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Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,
y compris la Suède et la Norwège.
AGRIPPA D^AUBIGNÉ
(i552-i63o)
ALGRÉ le bruit fait ces dernières années
autour du nom d'Agrippa d'Aubigné,
il ne semble pas que ce grand écri-
vain, dont la littérature et la langue
s'honorent, ait conquis dans notre admiration la place à
laquelle il a droit. Il ne suffit pas que deux siècles
aient méconnu sa mémoire, que des partis sans cesse
renouvelés aient dénaturé son génie et mutilé son
œuvre, l'ingratitude des hommes, et plus encore,
l'ignorance, n'ont cessé jusqu'à ce jour de le représen-
ter comme un personnage épisodique, un factieux,
sorte de comparse dont la turbulence et l'ambition,
sinon le goût d'intrigue, ont obscurci l'histoire de la
fin des Valois et le règne des deux premiers Bourbons.
L'effort tenté par quelques historiens consciencieux,
éclairant l'homme d'action n'a pas, croyons-nous, mis
en relief l'écrivain de V Histoire universelle et le poète
du Printemps. On se souvient tout au plus de ses Tra-
giques mais on ne les connaît que pour les avoir ouï
VI AGRIPPA d'aUBIGNÉ
citer, ou pour les avoir parcourus dans des éditions
insuffisantes ou erronées. Les commentaires ont pris,
dans notre esprit, la place que seules devaient occupef
les œuvres si bien que nous n'avons retenu, à défaut
d'un imposant bagage, que de vaines phrases de rhéto-
rique glosant sur un texte incertain. Ce fut en vain
que Ludovic Lalanne (i), Prosper Mérimée (2), Char-
les Read (3), le baron de Ruble (4), Eugène Reaume,
(1) Mémoires de la vie de Théodore- A grippa d'Aubigné^
publiés pour la première fois d'après le manuscrit de la
Bibliothèque du Louvre, etc., par M. Ludovic Lalanne,
Paris, Charpentier, 1854, in-18, xii-468 pp. et ensuite Libr.
des Bibliophiles, 1889, in-18, xviii-252 pp. — Les Tragiques,
par Théodore - Agrippa d'Attbignéy nouv. édit., revue et
annotée par Ludovic Lalanne. Paris, P. Jannet, 1857, in-16,
xxxvii-351 pp.
(2) Les Aventures du baron de Fceneste.^ par Théodore-
Agrippa d'Aubigné. Nouv. édit., revue et annotée, par
M. Prosper Mérimée. Paris, P. Jannet (Bibl. Elzévirienne),
1855, in-16, xx-348 pp.
(3) Les Tragiques^ éd. nouv. publiée d'après le manus-
crit conservé parmi les papiers de l'auteur avec des addi-
tions et des notes par Charles Read, Paris, Libr. des Bi-
bliophiles, 1872, in-8" xlvii-360 p. — Agrippa d'Alibi-
gnc. Le Printemps « poème de ses amours. » Stances et
odes, publiées pour la première fois d'après un manuscrit
de l'auteur ayant appartenu à Mme de Maintenon, avec une
notice préliminaire par Ch. Read. Paris, Libr. des Biblio-
philes, 1874, in-12, xxx-147 pp.
(4) Histoire Universelle, par Agrippa d*Aubigné, éd. pu-
bliée par la Société de V Histoire de France^ par le baron
AGRIPPA d'aUBIGNÉ VII
Caussade et A. Legouëz (i), pour ne citer que ces
derniers, s'essayèrent à nous fournir une leçon meil-
leure, ils n'aboutirent qu'à augmenter notre confusion
en déroutant, par la multiplicité de leurs méthodes,
notre curiosité. Mais ce ne fut pas tant leur faute que
celle de Içur propre destin (2), sans compter que les
difficultés qu'ils rencontrèrent dans leur entreprise
firent souvent obstacle à leur persévérance et à leur
érudition. Qui songera à réunir leurs travaux épars
saura peut-être nous donner cette édition définitive
que d'aucuns réclamèrent déjà. Notre but n'est pas de
combler une telle lacune, ce qui exigerait, plus encore
que de la bonne volonté et une sûre compétence phi-
lologique et historique, des ressources telles que
jamais aucun libraire n'en disposera en faveur d'une
œuvre dont la beauté fait tout le mérite. Nous
ne chercherons pas davantage à recueillir toutes les
particularités qu'offrent les publications de nos devan-
ciers ; nous nous contenterons d'apporter à notre tour
Alph. de Ruble, Paris, Libr. Renouard, 1886-1897, 9 vol.
in-8.
(1) Œuvres complètes de Théodore - Agrippa d^Aubignéy
publiées pour la première fois, d'après les mss originaux,
par MM. Eug. Reaume et de Caussade. Accompagnées
de Notices biographique, littéraire et bibliographique, de
Notes et Variantes, d'une Table des noms propres et d'un
Glossaire par A. Legouëz, Paris, A. Lemerre, 1872-1892,
6 vol. in-8.
(2) La plupart de ces laborieux éditeurs moururent avant
d'avoir achevé la révision des manuscrits et des éditions
originales d'Agrippa d'Aubigné.
VIII AGRIPPA DAUBIGNÉ
une contribution à Tétude d'une époque, à la produc-
tion d'un écrivain que l'on. ne saurait entendre, sans
établir auparavant un texte définitif.
Puissions-nous dans cette humble tâche où nous
fûmes parfois encouragés et secondés (i), avoir réussi à
faire apprécier quelques pages peu connues, et, appor-
tant des preuves nouvelles dans l'évolution de notre
poésie nationale, avoir fait pressentir une époque plus
favorable aux lettres et à la tradition.
Il serait oiseux après tant d'autres, mieux qualifiés
que nous, de tenter un essai sur la vie d' Agrippa d'Au-
bigné. Lui-même dans un de ses plus curieux ouvra-
ges : La Vie à ses Enfants (2), ainsi que dans certains
paragraphes de son Histoire Universelle^ a pris la
peine de la transcrire presque en entier. On eut dit
que pressentant Topinion de ceux qui commenteraient
ses actes et jugeraient ses écrits, il ait voulu se garder
à l'avance de la partialité, de la sottise ou de l'igno-
rance des biographes. On y gagne sans nul doute une
lecture attrayante, pittoresque, pleine d'anecdotes et
(1) Remercions ici MM. N. Weiss et Henri Monod pour
Pintérôt qu'ils voulurent bien prendre à notre modeste édi-
tion, le premier en nous ouvrant les fonds privés de la
Bibliothèque de la Société de Vhistoire du Protestantisme
français, le second en nous communiquant quelques rares
pièces, extraites de son incomparable collection.
(2) Cf. Ed. dite des Œuvres complètes, etc., publiées par
Eug. Reaume et de Caussade, t. I.
AGRIPPA d'AUBIGNÉ IX
de portraits vigoureux, mais à se contempler soi-même
l'auteur ne laisse pas de travestir parfois sa person-
nalité et de dénaturer bon nombre de faits auxquels il
prit part. Toute réserve faite, c'est encore le meilleur
document que Ton puisse trouver sur lui, et il serait à
souhaiter que tous les hommes illustres prissent en
tel intérêt les menus incidents de leur existence.
Rien sous sa plume ne saurait être indifférent ; ses
excès de langage eux-mêmes le peignent à merveille.
Il n'est pas jusqu'aux mots vifs, jusqu'aux pires har-
diesses, aux « gasconnades » de ce compagnon du
Béarnais, qui ne révèlent les principaux traits de son
caractère. Quelques dates à contrôler, des récits à
coUationner sur la version des contemporains, sur ses
œuvres d'imagination et ses Lettres, lesquelles se con-
tredisent parfois, et l'on parvient aisément à remettre
les choses au point.
Il naquit de Jean d'Aubigné « seigneur de Brie en
Xaintonge et de damoiselle Catherine de TEstang »
en l'hôtel Saint-Maury, près de Pons, le 8 février i552(i),
Sa mère mourut en accouchant « et avec telle extré-
mité, dit-il, que les médecins proposèrent le choix de
mort pour la mère ou pour l'enfant. Il fut nommé
Agrippa (comme aagre partus), puis nourri en enfance
hors la maison du père pource que Anne de Limur,
sa belle-mère, portoit impatiemment et la dépense et
la trop exquise nourriture que le père y employoit(2).»
(1) Le texte de la Vie d'Aubigné porte ; « Tan 1551. »
L'année commençait alors à Pâques.
(2) Cf. Vie d' Agrippa d'Aubigné, à ses enfants.
T^ AGRIPPA DAUBIGNE
Sa jeunesse fut studieuse. Il prit successivement les
leçons de plusieurs maîtres, dont l'un, Jean Cottin
« homme astorge (i) et impiteux », lui enseigna les
lettres latine, grecque et hébraïque à la fois. Ses pro-
grès furent tels qu'à l'âge de six ans, il lisait couram-
ment en ces langues. A sept ans et demi, il traduisit
avec l'aide de son précepteur, Jean Morel, le Crito de
Platon, sur la promesse qu'on le ferait imprimer avec
son effigie au-devant du livre. En même temps qu'il le
formait aux études sérieuses, son père ne négligeait
rien pour l'élever en bon et sincère huguenot. On ne
saurait oublier le serment tragique qu'il exigea de
l'enfant aux heures de trouble.
C'était en iSSg, après les exécutions d'Amboise.Tra-
versant la petite ville de ce nom pour se rendre à Paris,
et, reconnaissant sur un bout de potence les têtes de
ses anciens compagnons d'armes, récemment exécutés,
Jean d'Aubigné fut tellement ému qu'entre sept ou ,
huit mille personnes il osa s'écrier : « Ils ont décapité
la France ! » Il ajouta aussitôt : c Mon enfant, il ne
faut pas que ta teste soit espargnée après la mienne >^
pour venger ces chefs pleins d'honneur ; si tu t'y espar-
gnes, tu aur.as ma malédiction. »
Cette leçon, digne des anciens, ne devait pas êtfe
stérile.
En i562, l'écolier fut mis à Paris, entre les mains de
Matthieu Beroalde. C'était au temps où le Prince de
Condé ayant saisi Orléans, «les persécutions redou-
blées, les massacres et brûlements » qui se faisaient
(1) Astorge, dur, insensible.
*\-:
.i^.
AGRIPPA d'AUBIGNÉ W
alors contraignaient les Réformés à quitter les villes et
à garder Tincognito dans quelque province. Le nou-
veau précepteur dut s'enfuir avec sa famille et son
élève, mais cette petite troupe (quatre hommes, trois
femmes et deux enfants) avait à peine recouvré un
coche au Coudray (logis du président TEstoile) et
pris un chemin au travers du bourg de Coùrance, que
le chevalier d'Achon, chef d'un parti ennemi, et qui
avait là cent chevau-légers, l'arrêta et aussitôt la
mit entre les mains d'un inquisiteur surnommé Demo-
charès. «Aubigné ne pleura point pour la prison, mais
parce qu'on luy osta une petite espée bien argentée et
une ceinture à fers d'argent » qu'il portait. On l'in-
terrogea à part. Sur la menace que toute sa bande
serait .suppliciée, il répondit fièrement que l'horreur
de là inesse lui ôtait celle du feu.
Ce fut d'ailleurs une singulière aventure où le comi-
que l'emporta sur le tragique de la situation. Gomme il
y avait des violoneux dans le village, les capitaines
qui s'amusaient fort de l'attitude du jeune Agrippa, lui
^^ firent danser une gaillarde. Celui-ci s'exécuta de belle
humeur, ce qui ne l'empêcha pas dans la nuit, avec la
complicité du gentilhomme qui le gardait, de fausser
une si aimable, mais inquiétante compagnie.
Il gagna Montargis, territoire neutre de Renée de
France, duchesse de Ferrare. Le souvenir de cette
première expédition à travers des provinces exaspérées,
déchirées par les luttes religieuses ne le quitta point et
décida de sa carrière. Mais auparavant les épreuves les
plus rudes ne lui manquèrent point. A peine remis
d'une maladie affreuse : la peste qui dans sa propre
XII AGRIPPA d'aUBIGNÉ
chambre, chez son hôte, le président L'Estoile, faucha
son chirurgien, quatre autres personnes, et faillit l'em-
porter à son tour, il apprit la mort de son père. Le
sieur Jean d'Aubigné s'éteignait peu après le siège
d'Orléans, des suites d'une blessure reçue au-dessous
de la cuirasse, lors de la reprise des Tourelles. Ce fut
le premier désespoir de l'adolescent. Pendant trois
mois il se cacha pour pleurer, et, nonobstant les conso-
lations qu'on lui donnait, ne voulut porter que des
habillements de deuil.
Il avait alors atteint sa onzième année. La fièvre
des batailles, le pressentiment d'un grand devoir à
accomplir, l'agitaient déjà. Si l'on en croit certain
paragraphe de sa Fie, peu avant la mort de son père,
délaissant les études, il se laissait débaucher par les
soldats au point de prendre part aux coups de main
et de s'exposer jusque sous le feu de l'ennemi (i).
L'exemple de Jean d'Aubigné, tué en défendant une
cause sainte, ne cessait de le préoccuper.
La paix dgnée en 1 563, son curateur Aubin d'Abe-
ville, ne tarda pas à l'envoyer à Genève, reprendre
ses humanités. Quoique distrait du but qu'on lui assi-
gnait € il lisoit alors tout courant les rabins sans
poincts et explicquoit une langue en l'autre sans lire
celle qu'il expliquoit. Il avoit faict son cours de philo-
sophye et de mathématicques », mais sur l'ignorance
(i) Voir à ce propos un curieux commentaire de M. Henri
Monod, éclairant le texte d'Aubigné : (Cf. La jeunesse d*A'-
grippa cTAubigné^ Ca.en, Imprim. de F. Le Blanc-Hardel,
1884, in-8-.)
AGRIPPA d'aUBIGNÉ XIIÏ
de quelques dialectes de Pindare il fut remis au col-
lège. Cette mesure rigoureuse le fâcha très fort, « lui
faisant prendre les estudes à charge, et les chastiments
à despit ». Il devint un sujet de scandale et bien
que Théodore de Bèze excusât ses « postiqueries ( i ) »
" comme « estant malice de levron et non de renard »,
il provoqua la colère et éprouva le ressentiment des
pédants.
Il ne fallut rien moins que quelque aiguillon d*amour
à l'endroit d'une docte et jolie genevoise, Loyse Sarra-
sin pour qu'il prit en goût, sinom en patience, la con-
naissance de la langue grecque. Encore ne le fit-il qu'à
regret et jusqu'au jour où, las de toute contrainte, il
s'en fut à Lyon « sans le sçeu de ses parents » et se
remit aux mathématiques, non sans s'amuser aux
c< théoriques » de la magie. Uae pénible mésaventure
qui lui arriva dans cette ville faillit lui faire expier
cruellement son escapade. L'argent lui ayant manqué
et son hôtesse le priant de s'acquitter, il eut une telle
honte de sa situation que n'osant retourner au logis,
il demeura tout un jour sans manger. Sa mélancolie
était extrême. « Estant en peine où il passerait la nuit,
il s'arresta sur le pont de la Saône. » Là, songeant à
Tamas de ses déplaisirs et penchant la tête vers l'eau,
pour laisser tomber à bas les larmes qui l'aveuglaient,
il lui prit un grand désir de se jeter après elles. Se sou-
venant qu'il fallait prier devant toute action, le dernier
mot de le prière estant la vie éternelle, ce mot TefFraya
et le fit crier à Dieu qu'il l'assistât en son agonie. Lors
(1) Postiqueries, espiègleries.
XIV AGRIPPA DAUBIGNE
tournant le visage vers l'entrée du pont», il vit un valet
duquel il reconnut premièrement la malle rouge et
le maistre bientost après, qui estoit le sieur de Chillaud
son cousin germain » lequel envoyé en Allemagne par
M. Tamiral [de Coligny], portait à Genève de l'argent
au petit désespéré.
C'était le salut. Aubigné retourna en Saintonge chez
son curateur. Bientôt après commencèrent les secondes
guerres de religions (1567). L'effervescence du jeune
homme était telle à cette heure qu'il fallait, lorsqu'il
était couché, qu'on lui enlevât ses habits pour qu'il ne
s'échappât point et ne se joignit à quelque troupe de
partisans. On le tint prisonnier jusqu'à la prise des
troisièmes armes (i568). Une nuit — des soldats de
passage lui ayant promis de tirer une arquebusade à
l'heure du départ — il se « dévala » par la fenêtre au
moyen de ses draps, sauta deux murailles, à l'une
desquelles il faillit tomber dans un puits, et, pieds
nus, en chemise, se prit à rejoindre les compagnons ».
Ceux-ci ne laissèrent pas d'être « bien estonnés de voir
un homme tout blanc courir et crier après eux, et
pleurant de quoi les pieds lui saignoient. Le capitaine
Sairîct Lo, après l'avoir menacé, pour le faire retour-
ner, le mit en croupe avec un meschant manteau soubs
luy, pource que la boucle de la cropière l'escorchoit. »
« A une lieuë de là, au passage de Reau, ceste
troupe trouva une compagnie de papistes qui vou-
loyent gagner Angoulesme : cela fut desfait avec peu
de combat où le nouveau soldat en chemise gagna une
harquebuse et un fourniment tel quel, mais ne voulut
prendre aucun habillement, quoi que la nécessité et
A.
AGRIPPA DAUBIONE XV
ses compagnons luy conseillassent : ainsi arriva au
rendez-vous de. Jongsac, où quelques capitaines le
firent armer et habiller. Il mit au bout de sa sédulle :
A la charge que je ne reprocheroys point à la guerre
qu'elle m'a despouillé, n'en pouvant sortir plus mal
équipé que f y entre (i). »
Dès lors son destin semble se préciser. Enthousiaste
et téméraire, spirituel et frondeur, tel il fut dans sa
prime jeunesse, tel nous le retrouvons à Tâge mûr.
Chez lui rhomme rejoint Tenfant. Rien de l'expé-
rience amère de la vie, de la duplicité humaine n'eut
prise sur ce caractère. Les passions le troublèrent sans
le pervertir jamais. Deux aspects le représentent tout
entier : Tun nous révèle son génie militaire, son rôle
de politique véhément, de « réformateur » hardi ;
l'autre décèle volontiers un esprit dont les ressources
dues à une profonde culture classique savent s'accom-
moder à Toccasion de l'intransigeance du cœur et
autoriser la turbulence des désirs. Le premier nous
fournit les traits nécessaires à réaliser un portrait éner-
gique et violent, le second anime ce visage dur,
ajoute une lueur attendrie à ce regard hautain, et sous
la cuirasse, crée la palpitation émouvante de la vie.
Nous ne dirons rien qu'on ne sache de son action
héroïque, mais empruntant quelques particularités à
ses souvenirs, nous tenterons de coordonner les divers
témoignages de son labeur de poète et de relier, sous la
trame d'un léger commentaire, les diverses étapes de
son passé sentimental.
(i) Cf. Agrippa d'Aubigné : Sa vie à ses enfants.
XVI AGRIPPA DAUBIGNE
Nous dédaignerons les traits qui abondent sous sa
plume d'historien, ses vantardises de soudart, pour n'ac-
cueillir que ce qui contribua à son évolution psychique.
Au début, de i568 à 1571. il ne songea qu'à acquérir
quelque gloire en combanant pour la cause des siens.
Tandis que divers régiments protestants bataillaient
autour de Niort, de Fontenay, de Saint-Jean-d'Angély,
de Blaye, Agrippa d'Aubigné se signalait en Périgord,
puis au siège d'Angouléme ( 1 5 octobre 1 568» et à Tas-
saut de la place de Pons (iSôp), où il < vengeait une
sienne tante qu*un capitaine Banchereau avoit voulu
forcer ». Il se trouvait encore aux escarmouches de
Jazeneuil, à la bataille de Jarnac, au grand combat de
la Roche- Abeille. Il faisait la guerre en Saintonge.
Etant enseigne c d'Anières », il menait à la victoire vingt
arquebusiers « enfants perdus », enlevait des barri-
cades, soulevait l'enthousiasme des vieux guerriers par j
sa belle contenance et la hardiesse de ses entreprises. 1
Mais sa bravoure n allait pas sans quelque cruauté à '
l'égard de ses ennemis, témoin cette scène qu'il dé-
peint « où estimant mourir, il fit dresser les cheveux
à la tête des capitaines et des soldats qui le visitoyent »
par le récit des pilleries où il avait mené ses
troupes (iK
Ajoutons toutefois qu'après cette crise il revint à plus
d'humanité.
La paix de Saint-Germain signée le 8 août iSjo, lui
créa des loisirs. Son curateur lui donnant un peu d'ar-
gent et un bail d'une terre qu'il possédait dans les
(i) Cf. Agrippa d'Aubigné ; Sa vie à ses enfants.
AGRIPPA d'aUBJGNÉ IVU
Landes, il s'en fut à Blois. Là, encore ébranlé par une
fièvre quarte, contractée au cours de ses campagnes
dans TAunis, il apprit qu'un maître d'hôtel du duc de
Longueville s'était rendu possesseur de ses biens. Cet
homme se prétendait son héritier, attestant avec des
certificats à l'appui, qu'Aubigné avait été tué à la
charge de Savignac. Ce fut en vain que le pauvre
Agrippa fit appel à des parents maternels qui rési-
daient en Blaisois ; ceux-ci lui tournèrent le dos en
haine de religion. Un de ses fermiers dont il réclama
le témoignage et qui sut le reconnaître à une marque
charbonneuse qu'il gardait au front, stigmate de la
peste d'Orléans, se refusa à le secourir dans la crainte
de payer trois années de fermage qu'il lui devait.
Notre Aubigné ne se découragea pas et jura qu'on ne
saurait le contraindre et si aisément le mettre à bout.
Alors que l'argent, la faveur et la santé lui « desfail-
loyent », il se fit porter demi-mort par bateau à Or-
léans, et là, justifiant de sa misère, réclama justice. Il
sut si bien plaider sa cause, son exode fut si pathé-
tique que les juges regardant d'un œil furieux ses ad-
versaires, ceux-ci se levèrent de leur place et « s'étant
écriés qu'autre que le fils d'Aubigné ne pouvoit parler
un tel langage » lui demandèrent pardon.
Ainsi il dut à son éloquence persuasive de recouvrer
ses biens.
Agrippa d'Aubigné avait alors 19 ans. La première
période de sa vie aventureuse venait de s'accomplir.
Les longues et périlleuses guerres auxquelles il avait
XVIII AGRIPPA DAUBIGNE
pris une part active, avaient sans doute éteint sa fièvre
d'exploits. Une lassitude d'ailleurs gagnait tous les
hommes d'action au cours des années iSôg à i5ji. Le
plan d'une nouvelle campagne, qui devait l'emporter en
violences sur toutes les guerres civiles antérieures,
s'élaborait sans hâte, sous l'action diplomatique des
Réformés. D'autre part, la Saint-Barthélémy se prépa-
rait sourdement. Rien n'est plus favorable aux instants
d'accalmie et ne justifie mieux de la douceur des
affections que les périodes troublées de l'histoire so-
ciale. Il faut beaucoup d'amour pour autoriser beau-
coup de haine.
Agrippa ne pouvait supporter les heures lourdes de
l'inaction sans entraver auparavant, dans la douleur
ou dans la joie, les élans de sa nature ardente.
L'amour y pourvut sans qu'il y prit garde. Après le
drame de la vie extérieure, le conflit des passions de
l'âme s'accomplit. Le souvenir de ses études l'encou-
ragea mieux que ne le servit son expérience de soldat.
Sa sensibilité s'éveilla. Une nouvelle conception des
choses, le séduisit.
Il fut poète, mais quoiqu'il fit pour exprimer les
nuances du sentiment qui le troublait, il ne sut pas
trouver dans la langue de Ronsard toutes les expres-
sions qu'il fallait pour peindre ses angoisses. Il com-
prit alors que la poésie sert moins l'amour que celui-
ci ne sert à celle-là. C'est peut-être cette conviction
intime, jointe à une pudeur exquise à l'endroit de celle
qu'il distingua, qu'il faut attribuer la réserve qu'il fit de
ses œuvres de jeunesse.
On trouve seulement dans la Vie à ses enfants, cette
AGRIPPA DAUBIGNE XIX
simple allusion : « Ayant peu de biens entre les mains,
il [Aubigné] devint amoureux de Diane Salviati, fiUè
aînée de Talcy. Cet amour lui mit en teste la poésie
françoise, et lors il composa ce que nous appelons son
Printemps, où il y a plusieurs choses moins polies,
mais quelque fureur qui sera au gré de plusieurs. »
La pensée intime d*Agrippa, ou ce que nous prenons
pour telle^ fut longtemps respectée. Il ne fallut rien
moins que deux siècles et demi pour que la curiosité
des bibliographes fut enfin satisfaite. Le Printemps
parut ces dernières années seulement (i), mais chose
plaisante, les critiques s'habituèrent tant à le considérer
comme un livre perdu, que l'un d'eux, dans une étude
récemment publiée, osa écrire que ce recueil ne nous
est pas parvenu I (2)
Quoi qu'il en soit, c'est un mélange d'œuvres diver-
ses : sonnets, stances et odes, qui vaut autant par sa
grâce surannée que parce qu'il sert de document à la
jeunesse de notre auteur.
Le manuscrit de cette œuvre, conservé à Bessinges,
dans la famille Tronchin, offre diverses particularités
dont la plus saisissante tient à ce qu'il est composé en
partie de brouillons, de pièces inachevées revues à di-
verses époques par l'auteur lui-même, et qui montrent,
outre la part d'inspiration immédiate, une sorte d'évo-
(i) Cf. Editions publiées par Charles Read, Paris, Libr. des
Bibliophiles,' 1874. Cf. Œuvres complètes, publiées pafEug.
Réaume et de Caussade. Paris, A. Lemerre, 1874, T. III.
{2) Cf. Gaston Deschamps : La jeunesse d' Agrippa d' Au-
bigné, Grande Revue, 1902, t. II, pp. 1-24.
XX AGRIPPA DAUBIGNE
lution dans le souvenir que conserva le poète pour
celle qu'il aima.
Il faut détacher de ces feuillets certaines pages écri-
tes postérieurement à Tépoque où Agrippa d'Aubigné
connut les tourments de sa première passion ; mais
l'ordre chronologique établi, quelle intensité dans ces
vers, quelle fraîcheur de sentiment, quelle sincérité
dans l'affliction l On l'a dit déjà, ces strophes ne dé-
cèlent pas seulement la manière d'un des élèves de la
Pléiade, écrivains éloquents qui sacrifient à la tournure
galante, au charme de Fépithète, à la verve spirituelle
et enjouée, toute l'ingénuité de la passion ; non, elles
valent par une préoccupation plus haute, elles sont le
sûr et fidèle témoignage d'un amour tendrement con-
senti, mais point partagé. Ces sonnets que des maîtres
n'eussent pas désavoués, ces stances, ces odes qui
gardent la naïveté de chansons anciennes très chastes,
c'est tout ce qui nous reste d'un touchant petit roman
d'amour : tout ce que la jeunesse d'Aubigné contînt de
joie ou de tristesse, d'espoir ou de résignation doulou-
reuse.
Celle qui l'inspira fut une des plus ravissantes jeunes
filles de son temps, si nous en croyons les portraits
flatteurs que nous offrent d'elle certaines pages volup-
tueuses du Printemps.
Nièce de M"® de Pré — la Cassandre célébrée
par Ronsard — Diane était fille de Jean Salviati,
qui fut surintendant de la maison de la duchesse de
Lorraine, et de Jacquette le Malon de Bercy, laquelle
mourut peu avant 1 572 . Les Salviati étaient d'origine
italienne illustre. Ils comptaient parmi leurs membres
AGRIPPA d'AUBIGNÉ XXI
les plus proches, deux cardinaux, neveux par leur mère
de Léon X et par conséquent, parents de Catherine de
Médicis. Ils étaient venus en France à la suite de cette
princesse. L'un d'eux, Bernard Salviati, père de Jean,
avait acquis en i5i7, dans le Blaisois, le domaine de
Talcy, qui est resté célèbre jusqu'à ce jour, non point
seulement à cause de l'architecture féodale de son châ-
teau, mais parce que celui-ci servit à la conférence qui
eut lieu, en i562, entre huguenots et papistes (i). A la
mort de Bernard, il passa entre les mains de Jean Sal-
viati.
La famille de Diane était catholique, mais elle gar-
dait quelque attache avec les Réformés, et c'est proba-
blement en raison de sympathies communes, plus en-
core que pour des motifs de voisinage, qu'Aubigné qui
était venu s'établir dans sa petite terre des Landes,
non loin de Talcy, se lia avec elle. Tout de suite Jean
Salviati prit en affection notre Agrippa et favorisa à
tel point ses assiduités que ce dernier devint soudaine-
ment amoureux de la jeune châtelaine.
Diane était alors en pleine splendeur de grâce et de
beauté.
Quoique très adulée, courtisée comme héritière d'un
grand nom, elle fut tout d'abord flattée de la passion
qu'elle inspira. Soit pure coquetterie, soit inconscience,
elle se laissa entraîner, séduire, et peu à peu, subit le
(1) Cf. A. Storelli : Notice historique et chronologique sur
le château, de Tcdçy, Paris, Baschet, i883, in-8o. — Edm.
Stapfer : Le château de Talcy (Loir-et-Cher), Paris, Fisch-
bacher [1887], in- 18.
XXII AGRIPPA D AUBIGNE
charme du poète. Un commerce de galanterie, où des
présents et des vers s'échangèrent, s'établit entre les
deux jeunes gens, jusqu'au jour où laàse, inquiète de
tant d'attention, la jeune fille parut s'offenser des har-
diesses de son adorateur. Un lien pur, promesse sainte
du mariage, les avait rapprochés ; l'inconstance ou
bien des dissentiments qui tenaient à la différence de
leur caractère, autant qu'à celle de leur religion, les
éloignèrent à jamais. Glosant sur les pièces du Prin-
temps, interprétant chaque vers, un des meilleurs bio-
graphes d' Agrippa d'Aubigné, M. Henri Monod, a fait
revivre en quelques pages brèves cet amour dé-
funt (i).
« Un temps, dit-il, Diane crut aimer Agrippa; un
temps, elle fut avec lui douce, tendre, la tendresse al-
lant jusqu'aux baisers Elle crut l'aimer, et alors ils
se promenaient en rêvant sous les grands ombrages,
mêlant leurs doigts, trop oppressés pour rompre le si-
lence... Ces instants furent délicieux, mais qu'ils fu-
rent courts! Bientôt l'humeur de Diane changea ; elle
ne fut plus la même.... elle devint volontaire, capri-
cieuse, fantasque.... Jamais satisfaite, elle se montrait
tour à tour ou prude avec excès ou cruellement ironi-
que Peut-être le caractère d'Agrippa un peu bien
tranchant et exigeant effraya-t-il Diane et finit-il par
la rebuter.... Peut-être aussi subit-elle l'influence de sa
famille. Son père seul était favorable à d'Aubigné. Ses
autres parents ne voulaient pas entendre parler de
(i) La jeunesse (f Agrippa d'Aubigné, par Henri-Ch. Mo-
nod, Gaen, Imprimerie de F. Le Blanc-Hardel, 1884, in-8».
AGRIPPA D*AUBIGNÉ XXIII
ce mariage. L'oncle [le chevalier Salviati], grand
maître de Saint Lazare, répugnait fort à une alliance
avec un huguenot, avec un tel huguenot surtout. On
objectait sa fortune médiocre, aussi bien que sa petite
et douteuse noblesse. »
La différence de religion, sa pauvreté, son intran-
sigeance, voilà selon nous, les seuls motifs qui firent
que tant d'amour sombra dans la douleur et dans les
larmes. Quelque fierté, quelque dédain qu'elle parut
apporter dans ses relations affectueuses, Diane ne
laissa pas de demeurer longtemps fidèle à sa passion.
Sa vie — sa mort pourrait-on dire. — en témoigne.
Agrippa, de son côté, ne l'oublia point et parfuma de
son souvenir les pages qu'il écrivit par la suite.
Il consigna pour ses enfants diverses particularités de
cette idylle, afin d'exprimer mieux que ne le font les
strophes du Printemps^ les sentiments qu'il éprouva et
la déception qu'il eut d'une rupture qui compromettait
ses espérances (i).
Cet amour durait depuis deux ans sans qu'Agrippa
ait obtenu loyer de sa constance, sans que la famille
de Diane ait pris une résolution touchant le mariage
projeté.
Les instants redevenaient graves. Des troubles nais-
saient de tous côtés. La guerre civile recommençait.
Déjà, au cours d'un récent voyage à Paris (juillet
1572), d'Aubigné avait été repris d'une fièvre de lutte.
(i) Cf. Agrippa d'Aubigné: Sa Vie, etc.
XXIV AGRIPPA D AUBIGNE
Il attendait une commission de capitaine pour rejoin-
dre La Noue et combattre en Hainaut les Espagnols
du duc d'Albe. L'image chère de sa maîtresse s'obscur-
cissait sous une vision de sang. A peine venait-il d'as-
sister aux noces d'Henri de Navarre et de Marguerite,
sœur de Charles IX, qu'il était entraîné dans une
affaire d'honneur. Ce coup d'audace, à l'heure où la loi
punissait sévèrement le duel, le sauva du fer des
assassins. Surpris par le guet, à la place Maubert, dans
un combat singulier où il servait de second, il blessa
un sergent qui le voulait prendre et s'enfuit de Paris.
Bien lui en prit, car trois jours après, la Saint-Barthé-
lémy éclatait et l'on a lieu de croire qu'il n'eut point
été épargné.
A peine arrivé à Talcy, enhardi par l'accueil bien-
veillant qu'on lui faisait, il essaya de hâter ses affai-
res. Mais la discorde régnait partout : les persécutions,
les meurtres, les pillages qui mettaient en feu toutes
les provinces, eurent une fâcheuse répercussion sur ses
amours.
Peu lui importe alors qu'après une action héroïque
dans l'Orléanais, laquelle sauva la. petite ville de Mers,
il soit recherché, traqué par ses ennemis.
Son union reculée indéfiniment, il s'échappe de
Talcy à la fin de novembre, et « pour ne point se don-
ner la tentation du retour », fait vingt-deux lieues
d'une seule traite, au risque de tuer sa monture, un
magnifique cheval noir, don de Salviati.
Il vient de mettre pied à terre dans un village de la
Beauce, quand il voit soudain fondre sur lui un in-
connu « qui le chevaloit monté sur un turc. » Le choc
AGRIPPA D AUBIGNE XXV
fut si violent qu'il faillit être tué net à la porte de son
hôtellerie. En pantoufles et sans armes, à peine a-t-il
le temps de se ressaisir et d'arracher, pour se défen-
dre, répée d'un garçon de cuisine que son adversaire
revient sur lui et le heurte violemment de la tête de
son cheval. Quoique étourdi, Agrippa frappe Thomme,
le frappe encore.
Pour la troisième fois, il l'atteignait, lui prêtant un
demi-pied de fer au défaut de la cuirasse, quand il
glissa sur le sol glacé et tomba. < L'autre ne fut pa-
resseux à le venir relever et le blesser de deux playes,
Tune profonde dans la teste » ; après quoi, l'agresseur
s'enfuit au galop de sa monture, laissant notre victime
baignée dans son sang. Un chirurgien, mandé en toute
hâte, examine les blessures, fait des pansements, non
sans témoigner, par un air de doute, que le malheu-
reux est à toute extrémité. Attentif, Aubigné surprend
sa mine ; sans attendre « qu'on lui ostât son premier
appareil » il monte à cheval et refait les vingt-deux
lieues, afin de mourir entre les bras de sa maîtresse. Il
eut, en route, une telle fluxion de sang, qu'il arriva au
logis de Talcy sans forces et sans connaissance. Pen-
dant plusieurs semaines, il demeura entre la vie et la
mort et ne dut son salut que grâce aux soins qui lui
furent prodigués par Diane Salviati.
On pourrait croire, après tant d'épreuves courageu-
sement acceptées, qu'Aubigné goûta quelque repos aux
heures de convalescence. Hélas ! il n'en fut rien. Les
événements de sa vie se précipitaient. L'aflaire qu'il
avait eue en Beauce faisait du bruit. Les parents du
cavalier qui l'avait si traîtreusement attaqué — et
XXVI AGRIPPA D*AUBIGNÉ
sans que nous sachions le motif de cet attentat — firent
que révêque d'Orléans envoya son promoteur, avec
six officiers de justice, pour se saisir de sa personne.
Jean Salviati les reçut courtoisement, mais se refusa à
livrer son hôte. Le jeune huguenot justifia de son in-
nocence et demanda que sa déposition fut enregistrée.
Le promoteur ayant refusé de rédiger une note et s'en
étant retourné du côté d'Orléans, Agrippa d'Aubigné
saute en selle, le rejoint à deux lieues de là et « le
pistolet dans les dents » lui arrache non seulement
l'attestation réclamée en vain, mais encore une renon-
ciation aux Articles de la Papauté .
Ce fut à cette même époque que le chevalier Salviati,
oncle de Diane, rompit le mariage « sur le différent de
la religion ». Notre héros en eut un tel déplaisir, que
relevant à peine d'une crise aiguë qui Pavait mis à
bout de forces, il retomba en extrême maladie.
Il fut visité de plusieurs médecins, entr'autres Guil-
laume Postel, mais ni la science, ni les exhortations
ne suffirent à le calmer. Son activité seule le sauva. Il
ne garda de ses premières amours qu'une pitié doulou-
reuse qui adoucît parfois la virilité de ses conceptions.
Il se souvint de celle qu'il aima aux instants perdus
de sa jeunesse, mais ce fut pour prendre en soi-même
conscience de sa foi et se remémorer à propos l'expé-
rience si tristement acquise dans le passé?
Plus tard, lorsqu'il eut secoué « la torpeur de sa
peine » et qu'il eut conquis à la cour du dernier Va-
lois cette réputation de bravoure, d'insouciance et
d'esprit qui firent de lui le type le plus accompli de la
geritilhommerie de son temps, il eut l'occasion de re-
AGRIPPA d'AUBIGNÉ XXVIl
vivre en une heure brève toutes les longues journées
alternées d'angoisse et d'allégresse qu'il avait connues
à Talcy, C'était vers 1575. Diane qui était alors pro-
mise à M. de Limeuil — fils ou neveu, croit-on, de la
belle et fameuse Isabelle de Limeuil — avait été con-
viée à un tournoi où le « roy de Navarre, les deux
Guisards et Tescuyer de ce roy » (lequel n'était autre
qu'Agrippa) devaient paraître.
La présence de Diane stimula-t-elle la hardiesse de
notre cavalier ! On ne sait. Toutefois, il fît si brillante
figure, se surpassa en telles « gentillesses », qu'il con-
quit tous les suffrages. Rapportant lui-même le fait, il
s'écria un jour : « Geste demoiselle apprenant et
voyant à l'estime de la cour les différences de ce
qu'elle avoit perdu et de ce qu'elle possédoit, amassa
une melancholie dont elle tomba malade, et n'eut
santé jusqu'à la mort. »
Elle s'éteignit peu après. « Etrange retour des cho-
ses ! a écrit M. Henri Monod. Mystères impénétrables
du cœur qui, lisant le Printemps, eût pu supposer que
ce serait Diane qui mourrait d'amour pour Agrippa ? »
Cette rencontre, cette fin précoce, préoccupèrent
longtemps Aubigné jusqu'à lui arracher, après son
mariage avec Suzanne de Lezay, sa première femme,
ce long cri désespéré où passent tout à la fois le témoi-
gnage de sa jeunesse défunte et le regret de ce qu'il
avait perdu :
Suzanne m'escoutoit soupirer pour Diane
Et troubler de sanglots ma paisible minuict.
Mes soupirs s'augmentoient, et faisoient un tel bruit
Que fait parmi les pins la rude tramontane.
XXVIII AGRIPPA d'aUBIGNÉ
« Mais quoy ! Diane est morte, et comment dit Suzanne,
Peut-elle du tombeau plus que moy dans ton lit ?
Peut bien son œil éteint plus que le mien qui luit ?
Aimer encor les morts n'est-ce chose profane ?
Tires-tu de l'Enfer quelque chose de sainct ?
Peut son astre esclairer alors qu'il est éteint
Et faire du repos guerre à la fantaisie ? »
« Oui, Suzanne. La nuit de Diane est un jour
Pourquoy ne peut sa mort me donner de l'amour.
Puisque, morte, elle peut te donner jalousie ? » (1)
Château de Talcy (Loir-et-Cher)
De Tannée 1 578, où il quitte Talcy pour ny plus re-
venir, et se jette témérairement dans la mêlée politi-
(1) Cf. Ms. Tronchin, IX, fol. 147 r.
AGRIPPA d'aUBIGNÉ XXIX
que jusqu'à Tannée 1 577, où « estant au lict de ses
blessures », il dicte dans son domaine de Castel-Ja-
loux, les premières pages des Tragiques, Agrippa d*Au-
bigné ne cesse de se signaler parmi les plus hardis
a Réformateurs ».
Raconter par le menu son action dans les camps,
révéler son influence diplomatique, définir son rôle de
partisan, ce serait, sans nul doute, réaliser la dernière
partie du grand drame des guerres de religion. On
comprendra que nous nous abstenions d'une telle
tâche, peu compatible avec notre intention d'esquisser
le portrait intime du poète. On sait qu'il devint, après
la paix de La Rochelle (dans le courant de cette même
année 1578, qui vit s'accomplir pour lui tant d'événe-
ments divers), écuyer d'Henri de Navarre. Ce fut l'épo-
que la plus agitée de sa vie, celle où sô confondent jus-
qu'à la contradiction, ses ressources d'écrivain et ses
aspirations de capitaine. Epoque où la sincérité lui fait
parfois défaut. Il semble qu'après avoir donné le meil-
leur de lui-même, sacrifié toute gloire à la crédulité
du cœur, il ait eu besoin d'oublier des déceptions ré-
centes, de s*étourdir. Ses convictions religieuses, aux-
quelles il revint plus tard si farouchement, subirent
elles-mêmes comme le contre-coup de ses légèretés.
Peut-être, au milieu d'un monde séduisant, où la du-
plicité et la ruse régnaient en souveraines, crut-il né-
cessaire de prendre un masque. Peut-être encore in-
clina-t-il au libertinage afin de réagir contre une sorte
de lassitude qui le portait au pessimisme et à la
misanthropie. Toujours est-il qu'il oublia momentané-
ment la leçon d'austérité de son enfance. Il alla jusqu'à
XXX AGRIPPA d'AUBIGNÉ
combattre à Dormans, dans les troupes catholiques.
Mais n'anticipons point.
Suivant Texemple de son maître, captif à la cour, il
se lia avec les Guise, prit figure dans les « mascarades,
ballets et carrousels ». Il passa au premier rang des
beaux esprits à la mode, et, grâce autour de son génie,
anima par des saillies, des bons mots et des vers de
circonstance, les dernières fêtes de la cour des Valois.
11 inventait des distractions ingénieuses, contribuait à
l'ornement des sociétés, acceptait de faire partie de la
première Académie royale fondée par Charles IX et
entretenue par Henri III, laquelle réunissait, au Louvre
les poètes et les musiciens du temps.
Il publia des vers sur Estienne Jodelle (i) ; peu après,
il écrivit le ballet de Circé (2). Il eut des traits, tou-
chant les mœurs des femmes, qui firent fortune.
« Un jour estant seul assis sur un banc, Bou[r]-
{1) Vers funèbres de Th. A. d*Aubigné, gentilhomme Xan-
tongois sur la mort d'Estienne Jodelle^ Parisien^ Prince des
poètes tragiques, A Paris, par Lucas Breyer, 1574 in-4,
6 feuillets.
(2) Ballet Comique de la Rqyne,faict aux nopces de M. le
duc de Joyeuse et de Mademoiselle de Vaudemont, sa sœur, par
Baltasar de Beaujoyeulx, valet de chambre du Roy et de la
Royne, sa mère. Paris, Ad. ^ Le Roy, Rob. Ballard, et
Mamert Pâtisson, 1582, in-4 de 8 ff. prél. ; 75 ff. chiffrés et
1 f. pour l'extrait du Privilège. Ce ballet', désigné par
les bibliographes sous le nom de Circé, est au moins
en partie Pœuvre d'Agrippa d'Aubigné. (Cf. Sa Vie à ses
enfants, années 1573-1575, et Histoire universelle.) Composé
en 1576, à Toccasion des fêtes données aux ambassadeurs
polonais, il ne fut représenté que le 15 octobre 1582.
AGRIPPA D AUBIGNE XXXI
deilles, Beaulieu et Ternie, trois filles de la Royne qui,
toutes trois, faisoient cent quarante ans, le sentens
assez nouveau, controloyent ses habillements et une
des trois luy ayant effrontément demandé : « Que con-
templé vous là, Monsieur? » Cela en parlant nazard, lui,
respond de mesme : « Les antiquités de Cour, Mesda-
mes (i). »
Mais tandis qu'il se complaisait aux propos galants,
il ne négligeait rien pour garder sa réputation de sol-
dat. Les affaires ne lui manquèrent point où s'entre-
tint sa témérité et s'éprouva son courage.
