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REVUE
DE PARIS.
TROISIEME ANNEE. — TOME X.
— IB^TTTr îlirr
BRUXELLES.
LOUIS HAUMAN ET COMP«.
1832.
AVENTURES
DE DEUX MISSIONNAIRES MORAVES.
J'extrais la relation qu'on va lire de la lettre d'un mis-
sionnaire moi'ave ; heureux si, en modifiant quelques
passages de son récit, je n'altère pas la simplicité poétique
de ses descriptions.
Le frère Samuel Liébisch (aujourd'hui
membre de la conférence des Anciens de l'Unité), étant
alors chargé de la surveillance générale des missions des
frères sur la côte du Labrador, ses fonctions exigèrent
qu'il fît une visite à Okkak , le plus éloigné au nord des
établissemens moraves, et situé à cinquante lieues environ
de Nain, où il résidait- Le frère Turner fut désigné pour
l'accompagner, et ils quittèrent Nain le ii mars 1822, au
point du jour, avec un temps très-clair et les étoiles bril-
lant dans le ciel. Leur traîneau était conduit par Marc,
Esquimau baptisé, et un autre traîneau, monté par des
Esquimaux, suivait celui des missionnaires.
Un traîneau esquimau est tiré par une espèce de chiens
assez semblables aux loups par la forme. Comme les loups,
ces chiens n'aboient pas ; ils hurlent d'une voix désagréa-
TOME X. I
6 REVUE DE PARIS,
ble. Ils sont entretenus par les Esquimaux en meutes ou
en attelages plus ou moins considérables, proportionnel-
lement à la richesse du maître. Ils se laissent tranquille-
ment enharnacher et atteler, quoique traites sans pitié par
les Esquimaux païens qui leur rendent la vie dure et les
nourrissent très-ma!. Leur nourriture consiste en débris
de viandes, en vieilles peaux, en morceaux de baleine
pourris , etc. , etc. , et si cette provision leur manque, on
les envoie chercher eux-mêmes du poisson mort ou des
coquillages sur la grève.
Lorsque la faim tourmente ces pauvres chiens , il n'est
rien qu'ils ne soient prêts à dévorer, et il est nécessaire,
lorsqu'on les détèJe, de cacher les harnais dans la maison
déneige, pendant la nuit, de peur qu'ils ne deviennent
leur proie, ce qui rendrait la continuation du voyage im-
possible le lendemain matin. Arrivés à leur halte de nuit,
les voyageurs ôtent les harnais à leurs chiens et les laissent
se creuser un trou dans la neige , où ils dorment jusqu'à
ce que le conducteur les rappelle pour leur donner, au
lever du jour, leur pâture quotidienne. Leur force et leur
vitesse sont inimaginables, même avec l'estomac vide. En
les mettant au traîneau, il faut prendre garde de ne pas
les atteler de front. On les attache par des couri-oies sé-
parées, de longueurs inégales, à une barre horizontale en
avant du traîneau. Le plus vieux et le plus habile conduit
la bande, courant à dix on vingt pas des autres, dirigé
lui même par le fouet du cocher, qui est très-long et n'est
bien manié que par un Esquimau. Les autres chiens suivent
comme un'troupeau de moutons. Si l'un d'eux reçoit un
coup de fouet , il mord généralement son voisin , qui en
mord un troisième, et ainsi de suite; mais je reviens à la
relation de notre missionnaire.
Les deux traîneaux contenaient cinqhommes, une femme
et un enfant. Chacun partit de bonne humeur, et toutes
les apparences étant en faveur d'un bon voyage , on es-
pérait atteindre heureusement Okkaliau bout de deux ou
LITTÉRATURE. 7
trois jours. Le sentier tracé sur la mer oflFrait uue glace
solide, cl les voyageurs faisaient environ six ou sept milles
par heure. Après avoir passé les îles, clans la baie de Nain,
ils s'éloignèrent considérablement de la côte , tant pour
gagner la partie la plus unie de la glace que pour doubler
le haut promontoire rocailleux de Kiglapeif. Sur les huit
heures ils rencontrèrent un traineau d'Esquimaux venant
de la direction opposée. Après le salut d'usage, les Esqui-
maux venant de Nain descendirent et entrèrent en con-
versation avec les Esquimaux étrangers, qui insinuèrent
vaguement qu'il vaudrait peut-être mieux pour nos voya-
geurs de revenir sur leurs pas. Cependant , comme les
missionnaires crurent que ces craintes étaient sans fonde-
ment, et que les Esquimaux ne voulaienf que jouir un peu
plus long-temps de la société de leurs amis, ils continuè-
rent leur route. Au bout de quelques lieues, leurs Esqui-
maux les avertirent qu'il y avait un mouvement sous la
glace. Ce mouvement était encore à peine perceptible;
mais en se couchant et baissant l'oreille on entendait un
murmure sourd, comme le bruit d'un torrent qui s'élevait
du fond de l'abîme L'horizon restait pur, excepté vers le
levant , où se montrait un banc de légers nuages , entre-
coupés de quelques raies noires. Bientôt le vent du nord-
ouest se mit à souffler et annonça un changement soudain
dans l'atmosphère. Il était midi et il n'y avait encore
aucune altération saillante dansle ciel; mais le mouvement
de la mer sous la glace était devenu plus perceptible, de
manière à alarmer les voyageurs, qui jugèrent prudent
de se rappiocher du rivage. La glace présentait en plu-
sicui's endroits des crevasses et des fissures dont quelques
unes avaient un ou deux pieds de large ; mais comuse il
en existe souvent de semblables dans les temps les plus
sûrs, elles ne sont dangereuses ijue pour les nouveau- venus;
les chiensles franchissent aisément et le Iraîneausuit sans
risque.
Lorsque le soleil descendit à l'occident, le vent augmenta
8 REVUE DE PARIS,
et devint orageux : les bancs de nuages aperçus les pre-
miers à l'orient commencèrent à monter, et leurs bandes
noires s'agitèrent contre le vent. La neige était violem-
ment balayée en tourbillons partiels, soit sur la glace,
soit du sommet des montagnes. Au même instant le mou-
vement de la mer s'était tellement accru, que son effet
fut très-extraordinaire et très-alarmant. Les traîneaux ,
au lieu de glisser sur une surface unie, couraient quelque-
fois rapidement après les cliienset semblaient bientôt après
gravir avec difllculté une hauteur qui surgissait tout à coup;
car l'élasticité d'un si vaste corps de glace , de plusieurs
lieues carrées, supportée parla mer, occasionait parfois
un mouvement oscillatoire assez semblable à celui d'une
feuille de papier qui s'accommode aux ondulations super-
ficielles d'une eau agitée. On entendait aussi , à diverses
distances , des explosions soudaines , comme le bruit du
canon, et qui étaient produites par les craquemens de
la glace.
Les Esquimaux se dirigèrent donc en foute Lâte vers le
rivage avec l'intention de prendre leurs quartiers de nuit
au sud du Nivak. Mais, comme il était évident que la glace
allait se rompre et se disperser dans la pleine mer, Marc
conseilla de tourner plutôt au nord du Nivak, où il espérait
que le sentier pourrait encore être resté intact jusqu'à
Okkak. Cet avis fut adopté; mais lorsque les traîneaux
s'approchèrent de la côte, le spectacle qui s'offrit aux yeux
des voyageurs fut vraiment terrible. La glace, détachée
des l'ochers, était ballottée en tout sens et brisée en mille
morceaux contre les précipices, avec un bruit horrible
qui, mêlé au mugissement du vent, ôtait à la voix humaine
presque toute possibilité de se faire entendre , tandis que
la neige, tourbillonnant dans l'air, empêchait de voir aucun
objet distinctement.
Le dernier espoir qui restait aux voyageurs était de
gagner la terre à tous risques; mais ce ne fut qu'avec beau-
coup de peine qu'on put faire avancer les chiens effrayés,
LniÉRATT'RÊ. 9
la glace s'affaissant tour à tour au-dessous de la surface des
rochers, et s'éli'vant au-dessus. Le seul moment propice
pour aborder était celui où la glace se trouvait de niveau
avec la côte : celait une tentative excessivement hasar-
deuse; cependant, avec la miséricorde de Dieu, elle réussit,
et les deux traîneaux atteignirent la plage.
A peine les voyageurs avaient-ils eu le temps de rendre
grâces à Dieu deieurdébarquement cpie cetteparliemême
de la glace ([u'ils venaient de quitter éclata de toutes parts,
et l'eau, jaillissant de tous ses interstices, la couvrit et la
précipita dans la mer. En un instant, comme si ce signal
eût été attendu, toute la masse de glace qui s'étendait à
plusieurs lieues de la côte, aussi loin que la vue pouvait
aller, commença à se déchirer et fut engloutie sous d'im-
menses vagues. Ce fut un spectacle effrayant et sublime
que ces larges plaines d'eau solide , s'élevant du sein des
Ilots pour se heurter les unes contre les autres avec une
violence qu'on ne saurait décrire, et avec un bruit com-
parable à l'explosion d'innombrables batteries. L'obscurité
de la nuit, le mugissement de la mer, le choc des fragmens
de giace et des vagues contre les rochers remplissaient les
voyageurs d'une émotion solennelle ou d'une horreur qui
les privait delà parole. Ils restèrent quelque temps acca-
blés dti l'étonnement que leur causa leur délivrance mi-
raculeuse, et les Esquimaux païens eux mêmes remercièrent
Dieu avec reconnaissance.
Les Esquimaux commencèrent alors à bâtir une hutte
de neige , à trente pas environ de la grève ; mais avant
qu'ils l'eussent terminée les vagues atteignirent l'endroit
où avaient été laissés les traîneaux, et ils faillirent être
emportés dans la mer. ,
Sur les neuf heures, les deux missionnaires, Marc et les
autres Esquimaux , se glissèrent dans la maison de neige,
remerciant Dieu d'avoir pour s'abriter ce lieu de refuge ;
car le vent était si froid et si violent qu'il fallait de grand»
efforts pour n'être pas renverse.
I.
<0 REVUE DE PARIS.
Avant d'entrer daus cette haijitatioii , f[ui sert de
tente temporaire aux voyageurs de ces parages , le frère
Liebisch et le frère Turner ne purent s'empêcher de re-
garder encore une fois la mer, qui était maintenant libre
de toute glace. Ils virent avec horreur , et en même
temps avec reconnaissance , les vagues énormes fuyant
devant la tempête, comme de hautes tours, et s'appro-
chant du rivage où avec un fracas assourdissant elles se
brisaient contre les rochers et remplissaient l'air de leur
écume frémissante. Les voyageurs s'occupèrent ensuite
de leur souper, et ayant chanté l'hymne du soir dans la
langue des Esquimaux , ils se couchèrent pour dormir
vers les di.\ heures. Ils étaient si serrés les uns pr.'s des
autres que si l'un d'eux remuait il réveillait ses voisins.
Les Esquimaux furent bientôt endornais; mais frère Lié-
bisch ne put goûter aucun repos , en partie à cause de
l'épouvantable mugissement des vagues , et en partie à
cause d'un mal de gorge qui le faisait beaucoup soufl'rir.
Le frère Turner rétléchissait aussi avec inquiétude aux
dangers qu'ils venaient de courir, et les deux frères, tout
en remerciant le Seigneur d'avoir échappé à une mort
presque certaine , ne purent qu'unir leurs prières pour
implorer son secours dans la situation critique où ils se
trouvaient encore.
Si les deux missionnaires s'étaient endormis comme les
Esquimaux, leur perte à tous eut été consommée cette nuit.
Sur les deux heures du matin , frère Liébisch sentit tom-
, bcr sur ses lèvres quelques gouttes d'eau salée qui fdtrait
à travers la toiture déneige Quoique un peu inquiet de
ce goût de sel , il attendit encore quelques instans pour
donner l'alarme; mais à peine , en voyant les gouttes aug-
menter, avait il appelé frère Turner, que tout à coup une
vague épouvantable se brisa contre la maison et y répan-
dit une grande quantité d'eau; puis une secoiule lui suc-
céda et emporta le iraijnienl de neige placé en guise de
porte devant l'entrée. Les missionnaires critienl immc-
I.1TT£RATUÎ\E. 1«
diatenient auxEsc|uimaiix endormis de se leveret de fuir.
Ils furent ileboul en un instant; l'un d'eux s'ouvrit, avec
un large couteau, un passage latéral, et chacun saisissant
sa part des bagages , on les jeta aussi loin qu'on put de la
grève. Le frère Turner aidait les Esquimaux , pendant
que le Frère Lièbisch , la femme et l'enfant , se retiraient
sur une èmincnce voisine. L'enfant fut enveloppé dans
une large peau, et tous les voyageurs se réfugièrent à
l'abri d'un rocher, car il était impossible de lutter contre
Je vent, la neige et le grésil. Peu de minutes après, un
brisant furieux emporta toute la maison , mais rien d'es-
sentiel ne fut perdu.
Les voyageurs se trouvèrent une seconde fois délivrés
du trépas le plus imminent; mais le reste de la nuit fut
pour eux une épreuve pénible et remplie de tristes ré-
flexions , avant que les Esquimaux eussent trouvé un en-
droit plus sur pour y construire une maison nouvelle. Au
lever du jour, ils n'avaient pu encore que creuser un trou
dans un gros monceau de neige pour y mettre à l'abri la
fennne , l'enfant et les deux missionnaires.
Le frère Lièbisch cependant n'y put supporter l'air
étouffé et fut obligé de s'asseoir en dehors ; les Esquimaux
le couvrirent de peaux pour le tenir chaudement, son
mal de gorge étant très-aigu.
Aussitôt qu'il fit jour, ils bâtirent une autre maison de
neige, et quelque misérable que soit en tout temps cette
espèce de tanière , ils furent très heureux de pouvoir s'y
introduire tous. Elle était large de huit pieds environ et
haute de six ou sept. lisse félicitèrent alors mutuelle-
ment de leur délivrance ; mais ils s'aperçurent que tout
n'allait pas le mieux du monde.
Les missionnaires n'avaient apporté que peu de provi-
sions , tout juste ce qu'il en fallait pour le court trajet de
Naïn à Okkak : Joël , sa femme , son enfant et Kassigiak ,
appelé le sorcier, n'avaient rien. Tls furent donc obligés
de partager lout ce qu'ils avaient en rations quotidiennes,
^2 REVUE DE PARIS,
parce qu'ils n'avaient aucune espérance de quitter pro-
chainement cette plage et d'atteindre un lieu habite'.
Deux moyens seulement s'offraient à eux pour cela : le
premier, en tentant le passage par terre à travers la mon-
tagne sauvage et déserte de Kii;lapeit; le second, en atten-
dant qu'une nouvelle gelée leur rendît le chemin de la
mer, ce qui pouvait être long. Ils résolurent donc de se
réduire à un biscuit et demi par jour. Mais comme il était
difficile de satisfaire ainsi un estomac d'Esijuimau, les mis-
sionnaires proposèrent de faire tuer un de leurs chiens , à
condition qu'en cas d'une détresse qui les obligerait à re-
courir au même expédient ,Ie second chien tué serait uu
de ceux de î'attelage des Esquimaux, Ceux-ci répondirent
qu ils y consentiraient volontiers s'ils avaient une mar-
mite pour faire bouillir la viande; mais , n'en ayant pas ,
ils préféraient endurer la faim, ne pouvant se décider à
manger de la viande de chien crue. Les missionnaires res-
tèrent alors dans la maison de neige , et chaque jour ils
tâchaient de faire bouillir sur leur lampe assez d'eau
pour prendre deux tasses de café chacun. Par la miséri-
corde divine, ils se conservèrent en bonne santé, et
frère Liébisch fut guéri subitement , dès le premier jour,
de son mal de gorge. Les Esquimaux montrèrent bon
courage , et même le dur païen Kassigiak déclara qu'il
convenait de remercier le ciel de les avoir sauvés , ajou-
tant que s'ils étaient restés un peu plus long temps la
veille sur la glace, ils auraient été fracassés contre les
rochers. Kassigiak n'était pas sans sa part de malheur ,
ayant eu ses talons gelés et souffrant beaucoup. Le soir
venu , les missionnaires chantèrent un hymne avec les
Esquimaux, et répétèrent le même chant religieux ma-
tin et soir. Le Seigneur était présent avec eux et conso-
lait leurs coeurs avec sa sainte paix.
Vers le soir du treizième jour, le ciel s'éclaircit et l'on
put apercevoir toute la surfa e de la mer. Marc et Joël
gravirent lei montagnes pour faire une reconnaissance ;
LITTÉRATURE. 1 3
ils revinrent annoncer la nouvelle desagre'able qu'on ne
pouvait pas de'couvrir , même des hauteurs , le moindre
morceau de glace, et que le dégel avait fondu celle de
la côte de Nuas.-Ernak. Ils furent donc d'avis qu'il n'y
avait plus d'autre route qu'à travers la montagne de Ki-
glapeit.
Ce jour-là Kassigiak se plaignit beaucoup de la faim,
probablement pour obtenir des missionnaires une plus
forte ration que d'ordinaire. Ils lui firent observer qu'ils
n'en avaient pas une plus considérable que la sienne, et
lui reprochèrent doucement son impatience. Chaque fois
que les alimens furent distribués, Kassigiak avalait tou-
jours sa portion avidement , et tendait la mani pour en
demander une autre; mais il se rendit enfin aux raisons
qu'on lui donna. Les Esquimaux mangèrent ce jour-là un
vieux sac en peau de poisson qui composa certes un mets
bien sec et bien misérable. Pendant qu'ils faisaient ce
singulier repas , ils ne cessèrent de répéter en gromme-
lant: «Tu étais tout à l'heure sac, et tu es maintenant no-
tre nourriture." Sur le soir, quelques petits glaçons flottè-
rent du côté de la plage, et le quatorzième jour au matin
la mer en fut couver te; mais le vent était encore très- violent
et les Esquimaux ne pouvaient quitterla maison de neige,
ce qui les rendait très-abattus et très-tristes. Kassigiak
suggéra qu'il serait bien àc faire du beau temps ; il en-
tendait par là d'exercer son art comme sorcier. Les mis-
sionnaires s'y opposèrent et lui dirent que ses pratiques
païennes ne serviraient à rien , mais que le temps de-
viendrait beau dès qu'il plairait à Dieu. Alors Kassigiak
demanda si Jésus pouvait faire du beau temps. Les uîis-
sionnaires répondirent qu'à Jésus était donné tout pou-
voir dans le ciel et sur la terre. « Eh bien! reprit-il,
qu'on s'adresse à lui. « Une autre fois Kassigiak dit :
Je raconterai tout ceci à mes compatriotes de Seglek. »
Les missionnaires répondirent : u Dites-leur que nous
avons placé tout notre espoir et notre confiance en ié-
a REVTJE DE PARIS.
8Us-Christ notre sauveur, qui aime tous les hommes , et
qui a verse son sang pour les racheter de la misère éter-
nelle, fl Ce jour-là les Esquimaux commencèrent à man-
ger une vieille peau usée et sale qui leur avait servis de
matelas.
Le quinzième jour le temps continua à être très ora-
geux, et les Escjuimaux semblaient par momens tout-à-
fait découragés ; mais ils possèdent une excellente faculté,
celle de pouvoir dormir quand ils veulent; et dans l'occa-
sion ils dorment pendant plus de vingt-quatre heui-es de
suite, le jour comme la nuit.
Vers le soir le ciel s'éclaircit et l'espérance se ranima.
Marc et Joël allèrent en reconnaissance; ils revinrent
dire que la glace avait acquis une solidité considérable
et serait bientôt propre à fournir un chemin. Les pau-
vres chiens avaient jcùné depuis près de quatre jours ,
mais , avec la perspective d'un prompt dép.irt, les mis-
sionnaires leur accordèrent à chacun quelques morceaux
de biscuit. La température de l'air s'étant tout à coup
radoucie, ce fut une nouvelle source de déUcsse pour les
voyageurs , dont la transpiiation et le souffle agissant sur
la toiture de leur maison de neige la faisait fondre par
degrés de manière à tremper tous les objets d'une conti-
nuelle humidité. Les missionnaires racontent qu'ils consi-
dérèrent cet inconvénient de leur situation comme le
pire de tous ceux qu'ils eurent à endurer, car ils n'avaient
pas un fil de leurs vétemens (jui ne fût mouillé, pas un
endroit sec où ils pussent se coucher.
Le seizième jour de bon matin le ciel s'éclaircit , mais
■ le vent fit volti;:ei- en nuages la plus fine poussière de la
neige. Joël cl Kassigiak résolurent de poursuivre leur
voyage à Olikak par la route de Nuasœrnak, et partirent
malgré le vent et la neige, c[ui leur battaient le \ isage.
Marc ne put se décider à s'avancer plus loin vers le nord,
parce que selon lui la violence du vent devait avoir accu-
mulé la glace sur la côle de Tikkerasuk de manière à
LiTTËRArURE. 15
rendre le ilëbarqueniont impossible; mais il pensait qu'on
pouvait encore se diriger en toute sécurité vers le sud
en tournant le mont Kiglapcit- Les missionnaires voulu-
rent l'engager à suivre Joël et Kassigiak , mais ils ne pu-
rent y parvenir et n'osèrent insister, n'étant pas suffi-
samment informes des localite's. Cependant i! était temps
de hasarder quelque chose pour gagner un lieu habité.
Après bien des tentatives, le frère Turner alla de nou-
veau avec Marc examiner la glace, et tous deux parurent
croiie qu'elle offrait une consistance assez solide ; ils se
re'solurent (iouc enûn à l'ctourner à Naïn en se confiant
à la protection du Seigneur.
Le dix-septième jour , le vent avait considérablement
augmente avec de fortes giboulées ; ils partirent ne'an-
moins à dix heures du matin. Marc se mit à courir en
avant du traîneau, autour de Kiglapcit, pour chercher
un bon chemin, et à une heure après midi, avec la giâce
de Dieu , ils furent hors de pe'ril et atteignirent la baie.
Ils trouvèrent là un bon sentier sur une glace unie , fi-
rent un repas du reste de leurs provisions , et prirent un
peu de café. S'e'tant ainsi reconfortés , ils continuèrent
leur route sans s'arrêter jusqu'à Naïn , où ils arrivèrent à
minuit. Les trèies de Naïn se réjouirent tle les voir
de retour , car ils étaient dans les plus vives alarmes ,
d'après ce qu'avaient rapporté les Esquimaux que les
missionnaires avaient rencontrés , et dont ils avaient dé-
daigné les avis obscurs relativement au danger qui les
menaçait. Un Esquimau dont la femme avait fait je ne
sais plus quel vêtement pour le frère Samuel Liébisch
était allé trouver la sœur Liébisch , et lui avait réclamé
le salaire du travail de sa femme : « Attendez un peu ,
dit sœur Liébisch ; quand mon mari sera de retour , il
réglera son compte avec vous.
— Samuel et William ne retourneront plus à Naïn ,
avait-il répondu
16 REVUE DE PARIS.
— Comroenl? pourquoi? qui peut vous faire parler
ainsi? »
Après un moment de réflexion , l'Esquimau répliqua à
voix basse : « Samuel et "William ne sont plus ; tous leurs
os sont brisés et dans le ventre des requins. » Sœur Lié-
bisch , effrayée , appela le reste de la famille , et on in-
terroge l'Esquimau , dont les réponses jfurent toujours
aussi obscures et aussi peu rassurantes. Il semblait per-
suadé qu'on ne reverrait plus les voyageurs à Nain , et
qu'il était impossible qu'ils eussent échappé aux fureurs
d'une pareille tempête.
On peut donc bien penser combien fut reconnaissante
à Dieu toute la famille des frères en revoyant les deux
missionnaires. La tempête s'était aussi fait sentir à Naïn,
quoique avec moins de violence que sur une côte qui
n'était abritée par aucune île. Ils se réunirent tous le
lendemain pour rendre grâces au Seigneur d'une déli-
Vi'ance si miraculeuse.
Robert Sodthey.
<ÎP,
ans.
LE JOUR DE L'AN
Ce n'est pas dans notre temps que La Fontaine aurait
^crit : <i On nous ruine en fêtes! » Chaque mois , au con-
traire , nous enrichit de quelques journées rendues au
travail, et je ne comprends pas, après cela , comment il
se fait que tant de gens soient embarrasse's de payer leurs
contributions , ou soldent leurs créanciers avec les chif-
fres d'un bilan. C'est leur faute , en vérité, puisqu'on les
dispense du repos. En cela , comme en toute chose de
convenance et d'utilité publique, ne voient-ils pas que la
législature les encourage par son exemple? Nos députés,
que l'on accuse pourtant d'employer quelquefois assez
mal les jours ouvrables, ne veulent pas laisser perdre pour
la discussion les jours fériés. La tribune ne chôme aucune
de ces solennités que les faiseurs d'almanachs ont encore
la faiblesse ou la lémérilé d'inscrire en majuscules dans
leurs colonnes. Quand arrive ou l'Ascension , ou l'As-
somption , ou la Toussaint , l'activité revient tout à coup
au3s élus de la nation , et ils feraient au besoin un scru-
tin nul pour prouver qu'ils sont en séance. Noël a perdu
sa joyeuse nuit , avec la cérémonie sainte qui servait de
prétexte aux festins. La liberté des cultes a tué le réveil
Ion. Bien a pris à la triple messe , quun célèbre cousin
des rois entendait il y a deux ans sans se lasser, de se pla-
XOME. I. a »
18 REVUE DE PARIS,
cer, celte année , sous la protection du dimanche. Mais
cet abri ne sera pas toujours sur; car voilù que le diman-
che aussi est menacé d'alTranchisscment ; le dimanche, si
fortement enraciné dans les mœurs populaires , qui date
tout juste de la création , et que la grande révolution
elle iiiême n'a pu faire reculer jusqu'au décadi. Pendant
qu'on était en rrain , je suis surpris qu'il ne soit venu à
l'idée de pei-sonne de proposer , entre deux lois , la sup-
pression du jour de Tan , dernier reste de nos anciennes
traditions , vieil abus qui fait honle à notre civilisatioQ
nouvelle. C'eût été du moins un dédommagement tout
trouvé aux exigences du budget. Peut (Jtre a t on pensé
que cette entreprise aurait nécessairement pour adver-
saires toutes les parties prenantes dans Fimmense tlistri-
bution des étrennes, c'est-à-dire les enfans , les neveux ,
les filleuls, les femmes , les domestiques . les portiers, les
facteurs , les porteurs de journaux, les tambours de la
garde nationale, tous gens prompts à crier, à se plaindre, à
faire une émeute; tandis que l'on favoriserait seulement
les pères de famille, les oncles , les parrains , les céliba-
taires qui dî'ient en ville , race paisible et de bonne
composition , race laillable à merci , qui a l'habitude de
payer, et qu'il est bon d'entretenir dans cette excellente
coutume. J'ai vn des choses bien plus sérieuses où cette
comparaison, entre les resscntimens qu'on aurait à soule-
ver et le soulagement qu'on pourr:iit obtenir , entre le
faible murmure île la reconnaissance et le bruyant tapage
du mécontentement, a si^Hi pour faire pencher la balance.
