nation, qui ne veut plus de vous, vous renver-
sera 'i Enfin , pour maintenir le système qui a le
vœu public contre lui , il faut pouvoir arrêter qui
l'on veut, et accorder aux ministres la faculté
d'emprisonner sans jugement , et d'empêcher qu'on
n'imprime une ligne pour se plaindre. L'ordre so-
cial ainsi conçu serait le fléau du grand nombre ,
et la proie de quelques-uns. Henri IV en serait
aussi révolté que Franklin ; et il n'est aucun temps
de l'histoire de France assez reculé pour y trouver
rien de semblable à cette barbarie. Faut-il qu'à
une époque où toute l'Europe semble marcher
vers une amélioration graduelle, on prétende se
servir de la juste horreur qu'inspirent quelques an-
nées de la révolution, pour constituer l'oppression
et l'avilissement chez une nation naguère invin-
cible ?
Tels sont les principes de gouvernement déve-
loppés dans une foule d'écrits des émigrés et de
leurs adhérents; ou plutôt telles sont les consé-
quences de cet égoïsme de corps ; car on ne peut
pas donner le nom de principes à cette théorie qui
interdit la réfutation, et ne soutient pas la lu-
mière. La situation des émigrés leur dicte les opi-
nions qu'ils proclament , et voilà pourquoi la
France a toujours redouté que le pouvoir fût entre
leurs mains. Ce n'est point l'ancienne dynastie
qui lui inspire aucun éloignement , c'est le parti
qui veut régner sous son nom. Quand les émigrés
ont été rappelés par Bonaparte , il pouvait les con-
tenir , et l'on ne s'est point aperçu de leur in-
fluence. Mais comme ils se disent exclusivement les
défenseurs des Bourbons, on a craint que la re-
connaissance de cette famille envers eux ne pût
l'entraîner à remettre l'autorité militaire et civile
à ceux contre lesquels la nation avait combattu
pendant vingt-cinq ans , et qu'elle avait toujours
vus dans les rangs des armées ennemies. Ce ne
sont point non plus les individus composant le
parti des émigrés qui déplaisent aux Français ; res-
tés en France ils se sont mêlés avec eux dans les
camps et même dans la cour de Bonaparte Maïs
comme la doctrine politique des émigrés est con-
traire au bien de la nation , aux droits pour les-
quels deux millions d'hommes ont péri sur le
champ de bataille , aux droits pour lesquels , ce
qui est plus douloureux encore , des forfaits com-
mis au nom de la liberté sont retombés sur la
France , la nation ne pliera jamais volontairement
sous le joug des opinions émigrées ; et c'est la
crainte de s'y voir contrainte qui l'a empêchée de
prendre part au rappel des anciens princes. La
charte constitutionnelle, en garantissant les bons
principes de la révolution, est le palladium du
trône et de la patrie.
CHAPITRE III.
Des circonstances qui rendent le gouvernement
représentatif jAus nécessaire maintenant en
France que partout ailleurs.
Le ressentiment de ceux qui ont beaucoup souf-
fert par la révolution et qui ne peuvent se flatter
de recouvrer leurs privilèges que par l'intolérance
de la religion et le despotisme de la couronne, est,
comme nous venons de le dire , le plus grand dan-
ger que la France puisse courir. Son bonheur et sa
gloire consistent dans un traité entre les deux par-
tis, dont la charte constitutionnelle soit la base.
Car, outre que la prospérité de la France repose
sur les avantages que la masse de la nation a ac-
quis en 1789 , je ne sais pas ce qui serait plus hu-
miliant pour les Français, que d'être renvoyés dans
la servitude, comme des enfants qu'il faut chStier.
Deux grands faits historiques peuvent se com-
parer, à quelques égards, à la restauration en
France : le retour des Stuarts en Angleterre , et
l'avènement de Henri IV. Examinons d'abord le
plus moderne de ces événements ; nous retourne-
rons ensuite au second, qui concerne de plus près
la France.
Charles II fut rappelé en Angleterre après les
crimes des révolutionnaires et le despotisme de
Cromwell; la réaction que produisent toujours sur
le vulgaire les forfaits commis sous prétexte d'une i
belle cause, comprima l'élan du peuple anglais vers
la liberté. Ce fut la nation presque entière qui , re-
présentée par son parlement , redemanda Charles II;
ce fut l'armée anglaise qui le proclama : aucun sol-
dat étranger ne se mêla de cette restauration, et,
sous ce rapport, Charles II se trouva dans une si-
tuation beaucoup meilleure que celle des princes
français. Mais , comme il y avait en Angleterre un
parlement déjà établi , le fils de Charles I" ne fut
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
25 ï
point dans le cas d'accepter ni de donner une charte
nouvelle. Le débat entre lui et le parti qui avait
fait la révolution porta sur les querelles religieu-
ses : la nation anglaise voulait la réformation , et
considérait la religion catholique comme inconci-
liable avec la liberté. Charles II fut donc obligé de se
dire protestant : mais comme il professait au fond
du cœur une autre croyance , pendant tout son règne
il rusa constamment avec l'opinion ; et lorsque son
frère , qui avait plus de violence de caractère , permit
toutes les atrocités que le nom de Jefferies nous re-
trace , la nation sentit la nécessité d'avoir pour chef
un prince qui filt roi par la liberté, au lieu d'être roi
malgré elle; et plus tard l'on porta l'acte qui ex-
cluait de la succession au trône tout prince papiste ,
ou qui aurait épousé une princesse de cette religion.
Le principe de cet acte était de maintenir l'héré-
dité, en ne cherchant pas un souverain au hasard,
mais d'exclure formellement celui qui n'adopterait
pas le culte politique et religieux de la majorité
de l'Angleterre. Le serment prononcé par Guil-
laume III, et depuis par tous ses successeurs,
constate le contrat entre la nation et le roi ; et ,
comme je l'ai déjà dit, une loi d'Angleterre déclare
coupable de haute trahison quiconque soutiendrait
le droit divin, c'est-à-dire, la doctrine par laquelle
un roi possède une nation comme un seigneur une
ferme , les bestiaux et les peuples étant placés sur
la même ligne, et n'ayant pas plus les uns que les
autres le droit d'influer sur leur sort. Lorsque les
Anglais accueillirent avec transport l'ancienne dy-
nastie, ils espéraient qu'elle adopterait une doctrine
nouvelle, et, les héritiers directs s'y refusant, les
amis de la liberté se rallièrent à celui qui se sou-
mit à la condition sans laquelle il n'y avait pas de
légitimité. La révolution de France , jusqu'à la chute
de Bonaparte , ressemble beaucoup à celle d'Angle-
terre. Le rapprochement avec la guerre de la Ligue
et l'avènement de Henri IV est moins frappant;
mais, en revanche, nous le dirons avec plaisir,
l'esprit et le caractère de Louis XVIII rappellent
bien plus Henri IV que Charles IL
A ne considérer l'abjuration de Henri IV que
sous le rapport de son influence politique, c'était
un acte par lequel il adoptait l'opinion de la majo-
rité des Français. L'édit de Nantes aussi peut se
comparer à la déclaration du 2 mai de Louis XVIII;
ce sage traité entre les deux partis les apaisa pen-
dant la vie de Henri IV. En citant ces deux épo-
ques si différentes , et sur lesquelles on peut disputer
longtemps , car les droits seuls sont incontestables,
tandis que les faits donnent souvent lieu à des
interprétations diverses, j'ai voulu uniquement
démontrer ce que l'histoire et la raison confir-
ment; c'est qu'après de grandes commotions dans
l'État, un souverain ne peut reprendre les rênes
du gouvernement qu'autant qu'il adopte sincère-
ment l'opinion dominante dans son pays , tout en
cherchant à rendre les sacrifices de la minorité
moins pénibles. Un roi doit, comme Henri IV,
renoncer jusqu'à un certain point à ceux même
qui l'ont servi dans son adversité, parce que, si
Louis XIV était coupable , en prononçant ces fa-
meuses paroles : VÈtat, c'est moi, Thomme de
bien sur le trône doit dire, au contraire : Moi,
c'est l'État.
La masse du peuple n'a pas cessé , depuis la ré-
volution , de craindre l'ascendant des anciens pri-
vilégiés ; d'ailleurs , comme les princes étaient
absents depuis vingt-trois ans, la nation ne les
connaissait pas; et les troupes étrangères, en 1814,
ont traversé la France sans entendre exprimer ni
un regret pour Bonaparte, ni un désir prononcé
pour aucune forme de gouvernement. Ce fut donc
une combinaison politique, et non un mouvement
populaire, qui rétablit l'ancienne dynastie en France ;
et si les Stuarts , rappelés par la nation sans aucun
secours étranger, et soutenus par une noblesse
qui n'avait jamais émigré , se perdirent en voulant
s'appuyer sur le droit divin , combien n'était-il pas
plus nécessaire à la maison de Bourbon de refaire
un pacte avec la France , afin d'adoucir l'amertume
que doit causer à un peuple fier l'influence des
étrangers sur son gouvernement intérieur ! Il fal-
lait donc qu'un appel à la nation sanctionnât ce
que la force avait établi. Telle a été, comme nous
allons le voir, l'opinion d'un homme, l'empereur
Alexandre , qui , bien que souverain tout-puissant ,
est assez supérieur d'esprit et d'âme pour avoir ,
comme les simples particuliers, des jaloux et des
-«nvieux. Louis XVIII , par sa charte constitution-
nelle, et surtout par la sagesse de sa déclaration
du 2 mai, par son étonnante instruction et la
grâce imposante de ses manières, suppléa sous
beaucoup de rapports à ce qui manquait à l'inau-
guration populaire de son retour. Mais nous pen-
sons toujours , et nous allons développer les motifs
de cette opinion, que Bonaparte n'eût point été
accueilli en moins d'une année par un parti consi-
dérable, si les ministres du roi avaient franche-
ment établi le gouvernement représentatif et les
principes de la charte en France , et si l'intérêt de
la liberté constitutionnelle eût remplacé celui de la
gloire militaire.
252
C01NSIDERA.TI0I\S
CHAPITRE IV.
De Ventrée des alliés à Paris , et des divers partis
qui existaient alors en France.
Les quatre grandes puissances, l'Angleterre,
l'Autriche , la Russie et la Prusse , qui se coalisè-
rent en 1813 pour repousser les agressions de
Wapoléon , ne s'étaient jamais réunies jusqu'alors ;
et nul État continental ne saurait résister à une
telle force. Peut-être la nation française aurait-elle
encore été capable de se défendre, avant que le
despotisme eût comprimé tout ce qu'elle avait
d'énergie ; mais comme il ne restait que des soldats
en France, armée contre armée, le nombre était
entièrement, et sans nulle proportion, à l'avan-
tage des étrangers. Les souverains qui conduisaient
ces troupes de ligne et ces milices volontaires,
formant près de huit cent mille hommes, montrè-
rent une bravoure qui leur donne des droits inef-
façables à l'attachement de leurs peuples ; mais il
faut distinguer toutefois, parmi ces grands per-
sonnages, l'empereur de Russie, qui a le plus
éminemment contribué aux succès de la coalition
de 1813.
Loin que le mérite de l'empereur Alexandre soit
exagéré par la flatterie, je dirais presque qu'on ne
lui rend pas encore assez de justice, parce qu'il
subit , comme tous les amis de la liberté , la défa-
veur attachée à cette opinion , dans ce qu'on ap-
pelle la bonne compagnie européenne. On ne se
lasse point d'attribuer sa manière de voir en poli-
tique à des calculs personnels , comme si de nos
jours les sentiments désintéressés ne pouvaient
plus entrer dans le cœur humain. Sans doute, il
importe beaucoup à la Russie que la France ne
soit pas écrasée ; et la France ne peut se relever
qu'à l'aide d'un gouvernement constitutionnel sou-
tenu par l'assentiment de la nation. Mais l'empe-
reur Alexandre s'est-il livré à des pensées égoïstes,
lorsqu'il a donné à la partie de la Pologne qu'il a
acquise par les derniers traités, les droits que la
raison humaine réclame maintenant de toutes
parts ? On voudrait lui reprocher l'admiration qu'il
a témoignée pendant quelque temps à Ronaparte;
mais n'était-il pas naturel que de grands talents
militaires éblouissent un jeune souverain guer-
rier? Pouvait -il, à la distance où il était de la
France, pénétrer comme nous les ruses dont Bo-
naparte se servait souvent, de préférence même à
tous ses autres moyens? Quand l'empereur Alexan-
dre a bien connu l'ennemi qu'il avait à combattre,
quelle résistance ne lui a-t-il pas opposée ! L'une
de ses capitales étant conquise, il a refusé la paix
que Napoléon lui offrait avec une instance extrême,
Après que les troupes de Bonaparte furent re-
poussées de la Russie , il porta toutes les siennes
en Allemagne , pour aider à la délivrance de ce
pays ; et, lorsque le souvenir de la force des Fran-
çais faisait hésiter encore sur le plan de campa-
gne qu'on devait suivre , l'empereur Alexandre dé-
cida qu'il fallait marcher sur Paris; or, c'est à la
hardiesse de cette résolution que se rattachent
tous les succès de l'Europe. 11 m'en coûterait, je
l'avoue, de rendre hommage à cet acte de vo-
lonté, si l'empereur Alexandre, en 1814, ne s'é-
tait pas conduit généreusement pour la France, et
si, dans les conseils qu'il a donnés, il n'avait pas
constamment respecté l'honneur et la liberté de la
nation. Le côté libéral dans chaque occasion est
toujours celui qu'il a soutenu; et, s'il ne l'a pas
fait triompher autant qu'on aurait pu le souhai-
ter, ne doit -on pas au moins s'étonner qu'un tel
instinct de ce qui est beau , qu'un tel amour pour
ce qui est juste, soit né dans son cœur, comme
une fleur du ciel, au milieu de tant d'obstacles?
J'ai eu l'honneur de causer plusieurs fois avec
l'empereur Alexandre, à Saint-Pétersbourg et à
Paris, au moment de ses revers, au moment de
son triomphe. Également simple, également calme
dans l'une et l'autre situation, son esprit fin, juste
et sage-, ne s'est jamais démenti. Sa conversation
n'a point de rapport avec ce qu'on appelle d'ordi-
naire une conversation officielle; nulle question
insignifiante , nul embarras réciproque, ne con-
damnent ceux qui l'approchent à ces propos chi-
nois , s'il est permis de s'exprimer ainsi , qui res-
semblent plutôt à des révérences qu'à des paroles.
L'amour de l'humanité inspire à l'empereur Alexan-
dre le besoin de connaître le véritable sentiment
des autres , et de traiter avec ceux qu'il en croit
dignes les grandes vues qui peuvent tendre aux
progrès de l'ordre social. A sa première entrée à
Paris, il s'est entretenu avec des Français de di-
verses opinions , en homme qui peut se mesurer à
découvert avec les autres hommes.
Sa conduite à la guerre est aussi valeureuse
qu'humaine , et de toutes les vies il n'y a que la
sienne qu'il expose sans réflexion. L'on attend
avec raison de lui qu'il se hâtera de faire à son
pays tout le bien que les lumières de ce pays per-
mettent. Mais, quoiqu'il maintienne encore une
grande force armée , on aurait tort de le considé-
rer en Europe comme un monarque ambitieux.
Ses opinions ont plus d'empire sur lui que ses
passions; et ce n'est pas, ce me semble, à des
conquêtes qu'il aspire ; le gouvernement représen-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
253
tatif, la tolérance religieuse, l'amélioration de
l'espèce humaine par la liberté et le christianisme,
ne sont pas à ses yeux des chimères. S'il accom-
plit ses desseins , la postérité lui décernera tous
les honneurs du génie ; mais si les circonstances
dont il est entouré, si la difficulté de trouver des
instruments pour le seconder , ne lui permettent
pas de réaliser ce qu'il souhaite , ceux qui l'auront
connu sauront du moins qu'il avait conçu de gran-
des pensées.
Ce fut à l'époque même de l'invasion de la Rus-
sie par les Français, que l'empereur Alexandre vit
le prince royal de Suède , autrefois le général Ber-
nadotte, dans la ville d'Abo, sur les bords de la
mer Baltique. Bonaparte avait tout essayé pour
engager le prince de Suède à se joindre à lui, dans
son attaque contre la Russie; il lui avait présenté
l'appât de la Finlande, qui avait été enlevée à la
Suède , et que les Suédois regrettaient vivement.
Bernadette, par respect pour la personne d'Alexan-
dre, et par haine contre la tyrannie que Bonaparte
faisait peser sur la France et sur l'Europe, se joi-
gnit à la coalition, et ref-asa les propositions de
Napoléon, qui consistaient au reste, pour la plu-
part, dans la permission accordée à la Suède, de
prendre ou de reprendre tout ce qui lui convien-
drait chez ses voisins ou chez ses alliés.
L'empereur de Russie , dans sa conférence avec
le prince de Suède , lui demanda son avis sur les
moyens qu'on devait employer contre l'invasion
des Français. Bernadette les développa en géné-
ral habile qui avait jadis défendu la France contre
les étrangers , et sa confiance dans le résultat dé-
finitif de la guerre était d'un grand poids. Une
autre circonstance fait beaucoup d'honneur à la
sagacité du prince de Suède. Lorsqu'on vint lui
annoncer que les Français étaient entrés dans
Moscou, les envoyés des puissances à Stockholm,
alors réunis chez lui, étaient consternés; lui seul
déclara fermement qu'à dater de cet événement la
campagne des vainqueurs était manquée; et, s'a-
dressant à l'envoyé d'Autriche, lorsque les trou-
pes de cette puissance faisaient encore partie de
l'armée de Napoléon : « Vous pouvez le mander à
« votre empereur, lui dit-il ; Napoléon est perdu ,
« bien que cette prise de Moscou semble le plus
« grand exploit de sa carrière militaire. » J'étais
près de lui quand il s'exprima ainsi, et j'avoue que
je ne croyais pas entièrement à ses prophéties.
Mais sa grande connaissance de l'art militaire lui
révéla l'événement le plus inattendu pour tous.
Dans les vicissitudes de l'année suivante, le prince
de Suède rendit d'éminents services à la coalition,
soit en se mêlant activement et savamment de la
guerre, dans les moments les plus difficiles, soit
en soutenant l'espoir des alliés lorsque, après les
batailles gagnées en Allemagne par l'armée nou-
velle sortie de terre à la voix de Bonaparte, on
recommençait à croire les Français invincibles.
Néanmoins le prince de Suède a des ennemis en
Europe , parce qu'il n'est point entré en France
avec ses troupes , quand les alliés , après leur
triomphe à Leipsick, passèrent le Rhin et se diri-
gèrent sur Paris. Je crois très-facile de justifier
sa conduite en cette occasion. Si l'avantage de la
Suède avait exigé que la France fût envahie , il
devait, en l'attaquant, oublier qu'il était Français,
puisqu'il avait accepté l'honneur d'être chef d'un
autre État; mais la Suède n'était intéressée qu'à
la délivrance de l'Allemagne; l'assujettissement de
la France même est contraire à la sûreté des États
du Nord. Il était donc permis au général Berna-
dotte de s'arrêter à l'aspect des frontières de son
ancienne patrie, de ne pas porter les armes contre
le pays auquel il devait tout l'éclat de son exis-
tence. On a prétendu qu'il avait eu l'ambition de
succéder à Bonaparte ; nul ne sait ce qu'un homme
ardent peut rêver en fait de gloire ; mais ce qui
est certain, c'est qu'en ne rejoignant pas les alliés
avec ses troupes, il s'ôtait toute chance de succès
par eux. Bernadette a donc uniquement obéi dans
cette circonstance à un sentiment honorable, sans
pouvoir se flatter d'en retirer aucun avantage per-
sonnel.
Une anecdote singulière mérite d'être rapportée
à l'occasion du prince de Suède. Loin que Napo-
léon eût souhaité qu'il fût choisi par la nation sué-
doise , il en était très-mécontent , et Bernadotte
avait raison de craindre qu'il ne le laissât pas sortir
de France. Bernadotte a beaucoup de hardiesse à
la guerre , mais il est prudent dans tout ce qui tient
à la politique; et sachant très-bien sonder le ter-
rain, il ne marche avec force que vers le but dont
la fortune lui ouvre la route. Depuis plusieurs an-
nées, il s'était adroitement maintenu auprès de
l'empereur de France entre la faveur et la disgrâce;
mais , ayant trop d'esprit pour être considéré comme
l'un de ces militaires formés à l'obéissance aveugle,
il était toujours plus ou moins suspect à Napoléon,
qui n'aimait pas à trouver réunis dans le même
homme un sabre et une opinion. Bernadotte, en
racontant à Napoléon comment son élection venait
d'avoir lieu en Suède , le regardait avec ces yeux
noirs et perçants qui donnent à sa physionomie
quelque chose de très-singulier. Bonaparte se pro-
menait à côté de lui , et lui faisait des objections
254
CONSIDERATIONS
que Bernadette réfutait le plus tranquillement qu'il
pouvait, tâchant de cacher la vivacité de son dé-
sir; enfin, après un entretien d'une heure, Napo-
léon lui dit tout à coup : Eh bien, que la destinée
s^ accomplisse! Bernadotte entendit très-vite ces
paroles , mais il se les fît répéter comme s'il ne les
eût pas comprises , pour mieux s'assurer de son
bonheur. Que la destinée s^ accomplisse ! re,à[X en-
core une fois Napoléon; et Bernadotte partit pour
régner sur la Suède. On a pu quelquefois agir en
conversation sur Bonaparte contre son intérêt
même, il y en a des exemples; mais c'est un des
hasards de son caractère sur lequel on ne saurait
compter.
La campagne de Bonaparte contre les alliés,
dans l'hiver de 1814, est généralement reconnue
pour très-belle; et ceux même des Français qu'il
avait proscrits pour toujours, ne pouvaient s'em-
pêcher de souhaiter qu'il parvînt à sauver l'indé-
pendance de leur pays. Quelle combinaison funeste,
et dont l'histoire ne présente point d'exemple! Un
despote défendait alors la cause de la liberté, en
essayant de repousser les étrangers que son ambi-
tion avait attirés sur le sol de la France! 11 ne mé-
ritait pas du ciel l'honneur de réparer le mal qu'il
avait fait. La nation française demeura neutre
dans le grand débat qui décidait de son sort; cette
nation si vive, si véhémente jadis , était réduite en
poussière par quinze ans de tyrannie. Ceux qui
connaissaient le pays savaient bien qu'il restait de
la vie au fond de ces âmes paralysées , et de l'union
au milieu de l'apparente diversité que le méconten-
tement faisait naître. Mais on eût dit que, pendant
son règne , Bonaparte avait couvert les yeux de la
France, comme ceux d'un faucon que l'on tient
dans les ténèbres jusqu'à ce qu'on le lâche sur sa
proie. On ne savait oij était la patrie ; on ne voulait
plus ni de Bonaparte ni d'aucun des gouvernements
dont on prononçait le nom. Les ménagements
mêmes des puissances européennes empêchaient
presque de voir en elles des ennemis., sans qu'il
fût possible cependant de les accueillir comme des
alliés. La France, dans cet état, subit le joug des
étrangers , pour ne s'être pas affranchie elle-même
de celui de Bonaparte : à quels maux n'aurait-elle
pas échappé, si, comme aux premiers jours de la
révolution, elle eût conservé dans son cœur la sainte
horreur du despotisme !
Alexandre entra dans Paris presque seul , sans
garde, sans aucune précaution; le peuple lui sut
gré de cette généreuse confiance ; la foule se pres-
sait autour de son cheval, et les Français, si long-
temps victorieux, ne se sentaient pas encore humi-
liés dans les premiers moments de leur défaite.
Tous les partis espéraient un libérateur dans l'em-
pereur de B.ussie, et certainement il en portait le
désir dans son âme. Il descendit chez M. de Tal-
leyrand , qui , ayant conservé dans toutes les pha-
ses de la révolution la réputation d'un homme de
beaucoup d'esprit, pouvait lui donner des rensei-
gnements certains sur toutes choses. Mais, comme
nous l'avons dit plus haut, M. de Talleyrand con-
sidère la politique comme une manœuvre selon le
vent, et les opinions fixes ne sont nullement à son
usage. Cela s'appelle de l'habileté, et peut-être en
faut-il en effet pour louvoyer ainsi jusqu'à la fin
d'une vie mortelle : mais le sort des États doit être
conduit par des hommes dont les principes soient
invariables; et, dans les temps de troubles surtout ,
la flexibilité, qui semble le comble de l'art, plonge
les affaires publiques dans des difficultés insurmon-
tables. Quoi qu'il en soit, M. de Talleyrand est,
quand il veut plaire, l'homme le plus aimable que
l'ancien régime ait produit; c'est le hasard qui l'a
placé dans les dissensions populaires; il y a porté
les manières des cours ; et cette grâce , qui devait
être suspecte à l'esprit de démocratie, a séduit
souvent des hommes d'une grossière nature, qui
se sentaient pris sans savoir par quels moyens. Les
nations qui veulent être libres, doivent se garder
de choisir de tels défenseurs : ces pauvres nations,
sans armées et sans trésors , n'inspirent de dévoue-
ment qu'à la conscience.
C'était un grand événement pour le monde que
le gouvernement proclamé dans Paris par les sxn
mées victorieuses de l'Europe; quel qu'il fût, on
ne saurait se le dissimuler, les circonstances qui
l'amenaient rendaient sa position très-difficile :
aucun peuple doué de quelque fierté ne peut sup-
porter l'intervention des étrangers dans ses affaires
intérieures , et c'est en vain qu'ils feraient ce qu'il
y a de plus raisonnable et de plus sage, il suffit de
leur influence pour gâter le bonheur même. L'em-
pereur de Russie, qui a le sentiment de l'opinion
publique , fit tout ce qui était en son pouvoir pour
laisser à cette opinion autant de liberté que les cir-
constances le permettaient. L'armée voulait la ré-
gence, dans l'espoir que, sous la minorité du fils
de Napoléon, le même gouvernement et les mêmes
emplois militaires seraient conservés. La nation
souhaitait ce qu'elle souhaitera toujours : le main-
tien des principes constitutionnels. Quelques indi-
vidus croyaient que le duc d'Orléans , homme d'es-
prit, ami sincère de la liberté et soldat de la France
à Jemmapes , servirait de médiateur entre les dif-
férents intérêts; mais il avait alors à peine vécu en
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
255
France , et son nom représentait plutôt un traité
qu'un parti. L'impulsion des souverains devait être
pour l'ancienne dynastie; elle était appelée par le
clergé, les gentilshommes, et les adhérents qu'ils
réunissaient dans quelques départements du Midi
et de l'Ouest. Mais en même temps l'armée ne ren-
fermait presque pas d'officiers ni de soldats élevés
dans l'obéissance envers des princes absents depuis
tant d'années. Les intérêts accumulés par la révo-
lution; la suppression des dîmes et des droits féo-
daux; la vente des biens nationaux; l'anéantisse-
ment des privilèges de la noblesse et du clergé;
tout ce qui fait la richesse et la grandeur de la
niasse du peuple, la rendait nécessairement enne-
mie des partisans de l'ancien régime , qui se pré-
sentaient comme les défenseurs exclusifs de la
famille royale; et jusqu'à ce que la charte consti-
tutionnelle eût prouvé la modération et la sagesse
éclairée de Louis XYIil, il était naturel que le
retour des Bourbons fit craindre tous les incon-
vénients de la restauration des Stuarts en Angle-
terre.
L'empereur Alexandre jugea de toutes les cir-
constances comme l'aurait pu faire un Français
éclairé, et il fut d'avis qu'un pacte devait être
conclu , ou plutôt renouvelé entre la nation et le
roi ; car , si autrefois les barons fixaient les limites
du trône et exigeaient du monarque le maintien
de leurs privilèges, il était juste que la France,
qui ne faisait plus qu'un peuple, eût par ses repré-
sentants le même droit dont jouissaient jadis , et
dont jouissent encore les nobles dans plusieurs
États de l'Europe. D'ailleurs, Louis XVIII n'ayant
pu revenir en France que par l'appui des étrangers,
il importait que cette triste circonstance fût effa-
cée par des garanties volontaires et mutuelles en-
tre les Français et leur roi. La politique, aussi
bien que l'équité, conseillait un tel système; et si
Henri IV, après une longue guerre civile, se sou-
mit à la nécessité d'adopter la croyance de la ma-
jorité des Français , un homme d'autant d'esprit
que Louis XVIII pouvait bien conquérir un royaume
tel que la France , en acceptant la situation du roi
d'Angleterre : elle n'est pas, en vérité, si fort à
dédaigner.
CHAPITRE V.
Des circonstances qui ont accompagné le premier
retour de la maison de Bourbon en 1814.
Lorsque le retour des Bourbons fut décidé par
l'es puissances européennes , M. de Talleyrand mit
en avant le principe de la légitimité, pour servir
de point de ralliement au nouvel esprit de parti
qui devait régner en France. Certainement, on ne
saurait trop le répéter, l'Jiérèditè du trône est une
excellente garantie de repos et de bonheur ; mais ,
comme les Turcs jouissent aussi de cet avantage ,
il y a lieu de penser qu'il faut encore quelques au-
tres conditions pour assurer le bien d'un État.
D'ailleurs, rien n'est plus funeste dans un temps
de crise que ces mots d'ordre qui dispensent la
plupart des hommes de raisonner. Si les révolu-
tionnaires avaient proclamé, non l'égalité seule,
mais l'égalité devant la loi , ce développement eût
suffi pour faire naître quelques réflexions dans les
têtes. Il en est ainsi de la légitimité, si l'on y joint
la nécessité des limites du pouvoir. Mais l'une et
l'autre de ces paroles sans restriction , égalité ou
légitimité , ne sont bonnes qu'à justifier les senti-
nelles , lorsqu'elles tirent sur ceux qui ne répon-
dent pas tout d'abord au cri de qui vive, comme
il le faut selon le temps.
Le sénat fut indiqué par M. de Talleyrand pour
faire les fonctions de représentant de la France
dans cette circonstance solennelle. Ce sénat pou-
vait-il s'en attribuer le droit? et ce qu'il n'avait
pas légalement, le mèritait-il par sa conduite pas-
sée? Puisqu'on n'avait pas le temps de convoquer
des députés envoyés par les départements , ne fal-
lait-il pas au moins appeler le corps législatif?
Cette assemblée avait montré du caractère dans
la dernière époque du règne de Bonaparte , et la
nomination de ses membres appartenait un peu
plus à la France elle-même. Enfin, le sénat pro-
nonça la déchéance de ce même Napoléon , auquel
il devait son existence; la déchéance fut motivée
sur des principes de liberté : que n'avaient-ils été
reconnus avant J'entrée des alliés en France ! Les
sénateurs étaient sans force alors., dira-l-on ; l'ar-
mée pouvait tout. Il y a des circonstances, on doit
en convenir , où les hommes les plus courageux
n'ont aucun moyen de se montrer activement;
mais il n'en existe aucune qui puisse obliger à rien
faire de contraire à sa conscience. La noble mino-
rité du sénat, Cabanis, Tracy, Lanjuinais, Boissy
d'Anglas, Volney, Coliaud, Chollet, etc., avait bien
prouvé, depuis quelques années, qu'une résistance
passive était possible.
Les sénateurs, parmi lesquels il y avait plusieurs
membres de la convention , demandèrent le retour
de l'ancienne dynastie , et M. de Talleyrand s'est
vanté, dans cette occasion, d'avoir fait crier vive
le roi à ceux qui avaient voté la mort de son frère
Mais que pouvait-on attendre de ce tour d'adresse?
et n'y aurait -il pas eu plus de dignité à ne pas
256
CONSIDERATIONS
mêler ces hommes dans une telle délibération?
Faut-il tromper même des coupables? et s'ils sont
assez courbés par la servitude pour tendre la tête
à la proscription, à quoi bon se servir d'eux? En-
fin, ce fut encore ce sénat qui rédigea la constitu-
tion que l'on devait présenter à l'acceptation de
Louis XVIII-, et dans ces articles si essentiels à la
liberté de la France, M. de Talleyrand, tout-puis-
sant alors , laissa mettre la plus ridicule des con-
ditions, celle qui devait infirmer toutes les autres :
les sénateurs se déclarèrent héréditaires et leurs
pensions avec eux. Certes , que des hommes haïs
et ruinés s'efforcent maladroitement d'assurer leur
existence, cela se conçoit : mais M. de Talleyrand
devait-il le souffrir ? et ne doit-on pas conclure de
cette négligence apparente, qu'un homme aussi
pénétrant voulait déjà plaire aux royalistes non
constitutionnels , en laissant altérer dans l'opinion
le respect que méritaient d'ailleurs les principes
énoncés dans la déclaration du sénat? C'était faci-
liter au roi le moyen de dédaigner cette déclara-
tion, et de revenir sans aucun genre d'engagement
préalable.
M. de Talleyrand se flattait alors que pour tant
de complaisance il échapperait à l'implacable res-
sentiment de l'esprit de parti. Avait-il eu pendant
toute sa vie assez de fidélité, en fait de reconnais-
sance, pour imaginer qu'on n'en manquerait ja-
mais envers lui? Espérait-il échapper seul au nau-
frage de son parti, quand toute l'histoire nous
apprend qu'il est des haines politiques à Jamais
irréconciliables ? Les hommes à préjugés , dans
toute réformation, ne pardonnent point à ceux qui
ont participé de quelque manière aux idées nou-
velles ; aucune pénitence , aucune quarantaine ne
peut les rassurer à cet égard : ils se servent des
individus qui abjurent; mais, si ces prétendus con-
vertis veulent retenir quelques demi-principes dans
quelques petites circonstances, la fureur se ranime
aussitôt contre eux; les partisans de l'ancien ré-
gime considèrent ceux du gouvernement représen-
tatif comme en état de r-évolte à l'égard du pouvoir
légitime et absolu. Que signifient donc, aux yeux
de ces royalistes non constitutionnels, les services
que les anciens amis de la révolution peuvent ren-
dre à leur cause? un commencement d'expiation,
et rien de plus : et comment M. de Talleyrand
n'a-t-il pas senti que, pour l'intérêt du roi comme
pour celui de la France, il fallait qu'un pacte cons-
titutionnel tranquillisât les esprits, affermît le
trône, et présentât la nation française, aux yeux
de toute l'Europe , non comme des rebelles qui
demandent grâce, mais comme des citoyens qui
se lient à leur chef suprême par des devoirs réci-
proques ?
Louis XVIII revint sans avoir reconnu la néces-
sité de ce pacte; mais, étant personnellement un
homme d'un esprit très -éclairé, et dont les idées
s'étendaient au delà du cercle des cours , il y sup-
pléa en quelque manière par sa déclaration du
2 mai , datée de Saint - Ouen : il accordait ce que
l'on désirait qu'il acceptât; mais enfin cette décla-
ration, supérieure à la charte constitutionnelle sous
le rapport des intérêts de la liberté , était si bien
conçue, qu'elle satisfit momentanément les esprits.
On put espérer alors l'heureuse réunion de la lé-
gitimité dans le souverain , et de la légalité dans
les institutions. Le même roi pouvait être Char-
les II par ses droits héréditaires , et Guillaume III
par sa volonté éclairée. La paix semblait conclue
entre les partis ; l'existence de courtisan était lais-
sée à ceux qui sont faits pour elle; on plaçait dans
la chambre des pairs les noms illustrés par l'his-
toire et les hommes de mérite du temps présent ;
enfin , la nation dut croire qu'elle réparerait ses
malheurs , en tournant vers l'émulation de la li-
berté constitutionnelle l'activité dévorante qui l'a-
vait consumée elle-même, aussi bien que l'Europe.
Deux seuls dangers pouvaient anéantir toutes
ces espérances : l'un, si le système constitutionnel
n'était pas suivi par l'administration avec force et
sincérité; l'autre, si le congrès de Vienne laissait
Bonaparte à l'île d'Elbe , en présence de l'armée
française. C'était un glaive suspendu sur le trône
des Bourbons. Napoléon, en combattant jusqu'au
dernier instant contre les étrangers, s'était mieux
placé dans l'opinion des Français; et peut-être
alors avait -il plus de partisans sincères que pen-
dant sa prospérité désordonnée. Il fallait donc,
pour que la restauration se maintînt , que , d'une
part , les Bourbons pussent triompher des souve-
nirs de la victoire par les garanties de la liberté;
et que , de l'autre , Bonaparte ne fût pas établi à
trente lieues de ses anciens soldats : jamais une
plus grande faute ne pouvait être commise relati-
vement à la France.
CHAPITRE VI.
De V aspect de la France et de Paris, pendant
la première occupation.
On aurait grand tort de s'étonner de la douleur
que les Français ont éprouvée, en voyant leur cé-
lèbre capitale envahie en 1814 par les armées étran-
gères. Les souverains qui s'en étaient rendus les
maîtres se conduisirent alors avec l'équité la plus
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
257
parfaite; mais c'est un cruel malheur pour une
nation que d'avoir même à se louer des étrangers,
puisque c'est une preuve que son sort dépend
d'eux. Les armées françaises, il est vrai, étaient
entrées plusieurs fois dans presque toutes les ca-
pitales de l'Europe, mais aucune de ces villes n'a-
vait une aussi grande importance pour le pays
dont elle faisait partie, que Paris pour la France.
Les monuments des beaux-arts , les souvenirs des
hommes de génie, l'éclat de la. société, tout con-
tribuait à faire de Paris le foyer de la civilisation
continentale. Pour la première fois, depuis que
Paris occupait un tel rang dans le monde, les dra-
peaux de l'étranger flottaient sur ses remparts.
Naguère la voûte des Invalides était tapissée des
étendards conquis dans quarante batailles, et main-
tenant les bannières de la France ne pouvaient se
montrer que sous les ordres de ses conquérants.
Je n'ai pas affaibli , je crois , dans cet ouvrage , le
tableau des fautes qui ont amené les Français à
cet état déplorable : mais, plus ils en souffraient ,
et plus ils étaient dignes d'estime.
La meilleure manière de juger des sentiments
qui agitent les grandes masses , c'est de consulter
ses propres impressions : on est sûr de deviner ,
d'après ce qu'on éprouve soi-même , ce que la mul-
titude ressentira ; et c'est ainsi que les hommes
d'une imagination forte peuvent prévoir les mou-
vements populaires dont une nation est menacée.
Après dix ans d'exil , j'abordai à Calais , et je
comptais sur un grand plaisir en revoyant ce beau
pays de France que j'avais tant regretté : mes sen-
sations furent tout autres que celles que j'attendais.
Les premiers hommes que j'aperçus sur la rive
portaient l'uniforme prussien; ils étaient les maî-
tres de la ville , ils "en avaient acquis le droit par
la conquête : mais il me semblait assister à l'éta-
blissement du règne féodal, tel que les anciens
historiens le décrivent, lorsque les habitants du
pays n'étaient là que pour cultiver la terre dont
les guerriers de la Germanie devaient recueillir les
fruits. 0 France ! ô France! il fallait un tyran
étranger pour vous réduire à cet état ; un souverain
français, quel qu'il fût, vous aurait trop aimée
pour jamais vous y exposer.
Je continuai ma route , le cœur toujours souf-
frant par la même pensée ; en approchant de Paris ,
les Allemands, les Russes , les Cosaques, les Bas-
lurs , s'offrirent à mes yeux de toutes parts : ils
étaient campés autour de l'église de Saint-Denis,
où la cendre des rois de France repose. La disci-
pline commandée par les chefs de ces soldats em-
pêchait qu'ils ne fissent aucun mal à personne,
aucun mal, excepté l'oppression de l'âme, qu'il
était impossible de ne pas ressentir. Enfin , je ren-
trai dans cette ville, où se sont passés les jours
les plus heureux et les plus brillants de ma vie,
comme si j'eusse fait un rêve pénible. Étais -je en
Allemagne ou en Russie ? Avait-on imité les rues
et les places de la capitale de la France, pour en
retracer les souvenirs , alors qu'elle n'existait plus ?
Enfin , tout était trouble en moi ; car , malgré l'â-
preté de ma peiné, j'estimais les étrangers d'avoir
secoué le joug. Je les admirais sans restriction q
cette époque ; mais , voir Paris occupé par eux ,
les Tuileries , le Louvre , gardés par des troupes
venues des confins de l'Asie , à qui notre langue ,
notre histoire, nos grands hommes, tout était
moins connu que le dernier kan de ïartarie;
c'était une douleur insupportable. Si telle était
mon impression à moi , qui n'aurais pu revenir en
France sous le règne de Bonaparte, quelle devait
être celle de ces guerriers couverts de blessures ,
d'autant plus fiers de leur gloire militaire qu'ils ne
pouvaient depuis longtemps en réclamer une autre
pour la France ?
Quelques jours après mon arrivée, je voulus
aller à l'Opéra; plusieurs fois, dans mon exil, je
m'étJiis retracé cette fête journalière de Paris,
comme plus gracieuse et plus brillante encore que
toutes les pompes extraordinaires des autres pays.
On donnait le ballet de Psyché , qui , depuis vingt
ans, a sans cesse été représenté dans bien des
circonstances différentes. L'escalier de l'Opéra
était garni de sentinelles russes ; en entrant dans
la salle , je regardai de tous les côtés pour décou-
vrir un visage qui me- fût connu , et je n'aperçus
que des uniformes étrangers ; à peine quelques
vieux bourgeois de Paris se montraient-ils encore
au parterre , pour ne pas perdre leurs anciennes
habitudes ; du reste , tous les spectateurs étaient
changés , le spectacle seul restait le même : les dé-
corations, la musique, la danse, n'avaient rien
perdu de leur charme, et je me sentais humiliée
de la grâce française prodiguée devant ces sabres
et ces moustaches, comme s'il était du devoir des
vaincus d'amuser encore les vainqueurs.
Au Théâtre-Français, les tragédies de Racine et
de Voltaire étaient représentées devant des étran-
gers , plus jaloux de notre gloire littéraire qu'em-
pressés à la reconnaître. L'élévation des sentiments
exprimés dans les tragédies de Corneille n'avait
plus de piédestal en France ; on ne savait où se
prendre pour ne pas rougir en les écoutant. Nos
comédies , où l'art de la gaieté est porté si loin ,
divertissaient nos vainqueurs, lorsqu'il ne nous
258
CONSIDERATIONS
était plus possible d'enjouir, et nous avions presque
honte des talents mêmes de nos poètes , quand ils
semblaient, comme nous, enchaînés au char des
conquérants. Aucun officier de l'armée française,
on doit leur en savoir gré, ne paraissait au spec-
tacle pendant que les troupes alliées occupaient la
capitale : ils se promenaient tristement , sans uni-
forme , ne pouvant plus supporter leurs décorations
militaires, puisqu'ils n'avaient pu défendre le ter-
ritoire sacré dont la garde leur était confiée. L'ir-
ritation qu'ils éprouvaient ne leur permettait pas
de comprendre que c'était leur chef ambitieux,
égoïste et téméraire , qui les avait réduits à l'état
où ils se trouvaient : la réflexion ne pouvait s'ac-
corder avec les passions dont ils étaient agités.
La situation du roi , revenant avec les étrangers,
au milieu de l'armée qui devait les haïr, présen-
tait des difficultés sans nombre. Il a fait indivi-
duellement tout ce que l'esprit et la bonté peuvent
inspirer à un souverain qui veut plaire; mais il
avait affaire à des sentiments d'une nature trop
forte, pour que les moyens de l'ancien régime y
pussent suffire. C'était de la nation qu'il fallait
s'aider pour ramener l'armée; examinons si le
système adopté par les ministres de Louis XVIII
pouvait atteindre à ce but.
CHAPITRE VII.
De la charte constitutionnelle donnée par le roi
en 1814.
Je me glorifie de rappeler ici que la déclaration
signée par Louis XVIII, à Saint-Ouen, en 1814,
contenait presque tous les articles garants de la li-
berté que M. Necker avait proposés à Louis XVI,
en 1789, avant que la révolution du 14 juillet eût
éclaté.
Cette déclaration ne portait pas la date des dix-
neuf ans de règne , dans lesquels consistait la ques-
tion du droit divin ou du pacte constitutionnel : le
silence à cet égard était plein de sagesse, car il est
manifeste que le gouvernement représentatif est
inconciliable avec la doctrine du droit divin. Toutes
les disputes des Anglais avec leurs rois sont pro-
vénues de cette inconséquence. En effet, si les
rois sont les maîtres absolus des peuples, ils doi-
vent exiger les impôts et non les demander ; mais,
s'ils ont quelque chose à demander à leurs sujets,
il s'ensuit nécessairement qu'ils ont aussi quelque
chose à leur promettre. D'ailleurs, le roi de France
étant remonté sur le trône en 1814, avec l'appui
de la force étrangère, ses ministres auraient dû
inventer l'idée du contrat avec la nation , du con-
sentement de ses députés , enfin de tout ce qui
pouvait garantir et prouver le vœu des Français,
quand même ces principes n'auraient pas été géné-
ralement reconnus en France. Il était fort à craindre
que l'armée qui avait prêté serment à Bonaparte ,
et qui avait combattu près de vingt ans sous lui ,
ne regardât comme nuls les serments demandés
par les puissances européennes. II importait donc
de lier et de confondre les troupes françaises avec
le peuple français, par toutes les formes possibles
d'acquiescement volontaire.
Quoi! dira-t-on, vouliez-vous nous replonger
dans l'anarchie des assemblées primaires .^ Nulle-
ment; ce que l'opinion souhaitait, c'était l'abjura-
tion du système sur lequel se fonde le pouvoir
absolu ; mais l'on n'aurait point chicané le ministère
de Louis XVIII sur le mode d'acceptation de la
charte constitutionnelle ; il suffisait seulement alors
qu'elle fût considérée comme un contrat et non
comme un édit du roi ; car l'édit de Nantes de
Henri IV a été aboli par Louis XIV; et tout acte qui
ne repose pas sur des engagements réciproques,
peut être révoqué par l'autorité dont il émane.
Au lieu d'inviter au moins les deux chambres à
choisir elles-mêmes les commissaires qui devaient
examiner l'acte constitutionnel, les ministres les
firent nommer par le roi. Très-probablement les
chambres auraient élu les mêmes hommes; mais
c'est une des erreurs des ministres de l'ancien ré-
gime, d'avoir envie de mettre l'autorité royale par-
tout, tandis qu'il faut être sobre de ce moyen , dès
qu'on n'en a pas un besoin indispensable. Tout ce
qu'on peut laisser faire à la nation, sans qu'il en
résulte aucun désordre, accroît les lumières, for-
tifie l'esprit public , et met plus d'accord entre le
gouvernement et le peuple.
Le 4 juin 1814, le roi vint, déclarer aux deux
chambres la charte constitutionnelle. Son discours
était plein de dignité, d'esprit et de convenance;
mais son chancelier commença par appeler la charte
constitutionnelle une ordonnance de réformation.
Quelle faute ! N'était-ce pas faire sentir que ce qui
était donné par le roi pouvait être retiré par ses
successeurs ? Ce n'est pas tout encore : dans le
préambule de la charte, il était dit que l'autorité
tout entière résidait dans la personne du roi , mais
que souvent l'exercice en avait été modifié par les
monarques prédécesseurs de Louià XVIII, tels que
Louis le Gros, Philippe le Bel, Louis XI, Henri II,
Charles IX et Louis XIV. Certes les exemples étaient
mal choisis; car, sans parler de Louis XI et
de Charles IX, l'ordonnance de Louis le Gros, en
1127, relevait le tiers état des villes de la servitude,
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
259
et il y a un peu longtemps que la nation française
a oublié ce bienfait; et, quant à Louis XIV, ce
n'est pas de son nom que l'on peut se servir, lors-
qu'il est question de liberté.
A peine entendis-je ces paroles, que les plus
grands maux me parurent à craindre pour l'avenir,
car de si indiscrètes prétentions exposaient le trône
encore plus qu'elles ne menaçaient les droits de la
nation. Elle était alors si forte dans l'intérieur,
qu'il n'y avait rien à redouter pour elle; mais c'est
précisément parce que l'opinion était toute-puis-
sante, qu'on ne pouvait s'empêcher de s'irriter
contre des ministres qui compromettaient ainsi
l'autorité tutélaire du roi , sans avoir aucun appui
réel pour la soutenir. La charte était précédée de
l'ancienne formule usitée dans les ordonnances :
Nous accordons, nous faisons concession et oc-
troi, etc. Mais le nom même de charte, consacré
par l'histoire d'Angleterre, rappelle les engage-
ments que les barons firent signer au roi Jean, en
faveur de la nation et d'eux-mêmes. Or, comment
les concessions de la couronne pourraient-elles de-
venir la loi fondamentale de l'État , si elles n'é-
taient que le bienfait d'un monarque ? A peine la
charte constitutionnelle fut-elle lue , que le chan-
celier se hâta de demander aux membres des deux
chambi'es de jurer d'y être fidèles. Qu'aurait-on dit
alors de la réclamation d'un sourd qui se serait levé
pour s'excuser de prêter serment à une constitution
dont il n'aurait pas entendu un seul article } Eh
bien , ce sourd, c'était le peuple français ; et c'est
parce que ses représentants avaient pris l'habitude
d'être muets sous Bonaparte , qu'ils ne se permi-
rent aucune objection alors. Aussi beaucoup de
ceux qui , le 4 juin , jurèrent d'obéir à tout un code
de lois qu'ils n'avaient pas seulement eu le temps
de comprendre, ne se dégagèrent-ils que trop fa-
cilement , dix mois après , d'une promesse aussi
légèrement donnée.
C'était un spectacle bien singulier, que la réu-
nion, en présence du roi, des deux assemblées, le
sénat et le corps législatif, qui avaient servi si
longtemps Bonaparte. Les sénateurs et les députés
portaient encore le même uniforme que l'empereur
Napoléon leur avait donné; ils faisaient les mêmes
révérences , en se tournant vers l'orient , au lieu
de l'occident ; mais ils saluaient tout aussi bas que
de coutume. La cour de la maison de Bourbon
était dans les galeries , arborant des mouchoirs
blancs, et criant : Five leroil de toutes ses forces.
Les hommes du régime impérial, sénateurs, maré-
chaux et députés , se trouvaient cernés par ces
transports , et ils avaient tellement l'habitude de
la soumission , que tous les sourires habituels de
leurs physionomies servaient , comme d'ordinaire,
à l'admiration du pouvoir. Mais qui connaissait le
cœur humain devait-il se fier à de telles démons-
trations ? et ne valait-il pas mieux réunir des re-
présentants librement élus par la France, que des
hommes qui ne pouvaient alors avoir d'autre mo-
bile que des intérêts , et non des opinions ?
Quoiqu'à plusieurs égards la charte dût conten-
ter le vœu public, elle laissait cependant beaucoup
de choses à désirer. C'était une expérience nou-
velle, tandis que la constitution anglaise a subi
l'épreuve du temps ; et , quand on compare la
charte d'un pays avec la constitution de l'autre ,
tout est à l'avantage de l'Angleterre, soit pour le
peuple , soit pour les grands , soit même pour le
roi , qui ne peut se séparer de l'intérêt général
dans un pays libre.
Le parti royaliste inconstitutionnel , dont il faut
sans cesse relever les paroles, puisque c'est sur-
tout ainsi qu'il agit , n'a cessé de répéter que si le
roi s'était conduit comme Ferdinand VII , s'il avait
établi purement et simplement l'ancien régime , il
n'aurait eu rien à craindre de ses ennemis. Le roi
d'Espagne pouvait disposer de son armée ; celle de
Louis XVIII ne lui était point attachée : les prêtres
aussi sont l'armée succursale du roi d'Espagne ; en
France, l'ascendant des prêtres n'existe presque plus ;
enfin , tout est en contraste dans la situation poli tique
et morale des deux pays ; et qui veut les rapprocher
se livre à son humeur , sans considérer en rien les
éléments dont l'opinion et la force sont composées.
Mais , dira-t-on encore , Bonaparte savait pour-
tant séduire ou dominer l'esprit d'opposition! Rien
ne serait plus fatal pour un gouvernement quel-
conque en France, que d'imiter Bonaparte. Ses
exploits guerriers étaient de nature à produire une
funeste illusion sur son despotisme ; encore Na-
poléon n'a-t-il pu résister à son propre système ,
et sûrement aucune autre main ne saurait manier
la massue qui est retombée sur sa tête.
En 1814, les Français semblaient plus faciles à
gouverner qu'à aucune autre époque de la révolu-
tion ; car ils étaient assoupis par le despotisme , et
lassés des agitations auxquelles le caractère inquiet
de leur maître les avait condamnés. Mais , loin de
croire à cet engourdissement trompeur, il aurait
fallu , pour ainsi dire , les prier de vouloir être li-
bres , afin que la nation pût servir d'appui à l'au-
torité royale contre l'armée. Il importait de rem-
placer l'enthousiasme militaire par les intérêts
politiques , afin de donner un aliment à l'esprit pu-
blic , qui en a toujours besoin en France. Mais, de
260
CONSIDERA.TIOINS
tous les jougs le plus impossible à rétablir, c'était
l'ancien ; et l'on doit , avant tout , se garder de ce
qui le rappelle. Il y a peu de Français qui sachent
encore très-bien ce que c'est que la liberté ; et ,
certes , Bonaparte ne leur a pas appris à s'y con-
naître : mais toutes les institutions qui pourraient
blesser l'égalité, produisent en France la même
fermentation que le retour du papisme causait au-
trefois en Angleterre.
La dignité de la pairie diffère autant de la no-
blesse par généalogie , que la monarchie constitu-
tionnelle de la monarchie fondée sur le droit divin ;
mais c'était une grande erreur de la charte, que de
conserver tous les titres des nobles, soit anciens,
soit modernes. On ne rencontrait, après la res-
tauration, que des barons et des comtes de la fa-
çon de Bonaparte, de celle de la cour, ou quelque-
fois même de la leur, tandis que les pairs seuls
devaient être considérés comme les dignitaires du
pays, afln de détruire la noblesse féodale, et d'y
substituer une magistrature héréditaire, qui, ne
s' étendant qu'à l'aîné de la famille , n'établît point
dans l'État des distinctions de sang et de race.
S'ensuit-il néanmoins de ces observations que
l'on fût malheureux en France sous la première
restauration ? La justice et même la bonté la plus
parfaite n'étaient-elles pas pratiquées envers tout
le monde ? Sans doute, et les Français se repenti-
ront longtemps de ne l'avoir pas alors assez
senti. Mais , s'il y a des fautes qui doivent irriter
contre ceux qui les font , il y en a qui vous inquiè-
tent pour le sort d'un gouvernement que l'on es-
time; et de ce nombre étaient celles que commet-
taient les agents de l'autorité. Toutefois , les amis
de la liberté les plus sincèrement attachés à la
personne du roi voulaient une garantie pour l'ave-
nir; et leur désir à cet égard était juste et raison-
nable.
CHAPITRE VIII.
De la conduite du ministère pendant la première
année de la restauration.
Quelques publicistes anglais prétendent que l'his-
toire démontre l'impossibilité de faire adopter sin-
cèrement une monarchie constitutionnelle à une
race de princes qui aurait joui pendant plusieurs
siècles d'une autorité sans bornes. Les ministres
n'avaient, en 1814, qu'une manière de réfuter
cette opinion : c'était de manifester assez en toutes
choses la supériorité d'esprit du roi , pour que l'on
fût convaincu qu'il cédait volontairement aux lu-
mières de son siècle; parce que, s'il y perdait
comme souverain, il y gagnait comme homme
éclairé. Le roi lui-même a produit à son retour
cet effet salutaire sur ceux qui ont eu des rapports
avec lui; mais plusieurs de ses ministres sem-
blaient prendre à tâche de détruire ce grand bien
produit par la sagesse du monarque.
Un homme élevé ensuite à une dignité éminente
avait dit, dans une adresse au roi , au nom du dé-
partement de la Seine-Inférieure, que la révolution
n'était qu'une rébellion de vingt-cinq années. En
prononçant ces paroles , il s'était rendu incapable
d'être utile à la chose publique; car, si cette révo-
lution n'est qu'une révolte, pourquoi donc consen-
tir à ce qu'elle amène le changement de toutes les
institutions politiques , changement consacré par la
charte constitutionnelle ? Pour être conséquent ,
il aurait fallu répondre à cette objection , que la
charte était un mal nécessaire auquel on devait se
résigner, tant que le malheur des temps l'exigeait.
Or, comment une telle manière de voir pouvait-
elle inspirer de la confiance? comment pouvait-elle
donner aucune stabilité , aucune force à un ordre
de choses nominalement établi ? Un certain parti
considérait la constitution comme une maison de
bois dont il fallait supporter les inconvénients , en
attendant que l'on rebâtît la véritable demeure ,
l'ancien régime.
Les ministres parlaient en public de la charte
avec le plus grand respect, surtout lorsqu'ils pro-
posaient les mesures qui la détruisaient pièce à
pièce ; mais , en particulier , ils souriaient au nom
de cette charte, comme si c'était une excellente
plaisanterie que les droits d'une nation. Quelle fri-
volité , grand Dieu ! et sur les bords d'un abîme !
Se peut-il qu'il y ait dans les habitudes des cours
quelque chose qui perpétue la légèreté d'esprit jus-
que dans l'âge avancé '^ Il en résulte souvent de la
grâce; mais elle coûte bien cher dans les temps
sérieux de l'histoire.
La première proposition que l'on soumit au
corps législatif, fut la suspension de la liberté de
la presse. Le ministre chicana sur les termes de la
charte, qui étaient les plus clairs du monde ; et les
journaux furent remis.à la censure. Si l'on croyait
que les gazettes ne pouvaient être encore abandon-
nées à elles-mêmes , au moins fallait-il que le mi-
nistère , s'étant rendu responsable de ce qu'elles
contenaient, soumît la direction de ces journaux,
devenus tous officiels par le seul fait de la cen-
sure , à des esprits sages qui ne permissent dans
aucun cas la moindre insulte à la nation française.
Comment un parti évidemment le plus faible à
un degré que le fatal retour de Bonaparte n'a que
SUR Li REVOLUTION FR/VNCAISE.
561
trop manifesté ; comment ce parti prend-il envers
tant de millions d'hommes le ton prédicateur d'un
jour de jeûne ? Comment leur déclare-t-il à tous
qu'ils sont des criminels de divers genres , de di-
verses époques , et qu'ils doivent expier , par l'a-
bandon de toute prétention à la liberté , les maux
qu'ils ont causés en s'efforçant de l'obtenir ? Je
crois qu'en vérité les écrivains de ce parti auraient
admis seulenient pour un jour, le gouvernement
représentatif , s'il eût consisté dans quelques dé-
putés en robe blanche, qui seraient venus, la
corde au cou, demander grâce pour la France.
D'autres , d'un air plus doux , disaient , comme du
temps de Bonaparte , qu'il fallait ménager les in-
térêts de la révolution , pourvu qu'on anéantît ses
principes; ce qui voulait dire simplement qu'on
avait encore peur des intérêts , et qu'on espérait
les affaiblir en les séparant des principes.
Est-ce ainsi que l'on doit traiter vingt-cinq mil-
lions d'hommes qui naguère avaient vaincu l'Eu-
rope? Les étrangers, malgré, peut-être même à
cause de leur victoire , montraient beaucoup plus
d'égards à la nation française que ces journalistes
qui , sous tous les gouvernements , avaient été les
pourvoyeurs de sophismes pour le compte de la
force. Ces gazettes , dont le ministère était pour-
tant censé dicter l'esprit, attaquaient tous les indi-
vidus, morts ou vivants , qui avaient proclamé les
premiers les principes mêmes de la charte constitu-
tionnelle ; il nous fallait supporter que les noms
vénérés qui ont un autel dans notre cœur , fussent
constamment insultés par les écrivains de parti ,
sans que nous pussions leur répondre , sans que
nous pussions leur dire une seule fois combien ces
illustres tombeaux sont placés au-dessus de leurs
indignes atteintes , et quels champions nous avons
dans l'Europe et dans la postérité , pour le soutien
de notre cause. Mais que faire , quand toutes les
discussions sont commandées d'avance, et que nul
accent de l'âme ne peut pénétrer à travers ces
écrits assermentés à la bassesse ? Tantôt ils insi-
nuaient les avantages de l'exil , ou discutaient les
inconvénients de la liberté individuelle. J'ai en-
tendu proposer que le gouvernement consentît à la
liberté de la presse , à condition qu'on lui accordât
la détention arbitraire; comme si l'on pouvait
écrire quand on est menacé d'être puni sans juge-
ment pour avoir écrit !
Lorsque les partisans du despotisme se servent
des baïonnettes, ils font leur métier; mais, lors-
qu'ils emploient des formes philosophiques pour
établir leur doctrine, ils se flattent en vain de
tromper; on a beau priver les peuples de la lu-
mière et de la publicité, ils n'en sont que plus
défiants ; et toutes les profondeurs du machiavé-
lisme ne sont que de mauvais jeux d'enfants , à
côté de la force magique et naturelle tout ensemble
de la parfaite sincérité. Il n'y a point de secret
entre les gouvernements et le peuple ; ils se com-
prennent , ils se connaissent. On peut prendre sa
force dans tel ou tel parti; mais se flatter d'ame-
ner à pas de loup les institutions contre lesquelles
l'opinion est en garde, c'est n'avoir aucune idée
de ce qu'est devenu le public de notre temps.
Une suite de résolutions rétablissait chaque
chose comme jadis ; on entourait la charte consti-
tutionnelle de manière à la rendre un jour telle-
ment étrangère à l'assemblée, qu'elle tombât, pour
ainsi dire, d'elle-même, étouffée par les ordon-
nances et les étiquettes. Tantôt on proposait de
réformer l'Institut , qui a fait la gloire de la France
éclairée, et d'imposer de nouveau à l'Académie
française ces vieux éloges du cardinal de Richelieu
et de Louis XIV, exigés depuis plus d'un siècle ;
tantôt on décrétait d'anciennes formules de ser-
ment dans lesquelles il n'était pas question de Fa
charte ; et , quand elles excitaient des plaintes , on
vous citait l'exemple de l'Angleterre : car elle fai-
sait loi contre la liberté, mais jamais en sa fa-
veur. Néanmoins il était très -aisé, dans cette
occasion comme dans toutes , de réfuter l'exemple
de l'Angleterre par un argument ainsi conçu : Le
roi d'Angleterre jurant lui-même de maintenir les
lois constitutionnelles du royaume , les fonction-
naires publics ne prêtent serment qu'à lui. Mais
vaut-il la peine de raisonner, quand tout le but des
adversaires est d'avoir des mots pour cacher leur
pensée ?
L'institution de la noblesse créée par Bonaparte
n'était vraiment bonne qu'à montrer le ridicule de
cette multitude de titres sans réalité, auxquels une
vanité puérile peut seule attacher de l'importance.
Dans la pairie, le fils aîné hérite des titres et des
droits de son père ; mais le reste de la famille doit
rentrer dans la classe des citoyens; et, comme
nous n'avons cessé de le répéter, ce n'est point une
noblesse de race , mais une magistrature hérédi-
taire , à laquelle sont attachés les honneurs , à cause
de l'utilité dont les pairs sont à la chose publique,
et non en conséquence de l'héritage de la conquête ,
héritage qui constitue la noblesse féodale. Les
anoblissements que le chancelier de France en-
voyait de toutes parts, en 1814, portaient néces-
sairement atteinte aux principes de la liberté po-
litique. Car, que signifie anoblir, si ce n'est déclarer
que le tiers état, c'est-à-dire, la nation, est ro«-
262
CONSIDERATIONS
turière, qu'il n'est pas honorable d'être simple
"citoyen, et qu'il faut relever de cet abaissement
les individus qui ont mérité d'en sortir? Or, ces
individus , d'ordinaire , c'étaient ceux qu'on savait
enclins à sacrifler les droits de la nation aux pri-
vilèges de la noblesse. Le goût des privilèges, dans
ceux qui les possèdent en vertu de leur naissance,
a du moins quelque grandeur; mais qu'y a-t-il de
plus subalterne que ces hommes du tiers état,
s'offrant pour servir de marchepied à ceux qui
veulent monter sur leurs têtes ?
Les lettres de noblesse datent en France de
Philippe le Hardi : elles avaient pour but principal
l'exemption des impôts que le tiers état payait seul.
Mais les anciens nobles de France ne regardaient
jamais comme leurs égaux ceux qui n'étaient point
nobles d'origine; et, à cet égard, ils avaient rai-
son ; car la noblesse perd tout son empire sur l'i-
magination, dès qu'elle ne remonte pas dans la
nuit des temps. Ainsi donc, sur le terrain de la
liberté comme sur celui de l'aristocratie, les lettres
de noblesse sont également à rejeter. Écoutons ce
qu'en dit l'abbé de Velly, historien très-sage, et
reconnu pour tel, non-seulement par l'opinion
publique, mais par les censeurs royaux de son
temps '. « Ce qu'il y a de plus remarquable dans les
«lettres d'anoblissement, est qu'elles exigent en
« môme temps une finance pour le monarque , qui
« doit être indemnisé des subsides dont la lignée du
« nouveau noble est affranchie , et une aumône
« pour le peuple , qui se trouve surchargé par cette
« exemption. C'est la chambre des comptes qui dé-
« cide de toutes les deux. Le roi peut remettre
« l'une et l'autre : mais il remet rarement l'au-
« mône , parce qu'elle regarde les pauvres. On ne
« doit pas oublier ici la réflexion d'un célèbre juris-
« consulte : Toutefois, dit-il, à bien entendre, cette
« abolition de roture n'est qu'une effaçure dont ta
« marque demeure; elle semble même plutôt une
<^ fiction qu'une vérité, le prince ne pouvant par
« effet réduire l'être au non-étre. C'est pourquoi
« nous sommes si curieux en France de cacher le
« commencement de notre noblesse, afin de la
«faire remonter à cette première espèce de gen-
« tUlesse ou générosité immémoriale, qui seule
« eonstitîiait autrefois les nobles. »
On s'étonne, quand on lit tout ce qui a été écrit
en Europe depuis la découverte de l'imprimerie,
et même tout ce qu'on cit,e des anciennes chroni-
ques, combien les principes des amis de la liberté
sont anciens dans chaque pays ; combien , à travers
les superstitions de certaines époques , il perce d'i-
• Velly, tom. III, pag. 424.
dées justes dans ceux qui ont publié de quelque
manière leurs réflexions indépendantes. Nous avons
certainement pour nous la raison de tous les temps ,
ce qui ne laisse pas d'être une légitimité comme
une autre.
La religion étant un des grands ressorts de tout
gouvernement, la conduite à tenir à cet égard de-
vait occuper sérieusement les ministres ; et le prin-
cipe de la charte qu'ils devaient maintenir avec le
plus de scrupule, c'était la tolérance universelle.
Mais, parce qu'il existe encore dans le midi de la
France quelques traces du fanatisme qui a si long-
temps ensanglanté ces provinces ; parce que Tigno
rance de quelques-uns de leurs habitants est égale
à leur vivacité, fallait-il leur permettre d'insulter
les protestants sur les places publiques par des
chansons sanguinaires , annonçant les assassinats
qui depuis ont été commis? Les acquéreurs de
biens du clergé ne devaient-ils pas frémir à leur
tour, quand ils voyaient les protestants du IMidi
désignés aux massacres? Les paysans, qui ne
payent plus ni les dîmes ni les droits féodaux, ne
voyaient-ils pas aussi leur cause dans celle des pro-
testants, dans celle enfin des principes de la révolu-
tion , reconnus par le roi lui-même , mais éludés
constamment par les ministres ? On se plaint avec
raison, en France, de ce que le peuple est peu re-
hgieux; mais, si l'on veut se servir du clergé pour
ramener l'ancien régime, on est certain d'accroître
l'incrédulité par l'irritation.
Que pouvait-on avoir en vue, par exemple, en
substituant à la fête de Napoléon , le 15 août, une
procession pour célébrer le vœu de Louis XIII,
qui consacre la France à la Vierge ? Il faut conve-
nir que cette nation française a terriblement d'â-
preté guerrière, pour qu'on la soumette à une
jCérémonie si candide. Les courtisans suivent cette
procession dévotement , pour obtenir des places ,
comme les femmes mariées font des pèlerinages
pour avoir des enfants ; mais quel bien fait-on à la
France, en voulant mettre en honneur d'anciens
usages qui n'ont plus d'influence sur le peuple?
C'est l'accoutumer à se jouer de la religion , au lieu
de lui rendre l'habitude de la révérer. Vouloir don-
ner de la puissance à des superstitions qui n'en
ont plus, c'est imiter don Pèdre de Portugal, qui,
lorsqu'il fut sur le trône, retira du tombeau les
restes d'Inès de Castro , pour les faire couronner :
elle n'en fut pas plus reine pour cela.
Combien ces remarques sont loin de s'appliquer
aux funérailles de Louis XVI , célébrées à Saint-
Denis le vingt et un janvier! Personne n'a pu voir
ce spectacle sans émotion. Le cœur s'associait tout ■
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
263
entier aux souffrances de cette princesse, qui ren-
trait dans les palais, non pour jouir de leur splen-
deur, mais pour honorer les morts, et rechercher
leurs sanglants débris. On a dit que cette céré-
monie était impolitique , mais elle causait un tel
attendrissement, que le blâme ne pouvait s'y at-
tacher.
L'admission à tous les emplois est l'un des prin-
cipes auxquels les Français tiennent le plus. Mais,
bien que ce principe fiit consacre par la charte, les
choix des ministres, dans la carrière diplomatique
surtout, étaient exclusivement bornés à la classe de
l'ancien régime. On introduisait dans l'armée trop
d'officiers généraux qui n'avaient jamais fait la
guerre que dans les salons ; encore n'y avaient-ils
pas toujours été vainqueurs. Enfin , il était n.ani-
feste que l'on n'avait goût qu'à redonner les places
aux courtisans d'autrefois, et rien ne blessait au-
tant les hommes du tiers état qui se sentaient du
talent , ou qui voulaient développer l'émulation de
leurs fils. ~ -
Les finances, qui agissent sur le peuple d'une
façon immédiate, étaient gouvernées, sous quel-
ques rapports, avec habileté; mais la promesse qui
avait été faite de supprimer les droits réunis ne fut
point accomplie, et la popularité de la restauration
en a beaucoup souffert.
Enfin, le devoir du ministère était, avant tout,
d'obtenir que les princes ne se mêlassent en rien
des affaires publiques , si ce n'est dans des emplois
responsables. Que dirait-on en Angleterre, si les
fils ou les frères du roi siégeaient dans le conseil ,
votaient pour la guerre et la paix, enfin partici-
paient au gouvernement , sans être soumis au pre-
mier principe de ce gouvernement, la responsabi-
lité, dont le roi seul est excepté ? La place convenable
pour les princes , c'est la chambre des pairs ; c'est là
qu'ils devaient prêter serment à la charte consti-
tutionnelle; ils l'ont prêté, ce serment, lorsque
Bonaparte s'avançait déjà sur Paris. N'était-ce pas
l'econnaître qu'ils avaient négligé jusqu'alors un
grand moyen de captiver la confiance du peuple?
La liberté constitutionnelle est , pour les princes
de la maison de Bourbon, la parole magique qui
peut seule leur ouvrir la porte du palais de leurs
ancêtres. L'art qu'ils pourraient mettre à se dis-
penser de la prononcer serait bien facilement re-
marqué; et ce mot, comme les images de Brutus
et de Cassius , attirerait d'autant plus l'attention
qu'on aurait pris plus de soin pour l'éviter.
11 n'y avait point d'accord entre les ministres,
point de plan reconnu par tous; le ministère de la
police , détestable institution en soi-mcme , ne sa-
vait rien et ne s'occupait de rien ; car , pour peu
qu'il y ait des lois, que peut faire un ministre de la
police? Sans avoir recours à l'espionnage, aux ar-
restations, enfin à tout l'abominable édifice d'arbi-
traire que Bonaparte a fondé, les hommes d'État
doivent savoir où est la direction de l'opinion pu-
blique, et de quelle manière on peut marcher dans
son sens. Il faut, ou commander à une armée qui
vous obéisse comme une machine , ou prendre sa
force dans les sentiments de la nation : la science
de la politique a besoin d'un Archimède qui lui
fournisse son point d'appui.
M. de Talleyrand , à qui l'on ne saurait contester
une profonde connaissance des partis qui ont agité
la France, étant au congrès devienne, ne pouvait
influer sur la marche des affaires intérieures. M. de
Blacas, qui avait montré au roi, dans son exil,
l'attachement le plus chevaleresque, inspirait aux
gens de la cour ces anciennes jalousies de l'œil de
bœuf, qui ne laissent pas un moment de repos à
ceux qu'on croit en faveur auprès du monarque ;
et cependant M. de Blacas était peut-être, de tous
les hommes revenus avec Louis XVIII, celui qui
jugeait le mieux la situation de la France, quelque
nouvelle qu'elle fût pour lui. Biais que pouvait un
ministère constitutiqnnel en apparence, et contre-
révolutionnaire au fond; un ministère, en général
composé d'honnêtes gens, chacun à sa manière,
mais qui se dirigeaient par des principes opposés ,
quoique le premier désir de chacun fût de plaire à
la cour? Tout le monde disait : Cela ne peut du-
rer, bien qu'alors la situation de tout le monde fût
douce; mais le manque de force, c'est-à-dire, de
bases durables, inquiétait les esprits. Ce n'est pas
la force arbitraire qu'on désirait, car elle n'est
qu'une convulsion dont il résulte toujours tôt ou
tard une réaction funeste , tandis qu'un gouverne-
ment qui s'établit sur la vraie nature des choses va
toujours en s'affermissant.
Comme on voyait le danger sans précisément se
rendre compte du remède, quelques personnes eu-
rent la funeste idée de proposer pour le ministère
de la guerre le maréchal Soult, qui venait de com-
mander avec succès les armées de Bonaparte. Il
avait su gagner le cœur de certains royalistes , en
professant la doctrine du pouvoir absolu dont il
avait fait un long usage. Les adversaires de tout
principe constitutionnel se sentent bien plus d'ana-
logie avec les bonapartistes qu'avec les amis de la
liberté, parce qu'entre les deux partis il n'y a que
le nom du maître à changer pour être d'accord.
Mais les royalistes ne s'apercevaient pas que ce
nom était tout, car le despotisme ne pouvait s'éta-
ts
264
CONSIDERATIOÎVS
blir alors avec Louis XVIII , soit à cause de ses
qualités personnelles, soit parce que l'armée n'était
pas disposée à s'y prêter. Le véritable parti du roi
devait être l'immense majorité de la nation, qui
veut une constitution représentative. Il fallait donc
se garder de toute alliance avec les bonapartistes,
parce qu'ils ne pouvaient que perdre la monarchie
des Bourbons, soit qu'ils les servissent de bonne
foi, soit qu'ils voulussent les tromper. Les amis de
la liberté étaient au contraire les alliés naturels
dont le parti du roi devait s'appuyer; car, du mo-
ment que le roi donnait une charte constitution-
nelle , il ne pouvait employer avec avantage que
ceux qui en professaient les principes.
Le maréchal Soult demanda qu'un monument
fût élevé aux émigrés de Quiberon, lui qui , depuis
vingt ans , avait combattu pour la cause opposée à
la leur; c'était désavouer toute sa vie passée, et
cette abjuration cependant charma beaucoup de
royalistes. Mais en quoi consiste la forced'un gé-
néral, dès l'instant qu'il perd la faveur de ses com-
pagnons d'armes? Quand on oblige un homme du
parti populaire à sacrifier sa popularité, il n'est
plus bon à rien au nouveau parti qu'il embrasse.
Les royalistes persévérants inspireront toujours
plus d'estime que les bonapartistes convertis.
On croyait captiver l'armée, en nommant le
maréchal Soult ministre de la guerre; on se trom-
pait : la grande erreur des personnes élevées dans
l'ancien régime , c'est d'attacher une trop grande
importance aux chefs en tout genre. Les masses
sont tout aujourd'hui, les individus peu de chose.
Si les maréchaux perdent la confiance de l'armée ,
il se présente aussitôt des généraux non moins
habiles que leurs supérieurs ; ces généraux sont-ils
renversés à leur tour, il se trouve des soldats ca-
pables de les remplacer. L'on en peut dire autant
dans la carrière civile : ce ne sont pas les hommes,
. mais les systèmes qui ébranlent ou qui garantissent
le pouvoir. Napoléon, je l'avoue, est une exception
à cette vérité; mais, outre que ses talents sont ex-
traordinaires , encore a-t-il cherché , dans les dif-
férentes circonstances oii il s'est trouvé, à captiver
l'opinion du moment, à séduire les passions du
peuple, lorsqu'il voulait l'asservir.
Le maréchal Soult ne s'aperçut pas que l'armée
de Louis XVIII devait être conduite par de tout
autres principes que celle de Napoléon; il fallait
la détacher par degrés de ce besoin de la guerre,
de cette frénésie de conquêtes avec laquelle on
avait obtenu tant de succès militaires , et fait un
mal si cruel au monde. Mais le respect de la loi, le
sentiment de la liberté, pouvaient seuls opérer ce
changement. Le maréchal Soult, au contraire,
croyait que le despotisme était le secret de tout.
Trop de gens se persuadent qu'ils seront obéis
comme Bonaparte , en exilant les uns , en desti-
tuant les autres, en frappant du pied, en fronçant
le sourcil , en répondant avec hauteur à ceux qui
s'adressent respectueusement à eux; enfin, en pra-
tiquant tous ces arts de l'impertinence que les gens
en place apprennent en vingt-quatre heures, mais
dont ils se repentent souvent toute leur vie.
La volonté du maréchal échoua contre les obs-
tacles sans nombre dont il n'avait pas la moindre
idée. Je suis persuadée que c'est sans fondement
qu'on l'a soupçonné d'avoir trahi. En général , la
trahison chez les Français n'est que le résultat de
la séduction momentanée du pouvoir, et presque
jamais ils ne sont capables de la combiner d'a-
vance. Mais un émigré de Coblentz n'aurait pas
commis autant de fautes envers l'armée française,
s'il eût été chargé du même emploi, car, du
moins, il aurait ménagé ses adversaires; tandis
que le maréchal Soult frappait sur ses anciens su-
bordonnés, sans se douter qu'il y avait, depuis la
chute de Bonaparte, quelque chose de semblable
à une opinion , à une législation, enfin, à une ré-
sistance possible. Les courtisans se persuadaient
que le maréchal Soult était un homme supérieur, '
parce qu'il disait qu'on doit gouverner avec un
sceptre de fer. Mais où forger ce sceptre, quand
on n'a pour soi ni l'armée ni le peuple ? En vain
répète-t-on qu'il faut faire rentrer dans l'obéis-
sance, soumettre, punir, etc.; toutes ces maxi-
mes n'agissent pas d'elles-mêmes , et l'on peut les
prononcer du ton le plus rude sans être plus puis-
sant pour cela. Le maréchal Soult avait été très-
habile dans l'art d'administrer un pays conquis;
mais, en l'absence des étrangers, la ÎFrance n'en
était pas un.
CHAPITRE IX.
Des obstacles que le gouvernement a rencontrés
pendant la première année de la restauration.
Nous dirons les obstacles que le ministère de la
restauration avait à surmonter en 1814, et noua
ne craindrons pas d'exprimer notre avis sur le
système qu'il fallait suivre pour en triompher;
certes le tableau de cette époque n'est point en-
core étranger au temps actuel.
La France tout entière était cruellement désor-
ganisée par le règne de Bonaparte. Ce qui accuse
le plus ce règne, c'est la dégradation manifeste
des lumières et des vertus , pendant les quinze
SCR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
265
années de sa durée. Il restait, après le jacobi-
nisme, une nation qui n'avait point pris part à ses
crimes , et l'on pouvait considérer la tyrannie ré-
volutionnaire comme un fléau de la nature sous
lequel on avait succombé, mais sans s'avilir. L'ar-
mée pouvait alors se vanter encore d'avoir com-
battu seulement pour la patrie, sans aspirer à la
fortune, ni aux titres , ni au pouvoir. Durant les
quatre années directoriales, on avait essayé un
gouvernement qui se rattachait à de grandes pen-
sées; et, si l'étendue de la France et ses habitu-
des rendaient cette sorte de gouvernement incon-
ciliable avec la tranquillité générale, au moins les
esprits étaient-ils électrisés par les efforts indivi-
duels qu'excite toujours une république. Mais,
après le despotisme militaire, et la tyrannie civile
fondée sur l'intérêt personnel , de quelles vertus
pouvait-on trouver la trace dans les partis politi-
ques dont le gouvernement impérial s'était en-
touré? Les masses, dans tous les ordres de la so-
ciété, soldats, paysans, gentilshommes, bourgeois,
possèdent encore de grandes et belles qualités :
mais ceux qui se sont mis en avant dans les af-
faires, présentent, à quelques exceptions près, le
plus misérable des spectacles. Le lendemain de la
chute de Bonaparte, il n'y avait d'actif en France
que Paris, et à Paris, que quelques milliers de
solliciteurs demandant de l'argent et des places au
gouvernement , quel qu'il pût être.
Les militaires étaient et sont encore ce qu'il y
a de plus énergique dans un pays oh, pendant
longtemps, il n'a pu briller qu'une vertu, la bra-
voure. Mais ces guerriers , qui tenaient leur gloire
de la liberté, devaient-ils porter l'esclavage chez
les nations étrangères ? Ces guerriers , qui avaient
soutenu si longtemps les principes de l'égalité sur
lesquels .la révolution est fondée, devaient-ils se
montrer, pour ainsi dire, tatoués d'ordres, de ru-
bans et de titres que les princes de l'Europe leur
avaient donnés , pour échapper aux tributs qu'on
exigeait d'eux? La plupart des généraux français,
avides des distinctions nobiliaires, troquaient leur
gloire, comme les sauvages, contre des morceaux
de verre.
C'est en vain qu'après la restauration , tout en
négligeant beaucoup trop les officiers du second
rang , le gouvernement a comblé de grâces les of-
ficiers supérieurs. Du moment que les guerriers
de Bonaparte voulaient être des gens de cour, il
était impossible de tranquilliser leur vanité sur ce
sujet; car rien ne peut faire que des hommes nou-
veaux soient d'une ancienne famille , quelque titre
qu'on leur donne. Un général tout poudré , de
l'ancien régime , fait rire les vieilles moustaches
qui ont vaincu l'Europe entière. Mais un chambel-
lan, fils d'un bourgeois ou d'un paysan, n'est
guère moins ridicule dans son genre. L'on ne pou-
vait donc, comme nous l'avons dit tout à l'heure,
rallier sincèrement la nouvelle cour à l'ancienne,
et l'ancienne même devait avoir l'air de mauvaise
foi , en voulant rassurer à cet égard les inquiétu-
des avisées des grands seigneurs créés par Bona-
parte. ^
Il était également impossible de donner une se-
conde fois l'Europe à partager à ces militaires ,
que l'Europe avait à la fin vaincus ; et cependant ,
ils se persuadaient que le retour de l'ancienne dy-
nastie était la seule cause du traité de paix qui
leur faisait^ perdre la barrière du Rhin et l'ascen-
dant en Italie.
Les royalistes de la seconde main, selon l'expres-
sion anglaise, c'est-à-dire, ceux qui, après avoir
servi Bonaparte, s'offraient pour mettre en vi-
gueur les mêmes principes de despotisme sous la
restauration; ces hommes, ne pouvant inspirer
que le mépris, n'étaient propres à conduire que
des intrigues. Ils étaient à craindre, disait -on, si
l'on ne les employait pas : mais, ce dont il faut
se garder le plus en politique, c'est d'employer
ceux qu'on redoute; car il est bien sûr que, dé-
mêlant ce sentiment, ils serviront, comme on se
sert d'eux, d'après l'alliance de l'intérêt, qui se
rompt de droit par l'adversité.
Les émigrés attendaient des dédommagements
de l'ancienne dynastie, pour les biens qu'ils avaient
perdus en lui restant fidèles ; et certes, à cet égard,
leurs plaintes étaient naturelles. Mais il fallait ve-
nir à leur secours sans porter atteinte en aucune
manière à la vente des propriétés nationales, et
leur faire comprendre ce que les protestants avaient
compris sous Henri IV; c'est que, bien qu'ils eus-
sent été les amis et les défenseurs de leur roi, ils
devaient consentir, pour le bien de l'État, à ce
que le monarque adoptât les intérêts dominants
dans le pays sur lequel il voulait régner. Mais ks
émigrés ne conçoivent jamais qu'il y a des Fran-
çais en France, et que ces Français doivent comp-
ter pour quelque chose , voire même pour beau-
coup.
Le clergé redemandait son ancienne existence ,
comme si cinq millions de propriétaires dans un
pays pouvaient être dépossédés, quand même leurs
titres de propriété ne seraient pas consacrés main-
tenant par toutes les lois ecclésiastiques et civiles.
Certainement la France , sous Bonaparte , a pres-
que autant perdu sous le rapport de la religion
IS.
266
CONSIDERATIONS
qu'en fait de lumières. Mais est -il nécessaire que
le clergé soit un corps politique dans l'État , et
qu'il possède des richesses territoriales , pour que
le peuple français reprenne des sentiments plus
religieux? D'ailleurs , lorsque le clergé catholique
exerçait un grand pouvoir en France dans le dix-
septième siècle , il lit révoquer l'édit de Nantes ;
et ce même clergé, dans le dix-huitième siècle,
s'opposa jusqu'à la révolution aux propositions de
M. de Malesherbes , pour rendre l'état civil aux
. protestants. Comment donc les prêtres catholi-
ques, s'ils étaient reconstitués en ordre de l'État,
pourraient -ils admettre l'article de la charte qui
proclame la tolérance religieuse? Enfin la disposi-
tion générale des esprits est telle , qu'une force
étrangère pourrait seule faire supporter à la nation
le rétablissement de l'ancienne existence des ecclé-
siastiques. Il faudrait , pour un tel but , que les
baïonnettes de l'Europe restassent toujours sur le
territoire de France , et ce moyen ne ranimerait
sûrement pas l'attachement des Français pour le
clergé.
Sous le règne de Bonaparte, on n'a bien fait que
la guerre ; et tout le reste a été sciemment et vo-
lontairement abandonné. On ne lit presque plus
en province, et l'on ne connaît guère les livres à
Paris que par les journaux, qui , tels que nous les
voyons, exercent la dictature de la pensée , puisque
c'est par eux seuls que se forment les jugements.
Nous rougirions de comparer l'Angleterre et l'Al-
lemagne avec la France , sous le rapport de l'ins-
truction universelle. Quelques hommes distingués
cachent encore notre misère aux yeux de l'Europe ;
mais l'instruction du peuple est négligée à un de-
gré qui menace toute espèce de gouvernement.
S'ensuit -il qu'on doive remettre l'éducation publi-
que aux prêtres exclusivement.? Le pays le plus
religieux de l'Europe , l'Angleterre, n'a jamais ad-
mis une telle idée. On n'y songe ni dans l'Alle-
magne catholique ni dans l'Allemangne protes-
tante. L'éducation publique est un devoir des
gouvernements envers les peuples , sur lequel ils
ne peuvent prélever la taxe de telle ou telle opinion
religieuse.
Ce que veut le clergé en France, ce qu'il a tou-
jours voulu, c'est du pouvoir; en général les
réclamations qu'on entend , au nom de l'intérêt
public , se réduisent à des ambitions de corps ou
d'individus. Se publie-t-il un livre sur la politique,
avez-vous de la peine à le comprendre, vous paraît-
il ambigu, contradictoire, confas? traduisez-le par
ces paroles : Je veux être ministre ; et toutes les
obscurités vous seront expliquées. En effet, le parti
dominant en France, c'est celui qui demande des
places; le reste n'est qu'une nuance accidentelle à
côté de cette uniforme couleur; la nation cepen-
dant n'est et ne peut être de rien dans ce parti.
En Angleterre, quand le ministère change, tous
ceux qui remplissent des emplois donnés par les
ministres n'imaginent pas qu'ils puissent en rece-
voir de leurs successeurs; et cependant il ne s'agit
entre les divers partis anglais que d'une très-légère
différence : les Torys et les Whigs veulent tous
les deux la monarchie et la liberté, quoiqu'ils dif-
fèrent dans le degré de leur attachement pour
l'une et pour l'autre. Mais, en France, on se croyait
le droit d'être nommé par Louis XVIII, parce
qu'on avait occupé des places sous Bonaparte ; et
beaucoup de gens, qui s'appelaient patriotes, trou-
vaient extraordinaire que le roi ne composât pas
son conseil de ceux qui avaient jugé son frère à
mort. Incroyable démence de l'amour du pouvoir!
Le premier article des droits de l'homme en France,
c'est la nécessité pour tout Français d'occuper un
emploi public.
La caste des solliciteurs ne sait vivre que de
l'argent de l'État; aucune industrie, aucun com-
merce, rien de ce qui vient de soi ne leur semble
une existence convenable. Bonaparte avait accou-
tumé de certains hommes , qui se disaient la na-
tion, à être pensionnés par le gouvernement; et le
désordre qu'il avait mis dans la fortune de tout le
monde, autant par ses dons que par ses injustices,
ce désordre était tel , qu'à son abdication un nom-
bre incalculable de personnes, sans aucune res-
source indépendante , se présentaient pour toutes
les places, à la marine, ou dans la magistrature,
au civil ou dans le militaire, n'importe. La dignité
du caractère , la conséquence dans les opinions ,
l'inflexibilité dans les principes, toutes les qualités
d'un citoyen, d'un chevalier, d'un ami de la liberté,
n'existent plus dans les actifs candidats formés
par Bonaparte. Ils sont intelligents, hardis, déci-
dés , habiles chiens de chasse , ardents oiseaux de
proie; mais cette intime conscience, qui rend in-
capable de tromper, d'être ingrat, de se montrer
servile envers le pouvoir et dur pour le malheur;
toutes ces vertus, qui sont dans le sang aussi bien
que dans la volonté raisonnée, étaient traitées de
chimères , ou d'exaltation romanesque , par les
jeunes gens mêmes de cette école. Hélas ! les mal-
heurs de la France lui rendront de l'enthousiasme;
mais, à l'époque de la restauration, il n'y avait
presque point de vœux décidément formés pour
rien; et la nation se réveillait à peine du despo-
tisme qui avait fait marcher les hommes mécani-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
267
quement , sans que la vivacité même de leurs ac-
tions pût exercer leur volonté.
C'était donc, répéteront encore les royalistes,
une belle occasion pour régner par la force. Mais ,
encore une fois , la nation ne consentait à servir
sous Bonaparte que pour en obtenir l'éclat des
victoires; la dynastie des Bourbons ne pouvait ni
ne devait faire la guerre à ceux qui l'avaient réta-
blie. Existait -il un moj'en d'asservir les esprits
dans l'intérieur , quand l'armée n'était point rat-
tachée au trône, et que, la population étant pres-
que toute renouvelée depuis que les princes de la
maison de Bourbon avaient quitté la France , il
fallait avoir plus de quarante ans pour les con-
naître 7
Tels étaient les éléments principaux de la res-
tauration. Nous examinerons en particulier l'esprit
de la société à cette époque , et nous finirons par
le tableau des moyens qui , selon nous , pouvaient
seuls triompher de ces divers obstacles.
CHAPITRE X.
De l'influence de la société sur les affaires poli-
tiques en France.
Parmi les difficultés que le ministère avait à
vaincre en 1814, il faut mettre au premier rang
l'influence que les salons exerçaient sur le sort de
la France. Bonaparte avait ressuscité les vieilles
habitudes des cours , en y joignant de plus tous
les défauts des classes moins raffinées. Il en était
résulté que le goût du pouvoir et la vanité qu'il
inspire avaient pris des caractères plus forts et
plus violents encore dans les bonapartistes que
dans les émigrés. Tant qu'il n'y a pas de liberté
dans un pays , chacun recherche le crédit , parce
que l'espoir d'obtenir des places est l'unique prin-
cipe de vie qui anime la société. Les variations
continuelles dans la façon de s'exprimer , le style
embrouillé des écrits- politiques , dont les restric-
tions mentales et les explications flexibles se prê-
tent à tout ; les révérences , et les refus de révé-
rence« , les emportements et les condescendances ,
ont pour unique but le crédit , et puis le crédit ,
et toujours le crédit. De là vient qu'on souffre as-
sez de H en pas avoir , puisqu'on n'obtient qu'à ce
prix les signes de la bienveillance sur la figure hu-
maine. Il faut beaucoup de fierté d'âme et beau-
coup de constance dans ses opinions pour se pas-
ser de cet avantage, car vos amis eux-mêmes vous
font sentir ce que vaut la puissance exclusive, par
l'empressement qu'ils témoignent à ceux qui la
p'ossèdent.
En Angleterre , le parti de l'opposition est sou-
vent mieux reçu en société que celui de la cour ;
en France , on s'informe , pour inviter quelqu'un
à dîner, s'il est en faveur auprès des ministres,
et, dans un temps de famine, on pourrait bien re-
fuser du pain aux hommes en disgrâce.
Les bonapartistes avaient joui des hommages
de la société pendant leur règne , tout comme le
parti royaliste qui leur succédait, et rien ne les
blessait autant que de n'occuper qu'une place très-
secondaire dans les mêmes salons où jadis ils do-
mirfaient. Les hommes de l'ancien régime avaient
de plus sur eux l'avantage que donnent la grâce et
l'habitude des bonnes manières d'autrefois. Une
jalousie constante subsistait donc entre les anciens
et les nouveaux titrés ; et dans les hommes nou-
veaux, des passions plus fortes étaient réveillées
par chacune des petites circonstances que les pré-
tentions diverses faisaient naître.
Le roi, cependant, n'avait point rétabli les con-
ditions qu'on exigeait sous l'ancien régime pour
être reçu à la cour ; il accueillait avec une poli-
tesse parfaitement bien calculée tous ceux qui lui
étaient présentés ; mais , quoique les emplois ne
fussent que trop souvent donnés aux ci- devant
serviteurs de Bonaparte , rien n'était plus difficile
que de calmer des vanités qui étaient devenues
avisées. Dans la société même, l'on voulait que le
mélange des deux partis eût lieu, et chacun s'y
prêtait , du moins en apparence. Les plus modérés
dans leur parti étaient encore les royalistes reve-
nus avec le roi , et qui ne l'avaient pas quitté pen-
dant tout le cours de son exil : le comte de Bla-
cas , le duc de Grammont , le duc de Castries , le
comte de Vaudreuil, etc. ; leur conscience leur
rendant téjiioignage qu'ils avaient agi de la ma-
nière la plus noble et la plus désintéressée selon
leur opinion , ils étaient tranquilles et bienveillants.
Mais ceux dont on avait le plus de peine à conienir
l'indignation vertueuse contre le parti de l'usurpa-
teur, c'étaient les nobles ou leurs adhérents, qui
avaient demandé des places à ce même usurpateur
pendant sa puissance , et qui s'en étaient séparés
bien nettement le jour de sa chute. L'enthousiasme
pour la légitimité de tel chambellan de Madame
mère, ou de telle dame d'atour de Madame sœur ,
ne connaissait point de bornes ; et certes , nous au-
tres que Bonaparte avait proscrits pendant tout le
cours de son règne, nous nous examinions pour
savoir si nous n'avions pas été ses favoris , quand
une certaine délicatesse d'âme nous obligeait à le
défendre contre les invectives de ceux qu'il avait
comblés de bienfaits.
2GS
CONSIDERATIOINS
On aperçoit souvent une arrogance contenue
dans les aristocrates ; mais certes les bonapartis-
tes en avaient eu plus encore pendant les jours
de leur pouvoir ; et du moins les aristocrates s'en
tenaient alors à leurs armes ordinaires , les airs
contraints , les politesses cérémonieuses , les con-
versations à voix basse , enfin tout ce que les yeux
fins peuvent observer , mais que les caractères un
peu fiers dédaignent. On pouvait aisément deviner
que les royalistes outrés se commandaient les
égards qu'ils montraient au parti contraire : mais
il leur en coûtait plus encore d'en témoigner aux
amis de la liberté , qu'aux généraux de Bonaparte ;
et ces derniers obtenaient d'eux les attentions que
des sujets soumis doivent toujours , conformément
à leur système, - aux agents de l'autorité royale,
quels qu'ils soient.
Les défenseurs des idées libérales , également
opposés aux partisans de l'ancien et du nouveau
despotisme , auraient pu se plaindre de se voir pré-
férer les flatteurs de Bonaparte, qui n'offraient
pour garantie à leur nouveau maître que le rapide
abandon du précédent. Mais que leur importaient
toutes les tracasseries misérables de la société ? 11
se peut cependant que de tels motifs aient excité
les ressentiments -d'une certaine classe de gens , au
moins autant que les intérêts les plus essentiels.
Mais était-ce une raison pour replonger le monde
dans le malheur , par le rappel de Bonaparte , et
pour jouer l'indépendance et la liberté de son pays
tout ensemble .'
Dans les premières années de la révolution , on
pouvait souffrir assez du terrorisme de la société,
si l'on peut s'exprimer ainsi, et l'aristocratie se
servait habilement de sa vieille considération pour
déclarer telle ou telle opinion hors de la bonne
compagnie. Cette compagnie par excellence exer-
çait jadis une grande juridiction : on avait peur
d'en être banni , on désirait d'y être reçu , et tou-
tes les prétentions les plus actives erraient autour
des grands seigneurs et des grandes dames de l'an-
cien régime. Mais il n'existait presque plus rien de
pareil sous la restauration; Bonaparte, en imi-
tant grossièrement les cours , en avait fini le pres-
tige : quinze ans de despotisme militaire changent
tout dans les mœurs d'un pays. Les jeunes nobles
participaient à l'esprit de l'armée ; ils conservaient
encore les bonnes manières qu'ils tenaient de
leurs parents , mais ils ne possédaient aucune ins-
truction sérieuse. Les femmes ne se sentent nulle
partie besoin d'être supérieures aux hommes, et
quelques-unes seulement s'en donnaient la peine.
Il restait à Paris un très -petit nombre de person-
nes aimables de l'ancien régime , car les gens âgés
étaient la plupart abattus par de longs malheurs ,
ou aigris par des colères opiniâtres. La conversa-
tion des hommes nouveaux avait nécessairement
plus d'intérêt, puisqu'ils avaient agi , puisqu'ils
allaient en avant des événements , à la suite des-
quels leurs adversaires se laissaient à peine traî-
ner. Les étrangers recherchaient plus volontiers
ceux qui s'étaient fait connaître pendant la révolu-
tion; ainsi, sous ce rapport, leur amour-propre
devait être satisfait. D'ailleurs l'ancien empire de
la bonne compagnie de France consistait dans les
conditions difficiles exigées pour en faire partie, et
dans la liberté des entretiens, au milieu d'une
société très-choisie : ces deux grands avantages ne
pouvaient plus se retrouver.
Le mélange des rangs et des partis avait fait
adopter la méthode anglaise des réunions nom-
breuses ; elle interdit le choix parmi les invités , et
par conséquent diminue de beaucoup le prix de
l'invitation. La crainte qu'inspirait le gouverne-
ment impérial avait détruit toute habitude d'indé-
pendance dans la conversation ; les Français , sous
ce gouvernement , étaient presque tous devenus
diplomates , de façon que la société se passait en
propos insignifiants, et qui ne rappelaient nulle-
ment l'esprit audacieux de la France. On n'a-
vait assurément rien à craindre en 1814 , sous
Louis XVIII, mais l'habitude de la réserve était
prise, et d'ailleurs les courtisans voulaient qu'il
fût du bon ton de ne pas parler politique , de ne
traiter aucun sujet sérieux : ils espéraient refaire
ainsi la nation frivole, et par conséquent soumise;
mais le seul résultat qu'ils obtinssent , c'était de
rendre les entretiens insipides, et de se priver de
tout moyen de connaître la véritable opinion de
chacun.
Une société si peu piquante était pourtant un
objet singulier de jalousie pour un grand nombre
de courtisans de Bonaparte; et de leurs mains vi-
goureuses ils auraient volontiers, comme Samson,
renversé l'édifice , afin de faire tomber la salle dans
laquelle ils n'étaient pas admis au festin. Les gé-
néraux qu'illustraient des batailles gagnées vou-
laient être gentilshommes de la chambre , et que
leurs femmes fussent dames du palais : singulière
ambition pour un guerrier, qui se prétend le défen--
seur de la liberté! Qu'est-ce donc que cette liberté?
Est-ce seulement les biens nationaux , les grades
militaires et les emplois civils ? Est-ce l'argent et
le pouvoir de quelques hommes , plutôt que de
quelques autres , dont il s'agit ? ou bien est-on
chargé de la noble mission d'introduire en France
SUR LA REVOLUïlOiN FRANÇAISE.
2G9
le sentiment de la justice , la dignité dans toutes
les classes , la fixité dans les principes , le res-
pect pour les lumières et pour le mérite per-
sonnel ?
Néanmoins il eût été plus politique de donner à
ces généraux des places de chambellan, puisque
tel était leur désir ; mais , en vérité , les vainqueurs
de l'Europe auraient dû se trouver embarrassés de
la vie de courtisan , et ils pouvaient bien permettre
que le roi continuât ^ vivre dans son intérieur
avec ceux dont il avait pris l'habitude pendant de
longues années d'exil. Qu'importe, en Angleterre,
que tel ou tel homme soit dans la maison du roi ?
Ceux qui se vouent à cette carrière ne se mêlent
d'ordinaire eu rien des affaires publiques , et l'on
n'a pas ouï dire que les Fox et les Pitt fussent
bien désireux de remplir ainsi leur temps. C'est
Napoléon qui pouvait seul faire entrer dans la tête
des soldats de la république toutes ces fantaisies
de bourgeois gentilshommes, qui les assujettissaient
nécessairement à la faveur des cours. Qu'au-
raient dit Dugommier, Hoche, Joubert, Dam-
pierre , et tant d'autres qui ont péri pour l'indé-
pendance de leur pays, si, pour récompense de
leur victoire , on leur eût offert une place dans la
maison d'un prince, quel qu'il fût? Mais les
hommes formés par Bonaparte ont toutes les pas-
sions de la révolution, et toutes les vanités de
l'ancien régime; pour obtenir le sacrifice de ces
petitesses, il n'existait qu'un moyen, c'était d'y
substituer de grands intérêts nationaux.
Enfin, l'étiquette des cours dan§ toute sa ri-
gueur ne peut guère se rétablir dans un pays qui
s'en est déshabitué. Si Bonaparte n'avait pas mêlé la
vie des camps à tout cela, personne ne l'aurait
supporté. Henri IV vivait familièrement avec tou-
tes les personnes distinguées de son temps; et
Louis XI lui-même, Louis XI soupait chez les
bourgeois , et les invitait à sa table. L'empereur
de Russie , les archiducs d'Autriche , les princes
de la maison de Prusse, ceux d'Angleterre, enfin
tous les souverains de l'Europe, vivent, à quel-
ques égards, comme de simples particuliers. En
France, au contraire, les princes de la famille
royale ne sortent presque jamais du cercle de la
cour. L'étiquette , telle qu'elle existait jadis , est
tout à fait en contradiction avec les mœurs et les
opinions du siècle; elle a le double inconvénient de
prêter au ridicule , et cependant d'exciter l'envie.
On ne veut être exclu de rien en France, pas
même des distinctions dont on se moque; et,
comme on n'a point encore de route grande et
publique pour servir l'État , on s'agite sur toutes
les disputes auxquelles peut donner lieu le code
civil des entrées à la cour. On se hait pour les
opinions dont la vie peut dépendre . mais on se
hait encore plus pour toutes les combinaisons
d'amour-propre que deux règnes et deux noblesses
ont développées et multipliées. Les Français sont
devenus si difficiles à contenter par l'accroisse-
ment infini des prétentions de toutes les classes,
qu'une constitution représentative est aussi néces-
saire au gouvernement, pour le délivrer des ré-
clamations sans nombre des individus, qu'aux
individus, pour les préserver de l'arbitraire du
gouvernement.
CHAPITRE XI.
Du système qu'il fallait suivre en 1814 pour
maintenir la maison de Bourbon sur le trône
de France.
Beaucoup de personnes croient que si Napoléon
ne fût point revenu , les Bourbons n'avaient rien à
redouter. Je ne le pense pas; mais, il faut en con-
venir du moins, c'était un terrible prétendant
qu'un tel homme ; et , si la maison d'Hanovre a
pu craindre le prince Edouard , il était insensé de
laisser Bonaparte dans une situation qui l'invitait ,
pour ainsi dire , à former des projets audacieux.
M. de Talleyrand, en reprenant, dans le congrès
de Vienne , presque autant d'ascendant sur les af-
faires de l'Europe que la diplomatie française en
avait exercé sur Bonaparte, a certainement donné
une très-grande preuve de son adresse personnelle ;
mais le gouvernement de France ayant changé de
nature , devait-il se mêler des affaires d'Allema-
gne ? Les justes ressentiments de la nation alle-
mande n'étaient-ils pas encore trop récents pour
être effacés? Le premier devoir des ministres
du roi était donc de demander au congrès de
Vienne l'éloignement de Bonaparte. Comme Caton
dans le sénat de Rome, lorsqu'il répétait sans
cesse : Il faut détruire Carthage , les ministres
de France devaient mettre à part tout autre in-
térêt , jusqu'à ce que Napoléon ne fût plus en re-
gard de la France et de l'Italie.
C'était sur la côte de Provence que les hommes
zélés pour la cause royale pouvaient être utiles à
leur pays , en le préservant de Bonaparte. Le sim-
ple bon sens des paysans suisses , je m'en souviens,
les portait à prédire , pendant la première année
de la restauration , que Bonaparte reviendrait.
Chaque jour, dans la société, l'on essayait d'en
convaincre ceux qui pouvaient se faire écouter à
la cour; mais comme l'étiquette, qui ne règne
270
CONSIDERATIONS
qu'en France, ne permet pas d'approcher le mo-
narque , et que la gravité ministérielle , autre in-
conséquence pour les temps actuels, éloignait
des chefs de l'État ceux qui auraient pu leur
apprendre ce qui se passait, une imprévoyance
sans exemple a perdu la patrie. Toutefois , quand
Bonaparte ne serait pas débarqué à Cannes, le
système suivi par les ministres, ainsi que nous
avons tâché de le démontrer, avait déjà compro-
mis la restauration, et laissait le roi sans forcé
réelle au milieu de la France. Examinons d'abord
la conduite que le gouvernement devait tenir en-
vers chaque parti, et concluons, en rappelant
les principes d'après lesquels il fallait diriger les
affaires et choisir les hommes.
L'armée était, dit-on, difficile à ramener. Sans
doute, si l'on voulait garder encore une armée
propre à conquérir l'Europe et à établir le despo-
tisme dans l'intérieur, cette armée devait préférer
Bonaparte, comme chef niihtaire , aux princes de
de la maison de Bourbon; rien ne pouvait changer
cette disposition. Mais si , tout en payant exacte-
ment les appointements et les pensions des guer-
riers qui ont donné tant d'éclat au nom français,
on eût fait connaître à l'armée qu'on n'avait ni
peur, ni besoin d'elle, puisqu'on était décidé à
prendre pour guide une politique purement libérale
et pacifique; si , îoin d'insinuer tout bas aux offi-
ciers qu'on leur saurait bien bon gré d'appuyer les
empiétements de l'autorité, on leur avait dit que
le gouvernement constitutionnel , ayant le peuple
pour lui, voulait tendre à diminuer les troupes de
ligne, à transformer les soldats en citoyens, et à
changer l'activité guerrière en émulation civile , les
officiers pendant quelque temps encore auraient
regretté leur importance passée : mais la nation ,
dont ils font partie, plus que dans aucune autre
armée, puisqu'ils sont pris dans toutes les classes,
cette nation , satisfaite de sa constitution et ras-
surée sur ce qu'elle craint le plus au monde , le re-
tour des privilèges des nobles et du clergé, aurait
calmé les militaires, au lieu de les irriter par ses
inquiétudes. Il ne fallait pas viser à imiter Eona-
parte pour plaire à l'armée; on ne saurait, dans
cet inutile effort, se donner que du ridicule ; mais
en adoptant un genre à soi tout différent , même
tout opposé, on pouvait obtenir le respect qui naît
de la justice et de l'obéissance à la loi ; cette route-
là, du moins, n'était pas usée par les traces de
Bonaparte.
Quant aux émigrés, dont les biens sont confisqués,
on aurait pu, ainsi qu'on l'afait en 1814, demander
quelquefois encore une somme extraordinaire au
corps législatif, pour acquitter les dettes person-
nelles du roi ; et comme, sans le retour de Bona-
parte, on n'aurait point eu de tributs à payer au
étrangers , les députés se seraient prêtés aux désirs
du monarque, en respectant l'usage qu'il voulait
faire d'un supplément accidentel à sa liste civile '.
Qu'on se le demande avec sincérité, si en Angle-
terre , lorsque la cause des royalistes semblait dé-
sespérée, on avait dit aux émigrés : Louis XVIIl
remontera sur le trône de France, mais à condition
de s'en tenir au pouvoir du roi d'Angleterre; et
vous qui rentrerez avec lui, vous obtiendrez tous
les dédommagements et toutes les faveurs qu'un
monarque selon vos vœux pourra vous accorder ;
mais , si vous retrouvez de la fortune , ce sera par
ses dons, et non à titre de droits; et, si vous ac-
quérez du pouvoir, ce sera par vos talents person-
nels, et non par des privilèges de classe : n'au-
raient-ils pas souscrit à ce traité .'' Pourquoi donc
se laisser enivrer par un moment de prospérité ? et
si , je me plais à le répéter, Henri IV qui avait été
protestant , et Sully qui l'était resté , savaient con-
tenir les prétentions de leurs compagnons d'armes,
pourquoi les ministres de Louis XVIII n'avaient-ils
pas aussi l'art de gouverner les dangereux amis
que Louis XVI avait désignés lui-même dans son
testament comme lui ayant beaucoup nui par un
zèle mal entendu ?
Le clergé existant, ou plutôt celui qu'on vou-
lait rétablir, était une autre difficulté qui se pré-
sentait dès la première année de la restauration.
La conduite du gouvernement doit être la même
envers le clergé qu'envers toutes les classes : tolé-
rance et liberté, à partir des choses telles qu'elles
sont. Si la nation veut un clergé riche et puissant,
en France elle saura bien le rétablir ; mais si per-
sonne ne le souhaite, c'est aliéner de plus en plus
la disposition des Français à la piété, que de leur
présenter la religion comme un impôt, et les prê-
tres comme des gens qui veulent s'enrichir aux
dépens du peuple. On rappelle sans cesse les per-
sécutions que les ecclésiastiques ont éprouvées
pendant la révolution. C'était un devoir de les
servir alors autant qu'on en avait les moyens, mais
le rétablissement de l'influence politique du clergé
' Le roi donna l'ordre, en 1815, que sur ce supplément les
deux millions déposés par mon père au trésor royal fussent
restitués à sa famille, et cet ordre devait être exécuté à l'é-
poque même du débarquement de Bonaparte. La justice de
notre réclamation ne saurait être contestée; mais je n'en ad-
mire pas moins la conduite du roi , qui , portant l'écono-
mie dans plusieurs de ses dépenses personnelles, ne vou-
lait point relrancher celles que l'équité recommandait. Depuis
le retour de Sa Majesté, le capital de deux millions nous a été
payé en une inscription de cent mille livres de rente sur le
{^rand Uvre. ( Note de l'auteur. )
SUR LA REVOLOTIOIS FRANÇAISE.
271
n'a point de rapport avec la juste pitié qu'ont ins-
pirée les souffrances des prêtres : ii en est de même
de la noblesse ; ses privilèges ne doivent point lui
être rendus en compensation des injustices dont
elle a été l'objet. De même aussi , parce que le sou-
venir de Louis XVI et de sa famille inspire un in-
térêt profond et déchirant, il ne s'ensuit pas que
le pouvoir absolu soit la consolation nécessaire qu'il
faille donner à ses descendants. Ge serait imiter
Achille qui faisait immoler des esclaves sur le
tombeau de Patrocle.
La nation existe toujours : c'est elle qui ne
meurt point ; et les institutions qu'il lui faut ne
peuvent lui être ôtées sous aucun prétexte. Quand
on peint les horreurs qui se sont commises en
France, seulement avec l'indignation qu'elles doi-
vent inspirer, tout le monde s'y associe ; mais ,
quand on en fait un moyen d'exciter à la haine
contre la liberté , on dessèche les larmes que les
regrets spontanés auraient fait couler.
Le grand problème que les ministres avaient à
résoudre en 1814, ils pouvaient l'étudier dans l'his-
toire d'Angleterre. Il fallait prendre pour modèle
la conduite de la maison d'Hanovre , et non celle
des Stuarts.
Mais , dira-t-on , quels effets merveilleux aurait
donc produits la constitution anglaise en France,
puisque la charte qui s'en rapproche ne nous a
point sauvés? D'abord on aurait eu plus de con-
fiance dans la durée même de la charte , si elle eût
été fondée sur un pacte avec la nation, et si l'on
n'avait pas vu la famille royale entourée de per-
sonnes qui professaient, pour la plupart, des prin-
cipes inconstitutionnels. Personne n'a voulu bâtir
sur un terrain aussi mouvant, et les factions sont
restées debout pour attendre la chute de l'édifice.
Il importait d'établir des autorités locales dans
les villes et dans les villages, de créer des intérêts
politiques dans les provinces , afin de diminuer
l'ascendant de Paris , où l'on veut tout obtenir par
la faveur. On pouvait faire renaître le besoin de
l'estime chez des individus qui s'en sont terrible-
ment passés , en leur rendant nécessaire le suffrage
de leurs concitoyens pour être députés. Une élec-
tion nombreuse pour la chambre des représentants
( six cents députés au moins : la chambre des com-
munes d'Angleterre en a davantage ) aurait donné
plus de considération au corps législatif, et par
conséquent beaucoup de personnes honorables se
seraient vouées à cette carrière. On a reconnu que
la condition d'âge , fixée à quarante ans , étouffait
toute espèce d'émulation. Mais les ministres crai-
gnaient avant tout les assemblées délibérantes ; et.
s'en tenant à leur ancienne connaissance des pre-
miers événements de la révolution , c'est contre la
liberté de la tribune qu'ils dirigeaient tous leurs
efforts. Ils ne s'apercevaient pas que , dans un État
qui s'est enivfé de l'esprit militaire, la tribune est
une garantie , au lieu d'être un danger , puisqu'elle
relève la puissance civile.
Pour augmenter autant qu'on le pouvait l'in-
fluence de la chambre des pairs, l'on ne devait
point s'astreindre à conserver tous les anciens sé-
nateurs , s'ils n'avaient pas des droits à cet honneur
par leur mérite personnel. La pairie devait être
héréditaire, et composée sagement des anciennes
familles de France qui lui donnaient de la dignité,
et des hommes qui s'étaient acquis un nom hono-
rable dans la carrière militaire ou civile. Les nou-
veaux auraient tiré du lustre des anciens, et les
anciens des nouveaux; c'est ainsi qu'on aurait
marché vers cette fusion constitutionnelle des
classes , sans laquelle il n'y a jamais que de l'ar-
rogance d'une part, et de la subalternité de l'autre.
Il importait aussi de ne point condamner la
chambre des pairs à délibérer en secret : c'était lui
ôter le plus sûr moyen d'acquérir de l'ascendant
sur les esprits. La chambre des députés, qui n'avait
cependant aucun titre vraiment populaire, puis-
qu'elle n'était point élue directement , exerçait plus
de pouvoir sur l'opinion que la -ihambre des pairs ,
par cela seul qu'on connaissait et qu'on entendait
ses orateurs.
Enfin , les Français veulent le renom et le bon-
heur attachés à la constitution anglaise, et cet es-
sai vaut bien la peine d'être tenté; mais le système
étant admis, il importe d'y conformer les discours^
les institutions et les usages. Car il en est de la
liberté comme de la religion ; toute hypocrisie dans
une belle chose révolte plus que son abjuration
complète. Aucune adresse ne devait être reçue,
aucune proclamation ne devait être faite, qui ne
rappelât formellement le respect pour la constitu-
tion aussi bien que pour le trône. La superstition
de la royauté, comme toutes les autres, éloigne
ceux que la simplicité du vrai aurait captivés.
L'éducation publique , non celle qui était confiée
aux ordres religieux, à laquelle on ne peut reve-
nir, mais une éducation libérale, l'établissement
d'écoles d'enseignement mutuel dans tous les dé-
partements, les universités, l'école polytechnique,
tout ce qui pouvait rendre à la France l'éclat des
lumières , devait être encouragé sous le gouverne-
ment d'un prince aussi éclairé que Louis XVIII.
C'était ainsi qu'on pouvait détourner les esprits
de l'enthousiasme militaire, et compenser pouis
272
CONSIDERATIONS
la nation la perte de cette fatale gloire qui fait
tant de mal , soit qu'on l'obtienne, soit qu'on la perde.
Aucun acte arbitraire , et nous insisterons avec
bonheur sur ce fait, aucun acte arbitraire n'a été
commis pendant la première année de la restaura-
tion. Mais l'existence de la police , formant un mi-
nistère comme sous Bonaparte, était en désaccord
avec la justice et la douceur du gouvernement
royal. La principale fonction de cette police était,
comme nous l'avons dit, la censure des journaux,
et leur esprit était détestable. En supposant que
cette surveillance fût nécessaire, au moins fallait-
il choisir les censeurs parmi les députés et les
pairs; mais c'était violer tous les principes du
gouvernement représentatif, que de remettre aux
ministres eux-mêmes la direction de l'opinion qui
doit les juger et les éclairer. Si la liberté de la
presse avait existé en France , j'ose affirmer que
Bonaparte ne serait point revenu; on aurait signalé
le danger de son retour de manière à dissiper les
illusions opiniâtres, et la vérité aurait servi de
guide, au lieu de produire une expulsion funeste.
Enfin, le choix des ministres, c'est-à-dire, du
parti dans lequel il fallait les chercher, était la
condition la plus importante pour mettre en sû-
reté la restauration. Dans les temps où les esprits
sont occupés des débats politiques, comme ils l'é-
taient jadis des querelles religieuses, l'on ne peut
gouverner les nations libres qu'à l'aide des hommes
qui sont d'accord avec les opinions de la majorité:
je commencerai donc par signaler ceux qu'on de-
vait exclure, avant de désigner ceux qu'il fallait
prendre.
Aucun des hommes qui ont commis un crime
dans la révolution, c'est-à-dire, versé le sang in-
nocent, ne peut être utile en rien à la France. Le
public les repousse , et leur propre inquiétude les
fait dévier en tous les sens. Repos pour eux , sé-
curité; car, nul ne peut dire ce qu'il aurait fait
dans de si grandes tourmentes. Celui qui n'a pas
su tirer sa conscience et son honneur intacts de
quelque lutte que ce soit, peut encore être assez
adroit pour se servir lui-même, mais ne peut ja-
mais servir sa patrie.
Parmi ceux qui ont pris une part active au gou-
vernement de Napoléon, un grand nombre de mili-
taires ont des vertus qui honorent la France;
quelques administrateurs possèdent de rares talents
dont on peut tirer avantage; mais les principaux
chefs , mais les favoris du pouvoir , ceux qui se sont
enrichis par la servitude, ceux qui ont livré la
France à cet homme qui l'aurait respectée peut-
être, s'il avait rencontré quelque obstacle à son
ambition, quelque fierté dans ses alentours, il
n'est point de choix plus nuisibles à la dignité,
comme à la sûreté de la couronne; s'il est dans le
système des bonapartistes de servir toujours la
puissance, s'ils apportent leur science de despo-
tisme au pied de tous les trônes, d'antiques vertus
doivent-elles s'allier avec leur corruption? Si l'on
voulait repousser toute liberté, mieux aurait valu
alors s'appuyer sur les royalistes purs, qui du
moins étaient sincères dans leur opinion, et se fai-
saient un article de foi du pouvoir absolu ; mais
ces hommes dégagés de tout scrupule politique,
comment compter sur leurs promesses? Ils ont de
l'esprit, dit-on; ah! qu'il soit maudit, l'esprit, s'il
dispense d'un seul sentiment vrai , d'un seul acte
de moralité.droit et ferme! Et de quelle utilité sont
donc les facultés de ceux qui vous accablent , quand
vous succombez? Qu'un grain noir se montre sur
l'horizon, par degrés leur physionomie perd son
empressement gracieux ; ils commencent à raison-
ner sur les fautes qu'on a commises; ils accusent
leurs collègues amèrement, et font des lamenta-
tions doucereuses sur leur maître; enfin, par une
métamorphose graduée , ils se changent en ennemis,
ceux qui naguère avaient égaré les princes par leurs
flatteries orientales.
Après avoir prononcé ces exclusions, il ne reste,
et c'est un grand bien; il ne reste, dis-je, à choisir
que des amis de la liberté , soit ceux qui ont con-
servé cette opinion sans la souiller, depuis 1789,
soit ceux qui , plus jeunes , la suivent maintenant,
qui l'adoptent au milieu des efforts que l'on fait
pour l'étouffer, génération nouvelle quiVest mon-
trée dans ces derniers temps , et sur laquelle l'ave-
nir repose.
De tels hommes sont appelés à terminer la ré-
volution par la liberté , et c'est le seul dénoûmenî
possible à cette sanglante tragédie. Tous les efforts
pour remonter le torrent feront chavirer la bar-
que; mais faites entrer ce torrent dans des ca-
naux, et toute la contrée qu'il ravageait sera fer-
tilisée.
Un ami de la liberté , ministre du roi , respecte-
rait le chef suprême de la nation , et serait fidèle
au monarque constitutionnel , à la vie et à la mort ;
mais il renoncerait à ces flatteries officieuses qui
nuisent à la vérité , au lieu d'accroître l'attachement.
Beaucoup de souverains de l'Europe sont trè.s-obéis,
sans exiger l'apothéose. Pourquoi donc en France
les écrivains la prodiguent-ils en toute occasion?
Un ami de la liberté ne souffrirait jamais que la
France fût insultée par aucun homme qui dépendît
en rien de l'autorité. N'entend-on pas dire à quel-
SUR LA REVOLUTION FRAlNÇàîSE.
273
(jues émigrés que le roi seul est la patrie , qu'on ne
peut se fier aux Français, etc.? Quelle est la consé-
quence de ces propos insensés? quelle est-elle?
Qu'il faut gouverner la France par des armées
étrangères. Quel blasphème! quel attentat! Sans
doutes ces armées sont plus fortes que nous main-
tenant, mais elles n'auraient jamais l'assentiment
volontaire d'un cœur français; et, à quelque état
que Bonaparte ait réduit la France, il y a dans un
ministre, ami de la liberté, telle dignité de carac-
tère, tel amour pour son pays, tel noble respect
pour le monarque et pour la loi , qui écarteraient
toutes les arrogances de la force armée , quels
qu'en fussent les chefs. De tels ministres, ne se
permettant jamais un acte arbitraire, ne seraient
point dans la dépendance du militaire; car, c'est
bien plus pour établir le despotisme que pour dé-
fendre le pays , que les divers partis ont courtisé
les troupes de ligne. Bonaparte , comme dans les
siècles de barbarie, prétendait que tout le secret
de l'ordre social consistait dans les baïonnettes.
Comment sans elles, dira-t-on, pourriez-vous faire
marcher ensemble les protestants et les catholiques,
les républicains et les Vendéens? Tous ces éléments
de discorde existaient sous des noms différents en
Angleterre, en 1688; mais l'invincible ascendant
d'une constitution mise à flot par des pilotes ha-
biles et sincères, a tout soumis à la loi.
Une assemblée de députés vraiment élus par la
nation exerce une puissance majestueuse; et les
ministres du monarque dans l'âme desquels on sen-
tira l'amour de la patrie et de la liberté, trouveront
partout des Français qui les aideront, même à leur
insu; parce qu'alors les opinions, et non les inté-
rêts , formeront le lien entre le gouvernement et les
gouvernés. Mais si vous chargez, ne cessons de le
répéter, les individus qui haïssent les institutions
libres, de les faire marcher, quelque honnêtes
qu'ils soient, quelque résolus qu'ils puissent être à
tenir leur promesse, sans cesse le désaccord se fera
sentir entre leur penchant involontaire et leur im-
périeux devoir.
Les artistes du xvii* siècle ont peint Louis XIV
en Hercule, avec une grande perruque sur la tête;
les doctrines surannées , reproduites à la tribune
populaire, n'offrent pas une moindre disparate.
Tout cet édifice des vieux préjugés qu'on veut ré-
tablir en France , n'est qu'un château de cartes que
le premier souffle de vent doit abattre. Il n'y a que
deux forces à compter dans ce pays : l'opinion ^qui
veut la liberté , et les troupes étrangères qui obéis-
sent à leurs souverains : tout le reste n'est que
bavardage.
Ainsi donc, dès qu'un ministre dira que ses con-
citoyens ne'sont pas faits pour être libres, accep-
tez cet acte d'humilité, pour sa part de Français,
comme une démission de sa place ; car le ministre
qui peut nier le vœu presque universel de la France,
la connaît trop mal pour être capable de diriger ses
affaires.
CHAPITRE XIL
Quelle devait être la conduite des amis de la
liberté, en 1814.
Les amis de la liberté, nous l'avons dit, pou-
vaient seuls servir d'une manière efficace à l'é-
tablissement de la monarchie constitutionnelle
en 1814; mais quel parti devaient -ils prendre à
cette époque ? Cette question, non moins impor-
tante que la première , mérite aussi d'être traitée.
Nous la discuterons sans détours , puisque nous
sommes nous-mêmes persuadés qu'il était du de-
voir de tout bon Français de défendre la restau-
ration et la charte constitutionnelle.
Charles Fox, dans son histoire des deux derniers
rois de la maison des Stuarts , dit qu'une restau-
ration est d'ordinaire la plus dangereuse et la
plus mauvaise de toutes les révolutions. Il avait
raison , en appliquant cette maxime aux deux rè-
gnes de Charles II et de Jacques II , dont il écri-
vait l'histoire; il voyait d'une part une dynastie
nouvelle qui devait sa couronne à la liberté, tan-
dis que l'ancienne avait cru qu'on la dépouillait de
son droit naturel, en limitant le pouvoir absolu,
et s'était en conséquence vengée de tous ceux qui
en avaient eu la pensée. Le principe de l'hérédité ,
si indispensable en général au repos des États , y
nuisait nécessairement dans cette circonstance.
Les Anglais ont donc fait très-sagement d'appeler
au trône la branche protestante ; leur constitution
ne se serait jamais établie sans ce changement.
Mais, quand le hasard de l'hérédité vous a donné
pour monarque un homme tel que Louis XVIII,
dont les études sérieuses et la placidité d'âme
s'accordent volontiers avec la liberté constitution-
nelle; et lorsque d'un autre côté, le chef d'une
dynastie nouvelle s'est montré pendant quinze an-
nées le despote le plus violent que l'on ait vu dans
les temps modernes, comment une telle combinai-
son peut-elle rappeler en rien le sage Guiliaume III,
et le sanguinaire et superstitieux Jacques II?
Guillaume IIl, bien qu'il dût sa couronne à l'é-
lection, trouvait souvent les manières de la liberté
peu gracieuses; et s'il l'avait pu, il se serait fait
despote tout comme son beau-père. Les souve-
274
CONSIDERATJOINS
rains d'ancienne date , il est vrai , se croient indé-
pendants du choix des peuples ; les papes aussi
pensent qu'ils sont infaillibles; les nobles s'enor-
gueillissent de leur généalogie; chaque homme et
chaque classe a sa prétention disputée. Mais qu'a-
vait-on à craindre de ces prétentions en France
maintenant ? L'on ne pouvait redouter pour la li-
berté, dans la première époque de la restauration,
que le malheur qui l'a frappée : un mouvement
militaire , ramenant un chef despotique , dont le
retour et la défaite servaient de motif et de pré-
texte à l'établissement des étrangers en France.
Louis XVIII était essentiellement magistrat, par
son esprit et par son caractère. Autant il est ab-
surde de regarder le passé comme le despote du
présent, autant il est désirable d'ajouter, quand
on le peut , l'appui de l'un au perfectionnement de
l'autre. La chambre haute avait l'avantage d'ins-
pirer à quelques grands seigneurs le goût des ins-
titutions nouvelles. En Angleterre, les ennemis
les plus décidés du pouvoir arbitraire se trouvent
parmi les patriciens du premier rang ; et ce serait
un grand bonheur pour la France, si les nobles
voulaient enfin aimer et comprendre les institu-
tions libres. Il y a des qualités attachées à une il-
lustre naissance dont il est heureux que l'État
profite. Un peuple tout de bourgeois aurait de la
peine à se constituer au riiilieu de l'Europe, à
moms qu'il n'eût recours à l'aristocratie militaire,
la plus funeste de toutes pour la liberté.
Les guerres civiles doivent finir par des conces-
sions mutuelles, et déjà l'on voyait les grands
seigneurs se plier à la liberté pour plaire au roi ;
la nation devait gagner du terrain chaque jour;
les limiers de la force, qui sentent oii elle est, et
se précipitent sur ses traces, ne se rattachaient
point alors aux royalistes exagérés. L'armée com-
mençait à prendre un air libéral : c'était, il est
vrai, parce qu'elle regrettait son ancienne influence
dans l'État; mais enfin la raison profitait de l'hu-
meur ; l'on entendait des généraux de Bonaparte
s'essayer à parler liberté de la presse, liberté indi-
viduelle, à prononcer ces mots dont ils avaient
reçu la consigne, mais qu'ils auraient fini par
comprendre, à force de les répéter.
Les hommes les plus respectables parmi les mi-
litaires souffraient des défaites de l'armée, mais
ils reconnaissaient la nécessité d'arrêter les repré-
sailles continuelles qui détruiraient à la fin la civi-
lisation. Car si les Russes devaient venger Moscou
à Paris, et les Français Paris à Pétersbourg, les
promenades sanglantes des soldats à travers l'Eu-
rope anéantiraient les lumières et les jouissances
de l'ordre social. D'ailleurs cette première entrée
des étrangers effaçait-elle les nombreux triomphes
des Français ? N'étaient-ils pas encore présents à
l'Europe entière.^ Ne parlait -elle pas de la bra-
voure des Français avec respect ? et n'était-il pas
juste alors, quoique cela fût douloureux, que les
Français à leur tour ressentissent les dangers at-
tachés à leurs injustes guerres ? Enfin l'irritation
qui portait quelques individus à désirer de voir
renverser un gouvernement proposé par les étran-
gers, était-elle un sentiment patriotique? Certai-
nement les nations européennes n'avaient point
pris les armes pour rétablir les Bourbons sur le
trône; ainsi l'on ne devait pas attribuer la coali-
tion à l'ancienne dynastie : on ne pouvait pas nier
aux descendants de Henri IV qu'ils ne fussent
Français, et Louis XVIII s'était conduit comme
tel dans la négociation de la paix, lorsque, après
toutes les concessions faites avant son arrivée , il
avait su conserver intact l'ancien territoire de
France. Il n'était donc pas vrai de dire que l'or-
gueil national exigeât de nouvelles guerres; la
France avait encore beaucoup de gloire; et, si
elle avait su repousser Bonaparte , et devenir libre
comme l'Angleterre, jamais elle n'aurait vu les
étendards britanniques flotter une seconde fois sur
ses remparts.
Aucune confiscation , aucun exil , aucune arres-
tation illégale n'a eu lieu pendant dix mois : quels
progrès en sortant de quinze ans de tyrannie ! A
peine si l'Angleterre est arrivée à ce noble bon-
heur trente ans après la mort de Cromwell! Enfin
il n'était pas douteux que dans la session suivante
on n'eût décrété la liberté de la presse. Or, l'on
peut appliquer à cette loi , la première d'un État
libre , les paroles de l'Écriture : « Que la lumière
« soit, et la lumière fut. »
La plus grande erreur de la charte, le mode
d'élection et les conditions d'éligibilité, était déjà
reconnue par tous les hommes éclairés, et des
changements à cet égard auraient été la consé-
quence naturelle de la liberté de la presse, puis-
qu'elle met toujours les grandes vérités en évi-
dence : l'esprit, le talent d'écrire, l'exercice de la
pensée, tout ce que le règne des baïonnettes avait
étouffé se remontrait par degrés; et, si l'on a
parlé constitution à Bonaparte, c'est parce qu'on
avait respiré pendant dix mois sous Louis XVIII.
Quelques vanités se plaignaient, quelques ima-
ginations étaient inquiètes, les écrivains stipen-
diés , en parlant chaque jour à la nation de son
bonheur, l'en faisaient douter; mais quand les
champions de la pensée seraient entrés dans la
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
275
lice, les Français auraient reconnu la voix de
leurs amis ; ils auraient appris de quels dangers
l'indépendance nationale était menacée; quels mo-
tifs ils avaient de rester en paix au dehors comme
au dedans, et de regagner l'estime de l'Europe
par l'exercice des vertus civiles. Les récits mono-
tones des guerres se confondent dans la mémoire,
ou se perdent dans l'oubli ; l'histoire politique des
peuples libres de l'antiquité est encore présente à
tous les esprits , et sert d'étude au monde depuis
deux mille ans.
CHAPITRE XIII.
Retour de Bonaparte.
Non, jamais je n'oublierai le moment oii j'appris
par un de mes amis, le matin du 6 mars 1815,
que Bonaparte était débarqué sur les côtes de
France; j'eus le malheur de prévoir à l'instant les
suites de cet événement, telles qu'elles ont eu lieu
depuis, et je crus que la terre allait s'entr'ouvrir
sous mes pas. Pendant plusieurs jours, après le
triomphe de cet homme , le secours de la prière
m'a manqué complètement; et, dans mon trouble,
il me semblait que la Divinité s'était retirée de la
terre, et qu'elle ne voulait plus communiquer avec
les êtres qu'elle y a mis.
Je souffrais jusqu'au fond du cœur, par les cir-
constances où je me trouvais personnellement ;
mais la situation de la France absorbait toute au-
tre pensée. Je dis à M. de Lavalette , que je ren-
contrai presque à l'heure même où cette nouvelle
retentissait autour de nous : « C'en est fait de la
« liberté , si Bonaparte triomphe , et de l'indépen-
« dance nationale, s'il est battu. » L'événement
n'a que trop justifié , ce me semble , cette triste
prédiction.
L'on ne pouvait se défendre d'une inexprimable
irritation, avant le retour et pendant le voyage de
Bonaparte. Depuis un mois, tous ceux qui ont
quelque connaissance des révolutions sentaient
l'air chargé d'orages; on ne cessait d'en avertir
les alentours du gouvernement; mais plusieurs
d'entre eux regardaient les amis inquiets de la li-
berté comme des relaps qui croyaient encore à
l'influence du peuple, à la force des révolutions.
Les plus modérés parmi les aristocrates pensaient
que les affaires publiques ne devaient regarder que
les gouvernants , et qu'il était indiscret de s'en oc-
cuper. On ne pouvait leur faire comprendre que ,
pour savoir ce qui se passe dans un pays où l'es-
prit de la liberté fermente , il ne faut négliger au-
cun avis, n'être indifférent à aucune circonstance,
et se multiplier par l'activité, au lieu de se renfer-
mer dans un silence mystérieux. Les partisans de
Bonaparte étaient mille fois mieux instruits sur
toutes choses que les serviteurs du roi ; car les
bonapartistes, aussi bien que leur maître, savaient
de quelle importance peut être chaque individu
dans les temps de trouble. Autrefois tout consis-
tait dans les hommes en place ; maintenant, ceux
qui sont hors du gouvernement agissent plus sur
l'opinion que le gouvernement lui-même, et par
conséquent prévoient mieux l'avenir.
Une crainte continuelle s'était emparée de mon
âme, plusieurs semaines avant le débarquement de
Bonaparte. Le soir, quand les beaux édifices de la
ville étaient éclairés par les rayons de la lune , il
me semblait que je voyais mon bonheur et celui
de la France comme un ami malade , dont le sou-
rire est d'autant plus aimable qu'il va nous quitter
bientôt. Lors donc qu'on me dit que ce terrible
homme était à Cannes, je reculai devant cette cer-
titude comme devant un poignard ; mais , quand
il ne fut plus possible d'y échapper , je ne fus que
trop assurée qu'il serait à Paris dans quinze jours.
Les royalistes se moquaient de cette terreur; il
fallait leur entendre dire que cet événement était
le plus heureux du monde, parce qu'on allait être
débarrassé de Bonaparte, parce que les deux cham-
bres allaient sentir la nécessité de donner au roi
un pouvoir absolu, comme si cela se donnait! Le
despotisme, aussi bien que la liberté, se prend et
ne s'accorde pas. Je ne suis pas sûre que , parmi
les ennemis de toute constitution, il ne s'en soit
pas trouvé qui se réjouissaient du bouleversement
qui pouvait rappeler les étrangers , et les engager
à imposer à la France un gouvernement absolu.
Trois jours se passèrent dans les espérances in-
considérées du parti royaliste. Enfin, le 9 mars,
on nous dit qu'on ne savait rien du télégraphe de
Lyon, parce qu'un nuage avait empêché de lire ce
qu'il annonçait : je compris ce que c'était que ce
nuage. J'allai le soir aux Tuileries pour faire ma
cour au roi ; en le voyant , il me sembla qu'à tra-
vers beaucoup de courage il avait une expression
de tristesse; et rien n'était plus touchant que sa
noble résignation dans un pareil moment. En sor-
tant, j'aperçus sur les parois de l'appartement les
aigles de Napoléon qu'on n'avait pas encore ôtées,
et elles me paraissaient redevenues menaçantes.
Le soir, dans une société, une de ces jeunes
dames qui avaient contribué avec tant d'autres à
l'esprit de frivolité qu'on voulait opposer à l'esprit
de faction, comme s'ils pouvaient lutter l'un con-
tre l'autre ; une de ces jeunes dames s'approcha de
276
CONSIDERATIONS
moi , et se mit à plaisanter sur l'anxiété que je ne
pouvais cacher : Quoi! me dit-elle, madame, pou-
vez-vous craindre que les Français ne se battent
pas pour leur roi légitime contre un usurpateur?
Comment, sans se compromettre, répondre à cette
phrase si bien faite? Mais, après vingt-cinq ans
de révolution, devait-on se flatter qu'une idée res-
pectable, mais abstraite, la légitimité, aurait plus
d'empire sur les soldats que tous les souvenirs de
leurs longues guerres? En effet, aucun d'eux ne
lutta contre l'ascendant surnaturel du génie des
îles africaines; ils appelèrent le tyran au nom de
la liberté ; ils repoussèrent en son nom le monar-
que constitutionnel; ils attirèrent six cent mille
étrangers au sein de la France , pour effacer l'hu-
miliation de les y avoir vus pendant quelques se-
maines; et cet horrible jour du premier de mars,
ce jour où Bonaparte remit le pied sur le sol de
France, fut plus fécond en malheurs qu'aucune
époque de l'histoire.
Je ne me livrerai point , comme on ne se l'est
que trop permis, à des déclamations de tout genre
contre Napoléon. 11 a fait ce qu'il était naturel de
faire , en essayant de regagner le trône qu'il avait
perdu , et son voyage de Cannes à Paris est une
des plus grandes conceptions de l'audace que l'on
puisse citer dans l'histoire. Mais que dire des hom-
mes éclairés qui n'ont pas vu le malheur de la
France et du monde dans la possibilité de son re-
tour? On voulait un grand général^dira-t-on, pour
se venger des revers que l'armée française avait
éprouvés. Dans ce cas, Bonaparte n'aurait pas dû
proclamer le traité de Paris; car s'il ne pouvait
pas reconquérir la barrière du Rhin, sacrifiée par
ce traité, à quoi servait -il d'exposer ce que la
France possédait en paix? Mais, répondra-t-on,
l'intention secrète de Bonaparte était de rendre à
la France ses barrières naturelles. N'était -il pas
certain alors que l'Europe devinerait cette inten-
tion, qu'elle se coaliserait pour la combattre, et
que, surtout à cette époque, la France ne pouvait
résister à l'Europe réunie? Le congrès était en-
core rassemblé; et, bien que beaucoup de mécon-
tentements fussent motivés par plusieurs de ses
résolutions, se pouvait -il que les nations choisis-
sent Bonaparte pour leur défenseur? Était-ce celui
qui les avait opprimées qu'elles pouvaient opposer
aux fautes de leurs princes? Les nations étaient
plus violentes que les rois, dans la guerre contre
Bonaparte; et la France, en le reprenant pour
chef, devait s'attirer la haine des gouvernants et
des peuples tout ensemble. Osera- 1- on prétendre
que ce fiU pour les intérêts de la liberté qu'on rap-
pelait l'homme qui s'était montré pendant quinze
ans le plus habile dans l'art d'être le maître , un
homme aussi violent que dissimulé? On parlait de
sa conversion, et l'on trouvait des crédules à ce
miracle; certes, il fallait moins de foi pour ceux
de Mahomet. Les amis de la liberté n'ont pu voir
dans Bonaparte que la contre -révolution du des-
potisme, et le retour d'un ancien régime plus ré-
cent, mais par cela même plus redoutable; car la
nation était encore toute façonnée à la tyrannie,
et ni les principes, ni les vertus publiques n'avaient
eu le temps de reprendre racine. Les intérêts per-
sonnels seuls , et non les opinions , ont conspiré
pour le retour de Bonaparte , et des intérêts for-
cenés qui s'aveuglaient sur leurs propres périls , et
ne comptaient pour rien le sort de la France.
Les ministres étrangers ont appelé l'armée
française une armée parjure, et ce mot ne peut se
supporter. L'armée qui abandonna Jacques II pour
Guillaume III était donc parjure aussi , et de plus,
on se ralliait en Angleterre au gendre et à la fille
pour détrôner le père, circonstance plus cruelle en-
core. Eh bien, dira-t-on, soit : les deux armées
ont trahi leur devoir. Je n'accorde pas même la
comparaison : les soldats français, pour la plupart
au-dessous de quarante ans , ne connaissaient pas
les Bourbons, et ils s'étaient battus depuis vingt
années sous les ordres de Bonaparte; pouvaient-ils
tirer sur leur général ? Et , dès qu'ils ne tiraient
pas sur lui, ne devaient-ils pas être entraînés à le
suivre? Les hommes vraiment coupables sont ceux
qui, après s'être approchés de Louis XVIII, après
en avoir obtenu des grâces, et lui avoir fait des
promesses, ont pu se réunir à Bonaparte; le mot,
l'horrible mot de trahison est fait pour ceux-là;
mais il est cruellement injuste de l'adresser à l'ar-
mée française. Les gouvernements qui ont mis Bo-
naparte dans le cas de revenir, doivent s'accuser
de son retour. Car de quel sentiment naturel se
serait-on seirvi, pour persuader à des soldats qu'ils
devaient tuer le général qui les avait conduits vingt
fois à la victoire? le général que les étrangers
avaient destitué, qui s'était battu contre eux avec
les Français, il y avait à peine une année? Toutes
les réflexions qui nous faisaient haïr cet homme
et chérir le roi n'étaient à la portée ni des soldats,
ni des officiers du second ordre. Ils avaient été
fidèles quinze ans à l'empereur, cet empereur s'a-
vançait vers eux sans défense; il les appelait par
leur nom, il leur parlait des batailles qu'ils avaient
gagnées avec lui : comment pouvaient-ils résister?
Dans quelques années, le nom du roi, les bienfaits
de la liberté, devaient captiver tous les esprits,
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
277
et les soldats auraient appris de leurs parents à
respecter le bonheur public. Mais il y avait à peine
dix mois que Bonaparte était éloigné, et son -départ
datait d'un événement qui devait désespérer les
guerriers , l'entrée des étrangers dans la capitale
de la France. Mais , diront encore les accusateurs
de notre pays, si l'armée est excusable, que pen-
serez-vous des paysans, des habitants des villes
qui ont accueilli Bonaparte? Je ferai dans la na-
tion la même distinction que dans l'armée. Les
hommes éclairés n'ont pu voir dans Bonaparte
qu'un despote; mais, par un concours de circons-
tances bien funestes , on a présenté ce despote au
peuple comme le défenseur de ses droits. Tous les
biens acquis par la révolution , auxquels la France
ne renoncera jamais volontairement , étaient me-
nacés par les continuelles imprudences du parti
qui veut refaire la conquête des Français , comme
s'ils étaient encore des Gaulois; et la partie de la
nation qui craignait le plus le retour de l'ancien
i-égime, a cru voir dans Bonaparte un moyen de
s'en préserver. La plus fatale combinaison qui pût
accabler les amis de la liberté , c'était qu'un des-
pote se mît dans leurs rangs, se plaçât, pour ainsi
dire, à leur tête, et que les ennemis de toute idée
libérale eussent un prétexte pour confondre les
violences populaires avec les maux du despotisme,
et faire ainsi passer la tyrannie sur le compte de
la liberté même. Il est résulté de cette fatale com-
binaison, que les Français ont été haïs par les sou-
verains pour avoir voulu être libres , et par les na-
tions pour n'avoir pas su l'être. Sans doute il a
fallu de grandes fautes pour amener un tel résul-
tat; mais les injures que ces fautes ont provoquées
plongeraient toutes les idées dans la confusion,
si l'on n'essayait pas de montrer que les Français,
comme tout autre peuple, ont été victimes des
circonstances qu'amènent les grands bouleverse-
ments dans Tordre social.
Si l'on veut toutefois blâmer, n'y aurait-il donc
rien à dire sur ces royalistes qui se sont laissé en-
lever le roi sans qu'une amorce ait été brûlée pour
le défendre? Certes, ils doivent se rallier aux
institutions nouvelles, puisqu'il est si manifeste
qu'il ne reste plus rien à l'aristocratie de son
ancienne énergie. Ce n'est pas assurément que les
gentilshommes ne soient, comme tous les Fran-
çais, de la plus brillante bravoure, mais ils se
perdent par la confiance , dès qu'ils sont les plus
forts, et par le découragement, dès qu'ils sont les
plus faibles : leur confiance aveugle vient de ce qu'ils
ont fait un dogme de la politique, et qu'ils se fient
comme les Turcs au triomphe de leur foi. La
cause de leur découragement, c'est que les trois
quarts de la nation française étant à présent pour
le gouvernement représentatif, dès que les adver-
saires dC' ce système n'ont pas six cent mille
baïonnettes étrangères à leur service , ils sont dans
une telle minorité, qu'ils perdent tout espoir de se
défendre. S'ils voulaient bien traiter avec la raison ,
ils redeviendraient ce qu'ils doivent être, alterna-
tivement l'appui du peuple et celui du trône.
CHAPITRE XIV.
De la conduite de Bonaparte à son retour.
Si c'était un crime de rappeler Bonaparte, c'é-
tait une niaiserie de vouloir masquer un tel homme
en roi constitutionnel ; du moment qu'on le repre-
nait, il fallait lui donner la dictature militaire, ré-
tablir la conscription, faire lever la nation en
masse, enfin ne pas s'embarraser de la liberté,
quand l'indépendance était compromise. L'on dé-
considérait nécessairement Bonaparte, en lui fai-
sant tenir un langage tout contraire à celui qui
avait été le sien pendant quinze ans. Il était clair
qu'il ne pouvait proclamer des principes si diffé-
rents de ceux qu'il avait suivis, quand il était
tout-puissant , que parce qu'il y était forcé par les
circonstances; or, qu'est-ce qu'un tel homme,
quand il se laisse forcer? La terreur qu'il inspirait,
la puissance qui résultait de cette terreur n'exis-
taient plus; c'était un ours muselé qu'on entendait
murmurer encore , mais que ses conducteurs fai-
saient danser à leur façon. Au lieu d'obliger à
parler constitution , pendant des heures entières ,
un homme qui avait en horreur les idées abstraites
et les barrières légales , il fallait qu'il fût en cam-
péf^ne quatre jours après son arrivée à Paris, avant
que les préparatifs des alliés fussent faits , et surtout
pendant que l'étonnement causé par son retour
ébranlait encore les imaginations. Il fallait qu'il
soulevât les passions des Italiens et des Polonais ;
qu'il promît aux Espagnols d'expier ses fautes, en
leur rendant leurs certes ; enfin , qu'il prît la liberté
comme arme et non comme entrave.
Quiconque est loup agisse en loup,
C'est le plus certain de beaucoup.
Quelques amis de la liberté, cherchant à se faire
illusion à eux-mêmes, ont voulu se justifier de se
rattacher à Bonaparte en lui faisant signer une
constitution Fibre ; mais il n'y avait point d'excuse
pour servir Bonaparte ailleurs que sur le champ de
bataille. Une fois les étrangers aux portes de la
France , il fallait leur en défendre l'entrée : l'estime
278
CONSIDERATIONS
de l'Europe elle-même ne se regagnait qu'à ce prix.
Mais c'était dégrader les principes de la liberté
que d'en entourer un ci-devant despote; c'était
mettre de l'hypocrisie dans les plus sincères des
vérités humaines. En effet, comment Bonaparte
aurait-il supporté la constitution qu'on lui faisait
pifficlamer ? Lorsque des ministres responsables se
seraient refusés à sa volonté, qu'en aurait-il fait.'
et si ces mêmes ministres avaient été sévèrement
accusés par les députés pour lui avoir obéi , com-
ment aurait-il contenu le mouvement involontaire
de sa main, pour faire signe à ses grenadiers d'al-
ler une seconde fois chasser à coups de baïonnettes
les représentants d'une autre puissance que la
sienne ?
Quoi ! cet homme aurait lu tous les matins dans
les journaux des insinuations sur ses défauts , sur
■ ses erreurs ! Des plaisanteries se seraient appro-
chées de sa patte impériale , et il n'aurait pas frappé !
Aussi l'a-t-on vu souvent prêt à rentrer dans son
véritable caractère; et, puisque tel était ce carac-
tère, il ne pouvait trouver de force qu'en le mon-
trant. Le jacobinisme militaire, l'un des plus grands
fléaux du monde, s'il était encore possible, était
l'unique ressource de Bonaparte. Quand il a pro-
noncé les mots de loi et de liberté , l'Europe s'est
rassurée : elle a senti que ce n'était plus son an-
cien et terrible adversaire.
Une grande faute aussi qu'on a fait commettre
à Bonaparte, c'est l'établissement d'une chambre
des pairs. L'imitation de la constitution anglaise,
si souvent recommandée , avait enfin saisi les es-
prits français, et, comme toujours, ils ont porté
cette idée à l'extrême ; car une pairie ne peut pas
plus se créer du soir au lendemain qu'une dynas-
tie; il faut, pour une hérédité dans l'avenir, une
hérédité précédente. Vous pouvez sans doute, je
le répète, associer des noms nouveaux aux noms
anciens , mais il faut que la couleur du passé se
fonde avec le présent. Or, que signifiait cette anti-
chambre des pairs , dans laquelle se plaçaient tous
les courtisans de Bonaparte ? Il y en avait parmi eux
de fort estimables : mais on en pouvait citer dont les
fils auraient demandé qu'on leur épargnât le nom
de leur père, au lieu de leur en assurer la conti-
nuité. Quel élément pour fonder l'aristocratie d'un
État libre, celle qui doit mériter les égards du
monarque aussi bien que du peuple ! Un roi fait
pour être respecté volontairement trouve sa sé-
curité dans la liberté nationale ; mais un chef re-
douté, qu'une moitié de la nation repousse, et que
l'autre n'appelle que pour en obtenir des victoires ,
pourquoi cherchait-il un genre d'estime qu'il ne
pouvait jamais obtenir.? Bonaparte, au milieu de
toutes les entraves qu'on lui a imposées, n'a pu
montrer le génie qui lui restait encore; il laissait
faire, il ne .commandait plus. Ses discours por-
taient l'empreinte d'un pressentiment funeste, soit
qu'il connût la force de ses ennemis, soit qu'il
s'impatientât de n'être pas le maître absolu de- la
France. L'habitude de la dissimulation, qui a tou-
jours été dans son caractère, l'a perdu dans cette
occasion; il a joué un rôle de plus avec sa facilité
accoutumée ; mais la circonstance était trop grave
pour s'en tirer par la ruse, et l'action franche de
son despotisme et de son impétuosité pouvait seule
lui donner une chance de succès au moins mo-
mentanés.
CHAPITRE XV.
De la chute de Bonaparte. I
Je n'ai point encore parlé du guerrier qui a fait
pâlir la fortune de Bonaparte , de celui qui , depuis
Lisbonne jusqu'à Waterloo , l'a poursuivi comme
cet adversaire de Macbeth, qui devait avoir des
dons surnaturels pour le vaincre. Ces dons surna-
turels ont été le plus noble désintéressement, une
inébranlable justice, des talents qui prenaient leur
source dans l'âme, et une armée d'hommes libres.
Si quelque c'iose peut consoler la France d'avoir
vu les Anglais au sein de sa capitale , c'est qu'elle
aura du moins appris ce que la liberté les a faits.
Le génie militaire de lord AVellington ne saurait
être l'œuvre de la constitution de son pays ; mais
la modération, mais la noblesse de sa conduite,
la force qu'il a puisée dans ses vertus , lui vien-
nent de l'air moral de l'Angleterre ; et ce qui met
le comble à la grandeur de ce pays et de son géné-
ral, c'est que, tandis que sur le sol ébranlé de la
France les exploits de Bonaparte ont suffi pojur en
faire un despote sans frein , celui qui l'a vaincu ,
celui qui n'a pas encore fuit une faute , ni perdu
l'occasion d'un triomphe , Wellington ne sera dans
sa patrie qu'un citoyen sans pareil , mais aussi '
soumis à la loi que le plus obscur des hommes.
J'oserai le dire cependant, notre France n'au-
rait peut-être pas succombé , si tout autre que
Bonaparte en eût été le chef. Il était très -habile
dans l'art de commander une armée , mais il ne lui
était pas donné de rallier une nation. Le gouver-
nement révolutionnaire lui - même s'entendait
mieux à faire naître l'enthousiasme , qu'un homme
qui ne pouvait être admiré que connne individu ,
mais jamais comme défenseur d'un sentiment ni
d'une idée. Les soldats se sont très-bien battus
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
279
pour Bonaparte, mais la France , à son retour, a
peu fait pour lui. D'abord, il y avait un parti
nombreux contre Bonaparte , un parti nombreux
pour le roi , qui ne croyait pas devoir résister aux
étrangers. Mais quand on aurait pu convaincre
tous les Français que, dans quelque situation que
ce soit , le devoir d'un citoyen est de défendre Tin-
dépendance de la patrie, personne ne se bat avec
toute l'énergie dont il est capable , quand il s'agit
seulement de repousser un mal , et non d'obtenir
un bien. Le lendemain d'un triomphe sur l'étran-
ger , on était certain d'être asservi dans l'inté-
rieur ; la double force qui aurait fait repousser
l'ennemi et renverser le despote , n'existait plus
dans une nation qui n'avait conservé que du nerf mi-
litaire ; ce qui ne ressemble point à l'esprit public.
D'ailleurs , parmi ses adhérents mêmes , Bona-
parte a recueilli les fruits amers de la doctrine
qu'il avait semée. Il n'avait exalté que le succès , il
n'avait préconisé que les circonstances ; dès qu'il
s'agissait d'opinion, de dévouement, de patrio-
tisme, la peur qu'il avait de l'esprit de liberté le
portait à tourner en ridicule tous les sentiments
qui pouvaient y conduire. Il n'y a pourtant que
ces sentiments qui donnent de la persévérance ,
qui rattachent au malheur ; il n'y a que ces sen-
timents dont la puissance soit électrique , et qui
forment une association d'une extrémité d'un pays
à l'autre, sans qu'on ait besoin de se parler pour
être d'accord. Si l'on examine les divers intérêts
des partisans de Bonaparte et de ses adversaires ,
on s'expliquera tout de suite les motifs de leurs
dissentiments. Dans le midi comme dans le nord ,
les villes de fabriques étaient pour lui ; les ports
de mer étaient contre lui , parce que le blocus con-
tinental avait favorisé les manufactures , et dé-
truit le commerce. Toutes les différentes classes
des défenseurs de la révolution pouvaient, à
quelques égards , préférer le chef dont l'illégitimité
même était une garantie , puisqu'elle le plaçait en
opposition avec les anciennes doctrines politiques :
mais le caractère de Bonaparte est si contraire
aux institutions libres , que ceux de leurs parti-
sans qui ont cru devoir se rattacher à lui , ne
l'ont pas secondé de tous leurs moyens, parce
qu'ils ne lui appartenaient pas de toute leur âme ;
ils avaient une arrière-pensée, une arrière - espé-
rance. S'il restait, ce qui est fort douteux, une
ressource à la France, lorsqu'elle avait provoqué
l'Europe, ce ne pouvait être que la dictature mili-
taire ou la république. Mais rien n'était plus insensé
que de fonder une résistance désespérée sur un men-
songe : on n'a jamais le tout d'un homme avec cela.
Le même système d'égoïsme qui a toujours
guidé Bonaparte, l'a porté à vouloir à tout prix
une grande victoire, au lieu d'essayer un système
défensif qui convenait peut-être mieux à la France ,
surtout si l'esprit public l'avait soutenu. Mais il
arrivait en Belgique , à ce qu'on dit, portant dans
sa voiture un sceptre , un manteau , enfin , tous
les hochets de l'empire ; car il ne s'entendait bien
qu'à cette espèce de pompe mêlée de charlatanisme.
Quand Napoléon revint à Paris après sa bataille
perdue , il n'avait sûrement aucune idée d'abdi-
quer, et son but était de demander aux deux
chambres des secours en hommes et en argent ,
pour essayer une nouvelle lutte. Elles auraient dû
tout accorder dans cette circonstance , plutôt que
de céder aux puissances étrangères. Mais, si les
chambres ont peut-être eu tort , ^arrivées à cette
extrémité , d'abandonner Bonaparte , que dire de
la manière dont il s'est abandonné lui-même?
Quoi ! cet homme qui venait d'ébranler encore
l'Europe par son retour , envoie sa démission
comme un simple général ! il n'essaye pas de résis-
ter ! Il y a une armée française sous les murs de
Paris , elle veut se battre contre les étrangers , et
il n'est pas avec elle , comme chef ou comme sol-
dat ! Elle se retire derrière la Loire , et il traverse
cette Loire pour aller s'embarquer, pour mettre
sa personne en sûreté , quand c'est par son pro-
pre flambeau que la France est embrasée !
On ne saurait se permettre d'accuser Bonaparte
de manque de bravoure dans cette circonstance ,
non plus que dans celles de l'année précédente. II
n'a pas commandé l'armée française pendant vingt
années sans s'être montré digne d'elle. Mais il est
une fermeté d'âme que la conscience peut seule
donner ; et Bonaparte, au lieu de cette volonté in-
dépendante des événements, avait une sorte de
foi superstitieuse à la fortune, qui ne lui permet-
tait pas de marcher sans elle. Du jour où il a
senti que c'était bien le malheur qui s'emparait de
lui , il n'a pas lutté; du jour où sa destinée a été
renversée , il ne s'est plus occupé de celle de la
France. Bonaparte s'était intrépidement exposé à
la mort dans la bataille , mais il n'a point voulu se
la donner à lui-même , et cette résolution n'est
pas sans quelque dignité. Cet homme a vécu pour
donner au monde la leçon de morale la plus frap-
pante, la plus sublime dont les peuples aient ja-
mais été témoins. Il semble que la Providence ait
voulu, comme un sévère poète tragique, faire
ressortir la punition d'un grand coupable des for-
faits mêmes de sa vie.
Bonaparte qui , pendant dix ans , avait soulevé
19
280
COISSIDERÂTIONS
le monde contre le pays le plus libre et le plus re-
ligieux que l'ordre social européen ait encore
formé, contre l'Angleterre, se remet entre ses
mains ; lui qui , pendant dix ans, l'avait chaque
jour outragée , en appelle à sa générosité ; enfin ,
lui qui ne parlait des lois qu'avec mépris , qui or-
donnait si légèrement des emprisonnements arbi-
traires , invoque la liberté des Anglais , et veut
s'en faire un bouclier. Ah ! que ne la donnait-il à
la France cette liberté ! ni lui ni les Français ne
se seraient trouvés à la merci des vainqueurs.
Soit que Napoléon vive ou périsse, soit qu'il re-
paraisse ou non sur le continent de l'Europe , un
seul motif nous excite à parler encore de lui ; c'est
l'ardent désir que les amis de la liberté en France
séparent entièrement leur cause de la sienne , et
qu'on se garde de confondre les principes de la ré-
volution avec ceux du régime impérial. 11 n'est
point , je crois l'avoir montré , de contre-révolu-
tion aussi fatale à la liberté que celle qu'il a faite.
S'il eût été d'une ancienne dynastie, il aurait
poursuivi l'égalité avec un acharnement extrême ,
sous quelque forme qu'elle pût se présenter ; il a
fait sa cour aux prêtres , aux nobles et aux rois ,
dans l'espoir de se faire accepter pour monarque lé-
gitime ; il est vrai qu'il leur disait quelquefois des
injures , et leur faisait du mal , quand il s'aperce-
vait qu'il ne pouvait entrer dans la confédération
du passé ; mais ses penchants étaient aristocrates
jusqu'à la petitesse. Si les principes de la liberté
succombent en Europe , c'est parce qu'il les a dé-
racinés de la tête des peuples ; il a partout relevé
le despotisme , en lui donnant pour appui la haine
des nations contre les Français ; il a défait l'esprit
humain, en imposant, pendant quinze ans, à ses
folliculaires, l'obligation d'écrire et de dévelop-
per tous les systèmes qui pouvaient égarer la rai-
son et étouffer les lumières. Il faut des gens de
mérite en tout genre pour établir la liberté ; Bo-
naparte n'a voulu d'hommes supérieurs que pai-mi
les militaires , et jamais sous son règne une répu-
tation civile n'a pu se fonder.
Au commencement de la révolution, une foule
de noms illustres honoraient la France; et c'est
un des principaux caractères d'un siècle éclairé que
d'avoir beaucoup d'hommes remarquables, mais
difficilement un homme au-dessus de 'tous les au-
tres. Bonaparte a subjugué le siècle à cet égard,
non qu'il lui fût supérieur en lumières , mais au
contraire parce qu'il avait quelque chose de bar-
bare à la façon du moyen âge ; il apportait de la
Corse un autre siècle , d'autres moyens , un autre
caractère que tout ce que nous avions en France ;
cette nouveauté même a favorisé son ascendant
sur les esprits ; Bonaparte est seul là oii il règne ,
et nulle autre distinction n'est conciliable avec la
sienne.
On peut penser diversement sur son génie et sur
ses qualités ; il y a quelque chose d'énigmatique
dans cet homme qui prolonge la curiosité. Chacun
le peint sous d'autres couleurs, et chacun peut
avoir raison , du point de vue qu'il choisit ; qui
voudrait concentrer son portrait en peu de mots ,
n'en dormerait qu'une fausse idée. Pour arriver à
quelque ensemble, il faut suivre diverses routes :
c'est un labyrinthe, mais un labyrinthe qui a un fil,
l'égoïsme. Ceux qui l'ont connu personnellement
peuvent lui trouver dans son intérieur un genre de
bonté dont le monde assurément ne s'est pas res-
senti. Le dévouement de quelques amis vraiment
généreux est ce qui parle le plus en sa faveur. Le
temps éclaircira les divers traits de son caractère;
et ceux qui veulent admirer tout homme extraor-
dinaire, sont en droit de le trouver tel. Mais il n'a
pu , mais il ne pourrait apporter que la désolation
à la France.
Dieu nous en préserve donc, et pour jamais.
Mais que l'on se garde d'appeler bonapartistes ceux
qui soutiennent les principes de la liberté en
France; car, avec bien plus de raison, on pour-
rait attribuer ce nom aux partisans du despotisme,
à ceux qui proclament les maximes politiques de
l'homme qu'ils proscrivent; leur haine contre lui
n'est qu'une dispute d'intérêts, et le véritable amour
des pensées généreuses n'y a point de part.
CHAPITRE XVI.
De la déclaration des droits proclamée par la
chambre des représentants , le S juillet 1815.,
Bonaparte a signé sa seconde abdication le 22
juin 1815, et le 8 du mois suivant les troupes étran-
gères sont entrées dans la capitale. Pendant cet
intervalle bien court , les partisans de Napoléon
ont absorbé beaucoup de temps précieux à vouloir,
contre le vœu national , assurer la couronne à son
fils. La chambre des représentants, d'ailleurs, ren-
fermait dans son sein beaucoup d'hommes qui
n'auraient sûrement pas été élus sans l'influence
de l'esprit de parti : néanmoins il suffisait que ,
pour la première fois , depuis quinze ans, six cents
Français, choisis d'une manière quelconque par le
peuple, fussent réunis et délibérassent en public,
pour qu'on vît reparaître l'esprit de liberté et le
talent de la parole. Des hommes , tout à fait nou-
veaux dans la carrière politique ont improvisé , à
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
281
la tribune avec une supériorité remarquable ; d'au-
tres , qu'on n'avait pas entendus pendant le règne
de Bonaparte, ont retrouvé leur ancienne vigueur;
et cependant, je le répète, on voyait là des députés
que la nation livrée à elle-même n'eût jamais
acceptés. Mais telle est la force de l'opinion , quand
on se sent en sa présence ; tel est l'enthousiasme
qu'inspire une tribune d'où l'on se fait entendre à
tous les esprits éclairés de l'Europe, que des prin-
cipes sacrés , obscurcis par de longues années de
despotisme, ont reparu en moins de quinze jours ;
et dans quelles circonstances ont-ils reparu ! quand
des factions de toute espèce s'agitaient dans l'as-
semblée même , et quand trois cent mille soldats
étrangers étaient sous les murs de Paris.
Un bill des droits , car j'aime à me servir dans
cette occasion de l'expression anglaise , elle ne rap-
pelle que des souvenirs heureux et respectables ;
un bill des droits fut proposé et adopté au milieu
de ce désastre, et dans le peu de mots qu'on va
lire, il existe une puissance immortelle, la vé-
rité '.
Je m'arrête à ce dernier acte , qui a précédé de
quelques jours l'envahissement total de la France
par les armées étrangères : c'est là que je finis mes
Considérations historiques. Et en effet il n'y a plus
de France , tant que les armées étrangères occupent
notre territoire. Tournons nos regards , avant de
finir, vers les idées générales qui nous ont servi de
guide pendant le cours de cet ouvrage ; et présen-
tons , s'il nous est possible , le tableau de cette
Angleterre que nous n'avons cessé d'offrir pour
modèle aux législateurs français, en les accusant
toutes les fois qu'ils s'en sont écartés.
«« »^4 «-e $»9 a«
SIXIEME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Les Français sont-Us faits pour être libres'?
Les Français ne sont pas faits pour être libres ,
dit un certain parti parmi les Français , qui veut
' L'auteur voulait insérer Ici la déclaration de la chambre
des représentants , en en retranchant ce qui pourrait ne pas
être d'accord avec les principes professés dans cet ouvi'age.
Ce travail est d'une nature trop délicate pour que les éditeurs
puissent se permettre d'y suppléer.
Ce chapitre n'est, comme on voit, qu'une ébauche. Des
notes à la marge du manuscrit indiquaient les faits marquants
dont madame de Staël avait l'intention de parler, et les noms
honorables qu'elle voulait citer.
( Note des éditeurs de 1818.)
bien faire les honneurs de la nation, au point de
la représenter comme la plus misérable des asso-
ciations d'hommes. Qu'y a-t-il en effet de plus mi-
sérable que de n'être capable ni de respect pour la
justice, ni d'amour de la patrie, ni de force d'âme,
vertus dont la réunion , dont une seule peut suffire
pour être digne de la liberté ? Les étrangers ne
manquent pas de s'emparer d'un tel propos , et de
s'en glorifier, comme s'ils étaient d'une plus noble
race que les Français. Cette ridicule assertion ne
signifie pourtant qu'une chose , c'est qu'il convient
à de certains privilégiés d'être reconnus pour les
seuls qui puissent gouverner sagement la France,
et de considérer le reste de la nation comme des
factieux.
C'est sous un point de vue plus philosophique et
plus impartial que nous examinerons ce qu'on en-
tend par un peuple fait pour être libre. Je répon-
drai simplement : C'est celui qui veut l'être. Car
je ne crois pas qu'il y ait dans l'histoire l'exemple
d'une volonté de nation qui n'ait pas été accomplie.