On a raconté son expédition en Normandie, où il
tenta secrètement, mais en vain, de sauver Montgom-
mery assiégé dans Saint-Lô, ses campagnes dans le
Nord, en Allemagne, ses querelles à Paris ; mais
saura-t-on jamais toute la part qu'il eut aux décisions
de son maître ? Le protestant batailleur sut fort à pro-
pos oublier les succès du courtisan et se montrer le
digne serviteur d'une cause chère. C'était un soir qu'il
veillait au chevet d'Henri de Navarre, avec d'Arma-
gnac, premier valet de chambre du roi. Les compa-
gnons du Béarnais se faisaient rares à cette heure
douteuse où des complots se tramaient sournoisement,
compromettant la vie des princes. Henri était malade
et tremblant. Soudain, ils l'entendirent soupirer der-
rière les rideaux. Sa voix chanta le pseaume 88. « Au
couplet qui désplore l'esloignement des fidèles amis »
Aubigné, sur l'exhortation de son compagno;i, prit la
parole, engagea le prince à la fuite, le pressa de se déro-
(1) Sa Vie, etc.
XXXII AGRIPPA DAtJBIGNE
ber à la mollesse dangereuse de son entourage, et de re-
prendre sa place à la tête d'un parti désolé ( i ) . Ces paroles
décidèrent, peut-être à Fégal des batailles, du sort des hu-
guenots. Peu après,le 5 février 1576, Agrippa quittait la
cour et avec Henri, partageait les hasards des nouvelles
luttes religieuses. Son action militaire recommençait.
On le trouve à Pithiviers en 1576, au siège de Mar-
mande en 1577, à l'attaque de Blaye en i58o. Plus
tard, il se distinguera au siège d'Angers (i585), proté-
geant la retraite des protestants, puis à Goutras, à
Ivry, au siège de Paris, à celui de Rouen. Aucune en-
treprise ne lui semble trop chaude. « Il est, a-t-on dit,
rhomme de toutes les audaces et de tous les coups de
main (2).» A le voir ainsi rechercher le péril, on com-
prend qu'il appartient à cette vieille phalange huguenote
dont les soldats, selon Pexpression du duc de Mayenne,
étaient de père en fils apprivoisés à la mort. Toutes
ces campagnes, ces actions glorieuses, ajoutera-t-on,
il les accepte sans murmurer. Il n'a point de récrimi-
nation touchant la dureté du sort, ni de sa tâche ; non,
son humeur grondeuse, sa verve caustique ne trouvent
à s'exercer, que contre les grands, contre cet Henri de
Navarre qui déjà songe à renier les siens. D'où des
brouilles interminables, des exils volontaires qui ne se
terminent jamais sans que le soldat empruntât à l'élo-
quence rude du poète un trait vigoureux pour peindre
(1) Cf. Histoire Universelle,.
(1) Cf. Vie d' A grippa d'Aubigné, publiée en tête de l'Ed.
du Livre V^ des Tragiques, Paris, C. Colin, 1896, in-18.
AGRIPPA D AUBIGNÉ XXXIli
son maître. Sa liberté de langage ne connait plus de
borne quand son orgueil est atteint.
A-t-il quelque ressentiment des intrigues de ceux
qui le desservent, sent-il sa faveur baisser sensiblement,
alors il élève le ton. Sa voix est tour à tour vibrante
ou gouailleuse. Ses propos sont virulents ou narquois.
On connait le quatrain qu'il fit sur la ladrerie
d'Henri de Navarre. C'était au retour d'une mission
dont il s'était acquitté au mieux des intérêts du parti
réformé. Pour le récompenser honnêtement, Henri lui
fit don de son portrait. Aubigné écrivit au bas ce
quatrain :
Ce Prince est d'étrange nature
Je ne sçais qui diable Ta fait
Ceux qui le servent en effet
Il les récompense en peinture.
Une autre fois, sachant qu'Henri avait pris sur de
faux rapports, la résolution de le faire poignarder il
osa approcher celui-ci au souper et « en grand' com-
pagnie » lui tenir ce langage : « Vous avez donc Sire
peu penser à la mort de celuy que Dieu a choisi pour
instrument de vostre vie, service que je ne vous
reproche point, non plus que ma peau percée en plu-
sieurs endroits, mais bien de vous avoir servi, sans
que vous ayez peu faire de moy ni un flatteur, ni un
maquereau. »
Plus tard, alors que son prince et toute la cour étaient
vivement irrités contre lui, et que, selon sa propre
expression, des officiers délibéraient si on le mettrait
entre les mains d'un capitaine ou en celles d'un prévôt.
XXXlV AGRtPPA D AUBIGNE
il se plaça entre les flambeaux qui, au logis de la
duchesse de Beaufort, attendaient le roi, et comme le
carrosse passait, il s'en fut saluer celui-là. Henri le reçut
avec cordialité et « le fît promener entre la duchesse et
luy plus de deux heures. > Ce fut là, raconte-t-il en
substance, que se dit un mot qui depuis a tant couru.
« Comme le roy monstroit — au flambeau — sa lèvre
percée, il souffrit et ne prit point en mauvaise part ces
paroles : « Sire, vous n'avez encore renoncé Dieu que
des lèvres, il s'est contenté de les percer ; mais quand
vous le renoncerez du cœur, il vous percera le cœur(i).»
On l'a dit maintes fois, des mots, des saillies, des
anecdotes contribuent mieux que de graves commen-
taires à faire connaître les hommes illustres. Chez
Agrippa d'Aubigné, le mot frappé hardiment ne suffit
pourtant point à retenir l'image, à exprimer toute
l'idée du poète ou de l'historien. Cela tient surtout à
la dualité de son tempérament, lequel offre sans cesse
les ressources du concepteur et de l'homme d'action.
Aussi son œuvre, quoique inégale et diverse, ne s'ex-
plique-t-elle que lorsqu'on connaît le détail de sa vie.
Alors quelques-unes de ses meilleures pages nous
apparaissent plus claires, excusables de ce défaut d'or-
donnance et de méthode dont il ne sut jamais se cor-
riger. Son labeur d'écrivain est subordonné à son rôle
politique et militaire autant qu'à l'évolution psychique
(1) Allusion à l'attentat de Jean Châtel (27 déc. 1594.)
LE PRINTEMPS
SONNETS, STANCES & ODES
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Les pièces qui composent notre bouquet du Printemps
sont extraites des Manuscrits conservés à Bessinges,
près Genève, dans la famille Tronchin, Nous avons
établi notre texte sur une copie de ces précieux papiers,
revue — pour les Stances et les Odes — sur un Ma-
nuscrit appartenant au fonds de la Bibliothèque de la
Société de VHistoire du Protestantisme français, et
dont nous devons la communication à Vobligeance de
M. N. Weiss. Un travail sérieux de collationnement
de ces deux versions nous a permis d'éviter, peut-être,
les erreurs où tombèrent^ en les reproduisant, nos
érudits prédécesseurs : Eugène Reaume, de Caussade
et Charles Read, A la leçon incomplète ou fautive du
premier manuscrit, nous avons parfois préféré le texte
du second, souvent meilleur, sinon plus conforme au
goût et à la pensée de l'auteur, nous astreignant fow-
tefois à produire, sous forme de variantes, les motifs
de nos corrections. A côté des Manuscrits Tronchin,'
désignés en toutes lettres, nous avons cru devoir indi-
quer sous le nom de Ms, Monmerqué, le recueil de la
Bibliothèque du Protestanfîsme français, ce dernier
ayant appartenu -ç avant de passer des mains de
Charles Read, dans la collection où nous le trou-
vâmes — au savant annotateur des Historiettes de
Tallemant des Reaux.
SONNETS (i)
I
OMBATTu des vents et des flots,
Voyant tous les jours ma mort preste
Et abayé (2) d'une tem peste
D'ennemis, d'aguetz, de complotz,
Me resveillant à tous propos,
Mes pistoUes dessoubz ma teste.
L'amour me fait faire le poète,
Et les vers c[h]erchent le repos.
Pardonne moy, chère Maistresse,
Si mes vers sentent la destresse.
Le soldat, la peine et l'esmoy :
Car depuis qu'en aimant je souffre, k
Il faut qu'ils sentent comme moy
La poudre, la mesche, et le souffre.
(i) Les XX sonnets qui suivent sont extraits des Manuscrits
Tronchin. Vol. VI et VIII. (Cf. Hécatombe à Diane), Ils ont été
publiés déjà par Reaume et Caussade dans leur édition d' Agrippa
d'Aubigné. Paris, A. Lemerre, 1874, t. III, in-8°.
(2) Abayé ou Abbaye, mis aux abois.
ŒUVRES POÉTIQUES
II
RONSARD, si tu as sçeu par tout le monde espandre
L*amitié, la douceur, les grâces, la fierté.
Les faveurs, les ennuys. Taise et la cruauté.
Et les chastes amours de toy et ta Cassandre :
Je ne veux à Tenvy, pour sa niepce entreprendre
D'en rechanter autant comme tu as chanté.
Mais je veux comparer à beauté la beauté,
Et mes feux à tes feux, et ma cendre à ta cendre.
Je sçay que je ne puis dire si doctement, (i)
Je quitte le sçavoir, je brave l'argument
Qui de Tescript augmente ou afîoiblit la grâce.
Je sers Taube qui nait, toi le soir mutiné, (2)
Lorsque de TOcean l'adultère (3) obstiné
Jamais ne veut tourner à l'Orient sa face.
(i) La fin de ce sonnet a été refaite par Aubigné, Voici le
texte primitif :
Comme toy de s'avoir je brave d'argument
Qui augmente le vers : qui Vaffoiblist aussi :
Ma Diane a plus d'heur plus céleste et plus belle
EU' a l'ame plus fiere, impiteuse et cruelle
ShCoy fay plus de fureur d'amour et de soucy,
(2) Variante de la main même d* Aubigné :
Je sers l'aube et l'espoir et tu es mutiné j
(3) Le texte du Ms. porte : l'adultaire. Ici le poète fait allusion
au soleil qui chaque soir se couche dans le lit de l'Océan.
LE PRINTEMPS
IIÏ
J'entreprens hardiment (i) de te rendre éternelle.
Targuant de mes escripts ton nom contre la Mort,
Mais en t'eternisant je ne travaille fort ;
Ta perfection n'est en aucun poinct mortelle,
Rien n'est mortel en toy, ta chasteté est telle
Que le temps envieux ne luy peut faire tort.
Tes dons, thresors du Ciel, ton nom exempt du port
Et du fleuve d'oubly ont la vie immortelle.
Mesmes ce livre (2) heureux vivra infiniment
Pour ce que l'infiny sera son argument.
Or je rends grâce aux Dieux de ce que j'ay servie
Toute perfection de grâce et de beauté.
Mais je me plains à eux (3) que ta sévérité,
Comme sont tes vertus, aussi est infinie.
IV
L'Amour pour me combattre a de vous emprunté
Vostre grâce céleste et vostre teint d'yvoire,
Vos yeux ardentz et doux et leur prunelle noire,
Vainqueur par vostre force et par vostre beauté
(i) Variante des Ms. : fentreprens bravement,..
(2) Le texte portait : luivre,
(3) Var. : ÏMaîs je me plein* de quoy ta cruauté.
8 ŒUVRES POÉTIQUES
Des traicts que vous avez à ce voleur preste.
Non à vous, mais à luy il appreste une gloire,
Si très douce au vaincu qu'il aime la victoire
Et mourir par le fer dont il est surmonté :
Madame, j'ayme mieux qu'Amour vainqueur me tue,
Me ravissant par vous, le sens, Tâme et la veuë
Que si vous luy ostiez les armes et le coeur ;
Mais si vous me donnez un jour par la poignée
La beauté ennemie, et la grâce esloignée.
Lors vous triompherez par moy d'un Dieu vainqueur.
JE vis un jour un soldat terrassé.
Blessé à mort de la main ennemie ;
Avecq' le sang l'ame rouge ravie
Se debattoit dans le sein transpercé, (i)
De mille mortz ce périssant pressé (2)
Grinçoit les dents en l'extrême agonie, (3)
Nous prioit tous de luy haster la vie :
Mort et non mort, vif non vif fut laissé.
« Ha, dis-je alors, pareille est ma blessure.
Ainsi qu'à luy ma mort est toute seure,
Et la beauté qui me contraint mourir
(i) Variante du Ms : ^ son ventre percé.
{2) Ibid. : ce pauvre homme pressé.
(3) Ibid. : de douleur de survye.
LE PRINTEMPS
Voit bien comment je languy' à sa veuë,
Ne voxilant pas tuer ceux qu'elle tue,
Ny par la mort un mourant secourir. »
VI
Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux :
J'en seray laboureur, vous dame et gardienne.
Vous donnerez le champ, je fourniray de peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.
Les fleurs dont ce parterre es jouira nos yeux
Seront verds. florissants, leurs subjects sont la graine,
Mes yeux l'arroseront et seront sa fontaine.
Il aura pour zephirs mes souspirs amoureux ;
Vous y verrez mellés (i) mille beautez escloses.
Soucis, œillets et lys, sans espines les roses.
Encolle et pensée, et pourrez y choisir
Fruictz sucerez de durée, après des fleurs d'attente,
Et puis nous partirons à vostre choix la rente :
A moy toute la peine, et à vous le plaisir.
VII
AUTANT de fois que vostre esprit de grâce
Fera mouvoir un esclat de vos yeux
^ur ce pourtraict, en cela plus heureux
Que n'est l'absent duquel il peint la face.
(i) Variante du Ms. : Mesler.
10 ŒUVRES POÉTIQUES
Autant de fois il faudra que j'efface
Par ce tableau vos mespris oublieux.
Vous me verrez et ne verrez mes feux
Qui n'ont laissé exempte aucune place :
Autant de fois vous reverrez celuy
Qui se hayant, vous aime et son ennuy,
Mais on ne peut en ce tableau voir comme
De toutes parts je brusle peu à peu
Ou autrement ce ne seroit qu'un feu
Qui n'auroit rien que la forme d'un homme.
VIII
SI tost que vostre coche a peu ensemble avoir
Un amour si très ferme, et si très précieuse
Indigne de porter charge si gratieuse,
Un desplaisir esgal il nous fit recevoir.
Il est versé par terre, en cela je puis voir
Que fortune ne veut m'estre si rigoureuse
Que si elle n'estoit que pour vous malheureuse ;
Si j'interprète mal, je me veux decepvoir :
Doux bien, douce douleur qui nous sera commune.
Je me desdi' du mal que j'ay dit de fortune (i).
Si mon mal et mon bien sont unis avecq'vous ;
(i) Ce vers fut refait de la main d'Aubigné. Voici le texte pri-
mitif : Je heniray iousjours ma cruelle fortune.
LE PRINTEMPS II
Je ne vous cerche (i) pas compagne en ma tristesse,
Mais j'aimeroy fortune, et ses coups seront doux
Si la playe d'amour nous unist, et nous blesse (2).
IX
JE dispute pour vous contre ceste lignée (3),
Tige de tant de Ducs (4), de Princes et Seigneurs,
Puis je debas l'honneur de vos prédécesseurs
Contre vous qu'un tel sang a la terre donnée.
Je suis en tel combat que mon ame estonnée
Balance inconstamment à vos divins honneurs,
Ores pour vos vertus, ores pour vos grandeurs,
Pour l'honneur et pour Theur auquel vous estes née.
Ce nom, Salviati, s'esleve jusqu'aux cieux,
Vostre perfection n'imite que les Dieux,
J'estime la grandeur une céleste grâce.
Ce don n'est rien, s'il n'est d'autres dons décoré :
C'est beaucoup d'estre ainsi de sa race honoré.
Mais c'est encore plus d'estre honneur de sa race.
(i) Lire : Cherche.
(2) Var. du Ms. : Si l'amour tout d'un coup vous vint et nous
hlesse.
(3) Allusion à la famille de Diane Salviati, célèbre en Italie.
(4) Ce texte fut corrigé de la main d'Aubigné. Il offrait primi-
tivement : Qui a fait luire icy tant de Duc^,
12 ŒUVRES POÉTIQUES
GUERRE ouverte, et non point tant de subtilitez :
C'est aux foibles de cœur qu'il faut un advantage.
Pourquoy me caches-tu le Ciel de ton visage
De ce traistre satin, larron de tes beautez ?
Tu caches tout, horsmis les deux vives clartez
Qui m'ont percé le cœur, esblouy le courage.
Tu caches tout, horsmis ce qui me fait dommage.
Ces deux brigands, tyrans de tant de libertez ;
Belle, cache les rais de ta divine veuë.
Du reste si tu veux, chemine toute nuë.
Que je voye ton front, et ta bouche et ta main.
Amour ! que de beautez, que de lys, que de rozes.
Mais pourquoy retiens-tu tes pommettes encloses l
Je t'ay monstre mon cœur, au moins monstre ton sein.
XI
TU m'avois demandé, mignonne.
De Paris quelque nouveauté:
Le nouveau plaist à ta beauté,
C'est la nouveauté qui m'estonne.
LE PRINTEMPS l3
Je n'ay veu depuis ta personne
Rien qui doit estre souhaité (i),
Ainsi je n'ai rien apporté
Que ce cristal que je te donne.
Que dis-je, je ne pouvoy* mieux
Pour monstrer ensemble à tes yeux,
Mon feu, ta beauté merveilleuse.
C'est nouveauté ! tu n'en crois rien,
J'espère que par ce moyen
De toy tu seras amoureuse.
XII
Va-t'en dans le sein de ma mye.
Sonnet plus mignon, plus heureux
Que ton maistre, et que l'amoureux
Qui aimant, bruslant, ne s'ennuye.
Tu vas, je ne t'en porte envie,
Estre dévoré de ses yeux.
Avoir un accueil gracieux
Et je ne la voy' qu'ennemie :
Elle t'ayme et elle est si belle !
Ne devien' pas amoureux d'elle,
Ce papier ne peut faire ennuy.
Mais pour le lieu où on le porte.
Je voudroy' faire en quelque sorte
Un change de moy et de luy.
(i) Ce vers fut corrigé de la main d'Aubigné. Voici la version
primitive : qui mérite (Testre abripté.
14 ^ ŒUVRES POÉTIQUES
XIII
VOS yeux ont honoré d'une céleste veuë
Mon labeur guerdonné des peines de vos yeux,
Vous avez coloré d'un clin d'oeil gracieux
Mon papier blêmissant du jour de vostre nue.
Le laboureux traînant le soc de la charrue,
Importuné des vents et d'un temps pluvieux
Est ainsi soulagé, quand le soleil des cieux
Luy rayonne le chef, saillant à l'impourveuë.
J'ay plus vostre renom que mes peines chanté (i),
Et quoique repoussé, affligé, maltraicté (2),
Si est-ce que pourtant mon stile ne se change.
Ne méprisez les vers qui vous ont en tel prix,
Et lisez de bon cœur mes cris et mes escripts.
Et vous lirez mes maux avec vostre louange.
XIV
CELUY qui voit comment je me paie de regretz.
De desseins mal assis, d'une espérance vaine.
D'un trop tard repentir, d'une peur trop soudaine,
Les sanglots estouflfez qui se suivent de près,
(i) Vers corrigé de la main d'Aubigné. Le texte primitif offrait :
]*ay plus mes erreurs que vos vertus chanté.
(2) Qjrrection d'Aubigné. Voici le texte primitif : Hune part
~ 'éf d'autre non contenté.
LE PRINTEMPS ' l5
Celuy qui voit comment j'essaie tout exprès
A me noyer de pleurs au gré d'une inhumaine,
Des souspirs de mon flanc revomissant ma peine,
N'ayant tant de cheveux dessus moy que de tre[t]s(i),
Celuy Jà qui me voit, ennemy de mon aise,
Brusler, opiniastre, en cette mesme braise
Qu'un amour trop constant a voulu atizer.
Me dit qu'il n'y a point de maistresse si belle
Qui puisse mériter qu'on pleure tant pour elle.
Ou bien qu'il n'y a point de vers pour la priser.
XV
MILLE baisers perdus, mille et mille faveurs,
Sont autant de bourreaux de ma triste pensée.
Rien ne la rend malade et ne l'a offensée
Que le succre, le rys, le miel, et les douceurs :
Mon coeur est donc contraire à tous les autres coeurs,
Mon penser est bizarre, et mon ame insensée
Qui fait présente encor' une chose passée,
Crevant de desespoir le fiel de mes douleurs.
Rien n'est le destructeur de ma pauvre espérance
Que le passé présent : ô dure souvenance
Qui me fait de moy mesme ennemy devenir 1
(i) Le sens veut : traits.
l6 ŒUVRES POÉTIQUES
Vivez, amans heureux, d'une douce mémoire,
Faites ma douce mort, que tost je puisse boire
En l'oubiy dont j*ay soif, et non du souvenir.
XVI
LE jardinier curieux de ses fleurs,
De jour en jour béant leur accroissance,
Ardent les voit, et les espie, et pense
Qu'elles ont trop encoffré leurs couleurs ;
Mais lorsqu'au lict il endort ses labeurs.
Son jardin fait, ce semble, en son absence
Plus de profit que quand, par sa présence.
Il amusoit des herbes les rigueurs ;
J'en suis ainsi, m'esloignant de mon feu :
Je l'ai trouvé en mon repos accreu.
Comme il est né s'accroissant de paresse
Sans moy, sur moy il monstre ses efforts,
Il me poursuit lors que je le délaisse,
C'est un malheur qui veille quand je dors.
XVII
PAR ses yeux conquerans fust tristement ravie
Ma serve liberté, en la propre saison
Que le soleil plus chault reprend sur r[h]orison
Sa course (r) d'autre part qu'il ne l'a poursuivie,
(i) Le texte donnait improprement : sa source.
LE PRINTEMPS I7
Et au poinct proprement du soltice, ma vie
S'engageant par les yeux, enchaîna sa raison,
Et garda dès ce jour la chaîne, la prison,
Les martyrs, les feux, les ge[h]enes et Tenvie.
Je me sens en tout temps que c'estoit au plus haut
Des flambeaux de Testé, puis que ce jour si chaud
Mille feux inhumains dans le sein m'a planté.
Sur qui Thyver glacé n'a point eu de puissance :
Ma vie n'est ainsi qu'un éternel esté,
Mais je ne cueille fruictz, espics, ne recompense.
XVIII
SORT inique et cruel 1 le triste laboureur
Qui s'est arcué (i) le dos à suivre sa charrue,
Qui, sans regret, semant la semence menue (2),
Prodigua de son temps l'inutile sueur,
Car un hyver trop long estoufîa son labeur,
Luy desrobbant le ciel par l'espais d'une nuë.
Mille corbeaux pillarts saccagent à sa veuë
L'espic demy pourri, demy sec, demy meur :
Un esté pluvieux, un automne de glace
Font les fleurs, et les fruictz, joncher l'humide place.
A services perdus ! A vous, promesses vaines l
(i) Arcué, arqué.
(2) Au lieu de : qui sans regret, le texte donnait : qui prodigue, etc.
l8 ŒUVRES POÉTIQUES
A espoir avorté, inutiles sueurs !
A mon temps consommé en gJaces et en pleurs,
Salaire de mon sang, et loyer de mes peines !
XIX
SOUPIRS espars, sanglotz en Tair perdus,
Tesmoins piteux des douleurs de ma genne, (i)
Regretz trenchantz, avortez de ma peine,
Et vous, mes yeux, en mes larmes fondus,
Désirs tremblantz, mes pensers esperdus,
Plaisirs trompez d'une espérance vaine,
Tous les tressaulz qu'à ma mort inhumaine
Mes sens lassez à la fin ont rendus,
Cieux qui sonnez après moy mes compleintes,
Mille langueurs de mille mortz esteinctes,
Faites sentir à Diane le tort
Qu'elle me tient, de son heur ennemie,
Quand elle cerche (2) en ma perte sa vie
Et que je trouve en sa beauté la mort !
XX
Au tribunal d'amour, après mon dernier jour,
Mon cœur sera porté diffamé de bruslures.
Il sera exposé, on verra les blessures,
Pour congnoistre qui fit un si estrange tour,
(i) Var. du Ms. : Tesmoins piteux de ma cruelle genne,
(2) Lire : Cherche,
LE PRINTEMPS^ IQ
A la face et aux yeux de la céleste Cour -
Où se prennent les mains innocentes ou pures ;
Il saignera sur toy, et compleignant d'injures
Il demand'ra justice au juge aveugle Amour :
Tu diras : C'est Venus qui Ta fait par ses ruses,
Ou bien Amour, son filz : en vain telles excuses I
N'accuse point Venus de ses mortels brandons,
Car tu les as fournis de mesches et flammesches,
Et pour les coups de traict qu'on donne aux Cupidons
Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flesches.
STANCES
1(0
Ornes yeux abusez, espérance perdue,
Et vous, regars tranchans qui espiez ces lieux,
Comme je pers mes pleurs, vous perdez vostre vçuë,
Les peines de mon cueur et celles de mes yeux.
C'est remarquer en vain l'assiette et la contrée
Et juger le païs où j'ay laissé mon cueur :
Mon désir s'y en voile et mon ame altérée
Y court ainsi /qu'à l'eau le cerf en sa chaleur.
Ha ! cors voilé du cueur, tu brusle[s] sans ta flamme,
Sans esprit je respire et mon pis et mon mieux,
J'afFecte sans vouloir, je m'anyme sans ame.
Je vis sans avoir sang, je regarde sans yeux.
Le vent emporte en l'air ceste plainte poussée,
Mes désirs, les regretz et les peines de l'œil.
Les passions du cœur, les maux de la pensée,
Et le corps délaissé ne veult que le cercueil.
(i) Cf. Ms. Tronchin viii, fol. 46 v. et 47 r. — Ms. Monmerqué,
p. 162.
LE PRINTEMPS 21
J'ouvre mon estommach, unie tombe sanglante
De maux ensevelis : pour Dieu ! tourne tes yeux,
Diane, et voy' au fond mon cueur party en deux
Et mes poumons gravez d'une ardeur violente,
Voy' mon sang escumeux, tout noircy par la flamme,
Mes os secs de langueurs en pitoyable point
Mais considère aussi ce que tu ne vois point,
Le reste (i) des malheurs qui saccagent mon ame.
Tu me brusl's et au four de ma flam' meurtrière (2)
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains
Atizent mon brazier (3), et tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambantz de cholere.
A ce feu dévorant de ton yre alumée (4)
Ton oeil enflé gemist, tu pleures à ma mort.
Mais ce n'est pas mon mal qui te deplaist si fort :
Rien n'attendrit tes yeux que mon aigre fumée.
t
Au moins après ma fin que ton ame apaisée
Bruslant le cueur, le cors, hostie à ton courroux.
Prenne sur mon esprit un suplice plus doux,
Estant d'yre en ma vie en un coup espuisée.
(i) Variante. Ms. Tronchin : Les restes des malheurs.
(2) Var. Ms. Monmerqué : Tu me hrusles et au feu de ion yre
alumée.
(3) Var. Ms. Monmerqué :
Tu chauffes ta froideur et de tes blanches mains
Tu atixes le feu,.,
(4) Var. Ms. Monmerqué : %Ainsi au feu cruel de ton yre alumée.
22 ŒUVRES POÉTIQUES
II (0
PUISQUE le cors blessé, mollement estendu
Sur un lit qui se courbe aux malheurs qu'il suporte (2)
Me faict venir au ronge et gouster mes douleurs,
Mes membres, jouissez du repos prétendu.
Tandis l'esprit lassé d'une douleur plus forte
Esgalle au corps bruslant ses ardentes chaleurs.
Le corps vaincu se rend, et lassé de souffrir
Ouvre au dard de la mort sa tremblante poitrine,
Estallant sur un lit ses misérables os,
Et Tesprit, qui ne peut pour endurer mourir,
Dont le feu violent jamais ne se termine.
N'a moyen de trouver un lit pour son repos.
Les médecins fascheux jugent diversement
De la fin de ma vie et de l'ardente flamme
Qui mesme fait le cors pour mon ame souffrir.
Mais qui pourroit juger de l'éternel torment
Qui me presse d'ailleurs ? Je sçay bien que mon ame
N'a point de médecins qui la peussent guérir.
Mes yeux enflez de pleurs regardent mes rideaux
Cramoisis (3), esclatans du jour d'une fenestre
Qui m'offusque la veuë, et faict cliner les yeux,
(i) Cf. Ms. Tronchin viii, fol. 47 v.— Ms. Monmerqué, p. 163.
(2) Var. Ms. Monmerqué : Sur un lit malheureux des malheurs
qu'il supporte.
(3) Var. Ms. Tronchin : Cramoisyr,
LE PRINTEMPS 23
Et je me resouviens des célestes flambeaux,
Comme le lis vermeil de ma dame faict naistre
Un vermeillon pareil à l'aurore des Cieux.
Je voy mon lict qui tremble ainsi comme je fais,
Je voy trembler (i) mon ciel, le chaslit et la frange
Et les soupirs des vents passer en tremblottant ;
Mon esprit tremble ainsi et gemist soubs le fais
D'un amour plein de vent qui, muable, se change
Aux vouloirs d'un cerveau plus que l'air inconstant.
Puis quant je ne voy' rien que mes yeux peussent voir,
Sans bastir là dessus les loix de mon martyre,
Je coulle dans le lict ma pensée et mes yeux ;
Ainsi puisque mon ame essaie à concevoir
Ma fin par tous moyens, j'attens et je désire
Mon corps en un tombeau, et mon esprit es Cieux.
III (2)
PRESSÉ de desespoir, mes yeux flambans, je dresse
A ma beauté cruelle et baisant par trois fois
Mon pongnard (3) nud, je l'offre aux mains de ma déesse,
Et laschant mes souspirs en ma tremblante voix,
Ces mots coupez je presse :
(i) Var. Ms. Monmerqué. Je fay trembler..,
(2) Cf. Ms. Tronchin, viii, fol. 48. — Ms. Monmerqué, p. 165.
(3) Lire : poignard.
24 ŒUVRES POÉTIQUES
Belle, pour estanctier les flambeaux de ton ire,
Prens ce fer en tes mains pour m'en ouvrir le sein.
Puis mon cueur haletant hors de son lieu retire,
Et le pressant tout chault, estouffe en l'autre main
Sa vie et son martire.
Ha Dieu I si pour la fin de ton yre ennemie
Ta main l'ensevelist, un sepulchre si beau
Sera le paradis de son ame ravie,
Le fera vivre heureux au milieu du tumbeau
D'une plus belle vie l
Mais elle faict sécher de fièvre (i) continue
Ma vie en languissant, et ne veult toutesfois.
De peur d'avoir pitié de celuy qu'elle tuë,
Rougir de mon sang chault l'ivoire de ses doitz
Et en troubler sa veuë.
Aveugle I quelle mort est plus doulce que celle
De ses regards mortelz et durement gratieux (2)
Qui desrobent mon ame en une aise immortelle ;
J'ayme donc mieux la mort sortant de ses beaux yeux
Et plus longue et plus belle ! (3)
IV (4)
PLEUREZ avec moy, tendres fleurs,
Aportez, ormeaux, les rozées
(1) Var. Ms. Monmerqué : Sécher de rage,
(2) Var. Ms. Monmerqué :
^Aveugle que je suis, quelle mort est plus belle
Qu'à coups de ses regards mortelTi et gracieux,
(3) Var. Ms. Monmerqué -.plus belle, plus cruelle.
(4) Tronchin, viii, fol. 64, r. - Monmerqué, p. iio.
LE PRINTEMPS 25
De VOS mignardes espouzées, .
Comme larmes parmy les pleurs (i)
De moy affligé qui ne puis (2)
Pleurer autant que j'ay d'ennuis I
Pleurez aussi, l'aube du jour :
Belle Aurore, je vous convie
A mesler une doulce pluye
Parmy les fruitz (3) de mon amour,
D'un amour pour qui je ne puis
Trouver tant de pleurs que d'ennuis!
Cigne mourant, que vostre voix
Délaisse la Touvre (4) fâchée ;
Laissez vostre branche sechée,
Tourtres (5) vefves, laissez les bois
Et pleurez pour moy qui ne puis
Pleurer autant, que j'ai d'ennuis I (6)
(i) Variante. Ms. Tronchin : Meslei vos pleurs avec les pleurs,
(2) Var. Ms. Tronchin : De moy désolé,,,
(3) Var. Ms. Tronchin : Parmy les pleurs,
(4) La Touvre, petite rivière qui passe près d'Angoulême.
(5) Tourterelles.
(6) Dans le Ms. Tronchin, le texte de ce sixain est développé en
deux strophes :
Cygnes mourans à ceste foy
Quitte:^ la Touvre Engoumoisine,
Et mesUi la plainte divine
Et l'aer de vos divines voys,
^vec moy, cbetif, qui ne puis
Pleurer autant que j'ay d'ennuis I
Oiseaux qui languisse:^ marris
Et vous, tourterelles fâchées,
'Ke compte^ aux branches sechées
20 ŒUVRES POÉTIQUES
Pleurez, ô Rochers, mes douleurs
De voz argentines fontaines ;
Pour moy qui souffre plus de peines
Que je ne puis trouver de pleurs.
Pour moy douloureux qui ne puis
Trouver tant de pleurs que d'ennuis ! (i)
V(2)
CITADINES des mons de Phocide (3), apportez
L'espaule audacieuse à ma fiere entreprise,
Et si vostre fureur un coup me favorise.
Je brusleray ma plume à voz divinitez.
J'enflamme ce labeur d'un œuvre si superbe
Que, dès le commencer je me trouve au milieu.
Fortune aide aux rameaux qui grimpent en hault lieu.
Et trépigne à ses piedz l'humilité (4) de l'herbe.
Non, je n'escriray point, il suffist que mes yeux.
Mes sens, mes volontez et mon ame ravie
Usent (5) vous admirant, ma bienheureuse vie.
Il vault mieux dire un peu et penser beaucoup mieux.
Le veuvage de vos maris y
Et pleureT^y pour moy qui ne puis.
Pleurer autant que j'ay d'ennuis !
(i) Variante. Ms. Tronchin : Plorer aultant que fay d^ ennuis !
(2) Cf. Ms. Tronchin, vin, fol. 85 v. — Ms. Monmerqué, p. 210.
Nous avons cru devoir couper cette pièce en strophes de quatre vers.
(3) Variante. Ms. Monmerqué : Pbocis,
(4) Var. Ms. Tronchin : Vhumidité.
(5) Var. Ms. Tronchin : Osent,
LE PRINTEMPS 27
C'est le riche subjet qui me donne courage,
Sur qui je n'entreprens rien témérairement,
Mais mon style ne peut orner son argument.
Il fault que le subjet soit honneur du langage.
O que si tant de vers tous les jours avortés
Qui portent peint[e] au front la mort de leur naissance,
Si ces petits escrits, bastardeaux de la France,
Eussent donné telle ame aux vers qu'ilz ont chantés,
L'honneur de ceux qu'on loue eust rendu par eschange
A ces poètes menteurs ce qu'il eust reçeu d'eux :
Quant à moy, vostre gloire est commune à nous deux.
Car, en vous adorant, je me donne louange.
Mais ceux qui, eschaufîans sur un rien leurs escris.
Barbouillent par acquit les beautés d'une face
D'une grandeur obscure et d'une fade grâce.
D'un crespe de louange habillent leurs mespris,
Outre plus d'entamer ce qu'on ne peut parfaire.
Cacher ce qui doibt estre eslevé au plus hault.
Ne louer la vertu de la sorte qu'il fault.
Il vaudroit beaucoup mieux l'admirer et se taire.
Je me tais, je l'admire, et en pensant beaucoup,
Je ne puis commencer, car tant de grâces sortent.
Se pressant sans sortir, qu'en poussant ell' emportent
Mon esprit qui ne peut tout porter en un coup.
28 ŒUVRES POÉTIQUES
Vous avez ainsi veu un vase de richesse
Ne pouvoir regorger, alors qu'il est trop plein,
Et par un huis estroit s'entrepousser en vain
Un peuple qui ne peut ressortir pour la presse. ,
Par ainsi, craignant que vostre exil, n'excusant
Ce qui manque à mes vers, veuille nommer offence
L'erreur, et appeller un crime l'impuissance.
Je vous mets jusqu'aux(i) Cieux,jelouë en me taisant.
Je tairay (2) pour briser les coups de la mort blesme,
Pour tai*guer vostre nom à l'injure des Cieux,
Pour surmonter l'oubly et le temps envieux,
Vostre vertu qui est sa louange elle mesme.
VI (3)
L'aer ne peut plus avoir de vens.
De nuages s'entresuivants,
Il a versé tous les orages.
Comme j'espuise mes douleurs :
Mes yeux sont asseichez de pleurs.
Mon sein de soupirs et de rages.
Helas I mes soupirs et mes pleurs
Trempoient mes cuisantes chaleurs
Et faisoient ma ïnort plus tardive,
(i) Le texte du Ms. Tronchin porte : jusques aux deux,
(2) Var. Ms. Monmerqué : Je lairay^ pour je laisserai.
(3) Cf. Ms. Tronchin, vm, fol. 86 v.— Ms. Monmerqué, p. 212.
LE PRINTEMPS 29
Ores destitué d'humeur,
Je brusle entier en ma chaleur
Et en ma flamme tousjouris vive.
Je ne brusle plus peu à peu,
Mais en voiant tuer mon feu
Je pers la vie après la veuë,
Comme un criminel malheureux
A qui l'on a bandé les yeux
Afin qu'il meure à Timpourveuë.
Mes yeux, où voulez vous courir ?
Me laissez vous avant mourir (i)
Pour voir ma fin trop avancée ?
Pour Dieu ! attendez mon trépas,
Ou bien ne vous enfuiez pas
Que vous n'emmeniez (2) ma pensée I
Mes soleils en ceste (3) saison
Ne luisent plus en ma prison (4)
Comme ils faisoient en la première.
Le feu qui me va consommant
Me luist un peu et seulement
Je me brusle (5) de ma lumière.
(i) Le texte du Ms. Monmerqué porte ce vers faux : Laissei^-vous
avant mourir.
{2) Le texte des Ms. Tronchin et Monmerqué porte : que vous
n'emmené^,
(3) Variante. Ms. Monmerqué : m nulle saison.
(4) Id. ; Ms. Tronchin : en ceste prison...
(5) Id. : // me brusle. •
30 ŒUVRES POÉTIQUES
vu (I)
Q"
^UE de douceurs d'une douleur,
Que de verts rameaux d'une graine.
Que de salaires d'une peine,
Que de fleurs naissent d'une fleur 1
Qu'un oeil, a de rayons ardens.
Que de morts sortent d'une vie,
Que de beaux printemps, d'une pluie.
Que d'estés chauds, d'un doux printemps I
Amours qui par l'aer voletez,
Portez sur vos aisles dorées
Le miel que vos langues sucrées
Ont succé de tant de beautez.
Que tous ceux qui liront ces vers
Et les amours qui y florissent,
Du miel qu'ils gousteront bénissent
Ces belles fleurs, ces rameaux verts.
(i) Cf. Ms. Tronchin viii, fol. 158 n. — Ms. Monmerqué,
p. 268.
Le texte du Ms. Tronchin contient quatre vers préliminaires qui
ne se retrouvent point dans le Ms. Monmerqué. Ils n*ont, à notre
avis, qu'un lointain rapport avec ces stances et ne peuvent que
leur servir d'épigraphe. Les voici :
c/i qui ne fut point ravie
L'amitié qu'avec la vie
Œ>e qui les chastes amours
^'ont finiy qu'avec les jours.
LE PRINTEMPS 3l
Heureux de ta douleur, Monteil (i),
Qui triomphes de ton martyre,
Et autant de fleurs en retire
Comme de larmes de ton oeil I
Le soleil chauds de tes ardeurs
N*a point moissonné l'espérance
Et la délectable apparence
De ton printemps et de tes fleurs.
Tesmoins ces doux et riches vers
A qui la mort, la mort ne donne,
De qui Thyver, de qui l'automne
Ne sécheront les rameaux verts.
Pour salaire de tes ennuis.
Pour la fin de tes douces rages,
Pour couronne de tes ouvrages
Dieu te donne encor' d'autres fruicts.
Ces fruits feront (2) qu'en bien aymant
Ton doux char^t fleschira ta dame ;
Tes pleurs feront noyer ta flamme
Et les douleurs de ton tourment.
Tu cuilleras de ta beauté
Les espicz après l'espérance :
Ta C h loris en Ceres s'advance,
Ton printemps se fait un esté.
(i) Monteil, ami et compagnon de jeunesse d*Aubigné (Cf.
Mémoires tP^grippa d'nAuhigné, à la date de 1586].
(2) Variante. Ms. Monmerqué : seront.
32 ŒUVRES POÉTIQUES
Ces fruitz là feront que l'amour
De ceste fleur espanouie
Ne verra là mort et la vie
Paroistre et finir en un jour.
VIII (i)
Vous dites que je suis muable,
Que 7e ne sers pas constamment,
Comment pourrois-je sur le sable
Faire un asseuré fondement ?
Vous babillez de ma froidure
Et je suis de feu toutefois :
Le feu est de telle nature
Qu'il ne peut brusler sans le bois.
Comment vpulez vous que je face
Mon ardeur en vous trouver lieu (2) ?
Le feu n'embrase point la glace,
Mais la glace amortist le feu.
Tel est le bois, telle est la flamme,
Telle beauté et telle ardeur :
Le corps est pareil à son ame,
A la dame le serviteur.
(i) Cf. Ms. Tronchin, ix, fol. 90 r. — Ms. Monmerqué, p. 219.
(2) Le Ms. Tronchin porte : en vous trouve lieu»
LE PRINTEMPS 33
Voulez-vous donc sçavoir, rebelles (i),
Qui a noyé tant de chaleurs
Et tant de vives estincelies ?
Ce sont les ruisseaux de mes pleurs.
On se moque de ma misère
Quant j'aime affectueusement.
Et on me tourne à vitupère
Quant je mets fin à mon tourment.
Vous voudriez bien que j'aimasse
Pour vous servir de passetemps :
Vraiment vous auriez bonne grâce.
Friande, vous auriez bon temps !
Vous m'avez fait perdre courage
D'aimer, en m'accablant d'ennuis.
Ne blasmez donq' point vostre ouvrage :
Vous m'avez faict tel que je suis.
IX (2) •
OU va cest enchaisné avec ce brave port (3) ?
On le traisne à la mort (4).
Comment est-ce qu'ainsi joyeux il s'y convie ?
(i) Variante. Ms. Monmerqué : cruelles.
(2) Cf. Ms. Tronchin, vili fol. 144 v. — Ms. Monmerqué,
p. 106.
(3) Variante. Ms. Monmerqué : avec son bravé port.
(4) Le texte du Ms. Tronchin porte : on le treinsne...
34 ŒUVRES POÉTIQUES
Il n'aymoit pas sa vie.
Quel juge si cruel haste son dernier jour ?
L'impitoyable Amour.
De quel crime si grand peut-il estre blasmé ?
C'est d'avoir trop aymé.
De quel genre de mort veult-on punir ce vice ?
Le feu est son supplice.
O juge trop cruel I O trop cruel tourmant I
O misérable amant !
Mais de quoy sont les poings du prisonnier liés ?
De cheveux déliés.
D'où doit sortir le feu qui le tue et l'enflame ?
Des beaux yeux de sa dame.
O amour pitoyable ! O tourment gratieux I
O amant bien heureux !
V
X (I)
EUX tu que je sacrifie
A ton ombre mon corps, t'immolant tous les joui
Ma vie après ta vie ?
Ton corps, qui est sans ame.
N'est plus corps, mais un ombre; et l'esprit des amours
Est sa vie et sa flamme (2).
(i) Cf. Ms. Tronchin, ix, fol. 149 r. — Ms. Monmerqué,
p. 272.
(2) Variante. Ms. Monmerqué : Esi la vie et la flamme.
LE PRINTEMPS 35
Doncq', après la mort tienne (i)
Tu brisas (2) l'union de mon ame et de moy,
Et ta fin est la mienne (3).
L'ame avec moy ravie (4)
Mieux qu'un corps oublieux veut maintenir sa foy :
Son amour est sa vie.
Mon ame divisée (5)
D'un volontaire joug s'esclave (6) soubs tes fers.
De son corps épousée.
Il est sa moytié chère :
Là veux-tu arracher aux amours des Enfers,
Et la rendre adultère ?
Veux-tu qu'après ta vie.
Aux Champs Eliziens elle aime autre que moy
Dont elle est asservie ?
Que la mort desunisse
Nos vœux, nos cueurs, nos sens, ma promesse et ta foy.
Afin que tout périsse ?
Je ne suis point muable :
J'attacheray mon corps à suivre sa moitié
Et chercher son semblable.
(1) Variante du Ms. Monmerqué : après la mort cruelle.
(2) Ibid. : 7u brises,
(5) Ibid. : Ta mort à mourir m* appelle,
(4) Ibid. : L'ame à la mienne asservie,
(5) Ibid. : O qu'elle est crueliiée..,
(6) Ibid. : ^*un voluntaire joug esclave...
36 ŒUVRES POÉTIQUES
Viens donc aux rives creuses,
Viens voler avec moy des aisles d'amitié
Aux ombres bienheureuses.
B'
XI (I)
\ ON jour, petit enfant ! — Bon jour.
Qui es-tu, mon mignon ? — Amour.
— Amour l où est la cônnoissance
Et i*effort de mes tristes yeux ?