Le jour de l'an nous est donc demeuré , maigre son anti-
que origine qui tient de bien près au droit divin, malgré
ses formes sux'années de politesse, ses mensonges de ten-
dresse et d'embrassemens, ses fatigans devoirs de courtoi-
sie , ses prodigalités sans plaisir, son tumulte sans gaieté.
Sa ressemblance avec la loi financière l'a sauvé. Les joies
qui coûtent cher sont encore de notre siècle.
le jour de l'an est un livre court et rapide qu'on dé-
LITTËRATL'RE. 19
voie en quelques heures, mais dont la préface dure deux
semaines. C'est par les préliminaires surtout qu'on peut
juger de son importance. Aussitôt que le i5 décembre est
arrivé, une fièvre d'emplettes semble avoir saisi toute la
population parisienne. On ne sort plus pour prendre
l'air , pour voir passer les voitures , pour se regarder au
visage, pour rencontrer ses amis, pour savoir où en est la
polémique des caricatures , pour épier au passage une
mode nouvelle , ou recueillir sur le chemin un grand évé-
nement sorti tout frais de la Bourse : on court, on se
pousse, oa se coudoie sans s'apercevoir; on cherche , on
interroge la profondeur des boutiques , on se penche sui-
les étalages ; un percepteur , chargé d'appliquer la taxe
mobilière, n'inventorie pas avec plus de curiosité le n.é-
nage du contribuable. 11 y a de l'argent dans toutes les
poches , et tie l'argent qui ne veut pas y rester. Quelque
résolution qu'on ait prise de s'associer par l'avarice à la dé-
tresse publique , de protester contre le régime nouveau
par de-s épargnes , quelque vœu d'économie que l'on ait
formé dans un moment d'humeur, il faut faire trêve à ses
chagrins , à ses regrets , à ses rancunes , à ses alarmes ,
et venir déposer son offrande au grand jubilé de com-
merce.
On trouve bien , il est vrai , quelques hommes précau-
tionneux , quelcpies vieux garçons surtout , qui , voyant
arriver de loin l'impôt des étrennes, avec ses avertissemens
gracieux et ses sommations caressantes , vont tout dou-
cement se pourvoir dans les magasins, avant que les prix
soient augmentés, lorsque les bagatelles se livrent à boa
compte, et qu'on a le loisir de marchander. Mais c'est une
prudence heureusement fort rare, une exception à la rè-
gle, comme toute prudence Test à présent; et il n'y a pas
de mal que ceux qui s'avisent , par le temps qui court ,
d'avoir de la prévoyance , soient punis de leur singula-
rité. C'est ce qui vient d'advenir à un ancien avoué da
ma connaissance, sollicitant aujourd'hui l'emploi de juge
20 REVUE DE PARIS,
de paix. Il avait achète à cinquante pour cent de rabais,
un beau joujou de l'année dernière, qu'il comptait offrir»
le I" janvier , au jeune fils d'un avocat, jadis son obligé»
maintenant son protecteur. Celait un jeu des barricades,
oùl'on voyait des ouvriers aux bras nus, à la figure noircie,
au vêtement déchiré, mettre en fuite un régiment , les
pavés tombant sur la tête des soldats , ou formant des
remparts dans la rue , quelques bataillons posant les ar-
mes et fraternisant avec le peuple; le tout orné de jolies
sentences à l'usage des insurrections. Le futur magistrat
croyait avoir fait merveille, et se tenait assuré de la pre-
mière vacance, lorsqu'un discours éloquent sur les événe-
mens de Lyon lui fit promptement renfermer son cadeau
en lui apprenant cette grantle vérité politique , que l'à-
propos est de courte durée pour les élrennes comme pour
les doctrines.
Ce qu'il y a donc de plus sage, c'est d'attendre que les
produits nouvellement façonnés par 1 industrie , ou les
rebuis d'une autre année rajeunis avec soin et accommodés
à la fantaisie courante , viennent s'offrir aux recherches
de l'acheteur. Pour cela, les marchands ne sont jamais en
arrière. L'admirable instinct du profit lesavertitde l'heure
où le désir de se mettre en règle avec le jour de l'an fait
sortir les Parisiens de leurs logis. Les marchandises sont
exactes au rendez vous des écus. L'intérieur des boutiques
devient trop étroit pour les contenir, trop obscur pour les
montrer. Elles s'échappent dans la rue; elles encombrent
les boulevards, elles rétrécissent les passages, elles enva-
hissent les trottoirs ; elles viennent contraindre les passans
à les honorer d'un regard , en arrêtant leur marche , en
s'accrocliant à leurs habits. La police ne peut rien contre
cette usuipation de la voie publique , à moins qu'il ne
s'agisse de quelques toises de son pavé , dont elle dispose,
qu'elle loue comme il lui plaît , sur lesquelles sa jalousie
ne permet pas qu'il s'établisse d'autre spéculation que la
«ienne. Nous avons vu dernièrement une espèce de scan-
LITTÉRATURE. 21
dale troubler la paix du Ponl-Neuf, et porter l'effroi
jusqu'aux bains de l'honorable M. Vigier. On parlait de
Henri I^' , de dioits anciens qu'il fallait respecter , vrais
propos de contre-révolution ; car , sous la protection du
bon roi, à l'ombre de sa statue, s'étaient e'ievées de petites
légitimités, qui voulaient se maintenir malgré le naufrage
des grandes. Les sergens de ville, aidés d'une patrouille
de marchands en'.bonnets à poil , leur ont prouvé ([u'clles
avaient tort. Ce sont de puissans raisoimeurs que les
sergens de ville , et d'cxcellens arguniens que les bonnets
à poil ; ils rétablissent souvent en faveur de l'autorité
l'avantage qui lui échappe dans la discussion. Enlin tout
a été terminé par une transaction, et les Girou.x de la
petite propriété ont repris possession de leur ancien do-
maine.
Il n'est rien , je crois , qu'on puisse comparer au mou-
vement de Paris pendant la quinz.iine qui précède le jour
de l'an. On y trouve partout une activité qui étoime ,
une foule qui étourdit, une agitation qui enivre. L'insur-
rection est moins bruyante , les réjouissances publiques
moins tumultueuses. C'est une foire , quant à l'échange
de l'aigent contre des bagatelles, mais une foire sans
éclats de rire , sans folies , sans saltimbanques et sans
mirlitons. Il y a sur tous les visages je ne sais quoi d'in-
quiet , de contraint et d'occupé. C'est qu'il manque à ce
retour annuel de nos générosiiés l'inspiration soudaine ,
la rencontre heureuse , la spontanéité , la circonstance ,
la surprise, tout ce qui fait le charme d'une oflVande ,
pour celui qui donne comme pour celui qui reçoit. Cha-
cun sent qu'il remplit une oblig ition , qu'il ( béit à un
devoir, qu'il satisfait à une convenance, qu'on l'attend à
cette épreuve , qu'il sera jugé pendant douze mois sur sa
libéralité du premier jour. Pour les riches , c'est affaire
de vanité, non de plaisir; pour ceux d'une fortune mé-
diocre, un effort, un sacrifice; je vous dirai ce que c'est
pour les pauvres. Aussi , suivez toutes ces belles dame»
22 REVUE DE PARIS
qui descendent d'un riche équipage avec leurs maris (car
ou prend son mari pour ces courses-là ) , sous le vaste
péristyle de Lesage où l'on est si fort à l'aise, devant la
voûte obscure de Giroux quia conservé la tradition du
gendarme: montez avec elles les degrés luisans de la Porte
chinoise, ou l'escalier de Leblanc. On les reçoit avec de
grandes révérences, non pas comme vous, acheteurs hon-
teux, dont la mine ne promet qu'un léger bénéfice , et sur
les pas de qui on détache un surveillant, chargé d'épier
vos gestes, d'excilerchez vousle désir, ou de faire violence
à votre timidité. Les marchands se connaissent en amours-
propres; ils ont le secret des passions mondaines. Voyez
comme ils livrent aux mains de leurs élégantes visiteuses
les colifichets les plus nouveaux, les plus étranges, les
pkis frivoles, en ayant soin de leur dire qu'ils en ont
vendu de semblables au prince K , à lady W...., à
l'ambassadeur de.... , autrefois ils avaient des noms fran-
çais à prononcer. En présence de ces jolis riens il s'éta-
blit à l'oreille de petites consultalions tout-à-fait curieuses-
<i Ceci conviendrait bien à la Qlle de Mme D.... — Bah!
» c'est une femme qui n'a pas de goût , qui ne va nulle
» part; elle ne connaîtrait pas ce que cela vaut. — Et ce
■n joujou qui n'est pas cher , mais si ingénieusement tra-
« vaille, nous pouvons le donner à Léon. ■ — Ah bien oui F
» sa mère court partout, elle saurait ce que cela coûte. »
Et la joie de l'enfant , si douce à recueillir , qui s'en oc-
cupe? Personne. Le plus amusant est lorsque vous vous
rencontrez face à face , dans ce bazar parfumé , avec lu.
personne même que vous avez voulu gratifier , et que le
cri « c'est affreux ! » jeté en passant devant quelque objet
vers lequel vous l'avez soigneusement conduite , vient
anéantir dans vos mains foute la valeur d'un objet pareil,
déjà choisi , payé , empaqueté , rangé dans le panier du
commissionnaire , qui vient effrontément vous demander
votre adresse et son pour boire. Hé bien ! dira quelqu'un,
vous leg.irderez pour vous. Ignorant! comme si les choses
LITTÉRATURE. 23
qu'on donne étaient jamais celles qu'on voudrait recevoir.
Maintenant voulez-vous de la gaieté pure et vraie , Je
plaisir de donner dans toute sa naïveté, sur du plaisir
qu'il causera, sans crainte de la critique ou de l'évalua-
tion dédaigneuse , sans aucune de ces appréhensions qui
tourmentent nos vaniteuses libcralilés? Voyez tout le long
des boulevards , sur la place du Chàtelet , sur le Pont-
Neuf, ces boutiques mobiles, dont les murs et le plafond
sont de toile, dont huit bâtons forment la charpente, qui
ne paient niloyer, ni patente, ni contribution mobilière,
ni décime de guerre pour la conservation de la paix. Là
sont les articles à bon marché ; le luxe , dans sa plus grande
profusion, y dépasse rarement vingl-cinq sous, maximum
du petit commerce qui s'annonce à haute voix. La foule
s'y presse, et ne s'en éloigne jamais les mains vides. Elle
marchande , elle dispute sur le prix, on plein air, sans
se cacher, sans rougir; mais elle emporte. Quant à ce
qu'on y expose, jouets, sucreries, ustensiles, je ne ré-
pondrais pas de la qualité. La forme ne s'y renouvelle
pas souvent. Peut-être s'y trouve- t-il des bonlions qui
datent de l'ancienne charte. J'y ai vu , moi qui vous
parle , une procession royale de la Fête-Dieu , sur une
belle feuille de papier coloriée. "Nous aimeriez mieux,
vous, une revue de la garde nationale. Mais enfin tout
cela, donné de bon canir , reçu par des mains qui ne sont
pas accoutumées aux présens, tout cela fera des heureux;
et peut-être la riche héritière, à qui l'on interdit l'usage
d'un joujou de quatre louis ( je crains de faire un ana-
chronisme ) , envicra-t-elle le ménage de plomb ou de
fer-blanc qui fait passer des heures si douces à l'enfant
de sa portière.
ïl y a peu d'industries qui ne profitent d(î ce mouve-
ment fécond , de cette prodigalité accidentelle. Je ne vois
guère que les boulangers, les bouchers et les apothicaires
qui n'y trouvent pas une augmentation de recette, qui
puissent sourire à rcncojnbrement formé «levant la pot le
24 REVUE DE PARIS.
de leurs voisins, sans jalousie, sans inquiétude, assurés
de récolter petit à petit , sur les besoins, ce que les autres
lèvent à la hâte sur le caprice. Mais tous les commerces ,
même de luxe et de fantaisie, n'y prennent pas une part
égale. Si je ne craignais de me faire une querelle avec les
plus ingénieux de nos fabricans , j'oserais dire que la per-
fection des colificliets , où la main d'oeuvre seule a quelque
prix, est devenue un malheur sérieux. Depuis que ron
travaille avec tant d'art le bois , le cuir ou le carton, de-
puis que l'on imite les matières les plus précieuses avec
une pâte grossière enduite d'un éclatant vernis, le goût
des nobles et beaux ouvrages s'est perdu ; ce serait duperie
que d'y persévérer aux dépens de sa bourse , puisque la
mode s'est mise du côté de l'économie. La préférence est
décidément pour le bizarre; ce sont les brimborions que
l'on étale , dont on se pare , que l'on montre aux survenans ,
dont on fait honneur à celui qui les a donnés , qui lui ga-
rantissent dans un salon la réputation d'homme charmant,
de connaisseur délicat, qui font dire avec enthousiasme •
» Il n'y a que M. Alfred pour trouver ces choses-là. « Aussi
la foule est elle chez Susse, et la solitude chez Laurencot.
Le jour de l'an a, de tout temps, favorisé trois sortes
de marchands : les libraires , les confiseurs , et ceux qui
vendent les jouels d'enfans. Chez les premiers, il se fait
à celte «'poque une sorte de révolution. Au fond de la
boutique rentrent les livres d'un débit journalier , les
romans à fortes émotions ou à titres scandaleux, les poésies
lugubres ou patibulaires, les atrocités embellies de vi-
gnettes , toutes ces aimables noirceurs , ces dégoûts de la
vie que racontent si bien une douzaine de bons vivans ;
comme aussi les pamphlets politiques de chaque parti ,
le pour et le contre des deux principes sociaux. Tout cela
va sommeiller tranquillement sur les tablettes, pour laisser
la place libre aux ouvrages de littérature mielleuse , de
morale sucrée , et d'enseignement récréatif. Sous ces
enveloppes de maroquin , de veau , de basane , qui m
LITTÉRATURE. 25
pressent l'une contre l'autre , humides encore du travail,
vous ne trouvez que de tendres senlimens, des pensées
innocentes , de touchantes anecdotes , d'admirables exem-
ples. Quand vous entrez là-dedans, au sortir de votre
journal , vous ne savez plus où vous êtes. Du dix-neu-
vième siècle , vous remontez à l'âge d'or sans transition.
Dans tous ces livres , les défauts du ji une âge reçoivent
des réprimandes ; ses bonnes qualités , des encourage-
mens , le tout rédigé admirablement en langage de pou-
pée. II y a des écrivains heureusement nés , qui ont un
style pour ce petit caquetage , dont il semble que quel-
que bonne d'cnfans leur ait révélé le secret. A côté de ces
ouvrages , uniquement inspirés par le désir d'être utile ,
et qui visent sans bruit aux prix Monthion , viennent se
ranger les recueils annuels de vers et de prose , rajeunis
depuis quelque temps par des titres bizarres, mais sur-
tout , et avec plus de bonheur , par l'emprunt fait à l'An-
gleterre de ses délicieuses vignettes. Cependant, pour ne
contrarier personne, pour satisfaire toutes les habitudes,
pour ne pas chagriner ceux qui préfèrent au vêtement de
moire ou de tabis l'antique couverture de papier , ceux
qui ont quelque peine à prononcer le mot keef?srtke c^u^on
écorche toujours, même à la Ciiaussée-d'Antin, il s'im-
prime à la sourdine encore un Almanacli des Muses ,
encore un Chansonnier des Grâces. Enfin (j'y suis re-
tourné à quatre fois pour m'en assurer ) l'approche de
l'année i832 a produit un Almanach de la Cour. Je le
dénonce à M. Cormenin , en faisant remarquer toutefois
que le frontispice présente une jolie vue de l'Hôtcl-de-
Ville. Si ce n'est pas une précaution, assurément c'est une
épigramme; la prenne pour lui qui voudra.
Il n'y a pas beaucoup à diie sur les confiseurs. Leur
art est borné. La matière que pétrissent leurs doigts ne
peut recevoir une grande variété de formes sans exciter
le dégoût, ce qu'ils manquent rarement de faire. Le
mieux est donc de s'en tenir à la vieille routine des mar-
26 REVUE DE PARIS,
rons glacés , des papillotes , des pralines , des diablotins
et des pastilles. Les surprise s même ont passé de mode.
Nous sommes dans un temps où l'on sait par cœur tous
les mensonges Ce qu'on demande aujourd'hui , ce sont de
bonnes réalités , comptées ou pesées dans un sac. Les
grandes personnes et les grands personnages ne veulent
pas autre chose. Mais un art qui tait chaque année des
progrès, c'est celui qui préside à la fabrication des jou-
joux. Le génie du siècle se retrouve tout entier dans
cette imiiatiou en miniature de toutes les choses qui ser-
vent à la gloire, au luxe, au plaisir, ou simplement à la
vie des sociétés. Maisons, jardins, palais , cuisines, bi-
bliothèques, bureaux, écuries, salons, habitations, meu-
bles, bêtes et gens, le talent de l'ouvrier a tout reproduit
avec une vérité , une délicatesse d'exécution , qui met les
plus gramles choses à l'usage des plus faibles mains, à la
portée des moindres tailles. J'ai vu avec admiration une
jolie cabane où étaient rangées plus de quatre cents per-
sonnes sur des bancs. Petits orateurs, petits ministres,
petit président, petite tribune, rien n'y manquait. L'ar-
tiste même avait trouvé le moyen d exprimer de petites
passions sur ces petites figures ; c'était à s'y tromper.
Le choix entre toutes ces bagatelles, Je léglement an-
ticipé de la distribution qu'on en doit faire, composent
pendant quinze jours l'occupation exclusive du parisien.
N'essayez pas de l'en distraire. Il est sourd à tout autre
intérêt. S'il n'avait pas dans l'intervalle une garde à
monter, il oublierait presque qu'il est libre, tant ce loisir
de suivre sa fantaisie ressemblerait à son ancienne servi-
tude. Il ne voudrait dans son journal que des annonces.
Les marchands surtout perdent le respect ; ils jettent
avec humeur leur feuille favorite , toute noircie d'articles
politiques , de discussions et do plaidoyers -, ils lui repro-
chent, pour la première fois de l'année, de diriger avec
trop de soin leur opinion. Ce serait un bon moment pour
faire passer un coup d'état. Voyez seulement quelle figure
LITTÉRATURE. 27
fait l'émeute, venant se jeter à la traverse de cette coliué
qui n'a pas le temps de se passionner , heurtant les éta-
lages, arrêtant la course des voitures. On la regarde en
pitié, comme on ferait d'une troupe de masques s'aventu-
rant hors du carnaval. On ne lui accorde même pas
l'honneur d'endosser pour elle le fourniment du soldat-
citoyen. La circulation interrompue reprend aussitôt son
cours , et il ne resterait aucune ti-ace de ce petit dérange-
ment si la garde muicipale ne s'en mêlait pas. Un brave
homme, tout chargé d'emplettes dont il allait recevoir le
prix , disait fort sensément : « Que n'attendaient-ils au
mois prochain? nous aurions été de la partie, o
Enfin le grand jour est arrivé. L'ombre est encore ré-
pandue sur la ville que déjà le sommeil de ses hibifans
est troublé. Malheur à c{ui s'est avisé de prolonger un peu
tard sa veillée, et qui compte sur le repos du matin. Six
heures n'ont pas sonné cpiand un roulement comme celui
du tonnerre vient l'arracher à ses rêves de paix. Ce sont
messieurs les tambours de la garde nationale qui viennent
offrir leurs bruyans hqmmages aux chefs de la milice
bourgeoise. L'inconvénient est que ces aubades n'arrivent
pas à leur adresse sans ébranler tous les cerveaux du voi-
sinage. En vain direz-vous en grondant à votre traversin
que vous êtes étranger, sexagénaire, goutteux, magistrat,
ou bien encore que vous avez fait la loi , et c|ue partant
vous êtes dispensé de ses obligations ; en vain, mesdames,
demanderez-vous grâce pourvos nerfs, pour vos migraines,
pour toutes ces souffrances que l'homme brutal tourne en
dérision, et dont la moindre peut-être le trouverait sans
courage: la titane est impitoyable, il faut la subir jusqu'au
bout. Après cela , il n'y a plus moyen de refermer l'œil.
Aussi bien le portier attend déjà quelque signe de votre
réveil. L'air gracieux, tenant à la main le journal, qu'il
ne lira pas aujourd'hui avant vous, vous le voyez s'agiter
dans la cour avec le désir d'être aperçu. Désormais votre
porte ne s'ouvrira plus qu'h des figtnes épanouies. L'espoir
28 RE\TE DE PARIS.
d'une gratification se dessine, sur tous les visages de votre
maison, en mines si affables, se déguise dans le langage sous
des formules si pleines d'intériît pour votre santé, de
sympathie pour les peines que vous avez éprouvées durant
l'année qui finit , car quelle année est sans douleur? de
souhait et d'espoir pour votre contentement parfait pen-
dant celle qui commence, que, bon gré mal gré, votre cœur
se dilate, votre front se déride; et, comme on ne vous
laisse pas un quart d'heure pour parcourir la discussion
de la veille , vous voilà tout disposé pour une journée de
bonheur.
Dans quelque obscurité que l'on ait renfermé sa vie,
tout loin que l'on se soit tenu des routes encombrées par
l'ambition, iln'est personne, sipetitqu'il soil, qui n'ait son
inférieur, son obligé, son brinde clientèle. C'est par là que
commence la série des visites.^ La reconnaissance est ma-
tinale; je ne soupçonne même pas un sentiment plus in-
téressé. 11 est convenu ce jour là de n'employer que des mots
polis et bienveillans : le dictionnaire est réduit des trois
quarts ; aussi n'y a-t-il pas de séance à la chambre. Ensuite
se forment les scènes de famille qui varient, pour vous sui-
vant le degré que vous avez acquis ou conservé dans l'é-
chelle des générations. Là peut-être devrait se borner
toute la solennité de celte journée, et je tléfierais au fron-
deur le plus intraitable d'y trouver le prétexte d'une mo-
querie : car , avant île railler, il faudrait savoir ce que pèse
le jour de l'an sur ie cœur de l'orphelin, de l'exilé, de
l'égoïste , de tout homme qu'un vice de son choix ou une
disgrâce du sort a condamné à l'isolement. Comme elles
sont longues a passer pour lui ces heures qui ne suffisent
pas à tous nos devoirs! Comme le vide s'étend autour de
sa demeure ! comme il se trouve embarrasséde son existence,
au milieu de cette nmltitude qui se presse, etoù personne
ne répond à son regard, ne lui adresse un sourire ! Quelques
mains se tendent vers lui , mais ce sont des mains avides
qui (lemandenl l'aumône d'une étrenne. De tous ces mer-
LITTÉRATURE. 29
cenaires qui lui vendent en passant un souhait , nul ne le
connaît, nul ne sait ce qui lui manque !
Au lieu de cela, voulez- vous voir le jour de l'an dans tout
son beau ? Prenez une l'araiile complète que le temps ait
respecle'e,où toutes les places soient remplies, dont aucune
tempête n'ait dispersé les rameaux, où nulle trace de deuil
ne vienne troubler la joie des réunions. Placez , au sommet
de la généalogie , le bisaïeul chargé d'années, et qui a vu
passer douze constiluLions politiques; à l'exiréuiilé, une
petite lille qui appelle le mois de mars pour lui compter
son quatrième piiiitemps; mettez en mouvement tout ce
peuple de pères, de mères, de frères, de sœurs, d'enfans ,
et vous aurez de quoi fournir au pinceau de Greuze ressus-
cité mille pages touchantes que la plume ne peut décrire.
N'est ce pas déjà plaisir de voir comme les groupasse for-
ment peu à peu avant de remplir le salon du vieillard? La
jeune mère a reçu les premières caresses et donné les pre-
mièrcsexhorlatioiis. Reine desonpetitménage.elle abdique
bientôt son importance de fraîche date pour retrouver,
dans la maison de ses parens , le rôle de fille qu'elle a
quitté, pour n'être plus que la sœur aînée, partant la moins
choyée, des enfans qu'elle mène avec elle. Lorsque cette
nouvelle lige a rassemblé toutes ses branches avec leurs
rejetons , le faisceau se porte tout entier chez le chef de
la famille. Une émeute caressante vient fondre autour de
son fauteuil, l'étouffé de ses embrassemens ; jette sur ses
genoux, entasse sur sa cheminée, les complimens entourés
d'un ruban rose , et les premiers essais d'un art nouvel-
lement appris. Alors il ouvre la grande armoire, l'armoire
bien connue de tous, celle dont la porte faisait palpiter
si vivement autrefois des cœurs usés maintenant par les
souciset l'expérience. Les cadeaux y sont rangés, étiquetés,
et passent tour à tour dms les mains desdcscendans assez
jeunes pour recevoir encore, en commençant par le plus
petit comme le plus pressé. Tout cela est déployé, étalé,
montré, comparé, et, dans quelque coin de la chambre,
lOJIE X. 3
30 REVUE DE PARIS,
critiqué. A la valeur des objets, on sent tout de suite si
la vieille maman a fait intervenir dans les acquisitions sa
sévère économie.