Les institutions d'un pays , toutes les fois qu'elles
sont au-dessous des lumières qui y sont répandues,
tendent nécessairement à s'élever au même niveau.
Or, depuis la vieillesse de Louis XIV jusqu'à la
révolution française, l'esprit et la force ont été
chez les particuliers, et le déclin dans le gouver-
nement. Mais, dira-t-on, les Français, pendant la
révolution , n'ont pas cessé d'errer entre les folies
et les forfaits. S'il en était ainsi, il faudrait s'en
prendre , je ne saurais trop le répéter, à leurs an-
ciennes institutions politiques ; car ce sont elles
qui avaient formé la nation ; et si elles étaient de
nature à n'éclairer qu'une classe d'hommes, et à
dépraver la masse, elles ne valaient assurément;
rien. Mais le sophisme des ennemis de la raison
humaine , c'est qu'ils veulent qu'un peuple possède
les vertus de la liberté avant de l'avoir obtenue j
tandis qu'il ne peut acquérir ces vertus qu'après
avoir joui de la liberté, puisque l'effet ne saurait
précéder la cause. La première qualité d'une na-
tion qui commence à se lasser des gouvernements
exclusifs et arbitraires, c'est l'énergie. Les autres
vertus ne peuvent être que le résultat graduel d'ins-
titutions qui aient duré assez longtemps pour for-
mer l'esprit pubUc.
Il y a eu des pays, comme l'ancienne Egypte,
oii la religion, s'étant identifiée avec la politique,
a imprimé aux mœurs et aux habitudes des hommes
un caractère passif et stationnaire. Mais en général
on voit les nations se perfectionner, ou se dété-
riorer suivant la nature de leur gouvernement.
Rome n'a point changé de climat , et cependant
19.
282
CONSIDERATIOINS
depuis les Romains jusqu'aux Italiens de nos jours,
on peut parcourir toute l'échelle des modifications
que les hommes subissent par la diversité des gou-
vernements. Sans doute, ce qui constitue la dignité
d'un peuple, c'est de savoir se donner le régime
qui lui convient; mais cette oeuvre peut rencontrer
de grands obstacles ; et l'un des plus grands est
sans doute la coalition des vieux États européens
pour arrêter le progrès des idées nouvelles. Il faut
donc juger avec impartialité les difficultés et les
efforts, avant de prononcer qu'un peuple n'est pas
fait pour être libre, ce qui dans le fond est une
phrase vide de sens : car peut-il exister des hommes
auxquels la sécurité, l'émulation, le développement
paisible de leur industrie, et la jouissance non
troublée des fruits de leurs travaux, ne convien-
nent pas ? Et si une nation était condamnée par
une malédiction du ciel à ne pratiquer jamais ni la
justice ni la morale publique, pourquoi une partie
de cette nation se croirait-elle exempte de la ma-
lédiction prononcée sur la race ? Si tous sont éga-
lement incapables d'aucune vertu, quelle partie
contraindra l'autre à en avoir ?
Depuis vingt-cinq ans, dit-on encore, il n'y a
pas eu un gouvernement fondé par la révolution ,
qui ne se soit montré fou ou méchant. Soit, mais
la nation a été sans cesse agitée par les troubles
civils , et toutes les nations dans cet état se res-
semblent. Il existe dans l'espèce humaine des dis-
positions qui se retrouvent toujours , quand les
mêmes circonstances les produisent au dehors.
Mais , s'il n'y a pas eu une époque de la révolution
à laquelle le crime n'ait eu sa part , il n'y en a pas
une aussi où de grandes vertus ne se soient déve-
loppées. L'amour de la patrie, la volonté d'assurer
son indépendance à tout prix, se sont manifestés
constamment dans le parti patriote ; et si Bonaparte
n'avait pas énervé l'esprit public, en introduisant
le goût de l'argent et des honneurs , nous aurions
vu sortir des miracles du caractère intrépide et
persévérant de quelques-uns des hommes de la ré-
volution. Les ennemis mêmes des institutions nou-
velles, les Vendéens, ont montré le caractère qui
fait ks hommes libres. Quand on leur offrira la li-
berté sous ses véritables traits, ils s'y rallieront.
Une résolution vive et un esprit ardent existent et
existeront toujours en France. Il y a des âmes
puissantes parmi ceux qui veulent la liberté, il y
en a parmi les jeunes gens qui s'avancent, les uns
dégagés des préjugés de leurs pères , les autres
innocents de leurs crimes. Quand tout se voit,
quand tout se sait de l'histoire d'une révolution ;
quand les intérêts les plus actifs excitent les plus
violentes passions, il semble aux contemporains
que rien de pareil n'ait souillé la face de la terre.
Mais, quand on se rappelle les guerres de religion
en France, et les troubles de l'Angleterre, on aperçoit
sous d'autres formes le même esprit de parti , et
les mêmes forfaits produits par les mêmes passions.
Il me semble impossible de séparer le besoin d'un
perfectionnement social du désir de s'améliorer
soi-même ; et, pour me servir du titre de l'ouvrage
deBossuet, dans un sens différent de celui qu'il
lui donne, la politique est sacrée, parce qu'elle
renferme tous les mobiles qui agissent sur les
hommes en masse , et les rapprochent ou les éloi-
gnent de la vertu.
Nous ne pouvons nous le dissimuler cependant,
l'on n'a encore acquis en France que peu d'idées
de justice. On n'imagine pas qu'un ennemi puisse
avoir droit à la protection des lois, quand il est
vaincu. Mais dans un pays où, pendant si long-
temps , la faveur et la disgrâce ont disposé de tout,
comment saurait-on ce que c'est que des principes?
Le règne des cours n'a permis aux Français que le
développement des vertus militaires. Une classe
très-resserrée se mêlait seule des affaires civiles;
et la masse de la nation , n'ayant rien à faire, n'a rien
appris , et ne s'est point exercée aux vertus politi-
ques. L'une des merveilles de la liberté anglaise,
c'est la multitude d'hommes qui s'occupent des in-
térêts de chaque ville , de chaque province, et dont
l'esprit etle caractère sontformés par les occupations
et les devoirs de citoyen. En France , on n'avait l'oc-
casion de s'exercer qu'à l'intrigue, et il faut long-
temps avant d'oublier cette malheureuse science.
L'amour de l'argent, des titres, enfin de toutes
les jouissances et de toutes les vanités sociales, a
reparu sous le règne de Bonaparte : c'est le cor-
tège du despotisme. Dans les fureurs de la déma-
gogie, au moins la corruption n'était de rien; et,
sous Bonaparte lui-même, jDlusieurs guerriers sont ,
restés dignes, par leur désintéressement, du res-
pect que les étrangers ont pour leur courage.
Sans reprendre ici la malheureuse histoire de
nos désastres, disons-le donc hardiment, il y a
dans la nation française de l'énergie , de la patience
dans les maux, de l'audace dans l'entreprise, en
un mot de la force ; et les écarts en seront tou-
jours à craindre, jusqu'à ce que des institutions
libres fassent de cette force aussi de la vertu. De
certaines idées communes, mises en circulation, i
sont souvent ce qui égare le plus le bon sens pu
blic, parce que la plupart des hommes les prennent
pour des vérités. Il y a si peu de mérite à les trou-
ver, qu'on est tenté de croire que la raison seule
SUR LAl REVOLUTION FRANÇAISE.
283
peut les faire adopter à tant de gens. Mais , dans
les temps de parti , les mêmes intérêts inspirent
les mêmes discours, sans qu'ils acquièrent plus
de vérité la centième fois qu'on les prononce.
Les Français , dit-on , sont frivoles , les Anglais
sont sérieux, les Français sont vifs, les Anglais
sont graves ; donc il faut que les premiers soient
gouvernés despotiquement, et que les autres jouis-
sent de la liberté. Il est vrai que si les Anglais lut-
taient encore pour cette liberté, on leur trouverait
mille défauts qui s'y opposeraient; mais le fait
chez eux a réfuté l'argument. Dans notre France
les troubles sont apparents, tandis que les motifs
de ces troubles ne peuvent être compris que par
les hommes qui pensent. Les Français sont fri-
voles , parce qu'ils ont été condamnés à un genre
de gouvernement qui ne pouvait se soutenir qu'en
encourageant la frivolité; et, quant à la vivacité,
les Français en ont dans l'esprit bien plus que dans
le caractère. Il y a chez les Anglais une impétuosité
d'une nature beaucoup plus violente; et leur his-
toire en offre une foule de preuves. Qui aurait pu
croire, il y a moins de deux siècles, que jamais un
gouvernement régulier pût s'établir chez ces fac-
tieux insulaires.' On ne cessait alors, sur le conti-
nent , de les en déclarer incapables. Ils ont déposé,
tué, renversé plus de rois, plus de princes et plus
de gouvernements que le reste de l'Europe en-
semble ; et cependant ils ont enfin obtenu le plus
noble, le plus brillant et le plus religieux ordre so-
cial qui soit dans l'ancien monde. Tous les pays,
tous les peuples, tous les hommes, sont propres à
la liberté par leurs qualités différentes : tous y ar-
rivent ou y arriveront à leur manière.
îlais, avant d'essayer de peindre l'admirable
monument de la grandeur morale de l'homme que
l'Angleterre nous présente, jetons un coup d'œil
sur quelques époques de son histoire, semblables
en tout à celles de la révolution française. Peut-être
se réconci liera -t-on avec les Français, quand on
verra en eux les Anglais d'hier.
CHAPITRE II.
Coup d'œil sur l'histoire d'Angleterre.
Il m'est pénible de représenter le caractère an-
glais à son désavantage, même dans les temps pas-
sés. Mais cette nation généreuse écoutera sans peine
tout ce qui lui rappelle que c'est à ses institutions
politiques actuelles , à ces institutions que d'autres
peuples peuvent imiter, qu'elle doit ses vertus et
sa splendeur. La vanité puérile de se croire une
race à part ne vaut certainement pas, aux yeux
des Anglais, l'honneur d'encourager le genre hu-
main par leur exemple. Aucun peuple de l'Europe
ne peut être mis en parallèle avec les Anglais de-
puis 1688 : il y a cent vingt ans de perfectionne-
ment social entre eux et le continent. La vraie li-
berté, établie depuis plus d'un siècle chez un grand
peuple , a produit les résultats dont nous sommes
les témoins ; mais, dans l'histoire précédente de ce
peuple, il y a plus de violences, plus d'inégalités,
et, à quelques égards, plus d'esprit de servitude
encore que chez les Français.
Les Anglais citent toujours la grande charte
comme le plus honorable titre de leur antique gé-
néalogie d'hommes libres ; et en effet c'est une
chose admirable qu'un tel contrat entre la nation
et le roi. Dès l'année 1215 , la liberté individuelle
et le jugement par jurés y sont énoncés dans les
termes dont on pourrait se servir de nos jours. A
cette même époque du moyen âge, comme nous
l'avons indiqué dans l'introduction, il y eut un
mouvement de liberté dans toute l'Europe. Mais
les lumières et les institutions qu'elles font naître
n'étant point encore répandues, il ne résulta rien
de stable de ce mouvement en Angleterre , jus-
qu'en 1688, c'est-à-dire, près de cinq siècles après
la grande charte. Pendant toute cette période, elle
n'a pas cessé d'être enfreinte. Le successeur de
celui qui l'avait signée , le fils de Jean sans Terre ,
Henri III , fit la guerre à ses barons , pour s'af-
franchir des promesses de son père. Les barons,
dans cette circonstance , avaient protégé le tiers
état , pour s'appuyer de la nation contre l'autorité
royale. Le successeur de Henri III , Edouard T"",
jura onze fois la grande charte; ce qui prouve
qu'il y manqua plus souvent encore. Ni les rois ni
les nations ne tiennent les serments politiques,
que lorsque la nature des choses commande aux
souverains et satisfait les peuples. Guillaume le
Conquérant avait détrôné Harald ; la maison de
Lancastre à son tour renversa Richard II, et l'acte
d'élection qui appelait Henri IV au trône fut assez
libéral pour être imité depuis par lord Sommers ,
en 1688. A l'avènement de Henri IV, en 1399, on
voulut renouveler la grande charte, et du moins
le roi promit de respecter les franchises et les li-
bertés de la nation. Mais la nation ne sut pas
alors se faire respecter elle-même. La guerre avec
la France, les guerres intestines entre les maisons
d'York et de Lancastre , donnèrent lieu aux scè-
nes les plus sanglantes, et aucune histoire ne nous
offre autant d'atteintes portées à la liberté indivi-
duelle, autant de supplices, autant de conjura-
284
CONSIDERATIONS
lions de toute espèce. L'on finit , du temps du
fameux Warwick, le faiseur de rois, par porter
une loi qui enjoignait d'obéir au souverain de fait,
soit qu'il le fût ou non de droit, afin d'éviter les
condamnations arbitrairement judiciaires, auxquel-
les les changements de gouvernement devaient
donner lieu.
Vint ensuite la maison de ïudor, qui , dans la
personne de Henri VII, réunissait les droits des
York et des Lancastre. La nation était fatiguée
des guerres civiles. L'esprit de servitude remplaça
pour un temps l'esprit de faction. Henri VII,
comme Louis XI elje cardinal de Richelieu, sub-
jugua la noblesse, et sut établir le despotisme le
plus complet. Le parlement, qui depuis a été le
sanctuaire de la liberté, ne servait alors qu'à con-
sacrer les actes les plus arbitraires par un faux
air de consentement national ; car il n'y a pas de
meilleur instrument pour la tyrannie qu'une as-
semblée, quand elle est avilie. La flatterie se cache
sous l'apparence de l'opinion générale , et la peur
en commun ressemble presque à du courage ; tant
on s'anime les uns les autres dans l'enthousiasme
du pouvoir ! Henri VIII fut encore plus despote
que son père , et plus désordonné dans ses volon-
tés. Ce qu'il adopta de la réformation le servit
merveilleusement , pour persécuter tout à la fois
les catholiques orthodoxes et les protestants de
bonne foi. 11 entraîna le parlement anglais à tous
les actes de servitude les plus humiliants. Ce fut
le parlement qui se chargea des procès intentés
aux innocentes femmes de Henri VIII. Ce fut lui
qui sollicita l'honneur de condamner Catherine
Howard , déclarant qu'il n'avait pas besoin de la
sanction royale pour porter le bill d'accusation
contre elle, afin d'épargner au roi son époux, di-
sait-on, la douleur de la juger. Thomas Morus,
l'une des plus nobles victimes de la tyrannie de
Henri VIII , fut accusé par le parlement , ainsi
que tous ceux dont le roi voulut la mort. Les deux
chambres prononcèrent que c'était un crime de
lèse-majesté de ne pas regarder le mariage du roi
avec Anne de Clèves comme légalement dissous;
et le parlement, se dépouillant lui-même , décréta
que les proclamations du roi devaient avoir force
de loi, et qu'elles seraient considérées même comme
ayant l'autorité de la révélation en matière de
dogme : car Henri VIII s'était fait le chef de l'Église
en Angleterre, tout en conservant la doctrine ca-
tholique. Il fallait alors se dégager de la supréma-
,tie de Rome, sans s'exposer à l'hérésie en fait de
.dogmes. C'est dans ce temps que fut faite la san-
glante loi des six articles, qui établissaient les
points de doctrine auxquels il fallait se conformer:
la présence réelle, la communion sous une espèce,
l'inviolabilité des vœux monastiques (malgré l'abo-
lition des couvents) , l'utilité des messes particu-
lières, le célibat du clergé, et la nécessité de la
confession auriculaire. Quiconque n'admettait pas
le premier point était brûlé comme hérétique ; et
qui rejetait les cinq autres, mis à mort comme fé-
lon. Le parlement remercia le roi de la divine
étude , du travail et de la peine que Sa Majesté
avait consacrés à la rédaction de cette loi. Néan-
moins Henri VIII ouvrit le chemin à la réforma-
tion religieuse; elle fut introduite en Angleterre
par ses amours coupables, comme la grande charte
avait dû son existence aux crimes de Jean sans
Terre. Ainsi cheminent les siècles , marchant sans
le savoir vers le but de la destinée humaine.
Le parlement, sous Henri VIII, violenta les
consciences aussi bien que les personnes. Il or-
donna, sous peine de mort, de considérer le roi
comme chef de l'Église; et tous ceux qui s'y re-
fusèrent périrent martyrs de leur courage. Les
parlements changèrent quatre fois la religion
de l'Angleterre. Ils consacrèrent le schisme de
Henri VIII et le protestantisme d'Edouard VI , et
lorsque la reine Marie fit jeter dans les flammes
des vieillards , des femmes , des enfants, espérant
ainsi plaire à son fanatique époux, ces atrocités
furent encore sanctionnées par le parlement na-
guère protestant.
La réformation reparut avec Elisabeth, mais
l'esprit du peuple et du parlement n'en fut pas
moins servile. Cette reine eut toute la grandeur
que peut donner un despotisme conduit avec mo-
dération. On pourrait comparer le règne d'Elisa-
beth en Angleterre à celui de Louis XIV en France.
Elisabeth avait plus d'esprit que Louis XIV ; et,
se trouvant à la tête du protestantisme , dont la
tolérance est le principe, elle ne put, comme le
monarque français , joindre le fanatisme au pou-
voir absolu. Le parlement , qui avait comparé :
Henri VIII à Samson pour la force , à Salomon
pour la prudence, et à Absalon pour la beauté,
envoya son orateur déclarer à genoux à la reine
Elisabeth qu'elle était une divinité. Mais , ne se
bornant pas à ces servilités fades , il se souilla
d'une flatterie sanglante, en secondant la crimi- :
nelle haine d'Elisabeth contre Marie Stuart; il lui !
demanda la condamnation de son ennemie , vou- i
lant ainsi dérober à la reine la Ifonte de ce qu'elle
désirait; mais il ne fit que se déshonorer à sa suite.
Le premier roi de la maison de Stuart , aussi
faible , quoique plus régulier dans se& mœurs, que i
SUR LA REVOLUTION FRàNCAISE.
285
le successeur de Louis XIV, professa constam-
ment la doctrine du pouvoir absolu, sans avoir
dans son caractère de quoi la maintenir. Les lu-
mières s'étendaient de toutes parts. L'impulsion
donnée à l'esprit humain, au commencement du
seizième siècle, se propageait de plus en plus; la
réforme religieuse fermentait dans toutes les têtes.
Enfin la révolution éclata sous Charles 1".
Les principaux traits d'analogie entre la révolu-
tion d'Angleterre et celle de France sont : un roi
conduit à l'échafaud par l'esprit démocratique, un
chef militaire s'emparant du pouvoir , et la restau-
ration de l'ancienne dynastie. Quoique la réforme
religieuse et la réforme politique aient beaucoup
de rapports ensemble, cependant, quand le prin-
cipe qui met les hommes en mouvement tient de
quelque manière à ce qu'ils croient leur devoir, ils
conservent plus de moralité que quand leur impul-
sion n'a pour mobile que le désir de recouvrer leurs
droits. La passion de l'égalité était pourtant telle
eu Angleterre, qu'on mit la princesse de Gloucester,
fille du roi, en apprentissage chez une couturière.
Plusieurs traits non moins étranges dans ce genre
pourraient être cités , quoique la direction des af-
faires publiques, pendant la révolution d'Angle-
terre , ne soit pas descendue dans des classes aussi
grossières qu'en France. Les communes , ayant ac-
quis plutôt de l'importance par le commerce ,
étaient plus éclairées. Les nobles, qui de tout
temps s'étaient ralliés à ces communes contre les
usurpations du trône, ne faisaient point caste à
part comme chez les Français. La fusion des états,
qui n'empêche point la distinction des rangs , exis-
tait déjà depuis longtemps. En Angleterre, la
noblesse de seconde classe était réunie avec les
communes'. Les familles de pairs étaient seules à
part , tandis qu'en France on ne savait oii trouver
la nation , et que chacun était impatient de sortir
' Je rapporte ici le texte d'une adresse des communes , sous
Jacques l", qui démontre évidemment cette vériié.
Déclaration de la chambre des communes sur ses privilèges ,
écrite par un comité choisi pour présenter cette adresse à
Jacques I".
Les communes de ce royaume contiennent non-seulement
les citoyens, les bourgeois, les cultivateurs, mais aussi toute
la noblesse inférieure du royaume , chevaliers , écuyers , gen-
tilshommes. Plusieurs d'entre eux appartiennent aux pre-
mières familles; d'autres sont parvenus parleur mérite au
grand honneur d'être admis au conseil privé de Votre Ma-
jesté, et ont o!)tenu des emplois très-honorables. Enfin , ex-
cepté la plus haute noblesse, les communes renferment toute
la fleur et la puissance de ^ otre royaume. Elles soutiennent
1 os guerres par leurs personnes , et vos trésors par leur ar-
gent : leurs cœurs font la force et la stabilité de votre royaume.
Tout le peuple , qui consiste en plusieurs millions d'hommes ,
est représenté par nous de la chambre des communes, 1
de la masse pour entrer dans la classe des privi-
légiés. Sans aborder les discussions religieuses,
l'on ne saurait nier aussi que les opinions des pro-
testants , étant fondées sur l'examen , ne soient
plus favorables aux lumières et à l'esprit de liberté
que le catholicisme , qui décide de tout d'après
l'autorité , et considère les rois comme aussi infail-
libles que les papes, à moins que les papes ne
soient en guerre avec les rois. Enfin, et c'est sous
ce rapport qu'il faut reconnaître l'avantage de la
position insulaire , Cromwell n'imagina pas de
faire des conquêtes sur le continent; il n'excita
point la colère des rois , qui ne se crurent point
menacés par les essais politiques d'un pays sans
communication immédiate avec la terre euro-
péenne : encore moins les peuples prirent-ils parti
dans la querelle, et les Anglais eurent l'insigne
bonheur de n'avoir ni provoqué les étrangers , ni
réclamé leurs secours. Les Anglais disent avec rai-
son qu'ils n'ont eu dans leurs derniers troubles
civils rien qui ressemble aux dix-huit mois de la
terreur en France. Mais , en embrassant l'ensemble
de leur histoire , l'on verra trois rois déposés et
tués, Edouard II, Richard II, et Henri VI; un
roi assassiné, Edouard V; Marie d'Ecosse et
Charles F"" périssant sur l'échafaud; des princes
du sang royal mourant de mort violente; des as-
sassinats judiciaires en plus grand nombre que
dans tous les autres États de l'Europe , et je ne
sais quoi de dur et de factieux, qui n'annonçait
guère les vertus publiques et privées dont l'Angle-
terre donne l'exemple depuis un siècle. Sans doute,
on ne saurait tenir un compte ouvert des vices et
des vertus des deux nations ; mais , en étudiant
l'histoire d'Angleterre , on ne commence à voir le
caractère des Anglais tel qu'il s'élève progressive-
ment à nos yeux , depuis la fondation de la liberté,
que dans quelques hommes , pendant la révolution
et sous la restauration. L'époque du retour des
Stuarts et les changements opérés à leur expulsion
offrent encore de nouvelles preuves de l'influence
toute-puissante des nations. Charles II et Jacques II
régnèrent , l'un arbitrairement , l'autre tyrannique-
ment ; et les mêmes injustices qui avaient souillé'
l'histoire d'Angleterre dans les temps anciens , se
renouvelèrent à une époque où cependant les lu-
mières avaient fait de très-grands progrès. Mais le
despotisme produit partout et en tout temps à peu
près les mêmes résultats ; il ramène les ténèbres
au milieu du jour. Les plus nobles amis de la li-
berté , Russel et Sidney, périrent sous le règne de
Charles II ; et bien d'autres moins célèbres furent de
même condamnés à mort injustement. Russel re-
286
CONSIDERATIONS
fusa de racheter sa vie à la condition de reconnaî-
tre que la résistance au souverain, quelque despote
qu'il soit , est contraire à la religion chrétienne.
Algernon Sidney dit en montant sur l'échafaud :
« Je viens ici mourir pour la bonne vieille cause que
« j'ai chérie depuis mon enfance. » Le lendemain
de sa mort, il se trouva des journalistes qui tour-
nèrent en ridicule ces belles et simples paroles. La
plus indigne de toutes les flatteries , celle qui li-
vre les droits des nations au bon plaisir des sou-
verains , se manifesta de toutes parts. L'université
d'Oxford condamna tous les principes de la liberté,
et se montra mille fois moins éclairée au dix-sep-
tième siècle que les barons au commencement du
treizième. Elle proclama qu'il n'y avait point de
contrat mutuel , ni exprès , ni tacite , entre les peu-
ples et les rois. C'est d'une ville destinée à être un
foyer de lumières que partit cette déclaration qui
mettait un homme au-dessus de toutes les lois di-
vines et humaines, sans lui imposer ni devoirs ni
frein. Locke , jeune encore , fut banni de l'univer-
sité pour avoir refusé son adhésion à cette doc-
trine servile ; tant il est vrai que les penseurs , de
quelque objet qu'ils s'occupent, s'accordent tou-
jours sur la dignité de l'espèce humaine ! Quoique
le parlement fût très-obéissant , on avait encore
peur de lui ; et Louis XIV, sentant avec une saga-
cité remarquable qu'une constitution libre donne-
rait une grande force à l'Angleterre, corrompait
non-seulement le ministère , mais le roi lui-même,
pour prévenir l'établissement de cette constitution.
Ce n'était point cependant par la crainte de l'exem-
ple qu'il ne voulait pas de liberté en Angleterre :
la France était alors trop loin de tout esprit de ré-
sistance, pour qu'il pût s'en inquiéter; c'est uni-
quement , et les pièces diplomatiques le prouvent,
parce qu'il considérait le gouvernement représen-
tatif comme une source de richesse et de puissance
pour les Anglais. Il fit offrir à Charles II deux
cent mille louis , s'il voulait se déclarer catholique
et ne plus convoquer de parlements. Charles II et
ensuite Jacques II acceptèrent ces subsides , sans
oser en tenir toutes les conditions. Les premiers
ministres , les femmes de ces premiers ministres re-
cevaient des présents de l'ambassadeur de France,
en promettant de soumettre l'Angleterre à l'in-
fluence de Louis XIV. Charles II aurait souhaité ,
est-il dit dans les négociations que Dalrymple
a publiées, faire venir des troupes françaises en
Angleterre, pour s'en servir contre les amis de la
liberté. On a peine à se convaincre de la vérité de
ces faits, quand on connaît l'Angleterre du dix-
huitième et du dix-neuvième siècle. Il y avait en-
core des restes de l'esprit d'indépendance chez
quelques membres du parlement ; mais comme la
liberté de la presse ne les soutenait pas dans l'opi-
nion , ils ne pouvaient opposer cette force à celle
du gouvernement. La loi d'Habeas corpus , celle
qui fonde la liberté individuelle, fut portée sous
Charles II , et cependant il n'y eut jamais plus de
violations de cette liberté que sous son règne ; car
les lois sans les garanties ne sont rien. Charles II
se fit livrer tous les privilèges des villes , toutes
leurs chartes particulières ; rien n'est si facile à
l'autorité centrale que d'écraser successivement
chaque partie. Les juges, pour plaire au roi, don-
nèrent au crime de haute trahison une extension
plus grande que celle qui avait été fixée trois siè-
cles auparavant sous le règne d'Edouard III. A
cette sérieuse tyrannie se joignait autant de cor-
ruption , autant de frivolité qu'on en a pu repro-
cher aux Français à aucune époque. Les écrivains ,
les poètes anglais , qui sont maintenant inspirés
par les sentiments les plus vrais et les vertus les
plus pures , étaient sous Charles II des fats, quel-
quefois tristes , mais toujours immoraux. Roches-
ter , Wicherley , Congrève surtout , font de la vie
humaine des tableaux qui semblent la parodie de
l'enfer. Là, les enfants plaisantent sur la vieillesse
de leurs pères ; là, les frères cadets aspirent à la
mort de leur frère aîné. Le mariage y est traité
selon les maximes de Beaumarchais : mais il n'y a
point de gaieté dans ces saturnales du vice; les
hommes les plus corrompus ne peuvent rire à l'as-
pect d'un monde dont les méchants eux-mêmes ne
sauraient se tirer. La mode , qui est encore la fai-
blesse des Anglais dans les petites choses, se jouait
alors de ce qu'il y a de plus important dans la
vie. Charles II avait sur sa cour, et sa cour avait
sur son peuple l'influence que le régent a exercée
sur la France. Et quand on voit dans les galeries
d'Angleterre les portraits des maîtresses de ce
roi , méthodiquement rangés ensemble , on ne peut
se persuader qu'il n'y ait guère plus de cent ans
qu'une frivolité si dépravée secondait , chez les
Anglais , le pouvoir le plus absolu. Enfin , Jac-
ques II, qui manifestait ouvertement les opinions
que Charles II faisait avancer par des mines sou-
terraines, régna pendant trois ans avec une ty-
rannie heureusement sans mesure , puisque c'est à
ces excès mêmes que la nation a dû la révolution
paisible et sage qui a fondé sa liberté. L'historien
Hume, Écossais, partisan des Stuarts, et défen-
seur de la prérogative royale , comme un homme
éclairé peut l'être , a plutôt adouci qu'exagéré les
forfaits commis par les agents de Jacques IL J'in-
k
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
287
sère ici seulement quelques-uns des traits de ce
règne, tels qu'ils sont racontés par Hume.
« La cour avait inspiré des principes si arbitrai-
« res à tous ses serviteurs, que Feversham, iramé-
« diatement après la victoire ( de Sedgemoor ) , fit
« pendre plus de vingt prisonniers , et qu'il con-
« tinuait ses exécutions , lorsque l'évêque de Bath
« et de Wells lui représenta que ces malheureux
« avaient droit à être jugés dans les formes, et que
« leur supplice passerait pour un véritable meurtre!
« Mais ces remontrances n'arrêtèrent pas l'humeur
« féroce du colonel Rirke, soldat de fortune , qui ,
« dans un long service à Tanger, et par la fréquen-
« tation des Maures, avait contracté un fonds d'in-
« humanité plus rare en Europe et chez les nations
« libres. En entrant dans Bridgewater, il fit con-
« duire dix-neuf prisonniers au gibet sans la moin-
« dre information. Ensuite, s'amusant de sa propre
« cruauté , il en fit exécuter un certain nombre
« pendant qu'il buvait avec ses compagnons à la
« santé du roi Ou de la reine, ou du grand juge
« Jefferies ; et , voyant leurs pieds tressaillir dans
« les convulsions de la mort, il s'écria qu'il fallait
« de la musique pour leur danse , et donna l'ordre
« que les tambours et les trompettes se fissent en-
« tendre. 11 lui vint dans l'esprit de faire pendre
« trois fois le même homme, pour s'instruire , di-
« sait -il, par cette bizarre expérience; et chaque
« fois il lui demandait s'il ne se repentait pas de
« son crime; mais le malheureux s'obstinant à pro-
« tester , malgré ce qu'il avait souffert , qu'il était
« toujours disposé à s'engager dans la même cause,
« Rirke le fit pendre dans les chaînes. Mais rien
« n'égale la perfidie et la cruauté du trait que nous
« allons raconter. Une jeune fille demanda la vie
« de son frère , en se jetant aux pieds du colonel
« Rirke , ornée de toutes les grâces de la beauté
« et de l'innocence en pleurs. Le cruel sentit s'en-
« flammer ses désirs, sans être attendri par l'a-
« mour ou par la clémence. Il promit ce qu'elle
« demandait, à condition qu'elle consentirait à tout
« ce qu'il souhaitait. Cette pauvre sœur se rendit
« à la nécessité qu'on lui imposait; mais Rirke,
« après avoir passé la nuit avec elle, lui fit voir le
« lendemain , par la fenêtre , le frère adoré pour
« lequel elle avait sacrifié sa vertu , pendu à un
« gibet qu'on avait élevé secrètement pendant la
« nuit. La rage et le désespoir s'emparèrent de
« cette malheureuse fille, et la privèrent de sa rai-
« son. Le pays entier, sans distinction de coupable
« et d'innocent , fut exposé aux ravages de ce bar-
« bare. Les soldats furent lâchés pour y vivre à
« discrétion; et son propre régiment, instruit par
« son exemple, excité par ses exhortations, se dis-
« tingua par des outrages recherchés. Il les nom-
mait ironiquement ses agneaux, terme dont le
souvenir s'est conservé longtemps avec horreur
dans cette partie de l'Angleterre. L'implacable
Jefferies lui succéda bientôt , et fit voir que les
rigueurs judiciaires peuvent égaler ou surpasser
les excès de la tyrannie soldatesque. Cet homme,
qui se livrait par goût à la cruauté , s'était déjà
fait connaître dans plusieurs procès auxquels il
avait présidé. Mais il partait avec une joie sau-
vage pour cette nouvelle commission , qui lui
présentait une moisson de mort et de destruc-
tion. Il commença par la ville de Dorchester,
oiJ trente rebelles furent traduits à son tribunal.
Il les exhorta , mais en vain , à lui épargner, par
une confession volontaire, la peine de faire leur
procès. Vingt -neuf furent déclarés coupables,
et, pour punir en même temps leur crime et leur
désobéissance, il les fit conduire immédiatement
au supplice. Il n'y en eut pas moins de deux
cent quatre-vingt-douze qui reçurent la sen-
tence de mort ,, et quatre-vingts furent exécutés
sur-le-champ. Exeter devint ensuite le théâti-e
de ses cruautés. De deux cent quarante- trois
personnes à qui l'on fit leur procès, la plus grande
partie fut condamnée et livrée aux exécuteurs.
Il transféra de là son tribunal à ïaunton et à
Wells. La consternation le précédait partout.
Ses menaces avaient frappé les jurés d'une telle
épouvante, qu'ils donnaient leur verdict avec
précipitation , et plusieurs innocents partagèrent
le sort des coupables. En un mot , outre ceux
qui furent massacrés par les commandants mili-
taires , on en compte deux cent cinquante et un
qui périrent par le bras delà justice. Tout le pays
était jonché des membres épars des rebelles ; dans
chaque village, on voyait exposé le cadavre de
quelque misérable habitant; et l'inhumain Jeffe-
ries déployait toutes les rigueurs de la justice ,
sans aucun mélange de pitié.
« De toutes les exécutions de cette affreuse épo-
que , les plus atroces furent celles de madame
Gaunt et de lady Lisle, accusées d'avoir donné
asile à des traîtres. Madame Gaunt était une ana-
baptiste , connue par une bienfaisance qui s'éten-
dait aux personnes de tous les partis et de toutes
les sectes. Un rebelle qui connaissait son huma-
nité, eut recours à elle dans sa détresse, et trouva
un refuge dans sa maison. Bientôt après , ayant
entendu parler d'un acte qui offrait une amnis-
tie et des récompenses à ceux qui découvriraient
des criminels, il eut la bassesse de trahir sa bien-
288
CONSIDERÂ.TIONS
« faitrice, et de déposer contre elle. Il obtint grâce
« pour sa perfidie. Elle fut brûlée vive pour sa
« charité.
« Lady Lisie était la veuve d'un régicide qui
« avait joui de beaucoup de faveur et de crédit sous
« Cromwell. Elle était poursuivie pour avoir donné
« asile à deux rebelles, après la bataille de Sedge-
« moor. En vain cette femme âgée disait-elle, pour
« sa défense, que le nom de ces rebelles ne se trou-
«vaitdans aucune proclamation; qu'ils n'étaient
« condamnés par aucune sentence ; que rien ne
« prouvait qu'elle eût pu les connaître pour des
« partisans de Monmouth ; que , malgré le nom
« qu'elle portait , l'on savait bien que son cœur
« avait toujours été attaché à la cause royale; que
« personne n'avait versé plus de larmes qu'elle sitr
« la mort de Charles P"'; que son fils , élevé par elle
« et dans ses principes , avait combattu lui - même
« contre les rebelles qu'on l'accusait d'avoir recé-
«lés. Ces arguments n'émurent point Jefferies,
« mais ils agirent sur les jurés qui voulurent deux
« fois prononcer un verdict favorable , et furent
« deux fois renvoyés avec des reproches et des
« menaces. Enfin on leur arracha la fatale sentence,
« et elle fut exécutée. Le roi fut sourd à toute
« prière, et crut s'excuser, en répondant qu'il avait
« promis à Jefferies de ne pas faire grâce.
« Ceux qui échappaient à la mort étaient con-
« damnés à des amendes qui les réduisaient à la
«mendicité; et si leur pauvreté les rendait inca-
« pables de payer , ils subissaient la fouet ou la
«prison. Le peuple aurait souhaité, dans cette oc-
« casion , pouvoir distinguer entre Jacques et ses
« agents ; mais on prit soin de prouver qu'ils n'a-
« valent rien fait que d'agréable à leur maître.
« Jefferies , à son retour , fut créé pair pour ses
« éminents services , et bientôt après revêtu de la
« dignité de chancelier. »
Voilà ce qu'un roi pouvait faire souffrir à des
Anglais , et voilà ce qu'ils supportaient. C'est en
1686 que l'Angleterre donnait à l'Europe de tels
exemples de barbarie et de servitude ; et , deux ans
après , lorsque Jacques 11 fut déposé et la consti-
tution établie, commença cette période de cent
vingt-huit ans jusqu'à nos jours, dans laquelle il
n'y a pas eu une session du parlement qui n'ait ap-
porté un perfectionnement à l'ordre social.
Jacques II était bien coupable ; cependant on ne
peut se dissimuler qu'il y eut de la trahison dans
la manière dont il fut abandonné. Ses filles lui en-
levèrent la couronne. Les personnes qui lui avaient
montré le plus d'attachement , et qui lui devaient
le plus de reconnaissance , le quittèrent. Les offi-
ciers manquèrent à leur serment; mais, selon une
épigramme anglaise, le succès ayant excusé cette
trahison, on ne l'appela plus ainsi '.
Guillaume III était un homme d'Etat , ferme et
sage, accoutumé, par son emploi de stathouder en
Hollande , à respecter la liberté , soit qu'il l'aimât
naturellement ou non. La reine Anne, qui lui suc-
céda , était une femme sans talents , et ne tenant
avec force qu'à des préjugés. Quoiqu'elle fût en
possession d'un trône qu'elle aurait dû céder à son
frère , d'après les principes de la légitimité , elle
conservait un faible pour la doctrine du droit di-
vin; et, bien que le parti des amis de la Hberté
l'eût faite reine, il lui inspirait toujours un éloi-
gnement involontaire. Cependant les institutions
politiques prenaient déjà tant de force, qu'au de-
hors comme au dedans , ce règne a été l'un des
plus glorieux de l'Angleterre. La maison d'Hano-
vre acheva de garantir la réforme religieuse et po-
litique; néanmoins, jusqu'après la bataille de Cul-
loden, en 1746, l'esprit de faction l'emporta encore
souvent sur la justice. La tête du prince Edouard
fut mise à prix pour 30,000 louis; et, tant qu'on
craignit pour la liberté , l'on eut de la peine à se
résoudre au seul moyen de l'établir, c'est-à-dire,
au respect de ses principes , quelles que soient les
circonstances.
Mais, si on lit avec soin le règne des trois Geor-
ges , on y verra que la morale et la liberté n'ont
cessé de faire des progrès. C'est un beau spectacle
que cette constitution, vacillante encore en sortant
du port, comme un vaisseau qu'on lance à la mer,
et déployant, enfin ses voiles, en donnant l'essor
à tout ce qu'il y a de grand et de généreux dans
l'âme humaine. Je sais que les Anglais prétendront
qu'ils ont eu de tout temps plus d'esprit de liberté
que les Français ; que , dès César, ils ont repoussé
le joug des Romains , et que le code de ces Ro-
mains , rédigé sous les empereurs , ne fut jamais
introduit dans les lois anglaises; il est également
vrai qu'en adoptant la réformation, les Anglais ont
fondé tout à la fois, d'une manière plus ferme, la
morale et la liberté. Le clergé, ayant toujours siégé
au parlement avec les seigneurs laïques , n'a point
eu de pouvoir distinct dans l'État, et les nobles
anglais se sont montrés plus factieux, mais moins
courtisans que les nobles français. Ces différences,
on ne saurait le nier , sont à l'avantage de l'An-
I Treason does never prosper : what's the reason?
Why , when itprospers, none dare cail it ireason.
La trahison ne réussit jamais ; quelle en est la raison? La |
raison , c'est que , lorsqu'elle réussit , nui n'ose l'appeler tra-
hison.
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
289
gleterre. En France, la beauté du climat, le goût
de la société, tout ce qui embellit la vie, a servi le
pouvoir arbitraire , comme dans les pays du Midi
cil les plaisirs de l'existence suffisent à l'homme.
Mais, une fois que le besoin de la liberté s'est em-
paré des esprits , les défauts mêmes qu'on repro-
che aux Français, leur vivacité, leur amour-propre,
les attachent davantage à ce qu'ils ont résolu de
conquérir. Ils sont le troisième peuple, en comp-
tant les Américains, qui s'essaye au gouvernement
représentatif, et l'exemple de leurs devanciers
commence enfin à les diriger. De quelque manière
que l'on considère chaque nation , on y trouve
toujours ce qui lui rendra le gouvernement repré-
sentatif non -seulement possible, mais nécessaire.
Examinons donc l'influence de ce gouvernement
dans le pays qui, le premier, a eu la gloire de l'é-
tablir.
CHAPITRE III.
De la prospérité de V Angleterre , et des causes qui
Vont accrue jusqu'à présent.
Il y avait, en 1813 , vingt et un ans que les An-
glais étaient en guerre avec la France , et pendant
quelque temps le continent entier s'était armé
contre eux. L'Amérique même, par des circons-
tances politiques étrangères aux intérêts de l'Eu-
rope , faisait partie de cette coalition universelle.
Depuis plusieurs années le respectable monarque
de la Grande-Bretagne ne possédait plus l'empire
de ses facultés intellectuelles. Les grands hommes
dans la carrière civile, Pitt et Fox, n'existaient
plus, et personne encore n'avait succédé à leur
réputation : l'on ne pouvait citer aucun nom his-
torique à la tête des affaires , et le seul Wellington
attirait l'attention de l'Europe, Quelques minis-
tres, plusieurs membres de l'opposition, des sa-
vants, des hommes de loi, des hommes de lettres,
jouissaient d'une haute estime ; si d'un côté la
France, à force de s'abaisser sous le joug d'un
seul, avait vu disparaître les réputations indivi-
duelles, de l'autre, il y avait tant de talents,
d'instruction et de mérite chez les Anglais, qu'il
était devenu très -difficile de primer au milieu de
cette foule illustre.
En arrivant en Angleterre , aucun homme en
particulier ne s'offrait à ma pensée : je n'y con-
naissais presque personne, mais j'y venais avec
confiance. J'étais persécutée par un ennemi de la
liberté ; je me croyais donc sûre d'une honorable
pitié, dans un pays dont toutes les institutions
étaient en harmonie avec mes sentiments politi-
ques. .Te comptais beaucoup aussi sur le souvenir
de mon père pour me protéger , et je ne me suis
pas trompée. Les vagues de la mer du Nord , que
je traversais en venant de Suède, m'inspiraient
encore de l'effroi , lorsque j'aperçus de loin l'île
verdoyante qui seule avait résisté à l'asservissement
de l'Europe. Il n'y avait là cependant que douze
millions d'hommes; car les cinq ou six millions de
plus qui composent la population de l'Irlande ont
souvent été livrés, pendant le cours de la dernière
guerre, à des divisions intestines. Ceux qui ne
veulent pas reconnaître l'ascendant de la liberté
dans la puissance de l'Angleterre, ne cessent de
répéter que les Anglais auraient été vaincus par
Bonaparte, comme toutes les nations continen-
tales , s'ils n'avaient pas été protégés par la mer.
Cette opinion ne peut être réfutée par l'expérience :
mais, je n'en doute point, si par un coup du Lé-
viathan , la Grande-Bretagne se fût trouvée réunie
au continent européen , sans doute elle eût plus
souffert, sans doute ses richesses seraient dimi-
nuées; mais l'esprit public d'une nation libre est
tel, que jamais elle n'eût subi le joug des étran-
gers.
Lorsque je débarquai en Angleterre, au mois
de juin 1813, on venait d'apprendre l'armistice
conclu entre les puissances alliées et Napoléon. Il
était à Dresde , et maître encore alors de se ré-
duire au misérable sort d'empereur de la France
jusqu'au Rhin, et de roi d'Italie. L'Angleterre pro-
bablement n'aurait point souscrit à ce traité, sa
position était donc loin d'être favorable. Une lon-
gue guerre la menaçait de nouveau ; ses finances
paraissaient épuisées, à juger du moins de ses
ressources d'après celles de tout autre pays de la
terre. Un papier, tenant lieu de monnaie, était
tombé d'un quart sur le continent ; et , si ce papier
n'eût pas été soutenu par l'esprit patriotique de la
nation, il eût entraîné le bouleversement des af-
faires publiques et particulières. Les journaux de
France, en comparant l'état des finances des deux
pays, représentaient toujours l'Angleterre comme
abîmée de dettes , et la France comme maîtresse
d'un trésor considérable. Le rapprochement était
vrai , mais il fallait y ajouter que l'Angleterre dis-
posait par le crédit de moyens sans bornes , tandis
que le gouvernement français ne possédait que l'or
qu'il tenait entre ses mains. La France pouvait
lever des milliards de contributions sur l'Europe
opprimée, mais son souverain despotique n'aurait
pu réussir dans un emprunt volontaire.
De Harwich à Londres on parcourt un grand
chemin d'environ soixànte-dix milles , qui est bordé
290
CONSIDERATIONS
presque sans intervalle par des 'maisons de cam-
jjagne à droite et à gauche : c'est une suite d'habi-
tations avec des jardins, interrompue par des
villes. Presque tous les hommes sont bien vêtus,
presque aucune cabane n'est en décadence ; les ani-
maux eux - mêmes ont quelque chose de paisible et
de prospère , comme s'il y avait des droits aussi
pour eux dans ce grand édifice de l'ordre social.
Les prix de toutes choses sont nécessairement fort
élevés , mais ces prix sont fixes pour la plupart : il
y a tant d'aversion pour l'arbitraire dans ce pays ,
qu'en dehors de la. loi même on place la règle et
puis l'usage, pour s'assurer, autant qu'on le peut,
dans les moindres détails , quelque chose de positif
et de stable. C'était sans doute un grand inconvé-
nient que la cherté des denrées produite par les
impôts excessifs; mais , si la guerre était indispen-
sable, quelle autre que cette nation, c'est-à-dire,
que cette constitution , pouvait y suffire? Montes-
quieu remarque, avec raison, que les pays libres
•payent beaucoup plus d'impôts que les pays gou-
vernés despotiquement : c'est qu'on ne sait pas
encore , quoique l'exemple de l'Angleterre ait dû
l'apprendre, toutes les richesses d'un peuple qui
consent à ce qu'il donne , et considère les affaires
publiques comme les siennes. Aussi le peuple an-
glais, loin d'avoir perdu par vingt ans de guerre,
avait-il gagné sous tous les rapports, au milieu
même du blocus continental. L'industrie, devenue
plus active et plus ingénieuse, suppléait d'une
manière étonnante aux produits qu'on ne pouvait
plus tirer du continent. Les capitaux exclus du
commerce avaient été employés aux défrichements
et aux améliorations de l'agriculture dans plusieurs
provinces ; le nombre des maisons s'était augmenté
partout, et l'accroissement de Londres depuis peu
d'années est à peine croyable. Une branche de
commerce tombait-elle , une autre se relevait aus-
sitôt. Les propriétaires, devenus plus riches par
la hausse des terres , consacraient une grande por-
tion de leurs revenus à des établissements de cha-
rité publique. Lorsque l'empereur Alexandre est
arrivé en Angleterre, entouré parla multitude à
laquelle il inspirait un si juste empressement , il
demandait où était le peuple , parce qu'il ne voyait
autour de lui que des hommes vêtus comme la
classe aisée l'est ailleurs. Tout ce qui se fait en
Angleterre par des souscriptions particulières est
énorme : des hôpitaux , des maisons d'éducation ,
des missions, des sociétés chrétiennes, ont été
non-seulement soutenus , mais multipliés pendant
la guerre ; et les étrangers qui en éprouvaient les
désastres, les Suisses, les Allemands, les Hollan-
dais , n'ont cessé de recevoir de l'Angleterre des
secours particuliers, produit des dons volontaires.
Lorsque la ville de Leyde fut presque à demi ren-
versée par l'explosion d'un bateau chargé de pou-
dre, on vit paraître, peu de temps après, le pa-
villon anglais sur la côte de Hollande ; et comme
le blocus continental existait alors dans toute sa
rigueur , les habitants de la côte se crurent obligés
de tirer sur ce vaisseau perfide : il arbora le signe
de parlementaire , et fit savoir qu'il apportait une
somme d'argent considérable pour les citoyens de
Leyde, ruinés par leur récent malheur.
Mais tous ces miracles de la prospérité géné-
reuse, à quoi faut-il les attribuer.? A la liberté,
c'est-à-dire , à la confiance de la nation dans un
gouvernement qui fait de la publicité le premier
principe des finances , dans un gouvernement
éclairé par la discussion et par la liberté de la
presse. La nation, qui ne peut être trompée sous
un tel ordre de choses, sait l'usage des impôts
qu'elle paye, et le crédit public soutient l'incroya-
ble poids de la dette anglaise. Si, sans s'écarter des
proportions, on essayait quelque chose de sem-
blable dans les États non représentatifs du conti-
nent européen , on ne pourrait aller au second pas
d'une telle entreprise. Cinq cent mille propriétaires
de fonds publics sont une grande garantie du paye-
ment de la dette , dans un pays oii l'opinion et
l'intérêt de chaque homme ont de l'influence. La
Justice, qui est synonyme de l'habileté, en matière
de crédit, est portée si loin en Angleterre, qu'on
n'a pas confisqué les rentes des Français , pendant
qu'ils s'emparaient de tous les biens des Anglais
en France. On n'a pas même fait supporter aux
étrangers l'impôt sur le revenu de la dette, payé
par les Anglais eux-mêmes. Cette bonne foi par-
faite , le sublime du calcul , est la base des finances
d'Angleterre, et la confiance dans la durée de
cette bonne foi tient ^ux institutions politiques
Le changement des ministres , quels qu'ils soient ,
ne peut porter aucune atteinte au crédit , puisque
la représentation nationale et la publicité rendent
toute dissimulation impossible. Les capitalistes
qui prêtent leur argent, sont des hommes du monde
qu'il est le plus difficile de tromper.
Il existe encore de vieilles lois en Angleterre qui
mettent quelques entraves aux diverses entreprises
de l'industrie dans l'intérieur, mais on les abolit
par degrés; et d'autres sont tombées en désuétude.
Aussi chacun se crée-t-il des ressources, et nul
homme doué de quelque activité ne peut-il être en
Angleterre , sans trouver le moyen de s'enrichir en
contribuant au bien de l'État. Le gouvernement
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
291
ne se mêle jamais de ce que les particuliers peu-
vent faire aussi bien que lui : le respect pour la
liberté individuelle s'étend à l'exercice des facultés
de chacun, et la nation est si jalouse de s'adminis-
trer elle-même, quand cela se peut, qu'à beaucoup
d'égards on manque à Londres de la police néces-
saire à l'agrément de la ville, parce que les minis-
tres ne peuvent pas empiéter sur les autorités
locales.
La sécurité politique, sans laquelle il ne peut
y avoir ni crédit ni capitaux accumulés, ne suffit
pas encore pour développer toutes les ressources
d'une nation : il faut que l'émulation anime les
hommes au travail , tandis que les lois leur en as-
surent le fruit. Il faut que le commerce et l'indus-
trie soient honorés, non par des récompenses
données à tel ou tel individu , ce qui suppose deux
classes dans un pa3's, dont l'une se croit le droit
de payer l'autre, mais par un ordre de choses qui
permet à chaque homme de s'élever au plus haut
rang s'il le mérite. Hume dit qice le commerce a
encore plus besoin de dignité que de liberté. En
effet , l'absurde préjugé qui interdisait aux nobles
de France d'entrer dans le commerce , nuisait plus
que tous les autres abus de l'ancien régime au pro-
grès des richesses françaises. Il y a des pairies en
Angleterre accordées nouvellement à des négociants
de première classe : une fois pairs , ils ne restent
pas dans le commerce , parce qu'ils sont censés
devoir servir autrement la patrie; mais ce sont
leurs fonctions de magistrats , et non des préjugés
de caste , qui les éloignent de l'état de négociant ,
dans lequel les fils cadets des plus grands sei-
gneurs entrent sans hésiter, quand les circonstan-
ces les y appellent. La même famille tient souvent
à des pairs d'une part , et de l'autre aux plus simples
marchands de telle ou telle ville de province. Cet
ordre politique encourage toutes les facultés de
chacun, parce qu'il n'y a point de bornes aux avan-
tages que la richesse et le talent peuvent valoir, et
qu'aucune exclusion n'interdit ni les alliances , ni
les emplois , ni la société , ni les titres , au dernier
des citoyens anglais , s'il est digne d'être le pre-
mier.
Mais, dira-t-on, en France, même sous l'ancien
régime, on a nommé des individus sans naissance
aux plus grandes places. Oui, on s'est servi d'eux
quelquefois , quand ils étaient utiles à l'État; mais
dans aucun cas on ne pouvait faire d'un bourgeois
l'égal d'un gentilhomme. Comment donner des dé-
corations de premier ordre à un homme de talent
sans naissance, puisqu'il fallait des preuves généa-
logiques pour avoir le droit de les porter ? A-t-on
vu faire un duc et pair de ce qu'on aurait appelé
un parvenu ? et ce mot de parvenu à lui seul n'est-il
pas une offense.^ Les membres des parlements
français eux-mêmes, nous l'avons déjà dit, n'ont
jamais pu se faire considérer comme les égaux de
la noblesse d'épée. En Angleterre, les rangs et
l'égalité sont combinés de la manière la plus favo-
rable à la prospérité de l'État, et le bonheur de la
nation est le but de toutes les distinctions sociales.
Là, comme ailleurs, les noms historiques inspi-
rent le respect que l'imagination reconnaissante
ne saurait leur refuser : mais les titres restant les
mêmes , tout en passant d'une famille à l'autre , il
en résulte dans l'esprit du peuple une ignorance
salutaire qui lui fait accorder les mêmes égards
aux mêmes titres, quel que soit le nom patrony-
mique auquel ils sont attachés. Le grand Marlbo-
rough s'appelait Churchill, et n'était sûrement pas
d'une aussi noble origine que l'antique maison de
Spencer dont est le duc de Marlborough actuel ;
mais , sans parler de la mémoire d'un grand homme ,
qui aurait suffi pour honorer ses descendants , les
gens du monde savent seuls que le duc de Marlbo-
rough de nos jours est d'une beaucoup plus grande
naissance que le fameux général , et sa considéra-
tion dans la masse de la nation ne gagne ni ne perd
rien à cela. Le duc de Northumberland , au con-
traire , ne descend que par les femmes du célèbre
Percy Hotspur, et cependant tout le monde le
considère comme le véritable héritier de cette
maison. On se récrie sur la régularité du cérémo-
nial en Angleterre : l'ancienneté d'un jour, en fait
de nomination à la pairie, donne le pas sur un pair
nommé quelques heures plus tard. La femme et la
fille participent aux avantages de leur époux et de
leur père ; mais c'est précisément cette régularité
de rangs qui écarte les peines de la vanité ; car il
se peut que le pair le plus moderne soit meilleur
gentilhomme que celui qui le précède : il peut le
croire du moins , et chacun se fait sa part d'amour-
propre , sans que le bien public en souffre.
La noblesse de France , au contraire , ne pouvait
être classée que par le généalogiste de la cour.
Ses décisions fondées sur des parchemins étaient
sans appel; et tandis que l'aristocratie anglaise est
l'espoir de tous, puisque tout le monde y peut
parvenir, l'aristocratie française en était nécessai-
rement le désespoir; car on ne pouvait se donner,
par les efforts de toute sa vie , ce que le hasard ne
vous avait pas accordé. Ce n'est pas l'ordre inglo-
rieux de la naissance, disait un poète anglais à
Guillaume III, qui vous a élevé au trône, mais le
génie et la vertu.
292
CONSIDERATIONS
En Angleterre on a fait servir le respect des an-
cêtres à former une classe qui donne le moyen de
flatter les hommes de talent en les y associant.
En effet , on ne saurait trop le répéter , qu'y a-t-il
de plus insensé que d'arranger l'association politi-
que de manière qu'un homme célèbre ait à regret-
ter de n'être pas son petit-fils ? car, une fois ano-
bli , ses descendants , à la troisième génération ,
obtenaient par son mérite des privilèges qu'on ne
pouvait lui accorder à lui-même. Aussi s'empres-
sait-on en France de quitter le commerce et même
le barreau , dès qu'on avait assez d'argent pour se
faire anoblir. De là venait que toute autre carrière
que celle des armes n'était jamais portée aussi
loin qu'elle pouvait l'être , et qu'on n'a pu savoir
jusqu'où s'élèverait la prospérité de la France , si
elle jouissait en paix des avantages d'une constitu-
tion libre.
Toutes les classes d'hommes bien élevés se réu-
nissent souvent en Angleterre dans les comités
divers où l'on s'occupe de telle ou telle entreprise ,
de tel ou tel acte de charité , soutenu volontaire-
ment par les souscriptions des particuliers. La
publicité dans les affaires est un principe si gêné -
ralement admis que, bien que les Anglais soient
par nature les hommes les plus réservés , et ceux
qui ont "le plus de répugnance à parler en société ,
il y a presque toujours , dans les salles où les co-
mités se rassemblent , des places pour les specta-
teurs, et une estrade d'où les orateurs s'adres-
sent à l'assemblée.
J'assistais à l'une de ces discussions , dans la-
quelle on présentait avec force les motifs faits
pour exciter la générosité des auditeurs. Il s'agis-
sait d'envoyer des secours aux habitants de Leip-
sick, après la bataille donnée sous leurs murs, te
premier qui parla fut le duc d'York , le second fils
du roi , la première personne du royaume après le
prince régent, homme très -habile et très -estimé
dans la direction de son ministère , mais qui n'a
ni l'habitude , ni le goût de se faire entendre en
public. Il triompha cependant de sa timidité natu-
relle , parce qu'il croyait ainsi donner un encoura-
gement utile. Les courtisans des monarchies ab-
solues n'auraient pas manqué de dire à un fils de
roi, d'abord, qu'il ne devait rien faire qui lui
coûtât de la peine ; et , secondement , qu'il aurait
tort de se commettre en haranguant le public au
milieu des marchands , ses collègues à la tribune.
Cette pensée ne vint pas seulement au duc d'York,
ni à aucun Anglais , de quelque opinion qu'il fût.
Après le duc d'York, le duc de Sussex, le cin-
quième fils du roi , qui s'exprime avec beaucoup
d'élégance et de facilité, parla aussi à son tour ;
et l'homme le plus aimé et le plus considéré de
toute l'Angleterre, M. Wilberforce, put à peine se
faire entendre , tant les applaudissements cou-
vraient sa voix. Des hommes obscurs, et sans
autre rang dans la société que leur fortune ou leur
dévouement à l'humanité, succédèrent à ces noms
illustres : chacun, suivant ses moyens, fit sentir
l'honorable nécessité où se trouvait l'Angleterr^e de
secourir ceux de ses alliés qui avaient plus souf-
fert qu'elle dans la lutte commune. Les auditeurs
souscrivirent en sortant, et des sommes considé-
rables furent le résultat de cette séance. C'est ainsi
que se forment les liens qui fortifient l'unité de la
nation , et c'est ainsi que l'ordre social se fonde
sur la raison et l'humanité.
Ces respectables assemblées n'ont pas unique-
ment pour but d'encourager les œuvres de bien-
faisance ; il en est qui servent surtout à consolider
l'union entre les grands seigneurs et les commer-
çants , entre la nation et le gouvernement ; et cel-
les-là sont les plus solennelles.
La ville de Londres a eu de tout temps un lord
maire, qui, pendant une année, préside le con-
seil de la cité, et dont les pouvoirs administratifs
sont très-étendus. On se garde bien en Angleterre
de tout concentrer dans l'autorité ministérielle , et
l'ont veut que , dans chaque province , dans cha-
que ville , les intérêts de localité soient remis en-
tre les mains d'hommes choisis par le peuple pour
les diriger. Le lord maire est ordinairement un
négociant de la cité , et non pas un négociant en
grand, mais souvent un simple marchand, dans
lequel un très-grand nombre d'individus peuvent
voir leur pareil. Lady Mdyoress, c'est ainsi qu'on
appelle la femme du maire , jouit pendant un an
de tous les honneurs dus aux rangs les plus dis-
tingués de l'État. On honore l'élection du peuple
et la puissance d'une grande ville dans l'homme
qui la représente. Le lord maire donne deux dî-
ners de représentation , où il invite des Anglais de
toutes les classes et des étrangers. J'ai vu à sa ta-
ble des fils du roi, plusieurs ministres, les ambas-
sadeurs des puissances étrangères , le marquis de
Landsdowne , le duc de Devonshire , ainsi que des
citoyens très-recommandables par des raisons di-
verses : les uns, fils de pairs ; les autres , députés ;
les autres, négociants, jurisconsultes, hommes de
lettres , tous citoyens anglais , tous également at-
tachés à leur noble patrie. Deux ministres du roi
se levèrent de table pour parler en public ; et tan-
dis que sur le continent un ministre se renferme ,
même au milieu d'une société de choix, dans les
SUR LÀ REVOLUTION FRANCHISE.
293
phrases les plus insignifiantes . les chefs du gou-
vernement en Angleterre se considèrent toujours
comme représentants du peuple, et cherchent à
captiver son suffrage , tout aussi soigneusement
que les membres de l'opposition ; car la dignité de
la nation anglaise plane au-dessus de tous les em-
plois et de tous les titres. On porta , suivant la
coutume , divers toasts , dont les intérêts politi-
ques étaient l'objet : les souverains et les peuples ,
la gloire et l'indépendance furent célébrés ; et là ,
du moins , les Anglais se montrèrent amis de la
liberté du monde. En effet , une nation libre peut
être exclusive dans ses avantages de commerce ou
de puissance ; mais elle devrait s'associer partout
aux droits de l'espèce humaine.
Cette réunion avait lieu dans un vieux bâtiment
de la cité , dont les voûtes gothiques ont été les
témoins des luttes les plus sanglantes : le calme
n'a régné en Angleterre qu'avec la liberté. Les cos-
tumes de tous les membres du conseil de la cité
sont les mêmes qu'il y a plusieurs siècles. On con-
serve aussi quelques usages de cette époque , et
l'imagination en est émue ; mais c'est parce que
les anciens souvenirs ne retracent point d'odieux
préjugés. Ce que l'Angleterre a de gothique dans
ses habitudes, et même dans quelques-unes de
ses institutions, semble une cérémonie du culte du
temps ; mais ni le progrès des lumières , ni le per-
fectionnement des lois , n'en souffrent en aucune
manière.
Nous ne croyons pas que la Providence ait placé
ce beau monument de l'ordre social si près de la
France, seulement pour nous inspirer le regret de
ne pouvoir jamais l'égaler ; et nous examinerons
avec scrupule ce aue nous voudrions imiter avec
énergie.
CHAPITRE IV.
De la liberté et de V esprit public chez les Anglais.
La première base de toute liberté, c'est la ga-
rantie individuelle, et rien n'est plus beau que la
législation anglaise à cet égard. Un procès criminel
est par tout pays un horrible spectacle. En Angle-
terre, l'excellence de la procédure, l'humanité des
juges , les précautions de tout genre prises pour
assurer la vie à l'innocent , et les moyens de dé-
fense au coupable , mêlent un sentiment d'admira-
tion à l'angoisse d'un tel débat. Comment voulez-
vous être jugé'? dit l'officier du tribunal à l'accusé.
Par Dieu et monpays, répond-il. Dieu vous donne
une bonne délivrance, reprend l'officier du tribu-
nal. Dès l'ouverture des débats, si l'accusé se
trouble, s'il se compromet par ses réponses, le
juge le met sur la bonne voie, et ne tient pas re-
gistre des paroles inconsidérées qui pourraient lui
échapper. Dans la suite du procès , il ne s'adresse
jamais à l'accusé , de peur que l'émotion que celui-
ci doit éprouver ne l'expose à se nuire à lui-même.
On n'admet jamais , comme cela se fait en France,
des témoins indirects, c'est-à-dire, qui déposent
par OHÏ-dire. Enfin, toutes les précautions ont
pour but l'intérêt de l'accusé. La religion et la li-
berté président à l'acte imposant qui permet à
l'homme de condamner à mort son semblable.
L'admirable institution du jury, qui remonte en
Angleterre à une haute antiquité, fait intervenir
l'équité dans la justice. Ceux qui sont investis mo-
mentanément du droit d'envoyer le coupable à la
mort , ont une sympathie naturelle avec les habi-
tudes de sa vie, puisqu'ils sont d'ordinaire choisis
dans une classe à peu près semblable à la sienne ;
et, lorsque les jurés sont forcés de prononcer la
sentence d'un criminel, il est du moins certain
lui-même que la société a tout fait pour qu'il pût
être absous, s'il le méritait; et cette conviction
doit porter quelque calme dans son cœur. Depuis
cent ans, il n'existe peut-être pas d'exemple en
Angleterre, d'un homme condamné dont l'inno-
cence ait été reconnue trop tard. Les citoyens d'un
État libre ont une si grande portion de bon sens et
de conscience, qu'avec ces deux flambeaux ils ne
s'égarent jamais.
On sait quel bruit ont fait en France la sentence
portée contre Calas, celle contre Lally ; et, peu de
temps avant la révolution, le président Dupaty pu-
blia le plaidoyer le plus énergique en faveur de
trois accusés qu'on avait condamnés au supplice de
la roue , et dont l'innocence fut prouvée après leur
mort. De semblables malheurs ne sauraient avoir
lieu d'après les lois et les procédures criminelles
d'Angleterre; et le tribunal d'appel de l'opinion,
la liberté de la presse , ferait connaître la moindre
erreur à cet égard , s'il était possible qu'il en fût
commis.
Au reste, les délits qui ne tiennent en aucune
manière à la politique, ne sont point ceux pour
lesquels on peut craindre l'application de l'arbi-
traire. En général , il importe peu aux puissants de
ce monde que les voleurs et les assassins soient
jugés suivant telle ou telle forme; et personne n'a
intérêt à souhaiter que les lois ne soient pas res-
pectées dans de tels jugements. Mais quand il s'a-
git des crimes politiques , de ceux que les partis
opposés se reprochent mutuellement avec tant d'a-
mertume et de haine , c'est alors qu'on a vu en
294
CONSIDERATIONS
France tous les genres de tribunaux extraordinaires
créés par la circonstance, destinés à tel homme, et
justifiés, disait-on, par la grandeur du délit, tan-
dis que c'est précisément quand ce délit est de na-
ture à exciter fortement les passions, que l'on a
plus besoin de recourir, pour le juger, à l'impas-
sibilité de la justice.
Les Anglais avaient été tourmentés comme les
Français, comme tous les peuples de l'Europe oii
l'empire de la loi n'est pas établi , par la chambre
étoilée, par des commissions extraordinaires, par
l'extension du crime de haute trahison à tout ce
qui déplaisait aux possesseurs du pouvoir. Mais,
depuis que la liberté s'est consolidée en Angleterre,
non-seulement un individu accusé d'un crime d'État,
n'a jamais à craindre d'être détourné de ses juges
naturels : qui pourrait admettre une telle pensée?
mais la loi lui donne plus de moyens de défense qu'à
tout autre , parce qu'il a plus d'ennemis. Une cir-
constance récente fera sentir la beauté de ce res-
pect des Anglais pour la justice, l'un des traits
les plus admirables de leur admirable gouver-
nement.
On a attenté trois fois pendant son règne à la
vie du roi d'Angleterre; et certes elle était très-
chère à ses sujets. La vénération qu'il inspire , dans
son état actuel de maladie , a quelque chose de
touchant et de délicat, dont on n'aurait jamais pu
croire capable une nation tout entière ; et cependant
aucun des assassins qui ont voulu tuer le roi n'a
été condamné à mort. On a trouvé chez eux des
symptômes de folie , qu'on avait recherchés avec
d'autant plus de scrupule, que l'indignation pu-
blique contre eux était plus violente. Louis XV fut
frappé par Damien vers le milieu du siècle dernier,
et l'on prétend aussi que ce misérable avait l'esprit
égaré; mais, en supposant même qu'il eût assez de
raison pour mériter la mort, une nation civilisée
peut-elle tolérer le supplice effroyable auquel il a
été condamné.' et l'on dit que ce supplice eut des
témoins curieux et volontaires : quel contraste
entre une telle barbarie et ce qui s'est passé en
Angleterre ! Mais gardons-nous d'en tirer aucune
conséquence contre le caractère français ; ce sont
les gouvernements arbitraires qui dépravent les na-
tions , et non les nations qui sont destinées par le
ciel , les unes à toutes les vertus , les autres à tous
les forfaits.
Hatfield est le nom du troisième des insensés qui
tentèrent d'assassiner le roi d'Angleterre. II choisit
le jour où le roi paraissait au spectacle après une
assez longue maladie, accompagné de la reine et
des princes de sa famillle. Au moment de l'entrée
du roi dans la salle, on entendit un coup de pis-
tolet dirigé contre sa loge; et, comme il recula de
quelques pas, on douta un instant si le' meurtre
était accompli; mais, quand le courageux monarque
s'avança pour rassurer la foule des spectateurs, dont
l'inquiétude était au comble, rien ne peut exprimer
le transport qui s'empara d'eux. Les musiciens, par
un mouvement spontané , jouèrent l'air consacré ,
Dieu sauve le roi, et cette prière produisit, au mi-
lieu de l'anxiété publique, une émotion dont le
souvenir vit encore au fond des cœurs. A la suite
de cette scène , une multitude étrangère aux vertus
de la liberté aurait demandé à grands cris le sup-
plice de l'assassin, et l'on aurait vu les courtisans
se montrer peuple dans leur fureur, comme si
l'excès de leur amour ne les eût plus laissés maîtres
d'eux-mêmes; rien de semblable ne pouvait avoir
lieu dans un pays libre. Le roi magistrat était
le protecteur de son assassin par le sentiment de
la justice , et nul Anglais n'avait l'idée qu'on pût
plaire à son souverain aux dépens de l'immuable
loi qui représente la volonté de Dieu sur la terre.
Non-seulement le cours de la justice ne fut pas
hâté d'une heure , mais l'on va voir , par l'exorde
du plaidoyer de M. Erskine, aujourd'hui lord Ers-
kine, quelles sont les précautions qu'on prend en
faveur d'un criminel d'État. Ajoutez-y que, dans
les procès pour haute trahison , le défenseur de
l'accusé a le droit de prononcer un plaidoyer.
Dans les cas ordinaires de félonie, il ne peut qu'in-
terroger les témoins , et rendre le jury attentif à
leurs réponses. Et quel défenseur que celui qu'on
accordait à Hatfield ! l'avocat le plus éloquent de
l'Angleterre, le plus ingénieux dans l'art de la
plaidoirie , Erskine ! C'est ainsi que commence son
discours ' :
« Messieues les jurés ,
« L'objet qui nous occupe, et le devoir que je vais
« remplir , non pas seulement par l'autorisation de
« la cour , mais en vertu du choix spécial qu'elle a
« fait de moi , offrent au monde civilisé un monu-
« ment éternel de notre justice nationale. Le fait
« qui est soumis à votre examen , et dont toutes
« les circonstances vous sont déjà connues par la
' Je ne saurais trop recommander aux lecteurs français le
Recueil des plaidoyers de M. Erskine , qui a été nommé chan-
celier d'Angleterre, après une longue illustration dans le bar-
reau. Descendant d'une des plus anciennes maisons d'Ecosse,
il avait d'abord été officier ; puis, manquant de fortune, il
entra dans la carrière de la loi. Les circonstances particu-
lières auxquelles les plaidoyers de lord Erskine se rappor-
tent, ne sont, pour ainsi dire, que des occasions de développer,
avec une force et une sagacité sans pareilles , les principes de
la jurisprudence criminelle qui devrait servir de modèle a ■
tous les peuples.
SUR LU REVOLUTION FRANÇAISE.
295
« procédure, place notre pays, son gouvernement,
« ses citoyens et ses lois au plus haut point d'élé-
<i vation morale où l'ordre social puisse atteindre.
« Le 15 du mois de mai dernier, un coup de pis-
'< tolet a été tiré contre le roi , dans la quaran-
« tième année d'un règne pendant lequel il n'a pas
« seulement joui du pouvoir souverain , mais
« exercé sur le cœur de son peuple un empire spon-
« tanément accordé. Du moins toutes les apparen-
« tes indiquent que le coup était dirigé contre Sa
« Majesté , et cela dans un théâtre public , au cen-
« tre de sa capitale, au milieu des applaudisse-
« ments sincères de ses fidèles sujets. Toutefois ,
« pas un des cheveux de la tête de l'assassin pré-
« sumé n'a été touché ; et le roi lui-même , qui
« jouait le premier rôle dans cette scène , soit par
« son rang , soit parce que ses intérêts et ses sen-
« ments personnels étaient les plus compromis, a
« donné un exemple de calme et de modération
« non moins heureux que remarquable.
« Messieurs , je conviens avec l'avocat général
« (et en effet il ne saurait y avoir deux opinions à
« cet égard) que si le même coup de pistolet eût
« été tiré méchamment par le même homme con-
« tre le dernier des hommes alors présents dans
« la salle , le prisonnier que voici eût été mis en
« jugement sans aucun délai , et conduit immédia-
« tement au supplice , s'il eût été trouvé c.oupa-
« ble. Il n'aurait eu connaissance des preuves à sa
« charge qu'au moment de la lecture de son acte
« d'accusation ; il eût ignoré les noms et jusqu'à
« l'existence de ceux qui devaient prononcer son
« arrêt , et des témoins appelés à déposer contre
« lui. Mais il s'agit d'une tentative de meurtre sur
« la personne du roi lui-même , et voici mon client
« tout couvert de l'armure de la loi. Ce sont les
« juges institués par le roi qui l'ont pourvu d'un
« défenseur, non de leur choix, mais du sien. Il a eu
« copie de son acte d'accusation dix jours avant le
« commencement de la procédure. Il a connu les
« noms , demeures et qualités de tous les jurés
« présentés à la cour; il a joui du privilège impor-
« tant de les récuser péremptoirement , sans mo-
« tiver son refus. Il a eu de même la connaissance
« détaillée de tous les témoins admis à déposer
« contre lui; enfin il faut aujourd'hui, pour le con-
« damner , un témoignage double de celui qui suf-
« firait légalement pour établir son crime , si , dans
« une poursuite semblable , le plaignant était un
« homme du dernier rang de la société.
« Messieurs , lorsque cette malheureuse catas-
« trophe arriva , je me souviens d'avoir dit à quel-
« ques personnes ici présentes , qu'il était difficile
« au premier coup d'œil de remonter au principe
qui a dicté ces exceptions indulgentes aux règles
générales de la procédure, et de s'expliquer pour-
quoi nos ancêtres ont étendu aux conspirations
contre la personne du roi , les précautions qui
concernent les trahisons contre le gouvernement.
En effet , dans les cas de trahison politique ,
les intérêts et les passions de grandes masses
d'hommes en puissance, se trouvant compromis
et agités , il devient nécessaire d'établir un con-
tre-poids pour donner du calme et de l'impar-
tialité aux tribunaux criminels ; mais une tenta-
tive d'homicide contre la personne du roi , sans
aucune connexion avec les affaires publiques ,
semblait devoir être assimilée à tout autre crime
du même genre, commis contre un simple par-
ticulier. Mais, Messieurs, la sagesse de la loi
est plus grande que celle d'un homme quel qu'il
soit; combien donc n'est-elle pas au-dessus de la
mienne ! Une tentative contre la personne du roi
est considérée comme un parricide envers l'État.
Les jurés, les témoins, les juges eux-mêmes
sont ses enfants : il fallait donc qu'un délai so-
lennel précédât le jugement , pour qu'il pût être
équitable; et quel spectacle plus sublime la jus-
tice peut-elle nous offrir , que celui d'une nation
tout entière déclarée récusable pendant une pé-
riode limitée ? Une quarantaine de quinze jours
n'était-elle pas nécessaire pour garantir les esprits
de la contagion d'une partialité si naturelle ? »
Quel pays que celui où de telles paroles ne sont
que l'exposition simple et vraie de ce qui existe !
La jurisprudence civile anglaise est beaucoup
moins digne de louanges ; les procès y sont trop
dispendieux et trop prolongés. Elle sera sûrement
améliorée avec le temps , comme elle l'a déjà été
sous plusieurs^ rapports ; car ce qui caractérise
surtout le gouvernement anglais , c'est la possibi-
lité de se perfectionner sans secousse. Il reste en
Angleterre des formes anciennes, remontant au
temps féodal, qui surchargent les lois civiles d'une
foule de longueurs inutiles; mais la constitution
s'est établie en greffant le nouveau sur l'ancien ;
et, s'il en est résulté le maintien de quelques abus,
on peut dire aussi que , de cette manière , l'on a
donné à la liberté l'avantage de tenir à une an-
cienne origine. La condescendance pour les vieux
usages ne s'étend en Angleterre à rien de ce qui
concerne la sûreté et la liberté individuelle. Sous
ce rapport l'ascendant de la raison est complet , et
c'est sur cette base que tout repose. Avant de pas-
ser à la considération des pouvoirs politiques ,
sans lesquels les droits civils n'auraient aucune
20
29G
CONSIDERATIONS
garantie , H faut encore parler de la seule atteinte
portée à la liberté individuelle qu'on puisse repro-
cher en Angleterre, la presse des matelots. Je
n'alléguerai point les motifs tirés du grand inté-
rêt que doit avoir un pays dont toute la puissance
est maritime , à se maintenir à cet égard dans sa
force ; je ne dirai point non plus que cette espèce
de violence se borne à ceux qui ont déjà servi dans
la marine marchande ou royale , et qui savent par
conséquent, comme les soldats sur terre, le genre
d'obligations auxquelles ils se sont astreints.
J'aime mieux convenir franchement que c'est un
grand abus , mais un abus qui , sans aucun doute,
sera réformé de quelque manière; car, dans un
pays où toutes les pensées sont tournées vers le
perfectionnement de l'ordre social , et où la liberté
de la presse favorise le développement de l'esprit
public, il est impossible que toutes les vérités ne
finissent pas par rentrer efficacement en circula-
tion. On peut prédire qu'à une époque plus ou
moins éloignée , on verra des changements impor-
tants dans le mode de recrutement de la marine
en Angleterre.
« Eh bien ! s'écrieront les ennemis de toute vertu
publique , quand les éloges que l'ont fait de l'An-
gleterre seraient fondés , il en résulterait seule-
ment que c'est un pays habilement et sagement gou-
verné, comme tout autre pays pourrait l'être,
mais il n'est point libre à la manière dont les phi-
losophes l'entendent , car c'est le ministère qui est
le maître de tout, là comme ailleurs. Il achète les
voix du parlement, de manière à s'assurer cons-
tamment la majorité , et toute cette constitution
anglaise dont on nous parle avec admiration , n'est
que l'art de faire agir là vénalité politique.» L'es-
pèce humaine serait bien à plaindre , si le monde
était ainsi dépouillé de toutes ses beautés morales,
et il serait difficile alors de comprendre les vues
de la Divinité dans la création de l'homme; mais
heureusement ces assertions sont combattues par
les faits autant que par la théorie. Il est inconce-
vable combien l'Angleterre est ma^ connue sur le
continent, malgré le peu de distance qui l'en sépare.
L'esprit de parti repousse les lumières qui vien-
draient de ce phare immortel; et l'on ne veut
voir dans l'Angleterre que son influence diploma-
tique , ce qui n'est pas , comme je le dirai dans la
suite, le beau côté de ce pays.
Est - ce en effet de bonne foi qu'on peut se per-
suader que les ministres anglais donnent de l'ar-
gent aux députés des communes, ou aux membres
de la chambre haute , pour voter dans le sens du
gouvernement.? Comment les ministres anglais.
qui rendent un compte si exact des deniers de l'É-
tat, trouveraient-ils des sommes assez fortes pour
corrompre des hommes d'une aussi grande fortune,
sans parler même de leur caractère ? M. Pitt vint
s'en remettre , il y a quelques années , à l'indul-
gence de la chambre, pour quarante mille livres
sterling qu'il avait employées à soutenir des mai-
sons de commerce pendant la dernière guerre; et
ce qu'on appelle les dépenses secrètes ne suffirait
pas à la moindre influence politique dans l'inté-
rieur du pays. Et de plus , comment la liberté de
la presse , dont le flambeau porte le jour sur les
moindres détails de la vie des hommes publics , ne
ferait - elle pas connaître les présents corrupteurs
qui perdraient à jamais ceux qui les auraient reçus,
aussi bien que les ministres qui les auraient donnés.
Il existait, j'en conviens, sous les prédécesseurs
de M. Pitt, quelques exemples de marchés conclus
pour l'État, de manière à favoriser indirectement
des députés; mais M. Pitt s'est tout à fait abstenu
de ces moyens indignes de lui ; il a établi la libre
concurrence pour les emprunts et les fournitures ;
et aucun homme, cependant, n'a exercé plus d'em*
pire sur les deux chambres. « Soit, dira-t-on; les
députés et les pairs ne sont point achetés par de
l'argent, mais ils veulent avoir des places pour
eux et leurs amis; et ce genre de séduction est
aussi efficace que l'autre. » Sans doute c'est une
partie de la prérogative du roi , et par conséquent
de la constitution , que les faveurs dont la cou-
ronne peut disposer. Cette influence est un des
points de la balance si sagement combinée, et
d'ailleurs, elle est encore très -limitée. Jamais le
ministère n'aurait ni le moyen, ni l'idée de chan-
ger rien à ce qui touche aux libertés constitution-
nelles de l'Angleterre : l'opinion, à cet égard, lui
présente une barrière invincible. La pudeur publi-
que consacre de certaines vérités comme inatta-
quables , et le parti de l'opposition n'imaginerait
pas plus de critiquer l'institution de la pairie, que
le parti ministériel n'oserait blâmer la liberté de
la presse. C'est uniquement dans le cercle des cir-
constances du moment que de certaines considé-
rations personnelles ou de famille peuvent agir sur
la direction de quelques esprits, mais jamais de
manière à porter atteinte aux lois constitution-
nelles. Quand le roi voudrait s'en affranchir, la
responsabilité des ministres ne leur permettrait
pas de s'y prêter; et ceux qui composent la majo-
rité dans les deux chambres seraient encore moins
disposés à renoncer à leurs droits récis de lords ,
de députés et de citoyens, pour mériter les faveurs
d'une cour.
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
297
La Cdélité de parti est l'une des vertus fondées
sur l'esprit public, dont il résulte le plus d'avan-
tage pour la liberté anglaise. Si demain les minis-
tres avec lesquels on a voté sortent de place , ceux
auxquels ils ont donné des emplois les quittent
avec eux. Un homme serait déshonoré en Angle-
terre, s'il se séparait de ses amis politiques pour
son intérêt particulier. L'opinion à cet égard est
si forte, qu'on a vu, il n'y a pas longtemps, un
homme d'un caractère et d'un nom très -respecta-
bles , se brûler la cervelle parce qu'il se reprochait
d'avoir accepté une place indépendamment de son
parti. Jamais on n'entend la même bouche profé-
rer deux opinions opposées, et cependant il ne s'a-
git dans l'état actuel des choses , en Angleterre ,
que de nuances et non de couleurs. Les Torys ,
a-t-on dit , approuvent la liberté et aiment la mo-
narchie , tandis que ks Whigs approuvent la mo-
narchie et aiment la liberté ; mais entre ces deux
partis il ne saurait être question de la république
ou de lar royauté, de la dynastie ancienne ou nou-
velle , de la liberté ou de la servitude ; enfin , des
extrêmes et des contrastes qu'on a vu professer
par les mêmes hommes en France , comme si l'on
devait dire du pouvoir ainsi que de l'amour, que
l'objet n'importe pas , pourvu que l'on soit tou-
jours fidèle au sentiment , c'est-à-dire, au dévoue-
ment à la puissance.
Des dispositions bien contraires se font admirer
en Angleterre. Depuis près de cinquante ans , les
membres de l'opposition n'ont pas occupé plus de
trois ou quatre années les places du ministère ; ce-
pendant , la fidélité de parti n'a point été ébranlée
parmi eux; et dernièrement encore, pendant que
j'étais en Angleterre , j'ai vu des hommes de loi
refuser des places de sept à huit mille livres ster-
ling, qui ne tenaient pas même d'une façon immé-
diate à la politique , seulement parce qu'ils avaient
des liens d'opinion avec les amis de Fox. Si quel-
qu'un refusait chez nous une place de huit mille
louis d'appointements, en vérité, sa famille se croi-
rait en droit de le faire interdire juridiquement.
L'existence d'un parti ministériel et d'un parti
de l'opposition, quoiqu'elle ne puisse pas être pres-
crite par la loi, est un appui essentiel de la liberté,
fondé sur la nature des choses. Dans tout pays où
vous verrez une assemblée d'hommes constamment
d'accord , soyez sûr qu'il y a despotisme , ou que
le despotisme sera le résultat de l'unanimité, s'il
n'en est pas la cause. Or, comme le pouvoir et les
grâces dont il dispose ont de l'attrait pour les
hommes, la liberté ne saurait exister qu'avec cette
fidélité de parti qui met, pour ainsi dire, une dis-
cipline d'honneur dans les rangs des députés en-
rôlés sous diverses bannières.
Mais , si les opinions sont décidées d'avance ,
comment la vérité et l'éloquence peuvent-elles agir
sur l'assemblée? Comment la majorité peut -elle
changer , quand les circonstances l'exigeraient , et
à quoi sert-il de discuter , si personne ne peut vo-
ter d'après sa conviction? Il n'en est point ainsi :
ce qu'on appelle fidélité de parti , c'est de ne point
isoler ses intérêts personnels de ceux de -ses amis
politiques, et de ne pas traiter séparément avec
les hommes en pouvoir. Mais il arrive souvent que
les circonstances ou les arguments influent sur la
masse de l'assemblée, et que les neutres qui sont
en assez grand nombre , c'est-à-dire , ceux qui ne
jouent pas un rôle actif dans la politique , font
changer la majorité. Il est dans la nature du gou-
vernement anglais que les ministres ne puissent
se maintenir sans avoir cette majorité pour eux;
mais, néanmoins, M. Pitt, bien qu'il l'eût momen-
tanément perdue , à l'époque de la première mala-
die du roi, put rester en place, parce que l'opinion
publique , qui lui était favorable , lui permit de
casser le parlement, et de recourir à une nouvelle
élection. Enfin , l'opinion règne en Angleterre ; et
c'est là ce qui constitue la liberté d'un État. Les
amis jaloux de cette liberté désirent la réforme
parlementaire , et prétendent qu'on ne peut croire
à l'existence d'un gouvernement représentatif, tant
que les élections seront combinées de manière à
mettre le choix d'un grand nombre de députés dans
la dépendance du ministère. Le ministère , il est
vrai , peut influer sur plusieurs élections , telles
que celles des bourgs de Cornouaille et quelques
autres de ce genre , dans lesquels le droit d'élire
s'est conservé, bien que les élections aient en grande
partie disparu ; tandis que des villes dont la popu-
lation est fort augmentée n'ont pas autant de dé-
putés que leur population l'exigerait, ou même
n'en ont point. Il faut compter au nombre des
prérogatives de la couronne le droit de faire entrer
par son influence soixante ou quatre-vingts mem-
bres dans la chambre des communes , sur six cent
cinquante dont elle est composée ; mais cet abus ,
et c'en est un, n'a point altéré jusque dans les
derniers temps la force et l'indépendance du par-
lement anglais. Les évêques et les archevêques qui
siègent dans la chambre des pairs , votent aussi
presque toujours avec le ministère , excepté sur
les points qui ont rapport à la religion. Ce n'est
point par corruption , mais par convenance , que
des prélats nommés par le roi n'attaquent pas d'or-
dinaire les ministres; mais tous ces éléments di-
298
CO.^SlDJiRÂTIONS
^^
versâontia représentation nationale est composée,
n'empêchent pas qu'elle ne marche en présence de
l'opinion, et que les hommes importants de l'An-
gleterre, soit par le talent, soit par la fortune,
ou par la considération personnelle, ne soient pour
la plupart députés. Il y a de grands propriétaires
et des pairs qui disposent de quelques nominations
à la chambre des communes , de la même manière
que les ministres; et, lorsque ces pairs sont de
l'opposition, les députés qu'ils ont fait élire votent
aussi dans leur sens. Toutes ces circonstances ac-
cidentelles ne changent rien à la nature du gou-
vernement représentatif. Ce qui importe avant
tout , ce sont les débats publics , et les belles for-
mes de délibération qui protègent la minorité-
Des députés tirés au sort , avec la liberté de la
presse , représenteraient plus fidèlement dans un
pays l'opinion nationale , que les députés les plus
régulièrement élus , s'ils n'étaient point conduits
et éclairés par cette liberté.
Il serait à désirer néanmoins que l'on supprimât
graduellement les élections devenues illusoires, et
que, d'autre part, l'on donnât une représentation
plus équitable à la population et à la propriété ,
afin de renouveler un peu l'esprit du parlement,
que la réaction contre la révolution de France a
rendu sous quelques rapports trop docile envers
le p'ouvoir exécutif. Mais on craint la force de l'é-
lément populaire dont la troisième branche de la
législature est composée , bien qu'il soit modifié
par la sagesse et la dignité des membres de la
chambre des communes. Il y a toutefois dans cette
chambre quelques hommes dont les opinions dé-
mocratiques sont très-prononcées. Non-seulement
cela doit arriver ainsi partout où les opinions sont
libres, mais il est même désirable que l'existence
de pareilles opinions rappelle aux grands du pays
qu'ils ne peuvent conserver les avantages de leur
rang qu'en ménageant les droits et le bonheur de
la nation. Toutefois ce serait bien à tort qu'on se
persuaderait sur le continent que le parti de l'op-
position est démocratique. Singuliers démocrates
que le duc de Devonshire , le duc de Bedfort , le
marquis de Strafford ! C'est au contraire la haute
aristocratie d'Angleterre qui sert de barrière à
l'autorité royale. Il est vrai que l'opposition est
plus libérale dans ses principes que les ministres :
il suffît de combattre le pouvoir pour retremper
son esprit et son âme. Mais comment pourrait-on
craindre un bouleversement révolutionnaire de la
part des individus qui possèdent tous les genres
de propriété que l'ordre fait respecter, la fortune ,
le rang, et surtout les lumières? car les connais-
sances réelles et profondes donnent aux honnncs
une consistance égale à celle de la richesse.
On ne recherche en aucune manière, dans la
chambre des communes d'Angleterre, le genre
d'éloquence qui soulève la multitude ; la discussion
domine dans cette assemblée , l'esprit d'affaires y
préside, et l'on y est même plutôt trop sévère
pour les mouvements oratoires. Burke lui-même ,
dont les écrits politiques sont si fort admirés
maintenant , n'était point écouté avec faveur quand
il parlait dans la chambre basse , parce qu'il mê-
lait à ses discours des beautés étrangères à son
sujet, et qui appartenaient plutôt à la littérature.
Les ministres sont souvent appelés à donner dans
la chambre des communes des explications parti-
culières qui n'entrent point dans les débats. Les
députés des différentes villes ou comtés instrui-
sent les membres du gouvernement des abus qui
peuvent naître dans l'administration, des réfor-
mes et des améliorations dont elle est susceptible ;
et ces communications habituelles entre» les re-
présentants du peuple et les chefs du pouvoir
produisent les plus heureux résultats.
n Si la majorité du parlement n'est pas achetée
par le ministère , au moins vous nous accorderez , »
disent ceux qui croient plaider leur propre cause,
en parvenant à démontrer la dégradation de l'es-
pèce humaine ; « au moins vous nous accorderez
que les candidats dépensent des sommes énormes
pour être élus. » On ne saurait nier que , dans cer-
taines élections, il n'y ait de la vénalité, malgré
les lois sévères. La plus considérable de toutes les
dépenses est celle des frais de voyage, dont l'ob-
jet est d'amener au lieu de l'élection des votants
qui vivent à une grande distance. Il en résulte
qu'il n'y a que des personnes très - opulentes qui
puissent courir le risque de se présenter comme
candidats pour de telles places , et que le luxe des
élections devient quelquefois une folie en Angle-
terre, comme tout autre luxe dans d'autres mo-
narchies. Néanmoins , dans quel pays peut-il exis-
ter des élections populaires , sans qu'on cherche à
captiver la faveur du peuple? C'est précisément le
grand avantage de cette institution. Il arrive alors
une fois que les riches ont besoin de la classe qui ,
d'ordinaire, est dans leur dépendance. Lord Ers-
kine me disait que , dans sa carrière d'avocat -et
de membre de la chambre des communes , il n'y
avait peut-être pas un habitant de Westminster
auquel il n'eût adressé la parole; tant il y a de
rapports politiques entre les bourgeois et les hom-
mes du premier rang ! Les choix des cours sont
presque toujours influencés par les motifs les plus
SUR Là REVOLUTION FRANÇAISE.
^209
étroits : le grand jour des élections populaires ne
saurait être soutenu que par des individus remar-
quables de quelque manière. Le mérite finira tou-
jours par triompher dans les pays où le public est
appelé à le désigner.
Ce qui caractérise particulièrement l'Angleterre ,
c'est le mélange de l'esprit chevaleresque avec
l'enthousiasme de la liberté , les deux plus nobles
sentiments dont le cœur humain soit capable. Les
circonstances ont amené cet heureux résultat, et
l'on doit convenir que des institutions nouvelles
ne suffiraient pas pour le produire : le souvenir du
passé est nécessaire pour consacrer les rangs aris-
tocratiques; car, s'ils étaient tous de la création
du pouvoir, ils auraient une partie des inconvé-
nients qu'on a éprouvés en France sous Bonaparte.
Mais que faire dans un pays où la noblesse serait
ennemie de toute liberté ? Le tiers état ne pour-
rait former aucune union avec elle ; et , comme il
est le plus fort, il la menacerait sans cesse, jus-
qu'à ce qu'elle se fdt soumise aux progrès de la
raison.
L'aristocratie anglaise est plus mélangée que
celle de France aux yeux d'un généalogiste ; mais
la nation anglaise semble, pour ainsi dire, un
corps entier de gentilshommes. Vous voyez dans
chaque citoyen anglais ce qu'il peut être un jour,
puisque aucun rang n'est inaccessible au talent ,
et que ces rangs ont toujours conservé leur éclat
antique. Il est vrai que ce qui rend noble, avant
tout , aux regards d'une âme élevée , c'est d'être li-
bre. Un noble ou un gentilhomme anglais ( et ce
mot de gentilhomme signifie un propriétaire indé-
pendant) exerce dans sa province un emploi utile ,
auquel il n'est jamais attaché d'appointements : juge
de paix, shériff ou gouverneur de la contrée qui
environne ses possessions , il influe sur les élec-
tions d'une manière convenable et qui ajoute à son
crédit sur l'esprit du peuple; il rempHt, comme
pair ou comme député, une' fonction politique,
et son importance est réelle. Ce n'est pas l'oisive
aristocratie d'un noble français , qui n'était plus
rien dans l'État dès que le roi lui refusait sa fa-
veur; c'est une distinction fondée sur tous les in-
térêts de la nation; et l'on ne peut s'empêcher
d'être étonné que les gentilshommes français pré-
férassent leur existence de courtisans sur la route
de Versailles à Paris , à cette stabilité majestueuse
d'un pair anglais dans sa terre , entouré d'hommes
auxquels il peut faire mille sortes de biens , mais
sur lesquels il ne saurait exercer aucun pouvoir
arbitraire. L'autorité de la loi domine sur toutes
les puissances de l'État en Angleterre , comme la
destinée de l'ancienne mythologie sur l'autorité des
dieux mêmes.
Au miracle politique du respect pour les droits
de chacun, fondé sur le sentiment de la justice,
il faut ajouter la réunion habile autant qu'heu-
reuse de l'égalité devant la loi , avec les avantages
attachés à la séparation des rangs. Chacun y a be-
soin des autres pour ses jouissances, et cependant
chacun y est indépendant de tous par ses droits.
Ce tiers état, qui a si prodigieusement grandi en
France et dans le reste de l'Europe, ce tiers état
dont l'accroissement oblige à des changements
successifs dans toutes les vieilles institutions, est
réuni à la noblesse en Angleterre, parce que la
noblesse elle-même est identifiée avec la nation.
Un grand nombre de pairs doivent originairement
leur dignité à la jurisprudence, quelques-uns au
commerce , d'autres à la carrière des armes , d'au-
tres à celle de l'éloquence politique; il n'y a pas
une vertu, pas un talent qui ne soit à sa place, ou
qui ne doive se flatter d'y arriver; et tout contri-
bue dans l'édifice social à la gloire de cette cons-
titution, qui est aussi chère au duc de Norfolk
qu'au dernier portefaix de l'Angleterre , parce
qu'elle protège aussi équitablement l'un que l'autre.
Thee I account still happy, and the cliief
Araong the nations , seeing thou art free
My native nook of earth ! Thy clime is rude,
Replète with vapours, and disposes much
AU hearts to sorrow, and none moie than mine:
Yet, being free, I love thee.
Ces vers sont d'un poète d'un admirable talent ',
mais dont la sensibilité même avait altéré le bon-
heur. Il se mourait du mal de la vie; et, quand
tout le faisait souffrir, amour, amitié, philoso-
phie, une patrie libre réveillait encore dans son
âme un enthousiasme que rien ne pouvait éteindre.
Tous les hommes sont plus ou moins attachés
à leur pays; les souvenirs de l'enfance, les habi-
tudes de la jeunesse, forment cet inexprimable
amour de la terre natale qu'il faut reconnaître
pour une vertu, car tous les sentiments vrais en
sont la source. Mais, dans un grand État, la li-
berté et le bonheur que donne cette liberté peu-
vent seuls inspirer un véritable patriotisme ; aussi
rien n'est comparable à l'esprit public de l'Angle-
terre. On accuse les Anglais d'égoïsme, et il est
vrai que leur genre de vie est si bien réglé, qu'ils
se renferment généralement dans le cercle de leurs
affections domestiques et de leurs habitudes ; mais
quel est le sacrifice qui leur coûte, quand il s'agit
' Cowper.
300
C0NS1DERA.T10INS
de leur pays ? Et chez quel peuple au monde les
services rendus sont -ils sentis et récompensés
avec plus d'enthousiasme? Quand on entre dans
l'église de Westminster, toutes ces tombes, con-
sacrées aux hommes qui se sont illustrés depuis
plusieurs siècles , semblent reproduire le spectacle
de la grandeur de l'Angleterre parmi les morts.
Les penseurs et les rois reposent sous la même
voûte : là, leurs querelles sont apaisées, ainsi que
le dit un poète fameux de l'Angleterre, Walter
Scott'. Vous voyez les tombeaux de Pitt et de
Fox à côté l'un de l'autre, et les mêmes larmes
les arrosent ; car ils méritent tous les deux le re-
gret profond que les âmes généreuses doivent ac-
corder à cette noble élite de l'espèce humaine , qui
nous sert d'appui dans la confiance en l'immorta-
lité de l'âme.
Qu'on se rappelle le convoi de Nelson, lorsque
près d'un million d'hommes , répandus dans Lon-
dres et dans les environs , suivaient en silence son
cercueil. La multitude se taisait, la multitude était
respectueuse dans l'expression de sa douleur,
comme on pourrait l'attendre de la société la plus
raffinée. Nelson avait mis ces paroles à l'ordre sur
son vaisseau, le jour de Trafalgar ; « L'Angleterre
« attend que chacun de nous fera son devoir. »
Il l'avait accompli ce devoir, et mourant sur son
bord, les obsèques honorables que sa patrie lui
accorderait s'offraient à sa pensée comme le com-
mencement d'une nouvelle vie.
Et maintenant encore , ne nous taisons pas sur
lord Wellington , bien que nous puissions juste-
ment en France souffrir en rappelant sa gloire.
Avec quel transport n'a-t-il pas été reçu par les
représentants de la nation , par les pairs et par
les communes ! Aucune cérémonie ne fit les frais
de ces hommages rendus à un homme vivant; mais
les transports du peuple anglais échappaient de
toutes parts. Les acclamations de la foule reten-
tissaient dans la salle du parlement avant qu'il y
entrât : lorsqu'il parut , tous les députés se levè-
rent par un mouvement spontané, sans qu'aucune
étiquette le leur commandât. L'émotion inspirait à
ces hommes si fiers les hommages qu'on dicte ail-
leurs. Rien n'était plus simple que l'accueil qu'on
fit à lord Wellington : il n'y avait ni gardes, ni
pompe militaire, pour faire honneur au plus grand
général d'un siècle oii Bonaparte a vécu ; mais la
' Genius , and taste , and talent gone ,
For ever tomb'd beneath Ihe stone ,
Where, taming thought to huinan pride!
The mighty chlef sleep side by side.
Drop upon Fox's grave the tear,
"f will trickle to his rival's bier.
voix du peuple célébrait cette journée, et rien de
semblable n'a pu se voir en aucun autre pays de
la terre.
Ah ! quelle enivrante jouissance que celle de lu
popularité ! Je sais tout ce qu'on peut dire sur
l'inconstance et le caprice même des faveurs po-
pulaires; mais ces reproches s'appliquent plutôt
aux républiques anciennes , où les formes démo-
cratiques des gouvernements amenaient toutes les
vicissitudes les plus rapides. Dans un pays gou-
verné comme l'Angleterre, et de plus éclairé par
le flambeau sans lequel tout est ténèbres, la li-
berté de la press,e , les choses et les hommes sont
jugés avec beaucoup d'équité. La vérité est mise
sous les yeux de tous, tandis que les diverses con-
traintes dont on fait usage ailleurs sont nécessai-
rement la cause d'une grande incertitude dans les
jugements. Un libelle qui se glisse à travers le si-
lence obligé de la presse, peut altérer l'opinion
sur qui que ce soit, car les louanges ou les censu-
res ordonnées par le gouvernement sont toujours
suspectes. Rien ne s'établit nettement et solide-
ment dans la tête des hommes, que par une dis-
cussion sans entraves.
« Prétendez -vous, me dira-t-on, qu'il n'y ait
point de mobilité dans le jugement du peuple an-
glais, et qu'il n'encense pas aujourd'hui ce que
peut-être il déchirera demain .i* » Sans doute, les
chefs du gouvernement doivent être exposés à
perdre la faveur du peuple , s'ils ne réussissent
pas dans la conduite des affaires publiques ; il faut
que les dépositaires de l'autorité soient heureux,
c'est une des conditions des avantages qu'op leur
accorde. D'ailleurs, comme le pouvoir déprave
presque toujours ceux qui le possèdent , il est fort
à désirer que dans un pays libre les mêmes hom-
mes ne restent pas trop longtemps en place; et
l'on a raison de changer de ministres, ne filt-cç
que pour en changer. Mais la réputation acquise
est très-durable en Angleterre, et l'opinion pu-,
blique peut y être considérée comme la conscience
de l'État.
Si quelque chose peut séduire l'équité du peuple
anglais , c'est le malheur. Un individu persécuté
par une force quelconque pourrait inspirer un in-
térêt non mérité, et par conséquent passager;
mais cette noble erreur tient d'une part à la géné-
rosité du caractère anglais , et de l'autre à ce sen-
timent de liberté qui fait éprouver à tous le besoin
de se défendre mutuellement contre l'oppression ;
car c'est sous ce rapport surtout qu'en politique il
faut traiter son prochain comme soi-même.
Les lumières et l'énergie de l'esprit public son^
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
301
une réponse plus que suffisante aux arguments des j sont des idées saines en politique, répandues chez
personnes qui prétendent que l'armée envahirait j toutes les classes , et une instruction générale dans
la liberté de l'Angleterre, si l'Angleterre était une
puissance continentale. Sans doute, c'est un avan-
tage pour les Anglais que leur force consiste plu-
tôt dans la marine que dans les troupes de terre.
Il faut plus de connaissances pour être un capi-
taine de vaisseau qu'un colonel , et toutes les ha-
bitudes qu'on prend sur mer ne portent point à
vouloir se mêler des affaires intérieures de son
pays. Mais quand la nature, devenue prodigue,
ferait naître dix lords Wellington; mais quand le
monde verrait encore dix batailles de Waterloo, il
ne viendrait pas dans la tête de ceux qui donnent
si facilement leur vie pour leur pays , de tourner
leurs forces contre lui ; ou tout au moins ils ren-
contreraient un invincible obstacle chez des hom-
mes aussi braves qu'eux et plus éclairés , qui dé-
testent l'esprit militaire, quoiqu'ils sachent admixeï
et pratiquer les vertus guerrières.
Cette sorte de préjugé qui persuadait à la no-
blesse de France qu'elle ne pouvait servir son pays
que dans la carrière des armes, n'existe nullement
en Angleterre. Un grand nombre de fils de pairs
sont avocats ; le barreau participe au respect qu'on
a pour la loi, et dans toutes les carrières, les oc-
cupations civiles sont considérées. Dans un tel
pays , on n'a pas dû craindre jusqu'à ce jour l'in-
vasion de la puissance militaire : il n'y a que les
peuples ignorants qui aient une aveugle admira^
tien pour le sabre. C'est une superbe chose que la
bravoure , quand on expose une vie chère à sa fa-
mille , une tête remplie de vertus et de lumières ,
et qu'un citoyen se fait soldat pour maintenir ses
droits de citoyen. Mais, quand des hommes se
battent seulement parce qu'ils ne veulent se don-
ner la peine d'occuper leur esprit et leur temps
par aucun travail , ils ne doivent pas être long-
temps admirés chez une nation oij le travail et la
pensée tiennent le premier rang. Les satellites de
Cromwell renversèrent des pouvoirs civils qui n'a-
vaient encore ni force ni dignité; mais, depuis
l'existence de la constitution et de l'esprit public
qui en est l'âme, les princes ou les généraux ne
feraient naître dans toute la nation qu'un senti-
ment de pitié pour leur folie, s'ils rêvaient un jour
Tasservissement de leur pays.
CHAPITRE V.
Des lumières, de la religion et de la morale chez
les Anglais.
Ce qui constitue les lumières d'une nation , ce
les sciences et la littérature. Sous le premier de
ces rapports, les Anglais n'ont point de rivaux en
Europe; sous le second, je ne connais guère que
les Allemands du Nord qu'on puisse leur comparer.
Encore les Anglais auraient-ils un avantage qui ne
saurait appartenir qu'à leurs institutions : c'est que
la première classe de la société se livre autant à
l'étude que la seconde. M. Fox écrivait de savantes
dissertations sur le grec , pendant les inter^'alles de
loisir que lui laissaient les débats parlementaires.
M. Windham a laissé divers traités intéressants
sur les mathématiques et sur la littérature. Les
Anglais ont de tout temps honoré le savoir : Henri
VIII , qui foulait tout aux pieds , respectait cepen-
dant les hommes de lettres, quand ils ne heurtaient
pas ses passions désordonnées. La grande Elisabeth
connaissait à fond les langues anciennes , et par-
lait même le latin avec facilité ; jamais on n'a vu
s'introduire, chez les princes ni chez les nobles
d'Angleterre , cette fatuité d'ignorance qu'on a rai-
son de reprocher aux gentilshommes français. On
dirait qu'ils se persuadent que le droit divin sur
lequel ils fondent leurs privilèges , dispense entiè-
rement de l'étude des sciences humaines. Une telle
façon de voir ne saurait exister en Angleterre, et
n'y paraîtrait que ridicule. Rien de factice ne peut
réussir dans un pays où tout est soumis à la publi-
cité. Les grands seigneurs anglais seraient aussi
honteux de n'avoir pas reçu une éducation clas-
sique distinguée , que jadis les hommes du second
rang en France l'étaient de ne pas aller à la cour;
et ces différences ne tiennent pas , comme on le
prétend, à la légèreté française. Les érudits les plus
persévérants , les penseurs les plus profonds sont
sortis de cette nation qui est capable de tout quand
elle le veut ; mais ses institutions politiques ont
été si mauvaises, qu'elles ont altéré ses bonnes qua-
lités naturelles.
En Angleterre, au contraire, les institutions fa-
vorisent tous les genres de progrès intellectuels.
Les jurés , les administrations de provinces et de
villes, les élections, les journaux, donnent à la na-
tion entière une grande part d'intérêt dans la chose
publique. De là vient qu'elle est plus instruite, et
qu'au hasard il vaudrait mieux causer sur des ques-
tions politiques avec un fermier anglais , qu'avec
la plupart des hommes, même les plus éclairés, du
continent. Cet admirable bon sens, qui se fonde
sur la justice et la sécurité, ne se trouve nulle
part ailleurs qu'en Angleterre, ou dans le pays qui
lui ressemble, l'Amérique. La pensée doit rester
302
GONSiDERÂTIONS
étrangère à des hommes qui n'ont point de droits ; !
car, du moment qu'ils apercevraient la vérité, ils
seraient malheureux, et bientôt après révoltés. Il
faut convenir aussi que, dans un pays oii la force
armée a presque toujours consisté dans la marine,
et où le commerce a été la principale occupation ,
il y a nécessairement plus de lumières que là oii
la défense nationale est confiée aux troupes de ligne,
et où l'industrie s'est presque uniquement tournée
vers la culture de la terre. Le commerce , mettant
les hommes en relation avec les intérêts du monde,
étend les idées, exerce le jugement, et fait sentir
sans cesse , par la multiplicité et la diversité des
transactions , la nécessité de la justice. Dans les
pays où il n'y a que de l'agriculture, la masse de
la population peut se composer de serfs attachés
à la glèbe , et privés de toute instruction : mais
que ferait-on de négociants esclaves et ignorants ?
Un pays maritime et commerçant est donc par
cela seul plus éclairé qu'un autre; néanmoins il
reste beaucoup à faire pour donner au peuple d'An-
gleterre une éducation suffisante. Une grande por-
tion de la dernière classe ne sait encore ni lire ni
écrire ; et c'est sans doute pour remédier à ce mal
qu'on accueille avec tant d'empressement les nou-
velles méthodes de Bel et de Lancaster, parce
qu'elles peuvent mettre l'instruction à la portée de
l'indigence. Le peuple est plus instruit peut-être
en Suisse, en Suède et dans quelques États du nord
de l'Allemagne; mais il n'y a dans aucun de ces
pays cette vigueur de liberté qui préservera l'An-
gleterre , il faut l'espérer, de la réaction produite
par la révolution de France. Dans un pays où il y a
une immense capitale, de grandes richesses concen-
trées dans un petit nombre de mains, une cour,
tout ce qui peut favoriser la corruption du peuple,
il faut du temps pour que les lumières s'étendent
et luttent avec avantage contre les inconvénients
attachés à la disproportion des fortunes.
En Ecosse on trouve beaucoup plus d'instruc-
tion parmi les paysans qu'en Angleterre, parce qu'il
y a moins de richesse chez quelques particuliers ,
et plus d'aisance chez le peuple. La religion pres-
bytérienne , établie en Ecosse , exclut la hiérarchie
épiscopale que l'église an.glicane a conservée. En
conséquence, le choix des simples ministres du
culte y est meilleur; et comme ils vivent retirés
dans les montagnes , ils s'y consacrent à l'ensei-
gnement des paysans. C'est aussi un grand avan-
tage pour l'Ecosse que de n'avoir pas , comme
l'Angleterre , une taxe des pauvres très-forte , et
très-mal conçue, qui entretient la meadicité,et
crée une classe de gens qui n'osent pas s'écarter de
la commune où des secours leur sont assurés. La
ville d'Edimbourg n'est pas aussi absorbée que
Londres par les affaires publiques, et elle ne ren-
ferme pas une telle réunion de fortunes et de luxe,
aussi les intérêts philosophiques et littéraires y
tiennent-ils plus de place. Mais, d'une autre part,
les restes du régime féodal se font plus sentir en
Ecosse qu'en Angleterre. Le jury dans les affaires
civiles ne s'y est introduit que dernièrement ; il y a
beaucoup moins d'élections populaires, à propor-
tion, que chez les Anglais. Le commerce y exerce
moins d'influence , et l'esprit de liberté s'y montre,
à quelques exceptions près, avec moins de vigueur.
En Irlande, l'ignorance du peuple est effrayante ;
mais il faut s'en prendre , d'une part , à des pré-
jugés superstitieux, et de l'autre, à la privation
presque entière des bienfaits d'une constitution.
L'Irlande n'est réunie à l'Angleterre que depuis peu
d'années ; jusqu'ici elle a éprouvé tous les maux de
l'arbitraire, et elle s'en est vengée souvent de la
façon la plus violente. La nation étant divisée par
deux religions qui forment aussi deux partis poH-
tiques, le gouvernement anglais, depuis Charles l",
a tout accordé aux protestants , afin qu'ils pussent
maintenir dans la soumission la majorité catho-
lique. Swift , Irlandais , et l'un des plus beaux gé-
nies des trois royaumes ', écrivit, en 1740, sur le
malheureux état de l'Irlande. L'attention des
hommes éclairés fut fortement excitée par les écrits
de Swift , et les améliorations qui se sont opérées
dans ce pays datent d'alors. Lorsque l'Amérique
se déclara indépendante, et que l'Angleterre fut
obligée de la reconnaître comme telle , la nécessité
de ménager l'Irlande frappa tous les jours davan-.
tage les bons esprits. L'illustre talent de M. Grattan,
qui, trente ans plus tard, vient de nouveau d'é-
tonner l'Angleterre, se faisait remarquer, dès 1782,
dans le parlement d'Irlande ; et , par degrés , on a
décidé ce pays à l'union avec la Grande-Bretagne.
Les préjugés superstitieux y sont encore cependant
Ja source de mille maux ; car, pour arriver au point
' On raconte que Swift sentit d'avance que ses facultés l'a--
bandonnaient , et que , se promenant un Jour avec lui de ses
amis , il vit un chêne dont la tête était desséchée , quoique le
tronc et les racines fussent encore dans toute leur vigueu^^
et C'est ainsi que je serai, » dit-il ; et sa triste prédiction fut ac-.
compile. Lorsqu'il était tombé dans un tel état de stupeur
que, depuis une année, il n'avait pas prononcé un seul mot,
tout à coup il entendit les cloches de Saint-Patrick , dont il
était le doyen , retentir de foutes parts, et il demanda ce que
cela signifiait. Ses amis , enchantés de ce qu'il recouvrait la
parole, se hâtèrent de lui dire que c'était pour le jourde sa
naissance que ces signes de joie avaient lieu. « Ah ! s'écria-t-il,
« tout cela est inutile maintenant! « et il rentra dans le silence
que la mort vint bientôt confirmer. Mais le bien qu'il avait
fait lui survécut, et c'est pour cela que les hommes de génid
passent sur la terre.
SLR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
S03
de prospérité où est l'Angleterre, les lumières de
la réforme religieuse sont aussi nécessaires que
l'esprit de liberté du gouvernement représentatif.
L'exclusion politique à laquelle les catholiques ir-
landais sont condamnés, est contraire aux vrais
principes de la justice; mais on ne sait comment
mettre en possession des bienfaits de la constitu-
tion des hommes aigris par de longs ressenti-
ments.
On ne peut donc admirer dans la nation irlan-
daise , jusqu'à présent , qu'un grand caractère d'in-
dépendance et beaucoup d'esprit naturel ; mais on
ne jouit point encore dans ce pays de la sécurité ni
de l'instruction , résultats certains de la liberté re-
ligieuse et politique. L'Ecosse est à beaucoup d'é-
gards l'opposé de l'Irlande, et l'Angleterre tient de
l'une et de l'autre.
Comme il est impossible , chez les Anglais , d'être
ministre sans siéger dans l'une des deux chambres,
et sans discuter avec les représentants de la nation
les affaires de l'État, il en résulte nécessairement
que de tels ministres ne ressemblent d'ordinaire en
rien à la classe des gouvernants sous les monar-
chies absolues. La considération publique en An-
gleterre est le premier but des hommes en pouvoir ;
ils ne font presque jamais leur fortune dans le mi-
nistère. M. Pitt est mort en ne laissant que des
dettes qui furent payées par le parlement. Les
sous-secrétaires d'État, les commis, tous les mem-
bres de l'administration , éclairés par l'opinion et
par leur propre fierté, sont d'une intégrité parfaite.
Les ministres ne peuvent favoriser leurs partisans,
que si ces partisans sont pourtant assez distingués
pour ne pas provoquer le mécontentement du par-
lement. Il ne suffit pas de la faveur du maître
pour rester en place, il faut aussi l'estime des re-
présentants de la nation ; et celle-là ne peut s'ob-
tenir que par des talents véritables. Des ministres
nommés par les intrigues de cour, tels qu'on en a
vu sans cesse en France , ne se soutiendraient pas
vingt-quatre heures dans la chambre des communes.
On aurait toisé leur médiocrité dans un instant ;
on ne les verrait pas là tout poudrés, tout costu-
més, comme les ministres de l'ancien régime ou de
la cour de Bonaparte. Ils ne seraient point entou-
rés de courtisans, faisant auprès d'eux le métier
qu'ils font eux-mêmes auprès du prince , et s'exta-
siant à Tenvi sur la justesse de leurs idées com-
munes, et sur la profondeur de leurs conceptions
fausses. Un ministre anglais arrive seul dans l'une
ou l'autre chambre, sans costume, sans marque
distinctive ; aucun genre de charlatanisme ne vient
à son aide ; tout le monde l'interroge et le juge ;
mais aussi tout le monde le respecte, s'il le mérite,
parce que, ne pouvant se faire passer que pour ce
qu'il est , on le considère surtout à cause de sa va-
leur personnelle.
« On ne fait pas la cour aux princes en Angle-
terre comme en France, dira-t-on; mais on y
cherche la popularité, ce qui n'altère pas moins la
vérité du caractère. » Dans un pays bien organisé,
tel que l'Angleterre, désirer la popularité, c'est
vouloir la juste récompense de tout ce qui est bon
et noble en soi-même. Il a existé de tout temps des
hommes qui ont été vertueux , malgré les inconvé-
nients ouïes périls auxquels ils s'exposaient par là;
mais, quand les institutions sociales sont combi-
nées de manière que les intérêts particuliers et les
vertus publiques soient d'accord, il ne s'ensuit pas
que ces vertus n'aient d'autre base que l'intérêt
personnel. Seulement elles sont plus répandues,
parce qu'elles sont avantageuses, aussi bien qu'ho-
norables.
La science de la liberté, si l'on peut s'exprimer
ainsi, au point où elle est cultivée en Angleterre,
suppose à elle seule un très-haut degré de lumières.
P>.ien n'est plus simple, quand une fois vous avez
adopté les principes naturels sur lesquels cette
doctrine repose ; mais il est certain toutefois que
sur le continent on ne rencontre presque personne
qui comprenne d'esprit et de cœur l'Angleterre.
On dirait qu'il y a des vérités morales dans les-
quelles il faut être né , et que le battement de cœur
vous les apprend mieux que toutes les discussions
théoriques. jN'éanmoins, pour goûter et pour pra-
tiquer cette liberté qui réunit tous les avantages
des vertus républicaines , des lumières philosophi-
ques , des sentiments religieux et de la dignité mo-
narchique, il faut dans le peuple beaucoup de rai-
son , et dans les hornmes de la première classe
beaucoup d'études et de vertus. Les ministres an-
glais doivent réunir aux qualités d'un homme
d'Étal l'art de s'exprimer avec éloquence. Il s'ensuit
que la littérature et la philosophie sont beaucoup
plus appréciées , parce qu'elles servent efficacement
aux succès de l'ambition la plus haute. On parle
sans cesse de l'empire de la richesse et du rang
chez les Anglais ; il faut aussi convenir de l'admira-
tion qu'ils accordent au vrai talent. Il est possible
qu'auprès de la dernière classe de la société, la
pairie et la fortune produisent plus d'effet que le
nom d'un gi-and écrivain : cela doit être ainsi :
mais , s'il s'agit des jouissances de la bonne com-
pagnie, et par conséquent de l'opinion, je ne sais
aucun pays du monde où il soit plus avantageux
d'être un homme supérieur. Non-seulement tous
304
COINSïDERATIOlNS;
les emplois, tous les rangs peuvent être la récom-
pense du mérite, mais l'estime publique s'exprime
d'une manière si flatteuse, qu'elle donne des jouis-
sances plus vives que toutes les autres.
L'émulation qu'une telle perspective doit exciter
est une des principales causes de l'incroyable éten^
due des connaissances répandues en Angleterre.
Si l'on pouvait faire une statistique du savoir, on
ne trouverait dans aucun pays une aussi forte pro^
portion de gens versés dans l'étude des langues an-
ciennes , étude malheureusement trop négligée en
France. Des bibliothèques particulières sans nom-
bre, des collections de tout genre, des souscrip-
tions abondantes pour toutes les entreprises litté-
raires, des établissements d'éducation publique
existent partout , dans chaque province , à l'extré-
mité du pays comme au centre : enfin on trouve
à chaque pas des autels élevés à la pensée , et ces
autels servent d'appui à ceux de la religion et de
la vertu.
Grâce à la tolérance , aux institutions politiques
et à la liberté de la presse , il y a plus de respect
pour la religion et pour les mœurs en Angleterre
que dans aucun autre pays de l'Europe. On se plaît
à dire en France que c'est précisément par égard
pour la religion et pour les mœurs qu'on a de tout
temps eu des censeurs ; et néanmoins il suffit de
comparer l'esprit de la littérature en Angleterre ,
depuis que la liberté de la presse y est établie , avec
les divers écrits qui ont paru sous le règne arbi-
traire de Charles II , et sous celui du régent et de
Louis XV en France. La licence des écrits a été
portée chez les Français, dans le dernier siècle, à
un degré qui fait horreur. Il en est de même en
Italie oii, de tout temps, on a soumis cependant
la presse aux restrictions les plus gênantes. L'igno-
rance dans la masse , et l'indépendance la plus dé-
sordonnée dans les esprits distingués , est toujours
le résultat de la contrainte.
La littérature anglaise est certainement celle de
toutes dans laquelle il y a le plus d'ouvrages philo-
sophiques. L'Ecosse renferme encore aujourd'hui
des écrivains très-forts en ce genre , Dugald Ste-
•vvart en première ligne, qui ne se lasse point de
rechercher la vérité dans la retraite. La critique
littéraire est portée au plus haut point dans les
journaux, et particulièrement dans celui d'Edim-
bourg, où des écrivains faits pour être illustres
eux-mêmes, Jeffrey, Playfair, Mackintosh, ne dé-
daignent point d'éclairer les auteurs par les juge-
ments qu'ils portent sur eux. Les publicistes les
plus instruits dans les questions de jurisprudence
et d'économie politique, tels que Bentham, Mal-
thus , Brougham, sont plus nombreux en Angle-
terre que partout ailleurs ; parce qu'ils ont le juste
espoir que leurs idées seront mises en pratique.
Des voyages dans toutes les parties du monde rap-
portent en Angleterre les tributs de la science , non
moins bien accueillis que ceux du commerce ; mais
au milieu de tant de richesses intellectuelles en
tout genre , on ne saurait citer aucun de ces ou-
vrages irréligieux ou licencieux dont la France a
été inondée ; l'opinion publique les a repoussés dès
qu'elle a pu les craindre , et elle s'en charge d'autant
plus volontiers, qu'elle seule fait la garde à cet
égard. La publicité est toujours favorable à la vé-
rité : or, comme la morale et la religion sont la
vérité par excellence, plus vous permettez aux
hommes de discuter ces sujets , plus ils s'éclairent
et s'ennoblissent. Les tribunaux puniraient avec
raison , en Angleterre , un écrit qui pourrait causer
du scandale; mais aucun ouvrage ne porte cette
marque de la censure qui jette d'avance du doute
sur les assertions qu'il peut renfermer.
La poésie anglaise que n'alimentent ni l'irréligion,
ni l'esprit de faction , ni la licence des mœurs , est
encore riche , animée , et n'éprouve pas cette dé-
cadence qui menace successivement presque toutes
les littératures de l'Europe. La sensibilité et l'ima-
gination entretiennent la jeunesse immortelle de
l'âme. On voit un second âge de poésie renaître en
Angleterre, parce que l'enthousiasme n'y est point
éteint, et que la nature, l'amour et la patrie y
exercent toujours une grande puissance. Cowper
d'abord, et maintenant Rogers, Moore, Thomas
Gampbell, Walter Scott, lord Byron , dans des
genres et dans des degrés différents, préparent
un nouveau siècle de gloire à la poésie anglaise;
et, tandis que tout se dégrade sur le continent,
la source éternelle du beau jaillit encore de la terre
libre.
Dans quel empire le christianisme est-il plus,
respecté qu'en Angleterre.^ Où prend-on plus de
soins pour le propager.!* d'où partent des mission-
naires en aussi grand nombre pour toutes les par-
ties du monde ? La société qui s'est chargée d'en-
voyer des exemplaires de la Bible dans les pays où
la lumière du christianisme est obscurcie ou non
développée , en faisait passer en France pendant la
guerre, et ce soin n'était pas superflu. Mais je me
détournerais maintenant de mon sujet , si je rap-
pelais ici ce qui peut excuser la France sous ce
rapport.
La réformation a mis chez les Anglais les lu-
mières parfaitement en accord avec les sentiments
religieux. C'est un grand avantage pour ce pays ;
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
305
et l'exaltation de piété dont on y est susceptible
porte toujours à l'austérité de la morale, mais
presque jamais à la superstition. Les sectes parti-
culières de l'Angleterre , dont la plus nombreuse est
celle des méthodistes , n'ont pour but que le main-
tien de la pureté sévère du christianisme dans la
conduite de la vie. Leur renoncement à tous les
plaisirs ^ leur z«le persévérant pour faire le bien ,
annoncent aux hommes qu'il y a dans l'Évangile
des germes de sentiments et de vertus, plus fé-
conds encore que tous ceux que nous avons vus se
développer jusqu'à ce jour, et dont les saintes
fleurs sont destinées peut-être aux générations à
venir.
Dans un pays religieux, il existe nécessairement
aussi de bonnes mœurs , et cependant , les passions
des Anglais sont très -violentes; car c'est une
grande erreur de les croire d'un caractère calme ,
parce qu'ils ont habituellement des manières froi-
des. Il n'est point d'hommes plus impétueux dans
les grandes choses; mais ils ressemblent à ces
chiens d'Albanie envoyés par Porus à Alexandre ,
qui dédaignaient de se battre contre tout autre
adversaire que le lion. Les Anglais sortent de leur
apparente tranquillité pour se livrer à des excès en
tout genre. Ils cherchent des périls, ils veulent
tenter des choses extraordinaires , et désirent des
émotions fortes. L'activité de l'imagination et la
gêne des habitudes les leur rendent nécessaires;
mais ces habitudes elles-mêmes sont fondées sur
un grand respect pour la morale.
La liberté des journaux, qu'on a voulu nous
représenter comme contraire à la délicatesse des
mœurs, en est une des causes les plus efficaces :
tout est si connu, si discuté en Angleterre, que la
vérité en toutes choses est inévitable; et l'on pour-
rait se soumettre au jugement du public anglais,
comme à celui d'un ami qui entrerait dans les dé-
tails de votre vie, dans les nuances de votre carac-
tère , pour peser chaque action ainsi que le veut
l'équité, d'après la situation de chaque individu.
Plus l'opinion a de puissance en Angleterre , plus
il faut de hardiesse pour s'en affranchir : aussi les
femmes qui la bravent se portent-elles à de grands
éclats. Mais combien ces éclats ne sont-ils pas ra-
res, même dans la première classe, la seule où l'on
puisse quelquefois en citer des exemples ! Dans le
second rang, parmi les habitants des provinces,
on ne trouve que de bons ménages, des vertus
privées , une vie intérieure entièrement consacrée à
l'éducation d'une nombreuse famille qui , nourrie
dans la conviction intime de la sainteté du ma-
riage , ne se permettrait pas une pensée légère à
cet égard. Comme il n'y a point de couvents en
Angleterre , les filles sont le plus souvent élevées
chez leurs parents ; et l'on peut voir, par leur ins-
truction et par leurs vertus , ce qui vaut le mieux
pour une femme, ce genre d'éducatioii ou celui
qui se pratique en Italie.
«Au moins, dira-t-on, ces procès de divorce^
dans lesquels on admet les discussions les plus
indécentes , sont une source de scandale. » Il faut
qu'ils ne le soient pas , puisque le résultat est tel
que je viens de le dire. Ces procès sont un antique
usage, et sous ce rapport, de certaines gens de-
vraient les défendre ; mais , quoi qu'il en soit , la
terreur du scandale est un grand frein. Et d'ail-
leurs, on n'est point porté en Angleterre, comme
en France, à faire des plaisanteries sur de tels su-
jets. Une sorte d'austérité, d'accord avec l'esprit
des anciens rigoristes protestants, se manifeste
dans ces procès. Les juges comme les spectateurs
y portent une disposition sérieuse, et les consé-
quences en sont très-importantes , puisque le main-
tien des vertus domestiques en dépend, et qu'il n'y
a point de liberté sans elles. Or, comme l'esprit du
siècle ne les favorisait pas , c'est un hasard heureux
que l'utile ascendant de ces procès de divorce ; car
il y a presque toujours du hasard dans le bien ou
le mal que peut produire la fidélité aux anciens
usages , puisqu'ils conviennent quelquefois au temps
présent, et que d'autres fois ils n'y sont plus appli-
cables. Heureux le pays oii les torts des femmes
peuvent être punis avec une si haute sagesse , sans
frivolité, comme sans vengeance! Il leur est per-
mis de recourir à la protection de l'homme pour
lequel elles ont tout sacrifié; mais elles sont d'or-
dinaire privées de tous les avantages brillants de
la société. Je ne sais si la législation pourrait in-
venter quelque chose de plus fort et de plus doux
tout ensemble.
On s'indignera peut-être contre l'usage de con^
damner à une peine pécuniaire le séducteur de la
femme. Comme tout est empreint d'un sentiment
de noblesse en Angleterre , je ne jugerai point lé-
gèrement une coutume de ce genre, puisqu'on la
conserve. Il faut atteindre de quelque manière aux
torts des hommes envers les mœurs , puisque l'o-
pinion, est en général trop relâchée à cet égard, et
personne ne prétendra qu'une grande perte d'argent
ne soit pas une punition. D'ailleurs, l'éclat de ces
procès funestes fait presque toujours un devoir à
l'homme d'épouser la femme qu'il a séduite ; et cette
obligation est une garantie qu'il ne se mêle ni légè-
reté, ni mensonge, aux sentiments que les hommes
se permettent d'exprimer. Quand il n'y a que de
306
CONSlDERÀTiOKS
l'amour dans l'amour, ses égarements sont à la fois
plus rares et plus excusables. J'ai de la peine à
m'expliquer, cependant, pourquoi c'est au mari que
l'amende est payée par le séducteur; souvent aussi
le mari ne l'accepte pas , et c'est aux pauvres qu'il
la consacre. Mais il y a lieu de croire que deux
motifs ont donné naissance à cette coutume, l'une,
de fournir à l'époux, dans une classe sans fortune,
les moyens d'élever ses enfants, quand la mère
qui en était chargée lui manque ; l'autre , et c'est
un rapport plus essentiel , de mettre en cause le
mari, lorsqu'il s'agit des torts de sa femme, afin
d'examiner s'il n'a point à se reprocher de torts du
même genre envers elle. En Ecosse même, l'inli-
délité du mari dissout le mariage aussi bien que
celle de la femme, et le sentiment du devoir, dans
un pays libre, met toujours de niveau le fort et le
faible.
Tout est constitué en Angleterre de telle ma-
nière que l'intérêt de chaque classe, de chaque
sexe, de chaque individu, est de se conformer à la
morale. La liberté politique est le moyen suprême
de cette admirable combinaison. « Oui, dira-t-on
encore, en ne comprenant que les mots et point
les choses, il est vrai que les Anglais sont toujours
gouvernés par l'intérêt. » Comme s'il y avait au-
cun rapport entre l'intérêt qui conduit à la vertu,
et celui qui fait dériver vers le vice ! Sans doute
l'Angleterre n'est pas une planète à part de la
nôtre, dans laquelle les avantages personnels ne
soient pas , comme ailleurs , le ressort des actions
humaines. On ne peut gouverner les hommes en
comptant toujours sur le dévouement et le sacri-
fice; mais quand l'ensemble des institutions d'un
pays est tel , qu'il soit utile d'être honnête , il en
résulte une certaine habitude du bien qui se grave
dans tous les cœurs : elle se transmet par le sou-
venir, l'air qu'on respire en est pénétré, et l'on
n'a plus besoin de songer aux inconvénients de tout
genre qui seraient la suite de certains torts ; car
la force de l'exemple suffit pour en préserver.
CHAPITRE VI.
De la société en Angleterre , et de ses rapports
avec l'ordre social.
Il n'est pas probable qu'on revoie jamais nulle
part, ni même en France, une société comme celle
dont on a joui dans ce pays pendant les deux pre-
mières années de la révolution , et à l'époque qui
l'a précédée. Les étrangers qui se flattent de ne
trouver rien de semblable en Angleterre, sont fort
désappointés ; car ils s'y ennuient souvent beau-
coup. Bien que ce pays renferme les hommes les
plus éclairés et les femmes les plus intéressantes ,
les jouissances que la société peut procurer ne s'y
rencontrent que rarement. Quand un étranger en-
tend bien l'anglais , et qu'il est admis à des réu-
nions peu nombreuses, composées des hommes
transcendants du pays, il goûte, s'il en est digne,
les plus nobles jouissances que la communication
des êtres pensants puisse donner; mais ce n'est
point dans ces fêtes intellectuelles que consiste la
société d'Angleterre. On est tous les jours invité
à Londres à d'immenses assemblées, où l'on se cou-
doie comme au parterre : les femmes y sont en
majorité, et d'ordinaire la foule est si grande, que
leur beauté même n'a pas assez d'espace pour pa-
raître : à plus forte raison n'y est-il jamais ques-
tion d'aucun agrément de l'esprit'. Il faut une
grande force physique pour traverser les salons
sans être étouffé , et pour remonter dans sa voi-
ture sans accident : mais je ne vois pas bien qu'au-
cune autre supériorité soit nécessaire dans une
telle cohue. Aussi les hommes sérieux renoncent-
ils de très-bonne heure à la corvée qu'en Angle-
terre on appelle le grand monde ; et c'est , il faut
le dire, la plus fastidieuse combinaison qu'on puisse
former avec des éléments aussi distingués.
Ces réunions tiennent à la nécessité d'admettre
un très-grand nombre de personnes dans le cercle
de ses connaissances. La liste des visites que re-
çoit une dame anglaise est quelquefois de douze
cents personnes. La société française était infini-
ment plus exclusive : l'esprit d'aristocratie qui
présidait à la formation des cercles était favorable
à l'élégance et à l'amusement, mais nullement d'ac-
cord avec la nature d'un État libre. Ainsi donc,
en convenant avec franchise que les plaisirs de la
société se rencontrent très-rarement et très-diffi-
cilement à Londres, j'examinerai si ces plaisirs
sont conciliables avec l'ordre social de l'Angleterre.
S'ils ne le sont pas , le choix ne saurait être dou-
teux.
Les riches propriétaires anglais remplissent ,
pour la plupart, des emplois publics dans leurs
terres ; et, désirant y être élus députés, ou influer
sur l'élection de leurs parents et de leurs amis ,
ils passent huit ou neuf mois à la campagne. Il
en résulte que les habitudes de société sont entiè-
rement interrompues pendant les deux tiers de
l'année; et les relations familières et faciles ne se
forment qu'en se voyant tous les jours. Dans la
partie de Londres occupée par la bonne compa-
gnie, il y a des mois de l'été et de l'automne
pendant le^^quels la ville a l'air d'être frappée de
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
307
oontagion , tant elle est solitaire. La rentrée du
parlement n'a lieu d'ordinaire que dans le mois de
janvier, et l'on ne se réunit à Londres qu'à cette
époque. Les hommes , en vivant beaucoup dans
leurs terres , chassent ou se promènent à cheval
la moitié de la journée; ils reviennent fatigués à
la maison, et ne songent qu'à se reposer, quelque-
fois même à boire , quoiqu'à cet égard les récits
qu'on fait des mœurs anglaises soient très-exagé-
rés , surtout si on les rapporte au temps actuel.
Toutefois un tel genre de vie ne rend point pro-
pre aux agréments de la société. Les Français n'é-
tant appelés , ni par leurs affaires , ni par leurs
goûts, à demeurer à la campagne, l'on trouvait à
Paris , toute l'année , des maisons où l'on pouvait
jouir d'une conversation très -agréable; mais de là
vient aussi que Paris seul existait en France, tan-
dis qu'en Angleterre la vie politique se fait sentir
dans toutes les provinces. Lorsque les intérêts de
l'État sont du ressort de chacun , la conversation
qui doit attirer le plus est celle dont les affaires
publiques sont le but. Or, dans celle-là ce n'est
pas la légèreté d'esprit, mais l'importance réelle
des choses dont il s'agit. Souvent un homme, fort
peu agréable d'ailleurs , captive ses auditeurs par
la force de son raisonnement et de son savoir;
l'art d'être aimable en France consistait à ne ja-
mais épuiser un sujet, et à ne pas trop s'arrêter
sur ceux qui n'intéressaient pas les femmes. En
Angleterre , elles ne se mêlent jamais aux entre-
tiens à voix haute; les hommes ne les ont point
habituées à prendre part à la conversation géné-
rale : quand elles se sont retirées du dîner , cette
conversation n'en est que plus vive et plus animée.
Une maîtresse de maison ne se croit point obligée,
comme chez les Français , à conduire la conversa-
tion , et surtout à prendre garde qu'elle ne lan-
guisse. On est très - résigné à ce malheur dans les
sociétés anglaises, et il paraît beaucoup plus facile
à supporter que la nécessité de se mettre en avant
pour relever l'entretien. Les femmes, à cet égard,
sont d'une extrême timidité; car, dans un État
libre, les hommes reprenant leur dignité naturelle,
les femmes se sentent subordonnées.
Il n'en est pas de même d'une monarchie arbi-
traire , telle qu'elle existait en France. Comme il
n'y avait rien d'impossible ni de fixe, les conquêtes
de la grâce étaient sans bornes , et les femmes de-
vaient naturellement triompher dans ce genre de
combat. Mais en Angleterre , quel ascendant une
femme pourrait-elle exercer, quelque aimable qu'elle
fût , au milieu des élections populaires , de l'élo-
quence du parlement et de l'inflexibilité de la loi?
Les ministres n'auraient pas l'idée qu'une femme
pût leur adresser une sollicitation sur quelque su-
jet que ce fût, à moins qu'elle n'eût ni frère, ni
fils, ni mari, pour s'en charger. Dans le pays de
la plus grande publicité , les secrets d'État sont
mieux gardés que nulle part ailleurs. Il n'y a point
d'intermédiaires, pour ainsi dire, entre les gazettes
et le cabinet des ministres, et ce cabinet est le plus
discret de l'Europe. Il n'y a pas d'exemple qu'une
femme ait su , ou du moins dit ce qu'il fallait
faire. Dans un pays où les mœurs domestiques sont
si régulières, les hommes mariés n'ont point de
maîtresses ; et il n'y a que les maîtresses qui sa-
chent les secrets , et surtout qui les révèlent.
Parmi les moyens de rendre une société plus
piquante , il faut compter la coquetterie : or , elle
n'existe guère en Angleterre qu'entre les jeunes
personnes et les jeunes hommes qui peuvent se
marier ensemble ; et la conversation n'y gagne
rien, au contraire. A peine s'entendent-ils l'un et
l'autre, tant ils se parlent à demi-voix; mais il en
résulte qu'on ne se marie pas sans se connaître :
tandis qu'en France, pour s'épargner tout l'ennui
de ces timides amours, on ne voyait jamais de
jeunes filles dans le monde avant que leur mariage
fût conclu par leurs parents. S'il existe en Angle-
terre des femmes qui s'écartent de leur devoir,
c'est avec un tel mystère ou avec un tel éclat , que
le désir de plaire en société, de s'y montrer ai-
mables , d'y briller par la grâce et par le mouve-
ment de l'esprit , n'y entre absolument pour rien.
En France, la conversation menait à tout; en An-
gleterre, ce talent est apprécié; mais il n'est utile
en rien à l'ambition de ceux qui le possèdent ; les
hommes d'État et le peuple choisissent parmi les
candidats du pouvoir, d'après de tout autres signes
des facultés supérieures. La conséquence en est
qu'on néglige ce qui ne sert pas , dans ce genre
comme dans tous les autres. Le caractère national
étant d'ailleurs très -enclin à la réserve et à la ti-
midité, il faut un mobile puissant pour en triom-
pher , et ce mobile ne se trouve que dans l'impor-
tance des discussions publiques.
On a de la peine à se rendre parfaitement compte
de ce qu'on appelle en Angleterre la mauvaise
honte {shyness), c'est-à-dire, cet embarras qui
renferme au fond du cœur les expressions de la
bienveillance naturelle; car l'on rencontre souvent
les manières les plus froides dans des personnes
qui se montreraient les plus généreuses envers
vous, si vous aviez besoin d'elles. Les Anglais
sont mal à l'aise entre eux, au moins autant qu'a-
vec les étrangers ; ils ne se parlent qu'après avoir
308
CONSIDERATÏONS
été présentés l'un à l'autre : la familiarité ne s'é-
tablit que fort à la longue. On ne voit presque
jamais en Angleterre les enfants , après leur ma-
riage, demeurer dans la même maison que leurs
parents; le chez soi {home) est le goût dominant
des Anglais , et peut-être ce penchant a-t-ii contri-
bué à leur faire détester le système politique qui
permet ailleurs d'exiler ou d'arrêter arbitraire-
ment. Chaque ménage a sa demeure séparée; et
Londres est composé d'un grand nombre de petites
maisons fermées comme des boîtes , et où il n'est
guère plus facile de pénétrer. Il n'y a pas même
beaucoup de frères et de sœurs qui aillent dîner les
uns chez les autres sans être invités. Cette forma-
lité ne rend pas la vie fort amusante ; et , dans le
goût des Anglais pour les voyages , il entre l'envie
de se soustraire à la contrainte de leurs usages ,
aussi bien que le besoin d'échapper aux brouil-
lards de leur contrée.
Les plaisirs de la société , dans tous les pays ,
ne concernent jamais que la première classe, c'est-
à-dire , la classe oisive qui , ayant un grand loisir
pour l'amusement, y attache beaucoup de prix.
Mais en Angleterre, oii chacun a sa carrière et ses
occupations, il arrive aux grands seigneurs comme
aux hommes d'affaires des autres pays, d'aimer
mieux le délassement physique, les promenades,
la campagne, enfin tout plaisir où l'esprit se re-
pose, que la conversation dans laquelle il faut pen-
ser et parler presque avec autant de soin que dans
les affaires les plus sérieuses. D'ailleurs , le bon-
heur des Anglais étant fondé sur la vie domesti-
que, il ne leur conviendrait pas que leurs femmes
se fissent, comme en France, une famille de choix
d'un certain nombre de personnes constamment
réunies.
On ne doit pas nier, cependant, qu'à tous ces
honorables motifs il ne se mêle quelques défauts,
résultats naturels de toute grande association
d'hommes. D'abord , quoiqu'il y ait en Angleterre
beaucoup plus de fierté que de vanité, cependant
on y tient assez à marquer , par les manières , les
rangs que la plupart des institutions rapprochent.
Il y a de Tégoïsme dans les habitudes , et quelque-
fois dans le caractère. La richesse et les goûts
qu'elle donne en sont la cause : on ne veut se dé-
ranger en rien, tant on peut se bien arranger en
tout. Les liens de famille, si intimes dans le ma-
riage, le sont très -peu sous d'autres rapports,
parce que les substitutions affranchissent trop les
fils aînés de leurs parents , et séparent aussi les
intérêts des frères cadets de ceux de l'héritier de
la fortune. Les majorats nécessaires au maintien
de la pairie ne devraient peut-être pas s'étendre
aux autres classes de propriétaires; c'est un reste
de féodalité dont il faudrait , s'il est possible , di-
minuer les fâcheuses conséquences. De là vient
aussi que la plupart des femmes sont sans dot, et
que dans un pays où l'institution des couvents ne
saurait exister , il y a une quantité de jeunes filles
que leurs mères ont grande envie de marier, et
qui peuvent avec raison s'inquiéter de leur avenir.
Cet inconvénient, produit par l'inégal partage des
fortunes , se fait sentir dans le monde : car les
hommes non mariés y occupent trop l'attention
des femmes, et la richesse en général, loin de ser-
vir à l'agrément de la société, y nuit nécessaire-
ment. Il faut une fortune très - considérable pour
recevoir ses amis à la campagne , ce qui est pour-
tant en Angleterre la manière la plus agréable de
vivre; il en faut pour tous les rapports de la so-
ciété : non que l'on mette de la vanité dans le
luxe ; mais l'importance que tout le monde attache
au genre de jouissances qu'on appelle comforta-
blés, fait que personne n'oserait, comme jadis
dans les plus aimables sociétés de Paris , suppléer
à un mauvais dîner par de jolis contes.
Dans tous les pays , les prétentions des jeunes
gens à la mode sont entées sur le défaut national :
on en trouve en eux la caricature , mais une cari-
cature a toujours quelques traits de l'original. Les
élégants , en France , cherchaient à faire effet , et
tâchaient d'éblouir par tous les moyens possibles ,
bons ou mauvais. En Angleterre, cette même
classe de personnes veut se distinguer par le dé-
dain , l'insouciance et la perfection du blasé. C'est
assez désagréable ; mais dans quel pays du monde
la fatuité n'est-elle pas une ressource de l'amour-
propre pour cacher la médiocrité naturelle ? Chez
un peuple où tout est prononcé , comme en
Angleterre , les contrastes sont d'autant plus frap-
pants. La mode a un singulier empire sur les habi-
tudes de la vie , et cependant il n'est point de na^
tion où l'on trouve autant d'exemples de ce qu'on
appelle rea;ce«ifrîcite', c'est-à-dire, une manière
d'être tout à fait originale , et qui ne compte pour
rien l'opinion d'autrui. La différence entre les
hommes qui vivent sous l'empire des autres et ceux
qui existent en eux-mêmes se retrouve partout;
mais cette opposition des caractères ressort davan-
tage par le mélange bizarre de timidité et d'indé-
pendance qui se fait remarquer chez les Anglais.
Ils ne font rien à demi , et tout à coup ils passent
de la servitude envers les moindres usages à l'in-
souciance la plus complète du qu'en dira-t-on.
IXéanmoins, la crainte du ridicule est une des.
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
309
principales causes de la froideur qui règne dans
la société anglaise : on n'est jamais accusé d'insipi-
dité en se taisant; et, comme personne n'exige de
vous d'animer l'entretien , on est plus frappé des
hasards auxquels on s'exposerait en parlant, que
de l'inconvénient du silence. Dans le pays où l'on
est le plus attaché à la liberté de la presse, et où
l'on s'embarrasse le moins des attaques des jour-
naux , les plaisanteries de société sont très-redou-
tées. On considère les gazettes comme les volon-
taires des partis politiques, et dans ce genre,
comme dans tous les autres, les Anglais se plai-
sent beaucoup à la guerre ; mais la médisance et
l'ironie dont la société est lé théâtre effarouchent
singulièrement la délicatesse des femmes et la
fierté des hommes. C'est pourquoi l'on se met en
avant le moins qu'on peut en présence des autres.
Le mouvement et la grâce y perdent nécessaire-
ment beaucoup. Dans aucun pays du monde , la
réserve et la taciturnité n'ont , je crois , jamais été
portées aussi loin que dans quelques sociétés de
l'Angleterre ; et , si l'on tombe dans ces cercles ,
on s'explique très-bien comment le dégoût de la
vie peut saisir ceux qui s'y trouvent enchaînés.
Mais hors de ces enceintes glacées , quelle satis-
faction de l'âme et de l'esprit ne peut-on pas ti cu-
ver dans les sociétés anglaises , quand on y est
heureusement placé ! La faveur et la défaveur des
ministres et de la cour ne sont absolument de rien
dans les rapports de la vie , et vous feriez rougir
un Anglais , si vous aviez l'air de penser à la place
qu'il occupe , ou au crédit dont il peut jouir. Un
sentiment de fierté lui fait toujours croire que ces
circonstances n'ajoutent et n'ôtent rien à son mé-
rite personnel. Les disgrâces politiques ne peuvent
mfluer sur les agréments dont on jouit dans le
grand monde ; le parti de l'opposition y est aussi
brillant que le parti ministériel : la fortune , le
rang , l'esprit, les talents, les vertus, sont parta-
gés entre eux ; et jamais aucun des deux n'imagi-
nerait de s'éloigner ou de se rapprocher d'une
personne par ces calculs d'ambition qui ont tou-
jours dominé en France. Quitter ses amis parce
qu'ils n'ont plus de pouvoir, et s'en rapprocher
parce qu'ils en ont , est un genre de tactique pres-
que inconnu en Angleterre ; et si les succès de
société ne conduisent pas aux emplois publics , au
moins la liberté de la société n'est-elle pas altérée
par des combinaisons étrangères aux plaisirs qu'on
y peut goûter. On y trouve presque invariable-
ment la sûreté et la vérité , qui sont la base de
toutes les jouissances , puisqu'elles les garantissent
toutes. Vous n'avez point à craindre ces tracasse-
ries continuelles qui , ailleurs , remplissent la vie
d'inquiétudes. Ce que vous possédez en fait de
liaison et d'amitié , vous ne pouvez le perdre que
par votre faute , et vous n'avez jamais aucune rai-
son de douter des expressions de bienveillance qui
vous sont adressées ; car les actions les surpasse-
ront, et la durée les consacrera. La vérité surtout
est une des qualités les plus éminentes du carac-
tère anglais. La publicité qui règne dans les affai-
res , les discussions dans lesquelles on arrive au
fond de toutes choses, ont contribué sans doule à
cette habitude de vérité parfaite qui ne saurait
exister que dans un pays où -la dissimulation ne
conduit à rien , qu'au désagrément d'être dé-
couvert.
On s'est plu à répéter sur le continent que les
Anglais étaient impolis; et une certaine habitude
d'indépendance , une grande aversion pour la gêne,
peuvent avoir donné lieu à ce jugement. Mais je
ne connais pas une politesse ni une protection
aussi délicate que celle des Anglais pour les
femmes , dans toutes les circonstances de la vie.
S'agit-il d'un danger, d'un embarras, d'un ser-
vice à rendre , il n'est rien qu'ils négligent pour
secourir les êtres faibles. Depuis le matelot qui
dans la tempête appuie vos pas chancelants , jus-
qu'aux gentilshommes anglais du plus haut rang,
jamais une femme ne se voit exposée à une diffi-
culté quelconque sans être soutenue, et l'on re-
trouve partout ce mélange heureux qui caractérise
l'Angleterre : l'austérité républicaine dans la vie
domestique , et l'esprit de chevalerie dans les rap-
ports de la société.
Une qualité non moins aimable des Anglais ,
c'est leur disposition à l'enthousiasme. Ce peuple
ne peut rien voir de remarquable sans l'encoura-
ger par les louanges les plus flatteuses. On a donc
raison d'aller en Angleterre , dans quelque situa-
tion malheureuse que l'on se trouve , si l'on pos-
sède en soi quelque chose de véritablement distin-
gué. Mais si l'on y arrive comme la plupart des
riches oisifs de l'Europe , qui voyagent pour passer
un carnaval en Italie et un printemps à Londres ,
il n'est point de pays qui trompe davantage l'at-
tente , et on en partira sûrement sans s'être douté
que l'on a vu le plus beau modèle de l'ordre social,
et le seul qui pendant longtemps a fait espérer
encore en la nature humaine.
Je n'oublierai jamais la société de lord Grey, de
lord Lansdowne et de lord Harrouwby. Je les
cite , parce qu'ils appartiennent tous les trois à
des partis ou à des nuances de partis différentes ,
qui renferment à peu près toutes les opinions po-
310
CONSIDERATIONS
litiques de l'Angleterre. Il en est d'autres que j'au-
rais eu de même un grand plaisir à rappeler.
Lord Grey est un des plus ardents amis de la
liberté , dans la chambre des pairs : la noblesse de
sa naissance , de sa figure et de ses manières , le
préserve plus que personne de cette espèce de
popularité vulgaire qu'on veut attribuer aux parti-
sans des droits des nations; et je défierais qui que
ce soit de ne pas éprouver pour lui tous les genres
de respect. Son éloquence au parlement est générale-
ment admirée : il réunit à l'élégance du langage une
force de conviction intérieure qui fait partager ce
qu'il éprouve. Les questions politiques l'émeuvent,
parce qu'un généreux enthousiasme est la source
de ses opinions. Comme il s'exprime toujours
dans la société avec calme et simplicité sur ce qui
l'intéresse le plus , c'est à la pâleur de son visage
que l'on s'aperçoit quelquefois de la vivacité de ses
sentiments; mais c'est sans vouloir ni cacher, ni
montrer les affections de son âme, qu'il parle sur
des sujets pour lesquels il donnerait sa vie : cha-
cun sait qu'il a refusé deux fois d'être premier mi-
nistre, parce qu'il ne s'accordait pas sous quel-
ques rapports avec le prince qui le nommait. Quelle
qu'ait été la diversité des manières de voir sur les
motifs de cette résolution, rien ne paraît plus sim-
ple en Angleterre que de ne pas vouloir être mi-
nistre. Je ne citerais donc pas le refus de lord
Grey, s'il avait fallu, pour accepter, renoncer en
rien à ses principes politiques; mais les scru-
pules par lesquels il s'est déterminé , étaient pous-
sés trop loin pour être approuvés de tout le
monde. Et cependant , les hommes de son parti ,
tout en le blâmant à cet égard, n'ont pas cru
possible d'entrer sans lui dans aucune des places
qui leur étaient offertes.
La maison de lord Grey offre l'exemple de ces
vertus domestiques si rares ailleurs dans les
premières classes. Sa femme, qui ne vit que
pour lui, est digne, par ses sentiments , de l'hon-
neur que le ciel lui a départi en l'unissant à un tel
homme. Treize enfants , encore jeunes , sont éle-
vés par leurs parents , et vivent avec eux pendant
huit mois de l'année dans leur château , au fond
de l'Angleterre , où ils n'ont presque jamais d'au-
tre distraction que leur cercle de famille et leurs
lectures habituelles. Je me trouvai à Londres un
soir dans ce sanctuaire des plus nobles et des plus
touchantes vertus ; lady Grey voulut bien deman-
der à ses filles de faire de la musique; et quatre
de ces jeunes personnes, d'une candeur et d'une
grâce angéliques, jouèrent des duos de harpe et
de piano avec un accord admirable qui supposait
une grande habitude de s'exercer ensemble : le
père les écoutait avec une sensibilité touchante.
Les vertus qu'il développe dans sa famille servent
de garantie à la pureté des vœux qu'il forme pour
son pays.
Lord Lansdowne est aussi membre de l'opposi-
tion; mais , moins prononcé dans ses opinions po-
litiques , c'est par une profonde étude de l'admi-
nistration et des finances qu'il a déjà servi et qu'il
doit encore servir l'État. Riche et grand seigneur ,
jeune et singulièrement heureux dans le choix de
sa compagne , aucun de ces avantages ne le porte
à l'indolence; et c'est par son mérite supérieur
qu'il est au premier rang , dans un pays où rien
ne peut dispenser de valoir par soi-même. A sa
campagne à Bowood , j"ai vu la plus belle réunion
d'hommes éclairés que l'Angleterre , et par consé-
quent le monde puisse offrir : sir James Mackin-
tosh , désigné par l'opinion pour continuer Hume
et pour le surpasser , en écrivant l'histoire de la
liberté constitutionnelle de l'Angleterre , homme
si universel dans ses connaissances et si brillant
dans sa conversation, que les Anglais le citent
avec orgueil aux étrangers , pour prouver que ,
dans ce genre aussi, ils peuvent être les premiers;
sir Samuel Romilly, la lumière et l'honneur de
cette jurisprudence anglaise qui est elle-même
l'objet de tous les respects de l'humanité; des
poètes, des hommes de lettres non moins remar-
quables dans leur carrière que les hommes d'État
dans la leur : chacun contribuait au pur éclat
d'une telle société et de l'hôte illustre qui la prési-
dait. Car , en Angleterre , la culture de l'esprit et
la morale sont presque toujours réunies. En effet ,
à une certaine hauteur elles ne sauraient être sé-
parées.
Lord Harrowby, président du conseil privé , est
naturellement du parti ministériel , ou tory ; mais,
de même que lord Grey a toute la dignité de l'aris-
tocratie dans son caractère, lord Harrowby tient
par son esprit à toutes les lumières du parti libé-
ral. Il connaît les littératures étrangères et celle do
France en particulier, un peu mieux que nous-
mêmes. J'avais l'honneur de le voir quelquefois,
au milieu des plus grandes crises de l'avant-der-
nière guerre ; et, tandis qu'ailleurs on est obligé de
composer ses paroles et son maintien devant un
ministre, lorsqu'il s'agit des affaires publiques,
lord Harrowby se serait tenu pour offensé , si l'on
s'était souvenu qu'il était autre que lui-même , en
causant sur des questions d'un intérêt général. On
ne voyait point à sa table, ni chez les autres mi-
nistres anglais , ces sortes de flatteurs subalternes
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
311
qui entourent les puissants dans les monarchies ab-
solues. II n'est point de classe dans laquelle on
pût en trouver en Angleterre, ni d'hommes en
place qui en voulussent. Lord Harrowby est re-
marquable comme orateur, par la pureté de son
langage et par Tironie brillante dont il sait à pro-
pos se servir. Aussi attache-t-il , avec raison,
beaucoup plus de prix à sa réputation personnelle
qu'à son emploi passager. Lord Harro^^by , secondé
par sa spirituelle compagne, offre dans sa maison
le plus parfait exemple de ce que peut être une
conversation tour à tour littéraire et politique , et
dans laquelle ces deux sujets sont traités avec une
égale aisance.
jN'ous avons en France un grand nombre de fem-
mes qui se sont fait un nom , seulement par le ta-
lent de causer ou d'écrire des lettres qui ressem-
blent à la conversation. Madame de Sévigné est la
première de toutes en ce genre; mais depuis , ma-
dame deTencin, madame du Deffant, mademoiselle
de l'Espinasse et plusieurs autres ont été célèbres
à cause de l'agrément de leur esprit. J'ai déjà dit que
l'état social en Angleterre ne permettait guère ce
genre de succès, et qu'on n'en saurait citer d'exem-
ples. Il existe cependant plusieurs femmes remarqua-
Lies comme écrivains : miss Edgeworth , madame
d'Arblay, autrefois miss Burney, madame Hannah
Moore , madame Inehbald , madame Opie , made-
moiselle Boyey, sont admirées en Angleterre, et
lues avidement en français; mais elles vivent en gé-
néral très-retirées, et leur influence se borne à
leurs livres. Si donc on voulait citer une femme qui
réunît au suprême degré ce qui constitue la force et
la beauté morale du caractère anglais, il faudrait
la chercher dans l'histoire.
Lady Russel , la femme de l'illustre lord Russel
qui périt sous Charles II , pour s'être opposé aux
empiétements du pouvoir royal , me paraît le vrai
modèle d'une femme anglaise dans toute sa per-
fection. Le tribunal qui jugeait lord Russel, lui
demanda quelle personne il voulait désigner pour
lui servir de secrétaire pendant son procès; il choi-
sit lady Russel, parce que, dit-il, elle réunifies
lumières d'un homme à la tendre affection d'une
épouse. Lady Russel, qui adorait son mari, soutint
néanmoins la présence de ses juges iniques et le
barbare sophisme de leurs interrogations avec toute
la présence d'esprit que lui commandait l'espoir
d'être utile : ce fut en vain. La sentence de mort
étant prononcée , lady Russel alla se jeter aux pieds
de Charles II , en l'implorant au nom de lord Sou-
thampton, dont elle était la fille, et. qui s'était dé-
voué pour la cause de Charles ^^ :\Iais le souvenir
des services rendus au père ne put rien sur le fils ;
car sa frivolité ne l'empêchait pas d'être cruel.
Lord Russel , en se séparant de sa femme pour
marcher à l'échafaud, prononça ces paroles remar-
quables : n A présent, la douleur de la mort est
passée. » En effet, il y a telle affection dont on
peut se composer toute l'existence.
On a publié des lettres de lady Russel , écrites
après la mort de son époux, dans lesquelles on
trouve l'empreinte de la plus profonde douleur,
contenue par la résignation religieuse. Elle vécut
pour élever ses enfants; elle vécut, parce qu'elle
ne se serait pas permis de se donner la mort. A
force de pleurer, elle devint aveugle, et toujours
le souvenir de celui qu'elle avait tant aimé fut vi-
vant dans son cœur. Elle eut un moment de joie ,
quand la liberté s'établit en 1668; la sentence por-
tée contre lord Russel fut révoquée, et ses opi-
nions triomphèrent. Les partisans de Guillaume III,
et la reine Anne elle-même, consultaient souvent
lady Russel sur les affaires publiques, comme
ayant conservé quelques étincelles des lumières de
lord Russel ; c'est à ce titre aussi qu'elle répondait,
et qu'à travers le profond deuil de son âme, elle
s'intéressait à la noble cause pour laquelle le sang
de son époux avait été répandu. Toujours elle fut la
veuve de lordRussel , et c'est par l'unité dece senti-
ment qu'elle mérite d'être admirée. Telle serait en-
core une femme vraiment anglaise, si une scène
aussi tragique , une épreuve aussi terrible pouvait
se présenter de nos jours, et si, grâce à la liberté,
de semblables malheurs n'étaient pas écartés à ja-
mais. La durée des regrets causés par la perte ds
ceux qu'on aime , absorbe souvent en Angleterre ia
vie des personnes qui les ont éprouvés : si les
femmes n'ont pas une existence personnelle active,
elles vivent avec d'autant plus de force dans les
objets de leur attachement. Les morts ne sont
point oubliés dans cette contrée, où l'âme humaine
a toute sa beauté; et l'honorable constance qui
lutte contre l'instabilité de ce monde, eiève les
sentiments du cœur au rang des choses éternelles.
CHAPITRE YII.
De la conduite du gouvernement anglais hors de
l'Jngleterre.
En exprimant , autant que je l'ai pu , ma profonde
admiration pour la nation anglaise, je n'ai cessé
d'attribuer sa supériorité sur le reste de l'Europe
à ses institutions politiques. Il nous reste à donner
une triste preuve de cette assertion ; c'est que là
où la constitution ne commande pas, on peut avec
raison faire au gouvernement anglais les mêmes
21
312
CONSIDERiTIOINS
reproches que la toute-puissance a toujours méri-
tés sur la terre. Si par quelques circonstances qui
ne se sont point rencontrées dans l'histoire, un
peuple eût possédé, cent ans avant le reste de l'Eu-
rope, l'imprimerie, la boussole, ou, ce qui vaut
bien mieux encore, une religion qui n'est que la
sanction de la morale la plus pure , ce peuple serait
certainement fort supérieur à ceux qui n'auraient
pas obtenu de semblables avantages. Il en est de
même des bienfaits d'une constitution libre ; mais
ces bienfaits sont nécessairement bornés au pays
même qu'elle régit. Quand les Anglais exercent des
emplois militaires ou diplomatiques sur le conti-
nent, il est encore probable que des hommes élevés
dans l'atmosphère de toutes les vertus , y partici-
peront individuellement; mais il se peut que le
pouvoir qui corrompt presque tous les hommes,
quand ils sortent du cercle où règne la loi, ait
égaré beaucoup d'Anglais, lorsqu'ils n'avaient à
rendre compte de leur conduite hors de leur pays,
qu'aux ministres et non à la nation. En effet, cette
nation, si éclairée d'ailleurs, connaît mal ce qui
se passe dans le continent; elle vit dans son inté-
rieur de patrie , si l'on peut s'exprimer ainsi, comme
chaque homme dans sa maison ; et ce n'est qu'avec
le temps qu'elle apprend l'histoire de l'Europe,
dans laquelle ses ministres ne jouent souvent qu'un
trop grand rôle , à l'aide de son sang et de ses ri-
chesses. 11 eu faut donc conclure que chaque pays
doit toujours se défendre de l'influence des étran-
gers , quels qu'ils soient ; car les p<îuples les plus
libres chez eux peuvent avoir des chefs très-jaloux
de la prospérité des autres États , et devenir les
oppresseurs de leurs voisins , s'ils en trouvent une
occasion favorable.
Examinons cependant ce qu'il y a de vrai dans
ce qu'on dit sur la conduite des Anglais hors de
leur patrie. Lorsqu'ils se sont trouvés , malheu-
reusement pour eux, obligés d'envoyer des troupes
sur le continent, ces troupes ont observé la plus
parfaite discipline. Le désintéressement de l'armée
anglaise et de ses chefs ne saurait être contesté;
on les a vus payer chez leurs ennemis comme ces
ennemis ne payaient pas chez eux-mêmes, et ja-
mais ils ne négligent de mêler les soins de l'huma-
nité aux malheurs de la guerre. Sir Sidney Smith ,
en Egypte, gardait les envoyés de l'armée française
dans sa tente ; et plusieurs fois il a déclaré à ses
alliés, les Turcs, qu'il périrait avant que le droit
des gens fût violé envers ses ennemis. Lors de la
retraite du général Moore, en Espagne, des offi-
ciers anglais se précipitèrent dans un fleuve où
des Français allaient être engloutis, afin de les
sauver d'un péril auquel le hasard , et non les ar-
mes, les exposait. Enfin, il n'est pas d'occasion où
l'armée de lord Wellington, guidée par la noblesse
et la sévérité consciencieuse de son illustre chef,
n'ait cherché à soulager les habitants des pays
qu'elle traversait. L'éclat de la bravoure anglaise,
il faut le reconnaître, n'est jamais obscurci ni par
la cruauté, ni par le pillage.
La force militaire, transportée dans les colonies,
et particulièrement aux Indes, ne doit pas être ren-
due responsable des actes d'autorité dont on peut
avoir à se plaindre. L'armée de ligne obéit passi-
vement dans les pays considérés comme sujets, et
qui ne sont point protégés par la constitution.
Mais dans les colonies, comme ailleurs, on ne peut
accuser les officiers anglais de déprédations ; ce
sont les employés civils auxquels on a reproché
de s'enrichir par des moyens illicites. En effet,
leur conduite, dans les premières années de la con-
quête de l'Inde, mérite la censure la plus grave,
et offre une preuve de plus de ce qu'on ne saurait
trop répéter : c'est que tout homme chargé de
commander aux autres , s'il n'est pas soumis lui-
même à la loi, n'obéit qu'à ses passions. Mais de-
puis le procès de M. Hastings , tous les regards
de la nation anglaise s'étant tournés vers les abus
affreux qu'on avait tolérés jusqu'alors dans l'Inde,
l'esprit public a obligé le gouvernement à s'en oc-
cuper. Lord Cornwallis a porté ses vertus, et lord
Wellesley ses lumières , dans un pays nécessaire-
ment malheureux, puisqu'il est soumis à une do-
mination étrangère. Mais ces deux gouverneurs
ont fait un bien qui se sent tous les jours davan-
tage. Il n'existait point aux Indes de tribunaux où
l'on pût appeler des injustices des gens en place;
la quotité des impots n'était point fixée. Aujour-
d'hui des tribunaux avec les formes de l'Angleterre
y sont établis; quelques Indiens y occupent eux-
mêmes les places du second rang : les contribu-
tions sont fixées sur un cadastre, et ne peuvent
être augmentées. Si les employés s'enrichissent
maintenant, c'est parce que leurs appointements
sont très-considérables. Les trois quarts des reve-
nus du pays sont consommés dans le pays même ;
le commerce est libre dans l'intérieur; le com-
merce des grains nommément, qui avait donné
lieu à un monopole si cruel , est à présent plus
favorable aux Indiens qu'au gouvernement.