— Tu ne m'as pas connu, me voyant sans puissance,
Sans carquois et sans arc, sans flèches et sans feux.
— Mais qui t'ènchaisne icy ? — Le Sort.
— Que pieures-n>ainsy ? — La Mort.
— La Mort I Hé I (2) je cherche mon âme
Par les horreurs des noirs tombeaux.
— Ton ame est là dedans, qui, soubs la froide lame.
Baise le corps, qui vif, luy donna tant de maux (3),
— Que trouverai-je là ? — Un corps.
— Qui aime mon ame ? — Les morts !
— Les morts ! Elle meurt insensée.
Tandis que sans elle je meurs.
— Va I et fais qu'au retour Tamytié soit cassée
Qui de ses chaisnons d'or m'enchaisne à ses malheurs !
(i) Cf. Ms. Tronchin, vill, fol. 149 v. — Ms. Monmerqué,
p. III. Dans les manuscrits Tronchin, ce dialogue a lieu entre
deux personnages désignés par les initiales L. C. [Le Cœur(?)] et A
[Amour]. Le Ms. Monmerqué ne fournit que l'initiale A, seulement.
(2) Variante. Ms. Tronchin : Et
(3) Var. Ms. Tronchin : tant de morts.
' LE PRINTEMPS Sy
XII (I)
CE Sont petits Amours, avortons de mes peines (2),
Emplumez de désirs, souslevez des haleines
Pes plus mignards Zephirs,
Oiseaux d'une essence divine,
Qui ont eu pour nid ma poictrine (3),
Et les autres Amants les appellent souspirs.
Volez petits Amours, mes postillons fidelles (4),
Au sein de ma Beauté, volez à tire d*aisles.
Parez de vos couleurs : (5)
Vos plumes et neufves et franches (6)
(i) Cette jolie pièce qui ne se trouve point dans les Ms.
Tronchin(à Bessinges), est extraite du Ms. Moamerqué (p. 273). Elle
fut publiée précédemment dans les ikCuses *^llièes, A Paris, chez
Mathieu Guillemot, 1603, in-12, ainsi que dans Le Parnasse des plus
exuUens poètes de u temps, A Paris, chez Mathieu Guillemot, 1607,
in-12, f. 284, et réimprimée dans Le Séjour des ÎKuses ou la Cresme
des bons vers, A Rouen, chez Thomas Daré, 1626, in-12, p. 213.
Ces quatre textes offrent entre eux quelques différences. Seul le
^. manuscrit Monmerqué donne une version complète, soit 6 strophes
au lieu de 5 que contiennent les recueils cités plus hauts. C'est
donc ce dernier texte que nous reproduisons, en tenant compte
néanmoins, des variantes de l'ancienne leçon.
(2) Var. Ms. Monmerqué : avortés de mes peines,
(3) Ibid. :
Oiseaux escbauffés de mes rages
Demy dénués de plumages
(4) Ibid. : VoU^ mes chers enfans, mes messagers fidelles,
(5) Ibid. : Chargés de mes douleurs !
(6) ibid. : Vos plumes naifves et franches.
3
38 ŒUVRES POÉTIQUES
Pour preuve de ma foy sont blanches,
Et d'incarnat au sang de mes vives douleurs (i).
Ils s'en estoient volés, emplumés d'espérance,
Mais l'acier outrageux des ciseaux de l'absence
Avoit auparavant
Coupé les moignons de leurs ailes :
Les pauvres messagiers fidèles
N'eurent, pour les porter, que les ailes du vent (2).
Ils avoient bien les traits de leur père au visage.
Comme luy peu de force, et beaucoup de courage,
Lorsqu'en ce rude effort
Poussant dans le Ciel leur volée
La petite troupe affolée (3),
Avant la pasle peur sentit la froide mort.
Ils sont morts les souspirs qui bravoient la Fortune
L'amas de leurs esprits dans le Ciel m'importune (4),
Leurs corps précipitez
Me font des visions funestes,
Et je pleure en voyant les restes
De ceux qui escheloient le Ciel pour vos beautez.
(i) Ibid. : Incarnr.tes de sang y belles de ses couleurs.
(2) Cette strophe du Ms. Monmerqué, ne se trouve pas dans les
recueils de 1607 et de 1626.
(5) Var. Ms. Monmerqué :
Mais, en leur bel effort y
Ils dressoient au ciel leur volée :
La pauvre troupe désolée,.,.
(4) Ibid. :
Toutes les nuits, d'entre eux vient quelquame importune.
Des corps précipités.
LE PRINTEMPS SQ
Ah I souspirs assassins (i) des enfants de mon ame,
Laissez les reposer, allez trouver Madame,
Et luy dites le tort (2)
Qu'elle eust de tuer par l'absence
Vosire amoureuse outrecuidance,
El venger mon amour au prix de vostre mort (3).
Des pales visions funestes^
*Hje v^u\illei me monstrer les restes
De ceux qui escaloient le ciel pour vos beautés !
(i) Var. Parnasse des plus exe. poètes, etc. : Ab ! souspirs maS'
sacreurs,..,
(2) Var. Ms. Monmerqué :
ikCaiSy souspirs massacrés tCafflige:^ plus mon ame ;
Ha I Esprits courrouce:^, alle^ trouver ma Dame,
^procbei lui le tort,
(3) Ibid. : Et paier mon amour du prix de vostre mort.
ODES
1(0
AINSI TAmour et la Fortune,
Tous deux causes de mes douleurs.
Donnent à mes nouveaux malheurs
Leur force contraire et commune,
Ainsi la Fortune et TAmour
D'une force unie et contraire
Veullent advancer et distraire
Mes rages et mon dernier jour !
Tous deux, pour voiler, ont des aisles,
Aveugles, des yeux, des désirs.
De tous deux les jeux, les plaisirs
Sont peines et rages cruelles :
Hz ne s'abreuvent que de pleurs.
N'aiment que les fers et les fiâmes,
N'affligent que les belles âmes.
Ne blessent que les braves cueurs.
(i) Cf. Ms. Tronchin, viii, fol. 63, v. — Ms. Monmerqué,
p. 193.
LE PRINTEMPS 41
La Fortune est femme ployable,
L'Amour un despiteux enfant,
L'une s'abaisse en triomphant.
L'autre est vaincueur insupportable,
L'une de sa légèreté
Change au plaisir le grand desastre ;
Et l'autre n'a, opiniastre.
Plus grand mal que la fermeté.
II (I)
SouBS la tremblante courtine
De ces bessons (2) arbrisseaux,
Au murmure qui chemine
Dans ces gazouillans ruisseaux,
Sur un chevet touffu, esmaillé des couleurs
D'un million de fleurs,
A ces babillars ramages
D'o[i]sillons d'amour espris,
Au flair des roses sauvages
Et des aubepins floris.
Portez, Zephirs pillars sur mille fleurs irottans.
L'haleine du Printemps.
O doux repos de mes paines, ^
Bras d'y voire pottelez,
O beaux yeux, claires fontaines,
(i) Cf. Ms. Tronchin, vni, fol. 67 r. — Ms. Monmerqué,
p. 194.
(2) bessons : jumeaux.
42 ŒUVRES POÉTIQUES
Qui de plaisir ruisseliez,
O giron, doux support, beau chevet esmaillé
A mon chef travaillé !
Vos doulceurs, au ciel choisies,
Belle bouche qui parlez,
Soubs vos lèvres cramoisies
Ouvrent deux ris emperlez :
Quel beaulme précieux flotte par les zephirs
De vos tiedes souspirs !
Si je vis, jamais ravie
Ne soit ceste vie icy.
Mais si c'est mort, que la vie
Jamais n'ait de moy soucy :
Si je vis, si je meurs, ô bien heureux séjour (i)
Ou paradis d'amour ! (2)
(i) Var. Ms. Tronchin : ô bien heureux ce jour
Ou paradis cTamour,
(2) Dans le Ms. Tronchin, ainsi que dans l'édition Reaume et
de Caussade, ces stances sont suivies par erreur, d'une série de
quatre strophes, en vers de huit syllabes, aux rimes alternées.
Celles-ci, qui dans l'original (Ms. Tronchin) forment réellement un
autre poème, se retrouvent intégralement dans le Ms. Monmerqué.
Par une singulière et déplorable confusion, MM. Reaume et de
Caussade les ont recueillies deux fois dans leur édition. Voir
tome III, p. 132 et tome iv, p. 397 :
Eh bien ! je suis content de vivre, etc..
LE PRINTEMPS 43
III (I)
EN voyant vostre beau (2), pourquoy n'ay-je pas veu ?
Pourquoy,en vous craignant, mon ame si craintive
N'a congneu que Tesclair d'une blancheur si vive
N'estoit rien que neige, que feu ?
Que mon cueur perdit bien par les yeux la raison,
Prenant la vie esclave et délaissant la franche,
Car il vit vostre gorge et si belle et si blanche
Qu'il en fist sa belle prison I
La neige vous sied bien, et non pas la froideur :
Neige qui as couvert le sein de ma divine.
Possède le dessus de sa blanche poitrine.
Mais ne touche point jusqu'au cœur ! (3)
N'abandonne ce cœur, belle et vive clarté
Qui rend, de ce beau feu, la blancheur vive et claire.
Enclos ce qui me brusle, et non ce qui m'esclaire,
La flamme et non pas la beauté.
Gorge de laict (4),'mon œil de ta neige est friant.
Beau feu, dans ce beau sein tiens les fiâmes encloses,
Malicieux Amour qui de lis et de roses
M'appreste la mort en riant.
(i) Cf. Ms. Tronchin, vni, fol. 68 r. — Ms. Monmerqué, p. 108.
(2) beau : mis là pour beauté.
(3) Variante. Ms. Monmerqué : Jusquès au cœur.
(4) Var. Ms. Monmerqué : Gorge de lys.
44 ■ ŒUVRES POÉTIQUES
IV (I)
BERGERS qui pour un peu d'absence
Avez le cueur si tost changé,
A qui aura plus d'inconstance
Vous avez, ce crol* je, gagé,
L'un léger et l'autre légère,
A qui plus volage sera :
Le berger comme la bergère
De changer se repentira (2).
(i) Dans le Ms. Troncliin cette chanson ou ode, comme Ton
voudra, se trouve transcrite deux fois. Les deux textes offrent de
telles différences que nous renonçons à transporter ici toutes les
variantes dudit Ms. Nous nous en tiendrons à la version fournie par
Eug. Reaume et de Caussade (Ed. Lemerre, m, pp. 134-13$),
celle-ci nous paraissant fort lucide. Sur Tun des textes originaux,
Aubigné a lui-même , noté, en marge : a escrit ailleurs dont
faudra prendre un couplet. »
(2) C'est, sans nul doute, une vigoureuse réplique a cette Villa-
nelle de Desportes, que l'on connaît :
"luette, pour un peu d'absence,
Vostre cœur vous av^ç changé,
Et moy, sçachani cette inconstance.
Le mien autre part fay rangé ;
Jamais plus beauté si légère
Sur moy tant de pouvoir n'aura :
Nous verrons, volage bergère
Qui premier s'en repentira.
Tandis qu'en pleurs je me consume.
Maudissant cest eloignement,
VouSy qui n'aimex que par coustume,
Caressie:^^ uu nouvel amant.
LE PRINTEMPS 46
L'un dit qu'en pleurs il se consume,
L'autre pense tout autrement,
Tous deux n'aiment que par coutume.
N'aimant que leur contentement.
Tous deux, comme la girouette.
Tournent, poussez au gré du vent.
Et leur amour rien ne souhaitte
Qu'à jouir et changer souvent.
Jamais légère girouette
%Au vent si tost ne se vira ;
*2SLoitf verrons, 'Bergère *Bs^ette
Qui premier s'en repentira.
Oit sont tant de promesses saintes
Tant de pleurs verse^ en partant ?
Est-il vray que ces tristes plaintes
Sortissent d'un cœur inconstant ?
Dieux, que vous estes mensongère I
SKCaudit soit qui plus vous croira !
"HiOus verrons, volage bergère,
Qui premier s'en repentira,
Celuy qui a gaigné ma place,
"He vous peut aimer tant que moy ;
Et celle que j'ayme vous passe
De beauté d*amour et defoy.
Garder, bien vostre amitié neuve,
La mienne plus ne varira.
Et puis nous verrons à Vespreuve
Qui premier s'en repentira,
(Cf. Œuvres de Desportes avec une introduction par Alfred
Michiels, Paris, Ed. Delahays, 1858, p. 450). M. Henri Monod
dans sa curieuse étude : La Jeunesse d Agrippa d'AuHgni, donne un
commentaire sur les textes de Desportes et d'Aubigné.
46 ŒUVRES POÉTIQUES
De tous deux les caresses feintes
Descouvrent leur cueur inconstant,
Ils versent un millier de plaintes
Et le vent en emporte autant ;
Le menteur et la mensongère
Gagent à qui mieux trompera !
Le berger comme la bergère
De changer se repentira (i).
Us se suivent comme à la trace
A changer sans savoir pourquoy ;
Pas un des deux l'autre ne passe
D'amour, de confiance et de foy.
Tous les jours une amitié neufve
Ces volages contentera.
Aussi vous verrez à Tespreuve
Que chacun s'en repentira.
De tous deux les promesses vaines
Et les pleurs versez en partant
N'ont plus duré que les haleines
Qui de la bouche vont sortant.
(i) Variante (Ms. Tronchin, f. 71 r.):
De tous iems les promesses vaines.
Et les pleurs versés en partant,
*hVont plus duré que les baleines
Qui de la bouche vont sortant.
Le menteur et la mensongère
Sera trompé ou trompera,
Le berger comme la Bergère
De changer se repentira.
LE PRINTEMPS 47
Chacun gaste (i) son avantage
A fausser tout ce qu'il dira.
Et chacun de ce faux langage
A son tour se repentira.
V(2)
epit[h]alame (3).
DEBOUT filles, qu'on s'appreste,
L'Aurore levé la teste
Pour espanouir le jour,
Pour sacrer une journée
A l'Amour, à l'Hymenée.
A l'Hymenée, à l'Amour !
lo I du jour l'adventuriere
Saulte folastre, légère.
Sur son char d'oeillets, vermeil,
J'ay ainsi, Nymphe, ordonnée
A l'Amour, à l'Hymenée
Aussi belle, un sault pareil.
Tu n'as plustost délaissée
La place où la nuit passée
Ton corps douillet a dormy,
(i) L'éd. Reaume donne : garde.
(2) Cf. Ms. Tronchin, VIII, fol. 83 r. — Ms. Monmerqué,
p. 206.
(3) Ms. Tronchin. Ce titre est de la main même d*Aubigné.
V
48 ŒUVRES POÉTIQUES
Au moins dormy, si ceste ame,
Qui d*un bien présent se pasme,
Ne Tesveilloit à demy.
Du ciel, astre de ta grâce,
Et du vermeil de ta face
Le ciel mesme rougira,
De tes beautez demy nues
Jusqu'aux plus espaisses nues
Un second jour reluira.
Ce teint qui ton front décore
Nous servira bien d'aurore,
Et la clarté de ton oeil.
Et tes temples, encheries
De feux et de pierreries.
Feront cacher le soleil.
Car deux soleils, ce me semble,
Ne sçauroient régner ensemble.
Si d'un accord gratieux
Tu ne prens icy ta place
Pour laisser luire de grâce
Le blond Apollon es Cieux.
J'entends frapper à la porte
Ton bien aimé qui t'apporte
Le mot, l'effet d'un bonjour :
Avecq' ce bon jour, Mignonne,
Il ne ment point, il te donne
Les fruits d'Hymen et d'Amour.
LE PRINTEMPS 49
lo ! telle vermeille honte
Ton beau visage surmonte,
Que les clairs nuages ont
Quand ils meuvent de leur place,
Pour avoir veu (i) face à face
Du soleil Tor et le front.
Dieux ! que de beautez doublées,
Que de vertus accouplées.
Amant, cent fois bien heureux.
Possédant telle maistresse !
O bien heureuse Déesse
Possédant tel amoureux !
Ce pendant que la journée ^
Est au combat destinée,
Aux tournois, au bal, aux jeux
Et à tout bel exercice
Ennemy mortel du vice.
Fi du repos paresseux.
Pendant que la fiere adresse
D'un gendarme, par la presse.
Met d'autres armes à bas.
Ce pendant qu'un autre encore
De belles courses honore
Les lices et les combats :
Que les dames, par un gage (2),
Font (3) redoubler le courage
(i) Le texte de Ms. Tronchin et Monmerqué porte \ftu.
(2) Variante. Ms. Tronchin : Damt^ dotie^ quelque gage.
(5) Ibîd. : 'Pour.
5o ŒUVRES POÉTIQUES
Et les forces et les cueuts
D'une autre muette bande.
Qui, sans parler, leur demande (i)
Leurs grâces et leurs faveurs (2).
Ce pendant qu'à caprioUes (3)
Voltigent, les jambes folles.
Des amoureux sans repos,
Et qu'on voit naistre, en la place.
Ceux qui ont meilleure grâce
Et ceux qui sont plus dispos,
Tandis que mille caresses.
Mille serfs, mille maistresses
Ne font naufrage longtemps (4),
Les uns, tristes se désolent.
D'autres, contens, se consolent.
Et aucuns ne perdent temps :
Des champions d'Hymenée
L'ame est ailleurs adonnée.
Leurs deux yeux rompent le bois,
Leurs esprits sont en carrière.
Leur ame danse légère ;
Ils discourent sans la voix.
Or, quelque bal qui se trace.
Quelque lice qu'il se face,
(i) Ibid. : Vous demande.
(2) Ibid. : Vos grâces et vos faveurs,
(3) CaprioleSj bonds, petits sauts.
(4) Ibid. : du temps.
LE PRINTEMPS 5l
La victoire de ce jour
Est à celuy-ià donnée
Qui es cendres d'Hymenée
Consomm' aujourd'huy l'amour.
Cest assez prouvé l'adresse,
La vertu et gentillesse
Et des corps et des espris :
Au coucher, que la journée
Trop longue est bien ordonnée
A d'autres coups entrepris.
L'estoille du ciel plus claire
Qui se couche la première
Donne le plus de clarté.
Et me semble, à voir sa face,
Qu'une ondelette se trace
Sur le lis de sa beauté.
Je voy' tremblotter sa bouche :
Ha I c'est qu'elle craint la touche
De ce brave combattant :
Si fault-il les laisser faire,
Crains tu un doux adversaire
Qui te craint et t'aime tant ?
Tu te trompes, car tes larmes
Ne font pas mourir ses armes,
Ce beau vermeil et ce blanc
Croissent son cueur et sa gloire,
Et il n'est belle victoire
Que par la perte de sang.
52 ŒUVRES POÉTIQUES
Va l'en. Nymphe bîenheurée,
Souffrir constante, asseurée.
Par tel la plaie du jour
Et la plaie d'Hymenée,
 qui tu avois donnée
L'autre playe de l'Amour.
VI (I)
TES yeux vaincueurs et languissans,
Tes ris de perles florissans,
Ta joue et ta bouche de roses
Me bruslent ainsi peu à peu.
Que sans les pleurs dont tu m'arroses.
Je fusse en bluette de feu.
Je suis no[y]é de tant de pleurs.
Que si tes yeux, doux et vaincueurs.
Si ta joue et ta bouche encore
N'eussent espris de leurs flambeaux
En moy le feu qui me dévore,
Je serois fondu en ruisseaux.
Ainsi tels remèdes cruels
Font mes feux, mes pleurs immortels :
Las 1 de quelle sorte d'offence
Ay-je péché pour tant souffrir ?
Que ce soit peu de pénitence
Pour me faire une fois mourir.
(i) Cf. Ms. TroDchin^ viii, fol. 89 v. — Ms. Monmerqué, p. 218.
LE PRINTEMPS 53
VII (I)
D*UNE ame toute pareille
Furent honorés nos corps
Car tu veilles si je veille,
Et j'ay sommeil si tu dors.
Rien que la vertu n'assemble
Et nos désirs et nos vœux,
Qui ne souspirent ensemble
Rien qui ne soit vertueux.
Une envie porte envie
A ses deux conformités
Et ne peut rendre sa vie
Pareille à nos volontés.
La vertu nous a faict faire
L'union qui luy desplaist
Si elle aime son contraire
Vous pouvez penser que c'est.
VIII (2)
CELUY-LA qui a congnëue
Ta grâce et ta beauté nue
(i) Cf. Ms. Tronchin, VIII, fol. iio v. — Ms. Monmerqué, p. 251.
(2) Cf. Ms. Tronchin, vm, fol. 127 v. — Ms. Monmerqué, p. 257.
54 ŒUVRES POÉTIQUES
Est forcé de désirer.
Qu'ainsi comme elle est prisée,
Elle fust aussi aisée
A ensuivre qu'admirer.
Ta gloire s'est emplumée
Des pannes de renommée
Pour escumer l'univers,
Dorant le plis de ses ailes
Et ses beautés non pareilles
Et sa gorge de mes vers.
Tu n'as besoin que je loue,
Tu n'as besoin que je voue
A toy mes vers, mes esprits :
Car la vertu n'est pas telle
Qu'elle ne soit immortelle.
Sans l'aide de mes escrits.
Je te loue, et veux eslire
Ce subjet pour en bien dire,
Mais non selon l'argument.
Et je n'en crains repentance,
Sinon que, par l'ignorance.
Je parle trop froidement.
Ne trouve pourtant estrange.
Si tu voyois que la louange
Que je t'ay voulu vouer,
Ne monstre que le courage
D'un esprit assez volage
Est léger pour te louer.
LE PRINTEMPS 55
IX (I)
QUE me sert, cruellement belle.
Que me sert, doucement cruelle.
Ton œil doux en ses cruautés.
Le fiel soubs le miel de ta grâce.
Si tu descoches de ta face
Aultant de morts que de beautés !
Ta main doulcement me repousse.
Et ta parolle, encor plus douce
Glace mon cueur en l'enflammant :
Tu me refuses sans cholere,
Et, en riant de ma prière,
Tu me fais mourir doulcement.
Mais fiere, quand tu me repousse,
Ta voix, et si rude et si douce (2)
De ton courroux monstre Tefîort,
Ainsi qu'un juge impitoyable
Qui appelle un pauvre coupable
« Mon fils », en le jugeant à mort.
Ton ris, ainsi qu'une eau riante.
M'embrase d'une soif ardente
(i) Dans les Ms. Tronchin et Monmerqué cette pièce fait corps
avec la précédente. C'est sans aucun doute une erreur de copiste,
ces deux odes étant de mesure différentes.
(2) Var. Ms. Monmerqué : Ta parolle cruelle et doulce.
56 ŒUVRES POÉTIQUES
Où rien que mon espoir ne boit (i),
Et alors tu me trompes, comme
On faict un enfant d'une pomme
En ne luy laissant que le doi[g]t.
Ainsi la mer nous espouvente
D'une impitoyable tourmente
Qu'elle cachoit dessoubs un ris.
Tu fais mentir mon espérance,
Comme l'arbre qui trop s'advance
Et fleurist sans porter les fruits.
Ne gaste en riant, Inhumaine,
Les fruits demy mûrs de ma peine
Et l'espoir de mon amitié ;
Ne me sois plus si gratieuse.
Mais d'une face rigoureuse
Fais moi connoistre ta pitié.
Ne me ris plus pour me destruire.
Mais me fais heureux sans me rire,
Car, ma Déesse, j'ayme mieux
Voyant et sentant le contraire.
Recevoir un ouy en collere
Qu'un nenny d'un œil gracieux ! (2)
(i) Le Ms. Monmerqué porte : voit.
(2) La fin de cette strophe offre une réminiscence de la jolie
epigramme de Clément Marot :
Un doux nennif avec un doux sousrire
Est tant honneste, il le vous faut apprendre :
Quant est d'Ouy, si veniez à le dire^
U avoir trop dit je voudrais vous reprendre
LE PRINTEMPS 5j
X(i)
CE champis, je ne sçay comment
Me brusie le cœur finement,
Comme un fils de putain de page
Qui trouve un lacquais en dormant
Et luy flambe tout le visage.
N&n que je sois ennuyé d'entreprendre
jy avoir le fruit, dont le désir me poinct :
Mais je voudrais, qu'en le me laissant prendre
Vous me disiei, non vous ne Vaurei point,
(Œuvres de Clément Marot. Ed. Lenglet-Dufresnoy. A La Haye,
chez P. Gosse et J. Neaulme, mdccxxxi. Tome m. Epigr. cxlvii.)
Le tour de cette dernière épigramme paraît emprunté à Ovide
et à Ausone. Mellin de Saint-Gelais l'a interprétée autrement :
Dissimule^ votre consentement
Souhi ung refus, ami de violence,
Uouy sera en moi entendement,
Et le nenny sera en mon silence,
(i) Cf. Ms. Monmerqué, p. 270. Cette pièce du Trintemps qui
ne se trouve dans l'éd. Reaume qu'à l'appendice du tome iv,
contient, entre les couplets deux et trois, cette strophe fort enig-
matique, laquelle semble détachée d'un autre poème :
J'avoys une belle faveur
De cheveux que prints ce volleur,
favoys Vame trop endormie :
Il donna le moine à mon cueur
xAvecq* des cheveux de ma mie.
Ces cinq derniers vers sont écrits de la main d' Agrippa d'Au-
bigné, en marge du Ms. Tronchin (Cf. vn, fol. 143 v.).
58 ŒUVRES POÉTIQUES
Je m'en despite, je m'en ris,
J*ay honte d'en estre marry.
Ce petit borgne n'y voit guère 1
Son arc est d'un cercle pourry
Et la corde d'une jartiere.
Je iuy veux faire un mauvais tour :
Cacher soubs mon chevet, un jour,
De belle verges pour sa sausse.
Vous en aurez. Monsieur l'Amour l
Vous n'avez point de hault de chausse.
XI (I)
MIGNONNE, pourquoy donnes-tu
A l'Amour ta céleste grâce
Et tous les beaux traicts de ta face
Dont cet enfant m'a combattu ?
Si tu me prestes ta faveur (2)
Le vaincu sera le vainqueur !
Des dars qui partent de tes yeux (3)
De leur belle flamme divine
Il m'a transpercé la poictrine
(i) Cf. Ms. Tronchin, viii, fol. 144, r. — Ms. Monmerquè,
p. III.
(2) Variante. Ms. Monmerquè : Mais si tu me prestes faveur.
(3) Ce vers a été l'objet d'une correction de la main même
d'Aubigné. Le texte du Ms. Monmerquè porte : Des belles pointes
de tes yeux.
LE PRINTEMPS 69
Et bruslé le cœur amoureux :
Mais si tu me preste faveur.
Le vaincu sera le vainqueur !
Il n'eust sceu ravir mon repos
Et le desrober par Toreille,
S'il n'eust emprunté la merveille
Et le charme de tes propos (i).
Si tu me prestois ta faveur.
Le vaincu seroit le vaincqueur I
De quoy eust-il faict tant de nœux
A m'enchaisner pour son esclave,
Si tu ne Teusses rendu brave
Des tresses de tes blon[d]s cheveux (2) ?
Et si n'eust eu ceste faveur.
Le vaincu seroit le vainqueur !
Qu'eust pu faire cest inhumain,
De quoy eust-il dressé sa gloire
Sans emprunter ta main d'ivoire,
L'ivoire de ta blanche main ?
Sy elle ji'eust ravy mon cueur.
Le vaincu seroit le vainqueur !
Tout le pis est que c'est à luy
Qu'il a sa victoire estoffée ;
Le galant bastit son trophée,
(i) Ibid. : de ton propos.
(2) Le texte corrigé du Ms. Monmerqué portait d'abord : de tes
long cheveux.
60 ŒUVRES POÉTIQUES
Des faicts et des forces d'autruy.
Et ne croit que sans ta faveur
Le vaincu seroit le vainqueur ?
Reprens tes yeux et tes cheveux,
Tes propos et ta main d'ivoire
Et je combattray pour ta gloire ;
Et si je surmonte, je veux
Monstrer que c'est par ta faveur
Que le vaincu est le vainqueur !
XII (I)
INVECTIVE A'iMPATIENCE d'AMOUR.
ASTRES paresseux, dormez vous ?
Hastez vos ambles, vieilles Heures,
Que je ne pique vos demeures
Des aiguillons de mon courroux !
Courez au secours de l'amant.
Tournez le sable ou au moins l'urne,
Bastardes du coqu Saturne
Qui vous fit yvre ou en dormant !
Vous volez laîiuict et le jour
Quand la Mort par vous est servie,
Vous serviez à regret ma vie.
N'ayant point d'ailes pour l'Amour !
(i) Cf. Ms. Tronchin, ix, feuillet de garde.
LE PRINTEMPS 6l
Rien n'est au brave combatant
Si fascheux q'une longue trêve.
Il n'y eut jamais nuict si brève,
Jamais un jour ne dura tant !
Volez impatiens Amours,
Phebus vous apelle en justice.
Car il dit que c'est son office
D'abréger ou croistre les jours.
Mais qu'est ce qui peut retarder
Des Cieux la course mesurée ?
Cachez la beauté désirée,
Tout s'amuse à la regarder !
Au contraire, que de ses yeux
Le Soleil puisse voir la belle.
Luy, pensant coucher avec elle.
S'ira coucher en amoureux.
Aussi, fait-il tout à rebours,
L'Equateur dedans le Tropique,
Je le sens au chaut qui me pique.
Aux courtes nuits et aux longs jours !
62 ŒUVRES POÉTIQUES
AUX CRITIQUES
LECTEURS, pour m'excuser qu'est ce
Que je pourrois dire ? — Rien.
Si j'allègue ma jeunesse,
Tu diras : je le vois bien ! (i)
(i) Cf. Telites œuvres mesléeSy feuillets liminaires.
LES
TRAGIQVES
CI-DEVANT
DONNEZ AV PVBLIC
par le larcin de Promethee,
Et depuis
AVOVEZ ET ENRICHIS
par le S"' d'AvBiGNÉ.
On connaît quatre versions différentes rfes Tragiques :
les deux premières imprimées du vivant de P auteur y
en 1616, et ensuite — sans lieu ni date — ^ après 1620;
les autres représentées par le texte des Manuscrits de
Bessinges et par une copie de ceux-ci conservée au
British Muséum (Fonds Harleian, n© 12 16, in-40). Cest
ce dernier texte qui, seul, servit aux réimpressions
des éditeurs contemporains : Charles Read, Eug,
Reaume et de Caussade. Les travaux récents des cri-
tiques, les observations de MM. Bédier (Etudes cri-
tiques, A, Colin, 1903, in- 18), Desrousseaux (Bulletin
de la SoG. des Humanistes français, 2 3 mai i8g6)y
H. Bourgin, L. Fouiet, A. Garnier, Cl.-E. Maitre et
A. Vacher (Les Tragiques, Livre I" : Misères, A. Colin,
i8g6, in-i 8) ont démontré d'une façon précise Vin-
suffisance de trois de ces textes pris séparément» Il
fauty pour établir la leçon définitive des Tragiques,
reproduire V édition « sans lieu ni date », « la seule
qui représente un état postérieur de la pensée de Vau-
leur », et ne recourir à l'édition pr inceps de 16 16 et
aux manuscrits que pour éclaircir telles obscurités,
telles incorrections qui échappèrent soit à Aubigné,
soit à l'imprimeur. C'est (on le verra en lisant les
fragments que nous avons réunis) à cette opinion que
nous nous sommes soumis. Les variantes que nous
fournissons suffisent mieux qu'aucun commentaire à
expliquer la raison de nos préférences.
MISÈRES (I)
|e n'escris plus les feux d'un amourinconnu;(2)
Mais par raffliction plus sage devenu,
J'entreprens bien plus haut, car j'apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d'argent que les Grecs nous feignoyent,
Où leurs Poëtes vains beuvoient et se baignoyent.
Ne courent plus icy : mais les ondes si claires,
Qui eurent les sapphirs et les perles contraires,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant, heurte contre des os.
Telle est, en escrivant, ma non-commune image ;
Autre fureur qu'amour reluit en mon visage.
(i) Dans ce livre, l'auteur trace « un tableau piteux du royaume
en général » au temps des guerres de religion.
(2) Allusion aux vers de jeunesse de Fauteur, publiés de nos
jours sous ce titre : Le Printemps,
66 ŒUVRES POÉTIQUES
Sous un inique Mars, parmy les durs labeurs
Qui gastent le papier, et Tancre de sueurs (i).
Ail lieu de Thessalie aux mignardes vallées.
Nous avortons ces chants au milieu des armées,
En délassant nos bras de crasse tous rouillez.
Qui n'osent s'esloigner des brassards despouïUez.
Le luth que j'accordois avec mes chansonnettes
Est ores estouffé de Tesclat des trompettes :
Icy le sang n'est feint, le meurtre n'y défaut,
La mort joue elle-mesme en ce triste eschaffaut ;
Le Juge criminel tourne et emplit son urne ;
D'icy, la botte en jambe, et non pas le cothurne,
J'appelle Melpomene, en sa vive fureur.
Au lieu de l'Hippocrene (2), esveillant cette sœur
Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu'elle sorte.
Affreuse, eschevelée (3), et bramant en la sorte
Que faict la biche après le faon qu'elle a perdu.
Que la bouche luy saigne, et son front esperdu
Face noircir du ciel les voûtes esloignées ;
Qu'elle esparpille en l'air de son sang deux poignées.
Quand, espuisant ses flancs de redoublez sanglots
De sa voix enroue elle bruira ces mots :
« O France désolée 1 ô terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre : ô mère I si c'est mère
(i) Nous avons adopté pour ce vers la leçon du Ms. Tronchin.
L'ed. s. 1. n. d. portait : qui gastent le papier et ancre d^ sueurs.
(2) Hippocrene, fontaine du Mont Hélicon, en Beotie. On dit
que le cheval Pégase, ayant frappé du pied avait fait sortir cette
fontaine : d'où ce nom qui signifie, fontaine du Cheval. Ce fut
depuis la fontaine des Muses, qui furent elles-mêmes appelées
Hippocrènes.
(3) Variante du Ms. Tronchin : Eschevellée, affreuse.,.
LES TRAGIQUES 67
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S'esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se débat,
Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mère affligée.
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donna à son besson (i) Tusage :
Ce voUeur acharné, cet Esau malheureux,
Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie.
Il mesprise la sienne et n'en a plus d'envie ;
Lors son Jacob (2), pressé d'avoir jeusné meshui (3),
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui (4),
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les souspirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs rechauffez, ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
(i) Jumeau. Le texte de 1616 porte : à son besoin. C'est là une
faute typographique que corrige l'errata de la même éd. ainsi que
le texte de l'édition sans lieu ni date.
(2" Le texte des éd. de 1616 et s. 1. n. d. donne : iWaw son Jacob»
(3) ShCesbuiy ou Meshuy^ aujourd'hui, à présent.
(4) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d : Estouffant, quelque temps en
son cœur son ennui.
68 ŒUVRES POÉTIQUES
Leur conflict se r'allume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tous deschirez, sanglans.
Qui, ainsy que du cœur, des mains se vont cerchans.
Quand, pressant à son sein d'un' amour maternelle
Celui qui a le droict et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las.
Viole en poursuivant l'asyle de ses bras.
Adonc se perd le laict, le suc de sa poictrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : «Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté :
Or, vivez de venin, sanglante geniture.
Je n'ai plus que du sang pour vostre nourriture 1 » (i)
(i) Ludovic Lalanne a découvert, en 1860, dans un manuscrit
de la Bibliothèque nationale (Fonds Gaignières, 566, I, 4), un fort
beau sonnet daté de 1576, qui n'est autre qu'une réplique de ces
derniers vers. La plupart des commentateurs n'hésitent point à
l'attribuer à notre poète. Nous le donnons ici à titre documentaire :
La France alaicte encor deux enfans aujourd'huy,
Dont l'un à ses deux mains tient les bouts de sa mère.
Et à grands coups de pieds veut empescher son frère
D'avoir sa nourriture aussi lien comme luy.
Ile plus jeune y fasché d'avoir jeusné meshuy,
Se deffend, affamé, et tous deux, en cholere,
S'arrachent les deux yeux. Lors, 6 douleur amere !
La mire perd son laict et sustance, d'ennuy ;
Elle vole des mains aux cheveux et aux tresses,
Et dit à ses deUx fils, les regardant en pièces :
« O malheureux enfans, d'exécrable nature l
LES TRAGIQUES 69
FINANCIERS, justiciers, qui opprimez de faim
Ceiuy qui vous faict naistre ou qui défend le pain,
Soubs qui le laboureur s'abreuve de ses larmes.
Qui souffrez mendier la main qui tient les armes.
Vous, ventre de la France, enflez (i) de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragédie, abbaissez vos courages :
Vous n'estes spectateurs, vous estes personnages.
Car encor vous pourriez contempler de bien loin
Une nef sans pouvoir luy aider au besoin
Quand la mer l'engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le Ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal oisivement.
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l'eau.
Loge deux ennemis : l'un tient avec sa troupe
La proiie, et l'autre a pris sa retraite à la pouppe.
Vous m'oste:^ donc U laici qui l'eus a alaicté !
Vous poîîuei de sang mon seing et ma beauté !
Vous n^aure:^ que du sang pour vostre nourriture, »
Ce sonnet — recueilli par Charles Read dans les notes des
Tragiques et par E. Reaume et de Caussade dans leur édition — fut
publié pour la première fois dans le Bulletin de la Société de l'His-
toire du Protestantisme français, ix, p. 393.
(i) Var. Ms. Tronchin : enflé.
70 ŒUVRES POÉTIQUES
De canons et de feux, chacun met en esclats
La moitié qui s'oppose, et font verser en bas,
L'un et l'autre enyvré des eaux et de l'envie.
Ensemble le navire et la charge et la vie :
En cela le vainqueur ne demeurant plus fort
Que de voir son haineux le premier à la mort.
Qu'il seconde, authochire (i), aussi tost de la sienne.
Vainqueur, comme l'on peut vaincre à la Cadmeene (2).
Barbares, en effect, François de nom, François,
Vos fausses loix ont fait des faux et jeunes Rois (3),
Impuissans sur leurs cœurs, cruels en leur puissance ;
Rebelles, ils ont veu la désobéissance.
Dieu sur eux et par eux desploya son courroux,
N'ayant autres bourreaux de nous-mesmes que nous.
Les Rois, qui sont du peuple et les Rois et les pères.
Du troupeau domesticq sont les loups sanguinaires ;
Ils sont l'ire allumée et les verges de Dieu,
La crainte des vivants ; ils succèdent au lieu
Des héritiers des morts ; ravisseurs de pucelles.
Adultères, souillans les couches des plus belles
Des maris assommez, ou bannis pour icur bien,
(i) iAutochire, qui se détruit, qui se frappe de sa propre main.
(2) Vaincre à la Cadmeene, à la façon de Cadmus qui tua le
dragon, mais vit s'entr*égorger les hommes nés des dents du monstre
qu'il avait semées sur la terre. Ce vers, que nous transcrivons
d'après le manuscrit de Bessinges, est fautif dans la plupart des
éditions des Tragiques. L'ed. de 1616 donne : Vainqueur : mats
hélas i c^est vaincre à la Cadmeeney tandis que l'ed. s. 1. n. d. nous
fournit ce vers absurde et faux : Vainqueur, comme l'on peut, c^est
vaincre à la Cadmene,
(3) L'ed. de 1616 ainsi que les Ms. Tronchin donnent : ont eu
des faux
LES TRAGIQUES 7I
Ils courent sans repos, et quand ils n'ont plus rien
Pour souIer Pavarice, ils cerchent autre sorte
Qui contente l'esprit d'une ordure plus forte.
Les vieillards enrichis tremblent le long du jour,
Les femmes, les maris, privez de leur amour.
Par l'espais de la nuit se mettent à la fuite ;
Les meurtriers souldoyez s'eschauffent à la suite.
L'homme est en proye à l'homme, un loup à son pareil.
Le père estrangle au lict le fils, et le cercueil
Préparé par le fils sollicite le père (i).
Le frère avant le temps hérite de son frère.
On trouve des moyens, des crimes tous nouveaux,
Des poisons inconnus, ou les sanglants cousteaux
Travaillent au midi, et le furieux vice
Et le meurtre public ont le nom de Justice.
Les belistres armez ont le gouvernement,
Le sac de nos citez ; comme anciennement
Une croix Bourguignonne espouvantoit nos pères.
Le blanc les fait trembler, et les tremblantes mères (2)
Pressent à l'estomac (3) leurs enfants esperdus,
Quand les grondans tambours sont battans entendus (4).
Les places de repos sont places estrangeres,
Les villes du milieu sont les villes frontières ;
Le village se garde, et nos propres maisons
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L'honorable bourgeois, l'exemple de sa ville,
(i) Le Ms. Tronchin donne improprement : Préparé pour le fils,..
(2) Variante. Ed. de 1616 : les pitoyable mères,
(3) Var. Ed. s. 1. n. d. : Croullent à Vestomac leurs pouppqns esperdus,
(4) Var. Ed. de 1616 : Quand les tambours français sont de loin
entendus.
72 ŒUVRES POÉTIQUES
Souffre devant ses yeux violer femme et fille,
Et tomber sans mercy dans Tmsolente main
Qui s'estendoit naguère à mendier du pain.
Le sage justicier est traisné au supplice,
Le mal-faicteur luy faict son procès ; l'injustice
Est principe de droict ; comme au monde à l'envers.
Le vieil père est fouetté de son enfant pervers.
Celuy qui en la paix cachoit son brigandage,
De peur d'estre puni, estalle son pillage.
Au son de la trompette, au plus fort des marchez
Son meurtre et son butin sont à Tancan preschez,
Si qu'au lieu de la roue, au lieu de la sentence,
La peine du forfaict se change en recompense.
Ceux qui n'ont discerné les querelles des Grands
Au lict de leur repos tressaillent, entendans.
En paisible minuict, que la ville surprise
Ne leur permet sauver rien plus que la chemise (i).
Le soldat trouve encor quelque espèce de droict.
Et mesme, s'il pouvoit, sa peine il lui vendroit.
L'Espagnol mesuroit les rançons et les tailles
De ceux qu'il retiroit du meurtre des batailles
Selon leur revenu ; mais les François n'ont rien.
Pour loy de la rançon des François, que le bien.
Encor' vous bien-heureux qui, aux villes fermées,
D'un mestier inconnu avez les mains armées.
Qui goustez en la peur l'alternatif sommeil
De qui le repos est à'ia fièvre pareil ;
Mais je te plains, rustic, qui, ayant, la journée.
(i) Variante de l'éd. de 1616 et du Ms. Tronehin : 'Ne leur
promet. . .
LES TRAGIQUES jS
Ta pantelante vie en rechignant traînée (i),
Reçois au soir les coups, l'injure et le tourment,
Et la fuite et la faim, injuste payement.
Le païsan de cent ans, dont la teste chenue
Est couverte de neige, en suivant sa charrue,
Voit galopper de ioing Targolet (a) outrageux,
Qui d'une rude main arrache les cheveux.
L'honneur du vieillard blanc, piqué de son ouvrage.
Par qui la seule faim se trouvoit au village (3).
Ne voit-on pas des-ja, des trois lustres passez.
Que les peuples fuyards, des villages chassez,
Vivent dans les forests : là chacun d'eux s'asserre
Au ventre de leur mère (4), aux cavernes de terre ;
Ils cerchent (5), quand l'humain leur refuse secours,
Les bauges des sangliers et les roches des Ours,
Sans conter les perdus, à qui la mort propice
Donne poison, cordeau, le fer, le précipice.
I
CY je veux sortir du gênerai discours
De mon tableau public ; je flechiray le cours
(i) Var. Ed. de 1616 : Une piteuse vie en tes sueurs traînée, Ms.
Tronchin : la pantelante vie en rechignant gaignèe.
(2) tArgoletf pour argoulet, cavalier armé de l'harquebuse et qui
prit ensuite le nom de dragons. Ici, synonyme de soldat pillard.
(3) Var. Ed. de 1616 :
Ubonneur du vieillard blanc, meu de jaim et de rage
Pour n'avoir peu trouver que piller au village.
(4) Var. Ms. Tronchin : aux ventres de leur mire..,
(5) Pour : cherchent.
74 ŒUVRES POÉTIQUES
De mon fil entrepris, vaincu de la mémoire
Qui effraye mes sens d'une tragique histoire :
Car mes yeux sont tesmoins du subjet de mes vers.
J'ay veu le Reistre noir foudroyer au travers (i)
Les masures de France, et comme une tempeste.
Emportant ce qu'il peut, ravager tout le reste (2).
Cet amas affamé nous fit à Mont-moreau(3)
Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau :
Nous vismes (4) sur leurs pas une trouppe lassée,
Que la terre porto it, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charongnes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi : force est que je la suive (5).
J'oy d'un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide (6), et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un huis dissipoit sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix ; cet esprit demi-mort
Disoit en son patois (langue de Perigort) :
« Si vous estes François, François, je vous adjure.
Donnez secours de mort : c'est l'aide la plus seure
Que j'espère de vous, le moyen de guérir.
Faictes moy d'un bon coup et promptement mourir.
Les Reistres m'ont tué par faute de viande :
(i) Var. Ms. Tronchin : Voicy le ^istre noir...
(2) Var. Ms. Tronchin : embra:(er tout le reste.
(3) SM^ont-moreau, dans la Charente, près de Barbezieux.