Mais tous ces embrassemens, direz-vous, sont-ils bien
sincères? Ces mains qui se pressent affectueusement n'ë-
prouvent-elles pas quelque frémissement involontaire de
haine ou de rancune? Je sais que la concorde est rare
entre les frères, plus rare entre les cousins, très-rare avec
les gendres. Je sais tout ce que l'aigreur de nos haines po-
litiques peut ajouter d'occasions à des inimitiés, excitées
déjà par la rivalité des intérêts. Mais lorsque, dans le cours
de l'année, toutest sujet de division et d'aniraosilé, depuis
la dispute d'un héritage jusqu'à ces distinctions puériles
que l'on obtient par l'élection , n'est-ce donc rien que
quelques heures où l'on se rapproche, où l'on se voit, où
l'on est obligé , par le i-espcct de l'autorité paternelle ,
d'échanger une formule d'affection? Qui peut dire qu'il
n'en résultera pas quelque réconciliation, quelque éton-
nement des causes frivoles pour lesquelles on s'était éloigné
l'un de l'autre? Supposez que, sous lesyeuxde leurs pères,
des enfans se prennent de querelle pour un chiffon, pour
une dragée qui se brise entre leurs doigts mutins: les pères
arriveront pour rétablir la paix et peut-être tous deux ,
séparés jusqu'ici par toute la distance qu'ils s'imaginent
trouver entre le droit divin et la souveraineté du peuple,
se regardant avec surprise, s'écrieront en même temps,
après avoir fait embrasser les deux marmots : « Eh! mon
îi Dieu , nous nous sommes haïs pour moins que cela. »
Le devoir des visites vient déranger ces entretiens; car
quelque facilité que vous présentent les entrcpieneurs de
politesse à prix fixe, les facteurs de courtoisie, la petite
poste de l'amitié ; quelque confiance que vous puissiez
avoir dans l'exactitude de M. L..., chevalier de la légion
d'honneur , qui a pavticulièrem-^nt la pratique de la
maison du roi, et qui veut bien, pour quelques sous,
épargner à votre urbanité toutes ses fatigues , il est des
LITTÉRATURE. 31
personnes que vous êtes obligé de voir en face, des gens
difficiles, exigeans, qui ne vous tiennent pas quittes, pourie
bonaccueil qu'il faut qu'ils vous ont fait pendant un an, à
moins d'une salutation, de deux ou trois phrases sur le
choléra morbus, et de cinq minutes passées devant leur
cheminée. Vous avez encore à parcourir les hôtels dont le
maître veut consentir à n'être par chez lui, mais se fait
représenter dignement par le concierge, j'ai pensé dire le
suisse , dépositaire d'un registre, auquel vous devez votre
signature. C'est l'affaire de l'après-midi; et ce qui vous
sauve du ridicule, dans ces courses rapides, multipliées,
dans ces stations de courte durée que vous faites devant
les portes cochères, c'est qu'au même moment pareille co-
médie se joue chez vous ; et l'habitude en est tellement
prise, qu'on ne rit pas le jour suivant, lorqu'on retrouve,
dans les relations du monde et des affaires, les gens qu'on
a fait semblant de chercher la veille. Après quoi le dîner
de famille, bruyant, bavard, mais qui sent déjà lafatigue;
dîner presque toujours mauvais, brûlé ou refroidi, parce
que l'antichambre a son désordre aussi , et la cuisine ses
distractions; une soirée que la présence des enfans qui
s'endorment permet heureusement d'abréger, et où ne se
hasardent guère que de bons et vieux amis; le souhait de
bonne nuit échangé avant l'heure ordinaire; voilà ce qui ter-
mine cette agréable et pénible journée.
Et le lendemain •* direz-vous. Singulière curiosité , qui
ne se contente jamais avant d'avoir vu le revers de toutes
les médailles, qui veut savoir combien il y a d'ennui après
l'agitation, de regrets après la joie, de privations après la
dépense ! Nous sommes encore au ler janvier ; ne troublez
pas mon plaisir par vos prévoyances indiscrètes. Avez-vous
jamais demandé d'avance ce que serait le lendemain
d'une révolution ? Non; on a tout le temps de le savoir,
après.
A. Bazin.
LA DOUBLE MÉPRISE.
CONTE AMÉRICAIN.
Vous savez fous la vieille maxime: les mariages se font
dans le ciel. Il en est de ce proverbe comme de beaucoup
d'autres proverbes que je n'ai jamais pu comprendre. La
sagesse des nations est embrouillée à faire peur : on la
prendrait souvent pour un système de philosophie alle-
mande appliiiuee a l'histoire. Voilà pourquoi j'estime
beaucoup le Français qui a le premier arrani^é des varia-
tions sur les vieux proverbes. A force de vieillir, le thème
était usé jusqu'à la corde. A mon sens , il serait temps de
faire quelques changemens indispensables au proverbe
dont je parle : les niaiiages se font dans le ciel. En fait
de m;uia;;es, aujourd'hui , on s'en fie beaucoup moins à la
Providence qu'au noiaire roy;d. On se marie encore plus
devant ses témoins que devant le prêtre; le cabinet de
l'oliicier civil est visité avant l'église ; le sacrement est
devenu une superfliiité vulgaire . un vain et factice céré-
monial ; le hasard lui-même, ce grand marieur d'autrefois,
a perdu toute son influence. Pour se marier, vaut encore
mieux s'en fier aux entrepreneurs de mariages , dans les
journaux , qu'au hasard. Le hasard, c'est un dieu trop
capricieux, trop fantasque , trop boudeur , trop peu clair-
voyant, pour conclure parmi nous cette grande affaire qu'on
LITTÉRATIÎFŒ. 33
appelle an mariage. Qui voudrait se charger de marier
Venise au grand Turc , aujourd'hui où le doge lui-même a
tant de peine à se mariera la mer?
Faites done les variations nécessaires au vieux proverbe.
Il n'y a puis de mariages qui se fassent dans le ciel. Le
mariage est uiiecho-ie essentiellement de la terre, comme
une vente ou un contrat aléatoire. Plus d'amour , plus de
passion, plus de ces élans indicibles qui poussaient deux
amans à Taulel. Encore une fois je in'élonne que le pro-
verbe des mariages dans le. ciel subsiste encore dans un
siècle où les opinions les plus tenaces et les préjuges les
mieux consacrés sont rejelés avec aussi pen de cérémonie
et de regret que les os des générations passées sous la
bêche du fossoyeur qui creuse une fosse dans le cimetière.
Voyez comme se font tous nos mariages ! Les vieux géné-
raux ne préparent pas avec pfus de soin une bataille qui
doit être décisive. Les deux époux , avant de s'unir , se
sont observés long-temps; ils ont fait plus d'une marche
et plus d'une contre-marche, ils ont b;iltu la campagne en
éclaircurs , ils se sont dressé l'un l'autre plus d'une embû-
che , ils ont fait de longues haltes sous les armes , ils ont
parlementé, ils ont dressé uu traité d'alliance, ils se sont
livré des otages, ils ont stipulé des dommages intérêts , ils
sont entrés par la brèche dans l'hymen, comme Richelieu
entrait dans les villes. Que de peines ils se sont données ,
les deux combattans . avant de chanter le Te Deuin ! Que
de musique sur le piano, que de grâces virginales , que de
robes blanches , que de peintures à la sépia , que d'atten-
tion à se tenir droite et bonne il en a coûté à la jeune
épouse ! De son côté, que de peine pour s'enrichir , que
d'attention sur ses mœurs, que d'habits neufs , que de pri-
vations de tons genres , le jeu , le bal , le cigare de la Ha-
vane, il en a coûté à l'époux avant de conclure cette
grande affaire ! Sans compter tous les soins de la mère ,
tous les efforts des amis, tous les calculs de l'avarice,
tontes les informations sur la vie passée ; sans compter le
3.
34 KEVUE DE PARIS,
contrat, les acquêts et les conquêts, la corbeille et le
trousseau , et les valets qui mêlent leurs vœux inte'ressds
à cette union; voilà ce qui s'appelle encore aujourd'hui
un marLageJait dans le ciel !
Je veux pourtant , et vous ne l'auriez jamais deviné à
l'exorde de mon histoire, vous raconter deux mariages
faits dans le ciel , deux mariages très-heureux , dont le
hasard cependant fut le grand-prétre. Le hasard échangea
l'anneau nuptial des amans ; il unit la jeune fille au vieil-
lard, la femme sur le retour au jeune homme , et la con-
clusion du mariage fut heureuse. Vous voyez bien qu'en
vous avertissant du dénouement de mon drame, je ne
crains pas d'en affaiblir l'intérêt, tant je suis sûr que vous
serez attentifs à mon récit.
Mais vous sentez bien que ce mariage qui se fait dans
le ciel ne s'est pas fait dans le ciel de l'Europe. Notre
vieux monde a trop profané le mariage pour qu'il en
soit ainsi ; il l'a traîné beaucoup trop sur son théâtre ,
beaucoup trop humilié dans les livres , beaucoup trop
profane dans ses mœurs , pour que le ciel de l'Europe
préside encore à nos liyménées par contrat. Le ciel est
d'airain pour les époux. Laissons donc le vieux monde ;
passons la mer, allons sous un ciel vierge , allons sur les
bords de la rivière Rouge , dans l'Amérique du Nord ;
visitons les belles prairies du sud-ouest de l'Amérique.
Beau pays, vastes contrées, entourées de forêts primitives,
chargées de fleurs qui étincellent dans l'herbe comme des
rubis perdus par une reine après une orgie , et au-dessus
de tout cela un grand soleil auprès duquel le soleil de
l'Europe n'est qu'une lanterne soui'de 1 Mais j'ai peur de me
perdre dans cet océan de gazon et de fleurs Revenons tout
simplement aux bords de la rivière Rouge , s'il vous plaît !
Voulez-vous descendre avec moi à la petite ville d'A-
dayes, sur le fleuve Rouge? Adayes fut tour à tour une
ville espagnole, puis une ville française ; après de longues
et sanglantes disputes, elle est restée ville espagnole. Là
LITTÉRATURE. 35
plus d'un Européen bel-esprit est venu changer contre
une culotte de peau sa culotte de soie et les mœurs des
cités contre les mœurs des forêts. Venez à Adayes avec
moi ; vous y trouverez de bonnes gens , simples , hospita-
liers, ignorans , bigols , très-honnêtes surtout , et ne son-
geant nullement au bien d'aulrui ; seulementprenez garde
à votre montre, si vous y tenez; prenez garde à votre
cravai he , pour peu que le bout de votre cravaches soit
en argent.
0 mœurs vraiment pafriarcaleis et primiiivesl
Dans ce lieu la vieille Europe se fait jeune fille; elle
joue son rôle de son mieux. Innocence fardée! simplicilé
vernie I probité qui a besoin de cadenas I
Quand vous avez traversé ma ville espagnole , ses mai-
sons recouvertes de torchis , ses jiortes basses , où l'habi-
tant paresseux respire mollement le frais du soir, ses pans
de murs qui sont deju des ruines, et ses vieux troncs qui
témoignent encore peur la forêt abattue, vous vous trou-
vez en présence d une église, une vieille petite église, sur
ma parole ! Ces t un monument déjà cette église. Approchez -
vous , vous verrez les rides de la pierre , le clocher s'incli-
nera jusqu'à terre pour vous donner sou bonjour amical;
lèvent gémit dans les arceaux; la porte a ses sculptures
gothiques, le mur d'enceinte, ses traditions. Grâce à sa
cathédrale , la ville d'Adayes a son moyen âge, elle aussi ,
comme toutes les villes de France , d'Angleterre ou d'Al-
lemagne, ont le leur. La ville d'Adayes a ses ruines et ses
antiquaires, comme nous avons les nôtres. Et en effet quel
bonheur de pouvoir balayer la poussière des âges sur les
débris des moinimens d'autrefois ! Grâce à son église ,
Adayes aura bientôt sa société des antiquaires pour la
décrire , et son "VValter Scott pour faire des contes. Toute-
fois quoi d'étonnant? L'église d'Adayes n'a-t-elle pas un
.siècle de vie ? Pour l'Amérique , c'est beaucoup un siècle:
dans le Nouvca : -Monde, on est de bonne heure antiquité.
Regardez bien cette éçj;lisr , je vous prie; elle .1 ([uatre
36 REVUE DE PARIS,
cloches dans son clocher, dout txois fêlées , qui, dans les
fêtes religieuses, témoignent de la joie publique par la
plus dissonante harmonie qui se puisse imaginer , une
véritable harmonie d'opéra comiijue , messieurs ; le plus
épouvantable carillon que vous ayez -jamais entendu au
mariage de votre rivale , mesdames. L'église est carrée à
peu près; elle mérite, comme c'est son droit, le nom de
cathédrale. Ses murs sont ornés d'effroyables figures de
saints, qui ont l'air d'être attirés par le bruil des cloches.
Église primitive, peinture primitive, carillon primitif; que
voulez-vous? Tout est primitif en ce lieu, excepté le prê-
tre qui dit la messe et l'ouaille qui l'entend.
Regardez l'église avec respect; ôtez votre chapeau ,
comme ferait un Espagnol. Ceci est l'église, ou plutôt fut
l'église du vénérable pasteur Balthasar Polo.
Un vrai saint qui avait assisté au convoi de Louis XIV,
qui avait vu passer en carrosse toutes les maîtresses de
Louis XV; bonhonnne , charitable, chrétien; une affaire
d'amour l'avait conduit , à travers mille périls , au Nou-
veau-Mexique. Dieu lavait fixé à Adayes pour prendre
soin des corps et des anies des habitans. Il enseignait à
lire aux hommes de bonne volonté, il répétait leur y^i^e
aux tout petits enfans , il guérissait la fièvre jaune avec
les vieilles femmes; aux jeunes gens il pioposait des énig-
mes, et avec les jeunes filles, le dimanche, il jouait[à colin-
maillard : colin-niaillard, un jeu tout nouveau, qu'il avait
transplanté dans le pays avec des graines de melon et de
tournesol. Le pcie Balthasar Polo était à la fois le curé,
le maître d'école et le médecin de la ville. Il aura la pre-
mière place dans l'histoire de celte ville, si cette ville est
assez malheureuse pour avoir une histoire quelqsie jour.
C'était un homme accompli , d'une conscience douce,
d'un sommeil profond , d'un cœur tendre , d'un appétit
toujours ouvert comme sa figure, d'une physionomie sans
défaut et sans tache ; seulement il avait une tache sur l'œil
droit.
LITTËRATURF. 37
C'était pourtant le meillour de ses ciciix yeux , au temps
où il en avait deux. Il perdit cet œil droit par la fâcheuse
brusquerie d'un Castillan qui lui avait marché sur le ])ied
et qui s'en était vengé en lui dormant un coup de poing
dans l'œil; ce qui fit qu'il eut depuis la vue faible et in-
certaine. Le plus grand jour n'était pour le digne curé
que le faible crépuscule du matin ou la tremblante et
timide clarté de la lime qui se lève entre les arbres. Ajou-
tez qu'il avait été si fort occupé d'importer à Adayes les
tournesols et le jeu de colin-maillard , qu'il avait complè-
tement oublié d'y transplanter des lunettes, le bon curé !
Mais il était si bon , si bien intentionné , si humain , si
rempli d'excellentes intentions , que personne à Adayes
ne se permit de rire à ses innomblablcs quiproquos; car
il avait des jnéprises plaisantes, dont on ne riait pas, tant
c'était un homme respectable et respecté !
Sa charité allait à l'aveugle et comme elle pouvait, sans
bâton et sans chien, et sans que personne lui criàl gare,
par respect. On l'a vu plus d'une fois adresser à un nègre
tout nu de très-véhémentos exhortations sur le devoir des
maîtres envers les esclaves , l'humanité , la patience , la
bonté; tout au rebours, il prêchait au maître l'obéissance,
la soumission, le travail. S'il rencontrait une coquette de
village, le nez au vent . l'oeil noir , le pied mignon , il dé-
plorait avec elle la manie du jeu, et l'abus d(!S liqueurs
fortes, et les emportemens de la colère, qui fait jurer eu
vain le nom de Dieu. I/instant d'après, à un vieil Espa-
gnol, sans chemise, nu-pieds, sale, graissé de suif, puant,
un vrai Espagnol, un Espagnol primitif, avec un puncho
et une paire de culottes déguenillées, les seules qu'il eût
au monde, à celui-là il débitait un sermon contre les pa-
rures , contre les couleurs tranchées , les habits brodés
d'or, le camée qui brille et qui sert de maintien. Ainsi
était fait le digne curé !
Mais toutes ces raépri-es, comme il est dit, n'altéraient
en rien le respect dû au pasteur. Quand il parlait au
38 REVUE DE PARIS,
nègre, le nègre l'écoutait; à l'homme blanc, l'homme
blanc l'écoutait, quoi qu'il pût dire; jamais ni aux vieil-
lards ni aux jeunes gens il ne vint en idée de se moquer de
cette respectable parole. Ils avaient autant d'estime pour
les lumières du père Polo qu'ils avaient de reconnaissance
pour ses bontés; et quand il venait à se tromper plus qu'à
l'ordinaire, ils prenaient aussitôt un air[grave, et, secouant
lentement leurs solennelles tètes espagnoles , ils se
disaient entre eux que le vénérable Polo avait sans doute
ses raisons pour en agir ainsi ; si bien que le plus souvent
le digne curé pouvait être aveugle et distrait sans aucun
fâcheux résultat ni pour les autres ni pour lui-même.
Toutefois , pour en revenir à ma vieille église et au
proverbe des mariages dans le ciel, il arriva un jour que
la méprise du pasteur fut suivie de bien des chagrins et
et de bien des larmes. Cela se passa dans ma petite église
et sous l'empire de mon proverbe. Au temps dont je parle
la plus jolie fille d'Adayes , où il y avait bien des jolies
filles , était , au jugement même de toutes les femmes ,
Thérèse Paccard, la fille d'un Français qui avait épousé
une espagnole de ce village. Thérèse avait toute la grâce
française et toute la vivacité espagnole , la peau blanche
d'une Parisienne , l'œil noir et fendu d'une Andalouse.
Thérèse parlait le français avec l'accent espagnol ; c'était
une charmante langue , ainsi parlée et avec ce regard. A
seize ans Thérèse était orpheline , sans fortune et sans
autre asile que la maison de quelques amis.
Non loin dn village vivait un jeune homme, enfant d'un
père espagnol et d'une mère française. C'était encore un
charmant produit, celui-là, un beau résultat de ce mélange
des deux sangs, un jeune homme plus Espagnol que Fran-
çais , comme Thérèse était plus Française qu'Espagnole.
Notre héros, las de garder les troupeaux dans les grandes
plaines ouvertes des Avoyellcs, avait émigré auprès d'A-
dayes ; il avait acheté quelques arpens de terre; et, s'éle"
Tant ainsi à la rude profession de propriétaire, il vivait
LITTÉRATURE. 39
avec son vieux père et toute une armde de sœurs , dans
une maison qu'il avait construite de ses mains. Richard
Alvarès , alors dans sa vingtième anne'e , e'tait un des plus
beaux hommes de la province, malgré son pourpoint de
peau et sa petite veste , costume des prairies. Il avait les
cheveux blonds d'un Normand, car sa mère e'tait Nor-
mande; son teint frais et animé exprimait toutes les pas-
sions; sa têle, petite, sebalançait sur des e'paules robustes ,
son port était noble , son pailer franc , et au bout de ses
deux bras se dessinaient deux larges poignets teutoniques.
On l'eût comparé trente fois par mois à Hercule et à
Adonis, si Hercule et Adonis eussent été plus connus dans
le pays; mais le père Polo ne les avait pas importés à
Adayes avec les tournesols et le colin-mailiard.
Alvarès vit Thérèse, il aima Thérèse , Thérèse baissa les
yeux sous le regard brûlant d'Alvarès; elle devint ronge
d'abord et puis toute pale; lui aussi, sous les yeux baissé-;
de Thérèse, il fut tout rouge et puis tout pâle. Au bout
d'un mois la jeune fille un dimanche alla consulter Bal-
thasar Polo.
— Le digne Balthasar! il était si intelligent qu'il vit
tout de suite, malgré ses yeux, la rougeur de la jeune
fille. — Oui, mon enfant, dit le bon curé, oui, mon en-
fant, je te comprends , je te vois. Il est vrai que le jeune
homme n'est pas riche, et loi tu es très pauvre ; mais
vous êtes l'un et l'autre honnêtes, actifs et jeunes; vous
vous aimez, je .-ais cela, Thérèse; ce n'est pas moi qui
vous empêcherai d'être heureux!
Vers le même temps , et tendant au même but , le ma-
riage, marchait à pas lents un autre amour, moins tendre
peut-être, mais plus pruiieiit et plus respectable, entre
un couple d'un âge mûr Dans une riche et opulente plan-
tation vivait depuis dix huit ans Mme Labédoyère , veuve
d'un riche j)lanteur, sans cnfans , et dont la quarantième
annnée allait sonner. Celle-ci était une Anglo-Américaine
que Labéiloyèrc av.dt rencontrée dans une ville de l'At-
40 REVUE DE PARIS,
lantique, pauvre, Gère et jolie, et qu'il transporta sur
les bords de la rivièie Rouge , pour le gouverner lui et son
me'nage, pendant que lui-même gouvernait ses nègres.
L'honnête planteur, après la lune de miel , trouva sa
femme beaucoup plus tlans son rôle de femme-nîaitresse
qu'il ne l'avait espère. Après dix ans de mariage il était
rentre dans sa libeité primitive, où, pour parler sans mé-
taphore, il était mort le plus soumis et le plus ponctuel
des époux. Depuis huit ans jiassés, Mme LabéJo^ère, seule
héiilière des vastes propriétés de feu son époux, était
condamnée à la solitude du veuvage. Vingt ans de plus
sur sa tête avaient changé quelque peu M"<^ Labédoyere.
Al'airiéveur de la jeune fille avaient succédé les airs im-
périeux de la grande propriété; le frais visage de dix-
sept ans avait t'ait place à une ligure carrée, entrecoupée
de sombres sourcils, rehaussée par une légère et brune
moustache, et éclaiiée par des yeux noirs qui ne savaient
plus se baisser. Tout le reste de la femme était à l'aVe-
«ant; la taille .de la sylphide s'était élevée jusqu'à la
corpulence de la ménagère, et le pied majestueux de la
noble dame avait renvoyé bien loin les pas vifs et joyeux
de ses jeunes années.
Cette tiame , ainsi faite et ainsi riche, soit oisiveté, soit
ennui dans sa maison solitaire, avait imaginé de recevoir
les hommages d'un vieux et riche Français qui végétait
comme elle à deux ou trois milles de son habitation , un
mille plus loin que la maison du jeune Richard et de sa
famille. M. Dulac, le riche Français en question, était
un petit homme sur le versant de la soixantaine, hypo-
çondre jusqu'à la moelle des os; acaiiàire h l'excès; son
visage était jaune et ridé , on eût dit une pomme deux
mois après l'automne, sans sa lèvre pendante et son sou-
rire ennuyé et mécontent; du reste taciturne, mélancoli-
que et dormeur. 11 fallait tout l'ennui de M^e Labé-
doyere pour la faire songer à voler en secondes noces
avec un pareil homme; mais n'avoir à gronder que lei
LITTÉRATURE. 4f
domesliqiics , n'avoir pour esclaves que des gens aclietcs
au marché, regarder chaque soir le joug du mari de'funt
inoccupé', meuble inutile, cela était dur pour la digne
femme. Et puis cela lui parut noble et beau d'apprivoiser
une bête aussi farouche que M. Dulac. Elle se mit donc à
être polie et bonne pour le ridé peisonnage; elle eut pour
lui des prévenances inouies , elle lui envoya toutes sortes
de friandises, c'.le lui parla avec sa voix en fausset, elle
flt sa barbe. Son regard même , à force d'étude et d'atten-
tion , devint doux et patelin , et se teiijnit de cette molle
fascination qui distingue le chat quand il fait patte de
velours ; cela réussit fort à la dame. Le vieux genliIhom;iie
devint pensif. 11 se demanda, égoïste qu'il était , si les
attentions, les petits soins et les prévenances d'une si belle
veuve et si douce ne lui seraient pas d'un utile secours
dans les inGrmités toujours croissantes de sa vieillesse.
Ceci alla si loin que M. Dulac étudia quelques mots de
galanterie; il les débita l'un après l'autre sans trop gii-
niacer; et comme M^ie Labédoyère était aussi pressée que
lui, après quelques uiomens d'hésitation et d'une pudeur
bien naturelle, notre veuve consentit à unir son cœur et
ses esclaves au cœur et aux esclaves de M. Dulac.
Le vénérable couple et les deux jeunes amans s'étant
ainsi rencontrés dans leurs vœux les plus chers , chaque
couple ne songea plus, chacun de son côté , qu'à recevoir
le serment de mariage. Ballhasar Polo, la providence de
tous les maris, jeunes et vieux , fut appelé en témoignage
de ces quadruples sermens. Or les amours de nos deux
couples amoureux avaient commencé en automne; janvier,
le mois glacé, venait de flnir ; février jetait ses pluies sur
les chemins , et les torrens étaient tellement enflés (ju'il
fallait être bien amoureux, même pour songer au mariage
avant le beau temps. Mais enfin , les tristes pluies de fé-
vrier s'arrêtèrent, à la lin parut dans le ciel éclairci le
soleil radieux de mars ; le mois de mars, si incertain en
Europe , est un beau mois dans la Nouvelle-Amérique.
TOME X. - 4
42 REVUE DE PARIS.
Mars amène de beaux jours, une brise chaude et légère
il fait pousser l'herbe dans les champs; il couronne l'arbre
de verdure : rieu n'est éclatant et plein de vie et de luxe
comme un printemps de la Louisiane ! Cela vaut bien la
peine , n'est-ce pas , d'être acheté j)ar quelques nuages qui
se brisent, quelques éclairs qui brillent, quelques ton-
nerres qui grondent et qui tombent derrière les montagnes,
sillonnant un ciel épais.