L'Angleterre a adopté le principe de régir les
habitants du pays d'après leurs propres lois. Mais
la tolérance même par laquelle les Anglais se dis-
tinguent avantageusement de leurs prédécesseurs,
dans la domination de l'Inde , soit mahométans ,
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
313
soit chrétiens , les oblige à ne pas employer d'au-
tres armes que celles de la persuasion , pour dé-
truire des préjugés enracinés depuis des milliers
d'années. I.a différence des castes humilie encore
l'espèce humaine; et la puissance que le fanatisme
exerce est telle, que les Anglais n'ont pu jusqu'à
ce jour empêcher les femmes de se brûler vives
après la mort de leurs maris. Le seul triomphe
qu'ils aient remporté sur la superstition est de
faire renoncer les mères à jeter leurs enfants dans
le Gange, afin de les envoyer en paradis. On essaye
de fonder chez eux le respect du serment, et l'on
se flatte encore de pouvoir y répandre le christia-
nisme dans un terme quelconque. L'éducation pu-
blique est très-soignée par les autorités anglaises ;
et c'est à Madras que le docteur Bell a établi sa
première école. Enfin on peut espérer que l'exem-
ple des Anglais formera ces peuples , assez pour
qu'ils puissent se donner un jour une existence
indépendante. Tout ce qu'il y a d'hommes éclairés
en Angleterre s'applaudirait de perdre l'Inde par
le bien même que le gouvernement y aurait fait.
-C'est un des préjugés du continent, que de croire
la puissance anglaise attachée à la possession de
l'Inde : cet empire oriental est presque une affaire
de luxe; il contribue plus à la splendeur qu'à la
force réelle. L'Angleterre a perdu ses provinces
d'Amérique, et son commerce s'en est accru ; quand
les colonies qui lui restent se déclareraient indépen-
dantes, elle conserverait encore sa supériorité mari-
time et commerciale , parce qu'il y a en elle un prin-
cipe d'action , de progrès et de^durée , qui la met
toujours au-dessus des circonstances extérieures.
On a dit sur le continent que la traite des Nè-
gres avait été supprimée en Angleterre par des
calculs politiques , afin de ruiner les colonies des
autres pays par cette abolition. Rien n'est plus
faux sous tous les rapports ; le parlement anglais ,
pressé par M. Wilberforce , s'est débattu vingt ans
sur cette question, dans laquelle l'humanité luttait
contre ce qui semblait l'intérêt. Les négociants de
Liverpool et des divers ports de l'Angleterre ré-
clamaient avec véhémence pour le maintien de la
traite. Les colons parlaient de cette abolition,
comme en France aujourd'hui de certaines gens
s'expriment sur la liberté de la presse et les droits
politiques. Si l'on en avait cru les colons , il fal-
lait être jacobin pour désirer qu'on n'achetât et
ne vendît plus des hommes. Des malédictions con-
tre la philosophie , au nom de la haute sagesse qui
prétend s'élever au-dessus d'elle, en maintenant
les choses conune elles sont, lors même qu'elles
sont abominables ; Tles sarcasmes sans nombre sur
la philanthropie envers les Africains, sur la fra-
ternité avec les Nègres; enfin, tout l'arsenal de
l'intérêt personnel a été employé en Angleterre,
ainsi qu'ailleurs, par les colons, par cette espèce
de privilégiés qui , craignant une diminution dans
leurs revenus , les défendaient au nom du salut de
l'État. Néanmoins, quand l'Angleterre prononça
l'abolition de la traite des Nègres, en 1806, pres-
que toutes les colonies de l'Europe étaient entre
ses mains ; et , s'il pouvait jamais être nuisible de
se montrer juste, c'était dans cette occasion. De-
puis , il est arrivé ce qui arrivera toujours ; c'est
que la résolution commandée par la religion et la
philosophie n'a pas eu le moindre inconvénient
politique. En très -peu de temps on a suppléé par
le bon traitement qui multiplie les esclaves , à la
cargaison déplorable qu'on apportait chaque an-
née; et la justice s'est fait place, parce que la vraie
nature des choses s'accorde toujours avec elle.
Le ministère anglais , alors du parti des whigs ,
avait proposé le bUl pour l'abolition de la traite
des Nègres ; il venait de donner sa démission au
roi , parce qu'il n'en avait pas obtenu l'émancipa-
tion des catholiques. Mais lord Holland, le neveu
de M. Fox, héritier des principes, des lumières et
des amis de son oncle, se réserva l'honorable plai-
sir de porter encore dans la chambre des pairs -la
sanction du roi au décret d'abolition de la traite.
M. Clarckson, l'un des hommes vertueux qui tra-
vaillaient depuis vingt ans avec M. Wilberforce, à
l'accomplissement de cette œuvre éminemment
chrétienne , en rendant compte de cette séance ,
dit qu'au moment oii le bill fut sanctionné , un
rayon de soleil , comme pour célébrer une fête si
touchante, sortit des nuages qui couvraient le ciel
ce jour -là. Certes, s'il était fastidieux d'entendre
parler du beau temps qui devait consacrer les pa-
rades militaires de Bonaparte , il est permis aux
âmes pieuses d'espérer un signe bienveillant du
Créateur , quand elles brûlent sur son autel l'en-
cens qu'il accueille le mieux, le bien qu'on fait
aux hommes. Telle fut, dans cette circonstance,
toute la politique de l'Angleterre ; et , quand le
parlement adopte, après des débats publics, une
décision quelconque , le bien de l'humanité en est
presque toujours le principal but. Mais peut -on
nier, dira-t-on, que l'Angleterre ne soit envahis-
sante et dominatrice au dehors ? J'arrive mainte-
nant à ses topts, ou plutôt à ceux de son ministère,
car le parti, et il est très -nombreux, qui désap-
prouve la conduite du gouvernement à cet égard ,
ne saurait en être accusé.
Il y a une nation qui sera bien grande un jour \
21.
314
CONSIDERATIONS
ce sont les Américains. Une 'seule tache obscurcit
le parfait éclat de raison qui vivifie cette contrée :
c'est l'esclavage encore subsistant dans les pro-
vinces du Midi; mais, quand le congrès y aura
trouvé remède , comment pourra-t-on refuser le
plus profond respect aux institutions des États-
Unis? D'où vient donc que beaucoup d'Anglais se
permettent de parler avec dédain d'un tel peuple?
« Ce sont des marchands , » répètent-ils. Et com-
ment les courtisans du temps de Louis XIV 's'ex-
primaient-ils sur les Anglais eux-mêmes? Les gens
de la cour de Bonaparte aussi, que disaient- ils?
Les noblesses oisives, ou uniquement occupées du
service des princes, ne dédaignent - elles pas cette
magistrature héréditaire des Anglais , qui se fonde
uniquement sur l'utilité dont elle est à la nation
entière ? Les Américains , il est vrai , ont déclaré
la guerre à l'Angleterre, dans un moment très-mal
choisi par rapport à l'Europe; car l'Angleterre
seule, alors, combattait contre la puissance de Bo-
naparte. Mais l'Amérique n'a vu dans cette cir-
constance que ce qui concernait ses propres inté-
rêts ; et certes, on ne peut pas la soupçonner d'avoir
voulu favoriser le système impérial. Les nations
n'en sont pas encore à ce noble sentiment d'hu-
manité qui s'étendrait d'une partie du monde à
l!autre. On se hait entre voisins : se connaît- on à
distance? Mais cette ignorance des affaires de
l'Europe qui avait entraîné les Américains à décla-
rer mal à propos la guerre à l'Angleterre, pouvait-
elle motiver l'incendie de Washington? Il ne s'agis-
sait pas là de détruire des établissements guerriers,
mais des édifices pacifiques consacrés à la repré-
sentation nationale, à l'instruction publique, à la
transplantation des arts et des sciences dans un
pays naguère couvert de forêts , et conquis seule-
ment par les travaux des hommes sur une nature
sauvage. Qu'y a-t-il de plus honorable pour l'es-
pèce humaine, que ce nouveau monde qui s'établit
sans les préjugés de l'ancien; ce nouveau monde
oii la religion est dans toute sa ferveur, sans qu'elle
ait besoin de l'appui de l'État pour se maintenir;
où la loi commande par le respect qu'elle inspire ,
bien qu'aucune force militaire ne la soutienne? Il
se peut, hélas! que l'Europe soit un jour destinée
à présenter, comme l'Asie, le spectacle d'une civi-
lisation stationnaire , qui , n'ayant pu se perfec-
tionner, s'est dégradée. Mais s'ensuit- il que la
vieille et libre Angleterre doive se refuser à l'ad-
miration qu'inspirent les progrès de l'Amérique,
parce que d'anciens ressentiments et quelques
traits de ressemblance établissent entre les deux
pays des haines de famille?
Enfin , que dira la postérité de la conduite ré-
cente du ministère anglais envers la France ? Je
l'avouerai, je ne puis approcher de ce sujet sans
qu'un tremblement intérieur, me saisisse ; et ce-
pendant s'il fallait, je ne craindrai point de le dire,
qu'une des deux nations , l'A ngleterre ou la
France , fût anéantie , il vaudrait mieux que celle
qui a cent ans de liberté , cent ans de lumières ,
cent ans de vertus , conservât le dépôt que la Pro-
vidence lui a confié. Mais cette alternative cruelle
existait -elle? Et comment une rivalité de tant
de siècles n'a-t-elle pas fait au gouvernement
anglais un devoir de chevalerie autant que de jus-
tice, de ne pas opprimer cette France qui, luttant
avec l'Angleterre pendant tout le cours de leur
commune histoire, animait ses efforts par une ja-
lousie généreuse ? Le parti de l'opposition a été
de tout temps plus libéral et plus instruit sur les
affaires du continent que le parti ministériel. Il
devait donc naturellement être chargé de la paix.
D'ailleurs , il était reçu en Angleterre que la paix
ne doit pas être signée par les mêmes ministres
qui ont dirigé la guerre On avait senti que l'irri-
tation contre les ennemis , qui sert à conduire la
guerre avec vigueur, fait abuser de la victoire; et
cette façon de voir est aussi juste que favorable à
la véritable paix qui ne se signe pas, mais qui s'é-
tablit dans les esprits et dans les coeurs. Malheu-
reusement le parti de l'opposition s'était mépris en
soutenant Bonaparte. Il aurait été plus naturel
que son système despotique fût défendu par les
amis du pouvoir, et combattu par les amis de la
liberté. Mais la question s'est embrouillée en An-
gleterre comme partout ailleurs. Les partisans des
principes de la révolution ont cru devoir soutenir
une tyrannie viagère, pour prévenir en divers
lieux le retour de despotis'mes plus durables.
Mais ils n'ont pas vu qu'un genre de pouvoir ab-
solu fraye le chemin à tous les autres , et qu'en re-
donnant aux Français les mœurs de la servitude ,
Bonaparte a détruit l'énergie de l'esprit public.
Une particularité de la constitution anglaise dont
nous avons déjà parlé , c'est la nécessité dans la-
quelle l'opposition se croit , de combattre toujours
le ministère , sur tous les terrains possibles. Mais
il fallait renoncer à cet usage, applicable seule-
ment aux circonstances ordinaires, dans un mo-
ment où le débat était tellement national que le
salut du pays même dépendait de son issue. L'op-
position devait se réunir franchement au gouver-
nement contre Bonaparte; car en le combattant,
comme il l'a fait, avec persévérance, ce gouverne-
ment accomplissait noblement son devoir. L'op-
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
315
position s'appuyait sur le désir de la paix , qui est
en général très-bien accueilli par les peuples ; mais
dans cette occasion , le bon sens et l'énergie des
Anglais les portaient à la guerre. Ils sentaient
qu'on ne pouvait traiter avec Bonaparte; et tout
ce que le ministère et lord Wellington ont fait
pour le renverser, a servi puissamment au repos et
à la grandeur de l'Angleterre. Mais à cette époque
où elle avait atteint le sommet de la prospérité, à
cette époque où le ministère anglais méritait un
vote de reconnaissance pour la part qu'il avait dans
le triomphe de ses héros , la fatalité qui s'empare
de tous les hommes parvenus au faîte de sa puis-
sance , a marqué le traité de Paris d'un sceau ré-
probateur.
Déjà le ministère anglais , dans le congrès de
Vienne, arait eu le malheur d'être représenté par
un homme dont les vertus privées sont très-dignes
d'estime, mais qui a fait plus de mal à la cause
des nations qu'aucun diplomate du continent. Un
Anglais qui dénigre la liberté est un faux frère plus
dangereux que les étrangers , car il a l'air de parler
de ce qu'il connaît, et de faire les honneurs de ce
qu'il possède. Les discours de lord Castlereagh
dans le parlement sont empreints d'une sorte d'i-
ronie glaciale, singuhèrement funeste, quand elle
s'attache à tout ce qu'il y a de beau dans ce monde.
Car la plupart de ceux qui défendent les senti-
ments généreux sont aisément déconcertés, quand
un ministre en puissance traite leurs vœux de chi-
mères , quand il se moque de la liberté comme du
parfait amour , et qu'il a l'air d'user d'indulgence
envers ceux qui la chérissent, en ne leur imputant
qu'une innocente folie.
Les députés de divers États de l'Europe, main-
tenant faibles et jadis indépendants , sont venus
demander quelques droits , quelques garanties , au
représentant de la puissance qu'ils adoraient
comme libre. Ils sont repartis le cœur navré, ne
sachant plus qui , de Bonaparte ou de la plus res-
pectable nation du inonde , leur avait fait le mal
le plus durable. Un jour leurs entretiens seront
publiés , et l'histoire ne pourra guère offrir une
pièce plus remarquable. « Quoi ! disaient-ils au
ministre anglais , la prospérité , la gloire de votre
patrie , ne viennent-elles pas de cette constitution
dont nous réclamons quelques principes , quand il
vous plaît de disposer de nous pour cet équilibre
prétendu de l'Europe, dont nous sommes un des
poids mesurés à votre balance ? — Oui , leur
répondait-on avec un sourire sarcastique, c'est un
usage d'Angleterre que la liberté, mais il ne convient
point aux autres pays. « Le seul de tous les rois et
de tous les hommes qui ait fait mettre à la torture,
non pas ses ennemis, mais ses amis, a distribué
selon son bon plaisir, l'échafaud, les galères et la
prison, entre des citoyens qui, s'étant battus pour la
défense de leur pays sous les étendards de l'Angle-
terre, en réclamaient l'appui, comme ayant, de l'a-
veu généreux de lord Wellington, puissamment aidé
ses efforts. L'Angleterre les a-t-elle protégés? Les
Américains du Nord voudraient soutenir les Amé-
ricains du Mexique et du Pérou , dont l'amour
pour l'indépendance a dû s'accroître lorsqu'ils ont
revu à Madrid l'inquisition et la torture. Eh bien !
que craint le congrès du Nord, en secourant ses
frères du Midi ? l'alliance de l'Angleterre avec l'Es-
pagne. Partout on redoute l'influence du gouver-
nement anglais , précisément dans le sens contraire
à l'appui que les opprimés devraient en espérer.
Mais revenons de toute notre âme et de toutes
nos forces à la France , que seule nous connais-
sons. « Pendant vingt-cinq ans, dit-on, elle n'a
pas cessé de tourmenter l'Europe par ses excès
démocratiques et son despotisme militaire. L'An-
gleterre a souffert cruellement de ses continuelles
attaques , et les Anglais ont fait des sacrifices im-
menses pour défendre l'Europe. Il est bien juste
qu'à son tour la France expie le mal qu'elle a
causé. » Tout est vrai dans ces accusations ,
excepté la conséquence qu'on en tire. Que signifie
la loi du talion en général, et la loi du talion sur-
tout exercée contre une nation ? Un peuple est-il
aujourd'hui ce qu'il était hier? Une nouvelle géné-
ration innocente ne vient-elle pas remplacer celle
que l'on a trouvée coupable ? Comprendra-t-on dans
une même proscription les femmes , les enfants ,
les vieillards, les victimes même de la tyrannie
qu'on a renversée? Les malheureux conscrits, ca-
chés dans les bois pour se soustraire aux guerres
de Bonaparte , mais qui , forcés de porter les ar-
mes , se sont conduits en intrépides guerriers ; les
pères de famille , déjà ruinés par les sacrifices
qu'ils ont faits pour racheter leurs enfants; que
sais-je ! enfin , tant et tant de classes d'hommes
sur qui le malheur public pèse également , bien
qu'ils n'aient sûrement pas pris une part égale à
la faute , méritent-ils de souffrir tous pour quel-
ques-uns? A peine si l'on peut, quand il s'agit
d'opinions politiques, juger un homme avec équité :
qu'est-ce donc que juger une nation? La conduite
de Bonaparte envers la Prusse a été prise pour
modèle dans le second traité de Paris; de mémo
les forteresses et les provinces sont occupées par
cent cinquante mille soldats étrangers. Est-ce ainsi
qu'on peut persuader aux Français que Bonaparte
316
CONSIDERATIONS
était injuste, et qu'ils doivent le haïr? Ils en au-
raient été bien mieux convaincus , si l'on n'avait
en rien suivi sa doctrine. Et que promettaient les
proclamations des alliés? Paix à la France, dès
que Bonaparte ne serait plus son chef. Les pro-
messes des puissances, libres de leurs décisions,
ne devaient-elles pas être aussi sacrées que les ser-
ments de l'armée française prononcés en présence
des étrangers? Et parce que les ministres de l'Eu-
rope commettent la faute de placer dans l'île
d'Elbe un général dont la vue doit émouvoir ses
soldats, faut-il que pendant cinq années des con-
tributions énormes épuisent le pauvre ? Et ce qui
est plus douloureux encore, faut-il que des étran-
gers humilient les Français, comme les Français
ont humilié les autres nations; c'est-à-dire, pro-
voquent dans leurs âmes les mêmes sentiments
qui ont soulevé l'Europe contre eux? Pense-t-on
que maltraiter une nation jadis si forte, réussisse
aussi bien que les punitions dans les collèges, in-
fligées aux écoliers ? Certes , si la France se laisse
instruire de cette manière, si elle apprend la bas-
sesse envers les étrangers , quand ils sont les plus
forts, après avoir abusé de la victoire quand elle
avait triomphé d'eux , elle aura mérité son sort.
Mais, objectera-t-on encore, que fallait-il donc
faire pour contenir une nation toujours conqué-
rante, et qui n'avait repris son ancien chef que
dans l'espoir d'asservir de nouveau l'Europe? J'ai
dit dans les chapitres précédents ce que je crois
incontestable, c'est que la nation française ne sera
jamais sincèrement tranquille que quand elle aura
assuré le but de ses efforts, la monarchie consti-
tutionnelle. Mais , en laissant de côté pour un mo-
ment cette manière de voir, ne suffisait-il pas de
dissoudre l'armée, de prendre toute l'artillerie,
de lever des contributions, pour s'assurer que la
France, ainsi affaiblie, ne voudrait ni ne pourrait
sortir de ses limites ? N'est-il pas clair à tous les
yeux que les cent cinquante mille hommes qui oc-
cupent la France n'ont que deux buts : ou de la
partager, ou de lui imposer des lois dans l'inté-
rieur. La partager ! Eh ! depuis que la politique a
commis le sacrifice humain de la Pologne , les res-
tes déchirés de ce malheureux pays agitent encore
l'Europe, ces débris se rallument sans cesse pour
lui servir de brandons. Est-ce pour affermir le
gouvernement actuel que cent cinquante mille sol-
dats occupent notre territoire? Le gouvernement
a des moyens plus efficaces de se maintenir; car,
destiné pourtant un jour à ne s'appuyer que sur
des Français, les troupes étrangères qui restent
en France , les contributions exorbitantes qu'elles
exigent, excitent chaque jour un mécontentement
vague dont on ne fait pas toujours le partage avec
justice.
J'accorde cependant volontiers que l'Angleterre,
ainsi que l'Europe, devait désirer le retour des
anciens souverains de la France; et que, surtout,
la haute sagesse qu'avait montrée le roi dans la
première année de sa restauration, imposait le de-
voir de réparer envers lui le cruel retour de Bona-
parte. Mais les ministres anglais qui, mieux que
tous les autres , connaissent par l'histoire de leur
pays les effets d'une longue révolution sur les es-
prits, ne devaient-ils pas maintenir en France avec
autant de soin les garanties constitutionnelles que
l'ancienne dynastie? Puisqu'ils ramenaient la fa-
mille royale, ne devaient-ils pas veiller à ce que les
droits de la nation fussent aussi bien respectés que
ceux de la légitimité? N'y a-t-il qu'une famille en
France, bien que royale? Et les engagements pris par
cette famille envers vingt-cinq millions d'hommes
doivent-ils être rompus pour complaire à quelques
ultra-royalistes ' ? Prononcera-t-on encore le nom
de la charte, lorsqu'il n'y a plus l'ombre de liberté
de la presse; lorsque les journaux anglais ne peu-
vent pénétrer en France; lorsque des milliers
d'hommes sont emprisonnés sans examen; lorsque
la plupart des militaires que l'on soumet à des
Jugements, sont condamnés à mort par des tribu-
naux extraordinaires, des cours prévotales, des
conseils de guerre, composés des hommes mêmes
contre lesquels les accusés se sont battus vingt-cinq
ans; lorsque la plupart des formes sont violées
dans ces procès , les avocats interrompus ou ré-
primandés; enfin, lorsque partout règne l'arbi-
traire, et nulle part la charte, que l'on devait
défendre à l'égal du trône, puisqu'elle était la
sauvegarde de la nation? Prétendrait-on que l'é-
lection des députés qui ont suspendu celte charte
était régulière ? Ne sait-on pas que vingt personnes
nommées par les préfets ont été envoyées dans
chaque collège électoral, pour y choisir les enne-
mis de toute institution libre, comme les préten-
dus représentants d'une nation, qui, depuis 1789,.
n'a été invariable que sur un seul point, la haine
qu'elle a montrée pour leur pouvoir ? Cent quatre-
vingts protestants ont été massacrés dans le dépar-
tement du Gard, sans qu'un seul homme ait subi
la mort en punition de ces crimes, sans que la
terreur causée par les assassins ait permis aux
' Tout ceci a été écrit pendant la session de I8I5, et l'on
sait que personne n'a été plus empressé que madame de Staël
à rendre hommage aux bienfaits de l'ordonnance du 6 sep-
tembre. (Note des éditeurs de ISiS.j
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
317
tribunaux de les condamner. On s'est hâté de dire
que ceux qui ont péri étaient des bonapartistes ;
comme s'il ne fallait pas empêcher aussi que les
bonapartistes ne fussent massacrés. Mais cette
imputation , d'ailleurs , était aussi fausse que toutes
celles que l'on fait porter sur des victimes. Il est
innocent, l'homme qui n'a pas été jugé; encore
plus l'homme qu'on assassine , encore plus les fem-
mes qui ont péri dans ces sanglantes scènes. Les
meurtriers, dans leurs chansons atroces, dési-
gnaient aux poignards ceux qui professent le même
culte que les Anglais et la moitié de l'Europe la
plus éclairée. Ce ministère anglais qui a rétabli le
trône papal, voit les protestants menacés en France ;
et, loin de les secourir, il adopte contre eux ces
prétextes politiques dont les partis se sont servis
les uns contre les autres, depuis le commencement
de la révolution. Il en faudrait finir des arguments
de la force , qui pourraient s'appliquer tour à tour
aux factions opposées, en changeant seulement les
noms propres. Le gouvernement anglais aurait-il
maintenant pour le culte des réformés la même
antipathie que pour les républiques ? Bonaparte , à
beaucoup d'égards , était aussi de cet avis. L'héri-
tage de ses principes est échu à quelques diplo-
mates, comme les conquêtes d'Alexandre à ses
généraux; mais les conquêtes, quelque condam-
nables qu'elles soient , valent mieux que la doctrine
fondée sur l'avilissement de l'espèce humaine.
Laissera-t-on dire encore au ministère anglais qu'il
se fait un devoir de ne pas se mêler des affaires
intérieures de la France ? Une telle excuse ne doit-
elle pas lui être interdite ? Je le demande au nom
du peuple anglais , au nom de cette nation dont la
sincérité est la première vertu , et que l'on fourvoie
à son insu dans les perfidies politiques : peut-on
se refuser au rire de l'amertume, quand on entend
des hommes qui ont disposé deux fois du sort de
la France, donner ce prétexte hypocrite, seule-
ment pour ne pas lui faire du bien, pour ne pas
rendre aux protestants la sécurité qui leur est due,
pour ne pas réclamer l'exécution sincère de la
charte constitutionnelle.' Car les amis de la liberté
sont aussi les frères en religion du peuple anglais.
Quoi ! lord Wellington est authentiquement chargé
par les puissances de l'Europe de surveiller la
France, puisqu'il est chargé de répondre de sa
tranquillité; la note qui l'investit de ce pouvoir
est publiée ; dans cette même note , les puissances
alliées ont déclaré, ce qui les honore, qu'elles con-
sidéraient les principes de la charte constitution-
nelle comme ceux qui doivent gouverner la France;
cent cinquante mille hommes sont restés sous les
ordres de celui à qui une telle dictature est accor-
dée; et le ministère anglais viendra dire encore
qu'il ne peut pas s'immiscer dans nos affaires ! Le
secrétaire d'État lord Castlereagh, qui avait déclaré
dans la chambre des communes, quinze jours avant
la bataille de Waterloo ', que l'Angleterre ne pré-
tendait en aucune manière imposer un gouverne-
ment à la France, le même homme, à la même
place , déclare , un an après ^ , que , si , à l'expiration
des cinq années, la France était représentée par
un autre gouvernement, le ministère anglais n'au-
rait pas l'absurdité de se croire lié par les condi-
tions du traité. Mais dans le même discours où
cette incroyable déc'aration est prononcée, les
scrupules du noble lord par rapport à l'influence
du gouvernement anglais sur la France lui revien-
nent, dès qu'on lui demande d'empêcher le mas-
sacre des protestants, et de garantir au peuple
français quelques-uns des droits qu'il ne peut per-
dre, sans se déchirer le sein par la guerre civile,
ou sans mordre la poussière comme les esclaves.
Et qu'on ne prétende pas que le peuple anglais
veuille faire porter son joug à ses ennemis ! Il est
fier, il doit l'être, de vingt-cinq ans et d'un jour.
La bataille de Waterloo l'a rempli d'un juste or-
gueil. Ah ! les nations qui ont une patrie partagent
avec l'armée les lauriers de la victoire. Les citoyens
seraient guerriers, les guerriers sont citoyens; et,
de toutes les joies que Dieu permet à l'homme sur
cette terre, la plus vive est peut-être celle du
triomphe de son pays. Mais cette noble émotion,
loin d'étouffer la générosité, la ranime; et si Fox
faisait entendre encore sa voix si longtemps admi-
rée, s'il demandait pourquoi les soldats anglais
servent de geôliers à la France, pourquoi l'armée
d'un peuple libre traite un autre peuple comme un
prisonnier de guerre qui doit payer sa rançon à
ses vainqueurs, la nation anglaise apprendrait que
l'on commet en son nom une injustice; et, dès cet
instant, il naîtrait de toutes parts dans son sein
des avocats pour la cause de la France. Un homme ,
au milieu du parlement anglais, ne pourrait-il pas
demander ce que serait l'Angleterre aujourd'hui,
si les troupes de Louis XIV s'étaient emparées
d'elle, au moment de la restauration de Charles II;
si l'on avait vu camper dans Westminster l'armée
des Français triomphante sur le Rhin , ou , ce qui
aurait fait pius de mal encore, l'armée qui, plus
tard, combatfit les protestants dans les Cévennes.?
Elles auraient rétabli le catholicisme et supprimé le
parlement; car nous voyons, dans les dépêches de
I Séance du 25 mai I8I5.
'■ Séance du 19 février I8I6.
318
CONSIDERATIONS
f ambassadeur de France , que Louis XIV les of-
frait à Charles II dans ce but. Alors que serait
devenue l'Angleterre? l'Europe n'aurait pu enten-
dre parler que du meurtre de Charles !"■, que des
excès des puritains en faveur de l'égalité, que du
despotisme de Cromwell , qui se faisait sentir au
dehors comme au dedans , puisque Louis XIV a
porté son deuil. On aurait trouvé des écrivains
pour soutenir que ce peuple turbulent et sangui-
naire méritait d'être remis dans le devoir , et qu'il
lui fallait des institutions de ses pères , à l'époque
où ses pères avaient perdu la liberté de leurs an-
cêtres. Mais aurait-on vu ce beau pays à l'apogée
de puissance et de gloire que l'univers admire au-
jourd'hui .'' Une tentative malheureuse pour obtenir
la liberté eût été qualifiée de rébellion, de crime,
de tous les noms qu'on prodigue aux nations,
quand elles veulent des droits et ne savent pas s'en
mettre en possession. Les pays jaloux de la puis-
sance maritime de l'Angleterre sous Cromwell , se
seraient complu dans son abaissement. Les minis-
tres de Louis XIV auraient dit que les Anglais
n'étaient pas faits pour être libres , et l'Europe ne
pourrait pas contempler le phare qui l'a guidée
dans la tempête , et doit encore l'éclairer dans le
calme.
Il n'y a, dit-on, en France, que des royalistes
exagérés , ou des bonapartistes ; et les deux partis
sont également, on doit en convenir, les fauteurs
du despotisme. Les amis de la liberté, dit-on en-
core , sont en petit nombre , et sans force contre
ces deux factions acharnées. Les amis de la li-
berté, j'en conviens, étant vertueux et désintéres-
sés , ne peuvent lutter activement contre les pas-
sions avides de ceux dont l'argent et les places sont
l'unique objet. Mais la nation est avec eux; tout ce
qui n'est pas payé, ou n'aspire pas à l'être, est
avec eux. La marche de l'esprit humain les favo-
rise par la nature même des choses. Ils arriveront
graduellement , mais sûrement , à fonder en France
une constitution semblable à celle de l'Angleterre,
si l'Angleterre même, qui est le guide du continent,
défend à ses ministres de se montrer partout les
ennemis de principes qu'elle sait si bien maintenir
chez elle.
CHAPITRE VIII.
Les Anglais ne perdront -ils pas un jour leur
liberté ?
Beaucoup de personnes éclairées , qui savent à
quel degré s'élèverait la prospérité de la nation
française, si les institutions politiques de l'Angle-
terre étaient établies chez elle , se persuadent que
les Anglais en sont jaloux d'avance , et s'opposent
de tous leurs moyens à ce que leurs rivaux puis-
sent jouir de cette liberté dont ils connaissent les
avantages. En vérité, je ne crois point à ce senti-
ment , du moins de la part de la nation. Elle est
assez fière pour être convaincue , et avec raison ,
que, pendant longtemps encore, elle marchera en
avant de toutes les autres ; et , quand la France
l'atteindrait et la surpasserait même sous quelques
rapports , elle conserverait toujours des moyens
exclusifs de puissance, particuliers à sa situation.
Quant au ministère , celui qui le dirige , le secré-
taire d'État des affaires étrangères , semble avoir ,
comme je l'ai dit, et comme il l'a prouvé, un tel
mépris pour la liberté , que je crois vraiment qu'il
en céderait à bon marché , même à la France ; et
pourtant la défense d'exportation hors d'Angle-
terre a presque uniquement porté sur les princi-
pes de la liberté, tandis que nous aurions désiré ,
au contraire , qu'à cet égard aussi , les Anglais
voulussent bien nous communiquer les produits de
leur industrie.
Le gouvernement anglais veut à tout prix éviter
le retour de la guerre ; mais il oublie que les rois
de France les plus absolus n'ont pas cessé de for-
mer des projets hostiles contre l'Angleterre, et
qu'une constitution libre est bien plus une garan-
tie pour la durée de la paix , que la reconnaissance
personnelle des princes. Mais ce qu'on doit sur-
tout, ce me semble, représenter aux Anglais,
même à ceux qui sont exclusivement occupés des
intérêts de leur patrie, c'est que si, pour empê-
cher les Français d'être factieux ou libres , comme
on le voudra, il faut entretenir une armée an-
glaise sur le territoire de la France , la liberté de
l'Angleterre est exposée par cette convention indi-
gne d'elle. On ne s'accoutume point à violer l'in-
dépendance nationale chez ses voisins, sans perdre
quelques degrés d'énergie , quelque nuance de la
pureté des doctrines, lorsqu'il s'agit de professer
chez soi ce qu'on renie ailleurs. L'Angleterre par-
tageant la Pologne, l'Angleterre occupant la
Prusse à la Bonaparte, aurait moins de force pour
résister aux empiétements de son propre gouver-
nement dans l'intérieur. Une armée sur le conti-
nent peut l'entraîner à des guerres nouvelles , et
l'état de ses finances doit les lui faire craindre.
Aces considérations, qui ont déjà vivement agi
dans le parlement , lors de la question sur la taxe
des propriétés , il faut ajouter la plus importante
de toutes , le danger imminent de l'esprit militaire.
Les Anglais, en faisant du mal à la France, en y
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
319
portant les flèches empoisonnées d'Hercule , peu-
vent, comme Philoctète, se blesser eux-mêmes.
Ils abaissent , ils foulent aux pieds leur rivale ;
mais qu'ils y prennent garde : la contagion les me-
nace; et si, en comprimant leurs ennemis, ils
étouffaient le feu sacré de leui- esprit public , la
vengeance ou la politique à laquelle ils se livrent ,
éclaterait dons leurs mains comme une mau-
vaise arme.
Les ennemis de la constitution d'Angleterre ré-
pètent sans cesse , sur le continent , qu'elle périra
par la corruption du parlement, et que l'influence
ministérielle s'accroîtra jusqu'au point d'anéantir
la liberté : rien de pareil n'est à craindre. Le par-
lement en Angleterre obéit toujours à l'opinion
nationale; et cette opinion ne peut être corrompue
dans le sens qu'on attache à ce mot, c'est-à-dire,
payée. Mais ce qui est séduisant pour toute nation ,
c'est la gloire des armes : le plaisir que les jeunes
gens trouvent dans la vie des camps ; les jouissan-
ces vives que les succès de la guerre leur procu-
rent , sont beaucoup plus conformes aux goûts de
leur âge que les bienfaits durables de la liberté.
Il faut être un homme de mérite pour avancer
dans la carrière civile ; mais tous les bras vigou-
reux peuvent manier un sabre, et la difficulté de
se distinguer dans l'état militaire n'est point en
proportion avec la peine qu'il faut se donner pour
s'instruire et pour penser. Les emplois qui se mul-
tiplient dans cette carrière donnent au gouverne-
ment des moyens de tenir dans sa dépendance un
très -grand nombre de familles. Les décorations
nouvellement imaginées offrent à la vanité des
récompenses qui ne dérivent pas de la source de
toute gloire , l'opinion publique ; enfin , c'est sa-
per l'édifice de la liberté par les fondements,
que d'entretenir une armée de ligne considérable.
Dans un pays où la loi règne , et oii la bravoure ,
fondée sur l'amour de la patrie, est au-dessus de
toute louange , dans un pays où les milices valent
autant que des troupes réglées , où dans un clin
d'œil les menaces d'une descente créèrent non-
seulement une infanterie, mais une cavalerie aussi
belle qu'intrépide, pourquoi forger l'instrument
du despotisme ? Tous ces raisonnements politiques
sur l'équilibre de l'Europe , ces vieux systèmes qui
servent de prétexte à de nouvelles usurpations , n'é-
taient-ils pas connus des fiers amis de la liberté
anglaise , quand ils ne permettaient pas l'existence
d'une armée de ligne , du moins assez nombreuse
pour que le gouvernement s'appuyât sur elle?
L'esprit de subordination et de commandement
tout ensemble , cet esprit nécessaire dans une ar-
mée , rend incapable de connaître et de respecter
ce qu'il y a de national dans les pouvoirs politi-
ques. Déjà l'on entend quelques officiers anglais
murmurer des phrases de despotisme ,. bien que
leur accent et leur langue semblent se prêter avec
effort aux paroles flétries de la servitude.
Lord Castlereagh a dit, dans la chambre des
communes, que l'on, ne pouvait en Angleterre se
contenter des fracs bleus, quand toute l'Europe
était en armes. Ce sont pourtant les fracs bleus
qui ont rendu le continent tributaire de l'Angleterre.
C'est parce que le commerce et les finances avaient
pour base la liberté, c'est parce que les représen-
tants de la nation prêtaient leur force au gouver-
nement, que le levier qui a soulevé le monde a pu
trouver son point d'appui dans une île moins con-
sidérable qu'aucun des pays auxquels elle prêtait
ses secours. Faites de ce pays un camp, et bientôt
après une cour, et vous verrez sa misère et son
abaissement. Mais le danger que l'histoire signale
à chaque page pourrait-il n'être pas prévu , n'être
pas repoussé par les premiers penseurs de l'Eu-
rope, que la nature du gouvernement anglais appelle
à se mêler des affaires publiques? La gloire militaire,
sans doute, est la seule séduction redoutable pour
des hommes énergiques ; mais comme il y a une
énergie bien supérieure à celle du métier des ar-
mes, l'amour de la liberté, et que cet amour ins-
pire tout à la fois le plus haut degré de valeur quand
la patrie est exposée , et le plus grand dédain pour
l'esprit soldatesque aux ordres d'une diplomatie
perfide, on doit espérer que le bon sens du peuple
anglais et les lumières de ses représentants sauve-
ront la liberté du seul ennemi dont elle ait à se pré-
server : la guerre continuelle, et l'esprit militaire
qu'elle amène à sa suite.
Quel mépris pour les lumières, quelle impatience
contre les lois , quel besoin du pouvoir ne remar-
que-t-on pas dans tous ceux qui ont mené long-
temps la vie des camps ! De tels hommes peuvent
aussi difficilement se soumettre à la liberté , que la
nation à l'arbitraire ; et dans un pays libre , il faut,
autant qu'il est possible, que tout le monde soit
soldat, mais personne en particulier. La liberté
anglaise ne pouvant avoir rien à craindre que de
l'esprit militaire , il me semble que sous ce rapport
le parlement doit s'occuper sérieusement de la si-
tuation de la France : il le devrait aussi par ce sen-
timent universel de justice qu'on peut attendre de
la réunion d'hommes la plus éclairée de l'Europe.
Son intérêt propre le lui commande ; il faut relever
l'esprit de liberté que la réaction causée par la ré-
volution française a nécessairement affaibli ; il faut
320
COINSIDERATIOINS
prévenir les prétentions vaniteuses à la manière du
continent , qui se sont glissées dans quelques fa-
milles. La nation anglaise tout entière est l'aristo-
cratie du reste du monde , par ses lumières et ses
vertus. Que seraient à côté de cette illustration intel-
lectuelle quelques disputes puériles sur les généa-
logies ! Enfin , il faut mettre un terme à ce mépris
des nations sur lequel la politique du jour est cal-
culée. Ce mépris, artistement répandu, comme
l'incrédulité religieuse, pourrait attaquer les bases
de la plus belle des croyances, dans le pays même
où son temple est consacré.
La réforme parlementaire, l'émancipation des
catholiques, la situation de l'Irlande, toutes les
diverses questions qu'on peut agiter encore dans le
parlement anglais, seront résolues d'après l'intérêt
national, et ne menacent l'État d'aucun péril. La
réforme parlementaire peut s'opérer graduellement,
en accordant chaque année quelques députés de
plus aux villes nouvellement populeuses, en sup-
primant avec indemnité les droits de quelques
bourgs qui n'ont presque plus d'électeurs. Mais la
propriété a un tel empire en Angleterre , qu'on ne
choisirait jamais des représentants du peuple amis
du désordre, quand la réforme parlementaire serait
opérée tout entière en un seul jour. Peut-être
même les hommes de talent sans fortune y per-
draient-ils la possibilité d'être nommés, puisque
les grands propriétaires des deux partis n'auraient
plus de places à donner à ceux qui n'ont pas les
moyens de fortune nécessaires pour se faire élire
dans les comtés et dans les villes. L'émancipation
des catholiques d'Irlande est réclamée par l'esprit
de tolérance universelle qui doit gouverner le
monde ; toutefois ceux qui s'y opposent ne repous-
sent point tel ou tel culte ; mais ils craignent l'in-
fluence d'un souverain étranger, le pape, dans un
pays oij les devoirs de citoyen doivent l'emporter
sur tout. C'est une question que l'intérêt décidera,
parce que la liberté de la presse et celle des débats
ne laissent rien ignorer en Angleterre sur ce qui
concerne l'intérieur du pays. Si les affaires exté-
rieures y étaient aussi bien connues, il n'y aurait
pas une faute de commise à cet égard. Il importe
certainement à l'Angleterre que l'état de l'Irlande
soit autre qu'il n'a été jusqu'à présent ; on doit y
répandre plus de bonheur, et par conséquent plus
de lumières. La réunion à l'Angleterre doit valoir
au peuple irlandais les bienfaits de la constitution ;
et, tant que le gouvernement anglais s'appuie,
pour suspendre la loi , sur la nécessité des actes
arbitraires, il n'a point rempli sa tâche, et l'Ir-
lande ne peut s'identifier sincèrement avec la patrie
qui ne lui communique pas tous ses droits. Enfin ,
c'est un mauvais exemple pour les Anglais, c'est
une mauvaise école pour leurs hommes d'État, que
l'administration de l'Irlande; et, si l'Angleterre
subsistait longtemps entre l'Irlande et la France,
dans l'état actuel , elle aurait de la peine à ne pas 1 ]
se ressentir de la mauvaise influence que son gou-
vernement exerce habituellement sur l'une et main-
tenant sur l'autre.
Le peuple ne rend heureux l'homme qui le sert
que par la satisfaction de la conscience ; il ne peut
inspirer de l'attachement qu'aux amis de la justice,
aux cœurs disposés à sacrifier leurs intérêts à leurs
devoirs. Il en est beaucoup, et beaucoup de cette
nature en Angleterre; il y a, dans ces caractères
réservés, des trésors cachés qu'on ne discerne que
par la sympathie, mais qui se montrent avec force,
dès que l'occasion le demande : c'est sur eu;; que
repose le maintien de la liberté. Toutes les diva-
gations de la France n'ont point jeté les Anglais
dans les extrêmes opposés; et, bien que dans ce
moment la conduite diplomatique de leur gouver-
nement soit très-répréhensible , à chaque session
le parlement améliore une ancienne loi , en prépare
de nouvelles , traite des questions de jurisprudence,
d'agriculture et d'économie politique avec des lu-
mières toujours croissantes, enfin se perfectionne
chaque jour ; tandis qu'ailleurs on voudrait tourner
en ridicule ces progrès, sans lesquels la société
n'aurait aucun but que la raison pût s'expliquer.
Néanmoins, la liberté anglaise échappera-t-elle
à cette action du temps, qui a tout dévoré sur la
terre ? La prévision humaine ne saurait pénétrer
dans un avenir éloigné : cependant on voit dans
l'histoire les républiques renversées par des em-
pires conquérants, ou se détruisant elles-mêmes
par leurs propres conquêtes ; on voit les peuples
du Nord s'emparer des États du Midi, parce que
ces États tombaient en décadence, et que d'ailleurs
le besoin de la civilisation portait avec violence une
partie des habitants de l'Europe vers les contrées
méridionales; partout on a vu les nations périr
faute d'esprit national, faute de lumières, et sur-
tout à cause des préjugés qui , en soumettant la
plus nombreuse partie d'un peuple à l'esclavage,
au servage ou à toute autre injustice, la rendaient
étrangère au pays qu'elle pouvait seule défendre.
Mais dans l'état actuel de l'ordre social en Angle-
terre , après un siècle de durée des institutions qui
ont formé la nation la plus religieuse , la plus mo-
rale et la plus éclairée dont l'Europe puisse se van-
ter, je ne concevrais pas de quelle manière la pros-
périté du pays, c'est-à-dire, sa liberté, pourrait
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
321
être jamais menacée. Dans le moment même où
le gouvernement anglais penche vers la doctrine
du despotisme, quoique ce soit un despote qu'il
ait combattu; dans le moment oij la légitimité,
violée authentiquement par la révolution de 1688,
est soutenue par le gouvernement anglais comme
le seul principe nécessaire à l'ordre social ; dans ce
moment de déviation passagère , on entrevoit déjà
que par degrés le vaisseau de l'État se remettra en
équilibre : car de tous les orages, celui que les
préjugés peuvent exciter est le plus facile à calmer,
dans la patrie de tant de grands hommes , au foyer
de tant de lumières.
CHAPITRE IX.
Une monarchie limitée peut-elle avoir d'autres
bases que celles de la constitîdion anglaise?
On trouve dans les oeuvres de Zwift un petit
écrit intitulé les Conversations polies, qui ren-
ferme toutes les idées communes dont se compo-
sent les entretiens du grand monde. Un homme
d'esprit avait l'idée de faire le même travail sur les
entretiens politiques d'aujourd'hui. « La constitu-
tion d'Angleterre ne convient qu'à des Anglais; les
Français ne sont pas dignes qu'on leur donne de
bonnes lois : il faut se garder des théories et s'en
tenir à la pratique. >> Qu'importe, dira-t-on, que
ces phrases soient fastidieuses , si elles renferment
un sens vrai? Mais ce qui les rend fastidieuses,
c'est leur fausseté même. La vérité sur de certains
objets ne devient jamais commune, quelque répétée
qu'elle soit; car chaque homme qui la dit, la sent
et l'exprime à sa manière ; mais les mots d'ordre
de l'esprit de parti sont les signes indubitables de
la médiocrité. On est à peu près sûr qu'une con-
versation qui commence par ces sentences officiel-
les , ne vous promet que du sophisme et de l'ennui
tout ensemble. En mettant donc de côté ce langage
frivole qui aspire à la profondeur, il me semble
que les penseurs n'ont pu trouver jusqu'à ce jour
d'autres principes de la liberté monarchique et
constitutionnelle que ceux qui sont admis en An-
gleterre.
Les démocrates diront qu'il faut un roi sans pa-
triciat, ou qu'il ne faut ni l'un ni l'autre; mais
l'expérience a démontré l'impossibilité de ce sys-
tème. Des trois pouvoirs , les aristocrates ne con-
testent que celui du peuple; ainsi, quand ils
prétendent que la constitution anglaise ne peut
s'adapter en France, ils disent simplement qu'il ne
faut pas de représentants du peuple , car ce n'est
sûrement pas la noblesse, ni la royauté héréditaire
qu'ils contestent. Il est donc évident que l'on ne
peut s'écarter de la constitution anglaise sans
établir la république, en retranchant l'hérédité;
ou le despotisme , en supprimant les communes :
car des trois'pouvoirs, on n'en peutôter aucun sans
produire l'un ou l'autre de ces deux extrêmes.
Après une révolution telle que celle de France,
la monarchie constitutionnelle est la seule paix, le
seul traité de Westphalie, pour ainsi dire, que l'on
puisse conclure entre les lumières actuelles et les
intérêts héréditaires ; entre la nation presque en-
tière et les privilégiés appuyés par les puissances
européennes.
Le roi d'Angleterre jouit d'un pouvoir plus que
suffisant pour un homme qui veut faire le bien , et
j'ai de la peine à concevoir comment la religion
même n'inspire pas aux princes des scrupules sur
l'usage d'une autorité sans bornes : l'orgueil l'em-
porte en cette occasion sur la vertu. Quant à l'ar-
gument très-usé de l'impossibilité d'être libre dans
un État continental, où l'on doit conserver une
nombreuse armée de ligne, les mêmes gens qui le
répètent sans cesse sont prêts à citer l'Angleterre
en sens inverse , et à dire que là maintenant l'ar-
mée de ligne n'est pas dangereuse pour la liberté.
C'est une chose inouïe que la diversité des raison-
nements de ceux qui renoncent à tous les principes :
ils se servent des circonstances, quand la théorie
est contre eux, de la théorie, quand les circons-
tances démontrent leurs erreurs ; enfin ils se re-
plient avec une souplesse qui ne saurait échapper
au grand jour de la discussion, mais qui peut éga--
rer les esprits , quand il n'est permis ni de faire
taire les sophistes, ni de leur répondre. Si l'armée
de ligne donne plus de pouvoir aux rois de France
qu'à ceux d'Angleterre, les ultra-royalistes, sui-
vant leur manière de penser, jouiront de cet excé-
dant de force, et les amis de la liberté ne le redou-
tent point, si le gouvernement représentatif et ses
garanties sont établis en France sincèrement et
sans exception. L'existence de la chambre des pairs
doit réduire, il est vrai, le nombre des familles
nobles : mais l'intérêt public souffrira-t-il de ce
changement.? Les familles historiques se plain-
dront-elles de voir associer à la pairie des hommes
nouveaux que le roi et l'opinion en jugeraient di-
gnes? La noblesse, qui a le plus à faire pour se
réconcilier avec la nation , serait-elle la plus obsti-
nément attachée à des prétentions inadmissibles?
Nous avons l'avantage, nous autres Français,
d'être plus spirituels , mais aussi plus bêtes qu'au-
cun autre peuple de l'Europe ; je ne sais si nous
devons nous en vanter.
322
CONSIDERATIOIVS
Des arguments qui méritent un examen plus sé-
rieux, parce qu'ils ne sont pas inspirés seulement
par de frivoles prétentions, se sont renouvelés
contre la chambre des pairs à l'occasion de la
constitution de Bonaparte. On a dit que l'esprit
humain avait fait de trop grands progrès en France
pour supporter aucune distinction héréditaire.
M. Necker a traité quinze ans plus tôt cette ques-
tion, en publiciste que n'épouvantaient ni la vanité
des préjugés , ni la fatuité des théories ; il me sem-
ble reconnu par tous les penseurs que la considé-
ration dont un élément conservateur entoure un
gouvernement est au profit de la liberté comme de
l'ordre, en rendant l'action de la force moins né-
cessaire. Quel obstacle y aurait-il donc en France
plutôt qu'en Angleterre , à l'existence d'une cham-
bre des pairs, nombreuse, imposante et éclairée?
Les éléments en existent, et nous voyons déjà
combien il serait facile de les combiner heureuse-
ment.
« Quoi ! dira-t-on encore (car tous les dictons po-
litiques valent la peine d'être combattus, à cause
de la multitude d'esprits communs qui les répètent) ;
quoi! vous voulez donc que la France ne soit qu'une
copie, et une mauvaise copie du gouvernement
d'Angleterre?» En vérité, je ne vois pas pourquoi
les Français , ni toute autre nation , devraient re-
jeter l'usage de la boussole, parce que ce sont les
Italiens qui l'ont découverte. 11 y a dans l'adminis-
tration d'un pays, dans ses finances, dans son
commerce , dans ses armées , beaucoup de choses
qui tiennent aux localités , et qui doivent différer
selon les lieux ; mais les bases d'une constitution
sont les mêmes partout. La forme républicaine ou
monarchique est commandée par l'étendue et la si-
tuation de l'État; mais il y a toujours trois élé-
ments donnés par la nature : la délibération, l'exé-
cution et la conservation de ces trois éléments
sont nécessaires pour garantir aux citoyens leur
liberté, leur fortune, le développement paisible de
leurs facultés, et les récompenses dues à leur tra-
vail. Quel est le peuple à qui de tels droits ne soient
pas nécessaires, et par quels autres principes que
par ceux de l'Angleterre peut-on en obtenir la jouis-
sance durable ? Tous les défauts mêmes qu'on se
plaît à attribuer aux Français peuvent-ils servir de
prétexte pour leur refuser de tels droits? En vérité,
quand les Français seraient des enfants mutinés,
comme leurs grands parents de l'Europe le préten-
dent, je conseillerais d'autant plus de leur donner
une constitution qui fût à leurs yeux la garantie de
l'équité dans ceux qui les gouvernent; car les en-
fants mutinés, quand ils sont en si grand nombre,
peuvent plus facilement être corrigés par la raison
que comprimés par la force.
Il faudra du temps en France , avant de pouvoir
créer une aristocratie patriotique; car, la révolu-
tion ayant été dirigée plus encore contre les pri-
vilèges des nobles que contre l'autorité royale , les
nobles secondent maintenant le despotisme comme
leur sauvegarde. On pourrait dire , avec raison ,
que cet état de choses est un argument contre la
création d'une chambre des pairs , comme trop fa-
vorable au pouvoir de la couronne. Mais d'abord
il est de la nature d'une chambre haute , en gé-
néral , de s'appuyer au trône ; et l'opposition des
grands seigneurs d'Angleterre est presque toujours
en minorité. D'ailleurs on peut faire entrer dans
une chambre des pairs beaucoup de nobles amis
de la liberté ; et ceux qui ne le seraient pas au-
jourd'hui le deviendraient, par le seul fait que
l'exercice d'une grande magistrature éloigne de la
vie de cour , et rattache aux intérêts de l'État. Je
ne craindrai point de professer un sentiment que
beaucoup de personnes appelleront aristocratique ,
mais dont toutes les circonstances de la révolution
française m'ont pénétrée : c'est que les nobles qui
ont adopté la cause du gouvernement représen-
tatif, et par conséquent de l'égalité devant la loi,
sont en général les Français les plus vertueux et ■
les plus éclairés dont nous ayons encore à nous ■
vanter. Ils réunissent, comme les Anglais, l'es-
prit de chevalerie à l'esprit de liberté ; ils ont de
plus le généreux avantage de fonder leur opinion
sur leurs sacrifices, tandis que le tiers état doit né-
cessairement trouver son intérêt particulier dans _
l'intérêt général. Enfin , ils ont à supporter tous m \
les jours l'inimitié de leur classe , quelquefois même
de leur famille. On leur dit qu'ils sont traîtres à
leur ordre , parce qu'ils sont fidèles à la patrie ,
tandis que les hommes de l'extrême opposé , les
démocrates sans frein de raison, ni de morale,
les ont persécutés comme des ennemis de la li-
berté , en ne considérant que leurs privilèges , et
en ne croyant pas, quoique bien à tort, à la sin-
cérité du renoncement. Ces illustres citoyens , qui
se sont volontairement exposés à tant d'épreuves ,
sont les meilleurs gardiens de la liberté sur les-
quels un État puisse compter ; et il faudrait créer
pour eux une chambre des pairs , quand la néces-
sité de cette institution, dans une monarchie
constitutionnelle, ne serait pas reconnue jusqu'à ^
l'évidence. J^
« Aucun genre d'assemblée délibérante , soit dé-
« mocratique , soit héréditaire , ne peut réussir en
« France. Les Français ont trop d'envie de briller;
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
323
« et le besoin de faire effet les pcfrte toujours d'un
« extrême à l'autre. Il sufflt donc , « disent certains
hommes qui se font tuteurs de la nation, pour la
déclarer en minorité perpétuelle; «il sufût à la
« France d'états provinciaux, au lieu d'une assem-
« blée représentative. » Certes , je dois respecter
plus que personne les assemblées provinciales,
puisque mon père est le premier et le seul entre
les ministres qui en ait établi , et qui ait perdu sa
place pour les avoir soutenues contre les parle-
ments. Il est très-sage sans doute, dans un pays
aussi étendu que la France, de donner aux auto-
rités locales plus de pouvoir , plus d'importance
qu'en Angleterre. Mais , quand M. Necker proposa
d'assimiler par les assemblées provinciales les pays
appelés d'élection aux pays d'états, c'est-à-dire, de
donner aux anciennes provinces les privilèges qui
n'étaient possédés que par celles dont la réunion à
la France était plus récente , il y avait à Paris un
parlement, qui pouvait refuser d'enregistrer les
édits bursaux , ou toute autre loi émanée directe-
ment du trône. C'était une très-mauvaise ébauche
du gouvernement représentatif, que ce droit du
parlement, mais enfin, c'en était une; et mainte-
nant que toutes les anciennes limites du trône sont
renversées , que seraient trente-trois assemblées
provinciales relevant du despotisme ministériel ,
et n'ayant aucune manière d'y mettre obstacle ? Il
est bon que des assemblées locales discutent la ré-
partition des impôts , et vérifient les dépenses de
l'État; mais les formes populaires dans les pro-
vinces subordonnées à un pouvoir central sans
bornes , c'est une monstruosité politique.
Il faut le dire avec franchise, aucun gouverne-
ment constitutionnel ne peut s'établir , si , au dé-
but , on fait entrer dans toutes les places , celles
de députés, comme celles d'agents du pouvoir, les
ennemis de la constitution même. La première
condition pour que le gouvernement représentatif
marche , c'est que les élections soient libres ; car
alors elles amèneront des hommes qui auront de
bonne foi le désir de voir réussir l'institution dont
ils feront partie. Un député disait , à ce qu'on pré-
tend , en société : « L'on m'accuse de n'être pas
«pour la charte constitutionnelle; on a bien tort,
« je suis toujours à cheval sur cette charte ; il est
« vrai que c'est pour la crever. » Après ce propos
charmant, il est probable que ce député trouverait
pourtant très-mauvais qu'on soupçonnât sa bonne
foi en politique ; mais il est trop fort de vouloir
réunir le plaisir de révéler ses secrets avec l'avan-
tage de les garder. Pense-t-on qu'avec ces inten-
tions cachées, ou plutôt trop connues, l'expé-
rience du gouvernement représentatif soit faite en
France ? Un ministre a déclaré nouvellement à la
chambre des députés , que , de tous les pouvoirs ,
celui sur lequel il faut que l'autorité royale exerce
le plus d'influence , c'est le pouvoir électoral ; ce
qui veut dire, en d'autres termes, que les repré-
sentants du peuple doivent être nommés par le
roi. Dans ce cas, les chambellans devraient l'être
par le peuple.
Qu'on laisse la nation française élire les hommes
qu'elle croira dignes de sa confiance; qu'on ne lui
impose pas des représentants , et surtout des re-
présentants choisis parmi les ennemis constants dô
tout gouvernement représentatif : alors, seulement
alors , le problème politique sera résolu en France.
On peut, je crois , considérer comme une maxime
certaine, que quand des institutions libres ont duré
vingt ans dans un pays , c'est à elles qu'il faut s'en
prendre , si chaque jour on ne voit pas une amélio-
ration dans la morale , dans la raison , et dans le
bonheur de la nation qui les possède. C'est à ces
institutions parvenues à un certain âge, pour ainsi
dire, à répondre des hommes ; mais , dans les pre-
miers jours d'un nouvel établissement politique,
c'est aux hommes à répondre des institutions : car
on ne peut , en aucune manière , juger de la force
de la citadelle, si les commandants en ouvrent les
portes , ou cherchent à en miner les fondements.
CHAPITRE X.
De Vinfluence du pouvoir arbitraire sur Vesprit
et le caractère (Vune nation.
Frédéric II, Marie -Thérèse et Catherine II ont
inspiré une si juste admiration pour leur talent
de gouverner, qu'il est très -naturel que , dans les
pays oij leur souvenir est encore vivant , et leur
système exactement suivi, l'on sente moins qu'en
France la nécessité d'un gouvernement représenta-
tif. Le Régent et Louis XV, au contraire, ont
donné dans le dernier siècle le plus triste exemple
de tous les malheurs, de toutes les dégradations
attachées au pouvoir arbitraire. Nous le répétons
donc, nous n'avons ici en vue que la France; c'est
elle qui ne doit pas souffrir qu'après vingt-sept
années de révolution, on la prive des avantages
qu'elle a recueillis, et qu'on lui fasse porter le dou
ble déshonneur d'être vaincue au dedans comme
au dehors.
Des partisans du pouvoir arbitraire citent les
règnes d'Auguste dans l'antiquité, d'Elisabeth et
de Louis XIV dans les temps modernes , comme
une preuve que les monarchies absolues peuvent
324
CONSIDERÂ.TIONS
au moins être favorables aux progrès de la littéra-
ture. Les lettres, du temps d'Auguste, n'étaient
guère qu'un art libéral, étranger aux intérêts poli-
tiques. Sous Elisabeth, la réforme religieuse exci-
tait les esprits à tous les genres de développe-
ments , et le pouvoir les favorisait d'autant plus ,
que sa force consistait dans l'établissement même
de cette réforme. Les progrès littéraires de la
France, sous Louis XIV, comme nous l'avons déjà
dit dans le commencement de cet ouvrage , ont
été causés par le développement intellectuel que
les guerres civiles avaient e)^cité. Ces progrès ont
conduit à la littérature du dix-huitième siècle; et,
loin qu'on puisse attribuer au gouvernement de
Louis XV les chefs-d'œuvre de l'esprit humain qui
ont paru à cette époque, il faut les considérer
presque tous comme des attaques contre ce gou-
vernement. Le despotisme donc , s'il entend bien
ses intérêts , n'encouragera pas les lettres , car les
lettres mènent à penser, et la pensée juge le des-
potisme. Bonaparte a dirigé les esprits vers les
succès militaires ; il avait parfaitement i-aison selon
son but : il n'y a que deux genres d'auxiliaires
pour l'autorité absolue ; ce sont les prêtres ou les
soldats. Mais n'y a-t-il pas, dit -on, des despotis-
nies éclairés , des despotismes modérés ? Toutes
ces épithètes , avec lesquelles on se flatte de faire
illusion sur le mot auquel on les adjoint, ne peu-
vent donner le change aux hommes de bon sens.
Il faut , dans un pays comme la France , détruire
les lumières , si l'on ne veut pas que les principes
de liberté renaissent. Pendant le règne de Bona-
parte, et depuis, on a imaginé un troisième moyen ;
c'est de faire servir l'imprimerie à l'oppression de
la liberté , en n'en permettant l'usage qu'à de cer-
tains écrivains , chargés de commenter toutes les
erreurs avec d'autant plus d'impudence qu'il est
interdit de leur répondre. C'est consacrer l'art
d'écrire à la destruction de la pensée , et la publi-
cité même aux ténèbres; mais cette espèce de jon-
glerie ne saurait subsister longtemps. Quand on
veut commander sans loi , il ne faut s'appuyer que
sur la force, et non sur des arguments; car, bien
qu'il soit défendu de les réfuter, la fausseté' pal-
pable de ces arguments donne envie de les com-
battre; et, pour bien faire taire les hommes, le
mieux est encore de ne pas leur parler.
Certainement il serait injuste de ne pas recon-
naître que plusieurs souverains, en possession du
pouvoir arbitraire, ont su en user avec sagesse;
mais est-ce sur un hasard qu'il faut fonder le sort
des nations? Je citerai à cette occasion un mot de
l'empereur Alexandre, qui me paraît digne d'être
consacré. J'eus l'honneur de le voir à Pétersbourg,
dans le moment le plus remarquable de sa vie ,
lorsque les Français s'avançaient sur Moscou, et
qu'en refusant la paix que Napoléon lui offrit dès
qu'il se crut vainqueur, Alexandre triomphait de
son ennemi plus habilement que ne l'ont fait de-
puis ses généraux. « Vous n'ignorez pas, me dit
« l'empereur de Russie , que les paysans russes
« sont esclaves. Je fais ce que je peux pour amé-
« liorer leur sort graduellement dans mes domai-
« nés; mais je rencontre ailleurs des obstacles que
« le repos de l'empire m'ordonne de ménager. —
« Sire, lui répondis -je, je sais que la Russie est
« maintenant heureuse , quoiqu'elle n'ait d'autre
« constitution que le caractère personnel de Votre
« Majesté. — Quand le compliment que vous
« me faites aurait de la vérité, répondit l'empereur,
« je ne serais jamais qu'un accident heureux. »
Je crois difficile que de plus belles paroles soient
prononcées par un monarque dont la situation
pourrait l'aveugler sur le sort des hommes. Non-
seulement le pouvoir arbitraire livre les nations
aux chances de l'hérédité ; mais les rois les plus
éclairés, s'ils sont absolus, ne sauraient, quand ils
le voudraient, encourager dans leur nation la force
et la dignité du caractère. Dieu et la loi peuvent
seuls commander en maîtres à l'homme sans l'avilir.
Se représente-t-on comment des ministres tels
que lord Chatham, M. Pitt, M. Fox, auraient été
supportés par les princes qui ont nommé le cardi-
nal Dubois ou le cardinal de Fleury? Les grands
hommes de l'histoire de France, les Guise, Coli-
gny , Henri IV , se sont formés dans les temps de
troubles , parce que ces troubles, malheureux d'ail-
leurs , empêchaient l'action étouffante du despo-
tisme , et donnaient à quelques individus une
grande importance. Biais il n'y a que l'Angleterre
où la vie politique soit régularisée de telle ma-
nière que , sans agiter l'État , le génie et la gran-
deur d'âme puissent naître et se montrer.
Depuis Louis XIV jusqu'à Louis XVI, un demi-
siècle s'est écoulé , véritable modèle de ce qu'on
appelle le gouvernement arbitraire, quand on veut
le représenter sous les plus douces couleurs. Il n'y
avait pas de tyrannie, parce que les moyens man-
quaient pour l'établir; mais on ne pouvait dérober
quelque liberté que par le désordre de l'injustice.
Il fallait, si l'on voulait être quelque chose, ou
réussir dans une affaire quelconque, étudier l'in-
trigue des cours, la plus misérable science qui ait
jamais dégradé l'espèce humaine. Il ne s'agit là ,
ni de talents, ni de vertus; car jamais un homme
supérieur n'aurait le genre de patience qu'il faut
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
325
pour plaire à un monarque élevé dans les habitudes
du pouvoir absolu. Les princes ainsi formés sont
si persuadés que c'est toujours l'intérêt personnel
qui inspire ce qu'on leur dit , qu'on ne peut avoir
d'influence sur eux qu'à leur insu. Or, pour réus-
sir ainsi , être là toujours vaut mieux que tous les
talents possibles. Les princes sont avec les cour-
tisans dans le même rapport que nous avec ceux
qui nous servent : nous trouverions mauvais qu'ils
nous donnassent des conseils , qu'ils nous parlas-
sent avec force sur nos intérêts mêmes; mais nous
sommes fâchés de leur voir un visage mécontent ,
et quelques mots qu'ils nous disent dans un mo-
ment opportun, quelques flatteries qui semblent
leur échapper , nous domineraient complètement,
si nos égaux que nous rencontrons , en sortant de
chez nous , ne nous apprenaient pas ce que nous
sommes. Les princes , n'ayant jamais affaire qu'à
des serviteurs de bon goût, qui s'insinuent plus'
facilement dans leur faveur que nos gens dans la
notre , vivent et meurent sans avoir jamais l'idée
des choses telles qu'elles sont. Les courtisans , en
étudiant le caractère de leurs maîtres avec beau-
coup de sagacité , n'acquièrent cependant aucune
lumière véritable, même sur la connaissance du
cœur humain, du moins sur celle qu'il faut pour
diriger les nations. Un roi devrait se faire une
règle de prendre pour premier ministre un homme
qui lui déplût comme courtisan; car jamais un
génie supérieur ne peut se plier au point juste
qu'il faut pour captiver ceux qu'on encense. Un
certain tact , moitié commun et moitié fin , sert
pour avancer dans les cours : l'éloquence , le rai-
sonnement , toutes les facultés transcendantes de
l'esprit et de l'âme scandaliseraient comme de la
rébellion, ou seraient accablées de ridicule. « Quels
discours inconvenants! quels projets ambitieux! »
dirait l'un; « Que veut- il. ^ que prétend -il? » dirait
l'autre; et le prince partagerait l'étonnement de
sa cour. L'atmosphère de l'étiquette finit par agir
tellement sur tout le monde , que je ne sais per-
sonne d'assez audacieux pour articuler une parole
signifiante dans le cercle des princes qui sont res-
tés enfermés dans leurs cours. Il faut se borner
inévitablement dans les conversations au beau
temps, à la chasse, à ce qu'on a bu la veille, à ce
qu'on mangera le lendemain, enfin à tout ce qui
n'a de sens ni d'intérêt pour personne. Quelle école
cependant pour l'esprit et pour le caractère ! Quel
triste spectacle, qu'un vieux courtisan qui a passé
de longues années dans l'habitude d'étouffer tous
ses sentiments, de dissimuler ses opinions, d'at-
tendre le souffle d'un prince pour respirer, et son
signe pour se mouvoir ! De tels hommes finissent
par gâter le plus beau des sentiments , le respect
pour l'âge avancé, quand on les voit courbés par
l'habitude des révérences, ridés par les faux sou-
rires , pâles d'ennui plus encore que de vieillesse ,
et se tenant debout des heures entières sur leurs
jambes tremblantes, dans ces salons antichambres
où s'asseoir à quatre-vingts ans paraîtrait presque
une révolte. On aime mieux dans ce métier les
jeunes gens étourdis et fats qui savent manier avec
hardiesse la flatterie envers leur maître, l'arrogance
envers leurs inférieurs, et qui méprisent l'espèce
humaine, au-dessus comme au-dessous d'eux. Ils
s'en vont ainsi , ne se confiant qu'en leur propre
mérite , jusqu'à ce qu'une disgrâce les réveille de
l'enivrement de la sottise et de l'esprit tout ensem-
ble; car ce mélange est nécessaire pour réussir
dans les intrigues de cour. Or, en France, de rang
en rang , il y a toujours eu des cours, c'est-à-dire,
des maisons oii l'on distribuait une certaine quan-
tité de crédit à l'usage de ceux qui voulaient de
l'argent et des places. Les flatteurs du pouvoir,
depuis le commis jusqu'aux chambellans, ont pris
cette flexibilité de langage , cette facilité à tout
dire comme à tout cacher, ce ton tranchant dans
le sens de la force , cette condescendance pour la
mode du jour, comme pour une puissance, qui ont
fait croire à la légèreté dont on accuse les Fran-
çais, et cependant cette légèreté ne se trouve que
dans l'essaim des hommes qui bourdonnent autour
du pouvoir. Il faut qu'ils soient légers pour chan-
ger rapidement de parti ; il faut qu'ils soient légers,
pour n'entrer à fond dans aucune étude; car au-
trement il leur en coûterait trop de dire le con-
traire de ce qu'ils auraient sérieusement appris;
en ignorant beaucoup, on affirme tout plus facile-
ment. Il faut qu'ils soient légers enfin, pour pro-
diguer, depuis la démocratie jusqu'à la légitimité,
depuis la république jusqu'au despotisme militaire,
toutes les phrases les plus opposées par le sens,
mais qui se ressemblent néanmoins entre elles ,
comme des personnes de la même famille , égale-
ment superficielles, dédaigneuses, et faites pour
ne présenter jamais qu'un côté de la question, par
opposition à celui que les circonstances ont battu.
Les ruses de l'intrigue se mêlant maintenant à la
littérature comme à tout le reste , il n'y a pas une
possibilité pour un pauvre lecteur français, d'ap-
prendre jamais autre chose que ce qu'il convient
de dire, et non ce qui est. Dans le dix- huitième
siècle, au contraire, les puissants ne se doutaient
pas de l'influence des écrits sur l'opinion, et fis
laissaient la littérature à peu près aussi tranquille
326
CONSIDERÂ.TIONS
que les sciences physiques le sont encore aujour-
d'hui. Les grands écrivains ont tous combattu
avec plus ou moins de ménagements les diverses
institutions qui s'appuient sur des préjugés. Mais
qu'est-il arrivé de ce combat? que les institutions
ont été vaincues. On pourrait appliquer au règne
de Louis XV et au genre de bonheur qu'on y trou-
vait, ce que disait cet homme qui tombait d'un troi-
sième étage : Cela va bien, pourvu que cela dure.
Les gouvernements représentatifs , m'objectera-
t-on encore , n'ont point existé en Allemagne , et
cependant les lumières y ont fait d'immenses pro-
grès. Rien ne se ressemble moins que l'Allemagne
et la France. Il y a un esprit de méthode dans
les gouvernements germaniques , qui diminue de
beaucoup l'ascendant irréguiier des cours. On n'y
voit point de coteries, de maîtresses, de favoris,
ni même de ministres qui puissent changer l'ordre
des choses ; la littérature va son chemin sans flat-
ter personne ; la bonne foi du caractère et la pro-
fondeur des études sont telles , que, dans les trou-
bles civils mêmes, il serait impossible de forcer
un écrivain allemand à ces tours de passe - passe
qui ont fait dire avec raison , en France , que le
papier souffre tout, tant on exige de lui. «Vous
avouez donc , me dira-t-on, que le caractère fran-
çais a des défauts invincibles qui s'opposent aux
lumières comme aux vertus dont la liberté ne sau-
rait se passer ? » Nullement : je dis qu'un gouverne-
ment arbitraire, mobile, capricieux, instable, plein
de préjugés et de superstitions à quelques égards,
de frivolité et d'immoralité à d'autres , que ce gou-
vernement, comme il a existé autrefois en France,
n'avait laissé de connaissances, d'esprit et d'énergie,
qu'à ses opposants; et s'il est impossible qu'un tel
ordre de choses s'accorde avec le progrès des lu-
mières, il est encore plus certain qu'il est inconci-
liable avec la pureté des mœurs et la dignité du
caractère. On s'aperçoit déjà , malgré les malheurs
de la France, que, depuis la révolution, le ma-
riage y est beaucoup plus respecté que sous l'an-
cien régime. Or, c'est sur le mariage que reposent
les mœurs et la liberté. Comment, sous un gou-
vernement arbitraire, les femmes se seraient-elles
renfermées dans la vie domestique , et n'auraient-
elles pas employé tous leurs moyens de séduction
pour influer sur le pouvoir 7 Ce n'est assurément
pas l'enthousiasme des idées générales. qui les ani-
mait, mais le désir d'obtenir des places pour leurs
amis; et rien n'était plus naturel , dans un pays où
les hommes en crédit pouvaient tout, où ils dispo-
saient des revenus de l'État , où rien ne les arrê-
tait que la volonté du roi , modifiée nécessai-
rement par les intrigues de ceux qui l'entouraient.
Comment se serait-on fait scrupule d'employer le
crédit des femmes en faveur , pour obtenir d'un
ministre une exception quelconque à une règle qui
n'existait pas ? Croit - on que , sous Louis XIV,
madame de Montespan, madame Dubarry sous
Louis XV, aient jamais reçu un refus des minis-
tres.' Et, sans approcher de si près du trône, quel
était le cercle où la faveur n'agît pas comme à la
cour , et où chacun n'employât pas tous les moyens
possibles pour parvenir? Dans un pays, au con-
traire, qui n'est réglé que par la loi , quelle femme
aurait l'inutile hardiesse de solliciter une injustice,
ou de compter plus sur ses instances que sur les
titres réels de ceux qu'elle recommande ? Ce n'est
pas seulement la corruption des mœurs qui résulte
de ces démarches continuelles, de cette activité
d'intrigue, dont les femmes françaises, surtout
celles du premier rang, n'ont que trop donné
l'exemple; mais les passions dont elles sont sus-
ceptibles , et que la délicatesse même de leurs or-
ganes rend plus vives , dénaturent en elles tout ce
que leur sexe a d'aimable.
Le véritable caractère d'une femme, le véritable
caractère d'un homme, c'est dans les pays libres
qu'il faut le connaître et l'admirer. La vie domes-
tique inspire aux femmes toutes les vertus ; et la
carrière politique , loin d'habituer les hommes à
mépriser la morale ainsi qu'un vieux conte d,e
nourrice , exerce sans cesse les fonctionnaires pu-
blics au sacrifice d'eux-mêmes , à l'exaltation de
l'honneur, à toutes les grandeurs de l'âme que la
présence habituelle de l'opinion développe infailli-
blement. Enfin, dans un pays où les femmes sont
au centre de toutes les intrigues , parce que c'est
la faveur qui gouverne tout , les mœurs de la pre-
mière classe n'ont aucun rapport avec celles de la
nation, et nulle sympathie ne peut s'établir entre
les salons et le pays. Une femme du peuple, en
Angleterre, se sent un rapport avec la reine qui a
soigné son mari , élevé ses enfants , comme la re-
ligion et la morale le commandent à toutes les
épouses et à toutes les mères. Mais le genre de
mœurs qu'entraîne .le gouvernement arbitraire
transforme les femmes en une sorte de troisième
sexe factice, triste production de l'ordre social
dépravé. Les femmes, cependant, peuvent être
excusables de prendre les choses politiques telles
qu'elles sont, et de se plaire dans les intérêts vifs
dont leur destinée naturelle les sépare. Mais ,
qu'est-ce que des hommes élevés par le gouverne-
ment arbitraire? Nous en avons vu, au milieu des
jacobins, sous Bonaparte, et dans les camps des
SUR LA. REVOLUTION FRANÇAISE.
327
étrangers, partout, excepté dans l'incorruptible
bande des amis de la liberté. Ils s'appuient sur les
excès de la révolution, pour proclamer le despo-
tisme ; et vingt-cinq ans sont opposés à l'histoire
du monde qui ne présente que les horreurs com-
mises par la superstition et la tyrannie. Pour ac-
corder quelque bonne foi à ces partisans de l'ar-
bitraire , il faut supposer qu'ils n'aient rien lu de
ce qui précède l'époque de la révolution en France;
et nous en connaissons qui peuvent largement
fonder leur justification sur leur ignorance.
Notre révolution, comme nous l'avons déjà dit,
a presque suivi les différentes phases de celle d'An-
gleterre, avec la régularité qu'offrent les crises
d'une même maladie. Mais la question qui agite
aujourd'hui le monde civilisé , consiste dans l'ap-
plication de toutes les vérités fondamentales sur
lesquelles repose l'ordre social. L'avidité du pou-
voir a fait commettre aux hommes tous les for-
faits dont l'histoire est souillée; le fanatisme a
secondé la tyrannie ; l'hypocrisie et la violence , la
ruse et le fer ont enchaîné, trompé, déchiré l'es-
pèce humaine. Deux périodes ont seules illuminé
le globe : c'est l'histoire de quelques siècles de la
Grèce et de Rome. L'esclavage , en resserrant le
nombre des citoyens, permit que le gouvernement
républicain pût s'établir même dans des États
assez étendus, et les plus grandes vertus en sont
résultées. Le christianisme, en affranchissant de-
puis les esclaves, en civilisant le reste de l'Europe,
a fait à l'existence individuelle un bien source de
tous les autres. Mais le désordre dans l'ordre , le
despotisme, s'est constamment maintenu dans
plusieurs pays; et toutes les pages de notre his-
toire sont ensanglantées, ou par des massacres re-
ligieux , ou par des assassinats judiciaires. Tout à
coup la Providence a permis que l'Angleterre ait
résolu le problème des monarchies constitution-
nelles, et l'Amérique, un siècle plus tard, celui
des républiques fédératives. Depuis cette époque,
ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux pays , il ne
s'est versé une goutte de sang injustement par les
tribunaux ; depuis soixante ans , les querelles reli-
gieuses ont cessé en Angleterre, et il n'en a ja-
mais existé en Amérique. Enfin, le venin du pou-
voir, qui a corrompu tant d'hommes depuis tant
de siècles, a subi par les gouvernements représen-
tatifs l'inoculation salutaire qui en détruit toute la
malignité. Dépuis la bataille de Culloden, en 1746,
qu'on peut considérer comme la fin des troubles
civils qui avaient commencé cent ans auparavant,
on ne saurait citer un abus du pouvoir en Angle-
terre. Il n'est pas un citoyen honnête qui n'ait
dit : Notre heureuse constitution , parce qu'il n'en
est pas un qui ne se soit senti protégé par elle.
Cette chimère , car c'est ainsi qu'on a toujours ap-
pelé le beau , est là , réalisée sous nos yeux. Quel
sentiment , quel préjugé , quel endurcissement de
tête et de cœur, peut faire qu'en se rappelant ce
que nous lisons dans notre histoire, on ne préfère
pas les soixante années dont l'Angleterre vient de
nous offrir l'exemple? Nos rois, comme les siens,
ont été tour à tour bons ou mauvais ; mais , dans
aucun temps , leurs règnes n'offrent soixante ans
de paix intérieure et de liberté tout ensemble.
Rien de pareil n'a seulement été rêvé possible à
une autre époque. Le pouvoir est la sauvegarde
de l'ordre, mais il en est aussi l'ennemi par les
passions qu'il excite : réglez-en l'exercice par la li-
berté publique, et vous aurez banni ce mépris de
l'espèce humaine qui met à l'aise tous les vices et
justifie l'art d'en tirer parti.
CHAPITRE XI.
Du mélange de la religion avec la politique.
' On dit beaucoup que la France est devenue ir-
réligieuse depuis la révolution. Sans doute, à l'épo-
que de tous les crimes , les hommes qui les com-
mettaient devaient secouer le frein le plus sacré.
Mais la disposition générale des esprits , mainte-
nant, ne tient point à des causes funestes heureu-
sement très-loin de nous. La religion en France ,
telle que les prêtres l'ont prêchée , a toujours été
mêlée avec la politique; et depuis le temps où les
papes déliaient les sujets de leur serment de fidé-
lité envers les rois, jusqu'au dernier catéchisme
sanctionné par la grande majorité du clergé fran-
çais, catéchisme dans lequel , comme nous avons
vu, ceux qui n'aimeraient pas et ne serviraient
pas l'empereur Napoléon , étaient menacés de la
damnation éternelle, il n'est pas une époque où
les interprètes de la religion ne s'en soient servis
pour établir des dogmes politiques, tous différents
suivant les circonstances. Au milieu de ces chan-
gements , la seule chose invariable a été l'intolé-
rance envers tout ce qui n'était pas conforme à la
doctrine dominante. Jamais la religion n'a été re-
présentée seulement comme le culte le plus intime
de l'ame, sans nul rapport avec les intérêts de ce
monde.
L'on encourt le reproche d'irréligion , quand on
n'est pas de l'avis des autorités ecclésiastiques sur
les affaires de gouvernement; mais tel homme
s'irrite contre ceux qui veulent lui imposer leur
manière de voir en politique, qui n'en est pas
22
328
CONSIDERATIONS
moins três-bon chrétien. Il ne s'ensuit pas de ce
que la France veut la liberté et l'égalité devant la
loi, qu'elle ne soit pas chrétienne; tout au con-
traire , car le christianisme est éminemment d'ac-
cord avec cette opinion. Aussi, le jour où l'on
cessera de réunir ce que Dieu a séparé, la religion
et la politique , le clergé aura moins de crédit et
de puissance , mais la nation sera sincèrement re-
ligieuse. Tout l'art des privilégiés des deux classes
est d'établir que l'on est un factieux si l'on veut
une constitution, et un incrédule si l'on redoute
l'influence des prêtres dans les affaires de ce monde.
Cette tactique est très-connue , car elle n'est que
renouvelée, aussi bien que tout le reste.
Les sermons, en France comme en Angleterre,
dans les temps de parti, ont souvent porté sur des
questions politiques , et je crois qu'ils ont très-
mal édifié les personnes d'une opinion contraire
qui les écoutaient. L'on a peu d'égards pour celui
qui nous prêche le matin , s'il a fallu se disputer
avec lui la veille; et la religion souffre de la haine
que les questions politiques inspirent contre les
ecclésiastiques qui s'en mêlent.
Il serait injuste de prétendre que la France est
irréligieuse, parce qu'elle n'applique pas toujours
au gré de quelques membres du clergé, le fameux
texte que toute puissance vient de Dieu , texte dont
l'explication sincère est facile, mais qui a mer-
veilleusement servi les traités que le clergé a faits
avec tous les gouvernements , quand ils se sont
appuyés sur le droit divin de la force. A cette oc-
casion , je citerai quelques passages de l'instruction
pastorale de monseigneur l'évêque de Troyes ,
qui , dans le temps oii il était aumônier de Bona-
parte , a fait , à l'occasion du baptême du roi de
Rome, un discours au moins aussi édifiant que
celui dont nous allons nous occuper. Nous n'a-
vons pas besoin de dire que cette instruction est
de 1816 : on peut reconnaître toujours en France
la date d'un écrit par les opinions qu'il contient.
Monseigneur l'évêque de Troyes dit : « La
« France veut son roi , mais son roi légitime ,
« parce que la légitimité est le premier trésor d'un
« peuple , et un bienfait d'autant plus inapprécia-
« ble qu'il peut suppléer à tous les autres , et
V. qu'aucun autre ne peut y suppléer. » Arrêtons-
nous un moment pour plaindre l'homme qui pense
ainsi , d'avoir servi si bien et si longtemps Napo-
léon. Quel effort, quelle contrainte! Mais, au
reste , l'évêque de Troyes ne fait rien de plus à cet
égard , que bien d'autres qui occupent encore des
places ; et il faut lui rendre au moins la justice
qu'il ne provoque pas la proscription de ses com-
pagnons de service auprès de Napoléon : c'est
beaucoup.
Je laisserai de côté le langage de flatterie de
l'auteur du mandement , langage qu'on devrait
d'autant moins se permettre envers la puissance ,
qu'on la respecte davantage. Passons à quelque
chose de moins bénin : « La France veut son roi ,
« mais en le voulant , elle ne prétend pas qu'elle
« puisse en vouloir un autre ; et heureusement
« qu'elle n'a pas ce droit funeste. Loin de nous
« cette pensée , que les rois tiennent des peuples
« leur autorité, et que la faculté qu'ils peuvent
« avoir eue de les choisir , emporte celle de les ré-
« voquer... Non , il n'est pas vrai que le peuple soit
« souverain, ni que les rois soient ses mandatai-
« res... C'est le cri des séditieux , c'est le rêve des
« indépendants , c'est la chimère immonde de la
« turbulente démagogie , c'est le mensonge le plus
« cruel qu'aient pu faire nos vils tyrans , pour
« tromper la multitude. Il n'est pas dans notre
« dessein de réfuter sérieusement cette souverai-
« neté désastreuse... Mais il est de notre devoir
« de réclamer ici , au nom de la religion , contre
« cette doctrine anarchique et antisociale , qu'a
« vomie au milieu de nous la lave révolutionnaire,
« et de prémunir les fidèles confiés à nos hoins
« contre cette double hérésie , et politique et reli-
« gieuse , également réprouvée et des plus grands
« docteurs, et des plus grands législateurs, non
« moins contraire au droit naturel qu'au droit di-
« vin , et non moins destructive de l'autorité des
« rois que de l'autorité de Dieu. » L^évêque de
Troyes en effet ne traite pas sérieusement cette
question , qui avait pourtant paru digne de l'atten-
tion de quelques penseurs ; mais il est plus com-
mode de faire d'un principe une hérésie que de
l'approfondir par la discussion. Il y a cependant
quelques chrétiens en Angleterre , en Amérique ,
en Hollande ; et , depuis que l'ordre social est fon-
dé , l'on a vu d'honnêtes gens croire que tous les
pouvoirs émanaient des nations , sans lesquelles il
n'y aurait point de pouvoirs. C'est ainsi qu'en se
servant de la religion pour diriger la politique , on
est dans le cas de faire chaque jour des complain-
tes sur l'impiété des Français ; cela veut tout sim-
plement dire qu'il y a en France beaucoup d'amis
de la liberté qui sont d'avis qu'il doit exister un
pacte entre les nations et les monarques. Il me
semble qu'on peut croire en Dieu et penser ainsi.
Par une contradiction singulière , ce même évé-
que, si orthodoxe en politique, cite le fameux pas-
sage qui lui a sans doute servi à se justifier à ses
propres yeux , quand il était l'aumônier de l'usur-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
329
pateur : Toute puissance vient de Dieu; et qui ré-
siste à la puissance résiste à Dieu même. « Voi-
<i là, N. T. C. F. , le droit public de la religion, sans
« lequel personne n'a le droit de commander , ni
« l'obligation d'obéir. Voilà cette souveraineté
« première de laquelle découlent toutes les autres ,
« et sans laquelle toutes les autres n'auraient ni
« base , ni sanction ; c'est la seule constitution
* qui soit faite pour tous les lieux comme pour
« tous les temps; la seule avec laquelle on pour-
« rait se passer de toutes les autres , et sans la-
« quelle aucune ne pourrait se soutenir ; la seule
«qui ne peut jamais être sujette à révision; la
« seule à laquelle aucune faction ne saurait tou-
« cher , et contre laquelle aucune rébellion ne sau-
« rait prévaloir ; contre laquelle enfin ne peuvent
« rien ni les peuples , ni les rois , ni les maîtres ,
« ni les sujets ; toute puissance vient de Dieu; et
« qui résiste à la puissance résiste à Dieu même. «
Peut-on , en peu de paroles , rassembler plus d'er-
reurs funestes et de calculs serviles ? Ainsi Néron
et Robespierre, ainsi Louis XI et Charles IX, les
plus sanguinaires des hommes, devraient être
obéis , si celui qui résiste à la puissance résiste à
Dieu même ! Les nations ou leurs représentants
sont le seul pouvoir qu'il faille excepter de ce res-
pect implicite pour l'autorité. Quand deux partis
dans l'État luttent ensemble, comment saisir le
moment oii l'un des deux devient sacré , c'est-
à-dire le plus fort? Ils avaient donc tort, les
Français qui n'ont pas quitté le roi pendant vingt-
cinq ans d'exil ! car , certes , dans ce temps c'était
à Bonaparte qu'on ne pouvait contester le droit que
monseigneur l'évêque de Troyes proclame , celui
de la puissance. Dans quelles absurdités tombent
les écrivains qui veulent mettre en théories , en
dogmes , en maximes , leurs intérêts de chaque
jour ! En vérité , le glaive déprave beaucoup moins
que la parole, lorsqu'on en fait un tel usage. On a
cent fois répété que cette phrase de l'Évangile :
Toute puissance vient de Dieu , et l'autre : Refi-
dez à César ce qui appartient à César , avaient
uniquement pour but d'écarter toute discussion
politique. Jésus -Christ voulait que la religion
qu'il annonçait fiit considérée par les Romains
comme tout à fait étrangère aux affaires publi-
ques : « Mon règne n'est pas de ce monde , » disait-
il. Tout ce qu'on demande aux ministres du culte,
c'est de remplir , à cet égard comme à tous les
autres, les intentions de Jésus -Christ.
« Établissez , Seigneur, dit le prophète , un lé-
« gislateur au-dessus d'eux , afin que les nations
« sachent qu'elles sont des hommes. » Il ne serait
pas mal non plus que les rois sussent qu'ils sont
des hommes , et certainement ils doivent l'ignorer,
s'ils ne contractent point d'engagement envers la
nation qu'ils gouvernent. Quand le prophète prie
Dieu d'établir un roi , c'est comme tous les
hommes religieux prient Dieu de présider à cha-
cun dès événements de cette vie ; mais comment
une dynastie est-elle spécialement établie par la
Providence ? Est-ce la prescription qui est le signe
de la mission divine .' Les papes ont excommunié ,
déposé des rois de toute ancienneté ; ils ont exclu
Henri IV pour cause de religion; et des motifs
puissants ont déterminé nouvellement un pape à
concourir au couronnement de Bonaparte. Ce sera
donc au clergé à déclarer, quand il le faudra, que
telle dynastie , et non pas telle autre , est choisie
par la volonté de Dieu. Mais suivons l'instruction
pastorale : « Établissons un législateur , c'est-à-
« dire un roi qui est le législateur par excellence ,
« et sans lequel il ne peut y avoir de loi : un
« législateur suprême qui parlera, et qui fera
« des lois en votre nom : un législateur , et non
« plusieurs; car plus il y en aurait, et moins bien
« les lois seraient faites : un législateur avec une
« autorité sans rivalité , pour qu'il puisse faire le
« bien sans obstacle : un législateur qui , soumis
« lui-même à ses propres lois , ne pourra soumet-
« tre personne ni à ses passions , ni à ses caprices :
(' enfin , un législateur qui , ne faisant que des
« lois justes , conduira par là même son peuple à
« la liberté véritable. « Un homme qui fera les
lois à lui seul n'aura ni jjassions ni caprices ! un
homme entouré de tous les pièges de la royauté ,
sera le législateur unique d'un peuple, et il ne
fera que des lois justes ! Certes , il n'y a pas
d'exemple du contraire ; on n'a point vu des rois
abuser de leur pouvoir; point de prêtres, tels que
les cardinaux de Lorraine , Richelieu , Mazarin ,
Dubois , qui les y aient excités ! Et comment cette
doctrine est-elle conciliable avec la charte consti-
tutionnelle que le roi lui-même a jurée ? Ce roi
que la France veut , car l'évêque de Troyes se per-
met pourtant de le dire , quoique, selon lui, la
France n'ait aucun droit à cet égard ; ce roi , qui
est établi par le Seigneur , a promis sur serment
qu'il y aurait plusieurs législateurs , et non un
seul , quoique monseigneur l'évêque de Troyes
T^rétende que plus il y en aurait , moins les lois
seraient bien faites. Ainsi , les connaissances ac-
quises par l'administration; ainsi, les vœux re-
cueillis dans les provinces par ceux qui y habitent;
ainsi, la sympathie qui naît des mêmes besoins et
des mêmes souffrances , tout cela ne vaut pas les
22.
330
CONSIDERATIONS
lumières d'un roi tout seul qui se représente lui-
même, pour me servir de l'expression un peu bi-
zarre de M. l'évêque de Troyes. L'on croirait avoir
atteint à ce qui , dans ce genre , ne peut être sur-
passé, si ce qu'on va lire ne méritait encore la pré-
férence.
« Aussi , N. T. C. F. , avons-nous vu ce sénat
« de rois , sous le nom de congrès , consacrer en
« principe la légitimité des dynasties royales ,
« comme l'égide de leur trône et le plus sûr garant
« du bonheur des peuples et de la tranquillité des
« États. « Nous sommes rois, ont-ils dit, parce que
« nous sommes rois : ainsi l'exigent l'ordre et la sta-
« biiité du monde social; ainsi le veut notre propre
« sûreté; » et ils l'ont dit sans trop s'embarrasser
« s'ils n'étaient pas par là en opposition avec les
« idées dites libérales , et moins encore si le par-
« tage qu'ils faisaient des États qu'ils trouvaient à
« leur convenance , n'était pas le plus solennel dé-
« menti donné aux peuples souverains. » Ne croi-
rait-on pas que nous venons de citer la satire la
plus ironique contre le congrès de Vienne, si l'on
ne savait que telle n'a pu être l'intention de l'au-
teur ? Mais quand on est arrivé à ce degré de dé-
raison , l'on ne se doute pas non plus du ridicule ,
car la folie méthodique est très-sérieuse. Nous
sommes rois , parce que nous sommes rois , fait-
on dire aux souverains de l'Europe ; je suis celui
qui suis , sont les paroles de Jéhovah dans la Bible;
et l'écrivain ecclésiastique se permet d'attribuer
aux monarques ce qui ne peut convenir qu'à la
Divinité. Les rois, dit-il, ne se sont pas embar-
rassés si le partage des États qu'ils trouvaient à
leur convenance , était d'accord avec les idées di-
tes libérales. Tant pis , en effet , s'ils ont réglé ce
partage comme un compte de banquier, donnant
des soldes à une certaine quantité d'âmes ou de
fractions d'âmes , pour se faire une somme ronde
de sujets ! Tant pis, s'ils n'ont consulté que leur
convenance, sans songer aux intérêts et aux vœux
des nations! Mais les rois repoussent, n'en dou-
tons pas, l'indigne éloge qui leur est ainsi adressé ;
ils repoussent de même aussi, sans doute, le
blâme que se permet contre eux l'évêque de Troyes,
quoique ce blâme renferme une odieuse flatterie
sous la forme d'un reproche.
« Il est vrai qu'on en a vu plusieurs favoriser,
« au risque d'être en contradiction avec eux-mê-
« mes , ces formes populaires , et autres théories
« nouvelles que leurs ancêtres ne connaissaient
« pas, et auxquelles, jusqu'à nos jours, leurs pro-
« près Etats avaient été étrangers sans qu'ils s'en
« fussent plus mal trouvés ; mais , nous ne crai-
« gnons pas de le dire , c'est la maladie de l'Eu-
« rope , et le symptôme le plus alarmant de sa dé-
« cadence ; c'est par là que la Providence semble
« l'attaquer pour hâter sa dissolution. Ajoutons à
« cette manie de refondre les gouvernements , et
« de les appuyer sur des livres , cette tendance des
« esprits novateurs à faire une fusion de tous les
« cultes , comme ils veulent en faire une de tous
« les partis , et à croire que l'autorité des princes
« acquiert pour elle-même toute la force et l'auto-
« rite qu'ils ôtent à la religion ; et nous aurons les
« deux plus grands dissolvants politiques qui puis-
« sent miner les empires , et avec lesquels l'Europe,
« tôt ou tard, doit tomber en lambeaux et en pour-
« riture. » Voilà donc le but de toutes ces homélies
en faveur du pouvoir absolu : c'est la tolérance re-
ligieuse qui doit faire tomber tôt ou tard l'Europe
en lambeaux et en pourriture. L'opinion publique
est favorable à cette tolérance ; donc il faut pros-
crire tout ce qui servirait d'organe à l'opinion :
alors le clergé de la seule religion permise sera ri-
che et puissant ; car, d'une part , il se dira l'inter-
prète de ce droit divin par lequel les rois régnent,
et de l'autre, les peuples ne pouvant professer que
le culte dominant , il faudra que les ecclésiastiques
soient seuls chargés , ainsi qu'ils le demandent, de
l'instruction publique, et qu'on leur remette la di-
rection des consciences , qui s'appuie sur l'inqui-
sition , comme le pouvoir arbitraire sur la police.
La fraternité de toutes les communions chré-
tiennes, telle que la sainte-alliance proposée par
l'empereur Alexandre l'a fait espérer à l'humanité,
est déjà condamnée par la censure portée contre
la fusion des cultes. Quel ordre social ils nous pro-
posent, ces partisans du despotisme et de l'intolé-
rance, ces ennemis des lumières, ces adversaires
de l'humanité, quand elle porte le nom de peuple
et de nation! Oli faudrait-il fuir, s'ils comman-
daient ? Encore quelques mots sur cette instruction
pastorale, dont le titre est si doux, et dont les pa-
roles sont si amères.
« Hélas ! » dit l'évêque de Troyes, eii s'adressanl
au roi , « des séditieux, pour mieux nous asservir,
« commencent déjà à nous parler de nos droits,
« pour nous faire oublier les vôtres. Nous en avons,
« sans doute, sire, et ils sont aussi anciens que la
« monarchie. Le droit de vous appartenir comme
« au chef de la grande famille, et de nous dire vos
« sujets , puisque ce mot signifie vos enfants. » On
ne peut s'empêcher de croire que l'écrivain , homme
d'esprit, a souri lui-même, quand on a proposé
pour unique droit au peuple français , celui de se
dire les sujets d'un monarque qui disposerait selon
SLR LA. REVOLLTIOÎN FRANÇAISE,
331
son bon plaisir de leurs propriétés et de leurs vies.
Les esclaves d'Alger peuvent se vanter du même
genre de droit.
Enfin voici sur quoi repose tout l'échafaudage
de sophismes qu'on prescrit comme un article de
foi , parce que le raisonnement ne pourrait pas le
soutenir. Quel usage du nom de Dieu ! et comment
veut-on qu'une nation à qui l'on dit que c'est là de
la religion, ne devienne pas incrédule, pour son
malheur et pour celui du monde ?
« N. T. C. F-, nous ne cesserons de vous répéter
« ce que Moïse disait à son peuple : Interrogez vos
« ancêtres et le Dieu de vos pères, et remontez
*^ à la source. Songez que moins on s"écarte des
« chemins. battus, et plus on est en sûreté.... Son-
« gez enfin que mépriser l'autorité des siècles, c'est
« mépriser l'autorité de Dieu , puisque c'est Dieu
« lui-même qui fait l'antiquité, et que vouloir y re-
« noncer est toujours le plus grand des crimes,
« quand ce ne serait pas le dernier des malheurs. «
C'est Dieu qui fait l'antiquité, sans doute; mais
Dieu est aussi l'auteur du présent , dont l'avenir
va dépendre. Quelle niaiserie que cette assertion ,
si elle ne contenait pas un artifice habile ! et le
voici : tous les honnêtes gens sont émus quand on
leur parle de leurs ancêtres ; il semble que l'idée
de leurs pères s'unisse toujours à celle du passé ;
mais ce sentiment noble et pur conduit-il à rétablir
la torture, la roue, l'inquisition, parce que, dans
les siècles éloignés , de telles abominations étaient
rœu\Te des mœurs barbares ? Peut-on soutenir ce
qui est absurde et criminel , parce que l'absurde et
le crime ont existé ? Nos pères n'ont-ils pas été cou-
pables envers les leurs, quand ils ont adopté le
christianisme et détruit l'esclavage? Songez que
moins on s'écarte des routes battues , plus on est
en sûreté , dit monseigneur l'évêque de Troyes :
mais pour que ces routes soient devenues des rou-
tes battues , il a fallu passer de l'antiquité à des
temps plus rapprochés ; et nous voulons mainte-
nant profiter des lumières de nos jours pour que
la postérité ait aussi une antiquité qui vienne de
nous, mais qu'elle pourra changer à son tour,
si la Providence continue à protéger, comme elle
l'a fait, les progrès de l'esprit humain dans toutes
les directions.
Je ne me serais pas arrêtée si longtemps à l'é-
crit de l'évêque de Troyes , s'il ne renfermait la
quintessence de tout ce qu'on publie chaque jour
en France. Le bon sens en réchappera-t-il ? Et, ce
qui est pis encore, le sentiment religieux, sans le-
quel les hommes n'ont point d'asile en eux-mêmes,
pourra-t-il résister à ce mélange de la politique et
de la religion, qui porte le caractère évident de
rh}-pocrisie et de l'égoïsme ?
CHAPITRE XII.
De l'amour de la liberté.
La nécessité des gouvernements libres, c'est-à-
dire, des monarchies limitées pour les grands États,
et des républiques indépendantes pour les petits,
est tellement évidente qu'on est tenté de croire que
personne ne peut se refuser sincèrement à recon-
naître cette vérité ; et cependant , quand on ren-
contre des hommes de bonne foi qui la combattent,
on voudrait se rendre compte de leurs motifs. La
liberté a trois sortes d'adversaires en France : les
nobles qui placent l'honneur dans l'obéissance pas-
sive, et les nobles plus avisés, mais moins can-
dides , qui croient que leurs intérêts aristocratiques
et ceux du pouvoir absolu ne font qu'un ; les hom-
mes que la révolution française a dégoûtés des
idées qu'elle a profanées; enfin les bonapartistes,
les jacobins, tous les hommes sans conscience po-
litique. Les nobles qui attachent l'honneur à l'o-
béissance passive confondent tout à fait l'esprit
des anciens chevaliers avec celui des courtisans des
derniers siècles. Sans doute, les anciens chevaliers
mouraient pour leur roi, et ainsi feraient tous les
guerriers pour leurs chefs; mais ces chevaliers,
comme nous l'avons dit, n'étaient nullement les
partisans du pouvoir absolu : ils cherchaient eux-
mêmes à entourer ce pouvoir de barrières , et met-
taient leur gloire à défendre une liberté aristocra-
tique, il est vrai, mais enfin une liberté. Quant
aux nobles qui sentent que les privilèges de l'aris-
tocratie doivent à présent s'appuyer sur le despo-
tisme que jadis ils servaient à limiter, on peut
leur dire comme dans le roman de Waverley: « Ce qui
« vous importe, ce n'est pas tant que Jacques Stuart
« soit roi , mais que Fergus Mac-Ivor soit comte, u
L'institution de la pairie accessible au mérite est,
pour la noblesse, ce que la constitution anglaise est
pour la monarchie. C'est la seule manière de con-
server l'une et l'autre ; car nous vivons dans un
siècle où l'on ne conçoit pas bien comment la mi-
norité, et une si petite minorité, aurait un droit
qui ne serait pas pour l'avantage de la majorité.
Le sultan de Perse se faisait rendre compte, il y a
quelques années, de la constitution anglaise par
l'ambassadeur d'Angleterre à sa cour. Après l'a-
voir écouté, et, comme l'on va voir, assez bien
compris : « Je conçois, lui dit-il, comment l'ordre
« de choses que vous me décrivez convient mieux
332
CONSIDERATIONS
« que le gouvernement de Perse à la durée et au
« bonheur de votre empire ; mais il me semble
« beaucoup moins favorable aux jouissances du mo-
« narque. » C'était très-bien poser la question ;
excepté que , même pour le monarque, il vaut mieux
être guidé par l'opinion dans la direction des af-
faires publiques, que de courir sans cesse le risque
d'être en opposition avec elle. La justice est l'égide
de tous et de chacun ; mais en sa qualité de justice
cependant, c'est le grand nombre qu'elle doit pro-
téger.
Il nous reste à parler de ceux que les malheurs
et les crimes de la révolution de France ont ef-
frayés , et qui fuient d'un extrême à l'autre , comme
si le pouvoir arbitraire d'un seul était l'unique
préservatif certain contre la démagogie. C'est ainsi
qu'ils ont élevé la tyrannie de Bonaparte ; et c'est
ainsi qu'ils rendraient Louis XVIII despote , si sa
haute sagesse ne l'en défendait pas. La tyrannie
est une parvenue , et le despotisme un grand sei-
gneur; mais l'une et l'autre offensent également la
raison humaine. Après avoir vu la servilité avec
laquelle Bonaparte a été obéi , on a peine à conce-
voir que ce soit l'esprit républicain que l'on craigne
en France. Les lumières et la nature des choses
amèneront la liberté en France, mais ce ne sera
certainement pas la nation qui se montrera d'elle-
même factieuse ni turbulente.
Quand depuis tant de siècles toutes les âmes
généreuses ont aimé la liberté; quand les plus
grandes actions ont été inspirées par elle ; quand
l'antiquité et l'histoire des temps modernes nous
offrent tant de prodiges opérés par l'esprit public ;
quand nous venons de voir ce que peuvent les na-
tions ; quand tout ce qu'il y a de penseurs parmi
les écrivains a proclamé la liberté ; quand on ne
peut pas citer un ouvrage politique d'une réputa-
tion durable qui ne soit animé par ce sentiment ;
quand les beaux-arts , la poésie , les chefs-d'œuvre
du théâtre, destinés à émouvoir le cœur humain,
exaltent la liberté ; que dire de ces petits hommes
à grande fatuité , qui vous déclarent avec un accent
fade et maniéré comme tout leur être , qu'il est de
bien mauvais goût de s'occuper de politique ; qu'a-
près les horreurs dont on a été témoin, personne ne
se soucie plus de la liberté ; que les élections popu-
laires sont une institution tout à fait grossière ; que
le peuple choisit toujours mal, et que les gens
comme il faut ne sont pas faits pour aller, comme
en Angleterre , se mêler avec le peuple ? Il est de
mauvais goûf de s'occuper de politique. Eh ! juste
ciel ! à quoi donc penseront-ils , ces jeunes gens
élevés sous le régime de Bonaparte, seulement
pour aller se battre, sans aucune instruction, sans
aucun intérêt pour la littérature et les beaux-arts ?
Puisqu'ils ne peuvent avoir ni une idée nouvelle,
ni un jugement sain sur de tels sujets, au moins
ils seraient des hommes , s'ils s'occupaient de leur
pays , s'ils se croyaient citoyens , si leur vie était
utile de quelque manière. Mais que veulent-ils
mettre à la place de la politique, qu'ils se donnent
les airs de proscrire ? quelques heures passées dans
l'antichambre des ministres , pour obtenir des pla-
ces qu'ils ne sont pas en état de remplir; quelques
propos dans les salons , au-dessous même de l'esprit
des femmes les plus légères auxquelles ils les adres-
sent. Quand ils se faisaient tuer, cela pouvait aller
encore, parce qu'il y a toujours de la grandeur
dans le courage; mais dans un pays qui, Dieu
merci, sera en paix, ne savoir être qu'une seconde
fois chambellan , et ne pouvoir prêter ni lumières ,
ni dignités à sa patrie, c'est là ce qui est vraiment
de mauvais goût. Le temps est passé où les jeunes
Français pouvaient donner le ton à tous égards.
Ils ont bien encore , il est vrai , la frivolité de jadis ,
mais ils n'ont plus la grâce qui faisait pardonner
cette frivolité même.
Après les horreurs dont on a été témoin, disent-
ils , personne ne veut plus entendre parler de li-
berté. Si des caractères sensibles se laissaient aller
à une haine involontaire et nerveuse , car on pour-
rait la nommer ainsi , puisqu'elle tient à de certains
souvenirs, à de certaines associations de terreur
qu'on ne peut vaincre , on leur dirait , ainsi qu'un
poète de nos jours : Qu'il ne faut pas forcer la
liberté à se poignarder comme Lucrèce, parce
qu'elle a été profanée. On leur rappellerait que la
Saint-Barthélemi n'a pas fait proscrire le catholi-
cisme. On leur dirait enfin que le sort des vérités
ne peut dépendre des hommes qui mettent telle ou
telle devise sur leur bannière , et que le bon sens
a été donné à chaque individu , pour juger des j
choses en elles-mêmes , et non d'après des circons-
tances accidentelles. Les coupables, de tout temps,
ont tâché de se servir d'un généreux prétexte,
pour excuser de mauvaises actions; il n'existe pres-
que pas de crimes dans le monde que leurs auteurs
n'aient attribués à l'honneur, à la religion, ou à la
liberté. Il ne s'ensuit pas, je pense, qu'il faille
pour cela proscrire tout ce qu'il y a de beau sur la
terre. En politique surtout, comme il y a lieu au
fanatisme aussi bien qu'à la mauvaise foi , au dé-
vouement aussi bien qu'à l'intérêt personnel , on
est sujet à des erreurs funestes, quand on n'a pas
une certaine force d'esprit et d'âme. Si le lende-
main de la mort de Charles V% un Anglais , mau-
SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
333
dissant avec raison ce forfait , eût demandé au ciel
qu'il n'y eût jamais de liberté en Angleterre , cer-
tainement on aurait pu s'intéresser à ce mouve-
ment d'un bon cœur, qui, dans son émotion,
confondait tous les prétextes d'un grand crime
avec le crime lui-même, et aurait proscrit^ s'il
l'avait pu , jusqu'au soleil qui s'était levé ce jour-là
comme de coutume. Mais , si cette prière irréflé-
chie avait été exaucée, l'Angleterre ne servirait
pas d'exemple au monde aujourd'hui , la monarchie
universelle de Bonaparte pèserait sur l'Europe,
car l'Europe eût été hors d'état de s'affranchir sans
le secours de cette nation libre. De tels arguments
et bien d'autres pourraient être adressés à des
personnes dont les préjugés mêmes méritent des
égards, parce qu'ils naissent des affections du
cœur. Mais que dire à ceux qui traitent de jaco-
bins les amis de la liberté, quand eux-mêmes ont
servi d'instruments au pouvoir impérial ? Nous y
étions forcés , disent-ils. Ah ! j'en connais qui pour-
raient aussi parler de cette contrainte , et qui ce-
pendant y ont échappé. Mais , puisque vous vous y
êtes laissé forcer, trouvez bon que l'on veuille vous
donner une constitution libre , où l'empire de la
loi soit tel , qu'on n'exige rien de mal de vous :
car vous êtes en danger, ce me semble , de céder
beaucoup aux circonstances. Ils pourraient plutôt,
ceux que la nature a faits résistants , ne pas re-
douter le despotisme ; mais vous qu'il a si bien
courbés , souhaitez donc que dans aucun temps ,
sous aucun prince, sous aucune forme, il ne puisse
jamais vous atteindre.
Les épicuriens de nos jours voudraient que les
lumières améliorassent l'existence physique sans
exciter le développement intellectuel ; ils voudraient
que le tiers état eût travaillé à rendre la vie so-
ciale plus douce et plus facile , sans vouloir profiter
des avantages qu'il a conquis pour tous. On savait
vivre durement autrefois, et les rapports de la so-
ciété étaient aussi beaucoup plus simples et plus
fixes. Mais aujourd'hui que le commerce a tout
multiplié, si vous ne donnez pas de motifs d'ému-
lation au talent, c'est le goût de l'argent qui pren-
dra sa place. Vous ne relèverez pa§ les châteaux
forts; vous ne ressusciterez pas les princesses qui
filaient elles-mêmes les vêtements des guerriers;
vous ne recommencerez pas même le règne de
Louis XIV. Le temps actuel n'admet plus un genre
de gravité et de respect qui donnait alors tant
d'ascendant à cette cour. Mais vous aurez de la
corruption sans esprit , ce qui est le dernier degré
oiî l'espèce humaine puisse tomber. Ce n'est donc
pas entre les lumières et l'antique féodalité qu'il
faut choisir, mais entre le désir de se distinguer
et l'avidité de s'enrichir.
Examinez les adversaires de la liberté dans to^s
les pays , vous trouverez bien parmi eux quelques
transfuges du camp des gens d'esprit , mais , en
général , vous verrez que les ennemis de la liberté
sont ceux des connaissances et des lumières : ils
sont fiers de ce qui leur manque en ce genre , et
l'on doit convenir que ce triomphe négatif est fa-
cile à mériter.
On a trouvé le secret de présenter les amis de
la liberté comme des ennemis de la religion : il y
a deux prétextes à la singulière injustice qui vou-
drait interdire au plus noble sentiment de cette
terre l'alliance avec le ciel. Le premier , c'est la
révolution : comme elle s'est faite au nom de la
philosophie, on en a conclu qu'il fallait être athée
pour aimer la liberté. Certes , ce n'est que parce
que les Français n'ont pas uni la religion à la li-
berté, que leur révolution a sitôt dévié de sa direc-
tion primitive. Il se pouvait que de certains dogmes
de l'Église catholique ne s'accordassent pas avec
les principes de la liberté; l'obéissance passive au
pape était aussi peu soutenable que l'obéissance
passive au roi. Mais le christianisme a véritable-
ment apporté la liberté sur cette terre , la justice
envers les opprimés , le respect pour les malheu-
reux, enfin l'égalité devant Dieu, dont l'égalité
devant la loi n'est qu'une image imparfaite.
C'est par une confusion volontaire chez quelques-
uns , aveugle chez quelques autres , qu'on a voulu
faire considérer les privilèges de la noblesse et le
pouvoir absolu du trône comme des dogmes de la
religion. Les formes de l'organisation sociale ne
peuvent toucher à la religion que par leur influence
sur le maintien de la justice envers tous , et de la
morale de chacun ; le reste appartient à la science
de ce monde.
Il est temps que vingt-cinq années , dont quinze
appartiennent au despotisme militaire , ne se pla-
cent plus comme un fantôme entre l'histoire et
nous , et ne nous privent plus de toutes les leçons
et de tous les exemples qu'elle nous offre. N'y au-
rait-il plus d'Aristide, de Phocion, d'Épaminondas
en Grèce; de Régulus, de Caton, de Brutus à
Rome; de Tell en Suisse; d'Egmont, de Nassau
en Hollande; de Sidney, de Russel en Angleterre,
parce qu'un pays gouverné longtemps par le pou-
voir arbitraire, s'est vu livré pendant une révolu-
tion aux hommes que l'arbitraire même avait per-
vertis? Qu'y a-t-il de si extraordinaire dans un
tel événement, qu'il doive changer le cours des
astres , c'est-à-dire , faire reculer la vérité, qui s'a-
334
CONSIDERA.TIONS SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE.
vançait avec l'histoire pour éclairer le genre hu-
main? Et par quel sentiment public serions -nous
désormais émus, si nous repoussions l'amour de
la liberté ? Les vieux préjugés n'agissent plus sur
les hommes que par calcul , ils ne sont soutenus
que par ceux qui ont un intérêt personnel à les
défendre. Qui veut en France le pouvoir absolu
par amour pur, c'est-à-dire, pour lui-même? In-
formez-vous de la situation personnelle de chacun
de ses défenseurs, et vous connaîtrez bien vite les
motifs de leur doctrine. Sur quoi donc se fonde-
rait la fraternité des associations humaines, si quel-
que enthousiasme ne se développait pas dans les
cœurs? Qui serait fier d'être Français, si l'on avait
vu la liberté détruite par la tyrannie , la tyrannie
brisée par les étrangers , et que les lauriers de la
guerre ne fussent pas au moins honorés par la
conquête de la liberté? Il ne s'agirait plus que de
voir lutter l'un contre l'autre l'égoïsme des privi-
légiés par la naissance et l'égoïsme des privilégiés
par les événements. Mais la France, où serait-elle?
Qui pourrait se vanter de l'avoir servie , puisque
rien ne resterait dans les coeurs , ni des temps pas-
sés, ne de la réforme nouvelle?
La liberté! répétons son nom avec d'autant plus
de force , que les hommes qui devraient au moins
le prononcer comme excuse , l'éloignent par flat-
terie; répétons -le sans crainte de blesser aucune
puissance respectable : car tout ce que nous ai-
mons , tout ce que nous honorons y est compris.
Rien que la liberté ne peut remuer l'âme dans les
rapports de l'ordre social. Les réunions d'hommes
ne seraient que des associations de commerce ou
d'agriculture, si la vie du patriotisme n'excitait
pas les individus à se sacrifier à leurs semblables.
La chevalerie était une confrérie guerrière qui sa-
tisfaisait au besoin de dévouement qu'éprouvent
tous les cœurs généreux. Les nobles étaient des
compagnons d'armes qu'un honneur et un devoir
réunissaient; mais depuis que les progrès de l'es-
prit humain ont créé les nations , c'est-à-dire, de-
puis que tous les hommes participent de quelque
manière aux mêmes avantages, que ferait -on de
l'espèce humaine sans le sentiment de la liberté?
Pourquoi le patriotisme français commencerait - il
à telle frontière et s'arrêterait-il à telle autre, s'il
n'y avait pas dans cette enceinte des espérances ,
des jouissances, une émulation, une sécurité, qui
font aimer son pays natal par l'âme autant que
par l'habitude ? Pourquoi le nom de France cause-
rait-il une invincible émotion, s'il n'y avait d'au-
tres liens entre les habitants de cette belle con-
trée que les privilèges des uns et l'asservissement
des autres?
Partout où vous rencontrez du respect pour la
nature humaine, de l'affection pour ses sembla-
bles, et cette énergie d'indépendance qui sait ré-
sister à tout sur la terre , et ne se prosterner que
devant Dieu , là vous voyez l'homme image de soa
Créateur , là vous sentez au fond de l'âme un at-
tendrissement si intime qu'il ne peut vous trom-
per sur la vérité. Et vous , nobles Français , pour
qui l'honneur était la liberté; vous qui, par une
longue transmission d'exploits et de grandeur,
deviez vous considérer comme l'élite de l'espèce
humaine, souffrez que la nation s'élève jusqu'à
vous ; elle a aussi maintenant les droits de con-
quête , et tout Français aujourd'hui peut se dire
gentilhomme , si tout gentilhomme ne veut pas se
dire citoyen.
C'est une chose remarquable en effet qu'à une
certaine profondeur de pensée parmi tous les hom-
mes , il n'y a pas un ennemi de la liberté. De la
même manière que le célèbre Humboldt a tracé
sur les montagnes du nouveau monde les différents
degrés d'élévation qui permettent le développement
de telle ou telle plante , on pourrait dire d'avance
quelle étendue, quelle hauteur d'esprit fait concevoir
les grands intérêts de l'humanité dans leur ensem-
ble et dans leur vérité. L'évidence de ces opinions
est telle, que jamais ceux qui les ont admises ne
pourront y renoncer, et, d'un bout du monde à
l'autre, les amis de la liberté communiquent par
les lumières, comme les hommes religieux par les
sentiments ; ou plutôt les lumières et les sentiments
se réunissent dans l'amour de la liberté comme
dans celui de l'Être suprême. S'agit-il de l'aboli-
tion de la traite des nègres , de la liberté de la
presse, de la tolérance religieuse, Jefferson pense
comme la Fayette, la Fayette comme Wilberforce;
et ceux qui ne sont plus comptent aussi dans la
sainte ligue. Est-ce donc par calcul , est-ce donc
par de mauvais motifs que des hommes si supé-
rieurs , dans des situations et des pays si divers ,
sont tellement en harmonie par leurs opinions po-
litiques? Sans doute il faut des lumières pour s'é-
lever au-dessus des préjugés ; mais c'est dans l'âme
aussi que les principes de la liberté sont fondés :
ils font battre le cœur comme l'amour et l'amitié ; .
ils viennent de la nature, ils ennoblissent le carac-
tère. Tout un ordre de vertus , aussi bien que d'i-
dées , semble former cette chaîne d'or décrite par
Homère , qui , en rattachant l'homme au ciel , l'af-
franchit de tous les fers de la tyrannie.
909 19490 9 9 Wft
PREFACE DE M. DE STAËL FILS.
335
DIX ANNÉES
D'EXIL.
PREFACE
DE M. DE STAËL FILS.
L'écrit que l'on va lire ne forme point un ouvrage complet ,
et ne doit pas être jugé comme tel. Ce sont des fragments de
mémoires que ma mère se proposait d'achever dans ses loi-
sirs , et qui auraient peut-être subi des changements dont j'i-
gnore la nature, si une plus longue carrière lui eût permis de
les revoir et de les terminer. Cette réflexion suffisait pour que
j'examinasse avec scrupule si j'étais autorisé à les publier. La
crainte d'aucun genre de responsabilité ne peut se présenter
à l'esprit, lorsqu'il s'agit de nos plus chères affections ; mais
le cœur est agité d'une anxiété douloureuse, quand on est ré-
duit à deviner des AOlontés dont la manifestation serait une
règle invariable et sacrée. Toutefois, après avoir sérieusement
réfléchi sur ce que le devoir exigeait de moi , je me suis con-
vaincu que j'avais rempli les intentions de ma mère, en pre-
nant l'engagement de n'omettre, dans cette édition de ses
Œuvres, aucun écrit susceptible d'être imprimé. Ma fidélité
a tenir cet engagement me donne le droit de désavouer , par
avance , tout ce qu'à une époque quelconque on pourrait pré-
tendre ajouter à une collection qui, je le répète, renferme
tout ce dont ma mère n'eût pas formellement interdit la pu-
blication.
Le titre de Dix années d'exil est celui dont l'auteur lui-
même avait fait choix; j'ai du le conserver, quoique l'ou-
vrage, n'étant pas achevé, ne comprenne qu'un espace de
sept années. Le récit commence en 1800, c'est-à-dire deux
ans avant le premier exil de ma mère, et s'arrête en 1804,
après la mort de M. Necker. La narration recommence en I8I0,
et s'arrête brusquement à l'arrivée de ma mère en Suède,
dans l'automne de I312. Ainsi, la première et la seconde partie
de ces mémoires laissent entre elles un intervalle de près de
six années. On en trouvera l'explication dans l'exposé fidèle
de la manière dont ils ont été composés.
Je n'anticiperai point sur le récit des persécutions que ma
mère a subies sous le gouvernement impérial : ces persécu-
tions, mesquines autant que cruelles, forment l'objet de l'é-
crit que l'on va lire , et dont je ne pourrais qu'affaiblir l'inté-
rêt. Il me suffira de rappeler qu'après l'avoir exilée d'abord
de Paris , puis renvoyée de France , après avoir supprimé son
ouvrage sur l'Allemagne, par le caprice le plus arbitraire, et
lui avoir rendu impossible de rien publier , même sur les su-
jets les plus étrangers à la politique, on en vint jusqu'à lui
faire de sa demeure une prison , à lui interdire toute espèce
de voyage, et à lui enlever les plaisirs de la vie sociale et les
consolations de l'amitié. Voilà dans quelle situation ma mère
a commencé ses mémoires, et l'on peut juger quelle était
alors la disposition de son àme.
En écrivant cet ouvrage , l'espoir de le faire paraître un
jour se présentait à peine dans l'avenir le plus éloigné. L'Eu-
rope était encore tellement courbée sous le joug de Napoléon ,
qu'aucune voix indépendante ne pouvait se faire entendre :
sur le continent la presse était enchaînée, et les mesures les
plus rigoureuses repoussaient tout écrit imprimé en Angleterre.
Ma mère songeait donc moins à composer un livre qu'à con-
server la trace de ses souvenirs et de ses pensées. Tout en fai-
sant le récit des circonstances qui lui étaient personnelles ,
elle y insérait les diverses réflexions que lui avaient inspirées,
depuis l'origine du pouvoir de Bonaparte, l'état de la France
et la marche des événements. Mais si imprimer un pareil ou-
vrage eût été alors un acte inouï de témérité, le seul fait de
l'écrire exigeait à la fois beaucoup de courage et de prudence ,
surtout dans la position où était ma mère. Elle ne pouvait pas
douter que toutes ses démarches ne fussent soumises à la sur-
veillance de la police : le préfet qui avait remplacé M. de Ba-
rante à Genève, prétendait être informé de tout ce qui se pas-
sait chez elle , et le moindre prétexte suffisait pour que l'on
s'emparât de ses papiers. Les plus grandes précautions lui
étaient donc recommandées : aussi à peine avait-elle écrit
quelques pages , qu'elle les faisait transcrire par une de ses
amies les plus intimes , en ayant soin de remplacer tous les
noms propres par des noms tirés de l'histoire de la révolu-
tion d'Angleterre. Ce fut sous ce déguisement qu'elle emporta
son manuscrit, lorsqu'en 1812 elle se résolut à échapper, par
la fuite, à des rigueurs toujours croissantes.
Arrivée en Suède, après avoir ts-aversé la Russie, et évité
de bien près les armées qui s'avançaient sur Moscou , ma
mère s'occupa de mettre au net cette première partie de ses
mémoires, qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, s'arrête à l'an-
née ISM . Mais , avant de les continuer selon l'ordre des temps ,
elle A oulut profiter du moment où ses souvenirs étaient dans
toute leur vivacité, pour écrire le récit des circonstances
remarquables de sa fuite, et des persécutions qui lui en
avaient fait, pour ainsi dire, un devoir. Elle reprit donc l'his-
toire de sa vie à l'année 1810, époque de la suppression de
son ouvrage sur V Allemagne , et la continua jusqu'à son ar-
rivée à Stockholm, en 1812: de là le titre de Dix années
d'exil. Ceci explique encore pourquoi, en parlant du gou-
vernement impérial , ma mère s'exprime tantôt comme vivant
sous sa puissance, et d'autres fois comme y ayant échappé.
Enfin , lorsqu'elle conçut le plan de son ouvrage sur la
Révolution française , elle tira de la première partie des Dix
années d'exil les morceaux historiques et les réflexions géné-
rales qui entraient dans son nouveau cadre , réservant les
détails individuels pour l'époque où elle comptait achever les
mémoires de sa vie, et où elle se flattait de pouvoir nommer
toutes les personnes dont elle avait reçu de généreux témoi-
gnages d'amitié, sans craindre de les compromettre par l'ex-
pression de sa reconnaissance.
Le manuscrit confié à mes soins se composait donc de deux
parties distinctes ; l'une, dont la lecture offrait nécessairement
moins d'intérêt, contenait plusieurs passages déjà incorporés
dans les Considérations sur la Révolution française ;Vayilre
formait une espèce de journal dont aucune portion n'était en-
core connue du public. l'ai suivi la marche tracée par ma
mère, en retranchant de la première partie de son manuscrit
tous les morceaux qui , à quelques modifications près, avaient
déjà trouvé place dans son grand ouvrage poliiique. C'est à
cela que s'est borné le travail de l'éditeur, et je ne me suis
pas permis la moindre addition.
Quant à la seconde partie , je la livre au public sans aucun
changement, et à peine ai-je cru pouvoir y faire de légères
corrections de style , tant il m'a paru important de conserver
à cette esquisse toute la vivacité du caractère original. L'on
se convaincra de mon respect scrupuleux pour le manuscrit
de ma mère , eu lisant les jugements qu'elle porte sur la con-
duite politique de la Russie; mais, sans parler du pouvoir
qu'exerce la reconnaissance sur les âmes éle> ées , l'on se rap-
pellera sans doute que le souverain de la Russie combattait
alors pour la cause de l'indépendance et de la liberté. Était-il
possible de prévoir qu'au bout de si peu d'années , les forces
immenses de cet empire deviendraient des instruments d'op-
. pression pour la malheureuse Europe?
Si l'on compare les Dix années d'exil avec les Considéra-
tions sur la Révolution fl-ançaise , on trouvera peut-être que
le règne de Napoléon est jugé dans le premier de ces écrits
avec plus de sévérité que dans l'autre , et qu'il y est attaqué
avec une éloquence qui n'est pas toujours exempte d'amer-
tume. Cette différence est facile à expliquer : l'un de ces
ouvrages a été écrit après la chute du despote , avec le calme
et l'impartialité d'un historien ; l'autre a été inspiré par un
sentiment courageux de résistance à la tyrannie ; et quand
ma mère l'a composé , le pouvoir impérial était à son apogée.
Je n'ai point choisi un moment plutôt qu'un autre pour
la publication des Dix années d'exil; l'ordre chronologique
a été suivi dans cette édition , et les oeuvres posthumes ont
dû naturellement terminer le recueil. Du reste, je ne crains
336
DIX ANNEES D'EXIL.
point qu'on prétende qu'il y ait manque de générosité à pu-
blier, après la chute de Napoléon , des attaques dirigées contre
sa puissance. Celle dont le talent a toujours été consacré à la
défense des plus nobles causes, celle dont la maison a été
successivement l'asile des opprimés de tous les partis , serait
trop au-dessus d'un pareil reproche. Il ne pourrait, en tout
cas, s'adresser qu'à l'éditeur des Dix années d'exil; mais
J'en serais peu touché, je l'avoue. L'on ferait, en vérité , une
part trop belle au despotisme, si, après avoir imposé le
silence de la terreur pendant son triomphe, il pouvait encore
demander à l'histoire de l'épargner après sa défaite.
Sans doute les souvenirs du dernier gouvernement ont été
le prétexte de beaucoup de persécutions ; sans doute les hon-
nêtes gens sont révoltés des lâches invectives que l'on se
permet encore contre ceux qui , ayant joui des faveurs de ce
gouvernement, ont assez de dignité pour ne pas désavouer
leur conduite passée ; sans doute , enfin , une grandeur déchue
peut captiver l'imagination ; mais ce n'est pas de la personne
de Napoléon seulement qu'il s'agit; ce n'est pas lui qui,
aujourd'hui, peut être un objet d'animadversion pour les
âmes généreuses ; ce ne sont pas non plus ceux qui, sous son
règne, ont servi utilement leur pays dans les différentes
branches de l'administration publique : mais ce qu'on ne
peut flétrir d'une censure trop sévère, c'est le système
d'égoïsme et d'oppression dont Bonaparte est l'auteur. Or,
ce déplorable système ne règne-t-il pas en Europe? les puis-
sants de la terre ne recueillent-ils pas avec sohi le honteux
héritage de celui qu'ils ont renversé? Et, si l'on tourne ses
regards sur notre patrie , combien ne voit-on pas de ces ins-
truments de Napoléon qui, après l'avoir fatigué de leur ser-
vile complaisance , viennent offrir à un pouvoir nouveau le
tribut de leur petit machiavélisme? Aujourd'hui, comme
alors, n'est-ce pas sur la vanité et sur la corruption que
repose tout l'édifice de leur chétive science , et n'est-ce pas
dans les traditions du régime impérial que sont puisés les
conseils de leur sagesse?
En peignant donc des plus vives couleurs ce régime funeste,
ce n'est pas un ennemi vaincu que l'on insulte, c'est un
adversaire puissant que l'on attaque ; et si , comme je l'es-
père, les Dix années d'exil sont destinées à accroître l'hor-
reur des gouvernements arbitraires, je puis me livrer à la
douce pensée qu'en les publiant je sers la sainte cause à
laquelle ma mère n'a pas cessé d'être fidèle.
«09«d«oa»affd
PREMIERE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Causes de Vanimosité de Bonaparte contre moi.
Ce n'est point pour occuper le public de moi
que j'ai résolu de raconter les circonstances de dix
années d'exil; les malheurs que j'ai éprouvés, avec
quelque amertume que je les aie sentis , sont si peu
de chose au milieu des désastres publics dont nous
sommes témoins , qu'on aurait honte de parler de
soi , si les événements qui nous concernent n'é-
taient pas liés à la grande cause de l'humanité me-
nacée. L'empereur Napoléon , dont le caractère se
montre tout entier dans chaque trait de sa vie ,
m'a persécutée avec un soin minutieux , avec ime
activité toujours croissante , avec une rudesse in-
flexible ; et mes rapports avec lui ont servi à me
le faire connaître, longtemps avant que l'Europe
eût appris le mot de cette énigme.
Je n'entre point dans le récit des faits qui ont
précédé l'arrivée de Bonaparte sur la scène politi-
que de l'Europe : si j'accomplis le dessein que j'ai
formé d'écrire la vie de mon père , je dirai ce que
j'ai vu de ces premiers jours de la révolution, dont
l'influence a changé le sort de tout le monde. .Te
ne veiLX retracer maintenant que la part qui me
concerne dans ce vaste tableau. Mais en jetant de
ce point de vue si borné quelques regards sur l'en-
semble , je me flatte de me faire souvent oublier
en racontant ma propre histoire.
Le plus grand grief de l'empereur Napoléon
contre moi , c'est le respect dont j'ai toujours été
pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments
m'ont été transmis comme un héritage ; et je les
ai adoptés dès que j'ai pu réfléchir sur les hautes
pensées dont ils dérivent , et sur les belles actions
qu'ils inspirent. Les scènes cruelles qui ont dés-
honoré la révolution française n'étant que de la
tyrannie sous des formes populaires , n'ont pu , ce
me semble , faire aucun tort au culte de la liberté.
L'on pourrait , tout au plus , s'en décourager pour
la France ; mais si ce pays avait le malheur de ne
savoir posséder le plus noble des biens , il ne fau-
drait pas pour cela le proscrire sur la terre. Quand
le soleil disparaît de l'horizon des pays du Nord ,
les habitants de ces contrées ne blasphèment pas
ses rayons qui luisent encore pour d'autres pays
plus favorisés du ciel.
Peu de temps après le 1 8 brumaire , il fut rap-
porté à Bonaparte que j'avais parlé dans ma société
contre cette oppression naissante dont je pressen-
tais les progrès, aussi clairement que si l'avenir
m'eitt été révélé. Joseph Bonaparte , dont j'aimais
l'esprit et la conversation, vint me voir et me dit :
« Mon frère se plaint de vous. Pourquoi, m'a-t-il
« répété hier , pourquoi madame de Staël ne s'at-
« tache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu'est-ce
« qu'elle veut ? le payement du dépôt de son père ?
« je l'ordonnerai : le séjour de Paris ? je le lui pér-
it mettrai. Enfin qu'est-ce qu'elle veut? — Mon
«Dieu, répliquai-je, il ne s'agit pas de ce que je
« veux, mais de ce que je pense. » J'ignore si cette
réponse lui a été rapportée; mais je suis bien sûre
au moins que, s'il l'a sue, il n'y a attaché aucun
sens ; car il ne croit à la sincérité des opinions de
personne ; il considère la morale en tout genre
comme une formule qui ne tire pas plus à consé-
quence que la fin d'une lettre ; et , de même qu'a-
près avoir assuré quelqu'un qu'on est son très-
humble serviteur, il ne s'ensuit pas qu'il puisse
DIX ANNEES D'EXIL.
337
rien exiger de vous , Bonaparte croit que lorsque
quelqu'un dit qu'il aime la liberté, qu'il croit en
Dieu, qu'il gréfère sa conscience à son intérêt,
c'est un homme qui se conforme à l'usage, qui
suit la manière reçue pour expliquer ses préten-
tions ambitieuses, ou ses calculs égoïstes. La
seule espèce de créatures humaines qu'il ne com-
prenne pas bien , ce sont celles qui sont sincère-
ment attachées à une opinion, qu'elles qu'en puis-
sent être les suites ; Bonaparte considère de tels
hommes comme des niais ou comme des mar-
chands qui surfont, c'est-à-dire, qui veulent se
vendre trop cher. Aussi , comme on le verra par
la suite , ne s'est-il jamais trompé dans ce monde
que sur les honnêtes gens , soit comme individus ,
soit surtout comme nations.
CHAPITRE II.
Commencements de l'opposition dans le tribu-
nal. — Premières persécutions à ce sujet. —
Foicché.
Quelques tribuns voulaient établir dans leur as-
semblée une opposition analogue à celle d'Angle-
terre , et prendre au sérieux la constitution ,
comme si les droits qu'elle paraissait assurer
avaient eu rien de réel , et que la division préten-
due des corps de l'État n'eût pas été une simple
affaire d'étiquette , une distinction entre les diver-
ses antichambres du consul , dans lesquelles des
magistrats de différents noms pouvaient se tenir.
Je voyais avec plaisir , je l'avoue , le petit nombre
de tribuns qui ne voulaient point rivaliser de com-
plaisance avec les conseillers d'État; je croyais
surtout que ceux qui précédemment s'étaient laissé
emporter trop loin dans leur amour pour la répu-
blique , se devaient de rester fidèles à leur opinion,
quand elle était devenue la plus faible et la plus
menacée.
L'un de ces tribuns , ami de la liberté , et doué
d'un des esprits les plus remarquables que la na-
ture ait départi à aucun homme, M. Benjamin
Constant, me consulta sur un discours qu'il se
proposait de faire, pour signaler l'aurore de la
tyrannie : je l'y encourageai de toute la force de
ma conscience. Néanmoins, comme on savait qu'il
était un de mes amis intimes , je ne pus m'empê-
cher de craindre ce qu'il pourrait m'en arriver.
J'étais vulnérable par mon goût pour la société.
Montaigne a dit jadis : Je suis François par Paris;
et s'il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-
ce depuis que l'on a vu réunies tant de personnes
d'esprit dans une même ville , et tant de personnes
accoutumées à se servir de cet esprit pour les
plaisirs de la conversation ? Le fantôme de l'ennui
m'a toujours poursuivie ; c'est par la terreur qu'il
me cause que j'aurais été capable de plier devant
la tyrannie , si l'exemple de mon père , et son sang
qui coule dans mes veines , ne l'emportaient pas
sur cette faiblesse. Quoi qu'il en soit , Bonaparte
la connaissait très-bien; il discerne promptement
le mauvais côté de chacun ; car c'est par leurs dé-
fauts qu'il soumet les hommes à son empire. Il
joint à la puissance dont il menace , aux trésors
qu'il fait espérer, la dispensation de l'ennui, et
c'est aussi une terreur pour les Français. Le sé-
jour à quarante lieues de la capitale, en contraste
avec tous les avantages que réunit la plus agréable
ville du monde , fait faiblir à la longue la plupart
des exilés, habitués dès leur enfance aux charmes
de la vie de Paris.
La veille du jour où Benjamin Constant devait
prononcer son discours , j'avais chez moi Lucien
Bonaparte , MM. *** , *** , *** , *** , et plusieurs
autres encore , dont la conversation , dans les de-
grés différents, a cet intérêt toujours nouveau
qu'excitent et la force des idées et la grâce de
l'expression. Chacun , Lucien excepté , lassé d'a-
voir été proscrit par le directoire, se préparait à
servir le nouveau gouvernement, en n'exigeant de
lui que de bien récompenser le dévouement à son
pouvoir. Benjamin Constant s'approche de moi ,
et me dit tout bas : « Voilà votre salon rempli de
« personnes qui vous plaisent : si je parle, demain
«il sera désert; pensez-y. — Il faut suivre sa
« conviction , » lui répondis-je. L'exaltation m'ins-
pira cette réponse; mais, je l'avoue, si j'avais
prévu ce que j'ai souffert à dater de ce jour, je
n'aurais pas eu la force de refuser l'offre que
M. Constant me faisait de renoncer à se mettre en
évidence pour ne pas me compromettre.
Ce n'est rien aujourd'hui, sous le rapport de
l'opinion, que d'encourir la disgrâce de Bonaparte;
il peut vous faire périr, mais il ne saurait entamer
votre considération. Alors, au contraire, la na-
tion n'était point éclairée sur ses intentions ty-
ranniques ; et comme chacun de ceux qui avaient
souffert de la révolution espérait de lui le retour
d'un frère ou d'un ami , ou la restitution de sa
fortune , on accablait du nom de jacobin quiconque
osait lui résister ; et la bonne compagnie se reti-
rait de vous en même temps que la faveur du gou-
vernement ; situation insupportable , surtout pour
une femme , et dont personne ne peut connaître
les pointes aiguës sans l'avoir éprouvée.
Le jour où le signal de l'opposition fut donné
338
DIX ANNEES D'EXH.
dans le tribunal par l'un de mes amis , je devais
réunir chez moi plusieurs personnes dont la so-
ciété me plaisait beaucoup , mais qui tenaient tou-
tes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets
d'excuses à cinq heures; je supportai assez bien le
premier , le second ; mais à mesure que ces billets
se succédaient , je commençais à me troubler. Vai-
nement j'en appelais à ma conscience , qui m'avait
conseillé de renoncer à tous les agréments atta-
chés à la faveur de Bonaparte; tant d'honnêtes
gens me blâmaient, que je ne savais pas m'appuyer
assez ferme sur ma propre manière de voir. Bona-
parte n'avait encore rien fait de précisément cou-
pable ; beaucoup de gens assuraient qu'il préser-
vait la France de l'anarchie ; enfin , si dans ce
moment il m'avait fait dire qu'il se raccommodait
avec moi , j'en aurais eu plutôt de la joie ; mais il
ne veut jamais se rapprocher de quelqu'un sans en
exiger une bassesse ; et pour déterminer à cette
bassesse , il entre d'ordinaire dans des fureurs de
commande qui font une telle peur qu'on lui cède
tout. Je ne veux pas dire par là que Bonaparte ne
soit pas vraiment emporté; ce qui n'est pas calcul
en lui est de la haine , et la haine s'exprime d'or-
dinaire par la colère ; mais le calcul est tellement
le plus fort , qu'il ne va jamais au delà de ce qu'il
lui convient de montrer, suivant les circonstances
et les personnes. Un jour un de mes amis le vit
s'emporter avec violence contre un commissaire
des guerres qui n'avait pas fait son devoir : à peine
ce pauvre homme fut-il sorti tout tremblant, que
Bonaparte se retourna vers un de ses aides de
camp , et lui dit en riant : « J'espère que je lui ai
fait une belle frayeur ; » et l'on aurait pu croire
l'instant d'auparavant qu'il n'était plus maître de
lui-même.
Quand il convint au premier consul de faire
éclater son humeur contre moi, il gronda publi-
quement son frère aîné, Joseph Bonaparte, sur ce
qu'il venait dans ma maison. Joseph se crut obligé
de n'y pas mettre les pieds pendant quelques se-
maines , et son exemple fut le signal que suivirent
les trois quarts des personnes que je connaissais.
Ceux qui avaient été proscrits le 18 fructidor, pré-
tendaient qu'à cette époque j'aurais eu le tort de
recommander à Barras M. de Talleyrand pour le
ministère des affaires étrangères, et ils passaient
leur vie chez le même M. de Talleyrand, qu'ils
m'accusaient d'avoir servi. Tous ceux qui se con-
duisaient mal envers moi se gardaient bien de dire
qu'ils obéissaient à la crainte de déplaire au pre-
mier consul ; mais ils inventaient chaque jour un
nouveau prétexte qui pût me nuire, exerçant toute
l'énergie de leurs opinions politiques contre une
femme persécutée et sans défense , et se proster-
nant aux pieds des plus vils jacobins , dès que le
premier consul les avait régénérés par le baptême
de la faveur.
Le ministre de la police, Fouché, me fît deman-
der, pour me dire que le premier consul me soup-
çonnait d'avoir excité celui de mes amis qui avait
parlé dans le tribunat. Je lui répondis , ce qui as-
surément était vrai, que M. Constant était un
homme d'un esprit trop supérieur pour qu'on pût
s'en prendre à une femme de ses opinions, et que
d'ailleurs le discours dont il s'agissait ne contenait
absolument que des réflexions sur l'indépendance
dont toute assemblée délibérante doit jouir, et
qu'il n'y avait pas une parole qui dût blesser le pre-
mier consul personnellement. Le ministre en con-
vint. J'ajoutai encore quelques mots sur le respect
qu'on devait à la liberté des opinions dans un corps
législatif; mais il me fut aisé de m'apercevoir qu'il
ne s'intéressait guère à ces considérations géné-
rales : il savait déjà très-bien que sous l'autorité
de l'homme qu'il voulait servir , il ne serait plus
question de principes, et il s'arrangeait en consé-
quence. Mais comme c'est un homme d'un esprit
transcendant en fait de révolution, il avait déjà
pour système de faire le moins de mal possible, la
nécessité du but admise. Sa conduite précédente ne
pouvait en rien annoncer de la moralité, et souvent
il parlait de la vertu comme d'un conte de vieille
femme. Néanmoins une sagacité remarquable le
portait à choisir le bien comme une chose raison-
nable , et ses lumières lui faisaient parfois trouver
ce que la conscience aurait inspiré à d'autres. Il
me conseilla d'aller à la campagne, et m'assura
qu'en peu de jours tout serait apaisé. Mais à
mon retour il s'en fallait de beaucoup que cela fût
ainsi.
CHAPITRE III.
Système de fusion adopté par Bonaparte. — Pu-
blication de mon ouvrage sur la Littérature.
Tandis qu'on a vu les rois chrétiens prendre deux
confesseurs pour faire examiner de plus près leur
conscience , Bonaparte s'était choisi deux ministres,
l'un de l'ancien et l'autre du nouveau régime , dont
la mission était de mettre à sa disposition les
moyens machiavéliques des deux systèmes con-
traires.
Bonaparte suivait, dans toutes ses nominations,
à peu près la même règle, de prendre, pour ainsi
dire , tantôt à droite , tantôt à gauche ; ou , en d'au-
DIX ANNEES D'EXIL.
339
très termes , de choisir alternativement ses agents
parmi les aristocrates et parmi les jacobins : le
parti mitoyen, celui des amis de la liberté, lui
plaisait moins que tous les autres , parce qu'il était
composé du petit nombre d'iiommes qui , en France,
avaient une opinion. Il aimait mieux avoir affaire
à ceux qui étaient attachés à des intérêts royalistes,
ou déconsidérés par des excès populaires. Il alla
jusqu'à vouloir nommer conseiller d'État un con-
ventionnel souillé des crimes les plus vils de la
terreur; mais il en fut détourné par le frissonne-
ment de ceux qui auraient eu à siéger avec lui.
Bonaparte eût aimé à donner cette preuve écla-
tante qu'il pouvait tout régénérer, comme tout
confondre.
Ce qui caractérise le gouvernement de Bonaparte,
c'est un mépris profond pour toutes les richesses
intellectuelles de la nature humaine : vertu, di-
gnité de l'âme, religion, enthousiasme, voilà quels
sont, à ses yeux, les éternels ennemis du conti-
nent, pour me servir de son expression favorite :
il voudrait réduire l'homme à la force et à la ruse,
et désigner tout le reste sous le nom de bêtise ou
de fohe. Les Anglais l'irritent surtout, parce qu'ils
ont trouvé le moyen d'avoir du succès avec de
l'honnêteté, chose que Napoléon voudrait faire re-
garder comme impossible. Ce point lumineux du
monde a offusqué ses yeux dès les premiers jours
de son règne ; et ne pouvant atteindre l'Angleterre
par ses armes , il n'a cessé de diriger contre elle
toute l'artillerie de ses sophismes.
Je ne crois pas que Bonaparte , en arrivant à la
tête des affaires, eût formé le plan de la monar-
chie universelle; mais je crois que son système
était ce qu'il a déclaré lui-même à un homme de
mes amis, peu de jours après le 18 brumaire : « Il
«faut, lui dit-il, faire quelque chose de nouveau
« tous les trois mois , pour captiver l'imagination
« de la nation française ; avec elle, quiconque n'a-
« vance pas est perdu. » Il s'était promis d'em-
piéter chaque jour sur la liberté de la France, et
sur l'indépendance de l'Europe ; mais , sans perdre
de vue le but , il savait se prêter aux circonstances ;
il tournait l'obstacle , quand cet obstacle était trop
fort ; il s'arrêtait tout court , quand le vent con-
traire était trop violent. Cet homme, si impatient
au fond de lui-même, a le talent de rester immo-
bile quand il le faut; il tient cela des Italiens, qui
savent se contenir pour atteindre le but de leur
passion , comme s'ils étaient de sang-froid dans le
choix de ce but. C'est par l'art d'alterner entre la
ruse et la force qu'il a subjugué l'Europe ; au reste,
c'est un grand mot que l'Europe. En quoi consis-
tait-elle alors.? en quelques ministres, dont aucun
n'avait autant d'esprit que beaucoup d'hommes
pris au hasard dans la nation qu'ils gouvernaient.
Vers le printemps de l'année 1800, je publiai
mon ouvrage sur la littérature, et le succès qu'il
obtint me remit tout à fait en faveur dans la so-
ciété ; mon salon redevint peuplé , et je retrouvai
ce plaisir de causer, et de causer à Paris, qui, je
l'avoue, a toujours été pour moi le plus piquant
de tous. Il n'y avait pas un mot sur Bonaparte
dans mon livre, et les sentiments les plus libéraux
y étaient exprimés, je crois, avec force. Biais alors
la presse était encore loin d'être enchaînée comme
à présent ; le gouvernement exerçait la censure sur
les journaux , mais non pas sur les livres ; distinc-
tion qui pouvait se soutenir, si l'on avait usé de
cette censure avec modération : car les journaux
exercent une influence populaire, tandis que les
livres , pour la plupart , ne sont lus que par des
hommes instruits, et peuvent éclairer l'opinion,
mais non pas l'enflammer. Plus tard on a institué
dans le sénat, je crois par dérision, une commis-
sion pour la liberté de la presse, et une autre pour
la liberté individuelle, dont maintenant encore on
renouvelle les membres tous les trois mois. Cer-
tainement \e,s é\'èché'i in partibus , et les sinécures
d'Angleterre, donnent plus d'occupation que ces
comités.
Depuis mon ouvrage sur la littérature, j'ai pu-
blié Delphine, Corinne, et enfin mon livre sur
V Allemagne, qui a été supprimé au moment où il
allait paraître. Mais, quoique ce dernier écrit m'ait
attiré d'amères persécutions, les lettres ne me
semblent pas moins une source de jouissances et
de considération, même pour une femme. J'attri-
bue ce que j'ai souffert dans la vie aux circons-
tances qui m'ont associée, dès mon entrée dans le
monde, aux intérêts de la liberté que soutenaient
mon père et ses amis ; mais le genre de talent qui a
fait parler de moi comme écrivain, m'a toujours
valu plus de plaisir que de peine. Les critiques dont
les ouvrages sont l'objet, peuvent être très-aisé-
ment supportées quand on a quelque élévation
d'âme, et quand on aime les grandes pensées pour
elles-mêmes , encore plus que pour le succès qu'elles
peuvent procurer. D'ailleurs, le public, au bout
d'un certain temps , me paraît presque toujours
très-équitable ; il faut que l'amour-propre s'accou-
tume à faire crédit à la louange ; car avec le temps
on obtient ce qu'on mérite. Enfin, quand même on
aurait longtemps à souffrir de l'injustice, je -ne
conçois pas de meilleur asile contre elle que la mé-
ditation de la philosophie et l'émotion de l'élo-
340
DIX ANNEES D'EXIL.
queiice. Ces facultés mettent à nos ordres tout un
monde de vérités et de sentiments dans lequel on
respire toujours à l'aise.
CHAPITRE IV.
Conversation de mon père avec Bonaparte. —
Campagne de Marengo.
Bonaparte partit au printemps de 1800, pour
faire la campagne d'Italie , connue surtout par la
bataille de Marengo. Il passa par Genève, et comme
il témoigna le désir de voir M. Necker, mon père
se rendit chez lui, plus dans l'espoir de me servir
que pour tout autre motif. Bonaparte le reçut fort
bien, et lui parla de ses projets du moment avec
cette sorte de confiance qui est dans son caractère,
ou plutôt dans son calcul; car c'est toujours ainsi
qu'il faut appeler son caractère. Mon père n'éprouva
point , en le voyant , la .même impression que moi ;
sa présence ne lui imposa point, et il ne trouva
rien de transcendant dans sa conversation. J'ai
cherché à me rendre compte de cette différence
dans nos jugements, et je crois qu'elle tient d'a-
bord à ce que la dignité simple et vraie des manières
de mon père lui assurait les égards de tous ceux à
qui il parlait, et que d'ailleurs le genre de supério-
rité de Bonaparte provenant bien plus de l'habileté
dans le mal que de la hauteur des pensées dans le
bien , ses paroles ne doivent pas faire concevoir ce
qui le distingue; il ne pourrait, il ne voudrait ex-
pliquer son propre instinct machiavélique. Mon
père ne parla point à Bonaparte de ses deux mil-
lions déposés au trésor public; il ne voulut lui
montrer d'intérêt que pour moi, et il lui dit, entre
autres choses , que de la même manière que le pre-
mier consul aimait à s'entourer de noms illustres,
il devait se plaire aussi à accueillir les talents cé-
lèbres, comme décoration de sa puissance. Bona-
parte lui répondit avec obligeance, et le résultat de
cet entretien fut de m'assurer, du moins pour
quelque temps encore, le séjour de la France. C'est
la dernière fois que la main protectrice de mon
père s'est étendue sur ma vie ; depuis il n'a pas été
le témoin des persécutions cruelles qui l'auraient
plus irrité que moi-même.
Bonaparte se rendit à Lausanne pour préparer
l'expédition du mont Saint-Bernard : le vieux gé-
néral autrichien ne crut point à la hardiesse d'une
telle entreprise, et ne fit pas les préparatifs né-
cessaires pour s'y opposer. Un corps de troupes
peu considérable aurait suffi , dit-on , pour perdre
l'armée française, au milieu des gorges des mon-
tagnes où Bonaparte la faisait passer; mais dans
cette circonstance, comme dans plusieurs autres,
on a pu appliquer aux triomphes de Bonaparte
ces vers de J.-B. Rousseau :
L'inexpérience indocile
Du compagnon de Paul Emile
Fit tout le succès d'Annibal.
J'arrivai en Suisse , pour passer l'été avec mon
père, suivant ma coutume, à peu près vers le
temps où l'armée française traversait les Alpes.
On voyait sans cesse des troupes parcourir ces
paisibles contrées que le majestueux rempart des
Alpes devait mettre à l'abri des orages et de la po-
litique. Pendant ces belles soirées d'été, sur le
bord du lac de Genève, j'avais presque honte de
tant m'inquiéter des choses de ce monde , en pré-
sence de ce ciel serein et de cette onde si pure;
mais je ne pouvais vaincre mon agitation inté-
rieure. Je souhaitais que Bonaparte fdt battu,
parce que c'était le seul moyen d'arrêter les pro-
grès de sa tyrannie; toutefois je n'osais encore
avouer ce désir, et le préfet du Léman , M. d'Ey-
mar, ancien député à l'assemblée constituante, se
fappelant le temps où nous chérissions ensemble
l'espoir de la liberté , m'envoyait des courriers à
toutes les heures, pour m'apprendre les progrès
des Français en Italie. Il m'eût été difficile de faire
concevoir à M. d'Eymar, homme fort intéressant
d'ailleurs, que le bien de la France exigeait qu'elle
eût alors des revers , et je recevais les prétendues
bonnes nouvelles qu'il m'envoyait , d'une façon
contrainte qui s'accordait mal avec mon caractère.
Wa-t-il pas fallu depuis apprendre sans cesse les
triomphes de celui qui faisait retomber ses succès
sur la tête de tous et de chacun; et jamais, de
tant de victoires , est-il résulté un seul bonheur
pour la triste France ?
La bataille de Marengo a été perdue pendant
deux heures; ce fut la négligence du général Mêlas,
qui se fia trop à ses succès , et l'audace du général
Desaix, qui rendirent la victoire aux armes fran-
çaises. Pendant que le sort de la bataille était dé-
sespéré, Bonaparte se promenait lentement à che-
val, devant ses troupes, pensif, la tête baissée,
courageux contre le danger plus que contre le
malheur; n'essayant rien, mais attendant la for-ÉB
tune. Il s'est conduit plusieurs fois ainsi , et il ■'
s'en est bien trouvé. Mais je crois toujours que s'il
y avait eu, parmi ses adversaires, un homme de
caractère autant que de probité , Bonaparte se se-
rait arrêté devant cet obstacle. Son grand talent
est d'effrayer les faibles, et de tirer parti des boni
mes immoraux. Quand il rencontre l'honnêteti
DIX ANNEES D'EXIL.
341
quelque part , on dirait que ses artifices sont dé-
concertés, comme les conjurations du démon par
le signe de la croix.
L'armistice qui fut la suite de la bataille de
Marengo , et dont la condition était la cession de
toutes les places fortes du nord de l'Italie, fut
très-désavantageux à l'Autriche. Bonaparte n'au-
rait pu rien obtenir de plus par la continuation
même de ses victoires. Mais on dirait que les puis-
sances du continent se sont fait honneur de céder
ce qu'il eût encore mieux valu se laisser prendre.
On s'est empressé avec Napoléon de lui sanction-
ner ses injustices , de lui légitimer ses conquêtes ,
tandis qu'il fallait , alors même qu'on ne pouvait
le vaincre, au moins ne pas le seconder. Ce n'était
pas trop demander aux anciens cabinets de l'Eu-
rope ; mais ils ne comprenaient rien à une situa-
tion si nouvelle , et Bonaparte les étourdissait par
tant de menaces et tant de promesses tout ensenn-
ble , qu'ils croyaient gagner en donnant , et se ré-
jouissaient du mot de paix , comme si ce mot eût
conservé le même sens qu'autrefois. Les illumina-
tions , les révérences , les dîners et les coups de
canon, pour célébrer cette paix, étaient absolu-
ment les mêmes que jadis; mais, loin de cicatriser
les blessures , elle introduisait dans le gouverne-
ment qui la signait un principe de mort d'un effet
certain.
Le trait le plus caractérisé de la fortune de Na-
poléon, ce sont les souverains qu'il a trouvés sur
le trône. Paul l" surtout lui a rendu des services
incalculables; il a pris pour lui l'enthousiasme
que son père avait éprbuvé pour Frédéric II , et il
a abandonné l'Autriche dans le moment oiî elle
essayait encore de lutter. Bonaparte lui persuada
que l'Europe entière serait pacifiée pour des siè-
cles , si les deux grands empires de l'Orient et de
l'Occident étaient d'accord ; et Paul I"', qui avait
quelque chose de chevaleresque dans l'esprit, se
laissa prendre à ces mensonges. C'était un coup
du sort pour Bonaparte que de rencontrer une tête
couronnée si facile à exalter, et qui réunissait la
violence à la faiblesse ; aussi regretta-t-il beaucoup
Paul I*"", car nul homme ne lui convenait mieux à
tromper.
Lucien, ministre de l'intérieur, qui connaissait
parfaitement les projets de son frère , fit publier
une brochure destinée à préparer les esprits à l'é-
tablissement d'une nouvelle dynastie. Cette publi-
cation était prématurée; elle fit un mauvais effet;
Fouché s'en servit pour perdre Lucien : il dit à
Bonaparte que le secret était trop tôt révélé; et au
parti républicain , que Bonaparte désavouait son
frère. En effet, Lucien fut envoyé alors comme
ambassadeur en Espagne. Le système de Bona-
parte était d'avancer de mois en mois dans la car-
rière du pouvoir; il faisait répandre comme bruit
des résolutions qu'il avait envie de prendre, afin
d'essayer ainsi l'opinion. D'ordinaire même il
avait soin qu'on exagérât ce qu'il projetait , afin
que la chose même , quand elle arrivait, fût un
adoucissement à la crainte qui avait circulé dans
le public. La vivacité de Lucien cette fois s'em-
porta trop loin , et Bonaparte jugea nécessaire de
le sacrifier, en apparence, pendant quelque temps.
CHAPITRE V.
Machine infernale. — Paix de Lunéville.
Je revins à Paris vers le mois de novembre 1800;
la paix n'était point encore faite, quoique Moreau ,
par ses victoires , la rendît de plus en plus néces-
saire aux puissances étrangères. N'a-t-il pas re-
gretté depuis les lauriers de Stockach et de Hohen-
linden , quand la France n'a pas été moins esclave
que l'Europe, dont il la faisait triompher? Mo-
reau n'a vu que la France dans les ordres du pre-
mier consul ; mais il appartenait à un tel homme
déjuger le gouvernement qui l'employait, et de
prononcer lui-même, dans une pareille circons-
tance , qSel était le véritable intérêt de son pays.
Toutefois, il faut en convenir, à l'époque des plus
brillantes victoires de Moreau, c'est-à-dire, dans
l'automne de 1800, il n'y avait encore que peu de
personnes qui sussent démêler les projets de Bo-
naparte; ce qu'il y avait d'évident à distance, c'é-
tait l'amélioration des finances, et l'ordre rétabli
dans plusieurs branches d'administration. Napo-
léon était obligé de passer par le bien pour arri-
ver au mal ; il fallait qu'il accrût les forces de la
France , avant de s'en servir pour son ambition
personnelle.
Un soir que je causais avec quelques amis, nous
entendîmes une forte détonation, mais nous crû-
mes que c'étaient des coups de canon tirés pour
quelque exercice , et nous continuâmes notre en-
tretien. Nous apprîmes , peu d'heures après , qu'en
allant à l'Opéra , le premier consul avait failli pé-
rir par l'explosion de ce qu'on a appelé depuis la
machine infernale. Comme il échappa, l'on ne
manqua pas de lui témoigner le plus vif intérêt :
des philosophes proposèrent le rétablissement des
supplices de la roue et du feu pour les auteurs de
cet attentat; et il put voir de tout côté une nation
qui tendait le cou au joug. Il discuta chez lui fort
tranquillement, le soir même, ce qui serait arrivé
342
DIX ANINEES D'EXIL.
s'il eût péri ; quelques - uns disaient que Moreau
l'aurait remplacé; Bonaparte prétendait que c'eût
été le général Bernadette : « Comme Antoine, dit-
il , il aurait présenté au peuple ému la robe san-
glante de César. » Je ne sais s'il croyait en effet
que la France eût alors appelé le général Berna-
dotte à la tête des affaires ; mais ce qui est bien
sûr au moins , c'est qu'il ne le disait que pour
exciter l'envie contre ce général.
Si la machine infernale eût été combinée par le
parti jacobin, de ce moment le premier consul au-
rait pu redoubler de tyrannie ; l'opinion l'eût se-
condé : mais comme c'était le parti royaliste qui
était l'auteur de ce complot , Bonaparte n'en put
tirer un grand avantage : il chercha plutôt à l'é-
touffer qu'à s'en servir ; car il souhaitait que la
nation lui crût pour ennemis seulement les enne-
mis de l'ordre , mais non pas les amis d'un autre
ordre, c'est-à-dire, de l'ancienne dynastie. Une
chose singulière , c'est qu'à l'occasion d'un com-
plot royaliste , Bonaparte fit déporter , par un sé-
natus-consulte, cent trente jacobins dans l'île de
Madagascar , ou peut-être dans le fond de la mer ,
car on n'en a plus entendu parler depuis. Cette
liste fut faite le plus arbitrairement du monde ;
on y mit des noms, on en ôta, selon les recom-
mandations des conseillers d'État qui la propo-
saient, et des sénateurs qui la sanctionnaient.
Les honnêtes gens disaient , quand on se plaignait
de la manière dont cette liste avait été faite ,
qu'elle était composée d'hommes très -coupables :
cela se peut ; mais c'est le droit , et non le fait ,
qui constitue la légalité des actions. Lorsqu'on
laisse déporter arbitrairement cent trente citoyens,
rien n'empêchera , ce qu'on a vu depuis , de traiter
ainsi des personnes très -estimables. L'opinion les
défendra , dira- t-on. L'opinion ! qu'est-elle , sans
l'autorité de la loi? qu'est-elle, sans des organes
indépendants.' L'opinion était pour le duc d'En-
ghien , pour Moreau et pour Pichegru ; a- 1- elle pu
les sauver! Il n'y aura ni liberté, ni dignité, ni
sûreté, dans un pays oii l'on s'occupera des noms
propres quand il s'agit d'une injustice ; tout
homme est innocent avant qu'un tribunal légal
l'ait condamné ; et quand cet homme serait le
plus coupable de tous , dès qu'il est soustrait à la
loi , son sort doit faire trembler les honnêtes gens
comme les autres. Mais, de même que dans la
chambre des communes d'Angleterre, quand un
député de l'opposition sort, il prie un député du
côté ministériel de se retirer avec lui , pour ne pas
altérer le rapport des deux partis , Bonaparte ne
frappait jamais les royalistes ou les jacobins sans
partager les coups également entre les uns et les
autres : il se faisait ainsi des ahiis de tous ceux
dont il servait les haines. On verra par la suite que
c'est toujours sur la haine qu'il a compté, pour
fortifier son gouvernement; car il sait qu'elle est
moins inconstante que l'amour. Après une révo-
lution, l'esprit de parti est si âpre, qu'un nouveau
chef peut le captiver encore plus en servant sa
vengeance qu'en soutenant ses intérêts ; chacun
abandonne, s'il le faut, celui qui pense comme
lui , pourvu que l'on poursuive celui qui pense au-
trement.
La paix de Lunéville fut proclamée : l'Autri-
che ne perdit , dans cette première paix , que la
république de Venise, qu'elle avait reçue en dé-
dommagement de la Belgique, et cette antique
reine de la mer Adriatique repassa d'un maître
à l'autre , après avoir été longtemps fière et puis-
sante.
CHAPITRE VI.
Corps diplomatique sous le consulat,
de Paul ^^
Mort
Mon hiver à Paris se passa tranquillement. Je
n'allais jamais chez le premier consul; je ne
voyais jamais M. de ïalleyrand : je savais que
Bonaparte ne m'aimait pas ; mais il n'en était pas
encore arrivé au degré de tyrannie qu'on a vu se
développer depuis. Les étrangers me traitaient
avec distinction; le corps diplomatique passait sa
vie chez moi , et cette atmosphère européenne me
servait de sauvegarde.
Un ministre arrivé nouvellement de Prusse
croyait qu'il était encore question de république ,
et mettait en avant ce qu'il avait recueilli de prin-
cipes philosophiques dans ses rapports avec Frédé-
ric II : on l'avertit qu'il se trompait sur le terrain
du jour , et qu'il fallait plutôt recourir à ce qu'il
savait de mieux en fait d'esprit de cour : il obéit
bien vite ; car c'est un homme dont les facultés
distinguées sont au service d'un caractère singu-
lièrement souple. Il finit la phrase que l'on com-
mence, ou commence celle qu'il croit qu'on va fi-
nir, et ce n'est qu'en amenant la conversation sur
des faits de l'autre siècle , sur la littérature des
anciens , enfin sur des sujets étrangers aux hom-
mes et aux choses d'aujourd'hui , qu'on peut dé-
couvrir la supériorité de son esprit.
L'ambassadeur d'Autriche était un courtisan
d'un tout autre genre, mais non moins désireux
de plaire à la puissance. L'un était instruit comme
un homme de lettres , l'autre ne connaissait de la
DIX ANNEES D'EXIL.
*?/.
43
littérature que les ccméclies françaises dans les-
quelles il avait joué les rôles de Crispin et de
Chrysalde. On sait que chez l'impératrice Cathe-
rine II, il reçut un jour des dépêches étant dé-
guisé en vieille femme ; le courrier consentit avec
peine à reconnaître son ambassadeur sous ce cos-
tume. IM. de C. était un homme d'une extrême
banalité; il adressait les mêmes propos à tous ceux
qu'il rencontrait dans un salon; il parlait à tous
avec une sorte de cordialité vide de sentiments et
d'idées. Ses manières étaient parfaites, sa conver-
sation assez bien formée par le monde ; mais en-
voyer un tel homme pour négocier avec la force et
l'àpreté révolutionnaire qui entouraient Bonaparte,
c'était un spectacle digne de pitié. Un des aides
de camp de Bonaparte se plaignait de la familiarité
de M. de C; il trouvait mauvais qu'un des pre-
miers seigneurs de la monarchie autrichienne lui
serrât la main sans gêne. Ces nouveaux débutants
dans la carrière de la politesse ne croyaient pas que
l'aisance fût de bon goût. En effet , s'ils s'étaient
mis à l'aise, ils auraient commis d'étranges incon-
venances, et la roideur arrogante était encore leur
plus sûre ressource dans le rôle nouveau qu'ils
voulaient jouer.
Josej.h Bonaparte, qui avait négocié la paix de
Lunévi'le, invita M. de C à sa charmante terre de
Morfontaine, et je m'y trouvai avec lui. Joseph
aimait beaucoup les travaux de la campagne, et se
promenait très-volontiers et très-facilement huit
heures de suite dans ses jardins. M. de C. essa3"ait
de le suivre, plus essoufflé que le duc de IMayenne,
quand Henri IV s'amusait à le faire marcher, mal-
gré son embonpoint. Le pauvre homme vantait
beaucoup, parmi les plaisirs champêtres, la pêche,
parce qu'elle permet de s'asseoir; il parlait avec
une vivacité de commande sur l'innocent plaisir
d'attraper quelques petits poissons à la ligne.