(4) Le texte des éd. de 1616 et s. 1. n. d. porte : Nous vinsmes.
(5) Var. éd. de 1616 et Ms. Tronchin : Force que je la suive.
(6) Var. Ed. s. 1. n. d. : le crime sert de guide.
LES ^TRAGIQUES 76
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande (i),
D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous voyez près du lict, à costé ;
J'ay au travers du corps deux balles de pistolle. »
Il suivit, en couppam d'un grand vent sa parole :
« C'est peu de cas encor, et, de pitié de nous.
Ma femme en quelque lieu, grosse, est morte de coups.
Il y a quatre jours qu'aiant esté en fuitte/
Chassez à la minuict, sans qu'il nous fust licite
De sauver nos enfants, liez en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelloyent, et entre ces bourreaux,
Pensans les secourir, nous perdismes la vie.
Helas ! si vous avez encore quelque envie
De voir pkis de mal-heur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J'entre, et n'en trouve qu'un, qui, lié dans sa couche,
Avoit les yeux flestris ; qui de sa pasle bouche
Poussoit et retiroit cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim délaissant,
Avoit lassé sa voix bramant après sa vie.
Voici après entrer l'horrible anatomie
De la mère asséchée : elle avoit de dehors.
Sur ses reins dissipez trainé, roulé son corps.
Jambes et bras rompus ; un' amour maternelle
L'esmouvant pour autruy beaucoup plus que pour elle:
A tant eir approcha sa teste du berceau,
La releva dessus. Il ne sortoit plus d'eau
De ses yeux consumez ; de ses playes mortelles
Le sang mouilloit l'enfant; point de laict aux mammelles,
(i) Var. Ms. Tronchin : Ne pouvant ni fournir ni sçavoir.
76 ŒUVRES POÉTIQUES
Mais des peaux sans humeur. Ce corps seché^ retraict,
De la France qui meurt fut un autre portraict.
Elle cerchoit (i) des yeux deux de ses fils encore (2) ;
Nos fronts Tespouvantoyent. Enfin la mort dévore
En mesme temps ces trois. J'eu[s] peur que ces esprits
Protestassent mourans contre nous de leurs cris :
Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste ;
J'appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaicts
Qui, d'une salle cause amènent tels effects.
Là, je vis estonnez les cœurs impitoyables (3).
Je vis tomber l'effroi dessus les effroyables.
Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez
De ceux qui par la faim estoient morts enragez !
Et encore aujourd'hui, sous la loi de la guerre
Les tygres vont brulans les thresors de la guerre
Nostre commune mère ; et le degast du pain
Au secours des lions ligue la pasle faim.
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluye,
Une manne de bleds pour soustenir la vie.
L'homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grâce.
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face.
La terre ouvre aux humains et son laict et son sein,
Mille et mille douceurs que de sa blanche main
Elle appreste aux ingrats qui les donnent aux flammes.
Les degals font languir (4) les innocentes âmes,
(i) Pour : cherchait.
(2) L'éd. s. 1. n. d. portait improprement : de ses deux fils encore,
(3) Variante. Ms. Tronchin : Là je vis, estonné...
(4) Var. Ms. Tronchin : font sentir.
LES TRAGIQUES 77
En vain le pauvre en l'air esclatte pour du pain :
On embraze la paille, on fait pourrir le grain
Au temps que Taffaire à nos portes séjourne,
Le malade se plaint : cette voix nous adjourne
Au throsne du grand Dieu : ce que l'affligé dit
En l'amer de son cœur, quand son cœur nous maudit.
Dieu l'entend. Dieu l'exauce, et ce cri d'amertume
Dans l'air ni dans le feu volant ne se consume :
Dieu s[c]elle de son s[c]eau ce piteux testament
Nostre mort en la mort qui le va consumant
JADIS nos Rois anciens, vrais pères et vrais Rois,
Nourrissons de la France, en faisant quelquefois
Le tour de leur païs en diverses contrées,
Faisoient par les Citez de superbes entrées.
Chacun s'esjouïssoit, on sçavoit bien pourquoy :
Les enfants de quatre ans crioient : Vive le Roy 1
Les villes employoient mille et mille artifices
Pour faire comme font les meilleures nourrices.
De qui le sein fécond se prodigue à l'ouvrir.
Veut monstrer qu'il en a pour perdre et pour nourrir.
Il semble que le pis, quant il est esmeu, voye : .
Il se jette en la main, dont ces mères, de joye
Font rejaillir, aux yeux de leurs mignons enfans.
Du laict qui leur regorge à leurs Rois triomphans,
Triomphans par la paix : ces villes nourricières
Prodiguoient leur substance, et, en toutes manières,
Monstroyent au Ciel serein leurs thresors enfermez.
Et leur laict et leur joye à leurs Rois bien-aimez.
78 ŒUVRES POÉTIQUES
Nos Tyrans aujourd'huy entrent d'une autre sorte,
La ville qui les voit a visage de morte :
Quand son prince la foulle, il la void de tels yeux
Que Néron voyoit Rom' en Tesclat de ses feux.
Quand le Tyran s'esgaye en la ville où il entre (i),
La ville est un corps mort, il passe sur son ventre (2),
Et ce n'est plus du laict qu'elle prodigue en l'air.
C'est du sang...
OR laissons-là courir la pierre et le cousteau
Qui nous frappe d'enhaut ; voyons d'un œil nouveau
Et la cause et le bras qui justement les pousse ;
Foudroyez, regardons qui c'est qui se courrouce ;
Faisons paix avec Dieu pour la faire avec nous ;
Soyons doux à nous-mesm', et le Ciel sera doux.
Ne tyrannisons point d'envie nostre vie,
Lors nul n'exercera dessus nous tyrannie ;
Ostons les vains soucys, nostre dernier souci
Soit de parler à Dieu en nous plaignant ainsi :
« Tu vois, juste vengeur, les fléaux de ton Eglise,
Qui, par eux mise en cendre et en masure mise,
A, contre tout espoir, son espérance en toy,
Pour son retranchement, le rempart de la foy.
« Tes ennemis et nous sommes esgaux en vice.
Si, juge, tu te sieds en ton lict de justice;
Tu fais pourtant un choix d'enfans ou d'ennemis.
Et ce choix est celuy que ta grâce y a mis.
(i) Var. Ed. de 1616 et Ms. Tronchin : En la ville qu'il mtre^
(2) Var. Ms. Tronchin : // passe sur le ventre ;
LES TRAGIQUES 79
« Si tu leur fais des biens, ils s'enflent en blasphèmes.
Si tu nous fais du mai, il nous vient de nous-mesmes ;
Ils maudissent ton nom quand tu leur es plus doux ;
Quand tu nous meurtrirois, si te benir[i]ons-nous.
« Cette bande meurtrière à boire nous convie.
Le vin de ton courroux boiront-ils point la lie ? (i)
Ces verges qui sur nous s'esgayent, comm' au jeu.
Sales de nostre sang, vont-elles pas au feu ?
« Chastie en ta douceur, punis en ta furie
L'escapade aux aigneaux, des loups la boucherie ;
Distingue pour les deux (comme tu Tas promis)
La verge à tes enfans, la barre aux ennemis.
« Veux-tu long-temps laisser en cette terre ronde
Régner ton ennemy ? N'es-tu Seigneur du Monde,
Toy, Seigneur, qui abbas, qui blesses, qui guéris.
Qui donnes vie et mort, qui tiie et qui nourris ?
« Les Princes n'ont point d'yeux pourvoir tes grands merveilles (j
Quand tu voudras tonner, n'auront-ils point d'oreilles ?
Leurs mains ne servent plus qu'à nous persécuter ;
Ils ont tout pour Satan, et rien pour te porter.
« Sion ne reçoit d'eux que refus et rudesses.
Mais Babel les rançonne et pille leurs richesses ;
Tels sont les monts cornus, qui (avaricieux)
Monstrent l'or aux Enfers et les neiges aux Cieux.
« Les Temples du Payen, du Turc, de l'idolastre.
Haussent au Ciel (3) l'orgueil du marbre et de l'albastre.
(i) Var. Ms. Tronchin : boiront-ils plus la lie ?
(2) Var. Ms. Tronchin ; ces grands merveilles.
(3) Var. Ed. de 1616 :
Haussent dedans le Ciel et le marbre et Vaïbastre.
80 ŒUVRES POÉTIQUES
El Dieu seul, au désert pauvrement hébergé,
A basti tout le monde et n'y est pas logé !
« Les moineaux ont leurs nids, leurs nids les hirondelles ;
On dresse quelque fuye (i) aux simples colombelles;
Tout est mis à Tabry par le soin des mortels.
Et Dieu, seul immortel, n'a logis ni autels,
« Tu as tout l'Univers, où ta gloire on contemple.
Pour marchepied la terre et le Ciel pour un temple.
Où te chassera l'homme, ô Dieu victorieux ?
Tu possèdes le Ciel et les Cieux des hauts Cieux !
€ Nous faisons des rochers les lieux où l'on te presche (2),
Un Temple de l'estable, un autel de la crèche ;
Eux, du Temple un' estable aux asnes arrogants,
De la saincte maison la caverne aux brigands.
« Les premiers des chrestiens prioyent aux cimetières :
Nous avons fait ouir aux tombeaux (3) nos prières.
Fait sonner aux tombeaux le nom de Dieu le fort.
Et annoncé la vie au logis (4) de la mort.
« Tu peux faire conter ta louange à la pierre (5) ;
Mais n'as-tu pas tousjours ton marchepied en terre ?
Ne veux-tu plus avoir d'autres temples sacrez
Qu'un blanchissant amas d'os de morts asserrez (6) ?
« Les morts te loQront-ils ?Tes faicts grands et terribles
Sortiront-ils du creux de ces bouches horribles ?
N'aurons-nous entre nous que visages terreux,
(i) FuyCy de fuie, refuge. Petit colombier.
(2) Le texte des éd. de 1616 et s. 1. n. d. porte : OU on te prescbe,
(î) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : au Tombeau.
(4) Var, Ms. Tronchin : Aux logis.
(5) Var. Ms. Tronchin : Tu peux faire conter la louange.
(6) Var. Ed. s. 1. n. d. : morts massacre^.
LES TRAGIQUES 8£
Murmurant ta louange aux secrets de nos creux ?
• En ces lieux caverneux tes chères assemblées.
Des ombres de la mort incessamment troublées,
Ne feront-elles plus resonner tes saincts lieux.
Et ton renom voiler des terres dans les Cieux ?
« Quoy I serons-nous muets? serons-nous sans oreilles?
Sans mouvoir, sans chanter, sans ouïr tes merveilles ?
As-tu esteint en nous ton sanctuaire ? Non,
De nos temples vivans sortira ton renom.
• Tel est en cet estât le tableau de l'Eglise :
Elle a les fers aux pieds, sur les geennes assise,
A sa gorge la corde et le fer inhumain,
Un Pseaume dans la bouche et un luth en la main.
€ Tu aimes de ses mains la parfaicte harmonie :
Nostre luth chantera le principe de vie ;
Nos doigts ne sont point doigts que pour trouver tes sons (i)
Nos voix ne sont point voix (2) qu'à tes sainctes chansons.
• Mets à couvert ces voix que les pluies enrouent ;
Deschaine donc ces doigts, que sur ton Luth ils jouent ;
Tire nos yeux ternis des cachots ennuyeux,
Et nous monstre le Ciel pour y tourner les yeux.
« Soyent tes yeux adoucis à guérir nos misères (3),
Ton oreille propice ouverte à nos prières,
Ton sein desboutonné à loger nos souspirs.
Et ta main libérale à nos justes désirs.
« Que ceux qui ont fermé les yeux à nos misères.
(i) Var. Ms. Tronchin : 'Hjos doigts ne sont plus doigts que pour
tourner tes sons,
(2) Var. Ms. Tronchin : "Kos voix ne sont plus voix,
(3) Ces vers ainsi que les trois suivants ne se trouvent point dans
Ted. de 1616.
82 ŒUVRES POÉTIQUES
Que ceux qui n'ont point eu d'oreille à nos prieffes,
De cœur pour secourir, mais bien pour tourmenter,
Point de mains pour donner, mais bien pour nous oster,
« Trouvent tes yeux fermez à juger leurs misères :
Ton oreille soit sourde en oyant leurs prières ;
Ton sein ferré soit clos aux pitiez,aux pardons ;
Ta main sèche stérile aux bien-faicts et aux dons.
« Soient tes yeux clair-voyans à leurs péchez extrêmes,
Soit ton oreille ouverte à leurs cris de blasphèmes,
Ton sein desboutonné pour s'enfler de courroux,
Et ta main diligente à redoubler tes coups.
« Ils ont pour un spectacle et pour jeu le martyre ;
Le meschant rit plus haut que le bon n'y souspire ;
Nos cris mortels n'y font qu'incommoder leurs ris.
Les ris de qui l'esclat oste l'air à nos cris.
« Ils crachent vers la Lune, et les voûtes célestes
N'ont-elles plus de foudre et de feux et de pestes ?
Ne partiront jamais du throsne où tu te sieds
Et la Mort et l'Enfer qui dorment à tes pieds ?
« Levé ton bras de fer, haste tes pieds de laine ;
Venge ta patience en l'aigreur de ta peine (i) :
Frappe du Ciel Babel ; les cornes de son front
Desfigurent la terre et luy ostent son rond. »
(i) L*ed. de 1616 (de même que l'ed. s. 1. n. d.), porte : en
l'aigreur de la peine.
LES TRAGIQUES 83
'PRINCES (0
FLATTEURS, je VOUS Cil vcux ; je commence par vous
A desployer les traicts de mon juste courroux :
Serpents qui, retirez des mortelles froidures,
Tirez de pauvreté, eslevez des ordures
Dans le sein des plus Grands, ne sentez leur chaleur
Plustost que vous picquez de venin sans douleur
Celuy qui vous nourrit, celui qui vous appuyé :
Viperaux, vous ttiez qui vous donne la vie.
Princes, ne presiez pas le costé aux flatteurs :
Ils entrent finement, ils sont subtils questeurs.
Ils ne prennent aucun que celuy qui se donne ;
A peine de leurs lacqs voi-je sauver personne ;
Mesmes en les fuyant nous en sommes deçeus.
Et, bien que repoussez, souvent ils soîlt rejeus.
Mais en ce temps infect, tant vaut la menterie.
Et tant a pris de pied Tenorme flatterie.
Que le flatteur honteux, et qu[i] flatte a demi (2)
Fait son Roy non demi, mais entier ennemi.
Et qui sont les flatteurs ? Ceux qui portent les titres
De conseillers d'Estat ; ce ne sont plus belistres,
Gnathons (3) du temps passé : en chaire les flatteurs
Portent le front, la grâce et le nom de prescheurs ;
(i) Ce second livre est une satyre virulente de la cour des Valois.
(2) Var. Ed. de 1616 : Que le flatteur sans plus est tenu pour ami,
Cest crime envers les Grands que flatter à demi.
(î) Gnathons, personnage de V Eunuque, de Terence, parasite.
84 ŒUVRES POÉTIQUES
Le peuple ensorcelé, dans la chaire esmerveille
Ceux qui, au temps passé, chuchetoyent àVoreille,
Si, que par fard nouveau, vrais prévaricateurs,
Ils blasment les péchez desquels ils sont autheurs.
Coulent le mouscheron, et ont appris à rendre.
La louange cachée à Tombre du reprendre.
D'une feinte rigueur, d'un courroux simulé,
Donnent pointe d'aigreur au los emmiellé.
De tels coups son enfant la folle mère touche
La cuisse de la main et les yeux de la bouche.
Un prescheur mercenaire, hypocrite effronté.
De qui Sathan avoit le savoir achepté,
A-t-il pas tant cerché fleurs et couleurs nouvelles.
Qu'il habille en martyr le bourreau des fidèles ?
Il nomme bel exemple une tragique horreur.
Le massacre justice, un zèle la fureur ;
Il plaint un Roy sanglant (i), sur tout il le veut plaindre,
Qu'il ne peut (2) en vivant assez d'ames estreindre ;
Il fait vaillant celui qui n'a veu les hazards,
Studieux l'ennemi des lettres et des arts.
Chaste le mal-heureux (3), au nom duquel il tremble.
S'il lui faut reprocher les deux amours ensemble.
Et fidel' (4) et clément il a chanté le Roy
Qui, pour tuer les siens, tua sa propre foy (5).
Voilà comment le Diable est fait par eux un Ange,
(i) Charles IX.
(2) Var. Ed. s. 1. n. d. : Qu'il ns pût.
(3) Henri III.
Var. Ed. s. 1. n. d. : au nom duquel je tremble.
(4) Var. Ed. s. 1. n. d. : Et fidèle.
(s) Charles IX.
LES TRAGIQUES 85
Au chantre et au chanté vergongneuse louange.
Nos Princes sont louez, louez et vicieux,
L'escume de leur pus leur monte jusqu'aux yeux,
Plustost qu'ils n'ont du mal quelque voix véritable ;
Moins vaut l'utile vrai que le faux agréable,
Sur la langue d'aucun à présent n'est porté
Cet espineux fardeau qu'on nomme vérité.
Pourtant suis-je esbahy comment il se peut faire
Que de vices si grands on puisse encore extraire
Quelque goust pour louer, si ce n'est à l'instant
Qu'un Roy devient infect, un flatteur quant et quant
Croist, à l'envi du mal, une orde menterie.
Voilà comment de nous la vérité bannie.
Meurtrie et deschirée, est aux prisons, aux fers,
On esgare (i) ses pas parmy les lieux déserts.
Si quelquefois un fol, ou tel au gré du monde,
La veut porter en Cour, la vanité abonde
De moyens familiers pour la chasser dehors :
La pauvrette soustient mille playes au corps.
L'injure, le desdain, dont elle n'est faschée,
Souffrant tout à plaisir horsmis d'estre cachée (2).
Je l'ai prise aux déserts, et la trouvant au bord
Des isles des bannis, j'y ay trouvé la mort (3).
La voicy par la main, elle est marquée en sorte
Qu'elle porte un cousteau pour celuy qui la porte.
Que je sois ta victime, ô céleste beauté,
Blanche fille du ciel, flambeau d'Eternité;
(i) Var. Ed. de 1616 et s. 1. u. d.: Ou esgare.
(2) Var. Ed. de 1 616 : ...sa robe deschirée \ Et des pauvres bannis
et des Saincts révérée.
(3) Allusion de l'auteur à sa quatrième condamnation à mort.
6
86 ŒUVRES POÉTIQUES
Nul bon œil ne la voit qui transy ne se pasme ;
Dans celte pasmoison s'esleve au ciel tout ame.
L'enthousiasme apprend à mieux cognoistre(i) et voir ;
Du bien vient le désir (2), du désir vient Tespoir,
De Tespoir le dessein, et du dessein les peines,
Et la fin met à bien les peines incertaines (3).
Mais n'est-il question de perdre que le vent.
D'un vivre mal-heureux qui nous meurtrit souvent.
Pour contenter l'esprit, rendre l'ame délivre (4)
Des bourreaux, des menteurs qui se perdent pour vivre ?
Doi-je pour mes bastards tuer les miens, à fin
De fuir de ma vie une honorable fin ?
Parricides enfants, poursuivez ma misère.
L'honorable mal-heur ou l'heur de vostre père ;
Mourons, et en mourant laissons languir tous ceux
Qui, en flattant nos Rois, achètent, mal-heureux,
Les plaisirs de vingt ans d'une éternelle peine.
Qu'ils assiègent ardents un' oreille incertaine.
Qu'ils chassent halletans ; leur curée et leur part
Seront : dire, promettre, et un double regard :
Ces lasches serfs seront, au millieu des carnages
Et des meurtres sanglants, troublez en leurs courages ;
Les œuvres de leurs mains (quoi qu'ils soyent impiteux)
Feront dresser d'horreur et tomber leurs cheveux,
Transis en leurs plaisirs. O que la piaye est forte (5)
(i) Var. Ms. Tronchin : cannois tre.
(2) L'ed. s. 1. n. d. portait improprement : De bien voir le désir,
(3) Ces huit derniers vers manquent dans l'éd. de 1616.
(4) Forme ancienne. Pour : Vànu délivrée,
(^5) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. ; Transis en leurs plaisirs^ 6
que la playe est forte.
LES TRAGIQUES 87
Qui mesm' empuantit le pourry qui la porte !
Cependant, au miliieu des massacres sanglants
(Exercices et jeux aux desloyaux Tyrans),
Quand le peuple gémit sous le faix tyrannique.
Quand ce siècle n'est rien qu'une histoire tragique,
Ce sont farces et jeux toutes leurs actions ;
Un ris Sardonien peint leurs affections,
Bizarr' habits et cœurs, les plaisants se desguisent,
Enfarinez, noircis, et ces basteleurs disent :
Deschaussons le cothurne, et rions, car il faut
Jetter ce sang tout frais hors de nostre eschaffaut.
En prodiguant dessus mille fleurs espanchées.
Pour cacher nostre meurtre à l'ombre des jonchées.
Mais ces fleurs sécheront, et le sang recelé
Sera puant au nez, non aux yeux révélé.
Les délices des Grands s*envollent en fumée.
Et leurs forfaicts marquez teignent leur renommée.
Ainsy, lasches flatteurs, âmes qui vous ployez
En tant de vents, de voix, que siflîer vous oyez ;
O ploïables esprits, ô consciences molles,
Téméraires jouets du vent et des parolles 1
Vostre sang n'est point sang, vos cœurs ne sont point cœurs ;
Mesme il n'y a point d'ame en Tame des flatteurs ;
Car leur sang ne court pas, duquel la vive source
Ne bransle pas pour soy, de soy ne prend sa course ;
Et ces cœurs, non vrais cœurs, ces désirs, non désirs,
Ont au plaisir d'autruy l'aboi de leurs plaisirs.
Vous estes fils de serfs, et vos testes tondOes
Vous font ressouvenir de vos mères vendues (i).
(i) Cf : Le Roi s'amuse^ de Victor Hugo :
Au milieu des buées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées !
88 ŒUVRES POÉTIQUES
Mais quelle ame auriez-vous ? Ce cinquiesme élément
Meut de soy, meut autruy, source du mouvement ;
Et vostre asme, flatteurs, serfve de vostre oreille
Et de vostre œil, vous meut, d'inconstance pareille
Que le Caméléon : aussy faut-il souvent
Que ces Caméléons ne vivent que de vent.
Mais ce trop sot mestier n'est que la théorique
De l'autre qui apporte après soy la prattique ;
Un nouveau changement, un office nouveau,
D'un flatteur idiot fait un fin macquereau.
Nos anciens, amateurs de la franche justice,
Avoyent de fascheux noms nommé l'horrible vice :
Ils appelloyent brigand ce qu'on dit entre nous
Homme qui s'accommode, et ce nom est plus doux ;
Ils tenoyent pour larron un qui fait son mesnage.
Pour poltron un fi net, qui prend son avantage ;
Ils nommoyent trahison ce qui est un bon tour ;
Ils appelloyent putain une femme d'amour ;
Ils nommoyent macquereau un subtil personnage
Qui sçait solliciter et porter un message.
Ce mot maquerellage est changé en poulets.
Nous faisons faire aux grands ce qu'eux à leurs valets ;
Nous honorons celuy qui entr'eux fut infâme ;
Nul esprit n'est esprit, nulle ame n'est belle ame.
Au période infect de ce siècle tortu.
Qui à ce poinct ne fait tourner toute vertu.
On cerche donc une ame et tranquille et modeste.
Pour sourdement cacher cette mourante peste ;
On cerche un esprit vif, subtil, malicieux.
Pour ouvrir les moyens et desnoûer les nœuds,
La longue expérience assez n'y est experte ;
LES TRAGIQUES 89
Là souvent se prophane une langue diserte ;
L'éloquence, le luth et les vers les plus beaux,
Tout ce qui louoit Dieu, es mains des macquereaux
Change un Pseaume en chanson, si bien qu'il n'y a chose (i)
Sacrée à la vertu que le vice n'expose.
Où le désir brusiant, où la prompte fureur.
Où le traistre plaisir faict errer nostre cœur.
Et quelque feu soudain promptement nous transporte
Dans le sueil (2) des péchez, trompez en toute sorte.
Le macquereau est seul qui pèche froidement.
Qui, tous-jours bourrelé de honte et de tourment,
Vilainement forcé, pas après pas, s'avance,
Retiré des chaisnons de quelque conscience.
Le vilain, tout tremblant, craintif et refronché (3)
Mesme montre en péchant le nom de son péché.
Tout vice tire à soy quelque prix ; au contraire,
Ce vice qui ne sent rien que la gibecière.
Le coquin, le bissac, a pour le dernier pris,
Par les veilles du corps et celle des esprits,
La ruine des deux : le Ciel pur, de sa place,
Ne void rien ici bas qui trouble tant sa face ;
(i) Change un pseaume en chanson. Florimond de Rœniond rap-
porte que Henri II avait adopté le psaume Ainsi qu'on oyt le cerf
bruire, qu'il chantait à la chasse, sans doute sur un air de fanfare ;
que Diane de Poitiers avait pris pour elle, c'est-à-dire pour son
royal amant, le psaume Du fond de ma pensée, qu'elle chantait en
volte (sorte de valse) ; que la reine avait choisi 'bLfi veuille:^ pas, 6
Sire, qu'elle chantait sur le « chant des bouffons ». Hist. de la
naissance de l'Hérésie, 1610, in-4, p. 1045. (Charles R^ad : Ed. des
Tragiques, Notes bibliogr. et philologiques).
(2) Lire : seuil.
(3) Lire : renfrongné, renfrogné.
90 ŒUVRES POÉTIQUES
Rten ne noircit si tost le Ciel serain et beau
Que rhalelne et que Toeil d'un transi macquereau.
II est permis aux Grands, pourveu que l'un ne face
De l'autre le mestier et ne change de place.
D'avoir renards, chevaux, et singes et fournis.
Serviteurs esprouvez, et fidèles amis :
Mais le malheur advient que la sage finesse
Des renards, des chevaux la nécessaire adresse,
La vistesse, la force, et le cœur aux dangers.
Le travail des fourmis, utiles mesnagers,
S'employe aux vents, aux coups, ils se plaisent d'y estre :
Tandis le singe prend à la gorge son maistre.
Le fait haïr s'il peut à nos Princes mignons,
Qui ont beaucoup du singe, et fort peu des lions;
Qu'advient-il de cela ? Le bouffon vous amuse.
Un renard ennemi, vous fait cuire sa ruse.
On a pour œconome un plaisant animal.
Et le Prince combat sur un singe à cheval.
ROYS, que le vice noir asservit sous ses loix
Esclaves de péché, forcaires, (i) non pas Rois,
De vos affections, quelle fureur despite
Vous corrompt, vous esmeut, vous pousse et vous invite (2)
A tremper dans le sang vos sceptres odieux.
Vicieux commencer, achever vicieux.
Le règne insupportable et rempli de misères
Dont le peuple poursuit la fin par ses prières ?
(i) Forcaires, forçats.
(2) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : et vous agite.
LES TRAGIQUES QI
Le peuple estant le corps et les membres du Roy,
Le Roy est chef du peuple, et c'est aussi pourquoy
La teste est frénétique et pleine de manie
Qui ne garde son sang pour conserver sa vie,
Et le chef n'est plus chef quand il prend ses esbats
A coupper de son corps les jambes et les bras.
Mais ne vaut-il pas mieux, comme les traistres disent.
Lors que les accidents les remèdes mesprisent (i)
Quand la plaie noircit et sans mesure croist,
Quand premier à nos yeux la gangrené paroist,
Ne vaut-il pas bien mieux d'un membre se deffaire
Qu'envoyer laschement tout le monde au suaire ?
Tel aphorisme est bon ^lors qu'il faut curer
Le membre qui se peut sans la mort séparer :
Mais non lors que l'amas de tant de maladies
Tient la masse du sang, ou les nobles parties,
Que le cerveau se purge et sente que de soy
Coule du mal au corps, duquel il est le Roy.
Ce Roy donc n'est plus Roy, mais monstrueuse beste,
Qui au haut de son corps ne fait devoir de teste :
La ruine et l'amour sont les marques à quoy
On peut connoistre à l'œil le Tyran et le Roy :
L'un desbrise les murs et les loix de ses villes.
Et l'autre à conquérir met les armes civiles ;
L'un cruel, l'autre doux, gouvernent leurs subjects
En valets par la guerr' (2), en enfants par la paix ;
L'un veut estre haï, pourveu qu'il donne crainte ;
L'autre se faict aimer, et veut la peur esteinte ;
Le bon chasse les loups, l'autre est loup du troupeau ;
(1) Var. Ed. s. 1. n. d. : les remèdes maistrisent,
(2) Le texte de Ted. s. 1. n. d. porte : guerre.
92 ŒUVRES POÉTIQUES
Le Roy veut la toison, l'autre cerche (i) la peau ;
Le Roy fait que la voix du peuple le bénie.
Mais le peuple en ses vœux maudit la Tyrannie.
Voici quels dons du Ciel, quels Thresors, quels moyens,
Requeroyent en leurs Roys les plus sages Payens.
Voici quel est un Roy (2) de qui le règne dure.
Qui establit sur soy pour Roine la Nature,
Qui craint Dieu, qui esmeut pour Taffligé son cœur,
Entrepreneur, prudent, hardi exécuteur.
Craintif en prospérant, dans le péril sans crainte,
Au conseil sans chaleur, la parole sans feinte ;
Imprenable aux. flatteurs, gardant l'ami ancien.
Chiche de Tor public, tres-liberal du sien ;
Père de ses subjects, amy du misérable.
Terrible à ses haineux, mais à nul mesprisable ;
Familier non commun, aux Domestiques doux ;
Effroyable aux meschans, équitable envers tous ;
Faisant que Thumble espère et que l'orgueilleux tremble,
Portant au front la crainte et l'amour tout ensemble (3),
Pour se voir des plus hauts et plus subtils esprits
Sans haine redouté, bien aimé sans mespris ;
Qui ait le cœur dompté (4), que sa main blanche et pure
Soit nette de l'autruy, sa langue de l'injure ;
Son esprit à bien faire employé ses plaisirs ;
Qu'il arreste son œil de semer des désirs (5) ;
(i) Lire : Cherche.
(2) Var. Ms. Tronchiii : Voicy quel est le Roy.
(3) Var. Ed. s. 1. n. d. : Portant au front l'amour et la peur tout
ensemble.
(4) Var. Ms. Tronchin : Qu'il ait le cœur dompté...
(5) Ces huit derniers vers manquent dans l'éd. de 1616.
LES TRAGIQUES qS
Debteur aux vertueux, persécuteur du vice.
Juste dans sa pitié, clément en sa justice.
Par ce chemin Pon peut, régnant en ce bas lieu,
Estre dieu secondaire, ou image de Dieu.
Ça esté, c'est encor une dispute antique.
Lequel, du Roy méchant ou du conseil inique,
Est le plus supportable : hé ! (i) nous n'avons de quoy
Choisir un faux conseil ni un inique Roy I (2)
De ruiner la France au conseil on décide ;
Le François en est hors, l'Espagnol y préside ;
On foule l'orphelin, le pauvre y est vendu ;
Point n'y est le tourment de la vefve entendu ;
Du cerveau féminin l'ambitieuse envie
Leur sert là de principe et de tous est suivie ;
Là un Prestre apostat (3), prévoyant et rusé.
Veut, en ployant à tous (4) de tous estre excusé ;
L'autre, pensionnaire et valet d'une femme.
Employé son esprit à engager son ame ;
L'autre faict le Royal (5), et, flattant les deux parts.
Veut trahir les Bourbons, et tromper les Guisards (6).
Un Charlatan de Cour y vend son beau langage,
(i) Var. Ms. Tronchin : Ha I
(2) Le sens veut : et un inique Roy I
(?) Qjielques commenuteurs, M. Lalanne entr'autres, suppose
qu'il s'agit de Jacques Davy, cardinal du Perron, évêque d'Evreux,
puis archevêque de Sens, né à Berne en 1556, mort en 1618. Fils
d'un ministre calviniste, du Perron s'était converti au catholicisme
(Cf .Confession catholique du sieur de Sancy).
(4) Var. Ms. Tronchin : Veut, en ploiant à tout.,,
(5) Pibrac (Guy du Faur, seigneur de), conseiller d'Etat, orateur
et poète. On lui doit des Quatrains moraujc^plusieurs fois réimprimés.
(6) Var. Ms. Tronchin : et flatter les Guisards.
6.
94 ŒUVRES POÉTIQUES
Un bourreau froid, sans ire, y conseille un carnage ;
Un boiteux estranger (i) y bastit son thresor.
Un autre faux François trocque son ame à l'or ;
L'autre, pour conserver le profitable vice,
Ne promet que justice, et ne rend qu'injustice.
Les Princes là dessus achètent finement
Ces traistres, et sur eux, posent leur fondement.
On traitte des moyens et des ruses nouvelles
Pour succer et le sang et les chiches moelles
Du peuple ruiné ; on fraude de son bien
Un François naturel pour un Italien.
On traitte des moyens pour mutiner les villes,
Pour nourrir les flambeaux de nos guerres civiles.
Et le siège establi pour conserver le Roy
Ouvre au peuple un moyen pour luy donner la Loy ;
Et c'est pourquoy on a pour cette Comédie
Un asne Italien, un oiseau d'ArCadie (2),
Ignorant et cruel, et qui, pour en avoir,
Sçait bien ne toucher rien, n'oûir rien, ne rien voir.
C'est pourquoy vous voyez sur la borne de France
Passer à grands thresors cette chiche substance
Qu'on a tiré du peuple au milieu de ses pleurs.
François, qui entretiens et gardes tes voleurs.
Tu sens bien ces douleurs, mais ton esprit n'excède
(i) Louis de Gonzague, duc de Nevers, mort en 1595. L'un des
principaux conseillers de la Saint-Barthélémy. Il avait été estropié
en 1567 dans un combat contre les Huguenots (Cf. Âubigné : His-
toire universelle, Ed. de 1626, T. I. 1. IV, ch. 12).
(2) René de Birague, Milanois, qui devint chancelier de France
après la Saint-Barthélémy. De Thou parle de son ignorance et de
son peu d'éloquence, qui excitèrent les rires du Parlement au lit de
justice tenu en 1583 (Cf. L'Estoile).
LES TRAGIQUES QS
Le sentiment du mal pour trouver le remède ;
Le conseil de ton Roy est un bois arrangé
De familliers brigands où tu es esgorgé.
Encor la tyrannie, aux François redoutable (i),
Qui s'est lié les poings pour estre misérable,
Te faict prendre le fer pour garder tes bourreaux.
Inventeurs de tes maux journellement nouveaux.
Au conseil de ton Roy, ces poincts encor on pense
De te tromper tousjours d'une vaine espérance ;
On machine le meurtre et le poison de ceux
Qui voudroyent bien chasser les loups ingénieux ;
On traitte des moyens de donner recompense
Aux macquereaux des Roys, et, avant la sentence,
On confisque le bien au riche, de qui Tor
Sert en mesme façon du membre de Castor ; (2)
On reconnoist encor les bourreaux homicides,
Les verges des Tyrans aux despens des subsides,
Sans honte et sans repo , les serfs plus abbaissez.
Humbles pour dominer, ;e trouvent avancez
A servir, adorer. Une autre bande encore.
C'est le conseil sacré qui la France dévore.
(1) Dans Ted. de 1616 ainsi que dans celle s. 1. n. d., ce vers n'a
pas été imprimé en entier. Cf. Ed. de 1616 :
Encor ce aux François redoubtabU,
Cf. Ed. s. 1. n. d. :
Encor aux François redoutable.
C'est une lacune regrettable que ne parvient pas à remplir le texte
du Ms. Tronchin. L'ed. Lalanne porte : Encor ce cardinal.
(2) Allusion à une croyance populaire ancienne, d'après laquelle
le Castor poursuivi coupait avec ses dents le sac contenant le parfum
auquel en voulait le chasseur. — Var. Ed. de 1616 et sA.n. d. : de
membre et de Castor.
gÔ ŒUVRES POÉTIQUES
Ce conseil est meslé de putains et garçons.
Qui, doublans et triplans en nouvelles façons
Leur plaisir abruti du faix de leurs ordures,
Jettent sur tout conseil leur sentences impures.
Tous veillent pour nourrir cet infâme trafic,
Cependant que ceux-là qui, pour le bien public,
Veillent à l'équité, deffendent la justice,
Establissent les loix, conservent la police.
Pour n'estre de malheurs (i) coulpabîes artisans,
Et pour n'avoir vendu leur ame aux Courtisans,
Sont punis à la Cour, et leur dure sentence
Sent le poix inégal d'une injuste balance.
Ceux-là qui, despendants leurs vies en renom.
Ont prodigué leurs os aux bouches du canon (2).
Lorsque ces pauvres fols, esbranchez de leurs membres.
Attendent le Conseil et les Princes aux chambres.
Ils sont jettez arrière, et un bouffon bavant (3)
Blessera le blessé pour se pousser devant.
Pour ceux-là n'y a point de finance en nos comptes.
Mais bien les hoche-nez (4), les opprobres, les hontes.
Et au lieu de Tespoir d'estre plus renommez,
Ils donnent passetemps aux muguets parfumez.
Nos Princes ignorants tournent leurs louches (5) veties.
Courants à leurs plaisirs eshontez par les rues (6),
(i) Var. Ms. Tronchin : Pour n'estre des malheurs,
(2) Var. Ed. de 1616 : aux rages du canon.
(5) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : bravant.
(4) Lire : hocbe-ne:^, marque de mécontentement.
($) Var. Ed. de 161 6 : leurs tristes.
(6) Voir sur les débauches de Henri III et de ses courtisans le
Journal de Tierre de VEstoile.
LES TRAGIQUES 97
Tous ennuyez d'ouïr tant de fascheuses voix.
De voir les bras de fer et les jambes de bois,
Corps vivants à demi, nez (i) pour les sacrifices
Du plaisir de nos Rois, ingrats de leurs services.
Prince, comment peux-tu celuy abandonner.
Qui pour toy perd cela que tu ne peux donner?
Misérable vertu pour néant désirée,
Trois fois plus misérable, et trois fois empirée.
Si la discrétion n'apprend aux vertueux
Quels Rois ont mérité que l'on se donne à eux :
Pource que bien souvent nous souffrons peines telles,
Soustenans des plus grands les injustes querelles,
Valets de Tyrannie, et combattons exprès
Pour establir le joug qui nous accable après.
Nos pères estoyent francs ; nous qui sommes si braves.
Nous lairrons (2) des enfants qui seront nez (3) esclaves (4) I
Ce thresor précieux de nostre liberté
Nous est par les ingrats injustement osté :
Les ingrats, insolents à qui leur est fidelle,
Et libéraux de crainte à qui leur est rebelle.
Car à la force un grand conduit sa volonté.
Dispose des bien-faicts par la nécessité,
Tient l'acquis pour acquis, et pour avoir ouy dire
Que le premier accueil aux François peut suffire.
Aux anciens serviteurs leur bien n'est départi.
Mais à ceux qui sans dons changeroyent de parti.
(i) Lire : nés,
(2) Lire : Nous laisserons.
(3) Lire : nés.
(4) Le texte du Ms. Tronchin donne improprement : qui nous
seront esclaves.
98 ŒUVRES POÉTIQUES
Garder bien l'acquestê (i) n'est une venu moindre
Qu'acquérir tous les jours et le nouveau adjoindre
Les Princes n'ont pas sçeu que c'est pauvre butin
D'esbranler l'asseuré pour chercher l'incertain ;
Les habiles esprits, qui n'ont point de nature
Plus tendre que leur Prince, ont un vouloir qui dure
Autant que le subject, et en servant les Rois
Sont ardens comme feu tant qu'il trouve du bois.
AIGLE né dans le haut des plus superbes aires (2),
Ou bien œuf supposé, puis que tu dégénères,
I>egeneré Henry (3), hypocrite, bigot.
Qui aimes moins jouer le Roy que le cagot.
Tu voles un faux gibier, de ton droict tu t'eslongne (4).
Ces corbeaux se paistront un jour de ta charongne.
Dieu t'occira (5) par eux : ainsi le faulconnier.
Quand l'oiseau trop de fois a quitté son gibier.
Le bat d'une corneille, et la foule à sa veue.
Puis d'elle (s'il ne peut le corriger), le tue.
Tes prestres par la rue à grands troupes conduicts
N'ont pourtant pu celer l'ordure de tes nuicts :
Les crimes plus obscurs n'ont pounant peu se faire
Qu'ils n'esclattent en l'air aux bouches du vulgaire :
Des citoyens oisifs l'ordinaire discours
(i) aquesté, du verbe acquester, acquérir.
(2) Aires ou ayres, nids.
(3) Henri m.
(4) tu Veshngntt tu t'éloignes.
(5) Vadante. Ms. Tronchin : tirera par eux.
LES TRAGIQUES 99
Est de solenniser les vices de nos cours :
L'un conte les amours de nos sales Princesses,
Garces de leurs valets, autresfois leurs maistresses.
Tel fut le beau Sénat des trois (i), et des deux sœurs (2),
Qui joûoyent en commun leurs gens et leurs faveurs,
Trocquoyent leurs estalons, estimoyent à louange
Le plaisir descouvert, l'amour libre et le change (3) :
Une autre, n'ayant peu se saouler de François,
Se coule à la minuict au lict des Escossois,
Le tison qui l'esveille, et l'embrase et la tûe
Lui faict pour le plaisir mespnser bruict et vetie :
Les jeunes gens, la nuict, pipez et enlevez
Du lict au cabinet, las et recreus (4) trouvez :
Nos Princesses, non moins ardentes que rusées.
Osent dans les bordeaux (5) s'exposer desguisées :
Sous le chappron carré vont recevoir le prix
Des garces (6) du Hulleu (7), et portent aux maris.
Sur le chevet sacré de leur sainct mariage,
La senteur des bourdeaux (8), et quelque pire gage,
(i) Allusion aux trois fils de Henri II. (Cf. Divorce SatyriqueeX
Mémoires d* Agrippa d'Aubigné.)
(2) Les divers commentateurs, Lalanne et Legouëz, entr*autres,
supposent qu'il s'agit ici de la duchesse de Montpensier et de sa
belle sœur, la duchesse de Guise.
(3) Cf. Journal de Henry III, etc. et Divorce Satyrique,
(4) Recreus, las, excédés, de fatigue.
(5) Ms. Tronchin : Bourdeaux.
(6) Le texte, fautif, éd. de 161 6 et s. 1. n. d. porte : grâces.
(7) Hulleu, pour Hurleur, nom de deux rues de Paris, ancien-
nement désignées sous le nom du Petit et du Grand Hurleur, où
habitaient des filles de mauvaise vie.
(8) Ms. Tronchin : senteur du bourdeau.
100 ŒUVRES POÉTIQUES
Elles esprouvent tout, on le void, on le dit.
Cela leur donne vogue et hausse leur crédit :
Les filles de la Cour sont galantes honnestes.
Qui se font bien servir, moins chastes, plus secrettes.
Qui sçavent le mieux feindre un mal pour accoucher ;
On blasme celle-là qui n'a pas sçeu cacher.
Du Louvre les retraits sont hideux cimetières
D*enfants, vuidez, tuez par les Apotiquaires :
Nos filles ont bien sçeu quelles receptes font
Massacre, dans leur flanc, des enfans qu'elles ont.
Je sens les froids tressauts de frayeur et de honte,
Quand sans crainte tout haut le fol vulgaire conte
D'un coche qui, courant Paris à la minuit,
Vole une sage femme, et la bande (i) et conduit
Prendre, tuer l'enfant d'une Roine masquée (2),
D'une brutalité pour jamais remarquée.
Que je ne puis conter, croyant, comme François,
Que le peuple abusé envenime ses voix
De monstres inconnus : de la vie entamée
S'enfle la puanteur comme la renommée :
Mais je croi bien aussi que les plus noirs forfaicts
Sont plus secrettement et en ténèbres faicts :
Quand on monstre celui, qui, en voulant attendre
Sa damé au galetas (3), fut pris en pensant prendre.
Et puis, pour appaiser, et demeurer amis,
Le violeur souffrit ce qu'il avait commis.
(i) Et lui bande les yeux.
(2) Allusion aux amours de Marguerite de Valois. (Cf. * Divorce
Satyrique.)
(3) Le texte de Ted. s. l'. n. d. portait ? galatas.
LES TRAGIQUES 10 1
Quand j'oy qu'un Roy (i) transi, effrayé du tonnerre.
Se couvre d'une voûte et se cache sous terre,
S'embusque de lauriers, fait les cloches sonner :
Son péché poursuivi, poursuit de Festonner.
Il use d'eau lustrale, il la bqit, la consomme
En clysteres infects ; il fait venir de Rome
Les cierges, les Agnus que le Pape fournit,
Bousche tous ses conduits d'un charmé grain-bénit (2) ;
Quand je voy cornposer une messe complette.
Pour repousser le Ciel, inutile amulette ;
Quand la peur n'a cessé, par les signes de croix,
Le brayer de Massé (3), ni le froc de François (4),
Tels spectres inconnus font confesser le reste.
Le péché de Sodome et le sanglant inceste
Sont reproches joyeux de nos impures cours.
UN père, deux fois père, employa sa substance
Pour enrichir son fils des thresors de science ;
En couronnant ses jours de ce dernier dessein.