Nous étions donc au commencement, aux premiers zé-
phyrs, aux premières fleurs , mais aussi aux p'us soudains
orages du mois de mars ; déjà les planteurs confiaient à la
terre les graines de coton et de maïs , les feux volans inon-
daient la plaine le soir, comme autant de papillons aux
ailes d'azur et sans corps. Le cornouiller étalait à loisir ses
larges feuilles argentées, le bouton rou^^e aux touffes cra-
moisies brisait les langes de l'hiver; l'alizier, le jasmin et
mille autres fleurs du printemps américain jeltaient leur
parfum , leur étamine et leurs couleurs sur les montagnes ,
dans le gazon , au sommet de l'arbre , partout où glisse le
fleuve, partout oi!i grimpe le chêne, partout où l'oiseau
chante. Le printemps est la saison des projets nouvea-ux,
des espérances nouvelles; c'est le temps pour tous les êtres
de la création , et pour l'homme aussi , quand il est sage >
de purifier sa demeure, de e choisir une compagne ; au
printemps, le vieillard sur le bord de la tombe fait un
pas en arrière et regarde le ciel d'un œil serein. Attends le
soleil, vieillard, découvre ta tète blanchie, ouvre ta poi-
trine et ton rt'gai'd, et Ion ame, et tous les sens tie ton corps
et de ton ame , à cette seconde vie qui te descend du ciel
sur les ailes du zéphyr !
Je reviens à nos amoureux. A mesure que le soleil mon-
tait plus haut, M. Dulic devenait plus tendre Son œil
s'animait à l'aspccl de ces forêts rajeunies; il attendait avec
impatience le jour de l'hymen, il était pressant comme un
Français delà vieille cour. Ah! ma chère dame, disait le
vieillard d'une voix tremblotante et cassée, jouissons de
LITTERATURE. 43
notre beau printemps , cueillons les fleurs de la vie avant
qu'elles soient fanées ! et autres souvenirs de M. Dorât ou
de M. le marquis de Pezay. A des vœux ainsi exprirae's.
la belle veuve ne pouvait rien opposer; elle se sentit fléchir
à la st'conde giboulée du mois de mars et de M. Dulac; elle
consentit à ne plus difierer le liouheur de son époux et à
marcher avec lui à l'autel.
De son côté, Richard Alvarès, en plirases moins fran-
çaises, mais non moins passionnées, et surtout avec le
même succès, pressait et suppliait la jolie Thérèse de ne
plus différer leur union. Ajoutez que la On du carnaval
approchait, et il ne restait plus que deux ou trois jours
avant la venue despotique du carême, ce long jeûne si long
et si triste pendant lequel l'église catholique défend l'heu-
reuse cérémonie du mariage; loi sévère en effet, surtout
dans la Louisiane, où le carême tombe justement au mois
de l'année le mieux fait pour dire à la femme de son choix
Je t'aime! Comme le temps pressait, nos amans convinrent
de se marier sur-le-champ , après demain sans retard ,
vingt- quatre heures avant le carême. Ce qui fut résolu
dans la maison de M. Dulac et de M'"e Labédoyère fat ré-
solu aussi dans le cœur de Richard et de Thérèse, au coin
du bois. Ainsi, sans se connaître, ces deux couples choisis
rent justement pour se marier la même heure et le même
jour.
Ce même jour là on eût dit que tous les célibataires de
la paroisse, vieux et jeunes et insensés, s'étaient aussi
donné rendez-vous à la bénédiction nuptiale. Je ne sais
combien de couples, d'âges, de nations et de peaux diffé-
rentes, se présentèrent a l'église d'Adayes pour être mariés
parle digne Balthazar Polo; on appelle encore cette année-
là dans la piiroisse Van des noces
— Sais-tu, Richard, disait Thérèse à son amant, <{ue le
père Polo a promis de faire des mariages demain à midi et
après-demain, à quatre heures du matin, et de marier tous
ceux qui se présenteront à l'église? Quel malheur d'être
44 REVUE DE PARIS,
mailës devant tant de inonde 1 tout le monde vous regarde.
Mais au fait, mon Richard, si nous nous marions après-
demain des premiers, de très-bonne heure, si nous lais-
sons passer la ioule demain an grand jour, et si nous venons
avec la foule le matin avant le soleil , qui nous verra ? Et
ceux qui nous verront, maries comme nous, qu'auront-ils
à dire ? Marions-nous après-demain, à quatre heures du
matin , si tu veux , Richard ! Le jeune homme ne pouvait
qu'obéir à ces très-excellentes raisons , et il partit sur-le-
champ pour faire tous les préparatifs de noces dans sa
maison.
Une chose digue de remarque , c'est que le caprice de
cette jeune et timide lille fut aussi le caprice de la volon-
taire et audacieuse Mn^e Labédoyère. Elle insista elle aussi
auprès de M.Dulac pour n'être pas mariée avec les autres
au grand jonr , pour aller incognito à l'autel, la veille du
carême, à quatre heures du matin. Ce fut en vain que le
galant et tendre époux appela toute sa persévérance et
toute sa galanterie à son secours pour vaincre les préven-
tions de sa femme contre les solennités nuptiales, la dame
déclara qu'elle le voulait ainsi : que si le mariage ne se
faisait pas à l'heure dite, il serait retardé de quarante
jours. M. Dulac fut donc obligé de renoncer aux céi'émo-
nies que l'église lui réservait. Entre nous, je suis persuadé,
et je vous le dirai tout bas, que M™" Labédoyère, voyant
son époux si ridé et si flétri, le sourire aigre- doux et le
corps chancelant sur des jambes amincies par l'âge, ne
fut pas fâchée de se marier dans l'omlîre du matin, et
d'échapper ainsi aux regards des curieux et aux propos
médisans.
Enfin le dernier jour du carnaval arriva ; le joyeux
carnaval se sentait déjà mourir, et le pâle carême mon-
trait déjà sa face pointue, quand, sur les trois heures du
matin, s'ouvrit l'église, au bruit discordant et furieux de
ses trois cloches fêlées. Le d gne Balthasar Polo, qui avait
déjà l'.iit des mariages toute la journée précédente, fut un
LITTÊP.ATrilE. 45
des premiers à son poste : cependant l'églîsc se remplis-
sait (les futurs conjoints et de leurs amis. Les couples
venaient les uns après les auties; c'était un spectacle
d'une grande variété et d'une étrange confusion. A la lueur
des lanternes vacillantes dans la main des nègres, arrivait
un jeune Espagnol avec sa senora : le jeune époux, en
manteau court, en chapeau aux larges bords, équivoque
ligure, où les traits espagnols étaient juêiés à ceux des
aborigènes; il marchait d'un air indifférent et distrait ,
soutenant une jeune femme, dont le visage, plus rond et
plus calme, mais non moins bruni, était à demi couvert
il'une mantille brodée; sous le mantelet et près du front,
on voyait le bouquet de fleurs naturelles qu'elle avait
cueillies elle-même le malin. Plus loin venait une élégante
Française, le sourire sur les lèvres, la rose à la joue, des
fleurs artificielles dans les cheveux, exhalant les essences
du continent. Elle s'appuyait légèrement sur un homme
aux cheveux poudiés, et dont l'habit bleu de ciel , le cha-
peau et le nez retroussés, indiquaient suffisamment un
Français. Dans beaucoup d'autres mariés, on pouvait éga-
lement rcmarquer,=un mélange bi^a^re de costumes, un
amalgame étrange de traits de physionomie qui indiquaient
d'une façon tres-confuse ces origines croisées. Au reste,
presque tous les nouveaux mariés étaient abrités sous de
vastes manteaux de couleur sombre, dans lesquels ils
avaient cherché un refuge contre rinclénience du temps.
En elFet, le ciel, qui la veille était bleu et serein, s'était
tout à coup chargé d'épais et grondans nuages; mars avait
passé du rire aux larmes, de la joie à la colère, enfant
gâté du printemps, à qui tout est pardonné d'avance en
faveur d'un arbre qui verdit, d'une fleur qui se colore
ou d'un rayon de soleil qui s'échappe des cieux.
Quatorze couples, sur deux liles opposées, les mariés
d'un côtéj les femmes de l'autre, s'agenouillèrent, lais-
sant entre eux un intervalle par où le prêtre pût passer
et unir les époux en leur donnant sa bénédiction. Der-
4-
46 REVUE DE PARIS,
rièrc chaque nouveau marié se tenaient ses amis et ses
parens, tout prêts à recevoir la nouvelle épouse après la
cérémonie et à la conduire en triomphe au tlomicile de
son époux. L'église était sombre, la net était à peine
échiirée j)ar deux cierges de cire vierge placés sur l'autel;
l'obàcurifé dansait autour de cette lueur solitaire, en
s'aîlongeant horriblement. Au-dehors tout se préparait
pour un orage. A mesure que le jour avançait, le ciel de-
V'jnait plus sombre; le vent afïluait avec violence autour
du saint bâtiment, et se précipitait en bouflées par la
porte entr'ouverle. La flamme t'es bougies incertaine se
baissait, se pliait, se ranimait par inler\ ailes, fatiguant
la vue des spectateurs. Les âmes étaient horriblement
serrées par l'orage; un orage là bas est quelque chose de
bruyant et de sourd qui emporte cies villes dans l'espace
et qui brise une pierre comme il briserait un homme!
l'orage, dans le Nouveau-Monde, c'est la machine à va-
peur des temps modernes, implacable dés qu'elle vous
saisit 1 Vous pouvez donc juger de cette double terreur
au-dedans et au-dehors de l'église. Au dehors, le vent
qui gronde, au-dcdans les horribles iiguies des saints qui
s'agitent en tout sens, la Vierge des Se[>t-Douleurs,
Virgen de Los Dolores, véritable caricature de l'alUiction,
donnait la main à saint Antoine. Au deliors des chevaux
attachés aux arbres ou tenus en main par les nègres,
sentant l'orage, frappaient du pied, se démenaient,
hennissaient d'impatience ou mordaient leurs laiges
freins espagnols. Dans cette double circonstance de la
nuit et de l'orage, le père Polo vit, ou plutôt fut averti,
qu'il fallait se hâter s'il voulait que les nouveaux mariés
arrivassent sans encombre à leurs nouvelles habitations.
Il se hâta donc de passer . u milieu de la ligne conjugale,
pressant le pas et la bénédiction à mesure qu'il avançait;
c'était à peine si le digne curé se donnait le temps de
poser l'anneau nuptial aux doigts qui lui étaient tendus,
(let anneau accepté, le digne Bail hasar remettait l'épouse
LITTÉRATURE. 47
aux amis de l'époux qui se hàtalenl d'enveloppei' la femme
clans un manteau pour la conduire chez sou mari avant
l'orage. Cela se faisait plus rapidemeul que je ne puis le
dire; l'orage grondait toujours plus haut. A chacjue pas
que faisait le bon cure, un éclair brillait dans le ciel, une
nouvelle mariée disjiaraissait de l'église; l'éclair rentrait
dans le nuage, une nouvelle mariée remontait sur son
cheval, et Baltliasar Polo procédait à un autre mariage
sans avoir peur d un autre éclair.
Dans cette hâtive céréjnonie , si touchante au dedans,
si tirbulcnte au dehors, M. Dulac et Richard Alvarès
étaient à genoux à côté l'un de l'autre; vis à vis Dulac et
Richard se tenaient M'-« Labédoyère et Tuérèse Paccard,
toutes deux tremblantes, l'une de peur, l'autre d'amour;
toutes deux enveloppées dans leur manteau , toutes deux
tendant la main à l'anneau nuptial, et la tête baissée sous
la bénédiction du prêtre 1 Ballhasar Polo arriva à ces deux
couples d'un pas précipité. Balthasar était plus aveugle
que jamais. Quatorze mariages, le bruit de la tempête,
la multitude des cierges, le maintien et le manteau des
épouses, que voulez-vous? ce qui devait arriver arriva.
Le digne homme, le cœur et l'esprit troublés, passa au
doigt de la jolie Thérèse l'anneau du vieux et sec Dulac.
M'»': Labédoyère tendit l'index â Ta nneau du beau Ri-
chard; et, pour achever toute la cérémonie, il remit
Thérèse ans amis de Dulac; en même temps Ma^^ Labé-
doyère était livrée aux amis de Richard. Un grand coup
de tonnerre éteignit les cierges de l'au tel ; toute l'église
rentra dans l'obscurité , et le bon Polo , à genoux , se mit
à remercier Dieu de tous les heureux qu'il avait faits.
On se hâte. On amène les montures. Les parens de Ri.
chard, tout en trouvant le fardeau un peu lourd, placent
M" e Labédoyere sur un joli cheval , d'un pas rapide et
sûr, que le jeune honnne avait donné pour sa Thérèse.
Thérèse, de son côté, se jota doucement sur un petit bidet»
au doux pas d'amble, que M. Dulac avait acheté tout
4S BEYLE DE PARIS,
exprès pour la veuve; et voilà nos deux marie'es parties,
l'une au trot, l'autre au pas; la grave JMn"" Labodoycre ,
escortée par de jeunes gaillards vifs et bien dispos, la
sémillante Thérèse gravement accompagnée par de vieux
planleurs et trois à rpialre personnes d'un âge mur, qui
vont au trot ; cependant l'orage gronde toujours.
L'orage brille au ciel, les bois mugissent, les bêles Je
somme hâtent le pas, chacun s'enveloppe de plus belle
dans son manteau. M""" Labédoyère se tient à la crinière
de sa monture, Thérèse Paccard maudit la lenteur de la
sienne : tout servit à entretenir, jusqu'à la fin , la double
méprise des deux époux.
Thérèse arriva avec son escorte à l'instant même où les
premières gouttes de pluie pendaient sur les branches des
arbres. A la lueur du crépuscule, Thérèse put remarquer
dans les bâtimens une sorte d'importance qui ne s'accor-
dait guère avec ses idées sur la cabane de Richard; les
^/•bies et les arbrisseaux , que le veut faisait plier, indi-
quaient plutôt un manoir qu'une chaumière. Mais tout
ceci frappait froidement ses regards et sa vue, elle n'eut
pas le temps de se livrer à ses réflexions. Arrivée sous le
péristyle , une foule de nègres se précipita à sa rencontre
avec mille contorsions polies en faveur de leur nouvelle
maîtresse. L'un s'empara de son manteau , un autre l'in-
troduisit dans un appartement vaste et reluisant, un troi-
sième s'empressa de lui offrir un fauteuil, et un quatrième,
qui portait des bracelets d'argent, lui présenta un miroir
pour rajuster sa chevelure que la rapidité de la course
avait quelque peu dérangée. La jeune fille ouvrait de
grands y» ux, et elle doutait si c'était veille ou songe. Elle
jeta à la hâte un regard dans la glace; mais, pour la pre-
mière fois, ce fut un coup d'œil à la légère; elle n'eut
pas le temps de se voir, elle rendit le miroir à l'esclave,
et elle éiudia l'appartement d'un long regard. Le spectacle
était nouveau pour elle. Elle vit de grands fauteuils dorés
«n velours cramoisi, et sculptés anx bras et sur le der*
LlTTËRATUllE. 49
rière; elle vit de molles ottomanes, autom- desquelles
circulaient des guii'Iandes de bois de chêne. Au-dessus du
sofa, et contre le mur blanchi, était attache'e une immense
glace, sculptée et dorée comme les fauteuils, mais qui
malheureusement avait été fendue dans son voyage en
France.
La glace portait un large emplâtre au milieu de sa face,
on eût dit un soldat querelleur le lendemain de la paye ;
elle s'inclinait d'un air goj^uenard sur l'appartement, de
manière à refléter les moindres parties du sol de la vaste
salle, qui était pavée en dalles, à la mode de France. Sur
la muraille opposée étaient suspendus d'antiques portiaits
de famille afl'ublés d'énormes perruques et couverls de
brillantes armures. Cette magnificence inouie faisait un
singulier contraste avec une large et grossière table de
bois de cèdre, placée au milieu de la chanibri', entourée
d'une douzaine de chaises du même bois et de la même
fabrique. Dans cette chambre à part, le dix-huitième
siècle, dans ce qu'il avait de plus recherché et de plus
fané, donnait la main, d'une façon très-familière, à l'art
grossier de la civilisation américaine, qu était à son com-
mencement.
Elle vit tout cela, Thérèse; elle vit tout ce luxe d'un
coup d'œil, et de cet appartement portant les yeux sur
elle-même, elle se vit assise dans un laige fauteuil de
damas fané, à franges d'or ternies, les pieds sur un tabou-
ret à fleurs , et devant elle un guéridon à pieds de biche
et à dessus de marbre, chargé d'un magnifique déjeuner.
Rien ne manquait à ce matinal repas de noces : le vin de
Bordeaux dans la bouteille allongée, le vin de Champagne
ficelé et goudronne, le cristal de roche à facettes, l'argen-
terie armoriée, la porcelaine de Sèvres, si rare aujourd'hui
et si chère , et, sur des plats d'argent noirci, la tiuite sa-
voureuse, la barre si friande, le pâté de canards, mets
favori du pays, et une foule de plats exquis de la cuisine
française, dont la jeune fille n'avait jamais goûté. Ajoutez
;0 REVUE DE PARIS,
qu'il y avait sur la table même des serviettes atlachte$
avec un ruban rose, du temps de M""^ de Pompadour.
ic Ahl se dit Thérèse, voyant tant de richesses et de
coinfort,ce n'estpas,sansdoute, la maison de mon Piichard; »
puis, jetant un autre coup d'œil sur toutes clioses , elle
ajouta : v- A moins, après tout, que Richard ne soit riche,
et qu'il ait voulu me causer uue surprise de bonheur, n
Le doute de la jeune (llle ne dura pas. La porte inté-
rieure de l'appartement s'ouvrit lentement, et elle vit
entrer un vieux gentilhomme, à la face jaunâtre et amai-
grie , marchant d'un pas pénible et maladif Alors le per-
sonnage qui jusque là avait accompagné Thérèse se leva
et présenta à M'«'e DuLc M. Dulac. M. Dulac resta im-
mobile d'étonnement. La pauvre enfant , s'entendant ap-
peler la femme de ce vieillard, paraissait anéantie. Quant
au vieillard, il eut bientôt retrouvé ses sens , et laissant
de côté toute hésitation, il prit la main de la jolie fenmie,
qui n'osa pas la retirer par respect pour un homme qui
lui rappelait sou aieul.
Quand il sentit dans la sienne cette main si jeune, quand
il vit rougir de si prés ce joli visage, M. Dulac redevint
Français tout-à-fait; il oublia les mots de galanterie qu'il
avait appris par cœur pour plaire à sa veuve, et, s'appro-
chant encore plus près de Thérèse, u Ah ! madame, lui dit-
il, pardonnez à mon embarras, mais mon bonheur me con-
fond. Je reste muet d'étonnement et de joie. Combien
vous êtes heureusement changée depuis la dernière fois
que je vous ai vue! Heureux et fortuné que je suis! je
retrouve une épouse deux fois plus belle et dix fois plus
jeune ; laissez-moi me féliciter de ce grand miracle , et en
remercier en même temps le ciel et vous. »
Thérèse retira sa main et répondit vivement : — Il n'y
a pas de miracle à cela , monsieur ; je suis la même que je
fus toujours; mais il y a quelque chose d'étrange en tout ceci,
que je ne puis m'exj)liquer. » La pauvre enfant , disant
cela j était prête à pleurer.
littératuut;. 51
— Vous avez raisiiii , madame , vous avez bien raison ,
disait le nalin vieillard; cela est étrange. Que je retrouve
à la place de ma veuve une toute jolie filli' , éblouissante,
et l'œil humide , et la main blanche et frêle; que je vous
trouve à mon foyer , souveraine et maîîresse de ma mai-
son , vous, ma vierge timide et tremblante; cela est
étrange, en effet, bien étrange; c'est un miracre qui
vous donne à moi ; et , encore une fois, j'en remercie vous
et le ciel, d
A ces mots, les terreurs de la jeune fille augmentèrent;
elle trembla. — Ah ! monsieur, s'écria-t-elle , nous sommes
les jouets d'une fatale méprise; monsieur , vous n'êtes pas
Richard, où est mon Richard; c'est Richard que je.
veux, n Et Thérèse , les mains joiiites, appelait : Richard •
Richard !
Elle se leva pour sortir, appelant toujours Richard!
mais l'amoureux et obstiné vieillard se pLca devant la
porte. Cette beauté, qui d'abord l'avait frappé si vivement,
lui revenait à présent bien plus éclatante et bien plus en-
tière. Une grande passion s'empara de cette ame flétrie,
quand le vieillard eut bien étudié à loisir ce joli visage
rond, ce beau front couvert de cheveux , ces joues mou-
lées, colorées d'une rougeur extraordinaire, ces grands
yeux noirs, qu'une hirmc rendait pius brillans encore, et
ces lèvres boudeuses et vermeilles. Non , par tous les
saints 1 le vieux Français se connaît trop bien en femmes
jolies pour relâcher à l'heure qu'il est la jolie compagne
que lui a donnée l'hymen.
— « Puis-je prendre la liberté, madame, dit M. Dulac
à Thérèse, de vous demander qui donc vous appelez ainsi
de ce nom de Richard ?
— C'est Richard, mon mari Richard, Richard Alvarès,
qui demeure là-bas, près des peupliers, et que j'ai épousé
ce matin ! »
M. Dulac , prenant encore un ton plus doux : • —
Prenez garde à ce que vous dites , reprit-il; je ne coniiai»
52 REVUE DE PARIS,
pas ce Richard Alvarès. Celui que vous avez épousé ce
malin, c'est, moi; celui à qui vous avez promis devant
l'autel foi et fidélité , c'est moi. 0 ma jeune femme ! mon
épouse bien-aimée, regardez à votre doigt l'anneau bril-
lant que vous portez , cette devise en pierreries : jusqu'à
tA MORT , c'est mon anneau que vous portez ! c'est moi
désormais qui suis votre protecteur, votre ami, votre
époux , votre père. Vous êtes ma femme , sinon |iar l'effet
de nos deux volontés , du moins par le bon plaisir de la
Providence , qui nous a unis d'un lien que personne ne
peut rompre. " Ici une toux violente interrompit M Dulac
dans ce discours si amoureux et si solennel.
ïliérèse, comprenant toute l'étendue de l'accident qui
avait rejeté son mariage si fort en-dec;i de ses espérances,
était retombée sur son fauteuil, pleurant et désolée. Le
vieillard, qui était iiabile et amoureux, n'oublia rien
pour la consoler. Il fut aux petits soins pour elle-, il lui
6t ses éblouissans présens de noces , riches colliers de
pierreries , lourdes chaînes d'or, robes de soie, robes
parfumées, des gants de France, et toutes les parures
destinées à la belle veuve. Le riche planteur parla moins
de son amour que de sa fortune, de l'étendue de son do-
micile, du nombre de ses esclaves, <le sa ferme volonté
de faire sa femme la souveraine maître-se de ses domai-
nes ; puis, voyant qu'elle l'écoutait déjà plus patiemment,
il assaisonna son discours d'iui peu de calomnie contre
Richard, si gueux et si chargé de famille ; il insinua adroi-
tement que cette méprise, dont il se réjouissait comme
du moment le plus heureux de sa vie, ne serait pas arrivé
sans un peu d'aide de la part de Richard. L'instant d'après
il représenta Richard dans les bras de l'opulente veuve,
oubliant la pauvre Thérèse, qu'il lui avait sacrifiée.
Ainsi parla l'artificieux Français; il avait l'air si honnête,
si convaincu de ce qu'il disait, si soumis à l'arrêt qu'allait
porter sa femme! Thérèse le regarda d'un œil plus doux;
elle plaça à son rou la chaîne d'or , elle entoura son bras
LITTÉRATURE. 53
rfes bracelets de perles, et peu à peu elle consentit à
s'asseoir avec M. Dulac au banquet qui était préparé.
Elle tendit son verre à la bouteille goudronnée, et son
joli nez se perdit dans la mousse du vin de Champagne ,
cet oubli pétillant de tous les maux.
Cependant M'" - Labédoyère , maintenant M Richard,
était rapidement emportée vers la cabane de son époux,
par le fringant coursier que Richard avait amené des
Avoyelles. Telle fut la rapidité de sa course que les nua-
ges paraissaient vuincus en vitesse ; et quoique Thabita-
tion de Richard fût beaucoup plus éloignée que celle de
M. Dulac, 1,1 belle veuve ne mit pr.s plus de temps à faire
le trajet que la jolie Thérèse ; elle arriva comme elle aux
premièi-cs gouttes de l'orage , aux jiremières clartés, chi
matin. Mais la surprise de la dame fut bien plus gr;*nde
encore que celle de la jeune fille. La pièce dans laquelle
elle fut introduite était parquetée de planches mal join-
tes, sur lesquelles on posait comme sur un huchoir. Un
grand trou pratiqué au milieu de l'appartement servait de
clierainée, et dévorait la fumée d'un cyprès tout entier;
les poutres nues du plafond étaient noircies parla funîée;
quelques vieux coffres , une douzaine d'escabeaux et
deux grossiers fauteuils formaient tout l'ameublement de
la maison. C'est dans ce trou que la veuve fut introduite ;
nul esclave ne se présenta pour la recevoir. Une jeune
fille aux cheveux blonds flottans l'aida à ôter son man-
teau. Et lorsqu'elle parut à découvert dans tout le feu
de ses diamans, dans tout le bruit de sa robe de soie
frémissante, les deux vieillards qui s'étaient levés pour
la recevoir, un bonhomme de soixante ans , à barbe
blanche, et en culotte de peau, et une respectable ma-
trone, de dix ans plus jeune , en grossier bonnet de coton
blanc et robe de bure, retirèrent leurs bras tendus pour
embrasser leur nouvelle fdle, et s'inclinèrent jusiju'à
terre, dans le silence du respect.
; — Quelle belle damel disaitla vieille fenmic à son mari.