Paul 1" avait maltraité 1\I. de C. de la manière
la plus indigne, lors de son ambassade à Péters-
bourg. Nous jouions au trictrac, lui et moi, dans
un salon de Morfontaine , lorsqu'un de mes amis
vint nous apprendre la mort subite de Paul. M. de
C. fit alors sur cet événement des complaintes les
plus officielles du monde. « Quoique je pusse avoir
" à me plaindre de lui , dit-il , je reconnaîtrai tou-
« jours les excellentes qualités de ce prince, et je
« ne puis m'empêcher de regretter sa perte. » Il
pensait avec raison que la mort de Paul F était
un événement heureux, et pour l'Autriche et pour
l'Europe; mais il avait dans ses paroles un deuil
de cour tout à fait impatientant 11 faut espérer
qu'avec le temps le monde sera débarrassé de l'es-
prit de courtisan, le plus fade de tous, pour ne
rien dire de plus.
Bonaparte fut très-effrayé de la mort de Paul I",
et l'on dit qu'à cette nouvelle il lui échappa le
premier aJi mon Dieu! qu'on ait entendu sortir de
sa bouche. II pouvait cependant être tranquille,
car les Français étaient aloi's plus disposés que les
Russes à souffrir la tyrannie.
Je fus priée chez le général Berthier un jour où
le premier consul devait s'y trouver ; et comme je
savais qu'il s'exprimait très-mal sur mon compte,
il me vint dans l'esprit qu'il m'adresserait peut-être
quelques-unes des choses grossières qu'il se plai-
sait souvent à dire aux femmes , même à celles qui
lui faisaient la cour, et j'écrivis à tout hasard,
avant de me rendre à la fête , les diverses réponses
fières et piquantes que je pourrais lui faire, selon
les choses qu'il me dirait. Je ne voulais pas être
prise au dépourvu, s'il se permettait de m'offenser,
car c'eût été manquer encore plus de caractère que
d'esprit; et comme nul ne peut se promettre de
n'être pas troublé en présence d'un tel homme, je
m'étais préparée d'avance à le braver. Heureuse-
ment cela fut inutile; il ne m'adressa que la plus
commune question du monde; il en arriva de même
à ceux des opposants auxquels il croyait la possi-
bilité de lui répondre : en tout genre, il n'attaque
jamais que quand il se sent de beaucoup le plus
fort. Pendant le souper, le premier consul était
debout derrière la chaise de madame Bonaparte,
et se balançait sur- un pied et sur l'autre, à la ma-
nière des princes de la maison de Bourbon. Je fis
remarquer à mon voisin cette vocation pour la
royauté déjà si manifeste.
CHAPITRE Vil.
Paris en 1801.
L'opposition du tribunat continuait toujours,
c'est-à-dire, qu'une vingtaine de membres sur cent
essayaient de parler contre les mesures de tout
genre avec lesquelles on préparait la tyrannie. Une
belle question s'offrait : la loi qui donnait au gou-
vernement la funeste faculté de créer des tribu-
naux spéciaux pour juger ceux qui seraient accusés
de crimes d'État; comme si livrer un homme à ces
tribunaux extraordinaires, ce n'était pas juger
d'avance ce qui est en question; c'est-à-dire, s'il
est criminel , et criminel d'État ; et comme si , de
tous les délits, les délits politiques n'étaient pas
ceux qui exigent le plus de précautions et d'indé-
pendance dans la manière de les examiner, puisque
23
344
DIX ANNEES D'EXIL.
le gou\fci-nement est presque toujours partie dans
de telles causes.
On a vu depuis ce que sont ces commissions
militaires pour juger les crimes d'État, et la mort
du duc d'Enghien signale à tous l'horreur que doit
inspirer cette puissance hypocrite qui revêt le
meurtre du manteau de la loi.
La résistance du tribunat , toute faible qu'elle
était, déplaisait au premier consul; non qu'elle lui
tut un obstacle , mais elle entretenait la nation
dans l'habitude de penser, ce qu'il ne voulait à au-
cun prix. 11 fit mettre dans les journaux, entre
autres , un raisonnement bizarre contre l'opposi-
tion. Rien de si simple, disait-on, que l'opposition
en Angleterre, puisque le roi y est l'ennemi du
peuple ; mais dans un pays où le pouvoir exécutif
est lui-même nommé par le peuple , c'est s'opposer
à la nation que de combattre son représentant.
Combien de phrases de ce genre les écrivains de
Napoléon n'ont-ils pas lancées depuis dix ans dans
le public? En Angleterre ou en Amérique, un
simple paysan rirait d'un sophisme de cette na-
ture; en France, tout ce qu'on désire, c'est d'avoir
une phrase à dire, avec laquelle on puisse donner
à son intérêt l'apparence de la conviction.
Très-peu d'hommes se montraient étrangers au
désir d'avoir des places ; un grand nombre étaient
ruinés, et l'intérêt de leurs femmes et de leurs en-
fants, ou de leurs neveux, s'ils n'avaient pas d'en-
fants, ou de leurs cousins, s'ils n'avaient pas de
neveux, les forçait, disaient-ils, à demander de
l'emploi au gouvernement. La grande force des
chefs de l'État en France, c'est le goût prodigieux
qu'on y a pour occuper des places : la vanité les
fait encore plus rechercher que le besoin d'argent.
Bonaparte recevait des milliers de pétitions pour
chaque emploi, depuis le premier jusqu'au dernier.
S'il n'avait pas eu naturellement un profond mé-
pris pour l'espèce humaine , il en aurait conçu en
parcourant toutes les requêtes signées de tant de
noms illustres par leurs aïeux , ou célèbres par des
actes révolutionnaires en opposition avec les nou-
velles fonctions qu'ils ambitionnaient.
L'hiver de 1801 , à Paris, me fut assez doux par
la facilité avec laquelle Fouché m'accorda les dif-
férentes demandes que je lui adressai pour le re-
tour des émigrés ; il me donna ainsi , au milieu de
ma disgrâce, le plaisir d'être utile, et je lui en
conserve de la reconnaissance. Il faut l'avouer, il
y a toujours un peu de coquetterie dans tout ce
que font les femmes , et la plupart de leurs vertus
mêmes sont mêlées au désir de plaire, et d'être
entourées d'amis qui tiennent plus intimement à
elles par les services qu'ils en ont reçus. C'est sous
ce seul point de vue qu'on peut leur pardonner
d'aimer le crédit ; mais il faut savoir renoncer aux
plaisirs mêmes de l'obligeance pour la dignité; car
on peut tout faire pour les autres , excepté de dé-
grader son caractère. Notre propre conscience est
le trésor de Dieu : il ne nous est permis de le
dépenser pour personne.
Bonaparte faisait encore quelques frais pour
l'Institut, dont il s'était fait honneur en Egypte;
mais il y avait parmi les hommes de lettres et les
savants une petite opposition philosophique, mal-
heureusement d'un très-mauvais genre, car elle
portait tout entière contre le rétablissement de la
religion. Par une funeste bizarrerie, les hommes
éclairés en France voulaient se consoler de l'escla-
vage de ce monde, en cherchant à détruire l'espé-
rance d'un monde à venir : cette singulière incon-
séquence n'aurait point existé dans la reh'gion
réformée; mais le clergé catholique avait des en-
nemis que son courage et ses malheurs n'avaient
point encore désarmés, et peut-être en effet est-il
difficile de concilier l'autorité du pape et des prê-
tres soumis au pape avec le système de la liberté
d'un État. Quoi qu'il en soit, l'Institut ne montrait
pas pour la religion, indépendamment de ses mi-
nistres, ce profond respect inséparable d'une haute
puissance d"âme et de génie, et Bonaparte s'ap-
puyait contre des hommes qui valaient mieux que
lui , de sentiments qui valaient mieux que ces
hommes.
Dans cette année (1801), le premier consul or-
donna à l'Espagne de faire la guerre au Portugal ,
et le faible roi de l'illustre Espagne condamna son
armée à cette expédition, aussi servile qu'injuste
Il marcha contre un voisin qui ne lui voulait aucun
mal, contre une puissance alliée de l'Angleterre,
qui s'est montrée depuis si véritablement amie de
l'Espagne ; tout cela pour obéir à celui qui se pré-
parait à le dépouiller de toute son existence. Quand
on a vu ces mêmes Espagnols donner avec tant
d'énergie le signal de la résurrection du monde, on
appi'end à connaître es que c'est que les nations,
et si l'on doit leur refuser un mo\en légal d'ex-
primer leur opinion et d'influer sur leur destinée.
Ce fut vers le printemps de 1801 que le premier
consul imagina de faire un roi, et un roi de la
maison de Bourbon; il lui donna la Toscane, en la
désignant par le nom érudit d'Étrurie, afin de
commencer ainsi la grande mascarade de l'Europe.
Cet infant d'Espagne fut mandé à Paris pour mon-
trer aux Français un prince de l'ancienne dynastie
humilié devant le premier ccnsul , humilié par ses
DIX ANNEES DEXIL.
dons, lorsqu'il n'aurait jamais pu l'être par ses
persécutions. Bonaparte s'essaya sur cet agneau
royal à faire attendre un roi dans son anticham-
bre; il se laissa applaudir au théâtre, à l'occasion
de ce vers :
J'ai fait des rois, madame, et n'ai pas voulu l'être;
se promettant bien d'être plus que roi, quand l'oc-
casion s'en présenterait. On racontait tous les jours
une bévue nouvelle de ce pauvre roi d'Étrurie ; on
le menait au Musée , au Cabinet d'histoire natu-
relle, et l'on citait comme traits d'esprit quelques-
unes de ses questions sur les poissons ou les qua-
drupèdes , qu'un enfant de douze ans, bien élevé,
ne ferait plus. Le soir, on le conduisait à des fêtes,
oiî les danseuses de l'Opéra venaient se mêler aux
dames nouvelles; et le petit roi, malgré sa dévo-
tion, les préférait pour danser avec elles, et leur
envoyait le lendemain, en remercîment, de beaux
et bons livres pour leur instruction. C'était un
singulier moment en France que ce passage des
habitudes révolutionnaires aux prétentions monar-
chiques; comme il n'y avait ni indépendance dans
les unes, ni dignité dans les autres, leurs ridicules
se mariaient parfaitement bien ensemble; elles se
groupaient , chacune à sa manière , autour de la
puissance bigarrée qui se servait en même temps
des moyens de force des deux régimes.
On célébra pour la dernière fois , cette année ,
le 14 juillet, anniversaire de la révolution, et une
proclamation pompeuse rappela tous les biens ré-
sultant de cette journée ; il n'en existait cependant
pas un que le premier consul ne se promît de dé-
truire. De tous les recueils le plus bizarre , c'est
celui des proclamations de cet homme ; c'est une
encyclopédie de tout ce qui peut se dire de contra-
dictoire dans ce monde ; et si le chaos était chargé
d'endoctriner la terre, il jetterait sans doute ainsi
à la tête du genre humain l'éloge de la paix et de
la guerre, des lumières et des préjugés, de la liberté
et du despotisme, les louanges et les injures sur
tous les gouvernements , sur toutes les religions.
Ce fut vers cette époque que Bonaparte envoya
le général Leclerc à Saint-Domingue, et qu'il l'ap-
pela dans son arrêté notre beau-frère. Ce premier
nous royal , qui associait les Français à la prospé-
rité de cette famille, me fut vivement antipathique.
Il exigea de sa jolie sœur d'aller avec son mari à
Saint-Domingue, et c'est là que sa santé fut abî-
mée : singulier acte de despotisme pour un homme
qui, d'ailleurs, n'est pas accoutumé à une grande
sévérité de principes autour de lui ! mais il ne se
sert de la morale que pour contrarier les uns et
éblouir les autres. Une paix fut conclue , dans la
suite, avec le chef des Nègres, Toussaint-Louver-
ture. C'était un homme très-criminel; mais toute-
fois Bonaparte signa des conditions avec lui, et,
au mépris de ces conditions, Toussaint fut amené
dans une prison de France , oii il a péri de la ma-
nière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se
souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu'il
lui a été moins reproché que les autres.
Dans une grande forge, on observe avec étonne
reient la violence des machines qu'une seule volonté
fait mouvoir ; ces marteaux , ces laminoirs , sem-
blent des personnes, ou plutôt des animaux dévo-
rants. Si vous vouliez lutter contre leur force ,
vous en seriez anéanti ; cependant toute cette fu-
reur apparente est calculée , et c'est un seul mo-
teur qui fait agir ces ressorts. La tyrannie de Bo-
naparte se présente à mes yeux sous cette image;
il fait périr des milliers d'hommes , comme ces
roues battent le fer, et ses agents, pour la plupart,
sont aussi insensibles qu'elles ; l'impulsion invisi-
ble de ces machines humaines vient d'une volonté
tout à la fois violente et méthodique , qui trans-
forme la vie morale en un instrument servile ; en-
fin, pour achever la comparaison, il suffirait d'at-
teindre le moteur pour que tout rentrât dans le
repos.
CHAPITRE VIII.
Voyage à Coppet. — Préliminaires de paix avec
V Angleterre.
J'allai, suivant mon heureuse coutume, passer
l'été auprès de mon père; je Je trouvai très-indigné
de la marche que suivaient les affaires; et comme
il avait toute sa vie autant aimé la vraie liberté
que détesté l'anarchie populaire, il se sentait le
désir d'écrire contre la tyrannie d'un seul , après
avoir si longtemps combattu celle de la multitude,
îilon père aimait la gloire, et, quelque sage que fût
son caractère , l'aventureux en tout genre ne lui
déplaisait pas , quand il fallait s'y exposer pour
mériter l'estime publique. Je sentais très -bien les
dangers que me ferait courir un ouvrage de mon
père qui déplairait au premier consul; mais je ne
pouvais me résoudre à étouffer ce chant du cygne,
qui devait se faire entendre encore sur le tombeau
de la liberté française. J'encourageai donc mon
père à travailler, et nous renvoyâmes à l'année
suivante la question de savoir s'il ferait publier ce
qu'il écrivait.
La nouvelle des préliminaires de paix signés en-
tre l'Angleterre et la France vint mettre le comble
23.
MG
DIX Ar»JNEES D'EXIL.
MX succès de Bonaparte. En apprenant que l'An-
gleterre l'avait reconnu, il me sembla que j'avais
tort de haïr sa puissance; mais les circonstances
ne tardèrent pas à m'dter ce scrupule. La plus re-
marquable des conditions de ces préliminaires,
c'était l'évacuation complète de l'Egypte; ainsi
toute cette expédition n'avait eu d'autre résultat
que de faire parler de Bonaparte. Plusieurs écrits
publiés par delà les barrières du pouvoir de Bona-
parte , l'accusent d'avoir fait assassiner Rléber en
Egypte, parce qu'il était jaloux de sa puissance;
et des personnes dignes de foi m'ont dit que le
duel dans lequel le général d'Estaing a été tué par
le général Begnier, fut provoqué par une discus-
sion sur cet objet. Toutefois il me paraît difficile
de croire que Bonaparte ait eu le moyen d'armer
un Turc contre la A'ie d'un général français, pen-
dant qu'il était lui-même si loin du théâtre de cet
attentat. On ne doit rien dire contre lui qui ne
soit prouvé ; s'il se trouvait une seule erreur de
ce genre parmi les vérités les plus notoires , leur
éclat en serait terni. Il ne faut combattre Bona-
parte avec aucune de ses armes.
Je retardai mon retour à Paris, pour ne pas être
témoin de la grande fête de la paix; je ne connais
pas une sensation plus pénible que ces réjouissan-
ces publiques , quand l'âme s'y refuse. On prend
une sorte de mépris pour ce badaud de peuple,
qui vient célébrer le joug qu'on lui prépare : ces
lourdes victimes dansant devant le palais de leur
sacrificateur; ce premier consul appelé le père de
la nation qu'il allait dévorer; ce mélange de bêtise
d'une part et de ruse de l'autre ; la fade hypocrisie
des courtisans jetant un voile sur l'arrogance du
maître, tout m'inspirait un dégoût que je ne pou-
vais surmonter. 11 fallait se contraindre, et au mi-
lieu de ces solennités on était exposé à rencontrer
des joies officieiles qu'il était plus facile d'éviter
dans d'autres moments.
Bonaparte proclamait alors que la pais était le
premier hesoin du monde; tous les jours il signait
ua nouveau traité, qui ressemblait assez au soin
avec lequel Polyphème comptait les moutons en
les faisant entrer dans sa caverne. Les États-Unis
d'Amérique firent aussi la paix avec la France , et
ils envoyèrent pour plénipotentiaire un homme
-qui ne savait pas un mot de français, ignorant ap-
paremment que la plus parfaite intelligence de la
iangue suffisait à peine pour démêler la vérité dans
un gouvernement où l'on savait si bien la cacher.
Le premier consul , à la présentation de M. Li-
vingston, lui fit, à l'aide d'un interprète, des com-
pliments sur la pureté des mœurs de l'Amérique ,
et il ajouta : « L'ancien monde est bien corrompu : »
puis, se tournant vers M de ***, il lui répéta deux
fois : « Expliquez -lui donc que l'ancien monde est
« bien corrompu ; vous en savez quelque chose ,
n n'est-ce pas? » C'est une des plus douces paroles
qu'il ait adressées en public à ce courtisan de meil-
leur goût que les autres, qui aurait voulu conser-
ver quelque dignité dans les manières, en sacrifiant
celle de l'âme à son ambition.
Cependant les institutions monarchiques s'avan-
çaient à l'ombre de la république. On organisait
une garde prétorienne; les diamants de la cou-
ronne servaient d'ornement à l'épée du premier
consul, et l'on voyait dans sa parure , comme dans
la situationpolitique du jour, un mélange de l'an- ■
cien et du nouveau régime; il avait des habits tout
d'or et des cheveux plats , une petite taille et une
grosse tête, je ne sais quoi de gauche et d'arro-
gant, de dédaigneux et d'embarrassé, qui semblait
réunir toute la mauvaise grâce d'un parvenu à
toute l'audace d'un tyran. On a vanté son sourire
comme agréable; moi, je crois qu'il aurait certai-
nement déplu dans tout autre; car ce sourire, par-
tant du sérieux pour y rentrer, ressemblait à un
ressort plutôt qu'à un mouvement naturel, et l'ex-
pression de ses yeux n'était jamais d'accord avec
celle de sa bouche ; mais comme , en souriant , il
rassurait ceux qui l'entouraient, on a pris pour
du charme le soulagement qu'il faisait éprouver
ainsi. Je me rappelle qu'un membi-e de l'Institut,
conseiller d'État, me dit sérieusement que les on-
gles de Bonaparte étaient parfaitement bien faits.
Un autre s'écria : « Les mains du premier consul
« sont charmantes. — Ah ! répondit un jeune
« seigneur de l'ancienne noblesse, qui alors n'était
« pas encore chambellan, de grâce, ne parlons pas
« politique. » Un homme de la cour, en s'expri-
mant avec tendresse sur le premier consul , disait :
« Ce qu'il a souvent, c'est une douceur enfantine. »
En effet, dans son intérieur, il se livrait quelque-
fois à des jeux innocents ; on l'a vu danser avec
ses généraux; on prétend même qu'à Munich, dans
le palais de la reine et du roi de Bavière , à qui
cette gaieté parut sans doute étrange , il prit un
soir le costume espagnol de l'empereur Charles VII,
et se mit à danser une ancienne contredanse fran-
çaise , la Monaco.
CHAPITRE IX.
Paris en 1802. — Bonaparte président de la
république italienne. — Retour à Coppet.
Chaque pas du premier consul annonçait de
DIX ANNEES D'EXIL.
317
plus en plus ouvertement son ambition sans
bornes. Tandis qu'on négociait à Amiens la paix
avec l'Angleterre, il fit rassembler à Lyon la con-
sulte cisalpine , c'est-à-dire, les députés de toute
la Lombardie et des États adjacents , qui s'étaient
constitués en république sous le directoire, et qui
demandaient maintenant quelle nouvelle forme
ils devaient prendre. Comme on n'était point en-
core accoutumé à ce que l'unité de la république
française fût transportée en l'unité d'un seul
homme, personne n'imaginait qu'il voulût réunir
sur sa tête le consulat de France et la présidence
de l'Italie , de manière qu'on s'attendait à voir
nommer le comte Melzi , que ses lumières , son
illustre naissance et le respect de ses concitoyens
désignaient pour cette place. Tout à coup le bruit
se répandit que Bonaparte se faisait nommer; et
à cette nouvelle , on aperçut encore un moment
de vie dans les esprits. On disait que la constitu-
tion faisait perdre le droit de citoyen français à
quiconque accepterait des emplois en pays étran-
ger; mais était-il Français celui qui ne voulait se
servir de la grande nation que pour opprimer l'Eu-
rope , et de l'Europe que pour mieux opprimer la
grande nation ? Bonaparte escamota la nomination
de président à tous ces Italiens, qui n'apprirent
qu'il fallait le nommer que peu d'heures avant
d'aller au scrutin. On leur dit de joindre le nom
de M. de Melzi, comme vice-président, à celui de
Bonaparte. On les assura qu'ils ne seraient gou-
vernés que par celui qui serait toujours au milieu
d'eux, et que l'autre ne voulait qu'un titre hono-
rifique. Bonaparte dit lui-même , avec sa manière
emphatique : « Cisalpins, je conserverai seulement
« la grande pensée de vos affaires. » Et la grande
pensée voulait dire la toute-puissance. Le lende-
main de ce choix , on continua à faire sérieuse-
ment une constitution , comme s'il pouvait en
exister une à côté de cette main de fer. On divisa
la nation en trois classes : les possidenti , les dotti
et les commercianti. Les propriétaires , pour les
imposer; les hommes de lettres, pour les faire
taire, et les commerçants , pour leur fermer tous
les ports. Ces paroles sonores de l'italien prêtent
encore mieux au charlatanisme que le français.
Bonaparte avait changé le nom de république
cisalpine en celui de république italienne, et me-
naçait ainsi l'Europe de ses conquêtes futures dans
le reste de l'Italie. Une telle démarche n'était rien
moins que pacifique , et cependant elle n'arrêta
point la signature du traité d'Amiens : tant l'Eu-
rope et l'Anglererre elle-même désiraient la paix !
J'étais chez le ministre d'Angleterre, lorsqu'il re-
çut les conditions de cette paix. Il les lut à tous
ceux qu'il avait à dîner chez lui , et je ne puis ex-
primer quel fut mon étoimement à chaque article.
L'Angleterre rendait toutes ses conquêtes : elle
rendait Malte, dont on avait dit, lorsqu'elle fut
prise par les Français , quç s'il n'y avait eu per-
sonne dans la forteresse on n'y serait jamais en-
tré. Elle cédait tout , sans compensation , à une
puissance qu'elle avait constamment battue sur
mer. Quel singulier effet de la passion de la paix !
Et cet homme qui avait obtenu comme par mi-
racle de tels avantages, n'eut pas même la patience
d'en profiter quelques années pour mettre la ma^
rine française en état de s'essayer contre FAnglC'
terre ! A peine le traité d'Amiens était-il signé ,
que Napoléon réunit, par un sénatus-consulte, le
Piémont à la France. Pendant l'année que dura la
paix , tous les jours furent marqués par des pro-
clamations nouvelles , tendantes à faire rompre la
traité. Le motif de cette conduite est facile à dér
mêler : Bonaparte voulait éblouir les Français,,
tantôt par des paix inattendues, tantôt par des
guerres qui le rendissent nécessaire. Il croyait
qu'en tout genre la tempête était favorable à l'u-
surpation. Les gazettes chargées de vanter les
douceurs de la paix, au printemps de 1802, di-
saient alors : « Nous touchons au moment oii la
politique sera nulle. » En effet , si Bonaparte l'a-
vait voulu , à cette époque , i\ pouvait facilement
donner -eingt ans de paix à l'Europe effrayée et
ruinée.
Les amis de la liberté , dans le tribunat , es-
sayaient encore de lutter contre l'autorité tou-
jours croissante du premier consul; mais l'opinion,
publique ne les secondait point alors. Le plus
grand nombre des tribuns de l'opposition méri-
taient , à tous égards , la plus parfaite estime :
mais trois ou quatre individus qui siégeaient dans
leurs rangs , s'étaient rendus coupables des excès
de la révolution , et le gouvernement avait grand'
soin de rejeter sur tous le blâme qui pesait sur
quelques-uns. Cependant les hommes réunis en as-
semblée publique finissent toujours par s'électriser
dans le sens de l'élévation de l'âme , et ce tribu-
nat, tel qu'il était, aurait empêché la tyrannie, si.
on l'avait laissé subsister. Déjà la majorité des
voix avait nommé candidat au sénat un homme
qui ne plaisait point au premier consul, Daunou^
républicain probe et éclairé , mais certes nullement
à craindre. C'en fut assez pour déterminer le pre--
mier consul à Y élimination du tribunat , c'est-
à-dire , à faire sortir un à uh , sur la désignation
des sénateurs, les vingt membres les plus éner-
348
DIX A^INEES D'EXIL.
giques de l'assemblée , et à les faire remplacer par
vingt hommes dévoués au gouvernement. Les qua-
tre-vingts qui restaient devaient chaque année su-
bir la même opération par quart. Ainsi la leçon
leur était donnée sur ce qu'ils avaient à faire pour
être maintenus dans leurs places, c'est-à-dire, dans
leurs quinze mille francs de rente; car le premier
consul voulait conserver encore quelque temps
cette assemblée mutilée, qui devait servir pendant
deux ou trois ans de masque populaire aux actes
de la tyrannie.
Parmi les tribuns proscrits se trouvaient plu-
sieurs de mes amis; mais mon opinion était à cet
égard indépendante de mes affections. Peut-être
éprouvais-je cependant une irritation plus forte
de l'injustice qui tombait sur des personnes avec
qui j'étais liée , et je crois bien que je me laissai
aller à quelques sarcasmes sur cette façon hypo-
crite d'interpréter même la malheureuse constitu-
tion dans laquelle on avait tâché de ne pas laisser
entrer le moindre soufQe de liberté.
Il se formait alors autour du général Berna-
dotte un parti de généraux et de sénateurs qui
voulaient savoir de lui s'il n'y avait pas quelques
résolutions à prendre contre l'usurpation qui s'ap-
prochait à grands pas. Il proposa divers plans qui
se fondaient tous sur une mesure législative quel-
conque, regardant tout autre moyen comme con-
traire à ses principes. Mais pour cette mesure il
fallait une délibération au moins de quelques mem-
bres du sénat, et pas un d'eux n'osait souscrire un
tel acte. Pendant que toute cette négociation très-
dangereuse se conduisait, je voyais souvent le gé-
néral Bernadotte et ses amis : c'était plus qu'il n'en
fallait pour me perdre, si leurs desseins étaient
découverts. Bonaparte disait que l'on sortait tou-
jours de chez moi moins attaché à lui qu'on n'y
était entré; enfin il se préparait à ne voir que moi
de coupable parmi tous ceux qui l'étaient bien plus
que moi, mais qu'il lui importait davantage de mé-
nager.
Je partis pour Coppet dans ces entrefaites , et
j'arrivai chez mon père dans un état très-pénible
d'accablement et d'anxiété. Des lettres de Paris
m'apprirent qu'après mon départ le premier con-
sul s'était exprimé très-vivement contre mes rap-
ports de société avec le général Bernadotte. Tout
annonçait qu'il était résolu à m'en punir; mais il
s'arrêta devant l'idée de frapper le général Berna-
dotte, soit qu'il eût besoin de ses talents militaires,
soit que les liens de famille le retinssent, soit que
la popularité de ce général dans l'armée française
fût plus grande que celle des autres, soit enfin
qu'un certain charme dans les manières de Berna-
dotte rende difficile , même à Bonaparte , d'être
tout à fait son ennemi. Ce qui choquait le pre-
mier consul plus encore que les opinions qu'il me
supposait, c'était le nombre d'étrangers qui étaient
venus me voir. Le fils du stathouder, le prince
d'Orange, m'avait fait l'honneur de dîner chez
moi , et Bonaparte lui en avait adressé des repro-
ches. C'était peu de chose que l'existence d'une
femme qu'on venait voir pour sa réputation litté-
raire ; mais ce peu de chose ne relevait pas de lui ,
et c'en était assez pour qu'il voulût l'écraser.
Dans cette année (1802) se traita l'affaire des
princes possessionnés en Allemagne. Toute cette
négociation fut conduite à Paris , au grand avan-
tage, dit-on, des ministres qui en furent chargés.
Quoi qu'il en soit, c'est à cette époque que com-
mença le dépouillement diplomatique de l'Europe
entière, qui ne devait s'arrêter qu'à ses confins. On
vit tous les plus grands seigneurs de la féodale Ger-
manie apporter à Paris leur cérémonial , dont les
formes obséquieuses plaisaient plus au premier
consul que l'air encore dégagé des Français , et re-
demander ce qui leur appartenait, avec une servi-
lité qui ferait presque perdre des droits à ce qu'on
possède , tant on a l'air de ne compter pour rien
l'autorité de la justice.
Une nation éminemment fière, les Anglais, n'é-
tait pas tout à fait exempte , à cette époque , d'une
curiosité pour la personne du premier consul qui
tenait de l'hommage. Le parti ministériel jugeait
cet homme tel qu'il était : mais le parti de l'oppo-
sition, qui devait haïr davantage la tyrannie, puis-
qu'il est censé plus enthousiaste de la liberté , le
parti de l'opposition, et Fox lui-même, dont on ne
peut rappeler le talent et la bonté sans admiration
et sans attendrissement, eurent le tort de montrer
beaucoup trop d'égards pour Bonaparte, et de pro-
longer l'erreur de ceux qui voulaient encore con-
fondre avec la révolution de France l'ennemi le
plus décidé des premiers principes de cette révo-
lution.
CHAPITRE X.
Nouveaux symptômes de la malveillance de Bo-
naparte contre mon père et moi. — Affaire de
Suisse.
Au commencement de l'hiver de 1802 à 1803,
quand je lisais dans les papiers que Paris réunissait
tant d'hommes illustres de l'Angleterre à tant
d'hommes spirituels de la France , j'éprouvais , je
l'avoue, un vif désir de me trouver au milieu d'eux.
DIX ANNEES D'EXîL.
349
Je ne dissimule point que le séjour de Paris m'a
toujours semblé le plus agréable de tous : j'y suis
née, j'y ai passé mon enfance et ma première jeu-
nesse ; la génération qui a connu mon père, les amis
qui ont traversé avec nous les périls de la révolu-
tion, c'est là seulement que je puis les retrouver.
Cet amour de la patrie qui a saisi les âmes les plus
fortes, s'empare plus vivement encore de nous,
quand les goûts de l'esprit se trouvent réunis aux
affections du cœur et aux habitudes de l'imagina-
tion. La conversation française n'existe qu'à Paris,
et la conversation a été, depuis mon enfance, mon
plus grand plaisir. J'éprouvais une telle douleur à
la crainte d'être privée de ce séjour, que ma raison
ne pouvait rien contre elle. J'étais alors dans toute
la vivacité de la vie; et c'est précisément le besoin
des jouissances animées qui conduit le plus sou-
vent au désespoir, car il rend la résignation bien
difficile, et sans elle on ne peut supporter les vicis-
situdes de l'existence.
Aucune défense de me donner des passe-ports
pour Paris n'était arrivée au préfet de Genève ;
mais je savais que le premier consul avait dit au
milieu de son cercle, que je ferais mieux de n'y
pas revenir; et il avait déjà l'habitude, sur des su-
jets de cette nature , de dicter ses volontés en con-
versation, afin qu'on le dispensât d'agir, en préve-
nant ses ordres. S'il avait dit ainsi que tel ou tel
individu devrait se pendre , je crois qu'il trouverait
très-mauvais que le sujet soumis n'eût pas, en con-
séquence de l'insinuation, fait acheter la corde et
préparer la potence. Un autre symptôme de la mal-
veillance de Bonaparte envers riioi , ce fut la ma-
nière dont les journaux français traitèrent mon
roman de Delphine , qui parut à cette époque ; ils
s'avisèrent de le proclamer immoral , et l'ouvrage
que mon père avait approuvé , ces censeurs courti-
sans le condamnèrent. On pouvait trouver dans ce
livre cette fougue de jeunesse et cette ardeur d'être
heureuse, que dix années, et dix années de souf-
frances, m'ont appris à diriger d'une autre ma-
nière. Mais mes critiques n'étaient pas capables de
sentir ce genre de tort, et tout simplement ils
obéissaient à la même voix qui leur avait com-
mandé de déchirer l'ouvrage du père , avant d'at-
taquer celui de la fille. En effet , il nous revenait
de tous les côtés que la véritable raison de la colère
du premier consul , c'était ce dernier écrit de mon
père , dans lequel tout l'échafaudage de sa monar-
chie était tracé d'avance.
Mon père partageait mon goût pour le séjour de
Paris , et ma mère , pendant sa vie , l'avait aussi
vivement éprouvé. J'étais extrêmement triste d'être
séparée de mes amis , de ne pouvoir donner à mes
enfants ce genre de sentiment des beaux-arts qui
s'acquiert difficilement à la campagne; et, comme
il n'y avait rien de prononcé contre mon retour ,
dans la lettre du consul Lebrun', mais seulement
des insinuations piquantes , je formais cent projets
pour revenir, et pour essayer si le premier consul,
qui alors ménageait encore l'opinion , voudrait
braver le bruit que ferait mon exil. Mon père , qui
daignait toujours se faire un reproche d'avoir eu
part à ce qui gâtait mon sort , conçut l'idée d'aller
lui-même à Paris pour parler au premier consul en
ma faveur. J'avoue que dans le premier moment
j'acceptai la preuve de dévouement que m'offrait
mon père ; je me faisais une telle idée de l'ascendant
que devait exercer sa présence, qu'il me semblait
impossible de lui résister : son âge, l'expression si
belle de ses regards, tant de noblesse d'âme et de
finesse d'esprit réunis, me paraissaient devoir cap-
tiver même Bonaparte. Je ne savais pas encore alors
jusqu'à quel point le premier consul était irrité con-
tre son livre ; mais , heureusement pour moi , je ré-
fléchis que les avantages mêmes de mon père n'au-
raient fait qu'exciter, dans le consul , un plus vif
désir d'humilier celui qui les possédait; et sûre-
ment il aurait trouvé, du moins en apparence, les
moyens d'y parvenir : car le pouvoir, en France,
a bien des alliés , et si l'on a vu souvent l'esprit
d'opposition se développer dans ce pays , c'est parce
que la faiblesse du gouvernement lui offrait de fa-
ciles victoires. On ne saurait trop le répéter, ce que
les Français aiment en toutes choses, c'est le suc-
cès , et la puissance réussit aisément dans ce pays à
rendre le malheur ridicule. Enfin , grâce au ciel , je
me réveillai des illusions auxquelles je m'étais li-
vrée , et je refusai positivement le généreux sacri-
fice que mon père voulait me faire. Quand il me vit
bien décidée à ne pas l'accepter, j'aperçus combien
il lui en aurait coûté. Quinze mois après , je perdis
mon père, et, s'il eût alors exécuté le voyage qu'il
projetait, j'aurais attribué sa maladie à cette cause,
et le remords eût encore envenimé ma blessure.
C'est aussi dans l'hiver de 1802 à 1803 que la
Suisse prit les armes contre la constitution unitaire
qu'on lui avait imposée. Singulière manie des révo-
lutionnaires français, d'obliger tous les pays à s'or-
ganiser politiquement de la même manière que la
France ! Il y a sans doute des principes communs
à tous les pays , ce sont ceux qui assurent les droits
civils et politiques des peuples libres ; mais que ce
' Cette lettre est celle dont il est fait mention dans les Con-
sidérations sur la révolution française , quatrième partie,
chap. VIT. {Noté de Véditr-
350
DIX ANNEES D'EXIL.
soit une monarchie limitée comme l'Angleterre,
une république fédérée comme les États-Unis ou
Jes treize cantons suisses, qu'importe? et faut-il
réduire l'Europe à une idée, comme le peuple
romain à une seule tête, afin de pouvoir com-
mander et changer tout en un jour !
Le premier consul n'attachait assurément au-
cune importance à telle ou telle forme de consti-
tution, et même à quelque constitution que ce
pût être; mais ce qui lui importait, c'était de
tirer de la Suisse le meilleur parti possible pour
son intérêt, et, à cet égard, il se conduisit avec
prudence. Il combina les divers projets qu'on lui
offrit, et en forma une constitution qui conciliait
assez bien les anciennes habitudes avec les préten-
tions nouvelles; et, en se faisant nommer média-
teur de la confédération suisse, il tira plus
d'hommes de ce pays qu'il n'en aurait pu faire
sortir, s'il l'eût gouverné immédiatement. Il fit
venir à Paris des députés nommés par les cantons
et les principales villes de la Suisse, et il eut, le
29 janvier 1803 , sept heures de conférence avec
dix délégués choisis dans le sein de cette députa-
tion générale. Il insista sur la nécessité de rétablir
les cantons démocratiques tels qu'ils avaient été,
prononçant à cet égard des maxinies déclamatoires
sur la cruauté qu'il y aurait à priver des pâtres
relégués dans les montagnes de leur seul amuse-
ment, les assemblées populaires ; et disant aussi
(ce qui le touchait de plus près) les raisons qu'il
avait de se défier plutôt des cantons aristocratiques.
11 insista beaucoup sur l'importance de la Suisse
pour la France. Ces propres paroles sont consignées
dans un récit de cet entretien : « Je déclare que ,
« depuis que je suis à la tête du gouvernement,
« aucune puissance ne s'est intéressée à la Suisse ;
a c'est moi qui ai fait reconnaître la république
« helvétique à Lunéville; l'Autriche ne s'en sou-
« ciait nullement. A Amiens , je voulais en faire
« autant, l'Angleterrre l'a refusé; mais l'Angle-
« terre n'a rien à faire avec la Suisse. Si elle avait
« exprimé la crainte que je ne voulusse me faire
« déclarer votre landamman,jele serais devenu. On
o a dit que l'Angleterre favorisait la dernière in-
« surrection ; si son cabinet avait fait une dé-
« marche officielle, s'il y avait eu un mot à ce su-
« jet dans la gazette de Londres, je vous réunis-
c< sais. » Quel incroyable langage ! Ainsi , l'existence
d'un peuple qui s'est assuré son indépendance, au
milieu de l'Europe, par des efforts héroïques, et qui
l'a maintenue pendant cinq siècles par la modéra-
tion et la sagesse ; cette existence eût été anéantie
par un mouvement d'humeur que le moindre
hasard pouvait exciter dans un être aussi capri-
cieux. Bonaparte ajouta , dans cette même conver-
sation, qu'il était désagréable pour lui d'avoir une
constitution à faire, parce que cela l'exposait à être
sifflé, ce qu'il ne voulait pas. Cette expression porte
le caractère de vulgarité faussement affable qu'il se
plaît souvent à montrer. Rœderer et Desmeunier
écrivirent l'acte de médiation sous sa dictée, et
tout cela se passait pendant que ses troupes occu-
paient la Suisse. Depuis, il les a retirées , et ce
pays , il faut en convenir, a été mieux traité par
Napoléon que le reste de l'Europe, bien qu'il soit
politiquement et militairement tout à fait sous sa
dépendance ; aussi restera-t-il tranquille dans l'in-
surrection générale. Les peuples européens étaient
disposés à une mesure de patience telle, qu'il a
fallu Bonaparte pour l'épuiser.
Les journaux de Londres attaquaient assez
amèrement le premier consul ; la nation anglaise
était trop éclairée pour ne pas apercevoir où ten-
daient toutes les actions de cet homme. Chaque
fois qu'on lui apportait une traduction des papiers
anglais , il faisait une scène à lord Whitworth, qui
lui répondait avec autant de sang-froid que de rai-
son, que le roi de la Grande-Bretagne lui-même
n'était pas à l'abri des sarcasmes des gazetiers , et
que la constitution ne permettait pas de gêner leur
liberté à cet égard. Cependant le gouvernement an-
glais fit intenter un procès à Pelletier, pour des
articles de son journal dirigés contre le premier
consul. Pelletier eut l'honneur d'être défendu par
M. Mackintosh, qui fit à cette occasion l'un des
plaidoyers les plus éloquents qu'on~ait lus dans les
temps modernes : je dirai plus tard dans quelles
circonstances ce plaidoyer me parvint. m i
CHAPITRE VI.
Rupture avec l'Angleterre, — Commencement de
mon exil.
J'étais à Genève, vivant par goût et par circons-
tance dans la société des Anglais, lorsque la nou-
velle de la déclai'ation de guerre nous arriva. Le
bruit se répandit aussitôt que les voyageurs anglais
seraient faits prisonniers : comme on n'avait rien
vu de pareil dans le droit des gens européen , je n'y
croyais point, et ma sécurité faillit nuire à plu-
sieurs de mes amis ; toutefois ils se sauvèrent.
Mais les hommes les plus étrangers à la politique ,
lord Beverley, père de onze enfants , revenant d'I-
talie avec sa femme et ses filles , cent autres per-
sonnes, qui avaient des passe-ports français, qui
se rendaient aux universités pour s'instruire , ou
DIX ANNEES D'EXIL.
351
cians les pays du Midi pour se guérir, voyageant
sous la sauvegarde des lois admises chez toutes les
nations, furent arrêtées, et languissent depuis dix
ans dans des villes de province, menant la vie la
plus triste que l'imagination puisse se représenter.
Cet acte scandaleux n'était d'aucune utilité; à peine
deux mille Anglais, pour la plupart très-peu mili-
taires, furent-ils victimes de cette fantaisie de
tyran, de faire souffrir quelques pauvres individus,
par humeur contre l'invincible nation à laquelle
ils appartiennent.
Ce fut pendant l'été de 1803 que commença la
grande farce de la descente : des bateaux plats fu-
rent ordonnés d'un bout de la France à l'autre;
on en construisait dans les forêts, sur le bord des
grands chemins. Les Français, qui ont en toutes
choses une assez grande ardeur imitative , taillaient
planche sur planche, faisaient phrase sur phrase :
les uns, en Picardie, élevaient un arc de triomphe
sur lequel était écrit : Route de Londres; d'autres
écrivaient : « A Bonaparte le Grand : nous vous
« prions de nous admettre sur le vaisseau qui vous
« portera en Angleterre, et avec vous les destinées
« et les vengeances du peuple français. » Ce vais-
seau que Bonaparte devait monter, a eu le temps
de s'user -dans le port. D'autres mettaient pour
devise à leurs pavillons, dans la rade : Un bon
vent et trente heures. Enfin toute la France reten-
tissait de gasconnades dont Bonaparte seul savait
très-bien le secret.
Vers l'automne je me crus oubliée de Bonaparte :
on m'écrivit de Paris qu'il était tout entier absorbé
par son expédition d'Angleterre, qu'il se proposait
de partir pour les côtes, et de s'embarquer lui-
même pour diriger la descente. Je ne croyais guère
à ce projet; mais je me flattais qu'il trouverait bon
que je vécusse à quelques lieues de Paris , avec le
très-petit nombre d'amis qui viendraient voir à
cette distance une personne en disgrâce. Je pensais
aussi qu'étant assez connue pour que l'on parlât
de mon exil, en Europe, le premier consul évite-
rait cet éclat. J'avais calculé d'après mes désirs ;
mais je ne connaissais pas encore à fond le carac-
tère de celui qui devait dominer l'Europe. Loin de
vouloir ménager ce qui se distinguait, dans quel-
que genre que ce fut, il voulait faire de tous ceux
qui s'élevaient un piédestal pour sa statue, soit en
les foulant aux pieds , soit en les faisant servir à
ses desseins.
J'arrivai dans une petite campagne, à dix lieues
de Paris, formant le projet de m'établir les hivers
dans cette retraite, tant que durerait la tyrannie.
Je ne voulais qu'y voir mes amis, et quelquefois
aller au spectacle et au Musée. C'est tout ce que je
souhaitais du séjour de Paris, dans, l'état de dé-
fiance et d'espionnage qui commençait à s'établir;
et j'avoue que je ne vois pas quel inconvénient il
pouvait y avoir pour le premier consul à me lais-
ser ainsi dans un exil volontaire. J'y étais en effet
paisible depuis un mois, lorsqu'une femme comme
il y en a tant , cherchant à se faire valoir aux dé-
pens d'une autre femme plus connue qu'elle , vint
dire au premier consul que les chemins étaient
couverts de gens qui allaient me faire visite. Certes
rien n'était moins vrai. Les exilés qu'on allait voir,
c'étaient ceux qui, dans le dix-huitième siècle,
avaient presque autant de force que les rois qui
les éloignaient ; mais quand on résiste au pouvoir,
c'est qu'il n'est pas tyrannique , car il ne peut l'être
que par la soumission générale. Quoi qu'il en soit,
Bonaparte saisit le prétexte ou le motif qu'on lui
donna pour m'exiler, et un de mes amis me prévint
qu'un gendarme viendrait sous peu de jours me
signifier l'ordre de partir. On n'a pas l'idée, dans
les pays où la routine au moins garantit les parti-
culiers de toute injustice, de l'état où jette la
nouvelle subite de certain acte arbitraire. Je suis
d'ailleurs très-facile à ébranler; mon imagination
conçoit mieux la peine que l'espérance, et quoique
souvent j'aie éprouvé que le chagrin se dissipe par
des circonstances nouvelles , il me semble toujours ,
quand il arrive, que rien ne pourra m'en délivrer.
En effet, ce qui est facile, c'est d'être malheureux,
surtout lorsqu'on aspire aux lots privilégiés de
la vie.
Je me retirai dans l'instant même chez une per-
sonne vraiment bonne et spirituelle ■ , à qui , je
dois le dire , j'étais recommandée par un homme
qui occupait une place importante dans le gouver-
nement ^; je n'oublierai point le courage avec
lequel il m'offrit lui-même un asile : mais il aurait
la même bonne intention aujourd'hui , qu'il ne
pourrait se conduire de même sans perdre toute
son existence. A mesure qu'on laisse avancer la
tyrannie, elle croît aux regards comme un fan-
tome ; mais elle saisit avec la force d'un être réel.
J'arrivai donc dans la campagne d'une personne
que je connaissais à peine, au milieu d'une société
qui m'était tout à fait étrangère , et portant dans
le cœur un chagrin cuisant que je ne voulais pas
laisser voir. La nuit, seule avec une femme dé-
vouée depuis plusieurs années à mon service , j'é-
coutais à la fenêtre si nous n'entendrions point les
pas d'un gendarme à cheval : le jour j'essayais
• Madame de la Tour.
» Rpgnault de Saint-Jean d'Angély.
352
DIX ANNEES D'EXIL.
d'être aimable pour cacher ma situation. J'écrivis
de cette campagne à Joseph Bonaparte une lettre
qui exprimait avec vérité toute ma tristesse. Une
retraite à dix lieues de Paris était l'unique objet
de mon ambition, et je sentais avec désespoir que
si j'étais une fois exilée , ce serait pour longtemps ,
et peut-être pour toujours. Joseph et son frère
Lucien firent généreusement tous leurs efforts
pour me sauver, et l'on va voir qu'ils ne furent
pas les seuls.
Madame Récamier , cette femme si célèbre pour
sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa
beauté même , me fit proposer de venir demeurer
à sa campagne, à Saint -Brice, à deux lieues de
Paris. J'acceptai , car je ne savais pas alors que je
pouvais nuire à une personne si étrangère à la po-
litique ; je la croyais à l'abri de tout , malgré la
générosité de son caractère. La société la plus
agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là,
pour la dernière fois , de tout ce que j'allais quit-
ter. C'est dans ces jours orageux que je reçus le
plaidoyer de M. Mackintosh ; là je lus ces pages où
il fait le portrait d'un jacobin qui s'est montré
terrible dans la révolution contre les enfants , les
vieillards et les femmes, et qui se plie sous la
verge du Corse qui lui ravit jusqu'à la moindre
part de cette liberté pour laquelle il se prétendait
armé. Ce morceau, de la plus belle éloquence,
m'émut jusqu'au fond de l'âme : les écrivains su-
périeurs peuvent quelquefois , à leur insu , soula-
ger les infortunés, dans tous les pays et dans tous
les temps. La France se taisait si profondément
autour de moi , que cette voix , qui tout à coup
répondait à mon âme, me semblait descendue du
ciel : elle venait d'un pays libre. Après quelques
jours passés chez madame Récamier, sans enten-
dre parler de mon exil , je me persuadai que Bona-
parte y avait renoncé. Il n'y a rien de plus
ordinaire que de se rassurer sur un danger quel-
conque , Jorsqu'on n'en voit point de symptômes
autour de soi. Je me sentais si éloignée de tout
projet comme de tout moyen hostile, même contre
cet homme, qu'il me semblait impossible qu'il ne
me laissât pas en paix; et, après quelques jours ,
je retournai dans ma maison de campagne , con-
vaincue qu'il ajournait ses résolutions contre moi,
et se contentait de m'avoir fait peur. En effet ,
c'en était bien assez , non pour changer mon opi-
nion , non pour m'obliger à la désavouer , mais
pour réprimer en moi le reste d'habitude républi-
caine qui m'avait portée l'année précédente à par-
ler avec trop de franchise.
J'étais à table avec trois de mes amis , dans une
salle d'où l'on voyait le grand chemin et la porte
d'entrée ; c'était à la fin de septembre. A quatre
heures un homme eh habit gris , à cheval, s'ar-
rête à la grille et sonne ; je fus certaine de mon
sort. Il me fit demander; je le reçus dans le jar-
din. En avançant vers lui , le parfum des fleurs et
la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations
qui nous viennent par les combinaisons de la so-
ciété sont si différentes de celles de la nature ! Cet
homme me dit qu'il était le commandant de la
gendarmerie de Versailles, mais qu'on lui avait
ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la
crainte de m'effrayer : il me montra une lettre
signée de Bonaparte , qui portait l'ordre de m'éloi-
gner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de
me faire partir dans les vingt -quatre heures, en
me traitant cependant avec tous les égards dus à
une femme d'un nom connu. Il prétendait que
j'étais étrangère , et , comme telle , soumise à la
police : cet égard pour la liberté individuelle ne
dura pas longtemps , et bientôt après moi d'autres
Français et d'autres Françaises furent exilés sans
aucune forme de procès. Je répondis à l'officier de
gendarmerie que partir dans vingt -quatre heures
convenait à des conscrits , mais non pas à una
femme et à des enfants , et en conséquence je lui
proposai de m'accompagner à Paris, où j'avais be-
soin de passer trois jours pour faire les arrange-
ments nécessaires à mon voyage. Je montai dans
ma voiture avec mes enfants et cet officier, qu'oîi
avait choisi comme le plus littéraire des gendar-
mes. En effet il me fit des compliments sur mes
écrits. « Vous voyez , lui dis-je , monsieur , où cela
mène , d'être une femme d'esprit ; déconseillez-le ,
je vous prie, aux personnes de votre famille, si
vous en avez l'occasion. » J'essayais de me mon-
ter par la fierté , mais je sentais la griffe dans
mon cœur.
Je m'arrêtai quelques instants chez madame Ré-
camier; j'y trouvai le général Junot, qui, par dé-
vouement pour elle , promit d'aller parler le lende-
ttiain matin au premier consul. Il le fit en effet
avec la plus grande chaleur. On croirait qu'un
homme si utile par son ardeur militaire à la puis-
sance de Bonaparte, devait avoir sur lui le crédit
de faire épargner une femme; mais les généraux
de Bonaparte , tout en obtenant de lui des grâces
sans nombre pour eux-mêmes , n'ont aucun crédit
Quand ils demandent de l'argent ou des places ,
Bonaparte trouve cela convenable ; ils sont dans
le sens de son pouvoir , puisqu'ils se mettent dans
sa dépendance : mais si, ce qui leur arrive rare-
ment, ils voulaient défendre des infortu.nés, ou
DIX ANNEES D'EXIL.
353
s'opposer à quelque injustice, on leur ferait sentir
bien vite qu'ils ne sont que des bras chargés de
maintenir l'esclavage, en s'y soumettant eux-
mêmes.
' J'arrivai à Paris dans une maison nouvellement
louée , et que je n'avais pas encore habitée ; je
l'avais choisie avec soin dans le quartier et l'exposi-
tion qui me plaisaient; et déjà, dans mon imagi-
nation, je m'étais établie dans le salon avec quel-
ques amis dont l'entretien est , selon moi , le plus
grand plaisir dont l'esprit humain puisse jouir. Je
n'entrais dans cette maison qu'avec la certitude
d'en sortir, et je passais les nuits à parcourir ces
appartements dans lesquels je regrettais encore
pUis de bonheur que je n'en avais espéré. Mon
gendarme revenait chaque matin , comme dans le
conte de Barbe-Bleue , me presser de partir le len-
demain , et chaque fois j'avais la faiblesse de de-
mander encore un jour. Mes amis venaient dîner
avec moi , et quelquefois nous étions gais , comme
pour épuiser la coupe de la tristesse , en nous
montrant les uns pour les autres le plus aimables
qu'il nous était possible , au moment de nous quit-
ter pour si longtemps. Ils me disaient que cet
homme qui venait chaque jour me sommer de par-
tir, leur rappelait ces temps de la terreur pendant
lesquels les gendarmes venaient demander leuis
victimes.
On s'étonnera peut-être que je compare l'exil à
la mort; mais de grands hommes de l'antiquité et
des temps modernes ont succombé à cette peine.
On rencontre plus de braves contre l'échafaud que
contre la perte de sa patrie. Dans tous les codes
de lois , le bannissement perpétuel est considéré
comme une des peines les plus sévères ; et le ca-
price d'un homme inflige en France, en se jouant,
ce que des juges consciencieux n'imposent qu'à re-
gret aux criminels. Des circonstances particulières
m'offraient un asile et des ressources de fortune
dans la patrie de mes parents, la Suisse; j'étais à
cet égard moins à plaindre qu'un autre , et néan-
moins j'ai cruellement souffert. Je ne serai donc
point inutile au monde , en signalant tout ce qui
doit porter à ne laisser jamais aux souverains le
droit arbitraire de l'exil. Nul député, nul écrivain
n'exprimera librement sa pensée, s'il peut être
banni quand sa franchise aura déplu; nul homme
n'osera parler avec sincérité , s'il peut lui en coû-
ter le bonheur de sa famille entière. Les femmes
surtout , qui sont destinées à soutenir et à récom-
penser l'enthousiasme , tâcheront d'étouffer en
elles les sentiments généreux, s'il doit en résulter,
ou qu'elles soient enlevées aux objets de leur ten-
dresse, ou qu'ils leur sacrifient leur existence en
les suivant dans l'exil.
La veille du dernier jour qui m'était accordé ,
Joseph Bonaparte fit encore une tentative en ma
faveur; et sa femme, qui est une personne de la
douceur et de la simplicité la plus parfaite , eut la
grâce de venir chez moi pour me proposer de pas-
ser quelques jours à sa campagne de Morfontaine.
J'acceptai avec reconnaissance , car je devais être
touchée de la bonté de Joseph , qui me recevait
dans sa maison quand son frère me persécutait. Je
passai trois jours à Morfontaine, et, malgré l'o-
bligeance parfaite du maître et de la maîtresse de la
maison, ma situation était très-pénible. Je ne voyais
que des hommes du gouvernement, je ne respirais
que l'air de l'autorité, qui se déclarait mon ennemie,
et les plus simples lois de la politesse et de la recon-
naissance me défendaient de montrer ce que j'éprou-
vais. Je n'avais avec moi que mon fils aîné, encore
trop enfant pour que je pusse m'entretenir avec
lui sur de tels sujets. Je passais des heures entières
à considérer ce jardin de Morfontaine, l'un des
plus beaux qu'on puisse voir en France, et dont le
possesseur , alors paisible , me semblait bien digne
d'envie. On l'a depuis exilé sur des trônes oii je
suis sûre qu'il a regretté son bel asile.
CHAPITRE XII.
Départ pour V Allemagne. — Arrivée à JVeimar.
J'hésitais sur le parti que je prendrais en m'é-
loignant. Retournerais-je vers mon père , ou m'en
irais-je en Allemagne ? Mon père eût accueilli son
pauvre oiseau, battu par l'orage, avec une ineffa-
ble bonté ; mais je craignais le dégoût de revenir ,
renvoyée, dans un pays qu'on m'accusait de trou-
ver un peu monotone. J'avais aussi le désir de me
relever , par la bonne réception qu'on me promet-
tait en Allemagne , de l'outrage que me faisait le
premier consul , et je voulais opposer l'accueil
bienveillant des anciennes dynasties à l'imperti-
nence de celle qui se préparait à subjuguer la
France. Ce mouvement d'amour-propre l'emporta,
pour mon malheur ; j'aurais revu mon père , si j'é-
tais retournée à Genève.
Je priai Joseph de savoir si je pouvais aller en
Prusse, car il me fallait au moins la certitude q\w.
l'ambassadeur de France ne me réclamerait pas au
dehors comme Française , tandis qu'on me pros-
crivait au dedans comme étrangère. Joseph partit
pour Saint-Cloud. Je fus obligée d'attendre sa ré-
ponse dans une auberge à deux lieues de Paris ,
n'osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour
354
DIX ANNEES D'EXIL.
Be passa sans que cette réponse me parvînt. Ne
voulant pas attirer l'attention sur moi , en restant
plus longtemps dans l'auberge où j'étais , je fis le
tour des murs de Paris pour en aller chercher une
autre, de même à deux lieues, mais sur une route
différente. Cette vie errante, à quatre pas de mes
amis et de ma demeure, me causait une douleur
que je ne puis me rappeler sans frissonner. La
chambre m'est présente; la fenêtre où je passais
tout le jour pour voir arriver le messager, mille
détails pénibles que le malheur entraîne après
soi , la générosité trop grande de quelques amis ,
le calcul voilé de quelques autres, tout mettait
mon âme dans une agitation si cruelle , que je
ne pourrais la souhaiter à aucun ennemi. Enfin,
ce message sur lequel je fondais encore quel-
que espoir m'arriva. Joseph m'envoyait d'excel-
lentes lettres de recommandation pour Berlin, et
me disait adieu d'une manière noble et douce. 11
fallut donc partir. Benjamin Constant eut la bonté
de m'accompagner ; mais comme il aimait aussi
beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sa-
crifice qu'il me faisait. Chaque pas des chevaux me
faisait mal , et quand les postillons se vantaient de
m'avoir menée vite , je ne pouvais m'empécher de
soupirer du triste service qu'ils me rendaient. Je
fis ainsi quarante lieues sans reprendre la posses-
sion de moi-même. Enfin, nous nous arrêtâmes à
Châlons, et Benjamin Constant, ranimant son es-
prit, souleva, par son étonnante conversation , au
moins pendant quelques instants , le poids qui
m'accablait. Nous continuâmes , le lendemain , no-
tre route jusqu'à Metz , où je voulais m'arrêter
pour attendre des nouvelles de mon père. Là, je
passai quinze jours ^ et je rencontrai l'un des
hommes les plus aimables et les plus spirituels que
puissent produire la France et l'Allemagne combi-
nées, M. Charles Villers. Sa société me charmait,
mais elle renouvelait mes regrets pour ce premier
des plaisirs , un entretien où l'accord le plus par-
fait règne dans tout ce qu'on sent et dans tout ce
qu'on dit.
Mon père fut indigné des traitements qu'on m'a-
vait fait éprouver à Paris; il se représentait sa
famille ainsi proscrite, et sortant comme des cri-
minels du pays qu'il avait si bien servi. Ce fut
lui-même qui me conseilla de passer l'hiver en Al-
lemagne, et de ne revenir auprès de lui qu'au prin-
temps. Hélas! hélas! je comptais lui rapporter la
moisson d'idées nouvelles quej'allais recueillir dans
ce voyage. Depuis plusieurs années il me disait
souvent qu'il ne tenait au monde que par mes ré-
cits et par mes lettres. Son esprit avait tant de vi-
vacité et de pénétration , que le plaisir de lui parler
excitait à penser. J'observais pour lui raconter,
j'écoutais pour lui répéter. Depuis que je l'ai perdu,
je vois et je sens la moitié moins que je ne faisais,
quand j'avais pour but de lui plaire , en lui peignant
mes expressions.
A Francfort, ma fille, alors âgée de cinq ans,
tomba dangereusement malade. Je ne connaissais
personne dans la ville ; la langue m'était étrangère,
le médecin même auquel je confiai mon enfant
parlait à peine français. Oh ! comme mon père par-
tageait ma peine! quelles lettrs il m'écrivait! que
de consultations de médecins, copiées de sa propre
main, ne m'envoya-t-il pas de Genève ! On n'a ja-
mais porté plus loin l'harmonie de la sensibilité et
de la raison; on n'a jamais été, comme lui, vive-
ment ému par les peines de ses amis, toujours
actif pour les secourir , toujours prudent pour en
choisir les moyens, admirable en tout enfin. C'est
par le besoin du cœur que je le dis , car que lui fait
maintenant la voix même de la postérité !
J'arrivai à Weimar, où je repris courage, en
voyant , à travers les difficultés de la langue, d'im-
menses richesses intellectuelles hors de France.
J'appris à lire l'allemand; j'écoutai Goëlhe et Wie-
land , qui , heureusement pour moi , parlaient très-
bien français. Je compris l'âme et le génie de
Schiller, malgré sa difficulté à s'exprimer dans une
langue étrangère. La société du duc et de la du-
chesse de Weimar me plaisait extrêmement, et je
passai là trois mois , pendant lesquels l'étude de
la littérature allemande donnait à mon esprit tout
le mouvement dont il a besoin pour ne pas me dé-
vorer moi-même.
CHAPITRE XIII.
Berlin. — Le prince Louis-Ferdinand.
Je partis pour Berlin , et c'est là que je vis cette
reine charmante, destinée depuis à tant de mal-
heurs. Le roi m'accueillit avec bonté, et je puis
dire que pendant les six semaines que je restai dans
cette ville, je n'entendis pas un individu qui ne se
louât de la justice du gouvernement. Ce n'est pas
que je croie toujours désirable pour un pays d'avoir
des formes constitutionnelles qui lui garantissent,
par la coopération permanente de la nation, les
avantages qu'il tient des vertus d'un bon roi. La
Prusse, sous le règne de son souverain actuel,
possédait sans doute la plupart de ces avantages;
mais l'esprit public que le malheur y a développé
n'y existait point encore ; le régime militaire avait
empêché l'opinion de prendre de la force, et l'ab-
DIX ANNEES D'EXIL.
iô',y
scnce d'une constitution dans laquelle chaque indi-
vidu pût se faire connaître selon son mérite, avait
laissé l'État dépourvu d'hommes de talent capables
de le défendre. La faveur d'un roi, étant nécessai-
rement arbitraire , ne peut pas suffire pour déve-
lopper l'émulation ; des circonstances purement
relatives à l'intérieur des cours peuvent écarter un
homme de mérite du timon des affaires, ou y
placer un homme médiocre. La routine aussi do-
mine singulièrement dans les pays où le devoir
ro3'al est sans contradicteurs ; la justice même
d'un roi le porte à se donner des barrières , en con-
servant à chacun sa place ; et il était presque sans
exemple, en Prusse, qu'un homme fût destitué de
ses emplois civils ou militaires pour cause d'inca
pacité. Quel avantage ne devait donc pas avoir l'ar-
mée française presque toute composée d'hommes
nés de la révolution, comme les soldats deCadmus
des dents du dragon ! quel avantage ne devait-elle
pas avoir sur ces anciens commandants des places
ou des armées prussiennes , à qui rien de nouveau
n'était connu ! Un roi consciencieux qui n'a pas le
bonheur, et c'est à dessein que je me sers.de cette
expression, le bonheur d'avoir un parlement comme
en. Angleterre, se fait des habitudes de tout, de
peur de trop user de sa propre volonté ; et dans
le temps actuel, il faut négliger les usages anciens
pour chercher partout la force du caractère et de
l'esprit. Quoi qu'il en soit, Berlin était un des pays
les plus heureux de la terre et les plus éclairés.
Les écrivains du dix-huitième siècle faisaient sans
doute un grand bien à l'Europe par l'esprit de mo-
dération et le goût des lettres que leurs ouvrages
inspiraient à la plupart des souverains ; toutefois
l'estime que les amis des lumières accordaient à
l'esprit français a été l'une des causes des erreurs
qui ont perdu pendant si longtemps l'Allemagne.
Beaucoup de gens considéraient les armées fran-
çaises comme lels propagateurs des idées de Mon-
tesquieu , de Rousseau ou de Voltaire ; tandis que
s'il restait quelques traces des opinions de ces
grands hommes dans les instruments du pouvoir
de Bonaparte , c'était pour s'affranchir de ce qu'ils
appelaient des préjugés, et non pour établir un seul
principe régénérateur. Mais il y avait à Berlin et
dans le nord de l'Allemagne, à l'époque du prin-
temps de 1804 , beaucoup d'anciens partisans de la
révolution française qui ne s'étaient pas encore
aperçus que Bonaparte était un ennemi bien plus
acharné des premiers principes de cette révolution
que l'ancienne aristocratie européenne.
J'eus l'honneur de faire connaissance avec le
prince Louis - Ferdinand , celui que son ardeur
guerrière emporta tellement qu'il devança presque
par sa mort les premiers revers de sa patrie. C'é-
tait un homme plein de chaleur et d'enthousiasme,
mais qui , faute de gloire, cherchait trop les émo-
tions qui peuvent agiter la vie. Ce qui l'irritait
surtout dans Bonaparte , c'était sa manière de ca-
lomnier tous ceux qu'il craignait, et d'abaisser
même dans l'opinion ceux qui le servaient , pour à
tout hasard les tenir mieux dans sa dépendance. Il
me disait souvent : « Je lui permets de tuer; mais
« assassiner moralement , c'est là ce qui me ré-
« volte. 1) Et en effet , qu'on se représente l'état oii
nous nous sommes vus lorsque ce grand détrac-
teur était maître de toutes les gazettes du conti-
nent européen , et qu'il pouvait , ce qu'il a fait
souvent, écrire des plus braves hommes qu'ils
étaient des lâches, et des femmes les plus pures
qu'elles étaient méprisables , sans qu'il y eût un
moyen de contredire ou de punir de telles asser-
tions.
CHAPITRE XIV.
Conspiration de Moreau et de Pichegru.
La nouvelle venait d'arriver, à Berlin, de la
grande conspiration de Moreau, de Pichegru et de
Georges Cadoudal. Certainement il existait chez
les principaux chefs du parti républicain et du
parti royaliste un vif désir de renverser l'autorité
du premier consul, et de s'opposer à l'autorité
encore plus tyrannique qu'il se proposait d'établir
en se faisant déclarer empereur; mais on a pré-
tendu, et ce n'est peut-être pas sans fondement,
que cette conspiration, qui a si bien servi la ty-
rannie de Bonaparte, fut encojiragée par lui-même,
parce qu'il voulait en tirer parti avec un art ma-
chiavélique dont il importe d'observer tous les res-
sorts. Il envoya en Angleterre un jacobin exilé,
qui ne pouvait obtenir sa rentrée en France que
des services qu'il rendrait au premier consul. Cet
homme se présenta, comme Sinon dans la ville de
Troie , se disant persécuté par les Grecs. Il vil
quelques éiriigrés qui n'avaient ni les vices, ni les
facultés qui servent à démêler un certain genre
cle fourberie. Il lui fut donc très-facile d'attraper
un vieux évêque, un ancien officier, enfin quelques
débris d'un gouvernement sous lequel on ne sa-
vait pas seulement ce que c'était que les factions.
Il écrivit ensuite une brochure pour se moquer
avec beaucoup d'esprit de tous ceux qui l'avaient
cru , et qui en effet auraient dû suppléer à la sa-
gacité dont ils étaient privés, par la fermeté des
principes, c'est-à-dire, n'accorder jamais la moin-
35G
DIX ANjNEES D'EXIL.
rire confiance à un homme coupable de mauvaises
actions. Nous avons tous notre manière de voir;
mais dès qu'on s'est montré perfide ou cruel, Dieu
seul peut pardonner, car c'est à lui seul qu'il ap-
partient de lire assez avant dans le cœur humain
pour savoir s'il est changé; l'homme doit se tenir
pour jamais éloigné de l'homme qui a perdu son
estime. Cet agent déguisé de Bonaparte prétendit
qu'il y avait de grands éléments de révolte en
France; il alla trouver à IMunich un envoyé an-
glais , M, Drake, qu'il eut aussi l'art de tromper.
Un citoyen de la Grande-Bretagne devait être
étranger à ce tissu de ruses, composé des fils croi-
sés du jacobinisme et de la tyrannie.
Georges et Pichegru , qui étaient entièrement
du parti des Bourbons, vinrent en France en se-
cret , et se concertèrent avec IMoreau qui voulait
délivrer la France du premier consul, mais non
porter atteinte au droit qu'a la nation française
de choisir la forme de gouvernement par laquelle
il lui convient d'être régie. Pichegru voulut avoir
un entretien avec le général Bernadotte , qui s'y
refusa, n'étant pas content de la manière dont
l'entreprise était conduite, et désirant avant tout
une garantie pour la liberté constitutionnelle de
la France. Moreau, dont le caractère est très-mo-
ral, le talent militaire incontestable, et l'esprit
juste et éclairé, se laissa trop aller dans la con-
versation à blâmer le premier consul , avant d'ê-
tre assuré de le renverser. C'est un défaut bien na-
turel à une âme généreuse, que d'exprimer son
opinion, même d'une manière inconsidérée; mais
le général Moreau attirait trop les regards de Bo-
naparte, pour qu'une telle conduite ne dût pas le
perdre. Il fallait un prétexte pour arrêter un homme
qui avait gagné tant de batailles, et le prétexte se
trouva dans ses paroles à défaut de ses actions.
Les formes républicaines existaient encore ; on
s'appelait citoyen , comme si l'inégalité la plus
terrible, celle qui affranchit les uns du joug de la
loi, tandis que les autres sont soumis à l'arbi-
traire, n'eût pas régné dans toute la France. On
comptait encore les jours d'après le calendrier ré-
publicain ; on se vantait d'être en paix avec toute
l'Europe continentale; on faisait, comme à pré-
sent encore, des rapports sur la confection des
routes et des canaux, sur la construction des
ponts et des fontaines; on portait aux nues les
bienfaits du gouvernement; enfin, il n'existait au-
cune raison apparente de changer un ordre de
choses où l'on se disait si bien. On avait donc be-
soin d'un complot dans lequel les Angbis et les
Bourbons fussent nommés , pour soulever de nou-
veau les éléments révolutionnaires de la nation, et
tourner ces éléments à l'établissement d'un pou-
voir ultra-monarchique, sous.prétexte d'empêcher
le retour de l'ancien régime. Le secret de cette
combinaison, qui paraît très-compliqué, est fort
simple : il fallait faire peur aux révolutionnaires
du danger que couraient leurs intérêts, et leur
proposer de les mettre en sûreté par un dernier
abandon de leurs principes : ainsi fut-il fait.
Pichegru était devenu tout simplement roya-
liste, comme il avait été républicain; on avait re-
tourné son opinion : son caractère était supérieur
à son esprit; mais l'un n'était pas plus fait que
l'autre pour entraîner les hommes. Georges avait
plus d'élan, mais il n'était destiné, ni par son
éducation ni par la nature, au rang de chef. Quand
on les sut à Paris, on fit arrêter Moreau ; on ferma
les barrières; on déclara que celui qui donnerait
asile à Pichegru ou à Georges serait puni de mort,
et toutes les mesures du jacobinisme furent remi-
ses en vigueur pour défendre la vie d'un seul
homme. Won-seulemenl cet homme a trop d'im-
portance à ses propres yeux pour rien ménager
quand il s'agit de lui-même; mais il entrait d'ail-
leurs dans ses calculs d'effrayer les esprits , de
rappeler les jours de la terreur, afin d'inspirer,
s'il était possible, le besoin de se jeter dans ses
bras pour échapper aux troubles que lui-même ac-
croissait par toutes ses mesures. On découvrit la
retraite de Pichegru, et Georges fut arrêté dans
un cabriolet; car, ne pouvant plus habiter dans
aucune maison, il courait ainsi la ville jour et
nuit , pour se dérober aux poursuites. Celui des
agents de la police qui prit Georges eut pour ré-
compense la Légion d'honneur. Il me semble que
les militaires français auraient dû lui souhaiter
tout autre salaire.
Le Moniteur fut rempli d'adresses au premier
consul, à l'occasion des dangers auxquels il avait
échappé; cette répétition continuelle des mêmes
phrases , partant de tous les coins de la France ,
présente un accord de servitude dont il n'y a peut-
être jamais eu d'exemple chez aucun peuple. On
peut, en feuilletant le Moniteur, trouver, suivant
les époques , des thèmes sur la liberté , sur le des-
potisme, sur la philosophie, sur la religion, dans
«lesquels les départements et les bonnes villes de
France s'évertuent à dire la même chose en termes
différents; et l'on s'étonne que des hommes aussi
spirituels que les Français s'en tiennent au succès
de la rédaction, et n'aient pas une fois l'envie
d'avoir des idées à eux : on dirait que l'émulation
des mots leur suffit. Ces hvmnes dictées , avec les
DIX ANNEES D'EXIL.
357
points d'admiration qui les accompagnent , annon-
çaient cependant que tout était tranquille en
France , et que le petit nombre d'agents de la per-
fide Albion étaient saisis. Un général , il est vrai ,
s'amusait bien à dire que les Anglais avaient jeté
des balles de coton du Levant sur les côtes de la
Normandie, pour donner la peste à la France;
mais ces inventions , gravement bouffonnes , n'é-
taient considérées que comme des flatteries adres-
sées au premier consul ; et les chefs de la conspi-
ration, aussi bien que leurs agents, étant en la
puissance du gouvernement, on avait lieu de croire
que le calme était rétabli en France; mais Bona-
parte n'avait pas encore atteint son but.
CHAPITRE XV.
Assassinat du, duc d^Enghîen.
Je demeurais à Berlin, sur le quai delà Sprée,
et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un
matin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire
que le prince Louis -Ferdinand était à cheval sous
mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler.
Très-étonnée de cette visite si matinale, je me hâ-
tai de me lever pour aller vers lui. Il avait singu-
lièrement bonne grâce à cheval, et son émotion
ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-
« vous , me dit - il , que le duc d'Enghien a été en-
« levé sur le territoire de Baden , livré à une com-
« mission militaire, et fusillé vingt-quatre heures
«après son arrivée à Paris? — Quelle folie!
« lui répondis -je; ne voyez -vous pas que ce sont
, « les ennemis de la France qui ont fait circuler ce
K bruit? » En effet, je l'avoue, ma haine, quelque
forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas jus-
qu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait.
'< Puisque vous doutez de ce que je vous dis , me
« répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le
« Moniteur , dans lequel vous lirez le jugement. »
Il partità ces mots , et l'expression de sa physio-
nomie présageait la vengeance ou la mort. Un
quart d'heure après, j'eus entre mes mains ce
Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait
un arrêt de mort prononcé par la commission
militaire, séante à Vincennes, contre le nommé
Louis d'Enghien! C'est ainsi que des Français
désignaient le petit -fils des héros qui ont fait la
gloire de leur patrie ! Quand on abjurerait tous
les préjugés d'illustre naissance, que le retour des
formes monarchiques devait nécessairement rap-
peler, pourrait -on blasphémer ainsi les souvenirs
de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce
Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait
pas même les respecter ; il n'y a ni passé ni avenir
pour lui; son âme impérieuse et méprisante ne
veut rien reconnaître de sacré pour l'opinion ; il
n'admet le respect que pour la force existante. Le
prince Louis m'écrivait, en commençant son billet
par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait
demander à Madame de Staël, etc. » Il sentait l'in-
jure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir
des héros parmi lesquels il brûlait de se placer.
Comment, après cette horrible action, un seul roi
de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme?
La nécessité, dira-t-on? Il y a un sanctuaire de
l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il
n'en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre?
un amusement libéral qui ne conviendrait qu'aux
paisibles loisirs des hommes privés.
Une personne de ma connaissance m'a raconté
que peu de jours après la mort du duc d'Enghien ,
elle alla se promener autour du donjon de Vincen-
nes ; la terre encore fraîche marquait la place oh
il avait été enseveli; des enfants jouaient aux petits
palets sur ce tertre de gazon, seul monument pour
de telles cendres. Un vieux invalide , à cheveux
blancs, assis non loin de là, était resté quelque
temps à contempler ces enfants; enfin il se leva,
et les prenant par la main, il leur dit , en versant
quelques pleurs : « Ne jouez pas là , mes enfants ,
je vous prie. » Ces larmes furent tous les honneurs
qu'on rendit au descendant du grand Condé, et
la terre n'en porta pas longtemps l'empreinte.
Pour un moment du moins , l'opinion parut se
réveiller parmi les Français, l'indignation fut gé-
nérale. Mais lorsque ces flammes généreuses s'étei-
gnirent, le despotisme s'établit d'autant mieux
qu'on avait essayé vainement d'y résister. Le pre-
mier consul fut pendant quelques jours assez in-
quiet de la disposition des esprits. Fouché lui-
même blâmait cette action; il avait dit ce mot si
caractéristique du régime actuel : « C'est pis qu'un
« crime; c'est une faute. » Il y a bien des pensées
renfermées dans cette phrase; mais heureusement
qu'on peut la retourner avec vérité , en affirmant
que la plus grande des fautes, c'est le crime. Bo-
naparte demanda à un sénateur honnête homme :
« Que pense-t-on de la mort du duc d'Enghien ?
— Général , lui répondit-il , on en est fort affligé.
— Cela ne m'étonne pas, dit Bonaparte, une mai-
« son qui a longtemps régné dans un pays intéresse
« toujours, » voulant ainsi rattacher à des intérêts
de parti le sentiment le plus naturel que le cœur
humain puisse éprouver. Une autre fois il fit la
même question à un tribun, qui, plein d'envie de
lui plaire, lui répondit : « Eh bien, général, si nos
358
DIX ANNEES D'EXIL.
« ennemis prennent des mesures atroces contre
« nous , nous avons raison de faire de même; » ne
s'apercevant pas que c'était dire que la mesure
était atroce. Le premier consul affectait de consi-
dérer cet acte comme inspiré par la raison d'État.
Un jour, vers ce temps, il discutait avec un homme
d'esprit sur les pièces de Corneille : « Voyez, lui
« dit -il, le salut public, ou, pour mieux dire, la
« raison d'État a pris chez les modernes la place
n de la fatalité chez les anciens; il y a tel homme
« qui, par sa nature, serait incapable d'un forfait;
« mais les circonstances politiques lui en font une
« loi. Corneille est le seul qui ait montré, dans ses
«tragédies, qu'il connaissait la raison d'État;
« aussi, je l'aurais fait mon premier ministre, s'il
« avait vécu de mon temps. >> Toute cette appa-
rente bonhomie dans la discussion avait pour but
de prouver qu'il n'y avait point de passion dans la
mort du duc d'Enghien, et que les circonstances,
c'est-à-dire, ce dont un chef de l'État est juge ex-
clusivement, motivaient et justifiaient tout. Qu'il
n'y ait point eu de passion dans sa résolution re-
lativement au duc d'Enghien, cela est parfaitement
vrai ; on a voulu que la fureur ait inspiré ce for-
fait; il n'en est rien. Par quoi cette fureur aurait-
elle été provoquée.!" Le duc d'Enghien n'avait en
rien provoqué le premier consul ; Bonaparte espé-
rait d'abord de prendre M. le duc de Berri , qui ,
dit-on, devait débarquer en Normandie, si Pichegru
lui av^ait fait donner avis qu'il en était temps. Ce
prince est plus près du trône que le duc d'En-
ghien, et d'ailleurs il aurait enfreint les lois exis-
tantes s'il était venu en France. Ainsi, de toutes
les manières il convenait mieux à Bonaparte de
faire périr celui-là que le duc d'Enghien; mais, à
défaut du premier, il choisit le second, en discu-
tant la chose froidement. Entre l'ordre de l'enlever
et celui de le faire périr, plus de huit jours s'é-
taient écoulés , et Bonaparte commanda le supplice
du duc d'Enghien longtemps d'avance , aussi tran-
quillement qu'il a depuis sacrifié des millions
d'hommes à ses ambitieux caprices.
On se demande maintenant quels ont été les
motifs de cette terrible action, et je crois facile de
les démêler. D'abord Bonaparte voulait rassurer le
parti révolutionnaire, en contractant avec lui l'al-
liance du sang. Un ancien jacobin s'écria, en ap-
prenant cette nouvelle : « Tant mieux ! le général
« Bonaparte s'est fait de la convention. « Pendant
longtemps, les jacobins voulaient qu'un homme
eût voté la mort du roi pour être premier magis-
trat de la république ; c'était ce qu'ils appelaient
avoir donné des gages à la révolution. Bonaparte
remplissait cette condition du crime , mise à la
place de la condition de propriété exigée dans d'au-
tres pays ; il donnait la certitude que jamais il ne
servirait les Bourbons; ainsi ceux de leur parti
qui s'attachaient au sien, brûlaient leurs vaisseaux
sans retour.
A la veille de se faire couronner par les mêmes
hommes qui avaient proscrit la royauté , de réta-
blir une noblesse par les fauteurs de l'égalité, il
crut nécessaire de les rassurer par l'affreuse ga-
rantie de l'assassinat d'un Bourbon. Dans la cons-
piration de Pichegru et de Moreau , Bonaparte sa-
vait que les républicains et les royalistes s'étaient
réunis contre lui; cette étrange coalition, dont la
haine qu'il inspiré était le nœud, l'avait étonné.
Plusieurs hommes, qui tenaient des places de lui ,
étaient désignés pour servir la révolution qui de-
vait briser son pouvoir, et il lui importait que dé-
sormais tous ses agents se crussent perdus sans
ressource, si leur maître était renversé ; enfin sur-
tout , ce qu'il voulait , au moment de saisir la cou-
ronne, c'était d'inspirer une telle terreur que per-
sonne ne sût lui résister. Il viola tout dans une
seuie action : le droit des gens européen, la cons-
titution telle qu'elle existait encore, la pudeur pu-
blique, l'humanité, la religion. Il n'y avait rien
au delà de cette action; donc on pouvait tout
craindre de celui qui l'avait commise. On crut
pendant quelque temps en France que le meurtre
du duc d'Enghien était le signal d'un nouveau sys-
tème révolutionnaire, et que les échafauds allaient
être relevés. JMais Bonaparte ne voulait qu'appren-
dre une chose aux Français , c'est qu'il pouvait
tout, afin qu'ils lui sussent gré du mal qu'il ne
faisait pas , comme à d'autres d'un bienfait. On
le trouvait clément quand il laissait vivre; on avait
si bien vu comme il lui était facile de faire mou-
rir! La Russie, la Suède, et surtout l'Angleterre,
se plaignirent de la violation de l'empire germa-
nique; les princes allemands eux-mêmes se turent,
et le débile souverain sur le territoire duquel cet
attentat avait été commis, demanda, dans une
note diplomatique, qu'on ne parlât plus de l'événe-
ment qui était arrivé. Cette phrase bénigne et
voilée, pour désigner un tel acte, ne caractérise-
t-elle pas la bassesse de ces princes qui ne faisaient
plus consister leur souveraineté que dans leurs re-
venus, et traitaient un État comme un capital dont
il faut se laisser payer les intérêts le plus tranquil-
lement que l'on peut?
DIX ANNEES D'EXIL.
359
CHAPITRE XVI.
Maladie et mort de M. Necker.
Mon père eut encore le temps d'apprendre l'as-
sassinat du duc d'Enghien, et les dernières lignes
que j'ai reçues , tracées de sa main , expriment son
indignation sur ce forfait.
C'est au sein de la plus profonde sécurité que je
trouvai sur ma table deux lettres qui m'annonçaient
que mon père était dangereusement malade. On
me dissimula que le courrier qui était venu les ap-
porter, était aussi chargé de la nouvelle de sa mort.
Je partis avec de l'espérance, et je la conservai
malgré toutes les circonstances qui devaient me
l'ôter. Quand à Weimar la vérité me fut connue ,
un sentiment de terreur inexprimable se joignit à
mon désespoir. Je me vis sans appui sur cette
terre, et forcée de soutenir moi-même mon âme
contre le malheur. Il me restait beaucoup d'objets
d'attachement ; mais l'admiration pleine de ten-
dresse que j'éprouvais pour mon père exerçait sur
moi un empire que rien ne pouvait égaler. La
douleur, qui est le plus grand des prophètes,
m'annonça que désormais je ne serais plus heu-
reuse par le cœur, comme je l'avais été , quand cet
homme tout-puissant en sensibilité veillait sur mon
sort ; et il ne s'est pas écoulé un jour depuis le
mois d'avril 1804, dans lequel je n'aie rattaché
toutes mes peines à celle-là. Tant que mon père
vivait, je ne souffrais que par l'imagination; car,
dans les choses réelles , il trouvait toujours le
moyen de me faire du bien : après sa perte, j'eus
affaire directement à la destinée. C'est cependant
encore à l'espoir qu'il prie pour moi dans le ciel
que je dois ce qui me reste de force. Ce n'est point
l'amour filial , mais la connaissance intime de son
caractère qui me fait affirmer que jamais je n'ai
vu la nature humaine plus près de la perfection
que dans son âme : si je n'étais pas convaincue de
la vie à venir, je deviendrais folle de l'idée qu'un
tel être ait pu cesser d'exister. Il y avait tant
d'immortalité dans ses sentiments et dans ses pen-
sées, que cent fois il m'arrive, quand j'ai des mou-
vements qui m'élèvent au - dessus de moi - même ,
de croire encore l'entendre.
Dans mon fatal voyage de Weimar à Coppet ,
j'enviais toute la vie qui circulait dans la nature,
celle des oiseaux , des mouches qui volaient au-
tour de moi : je demandais un jour , un seul jour
pour lui parler encore , pour exciter sa pitié; j'en-
viais ces arbres des forêts dont la durée se pro-
longe au delà des siècles ; mais l'inexorable silence
du tombeau a quelque chose qui confond l'esprit
humain; et, bien que ce soit la vérité la plus
connue, jamais la vivacité de l'impression qu'elle
produit ne peut s'éteindre. En approchant de la
demeure de mon père , un de mes amis me montra
sur. la montagne des nuages qui ressemblaient à
une grande figure d'homme qui disparaîtrait vers
le soir, et il me sembla que le ciel m'offrait ainsi
le symbole de la perte que je venais de faire. II
était grand en effet, cet homme qui , dans aucune
circonstance de sa vie , n'a préféré le plus impor-
tant de ses intérêts au moindre de ses devoirs;
cet homme dont les vertus étaient tellement ins-
pirées par sa bonté, qu'il eût pu se passer de
principes , et dont les principes étaient si fermes ,
qu'il eût pu se passer de bonté.
En arrivant à Coppet, j'appris que mon père,
dans la maladie de neuf jours qui me l'avait enlevé,
s'était constamment occupé de mon sort avec in-
quiétude. Il se faisait des reproches de son der-
nier Hvre, comme étant la cause de mon exil ; et,
d'une main tremblante, il écrivit, pendant sa
fièvre , au premier consul , une lettre où il lui affir-
mait que je n'étais pour rien dans la publication de
ce dernier ouvrage, et qu'au contraire j'avais dé-
siré qu'il ne fût pas imprimé. Cette voix d'un
mourant avait tant de solennité! cette dernière
prière d'un homme qui avait joué un si grand rôle
en France , demandant pour toute grâce le retour
de ses enfants dans le lieu de leur naissance, et
l'oubli des imprudences qu'une fille , jeune encore
alors , avait pu commettre , tout me semblait ir-
résistible; et, bien que je connusse le caractère de
l'homme, il m'arriva ce qui, je crois, est dans la
nature de ceux qui désirent ardemment la cessation
d'une grande peine : j'espérai contre toute espé-
rance. Le premier consul reçut cette lettre, et me
crut sans doute d'une rare niaiserie d'avoir pu me
flatter qu'il en serait touché. Je suis à cet égard
de son avis.
CHAPITRE XVU.
Procès de Moreau.
Le procès de Moreau se continuait toujours, et
bien que les journaux gardassent le plus profond
silence sur ce sujet, il suffisait de la publicité du
plaidoyer pour éveiller les âmes, et jamais l'opi-
nion de Paris ne s'est montrée contre Bonaparte
avec tant de force qu'à cette époque. Les Français
ont plus besoin qu'aucun autre peuple d'un certain
degré de liberté de la presse ; il faut qu'ils pensent
et qu'ils sentent en commun ; l'électricité de l'é-
motion de leurs voisins leur est nécessaire pour en
24
3G0
DIX ANNEES JJ'EXIL.
éprouver à leur tour, et leur enthousiasme ne se
développe point d'une manière isolée. C'est donc
très-bien fait à celui qui veut être leur tyran de
ne permettre à l'opinion publique aucun genre de
manifestation, et Bonaparte joint à cette idée,
commune à tous les despotes , une ruse particu-
lière à ce temps-ci , c'est l'art de proclamer une
opinion factice par des journaux qui ont l'air d'être
libres, tant ils font de phrases dans le sens qui leur
est ordonné. Il n'y a , l'on doit en convenir, que
nos écrivains français qui puissent broder ainsi ,
chaque matin, les mêmes sophismes, et qui se
complaisent dans le superflu même de la servitude.
Au milieu de l'instruction de cette fameuse affaire,
les journaux apprirent à l'Europe que Pichegru
s'était étranglé lui-même dans le Temple ; toutes
les gazettes furent remplies d'un rapport chirur-
gical, qui parut peu vraisemblable, malgré le soin
avec lequel il était rédigé. S'il est vrai que Pichegru
ait péri victime d'un assassinat, se représente-t-on
le sort d'un brave général surpris par des lâches
dans le fond de son cachot, sans défense, con-
damné depuis plusieurs jours à cette solitude des
prisons qui abat le courage de l'âme, ignorant
même si ses amis sauront jamais de quel genre de
mort il a péri , si le forfait qui le tue sera vengé ,
si l'on n'outragera pas sa mémoire! Pichegru, dans
son premier interrogatoire, avait montré beau-
coup de courage, et il menaçait, dit-on, de donner
la preuve des promesses que Bonaparte avait faites
aux Vendéens , relativement au retour des Bour-
bons. Quelques-uns prétendent qu'on lui avait fait
subir la question , comme à deux autres conjurés ,
dont l'un, nommé Picot, montra ses mains mutilées
au tribunal, et qu'on n'osa pas exposer aux yeux du
peuple français un de ses anciens défenseurs sou-
mis à la torture des esclaves. Je ne crois pas à
cette conjecture ; il faut toujours chercher dans les
actions de Bonaparte le calcul qui les lui a con-
seillées, et l'on n'en verrait pas dans cette dernière
supposition ; tandis qu'il est peut-être vrai que la
réunion de Moreau et de Pichegru à la barre d'un
tribunal eût achevé d'enflammer l'opinion. Déjà la
foule était immense dans les tribunes ; plusieurs
officiers, à la tête desquels était un homme loyal,
le général Lecourbe , témoignèrent l'intérêt le plus
vif et le plus courageux pour le général Moreau.
Quand il se rendait au tr,ibunal, les gendarmes
chargés de le garder lui présentaient les armes avec
respect. Déjà l'on commençait à sentir que l'hon-
neur était du côté de la persécution ; mais Bona-
parte 5 en se faisant tout à coup déclarer empereur
au plus fort de cette fermentation , détourna les
esprits par une nouvelle perspective, et déroba
mieux sa marche au milieu de l'orage dont il était
environné, qu'il n'aurait pu le faire dans le calme.
Le général Moreau prononça devant le tribunal
un des discours les mieux faits que l'histoire puisse
offrir ; il rappela , quoique avec modestie , les ba-
tailles qu'il avait gagnées depuis que Bonaparte
gouvernait la France ; il s'excusa de s'être exprimé
souvent , peut-être avec trop de franchise, et com-
para, d'une manière indirecte, le caractère d'un
Breton avec celui d'un Corse ; enfin, il montra tout
à la fois et beaucoup d'esprit, et la plus parfaite
présence de cet esprit, dans un moment si dan-
gereux. Régnier réunissait alors le ministère de la
police à celui de la justice, en l'absence de Fouché,
disgracié. Il se rendit à Saint-Cloud en sortant du
tribunal. L'empereur lui demanda comment était
le discours de Moreau : Pitoyable, répondit-il. «En
ce cas, dit l'empereur, faites-le imprimer et pu-
blier dans tout Paris. » Quand ensuite Bonaparte
vit combien son ministre s'était trompé, il revint
enfin à Fouché, le seul homme qui pût vraiment
le seconder, en portant, malheureusement pour le
monde , une sorte de modération adroite dans un
système sans bornes.
Un ancien jacobin, âme damnée de Bonaparte,
fut chargé de parler aux juges pour les engager à
condamner Moreau à mort. « Cela est nécessaire ,
« leur dit-il , à la considération de l'empereur, qui
« l'a fait arrêter ; mais vous devez d'autant moins
« vous faire scrupule d'y consentir, que l'empe-
« reur est résolu de lui faire grâce. — Et qui
« nous fera grâce à nous-mêmes , si nous nous
« couvrons d'une telle infamie? » répondit l'un des
juges ' , dont il n'est pas encore permis de pro-
noncer le nom, de peur de l'exposer. Le général
Moreau fut condamné à deux ans de prison;
Georges et plusieurs autres de ses amis à mort;
un de MM. de Polignac à deux ans, l'autre à quatre
ans de prison, et tous les deux y sont encore, ainsi
que plusieurs autres , dont la police s'est saisie
quand la peine ordonnée par la justice a été subie.
Moreau désira que sa prison fût changée en un
bannissement perpétuel; perpétuel, dans ce cas,
veut dire viager, car le malheur du monde est
placé sur la tête d'un homme. Bonaparte consentit
à ce bannissement , qui lui convenait à tous les
égards. Souvent, sur la route de Moreau, les maires
de ville, chargés de viser son passe-port d'exil, lui
montrèrent la considération la plus respectueuse.
«Messieurs, dit l'un d'eux à son audience, faites
place au général Moreau , » et il se courba devant
' M. Clavier.
DIX ANNEES D'EXIL.
361
lui comme devant l'empereur. Il y avait encore une
France dans le cœur de ces hommes, mais déjà
l'on n'avait plus d'idée d'agir dans le sens de son
opinion, et maintenant qui sait si même il en reste
une, tant on l'a longtemps étouffée? Arrivé à
Cadix, ces Espagnols, qui devaient, peu d'années
après, donner un si grand exemple , rendirent tous
les hommages possibles à une victime de la ty-
rannie. Quand Moreau passa devant la flotte an-
glaise, les vaisseaux le saluèrent comme s'il eut
été le commandant d'une armée alliée. Ainsi les
prétendus ennemis de la France se chargèrent d'ac-
quitter sa dette envers l'un de ses plus illustres
défenseurs. Lorsque Bonaparte fit arrêter Moreau,
il dit : « J'aurais pu le faire venir chez moi , et lui
« dire : Écoute , toi et moi , nous ne pouvons pas
« rester sur le même sol; ainsi va-t'en, puisque je
« suis le plus fort ; et je crois qu'il serait parti.
« Mais ces manières chevaleresques sont puériles
« en affaires publiques. » Bonaparte croit, et a eu
l'art de persuader à plusieurs des apprentis machia-
vélistes de la génération nouvelle, que tout senti-
ment généreux est de l'enfantillage. Il serait bien
temps de lui apprendre que la vertu a aussi quel-
que chose de mâle , et de plus mâle que le crime
avec toute son audace.
CHAPITRE XVIII.
Commencements de l'empire.
La motion pour appeler Bonaparte à l'empire fut
faite dans le tribunat par un conventionnel, autre-
fois jacobin , appuyée par Jaubert , avocat et dé-
puté du commerce de Bordeaux , et secondée par
Siméon, homme d'esprit et de sens, qui avait été
proscrit sous la république comme royaliste. Bo-
naparte voulait que les partisans de l'ancien régime
et ceux des intérêts permanents de la nation fussent
réunis pour le choisir. Il fut convenu qu'on ouvrirait
des registres dans toute la France pour que chacun
exprimât son vœu relativement à l'élévation de
Bonaparte sur le trône. Mais, sans attendre ce
résultat, quelque préparé qu'il fût, il prit le titre
d'empereur par un sénatus-consulte , et ce malheu-
reux sénat n'eut pas même la force de mettre des
bornes constitutionnelles à cette nouvelle monar-
chie. Un tribun, dont je voudrais oser dire le
nom', eut l'honneur d'en faire la motion spéciale.
Bonaparte, pour aller habilement au-devant de
cette idée, fît venir chez lui quelques sénateurs, et
leur dit : « Il m'en coûte beaucoup de me placer
« ainsi en évidence; j'aime mieux ma situation ac-
I M. Gallois.
« tuelle. Toutefois , la continuation de la républi-
« que n'est plus possible; on est blasé sur ce
«genre-là; je crois que les Français veulent la
« royauté. J'avais d'abord pensé à rappeler les vieux
« Bourbons; mais cela n'aurait fait que les perdre
« et moi aussi. Ma conscience me dit qu'il faut à la
« fin un homme à la tête de tout ceci ; cependant
« peut-être vaudrait-il mieux encore attendre... J'ai
« vieilli la France d'un siècle depuis quatre ans ; la
«liberté, c'est un bon code civil, et les nations
« modernes ne se soucient que de la propriété. Ce-
« pendant , si vous m'en croyez , nommez un co-
«mité, organisez la constitution, et, je vous le
« dis naturellement, ajouta-t-il en souriant, prenez
« des précautions contre ma tyrannie; prenez-en,
« croyez-moi. » Cette apparente bonhomie séduisit
les sénateurs , qui , au reste , ne demandaient pas
mieux que d'être séduits. L'un d'eux, homme de
lettres assez distingué, mais l'un de ces philosophes
qui trouvent toujours des motifs philanthropiques
pour être contents du pouvoir, disait à un de mes
amis : « C'est admirable! avec quelle simplicité
«l'empereur se laisse tout dire! L'autre jour, je
« lui ai démontré pendant une heure de suite qu'il
« fallait absolument fonder la dynastie nouvelle sur
« une charte qui assurât les droits de la nation. »
« Et que vous a-t-il répondu?» luidemanda-t-on. «Il
« m'a frappé sur l'épaule avec une bonté parfaite ,
■< et m'a dit : Vous avez tout à fait raison , mon cher
« sénateur ; mais , fiez-vous à moi , ce n'est pas le
«moment. » Et ce sénateur, comme beaucoup
d'autres, se contentait du plaisir d'avoir parlé, lors
même que son opinion n'était pas le moins du
monde adoptée. Les besoins de l'amour-propre ,
chez les Français, l'emportent de beaucoup sur
ceux du caractère.
Une chose bien bizarre , et que Bonaparte a pé-
nétrée avec une grande sagacité, c'est que les Fran-
çais , qui saisissent le ridicule avec tant d'esprit ,
ne demandent pas mieux que de se rendre ridicules
eu.x-mêmes , dès que leur vanité y trouve son compte
d'une autre manière. Rien en effet ne prête plus à
la plaisanterie que la création d'une noblesse toute
nouvelle, telle que Bonaparte l'établit pour le sou-
tien de son nouveau trône. Les princesses et les
reines, citoyennes de la veille, ne pouvaient s'em-
pêcher de rire elles-mêmes, en s'entendant appeler
Votre Majesté. D'autres , plus sérieux , se faisaient
répéter le titre de monseigneur du matin au soir,
comme le Bourgeois gentilhomme. On consultait
les vieilles archives , pour retrouver les meilleurs
documents sur l'étiquette; des hommes de mérite
s'établissaient gravement à composer des armoi-
24.
362
DIX ANNEES D'EXIL,
ries pour les nouvelles familles : enfin , il n'y avait
pas de jour qui ne donnât lieu à quelque situation
digne de Molière; mais la terreur, qui faisait le
fond du tableau, empêchait que le grotesque de
l'avant-scène ne fût bafoué comme il aurait dû
l'être. La gloire des généraux français relevait tout,
et les courtisans obséquieux se glissaient à l'ombre
des militaires , qui méritaient sans doute les hon-
neurs sévères d'un État libre, mais non les vaines
décorations d'une semblable cour. La valeur et
le génie descendent du ciel , et ceux qui en sont
doués n'ont pas besoin d'autres ancêtres. Les dis-
tinctions accordées dans les républiques ou dans les
monarchies limitées , doivent être la récompense de
services rendus à la patrie, et tout le monde y peut
également prétendre ; mais rien ne sentie despotisme
comme cette foule d'honneurs émanant d'un seul
homme, et dont son caprice est la source.
Des calembours sans fin furent lancés contre
cette noblesse de la veille; on citait mille mots des
dames nouvelles, qui supposaient peu d'usage des
bonnes manières. Et en effet, ce qu'il y a de plus
difficile à apprendre, c'est le genre de politesse
qui n'est ni cérémonieux ni familier; cela semble
peu de chose, mais il faut que cela vienne du fond
de nous-mêmes; car personne ne l'acquiert, quand
les habitudes de l'enfance ou l'élévation de l'âme
ne l'inspirent pas. Bonaparte lui-même a de l'em-
barras quand il s'agit de représenter; et souvent,
dans son intérieur, et même avec des étrangers, il
revient avec joie à ces termes et à ces façons vul-
gaires qui lui rappellent sa jeunesse révolutionnaire.
Bonaparte savait très-bien que les Parisiens fai-
saient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles ;
mais il savait aussi qu'ils n'exprimeraient leur opi-
nion que par des quolibets , et non par des actions
fortes. L'énergie des opprimés ne s'étendait pas
au delà de l'équivoque qui naît des calembours; et
comme dans l'Orient on en est réduit à l'apologue,
en France on était tombé plus bas encore; on s'en
tenait au cliquetis des syllabes. Un seul jeu de mots
cependant mérite de survivre au succès éphémère de
ce genre : comme l'on annonçait un jour les prin-
cesses du sang, quelqu'un ajouta c?Msa?igrc^'£'Kg'/«e?i.
En effet, tel fut le baptême de cette nouvelle dy-
nastie.
Bonaparte croyait n'avoir encore rien fait en
s'entourant d'une noblesse de sa création ; il vou-
lait mêler l'aristocratie du nouveau régime avec
celle de l'ancien. Plusieurs nobles ruinés par la ré-
volution se prêtèrent à recevoir des emplois à la
cour. L'on sait par quelle injure grossière Bona-
parte les remercia de leur complaisance. « Je leur j
« ai proposé , dit-il , des grades dans mon armée »
« ils n'en ont pas voulu ; je leur ai offert des pla-
« ces dans l'administration , ils les ont refusées ;
«mais je leur ai ouvert mes antichambres, et ils
«s'y sont précipités. « Quelques gentilshommes,
dans cette circonstance, ont donné l'exemple de la
plus courageuse résistance ; mais combien d'au-
tres se sont dits menacés , avant qu'ils eussent
rien à craindre ! et combien d'autres aussi ont sol-
licité pour eux-mêmes ou pour leur famille des
charges de cour que tous auraient dû refuser ! Les
carrières militaires ou administratives sont les
seules dans lesquelles on puisse se persuader qu'on
est utile à sa patrie , quel que soit le chef qui la
gouverne ; mais les emplois à la cour vous rendent
dépendant de l'homme et non de l'État.
On en fit des registres pour voter sur l'em-
pire , comme de ceux qui avaient été ouverts pour
le consulat à vie ; l'on compta de même comme
ayant voté pour, tous ceux qui ne signèrent pas ;
on destitua de leurs emplois le petit nombre d'in-
dividus qui s'avisèrent d'écrire non. M. de la
Fayette , constant ami de la liberté , manifesta de
nouveau son invariable résistance ; et il eut d'au-
tant plus de mérite , que déjà , dans ce pays de la
bravoure , on ne savait plus estimer le courage. Il
faut bien faire cette distinction , puisque l'on voit
la divinité de la peur régner en France sur les guer-
riers les plus intrépides. Bonaparte ne voulut pas
même s'astreindre à la loi de l'hérédité monarchi-
que , et il se réserva le droit d'adopter et de choi-
sir un successeur à la manière de l'Orient. Comme
il n'avait point d'enfants alors , il ne voulait pas
donner à sa famille un droit quelconque ; et, tout
en l'élevant à des rangs auxquels elle n'avait sûre-
ment pas droit de prétendre, il l'asservissait à sa
volonté par des décrets profondément combinés,
qui enlaçaient de chaînes les nouveaux trônes.
Le 14 juillet fut encore fêté cette année ( 1804),
parce que , disait-on , l'empire consacrait tous les
bienfaits de la révolution. Bonaparte avait dit que
les orages avaient affermi les racines du gouver-
nement ; il prétendit que le trône garantirait la li-
berté ; il répéta de toutes les manières que l'Eu-
rope serait rassurée par l'ordre monarchique établi
dans le gouvernement de France. En effet , l'Eu-
rope entière, excepté l'illustre Angleterre, recon-
nut sa dignité nouvelle : il fut appelé mon frère
par les chevaliers de l'antique confrérie royale. On
a vu comme il les a récompensés de leur fatale
condescendance. S'il avait voulu sincèrement la
paix , le vieux roi Georges lui-même, cet honnête
homme qui a eu le plus beau règne de l'histoire
DIX ANNEES D'EXIL.
363
d'Angleterre , aurait été forcé de le reconnaître
comme son égal. Mais, peu de Jours après son
couronnement , il prononça des paroles qui dévoi-
laient tous ses desseins : « On plaisante, dit-il,
« sur ma dynastie nouvelle; dans cinq ans elle sera
« la plus ancienne de toute l'Europe. » Et dès cet
instant, il n'a pas cessé de tendre à ce but.
Il lui fallait un prétexte pour avancer toujours,
et ce prétexte , ce fut la liberté des mers. Il est
inouï combien il est facile de faire prendre une
bêtise pour étendard au peuple le plus spirituel de
la terre. C'est encore un de ces contrastes qui se-
raient tout à fait inexplicables , si la malheureuse
France n'avait pas été dépouillée de religion et de
morale par un enchaînement funeste de mauvais
principes et d'événements malheureux. Sans re-
ligion, aucun homme n'est capable de sacrifice,
et sans morale , personne ne parlant vrai , l'opi-
nion publique est sans cesse égarée. Il s'ensuit
donc , comme nous l'avons dit, que l'on n'a point
le courage de la conscience , lors même qu'on a
celui de l'honneur, et qu'avec une intelligence
admirable dans l'exécution, on ne se rend jamais
compte du but.
Il n'y avait sur les trônes du continent, au mo-
ment oii Bonaparte forma la résolution de les ren-
verser, que des souverains fort honnêtes gens.
Le génie politique et militaire de ce monde était
éteint , mais les peuples étaient heureux ; et quoi-
que les principes des constitutions libres ne fus-
sent point admis dans la plupart des Étals , les
idées philosophiques , répandues depuis cinquante
ans en Europe , avaient du moins l'avantage de
préserver de l'intolérance et d'adoucir le despo-
tisme. Catherine II et Frédéric II recherchaient
l'estime des écrivains français , et ces deux mo-
narques , dont le génie pouvait tout asservir , vi-
vaient en présence de l'opinion des hommes éclai-
rés , et cherchaient à la captiver. La tendance
naturelle des esprits était à la jouissance et à l'ap-
plication des idées libérales , et il n'y avait presque
pas un individu qui souffrît dans sa personne ou
dans ses biens. Les amis de la liberté étaient sans
doute en droit de trouver qu'il fallait donner aux
facultés l'occasion de se développer ; qu'il n'était
pas juste que tout un peuple dépendît d'un homme,
et que la représentation nationale était le seul
moyen d'assurer aux citoyens la garantie des biens
passagers qu'un souverain vertueux peut accorder.
Mais Bonaparte, que venait -il offrir ? apportait^il
aux peuples étrangers plus de liberté ? Aucun mo-
narque de l'Europe ne se serait permis , dans une
année , les insolences arbitraires qui signalent cha-
cun de ses jours. Il venait seulement leur faire
échanger leur tranquillité, leur indépendance,
leur langue, leurs lois, leurs fortunes, leur sang,
leurs enfants , contre le malheur et la honte d'être
anéantis comme nations , et méprisés comme hom-
mes. Il commençait enfin cette entreprise de la
monarchie universelle, le plus grand fléau dont
l'espèce humaine puisse être menacée , et la cause
assurée de la guerre éternelle.
Aucun des arts de la paix ne convient à Bona-
parte; il ne trouve d'amusement que dans les cri-
ses violentes amenées par les batailles. Il a su
faire des trêves, mais il ne s'est jamais dit sé-
rieusement : C'est assez; et son caractère, incon-
ciliable avec le reste de la création, est comme le
feu grégeois , qu'aucune force de la nature ne sau-
rait éteindre.
AVERTISSEMENT
DE M. DE STAËL FILS.
Il y a ici, dans le manuscrit, une lacune dont j'ai déjà
donné l'explication i, et à laquelle je ne saurais essayer de
suppléer. Mais, pour mettre le lecteur en état de suivre le
récit de ma mère, j'indiquerai rapidement les principales
circonstances de sa vie pendant les cinq années qui séparent
la première partie de ces Mémoires de la seconde.
Revenue en Suisse après la mort de M. Necker, le premier
besoin qu'éprouva sa îille fut de chercher quelque adoucis-
sement à sa douleur , en faisant le portrait de celui qu'elle
venait de perdre, et en recueillant les dernières traces de sa
pensée. Dans l'automne de 1804, elle publia les manuscrits
de son père, avec une notice sur son caractère et sa vie privée.
La santé de ma mère, affaiblie par le malheur, exigeait
qu'elle allât respirer l'air du Midi. Elle partit pour l'Italie.
Le beau ciel de Naplcs. les souvenirs de l'antiquité, les chefs-
d'œuvre de l'art lui ouvrirent des sources de jouissances qui
lui étaient restées inconnues jusqu'alors; son ûme, accablée
par la tristesse, sembla revivre à ces impressions nouvelles,
et elle retrouva la force de penser et d'écrire. Pendant ce
voyage, ma mère fut traitée , par les agents diplomatiques de
France, sans faveur, mais sans injustice. On lui interdisait le
séjour de Paris , on l'éloignait de ses amis et de ses habi-
tudes ; mais du moins , alors , la tyrannie ne la poursuivait
pas au delà des Alpes; la persécution n'avait pas encore été
mise en système, comme elle le fut plus tard. Je me plais
même à rappeler que des lettres de recommandation, en-
voyées par Joseph Bonaparte à ma mère , contribuèrent à lui
rendre le séjour de Rome plus agréable.
Elle revint d'Italie dans l'été de 1805, et passa une année,
soit à Coppet, soit à Genève, où plusieurs de ses amis se
trouvaient réunis. Pendant ce temps , elle commença à écrire
Corinne.
L'année suivante, son amour pour la France, ce sentiment
si puissant sur son cœur, lui lit quitter Genève, et se rappro-
cher de Paris , à la distance de quarante lieues , qui lui était
permise. Je faisais alors des études pour entrer à l'École po-
lytechnique ; et , dans sa parfaite bonté pour ses enfants, elle
désirait surveiller leur éducation d'aussi près que le lui per-
mettait son exil. Elle alla donc s'établir à Auxorre, petite
ville où elle ne connaissait personne, mais dont le préfet,
M. de la Bergerie , se conduisit envers elle avec beaucoup
d'obligeance et de délicatesse,
ï Voyez la préface.
364
DIX ANNEES D'EXIL.
D'Auxerre elle vint à Rouen : c'était se rapprocher de quel-
ques lieues du centre où l'attiraient tous les souvenirs , toutes
les affections de son enfance- Là, du moins, elle pouvait
recevoir tous les jours des lettres de Paris; elle avait pénétré,
sans obstacles, dans l'enceinte qui lui avait été interdite;
elle pouvait espérer que ce cercle fatal se rétrécirait progres-
sivement. Ceux qui ont souffert de l'exil comprendront si-uls
ce qui se passait dans son cœur. M. de Sa\ oie-liollin était
alors préfet de la Seine-Inférieure : l'on sait par quelle criante
injustice il fut destitué quelques années plus fard, et j'ai lieu
de croire que son amitié pour ma mère, et l'intérêt qu'il lui
témoigna pendant son séjour à Rouen , ne furent pas étran-
gers à la rigueur dont il devint l'objet.
Fouché était ministre de la police. Il avait pour système,
ainsi que le dit ma mère, de faire le moins de mal possible,
la nécessité du but admise. La monarchie prussienne venait
de succomber; aucun ennemi sur le continent ne luttait plus
contre le gouvernement de Napoléon ; aucune résistance à
l'intérieur n'entravait sa marche, et ne pouvait donner pré-
texte à des mesures arbitraires ; quel motif y avait-il de pro-
longer contre ma mère la persécution la plus gratuite ? Fou-
ché lui permit donc de venir s'établir h douze lieues de Paris,
dans une terre appartenant à M. de Castellane. Ce fut là
qu'elle termina Corinne, et qu'elle en surveilla l'impression.
Du reste, la vie retirée qu'elle menait dans cette terre, l'ex-
trême prudence de toutes ses démarches , le très-petit nombre
de ceux que la crainte de la défaveur ne détournait pas d'al-
ler la voir, devaient suflire pour rassiu-er le despotisme le
plus ombrageux. Mais ce n'était pas assez pour Bonaparte :
il voulait que ma mère renonçât à tout exercice de son talent,
et qu'elle s'interdit d'éci'ire, fut-ce sur les sujets les plus
étrangers à la politique. On verra même que plus fard cette
abnégation ne suflit pas pour la préserver d'une persécution
toujours croissaiite.
A peine Corinne eut-elle paru, qu'un nouvel exil com-
mença pour ma mère, et qu'elle vit s'évanouir toutes les
espérances qui, depuis quelques mois, l'avaient consolée.
Par une fatalité qui rendit sa douleur plus amère, ce fut le
9 avril , le jour même de l'anniversaire de la mort de son père,
que lui fut signifié l'ordre qui l'éloignait de sa patrie et de ses
amis. Elle revint à Coppet , le cœur navré, et l'immense succès
de Corinne n'apporta que bien peu de distraction à sa tristesse.
Cependant, ce que n'avait pu la gloire littei-aire, l'amitié y
réussit; et, grâce aux témoignages d'affection qu'elle reçut à
son retour en Suisse, l'été se passa plus doucement qu'elle
n'avait pu l'espérer. Quelques-uns de ses amis quittèrent
Paris pour venir la voir; et le prince Auguste de Prusse, à
qui la paix avait rendu la liberté, nous fit l'honneur de s'ar-
rêter quelques mois à Coppet , avant de retourner dans sa
patrie.
Depuis son voyage à Berlin , si cruellement interrompu par
la mort de son père , ma mère n'avait pas cessé d'étudier la
littérature et la philosophie allemandes; mais un nouveau
séjour en Allemagne lui était nécessaire pour achever le
tableau de ce pays, qu'elle se proposait de présenter à la
France. Dans l'automne de 1807, elle partit pour Vienne, et
elle y retrouva, dans la société du prince de Ligne, dans
celle de la maréchale Lubomirska, etc., cette urbanité de
manières , cette facilité de conversation , qui avaient tant de
charme à ses yeux. Le gouvernement autrichien , épuisé par
la guerre, n'avait pas alors la force d'être oppresseur pour
son propre compte, et cependant il conservait envers la
France une attitude qui n'était pas sans indépendance et sans
dignité. Ceux que pour.sui vait la haine de Napoléon pouvaient
encore trouver à Vienne un asile; aussi, l'année que ma mère
y passa fut-elle la plus calme dont elle eut joui depuis son exil.
^ En revenant en Suisse, où elle consacra deux années à
écrire ses réflexions sur l'Allemagne, elle ne tarda pas à s'aper-
cevoir des progrès que faisait chaque jour la tvrannie impé-
riale, et de la rapidité contagieuse avec la(|uelle s'étendaien-
la passion des places et la crainte de la défaveur. Sans doute
quelques amis, à Genève et en France, lui conservaient dans
le malheur, une courageuse et constante lidélité ; mais quit
conque tenait au gouvernement, ou aspirait à un emploi,
commençait à s'éloigner de sa maison , et à détourner les gens
timides d'y venir. Ma mère souffrait de tous ces symptômes
de servitude, qu'elle di.scernait avec une incomparable saga-
cité; mais plus elle était malheureuse, plus elle éprouvait le
besoin d'écarter de ce qui l'entourait les peines de sa situa-
tion, et de répandre autour d'elle la vie, le mouvement in-
tellectuel que semblait exclure la solitude.
Son talent pour la déclamation était le moyen de distrac-
tion qui avait le plus de puissance sur elle-même, en même
temps qu'il variait les plaisirs de sa société. Ce fut à cette
époque que, tout en travaillant à son grand ouvrage sur
l'Allemagne , elle composa, et joua sur le théâtre de Coppet,
la plupart des petites pièces que je réunis dans ses OEuvres
posthumes , sous le titre d' Essais dramatiques.
Enfin, au commencement de l'été de 1810, ayant achevé
les trois volumes de l'Allemagne, elle voulut aller en sur-
veiller l'impression à quarante lieues de Paris , distance qui
lui élait encore permise , et où elle pouvait espérer de revoir
ceux de ses amis dont l'affection n'avait pas àéchi devant la
disgiàce de l'empereur.
Elle alla donc s'établir près de Blois, dans le vieux château
de Chaumont-sur-Loire , que le cardinal d'Amboise , Diane
de Poitiers, Catherine de Médicis et Nostradamus ont jadis
habité. Le propriétaire actuel de ce séjour romantique,
M. le Ray, avec qui mes parents étaient liés par des relations
d'affaires et d'amitié, était alors en Amérique^ Mais tandis
que nous occupions son château, il revint des États-'UBis avec
sa famille; et, quoiqu'il voulût bien nous engager à rester
chez lui, plus il nous en pressait avec politesse, plus nous
étions touimentés de la crainte de le gêner. M. de Salaberry
nous tira de cet embarras avec la plus aimable obligeance,
en mettant à notre disposition sa terre de Fossé. Ici recom-
mence le récit de ma mère.
«««&8««ee9
i
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Suppression de mon ouvrage sur l'Allemagne. —
Exil hors de France.
'Ne pouvant plus rester dans le château de Chau-
mont, dont les maîtres étaient revenus d'Améri-
que , j'allai m'établir dans une terre appelée Fossé,
qu'un ami généreux ^ me prêta. Cette terre était
l'habitation d'un militaire vendéen, qui ne soignait
pas beaucoup sa demeure , mais dont la loyale
bonté rendait tout facile, et l'esprit original tout
amusant. A peine arrivés , un musicien italien que
j'avais avec moi pour donner des leçons à ma fille,
se mit à jouer de la guitare; ma fille accompagnait
sur la harpe la douce voix de ma belle amie, ma-
dame Récamier ; les paysans se rassemblaient au-
tour des fenêtres, étonnés de voir cette colonie de
troubadours, qui venait animer la solitude de leur
maître. C'est là que j'ai passé mes derniers jours
de France , avec quelques amis dont le souvenir
vit dans mon cœur. Certes , cette réunion si in-
time, ce séjour si solitaire, cette occupation si
' M- de Salaberry.
DIX ANNEES D'EXIL.
douce des beaux-arts, ne faisait de mal à personne.
Nous chantions souvent un charmant air qu'a
composé la reine de Hollande, et dont le refrain
est : Fais ce que dois, advienne que pourra. Après
dîner, nous avions imaginé de nous placer autour
d'une table verte, et de nous écrire au lieu de cau-
ser ensemble. Ces téte-à-tête variés et multipliés
nous amusaient tellement , que nous étions impa-
tients de sortir de table où nous nous parlions ,
pour venir nous écrire. Quand il arrivait par ha-
sard des étrangers , nous ne pouvions supporter
d'interrompre nos habitudes; et notre petite poste
(c'est ainsi que nous l'appelions) allait toujours
son train. Les habitants de la ville voisine s'éton-
naient un peu de ces manières nouvelles, et les pre-
naient pour de la pédanterie, tandis qu'il n'y avait
dans ce jeu qu'une ressource contre la monotonie
de la solitude. Un jour, un gentilhomme des ea-
virons , qui n'avait pensé de sa vie qu'à la chasse ,
vint pour emmener mes fils dans ses bois ; il resta
quelque temps assis à notre table active et silen-
cieuse; madame Récamier écrivit de sa jolie main
un petit billet à ce gros chasseur , pour qu'il ne
fdt pas trop étranger au cercle dans lequel il se
trouvait. Il s'excusa de le recevoir, en assurant
qu'à la lumière il ne pouvait pas lire l'écriture :
nous rîmes un peu du revers qu'éprouvait la bien-
faisante coquetterie de notre belle amie, et nous
pensâmes qu'un billet de sa main n'aurait pas tou-
jours eu le même sort. Notre vie se passait ainsi ,
sans que le temps , si j'en puis juger par moi , fût
un fardeau pour personne.
L'opéra de Cendrillon faisait beaucoup de bruit
à Paris; je voulus l'aller voir représenter sur un
mauvais théâtre de province, à Blois. En sortant
à pied, les habitants de la ville me suivirent par
curiosité , plus avides de me connaître comme exi-
lée que sous tout autre rapport. Cette espèce de
succès que le malheur me valait, plus encore que
le talent, donna de l'humeur au ministre de la po-
lice , qui écrivit quelque temps après au préfet de
Loir-et-Cher, que j'étais environnée d'une cour.
« Certes , répondis -je au préfet ' , ce n'est pas du
« moins la puissance qui me la donne. »
J'étais toujours résolue à me rendre en Angle-
terre par l'Amérique; mais je voulais terminer
l'impression de mon livre sur l'Allemagne. La sai-
son s'avançait; nous étions déjà au 15 septembre,
et j'entrevoyais que la difficulté de m'embarquer
avec ma fille me retiendrait encore l'hiver dans je
ne sais quelle ville à quarante lieues de Paris,
l'ambitionnais alors Vendôme, oii je connaissais
' M. de Corbigiiy, homme d'un espril aimable el éclairé.
quelques gens d'esprit, et d'où la conuuunication
avec la capitale était facile. Après avoir eu jadis
l'une des plus brillantes maisons de Paris , je me
représentais comme une vive satisfaction de m'é-
tablir à Vendôme : le sort ne m'accorda pas ce
modeste bonheur.
Le 23 septembre, je corrigeai la dernière épreuve
de V Allemagne : après six ans de travail, ce m'é-
tait une vraie joie de mettre le mot/?i à mes trois
volumes. Je fis la liste des cent personnes à qui je
voulais les envoyer dans les différentes parties de
la France et de l'Europe; j'attachais un grand prix
à ce livre, que je croyais propre à faire connaître
des idées nouvelles à la France : il me semblait
qu'un sentiment élevé sans être hostile l'avait ins-
piré , et qu'on y trouverait un langage qu'on ne
parlait plus. ^
Munie d'une lettre de mon libraire, qui m'assu-
rait que la censure avait autorisé la publication de
mon ouvrage, je crus n'avoir rien à craindre, et
je partis avec mes amis pour une terre de M. Mat-
thieu de Montmorency , qui est à cinq lieues de
Blois. L'habitation de cette terre est au milieu
d'une forêt : je m'y promenais avec l'homme que
je respecte le plus dans le monde, depuis que j'ai
perdu mon père. La beauté du temps, la magnifi-
cence de la forêt, les souvenirs historiques que
retraçait ce lieu où s'est donnée la bataille de Fret-
teval, entre Philippe- Auguste et Richard Cœur
de Lion , tout contribuait à mettre mon âme dans
la disposition la plus douce et la plus calme. Mon
digne ami, qui n'est occupé sur cette terre que de
mériter le ciel , dans cette conversation comme
dans toutes celles que nous avions eues ensemble,
ne s'occupait point des affaires du temps , et ne
cherchait qu'à faire du bien à mon âme. Nous re-
partîmes le lendemain , et dans ces plaines du Ven-
dômois , où l'on ne rencontre pas une seule habita-
tion, et qui , comme la mer, semblent offrir partout
le même aspect , nous nous perdîmes complète-
ment. Il était déjà minuit, et nous ne savions quelle
route suivre, dans un pays toujours le même, et
dont la fécondité est aussi monotone que pourrait
l'être ailleurs la stériHté, lorsqu'un jeune homme
à cheval, se doutant de notre embarras, vint nous
prier de passer la nuit dans le château de ses pa-
rents '. Nous acceptâmes cette invitation, qui était
un vrai service, et nous nous trouvâmes tout à
coup au milieu du luxe de l'Asie et de l'élégance
de la France. Les maîtres de la maison avaient
passé beaucoup de temps dans l'Inde , et leur châ-
' Le château de Conan , appartenant h M. Chevalier, aa-
jourd'îiiTi préfet du Var.
366
DIX ANNEES D'EXIL.
teau était orné de tout ce qu'ils avaient rapporté
de leurs voyages. Ce séjour excitait ma curiosité,
et je m'y trouvais à merveille'. Le lendemain,
M. de Montmorency me remit un billet de mon
fils , qui me pressait de revenir chez moi , parce
que mon ouvrage éprouvait de nouvelles difficul-
tés à la censure. Mes amis , qui étaient avec moi
dans le château, me conjuraient de partir; je ne
devinais point ce qu'ils me cachaient, et m'en te-
nant à la lettre de ce que m'écrivait Auguste, je
passais mon temps à examiner toutes les raretés
de l'Inde , sans me douter de ce qui m'attendait.
Enfin je montai en voiture, et mon brave et spiri-
tuel Vendéen , que ses propres périls n'avaient ja-
mais ému, me serra la main les larmes aux yeux :
je compris alors qu'on me faisait un mystère de
quelques nouvelles persécutions, et M. de Montmo-
rency, que j'interrogeai, m'apprit que le ministre
de la police avait envoyé ses agents pour mettre
en pièces les dix mille exemplaires qu'on avait tirés
de mon livre, et que j'avais reçu l'ordre de quitter
la France sous trois jours. Mes enfants et mes
amis n'avaient pas voulu que j'apprisse une telle
nouvelle chez des étrangers ; mais ils avaient pris
toutes les précautions possibles pour que mon
manuscrit ne fût pas saisi , et ils parvinrent à le
sauver quelques heures avant qu'on vînt me le de-
mander.
Cette nouvelle douleur me prit l'âme avec une
grande force. Je m'étais flattée d'un succès hono-
rable par la publication de mon livre : s! les censeurs
m'eussent refusé l'autorisation de l'iijiprimer, cela
m'aurait paru simple; mais après avoir subi toutes
leurs observations, après avoir fait les changements
qu'ils exigeaient de moi , apprendre que mon livre
était mis au pilon , et qu'il fallait me séparer des
amis qui soutenaient mon courage, cela me fit
verser des larmes. J'essayai cependant encore cette
fois de me surmonter , pour réfléchir à ce qu'il fal-
lait faire dans une situation oii le pgrti que j'allais
prendre pouvait tant influer sur le sort de ma fa-
mille. En approchant de la maison que j'habitais ,
je donnai mon écritoire qui renfermait encore quel-
ques notes sur mon livre, à mon fils cadet; il sauta
I Inquiet de ne pas voir arriver ma mère , j'étais monté à
cheval pour aller à sa rencontre, afin d'adoucir, autant qu'il
était en moi , la nouvelle qu'elle devait apprendre à son re-
tour; mais je m'égarai comme elle dans les plaines uniformes
du Vendômois, et ce ne fut qu'au milieu de la nuit qu'un
heureux hasard me conduisit à la porte du château où on lui
avait donné l'hospitalité. Je lis réveiller M. de Montmorency,
et après lui avoir appris le surcroit de persécution que la
police impériale dirigeait contre ma mère, je repartis pour
achever de mettre ses papiers en sûreté, laissant à M. de Mont-
morency le soin de la préparer au nouveau coup qui la me-
naçait. (Note de M. de Staël fils.)
par-dessus un mur, pour entrer dans l'habitation
par le jardin. Une Anglaise', mon excellente amie,
vint au-devant de moi pour m'avertir de tout ce
qui s'était passé; j'apercevais de loin des gendar-
mes qui erraient autour de ma demeure, mais il ne
paraît pas qu'ils me cherchassent ; ils étaient sans
doute à la poursuite d'autres malheureux , de cons-
crits, d'exilés, de personnes en surveillance, enfin
de toutes les classes d'opprimés qu'a créées le ré-
gime actuel de la France.
Le préfet de Loir-et-Cher vint me demander mon
manuscrit; je lui donnai, pour gagner du temps,
une mauvaise copie qui me restait , et dont il se
contenta. J'ai appris qu'il avait été très-mal traité
peu de mois après , pour le punir de m'avoir mon-
tré des égards ; et le chagrin qu'il ressentit de la
disgrâce de l'empereur a , dit-on , été une des cau-
ses de la maladie qui l'a fait périr dans la force de
l'âge. Malheureux pays que celui oii les circonstan-
ces sont telles , qu'un homme de son esprit et de
son talent succombe au chagrin d'une défaveur !
Je vis dans les papiers , que des vaisseaux améri-
cains étaient arrivés dans les ports de la Manche,
et je me décidai à faire usage de mon passe-port
pour l'Amérique, espérant qu'il me serait possible
de relâcher en Angleterre. Il me fallait quelques
jours , dans tous les cas , pour me préparer à ce
voyage , et je fus obligée de m'adresser au ministre
de la police pour demander ce peu de jours. On a
déjà vu que l'habitude du gouvernement français
est d'ordonner aux femmes , comme à des soldats ,
de partir dans les vingt-quatre heures. Voici la
réponse du ministre ; il est curieux de voir ce
style-là^ :
POLICE GÉNÉRALE.
CABINET DU MINISTRE.
I
Paris, 3 octobre I8I0.
« J'ai reçu , madame , la lettre que vous m'avez
« fait l'honneur de m'écrire. M. votre fils a dû vous
« apprendre que je ne voyais pas d'inconvénient à
« ce que vous retardassiez votre départ de sept à
« huit jours ; je désire qu'ils suffisent aux arrange-
« ments qui vous restent à prendre , parce que je
« ne puis vous en accorder davantage.
« Il ne faut point rechercher la cause de l'ordre
« que je vous ai signifié, dans le silence que vous
« avez gardé à l'égard de l'Empereur dans votre dcr-
« nier ouvrage ; ce serait une erreur : il ne pouvait
« pas y trouver de place qui fût digne de lui ; mais
' Mademoiselle Randall.
2 Cette lettre est la même qui a été imprimée dans la pré-
face de l'Allemagne, (Note de M, de Staël Jils.)
J
DIX ANNEES D'EXIL.
367
« votre exil est une conséquence naturelle de la
« marche que vous suivez constamment depuis plu-
« sieurs années. Il m'a paru que l'air de ce pays-ci
« ne vous convenait point, et nous n'en sommes
« pas encore réduits à chercher des modèles dans
« les peuples que vous admirez.
« Votre dernier ouvrage n'est point français ;
« c'est moi qui en ai arrêté l'impression. Je regrette
« la perte qu'il va faire éprouver au libraire; mais
« il ne m'est pas possible de le laisser paraître.
« Vous savez , madame , qu'il ne vous avait été
« permis de sortir de Coppet que parce que vous
« aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si
« mon prédécesseur vous a laissé habiter le dépar-
« tement de Loir-et-Cher, vous n'avez pas dû re-
« garder cette tolérance comme une révocation des
« dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard.
« Aujourd'hui , vous m'obligez à les faire exécuter
« strictement ; il ne faut vous en prendre qu'à vous-
« même.
« Je mande à M. Corbigny' de tenir la main à
« l'exécution de l'ordre que je lui ai donné , lorsque
« le délai que je vous accorde sera expiré.
« Je suis aux regrets, madame, que vous m'ayez
« contraint de commencer ma correspondance avec
« vous par une mesure de rigueur ; il m'aurait été
« plus agréable de n'avoir qu'à vous offrir le témoi-
« gnage de la haute considération avec laquelle j'ai
« l'honneur d'être ,
« Madame ,
« Votre très-humble et très-
« obéissant serviteur ,
« Sigiié le duc de Rovigo. »
« P. S. J'ai des raisons , madame , pour vous in-
« diquer les ports de Lorient , la Rochelle , Bor-
« deaux et Rochefort, comme étant les seuls ports
« dans lesquels vous pouvez vous embarquer. Je
« vous invite à me faire connaître celui que vous
« aurez choisi^ »
Le ton mielleux avec lequel on me dit que l'air
de ce pays ne me convient pas , la dénégation de la
véritable cause qui avait fait supprimer mon livre,
sont dignes de remarque. En effet, le ministre de
la police avait montré plus de franchise en s'expri-
mant verbalement sur mon affaire ; il avait demandé
pourquoi je ne nommais ni l'empereur, ni les ar-
mées , dans mon ouvrage sur Vylllemagne. « Mais ,
lui répondit-on, l'ouvrage étant purement litté-
' Préfet de Loir-et-Cher.
2 Ce post-scriptiim est facile à comprendre ; il avait pour but
de m'empéclier d'aller en Angleterre.
raire , je ne vois pas comment un tel sujet aurait
pu y être amené. — Pense-t-on, dit alors le minis-
tre , que nous ayons fait dix-huit années la guerre
en Allemagne pour qu'une personne d'un nom aussi
connu imprime un livre sans parler de nous.' Ce
livre sera détruit, et nous aurions dû mettre l'au-
teur à Vincennes. »
En recevant la lettre du ministre de la police, je
ne fis attention qu'à une seule phrase, celle qui
m'interdisait les ports de la Manche. J'avais déjà
appris que , soupçonnant mon intention d'aller en
Angleterre, on cherchait a m'en empêcher. Ce nou-
veau chagrin était vraiment au-dessus de mes for-
ces : en quittant ma patrie naturelle, il me fallait
celle de mon choix ; en m'éloignant des amis de
ma vie entière, il me fallait au moins trouver ces
amis de tout ce qui est bon et noble , avec lesquels,
sans les connaître personnellement, l'âme est tou-
jours en sympathie. Je vis s'écrouler à la fois tout
ce qui soutenait mon imagination : je voulus un
moment encore m'embarquer sur un vaisseau
chargé pour l'Amérique , dans l'espoir qu'il serait
pris en route ; mais j'étais trop ébranlée pour me
décider à une résolution si forte; et comme on me
donnait pour toute alternative l'Amérique ou Cop-
pet, je m'arrêtai à ce dernier parti, car un senti-
ment profond m'attirait toujours vers Coppet ,
malgré les peines qu'on m'y faisait éprouver.
Mes deux fils essayèrent de voir l'empereur a
Fontainebleau oii il était alors; on leur fit dire
qu'ils seraient arrêtés s'ils y restaient : à plus forte
raison m'était-il interdit à moi d'y aller. Il fallait
retourner en Suisse, de Blois où j'étais, sans
m'approcher de Paris à moins de quarante lieues.
Le ministre de la police avait dit , en termes de
corsaire, qu'à trente-huit lieues j'étais de bonne
prise. Ainsi , quand l'empereur exerce le droit ar-
bitraire de l'exil, m la personne exilée, m ses
amis , ni même ses enfants , ne peuvent arriver à
lui pour plaider la cause de l'infortuné qu'on ar-
rache à ses affections et à ses habitudes ; et ces
exils , qui maintenant sont irrévocables, surtout
quand il s'agit des femmes , ces exils , que l'empe-
reur lui-même a appelés avec raison àes proscrip-
tions, sont prononcés sans qu'il soit possible de
faire entendre aucune justification, en supposant
que le tort d'avoir déplu à l'empereur en admette
une.
Quoique les quarante lieues me fussent ordon-
nées, il me fallut passer par Orléans, ville assez
triste , mais où habitent de très-pieuses personnes
qui se sont retirées dans cet asile. En me prome-
nant à pied dans la ville , je m'arrêtai devant le
368
DIX ANNEES D'EXIL.
monument élevé au souvenir de Jeanne d'Arc :
certes, pensais -je alors, quand elle délivra la
France du pouvoir des Anglais, cette France était
encore bien plus libre, bien plus France qu'à pré-
sent. C'est une sensation singulière que d'errer
ainsi dans une ville oii l'on ne connaît qui que ce
soit, et où l'on n'est pas connu. Je trouvais une
sorte de jouissance amère à me pénétrer de mon
isolement, à regarder encore cette France que
j'allais quitter peut-être pour toujours, sans par-
ler à personne, sans être distraite de l'impression
que le pays même faisait sur moi. Quelquefois ceux
qui passaient s'arrêtaient pour me regarder, parce
que j'avais, je pense, malgré moi, une expression
de douleur; mais ils continuaient bientôt après
leur route, car depuis longtemps on est bien ac-
coutumé à voir souffrir.
A cinquante lieues de la frontière de Suisse, la
France est hérissée de citadelles, de maisons d'ar-
rêt, de villes servant de prison, et l'on ne voit
partout que des individus contraints par la volonté
d'un seul homme, des conscrits du malheur qui
sont tous enchaînés loin des lieux oii ils voudraient
vivre. A Dijon, des prisonniers espagnols qiii avaient
refusé de prêter le serment , venaient sur la place
de la ville sentir le soleil à midi, parce qu'ils le
prenaient alors un peu pour leur compatriote; ils
s'enveloppaient d'un manteau souvent déchiré,
mais qu'ils savaient porter avec noblesse, et ils
s'enorgueillissaient de leur misère , qui venait de
leur fierté; ils se complaisaient dans leurs souf-
frances , qui les associaient aux malheurs de leur
intrépide patrie. On les voyait quelquefois entrer
dans un café, seulement pour lire la gazette, afin
de pénétrer le sort de leurs amis à travers les men-
songes de leurs ennemis; leur visage était alors
immobile, mais non sans expression, et l'on y
apercevait la force réprimée par la volonté. Plus
loin, à Auxonne, était la demeure de prisonniers
anglais, qui, la veille, avaient sauvé de l'incendie
une des maisons de la ville où on les tenait enfer-
més. A Besançon, il y avait encore des Espagnols.
Parmi les exilés français qu'on rencontre dans
toute la France , une personne angélique habitait
la citadelle de Besançon , pour ne pas quitter son
père. Depuis longtemps, et à travers tous les gen-
res de périls , mademoiselle de Saint-Simon parta-
geait le sort de celui qui lui a donné la vie.
A l'entrée de la Suisse, sur le haut des monta-
gnes qui la séparent de la France, on aperçoit le
château de Joux, dans lequel sont détenus des
prisonniers d'État, dont souvent le nom même ne
parvient pas à leurs parents. C'est dans cette pri-
son que Toussaint Louverture est mort de froid ;
il méritait son malheur, puisqu'il avait été cruel :
mais l'homme qui avait le moins droit de le lui
infliger, c'était l'empereur, puisqu'il s'était engagé
à lui garantir sa liberté et sa vie. Je passai au pied
de ce château un jour où le temps était horrible;
je pensais à ce nègre transporté tout à coup dans
les Alpes , et pour qui ce séjour était l'enfer de
glace ; je pensais à de plus nobles êtres qui y avaient
été renfermés , à ceux qui y gémissaient encore ,
et je me disais aussi que si j'étais là , je n'en sor-
tirais de ma vie. Rien ne peut donner l'idée au pe-
tit nombre de peuples libres qui restent encore sur
la terre, de cette absence de sécurité, état habi-
tuel de toutes les créatures humaines sous l'em-
pire de Napoléon. Dans les autres gouvernements
despotiques , il y a des usages , des lois , une reli-
gion que le maître n'enfreint jamais , quelque ab-
solu qu'il îoit; mais en France, et dans l'Europe
France , comme tout est nouveau, le passé ne sau-
rait être une garantie , et l'on peut tout craindre
comme tout espérer, suivant qu'on sert ou non
les intérêts de l'homme qui ose se donner lui-
même, et lui seul, pour but à la race humaine
entière.
CHAPITRE II.
Retour à Coppet. — Persécutions diverses.
i
En revenant à Coppet , traînant l'aile comme le
pigeon de la Fontaine , je vis l'arc-en-ciel se lever-
sur la maison de mon père; j'osai prendre ma part
de ce signe d'alliance; il n'y avait rien dans mon
triste voyage qui me défendît d'y aspirer. J'étais
alors presque résignée à vivre dans ce château, en
ne publiant plus rien sur aucun sujet; mais il fal-
lait au moins , en faisant le sacrifice des talents
que je me flattais de posséder, trouver du bonheur
dans mes affections, et voici de quelle manière on
arrangea ma vie privée , après m'avoir dépouillée
de mon existence littéraire.
Le premier ordre que reçut le préfet de Genève,
fut de signifier à mes deux fils qu'il leur était in-
terdit d'entrer en France, sans une nouvelle auto-
risation de la police. C'était pour les punir d'avoir
voulu parler à Bonaparte en faveur de leur mère.
Ainsi la morale du gouvernement actuel est de dé-
nouer les liens de famille, pour substituer à tout
la volonté de l'empereur. On cite plusieurs géné-
raux qui ont déclaré que si Napoléon leur ordon-
nait de jeter leurs femmes et leurs enfants dans
la rivière , ils n'hésiteraient pas à lui obéir. La
traduction de cela , c'est qu'ils préfèrent l'argent
DIX ANNEES D'EXIL.
que leur donne l'empereur à la famille qu'ils tien-
nent de la nature. Il y a beaucoup d'exemples de
cette manière de penser, mais il y en a peu de
l'impudence qui porte à la dire. J'éprouvai une
douleur mortelle en voyant pour la première fois
ma situation peser sur mes fils , à peine entrés
dans la vie. On se sent très-ferme dans sa propre
conduite, quand elle est fondée sur une conviction
sincère; mais dès que les autres souffrent à cause
de nous , il est presque impossible de ne pas se
faire des reproches. Mes deux fils cependant écar-
tèrent très-généreusement de moi ce sentiment ,
et nous nous soutînmes mutuellement par le sou-
venir de mon père.
Quelques jours plus tard, le préfet de Genève
m'écrivit une seconde lettre, pour me demander,
au nom du ministre de la police , les épreuves de
mon livre qui devaient me rester encore; le mi-
nistre savait très-exactement le compte de ce que
j'avais remis et conservé, et ses espions l'avaient
fort bien servi. Je lui donnai, dans ma réponse,
la satisfaction de convenir qu'on l'avait parfaite-
ment instruit; mais je lui dis en même temps que
cet exemplaire n'était plus en Suisse, et que je ne
pouvais ni ne voulais le donner. J'ajoutai cepen-
dant que je m'engageais à ne pas le faire imprimer
sur le continent , et je n'avais pas grand mérite à
le promettre ; car quel gouvernement continental
eût alors pu laisser publier un livre interdit par
l'empereur ?
Peu de temps après , le préfet de Genève " fut
destitué , et l'on crut assez généralement que c'é-
tait à cause de moi. Il était de mes amis , néan-
moins il ne s'était pas écarté des ordres qu'il avait
reçus ; bien que ce fût un des hommes les plus
honnêtes et les plus éclairés de France, il entrait
dans ses principes d'obéir avec scrupule au gou-
vernement qu'il servait; mais aucune vue d'ambi-
tion, aucun calcul personnel, ne lui donnaient le
zèle requis. Ce fut encore un grand chagrin pour
moi que d'être ou de passer pour la cause de la
destitution d'un tel homme. Il fut généralement
regretté dans son déparlement , et dès qu'on crut
que j'étais pour quelque chose dans sa disgrâce ,
tout ce qui prétendait aux places s'éloigna de ma
maison , comme on fuit une contagion funeste. 11
me restait toutefois à Genève plus d'amis qu'au-
cune autre ville de province en France ne m'en
aurait offert; car l'héritage de la liberté a laissé
dans cette ville beaucoup de sentiments généreux;
mais on ne peut se faire une idée de l'anxiété
' M. de Barante, père de M. Prosper de Baranle, membre
de la chambre des pairs.
qu'on éprouve , quand on craint de compromettre
ceux qui viennent nous voir. Je m'informais avec
exactitude de toutes les relations d'une personne,
avant de l'inviter; car si elle avait seulement un
cousin qui voulût une place, ou qui la possédât,
c'était demander un acte d'héroïsme romain que
de lui proposer seulement à dîner.
Enfin, au mois de mars 1811 , un nouveau pré-
fet arriva de Paris. C'était un de ces hommes su-
périeurement adaptés au régime actuel, c'est-
à-dire, ayant une assez grande connaissance des
faits , et une parfaite absence de principes en ma-
tière de gouvernement; appelant abstraction toute
règle fixe, et plaçant sa conscience dans le dévoue-
ment au pouvoir. La première fois que je le vis ,
il me dit tout de suite qu'un talent comme le mien
était fait pour célébrer l'empereur, que c'était un
sujet digne du genre d'enthousiasme que j'avais
montré dans Corinne. Je lui répondis que, per-
sécutée comme je l'étais par l'empereur , toute
louange de ma part, adressée à lui, aurait l'air
d'une requête , et que j'étais persuadée que l'em-
pereur lui-même trouverait mes éloges ridicules
dans une semblable circonstance. Il combattit avec
force cette opinion; il revint plusieurs fois chez
moi pour me prier, au nom de mon intérêt, di-
sait-il, d'écrire pour l'empereur, ne fût-ce qu'une
feuille de quatre pages : cela suffirait, assurait-il,
pour terminer toutes les peines que j'éprouvais.
Ce qu'il me disait , il le répétait à toutes les per-
sonnes que je connaissais. Enfin, un jour il vint
me proposer de chanter la naissance du roi de
Rome; je lui répondis en riant que je n'avais au-
cune idée sur ce sujet, et que je m'en tiendrais à
faire des vœux pour que sa nourrice fût bonne.
Cette plaisanterie finit les négociations du préfet
avec moi, sur la nécessité que j'écrivisse en faveur
du gouvernement actuel.
Peu de temps après , les médecins ordonnèrent
à mon fils cadet les bains d'Aix en Savoie, à vingt
lieues de Coppet. Je choisis pour y aller les pre-
miers jours de mai, époque oii les eaux sont en-
core désertes. Je prévins le préfet de ce petit
voyage, et j'allai m'enfermer dans une espèce de
village oi^i il n'y avait pas alors une seule personne
de ma connaissance. A peine y avais-je passé dix
jours, qu'il m'arriva un courrier du préfet de Ge-
nève pour m'ordonner de revenir. Le préfet du
Mont-Blanc, où j'étais, eut peur aussi que je ne
partisse d'Aix pour aller en Angleterre, disait-il,
écrire contre l'empereur; et bien que Londres ne
fût pas très-voisin d'Aix en Savoie, il fit courir ses
gendarmes pour défendre qu'on me donnât des
t
370
DIX ANNEES D'EXIL.
chevaux de poste sur~la route. Je suis tentée de
rire aujourd'iiui de toute cette activité préfecto-
riale, contre une aussi pauvre chose que moi;
mais alors je mourais de peur à la vue d'un gen-
darme. Je craignais toujours que d'un exil si ri-
goureux on ne passât bientôt à la prison , ce qui
était pour moi plus terrible que la mort. Je savais
qu'une fois arrêtée, une fois cet esclandre bravé,
l'empereur ne se laisserait plus parler de moi , si
toutefois quelqu'un en avait le courage ; ce qui n'é-
tait guère probable dans cette cour , où la terreur
règne à chaque instant de la journée, et pour cha-
que détail de la vie.
Je revins à Genève, et le préfet me signifia que
non-seulement il m'interdisait d'aller, sous aucun
prétexte, dans les pays réunis à la France, mais
qu'il me conseillait de ne point voyager en Suisse,
et de ne jamais m'éloigner dans aucune direction
à plus de deux lieues de Coppet. Je lui objectai
qu'étant domiciliée en Suisse, je ne concevais pas
bien de quel droit une autorité française pouvait
me défendre de voyager dans un pays étranger. Il
me trouva sans doute un peu niaise de discuter
dans ce temps-ci une question de droit, et me ré-
péta son conseil, singulièrement voisin d'un ordre.
Je m'en tins à ma protestation; mais le lendemain
j'appris qu'un des littérateurs les plus distingués
de l'Allemagne, M. Schlegel, qui depuis huit ans
avait bien voulu se charger de l'éducation de mes
fils , venait de recevoir l'ordre, non-seulement de
quitter Genève, mais même Coppet. le voulus en-
core représenter qu'en Suisse le préfet de Genève
n'avait pas d'ordre à donner; mais on me dit que
si j'aimais mieux que cet ordre passât par l'am-
bassadeur de France, j'en étais bien la maîtresse;
que cet ambassadeur s'adresserait au landamman ,
et le landamman au canton de Vaud, qui renver-
rait M. Schlegel de chez moi. En faisant faire ce
détour au despotisme , j'aurais gagné dix jours,
mais rien de plus. Je voulus savoir pourquoi l'on
m'ôtait la société de M. Schlegel , mon ami et ce-
lui de mes enfants. Le préfet, qui avait l'habitude,
comme la plupart des agents de l'empereur , de
joindre des phrases doucereuses à des actes très-
durs, me dit que c'était par intérêt pour moi que
le gouvernement éloignait de ma maison M. Schle-
gel , qui me rendait anti-française. Vraiment tou-
chée de ce soin paternel du gouvernement, je de-
mandai ce qu'avait fait M. Schlegel contre la France;
le préfet m'objecta ses opinions littéraires, et en-
tre autres une brochure de lui , dans laquelle , en
comparant la Phèdre d'Euripide à celle de Racine,
il avait donné la préférence à la première. C'était
bien délicat pour un monarque corse, de prendre
ainsi fait et cause pour les moindres nuances de
la littérature française. Mais, dans le vrai , on exi-
lait M. Schlegel parce qu'il était mon ami, parce
que sa conversation animait ma solitude , et que
l'on commençait à mettre en oeuvre le système qui
devait se manifester, de me faire une prison de
mon âme, en m'arrachant toutes les jouissances de
l'esprit et de l'amitié.
Je repris la résolution de partir , à laquelle la
douleur de quitter mes amis et les cendres de mes
parents m'avait si souvent fait renoncer. Mais une
grande difficulté restait à résoudre, c'était le choix
des moyens du départ. Le gouvernement français
mettait de telles entraves au passe-port pour l'A-
mérique, que je n'osais plus recourir à ce moyen.
D'ailleurs , j'avais des raisons de craindre qu'au
moment où je m'embarquerais , on ne prétendît
qu'on avait découvert que je voulais aller en An-
gleterre, et qu'on ne m'appliquât le décret qui con-
damnait à la prison ceux qui tentaient de s'y ren-
dre sans l'autorisation du gouvernement. Il me
paraissait donc infiniment préférable d'aller en
Suède , dans cet honorable pays dont le nouveau
chef annonçait déjà la glorieuse conduite qu'il a su
soutenir depuis. Mais par quelle route se rendre
en Suède? Le préfet m'avait fait savoir de toutes
les manières , que partout où la France comman-
derait je serais arrêtée , et comment arriver là où
elle ne commandait pas? Il fallait nécessairement
passer par la Russie, puisque toute l'Allemagne
était soumise à la domination française. Mais pour
arriver en Russie, il fallait traverser la Bavière et
l'Autriche. Je me fiais au Tyrol, bien qu'il fut réuni
à un État confédéré, à cause du courage que ses
malheureux habitants avaient montré. Quant à
l'Autriche, malgré le funeste abaissement dans le-
quel elle était tombée, j'estimais assez son monar-
que pour croire qu'il ne me livrerait pas; mais je
savais aussi qu'il ne pourrait me défendre. Après
avoir sacrifié l'antique honneur de sa maison,
quelle force lui restait-il en aucun genre ? Je pas-
sais donc ma vie à étudier la carte de l'Europe
pour m' enfuir, comme Napoléon l'étudiait pour
s'en rendre maître, et ma campagne, ainsi que la
sienne, avait toujours la Russie pour objet. Cette
puissance était le dernier asile des opprimés; ce de-
vait être celle que le dominateur de l'Europe vou-
lait abattre.
DIX ANNEES D'EXIL.
371
CHAPITRE III.
Voyage en Suisse avec M. de Montmorency.
Résolue à m'en aller par la Russie, j'avais be-
soin d'un passe -port pour y entrer. Mais une dif-
ficulté nouvelle se présentait; il fallait écrire à
Pétersbourg même pour avoir ce passe-port : telle
était la formalité que les circonstances politiques
avaient rendue nécessaire; et quoique je fusse cer-
taine de ne pas éprouver de refus d'un caractère
aussi généreux que celui de l'empereur Alexandre,
je pouvais craindre que dans les bureaux de ses
ministres on ne dît que j'avais demandé un passe-
port, et que, l'ambassadeur de France en étant
instruit , l'on ne me fit arrêter , pour m'empêcher
d'accomplir mon projet. 11 fallait donc aller d'abord
à Vienne, pour demander de là mon passe -port,
et l'y attendre. Les six semaines qu'exigeaient
l'envoi de ma lettre et le retour de la réponse de-
vaient se passer sous la protection d'un ministère
qui avait donné l'archiduchesse d'Autriche à Bona-
parte; était-il possible de s'y confier? Néanmoins,
en restant , moi , comme otage , sous la main de
Napoléon, non-seulement je renonçais à tout exer-
cice de mes talents personnels , mais j'empêchais
mes fils d'avoir une carrière ; ils ne pouvaient ser-
vir ni pour Bonaparte , ni contre lui ; aucun éta-
blissement n'était possible pour ma fille, puisqu'il
fallait ou m'en séparer, ou la confiner à Coppet; et
si cependant j'étais arrêtée dans ma fuite, c'en
était fait du sort de mes enfants , qui n'auraient
point voulu se détacher de ma destinée.
C'est au milieu de ces anxiétés qu'un ami de
vingt années , M. Matthieu de Montmorency , vou-
lut venir me voir, comme il l'avait déjà fait plu-
sieurs fois depuis mon exil. On m'écrivit, il est
vrai , de Paris , que l'empereur avait exprimé sa
désapprobation contre toute personne qui irait à
Coppet , et notamment contre M. de Montmorency,
s'il y venait encore. Mais , je l'avoue , je m'étourdis
sur ces propos de l'empereur , qu'il prodigue quel-
quefois pour effrayer, et je ne luttai pas fortement
contre M. de Montmorency, qui , dans sa généro-
sité, cherchait à me rassurer par ses lettres. J'avais
tort sans doute; mais qui pouvait se persuader
qu'on ferait un crime à l'ancien ami d'une femme
exilée de venir passer quelques jours auprès d'elle .'
La vie de M. de Montmorency , entièrement con-
sacrée à des œuvres de piété, ou à des affections
de famille , l'éloignait tellement de toute politique,
qu'à moins de vouloir exiler les saints , il me sem-
blait impossible de s'attaquer à un tel homme. Je
me demandais aussi à quoi bon ; question que je
me suis toujours faite quand il s'agissait de la
conduite de Napoléon. Je sais qu'il fera , sans hé-
siter, tout le mal qui pourra lui être utile à la
moindre chose; mais je ne devine pas toujours
jusqu'oii s'étend dans tous les sens, vers les infi-
niment petits, comme vers les infiniment grands,
son immense égoïsme.
Quoique le préfet m'eût fait dire qu'il me con-
seillait de ne pas voyager en Suisse , je ne tins pas
compte d'un conseil qui ne pouvait être un ordre
formel. J'allai au-devant de M. de Montmorency
à Orbe, et de là je lui proposai, comme but de
promenade en Suisse, de revenir par Fribourg,
pour voir l'établissement des femmes trappistes ,
qui est peu éloigné de celui des hommes , dans la
Val-Sainte.
Nous arrivâmes au couvent par une grande pluie,
après avoir été obligés de faire un quart de lieue
à pied. Comme nous nous flattions d'entrer, le
procureur de la Trappe , qui a la direction du cou-
vent des femmes , nous dit que personne ne pou-
vait y être reçu. J'essayai pourtant de sonner à la
porte du cloître; une religieuse arriva derrière
l'ouverture grillée à travers laquelle la tourière
peut parler aux étrangers. « Que voulez-vous ? me
dit-elle avec une voix sans modulation , comme
serait celle des ombres. — Je désirerais, lui
dis -je , voir l'intérieur de votre couvent. — Cela
ne se peut pas, me répondit-elle. — Mais je
suis bien mouillée, lui dis -je, et j'ai besoin
de me sécher. » Elle fit partir alors je ne sais
quel ressort qui ouvrit la porte d'une chambre
extérieure , dans laquelle il m'était permis de me
reposer ; mais aucun être vivant ne parut. A peine
me fus-je assise quelques instants , que je m'impa-
tientai de ne pouvoir pénétrer dans l'intérieur de
la maison, et je sonnai de nouveau; la même tou-
rière revint : je lui demandai encore si aucune
femme n'avait été reçue dans le couvent; elle me
répondit qu'on pouvait y entrer quand on avait
l'intention de se faire religieuse. «Mais, lui dis-je,
comment puis-je savoir si je veux rester dans vo-
tre maison, puisqu'il ne m'est pas permis de la
connaître? —Oh! me répondit- elle alors, c'est
inutile ; je suis bien sûre que vous n'avez pas de
vocation pour notre état,» et, en achevant ces
mots , elle referma sa lucarne. Je ne sais pas à
quels signes cette religieuse s'était aperçue de mes
dispositions mondaines ; il se peut qu'une manière
vive de parler, si différente de la leur, suffise
pour leur faire reconnaître les voyageurs qui ne
sont que des curieux. L'heure de vêpres étant ar-
rivée, je pus aller dans l'église entendre chanter
^/2
DIX ANJNEES D'EXIL.
les religieuses; elles étaient derrière une grille
noire et serrée , à travers laquelle on ne pouvait
rien apercevoir. Seulement on entendait le bruit
des sabots qu'elles portaient, et celui des banquet-
tes de bois qu'elles levaient pour s'asseoir. Leurs
chants n'avaient rien de sensible , et je crus remar-
quer, soit dans leur manière de prier, soit dans
l'entretien que j'eus après avec le père trappiste
qui les dirigeait, que ce n'était pas l'enthousiasrae
religieux , tel que nous le concevons , mais des
habitudes sévères et graves qui pouvaient faire
supporter un tel genre de vie. L'attendrissement
de la piété même épuiserait les forces : une sorte
d'âpreté d'âme est nécessaire à une existence
aussi rude.
Le nouveau père abbé des trappistes établis
dans les vallées du canton de Fribourg a encore
ajouté aux austérités de l'ordre. On ne peut se
faire une idée des souffrances de détail que l'on
impose aux religieux ; on va jusqu'à leur défendre ,
quand ils sont debout plusieurs heures de suite ,
de s'appuyer contre la muraille , d'essuyer la
sueur de leur front ; enfin on remplit chaque ins-
tant de leurs jours par la douleur, comme les gens
du monde le font par la jouissance. Rarement ils
deviennent vieux, et les religieux à qui ce lot
échoit en partage , le considèrent comme une
punition du ciel. Un pareil établissement serait
une barbarie , si l'on forçait d'y entrer , ou si l'on
dissimulait en rien tout ce qu'on y souffre. Mais
on distribue à qui veut le lire un écrit imprimé
dans lequel on exagère plutôt qu'on n'adoucit les
rigueurs de l'ordre; et cependant il se trouve des
novices qui veulent s'y vouer, et ceux qui sont
reçus ne s'échappent point , bien qu'ils le puissent
sans la moindre difficulté. Tout repose , à ce qu'il
m'a paru , sur la puissante idée de la mort ; les
institutions et les amusements de la société sont
destinés dans le monde à tourner notre pensée
uniquement vers la vie ; mais quand la contempla-
tion de la mort s'empare à un certain degré du
cœur de l'homme , et qu'il s'y joint une ferme
croyance à l'immortalité de l'âme, il n'y a pas de
bornes au dégoût qu'il peut prendre pour tout ce
qui compose les intérêts de la terre ; et les souf-
frances paraissant le chemin de la vie future, on
est avide d'en avoir comme un voyageur qui se
fatigue volontiers pour parcourir plus vite la route
qui conduit au but de ses désirs. Mais ce qui m'é-
tonnait et m'attristait en même temps , c'était de
voir des enfants élevés avec cette rigueur ; leurs
pauvres cheveux rasés , leurs jeunes visages déjà
sillonnés, cet habit mortuaire dont ils étaient re-
vêtus avant de connaître la vie , avant de l'avoir
abdiquée volontairement, tout me révoltait con-
tre les parents qui les avaient placés là. Dès qu'un
pareil état n'est pas adopté par le choix libre et
constant de celui qui le professe, il inspire autant
d'horreur qu'il faisait naître de respect. Le reli-
gieux avec qui je m'entretenais ne parlait que de
la mort ; toutes ses idées venaient d'elle ou s'y
rapportaient : la mort est le monarque souverain
de ce séjour. Comme nous nous entretenions des
tentations du monde, je dis au père trappiste com-
bien je l'admirais d'avoir ainsi tout sacrifié pour
s'y dérober. « Nous sommes des poltrons , me dit-
il , qui nous sommes retirés dans une forteresse ,
parce que nous ne nous sentions pas le courage de
nous battre en plaine. » Celte réponse était aussi
spirituelle que modeste '.
Peu de jours après que nous eûmes visité ces
lieux , le gouvernement français ordonna que l'on
saisît le père abbé, M. de l'Estrange; que les
biens de l'ordre fussent confisqués, et que les
pères fussent renvoyés de Suisse. Je ne sais ce
qu'on reprochait à M. de l'Estrange, mais il n'est
guère vraisemblable qu'un tel homme se mêlât
des affaires de ce monde; encore moins les reli-
gieux, qui ne sortaient jamais de leur solitude. Le
gouvernement suisse fit chercher partout M. de
' J'accompagnais ma mère dans l'excursion qu'elle raconte
ici. Frappé de la beauté sauvage du lieu, et intéressé par la
conversation spirituelle du trappiste qui nous avait reçus , je
lui demandai l'hospitalité jusqu'au lendemain, me proposant
de passer la montagne à pied, pour aller voir le grand cou-
vent de la Val-Sainte , et de rejoindre , à Fribourg , ma mère
et M. de Montmorency. Ce religieux, avec lequel je continuai
de m'entretenir, n'eut pas de peine à s'apercevoir que je haïs-
sais le gouvernement impérial , et je crus deviner qu'il par-
tageait mon sentiment. Du reste, après l'avoir remercié de sa
bonté, je le perdis entièrement de vue, et je ne croyais pas
qu'il eut conservé le moindre souvenir de moi.
Cinq ans après, dans les premiers mois de la restauration,
ce ne fut pas sans surprise que je reçus une lettre de ce même
trappiste. Il ne doutait pas , me disait-il , que le roi légitime
étant remonté sur son trône , je n'eusse beaucoup d'amis à la
cour, et il me priait d'employer leur crédit à faire rendre à son
ordre les biens qu'il possédait en France. La lettre était signée
lepère A..., prêtre et procureur de la Trappe; et il ajoutait
en post-scriptum : n Si vingt-trois ans d'émigration et quatre
K campagnes dans un régiment de chasseurs à cheval de l'ar-
« mée de Condé me donnent quelques droits à la faveur royale,
« je vous prie de les faire valoir. » Je ne pus m'empêcher de
rire, et du crédit que me supposait ce bon religieux, et de
l'usage qu'il en demandait à un protestant. Je renvoyai sa
lettre à M. de Montmorency, dont le crédit valait mieux que
le mien, et j'ai lieu de croire que la pétition a réussi.
Du reste , ces trappistes , retirés dans les hautes vallées du
canton de Fribourg, n'étaient pas aussi étrangers à la politi-
que que leur séjour et leur haliit devaient le faire croire. J'ai
appris depuis qu'ils servaient d'intermédiaire à la correspon-
dance du clergé de France avec le pape, alors prisonnier à
Savonne. Certes, ce fait n'excuse pas la rigueur avec laquelle
ces religieux ont été traités par Bonaparte , mais il en donne
l'explication. (Note de M. de Staël Jils.)
DIX ANNEES D'EXIL.
373
l'Estrange , et j'espère , pour l'iionneur de ce gou-
vernement, qu'il eut soin de ne pas le trouver.
Néanmoins, les malheureux magistrats des pays
qu'on appelle les alliés de la France , sont très-
souvent chargés d'arrêter ceux qu'on leur désigne,
ignorant s'ils livrent des victimes innocentes ou
coupables au grand Léviathan qui juge à propos
de les engloutir. On saisit les biens des trappistes,
c'est-à-dire , leur tombe , car ils ne possédaient
guère autre chose , et l'ordre fut dispersé. On pré-
tend qu'un trappiste, à Gênes, était monté en
chaire pour rétracter le serment de fidélité qu'il
avait prêté à l'empereur, déclarant que depuis la
captivité du pape il croyait tout ecclésiastique délié
de ce serment. Au sortir de cet acte de repentir ,
il avait été, dit-on aussi, jugé par une commission
militaire, et fusillé. On pouvait, ce me semble, le
croire assez puni pour que l'ordre entier ne fut pas
responsable de sa conduite.
Nous rejoignîmes Vevey par les montagnes, et
je proposai à M. de IMontmorency de faire une
course jusqu'à l'entrée du Valais , que je n'avais
jamais vu. Nous nous arrêtâmes à Bex , dernier
village suisse , car le Valais était déjà réuni à la
France. Une brigade portugaise était partie de Ge-
nève pour aller occuper le Valais : singulière des-
tinée de l'Europe, que des Portugais en garnison
à Genève, allant prendre possession d'une partie de
la Suisse au nom de la France ! J'étais curieuse de
voir dans le Valais les Crétins , dont on m'avait si
souvent parlé. Cette triste dégradation de l'homme
est un grand sujet de réflexion ; mais il en coûte
excessivement de voir la figure humaine ainsi de-
venue un objet de répugnance et d'horreur. J'ob-
servai cependant , dans quelques-uns de ces imbé-
ciles, une sorte de vivacité qui tient à l'étonnement
que leur font éprouver les objets extérieurs. Comme
ils ne reconnaissent jamais ce qu'ils ont déjà vu,
! ils sont surpris chaque fois , et le spectacle du
I monde , dans tous ses détails , est tous les jours
nouveau pour eux ; c'est peut-être la compensa-
tion de leur triste état, car sûrement il y en a
une. Il y a quelques années qu'un Crétin, ayant
commis un assassinat, fut condamné à mort :
comme on le conduisait au supplice , il crut , se
voyant entouré de beaucoup de peuple , qu'on l'ac-
compagnait ainsi pour lui faire honneur, et il se
tenait droit , nettoyait son habit en riant , pour se
I rendre plus digne de la fête. Était-il permis de
punir un tel être du forfait que son bras avait
commis ?
On voit, à trois lieues de Bex, une cascade fa-
^ meuse, oîi l'eau tombe d'une montagne très-éle-
vée. Je proposai à mes amis de l'aller voir, et nous
fûmes de retour avant l'heure du dîner. Il est vrai
que cette cascade était sur le territoire du Valais ,
par conséquent alors sur le territoire de la France ,
et j'oubliai que l'oft ne me permettait de cette
France que l'espace de terrain qui sépare Coppet
de Genève. Revenue chez moi, le préfet, non-seu-
lement me blâma d'avoir osé voyager en Suisse ,
mais il me donna comme une grande preuve de son
indulgence, le silence qu'il garderait sur le délit
que j'avais commis , en mettant le pied sur le ter-
ritoire de l'empire français. J'aurais pu dire,
comme dans la fable de la Fontaine :
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
mais j'avouai tout simplement le tort que j'avais
eu d'aller voir cette cascade suisse, sans songer
qu'elle était en France.
CHAPITRE IV.
Exil de M. de Montmorency et de madame Re-
camier. — Nouvelles persécutions.
Ces chicanes continuelles sur les moindres ac-
tions de ma vie me la rendaient odieuse , et je ne
pouvais me distraire par l'occupation ; car le sou-
venir du sort qu'on avait fait éprouver à mon li-
vre , et la certitude de ne pouvoir plus rien publier
à l'avenir, décourageaient mon esprit, qui a be-
soin d'émulation pour être capable de travail.