Joyeux, il espuiza ses coffres et son sein.
Son avoir et son sang : sa peine fut suivie
D'heur, a parachever le présent de la vie.
Il voit son fils sçavant, adroict, industrieux,
(i) Henri III. (Cf. Confession du sieur de Sancy, LI. Ch. 7 : Des
Reliques et dévotion du feu Roy, éd. annotée par Le Duchat.)
(2) Cf. Journal de VEstoile. — Confession de Sancy. L. I, chap. VII :
Des reliques et dévotions du feu roi,
(3) ihCassé, ou !^{acé, cordelier.
(4) Saint-François, patron des cordeliers.
102 ŒUTftES POÉTIQUES
Mesié dans les secrets de Nature et des Cieux,
Raisonnant sur les loLx, les mœurs et la police :
L'esprit sçavoh tout art, le corps tout exercice.
Ce vieil François, conduit par une antique loj.
Consacra cette peine et son fils à son Roj ;
L'equippe ; il vient en cour : là cette ame nouvelle.
Des vices monstrueux, ignorante pucelle(i),
Void force hommes bien faicts, bien morgans (a), bien vesta
11 pense estre arrivé a la foire aux vertus ;
Prend les occasions qui sembloyent les plus belles
Pour installer premier ses intellectuelles :
Se laisse convier, se conduisant ainsi
Pour n'estre ni entrant, ni retenu aussi.
Tous jours respectueux, sans se faire de feste :
II contente celuy qui Tailaque et i'arreste,
11 ne trouve auditeurs qu'ignorans envieux,
Diffamans le sçavoir des noms ingénieux.
S'il trousse i'epigramme ou la stance bien faicte.
Le voilà descouvert, c'est faict, c'est un Poëte ;
S'il dict un mot salé, il est bouffon, badin ;
S'il danse un peu trop bien, saltarin (3), baladin :
S'il a trop bon fleuret, escrimeur il s'appelle ;
S'il prend l'air d'un cheval, c'est un saltin-bardelle (4) ;
Si avec art il chante, il est un Musicien ;
Philosophe, s'il presse, un bon Logicien (5) ;
(i) Le texte de Ted. s. 1. n. d. porte : ignorante et puceîle.
(2) Morgans, ayant de la morgue, arrogants.
(5) Saltarin, de Titalien Saltarino, sauteur.
(4) Saltin-bardelle, mot formé de l'italien, comme saltimbanque.
Saltinf corruption du verbe saltarer, sauter ; bardelle, sorte de selle.
De la force d'un écuyer de profession.
($) Variante. Ed. s. l. n. d. : en hon Logicien,
LES TRAGIQUES lOS
S'il frappe là dessus et en met un par terre,
C'est un fendant qu'il faut saller après la guerre :
Mais si on sçait qu'un jour, a part, en quelque lieu
Il mette genouil bas, c'est un prieur de Dieu.
Cet esprit offensé dedans soy se retire.
Et comme en quelque coing se cachant il souspire,
Voicy un gros amas, qui emplit jusqu'au tiers
Le Louvre de soldats, de braves chevaliers
De noblesse parée : au milieu de la nue
Marche un Duc (i), dont la face au jeune homme inconniie.
Le renvoyé au conseil d'un page traversant.
Pour demander le nom de ce Prince passant;
Le nom ne le contente, il pense, il s'esmerveille.
Tel mot n'estoit jamais entré en son oreille ;
Puis cet estonnement soudain fut redoublé
Alors qu'il vil le Louvre aussi tost dépeuplé
Par le sortir d'un autre au beau millieu de Tonde
De Seigneurs l'adorans comm' un Roy de ce monde.
Nostre nouveau venu s'accoste d'un vieillard,
Et pour en prendre langue il le tire à l'escart :
Là il apprit le nom dont l'histoire de France
Ne luy avoit donné ne vent, ne connoissance (2)
Ce Courtisan grison, s'esmerveillant de quoy
Quelqu'un mesconnoissoit les mignons de son Roy,
Raconte leurs grandeurs, comment la France entière.
Escabeau de leurs pieds, leur estoit tributaire.
A l'enfant, qui disoit : — Sont-ils grands terriens.
Que leur nom est sans nom par les historiens ?
(i) Aubigné fait sans doute, selon Ludovic Lalanne, allusion à
Louis de Lavalette, duc d'Epernon, un de ses plus violents ennemis.
(2] Pour : ni vents, ni connaissance. Forme surannée.
104 ŒUVRES POÉTIQUES
Il respond : — Rien du tout,ils sont mignons du Prince.
— Ont-ils sur l'Espagnol conquis quelque province ?
Ont-ils par leur conseil relevé un mal-heur,
Délivré leur païs par extrême valeur ?
Ont-ils sauvé le Roy, commandé quelque armée ?
Et par elle gaigné quelq'heureuse journée (i) ?
A tout fut respoiidu : — Mon jeune homme, je croy
Que vous estes bien neuf, ce sont mignons du Roy.
Ce mailvais courtisan, guidé par la colère,
Gaigne logis et lict ; tout vient à lui desplaire,
Et repas, et repos ; cet esprit transporté
Des visions du jour par idée infecté,
Void dans une lueur sombre, jaunastre et brune.
Sous l'habit d'un rezeul (2), l'image de Fortune,
Qui entre à la minuict, conduisant des deux mains
Deux enfans nuds bandez ; de ces frères germains
L'un se peint fort souvent, l'autre ne se void guère,
Pource qu'il a les yeux et le cœur par derrière :
La bravache s'avance, envoyé brusquement
Les rideaux ; elle accoUe et baize follement
Le visage effrayé. Ces deux enfans estranges (3),
Sautez dessus le lict, peignent des doigts les franges.
Alors Fortune, mère aux estranges amours,
Courbant son chef paré de perles et d'atours.
Desploie tout d'un coup mignardises et langue,
Faict de baisers les poincts d'une telle harangue :
— « Mon fils, qui m'as esté desrobé du berceau,
(i) Le texte de l'ed. s. 1. n. d. porte : quelque heureuse journée,
(2) Re^^euly réseau, vêtement à mailles. Ici Fauteur veut désigner
un voile.
(5) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d.: Le visage effrayé : ces deux„,cxc.
LES TRAGIQUES I05
Pauvre enfant mal-nourri, innocent jouvenceau,*
Tu tiens de moy, ta mère, un assez haut courage.
Et j*ay veu aujourd*huy aux feux de ton visage
Que le dormir n'auroit pris ni cœur ni esprits
En la nuict qui suivra le jour de ton mespris :
Embrasse, mon enfant, mal nourri par ton père.
Le col et les desseins de Fortune ta mère ;'
Comment, mal conseillé, pipé, trahy, suis-tu
Par chemin espineux la stérile Vertu ?
Cette sotte par qui me vaincre tu essayes
N'eut jamais pour loyer que les pleurs et les playes,
De Tesprit et du corps les assidus tourments,
L'envie, les soupçons et les bannissements.
Qui pis est, le desdain : car sa trompeuse attente
D'un vain espoir d'honneur la vanité contente.
De la pauvre vertu l'orage n'a de port
Qu'un havre tout vaseux d'une honteuse mort.
Es-tu point envieux de ces grandeurs Romaines ?
Leurs rigoureuses mains tournèrent par mes peines
Dedans leur sein vaincu leur fer victorieux.
Je t'espiois ces jours lisant, si curieux,
La mon du grand Senecque et celle de Thrasée,
Je lisois par tes yeux en ton ame embrasée
Que tu enviois plus Senecque que Néron,
Plus mourir en Caton que vivre en Ciceron ;
Tu estimois la mort en liberté plus chère
Que tirer en servant une haleine précaire.
Ces termes spécieux sont tels que tu conclus
Au plaisir de bien estre, ou bien de n'estre plus.
Or, sans te surcharger de voir les morts et vies
Des anciens qui faisoyent gloire de leurs folies,
I06 ŒUVRES POÉTIQUES
Que ne vois-tu ton siècle, ou n'aprehendes-tu
Les succès des enfants aisnez de la vertu ?
Ce Bourbon (i) qui, blessé, se renfonce en la presse,
Tost assommé, trainé sur le dos d'une asnesse ;
L'Admirai (2), pour jamais sans surnom trop connu.
Meurtri, précipité, traisné, mutilé, nud ;
La fange fut sa voye au triomphe sacrée.
Sa couronne un collier, Mont-Faucon son trophée,
Voy sa suitte aux cordeaux, à la roue, aux posteaux.
Les plus heureux d'entre eux quitte pour les couteaux.
De ta Dame loyers, qui paye, contemptible.
De rude mort la vie hazardeuse et pénible :
Lis, curieux, l'histoire, en ne donnant point lieu,
Parmy ton jugement, au jugement de Dieu.
Tu verras ces vaillans, en leurs vertus extrêmes.
Avoir vescu gehennez, et estre morts de mesmes.
Encor, pour l'advenir, te puis-je faire voir
Par l'aide des Démons, au Magicien miroir.
Tels loyers receus ; mais ta tendre conscience
Te faict jetter au loing cette brave science ;
Tu verrois des valeurs le bel or monnoyé
Dont bien tost se verra le Parnrkesan (3) payé.
En la façon que fut salarié Gonsalve (4),
(i) Louis, prince de Condé, pris et tué à la bataille de Jarnac.
Son corps fut mis sur le dos d'une ânesse. (Cf. Aubigné : Hist,
Universelle).
(2) Coligny.
(3) Alexandre Farnèse, prince de Parme, mort en 1592, général
au service de Philippe II ; il vint deux fois en France, au secours
de Paris et de Rouen assiégés par Henri IV.
(4) Gonzalve deCordoue (1443 -15 15).
LES TRAGIQUES IO7
Le brave duc d'Austrie (i) et l'enragé duc d'Alve(2).
Je voy un prince Anglois, courageux par excez,
A qui Tanîour quitté faict un rude procez (3) ;
Licols, poisons, couteaux, qui payent en Savoye
Les prompts exécuteurs ; je voy cette monnoye
En France avoir son cours ; je voy lances, escus.
Cœurs et nom des vainqueurs soubs les pieds des vaincus.
O de trop de mérite impiteuse mémoire l
Je voy les trois plus hauts instrumens de victoire,
L'uu à qui la colère a pu donner la mort,
L'autre sur l'eschafaut, et le tiers sur le bord.
Jette Pœil droict ailleurs, regarde l'autre bande.
En large et beau chemin plus splendide et plus grande ;
Au sortir des berceaux ce prospérant troupeau
A bien tasté des Arts, «lais n'en prit que la peau.
Eut pour borne ce mot : Assez pour Gentil-homme.
Pour sembler vertueux en peinture, ou bien comme
Un singe porte en soy quelque chose d'humain.
Aux gestes, au visage, au pied et à la main.
Ceux-là blasment toujours les affligés, les fuyent.
Flattent les prospérants, s'en servent, s'en appuyent(4).
Ils ont veu des dangers assez pour en conter.
Ils en content autant qu'il faut pour se vanter ;
(i) Don Juan d'Autriche, le vainqueur de Lépante (i 548-1 578).
(2) Fernand Alvarez de Tolède, duc d'Albe, célèbre par ses
cruautés plus encore que par ses victoires (1508-1582). (Cf. Bran-
tôme.)
(3) Le Comte d'Essex, favori d'Elisabeth, décapité comme cons-
pirateur, en 1601.
(4> Ces cinq derniers vers manquent dans l'ed. de 1616. On ne
trouve que celui-ci : Pour sembler vertueux comme un singe fait
Vhomme,
I08 ŒUVRES POÉTIQUES
Lisant, ils ont pillé les poinctes pour escrire ;
Ils sçavent en jugeant admirer ou sousrîre,
Louer tout froidement, si ce n'est pour du pain ;
Renier son salut quand il y va du gain,
Barbets des favoris, premiers à les connoistre.
Singes des estimez, bon eschos de leur maistre :
Voilà à quel sçavoir il te faut limiter,
Que ton Esprit ne puisse u[n] Juppin irriter :
11 n'aime pas son juge, il le frappe en son ire ;
Mais il est amoureux de celuy qui l'admire.
Il reste que le corps, comme Taccoustrement,
Soit aux lois de la Cour, marcher mignonnement.
Traîner les pieds, mener les bras, hocher la teste.
Pour branler à propos d'un pennache (i) la creste.
Garnir et bas et haut de roses et de nœuds,
Les dents de muscadins (2), de poudre les cheveux ;
Fay-toy dedans la foule une importune voye.
Te montre ardant à voir afin que Ton te voye,
Lance regards tranchants pour estre regardé,
Le teint de blanc d'Espagne et de rouge fardé ;
Que la main, que le sein y prennent leur partage ;
Couvre d'un parasol en esté ton visage.
Jette (comme effrayé) en fefnme quelques cris,
Mesprise ton effroy par un traistre sousris,
Fais le bègue, le las, d'une voix molle et claire.
Ouvre ta languissante et pesante paupière ;
Sois pensif, retenu, froid, secret et finet :
Voilà pour devenir garce du Cabinet,
A la porte duquel laisse Dieu, cœur et honte,
(i) Tennaebe, panache.
(2] Muscadins, pastilles de musc.
LES TRAGIQUES lOQ
. Ou je travaille en vain en te faisant ce conte.
Mais quand ton fard sera par le temps décelé.
Tu aurî^s l'œil rougi, le crâne sec, pelé.
•Ne sois point affranchi (i) par les ans du service.
Ni du joùg qu'avoit mis sur ta teste le vice ;
Il faut estre garçon pour le moins par les vœux.
Qu'il n'y ait rien ed toi de blanc que les cheveux.
Quelque jour tu verras un chauve, un vieux eunuque.
Faire porter en cour aux hommes la perruque ;
La saison sera morte à toutes ces valeurs,
Un servile courage infectera les cœurs ;
La morgue fera tout, tout se fera pour Taise,
Le hausse-col sera changé en portefraise.
Je reviens à ce siècle, où nos mignons vieillis,
A leur dernier mestier vouez et accueillis,
Pippent les jeunes gens, les gaignent, les courtisent.
Eux, autrefois produicts, à la fin les produisent.
Faisans, plus ad visez, moins glorieux que toy,
Par le cul d'un coquin chemin au cœur d'un Roy (2).
(i) Variante. Ms. Tronchin : Ni sois point affrancby,,.
(2) On trouve ce q]ii suit dans le Registre-Journal de TEstoile, à
la date de 1577 : « Le dimanche 2e' octobre le Roy arriva à Olin-
villé, en poste, aveq la trouppe de ses jeunes mignons, fraisés et
frizés, aveq les crestes levées, les ratepennades en leurs testes, un
maintien fardé, avec l'ostentation de mesme, pignés, diaprés et pul-
vérizés de pouldres violettes et senteurs odoriférantes, qui aromati-
zoient les rues, places et maisons où ils frequentoient. Ils furent
tous enfilés en un sonnet qui en fust fait en ce mesme temps,
semé et divulgué partout, intitulé : Les Mignons de Van i^yy (sonnet
vilain monstrant la corruption du siècle et de la coiar) :
Saint-Luc, petit qu'il est, commande hravement
A la troupe Haultefort, que sa bourse a conquise ;
Mais QueluSf desdaingnant si pauvre marchandise.
Ne trouve qu*en son lue tout son advancement, etc.. »
(UEstoile. Ed. de 1875, T.I, p. 219.)
IIO ŒUVRES POÉTIQUES
LES FEUX (i)
LE printemps de l'Eglise et l'esté sont passés.
Si serez-vous par moy, verds boutons, amassés ;
Encor esclorrez-vous, fleurs si franches, si vives.
Bien que vous paroissiez dernières et tardives :
On ne vous lairra, (2) pas, simples de si grand pris.
Sans vous voir et flairer au céleste pourpris ;
Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise.
Vous avez es joui l'automne de l'Eglise :
Les grands feux de la chienne (3) oublioyent à brûler,
Le froid du scorpion rendoit plus calme l'aii*,
Cest air doux qui tout autre en malices excède
Ne fit tiedes vos cœurs en une saison tiède :
Ce fut lors que l'on vid les lions s'embrazer (4)
Et chasser, barriquez (5), leur Nebucadnezer (6),
Qui à son vieil Bernard Palissy (7) remonstra sa contrainte
De l'exposer au feu si mieux n'aimoit par feinte
(1) Dans l'œuvre d'Agrippa d'Aubigné ce livre tient lieu d'un
tableau des persécutions exercées contre les partisans de la réforme
religieuse. Nous en détachons un morceau des plus éloquents.
(2) Lire : laissera, — (3) chienne, canicule.
(4) Var. Ms. Tronchin : embraser.
(5) Barrique^y barricadés.
(6) Allusion à la journée des Barricades (12 mai 1588), qui chassa
de Paris le roi Henri désigné alors par ce nom de ^ebucadne\er.
(7) Bernard Palissy.
LES TRAGIQUES III
S'accommoder au temps : le vieillard chevelu
Respond : Sire, j'estois en tout temps résolu
D'exposer sans regret la fin de mes années,
Et ores les voiant en un temps terminées
Où mon grand Roy a dit : Je suis contrainct, ces voix
M'osteroyent de mourir le deuil si j'en avois.
Or vous et tous ceux-là qui vous ont peu contraindre
Ne me contraindrez pas, car je ne sçay pas craindre,
Puis que je sçay mourir (i). La France avoit mestier
Que ce potier fust Roy, que ce Roy fust potier.
De cet esprit Royal, la bravade gentille (2)
Mit en fiebvre Henry. De ce temps, la Bastille
N'emprisonnoit que grands, mais à Bernard il faut
Une grande prison et un grand eschafaut (3),
Vous eustes ce vieillard Conseiller en vos peines (4),
Compagnon de liens, âmes Parisiennes (5).
On vous offrit la vie aux despens de l'honneur :
Mais vostre honneur marcha sous celuy du Seigneur
(i) Cf. d'Aubigné : Histoire universelle, t. III, p. 298, et Confession
de Sancy, L. II, ch. 7.
(2) Ce vers et les trois suivants ne se trouvent pas dans l'éd.
de 1616,
(3) On sait que Bernard Palissy mourut en 1590 à la Bastille, « de
misère,necessité et mauvais traitemens.» (Cf. L*Estoile,année 1590).
Il était alors âgé de 90 ans.
(4) Var. Ms. Tronchin : compagnon en vos peines.
(5) Il est question ici de deux sœurs parisiennes qui furent pen-
dues et brûlées à Paris, le 28 juin 1588. Suivant l'Estoile elles
étaient filles de Foucaud, procureur au Parlement. Dans les vers
cités, l'historien se substitue au poète, pour dénoncer la promesse
scandaleuse qui fut faite à ces deux martyres de leur accorder la vie
au prix de l'honneur. (Cf. Confession de Sancy, II, 7).
112 ŒUVRES POÉTIQUES
Au triomphe immortel, quand du tyran la peine
Plustost que son amour vous fit choisir la haine.
Nature s'employant sur cette extrémité
En ce jour vous para d'angelique beauté :
Et pource qu'elle avoit en son sein préparées
Des grâces pour vous rendre en vos jours honorées,
Prodigue, elle versa en un pour ses enfans
Ce qu'elle reservoit pour le cours de vos ans.
Ainsy le beau Soleil monstre un plus beau visage.
Faisant un soutre (i) clair sous Tespais du nuage,
Et se faict par regrets, et par désirs aimer,
Quand ses rayons du soir se plongent en la mer.
On dit du pèlerin quand de son lict il bouge,
Qu'il veut le matin blanc, et avoir le soir rouge.
Vostre naissance, enfance, ont eu le matin blanc :
Vostre coucher heureux rougit en vostre sang.
Beautés, vous avanciez d'où retournoit Moyse
Quand sa face parut si claire et si exquise.
D'entre les couronnés, le premier couronné
De tels rayons se vid le front environné.
Tel, en voyant le Ciel, fut veu ce grand Estienne (2),
Quand la face de Dieu brilla dedans la sienne.
O astres bien-heureux, qui rendez à nostre œil
Ses miroirs et rayons, lunes du grand Soleil 1 (3)
Dieu vid donc de ses yeux,d'un moment dix mil âmes
Rire à sa vérité, en despitant les flammes :
(i) soutre, dessous.
(2) Saint-Etienne, martyr.
(3) Var. Ed. de i6j6 : livrés du grand Soleil. Ces vingt-deux der-
niers vers avaient, avant de paraître dans les Tragiques, été insérés,
mais non sans variantes, par d'Aubignc dans le Traité de la douceur
des afflictions, imprimé vers 1600.
LES TRAGIQUES Il3
Les uns qui, tout chenus d'ans et de saincteté,
Mouroyent blancs de la teste et de la pieté ;
Les autres, mesprisans au plus fort de leur aage
L'effort de leurs plaisirs, eurent pareil courage
A leurs virilités ; et les petits enfans,
De qui l'ame n'esloit tendre comme les ans,
Donnoyent gloire au grand Dieu, et de chansons nouvelles
S'esgayoyent à la mort (i) au sortir des mamelles.
Quelques uns des plus grands, de qui Dieu ne voulut
Le salut impossible, et d'autres qu'il esleut,
Pour prouver par la mort, constamment recerchée (2),
La docte vérité comme ils l'avoient preschée.
Mais beaucoup plus à plain qu'aux doctes et aux grands,
Sur les pauvres abjects sainctement ignorans
Parut sa grand bonté, quand les braves courages
Que Dieu voulut tirer des fanges des villages
Vindrent faire rougir devant les yeux des Rois
La folle vanité, l'esprit donna des voix
Aux muets pour parler, aux ignorants des langues,
Aux simples des raisons, des preuves, des harangues.
Ne les fit que l'organe à prononcer les mots
Qui des docteurs du monde effaçoyent les propos.
Des inventeurs subtils les peines plus cruelles
N'ont attendri le sein des simples damoiselles :
Leurs membres délicats ont souffert en maint lieu,
Le glaive et les fagots en donnant gloire à Dieu :
Du Tout-Puissant la force au cœur mesme des femmes
Donna vaincre la mort et combattre les flammes :
(i) Variante. Ed. de 1616 et Ms. Tronchin, : S*en couroient à la
mort.
(2) Lire : recherchée.
114 ŒUVRES POÉTIQUES
Les cordes des geôliers deviennent leurs carquants (i),
Les chaînes des posteaux leurs mignards jaserants (2) :
Sans plaindre leurs cheveux, leur vie et leurs délices,
Elles les ont à Dieu rendus en sacrifices.
Quand la guerre, la peste et la faim s'approchoyent,
Les trompettes d'enfer plus eschaufîés preschoyent
Les armes, les fagots, et, pour appaiser Pire
Du Ciel, on presentoit un fidèle au martyre.
Nous serions, disoyent-ils, paisibles, saouls et sains.
Si ces meschans vouloient faire prière aux saincts.
Vous eussiez dit plus vray, langues' fausses et folles.
En disant : ce mal vient de servir aux Idoles :
Parfaicts (3) imitateurs des abusez Païens,
Appaisés-vous' le Ciel par si tristes moyens ?
Vous deschirés encor et les noms et les vies
Des inhumanités et mesmes calomnies
Que Rome la Payenne infidelle inventa,
Lors que le Fils de Dieu sa bannière y planta.
Nous sommes des premiers images véritables :
Imprudens, vous prenez des Nerons les vocables.
Encontre ces Chrestiens, tout s'esmeut par un bruict
Qu'ils mangeoyent les enfants, qu'ils s'assembloyent la nu:
Pour tuer la chandelle et faire des meslanges
D'inceste, d'adultère, et de crimes (4) estranges.
Ils voyoyent tous les jours ces Chrestiens accusés,
Ne cercher (5) que Thorreur des grands feux embrasés.
Et Cyprian (6) disoit : Les personnes charnelles
(i) Carquant, collier. (2) Jaserant, chaîne de cou, bijou de femme.
(3) Le texte de Ted. s. 1. n. d. porte : Perfaicts.
(4) Ms. Tronchin : et des crimes.
(5) chercher,
(6) Saint-Cyprien.
LES TRAGIQUES I l5
Qui aiment leurs plaisirs,cerchent-ils (i) des fins telles ?
Comment pourroit la mort loger dans les désirs
De ceux qui ont pour Dieu la chair et les plaisirs ?
Jugez de quel crayon, de quelle couleur vive
Nous portons dans le front PEglise primitive.
O bien-heureux esprits qui, en changeant de lieu.
Changez la guerre en paix, et qui aux yeux de Dieu
Souffrez, mourez pour tel de qui la recompense
N'a le vouloir borné non plus que la puissance !
Ce Dieu là vous a veus, et n'a aimé des Cieux
L'indicible plaisir, pour approcher ses yeux
Et sa force de vous : cette constance estreme
Qui vous a fait tuer l'enfer et la mort blesme.
Qui a fait les bergers vainqueurs sur les Tyrans,
Vient de Dieu, qui présent au milieu de vos flammes.
Fit mespriser les corps pour délivrer les âmes.
Ainsy (2) en ces combats ce grand Chef souverain
Commande de la voix et combat de la main : (3)
Il marche au rang des siens : nul champion en peine
N'est sans la main de Dieu, qui par la main le meine.
(i) Lire : cherchent-ils,
(2) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : Aussi,
(3) Var. Ed. s. 1. n. d. : et combats de sa main.
ŒUVRES POÉTIQUES
LES FERS
VoiCY venir le jour, jour que les destinées (i)
Voyoyent, à bas sourcils, glisser de deux années.
Le jour marqué de noir, le terme des appas,
Qui voulut estre nuict, et tourner sur ses pas :
Jour qui avec horreur parmy les jours se conte,
Qui se marque de rouge et rougit de sa honte.
L'aube se veut lever, aube qui eut jadis
Son teint brunet orné des fleurs du Paradis <2) ;
Quand, par son treillis d'or, la rose cramoisie
Esclatoit, on disoit : Voici ou vent, ou pluye.
Cett' aube que la mort vient armer et coiffer
D'estincelans brasiers ou de tisons d'Enfer,
Pour ne démentir point son funeste visage,
Fit ses vents de souspirs, et de sang son orage ;
Elle tire, en tremblant, du monde le rideau :
Et le Soleil, voyant le spectacle nouveau,
A regret esleva son pasle front des ondeç.
Transi de se mirer en nos larmes profondes,
D'y baigner ses rayons, oui, le pasle Soleil
Presta, non le flambeau, mais la torche de l'œil :
Encor, pour n'y montrer le beau de son visage,
(i) Le poète décrit ici la Saint-Barthélémy.
(2) Var. Ms. Tronchia : des jUurs de Paradis.
LES TRAGIQUES llj
Tira le voile en l'air d'un lousche espais nuage (i).
Satan n'attendit pas son lever, car voici.
Le front des spectateurs s'advise, à coup transi.
Qu'en paisible minuict, quand le repos de l'homme
Les labeurs et le soing en silence consomme,.
Comme si du profond des esveillés Enfers
Grouillassent tant de feux, de meurtriers et de fers,
La cité où jadis la loy fut révérée.
Qui, à cause de loix, fut jadis honorée.
Qui dispensoit en France et la vie et les droicts,
Où fleurissoyent les arts, la mère de nos Rois, .
Vid et souffrit en soy la populace armée
Trépigner la justice, à ses pieds diffamée.
Des brutaux desbridés les monceaux hérissez,
Des ouvriers mechanics les scadrons (2) amassés
Diffament, à leur gré trois mille chères vies,
Tesmoins, juges et Rois, et bourreaux et parties.
Icy les deux partis ne. parlent que François ;
Les chefs qui, redoutés, avoyent fait autrefois
Le marchand, délivré de la crainte d'Espagne,
Avoir libre au traffic la mer et la campagne,
Par qui les éstrangers, tant de fois combattus,
(i) Ces dix-neuf derniers vers ne se trouvent point dans l'édition
de 1616. On y trouve seulement ceux-ci :
Le Soleil s'arresta, voulut tourner ses pas,
%A regret il tira son front pasle des ondes
Transi de se mirer en nos larmes profondes
De rougir ses raions : le pur et beau Soleil
Y presla condamné, la torche de son œil :
Encor pour n*y montrer le beau de son visage
Tira le voile en l'air d*un lousche et noir nuage,
(2) Pour : escadrons.
1 18 • ŒUVRES POÉTIQUES
•Le Roy deprisonné (i) de peur de leurs vertu$,
Qui avoient entamé les batailles rangées,
Qui n'avoient aux combats cœurs ni faces changées,
L'appuy des vrais François, des traistres la terrreur,
Moururent délaissés de force et non de coeur.
Ayant pour ceps leurs licts, détenteurs de leurs membres,
Pour geôlier leur hoste,et pour prisons leurs chambres,
Par les lièvres fuyards, arnjez à millions,
Qui trembloyent en tirant la barbe à ces lions (2),
De qui la main poltronne et la craintive audace
Ne les pouvoit, liés, tuer de bonne grâce.
Dessoubs le nom du Roy, parricide des loix.
On destruisoit les coeurs par qui les Rois sont Rois :
Le coquin possesseur de Royalle puissance
Dans les fanges traînoit les Sénateurs de France (3).
Tout riche estoit proscript, il ne falloit qu'un mot
Pour vanger sa rancœur soubs le nom d'Huguenot.
Des procès ennuyeux fut la longueur finie :
La fille oste à la mère et le jour et la vie :
Là le frère sentit de son frère la main.
Le cousin esprouva pour bourreau son germain :
L'amitié fut sans fruict, la cognoissance esteinte,
La bonne volonté utile comme feinte.
D'un visage riant, nostre Caton (4) tendoit
Nos yeux avec les siens et le bout de son doigt
A se voir transpercé ; puis il nous montra comme
On le coupe à morceaux ; sa teste court à Rome ;
(i) François I".
(2) Var. Ms. Tronchin : la main à ces lions.
(3) Var. Ms. Tronchiu : le Sénakur de France,
(4) Coligny.
LES TRAGIQUES . MQ
Son corps sert de jouet aux badaux ameutés,
Donnant le bransle au cours des autres nouveautés.
La cloche qui marquoit les heures de justice,
Trompette des voleurs, ouvre aux forfaicts la lice (i) :
Ce grand palais dii drolct fut contre droict choisi
Pour arborer au vent Testendart cramoisi :
Guerre sans ennemi, où l'on ne trouve à fendre
Cuirasse que la peau ou la chemise tendre.
L'un se deffend de voix, l'autre assaut de la main :
L'un y porte le fer, l'autre y preste (2) le sein :
Difficile à juger qui est le plus astorge (3),
L'un à bien esgorger, l'autre à tendre la gorge.
Tout pendart parle haut ; tout équitable craint.
Exalte ce qu'il hait ; qui n'a crime le feint.
Il n'est garçon, enfant qui quelque sang n'espanche.
Pour n'estre veu honteux s'en aller la main blanche.
Les prisons, les palais, les chasteaux, les logis.
Les cabinets sacrez, les chambres et les licts
Des Princes, leur pouvoir, leur secret, leur sein mesme
Furent marquez des coups de la tuerie extrême (4).
Rien ne fut plus sacré quand on vit par le Roy •
Les autels violez, les pleiges (5) de la foy.
Les Princesses s'en vont de leurs licts, de leurs chambres,
D'horreur, non de pitié, pour ne toucher aux membres
Sanglants et detranchés que le tragique jour
(i) Les cloches de Saint-Germain-L'Auxerrois et du Palais son-
nèrent le signal du massacre.
(2) Var. Ed. de 1616 : y porte,
(3) ^Astorge, insensible, impitoyable.
(4) Cf. Mémoires de ^Marguerite de liffvarrey année IS72.
(5) pleiges, ou pièges, garant, caution.
lao ŒUTIŒS POÉTIQUES
Mena cercher (i) la vie aa nid do faux amour.
Libhhine marqua de ses couleurs son siège.
Comme le sang des fans rouille les dents du pi^^
Ces licts, pièges fumans, non pas lias, mais tombeaux
Où l'Amour et la Mort troquèrent de flambeaux.
Ce jour voulut monstrer au jour par telles choses
Quels sont les instmmems, artifices et causes
Des grands arrests du Ciel. Or des-jà vous voyez
L'eau couverte d'humains, de blessez mi-nojez.
Bruyant contre ses bords, la détestable Seine,
Qui des poisons du siècle a ses deux chantiers pleine.
Tient plus de sang que d'eau, son flot se rend caillé,
A tous les coups rompus, de nouveau resouillé
Par les précipités ; le. premier monceau noyé.
L'autre est tué par ceux que derniers on envoyé :
Aux accidents mesiés de l'estrange forfait.
Le tranchant et les eaux débattent qui l'a fait.
Le pont, jadis construit pour le pain de sa ville (2%
Devint triste eschafaut de la fureur civile ;
On void, à l'un des bouts, l'huis funeste choisi
Pour passage de mort, marqué de cramoisi ;
La funeste vallée à tant d'agneaux meurtrière.
Pour jamais gardera le titre de Misère (3),
Et tes quatre bourreaux (4) porteront sur leur front (5)
(i) Lire : cbercber,
(2) Le poot aux Meuniers, près le pont au Change.
(3) La Vallée de misère étoit le nom que Ton donnoit souvent à
la rue Trop-va-qui-dure, qui longeoit le Grand-Châtelet. Elle
commençoit à la rue de la Saunerie et finissoit à la rue de Saint-
Leufroi '(Ludovic Lalanne : Ed. des Tragiques),
(4) Tanchou, Pczou, Croizet et Perier (Cf. Aubigné : Histoire
univers.)
(5) Ce vers, ainsi que les sept qui suivent ne se trouvent pas
dans l'édition de 1616.
LES TRAGIQUES 121
Leur part de l'infamie et de Thorreur du pont :
Pont, qui eus pour ta part quatre cens précipices,
Seine veut engloutir, Louvre (i), tes édifices.
Une fatale nuict en demande huict cens.
Et veut aux criminels mesler les innocens.
Qui marche au premier rang des hosties rangées ?
Qui prendra le devant des brebis esgorgées ?
Ton nom demeure vif, ton beau teinct est terny,
Piteuse, diligente et dévote Yverny (2),
Hostesse à Testranger, des pauvres, aumoniere.
Garde de Phospital, des prisons, thresoriere.
Point ne t'a cet habit de nonnain garenti,
D'un patin incarnat trahi et démenti :
Car Dieu n'approuva pas que sa brebis d'eslite
Devestist le mondain pour vestir l'hypocrite ;
Et quand il veut tirer du sepulchre les siens,
Il ne veut rien de salle à conférer ses biens.
Mais qu'est-ce que je voy ? Un chef qui s'entortille,
Par les volans cheveux, autour d'une cheville (3)
Du pont tragique, un mort qui semble encore beau,
(i) Les éd. de 1616 et s. 1. n. d. donnent : Seine veut engloutir,
louve, tes édifices. Louve n*est-il pas ici, selon Ch. Read, une méta-
phore hardie pour apostropher Catherine de Médicis et lui dire que
la Seine veut engloutir ses édifices, les Tuileries etc. ?
(2) Yverny, nièce du cardinal Briçonnet. Elle se sauvait, déguisée
en religieuse, quand elle fut reconnue à ses chaussures de velours
rouge (Cf. Aubigné : Hist. Univ. T. II, 1. i, ch. 4, p. 549.)
(3) On trouve cette histoire tout au long dans VHist. XJniv,
d'Aubigné. (T. II, p. 552). Il s'agit là d'une femme dont le c^vre,
« précipité en Seine » resta accroché par les cheveux à une cheville
du pont. Le surlendemain, son mari jeté à son tour dans le fleuve,
entraîna, en tombant, le corps de sa femme.
122 ŒUVRES POÉTIQUES
Bien que pasle et transi demi caché en l'eau ;
Ses cheveux, arrestans le premier précipice.
Lèvent le front en haut, qui demande justice.
Non, ce n'est pas ce poinct que le corps suspendu.
Par un sort bien conduict, a deux jours attendu ;
C'est un sein bien aimé qui traîne encor en vie
Ce qu'attend l'autre sein pour chère compagnie.
Aussi voy-je mener le mary condamné.
Percé de trois poignards aussi tost qu'amené,
Et puis poussé en bas, où sa moitié pendue
Reçeut l'aide de luy qu'elle avoit attendue :
Car ce corps en tombant des deux bras l'empoigna (i).
Avec sa douce prise accouplé se baigna.
Trois cens, précipités, droit en la mesme place.
N'ayant peu recevoir ni donner cette grâce,
Appren[s], homme de sang, et ne t'efforce point
A desunir les corps (2) que le Ciel a conjoint.
Je voy le viel Rameau (3) à la fertile branche,
Chappes (4), caducs, rougir leur perruque si blanche,
Briou (5), de pieté comme de poil tout blanc.
Son vieil col embrassé par un Prince du sang.
Qui aux coups redoublez s'oppose en son enfance ;
On le perce au travers de si foible deffencè :
C'estoit faire périr une nef dans Je port,
Desrober le mestier à l'aage et à la mort.
Or, cependant qu'ainsi par la ville on travaille,
(i) Var. Ms. Tronchin : Vempougna.
(2) Var. Ms. Tronchin : le corps,
(î) P. de la Ramée, dit Ramus, philosophe et mathématicien.
(4) Conseiller au Parlement. Il avait alorsplus de 80 ans.
(5) Gouverneur du prince de Conti.
LES TRAGIQUES 123
Le Louvre retentit, devient champ de bataille,
Sert après d'eschafaut, quand fenestres, créneaux
Et terrasses servoient à contempler les eaux.
Si encores sont eaux. Les dames, mi-coiffées,
A plaire à leurs mignons s'essayent eschaufFées,
Remarquent les meurtris, les membres, les beautés,
BoufFonnent salement sur leurs infirmités (i).
A Pheure que le Ciel fume de sang et d'ames.
Elles ne plaignent rien que les cheveux des Dames :
C'est à qui aura lieu à marquer de plus près
Celles que Ton esgorge et que Ton jette après :
Les unes qu'ils forçoyent avec mortelles poinctes
D'elles mesmes tomber, pensant avoir esteintes
Les âmes quand et quand, que Dieu ne pouvant voir
Le martyre forcé, prendoit pour desespoir
Le cœur bien espérant. Nostre Sardanapale (2)
Ridé, hideux, changeant, tantost feu, tantost pasle.
Spectateur, par ses cris tous enrouez, servoit
De trompette aux maraux ; le hasardeux avoit
Armé son lasche corps ; sa valeur estonnée
Fut, au lieu de conseil, de putains entournée ;
Ce Roy, non juste Roy, mais juste harquebusier,
Giboyoit aux passans trop tardifs à noyer.
Vantant ses coups heureux; il déteste, il renie.
Pour se faire vanter à telle compagnie.
On voyoit par l'Orchestre en tragicque saison
(i) Les dames de la Cour allèrent regarder le corps de Soubise,
à qui sa femme, Catherine de Parthenay, avoit intenté un procès
d'impuissance. (Lud. Lalanne : Ed. des Tragiques).
(2) Charles IX.
124 ŒUVRES POÉTIQUES
Des comiques Gnatons (i), desTaïs (2), un Trazon (3).
La mère (4) avec son train hors du Louvre s'eslongne,
Veut jouir de ses fniicts, estimer la besongne.
Une de son troupeau trotte à cheval trahir
Ceux qui sous son secret avoyent pensé fuir (5).
En t*el estât la Cour, au jour d'esjoûissance.
Se pourmerie au travers des entrailles de France
Cependant que Néron amusoit fes Romains,
Au théâtre et au Cirque à des spectacles vains.
Tels que ceux de Bayonne ou bien des Tuilleries,
De Bloys, dé Bar-le-Duc^ aux forts, aux mommeries,
Aux ballets, carrousels, barrières et combats.
De la guerre naissant les efforts (6), les esbats.
Il fit par boute-feux Rome réduire en cendre :
Cet appétit brutal print plaisir à entendre
Les hurlemens divers des peuples affolés,
Rioit sur l'affligé, sur les cœurs désoles.
En attisant tousjours la braise mi-esteinte
Pour, sur les os cendreux, tyranniser sans crainte.
Quand les feux, non son cœur, furent saouls de malheurs.
Par les pleurs des Martyrs il appaisa les pleurs
Des Romains abusés ; car, de prisons remplies
Arrachant les Chrestiens, il immola leurs vies.
Holocaustes nouveaux, pour offrir à ses Dieux
Les saincts expiateurs et causes de ses feux.
(i) Parasite.
(2) Courtisane grecque du iV siècle avant Jésus-Christ.
(3) Soldat fanfaron, dans l'Eunuque de Térence.
(4) Catherine de Médicis.
(5) Elle s'appelait Royan (Cf. Aubigné : Histoire univ.).
(6) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : les berceaux, les esbats.
LES TRAGIQUES -, 12$
Les esbats coustumiers de ses apres-disnées
Estoient à contempler les faces condamnées
Des chers tesmoins de Dieu, pour plaisirs consumés (i)
Par les feux, par les dents des lyons affamés.
Ainsi l'embrasement des masures de France .
Humilie le peuple, esleve l'arrogance
Du Tyran : car au pris que l'impuissance naist.
Au pris peut-il pour loj* prononcer : Il me plaist.
Le peuple n'a dés yeux à son mal, il s'applique
A nourrir son voleur en cerchant (2) l'heretique ;
Il fait les vrais Chrestiens, cause de peste et fkim.
Changeant la terre en fer et le Ciel en airain.
Ceux-là servent d'hosties, injustes sacrifices
Dont il faut expier de noz Princes les vices,
Qui, fronçans en ce lieu l'espais de leurs sourcils,
Résistent aux souspirs de tant d'hommes transis :
Comme un Domitian (3), pourveu de telles armes,
Des Romains qui trembloyent, espouvantoit les larmes,
Dévoyant la pitié, destournant autre part
Les yeux à contempler son flamboyant regard.
Charles (4) tournoit en peur, par des regards semblables.
De noz Princes captifs (5) les regrets lamentables,
Tuoit l'espoir en eux, en leur faisant sentir
Que le front qui menace. est loin du repentir.
Aux yeux des prisonniers, le fier changea de face.
Oubliant le desdain de sa fiere grimace,
(i) Le texte du Ms. Tronchin donne improprement : consommés,
(2) cherchant.
(3) Lire : 'Domitien.
(4) Charles IX.
(5) Henri de Navarre et le prince de Condé.
120 ŒUVRES POÉTIQUES
Quand, après la semaine, il sauta de son lict.
Esveilla tous les siens, pour entendre à minuict
L'air abayant (i) de voix, de tel esclat de plaintes
Que le Tyran, cuidant les fureurs non esteintes,
Et qu'après les trois jours pour le meurtre ordonnés,
Se seroent les félons encores mutinés,
Il despescha par tout inutiles deffenses.
Il voi que l'air seul est l'echo de ses offenses.
Il tremble, il fait trembler par dix ou douze nuicts
Les cœurs des assistans quels qu'ils fussent, et puis
Le jour effraie l'œil quand l'insensé descouvre
Les corbeaux noircissans les pavillons du Louvre (2).
Catherine, au cœur dur, par feinte s'esjouit,
La tendre Elizabeth (3) tombe et s'esvanouit:
Du Roy, jusqu'à la mort, la conscience immonde
Le ronge sur le soir, toute la nuict lui gronde,
Le jour siffle en serpent ; sa propre ame lui nuit.
Elle mesme se craint, elle d'elle (4) s'enfuit.
Toy, Prince prisonnier (5),tesmoin de ces merveilles.
Tu as de tels discours enseigné nos oreilles ;
On a veu à la table, en public, tes cheveux
Hérisser en contant tels accidents affreux.
Si un jour, oublieux, tu en perds la mémoire.
Dieu s'en souviendra bien à ta honte, à sa gloire.
L'homme ne fut plus homme, ains (6) le signe plus grand
D'un excez sans mesure apparut quand et quand :
(i) abayant, mis aux abois.
(2) Cf. Aubigné : Hist. Univ,, T. II, 1. 1, ch. 6.
(3) Elisabeth d'Autriche, femme de Charles IX.
(4) Pour : elle-même,
(5) Henri de Navarre. (6) Lire : mais.
LES TRAGIQUES 12J
Car il ne fut permis aux yeux forcés du père
De pleurer sur son fiiz ; sans parole la mère
Voyoil Iraisner le fruict de son ventre et son cœur ;
La plainte fut sa voix, muette la douleur.
L'espion attentif, redouté, prenoit garde
Sur celuy qui, d'un œil moins furieux, regarde
L'oreille de la mousche (i) espie en tous endroicts
Si quelque bouche preste à son ame la voix.
Si quelqu'un va cercher (2) en la barge (3) commune
Son mort, pour son tesmoin il ne prend que la Lune.
Aussi bien au clair jour ces membres destranchés
Ne se discernent plus, fîdellement cerchés (4).
Que si la tendre fille ou bien l'espouse tendre
Cerchent (5) père ou mari, crainte de se mesprendre,
En tirent un semblable, et puis disent : Je tien,
Je baise mon espoux, ou du moins un Chrestien.
Ce fut crime sur tout de donner sépulture
Aux repoussés des eaux, somme que la nature.
Le sang, le sens (6), l'honneur, la loy d'humanité,
L'amitié, le devoir et la proximité.
Tout esprit et pitié délaissés par la crainte
Virent l'ame immortelle à cette fois esteinte.
(i) îkCousche, mouchard.