TOME X. h
54 REVUE DE PARIS.
— Quelle femme âgée ! chuchotaif, aux deux frères la
jeune blonde qui avait débarrassé M""^ Labédoyère de
son manteau. «
Pendant ce temps, la sévère dame promenait sur le
groupe et sur la cabane des regards empreints d'un dédain
amer. Ses yeux noirs et bautains lancèrent des flammes
quand elle repoussa le misérable fauteuil qu'on lui offrait;
sa mouslacbe renaissante se redressa sur sa lèvre enflée. —
Où suis-je ? s'écria-t-elle; d;ms quelle maison et cbez
qui ? Pourquoi m'a-t-on conduite ici ? Ce n'est pas là la
maison de mon mari. — Où est ma femme ? dit Richard,
qui entrait en même temps , l'œil brillant de joie ; où est
ma femme, que je l'embrasse? n Puis , voyant la belle
veuve : — Quelle est cette dame ? demanda-t-il d'un ton
plus bas et déjà fort inquiet, sans trop savoir pourc|uoi.
— Cette dame , Richard, répondit un des jeunes gar-
çons, c'est ta femme, c'est la dame que le curé nous a
donnée pour toi.
— Et une belle dame encore 1 Je puis bien jurer qu'il
n'y en a pas une plus belle dans le pays, ajouta la mère
de Richaid.
— Mais je ne suis pas votre femme, monsieur.' s'écria
la veuve en éclatant et les poings fermés ; je ne suis pas
votre femme, je le jure ; qu'on me ramène chez mon
mari. Je ne resterai pas dans cette misérable cabane un
instant de plus.
— Vous dites très-vrai, répliqua Richard; vous n'êtes
point ma femme , madame ; j'ai épousé une plus jeune , et,
j'en l'cnds grâce au ciel, une bien plus jolie femme que
vous; Thérèse Paccard, ma jolie Thérèse. Je vois ici quel-
que fatal quiproquo que je dois éclaircir; mais il faut
que vous restiez chez moi en otage jusqu'à ce que je re-
trouve ma Thérèse, ma femme à moi. Ainsi donc , madame,
restez ici jusqu'à ce que nous ayons retrouvé, vous votre
mari et moi ma femme. Avant que Thérèse ne me soit
rendue, et malgré votre bonne envie d'eu sortir, vous
LlTTliRATURE. 55
uc sortirez pas, je le jure, de cette misérable maison.
— Ah! s'écria la mère de Richard, frappée d'une idée
subite, tu verras, mon fils, que ce sera là un tour du
mauvais œil du pauvre Balthasar, qui t'a donné la mau-
vaise dame !
— En ce cas- là , ma mèie, il faudra bien que le seigneur
Balthasar me retrouve et me rende ma véritable femme.
Quel droit aurait-il de m'escroquer, au profit d'un autre,
ma gentille Thérèse? Pourquoi m'affubler de celte dédai-
gneuse dame, qui est assez à^ée pour être ma mère? Mais
j'irai trouver Balthasar , j'irai le trouver sur-le-champ
pour qu'il me rende Thérèse Paccard. Si je ne le fais
pas, je consens bien à ne plus mouler à cheval le reste
de mesjoursîEn attendant , faites veiller sur cette dame;
gardez-là, ainsi que ses soieries et ses bijoux, et ne la
laissez pas sortir jusqu'à mon retour. «
Disant ces mots , il se précipita par la porte , malgré
la pluie qui frappait contre les vitres. Sa mère le rappela
en vain. 11 s'élança sur son cheval, et courut, à travers
l'orage , à la cure d'Adayes. La il eut une longue confé-
rence avec Balthasar Polo. Le bonhoinine essaya d'abord
de le convaincre qu'une pareille erreur était impossible,
qu'il était sur d'avoir remis a chacune de ces dames l'an-
neau de son époux et ces dames elles-mêmes aux. mains
de leurs époux. Mais tout ce que put dire le digne curé
ne servit qu'à augmenter la fureur de Richard. 11 demanda
à Balthasar s'il pensait que tout le monde fut aveugle,
et s'il le croyait incajiable de distinguer une femme de
quarante ans d'une jolie iîlle de'dlx indt. Alors Baltha-
sar demanda au jeune homme s'il savait le nom de l'homme
que devait épouseï' la dame qui était chez lui, parce qu'il
était probable que chez cet homme la fiancée de Richard
avait élé conduite. Richard, frappé de celte idée, ne
sut que répondre. Il n'avait j)as même songé à s'informer
du nom de la femme qu'on lui avait amenée. U fallait
56 REVUE DE PARIS.
donc aller prendre de nouvelles informations auprès de
la veuve, et il partit pour retourner chez lui.
Cependant il ne voulut pas quitter le village d'Adayes
sans aller à la demeure de Thérèse : à la demeure de
Thérèse on ne put rien lui apprendre , on la croyait chez
son époux ; on n'en savait aucune nouvelle depuis qu'elle
avait quitté la maison en beaux habits de noces. 11 courut
à l'église dans un vain espoir qu'elle serait encore à l'é-
glise, et là il ne trouva que le sacristain et les disgra-
cieuses figures des saints à longue baibe, qui regardaient
ses angoisses avec la plus entière indifférence. La f^irgen
de los Dclori's , tout entière à ses violentes douleurs, n'a-
vait aucime pitié pour les chagrins si cuisans et si récens
de Richard. Richard, à ce sang-froid, fut presque tenté
d'arracher ces horribles peintures; mais il eut peur de
faire attendre Thérèse. Il remonta donc sur son cheval,
et il arriva chez lui trempé par la pluie et au milieu
d'une épaisse vapeur, produite par la température de ces
contrées.
La fureur de l'orage, qui aurait perdu les habits de
noces de M"'^ Labédoyère," si elle avait tenté de se ha-
sarder au dehors de la maison , lui avait fait supporter
avec assez de patience sa détention dans la maison de
Richard. A son retour, Richard trouva la veuve assise
dans un fauteuil , l'air soucieux plutôt qu'ennuyé. Ses
sœurs se livraient à leurs occupations habituelles, quoi-
que plus silencieuses et plus réservées qu'à l'ordinaire.
Le ton impérieux de la dame inconnue et l'éclat de son
costume gênaient quelque peu leurs mouvemens. Quant
aux réflexions intimes de M" ^ Labédoyère, elles n'étaient
pas toutes au désavantage de Richard. Si Richard retrou-
vait Thérèse , M. Dulac n'était pas perdu, sinon cette
perte pouvait être facilement réparée parce jeune homme
de si bonne mine et de si riche encolure. Jeune, colère,
animé, montant achevai par l'orage, vaniteux, amou-
reux à outrance , insolent : cela valait bien les richesseï»
LITTERATURE. 57
et les catharres de M. Diilac ; et puis si Richard était
jiauvre, la riche veuve avait assez de bien pour deux.
Tout bien pesé , elle commençait à trouver sa situation
fort supportable, loisque Richard entra.
Richard, tout essoufflé, tout mouillé, tout haletant,
demanda à la dame et son nom à elle et le nom de l'homme
qu'elle devait épouser avant qu'elle ne tombât entre ses
ni.iins. Toute la famille tint conseil , et délibéra sur ces
informations. La superbe veuve elle-même descentlit de
son orgueil pour donner son avis dans cette circonstance
diiiicile. Il fut arrêté d'une commune voix que Richard
irait avec soh père à l'habitation de M. Dulac pour re-
demander sa jeune épouse. Si sa femme lui était rendue,
Richaril promettait en revanche de rendre a Mm La-
bédoyère son mari et sa liberté. Cela dit, le pèrô et le
fils se mirent en route comme deux paladins d'autrefois.
Le père était un cavalier peu habile , qui de toutes les
allures du cheval ne connaissait que le pas ou tout au
plus le petit Irut. Aussi Richard, impatient d'arriver ,
appelait-il son père de temps à autre, lui faisant remar-
quer que le chemin était long, qu'il fallait traverser toute
la ville d'Adayes pour retrouver au côlé opposé la maison
de M. Dulac, et qu'à la manière dont ils allaient il leur
serait impossible d'arriver à leur destination avant la
nuit.
«Qu'importe, Richard? disait le vieillard , il sera tou-
jours assez temps d'arriver pourvu que nous arrivions
avant la nuit. Vous savez bien que voici bientôt dix ans
que je n'ai monté un cheval , et vous ne voudriez pas, mon
fils , que votre vieux père se fit le jockey de votre passion
pour se casser le cou dans sa vieillesse. Soyez donc plus
patient pour moi, mon fils Richard, et si votre cheval va
trop vite, modérez -le en lui pressant le flanc , et tenez-
vous à mes côtés. »
Que ce voyage parut long à Richard ! Que son père lui
parut crijel ! Ils atteignirent cependant la maison de
58 HEYUE DE PARIS.
M. Dulac à l'heure douteuse du crépuscule, quand il ue
fait plus jour , quand il n'est pas encore nuit. La pluie
avait cessé; le mois tie mars était redevenu printemps ,
et le serein avait ren:placé l'air boudeur. Dans le ciel , les
nuages vaporeux et diaphanes se coloraient à l'avance
d'une teinte rose pour être tout prêts quand viendra le
beau jour i!e demain. L'impalient jeune homme , pendant
que son père arrivait, frappa à la porte de M. Dulac.
Quand il eut frappé à plusieurs reprises, un nègre vint
ouvrir, cl il apprit aux voyageurs que son maître, M. Du'
lac, venait de se coucher avec sa nouvelle femme il n'y
avait qu'un instant.
ic Et quelle femme? demanda vivement Richard.
— Une très belle et très-jeune daine, répondit le nègre,
que mon maître a amenée avec lui aujourd'hui, ceraatiu
même, d
A cetle réponse , la respiration et le cœur manquèrent
à Richard. Il n'eut plus assez de voix ni de courage pour
interroger le nègre plus longtemps. Son père se chargea
de ce soin. Le nègre parlait volontiers. Il s'étendit tant
qu'on voulut sur la description de sa nouvelle maîtresse.
Elle avait dix huit ans, elle était de la ville d'Adayes,
elle avait nom Thérèse Paccard; elle avait d'abord pleuré
dans le grand salon, puis elle s'était mise à table le vi-
sage serein; puis, avant la nuit, elle paraissait heureuse
et très-conlente de son époux.
Ce que Richard éprouvait ne saurait se décrire. Le
sang français et le sang espagnol se livrèrent dans ses.
veines un combat sérieux. A la fin l'orgueil français l'em^
porta. — «Partons, mon père, dit Richard; partons ^
mon père, je comprends tout ceci à piésent ; Thérèse
s'est cruellement jouée de moi : partons, mon père, par-
tons , partons ! «
Le vieillard retint son fils, et se retournant vers le
nègre : « Il faut absolument que je parle à ton maître ,
lui dit-il, et sur-le-champ.
Liir.LRATUUE. 59
— Cela est impossible, dit le nègre; mon maiire a dé-
fendu que sous aucun jnciexte ou entrât dans sa cham-
bre avant le jour.
— Je te dis qu'il faut absolument que je parle à ton
raaitre , esclave de Satan , cria d'une voix terrible le vieux
Louisianien ! il faut que je parle a ton inaître; va lui
dire que je veux le voir sur-le-champ. «
Le noir fut prévenir M. Dulac. L'instant d'après , le
noir revint, porteur d'un honnête message de son maî-
tre , qui prévenait M. Richard et son père que lui, Dulac,
c'i-tait sa nuit de noces, qu'il s'éiait relire pour reposer
à côte de sa nouvelle épouse, qu'il priait ces messieurs
de ne pas le troubler dans son bonheur, et que demain il
serait heureux de les recevoir et d'obéir aux ordres qu'ils
voudront bien leur donner.
Le vieux berger suivait celte réponse du regard et du
geste , se grandissant d'un demi pied à chaque mot que
disait l'esclave, et développant peu à peu ses vastes épau-
les, ses grands bi'as, ses larges mains et la fureur qui
gonflait sa poitrine : — u Va dire, cria-t-il au nègre, et
la porte était enir'ouverte, va dire au Français Dulac
que si je ne le vois pas tout de suite je renverse sa mai-
son d'un coup d épaule, et que je l'ensevelis , lui et sa
femme , sous ses tlébris ! )>
Alors une fenêtre s'ouvrit au premier étage; l'appar-
tement était somJjre et silencieux. Une tête , couverte
d'un bonnet de laine , retenu par un ruban tl'un demi
pied, se présenta à cette fenêtre, et M. Dulac demanda
d'une voix aigre et cassée quel était ce bruit et ce qu'on
pouvait lui vouloir à celte heure de la nuit.
Le père répondit pour Richard ; il exposa en peu de
mots l'objet de leur visite; ilparl i du changemcntde fem-
mes dont Richard était la victime ; il linit par réclamer
à haute voix la fejnme de Richard , offrant de rendre en
retour les diamans , les habits et la fiancée de M. Dulac.
Un grand silence s'en suivit. Richard prêtait l'oreille.
60 REVUE DE PARIS,
prêt à s'élancer clans l'apparlement au moindre cri , au
moindre soupir ; mais pas un soupir ne se fit entendre.
M. Dulac rompit ce silence d'un air triomphant.
• — « Messieurs , leur dit-il, vous le voyez, il n'y a pas
d'erreur. Je suis très'satisfaitet très-heureux du mariage
que j'ai iait ce matin. J'espère que la jeune dame mon
épouse , qui est près de moi , est heureuse , comme je
suis heureux , et d'ailleurs vous voyez bieu qu'elle ne fait
aucune objection. Cette jeune femme est à moi, selon les
rèj;les de l'Église; elle porte à son doigt un anneau d'épouse
légitime à mon nom , que lui a donné le prêtre. Quant à
la veuve Labédoyère , je n'ai rien à y voir; faites-en ce
qu'il vous plaira ; c'est une très-respectable dame , qui
convient parfaitement à M. Richard , et avec laquelle je
lui souhaite toutes sortes de bonheurs. »
Le vieillard se retirait, Richard vouiuttenter un dernier
effort.
— Thérèse ! criait-il , ma Thérèse , Thérèse Paccard!
Ce fut encore M. Uulac qui répondit , mais cette foi»
sur un ton plus élevé.
» Jeune homme, dit-il, c'est s'y j)rendre de bonne
heure pour convoiter ma femme 1 c'est être bien emporté
dans ses désirs que de vouloir arracher ma femme démon
lit la première nuit de mes noces. ! Vous vous êtes mis
trop tôt en cheiiiiu pour celte galante expédition , mes-
sieurs I Ce n'est pas l'habitude , même en France , aux ga-
lans comme vous de pourchasser la femme d'aulrui le
lendemain de ses noces ; le galant le plus exigeant donne
au moins quelques jours de repos aux maris. Et vous ,
monsieur Alvarés , comme je crois que vous vous appelez,
je suis étonné de voir un homme à barbe grise soutenir
M. Richard dans une si méchante affaire. Vous voulezraa
femme, messieursl vous voulez me donner en troc M™e La-
bédoyère ! Je ne veux pas de ce changement. Je suis con-
tent de mon lot et je le garde ; faites-en autant de la
femme qui vous est échue. Messieurs, je vous souhaite
LITTËUATURE. 61
bien le bonsoir ! * A ces mots le bonnet disparut , la fenê-
tre se referma , le volet intérieur cria sur ses gonds; au
même instant le nègre tirait le verrou de la porte d'en
bas.
Toute la maison rentra dans le silence et dans l'obscu-
rité.
Le père et le fils se regardèrent immobiles de fureur
et d'élonnement. I,e vieil Alvarès parlait d'enfoncer la
porte , Richard voulait oublier l'ingrate, et tous les deux,
l'un jurant . l'autre pleurant, ils se rendirent auprès du
trisie Balthasar Polo qui pâlit en les revoyant , l'un si en
colère , l'autre si triste.
Le bon curé les reçut avec sa bonté ordinaire, il écouta
doucement leurs plaintes. — Mes amis , leur dit-il , j'ai le
plus grand chagrin de l'erreur que j'ai commise, et ce-
pendant j'y reconnais le doigt de Dieu. Je ne puis défaire
ce que le ciel a fait. Richard , M""» Labédoyère est votre
femme devant Dieu et devant les hommes , Thérèse Pac-
card est la femme légitime de M. Dulac. Venez me voir
demain avec votre fcnnne , Richard ; j'enverrai chercher
de leur côté M. et M"" Dulac , el je tâcherai d'arranger
cette affaire aussi bien qu'il se pourra.
Le lendemain ,à la moitié du jour , les deux nouveaux
couples étaient réunis an presbytère. M™' Dulac, toute
honteuse , bais--ait les yeux et s'appuyait à regret sur son
vieil époux; Mme Richard, au contraire, marchait tète
levée et se pressait près de son jeune éj)oux, comme si
elleeùt redouté encore une méprise. Richard était-calme
et paraissait soumis aux ordres de la Providence ; M. Du-
lac souriait avec l'assurance d'un homme à bonnes for-
tunes qui ne doute plus de rien, et qui est accoutumé à
de pareils exploits.
Le bon piètre, quand il vit ces couples si mal assortis,
et par sa faute, comprit toute son erreur, et il parla ainsi :
— Nous avons fait une grande mépiise , dit-il; je suis
bien coupable d'avoir ainsi violé un contrat pour lequel
62 REVUE DE PARIS,
ou apijelait en tcinoiguage mon sacré niinistèit- ! Et vous,
dit-il, en s'adiessant aux vieux amans, vous avez été les
gagnans à ce jeu de hasard , auquel ces mallieureux jeunes
gens ont Lonibleinent perdu. Yous leur devez une com-
pensation qui sera toujours trop faible. Soyez moins durs
que la loi , vieillards ; la loi ne donne rien à ces enfans
pour êlre , TLérèse votre femme et Richard voire mari.
Madame, réparez l'dubli de la loi, et ma faute à moi,
pauvre aveugle, qui ne veux pas pleurer pour ne pas
perdre tout à fait la lumière du jour. Que M. Dulac aban-
donne la moitié de ses immenses propiiélés à sa jeune
femme, et vous, madame, cédez la moitié des vôtres à
votre jeune époux , et après que le ciel et les jeunes gens
me pardonnent, et que les mariages restent tels qu'ils sont!
Au premier abord la transaction parut dure aux ileux
riches intéressés, mais l'argumentdu pjsteur étaitpércmp-
toire. M. Dulac ne pouvait plus songer à céiler Thérèse;
de son côté , M"'e Labédoyère , quand elle vit le beau
Richard à côté de son laid rival , ne put s'empêcher de
comparer tant de jeunesse à tant de décrépitude, et inté-
rieurement elle se félicita de l'échange. Le notaire fut
donc appelé; il instrumenta sur-le-champ , et les parties
se retirèrent , Thérèse avec M. Dulac, Richard avec Mm»
Labédoyère , dont il alla habiter la maison , devenue la
sienne.
Le soir même, les deux jeunes gens sentirent leur plaie
saignante se renouveler d'une façon cruelle. La coutume
des charivaris, renouvelée en France avec tant de fracas
par la distribution des croix d'honneur, n'a jamais cessé
d'être religieusement observée d^ns toutes les colonies
françaises de l'Amérique du Nord. C'est la plus bruyante
manière, et par conséquent la meilleure manière que nous
sachions de célébrer les mariages inégaux et mal assortis.
La nuit approchait à peine qu'on entendit, de la maison
de M™» Richard , le charivari qui approchait. Le cor
sonnait, le siÛlct criait , le chaudron hurlait, la cloche
LITTÉRATURE. 63
tintait, la cornemuse mugissait, les voix hurlaient. La
procession marchait à travers les bruyères , à la lueur des
torches. La procession était conduite par deux figures
horriblement masquées ; l'une de ces deux figures repré-
sentait une vieille femme au regard fier et assuré , l'autre
représentait un jeune rustre , d'une tournure niaise; ces
deux figures se baisaient d'une ardeur toute builescjuc.
Après elle, venait un drôle , à large poitrine, qui criait
de tous ses poumons une ballade appropriée à la circons-
tance; toute la troupe répétait en chœur le joyeux refrain
dans lequel les noms de Richard et de sa femme figuraient
en première ligne , comme si les couplets eussent été
arrangés par une société de vaudevillistes de Paris. Ce-
pendant l'intrépide M'"'' Richard , à l'aj)p\oclie de l'en-
nemi, se piéparait à le bien recevoir; la troupe joyeuse >
arrivée devant la porte des nouveaux mariés, se rangea
en ligne et en silence. Un plaisant île la b.inde , dans le
costume et avec les attitudes solennelles d'un clown de
théâtre, sortit des rangs, et vint frapper rudement à la
porte avec la baguette qu'il tenait à la main. Ce fut le
signal , pour les assiégés , de faire usage de leurs armes
défensives. A son premier coup de baguette , le clown et
la bande joyeuse furent accablés d'eaux croupies, d'œufs
pourris, de pommes moisies et autres projectiles en usage
dans les 'premières représentations. On rendit aux tapa-
geurs parfum pour musique. Ils étourdirent les oreilles ,
on infecta leurs habits; entre les œufs et la musique Ja
lutte était inégale , il fallut que le son battît en retraite.
Ainsi fit-il , et le joyeux charivari , venu en si bon ordre,
se retira précipitamment à travers les champs , non sans
avoir laissé sur le champ de bataille plusieurs instrumens
delà victoire, d'après les opinions très-respectables des
cuisiniers de M. et M- « Richard.
J'ignore si ce fut le fait de la même bande , mais le cha-
rivari battu à la porte de Richard fut complètement heu-
reuxà celle de 1\1. Dulac. Le vieux gentilhomme se .«ouniit
64 REVUE DE PARIS.
de si mauvaise grâce à cette ouverture à grand orchestre
qu'il augmenta de beaucoup la joie de la soirée; les mu-
siciens le berncreul après lui avoir écorché les oreilles. Ils
entrèrent chez lui , en lui riant au nez , comme à un malap-
pris des coulumes et usages; ils burent son meilleur vin ;
ils endossèrent en riant ses meilleurs habits , etl'un d'entre
eux, jeune et spirituel gaillard , eut l'audace d'offrir un
baiser à la mariée , qui l'accepta. Si Richard eut elè là , il
se serait donné à tous les diables. Ainsi lit M. Dulac ; il
avait eu trop d'espiit à sa première nuit des noces, il ne
lui en restait plus le second jour. Il fiit brutal et mal par-
lant cette nuit là ; il s'emporta avec fureur contre tout le
inonde , contre le charivari, contre Iss nègres, contre sa
femme , contre sa jeune femme , et il poussa la sottise
jusqu'à regretter M ■•« Labédoyère.
La jolie Thérèse ne pleura pas; elle n'avait pas attendu
ce moment-là pour regretter Kichard.
A dater de ce jour , le vieux Dulac redevint , dans toute
la laideur de l'expression, le vieux Dulac d'autrefois,
morose , malpropre , égoïste , fatigué , blasé, et ne disant
jamais bonjour , de peur d'avoir un accès de toux. Cela
dura trois ans. Thérèse devint trisie, pâle et silencieuse ;
elle remplit pendant trois ans les pénibles fonctions d'une
garde-malade; puis le vieillard mourut, lui laissant la
moitié de sa fortune, qu'il ne pouvait pas lui ôter. L'autre
moitié de cette grande fortune , il la donnait à un de ses
noirs , tout cela parce qu'il avail eu à subir un charivari ,
le rancuneux vieillard.
De son côté. M"»' Richard avait essayé vainement de
reprendre avec son jeune mari les habituiles despotiques
([ui avaient soumis si complètement M. Labédoyère. Le
jeune homme était froid , réservé, volcmtaire, il se sentait
chez lui , car il avait chèrement payé son domaine. Il
voulut être le maître et il fut le maître , au grand crève-
cu'ur de sa femme. Richard était bon fils et bon frère ; il
établit le pâtre son père chez .«a fenune , il habilla ses jolies
LITTÉRATURE. 65
sœurs (les mêmes haliits que sa femme, il les nourrit du
même pain, les fit servir parles mûmes esclaves, et quand
il fallut les marier, il coupa en six parties son bien matri-
monial, et il dit à chacune de ses sœurs : « Prenez! )> Ce
fut une grande douleur pour la vieille matrone. Elle rongea
son frein long-temps, puis un jour elle futretrouver , clans
le ciel ou autre paît , M. Labécloycre à tourmenter.
Vous s.ivez la fin de l'histoire. Richard et Thérèse ,
libres tous deux enfin , riches tous deux , moins jeunes ,
moins vifs, mais non pas moins beaux et moins épris ,
purentenfin se marier celte fois sans méprise. Thérèse rejeta
bien loin la bague d(! diamans de M. Dulac. Richard avait
mis de côté bien précieusement la bague d'argent que le
hasard avait mise au doigt de sa veuve, et cette fois on ne
choisit plus le crépuscule du matin; on attendit le grand
jour du midi. La pompeuse cérémonie fut célébrée dans
l'église d'Adayes. Jamais la chère petite église n'avait été'
plus parée , jamais le carillon fêlé n'avait fausse à si haute
voix. Balthasar Polo fut encore le prêtre de cet hymen.
En bénissant de nouveau les deux époux , il tremblait de
faire encore une méprise, le digne Balthasar! Cette fois
pourtant il avait pris toutes ses précautions : il portait sur
le nez des lunettes à branches, qu'il avait fait venir tout
exprès pour la cérémonie de la Nouvelle-Orléans.
Le digue couple, heureux cette fois et tranquille, a
vieilli dans l'abondance et au milieu d'une nombreuse pos-
térité. On les cite dans le pays des Avoyelles pour leur
travail, leur constance et leur charité, trois vertus qui
font les bons ménages ; ils s'aiment tant qu'ils ne se sont
jamais parlé depuis de la fatale méprise qui pensa les
rendre si misérables. Seulement il y a quelques années,
un respectable botaniste français, qui voyageait dans le
pays, vint leur demander l'hospitalité un soir; le voya-
geur , entre autres choses qui avaient rapport à sa science ,
montra aux vieux époux comment la feuille du sycomore
contient, cachée dans son pétiole , le germe de la feuille
TOUE X. (j
66 REVUE DE PARIS,
qui doit se développer l'an prochain. Le vieux Richard ,
entendant ceci , regarda , les larmes aux yeux , sa vieille
compagne , lui montrant du cœur et du doigt cet inge'nieux
tableau de leur premier et malheureux mariage , qui
contenait le premier germe de leur tristesse et de leur
bonheur. Thérèse comprit son époux; elle jeta les feuilles
du sycomore, en conservant avec soin le germe de la feuille à
venir; lelendemain ils firent planlerau devant de leur porte
deux sycomores de la même forme et du même âge. Sous
leur ombre ils s'aimèrent encore quelque temps , puis
sous leur ombre ils s'éleignirent , Philémon et Beaucis de
la ville d'Adayes ; telle est leur histoire ; on conserve aussi
précieusement le nom de Ballhasar Polo.