Néanmoins , je ne pouvais encore me résoudre à
quitter pour jamais et les rives de la France , et
la demeure de mon père , et les amis qui m'étaient
restés fidèles. Toujours je croyais partir , et tou-
jours je me donnais à moi-même des prétextes
pour rester, lorsque le dernier coup fut porté à
mon âme : Dieu sait si j'en ai souffert !
M. de Montmorency vint passer quelques jours
avec moi à Coppet , et la méchanceté de détail du
maître d'un si grand empire est si bien calculée ,
qu'au retour du courrier qui annonçait son arrivée
chez moi , il reçut sa lettre d'exil. L'empereur
n'eût pas été content , si cet ordre ne lui avait pas
été signifié chez moi , et s'il n'y avait pas eu dans
la lettre même du ministre un mot qui indiquât
que j'étais la cause de cet exil. M. de IMontmo-
rency chercha , de toutes les manières , à m' adoucir
cette nouvelle ; mais , je le dis à Bonaparte , pour
qu'il s'applaudisse d'avoir atteint son but, je pous-
sai des cris de douleur , en apprenant l'infortune
que j'avais attirée sur la tête de mon généreux ami ;
et jamais mon cœur, si éprouvé depuis tant d'an-
nées, ne fut plus près du désespoir. Je ne savais
374
DIX ANNEES D'EXIL.
comment étourdir les pensées déchirantes qui se
succédaient en moi , et je recourus à l'opium pour
suspendre quelques heures l'angoisse que je res-
sentais. M. de Montmorency, calme et religieux ,
m'invitait à suivre son exemple ; mais la conscience
du dévouement qu'il avait daigné me montrer le
soutenait; et moi je m'accusais des cruelles suites
de ce dévouement, qui le séparaient de sa famille
et de ses amis. Je priais Dieu sans cesse ; mais ma
douleur ne me laissait point de relâche , et la vie
me faisait mal à chaque instant.
Dans cet état, il m'arrive une lettre de madame
Recamier, de cette belle personne qui a reçu les
hommages de l'Europe entière , et qui n'a jamais
délaissé un ami malheureux. Elle m'annonçait
qu'en se rendant aux eaux d'Aix en Savoie , elle
avait l'intention de s'arrêter chez moi , et qu'elle
y serait dans deux jours. Je frémis que le sort de
M. de Montmorency ne l'atteignît. Quelque invrai-
semblable que cela fût , il m'était ordonné de tout
craindre d'une haine si barbare et si minutieuse
tout ensemble , et j'envoyai un courrier au-devant
de madame Recamier, pour la supplier de ne pas
venir à Coppet. Il fallait la savoir à quelques lieues ,
elle qui m'avait constamment consolée par les
soins les plus aimables ; il fallait la savoir là , si
près de ma demeure , et qu'il ne me fût pas permis
de la voir encore , peut-être pour la dernière fois !
Je la conjurai de ne pas s'arrêter à Coppet; elle
ne voulut pas céder à ma prière : elle ne put passer
sous mes fenêtres sans rester quelques heures avec
moi, et c'est avec des convulsions de larmes que
je la vis entrer dans ce château où. son arrivée
était toujours une fête. Elle partit le lendemain,
et se rendit à l'instant chez une de ses parentes , à
cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain ; le
funeste exil la frappa : elle avait eu l'intention de
me voir, c'était assez; une généreuse pitié l'avait
inspirée, il fallait qu'elle en fût punie. Les revers
de fortune qu'elle avait éprouvés lui rendaient très-
■ pénible la destruction de son établissement natu-
rel. Séparée de tous ses amis , elle a passé des mois
entiers dans une petite ville de province, livrée à
tout ce que la solitude peut avoir de plus mono-
tone et de plus triste. Voilà le sort que j'ai valu à
la personne la plus brillante de son temps ; et le
chef des Français , si fameux par leur galanterie ,
s'est montré sans égard pour la plus jolie feunne
de Paris. Le même jour il a frappé la naissance et
la vertu dans M. de Montmorency, la beauté dans
madame Recamier, et, si j'ose le dire, en moi quel-
que réputation de talent. Peut-être s'est-il aussi
flatté d'attaquer le souvenir de mon père dans sa
fille , afin qu'il fût bien dit que sur cette terre , ni
les morts ni les vivants, ni la piété ni les charmes ,
ni l'esprit ni la célébrité, n'étaient de rien sous
son règne. On s'était rendu coupable quand on
avait manqué aux nuances délicates de la flatterie,
en n'abandonnant pas quiconque était frappé de sa
disgrâce. 11 ne reconnaît que deux classes d'hom-
mes, ceux qui le servent et ceux qui s'avisent,
non de lui nuire , mais d'exister par eux-mêmes. Il
ne veut pas que , dans l'univers , depuis les détails
de ménage jusqu'à la direction des empires , une
seule volonté s'exerce sans relever de la sienne.
« Madame de Staël, disait le préfet de Genève,
« s'est fait une existence agréable chez elle ; ses
« amis et les étrangers viennent la voir à Coppet ;
« l'empereur ne veut pas souffrir cela. » Et pour-
quoi me tourmentait-il ainsi ? pour que j'impri-
masse un éloge de lui ; et que lui faisait cet éloge,
à travers les milliers de phrases que la crainte et
l'espérance sont empressées à lui offrir? Bona-
parte a dit une fois : « Si l'on me donnait à choi-
« sir, entre faire moi-même une belle action ou
« induire mon adversaire à commettre une bas-
« sesse, je n'hésiterais pas à préférer l'avilissement
« de mon ennemi. » Voilà toute l'explication du
soin particulier qu'il a mis à déchirer ma vie. Il
me savait attachée à mes amis, à la France, à mes
ouvrages, à mes goûts, à la société; il a voulu,
en m'ôtant tout ce qui composait mon bonheur,
me troubler assez pour que j'écrivisse une plati-
tude, dans l'espoir qu'elle me vaudrait mon rap-
pel. En m'y refusant , je dois le dire, je n'ai pas eu
le mérite de faire un sacrifice : l'empereur voulait
de moi une bassesse , mais une bassesse inutile ;
car, dans un temps oii le succès est divinisé, le ri-
dicule n'eût pas été complet, si j'avais réussi à
venir à Paris, par quelque moyen que ce pût être.
Il fallait, pour plaire à notre maître, vraiment
habile dans l'art de dégrader ce qu'il reste encore
d'âmes fières, il fallait que je me déshonorasse
pour obtenir mon rétour en France , qu'il se mo-
quât de mon zèle à le louer, lui qui n'avait cessé
de me persécuter, et que ce zèle ne me servît à
rien. .Te lui ai refusé ce plaisir vraiment raffiné;
c'est le seul mérite que j'aie eu dans la longue
lutte qu'il a établie entre sa toute-puissance et ma
faiblesse.
La famille de M. de Montmorency, désespérée
de son exil, souhaita, comme elle le devait, qu'il
s'éloignât de la triste cause de cet exil , et je vis
partir cet ami sans savoir si jamais sa présence
honorerait encore ma demeure sur cette terre.
C'est le 31 août 1811 que je brisai le premier et le
DIX ANÎNEES D'EXIL.
375
dernier de mes liens avec ma patrie ; je le brisai ,
du moins , par les rapports humains qui ne peu-
vent plus exister entre nous; mais je ne lève ja-
mais les yeux au ciel sans penser à mon respecta-
ble ami , et j'ose croire aussi que dans ses prières
il me répond. La destinée ne m'accorde plus une
autre correspondance avec lui.
Quand l'exil de mes deux amis fut connu , une
foule de chagrins de tout genre m'assaillirent; mais
un grand malheur rend comme insensible à toutes
les peines nouvelles. Le bruit se répandit que le
ministre de la police avait déclaré qu'il ferait met-
tre un corps de garde au bas de l'avenue de Cop-
pet, pour arrêter quiconque viendrait me voir. Le
préfet de Genève, qui était chargé, par ordre de
l'empereur, disait -il, de m'anmiler (c'est son
expression), ne manquait pas une occasion d'in-
sinuer, ou même d'annoncer que toute personne
qui avait quelque chose à craindre ou à désirer du
gouvernement, ne devait pas venir chez moi.
M. de Saint-Priest , ci-devant ministre du roi,
et collègue démon père, daignait m'honorer de
son affection; ses filles, qui redoutaient avec rai-
son qu'on ne le renvoyât de Genève, se joignirent
à moi pour le prier de ne pas me voir. Néanmoins,
au milieu de l'hiver, à l'âge de soixante-dix-huit
ans, il fut exilé, non-seulement de Genève, mais
de la Suisse; car il est tout à fait reçu, comme
on l'a vu par mon exemple, que l'empereur exile
de Suisse aussi bien que de France; et quand on
objecte aux agents français qu'il s'agit pourtant
d'un pays étranger , dont l'indépendance est re-
connue , ils lèvent les épaules , comme si on les
ennuyait par des subtilités métaphysiques. En ef-
fet, c'est une vraie subtilité que de vouloir distin-
guer en Europe autre chose que des préfets-rois ,
et des préfets recevant directement des ordres de
l'empereur de France. Si les soi-disant pays alliés
diffèrent des provinces françaises, c'est parce qu'on
les ménage un peu moins qu'elles. Il reste en France
un certain souvenir d'avoir été appelée la grande
nation, qui oblige quelquefois l'empereur à des
ménagements; il en était ainsi du moins, mais
cela devient chaque jour moins nécessaire. Le mo-
tif qu'on donna pour l'exil de M. de Saint-Priest ,
c'est qu'il n'avait pas obtenu de ses fils de donner
leur démission du service de Russie. Ses lils avaient
trouvé pendant l'émigration un accueil généreux
en Russie; ils y avaient été élevés, leur intrépide
bravoure y était justement récompensée; ils étaient
couverts de blessures, ils étaient désignés entre
les premiers pour leurs talents militaires ; l'aîné a
déjà plus de trente ans. Comment un père aurait-
il pu exiger que l'existence de ses fils ainsi fondée,
fût sacrifiée à l'honneur de venir se faire mettre
en surveillance sur le territoire français.? car c'est
là le sort digne d'envie qui leur était réservé. Je
fus tristement heureuse de n'avoir pas vu M. de
Saint-Priest depuis quatre mois, quand il fut exilé;
sans cela personne n'aurait douté que ce ne fût
moi qui avais fait porter sur lui la contagion de
ma disgrâce.
Non-seulement les Français, mais les étrangers,
étaient avertis qu'ils ne devaient pas venir chez
moi. Le préfet se tenait en sentinelle, pour empê-
cher même des anciens amis de me revoir. Un
jour entre autres, il me priva, par ses soins offi-
ciels, de la société d'un Allemand dont la conver-
satiQn m'était extrêmement agréable, et je lui dis,
cette fois, qu'il aurait bien dû s'épargner cette re-
cherche de persécutions. « Comment ! me répon-
dit-il, c'est pour vous rendre service que je me
suis conduit ainsi : j'ai fait sentir à votre ami qu'il
vous compromettrait en venant chez vous. » Je ne
pus m'empêcher de rire à cet ingénieux argument.
« Oui, continua-t-il avec un sérieux imperturba-
ble, l'empereur voyant qu'on vous préfère à lui,
vous en saurait mauvais gré. » « Ainsi, lui dis-je,
l'empereur exige que mes amis particuliers, et
peut-être bientôt mes enfants, m'abandonnent
pour lui complaire ; cela me paraît un peu fort.
D'ailleurs, ajoutai-je, je ne vois pas bien comment
on compromettrait une personne dans ma situa-
tion, et ce que vous me dites me rappelle un révo-
lutionnaire à qui , dans le temps de la terreur, on
s'adressait pour qu'il tâchât de sauver un de ses
amis de l'échafaud. «Je craindrais de lui nuire, ré-
pondit-il , en parlant pour lui. » Le préfet sourit de
ma citation, mais continua les raisonnements qui,
appuyés de quatre cent mille baïonnettes, parais-
sent toujours pleins de justesse. Un homme, à
Genève , me disait : « Ne trouvez-vous pas que le
préfet déclare ses opinions avec beaucoup de fran-
chise .'—Oui , répondis-je, il dit avec sincérité qu'il
est dévoué à l'homme puissant ; il dit avec cou-
rage qu'il est du parti le plus fort; je ne sens pas
bien le mérite d'un tel aveu. »
Plusieurs personnes indépendantes continuaient
à me témoigner, à Genève, une bienveillance dont
je garderai à jamais un profond souvenir. Mais
jusqu'à des employés des douanes se croyaient en
état de diplomatie vis-à-vis de moi ; et , de préfets
en sous-préfets , et en cousins des uns et des au-
tres, une terreur profonde se serait emparée d'eux
tous, si je ne leur avais pas épargné, autant qu'il
était en moi , l'anxiété de faire ou de ne pas faire
25
376
DIX ANNEES D'EXIL.
«ne visite. A chaque courrier le bruit se répan-
dait que d'autres de mes amis avaient été exilés
de Paris pour avoir conservé des relations avec
moi ; il était de mon devoir strict de ne plus voir
un seul Français marquant, et très -souvent je
craignais même de nuire aux personnes du pays
où je vivais , dont la courageuse amitié ne se dé-
mentait point envers moi. J'éprouvais deux mou-
vements contraires, et je le crois, tous les deux
également naturels; j'étais triste quand on m'a-
bandonnait, et cruellement inquiète pour ceux qui
me montraient de l'attachement. Il est difficile
qu'une situation plus douloureuse à tous les ins-
tants puisse se représenter dans la vie. Pendant
près de deux ans qu'elle a duré, je n'ai pas vu re-
venir une fois le jour sans me désoler d'avoir à
supporter l'existence que ce jour recommençait.
Mais pourquoi ne partiez-vous pas ? dira-t-on ,
et ne cessait-on de me dire de tous les côtés. Un
homme que je ne dois pas nommer», mais qui
sait, je l'espère, à quel point je considère l'éléva-
tion de son caractère et de sa conduite, me dit :
Si vous restez, il vous traitera comme Marie Stuart :
dix-neuf ans de malheur, et la catastrophe à la fin.
"Un autre, spirituel, mais peu mesuré dans ses pa-
roles , m'écrivit qu'il y avait du déshonneur à res-
ter après tant de mauvais traitements. Je n'avais
pas besoin de ces conseils pour désirer avec pas-
sion de partir ; du moment que je ne pouvais plus
revoir mes amis , que je n'étais plus qu'une en-
trave à l'existence de mes enfants , ne devais -je
pas me décider? Mais le préfet répétait, de toutes
les manières, que je serais arrêtée si je partais;
qu'à Vienne comme à Berlin on me ferait récla-
mer, et que je ne pourrais même faire aucun pré-
paratif de voyage sans qu'il en fut informé; car il
savait, disait-il, tout ce qui se passait chez moi.
A cet égard, il se vantait; et l'événement l'a
prouvé, c'était un fat en fait d'espionnage. Mais
qui n'aurait pas été effrayé du ton d'assurance
avec lequel il disait à tous mes amis que je ne
pourrais faire un pas sans être saisie par les gen-
darmes !
CHAPITRE V.
Départ de Coppet.
Je passai huit mois dans un état que l'on ne sau-
rait peindre, essayant mon courage chaque jour,
et chaque jour faiblissant à l'idée de la prison. Tout
le monde, assurément, la redoute; mais mon ima-
gination a tellement peur de la solitude , mes amis
» Le comte Elzéar de Sabron,
me sont tellement nécessaires pour me soutenir,
pour m'animer , pour me présenter une perspective
nouvelle , quand je succombe sous la fixité d'une
impression douloureuse, que jamais la mort ne
s'est offerte à moi sous des traits aussi cruels que
la prison, que le secret, où l'on peut rester des
années sans qu'aucune voix amie se fasse entendre
de vous. On m'a dit qu'un de ces Espagnols qui
ont défendu Saragosse avec la plus étonnante in-
trépidité , pousse des cris dans le donjon de Vin-
cennes , où on le retient enfermé; tant cette affreuse
solitude fait mal aux hommes les plus énergiques?
D'ailleurs , je ne pouvais me dissimuler que je n'é-
tais pas une personne courageuse; j'ai de la har-
diesse dans l'imagination, mais de la timidité dans
le caractère , et tous les genres de périls se pré-
sentent à moi comme des fantômes. L'espèce de
talent que j'ai me rend les images tellement vi-
vantes, que si les beautés de la nature y gagnent,
les dangers aussi en deviennent plus redoutables.
Tantôt je craignais la prison , tantôt les brigands ,
si j'étais obligée de traverser la Turquie, la Russie
m'étant fermée par quelques combinaisons politi-
ques ; tantôt aussi la vaste mer qu'il me fallait
traverser, de Constantinople jusqu'à Londres, me
remplissait de terreur pour ma fille et pour moi.
Néanmoins , j'avais toujours le besoin de partir ;
un mouvement intérieur de fierté m'y excitait;
mais je pouvais dire comme un Français très-
connu : « Je tremble des dangers auxquels mon
courage va m'exposer. » En effet, ce qui ajoute à
la grossière barbarie de persécuter les femmes,
c'est que leur nature est tout à la fois irritable et
faible; elles souffrent plus vivement des peines, et
sont moins capables de la force qu'il faut pour y
échapper.
Un autre genre de terreur aussi agissait sur moi :
je craignais qu'à l'instant où mon départ serait
connu de l'empereur, il ne fît mettre dans les ga-
zettes un de ces articles tels qu'il sait les dicter ,
quand il veut assassiner moralement. Un sénateur
me disait un jour que Napoléon était le meilleur
journaliste qu'il connût. En effet, si l'on appelle
ainsi l'art de diffamer les individus et les nations,
il le possède au suprême degré. Les nations s'en
tirent; mais il a acquis, dans les temps révolution-
naires pendant lesquels il a vécu , un certain tact
des calomnies à la portée du vulgaire, qui lui fait
trouver les mots les plus propres à circuler parmi
ceux dont tout l'esprit consiste à répéter les phra-
ses que le gouvernement a fait publier pour leur
usage. Si le Moniteur accusait quelqu'un d'avoir
volé sur le grand chemin, aucune gazette, ni frau-
DIX ANNEES D'EXIL.
877
çaise , ni allemande , ni italienne , ne pourrait ad-
mettre sa justification. On ne peut se représenter
ce que c'est qu'un homme à la tête d'un million
de soldats et d'un milliard de revenu , disposant
de toutes les prisons de l'Europe , ayant les rois
pour geôliers, et usant de l'imprimerie pour parler,
quand les opprimés ont à peine l'intimité de l'a-
mitié pour répondre; enfin, pouvant rendre le
malheur ridicule, exécrable pouvoir dont l'ironique
jouissance est la dernière insulte que les génies in-
fernaux puissent faire supporter à la race humaine.
Quelque indépendance de caractère que l'on eût,
je crois qu'on ne pouvait se défendre de frissonner,
en attirant de tels moyens contre soi ; du moins
j'éprouvais, je l'avoue, ce mouvement; et, malgré
la tristesse de ma situation , souvent je me disais
qu'un toit pour s'abriter , une table pour se nour-
rir, un jardin pour se promener , était un lot dont
il fallait savoir se contenter; mais tel qu'il était,
ce lot , on ne pouvait se répondre de le conserver
en paix ; un mot pouvait échapper, un mot pouvait
être redit, et cet homme, dont la puissance va tou-
jours croissant, jusqu'à quel point d'irritation ne
peut-il pas arriver? Quand il faisait un beau soleil,
je reprenais courage ; mais quand le ciel était cou-
vert de brouillards, les voyages m'effrayaient, et
je découvrais en moi des goûts casaniers , étran-
gers à ma nature, mais que la peur y faisait naître;
le bien-être physique me paraissait plus que je ne
l'avais cru jusqu'alors, et toute fatigue m'épouvan-
tait. Ma santé , cruellement altérée par tant de
peines , affaiblissait aussi l'énergie de mon carac-
tère, et j'ai vraiment abusé, pendant ce temps, de
la patience de mes amis , en remettant sans cesse
mes projets en délibération , et en les accablant de
mes incertitudes.
J'essayai une seconde fois d'obtenir un passe-
port pour l'Amérique ; on me fit attendre jusqu'au
milieu de l'hiver la réponse que je demandais , et
l'on finit par me refuser. J'offris de m'engager à
ne rien faire imprimer sur aucun sujet, fût-ce un
bouquet à Iris , pourvu qu'il me fût permis d'aller
vivre à Rome : j'eus l'amour -propre de rappeler
Corinne , en demandant la permission de vivre en
Italie. Sans doute le ministre de la police trouva
que jamais pareil motif n'avait été inscrit sur ses
registres, et ce Midi, dont l'air était si nécessaire
à ma santé, me fut impitoyablement refusé.
On ne cessait de me déclarer que ma vie entière
se passerait dans l'enceinte des deux lieues dont
Coppet est éloigné de Genève. Si je restais, il fal-
lait me séparer de mes fils , qui étaient dans l'âge
de chercher une carrière ; j'imposais à ma fille la
plus triste perspective, en lui faisant partager
mon sort. La ville de Genève , qui a conservé de
si nobles traces de la liberté , se laissait cependant
graduellement gagner par les intérêts qui la liaient
aux distributeurs de places en France. Chaque jour
le nombre de ceux avec qui je pouvais m'entendra
diminuait, et tous mes sentiments devenaient un
poids sur mon ame , au lieu d'être une source de
vie. C'en était fait de mon talent, de mon bonheur,
de mon existence, car il est affreux de ne servir
en rien ses enfants , et de nuire à ses amis. Enfin ,
les nouvelles que je recevais m'annonçaient de
toutes parts les formidables préparatifs de l'empe-
reur ; il était clair qu'il voulait d'abord se rendre
maître des ports de la Baltique en détruisant la
Russie, et qu'après il comptait se servir des débris
de cette puissance pour les traîner contre Cons-
tantinople : son intention était de partir ensuite
de là pour conquérir l'Afrique et l'Asie. Il avait
dit, peu de temps avant de quitter Paris : « Cette
vieille Europe m'ennuie. » Et en effet elle ne suffit
plus à l'activité de son maître. Les dernières issues
du continent pouvaient se fermer d'un instant à
l'autre , et j'allais me trouver en Europe comme
dans une ville de guerre dont toutes les portes
sont gardées par des soldats.
Je me décidai donc à m'en aller pendant qu'il
restait encore un moyen de se rendre en Angle-
terre , et ce moyen , c'était le tour de l'Europe en-
tière. Je fixai le 15 de mai pour mon départ, dont
les préparatifs étaient combinés depuis longtemps,
dans le secret le plus absolu. La veille de ce jour,
mes forces m'abandonnèrent entièrement, et je
me persuadai, pour un moment, qu'une telle ter-
reur ne pouvait être ressentie que quand il s'agis-
sait d'une mauvaise action. Tantôt je consultais
tous les genres de présages de la manière la plus
insensée; tantôt, ce qui était plus sage, j'interro-
geais mes amis et moi - même sur la moralité de
ma résolution. Il semble que le parti de la rési-
gnation en toutes choses soit le plus religieux , et
je ne suis pas étonnée que des hommes pieux soient
arrivés à se faire une sorte de scrupule des réso-
lutions qui partent de la volonté spontanée. La
nécessité semble porter un caractère divin , tandis
que la résolution de l'homme peut tenir à son or-
gueil. Cependant aucune de nos facultés ne nous
a été donnée en vain, et celle de se décider pour
soi-même a aussi son usage. D'autre part , tous les
gens médiocres ne cessent de s'étonner que le ta-
lent ait des besoins différents des leurs. Quand il
a du succès , le succès est à la portée de tout le
monde; mais lorsqu'il cause des peines, lorsqu'il
25.
378
DIX ANNEES D'EXIL,
excite à sortir des voies communes , ces mêmes
gens ne le considèrent plus que comme une mala-
die, et presque comme un tort. J'entendais bour-
donner autour de moi les lieux communs auxquels
tout le monde se laisse prendre : N'a-t-elle pas de
l'argent? ne peut -elle pas bien vivre et bien dor-
mir dans un bon château? Quelques personnes
d'un ordre plus élevé sentaient que je n'avais pas
même la sécurité de ma triste situation , et qu'elle
pouvait empirer sans jamais s'améliorer. Mais l'at-
mosphère qui m'entourait conseillait le repos, par-
ce que depuis six mois il n'était pas arrivé de per-
sécutions nouvelles , et que les hommes croient
toujours que ce qui est est ce qui sera. C'est du
milieu de toutes ces circonstances appesantissan-
tes qu'il fallait prendre une des résolutions les
plus fortes qui piit se rencontrer dans la vie privée
d'une femme. Mes gens, à l'exception de deux per-
sonnes très-sûres, ignoraient mon secret; la plu-
part de ceux qui venaient chez moi ne s'en dou-
taient pas, et j'allais, par une seule action, changer
en entier ma vie et celle de ma famille. Déchirée
par l'incertitude , je parcourus le parc de Coppet ;
je m'assis dans tous les lieux où mon père avait
coutume de se reposer pour contempler la nature;
je revis ces mêmes beautés des ondes et de la ver-
dure que nous avions souvent admirées ensemble;
je leur dis adieu en me recommandant à leur douce
influence. Le monument qui renferme les cendres
de mon père et de ma mère , et dans lequel , si le
bon Dieu le permet , les miennes doivent être dé-
posées , était une des principales causes de mes
regrets , en m'éloignant des lieux que j'habitais :
mais je trouvais presque toujours, en m'en appro-
chant, une sorte de force qui me semblait venir
d'en haut. Je passai une heure en prière devant
cette porte de fer qui s'est refermée sur les restes
du plus noble des humains , et là , mon âme fut
convaincue de la nécessité de partir. Je me rappe-
lai ces vers fameux de Claudien ' , dans lesquels il
exprime l'espèce de doute qui s'élève dans les âmes
les plus religieuses , lorsqu'elles voient la terre
abandonnée aux méchants , et le sort des mortels
comme flottant au gré du hasard. Je sentais que
je n'avais plus la force d'alimenter l'enthousiasme
qui développait en moi tout ce que je puis avoir
de bon, et qu'il me fallait entendre parler ceux
' Sœpè mihi dubiam traxit sententia mcntem,
Curarent superi terras, an nulliis inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.
Abstulit hune tandem Rufiui pœna tumultum
Absolvitque deos. Jam non ad culmina rerura
Injustes crevisse queror; lolluntur in altum
Ut lapsu graviore ruaut.
qui pensaient comme moi , pour me fier à ma pro-
pre croyance, et conserver le culte que mon père
m'avait inspiré. J'invoquai plusieurs fois, dans cette
anxiété, la mémoire de mon père, de cet homme,
le Fénélon de la politique, dont le génie était en
tout l'opposé de celui de Bonaparte; et il en avait,
du génie, car il en faut au moins autant pour se
mettre en harmonie avec le ciel que pour évoquer
à soi tous les moyens déchaînés par l'absence des
lois divines et humaines. J'allai revoir le cabinet
de mon père , où son fauteuil , sa table et ses pa-
piers sont encore à la yiême place; j'embrassai
chaque trace chérie, je pris son manteau, que jus-
qu'alors j'avais ordonné de laisser sur sa chaise ,
et je l'emportai avec moi pour m'en envelopper ,
si le messager de la mort s'approchait de moi. Ces
adieux terminés , j'évitai le plus que je pus les au-
tres adieux qui me faisaient trop de mal , et j'écri-
vis aux amis que je quittais , en ayant pris soin
que ma lettre ne leur fût remise que plusieurs
jours après mon départ.
Le lendemain samedi , 23 mai 1812 , à deux heures
après midi, je montai dans ma voiture, en disant
que je reviendrais pour dîner; je ne pris avec moi
aucun paquet quelconque; j'avais mon éventail à la
main, ma fille le sien, et seulement mon fils et
M. Rocca portaient dans leurs poches ce qu'il nous
fallait pour quelques jours de voyage. En descen-
dant l'avenue de Coppet, en quittant ainsi ce châ-
teau qui était devenu pour moi comme un ancien et
bon ami, je fus près de m'évanouir : mon fils me prit
la main , et me dit : Ma mère , songe que tu pars
pour l'Angleterre ". Ce mot ranima mes esprits.
J'étais cependant à près de deux mille lieues de ce
but, oii la route naturelle m'aurait si prompte-
ment conduite; mais du moins chaque pas m'en
rapprochait. Je renvoyai, à quelques lieues de là,
un de mes gens pour annoncer chez moi que je ne
reviendrais que le lendemain, et je continuai ma
route jour et nuit jusqu'à une ferme au delà de
Berne, oîi j'avais donné rendez-vous à M. Schlegel,
qui voulait bien m'accompagner; c'était aussi là
que je devais quitter mon fils aîné , qui a été élevé
par l'exemple de mon père jusqu'à l'âge de quatorze
ans, et dont les traits le rappellent. Une seconde
fois tout mon courage m'abandonna ; cette Suisse
encore si calme et toujours si belle, ces habitants
qui savent être libres par leurs vertus , lors même
qu'ils ont perdu l'indépendance politique; tout ce
pays me retenait ; il me semblait qu'il me disait de
' L'Angleterre était alors- l'espoir de quiconque souffrait
pour la cause de la liberté ; pourquoi faut-il qu'après la vic-
toire ses ministres aient si cruellement trompé l'attente de
l'Europe ! (A'ote de M. de Staël fils.)
DIX ANNEES D'EXIL.
379
ne pas le quitter. 11 était encore temps de revenir;
je n'avais point fait de pas irréparable. Quoique le
préfet se filt avisé de m'interdire la Suisse, je
voyais bien que c'était par la crainte que je n'al-
lasse plus loin. Enfin, je n'avais pas encore passé
la barrière qui ne me laissait plus la possibilité de
retourner; l'imagination a de la peine à soutenir
cette pensée. D'un autre côté, il y avait aussi de
l'irréparable dans la résolution de rester; car ce
moment passé, je sentais, et l'événement l'a bien
prouvé, que je ne pourrais plus m'échapper. D'ail-
leurs il y a je ne sais quelle honte à recommencer
des adieux si solennels , et l'on ne peut guère res-
susciter pour ses amis plus d'une fois. Je ne sais
ce que je serais devenue, si cette incertitude, à
l'instant même de l'action, avait duré plus long-
temps ; car ma tête en était troublée. Mes enfants me
décidèrent, et en particulier ma fille, à peine âgée
de quatorze ans. Je m'en remis , pour ainsi dire ,
à elle, comme si la voix de Dieu devait se faire en-
tendre par la bouche d'un enfant'. Mon fils s'en
alla, et quand je ne le vis plus, je pus dire comme
lord Russel : La douleur de la mort est passée. Je
montai dans ma voiture avec ma fille ; une fois
l'incertitude finie, je rassemblai mes forces dans
mon âme, et j'en trouvai pour agir qui m'avaient
manqué en délibérant.
' C'était peu d'être parvenu à quitter Coppet , en trom-
pant la surveillance du préfet de Genève; il fallait encore
obtenir des passe-ports pour traverser l'Autriclie , et que ces
passe-ports fussent sous un nom qui n'attirât pas l'attention
des diverses polices qui se partageaient l'Allemagne. Ma
mère me chargea de celte démarche , et l'émotion que j'en
éprouvai ne cessera jamais d'être présente à ma pensée.
C'était, en effet, un pas décisif; les passe-ports une fois refu-
sés , ma mère retombait dans une situation beaucoup plus
cruelle : ses projets étaient connus; toute fuite devenait
désormais impossible , et les rigueurs de son exil eussent été
chaque jour plus intolérables. Je ne crus pouvoir mieux faire
que de m'adresser au ministre d'Autriche, avec cett^ con-
fiance dans les sentiments de ses semblables , qui est le pre-
mier mouvement de tout honnête homme. M. de Sohraut
n'hésita pas à m'accorder ces passe-ports tant désirés, et j'es-
père qu'il me permettra d'exprimer ici la reconnaissance que
j'en conserve. A une époque où l'Europe était encore courbée
sous le joug de Napoléon , où la persécution exercée contre
ma mère éloignait d'elle des personnes qui devaient peut-être
au zèle courageux de son amitié la conservation de leur for-
tune ou de leur vie, je ne fus pas surpris, mais je fus vive-
ment touché du généreux procédé de M. le ministre d'Au-
triche.
Je quittai ma mère pour retourner à Coppet , où me rappe-
laient ses intérêts de fortune; et, quelques jours après, un
frère, qu'une mort cruelle nous a enlevé à l'entrée de sa
carrière, alla rejoindre ma mère à Vienne avec ses gens et sa
voiture de voyage. Ce ne fut (jue ce second départ qui donna
l'éveil h la police du préfet du Léman : tant il est vrai qu'aux
autres qualités d'espionnage il faut encore joindre la bêtise.
Heureusement ma mère était déjà hors de l'atteinte des gen-
darmes, et elle put continuer le voyage dont on va lire le
récit. {Note de M. de Staël fils.)
CHAPITRE VI.
Passage en Autriche; 1812.
C'est ainsi qu'après dix ans de persécutions tou-
jours croissantes, d'abord renvoyée" de Paris, puis
reléguée en Suisse, puis confinée dans mon châ-
teau, puis enfin condamnée à l'horrible douleur de
ne plus revoir mes amis, et d'avoir été cause de
leur exil ; c'est ainsi que je fus obligée de quitter
en fugitive deux patries, la Suisse et la France,
par l'ordre d'un homme moins Français que moi;
car je suis née sur les bords de cette Seine où sa
tyrannie seule le naturalise. L'air de ce beau pays
n'est pas pour lui l'air natal ; peut-il comprendre
la douleur d'en être exilé, lui qui ne considère cette
fertile contrée que comme l'instrument de ses vic-
toires? Oii est sa patrie .i* c'est la terre qui lui est
soumise. Ses concitoyens? ce sont les esclaves qui
obéissent à ses ordres. Il se plaignait un jour de
n'avoir pas eu à commander, comme Tamerlan , à
des nations auxquelles le raisonnement fût étran-
ger. J'imagine que maintenant il est conteait des
Européens; leurs mœurs, comme leurs armées,
sont assez rapprochées des Tartares.
Je ne devais rien craindre en Suisse, puisque je
pouvais toujours prouver que j'avais le droit d'y
être ; mais pour en sortir, je n'avais qu'un passe-
port étranger ; il fallait traverser un État confé-
déré , et si quelque agent français eût demandé au
gouvernement de Bavière de ne pas me laisser pas-
ser, qui ne sait avec quel regret, mais néanmoins
avec quelle obéissance il eût exécuté les ordres qu'il
aurait reçus ? J'entrai dans le Tyrol avec une grande
considération pour ce pays , qui s'était battu par
attachement pour ses anciens maîtres , mais avec
un grand mépris pour ceux des ministres autri-
chiens qui avaient pu conseiller d'abandonner des
hommes compromis par leur attachement pour leur
souverain. On dit qu'un diplomate subalterne, chef
du département de l'espionnage en Autriche, s'a-
visa un jour , pendant là guerre , de soutenir à la
table de l'empereur qu'on devait abandonner les
Tyroliens ; M. de H. , gentilhomme tyrolien , con-
seiller d'État au service d'Autriche , qui , par ses
actions et ses écrits , a fait voir le courage d'un
guerrier et le talent d'un historien , repoussa ces
indignes discours avec le mépris qu'ils méritaient.
L'empereur témoigna toute son approbation à
M. de H., et par là il montra du moins que ses senti-
ments étaient étrangers à la conduite politique
qu'on lui faisait tenir. C'est ainsi que la plupart
des souverains de l'Europe, au moment où Bo-
naparte s'est rendu maître de la France , étaient
380
DIX ANNEES D'EXIL.
de fort honnêtes gens comme hommes privés , mais
n'existaient déjà plus comme rois, puisqu'ils se re-
mettaient en entier du gouvernement des affaires
publiques aux circonstances et à leurs ministres.
L'aspect du Tyrol rappelle la Suisse ; cependant
il n'y a pas dans le paysage autant de vigueur ni
d'originalité; les villages n'annoncent pas autant
d'abondance; c'est enfin un pays qui a été sage-
ment gouverné, mais qui n'a jamais été libre, et
c'est comme peuple montagnard qu'il s'est montré
capable de résistance. On cite peu d'hommes re-
marquables dans le Tyrol ; d'abord le gouverne-
ment autrichien n'est guère propre à développer le
génie; et, de plus, le Tyrol, par ses mœurs,
comme par sa situation géographique, devrait être
réuni à la confédération suisse; son incorporation
à la monarchie autrichienne n'étant pas conforme
à sa nature , il n'a pu développer dans cette union
que les nobles qualités des habitants des monta-
gnes , le courage et la fidélité.
Le postillon qui nous menait nous fit voir un
rocher sur lequel l'empereur Maximilien, grand-
père de Charles-Quint, avait failli périr : l'ardeur
de la chasse l'avait tellement emporté , qu'il avait
suivi le chamois jusqu'à des hauteurs dont il ne
pouvait plus redescendre. Cette tradition est en-
core populaire dans le pays , tant le culte du passé
est nécessaire aux nations. Le souvenir de la der-
nière guerre était vivant dans l'âme des peuples :
les paysans nous montraient les sommités des
montagnes sur lesquelles ils s'étaient retranchés;
leur imagination se retraçait l'effet qu'avait pro-
duit leur belle musique guerrière , lorsqu'elle avait
retenti du haut des collines dans les vallées. En
nous montrant le palais du prince royal de Ba-
vière, à Inspruck, ils nous disaient que Hofer, ce
courageux paysan, chef de l'insurrection, avait
demeuré là; ils nous racontaient l'intrépidité qu'une
femme avait montrée, quand les Français étaient
entrés dans son château; enfin tout annonçait
en eux le besoin d'être une nation, plus encore
que l'attachement personnel à la maison d'Au-
triche.
C'est dans une église d'Inspruck qu'est le fa-
meux tombeau de Maximilien ; j'y allai , me flat-
tant bien de n'être reconnue de personne, dans un
lieu éloigné des capitales où résident les agents
français. La figure de Maximilien, en bronze, est
à genoux sur un sarcophage , au milieu de l'église ,
et trente statues du même métal , rangées de cha-
que côté du sanctuaire, représentent les parents et
les ancêtres de l'empereur. Tant de grandeurs pas-
sées , tant d'ambitions jadis formidables rassem-
blées en famille autour d'un tombeau , étaient un
spectacle qui portait profondément à la réflexion :
on rencontrait là Philippe le Bon , Charles le Té-
méraire , Marie de Bourgogne; et, au milieu de
ces personnages historiques, un héros fabuleux,
Dietrich de Berne. La visière baissée dérobait la
figure des chevaliers; mais quand on soulevait cette
visière , un visage d'airain paraissait sous un cas-
que d'airain , et les traits du chevalier étaient de
bronze comme son armure. La visière de Dietrich
de Berne est la seule qui ne puisse être soulevée;
l'artiste a voulu indiquer par là le voile mystérieux
qui couvre l'histoire de ce guerrier.
D'Inspruck, je devais passer par Salzbourg,
pour arriver de là aux frontières autrichiennes. Il
me semblait que toutes mes inquiétudes seraient
finies, quand je serais entrée sur le territoire de
cette monarchie que j'avais connue si sûre et si
bonne. Mais le moment que je redoutais le plus ,
c'était le passage de la Bavière à l'Autriche; car
c'était là qu'un courrier pouvait m'avoir précédée,
pour défendre de me laisser passer. Je n'avais pas
été très-vite , malgré cette crainte ; car ma santé ,
abîmée par tout ce que j'avais souffert, ne me
permettait pas de voyager la nuit. J'ai souvent
éprouvé, dans cette route, que les plus vives ter-
reurs ne sauraient l'emporter sur un certain abat-
tement physique, qui fait redouter les fatigues plus
que la mort. Je me flattais cependant d'arriver sans
obstacle , et déjà ma peur se dissipait en appro-
chant du but que je croyais assuré, lorsque, en
entrant dans l'auberge de Salzbourg , un homme
s'approcha de M. Schlegel , qui m'accompagnait ,
et lui dit en allemand qu'un courrier français était
venu demander une voiture arrivant d'Inspruck ,
avec une femme et une jeune fille , et qu'il avait
annoncé qu'il repasserait pour en savoir des nou-
velles. Je ne perdis pas un mot de ce que disait
le maître de l'auberge, et je pâlis de terreur.
M. Schlegel aussi fut ému pour moi ; il fit de nouvel-
les questions qui confirmèrent toutes que ce cour-
rier était français, qu'il venait de Munich, qu'il
avait été jusqu'à la frontière d'Autriche pour m'at-
tendre , et que ne me trouvant pas il était revenu
au-devant de. moi. Rien ne paraissait alors plus
clair : c'était tout ce que j'avais redouté avant de
partir et pendant le voyage. Je ne pouvais plus
m'échapper, puisque ce courrier, qu'on disait déjà
à la poste, devait nécessairement m'atteindre. Je
pris à l'instant la résolution de laisser ma voiture,
M. Schlegel et ma fille à l'auberge, et de m'en aller
seule à pied, dans les rues de la ville, pour entrer
au hasard dans la première maison dont l'hôte ou
DIX ANNEES D'EXIL.
381
riiôtesse aurait une bonne physionomie. Je voulais
en obtenir un asile pour quelques jours. Pendant
ce temps, ma fille et M. Schlegel auraient dit qu'ils
allaient me rejoindre en Autriche, et je serais par-
tie après , déguisée en paysanne. Toute chanceuse
qu'était cette ressource , il ne m'en restait pas
d'autre , et je ine préparais en tremblant à l'en-
treprise , lorsque je vis entrer dans ma chambre
ce courrier tant redouté , qui n'était autre que
M. Rocca. Après m'avoir accompagnée le premier
jour de mon voyage, il était retourné à Genève pour
terminer quelques affaires , et maintenant il venait
me rejoindre , et se faisait passer pour un courrier
français , afin de profiter de la terreur que ce nom
inspire , surtout aux alliés de la France , et de se
faire donner des chevaux plus vite. Il avait pris la
route -de Munich , s'était hâté d'aller jusqu'à la
frontière d'Autriche, voulant s'assurer que per-
sonne ne m'y avait précédée ni annoncée. Il reve-
nait au-devant de moi pour me dire que je n'avais
rien à craindre , et pour monter sur le siège de ma
voiture en passant cette frontière , qui me semblait
le plus redoutable, mais aussi le dernier de mes
périls. Ainsi ma cruelle peur se changea en un sen-
timent très-doux de sécurité et de reconnaissance.
Nous parcourûmes cette ville de Sâlzbourg, qui
renferme tant de beaux édifices , mais qui , comme
la plupart des principautés ecclésiastiques de l'Al-
lemagne, présente aujourd'hui un aspect très-dé-
sert. Les ressources tranquilles de ce genre de
gouvernement ont fini avec lui. Les couvents aussi
étaient conservateurs ; on est frappé des nombreux
établissements et des édifices que des maîtres cé-
libataires ont élevés dans leur résidence : tous ces
souverains paisibles ont fait du bien à leur nation.
Un archevêque de Sâlzbourg , dans le dernier siè-
cle, a percé une route qui se prolonge de plusieurs
centaines de pas sous une montagne, comme la
grotte de Pausilippe à Naples : sur le frontispice
de la porte d'entrée, on voit le buste de l'archevê-
que, et en bas pour inscription: Te saxa loquun-
tur (les pierres parlent de toi). Cette inscription a
de la grandeur.
J'entrai enfin dans cette Autriche que j'avais
vue si heureuse il y avait quatre années ; déjà un
changement sensible me frappa , c'est celui qu'a-
vaient produit la dépréciation du papier-monnaie
et les variations de tout genre que l'incertitude des
opérations de finance a introduites dans sa va-
leur. Rien ne démoralise le peuple comme ces os-
cillations continuelles qui font de chaque individu
un agioteur, et présentent à toute la classe labo-
rieuse une manière de gagner de l'argent par la
ruse et sans le travail. Je ne trouvais plus dans le
peuple la même probité qui m'avait frappée quatre
ans plus tôt : ce papier-monnaie met l'imagination
en mouvement sur l'espoir d'un gain rapide et fa-
cile, et les chances hasardeuses bouleversent l'exis-
tence graduelle et sûre qui fait la base de l'honnê-
teté des classes moyennes. Pendant mon séjour
en Autriche, un homme fut pendu pour avoir fait
de faux billets au moment où l'on avait démoné-
tisé les anciens; il s'écriait, en marchant au sup-
plice, que ce n'était pas lui qui avait volé, mais
l'État. Et en effet , il est impossible de faire com-
prendre à des gens du peuple qu'il est juste de les
punir pour avoir spéculé dans leurs propres affai-
res comme le gouvernement dans les siennes. Mais
ce gouvernement était l'allié du gouvernement
français, et doublement son allié, puisque son chef
était le très-patient beau-père d'un terrible gen-
dre. Quelles ressources donc pouvait-il lui rester?
Le mariage de sa fille lui avait valu d'être libéré
de deux millions de contributions tout au plus; le
reste avait été exigé avec ce genre de justice dont
on est si facilement capable , et qui consiste à trai-
ter ses amis comme ses ennemis : de là venait la
pénurie des finances. Un autre malheur aussi est
résulté de la dernière guerre, et surtout de la der-
nière paix ; l'inutilité du mouvement généreux qui
avait illustré les armes autrichiennes dans les ba-
tailles d'Essling et deWagram, a refroidi la nation
pour son souverain, qu'elle aimait vivement jadis.
Il en est de même de tous les princes qui ont
traité avec l'empereur Napoléon ; il s'en est servi
comme de receveurs chargés de lever des impôts
pour son compte : il les a forcés de pressurer leurs
sujets pour lui payer les taxes qu'il exigeait; et
quand il lui a convenu de destituer ces souverains,
les peuples , détachés d'eux par le mal même qu'ils
avaient fait pour obéir à l'empereur, ne les ont
pas défendus contre lui. L'empereur Napoléon a
l'art de rendre la situation des pays, soi-disant en
paix, tellement malheureuse, que tout change-
ment leur est agréable, et qu'une fois forcés de
donner des hommes et de l'argent à la France, ils
ne sentent guère l'inconvénient d'y être réunis.
Ils ont tort , cependant , car tout vaut mieux que
de perdre le nom de nation ; et comme les mal-
heurs de l'Europe sont causés par un seul homme,
il faut conserver avec soin ce qui peut renaître
quand il ne sera plus.
Avant d'arriver à Vienne, comme j'attendais
mon second fils, qui devait me rejoindre avec mes
gens et mon bagage , je m'arrêtai pendant un jour
à cette abbaye de Melk, placée sur une hauteur,
382
DIX ANNEES D'EXIL.
d'où l'empereur Napoléon avait contemplé les di-
vers détours du Danube , et loué le paysage sur
lequel il allait fondre avec ses armées. Il s'amuse
souvent ainsi à faire des morceaux poétiques sur
les beautés de la nature qu'il va ravager, et sur
les effets de la guerre dont il va accabler le genre
humain. Après tout, il a raison de s'amuser de
toutes les manières aux dépens de la race hu-
maine qui le souffre. L'homme n'est arrêté dans la
route du mal que par l'obstacle ou par le remords :
personne ne lui a présenté l'un , et il s'est très-fa-
cilement affranchi de l'autre. Moi, qui suivais so-
litairement ses traces sur la terrasse d'où l'on
voyait au loin la contrée, j'en admirais la fécon-
dité, et je m'étonnais de voir que les dons du ciel
réparent si vite les désastres causés par les hom-
mes. Ce sont les richesses morales qui ne revien-
nent plus, ou qui sont, du moins, perdues pour
des siècles.
CHAPITRE VIL
Séjour à Vienne.
J'arrivai heureusement à Vienne le 6 de juin,
deux heures avant le départ d'un courrier que
M. le comte de Stackelberg, ambassadeur de Rus-
sie, envoyait à Wilna, où était alors l'empereur
Alexandre. M. de Stackelberg , qui se conduisit
envers moi avec cette noble délicatesse , l'un des
traits les plus éminents de son caractère , écrivit ,
par ce courrier, pour demander mon passe-port,
et m'assura que sous trois semaines je pouvais
avoir la réponse. Il s'agissait de passer ces trois
semaines quelque part; mes amis autrichiens, qui
m'avaient accueillie de la manière la plus aimable,
m'assurèrent que je pouvais rester à Vienne sans
crainte. La cour alors était à Dresde, à la grande
réunion de tous les princes allemands rassemblés
pour offrir leurs hommages à l'empereur de France.
Napoléon s'était arrêté à Dresde sous le prétexte
de négocier encore de là , pour éviter la guerre
avec la Russie , c'est-à-dire, pour obtenir, par sa
politique, le même résultat que par ses armes. Il
ne voulait pas d'abord admettre le roi de Prusse à
son banquet de Dresde; il savait trop combien le
. creur de ce malheureux monarque répugne à ce
qu'il se croit obligé de faire. M. de Metternich ob-
tint, dit-on, pour lui, cette humiliante faveur.
M. de Hardenberg, qui l'accompagnait, fit obser-
ver à l'empereur Napoléon que la Prusse avait payé
un tiers de plus que les contributions promises.
L'empereur lui répondit, en lui tournant le dos :
« Compte d'apothicaire; » car il a un plaisir secret
à se servir d'expressions vulgaires pour mieux hu-
milier ceux qui en sont l'objet. Il mit assez de co-
quetterie dans sa manière d'être avec l'empereur
et l'impératrice d'Autriche , parce qu'il lui impor-
tait que le gouvernement autrichien prît une part
active à sa guerre avec la Russie. « Vous voyez
« bien , dit-il , à ce qu'on assure , à M. de Metter-
« nich, que je ne puis jamais avoir le moindre in-
« térêt à diminuer la puissance de l'Autriche, telle
« qu'elle existe maintenant; car d'abord il me con-
« vient que mon beau-père soit un prince très-
« considéré; d'ailleurs, je me fie plus aux ancien-
« nés dynasties qu'aux nouvelles. Le général Ber-
« nadotte n'a-t-il pas pris le parti de faire la paix
« avec l'Angleterre ? » Et en effet , le prmce royal
de Suède, comme on le verra par la suite, s'était
courageusement déclaré pour les intérêts du pays
qu'il gouvernait.
L'empereur de France ayant quitté Dresde pour
passer en revue ses armées , l'impératrice alla s'é-
tablir pendant quelque temps à Prague, avec sa
famille. Napoléon, en partant, régla lui-même l'é-
tiquette qui devait exister entre le père et la fille ,
et l'on doit penser qu'elle n'était pas facile , puis-
qu'il aime presque autant l'étiquette par défiance
que par vanité, c'est-à-dire, comme un moyen
d'isoler tous les individus entre eux , sous prétexte
de marquer leurs rangs.
Les dix premiers jours que je passai à Vienne ne
furent troublés par aucun nuage, et j'étais ravie de
me trouver ainsi au milieu d'une société qui me
plaisait , et dont la manière de penser répondait à
la mienne ; car l'opinion n'était point favorable à
l'alliance avec Napoléon, et le gouvernement l'avait
conclue sans être appuyé par l'assentiment natio-
nal. En effet, une guerre dont l'objet ostensible
était le rétablissement de la Pologne, pouvait-elle
être faite par la puissance qui avait contribué au
partage de la Pologne, et retenait encore en ses
mains, avec plus de persistance que jamais, le tiers
de cette Pologne.-' Trente mille hommes étaient
envoyés par le gouvernement autrichien pour ré-
tablir la confédération de Pologne à Varsovie , et
presque autant d'espions s'attachaient aux pas des
Polonais de GaUicie, qui voulaient avoir des dé-
putés à cette confédération. Il fallait donc que le
gouvernement autrichien parlât contre les Polonais,
en soutenant leur cause, et qu'il dît à ses sujets
de GaUicie : « Je vous défends d'être de l'avis que
je soutiens. » Quelle métaphysique ! on la trouve-
rait bien embrouillée si la peur n'expliquait pas
tout.
Parmi les nations que Bonaparte traîne après lui,
DIX ANNEES D'EXIL,
383
la seule qui mérite de l'intérêt, ce sont les Polo-
nais. Je crois qu'ils savent aussi bien que nous
qu'ils ne sont que le prétexte de la guerre, et que
l'empereur ne se soucie pas de leur indépendance.
Il n'a pu s'abstenir d'exprimer plusieurs fois à l'em-
pereur Alexandre son dédain pour la Pologne, par
cela seulement qu'elle veut être libre ; mais il lui
convient de la mettre en avant contre la Russie , et
les Polonais profitent de cette circonstance pour
se rétablir comme nation. Je ne sais s'ils y réussi-
ront, car le despotisme donne difficilement la liberté,
et ce qu'ils regagneront dans leur cause particu-
lière, ils le perdront dans la cause de l'Europe. Ils
seront Polonais , mais Polonais aussi esclaves que
les trois nations dont ils ne dépendront plus. Quoi
qu'il en soit, les Polonais sont les seuls Européens
qui puissent servir sans honte sous les drapeaux
de Bonaparte. Les princes de la confédération du
Rhin croient y trouver leur intérêt en perdant leur
honneur; mais l'Autriche, par une combinaison
vraiment remarquable, y sacrifie tout à la fois son
honneur et son intérêt. L'empereur Napoléon vou-
lait obtenir de l'archiduc Charles de commander
ces trente mille hommes ; mas l'archiduc s'est heu-
reusement refusé à cet affront; et quand je le vis
se promener seul , en habit gris , dans les allées du
Prater, je retrouvai pour lui tout mon ancien
respect.
Ce même employé qui avait si indignement con-
seillé de Hvrer les Tyroliens, était à Vienne , en
l'absence de M. de Metternich , chargé de la police
des étrangers, et il s'en acquittait comme on va
voir. Pendant les premiers jours il me laissa tran-
quille ; j'avais déjà passé un hiver à Vienne , très-
bien accueiUie par l'empereur, l'impératrice et
toute la cour : il était donc difficile de me dire que
cette fois on ne voulait pas me recevoir, parce
que j'étais en disgrâce auprès de l'empereur Napo-
léon , surtout lorsque cette disgrâce était en partie
causée par les éloges que j'avais donnés dans r/ion
livre à la morale et au génie littéraire des Alle-
mands. Mais ce qui était encore plus difficile, c'était
de se risquer à déplaire en rien à une puissance
à laquelle il faut convenir qu'ils pouvaient bien me
sacrifier, après tout ce qu'ils avaient déjà fait pour
elle. Je crois donc qu'après que j'eus passé quel-
ques jours à Vienne, il arriva au chef de la police
quelques renseignements plus précis sur ma situa-
tion à l'égard de Bonaparte, et qu'il se crut obligé
de me surveiller. Or, voici sa manière de surveiller :
il établit à ma porte, dans la rue , des espions qui me
suivaient à pied quand ma voiture allait doucement,
et qui prenaient des cabriolets pour ne pas me perdre
de vue dans mes courses à la campagne. Cette ma-
nière de faire la police me paraissait réunir tout à
la fois le machiavélisme français à la lourdeur alle-
mande. Les Autrichiens se sont persuadés qu'ils ont
été battus faute d'avoir autant d'esprit que les Fran-
çais, et que l'esprit des Français consiste dans leurs
moyens de police ; en conséquence, ils se sont mis à
faire de l'espionnage avec méthode , à organiser os-
tensiblement ce qui tout au moins doit être caché ;
et destinés par la nature à être honnêtes gens, ils se
sont fait une espèce de devoir d'imiter un État ja-
cobin et despotique tout ensemble.
Je devais m'inquiéter cependant de cet espion-
nage, quand il suffisait du moindre sens commun
pour voir que je n'avais d'autre but que de fuir. On
m'alarma sur l'arrivée de mon passe-port russe ; on
prétendit que l'on me le ferait attendre plusieurs
mois, et qu'alors la guerre m'empêcherait de passer.
Il m'était aisé de juger que je ne pourrais pas rester
à Vienne, du moment que l'ambassadeur de France
serait de retour : que deviendrais-je alors ? Je sup-
pliai M. de Stackelberg de me donner une manière
de passer par Odessa pour me rendre à Constanti-
nople. Mais Odessa étant russe, il fallait également
un passe-port de Pétersbourg pour y arriver; il ne
restait donc d'ouvert que la route directe de Tur-
quie par la Hongrie, et cette route passant sur les
confins de la Servie était sujette à mille dangers.
On pouvait encore gagner le port de Salonique à
travers l'intérieur de la Grèce ; l'archiduc François
avait suivi ce chemin pour se rendre en Sardaigne ;
mais l'archiduc François monte très-bien à cheval ,
et c'est ce dont je n'étais guère capable : encore
moins pouvais-je me résoudre à exposer une aussi
jeune fille que la mienne à un tel voyage. Il fallait
donc, quoi qu'il m'en coûtât, me résoudre à me
séparer d'elle , pour l'envoyer par le Danemark et
la Suède, accompagnée de personnes sûres. Je con-
clus , à tout hasard , un accord avec un Arménien ,
pour qu'il me conduisît à Constantinople. Je me
proposais de passer de là par la Grèce, la Sicile,
Cadix et Lisbonne ; et , quelque chanceux que fût
ce voyage, il offrait à l'imagination une grande
perspective. Je fis demander au bureau des affaires
étrangères, dirigé par un subalterne en l'absence de
M. de Metternich, un passe-port qui me permît de
sortir d'Autriche par la Hongrie, ou par la Gal-
licie, suivant que j'irais à Pétersbourg ou à Cons-
tantinople. On me fit répondre qu'il fallait me
décider ; qu'on ne pouvait pas donner un passe-port
pour sortir par deux frontières différentes, et que
même, pour aller à Presbourg , qui est la première
ville de Hongrie, à six lieues de Vienne, il fallait
384
DIX A.NNEES D'EXIL.
une autorisation du comité des états. Certes , on
ne pouvait s'empêcher de le penser, l'Europe, jadis
si facilement ouverte à tous les voyageurs, est de-
venue, sous l'influence de l'empereur Napoléon,
comme un grand filet qui vous enlace à chaque pas.
Que de gênes, que d'entraves pour les moindres
mouvements ! Et conçoit-on que les malheureux
gouvernements que la France opprime , s'en con-
solent en faisant peser de mille manières sur leurs
sujets le misérable reste de pouvoir qu'on leur a
laissé!
CHAPITRE YIII.
Départ de Fienne.
Obligée de choisir, je me décidai pour la Galli-
cie, qui me conduisait au pays que je préférais, la
Russie. Je me persuadai qu'une fois éloignée de
Vienne, toutes ces tracasseries, suscitées sans
doute par le gouvernement français , cesseraient ,
et qu'en tout cas je pourrais, s'il était nécessaire,
partir de Gallicie pour regagner Bucharest par la
Transylvanie. La géographie de l'Europe, telle que
Napoléon l'a faite , ne s'apprend que trop bien par
le malheur : les détours qu'il fallait prendre pour
éviter sa puissance étaient déjà de près de deux
mille lieues V et maintenant, en partant de Vienne
même, j'étais réduite à emprunter le territoire
asiatique pour y échapper. Je partis donc sans
avoir reçu mon passe-port de Russie, espérant
calmer ainsi les inquiétudes que la police subal-
terne de Vienne concevait de la présence d'une
personne qui était en disgrâce auprès de l'empe-
reur Napoléon. Je priai un de mes amis de me re-
joindre, en marchant jour et nuit, dès que la ré-
ponse de Russie serait arrivée, et je m'acheminai
sur la route. Je fis mal de prendre un tel parti , car
à Vienne j'étais défendue par mes amis et par l'o-
pinion publique ; je pouvais de là facilement m'a-
dresser à l'empereur ou à son premier ministre ;
mais une fois confinée dans une ville de province ,
je n'avais plus affaire qu'aux pesantes méchancetés
d'un sous-ordre, qui voulait se faire un mérite de
ses procédés envers moi auprès du gouvernement
français : voici comment il s'y prit.
Je m'arrêtai quelques jours à Brunn, capitale
de la Moravie, où l'on retenait en exil un colonel
anglais, M. Mills, homme d'une bonté et d'une
obligeance parfaites, et, suivant l'expression an-
glaise, tout à fait inoffensif. On le rendait horri-
iîlement malheureux, sans prétexte et sans utilité.
Mais le ministère autrichien se persuade apparem-
ment qu'il se donnera l'air de la force en se faisant
persécuteur : les avisés ne s'y trompent pas, et,
comme le disait un homme d'esprit, sa manière de
gouverner en fait de police, ressemble à ces senti-
nelles placées sur la citadelle de Brunn, à demi
détruite; il fait exactement la garde autour des
ruines. A peine étais-je à Brunn , qu'on me suscita
tous les genres de tracasseries sur mes passe-ports
et sur ceux de mes compagnons de voyage. Je de-
mandai la permission d'envoyer mon fils à Vienne,
pour donner à cet égard les éclaircissements né-
cessaires ; on me déclara qu'il n'était pas permis à
mon fils plus qu'à moi de faire une lieue en arrière.
J'ignore si l'empereur d'Autriche ou M. de Metter-
nich étaient instruits de toutes ces absurdes plati-
tudes; mais je rencontrai à Brunn, dans les em-
ployés du gouvernement, à quelques exceptions
près , une crainte de se compromettre qui me parut
tout à fait digne du régime actuel de la France ; et
même, il faut en convenir, quand les Français ont
peur, ils sont plus excusables , car, sous l'empereur
Napoléon , il s'agit au moins de l'exil , de la prison
ou de la mort.
Le gouverneur de Moravie , homme d'ailîeurs
fort estimable, m'annonça qu'on m'ordonnait de
traverser la Gallicie le plus vite possible, et qu'il
m'était interdit de m'arrêter plus de vingt-quatre
heures à Lanzut, où. j'avais l'intention d'aller.
Lanzut est la terre de la princesse Lubomirska ,
sœur du prince Adam Czartorinski , maréchal de
la confédération polonaise, que les troupes autri-
chiennes allaient soutenir. La" princesse Lubomirska
était elle-même généralement considérée par son
caractère personnel, et surtout par la généreuse
bienfaisance avec laquelle elle se servait de sa for-
tune; de plus, son attachement à la maison d'Au-
triche était connu, et, quoique Polonaise, elle
n'avait point pris part à l'esprit d'opposition qui
s'est toujours manifesté en Pologne contre le gou-
vernement autrichien. Son neveu et sa nièce, le
prince Henri et la princesse Thérèse, avec qui j'a-
vais le bonheur d'être liée , sont doués l'un et l'autre
des qualités les plus brillantes et les plus aimables ;
on pouvait sans doute les croire très-attachés à leur
patrie polonaise; mais il était alors assez difficile
de faire un crime de cette opinion , quand on en-
voyait le prince de Schwarzenberg à la tête de
trente mille hommes, se battre pour le rétablisse-
ment de la Pologne. A quoi n'en sont pas réduits
ces malheureux princes à qui l'on dit sans cesse
qu'il faut obéir aux circonstances ? c'est leur pro-
poser de gouverner à tout vent. Les succès de
Bonaparte font envie à la plupart des gouvernants
d'Allemagne; ils se persuadent que c'est pour avoir
DIX ANNEES D'EXIL.
385
été trop honnêtes gens qu'ils ont été battus , tandis
que c'est pour ne l'avoir point été assez. Si les Alle-
mands avaient imité les Espagnols , s'ils s'étaient
dit : Quoi qu'il arrive , nous ne supporterons pas
le joug étranger, ils seraient encore une nation, et
leurs princes ne traîneraient pas dans les salons ,
je ne dis pas de l'empereur Napoléon, mais de tous
ceux sur lesquels un rayon de sa faveur est tombé.
L'empereur d'Autriche et sa spirituelle compagne
conservent sûrement autant de dignité qu'ils le
peuvent dans leur situation ; mais cette situation
est si fausse en elle-même, qu'on ne peut la rele-
ver. Aucune des actions du gouvernement autri-
chien en faveur de la domination française ne sau-
rait être attribuée qu'à la peur, et cette muse
nouvelle inspire de tristes chants.
J'essayai de représenter au gouverneur de Mo-
ravie que si l'on me poussait ainsi avec tant de
politesse vers la frontière , je ne saurais que deve-
nir, n'ayant pas mon passe-port russe , et que je
me verrais contrainte, ne pouvant ni revenir ni
avancer, à passer ma vie à Brody, ville frontière
entre la Russie et l'Autriche, où les juifs se sont
établis pour faire le commerce de transport d'un
empire à l'autre. « Ce que vous me dites est vrai ,
me répondit le gouverneur; mais voici mon or-
dre. » Depuis quelque temps les gouvernements
ont trouvé l'art de persuader qu'un agent civil est
soumis à la même discipline qu'un officier : la ré-
flexion, dans ce second cas, est interdite, ou du
moins elle trouve rarement sa place; mais on
aurait de la peine à faire comprendre à des hommes
responsables devant la loi , comme le sont tous les
magistrats en Angleterre, qu'il ne leur est pas
permis de juger l'ordre qu'on leur donne. Et qu'ar-
rive-t-il de cette servile obéissance? si elle n'avait
que le chef suprême pour objet, elle pourrait en-
core se concevoir dans une monarchie absolue;
mais en l'absence de ce chef, ou de celui qui le
représente , un subalterne peut abuser à son gré
de ces mesures de police , infernale découverte des
gouvernements arbitraires , et dont la vraie gran-
deur ne fera jamais usage.
Je partis pour la Gallicie , et cette fois , je l'a-
voue , j'étais complètement abattue ; le fantôme de
la tyrannie me poursuivait partout; je voyais ces
Allemands, que j'avais connus si honnêtes, dépra-
vés par la funeste mésalliance qui semblait avoir
altéré le sang même des sujets , comme celui de
leur souverain. Je crus qu'il n'y avait plus d'Eu-
rope que par delà les mers ou les Pyrénées , et je
désespérais d'atteindre un asile selon mon âme.
Le spectacle de la Gallicie n'était pas propre à ra-
nimer les espérances sur le sort de la race humaine.
Les Autrichiens ne savent pas se faire aimer des
peuples étrangers qui leur sont soumis. Pendant
qu'ils ont possédé Venise, la première chose qu'ils
ont faite a été de défendre le carnaval , qui était
devenu , pour ainsi dire, une institution , tant il y
avait de temps qu'on parlait du carnaval de Venise.
Les hommes les plus roides de la monarchie furent
choisis pour gouverner cette ville joyeuse; aussi les
peuples du Midi aiment-ils presque mieux être pillés
par des Français que régentés par des Autrichiens.
Les Polonais aiment leur patrie comme un ami
malheureux : la contrée est triste et monotone, le
peuple ignorant et paresseux : on y a toujours
voulu la liberté, on n'a jamais su l'y établir. Mais
les Polonais croient devoir et pouvoir gouverner
la Pologne, et ce sentiment est naturel. Cependant
l'éducation du peuple y est si négligée , et toute
espèce d'industrie lui est si étrangère, que les juifs
se sont emparés de tout le commerce, et font ven-
dre aux paysans, pour une provision d'eau-de-vie,
toute la récolte de l'année prochaine. La distance
des seigneurs aux paysans est si grande , le luxe
des uns et l'affreuse misère des autres offrent un
contraste si choquant, que probablement les Autri-
chiens y ont apporté des lois meilleures que celles
qui y existaient. Mais un peuple fier , et celui-ci
l'est dans sa détresse, ne veut pas qu'on l'humilie,
même en lui faisant du bien, et c'est à quoi les
Autrichiens n'ont jamais manqué. Ils ont divisé la
Gallicie en cercles , et chacun de ces cercles est
commandé par un fonctionnaire allemand; quel-
quefois un homme distingué se charge de cet
emploi , mais le plus souvent c'est une espèce de
brutal pris dans les rangs subalternes, et qui com-
mande despotiquement aux plus grands seigneurs
de la Pologne. La police qui, dans les temps ac-
tuels , a remplacé le tribunal secret , autorise les
mesures les plus oppressives. Or, qu'on se repré-
sente ce que c'est que la police, c'est-à-dire, ce qu'il
y a de plus subtil et de plus arbitraire dans le gou-
vernement, confiée aux mains grossières d'un ca-
pitaine de cercle. On voit à chaque poste de la
Gallicie trois espèces de personnes accourir autour
des voitures des voyageurs, les marchands juifs,
les mendiants polonais et les espions allemands.
Le pays ne semble habité que par ces trois espèces
d'hommes. Les mendiants, avec leur longue barbe
et leur ancien costume sarmate, inspirent une pro-
fonde pitié; il est bien vrai que s'ils voulaient tra-
vailler ils ne seraient plus dans cet état : mais ou
ne sait si c'est orgueil ou paresse qui leur fait dé-
daigner le soin de la terre asservie.
386
DIX ANNEES D'EXIL.
On rencontre sur les grands chemins des pro-
cessions de femmes et d'hommes portant l'éten-
dard de la croix, et chantant des psaumes; une
profonde expression de tristesse règne sur leur
visage : je les ai vus quand on leur donnait , non
pas de l'argent , mais des aliments meilleurs que
ceux auxquels ils étaient accoutumés , regarder le
ciel avec étonnement, comme s'ils ne se croyaient
pas faits pour jouir de ses dons. L'usage des gens
du peuple, en Pologne, est d'embrasser les genoux
des seigneurs, quand ils les rencontrent; on ne
peut faire un pas dans un village sans que les fem-
mes, les enfants, les vieillards vous saluent de cette
manière^ On voit au milieu de ce spectacle de mi-
sère quelques hommes vêtus en mauvais fracs,
qui espionnaient le malheur ; car c'était là le seul
objet qui pût s'offrir à leur vue. Les capitaines
de cercles refusaient des passe-ports aux seigneurs
polonais , dans la crainte qu'ils ne se vissent les
uns les autres, ou qu'ils n'allassent à Varsovie.
Ils obligeaient ces seigneurs à comparaître tous les
huit jours , pour constater leur présence. Les Au-
trichiens proclamaient ainsi de toutes les manières
qu'ils se savaient détestés en Pologne , et ils par-
tageaient leurs troupes en deux moitiés : l'une
chargée de soutenir au dehors les intérêts de la
Pologne, et l'autre qui devait au dedans empêcher
les Polonais de servir cette même cause. Je ne crois
pas que jamais un pays ait été plus misérablement
gouverné , du moins sous les rapports politiques ,
que ne l'était alors la Gallicie; et c'est apparem-
ment pour dérober ce spectacle aux regards qu'on
était si difficile pour le séjour , ou même pour le
passage des étrangers dans ce pays.
Voici la manière dont la police autrichienne se
conduisit envers moi pour hâter mon voyage : il
faut, dans cette route, faire viser son passe -port
par chaque capitaine de cercle ; et de trois postes
l'une on trouvait l'un de ces chefs-lieux de cercle.
C'est dans les bureaux de la police de ces villes que
l'on avait fait placarder qu'il fallait me surveiller
quand je passerais. Si ce n'était pas une rare im-
pertinence que de traiter ainsi une femme , et une
femme persécutée pour avoir rendu justice à l'Al-
magne , on ne pourrait s'empêcher de rire de cet
excès de bêtise , qui fait afficher en lettres majus-
cules des mesures de police , dont le secret fait
toute la force. Cela me rappelait M. de Sartines ,
qui avait proposé de donner une livrée aux es-
pions. Ce n'est pas que le directeur de toutes ces
platitudes n'ait, dit -on, une sorte d'esprit; mais
il a tellement envie de complaire au gouvernement
français, qu'il cherche surtout à se faire honneur
de ses bassesses le plus ostensiblement qu'il peut.
Cette surveillance proclamée s'exécutait avec au-
tant de finesse qu'elle était conçue ; un caporal
ou un commis , ou tous les deux ensemble , ve-
naient regarder ma voiture en fumant leur pipe,
et quand ils en avaient fait le tour, ils s'en allaient
sans même daigner me dire si elle était en bon
état : ils auraient du moins alors servi à quelque
chose. J'avançais lentement pour attendre le passe-
port russe , mon seul moyen de salut dans cette
circonstance. Un matin je me détournai de ma
route pour aller voir un château ruiné qui appar-
tenait à la princesse maréchale. Je passai , pour y
arriver , par des chemins dont on n'a pas l'idée
sans avoir voyagé en Pologne. Au milieu d'une
espèce de désert que je traversais seule avec mon
fils, un homme à cheval me salua en français; je
voulus lui répondre : il était déjà loin. Je ne puis
exprimer l'effet que produisit sur moi cette langue
amie, dans un moment si cruel. Ah! si les Fran-
çais devenaient libres , comme on les aimerait ! ils
seraient les premiers eux-mêmes à mépriser leurs
alliés de ce moment-ci. Je descendis dans la cour
de ce château tout en décombres ; le concierge , sa
femme et ses enfants vinrent au-devant de moi,
et embrassèrent mes genoux. Je leur avais fait sa-
voir par un mauvais interprète que je connaissais
la princesse Lubomirska ; ce nom suffit pour leur
inspirer de la confiance : ils ne doutèrent point de
ce que je disais, bien que je fusse arrivée dans un
très-mauvais équipage. Ils m'ouvrirent une salle
qui ressemblait à une prison , et , au moment où
j'y entrai, l'une des femmes vint y brûler des par-
fums. Il n'y avait ni pain blanc ni viande , mais
un vin exquis de Hongrie, et partout des débris de
magnificence se trouvaient à côté de la plus grande
misère. Ce contraste se retrouve souvent en Po-
logne ; il n'y a pas de lits dans les maisons mêmes
où règne l'élégance la plus recherchée. Tout sem-
ble esquisse dans ce pays, et rien n'y est terminé;
mais ce qu'on ne saurait trop louer, c'est la bonté
du peuple et la générosité des grands : les uns et
les autres sont aisément remués par tout ce qui
est bon et beau , et les agents que l'Autriche y en-
voie semblent des hommes de bois au milieu de
cette nation mobile.
Enfin mon passe -port de Russie arriva, et j'en
serai reconnaissante toute ma vie , tant il me fit
plaisir. Mes amis de Vienne étaient parvenus ,
dans le même moment, à écarter de moi la maligne
influence de ceux qui croyaient plaire à la France
en me tourmentant. Je me flattai, cette fois, d'être
tout à fait à l'abri de nouvelles peines ; mais j'ou-
DIX ANNEES D'EXTL.
387
bliais que la circulaire qui ordonnait à tous les
capitaines de cercles de me surveiller n'était pas
encore révoquée, et que c'était directement du
miaistère que je tenais la promesse de faire cesser
ces ridicules tourments. Je crus pouvoir suivre
mon premier projet et m'arréter à Lanzut , ce châ-
teau de la princesse Lubomirska, si fameux en
Pologne , parce qu'il réunit tout ce que le goût
et la magnificence peuvent offrir de plus parfait.
Je me faisais un grand plaisir d'y revoir le prince
Henri Lubomirski , dont la société , ainsi que celle
de sa charmante femme , m'avait fait passer , à
Genève, les moments les plus doux. Je me propo-
sais d'y rester deux jours, et de continuer ma
roule bien vite, puisque de toutes parts on annon-
çait la guerre déclarée entre la France et la E.us-
sie. Je ne vois pas trop ce qu'il y avait de redouta-
ble pour le repos de l'Autriche dans mon projet :
c'était une bizarre idée que de craindre mes relations
avec les Polonais , puisque les Polonais servaient
alors Bonaparte. Sans doute , et je le répète , on
ne peut les confondre avec les autres peuples tri-
butaires de la France : il est affreux de ne pouvoir
espérer la liberté que d'un despote , et de n'atten-
dre l'indépendance de sa propre nation que de l'as-
servissement du reste de l'Europe; mais, enfin,
dans cette cause polonaise, le ministère autrichien
était plus suspect que moi , car il donnait ses trou-
pes pour la soutenir, et moi je consacrais mes
pauvres forces à proclamer la justice de la cause
européenne , défendue alors par la Russie. Au
reste, le ministère autrichien et les gouvernements
alliés de Bonaparte ne savent plus ce que c'est
qu'une opinion, une conscience, une affection; il
ne leur reste , de l'inconséquence de leur propre
conduite et de l'art avec lequel la diplomatie de
Napoléon les a enlacés, qu'une seule idée nette,
celle de la force , et ils font tout pour lui complaire.
CHAPITRE IX.
Passage en Pologiie.
J'arrivai dans les premiers jours de juillet au chef-
lieu du cercle dont dépend Lanzut ; ma voiture
s'arrêta devant la poste , et mon fils alla , comme à
l'ordinaire , faire viser mon passe-port. Au bout
d'un quart d'heure , je m'étonnais de ne pas le re-
voir, et je priai M. Schlegel d'aller savoir à quoi
tenait ce retard. Tous les deux revinrent suivis
d'un homme dont je n'oublierai de ma vie la figure :
un sourire gracieux sur des traits stupides donnait
à sa physionomie l'expression la plus désagréable.
Mon fils , hors de lui , m'apprit que le capitaine du
cercle lui avait déclaré que je ne pouvais rester
plus de huit heures à Lanzut , et que , pour s'as-
surer de mon obéissance à cet ordre, un de ses
commissaires me suivrait jusqu'au château , y en-
trerait avec moi , et ne me quitterait qu'après que
j'en serais partie. Mon fils avait représenté à ce
capitaine qu'abîmée de fatigue, comme je l'étais,
j'avais besoin de plus de huit heures pour me re-
poser, et que la vue d'un commissaire de police ,
dans mon état de souffrance, pourrait me causer
un ébranlement très-funeste. IjC capitaine lui avait
répondu avec une brutalité qu'on ne saurait rencon-
trer que chez des subalternes allemands ; l'on ne
rencontre aussi que là ce respect obséquieux pour
le pouvoir qui succède immédiatement à l'arro-
gance envers les faibles. Les mouvements de l'âme
de ces hommes ressemblent aux évolutions d'un
jour de parade; elle fait demi -tour à droite et
demi -tour à gauche, selon l'ordre qu'on leur
donne.
Le commissaire chargé de me surveiller se fati-
guait donc en révérences jusqu'à terre ; mais il ne
voulait modifier en rien sa consigne. Il monta dans
une calèche dont les chevaux touchaient les roues
de derrière de ma berline. L'idée d'arriver ainsi
chez un ancien ami , dans un lieu de délices où je
me faisais une fête de passer quelques jours, cette
idée me fit un mal que je ne pus surmonter; il s'y
joignit aussi , je crois , l'irritation de sentir der-
rière moi cet insolent espion , bien facile à tromper
assurément , si l'on en avait eu l'envie , mais qui
faisait son métier avec un insupportable mélange
de pédanterie et de rigueur '. Je pris une attaque
de nerfs au milieu de la route , et l'on fut obligé
de me descendre de ma voiture , et de me coucher
sur le bord du fossé. Ce misérable commissaire
' Pour expliquer combien étaient vives et justement fon-
dées les angoisses qu'éprouvait ma mère dans ce voyage, je
dois dire que l'attention de la police autrichienne n'était pas
dirigée sur elle seule. Le signalement de M. Rocca avait été
envoyé sur toute la route, avec ordre de l'arrêter en qualité
d'ofiicier français : et quoiqu'il eût donné sa démission, quoi-
que ses blessures le missent hors d'état de continuer son
service militaire, nul doute que s'il avait été livré à la France,
on ne l'eût traité avec la dernière rigueur. Il avait donc
voyagé seul et sous un nom supposé, et c'est à Lanzut qu'il
avait donné rendez-vous à ma mère. Y étant arrivé avant
elle, et ne soupçonnant pas qu'elle put être escortée par un
commissaire de police , il venait à sa rencontre , plein de joie
et de coniiance. Le danger auquel il s'exposait, sans le savoir,
glaça de terreur ma mère , qui eut à peine le temps de lui
faire signe de retourner sur ses pas ; et sans la généreuse
présence d'esprit d'un gentilhomme polonais , qui fournit à
M. Rocca les moyens de s'échapper, il eût infailliblement
été reconnu et arrêté par le commissaire.
Ignorant quel pourrait être le sort de son manuscrit, et
dans quelles circonstances publiques ou privées elle pourrait
le faire paraître, ma mère a cru devoir supprimer ces détails,
qu'il m'est aujourd'hui permis de faire connaître.
(iVoie de M. de Staël fils.)
388
DIX ANNEES D'EXIL.
imagina que c'était le cas d'avoir pitié de moi , et
il envoya , sans sortir lui-même de sa voiture , son
domestique pour me chercher un verre d'eau. Je
ne puis dire la colère que j'éprouvais contre moi-
même , de la faiblesse de mes nerfs ; la compassion
de cet homme était une dernière offense que j'au-
rais voulu du moins m'épargner. Il repartit en
même temps que ma voiture , et j'entrai avec lui
dans la cour du château de Lanzut. Le prince
Henri , qui ne se doutait de rien de pareil , vint au-
devant de moi avec la gaieté la plus aimable ; il
fut d'abord effrayé de ma pâleur, et je lui appris
tout de suite quel hôte singulier j'amenais avec
moi; dès lors son sang-froid, sa fermeté et son
amitié pour moi ne se démentirent pas un instant.
Mais conçoit-on un ordre de choses dans lequel un
commissaire de police s'établisse à la table d'un
grand seigneur, tel que le prince Henri, ou plutôt
à celle de qui que ce soit, sans son consentement?
Après le souper, ce commissaire s'approcha de mon
fils , et lui dit , avec ce son de voix mielleux que
j'ai particulièrement en aversion, quand il sert à
dire des paroles blessantes : « Je devrais , d'après
mes ordres, passer la nuit dans la chambre de
madame votre mère , afin de m'assurer qu'elle n'a
de conférence avec personne ; mais je n'en ferai
rien , par égard pour elle. — Vous pouvez ajou-
ter aussi par égard pour vous , répondit mon fils ;
car si vous mettez , de nuit , le pied dans la cham-
bre de ma mère , je vous jetterai par la fenêtre.
— Ah! monsieur le baron, » répondit le commis-
saire, en se courbant plus bas qu'à l'ordinaire,
parce que cette menace avait un faux air de puis-
sance qui ne laissait pas de le toucher. Il alla se
coucher, et le lendemain, à déjeuner, le secrétaire
du prince s'en empara si bien, en lui donnant à
manger et à boire, que j'aurais pu, je crois, res-
ter quelques heures de plus ; mais j'étais honteuse
d'attirer une telle scène chez mon aimable hôte. Je
ne me donnai pas le temps de voir ces beaux jar-
dins qui rappellent le climat du Midi , dont ils of-
frent les productions , ni cette maison qui a été l'a-
sile des émigrés français persécutés , et où les
artistes ont envoyé les tributs de leurs talents , en
retour de tous les services que leur avait rendus la
dame du château. Le contraste de ces douces et
brillantes impressions, avec la douleur et l'indi-
gnation que j'éprouvais , était intolérable : le sou-
venir de Lanzut, que j'ai tant de raisons d'aimer ,
me fait frissonner quand il se retrace à moi.
Je m'éloignai donc de cette demeure en versant
des larmes amères, et ne sachant pas ce qui m'é-
tait réservé pendant les cinquante lieues que j'a-
vais encore à parcourir sur le territoire autrichien.
Le commissaire me conduisit jusqu'aux confins de
son cercle , et quand il me quitta , il me demanda
si j'étais contente de lui : la bêtise de cet homme
désarma mon ressentiment. Ce qu'il y a de parti-
culier à toutes ces persécutions, qui n'étaient
point jadis dans le caractère du gouvernement au-
trichien , c'est qu'elles sont exécutées par ses agents
avec autant de rudesse que de gaucherie : ces ci-
devant honnêtes gens portent, dans les vilaines
choses qu'on exige d'eux, l'exactitude scrupuleuse
qu'ils mettaient dans les bonnes, et leur esprit
borné dans cette nouvelle manière de gouverner,
qui ne leur était point connue , leur fait faire cent
sottises , soit par maladresse , soit par grossièreté-
Ils prennent la massue d'Hercule pour tuer une
mouche , et pendant cet inutile effort les choses les
plus importantes pourraient leur échapper.
En sortant du cercle de Lanzut , je rencontrai
encore, jusqu'à Léopol, capitale de la Gallicie,
des grenadiers qui étaient placés de poste en poste
pour s'assurer de ma marche. J'aurais eu regret
au temps qu'on faisait perdre à ces braves gens ,
si je n'avais pensé qu'il valait encore mieux qu'ils
fussent là qu'à la malheureuse armée que l'Autri-
che livrait à Napoléon. Arrivée à Léopol, j'y re-
trouvai l'ancienne Autriche dans le gouverneur et
le commandant de la province, qui me reçurent
tous les deux avec une politesse parfaite , et me
donnèrent ce que je souhaitais avant tout , un or-
dre pour passer d'Autriche en Russie. Telle fut la
fin de mon séjour dans cette raonajrchie , que j'a-
vais vue puissante , juste et probe. Son alliance
avec Napoléon , tant qu'elle a duré , l'a réduite au
dernier rang parmi les nations. L'histoire n'ou-
bliera point, sans doute, qu'elle s'est montrée
très-belliqueuse dans ses longues guerres contre la
France , et que son dernier effort , pour résister à
Bonaparte , fut inspiré par un enthousiasme na-
tional très-digne d'éloge ; mais le souverain de ce
pays , cédant à ses conseillers plus qu'à son propre
caractère , a détruit tout à fait cet enthousiasme ,
en arrêtant son essor. Les malheureux qui ont
péri dans les champs d'Essling et de Wagram ,
pour qu'il y eût encore une monarchie autrichienne
et un peuple allemand , ne s'attendaient guère que
leurs compagnons d'armes se battraient , trois ans
après , pour que l'empire de Bonaparte s'étendît
jusqu'aux frontières de l'Asie , et qu'il n'y eût pas,
dans l'Europe entière , même un désert où les
proscrits, depuis les rois jusqu'aux sujets, pus-
sent trouver un asile ; car tel est le but et l'unique
but de la guerre de la France contre la Russie.
DIX ANNEES D'EXIL.
389
CHAPITRE X.
Arrivée en, Russie.
On n'était guère accoutumé à considérer la
Russie comme l'État le plus libre de l'Europe; mais
le joug que l'empereur de France fait peser sur tous
les États du continent est tel , qu'on se croit dans
une république dès qu'on arrive dans un pays où
la tyrannie de Napoléon ne peut plus se faire sentir.
C'est le 14 juillet que j'entrai en Russie; cet anni-
versaire du premier jour de la révolution me frappa
singulièrement : ainsi se refermait pour moi le
cercle de l'histoire de France qui, le 14 juillet 1789,
avait commencé'. Quand la barrière qui sépare
l'Autriche de la Russie s'ouvrit pour me laisser
passer , je jurai de ne jamais remettre les pieds dans
un pays soumis d'une manière quelconque à l'em-
pereur Napoléon. Ce serment me permettra-t-il
jamais de revoir la belle France ?
Le premier homme qui me reçut en Russie , ce
fut un Français autrefois commis dans les bureaux
de mon père; il me parla de lui les larmes aux
yeux, et ce nom ainsi prononcé me parut un heu-
reux augure. En effet , dans cet empire russe , si
faussement appelé barbare , je n'ai éprouvé que
des impressions nobles et douces : puisse ma re-
connaissance attirer des bénédictions de plus sur
ce peuple et sur son souverain ! J'entrais en Russie
dans un moment où l'armée française avait déjà
pénétré très-avant sur le territoire russe, et cepen-
dant aucune persécution , aucune gêne n'arrêtait
un instant l'étranger voyageur : ni moi, ni mes
compagnons , nous ne savions un mot de russe ;
nous ne parlions que le français , la langue des en-
nemis qui dévastaient l'empire; je n'avais pas
même avec moi , par une suite de hasards fâcheux,
un seul domestique qui parlât russe; et, sans un
médecin allemand (le docteur Renner ) , qui le plus
généreusement du monde voulut bien nous servir
d'interprète jusqu'à Moscou, nous aurions vrai-
ment mérité ce nom de sourds et muets , que les
Russes donnent aux étrangers dans leur langue.
Eh bien ! dans cet état , notre voyage eût encore
été sûr et facile , tant est grande en Russie l'hospi-
talité des nobles et du peuple ! Dès nos premiers
pas , nous apprîmes que la route directe de Péters-
bourg était déjà occupée par les armées, et qu'il
fallait passer par Moscou pour nous y rendre. C'é-
1 C'est le 14 juillet I8I7 que ma mère nous a été enlevée,
et que Dieu l'a reçue dans son sein. Quelle âme ne serait pas
saisie d'une émotion religieuse, en méditant sur ces rappro-
chements mystérieux qu'offre la destinée humaine?
{JSoie de M. de Staël fils.)
talent deux cents lieues de détour ; mais nous en fai-
sions déjà quinze cents , et je m'applaudis mainte-
nant d'avoir vu Moscou.
La première province qu'il nous fallut traverser,
la Volhynie , fait partie de la Pologne russe ; c'est
un pays fertile , inondé de juifs comme la Gallicie ,
mais beaucoup moins misérable. Je m'arrêtai dans
le château d'un seigneur polonais auquel j'étais re-
commandée ; il me conseilla de me hâter d'avancer,
parce que les Français marchaient sur la Volhynie,
et qu'ils pourraient bien y entrer dans huit jours.
Les Polonais, en général, aiment mieux les Russes
que les Autrichiens ; les Russes et les Polonais sont
de race esclavone ; ils ont été ennemis , mais ils se
considèrent mutuellement, tandis que les Alle-
mands, plus avancés que les Esclavons dans la ci-
vilisation européenne , ne savent pas leur rendre
justice à d'autres égards. Il était facile de voir que
les Polonais , en Volhynie , ne redoutaient pas
l'entrée des Français ; mais , bien que leur opinion
fût connue , on ne leur faisait pas éprouver ces per-
sécutions de détail qui ne font qu'exciter la haine
sans la contenir. C'était cependant toujours un pé-
nible spectacle que celui d'une nation soumise par
une autre : il faut plusieurs siècles avant que l'u-
nité soit si bien établie , qu'elle fasse oublier le
nom de vainqueur et celui de vaincu.
A Gitomir, chef-lieu de la Volhynie, on me ra-
conta que le ministre de la police russe avait été
envoyé à Wilna , pour savoir le motif de l'agression
de l'empereur Napoléon, et protester selon les for-
mes contre son entrée sur le territoire de Russie.
On aura de la peine à croire aux sacrifices sans
nombre que l'empereur Alexandre a faits pour con-
server la paix. Et en effet , loin que Napoléon pût
accuser l'empereur Alexandre d'avoir manqué au
traité de Tilsitt, l'on aurait pu bien plutôt lui re-
procher une fidélité trop scrupuleuse à ce funeste
traité ; et c'était Alexandre qui eût été en droit de
faire la guerre à Napoléon , comme y ayant manqué
le premier. L'empereur de France se livra, dans
sa conversation avec M. de Balasheff , ministre de
la police , à ces inconcevables indiscrétions qu'on
prendrait pour de l'abandon , si l'on ne savait pas
qu'il lui convient d'augmenter la terreur qu'il ins-
pire , en se montrant au-dessus de tous les genres
de calcul. « Croyez-vous , dit-il à M. de Balasheff,
« que je me soucie de ces jacobins de Polonais ? »
Et en effet , on assure qu'il existe une lettre adres-
sée, il y a quelques années, à M. de Romanzoff,
par un des ministres de Napoléon , dans laquelle
on propose de rayer de tous actes européens le
nom de Pologne et de Polonais. Quel malheur pour
390
DIX ANNEES D'EXIL.
cette nation que l'empereur Alexandre n'ait pas
pris le titre de roi de Pologne , et associé la cause
de ce peuple opprimé à celle de toutes les âmes gé-
néreuses ! Napoléon demanda à un de ses géné-
raux, devant M. deBalasheff, s'il avait jamais été
à Moscou , et ce que c'était que cette ville ; le gé-
néral dit qu'elle lui avait paru plutôt un grand vil-
lage qu'une capitale. « Et combien y a-t-il d'églises?
continua l'empereur. — Environ seize cents , lui
répondit-on. — C'est inconcevable, reprit Napoléon,
dans un temps oîi l'on n'est plus religieux. — Par-
don, sire, dit M. de Balasheff, les Russes et les
Espagnols le sont encore. « Admirable réponse et
qui présageait , on devait l'espérer , que les Mos-
covites seraient les Castillans du Nord.
Néanmoins l'armée française faisait des progrès
rapides, et l'on est si accoutumé à voir les Français
triompher de tout au dehors, quoique chez eux ils
ne sachent résister à aucun genre de joug , que je
pouvais craindre avec raison de les rencontrer déjà
sur la route même de Moscou. Bizarre sort pour
moi, que de fuir d'abord les Français, au milieu
desquels je suis née, qui ont porté mon père en
triomphe , et de les fuir jusqu'aux confins de l'Asie !
Mais enfin quelle est la destinée , grande ou petite,
que l'homme choisi pour humilier l'homme ne bou-
leverse pas? Je me crus forcée d'aller à Odessa,
ville devenue prospère par l'administration éclairée
du duc de Richelieu , et de là j'aurais été à Cons-
tantinople et en Grèce : je me consolais de ce grand
voyage en pensant à un poème sur Richard Cœur
de Lion , que je me propose d'écrire , si ma vie et
ma santé y suffisent. Ce poème est destiné à pein-
dre les mœurs et la nature de l'Orient , et à consa-
crer une grande époque de l'histoire anglaise, celle
oii l'enthousiasme des croisades a fait place à l'en-
thousiasme de la liberté. Mais comme on ne peut
peindre que ce qu'on a vu , de même qu'on ne sau-
rait exprimer que ce qu'on a senti, il faut que
j'aille à Constantinople, en Syrie et en Sicile, pour
y suivre les traces de Richard. Mes compagnons
de voyage, jugeant mieux de mes forces que moi-
même , me dissuadèrent d'une telle entreprise , et
m'assurèrent qu'en me pressant je pourrais aller
en poste plus vite qu'une armée. On va voir qu'en
effet je n'eus pas beaucoup de temps de reste.
CHAPITRE XL
Kiew.
Résolue à poursuivre mon voyage en Russie, je
me dirigeai sur Kiew, ville principale de l'Ukraine,
et jadis de toute la Russie , car cet empire a com-
mencé par établir sa capitale au midi. Les Russes
avaient alors des rapports continuels avec les Grecs
établis à Constantinople, et, en général, avec les
peuples de l'Orient dont ils ont pris les habitudes
sous beaucoup de rapports. L'Ukraine est un pays
très-fertile , mais nullement agréable ; vous voyez
de grandes plaines de blé qui semblent cultivées par
des mains invisibles, tant les habitations et les ha-
bitants sont rares. Il ne faut pas s'imaginer qu'en
approchant de Kiew ni de la plupart de ce qu'on
appelle des villes en Russie, on voie rien qui res-
semble aux villes de l'Occident ; les chemins ne sont
pas mieux soignés , des maisons de campagne n'an-
noncent pas une contrée plus peuplée. En arrivant
dans Kiew , le premier objet que j'aperçus , ce fut
un cimetière : j'appris ainsi que j'étais près d'un
lieu où des hommes étaient rassemblés. La plupart
des maisons de Kiew ressemblent à des tentes , et
de loin la ville a l'air d'un camp ; on ne peut s'em-
pêcher de croire qu'on a pris modèle sur les demeu-
res ambulantes des Tartares, pour bâtir en bois
des maisons qui ne paraissent pas non plus d'une
grande solidité. Peu de jours suffisent pour les
construire ; de fréquents incendies les consument ,
et l'on envoie à la forêt pour se commander une
maison, comme au marché pour faire ses provisions
d'hiver. Au milieu de ces cabanes s'élèvent pourtant
des palais, et surtout des églises dont les coupoles
vertes et dorées frappent singulièrement les re-
gards. Quand , le soir, le soleil darde ses rayons sur
ces voûtes brillantes, on croit voir une illumination
pour une fête, plutôt qu'un édifice durable.
Les Russes ne passent jamais devant une église
sans faire le signe de la croix, et leur longue barbe
ajoute beaucoup à l'expression religieuse de leur
physionomie. Ils portent pour la plupart une grande
robe bleue, serrée autour du corps par une cein-
ture rouge; l'habit des femmes a aussi quelque
chose d'asiatique , et l'on y remarque ce goût pour
les couleurs vives qui nous vient des pays oii le so-
leil est si beau, qu'on aime à faire ressortir son
éclat par les objets qu'il éclaire. Je pris en peu de
temps tellement de goût à ces habits orientaux, que
je n'aimais pas à voir des. Russes vêtus comme le
reste des Européens •, il me semblait alors qu'ils al-
laient entrer dans cette grande régularité du des-
potisme de Napoléon, qui fait présent à toutes les
nations de la conscription d'abord , puis des taxes
de guerre , puis du Code Napoléon , pour régir de
la même manière des nations toutes différentes.
Le Dnieper, que les anciens appelaient Borys-
thène, passe à Kiew, et l'ancienne tradition du
pays assure que c'est uu batelier qui , en le traver-
DIX ANNEES D'EXIL,
391
sant, trouva ses ondes si pures, qu'il voulut fonder
une ville sur ses bords. En effet, les fleuves sont
les plus grandes beautés de la nature en Russie. A
peine si l'on y rencontre des ruisseaux, tant le sa-
ble en obstrue le cours. Il n'y a presque point de
variété d'arbres ; le triste bouleau revient sans cesse
dans cette nature peu inventive : on y pourrait re-
gretter même les pierres , tant on est quelquefois
fatigué de ne rencontrer ni collines ni vallées, et
d'avancer toujours sans voir de nouveaux objets.
Les fleuves délivrent l'imagination de cette fatigue :
aussi les prêtres bénissent-ils ces fleuves. L'empe-
reur , l'impératrice et toute la cour vont assister à
la cérémonie de la bénédiction de la Neva, dans le
moment du plus grand froid de l'hiver. On dit que
Wladimir, au commencement du onzième siècle,
déclara que toutes les ondes du Borystbène étaient
saintes , et qu'il suffisait de s'y plonger pour être
chrétien ; le baptême des Grecs se faisant par im-
mersion, des milliers d'hommes allèrent dans ce
fleuve abjurer leur idolâtrie. C'est ce même Wla-
dimir qui avait envoyé des députés dans divers
pays , pour savoir laquelle de toutes les religions il
lui convenait le mieux d'adopter ; il se décida pour
le culte grec, à cause de la pompe des cérémonies.
Il le préféra peut-être encore par des motifs plus
importants : en effet, le culte grec, en excluant
l'empire du pape , donne au souverain de la Russie
les pouvoirs spirituels et temporels tout ensemble.
La religion grecque est nécessairement moins
intolérante que le catholicisme; car, étant accusée
de schisme, elle ne peut guère se plaindre des hé-
rétiques : aussi toutes les religions sont admises en
Russie, et, depuis les bords du Don jusqu'à ceux
de la Neva , la fraternité de patrie réunit les hom-
mes , lors même que les opinions théologiques les
séparent. Les prêtres grecs sont mariés , et pres-
que jamais les gentilshommes n'entrent dans cet
état : il en résulte que le clergé n'a pas beaucoup
d'ascendant politique ; il agit sur le peuple , mais
il est très-soumis à l'empereur.
Les cérémonies du culte grec sont au moins aussi
belles que celles des catholiques ; les chants d'église
sont ravissants : tout porte à la rêverie dans ce
culte ; il a quelque chose de poétique et de sensi-
ble, mais il me semble qu'il captive plus l'imagina-
tion qu'il ne dirige la conduite. Quand le prêtre
sort du sanctuaire , où il reste renfermé pendant
qu'il communie , on dirait qu'on voit s'ouvrir les
portes du jour; le nuage d'encens qui l'environne,
l'argent , l'or et les pierreries qui brillent sur ses
vêtements et dans l'église , semblent venir du pays
où l'on adorait le soleil. Les sentiments recueillis
qu'inspire l'architecture gothique en Allemagne, en
France et en Angleterre, ne peuvent se comparer
en rien à l'effet des églises grecques ; elles rappel-
lent plutôt les minarets des Turcs et des Arabes
que nos temples. Il ne faut pas non plus s'attendre
à y trouver, comme en Italie, la pompe des beaux-
arts ; leurs ornements les plus remarquables , ce
sont des vierges et des saints couronnés de diamants
et de rubis. La magnificence est le caractère de
tout ce qu'on voit en Russie ; le génie de' l'homme
ni les dons de la nature n'en font point la beauté.
Les cérémonies des mariages, des baptêmes et
des enterrements, sont nobles et touchantes ; on y
retrouve quelques anciennes coutumes du paga-
nisme grec , mais seulement celles qui , ne tenant
en rien au dogme , peuvent ajouter à l'impression
des trois grandes scènes de la vie, la naissance, le
mariage et la mort. Parmi les paysans russes , l'u-
sage s'est encore conservé de parler au mort avant
de se séparer pour toujours de ses restes. « D'oîi
vient, lui dit-on, que tu nous as abandonnés?
étais-tu donc malheureux sur cette terre.' ta femme
n'était-elle pas belle et bonne.' pourquoi donc l'as-
tu quittée?» Le mort ne répond rien, mais le prix
de l'existence est ainsi proclamé en présence de
ceux qui la conservent encore.
On montre , à Kiew, des catacombes qui rap-
pellent un peu celles de Rome, et l'on vient y faire
des pèlerinages à pied, de Casan et d'autres villes
qui touchent à l'Asie; mais ces pèlerinages coû-
tent moins en Russie que partout ailleurs , bien
que les distances soient beaucoup plus grandes.
Le caractère de ce peuple est de ne craindre ni la
fatigue, ni les souffrances physiques; il y a de la
patience et de l'activité dans cette nation, de la
gaieté et de la mélancolie. On y voit réunis les
contrastes les plus frappants , et c'est ce qui peut
en faire présager de grandes choses; car, d'ordi-
naire, il n'y a que les êtres supérieurs qui possè-
dent des qualités opposées; les masses sont, pour
la plupart, d'une seule couleur.
Je fis, à Kiew, l'essai de l'hospitalité russe. Le
gouverneur de la province, le général Milora-
dowitsch, me combla des soins les plus aimables;
c'était un aide de camp de Souvarow, intrépide
comme lui : il m'inspira plus de confiance que je
n'en avais alors dans les succès militaires de la
Russie. Je n'avais rencontré jusque-là que quel-
ques officiers de l'école allemande , qui ne partici-
paient en rien au caractère russe. Je vis dans le
général Miloradowitsch un véritable Russe , impé-
tueux, brave, confiant, et nullement dirigé par
l'esprit d'imitation , qui dérobe quelquefois à ses
26
392
DIX ANNEES D'EXIL.
compatriotes jusqu'à leur caractère national. Il me
raconta des traits de Souvarow, qui prouvent que
cet homme étudiait beaucoup , quoiqu'il conservât
l'instinct original qui tient à la connaissance im-
médiate des hommes et des choses. Il cachait ses
études pour frapper davantage l'imagination de ses
troupes, en se donnant, en toutes choses, l'air
inspiré.
•Les Russes ont, selon moi, beaucoup plus de
rapports avec les peuples du Midi , ou plutôt de
l'Orient, qu'avec ceux du Nord. Ce qu'ils ont d'eu-
ropéen tient aux manières de la cour, les mêmes
dans tous les pays; mais leur nature est orientale.
Le général Miloradowitsch me raconta qu'un ré-
giment de Calmoucks avait été mis en garnison à
Kiew, et que le prince de ces Calmoucks était un
jour venu lui avouer qu'il souffrait beaucoup de
passer l'hiver enfermé dans une ville, et qu'il vou-
drait obtenir la permission de camper dans la fo-
rêt voisine. On ne pouvait guère lui refuser un
plaisir si facile; aussi alla-t-il, avec sa troupe, au
milieu de la neige, s'établir dans les chariots qui
leur servent en même temps de cahutes. Les sol-
dats russes supportent à peu près de même les fa-
tigues et les souffrances du climat ou de la guerre,
et le peuple , dans toutes les classes , a un mépris
des obstacles et des peines physiques qui peut le
porter aux plus grandes choses. Ce prince cal-
mouck, auquel des maisons de bois paraissaient
«ne demeure trop recherchée, au milieu de l'hiver,
donnait des diamants aux dames qui lui plaisaient
dans un bal ; et comme il ne pouvait se faire en-
tendre d'elles , il remplaçait les compliments par
des présents , comme cela se passe dans l'Inde et
dans ces contrées silencieuses de l'Orient, oij la
parole a moins de puissance que chez nous. Le gé-
néral Miloradowitsch m'invita , pour le soir même
de mon départ, à un bal chez une princesse mol-
dave. J'eus un vrai regret de ne pouvoir y aller.
Tous ces noms de pays étrangers , de nations qui
ne sont presque plus européennes , réveillent sin-
guhèrement l'imagination. On se sent, en Russie,
à la porte d'une autre terre , près de cet Orient
d'où sont sorties tant de croyances religieuses , et
qui renferme encore dans son sein d'incroyables
trésors de persévérance et de réflexion.
CHAPITRE XII.
Route de Kiew à Moscou.
Environ neuf cents verstes séparaient encore
Kiew de Moscou. Mes cochers russes me menaient
comme l'éclair, en chantant des airs dont les paro-
les étaient, m'a-t-on assuré, des compliments et
des encouragements pour leurs chevaux : « Allez ,
leur disaient-ils , mes amis ; nous nous connais-
sons, marchez vite. » Je n'ai rien vu de barbare
dans ce peuple; au contraire, ses formes ont quel-
que chose d'élégant et de doux qu'on ne retrouve
point ailleurs. Jamais un cocher russe ne passe
devant une femme, de quelque âge ou de quelque
état qu'elle soit , sans la saluer, et la femme lui
répond par une inclination de tête , qui est tou-
jours noble et gracieuse. Un vieillard, qui ne pou-
vait se faire entendre de moi , me montra la terre,
et puis le ciel, pour m'indiquer que l'une serait
bientôt, pour lui, le chemin de l'autre. Je sais
bien qu'on peut m'objecter, avec raison , de gran-
des atrocités que l'on rencontre dans l'histoire
de Russie; mais, d'abord, j'en accuserais plutôt
les boyards , dépravés par le despotisme qu'ils
exerçaient ou qu'ils souffraient, que la nation elle-
même. D'ailleurs, les dissensions politiques, par-
tout et dans tous les temps , dénaturent le carac-
tère national , et rien n'est plus déplorable, dans
l'histoire , que cette suite de maîtres élevés et ren-
versés par le crime ; mais telle est la fatale condi-
tion du pouvoir absolu sur la terre. Les employés
civils d'une classe inférieure, tous ceux qui atten-
dent leur fortune de leur souplesse ou de leurs in-
trigues , ne ressemblent en rien aux habitants de
la campagne, et je conçois tout le mal qu'on a dit
et qu'on doit dire d'eux; mais il faut chercher à
connaître une nation guerrière par ses soldats et
par la classe d'où l'on tire les soldats, les paysans.
Quoiqu'on me conduisît avec une grande rapi-
dité, il me semblait que je n'avançais pas, tant la
contrée était monotone. Des plaines de sables,
quelques forêts de bouleaux, et des villages à
grande distance les uns des autres , composés de
maisons de bois , toutes taillées sur le même mo-
dèle , voilà les seuls objets qui s'offrissent à mes
regards. J'éprouvais cette sorte de cauchemar qui
saisit quelquefois la nuit , quand on croit marcher
toujours et n'avancer jamais. Il me semblait que
ce pays était l'image de l'espace infini , et qu'il fal-
lait l'éternité pour le traverser. A chaque instant,
on voyait passer des courriers qui allaient avec
une incroyable vitesse; ils étaient assis sur un
banc de bois placé en travers d'une petite char-
rette traînée par deux chevaux , et rien ne les ar-
rêtait un instant. Les cahots les faisaient quelque-
fois sauter à deux pieds au-dessus de leur voiture;
ils retombaient avec une adresse étonnante, et se
hâtaient de dire en avant en russe, avec une éner-
gie semblable à celle des Français un jour de ba-
DIX ANNEES D'EXIL.
393
taille. La langue esclavonne est singulièrement
retentissante; je dirais presque qu'elle a quelque
chose de métallique; on croit entendre frapper
l'airain quand les Russes prononcent de certaines
lettres de leur langue , tout à fait différentes de
celles dont se composent les dialectes de l'Occident.
L'on voyait passer des corps de réserve qui se
rapprochaient à la hâte du théâtre de la guerre ; des
Cosaques se rendaient un à un à l'armée, sans or-
dre et sans uniforme, avec une grande lance à la
main, et une espèce de vêtement grisâtre dont ils
mettaient l'ample capuchon sur leur tête. Je m'é-
tais fait une tout autre idée de ces peuples ; ils ha-
bitent derrière le Dnieper; là leur façon de vivre
est indépendante, à la manière des sauvages; mais
ils se laissent gouverner despotiquement à la guerre.
On est accoutumé à voir en beaux uniformes, d'une
couleur éclatante, les plus redoutables des armées.
Les couleurs ternes dont ces Cosaques sont revê-
tus font un autre genre de peur : on dirait que ce
sont des revenants qui fondent sur vous.
A moitié chemin , entre Riew et Moscou , comme
nous étions déjà près des armées , les chevaux de-
vinrent plus rares. Je commençai à craindre d'être
arrêtée dans mon voyage au moment même où la
nécessité de se hâter était la plus pressante ; et
lorsque je passais cinq ou six heures devant une
poste , puisqu'il y avait rarement une chambre dans
laquelle on pût entrer, je pensais, en frémissant, à
cette armée qui pourrait m'atteindre à l'extrémité
de l'Europe , et rendre ma position tout à la fois
tragique et ridicule ; car il en est ainsi du non suc-
cès dans une entreprise de ce genre ; les circons-
tances qui m'y forçaient n'étant pas généralement
connues, on aurait demandé pourquoi j'avais quitté
ma demeure, bien qu'on m'en eût fait une prison,
et d'assez bonnes gens n'auraient pas manqué de
dire, avec un air de componction, que c'était bien
malheureux , mais que j'aurais mieux fait de ne
pas partir. Si la tyrannie n'avait pour elle que ses
partisans directs , elle ne se maintiendrait jamais ;
la chose étonnante, et qui manifeste plus que tout
la misère humaine, c'est que la plupart des hommes
médiocres sont au service de l'événement ; ils n'ont
pas la force de penser plus haut qu'un fait, et quand
un oppresseur a triomphé et qu'une victime est
perdue, ils se hâtent de justifier, non pas préci-
sément le tyran , mais la destinée dont il est l'ins-
trument. La faiblesse d'esprit et de caractère est
sans doute la cause de cette servilité ; mais il y a
dans l'homme aussi un certain besoin de donner
raison au sort, quel qu'il soit, comme si c'était une
manière de vivre en paix avec lui.
J'atteignis enfin la partie de ma route qui m'é-
loignait du théâtre de la guerre, et j'arrivai dans
les gouvernemens d'Orel et de Toula , dont il a tant
été question depuis dans les bulletins des deux ar-
mées. Je fus reçue dans ces demeures solitaires ,
car c'est ainsi que paraissent les villes de province
en Russie , avec une parfaite hospitalité. Plusieurs
gentilshommes des environs vinrent à mon auberge
me complimenter sur mes écrits , et j'avoue que je
fus flattée de me trouver une réputation littéraire à
cette distance de ma patrie. La femme du gouver-
neur me reçut à l'asiatique , avec du sorbet et des
roses ; sa chambre était élégamment ornée d'instru-
ments de musique et de tableaux. On voit partout
en Europe le contraste de la richesse et de la mi-
sère ; mais en Russie ce n'est , pour ainsi dire , ni
l'une ni l'autre qui se fait remarquer. Le peuple
n'est pas pauvre ; les grands savent mener , quand
il le faut , la même vie que le peuple : c'est le mé-
lange des privations les plus dures et des jouissan-
ces les plus recherchées qui caractérise ce pays. Ces
mêmes seigneurs , dont la maison réunit tout ce
que le luxe des diverses parties du monde a de plus
éclatant , se nourrissent en voyage bien plus mal
que nos paysans de France , et savent supporter ,
non-seulement à la guerre , mais dans plusieurs cir-
constances de la vie, une existence physique très-
désagréable. La rigueur du climat, les marais, les
forêts, les déserts dont se compose une grande par-
tie du pays , mettent l'homme en lutte avec la na-
ture. Les fruits et les fleurs même ne viennent que
dans des serres ; les légumes ne sont pas générale-
ment cultivés; il n'y a de vignes nulle part. La
manière de vivre habituelle des paysans, en France,
ne peut s'obtenir en Russie que par des dépenses
très-fortes. L'on n'y a le nécessaire que par le luxe :
de là vient que quand le luxe est impossible , on
renonce même au nécessaire. Ce que les Anglais
appellent comforts, et que nous exprimons par l'ai-
sance , ne se rencontre guère en Russie. Vous ne
trouveriez jamais rien d'assez parfait pour satis-
faire en tout genre l'imagination des grands sei-
gneurs russes ; mais quand cette poésie de riches-
ses leur manque , ils boivent l'hydromel , couchent
sur une planche, et voyagent jour et nuit dans un
chariot ouvert , sans regretter le luxe auquel on les
croirait accoutumés. C'est plutôt comme magnifi-
cence qu'ils aiment la fortune, que sousle rapport des
plaisirs qu'elle donne; semblables encore en cela
aux Orientaux, qui exercent l'hospitalité envers les
étrangers , les comblent de présents et négligent,
souvent le bien-être habituel de leur propre vie.
C'est une des raisons qui expliquent ce beau cou-
26.
394
DIX ANNEES D'EXIL.
rage avec lequel les Russes ont supporté la ruine
que leur a fait subir l'incendie de Moscou. Plus ac-
coutumés à la pompe extérieure qu'au soin d'eux-
mêmes, ils ne sont point amollis par le luxe, et le
sacrifice de l'argent satisfait leur orgueil autant et
plus que la magnificence avec laquelle ils le dépen-
sent. Ce qui caractérise ce peuple, c'est quelque
chose de gigantesque en tout genre : les dimensions
ordinaires ne lui sont applicables en rien. Je ne
veux pas dire par là que ni la vraie grandeur , ni
la stabilité ne s'y rencontrent ; mais la hardiesse ,
mais l'imagination des Russes ne connaît pas de
bornes ; chez eux tout est colossal plutôt que pro-
portionné, audacieux plutôt que réfléchi, et si le but
n'est pas atteint , c'est parce qu'il est dépassé.
CHAPITRE XIII.
Aspect du pays. — Caractère du peuple russe.
J'approchais toujours davantage de Moscou, et
rien n'annonçait une capitale. Les villages de
bois n'étaient pas moins distants les uns des au-
tres ; on ne voyait pas plus de mouvement sur les
vastes plaines qu'on appelle de grands chemins,
on n'entendait pas plus de bruit; les maisons de
campagne n'étaient pas plus nombreuses : il y a
tant d'espace en Russie que tout s'y perd , même
les châteaux , même la population. On dirait qu'on
traverse un pays dont la nation vient de s'en aller.
L'absence d'oiseaux ajoute à ce silence ; les bes-
tiaux aussi sont rares, ou du moins ils sont placés
à une grande distance de la route. L'étendue fait
tout disparaître, excepté l'étendue même, qui pour-
suit l'imagination , comme de certaines idées mé-
taphysiques dont la pensée ne peut plus se débar-
rasser, quand elle en est une fois saisie.
La veille de mon arrivée à Moscou, je m'arrêtai,
le soir d'un jour très -chaud, dans une prairie as-
sez agréable; des paysannes vêtues pittoresque-
ment, selon la coutume du pays, revenaient de
leurs travaux en chantant ces airs d'Ukraine, dont
les paroles vantent l'amour et la liberté avec une
sorte de mélancolie qui tient du regret. Je les priai
de danser , et elles y consentirent. Je ne connais
rien de plus gracieux que ces danses du pays , qui
ont toute l'originalité que la nature donne aux
beaux-arts; une certaine volupté modeste s'y fait
remarquer; les bayadères de l'Inde doivent avoir
quelque chose d'analogue à ce mélange d'indolence
et de vivacité, charme de la danse russe. Cette in-
dolence et cette vivacité indiquent la rêverie et la
passion , deux éléments des caractères que la civi-
lisation n'a encore ni formés ni domptés. J'étais
frappée de la gaieté douce de ces paysannes, comme
je l'avais été, dans des nuances différentes, de celle
de la plupart des gens du peuple auxquels j'avais
eu affaire en Russie. Je crois bien qu'ils sont ter-
ribles quand leurs passions sont provoquées ; et
comme ils n'ont point d'instruction , ils ne savent
pas dompter leur violence. Ils ont, par une suite
de la même ignorance, peu de principes de morale,
et le vol est très -fréquent en Russie, mais aussi
l'hospitalité; ils vous donnent comme ils vous
prennent, selon que la ruse ou la générosité parle
à leur imagination ; l'une et l'autre excitent l'ad-
miration de ce peuple. Il y a dans cette manière
d'être un peu de rapport avec les sauvages ; mais
il me semble que maintenant les nations européen-
nes n'ont de vigueur que quand elles sont ou ce
qu'on appelle barbares, c'est-à-dire non éclairées,
ou libres ; mais ces nations, qui n'ont appris de la
civilisation que l'indifférence pour tel ou tel joug,
à condition que leur coin du feu n'en soit pas
troublé ; ces nations qui n'ont appris de la civili-
sation que l'art d'expliquer la puissance et de rai-
sonner la servitude, sont faites pour être vaincues.
Je me représente souvent ce que doivent être main-
tenant ces lieux que j'ai vus si calmes , ces aima-
bles jeunes filles, ces paysans à longues barbes qui
suivaient si tranquillement le sort que la Provi-
dence leur avait tracé : ils ont péri ou ils sont en
fuite , car nul d'entre eux ne s'est mis au service
du vainqueur.
Une cho'Se digne de remarque, c'est à quel point
l'esprit public est prononcé en Russie. La réputa-
tion d'invincible que des succès multipliés ont don-
née à cette nation, la fierté naturelle aux grands,
le dévouement qui est dans le caractère du peuple,
la religion , dont la puissance est profonde , la
haine des étrangers que Pierre I" a tâché de dé-
truire pour éclairer et civiliser son pays, mais qui
n'en est pas moins restée dans le sang des Russes,
et qui se réveille dans l'occasion, toutes ces causes
réunies font de cette nation un peuple très-énergi-
que. Quelques mauvaises anecdotes des règnes
précédents, quelques Russes qui ont fait des dettes
sur le pavé de Paris, quelques bons mots de Dide-
rot, ont mis dans la tête des Français que la Rus-
sie ne consistait que dans une cour corrompue,
des officiers chambellans et un peuple d'esclaves :
c'est une grande erreur. Cette nation , il est vrai ,
ne peut se connaître d'ordinaire qu'après un très-
long examen ; mais dans les circonstances où je
l'ai observée , tout ressortait en elle , et jamais on
ne peut voir un pays sous un jour plus avantageux
que dans une époque de malheur et de courage.
DIX ANNEES D'EXIL.
395
On ne saurait trop le répéter, cette nation est
composée des contrastes les plus frappants. Peut-
être le mélange de la civilisation européenne et du
caractère asiatique en est-il la cause.
L'accueil des Russes est si obligeant , qu'on se
croirait, dès le premier jour, lié avec eux, et peut-
être au bout de dix ans ne le serait-on pas. Le si-
lence russe est tout à fait extraordinaire; ce si-
lence porte imiquement sur ce qui leur inspire un
vif intérêt. Du reste , ils parlent tant qu'on veut ;
mais leur conversation ne vous apprend rien que
leur politesse; elle ne trahit ni leurs sentiments
ni leurs opinions. On les a souvent comparés à
des Français ; et cette comparaison me semble la
plus fausse du monde. La flexibilité de leurs or-
ganes leur rend l'imitation en toutes choses très-
facile; ils sont Anglais, Français, Allemands, dans
leurs manières , selon que les circonstances les y
appellent ; mais ils ne cessent jamais d'être Rus-
ses, c'est-à-dire, impétueux et réservés tout en-
semble , plus capables de passion que d'amitié ,
plus fiers que délicats, plus dévots que vertueux,
plus braves que chevaleresques , et tellement vio-
lents dans leurs désirs, que rien ne peut les arrêter
lorsqu'il s'agit de les satisCaire. Ils sont beaucoup
plus hospitaliers que les Français ; mais la société
ne consiste pas chez eux , comme chez nous, dans
un cercle d'hommes et de femmes d'esprit, qui se
plaisent à causer ensemble. On se réunit comme
l'on va à une fête, pour trouver beaucoup de monde,
pour avoir des fruits et des productions rares de
l'Asie ou de l'Europe ; pour entendre de la musi-
que , pour jouer ; enfin , pour se donner des émo-
tions vives par les objets extérieurs, plutôt que
par l'esprit et l'âme : ils réservent l'usage de l'un
et de l'autre pour les actions et non pour la so-
ciété. D'ailleurs, comme ils sont, en général, très-
peu instruits, ils trouvent peu de plaisir aux con-
versations sérieuses , et ne mettent point leur
amour - propre à briller par l'esprit qu'on y peut
montrer. La poésie , l'éloquence , la littérature ne
se rencontrent point encore en Russie ; le luxe, la
puissance et le courage sont les principaux objets
de l'orgueil et de l'ambition ; toutes les autres ma-
nières de se distinguer semblent encore efféminées
et vaines à cette nation.
Mais le peuple est esclave, dira-t-on; quel carac-
tère donc peut-on lui supposer ? Certes je n'ai pas
besoin de dire que tous les gens éclairés souhai-
tent que le peuple russe sorte de cet état , et celui
qui le souhaite le plus peut-être, c'est l'empereur
Alexandre : mais cet esclavage de Russie ne res-
semble pas pour ses effets à celui dont nous nous
faisons l'idée dans l'Occident; ce ne sont point,
comme sous le régime féodal , des vainqueurs qui
ont imposé de dures lois aux vaincus; les rapports
des grands avec le peuple ressemblent plutôt à ce
qu'on appelait la famille des esclaves chez les an-
ciens , qu'à l'état des serfs chez les modernes. Le
tiers état n'existe pas en Russie; c'est un grand
inconvénient pour le progrès des lettres et des
beaux -arts; car c'est d'ordinaire dans cette troi-
sième classe que les lumières se développent : mais
cette absence d'intermédiaire entre les grands et
le peuple fait qu'ils s'aiment davantage les uns les
autres. La distance entre les deux classes paraît
plus grande, parce qu'il n'y a point de degrés entre
ces deux extrémités ; et dans le fait , elles se tou-
chent de plus près, n'étant point séparées par une
classe moyenne. C'est une organisation sociale
tout à fait défavorable aux lumières des premières
classes, mais non pas au bonheur des dernières.
Au reste, là oii il n'y a pas de gouvernement re-
présentatif, c'est-à-dire, dans les pays où le monar-
que décrète encore la loi qu'il doit exécuter , les
hommes sont souvent plus avilis par le sacrifice
même de leur raison et de leur caractère que dans
ce vaste empire oii quelques idées simples de reli-
gion et de patrie mènent une grande masse guidée
par quelques chefs. L'immense étendue de l'empire
russe fait aussi que le despotisme des grands n'y
pèse pas en détail sur le peuple; enfin, surtout,
l'esprit religieux et militaire domine tellement dans
la nation, qu'on peut faire grâce à bien des travers,
en faveur de ces deux grandes sources des belles
actions. Un homme de beaucoup d'esprit disait
que la Russie ressemblait aux pièces de Shaks-
peare , oii tout ce qui n'est pas faute est sublime ,
oii tout ce qui n'est pas sublime est faute. Rien de
plus juste que cette observation; mais dans la
grande crise où se trouvait la Russie quand je l'ai
traversée , l'on ne pouvait qu'admirer l'énergie de
résistance et la résignation aux sacrifices que ma-
nifestait cette nation; et l'on n'osait presque pas,
en voyant de telles vertus, se permettre de remar-
quer ce qu'on aurait blâmé dans d'autres temps.
CHAPITRE XIV.
Moscou. •
Des coupoles dorées annoncent de loin Moscou ;
cependant, comme le pays environnant n'est qu'une
plaine, ainsi que toute la Russie, on peut arriver
dans la grande ville sans être frappé de son étendue.
Quelqu'un disait avec raison que iMoscou était plu-
tôt une province qu'une ville. En effet, l'on y voit
396
DIX ANNEES D'EXIL.
des cabanes, des maisons, des palais, un bazar
comme en Orient , des églises , des établissements
publics, des pièces d'eau, des bois, des parcs. La
diversité des mœurs et des nations qui composent
la Russie se montrait dans ce vaste séjour. Vou-
lez-vous, me disait-on, acheter des châles de Ca-
chemire dans le quartier des Tartares ? Avez-vous
vu la ville chinoise ? L'Asie et l'Europe se trou-
vaient réunies dans cette immense cité. On y jouis-
sait de plus de liberté qu'à Pétersbourg , où la
cour doit nécessairement exercer beaucoup d'in-
fluence. Les grands seigneurs établis à Moscou ne
recherchaient point les places ; mais ils prouvaient
leur patriotisme par des dons immenses faits à l'É-
tat , soit pour des établissements publics pendant
la paix , soit comme secours pendant la guerre. Les
fortunes colossales des grands seigneurs russes
sont employées à former des collections de tous
genres, à des entreprises , à des fêtes dont les Mille
et une Nuits ont donné les modèles, et ces fortu-
nes se perdent aussi très-souvent par les passions
effrénées de ceux qui les possèdent. Quand j'arrivai
dans Moscou , il n'était question que des sacriflces
que l'on faisait pour la guerre. Un jeune comte de
Momonoff levait un régiment pour l'État , et n'y
voulait servir que comme sous -lieutenant; une
comtesse Orloff, aimable et riche à l'asiatique,
donnait le quart de son revenu. Lorsque je pas-
sais devant ces palais entourés de jardins, oià l'es-
pace était prodigué dans une ville comme ailleurs
au milieu de la campagne , on me disait que le pos-
sesseur de cette superbe demeure venait de donner
mille paysans à l'État; cet autre, deux cents. J'a-
vais de la peine à me faire à cette expression , don-
ner des hommes; mais les paysans eux-mêmes
s'offraient avec ardeur, et leurs seigneurs n'étaient
dans cette guerre que leurs interprètes.
Dès qu'un Russe se fait soldat, on lui coupe la
barbe, et de ce moment il est libre. On voulait que
tous ceux qui auraient servi dans la milice fussent
aussi considérés comme libres : mais alors la na-
tion l'aurait été, car elle s'est levée presque en en-
tier. Espérons qu'on pourra sans secousse amener
cet affranchissement si désiré; mais en attendant,
on voudrait que les barbes fussent conservées, tant
elles donnent de force et de dignité à la physiono-
mie. Les Russes à longue barbe ne passent jamais
devant une église sans faire le signe de la croix , et
leur confiance dans les images visibles de la reli-
gion est très-touchante. Leurs églises portent l'em-
preinte de ce goût de luxe qu'ils tiennent de l'Asie ;
on n'y voit que des ornements d'or, d'argent et de
rubis. On dit qu'un homme en Russie avait pro-
posé de composer un alphabet avec des pierres
précieuses et d'écrire ainsi la Bible. Il connaissait
la meilleure manière d'intéreser à la lecture l'ima-
gination des Russes. Cette imagination, jusqu'à
présent néanmoins , ne s'est manifestée ni par les
beaux-arts , ni par la poésie. Ils arrivent très-vite
en toutes choses jusqu'à un certain point , et ne
vont pas au delà. L'impulsion fait faire les premiers
pas , mais les seconds appartiennent à la réflexion ;
et ces Russes , qui n'ont rien des peuples du Nord ,
sont, jusqu'à présent , très-peu capables de médi-
tation.
Quelques-uns des palais de Moscou sont en bois,
afin qu'ils puissent être bâtis plus vite, et que l'in-
constance naturelle à la nation , dans tout ce qui
n'est pas la religion et la patrie , se satisfasse en
changeant facilement de demeure. Plusieurs de ces
beaux édifices ont été construits pour une fête :
on les destinait à l'éclat d'un jour, et les richesses
dont on les a décorés les ont fait durer jusqu'à cette
époque de destruction universelle. Un grand nom-
bre de maisons sont colorées en vert , en jaune, en
rose, et sculptées en détail comme des ornements
de dessert.
Le Kremlin , cette citadelle oiî les empereurs de
Russie se sont défendus contre les Tartares, est
entouré d'une haute muraille crénelée et flanquée
de tourelles qui , par leurs formes bizarres, rappel-
lent plutôt un minaret de Turquie qu'une forte-
resse comme la plupart de celles de l'Occident.
Riais quoique le caractère extérieur des édifices de
la ville soit oriental , l'impression du christianisme
se retrouvait dans cette multitude d'églises si vé-
nérées qui attiraient les regards à chaque pas. On
se rappelait Rome en voyant Moscou ; non assuré-
ment que les monuments y fussent du même style,
mais parce que le mélange de la campagne solitaire
et des palais magnifiques , la grandeur de la ville et
le nombre infini des temples, donnent à la Rome
asiatique quelques rapports avec la Rome euro-
péenne.
C'est vers les premiers jours d'août qu'on me fit
voir l'intérieur du Kremlin : j'y arrivai par l'escalier
que l'empereur Alexandre avait monté peu de jours
auparavant, entouré d'un peuple immense qui le
bénissait , et lui promettait de défendre son empire
à tout prix. Ce peuple a tenu parole. On m'ouvrit
d'abord les salles où l'on renfermait les armes des
anciens guerriers de Russie : les arsenaux de ce
genre sont plus dignes d'intérêt dans les autres
pays de l'Europe. Les Russes n'ont pas pris part
aux temps de la chevalerie ; ils ne se sont pas mêlés
des croisades. Constamment en guerre avec les
DIX ANNEES D'EXIL.
397
Tartares , les Polonais et les Turcs , l'esprit mili-
taire s'est formé chez eux au milieu des atrocités
de tout genre qu'entraînaient la barbarie des nations
asiatiques et celle des tyrans qui gouvernaient la
Russie. Ce n'est donc pas la bravoure généreuse des
Bayard ou des Percy, mais l'intrépidité d'un cou-
rage fanatique qui s'est manifestée dans ce pays
depuis plusieurs siècles. Les Russes, dans les rap-
ports de la société , si nouveaux pour eux , ne se
signalent point par l'esprit de chevalerie , tel que
les peuples de l'Occident le conçoivent; mais ils se
sont toujours montrés terribles contre leurs enne-
mis. Tant de massacres ont eu lieu dans l'intérieur
de la Russie, jusqu'au règne de Pierre le Grand et
par delà, que la moralité de la nation, et surtout
celle des grands seigneurs , doit en avoir beaucoup
souffert. Ces gouvernements despotiques , dont la
seule limite est l'assassinat du despote, boulever-
sent les principes de l'honneur et du devoir dans la
tête des hommes ; mais l'amour de la patrie , l'atta-
chement aux croyances religieuses , se sont main-
tenus dans toute leur force à travers les débris de
cette sanglante histoire, et la nation qui conserve
de telles vertus peut encore étonner le monde.
On me conduisit , de l'ancien arsenal , dans les
chambres occupées jadis par les czars, et où l'on
conserve les vêtements qu'ils portaient le jour de
leur couronnement. Ces appartements n'ont aucun
genre de beauté , mais ils s'accordent très-bien avec
la vie dure que menaient et que mènent encore les
czars. La plus grande magnificence règne dans le
palais d'Alexandre ; mais lui-même couche sur la
dure , et voyage comme un officier cosaque.
On faisait voir, dans le Kremlin, un trône par-
tagé , qui fut occupé d'abord par Pierre 1" et Ivan,
son frère. La princesse Sophie , leur sœur, se pla-
çait derrière la chaise d'Ivan , et lui dictait ce qu'il
devait dire ; mais cette force empruntée ne résista
pas longtemps à la force native de Pierre I", et
bientôt il régna seul. C'est à dater de son règne
que les czars ont cessé de porter le costume asiati-
que. La grande perruque du siècle de Louis XIV
arriva avec Pierre I", et , sans porter atteinte à
l'admiration qu'inspire ce grand homme, il y a je
ne sais quel contraste désagréable entre la férocité
de son génie, et la régularité cérémonieuse de son
vêtement. A-t-il eu raison d'effacer, autant qu'il le
pouvait , les mœurs orientales du sein de sa nation?
devait-il placer sa capitale au nord et à l'extrémité
de son empire? C'est une grande question qui n'est
point encore résolue : les siècles seuls peuvent com-
menter de si grandes pensées.
Je montai sur le clocher de la cathédrale, apye-
lée Ivan-Fellkî, d'où l'on domine toute la ville : de
là je voyais ce palais des czars qui ont conquis par
leurs armes les couronnes de Casan , d'Astraean et
de Sibérie. J'entendais les chants de l'église oià le
catholicos , prince de Géorgie, officiait au milieu des
habitants de Moscou , et formait une réunion chré-
tienne entre l'Asie et l'Europe. Quinze cents égli-
ses attestaient la dévotion du peuple moscovite.
Les établissements de commerce à Moscou por-
taient un caractère asiatique ; des hommes à tur-
ban, d'autres habillés selon les divers costumes de
tous les peuples de l'Orient , étalaient les marchan-
dises les plus rares ; les fourrures de la Sibérie et
les tissus de l'Inde offraient toutes les jouissances
du luxe à ces grands seigneurs dont l'imagination
se plaît aux zibelines des Samoïèdes comme aux
rubis des Persans. Ici , le jardin et le palais Roza-
mouski renfermaient la plus belle collection de
plantes et de minéraux ; ailleurs , un comte de Rou-
terlin avait passé trente ans de sa vie à rassembler
une belle bibliothèque : parmi les livres qu'il pos-
sédait , il y en avait sur lesquels on trouvait des
notes de la main de Pierre I". Ce grand homme ne
se doutait pas que cette même civilisation euro-
péenne, dont il était si jaloux, viendrait dévaster
les établissements d'instruction publique qu'il avait
fondés au milieu de son empire , dans le but de
fixer , par l'étude , l'esprit impatient des Russes.
Plus loin était la maison des enfants trouvés,
l'une des plus touchantes institutions de l'Europe ;
des hôpitaux pour toutes les classes de la société
se faisaient remarquer dans les divers quartiers de
la ville ; enfin , l'œil ne pouvait se porter que sur
des richesses ou sur des bienfaits , sur des édifices
de luxe ou de charité , sur des églises ou sur des
palais , qui répandaient du bonheur ou de l'éclat
sur une vaste portion de l'espèce humaine. On
aperçoit les sinuosités de la Moskowa , de cette ri-
vière qui , depuis la dernière invasion des Tartares,
n'avait plus roulé de sang dans ses flots : le jour
était superbe ; le soleil semblait se complaire à ver-
ser ses rayons sur les coupoles étincelantes. Je me
rappelai ce vieux archevêque , Platon , qui venait
d'écrire à l'empereur Alexandre une lettre pasto-
rale dont le style oriental m'avait vivement émue :
il envoyait l'image de la Vierge , des confins de
l'Europe, pour conjurer loin de l'Asie l'homme qui
voulait faire porter aux Russes tout le poids des
nations enchaînées sur ses pas. Un moment la
pensée me vint que Napoléon pourrait se prome-
ner sur cette même tour d'où j'admirais la ville
qu'allait anéantir sa présence ; un moment je son-
geai qu'il s'enorgueillirait de remplacer , dans le
398
DIX ANNEES D'EXIL.
palais des czars , le chef de la grande horde , qui
sut aussi s'en emparer pour un temps; mais le ciel
était si beau, que je repoussai cette crainte. Un
mois après , cette belle ville était en cendres , afin
qu'il fût dit que tout pays qui s'était allié avec cet
homme serait ravagé par les feux dont il dispose.
Mais combien ces Russes et leur monarque n'ont -
ils pas racheté cette erreur ! Le malheur même de
Moscou a régénéré l'empire, et cette ville reli-
gieuse a péri comme un martyr , dont le sang ré-
pandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui
survivent.
Le fameux comte Rostopschin , dont le nom a
rempli les bulletins de l'empereur , vint me voir ,
et m'invita à dîner chez lui. Il avait été ministre
des affaires étrangères de Paul F""; sa conversa-
tion avait de l'originalité, et l'on pouvait aisément
apercevoir que son caractère se montrerait d'une
manière très-prononcée, si les circonstances l'exi-
geaient. La comtesse Rostopschin voulut bien me
donner un livre qu'elle avait écrit sur le triomphe
de la religion , très-pur de style et de morale. J'al-
lai la voir à sa campagne, dans l'intérieur de Mos-
cou; il fallait traverser, pour y arriver, un lac et
un bois : c'est à cette maison , l'un des plus agréables
séjours de la Russie, que le comte Rostopschin a
mis lui-même le feu , à l'approche de l'armée fran-
çaise. Certes , une telle action devrait exciter un
certain genre d'admiration , même chez des enne-
mis. L'empereur Napoléon a cependant comparé le
comte Rostopschin à Marat, oubliant que le gou-
verneur de Moscou sacrifiait ses propres intérêts,
et que Marat incendiait les maisons des autres ; ce
qui ne laisse pas , cependant , de faire une diffé-
rence. Ce qu'on aurait pu reprocher au comte Ros-
topschin , c'est d'avoir dissimulé trop longtemps
les mauvaises nouvelles des armées , soit qu'il se
flattât lui-même, soit qu'il crût nécessaire de flat-
ter les autres. Les Anglais, avec cette admirable
droiture qui distingue toutes leurs actions , rendent
compte aussi véridiquement de leurs revers que de
leurs succès, et l'enthousiasme se soutient, chez
eux, par la vérité, quelle qu'elle soit. Les Russes
ne peuvent atteindre encore à cette perfection
morale , qui est le résultat d'une constitution libre.
Aucune nation civilisée ne tient autant des sau-
vages que le peuple russe, et quand les grands ont
de l'énergie, ils se rapprochent aussi des défauts
et des qualités de cette nature sans frein. On a
beaucoup vanté le mot fameuîc de Diderot : Les Rus-
ses sontpourris avant d'être mûrs. Je n'en connais
pas de plus faux; leurs vices mêmes, à quelques
exceptions près , n'appartiennent pas à la corrup-
tion, mais à la violence. Un désir russe , disait un
homme supérieur , ferait sauter une ville ; la fureur
et la ruse s'emparent d'eux tour à tour, quand ils
veulent accomplir une résolution quelconque ,
bonne ou mauvaise. Leur nature n'est point chan-
gée par la civilisation rapide que Pierre 1" leur a
donnée ; elle n'a , jusqu'à présent , formé que leurs
manières ; heureusement pour eux , ils sont tou-
jours ce que nous appelons barbares , c'est-à-dire ,
conduits par un instinct souvent généreux, tou-
jours involontaire, qui n'admet la réflexion que
dans le choix des moyens, et non dans l'examen du
but : je dis heureusement pour eux, non que je
prétende vanter la barbarie ; mais je désigne par
ce nom une certaine énergie primitive qui peut
seule remplacer dans les nations la force concen-
trée de la liberté.
Je vis à Moscou les hommes les plus éclairés
dans la carrière des sciences et des lettres ; mais
là , comme à Pétersbourg , presque toutes les pla-
ces de professeurs sont remplies par des Allemands.
Il y a grande disette , en Russie , d'horhmes ins-
truits , dans quelque genre que ce soit : les jeunes
gens ne vont , pour la plupart , à l'Université que
pour entrer plus vite dans l'état militaire. Les
charges civiles , en Russie , donnent un rang qui
correspond à un grade dans l'armée ; l'esprit de la
nation est tourné tout entier vers la guerre ; dans
tout le reste , administration , économie politique ,
instruction publique , etc. , les autres peuples de
l'Europe l'emportent , jusqu'à présent , sur les
Russes. Ils s'essayent néanmoins dans la littéra-
ture ; la douceur et l'éclat des sons de leur langue
se fait remarquer par ceux même qui ne la com-
prennent pas ; elle doit être très-propre à la nm-
sique et à la poésie. Mais les Russes ont, comme
tant d'autres peuples du continent, le tort d'imi-
ter la littérature française , qui , par ses beautés
mêmes , ne convient qu'aux Français. Il me sem-
ble que les Russes devraient faire dériver leurs
études littéraires des Grecs plutôt que des Latins.
Les caractères de l'écriture russe , si semblables à
ceux des Grecs , les anciennes communications
des Russes avec l'empire de Byzance , leurs desti-
nées futures , qui les conduiront peut-être vers les
illustres monuments d'Athènes et de Sparte, tout
doit porter les Russes à l'étude du grec ; mais il
faut surtout que leurs écrivains puisent la poésie
dans ce qu'ils ont de plus intime au fond de l'âme.
Leurs ouvrages , jusqu'à présent , sont composés ,
pour ainsi dire, du bout des lèvres, et jamais une
nation si véhémente ne peut être remuée par do
si grêles accords.
DIX ANNEES D'EXIL.
399
CHAPITRE XV.
Route de Moscou à Pétersbourg.
Je quittai Moscou avec regret. Je m'arrêtai .quel-
que temps dans un bois , près de la ville , oîi , les
jours de fête, les habitants viennent danser, et
fêter le soleil dont la splendeur est de si courte
durée , mêine à Moscou. Qu'est-ce donc , en s'avan-
çant vers le nord ? Ces éternels bouleaux , qui fati-
guent par leur monotonie , deviennent eux-mêmes
très-rares, dit-on, lorsqu'on s'approche d'Archan-
gel; on les conserve là comme des orangers en
France. Le pays de Moscou à Pétersbourg n'est
que sable d'abord, et marais ensuite; dès qu'il
pleut, la terre devient noire, et l'on ne sait plus où
trouver le grand chemin. Les maisons de paysans
néanmoins annoncent partout l'aisance ; ils ornent
leurs demeures avec des colonnes ; des arabesques
sculptées en bois entourent leurs fenêtres. Quoique
ce fût en été que je traversasse ce pays, j'y sentais
le menaçant hiver qui semblait se cacher derrière
les nuages; quand on me présentait des fruits,
leur saveur était âpre, parce que leur maturité
avait été trop précipitée ; une rose me causait de
l'émotion, comme un souvenir de nos belles
contrées, et les fleurs elles-mêmes paraissaient
porter leurs têtes avec moins d'orgueil , comme si
la main glacée du Nord eut été déjà prête à les
saisir.
Je passai par Novogorod, qui était, il y a six siè-
cles, une république associéeaux villes hanséatiques,
et qui a conservé longtemps un esprit d'indépen-
dance républicaine. On se plaît à dire que la liberté
n'a été réclamée en Europe que dans le dernier
siècle ; c'est plutôt le despotisme qui est une inven-
tion moderne. En Russie même, l'esclavage des
paysans n'a été introduit qu'au seizième siècle.
Jusqu'au règne de Pierre I", la formule de tous
les ukases était : Les boyards ont avisé , le czar
ordonnera. Pierre I", quoiqu'à beaucoup d'égards
il ait fait un bien infini à la Russie, abaissa les
grands , et réunit sur sa tête le pouvoir temporel et
le pouvoir spirituel, afin de ne pas rencontrer d'obs-
tacles à ses desseins. Richelieu se conduisait de
même en France ; aussi Pierre I" l'admirait-il beau-
coup. On sait qu'en voyant son tombeau à Paris, il
s'écria : « Grand homme ! je donnerais la moitié de
« mon empire pour apprendre de toi à gouverner
« l'autre. » Le czar, dans cette occasion , était trop
modeste, car il avait sur Richelieu, d'abord l'avan-
tage d'être un grand guerrier, et de plus , le fonda-
teur de la marine et du commerce de son pavs ;
tandis que Richelieu n'a fait que gouverner tvran-
niquement au dedans et astucieusement au dehors.
Mais revenons à îsovogorod : Ivan Vasiliéwitch s'en
empara en 1470 ; il détruisit la liberté de cette ville ;
il fit transporter à Moscou, dans le Kremlin, la
grande cloche nommée en russe Pf^etchevoijkolokol,
au son de laquelle les citoyens s'assemblaient sur
la place, pour délibérer sur les intérêts publics.
En perdant la liberté , Novogorod vit chaque jour
disparaître sa population , son commerce , ses ri-
chesses, tant le souffle du pouvoir arbitraire, dit
le meilleur historien de la Russie , est desséchant
et destructeur ! Encore aujourd'hui , cette ville de
Novogorod offre un aspect singulièrement triste;
une vaste enceinte annonce que la ville était jadis
grande et peuplée, et l'on n'y voit que des maisons
éparses dont les habitants semblent placés là comme
des figures qui pleurent sur les tombeaux. C'est
peut-être aussi maintenant le spectacle qu'offre
cette belle ville de Moscou ; mais l'esprit public la
rebâtira, comme il l'a reconquise,
CHAPITRE XVI.
Saint-Pétershourg.
De Novogorod jusqu'à Pétersbourg il n'y a
presque plus que des marais , et l'on arrive dans
l'une des plus belles villes du monde, connue si,
d'un coup de baguette, un enchanteur faisait sortir
toutes les merveilles de l'Europe et de l'Asie du sein
des déserts. La fondation de Pétersbourg est la
plus grande preuve de cette ardeur de la volonté
russe, qui ne connaît rien d'impossible; tout est
humble aux alentours ; la ville est bâtie sur un ma-
rais , et le marbre même y repose sur des pilotis ;
mais on oublie , en voyant ces superbes édifices ,
leurs fragiles fondements, et l'on ne peut s'empê-
cher de méditer sur le miracle d'une si belle ville
bâtie en si peu de temps. Ce peuple , qu'il faut tou-
jours peindre par des contrastes , est d'une persé-
vérance inouïe contre la nature, ou contre les
armées ennemies. La nécessité trouva toujours les
Russes patients et invincibles ; mais dans le cours
ordinaire de la vie ils sont très-inconstants. Les
mêmes hommes, les mêmes maîtres ne leur inspi-
rent pas longtemps de l'enthousiasme ; la réflexion
seule peut garantir la durée des sentiments et des
opinions dans le calme habituel de la vie, et les
Russes , comme tous les peuples soumis au despo-
tisme , sont plus capables de dissimulation que de
réflexion.
En arrivant à Pétersbourg, mon premier senti-
ment fut de remercier le ciel d'être au bord de la
[ mer. Je vis flotter sur la Neva le pavillon anglais,
400
DIX ANNEES D'EXIL.
signal de la liberté, et je sentis que je pouvais, en
me confiant à l'Océan, rentrer sous la puissance
immédiate de la Divinité ; c'est une illusion dont on
ne saurait se défendre, que de se croire plus sous
la main de la Providence , quand on est livré aux
éléments, que lorsqu'on dépend des hommes, et
surtout de l'homme qui semble une révélation du
mauvais principe sur cette terre.
En face de la maison que j'habitais à Pétersbourg,
était la statue de Pierre I" ; on le représente à che-
val , gravissant une montage escarpée au milieu de
serpents qui veulent arrêter les pas de son cheval.
Ces serpents, il est vrai , sont mis là pour soutenir
la masse immense du cheval et du cavalier ; mais
cette idée n'est pas heureuse; car, dans le fait, ce
n'est pas l'envie qu'un souverain peut redouter;
ceux qui rampent ne sont pas non plus ses enne-
mis , et Pierre I", surtout , n'eut rien à craindre
pendant sa vie, que des Russes qui regrettaient
les anciens usages de leur pays. Toutefois l'admira-
tion que l'on conserve pour lui est une preuve du
bien qu'il a fait à la Russie ; car cent ans après
leur mort les despotes n'ont plus de flatteurs. On
voit écrit sur le piédestal de la statue : A Pierre
•premier, Catherine seconde. Cette inscription
simple, et néanmoins orgueilleuse, a le mérite de
la vérité. Ces deux grands hommes ont élevé très-
haut la fierté russe ; et savoir mettre dans la tête
d'une nation qu'elle est invincible , c'est la rendre
telle, au rnoins dans ses propres foyers; car la
conquête est un hasard qui dépend peut-être en-
core plus des fautes des vaincus que du génie du
vainqueur.
On prétend avec raison que l'on ne peut , à Pé-
tersbourg, dire d'une femme qu'elle est vieille
comme les rues, tant les rues elles-mêmes sont
modernes. Les édifices sont encore d'une blancheur
éblouissante, et la nuit, quand la lune les éclaire,
on croit voir de grands fantômes blancs qui regar-
dent, immobiles , le cours de la Neva. Je ne sais ce
qu'il y a de particulièrement beau dans ce fleuve ,
mais jamais les flots d'aucune rivière ne m'ont paru
si limpides. Des quais de granit de trente verstes
de long bordent ses ondes, et cette magnificence
du travail de l'homme est digne de l'eau transpa-
rente qu'elle décore. Si Pierre \" avait dirigé de
pareils travaux vers le midi de son empire, il n'au-
rait pas obtenu ce qu'il désirait, une marine; mais
peut-être se serait-il mieux conformé au caractère
de sa nation. Les Russes habitants de Pétersbourg
ont l'air d'un peuple du Midi condamné à vivre au
Nord, et faisant tous ses efforts pour lutter contre
un climat qui n'est pas d'accord avec sa nature.
Les habitants du Nord sont d'ordinaire très-casa-
niers, et redoutent le froid, précisément parce
qu'il est leur ennemi de tous les jours. Les gens
du peuple, parmi les Russes, n'ont pris aucune de
ces habitudes ; les cochers attendent dix heures à
la porte, pendant l'hiver, sans se plaindre; ils se
couchent sur la neige, sous leur voiture, et trans-
portent les mœurs des Lazzaronis de Naples au
soixantième degré de latitude. Vous les voyez éta-
blis sur les marches des escaliers , comme les Alle-
mands dans leur duvet; quelquefois ils dorment
debout , la tête appuyée contre un mur. Tour à
tour indolents ou impétueux, ils se livrent alterna-
tivement au sommeil ou à des fatigues incroyables.
Quelques-uns s'enivrent, et diffèrent en cela des
peuples du Midi, qui sont très-sobres; mais les
Russes le sont aussi, et d'une manière à peine
croyable, quand les difficultés de la guerre l'exi-
gent.
Les grands seigneurs russes montrent, à leur
manière, les goûts des habitants du Midi. Il faut
aller voir les diverses maisons de campagne qu'ils
se sont bâties au milieu d\ine île formée par la
Neva, dans l'enceinte même de Pétersbourg. Les
plantes du Midi , les parfums de l'Orient, les divans
de l'Asie, embellissent ces demeures. Des serres
immenses, où mûrissent des fruits de tous les
pays , forment un climat factice. Les possesseurs
de ces palais tâchent de ne pas perdre le moindre
rayon du soleil , pendant qu'il paraît sur leur ho-
rizon; ils le fêtent comme un ami qui va bientôt
s'en aller, mais qu'ils ont connu jadis dans une
contrée plus heureuse.
Le lendemain de mon arrivée, j'allai dîner chez
l'un des négociants les plus estimés de la ville, qui
exerçait l'hospitalité russe, c'est-à-dire, qu'il pla-
çait sur le toit de sa maison un pavillon pour an-
noncer qu'il dînait chez lui, et cette invitation
suffisait à tous ses amis. Il nous fit dîner en plein
air, tant on était content de ces pauvres jours
d'été, dont il restait encore quelques-uns auxquels
nous n'aurions guère donné ce nom dans le midi
de l'Europe. Le jardinétait très-agréable ; des ar-
bres, des fleurs l'embellissaient; mais à quatre pas
de la maison recommençait le désert ou le marais.
La nature, aux environs de Pétersbourg, a l'air
d'un ennemi qui se ressaisit de ses droits dès que
l'homme cesse un moment de lutter contre lui.
Le matin suivant, je me rendis à l'église de
Notre-Dame de Casan, bâtie par Paul I", sur le
modèle de Saint-Pierre de Rome. L'intérieur de
l'église , décoré d'un grand nombre de colonnes
de granit, est delà plus grande beauté ; mais l'édi-
DIX ANNEES D'EXIL.
401
fice lui-même déplaît, précisément parce qu'il
rappelle Saint-Pierre, et qu'il en diffère d'autant
plus , qu'on a voulu l'imiter. On ne fait pas en
deux ans ce qui a coûté un siècle aux premiers ar-
tistes de l'univers. Les Russes voudraient, par la
rapidité, échapper au temps comme à l'espace;
mais le temps ne conserve que ce qu'il a fondé , et les
beaux-arts , dont l'inspiration semble la première
source, ne peuvent cependant se passer de la ré-
flexion.
J'allai de Notre-Dame de Casan au couvent de
Saint-Alexandre-Newski , lieu consacré à l'un des
héros souverains de la Russie , qui étendit ses
conquêtes jusques aux rives de la Neva. L'impéra-
trice Elisabeth, fille de Pierre I", lui a fait cons-
truire un cercueil d'argent , sur lequel on a cou-
tume de poser une pièce de monnaie, comme gage
du vœu que l'on recommande au saint. Le tombeau
de Souvarow est dans ce couvent d'Alexandre,
mais il n'y a que son nom qui le décore ; c'est assez
pour lui , mais non pas pour les Russes , auxquels
il a rendu de si grands services. Au reste , cette
nation est si militaire , qu'elle s'étonne moins
qu'une autre des hauts faits en ce genre. Les plus
grandes familles de Russie ont élevé des tombeaux
à leurs parents dans le cimetière qui tient à l'église
de Newski , mais aucun de ces monuments n'est
digne de remarque; ils ne sont pas beaux, sous le
rapport de l'art, et nulle idée grande n'y frappe
l'imagination. 11 est vrai que la pensée de la mort
produit peu d'effet sur les Russes; soit courage,
soit inconstance dans les impressions, les longs
regrets ne sont guère dans leur caractère ; ils sont
plus capables de superstition que d'émotion : la
superstition se rapporte à cette vie , et la religion
à l'autre ; la superstition se lie à la fatalité , et la
religion à la vertu ; c'est par la vivacité des désirs
terrestres qu'on devient superstitieux , et c'est, au
contraire, par le sacrifice de ces mêmes désirs
qu'on est religieux.
M. de Romanzow, ministre des affaires étran-
gères de Russie, me combla des politesses les plus
aimables, et c'était à regret que je pensais qu'il
avait été tellement dans le système de l'empereur
Napoléon, qu'il aurait dû, comme les ministres
anglais, se retirer quand ce système était rejeté.
Sans doute, dans une monarchie absolue, la vo-
lonté du maître explique tout ; mais la dignité d'un
premier ministre exige peut-être que des paroles
opposées ne sortent pas de la même bouche. Le
souverain représente l'État, et l'État peut changer
de politique quand les circonstances l'exigent,
mais le ministre n'est qu'un homme, et un homme,
sur des questions de cette importance, ne doit
avoir qu'une opinion dans le cours de sa vie. Il est
impossible d'avoir de meilleures manières que M. de
Romanzow, et de recevoir plus noblement les
étrangers. J'étais chez lui lorsqu'on annonça l'en-
voyé d'Angleterre , lord Tirconnel , et l'amiral Ben-
tinck , tous les deux d'une ûgure remarquable :
c'étaient^ les premiers Anglais qui reparaissaient
sur ce continent, dont la tyrannie d'un seul
homme les avait bannis. Après dix ans d'une si
terrible lutte , après dix ans pendant lesquels les
succès et les revers avaient toujours trouvé les
Anglais fidèles à la boussole de leur politique, la
conscience, ils revenaient enfin dans le pays qui,
le premier, s'affranchissait de la monarchie univer-
selle. Leur accent, leur simplicité, leur fierté,
tout réveillait dans l'âme le sentiment du vrai en
toutes choses , que Napoléon a trouvé l'art d'obscur-
cir aux yeux de ceux qui n'ont lu que ses gazettes ,
et n'ont entendu que ses agents. Je ne sais pas
même si les adversaires de Napoléon sur le conti-
nent , entourés constamment d'une fausse opinion
qui ne cesse de les étourdir, peuvent se confier
sans trouble à leur propre sentiment. Si j'en puis
juger par moi, je sais que souvent, après avoir
entendu tous les conseils de prudence ou de bas-
sesse dont on est abîmé dans l'atmosphère bona-
partiste, je ne savais plus que penser de ma pro-
pre opinion; mon sang me défendait d'y renoncer,
mais ma raison ne suffisait pas toujours pour raè
préserver de tant de sophismes. Ce fut donc avec
une vive émotion que j'entendis de nouveau la voix
de cette Angleterre, avec laquelle on est presque
toujours sûr d'être d'accord, quand on cherche à
mériter l'estime des honnêtes gens et de soi-même.
Le lendemain , le comte Orloff m'invita à venir
passer la journée dans l'île qui porte son nom;
c'est la plus agréable de toutes celles que forme la
Neva : des chênes , production rare pour ce pays ,
ombragent le jardin. Le comte et la comtesse Or-
loff emploient leur fortune à recevoir les étran-
gers avec autant de facilité que de magnificence :
on est à son aise , chez eux , comme dans un asile
champêtre, et l'on y jouit de tout le luxe des vil-
les. Le comte Orloff est un des grands seigneurs
les plus instruits qu'on puisse rencontrer en Rus-
sie, et son amour pour son pays porte un profond
caractère, dont on ne peut s'empêcher d'être ému.
Le premier jour que je passai chez lui, la paix ve^
nait d'être proclamée avec l'Angleterre : c'était un
dimanche; et dans son jardin, ouvert ce jour-là
aux promeneurs , on voyait un grand nombre de
ces marclwnds à barbe , qui conservent en Russie
402
DIX ANNEES D'EXIL.
le costume des moujiks , c'est-à-dire, des paysans.
Plusieurs se rassemblèrent pour écouter l'excel-
lente musique du comte Orioff ; elle nous fit en-
tendre l'air anglais God save the king (Dieu pro-
tège le roi) , qui est le chant de la liberté dans un
pays où le monarque en est le premier gardien.
Nous étions tous émus, et nous applaudîmes à cet
air national pour tous les Européens ; car il n'y a
plus que deux espèces d'hommes en Europe, ceux
qui servent la tyrannie, et ceux qui savent la haïr.
Le comte Orioff s'approcha des marchands russes,
et leur dit que l'on célébrait la paix de l'Angle-
terre avec la Russie : ils firent alors le signe de la
croix , et remercièrent le ciel de ce que la mer leur
était encore une fois ouverte.
L'île Orioff est au centre de toutes celles oii les
grands seigneurs de Pétersbourg, et l'empereur et
l'impératrice eux-mêmes, ont choisi, pendant l'été,
leur séjour. Non loin de là est l'île Strogonoff ,
dont le riche propriétaire a fait venir de Grèce des
antiquités d'un grand prix. Sa maison était ou-
verte tous les jours, pendant sa vie, et quiconque
y avait été présenté pouvait y revenir; il n'invitait
jamais personne à dîner ou à souper pour tel jour:
il était convenu qu'une fois admis l'on était tou-
jours bien reçu; souvent il ne connaissait pas la
moitié des personnes qui dînaient chez lui ; mais
ce luxe d'hospitalité lui plaisait comme tout autre
genre de magnificence. Beaucoup de maisons , à
Pétersbourg , ont à peu près la même coutume ; il
est aisé d'en conclure que ce que nous entendons ,
en France, par les plaisirs de la conversation, ne
saurait s'y rencontrer : la société est beaucoup
trop nombreuse pour qu'un entretien d'une cer-
taine force puisse jamais s'y établir. Toute la bonne
compagnie a des manières parfaites , mais il n'y a
ni assez d'instruction parmi les nobles, ni assez
de confiance entre des personnes qui vivent sans
cesse sous l'influence d'une cour et d'un gouver-
nement despotique , pour que l'on puisse connaî-
tre les charmes de l'intimité.
La plupart des grands seigneurs de Russie s'expri-
ment avec tant de grâce et de convenance , qu'on
se fait souvent illusion , au premier abord , sur le
degré d'esprit et de connaissances de ceux avec
qui l'on s'entretient. Le début est presque toujours
d'un homme ou d'une femme de beaucoup d'es-
prit; mais quelquefois aussi, à la longue, l'on ne
retrouve que le début. On ne s'est point accou-
tumé , en Russie, à parler du fond de son âme ni
de son esprit; on avait, naguère, si peur de ses
maîtres, qu'on n'a point encore pu s'habituer à la
sage liberté qu'on doit au caractère d'Alexandre.
Quelques gentilshommes russes ont essayé de
briller en littérature, et ont fait preuve de talent
dans cette carrière; mais les lumières ne sont pas
assez répandues pour qu'il y ait un jugement pu-
blic formé par l'opinion de chacun. Le caractère
des Russes est trop passionné pour aimer les pen-
sées le moins du monde abstraites; il n'y a que les
faits qui les amusent : ils n'ont pas encore eu le
temps ni le goût de réduire les faits en idées géné-
rales. D'ailleurs, toute pensée signifiante est tou-
jours plus ou moins dangereuse , au milieu d'une
cour où l'on s'observe les uns les autres, et où le
plus souvent même on s'envie.
Le silence de l'Orient est transformé en des pa-
roles aimables , mais qui ne pénètrent pas , d'or-
dinaire, jusqu'au fond des choses. On se plaît un
moment dans cette atmosphère brillante, qui dis-
sipe agréablement la vie; mais à la longue on ne
s'y instruit pas , on n'y développe pas ses facultés,
et les hommes qui passent ainsi leur temps n'ac-
quièrent aucune capacité pour l'étude ou pour les
affaires. Il n'en était pas ainsi de la société de
Paris : on a vu des hommes formés seulement par
les entretiens piquants ou sérieux que faisait naî-
tre la réunion des nobles et des gens de lettres.
CHAPITRE XVII.
La famille impériale.
Je vis enfin ce monarque , absolu par les lois
comme par les mœurs , et si modéré par son pro-
pre penchant. Présentée d'abord à l'impératrice
Elisabeth, elle m'apparut comme l'ange protecteur
de la Russie. Ses manières sont très -réservées,
mais ce qu'elle dit est plein dévie, et c'est au
foyer de toutes les pensées généreuses que ses sen-
timents et ses opinions ont pris de la force et de
la chaleur. Je fus émue, en l'écoutant, par quel-
que chose d'inexprimable, qui ne tenait point à sa
grandeur, mais à l'harmonie de son âme; il y avait
longtemps que je ne connaissais plus l'accord de
la puissance et de la vertu. Comme je m'entrete-
nais avec l'impératrice , la porte s'ouvrit , et l'em-
pereur Alexandre me fit l'honneur de venir me
parler. Ce qui me frappa d'abord en lui , c'est une
expression de bonté et de dignité telle que ces deux
qualités paraissent inséparables, et qu'il semble
n'en avoir fait qu'une seule. Je fus aussi très-tou-
chée de la simplicité noble avec laquelle il aborda
les grands intérêts de l'Europe, dès les premières
phrases qu'il voulut bien m'adresser. J'ai toujours
considéré comme un signe de médiocrité cette
crainte de traiter des questions sérieuses , qu'on a
DIX ANNEES D'EXIL.
403
inspirée à la plupart des souverains de l'Europe;
ils ont peur de prononcer des mots qui aient un
sens réel. L'empereur Alexandre, au contraire,
s'entretint avec moi comme l'auraient fait les hom-
mes d'État de l'Angleterre, qui mettent leur force
en eux-mêmes , et non dans les barrières dont on
peut s'environner. L'empereur Alexandre, que Na-
poléon a tâché de faire méconnaître, est un homme
d'un esprit et d'une instruction remarquables, et
je ne crois pas qu'il put trouver, dans son empire,
un ministre plus fort que lui dans tout ce qui
tient au jugement des affaires et à leur direction.
Il ne me cacha point qu'il regrettait l'admiration à
laquelle il s'était livré dans ses rapports avec Na-
poléon. L'aïeul d'Alexandre avait de même res-
senti un grand enthousiasme pour Frédéric IL
Dans ces sortes d'illusions qu'inspire un homme
extraordinaire , il y a toujours un motif généreux,
quelques erreurs qui puissent en résulter. L'em-
pereur Alexandre peignait cependant avec beau-
coup de sagacité l'effet quitavaient produit sur lui
ces conversations de Bonaparte, dans lesquelles il
disait les choses les plus opposées, comme si l'on
avait dû toujours s'étonner de chacune, sans son-
ger qu'elles étaient contradictoires. Il me racontait
aussi les leçons à la Machiavel que Napoléon avait
cru convenable de lui donner. « Voyez , lui disait-
« il, j'ai soin de brouiller mes ministres et mes gé-
« néraux entre eux , afin qu'ils me révèlent les
«torts les uns des autres; j'entretiens autour de
« moi une jalousie continuelle par la manière dont
« je traite ceux qui m'environnent : un jour l'un
« se croit préféré , le lendemain l'autre , et jamais
« aucun ne peut être assuré de ma faveur. » Quelle
théorie tout à la fois commune et vicieuse! et ne
viendra-t-il pas une fois un homme supérieur à cet
homme qui en démontrera l'inutilité? Ce qu'il faut
à la cause sacrée de la morale, c'est qu'elle serve
d'une manière éclatante à de grands succès dans
ce monde; celui qui sent toute la dignité de cette
cause lui sacrifierait aVec bonheur tous les succès;
mais il faut encore apprendre à ces présoiçptueux,
qui croient trouver la profondeur de la pensée
dans les vices de l'âme, que s'il y a quelquefois de
l'esprit dans l'immoralité, il y a du génie dans la
vertu. En me convainquant de la bonne foi de
l'empereur Alexandre , dans ses rapports avec Na-
poléon, je fus en même temps persuadée qu'il
n'imiterait pas l'exemple des malheureux souve-
rains de l'Allemagne , et ne signerait pas de paix
avec celui qui est l'ennemi des peuples autant que
des rois. Une âme noble ne peut être trompée
deux fois par la même personne. Alexandre donne
et retire sa confiance avec la plus grande réflexion.
Sa jeunesse et ses avantages extérieurs ont pu
seuls, dans le commencement de son règne, le
faire soupçonner de légèreté; mais il est sérieux,
autant que pourrait l'être un homme qui aurait
connu le malheur. Alexandre m'exprima ses re-
grets de n'être pas un grand capitaine : je répon-
dis à cette noble modestie, qu'un souverain était
plus rare qu'un général , et que soutenir l'esprit
publie de sa nation par son exemple, c'était ga-
gner la plus importante des batailles, et la pre-
mière de ce genre qui eût été gagnée. L'empereur
me parla avec enthousiasme de sa nation et de
tout ce qu'elle était capable de devenir. H m'exprima
le désir, que tout le monde lui connaît, d'amélio-
rer l'état des paysans encore soumis à l'esclavage.
« Sire, lui dis-je, votre caractère est une constitu-
tion pour votre empire , et votre conscience en
est la garantie.— Quand cela serait, me répondit-
il, je ne serais jamais qu'un accident heureux'. »
Belles paroles, les premières, je crois, de ce genre
qu'un monarque absolu ait prononcées ! Que de
vertus il faut pour juger le despotisme en étant
despote ! et que de vertus pour n'en jamais abu-
ser, quand la nation qu'on gouverne s'étonne pres-
que d'une si rare modération !
A Pétersbourg surtout, les grands seigneurs ont
moins de libéralité dans leurs principes que l'em-
pereur lui-même. Habitués à être les maîtres abso-
lus de leurs paysans , ils veulent que le monarque ,
à son tour, soit tout-puissant pour maintenir la
hiérarchie du despotisme. L'état des bourgeois
n'existe pas encore en Russie ; mais cependant il
commence à se former : les fils des prêtres , ceux
des négociants, quelques paysans qui ont obtenu de
leurs seigneurs la liberté de se faire artistes, peu-
vent être considérés comme un troisième ordre
dans l'État. La noblesse russe d'ailleurs ne ressem-
ble pas à celle d'Allemagne ou de France; on est
noble en Russie dès qu'on a un grade militaire.
Sans doute les grandes familles, telles que les Na-
rischkin, les Dolgorouki , les Gallitzin, etc., seront
toujours au premier rang dans l'empire ; mais il
n'en est pas moins vrai que les avantages aristo-
cratiques appartiennent à des hommes que la vo-
lonté du prince a créés nobles en un jour, et toute
l'ambition des bourgeois est de faire leurs fils offi-
ciers , afin qu'ils soient dans la classe privilégiée.
De là vient que toute éducation est finie à quinze
' Ce mot est déjà cité clans les Considérations sur la révo-
lution française ; mais il mérite d'être répété. Tout ceci, du
reste, je dois le rappeler, a été écrit à la lin de 1812.
(Note de M. de Staël fils.)