(2) Chercher.
(3) 'Barge, berge.
(4) Cf. note 2.
(5) Ibid.
(6) Var. Ed. de 1616 et éd. s. 1. n. d, : le sens, le sang.,.
128 ŒUVRES POÉTIQUES
JUGEMENT
BAISSE donc. Eternel, tes hauts Cieux pour descendre,
Frappe les monts cornus, fay-les fumer et fendre.
Loge le pasle effroy, la damnable terreur.
Dans le sein qui te hait et qui loge Terreur ;
Donne aux foibles agneaux la salutaire crainte.
La crainte, et non la peur, rende la peur esteinte.
Pour me faire instrument à ces effects divers,
Donne force à ma voix, efficace à mes vers ;
A celui qui t'avoue, ou bien qui te renonce.
Porte l'heur ou malheur, Tarrest que je prononce.
Pour néant nous semons, nous arrosons en vain.
Si l'esprit de vertu ne porte dans sa main
L'heureux accroissement. Pour les hautes merveilles (i).
Les Pharaons ferrez n'ont point d'yeux, point d'oreilles (2),
Mais Paul (3) et ses pareils à la splendeur d'en haut
Prennent l'estonnement pour changer comme il faut.
Dieu veut que son image en nos cœurs soit empreinte,
Estre craint par amour, et non aimé par crainte ;
Il hait la pasle peur d'esclaves fugitifs, ,,
Il aime ses enfants amoureux et craintifs (4). .
(i) Var. Ed. s. 1. n. d. : L'heureux accroissement pour Us hautes
merveilles.
(2) Var. Ms. Tronchin : ni d'oreilles.
(3) Saint-Paul.
(4) Ce vers, ainsi que les trois qui le précèdent, ne se trouvent
pas dans l'éd. de 1616.
LES TRAGIQUES I29
Qui seront les premiers sur lesquels il desploye (i)
Ce pacquet à malheur ou à parfaicte joye ?
Je viens à vous, des deux, fidelle messager,
De la géhenne sans fin à qui ne veut changer,
Et à qui m'entendra, comme Paul Ananie (2),
Ambassadeur portant et la veûe et la vie.
A vous la vie, à vous qui pour Christ la perdez (3),
Et qui, en la perdant, très seure la rendez,
La mettez en lieu fort, imprenable, en bonn'ombre,
N'attachans la victoire et le succez au nombre ;
A vous, soldats sans peur, qui presque en toutes parts
Voyez vos compagnons par la frayeur espars,
Ou, par Tespoir de Tor, les fréquentes révoltes,
Satan qui prend l'ivroye et en faict sa récolte (4),
Dieu tient son van trieur pour mettre l'aire en poinct
Et consumer Testeule (5) au feu qui ne meurt point.
Ceux qui à Teau d'Oreb (6) feront leur ventre boire
Ne seront point choisis compagnons de victoire.
Le Gedeon du Ciel, que ses frères vouloyent
Mettre aux mains des Tyrans alors qu'ils les fouloyent,
Destruisant (7) par sa mort un angeliqu'ouvrage,
Aymans mieux estre serfs que suivre un haut courage ;
(i) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d.: je desploye.
(2) Comme 'Ptuî Ananie, C'est-à-dire comme Ananie, lequel sans
se repentir, entendit saint Paul [Lisez saint Pierre] Cf. Acte des
Apôtres. Ch. V.
(3) Ce vers et les cinquante-sept qui suivent ont été ajoutés sur
l'éd. s. 1. n. d.
(4) Var. Ms. Tronchin : ses récoltes.
(5) EsteuU. Paille.
(6) Veau d'Oreb. Cf. Juges etc., chap. vu, 24, 25.
(7) L'éd. s. 1. n. d, porte : 'Destruisons,
l30 ŒUVRES POÉTIQUES
Le grand Jerubaal n'en tria que trois cens.
Prenant les diligans pour dompter les puissans.
Vainqueur maugré les siens, qui par poltronnerie
Refusoyent à son heur l'assistance et la vie.
Quand vous verrez encor les asser\is mastins
Dire : Nous sommes serfs des Princes Philistins,
Vendre à leurs ennemis leurs Sansons et leurs braves.
Sortez trois cens choisis et de cœurs non esclaves ;
Sans conter Israël, lappez en haste l'eau,
Et Madian sera desfait par son couteau.
Les (i) trente mille avoyent osté l'air à vos faces,
A vos fronts triomphans ils vont quitter leur place.
Vos grands vous estouffoient, magnanimes guerriers :
Vous lèverez en haut la cime à vos lauriers.
Du ferlil champ d'honneur Dieu cercle ses (2) espines
Pour en faire succcr l'humeur à vos racines.
Si mcsmes de vos troncs vous voyez assécher
Les rameaux vos germains, c'est qu'ils souloyent(3) cacher
lu vos fleurs, et vos fruicls, et vos branches plus vertes.
Qui plus rempliront l'air estant plus descouvertes.
Telle est du sacré mont la génération
Qui au sein (4) de Jacob met son affection.
Le jour s'approche auquel auront ces (5) débonnaires
Voire dedans leurs licts il faudra qu'on les oye
S'esgayer en chantant de tressaillante joye.
Fermes prosperitez, victoires ordinaires ;
(i) Var. Ms. Tronchin : Là.
(2) Var. Ed. s. 1. n. d. : ces.
(3) Souloyent, du verbe souloir, avoir coutume.
(4) L'cd. s. 1. n. d. porte improprement : sainct.
(5) Var. Ms. Tronchin : Ses,
LES TRAGIQUES l3l
Ils auront tout d'un temps à la bouche leurs chants,
Et porteront au poing un glaive à deux tranchans
Pour fouler à leurs pieds, pour destruire et desfaire
Des ennemis de Dieu la Canaille adversaire,
Voire pour empoigner (i) et mener prisonniers
Les Empereurs, les Rois et Princes les plus fiers,
Les mettre aux ceps, aux fers, punir leur arrogance
Par les effects sanglans d'une juste vengeance ;
Si que ton pied vainqueur tout entier baignera
Dans le sang qui du meurtre à tas regorgera,
Et dedans le canal de la tuerie extrême
Les chiens se gorgeront du sang de leur chef mesme.
Je retourne à la gauche, ô Esclaves tondus I
Aux Diables faux marchands, et pour néant vendus.
Vous leur avez vendu, livré, donné en proye.
Ame, sang, vie, honneur ! Où en est la monnoye ?
Je vous voy là cachés, vous que la peur de mort
A fait si mal choisir Tabysme pour le port
Vous dans l'esprit desquels une frivole crainte
A la crainte de Dieu et de l'enfer esteinte.
Que Tor faux, l'honneur vain, les serviles estais
Ont rendu révoltés, parjures, apostats ;
De qui les genoux las, les inconstances molles,
Ployent, au gré des vents, aux pieds de leurs idoles :
Les uns, qui de souspirs monstrent ouvertement
Que le fourneau du sein est enflé de tourment ;
Les autres, devenus stupides par usance.
Font dormir, sans tuer, la pasle conscience,
Qui se resveille et met, forte par son repos,
(i)Var. Ms. Tronchin : Empougner.
l32 ŒUVRES POÉTIQUES
Ses esguillons (i) crochus dans les moelles des os.
Maquignons de Satan, qui, par espoirs et craintes.
Par feintes pietés et par charités feintes,
Diligens Charlatans, pipés et maniés
Nos rebelles fuitifs, non excommunies.
Vous vous esjouïssez, estans retraits des vices (2)
Et puants excremens. Gardes nos immondices,
Nos rongneuses brebis, les pestes du troupeau.
Ou galles que TEglise arrache de sa peau (3).
Je vous en veux à vous, apostats dégénères (4),
Qui leschés le sang frais tout fumant de vos pères (5) :
Sur les pieds des tueurs (6) : serfs qui avez servi
Les bras qui ont la vie à vos pères ravi.
Voz pères sortiront des tombeaux effroyables ;
Leurs images au moins paroistront vénérables
A vos sens abbatus, et vous verrez le sang
Qui mesle sur leurs chefs (7) les touffes de poil blanc.
Du poil blanc hérissé de vos poltronneries ;
Ces morts reprocheront le présent de vos vies.
En lavant, pour disner avec ces inhumains,
Ces pères saisiront vos inutiles mains
(i) Var. M s. Tronchin : Aiguillons,
(2) Var. Ed. s. \. n. d. : de vices.
(3) Ces huits derniers vers ne se trouvent pas dans Téd. de 1616.
(4) Var. Ed. de 16 16 : bastards ou dégénères.
(5) Var. Ed. de 1616 : Lasches cœurs qui lesche^ le sang frais de
wi pères,
(6) Cf. Victor Hugo : (Les Châtiments)
Trosternei'vous devant l'assassin tout puissant.
Et Ucbe^-lui les pieds pour ejacer le sang !
(Nox).
(7) Var. Ed. s. 1. n. d. : sur U chef.
LES TRAGIQUES l33
En disant : Voy-tu pas que tes mains fayneantes
Lavent sous celles-là qui de mon sang gouttantes (i),
Se purgent dessus toy et versent mon courroux
Sur ta vilaine peau, qui se lave dessous ?
Ceux qui ont retranché les honteuses parties,
Les oreilles, les nez, en triomphe des vies,
En ont faict les cordons des infâmes chappeaux.
Les enfans de ceux-là caressent tels bourreaux (2)!
O esclave Coquin ! celui que tu salues
De ce puant chappeau espouvante les rues
Çt te salue en serf : un esclave de cœur
î»î'acheterort sa vie à tant de deshonneur.
Fais pour ton père, au moins, ce que fît pour son maistre
Un serf (mais vieux Romain), qui se fît mesconnoistre
De coups en son visage, et puis si bel effort
De venger son Posthume (3) avec si belle mort ! (4)
Vous armez contre nous, vous aimez mieux la vie
Et devenir bourreaux de vostre com{5agnie ;
Vilains marchands de vous, qui avez mis à prix
Le libre respirer de vos puants esprits;
Assassins pour du pain, meurtriers pasles et blesmes,
(i) Var. Ed. de 1616 : gelantes, (2) Var. Ed. de 1616 : Puis les
enfans ont faict leurs amis ces bourreaux.
(3) Allusion à Posthumus Agrippa, que Tibère fit égorger dans
rile de Planasie, après la mort d'Auguste. Un des esclaves de Pos-
thumus, nommé Clémens, après être arrivé trop tard pour le
sauver, tentât de se substituer à lui, mais il tomba par trahison au
pouvoir de Tibère qui le fit torturer (Cf. Tacite : ^Annales L. i,
ch. 6, L. II, ch. 39, 40). Suétone rapporte aussi cette tragique his-
toire, mais d'une manière différente.
(4) L'éd. s. 1. n. d. accueillant le texte fautif de 1616, donne ce
vers : De venger son Tosthume et puis si belle mort l
l34 ŒÎ.TRE5 POETKtrES
Conppc-jaîTcsîs. Bourreaux d 'autrui et de vous-inesmes.(i)
Vous ccrchez (2) de : honneur, parricides bastards :
Or. courez aux assauis e: voîez aux hazards ;
Vous baverez en vin le vin de vos bravades ;
Cerchez (3), gladiateurs, en vain les estocades ;
Vous n'auriez plus d'honneur, n'osant vous ressentir
Ou d'un soufflet reçeu ou d'un seul desmentir.
Desmentir ne soufflet (4) ne sont tel \ituperc
Que d'estre le valet du bourreau de son père.
Vo5 pères ont changé en retraits les hauts lieux.
Ils ont foulé aux pieds l'hostie et les faux Dieux:
Vous apprendrez, valets, en honteuse vieillesse,
A chanter au Lestrain (3) et respondre à la Messe.
Trois Bourbons (6), autrefois de Rome la terreur,
Pourroyent-;ls voir du Ciel, sans ire et sans horreur.
Leur ingrat successeur quitter leur trace et estre
Rinceur de la canette, humble valet d'un prestre,
Luy retordre la queue, et d'un cierge porté
Faire amende honorable à Satan redouté ?
Bourbon, que dirois-tu de ta race honteuse ? (7)
(1) Ces quatre derniers vers ne se trouvent pas dans Téd. de 1616.
(2) Cbercbe;^.
(3) Ibid.
(4) Il faut lire : Desnunti ni soufflet,
(5) Lutrin.
(6) L'amiral Ccligny et ses deux frères, le cardinal de Châtillon
et Dandelot.
(7) Ces sept derniers vers sont incomplets dans Téd. de 1616,
ainsi que dans 1 éd. s. l. n. d. Ces mots : ^Bourbons — Ltmr ingrat
successeur — Rinceur de la Canette, bumhle — retordre la queue —
sont remplacés dans cette dernière par des tirets.
LES TRAGIQUES l35
Tu dirois, je le sçai, que l'engeance est douteuse (i).
Ils ressusciteront, ces Pères triomphans ;
Vous ressusciterez, détestables enfans :
Et honteux, condamnés, sans fuites ni refuges.
Vos pères de ce temps alors seront vos Juges.
Vrai est que les Tyrans, avec inique soin.
Vous mirent à leurs pieds, en rejettant au loin
La véritable voix de tous cliens fidèles.
Avec art vous privant de leurs seures (2) nouvelles.
Ils vous ont empesché d'apprendre que Louys,
Et comment il mourut pour Christ et son pays (3) ;
Ils vous ont desrobé de vos ayeuls la gloire,
Imbu vostre berceau de fables pour histoire.
Choisi, pour vous former en moines et cagots
Ou des galans sans Dieu, ou des pedans bigots.
Princes, qui vomissans la salutaire grâce.
Tournés au Ciel le dos et à Tenfer la face ;
Qui, pour régner icy, esclaves vous rendez.
Sans mesurer le gain à ce que vous perdez,
Vous faittes esclatter aux temples vos musiques,
Vostre cheute fera hurler vos domestiques ;
(i) Dans l'éd. de 1616, ces deux derniers vers sont remplacés par
des tirets. Le texte de l'éd. s. 1. n. d. donne : Tu dirois^ je le sçai
que ta tau est douteuse 7 Ces vers s'appliquent à Henri de Condé,
né le I*' sept. i$88, six mois après la mort de son père, (lequel
aurait été empoisonné, selon l'opinion de plusieurs écrivains, par
sa seconde femme Charlotte-Catherine de la Tremouille.) Devenu
catholique en 1596, Henri fut un persécuteur acharné des protes-
tants. .
(2) Lire : sûres. Le texte de 1616 donne : de vos seures,
(3) Louis de Condé. Le sens de ces deux derniers vers est peu
intelligibles.
l36 ŒUVRES POÉTIQUES
Au jour de vostre change on vous pare de blanc.
Au jour de son courroux Dieu vous couvre de sang.
Vous avez pris le pli d'Alheistes prophanes,
Aimé pour Paradis les pompes Courtisanes ;
Nourris d'un laict esclave (i), ainsi assujettis.
Le sens vainquit le sang et vous fit abrutis.
VOICI le grand Héraut d'une estrange nouvelle.
Le messager de mort, mais de mort éternelle.
Qui se cache ? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?
Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles
Ou quand l'aube du jour vous presteroit ses aisles.
Les monts vous ouvriroient le plus profond rocher.
Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher.
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue.
Vous ne fuiriez {2) de Dieu ni le doigt ni la veiie.
Or voici les lions de torches aculés,
Les ours à nez percés, les loups emmuzelés :
Tout s'eslève contr' eux : les beautez de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d'ordure,
Se confrontent en mire (3) et se lèvent contr'eux.
« Pourquoy (dira le Feu) avez-vous de mes feux.
Qui n'estoyent ordonnez qu'à l'usage de vie,
Fait des bourreaux, valets de vostre tyrannie ?
(i) Var. Ms. Tronchin : du hicl d'esclave.
(2) Var. Ed. de 1616 et s. 1. n. d. : Vous fuirez.
(3) £« mire y en face, vis-à-vis.
LES TRAGIQUES iSy
L'Air encor une fois contr'eux se troublera.
Justice au juge Sainct, trouble, demandera.
Disant : « Pourquoy, Tyrans et furieuses bestes,
M'empoisonnastes^vous de charongnes, de pestes,
Des corps de vos meurtris? » «Pourquoy, diront les Eaux.
Changeastes-vous en sang l'argent de nos ruisseaux ? »
Les Monts, qui ont ridé le front à vos supplices :
« Pourquoi nous avez-vous rendus vos précipices ? »
« Pourquoi nous avez-vous, diront les Arbres, faits
D'arbres délicieux, exécrables gibets ? »
Nature blanche,^ vive et belle de soy mesme,
Présentera son front ridé, fascheux et blesme
Aux peuples d'Italie et puis aux nations
Qui les ont enviés en leurs inventions.
Pour, de poison meslé au milieu des viandes,
Tromper l'amere mort en ses liqueurs friandes.
Donner au meurtre faux le mestier de nourrir.
Et sous les fleurs de vie embuscher le mourir.
La Terre, avant changer de lustre, se vient plaindre
Qu'en son ventre l'on fit ses chers enfants esteindre.
En les enterrans vifs, l'ingénieux bourreau
Leur dressant leur supplice en leur premier berceau.
La Mort tesmoignera comment ils l'ont servie ;
La Vie preschera comment ils l'ont ravie ;
L'Enfer s'esveillera ; les calomniateurs
Cette fois ne seront faux prévaricateurs :
Les livres sont ouverts ; là paroissent les rolles
De nos sales péchés, de nos vaines paroles.
Pour faire voir du Père aux uns l'affection.
Aux autres la justice et l'exécution.
Conduits, (très-sainct Esprit), en cet endroict ma bouche
8.
l38 ŒUVRES POÉTIQUES
Que par la passion plus exprés je ne touche
Que ne permet ta règle, et que, juge léger.
Je n'attire sur moy jugement pour juger.
Je n'annonçeray donc que ce que tu annonce.
Mais je prononce autant comme ta loy prononce :
Je ne marque de tous que l'homme condamné
A qui mieux il vaudroit n'avoir pasesté né.
Voicy donc, Antéchrist (i),rextraict des faits et gestes
Tes fornications, adultères, incestes,
Les péchés où Nature est tournée à l'envers (2),
La bestialité, les grands bourdeaux ouvers,
Le tribut exigé, la bulle demandée
Qui a la Sodomie en Esté concédée (3) ;
La place de Tyran conquise par le fer.
Les fraudes qu'exerça ce grand tison d'Enfer,
Les empoisonnemens, assassins, calomnies.
Les degats des païs, des hommes et des vies.
Pour aiiraper les clefs ; les contracts, les marchés
Des Diables stipulans, subtilement couchés ;
Tous ceux-là que Satan empoigna dans ce piège,
Jusques à la putain qui monta sur le siège (4).
L'aisné fils de Satan se souviendra, maudit,
De son throsne eslevé d'avoir autrefois dit :
La gent qui ne me sert, ains contre moy conteste,
(i) Le Pape.
(2) Var, Ms. Tronchin : a tourné à l'envers.
(3) Allusion absurde, accréditée par Duplessis-Momay, lequel
affirme dans son Mystère d'iniquité qu'on avait présenté à Sixte IV,
une requête pour obtenir de se livrer à la Sodomie pendant trois
mois de l'année. (Cf. Bayle : Article Sixte IV, note D.)
(4) La prétendue Papesse Jeanne qui aurait, dit la légende,
siégea Rome de 855 a 858.
LES TRAGIQUES iSq
Périra (i) de famine et de guerre et de peste.
Rois et Roines viendront au siège où je me sieds.
Le front embas (2), lescher la poudre sous mes pieds ;
Mon règne est à jamais, ma puissance éternelle ;
Pour Monarque me sert l'Eglise Universelle ;
Je maintiens le Papat tout-puissant en ce lieu,
Où, si Dieu je ne suis, pour le moins Vice-Dieu.
Fils de perdition, il faut qu'il te souvienne
Quand le serf commandeur de la gent Rhodienne,
Veautré, baisa tes pieds, infâme serviteur.
Puis chanta se levant : Or laisse, créateur.
ApoUyon (3), tu as en ton impure table
Prononcé, blasphémant, que Christ est une fable ;
Tu as renvoyé Dieu, comme assez empesché,
Aux affaires du Ciel, faux homme de péché.
Or faut il (4) à ses pieds ses blasphèmes et titres
Poser, et avec eux les tiares, les mitres,
La bannière d'orgueil, fausses clefs, fausses croix.
Et la pantoufle aussi qu'ont baisé tant de Rois.
Il se void à la gauche un monceau qui esclatte
De chappes d'or, d'argent, de bonnets d'escarlatte :
Prélats et Cardinaux là se vont despouïller
Et d'inutiles pleurs leurs despouïlles mouiller.
Là faut représenter la mitre héréditaire
(i) Var. Ms. Tronchin : 'Pourrira.
(2) Lire : en bas.
(3) xAppollyotii ou V Exterminateur, On suppose que sous ce nom
de l'un des êtres de TApocalypse, Aubigné a voulu désigner
Léon X ou bien faire allusion à quelque propos attribué à ce
dernier.
(4) Var. Ms. Tronchin; Or il faut...
140 ŒUVRES POÉTIQUES
Dont Jules tiers (i) ravit le grand nom de mystère
Pour, mentant et cachant ses titres blasphemans,
Y subroger le sien escrit en diamans (2).
A droicte, l'or y est une despouïlle rare :
On y void un monceau des haillons du Lazare.
Enfans du siècle vain, fils de la vanité.
C'est à vous à traîner la honte et nudité,
A crier enroués, d'une gorge embrasée,
Pour une goutte d'eau l'aumosne refusée :
Tous vos refus seront payez en un refus.
Les criminels adonc par ce procès confus,
La gueule de l'Enfer s'ouvre en impatience
Et n'attend que de Dieu la dernière sentence,
Qui, à ce point, tournant son œil bénin et doux,
Son œil tel que le monstre à l'espouse l'espoux (3) :
Se tourne à la main droite, où les heureuses veûes
Sont au throsne de Dieu sans mouvement tendues,
Extatiques de joye et franches de souci
Leur Roy donc les appelle et les fait Roys ainsi :
« Vous qui m'avez vestu au temps de la froidure,
Vous qui avez pour moy souffert peine et injure,
Qui à ma sèche soif et à mon aspre faim
Donnastes de bon cœur vostre eau et vostre pain.
Venez, races du Ciel, venez, esleus du Père ;
Voz péchez sont esteints, le juge est vostre frère,
Venez donc, bien-heureux, triompher pour jamais (4)
Au Royaume éternel de victoire et de paix (5).
(i) Jules III.
(2) Ces quatre derniers vers ne se trouvent pas dans l'éd. de 1616.
(5) Va r. Ed. de 16 16 : l'espouse à Vespoux.
(4) Var. Ms. Tronchin : à jamais.
(5) Var. Ed. de 1616 : d'une éternelle paix.
LES TRAGIQUES I4I
A ce mot, tout se change en beautés éternelles,
Ce changement de tout est si doux aux fidelles :
Que de parfaits plaisirs 1 O Dieu, qu'ils trouvent beau
Cette terre nouvelle et ce grand Ciel nouveau 1
Mais d'autre part, si tost que TEternel fait bruire
A sa gauche ces mots, les foudres de son ire,
Quand ce juge, et non Père, au front de tant de Rois,
Irrévocable, pousse et tonne cette voix :
Vous qui avez laissé mes membres aux froidures.
Qui leur avez versé injures sur injures.
Qui à ma sèche soif et à mon aspre faim
Donnastes fiel pour eau et pierre au lieu de pain ;
Allez, maudits, allez grincer vos dents rebelles
Aux gouôres ténébreux des peines éternelles.
Lors ce front qui ailleurs portoit contentement
Porte à ceux-ci la mort et l'espouvantement.
11 sort un glaive aigu de la bouche Divine,
L'Enfer, glouton bruyant, devant ses pieds chemine.
D'une laide terreur les damnables transis,
Mesmes dès le sortir des tombeaux obscurcis
Virent bien d'autres yeux, le Ciel suant de peine.
Lors qu'il se preparoit à leur peine prochaine :
Et voicy de quels yeux virent les condamnés
Les beaux jours de leur règne en douleur terminés.
Ce que le monde à veu d'effroyables orages
De gouffres caverneux et de monts de nuages.
De double obscurité, dont au profond milieu
Le plus creux vomissoit des Aquilons (i) de feu
Tout ce qu'au front du Ciel on vid onc de colères,
Estoit sérénités; nulles douleurs ameres
(i) Var. Ed. de i6i6 : des aiguillons.
143 ŒUVRES POETIQUES
Ne troublent le visage et ne changent si fort
La peur, Tire et le mal, que l'heure de la mort
Ainsi les passions du Ciel autresfois veûes
N'ont peint que son courroux dans les rides des nues :
Voici la mort du Ciel en TefiFort douloureux
Qui lui noircit la bouche et fait saigner les yeux.
Le Ciel gémit d'ahan (i), tous ses nerfs se retirent;
Ses poulmons près à près sans relasche respirent.
Le Soleil vest de noir le bel or de ses feux ;
Le bel œil de ce monde est privé de ses yeux.
L'ame de tant de fleurs n'est plus espanouie ;
Il n'y a plus de vie au principe de vie.
Et, comme un corps humain est tout mort terra[ss]é
Dès que du moindre coup au cœur il est blessé (2),
Ainsy faut que le monde et meure et se confonde
Dès la moindre blessure au Soleil, cœur du monde (3).
La Lune perd l'argent de son teint clair et blanc,
La Lune tourne en haut son visage de sang :
Toute estoile se meurt ; les Prophètes fidèles
Du Destin vont souffrir éclipses éternelles ;
Tout se cache de peur ; le feu s'enfuit dans l'air,
L'air en l'eau, l'eau en terre ; au funèbre mesler
Tout beau perd sa couleur, et voici tout de mesmes
A la pasleur d'en haut tant de visages blesmes
Prennent l'impression de ces feux obscurcis ;
Tels qu'on voit au fourneau paroistre les transis.
Mais plus, comme les fils du Ciel ont au visage
La forme de leur chef, de Christ la vive image,
(i) d*ahan, de fatigue.
(2) Var. Ms. Tronchin : frappé.
(3) Ces quatre derniers vers ne se trouvent pas dans l'éd. de 1616.
LES TRAGIQUES 148
Les autres de leur père ont le train et les traits,
Du prince Belzebud (i) véritables portraits.
A la première mort ils furent effroyables,
La seconde redouble, où les abominables
Crient aux monts cornus : « O Monts, que faites-vous ?
Esbranl[ez] vos rochers et vous crev[ez] sur nous ;
Cachez-nous, et cachez Toppobre et Tinfamie
Qui, comme chiens, nous met hors la Cité de vie ;
Cachez-nous pour ne voir la haute majesté
De TAigneau triomphant sur le throsne monté. »
Ce jour les a pris nuds, les estouffe de craintes
Et de pires douleurs que les femmes enceintes.
Voici le vin fumeux, le courroux mesprisé
Duquel ces fils de terre avoyent thesaurizé.
De la Terre, leur mère, ils regardent le centre :
Cette Mère en douleurs sent (2) mi-partir son ventre.
Où les serfs de Satan regardent fremissans
De TEnfer abayant (3) les tourmens renaissans,
L'estang de souffre vif qui rebrusle sans cesse,
Les ténèbres espais plus que la nuict espaisse :
Ce ne sont des tourmens inventez des cagots
Et présentés aux yeux (4) des infirmes bigots,
La terre ne produict nul crayon qui nous trace
Ni du haut Paradis ni de l'Enfer la face.
(i) L'éd. et 1616 ainsi que l'éd. s. 1. n. d. donnent ce mot
incorrect : Beljiehub,
(2) Var. Ed. de 16 r6 et s. 1. n. d. : sans,
C3) %Âbayaniy mis aux abois.
(4) Var. Ed. de 1616 :
Ce ne sont des tourmens tels que les idiots
Les présentent aux yeux
144 ŒUVRES POÉTIQUES
Vous avez dit, perdus : « Nostre nativité
N'est qu'un sort ; nostre mort, quand nous aurons esté.
Changera nostre haleine en vent et en fumée.
Le parler est du cœur Testincelle allumée :
Ce feu esteint, le corps en cendre deviendra.
L'esprit, comme air coulant, parmi l'air s'espandra ;
Le temps avalera de nos faicts la mémoire,
Comme un nuage espais estend sa masse noire,
L'esclaircit, la despart, la desrobe à nostre œil :
C'est un brouillard chassé des rayons du Soleil.
Nostre temps n'est rien plus qu'un ombrage qui passe,
Le sceau de tel arrest n'est point suject à grâce. »
Vous avez dit, brutaux : « Qu'y a-il (i) en ce lieu
Pis que d'estre privé de la face de Dieu ? »
Ha 1 vous regretterez bien plus que vostre vie
La perte de vos sens, juges de telle envie :
Car si vos sens estoyent tous tels qu'ils ont esté.
Ils n'auroyent un tel goust, ni l'immortalité ;
Lors vous sçaurez que c'est de voir de Dieu la face.
Lors vous aurez au mal le goust de la menace.
(i) Pour : Qu'y a-t-il. C'est une forme surannée. Le Ms. Tron-
chin porte : Qu'il y a en ce lieu.
DISCOURS PAR STANCES
AVEC L'ESPRIT
DU
FEU ROY HENRY QUATRIESME
// existe deux versions de ce Discours, l'une dans les
Ms. Tronchin, viif fo 2 1 6 et suiv.;(un brouillon de
ce même texte se retrouve au tome ix desdits Ms.,f^ 14,
mais il ne contient que ig stances au lieu de 56) :
Vautre au British Muséum (Ms, Harleian, no 1,216),
Cette dernière, découverte en 1 866 j, par M. Gustave
Masson, et analysée dans le Bulletin de l'Histoire de la
Société du Protestantisme français, parut la même
année, dans le même bulletin (i866, t. xv, pp, 227-
2 36), Le texte du Ms, de Bessinges, plus complet de
trois strophes, fut recueilli par Eug, Reaume et de
Caussade, et inséré au tome iv de leur édition des
Œuvres complètes de Théodore- Agrippa d'Aubigné
{Paris, Lemerre, 1877, in-8°). Cest ce dernier texte
que nous reproduisons à notre tour. Nous donnons, en
note, les variantes du Ms, Harleian, ainsi que quelques
éclaircissements utiles à l'intelligence du texte.
DISCOURS PAR STANCES
joY, clair astre de feu, qui de haute naissance
Fis cheoir sur l'Univers, au bransle de la France,
Ce qu'eut le Firmament de guerres en son rond :
Ton berceau, signalé de serpentz en jonchée.
Fit du foudre un jouet, lorsque Rome fâchée
Te mit l'Enfer (i) à dos et l'Espagne à ton front
Devant trois lustres faicts, les armes demandées
Gravèrent sur ta peau les prétextes brodées ;
Tu pris rang aux combats longtemps devant ton rang
Tu as, à face ouverte et sans efîroy humée
Des bataillons croisez la poudre et la fumée,
Brossé parmy les fers et nagé dans le sang
(i) Variante. Ms. Harleian ; Luy mist f enfer.
148 ŒUVRES POÉTIQUES
Tu te vis talonné de ces bruslans courages
Qui cerchent(i) les combats au travers des naufrages :
Tu vins, vis et vainquis : c'est toy qui as porté
A tes juges^ proscrit (2), le présent de la vie ;
Ils ont par toy, banni (3), recouvert la patrie,
De toy, leur prisonnier, receu la liberté.
Et puis, pour couronner tes tempes honorées.
De victoires sans reigle en l'Europe arborées.
Admirable en la paix comme entre les guerriers.
Ta main qui ne prenoit la loy que de soy mesme,
D'une branche d'olive adgence un diadème,
Pressant en un chappeau tes palmes, tes lauriers.
Ma plume ainsy voloit m'emplumant d'espérance
D'animer plus qu'un autre à ses larmes la France,
Mieux louer, mieux pleurer que nul autre mon Roy ;
Quand un esprit de feu, mon docteur à prédire,
Tourne mes yeux à voir par un grand doigt escrire :
Mené, Thekel, Pherès (4), en funeste paroy (5).
Cet esprit de feu pur, qui de son vent m'anime,
Ne m'abbaisse à polir quelques proses en rithme (6)
Pour travailler à moins qu'à la gloire de Dieu ;
(i) Lire : cherchent,
(2) Var. Ms. Harléian : prescrits,
(3) Ibid. : bannis,
(4) Lire: Thecel, Phares.
(5) Ces cinq premières strophes se trouvent insérées dans
VHistoire Universelle d'Agrippa d*Aubigné (Appendix). Il en est de
même des douzième et treizième stances.
(6) Prononcer : rime.
DISCOURS PAR STANCES I49
Me faict prendre mon ton dans le concert des Anges,
De reproches m'emplit, tarissant mes louanges
Dont le subject a pris sa fin dans son milieu.
Ce'fut ce mesme esprit qui planta dans ma langue (i)
A un front redouté cette franche harangue :
« Tu nous monstres ta langue, o Prince grand vainqueur !
« La bouche de mon Roy a sa foy renoncée
« Or, Dieu qui seulement cette bouche a percée,
« Quand ton cœur la suivra, transpercera ton cœur. (2) »
Que si j'ay quelque fois haussé ta vigilance,
Tes labeurs, tes périls, tes ruses, ta vaillance,
Ce fut d'un stile et but dififerents des Jaquets,
Pour te laisser le goust du mal ou du bien dire.
Pour succer le mastic et pour le faire enduire
Mon amer ellébore entre les doux bouquets.
Vous qui vous ameutez aux abbois de la France,
Lamentant une mort, mort de vostre espérance,
Qui, de tragicques vers détestez l'inhumain.
L'infâme poux, le ver qui mit ce Roy par terre.
C'est assez remçrdu cette vilaine pierre ;
Laissons la pierre en poudre et baisons cette main.
(i) Variante. Ms. Harléian : sur ma langue,
(2) Allusion à l'attentat de Jean Chatel qui eut lieu le 27 dé-
cembre 1597. C'est une variante à la parole d'Agrippa d'Aubigné
tirée de 5a Vie à ses Enfants, et rapportée dans notre notice. (Voir
p. XXXIV.)
l50 ŒUVRES POÉTIQUES
Suyvons là des désirs à faute de la veuë ;
Sans fuir, elle s'est retirée en (i) la nue ;
Pour la connoistre, il faut monter au sacré lieu.
Cette première playe attend une seconde,
Si nous jugeons ces traicts dans le mirouër du monde.
Et non au Sainct des Saincts du grand temple de Dieu.
Prince qui, effrayé, transy en ton courage,
Un jour que la Mort pasle approcha ton visage
M*enquis si ton changer blessait le Sainct Esprit,
Encores une fois a ton ame lassée
Je rends ces veritez, comme lors ma pensée
T'apprit ce que l'esprit de science m'apprit.
Cette main, qui orna ta perruque de gloire,
Mit le sang à tes pieds, sur ton front la victoire,
La grâce dons tes yeux, sur ta langue le miel :
Lasse de ces douceurs, desploia ses puissances.
Ferma l'huis aux biens faicts pour l'ouvrir aux vengeances,
Fouilla, non le thresor, mais l'arsenal du Ciel.
La main large de Dieu qui, par cinquante années.
En déluge versa tant de grâces données ;
Du berceau condamné l'injuste mort chassa ;
Qui de ses doigts porta les landons de l'enfance.
Un bouclier au massacre, aux prisons délivrance,
La victoire aux combats, à la fin se lassa.
(i) Variante. Ms. Harleian : dans la nuë.
DISCOURS PAR STANCES l5l
Celuy qui vid jetter, sans le trouver estrange,
Tant de valeurs à bas, tant de sang en la fange,
Les cœurs plus généreux aux plus lasches s[o]ubmis,
Trempa de sang royal les franges cramoisies,
Quitta son ame au vent, a l'air ses fantazies.
Le corps (i) aux assassins, le cœur aux ennemis.
Celuy qui ne sentit du grand Dieu la querelle,
Le meurtre de Tamy, du serviteur fidelle,
Le deshonneur du lict (2), pour suivre son dessein.
Pour luy n'ont rien senti et n'ont faict leur office,
Le valet de ses pieds, le chef de sa justice,
L'amy de son costé, la femme de son sein.
Prince, Rome paya de ton or les rebelles.
Elle a chassé au loing tes chiens les plus fidelles.
Pour de mastins muets et loups t'environner.
Tu as foulé aux pieds, au gré d e cette beste,
Ceux qui avoyent gardé la couronne à la teste.
Ou qui avoient sauvé la teste (3) à couronner.
Dessoubs toy n'a fleury le docte et sa science :
Tu as hay la ferme et droicte conscience :
Tant prodigue aux putains, tant avare aux guerriers.
Payant les laschetez, punissant le courage ;
En vain, pour eslever des myrtes sans ombrage.
Tu as desraciné tant de chastes lauriers.
(i) Le Ms. Tronchin donne : La Vie,
(2) Cf. Divore Satyrique.
(3) Variante. Ms. Harleian : ta teste.
l52 ŒUVRES POÉTIQUES
Le noble, le soldat, le laboureur quémandent.
Ceux qui font abonder le pain ou le deffendent ;
Soubz toy sont eslevez et sont devenus gras
Les asnes du Clergé, les pourceaux de Finance ;
Enflant jusqu'à crever le ventre de la France,
Asséchant (i) à la mort les jambes et les bras.
Tu as sacrifié les précieuses vies
Par un amour céleste à la tienne asservies,
En prestant leur courage aux ennemis sans cœur ;
De ces chefs triomphans tu as faict un hommage
A un monstre abattu, ordonnant en partage
Les honneurs aux vaincus et la honte aux vainqueurs.
Tu pris les sectateurs pour les causes de Taize,
Tes braves esprouvez jusque dans la fournaize,
Tu les pris pour la cause et la marque (2) des feux.
Tu t'es faict le second du séducteur prophane,
Subtil persécuteur, pour à la Juliane (3),
Par menaces et dons, faire la guerre aux Cieux.
Tu as faict triompher Lybanie (4) ainsy comme
(i) %Assechant, du verbe assécher om asseicbert sécher,
(2) Ibid. : manque,
(3) Allusion à Julien l'Apostat.
(4) Variante. Ms. Harleian : Lyhaine. Libanius, sophiste célèbre
du IV' siècle, né à Antioche en 314, étudia dans Athènes sous
Diophante, puis à Constantinople sous le grammairien Nicodès et
le sophiste Démarque. Il ouvrit dans cette ville une école, puis
ayant été banni comme coupable de magie, il s'en fut à Nicée, à
Nicomédie, à Athènes, et se fixa définitivement à Antioche où il
acquit une grande réputation. Il mourut vers Tan 390, âgé d'au
moins 76 ans.
DISCOURS PAR STANCES l53
Un Terence Varron (i) triompha dedans Rome,
Pour là s'estre fuiant coulpable retiré ;
Car la Cause de Rome est si foible, vilaine,
Que, qui est défenseur de Tidolie Romaine
Espère sans raison, s'il n'est désespéré.
Roy fin et doux, le fin est esloigné du sage,
La finesse est le propre ou du singe ou du page,
La prudence d'un Roy ni trompé ni trompeur ;
Tu as perdu les tiens, faict tes haineux tes maistres,
Esté dur aux loyaux, trop pitoyable aux traistres :
L'un vient d'ingratitude, et l'autre vient de peur.
Ingrats, au sein desquels Tame et l'amitié mortes
Vont tarir et tomber, vous estes de deux sortes :
Ou lasches oublieux, ou fiers mesconnoissans ;
(i) Allusion à Marcus Terentius Varron, né à Rome, vers ii6
avant Tère vulgaire, mort, croit-on, dans sa 90* année, en l'an 27
avant J.-C. Savant anteur, puis tribun, Varron fut mêlé à la vie
publique de son temps. Il y acquit plus de considération que
d'honneur. A Tâge de 49 ans, il fut chargé par Pompée du com-
mandement d'une flotte grecque avec laquelle il remporta sur les
côtes de la Cilide une éclatante victoire. Lors de la guerre civile,
ses relations avec Pompée l'entraînèrent dans le parti de ce général.
Toutefois, il se tint d'abord en repos, parlant même avantageuse-
ment de César dont il avait jadis cultivé l'activité. Mais quand il
crut d'après les premiers événements que le destin se déclarerait
pour Pompée, il ne négligea aucun moyen pour entraîner toute sa
province dans le parti qu'il était déterniné à suivre. Plus tard,
lorsque César eut triomphé, il changea d'opinion, achetant par des
générosités sans nom la faculté de retourner à Rome et d'y solli-
citer les bienfaits du dictateur. Eloigné des affaires sociales, il
obtint la mission d'établir et d'arranger une bibliothèque publique*
l54 ŒUVRES POÉTIQUES
Des deux la main est seiche, ou bien saigne traitresse.
Car l'un laisse mourir les biens faicts de vieliesse (i).
Et l'autre les esgorge encores fleurissans.
Ainsi vont à retours et par vicissitudes,
Dons et pardons d'en haut, d'embas ingratitudes ;
Dieu et les Roys n'ont pas mesme reigle d'Estat :
Dieu est pareil à soy, l'homme lasche et frivole
Va de l'aize au péché, des bourdeaux à Tidolie,
D'idolastre devient infidèle, apostat.
Les Cieux, les éléments te reprochent leurs peines,
La vie, les presants de tant d'ames humaines.
La mort t'avoit servi cent fois à poinct nommé,
Exécutant pour toy, si ce n'est pas toy mesme.
Ou l'extrême vertu, ou la beauté supresme.
Que trop tu hayssois ou avois trop aimé.
Tu n'a pas creu Michée (2) offencé à ta veuë.
Plus tôt un Sedecie (3) à la teste cornue :
Le berceau de Joas en ses aages derniers
(i) Pour ; vieillesse,
(2) tS^ichie (en langue hébraïque Semblable à Dieu), prophète né
dans une bourgade de la tribu de Juda, prophétisa sous les règnes
de Jonathan, d'Achaz et d'Ezèchias (c'est-à-dire depuis Tan 749
jusqu'à 679 av. J.-C).
(3) Sedecias, dernier roi de Jyda. On sait que ce prince, suivant
les traces de ses prédécesseurs, se rendit odieux au peuple par ses
débauches et ses impiétés. Il fut vaincu par Nabuchodonosor
lequel lui fit crever les yeux et l'envoya ensuite en Chaldée, où il
mourut de chagrin. Avec lui finit, vers l'an 587, avant J.-C,
le royaume de Juda.
DISCOURS PAR STANCES * ï55
Lapida son Sauveur; l'oublieux Amasie(i)
Quitté son Dieu vainqueur, payé d'apostasie,
Adore de Seïr les Dieux, ses prisonniers.
Noz Docteurs, pour couvrir l'impudence sans bornes
Ont de Sedecias pris leurs bonnets a cornes ;
Voz prudents ont le fort et régnant honoré,
Ne cachent plus Joas (2), mais aident à l'esteindre,
Et Dieu qui void le monde aimer ce qu'il doit craindre.
Laisse vaincre le droict pour en estre adoré.
L'édifice qui fut un trophée à ta vie (3),
Fut gloire au condamné, au juge ignominie,
Haussa les criminels, abbaissant au rebours (4)
Le Sénat espérant contre toute espérance.
Qui des mains des François tira vive la France,
Quand Paris fut Madri[d], portant Paris à Tours,
(i) AmasiaSy huitième roi de Juda, fils de Joas. N'étant pas
demeuré fidèle à Dieu, il fut battu et fait prisonnier par le roi
d'Israël. Il ne recoi^vra sa liberté qu'en livrant les trésors du temple
et mourut assassiné par ses sujets.
(2) Allusion aux intrigues qui eurent lieu pendant la minorité
de Louis XIII.
(3) Aubigné fait ici allusion à la pyramide qui fut élevée devant
le Palais de Justice, en mémoire de l'attentat de Jean Châtel. Ce
monument, qui portait une inscription injurieuse pour l'ordre des
Jésuites, fut abattu en 1605, à la sollicitation du père Cotton,
devenu confesseur d'Henri IV.
(4) Var. Ms. Harleian : à rebours.
l56 ŒUVRES POÉTIQUES
Quand les Prophètes faux des chaires mensongères
Desguisoient et conloient ses fautes pour légères,
Contre ces chiens muets une pierre s'esmeut ;
Une pierre en courroux d'avoir perdu sa place,
Prescha Thonneur du Roy, du grand Dieu la menace.
Et puis l'acier parla quand la pierre se teust.
Rome vid en mespris, honteuses ambassades (i),
Veautrez sur l'eschaffault, flattez de bastonnades :
Ceux qui t'ont faict gouster tel opprobre de miel,
Font ton honneur honteux, comme acquis par la honte ;
Ceux là ont arraché pour le moins à leur conte
Du Louvre ton grand cœur, ta belle ame du Ciel.
A qui as-tu payé, pour offertes données,
Coutras, Arques, Yvry, tes heureuses journées ?
De qui as-tu receu un bénéfice tel ?
L'offrande pacificque est à Dieu, non à l'homme ;
L'on doiblau Dieu du Ciel, et non au Dieu de Rome,
Non des veaux abattus, mais des cœurs sur l'autel.
L'Univers fut théâtre à voir cette folie ;
Que de ri [s] y presta la bigotle Italie I
L'Espagnol admirant despouilla sa terreur,
L'Allemagne en gronda, l'Autriche fut esprise
D'ai[s]e, Piedmont d'espoir, de tristesse Venise,
Mais l'Anglois y mesla le mespris et l'horreur.