C'est un des derniers mariages de l'Amérique qui se
soient vraimenl fciils dans le ciel!
Si vous trouvez ce conte bien conduit et intéressant, je
vous dirai qu'en effet il n'est pas de moi; 1 auteur , dont
j'ignore le nom est à coup sûr un maître conteur. J'ai
traduit ce conte de l'anglais, à peu près comme M. Panc-
koucke a traduit Tacite du latin, sans savoir l'anglais moi-
même et sur un mot à mot qui n'était d'aucune langue.
En faveur du fond de l'histoire, que j'ai gâtée, sans doute,
pardonnez-m'en, s'il vous plaît, les détails.
, JULES JAKIH.
im^
— Chroniqoe de la semaine. — La dernitre semaine
de î83i aura eu cela de remarqual)le qu'au milieu des pré-
paratifs de visites , de la circulation plus nombreuse des
voitures et des piétons dans les rues marchandes, au mi-
lieu d'une se'curité apparente qui semble nous ramener
tout doucement aux luibitudes sociales de cette époque
de l'année , personne n'a voulu fermer les yeux sur trois
choses fort sérieuses pour la France politique. Deux ques-
tions d'argent ont été successivement posées aux cham-
bres pour être discutées et résolues en iSSa : le chiffre
delà liste civile et celui du budget. La monarchie consti-
tutionnelle est toujours placée dans un dilemne embar-
rassant; les uns l'accusent de ne pas dépenser assez , les
autres de dépenser trop ; ceux-ci demandent des fêtes au
nom de l'industrie et du connnerce , ceux-là citent mali-
gnement un premier bal donné au château des Tuileries
comme une insulte à la misère des classes industrielles.
La manière dont on est entré dans la discussion prouve
que la dotation de la couronne n'est plus , comme sous la
restauration, une affaire de sentiment, mais une véritable
affaire. Faut-il s'en effrayer pour la monarchie nouvelle?
Non , sans doute. 11 lui reste encore le proverbe : « Les
bous comptes font les bons amis, n Mais nous nous per-
mettrons de supplier Us Spartiates de la chambre, qu'on
ilit assez mal disposés pour les lettres et les arts , de ne
pas trop rogner ni dans le budget ni dans la liste civile
68 IIE\-UE DE PARIS,
la part de ces artistes et de ces écrivains qu'il ne, serait
pas très-charitable de prendre au mot lorstju'en défen-
dant, eux aussi , la théorie des gouvernemens à bon mar-
ché , ils s'exposent au sort que leur réservait le ministre
des 5o francs par mois et de la mansarde. Le troisième
événement qui a paru grave cette semaine est la proba-
bilité d'une rupture entre les grandes puissances. Pour ne
pas jeter l'alarme , on a heureusement trouvé en même
temps le motif de ce bruit, qui serait le faux jour sous le-
quel auraient été représentés à Berlin et à Saint Péters-
bourg les troubles de Lyon. Il est certain que la guerre
civile eût été plus ou moins directement une alliée re
dou table de la guerre étrangère. Ceux qui expliquent
ainsi ces sinistres nouvelles nous reprocheraient de nous
y arrêter plus long- temps; mais nous n'avons voulu que
les mentionner en annalistes exacts, et un peu aussi faute
d'incidcns marquans dans la sphère de nos salons et dans
celle de nos théâtres. En effet, encore moins de nouveau-
tés dramatiques cette semaine que la précédente! La
Comédie-Française s'est d'autant plus volontiers tenue à
son ancien répertoire , que MU» Mars est enfin venue le
rajeunir de son talent toujours jeune. Hortense de C E-
coLe des f^ieillards a paru toujours aussi naïvement co-
quette , aussi noblement repentante de son étourderie
qu'il y a six ans , quoique son Banville ait de moins la
chaleur de Talma , et que le duc n'ait plus les manières
distinguées d'Armand. C'est sans doute pourquoi Araniin-
the, des Fausses Coiijideiices, mieux secondée, a été plus
applaudie qu'Hortense. Hàtons-nous d admirer encore
ce dernier retour de jeunesse de notre première actrice;
on murmure déjà qu'elle n'a consenti à retrouver sa santé
que jusqu'au mois d'avril prochain. Ses représentations
seront d'ailleurs d'autant mieux suivies que les deux
MM. Baptiste doivent se joindre à elle jusqu'à cette
époque.
Cette résurrection de nos vieux comédiens devrait bien
ALBUM. 69
piquer d'honneur leurs héritiers. A deux pas du Théâtre-
Français, voilà encore Potier qui, après avoir erré de salle
en salle depuis cinq ans , rencontre enfln un cadre pour
son talent si fin, si original , et fait rire au Palais-Royal,
comme de son bon temps aux Variétés. iNon-seulement
Fotier rend la; vie à ces anciens rôles créés par luij, mais
encore il en inspire d'autres à nos vaudevillistes. M. Dor-
nieuil est un directeur fort adroit d'avoir arrêté Potier
au passage, lorsqu'il allait, dit on , débuter enfin rue Ri-
chelieu. Nous attendrons maintenant que les divers théâ-
tres nous donnent nos étrennes en pièces nouvelles dans
la première quinzaine de janvier. Le seul théâtre de la
rue de Chartres a exploité la circonstance par une jolie
bluette sous le titre de la ISuil de Noël.
A propos de théâtres , nous voyons dans les journaux
allemands qu'une célèbre cantatrice , devenue comtesse,
vient de recevoir des lettres de noblesse. Toute l'aristo-
cratie allemande reprochait au comte de Rossi d'avoir
épousé , non pas une actrice , a ce qu'il paraît , mais
une roturière. Le comte a obtenu de son souverain les-
dites lettres de noblesse pour sa femme. Là-dessus autre
chicane. C'était, disait-on , la comtesse de Rossi et non
M"« Sontag qui était ainsi anoblie. Le comte a demandé
alors de nouveaux parchemins anti-dates, et non content
de cela, il a fait solenniser une seconde fois son mariage,
pour pouvoir dire que c'était bien Mlle Sontag rendue
noble personnellement qu'il avait épousée Et nous qui
en France laissons à qui veut les prendre les titres de
comte et même de marquis! — Le roi de Prusse, depuis
quelques temps , est devenu enthousiaste de musique et
de danse au point qu'il a enlevé M"e Taglioni, pour cet
été , à l'imprésario du grand théâtre de Londres. Cela
n'annonce pas des intentions très-belliqucùses de la part
de la Prusse.
— Nous recevons une lettre de sir Walter [Scott , da-
6.
70 BEVUE DE PARIS.
tée de Malte , où l'illustre romsntier est arrivé heureu-
sement. Sa santë est de'jà meilleure. Il se propose de se
rendre de Malle à Naples, et après un séjour de quelques
mois en Italie , il doit aller jusqu'en Allemagne et en-
tre autres villes s'arrêter à Wcimar pour y saluer
Goethe.
CHBONIQUES FRANC-COMTOISES. — LA TOIR DE DRAME-
LAY, PAR MADAME DE TERCY. 2 VOLUMES IN-12.
Chroniques ! Vous en avez peut être pardessus les yeux
des chroniques , — et des contes de nourrice rajeunis en
vieux patois, — et des graA'elures surannées laborieuse,
ment redites en style naïf? Eh bien ! moi aussi. Le style
naïf m'a trop souvent donné mal à la tête : aussi ne m'a-
viserais je certes pas de vous parler des chroniques franc-
comtoises si celles-là ne se faisaient lire d'une haleine.
Mais c'est une bonne fortune, par le temps et la littéra-
ture qui courent, qu'une histoire racontée par une femme
d'esprit et de goût ; et quand le flot qui menace de
nous submerger nous l'apporte , il ne faut pas la laisser
passer.
« Toujours pêche qui en prend un, » dit Sancho. —
Ouvrez donc ce livre sans effort d'attention recueillie et
sans glossaire, car il est écrit dans l'idiome vulgaire que
nous parlons , vous et moi. C'est la langue que nous com-
prenons tous, simplement et heureusement maniée;
c'est une tradition superstitieuse de son village que M">e
de Tercy a voulu nous apprendre. 11 n'y a dans son récit
ni estrangetés ni gravelures. Quant à de l'horrible, du
scandale même, je ne dis pas. Il y a du sang, il y a de
terribles passions, il y a un père tué par son (ils amoureux
de sa mèie... mais il n'y a ni gnomes, ni goules, ni larves.
N'est-ce pas en vérité tout à la fois une rencontre bizarre
et un enseignement précieux que cette antique histoire
4es Atrides ou de je ne sais quelle autre famille marquée
ALBUM. 7i
thi sceau de la futaille païenne ausi retrouvée tout entière
ilaiis un coin de la Franche Comté, et racontée là comme
une vieille histoire du village, aGn qu'il soit prouvé que
dans le cercle vicieux où tourne notre pauvre espèce il
lui est refusé de rien inventer , même dans le crime ou
dans la douleur ? Parlez moi donc de la perfectibilité
après la Tour de D raine lay ! Si toutcfi^ M""' tie Tercy
voulait hien me permettre d'en dire mon avis, je lui re-
procherais de n'avoir pas fait ses contes plus longs. De
pareils caractères et de pareils événemeus une fuis donnés^
les développemens étaient nécessaires. La passion et la
terreur sont là trop pressées et poussées trop vite à leur
un. Il ya trop d'horreurs en trop pende temps et d'espace.
Le catire élargi, les accessoires un peu plus fortement
accusés, et cette scène sauvage saisirait davantage. C'est
d'ailleurs trop de nonchalance ou trop de modestie à iM^e
de Tercy que de nous eu dire si peu sur ce caractère de
femme, la demoiselle de Dramelay, qu'elle a connue ou
rêvée. A6n de mettre de mon avis ceux qui pourraient me
trouver exigeant et sévère pour cette histoire si vive et si
attachante au demeurant, ceux qui pourraient nepas savoir
si je n'ai pas, à part moi, quelque raison de faire le difficile
et de penser que M""^ de Tercy n'a pas encore mis dans un
livre tout ce que Dieu lui a donné d'observation fine et
d'originalité spirituelle, je les renverrai à la petite notice
explicative de la Tour de Dramelay , où percent tant de
bonhomie féminine et de malice gracieuse , et aussi je ne
sais quoi de cet accent du pays qui a tant de charme chez
les femmes. Après l'avoir lu , ils regretteront comme moi
que M""^ de Tercy ait raconté si vite. Je lui ferais volontiers
le même reproche au sujet d'une ou deux des nouvelles qui
suivent la Tour de Dramelay , mais non pas de celle de
la daine de Mermier et de son fils le chartreux ; types
merveilleux des contes de revenans , propres à faire fris-
soimer les plus intrépides, à faire rêver spectre et char-
treux pendant vingt nuits.
72 REVUE DE rAUIS.
Il es! bien encore question d'un chartreux dans le lirre
de M"'» de Tercy; mais de celui-là je n'en ai pas voulu
parler en même temps que des autres, tant je l'ai distingué
entre tous, tant je le prétère à. tous , tant je le connais
maintenant et tant je l'aime. — Pauvre père Êmilicn !
chartreux des mauvais jours , chartreux du règne de la
liberté, qui vous fermait l'asile où vous aviez été cacher
vos misères, etqui prenait votrecouvent pour en faire une
écurie; créature si laide et si douce, si disgraciée et si
aimante, homme de nature ordinaire, qui n'aviez en vous
ni vertus ni vices assez puissans pourvous faire porter haut
votre laideur et marcher tête levée à la face des hommes !
pauvre père Emilien, que vous m'avez ému! — Lisez le
récit de cette vie si agilée et si obscure, sans événcmens
qui la tianchent et qui la datent, où la marche du temps
n'a été marquée que par la succession des impressions
douloureuses; assistez à cette lutte horrible des passions
du cœur de l'homme contre l'enveloppe d'argile qui les
contrefait, qui les refoule, c^ui les brise, qui les fait toutes
ridicules et grotesques, qui marque tout à l'empreinte de
sa diflormité, tout jusqu'à la soulirance! Lisez cette his-
toii'e si simple et si mélancolique, inlelligil^le à tous, et
dites si l'auteur du Lépreux ne l'eût pas signée , tant la
douleur y estsuave et la tristesse profonde et vraie! — Mais
vous me direz peut-être que ce n'est pas précisément là
une chronique? — Je me soucie bien des chroniques!
0. G.
— LIVRES b'étrenuks. — Nous n'avons pkis de compa-
gnies de libraires associés. Les fameuses enseignes de la
Bible d'or et de l'Image de saint Jean ont disparu; la bou-
tique de Barbin! n'encombre plus l'escalier tie la Sainte-
Chapelle ; on ne publie pas d'in-folio chez Guillemot, et
d'in-4"chez Cramoisy. Les gros livres se trouvent descen-
dus chez les épiciers. Mais en revanche la librairie en
miniature , la librairie des dames avec les caractères de
ALBUM. 7?>
Didol et les vignettes de Tony Johannot, redouble d'acti-
vité, de recherclies et de merveilles au moment des étren-
nes. La moire et le salin remplacent la basane et le veau
gothiques; l'or éciatesur la tranche cl sur la couverturedes
in-i2 et des in-i8. Autrefois, la Guirlande de Julie et
VElite des poésies étaient les seuls presens littéraires que
la galanterie put offrir au jour de l'an ; car rAstrée et le
Cyrus n'avaient pas moins de dix énormes volimies, à la
grande douleur de Boileau. Aujourd'hui le choix hésite
entre les bijoux en vers et en prose que l'éditeur M. Louis
Janet présente à tous les caprices et à toutes les fortunes,
depuis les reliures de velours à fermoirs rehaussées de
dorures , jusqu'au simple et modeste cartonnage , depuis
les rêveries ardues des Annales romanticjues , jusqu'aux
bluettes erotiques du Chansonnier des dames.
La civilisation marche à pas de géant dans la carrière
des almanachs : Matthieu Lœnsberg a perdu sou compas
et sa lunette pour gagner des airs notés et des gravures
au burin; ariieu les horoscopes et l'astrologie; adieu les
quatrains riméssur lesmoisde l'année, les tontesde bestiaux
et les coupes des cheveux! La vogue est aux Anglais et non
plus aux Liégeois; les almanachs sont métamorphosés en
keepsakes ; nos meilleurs poètes viennent à la suite du
calendrier, et les phases de la lune varient moins que les
inspirations poétiques de nos annuaires, habillés de soie
et d'or comme des chambellans.
Voici I'Almanach de ia Cotjr , qui , pour être le plus
petit, renferme ce qu'il y a de plus grand dans l'étiquette
et le cérémonial. On n'a pas omis de le faire précéder des
fêtes mobiles, des quatre-temps, des saisons et des éclipses-
Le lever et le coucher du soleil intéressent les nais-
sances et alliances des princes de l'Europe. C'est un armo-
riai complet; on y rencontre autant de croix que dans un
cimetière; on se perd dans un labyrinthe de titres. La
haute noblesse de i832 occupe encore 2^0 pages petit-texte,
74 F.EVUE DE PARIS.
et la Charte constilutionnelle est placée à la fin comme un
erratum.
Dieu me pardonne! les Aventures du jeune Pketty
manquent de calendrier : qu'on ne s'étonne pas si ce mo-
dèle de piété filiale s'égare eu cherchant une plante qui
rend la vue aux aveugles. M. Brès, qui a peint des paysages
au pastel, les charboune ici pour les enfans. Honneur à
la modeste condescendance de son talent !
Le Vieil Ecossais de M Emile de Wanderburg a vu la
France, l'Ecosse et l'Angleterre, sous les règnes de Fran.
cois l«f, de Henri II, de François II, de Marie Stuart et
d'Elisabeth; il se souvient mieux, il est vrai, de Walter
Scott qui du seizième siècle. H a peut-être le tort de faire le
rodomont classique dans sa préface, lorsqu'il mêle si bien
le roman à l'histoire. Le vieil Écossais cependant abrège
trop contre l'iiabitude des vieillards.
Le plus galant et le plus fidèle des éditeurs est certes
M. Charles Malo , qui arrive exactement chaque année
avec une nouvelle guirlande poétique, oij par malheur le
souci se glisse quelquefois à côté de la rose. Mme Prévost
ne compose pas mieux un bouquet de fleurs naturelles
que M. Malo ses miscellanées. L'Hommage aux dames res-
semble à Y Almaiiachdes Muses , sauf l'absence des noms
iiéréditaires et des devises de bonbons. La typographie
et les gravures sont dignes de la destination du recueil
qui' commence par une dédicace signée Feu Lans^lacé.
Sans parler de beaucoup de pièces agréables qui ne sont
peut-être pas toutes inédites , il faut mentionner trente-
huit vers bien comptés , par M. Miger, qui n'avait jamais
osé faire trotter son Pégase au-delà du quatrain.
Les Femmes ex les Fleurs , allégorie qu'on croirait le
testament de Demoustier ou une évocation de Dorât.
M. Charles Malo a écrit ce livre mignard dans un bou-
doir, vis-à-vis un parterre. Il analyse et il admire, il com-
pare et il admire ; il prend tour à tour la Française et le
lis, l'Anglaise et la rose, tou tes deux harmonieuses, suaves
ALBUM. 75
et enivrantes, a Ceci est un livre qui flaire comme baume,
eût dit Rabelais pour tout commentaire.
Les Ann.^les Romantiques n'avaient pas encore présenté
un cboix plus satisfaisant : romantiques est là pour poé-
tiques ; car je vous donne à penser si MM. Bignan , Mol-
levaut, Albert de Montémont et autres, auraient consenti
à rimer de compagnie sous le patronage de la nouvelle
école. Eh bien , malgré le fragment inédit d'André Ché-
nier, la Margue/'ite de RL Auguste Barbier, une romance
de M. de Chateaubriand, les Bayadères de M. Léon
Gozlan, une élégie de M. de Latouche, malgré les noms
magiques de "N'ictor Hugo , Mérimée , Janin, Lamartine,
Delavigne, M'"^ Tastu , on oublierait presque grands et
petits vers, bien ou mal rimes, pour chercher la poésie
sublime et idéale dans les vignettes anglaises , auxquelles
il ne manque rien que des cadres. Certes, la nalionalité
est une belle chose ; nous souhaitons que ces emprunts à
nos voisins cessent dans l'intérêt de l'art en France. Mais
quand pourra t-on chez nous égaler le prix à l'œuvre,
quand la richesse viendra-t-elle au secours de l'industrie?
Les Rolls, les Finden, les Davenport, deviennent de jour
en jour plus inimitables, surtout quand nos dessinateurs
prêtent comme cette année leurs crayons aux éditeurs
angl lis.
Le Nouveau Keepsake est une répétition plus parfaite
des Annales romantiques , avec une dose égale de prose
et de vers. Les vignettes, comme les pièces, sont choisies
plus curieusement. Pour ne pas répéter la liste des noms
les plus distingués, on doit borner les éloges aux pièces
de M. Ulrich Guttinguer, de M. Victor Hugo, de M. An-
drieux, de M. Sainte-Beuve, du vicomte de Macquessac,
etc., etc. Quant à M. d'Épagny. qui fait d'excellentes
comédies, il parle notre vieux langage en langue raacaro-
nique.
I-E Talisman. Encore un album de gravures anglaises
76 REVUE DE PARIS,
et un répertoire de littérature contemporaine .' encore de»
célébrités nominales par ordre alphabétique! Chaque année
Ta sans doute augmenter le nombre de ces recueils si
essentiels aux gens du monde , qui ne veulent de tout
que le suc, et aux dames, qui ne reçoivent pas les muses
en robe de chambre. Peu importe le titre en lui-même ,
et le mot anglais de keepsake est assez élastique pour se
prêter à toutes les formes. Le Talisman nous plait entre
ses rivaux annuels, parce qu'il a moins de vers et plus de
prose. La table paraît calquée sur celle de nos collabora-
teurs iM^-^d'Abranlès, MM. AugustcBarbier. Barthélémy,
Bruker, Chateaubriand, Eugène Delacroix, Victor Hugo,
J. Janin, Lamartine, Lalouche, Ch. Nodier, etc., etc.
M«ne Emile de Girardin. Il est impossible de passer en
revue et d'ap{)récier chaque pièce en détail. Toutes ne
sont pas bonnes et irréprochables; mais il y a de petits
chefs d'œuvre de style et d^invention. On s'arrête de page
en page; on saute un nom connu, on se jette dans le nou-
veau; on sourit, on fait la moue, puis on parcourt sans
suite et par bonds une collection variée et capricieuse de
génies et de manières. On peut citer en gravures le Dé-
part de la messe, d'aprèsT. Johannot; Oberwesel, d'après
Roberts; lu Tour de Londres, d'après Turner; en prose,
quelques emprunts à la Be^iie de Paris, le Combat,
d'Eugène Sue; la Tour de Londres, de M. Brucker, etc.,etc.;
en poésie, les Reproches et la Solitude, deM'ne Ménessié-
Nodier; la Traité des noirs, par M. Gozlan ; le Fieux
marinier. Ce catalogue incomplet ne demande qu'une
lecture rapide pour s'enrichir d'une foule d'excellens
opuscules, réunis au hasard, comme les atomes crochus
du matérialiste. Les ranys ne sont point observés , ni les
places conquises à tout jamais.
L'Emeraude n'est pas le moins curieux de tous ces livres
d'étrennes : les éditeurs ont cherché tout ce qu'il y a à
dire de poétique sur le malheur et l'exil des Stuarts fran-
çais; pas un mot sur les ordonnances du 2") juillet : beau-
ALBUM. 77
coup de vers et de belle piosc sur une nouvelle Jeanne
(l'Albrct, sur nnsecontl princaCliarles Edouard. Pour toute
gravure , un portrait d'enfant, pour tout chitrie une H
ornée; voilà VEineraude! Los noms d'auteurs explic[ue-
raient l'énigme s'd n'y avait pas des noms re'publicains à
côté de ceux de MM. de Chateaubriand, Érailc Deschamps,
Nugent , Soumet , Alfred de Vigny, etc. Ce que nous ne
saurions approuver, ce sont certains articles anonymes :
une opinion consciencieuse a lecnuragedesigner. Jen'aime
pas un autetu' qui se cache tierrière son libraire : ici il y en
a deux, il est vrai, pour répondre. On trouve VEineraude
chez MM. Urbain Canel et Guyot , rue du Bac, n" 104 , à
qui nous reprocherons aussi de n'avoir pas laissé à quelques
pièces de circonstance la date de leur première publication .
— Le libraire Roret, qui a centralisé les manuels, n'eu
possède aucun aussi complet que la Monographie du
cacao, par A. Gallais , dont le type gourmand, Griraod
de La Reynière, a immortalisé la pratique. Cet ouvrage
de théorie, depuis long-temps épuisé, va obtenir les hon-
neurs d'une seconde édition, revue et augmentée d'anec-
dotes historiques. C'est à la fois un livre de science et
d'agrément, l'Iliade du cacao.
"f^
la itÎAirinc cil JSa$0C-î3ircU0iic*
J'avertis ceux qoi ont lu mes premiers articles sur les
mcpurs bretonnes que ceci ne ressemble plus au reste. Le
voyageur comprendra comment la flotte des Bretons put
combattre et arrêter Jules César djns le bras de mer du
Morbihan. Celaient alors ces mêmes hommes trapus et
musculeux , au col court , aux larges épaules , que vous
voyez aujourd'hui maniant l'aviron d'un bras si ferme ,
ou parcourant une vergue en trois pas. Là du moins, aux
rochers de 1 Océan, cette population n'a pas ie tort de sa
routine consacrée , car il n'y a pas de progrès possible
pour une supériorité de tous les temps.
Ce ne sont plus , sur nos côtes , ces physionomies hé-
bétées, ces hommes fangeux, ces spectres féminius dont
l'âge, après vingt ans, devient inappréciable ; ce n'est pas
cette repoussante nature humaine qui excite à l'intérieur
du pays le dégoût plus encore que l'étonnement de l'é-
tranger. De belles et grandes filles, fraîches et coquettes,
telles qu'on les voit àFoucsnantou au Pont l'Alibé, l'ha-
bit riche et pittoresque , portant au cucur un petit mor-
ceau de miroir, comme pour y faire entrer l'image de ce-
lui qui les regarde; une vigoureuse et leste race d'hommes
qui ont fait , tout enfans , la grimace aux écucils de
Penuiarch et de Sein, l'œil fier, la tête haute , et prêts à
jouer leur vie pour un coup de lilet ou pour un coup de
LlTTEr,ATTr,F. 79
canon. C'est déjà un autre peuple ; inai.s c'est encore un
peuple à part.
Le culte a change de forme : la ve'neration est retombée
du prélre au patron delà paroisse. On n'écoute plus aveu-
glement le cure ; mais on retarde un voyage de long cours
pour assister au pardon du lieu , et porter sur l'épaule
un bout du beau vaisseau béni qui suit le dais à Id pro-
cession. On fait des vœux en mer, lorsqu'il arrive qu'une
saute de vent jette bas les mâts de perroquet et de hune,
lorsque l'Océan ressemble aux Alpes, ou qu'une épouvan-
table voie d'eau vient , au milieu de la nuit , se déclarer
en pleine mer.... Puis, les périls passés, le Bas Breton des-
cend à terre et conte le vœu à ses enfans pour que quel-
qu'un s'occupe de l'accomplir.