404
DIX ANNEES D'EXir..
ans ; on se précipite dans l'état militaire le plus tôt
possible, et tout le reste est négligé. Certes ce n'est
pas le moment de blâmer un ordre de choses qui a
produit une si belle résistance ; dans un temps plus
calme , on pourrait dire avec vérité qu'il y a , sous
les rapports civils , de grandes lacunes dans l'admi-
nistration intérieure de la Russie. L'énergie et la
grandeur sont dans la nation; mais l'ordre et les
lumières manquent souvent encore, soit dans le gou-
vernement, soit dans la conduite privée des indi-
vidus. Pierre P"", en rendant européenne la Russie,
lui a donné sûrement de grands avantages ; mais il
a fait payer ces avantages par l'établissement d'un
despotisme que son père avait préparé, et qui a été
consolidé par lui. Catherine II , au contraire , a tem-
péré l'usage du pouvoir absolu, dont elle n'était
point l'auteur. Si les circonstances politiques de
l'Europe ramenaient la paix; c'est-à-dire, si un
seul homme ne dispensait plus le mal sur la terre ,
on verrait Alexandre uniquement occupé d'amélio-
rer son pays , chercher lui-même quelles sont les
lois qui pourraient garantir à la Russie le bonheur
dont elle ne peut être assurée que pendant la vie de
son maître actuel.
De chez l'empereur, j'allai chez sa respectable
mère , cette princesse à qui la calomnie n'a jamais
pu supposer un sentiment qui ne fût pour son
époux, pour ses enfants, ou pour la famille des in-
fortunés dont elle est la protectrice. Je raconterai
plus loin de quelle manière elle dirige cet empire
de charité qu'elle exerce au milieu de l'empire tout-
puissant de son fils. Elle demeure au palais de la
Tauride, et, pour arriver dans son appartement,
il faut traverser une salle bâtie par le prince Po-
temkin : cette salie est d'une grandeur incompa-
rable; un jardin d'hiver en occupe une partie, et
on voit les plantes et les arbres à travers les co-
lonnes qui entourent l'enceinte du milieu. Tout est
colossal dans cette demeure; les conceptions du
prince qui l'a construite étaient bizarrement gigan-
tesques. Il faisait bâtir des villes en Crimée, seule-
ment pour que l'impératrice les vît sur son pas-
sage; il ordonnait l'assaut d'une forteresse pour
plaire à une belle femme, la princesse Dolgorouki ,
qui avait dédaigné son hommage. La faveur de sa
souveraine l'a créé ce qu'il s'est montré ; mais l'on
voit néanmoins dans la plupart des grands hom-
mes de la Russie , tels que Blenzikoff , Souvarow ,
Pierre F"^ lui-même , et plus anciennement encore
Ivan Basiliéwitch, quelque chose de fantasque, de
violent et d'ironique tout ensemble. L'esprit était
chez eux une arme plutôt qu'une jouissance, et c'é-
tait par l'imagination qu'ils étaient menés. Géné-
rosité, barbarie, passions effrénées, religion supers-
titieuse, tout se rencontrait dans le même caractère.
Encore aujourd'hui, la civilisation, en Russie, n'a
pas pénétré jusqu'au fond , même chez les grands
seigneurs ; ils imitent extérieurement les autres
peuples, mais tous sont Russes dans l'âme, et c'est
ce qui fait leur force et leur originalité , l'amour de
la patrie étant , après celui de Dieu , le plus beau
sentiment que les hommes puissent éprouver. Il
faut que cette patrie soit fortement distincte des
autres contrées qui l'environnent , pour inspirer un
attachement prononcé ; les peuples qui se confon-
dent par nuances les uns dans les autres , ou qui
sont divisés en plusieurs États détachés , ne se dé-
vouent pas avec une véritable passion à l'association
conventionnelle à laquelle ils ont attaché le nom de
patrie.
CHAPITRE XVIII.
Mœurs des grands seigneurs russes.
J'allai passer un jour à la campagne de M. Na-
rischkin , grand chambellan de la cour, homme ai-
mable , facile et poli , mais qui ne sait pas exister
sans une fête : c'est chez lui qu'on a vraiment l'i-
dée de cette vivacité dans les goûts , qui explique
les défauts et les qualités des Russes. La maison
de M. Narischkin est toujours ouverte, et quand il
n'a que vingt personnes à sa campagne, il s'ennuie
de cette retraite philosophique. Obligeant pour les
étrangers , toujours en mouvement , et néanmoins
très-capable de la réflexion qu'il faut pour bien se
conduire dans une cour; avide des jouissances d'i-
magination, et ne trouvant ces jouissances que dans
les choses, et non dans les livres; impatient par-
tout ailleurs qu'à la cour , spirituel quand il lui est
avantageux de l'être , magnifique plutôt qu'ambi-
tieux, et cherchant en tout une certaine grandeur
asiatique dans laquelle la fortune et le rang se si-
gnalent plus que les avantages particuliers à la per-
sonne. Sa campagne est aussi agréable que peut l'ê-
tre une nature créée de main d'homme : tout le
pays environnant est aride et marécageux; c'est
une oasis que cette demeure. Et montant sur la
terrasse, on voit le golfe de Finlande, et l'on aper-
'çoit, dans le lointain, le palais que Pierre V avait
fait bâtir sur ses bords ; mais l'espace qui sépare
de la mer et du palais est presque inculte , et le
parc de M. Narischkin charme seul les regards.
Nous allâmes dîner dans la maison des Moldaves ,
c'est-à-dire , dans une salle construite selon le goût
de ces peuples; elle était arrangée pour se garantir
de l'ardeur du soleil , précaution assez inutile en
DIX ANNEES D'EXIL.
405
Russie. Cependant l'imagination est tellement frap-
pée de l'idée qu'on vit chez un peuple qui n'est au
Nord que par accident, qu'il paraît naturel d'y
retrouver les usages du Midi , comme si les Russes
devaient faire arriver un jour à Pétersbourg le cli-
mat de leur ancienne patrie. La table était cou-
verte de fruits de tous les pays , suivant la coutume
tirée de l'Orient , de ne faire paraître que les fruits ,
tandis qu'une foule de serviteurs apportent à cha-
que convive les viandes et les légumes qu'il faut
pour les nourrir.
On nous fit entendre cette musique de cors par-
ticulière à la Russie , et dont on a souvent parlé.
Sur vingt musiciens , chacun fait entendre une
seule et même note, toutes les fois qu'elle revient ;
ainsi , chacun de ces hommes porte le nom de la
note qu'il est chargé d'exécuter. On dit, en les
voyant passer : Voilà le sol, le mi ou le ré de M. Na-
rischkin. Les cors vont en grossissant de rang en
rang, et quelqu'un appelait, avec raison, cette
musique un orgue vivant. De loin l'effet en est
très-beau; la justesse et la pureté de l'harmonie
font naître les plus nobles pensées ; mais quand
on s'approche de ces pauvres musiciens , qui sont
là comme des tuyaux ne rendant qu'un son , et ne
pouvant participer par leur propre émotion à celles
qu'ils produisent, le plaisir se refroidit : on n'aime
pas à voir les beaux-arts transformés en arts méca-
niques, et pouvant s'apprendre de force comme
l'exercice.
Des habitants de l'Ukraine, vêtus de rouge,
vinrent ensuite nous chanter des airs de leur pays,
singulièrement agréables , tantôt gais , tantôt mé-
lancoliques , tantôt l'un et l'autre tout ensemble.
Ces airs cessent quelquefois brusquement au mi-
lieu de la mélodie , comme si l'imagination de ces
peuples se fatiguait à terminer ce qui lui plaisait
d'abord , ou trouvait plus piquant de suspendre le
charme dans le moment même où il agit avec le
plus de puissance. C'est ainsi que la sultane des
Mille et une Nuits interrompt toujours son récit ,
lorsque l'intérêt est le plus vif..
M. Narischkin, au milieu de ces plaisirs variés,
proposa de porter un toast au succès des armes
' réunies des Russes et des Anglais, et donna , dans
cet instant, le signal à son artillerie, presque aussi
bruyante' que celle d'un souverain. L'ivresse de
l'espérance saisit tous les convives ; moi , je me
sentis baignée de larmes. Fallait- il qu'un tyran
étranger me réduisît à désirer que les Français
fussent vaincus ! « Je souhaite, dis-je alors, la chute
de celui qui opprime la France comme l'Europe ;
car les véritables Français triompheront s'il est
repoussé. » Les Anglais, les Russes, et M. Narisch-
kin le premier , approuvèrent mon impression , et
ce nom de France, jadis semblable à celui d'Ar-
mide, fut encore entendu avec bienveillance par
les chevaliers de l'Orient et de la mer, qui allaient
combattre contre elle.
Des Calmoucks aux traits aplatis sont élevés
chez les seigneurs russes , comme pour conserver
un échantillon de ces Tartares que les Escl avons
ont vaincus. Dans ce palais Narischkin couraient
deux ou trois de ces Calmoucks à demi sauvages.
Ils sont assez agréables dans l'enfance , mais ils
perdent , dès l'âge de vingt ans, tout le charme de
la jeunesse; opiniâtres, quoique esclaves, ils amu-
sent leurs maîtres par leur résistance , comme un
écureuil qui se débat contre les barreaux de sa
cage. Cet échantillon de l'espèce humaine avilie
était pénible à regarder ; il me semblait voir , au
milieu de toutes les pompes du luxe, une image
de ce que l'homme peut devenir quand il n'a de
dignité ni par la religion ni par les lois, et ce spec-
tacle rabaissait l'orgueil que peuvent inspirer les
jouissances de la splendeur.
De longues voitures de promenade , attelées des
plus beaux chevaux , nous conduisirent , après dî-
ner, dans le parc. C'était à la fin d'août , cependant
le ciel était pâle , les gazons d'un vert presque ar-
tificiel , parce qu'ils n'étaient entretenus qu'à force
de soins. Les fleurs mêmes semblaient une jouis-
sance aristocratique , tant il fallait de frais pour
en avoir. On n'entendait point le ramage des oi-
seaux dans les bois, ils ne se fiaient point à cet
été d'un moment ; on ne voyait pas non plus de
bestiaux dans les prairies ; on n'aurait pas osé leur
livrer des plantes qui avaient coûté tant de peines
à cultiver. L'eau coulait à peine , et seulement à
l'aide des machines qui la dirigeaient dans le jar-
din , oii toute cette nature avait l'air d'une déco-
ration de fête qui disparaîtrait quand les specta-
teurs n'y seraient plus. Nos calèches s'arrêtèrent
devant une fabrique du jardin qui représentait un
camp tartare ; là , tous les musiciens réunis com-
mencèrent à se faire entendre de nouveau ; le bruit
des cors et des cymbales enivrait la pensée. Pour
mieux achever de s'étourdir , on imitait , pendant
l'été, ces traîneaux dont la rapidité console les
Russes de l'hiver; on roulait sur des planches, du
haut d'une montagne en bois , avec la vitesse d'un
éclair. Ce jeu charmait les femmes aussi bien que
les hommes , et leur faisait partager un peu ces
plaisirs de la guerre, qui consistent dans l'émotion
du dafager et dans la promptitude animée de tous
les mouvements. Ainsi se passait le temps; car on
406
DIX ANNEES D'EXIL.
renouvelait presque tous les jours ce qui me pa-
raissait une fête. A quelques différences près , la
plupart des grandes maisons de Pétersbourg ont
la même manière d'être; il ne peut y être question,
comme on voit, d'aucun genre d'entretien suivi,
et l'instruction n'est d'aucune utilité dans ce genre
de société ; mais quand on fait tant que de vouloir
réunir chez soi un grand nombre de personnes ,
les fêtes sont , après tout , la seule façon de pré-
venir l'ennui que la foule dans les salons fait tou-
jours naître.
Au milieu de tout ce bruit, y a-t-il de l'amour?
demanderaient les Italiennes, qui ne connaissent
guère d'autre intérêt dans la société que Je plaisir
de voir celui dont elles veulent se faire aimer.
J'ai passé trop peu de temps à Pétersbourg pour
me faire une idée juste de ce qui tient à l'intérieur
des familles ; cependant il m'a semblé que , d'une
part, il y avait plus de vertus domestiques qu'on
ne le disait; mais que, de l'autre, l'amour senti-
mental y était très-rarement connu. Les coutumes
de l'Asie, qui se retrouvent à chaque pas, font que
les femmes ne se mêlent point de l'intérieur de
leur ménage ; c'est le mari qui dirige tout , et la
femme seulement se pare de ses dons , et reçoit
les personnes qu'il invite. Le respect des mœurs
est déjà bien plus grand qu'il ne l'était , à Péters-
bourg , du temps de ces souverains et souveraines
qui dépravaient l'opinion par leur exemple. Les
deux impératrices actuelles ont fait aimer les ver-
tus dont elles offrent le modèle. Cependant , à cet
égard comme à beaucoup d'autres, les principes de
morale ne sont point fixement établis dans la tête
des Russes. L'ascendant du maître y a toujours
été si fort, que d'un règne à l'autre toutes les
maximes sur tous les sujets peuvent être chan-
gées. Les Russes, hommes et femmes, portent
d'ordinaire dans l'amour l'impétuosité qui les ca-
ractérise; mais leur esprit de changement les fait
aussi renoncer facilement à leurs choix. Un cer-
tain désordre d'imagination ne permet pas de trou-
ver du bonheur dans la difrée. La culture d'esprit,
qui multiplie le sentiment par la poésie et les
beaux-arts, est très-rare chez les Russes, et, dans
ces natures fantasques et véhémentes, l'amour est
plutôt une fête ou un délire qu'une affection pro-
fonde et réfléchie. C'est donc un tourbillon conti-
nuel que la bonne compagnie en Russie, et peut-
être que l'extrême prudence à laquelle un gouver-
nement despotique accoutume, fait que les Russes
sont charmés de n'être point exposés, par l'entraî-
nement de la conversation, à parler sur des sujets
qui puissent avoir une conséquence quelconque.
C'est à cette réserve qui , sous divers règnes , ne
leur a été que trop nécessaire, qu'il faut attribuer
le manque de vérité dont on les accuse. Les raffi-
nements de la civilisation altèrent en tout pays la
sincérité du caractère; mais quand le souverain
a le pouvoir ilhmité d'exiler, d'emprisonner, d'en-
voyer en Sibérie, etc., etc., sa puissance est quel-
que chose de trop fort pour la nature humaine.
On aurait pu rencontrer des hommes assez fiers
pour dédaigner la faveur, mais il faut de l'héroïsme
pour braver la persécution , et l'héroïsme ne peut
être une qualité universelle.
Aucune de ces réflexions , on le sait, ne s'ap-
plique au gouvernement actuel , puisque son chef
est parfaitement juste comme empereur, et singu-
lièrement généreux comme homme. Mais les sujets
conservent les défauts de l'esclavage, longtemps
après que le souverain même voudrait les leur ôter.
On a vu néanmoins, par la suite de cette guerre,
que de vertus les Russes , même de la cour , ont
montrées. Quand j'étais à Pétersbourg, on ne voyait
presque point déjeunes gens dans la société; tous
étaient partis pour l'armée. Des hommes mariés ,
des fils uniques , des seigneurs , possesseurs d'une
immense fortune, servaient en qualité de simples
volontaires, et lorsqu'ils ont vu leurs terres et leurs
maisons ravagées , ils n'ont songé à ces pertes que
pour se venger, et jamais pour capituler avec l'en-
nemi. De telles qualités l'emportent sur tout ce
qu'une administration encore vicieuse , une civili-
sation nouvelle et des institutions despotiques,
peuvent avoir entraîné d'abus, de désordres et de
travers.
CHAPITRE XIX.
Établissements d'instruction publique. ■
de Sainte- Catherine.
il
• Institut
Nous allâmes voir le cabinet d'histoire naturelle,
qui est remarquable par les productions de la Si-
bérie. Les fourrures de ce pays ont excité l'aviciité
des Russes, comme les mines d'or du Mexique
cefle des Espagnols. Il y a eu un temps, en Russie,
pendant lequel la monnaie de change consistait
encore en peaux de lîTartre et d'écureuil , tant le
besoin de se garantir des frimas était universel.
Ce qu'il y a de plus curieux dans le Musée de Pé-
tersbourg , c'est une riche collection d'ossements
d'animaux antédiluviens , et en particulier les res-
tes du mammouth gigantesque qui a été trouvé
presque intact dans les glaces de la Sibérie. Il pa^
raît, d'après les observations géologiques, que le
monde a une histoire bien plus ancienne que celle
DIX ANNEES D'EXIL.
407
que nous connaissons : l'infini fait peur en toutes
choses. Maintenant, les habitants, et les animaux
même de cette extrémité du monde habité, sont
comme pénétrés du froid qui fait expirer la nature
à quelques lieues au delà de leur contrée; la cou-
leur des animaux se confond avec celle de la neige,
et la terre semble se perdre dans les glaces et les
brouillards qui terminent ici -bas la création. Je
fus frappée de la figure des habitants du Kamt-
chatka, qu'on trouve parfaitement imitée dans le
cabinet de Pétersbourg. Les prêtres de ce pays ,
nommés shamanes, sont des espèces d'improvisa-
teurs; ils portent, par-dessus leur tunique d'écorce
d'arbre , une sorte de réseau d'acier , auquel sont
attachés plusieurs morceaux de fer , dont le bruit
est très -fort dès que l'improvisateur s'agite; il a
des moments d'inspiration qui ressemblent beau-
coup à des attaques de nerfs , et c'est plutôt par
la sorcellerie que par le talent qu'il fait impression
sur le peuple. L'imagination, dans des pays aussi
tristes , n'est guère remarquable que par la peur ,
et la terre même semble repousser l'homme par
l'épouvante qu'elle lui cause.
Je vis ensuite la citadelle dans l'enceinte de la-
quelle est l'église oii sont déposés les cercueils de
tous les souverains , depuis Pierre le Grand : ces
cercueils ne sont point enfermés dans des monu-
ments ; ils sont exposés comme le jour de la céré-
monie funèbre , et l'on se croit tout près de ces
morts , dont une simple planche paraît nous sé-
parer. Lorsque Paul I" parvint au trône, il fit
couronner les restes de son père, Pierre III , qui ,
n'ayant pas reçu cet honneur pendant sa vie, ne
pouvait être placé à la citadelle. On recommença ,
par l'ordre de Paul I", la cérémonie de l'enterre-
ment pour son père et pour sa mère, Catherine IL
L'un et l'autre furent de nouveau exposés ; de nou-
veau, quatre chambellans gardèrent leurs corps
comme s'ils eussent expiré la veille , et les deux cer-
cueils sont placés l'un à côté de l'autre , forcés de
vivre en paix sous l'empire de la mort. Parmi les
souverains qui ont possédé le pouvoir despotique
transmis par Pierre I", il en est plusieurs qu'une
conspiration sanglante a renversés du trône. Ces
mêmes courtisans , qui n'ont pas là force de dire à
leur maître la moindre vérité, savent conspirer
contre lui, et la plus profonde dissimulation accom-
pagne nécessairement ce genre de révolution poli-
tique; car il faut combler de respects celui qu'on
veut assassiner. Et , cependant , que deviendrait un
pays gouverné despotiquement, si un tyran au-dessus
de toutes les lois n'avait rien à craindre des poi-
gnards? Horrible alternative, et qui suffit paur
montrer ce que c'est que des institutions où il faut
compter le crime comme balance des pouvoirs.
Je rendis un hommage à Catherine II , en allant
à son habitation à la campagne ( Sarskozelo ). Ce
palais et le jardin sont arrangés avec beaucoup
d'art et de magnificence; mais déjà l'air était très-
froid, bien que nous fussions à peine au 1" de
septembre, et c'était un contraste singulier que
ces fleurs du midi agitées par le vent du nord. Tous
les traits qu'on recueille de Catherine II, comme
souveraine , pénètrent d'admiration pour elle ; et
je ne sais si les Russes ne lui doivent pas, plus
qu'à Pierre I", l'heureuse persuasion qu'ils sont
invincibles, persuasion qui a tant contribué à leurs
succès. Le charme d'une femme tempérait l'action
du pouvoir, et mêlait de la galanterie chevaleresque
au succès dont on lui faisait hommage. Catherine II
avait au suprême degré le bons sens du gouver-
nement ; un esprit plus brillant que le sien aurait
moins ressemblé à du génie , et sa haute raison ins-
pirait un profond respect à ces Russes, qui se dé-
fient de leur propre imagination, et souhaitent
qu'on la dirige avec sagesse. Tout près de Sarsko-
zelo est le palais de Paul I", demeure charmante ,
parce que l'impératrice douairière et ses filles y ont
placé les chefs-d'œuvre de leurs talents et de leur
bon goût. Ce lieu rappelle l'admirable patience
de cette mère et de ses filles , que rien n'a pu dé-
tourner de leurs vertus domestiques.
Je me laissais aller au plaisir que me causaient
les objets nouveaux que je visitais chaque jour,
et je ne sais comment j'avais oublié la guerre dont
dépendait le sort de l'Europe ; ce m'était un si vif
plaisir d'entendre exprimer à tout le monde les
sentiments que j'avais étouffés si longtemps dans
mon âme , qu'il me semblait que l'on n'avait plus
rien à craindre, et que de telles vérités étaient
toutes-puissantes dès qu'elles étaient connues.
Néanmoins les revers se succédaient sans que le
public en fût informé. Un homme d'esprit a dit
que tout était mystère à Pétersbourg, quoique rien
ne fût secret : et en effet, on finit par découvrir
le vrai ; mais l'habitude de se taire est telle parmi
les courtisans russes, qu'ils dissimulent la veille ce
qui doit être connu le lendemain , et que c'est tou-
jours involontairement qu'ils révèlent ce qu'ils sa-
vent. Un étranger me dit que Smolensk était pris,
et Moscou dans le plus grand danger. Le découra-
gement s'empara de moi. Je crus voir recommencer
la déplorable histoire des paix d'Autriche et de
Prusse, amenées par la conquête de leurs capitales.
C'était le même tour, joué pour la troisième fois ;
. mais il pouvait encore réussir. Je n'apercevais pas
408
DIX ANNEES D'EXIL.
l'esprit public, l'apparente mobilité des impressions
des Russes m'empêchait de l'observer. L'abatte-
ment avait glacé tous les esprits , et j'ignorais que,
chez ces hommes aux impressions véhémentes, cet
abattement précède un réveil terrible. On voit de
même, dans les gens du peuple, une paresse incon-
cevable jusqu'au moment où leur activité se ra-
nime ; alors elle ne connaît aucun obstacle , ne
redoute aucun danger, et semble triompher des
éléments comme dès hommes.
Je savais que l'administration intérieure, celle
de la guerre comme celle de la justice, tombaierït
souvent entre les mains les plus vénales , et que ,
par les dilapidations que se permettaient les em-
ployés subalternes, l'on ne pouvait avoir aucune
idée juste ni du nombre des troupes, ni des me-
sures prises pour les approvisionner ; car le men-
songe et le vol sont inséparables , et dans un pays
où la civilisation est si nouvelle, la classe intermé-
diaire n'a ni la simplicité des paysans , ni la gran-
deur des boyards ; et nulle opinion publique ne
contient encore cette troisième classe , dont l'exis-
tence est si récente , et qui a perdu la naïveté de la
foi populaire sans avoir appris le point d'honneur.
On voyait aussi se développer des sentiments d'envie
entre les chefs de l'armée. Il est dans la nature d'un
gouvernement despotique de faire naître, même
malgré lui , la jalousie parmi ceux qui l'entourent :
la volonté d'un seul homme pouvant changer en
entier le sort de chaque individu , la crainte et l'es-
pérance ont trop de marge pour ne pas agiter sans
cesse cette jalousie, d'ailleurs très-excitée par un
autre mouvement, la haine des étrangers. Le gé-
néral qui commandait l'armée russe , M. Barclay
de Tolly, quoique né sur le territoire de l'empire,
n'était pas purement de la race esclavone , et c'en
était assez pour qu'il ne pût conduire les Russes à
la victoire : de plus, il avait tourné ses talents dis-
tingués vers les systèmes des campements, des po-
sitions , des manœuvres , tandis que l'art militaire
qui convient aux Russes , c'est l'attaque. Les faire
reculer, même par un calcul sage et bien raisonné,
c'est refroidir en eux cette impétuosité dont ils
tirent toute leur force. Les auspices de la cam-
pagne étaient donc les plus tristes du monde , et le
silence qu'on gardait à cet égard était plus effrayant
encore. Les Anglais donnent dans leurs feuilles
publiques le compte le plus exact, homme par
homme , des blessés , des prisonniers et des tués
dans chaque affaire ; noble candeur d'un gouver-
nement qui est aussi sincère envers la nation qu'en-
vers son monarque, leur reconnaissant à tous les
deux les mêmes droits à savoir dans quel état est
la chose publique. Je me promenais avec une tris-
tesse profonde dans cette belle ville de Pétersbourg,
qui pouvait devenir la proie du vainqueur. Quand,
le soir, je revenais des îles et que je voyais la pointe
dorée de la citadelle , qui semblait jaillir dans les
airs comme un rayon de feu , lorsque la Neva ré-
fléchissait les quais de marbre et les palais qui
l'entourent, je me représentais toutes ces mer-
veilles flétries par l'arrogance d'un homme qui
viendrait dire, comme Satan sur le haut de la mon-
tagne : « Les royaumes de la terre sont à moi. »
Tout ce qu'il y avait de beau et de bon à Péters-
bo^rg me semblait en présence d'une destruction
prochaine, et je ne savais en jouir sans que cette
douloureuse pensée me poursuivît.
J'allai voir les établissements d'éducation que
l'impératrice a fondés , et là , plus encore qu'au mi-
lieu des palais, mon anxiété redoublait; car il suf-
fit que le souffle de la tyrannie de Bonaparte ait
approché des institutions qui tendent à l'améliora-
tion de l'espèce humaine , pour que leur pureté soit
altérée. L'institut de Sainte-Catherine se compose
de deux maisons, contenant chacune deux cent
cinquante jeunes filles nobles ou bourgeoises; elles
y sont élevées sous l'inspection de l'impératrice,
avec des soins qui surpassent ceux même qu'une
famille riche pourrait donner à ses enfants. L'or-
dre et l'élégance se font remarquer dans les moin-
dres détails de cet institut, et le sentiment de re-
ligion et de morale le plus pur y préside à tout ce
que les beaux-arts peuvent développer. Les femmes
russes ont si naturellement de la grâce , qu'en en-
trant dans cette salle, oià toutes les jeunes filles
nous saluèrent , je n'en vis pas une seule qui ne
mît dans cette révérence toute la politesse et la
modestie que cette simple action pouvait exprimer.
Les jeunes personnes furent invitées à nous mon-
trer les divers talents qui les distinguaient, et
l'une d'elles , sachant par cœur des morceaux des
meilleurs écrivains français , me récita quelques-
unes des pages les plus éloquentes de mon père,
dans son Cours de morale religieuse. Cette atten-
tion si délicate venait peut-être de l'impératrice
elle-même. J'éprouvais l'émotion la plus vive en
entendant prononcer ce langage qui , depuis tant
d'années , n'avait plus d'asile que dans mon cœur.
Par delà l'empire de Bonaparte, en tout pays la
postérité commence, et la justice se manifeste en-
vers ceux qui, dans la tombe même, ont ressenti
l'atteinte de ses calomnies impériales. Les jeunes
personnes de l'institut de Sainte- Catherine, avant
de se mettre à table, chantaient des psaumes en
chœur ; ce grand nombre de voix , si pures et si
DIX ANNEES D'EXIL.
400
douces, me causa un attendrissement mêlé d'a-
mertume. Que ferait la guerre, au milieu d'éta-
blissements si paisibles ? où ces colombes fuiraient-
elles les armes du vainqueur ? Après le repas , les
jeunes filles se rassemblèrent dans une salle su-
perbe , où elles dansèrent toutes ensemble. La
beauté de leurs traits n'avait rien de frappant,
mais leur grâce était extraordinaire ; ce sont des
filles de l'Orient, avec toute la décence que les
mœurs chrétiennes ont introduite parmi les fem-
mes. Elles exécutèrent d'abord une ancienne danse
sur l'air f'ive Henri quatre, vive ce roi vaillant'.
Combien il y avait loin des temps que rappelait
cet air à 4' époque actuelle ! Deux petites filles de
dix ans, avec des mines rondes, terminèrent le
ballet par le pas russe : cette danse prend quelque-
fois le caractère voluptueux de l'amour; mais,
exécutée par ^des enfants , l'innocence de cet âge
s'y mêlait à l'originalité nationale. On ne saurait
peindre l'intérêt qu'inspiraient ces talents aimables ,
cultivés par la main délicate et généreuse d'une
femme et d'une souveraine.
Un institut pour les sourds - muets , un autre
pour les aveugles, sont également sous l'inspec-
tion de l'impératrice. L'empereur, de son côté,
donne beaucoup de soins à l'école des cadets , di-
rigée par un homme d'un esprit supérieur, le gé-
néral Rlinger. Tous ces établissements sont vrai-
ment utiles , mais on pourrait leur reprocher trop
de splendeur. Au moins faudrait-il que sur divers
points de l'empire on pût fonder , non des écoles
aussi soignées, mais quelques établissements qui
donnassent au peuple des connaissances élémen-
taires. Tout a commencé par le luxe, en Russie;
et le faîte a, pour ainsi dire, précédé les fonde-
ments. Il n'y a que deux grandes villes en Russie ,
Pétersbourg et Moscou ; les autres méritent à peine
1 d'être citées ; elles sont , d'ailleurs , séparées par de
très-grandes distances : les châteaux mêmes des
grands seigneurs sont si éloignés les uns des au-
tres , qu'à peine si les propriétaires peuvent com-
muniquer entre eux. Enfin, les habitants sont
tellement dispersés dans cet empire , que les con-
naissances des uns ne peuvent guère être utiles aux
autres. Les paysans ne comptent qu'à l'aide d'une
machine à calculer, et les commis de la poste eux-
mêmes suivent cette méthode. Les popes grecs
ont beaucoup moins de savoir que les curés catho-
liques , et surtout que les ministres protestants ;
de manière que le clergé , en Russie , n'est point
propre à instruire le peuple , comme dans d'autres
pays de l'Europe. Le lien de la nation consiste
dans la religion et le patriotisme ; mais il n'y a
point un foyer de lumières dont les rayons puis'^
sent se répandre sur toutes les parties de l'empire,
et les deux capitales ne sauraient encore communi-
quer aux provinces ce qu'elles ont recueilli en fait
de littérature et de beaux-arts. Si ce pays avait pu
jouir de la paix , il aurait éprouvé tous les genres
d'améliorations sous le règne bienfaisant d'Alexan-
dre. Mais qui sait si les vertus développées par une
telle guerre ne sont pas précisément celles qui doi-
vent régénérer les nations .^
Les Russes n'ont eu , jusqu'à présent , d'hom-
mes de génie que pour la carrière militaire ; dans
tous les autres arts ils ne sont qu'imitateurs : mais
aussi l'imprimerie n'a été introduite chez eux que
depuis cent vingt ans. Les autres peuples euro-
péens se sont civilisés à peu près simultanément »
et ils ont pu mêler leur génie naturel aux connais-
sances acquises : chez les Russes , ce mélange ne
s'est point encore opéré. De même qu'on voit deux
rivières , après leur jonction, couler dans le même
lit sans confondre leurs flots, de même la nature
et la civilisation sont réunies chez les Russes, sans
être identifiées l'une avec l'autre ; et , suivant les
circonstances , le même homme s'offre à vous tan-
tôt comme un Européen qui semble n'exister que
dans les formes sociales , tantôt comme un Escla-
von qui n'écoute que les passions les plus furieu-
ses. Le génie leur viendra dans les beaux -arts ,
et surtout dans la littérature , quand ils auront
trouvé le moyen de faire entrer leur véritable na-
turel dans le langage , comme ils le montrent dans
les actions.
Je vis représenter une tragédie russe , dont le
sujet était la délivrance des Moscovites ,- lorsqu'ils
repoussèrent les Tartares par delà Casan. Le
prince de Smolensk paraissait dans l'ancien costume
des boyards , et l'armée tartare s'appelait la Horde
durée. Cette pièce était presque en entier selon les
règles de l'art dramatique français ; le rhythme des
vers , la déclamation , la coupe des scènes , tout
était français ; une seule situation tenait aux mœurs
russes , c'était la terreur profonde qu'inspirait à
une jeune fille la crainte de la malédiction de son
père. L'autorité paternelle est presque aussi forte
dans le peuple russe qu'en Chine, et c'est toujours
chez le peuple qu'il faut chercher la sève du génie
national. La bonne compagnie de tous les pays se
ressemble, et rien n'est moins propre que ce
monde élégant à fournir des sujets de tragédie.
Parmi tous ceux qu'offre l'histoire de Russie , il en
est un qui m'a frappée particulièrement. Ivan le
Terrible, étant déjà devenu vieux , assiégeait No-
vogorod. Les boyards , le voyant affaibli , lui de-
27,
410
DIX ANNEES D'EXIL.
mandèrent s'il ne voulait pas donner le commande-
ment de l'assaut à son fils. Sa fureur fut si grande
à cette proposition , que rien ne put l'apaiser : son
fils se prosterna à ses pieds ; il le repoussa avec un
coup d'une telle violence , que deux jours après le
malheureux en mourut. Le père, alors au déses-
poir , devint indifférent à la guerre comme au pou-
voir , et ne survécut que peu de mois à son fils.
Cette révolte d'un vieillard despote contre la mar-
che du temps est quelque chose de grand et de
solennel; et l'attendrissement qui succède à la fu-
reur, dans cette âme féroce, représente l'homme
tel qu'il sort des mains de la nature , tantôt irrité
par l'égoïsme, tantôt retenu par l'affection.
Une loi de Russie infligeait la même peine à ce-
lui qui estropiait le bras d'un homme qu'à celui
qui le tuait. En effet, l'homme, en Russie, consiste
surtout dans sa force militaire; tous les autres
genres d'énergie tiennent à des mœurs et à des
institutions que l'état actuel de la Russie n'a point
encore développées. Les femmes, cependant, sem-
blaient pénétrées , à Pétersbourg , de cet honneur
patriotique qui fait la puissance morale d'un État.
La princesse Dolgorouki , la baronne de Strogo-
noff, et plusieurs autres également du premier
rang, savaient déjà qu'une partie de leur fortune
avait grandement souffert par le ravage de la pro-
vince de Smolensk, et elles paraissaient n'y songer
que pour encourager leurs pareilles à tout sacrifier
comme elles. La princesse Dolgorouki me raconta
qu'un vieillard à longue barbe , placé sur une hau-
teur qui domine Smolensk, disait, en pleurant, à
son petit -fils qu'il tenait sur ses genoux : « Jadis,
mon enfant, les Russes allaient remporter des
victoires à l'extrémité de l'Europe; maintenant les
étrangers viennent les attaquer chez eux. » Cette
douleur du vieillard ne fut pas vaine, et nous ver-
rons bientôt combien ses larmes ont été rachetées.
CHAPITRE XX.
Départ pour la Suède. — Passage en Finlande.
L'empereur quitta Pétersbourg, et l'on apprit
qu'il était allé à Abo , où il devait voir le général
Bernadotte , prince royal de Suède. Dès ce mo-
ment il n'y eut plus de doute sur le parti que ce
prince avait résolu de prendre dans la guerre ac-
tuelle, et il n'en était point de plus important alors
pour le salut de la Russie, et par conséquent pour
celui de l'Europe. On en verra l'influence se déve-
lopper dans la suite de ce récit. La nouvelle de
l'entrée des Français à Smolensk arriva pendant
la conférence du prince de Suède et de l'empereur
de Russie; c'est là qu'Alexandre prit, avec lui-
même et avec le prince royal, son allié, l'engage-
ment de ne jamais signer la paix. « Pétersbourg
serait pris , dit-il , que je me retirerais en Sibérie.
J'y reprendrais nos anciennes coutumes, et, comme
nos ancêtres à longues barbes , nous reviendrions
de nouveau conquérir l'empire. — Cette résolu-
tion affranchira l'Europe, » s'écria le prince de
Suède , et sa prédiction commence à s'accomplir.
Je revis une seconde fois l'empereur Alexandre
à son retour d'Abo , et l'entretien que j'eus l'hon-
neur d'avoir avec lui me convainquit tellement de
la fermeté de sa volonté , que , malgré la prise de
Moscou et tous les bruits qui s'ensuivaient, je ne
crus pas que jamais il cédât. Il voulut bien me
dire qu'après la prise de Smolensk le maréchal
Berthier avait écrit au général en chef russe , rela-
tivement à quelques affaires militaires, et qu'il
finissait sa lettre en disant que l'empereur Napo-
léon conservait toujours la plus tendre amitié pour
l'empereur Alexandre, fade persiflage que l'empe-
reur de Russie reçut comme il le devait. Napoléon
lui avait donné des leçons de politique et des le-
çons de guerre, s'abandonnant, dans les premières,
au charlatanisme du vice, et, dans les secondes,
au plaisir de montrer une insouciance dédaigneuse.
Il s'était trompé sur l'empereur Alexandre; il avait
pris la noblesse de son caractère pour la duperie :
il n'avait pas su apercevoir que si l'empereur de
Russie s'était laissé emporter trop loin par son
enthousiasme pour lui , c'est parce qu'il le croyait
partisan des premiers principes de la révolution
française , qui s'accordent avec ses propres opi-
nions; mais jamais Alexandre n'a eu l'idée de s'as-
socier avec Napoléon pour asservir l'Europe. Na-
poléon crut , dans cette circonstance comme dans
toutes les autres , parvenir à aveugler un homme
par son intérêt faussement représenté; mais il
rencontra de la conscience , et ses calculs furent
tous déjoués ; car c'est là un élément dont il ne
connaît pas la force, et qu'il ne fait jamais entrer
dans ses combinaisons.
Quoique M. Barclay de Tolly fût un mihtaire
très-estimé, comme il avait éprouvé des revers dans
le commencement de la campagne, l'opinion dési-
gnait, pour le remplacer, un général très-renommé,
le prince Kutusow : il prit le commandement
quinze jours avant l'entrée des Français à Moscou ,
et ne put arriver à l'armée que six jours avant la
grande bataille qui se donna presque aux portes de
cette ville, à Borodino. J'allai le voir la veille de
son départ; c'était un vieillard plein de grâce dans
les manières, et de vivacité dans la physionomie,
DIX ANNEES D'EXIL.
411
quoiqu'il eût perdu un œil par une des nombreu-
ses blessures qu'il avait reçues dans les cinquante
années de sa carrière militaire. En le regardant,
je craignais qu'il ne fût pas de force à lutter con-
tre les hommes âpres et jeunes qui fondaient sur
la Russie de tous' les coins de l'Europe ; mais les
Russes, courtisans à Pétersbourg, redeviennent
Tartares à l'armée ; et l'on a vu , par Souvarow ,
que ni l'âge ni les honneurs ne peuvent énerver
leur énergie physique et morale. Je fus émue en
quittant cet illustre maréchal Kutusow; je ne sa-
vais si j'embrassais un vainqueur ou un martyr,
mais je vis qu'il comprenait la grandeur de la cause
dont il était chargé. Il s'agissait de défendre , ou
plutôt de rétablir toutes les vertus morales que
l'homme doit au christianisme , toute la dignité
qu'il tient de Dieu, toute l'indépendance que lui
permet la nature ; il s'agissait de reprendre tous
ces biens des griffes d'un seul homme, car il ne
faut pas plus accuser les Français que les Alle-
mands et les Italiens qui le suivaient, des attentats
de ses armées. Avant de partir, le général Kutu-
sow alla faire sa prière dans l'église de Notre-Dame
de Casan, et tout le peuple, qui suivait ses pas,
lui cria de sauver la Russie. Quel moment pour
un être morteU Son âge ne lui permettait pas
d'espérer de survivre aux fatigues de la campagne ;
mais il y a des instants où l'homme a besoin de
mourir pour satisfaire son âme.
Certaine de l'opinion généreuse et de la conduite
noble du prince de Suède , je me confirmai plus
que jamais dans la résolution que j'avais prise
d'aller à Stockholm avant de m'embarquer pour
l'Angleterre; et, vers la fin de septembre, je quit-
tai Pétersbourg pour me rendre en Suède par la
Finlande. Mes nouveaux amis, ceux que la con-
formité des sentiments avait rapprochés de moi ,
vinrent me dire adieu : sir Robert Wilson , qui va
chercher partout une occasion de se battre, et
d'enflammer ses amis par son esprit; M. de Stein,
homme d'un caractère antique, qui ne vit que dans
l'^espoir de voir sa patrie délivrée; l'envoyé d'Es-
pagne , le ministre d'Angleterre , lord Tyrconnel ;
le spirituel amiral Bentinck; Alexis de Noailles, le
seul émigré français de la tyrannie impériale , le
seul qui fût là , comme moi , pour témoigner pour
la France; le colonel Dornberg, cet intrépide Hes-
sois que rien n'a détourné de son but; et plusieurs
Russes dont les noms ont été depuis célèbres par
leurs exploits. .Tamais le sort du monde n'avait
couru plus de dangers; personne n'osait se le dire,
mais chacun le savait : moi seule, comme femme,
je n'étais pas exposée; mais je pouvais compter
pour quelque chose ce que j'avais souffert. J€ ne
savais pas , en disant adieu à ces dignes chevaliers
de la race humaine, qui d'entre eux je reverrais,
et déjà deux n'existent plus. Quand les passions
des hommes se soulèvent les unes contre les au-
tres, quand les nations s'attaquent avec furie, on
reconnaît, en gémissant, la destinée humaine dans
les malheurs de l'humanité; mais quand un seul
être, semblable à ces idoles des Lapons encensées
par la peur, répand sur la terre le malheur par
torrents, on éprouve je ne sais quel effroi supers-
titieux qui porte à considérer tous les honnêtes
gens comme des victimes.
Lorsqu'on entre en Finlande, tout annonce qu'on
a passé dans un autre pays , et qu'on a affaire à
une autre race que la race esclavonne. On dit que
les Finois viennent immédiatement du nord de
l'Asie, et que leur langue n'a point de rapport avec
le suédois , qui est un intermédiaire entre l'anglais
et l'allemand. Les figures des Finois sont pour-
tant, pour la plupart, tout à fait germaniques;
leurs cheveux blonds, leur teint blanc , ne ressem-
blent en rien à la vivacité des figures russes ; mais
aussi leurs mœurs sont plus douces : les gens du
peuple y ont une probité réfléchie , qu'ils doivent
à l'instruction du protestantisme et à la pureté
des mœurs. Vous voyez, le dimanche, les jeunes
filles revenir du sermon, à cheval, et les jeunes
gens les suivant. On trouve souvent l'hospitalité
chez des pasteurs de Finlande, qui considèrent
comme leur devoir de loger les voyageurs , et rien
n'est plus pur et plus doux que l'accueil qu'on re-
çoit dans ces familles : il n'y a presque point de
châteaux ni de grands seigneurs en Finlande, de
manière que les pasteurs sont, d'ordinaire, les
premiers parmi les habitants du pays. Dans quel-
ques chansons finoises , les jeunes filles offrent à
leurs amants de leur sacrifier la demeure du pas-
teur, quand même on la leur donnerait en partage.
Gela rappelle ce mot d'un jeune berger qui disait :
« Si j'étais roi, je garderais mes moutons à cheval. »
L'imagination même ne va guère au delà de ce que
l'on connaît.
L'aspect de la nature est très-différent , en Fin-
lande , de ce qu'il est en Russie : au lieu des ma-
rais et des plaines qui entourent Pétersbourg , on
retrouve des rochers, presque des montagnes, et
des forêts ; mais, à la longue , on s'aperçoit que
ces montagnes sont monotones, ces forêts compo-
sées des mêmes arbres, le sapin et le bouleau. Les
énormes blocs de granit qu'on voit épars dans la
campagne et sur les bords des grandes routes ,
donnent au pays un air de vigueur; mais il y a
412
DIX ANNEES D'EXIL.
peu de vie autour de ces grands ossements de la
terre, et la végétation commence à décroître, de-
puis la latitude de la Finlande jusqu'au dernier
degré de la terre animée. JXous traversâmes une
forêt à demi consumée par le feu : les vents du
nord , qui accroissent l'activité des flammes , ren-
dent les incendies très-fréquents , soit dans les vil-
les, soit dans les campagnes. L'homme, de toutes
les manières , a de la peine à lutter contre la na-
ture dans ces climats glacés. On rencontre peu de
villes en Finlande , et celles qui existent ne sont
guère peuplées. Il n'y a pas de centre , pas d'ému-
lation , rien à dire et bien peu à faire dans une pro-
vince du nord suédois ou russe, et, pendant huit
mois de l'année, toute la nature vivante s'endort.
L'empereur Alexandre s'empara de la Finlande
à la suite du traité de Tilsitt , et dans un moment
où les facultés troublées du roi qui régnait alors
en Suède , Gustave IV, le mettaient hors d'état de
défendre son pays. Le caractère moral de ce prince
était très -digne d'estime; mais, dès son enfance,
il avait reconnu lui-même qu'il ne pouvait pas tenir
les rênes du gouvernement. Les Suédois se batti-
rent, en Finlande, avec le plus grand courage;
mais , sans un chef guerrier sur le trône , une na-
tion peu nombreuse ne saurait triompher d'un
ennemi puissant. L'empereur Alexandre devint
maître de la Finlande par la conquête et par des
traités fondés sur la force; mais il faut lui rendre
la justice de dire qu'il ménagea cette province nou-
velle j et respecta la liberté dont elle jouissait. Il
laissa aux Finois tous leurs privilèges relativement
à la levée des impôts et des hommes ; il vint avec
générosité au secours des villes incendiées, et ses
faveurs compensèrent , jusqu'à un certain point,
ce que les Finois possédaient comme droit, si tou-
tefois des hommes libres peuvent accéder volon-
tairement à cette sorte d'échange. Enfin , une des
idées dominantes du dix-neuvième siècle, les limites
naturelles , rendaient la Finlande aussi nécessaire
à la Russie que la Norwége à la Suède; et l'on
peut dire avec vérité , que partout où ces limites
naturelles n'ont pas existé, elles ont été l'objet de
guerres perpétuelles.
Je m'embarquai à Abo , capitale de la Finlande.
Il y a une université dans cette ville, et l'on s'y
essaye un peu à la culture de l'esprit; mais les
ours et les loups sont si près de là pendant l'hiver,
que toute la pensée est absorbée par la nécessité
de s'assurer une vie physique tolérable; et la peine
qu'il faut pour cela dans les pays du Nord , con-
sume une grande partie du temps que l'on con-
sacre, ailleurs, aux jouissances des arts de l'esprit.
On peut dire, en revanche, que les difficultés mêmes
dont la nature environne les hommes, donnent
plus de fermeté à leur caractère , et ne laissent
pas entrer dans leur esprit tous les désordres cau-
sés par l'oisiveté. Néanmoins , à chaque instant je
regrettais ces rayons du Midi , qui avaient pénétré
jusque dans mon âme.
Les idées mythologiques des habitants du Nord
leur représentent sans cesse des spectres et des
fantômes ; le jour est là tout aussi favorable aux
apparitions que la nuit : quelque chose de pâle et
de nuageux semble appeler les morts à revenir sur
la terre, à respirer l'air froid comme la tombe dont
les vivants sont entourés. Dans ces contrées, les
deux extrêmes se manifestent, d'ordinaire, plutôt
que les degrés intermédiaires : ou l'on est unique-
ment occupé de conquérir sa vie sur la nature , ou
les travaux de l'esprit deviennent très -facilement
mystiques; parce que l'homme tire tout de lui-
même, et n'est en rien inspiré par les objets exté-
rieurs.
Depuis que j'ai été si cruellement persécutée
par l'empereur, j'ai perdu toute espèce de con-
fiance dans le sort ; je crois cependant davantage à
la protection de la Providence , mais ce n'est pas
sous la forme du bonheur sur cette terre. Il s'en-
suit que toute résolution m'épouvante, et néan-
moins l'exil oblige souvent à s'y déterminer. Je
craignais la mer, et chacun me disait : Tout le
monde fait ce passage , et il n'arrive rien à per-
sonne. Tels sont les discours qui rassurent presque
tous les voyageurs; lîiais l'imagination ne se laisse
pas enchaîner par ce genre de consolations, et
toujours cet abîme, dont un si faible obstacle vous
sépare, tourmente la pensée. M. Schlegel s'aperçut
de l'effroi que j'éprouvais sur la frêle embarcation
qui devait nous conduire à Stockholm. Il me mon-
tra, près d'Abo, la prison où l'un des plus malheu-
reux rois de Suède , Éric XIV, avait été renfermé,
pendant quelque temps avant de mourir dans une
autre prison près de Gripsholm. « Si vous étiez là ,
me dit- il, combien vous envieriez le passage de
cette mer, qui maintenant vqus épouvante ! » Cette
réflexion si juste donna bientôt un autre cours à
mes idées, et les premiers jours, de notre naviga-
tion me furent assez agréables. Nous passions à
travers des îles , et quoiqu'il y ait beaucoup plus
de danger près du rivage qu'en pleine mer, on n'é-
prouve jamais cette terreur que fait ressentir l'as-
pect des flots qui semblent toucher au ciel. Je me
faisais montrer la terre , à l'horizon , d'aussi loin
que je pouvais l'apercevoir : l'infini fait autant de
peur à notre vue qu'il plaît à notre âme. Nous pas;
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
113
i
sâmes devaat l'île d'Aland, où les plénipotentiaires
de Pierre I" et de Charles XII traitèrent de la
paix , et tâchèrent de fixer des bornes à leur am-
bition sur cette terre glacée , que le sang de leurs
sujets avait pu seul réchauffer un moment. Nous
espérions arriver le lendemain à Stockholm , mais
un vent décidément contraire nous obligea de jeter
l'ancre sur la côte d'une île toute couverte de ro-
chers entremêlés de quelques arbres , qui ne s'éle-
vaient guère plus haut que les pierres dont ils sor-
taient. Cependant nous nous hâtâmes de nous
promener sur cette île , pour sentir la terre sous
nos pieds.
J'ai toujours été fort sujette à l'ennui , et , loin
de savoir m'occuper dans ces moments tout à fait
vides, qui semblent destinés à l'étude
Ici le manuscrit est interrompu.
Après une traversée qui ne fut pas sans danger, ma mère
débarqua à Stockholm. Accueillie en Suède avec une parfaite
bonté, elle y passa huit mois, et ce fut là qu'elle écrivit le
journal qu'on vient de Ure. Peu de temps après elle partit
pour Londres , et y publia son ouvrage sur l'Allemagne, que
la police impériale avait supprimé. Mais sa santé, déjà cruel-
lement altérée par les persécutions de Bonaparte , ayant souf-
fert des fatigues d'un long voyage, ma mère se crut obligée
d'entreprendre sans délai l'histoire de la vie politique de
M. Necker, et d'ajourner tout autre travail jusqu'à ce qu'elle
eut achevé celui dont sa tendresse fdiale lui faisait un devoir.
Elle conçut alors le plan des Considérations sicr la révo-
lution française. Cet ouvrage même, elle n'a pu le terminer,
et le manuscrit de ses Dix années d'exil est resté dans son
portefeuille tel que je le publie aujourd'hui.
i^Note de M. de Staël fils.)
ÉLOGE
DE M. DE GUIBERT ',
COMPOSÉ EN 1789.
Pendant le détire qui a précédé de vingt-quatre
heures la mort de M. de Guibert, il n'a cessé de
répéter ces mots : Ils me rendront justice , ma
conscience est pure, ils me rendront justice. Cette
pensée habituelle de son âme, trahie par la puis-
sance de la mort , ce vœu si involontairement çx-
' Cet Éloge de Guibert n'a jamais été Imprimé; et on
verra, en le lisant, qu'il semble adressé plutôt à la société de
Paris qu'au public européen. Mais, comme des fragments en
sont cités dans la CoiTespondance de Grimm,]'sA. cru devoir
le faire paraître en entier , afin que celte collection soit aussi
complète qu'il est possible. {Note de M. de Staël fils.)
primé, imposent à tout ce qui l'a aimé le devoir de
le faire connaître. Il sera plus facile maintenant
peut-être d'y parvenir; l'envie est satisfaite, et l'é-
ternelle barrière de la mort , en préservant de l'a-
venir, permet de contempler le passé avec plus de
calme et de justice.
Je vais parler de M. de Guibert ; et quoique chaque
trait de son éloge soit un souvenir déchirant pour
moi , je me condamne à cet effort , pour en donner
l'exemple à ceux dont les talents seront plus utiles
à sa mémoire.
M. de Guibert naquit en 1746. Son père était ex-
trêmement recommandable par ses travaux et ses
vertus militaires : des actions brillantes et une con-
duite toujours sage lui avaient mérité l'estime de
ses compagnons d'armes et le grade de lieutenant
général. Il destinait son fils à suivre sa carrière,
et le fît , à douze ans , rejoindre l'armée dans la-
quelle il servait. Pendant les six campagnes de la
dernière guerre d'Allemagne, M. de Guibert se
trouva à toutes les actions d'éclat ; il eut deux che-
vaux tués sous lui ; et dans un âge où l'on ne peut
connaître que la valeur , il se fit remarquer par des
dispositions extraordinaires pour l'art militaire , et
par la justesse des observations qui furent, depuis,
le fondement de sa théorie. Je l'ai souvent vu s'af-
fliger de n'avoir pu consacrer toute sa vie au mé-
tier des armes ; je l'ai souvent entendu mettre une
action belle ou bonne au-dessus de tous les livres
du monde. Je regrette en effet pour lui cette car-
rière dont l'éclat éblouit l'envie, où l'on n'a que le
hasard à combattre , dans laquelle tous les pas sont
jugés aussitôt que connus, et qui laisse l'espoir de
confondre ses rivaux en les précédant au milieu du
danger. Enfin, puisqu'il devait périr avant le temps
marqué par la nature , j'aimerais mieux en accuser
le fer des ennemis de la France, que le poison des
calomniateurs qu'elle nourrit dans son sein ; cette
destinée eût mieux valu pour son bonheur , mais il
ne nous resterait pas des ouvrages utiles aux bons
esprits et aux âmes honnêtes, qui vaudront sans
doute à leur auteur la stérile justice de la posté-
rité.
A la paix, il revint dans sa famille, qui vivait
alors en Languedoc; il y passa deux ans, et s'y li-
vra à sa passion pour l'étude. Son père, qui ne vou-
lait faire de lui qu'un bon officier, n'encourageait
pas son goût pour la littérature ; mais M. de Gui-
bert avait trop le besoin et le désir de se distinguer,
pour ne pas être avide de la seule gloire qui pût
rester pendant la paix , et ne pas se hâter de s'em-
parer, par la pensée, de toutes les carrières qu'il
avait vainement l'ambition de parcourir. Il vint à
414
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
Paris, et rechercha beaucoup la société des gens de
lettres. Voltaire, Buffon, Rousseau, Diderot, d'A-
lembert, Thomas, vivaient epcore; et, dépositai-
res des idées utiles autant que des talents agréa-
bles, ils avaient la gloire et le courage de penser,
sous un gouvernement oij personne ne pouvait agir.
Aujourd'hui notre admiration récompense des ser-
vices plus immédiats , et l'orateur qui décide une
loi sage fait oublier l'écrivain même qui peut-être
a fourni des idées à son éloquence. Mais alors les
philosophes obtenaient les premiers succès , et l'en-
thousiasme d'un jeune homme devait d'abord s'at-
tacher à leurs personnes comme à leurs ouvrages.
M. de Guibert joignait à un esprit et à un talent
rares des facultés qui sont souvent l'inutile partage
de la médiocrité, mais dont un esprit distingué
sait faire un grand usage : une mémoire pro-
digieuse, et le don de lire avec une rapidité qui
doublait pour lui l'emploi du temps. 11 savait en
entier, il retenait à jamais le Hvre qu'un autre
commençait à peine à comprendre : c'est à cette
singulière facilité qu'il faut attribuer la possibilité
de réunir, à vingt-trois ans, toutes les connaissan-
ces nécessaires pour composer la Tactique. Je de-
mande qu'on remarque l'âge qu'avait M. de Guibert
alors qu'il donna cet étonnant ouvrage , non pour
juger son livre avec plus d'indulgence , c'est de sa
famille, et non de la postérité, qu'il faut attendre
ces sortes de calculs , mais pour s'étonner de tout
ce qu'il savait, de tout ce qu'il avait vu , et de tout
ce qu'il prévoyait. En effet , ce n'est pas seulement
dans le passé, c'est dans l'avenir que ses regards
s'étendent. La première partie du Discours préli-
minaire de la Tactique est une prédiction bien re-
marquable de la révolution actuelle. Son auteur la
prévoit par toutes les idées qui l'ont fait désirer ;
le besoin de son âme est devenu l'impulsion de
tous , et les lumières de son esprit, la volonté gé-
nérale. Mais quel courage il fallait alors pour bra-
ver un gouvernement qui, pouvant seul ouvrir tou-
tes les carrières, semblait maître de la gloire même !
Quel élan dans l'esprit de M. de Guibert! quelle
force en même temps lui fait devancer l'avenir, sans
s'égarer jamais dans les chimères ! ses vœux sont
des projets , ses espérances sont des plans. La per-
manence d'une assemblée nationale , la milice ci-
toyenne, le système pacifique et conservateur d'une
grande puissance, le paljriotisme d'un roi qui veut
hii-même donner une constitution à son peuple;
tout s'y trouve, et rien de trop. Ce qu'on appelait
les rêves de sa jeunesse , ce qu'on traitait d'exalta-
tion, prend un caractère bien imposant, quand une
nation entière y donne sa sanction suprême.
C'est au roi de Prusse, dont il a fait depuis l'é-
loge , que M. de Guibert attribue la perfection de
l'art militaire. Personne n'admirait avec plus de
plaisir. Il manquait peut-être de cette bienveillance
qui encourage la médiocrité, de cet art de louer ce
qui nous est inférieur , plus utile à soi qu'aux au-
tres , et qui ne les élève jamais qu'à la hauteur de
notre point d'appui ; mais s'il rencontrait son digne
rival , ou son véritable supérieur , c'est alors qu'il
les vantait avec transport. Il savait gré de l'enthou-
siasme qu'on lui inspirait ; il aimait l'homme qui
reculait, à ses yeux, les bornes du génie de l'homme ;
et, soit qu'il espérât dans ses forces, soit qu'il se
livrât à la pureté de son âme, jamais il ne s'est
montré plus ardent enthousiaste de la gloire dont
il recueillait la trace, ou dont il fut le témoin. Je
ne sais si l'on peut reprocher à son Discours pré-
liminaire des négligences dans le style ; mais je ne
connais pas d'ouvrage qui suppose plus d'imagina-
tion et d'âme : on ne s'arrpte point pour remar-
quer les traits d'esprit , ni pour relever les fautes
d'expression ; on est entraîné comme l'auteur même,
et c'est en se souvenant plutôt qu'en lisant qu'on
le juge. Quoique la révolution présente ait prouvé
que les idées de M. de Guibert pouvaient être mi-
ses en pratique , il y a dans tous ses ouvrages une
jeunesse de pensée qui indique la force bien plus
que la témérité. En méditant ces écrits si pleins
de vie, quel cœur ne se sentirait pas attendri par
la fin prématurée de leur auteur ? Quoi ! cette âme
douée de tant d'énergie n'a pu repousser la mort?
quoi ! le nombre ordinaire des années a été refusé
à celui qui semblait envahir les siècles futurs par
ses prédictions et par ses projets ? On a fait un tort
à M. de Guibert de n'avoir pas rempli le vaste plan
qu'il annonçait à la tête de son Discours prélimi-
naire ; mais le tableau de la situation politique de
l'Europe changea tellement, qu'il ne put, comme
il le prévoyait lui-même , arrêter les événements
pour les peindre. Des sujets différents, et qu'on
pouvait terminer plus promptement , le détournè-
rent de cette entreprise. D'ailleurs, la régénération
de la France était le but de cet ouvrage ; et lorsque
M. de Guibert voulait le composer, elle était telle-
ment invraisemblable, que, si Ton pouvait être en-
traîné à exprimer ce désir, à tracer rapidement les
moyens d'y parvenir , il était impossible de dénon-
cer tous les abus , d'indiquer tous les remèdes, sans
se livrer à un travail aussi insensé par ses suites
que douloureux par son inutilité : il ne renonça
jamais, cependant, à cette chimère, aujourd'hui
réalisée. Je le répète avec plaisir , tous ses ouvrages
respirent ces sentiments et ces opinions qu'on
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
415
peut devoir maintenant à l'impulsion générale, mais
qu'on ne tenait alors que de son âme et de son
génie.
L'ouvrage même de la Tactique est générale-
ment estimé parmi les militaires , et Frédéric II le
mettait dans le très-petit nombre de ceux dont il
conseillait la lecture à un général. On y retrouve
la plupart des idées sur l'organisation de l'armée ,
sur la nécessité d'un conseil de la guerre , sur les
réformes à faire dans ce département , que M. de
Guibert essaya seize ans après de mettre en pra-
tique. Je ne croirais point par là justifier des er-
reurs , s'il était vrai que les idées de M. de Gui-
bert méritassent ce nom ; mais je réclamerais pour
des méditations de seize années l'examen attentif
de ceux qui les ont si rapidement jugées. La dis-
cussion avec M. de Menil-Durand, sur l'ordre pro-
fond et l'ordre mince, fut aussi très-estimée par
les militaires; et, malgré la différence des opi-
nion^ , on se réunit sur le mérite de l'ouvrage.
M. de Guibert servit un an en Corse, sous M. le
comte de Vaux. Il se distingua tellement dans le
combat de Ponte-Wuovo, qui décida de la prise de
rîle, qu'à vingt-quatre ans on lui donna la croix
de Saint-Louis.
Il revint en France, et débuta alors dans la car-
rière dramatique. Sa première tragédie fut le Con-
nétable de Bourbon; elle eut à la lecture un
succès prodigieux. Les beaux vers dont elle est rem-
plie, les sentiments d'honneur qu'elle respire, exal-
tèrent toutes les têtes. C'est la veille d'une bataille,
c'est dans un camp, qu'on eût souhaité d'entendre
une pièce qui semblait écrite par un héros, plus
encore que par un poète ; et ce grand caractère a
toujours distingué les écrits de M. de Guibert de
ceux de la plupart des gens de lettres. C'est que
l'homme d'État, le guerrier, le citoyen, enfin celui
qui s'est fait ou se fera remarquer par ses actions,
se montre toujours à travers le talent de l'écri-
vain ou l'imagination du poète. Il y a des fautes
contre l'art, contre la langue; il est facile de cri-
tiquer ses ouvrages ; mais il est impossible d'effa-
cer l'impression qu'ils laissent. Quand on les at-
taque, ou peut avoir de l'avantage sur celui qui
les défend , parce qu'il est plus aisé d'exprimer les
observations de l'esprit que les impressions de
l'âme; mais quiconque se livrera sans la défense
de l'amour-propre ou de la jalousie à ses senti-
ments naturels , sera ému d'admiration en écou-
tant les vers, en lisant la prose de M; de Guibert.
Il faut le juger par son début dans le monde : l'en-
vie n'avait pas eu le temps de s'armer, les mé-
chants ne s'étaient pas encore coalisés. Ses pre-
miers succès servaient peut-être à faire oublier
ceux d'un autre, et n'attiraient pas encore la haine
sur lui. Sa jeunesse, ses talents, lui valaient tous
les genres d'applaudissements, et si jamais un
homme peut s'attacher à la gloire, c'est celui qui
vit cet accord entre l'opinion publique et cette
conscience intime de ses forces , qu'il faut égale-
ment distinguer de l'amour-propre et de la modestie.
On donna le Connétable de Bourbon à la cour ;
tout changea de face alors : ceux qui ne l'avaient
pas entendu lire voulurent casser le jugement
qu'ils n'avaient pas rendu. L'enthousiasme est plus
difficile à soutenir qu'à combattre; la plupart do
ceux qui l'avaient éprouvé se hâtèrent de dire
qu'eux seuls n'avaient pas partagé l'ivresse géné-
rale ; d'autres rejetèrent sur l'indulgence naturelle
de leur caractère les applaudissements que leur
esprit aurait refusés, et tous, délivrés du fardeau
d'admirer, respirèrent plus à l'aise. Des circons-
tances particulières contribuèrent aussi au peu de
succès du Connétable de Bourbon. Lekain joua la
pièce avec humeur; il n'y avait que des courtisans
pour spectateurs de l'indignation d'un héros con-
tre l'injustice d'un roi. On choisissait le jour du
mariage de madame la comtesse d'Artois pour
faire entendre un portrait odieux d'Angoulême de
Savoie. Le sujet même rend presque impossible
de trouver un bon cinquième acte. Quand Bour-
bon passe au camp des Espagnols, la pièce est
finie , et le spectacle de la défaite des Français ,
dont il faut être témoin ensuite, ne plut pas à des
auditeurs qui voulaient que le destin des combats
tînt bien plus au nom français qu'au génie d'un
homme. La pièce fut donc aussi sévèrement jugée
à la représentation qu'elle avait été favorablement
écoutée à la lecture. Mais les esprits sages n'en
rendirent pas moins de justice au talent vraiment
dramatique de son auteur. Celui qui sait émouvoir
a le grand secret de l'art tragique; le reste s'ap-
prend. Depuis cette époque, on se montra d'abord
sévère, puis injuste, puis barbare pour M. de Gui-
bert; depuis cette époque, il a mieux mérité cha-
que jour les louanges qu'on lui avait prodiguées
d'avance.
L'Académie proposa l'éloge de Catinat. M. de
Guibert le fit avec son esprit et son âme, avec
cet amour de la liberté , cet enthousiasme pour la
patrie dont on trouvait la raison dans les pensées
philosophiques des hommes de lettres, plus en-
core que la passion dans leurs écrits. Le moment
du réveil de Catinat, celui de sa retraite, tous
ceux enfin oh l'éloquence peut naître d'elle-même
*et est inspirée par la situation, sont de la première
41G
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
beauté. L'Académie donna le prix à celui qu'elle
avait l'habitude de couronner, à l'auteur de l'éloge
de Fénélon. Son ouvrage lui parut plus conforme
à la loi qu'elle avait imposée , de peindre le carac-
tère de Catinat plutôt que ses talents militaires;
mais peut-être devait-elle s'élever jusqu'à priser
un mérite aussi important, quoique moins acadé-
mique, celui de louer un général en guerrier, et
commencer dès lors la grande alliance de la litté-
rature et des connaissances utiles , de l'imagina-
tion qui peint et de l'expérience qui juge. Sans
doute M. de Guibert regretta de n'avoir pas ob-
tenu le prix ; il croyait avoir plus de droits qu'un
autre sur ce sujet purement militaire. Il n'éprouva
cependant aucune jalousie; il eut l'indignation de
l'homme qui sent ses forces , mais non de celui
qui les compare : il ne connut jamais cette ma-
nière de les mesurer.
Quelque temps après, l'Académie proposa l'éloge
de l'Hôpital; M. de Guibert ne concourut point à
son prix; mais il fit imprimer séparément un éloge
de l'Hôpital : il eut tort de choisir une épigraphe
qui pouvait offenser l'Académie ; mais il eut rai-
son de croire que l'éloge de l'Hôpital ne pouvait
être fait en se soumettant à toutes les censures
dont les statuts de l'Académie imposaient la loi.
Il eut raison de croire que les talents d'un minis-
tre luttant sans cesse contre son siècle et contre
la cour, avaient besoin d'être appréciés par un
homme moins étranger aux difficultés de l'exécu-
tion, que les gens de lettres ne le sont ordinaire-
ment*. Enfin il eut la grande raison du talent; il
composa un ouvrage digne de la plus véritable
admiration. Il peint la cour de Médicis avec le
pinceau de Tacite; son style a souvent le même
laconisme, mais sa concision semble tenir au mou-
vement de l'âme qui ne permet pas de s'arrêter,
plus qu'à cette précision de l'esprit qui force à se
réduire. Pressé par ce qu'il va dire, il ne se re-
pose pas sur ce qu'il dit; mais qu'il parcourt de
pensées ! qu'il indique de sentiments ! Avec quelle
rapidité ne fait-il pas passer sous vos yeux des
événements qu'il rattache tous à de grandes pen-
sées , et dont le souvenir en est désormais insé-
parable. Après vous avoir arrêté avec intérêt sur
chaque circonstance , quels résultats profonds ne
vous laisse-t-il pas de l'ensemble ! comme il saisit
l'esprit des lois de l'Hôpital, et fait sortir du chaos
des abus de son temps et des siècles qui l'ont suivi
un tableau aussi clair qu'instructif ! Je reviendrai
sans cesse à parler des sentiments libres, des idées
hardies qu'il exprime ; ces états généraux qu'il a
le preinier appelés le palladium de la liberté'; cette
nation, cette patrie qu'il invoque pour élever à
l'Hôpital un monument digne de lui. Je ne flatte-
rais point pour moi-même l'opinion dominante;
c'est un pouvoir comme les autres, et quelque
respectable qu'il soit, la fierté peut s'y tromper;
mais je veux concilier à la mémoire de mon mal-
heureux ami le suffrage de tous les partisans , de
tous les défenseurs de cette liberté dont son âme
avait senti le besoin et devancé l'aurore. Qu'il fut
heureux, l'Hôpital, d'être ainsi connu, d'être ainsi
loué au milieu des factions qui déchiraient son
siècle ! De combien de manières sa sagesse ne pou-
vait-elle pas être calomniée ! Son génie, qui tour
à tour devança et retint l'antique ignorance d'un
parti, et l'esprit d'innovation de l'autre, devait-il
être jugé de son temps, et la haine ne pouvait-elle
pas trouver l'art d'obscurcir à jamais la vérité ?
Ministre et citoyen, négociateur entre la nation et
le trône, forcé de taire les difficultés qu'on lui op-
posait, et de donner comme l'ouvrage de sa pen-
sée celui que les circonstances et les hommes avaient
modifié, contraint par sa conscience à rester dans
une place oij il ne pouvait qu'éviter des malheurs,
tandis qu'il n'y a de gloire éclatante, ou du moins
contemporaine, que pour ceux qui font de grands
biens; n'avait-il pas besoin qu'il s'élevât un homme
qui devinât son âme, interprétât son génie, re-
trouvât la chaîne de ses actions et de ses pensées ,
de ce qu'il put et de ce qu'il voulait faire, de ses
vertus privées et de sa morale publique, et le mon-
trât à la postérité comme le plus grand caractère
qui ait précédé notre siècle. L'exemple des vertus
et du génie de l'Hôpital sera-t-il de nos jours aussi
dignement jugé ?
Peu de temps après Y Éloge de l'Hôpital, M. de
Guibert composa deux tragédies, les Gracches et
Anne de Boulen, qui n'ont été ni imprimées ni
représentées , mais qu'il est imposé à ses héritiers
de publier. La première est la pièce la plus républi-
caine que nous ayons au théâtre. Une anecdote
singulière en fera juger. Peu de temps avant la
mort de M. de Guibert , les comédiens français lui
demandèrent instamment de la laisser jouer. Il était
piquant de donner une pièce composée il y avait
plus de dix ans, et toute pleine d'allusions à ce
moment-ci. M. de Guibert résista à ce succès,
parce qu'il trouvait du danger à mettre aujourd'hui
sur le théâtre une tragédie dont le principal objet
était la proposition de la loi agraire par Caïus
Gracchus. Dans d'autres temps, les senthnents
seuls auraient fait impression ; mais à présent l'on
aurait pu soutenir jusqu'aux opinions mêmes. L'a-
mour de la liberté si profondément inné dans l'âme
ELOGE DE M. DE GLIBERT.
417
de M. de Guibert, cet amour dont la vérité se re-
connaît suivant les temps, soit par sa violence,
soit par sa modération même, commanda à l'auteur
des Gracches de se refuser au triomphe certain qui
l'attendait. Cette pièce est mieux écrite que celle du
Connétable , et renferme encore plus de beaux vers.
Je sais bien qu'il ne faut pas comparer les pièces
de M. de Guibert avec les chefs-d'œuvre de l'art ;
on l'a dit , on l'a peut-être prouvé ; mais il faut
donner le Connétable devant des guerriers , les
Gracches devant des citoyens , Anne de Boulen
devant des hommes passionnés pour leur maîtresse,
et leur demander ensuite à tous, s'ils ont senti leur
âme profondément émue, et si ce spectacle n'est
pas au nombre des grands souvenirs de leur vie.
Anne de Boulen est la dernière tragédie que IM. de
Guibert ait faite, ou du moins que je connaisse;
elle est tout entière consacrée à l'amour; il me
semble que, sous ce rapport, elle tient le même
rang parmi les tragédies que la Nouvelle Héloïse
parmi les romans. C'est la passion criminelle peinte
sur le théâtre : on peut à cet égard condamner M. de
Guibert ; mais , comme il ne fait paraître Anne de
Boulen et son coupable frère qu'au moment de
leur repentir et de leur punition, il est permis de
dire que, voulant montrer l'amour dans toute sa
violence , il a rassemblé toutes les fautes que cette
passion peut faire commettre , mais qui , ne venant
que d'elle, et ne retombant que sur soi, font
naître encore l'intérêt et la pitié. Ah ! qiîe cette
pièce émeut profondément, alors qu'au cinquième
acte Anne de Boulen et son frère Rochefort sont
prêts à perdre la vie ! Anne veut ramener son frère
à cette religion dont les sublimes secours la con-
solent et la fortifient. L'incrédulité de son frère
repousse tous ses arguments ; près de perdre sa
dernière espérance, elle ose invoquer un amour
coupable; elle ose interroger le cœur de son amant.
« Quoi ! lui dit-elle, renonceras-tu pour jamais à l'es-
poir qui nous reste de nous revoir un jour?» A
ces mots , son frère tombe à genoux , et s'écrie :
Je crois en Dieu? Quelle tragédie contient un mou-
vement plus énergique et plus tendre ! que de senti-
ments exprimés à la fojs ! que d'âmes converties
avec celle de Rochefort !
La profonde admiration de M. de Guibert pour
mon père , sa vénération pour ma mère , captivè-
rent d'abord mon intérêt; un culte commun, un
âge distant du mien, me permirent de me livrer
dès mon enfance à cette amitié qui , depuis huit
ans, a fait d'autant plus le charme de ma vie , que
je devenais plus en état d'en sentir tout le prix. Je
tracerai le portrait de son caractère au moment
où je l'ai connu moi-même ; on a fait de ce carac-
tère l'excuse et le prétexte de tant d'injustices,
qu'il est important de l'examiner. D'ailleurs , c'est
suivre l'exemple donné par M. de Guibert , que de
peindre le caractère moral d'un homme célèbre par
ses actions, ou par ses écrits ; c'est une belle étude
du cœur humain; c'est une grande et utile di-
gnité accordée aux vertus privées, que de faire
connaître leur liaison avec les vertus publiques.
M. de Guibert était violent de caractère , et im-
pétueux d'esprit ; mais les émotions auxquelles il
se laissait entraîner n'avaient rien de durable, et
ses actions ou ses décisions n'en dépendaient ja-
mais. Il avait de la mobilité dans sa sensibilité,
mais de la constance dans sa bonté ; il possédait
éminemment cette dernière qualité ; aucun ressen-
timent, aucun ressouvenir même ne restait dans
son âme , sa douceur et surtout sa supériorité en
étaient la cause. Il ne remarquait pas, il n'obser-
vait pas les torts dont se composent la plupart des
inimitiés ; il ne recevait pas les coups d'assez près
pour en sentir une atteinte profonde; il était ré-
servé à l'injustice publique de blesser une âme qui
avait pardonné tout ce dont elle aurait pu se venger.
Cette disposition à la bienveillance lui inspira trop
d'assurance. Il se crut certain de n'être point haï,
parce qu'il ne haïssait point, et pensa qu'il lui suf-
fisait de se connaître. Il avait aussi, pourquoi le
dissimuler? un extrême amour-propre, dont les
formes ostensibles déplaisaient à ses amis, presque
autant qu'à ses détracteurs , parce qu'il était aux
premiers le plaisir qu'ils auraient trouvé à le louer;
mais il n'avait conservé de ce défaut , comme de
tous ceux qu'il pouvait avoir, que les inconvénients
qui nuisaient à lui-même, et point aux autres. Nul
dédain, nulle amertume, nulle envie n'accompa-
gnait son amour-propre ; il montrait seulement ce
que les autres cachaient ; il les associait à sa pen-
sée ; c'est à cette manière d'être néanmoins qu'it
faut attribuer la plupart des inimitiés dont il a été
l'objet. Une tête haute, un ton tranchant, révol-
taient la médiocrité. Cependant ceux qui jugeaient
plus avant reconnurent chez M. de Guibert la con-
fiance prolongée de la jeunesse dans les autres
comme en soi , mais non l'habitude ou la combi-
naison de l'orgueil.
Sa conversation était la plus variée, la plus
animée, la plus féconde que j'aie jamais connue.
Il n'avait pas cette finesse d'observation ou de plai-
santerie qui tient au calme de l'esprit, et pour
laquelle il faut attendre, plutôt que devancer les
idées ; mais il avait deç pensées nouvelles sur
chaque objet, un intérêt habituel pour tous. Dans
418
ELOGE DE M. DE GUIBERÏ.
le monde ou seul avec vous , dans quelque dispo-
sition d'âme qu'il filt ou que vous fussiez , le mou-
vement de son esprit ne s'arrêtait point, il le
communiquait infailliblement, et si l'on ne reve-
nait pas en le citant comme le plus aimable, on
parlait toujours de la soirée qu'on avait passée avec
lui comme de la plus agréable de toutes. Qui me
rendra ces longues conversations oîi je le voyais
développer tant d'imagination et d'idées ! Ce n'était
pas en versant des pleurs avec vous qu'il savait
vous consoler ; mais personne n'adoucissait mieux
la peine en en parlant , ne faisait mieux supporter
les réflexions , en vous les présentant sous toutes
leurs faces. Ce n'était pas un ami de chaque ins-
tant ni de chaque jour ; il était distrait des autres
par sa pensée et peut-être par lui-même ; mais ,
sans parler de ces grands services, dont trop de
gens se disent capables , et pour lesquels on a tou-
jours retrouvé M. de Guibert, lorsqu'il revenait à
vous, en une heure on renouait avec lui le fil de
tous ses sentiments et de toutes ses pensées ; son
âme entière vous appartenait en vous parlant.
Je crois bien que l'amour, que l'amitié, sont les
illusions plutôt que l'occupation habituelle des
hommes doués d'un génie supérieur; mais M. de
Guibert avait tant de bonté dans le cœur, tant de
goût pour toute espèce de distinction, tant de be-
soin , sur la fin de sa vie , de s'appuyer sur ceux
qui l'aimaient, que ses amis pouvaient se flatter
qu'il attachait du prix à leurs sentiments. Heureux
fils , heureux frère, heureux époux, heureux père,
il sut respecter ces saintes relations, et ce sont les
seules de ses vertus dans l'exercice desquelles il
n'ait pas trouvé de mécompte. Les officiers , les
soldats de son régiment, ses domestiques, tous
ceux qui étaient de quelque manière dans sa dé-
pendance, l'aimaient avec passion; il les avait tou-
jours traités avec une bonté remarquable ; celui qui
' peut se confier dans ses propres forces n'abuse
jamais du pouvoir qu'il doit aux circonstances.
Quand j'ai connu M. de Guibert, il était déjà
persécuté par la fortune; il avait désiré passionné-
ment d'aller servir en Amérique pendant la der-
nière guerre; son régiment ne s'embarqua point,
et une fièvre ardente, causée par le chagrin, faillit
conduire au tombeau . celui qui ne pouvait vivre
qu'au milieu des dangers de la gloire. Avant ce
temps, son crédit sur M. de Saint-Germain, mi-
nistre appelé trop tard , par sa réputation , à remplir
une place qui demandait toutes les forces du ca-
ractère et de l'esprit, ce crédit partiel, et qu'on
croyait absolu , lui valiiî beaucoup d'ennemis. Il
dénonça de grands abus, il proposa la réforme des
corps privilégiés dans l'armée. Ces attaques , mal
soutenues par un ministre affaibli par l'âge, re-
doublèrent la force des hommes puissants qui
surent les repousser. Ces plans , adoptés à moitié ,
excitèrent leur haine comme s'ils avaient été suivis
en entier , tandis que les esprits sages , ne pouvant
encore les juger, ne s'empressèrent pas de les dé-
fendre. Enfin M. de Guibert livra ses projets et
ses idées avant de pouvoir les exécuter, et, plus
connu de ses ennemis que du public , il mit des
obstacles à sa carrière avant d'avoir acquis la force
qui peut les faire surmonter. Ce résultat était aisé
à prévoir; mais il se présentait une possibiliié
d'être utile , et l'amour du bien , qui se confondait
dans son cœur avec le désir de la gloire , l'entraîna
imprudeniment. Déjà poursuivi par l'injustice, il
n'avait pas encore cependant renoncé à l'espoir de
la vaincre. 11 a peint souvent lui-même, dans ses
écrits, cette agitation inquiète du talent, cette
fatigue du repos, tourment des hommes supé-
rieurs , dans les gouvernements où la faveur, plus
aveugle que le hasard même , dispose de tous les
emplois qui permettent au talent de servir sa
patrie.
Dans le discours de réception que fit M. de
Guibert à l'Académie, dans ce discours plein d'é-
loquence et d'idées, on lui a beaucoup reproché
d'avoir répété je ne sais combien de fois le mot
de gloire. Cette grande idée, cette digne récom-
pense doit se présenter souvent à l'ambition comme
à la pensée, et ce n'est pas par un calcul mécani-
que qu'on pouvait juger si M. de Guibert avait trop
parlé de sa passion auguste.
Peu de temps avant la grande et malheureuse
époque de sa vie , c'est-à-dire , avant son entrée au
conseil de la guerre, il composa VÉlo'ge du roi de
Prusse; on y retrouve son esprit et son talent,
une grande connaissance de l'histoire politique et
militaire , et l'art de présenter son héros avec tant
d'avantage , de rassembler tellement sur lui l'inté-
rêt et l'enthousiasme , que c'est à la réflexion qu'on
remarque le talent du panégyriste lui-même, et
qu'on l'admire d'autant plus qu'il a su se faire ou-
blier. M. de Guibert était- si impatient de peindre
un grand homme dans un grand roi , de consacrer
après sa mort les louanges qu'il lui avait données
pendant sa vie, d'élever le premier un monument
à sa gloire , que son style se ressent peut-être de
la précipitation avec laquelle cet ouvrage fut com-
posé. Mais quel tableau que celui du génie du roi
de Prusse luttant seul contre la Hgue de -toutes les
puissances de l'Europe! quel auguste intérêt n'ins-
pire pas ce héros portant du poison sur lui , pour
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
419
pouvoir ordonner avec sang-froid les dispositions
d'une bataille dont dépendait le destin de son
royaume ! Quelle âme se peint dans l'abandon d'en-
thousiasme auquel M. de Guibert a tant de plaisir
à se livrer ! quel coup d'œil dans le rapide tableau
des événements et des empires ! Les observations
purement militaires sont présentées avec tant de
clarté , qu'elles se font lire avec plaisir par ceux
même qui n'ont pas les premiers éléments de
cet art.
C'était autrefois une maxime reçue , et dont l'en-
vie s'est bien servie pour blesser tour à tour M. de
Guibert comme écrivain ou comme officier, qu'on
ne pouvait être à la fois homme de lettres et mili-
taire. L'exemple de Scipion, de César, de la plu-
part des grands hommes de l'antiquité, n'empêchait
pas la médiocrité de fixer des bornes au génie ; et
comme l'égalité paraissait alors bien plus nécessaire
entre les talents qu'entre les rangs , on ne permet-
tait pas au même homme d'obtenir des succès dans
deux carrières différentes. Il faut espérer que la
gloire a maintenant aussi retrouvé sa liberté , et
qu'elle peut à son gré distribuer ses couronnes.
D'ailleurs la dignité même de citoyen impose à tous
les hommes le devoir d'embrasser un état utile à
leur patrie, et leur en offre la possibilité; le talent
d'écrire ne sera plus isolé désormais, et ceux qui
le posséderont, en aideront leurs actions , en ap-
puieront leur vie.
L'archevêque de Sens fut mis à la tête des af-
faires en 1787; il était depuis longtemps l'espoir
de la société- Les gens du monde et les hommes
de lettres le désignaient comme un ministre admi-
nistrateur et philosophe; il confiait à son frère,
M. de Brienne , connu généralement par son ex-
trême honnêteté, le département de la guerre; tous
les deux appelèrent M. de Guibert; pouvait-il dé-
tsirer des auspices plus favorables ? L'archevêque de
Sens exerçait un grand pouvoir, et paraissait résolu
à l'employer tout entier à la réforme des abus. Quelle
pensée donc devait retenir un homme que l'ardeur
d'être util* et le besoin d'exercer ses talents avaient
toujours dévoré ! Je ne lui ai jamais connu que ces
deux seules passions; tout ce qui compose une
ambition commune était au-dessous de lui : le goût
de la faveur, la vanité du pouvoir, ces petits sen-
timents de la médiocrité, disparaissent à côté du
véritable amour de la gloire. M. de Guibert mit
beaucoup d'indépendance dans la constitution du
conseil de la guerre. Ses membres devaient se re-
nouveler par leur propre choix. Sous un gouverne-
ment libre, l'exécution doit être confiée au plus
petit nombre d'agents possible; mais dans un pays
qui ne l'était pas , diviser l'administration était une
vue très-utile. M. de Guibert influa beaucoup sur
les choix , et dirigea certainement la plupart des
décisions du conseil; quelques-unes cependant
furent modifiées par la faveur; et ce n'est qu'en
suivant la règle sans exception qu'on peut rendre
les réformes utiles à tous, et supportables pour
ceux qui en souffrent. La situation politique obligea
de rassembler deux camps, dans un moment où
l'armée ne savait pas encore les nouvelles ordon-
nances, lorsque l'opposition des principaux chefs
à l'ordre qu'on voulait faire adopter, favorisait la
répugnance que les troupes témoignaient pour une
discipline et pour des réformes sévères, tandis que
les résolutions du ministère forçaient à faire mar-
cher dans toutes les provinces des régiments qui se
refusaient souvent aux ordres qu'on leur donnait,
et dont le patriotisme luttait contre la subordina-
tion militaire. Les mécontents s'exaltèrent dans
ces camps, jugèrent ce qu'ils ne connaissaient
pas; ils s'irritèrent contre des ordonnances aux-
quelles on n'avait jamais pensé, et, confondant les
opérations d'un ministère despotique avec celles
d'un conseil de la guerre qui agissait dans le même
temps , ils les réunirent dans leur haine. Peut-être
aussi que les idées nouvelles ne sont jamais appré-
ciées qu'après la mort de leur auteur. L'esprit hu-
main, étonné de ce qu'il ne connaît pas, a besoin,
pour porter un premier jugement, du calme des
passions et du silence de l'envie; d'ailleurs le plan
de M. de Guibert ne pouvait être bien saisi que
dans son ensemble , et l'on en exécuta à peine une
partie.
• Il ne resterait pas , je crois , une idée juste sur
ce plan , si M. Guibert ne l'avait pas consacré dans
un ouvrage intitulé : Examen des opérations du
conseil de la guerre. J'ai vu beaucoup d'hommes
instruits étonnés , en lisant cet ouvrage , de l'in-
justice dont M. de Guibert avait été la victime.
Maintenant on jugera le degré d'estime que méri-
taient ses plans militaires : s'ils sont trouvés dignes
de louanges, on sera repentant pour son siècle de
la persécution que leur auteur a éprouvée. Mais ses
amis , certains du prix qu'il attachait au jugement
de la postérité , jouiront encore , par cette pensée,
de la justice qu'obtiendra sa mémoire. On verra
dans cet Examen des réponses à toutes les accu-
sations dont M. de Guibert fut la victime. On lui
a souvent reproché de vouloir organiser une armée,
sans avoir connu la guerre; les faits anéantissent
cette inculpation, qu'on pourrait même écarter en
demandant de juger l'ouvrage , sans s'informer de
l'auteur. M. de Guibert a servi, comme je l'ai déjà
420
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
dit, dans les six campagnes de la dernière guerre,
et dans celle de Corse ; quelque jeune qu'il fût , il
vit alors ce qu'il jugea depuis , et l'expérience peut
se composer ainsi. V Examen des opérations du
conseil de la guerre est un ouvrage si important
pour la gloire de M. de Guibert , que c'est un de-
voir pour ceux dont l'opinion doit se compter de
la faire connaître. Une grande injustice commise
envers un Français pèse sur la nation entière , et
la conduite de l'assemblée du Berri envers M. de
Guibert n'en est-elle pas une ?
L'archevêque de Sens était sorti de place au
mois d'août 1788 ; il avait promis les états géné-
raux en convoquant la cour plénière ; il avait re-
connu que le roi ne pouvait mettre d'impôts sans
le consentement de ses sujets. Son ministère rendit
la révolution certaine ; car un successeur vertueux
ne pouvait conseiller à un roi tel que Louis X"VI
de revenir sur des engagements aussi sacrés. Les
états généraux , sous les favorables auspices de ce
doublement du tiers, si nécessaire et si juste,
furent donc convoqués. L'espérance de tous les
patriotes se tourna vers eux, et personne ne se
sentit des talents, ou seulement des intentions
pures , sans désirer d'être député.
M. de Guibert parlait avec une extrême facilité.
Ce talent , qui peut seul donner, dans une assem-
blée publique , une influence digne d'envie , devait
ajouter à son désir d'y paraître. Malade depuis
quelque temps d'un accident à la jambe, qui l'em-
pêchait presque de se soutenir, il avait renoncé au
projet de se rendre dans le bailliage oit sont ses
terres , lorsque tout à coup il prit une résolution
contraire , avec une promptitude qui semblait tenir
de la fatalité. Arrivé dans l'assemblée générale des
trois ordres , dont il ne connaissait point les mem-
membres , il veut prononcer un discours ; aussitôt
cette assemblée entière, composée pour la plupart
ou d'hommes mal instruits des opérations du con-
seil de la guerre , ou de ceux qui avaient souffert
de ses réformes , s'écrie : Il a voulu qu'on mit les
officiers aux fers ! Il a proposé de couper les jar-
rets aux déserteurs ! Jam.ais rien de semblable
n'avait été conçu par le cœur le plus humain et
l'esprit le plus libre. N'importe , les esprits s'exal-
tent sur ces fausses inculpations ; ceux qui les
affirment sans y croire, croient bientôt à leur tour
ceux qui les répètent ; l'impulsion devient générale ,
des murmures continuels empêchent M. de Guibert
de faire entendre sa justification; la noblesse, re-
tirée dans sa chambre, partage cet esprit d'injustice
et d'acharnement ; elle ne veut point écouter, elle
ne veut point admettre M. de Guibert. Un citoyen
que les lois n'avaient point accusé fut privé du
premier droit des citoyens, et l'illégalité de cette
conduite ne fut effacée que par sa barbarie.
M. de Guibert revint à Paris ; un nouveau mal-
heur l'y attendait. 11 se vit forcé d'imprimer le
discoui's qu'il voulait prononcer, et qu'on avait
calomnié d'avance : il crut le devoir pour se justi-
fier. En effet, ce n'était pas le discours d'un carac-
tère despotique ni d'un esprit à préjugés ; il res-
pirait tant d'amour de la liberté, tant d'ardeur
pour la révolution, que la cour trouva que la
place de M. de Guibert lui imposait plus de ré-
serve; et, malgré les efforts de ses amis, on lui
demanda sa démission. Par une incroyable coali-
tion , le parti de la cour et celui de l'opposition se
réunirent au nom du mal qu'on pouvait lui faire ,
et l'attaquèrent à la fois. Il ressentit si vivement
ces cruels événements , qu'un habile médecin pré-
dit alors qu'il ne pouvait y survivre plus d'une
année. En effet , dans ses conversations , dans ses
lettres, il portait l'empreinte de la plus sombre
tristesse; il ne trouvait plus de charme dans la
confiance : la douleur que cause l'injustice des
hommes, et la perte de l'opinion publique lors-
qu'on y a mis tant de prix , est un genre de peine
dont on n'ose montrer la profondeur; on craint
de s'entendre proposer les secours de la philoso-
phie ; on n'ose avouer qu'on a vainement tenté d'y
recourir. Loin de s'attacher davantage aux amis
qui nous restent, l'habitude du malheur ne pernnet
plus d'en jouir, et conduit souvent à s'en défier.
La fierté s'exagère par l'offense même : on devient
susceptible; et si ce défaut refroidit un instant nos
amis , on s'empresse de s'en éloigner, parce qu'on
a besoin de se priver des seuls biens qui, sans
faire aimer la vie , y retiennent encore. Telle fut ,
pendant six mois, la disposition de l'âme de M. de
Guibert.
L'étonnante révolution du mois de juillet, le
nouvel ordre qui s'établit en France, semblait de-
voir effacer ce qui l'avait précédé , et remettre à sa
place celui qui l'avait appelé par ses vœux et par
ses pensées. M. de Guibert se rattacha à ce grand
in-térêt public ; la France régénérée fut encore sa
patrie. 11 composa d'abord une lettre qu'il mit sous
le nom de l'abbé Raynal , de cet homme illustre
qui a rendu toute sa vie un hommage éclatant au
talent de M. de Guibert. Cette feinte devait bien-
tôt être éclarcie ; mais M. de Guibert voulait qu'on
jugeât d'abord son livre avec impartialité ; et il lui
était permis de croire qu'il ne l'obtiendrait pas en
le donnant sous son nom. Cette lettre est remplie de
beaux mouvements d'éloquence , et d'une véritable
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
421
admiration pour les principales bases de la consti-
tution. M. de Guibert s'y permet des observations
sur quelques décrets de l'assemblée nationale , con-
cernant les propriétés , sur quelques principes de
la déclaration des droits, et sur la balance établie
entre les différents pouvoirs. Mais certes les repré-
sentants de la nation seraient trop habiles s'ils se
confondaient tellement avec l'amour de l'égalité et
de la liberté, que, placés derrière cette égide, ils
pusssent traiter d'aristocrate ou d'esclave quicon-
que les accuserait eux-mêmes d'injustice ou d'erreur.
L'ouvrage que M. de Guibert composa quelque
temps après sur la Force publique considérée sous
tous ses rapports y ne permit plus de douter, ni
de l'indépendance de ses principes, ni de la sagesse
de ses opinions; il avait indiqué quelques-unes de
ses principales idées , dans la lettre sous le nom
de l'abbé Raynal ; mais elles sont véritablement
discutées et approfondies dans l'ouvrage que je
viens de citer. Il disait dans cette lettre, en louant
le meilleur livre de l'abbé de Mably : « C'est peut-
« être au bord du tombeau que l'esprit humain ,
« semblable au soleil à la fin du jour , jette quel-
« quefois ses plus beaux et ses plus purs rayons, »
et c'est donc là maintenant l'épigraphe qu'il faut
mettre à son dernier ouvrage ! à cet ouvrage en
effet supérieur à tous ceux qu'il a composés , par
la force des pensées , par la méthode avec laquelle
une foule d'idées nouvelles et réellement utiles
sont présentées , et par l'énergie d'un style dont
l'éloquence conserve cette sagesse et cette dignité
que l'importance du sujet demande. Ce livre con^
tient le plan entier d'une constitution; car en or-
ganisant un des pouvoirs , en posant autour de lui
des barrières , on indique nécessairement la place
que doivent occuper les autres ; et pour que l'en-
semble soit parfait, il faut que chacune des parties
donne l'idée du tout. Mais ce projet, tel que M. de
Guibert le présente, il faut l'adopter en entier, ou
le rejeter sans exception. Car comme il repose
uniquement sur l'art de concilier la plus grande
force dans le pouvoir exécutif, avec la plus grande
sûreté pour la liberté, aucune de ces idées ne mar-
che seule ; et si vous les séparez , vous faites deux
erreurs de la solution d'un problème. En suivant
cette méthode, les uns trouvent d'abord qu'il s'est
montré trop militaire dans les principes dont il
fait la base de son armée. Mais il me semble que
ce n'est jamais dans l'imperfection d'une armée
qu'il faut trouver la raison de se rassurer contre
elle; ce n'est pas par la faiblesse des ressorts, mais
par leur juste opposition qu'on doit établir l'équi-
libre; et ce qui est mauvais en soi, est aussi nui-
sible à la tranquillité qu'à la liberté. C'est dans
cette milice nationale que M. de Guibert organise
avec tant de sagesse et de force , qu'il faut trouver
des motifs pour se rassurer contre les craintes
qu'on éprouve ou qu'on témoigne ; mais est-il sage
de ne pas opposer une véritable armée à toutes
celles qui nous environnent; et peut -on se flatter
d'en avoir une sans discipline et sans esprit mili-
taire? La discipline n'est point contraire à la li-
berté, puisque l'aliénation momentanée de cette
liberté est un contrat autorisé par la société; mais
pour opérer le miracle d'une obéissance passive,
d'une subordination absolue de cent mille volon-
tés réduites en une, il faut établir d'autres règles .
que les lois d'une constitution libre. L'esprit mili-
taire est encore plus important à maintenir. Il ne
peut être contraire aux sentiments d'un citoyen,
mais il dépend d'autres idées; il faut qu'il soit,
tout composé d'enthousiasme et d'exaltation; la
fidélité pour son chef doit y tenir le suprême rang;
car on brave la mort plutôt pour un homme que
pour une idée. La gloire doit en être le premier
mobile, car c'est pour acquérir, plutôt que pour
conserver, qu'on peut s'exposer sans cesse. Chaque
homme combat pour ses foyers avec courage ; cet
effort momentané appartient à tous : mais s'en
arracher pour les défendre ; mais périr en Alsace ,
pour garantir la Provence; mais aller chercher la
mort quand on ne craignait point pour sa vie ,
cette habitude de courage contraire à la nature ,
analysée par la philosophie, ne peut se soutenir
que par l'imagination, et c'est par tout ce qui tend
à l'enflammer qu'on doit en entretenir le prodige.
Ce n'est donc point comme militaire, c'est comme
observateur du cœur humain, que M. de Guibert
a parlé , et c'est à ses connaissances et non à ses
préjugés qu'on peut deviner son état. On dit en-
core que dans les temps de troubles intérieurs , il
confie au roi trop de puissance ; que la proclama-
tion de la tranquillité publique troublée met le
monarque au-dessus des lois. Mais d'abord les lois
veillent toujours , puisque le corps législatif reste
assemblé, et que les agents du pouvoir exécutif
demeurent responsables ; mais ne faut-il pas comp-
ter le désordre et l'anarchie parmi les vrais dan-
gers de la liberté? Son premier avantage, celui du
moins dont le grand nombre jouit le plus, n'est-ce
pas la sûreté de sa vie et de sa propriété? Et
qu'importe quelles mains exei'cent la tyrannie?
c'est à ses effets et non à ses agents qu'on la re-
connaît.
D'autres, parlant dans un sens contraire, re-
prochent à M. de Guibert d'avoir revêtu le corps
42
Î)C)
ELOGE DE M. DE GUIBERT.
législatif de toute la puissance executive , au mo-
ment où , craignant pour la constitution , il fait la
proclamation de la liberté publique en péril. Une
idée à peu près semblable vient d'être proposée
dans l'assemblée nationale ; mais elle a été com-
battue par de si fortes raisons, que tous les bons
esprits s'accordent à la rejeter. Je suis bien loin
de chercher à la défendre; dans tous les temps
elle est blâmable; néanmoins l'instant présent n'a-
t-il pas accru, s'il est possible, la crainte que de-
vait inspirer cette proposition? Ceux qui craignent
les tyrans , ceux qui craignent les factieux , ont
également raison , suivant les époques dont ils
s'appuient; mais il faut qu'une constitution s'éta-
blisse d'après la nature même des choses : les hom-
mes qui passent de la servitude à la liberté , ne
peuvent point encore avoir appris à se délier des
factieux ; ils ne craignent que les esclaves , ils ne
redoutent que la tyrannie; ils servent, sans s'en
douter, les passions privées, dès qu'elles invoquent
l'intérêt public. C'est à l'étendard qu'ils se rallient;
ils marchent au nom des mots , et n'ont pas le
temps de juger. Mais la vérité reparaît au milieu
de l'ordre. La sagesse renaît dans le bonheur , et
les factieux inspirent alors autant d'horreur que
les tyrans , car tous également s'immolent la pa-
trie. C'est en se transportant au règne de la justice
et de la paix, que M. de Guibert a cru qu'on pou-
vait confier sans danger cette arme terrible au
corps législatif; il n'a pas sans doute pensé qu'il
trouvât souvent l'occasion d'en faire usage ; mais,
fatigué des suppositions indéfinies des amis in-
quiets de la liberté, il a cru nécessaire de tranquil-
liser jusqu'à leur imagination même. La foudre qui
repose dans le temple de Jupiter rassure contre
les grands criminels. D'ailleurs , il ne faut pas ou-
blier que dans l'ouvrage de M. de Guibert le sys-
tème entier de la tranquillité publique et de la ba-
lance des pouvoirs repose sur l'adoption de l'idée
sublime de désarmer tous les citoyens dans les
fonctions ordinaires de la vie , et de déposer les
armes dans les temples, pour sanctifier la force
en la consacrant à la justice. Cette pensée , si digne
de la véritable liberté, appartient, dit- on, à un
homme fécond en grandes vues politiques. S'il est
ainsi, je m'interdis d'en parler plus longtemps; on
ne doit pas se permettre de glaner avant la mois-
son du génie.
L'on a blâmé aussi M. de Guibert d'avoir sou-
tenu que le droit de faire la paix et la guerre n'ap-
partenait point au roi. Après le chapitre de M. de
Guibert , après ce qui a été dit dans l'assemblée
nationale sur cette grande question , je ne sais pas
comment on oserait encore la traiter; les idées
qu'elle peut faire naître ont toutes reçu le cachet
de l'orateur plus ou moins éloquent qui les a dé-
veloppées, et pour ainsi dire chacune d'elles porte
un nom. Je répéterai seulement à ceux qui crai-
gnent que l'opinion de M. de Guibert, sur le droit
de paix et de guerre , ne diminue trop l'autorité
royale, que si l'on n'approuvait que ce chapitre de
son ouvrage , et qu'on n'adoptât point tous les au-
tres, ce ne serait plus de son autorité qu'il faudrait
s'appuyer. En politique, il n'est point de vérités
isolées ni absolues; et quand on voit examiner une
idée, comme si elle n'avait pas de connexion avec
d'autres, et poser un principe sans regarder ses
conséquences , on serait tenté de penser que ceux
qui suivent cette méthode, ne pouvant embrasser
plusieurs considérations à la fois , ne pouvant d'a-
vance en suivre une au loin , ont cru de leur inté-
rêt d'insulter à l'esprit étendu , en le traitant d'es-
prit incertain, et de déshonorer la prévoyance, en
l'assimilant à la timidité.
La décision que l'assemblée nationale a prise
sur le droit de paix et de guerre, les sages modifi-
cations qu'elle y a apportées sont à peu près con-
formes à l'avis de M. de Guibert ; il en aurait joui ,
parce que cette opinion lui semblait utile, non
parce qu'elle venait de lui. Quel caractère en effet
serait celui qui compterait son amour-propre dans
la balance où les destinées de vingt-quatre millions
d'hommes sont pesées .^
Le succès universel de l'ouvrage de M. de Gui-
bert , l'influence qu'il devait avoir sur de grandes
délibérations de l'assemblée nationale, était cer-
tainement une véritable satisfaction pour lui. Il
commençait à se rattacher à la vie, quand la mort,
qu'on eût dit d'accord avec ses ennemis , termina
sa carrière, et la douleur ne trancha le fil de ses
jours qu'après avoir épuisé tous ses traits sur son
âme. Ah! qu'on a besoin de croire à la véritable
immortaUté! Quoi! tout s'anéantirait pour nous!
quoi ! ce qui nous fut cher n'existerait plus qu'au
fond du cœur que ce souvenir déchire ! Cet homme,
dont les pensées excitent encore les miennes, cette
âme dont les sentiments me soutiennent et m'en-
couragent, serait anéantie! Je regrette surtout le
charme que je trouvais à l'entendre parler de mon •
père ; comme il sentait son dévouement ! comme
il admirait son génie! comme il s'indignait de l'in-
justice, et la jugeait de haut ! L'opinion de la pos-
térité, sur mon père, ressemblera, je le sais, à
mon enthousiasme pour lui , et la justice des temps
confirmera ce que le sentiment m'aide à connaître.
Mais que j'aimais celui qui me rendait si bien
HENRY ET EMMA.
2
/J
423
compte de mon admiration; et faut-il que la dou-
leur de sa perte s'attache à l'idée dominante de
ma vie! Mais c'est assez parler de soi, et le mal-
heur même n'a pas ce droit si longtemps.
Je me suis imposé d'écrire cet éloge avec modé-
ration; j'ai payé ce tribut à l'injustice, non pour
qu'elle m'épargnât , mais pour qu'elle laissât en
paix la mémoire de M. de Guibert. Quelques louan-
ges échappées à l'amitié, un éloge fait par moi,
n'exciteront point l'envie; et tout le monde peut
intéresser par le tableau des persécutions dont
M. de Guibert fut la victime. Je veux que ce récit
inspire la pitié , oui , la pitié ; ce sentiment n'est
pas incompatible avec l'admiration ; quelque chose
d'auguste se mêle à l'impression qu'on éprouve en
contemplant le spectacle 'du génie aux prises avec
l'infortune. C'est un chêne courbé par les vents ,
c'est la nature abandonnant le plus beau de ses
ouvrages. Enfin , si le malheur ne suffît pas pour
apaiser la haine, qu'elle s'arrête du moins au nom
sacré de la mort. Celui qu'elle poursuivait n'est
plus ; mais son ombre peut - être erre encore dans
ces lieux pour y suivre sa mémoire. Vous avez eu
sa vie; abandonnez -nous son souvenir, vous qui
ne redoutiez sans doute que ses succès, et l'obsta-
cle qu'il pouvait mettre aux vôtres. Laissez -le ju-
ger maintenant : il ne s'agit plus pour lui que du
triste empire des tombeaux.
«9«eoAO«»9
TRADUCTION
DU SONNET DE MINZONI,
SUR LA. MORT DE JÉSUS-CHRIST.
Quand Jésus expirait , à ses plaintes funèbres ,
Le tombeau s'entr'ouvrit, le mont fut ébranlé.
Un vieux mort l'entendit dans le sein des ténèbres;
Son antique repos tout à coup fut troublé.
C'était Adam. Alors, soulevant sa paupière,
Il tourne lentement son œil plein de terreur ,
Et demande quel est , sur la croix meurtrière ,
Cet objet tout sanglant , vaincu par la douleur.
L'infortuné le sut, et son pâle visage ,
Ses longs cheveux blanchis et son front sillonné.
De sa main repentante éprouvèrent l'outrage.
En pleurant il reporte un regard consterné
Vers sa triste compagne, et sa voix lamentable
Que l'abîme, en grondant, répète au loin encor.
Fit entendre ces mots : Malheureuse coupable ,
Ah ! pour toi j'ai livré mon Seigneur à la mort
TRADUCTION
DU SONNET DE FILICÂJÂ,
SUR L'ITALIE.
Italie , Italie , ah ! quel destin perfide
Te donna la beauté, source de tes malheurs?
Ton sein est déchiré par le fer homicide.
Tu portes sur ton front l'empreinte des douleurs.
Ah! que n'es-tu moins belle, ou que n'es-tu plusforte!
Inspire plus de crainte ou donne moins d'amour.
De l'étranger jaloux la perfide cohorte
N'a feint de t'adorer que pour t'ôter le jour.
Quoi! verra-t-on toujours descendre des montagnes
Ces troupeaux de Gaulois, ces soldats effrénés.
Qui du Tibre et du Pô, dans nos tristes campagnes.
Boivent l'onde sanglante et les flots enchaînés ?
Verra-t-on tes enfants, ceints d'armes étrangères,
Des autres nations seconder les fureurs ;
Et, ne marchant jamais sous leurs propres bannières.
Combattre pour servir, ou vaincus, ou vainqueurs?
«« '?« ?9 «^ 4-9 09
HENRY ET EMMA,
BALLADE IMITÉK DE PRIOR.
Je ne sais ce qu'il faut en croire.
Mais aux femmes, depuis longtemps.
On a reproché , dit l'histoire ,
Des cœurs légers et peu constants.
Or, écoutez donc l'aventure
De cette fille aux bruns cheveux ,
Dont l'âme courageuse et pure
A brûlé des plus nobles feux.
Son amant vient , frappe et l'éveille
Au funeste coup de minuit.
Descends , dit-il , chacun sommeille ;
Ouvre-moi ta porte sans bruit.
Il faut nous quitter, chère amie;
Las ! je vais fuir bien loin de toi ,
Car le juge a livré ma vie
Au fer barbare de la loi.
Ta peine est à moi , lui dit-elle ,
Ami , je te suivrai toujours ;
Qu'un antre éloigné nous recèle ,
Au désert même ayons recours.
Si la fortune mensongère
En un jour cliange notre sort ,
28
424
HENRY ET EMMA.
Le lien d'une âme sincère
Ne peut se briser qu'à la mort.
HENBY.
Non, non, tu ne saurais me suivre,
Renonce à ce fatal désir ;
Dans les déserts où je dois vivre.
Combien il te faudrait souffrir !
L'air glacé, la soif et la dure,
La faim, la douleur et l'effroi,
Fille à la belle chevelure.
Seraient ton partage avec moi.
EMMA.
Je ne crains rien que ton absence,
Et ton départ seul me fait peur ;
Loin de toi jamais l'espérance
Ne pourra rentrer dans mon cœur.
La soif, la misère et la dure ,
Le désert même et les frimas.
Oui , tout me plaît dans la nature ,
Lorsque je marche sur tes pas.
HENRY.
Non, je pars seul. Non, mon amie.
Reste en ces lieux , sèche tes pleurs.
Ah ! le temps qui berce la vie ,
Sait bien endormir les douleurs.
L'envie , à la langue maudite ,
Poursuit l'amour et la beauté;
Lorsque l'on apprendrait ta fuite ,
Ton nom serait-il respecté ?
EMMA.
Non , le temps qui berce la vie
Ne peut endormn: les douleurs.
Ton souvenir à ton amie
Chaque jour coûterait des pleurs.
L'envie, à la langue maudite ,
Contre moi lance en vain ses traits ;
C'est toi que je suis dans ma fuite.
Et j'aime les vertes forêts.
HENKY.
La sombre forêt épouvante ;
Ton cœur timide frémira ,
Lorsque la flèche menaçante
Au fond des bois retentira.
Si l'on m'atteint , d'horribles chaînes
Pèseront sur les faibles bras ;
Tu n'auras, pour prix de tes peines ,
D'autrs avenir que le trépas.
EMMA.
Quand nous aimons avec ivresse,
L'amour aguerrit notre cœur ,
Et peut même à notre faiblesse
Prêter une mâle valeur.
Lorsque la flèche menaçante
Au fond des bois retentira ,
L'œil attentif de ton amante
Sur toi seul , ami , veillera.
HENKY.
La sombre forêt est l'asile
Des brigands, des loups et des ours;
Nul toit n'offre un abri tranquille
Pour protéger tes tristes jours.
Au fond d'une caverne obscure ,
La terre formerait ton lit;
Le fruit sauvage et l'onde pure
Sont tout le festin d'un proscrit.
EMMA.
La forêt est un sûr asile
Où pour toi je ne crains plus rien ;
Quel autre abri serait tranquille,
Et ton sort n'est-il plus le mien?
Tu sauras , d'un bras intrépide ,
Dompter les hôtes des forêts;
Et dans les flots de l'eau limpide
On puise le calme à longs traits.
HENRY.
Ah ! du sort dont je suis la proie
Tu ne connais pas tous les maux.
Sais-tu que tes cheveux de soie
Doivent tomber sous les ciseaux?
Sais-tu qu'une laine grossière
Voilera tes jeunes attraits ,
Et qu'à tes sœurs , comme à ta mère ,
Il faut dire adieu pour jamais ?
EMMA.
Adieu, ma mère. J'ai dû suivre
L'ami fidèle et malheureux.
Vous , mes sœurs , c'est à vous de vivre
Au sein des plaisirs et des jeux.
Je n'irai plus dans une fête :
Sans peine je livre aux ciseaux
Ces cheveux qui paraient ma tête.
Ces cheveux si bruns et si beaux.
HENRY.
Et bien ! toi qui me crois fidèle,
IMITATION D'UNE ELEGIE DE BOWLES.
42;
Toi , si sincère en tes amours ,
Apprends qu'une amante nouvelle
Est la compagne de mes jours.
Mon cœur amoureux la préfère;
Oui, je l'aime bien plus que toi ,
Et dans la forêt solitaire
Elle doit vivre près de moi.
EMMA.
Heureuse d'avoir su te plaire
A ton sort elle doit s'unir;
Biais dans la forêt solitaire,
Accorde-moi de la servir.
Comme esclave je veux te suivre :
Fidèle au joug de ce devoir ,
A mes tourments je puis survivre
Tant qu'il m'est permis de te voir.
HENRY.
Ah ! c'en est trop , ma douce amie !
Dans cette épreuve de douleur ,
Oij tu ne t'es pas démentie ,
Emma , j'ai reconnu ton cœur.
C'est pour toi seul que je veux vivre.
Ne crains ni le fer ni la loi ,
Je suis un des grands de l'empire,
La splendeur t'attend près de moi,
EMMA.
-Qu'importe cette splendeur vaine ,
Ou la misère et le danger!
Près de toi je suis toujours reine,
Et le sort n'y peut rien changer.
Qu'on chante ailleurs la vieille histoire
Des cœurs volages et sans foi ;
Qui t'a vu ne saurait y croire :
Jamais je n'aimerai que toi.
IMITATION
D'UNE ÉLÉGIE DE BOWLES,
SUR LES EAUX DE BRISTOL ^
Le jour va commencer; ses premières lueurs
Nous découvrent des bois les riantes couleurs.
Le faucon endormi se réveille à l'aurore ,
Tourne autour du rocher, part, et revient encore ,
' Les eaux de Bristol sont ordonnées, en Angleterre, aux
malades de la consomption.
Et l'on entend de loin, au lever du soleil,
La cloche qui rappelle aux travaux du réveil.
Bientôt le jour s'étend sur la voûte céleste,
Des vapeurs de la nuit l'obscurité funeste
Se dissipe à nos yeux, et les oiseaux charmés
Répètent, dans les airs, leurs chants accoutumés.
Les rayons réfléchis par un ruisseau limpide,
Font étinceler l'onde en sa course rapide ;
Et le pâle rocher , blanchi par les hivers ,
Dont le front sillonné domine encor les mers,
Des feux de l'Orient le premier se colore ,
Et sur son vieux sommet reçoit la jeune aurore.
Le vaisseau , que les vents vers le port ont conduit ,
A reconnu les bords que lui cachait la nuit.
Les cris des matelots nous signalent leur joie,
Et des voiles, au loin , la blancheur se déploie.
Mais les infortunés , par le mal abattus ,
Que des secours tardifs ne ranimeront plus ,
Vont aussi le matin sur le bord du rivage
Pour respirer encore un air qui les soulage.
Cet air vient se jouer sur leurs fronts pâlissants ,
Des poumons déchirés calme les feux brûlants ;
Et la nature, enfin, par l'aurore embellie,
Leur fait encor goûter le parfum de la vie.
La pourpre du matin a décoré le ciel
D'un éclat à la fois touchant et solennel.
La forêt s'est courbée au lever de l'aurore ,
Saluant le soleil qu'elle revoit encore.
Les oiseaux, d'un beau jour jeunes admirateurs ,
Quittent des bois touffus les paisibles douceurs. .
Cette fête du monde, au départ des ténèbres.
Semble écarter la mort et ses voiles funèbres.
Par des rêves trompeurs les mourants consolés
Élèvent vers le ciel leurs regards accablés ;
Ils se flattent encore : une espérance vaine
A coloré leur front d'une rougeur soudaine.
Symptôme de leur mal , cette triste rougeur,
Du flambeau de la mort est la sombre lueur.
Bientôt vous les verrez , repoussant des chimères .
Errer sous cette voûte où reposent nos pères;
S'y choisir une tombe , et sur les bords du temps
Sonder l'éternité de leurs regards tremblants.
Ils s'essayent tout seuls aux plus tristes pensées ,
Tâchent de résigner leurs délices passées.
Inutiles efforts ! Au milieu des douleurs ,
Des souhaits impuissants se glissent dans leurs
Et , tout en adorant la volonté suprême , [cœurs ;
Ils pensent qu'il est dur de quitter ce qu'on aime.
Il est dur en effet de briser les liens
Qui de nos pas tremblants sont les plus doux sou-
De perdre l'avenir, où régnait l'espérance, [tiens :
L'imagination , funeste en sa puissance ,
Excite les regrets , trompe les souvenirs ,
28.
426
LA. BAYADERE ET LE DIEU DE L'INDE.
De la vie , aux mourants , ne peint que les plaisirs ;
Au bonheur d'exister se borne leur envie ,
Et, près de la quitter, ils adorent la vie.
Cependant , à la fin , quand le corps s'affaiblit ,
Le calme, par degrés, renaît dans leur esprit, [bre,
Tout, jusqu'à leurs terreurs, va se perdre dans l'om-
Et, comme à l'horizon, vers le soir d'unjour sombre,
Les bois , les prés , les champs obscurcis par la nuit,
Semblent s'évanouir avec le jour qui fuit :
Ainsi , lorsque notre âme incertaine, abattue ,
N'éclaire plus nos sens, tout change à notre vue.
Le monde se retire , et les objets confus
A nos faibles regards ne se retracent plus.
Air pur qui ranimez les forces languissantes.
Sources qui fécondez ces campagnes riantes.
Sur ces infortunés répandez vos bienfaits ;
Et, puisqu'ils veulent vivre, exaucez leurs souhaits.
Qui descend à pas lents du haut de la colline.*'
Ah ! je la reconnais cette jeune orpheline;
Longtemps d'un vain espoir elle a goûté l'erreur ,
Longtemps elle a rêvé l'amour et le bonheur :
' L'amour, que la vertu , que les nœuds d'hyménée
Devaient sanctifier. Tu meurs, infortunée;
Il a brisé ton cœur ; rejette les secours
Qui pourraient prolonger tes misérables jours.
Tu voulais un ami , tu péris solitaire :
Seule dans le tombeau , seule sur cette terre ,
Ah ! tu croirais à peine avoir changé de sort,
Lorsque tu passerais de la vie à la mort, [france,
Ceux qu'on voit dans ces lieux, courbés par la souf-
Jeunes , sur l'avenir fondaient leur espérance
La jeunesse un moment les embellit encor.
Et suspend sa guirlande au cyprès de la mort.
Ainsi j'ai vu tomber tes nobles destinées ,
» Mon ami, compagnon de mes jeunes années;
Par de longues douleurs lentement consumé ,
Sur sa tête , du temps le gouffre est refermé.
II aimait le soleil, il cherchait sa lumière;
Souvent il a béni son pouvoir salutaire./
Ce soleil, dont l'éclat lui paraissait si beau,
Semble avec complaisance éclairer son tombeau.
Ce vent, qui près des monts si sourdement murmure,
Semble parler tout bas de mort à la nature.
Russel , tu l'entendis dans ce jour plein d'effroi ,
Dans ce jour le dernier qui s'est levé pour toi.
Ah ! qui dans les beaux temps de notre heureuse en-
Au sein de l'univers , créé par l'espérance , [fance,
Qui nous aurait prédit que nos berceaux de fleurs
Bientôt ne couvriraient que sa cendre et mes pleurs ?
Hélas ! combien d'amis , couchés sur la poussière ,
N'accompagneront plus mes pas dans la carrière!
D'autres ont abusé de ma crédule foi .
D'autres, que j'aime encor, sont séparés de moi.
Nous partîmes ensemble au matin de la vie;
Ensemble nous montions la colline fleurie ,
Dont le sommet voilé, semblable à l'avenir,
Offrait à notre espoir la gloire ou le plaisir.
Quelques-uns sont tombés à moitié du voyage,
Accablés de fatigue, ou vaincus par l'orage.
Quelques-uns lentement traînent encor leurs pas,
Désirent le repos et ne l'obtiennent pas.
De tous mes compagnons je suis le plus à plaindre.
Je touche à ce moment où je voulais atteindre ;
Mais je descendrai seul par le sombre chemin,
Revers de la montagne , et terme du destin.
Mes peines, mes plaisirs, sur moi seul tout retombe.
Et des sentiers déserts m'entraînent vers la tombe.
Mais cessons de rêver. Oublions l'avenir ,
Effaçons du passé le cruel souvenir.
Soumettons-nous au sort! Déjà le jour s'avance.
L'homme s'est réveillé, la lutte recommence.
Contre ses ennemis il faut se maintenir,
Travailler pour les siens , apprendre à les servir ;
Et , suspendant les pleurs de la mélancolie ,
Retournons dans le monde , et croyons à la vie.
•tt»«aeoa<»
LA BAYADERE,
ET LE DIEU DE L'INDE,
TRADUIT DE GOETHE.
^!
me. S
i
Brama , le dieu de la befle contrée
Que fécondent les feux du ciel ,
Quitte sa demeure éthérée
Caché sous les traits d'un mortel.
Il veut s'exposer à la peine ,
Il veut souffrir, désirer et jouir,
Pour récompenser ou punir ,
En jugeant les humains avec une âme humaine.
Il parcourt l'Inde et ses climats brûlants-
Il regarde le peuple, il observe les grands;
Et, vers le soir, s'éloignant de la ville.
Il poursuit son voyage et cherche un autre asile.
IL
Un jour qu'il allait lentement
A travers les faubourgs , vers la rive du Gange,
Une jeune beauté l'appelle doucement.
Il la regarde , il croit revoir un ange.
Malgré le fard, malgré le vêtement,
Qui , trahissant sa destinée,
Attiraient sur l'infortunée
t
LA BAYADERE ET LE DIEU DE L'INDE.
427
Le regard hardi du passant.
Salut. — Merci. — Ton nom? lui dit-il. — Bayadère,
Répondit-elle au voyageur ;
J'habite ici le sanctuaire
De l'amour joyeux et vainqueur.
Elle prend sa cymbale et s'apprête à la danse,
Elle charme les yeux par mille pas divers :
Elle arrondit ses bras , se courbe , se balance ,
Et s'entoure de fleurs qui parfument les airs.
m.
Bel étranger , viens sous ce toit profane ,
Honore mon simple réduit;
Pour toi je vais éclairer ma cabane.
Viens , dit-elle. Le dieu la suit.
J'offre une eau pure et salutaire
A tes membres lassés par la chaleur du jour.
Choisis ou le repos , ou la joie , ou l'amour ;
Quels que soient tes désirs, je veux les satisfaire.
Le divin voyageur accepte , en souriant ,
Les soins qu'elle prodigue à sa feinte souffrance;
Car, sous le poids d'un long abaissement,
Il aperçoit un cœur digne de sa clémence.
IV.
Pour l'éprouver , en maître impérieux
Il commande à la Bayadère ;
En humble esclave elle prévient ses vœux ,
A le servir elle semble se plaire.
Elle obéit : elle ne cherche plus
I/art séducteur dont elle faisait gloire ,
Et l'amour a repris ses droits longtemps perdus.
Le dieu n'est pas encor content de sa victoire.
Par l'espoir et par la terreur
Il veut relever l'âme, ennoblir la nature;
Et s'il a résolu l'épreuve du malheur.
C'est qu'il en doit sortir la flamme la plus piu'e
V.
Pour la première fois elle verse des pleurs.
De l'amour et de ses douleurs
Elle a senti la suprême puissance ;
Ce n'est plus le plaisir ni sa vive espérance
Qui subjuguent son faible cœur.
Elle tombe aux pieds du vainqueur;
Ses membres , jadis si flexibles ,
Ne peuvent plus la soutenir r
Mais du jour les clartés paisibles
Viennent enfin à s'obscurcir.
Et la nuit, déployant au loin ses voiles sombres ,
Couvre leur doux hymen de ses modestes ombres.
VI.
Lorsqu'un sommeil délicieux,
0 Bayadère ! aura fermé tes yeux ,
Que ton réveil sera terrible !
Tu trouveras mort sur ton sein
L'hôte charmant, l'hôte sensible,
Qui vient de changer ton destin.
Par ta douleur, par tes sanglots funestes.
Tu veux en vain le ranimer ;
On va porter ses nobles restes
Sur le bûcher qui doit les consumer.
L'hymne des morts est entonnée ,
La Bayadère en pleurs fend la foule étonnée.
VIL
Ses cris percent les airs , et ses sombres regards
Suivent le corps glacé qu'on emporte loin d'elle.
On l'arrête de toutes parts.
Cessez , dit-elle alors , cessez , troupe cruelle ;
Laissez-moi le rejoindre, il était mon époux :
Ces traits divins seraient réduits en cendre !
Je n'ai joui qu'un jour des liens les plus doux.
Des prêtres saints le chœur se fait entendre.
Au tombeau, disent-ils, nous portons les mortels,
Nous portons le vieillard fatigué du voyage.
Le jeune homme qui tombe à la fleur de son âge.
Quand la vie et ses biens lui semblaient éternels.
VIII.
Écoute , jeune fille , une leçon sévère ,
Crois tes prêtres, bannis un orgueilleux espoir,
Tu vis comme une Bayadère ,
Tu n'avais point d'époux, tu n'as point de devoir.
Sur le bord escarpé de l'éternel abîme
L'ombre seule suivra le corps ,
Telle est la loi de l'empire des morts ,
Et l'épouse fidèle un époux légitime.
Élevons jusqu'au ciel notre plainte sacrée.
Quand une mort prématurée
Frappe le jeune homme à nos yeux ,
L'ornement de la terre est ravi par les dieux.
IX.
C'est ainsi que chantaient les brames.
L'amante au désespoir ne les écoute pas ,
Elle s'élance dans les flammes.
Le dieu la reçoit dans ses bras.
11 retourne au ciel avec elle ;
1! la soutient dans les airs.
Et de sa gloire immortelle
Il a rempli ce cœur qui fut jadis pervers.
L'amour a ses vertus dont il pénètre l'âme.
Au pécheur repentant tout le ciel applaudit;
Brama peut épurer, par sa céleste flamme,
L'heureux objet que sa bonté choisit.
««ceaaodea
428
LA. FETE IJE LA VICTOIRE.
LE PECHEUR,
TRADUIT DE GOETHE.
Le fleuve s'enfle , et l'eau profonde
Dans le sable a brisé ses flots.
Un pêcheur , sur les bords de l'onde ,
S'assied et contemple en repos
Son hameçon et sa ligne légère .
Qui vont chercher le poisson dans les eaux
Mais l'onde paisible et claire,
A ses regards toup à coup s'entr' ouvrant ,
■ Lui laisse voir la nymphe humide
Qui, sur son lit frais et limpide.
Et se balance et se plaint doucement.
Elle lui parle , elle lui chante :
L'esprit de l'homme est si noble et si fort ;
Doit-il user d'une ruse méchante
Pçur attirer mes enfants à la mort ?
L'air brûlant bientôt les dévore ;
Laisse-les respirer encore
Dans la fraîcheur et le repos.
Situ pouvais jamais comprendre
Quel calme on goûte dans les flots.
Toi-même tu voudrais descendre
Au fond de mes tranquiHes eaux.
Le soleil , qui charme le monde ,
S'est rafraîchi dans mon sein ;
Et la lune, au regard serein,
Aime à s'endormir dans l'onde.
Du ciel , répété dans les eaux ,
L'azur brillant et limpide
Attire-t-il ton pied timide?
Veux-tu partager mon repos ?
Vois-tu l'éternelle rosée
Qui peint et réfléchit les traits ?
Viens , quitte la rive embrasée ,
Les flots sont si purs et si frais !
Le fleuve s'enfle , et l'eau profonde
A mouillé le pied du pêcheur ;
Et son cœur , attiré par l'onde,
Éprouve un trouble séducteur.
Ainsi, de sa douce amie.
Il recevrait le salut enchanteur.
La nymphe et lui parle et le prie ;
Bientôt le pêcheur est perdu.
Soit qu'un charme secret l'enivre.
Soit que lui-même il se livre.
On ne l'a jamais revu.
«^««o^œ^a
LA. FETE DE LA VICTOIRE,
LE RETOUR DES GRECS,
TRADUIT DE SCHILLER.
Il est tombé , l'empire du Troyen ;
Du vieux Priam le palais est en cendre :
Ivres de gloire , et chargés de butin ,
Le chœur des Grecs se fait entendre.
Assis sur les bancs des vaisseaux
Qu'enchaîne encor la mer Pontide ,
Us invoquent le vent rapide
Qui vers la Grèce entraînera les flots.
LE CHŒUB.
Célébrez votre noble ivresse.
Chantez l'hymne , braves guerriers ;
Vos vaisseaux regardent la Grèce ,
Vous retournez dans vos foyers.
II.
Plus loin est la bande captive
Des femmes troyennes en pleurs ,
Le front prosterné sur la rive ,
Frappant leur sein plein de douleurs.
Pâles , sombres , traînant les cliaînes ,
Aux fêtes des vainqueurs elles mêlent leurs cri
Elles pleurent leurs propres peines
Sur les cendres de leur pays. •>
CHCEUR DES CAPTIVES.
Adieu donc , ô terre chérie !
Bien loin de toi, sur ces vaisseaux.
Des maîtres étrangers entraînent notre vie.
Heureux les morts ! ils dorment en repos.
m.
Le feu divin du sacrifice
Est préparé par les mains de Calchas :
Il invoque sa protectrice ,
Pallas, qui fonde et détruit les États;
Neptune, qui donne à la terre
La vaste ceinture des mers ,
Et le dieu maître du tonnerre ,
L'épouvante des cœurs pervers.
LE CHCEUB.
La longue lutte est terminée.
Le cercle du temps est rempli ;
LA. FETE DE lA VICTOIRE.
429
i
Sous le poids de la destinée
Le grand empire a fini.
IV.
Mais sur le front du fils d'Atrée
Quel nuage s'est répandu?
Il compte les rangs de l'armée ;
Que de guerriers ont disparu!
De cette héroïque jeunesse ,
Qui vers le Simoïs suivit Agamemnon ,
Ah! combien peu, repassant l'Heliespont,
Aborderont aux rives de la Grèce !
LE CHœUK.
Vous pour qui renaissent les fleurs ,
C'est à vous de chanter les plaisir^s de la vie ;
Mais parmi vos frères vainqueurs
Combien ne verront plus leur riante patrie !
V.
Ulysse, que Pallas instruit de l'avenir,
Laisse échapper ces accents prophétiques :
Tous doivent-ils se réjouir
En embrassant les autels domestiques ?
Peut-être les dieux des enfers
Menacent-ils une éclatante vie ,
Et des Troyens qui brava la furie ,
Pourrait tomber sous des coups plus amers.
LE CHCEUB.
Heureux celui dont l'épouse constante
A conservé l'honneur de sa maison !
Car l'infidèle est trompeuse et méchante ;
Ses volages désirs égarent sa raison.
VI.
Ménélas contemple avec joie
Les charmes qu'il a reconquis ,
Et l'insensible Hélène , oubliant déjà Troie,
Se plaît dans sa beauté , dont les Grecs sont épris.
Que de maux a versés le séducteur perfide
Sur les vaincus , sur les vainqueurs ;
Mais Jupiter a tourné son égide ,
Ils ont péri, les ravisseurs.
LE CHOEUH.
Les dieux vengent la foi trahie,
L'hôte sacrilège est puni ;
Et sur celte race ennemie
Le ciel s'est appesanti.
VII.
D'une voix lugubre et troublée ,
Tout à coup le fils d'OïIée
S'écrie , en blasphémant les dieux :
Vantez le maître du tonnerre ,
Vous qu'il lui plaît de rendre heureux
C'est au hasard qu'il a livré la terre :
La mort vous a ravi vos plus nobles guerriers ,
Mais Thersite retourne en paix dans ses foyers.
LE CHCEITK.
Le Destin , de son urne immense ,
Laissé tomber les biens, et les maux et la mort-,
Si vous gagnez le lot du sort ,
Vous pouvez chanter sa puissance.
vni.
Oui, la terrible guerre a frappé les meilleurs.
Au milieu des champs des vainqueurs,
Ton ombre me suit , ô mon frère !
C'est toi, dont la valeur guerrière.
Comme une tour, appuyait nos combats.
Quand nos vaisseaux brûlaient , seul tu sauvas la
Mais le rusé, par son adresse, [Grèce ;
A ravi le beau prix que méritait ton bras.
LE CHCEUB.
Que sa cendre au moins soit paisible ;
Ajax a succombé, mais sous ses propres coups.
De sa gloire les dieux jaloux,
Par la colère ont vaincu l'invincible.
IX.
Néoptolème a fait couler le vin
Sur le tombeau qu'il élève à son père.
Achille, ô mon guerrier, qu'il est beau, ton destin !
La gloire est le premier des destins de la terre.
Sur le bûcher notre corps doit périr -,
Mais notre cendre est ranimée ,
Quand la voix de la renommée
Nous évoque dans l'avenir.
LE CHCEUB.
Héros , de ta noble carrière
La gloire s'étendra jusqu'à nos derniers jours ;
La vie est passagère.
Les morts durent toujours.
X.
Woubîions pas la gloire malheureuse ,
Dit le fils de Tydée. Ah ! du héros vaincu
Chantons aussi la lutte généreuse ;
Pour ses dieux paternels il avait combattu.
Le noble Hector défendait sa patrie :
Si les lauriers couronnent nos efforts,
430
EPITRE SUR NAPLES.
A la plus noble cause il immola sa vie :
Qu'un grain d'encens l'atteigne chez les morts.
LE CHOEUR.
Qui combattit pour ses dieux domestiques ,
Qui fut le bouclier de sa vieille cité ,
A pu tomber sous ses débris antiques,
Mais par l'ennemi même il sera respecté.
XI.
Trois âges d'homme ont passé sur ta tête ,
O Nestor ! vieux convive , oracle des héros !
De la mère d'Hector, au milieu de la fête ,
Il croit entendre les sanglots.
Il prend la coupe couronnée,
Le vieillard connaît mal les profondes douleurs :
Tiens, lui dit-il, infortunée,
Bois ce nectar, c'est l'oubli des malheurs.
LE CHŒUB.
Croyez-nous , déplorable reine ,
Et ne repoussez pas les présents de Bacchus ;
Par sa puissance souveraine
Il rend l'espoir même aux vaincus. •
XII.
Alors que le ciel implacable
Lançait sur ]Niobé ses arrêts destructeurs,
Elle n'a point, dans ses douleurs.
Refusé ce jus secourable.
Il retrouvera des beaux jours ,
Celui qui fait couler le nectar dans ses veines ;
Car le souvenir de ses peines
Dans le Léthé se perdra pour tôtijours.
LE CHOEUR.
Il retrouvera des beaux jours ,
Celui qui fait couler le nectar dans ses veines ;
Car le souvenir de ses peines
Dans le Léthé se perdra pour toujours.
XIII.
Sous le poids des fers opprinîée,
La prophétesse obéit au Destin ;
Elle voit dans les airs une sombre fumée
Planer sur les débris de l'empire troyen.
Ainsi , dit-elle , sur la terre
Tout disparaît, tout se détruit;
D'un instant de bonheur la splendeur passagère
S'éteint dans l'éternelle nuit.
LE CHCEUR.
Partons , amis ; que nos vaisseaux agiles
Laissent loin derrière eux la crainte et le chagrin;
Sur l'avenir soyons tranquilles.
Peut-être au sein des morts nous dormirons demain.
«s»«o«c«fta««
LE SALUT DU REVENANT,
TRADUIT DE SCHILLER.
Sur le haut de la tour antique
S'élève l'ombre du guerrier.
Et sa voix sombre et prophétique ,
Salue ainsi le frêle nautonier.
« Voyez, dit-il, dans ma vive jeunesse,
Ce bras était puissant, ce cœur fut indompté;
Et tour à tour j'ai savouré l'ivresse
Des festins , de la gloire , et de la volupté.
« La guerre a consumé la moitié, de ma vie ;
Pendant l'autre moitié , j'ai cherché le repos.
N'importe, passager, satisfais ton envie.
Hâte ta barque et fends les flots. »
ÉPITRE SUR NAPLES,
COMPOSÉE EN 1805.
Connais-tu cette terre oii les myrtes fleurissent ,
Où les rayons des cieux tombent avec amour,
Oîi des sons enchanteurs dans les airs retentissent.
Où la plus douce nuit succède au plus beau jour?
As-tu senti , dis-moi , cette vie enivrante
Que le soleil du sud inspire à tous les sens?
As-tu goûté jamais cette langueur touchante
Que les parfums , les fleurs et les flots caressants ,
Les vents rêveurs du soir, et les chants de l'aurore ,
Font éprouver à l'homme en ces lieux fortunés ?
L'amour aussi , l'amour vient ajouter encore
Ses plaisirs aux plaisirs que le ciel a donnés ;
Et le chagrin cruel qui consume la vie.
S'efface, comme l'ombre, à la clarté des cieux.
La blessure reçue est aussitôt guérie ;
On peut mourir ici , mais qui vit est heureux :
C'est la terre d'oubli, c'est le ciel sans nuage,
Qui rend le cœur plus libre et l'esprit plus léger
Dans ce cœur quelquefois il peut naître un oragt
Mais ne redoutez point un mal si passager.
Vous verrez le plaisir rentrer dans son domaine.
EPITRE SUR NAPLES.
431
Le zéphyr s'est baigné dans la vague des mers ,
Les fleurs ont, en passant, embaumé son haleine;
La terre a prodigué ses parfums dans les airs ;
La nuit même , la nuit, de ses timides ombres
Ne couvre qu'à demi les merveilles du jour;
Le volcan fait encor briller ses flammes sombres.
A l'homme, à cet objet de son brûlant amour,
La nature jamais ne cache tous ses charmes :
Il n'est point solitaire, il n'est point isolé;
Aux chagrins d'ici-bas , s'il donne quelques larmes ,
Il regarde le ciel et se sent consolé.
Mais ce n'est point l'ardeur des plus nobles pensées
Qui , jusque vers ce ciel , entraîne ses désirs ;
Ni le regret touchant des délices passées ,
Qui, vers ce confident , élève ses soupirs :
C'est plutôt je ne sais quelle intime alliance
De l'homme avec les cieux, et les airs et les fleurs.
Ici , les habitants rêvent dans l'indolence ,
Et le plaisir de vivre y suffit à leurs cœurs.
Les siècles et la mort, etles volcans et l'onde,
Ont dévasté ces lieux qui sont encor si beaux ;
Par la cendre et le sang cette terre est féconde.
Et la rose n'y croît qu'au milieu des tombeaux.
Ah ! bienheureux l'oubli dans la contrée antique
Où, par les souvenirs, naîtrait tant de douleur;
Oiî tout fut généreux , noble , fier, héroïque, [queur !
Quels héritiers, grand Dieu, pour le peuple vain-
Ne pleurent-ils jamais sur des urnes funèbres ?
Le passé n'est-il rien pour les vieux fils du temps ?
Conduiront-ils toujours sur des tombes célèbres.
De leurs danseurs légers les pas insouciants .'
Arrêtez ! Cicéron ici perdit la vie ;
Sa tombe est au milieu de ce riant séjour:
Avant que de mourir, sur la rive fleurie
Il a laissé tomber quelques regards d'amour.
Banni de son pays, dans cette même enceinte,
Scipion, indigné, vint souffrir et mourir :
Il grava sur sa tombe une immortelle plainte ,
Qui plaide contre Rome auprès de l'avenir.
Plus loin , sont les marais et les roseaux modestes
Qui purent cependant préserver Marius.
Ah ! de la liberté trop misérables restes ,
Vous nous la rappelez , mais elle n'était plus.
La gloire au moins, la gloire en avait l'apparence.
La liberté mourante, au regard menaçant.
Fit trembler quelque temps la suprême puissance ,
La combattit encor de son bras tout sanglant.
Octave abaissant tout, assura sa victoire,
Ne fut grand qu'au milieu des hommes avilis :
Dans la honte de Rome il crut trouver sa gloire ;
Il commanda des vers aux flatteurs asservis.
Il a voulu tromper jusqu'au juge suprême ,
Jusqu'au temps , seul rebelle à la loi du plus fort ;
Mais le temps a tout dit, et Virgile lui-même
Vainement l'a choisi pour maître de son sort.
Il ne fut qu'un tyran, doux par hypocrisie ,
Cruel par sa nature; et d'un monstre odieux
Il fit don, en mourant, à la triste Italie,
Pour être regretté dans des jours plus affreux.
Oubliez , j'y consens , ces splendeurs meurtrières
Dont les tyrans de Rome ont décoré ces lieux :
L'esclavage et la mort, de ces amas de pierres.
Ont élevé partout l'édifice pompeux.
Mais donnez quelques pleurs à l'île renommée
Qui , non loin de ces bords , apparaît à mes yeux.
Là, partant pour la Grèce, où l'attendait l'armée ,
Brutus à ses amis fit ses derniers adieux.
Il combattait alors pour le destin du monde,
Et tous nos longs malheurs datent de ses revers.
Qu'il a souffert ici ! quelle douleur profonde !
Quelle vaste pitié l'émut pour l'univers !
Il croyait dans César frapper la tyrannie ;
Hélas ! l'infortuné n'immola qu'un ami ,
Criminel, mais plus grand encor que sa patrie,
Despote regretté par un peuple avili.
De tous les vrais Romains, ô le plus misérable!
Avec un cœur aimant tu passas pour cruel ;
Et sublime en vertu tu fus jugé coupable.
Tant le succès peut tout sur le sort d'un mortel !
C'était la même mer, c'était la même flamme,
Qui du haut du volcan s'élançait dans les airs;
IMais ces bords recelaient encore une grande âme.
Et je la cherche en vain , ces lieux en sont déserts.
Du moins restez en paix, ville voluptueuse,
Où tout peut s'oublier, même la liberté.
Allez passer vos jours dans la barque rêveuse;
De la terre et du ciel contemplez la beauté.
De vos beaux orangers cultivez la parure ,
Ces étei'nelles fleurs, qui décorent l'hiver,
Semblent fixer pour vous l'inconstante nature.
Ailleurs , tout passe ; ici , de son front toujours vert,
Le printemps , chaque mois , vient embellir ces rives.
Pour vous tout recommence, et le champêtre espoir,
Dont l'orage détruit les roses fugitives,
Sous un nouvel éclat revient se faire voir.
Vous êtes méconnu , vous , peuple de poètes ;
Mobile, impétueux, irascible, indolent;
Vos prêtres et vos rois vous font ce que vous êtes.
C'est sous ce même ciel que vous fûtes si grand.
Vous le seriez encor si votre destinée
Soulevait tous les jougs qui sillonnent vos fronts ,
Si vous pouviez penser, si votre âme enchaînée
N'achetait le sommeil au prix de mille affronts.
Ce sommeil est si doux, dans vos belles prairies ,
Que moi-même , oubliant de plus nobles désirs ,
Je savourais votre air; et de vos douces vies
432
AGAR DANS LE DESERT.
Le soleil et la mer m'expliquaient les plaisirs.
Mais en vain ce beau ciel , cette vive nature ,
Ces chants délicieux ressemblaient au bonheur;
Toujours j'ai ressenti la cruelle blessure
Du poignard que la mort a plongé dans mon cœur.
Où fuir cette douleur ? Sous ces débris antiques ,
D'un antique moderne on croit trouver les pas ;
Aussi grand qu'un Romain par ses vertus publiques,
Persécuté comme eux, trahi par des ingrats;
Mais plus sensible qu'eux, et pleuré sur la terre.
Comme un obscur ami dont les paisibles jours
Aux devoirs d'un époux, aux tendresses d'un père.
Auraient été voués dans leur tranquille cours.
Zéphyr que j'ai senti , caressiez-vous sa cendre ?
Harmonieuses voix, cantique des élus.
Dans le sein de la tombe a-t-il pu vous entendre ?
Et nos cœurs séparés se sont-ils répondus ?
Ciel parsemé de feux, aujourd'hui sa demeure,
Éternité des temps , éternité des mers ,
Ne me direz-vous pas , et devant que je meqre ,
Si ses bras paternels me sont encore ouverts .?
«e»ett«fiâ-«4» 09
ESSAIS DRAMATiaUES.
AVERTISSEMENT
DE M. DE STAËL FILS.
Les Essais dramatiques contenus dans ce volume n'ont
Jamais été destinés à l'impression. Les trois premiers, Agar,
Geneviève de Brahant, et la Siinamite, ont été composés, non
pas seulement pour un théâtre de société, mais pour un théâ-
tre de famille , et cette raison explique l'analogie qui existe
entre les situations qui y sont représentées. Elle explique
aussi pourquoi ma mère n'a pas craint de choisir des sujets
déjà traités par d'autres auteurs , et de profiter de leurs con-
ceptions. Ainsi, dans son Agar, elle a emprunté plusieurs
traits à celle de madame de Genlis , et surtout à celle de
M. Lemercier : l'on verra toutefois , qu'elle leur a imprimé le
caractère de son propre talent. Sans doute je ne puis espérer
que ces drames produisent, à la lecture, le même effet que
lorsqu'ils étaient représentés par ma mère elle-même au mi-
lieu de sa famille et de ses amis ; les rapprochements invo-
lontaires que l'on faisait entre la situation des acteurs et
celle des personnages , rapprochements qui accroissaient
l'émotion des spectateurs, paraîtront peut-être des imperfec-
tions aux yeux de la critique ; mais ou ne pourra méconnaî-
tre la sensibilité religieuse qui a inspiré ces compositions dra-
matiques.
La petite comédie du Capitaine Kernadcc, et les deux
proverbes qui la suivent, sont des plaisanteries de société
auxquelles on ne doit pas attacher plus d'importance en les
lisant , que ma mère ne le leur en a donné en les écrivant.
A Genève , une personne du caractère et de l'esprit le plus
aimables, retenue chez elle par une maladie de langueur,
désirait que ses amis vinssent lui jouer des proverbes. Ceux
de Carmontel étaient trop rebattus ; on pria ma mère d'en
composer de nouveaux : elle consentit à essaj'er son esprit
dans un genre si étranger à la direction habituelle de ses pen-
sées; et, au moment où elle était le plus malheureuse par
les persécutions de Bonaparte , le désir d'offrir quelque dis-
traction à une personne souffrante lui fit retrouver de la
gaieté. En quelques matinées elle écrivit les trois petites
pièces que l'on va lire, laissant à chaque acteur la liberté
d'ampliîier son rôle.
Enfin , le drame de Sapho , qui termine ce volume , n'a été
ni représenté, ni même entièrement achevé. C'est une es-
quisse que ma mère se proposait de retoucher, et dont il est
facile de voir que la première idée a été puisée dans Corinjie;
mais comme on ne peut lire cette pièce sans être frappé do
l'élévation dU' style, et surtout du caractère antique dont il
est empreint, j'ai cru qu'il m'était permis de la livrer à
l'impression.
AGAR
DANS LE DÉSERT,
SCÈNE I.YRIQTJE COMPOSEE EN 1806.
PERSONNAGES.
AGAR.
ISMAEL.
L'ANGE.
La scène est dans le désert de Bersabée,
AGAR ET ISMAEL.
AGAB.
Ismaël , cher enfant , laisse - moi te porter dans
mes bras , je t'en prie : le sable est si brûlant , et
tes pieds fatigués peuvent à peine te soutenir.
ISMAEL.
Non , non , ma mère , je puis marcher encore :
cependant , si tu le permets , nous nous repose-
rons tous les deux quelques instants.
AGAR.
Hélas ! mon fils , si nous attendons ici la nuit ,
seuls , sans secours , égarés dans le désert aride ,
que deviendrons-nous demain ?
ISMAEL.
Nous continuerons notre route après avoir pris,
ce soir , quelque nourriture.
AGAB , à part.
Quelque nourriture ! Hélas ! le pauvre enfant ne
sait pas que notre provision est épuisée. Comment
le lui dire.^ et que faire, néanmoins, s'il ne peut
plus marcher.!"
ISMAEL.
Ma mère , viens t'asseoir à côté de moi ; cela me
rendra des forces. {Agar s'assied sur un rocher à
côté de son enfant. ) Dis-moi, ma mère, pourquoi
avons -nous quitté la maison de mon père? on y
était si bien, l'air y était si frais sous les palmiers !
^1
AGAR DANS LE DESERT.
433
AGAK.
Ismaël, ta mère n'était qu'une pauvre esclave
que ton père Abraham avait emmenée d'Egypte.
Quand la superbe Sara, son épouse, obtint du ciel
un fils , notre présence à tous les deux lui devint
importune ; elle demanda notre exil , et ton père y
a consenti.
ISMAEL.
Quoi , mon père ! et savait-il combien le désert
est brûlant , comme on y est seul , comme on y
souffre ?
AGAK.
Il croyait, mon enfant, que nous aurions la force
de le traverser plus vite, car il est bon, Abraham :
je ne murmure point contre lui ; mais Sara, la bar-
bare Sara , que d'outrages j'en ai reçus !
ISMAEL.
Son fils Isaac aussi m'a cruellement traité : je le
chérissais pourtant depuis qu'il est né; je jouais
avec lui , tout petit qu'il était ; j'allais chercher ce
qui lui plaisait pour le réjouir , et le cruel , quand
je l'appelais mon frère, m'appelait son esclave.
Ma mère, pourquoi Sara, pourquoi son fils ne
nous aiment -ils pas? Toi surtout, ma mère, toi,
qui pourrait te haïr! D'où vient donc que nous
sommes ici?
AGAK.
Mon enfant , je t'ai dit tout ce que je savais.
Supportons notre sort avec courage. {Elle se lève.)
Essaye encore de faire quelques pas. Peut-être
trouverons -nous plus loin de l'ombre, quelques
fruits , une source rafraîchissante.
ISMAEL.
Ma mère, je ne vois rien que du sable, et ce so-
leil est si ardent ! Ah ! si je le priais de se voiler
pour nous. {Il se jette à genoux.) Soleil !
AGAK.
Mon enfant , que fais - tu ? c'est Dieu qu'il faut
prier ; c'est lui qui a créé le soleil ; c'est lui qui
est notre père.
ISMAEL.
Notre père ! et nous traitera-t-il mieux qu'Abra-
ham?
AGAB.
Oui, mon enfant. Il n'a ni faiblesse, ni crainte :
il est souverainement bon , parce qu'il est tout-
puissant. Il a pitié de l'homme, et l'homme souvent
n'a pas pitié de son semblable ; la Divinité s'atten-
drit, et la créature est inflexible. Dieu, qui est là-
haut , nous voit et nous entend.
ISMAEL.
Nous ne sommes donc pas seuls ici , ma mère ;
ah ! tant mieux. Écoute, si tu veux que je marche
encore, donne-moi quelques gouttes d'eau.
AGAK.
Mon enfant, il ne nous en reste que bien peu,
et je te la réservais pour ce soir.
ISMAEL.
Et toi , ma mère !
AGAK.
Je n'en ai pas besoin.
ISMAEL.
Oh ! si cela est ainsi , donne-m'en quelques gout-
tes; la soif me dévore.
AGAK.
Et tu ne me le disais pas !
. ISMAEL.
Ma mère, je voulais que toute l'eau fût pour toi.
AGAK.
Cher enfant! tiens. {Elle lui donne à boire.)
ISMAEL.
Ah! je te remercie. Je suis bien mieux; partons.
— Si je pouvais te distraire en route par ces contes
que je te faisais le soir chez mon père , et qui te
plaisaient tant ! Une fois , je m'en souviens, je te
racontais comment une brebis , la brebis d'Abel ,
cherchait partout son maître, qui avait disparu; elle
ne savait plus où trouver sa nourriture; l'eau
{Il soupire), l'eau lui manquait aussi. Ma mère,
alors j'étais si enfant , que l'histoire de cette pau-
vre brebis ne me faisait pas beaucoup de peine ;
mais à présent , je sais ce que c'est que souffrir ;
je pleure de tout : la voix me manque.
AGAB.
Mon enfant , le temps de nos plaisirs est passé.
Tâchons seulement de continuer notre route.
ISMAEL.
Et cet instrument , ce sistre dont je commençais
à bien jouer, l'as-tu apporté avec toi?
AGAK.
Mon fils , je ne pouvais porter que du pain et de
l'eau. {A part. ) Hélas ! et je n'en ai point eu assez.
ISMAEL.
Tu as raison, ma mère; pardon : mais toïit
triste que je suis, il y a des moments où je vou-
drais redevenir gai comme autrefois ; je l'essaye ,
et je ne puis. Allons, je pars.t /^ passe le premier.)
Suis-moi.
AGAK.
O mon Dieu ! protégez Ismaël ! Si je fus trop
fière de vos dons dans les jours de ma prospérité,
si je méprisai l'âge avancé de Sara , si je me com-
plus avec orgueil dans ma force et dans ma jeunesse,
punissez-moi ; mais épargnez ce pauvre enfant , le
plus simple, le plus doux , le plus innocent de tous
les êtres; faites -lui respirer cet air suave, cet air
. bienfaisant que vous accordez , en Egypte , aux ha-
434
AGAR DANS LE DESERT.
bitants de ma patrie. Ce ciel brûlant , ce ciel d'ai-
rain n'est pas l'image de votre bonté paternelle.
ISMAEL , revenant sur ses pas.
Ah! ma mère, qu'ai-je vu?
AGAR.
Qu'as-tu donc, mon enfant; ô ciel! d'où vient
que tu es si pâle.!"
ISMAEL.
■ Ah ! je ne peux plus me soutenir. J'ai peur.
AGAR.
Mon enfant, parle donc. Comment puis -je te
rassurer , si j'ignore la cause de ton effroi ?
ISMAEL.
Je viens de voir un homme étendu sur le sable :
il tenait encore dans ses dents sa main à demi dé-
vorée par lui-même ; il ne remuait plus , et cepen-
dant il ne dormait pas; il était comme ce vieillard
que je vis porter dans la tombe l'année dernière,
il était....
AGAB.
Mort , mon fils : eh bien !
ISMAEL.
Mais, ma mère, cela ne se peut pas; il n'était
pas vieux ; viens le voir.
AGAR.
A quoi bon, mon fils, puisque je ne peux plus le
secourir?
ISMAEL.
Ma mère, il était de ton âge. Comment donc
a-t-il pu mourir?
AGAR.
Mon fils , on peut succomber à tous les pas du
voyage.
ISMAEL.
Ainsi donc, si comme à cet infortuné la nourri-
ture nous manquait, toi.... moi....
AGAR.
Oui , mon fils.
ISMAEL.
Et tu pleures, tu crois donc... Ma mère, si je
dois mourir, embrasse-moi , et laisse-moi dormir
sur ton sein.
AGAR.
Cher enfant, tu ne peux donc plus marcher?
ISMAEL.
Je ne le puis si je n'ai dormi quelques heures ;
mes paupières s'appesantissent. A mon réveil , tu
me donneras encore de cette eau : nous la parta-
gerons ensemble.
AGAR.
Quel sommeil, quelle pâleur ! O mon Dieu! ne
souffrez pas que son charmant visage soit défi-
guré ! le reconnaîtrais-je dans le ciel s'il n'avait
plus ces traits enchanteurs que j'ai contemplés tant
de fois ? — Il se fiait si bien à moi ! il est parti si
gai de la maison de son père ! Ma mère , disait-il ,
allons-nous cueillir quelques fruits dans les bois ?
allons-nous attraper cet oiseau de mille couleurs
que tu m'as promis l'autre jour?... et je le menais
dans le désert. Cher enfant ! pardonne si je t'ai
caché notre sort; ce n'était point pour te tromper,
c'était pour retarder l'instant de la douleur. Hélas !
n'est-ce pas ainsi que l'homme lui-même est attiré
par la destinée? Il avance sans crainte, il croit
voir devant lui l'horizon immense et riant de la
vie, et par degrés les nuages l'enveloppent, l'espé-
rance l'abandonne, et quand la mort l'atteint, il a
déjà tant souffert , qu'elle est presque la bienve-
nue. Mais toi, mon enfant, faudra-t-il que tu per-
des sitôt le jour! Non, je te retiendrai; non, je
ferai passer ma vie dans tes veines. Ah ! que dis-
je? impuissante créature que je suis, je puis mou-
rir à tes pieds, et c'est tout. Sables arides qui
m'environnez, désert silencieux, effroi de la soli-
tude, vous pénétrez jusqu'au fond de mon cœur.
0 mon fils ! tu dors sans crainte auprès de moi ,
tu crois que js puis te protéger toujours, et tu ne
sais pas que je suis sans défense contre la nature ,
enfant comme toi devant elle , et moins digne que
toi de l'attendrir.
ISMAEL, rêvant.
Ah ! des orangers , des fruits désaltérants , de
l'eau, ma mère... ce soleil...
AGAR.
Il rêve, et pendant son sommeil l'ardeur des
rayons le consume ; je veux essayer de l'en garan-
tir avec mon voile. (Elle détache son voile.) Pa-
rure des jours de fête , don que me fit Abraham
quand il m'aimait, quand il m'appelait son Agar,
servirez-vous encore à son fils ! {En voulant éten-
dre son voile sur la tête d'Ismaêl, elle fait un
faux pas, et renverse le vase qui contenait sa
provision d'eau.) Dieu puissant! ah! l'eau, l'eau
qui devait sauver mon fils, elle est renversée, il
n'en reste plus une goutte. C'est moi qui ai tué
mon fils. 0 terre impitoyable, entr'ouvre-toi.
ISMAEL.
Ma mère... j'entends ses cris, où est-elle? ah!
ma mère , tu es couchée à terre comme l'infor-
tuné que je viens de voir.
AGAR.
Ismaël , Ismaèl !
ISMAEL.
Ah! je t'entends, tu parles; viens vers moi, je
n'ai plus de force pour marcher, jusqu'à ce que tu
m'aies donné un peu de cette eau.
AGÂR DANS LE DESERT.
435
AGAK.
De l'eau , de l'eau , je n'en ai plus !
ISMAEL.
Tu as donc tout bu, ma mère? eh bien !...
AGAK.
Cruel ! moi , j'en aurais pris une goutte ! tu
n'as pu le croire. Regarde, j'ai voulu attacher ce
voile pour garantir ta tête des rayons du soleil , et
dans ce moment le génie de la perfide Sara , celui
qui nous poursuit dans le désert , a brisé ta der-
nière ressource; il n'en est plus. — Ismaël , si tu
me crois coupable, ne sois point arrêté par le res-
pect filial; maudis ta mère, elle est à tes pieds :
maudis-la , puisque son inutile amour n'a pu ni te
protéger , ni te conserver la vie. Peut-être ainsi
tu me soulagerais de la dévorante pitié que je res-
sens pour toi.
ISMAEt.
Ma mère, que dis -tu? je t'aime. . . mais "une
goutte d'eau pourrait seule me rendre à la vie.
— Que vois-je à l'horizon ! ne sommes-nous pas
près de la mer ?
AGAK.
Hélas ! mon enfant , ce sont les vapeurs qui s'é-
lèvent de la terre brûlante, et que tes yeux fasci-
nés prennent de loin pour des ondes.
ISMAEL.
Oh ! tu te trompes , j'en suis sûr : il y a de l'eau
là-bas , là-bas : conduis-moi vers cette image qui
m'attire , elle me rafraîchira.
AGAK.
Des déserts de sable nous en séparent , et nos
pieds s'enfonceront dans l'aride poussière.
ISMAEL.
Ma mère, d'où vient que je ne te vois plus ? est-
ce que le ciel se couvre de nuages ? va-t-il tomber
de la pluie qui nous désaltérera ?
tAGAB.
Non, mon enfant, le ciel est en feu.
ISMAEL.
jCependant j'ai si froid...
[ AGAK.
Tu as froid ? ah ! mon enfant , mon enfant !
ISMAEL.
Ma mère, de l'eau , de l'eau... Adieu. {Il tombe
sans connaissance.)
AGAK.
II est évanoui, il va mourir; je ne puis lui don-
ner aucun secours ; le ciel et la terre m'en refu-
sent. Le voyageur du désert ne portera-t-il point
ses pas dans cesUeux? — Non, non, aucun être
vivant ne saurait y subsister : les oiseaux , les in-
sectes même ont quitté cette horrible solitude; il
n'y a ici qu'un fils et sa mère, et le Tout-Puissant
les y abandonne. Ah! Dieu, ai-je mérité une telle
douleur ? quel est le crime qui ne serait pas trop
puni par les maux que j'endure ? Je considère ma
vie : sans doute elle fut pleine de faiblesses. L'a-
mour m'aveugla, la vanité me séduisit. Je voulus
plaire et régner; mais au fond de mon cœur, votre
image, ô mon Dieu ! ne fut jamais effacée. Je vous
adorai dans tout ce qui est beau sur la terre, dans
tout ce qui est inconnu dans le ciel. Jamais le mal-
heur ne m'a trouvée insensible; je n'aurais jamais
refusé à personne la pitié que j'implore en ce mo-
ment. Dieu tout-puissant, telle que j'étais enfin,
vous m'avez trouvée digne d'être mère , vous m'a-
vez accordé cette gloire et ce bonheur. La ten-
dresse que j'éprouve pour cet enfant ne ressem-
ble-t-elle pas à votre amour pour la créature, et
les cris d'une mère ne retentissent-ils pas dans le
ciel ? Rendez mon fils à la vie , que j'entende sa
voix , que ses bras innocents me pressent encore ,
que ses regards si doux s'attachent encore sur
moi ! O Dieu ! tout ce charme de l'enfance , toute
cette passion de mère vient de vous. Ah ! que le
vent de la tombe ne souffle pas sitôt sur Ismaël ,
qu'il ne me soit pas sitôt enlevé. Mon Dieu ! lais-
sez-le-moi jusqu'à ce que je meure. Ah ! le fils ne
doit pas précéder la mère dans le cercueil... Ro-
cher dont il jaillissait peut-être jadis une source
salutaire , que ton aspect est sauvage ! Immobile
nature, je suis seule avec toi... Ai-je entendu quel-
que bruit? non, non, personne ne m'a répondu.
H y avait, tout à l'heure, une voix d'enfant qui
me disait : Ma mère ! Mais cette voix-là, je ne l'en-
tendrai plus. Je ne suis plus mère. Mon fils , mon
unique ami! du moins je te suivrai bientôt, je
souffre aussi comme toi; cette soif qui t'a dévoré
me consume: cette mort qui plane sur ta tête,
elle étend aussi sur moi ses ailes noires. Bienfai-
sante mort , tu sais qu'on ne peut survivre à ce
qu'on aime ! 0 terre! mon unique asile; poussière
des morts, tu ne frémis pas de pitié pour les vi-
vants. N'importe, il faut bien que tu me reçoives.
Oui, mon Dieu, vous m'exaucez, vous ne me ren-
dez pas mon fils , mais vous me rappelez à vous ;
je succombe, le terme de mes jours approche...
0 ma patrie! Egypte, fertile Egypte, est-ce toi
que je vais revoir? les souvenirs de l'enfance se
renouvellent seuls pour moi , et les peines de la
vie disparaissent. J'aperçois les bords du Nil ; l'air
est rafraîchi par ses flots ; il n'y a plus de chaleur :
d'où vient que je la redoutais tant, la chaleur?
C'était le froid qu'il fallait craindre, c'est le froid
qui est mortel , il vient glacer mes veines. Je fris-
436
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE I, SCENE I.
sonne, je tremble; c'en est fait. {Elle s'évanouit.)
{Une musique céleste se fait entendre.)
AGAB.
Ah ! quels sons enchanteurs ! Suis-je déjà passée
dans une autre vie ? est-ce ici le paradis ? Non , je
n'y vois point mon fils.
{La musique continue; un ange apparaît der-
rière un nuage.)
l'ange.
Agar , Agar !
AGAB.
Quels accents! quelle voix!
l'ange.
Agar , pourquoi t'affliges-tu ? l'Éternel a entendu
les pleurs de ton enfant.
AGAB.
Mon enfant est-il déjà dans le ciel? Est-ce lui
qui m'appelle"? a-t-il redemandé sa mère, et le
Tout-Puissant me fait-il ouvrir, à cause de lui, les
parvis célestes?
l'ange.
{Il frappe un rocher de la palme qu'il tient à
la main, et en fait jaillir une source.)
Agar ! regarde.
AGAB.
De l'eau , de l'eau ! et mon fils n'en aurait pas ;
non , je n'en veux point. Non , j'aime mieux mourir !
l'ange.
Agar , les bienfaits de l'Éternel sont sans bornes ;
il fait naître la source dans les déserts , comme
l'espérance au fond des cœurs flétris par l'infor-
tune. Remplis ta coupe, Agar, et va la porter à ton
fils.
AGAB.
Dieu, serait-il possible?
l'ange.
Ismaël , Ismaël ! le Tout-Puissant te rappelle à
la vie.
ISMAEL.
Ah , ma mère !
AGAB.
Ah , mon enfant !
ISMAEL.
Quel bien tu me fais ! sans toi j'allais mourir, et
je ne t'aurais plus revue.
AGAR.
Mon enfant, ce n'est pas moi, c'est l'envoyé du
ciel qui a fait jaillir cette source du rocher : c'est
lui qui a ranimé ta vie défaillante. Ah! divin mes-
sager! pardonne; j'ai d'abord serré mon fils contre
mon cœur; j'ai joui de tes bienfaits avant de t'en
remercier. {Elle se met à genoux avec son en-
fant.)
l'ange.
Agar, lève-toi, prends ton fils par la main, et
suis-moi, je serai ton guide. Agar, Ismaël sera la
tige d'un grand peuple, souverain de ces déserts
de l'Arabie oii tu périssais avec lui. Ce peuple n'ha-
bitera point les villes, il ne possédera que son arc
et ses flèches , il se défendra contre les hommes et
contre les bêtes de proie , et n'obéira qu'au ciel
d'où je suis descendu pour te sauver. Reçois , ô
femme, la leçon du bonheur, après avoir éprouvé
celle de l'infortune ; élève ton fils dans la crainte et
dans l'amour du Très-Haut ; et quand la vieillesse
épuisera tes forces , Ismaël n'oubliera pas qu'il doit
la vie à tes larmes ; et sa main guerrière soutien-
dra tes pas chancelants.
«« o« 09 a« e« o a »«
GENEVIEVE
DE BRABANT,
DRAME EN TROIS ACTES ET EN PROSE,
COMPOSÉ EN 1808.
PERSONNAGES.
SIGEFROI, comte de Brabant.
ADOLPHE, son lils aine.
Un ermite.
GENEVIÈVE.
Sa Fille, âgée de dix ans.
Des Chasseurs.
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une grotte sauvage.
SCENE PREMIERE.
GENEVIÈVE ET SON ENFANT.
( Geneviève est à genoux au pied d'une croix.)
l'enfant.
J'ai fini de prier, et ma mère reste toujours à
genoux! pourquoi donc sa prière est-elle aujour-
d'hui plus longue que de coutume? d'oîi vient l'in-
quiétude que je remarque sur son front? cepen-
dant , je n'ai rien fait de mal.
GENEVIÈVE.
Chère enfant ! ce jour est bien solennel pournous l
Je voulais m'y préparer.
l'enfant.
Comment donc ce jour serait-il différent de tous
GENEVIEVE DE BRÂB^NT, ACTE I, SCENE I.
437
nos jours ? Le soleil doit-il nous éclairer plus tard
qu'à l'ordinaire? Me raconteras-tu quelque belle
histoire merveilleuse dont je rêverai toute la nuit;
ou la biche qui m'a nourrie, quand tes forces étaient
épuisées , se serait-elle éloignée de nous ? Ah ! que
j'en serais triste !
GENEVIÈVE.
Non, mon enfant. Tiens, regarde; ne la vois-tu
pas , ta biche ? elle est à l'entrée de notre grotte ;
mais il faut la quitter, cette grotte. Nous partons.
l'enfant.
Que veux- tu dire, nous partons ? allons-nous plus
loin que la forêt qui est là-bas , et que tu ne m'as
jamais permis de parcourir? Ah! quelle joie!
GENEVIÈVE.
Pauvre enfant ? comme tu prononces le mot de
joie ! Ah ! tu ne sais pas combien de fois ces pré-
sages de l'espérance ont été trompés ! Nous quit-
tons pour jamais cette demeure, la seule que tu
connaisses depuis ta naissance.
l'enfant.