(i) Il s'agit ici des cérémonies humiliantes aux quelles les
d'Ossat et le Cardinal du Perron, ambassadeurs du Roi, furent
utreints.
DISCOURS PAR STANCES 167
Tu m'as faict lire escrit par le doigt de la mère,
Qui sentoit en son fils la foiblesse du père,
Les mots dorez qui d'or debvoyent rendre ta foy :
Tu as persécuté ton sang, ta sœur unicque (i),
Qui fit voir en sa mort comment la loy salique
N'avoit pas partagé la constance chez toy.
Cette louve Romaine (2), impérieuse beste,
Assize sur les fleurs que tu as sur la teste,
Exigeoit de ta main quelque servile coup ;
Tu lui rendois par an quelque ame noire serve :
Le berger enchanteur croit ainsy qu'il conserve
Ses brebis en livrant un mouton noir au loup.
Le vaillant espervier, noble pour sa coustume.
Ayant mis Toysillon, la nuict froide, en sa plume.
Dès que le beau soleil à ses ténèbres luit.
Le faict libre, et de loing marque sa course aisiée.
Puis tourne le dos, fuiaht d'une mesme volée
Avec le nom d'ingrat le soulas de la nuict.
Tu avois mis aux pieds un parti des fidelles
Qui, pressé dans ta plume et logé soubs tes aisles,
(i) Catherine de Bourbon, duchesse de Bar. Née à Paris, en
1558, cette princesse, sœur de Henri IV, manifesta de bonne heure
un goût très vif pour la poésje. Elle avait depuis longtemps une
vive inclination pour le Comte de Soissons, son cousin germain,
lorsque des raisons politiques décidèrent Henri IV à l'unir à Henri
de Lorraine, duc de Bar, en 1599. Catherine succomba à une telle
alliÀice et mourut à Nancy, en 1604. Elle ne cessa jusqu'à la fin
de pratiquer la religion réformée, ce qui lui fut un sujet de persé-
cutions constantes.
(2) Catherine de Médicis.
lS8 fECTWXS fWlHJLfcS
AToâ chassé ta mûa (i) e: t'ariûi dc&rré
Des risques sur to*L chef ccKip sur coup avenues.
Et tu le Toîs gcmîr daiis ks scncs cornues
Du lanier impôeux à qu: m Tas livré.
Où est :e sein amj qui chan^ ta £ro:-duie,
La maîn qui t'arracha de ^a prison ohsciue,
El Tam: (2) qui te ûi goosier la liberté ?
Tout cela est errant, exposé aux orages.
D'opprobres tu pavas tes âdelles courages.
Et tes libérateurs de la captîrité.
Te Tovla resTeillé : Madri^d] craîgnoît tes armes,
Piedmoot s'agenouilloit, Rome jettoît des larmes.
Vienne f ailoit céder comme au plus rertueux (3),
Les Anges s'accuellioTent à si haute entreprise.
Si ton ame eust esté du feu d'honneur esprise.
Non du tison fumant d'amour incestueux.
Ton orgueilleux dessein ne 6t les Cieux propices.
N'interrogeant de Dieu la bouche pour auspices ;
De blasphèmes contez, priant, tu TolTensois ;
Assiégé, non servi, d'infidelles canailles.
Après avoir banni ces gagneurs de batailles
Qui l'avoyent faict prier et combattre en françois.
(i) Var. Ms. Tronchin : avoit cbattjfi la muet.
(2) Ibid. : Et Vame.
(3) Variante empruntée au texte de VHistoire umiv. :
A ton resvtil Madfi(d\ voulait cacher sa armes ;
Qui n*j contribuoit estait armé de larmes ;
Vienne ailoit subir le ioug du vertueux.
DISCOURS PAR STANCES iSq
Des porticques, des arcs, la pompeuse paroUe
Emprunioit le gergon (i) des enfans de LoyoUe (2) ;
Tout Paris desguisé en ces yeux se ravit.
En voulant triompher comme d'une deffaicte,
Il la faloit juger à faire, n'estant faicte ;
L'Europe l'attendoit et l'Europe la vit.
Voicy l'exécuteur (3) gros enflé de harangues
De la troupe c^ui ment Jésus au bout des langues :
Il vient noircir en deuil de noz pompes le cours ;
Il monte froidement, et l'assistance blesme
Ne s'esmeut de ces coups jusques au quatriesme (4),
Ou par trop infidelle, ou trop lasche secours.
Le Prince d'Assyrie en ce poinct je contemple
Et Baltazard saoulé dans les vaisseaux du temple.
Transi du bras du Ciel qui escrit la paroy.
Ces idoUes de Cour contemploient un supplice,
Un bras d'Enfer gravant du haut Ciel la justice
Sur le sein condamné d'un misérable Roy (5).
Où estoient ces pavois, ces remparts de poictrines,
Qui, en tant de combats et mesmes aux salines
(i) Lire : jargon.
(2) Ignau de Loyola,
(3) Ravaillac.
(4) « Le meurtrier levoit la main pour le quatrième coup, quand
il fut arresté et pris par le va-de-pied » (Aubigné : Histoire univ.
Append.).
(5) Cette strophe manque dans le Ms. Harleian.
l6o ŒUVRES POÉTIQUES
De Beauvois (i) assiégé, quoyque de prés surpris,
Jettent leur chef arrière, et de leur vie esteint€
Lu y desrobent la mort, ornant le labyrinthe
De leur brave despouille, et le Ciel des esprits ?
A ta peau n'ont touché tous ces monstres estrapges
Tant que tu fus gardé de fidelles et d'Anges ;
Mais la main où ton cœur par la crainte fut mis
Fit en son cher depost une mortelle bresche ;
Gémissement partout, chant de joye à la Flesche,
Honte et dueil aux François, triomphe aux ennemis.
Les filz du siècle auroient ces veritez fardées
*De trompeuses couleurs : leurs phrases mignardées
Sentiroient la faveur, le bissac et la faim.
C'est icy qu'il falloit tonner dans les oreilles
La merveille (2) des Rois et le Roy des merveilles.
Car la grande merveille est celle de la fin.
Mais quoy, tant de beaux vers sur ce tombeau fleurissent
Tant de papiers noircis, tant de presses gémissent ;
On invente, on polit tout ce que peut l'humain :
Non, ces yeux n'ont jette que pleurs de bienséance.
Si l'ame résolue à la juste vengeance
Ne la commande au cœur et le cœur à la main (3).
(i) *Beauvois-sur-S^€er, où Agrippa d*Aubigné sauva la vie à
Henri IV (Cf. Histoire univers,).
( 2) Var. Ms. Harleian : Les merveilles.
(3) Cette strophe manque dans le Ms. Harleian.
DISCOURS PAR STANCES lÔI
Ces mains, qui ont escrit de favorables styles,
Trop douces pour le fer, à venger inutiles.
Feront pour les bourreaux (i) fleurir leurs vanitez :
Mes mains qui donnent gloire à Dieu de tes offences
Se préparent au fer, plus dures aux vengeances
Qu'elles n'ont pas esté rudes aux Veritez.
Roi qui te sieds enfant sur la peau de ton père.
Rends toy le Ciel propice, et tout sera prospère ;
Donne paix à Sion, Dieu deffendra ta peau ;
Prends de son doux giron la garde singulière ;
Si tu sors en celuy de la bande meurtrière,
Tu as soubs ton chevet l'homicide Cousteau.
On ravit de ton sens l'histoire de ton père.
On destourne ton cœur de l'amour de ta mère :
On oste le trophée au paternel tombeau ;
On cache de tes yeux la sanglance chemise,
Mais que la main du Roy taste où elle est assise,
Et elle y trouvera une funeste peau.
Prince qui dans le sein des assassins te plonges,
Non d'une voix d'airain coustumiere aux mensonges.
Mais de bouche fidelle et apprens et retien.
Tiens pour tout résolu que le meurtrier se vante
De te forcer au mal, et que la main fumante
Du sang du grand Henry veut espancher le tien.
Ou bien, courber ton chef précieux et insigne
Soubs la puante main et soubs le joug indigne
(i) Var. Ms, Harleian : par Us bourreaux.
102 ŒUVRES POériQUES
Qui hommage d'Enfer ses hommes et ses Tœox ;
Roy dessoubs un maraut, un moine vil et salle
Plo[y]er les fleurs de lis soubs la clef infemalle.
Et la couronne d'or soubs une de cheveux.
Verrons-nous décrotter les pieds puants et salles
D^un faquin, d'un porcher dessus les fleurs royales.
Et dire, en uepignant dessus les fleurs de lis.
Comme (i) foulant l'impérieuse teste :
« Tu crèveras des pieds toute sauvage beste.
Les lyons, les dragons, aspics et basilics. »
Le Règne est beau mirouêr du régime du monde ;
Puis l'Aristocratie en honneur la seconde ;
Suit Testât populaire inférieur des trois.
Tout peut se maintenir en régnant par soy-mesme ;
Mais j'appelle les Roys plo[y]ez soubs un supresme
Tyrans tyrannisez et non pas des vrais Roys (2).
Le Monarque du Ciel en soy prend sa justice,
Le Prince de l'Enfer exerce le supplice,
Et ne peut ses rigueurs esteindre ou eschauffer :
Le Roy régnant par foy, aussy humble que brave
Est l'image de Dieu ; mais du Tyran esclave.
Le dur gouvernement, image de l'Enfer.
Doux et mauvais présent, la couronne, le chresme.
Sceptre, glaive, manteau, la main, le diadesme,
(i) Ce texte est incomplet dans les deux Ms.
(2) Dans le Ms. Harleian cette strophe est avant la précédente.
DISCOURS PAR STANCES l63
Vous gémirez dessoubs, avant que d'esire appris
A donner et punir sans Commettre Tinicque,
Gardant sur le public et sur le domesticque
L'authorité sans haine et Tamour sans mespris.
Celuy n'est souverain qui reconnaist un maistre ;
Plus infâme vallet, qui est valet d*un prestre.
Servir Dieu, c'est régner d'un règne seur (i) et doux.
Roys de Septentrion, heureux Princes et sages,
Vous estes Souverains qui ne debvez hommages,
Et qui ne voyez rien entre le Ciel et vous.
Royne (2), il faut oublier l'air et l'art de Florence,
Rends ton joug plus léger à la légère France,
Le Coq est amiable et superbe animal,
Les Lis sont beaux et blancs, leur forme spécieuse
Mais leur douce fumée en teste vicieuse
Cause l'epilepsie et fait cheoir du haut mal.
Ta main empruntera chichement la substance
Que tu vas prodiguant aux ruines de France ;
Paris de ton honneur ternira son pavé l
Tu emprisonneras et te verras captive.
Puis, lasse d'estre mère et saoule d'estre vive.
Tu cherras au tombeau que tu auras cave.
(i) Var. Ms. Harleian : d*un règne pur et doux,
(2) Marie de Médicis.
104
ŒUYRBS POÉTIQUES
Tyrans à roide col, que les genoux on ployé
Aux pieds de Dieu, baisez le fils qu'il vous envoyé.
Ou la verge de fer qui faict fondre et pourrir
Throsnes, sceptres. Estais en l'oublieuse cendre ;
Roys, colère du Ciel qui ne pouvez apprendre
A servir l'Etemel, apprenez à mourir.
MESLANGES
POESIES DIVERSES ET
PIÈCES SATYRIQUES
Nous avons réuni sous ce titre: Meslanges, diverses
pièces extraites^ soit des Ms. Tronchin et du Recueil
Monmerqué, soit des Petites Œuvres meslées. Ainsi
qu'on le verra, quelques-unes de ces pièces destinées
primitivement à faire partie du Printemps, furent
rejetées hors du cadre de cette œuvre par l'auteur lui'
même. Nous avons complété notre choix par des
stances et des odes qui ne furent point composées pen-
dant la jeunesse d' Agrippa d'Aubigné, et terminé le
tout avec des poèmes satyriques qui suffisent à montrer
la variété d'esprit du poète des Tragiques.
POÉSIES DIVERSES
ALLUSION DES HIRONDELLES
QUI CHANGENT DE DEMEURE POUR l'HYVER,
AUX DESIRS LASSIFS QUI s'eSLOIGNENT POUR LA VIEILLESSE (l)
J]es volages humeurs plus stériles que belles
S'en vont, et je leur dis : vous sentes, Irondelles,
S'esloigner la chaleur et le froid arriver,
Allez nicher ailleurs, pour ne fascher impures
Ma couche de babil, et ma table d'ordures :
Laissez dormir en paix la nuict de mon hyver.
D'un seul poinct le Soleil n'esloigne rhemisp[h]ere.
Il jette moins d'ardeur, mais autant de lumière.
Je change sans regrets, lors que je me repens
Des frivoles amours et de leur artifice.
J'aime l'hyver, qui vient purger mon cœur du vice,
Comme de peste l'air, la terre de serpens.
(i) Petites œuvres meslées : L'hyver du S' d'Aubigné, p. 148.
M. Heyer, qui cite une partic.de ces vers, croit qu'ils furent com-
posés depuis le mariage d'Aubigné avec Renée Burlamachi.
l68 ŒUVRES POÉTIQUES
Mon chef blanchit dessous les neiges entassées,
Le Soleil qui [me] (i) luit les eschauffe glacées,
Mais ne les peut dissoudre au plus court de ces mois.
Fondez, neiges, venez dessus mon coeur descendre,
Qu'encores il ne puisse allumer de ma cendre
Du brazier, comme il fit des flammes autrefois.
Mais quoi, serai-je esteint devant ma vie esteinte ?
Ne luira plus en moy la flamme vive et faincte ?
Le zèle flamboyant de la saincte maison ?
Je fai[s] aux saincts autels holocaustes des restes
De glace aux feux impurs, et de naphte aux célestes :
Clair et sacré flambeau, non funèbre tison.
Voici moins de plaisirs, mais voici moins de peines :
Le rossignol se taist, se taisent les [Syrenes] (2) :
Nous ne voyons cueillir ni les fruicts ni les fleurs :
L'espérance n'est plus bien souvent trdmperesse,
L*hyver jouyt de tout ; bien heureuse vieillesse,
L[a] saison de l'usage, et non plus des labeurs.
Mais la mort n'est pas loin : cette mort est suivie
D'un vivre sans mourir, fin d'une fausse vie :
Vie de nostre vie, et mort de nostre mort.
Qui hait la seureté pour aimer le naufrage,
Qui a. jamais esté si friand de voyage,
Que la longueur en soit plus douce que le port ?
(i) Le texte donne ce vers faux : Ee soleil qui luit, etc.
(2) Le texte porte : sereines.
MESLANGES 169
COMPLAINTE A SA DAME (i).
NE lisez pas ces vers, si mieux vous n'aimez lire
Les escrils de mon cœur, les feux de mon martyre :
Non, ne les lisez pas, mais regardez aux Cieux,
Voyez comme ils ont joint leurs larmes à mes larmes.
Oyez comme les vents pour moy lèvent les armes,
A ce sacré papier ne refusez vos yeux.
Boute-feux dont Tardeur incessamment me tuë.
Plus n'est ma triste voix digne d'estre entendue :
Amours, venez crier de vos piteuses voix,
O amours esperdus, causes de ma folie,
O enfans insensés, prodigues de ma vie.
Tordez vos petits bras, mordez vos petits doigts.
Vous accusez mon feu, vous en estes Tamorce,
Vous m'accusez d'effort, et je n'ay point de force,
Vous vous plaignez de moy, et de vous je me plains.
Vous accusez la main, et le cœur luy commande,
L'Amour plus grand au cœur, et vous encor plus grande.
Commandez à l'amour, et au cœur et aux mains.
(i) Cette pièce est extraite d'un recueil intitulé le Séjour ou la
Cresme des bons vers, Rouen, Daré, 1626, in-12. Elle avait paru
auparavant dans Les !\€uses ralliées, Paris, Mathieu Guillemot, 1603,
in-12 (non signée) et dans Le Parnasse des plus excellents poètes de ce
tempSy Paris, Mathieu Guillemot, 1607, 2* vol., in-i2.
170 ŒUVRES POÉTIQUES
Mon péché fut la cause, et non pas Tentreprendre ;
Vaincu, j*ay voulu vaincre, et pris j'ay voulu prendre.
Telle fut la fureur de Scevole Romain :
Il mit la main au feu qui faillit à l'ouvrage,
Brave en son desespoir, et plus brave en sa rage,
Brusloit bien plus son cœur qu'il ne brusloit sa main.
Mon cœur a trop voulu, o superbe entreprise,
Ma bouche d'un baiser à la vostre s'est prise.
Ma main a bien osé toucher à votre sein,
Qu*eust-il après laissé ce grand cœur d'entreprendre,
Ma bouche vouloit l'ame à vostre bouche rendre,
Ma main sechoit mon cœur au lieu de vostre sein.
LARMES (i)
POUR SUZANNE DE LeZAI,
ESPOUSE DE l'aUTHEUR.
J'ay couvert mes plaintes funèbres
Sous le voile noir des ténèbres,
La nuict a gardé mes ennuis.
Le jour mes allégresses feintes :
(i) 'Petites œuvres mesUes, p. 160. Les strophes i, 2, 3, 5 et 6,
publiées précédemment avec de très sensibles variantes dans Le
Parnasse des plus excelUns poètes de ce temps (Paris, Mathieu Guillemot,
1607, 2° vol.), ont été extraites de ce recueil par M. Frédéric
Lachèvre, et réimprimées, comme inédites dans la Bibliographie des
Recueils collectifs de poésies publiées de i^gy à lyoo^ tome I (Appendice).
Paris, H, Leclerc, 1901, in-4*' : 'Plainte funèbre pour la mort d'une
dame.
MESLANGES ÎJl
Cacher ni feindre je ne puis.
Pour ce que les plus longues nuicts
Sont trop courtes à mes complaintes.
Le feu dans le cœur d'une souche
A la fin luy forme une bouche,
Et luy ouvre comme des yeux,
Par où Ton voit et peut entendre
Le brasier espris en son creux :
Mais lors qu'on void à clair ses feux,
C'est lors qu'elle est demi en cendre.
Au printemps on coupe la branche.
L'hiver sans danger on la tranche :
Mais quand un acier sans pitié
Tire le sang qui est la sève,
Lors pleurant sa morte moitié,
Meurt en esté de l'amitié
La branche de la branche vefve.
Que l'œther souspire à ma veuë.
Tire mes vapeurs en la nuë ;
Le tison fumant de mon cœur
Un pareil feu dans le Ciel mette,
Qui de jour cache son ardeur,
La nuit d'effroyable splendeur
Flamboyé au Ciel un grand comette.
Plaindroi-je ma moitié ravie
De quelque moitié de ma vie ?
Non, la vie entière n'est pas
Trop pour en ces douleurs s'esteindre.
172 ŒUVRES POÉTIQUES
Souspirer en passant le pas
Par les trois fumeaux (i) du trespas,
C'est plaindre comme il faut se plaindre.
Plus mes yeux asséchez ne pleurent,
Taris sans humeur ils se meurent :
L'ame la pleure, et non pas l'œil :
Je prendrai le drap mortuaire
Dans l'obscurité du cercueil.
Les noires ombres pour mon deuil.
Et pour crespe noir le suaire.
(i) Funuaux, defumeau, dernier souffle.
MESLANGES I7S
SONNETS
I (0
VEULX tu savoir qui peut faire la vie heureuse,
Foiastre d*Aubigné, ce sont ces points icy :
Des biens non pas acquis, mais trouvez sans soucy,
Bonne chère, beau feu, la terre fructueuse,
Point de procès, de noise, avoir Tame joyeuse.
Le corps dispos qui n'est trop maigre ou trop farcy,
N'estre point cauteleux, ny point niais (2) aussi.
Avoir pareils amis, table délicieuse,
Sans crainte, sans soupçon, en sa bource un escu.
Belle femme gaillarde et n'estre pas cocu.
Un dormir sans ronfler, un repos sans se feindre
Qui face la nuit courte et contente les yeux,
Estre ce que tu veux, n'affecter rien de mieux,
Ne désirer la mort, la fuir sans la craindre.
11(3)
JE fuis celle qui veult, je veulx celle qui nye :
L'Amour désire vaincre et non se contenter.
Je mesprise le bien qu'on me vient présenter.
Mais j'ayme encores moins celuy qu'on me desnye.
(i) Cf. Ms. Tronchin, viii, fol. 91, r. (2) Var.: ny trop tuais.
(3) Cf. Ms. Tronchin, ix, fol. 91, v. Imitation d'Ausone. (Cf.
Les Epigramtnes d'Ausone, traduction littérale par Charles Verrier,
10.
174 ŒUVRES POÉTIQUES
Je hay la trop lascive ou trop craintive amye.
Je ne veulx ny saouler ma [soif] (i) ny lormenter.
Je crains une Diane impossible à dompter,
J'ay honte de Venus toute nuë endormye,
Car Tune trop vestuë a de plaisirs trop peu.
L'autre dormant à nud vous offre trop beau jeu.
Je veux doncq' que ma mye à regret abandonne
Son amour cher vendu et donné chèrement.
Qui ait honte d'aimer, qui refuse en aimant.
Et qui n'ose nommer cela qu'elle me donne.
III (2)
AMOUR fut engendré du loisir vicieux
Celle qui le conçeut fut nostre Fanta[i]sie,
Nostre Volupté fut de la mère choisie
Pour bercer son enfant en nos cueurs ocieux. (3)
Il fut emmaillotté d'espoirs délicieux,
Allaitté des pensers aigres de Jalousie
Qui luy semblent plus doux que Nector, qu'Ambroisie.
II est plus altéré, plus il s'abreuve d'eux :
Paris, Ed. Sansot, 1905, in-i8). La même idée se trouve exprimée
ailleurs par A. d'Aubigné. Voir p. 56 de la présente édition, vers 22
et note 2.
(i) Ce mot manque dans le texte.
(2) Cf. Ms. Tronchin I, fol. 23. Ce sonnet destiné à faire partie
de l'Hécatombe à Diane (L. i du Printemps), fut écarté par le poète,
et rejeté parmi des pièces épigrammatiques.
(3) Ocieux, d^ocius, prompt, rapide.
MÊSLANGES IjS
Or, il n'est plus enfant, il est desja tout homme.
On ne Tapaise plus à présent d'une pomme.
D'un sonnet, d'un hochet, comme on fait les enfans,
Mais ce qui nous a fait congnoistre sa vieillesse,
C'est qu'il n'est plus friant que d'or et de richesse,
Et que son avarice est creuë avec ses ans.
IV (I)
Vous souhaittez un heur imaginaire,
Imaginant en noz affections
Qu'il y ait feinte avec nos fictions.
Pour rechercher le bien par son contraire.
Vous qui scavez tout ce qui se peult faire,
Devez juger que les perfections
De noz desseins sont loing des actions
Que l'on conçoit en l'amour du vulgaire ;
Puis vous suivez le sentier peu batu
Et ne voilez rien que pour la vertu.
Que pouvez vous désirer davantage ? ^
Il n'y a point de Pandolphe (2) entre nous
Et n'eust jamais son pareil tant que vous,
Si vous estiés un petit moins volage.
(i) Cf. Ms. Tronchin, vu, fol. 126, r. Ms. Monmerqué, p. 254.
Sonnet écrit sans nul doute pour faire partie de V Hécatombe à
Diane (L. i du Printemps).
(2) Nous n'avons pu découvrir le personnage qu'Aubigné a dési-
gné ici et auquel il fait allusion plusieurs fois dans ses vers.
176 ŒUVRES POÉTIQUES
EXTASE (l)
AINSI l'amour du Ciel ravit en ces hauts lieux
Mon ame sans la mort, et le corps en ce monde
Va souspirant ça bas [s]a liberté seconde
De soupirs poursuivans Tame jusques aux Cieux.
Vous courtisez le Ciel, foibles et tristes yeux,
Quand vostre ame n*est plus en cette terre ronde :
Dévale, corps lassé, dans la fosse profonde.
Vole en ton paradis, esprit victorieux.
O la foible espérance, inutile souci,
Aussi loin de raison que du Ciel jusqu'ici (2),
Sur les aisles de foy délivre tout le reste.
Céleste amour, qui as mon esprit emporté.
Je me voy dans le sein de la Divinité,
Il ne faut que mourir pour estre tout céleste.
(i) Cf. Ms. Tronchin, vr, fol. 143, v., et viii, fol. i$o, r. —
Tetitei œuvres meslées, p. 158.
(2) Nous avons adopté ici la variante du Ms. Tronchin, le texte
des Petites œuvres tnesîèeSf donnant par erreur : jusques ici. C'est le
seul emprunt que nous ayons fait à ce Ms. qui contient de telles
— et inutiles variantes — que nous renonçons à les transcrire ici.
MKSLANGKS 177
A M. DE RONSARD (i)
VERS FAITS A SEIZE ANS.
CETTE venu, Ronsard, hautement emplumée,
Ce Pegaze sur qui ta dextre renommée
A desfait l'ignorance à la pointe des vers,
Qui fait qu'aux quatre bouts de ce large univers
Du Canibal sans loy jusques au Scythe estrange
Je n'ent[e]ns que Ronsard, Ronsard et sa louange,
Ce nom qui sur tout nom tyrannise fameux
Me fît un jour le sang bouillonner escumeux,
Sourciller, soupirer, me fit de coUere yvre
Deschirer dixf[u]eillets, les premiers de mon livre.
Je disois mutiné, de ta gloir* envieux :
Qu'ay-je fait aux neuf Sœurs, qu'ay-je fait aux neuf Cieux
Qui ne m'ont accordé dominant ma naissance
D'un Mercure assendant, d'un soleil l'influance,
Un quint ou trisne aspect en la Maison d'honneur ?
Que ne fut mon destain d'honneur pour tout bonheur.
D'un lyerre honorant n'estant pesée ma vie I
Ce despit, ce courroux firent naistre un' envie
Qui n'est pas zoylique (2) et ne fait soubs ses dents
Estriper les aspics de qui les yeux ardents
Infectent flamboyans mesme la chos' aymée.
Qui gangnent, sans ravir, l'heur de la renommée.
Envie qui profite et qui jamais ne nuict,
(i) Cf. Ms. Tronchin, ix, fol. ii, r.
(2] Zoylique, méchant, envieux.
178 ŒUVRES POÉTIQUES
Qui n'a aucun accez aux Filles de la Nuict :
C'est une honneste envie, et cett' envie est telle
Qu'on ne peut bonnement sentir au vif sans elle
Cet aiguillon piquant qui du vice tortu
Nous fait tourner les pas au trac de la vertu.
CHANSON (i)
ADIEU, douces beautez, si doctes à charmer :
Puisque je dis adieu, oyez mes tristes plaintes ;
Ce n'est plus en mourant que les larmes sont faintes,
La mort me semble doue' et l'adieu m'est amer.
Adieu, beaux yeux divins, autheurs du triste sort
Qui faict naistre des pleurs pour estaindre ma flame :
Tes pleurs ingrats s'en vont, mais ce feu dans mon ame
Rend l'adieu plus amer et plus douce la mort.
Adieu, bouche vermeille, où vienent se former
Tant de douces liqueurs et la douce harmonie
De mes tristes accors, la mortell' ennemie
Qui me rend la mort doue' et l'adieu tant amer.
Adieu, mains, qui liez d'un insensible effort
Les mains, les yeux, le cœur, le parler et la vie
Tenant ma liberté soubz des loix asservie.
Qui rend amer l'adieu, mais bien douce la mort.
(i) Cf. Ms. Tronchin, ix, fol. 6, v.
MESLANGES I79
Adieu, céleste voix, puissante d'animer
Les rocs plus endurcis et la plus dure escorce ;
Pourquoy ce doux accent, mais trop cruel s'efforce
De rendrt la mort doue' et l'adieu tant amer ?
Adieu, sein tout d'albastr' où j'asseurois mon port :
Si je fais (i) la descente et faille que je meure,
Mettez soubz un teton mon cœur et dès cett' heure
Combien qu'amer l'adieu, douce sera la mort !
PREPARATIF A LA MORT (2)
EN ALLÉGORIB MARITIME
C'est un grand heur en vivant
D'avoir vaincu tout orage.
D'avoir au cours du voyage
Tousjours en poupe le vent :
Mais c'est bien plus de terrir
A la coste désirée,
Et voir sa vie asseurée
Au havre de bien mourir.
Arrière craintes et peurs.
Je ne marque plus ma course
Au Canope, ni à l'Ourse,
Je n'ai souci des hauteurs :
(i) Le texte du Ms. Tronchin ports i Si je fuis.
(2) Petites œuvres meslées (Tombeaux), p. 173.
l8o ŒUVRES POÉTIQUES
Je n'espie plus le Nord,
Ni pas une des estoiles.
Je n'ai qu'à baisser les voiles
Pour arriver dans le port.
PIÈCES SATYRIQUES
ODE (i)
MARBOQUiN (2), pour te faire vivre,
J*avois entassé un gros livre
Envenimé d'un gros discours
De tes chaleurs, de tes amours.
Et par tes aages impudiques
Arrangé tes fureurs saphiques.
(i) Cf. Ms. Tronchin viii, fol. 117, v. et suiv. Cette ode, ainsi
que celle qui suit, fut insérée par Eug. Reaume et de Caussade au
Livre II du Printemps. (Ed. des Œuvres complètes^ etc.) Nous avons
cru devoir, en raison de leur caractère caustique, placer ces vers
parmi les poésies satyriques. N'y a-t-il point là comme une rémi-
niscence de VAntérotique et des Stances contre une vieille de Joachim
du Bellay ? Comparées aux poèmes agressifs du temps, ces strophes
envenimées écrites pendant la jeunesse de l'auteur, offrent de cu-
rieuses variantes à la Macette du sieur de l'Espine et de Mathurin
Régnier, ainsi qu'aux pièces de mœurs des Mont-Gaillard, des
Berthelot et des Sigognes.
(2) On trouvera dans Les xAvantures du Baron de Faneste, L. 11,
chap. xvin, de curieuses et vives particularités sur le personnage
visé ici, lequel n'était autre qu'une vieille entremetteuse d'Agen :
a Le Roy de Navarre, y est-il dit, estant à Agen, avoit promis à
une vieille maquerelle, nommée Maroquin, de lui donner une
nuictée de sa majesté, pourveu qu'elle lui livrast une de ses belles
soeurs. La vilenne avoit eu quelque vérole et la peau grenée dont
elle avoit eu ce nom... etc. »
l82 ŒUVRES POÉTIQUES
Là je contois que ton berceau
A peine fut jamais puceau.
L'horoscope de ta naissance,
Les passe temps de ton enfance,
Comme on faisoit, quant tu criois,
Changer en un rire ta vois
Au branle gay d'une chopine,
A voir chaucher (i) une ge[l]yne (2),
La chienne et le chien enbesez (3),
Deux pour l'un et l'autre entassez.
Jamais tu n'estois resjouie
Q'en contemplant la vilenie,
Une cane soubz un canard,
Une oy' envezé (4) d'un jard.
Puis je contois au second aage
Le segond progrez de ta* rage.
Comme à six et sept et huit ans,
Tous les garçons petis enfans
Tordans autour du doit leurs guilles (5),
Fourgonilloient tes espondrilles (6).
Trois ans aprez en un garet (7)
(i) Chaucher f pour chevaucher.
(2) Gelyne, poule. Le Ms. donne à tort : gesyne,
(3) Enbese:^ ou plutôt emhesès, accouplés.
(4) EnveiéCy même sens qu^embeièe.
(5) Guille, canclle en bois pour tirer le vin. Ici, l'image prend un
sens obscène.
(6) Fourgonilloient y fourgonnoient,... esiwndrilUs, ventre et ma-
trice.
(7) Var. du Ms.
Et te firent en un garet
^Avorter d'un baran soret
MESLANGES l83
Tu leur fis un haran saurel
Ou un monstre presque semblable,
El puys pour te rendre (i) agréable.
Comment tu fis ton marroquin
Paroistre de loin chevrotin,
■ Qu'en trois cens fortes de mesnage
Tu revendis ton pucelage,
Que tu seuz à trois cens gascons
Le vendre de trois cens façons.
Et depuis croissant ton courage
Et ta chaleur ainsi que Taage,
Tu estallois ton marroquin,
Tirant du noble et du coquin
Le plaisir et la recompence.
Je n'oubliois pas ta prudence
Qui est de vendre ta beauté
Autant que tu as ach[e]té
Le blanc cheuz un apoticaire,
Et prenant autant pour le faire,
Mais puis aprez, avecq' le temps,
Diminua ce passe temps.
Tu enrageois alors que Ta^ge
T'afoiblist le cors, non la rage.
Les attraitz, et non la chaleur,
T'osta les amans, non le cueur,
Au lieu de louer ton bagage,
Te força de prendre à louage,
Et te fit en mordant tes doits
Acheter ce que tu vendois (2).
(i) Ibid. : J^escrivois pour esire.
(2) Ces quatre derniers ont été ajoutés de la main d'Aubignc, en
marge du Ms.
184 ŒUVRES POÉTIQUES
Je n'oublioys que (i) qui se joué,
A loy et se frotte à ta joué.
Il se levé blanc et beau filz.
Et je contois comme tu fis
Un autre chauve de la teste
Emporter du poil de la beste
En iuy donnant (2) de tes cheveux.
Et à un vieillard chaleureux
Tu fis grand proffit, ce me semble.
Alors que vous frottans (3) ensemble
Lors qu'il n'a voit plus que deux dans.
Tu Iuy en crachas trois dedans.
Je contois que j'ay ouy dire
Que tu pleures, que tu soupire.
Que tu gémis, que lu le plains,
Esprouvanl les faitz des humains.
Je fais là un héraclilique (4)
Et un discours philosophique,
Puis je conclus qu'aianl gousté
Des hommes Timbecilité,
Tu pleures sur la créature
Et sur les defaux de nature.
Enfin je fis dire à mes vers
Ta brave descenl' aux Enfers,
Que tu voulus payer la barque
Comme d'une lettre de marque
(1) Variante du Ms. : J'escrivois que cil.
(2) Ibid. : Et Iuy donnais .
(5) Ibid. : branlant, ^
(4) Hiraclitique, qui tient à la doctrine d*Héraclitc, philosophe
MESLÂNGES l85
El ofrant ton cas à Caron,
Mais luy du plat d'un aviron
Te bailla tel coup sur la fesse
Qu'il te jeta hors de la presse,
Puis alors tout l'Enfer qui voit
Qu'une grand' putain arrivoit
Court en gros, chaqu'un se depesche
Comme à la marchandise fresche.
Tout l'Enfer sur toy fut lassé,
Tout fut recreu, tout harassé,
Et tout à la fin de la dance
Fut hoir' au fleuve d'oubliance.
Car au combat réitéré
Chaqu'un se sentit altéré.
Et chaqu'un perdit la mémoire,
Hormis maroquin qui pour boire
Ne pouvoit son train oublier,
Mais Radamant la fit noyer :
Marroquin fut demy noyée
Avant sa chaleur oubliée (i).
Il y a mille autres discours
De tes salles chaudes amours,
J'avoys imité l'Enéide,
Les nommans Maroquineide,
Mais lorsque ce livre fut fait,
Ch[a"lçun le trouva si infait.
Les vocables d'art si estranges.
Que j'ay enterré tes louanges.
Et n'estant plus semblable à moy
(i) Ces vingt-quatre derniers vers ont été ajoutés de la main
d'Âubigné en marge de son Ms.
l86 ŒUVRES POÉTIQUES
Ores je m'en excuse à toy
Et je t'advise que mon aage
M'a fait moins heureux et plus sage.
Et si ce n'estoit que je veux
Que des filles les chastes yeux
Ne s'offencent lisans mon livre,
A jamais je ferois revivre
D'ords (i) et d'impudiques discours
Tes ords, impudiques amours.
(i^ Ords^ sales.
meslanges 1Ô7
SONNETS
L'autheur trouva en passant par Agen un fort beau chien
NOMMÉ Citron, qui avoit accoustumé de coucher avec sa
Majesté. Il lui fit coudre sur le col, en forme de Placet,
CE QUI s'ensuit ; ET LE CHIEN NE FAILLIT POINT DÈS LE SOIR
A s'aller PRÉSENTER AU Roi (l).
SIRE, vostré Citron (2) qui couchoit autrefois
Sur vostre lit paré (3)^ couche ores sur la dure :
C'est ce fidelle chien qui apprit de nature
A faire des amys et des traistres le chois :
(i) Ce sonnet, extrait des Tetites œuvres mesîies du sieur d**ÂU'
higné (p. 166) et des Ms. Troncliin (vu : Les Tragiques, fol. 6), se
trouve, en outre, dans Sa vie à ses enfants. (Cf. Ed. des Œuvre
complètes, I, p. 36.) Cette dernière version offre de légères variantes,
et contient ces quelques lignes susceptibles d'en éclairer le sens :
En passant %Agien pour remercier SMadame de Roques^ qui luy avoit
servi de mère en ses afflictions, il [Aubigné] trouve cbés elle un grand
epagneul, nommé Citron, qui avoit accoustumé de coucher sur les pieds
du *^s>yi ft souvent entre Frontenac et %Auhîgné. Ceste pauvre heste qui
mourait de faim luy vint faire chère : de quoy esmeu il le mit en pension
che:(^ une femme et luy fit coudre sur le collet quHl avoit fort frisé, le
sonnet qui s'ensuit... Ce chien ne faillit pas d'estre mené le lendemain au
Roy qui passait par Agien et qui changea de couleur en lisant cet escrit..»
(2) Var. Vie de d' Aubigné, à ses enfants : Le fidèle Citron.
(3) Ibid. : sacré.
l88 ŒUVRES POÉTIQUES
C'est lui qui les br'rgands (i) efFrayoit de sa voix.
Et de (2) dents les meurtriers ; d'où vient donc qu'il endure
La faim, le froid, les coups, les desdains et l'injure.
Payement coustumier du service des Rois.
Sa fierté, sa beauté, sa jeunesse agréable
Le fit chérir de vous, mais il fut redoutable
A vos haineux, aux siens, pour (3) sa dextérité
Courtisans, qui jettez vos desdaigneuses veuës
Sur ce chien délaissé mort de faim par les rues
Attendez ce loyer de la fidélité
II
DU PAON ET DU COURTISAN (4)
|UAND le paon met au vent son pennage (5) pompeux.
Il s'admire soy-mesme, et se tient pour estrange :
Le courtisan ravi de sa vaine louange,
Voudroit comme le paon estre parsemé d'yeux.
Q-
Tous deux sont mal fondez, aussi de tous les deux.
Quand il faut s'esprouver, la vaine gloire change.
Comme le paon miré dans son pennage (6) d'Ange
Kn desdaignant ses pieds devient moins glorieux.
(i) Ibid. : briguons.
(2) Ibid. : Et des dents.
(3) Var. Petites œuvres tneslées : lire, par.
(4) Ce sonnet tiré des 'Petites Œuvres meslées du sieur d'^Aubigné
(p. 166), se trouve en outre dans Les xAvantures du Baron de
Faneste (Au Dezert, imprimé aux despens de Tautheur, i6}o,
Livre I, chap. xiii).
(5) Var. xÂventures du 'Baron de Faemste : pennache,
(6) Ibid.
MESLANGES iSq
Encore est nostre paon au courtisan semblable^
Que de la voix sans plus il se monstre effroyable,
Il descouvre Pami qui le loge chez lui.
Il est jaloux de tout, il est sujet aux rheumes (i) :
Ils différent d*un poinct, que Tun monstre ses plumes,
Et que l'autre est paré du pennage (2) d'autrui.
111(3)
HUGUENOTS, VOUS croiez qu'au doux sein de l'Eglise
Sont nourris et sauvez les fidèles sans plus :
Nous disons que parmi les agneaux, les eleus
Elle embrasse les boucs et les loups favorise
Cayer (4) voulut loger les putains en franchise,
Canoniser pour Saincts les verolez perclus.
Nostre Eglise l'a pris quand vous n'en vouliez plus ;
Catholique, il poursuit encore son entreprise.
(i) Prononcer : rhumes,
(2) Ibid.
(3) Cf. ^Aventures du 'Baron de Faeneste, L. II, chap. xii, —
Ms. Tronchin, vn, fol. 5 (sur onglet) et 242 v. Dans l'une de ces
deux dernières versions des Ms. ce sonnet a pour titre : Syllogisme
exposUoire sur la controverse si l'Eglise est des eslu seulement à Cayer
qui Vimpugne. (Cf. Confession de Sancy, remarques sur le chap. k.
Ed. de Cologne, 1720, t. II, i" partie, et Cf. Haag : La France
protestante, article Cayer).
(4) Pierre-Victor Palma Cayet, controversiste et chroniqueur
(i 525-1610). Elève de Ramus et comme lui calviniste, il abjura sa
nouvelle religion (1595)» se fît ordonner prêtre et devint professeur
d'hébreu au collège de Navarre. Ses Chronologies ont été insérées
dans la collection des SKCémoires de Michaud et Poujoulat,t. zii et xiu.
igO ŒUVRES POériQTIES
La paillarde le veid (i) Martyr pour les bordeaux,
L'Avocat des putains, sindic des macquereaux ;
Elle ouvre ses genoux, Faccolie très humaine,
Honteux, banni, puant, veroié, ladre vert
Huguenots, confessez que l'Eglise Romaine
Tient son giron paillard à tous venans ouvert (2).
IV
SONNET DONNÉ AU ROI CHARLES IX
Sur l'imitation de : Dicitus jEgyplus (3)
L'Egypte fut stérile et fut neuf ans sans eau
Quand Buzire(4) incité du malheureux Thra2ie(5)
D'offrir à Jupiter ses hostes en hostie,
Paya le conseiller de son conseil nouveau.
Sous Assuere (6), Aman a filé son cordeau,
Comme l'autre donna à l'Egypte la pluye :
L'autheur de Mont-Faucon (7) sa potance a bastie.
Et Perille (8) esprouva le premier son taureau.
(i) U veid, le vit. (2) Cf. Th. de Bèze : Passavant
(3) Petites œuvres mesUeSy p. 159. — Ms. Tronchin, VI, f. 144.
(4) 'BusiriSy roi légendaire de l'Egypte ancienne. Suivant Appol-
lodore, il était fils d'iEgyptus et fut tué par Automate ; suivant
Diodore, c'était le gouverneur auquel Osiris, avant de s'engager
dans ses grandes conquêtes, remit le commandement de la partie
septentrionale de l'Egypte voisine de la mer et de la Phénicie. Le
même auteur semble ailleurs le considérer comme le fondateur
d'une dynastie.
(5) Ihrasie, conseiller du roi Busiris.
(6) xAssuerus, roi d'Assyrie. (7) Enguerrand de Marigny.
(8) PeriîîoSf auteur du taureau d'airain de Phalaris.
MESLANGES IQI
Sire, vostre France est tant seiche et tant stérile
Elle noucrist près de vous maint Thrasie et Perillc,
Thrasie en conseil qui n'ont pas telle'fin,
OfFrans à leurs desseins le plus cher sang de France.
Hé 1 punissez de feu ces boutefeux, afin
Que Tartisan de mort espreuve sa science.
SONNET DONNÉ AU ROY CHARLES NEUFVIESMK (l)
QUEL astre nous encline ou plustot nous maistrise
Quand la teste et les bras et les pieds et les yeux
Ont pensé, mis et faict et employé contre eux
Le conseil, la vertu, la force et l'entreprise.
Le conseiller, le noble et le peuple et Téglise
Corrompus, mutinés, irritez, vicieux,
Ont mesprisé le droict, Thonneur, la loy, les Cieux,
Pour Tor, le fer, le meurtre, et l'avare Prestrise.
L'un nous vend la raison, l'autre destruit les siens,
Le tiers pille le quart, envieux de ses biens.
Ne vendez les estats, et Themis s'achemine ;
Employez vostre noble, il se fera puissant :
Soulagez le bas peuple, il est obéissant :
Mais pour guérir le quart que tout on l'extermine.
(1) Cf. Ms. Tronchin, VI, fol. 238 v.
192 ŒUVRES POÉTIQUES
VI (I)
FRANÇOIS (2), honte de France, opprobre des François,
Superbe à la gent serfve et humble à Tennemie
Qui tout pact', tout serment, toute foy establie.
Autant qu'il a juré rompit autant de fois,
Enfin, n'ayant laissé sainctes aucunes loix.
Le sang Ta suffocqué dont il eut tant d'envie,
Avant l'aage et trop tard son ame il a yomie,
Eschantillon pourry du gros sang des Vallois.
Bardaches (3) délaissez, pourrez vous bien en rire ?
Pleurent les nations qu'il cogneut sans destruire.
Que Dieu en ait pitié s'il conneut quelque Dieu 1
Icy pourrit le corps : suy, passant, et l'eslongne.
Car avecque (4) ce corps pourrit en mesme lieu
Le renom plus puant que l'infecte charongne.
VII (5)
SARDANAPALE (6) n'eust de masle qu'une image.
Et de femme l'esprit, le vouloir et les faicts :
(i) Cf. Ms. Tronchin, VIII, fol. 2 $8, r. Ce sonnet porte pour
titre : Traduction de V inscription latine de V auteur.
(2) François, duc d'Alençon, frère de Charles IX, mort en 1584.