Ce sont de vaillans hommes de mer que les Bas Bi-e-
tons ! faciles à conduire , prompts à exécuter ; ignorant
le mot mais , cette conjonction si fatale dans les circons-
tances graves ; sobres , et je veux dire en cela peu déli-
cats sur le choix de leur nourriture; patiens , braves et
infatigables ; ce sont les premiers matelots du monde ;
matelots dans toute la vaste étendue de ce titre, dont peu
de personnes connaissent bien la valeur. Il y en a qui re-
présentent un marinier de la Seine , jurant sec et se dé-
menant fort pour coliduire des barriques à Bercy; ou bien
encore quelque bmditdo l'équipage du Corsaire Rouge,
qui renie le ciel et la terre , et borne sa mission ici bas à
se faire hacher an besoin. Écoutez l'amiral Willaumez ,
«Un matelot doit savoir garnir les vergues , enverguer
les voiles, les serrer, prendre des ris, gréer et dégréer les
vergues, inàts de perroquet, de cacatois et flèches en l'airj
passer les manœuvres courantes; gréer toute espèce de bàti-
niens; bien gouverner; sonder à la main; coudre etraconuno-
derles voiles; faire toute espèce d'amarrages etde nœuds,
des filets de pêche, des filets de bastingages;goudronner,bar-
bouiller , hmcer des grenades, bien manœuvrer le canon,
comme le fusil et le pistolet, et se servir des armes blau-
80 r.EMlE DE PARIS,
ches; en un mot, un bon matelot est un homme extraor-
dinaire par rapport à ceux qui sont eloigne's des porls de
mer....» Il est alerte, affile, hardi , robuste; il afîronte
tous les périls, et c'est l'homme le plus subordonné... Le
malheur de cette classe d'hommes, si importante dans un
état qui a une marine , est de se trouver mal appréciée ,
parce qu'elle est mal connue du plus grand nombre qui
ne navigue pas...
Voilà ce qu'est un matelot bas-breton. Les plus re-
nommés sont les insulaires de Groix , de Belle- Isle et
d'Ouessant.
Tout ce peuple nautique se forme sur les chaloupes de
pèche et sur les chasse-marées qui font le cabotage des
côtes. La pêche de la sardine emploie , chaque année ,
dans le seul département du Finistère, environ neuf cents
chaloupes, montées par près de cinq mille marins. Quand
cette pêche commence, on fait des processions sur l'eau ,
pour bénir la mer et assurer bonne chance aux Glets. De
là naissent souvent des accidens bizarres. Il n'y a pas
très long-temps , la procession de Plœmeur et celle de
l'ile de Groix se rencontrèrent; or, une sorte d'animosité
locale régne entre leshabitans de ces deux pays, sans plus
de motifs que les autres haines du même genre qui se remar-
quent sur tous 1( s points de la France. Pas un bateau ne
se dérangea de sa route : il y eut eu déshonneur à pous-
ser la barre d'un demi-degré. Un abordage s'ensuivit ;
des injures on en vint aux coups , et tous les combattans
étaient peut être noyés si les porte-cioix , amiraux-nés
des deux escadres , n'eussent mis fin au tumulte par uu
de ces duels homériques qui laissent les armées en sus-
pens. Après une lutte assez vive , le crucifix de Groix ,
accroché par celui de Plœmeur , qui était mieux fixé
sans doute , quitta son long support d'argent et tomba
dans la mer , où il est encore aujourd'hui. Et telle est ,
sur ces côtes , la nature élevée des idées religieuses que
LITTÉRATURE. 81
le bon Dieu de Plœmcur y passe aujourd'hui pour beau-
coup plus puissant que le ion Dieu de Groix.
Dans la saison où la sardine airive , c'est un spectacle
charmant que la sortie et la rentrée des petites flottes
qui se rendent à la pêche. Tontes les chaloupes appareil-
lent à la fois; dès qu'une misaine se hisse , on en voit
deux cents autres se déployer comme pai- ini mot de fée-
rie. La mer est belle , le ciel pur ; tout s'éloigne, et c'est
déjà un horizon de petits mâts que l'œil peut comptera
peine. Le vent fraîchit : voici des nuages bruns, la houle
commence et l'écume bouillonne sur les brisans. Ces frê-
les bateaux ont gagné le large j ils sont bien au-delà des
îles Glenans : .que vont-ils devenir à présent que les la-
mes déferlent avec fureur , et que le premier étage du
manoir où vous dînerez a perdu , brisées en éclats , tou-
tes les vitres de ses fenêtres ? Regardez , en voici qui ar-
rivent ; ils disparaissent , ils ont sombré ; non, ils re-
montent sur la vague; plus rien !.... ils sont perdus.... les
voilà encore. Et tout rentre, et vous approchez, efTraj'é,
du premier maître qui saute à lerre , en lui disant :
Vous avez eu bien du bonheur) Et il prend cela pour
une mauvaise plaisanterie , car il ne rapporte pas do
poisson.
C'est là, sur ces mauvais bateaux, à la dangereuse voi-
lure, ouverts comme des cuvettes, c'est là et non sur une
hère frégate de soixante canons , que j'aime à voir ces
êtres forts , qui jouent avec l'Océan sans s'imaginer faire
un jeu. C'est là qu'ils sont vraiment marins, quand, cou-
verts d'eau, la chaloupe remplie, sans compas, sans autre
guide que l'habitude , ils continuent paisiblement leur
manoeuvre , ne donnant trêve au flegme accoutumé que
par un lourd soufflet au mousse qui n'a pas largué l'é-
coute assez tôt.Ruyter et Dugay-Trouin s'y noieraient, et
ces gens-là reviennent tous les soirs.
C'est comme aussi leurs chasse-marées : nous n'avons
pas un amiral qui osât en conduire un de Nantes à Brest,
82 KEVLIE DE PARIS,
avec les inslrumens du bord. Ils courent de roches en
roches , se rapprochant sans cesse de ce que tous les na-
vires évitent, il faut les voir glisser au travers desecueils,
adroits à la façon de ces bateleurs qui, les yeux bandés,
dansent avec une eclielle au milieu de quelques rangées
d'oeufs , sans jamais en casser un seul. Mais ces écueils
sont leur vraie boussole ; ils connaissent , à deux pieds
près, l'endroit du rcmoùt et celui du courant; s'ils pre-
naient un instant le large, ils perdraient la tète, et pour-
raient bien relâcher à New-Yorck avant d'arriver à Saint-
Malo.
Les chasse-marées, qui, en BasscBrotagiie, sont de très-
vieux lignage, sul)issent néanmoins quehjues effets de la
révolution de juillet. J'en vis un dernièrement, à l'em-
bouchure de l'Aven , dont le beaupré était tricolore , et
comme j'en témoignais ma surprise , le capitaine me dit
avec une sorte tl'osgueilque, si jt montais à bord, je ver-
rais le cabestan peint cie la même manière Ce capi-
taine-là ne pourra plus se vouer à SainleAime d'Auray.
Le cabotage s'est amélioré depuis vingt ans ; mais il
pourrait acquérir une plus grande importance. Il y per-
drait du côté poétique ; nous n'aurions plus ces accidcns
de mer, source d'émotions fortes, dont vivent encore quel-
ques imaginations d'artistes. Toutefois le gouvernement,
qui doit placer le drame loin derrière ses c.dcul* d'utilité
générale, agirait sagement s'il encourageait l'emploi des
bâtimens carrés dans la navigation des côtes. On conçoit,
d'après ce que j'ai peint plus haut, que les jeunes gens,
formés ù l'école de nos caboteurs , ne peuvent apporter ,
dans les grands navires de long cours ou sur les vaisseaux
de l'état, que le mérite de ne rien craindre et celui de
n'avoir pas le mal de mer. C'est trop peu. ti leur nature
était moins marine , on passerait bien du temps à leur
' apprendre comment se grée une bonnette ou comment
se serre un cacatois , eux qui , pendant dix ans, nonl eu
à s'occuper que d'une grande voile, d'une misaine, parfois
MTTi'.RATlJRF. 83
un Iiunicr , comme la nappe dinic table , et un mauvais
toc à l'avant. C'est jiourtant chose grave que l'éiliication
des matelots, et la Basse-Bretagne en oiTre une si belle
pépinière !
Un voyageur curieux ne tloit pas négliger les îles du
Morbihan : on lui dira (juii s'en trouve autant dans- ce
l)ras de mer qu'il y a de jours dans l'an , ce qui exige , à
chaque année bissextile, une apparition semblable à celle
qui vient d'avoir lieu non loin de Malte. Oh ! venez, vous
(]ui regrettez les illusions , vous qui êtes las du monde
positif, de ce monde arithmétique dont l'exactitude vous
tue! C'est ici qu'il est permis de vivre avec les croyances
antiques; chaque jc.ir vous présentera cette civilisation
de romans où vous cherchez l'oubli des affaires , lorsque
la nuit octroie enfin sa charte de liberté absolue. C'est
vers nos rochers qu'il faut courir, si vous voulez jouir en-
core du spectacle vivant des m<surs reléguées dan-î vos
bibliothèques.
A l'île aux Moines et à l'ile il'Arz , les naufrages de
maris sont annoncés à leurs femmes par de l'eau qu'elle
entendent tomber près de leur lit. On bien encore , pen-
dant les nuits orageuses, des voix lamentables sortent du
sein de la mer, et ï^ncou , spectre avant-coureur de la
mort, est aperçu marchant sur les flots...... On va vous
conter que tout dernièrement le diable a parcouru l'île
sur un chariot de feu, et qu'il est allé s'abîmer dans l'é-
tang d'un moulin.... Et si vous retournez au monde posi-
tif quelle opinion ex primerez- vous siu-l'utlité des assem-
blées primaires ?
Boa nombre de lecteurs, sur la foi de Virgile, croient
encore à Paris qu'un pilote est, comme feu Palinure,
l'homme qui , pendant la traver-ée , dirige le gouvernail
dti navire. Ce n'est plus cela aujourd'hui : le méùer de
pilote est d'attendre à l'entrée des ports les bâtimensqui
s'y présentent, et de les diriger au milieu des écucils in-
connus il la plupart di's capitaines. C'est encore lui ({ui
84 KEVXii: DE PARIS,
doit les faire sortir. Malhcur< usnnenl il y a plusieurs ma-
nières d'exercer te métier là. Celle qui se pratique en
Busse Bretagne nous honore parfois assez peu, car un pi-
lote , du moins dans les ports de l'état, un pilote est trop
souvent un homme au gios ventre qui, l'été, se chaufle
au soleil , à la porte des bureaux, et qui, l'hiver , trans-
porte cette occupation près d'un poêle. Que la tempête
gronde, que vingt pavillons en berne soient déployés eu
dehors de la rade , il est assis bien à l'aise ; il a son gilet
de flanelle ; le thcrmou;êtrc marque quinze degrés : tout
est pour le mieux dans ce monde jusqu'au moment où
l'on va l'appeler : dès-lors , comme la mer est mauvaise et
qu'il faudra changer en rentrant , si l'on rentre , les ma-
lédictions se formulent de cent manières , et sur le temps
et sur les sots qui l'ont choisi pour leur arrivée. Cependant
voilà des gens largement rétribués et qui ont droit à des
retraites.
En regard, nous voyons le commerce, avec ses res-
sources tout individuelles, trouver des pilotes à quinze
lieues au large, et ces hommes courageux n'ont pas d'é-
molumens fixes ; ils vivent des seuls chances que leur ac-
tivité fait naître. Pourquoi le gouvernement, qui paie et ré-
compense avec grandeur, ne serait-il pas aussi bien servi?
Cela est possible. Qu'on donne aux pilotes des bateaux
pontés , avec lesquels ils puissent , au besoin , tenir la jmer
jour et nuit; qu'on établisse leurs stations, non au fond
des ports, mais dans les rades ou dans les criques les plus
avancées; que chaque bateau soit armé de deux ou trois
pilotes et d'un élève; qu'on fasse surveiller leur séjour à
la mer : c'est là qu'ils doivent vivre ; tant pis si le métier
est dur et dangereux : c'est le leur. Ainsi aura-t-ou des
hommes actifs , dévoués , expérimentés surtout ; et l'on ne
verra plus ces scandaleuses et très chères avaries dont la
sortieou la rentrée de nos navires de guerre n'oflVentque
trop ^'exemples récens : témoin les frégates VAtalante et
la Melpoinène , à Lorienl et à Brest.
LITTÉRATURE. 85
Les choses se passaient mieux dans la marine ancienne,
inaltéré nos progrés. Je semble, moi si jeune, avancer
hardiment une proposition bien entouri^e d'incompéten-
ce; ctpourtantpeu s'en faut que je n'aie connu Jean-Bart,
car il avait à son bord l'ami d'un de mes amis. Il est vrai
que ce dernier , âgé aujourd'hui de quatre-vingt-quatre
ans , en avait douze quand il écoutait l'autre qui en comp-
tait quatre-vingt-dix. Notre vie est moins courte qu'on ne
le croit : de proche en proche , nous aurions presque vu la
bataille d'Actium.
Il existe en Basse-Bretagne une foule de petits ports
remarquables. C'est là que vous trouvez les types tradi-
tionnels de la vie maritime, ces loups de mer en retraite
qui, chaque jour, sont attentifs à l'heure de la marée , et
soupirent à la moindre voile que l'on signale à l'horizon.
Oh ! que leurs récits ont de charme . et que d'émotions au
souper lorsqu'ils causent cap Horn ou pontons , lorsque
l'œil en feu, comme à bord de leur corsaire, ils racontent
les croisières du Bengale et les magnifiques combats que
\e. Moniteur a laissés inconnus !.. Et lorsqu'ils disent les
prouesses de Surcouf déconcertant l'Angleterre en vue de
son empire indien!.... C'est de l'amour qu'ils ont pour la
mer; elle est leur maîtresse plus adorée qu'une fenmie ne
pourra jamais l'être; maîtresse capricieuse et violente,
qui a mêlé leurs jours de plaisirs et de tourmens. A elle ,
ils doivent ces belles nuits des tropiques , ces nuits où ces
flots lumineux laissaient un sillon de flamme derrière le
gouvernail , ces nuits où l'on dansait sur le pont, où l'on
était roi à son bord... A elle aussi ces souvenirs terribles
de combats, de naufrages, de sang, de faim, de déses-
poir. Tout cela les charme : ils aiment la mer. Voici le
capitaine Kernoc , le Kernoc de mon ami Eugène Sue; je
l'ai trouvé, c'est bien lui : il a commandé le beau brick
CEperi'ier; il m'a parlé de maître Durand; il m'a pré-
senté Grain-de-Sel. Qu'il est beau , Kernoc! qu'il est plus
poète encore que marin , quand il me raconte sa désertion
86 REVUE DE PARIS,
de Madras ou son règne de quelques jours dans l'ile Coë
tivy , ou bien encore ses courses de traite , alors que pour
transporter des nègres il n'avait qu'un équipage noir!
Kcrnoc n'est pas philantrope , et c'est pourtant un brave
homme qui oblige fous les malheureux.
Pouiquoi Walter-Scott ne vient-il pas chez nous! Qu'il
écouterait avidenient ces éti'anges récits! que de belles
pages nous aurions, du tenible et du grotesque! A côlé
de naufrages, des ruses mercantiles pleines de gaieté : un
capitaine, frappé du goût des naturels de Madagascar pour
la verroterie, et leur vendant de la graine de bouteilles;
un autre, chargé d'apporter un baril de poudre en retour
d'une négresse, et prétendant qu'il n'a pu sauver que la
moitié du baril parce que le reste a pris feu; après cela,
un navire qui sombre et des hommes énergiques, sûrs du
salut , construisant un x'adeau comme nous ouvrons un
parapluie, rongeant leur biscuit au sein des abîmes ou sur
le sommet des nuages; et puis des brigandages bouffons,
des cas de galère à faire crever de rire tout un jury; et,
au fond de ce mélange, des gens sans rudesse, que vous
voyez se promenant sur le cours, et qui marchandent un
melon à la place, comme s'ils eussent été toute leur vie
sous-chefs de bureau au Mont-de-Piété.
Que Cooper vienne aussi; qu'il aimerait à réciter les
faits curieux du hardi brick te Diligent! C'est un navire
anglais que/e Diligent rencontra en i8i2 dans les parages
de la Jamaïque. Les quadruples d'EspaL;ne que l'on voyait
presque, avec la longue-vue, frapper par les balanciers
du Mexique, encombraient la cale de l'anglais, et offraient
leur riche proie au premier brutal qui eût osé la demander
en temps propice. Mais le navire était fort, et de loin on
l'eût pris pour une frégate des plus hargneuses. Le Dili-
gent s approche; menteur comme un Gascon, bien que
Breton, il porte flamme et pavillon anglais : c'est le matin;
on est encore en vue de Kingston ; il faut île la prudence.
On le hêle : pyhat brig is thaï F (quel brick est cela?)
LITTSUATURE. 87
— Ilis Mnjcstys bn'^ Star (le brick de Sa Majesté ]'£"-
toile). — Good passage (bon voyage). On tire le chapeau
pour un brick du roi Georges, et l'on fait route. La nuit
arrive : les deux navires ne s'étaient pas quittés de vue.
Le Diligent vire de bord, laisse porter sur l'anglais, qui
croit naviguer de compagnie avec un camarade, et lui
lâche à demi-portée de canon tout ce qu'il a de mitraille
à tribord, au risque d'être écrasé en retour. Les embar-
cations sont à la mer; le capitaine saute le pi'emier sur le
pont ennemi, y marche dans le sang jusqu'à la cheville,
et, au milieu des haubans brisés, de vergues en éclats,
de lambeaux de voles et de débris d'affûts , trouve le
cojnmandaut gisant au pied du mât d'artimon, une cuisse
cassée, qui lui dit d'uu air douloureux; « Ah! monsieur,
moi qui, vous voyant approcher, avais mis de la bière à
rafraîchir pour vous recevoir! •,>
Le capitaine du Diligent est aujourd'hui conseiller
municipal, et ne se chargerait pas de tuer un poulet.
Le littoral breton est immense: malheureusement il
est d'un difficile accès. Sur toute celte côte si importante,
si hérissée d'écueils, il n'existe cjue trois phares de l'em-
bouchure de la A'ilainc à l'entrée de la Manche: ceux
d'Ouessant, de Saint Mathieu et de Groix (i). Que de
points cependant où l'on en désirerait encore ! Car un
navire venant du large peut toucher à l'improviste en
abordant la terre de France, taudis que l'Anglais voit sa
patrie de dix lieues dans la nuit la plus orageuse, grâce
aux feux raidtipliés qui la lui annoncent.
C'est une si douce émotion pour l'équipage qui revient
de ITnde, qui a tenu huit mois la mer, qui a doublé le
cap de Bonne-Espérance au milieu de montagnes d'eau
dont les vallées ne laissent voir le ciel que par un point;
(i) Ou s'occupe depuis quelque temps de la construction de deux
pliares nouveaux, aux Peumarclj et à Bel!c-Isle. Ih rendront d'é-
mineos service?.
88 REVUE DE PARIS.
c'est un si vif plaisir que ce cri partant de la vigie des
bossoirs: Feu!.. Corclouan !.... Ah, comme les cœurs
battent : voilà Bordeaux !.. On est encore à grande distan-
ce, maison est tranquille; on arrivera. Voilà Bordeaux,
le Grand-Théâtre, les cadichonnes; vive la France! Le
délire est à bord, et le mousse se moijue autant des coups
de garcette que l'officier des arrêts...... Vous approchez
des cotes bretonnes ; la scène change: c'est la teneur au
lieu de la joie; car éviterez-vous le Raz-Je-Seiii, en face
de la baie des Trépassés, qui doit son nom à tant de nau-
frages? Le courant ne va-t-il pas vous briser sur/e GrunU-
Stet^'enel, rocher aussi redouté des marins que celui de la
Teigneuse à l'entrûe de la baie de Quiberon ? Qui vous
avertit que la Jument est là tout près des Glenants? et si
la brume arrive, qui vous garantit de la barre de Pouldu?
; A ce propos, et en attendant que le ministère delà
marine, qui s'en occupe, ait complété le système de nos
phares, je ne puis passer sous silence une grave réflexion
que nos marins expérimentés voudraient voir publier plus
haut encore. Il s'agit d'un port, utile au-delà de tout, et
que peu de chose donnerait à la Fi-ance. L'Abrevrach
(Finistère), placé à l'ouverture de la Manche, et faisant
face à deux des principaux ports anglais, Plymouth et
Falraouth, n'a été jusqu'ici fréquenté que par dos cabo-
teurs qui, principalement en temps de guerre, y trouvent
un refuge assuré. Ou a des exemples de l'entrée de cent
vingt voiles à la fois dans cette relâche, dont l'importance
n'est pas négligée sur les cartes anglaises , où des lignes
particulières marquent le double chenal qui y conduit. Un
million employé par une main économe et savante à l'achè-
vement de ce port naturel fructifierait plus que les énormes
dépenses de Cherbourg; car un navire chassé par l'ennemi
y entrerait avec tous les vents du nord, de nord-ouest,
et d'ouest , sans avoir besoin de traverser les dangers quj
avoisinent Brest , ou Paimpol , ou Biéhat. Quelques balises
placées sur les récifs, deux batteries, dont !a position est
LITTÉRATURE. S9
marquée par la nature des entrées, cinq ou six corps
morts, places dans l'avant-port pour les besoins des bâ-
timeus de guerre ou de commerce, un creusage peu con-
sidérable, suffiraient à faire de l'Abrevrach le port peut-
être le plus utile de la Manche. D'aucun autre on ne
saurait se rendre plus vite dans l'Océan, si l'on part; vers
aucun autre, si l'on rentre, on ne peut avoir (après les
travaux terminés) une navigation moins périlleuse. Ajoutez
à cela qu'en trois heures on est à Brest, en quittant
l'Abrevrach, dont ce grand port n'est distant que de six
lieues par terre , ce qui peut, en temps de gueire, donner
aux forces navales la ressource du carré de l'infanterie ,
avec cet avantage d'occuper un vaste espace compris
entre deux mers. L'ne flotte anglaise paraît sur nos côtes
du nord; une divi.sion française est chassée par elle. Au
lieu de perdre, pour se rendre à Brest, un temps précieux
à traverser le dangereux passage du Four, elle entre à
l'Abrevrach ; un homme monte à cheval , si la ligne sema-
•phorique est interrompue, et voilà Brest informé de ce qui
ai'rive. Brest répond et commande, et tlans la même demi,
journée deux escadres séparées littofalemcnt par douze
lieues , et coupées par l'ennemi , ont un mot d'ordre unique
qui leur permet d agir de concert.
Tels sont les avantages qu'assurerait ce port, et tout cela
pour un million.... Un million , c'est presc[ue un centime
au budget ; et tant d'inutilités ont coûté plus !
On est heureux, quand on parle delà Basse-Bretagne,
d'avoir à parler de Brest. Ce n'est pas seulement ce port
magnifique , cette rade immense que l'Europe envie ; mais
là aussiestla compensation des mœurs rétrogrades de notre
vieux pays. Brest , cité , est comme la terre promise de
l'éducation bretonne. Le patriotisme , les lumières , la vive
énergie de citoyen, sont, dans cette ville, des modèles
pa tiens à la vaste sauvagerie qui l'entoure. Pa tiens, car ils
ne datent pas d'hier : si la Basse-Bretagne eut imité Brest,
nos paysans .seraient depuis long-temps français. iSous
TOME X. ^
90 REVUE DE PARIS.
avons déjà Loiient, qui n'a qu'un siècle d'existence, et
qui, par le fait même de sa jeunesse, est au niveau de nos
circonstances toutes jeunes ; Saint-Malo, qui ne se souvient
pas seulement de Dugay-Trouin et de Cartier , mais qui
s'enorgueillit aussi des Surcoiif et de leur pavillon tricolore;
et Morlaix, dont le maire est si connu par son inflexible
indépendance, etc., etc.
C'est par nos côtes , c'est par la marine, que de proche
en proche le mouvement civilisateur se propagera dans les
campagnes bretonnes. Les routes achevées, les canaux ou-
verts, le centre communiquera facilement avec les extré-
mités où abordent les mœurs étrangèi'es et plus souvent
encore les mœurs franchises. Et puis des écoles, non-
seulement gratuites, mais dotées de primes puissantes,
car les décisions du recteur de l'académie ne feront pas un
élève. Quand on lit dans YAlinanach roj-al: Scaër, chef-
lieu de canton , population quatre mille âmes , on se repré-
sente aussitôt Courbevoie ou Montmorency; on s'imagine
qu'une école primaire y aura bientôt trois cents élèves, et
qu'il ne s'agissait que d'y en établir une plus tôt, pour en
finir avec la barbarie. Mais venez à Scaër: c'est un village
où vous compterez cinquante maisons, dont dix couvertes
en ardoises. Les quatre mille habitans que vous cherchez
sont répandus au loin clans les landes, arrachant leurs
moulons aux loups des forêts de Coalloch , de Cascadec et
de Laz , et vous ne prouverez à aucun cultivateur de la
commune Tulilité de faire entreprendre deux fois par jour
à leur fils, qui garde les troupeaux , un voyage de trois
lieues pour apprendre à lire; car il ne sait pas lire , le père,
et il n'en vend pas moins son seigle fous les ans.
Les phrases sont faciles à faire : il se dépensera plus
d'argent en programmes , en projets, en circulaires im-
primées, qu'il n'en faudrait pour arriver à un but utile.
J'ai la coimaissance complète des lieux et des idées, et je
garantis l'insufTisance de toute tentative de ce genre , si
l'on n'institue pas des primes pour les familles qui enver-
LITTËRATT'RE, 9<
ront leurs enfans aux écoles. Ces familles ne comprennent
pas, et vous ne leur ferez pas comprendre à quoi une
e'cole peut servir ; monlrez-leur qu'on y est paye quand
on s'y rend ; de cette manière , vous allez créer une gé-
nération d'hommes nouveaux qui auront profité des
bienfaits de l'éducation , et qui n'auront plus besoin d'ap-
pât lorsqu'il s'agira d'y faire participer leurs enfans.
Puisse-t-on se persuader que la Uassi-Bretagne mérite
les travaux d'une session entière des Chambres , si l'on
veut que deux millions d'hommes , qui habitent la France ,
deviennent des citoyens français.
Auguste Romieu,
Sous-préfet de Quimperlé.
ESQUISSES DU NORD.
SUEDE. — LAPONS.