Pour jamais ! Que veux- tu dire , ma mère ? com-
bien de temps cela fait-il , jamais ?
GENEVIÈVE.
Toute la vie.
l'enfant.
O mon Dieu ! notre grotte, nos fleurs, je ne les
verrai plus! Et les arbres que nous avons plantés,
comment pourrons-nous vivre, si nous n'avons plus
leurs fruits !
GENEVIÈVE.
Mon enfant , partout les productions de la terre
nous nourriront. La nature , image de la Divinité,
est partout amie de l'homme.
l'enfant.
Pourquoi donc , ma mère , s'il est ainsi , sommes-
nous toujours restées dans le même lieu ?!^ croyais
qu'on ne pouvait vivre qu'ici.
GENEVIÈVE.
J'avais promis de n'en pas sortir avant dix ans
accomplis ; aujourd'hui le terme expire.
l'enfant.
Ne m'as-tu pas dit qu'aujourd'hui aussi j'avais
dix ans?
GENEVIÈVE.
Oui , mon enfant , l'enfant de la douleur , toi qui
es née avec elle ; mon exil a comraencéquand tu re-
çus le jour.
l'enfant.
. Je t'ai donc porté malheur, ma mère.!''Ah ! prends
garde de m'emmener avec toi. Ne t'ai-je pas en-
tendu dire une fois , quand tu me croyais endormie
et que j'écoutais ta prière, que ton époux, que mon
père ne voulait pas de moi ? Serait-il possible qu'un
enfant fût coupable sans le savoir? Si cela était
ainsi, il faudrait l'abandonner, il faudrait
GENEVIÈVE.
Ah ! finis , ma fille , tu me déchires le cœur. De-
puis dix ans je n'ai vécu que pour toi ; j'ai bravé
toutes les souffrances pour te conserver le jour ,
et tu me parles de t'abandonner ! Chère enfant , toi
qui m'as consolée sans connaître mes peines; loi
dont le regard me disait mille fois plus que les plus
éloquentes paroles , comment pourrais-je me sépa-
rer de toi! Nous allons ensemble, après dix ans,
chercher sur la terre nos amis et nos ennemis. Hé-
las ! qui peut savoir quel choix la mort aura fait
parmi eux ?
l'enfant.
Je n'ai jamais vu que toi, ma mère; mais dans
les histoires que tu m'as racontées , tu me parlais
souvent de la perfidie et de la méchanceté des hom-
mes. Dis-moi donc, avais-tu éprouvé dans le monde
rien de semblable?
GENEVIÈVE.
Ma fille... {A part.) ( Ah ! je bénis le ciel de
n'avoir jamais accusé son père en sa présence. )
Si quelqu'un m'a fait souffrir, chère enfant, c'était
un être que j'aimais.
l'enfant.
Tu l'aimais, et il a pu t' affliger, ma mère! A
quoi donc distinguerai-je , dans le monde , les bons
des méchants ? Si l'on peut aimer un méchant , com-
ment le fuir? Est-ce qu'un être cruel a jamais eu
des yeux aussi doux que les tiens? Si cela était
ainsi , comment pourrais-je m'en défier ?
GENEVIÈVE.
Ma fille , je t'ai fait voir quelquefois ton visage
dans le ruisseau qui coule au pied de cette grotte.
Eh bien ! il ressemble beaucoup à celui de ton père.
l'enfant.
Et revois-tu dans mes traits avec plaisir ceux
de mon père? Parle-moi donc de lui: tu le nom-
mes sans cesse , et tout à coup tu t'arrêtes , comme
si quelque grand mystère t'empêchait de me par-
ler. Ma mère...
GENEVIÈVE.
Bla fille, c'en est assez; préparons - nous à
partir.
l'enfant.
Ah ! si je pouvais tout emporter avec moi ! D'a-
bord nous emmènerons notre biche fidèle, n'est-il
pas vrai , ma mère? je ne saurais la quitter
GENEVIÈVE.
J'y consens. Mais pourra -t- elle aller aussi loin
que nous?
438
GENEVIEVE DE BRÀBÂNT, ACTE I, SCENE III.
LENFiNT.
Ah! ma biche va plus vite que moi. Avant la fin
du jour elle arriverait au bout du monde.
GENEVIÈVE.
Ma fille, il est bien grand pour qui n'a plus
d'asile.
l'enfant.
Mais n'est-ce pas à la forêt que je vois d'ici ,
que nous allons .? n'est-ce pas derrière cette forêt
qu'est le monde?
GENEVIÈVE.
Dis -moi , mon enfant, quitteras-tu sans peine
cette grotte qui nous a servi d' abri si longtemps ?
l'enfant.
Oh oui ! je la regretterai. J'y ai été si heu-
reuse !
GENEVIÈVE.
Quelle douce parole tu viens de me prononcer !
heureuse dans ce désert! Ainsi donc ma vie n'a
pas été inutile. J'ai souffert, mais j'ai préservé
mon enfant de la douleur et de l'abandon. 0 saint
amour de mère , qui soutenez dans les revers ,
qui consolez dans l'injustice, qui créez au fond du
cœur je ne sais quel sanctuaire oii l'on ne sent,
oij l'on n'aime que son enfant et son Dieu , prêtez-
moi votre appui ; il m'est plus nécessaire que ja-
mais. Va , ma fille , va donner à ta biche tes soins
accoutumés, et reviens ensuite auprès de moi. J'ai
besoin de me recueillir quelques instants avant no-
tre départ.
SCÈNE II.
GENEVIÈVE, seule.
Hélas! sans cette enfant je resterais ici toute ma
vie. Quel effroi j'éprouve en retournant au milieu
des hommes ! Ah ! comme l'amour et la haine se
sont armés contre moi! Barbare Golo, devais -tu
déshonorer mon nom , parce que je ne partageais
pas tes indignes sentiments , parce que j'étais fi-
dèle à cet injuste époux que tu as su tromper avec
tant de perfidie? Et toi, Sigefroi, toi que j'ai tant
aimé, le ciel t'a-t-il conservé la vie? Ces souvenirs
si tendres , qui me retracent le jour de notre heu-
reux hymen, s'adressent-ils à ton ombre irritée?
ou, si jeté revois encore, ta fureur sera-t-elle
apaisée ? me pardonneras-tu de vivre , toi' qui avais
commandé ma mort? recevras-tu ma fille que tu
as osé ne pas croire la tienne ? 0 mon Dieu ! cette
honte, vous m'avez commandé de la supporter.
Cette croix ne nous apprend-elle pas à mettre toute
notre fierté dans l'innocence ! Divin Sauveur des
hommes , vous n'avez pas craint la souffrance et
l'ignominie ; vous en avez fait votre glorieuse au-
réole. De quoi donc se plaindrait la créature ? Ils
ne sont pas délaissés , les infortunés : un attendris-
sement secret, intime et pur, les met en relation
avec la Divinité, et les larmes qui couvrent leur
visage semblent, comme la rosée du ciel, ranimer
leur cœur flétri. Et toi, mon fils, toi que je n'ai
pas revu depuis que tu n'avais encore que quatre
années , ton père t'aura-t-il appris à mépriser celle
qui t'a donné le jour? Non, il ne l'aura pas fait,
j'en suis sûre ; il t'aura dit seulement que j'ai cessé
de vivre ; c'est tout ce que je souhaite. J'aspire au
paisible souvenir que les morts laissent après eux.
O pompes de la vie, comme vous avez disparu!
qui reconnaîtrait en moi cette souveraine du Bra-
bant , cette brillante Geneviève ! 0 mon Dieu ! celle
qui se prosterne à vos pieds vaut mieux , elle est
plus humble, elle est plus soumise. Depuis dix
ans elle n'existe que par vous : ainsi sont tous les
êtres , mais tous ne le sentent pas. Il en est qui
croient vivre par eux-mêmes , qui pensent gouver-
ner le sort; mais moi, je sais que chacun de mes
jours est marqué par un bienfait de Dieu, et
qu'une protection particulière et constante dirige
nnlraculeusement ma vie abandonnée.
SCÈNE 111.
GENEVIÈVE ET SON ENFANT.
l'enfant , avec des fleurs à la main.
Eh bien ! ma mère , la biche est prête. Nous pou-
vons partir ; mais je voudrais emporter toutes les
fleurs qui sont devant notre grotte.
GENEVIÈVE.
Ma fille , elles seraient flétries ce soir.
l'enfant.
Mais 4pand nous serons parties , qui donc rest-
pirera leurjarfum ?
GENEVIÈVE.
Le ciel qui les a fait éclore.
l'enfant.
Et cette pierre sur laquelle tu reposais ta tête ,
ma mère, je voudrais aussi l'emporter.
GENEVIÈVE.
Mon enfant, nous en trouverons, des pierres.
Celle de la tombe ne manque à personne.
l'enfant.
Ma mère , d'oii vient que tu es si tremblante ?
ce départ t'agite. S'il allait te rendre malade!
Restons.
GENEVIÈVE.
Mon enfant , si je mourais ici , qui donc aurait
soin de toi ?
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE II, SCENE II.
439
LENFANT.
Ah! que dis-tu? Je me coucherais à tes pieds,
et Dieu ne voudrait pas nous séparer.
GENEVIÈVE.
Chère enfant ! beaucoup d'années t'attendent , et
moi , je sens que je ne vivrai pas longtemps.
l'enfant.
Ah ! ma mère, comme tu pleures ! Je t'ai vue si
courageuse et si cahne dans cette retraite ! pour-
quoi sortir d'ici ?
GENEVIÈVE.
Il le faut. Adieu, solitude où j'ai passé dix an-
nées en paix. Il me semble que ces arbres , que ces
rochers renferment des génies protecteurs, témoins
et confidents de mes larmes. Mais vous, ô mon
Dieu! vous qui remplissez l'univers, je pourrai
vous prier partout sur la terre et sous le ciel ; vous
soutiendrez mes pas chancelants jusqu'à ce que cette
enfant ait un autre appui que moi dans le monde.
Alors vous me rappellerez dans votre sein, car j'd
trop souffert pour recommencer à vivre, et mon
temps d'épreuve est fini. Ma fille, pour la dernière
fois , sanctifie ce lieu par ta prière.
{Geneviève et son enfant se prosternent au pied
de la croix.)
Dieu des opprimés , Dieu des faibles , Dieu des
enfants, regarde en pitié celui-ci. Jamais un senti-
ment dur ou trompeur n'est approché de son âme ;
elle est encore, cette âme, 6 mon Dieu! telle que
vous la lui avez donnée. Elle va pour la première
fois lutter avec le destin, protégez-la ; protégez la
mère à cause de l'enfant. Allons, ma fille, Dieu
nous a bénies. Partons.
«e49»««^««C^
ACTE SECONI4
La scène représente une forêt.
SCÈNE PREMIÈRE.
GENEVIÈVE EX son ENFANT.
GENEVIÈVE.
Mon enfant, arrêtons - nous ici. Je me sens
prête à m'évanouir de fatigue. Va me cueillir
quelques fruits à cet arbre que nous venons de
voir.
l'enfant.
Oui, ma mère. J'y ai attaché ma biche ; elle se
repose sous son ombrage. Je serai de retour dans
un moment.
GENEVIEVE.
Je me croyais plus de force. Ah ! n'en aurai-je
pas du moins tant que ma fille sera seule sur la
terre !
Mais que vois-je? un tombeau! Est-ce un pré-
sage ? tous les objets qui s'offrent à nous ne sont-
ils pas un langage mystérieux que les âmes pieuses
peuvent seules entendre! Appuyons-nous sur ce
tombeau. Je crois à la pitié des morts. Mais qu'y
a-t-il d'écrit sur cette pierre ? « Celui que cette
« tombe renferme, ici même n'a pu trouver le
« repos. » Ah ! l'infortuné ! c'était sans doute un
grand criminel. Le remords seul poursuit encore
dans le cercueil.
l'enfant , revenant.
Ah ! ma mère, je viens de voir un homme, un
vieillard, je crois, car son visage ne ressemble
point au tien ni au mien. Il porte une longue barbe ;
mais il a l'air si bon ! Il t'apporte lui-même des fruits
et de l'eau. Regarde , regarde. Il vient.
SCÈNE ir.
L'ERMITE, GENEVIÈVE, L'ENFANT.
l'ebmite.
Ma fille, prenez ce faible secours; il rétablira
vos forces. Vous viendrez après dans mon ermi-
tage, et vous vous y reposerez quelque temps.
GENEViÈVe.
Saint homme ! je vous remercie. Vous ne savez
pas combien votre présence me touche. Ah ! je
craignais de mourir sans des secours plus néces-
saires encore que ceux que vous m'offrez. N'étes-
vous pas un ministre d u Dieu vivant .? et si le pauvre,
si l'infortuné vient à vous , n'êtes-vous pas l'inter-
prète de cette religion consolante qui seule nous
offre les promesses infaillibles , celles que la mort
nous tiendra ?
l'eemite.
Oui, ma fille, j'ai fait vœu de consacrer mes
jours à l'éternité. Je ne me sentais pas assez de
vertus pour résister aux séductions du monde. Je
suis venu dans cette solitude, non pour fuir mes
semblables, mais pour me recueillir en moi-même.
Aurais-je entendu la voix de Dieu, au milieu du
tumulte des villes ! Cette voix n'est pas dans le
bruit, n'est pas dans la tempête ; elle parle si dou-
cement au cœur, qu'aisément les passions peuvent
couvrir ses paisibles accents.
GENEVIÈVE.
Vous avez choisi le genre de vie que le sort m'a
imposé. Vos sacrifices sont plus touchants que mes
malheurs. Mais, dites-moi, saint homme, con.-
29
440
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE II, SCENE II.
naissez-vous l'infortuné qui a fait graver sur cette
tombe de si terribles paroles ?
l'ebmite.
Oui , je l'ai connu , le mallieureux , et je n'ai pu
rendre le calme à ses derniers moments. Sans doute
il était bien coupable ; il avait causé la mort d'une
mère innocente et de son enfant. Mais, quelque
criminel que soit l'homme, Dieun'a-t-il pas voulu
que la toute-puissance du repentir pût ranimer
encore une étincelle céleste dans le cœur, le plus
pervers ?
GENEVIÈVE.
Ah ! mon père , vous ne pouvez pas me dire le
nom de ce coupable.? il vous aura prié de ne pas
le révéler.
i'ebmite.
Il m'a demandé de le dire à tous ceux que le
hasard me ferait rencontrer. Il espérait ainsi ré-
tablir du moins la réputation de celle qu'il avait
calomniée.
GENEVIÈVE.
Il se nommait ?
l'ebmite.
Golo.
GENEVIÈVE.
Ah! ciel! ô bon vieillard! défendez-moi de ce
monstre Qu'ai-je dit.' quoi, je haïrais celui qui
n'est plus ! 0 mon Dieu ! pardonnez-lui comme je
lui pardonne. Accordez-lui le repos qu'il implore !
Que cette tombe qui m'a servi d'appui , quand j'i-
gnorais qu'elle renfermait les restes de mon fatal
ennemi ; qae cette tombe, loin de m'inspirer des
sentiments de haine, reçoive encore des pleurs
d'indulgence et de pitié !
l'ebmite.
Quoi, madame, c'est vous ! quoi, vous ave:: pu
vous dérober à la mort! Comment ss peut-il ?
GENEVIÈVE.
Ma fille s'est endormie au pied de cet arbre. Je
puis vous parler, sans craindre qu'elle entende des
secrets que je ne dois pas encore lui révéler. Écou-
tez-moi, saint homme, vous qui savez sans doute
une partie de mon histoire, vous verrez si Golo
vous a dit la vérité.
l'ebmite.
Je le croio, madame, car il m'a pénétré de res-
pect pour ^'os vertus.
GENEVIÈVE.
Vous m'appeliez ma fille; pourquoi donc, mon
père , avez-vous changé de langage ?
l'ebmite.
La comtesse de Brabant est ma souveraine : bien
que j'habite depuis longtemps cette foi'êt solitaire
qui ne reconnaît aucun maître , je me considère
encore comme votre sujet.
GENEVIÈVE.
Geneviève n'est rien qu'une pauvre femme er-
rante avec sa fille , sans secours et sans appui ; et
celui qui doit la protéger, s'il vit encore, ordon-
nerait peut-être une seconde fois sa mort. Mon père,
si l'histoire de ma vie vous paraît sans reproche,
c'est alors seulement que vous pourrez me res-
pecter.
Je suis l'épouse de ce vaillant Sigefroi dont les
exploits vous sont connus. Je l'aimais avec ten-
dresse , avec passion. Son caractère avait quelque
chose de sombre et de sévère qui semblait donner
un nouveau prix à l'amour qu'il me témoignait.
Je le révérais comme mon souverain, je le chéris-
sais comme mon époux ; et quand l'admiration se
mêle à l'amour, peut-être ce sentiment devient-il
trop fort pour mériter la protection du ciel. Dieu
ne renonce point au cœur de sa créature : il daigne
en être jaloux. Un fils vint resserrer les nœuds
qui m'unissaient à Sigefroi ; j'ai joui quatre ans
de ces affections de la nature , si belles dans tous
les âges , si délicieuses dans la jeunesse. Quand le
jour finissait , je la regrettais comme un ami qui
s'éloignait de moi. Hélas! j'avais raison : ces jours
heureux devaient m'être accordés en bien petit
nombre.
l'ebmite.
Fille de Dieu, que parlez-vous de jours.? Le
teiîîps ne nous a été donné que pour apprendre à
souffrir, que pour choisir la route du ciel, pendant
que nous sommes encore sur la terre. Tous les
événements de la vie ne sont qu'une vaine appa-
rence qui peut épurer ou pervertir notre cœur.
GENEVIÈVE.
Hélas! jjy tenais trop à cette vie passagère,
quand il m'aimait, quand j'étais heureuse etfière
de fixer sur moi les regards de Sigefroi. Il partit
pour aller combattre les Sarrasins , sous les dra-
peaux de Charles Martel ; mes larmes ne purent le
retenir. Il me confia pendant son absence au chef
de sa maison, à ce Golo qu'il croyait son ami. Le
malheureux ressentit pour moi un amour criminel.
Je le repoussai avec horreur, et pour se venger,
il inventa la calomnie la plus atroce; il partit à
mon insu pour rejoindre mon époux , et l'art per-
fide qu'il employa, remplissant l'âme de Sigefroi
de fureur et de jalousie , il en obtint l'ordre cruel
de me faire périr avec l'enfant que je portais dans
mon sein.
l'ermite.
Ah, Dieu! un époux, un père!....
i
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE II, SCENE IL
441
GENEVIEVE.
Vous frémissez , mais vous ne savez pas , mais
j'ignore aussi moi-même de quels moyens Golo se
servit pour tromper mon époux. Cet homme si
fier et si sensible, que ne dut-il pas éprouver quand
il me crut coupable? Ah! jusque dans sa colère,
je reconnais son amour.
l'ekmite.
Ma fille , puisque vous me permettez ce nom ,
vous jugez encore selon le monde; mais devant
Dieu , il est bien criminel, celui qui se venge : l'of-
fense même qu'il aurait reçue ne l'excuserait pas.
GENEVIÈVE.
Ah ! ma vie était à lui , il a pu s'en croire le
maître. Enfin , grâce au ciel , mon sang ni celui de
mon enfant ne retomberont point sur la tête de
mon époux. Dieu , qui lui a épargné ce crime, vou-
lait sans doute un jour lui pardonner. Un homme
de confiance de Golo se chargea de ma mort, il me
conduisit dans cette forêt, et, prêt à me poignar-
der, mes larmes l'attendrirent; je pleurais pour
mon enfant qui venait de naître; il eut pitié de
nous ; mais en me laissant la vie , il me fit jurer
que pendant dix années je me cacherais à tous les
regards.
l'ekmite.
Et c'est pour accomplir ce vœu que vous avez
vécu dix ans dans le désert?
GENEVIÈVE.
Qu'y a-t-il de plus saint que la promesse! elle
soumet l'avenir au présent, et les désirs à la cons-
cience. Sans mon enfant , je n'aurais pas demandé
la vie : elle ne vaut pas, cette vie, les souffrances
que l'on m'imposait. Mais je pouvais conserver les
jours de ma fille; mon existence était son bien,
était son droit, tant qu'elle pouvait lui servir. Une
biche s'attacha constamment à nous et n«,us pro-
digua ses soins muets et fidèles ; tout dans notre
solitude semblait nous favoriser , et sans qu'aucun
miracle s'accomplît pour nous , on eût dit que les
événements naturels se réunissaient et se succé-
daient pour nous protéger d'une façon toute mer-
veilleuse. Ces dix années , qui devaient , par leur
monotonie , ne laisser dans mon souvenir qu'une
longue et pénible trace, sont remplies par une
foule de pensées , de pressentiments , de prières ,
j'oserais dire d'inspirations saintes qui toutes ont
élevé jusque vers le ciel mon faible cœur. Mon ima-
gination a peuplé ma solitude, et le désert pour
moi , ce sera le monde. Mais quand les dix années
de mon vœu étaient accomplies, je devais chercher
un protecteur pour ma fille. Voyez , mon père ,
voyez quelle providence spéciale a conduit mes
premiers pas : je vous trouve, et ce tombeau m'ap-
prend que mon ennemi n'existe plus.
l'ekmite.
11 n'était plus votre ennemi, madame, l'infor-
tuné dont j'ai recueilli les derniers soupirs. Il traî-
nait partout, depuis plusieurs années, les remords
qui le dévoraient; il croyait que depuis longtemps
vous n'existiez plus , et que son crime était irré-
pai'abie. Cependant il avait résolu de partir pour
la guerre sainte , afin de vous justifier auprès de
votre époux ; mais il ne lui a pas été permis d'ex-
pier ses forfaits. La mort lui en a ravi les moyens.
Ah ! s'il avait pu se douter qu'il était si près de
vous!
GENEVIÈVE.
Et vous a-t-il dit, mon père, quel était le sort
de Sigefroi?
l'ekmite.
Il n'était point encore revenu de la guerre où
son courage l'avait conduit.
GENEVIÈVE.
Et mon fils?
l'ermite.
Il a suivi son père.
GENEVIÈVE.
Ah ! si je retrouve mon époux , comment pour-
rai-je le convaincre de mon innocence?
l'ekmite.
En voici le moyen assuré. Golo m'a remis une
confession tout entière écrite de sa m.ain. Pour
remplir ses désirs, je la porte toujours avec moi.
Il m'a fait promettre, en expirant, de la remettre
moi-mêm.e à Sigefroi dès qu'il serait revenu de la
guerre. Votre histoire et la sienne , ses artifices et
votre innocence, tout est expliqué, tout est prouvé
par cet aveu. {H remet un papier à Geneviève.)
GENEVIÈVE.
Ciel ! ah ! comme mon époux est justifié ! Quel
tissu de mensonges, quelle habileté perfide! mon
écriture imitée, des témoins subornés; tout, tout
devait m'accuser.
l'ekmite.
Ame douce et généreuse , esî-ce ainsi que vous
pardonnez ?
GENEVIÈVE.
Mon père, dites plutôt que c'est ainsi que j'aime.
Ah , mon Dieu ! faites que je retrouve Sigefroi ;
qu'il serre sa fille dans ses bras , et que la mort
vienne ensuite m'affraacuir des amours terrestres.
Le plus pur de tous trouble encore le cœur où
Dieu seul doit régner.
( On entend des cors de chasse dans Véloigne-
ment. )
3.
442
GENEVIEVE DE BRABÂNT, ACTE II, SCENE III.
Mais qu'est-ce que j'entends? d'où viennent ces
sons enchanteurs?
l'enfant.
Ah! ma mère, quel bruit harmonieux me ré-
veille ! comme le cœur me bat ! cela ne ressemble
pas au chant des oiseaux. Dis -moi, ces sons an-
noncent-ils l'approche des pays oiî nous allons?
Ah ! qu'ils doivent être beaux!
l'eemite.
C'est sans doute la musique d'une chasse qui se
fait entendre. Jamais , avant ce jour, les chasseurs
n'étaient arrivés jusqu'ici.
GENEVIÈVE.
Mon père, souffrez que votre ermitage me serve
d'asile. Je crains de m'offrir aux regards des hom-
mes; mon humble vêtement attirerait leur dédai-
gneuse pitié.
l'enfant.
Ma mère , permets que je demeure encore ici
quelques instants
GENEVIÈVE.
Daignez rester un moment avec elle. Quand son
innocente curiosité sera satisfaite, quand elle aura
vu passer la chasse , vous viendrez me rejoindre
tous les deux. Je vais vous attendre dans votre
cellule : je l'aperçois d'ici , j'y puis aller sans vous.
l'enfant.
D'oiî vient que ma biche a l'air si craintif? elle
voudrait se cacher derrière l'arbre. D'où naît s?.
frayeur?.... Mais que vois-js?
SCÈNE m.
ADOLPHE, L'ENFANT, des chasseubs,
L'EPiMlTE.
ADOLPHE, un arc à la main.
Cette flèche va la percer. Vous allez la voir tom-
ber morte à l'instant.
l'enfant, se jetant à genoux.
Ah! ciel! qu'allez -vous faire ? Tuer ma biche ,
ma pauvre biche que je connais depuis si long-
temps? tuez-moi plutôt. Qui que vous soyez, vous
avez l'air tout jeune; on dirait que vous êtes à
peu près de mon âge. Comment se fait-il que vous
n'ayez point de pitié ?
ADOLPHE.
Petite, levez- vous. Puisque vous aimez cette
biche , je veux bien Tépargner. Mais que dira mon
père, quand il saura que je suis venu toujours en
chassant jusqu'ici, que j'aî parcouru plus de vingt
lieues sans rien tuer?
l'enfant.
Sans rien tuer ! Est-ce pour cela que vous êtes
si bien vêtu, qu'on entend de si beaux sons autour
de vous? Et moi donc, si je ne vous avais pas
prié, m'auriez-vous traitée comme ma biche?,
ADOLPHE.
Y pensez-vous , chère petite ! comment vous
comparez-vous à cet animal?
l'enfant.
Comme vous appelez ma biche ! savez -vous
qu'elle m'a nourrie dans le désert où j'ai passé
toute ma vie ?
ADOLPHE.
Ah! que vous avez dû vous ennuyer! Moi, j'ai
passé les Pyrénées; j'ai été en Espagne, j'ai fait la
guerre.
l'enfant.
La guerre ! n'est-ce pas tuer les hommes, comme
vous vouliez tuer ma biche?
ADOLPHE.
Oui. Mais les hommes peuvent se défendre.
l'enfant; '
Ma biche ne le pouvait pas.
ADOLPHE.
Chère petite, il faut que je vous quitte. Je vais
retrouver mon père, car je suis sur qu'il est inquiet
de mon absence. Il est triste, il a besoin de moi.
l'enfant.
D'où naît sa tristesse ? Vit-il aussi dans le dé-
sert?
ADOLPHE.
Non. Il est entouré d'une cour nombreuse, mais
il y vit plus solitaire que vous ne Têtes dans vos
bois. Moi seul, quelquefois, je le fais sourire; mais
quelquefois aussi il me repousse loin de lui. 0 mon
Dieu ! qu'il est malheureux !
l'enfant.
Amenez-le près de ma mère* Toujours , quand
je pleurais , elle savait me consoler. Peut-être sa
douce voix ferait-elle du bien à votre père. Au
reste, les pères, ils ne sont pas bons comme les
mères ; ils abandonnent quelquefois leurs enfants.
ADOLPHE.
Mon père est bon, mais il souffre; je ne sais
pourquoi.
l'enfant.
Je voudrais tant le soulager ! Cela se peut-il ?
Conduisez-moi vers lui.
ADOLPHE.
Je n'oserais pas. La vue d'un enfant lui est
odieuse.
l'enfant.
Il hait les enfants ! ma mère m'a toujours dit qu«
Dieu les aimait.
GENEVIEVE DE BRABÂNT, ACTE III, SCENE I.
443
ADOLPHE.
Priez pour mon père, chère petite, car il est
bien à plaindre.
l'enfant.
Oh ! je le veux bien. Et comment vous appelez-
vous ?
ADOLPHK.
Adolphe.
l'enfant.
■ Je demanderai donc à Dieu qu'il console le père
d'Adolphe.
ADOLPHE.
Oui sans doute. Et vous , quel est votre nom ?
l'enfant.
L'Enfant de la douleur '. Ma mère m'a dit que
je garderais ce nom, jusqu'à ce que j'en aie rsçu
un autre de mon père.
ADOLPHE.
L'Enfant de la douleur ! c'est bien triste. Je veux
vous appeler autrement.
l'ekmite , derrière la scène.
Ma fille, votre mère vous attend.
l'enfant.
J'y vais. Mais , dites-moi , vous reverrai-je ?
ADOLPHE.
11 est tard. La nuit va venir. J'ai laissé mon
père à quelques lieues. Je tâcherai de l'engager à
venir jusqu'ici demain matin, pour chasser encore.
S'il consent à vous regarder, il vous trouvera bien
jolie. Adieu. Je reviendrai bientôt.
l'enfant.
Adieu, adieu.
*«»9«9d4 ■«âaao»
ACTE TROISIÈME.
SCENE PREMIERE.
GENEVIÈVE, L'ERMITE.
l'ekmite.
D'où vient, madame, que vous ne pouvez goûter
un instant de repos , et qu'avant le jour vous quit-
tez la paisible retraite que vous aviez daigné choi-
sir pour abri ?
GENEVIÈVE.
Mon père, vous avez entendu ce que ma fille
m'a raconté hier au soir de son entretien avec le
jeune chasseur qui menaçait de tuer sa biche. Eh
bien! ce chasseur, c'est mon fils. Celui qui va ve-
' Dolorosus est lo nom de l'enfant de Geneviève daus la
légende.
nir, c'est Sigefroi, c'est mon époux. Un pressen-
timent infaillible m'en répond.
l'ekmite.
Comment?...
GENEVIÈVE.
Pendant le récit de ma fille un trouble nouveau
s'est emparé de moi. J'ai senti cette émotion pro-
fonde qui jamais ne parle en vain aux âmes reli-
gieuses. J'ai voulu rester seule, et pendant la nuit
je me suis prosternée devant Dieu pour obtenir
que mon sort me fût révélé. Aussitôt un songe
mystérieux m'a fait revoir mon époux. Il était ir-
rité. Mes larmes ne le touchaient point : il repous-
sait sa fille loin de lui. Je voulais vous appeler,
mon père, pour que vous puissiez donner à mon
époux le témoignage du malheureux Golo ; mais
un instinct secret me dit que le cœur seul de Sige-
froi devait le ramener à moi , et qu'il devait en
croire mes serments, avant d'être convaincu par
aucune preuve. Alors , de nouveau j'essayai de l'at-
tendrir. Je l'implorais pour ma fille et pour moi :
mes efforts étaient vains , quand tout à coup l'ange
de la mort m'est apparu et m'a dit : « Femme in-
« fortunée , veux-tu m-ourir ? à ce prix ton époux
« te croira. » D'abord, la terreur m'a saisie ; mais
j'en ai bientôt triomphé, et je me suis soumise à
donner ma vie pour convaincre mon époux de mon
innocence. A peine cet acte de résignation s'était-il
accompli dans mon cœur, que j'ai vu ma fille dans
les bras de Sigefroi : il se jetait à mes pieds avec
elle. Alors ma vision a cessé. Ne m'annonçait-elle
pas, mon père, que je dois mourir à l'instant où
le bonheur me sera rendu ?
l'ekmite.
Ne vous aveuglez-vous point, madame? n'est-ce
pas le trouble de votre imagination que vous pre-
nez pour un présage?
GENEVIÈVE.
Non, non. Pendant dix années j'ai éprouvé cette
ferveur religieuse qui nous unit plus intimement
avec les secrets de la nature. La volonté suprême
de la Divinité se fait sentir à moi par des rapports
inconnus aux âmes que remplissent les intérêts de
la terre. Mon père , prêtez-moi , pour quelques ins-
tants, le voile dont vous couvrez les saintes ima-
ges qui sont au fond de votre cellule : je veux par-
ler à mon époux sans qu'il puisse me reconnaître
Dieu ! qu'est-ce que j'aperçois ? un enfant qui s'ap-
proche. Oui , je le vois ; oui , je le sens , c'est mon
fils ! et je ne puis voler vers lui. Il faut me cacher
à ses yeux ; il le faut. {,Elle se retire dans l'ermi-
tage.)
444
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE lïl, SCENE IV.
SCENE IL
ADOLPHE ET SIGEFROI.
ADOLPHE.
Mon père, venez par ici : c'est dans ce même
lieu que j'ai vu cette enfant si jolie que je voulais vous
montrer.
SIGEFROI.
Je ne sais pourquoi , mon fils , j'ai cédé à tes dé-
slrs= Je fuis les hommes , et la présence des enfants
m'inspire un trouble douloureux dont je ne puis
triompher. Comment se fait-il qu'aujourd'hui je
n'aie pu résister à tes désirs ? il n'y avait rien dans
tes prières qui dût m'entraîner ainsi. Mais mon
âme s'attendrissait d'elle-même, et ta voix dispo-
sait de ma volonté.
ADOLPHE.
Mon père , je voudrais bien exercer quelquefois
ce pouvoir sur vous ; j'essayerais de vous arracher
à votre tristesse. Ah ! si ma mère vivait encore ,
nous ne serions pas si malheureux !
SIGEFaOI,
Ta mère ! d'oii vient que tu la nommes ? je t'avais
défendu de m'en parler.
ADOLPHE.
Pardon, mon père, si je renouvelle ainsi votre
peine ; mais la petite fille que j'ai rencontrée m'a
peint si vivement le bonheur d'avoir une mère, que
je n'ai pu m'empêcher de pleurer la mienne avec
vous.
SIGEFBOI.
Avec moi ! qui t'a dit que je la regrette ?
ADOLPHE.
Vos chagrins n'ont coumiencé qu'à sa mort?
• SIGEFEOI.
Nul ne sait ce qui se passe au fond du cœur. La
destinée a tant de moyens de tourmenter l'homme !
qui peut deviner quel est celui qu'elle a tourné con-
tre moi.'
ADOLPHE.
Il est pourtant si aisé d'être content! Courir,
chasser, jouir de ce beau temps, parcourir ces fo-
rêts , sentir qu'on vit seulement , est un plaisir.
SIGEFSOI.
Adolphe , Adolphe , tant qu'on peut exister seul ,
la nature donne mille plaisirs ; mais quand ce mal-
heureux cœur ressent le besoin d'aimer, qu'il est
offensé , qu'il est trahi , qu'importent ce soleil , cet
air pur , ces amusements simples et vifs que l'on ne
peut plus goûter ! Un poids affreux pèse sur mon
âme. Respirer est un effort, m'éveiller un supplice,
et sur tous ces objets qui t'enchantent, je crois
voir planer les ténèbres.
ADOLPHE.
Que dites-vous, mon père?
* SIGEFBOI.
A qui vais-je parler de ma douleur? à cet enfant
qui , sans moi , n'en connaîtrait pas même le nom.
Va , laisse-moi ! va chercher les compagnons de tes
jeux. Laisse-moi!
SCÈNE III.
SIGEFROI, seul.
Malheureuse Geneviève, voilà le fruit de ton
crime ! Dix ans n'ont pu me rendre le calme ; dix
ans n'ont fait que donner à mes chagrins un carac-
tère plus fort et plus sombre. Je hais le sort qui
m'a choisi pour subir de tels affronts ; je ne puis
rien trouver de tendre au fond de mon âme. L'ou-
trage dessèche le cœur. Si j'avais pu douter , si j'a-
vais eu des remords ! oui des remords , je les envie ,
ils me seraient moins amers que les fureurs qui
m'agitent. Si j'avais pu me repentir, dans ce mo-
ment du moins je l'aurais crue innocente ; je l'au-
rais crue fidèle ! mais cette image qui me poursuit
ne cesse d'irriter ma colère, et, cent fois le jour,
je donne âe nouveau la mort à cet objet coupable,
dont le cœur a trahi tant d'amour.
Quelle est cette femme qui s'avance, le visage
couvert d'un voile ? Sa marche est tremblante. Je
devrais aller vers elle. Mais pourquoi témoigner de
la pitié à une femme ? En a-t-elle eu pour moi ,
celle qui pénétra mon cœur de confiance, pour ren-
dre plus acérés les traits de la perfidie?
SCÈNE IV.
GENEVIÈVE, SIGEFROI.
SIGEFEOI.
Madame
GENEVIÈVE.
Seigneur
SIGEFBOI.
Vous chancelez. Asseyez-vous, de grâce. Seriez-
vous la mère de cette enfant que mon fils a rencon-
trée?
GENEVIÈVE.
Oui, seigneur. s
SIGEFBOI.
Et comment vous et votre fille êtes-vous dans ce
désert ?
GENEVIÈVE.
Ma fille y est née , et je ne l'ai pas quittée.
SIGEFBOI.
Son père ne vivait donc plus ?
GENEVIEVE DE BRàBÂNT, A.CTE III, SCENE IV
GENEVIEVE.
Seigneur, il vit; mais il nous avait bannies.
STGEFKOI.
L'aviez-vous offensé ?
GENEVIÈVE.
Non , seigneur.
SIGEFKOI.
Il était donc injuste ?
GENEVIÈVE.
Seigneur, il était trompé.
SIGEFEOI.
Trompé ! c'est impossible. Un père , un époux ne
condamne que quand il est certain du crime.
GENEVIÈVE.
Il n'y a rien de certain pour l'homme que sa
conscience et son Dieu.
SIGEFEOI.
Quand un époux est trahi , quand l'amour et la
foi sont méprisés, ce n'est point assez de bannir.
Non, ce n'est point assez : il faut que la mort
GENEVIÈVE.
Seigneur, mon époux aussi avait ordonné que je
périsse.
SIGEFKOI.
Et comment sa volonté ne fut-elle pas obéie?
Quel lâche, quel perfide, abusant de sa confiance
GENEVIÈVE.
Il VOUS paraît donc bien coupable, seigneur, ce-
lui qui m'a sauvé la vie.'
SIGEFKOI.
Qu'ai -je dit? Pardon, m.adame; es n'est pas à
vous que ce discours s'adresse. Ma destines , mon
malheur me trouble. Vos chagrins aussi donnent
à votre voix des rapports douloureux avec un ob-
jet dont le souvenir m'est horrible.
GENEVIÈVE.
Ce triste objet , seigneur, ne vous fut-il jamais
cher ?
SIGEFKOI.
Sans doute; une fois.
GENEVIÈVE.
Ah ! s'il me fallait haïr ce que j'ai tendrement
aimé, il me semblerait que mon cœur est déjà sous
l'empire de la mort.
SIGEFKOI.
Mais cet époux , qui vous a condamnée, ne vous
est-il pas odieux.'
GENEVIÈVE.
Non , seigneur ; je le chéris encore. Son injus-
tice ne peut effacer de mon cœur ce que j'aimais ,
ce que j'admirais en lui.
SIGEFKOI.
Quoi! votre longue solitude; quoi ! vos mal-
heurs n'ont point aigri votre âme ?
GENEVIÈVE.
Je n'avais point de reproche à me faire. Dieu
me protégeait. Pourquoi donc aurais-je connu les
sentiments amers que la haine seule fait naître.'
SIGEFKOI.
Voulez-vous m'accuser par ces paroles ? préten-
dez-vous que je sois coupable? ne savez -vous
pas?... D'oCi vient que votre voix, que votre pré-
sence, bouleversent mon âme? Toutes les femmes
ont-elles quelques traits de celle qui m'a trahi ?
Otez votre voile, pour que voti'e visage dissipe
mon trouble. Savez-vous que l'ombre de Geneviève
m'est apparue souvent, revêtue du crêpe funèbre
qui vous couvre ! hâtez-vous de rejeter cette per-
fide ressemblance ; ôtez votre voile , ou je croirai
la voir encore, et ma fureur...
GENEVIÈVE , étant son voile.
Seigneur, satisfaites-la.
SIGEFBOI.
Geneviève ! Geneviève ! ô terre ! engloutis-nous.
— Qui vous a sauvée? est-ce l'infâme que vous
m'avez préféré? est-il auprès de vous? je n'ai pu
l'atteindre,. On dit qu'il respire encore : peut-être
est-il caché dans ces forêts ?
GENEVIÈVE.
Seigneur, la solitude de ces lieux est profonde.
— Revenez à vous , et n'y cherchez que moi. Je
ne veux point éviter votre vengeance ; je suis là
pour recevoir la mort, eu pour rae justifier.
SIGEFUOI.
Qu'osez -vous opposer à des preuves sans nom-
bre?...
GENEVIÈVE.
J'en pourrais donner de plus fortes. Mflis si
mon époux ne revient à moi que comme un juge ,
je ne veux pas survivre à ce jour que, pendant dix
années , je n'ai cessé de demander au ciel.
SIGEFKOI.
Dix années, Geneviève !
GENEVIÈV3. ■
Oui , tu vois Eur mon visage les traces profon-
des de la douleur. Rappelle -toi Geneviève quand
tu l'aimais. Comme elle était heureuse! comme
ton amour l'entourait de toutes les prospérités de
la terre! Eh bien! elle était alors moins digne de
ta tendresse que sous ces tristes vêtements, em-
blème de sa misère. Sigefroi , l'on t'a dit que je
ne t'aimais plus , que j'avais profané tout à la fois
et l'amour et l'hyménée , et mon cœur et la Divi-
1 nité. Sigefroi, tii l'as pu croire! Souviens-toi du
446
GENEVIEVE DE BRADANT, ACTE III, SCENE VI.
jour de ton départ, de ce désespoir, de ce déchire-
ment que j'éprouvai , quand tu te séparas de moi.
Ah ! l'absence ne fait souffrir ainsi qu'une âme
fidèle et profonde. Souviens-toi de mon admira-
tion pour tes exploits. Qui jamais aima comme
moi tes vertus et tes charmes ? dans quels yeux
as -tu jamais vu tant de tendresse, tant de res-
pect? Dis-moi, mon âme ne répondait-elle pas
tout entière à la tienne .'* Te restait-il un doute , te
restait-il un nuage quand je tendais la main vers
toi ? et mes regards n'exprimaient-ils pas la vérité
du ciel, la vérité de l'amour.?
SIGEFKOI.
Oui , tu m'as aimé ; je le sais.
GENEVIÈVE.
Sigefroi, je t'aime. Tu as voulu ma mort, celle
de mon enfant ! Seule dans l'univers avec lui, j'ai
disputé sa vie aux animaux , à la terre qui refusait
quelquefois de nous nourrir. J'ai été mère avec
courage, avec dévouement.
SIGEFBOI.
Que dis-tu, malheureuse! oses-tu parler de ta
fille?...
GENEVIÈVE.
N'achève pas ! n'outrage pas son innocence ! Bien-
tôt tu ne douteras plus ni d'elle ni de moi. Maig
si ton cœur se refuse encore à l'accent de l'amour,
écoute un langage plus solennel. Notre vie tout
entière, depuis dix ans, n'est qu'une suite de pro-
diges. Nous devions périr mille fois , sans la pro-
tection du ciel. L'aurait-il accordée à des coupa-
bles ! Ce calme qu'il a mis dans mon sein au milieu
de tous les malKeurs, l'as-tu goûté, Sigefroi , dans
ton éclatante vie? Après dix ans de solitude, pen-
ses-tu que le cœur puisse rester capable de men-
songe? Ah ! qui vécut dix ans- en présence de son
Dieu n'a plus affaire avec les ruses des hommes. Il
me reste peu de temps à vivre, et toi-même, Sige-
froi , tu ne pourrais me rendre le bonheur sur la
terre : j'en ai perdu l'habitude , et mes forces n'y
résisteraient pas. Écoute donc ma voix comme
celle des mourants , je me sens sur les confins de
cette vie et de l'autre. Aimer, 6 mon époux ! ap-
partient à toutes deux. Que mon accent , que mes
paroles dessillent enfin tes yeux, sans qu'il soit
besoin d'aucun autre témoignage. Écoute...
SCENE V.
GENEVIÈVE, SIGEFROI, ADOLPHE,
L'ENFANT.
ADOLPHE.
Mon père , voilà cette petite fille que je voulais
vous faire voir.
SIGEFKOI.
Dieul
GENEVIÈVE.
Sigefroi, m'est-il permis d'embrasser Adolphe...
et ma fille peut-elle...
SIGEFBOI. J
Non, non; la vue de cette enfant a ranimé la fu- 1
reur que votre voix trompeuse avait suspendue.
Mon fils , suivez-moi. Partons.
GENEVIÈVE.
Partir sans que mon fils m'ait reconnue , sans
que ma fille... Non , Sigefroi ; non.
SIGEFKOI.
Laissez-moi.
GENEVIÈVE , se Jetant à genoux.
Eh bien , ange de la mort , qui m'êtes apparu
cette nuit, je vous somme de vos promesses! Il
ne veut croire ni l'amour, ni mes serments ! mais
si j'expire à ses pieds, il ne doutera plus de mon
cœur. Grand Dieu ! recevez-moi dans votre sein.
{Elle s'évanouit.)
l'enfanx.
0 ciel ! ma mère , qu'avez-vous ?
ADOLPHE.
Mon père, approchons - nous de cette femme;
elle se meurt.
SIGEFKOI.
Geneviève, quelle pâleur je vois sur ton front !
Que se passait -il donc de féroce dans mon cœur,
et d'où vient que des sentiments si doux me pénè-
trent soudain ?
SCENE VI.
LES MÊMES, L'ERMITE.
LERMITE.
Seigneur , lisez cet écrit que je vous aurais re-
mis plus tôt, si, par un sentiment trop délicat,
la duchesse de Brabant n'eût pas voulu tenir de
votre amour seul ce que la justice exigeait de vous.
SIGEFKOI.
0 Dieu ! qu'ai -je lu! quelle lumière me frappe !
Où est-il ce monstre qui m'a trompé, cet infâme
Golo ?
l'ekmite.
Seigneur , sa tombe est sous vos yeux.
SIGEFKOI.
Il ne vit plus. Qui donc reste-t-il à punir? qui?
moi , moi seul ! Geneviève est innocente , et j'ai
voulu sa mort ! et pendant dix années elle m'a
fui comme son assassin ! Je n'ose embrasser ses
genoux. Mon fils, prosternez -vous aux pieds de
votre mère.
GENEVIEVE DE BRABANT, ACTE 111, SCENE VI.
447
ADOLPHE.
Juste ciel ! ma mère !
siGEFBOi , à la fille de Geneviève.
Viens dans mes bras , mon enfant.
GENEVIÈVE , ouvrant les yeux.
Que vois-je ? la prédiction est accomplie : ma
fille est dans ses bras , Adolphe embrasse sa mère !
Je puis mourir.
SIGEFROI.
O mon père ! secourez-la. Ce n'est pas pour elle
que la vie est nécessaire. Ah ! cet ange ne sera bien
que dans les cieux. Mais moi , quel asile me reste-
rait-il sur la terre et au delà de ce monde , si la
mort me l'arrachait , la mort que j'ai voulu lui
donner ! 0 Dieu! laissez-moi le temps d'être par-
donné. {J l'ermite.) Mon père...
l'ermite.
Seigneur, votre épouse croyait elle-même que
cet instant serait le dernier de sa vie. Elle-même
l'a souhaité.
SIGEFBOI.
Quoi ! Geneviève , tu veux me quitter ? Ah ! je le
gens, tu ne peux me souffrir. Mais vis, et laisse-
moi mourir ; bannis-moi loin de toi, que j'aille oc-
cuper la grotte solitaire où ma barbarie t'a relé-
guée ! que j'y sois sans un enfant ! que j'y sois
avec des remords ! Ah ! je ne serai point encore
assez puni...
ADOLPHE.
Mon père, je vais chercher du secours : je
vais appeler les chasseurs qui nous suivaient dans
la forêt.
SIGEFEOI.
Va, mon fils, appelle-les. Qu'ils viennent, qu'ils
accourent... ( Adolphe sort. )
l'ebmite.
Seigneur, ne croyez pas que les secours humains
aient le pouvoir de nous rendre Geneviève. Dieu
seul l'a protégée quand vous l'abandonniez ; vos
remords obtiendront -ils qu'elle vive? Avez-vous
dans votre âme une douleur, uurepentirqui puisse,
dans un instant, expier dix années? le ciel peut-
être alors vous exaucera.
SIGEFEOI.
Ah, mon père! que dites -vous? y a-t-il des
larmes, y a -t-il du sang qui rachetât mon crime ?
Parlez.
l'ebmite.
Priez Dieu , priez Geneviève ; son âme sainte et
pure approche , en cet instant , de la céleste de-
meure ! Peut-être s'arrêtera -t-elle à notre voix;
peut-être demandera-t-elle de passer encore quel-
ques jours avec vous sur la terre.
l'enfant.
Non , ma mère n'est qu'endormie ; je suis sûre
qu'elle va me répondre : ah ! son enfant ne l'a ja-
mais appelée en vain. Ma mère! ma mère!
GENEVIÈVE.
Chère enfant !
l'enfant.
Vous le voyez , elle me parle.
SIGEFBOI.
Ciel ! sa main glacée ne serre plus la mienne.
En bénissant sa fille aurait-elle prononcé sa der-
nière parole ? Geneviève ! Geneviève! n'entends-tu
point mes cris? ne sens -tu que l'amour de mère?
ton malheureux époux n'est -il donc rien pour toi !
L'éternel repentir, l'abîme du désespoir est ouvert
sous mes pas : c'est l'enfer que la mort , c'est l'en-
fer que la vie. Où donc est-il le poignard qui sou-
lagerait mon cœur? donnez-le-moi, donnez-le-moi.
ADOLPHE, revenant.
Ils arrivent nos amis, mon père; ils viennent à
notre aide.
l'ebmite.
Mes enfants , voilà votre père accablé par des
regrets, par des tourments qui ne lui laissent plus
aucun empire sur lui-même ; votre mère est expi-
rante. Dans un instant vous pouvez être orphe-
lins. Demandez à Dieu qu'il vous épargne la plus
horrible douleur que l'homme puisse éprouver sur
cette terre. Ah ! quand nous perdons ici-bas ceux
qui nous ont donné la vie , l'image de la Divinité
semble se voiler à nos yeux , et la solitude de la
mort commence.
Prosternez-vous avec moi , pauvres enfants {Ver-
mite et les deux enfants se mettent à genoux) ;
tournez vos regards vers le ciel ! de là viendra l'es-
pérance. Grand Dieu ! ces enfants avec moi vous
demandent la vie de leur mère! prêtez -leur quel-
que temps encore celle qui les a tant aimés , quel-
que temps encore , et vous la rappellerez à vous.
Mais après dix années de souffrances, des instants
de bonheur feront du bien à ces âmes troublées ,
et votre bonté leur rendra la force de vivre et de
vous servir.
ADOLPHE.
Ah! mon père, parlez encore; ce que vous dites
est si vrai !
l'enfant.
Mon père , priez aussi pour moi , car je ne veux
pas vivre sans ma mère.
l'ebmite.
Mes enfants, entendez-vous?....
( On eiitend de la musique dans Véloignement.)
ADOLPHE.
Ne sont-ce pas nos amis qui viennent à nous?
448
LA. SUNAMITE, ACTE I, SCENE I.
LEKMITE.
Mes enfants, le ciel nous a répondu. Regardez !
GENEVIÈVE, revenant à elle.
Sigefroi , mes enfants , quel pouvoir me rend à
la vie?
l'enfant.
Ma mère , Dieu nous a exaucés.
GENEVIÈVE.
Cher époux!
SIGEFROI.
Geneviève ! tu vis ; je te retrouve. Un criminel
tel que moi osera-t-il te contempler? pourra-t-il
exister encore à tes pieds? D'où vient que je ne
puis me livrer à la joie ? d'oii vient que mon âme
repousse encore le bonheur?
GENEVIÈVE,
Un pressentiment t'avertit que ce bonheur ne
peut durer. Allons rendre grâces à l'Éternel des
jours que je puis encore passer auprès de ce que
j'aime. Il m'en reste peu, je le sens ; mais ces jours
seront si doux, qu'ils vaudront une longue vie.
9« e@ ft« &« ««edftO
LA SUNAMITE,
DRAME EN TROIS ACTES ET EN PROSE,
COMPOSÉ EN 1808.
PERSONNAGES.
LA SUNAMITE.
SA SŒUR.
SEMIDA, fille de la Sunamite.
Le prophète ELISÉE.
GUEHAZI , disciple d'Elisée.
Jeunes filles de Sunem. j
Musiciens. | personnages muets.
Habitants de Sunem. J
*ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une salle préparée pour une fêle.
SCENE PREMIERE.
LA SUNAMITE et sa SŒUR.
LA SUNAMITE.
Ma sœur, aide-moi , je t'en prie, à décorer cette
salle; entoure ces colonnes avec des guirlandes de
fleurs. On va bientôt venir, et je veux que ma fille,
que Semida , soit contente des préparatifs de la fête.
LA SŒUB.
Cela te sera bien aisé. Tu sais bien, ma sœur,
que c'est pour toi qu'elle se prête à tous les plai-
siers bruyants de ta maison. Semida est sérieuse
et timide ; la crainte du Seigneur la remplit : si
elle n'avait pas peur de t'affliger , elle fuirait les
danses et les concerts qui attirent ici les habitants
de Sunem , et se promènerait solitaire avec nous
dans la forêt des cèdres , ou sur les bords du Jour-
dain.
LA SUNAMITE.
Et veux -tu que je dérobe à tous les yeux ses
grâces et sa beauté ? toutes les mères d'Israël m'en-
vient. J'aime à me parer de Semida.
LA SŒUK.
Élève-la pour elle, et non pour toi. Laisse-la
passer dans la paix les jours de son enfance ; tu as
de l'orgueil, ne le mêle pas à l'amour maternel :
la source en est si pure, faut-il la troubler ? quand
tu étais pauvre, tu servais mieux le Très-Haut.
Le saint prophète Elisée, qui aimait ton époux
parce qu'il était pieux , vous a miraculeusement
enrichis, en remplissant vos vases d'une huile pré-
cieuse qu'on recherchait partout dans l'Orient.
Tant que ton époux a vécu , ces biens , nouvelle-
ment obtenus, étaient la fortune du pauvre; mais
depuis sa mort , la beauté de ta fille a séduit ton
cœur; tu veux la montrer à tous les regards. Il
vient ici des hommes et des femmes qui ne croient
pas au vrai Dieu ! Comment , en effet , peut-on re-
cevoir la foule dans sa maison sans y rencontrer
le méchant? Elisée ne t'avait point fait ces riches
dons pour les dissiper dans la fumée des festins ,
ni pour les prodiguer à ces joueurs d'instruments
étrangers , qui enseignent à ta fille l'art de se faire
admirer.
LA SUNAMITE.
Je respecte Elisée , ma sœur, et parmi ses bien-
faits tu ne rappelles pas le plus grand de tous.
C'est lui qui a demandé pour moi au ciel que je
donnasse le jour à Semida.
LA sœuB.
Tes prières, appuyées par le saint prophète,
t'ont fait obtenir la consolation des jours mauvais ;
un enfant, une fille qui rafraîchira ton cœur,
comme la rosée, quand l'âge le flétrira. Mais as-tu
donc oublié le vœu solennel de ton époux? Quand
Semida vint au monde, il promit à Dieu de la con-
sacrer, jusqu'à l'âge de seize ans, au culte des saints
autels. Tu es de la tribu de Lévi , et les prêtres
ont accepté ton enfant, quand son père l'a présen-
tée au tabernacle. Depuis un an déjà elle devrait
vivre au milieu des filles pieuses qui chantent les
L4 SUINAMITE, ACTE I, SCENE
louanges de l'Éternel, brûler l'encens dans le sanc-
tuaire, filer les vêtements de lin des sacrificateurs,
et ne jamais se montrer que dans le temple. Ton
époux est mort quand Semida était encore au ber-
ceau ; mais à présent qu'elle pourrait accomplir le
vœu de son père , d'où vient que tu lui caches sa
vocation sainte? d'où vient que tu as exigé de moi
de ne pas la lui apprendre? Ne frémis-tu donc pas
des menaces prononcées contre ceux qui manquent
aux promesses faites à l'Éternel?
LA SUNAMITE.
Ce n'est pas moi qui me suis liée par cette pro-
messe insensée.
LA sœuK.
Ton époux , en mourant , t'avait chargée de l'ac-
complir.
LA SUNAMITE.
Il était vieux; il n'attachait plus de prix aux
louanges des hommes. 11 aurait voulu que la jeu-
nesse marchât timidement dans la vie, coname sur
le bord de la tombe.
LA SCEUH.
S'agit-il de le juger, quand il faudrait lui obéir?
LA SUNAMITE.
Quoi, ce qu'il y a de plus charmant sous le so-
leil serait enfoui dans l'obscurité ! Les arts enchan-
teurs cultivés par Semida ajoutent un nouvel éclat
à ses charmes, et le bruit de sa beauté se répandra
dans Israël , comme le parfum des citronniers.
Pourrais-je immoler ses jours brillants à la sondjre
tristesse d'un vieillard?
LA sœuB.
Ne sais -tu donc pas, ma sœur, à quel prix il
faut obéir à la volonté du Très -Haut? Pourquoi
le patriarche Abraham leva-t-il le couteau sur son
fils Isaac? pourquoi Jephthé le plongea-t-il lui-
même dans le sein de sa fille ? c'était pour accom-
plir un vœu fait au Dieu d'Israël ! Et toi , ma sœur,
et toi, comment oses -tu te révolter contre une
privation légère, quand nos pères se sont soumis
à de si terribles sacrifices ?
LA SUNAMITE.
J'aurais élevé ma fille avec tant de soin , pour
qu'elle languît dans le temple !
LA SŒUB.
Y languir ! Ma sœur, elle s'y préparerait, jusqu'à
l'âge de quinze ans, à toutes les vertus qui doivent
la rendre un jour plus chère à son époux. Lorsque
Elisée est venu dans ta maison , il y a un an , ne
t'a-t-il pas reproché l'oubli des saintes promesses
que je te rappelle en vain ?
LA SUNAMITE.
Le prophète a gardé le silence sur ces promesses.
I.
449
LA sœuH.
Ne crois pas qu'il les ignore. Ma sœur , s'il se
tait, c'est qu'il te livre à ta conscience.
LA SUNAMITE.
Si j'ai trop aimé Semida pour accomplir un vœu
cruel , Elisée pardonnera cette faiblesse au cœur
d'une mère.
LA sœuK.
Peux-tu donc t'aveugler sur la sévérité des pro-
phètes ? Elisée n'est-il pas le disciple d'Élie , qui
remplissait tout Israël de terreur?
LA SUNAMITE,
Tout Israël dira que ma fille est la plus char-
mante des filles d'Abraham. L'enfance jette encore
un voile sur les traits et sur les regards de Semida ;
mais qui jamais égalera sa beauté, quand sa taille
s'élancera comme le palmier , et que la fraîcheur
du matin colorera ses joues ? Non , je ne cacherai
pas ma colombe dans les déserts. Que les palais
soient sa demeure ; que l'or et les fleurs lui servent
de parure. Peut-être un jour sera-t-elle choisie par
l'un de nos rois pour partager son trône. Ma sœur,
ne trouble pas les rêves de mon bonheur ! Tu vas
voir Semida ; tu l'entendras jouer de la harpe :
ainsi jadis David charmait , par ses accords , Saùl
furieux. Une femme de Babylone lui a appris une
danse nouvelle, qui fait admirer ses pas si légers
et si rapides. Ma sœur, prends part à ma joie.
LA sŒua.
Tu as bien plus de science que moi , ma sœur.
Les hommes de la Chaldée, qui ont étudié le cours
des astres , t'ont révélé les secrets de leur art. Moi ,
j'ai vécu toujours seule dans la maison de notre
père , et je ne suis venue auprès de toi que quand
la mort de ton époux t'a fait souhaiter une com-
pagne fidèle. Mais j'en crois Salomon , qui défend
de se livrer aux vanités de la terre ; et quand le
vœu qui pèse sur toi ne m'épouvanterait pas , je
souhaiterais que Semida fût élevée dans la simpli-
cité du cœur.
LA SUNAMITE.
Elle ne la perdra point; elle restera modeste,
et c'est moi qui serai fière. Ah ! que d'années de
triomphe et de bonheur sont réservées à Semida.
*LA sœuK.
Ma sœur, peux -tu parler de l'avenir avec cette
confiance? Ta fille, hélas ! est bien loin d'y comp-
ter ainsi, et je trouve dans son regard une tristesse
qui me serre souvent le cœur.
LA SUNAMITE.
Semida est une créature céleste! tu prends pour
de la tristesse ce recueillement de l'âme , qui lui
fait deviner ce que l'âge apprend aux autres. Elle
450
LA. SUNAMITE, ACTE I, SCENE II,
n'a point , il est vrai , l'insouciante gaieté de l'en-
fance, mais la douceur des anges se peint toujours
sur son front. Regarde , la voilà !
SCENE IL
LA SUNAMITE, LA SOEUR, SEMIDA.
LA SUNAMITE.
Semida , idole de mon cœur, sois la bienvenue.
Mais pourquoi donc ta parure est-elle si négligée?
Dans une heure la fête commence, et tu n'as point
mis sur ta tête les fleurs que j'ai cueillies pour toi.
SEMIDA.
Pardonne-moi, ma mère; je ne l'ai pu.
LA SUNAMITE.
Tes yeux se remplissent de larmes. D'oij vient
donc cet air sombre, quand des succès si brillants
te sont préparés .-'
SEMIDA.
Ma mère , je n'ose 1* le dire; tu me trouveras
trop enfant, et tu auras raison, sans doute.
LA SUNAMITE.
Ma fille, tu ne m'as jamais laissé ignorer ce qui
se passait dans ton âme.
SEMIDA.
. Jamais.
LA SUNAMITE.
Eh bien, t'en es-tu mal trouvée? n'as-tu pas été
heureuse jusqu'à ce jour ?
SEMIDA.
Sans doute, j'ai été heureuse, puisque tu m'as
aimée : c'est par toi, c'est pour toi que j'ai connu
la vie , et je n'ai rien éprouvé que ton cœur ne
m'ait fait sentir. Néanmoins, ce matin j'étais seule,
et
LA SUNAMITE.
Achève, mon enfant.
SEMIDA.
J'étais assise auprès de ton lit , dans cette place
où tu as coutume de me donner des leçons. Je
pensais à toi , ma mère ! j'ai pris les roses dont lu
m'as fait une couronne , et je me suis levée pour
m'en parer , afin de te plaire ; mais voilà que tout
à coup, à la place même queg'avais occupée, j'ai
vu, le croiras-tu? ne te paraîtrai-je pas insensée?
j'ai vu ma propre figure telle que l'onde du Jour-
dain me l'a souvent répétée; cependant, elle était
beaucoup plus pâle que moi , et des roses toutes
semblables à celles que je tenais encore dans ma
main étaient placées sur sa tête : mais d'ailleurs ,
tous ses traits étaient les miens. Je me voyais , je
me regardais moi-même, et je frémissais à mon
aspect. Ma figure qui te plaît, ma mère, si tu l'a-
vais vue , comme un fantôme , elle ne t'aurait plus
inspiré qu'une affreuse terreur.
LA SUNAMITE.
Mon enfant, dissipe ton effroi ; tes yeux éblouis
par un rayon de lumière ont sans doute produit
cette fausse apparence, et ton imagination trou-
blée aura secondé le hasard.
LA SCEUB , parlant bas à la mère.
Ma sœur, ne sais-tu donc pas que la Pythonisse
d'Endor , celle qui évoqua l'ombre de Samuel en
présence de Saùl, disait que de toutes les visions,
la plus funeste, c'est quand notre propre figure
nous apparaît? Ma sœur, je t'en prie, renvoie la
fête, et jette ces roses; tu détourneras peut-être
ainsi le malheur qui te menace !
LA SUNAMITE.
Comment ton esprit peut-il s'occuper de pareil-
les chimères? es-tu donc encore dans les ténèbres
de l'ignorance, pour que de semblables pensées
s'offrent à toi ?
LA SCEUK.
Un cœur timide devine mieux le mystère qu'un
esprit présomptueux. Qu'y a-t-il donc de si clair
ici-bas que l'homme puisse expliquer? l'obscurité
couvre même les cieux; ils en sont revêtus comme
d'un habit de deuil; et toi, ma sœur, tu crois tout
voir et tout comprendre.
LA SUNAMITE.
Regarde Semida, comme elle est charmante au
milieu de ces fleurs, comme une fête lui sied bien!
déjà le nuage qui voilait ses regards se dissipe.
Chère enfant, la salle te paraît-elle bien ornée ?
SEMIDA.
Oui, ma mère, sans doute : n'est-ce pas toi qui
as tout ordonné ! Mais j'aime mieux nos jours de
retraite avec toi, avec ta sœur; mon âme est plus
à l'aise; toujours la foule m'oppresse.
LA SUNAMITE.
Quoi donc! alors même qu'elle te loue avec
transport ?
SEMIDA,
Ma mère , je me sens plus de joie quand tu me
dis seulement : Ma fille , c'est bien.
LA SUNAMITE.
Mille voix dans Israël seront un jour l'écho de
ce simple mot : C'est bien.
SEMIDA.
Ne m'a-t-on pas dit que l'envie succède souvent
à la louange ? et si l'on me haïssait une fois , ma
mère, cela m'affligerait bien plus que jamais les
fêtes ne m'ont réjouie.
LA SUNAMITE.
Te haïr! que dis-tu, Semida? ya, ce serait blas-
I
LA SUNÂMITE, ACTE I, SCENE III.
451
I
phémer la plus touchante image de la bonté céleste.
SEMIDA.
Ma mère, ne me gâte pas, je t'en prie : un en-
fant doit être humble et modeste, et je crains de
cesser de l'être , quand ta voix me fait entendre
de si flatteuses paroles. Mais d'où vient que le
saint prophète ne nous a pas visitées cette année ?
Tous les printemps, à cette époque, il vient passer
quelques jours dans ta maison ; tu m'as dit qu'il
n'y avait jamais manqué depuis ma naissance.
LA SUNAMITE.
Il arrivera peut-être aujourd'hui, ma fille; c'est
le premier jour de la lune de Sivan qu'il a coutume
de s'établir sur le mont Carmel, au pied duquel
notre maison est bâtie.
SEMIDA.
Je voudrais qu'il ne vînt pas aujourd'hui ; il
n'aime pas les fêtes, lui;~il vit si solitaire; il prie
Dieu avec tant d'ardeur ! Son front austère, ses
traits sillonnés par la vieillesse n'ont rien qui m'in-
timide; je voudrais passer ma vie avec lui. Cet
homme qui fait si peur aux méchants et que les
bons abordent avec tant de respect, il daigne se
faire entendre d'un enfant, et au fond de mon cœur
je comprends tout ce qu'il dit.
LA SŒUB.
Semida, tu as bien raison d'aimer Elisée; mais
je crains que cette année nous ne le voyions pas.
LA SUNAMITE.
Ma sœur, rassure-toi ; sans doute il est près d'ici,
car j'aperçois Guehazi , son disciple , qui dirige ses
pas vers notre maison.
SCENE III.
GUEHAZI, LA SUNAMITE, LA SŒUR,
SEMIDA.
SEMIDA.
Guehazi, te voilà, que j'en suis aise! Dis-moi,
ton digne ami et le nôtre , Elisée , va-t-il venir ?
GUEHAZI.
Non, Semida, vous ne le verrez pas.
LA SUNAMITE.
Lui serait-il arrivé quelque malheur ?
GUEHAZI.
Sunamite, l'homme que Dieu protège n'est point
atteint par les coups aveugles du sort.
LA SUNAMITE.
Et quel est le motif qui le retient loin de nous ?
GUEHAZI.
Il n'est pas loin de vous ; ce soir même il doit se
reposer sur le mont Carmel.
LA SUNAMITE.
Pourquoi donc me refuse-t-il sa visite accou-
tumée .*•
GUEHAZI.
Tu n'as pas, dit-il, besoin de lui ; et les fêtes
qui retentissent dans ta maison ne conviennent pas
à sa vieillesse.
SEMIDA.
Ah ! dis-lui, Guehazi, que ces fêtes seront bientôt
passées. Je jouerai de la harpe, je danserai bien
vite, et dès que j'aurai fini, j'irai près d'Elisée.
GUEHAZI.
Charmante Semida, Elisée, mon respectable
maître , n'a point détourné son affection de toi.
LA SUNAMITE.
Guehazi, demain j'irai trouver le saint prophète,
et j'espère qu'il ne blûrnera point nos innocents
plaisirs.
GUEHAZI.
En est-il d'innocents quand l'orgueil s'y mêle ?
LA SUNAMITE.
L'orgueil maternel.
GUEHAZI.
K'importe : le Dieu d'Abraham punit aussi
celui-là.
SEMIDA.
Guehazi, blâmerais-tu ma mère? Elisée la blâ-
imerait-il ? Conduis-moi près de lui, que je lui dise
combien elle m'aime , combien elle me rend heu-
reuse. C'est ma faute d'être quelquefois triste les
jours de fête; car c'est pour moi, pour moi seule
que ma mère arrange tous ces plaisirs.
GUEHAZI.
Chère enfant , tu es quelquefois triste les jours
de fête; eh bien, tu seras consolée dans les jours
de l'adversité. Qui sentit la tristesse que recèlent
les joies humaines, connaîtra l'espérance que Dieu
renferme encore au sein du malheur.
LA SUNAMITE.
Guehazi , ta jeunesse est sombre et sévère.
GUEHAZI.
Puisse le sort ne l'être pas davantage envers toi !
LA sœuR.
Dis au saint prophète que toutes ses paroles
sont restées gravées dans mon cœur.
GUEHAZI.
Il le sait. {Une musique de fête se fait entendre.)
Mais qu'est-ce que j'entends ?
LA SŒUB.
Ce sont les joueurs de flûte qui annoncent le
commencement de la fête.
GUEHAZI.
Cette musique triomphante me remplit malgré
moi d'un pressentiment douloureux. — Sunamite,
452
Là SUNAMITE, ACTE I, SCENE IV.
lu as connu le Dieu de bonté ; mais connais-tu le
Dieu terrible, et sais-tu quels soupirs il peut arra-
cher du cœur des humains ? Adieu. Parmi les habi-
tants de Sunem que tu reçois aujourd'hui , il en est
beaucoup qui sont ennemis de mon maître ; je vais
me hâter de le rejoindre, pour qu'il ne traverse pas
seul la foule dont ta maison est entourée. Adieu.
SCENE IV.
SEMIDA , LA SUNAMITE , LA SOEUR.
SEMIDA.
Il est bon, Guehazi ; il aime tant Elisée !
LA SUNAMITE.
Les jeunes disciples exagèrent les leçons de leur
maître, et font haïr la doctrine qu'ils sont chargés
de répandre.
SEMIDA.
Tu juges ainsi Guehazi, ma mère; je te crois.
Mais, livrée à moi-même, je serais tentée, tout
enfant que je suis, d'être sérieuse comme Guehazi ;
et sans toi je sens que j'ignorerais l'art de plaire
aux étrangers.
LA SUNAMITE.
Va, mon enfant, je ne t'ai rien appris, et mon
cœur s'en glorifie. Mais hâte-toi donc de te parer :
jamais nous n'avons passé si tristement les heures
qui précèdent une fête. {Aux jeunes Sunamites
qui arrivent dans le fond de la salle.) Venez, filles
de Sunem , venez placer sur la tête de ma fille la
couronne du printemps.
LA SOEUE.
Quoi ! ma sœur, tu peux te résoudre à parer ta
fille de ces roses ?
LA SUNAMITE.
Eh ! pourquoi ne le ferais-je pas?
LA SŒUK.
Cette vision, ce fantôme
LA SUNAîlITE.
Comment peux-tu les rappeler ?
LA SCEUR.
Ah ! ma sœur, je t'en conjure, songe aux pré-
sages funestes qui ont annoncé ce jour.
LA SUNAMITE.
Je songe à la beauté de Semida.
{Elle ajuste la parure de sa fille.)
SEMIDA.
Merci , ma mère. — Me voilà donc comme le fan-
tôme, et la couronne est sur ma tête; mais c'est
de toi que je la tiens , elle ne peut me porter mal-
heur.
{Des joueurs d'instruments , des jeunes gens et
des jeunes filles de Sunem arrivent sur la scène.)
LA SUNAMITE.
Apportez la harpe de ma fille; accompagnez-la;
mais ayez soin que vos instruments ne couvrent
point ses accords.
LA SOEUR.
Asseyez-vous ici ; ma sœur va rester auprès de
sa fille.
{Semida joue de la harpe.)
Je crois que jamais Semida n'a mieux joué que
ce soir. Quels sons enchanteurs !
LA SUNAMITE.
Qu'il est touchant , l'air qu'elle a fait entendre !
Comme ses yeux parlaient! comme son âme s'y
faisait voir 1
SEMIDA, se levant.
Ma mère , es-tu contente ?
LA SUNAMITE.
Oh ! mon enfant, comment te le dire assez !
SEMIDA.
Jamais la musique ne m'a tant émue qu'aujour-
d'hui ; j'étais prête à pleurer en jouant; il me sem-
blait que je voyais au-dessus de ma tête des anges
qui m'appelaient pour m'unir à leurs concerts. Je
résistais à leur voix si douce , ma mère, car je ne
voulais pas te quitter. Mais je ne sais quel attrait
mystérieux m'enlevait à la terre. J'ai bien fait de
finir; je commençais à me troubler.
LA SŒUK.
N'est-elle pas trop fatiguée pour danser?
LA SUNAMITE.
Oh! non; elle danse si bien. West-il pas vrai,
Semida ? tu peux essayer les pas nouveaux que la
femme de Babylone t'a enseignés ?
SEMIDA.
Je le ferai, ma mère, puisque tu le désires;
mais embrasse -moi avant que je commence; je
sens que j'en ai besoin.
{Elle danse au son des instruments. )
LA SŒUR.
Ma sœur, ne vois-tu pas?
LA SUNAMITE.
Quoi? — Ne me distrais pas, je t'en prie; mon
ravissement est inexprimable.
LA SŒUR.
Ton ravissement ! Et tu ne vois donc pas qu'elle
pâlit; elle va tomber, elle tombe.
{Semida chancelle; la musique cesse.)
LA SUNAMITE.
Ma fille ! ma fille !
SEMIDA , portant la main à son front.
Ma mère, ce n'est rien; mais je souffre un peu.
Fais cesser les instruments , je t'en prie ; ils m'é-
tourdissent.
LA SUNAMITE.
Ma fille, on ne les entend plus.
I
LA SUNAMITE, ACTE II, SCENE I.
453
SEMIDA.
Ah ! je les entends toujours.
LA SUNAMITE.
O ciel ! comme son cœur bat avec violence !
SEMIDA.
Ma mère! ôte-moi ces roses; leur parfum me
fait mal.
LA SUNAMITE.
Arrachez toutes les fleurs ; couvrez cette maison
de deuil. Qu'ai-je fait ? Juste ciel ! Ma fille !
SEMIDA.
Ma mère, emporte-moi loin d'ici; le bruit de la
fête me fait mourir : je ne peux plus le supporter.
LA SUNAMITE.
Ah, ciel! et c'est moi qui l'ai voulu. Semida,
viens dans mes bras ; viens , que Dieu te protège ,
et que le sacrifice de ma vie sauve la tienne !
««««««ft«o«e«
ACTE SECOND.
Paysage aride, au pied du mont Carmel.
SCÈNE PREMIÈRE.
ELISÉE, GUEHAZI.
GUEHAZI.
Ah! mon maître, que je craignais pour toi au
milieu de cette foule insolente, qui outrageait ta
vieillesse par ses rires dédaigneux et moqueurs !
ELISÉE.
Mon fils , crains pour ceux qui ont bravé le dieu
d'Abraham dans son prophète ; aujourd'hui même
ils vont disparaître de la terre.
GUEHAZI.
Ces jeunes gens insensés ne sèment que le vent,
et ne recueilleront que la tempête. Ils avaient as-
sisté à la fête donnée par la Sunamite : d'où vient
donc qu'elle a duré si peu de temps ?
ELISÉE.
Un grand malheur l'a troublée.
GUEHAZI.
Je le craignais.
ELISÉE.
Une promesse avait été faite à l'Éternel , et la
Sunamite ne l'a point accomplie : la vanité s'est
emparée de son âme , et en a chassé la crainte du
Tout-Puissant. Malheureuse mère! je la plains.
Quand les méchants sont punis, mon âme en de-
vient plus forte; je sens le bras de l'Éternel qui
les frappe et nous soutient. Mais quand la foudre
tombe sur le faible, le serviteur de Dieu est lui-
même épouvanté.
GUEHAZI.
0 mon père ! si toi aussi tu redoutes les juge-
ments du Très-Haut, quel homme oserait se pré-
senter sans crainte devant ses autels ?
ELISÉE.
Guehazi, tu n'as pas connu mon maître. Que
suis-je auprès d'Élie, de ce saint homme qui a
porté la terreur sur le trône d'Israël , et fait trem-
bler les rois coupables ? L'âme de ce divin prophète
était plus digne que la mienne d'être le sanctuaire
du Très-Haut. Néanmoins une voix secrète se fait
entendre au dedans de moi , me pénètre et me con-
duit; etjamais, jusqu'il ce jour, je ne lui ai désobéi. ,
L'homme n'est point fort de sa force, et c'est l'appui
de l'Éternel qui fait une colonne du roseau. Élie,
le terrible Élie commandait aux éléments , mar-
chait d'un pas sûr à travers les vagues de la mer ,
et la terre effrayée se taisait devant lui. Il m'a
soutenu par sa divine amitié; il m'a donné la main
quand je chancelais sur les flots , et son manteau
sacré couvre encore mes faiblesses aux yeux du
Tout-Puissant.
GUEHAZI.
Mon père , Élie vit-il encore ? Je t'entends l'in-
voquer souvent , depuis qu'il a quitté la terre : te
répond-il ?
ELISÉE.
Mon fils, il n'est point accordé aux hommes de
savoir si les justes échappent au tombeau et sont
admis dans le ciel. Le peuple d'Israël, si souvent
enclin à l'idolâtrie, ne s'inquiète que de la terre, et
ne demande à son Dieu que des vignes fécondes ,
des moissons abondantes et de .longs jours ici-bas,
passés dans les plaisirs.
GUEHAZI.
Ah ! si la Sunamite perdait son unique enfant ,
ne lui dirais-tu pas qu'elle peut le revoir un jour?
ELISÉE.
Mon fils, je n'ai point reçu du ciel la mission
d'annoncer une seconde vie après la mort. Imite
mon silence.
GUEHAZI.
Mon père , tes commandements me sont sacrés
comme s'ils étaient prononcés par l'Éternel lui-
même, sur le mont Sinaï. Les passions de ma jeu-
nesse s'apaisent à ta voix; et, loin de me plaindre
de la vie que nous menons ensemble sur les mon-
tagnes et dans les déserts, je voudrais ajouter
encore aux austérités que nous bravons , pour me
rendre plus digne d'être ton disciple.
ELISÉE.
Mon fils , supportons les souffrances nécessaires
pour convaincre les hommes de la vérité de nos
454
LA SUNAMITE, ACTE IJ, SCENE II.
paroles ; mais n'ajoutons rien à ce qu'il faut : ne
souhaitons pas même que nos misères soient aggra-
vées, carl'orgueilpourrait s'y complaire; l'orgueil,
le plus grand crime de l'homme envers le ciel.
C'est ainsi que la Sunamite... Mais la voilà; c'est
elle que j'aperçois là-bas, venant à nous, pâle, les
cheveux épars. Ah! quel spectacle déplorable, et
que la créature est à plaindre, quand son Dieu ne
la protège plus !
SCENE IL
LA SUNAMITE , ELISÉE, GUEHAZI.
LA SUNAMITE , se jetant aux pieds d'Elisée.
Elisée! Éhsée ! ma fille est mourante; viens à
son secours ; viens.
ELISÉE.
Relève-toi , Sunamite ; il ne m'est plus permis de
retourner dans ta maison.
LA SUNAMITE. , •
Qu'ai -je fait, juste ciel! pour attirer sur moi
cette malédiction redoutable ?
ELISÉE.
Le Seigneur t'avait donné cet enfant si vive-
ment désiré , et ton époux l'avait voué au culte des
autels ; mais tu n'as pu te résoudre à soustraire ta
fille aux applaudissements des hommes , et tu as
voulu pour elle les louanges des insensés et l'ad-
miration des impies.
LA SUNAMITE.
Offensais -je la Divinité en mettant en lumière
les dons qu'elle m'avait faits ?
ELISÉE.
Il fallait les lui consacrer.
LA SUNAMITE.
Eh bien , si j'ai été coupable , je me bannirai de
ma maison ; j'irai vivre dans l'obscure cabane de
mon père : il ne me restait point d'autre bien,
quand tu m'as donné cette fortune dangereuse qui
a excité mon ambition pour ma fille. Je ne l'ins-
truirai plus, je ne serai plus avec elle; seulement,
quand les jours de fête elle ira porter au temple
les prémices des fleurs et des fruits , je la regarde-
rai passer, et je la bénirai dans mon cœur : la bé-
nédiction de sa mère ne saurait lui faire de mal. —
Va , saint homme ; va près d'elle ! je ne suivrai
point tes pas : je vais rester seule ici dans les mon-
tagnes. Si je souffre , je croirai que mes maux sont
acceptés par l'Éternel à la place de ceux de Semida.
J'errerai de loin autour de sa maison, et quand
elle sera guérie , mon père , tu feras partir dans les
airs une colombe , pour m'en donner le signal : je
la verrai , cette colombe de paix ; je saurai que les
jours de ma fille sont assurés , et je me prosterne-
rai pleine de joie devant TÉternel et devant toi.
ELISÉE.
0 femme ! que n'as-tu plus tôt éprouvé ces
humbles sentiments!
LA SUNAMITE.
Un jour d'infortune en apprend plus au cœur
que dix ans de prospérité.
ELISÉE.
Cruelle leçon qu'un arrêt irrévocable !
LA SUNAMITE.
Que veux-tu dire, irrévocable? Semida vit; elle
souffre, il est vrai : je le sais , elle est pâle, abat-
tue ; la rose de Saron ressemble maintenant au lis
de la vallée ; mais si tu le veux , elle va relever sa
tête ; si tu le veux...
ELISÉE.
La volonté du ciel est ma seule puissance.
LA SUNAMITE.
Et le ciel voudrait-il punir Semida des fautes de
sa mère ? Ma fille est innocente de l'orgueil qu'elle
m'inspirait ; elle ignorait le vœu qui l'attachait au
service des autels. Dans mon aveuglement coupa-
ble, j'ai pris soin de le lui cacher; mais un instinct
secret semblait la disposer à suivre les désirs de
son père. Vingt fois , aujourd'hui même, son cœur
a repoussé cette fête qu'un acharnement fatal me
faisait vouloir. C'était à toi qu'elle pensait , mon
père ; c'était à toi que son cœur avait besoin do
s'ouvrir. Guehazi en est témoin; qu'il le dise :
ma fille prenait- elle aucune part aux vains plai-
sirs que je préparais pour elle ? ne s'y refusait -
elle pas , autant que le permettait sa soumission
angélique ^
GUEHAZI.
Oui , je l'alteste.
ELISÉE.
N'importe. Le Dieu de Rloïse n'a-t-il pas dit que
les fautes des pères seraient punies sur les enfants ?
n'est-ce pas sur le mont Sinaï , au milieu des éclairs
et de la foudre , que cette vérité terrible fut pro-
clamée ?
LA SUNAMITE.
Non , ce n'était pas assez de la foudre pour ac-
compagner une si redoutable menace; il fallait
frapper de stérilité le sein des mères. Dieu ! je pour-
rais être la cause de la mort de mon enfant ! Eli-
sée, devais-tu donc implorer le Dieu d'Abraham
pour que je donnasse la vie à Semida ! Que ne me
disais -tu que l'amour maternel était un piège fu-
neste que le ciel même tendait à mon malheureux
cœur !
LA SUNAMITE, ACTE II, SCENE II.
455
ELISEE.
Prends garde , ô femme ! prends garde ; l'esprit
de rébellion est prêt à s'emparer de toi.
LA SUNAMITE.
Et qu'ai-je à craindre encore, si je perds mon
enfant ? de quel supplice plus horrible l'Éternel lui-
même pourrait-il me menacer.^ Ah ! chaque instant
qui s'écoule est mortel pour Semida ! Pars , au
nom de la pitié que l'homme doit à la misère de
l'homme, pars.
ELISÉE.
Je ne puis. Un ordre suprême me défend de te
suivre.
LA SUIMAMITE.
Eh bien, il te reste du moins un pouvoir. Pré-
cipite-moi dans la tombe oij nos pères m'atten-
dent : périsse le jour où je naquis ! qu'il soit un jour
de deuil ; que les deux lui refusent la lumière , et
que les ténèbres éternelles s'en emparent ! Pour-
quoi la miséricorde du Très-Haut ne m'a-t-elle pas
repoussée des portes de la vie.? ai -je demandé de
naître pour recevoir le jour à ce prix ? Ah ! cette
terre n'est qu'une vallée de larmes. Le juste comme
l'injuste s'y traîne dans les tourments, ou plutôt
ce sont les bons , les bons seuls qui souffrent ; et
quand le cœur est plein d'affection et de tendresse ,
c'est alors que l'Éternel le perce de ses flèches , et
le choisit pour victime de ses terribles jugements.
ELISÉE.
Malheureuse ! qu'as - tu dit ? Oses - tu contester
avec l'Éternel , et juger ses desseins ! Ils sont pla-
cés dans les hauteurs des cieux ; qui pourrait y
atteindre ? Ils pénètrent jusque dans les profon-
deurs des abîmes ; qui les y découvrira ? IMalheu-
reuse ! tes paroles sont comme le vent impétueux
qui renverse tes dernières espérances. Que sais- tu
donc sur la vie que nous ne sachions pas .•" Et la
vieillesse nous est-elle arrivée sans que nous ayons
souffert ? Mais les consolations de la piété nous
ont soutenu , et tu les as dédaignées. Pourquoi ce
désespoir , pourquoi ces regards irrités ? cesse de
révolter contre ton Créateur le souffle de vie qu'il
t'a donné. De quoi te plains-tu , femme coupable ?
tu as refusé ta fille à ton Dieu qui la demandait; il
t'a longtemps avertie par ma bouche ; ne compre-
nais-tu pas mes paroles mystérieuses ? Il m'était
défendu d'appeler la clarté sur l'œuvre des ténè-
bres ; mais ne t'ai-je pas dit qu'il n'y avait rien de
caché pour l'Éternel ? Ne t'ai-je pas dit que lors-
qu'il parlait d'un ton sévère , la source des eaux
était tarie, et la vie humaine desséchée dans sa
fleur.' Le ciel t'avait accordé cette fille dont la
beauté même devait t'enseigner la gloire de Dieu
sur la terre ; mais tu en as fait ton idole comme
les impies , tu as voulu l'entourer des hommages
de l'univers. Eh bien , l'idole est périssable , et ton
fol amour...
LA SUNAMITE.
Que dis-tu, ma fille.?... réponds-moi.
ELISÉE.
C'en est fait ! Semida ne vit plus.
LA SUNAMITE.
Je me meurs.
( Elle tombe sans connaissance. )
GUEHAZI.
Ah ! mon père , il est donc vrai , le malheur de
cette pauvre femme est accompli , tu ne peux rien
pour elle!
ELISÉE.
Qui réveillera les morts de leurs tombeaux ?
GUEHAZI.
Celui dont la prière est toute -puissante, toi,
mon père , oui , toi.
ELISÉE.
Je n'ai jamais remporté de triomphe sur le sé-
pulcre.
GUEHAZI.
Le roi d'Israël était prêt à mourir, il implora
ton appui, et quinze ans de vie furent ajoutés à
ses jours. *
ELISÉE.
Il vivait encore, et il n'était pas révolté contre
le malheur, comme cette femme passionnée.
GUEHAZI.
Ah ! si du moins cette pauvre mère savait que
dans les régions éthérées sa fille vivra peut-être
auprès d'Élie , elle pourrait supporter la perte qui
l'accable.
ELISÉE.
Non , la Sunamite n'accepterait point des espé-
rances toutes saintes , en échange des biens terres-
tres auxquels son cœur est si vivement attaché.
GUEHAZI.
Elisée , si tu n'as pas de consolation pour elle ,
ne la rappelons pas à la vie.
ELISÉE.
Le terme de ses jours n'est pas encore atteint ,
ses yeux se rouvrent ; prête-lui ton bras pour se
relever.
LA SUNAMITE.
Qui me soutient? est-ce ma fille.? Non; où suis-
je? d'où vient le rêve affreux qui m'a poursuivie?
La fatigue et la chaleur du jour m'auront assou-
pie au pied de cet arbre, et pendant mon som-
meil... mon père, le croiras -tu? il me semblait
que tu me disais que Semida n'était plus. Le pro-
30
456
LA SUNAMITE, ACTE 111, SCENE IL
phète qui a prié pour sa naissance m'annoncerait
sa mort ! Non , c'est impossible ; nul homme n'au-
rait le courage d'affronter la douleur d'une mère ;
et toi , mon père , toi qui as tant soulagé de souf-
frances , tu m'aurais secourue , tu aurais sauvé ma
fille; tu sais bien, toi qui lis au fond des cœurs,
tu sais si le mien est fait pour survivre à ce qu'il
aime.
ÉLISÉTi.
Guehazi, reconduis la Sunamite dans sa mai-
son, soutiens ses pas chancelants, et redonne-lui
quelque espérance.
GUEHAZI.
Quelque espérance ! Ah ! mon père, qu'as-tu dit !
ELISÉE.
Ce que j'ignore moi-même. La solitude et le re-
cueillement de la prière m'apprendront si je puis
encore verser quelque baume sur ses blessures.
LA SUNAMITE.
Allons, allons chez moi ; car ma fille m'y attend.
La pauvre enfant ! elle est sans doute inquiète de
mon absence! Pourquoi l'ai-je quittée? Je ne me
souviens de rien, la tête me fait mal, et j'ai comme
une pierre sur mon cœur. Guehazi , donne-moi
ton bras; je suis si faible ! Ah ! je m'étais persua-
dé que ma fille était bien malade , et je sens avec
joie que c'est moi qui le suis ; ce que je souffre
m'aura troublée. Partons.
ELISÉE.
Dieu clément! Dieu des miséricordes! rends-lui
sa raison , pour t' adorer et te fléchir.
»9«««s9as
ACTE TROISIEME.
La scène est dans la maison de la Sunamite.— La salle où s'est
donnée la fête est dépouillée de tous ses ornements ; une
seule lampe l'éclairé faiblement. — Le fond du théâtre est
caché par un rideau.
SCENE PREMIERE.
LA SOEUR.
Grand Dieu ! comment dire à ma sœur que Se-
mida vient d'expirer ? comment trouver des paro-
les pour apprendre à cette mère la mort de son
enfant? Semida! Semida! moi aussi je la pleure;
elle était si bonne et si touchante ! Mais ne mur-
murons pas ; que la volonté du Très-Haut s'ac-
complisse! Ces fêtes continuelles ont agité sa douce
vie ; ou plutôt c'est le Dieu terrible d'Israël qui la
ravit à sa mère, pour la punir de n'avoir point ac-
compli le vœu de son époux. J'ai parlé vainement,
il faut se taire à présent. Honte à celui qui se vante
auprès des infortunés d'avoir prévu leur malheur!
Hélas ! ma pauvre sœur ne se fera que trop de re-
proches ! elle va s'accuser elle-même comme une
implacable ennemie. Mais je la vois; ah! qu'elle
est pâle et tremblante ! saurait-elle déjà tout?
SCENE IL
GUEHAZI, LA SUNAMITE, LA SOEUR.
LA SUNAMITE.
Ma sœur , comme cette chambre est obscure !
elle était si claire, si brillante il y a quelques heures !
LA^SOEUE.
Ma sœur, la nuit est venue, le soleil a disparu;
l'obscurité convient mieux aux pensées qui nous
occupent.
LA SUNAMITE.
Oui, tu as raison, je les connais ces pensées ,
mais je ne puis les exprimer : je voudrais te de-
mander... Mais, non, garde-toi de me répondre;
je pourrais te haïr si tu prononçais des mots hor-
ribles. Laisse-moi, j'attends encore. Ah! qui peut
se résoudre à n'attendre plus ! Je comprends ce
silence ; elle serait déjà dans mes bras. Où faut-il
la chercher maintenant? Guide-moi, je n'y vois
plus.
. LA SŒUR
Mon amie , conserve dans ton cœur un profond
souvenir.
LA SUNAMITE.
Un souvenir ! crois-tu donc qu'il s'agisse de vi-
vre? Dis-moi, ma sœur, où sont ces roses funes-
tes, les dernières qu'elle ait portées?
LA SOEUK.
Je les ai posées à ses pieds, leur éclat n'est point
encore flétri.
LA SUNAMITE.
Elles ont duré plus que Semida. Il y a des fleurs
qui parent la vallée ; il'y a des oiseaux qui planent
dans les airs; autour de moi, partout est la vie,
et je n'en puis dérober un jour, un seul jour pour
Semida.
LA sœuK.
Ose encore la regarder, viens avec moi ; pauvre
mère , l'image de ton enfant subsiste encore.
{Elle tire le rideau qui cache le fond du théâtre.
On volt Semida couchée sur son lit de mort.)
LA SUNAMITE.
Oui, sans doute, je veux la voir, toujours la
voir ; mes yeux ne la quitteront plus. Mais il faut
commencer... C'est là-bas, n'est-ce pas là-bas? Ma
sœur! ma sœur!
{Elle se précipite sur le lit de sa fille.)
Lk SUIS MUTE, ACTE III, SCENE III.
457
GUEHAZI. j
0 femme d'Israël ! reprends courage, et prie le
Dieu d'Abraham.
LA SUNAMITE.
Le prier ! et pour qui ?
GUEHAZI.
Pour ta fille.
LA SUNAMITE.
Pourquoi donc, Guehazi, veux-tu te jouer de
ma douleur? Ne sais-tu pas ce que c'est que la
mort? L'espoir a-t-il jamais rien eu de commun
avec elle.?
GUEHAZI.
Et qui t'a dit que tout doive finir avec le tom-
beau ? Quand Enoch fut rassasié de jours , l'Éter-
nel le prit à lui , parce qu'il l'aimait. Samuel n'a-
t-il pas survécu à sa mort apparente? ne vint-il pas
lui-même , à la voix de la Py thonisse , annoncer à
Saûl son funeste destin? Quand les années d'Élie
furent accomplies , un char de feu ne descendit-il
pas sur la terre pour l'enlever au ciel ?
LA SUNAMIXE.
Eh bien! achève.
GUEHAZI.
Le souffle divin qui animait ton enfant ne peut-
il pas retourner dans le sein de son créateur?
LA SUNAMITE.
Et ce corps inanimé dont la grâce touchante. . .
GUEHAZI.
Les anges ne ressemblent - ils pas à Semida?
Pourquoi n'irait-elle pas prendre sa place au rai-
lieu d'eux ?
LA SUNAMITE.
Oui, tu l'as dit, elle en est digne; mais que
viens-tu m' apprendre? Pourquoi nos pères igno-
raient-ils le mystère que tu me révèles ? Quand ils
imploraient le Tout-Puissant, que lui demandaient-
ils? une nombreuse postérité et la prolongation
de leur propre vie ; ils ne connaissaient point d'au-
tre avenir.
GUEHAZI.
Il en est un dans le ciel.
LA SUNAMITE.
Et ceux qui sont encore sur la terre , que peu-
vent-ils pour l'objet qu'ils adorent et que la mort
a frappé?
GUEHAZI.
Recommander à Dieu sa vie nouvelle, souffrir
en silence et se résigner, afin que les vertus de la
mère obtiennent le séjour du ciel pour l'enfant.
LA SUNAMITE, SB retoumaut vers le lit de sa fille.
Eh bien! Semida! Semida, voilà ta mère; il dit
que tu peux m'entendre , il dit que tu vois mes
pleurs; il fait plus, il assure que Dieu te protège
encore, et que mon courage peut te servir. £h
bien! j'en ai du courage; j'existe encore, je suis
auprès de toi, mon enfant; et, compagne fidèle de
ta pâle beauté, j'implore avec soumission le Dieu
des vivants, puisqu'il est aussi le Dieu des morts.
LA sœuK.
Ah! ma sœur! Guehazi, la crois-tu plus calme?
GUEHAZI.
Elle est soumise à la volonté du Très-Haut.
LA SŒUE.
0 ciel ! que vois-je? c'est Elisée !
SCENE III.
ELISÉE, GUEHAZI, LA SOEUR, LA
SUNAMITE, SEMIDA.
GUEHAZI.
Mon maître , tu viens ici ; quel espoir remplit
mon âme !
LA SŒUK.
Ah ! que n'as-tu plus tôt visité cette maison !
l'ange de la mort n'en aurait pas franchi le seuil.
ELISÉE.
Le cœur de la Sunamite est subjugué ; il m'est
permis de rentrer dans sa demeure.
LA sœuK.
Hélas ! tu la vois ; elle n'entend rien , elle n'aper-
çoit rien autour d'elle , et bientôt elle va mourir
avec son enfant.
ELISÉE.
Le ciel avait repoussé ses cris rebelles ; il re-
garde maintenant en pitié ses larmes silencieuses.
— 0 mon Dieu ! tu m'ordonnes de contempler la
mort face à face. Sœur de la veuve , lève ce voile.
Ciel \ {Il se couvre le visage.) Pardonne, ô Tout-
Puissant, si la nature frémit en moi : ton serviteur
devrait voir sans trembler la victoire du sépulcre :
m'est-il permis de la lui ravir ? Cette enfant qui n'a
point encore connu les délices de la vie, faut-il
qu'il les ignore ? Cette enfant qui t'a chéri , Dieu
d'Israël , dès ses plus jeunes années , la mort sera-
t-elle son partage ? La mort , tu l'as nommée toi-
même le roi des épouvantements ; souffre donc
qu'un âge plus fort lutte seul avec elle. Que l'homme
présomptueux soit trompé dans ses espérances, que
les orgueilleux succombent, que l'esprit jaloux soit
humilié. Mais n'as-tu pas dit , ô Éternel ! que les
enfants et les faibles étaient ton troupeau chéri ?
— Jette les yeux sur celle dont le cœur est brisé,
et qui tremble à ta parole : sans doute elle fut
coupable; mais, dans ta balance suprême, pèse sa
faute avec son malheur, et peut-être tu la trouve-
30.
458
LE CAPITAINE RERNADEC.
ras légère. Redonne , ô Tout-Puissaut ! redonne en-
core une fois cette enfant à sa mère. Dis à la mort
de retourner sur ses pas : un jour tu lui rendras sa
proie ; mais du moins alors la mère ne vivra plus.
Accorde encore à Seniida quelques-unes de ces an-
nées que l'homme implore avec tant d'ardeur , et
dont l'éternité se joue. O mon Dieu ! le terme de
ma vie approche ; mes lèvres déjà glacées s'ouvrent
avec peine; et cependant, si tu le veux, ma faible
main va rendre la chaleur à cette enfant {il étend les
mains sur la tête de Semida ) ; mes regards obs-
curcis rappelleront la lumière dans ses yeux, et le
soleil, que la nuit couvre encore, à ma ôébile voix
versera sur Semida les plus purs de ses rayons.
( Clarté soudaine.)
LA scsEua.
O ciel ! quelle clarté! Ma sœur, regarde ce jour
inattendu.
LA SUNAMIXE , toujouTS prosteméc au pied du lit
de sa fille.
Que parles-tu de jour? ne fait-il pas nuit dans la
tombe ?
ELISÉE.
Concerts des anges, accompagnez le retour d'un
enfant à la vie.
( Une harmonie aérienne se fait entendre ; Se-
mida se relève sur son lit.)
LA SUNAMITE.
Dieu ! Dieu ! Elisée ! 0 reconnaissance ! ô bon-
heur !
SEMIDA.
Ma mère, que m'est-il arrivé? Suis-je encore au
milieu de la fête ? Mais non, voilà nos anciens amis ;
ils n'y étaient pas, je m'en souviens. Ah! que j'aime
à les revoir ! Elisée , reste toujours ici ; nous som-
mes si bien avec toi !
LA SUNAMITE.
Mon enfant , de grâce ne cesse pas de parler ! ta
voix me fait du bien. Ah ! j'ai tant souffert , pen-
dant que je ne l'entendais plus !
SEMIDA.
Que s'est-il donc passé ? Il me semble aussi que
pendant longtemps, ma mère, je n'ai pu te dire que
je t'aimais.
LA SUNAMITE.
Mon enfant, tu dois la vie à la main bienfaisante
que le saint prophète, au nom de l'Éternel , a dai-
gné reposer sur toi.
SEMIDA, 56 mettant à genoux.
Elisée, tu m'as rendue à ma mère; c'est pour
elle que je te remercie ; car j'étais si calme et si
bien, que Dieu sans doute m'avait déjà prise sous
ses ailes.
ELISEE.
Enfant aimé de l'Éternel , ta mère a été bénie à
cause de toi. Faible plante , déjà battue par l'orage ,
cherche ton appui près de ton Dieu. — Sunamite,
rends à l'autel ce que l'autel réclame.
LA SUNAMITE.
Ah ! tu n'en doutes pas.
ELISÉE.
Maintenant il faut que j'aille dans d'autres con-
trées, annoncer la parole du Très-Haut, et mes
cendres doivent reposer loin d'ici. Semida, quand
on viendra te dire que le vieillard n'est plus, sou-
viens toi qu'il t'a chérie dans ton enfance, et va
quelquefois encore prier Dieu près de la retraite
solitaire que j'ai habitée.
SEMIDA.
O mon père !
LA SUNAMITE.
o mon bienfaiteur !
SEMIDA.
Guehazi, s^dieu.
LA SUNAMITE.
Guehazi, je n'oublierai point ta pitié.
LA SŒUK.
Revenez au milieu de nous.
GUEHAZI.
Conservez à jamais l'alliance de l'Éternel.
SCENE IV.
LA SUNAMITE, LA SOEUR, SEMIDA.
SEMIDA.
Ma mère , et toi , sa sœur, n'est-il pas vrai , vous
ne me quitterez pas ?
LA SOEUS. m I
Chère enfant! tu es le lien qui nous réunit, et*'
nous vivrons toutes les trois à l'ombre du taber-
nacle , et dans la crainte du Dieu tout-puissant de
Jacob.
LE
CAPITAINE KERNADEC,
ou
SEPT ANNÉES EN UN JOUR,
COMÉDIE EN DEUX ACTES ET EN PROSE,
COMPOSÉE A LA FIN DE 1810.
PERSONNAGES.
Le capitaine KERNADEC.
LE CAPITAINE KERNADEC, ACTE I, SCENE I.
459
M»' DE KERNADEC.
M"' ROSALBA DE KERNADEC.
IN ÉRINE, soubrette.
SABORD , valet.
M. DERVAL, amant de M"« de Kernadec.
La scène est à Saint-Malo , dans la maison du capitaine
Kernadec.
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
LE CAPITAINE KERNADEC, M-^^ DE KER-
NADEC , Mlle DE KERNADEC , assis , NÉRINE
ET SABORD , debout.
LE CAPITAINE, wie gazette à la main.
Mille tonnerres ! mille bombes ! Vingt croix ont
été données , et le capitaine Kernadec n'en a pas !
Des capitaines marchands , de petits marins d'eau
douce ont la croix, et moi qui ai monté autrefois
la Belle-Poule ; moi qui , avec une corvette de seize
canons, ai tenu tête aune frégate ennemie !... Ma-
dame de Kernadec, vous ai-je jamais raconté l'his-
toire de ce combat ?
M™« DE KERNADEC.
Gui, mon époux.
LE CAPITAINE.
Et vous , ma fille i* ■•
m"« de KERNADEC.
Oui , mon père.
le capitaine.
Et vous , Nérine ?
NÉRINE.
Oui , monsieur.
LE CAPITAINE.
Et toi , Sabord .?
SABORD.
Oui , mon capitaine.
LE CAPITAINE.
Je vous l'ai racontée : eh bien , je vais vous la
conter encore. — C'était à la vue du Cap-Vert; j'a-
perçus un vaisseau ennemi ; je le poursuivis cinq
lieues avec l'avantage du vent, et enfin je lui lâ-
chai ma bordée , aussitôt qu'il me fut possible ;
car, morbleu! je suis vif, et j'aime à faire feu le
premier.
SABORD.
Oui , c'est pour cela que vous avez tiré à plus
d'une demi-lieue.
LE CAPITAINE.
Veux - tu bien te taire ? — 11 est vrai que cette
décharge ne tua pas grand monde.
SABORD.
Pardonnez-moi : il tomba plus de six oiseaux de
mer, que leur malheur avait attirés près de notre
bâtiment.
LE CAPITAINE.
Finiras -tu, maraud, avec tes impertinentes ré-
flexions? — Je reviens au fait. L'ennemi était plus
fort que moi ; je ne m'intimidai pas ; je lui envoyai
une grêle de balles et de mitraille; je fis préparer
les grappins , et j'allais commander l'abordage ,
quand cette maudite frégate me lâcha sa bordée
de tribord , et gagna le large en fuyant à toutes
voiles. Je voulus courir après; mais, ma foi, elle
m'avait démâté, et je restai planté en mer comme
un terme. {A Sabord.) Eh bien, qu'en dites-vous ,
monsieur le mauvais plaisant? vous trouverez-
vous jamais à pareille fête? {Use retourne, et voit
madame de Kernadec qui bâille.) Qu'est-ce à
dire , madame de Kernadec , vous êtes distraite ,
Dieu me pardonne , quand je raconte mes cam-
pagnes? A quoi pensez-vous, à votre toilette? Et
vous, mademoiselle, à vos amours? En vérité,
madame, oii avez-vous eu l'esprit d'appeler cette
petite fille Rosalba, un nom de roman? C'en est
assez pour tourner la tête à une jeune personne.
Rosalba... aussi elle n'a rien retenu de tout ce que
je lui ai enseigné. Et toi , charmante Nérine , tu
sais tout sans avoir rien appris. Tiens, ma chère,
si tu veux , cet été je te mettrai au fait de la ma-
nœuvre; ce sera si joli de t'entendre commander
avec ta voix douce !
NÉRINE.
Mais, monsieur, il me semble qu'une voix douce
n'est pas trop nécessaire pour cela. Ne dites-vous
pas, hissez les voiles, virez de bord, serrez le vent ;
que sais -je , moi ?
LE CAPITAINE.
Voyez comme elle est gentille! Ah! ma chère,
que tu me plais !
( Il veut l'embrasser. )
M™ DE KERNADEC.
Y pensez-vous, monsieur de Kernadec? Oubliez-
vous que c'est devant moi que vous parlez ?
LE CAPITAINE.
Eh non! madame; eh non! j'y pense très-fort.
Avez -vous jamais eu d'infidélité à me reprocher?
Dans mes campagnes, je n'ai jamais emporté d'au-
tre portrait que le vôtre; les jours de combat, je
le pends au mât d'artimon; et quand le feu devient
trop vif, je le mets dans ma poche, en disant: Vo-
gue la galère! N'est-ce pas tendre cela? Madame
de Kernadec, je vous demande si un officier de
terre serait plus galant?
46Q
LE CAPITAINE KERWADEC, ACTE I, SCENE II.
M"° DE KEBNADEG.
Non assurément. Mais il ne s'agit pas de tout
cela; j'ai quelque chose d'important à vous com-
muniquer, Je voudrais vous parler seul.
LE CAPITAINE.
A la bonne heure; je n'ai rien à faire aujour-
d'hui; c'est un calme plat. Je causerai tant qu'il
vous plaira.
M"° DE KEBNADEG .
Qu'est-ce que vous dites d'un calme plat? cela
est-il nécessaire pour causer avec moi? Vous ne
savez rien m'adresser qui ne m'offense.
LE CAPITAINE.
Eh! parbleu, madame, ne faudrait-il pas prendre
des mitaines ? et puis d'ailleurs , de quoi vous fâ-
chez-vous? Chacun son langage. Vous êtes une
femme d'esprit; vous avez vécu à Paris; nous au-
tres gens de mer nous ne donnons pas dans tout
cela.
M"" DE KEBNADEG.
Et cette ennuyeuse pipe dont vous m'envoyez
des bouffées à chaque instant, comment y tenir?
Ma pommade à la fleur d'orange, mes ro^es, tout,
dans la maison , sent le tabac.
EOSALBA.
Ah! maman, qu'est-ce que cela fait? M. Derval
me disait l'autre jour qu'il aimait beaucoup cette
odeur -là.
LE CAPITAINE.
M. Derval , mademoiselle , ce galant doucereux
qui vient vous faire la cour ? Il lui appartient bien
d'aimer la pipe ! Je parie qu'il n'a pas seulement
fait une lieue en mer. C'est un monsieur si tran-
quille! si gracieux! C'est comme cela que vous les
aimez vous autres, mesdames; mais moi, morbleu,
il me faut des moustaches dans ma famille, et non
pas des faiseurs de madrigaux; m'entendez-vous?
EOSALBA, à madame de Kernadcc.
Ah ! maman , comme cela s'annonce mal !
M"° DE KEENADEC.
Ma fille , laissez-moi seule avec lui : il fait tou-
jours plus de train quand il y a du monde.
SCENE II.
M. ET M"" DE KERNADEC.
M"" DE KEENADEC.
Monsieur de Rernadec , nous nous sommes ma-
riés il y a seize ans, comme vous savez.
LE CAPITAINE.
Dix-huit ans, madame, dix-huit ans. J'étais alors
enseigne : voulez-vous me retrancher deux ans de
service? Je n'entre pas dans vos calculs, moi; il
me faut mon temps pour avoir la croix. Vous en
direz ce que vous voudrez , il me le faut.
M°'° DE KEENADEC.
J'étais si enfant alors, monsieur de Kernadec,
qu'il est bien naturel que je ne m'en souvienne pas
distinctement.
LE CAPITAINE.
Si enfant ! vous aviez alors vingt ans ; vous êtes
de la même année que cette pauvre Junon, le meil-
leur voilier qui soit jamais entré dans le port de
Saint-Malo; et je me souviens même que, peu de
jours après notre mariage , on la fit raser pour en
faire un ponton.
M"" DE KEENADEC.
Laissons cela, de grâce. Écoutez-moi : votre
fille a seize ans , et elle voudrait se marier.
LE CAPITAINE.
C'est trop tôt.
M"° DE KERNADEC.
Mais elle aime un jeune homme aimable et spi-
rituel.
LE CAPITAINE.
A-t-il eu quelque aventure remarquable ?
M""" DE KEENADEC.
Non pas précisément ; cependant quelques-unes
de ses pièces ont fait effet.
LE CAPITAINE.
Comment ses pièces ! serait-il dans l'artillerie ?
J'aime mieux le service de mer. Mais pourtant , si
ma fille avait de l'amour pour un officier d'artil-
lerie, comme je suis bon père, il se pourrait
M"" DE KEENADEC.
Mais je vous dis qu'il n'a jamais servi.
LE CAPITAINE.
Comment, ventrebleu; et qu'a-t-il donc fait?
M'"" DE KEENADEC.
11 s'est distingué comme écrivain.
LE CAPITAINE. ,
Ah ! oui , écrivain ; j'entends : c'est ce que nous
appelons , à bord , des gens de plume ; mais on en.
fait bien peu de cas. Cependant ils attrapent des
coups de canon tout comme d'autres, mais par
mégarde, parce que les balles vont au hasard, car:
ils n'en sont pas dignes,
M"" DE KEENADEC.
Vous ne voulez donc pas m'entendre ? il n'a rien,
à faire ni avec la marine ni avec l'armée ; il vit de
ses rentes et cultive la littérature.
LE CAPITAINE.
Qu'est-ce que vous dites? la littérature, c'est ce
qu'on enseigne au collège ; mais à douze ans c'est
fini. Est-ce qu'on apprend à lire toute sa vie, et
quand on est un homme , ne faut-il pas servir ?
LE CAPITAINE KERNADEC, ACTE I, SCENE III.
461
M"" DE KEENADEC.
Mais, mon cher ami, il y a pourtant des hommes
qui font autre chose.
LE CAPITAINE.
Oui, il y en a des exemples, mais je n'y ai jamais
rien compris.
M"»" DE KEENADEC.
Votre fille , qui n'est pas tout à fait aussi mili-
taire que vous , voudrait épouser ce M. Derval qui
l'aime et qui
LE CAPITAINE.
Comment, mille bombes ! ce jeune homme tinnide
comme une jeune fille, et qui fait des révérences
jusqu'à terre. Jamais il ne dit un mot plus haut
que l'autre ; on entendrait voler une mouche quand
il parle. Je crois. Dieu me pardonne, qu'il n'a juré
de sa vie. Non , de par tous les diables , je ne veux
pas que ma fille épouse un homme comme cela.
M™" DE KERNADEC.
Mais cependant si elle l'aime.''
LE CAPITAINE.
Si elle l'aime ! qu'est-ce que vous entendez par
là? il n'est pas décent à une demoiselle d'aimer.
Je voudrais bien voir que ma fille s'avisât d'aimer
quelqu'un !
M"" DE KEENADEC.
Mais vous, mon époux, ne vous ai-je pas aimé?
LE CAPITAINE.
C'était tout simple, madame de Kernadec ; d'a-
bord vous étiez plus âgée de quatre ans que votre
fille.
M"" DE KEENADEC.
Plus âgée, monsieur; dites donc moins jeune;
il y a des mots que je ne puis souffrir d'entendre
prononcer.
LE CAPITAINE.
Ah! parbleu, j'en dirai bien d'autres. Eh bien
donc! quand vous m'avez aimé, oubliez-vous que
j'avais déjà reçu trois blessures? cela explique tout.
Mais une fille modeste peut-elle aimer une face
blanche et rose comme ce Derval ? je vous le de-
mande.
M"° DE KEENADEC.
Demandez-le à votre fille , qui vient elle-même
vous parler.
SCENE III.
Les peécédents , ROSALBA.
LE CAPITAINE,
Mademoiselle , est-il vrai que vous ayez envie
de vous marier ?
EOSALBA.
Hélas! oui, mon père.
LE CAPITAINE.
Vous êtes trop jeune.
EOSALBA.
A quel âge, mon père, avez-vous commencé vos
campagnes ?
LE CAPITAINE.
Bel argument , vraiment : dans l'état militaire
on se passe de raison , je l'ai bien prouvé , moi ;
dans ma jeunesse je n'en avais pas , le croiriez-
vous ? oui , je n'en avais pas. Mais dans le mé-
nage, il faut une sagesse Madame de Ker-
nadec , par exemple , avant même qu'elle fût d'un
M"" DE KERNADEC.
Mais, mon Dieu, laissez donc ce vilain mot d'âge ,
vous savez que je ne puis le souffrir.
LE CAPITAINE.
Cependant, ma fille, si tu veux te marier, je
t'enverrai la liste des officiers de mon équipage ;
ils sont tous excellents marins , tu peux choisir.
EOSALBA.
Mon père, j'ai déjà choisi , et j'aime M. Derval.
LE CAPITAINE.
M. Derval ! mais y penses-tu donc ? il n'est pas
en état de te conduire.
EOSALBA.
Eh bien , ce sera moi qui le conduirai.
LE CAPITAINE.
Il n'a pas de volonté.
EOSALBA.
J'en aurai pour deux.
LE CAPITAINE.
Le moindre orage lui fera perdre la tête.
EOSALBA.
Nous resterons sur terre.
LE CAPITAINE.
Sur terre, ma fille! Mademoiselle de Kernadec
resterait sur terre ! Tu n'irais pas une fois en Amé-
rique, pas une fois aux Indes! autant vaudrait-il
ne pas sortir de Vaugirard.
EOSALBA.
Eh bien, mon père, quand cela serait?
LE CAPITAINE.
Écoute, ma û]le : je t'ai parlé doucement jusqu'à
présent ; on dirait que je suis un efféminé comme
ceDerval, tant je suis modéré et tranquille; mais,
morbleu , si tu me résistes, je perdrai patience ; je
mettrai toutes les voiles au vent , et nous verrons
qui sera le maître, d'une petite fille comme toi, ou
d'un homme qui ne craint ni le feu ni la tempête.
Adieu.
462
LE CAPITAINE RERNADEC, ACTE 1, SCENE VII.
SCENE IV.
]^me DE RERNADEC, ROSALBA.
BOSALBA.
Ah ! mon Dieu ! qu'il m'a fait peur , maman !
jime OE KEKNADEC.
Que veux-tu que j'y fasse , ma fille ! il ne faut
pas trop se tourmenter sur toutes ces choses-là ,
de peur de se faire du mal. Je vais rentrer chez
moi pour me remettre de la scène que j'ai suppor-
tée à cause de vous. ]Ne m'en demandez pas da-
vantage. J'ai remarqué qu'on avait toujours mau-
vais visage le lendemain d'une querelle avec son
mari,
SCENE V.
ROSALBA, seule.
Mauvais visage ! il est bien question de cela. Je
voudrais avoir le plus vilain visage du monde , et
que..,. Ah ! non ; je ne sais ce que je dis ; il ne faut
pas achever cette phrase-là, elle pourrait porter
malheur.
SCENE VI.
DERVAL, ROSALBA.
DEKVAI*.
Eh bien , Rosalba , qu'est-ce qu'a dit votre père .'
BOSALBA.
Hélas !
DEKVAL.
0 ciel ! vous pleurez !
BOSALBA.
Il ne veut pas de vous.
DEBVAL.
Et pourquoi donc ?
BOSALBA.
Il dit que vous n'avez pas servi sur mer.
DEBVAL.
C'est vrai.
BOSALBA.
Pas même sur terre.
DEBVAL.
Je n'ai pas eu cet honneur.
BOSALBA.
Et qu'enfin ce qu'il y a de pis , c'est qu'au lieu
de vivre d'une façon militaire, vous lisez et vous
écrivez.
DEBVAL.
J'en conviens; mais, s'il le veut, j'y renoncerai.
BOSALBA.
Quoi ! vous m'aimeriez assez pour me faire un
tel sacrifice !
DEBVAL.
Belle Rosalba , qu'ai-je besoin de chercher désor-
mais dans les fictions tous les charmes que vous
réunissez en vous seule ?
BOSALBA.
Quel doux langage ! comment mon père peut-il
ne pas l'aimer.? Mais à quoi tout cela sert-il.' il
veut que vous ayez fait une campagne.
DEBVAL.
Je la ferai.
BOSALBA.
Mais il voudrait que vous l'eussiez déjà faite. Je
suis au désespoir ; Je crois que je me jetterai dans
l'eau; ce genre de mort plaira du moins à mon
père.
DEBVAL.
Chère Rosalba, il me reste encore une lueur
d'espérance ; vous savez que mon oncle a du crédit
auprès du ministre; je lui ai écrit pour le prier de
l'employer tout entier à obtenir la croix pour
M. de Kernadec. J'attends sa réponse, et, si elle
est favorable, peut-être que votre père...,,
SCENE VU,
LES PBÉCÉDENTS , WÉRINE.
BOSALBA.
Ah ! Nérine , je n'espère qu'en toi ; mon père ne
veut pas que j'épouse M. Derval , parce qu'il n'est
pas officier de marine ; mais tu sais que cela n'est
pas nécessaire à mon bonheur. Si tu pouvais faire
comprendre à mon père.. .
NÉEIWE.
Faire comprendre à votre père ! mais vous savez
bien qu'il n'écoute que lui.
BOSALBA.
Oui ; mais il te regarde.
NÉEINE.
Et que voulez-vous que lui disent mes yeux?
DEBVAL.
Qu'il doit avoir pitié de moi ; que je me meurs.
NÉBINE.
Ah ! certes, cela touchera bien le capitaine Ker-
nadec, si je lui dis que vous mourez d'amour.
BOSALBA.
Cependant, ma chère Nérine , il me paraît que....
NÉEINE.
Qu'il me fait sa cour , voulez-vous dire ? Il me
raconte ses campagnes , et moi je les écoute ; ce
qui, j'en conviens, est une coquetterie bien décidée ;
mais, en reconnaissance, il me mariera avec Sa-
bord , et j'en serai bien heureuse, car j'aime Sabord.
ROSALBA.
Comme moi Derval.
LE CAPITAINE RERNADEC, ACTE I, SCENE VIII.
4G3
DESVAi. I
Ah ! chère Rosalba ! I
NÉBIA'E. j
J'entends le capitaine; laissez -moi seule avec
lui. Je vous dirai , dès qu'il sera sorti , ce qu'on
peut espérer.
SCENE VIII.
LE CAPITAINE, ISÉRINE.
LE CAPITAINE.
Ail! te voilà, Kérine; que je suis aise de te
trouver seule ! Dis-moi, ma toute belle, est-ce que
je ne suis pas un peu à ton gré ? Tiens , regarde-
moi du côté de mon coup de sabre, car pour cet
autre côté de mon visage ,"je n'en fais aucun cas ;
il ne signifie rien : mais une belle balafre, Nérine,
cela ne dit-il rien à ton cœur?
jNÉKINE.
Non pas aujourd'hui. D'ordinaire, j'en conviens,
les balafres me font un effet que je ne puis dire;
mais aujourd'hui, vous auriez vingt coups de sabre
sur la figure, que je ne vous en trouverais pas
plus beau pour cela.
LE CAPITAINE.
Et comment donc, mon ange! tu es donc dé-
goûtée de tout.' rien ne te fait plus de plaisir.?
Allons nous promener ensemble dans ma chaloupe;
je te mènerai en pleine mer.
]N'ÉRI>'E.
Je m'y ennuierai.
LE CAPITAINE.
S'ennuyer en pleine mer! y penses-tu, Nérine?
Qu'est-ce qu'il faut donc faire pour t'amuser ?
KÉBINE.
Marier votre fille avec M. Derval.
LE CAPITAINE.
Et toi aussi, tu es de la conspiration. Tu veux
faire épouser à ma famille ce blanc-bec ; tu veux
faire tomber ma famille en quenouille; tu veux
qu'on y fasse de l'esprit à l'eau rose , au lieu de
servir son pays , et de recommencer le capitaine
Kernadec , qui , morbleu ! n'est pourtant pas en-
core fini. Quand je passe sur le port, tous les ma-
rins me saluent; on me dit : « Capitaine, vous
étiez là un tel jour, « et je crois y être encore. Et
j'irais me promener avec ce freluquet, qui m'ap-
pellerait mon père , et qu'on croirait de ma façon !
Non, Nérine, je n'en veux pas entendre parler.
NÉEIXE.
Eh bien ! à la bonne heure.
LE CAPITAINE.
Te voilà triste ! tu pleures ! Écoute, Nérine, j'ai
le cœur dur, on le dit du moins ; et, en effet, il y
a des jours où je suis brutal comme un boulet de
canon ; mais quand je te vois pleurer, tiens , cela
me fait mal là {mettant la main sur son cœur).
NÉKTNE.
Oui, sans doute. Et votre pauvre fille souffre
aussi là , de ne pas épouser celui qu'elle aime.
LE CAPITAINE.
Eh bien ! eh bien ! qu'il prenne du service dans
la marine; qu'il fasse sept campagnes, et au bout
de sept ans il épousera ma fille.
KÉKINE.
Eh bon Dieu ! vous voilà comme le père de Ra-
chel , qui fit servir Jacob pendant sept ans , pour
avoir sa fille.
LE CAPITAINE. .
Il a eu raison, morbleu. Était-ce un homr/ie
de mer.'
NÉEINE.
Non pas, que je sache; mais un très -brave
homme, d'ailleurs.
LE CAPITAINE.
Ah oui ! je me rappelle. Eh bien ! Derval fera de
même. {Il s'en va, et revient sur ses pas.) Dis-
moi donc, Nérine, le frère aîné de ce Jacob ne
s'appelait-il pas Ésaii ?
NÉEINE.
Oui, sûrement.
LE CAPITAINE.
Ne vendit-il pas son droit d'aînesse pour un plat
de lentilles?
NÉEINE.
Sans doute. Mais savez-vous que vous me faites
peur! Monsieur, seriez-vous malade? vous allez
devenir un savant.
LE CAPITAINE.
Non. Sois tranquille, mon enfant, il n'y a rien
à craindre; mais aujourd'hui je dîne avec d'anciens
camarades , et je voulais savoir une petite anecdote
pour les amuser.
NÉEINE.
Une petite anecdote ! L'histoire d'Ésaû, tout le
monde la sait.
LE CAPITAINE.
Ne crois pas cela ! ne crois pas cela ! On oublie
tout en mer, et quand on revient, il est toujours
agréable de se rappeler ses études.
NÉBINE.
Eh bien donc , laissez-vous toucher pour Derval ,
il vous contera tout ce que vous voudrez.
LE CAPITAINE-
Oui, dans sept ans. C'est à merveille; ma fille a
seize ans, Derval en a vingt-trois; il fera sept
464
LE CAPIïArNE KERNàDEC, ACTE I, SCENE X.
campagnes , et à son retour, je lui raconterai les
miennes; alors il sera en état de m'entendre. En-
fin, c'est résolu. Nérine, tu me connais, je suis
ferme, l'orage ne me trouble pas. Adieu.
SCENE IX.
m CAPITAINE, NÉRINE, ROSALBA,
DERVAL.
EOSALBA.
Eh bien ! eh bien !
WÉBINE.
Il consent à votre mariage avec Derval.
ROSALBA.
Ah ! quel bonheur, chère Nérine !
NÉMNE.
Mais seulement dans sept ans d'ici.
EOSALBA.
Dans sept ans ! Nérine ; ah ! bon Dieu ! je serai
trop vieille. Derval , vous ne voudrez plus de moi
à cet âge-là ; et d'ailleurs , pour si peu de temps
qu'il nous resterait à vivre, il ne vaudrait pas la
peine de se marier.
NÉBINE.
Je ne suis pas tout à fait d'avis qu'on soit vieille
à vingt-trois ans : mais ce n'est pas tout ; il veut
encore, monsieur, que vous entriez dans la ma-
rine , et que pendant ces sept années vous fassiez
sept campagnes.
DEBVAL.
Ah! mon Dieu! je le veux bien. A quoi ne me
résoudrais-je pas pour obtenir Rosalba ? Mais cela
fera bien du chagrin à ma mère et à mes tantes.
NÉBINE.
Il dit que vous avez l'air trop doux, trop calme,
trop tranquille.
DEBVAL.
Mais je croyais qu'il fallait être poli envers tout
le monde. Si vous le voulez, j'essayerai de jurer :
dites -moi comment il faut s'y prendre pour se
donner une tournure militaire.
NÉBINE.
Je ne sais pas trop; mais enfin il me semble
qu'il faut avoir un certain air dégagé qui vous
manque. Toute femme que je suis , quand je veux
réussir, j'ai quelque chose que je ne puis exprimer,
mais qui fait sentir que la nature m'a destinée à
prendre de l'empire sur les autres.
ROSALBA.
C'est vrai, Derval ; vous avez quelquefois l'air trop
timide; il faudrait.... Mais à quoi cela sert-il? ces
sept ans , ces affreux sept ans ! Est-ce que j'étais
née il y a sept ans.? Ah! ma pauvre Nérine, j'en
mourrai.
LE CAPITAINE , appelant derrière la coulisse.
Sabord!
NÉRINE.
Ah ciel ! voilà le capitaine ; cachez-vous , mon-
sieur Derval.
( Derval se retire derrière la coulisse. )
LE CAPITAINE.
Sabord !
SABORD, accourant.
Mon capitaine !
LE CAPITAINE.
Approche. Je vais à mon repas de corps : à.
minuit tu viendras me chercher; je serai peut-être
sous la table avec mes amis; tu me reconnaîtras
à mon uniforme; tu me feras porter dans mon lit,
et demain je croirai qu'il ne s'est rien passé. En-
tends-tu. î" et surtout ne va pas te tromper, et
prendre un de mes camarades pour moi.
SABORD.
Soyez tranquille , capitaine. ( Il accompagne le
capitaine jusqu'à laporte, et revient sur se»pas.)
Le voilà parti.
SCENE X.
NÉRINE, ROSALBA, DERVAL, SABORD.
ROSALBA.
Sabord.
SABOBD.
Qu'avez -vous donc, mademoiselle? vous avez
l'air toute sérieuse. Moi qui vous ai vue pas plus
haute que cela, je ne puis tenir à votre chagrin.
Sabord ne peut-il pas vous consoler? dites, ma
chère petite maîtresse, j'irais au bout du monde
pour vous , par terre ou par mer , n'importe,
ROSALBA.
Ah ! mon Dieu ! Sabord, ce que je désire est bien
plus difficile que cela.
SABORD.
Comment donc? faut -il découvrir une nouvelle
Amérique ?
ROSALBA.
Non : il faudrait que sept ans se passassent en
un jour.
SABORD.
Eh! ma chère demoiselle, c'est un drôle de sou-
hait que vous faites là. Savez -vous qu'en trois
jours comme cela , vous pourriez bien n'être plus
si jolie.
ROSALBA.
Mon père ne veut pas permettre que j'épouse
M. Derval , avant qu'il ait servi sept ans sur mer ;
et tu sais bien que sept ans c'est la vie.
Il
LE CAPITAINE KERNADEC, ACTE II, SCENE 1.
465
SABOBD.
Oui , à votre âge ; mais moi qui ai déjà fait qua-
torze campagnes , je suis prêt à les recommencer
avec monsieur.
NÉRINE.
N'y a-t-il donc aucun moyen de faire passer ces
sept années plus vite ?
SABOEI).
Attendez; il me vient une idée.
DEBVAL.
Voyons.
SABOBD.
Mon maître va s'enivrer.
DEBVAL.
C'est-il croyable.!"
NÉBINE.
Oh oui ! très-croyable.
SABOBD.
Il oubliera tout ce qui se sera passé pendant
vingt-quatre heures ; persuadez-lui que ces vingt-
quatre heures sont sept années.
NÉRINE.
Mais es-tu fou? comment veux-tu qu'il croie....
SABOBD.
Je serai censé m'être cassé la jambe dans une
des sept campagnes que nous aurons faites ensem-
ble, et je marcherai avec une jambe de bois.
NÉBINE.
Fort bien; mais ces campagnes....
SABORD.
Je les inventerai , et pour celles-là, il faudra bien
que ce soit moi qui les lui raconte ; car il ne s'en
souviendra pas. Je lui dirai qu'il a toujours été
vainqueur; comment diable ne me croirait-il pas?
BOSALBA.
Mais, Sabord....
SABOBD.
Vous mettrez , mademoiselle , un petit bonnet
qui vous donnera l'air d'avoir vingt-trois ans.
BOSALBA.
Nérine, qu'en penses-tu; c'est-il possible?
NÉBINE.
Oh que oui ! mademoiselle ; mais surtout il faut
parler raison ; il faut dire que vous ne vous son-
giez plus de vous marier.
BOSALBA.
Et s'il allait me prendre au mot?
NÉBINE.
Soyez tranquille; il faut pourtant bien que tout
[soit changé autour de lui pour lui persuader que
sept années se sont écoulées. J'ai déjà dans la tête
mille ruses pour y réussir. Vous, monsieur Derval,
allez mettre des moustaches, un sabre au côté,
des sourcils noirs, un parler ferme. Que ne ferait-
on pas pour mériter mademoiselle Rosalba? Hâ-
tons-nous de mettre madame de Kernadec dans
nos intérêts. Prions-la de se prêter à notre inno-
cente supercherie : on a dit si souvent que l'amour
faisait passer le temps ; pourquoi ne saurait-il pas
escamoter sept ans en un jour? Allons, ne perdons
pas un instant.
««&S4^«ov«
ACTE SECOND.
SCENE PREMIERE.
LE CAPITAINE, SABORD.
LE CAPITAINE , eudormi dans un grand fauteuil.
Que s'est-il donc passé ! je crois. Dieu me par-
donne, que le roulis m'a bercé toute la nuit. Suis-
je à bord? eh non ! le capitaine Kernadec à fond
de cale! cela n'est pas possible. Mais où diable
suis -je donc? Je me croirais chez moi, s'il n'y
avait pas ici je ne sais quels meubles nouveaux.
Sabord m'expliquera peut-être.... Holà, Sabord ! —
Il ne répond pas. — Sabord !
SABOBD.
Eh parbleu! mon capitaine, je viens aussi vite
que je peux.
LE CAPITAINE.
Mais comme il monte lentement! quel bruit fait-
il donc sur monescaUer? Eh! bon Dieu! une jambe
de bois ! que t'est-il donc arrivé , mon pauvre Sa-
bord?
SABOBD.
Comment, ce qu'il m'est arrivé! Vous plaisantez,
monsieur ; vous le savez aussi bien que moi : il y
a six ans que j'ai eu la jambe fracassée par une
balle , au combat du Pic de Ténériffe. J'étais à
côté de vous. Ah ! je vois bien que vous faites sem-.
blant d'oublier : c'est vraiment trop modeste.
LE CAPITAINE.
Et que s'est-il passé dans ce combat ?
SABOBD.
C'était le 15 avril 1812.
LE CAPITAINE.
Le 15 avril 1812! mais es-tu fou? J'ai célébré
hier le jour des Rois de 1811 ; je me rappelle même
que nous avons bu à la santé de la nouvelle année.
SABORD.
Oui , vous avez bu , j'en conviens ; mais à la santé
de l'année 1817. Hélasl je voudrais bien y être,
en janvier 1811; j'avais alors mes deux jambes;
46G
LE CAPITAINE KERINARDEC, ACTE II, SCENE I.
j'étais leste, morbleu! vous vous en souvenez, je
n'entrais jamais dans une maison par la porte,
toujours par la fenêtre , monsieur, toujours par la
fenêtre. A présent il faut que je m'en tienne à la
manière commune; encore Dieu sait comme je
marche! que voulez-vous, mon capitaine, nous en
avons vu plus que nous n'en verrons. Mais enfin
la gloire que nous avons acquise au Pic de Téné-
riffe....
LE CAPITAINE.
Comment , mon garçon ! nous avons acquis de
la gloire au Pic de ïénériffe .•> conte - moi donc
cela.
SABOKD.
Il faut en convenir, sans vous l'affaire était per-
due; mais vous fîtes virer de bord à votre bâti-
ment d'une manière si habile !
LE CAPITAINE.
Il est vrai que j'ai toujours bien manœuvré.
L'affaire était donc furieusement chaude ?
SABQKD.
Terrible ; moins cependant que celle de Masuli-
patnani.
LE CAPITAINE.
Masulipatnam! je n'y ai jamais été.
SABOBD.
Mais, mon capitaine, vous êtes donc malade;
vous oubliez qu'en 1815 nous avons battu les An-
glais sur la côte de Coromandel.^
LE CAPITAINE.
Nous avons battu les Anglais ! ah ! raconte-moi
cela, je t'en prie; tu ne saurais me faire un plus
grand plaisir. Eh bien?
SABOED.
Oui, morbleu! nous avons, c'est-à-dire, vous
avez battu les Anglais, et pris un de leurs vais-
seaux, qui s'appelle le Royal-George , et dont voi-
là le dessin.
LE CAPITAINE.
J'ai pris un vaisseau ! moi ; il est vrai que je l'ai
toujours désiré; mais je croirais rêver, si je ne
voyais pas là ce dessin. Cependant comment ré-
sister à de telles preuves ! Appelle-moi ma femme,
ma fille, Nérine, que je m'entretienne avec elles.
SABOKD.
jVérine ! monsieur ; dès qu'elle aura fini la toi-
lette de ses enfants , elle descendra.
LE CAPITAINE.
Ses enfants! qu'est-ce à dire, misérable! Né-
rine, des enfants! mais y penses -tu donc! une
fille si sage !
SABOBD.
Je l'espère bien que ma femme est sage ; mais
depuis cinq ans que nous sommes mariés, nous
avons eu trois enfants qui , Dieu merci , prospè-
rent à merveille, surtout l'aînée, dont vous êtes
parrain, et qui s'appelle Georgette, à cause du
Royal-George.
LE CAPITAINE.
Mais que dis -tu donc, maraud! moi ,' j'aurais
consenti à te laisser épouser Nérine , une fille si
aimable, si...
SABOKD.
Eh ! sûrement , mon capitaine; c'est pour cela
que vous l'avez donnée à votre fidèle Sabord, en
récompense de sa jambe fracassée à votre service .
au Pic de Ténériffe , à Masulipatnam , et dans une
petite affaire près du Congo.
LE CAPITAINE.
Combien de jambes as - tu donc à fracasser ?
Tu me rendras fou avec tes histoires; mais fais
venir Nérine.
SABOBD.
Monsieur , n'oubliez pas que c'est ma femme ;
au bout de cinq ans de mariage , on n'est pas amou-
reux comme le premier jour ; cependant...
LE CAPITAINE.
Va-t'en, te dis-je, et me l'amène à l'instant.
-- Comme il marche ! vraiment cela fait pitié! Sa-
l)ord , c'était donc au Pic de Ténériffe }
SABOKD.
Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE.
Tu ne peux pas remuer cette jambe, et c'est une
balle qui te l'a brisée ?
SABOKD.
Oui, mon capitaine.
LE CAPITAINE.
Quel beau coup de feu! Mais dis- moi donc,
mon garçon , s'il y a sept ans de cela , pourquoi
est-ce aujourd'hui la première fois que j'ai eu pitié
de toi .^
SABOBD.
Que voulez-vous , il y a des jours oii l'on est plus
sensible que d'autres; il y en a comme cela dans
lesquels je suis tendre comme un agneau , et
d'autres où je suis pire que les tigres de Masuli-
patnam.
LE CAPITAINE, à part.
Encore Masulipatnam ! Je crois que j'en perdrai
la tête. {Â Sabord, qui chancelle sur sa jambe de
bois. ) Prends donc garde, tu vas tomber.
SABOBD.
N'ayez pas peur; six ans d'habitude , et cela ne
paraît plus rien. A présent je ne saurais plus que
faire de deux jambes , même pour courir après ma
LE CÂPITÂIINE KERNADEC, ACTE II, SCENE III.
467
femme. Je vais vous l'envoyer, elle sera ici dans
un instant.
SCENE IL
LE CAPITAINE, seM/.
Suis-jedonc devenu fou ? il me parle de sept an-
nées dont je n'ai aucun souvenir : sept années qui
ont passé comme un jour! Mais qu'est-ce que cela
signifie ? Suis-je malade ? ai-je la fièvre ? Capitaine
Kernadec, tu n'es pas accoutumé à philosopher;
on ne perd pas son temps à cela , à la guerre. Mais
il faut pourtant que tu saches si tu as sept ans de
plus ou de moins; s'il t'est vraiment arrivé ce
qu'on te raconte. Enfin , il n'y a pourtant pas be-
soin d'être savant ou sorcier pour être sûr qu'on
existait ou qu'on n'existait pas. Voici Nérine, peut-
être me dira-t-elle... Comme elle a l'air sérieux !
SCENE III.
LE CAPITAINE , NÉRINE.
LE CAPITAINE.
Bonjour, Nérine. Bonjour, madame; car ils di-
sent que tu es mariée.
NÉKINE.
Quoi ! vous l'avez oublié ? Ah monsieur ! je
croyais que ce jour ne s'effacerait jamais de votre
souvenir.
LE CAPITAINE.
Il t'en a donc bien coûté ?
NÉBINE.
Cruel ! vous ne vous souvenez pas de ce jour où
j'embrassai vos genoux en pleurant.
LE CAPITAINE.
Ah! bon Dieu! toi à mes genoux ! Je t'ai sûre-
ment relevée bien vite ? Mais quand tout cela-s'est-
il passé?
NÉKINE.
Il y a sept ans , en 1811, avant que Sabord eût la
jambe fracassée.
LE CAPITAINE, à part.
Elle parle comme Sabord ; ai-je donc Ta tête à
l'envers ? N'en disons rien ; car ils chercheraient
peut-être à me faire enfermer. Faisons semblant
de me souvenir de tout. ( Havi. ) Ah oui ! je me
rappelle; il y a donc sept ans qu'hier...
NÉBINE.
Que dites-vous ?
LE CAPITAINE , à part.
Je ne sais ce que je dis : mettons - la pourtant à
l'épreuve. — Nérine, on dit que tu as trois enfants;
fais-les-moi venir.
NEBINE.
Ah ! très -volontiers, mon cher maître ; ma pe-
tite Georgette , votre filleule , est bien gentille ;
c'est vous qui lui avez appris à lire.
LE CAPITAINE.
Ah! par exemple...
NÉBINE.
Comment ?
LE CAPITAINE.
Eh bien oui ! je lui appris à lire; mais fais que
je la voie au moins, puisque je lui ai appris de si
belles choses.
NÉBINE , faisant entrer trois petites filles sur la
scène.
Venez, mes enfants; notre bon capitaine qui
vous a vues naître , veut vous parler. Toi , Geor-
gette, que de fois le capitaine Kernadec t'a fait
répéter tes leçons ! Toi , Martine , que de présents
tu as reçus de lui !
LE CAPITAINE.
J'étais donc bien magnifique .?
NÉBINE.
Et toi, mon Élise, que de soins il a pris de toi
dans ta dernière maladie ! Il t'a veillée dix nuits ;
et sans les soins d'un si bon maître, que serions-
nous devenus .?
LE CAPITAINE.
Je suis prêt à pleurer sur moi-même. Ah ! Né-
rine, j'ai plus fait de choses pendant ces sept an-
nées que dans tout le reste de ma vie.
NÉBINE.
Ah oui ! mon cher maître , vous avez été d'une
bonté...
LE CAPITAINE.
Oui, c'est vrai, je ne me reconnais pas moi-
même. Nérine , sais-tu que j'ai bien changé depuis
sept ans ? J'ai beaucoup réfléclii ; je sens que je
n'aime plus la vie joyeuse : il y a longtemps que je
n'ai été ivre. Combien y a-t-il ?
NÉBINE,
Mais, monsieur, vous l'avez été à peu près tous
les jours.
LE CAPITAINE.
C'est singulier ; j'aurais cru... Mais quel est donc
cet officier que je vois là-bas avec Sabord.^
NÉBINE.
Comment! mais c'est M. Derval; il revient au
bout de sept ans , vous demander de tenir la pro-
messe que vous lui avez faite de lui donner made-
moiselle Rosalba en mariage. Il arrive du Japon,
il s'est distingué dans la marine : vous serez fort
content de lui.
468
LE CAPITAINE RERNADEC, ACTE II, SCENE V.
SCENE IV.
LES PBÉCÉDENTS, SABORD, DERVAL.
DEHVAL.
Eh! bonjour, capitaine; comment cela va-t-il?
J'ai bien des compliments à vous faire.
LE CAPITAINE.
Et de qui?
DERVAL.
De tous les marins de notre escadre ; ils étaient
avec vous à ïénériffe, et ils disent que votre fré-
gate est le bâtiment le mieux équipé de toute la
marine française.
LE CAPITAINE.
Ah ! pour cela, j'en conviens.
DEKVAL.
Ah peste! depuis vous, je me suis trouvé à une
affaire bien chaude, morbleu, vertubleu!
SABOBD , bas à Derval.
Ne jurez donc pas d'une voix si douce; il faut
au moins que l'air aille avec les paroles.
DERVAL.
Oui, mon capitaine; dans le plus fort de l'ac-
tion , l'on mit tous les canons sur le tiliac. Cette
manœuvre savante nous valut la victoire. Au bout
d'une heure les ennemis se rendirent, et nous
baissâmes pavillon.
SABORD , bas à Derval.
Mais vous ne savez ce que vous dites; vous allez
lout gâter.
LE CAPITAINE.
Comment , les canons sur le tiliac ! baisser pa-
villon quand on est vainqueur ! quelle histoire me
faites-vous là.
SABORD.
C'est que la joie de vous revoir lui trouble un
peu la cervelle; d'ailleurs vous savez bien que de-
puis 1815 la manœuvre est toute changée.
DERVAL.
Ah ! capitaine, j'ai vu bien du pays , mais nulle
part une personne aussi charmante que mademoi-
selle Rosalba... Je viens vous sommer de me te-
nir votre promesse.
LE CAPITAINE.
Avez-vous abandonné tout à fait la littérature ?
DERVAL.
Ah ! pour jamais.
NÉRINE.
Cependant, monsieur, on a joué encore une de
vos pièces à Paris, il y a quatre jours.
DERVAL.
. Que dites-vous là, Nérine? à quoi cela sert-il?
NERINE.
Oui , je vous assure, et elle est tombée.
DERVAL.
C'est-il vrai ? parlez-moi franchement : on devait
cependant...
NÉRINE.
Vous le voyez , monsieur, sept ans ne peuvent
éteindre la tendresse paternelle; j'entends celle
d'un auteur. Mais cependant , monsieur, je vous
réponds de lui : écoutez-le parler, jamais on ne de-
vinerait qu'il a été un homme d'esprit.
DERVAL.
Bien obligé, Nérine.
NÉRINE.
Il était aimable il y a sept ans; il avait de la
grâce. A présent regardez ses manières brusques ,
ses pieds tout droits , ses gestes vulgaires.
DERVAL.
Mais, Nérine, ne pourrais-tu donc persuader le
capitaine à moins de frais ?
NÉRINE.
Allez, allez, monsieur, je n'en dis pas encore
assez ; laissez-moi faire.
{Nérine sort.)
LE CAPITAINE.
Il est juste , Derval , que je vous tienne ma pa-
role ; mais faites venir ma fille , pour que je sache
ce qu'elle en pense. (J pari.) Si j'osais demander
à quelqu'un combien il y a de temps que je n'ai
vu ma fille! Mais non, ils me prendraient pour un
imbécile. Ah ! bon Dieu ! pauvre Kernadec ! dans
quel état est ta tête! Je le sens bien; on baisse
vers soixante ans. Comme j'étais fort il y a sept
ans ! Ah peste ! si je me réveillais à cet âge, comme
je tempêterais! comme... Ah! voilà ma fille; elle
a pris l'air bien raisonnable! La pauvre enfant,
elle est comme moi , son bon temps est fini.
SCENE V.
LES PBÉCÉDENTS, ROSALBA.
BOSALBA.
Que me voulez-vous, mon père?
LE CAPITAINE.
Mademoiselle, voulez-vous épouser le lieutenant
Derval?
BOSALBA.
Mon père, je suis encore bien jeune pour me
marier.
LE CAPITAINE.
Comment, mademoiselle, hier... Qu'est-ce que
je dis, hier? Enfin, quand vous aviez seize ans,
vous vouliez vous marier, et à présent que vous
en avez vingt-trois..
(I
LE CAPITAINE KERNADEC, ACTE II, SCENE VI.
469
KOSALBA.
Mon père, j'ai réfléchi sur l'obligation sérieuse...
LE CAPITAINE.
Eh bien ! s'il en est ainsi , nous pourrions at-
tendre.
BOSALEA.
Ah! mon père!... mon père! comme il vous plaira.
Ce que je désire avant tout, c'est de vous être
agréable. Depuis sept ans je m'y attache, et je ne
crois pas vous avoir donné un seul sujet de plainte.
LE CAPITAINE.
C'est vrai ; du moins ils ne me l'ont pas dit.
!VI'a-t-elle donné des sujets de plainte?
NÉKINE.
Non sûrement.
LE CAPITAINE.
Et ma femme , mes amis , dites-le - moi naturel-
lement, ai -je été heureux avec elle depuis sept
ans ? {A part.) Hélas ! hélas ! ne pas savoir seule-
ment si l'on a été heureux avec sa femme ! Ah !
quel état !
SCENE YI.
LES PKÉcÉDENTS , M"" DE KERNADEC.
LE CAPITAINE.
Madame deRernadec, voilà M. Derval qui re-
vient, après sept ans, me demander de tenir ma
parole , de lui donner notre fille en mariage. Y
consentez- vous?
M"" DE KEKNADEG.
Oui , sans doute.
LE CAPITAINE.
II faut faire une fin , ma chère amie ; vous avez
quarante-cinq ans , j'en ai soixante : il faut nous
retirer du monde. Il y a sept ans que vous pouviez
encore être coquette, que je pouvais faire encore
le diable à quatre; mais à présent, il ne s'agit plus
de cela , ma chère femme : il faut se retirer à la
campagne , et ne plus voir personne.
M°" DE KERNADEC.
Mais y pensez - vous ? ( A Rosalba. ) En vérité ,
mademoiselle, voilà une jolie affaire que vous m'at-
tirez là! Mais, mon ami, si vous m'en croyez,
nous ne changerons rien à notre genre de vie.
Pourquoi faire aujourd'hui autrement qu'hier?
LE CAPITAINE.
Ah! il s'est passé tant de choses dans ma tête
depuis hier ! Imaginez que j'étais faible au point
de me croire en 18tl. Tout ce qu'on me disait ne
me persuadait pas. Savez-vous , ma bonne amie ,
savez-vous ce qui achève de me convaincre ?
M"° DE KEKNADEC.
Quoi donc?
LE CAPITAINE.
C'est votre visage , ma chère amie.
M""" DE KEKNADEC.
Comment , mon visage ?
LE CAPITAINE.
Oui; vous êtes si changée, si pâlie, si maigrie,
depuis sept ans! Vous étiez encore charmante,
quand votre fille n'avait que seize ans ; mais à pré-
sent tout est dit. Hélas ! oui , tout est dit.
M""" DE KEKNADEC.
Ah! je n'y tiens plus.
KOSALBA.
Ma mère, au nom du ciel !...
NÉKINE.
Madame !
M"" DE KERNADEC.
Eh ! ne faut-il pas pour vos beaux yeux que je
me donne sept ans de plus ? — Monsieur de Rer-
nadec
LE CAPITAINE.
Il y a sept ans , vous aviez encore un son de voix
si doux ! à présent il est tout enroué.
M"" DE KERNADEC.
Monsieur de Kernadec!....
LE CAPITAINE.
Vous le voyez , toujours plus rauque. Et moi ,
qui avais une voix si ferme pour le commande-
ment ! Enfin , ma femme , je vous le dis avec peine ,
vos beaux jours sont passés.
M"" DE KERNADEC.
Ah ! c'en est trop. Vous me trouvez donc bien
changée depuis sept ans ?
LE CAPITAINE.
Infiniment.
M"" DE KERNADEC.
Eh bien ! je ne veux plus participer à tous ces
stratagèmes qui répugnaient à mon cœur. Mon ami,
je ne puis consentir à ce qu'on te trompe ; notre
amitié ne le permet pas : ta femme n'a que trente-
huit ans; nous sommes en 1811. On a voulu te
persuader qu'il s'était passé sept années , pour ob-
tenir ton consentement au mariage de ma fille ; et
moi , ce que je ne me pardonnerai jamais , je me suis
prêtée un moment à cette ruse ; mais le ciel m'en
a punie , et je me hâte de tout avouer.
LE CAPITAINE.
Comment diantre ! Et la jambe de bois de Sa-
bord ?
SABORD.
Mon cher maître, elle est bien à votre service.
LE CAPITAINE.
Et les trois enfants de Nérine?
SABORD.
Nous en aurons douze , s'il plaît à Dieu.
470
L4 SIGNORA FANTASTÎCI, SCENE 1.
LE CAPITAINE.
Et i'uniforine de M. Derval ?
DERVAL.
Monsieur, je tâcherai de le mériter.
LE CAPITAINE.
Et la raison de Rosalba ?
KOSALBA.
Ah ! mon père ! c'est si raisonnable d'épouser ce-
lui qu'on aime !
LE CAPITAINE.
Et vous croyez, ventrebleu, que je souffrirai
qu'on me joue ainsi ! Ah ! mUle bombes ! puisque
je n'ai que cinquante-trois ans, puisque je suis dans
toute ma force , je vais vous arranger de la belle
manière. Morbleu! j'équiperai un corsaire, et je
ne remettrai jamais le pied sur ce maudit élément
pierreux , qu'on appelle la terre , et qui n'est pas
fait pour l'homme. Ah ! monsieur Derval !
( Un domestique arrive , et remet une lettre à
M. Derval.)
DEKVAL.
Monsieur , daignez m'excuser ; je reçois à l'ins-
tant une lettre qui m'apprend qu'à la sollicitation
de mon oncle , le ministre s'est occupé de nouveau
de votre affaire, et qu'apprenant des faits d'armes
de vous qui lui étaient inconnus , il vous accorde la
croix.
LE CAPITAINE.
La croix ! la croix ! Mais dites-moi , monsieur ,
je ne la dois pas à la faveur, n'est-ce pas?
DERVAL.
Non, monsieur; lisez la lettre.
LE CAPITAINE.
« Pour ses bons et loyaux services. » Ah ! c'est
donc vrai , que j'ai bien servi !
ROSALBA.
Mon père, laissez-vous toucher!
M"° DE KERNADEC.
Mon ami !
DERVAL.
Monsieur !
LE CAPITAINE.
Allons , mes enfants , il faut que vous aussi vous
soyez heureux ; je consens à votre mariage.
M"" DE KERNADEC.
Eh bien ! c'est pourtant moi qui ai tout arrangé.
NÉRINE.
Oui ; mais on ne peut pas dire que vous vous
soyez sacrifiée dans cette affaire.
LE CAPITAINE.
Tu as été bien méchante pour moi , Nérine ; tu
as voulu me tromper ; mais de tout ce mauvais
rêve ne pourrait-il pas me rester la victoire du Pic
de Ténériffe .' elle me plaisait tant !
NÉRINE.
Eh! pourquoi pas? Si vous le croyez, n'est-ce
pas comme si cela était? {Aux spectateurs.) Grâce
au ciel, nous voilà tous contents , pourvu, mesda-
mes et messieurs , que ce jour ne vous ait pas paru
aussi long que sept années.
-tt«oeœo9»909«9
LA
SIGNORA FANTASTICI,
PROVERBE DRAMATIQUE,
COMPOSÉ EN 1811.
PERSONNAGES.
lils de M. de Krieaschenmahl.
M. DE KRIEGSCHENMAHL, ancien officier suisse.
M"= DE KRIEGSCHENMAHL, sa femme.
LICIDAS.
RODOLPHE.
LA SIGNORA FANTASTICI.
ZÉPHIRINE , fille de la signera Fantastici.
Un Commissaire , bègue.
La scène est dans une ville de la Suisse allemande.
Nota, Les rôles de M. ICriegsc/ienma/iI eide Rodofp/ie doivent è^Te
joués avec l'accent alteinaDd; celui de madame de Kriegschenmahl ,
avec l'accent anglais.
SCENE PREMIERE.
M. ET M»'= DE KRIEGSCHENMAHL,
M™ DE KRIEGSCHENMAHL.
Mon ami, si vous pouviez cesser de fumer cette
pipe, vous me feriez grand plaisir, en vérité , grand
plaisir. Cela gâte toute l'odeur du thé. La fumée
salit ma robe blanche; en vérité, c'est bien désa-
gréable.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Que voulez-vous, ma femme, chaque pays a ses
usages. En Angleterre, vous buvez de l'eau chaude
tout le jour, c'est fade, c'est insipide. La pipe est
plus militaire; elle me rappelle ma jeunesse. De-
puis vingt-cinq ans que je suis votre époux, ma-
dame de Rriegschenmahl , ne pouvez-vous donc
pas vous accoutumer à moi ? ^
M""' DE KRIEGSCHENMAHL. *
Il y a vingt- cinq ans que vos coutumes mili-
taires me révoltent.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Il y a vingt-cinq ans que vos pruderies m'en-
nuient.
Là SIGNORA. FÂNTASTICI, SCENE II.
171
M"" DE KBIEGSCHENMAHL.
C'est bien honnête.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
C'est bien complaisant.
U"" DE KEIEGSCHENMAHL.
Quand vous étiez amoureux de moi...
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Quand vous aviez envie de m'épouser...
M™ DE KEIEGSCHENMAHL.
Je m'amusais bien plus.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Je m'ennuyais bien moins.
M°° DE KEIEGSCHENMAHL.
Nous sommes pourtant heureux ensemble.
M. DE KEIEGSCHENMAHL, en bâillant.
Oui, bien heureux.
M"' DE KEIEGSCHENMAHL.
Mais quelquefois j'aurais envie...
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
De quoi ?
M"" DE KEIEGSCHENMAHL.
D'autre chose.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Que voulez-vous dire, madame de Kriegschen-
mahl ?
M°" DE KEIEGSCHENMAHL.
Ne vous fâchez pas, M. de Kriegschenmahl ; j'ai
une grâce à vous demander. Il y a vingt-cinq ans
que nous faisons une partie de whist tous les soirs ;
j'aurais envie d'essayer une fois ce jeu français
qu'on dit si gai, le reversi : y consentez-vous,
mon cher mari ? je ne me le permettrais pas sans
votre approbation.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Je vous la donne.
M°"= DE KEIEGSCHENMAHL.
Ah! que vous êtes bon! nous pouvons l'essayer
avec nos deux fils.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Oui, ce sera une partie de famille; cela fait
toujours plaisir. Mais ne vous apercevez-vous pas
que depuis quelque temps votre fils chéri, celui
que vous avez nommé Licidas, il y a vingt-quatre
ans, à l'occasion de ce roman anglais que vous
n'avez pas encore eu le temps de finir; eh bien!
Licidas de Kriegschenmahl est très-rarement à, la
maison? D'où vient cela?
M"" DE KEIEGSCHENMAHL.
Licidas est trop bien élevé pour que je me per-
mette de soupçonner sa conduite. Je suis sûre qu'il
s'occupe du nouveau Cours d'agriculture qui vient
de paraître. Il aime la campagne, la solitude ; il est
modeste et timide ; ce n'est pas comme votre ca-
poral de Rodolphe. En vérité, moi qui suis sa mère,
il me fait peur quand il me parle.
- M. DE KEIEGSCHENMAHL.
C'est un homme de sens que mon fils cadet. Il
n'a pas le teint de lis et de rose de votre Licidas.
Il n'est pas fait pour la vie domestique, comme
vous et votre fils ; mais il est raisonnable ; et je
parierais bien que votre Licidas ferait plutôt une
sottise que Rodolphe.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Une sottise! que voulez-vous dire? mon fils,
qui n'est jamais sorti de chez moi et qui est résolu
à ne pas nous quitter; tandis que Rodolphe passe
sa vie, oserai-je le dire? où? dans les corps de
garde. Oui, j'en rougis quand j'y pense.
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
Et OÙ voulez-vous donc que l'on soit?
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Auprès de sa mère, monsieur, auprès de sa
mère. <
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Y pensez -VOUS? Mais voici Licidas. Qu'a-t-il
donc aujourd'hui?
M"° DE KEIEGSCHENMAHL.
Ses cheveux sont tout défaits. Il chancelle en
marchant. Mon Dieu! lui serait-il arrivé quelque
malheur ?
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ce fils si modeste et si timide se serait-il enivré
quelque part ?
SCENE II.
LICIDAS, M. ET M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
LICIDAS entre en récitant le rôle d'Hippolyte.
Ami, qu'oses-ta dire?
Toi qui connais mon cœur depuis que je respire.
Des sentiments d'un cœur si fier, si'dédaigneux ,
Peux-tu me demander...
M"" DE KEIEGSCHENMAHL.
Que VOUS est-il arrivé, mon fils? comme vos re-
gards sont hardis ! vous me faites baisser les yeux.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Mon fils , as-tu perdu le bon sens ?
LICIDAS.
Mon père, ma mère, pardon. Mais vous ne sa-
vez pas comme c'est beau ce que je viens de répéter;
vous ne connaissez pas la signora Fantastici et sa
charmante fille Zéphirine. Que je vous plains !
M. DE KEIEGSCHENMAHL.
De qui me parles-tu , mon fils ? Ce sont des noms
que je n'ai jamais entendu prononcer, et cependant
j'ai bien roulé le pays quand j'étais jeune.
31
472
LA SIGNORA FANTASTICl , SCENE III.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Je crains , mon fils , que ces personnes dont tù
me parles ne soient pas une- société convenable
pour un jeune homme bien élevé.
IICIDAS.
Ma mère, ce sont deux Italiennes charmantes,
la mère et la fille. Elles sont arrivées depuis quel-
ques jours, et jamais je ne me suis tant amusé que
depuis que je les connais.
M"° DE KRIEGSCHENMAHL.
Que dis-tu , Licidas , amusé ! Est-ce que leur so-
ciété vaut celle de ta tante Ehrenschwand , chez
qui nous allons tous les lundis ?
LICIDAS.
Mille fois mieux, ma mère.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Mieux que les soirées du jeudi chez ta cousine
Cunégonde ?
LICIDAS.
Encore mieux. »
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
C'est-il croyable? <,
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Tu me persuaderas que l'on s'amuse plus chez
elles qu'à ce club où nous fumons par jour quelque-
fois trois, quelquefois six, quelquefois neuf pipes?
LICIDAS.
Oui , mon père.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Et qu'est-ce qu'on y fait donc?
LICIDAS.
On y joue la comédie.
M™ DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah! mon Dieu! Mais c'est de quoi se perdre. Un
jeune homme de vingt-quatre ans jouer la comédie !
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
C'est bon pour une femme de jouer la comédie ;
mais un homme doit faire la guerre , toujours la
guerre.
LICIDAS.
Mais, mon père, quand on est en paix
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
C'est égal.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Je serais bien fâchée que tu fisses la guerre;
c'est beaucoup trop rude pour mon cher fils. Mais
jouer la comédie! En vérité cela fait frémir. Ja-
mais ma mère ni ma grand'mère n'ont rien imaginé
de pareil.
LICIDAS.
Si vous voyiez la signora Fantastici , elle vous
plairait. Elle est si animée, si vive! elle dit des
vers , elle chante. Sa fille fait de même , et moi je
sais déjà leur répondre; elles m'ont appris à décla-
mer comme elles.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Ail! mon Dieu! il est perdu!
LICIDAS.
Je veux suivre la signora Fantastici ; je veux
aller en Italie avec elle.
M""" DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah! ciel!
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Mais qu'est-ce que c'est donc que cela, monsieur
Licidas ?
LICIDAS.
Mon père, je m'ennuie trop ici : on y dit tou-
jours la même chose, depuis le commencement de
l'année jusqu'à la fin. Comment vous portez-vous?
dit-on à ma mère.— Très-bien, répond-elle.— Il fait
bien froid aujourd'hui.— C'est vrai ; mais l'année
dernière, à pareille époque, c'était bien pis.— Trou-
vez-vous? dit ma vieille cousine.— Je suis de votre
avis, réplique ma tante. Et le lendemain cela re-
commence.
M"° DE KRIEGSCHENMAHL.
Voyez l'impertinent!
LICIDAS.
Mon père nous raconte toujours le même siège.
Celui de Troie a duré moins longtemps.
M. DE KRIEGSCHENMAHL,
Veux-tu finir! si je....
LICIDAS.
La signora Fantastici a tous les jours une idée
nouvelle : la musique, les tableaux, la poésie rem-
plissent et varient sa vie. Mon père et ma mère,
je vous demande bien pardon , mais je veux suivre
la signora Fantastici.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah ! nous saurons bien t'en empêcher. Mais voilà
ton frère Rodolphe qui va te mettre à la raison.
SCENE III.
LES PRÉCÉDENTS , RODOLPHE.
RODOLPHE.
Bonjour, mon père; comment va la pipe? Bon-
jour, ma mère; comment vont les nerfs? Je vous
plains que vous ayez pareille chose. Moi , je n'ai
point de nerfs : j'ai une santé de tous les diables.
Et toi , mon frère , je te trouve bien plus gaillard
qu'à l'ordinaire. Veux-tu t'enrôler? me voilà tout
prêt à te faire entrer dans mon régiment.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Sais -tu comment il veut s'enrôler? c'est dans
une troupe de comédiens.
LA. SIGNORÂ FANTASTICI, SCENE V.
473
BODOLPHE.
Quoi? comédien! c'est abominable. S'il avait
une pareille idée , je lui passerais mon épée au tra-
vers du corps. Je ne sais pas trop ce que c'est que
de jouer la comédie , mais j'imagine que c'est in-
digne d'un militaire , et je n'en veux pas entendre
parler.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
C'est bien raisonner, cela.
M"' DE KRIEGSCHENMAHL.
Tu vois, mon fils, à quoi tu nous exposes; voilà
ton frère qui va passer pour plus sage que toi.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Allons , allons , madame , ne vous lamentez pas :
on va rnettre ce garçon-là à la raison. Je vais cher-
cher mon ami le commissaire du quartier , et il
fera partir cette signora Fantastici qui met le trou-
ble dans toutes les têtes.
M"" DE KRIEGSCHENMAHL. '
Mon cher ami , ne soyez pas trop vif.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ma femme, ayez soin de me contenir ; car, par-
bleu, quand je m'y mets, je me fais peur à moi-
même. {A Rodolphe.) Mon fils, veille sur ton
frère , et ne le laisse pas sortir d'ici.
RODOLPHE.
Il suffît , papa.
SCENE IV.^
RODOLPHE, LICIDAS.
RODOLPHE.
Ah ! monsieur mon frère, vous faites donc aussi
des fredaines , vous que ma mère me citait tou-
jours comme un modèle? C'est donc à présent
moi qui suis votre Mentor ?
LICIDAS.
Que veux - tu , mon frère ? je croyais qu'il n'y
avait que deux manières d'être dans ce monde ,
comme mon père ou comme ma mère, comme toi
ou comme moi, et j'aimais mieux la mienne. Mais
depuis que je connais la signora Fantastici , je vou-
drais bien lui ressembler : viens la voir avec moi.
RODOLPHE.
Moi! manquer à ma consigne! y penses -tu? Je
reste ici ferme jusqu'au retour de mon père, et je
t'empêcherai bien de soi-tir.
LICIDAS.
Ah ! mon Dieu ! quel ennui ! Si je répétais pen-
dant ce temps les vers que la signora m'a donnés
à apprendre C'est la déclaration d'Hippolyte;
mais il faudrait l'adresser à une Aricie. Bon , mon
frère est justement à ma droite; c'est ce qu'il faut.
Reste là, Rodolphe, reste là.
RODOLPHE.
Sûrement je reste. Pourquoi me commandes-lu
ce que je veux?
LICIDAS.
Vous voyez devant vous un prince déplorable.
RODOLPHE.
Que dit -il, déplorable? N'est-ce pas la même
chose que pitoyable? Pourquoi dis -tu cela de toi?
c'est trop modeste.
LICIDAS.
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune,
Et mes coursiers oisifo...
RODOLPHE.
Mais de quel char, de quels chevaux parles -tu
donc ? tu vas toujours à pied.
LICIDAS.
Laisse -moi tranquille; c'est dans mon rôle :
tais -toi.
RODOLPHE.
Et la princesse, que dit-elle de ton amour?
LICIDAS.
Ah ! veux-tu que je t'apprenne la réplique ? Ce
serait charmant ; tu me dirais le mot de réclame.
RODOLPHE.
Le mot de réclame! quelle diable d'expression
que cela ! N'est-ce pas plutôt le mot d'ordre que tu
veux dire ? Tous les jours je le dis à la patrouille.
Mais qu'est-ce que c'est que cette petite fille qui
vient vers nous ? elle est drôlement habillée ; mais
elle est jolie ; oui , par ma foi , elle est jolie !
j LICIDAS.
C'est la charmante fille de la signora Fantastici,
mademoiselle Zéphirine. Elles auront eu pitié de
ma captivité.
SCENE V.
ZÉPHIRINE, LICIDAS , RODOLPHE.
ZÉPHIRINE.
Bonjour, Licidas.
LICIDAS.
Bonjour, Zéphirine. Où est la signora Fan-
tastici ?
ZÉPHIRINE.
Elle va venir. Elle est restée dans la rue pour
choisir dans une boutique des casques et des cui-
rasses.
RODOLPHE.
Des casques et des cuirasses ! que veut-elle en
faire ?
ZÉPHIRINE.
La première pièce que nous jouerons sera toute
militaire.
31.
I
474
LA. SIGNORA FAINTASTICI, SCENE V.
KODOLPHE.
Toute militaire ! ma belle enfant ; et comment
TOUS y prendrez-vous ?
ZÉPHIEINE.
Licidas sera un chevalier; et vous, pourquoi
n'en seriez-vous pas un autre ?
EODOIPHE.