(5; Bardaches^ pédérastes, gitons. (4) Var. : Car ainsi que.
(5) Cf. Ms, Tronchin, VIII, fol. 241, r. « L'autheur mît ce sonnet
entre les mains du Chancelier de Chiverny (*) pensant luy donner
un placet, et, s*estant apperçeu de sa faute au bout d'un quart d'heure,
le vint retirer de ses mains avec beaucoup de ruses et de péril. » (Note
de l'auteur.) (*) De Chiverny CPbilippeHuraulty comte de) 1528-1599.
Garde des sceaux sous Henri III et plus tard sous Henri IV,
(6) Henri III (Cf. Vlsle des Hermaphrodites, éd. citée).
MESLANGES IQS
Ce Roy, homme de nom, en ses plaisirs infects
Devient putain de cœur, et de geste et d'usage :
L'un eut de féminin Thabit et le courage,
L'autre tient en sa cour escolle d'attifets :
Plus tôt que son sérail l'un vit ses gens deffaicts ;
Nous aimons mieux sentir que prévoir le dommage.
Le premier pour avoir mesprisé son vainqueur
Esteint dedans un feu son lasche et salle cœur,
Homme de ce poinct seul, ainsy Henry consomme
Sa vie en ses plaisirs ; mais l'infâme transy
N'aura pas tant de cœur, car il diffère ainsy
Du premier en vertu que l'autre fit d'un homme.
VIII (i)
DES monstres avortez, bastards de la Nature,
Nos pères presageoient quelque gauche malheur.
Changement de l'Empire ou bien de l'Empereur,
Et chantoient de nouveau la nouveauté future.
Les noirs courbeaux preschans quelque noire adventure
Crouassent sur le Louvre et la mesme rumeur
Qu'on voit sur les bourdeaux y chante nostre honneur
Où mesmes les péchez peuvent servir d'augure.
(i) Cf. Ms. Tronchîn, VIII, fol. 239, r.
194 ŒUVRES POÉTIQUES
Le Chimère à trois corps, trois vices unis en un.
Ainsi que le forfaict à Sodome commun,
Nous promettent aussy une commune peine.
Cassiopée accrené (i) a desguisé les Cieux
Et sans cercher (2) au Ciel la menace incertaine,
Nos péchez sont-ils pas des monstres à nos yeux ?
(i) Dans cette constellation, apparut le 11 novembre 1572 (selon
la Chronique du temps), une étoile qui, après avoir brillé d'un vif
éclat, disparut brusquement au mois de mars 1574.
(2) Chercher.
MESLANGES IQS
SUR L'APOTHEOSE DU CARDINAL BOROMÉ (i)
N'estimez plus choses estranges
De voir logé parmi les Anges,
De voir comme un Dieu estimé,
Mais estimé pour belle chose
Le sacro saincte apothéose
Du Sainct Cardinal Boromé
S'il falloit par la perfidie
Faire la guerre à THeresie,
Dispenser d'un serment formé.
Et faire tomber dans le piège
Ceux qui n'adoroient le Sainct Siège,
On employait Sainct Boromé,
Quand il falloit par conscience
Allumer le feu de la France
Et l'entretenir allumé,
Mettre la Ligue à la campagne.
Perdre tout pour servir Espagne
C'estoient coups de Sainct Boromé
(i) Borromée (Saint Charles), archevêque de Milan, 15 38-1 584.
Fût l'âme du Concile de Trente. Paul V le canonisa, au commen-
cement de nov. 1610. Cette pièce est extr. des Ms. Tronchin, vu,
fol. 6 bis, et viii, fol. 152. On en trouve une version dans h Con-
fission de Sancy (Cf. Remarques du chap. ix. Ed. de Cologne, 1720).
igÔ ŒUVRES POETIQUES
Pour changer la paix à la guerre.
Mettre au sang les Roys de la terre.
Et les armer à poinct nommé
Pour profiter de leur discorde.
Qui scavoil toucher cette corde
Comme Sainct Charles Boromé ?
Si un cardinal hypocrite
Avoit honte de sa marmite
Et consentait au reformé.
Ou s'il opinait pour la France,
Une pillule de Florence
S'apprestoit par Sainct Boromé
Ou pour une mesme bouchée
A la vieillesse refronchée (i)
D*un Pape trop peu animé
Au grand dessein, ou qui consente
D'oster au concile de Trente,
On employoit Sainct Boromé.
Ou bien si quelque Dieu en terre
Employoit tous les jours de Sainct Pierre,
Après un Espagnol nommé,
On luy abregeoil ses années
Par les sacro sainctes menées
Du pieux Charles Boromé.
Quand on fit aller à Venise
Les Sainets assassins de l'Eglise,
Rendre Père Paul assommé,
(i) De refronchi, renfrogné.
MESLANGES I97
Qui fit cette saincte menée
Et qui a payé leur journée.
Sinon Sainct Charles Boromé ?
Toutes les marques générales
Qu'on nomme vertus cardinales.
Rendoient ce bon Sainct estimé :
L'inceste et bougrie ordinaire
Ont mis hors du rang du vulgaire
Le canonizé Boromé.
Voicy donc, les Saincts de Castille,
Sont Sainct Plaigne, Sainct Joanille,
Sainct Genêt par tout renommé,
Sainct Perron martyr de verolle
Sainct Chastel, Clément et Loyolle,
Sainct Ravaillac, Sainct Boromé,
Aux dévotions coustumieres.
Aux serments, aux vœux, aux prières
Christ est mort. Dieu n'est plus nommé ;
Sans plus en Italie on parle
De la Madone et de Sainct Charle
D'elle moins que de Borromé.
Pour bien adjurer un coupable,
Pour conjurer quelque vieux Diable
Où il faille un Saint renommé :
Si un gueux demande une aumosne,
On n'appelle que la Madone,
Avec Sainct Charles Boromé
198 ŒUVRES POÉTIQUES
Voilà ses œuvres méritoires,
Œuvres superetogaloires,
Voila pourquoy est reclamé
Des Sainçts parmy la compagnie
Et en la saincte Lxtanie
Le bon Sainct Charles Boromé.
SUR LE JEU DE LA PASSION (i)
CEUX qui ont joué batteleurs,
Sur reschaflfaut de noz malheurs,
Les meurtres et les perfidies :
Joueurs, qui joûans du couteau
On jette le sang comme l'eau,
Comiques de ces tragédies,
sont ceux là mesme que tu voy
Jouer des farces de la Croix ;
Nation sanglante, infidelle,
Bourreaux, estimez-vous si peu
La passion d'en faire un jeu ?
Car la jouer, c'est joiier d'elle.
Encor les canailles ont faict
Un choix trop vilain trop infect
D'un pourry verollé, infâme.
Pour en faire le filz de Dieu,
Et la plus grand putain du lieu
Pour représenter Nostre Dame.
(1) Cf. Ms. Tronchin, vu, fol. 251 v.
MESLANGES I99
SUR SAINCT CLAUDE (i)
L'an mil cinq cent soixante et quatre,
Les Huguenots vindrent combattre
A Sainct Claude nos garnizons,
Et cette allarme fut si chaude
Qu'ils bruslerent Monsieur Sainct Claude
Avec l'Eglise et les maisons.
La dévotion renversée
Fut habillement redressée
Par un Moyne filz de putain,
Gentilhomme de bonne race,
Qui remit en la mesme place
Un larron pendu à Dortain.
Pèlerin qui fais le voyage
Et pour cela ne perds courage,
Pays arborer, si tu me crois,
Au Prestre qui montre l'idolle
Un licol au lieu d'une estolle,
Et la potence pour la croix.
N
[CONTRE LA PRESENCE REELLE] (2)
'est-ce point sans raison que ces champis désirent
Estre sur les humains respectez en tous lieux.
(i) Cf. Ms. Tronchin, vu fol. 258 v. Sainct-Claude, ville du
Jura, possédait alors une célèbre abbaye fondée au v* siècle. Saint
Claude y avait son tombeau.
(i) Ms. Tronchin, VII. On sait que les Calvinistes ne recon-
naissent pas la présence rulU.
200 ŒUVRES POÉTIQUES
Car ils sont demi dieux, puisque leurs pères tirent
Leur louable excrément de substance des Dieux.
Et si vous adorez un cyboire pour estre
Logis de vostre Dieu, vous debvez, sans mentir.
Adorer ou le ventre ou bien le cul d'un Prestre,
Quand ce Dieu mesme y loge et est prest d'en sortir.
Tout ce que tien le Prestre en sa poche, en sa manche.
En sa braguette est sainct et de plus je vous dj
Qn'en aiant desjeuné de. son Dieu le dimanche.
Vous devez adorer son estron du lundy.
Trouvez vous cette phrase et dure et messeante ?
Le Prophète Esaje en traictant de ce point
En usoit, appellant vos Dieux Dieux de fiente.
Or digérez le tout et ne m'en laissez point.
SUR LES COMPORTEMENS
DU DUC DE GUYSE (i)
PAR tout je treuve un duc de Guyse
Si humble, si doux, si humain.
Et si jamais je ne l'adyise
Qu'il n'ait le bonnet à la main :
S'il trouve un marchand par la rue,
Le gueux, la vieille, ou l'artisan.
Surtout un Prestre il les salue ;
(i) Ms. Tronchin, VII, f. 240 v. Il s'agit d*Heiiri de Lorraine,
dit le Balafré.
MESLANGES 201
Mais s'il rencontre un Courtisan,
Il saute à bas le premier, voire
Deust-il descendre en un bourbier,
Et si cela se faict par gloire,
Ce n*est pas gloire de barbier
Que je le pense bien connoistre :
Ce mattois faict tout sur ma foy
En serviteur pour estre Maistre,
En valet pour devenir Roy.
EPIGRAMMES
1(0
CETTE espine a poussé mainte fleur argentine
Pour ceux qui lors portoient la couronne d'espine;
Elle eut nouvelle vie et prit nouveaux effors,
Non au champ des tueurs, mais à celuy des morts.
11(2)
CE filz semé à Tavanture (3),
Ce Prince, horreur de la nature.
Lequel en bougresques amours
Dedans Romme surmonte Romme,
S'y faisant voir à tous les jours
Chargé de vin, chargé d'un homme ;
(i) Sur « Tespine qui fleurit au cimetière des Saints Innocents, le
dimanche qui suivit le massacre de la Saint Barthélémy. » (Cf. Au-
bigné : Hist. univers.)
Sur Tespine qui fleurit après le Massacre des Saints Innocents
(2) Cf. Ms. Tronchin, III, fol. si.^(3) Charles IX.
202 ŒUVRES POÉTIQUES
En vengeance de la putain
Qui le mit au monde sans père,
Va ahanant soir et matin
Pour faire des enfans sans mère.
III (I)
Tu as choisis la Comtesse
Pour te mener à la messe.
Cela n'est rien de nouveau,
Et pourquoy ? Et vrayment parce
Que c*est le faict d'une garce
De mener Tautre au bourdeau.
IV (2)
SI quelque Diable est véritable,
Charles Boromé trespassé
Fit miracle et chassa le Diable
Que vif il n'avait pas chassé :
Mais quoi ! estant mort peut-il estre
Plus charitable, ou bien plus fort ?
Non, c'est qu'un porc, un Moyne, un Prestre
Ne font de bien qu'après la mort.
(i) A une damoiselle laquelle se voulant révolter voulut estre
menée a la messe par une Comtesse, garce du Roy.
(2) « Sur TApotheose du Cardinal [Boromé], sur ce qu*une femme
disoit avoir esté démoniaque plusieurs fois, conjurée par le Cardinal
en vie, et depuis, selon le rapport de sou Démon, délivrée pour
avoir touché au tombeau du mort. » [Note de l'auteur]. Cf. Ms.
Tronchin, VII, 237 r.
PIÈCES INEDITES
STANCES — DIALOGUES — CHANSON
SONNETS
Les XIII pièces qui suivent et composent la dernière
partie du présent volume, sont extraites intégralement
du Manuscrit Monmerqué, auquel nous avons fait
déjà de notables emprunts. Mêlées à d'autres poésies
notoires d* Agrippa d'Aubigné, et portant, comme
celles-ci de la main même de Madame de Maintenon,
le nom de leur auteur, elles n*ont point jusqu'à ce
jour été recueillies, soit que les éditeurs aient craint
d'en surcharger inutilement leurs Recueils^ soit qu'elles
aient été méconnues. Rien pourtant ne justifie à nos
yeux.un tel ostracisme, et bien que ces petits ouvrages
ne se retrouvent pas dans les fameux manuscrits de
Bessinges, on ne saurait mettre en doute leur authen-
ticité. Composées pendant la jeunesse du poète et des-
tinées à faire partie du Printemps, ces pièces retiennent
l'attention, et, grâce à leur forme personnelle autant
qu'à l'accent de sincérité dont elles témoignent, dénon-
cent leur auteur. Nous les reproduisons telles qu'on
peut les lire dans l'original, mais en nous réservant
de détacher et d'exclure de notre choix, deux poèmes
qui ne se présentent là qu'à l'état de fragment, et de
fragment illisible.
M^^
STANCES
KO
vaus pleins de pitié, plaignez, pleurez ma perte
Qui ne sera jamais par le temps recouverte,
En ses ténèbres lieux ;
Et faictes entre vous des complainctes funèbres,
De moy^qui n'ay recours, vivant par les tenebpes,
Qu'aux larmes de mes yeux.
Je ne suis plus au rang des âmes bien heureuses,
Je cherche çà et là les cavernes hideuses
Pour y faire séjour.
Les plus obscures nuicts me servent de lumière,
Je n'attends seulement que mon heure dernière
Pour anuiter mon jour.
Quand j'entendz murmurer [c]es fontaines si claires.
Je redouble mes cris de cent peines ameres.
En me resouvenant
(i) Ms. Monmerqué, p. 78.
206 ŒUVRES POÉTIQUES
De la belle clarté que la mort m'a ravie
Pour changer mes plaisirs en la piteuse (i) vie
Où je suis maintenant.
Ah ! que n'ay je le cueur faict d'une pierre dure
Pour supporter Tennuy que sans cesse j'endure.
Et ronge (2) mon cerveau ; .
Mais pourquoy suis je né si comblé de misère,
N'eust-il pas mieux valu qu'au ventre de la mère
J'eusse faict mon tumbeau !
Je ne me plaindroy pas, si ma peine irritée,
Avoit en sa fureur une heure limitée
Et que Ton peut guérir ;
Mais je me plains a toy ô fortune cruelle
Qui me fais esprouver une mort éternelle
Et si ne puis mourir.
Et que ne faictes vous ô Parques infernalles
Que je soys compagnon de ses ombres si pâlies.
Qu'on desvalle (3) au ce[r]cueil.
Vous chasseriés par là mes trop cruelles peines
Aussi bien n'ay je plus ne poux, ne sang (4) aux veines
Qui ne soit plein de dueil.
(i) De piteux^ qui inspire la pitié. Voir p. 18, de la présente édi-
tion, Sonnet XIX, vers 2 : Tesmoins piteux des douleurs de genne,
(2) Pour : El qui ronge,
(3) De dévaler, descendre.Voir p. 176 de la présente edit.Sonnet V
[Extase] vers 7 : Dévale, corps lassé, dans la fosse profonde,
(4) Pour : ni ùoul, ni sang.
PIÈCES INÉDITES 207
11(0
VOUS fleuves(2),vous rochers, vous Antres effroyables.
Et vous buissons touffus qui [v]oiez ma langueur,
Si jamais aux amans vous fustes pitoyables,
Escoutez a ce coup la peine de mon cueur.
Vous plaisans oisillons, dont Tamoureuse filame,
Faict chercher voz pareilz, heureux acouplement.
Quand esteignez le feu qui brusle dans vostre ame
Exempts de jalousie, escoutez mon tourment.
Vous arbres transformez, si avez souvenance
De vostre forme humaine, espanissez (3) voz fleurs.
Montrant que desirez aider à ma vengeance,
J*arrouse (4) cependant voz tiges de mes pleurs.
Et vous sœur du soleil, deité chasseresse,
Qui, dédaignant l'amour, errez parmy les boys.
Que les Nimphes tousjours suivent a grande presse.
Pour l'amour d'Hipolithe accourez a ma voix.
Vous, satires cornuz, vous, Nimphes amoureuses.
Qui avez essaie de Narcis le desdain.
Fuyez ses demy boucs, courez toutes peureuses.
Vengez telle rigueur de vostre propre main.
(i) Ms. Monmerqué, p. 80.
(2) Le texte donne cet hémistiche faux-: Fous fleuves et vous rochers.
(■3) Espanis^eTi, épanouissez. Voir p. 47 de la présente edit. Ode V
[Epithalame] : L'aurore levé la teste \ 'Pour espanouir le jour.
(4) J'arrouse, j'arrose. Cf. Le Printemps [Vision Junèbre de Suxanne]^
5* stance (Ed. Eug. Rcaunie et de C^aussade, III) : Vien ma bouche
arou\er.
ao8 ŒUVRES POÉTIQUES
H
III (I)
A cueur infortuné, pauve cueur misérable.
Est ce donc le loyer d'une ardeur immuable.
Et le prix mérité.
De ma ficfelité ?
Languir si vaynement sans aucune espérance
Sans prétendre une fin a si longue souffrance.
C'est n'aymer rien plus fort
Que rheure de la mort.
Que de pensers divers en mon ame agitée
Que de soupirs ardens ma belle Callithée
D'ennuis et de tourmens.
Pour mes allegemens.
Helas 1 j'endure tant et si ne m'oze plaindre.
Le froid de voz rigueurs ne sçauroit pas estaindre
Tant soit peu de l'ardeur
Que jay dedans le cueur.
Si ne suis près de vous, je me pers en moy mesme.
Loin de vous, je languis d'une douleur extresme,
Près ou loin je ne suis
Qu'au fort de mes ennuis.
Il vous fut bien aisé triumpher de mes fiâmes
Vous qu'on adore ainsi qu'un soleil de noz âmes
Et que ne pourriez-vous
Asservir entre nous.
(i) Ms. Monmerqué, p. 8i.
PIÈCES INÉDITES ^OÇ
Mais qu' est- ce une victoire, alors quimpitoiable
[Vous] foulé soubz les piedz un vaincu misérable.
Le pardon et Thonneui*
D'un si brave vainqueur.
IV (i) ^
VERTES Forestz, verds prez, verds monds et vertes pleines
Qui vous esjouissez,
Est ce pour vous moquer de mes cruelles peines
Que vous reverdyssez !
N'ay-je cent mille fois faict oyr mes complainctes
D'une esclatante voix ;
N'ay-je veu de grands Rocz les durtez estre ataintes
Du dueil que je reçois.
Et vous qui jouissez, plaintes d'humeur vitalle
N'avez compassion
De mon mal angoisseux, mal helas ! qui egalle,
Le torment (2) d'Ixion.
Chascun sur vostre verd se peint une espérance,
Et je n'espère rien .
Ou si j'espère helas 1 ce n'est rien qu'une absence
De mon désiré bien.
(1) Ibid. p. 83.
(2) lorment, tourment.
210 ŒUVRES POÉTIQUES
Si parmy Tepaisseur de voz fueilluz (i) ombrages
Quelque Nimphe a requoy (2),
Attainte de mon mal fuit les fiâmes sauvages
Pour plaindre son esmoy,
Et cherchant le destour de quelque antre eflfroiable.
Ne vueille dédaigner.
D'avoir pour son confort, près d'elle, un misérable.
Je veux raccompagner.
Là nous irons pl[a]ignans noz communes misères,
Importunan[t] les cieux,
Qui peut-estre rendront noz amitiez prospères
En exaulçant noz v[œ]ux.
Qui es-tu, qui redit d'une voix eslongnée (3),
Les plaintes que je fais ?
Es tu point quelque Nimphe en amour dédaignée
Qui de dueil te repais ?
Ah ! c'est toy, belle Echo, qui plains ton infortune,
Plains aussi mon malheur,
Fais sçavoir aux forestz que leur vert m'importune
Accroissant ma douleur !
(1) Feuillue, couverts de feuilles Cf. Le Trintemps, Stances I
(Ed. Eug. Reaume et de Caussade, III, p. 71, vers 30) : Et les
arbres feuillu:^,
{2) xA requoy ^ en repos.
(3) Eslongnée, éloignée.
PIÈCES INÉDITES 211
V(i)
M,
.E fault-il tant souffrir.
Voyant le beau de vostre belle face,
Sans avoir part en vostre bonne grâce
Ou sans pouvoir mourir.
Mille, mille trépas
Poussent mon ame aux Enfers a toute heure,
Mais le mesme œil par qui fault que je meure
Faict que je ne meurs pas.
Hicar ainsi mourut
Pour aspirer a une chose haute.
Eternisant par Thonneur de sa faute
Le tombeau qui luy plust.
Cest Hicar aprocha
Du grand Soleil la face inaprochable
Tant qu'en saoulant son cueur insatiable
Content, il trebuscha.
VI (2)
D'une chesne d'amour, l'amour me tient pris,
D'une flamme d'amour, l'amour m'a espris,
D'une flesche d'amour, l'amour m'a percé
Mais le lien se reserre tousjours,
(i) Ms. Monmerqué, p. 124. Cetie pièce est en vers blancs.
(2) Ibid. p. 145.
212 ^ ŒUVRES POÉTIQUES
Mais tousjoufs la flamme renaist,
Le fer se trempe dans moy.
Et chascun me redonne la mort.
Quelle force de sort me peut relascher,
Quelle froide liqueur me peut rafreschir
Quel sort de juste me peut garentir (i),
Rien ne le peut que l'effort de la mort ;
Tout se courbe soubz le pouvoir
De l'œil qui dompte mon cœur.
Et tousjours me redonne la mort.
Si le neud qui me tient ne veult lascher,
Si le feu qui me cuit ne veult s'asientir,
Si le fer qui me poin[c]t ne veult s'asmolir.
Vienne la Parque soudain me guarir ;
Vienne et vienne et v[e]nge ce tort
Tuant le cueur de mon cueur
Qui cruel me redonne la mort.
Qu'elle tranche le las (2) qui tant m'a serré,
Qu'elle glace le feu qui tant m'a bruslé.
Qu'elle brise le traict qui jant m'a blessé.
Puis que ce neud, que ce feu, que ce fer
Serre, brusle, blesse d'amour
Le cueur cruel de mon cueur
Qui tousjours me redonne la mort.
(i) Le texte donne ces mots illisibles : QuelU sorte de just.
(2) hs^ lacs.
o
PIÈCES INÉDITES 2l3
VII (I)
spectacles hideux,
O nuit cruelle, mère a mes fieres pensées,
O Espritz fascinez, o regards ténébreux,
Quelles horreurs de mort en mon ame tracées
Epouventent mes yeux.
Le sens espouventé
Du captif de la mort, a qui tu fais la guerre,
Discerne bien les traitz du visage gasté
Et en ne voyant rien que les os et la terre
Il voit bien ta beauté.
Car de toy le plus beau
Vivoit et ne pouvoit se perdre avecq' la vie
Et ton œil en la mort a esté le flambeau.
Et mon ame avecq' toy a esté asservie
Dans le poudreux tumbeau.
Aye de moy pitié,
O pitoyable esprit si l'amoureuse flamme
Encore après là mort possède ta moitié,
Et puis qu'entre les os tu vois encor ton ame
Chercher ton amitié.
J'arracheray mon œil
S'il voit une beauté, mon cueur s'il la désire.
Je bannis mon esprit s'il veut bannir le deuil.
Mon ame, si son ame est ailleurs qu'au martire
Et son Ciel qu'au cercueil !
(i) Ms. Monmerqué, p. 271.
214 ŒUTRBS POÉTIQUES
VIII (l)
CE n*est pas la musette ou le luth que j'accorde
Pour enâer un doux vent ou pincer une corde.
Mais les cieux tournoyans en douces unissons
Font un accord parfaict avec la voix des anges ;
Phœbus en trouva l'air. Mercure les louanges.
Les élémens transis escoutent mes chansons.
Le Ciel se courbe en soy pour baiser son ouvrage,
11 sent pour son chef-d'œuvre une amoureuse rage.
Comme une mère folle, il embrasse amoureux
Son plus beau, son parfaict. Et de pareille braize
En escripvant ces vers, aifollé je les baise
Mais plus pour leur subject mille fois que pour eux.
Le pur, le clair, le beau, le plus parfaict du monde.
Le tout s'amasse en un, faict une boulle ronde
Qui s'apelle du tout, Tame, l'esprii et l'œil.
Du pur, du clair, du beau, du parfaict de nature,
La parfaicte beauté, plus belle, claire et pure.
Se faict soleil qui l'est mesme à l'autre soleil.
Soleil je te permecu, d'estre l'ame céleste.
Ceste Roy ne sera l'ame de tout le reste ;
Tous astres ont de loy la vie et la clarté
Rien n'est ça-bas de clair, que cela qu'elle esclairc
De tout le beau du Ciel, je t'avoueray le père
Dy que ton oultre beau, tient d'elle sa beauté.
(i) Ms. Monmerqué, p. 276.
PIÈCES INÉDITES 2l5
L'amour de la beauté, print naissance première ;
L'amour au clair soleil a donné la lumière ;
Pour ce quil fit le monde et luy donna le jour.
Or sans cesie beauté, l'amour est mort au monde.
Elle est cause première et l'amour le seconde
Car l'amour vit par elle, et tout vit par l'amour.
Si ceste Roy ne meurt, la beauté s'en va morte -
La beauté en mourant, l'amour du monde emporte,
Tout le monde se meurt en la mort de l'amour.
Autant que durera la machine du monde
Durera la beauté qui n'a point sa seconde
Et tant que durera le soleil et le jour.
Astres vous pouvez bien donner des influences
Esclairer, incliner, mais toutes voz puissances
Astres, ne peuvent pas violenter les cueurs.
Cest astre luyt ainsi, mais de plus belles fiâmes
Il n'esmeut les humeurs ; mais il force les âmes
Je le sens à ces vers et à d'autres fureurs.
Le Ciel est le palais de voz beautez ignées (i).
C'est par vous qu'aux saisons les lois sont ordonnées.
Jugez quel est le plus, de la terre ou des cieux ;
Vous estes faict pour elle et luy faictes service
Par le chemin de l'aer ; elle est vostre nourrice
Aussi la faict-on mère et de vous et des Dieux.
(i) ignàs, d'igné-e qui est de feu. Cf. Le Printemps, Stances XVI
(Ed. Eug. Reaume et de Caussade III, p. 103 vers 26) : Vesprit
qui a un cors vif, subtil et ignée.
3|6 ŒUVRES POÉTIQUES
Cieuz, astres et soleil vous sen'ez voslre mère ;
De pavillon tendu, de flambeau de lumière
Vous estes instnimens servan[t] à sa beauté.
Vous osez vous penser telz que ceste Déesse,
Vous servez à la terre, elle est vostre maistresse
Et la terre ne sert qu'à sa divinité.
La terre soubz ses pas se tapisse de Rozes
Son [pleur] (i) espanouy le sein des fleurs descloses,(2)
Eir esclave soubz soy de la terre le Roy
Le Ciel troublé se faict tout d'azur à sa veue.
Son œil va délivrant le soleil de la nue,
Et l'univers se plaist soubz le joug de sa loy.
Cesie Royne si belle est de la beauté l'ame,
La beauté de Tamour, Tamour donne la flame
Au soleil, le soleil la donne à l'univers.
L'univers, le soleil, l'amour, la beauté die (3)
Qu'ilz ont l'ame, le jour, la naissance et la vie
Du superbe subject de mes superbes vers.
Quel œil la pourra voir, sans en brusler d'envie
Quelle oreille l'ouyra, sans quelle en soit ravie.
Quel sens l'aprochera sans transir l'admirer
Quel Esprit sans juger, quelle bouche sans dire
Quelle voix sans louer, quelle main sans Tescrire
Quelle ame sans amour, quel cueur sans désirer.
(i) Le texte fournit ce mot illisible : fleur. Le poète veut dési-
gner ici la rosée.
(2) Tkscloses^ fanées.
(3) Pour : disent. Il faudrait d'ailleurs : dient.
PIÈCES INÉDITES '"^IJ
DIALOGUES
KO
LE CUEUR — LES YEUX
A [h] ! que n'est il permis aux ruisseaux de mes pleurs,
Vainement se coulant, de noyer mes langueurs,
Puisqu'il fault, ô mon cueur, que Tame de ma vie
Te soit ores ravie. ^
Que ne me croyois-tu pauvre cueur insensé,
Avant que d'estre ainsi a outrance blessé.
Sans aller ignorant pourchasser ton remède
D'où ton malheur procède.
O cueur infortuné, qui soulois (2) librement
Te paistre en ton désir, quand vigoureusement,
Les apastz de l'amour ne peuvent trouver place
En ta gaillarde audace.
C'est à juste raison que maintenant tu meurs
Puis que tu t'es toy mesme apresté ces malheurs ;
La mort doit t'agreer, puis que par elle cesse
Le tourment qui te presse.
(i) Ms. Monmerqué, p. 85.
(2) Souknt, du verbe souloiff vouloir.
13
3l8 ŒUVRES POÉTIQUES
Mais avant que franchir l'horreur plu mortel pas,
Puisque franchir le sault mon cueur ne veux tu pas (i)
D'un parler s[y]ncopé (2) sanglotant a voix basse
Déclare (3) ta disgrâce.
RESPONCE
Je veux s'il se peut faire au moins ains (4) que mourir
La cause de ma mort tristement discourir
Mais las, je connoy bien que ma vigueur s'abaisse.
Et que mon sang me laisse. ^
C'est de vous, yeux hardiz, qui trop mal aduisez
Au port Acherontide (5) ores me conduisez.
C'est de vous que me vint la première estincelle
De ma flame mortelle.
Puis que légers ainsi vous fustes, o mes yeux,
A me précipiter pour me former un mieux
Pourquoy ne fustes-vous messagiers de ma peine
Vers ma douce Inhumaine.
Vous seul, estes motifs de mon malheureux sort,
Vous seul, estes partant coupable de ma mort,
Mais puis qu'il faut mourir, que le destin l'ordonne.
Mes yeux je vous pardonne.
(i) Le sens demande : tu ne veux pas.
(2) Sincopif de syncope.
(j) Le texte donne, en dépit du sens : déclarer.
(4) AinSf mais. Selon la remarque de Vaugelas, ce mot dont le
sens peut s'étendre au delà de sa signification ancienne, à une
toute autre force que mais pour dénoter les choses opposées. Ici il
faudrait lire : avant.
(5) Acherontide, qui tient de TAcheron. C'est une image com-
mune aux poètes du xvi* siècle.
PIÈCES INÉDITES 219
Pour ce qu'en regardant celle pour qui je meurs
Vous avez, en mon fiel, meslé mille douceurs
Et que ne puisse au moins m'en aller en ta grâce.
Or à Dieu je trépasse.
•
Ainsi mourut un cueur accablé de soucy
Pour avoir en aimant, langoureux et transy,
Comme d'un feu, couvert les flammèches cuisantes
D'un trop hault lieu nayssantes.
II (I)
DEMANDE
NiMPHEs qui des coulantes eaux
Abandonnez les belles plaines,
Voz cueurs, des amoureux flambeaux.
N'ont-ils jamais senty les peynes ?
RESPONCE
La plupart de noz chères s[œ]urs
Parmy les ondes doux coulantes
De je ne scay quelles odeurs
Ont quelquefois esté bruslantes.
DEMANDE
Donc vous ignorez la poison.
Les traicts, les apas et la flame
Qui nous darde en toute saison.
Le dieu qui dans l'eau nous en flame.
(i) Ms. Monmerqué, p. 87.
220 ŒUVRES POÉTIQUES
RESPONCE
Nous avons peu jadis sçavoir
Que Tamour estoit en nature ;
Mais non pas comme il fault pourvoir
Contre les traictz de sa pointure.
Hé I belieLs] Nimphe[s] on ne peut
A ce mai trouver médecine ;
Plus on le chasse et plus il veut
Prendre sur noz cueurs de racine.
RESPONCE
Quoy, ses feux violans auront
Pouvoir sur ce royaume humide.
Et devorans, embrazeront
Le Ciel, la terre et Taer liquide ?
DEMANDE
Nimphes, croyez que cest enfant
Pénètre les fleurs de la terre,
Et s'est veu jadis triumphant
Des lieux que le Cocyte enserre.
RESPONCE
Puis qu'il te faull chérir, Amour,
Ton carquois, tes traicts et tes flames,
Vien[s] habiter nostre séjour
Pour embrazer noz moistes âmes I
PIÈCES INÉDITES 22t
CHANSON (i)
PouRQUOY d'une pillarde main
Cueilles-tu pour parer ton sein
Tant de fleurs fraischement escloses ?
Pourquoy ces beaux lys blanchissans ?
Pourquoy ces œillets rougissans ?
Pourquoy vas tu cueillant ces roses ?
Si la blancheur du lys te plaist
Si le teint pourpré de Pœillet
Si le teint des roses vermeilles
Nature n*a-[t-]elle pas peint
Ton sein et ta bouche et ton teint
Avecques des couleurs pareilles.
Pareilles non, je m'en desdis.
Les roses, les œillets, les lis.
De ton sein, ta bouche et ta face.
En blancheur rougeur et vermeil
N'ont rien au monde de pareil
Tout s'en fault que rien les surpasse.
(i) Ms. Monmerqué, p. 75. Les strophes I, II et XI de cette pièce
ont été publiées déjà par M. Henri Monod dans son curieux ou-
vrage : La Jeunesse d'^Âgrippa d'Aubigné.
^3-
222 ŒUVRES POÉTIQUES
Ce n'est donc pas pour le parer,
C'est seulement pour comparer
La beauté de leur couleur vive,
Affin que Toeil, voyant ces fleurs.
Juge plus belles les couleurs
Qui peignent ta beauté naifve.
Et ce n'est pas hors de raison,
D'apporter pour comparaison
A ta beauté ces fleurs nouvelles ;
Les fleurs sont filles du printemps ;
Ce sont fleurs de l'avril des ans.
Que les beautez des dames belles.
Ces roses, ces œillets, ces lys,
Ains (i) que ta main les eust cueillis
Reverdissoient leurs fleurs ternies,
Un doux zephir les esventoit,
Leur tige en terre s'humectoit
Par l'esgout des larmeuses pluyes.
Ainsi les fleurs de ta beauté,
Desja voisines de l'esté
Qui d'un œil ardant les regarde
Sentent le vent de mes souspirs,
Plus fort que celuy des zephirs
Qui de fanir(2) les coniregarde (3).
(i) *j4ins, mis là pour : avant.
(2) Fanir, pour /àn«r.
(0 Contregarde^ de contregarder, protéger comme d*un rempart.
Cf. La Création (Ed. des Œuvres complétés, etc.), chant XIII, p. 426,
vers 9 : Or leur utilité est de contreguarder | Les principes de vie...
PIÈCES INÉDITES 323
Ainsi ô Maistresse, tes fleurs
J'arroze par l'eau de mes pleurs
Dont le cours éternel chemyne ;
Fleurs que je ne puis arracher
Car toy plus dure qu'un rocher
Attache trop fort leur racine. '
L'abeille au jardin bourdonnant,
Les fleurs du printemps butinant
La douleur de leur suc attire
Puis de l'humeur de ce suc doux
Elle en compose le miel roux
Confit dans ces coffres (i) de cire.
Mon regard qui court aff'amé
Aux fleurs de ton jardin aimé.
Leur humeur doulce a long traict hume,
Mais contraire aux filles du ciel
Au lieu de confire du miel
Je confis tout en amertume.
Il faict beau voir en son vermeil
La rose aux rayons du soleil
Desboutonner sa robe neufve ;
Mais le mal est que quelquefois
La cueillant, elle point les dois
Quand la main ses espines treuve.
Ainsi n'est il rien de plus beau
Qu'en toy voir, comme en un tableau.
Tout le beau des beautez divines ;
(i) Le texte du Ms. donne : goffres,
I}..
224 ŒUVRES POÉTIQUES
Mais las, je trouve à mon malheur^
Dessoubz la beauté de ta fleur
La pointure de mille espines.
La roze n'espoint (i) que la main.
Mais ton espine dans le sein
Coup sur coup mon cœur espointelle (2) ;
La main n'a qu'un peu de cuison
Mais par ton coup plein de poison
Je sens ma douleur éternelle.
Le seul remède à me guérir,
C'est l'espoir que j'ay de mourir ;
Ce remède en moy tu essaies,
Je le veux par un coup plus fort
Hastes toy de chercher ma mort
T'enivrant au sang de mes playes.
(i) Espoint, du verbe espoindre, piquer. On disait encore, espoin-
çonner.
(2) Espointelle f pique, aiguillonne. Var. du verbe espoindre. Voir
note précédente.
PIÈCES INÉDITES 325
SONNETS
1(0
CE clair flambeau illuminant mes yeux,
'Geste beauté surpassant la nature,
Ce doux parler, ceste belle figure
Le seul plaisir des hommes et des dieux,
Cest astre beau me peut ravir aux cieux
Au seul regard de sa vive p[e]inture
Et aussi tost [me] mectre en sépulture
Par son parler cruel et rigoreux.
Il est en vous, ô maistresse cruelle,
De ruyner d'une seule estincelle
Celuy qui meurt vous voulant adorer.
Mais quel honneur auriés-vous d'un tel faict.
Faire mourir celuy qui est deffaict
C'est cruauté seulement d'y penser.
11(2)
O belle main unique en sa beauté.
Qui des plus forts a dompté la puissance,
Main qui du Ciel a reçeu sa naissance
Pour nous ravir par sa divinité.
(i) Ms. Monmerqué, p. 125.
(2) Ibid.
220 ŒUVRES POÉTIQUES
Heureuse main dont la seule bonté
Cest univers garde de décadence,
Qui as pouvoir de nous donner l'essence.
Le bien, le mal et l'immortalité. •
O blanche main qui n'a point sa pareille.
Divine main, si tu n'estois cruelle.
Retiens le traict que tu veux descocher.
C'est peu d'honneur que d'user de vengeance,
C'est grand vertu de donner allégeance
A un mourant qui te veult rechercher.
TABLE
Portrait d* Agrippa d'Aubigné d'après le tableau
DE Bartholoileus Sarburgh [1590-?] (Musée de Bale).
AGRIPPA D'AUBIGNÉ vu
LE PRINTEMPS
Fac-similé d'une page du manuscrit Monmerqué. . . 2
SONNETS :
I . . . Combattu des vents et des flots 5
II . . . Ronsard si tu as sçeu par tout le monde espandre. 6
III . . J*entreprens hardiment de te rendre éternelle . , 7
IV . . Uamour pour me combattre a de vous emprunté, 7
V . . , Je vis un jour un soldat terrassé 8
VI . . Nous ferons ma Diane, un jardin fructueux . . 9
VII . . Autant de fois que vostre esprit de grâce ... 9
VIII . Si tost que vostre coche a peu ensemble avoir . . 10
IX , , Je dispute pour vous contre ceste lignée ... 11
X.* . . Guerre ouverte, et non point tant de subtilité^ . 12
XI . . Jtt m*avois demandé, mignonne 12
XII . . Va-t*en dans le sein de ma mye i3
XIII . Vos yeux ont honoré d*une céleste veuë, ... 14
XIV . Celuy qui voit comment je me paie de regret:(^ . 14
228 TABLE
XV . . Mille baisers perdus, mille et mille faveurs
XVI. . Le jardinier curieux de ces fleurs , • .
XVII . Par ses yeux conquerans fut tristement ravie.
XVIII . Sort inique et cruel I le triste laboureur .
XIX . Soupirs espars, sanglots en Vair perdus .
XX . . ^tt tribunal d'amour, après mon dernier jour
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STANCES:
I . . O mes yeux ahuse:(, espérance perdue 20
II . . ^Puisque le cors blessé, mollement estendu ... 2a
III . Pressé de desespoir, mes yeux flambans, je dresse . 23
IV. . Pleure:^ avec moy, tendres fleurs 24
V . . Citadines des mons de Phocide, apporte:^^. ... 26
VI. . Vaer ne peut plus avoir de vens 28
VII . Que de douceurs d'une douleur 3o
VIII. Vous dites que je suis miuMe 32
IX . Ou va cest enchaisné avec u brave port .... 33
X . . Veux-tu que je sacrifie • . 34
XI . ^on jour petit enfant ! Bon jour 36
XII . Ce sont petits Amours, avortons de mes peines. . 3j
ODES :
I . . Ainsi Vamour et la Fortune 40
II . . Sous la tremblante courtine 41
III . En voyant vostre beau, pourquoy n'ay je pas veu . 43
IV. . Bergers qui pour un peu d'absence 44
V . . EpnfHJALAiiE 47
VI. . Tes yeux vaincueurs et languissans ..... 52
VII , D'une dme toute pareille 53
VIII. Celui la qui a congnèue 53
IX . Que me sert cruelletnent belle 55
X . . Ce champis, je ne sçay comment 57
XI . Mignonne, pourquoy donnes-tu . .... 58
XII . Invective d'impatience d'amour 60
Aux critiques 62
LES TRAGIQUES
MISÈRES :
Je n'escris plus les feux d'un amour inconnu .
Financiers, justiciers, qui opprime^ de Jaim .
Icy je veux sortir du gênerai discours . . .
Jadis nos %pis anciens, vrais pères et vrais ^is
Or laissons-là courir la pierre et le Cousteau .
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PRINCES :
Flatteurs, je vous en veux ; je commence par vous , . 83
Roys, que le vice noir asservit sous ses loix .... 90
xAigle né dans le haut des plus superbes aires .... 98
Un père, deux fois père, employa sa substance, . . . loi
LES FEUX :
Le 'Printemps de VEglise et Veste sont passe:( . . ' . . 1 10
LES FERS :
Voicy venir le jour, jour que les destinées 116
JUGEMENT :
'Baisse donc. Eternel, tes hauts deux pour descendre, , 128
Voici le grand Héraut d'une estrange nouvelle, ... 1 36
DISCOURS PAR STANCES
Discours par stances avec l'esprit du feu Roy, etc. . 147
MESLANGES
POÉSIES DIVERSES :
Allusion des hirondelles 167
Complainte a sa dame .... « 169
Larmes pour Suzanne de Lezat 170
23o TABLE
SONNETS
I . . Veux-tu savoir qui peut faire la vie heureuse, . lyS
II. . Je fuis celle qui veult, je veux celle qui nye . . 173
III . Amour fut engendré du loisir vicieux .... 174
IV. . Vous souhaitte:^ un Imir imaginaire 176
V . . Extase 176
A M. DE Ronsard (vers faits à sei^e ans) 177
Chanson 178
Preparatip a la mort 179
PIÈCES SATYRiaUES :
Ode 181
SONNETS
I . . L'autheur trouva en passant par âgen ... 187
II . • Du PAON ET DU courtisan . l88
III . Huguenots, vous croieT^ qu'au doux sein de V Eglise, 189
IV. . Sonnet donné au Rot Charles IX 190
V . . Sonnet donné au Rot Charles neufviesme . . 191
VI. . François, honte de France, opprobre des François. 192
VII . Sardanapale n'eust de masle qu'une image ... 192
VIII. T>es monstres avorte^^, bastards de la Nature . . 193
Sur l*apotheose du Cardinal Boromé igb
Sur le jeu de la Passion 198
Sur Sainct Claude 199
[Contre la présence réelle]. . * 199
Sur les comportemens du duc de Guise 200
ÉPIGRAMMES
I . . Cette espine a poussé mainte fleur argentine . . 20 1
II. . Ce fili semé à Vavanture 201
III . Tu as choisis la Comtesse 202
IV. . Si quelque diable est véritable 202
TABLÉ 23 I
PIÈCES INÉDITES
STANCES :
1 , . O vous plein de pitié, plaigne:!^, pleure:^ ma perte,
II. . Vous fleuves, vous rochers, vous antres effroyables
III . Ha cueur infortuné, pauvre cueur misérable
IV. . Vertes foretT^, verds pre:(, verds monds. .
V . , Me Jault-il tant souffrir
VI . D'une chesne d'amour, Vamour me tient pris
VII . O spectacles hideux
VIII. Ce n*est pas la musette ou le luth que f accorde
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209
211
2I[
2l3
214
DIALOGUES :
I . Le Cueur. — Les Yeux 217
II. ^imphes qui des coulantes eaux 219
Chanson 221
SONNETS :
I . Ce clair flambeau illuminant mes yeux .... 225
II. O belle main unique eii sa beauté 226
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
JOACMIM DU BRLLAY
DéfenvSe et Illustration
de la Langue Française
avec une Notice et un Commentaire historique et critique
PAR
Lroii SÉcri!-'.
Kdition nouvelle d'après Têdition de 1597
Klcgant vol. in-iS jôsus sur papier vergi* teiiilc ... 8 51
•I':NAC !)K MlvILÎIAN
Considérations
sur
l'Esprit et les Mœurs
C'ioisii's et accompariu'.es d'une Notice et iVun Cotnmetitaî:
PAR
Feinand C.\i:ssy
I''ii':^Mîl V'.'I. i:i-iS jv'-Mis sur papier vero;é teinté . . . . 3 5C
Tmp. Hen'AI'dik, hÇ^^ rue do Soino.
PQ 1603 .A6 1905 CI
uvrw poetiquet cholalee /
Stanford University Ubrarlee
I
3 6105 039 329 888
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