Moi ! ah ! par exemple !
ZÉPHIEINE
Et pourquoi pas? Vous croyez peut-être que
vous avez mauvaise grâce ?
BODOLPHE.
Non , en vérité , je ne crois pas cela.
ZÉPHIEINE.
Ma mère vous corrigera.
EODOLPHE.
Et de quoi , mademoiselle , s'il vous plaît ?
ZÉPHIEINE.
De marcher tout droit devant vous, comme vous
faites ; d'être roide , gauche.
EODOLPHE.
Mademoiselle, je veux rester comme je suis.
ZÉPHIEINE.
Monsieur, vous avez tort. Tenez, votre frère
avait l'air d'un niais.
EODOLPHE.
Oh ! cela est vrai.
ZÉPHIEINE.
Eh bien , à présent il a l'air dégagé.
EODOLPHE.
Pas trop encore.
ZÉPHIEINE.
Cela viendra. Mais voyons ce qu'on pourrait
faire de vous.
EODOLPHE.
Rien.
ZÉPHIEINE.
Quoi ! vous vous en tiendrez aux personnages
muets? vous voudriez faire les gardes dans le fond
du théâtre?
EODOLPHE.
Non, mademoiselle.
ZÉPHIEINE.
Vous voudriez peut-être seulement jouer l'ours
dans les Chasseurs et la Laitière ?
EODOLPHE.
Mademoiselle
ZÉPHIEINE.
Un des amis de maman a cet emploi-là ; il ne
vous le cédera pas.
EODOLPHE.
Mademoiselle, je ne veux rien jouer, rien jouer
du tout entendez-vous?
ZEPHIEINE.
Pas possible ! qu'est-ce que vous feriez donc ?
RODOLPHE.
Ce que je ferais ? parbleu, je ferais ce que je suis,
le capitaine Rodolphe Kriegschenmahl.
ZÉPHIEINE.
Voilà qui est bien ; ma mère est aussi la signora
Fantastici ; moi , Zéphirine Fantastici ; mais il faut
bien être bon à quelque chose. Mon emploi , c'est
celui des jeunes premières; et vous, monsieur, le
croiriez-vous ? je pense assez bien de vous, pour
vous donner le rôle de Renaud dans Armide.
LICIDAS.
Ah! Zéphirine , y pensez-vous? c'est le mien.
ZÉPHIEINE.
Laissez faire , laissez faire ; il faut attirer les dé-
butants. Le rôle vous reviendra.
EODOLPHE.
Renaud et Armide , qu'est-ce que c'est que cela?
N'y a-t-il pas quelqu'un que cela regarde dans notre
société ? Je ne veux choquer personne.
ZÉPHIEINE.
Non , je vous l'assure ; soyez tranquille. Mais
voyons; essayez.
EODOLPHE.
Cette enfant m'amuse ; je veux bien jouer avec
elle.
ZÉPHIEINE.
Otez vos grosses bottes.
EODOLPHE.
Je ne les quitte jamais , pas même la nuit.
ZÉPHIEINE.
Otez-les toujours.
EODOLPHE.
Je le veux bien ; mais j'aurai froid à la jambe.
ZÉPHIEINE.
Otez votre sabre.
EODOLPHE.
Mademoiselle !
ZÉPHIEINE.
Vous le reprendrez.
EODOLPHE.
A la bonne heure. On peut quitter son sabre
pour badiner.
ZÉPHIEINE.
Je voudrais que vous pussiez raser vos mous-
taches.
EODOLPHE.
Ah! cela non, par exemple; c'est contre l'or-
donnance.
ZÉPHIEINE.
Mais quand il faudra que je vous mette une cou-
ronne de roses sur la tête, comment cela ira-t-il
avec vos moustaches ?
LA STGNORA. FANTASTICI, SCENE VII.
475
KODOLPHE.
Oh ! c'est v/ai , que cela ira mal , et cependant
j'aime les roses : après la fumée du tabac, c'est la
meilleure odeur que je connaisse.
ZÉPHIKINE.
Ayez l'air endormi.
KODOLPHE.
Je dors quelquefois , souvent même ; mais je ne
sais pas avoir l'air endormi. Faut-il fermer les yeux
pour cela ?
ZÉPHIBINE.
Oui , sans doute ; je viens pour vous tuer pen-
dant votre sommeil.
RODOLPHE.
Alors , mademoiselle , rendez-moi mon sabre ;
car enfin cela n'est pas juste.
' ZÉPHIBINE.
Votre figure me plaît , me touche , et , prête à
vous frapper, je laisse tomber le poignard.
BODOLPHE.
Ah ! c'est charmant cela. Si ma figure vous plaît,
puis-je vous embrasser ?
ZÉPHIBINE.
Ah ! non !
BODOLPHE.
Tant pis.
ZÉPHIBINE.
Vous vous réveillez.
BODOLPHE.
Je suis éveillé.
ZÉPHIBINE.
Vous vous levez.
BODOLPHE.
Me voici debout.
ZÉPHIBINE.
Ah ! pas comme cela. Il faut que vos mouve-
ments soient doux , arrondis.
BODOLPHE.
Mais mon habit est si serré que je ne puis re-
muer les bras que pour faire l'exercice.
ZÉPHIBINE.
L'exercice ! quelle horreur ! Otez votre habit et
mettez mon châle à la place.
BODOLPHE.
Votre châle! qu'est-ce que cela signifie, petite
sorcière.^
ZÉPHIBINE. '
Obéissez.
BODOLPHE.
Mais voyez donc ! elle me parte comme mon
général.
ZÉPHIBINE.
Je le suis , votre général.. Vous êtes des nôtres.
BODOLPHE.
Moi! je ne suis pas engagé; je n'ai pas signé
mon enrôlement.
ZÉPHIBINE.
Dansez avec moi ; tenez le bout de ce châle. Al-
lons, tournez.
{Rodolphe danse avec Zéphirine. Licidas les
regarde en riant.)
BODOLPHE.
Mon frère, tu ris. Attends, je vais... (Il s^em-
harrasse dans le châle, et tombe par terre.) Ah !
maudit châle !
{La porte s'ouvre; M. et M°" de Kriegschen-
mahl entrent avec le commissaire.)
SCENE VI.
LES PBÉCÉDENTS, M. ET M"° DE KRIEGSCHEN-
MAHL, LE Commis s AiBE.
M"" DE KKIEGSCHENMAHL.
Mon fils , dans quel état vous êtes ! votre frère
se serait-il battu avec vous ?
LICIDAS.
Non, ma mère, c'est la signora Zéphirine qui
lui faisait répéter une leçon de danse : elle était
Armide; 11 était Renaud.
M"" DE KBIEGSCHENMAHL.
Mon fils , je n'aurais jamais cru cela de toi.
BODOLPHE.
Ni moi non plus.
M. DE KBIE&SCHENMAHL.
Enfin tout cela va finir.
LE COMMISSAIBE.
Oui... oui, tou...out cela va finir.
LICIDAS.
Ah ! voici la signora Fantastici.
SCENE VII.
LES PBÉCÉDENTS, LA SIGNORA FANTASTICI.
ZÉPHIBINE.
Ah ! ma mère ! je suis bien aise de te voir. Il y a
ici un trouble terrible.
LA SIGNOBA FANTASTICI.
Est-ce que le dénoûment approche? mais il n'est
pas assez préparé. Mon cher Licidas , présentez -
moi à monsieur votre père et à madame votre mère.
Je serai charmée de les connaître.
M. DE KBIEGSCHENMAHL.
Moi! cela me fait très-peu de plaisir.
■HC DE KBIEGSCHENMAHL.
Et moi , madame , j'aurais souhaité que l'obscu-
rité de notre vie nous épargnât tout ce bruit.
476
LA SIGNORA FANTASTICI, SCENE VII.
LA. siGNônA FANTASTICI, à Licîdas.
J'entends. L'un est dans le genre brusque, comme
qui dirait le Bourru bienfaisant, les emplois d'on-
cle et de tuteur; à l'autre, les prudes, ce sont des
rôles aisés ; mais l'un a un accent allemand , et
l'autre un accent anglais , qui font très-bien, mais
très-bien.
LICIDAS.
Signora , contentez-vous des fils, et n'essayez
pas d'emmener le père et la mère; cela ne se peut
pas.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Qui vous a dit que cela ne se pouvait pas ? Il ne
s'agit que d'arracher les hommes à leurs habitu-
des. Il ifaut leur faire sentir l'intérêt d'une vie nou-
velle, l'insipidité de la leur. Il faut réveiller leur
amour -propre, exciter leur imagination, et ils
sont à nous.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Allons , monsieur le commissaire , faites votre
devoir.
LE COMMISSAIRE.
Madame, je sui...is chargé...
LA SIGNORA FANTASTICI.
De quoi ?
LE COMMISSAIRE.
De VOUS ordonner...
LA SIGNORA FANTASTICI.
De m'ordonner ! et vous tremblez. . . Ce n'est
pas de ce ton-là que l'on commande.
LE COMMISSAIRE.
De quitter la ville à l'instant.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Moi ! et de quel droit, je vous prie.?
LE COMMISSAIRE.
Co...omment de quel droit? ne suis-je pas com-
missaire du quartier?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Oui; mais il n'y a que le bailli qui puisse accor-
der ou refuser une permission de séjour; et le
bailli me rend justice; il aime les arts, il aime la
poésie. Prenez garde qu'il ne vous destitue pour
avoir empiété sur ses droits^
LE COMMISSAIRE.
C'est vrai ce qu'elle dit, la si. ..ignora. C'est si
triste d'être subalterne ! j'espérais être nommé
bailli à la dernière élection; mais la cabale m'en
a em.. .empêché.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Savez-vous ce qui est cause que vous n'avez pas
été nommé ?
LE COMMISSAIRE.
Non; mais il m'a paru que le public en était
in. ..indigné.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Oui, une indignation calme; mais je vous dirai,
moi , que c'est votre difficulté de parler qui en a
été la cause.
LE COMMISSAIRE.
Oui, c'est vrai; j'ai un. ..un peu de difficulté à
parler ; mais ma mère m'a dit que cela me don-
nait de la grâce.
LA SIGNORA FANTASTICI,
Madame votre mère a sûrement raison ; mais
d'être bègue nuit beaucoup pour haranguer en pu-
blic.
LE COMMISSAIRE.
Et que faut-il faire pour m'en co...orriger?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Jouer la comédie.
LE COMMISSAIRE.
Moi ! jouer la comédie !
LA SIGNORA FANTASTICI.
Un rôle de bailli !
LE COMMISSAIRE.
Un rôle de bailli.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Deux fois par semaine, vous serez bailli pendant
trois heures.
LE COMMISSAIRE.
Le conseil municipal ne s'assemble qu'a... une
fois.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Ainsi vous serez donc deux fois plus bailli sur
mon théâtre que sur le vôtre.
LE COMMISSAIRE.
Porterai-je la même robe?
LA SIGNORA FANTASTICI.
La même.
LE COMMISSAIRE.
Et l'on m'obéira ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Mieux qu'on ne vous obéirait.
LE COMMISSAIRE.
Et s'il y avait des émeutes ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Avec quatre vers alexandrins vous les calme-
riez.
LE COMMISSAIRE.
Quatre vers a. ..alexandrins! cela expose-t-il la
vie d'un honnête homme ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Pas du tout, pas même celle d'un mauvais poète.
LE COMMISSAIRE.
Mais c'est charmant cela ! Deux fois par semaine
bailli; une belle robe, du pouvoir, et point de dan-
ger. Signora , je suis c^vous,
Là SIGNORA FANTÂSTICI , SCENE VIL
477
K
LA SIGNORA FANTASTICI.
Passez de ce côté; vous, capitaine Rodolphe,
vous ne quitterez pas ma fille.
KODOLPHE.
-Non sûrement, signora : c'est mon Armide. Si
je vais en Italie avec elle, je serai toujours Renaud ,
n'est-ce pas ?
lA SIGNOBA FANTASTICI.
Oui, sans doute. IN'éanmoins vous vous prête-
rez quelquefois au rôle de Sacripant. Il faut être
complaisant dans les troupes de société.
51°' DE KBIEGSCHENMAHL.
Mon mari, qu'allons-nous devenir? nos enfants
vont nous quitter. ]N"ous resterons tête à tête. Ali !
que c'est triste !
M. DE KKIEGSCHENMAHl.
Madame de Kriegschenmahl , que nous dirons-
nous quand nous serons seuls ?
M"" DE KEIEGSCHENMAHl.
Ce que nous nous sommes déjà dit , mon cher
époux.
M. DE KHIEGSCHENMAHL.
Ail ! je ne le sais que trop. Essayons de fléchir
la signora Fantastici. — Madame , ne m'enlevez
pas mes deux fils , la consolation de ma vieillesse.
LA SIGNORA FANXASTICI.
C'est juste; vous devez être un excellent père.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah ! elle commence à entendre raison.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Oui , père de comédie.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Comment , madame !
LA SIGNORA FANTASTICI.
Si vous voulez , vous ferez les pères nohles.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Les pères nobles ! mais certainement. Les Kriegs-
chenmahl sont gentilshommes de père en fils.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Comment ! vos ancêtres ont tous joué la comédie?
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Que voulez-vous dire , madame ? prétendez-vous
m'offenser ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Non , assurément ; mais j'emmène vos fils avec
moi. Ils me plaisent; je perfectionnerai leur édu-
cation. Le cadet jouera les héros ; l'aîné les rôles
tendres : l'un deviendra plus ferme , l'autre plus
doux, et dans dis ans d'ici je vous les renverrai
charmants.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah ! madame , que faut-il faire pour ne pas me
séparer d'eux ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Écoutez. Je suis bonne personne : je n'aime à
faire de la peine à qui que ce soit ; mais je veux
qu'on respecte, en moi les droits de la poésie. Plus
de prose , monsieur, plus de prose dans cette mai-
son.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Quoi ! madame , je ne pourrai pas commander
mon dîner en prose , à madame de Kriegschenmahl ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
La poésie ne consiste pas dans les vers, mais
dans l'amour des beaux-arts, dans l'enthousiasme
et l'imagination qui élèvent l'âme et l'esprit. Elle
proscrit tous les sentiments étroits , ATilgaires , illi-
béraux, sous le poids desquels vous avez passé vo-
tre vie. Écoutez-moi : je veux donner une fête à
une personne charmante que la maladie retient
chez elle , et qui supporte ses souffrances avec un
admirable courage : voilà de la poésie , par exemple ,
de la vraie poésie. "V'oulez-vous prendre un rôle dans
la pièce que nous voulons représenter devant elle ?
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Y pensez-vous , madame ? moi !
LA SIGNORA FANTASTICI.
On y fera le siège d'ime ville.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Un siège ! Et croyez-vous que ma goutte ne
m'empêchera pas de monter à l'assaut ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Isous aurons soin que les remparts soient de
plain-pied.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Et prendrai-je la \ille ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Sans doute.
M. DE KRIEGSCHENMAHL.
Ah ! quel plaisir pour moi , qui ai toujours été
battu !
LA SIGNORA FANTASTICI.
"V^ous voyez bien que la comédie répare les torts
du destin. Et vous , madame de Kriegschenmahl ,
nous vous prions d'accepter dans notre pièce le
rôle d'une femme respectable.
M™« DE KRIEGSCHENMAHL.
Et pourquoi donc respectable ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Pardonnez, je croyais
M"" DE KRIEGSCHENMAHL.
Pensez-vous donc que si l'on se parait , l'on ne
serait pas aussi agréable qu'une autre ?
LA SIGNORA FANTASTICI.
Eh bien , madame , jouez les grandes coquettes ,
j'abdique , et je vous les donne.
478
LE MANNEQUIN, ACTE I, SCENE I.
M. uB KKIEGSGHENMAHL.
Comment donc, madame de Kriegschenmahl
M™" DE KKIEGSGHENMAHL.
Cher époux, contenez ces transports jaloux; je se-
rai coquette seulement dans la comédie : partout
ailleurs vous me connaissez.
LA SIGNORA FANTASTICI.
Maintenant donc nous voilà tous contents, et
nous allons célébrer dignement le triomphe de la
poésie sur la prose.
««««o« ft« jï«ft»a«
LE MANNEQUIN,
PROVERBE DRAMATIQUE EN BEUX ACTES ,
COMPOSÉ EN I8I1.
PERSONNAGES.
M. le comte B'ERVILLE , gentilhomme français.
M. DE LA MORLIÈRE, d'une famille de réfugiés établie à
Berlin.
SOPHIE, sa fille.
M. Frédéric HOFFMANN, peintre allemand.
La scène est à Berlin, dans la maison de M. de la Morlière.
Nota, Le rôle de M. de la Morlière doit être joué avec accent al-
lemand.
«« »« 69 s e Ca 3-9
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
M DE LA MORLIÈRE et SOPHIE.
M. DE LA MOKLÎÈEE.
Non , ma fille , l'amour de la patrie l'emporte sur
tout dans mon cœur.
SOPHIE.
Mais , mon père , il y a cent ans que votre famille
a quitté la France, et vous n'y avez jamais mis les
pieds !
M. DE LA MOBLIÈRE.
Ma fille, mon grand-père a été forcé de se réfu-
gier en Allemagne, à cause de la révocation de l'é-
dit de Nantes ; mais nous avons toujours conservé
le cœur français, le sang français, le goût français....
SOPHIE;
Au moins , mon père , pas tout à fait l'accent
français.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Quoi ! parce que j'ai le malheur de prononcer
quelques mots un peu durement , tu as la cruauté
de me le reprocher ! — C'est pour avoir vécu avec
ces maudits Allemands , que j'ai perdu quelque
chose de la grâce de mon langage ; c'est pour cela
aussi que je veux un gendre français , qui corrigera
ma prononciation, arrangera tout ici à la française,
et me racontera ces beaux temps de Louis XIV,
dont mon grand-père me parlait toujours dans mon
enfance.
SOPHIE.
Mais, mon père, M. le comte d'Erville, que vous
voulez me donner pour mari , est l'homme du
monde le moins propre à vous raconter ce qui
pourrait vous intéresser à cet égard. J'aime assu-
rément les Français autant que vous ; mais celui-
ci n'est rien que la caricature de leurs défauts , et
tout au plus celle de leurs agréments. Il est venu
à Berlin , dit-il , pour assister aux revues de notre
grand roi Frédéric. Je vous le demande , a-t-il su
ce qu'il voyait ? n'a-t-il pas regardé une armée avec
sa lorgnette d'opéra? A quoi pense-t-il , 'si ce n'est
à lui.? Il voyage, non pour s'instruire, mais pour se
montrer. Il est d'une ignorance d'autant plus re-
marquable, qu'il a des phrases sur tout, et des idées
sur rien. Mon père, ce n'est pas là vraiment un
Français , et nous avons ici des Allemands beau-
coup plus dignes de porter ce nom que M. le comte
d'Erville.
M. DE LA MORLIÈEE.
C'est pourtant, ma fille, un homme d'un très-
grand nom.
SOPHIE.
Il ne pourrait pas entrer dans les Chapitres
d'Allemagne.
' M. DE LA MOBLIÈBE.
Les noms de France, tu le sais, ma fille, n'ont
pas les trente-deux quartiers dont les Allemands
sont si fiers; mais il y a dans la noblesse française
bien plus de brillant , d'éclat et de grâce.
SOPHIE.
De la grâce en fait de généalogie , quelle idée ! -
Au reste, vous aimez ce mot de grâce extrême-
ment, et je conviens qu'il est le plus français de
tous. Mais trouvez - vous , en conscience , que le
comte d'Erville ait de la grâce? d'abord, il n'écoute
personne.
M. DE LA MOfiLlÈKE.
C'est que personne ne cause comme lui.
SOPHIE.
Il parle sans cesse.
M. DE LA MOBLIÈRE.
Qu'avons - nous de mieux à faire que de l'en-
tendre?
I.E MA.NNEQUIN,
SOPHIE.
11 ne sait rien.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Il devine tout.
SOPHIE.
Le roi s'est moqué de lui l'autre jour , pour les
absurdités qu'il débitait sur l'art militaire, dont il
prétend s'être occupé toute la vie.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Non, c'est en littérature qu'il est le plus fort.
SOPHIE.
En littérature ! M. de Voltaire l'a tourné hier
en ridicule, pour quelques sottises qu'il a dites
avec complaisance devant le plus bel esprit de
France.
M. DE LA MOKLIÈKE.
M. de Voltaire est certainement très - spirituel ;
on ne peut pas le lui contester : mais il n'est pas
un grand seigneur, et, pour être un Français ac-
compli , il faut réunir l'esprit du monde avec l'es-
prit littéraire.
SOPHIE.
Vous avez raison, mon père, il faut les réunir :
mais sufût-il d'y prétendre?
M. DE LA MOKLIÈKE.
Tu es injuste pour M. d'Erville.
SOPHIE.
Et quand cela serait, n'est-ce pas une bonne
raison pour ne pas l'épouser.
M. DE LA MOKLIÈKE.
En France , on ne se marie que par convenance.
SOPHIE.
Comme nous sommes en Allemagne, je voudrais
bien qu'il me fût permis d'y mêler un peu d'amour.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Oui, si je te laissais faire, tu épouserais ce jeune
peintre, Frédéric Hoffmann , qui n'est jamais sorti
de Berlin, qui ne s'entend qu'aux beaux-arts.
SOPHIE.
Frédéric est simple et naturel ; il est fier et mo-
deste tout ensemble; sa grâce est celle de tous les
pays et de tous les rangs , parce qu'elle vient de
la supériorité de l'esprit et de l'âme.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Il ne nous ferait pas honneur en France; et ne
faut-il pas enfin retourner une fois dans nos foyers
glorieusement comme nous en sommes sortis ?
SOPHIE.
Quoi ! mon père , vous voudriez quitter les lieux
où vous êtes né?
M. DE LA MOKLIÈKE.
Il est vrai que je suis né ici ; mais la naissance
est un accident qui ne compte pas dans la vie d'un
ACTE I, SCENE I. 4/9
homme : ma vraie patrie, c'est la France. La
France , la France 1 je m'ennuie partout ailleurs.
SOPHIE.
^ Mais y pensez - vous , mon père , vous qui n'y
avez jamais été ?
M. DE LA MOKLIÈKE.
J'en conviens; mais qu'est-ce que cela fait? je
me figure toujours y avoir passé ma vie.
SOPHIE.
Songez donc que si j'épouse M. d'Erville , il fau-
dra que je me sépare de vous. Tel que je vous
connais, vous parlerez toujours de voyage, et vous
n'en ferez point.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Il est vrai que c'est mon imagination qui voyage,
et que mes pieds ont un peu la goutte. Ne me
trahis pas, Sophie; à la maison j'aime assez le
poêle , la bière et la pipe.
SOPHIE.
Mon père, savez -vous que ces trois choses- là
sont terriblement allemandes ?
M. DE LA MOKLIÈKE.
Ce sont de mauvaises habitudes dont il ne faut
pas parler; mais quand je te saurai en France, que
je pourrai dire : Ma fille , la comtesse d'Erville ,
me mande que l'on a donné telle pièce nouvelle ,
qu'il a paru un tel livre, que le roi a fait telle no-
mination , je me croirai où étaient mes ancêtres ,
et cela me rajeunira de cent ans.
SOPHIE.
Se rajeunir de cent ans, mon père, c'est comme
si l'on n'avait pas existé. A quelles chimères , hé-
las ! vous sacrifiez votre bonheur !
M. DE LA MOKLIÈKE.
M. d'Erville sera ici dans un moment; reste un
peu avec nous, pour que je te fasse sentir...
SOPHIE.
Mais , mon père , vous ne savez pas une chose ,
c'est que je déplais beaucoup à M. d'Erville.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Comment peux -tu dire cela, ma fille? toi que
j'ai élevée à la française , et fait instruire à l'alle-
mande? M. d'Erville aime tant l'esprit!
SOPHIE.
Oui , le sien ; mais pas celui des autres , ni sur-
tout celui de la femme qu'il épouserait.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Cependant tu sais qu'en France toutes les fem-
mes sont aimables et piquantes.
SOPHIE.
Toutes, c'est beaucoup dire; mais M. d'Erville
ne saurait souffrir qu'une femme attire sur elle
une partie de l'attention qu'il veut conquérir pour
480
LE MANNEQUIN, ACTE 1, SCENE II.
lui seul, et je me suis aperçue dix fois que ce que
vous avez la bonté de louer dans mon entretien ,
ne lui serait jamais aussi agréable que mon silence.
M. DE lA MOKLIÈBE.
Folie que tout cela. Ne me tourmentez plus sur
ce mariage ; j'ai donné ma parole , et vous savez ,
ma fille, si, comme Allemand, si, comme Français,
j'y puis manquer.
SOPHIE.
Hélas! mon père, j'aperçois M. d'Erville ; je vous
laisse avec lui.
M. DE LA MORLIÈEE.
Reste donc , encore une fois ; il est si impatient
de te voir !
SOPHIE.
Impatient de me voir! ah! vous le connaissez
bien,
M. DE LA MOBLIÈRE.
Parle-moi franchement ; crois-tu qu'il te préfère
quelque femme ici ou ailleurs ?
SOPHIE.
Non du tout, car il n'aime que lui; mais cette
rivalité-là en vaut bien une autre, et jamais femme
n'en a triomphé.
{Elle sort.)
SCENE II.
M. DE LA MORLIÈRE et le COMTE
D'ERVILLE.
le comte.
Bonjour, mon cher beau -père; car je me plais
à vous appeler ainsi; mon cœur est déjà tout à
vous , comme si le lien qui doit nous unir était
formé.
M. DE LA MORLIÈKE.
Que c'est aimable ce que vous me dites là ! Ces
Allemands sont des années à former une liaison
intime , tandis que vous je vous connais depuis
quinze jours , et nous sommes déjà les meilleurs
amis du monde.
LE COMTE.
Oh! cela est vrai : tout ce qui vous intéresse
m'est , pour ainsi dire, personnel.
M. DE LA MORLIÈKE .
Vous avez donc eu sûrement la bonté de recom-
mander mon frère au ministre, pour l'emploi qu'il
désirait ?
LE COMTE.
Monsieur votre frère ! Est-ce que vous avez un
frère?
M. DE LA MOBLIÈRE.
Comment ! si j'en ai un ! depuis une semaine je
vous ai parlé de lui chaque jour au moins deux
heures.
LE COMTE.
C'est que le temps me paraît si court quand vous
me parlez
M. DE LA MORLIÈRE.
Que VOUS ne m' écoutez pas. Allons, allons, lais-
sons cela; c'est la vivacité française qui excuse
tout : mais puisque vous ne m'avez pas entendu, je
recommencerai avec plus de détails.
LE COMTE.
Oh! cela n'est pas nécessaire; je conçois
Monsieur votre frère est Allemand. ,
M. DE LA MORLIÈRE.
Allemand ! non , puisque je suis Français ; mais
réfugié. Auriez-vous aussi oublié cela, par exemple?
il me semble cependant que la manière dont je
parle
LE COMTE.
Est très-agréable. Mais dites-moi , je vous prie,
entendez-vous tout en français ?
M. DE LA MORLIÈRE.
Si j'entends tout en français ! mais je sais à peine
l'allemand; je ne le parle jamais que pour affaires.
LE COMTE.
Vous avez raison , il n'y a que le français qui soit
de bonne compagnie ; il n'est pas poli de parler les
langues étrangères ; aussi moi je n'en sais pas une.
Mon gouverneur voulait me les faire apprendre,
mais j'ai craint de gâter mon français en parlant
une autre langue.
M. DE LA MORLIÈRE.
Ah ! c'est bien vrai. Pour moi , je ne peux pas
m'empêcher de savoir un peu l'allemand ; mais je
vais tâcher de l'oublier.
LE COMTE.
Vous avez raison ; à quoi cela sert-il ?
M. DE LA MORLIÈRE.
En Allemagne cependant, c'est quelquefois com-
mode.
LE COMTE.
Oui , cela peut se soutenir ; mais moi je m'en
suis toujours passé.
M. DE LA MORLIÈRE.
Je voudrais que vous me dissiez naturellement si
j'ai de l'accent.
LE COMTE.
De l'accent ! gascon , picard , normand ?
M. DE LA MORLIÈRE.
Non, de l'accent de ce pays , de l'accent allemand
enfin , puisqu'il faut le dire.
LE COMTE.
Je n'y ai pas trop fait d'attention ; mais à présent
LE MANNEQUIN, ACTE I, SCENE II.
481
qae vous me le dites, il me semble bien que
M. DE LA MOBLIÈKE.
Achevez, achevez.
LE COMTE.'
Qu'il y a quelques mots que vous prononcez
M. DE LA MOKLIÈBE.
Comment?
LE COMTE.
Uq peu trop bien.
M. DE LA MOiaiÈEE.
Que voulez-vous dire ?
LE COMTE.
Un peu trop fort.
M. DE LA MOKLIÈBE.
Hélas! mon Dieu, c'est bien vrai. Mon grand-
père m'en avertissait toujours ; mais c'est que j'ai
tant de zèle à parler le français , que je crains tou-
jours de ne pas le faire assez bien entendre.
LE COMTE.
Ah ! c'est tout simple ; mais quand nous aurons
passé quelque temps ensemble , vous le parlerez
comme moi , d'une façon légère et rapide. Le roi
de Prusse , par exemple , le croiriez-vous ? le grand
Frédéric ne parle pas comme un Français. Ce qu'il
dit est bien ; mais il n'y a pas d'aisance dans ses
phrases ; il prononce lentement ; on dirait qu'il ré-
Qéchit en parlant , et cela n'a pas du tout de grâce.
M. DE LA MOBLIÈKE.
Et M. de Voltaire , qui est à présent à la cour de
notre roi , comment l'avez-vous trouvé ?
LE COMTE.
Si vous voulez que je vous parle franchement ,
je ne l'ai pas fort écouté ; j'étais très-empressé de
raconter Paris que je venais de quitter , et dont
chacun était curieux ; et j'ai pensé que j'aurais tou-
jours le temps de causer avec M. de Voltaire.
M. DE LA MOBLIÈKE.
Cependant il part demain , à ce qu'on dit .
LE COMTE.
Ah ! j'en suis fâché ; mais il se fait souvent im-
primer : ainsi je suis toujours à portée de le lire
quand je voudrai ; il n'y a que ceux qui ne font que
parler dont il ne faille rien perdre. Ceux qui écri-
vent , on est toujours à temps de connaître leur
esprit.
M. DE LA MOKLIÈRE.
Et comment trouvez-vous celui de ma fille ? di-
tes-le-moi naturellement.
LE COMTE.
Vous le voulez , je répondrai avec une extrême
franchise ; c'est mon genre, et, comme il a réussi ,
je n'ai pas songé aux inconvénients qu'il peut avoir.
Elle est fort spirituelle , Sophie , fort spirituelle ;
mais elle se met trop en avant ; elle fait un peu trop
de bruit dans une chambre.
M. DE LA MOBLIÈKE.
Ma fille a une innocente vivacité , que je croyais
surtout dans le goût des Français.
LE COMTE.
Oui sans doute ; mais cependant moi, je ne sais
si vous êtes de mon avis, mais j'aime les femmes
qui parlent peu ; un sourire d'approbation , d'en-
couragement, m'est cent fois plus agréable que cette
manière de tenir le dé de la conversation ; et je
trouve plus convenable...
M. DE LA MOKLIÈBE.
Quoi, monsieur?
LE COMTE.
Votre fille est charmante , et je l'adore ; je vous
l'ai déjà dit; mais je ne sais, il y a quelque chose
dans vos manières de plus français que dans les
siennes.
M. DE LA MOKLIÈKE.
Ah ! c'est tout simple , je me suis toujours plus
occupé de la mère patrie.
LE COMTE.
Vous croirez y être , quand je serai votre gendre.
A propos , vous savez que mes affaires ne sont pas
trop en ordre ; je ne vous l'ai pas caché ; j'ai d'im-
menses terres qui sont depuis bien des siècles dans
ma famille ; mais j'ai beaucoup de dettes , ah ! beau-
coup.
M. DE LA MOKLIÈBE.
Était-ce l'usage en France ?
LE COMTE.
Universel.
M. DE LA MOKLIÈBE.
En ce cas il faut s'y soumettre. Vous ne voulez
pas cependant, je pense, ruiner ni vous ni ma fille?
LE COMTE.
Non assurément, non; c'est un vieux genre ; on
ne se ruine plus ; on a senti que l'argent était né-
cessaire à l'élégance même , et l'on tâche d'être le
plus riche qu'on peut, parce que la fortune a de la
grâce.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Sans doute; mais, à mon grand regret, j'ai bien
peu d'argent comptant.
LE COMTE.
Tant pis ; c'est le plus agréable. Je voudrais, par
exemple , que vous m'en vissiez dépenser ; la façon
dont je m'y prends vous plairait.
M. DE LA MOBLIÈKE.
Oui, si c'était le vôtre ; mais le mien
LE COMTE.
Qu'importe pour un homme comme vous ? c'est
la manière qui fait tout.
r
482
LE MÂINNEQUÏN, ACTE I, SCENE lll.
M. DE LA MORLIEKE.
Vous avez raison , je suis bien Français à cet
égard ; vivent les manières ! il n'y a que cela qui
plaise. A propos , je vous ai préparé une surprise
qui, je crois, vous sera agréable. Vous connaissez
ce peintre allemand, Frédéric Hoffmann, qui a du
talent, et qui
LE COMTE.
Ah ! je vous entends ; vous voulez que je fasse
faire mon portrait pour mademoiselle votre fille :
c'est bien aimable, mais j'ai prévenu vos désirs. Le
voici.
M. HE LA MORLIÈBE.
Mais non , c'est celui de ma fille dont je me suis
occupé.
LE COMTE.
Ah ! vous avez bien raison ; je le désirais beau-
coup aussi, mais je n'osais pas
M. DE LA MORLIÈBE.
Cependant il faut plus d'assurance , à ce qu'il me
semble, pour offrir son portrait, que pour recevoir
celui de la femme qu'on aime.
LE COMTE , regardant son portrait.
Vous êtes bien bon.
M. DE LA MORLIÈBE.
Mais vous ne répondez pas à ce que je dis.
LE COMTE.
Pardon, j'étais distrait. 11 manque à mon por-
trait de la physionomie : les peintres ne savent ja-
mais la saisir.
M. DE LA MORLIÈBE.
Faites-le corriger par Frédéric, il est habile...
Vous vous taisez ; en seriez-vous jaloux ?
LE COMTE.
Jaloux ! pourquoi ?
M. DE LA MORLIÈBE.
Parce qu'on dit qu'il est amoureux de ma fille.
LE COMTE.
Ah ! mon Dieu ! je n'y pensais pas. Il n'est pas
dans mon caractère , à moi , d'être jaloux ; et puis
je me fie un peu à mon étoile, elle m'a toujours
bien servi. — D'ailleurs, en conscience, un ar-
tiste...
M. DE LA MORLIÈBE.
Sans doute. Cependant, il faut en convenir, Fré-
déric est bien né, spirituel, et je n'ai guère vu
d'Allemand qui parlât si bien le français.
LE COMTE.
Hors de France , cela passe pour un mérite , de
bien parler le français ; mais nous autres , nous
sommes un peu blasés sur cet avantage. Il y a
pourtant des manières de s'exprimer qui se font
remarquer. Croyez-vous que mademoiselle votre
fille en puisse sentir toutes les nuances ?
M. DE LA MORLIÈBE.
En doutez- vous ?
LE COMTE.
Elle m'écoutait si mal hier ! c'est un grand ta-
lent pour une femme que d'écouter. Vous, par
exemple, vous l'avez ; il y a du plaisir à vous parler.
M. DE LA MOELIÈRE.
Ah ! c'est que je suis plus près que ma fille du
moment où mon grand-père a quitté la France!
La tradition française s'affaiblit à chaque généra-
tion.
LE COMTE.
Comment , à chaque génération ! un mois d'ab-
sence suffit pour rouiller. Il me faudra du temps ,
quand je reviendrai à Paris, pour retrouver... pour
être , enfin , tout ce qu'on doit être.
M. DE LA MORLIÈBE.
Ah ! s'il €n est ainsi, hâtons le mariage : dès de-
main, dès ce soir. Je ne voudrais pas, pour rien
au monde, avoir un gendre rouillé; je sens par
moi-même à quel point c'est triste. On est tout je
ne sais comment, quand on ignore comme on est
à Paris; on parle au hasard, on ne sait pas seule-
ment si l'on a raison de sentir ce qu'on sent; enfin,
on n'est sûr de rien.
LE COMTE.
Comptez sur moi pour vous mettre au fait.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Attendez ici, je vous prie, le peintre, qui doit
vous apporterle portrait de ma fille. — Mais je
vois à ma montre que je suis obligé de sortir, pour
aller chez mon frère ; c'est bien familier de vous
laisser ainsi chez moi ; mais je veux vous quitter
à la française , sans faire des excuses. N'est-ce pas
ainsi que cela se passe à Paris .' {Il fait plusieurs
révérences.) Ne croyez pas pourtant que j'ignore,
monsieur le comte, les égards que je vous dois;
mais je m'en vais sur la pointe des pieds, sans dire
un mot, sans faire une seule révérence , lestement,
comme l'aurait fait mon grand-père; je veux dire
comme un vrai Français. Allons, allons, ne me
saluez pas. Je pars. — Je suis parti.
SCENE III.
LE COMTE D'ERVILLE, senL
Il appelle cela ne rien dire ! J'ai cru qu'il ne sor-
tirait jamais , à force de me demander la permission
de sortir. Cependant, tel qu'il est, je voudrais bien
que sa fille lui ressemblât. C'est une petite per-
sonne trop avisée , et je n'aime point cela.
LE MAINNEQUIN, ACTE I, SCENE IV.
483
SCENE IV.
LE COMTE D'ERVILLE, FRÉDÉRIC.
LE COMTE.
Bonjour, M. Frédéric. Je suis désolé de n'avoir
pas fait faire mon portrait chez vous ; je suis sûr
que vous auriez mieux réussi que ce M. Schiehle...
Schlililes : je ne sais comment prononcer un nom
allemand.
FKÉDÉRIC.
La même chose nous arrive pour les noms fran-
çais.
LE COMTE.
Comment cela est-il possible ?
FEÉDÉEIC.
Très-possible, puisque nous sommes tous des
étrangers les uns pour les autres.
LE COMTE.
Des étrangers , les Français ! y pensez-vous ?
FKÉDÉBIC.
Non en France, mais bien en Allemagne.
LE COMTE.
C'est vrai , mais cela ne peut pas durer. — Mon
futur beau-père, M. de la Morlière, m'a dit que
vous aviez à me remettre un portrait de sa fille ,
mademoiselle Sophie.
FEÉDÉEIC.
Je ne savais pas , monsieur, qu'il fût pour vous.
LE COMTE.
Et pour qui vouliez-vous donc qu'il fut.?
FEÉDÉEIC, à part.
Hélas ! — Le voilà , monsieur. Le trouvez-vous
ressemblant ?
LE COMTE.
Ressemblant ! oui ; mais fort embelli.
FEÉDÉEIC.
Je ne le croyais pas possible.
LE COMTE.
Ah ça, mon cher, par exemple, c'est de l'illu-
sion. Elle est bien, Sophie, mais votre portrait
est cent fois mieux qu'elle.
FEÉDÉEIC.
Je suis bien loin de le trouver ainsi.
LE COMTE.
C'est tout simple, vous êtes amoureux de So-
phie ; je le sais , le beau-père me l'a dit.
FEÉDÉEIC.
Monsieur...
LE COMTE.
Je ne m'en fâche pas du tout, car moi je ne le
suis pas. J'ai trente ans ; j'ai déjà beaucoup aimé ,
je l'ai été beaucoup : aussi je ne me fais plus d'il-
lusion sur rien.
FEEDEEIC.
Vous m'étonnez , monsieur. Quand vous épou-
sez une personne que tant de gens vous envient ,
je pensais que vous sentiez mieux votre bonheur.
LE COMTE.
Parions, monsieur, que vous lisez beaucoup de
romans; enfin, parions.
FEÉDÉEIC.
Oui, sans doute, monsieur; mais il ne me sem-
ble pas pourtant qu'il y ait rien de bien exalté
dans ce que je viens de vous dire.
LE COMTE.
Tout ce qui n'est pas dans les bornes de la rai»
son est du roman.
FEÉDÉEIC.
Et oii placez-vous les bornes de la raison ?
LE COMTE.
Dans l'usage du monde. Il est convenable qu'un
homme comme moi épouse une fille riche, d'une
naissance moins illustre que la sienne. Si cela n'é-
tait pas convenable, je vous assure que je vous
céderais bien volontiers mademoiselle Sophie.
FEÉDÉEIC.
Je désirerais, monsieur, que vous voulussiez
bien ne pas me parler de ce qui me touche.
LE COMTE.
Et pourquoi pas "> je parle bien de moi , moi-
même.
FEÉDÉEIC.
Chacun a sa manière.
LE COMTE.
C'est vrai. Je ne vous blâme pas ; mais je vou-
lais seulement vous dire que c'est le beau-père qui
s'est entiché de moi , et que le mariage que je fais
n'est pas du tout de mon invention. Mademoiselle
Sophie a des opinions décidées sur tout ; souvent
elle me contredit , et ce n'est pas le moyen de me
connaître ; car moi je me tais, dès qu'on veut dis-
cuter : cela m'ennuie. Il faut savoir m'apprécier d'a-
bord , ou bien renoncer à m' entendre. Le croiriez-
vous ? j'aime les manières anglaises , la timidité
anglaise. Il y avait hier chez le ministre...
FEÉDÉEIC.
Lady Berwick.
LE COMTE.
Précisément ; que j'ai trouvée la plus spirituelle
du monde.
FEÉDÉEIC.
Comment l'avez-vous trouvée spirituelle ? elle ne
dit pas un mot de français.
LE COMTE.
Elle l'entend si bien ! et puis elle a des re-
gards...
484
LE MANNEQUIN, ACTE I, SCENE V.
FBEDEKIC.
Elle a été enchantée de vous.
LE COMTE.
J'ai cru m'en apercevoir. Je voudrais, avant
de m'en aller, lui laisser une copie de ce portrait.
Si vous vouliez la faire et la perfectionner d'après
mes conseils...
FBÉDÉRIC.
Monsieur, si vous me permettez de conserver le
portrait de mademoiselle Sophie , je ferai deux co-
pies du vôtre, dont vous serez très-content,
LE COMTE.
Le portrait de Sophie ! mais cela se peut - il ? Je
ne demande pas mieux, pour ma part, parce que...
Oui, j'en ferai faire un meilleur en France. Cepen-
dant, le beau-père pourrait se fâcher.
PBÉDÉaiC.
Je me charge de l'apaiser.
LE COMTE.
Biais Sophie!...
FBÉDÉEIC.
Mais la dame anglaise , qui écoute si bien ! qui
regarde si bien !
LE COMTE.
Ah! c'est vrai, il n'est point de femme dont
l'entretien , je veux dire dont le silence ait plus de
grâce. Faites comme vous l'entendrez ; je veux
qu'un galant homme comme vous soit content de
moi. ~ Écoutez , il me semble que les yeux ne sont
pas bien dans...
FBÉDÉBIC.
Dans le portrait de mademoiselle Sophie ?
LE COMTE.
Non, dans le mien. — Mais ne les corrigez pas
d'après moi aujourd'hui ; je suis abattu , je me sens
triste. Il me fâche de ne pas faire un mariage d'in-
clination ; ce n'est pas assurément que je voulusse
qu'il ne fût pas de convenance ; mais il serait doux
de tout réunir. Vous croyez qu'il n'y a que vous
autres Allemands de mélancoliques ; mais nous
aussi, nous avons des moments de rêverie. Par
exemple , saisissez celui-ci pour mon portrait , ce
regard perdu; c'est bien, n'est-ce pas? Adieu.
SCENE V.
SOPHIE , FRÉDÉRIC.
SOPHIE.
Je guettais le moment où M. d'Erville serait
sorti , pour vous voir seul un instant , mon cher
Frédéric.
FBÉDÉBIC.
Ah! ma Sophie, se pourrait -il que vous fussiez
la femme d'un tel homme! Savez-vous qu'il ne
vous aime pas ?
SOPHIE.
Pensez-vous que j'aie attendu jusqu'à présent
pour m'en apercevoir ?
FBÉDÉBIC.
Croiriez -vous qu'il m'a laissé votre portrait,
à condition que je lui fisse deux copies du sien
propre ?
SOPHIE.
C'est un peu fort , j'en conviens ; mais enfin qu'y
puis-je ? mon père a donné sa parole , et rien au
monde ne l'y ferait manquer.
FBÉDÉBIC.
Pouvez-vous me répondre avec cette indifféren-
ce? avez -vous déjà pris, le caractère de l'homme
auquel vous devez être unie? étes-vous, comme
lui , légère, insensible, et décidée par l'amour-pro-
pre, dans la plus importante circonstance de vo-
tre vie? Pardon , Sophie , pardon , ce n'est pas ainsi
que je vous ai connue ; mais puis-je vous parler
tranquillement de mon malheur et du vôtre ! Le
comte d'Erville n'est pas fait pour vous. Quand
vous seriez indifférente à mon amour, quand vous
ne conserveriez aucun regret pour celui qui vous
a tant aimée, votre âme noble et profonde ne
pourrait jamais être comprise par un homme de ce
caractère.
SOPHIE.
Frédéric , j'ai tort de ne vous avoir pas conQé
mes projets. Je voulais dissimuler avec vous , jus-
qu'à ce que je me fusse entretenue de nouveau avec
mon père; mais vos accents si vrais ont pénétré
jusqu'au fond de mon cœur, et rien ne peut vous y
rester caché.
FBÉDÉBIC.,
Ah ! de grâce , quels sont donc ces projets ?
SOPHIE.
Je connais mon père; si M. d'Erville ne lui rend
pas sa parole, jamais il ne la redemandera.
FBÉDÉBIC.
Et comment espérer que ce M. d'Erville?...
SOPHIE.
J'ai essayé de lui déplaire , et j'y ai déjà , grâce
au ciel ! parfaitement réussi ; car il ne s'agit pour
cela que de lui ôter une occasion quelconque de
briller. Mais comme il ne m'épouse pas parce qu'il
m'aime, je ne gagne rien à me rendre désagréable
à ses yeux.
FBÉDÉBIC.
Qu'espérez-vous donc ?
SOPHIE.
Lui tendre un bon petit piège dans lequel il-
tombera.
LE MANNEQUIN, ACTE II, SCENE I.
485
PKEDEBIC.
Que dites-vous , chère Sophie ! attraper un Fran-
çais ! cela est-il jamais arrivé à un Allemand ?
SOPHIE.
Rarement, j'en conviens; mais M. d'Erville est
si occupé de lui-même, qu'il n'observe rien avec
finesse. La vanité offre beaucoup de prise ; et
M. d'Erville en a tant, que je me flatte de le gou-
verner à son insu par ce moyen. D'ailleurs il aime
assez l'argent ; et quoique ce soit pour le dépenser,
c'est un goût toujours un peu vulgaire, dont on
peut tirer, parti pour se débarrasser de lui. Mon
cher Frédéric, j'ai tant d'envie d'échapper au triste
sort qui me menace, et de me conserver pour vous,
que je veux tout tenter pour y parvenir.
FBÉDÉKIC.
Ah! Sophie, je n'ose espérer tant de bonheur.
SOPHIE.
Cher Frédéric , nous n'avons fait de mal à per-
sonne ; pourquoi le sort ne nous protégerait-il pas ?
Je vois venir mon père , laissez-moi seule avec lui.
SCENE VI.
M. DE LA MORLIÈRE, SOPHIE.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Je te croyais avec M. d'Erville.
SOPHIE.
Ah ! il y a longtemps qu'il est parti. Vous figu-
rez-vous donc qu'il pense à moi ?
M. DE LA MOBLIÈBE.
Mais je l'imagine, puisqu'il t'épouse.
SOPHIE.
Belle raison! Il se marie, je crois, sans songer
qu'il faut être deux pour cela.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Je n'aime pas ta malveillance contre le comte
d'Erville.
SOPHIE.
Mon père, je vous jure que j'ai raison.
M. DE LA MOBLIÈBE.
J'en serais très-fâché ; car, encore une fois , j'ai
donné ma parole.
SOPHIE.
Et si je vous la faisais rendre par M. d'Erville
lui-même ?
M. DE LA MOBLIÈBE.
Alors je serais libre ; mais je vous saurais très-
mauvais gré d'avoir rompu un mariage qui...
SOPHIE.
Mon père, avant de me blâmer, daignez venir
avec moi chez mon oncle ; il connaît mieux M. d'Er-
ville que vous; il vous dira
M. DE LA MOBLIEBE.
Ton oncle ne sait pas un mot de français; il
nous fait tous passer pour Allemands ; il oublie ses
ancêtres, sa patrie, enfin
SOPHIE.
Mon père, malgré tout cela, vous aimez beau-
coup mon oncle.
M. DE LA MOBLIÈBE.
C'est vrai.
SOPHIE.
Eh bien , c'est devant lui que je vous confierai
l'espoir
M. DE LA MOBLIÈBE.
Quel espoir ?
SOPHIE.
Que M. d'Erville lui-même viendra vous de-
mander en mariage votre nièce...
M. DE LA MOBLIÈBE.
Comment ! ma nièce ! je n'en ai pas ; veux-tu me
faire dire un mensonge ?
SOPHIE.
Non assurément ; j'aimerais mieux m'en charger
moi-même.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Quoi ! tu te permettrais de tromper ?
SOPHIE.
La ruse est si innocente , que vous-même vous
l'approuverez.
M. DE LA MOBLIÈBE,
Je voudrais savoir
SOPHIE.
Vous le saurez tout à l'heure ; suivez-moi chez
mon oncle. Je consens à vous obéir, si M. d'Er-
ville lui-même ne vous dégage pas de votre pro-
messe.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Allons , je veux bien te suivre ; mais je n'augure
rien de bon de tout ceci.
ACTE SECOND.
SCENE PREMIERE.
M. DE LA MORLIÈRE et SOPHIE.
M. DE LA MOBLIÈBE.
Mais, ma fille, tu es folle. Je ris, j'en conviens,
de ton idée : elle est plaisante ; mais il est impos-
sible qu'elle réussisse.
SOPHIE.
Vous verrez qu'elle réussira.
486
LE MANNEQUIN, ACTE II, SCENE II.
M. DE LÀ MORtIEBE.
Quoi ! M. d'Erville prendra le mannequin d'un
peintre pour ma nièce ?
SOPHIE.
Je le placerai derrière ce rideau, oij je dessine
quand Frédéric m'aide à copier votre buste.
M. DE LA MOELIÈRE.
Comment? là! Voyons. — Et qui donc est là?
[Il salue et Sophie aussi.) Par quel hasard as-tu
donc des visites chez toi à présent? On a peut-être
entendu ce que je te disais.
SOPHIE.
Non , mon père , je vous l'assure.
M. DE LA MOELIÈRE.
Cette dame a l'air mécontente de ce que tu l'as
fait attendre.
SOPHIE.
Mon père, cette dame est très-pacifique, et nous
nous raccommoderons bientôt.
M. DE LA MORLIÈRE.
Madame, auriez-vous quelque chose à dire à ma
Bile?... Et que diable! elle ne répond pas! — Va
donc lui parler. — Tu ris ! mais y penses-tu donc?
à qui en as-tu?...
SOPHIE.
Eh bien, mon père, vous voyez que M. d'Erville
pourra bien s'y tromper.
M. DE LA MORLIÈRE
Comment! c'est le mannequin!
SOPHIE.
Oui, mon père.
M. DE LA MORLIÈRE.
Oh ! par exemple, c'est inconcevable. Mais enfin,
quand ma prétendue nièce ne parlera pas ?
SO"PHIE.
M. d'Erville prendra son silence pour de l'ad-
miration.
M. DE LA MORLIÈRE.
Mais quand il voudra savoir s'il en est aimé ?
SOPHIE.
Il fera la demande et la réponse.
M. DE LA MORLIÈRE.
Enfin, s'il lui prend la main, ne sentira-t-il pas
qu'elle est de carton ?
SOPHIE.
Oh ! c'est une autre affaire; mais la réserve de
ma cousine retardera ce moment; et comme je
serai toujours présente à l'entretien , j'espère me-
ner la chose de manière que votre parole vous
sera rendue , et que je pourrai disposer de mon
cœur.
M. DE LA MORLIÈRE.
Allons, si mon gendre futur est dupe à ce point,
il faut convenir que ce n'est pas un Français; car
un Français est le plus pénétrant des hommes.
SOPHIE.
En conscience, mon père, voudriez-vous donner
votre fille à un homme qui lui préférerait un man-
nequin ?
M. DE LA MOELIÈRE.
Non, assurément. Et tu crois qu'il est à ce point
insensible au charme de ta conversation? Cepen-
dant madame de Sévigué , madame de la Fayette
étaient des personnes, à ce que m'a dit mon grand-
père....
SOPHIE.
M. d'Erville voudrait réduire les femmes au rôle
le plus nul.
M. DE LA MOELIÈRE.
C'est bien sévère pour un homme si léger.
SOPHIE.
La vanité est , à certains égards , bien plus sé-
vère que la vertu.
M. DE LA MORLIÈRE.
Allons , je ne m'en mêle plus. S'il vient me de-
mander ma nièce en mariage, alors tout est dit, et
tu épouseras ton peintre; sinon, tu signeras ce
soir ton contrat avec M. d'Erville.
SOPHIE.
Ce soir!
^ M. DE LA MORLIÈRE.
Adieu.
SCENE IT.
SOPHIE , FRÉDÉRIC.
SOPHIE.
Eh bien , mon oncle a-t-il parlé à M. d'Erville?
FEÉDÉEIC.
Oui, chère Sophie; vous ne pouvez pas vous
figurer avec quelle facilité il s'est pris au piège
qu'on lui tendait. Conçoit- on qu'un homme qui
vous a vue....
SOPHIE.
Ah! trêve de ménagements, mon ami; vous na
savez pas combien vous me ravissez , en me prou-
vant qu'il ne m'aime pas !
FEÉDÉEIC.
Votre oncle a dit à M. d'Erville qu'il avait une
fille unique , infiniment plus riche que vous ; mais
qu'on ne présentait pas dans le monde, parce
qu'elle ne savait pas parler le français, et qu'elle
était trop timide. — ■ Les femmes timides me plai-
sent beaucoup, a-t-il dit ; je suis bon, j'aime à ras-
surer. — Votre oncle a ajouté que votre prétendue
cousine avait vu passer à cheval M. d'Erville, et
LE M4NNEQU1N, ACTE II, SCENE IV.
487
que depuis ce temps elle en avait la tête tournés. —
La pauvre petite! a-t-il répondu; mais c'est que
je monte à cheval à merveille, et d'ailleurs elle n'a
?u personne... — Il voulait dire, personne dans ce
pays qui ait de la grâce comme moi ; mais la mo-
destie l'a retenu, et j'ai cru poli d'achever sa phrase,
qu'il n'a point désavouée. Votre oncle, qui déteste
M. d'Er ville, s'est plu à lui répéter que vous étiez
si jalouse de votre cousine, que vous ne la receviez
jamais que le matin , et sans la laisser voir à per-
sonne. M. d'Erville croit vous surprendre en ve-
nant ici tout à l'heure. Je lui ai dit qu'à l'instant
même j'irais chercher votre cousine, et que je la
conduirais dans votre cabinet. Tirons ce rideau ,
et ne l'ouvrez qu'à mon retour : je vous laisse le
temps d'exciter la curiosité de M. d'Erville, en
paraissant lui refuser de voir votre cousine. —
Chère Sophie , je sens que vous souffrez comme
moi d'être réduite à tromper, même celui qui vous
épouse sans vous aimer; mais enfin je crois .qu'il
nous est permis, dans cette circonstance seule-
ment , de quitter le rôle de dupe pour lequel nous
sommes si fiers d'être faits.
SOPHIE.
Oui , cher Frédéric, vous avez deviné le mouve-
ment de trouble que j'éprouvais ; mais j'aperçois
M. d'Erville , et son air confiant dissipe tous mes
scrupules. Allons, faisons habilement notre rôle',
aussi bien M. d'Erville n'en joue-t-il pas un tout
Je jour ?
SCENE III.
LES PBÉcÉDENTS , LE COMTE D'ERVILLE.
LE COMTE, à Frédéric.
Allez-vous revenir avec elle?
FRÉDÉBIC.
Tout à l'heure.
LE COMTE,
Hâtez-vous; je suis d'une impatience
FBÉDÉJilC.
Tranquillisez-vous ; vraiment vous m'intéressez,
LE COMTE.
Mon imagination se monte si facilement !
SCENE IV.
LE COMTE D'ERVILLE, SOPHIE.
SOPHIE.
Ah! monsieur, je vous salue; je ne vous ai pas
vu de tout le jour. Étes-vous sorti ce matin ? avez-
vous été au Musée.? avez-vous vu les tableaux
qu'on vient d'y exposer? Moi , j'en ai été ravie; il
y a un ton de couleur , une exactitude de dessin ,
une chaleur de composition...
LE COMTE , à part.
Quel bavardage! — Non, mademoiselle; je me
suis occupé de toute autre chose.
SOPHIE.
Et pourrais-je me flatter que mon souvenir...,
LE COMTE.
Sans doute, mademoiselle, il est bien fait pour
remplir tout mon esprit; mais, je l'avoue, ma cu-
riosité a été vivement excitée.
SOPHIE.
Et peut -on savoir à quel sujet?
LE COMTE.
On dit que vous avez une cousine très -aimable.
SOPHIE.
Aimable! elle ne dit pas un mot.
LE COMTE.
Mais elle a néanmoins un sens exquis.
SOPHIE.
Qui vous a dit cela, monsieur?
LE COMTE.
Son père d'abord, et puis un homme dont vous
estimez le jugement, monsieur Frédéric.
SOPHIE.
Ah! ne voyez -vous pas qu'il aurait envie que
vous renonçassiez à moi pour épouser ma cousine?
LE COMTE.
Mademoiselle, pourriez-vous croire D'ail-
leurs votre cousine ne voudrait sûrement pas....
SOPHIE.
Qui sait?.... c'est une personne dont on fait tout
ce qu'on veut , qui n'a point d'idées ni de volontés
à elle : où on la pose elle reste.
LE COMTE.
Permettez-moi de vous le dire, mademoiselle,
j'aime beaucoup cette docilité dans une femme.
SOPHIE.
Il faut convenir que ma cousine est docile ; mais
jamais vous n'auriez avec elle ce plaisir que vous
appréciez sans doute au-dessus de tous les autres,
celui de s'entendre et de se répondre, de se com-
muniquer ses sentiments et ses pensées.
LE COMTE.
Je renonce à ce plaisir-là plus facilement que
vous ne croyez : ce qu'il me faut avant tout ^ c'est
être compris. D'ailleurs,, je ne suis pas exigeant ;
je n'ai pas besoin que les autres me parlent da
leurs affaires; je respecte leurs secrets.
SOPHIE.
L'indifférence sert beaucoup dans ce cas à la
discrétion. Enfin , monsieur, je vois que ma cou-
sine vous convient mieux que moi sous tous les
32
488
LE MANNEQUIN, ACTE II, SCENE VI.
rapports. Je me suis déjà aperçue depuis long-
temps que mon oncle désirait vous avoir pour
gendre ; mais ne m'obligez pas à vous faire con-
naître dans ma propre maison celle que vous me
préférez.
LE COMTE.
Chère Sophie, je suis touché de votre peine, et
je la conçois ; mais le peintre allemand vous aime
tant ! il est bien plus fait pour vous que moi ; il
est romanesque comme vous : moi je suis d'une
raison parfaite; l'esprit de voire cousine ressem-
blera bien mieux au mien.
SOPHIE.
En êtes-vous bien sûr.!"
LE COMTE.
Je le serai quand je l'aurai vue.
SOPHIE.
Eh bien ! monsieur, comme sa fortune est beau-
coup plus considérable que la mienne...
LE COMTE.
Ah! vous dites là précisément ce qui m'empê-
chera de rendre à monsieur votre père sa parole.
SOPHIE, à part.
( Ah ! ciel , qu'allais-je faire ? ) Vous êtes trop
généreux, monsieur le comte; la dot considérable
de ma cousine , et qui doit être payée comptant ,
n'est point du tout , je le pense , une raison pour
que votre délicatesse vous défende de la demander
en mariage; car je ne pourrais m'unir à vous
qu'en étant sûre de posséder votre cœur sans par
tage; et si vous ne sentez pas une passion pour
moi qui vous rendît heureux dans la misère et dans
la solitude, de grâce, monsieur, ne m'épousez pas,
ne m'épousez pas.
LE COMTE.
La misère et la solitude , mademoiselle ! mais
savez-vous bien que c'est affreux? Auriez-vous,
par hasard , l'idée que cela pût nous arriver ? di-
tes-le-moi naturellement.
SOPHIE.
C'est une supposition qu'il faut toujours ad-
mettre quand on s'aime.
LE COMTE.
Ah ! que dites-vous là? Et votre cousine fait-
elle aussi cette supposition ?
SOPHIE.
O mon Dieu non ! c'est une personne qui... en-
fin une personne dont il n'y a pas le moindre mal
à dire.
LE COMTE.
C'est un témoignage d'un grand prix rendu par
une rivale.
SOPHIE.
Ah ! l'expression est un peu forte , et peut - être
trouverez-vous par la suite que cette rivalité n'est
pas si redoutable que vous croyez.
LE COMTE.
Allons, n'y mettez pas d'amertume, je vous en
prie ; montrez plutôt la générosité qui vous carac-
térise. Vous autres Allemands, vos romans sont
pleins de ces sacrifices admirables...
SOPHIE.
Que VOUS me conseillez de faire pour vous.
SCENE V.
LES PKÉCÉDENTS, FRÉDÉRIC.
LE COMTE.
Ah! monsieur Frédéric, la cousine de made-
moiselle est-elle ici ?
FEÉDÉKIC.
Oui, monsieur; elle est dans ce cabinet.
LE COMTE.
En ce cas , permettez que je la voie.
SOPHIE.
Doucement , monsieur, doucement ; vous lui fe-
riez une peur terrible si vous alliez comme cela
brusquement vers elle. M. Frédéric et vous , as-
seyez-vous ici, et ma cousine et moi nous nous
placerons sur le canapé qui est derrière ce rideau.
LE COMTl!.
Vous le tirerez au moins, j'espère.
SOPHIE.
Oui, mais à condition que vous n'approcherez
pas de nous.
LE COMTE.
Quelle idée !
SOPHIE.
Je le veux; m'en donnez -vous votre parole?
LE COMTE , à Frédéric.
Comme la jalousie des femmes est exigeante!
je n'ai pas cessé d'en souffrir. — Eh bien ! oui ,
mademoiselle ; je me soumets à votre volonté.
SOPHIE.
J'y compte, et je reviens à l'instant.
SCENE VI.
LE COMTE, FRÉDÉRIC.
LE COMTE.
Avez-vous l'idée de la peine qu'éprouve cette
pauvre Sophie? cela me fait mal. Je ne croyais
pas , je l'avoue, qu'elle me fût attachée à ce point.
Pardon de vous le dire , à vous qui l'aimez ; il
n'est pas délicat à moi de vous en parler.
FEÉDÉKIC.
Monsieur, il faut supporter son sort avec cou-
rage.
I
LE MANNEQUIN, ACTE II, SCENE VII.
489
I
LE COMTE.
Vous avez raison, d'autant plus que sûrement
elle sentira votre mérite , dès qu'elle me verra dé-
cidé pour sa cousine. Dans les premiers moments
elle me regrettera, cela est certain; mais vous
êtes trop aimable , pour ne pas me faire oublier.
D'ailleurs vous direz que je suis un ingrat, un in-
fidèle, tout ce qu'il vous plaira : pourvu que vous
m'aidiez à réussir auprès de la belle cousine, je
suis content.
FBÉDÉKIC.
Je ferai mon possible , comptez-y.
SCENE VII.
tES PBÉCÉDENTS , SOPHIE.
SOPHIE, ouvrant la porte du cabinet.
Ma cousine me charge, monsieur, de vous dire
qu'elle est bien impatiente de vous entendre, après
avoir eu déjà le plaisir de vous voir.
LE COMTE, à Frédéric.
Ne la trouvez-vous pas bien faite? Son chapeau
cache un peu son visage ; mais il me semble pour-
tant qu'elle a le profil grec.
FBÉDÉBIC.
Tout à fait.
LE COMTE.
La h"gne du front au nez est parfaitement droite.
FEÉDÉRIG.
Il ne s'en manque pas un cheveu.
^ LE COMTE.
c'est bien rare. {Au mannequin.) Je ne savais
pas , mademoiselle , que vous fussiez à la fenêtre
quand je suis passé à cheval ; si j'avais pu le pré-
voir, je me serais sûrement arrêté.
FEÉDÉEIC.
Ne trouvez-vous pas de bon goût qu'elle ne ré-
ponde pas?
LE COMTE.
Oui, cela suppose de l'émotion, et j'ai toujours
aimé à produire cet effet-là sur les femmes.
SOPHIE.
Ma cousine nie dit, monsieur, qu'elle croyait
savoir le français avant de vous avoir entendu ;
mais que votre facilité d'expression l'intimide tel-
lement, qu'elle veut rapprendre votre langue,
avant d'oser la parler avec vous.
LE COMTE.
Il est vrai que je parle si vite, que j'ai souvent
embarrassé les étrangers; c'est un tort dont je
n"ai pu me corriger. — Oserais-je, mademoiselle,
vous adresser quelques questions que vous vou-
drez bien traduire en allemand à votre cousine ?
SOPHIE.
Monsieur, ce que vous exigez de moi est cruel.
LE COMTE.
Ah ! mademoiselle , si cela vous déplaît , j'y re-
nonce à l'instant , et je vais...
SOPHIE.
Non , monsieur, non, restez; je l'exige; vous
serez content , je l'espère , de ma générosité.
LE COMTE.
Mademoiselle aime-t-elle la lecture?
SOPHIE.
Ma cousine dit que jusqu'à ce jour elle s'en est
peu occupée.
LE COMTE , à Frédéric.
Je suis bien sûr que vous n'aimez pas cela , vous
qui êtes un homme cultivé, comme on dit en Alle-
magne ; eh bien ! moi , la franchise de cette réponse
me plaît. Que ma femme lise mes lettres , c'est
toute la littérature que je lui demande. — Aimez-
vous le dessin, mademoiselle?
SOPHIE.
Ma cousine pense qu'il n'est pas convenable à
une femme de dessiner.
LE COMTE , à Frédéric.
Comprenez-vous pourquoi ?
FRÉDÉRIC .
J'imagine que c'est parce qu'elle ne veut connaî-
tre que les traits de celui qu'elle aime.
LE COMTE.
Mais c'est charmant cela , c'est charmant ! les
dessins d'amateur m'ont toujours ennuyé ; fausse
prétention que tout cela. — Mademoiselle aime-
t-elle la musique ?
SOPHIE.
Ma cousine dit qu'elle n'a point de voix.
LE COMTE.
Tant mieux, tant mieux; mauvaise compagnie
que celle des m.usiciens ; et puis comment causer
dans une chambre où l'on fait de la musique ? —
Mademoiselle aime-t-elle la danse ?
SOPHIE.
Ma cousine dit qu'elle n'a jamais dansé, et qu'elle
s'en est toujours très-bien trouvée.
LE COMTE , 5e levant.
C'est vraiment une femme accomplie !
SOPHIE.
Ah ! il est facile de plaire par tout ce qu'on no
sait pas.
LE COMTE.
Je vous entends , mademoiselle ; il vous faut de
l'esprit , des talents dans une femme.
SOPHIE.
Oui , monsieur , j'en conviens.
32.
490
LE MANNEQUIN, ACTE II, SCENE Vlil.
LE COMTE. ' I I
Eh bien ! mademoiselle , je ne me soucie de rien
de tout cela.
SOPHIE.
C'est bien flatteur pour ma cousine.
LE COMTE.
Ah ! n'y mettez point de malice ; ne faites point
que j'offense cette charmante personne dont la
douceur angélique mérite tant d'amitié. Une femme,
pardonnez-moi de vous le dire , une femme n'est
point faite pour briller à côté de nous , pour nous
effacer par son éclat. Il faut qu'elle nous soutienne,
qu'elle nous console dans l'ombre.
SOPHIE.
Dans l'ombre comme à la lumière , ma cousine
sera toujours la même.
LE COMTE.
Voudrait-elle me suivre en France?
SOPHIE.
Elle dit qu'elle se trouvera toujours également
bien partout oii vous la placerez.
LE COMTE.
Quelle aimable complaisance I
FKÉDÉBIC.
Ne lui souhaiteriez-vous pas un peu plus de mou-
vement dans l'esprit ?
LE COMTE.
Un peu plus , j'en conviens ; mais Paris lui en
donnera.
FBÉDÉEIC.
Paris peut faire des miracles.
LE COMTE.
Eh bien donc ! il ne me reste plus qu'une ques-
tion à faire à la belle cousine; mais la plus impor-
tante de toutes. Ai-je eu le bonheur de lui plaire?
mademoiselle Sophie , daignez le lui demander.
{Sophie, en se retournant, dérange le manne-
quin, qui est sur le point de tomber.)
SOPHIE.
Ah ciel 1
LE COMTE.
Comment donc ! est-ce qu'elle se trouve mal ?
FRÉDÉRIC , bas à Sophie.
Sophie, prenez garde. — Oh ! non, ce n'est rien....
SOPHIE.
Ma cousine a voulu faire effort pour vous ca-
cher, ou plutôt pour vous avouer ce qu'elle éprouve ;
et son agitation était telle , qu'elle a failli tomber
par terre.
LE COMTE.
Par terre ! Ah !' quelle sensibilité profonde ! Il
faudrait avoir un cœur de pierre pour résister à des
preuves si sincères d'une affection....
FREDERIC.
Qui ne changera jamais ; j'ose vous en répondre
LE COMTE.
Je vois venir monsieur votre père. Mademoisell'.'
me permettez-vous?....
SOPHIE.
Tout ce qu'il vous plaira , monsieur.
LE COMTE.
Pardon , mademoiselle ; mais la sympathie des
coeurs est irrésistible, vous le savez.
SCENE VIÎÏ.
LES PRÉCÉDENTS , M. DE LA MORLIÊRE.
LE COMTE.
Monsieur, j'attends tout de votre bonté ; je croyais
aimer mademoiselle votre fille; j'avais été juste-
ment frappé de ses brillants avantages ; mais je sens
que ce sont les rapports de l'âme qui font le bon-
heur. Je suis devenu plus sérieux depuis mon sé-
jour en Allemagne , et je pense comme les philo-
sophes de ce pays , qu'il faut se marier par incli-
nation.
M. DE LA MOBLIÈEE.
A la bonne heure , monsieur le comte ; vous m'a
vez rendu ma parole ; je me tiens pour libre , el
ma fille aussi.
LE COMTE.
Sans doute; mais ce n'est pas tout encore; il
faut que vous me prêtiez votre appui pour obtenii
votre adorable nièce..
M. DE LA MORLIÈRB.
Quelle nièce?
LE COMTE.
Et ne la voyez-vous pas devant vous? Son ai-
mable pudeur la rend immobile. Ah! de grâce, ne
prolongez pas son embarras.
M. DE LA MOBLIÈRE.
Mon adorable nièce est à vos ordres ; emportez-
la... Je veux dire , emmenez-la quand vous voudrez.
LE COMTE.
Ah! mademoiselle. {Il s'approche du manne-
quin.) Ciel ! qu'est-ce que je vois ? un mannequin !
C'est ainsi que l'on s'est joué de moi !.... Mademoi-
selle?
SOPHIE.
Pardonnez-moi, monsieur, d'avoir voulu savoir
si vous m'aimiez réellement ; c'est la crainte de ne
pas vous plaire assez qui m'a suggéré cette ruse.
LE COMTE.
Et vous , monsieur , à votre âge , deviez - vous
consentir à ce qu'un tel piège me fût préparé.*
SAPHO, ACTE
M. DE LA MORLIÈBE.
Je n'ai pas dû croire, monsieur, qu'un homme
de votre esprit s'y laissât prendre.
LE COMTE, à Frédéric.
Et vous, monsieur?
FBÉDÉBIC.
Je suis prêt à m'expliquer avec vous.
SOPHIE.
Monsieur le comte , ne rendez pas cruelle une
simple plaisanterie. Je vous savais mauvais gré de
ne pas faire cas de l'esprit des femmes , et de blâ-
mer celles qui se font remarquer dans le monde.
N'est-il pas vrai que votre talent de railler s'est
exercé cent fois contre les personnes qui me res-
gemblent ?
LE COMTE.
Je l'avoue.
SOPHIE.
Eh bien ! j'ai voulu vous en montrer une qui
ne se mettait en avant sur rien , qui ne manquait
à aucune convenance ; enfin une vraie poupée de
carton , tandis qu'il y en a tant de vivantes. Par-
donnez-moi cette petite vengeance; et vous qui
avez si souvent accablé de ridicules mon pays et
ses habitants , souffrez qu'une femme allemande ,
sans que cela tire à conséquence pour l'avenir , ait
pu vous plaisanter une fois avec quelque avantage,
J'aime Frédéric , et je ne vous conviens pas : si
cependant vous persistez à vouloir de moi , je ne
me considère pas comme libre , et je suis prête à
tenir la parole que vous avez rendue à mon père.
Ainsi donc tout dépend de vous : vous êtes, je le
sais , vraiment noble et généreux ; je remets mon
sort entre vos mains.
LE COMTE.
Mademoiselle , puisque vous vous en remettez à
moi , je me conforme en tout à vos vœux ; mais
permettez - moi d'espérer qu'il est des femmes
moins malicieuses que vous, sans être pour cela
des mannequins.
1, SCENE I.
491
SAPHO,
DRAME EN CINQ ACTES ET EN PROSE,
COMPOSÉ EN 181 1.
PERSONNAGES.
SAPHO.
DIOTISÎE , amie de Sapho.
CLEONE, fille de Diollme.
ALCÉE.
PHAON.
Des Prêtres et des Prêtresses d'Apollon.
Des Matelots.
La scène est au pied du rocher de Leueade.
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
ALCÉE, DIOTIME.
ALCÉE.
Sage Diotime, vous dont la raison a servi de
guide à ce génie brillant qui était la gloire de la
Grèce, dites-moi dans quel état est l'infortunée
Sapho.
DIOTIME.
Je suis arrivée de Lesbos, hier, avec elle; vous
allez bientôt la voir. Mais , hélas ! quel spectacle !
et reconnaîtrez-vous en elle la favorite d'Apollon ,
celle que la voix publique avait nommée la dixième
Muse ?
ALCÉE.
Quoi ! cette femme incomparable laisse pâlir sa
gloire , et sa lyre ne retentit plus !
DIOTIME.
Son génie reparaît encore quelquefois ; mais ,
comme un éclair dans la nuit sombre , il ne sert
plus qu'à révéler les tourments de son âme. Vous
qui l'avez tant aimée ; vous qui auriez pu rivaliser
avec elle , comme poète , si votre amour ne vous
eût pas enchaîné à son char, avec quel sentiment
verrez-vous cette femme qu'un dieu, jaloux d'Apol-
lon , a précipitée du trône où la poésie l'avait
placée ?
ALCÉE.
Quand j'ai vu Sapho prodiguer sa tendresse à l'in-
grat Phaon, j'ai souffert, parce que je l'aimais;
j'ai souffert , parce que je prévoyais les malheurs
qui l'ont accablée. Pouvait-elle régner toujours sur
le cœur de cet homme, qui ne connaît point les
sublimes plaisirs de la pensée , et que les vains
amusements de la jeunesse captivaient seuls tout
entier ?
DIOTIME.
11 aimait Sapho.
ALCÉE.
Sa célébrité l'avait attiré ; mais pouvait-il exister
aucune sympathie durable entre elle et lui ? Oui ,
j'ose le dire; oui, seul, je savais entendre Sapho;
spul , je pouvais goûter tous les charmes de ce Ion-»
492
gage enchanteur qui semble planer sur la vie, et
qui nous en révèle les plaisirs et les peines, comme
si les dieux mêmes confiaient à l'homme les se-
crets de la terre. Elle s'est abaissée; le sort l'en a
punie.
DIOTIME.
Ah ! Phaon avait tant de charmes , qu'il semblait
le modèle des héros que chante la poésie. Et, d'ail-
leurs , qui peut expliquer les mystères de l'imagi-
nation .-•
ALCÉE.
Cette imagination bizarre qui cherche le mal-
heur, doit aisément le rencontrer, et les dieux sont
justes envers Sapho, en lui ravissant les talents
célestes dont elle n'a pas su faire usage.
DIOTIME.
Les dieux sont moins sévères que vous; un
oracle prédit à Sapho qu'elle trouvera le repos sur
le rivage de Leucade, auprès du temple d'Apollon.
Elle vient dans ces lieux pour obéir à l'oracle.
Vous, prêtre de ce temple, repousserez-vous celle
que vous avez tant aimée ?
ALCÉE.
Non, sans doute. Puisse-t-elle rentrer dans ce
sanctuaire où ses lauriers sont suspendus; où sa
lyre, accordée par la main même d'Apollon, peut
encore étonner l'univers !
DIOTIME.
Ah ! je ne l'espère plus ; elle écarte tout ce qui
lui rappelle sa gloire. Ma fille seule, Cléone, à peine
âgée de quinze ans , l'intéresse encore; : il semble
qu'elle se repose dans son entretien, et que la can-
deur de cet âge ait pour elle quelques charmes.
Cléone est enthousiaste de son talent ; depuis qu'elle
vit, elle l'admire : mais la douleur de Sapho l'ac-
cable , et souvent je me reproche de la laisser té-
moin de cet égarement du génie, qui semble dé-
voiler à nos regards les plus redoutables secrets
de la fatalité. Mais qui pourrait se résoudre à lais-
ser Sapho sans appui ! Alcée , vous qui l'avez ai-
mée, vous qui pouvez vous élever à ses plus hautes
pensées, ne sauriez-vous lui faire quelque bien?
ALCÉE.
Je ferai tout pour y parvenir : je dompterai le
ressentiment qu'un amour dédaigné devrait m'ins-
pirer. C'est comme prêtre d'Apollon que Sapho
doit m'entendre; c'est au noni de ce dieu que j'es-
sayerai de rappeler dans son âme le culte des beaux-
arts, cet enthousiasme de la nature, qui seul peut
soulager le cœur de ses peines. Mais je vois Cléone.
Ah! que ses regards sont tristes! Faut-il que si
jeune elle reçoive une impression si profonde des
malheurs de cette vie?
SAPHO, ACTE I, SCENE 11.
SCENE II.
DIOTIME, ALCÉE, CLÉONE.
DIOTIME.
Ma fille, Sapho va-t-elle bientôt venir?
CLÉONE.
Elle erre sur le rivage, et ses yeux sont fixés sur
les flots qui baignent les bords de la Sicile.
ALCÉE.
Ne sent-elle pas le désir d'approcher du temple
d'Apollon?
CLÉONE.
On dirait qu'elle le fuit, parce qu'il lui rappelle
sa gloire passée. Trois fois je l'ai vue près de ces
lieux, et trois fois elle s'en est éloignée avec effroi,
comme si les rayons du dieu dont elle a desservi
les autels étaient pour elle un reproche.
ALCÉE.
Ah ! sans doute, ils l'accusent. Sapho devait-elle
donner son cœur àun homme indigne de l'admirer?
CLÉONE.
Ils s'aimaient; pouvaient-ils ne pas s'entendre?
Sapho daigne bien me parler.
ALCÉE.
Phaon aimait Sapho , et il l'a cruellement aban-
donnée !
DIOTIME.
On dit qu'à la fête de Mitylène, où tu étais,
Cléone , une jeune beauté frappa les regards de
Phaon , et que , depuis ce temps , il résolut de s'é-
loigner de Sapho.
CLÉONE.
Ah ! que cette jeune fille est à plaindre d'avoir
causé le malheur de Sapho !
DIOTIME.
La connais-tu ?
CLÉONE.
Si je la connaissais , je garderais à jamais ce fu-
neste secret. Ah ! qui voudrait être préférée à Sa-
pho? qui ne rougirait pas de l'être? qui ne repous-
serait pas loin de soi l'hommage qu'un ingrat lui
ravirait?
ALCÉE.
Jeune fille, que dis-tu? quel soupçon tu fais
naître dans mon esprit !
CLÉONE.
Gardez le silence; n'abusez pas des dons qui
vous révièlent les pensées des mortels.
ALCÉE.
Et tu es l'amie fidèle de Sapho?
CLÉONEs
Oui, je lui suis fidèle; oui, son génie et ses mal-
heurs remphssent mon âme de l'admiration la plus
SAPHO, ACTE
vive. Mais que puis-je pour elle, infortunée que
je suis? {A part.) Hélas! je n'ai fait que du mal à
ce que j'aime.
DIOTIME.
Ne parle-t-elle point avec confiance de l'oracle
qui lui promet le repos sur ces bords ?
CLÉONE.
Quelquefois elle parle de repos; mais il semble
toujours que ce soit le repos des morts qu'elle con-
temple. D'autres fois, elle attend Pbaon ; elle as-
sure qu'il reviendra : la moindre barque qui sil-
lonne les flots lui paraît annoncer son retour,
et sa joie , dans de tels moments , fait plus de mal
encore que n'en causait sa douleur.
ALCÉE.
Et ne demande-t-elle pas quelquefois sa lyre?
ne sent-elle pas quelquefois le besoin de relever
son âme accablée , par ces divins accords qui sem-
blaient descendre du ciel, et qui nous y reportaient
avec elle?
CLÉONE.
Sa lyre est entourée de cyprès ; elle l'a déposée
sur un tombeau ; et l'on dirait qu'elle prépare déjà
le monument que la postérité doit élever à sa mé-
moire. Ah ! quel spectacle déchirant qu'un si beau
génie abaissé par le malheur !
DIOTIME.
Chère Cléone! je voudrais t' éloigner de cet objet
de douleur ; ce n'est pas à ton âge qu'il faut se lais-
ser consumer par le poison de la mélancolie.
CLÉONE.
Ah! ma mère, ne m'éloignez pas de Sapho! ja-
mais je ne puis la quitter. Je le veux, je le dois.
Vous ne savez pas....
DIOTIME.
Que dis-tu ?
CLÉONE , à part.
Ciel! j'allais me trahir. {Haut.) Ah! ma mère,
si vous me commandiez de ne plus être auprès de
Sapho, vous me déchireriez le cœur. Vous craignez
pour moi l'impression de sa tristesse ; ah ! si je
dois vivre, ne faut -il pas apprendre à souffrir?
ne faut - il pas surtout apprendre à consoler ceux
qu'on aime?
DIOTIME.
Mon enfant , à ton âge, il n'est pas encore temps
de connaître la douleur.
CLÉONE.
Hélas ! ma mère , je pourrais déjà connaître le
repentir! Comment donc ne suis -je pas encore
dans l'âge de faire du bien ?
DIOTIME.
Ah ciel ! n'est - ce pas Sapho que j'aperçois sur
le rivage?
I, SCENE III.
493
CLÉONE.
Oui , c'est elle. Je cours au-devant de ses pas.
ALCÉE.
Dieux puissants! à cette marche chancelante,
à ces regards abattus, qui reconnaîtrait celle à qui
la Grèce voulait décerner une statue, dans le par-
vis même du temple d'Apollon! Amour, comme
tu te ris des mortels et des dieux!
SCENE III.
SAPHO, DIOTIME, CLÉOINE, ALCÉE.
SAPHO.
Les Pléiades sortent déjà du sein de la mer ; le
soleil disparaît, et Diane règne seule dans le ciel.
Il ne viendra pas aujourd'hui ; mais demain , de-
main, sa barque légère l'amènera dans ces lieux;
il quittera les bords fortunés de la Sicile pour les
rochers de l'Épire : il les quittera pour revoir son
amie. Ah! c'est aussi un beau ciel que l'amour,
et l'on croit respirer un air si doux quand on est
aimé!
DIOTIME.
Oui, Sapho, oui, vous devez penser ainsi, vous
qui êtes si chère à vos amis.
SAPHO.
Mes amis! oii m'ont-ils conduite? n'est-ce pas
ici le temple d'Apollon ? Oui , je le vois , Cléone ;
mais dois-tu m'en laisser approcher ?
CLÉONE.
Il est auprès de ce rocher de Leucade, où les
dieux vous ont promis le repos.
SAPHO.
Oui, tout est là, tout : la gloire, le rocher, la
mer ; la mer qui peut le ramener , qui peut aussi
me recevoir dans son sein : qu'elle est bienfaisante!
et que de fois ses flots ont été les fidèles serviteurs
du destin !
DIOTIME.
Ne reconnaissez-vous point Alcée , le plus cons-
tant, le plus zélé de vos amis?
SAPHO.
Alcée ! oui , je m'en souviens ; quand les Grecs
assistaient à mes chants , il daignait quelquefois
me répondre, et je puisais dans ses vers cette ins-
piration involontaire qui faisait battre mon cœur.
Alcée , c'est vous , c'est vous ! mais ce n'est plus
moi. Ne vous fais-je pas pitié? Ah ! j'étais née pour
la gloire , et je succombe à l'amour ! L'univers ré-
clamait mon génie, et le dédain d'un seul homme
a flétri le présent des dieux. Alcée ! vous m'avez
vue, quand Apollon se complaisait dans les hymnes
494
SÂPHO, ACTE I, SCENE^IV.
que j'adressais à l'Olympe ; vous m'avez vue ! vous
(lirez ce que j'étais, et les habitants de ces con-
trées conserveront le souvenir de mes chants.
ALCÉE.
Que j'aime ce noble orgueil ! il me remplit d'es-
poir. Sapho, relevez votre tête pour recevoir la
couronne ; relevez-vous , oubliez Phaon. Son nom
est-il inscrit dans le temple de mémoire? quels
sont ses exploits? quels sont ses chefs-d'œuvre?
quels prodiges l'ont rendu digne de Sapho ?
SAPHO.
Que dites-vous? ne l'avez-vous donc pas vu pas-
ser, quand il triomphait à la course de tous ses
rivaux jaloux? vous n'avez donc pas entendu sa
voix ? hélas ! sa voix , quand il me disait : Sapho ,
je reviendrai demain ? Et ne me l'a-t-il pas dit la
veille de la fête de Mitylène ? H reviendra ; je l'at-
tends. Quel est donc le charme qui le retient?
Cléone , tu étais à cette fête : y avait-il une jeune
fille dont la beauté pût faire oublier l'âme de Sa-
pho ? réponds-moi ; y en avait-il une?
CLÉONE, à part.
Ah ! quel supplice !
SAPHO,
Tu gardes le silence ! Tu as raison de ne pas
accuser Phaon : tu sais, Cléone, tu sais que ce
n'est pas ainsi que l'on guérit le cœur. Cela fait
tant souffrir d'entendre condamner l'objet qu'on
aime , même pour le mal qu'il nous a fait ! Ah ! je
le défendrais encore contre tous, avec le reste de
vie qu'il m'a laissé.
ALCÉE.
I C'est aujourd'hui la fête d'Apollon ; Sapho , n'y
paraîtrez-vous point?
SAPHO.
Moi, paraître dans une fête! Le voulez-vous?
Est-ce pour rappeler aux mortels enivrés par le
plaisir toute la puissance de la douleur? Vo\ilez-
vous que je sois là comme un monument funéraire ,
que retrace la mort au milieu de toutes les délices
de la vie? '
ALCÉE.
Kon, je ne croirai jamais que vous ne puissiez
pas triompher du chagrin qui vous accable. Dès
que vous entendrez les premiers sons de la lyre ,
vous renaîtrez à cet enthousiasme sublime dont
l'enchantement fait disparaître à nos regards tout
ce qui ne concerne que nous-mêmes. Je vais au
temple, et j'espère vous y retrouver.
{Alcée sort.)
SAPHO.
Yois-tu, Ciéone? vois-tu?
CLÉONE.
Quoi?
SAPHO.
Là-bas, là-bas, une barque?
CLÉONE.,
Je l'entrevois à peine.
SAPHO.
Elle vient de Sicile, j'en Suis sûre. A ses voiles
éclatantes, je reconnais les couleurs de cette île
fortunée. Phaon, Phaon, est-ce toi? Oui, c'est
toi ; oui , tu veux soulager les tourments de mon
cœur. Je te reverrai ; ce ne sera plus une vaina
chimère que tes traits ; ce ne sera plus mon imagi-
nation troublée qui seule me les peindra : tu seras
là , près de moi , là.
DIOTIME.
Ah ! Sapho , gardez-vous d'un espoir trop cré-
dule : mille barques traversent les mers; pourquoi
donc celle-ci vous ramènerait-elle Phaon?
SAPHO.
Oui, mille barques traversent les mers; mais
celle-là fait palpiter mon cœur, et je crois à ce
présage. Elle approche, elle approche; entendez-
vous cette musique harmonieuse? Sentez-vous le.
parfum des orangers dont l'air est embaumé ? Ils
viennent d'Italie; et cette musique délicieuse, c'est
la voix de Phaon. Diotime, allez au-devant de lui;
soyez l'amie de Sapho ; ne l'exposez pas à rendre
le peuple qui s'assemble sur le rivage témoin de
ses transports. Mes genoux fléchissent; un nuage
couvre mes yeux : va , Diotime , c'est lui ; va.
SCENE IV.
SAPHO, CLÉONE.
SAPHO,
Cléone, soutiens-moi ; que tes yeux suppléent à
mes yeux obscurcis ; toi qui touches de si près à
l'enfance , tu ne saurais me tromper.
CLÉONE.
Hélas ! Sapho ! hélas ! ne vous fiez à personne.
SAPHO.
Que dis-tu ? ne pas me fier à toi , mon enfant !
Ah ! toute mon âme s'abandonne à toi sans réserve.
Eh bien ! qui vois-tu ?
CLÉONE.
Ce sont en effet des Siciliens ; leur vêtement me
l'annonce.
SAPHO.
Oui, sans doute; mais je n'aperçois point au
milieu d'eux cette figure admirable qui semble s'é-
lever comme celle d'un dieu parmi les mortels. Ah !
Cléone , je la reconnaîtrais quand le voile de la mortj
couvrirait mes yeux. Où donc est-il ?
SAPHO, ACTE I, SCENE VI.
405
SCENE V.
LES PBÉCÉDENTS, DÏOTIME.
DIOTIME.
Pbaon n'est point arrivé.
SAPHO.
Point encore aujourd'hui, mais demain.
DIOTXME.
Peut-être les hommes qui viennent de débarquer
ont-ils vu Piiaon en Sicile.
SAPHO.
Ils l'ont vu : qu'ils me parlent ; que je les en-
tende. Ah ! s'ils l'ont vu , leur présence portera du
calme dans mon cœur.
SCENE YI.
LES PEÉcÉDENTS, DEUX MATELOTS.
SAPHO.
Jeunes gens , daignerez-vous répondre aux ques-
tions d'une femme, et l'état où je suis ne vous
éloignera-t-il pas de moi ?
UN MATELOT.
Nous sommes prêts à vous parler, si nous pou-
vons vous servir en quelque chose.
SAPHO.
"Vous venez de la Sicile ?
LE MATELOT.
Oui , nous avons quitté ses fertiles rivages pour
quelques jours ; et bientôt, grâce aux dieux, nous
irons les retrouver.
SAPHO.
Vous y retournerez ? Ah ! que vous êtes heu-
reux ! Un jeune Grec... ( A part. ) Comment
leur prononcer ce nom qui trahit toute ma des-
tinée !... Un jeune Grec n'a-t-il pas frappé vos
regards ?
LE MATELOT.
Nous communiquons sans cesse avec la Grèce ,
et ses habitants viennent souvent sur nos côtes.
SAPHO.
Oui , mais il ne ressemble à personne : quand il
lève les yeux, on croit voir Apollon lançant ses
traits contre le serpent ; quand sa tête est baissée ,
c'est Adonis penché comme une fleur dont les vents
du midi brûlant courbent la tige.
DIOTIME.
Prends garde , Sapho , prends garde.
SAPHO .
Qu'ai -je dit?
LE MATELOT.
Seriez-vous l'infortunée Sapho ?
SAPHO.
Étranger, d'où peux-tu me connaître?
LE MATELOT.
Ta gloire et tes malheurs retentissent en tous
lieux.
SAPHO.
Eh bien! si tu me connais, réponds -moi sans
que je t'interroge ; épargne cette rougeur à mon
front.
LE MATELOT.
Nous avons vu Phaon en Sicile.
SAPHO.
Eh bien!
LE MATELOT.
Il parlait souvent de venir en Épire.
SAPHO.
Ciel!
LE MATELOT.
Nous ignorons si c'est pour toi qu'il voulait y
porter ses pas.
SAPHO.
Vous l'ignorez ! parle-t-il de Sapho?
LE MATELOT.
Une fois dans le temple d'Apollon, il a prononcé
ton nom, et nous croyons qu'il t'admire.
SAPHO.
Qu'il m'admire ! ah ! le cruel ! — Et que fait-il ?
LE MATELOT.
Il erre souvent dans la campagne, et ses yeux
sont noyés de pleurs.
SAPHO.
Il est malheureux ! Ah ! Phaon ! Phaon ! ne te li-
vre pas au repentir! un instant de regret pourrait
t'absoudre de ma mort.
LE MATELOT.
Une fois nous l'avons vu se prosterner long-
temps devant une statue de Vénus, dont la rar^
beauté ravissait tous les artistes d'Italie. Jeune
fille, elle te ressemblait cette statue; nous n'avons
vu que toi qui pût nous la rappeler.
CLÉONE.
Ociel! que va-t-il dire?
SAPHO.
Tu le vois, nos âmes s'entendent; il t'aiiuv
sans te connaître , comme je t'aime en te connais-
sant.
CLÉONE.
Ah! dieux! cessera-t-elle de me déchirer le
cœur!
SAPHO.
Va-t-il quelquefois au pied du mont Etna?
contemple-t-il ses flammes ? sait-il ce que c'est que
la flamme, et comme elle dévore la terre et ses
habitants ?
496
SAPHO, ACTE II, SCENE 1.
LE MATELOT.
Nous ne savons rien de plus, pardonne; nous
prions les dieux d'avoir pitié de tes maux.
SAPHO.
Oui , vous avez raison ; laissez-moi. Faites un
vœu sur les autels des dieux azurés de la mer,
pour qu'ils vous ramènent en Sidie ; et si Phaon
vous parle de l'Épire, dites-lui que vous avez vu ,
assise sur le rocher, une femme qui ne craignait
point la tempête , qui bravait l'inclémence des
nuées et des flots ; car au fond de son cœur il y
avait plus d'orages que la terre et les deux ne peu-
vent en exciter.
CSapho sort.)
CLÉONE.
Ah! ma mère, je vais suivre ses pas.
SCENE VII.
DIOTIME, ALCÉE.
ALCÉE.
OÙ donc est Sapho ?
DIOTIME.
Elle a disparu , et ma fille seule la suit. Auriez-
vous quelques consolations à lui donner?
ALCÉE.
Les prêtresses d'Apollon concourent "aujour-
d'hui pour mériter le premier prix, et le dieu, par
ma bouche, désignera celle qui est digne de com-
mander à toutes les autres. Obtenez de Sapho de
se faire entendre dans le concours ; elle remportera
le prix, et sera couronnée prétresse. Cette gloire,
l'intérêt nouveau qu'elle pourra trouver dans une
existence grande et paisible , la distrairont peut-
être de sa douleur.
'^ DIOTIME,
Mais pourra-t-elle , dans la situation agitée de
son âme , mériter le triomphe que vous lui pro-
mettez ?
ALCÉE.
Ne connaissez-vous donc pas Sapho ? Si elle
consent à se faire entendre, elle sera plus admira-
ble que jamais. Le désespoir même l'inspire , et le
flambeau de son génie s'allume aux sombres feux
du malheur. Suivons ses pas, pour la ramener
avec l'aurore auprès de ce temple.
ACTE SECOND.
SCÈNE PREMIÈRE.
DIOTIME ET CLÉONE.
CLEONE.
Ma mère , ma mère , écoutez-moi ; il faut que
mon cœur s'ouvre à vous : je ne puis supporter
plus longtemps le trouble qui me poursuit. Ma
mère , consolez votre enfant.
DIOTIME.
Quel est le sentiment qui t'agite? Aurais -tu
quelque secret pour ta mère ?
CLÉONE.
Oui , je vous ai caché ce que je voudrais me ca-
cher à moi-même. Dans cette fête de Mitylène où
Phaon a oublié Sapho , c'est moi , malheureuse !
c'est moi qui ai frappé ses infidèles regards.
DIOTIME.
Quoi! tu serais la rivale de ton amie !
CLÉONE.
Le ciel m'est témoin que je n'ai rien fait pour
captiver l'imagination de Phaon. J'étais avec ta
sœur, à qui tu m'avais confiée; il vint m'inviier,
et nous exécutâmes ensemble cette danse brillante
qu'on a surnommée le labyrinthe de Crète. « Jeune
fille, me dit-il, que tes pas sont légers ! Atalante ne
charmait pas comme toi les yeux de l'amant qui
cherchait à retarder sa course. » Je l'écoutai quel-
ques instants, car je ne le connaissais pas : il me
suivit pendant toute la fête ; il voulut savoir mon
nom et le tien, et me déclara qu'il était résolu de
m'unir à lui, si j'y consentais. C'est alors qu'il se
nomma , et que j'appris qu'il était ce Phaon dont
Sapho m'avait entretenue tant de fois. Alors je lui
rappelai ses Uens avec elle ; il rougit et baissa les
yeux. « Jeune fille, me dit-il, je ne puis plus l'aimer
après t' avoir vue ; — et moi, lui répondis-je, je ne re-
cevrai jamais les hommages de celui qui peut être
infidèle à la femme la plus digne de l'admiration et
de l'amour. » A ces mots je l'ai quitté, et, depuis ce
jour, je ne l'ai point revu.
DIOTIME.
C'est le lendemain de cette fête qu'il a quitté
Sapho, et qu'il est parti pour la Sicile?
CLÉONE.
Hélas !
DIOTIME.
Et Phaon avait-il SU te plaire?
CLÉONE.
Quand je le croyais libre, quand il me demandait
de s'adresser à toi , ma mère , il me semble que
j'aurais facilement compris comment il était cher à
Sapho.
DIOTIME.
Ah ! ma fille, que dis-tu? et comment as-tu pu
me cacher le penchant qui naissait pour la première
fois dans ton cœur ?
CLÉONE.
Je le cachais à Sapho; pouvais-je le révéler à
personne ? Je me flattais que ces malheureux ins-
tants seraient ensevelis dans un éternel oubli , et
qu'en consacrant ma vie à Sapho , j'expierais le
malheur d'avoir été la cause innocente de ses peines ;
mais un incident nouveau vient renverser toutes
mes espérances.
DIOTIME.
De quoi s'agit-il ?
CLÉONE.
Un Sicilien qui est venu sur ces bords , conduit
par les matelots que Sapho a interrogés , vient de
me rencontrer sur le rivage ; il a fléchi le genou en
me voyant, et m'a dit : « Cléone, car ce ne peut
être que vous , Phaon doit arriver aujourd'hui de
Sicile ; il veut vous revoir, et mourir si vous êtes
inflexible ; j'ai promis de vous annoncer son ar-
rivée : adieu. >> Je suis restée comme immobile à la
même place ; j'ai vu Sapho de loin, sans oser m'ap-
procher d'elle ; il me semblait que j'étais perfide
envers Sapho qui m'est si chère. Aucune de mes
actions n'est blâmable, du moins je le crois ; mais
l'innocence ne suffit pas pour tranquilliser le cœur.
DIOTIME.
Il faut, s'il se peut , cacher à Sapho l'arrivée de
Phaon.
CLÉONE.
Non , c'est assez feindre : non , je veux tout ré-
véler.
DIOTIME.
Tu vas lui ravir les douceurs qu'elle a trouvées
dans ton amitié : ne sais-tu pas que la générosité
d'une rivale préférée rend son triomphe encore
plus cruel ?
CLÉONE.
Non, tant qu'il ne s'était rien passé que dans
mon cœur, j'ai pu taire à Sapho ces secrètes pen-
sées , qui auraient empoisonné les consolations
qu'elle puisait dans mon attachement pour elle ;
mais à présent je saurais le retour de Phaon, et
je le lui laisserais ignorer ! Non , ne l'exigez pas ;
non, ma mère, je ne puis.
DIOTIME.
Attends au moins qu'AIcée ait essayé de l'en-
gager à concourir pour être couronnée prétresse
SAPHO, ACTE II, SCENE 111. 497
d'Apollon. Comment pourrait-elle se faire entendre
dans cette fête, si tu lui confiais le terrible secret
que tu viens de me révéler ?
SCENE II.
LES PBÉCÉDENTS, ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.
Sapho porte ici ses pas ; laissez-moi seul avec
elle. Puissé-je lui rappeler sa gloire, et ranimer en
elle le besoin de la voir renaître 1
SCENE III.
ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.
Sapho , ne vois-tu pas l'aurore qui annonce l'ar-
rivée de ton maître et du mien ? Le char d'Apollon
s'approche, incline-toi devant lui.
SAPKO.
Il vient des rives opposées à la Sicile; c'est vers
le soir seulement qu'il se repose sur ce séjour de
délices.
ALCÉE.
Éloigne un moment de ta pensée cette île qui
renferme un amant coupable. Ce matin, à l'heure
oii le soleil darde ses rayons les plus ardents , les
prêtresses d'Apollon se rassemblent pour choisir
celle qui doit commander dans le temple. Viens te
faire entendre au milieu d'elles ; viens , tu l'em-
porteras sur toutes , et tu trouveras dans le même
asile la gloire et le repos.
SAPHO.
La gloire! Alcée, j'en verrai pâlir l'éclat sans
regrets ; et le repos, je sais oîi le trouver.
ALCÉE.
Te souviens-tu de ce chant sublime dans lequel
tu accusais une jeune Lesbienne de négliger ses
talents , et de traverser obscurément la vie .••
SAPHO.
Oui, je m'en souviens. -< Jeune Lesbienne, lui
disais-je, veux-tu descendre sans gloire dans le
tombeau ? veux-tu que ton nom soit de la pous-
sière comme tes cendres , et ne cueilleras-tu point
les roses de la vallée des Muses ? peux-tu dédaigner
leur céleste parfum ? »
ALCÉE.
Comme tes regards s'animent ! Sapho , je te re-
trouve. Courage, ma noble amie, courage; res-
saisis ta lyre , et triomphe de toi-même aussi bien
que de nous.
SAPHO.
Eh bien ! je vais suivre tes conseils ; je vais ras-
498
SAPHO, kCm II, SCENE VI.
gembler mes cheveux épars ; je vais revêtir la tu-
nique de pourpre , cette couleur éclatante qui plaît
au soleil , et réfléchit ses rayons les plus resplen-
dissants. Prépare la couronne , Alcée; prépare-la,
je la saisirai ; je sens là , dans mon cœur , un pré-
sage de gloire : Apollon ne l'a jamais vainement
inspiré. Réunis sur cette rive les adorateurs d'A-
pollon , et je célébrerai son culte.
SCENE ÏV.
DIOTIME, CLÉOWE, ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.
Sapho consent à concourir à la fête d'Apollon.
DIOTIME.
Ah ! quelle joie 1
SAPHO.
Ne prononce pas ce mot, Diotime; ne sais-tu
pas qu'il porte malheur ? il n'y a point de joie pour
les mortels. Un instant d'illusion, un moment
d'oubli dont la destinée se venge , et voilà tout.
DIOTIME.
Espère plus de ce jour; il te répond d'un long
avenir.
ALCÉE.
Je vais annoncer aux prêtresses d'Apollon qu'el-
les seront vaincues dans la lutte , mais qu'elles le
seront par le dieu même qui va parler par ta voix.
SAPHO.
Diotime , Cléone , ne m'abandonnez pas ; soute-
nez-moi.
DIOTIME.
Je vais appeler tes esclaves ; moi , qui suis fîère
de te servir, je reviendrai à leur tête pour te parer.
Ce ne sont pas de frivoles ornements dont nous
allons te revêtir; c'est pour ajouter à la puissance
de ton génie , que je veux attirer sur toi tous les
regards.
SCENE V.
SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.
Dis-moi , Cléone , tu étais présente à cette fête :
ne peux -tu donc pas me dire si quelque objet l'a
frappé ?
CLÉONE.
Quand les traits d'une femme auraient un mo-
ment attiré ses regards , ce vain charme pouvait-il
jamais effacer votre souvenir.-*
SAPHO.
Pourquoi donc s'est -il éloigné de moi? Cléone,
tu détournes les yeux , tu soupires !
CLEONE.
Sapho , le moment approche où l'on va venir
vous entendre; écartez de vous ces pénibles sou-
venirs.
SAPHO.
Ah! Cléone, tu n'as jamais aimé; jamais tu n'as
connu l'amour ; tu ne pourrais , si tu le connais-
sais , me parler de l'éloigner de mon cœur.
CLÉONE.
Ah ! qui vous dit que je n'aie jamais connu l'a-
mour, et que jamais surtout je n'aie su le vaincre ?
SAPHO.
Que dis -tu? d'oii vient que ton visage si jeune
exprime déjà des sentiments profonds et contenus?
Chère enfant, as -tu déjà senti les regrets, cette
puissance terrible qui arme notre pensée contre
nous-mêmes?
CLÉONE.
Ah ! Sapho , tu me demandes si je n'ai pas de
regrets! Ne t'ai-je pas vue heureuse, et l'es-tu
maintenant? N'y a-t-il pas eu des jours de mon
enfance dans lesquels je ne me doutais pas de l'a-
venir? Ma mère et toi vous remplissiez mon cœur
de si douces jouissances ! J'admirais ton génie, sans
savoir ce qu'il te fait souffrir, et je croyais que ton
sublime langage ne coûtait pas plus à ton âme que
le parfum à la fleur.
SAPHO.
L'amour est tout à la fois la source du talent et
la puissance qui le consume. Ah! Cléone, choisis
un ami fidèle, et confie-lui tes jeunes années; ne
vois que lui sur cette terre; ne cherche point les
lauriers dont j'ai pu ceindre ma tête ; ne les cher-
che point.
CLÉONE.
Sapho, c'est toi qui condamnes ta propre gloire !
SAPHO.
Vois l'état où je suis ; le génie des femmes est
comme un arbre qui s'élève jusqu'aux nues, mais
dont les faibles racines ne peuvent résister à la
tempête. Cléone, Cléone, cherche un abri auprès
de tes pénates, et loin des temples où régnent
seulement la gloire et la beauté.
CLÉONE.
Ma mère revient , suivie de tes esclaves. Sapho ,
laisse-moi tresser tes cheveux.
SCENE VI.
SAPHO, CLÉONE, DIOTIME, des esclaves.
DIOTIME.
Oui, ce n'est point une rivale qui va s'occuper
de tes succès.
SAPHO, ACTE lî, SCENE VII.
499
CLEONE.
Une rivale ! non , Sapho ; je puis tout te sacrifier.
SAPHO.
Ah! ne me prodiguez pas vos aimables soins.
Hélas! c'est à lui seul, à lui seul que je voulais
plaire. Faites seulement que l'on n'aperçoive pas le
désordre de mon âme. Diotime, si mon esprit s'é-
gare, approchez -vous de moi; rappelez -moi de
quelle honte je me couvrirais aux regards de la
Grèce.
DIOTIME.
Non, j'en suis sûre, tu rassembleras tes forces,
et ta pensée seule régnera sur toi.
SAPHO.
Écoute , Diotime , écoute; s'il arrivait pendant
mes chants, s'il arrivait Ah! ne retarde pas
mon bonheur! interromps l'harmonie de ma lyre,
interromps ces vaines paroles qui ne valent pas un
seul de ses accents.
DIOTIME.
Sapho , Sapho , suspends donc un moment ces
inquiétudes cruelles.
SAPHO.
Diotime, tu me promets Ah! pourquoi le
<femander? Mes yeux ne seront -ils pas toujours
fixés s^r cette mer qu'il "doit traverser pour reve-
nir ? je ne vois qu'elle.
DIOTIME.
La marche s'avance.
SAPHO.
Ces vagues, Diotime; ces vagues, elles ont aussi
frappé les rochers de Sicile; ne les vois- tu pas se
précipiter l'une sur l'autre, comme les années qui
tombent dans l'éternité? Diotime, Diotime, une
de ces vagues suffit pour qu'un malheureux cesse
de souffrir.
DIOTIME.
Reprends tes esprits , au nom des dieux.
SCENE yii.
LES PKÉcÉDENTSi ALCÉE , conduisant le chœur
des prêtresses.
ALCÉE.
Sapho , vous êtes appelée à concourir pour le
prix qu'Apollon veut décerner aujourd'hui à celle
de ses prêtresses qui honorera le plus son culte par
ses chants. Faites -nous entendre ces accords qui
ont ravi les contrées de la Grèce oi! le ciel est le
plus pur et le plus serein. Sur les rives sauvages
de rÉpire , nous serons capables encore d'admirer
votre génie, et d'être émus par vos accents.
SAPHO.
Ah ! Diotime; ah ! Cléone, son image est devant
mes yeux; comment l'écarter de ma penséePPour-
ront - ils voir un autre objet que lui ? Ma bouche
pourra-t-elle prononcer un autre nom?
DIOTIME.
Courage, Sapho, courage; songe que la renom-
mée de ce jour retentira dans les siècles à venir;
et que ta gloire doit survivre à ton amour, comme
l'âme survit à sa dépouille mortelle.
SAPHO improvise en s" accompagnant de la lyre.
« Apollon, que veux-tu de moi? quel hymne des
« mortels peut ajouter à ta splendeur? Tes rayons
« sont ta couronne , et le ciel est le parvis de ton
« temple. La terre n'existe que par toi : cette vaste
«mer, qui te dispute ton empire, se glacerait
« comme la mort si tu ne la visitais pas de ta cha-
« leur. La parure des fleurs , la richesse des mois-
« sons, la vie même de l'homme est ton ouvrage,
« et chaque étincelle vient de ton foyer immense.
« Le génie aussi, le génie, ô mon divin maître!
« vient de toi ; ces contrées fortunées que tu pré-
« fères sont seules décorées par les arts et la poé-
« sie. Cette Grèce sur laquelle ton char s'arrête
« avec complaisance , c'est la lyre d'Amphion qu
« a peuplé ses yilles; ce sont les chants d'Orphée
« qui ont rassemblé les hommes épars sur la terre.
« Ah! puissance de la musique, combien vous
«êtes merveilleuse! Faut-il marcher à la guerre,
« vous remplissez le cœur d'une noble fureur; et
« les dangers et la mort, loin d'effrayer l'âme trem-
« blante , satisfont les intrépides désirs qu'un
« rhythme généreux fait naître. Mais au milieu de
« ces passions véhémentes , quand des airs plus
« doux se font entendre, d'où vient cette langueur
« qui s'empare des sens , ce voile léger et nuageux
« qui couvre les objets à nos regards , cette inquié-
« tude de la vie qui s'apaise , et ce sentiment de
a la beauté qui nous remplit d'admiration pour la
« nature ?
« De quel enchantement la créature, semblable
« aux dieux , ne peut-elle pas jouir sur la terre ?
« Apollon , tu es le dieu du bonheur, et neuf sœurs,
«' sur les marches de ton trône, se sont partagé les
« merveilles du monde. Oui , j'ai senti le charme
« de l'harmonie ; oui , l'art de peindre a frappé mes
« regards ; la danse légère a comme attiré mon âme
« sur ses traces fugitives ; mais mon culte le plus
« fidèle, ô divine poésie ! c'est toi qui l'as obtenu.
« Apollon , n'es-tu pas jaloux d'Homère ? et n'as-
« tu pas quelquefois regretté d'avoir versé sur un
« morte! des dons qui l'égalaient aux dieux ? Les
« guerriers qu'il a chantés ont puisé dans sonpoëme
« plus de gloire que dans la coupe même de la vie ;
« leurs ombres errantes répètent ses chants dans
500
SAPHO, ACTE
:< les vallons de l'Elysée , et rêvent ainsi le charme
de la douce et trompeuse existence. Achille ne
regrette point d'avoir péri dans sa jeunesse. Ho-
mère ne l'a-t-il pas revêtu de l'avenir .? ne lui a-
t-il pas donné des siècles sans nombre, en échange
de quelques années ? O célébrité du génie ! qui
pourrait te dédaigner? quelle harmonie que celle
des louanges des mortels ! quel monument que
leur souvenir ! est-il une terre féconde, est-il un
ciel serein qui vaillent la joie qu'excite dans le
cœur cette imagination sublime dont la voix re-
tentit en nous comme celle du destin ! »
ALCÉE.
Sapho , regarde les transports que tes chants ont
fait naître! Sapho, reçois la couronne, et fléchis
les genoux devant le dieu qui te l'offre par ma main.
( Il place une couronne de laurier sur la tête de
Sapho.)
DIOTIME.
Ah ! que de tristesse dans les regards de Sapho !
comme elle est étrangère à la gloire dont elle jouit !
CLÉONE.
Ses regards sont tournés vers la mer : qu'y voit-
elle ? 0 ciel ! Phaon approcherait-il de ces bords ?
ALCÉE.
Sapho, reprends ta lyre, et, selon l'antique usage,
remercie les dieiix du nouveau bienfait qu'ils vien-
nent de t'accorder.
SAPHO.
« Oui, je les remercie. Mais de quoi ? Le bonheur
« n'a point approché de mon âme. Apollon ne sau-
« rait l'accorder ; c'est le dieu de la mer qui peut
« ramener le calme dans mon cœur. Apollon, tu
« ne donnes qu'un vain laurier ; et lui , ce dieu des
« ondes, ne peut il pas conduire une barque dans
« le port ? C'est lui que j'adore ; c'est lui dont je
« veux être la prêtresse. N'a-t-il pas un palais dans
« le sein de la mer.? qu'il m'y donne un asile, et là
« je charmerai par mes chants les Naïades éton-
« nées. Froides Muses , qui n'avez pas su me ren-
« dre chère à ce que j'aime, quel culte voulez-vous
« de moi ? »
BIOTIME.
Sapho, que dites-vous.?
ALCÉE.
En blasphémant le dieu qui vient de te couron-
ner , sais-tu donc à quels malheurs tu t'exposes ?
SAPHO.
Les mortels et les dieux ne sont-ils pas sortis
d'une même tige?
ALCÉE.
A <îui dois-tu ton génie ?
SAPHO.
A cette âme qui me dévore , à l'amour , au mal-
III, SCENE I.
heur ! Fatal présent que ce génie, qui semble, comme
le vautour de Prométhée , s'acharner sur mon
cœur ! — 0 Vénus ! divinité plus douce que celle
que j'ai servie, c'est à toi, c'est à toi désormais que
je veux me consacrer; tes timides colombes me
tiendront lieu de l'aigle qui contemplait avec moi
le soleil. Tu es la déesse de la beauté, tu es la
déesse de celui que j'aime; tu plaindras ma fai-
blesse , tu m'aideras à plaire à celui que mes inu-
tiles talents n'ont pu captiver. — Vénus est sortie
du sein de l'onde , et c'est dans l'onde aussi que
j'espère me plonger. — Prêtre d'Apollon, reprenez
votre couronne ( elle ôte sa couronne ) ; à peine
a-t-elle touché ma tête , qu'un froid mortel a par-
couru mes veines : c'était comme victime que je
me sentais couronner Ah! loin de lui, que
voulais-je faire? à quoi voulais-je prétendre? Pour-
quoi m'approcher du dieu du jour? c'est la nuit
qui me protège; c'est elle qui couvre d'un voile
tous les objets de la nature , et ne laisse que lui
dans mon cœur. Adieu , ma lyre ; adieu , soleil ;
adieu, toutes les fleurs de la vie. — Pourquoi m'a-
vez-vous exposée aux regards? ne saviez-vous pas
que ma raison était troublée , et ne valait-il pas
mieux me laisser descendre dans les abîmas , oii
j'aurais emporté ma gloire, que de montrer à tous
les regards ma honte et ma faiblesse? Vous l'avez
voulu; c'en est fait. Adieu.
( Elle sort. )
DIOTIME.
Trop malheureuse Sapho !
ALCÉE.
Ah! quelle funeste issue d'un jour qui avait
commencé sous de si brillants auspices ! Allons
dissiper, par nos sacrifices , la douleur que ressent
le dieu de l'harmonie , de se voir méconnu par
celle qu'il préférait à tous les mortels.
«««e ?^ «^ 09 09
ACTE TROISIÈME.
SCENE PREMIERE.
CLÉONE, seule.
Sapho va venir présenter son offrande à Vénus
et l'interroger sur le nom de sa rivale. Il faut
qu'elle la connaisse ; il faut que la prêtresse ap-
prenne de moi le nom qu'elle doit prononcer. Je
ne puis me résoudre à me révéler moi-même à
Sapho; mais aussi je ne puis consentir à ce qu'elle
ignore plus longtemps mon crime involontaire. 0
Vénus! Ciel! que vois-je? c'est Phaon!
SAPHO, ACTE 111, SCENE 111.
501
SCENE IL
PHAON ET CLÉONE.
PHAON.
Ah! Cléone, est-ce vous?
CLÉONE.
Phaon , avez-vous vu Sapho ?
PHAON.
Elle ignore mon arrivée, et j'espère la lui cacher.
CLÉONE.
Et pensez -vous que je puisse me prêter à cette
indigne ruse .?
vnkoy.
Je ne veux pas renouveler sa douleur en la
voyant.
CLÉOINE.
C'est votre repos que vous ménagez ; ce n'est
pas le sien.
PHAON.
Je ne puis penser qu'à vous désormais.
CLÉONE.
Ne m'offensez pas par vos perfides hommages.
Celui qui fut cruel envers Sapho, serait impitoya-
ble envers Cléone , si cette faible fille l'écoutait.
PHAON.
Je t'aime!
CLÉONE.
N'aimiez- vous pas Sapho?
PHAON.
Elle étonnait mon esprit ; elle enflammait ma
pensée.
CLÉONE.
Qui croit avoir aimé, alors qu'il n'aime plus?
Rappelez-vous vos promesses ; elles seules sont les
fidèles témoins du passé.
( Elle s'éloigne. )
PHAON.
Cléone, vous me quittez!
CLÉONE.
Pour toujours.
PHAON.
Ce rocher peut donner la mort.
CLÉONE.
C'est là que Sapho la cherche.
PHAON.
C'est là que je la trouverai.
CLÉONE.
0 ciel! éloignez-vous; Sapho s'avance, appuyée
sur ma mère. Dans quel état vous avez réduit une
des merveilles du monde! ah! je ne puis la con-
templer sans vous haïr.
PHAON.
Vous me haïssez , Cléone !
I CLÉONE.
Je le dois. — Le temple de Vénus s'ouvre.
Adieu.
PHAON.
C'est toi-même que tu vas adorer, sous les traits
de la déesse.
CLÉONE.
Toutes les femmes de la Grèce ont reçu de Vé-
nus quelques dons : Apollon n'en a préféré qu'une
seule. Adieu , Phaon. Sapho s'approche ; dérobez-
vous à ses regards. Ah ciel ! je n'ai point encore
la force de lui parler.
SCENE III.
DIOTBIE ET SAPHO.
SAPHO.
Quoi ! c'est aux yeux de toute la Grèce que j'ai
trahi mon désespoir! Ah! Diotime, deviez -vous
m' exposer à cet affront? Peut-être que, parmi
ceux qui m'écoutaient, il en est qui raconteront
ma honte à Phaon ; peut-être il en est qui se plai-
ront à faire de ce jour un trophée pour ma rivale.
DIOTIME.
Eh! qui la connaît, cette rivale? qui pourrait
t'humilier devant elle? Jamais, Sapho, jamais ta
gloire ne peut t'abandonner. La renommée sera
la divinité tutélaire qui te protégera toujours.
SAPHO.
Il faut que je la connaisse enfin , cette rivale.
Vénus me la désignera. ( Elle se met à genoux de-
vant lé portique du temple de Fénus. ) 0 Vénus !
toi qui as pitié des femmes , réponds à ma prière ,
et tire-moi de l'obscurité profonde qui m'envi-
ronne. J'ai trop longtemps interrogé le prophétique
Apollon, et ses oracles ne m'ont appris que les
secrets de la poésie. Que m'importent à présent ces
secrets ? ils peuvent révéler la pensée des dieux sur
l'univers ; mais toi , tu sais les secrets du cœur, et
ce sont ceux-là que je te demande. — Tendre Vé-
nus , réponds-moi : quelle est la beauté qui m'a fait
oublier de Phaon? Est-ce la jeune Blélanthée, qui
porte sur ses épaules un carquois , et qui rivalise
avec Diane , ton ennemie, dans le ciel , sur la terre
et dans les enfers ? Est-ce Atthis , qui méprise l'art
de plaire , et veut , comme Minerve , que sa beauté
serve seulement à ramener tous les cœurs au culte
de la vertu ? Est-ce Climène , habile à chanter et à
jouer de la cithare? Apollon un moment parut la
distinguer ; mais bientôt j'attirai sur moi tous ses
feux. Une seule , parmi les Lesbiennes , te res-
semble , ô Vénus ! et pourrait me faire oublier ;
c'est Cléone : mais elle m'aime , et jamais elle n'au-
rait pu me tromper; non, jamais.
502
SÂPHO, ACTE III, SCENE V.
UNE VOIX , sortant du temple de Fénus.
Sapho , c'est elle ; oui , c'est Cléone que Phaon
t'a préférée;
SAPHO.
Ah! ciel! qu'ai-je entendu, Diotime?
DIOTIME.
Sapho, plaignez ma fille plus que vous.
SAPHO.
L'amitié m'aurait trahie comme l'amour ! 0 mer !
ce n'est pas assez de tes vagues, pour m'ensevelir ;
que la terre aussi s'entr'ouvre ; que tout ce qui
donne la mort vienne à mon secours. Ah! divini-
tés funestes , qui vous a permis de donner la vie
à ce prix ? qui vous l'a permis , justes dieux ?
SCENE IV.
DIOTIME, CLÉONE, SAPHO.
CLÉONE.
Sapho , j'entends vos cris ; Sapho , je me pros-
terne à vos pieds.
SAPHO.
Retirez-vous, Cléone ; retirez-vous : jevous aimais.
CLÉONE.
' Ah ! je n'ai point méconnu ce bonheur et cette
gloire; j'en atteste ma mère, serment aussi sacré
que celui par lequel on prend les dieux à témoin :
je ne vous ai point offensée. Ni mes paroles ni mes
regards n'ont attiré le cœur de Phaon.
SAPHO.
Si tu n*as rien fait pour lui plaire, il en est mille
fois plus coupable. Malheureuse ! il faut que j'ac-
cuse ou mon amant, ou l'amie que je chérissais
comme ma fille ; ou plutôt il faut arracher ma ten-
dresse à tous les deux. Oh ! comme déjà mon cœur
est libre de la vie ! comme tous les liens se brisent !
O mort ! tu n'as déjà plus rien à prendre ; le malheur
qui t'a devancée a déjà préparé ton œuvre sombre ,
et d'un faible coup tu peux l'achever.
CLÉONE.
Phaon est arrivé : tu vas le voir.
SAPHO.
Phaon est ici ! mes genoux fléchissent ; un nuage
couvre mes yeux. Oh! si ce nuage m'empêchait
de voir ses traits! Apollon, que j'ai ce matin of-
fensé , Apollon , voudrais-tu me ravir ta lumière !
Oh ! quelques rayons encore pour voir Phaon ! et
puis après la nuit éternelle !
CLÉONE.
Généreuse Sapho !
DIOTIME.
Ciel ! qui porte ici ses pas ? c'est Phaon.
SAPHO.
Oui, je le vois, Diotime; il vient. — Diotisne,
dis-moi, sommes-nous dans l'Elysée? Est-ce son
ombre ? et dois-je , comme Didon indignée , me dé-
tourner de lui en montrant ma blessure ?
BIOTIME.
Reste , reste , Sapho ; peut-être connaît-il le re-
pentir.
CLÉONE.
Oh ! quel moment pour tous trois I
SCENE V.
DIOTIME, CLÉONE, SAPHO, PHAON.
PHAON.
Sapho, c'est un coupable qui plie les genoux
devant toi , comme devant l'autel des dieux.
SAPHO.
Une femme trahie peut pardonner au parjure ,
les dieux ne l'absoudront jamais.
PHAON.
Ils savent cependant quel est le pouvoir du destin.
SAPHO.
L'infortunée qui te parle a ressenti les coups
que ta main a conduits.
PHAON.
Ah ! crois-tu donc avoir seule souffert?
SAPHO.
Seule je n'étais pas coupable.
PHAON.
Ta conscience du moins t'offrait un asile.
SAPHO.
Je n'en avais plus que dans ton cœur.
PHAON.
Sais-tu quelle est celle que j'ai le malheur d'aimer ?
SAPHO.
Celle qui fut mon amie, et que j'aimais comme
ma fille.
PHAON.
Elle me dédaigne , parce qu'elle t'admire ; elle
me repousse loin d'elle. Phaon aussi connaît le
malheur de n'être pas aimé de ce qu'il aime.
SAPHO.
Cruel ! est-ce Sapho dont tu demandes la pitié ?
PHAON.
Je ne l'espère pas.
SAPHO.
Tu pourras l'obtenir, si jamais un instant tu
souffres autant que moi. Cléone, c'en est fait, je
l'ai revu, et il est resté absent. Oh! rendez-moi
ma folie; rendez-moi ce que j'attendais, ce que je
n'attends plus. Cléone, vous êtes libre; vous pout
vez vous unir à Phaon.
SÂPHO, ACTE IV, SCENE II.
503
CLEONE.
Je déclare devant lui que je me voue à votre sort;
que jamais , jamais , je ne goûterai aucun bonheur,
tant que vous serez à plaindre, et que je ne puis
estimer l'homme qui, aimé de vous, peut vous ou-
blier.
SAPHO.
Prends garde, Cléone, prends garde : tu veux
me rendre odieuse à Phaon; il m'oubliait, mais il
ne me haïssait pas. Oh ! prends garde.
PHAON.
Ce n'est pas toi que je punirai, Sapho; c'est
moi. Adieu, Sapho.
SCENE VI.
DIOTIME, SAPHO, CLÉONE
SAPHO.
Il part, je ne le reverrai plus. Cependant il était
là; ce n'était pas mon imagination seule qui me
peignait ses traits. Cléone, Cléone, rappelle-le.
Oui, j'aime mieux devoir sa présence à celle qu'il
aime, que de ne plus le voir. Cléone, quand tu
seras unie à lui, ne peux-tu pas me prendre pour
ton esclave ? Il en est qui doivent jouer du luth et
de la lyre ; il me reste assez de ce talent que j'ai
perdu pour remplir une place obscure auprès de
toi. Alors je le verrai passer quand il te donnera
la main pour aller à quelque fête. Je le verrai,
Cléone, et je te bénirai de l'avoir permis.
CLÉONE.
Ah ! ma mère , se peut-il que j'entende de sem-
blables paroles !
DIOTIME.
Sapho, ne déchirez pas le cœur de ma fille; vous
le voyez , elle ne peut résister aux émotions vio-
lentes que votre génie vous donne la force de sup-
porter, et je la vois prête à expirer sur mon sein.
SAPHO.
Ah ! de quoi se plaint-elle ? a-t-elle le droit de
verser des larmes, elle qu'il aime"! et peux-tu me
demander ma pitié pour l'heureuse femme que
Phaon a préférée? Ah! la pitié! c'est à moi qu'elle
est due; cependant je ne la demande plus. Cléone,
adieu.
CLÉONE.
Sapho , refuses-tu le bras de Cléone ?
SAPHO.
Cléone, Cléone! laisse-moi dans eet instant me
retirer avec Diotime; j'accepterai ton appui ce
soir pour monter sur le rocher : oui , ce soir, je
t'en donne ma foi.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE PREMIERE.
DIOTIME, SAPHO.
SAPHO.
Tu l'as vu prêt à se précipiter dans la mer ?
DIOTIME.
Je passais avec ma fille, et mes cris l'ont retenu.
SAPHO.
Oui , les cris de ta fille.
DIOTIME.
Cléone s'est détournée de lui , et il n'a pas ob-
tenu un seul mot de sa bouche.
SAPHO.
Oui, mais elle était pâle; il a pu voir son beau
visage décoloré par la terreur.
DIOTIME.
Pouvait - elle le voir périr sans être émue ? Elle
s'est éloignée ; et, dans cet instant, Phaon s'est
approché de moi; il m'a parlé de Cléone, et j'ai
confirmé le refus qu'elle avait prononcé le matin.
SAPHO.
Ah ! c'est trop, beaucoup trop de sacrifices pour
une simple femme ; il est temps de rendre le bon-
heur à tous. Diotime, allez trouver Phaon, et
priez-le de ma part de venir ici me parler.
DIOTIME.
Phaon !
SAPHO.
Ne crains pas que ton amie s'abaisse devant ce-
lui qui l'a dédaignée. Tu peux le faire venir, tu le
peux.
DIOTIME.
Il suffit : je t'en crois.
SCENE II.
SAPHO , seule.
Oh ! que le sacrifice de soi-même est douloureux !
D'oii vient qu'il en coûte tant de renoncer à ce
fantôme qu'on a poursuivi, à ce bonheur qui a fui
devant nous , comme les feux qui égarent le voya-
geur dans le désert ? C'en est fait, cette lueur doit
s'éteindre , et avec elle toutes les flammes de la
vie. Ah! Phaon! Phaon! pourquoi t'ai -je donné
mon âme? Ah! je voudrais me posséder moi-
même : mais les dieux m'ont faite le jouet de l'a-
mour.
.33
SAPHO, ACTE IV, SCENE IV
SCENE III.
PHAON, SAPHO,
SAPHO.
Phaon, tu ne peux vivre sans Cléone?... Phaon,
pourquoi ne me réponds-tu pas? Le silence en ap-
prend autant que les paroles; mais il exprime plus
de dédain.
PHAON.
Pourquoi te répéterais-je ce que tu ne peux igno-
rer?
SAPHO.
Je veux ton bonheur; je le veux aux dépens de
ma vie; mais je ne suis pas encore parfaitement
généreuse , puisque j'ai besoin que tu me deman-
des le sacrifice que je veux faire.
PHAON.
Et que peut la générosité même dans l'état où
je suis.!*
SAPHO.
Je saurai déterminer Cléone à s'unir avec toi.
PHAON.
Tu le peux , Sapho.
SAPHO.
Je te peindrai tel que je te vois , et je lui ferai
partager ce que je sens.
PHAON.
Il est vrai , Sapho , que nul mortel ne résiste à
ton éloquence.
SAPHO.
Nul mortel ! ah ! Phaon !
PHAON.
Plains un ingrat; ne l'accable pas.
SAPHO.
Eh bien ! veux-tu tenir Cléone de ma main ?
PHAON.
Ah ! je serais un barbare.
SAPHO.
Tu l'étais quand tu pus m'oublier.
PHAON.
L'excès de mon infortune du moins peut expier
ma faute.
SAPHO.
Non, je te pardonnerai, si c'est à moi que tu
dois ton bonheur.
PHAON-
Tu me pardonneras ; mais que deviendras-tu ?
i , SAPHO.
Mon sort ne peut être changé , et les dieux ont
prononcé sur moi l'arrêt irrévocable ; mais il y a
des sentiments doux qui peuvent encore faire du
bien à mon cœur.
PHAON.
Sapho, dispose de moi. Étonné que je suis de
ne plus t'appartenir, j'aime à penser que ma des-
tinée est encore soumise à ton pouvoir.
SAPHO.
Arrête, ne me dis rien de sensible, Phaon; il
me faut de la force ; il m'en faut beaucoup : ne
me rôte pas.
PHAON.
Je me tais.
SAPHO. ,
Adieu, Phaon. Cléone va venir; je la verrai sans
colère : elle fut élevée par moi ; tu croiras retrou-
ver dans son langage quelques traits de Sapho.
Phaon, ne repousse pas ce souvenir : il ne faut pas
craindre de souffrir pour conserver quelques tra-
ces du passé.
SCENE IV.
SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.
Approche de moi sans crainte ; tu n'es pas cou-
pable de mon malheur, et j'attends de toi , Cléone,
une consolation puissante.
CLÉONE.
Moi ! je puis vous consoler ! 0 mon amie ! par-
lez ; combien vous me soulagez ',
SAPHO.
Il faut unir ton sort à celui de Phaon.
CLÉONE.
Que dites-vous ?
SAPHO.
Je l'ai promis en ton nom.
CLÉONE.
Quoi ! j'hériterais de vos douleurs ! Quoi ! je
pourrais me consacrer à celui qui vous a si cruel-
lement traitée !
SAPHO.
Ah! pouvait-il résister à tes charmes, à ton in-
nocente candeur !
CLÉONE.
Le génie n'a-t-il pas aussi sa sublime innocence ?
SAPHO.
L'âme de Phaon est noble et pure , malgré ses
torts envers moi; je sais qu'il est digne de Cléone.
J'ai passé près d'une année dans la douce persua-
sion qu'il était à moi pour toujours. Ah ! Cléone ,
que ces instants étaient divins ! Jamais je ne sor-
tais de ma demeure sans que son bras protecteur
appuyât mes pas chancelants. Quand je parais-
sais dans les fêtes solennelles de la Grèce , il était
ému de ma gloire , et la joie qui brillait sur son
SAPHO, ACTE IV, SCENE VI.
505
front m'apprenait à jouir de moi-même. Un jour,
j'étais dangereusement malade , et je me croyais
près de traverser l'onde irrévocable ; rien ne pourra
te peindre, Cléone, ses soins et sa douleur : il me
sauva par ses regards qui retinrent ma vie prête à
s'échapper. Ah ! sans doute j'aurais voulu qu'a-
lors... Mais qu'importe? je te le dis, Cléone, il est
bon, tu dois me croire.
CLÉONE.
Il est bon , celui qui vous déchire le cœur ! Ah !
c'est vous , Sapho ; c'est vous qui êtes admirable !
SAPHO.
Dois-je être injuste envers Phaon , parce qu'il
m'a fait souffrir ?
CLÉONE.
Tu peux lui pardonner. Mais moi!...
SAPHO.
Cléone , tu contempleras chaque jour ses traits
ravissants. Quand le cor retentira dans les bois,
tu le verras passer sur le sommet des monts , et
dompter un cheval sauvage , qui frémira sous sa
main. Aux jeux Olympiques , il sera vainqueur ;
toutes les femmes de la Grèce envieront ton sort,
et diront : « Voilà celle que le plus beau des mor-
tels a préférée. »
CLÉONE.
Cet attrait passager peut-il suffire au bonheur ?
SAPHO
Penses -tu que les dieux lui aient donné ces
charmes comme un simple ornement que le souf-
fle du temps doit flétrir? C'est son âme généreuse,
dont sa figure est le symbole; ce sont ses nobles
qualités qu'expriment et sa voix et son regard.
CLÉONE.
Sapho ! Sapho ! est-ce ainsi que tu parles de ce-
lui qui put te trahir !
SAPHO.
Ah! s'il m'abandonne, c'est que je l'ai mérité.
Pouvais-je le captiver toujours, moi qui ai déjà
connu les feux d'un premier hyménée ? Il lui faut
un cœur qui n'ait battu que pour lui. Cléone , ne
refuse pas le sort d'une divinité sur la terre.
CLÉONE.
Tu le veux ?
SAPHO.
Je l'exige.
CLÉONE.
Eh bien ! apprends un secret que je voulais te
cacher jusqu'à ma mort. Je sacrifiais Phaon à mon
enthousiasme pour toi ; mais je l'aimais.
SAPHO.
Tu l'aimais ! tu l'aimais !
CLÉONE.
D'où vient donc ce trouble? puisque tu me com-
mandes de le choisir pour époux, peux-tu craindre
que je l'aime?
SAPHO.
Je ne puis donc avoir à ses yeux aucun avan-
tage que tu ne possèdes, et jusqu'à mon amour,,
tu l'éprouves aussi , Cléone ! Ah ! du moins , mon
malheur me reste encore ; il me reste à moi seule,
et c'est l'unique souvenir que tu ne puisses effacer
dans son cœur.
CLÉONE.
Il en est temps encore ; dis un mot , et je pars :
je vais me retirer dans des lieux inconnus , et ja-
mais Phaon ne po)irra retrouver ma trace.
SAPHO.
Et ton image, peux-tu l'anéantir? Laisse-moi;
je ne serai point oubliée de Phaon : c'est moi qui
me retirerai dans des régions inconnues, où j'em-
porterai ses regrets.
SCENE V.
DIOTBIE, CLÉONE, SAPHO.
SAPHO.
Diotime , ta fille consent à s'unir à Phaon.
DIOTIME.
Est-il vrai ?
CLÉONE.
Sapho l'ordonne ; l'approuves-tu ?
DIOTIME.
Si votre bonheur à tous les trois peut en
résulter...
SAPHO.
Oui, notre brfnheur. Tu as bien dit, Diotime;
chacun ne le plaee-t-il pas selon la hauteur de ses
pensées ?
DIOTIME.
Je ne m'oppose point à vos vœux.
SCENE VI.
LES PBÉCÉDENTS , PHAON.
SAPHO.
Approche, Phaon; je te donne celle qui t'est
chère. K'est-il pas vrai, Cléone? c'est moi qui ai
vaincu ta volonté.
CLÉ0NE.
Oui , sans doute ; vous seule.
PHAON. '
Ah ! Sapho !
SAPHO.
Ne crois pas , cependant , que Cléone fût insen-
sible à ton hommage : Phaon , qui pourrait l'être '.
Cléone t'aimait en secret, mais elle me sacrifiait
ton amour.
506
SÂPHO, àCTE V, SCENE I.
PHAON.
Ah ! ciel !
SAPHO.
Oui , tu es bien heureux ; le plus heureux des
hommes. Allons préparer la fête qui couronnera
ce grand jour. Toi , Diotime, préviens Alcée que je
veux l'entretenir en secret quelques instants. Les
époux doivent être unis à l'heure où le soleil des-
cend dans les ondes ; la mer est alors si calme et si
belle ! et je veux chanter ses merveilles en l'hon-
neur de Téthys, sur le sommet de ce rocher.
Phaon , c'est moi qui me chargerai de célébrer ton
hymen; le permets -tu? mes vœux seront dignes
de toi.
PHAON.
Ah, Sapho! ton courage m'épouvante. Est -ce à
moi d'accepter?...
SAPHO.
C'est à toi d'obéir. Adieu. Je vais réfléchir quel-
que temps sur la fin du jour. Pourquoi tous les
hommes ne regardent -il s pas chacun de ces jours
comme l'image de la vie ? ils ne laisseraient point
s'éteindre ainsi , comme une flamme agitée par le
vent , le temps qui leur est donné sur la terre.
SCENE VII.
DIOTIME , CLÉONE , PHAON.
CLÉONE.
Ma mère , croyez - vous que son âme soit tran-
quille ?
DIOTIME.
Elle me semble plus calme ; la gloire d'un tel sa-
crifice la soutient.
PHAON.
Ah ! Cléone, ne puis -je aussi te parler de mon
bonheur ?
CLÉONE.
Suivez les pas de celle de qui dépend votre des-
tinée. Pourriez -vous être heureux, tant que nous
ne sommes pas assurés de ce qui se passe au fond
de son cœur ?
«« a^ c-A e® o« C'O
ACTE CINQUIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.
Vous voulez embellir , Sapho , la fête d'un hymen
qui doit vous affliger.
SAPHO.
Quand la résolution est prise, c'est dans l'excès
même des sacrifices qu'on trouve de la force.
ALCÉE.
Quoi ! vous célébrerez vous - même , sur votre
lyre , l'union de Cléone et de Phaon !
SAPHO.
N'y a-t-il pas des chants dans toutes les solen-
nités de la vie ? n'a-t-on pas vu des jeux funérai-
res? Pourquoi mes vers ne seraient-ils pas consa-
crés au bonheur de celui que j'ai tant aimé?
ALCÉE.
Sapho, votre calme m'inquiète! je craindrais
moins , si vous étiez plus agitée.
SAPHO.
Il y a toujours du calme quand il n'y a plus d'es-
poir.
ALCÉE.
Il vous reste un avenir si brillant et si beau !
SAPHO.
L'avenir de l'homme sur la terre est quelquefois
un an , un jour , une heure ; mais la gloire seule
nous affranchit du temps.
ALCÉE.
Sapho , c'est moi qui dois allumer sur l'autel le
flambeau de l'hymen entre Cléone et Phaon ; ainsi
vous l'avez ordonné : mais ma main tremblera,
quand je formerai ces indissolubles nœuds.
SAPHO.
Alcée , quel est le cœur qui ne tremble pas , dès
qu'il s'agit de l'irrévocable ? Le mariage , la mort ,
causent de la terreur à nos âmes , plus mobiles en-
core que notre destinée. Mais ne faut -il pas que
tout se fixe à la fin sur la terre ? et les flambeaux
n'éclairent-ils pas la pompe nuptiale , comme ils
allument la flamme du bûcher ?
ALCÉE.
Sapho, ton génie t'élève au-dessus du sort;
mais je redoute en toi les sentiments qui peuvent
troubler les lumières de ta raison.
SAPHO
Ces sentiments ne consument que la vie; mais ce
que j'ai reçu d'Apollon , l'étincelle dont il a pénétré
mon âme ne peut s'éteindre, tant que mes vers
subsisteront.
ALCÉE.
Ah! si, dégagée des passions terrestres, tu veux
enfin te vouer à ce dieu dont tu reçus tant de bien-
faits , les secrets mêmes de l'univers peuvent un
jour t'être révélés.
SAPHO.
Le secret de l'univers , Alcée ! c'est l'amour et
S4PHO, ACTE V, SCENE IV.
507
la mort. Crois -tu que je ne connaisse pas l'un et
l'autre ?
ALCÉE.
Nous nous retrouverons , Sapho , dans ces
Champs Élysiens, dans ce séjour des ombres, où
ton maître , Apollon , ne conduit jamais son char;
et peut-être alors ne dédaigneras-tu pas l'hommage
que je t'ai vainement offert.
SAPHO.
Alcée , je suis touchée de ta noble amitié : je
t'attendrai sur l'autre rive , car je dois t'y précé-
der; mais c'est à toi seul que je confie mon nom
parmi les Grecs. Tu le sais , le langage des favoris
des dieux n'est compris que d'un petit nombre de
mortels ; et le triste avantage du génie , c'est de
vivre au milieu des hommes , sans pouvoir se faire
entendre de la plupart d'entre eux. Toi , mon con-
citoyen dans la patrie des arts , apprends aux siè-
cles futurs ce que fut Sapho , et surtout ce qu'elle
pouvait être.
ALCÉE.
Que dites-vous, Sapho ? jamais votre talent n'eut
plus d'éclat et de force.
SAPHO.
Le serpent a piqué la fleur; qu'importe qu'elle
soit encore sur sa tige! C'est est fait; il n'y a plus
de printemps pour elle : quand elle tombera, ce
sera pour toujours.
SCENE IL
SAPHO, CLÉONE , ALCÉE.
SAPHO.
Cléone , vous êtes belle , et la couronne blanche
sied à vos innocents regards.
CLÉONE.
Sapho , c'est en tremblant que je jouis du bon-
heur que vous m'avez donné. Hélas! puis -je igno-
rer ce qu'il en coûte à votre cœur ?
SAPHO.
Alcée , vous allez rassembler les prêtresses qui
doivent assister à la fête. Moi , je me placerai sur
ce rocher, pour contempler la mer, et pour accom-
pagner de mes accords les gémissements de ses
vagues.
ALCÉE.
Sapho, que parlez -vous de gémissements, dans
ces moments de joie?
SAPHO.
Ces heureux époux doivent-ils donc oublier qu'on
peut souffrir dans ce monde ? Leur sort est assez
doux pour qu'on ose leur rappeler que la destinée
veille et menace. De quel droit prétendraient - ils
; l'ignorer?
SCENE III.
SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.
Eh bien!
CLÉONE.
Ne me trompe pas ; ne te trompe pas toi-même :
il en est temps encore; romps cet hyraénée, s'il te
fait trop de mal. Crois-moi , je serai heureuse de
te suivre et de t'entendre. J'aime Phaon, sans le
connaître : je l'aime, parce qu'il m'a préférée. Mais
un autre n'aurait- il pas pu m'aimer et me plaire?
tandis que toi , Sapho , toi , tu es un être unique
sur la terre ; et c'est un destin assez doux que de
te voir et de te servir.
SAPHO.
Lève -toi, Cléone; lève -toi : le bonheur est fait
pour ton âge. Je descends la montagne dont tu
n'as pas encore atteint le sommet , et le vent de
l'abîme se fait déjà sentir à mon cœur brûlant,
comme on voit sur l'Etna les neiges et les feux se
réunir , sans se réchauffer ni s'éteindre. Sois heu-
reuse, et souviens-toi de Sapho.
CLÉONE.
Ah ! tu ne me quitteras point.
SAPHO.
Si tu étais ma fille, ne faudrait-il pas que je mou-
russe avant toi ? Comment donc te persuaderais-
tu, Cléone, que je ne te quitterais pas?
CLÉONE.
Sapho , vos regards sont troublés ! je ne sais
quelle tristesse me saisit ; le bonheur même m'ef-
fraye, comme s'il cachait quelque terrible mystère.
SAPHO.
Ne te plains pas de ton sort, Cléone, il est beau ;
mais il se peut que tu éprouves quelques légères
peines : pourquoi serais - tu seule exempte de la
douleur ?
SCENE IV.
LES PBÉCÉDENTS, DIOTIME.
DIOTIME.
Cléone, ton époux s'avance : les jeunes filles qui
l'accompagnent vont poser le voile sur ta tête , et
te conduire dans sa maison.-
CLÉONE.
0 ma mère ! je vais vous quitter !
SAPHO , à part.
Heureuse fille ! c'est entre son époux et sa mère
que son cœur est partagé. Moi , j'ai pour mère et
pour époux ce vaste océan, qui n'a jamais refusé
d'asile à personne.
508
SAPHO, ACTE V, SCEINE VI.
DIOTIME.
Sapho ! mon amie ! maintenant qu'un autre est
chargé du destin de ma fille , je vais me consacrer
à toi, et partout je te suivrai.
SAPHO.
Partout, Diotime!
BIOTIME.
Oui , ne nous séparons plus.
SAPHO.
Non , je ne conseille à personne d'unir son sort
à une âme aussi agitée que la mienne.
DlOTIME.
Ton généreux sacrifice t'a rendu le calme.
SAPHO.
Sans doute , aux yeux des autres.
DIOTIME.
N'ai-je plus le droit de lire dans ton cœur?
SAPHO.
Hélas ! hélas ! je n'ose moi - même le sonder , et
je n'y sens qu'une blessure. — 0 ciel ! c'est Phaon.
Dieux puissants! soutenez votre victime, et faites
qu'elle marche d'un pas ferme à l'autel.
SCENE V.
LES PKÉCÉDENTS, PHAON.
PHAON.
Ah! Cléone! Cléone! tu vas me suivre; mais
avant de te recevoir dans ma demeure , je vais au
temple remercier les dieux , pour détourner la ja-
lousie que peut faire naître en eux mon bonheur.
CLÉOINE.
Phaon, ne vois -tu pas Sapho?
PHAON.
Non, je ne voyais pas celle à qui je te dois.
SAPHO.
Je n'ai donc plus que ce titre à tes yeux?
PHAON.
Ah! pardonne; mais mon trouble....
SAPHO.
Arrête. N'épuise pas ton esprit à dissimuler ce
queje sais mieux que toi. Allons, que la fête com-
mencé; allons, que les mortels oublient qu'ils n'ont
qu'un jour à passer sur cette terre de larmes ; que
les flambeaux s'allument; que lès instruments re-
tentissent. Donnez-moi , donnez-moi la torche de
l'hymen; je n'incendierai point le temple de ses
feux ; je la porterai d'une main ferme.
DIOTIME.
Sapho! Sapho!
SAPHO.
Qu'ai-je dit ? Empêche-moi de parler , Diotime ;
je pourrais me trahir.
SCENE VF.
LES PRÉCÉDENTS , ALCÉE , suîvi du chœur des
prétresses.
ALCÉE.
Heureux époux , avant de marcher au temple de
Vénus , allez rendre hommage à celui d'Apollon ,
dont Sapho est la prêtresse.
SAPHO.
Je dois vous précéder dans le sanctuaire; mais
laissez-moi d'abord monter sur ce rocher qui domine
l'horizon. Donnez -moi ma lyre; et vous, jeunes
époux, écoutez-moi. Songez que dans les fêtes, les
dieux ordonnent une libation aux divinités souter-
raines; c'est moi dont les chants accompagneront
cet acte solennel. {Elle s'approche sur le devant
du théâtre. ) Phaon , Phaon , adieu.
PHAON.
Sapho, ne crois point que nous soyons séparés;
ton génie m'enchaînera sur tes traces.
SAPHO.
Phaon, adieu. — Je marche au temple : Alcée,
Diotime, Cléone, vous allez me suivre; mais tenez-
vous quelques instants au pied du rocher , avant
de m'y rejoindre. Le dieu qui m'inspire veut que je
sois seule en présence de ses rayons.
O Diane! sœur d'Apollon, c'est toi qui règnes
maintenant dans le ciel : divinité de la nuit , ta
clarté répand quelque douceur sur les ténèbres ;
de même le vague espoir d'un autre avenir luit
dans notre âme au moment de quitter la vie.
Diane ! tes traits d'argent sont aussi ceux de la
mort : ils se réfléchissent dans l'onde, et tu traces
une route brillante jusqu'au fond de la mer. C'est
ainsi que l'amour, l'amour généreux éclaire jusqu'à
l'abîme où la douleur va me plonger. — O toi que
j'ai tant aimé! pourras-tu revoir ce rivage , sans
que le souvenir de Sapho émeuve ton cœur ! Elle
avait reçu du ciel le don du génie ; toutes les mer-
veilles de la nature parlaient à son âme , et cepen-
dant ta seule voix était devenue nécessaire à son
cœur, et par degrés le monde entier s'est tu, quand
elle ne t'a plus entendu. Toi qui m'as abandonnée
sur cette terre, ton nom du moins , ton nom sera
pour jamais inséparable du mien dans l'avenir , et
cette vaine ombre d'une union tant désirée est
encore chère à mon cœur. — Je l'avoue , j'ai pitié
de moi ; je pleure ces talents qui me remplissaient
d'un si glorieux espoir dans les beaux jours de ma
jeunesse. Mais qu'y a-t-il de réel sur la terre , si
ce n'est la douleur ? Que vaut ce reste de vie que
je vais immoler? Vous, heureux époux! vous vous
croyez possesseurs du temps; il vous échappera
SÂPHO, ACTE V, SCENE VI.
509
comme à moi; je ne laisse sur la terre que des
mourants. 0 terre! dont je ne reverrai plus ni les
fruits ni les fleurs, je te dérobe ma triste dépouille;
un charme secret m'attire vers la mer. Je vois les
vagues se soulever; il me semble qu'elles m'appel-
lent, et qu'une puissance mystérieuse m'invite à
m'y confier. Eh bien ! je vous entends , divinités
souterraines; l'amour, la gloire, l'air qui s'embra-
sait dans mon sein , tout va s'éteindre dans les on-
des. 0 malheur! je te fuis : c'en est fait.
{Elle s'élance dans la mer.)
PHAON.
Ciel ! 6 ciel ! laissez-moi me précipiter dans les
flots avec elle.
ALCEE.
Tes efforts seront vains ; les dieux ont disposé
de son sort; ne la cherche plus dans les ondes,
tourne plutôt tes regards versjes cieux; c'est là
qu'Apollon a déjà placé sa couronne.
CLÉONE.
Sapho n'est plus; c'est à Sapho que j'ai donné
la mort! 0 ma mère! je me meurs. {Elle s'é-
vanouit dans les bras de Diotîme. )
ALCÉE.
Adorez tous Apollon : soit qu'jl dispense ou la
mort ou la vie , une bienfaisante pensée préside
toujours à ses décrets.
FIN DES ŒUVRES POSTHTOIES.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Pages
Avertissement de l'éditeur. I .
Notice sur le Caractère et les Écrits de madamede Staël. 2
Introduction Ibid.
De l'éducation de madame de Staël, et de sa première
jeunesse. 4
Des Écrits de madame de Staël. Première période. 8
Lettres sur Rousseau î 0
ÉCRITS DE- MADAME DE Stael. Deuxième période. Ibid.
Défense de la reine. — Épîtreau malheur —Deux opus-
cules politiques. 1 1
De l'influence |des passions sur le bonheur des indi-
vidus et des nations. 1 2
De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales. 13
Delphine 1 4
Écrits de madame de Stael. Troisième période 18
Corinne, ou l'Italie. 19
De l'Allemagne. 22
Considérations sur la révolution française. 27
Examen général du talent de madame de Staël. 30
Seconde Partie. — Vie domestique et sociale de ma-
dame de Stael. 32
Relations domestiques. Ibid.
Relations de choix. 38
Société et conversation. 41
Suite de la conversation, opinions politiques, reparties. 43
Genre de vie, affaires, études, correspondance. 46
Effets du temps. 50
Maladie , et conclusion. 53
CONSIDÉRATIONS SUR LES PRINCIPAUX ÉVÉNE-
]MENT,S DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 55
Avis des éditeurs de 1818. Ibid.
Avertissement de l'auteur. Ibid.
Première Partie. Chap. \". Réflexions générales. Ibid.
Chap. II. Considérations sur l'histoire de Fiance. 59
Chap. III. De l'opinion publique en France, à l'avéne-
ment de Louis XVI. 65
Chap. TV. Du caractère de M. Necker, comme homme
public. 68
Chap. V. Des plans de M. Necker, relativement aux
finances. 70
Chap. VI. Des plans de M. Necker, en administration. 72
Chap. VII. De la guerre d'Amérique. 75
Chap. VIII. De la retraite de M. Necker, en 1781. 76
Chap. IX. Des circonstances qui ont amené la convoca-
tion des états généraux . Ministère de M. de Calonne. 79
Pases.
CiiAP. X. Suite du précédent.— Ministère de' l'arche-
vêque de Toulouse.
Chap. XI. Y avait-il une constitution en France avant
ia révolution .'
CiiAP. XII. Du rappel de M. Necker, en 1788.
Chap. XIII.Dela conduite des derniersétals généraux
tenus à Paris, en 1614.
Chap. XIV. De la division par ordre dans les états gé-
néraux.
Chap.XV. Quelleétaitla disposition des esprits en Eu-
rope au moment de la convocation des états généraux
Chap. XVI. Ouverture des états généraux, le 5 mai
1789.
Chap. XVII. De la résistance des ordres privilégiés
aux demandes du tiers état , en 1789.
Chap. XVIII. De la conduite du tiers état, pendant les
deux premiers mois delà session des états généraux.
Chap. XIX. Des moyens qu'avait le roi, en 1789, pour
s'opposer à la révolution.
Chap. XX. De la séance royale du 23 juin 1789.
Chap. XXI. Des événements causés par la séance
royale du 23 juin 1789.
Chap. XXII. Révolution du 14 juillet.
Chap. XXIII, Retour de M. Necker.
Seconde Partie. Chap. ^^ Mirabeau.
Chap. II. De l'assemblée constituante, après le 14
juillet.
Chap. IîI. Le général la Fayette.
CHAP.IV.Des biens opérés par l'assemblée constituante 1 1 7
Chap. V. De la liberté de la presse et de la police pen-
dant l'assemblée constituante.
Chap. VI. Des divers partis qui se faisaient remarquer
dans l'assemblée constituante.
Chap. VII. Des fautes de l'assemblée constituante, en
fait d'administration.
Chap. VIII. Des fautes de l'assemblée nationale en
fait de constitution.
CiiAP. IX. Des efforts que fitM. Necker auprèsduparti
populaire de l'assemblée constituante, pour le déter-
miner à établir la constitution anglaise en France.
Chap. X. Le gouvernement anglais a-t-il donné de l'ar-
gent pour fomenter les troubles en France ? 129
Chap. XI. Des événements du 5 et du 6 octobre. Ibid.
Chap. XII. L'assemblée constituante à Paris. 133
Chap. XIII. Des décrets de l'assemblée constituante
relativement au clergé. 134
83
84
90
91
9î
96
97
98
100
101
102
105
108
109
113
114
115
119
121
124
12Ô
127
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Chap. Xrv. De la suppression des titres de noblesse. 1 37
Chap. XV. De l'autorité royale , telle qu'elle fut éta-
blie par l'assemblée constituante. 138
Chap. XVI. De la fédération du 14 juUlet 1790. 139
Chap. XVII. Ce qu' était la société de Paris pendant
l'assemblée constituante. 140
Chap. XVIII. De l'établissement des assignats , et de
la retraite de M. Necker. 141
Chap. XIX. De l'état des affaires et des partis poli-
tiques, dans l'hiver de 1790 à 1791. 143
Chap. XX. Mort de Mirabeau. 145
Chap. XXI. Départ du roi, le 21 juin 1791. 146
Chap. XXn. Révision de la constitution. 147
Chap. XXIII. Acceptation de la constitution appelée
constitution de 1 7 9 1 . 1 50
Troisième partie. Chap. l". De l'émigration. 1 52
Ch.ap. II. Prédiction de M. Necker sur le sort de la
constitution de 1791. 154
Chap. III. Des divers partis dont l'assemblée législa-
tive était composée. 1 57
Chap. IV. Esprit des décrets de l'assemblée législative. 1 59
Chap. V. De la première guerre entre la France et
l'Europe. - Ibid.
Chap. VI. Des moyens employés en 1792 pour établir
la république. 161
Ch.ap. VII. Anniversaire du 14 juillet, célébré en
1792. 163
Chap. VIII. Manifeste du duc de Brunswick. 1 64
Chap. IX. Révolutiondu 10 août 1792. Renversement
de la monarchie. Ibid.
Chap. X. Anecdotes particulières. 165
Chap. XI. Les étrangers repoussés de France, en 1 792. 1 69
Chap. XII. Procès de Louis XVI. 170
Chap. XIII. De Charles I" et de Louis XVI. 172
Chap. XIV. Guerre entre la France et l'Angleterre.
M. Pitt et M. Fox. 174
Chap. XV. Du fanatisme politique. 177
Chap. XVI. Du gouvernement appelé le règne de la
terreur. 178
Chap. XVII. De l'armée française pendant la terreur,
des fédéralistes et de la Vendée. 180
Chap. XVIII. De la situation des amis de la liberté
hors de France pendant le règne de la terreur. 181
Chap. XJX. Chute de Robespierre, et changement de
système dans le gouvernement. 183
Chap. XX. De l'état des esprits au moment, où la ré-
publique directoriale s'est établie en France. 184
Chap. XXI. Des vingt mois pendant lesquels la répu-
blique a existé en France, depuis le mois de novem-
bre 1795, jusqu'au 18 fructidor (4 septembre 1797). 187
Chap. XXII. Deux prédictions singulières tirées de
l'Histoire de la révolution, par M. Necker. 189
Chap. XXIII. De l'armée d'Italie. 190
Chap. XXIV. De l'introduction du gouvernement mi-
litaire en France, par la journée du 18 fructidor. 191
Chap. XXV. Anecdotes particuhères. 193
Chap. XXVI. Traité de Campo-Forniio en 1797. Ar-
rivée du général Bonaparte à Paris. 195
Chap. XXVII. Préparatifs du général Bonaparte pour
aller eu Egypte. Son opinion sur l'invasion de la
Suisse. 198
Ch.ap. XXAaiI. Invasion de la Suisse. 199
Chap. XXIX. De la fin du directoire. 201
Quatrième Partie. Chap. i". Nouvelles d'Egypte;
retour de Bonaparte. 202
Page».
Chap. IL Révolution du 18 brumaire. 203
Chap. III. Comment la -constitution consulaire fut
établie. 206
Chap. IV. Des progrès du pouvoir absolu de Bona-
parte. 208
Chap. V. L'Angleterre devait-elle faire la paix avec
Bonaparte, à son avènement au consulat.' 211
Chap. VI. De l'inauguration du concordat à Notie-
Dame. 213
Chap. VIL Dernier ouvrage de M. Necker sous le
consulat de Bonaparte. 214
Chap. VIII. De l'exil. 219
Chap IX. Des derniers jours de M. Necker. 221
Chap. X. Résumé des principes de M. Necker en ma-
tière de gouvernement. 223
Chap. XI. Bonaparte empereur. La contre-révolution
faite par lui. 224
Chap. XII. De la conduite de Napoléon envers le
continent européen. 227
Chap. XIII. Des moyens employés par Bonaparte
pour attaquer l'Anglefeerre. 229
Chap. XIV. Sur l'esprit de l'armée française. 230
Chap. XV. De la législation et de l'administration
sous Bonaparte. 233
Chap. XVI. De la littérature sous Bonaparte. 235
Chap. XVII. Un mot de Bonaparte imprimé dans le
Moniteur. 237
Chap. XVIII. De la doctrine politique de Bonaparte, ibid.
Chap. XIX. Enivrement du pouvoir, revers et abdi-
cation de Bonaparte. 240
Cinquième Partie. Chap. F'. De ce qui constitue la
royauté légitime. 246
Chap. IL De la doctrine politique de quelques émi-
grés français et de leurs adhérents. 247
IChap. III. Des circonstances qui rendent le gouver-
nement représentatif plus nécessaire maintenant
', en France que partout ailleurs. 250
Chap. IV. De l'entrée des alliés à Paris, et des divers
partis qui existaient alors en France. 252
[(Chap. V. Des circonstances qui ont accompagné le-
' ) premier retour de la maison de Bourbon en 1814. 255
CiiAP. VI. De l'aspect de la France et de Paris pendant
la première occupation. 255
Chap. VIL De la charte constitutionnelle donnée par
le roi en 1814. 258
Chap. VIJI. De la conduite du ministère pendant la
première année de la restauration. 260
,,Chap. IX. Des obstacles que le gouvernement a ren-
']'; contrés pendant la première année de la restaura-
! tion. 264
'CiiAP. X. De l'influence de la société sur les affaires
, politiques en France. 267
Chap. XI. Du système qu'il fallait suivre en 1814
pour maintenir la maison de Bourbon sur le trône
, de France. 269
Chap. XII. Quelle devait être la conduite des amis de
la liberté en 1814.? 273
Ch.ap. XIII. Retour de Bonaparte. 275
Chap. XIV. De la conduite de Bonaparte à sa retour. 277
Chap. XV. De la chute de Bonaparte. 278
Chap. XVI. De la déclaration des droits proclamée
■ par la chambre des représentants le 5 juillet 1815. 280
,'^ixiÈME Partie. Chap. I". Les Français sont-ils faits
pour être libres? 281
'. Chap. IL Coup d'œil sur l'histoire d'Angleterre. 283
TABLE DES MATIÈRES.
CnAP. III. De la prospérité de l'Angleterre , et des
causes qui l'ont accrue jusqu'à présent. 289
CiiAP. IV. De la liberté et de l'esprit public chez les
Anglais. 293
CuAP. V. Des lumières , de la religion et de la morale
chez les Anglais. 301
Chap. VI. De la société en Angleterre, et de ses rap-
ports avec l'ordre social. 306
CiiAP. VII. De la conduite du gouvernement anglais
hors de l'Angleterre. 311
Chap. VllI. Les Anglais ne perdront-ils pas un jour
leur liberté .' 318
Chap. IX. Une monarchie limitée peut -elle avoir
d'autres bases que celles de la constitution an-
glaise ?
Chap. X. De l'influence du pouvoir arbitraire sur l'es-
prit et le caractère d'une nation.
Chap. XI. Du mélange de la religion avec la politique.
Chap. XII. De l'amour de la liberté.
DIX ANNÉES D'EXIL.
Causes de l'animosité de
Préface de M. de Staël fds.
Première Partie. Chap. l"
Bonaparte contre moi.
Chap. II. Commencement de l'opposition dans le tri-
bunat. — Premières persécutions à ce sujet. —
Fouché.
Chap. III. Système de fusion adopté par Bonaparte.
— Publication de mon ouvrage sur la Littérature.
Chap. IV. Conversation de mon pèie avec Bonaparte.
— Campagne de Mareugo.
Chap. V. Machine infernale. — Paix de Lunéville.
Chap. VI. Corps diplomatique sous le consulat. —
Mort de Paul I".
Chap. VII. Paris en 1801.
Chap. VIII. Voyage à Coppet. — Préliminaires de
paix avec l'Angleterre.
Chap. IX. Paris en 1802. — Bonaparte président de
la république italienne. — Retour à Coppet.
Chap. X. Nouveaux symptômes de la malveillance de
Bonaparte contre mon père et contre moi. — Affai-
res de Suisse.
Chap. XI. Rupture avec l'Angleterre. — Commence-
ment de mon exil.
Chap. XII. Dépait pour l'Allemagne. — Arrivée à
Weimar.
Chap. XIII. Berlin. — Le prince Louis Ferdinand.
Chap. XIV. Conspiration de Moreau et de Pichegru.
Chap. XV. Assassinat du duc d'Enghien.
Chap. XVI. Maladie et mort de M. Necker.
CuAp. XVII. Procès de Moreau.
Chap. XVIII. Commencements de l'empire
321
323
327
331
335
ma.
336
337
338
340
341
342
343
345
346
348
350
353
354
355
357
359
Ibid.
30 1
513
Pages.
363
Avertissement de M. de Staël fila.
Seconde Partie. Chap. 1". Suppression de mon ou-
vrage sur l'Allemagne. — Exil hors de France. 364
Chap. II. Retour à Coppet. — Persécutions diverses. 368
Chap. III. Voyage en Suisse avec M. de Montmorency. 37 1
Chap. IV. Exil de M. de Montmorency et de madame
Recamier. — Nouvelles persécutions. 373
Chap. V. Départ de Coppet. 376
Chap. VI. Passage en Autriche; 1812. 379
Chap. VU. Séjour à Vienne. 382
Chap. VIII. Départ de Vienne. 384
Chap. IX. Passage en Pologne. 387
Chap. X. Arrivée en Russie. 389
Chap. XI. Kiew. 390
Chap. XII. Route de Kiew à Moscou. 392
Chap. XIII. Aspect du pays. — Caractère du peuple
russe. 394
Chap. XIV. Moscou. 395
Chap. XV. Route de Moscou à Pétersbourg. 399
Chap. XVI. Sainl-Pétersbourg. Ibid.
Chap. XVII. La famille impériale. 402
Chap. XVIII. Mœurs des grands seigneurs russes. 404
Chap. XIX. Établissements d'instruction publique.
— Institut de Sainte-Catherine. 406
CiiAP.XX.DépartpourlaSuède.—Passageen Finlande. 410
ÉLOGE DE M. GUIBERT. 413
TRADUCTION du sonnet de Minzoni , sur la mort
de Jésus-Christ. 423
TRADUCTION du sonnet de Filicaja , sur l'Italie. Ibid.
HENRY et EMMA , ballade imitée de Prior. Ibid.
IMITATION d'une élégie de Bowles , sur les eaux
de Bristol. 425
LA BAYADÈRE et LE DIEU DE L'INDE , traduit
de Goethe. 420
LE PÊCHEUR , traduit de Goethe. 423
LA FÊTE DE LA VICTOIRE, ou le Retour des
Grecs, traduit de Schiller. Ibid.
LE SALUT DU REVENANT , traduit de Schiller. 430
ÉPITRE en vers sur N.wles. Ibid.
Essais dramatiques. 432
Avertissement de M. de Staël fils. Ibid.
AGAR DANS LE DÉSERT , scène lyrique. Ibid.
GENEVIÈVE DE BRABANT , drame en trois actes
et en prose. 435
LA SUN.^MITE , drame en Irois actes et en prose. 448
LE CAPITAINE KERNADEC, ou Sept années en un
JOUR , comédie en deux actes et en prose. 453
LA SIGNORA FANTASTICI, proverbe dramatique. 470
LE MANNEQUIN, proverbe dramatique en deux
actes. 478
SAPHO , drame en cinq actes et en prose. 491
i
FIN DE LA TABLE DES MATIEBES.
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