Route nouvelle de Stockholm Cavalcade dans les fondrières. —
Rapports entre la Suisse et la Suède. j — Différence des Norvégiens
et des Suédois. — Visite aux Lapons. — Aspect de leur pays. —
Une famille laponne et un troupeau de rennes. — Hospitalité,
repas. — Figure , langue , race , religion des Lapons. — Aspect
du nord de la Suède. — Le paysan géographe. — Anniversaire de
Goethe.
Au lieu de prendre la route ordinaire de Drontheira à
Stockholm, qui passe par Raeras et par la Dalecarlie, nous
nous de'cidâmes pour la route nouvelle, qui n'est jias
encore entièrement terminée , et qui passera par vEster-
sand , au nord de la première. Le général Birke , gouver-
neur de Drontheim, devait aller visiter la partie à laquelle
on travaillait encore. ]\ous cédâmes au plaisir de faire
avec lui le passage des montagnes. Au jour fixé, nous ar-
rivâmes au dernier relai, oii nous trouvâmes le général et
son escorte. De ce point à la frontière suédoise il reste
un espace d'environ quinze lieues du côté de la Norvège ,
où la route n'existe point. C'est cet espace que nous avions
à franchir pour arriver en Suède. On ne pouvait en venir
à bout qu'en allant à travers bois, marais et rochers , au
LITTÉRATURE. 93
moyen des admirables chevaux du pays. C'est àquoi furent
employés les deux jours suivans. Celte expédition , avec
noire visilo aux Lapons, qui la suivit imme'diatement ,
l'ut la partie la plus curieuse et la plus fatigante de notre
voyage.
JNotre caravane avait un aspect assez original : en télé
étaientle général et ses olliciers , quelques gros négocians
tle Drontheim, un pasteur avec un chapeau à large bord,
nous avec nos mines étrangères, et enfin un minéralogiste
de Christiania, le savant professeur Esmark, qui d'ordi-
naire fermait la marche, ayant sur sa tête une grande
casquette de feutre gris, sur son dos une redingotte de
taffetas ciré vert, froissée de mille plis, et portant l'étui
de son baromètre attaché en manière de carquois derrière
ses épaules. La diversité des costumes et des tournures ,
la bizarrerie de quelques-unes, ce mélange de militaires
et de marchands, ce savant et son baromètre hissé sur un
grand cheval , tout cela donnait à notre petite troupe un
caractère animé et grotesque qui nousréjouissait beaucoup.
Au bout de quelque temps , la route se trouvant inter-
rompue, il fallut commencer à chevaucher à travers les
sapins , dans un terrain marécageux , entremêlé çà et là
de quelques rochers. Des troncs d'arbres pourris embar-
rassaient souvent notre chemin ; il fallait passer des
torrens à gué ; il fallait à chaque instant que les chevaux
entrassent jusqu'au poitrail dans des bourbiers, et qu'a-
lors , aux prises avec les racines et les broussailles enfon-
cées dans la fange, ils parvinssent , à force d'adresse et
de patience , à en débarrasser leurs pieds. J'admirais sou-
vent avec quel art ils se dégageaient d'embarras qui me
paraissaient tout- à-fait inextricables. Ils semblaient re-
connaître par l'odorat le degré de solidité tlu terrain sur
lequel ils posaienl le pied. Quand la diliiculté élait trop
grande , qu'ils étaient pris connue au lacet ou avec de la
glu, ils ne s'effrayaient point, s'arrêtaient un moment ,
comme pour bien assurer leur élan , puis faisaient à propos
8.
94 REVUE DE PARIS,
un effort vigoureux , et se trouvaient hors d'affaire. Sur
les rochers leur instinct n'était pas moins surprenant; ils
montaient et descendaient sur des pentes où il eût été
malaisé à un piéton de ne pas perdre l'équilibre ; tantôt
se cramponnant aux plus petites aspérités des rochers ,
tantôt raidissant leurs jambes de derrière, et se laissant
ainsi glisser. Quelquefois ils sautaient brusquement d'une
hauteur d'un pied sur une dalle de rocher où il y avait
tout juste place pour leurs quatre fers, et là s'arrt'taient
brusquement, comme cloués au sol. Tout cela, bien en-
tendu , à condition qu'on ne les touchât pas, et qu'on les
laissât complétemeat maîtres de leurs mouvemens. Malgré
cette dextérité admirable de nos montures, les difficultés
étaient si grandes que tous ceux de nous qui ne mirent
pas pied à terre dans certains endroits tombèrent une ou
plusieurs fois non pas de cheval, mais à cheval. L'animal,
après les plus grandset les plus habiles efforts, s'abattait
dans un bourbier; le cavalier écartait les jambes , et n'é-
prouvait d'autre inconvénient de son accident que d'en-
foncer dans la boue jusqu'au-dessus des genoux. Aucune
de ces chutes ne fut dangereuse; mais quelques-unes fu-
rent assez désagréables. Le docteur Esmark, qui avait eu
probablement la malheureuse idée de mettre l'intelligence
d'un professeur aux prises avec l'instinct d'un cheval ,
renversa deux fois le sien sur lui, et ne dut son salut qu'à
Ja nature du lieu de sa chute. Imaginez dans quel état on
le déterra ; mais, conservant au milieu des plus grands
revers un zèle héroïque pour la science, sa première
pensée était toujours pour son baromètre, dont il était
plus occupé que de lui-même.
Nous fumes cantonnés militairement par le général dans
quelques gaards perdus au sein de ces marécageuses soli-
tudes. La soirée se passa à la norvégienne, à boire du
punch , à fumer avec nos compagnons de fatigue. Un pas-
teur dont la cure n'était pas située bien loin de l'endroit
où nous étions nous apprit sur les mœurs de^ paysans
LITTÉRATURE. 95
diverses choses curieuses, surtout par le rapport de cer-
tains usages lîlablis dans ces cantons lointains de la Nor-
ve'ge avec des coutumes cpi'ou retrouve dans quelques
cantons de la Suisse ; entre autres , le singulier usage du
kilt est commun aux deux pays. On appelle ainsi les visites
mystérieuses ([ue les garçons font pendant la nuit aux
filles qu'ils doivent épouser. La suite ordinaire est la même
aussi en Suisse et en Norvège , c'est-à-dire qu'il en résidte ,
il est vrai, souvent la nécessite du mariage, mais que le
mariage suit immanquablement. Une pareille faute ne fait
aucun tort à la jeune fille ; mais le jeune homme serait
déshonoré à jamais s'il refusait de la réparer.
Du reste, ce rapport n'est pas le seul qu'on ait remar-
qué entre les liabiludes de la Scandinavie et ceux de cer-
taines parties <la la Suisse. Les habitans de la vallée d'iiasli
ont une tradition qui les iait descendre des Suédois. On
assure que leur dialecte a quelque analogie avec la langue
suédoise; et j'ai retrouvé dans le visage des femmes de
Stockholm le type de celui des femmes d'Hasli. La belle
batelière de Brientz, par exemple , avait ini profil exacte-
ment suédois. Les petits cantons ont conservé une ballade
très-ancienne, qui raconte leur origine septentrionale , et
sur un fait qui établit peut-être plus viclorieuscmcnt (jue
tous les autres le rapport en question : c'est l'existence
parmi les enfans de Berne d'un jeu dans lequel on articule
des paroles bizarres lout-à-fait inintelligibles à ceux qui
les prononcent. Ce même jeu , ces mêmes paroles se re-
trouvent parmi les enfans de Copenhague, qui certes ne
se sont pas entendus avec ceux de Berne. L'iiisioire des
jeux d'entans, comme celle des contes de nourrice et des
proverbes de bonne femme, peut jeter un très-grand jour
sur l'histoire de l'espèce humaine. C'est la ce qui se trans-
met à de graniles distances, subsiste pendant des siècles ,
ne s'invente guère , et survit queLiuefois aux lois, aux
coutumes , aux empires.
Le lendemain nous continuâmes notre expédition , et
96 IlE\njE DE PARI S.
cette journée fut encore plus rurle que la première. L'a-
dresse des chevaux eut encore plus beau jeu pour se dé-
ployer. Au milieu des marécages on trouva tout à coup
des i-ochers escarpés, qu'en vérité on ne pouvait gravir à
{)icd sans quelques efforts et assez d'agilité. Eh bien I toutes
nos montures en vinrent à bout sans se casser les jambes.
C'était vraiment un spectacle curieux à voir : une vingtaine
de chevaux sur des pentes tie rochers, les uns glissant,
les autres roulant, les autres se retenant dans leur chute,
et comme suspendus et tirés en haut par leurs guides;
quelques-uns défilant déjà avec leurs cavaliers à une
grande hauteur, tandis que les autres se débattaient encore
avec les leurs dans les tourbières. Les cris des paysans,
la confusion de cette scène, la nature sauvage et nue
qui nous entourait , tout cela eût formé un tableau piquant
à Horace Vernet ou une page animée à Walter-Scott.
Enfin nous touchâmes, à notre grande joie , la frontière
suédoise. Nous nous sentîmes avec plaisir sur un terrain
solide. C'était la troisième fois que j'entrais eu Suède;
j'y entrai par le nord, et j'allai chercher le midi à Stock-
holm.
jXous fûmes reçus par le colonel Boje, commandant des
chasseurs du Jemtland et l'un des meilleurs officiers suédois.
Il était venu au-devant du général Birke, et comptait l'es,
corter à travers les affreux marais que nous avions traver-
sés avec faut de peine, et revenir par le même chemin,
le tout par partie de plaisir.
En passant de Norvège en Suède, nous eûmes tout d'a-
bord devant les yeux un échantillon frappant du contraste
qui existe entre le caractère des deux 'peuples. Rien de-
plus différent que le général Birke, avec sa douce et calme
figure, ses manières simples et tranquilles, et le brillant
colonel Boje, avec son air animé, son allure vive et déga-
gée. 11 n'y avait pas jusqu'à son grand bonnet de martre
noire , jeté sur le côté de sa tète avec une coquetterie mi-
litaire, qui ne contrastât avec In .'simple capote de cuir de
LITTÉRATURE. 97
Drontheimque portait le gênerai. Ces deux hommes, dis-
tingués chacun à leur manière, e'taicnt aussi diflférens que
leur air ; et leurs nations sont aussi ditïérentes qu'eux-
mêmes. Vraiment leur longue inimitié et l'antipathie ré-
ciproque qu'elles conservent encore ne surprennent plus
quand on a observé les oppositions naturelles qui les sé-
parent. On ne sait comment s'expliquer, en Scandinavie,
ce cachet tout méridional que porte en général le carac-
tère suédois , et surtout dans les villes , et qui a fait ap-
peler les Suédois par leurs amis les Espagnols et par leurs
ennemis, les Gascons du Nord. Nous avions un grand dé-
sir de voir des Lapons. Ils s'avancent avec leurs rennes
le long de ces montagnes qui séparent la Norvège de la
Suède, et où eux seuls peuvent exister. Nous partîmes le
26 août pour aller les chercher dans leurs solitudes. Nous
devions pour cela coucher ;iu dernier gaard suédois , et là
nous informer d'une manière précise où nous pourrions
trouver des Lapons , chose assez difficile , parce que d'un
moment à l'autre ils quittent l'endroit où ils étaient éta-
blis , laissent leur hutte, et vont ailleurs en construire
une nouvelle.
Pour arriver jusqu'à eux , nous avions environ douze
lieues à faire à travers un pays assez semblable à celui que
nous avions traversé les jours précédens, cependant un
peu plus détestable encore; car cette fois il n'était plus
question de chevaux; les pauvres bêtes n'auraient pu s'en
tirer; c'est à pied, sans chemin tracé, que nous devions
nous engager dans le pays , à travers les marais et les tour-
bières.
A cinquante pas des habitations que nous laissions der-
rière nous, nous trouvâmes le commencement des intermi-
nables marais où nous allions nous enfoncer. Nous éprou-
vâmes un petit mouvement d'hésitation en voyant que
décidément il fallait nous résoudre à entrer souvent
jusqu'aux genoux dans une boue noire ; mais être si prés
des Lapons et ne pas les voir, de peur de se mouiller les
98 REVUE DE PARIS,,
pieds, il n'y avait pas à y penser. Le premier essai de
cette manière de voyager une fois fait , nous en prîmes
notre parti , et nous marcliànies dès-lors plus souvent dans
l'eau ou dans la vase que sur la terre sèche.
Le pays dans lequel nous étions alors est certainement
le plus laid de l'univers. Il faut l'avoir vu pour savoir
jusqu'où la nature peut aller en ce genre. Imaginez un
terrain entièrement nu, à l'exception de quelques brous-
sailles clair-semèes . de quelques bouleaux nains ou diffor-
mes, la plupart sans feuilles, les uns brises par le vent,
les autres à demi consumés, et que leur ècorce blanche ,
noix'cie cà et là par la flamme , rend pareils à des sque-
lettes calcinés. Ce pays dépouillé ne produit d'aulre végé-
tation que des mousses marécageuses ; il est composé
uniquement de fondrières et de rochers. Ou ne peut
s'accoutumer à cette différence dans la solidité du sol ,
qui change à chaque pas. Alternativement le pied est
repoussé par les saillies du granit ou il enfonce dans la
fange. Toute l'étendue qu'on aperçoit est occupée par
une innombrable quantité de flaques d'eau ; les vallées
paraissent inondées , et l'on trouve des marais sur des
rochers, ou plutôt tout ce qu'on voit n'est qu'un vaste
marais entremêlé de rochers. L'eau est véritablement le
fond du pays. Il y a aussi de la terre ; mais on peut dire
que c'est par exception.
Nous espérions rencontrer quelque ours pour compléter
nos aventures septentrionales; nous n'eûmes point cet
avantage. Les paysans suédois les attaquent avec une
grande intrépidité. Le colonel Boje nous avait montré un
hoxnme qui s'était trouvé dans une situation d'où peut-
être nul autre n'est jamais revenu. Étant tombe sans
connaissance, à la suite d'un combat avec un de ces ani-
maux, il vit, en revenant à lui , l'ours occupé à l'enterrer,
comme un chien enfouit un os pour le retrouver plus
tard. Il ne perdit pas courage, se releva, recommença la
LITTÉUATURE. 99
lutte, et tout aflaibli qu'il était, parvint à triompher de
l ennemi qui l'avait traité comme une provision.
Après nous être encore plus d'une fois embourbes dans
les marais , avoir sans cesse monté pour redescendre de
colline en colline , de rocher en rocher , nous arrivâmes ,
épuisés de fatigue , au gaard suédois , où nous devions nous
orienter d'une manière précise sur la position des Lapons.
Celait un dimanche; les habitans du gaard était occu-
pés à lire la Bible et à chanter des psaumes. Le père avait
une des figures les plus nobles et les plus calmes qu'on
puisse voir. Toute la famille semblait grave et recueillie.
La solennité du jour , célébrée ainsi par les bonnes gens
dans cette pauvre cabane , très-littéralement au bout du
monde, avait quelque chose de respectable et de tou-
chant.
Notre premier besoin était le repos. On nous mena
dans une des petites cabanes du gaard , où étaient quel-
ques lits , c'est-à-dire quelques peaux d'ours , de loup, de
renne, étendues sur la terre. Malheureusement la largeur
de la cabane n'était pas assez considérable pour nous
permettre de nous placer sur ces peaux tous les cinq les
uns à côté des autres; il fallait dormir à son tour: eu
attendant le mien , je fus me promener autour du gaard ;
je me livrai avec un charme triste au sentiment île la
solitude et de l'éloignement. Je regardais le petit lac au
bord du([uel l'habitation était placée, et qui tournait der-
rière une colline. Je pensais combien cette plage opposée
que je ne voyais pas devait être sauvage et silencieuse. Le
bateau amarré à la rive était là certainement pour pêcher
sur le lac , non pour le traverser. Que serait-on allé faire
au-delà ? au-delà où aller ? Nous nous reuiimes en marche
le lendemain matin, et vers dix heures, au bord d'un petit
^ac , au pied d'une montagne nue et d'une forme bizarre
nous aperçûmes tout à coup un troupeau d'environ trois
cents rennes et une famille laponne occupée à les traire.
Ces animaux à demi domestiques errent toute la journée
100 REVUE DE PARIS,
dans les rochers , qui sont leur pâturage. A une certaine
heure on les rassemble , au moyeu de petits chiens à pâtes
courtes, d'une espèce particulière. Le coup d'œil qui s'of-
frit subitement à nous était vraiment frappant. Ce trou-
peau presque sauvage se pressant en désordre , quelques-
ims immobiles, d'autres luttant avec leurs ramures ensan-
glantées, ou se précipitaut par bandes vers un point ou
vers un autre, comme emportés par un soudain vertige;
les cris des enfans, les jappemens des chiens qui les pour-
suivent, les hommes et le;s femmes occupés à recueillir leur
lait, telle fut la scène nomade qui nous apparut tout à coup
dans ce désert. Les Lapons continuèrent leur opération
sans faire grande attention à nous , et sans paraître éton-
nés de nous voir. Nous entrâmes au milieu du troupeau
pour observer la singulière manière dont on trait les
rennes. Un homme ou une femme tenait une corde de
cinq à six pieds , reployée à peu piès comme l'extrémité
inférieure de celle d'un cerf volant , et la lançait aux
reunes femelles qu'il voulait arrêter, de manière à prendre
son bois dans une sorte de nœud coulant, puis, sans lâcher
prise, faisait passer avec dextérité cette corde autour du
museau de l'animal. Alors un enfant s'approchait, saisissait
la corde, et la tenait serrée, tandis que la renne, ainsi
assujétie , se laissait traire sans beaucoup se débattre.
Chaque femelle donne très-peu de lait. Ainsi elle était
prompt enient débarrassée , et à peine libre , s'éloignait
d'ordinaire avec un bond sauvage.
La pluie qui survint nous fit chercher un abri dans la
hutte de la famille ; elle ressemblait à celles que les
charbonniers dressent dans nos forêts; je fus confondu de
ses petites dimensions : quelques branchages , mal cou-
verts d'une serge grossière , en composaient toute l'archi-
tecture; il fallait se courber pour y entrer. Au milieu
était une pierre carrée servant de fo3er; au-dessus était
suspendue une marmite de fer ; la partie supérieure de la
hutte était ouverte pour laisser échapper la fumée. Nos
LITTÉRATURE. 1U1
Ilotes nous abandonnèrent généreusement l'abri tel quel
de leur toit, et restèrent dehors exposes à la pluie. Il eût
été impossible d'y tenir avec eux. Cet étroit réduit pou-
vait à grand'peine contenir nous cinq et nos deux guides.
Je n'ai jamais pu comprendre comment faisait pour s'y
loger la famille laponne composée de dix personnes en
comptant les enfans. Il ne fallait pas songer a s'asseoir ,
le toit formait avec le sol un angle trop aigu pour le
permettre; on ne pouvait pas non plus se coucher autour
du feu, cela aurait pris trop de place; il fallait ramasser
son corps en s'appuyant sur le côté , à peu piès comme
font les marmottes durant l'hiver; or, dans cette position
gênée , et en occupant le moins d'espace possible, nous
remplissions la hutte très-exactement. C'est apparemment
pour épargner quelques pieds de l'étofle grossière qui
couvrait leur demeure , que ces pauvres gens lui avaient
donné si peu d'étendue.
Lanière de famille, sans nous faire aucune question,
apporta un quartier de renne , et se mit en devoir d'ap-
prêter notre repas.
Ces apprêts n'étaient pas très-encourageans pour l'ap-
pétit , heureusement que le nôtre n'avait pas besoin
d'être excité. La bonne femme coupait la viande en
morceaux qu'elle prenait ensuite avec les doigts pour
les placer un à un dans la marmite ; de temps en tenqis
elle jetait aux petits chiens, qui s'étaient glissés dans
la hutte, un lambeau de chair crue que leur disputaient
des enfans affamés, presque nus , en fout semblables à
de petits sauvages. C'eût été unclithographie à faire que
l'intérieur de cette hutte ; nous , accroupis autour du feu
et buvant du lait de renne dans de grandes écuelles de
bois, la bonne laponne courbée sur la marmite et pré-
parant, comme je viens de le dire, notre repas; les
chiens et les enfans soulevant la méchante tenture qui
servait de porte, pour s'introduire eu rampant dans la
hutte, et, afin de compléter le tableau , la fîf;ure impas-
XoMK. X, u
102 REVUE DE PARIS,
sible d'un de nos Norvégiens, a genoux en dehors , la léte
seule passée à l'intérieur, et dans celte attitude fumant
imperturbablement sa pipe.
Notre hôtesse ayant achevé de couper et de déchique-
ter le morceau de viande qu'elle nous destinait mit le
tout dans la marmite de fer, la recouvrit d'une assiette de
bois renversée , et le laissa cuire ainsi dans le beurre de
renne; puis, au bout d'un certain temps, le versa dans
une grande écuelle pareillement de bois, où nous man-
geâmes d'un grand appétit ce ragoût extraordinaire, sans
l'aide de fourchette, et avec le secours des paysans sué-
dois qui nous avaient accompagnés.
Pendant le temps qu'avaient duré les apprêts de notre
festin, nous avions adressé diverses questions à celle qui
s'en acquittait si bien. Nous nous servions de la langue
suédoise ; ces Lapons, en rapport fréquent avec les Suédois,
la savaient très-bien ; mais entre eux ils parlaient le lapon,
langue absolument diflerente des idiomes Scandinaves, dia-
lecte finois, d'une prononciation singulièrement douce et
agréable.
Cette langue que parlent les Lapons, et le nom dejin^
le seul par lequel ils se distinguent eux-mêmes , attestent
qu'ils appartiennent à cette grande famille des nations
iinoises, dont faisaient peut-être partie les Huns et Attila,
et dont les débris se retrouvent aujourd'hui en Finlande,
en Esthonie, et du fond de la Hongrie jusqu'aux bords du
Volga, et jusqu'au pied de l'Oural.
Notre Laponne répondit à toutes nos questions avec
beaucoup de sens et de bonne humeur ; en somme , ces
Lapons ne nous parurent ni stupides ni farouches, et nous
surprirent par leur air de calme, de bien-être, de raison,
que nous ne nous attendions pas à leur trouver au sein de
leur misérable existence.
Je demandai si les Lapons et les Suédois se mariaient
entreeux;on me répondit que cela n'arrivait jamais. Ainsi
quoique suria terre suédoise, nous avions sous les yeux des
LITTÉRATURE. <03
Lapons de race pure, ce que confirmaient la langue dont
ils se servaient entre eux et la configuration deleurs traits.
Ils n'étaient pas nionstrucuscnient petits; mais tous avaient
le menton pointu et les yeux obliques, quelque chose en
im mot du type de la race mongole, avec laquelle la race
finoisc parait avoir de la ressemblance
L'été, chaque famille vit ainsi isolée dans sa hutte; la
disposition marécageuse du pays empêche alors les com-
munications ; mais l'hiver , qui fait de toute la contrée un
vaste champ de neige et de glace, les rétablit ; c'est pour
les Lapons la saison de l'activité, des fêtes, des voyages.
Les familles se rapprochent et forment des espèces de tri-
bus. Les Lapons se transportent avec une grande rapidité
au moyen de leurs traîneaux; j'ai vu un de ces traîneaux,
auxquels ils attachent leurs rennes, qui avait tout-à-fait
la forme d'un petit bateau; la quille sillonne la neige, et
le Lapon tient son traîneau en équilibre au nîoyen d'un
bâton dont il faut se servir avec une grande agilité, pour
ne pas être renversé. Les Lapons se servent aussi, en
guise de patins, de deux planches étroites, dont la plus
courte a six pieds, et l'autre environ un pied de plus.
Je ne sais comment ils peuvent se mouvoir avec
cette chaussure, pins grande qu'eux de moitié; cepen-
dant il est certain qu'ils s'en servent très-habilement
pour courir ou plutôt glisser sur la neige; on m'a même
parlé d'un bataillon norvégien qui manœuvrait équipé de
la sorte.
On accuse les Lapons d'être encore à demi des païens,
surtout ceux qui sont les plus reculés vers le nord. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que leur état religieux est assez
négligé. Les pasteurs sont fort clair-semés sur cette étendue
si vaste et si peu habitée. 11 n'est pas commode d'aller
chercher à une quarantaine de lieues les secours spirituels,
l'hiver sur la glace, l'été à travers des marais presque in-
franchissables. Les ministres qu'on leur envoie ne leur
-sont pas d'une grande utilité; ils viennent pour le moins
<04 REVUE DE PARIS
de temps possible dans ces pays perdus, souvent bourrés
de grec el d'iiébreu, mais de lapon, pas un mot; et alors
ils sontobligés d'avoir un interprète qui, phrase par phrase,
traduit leur sermon aux naturels du pays. Qu'on juge si
cet intermédiaire est favorable à l'éloquence , et si l'ora-
teur , en finissant son sermon , ne court pas la chance
d'avoir prêché tout autre chose que ce qu'il voulait.
Le gouvernement a fait tout ce qu'il a pu pour déter-
miner quelques Lapons à abandonner la vie nomade, et
pour en faire des agriculteurs; mais jusqu'ici on a bien
rarement réussi. Quelquefois un père de famille consent à
s'établir sur la terre qu'on lui donne ; pendant ce temps le
reste de la fajnille continue sa vie errante et rôde autour
de la demeure de son chef. Bien souvent il arrive qu'au
bout de peu de temps il quitte son nouveau genre de vie
et retourne sur les rochers.
Ces rochers où ils suivent leurs rennes sont de véritables
pâturages, car ils sont couverts de l'espèce de lichen qui
forme l'unique nourriture de ces animaux. Ces rochers
s'étendent au sud de ce qucla géographie a ppelieLaponie;
ils déterminent ce qu'on pourrait nommer la Laponie
physique. Là où est ce lichen et où il n'y que lui, il ne
peut vivre que des rennes et des Lapons vivant de ces
l'ennes.
Notre repas Gni,nous songeâmes à nous mettre en route ,
car il nous restait beaucoup de chemin à faire pour rega-
gner un gîte suédois avant la nuit. Nos guides, suivant
l'usage de leur pays, serrèrent la main de notre hôtesse en
lui disant takjbrinat, merci pour ce que nous avons mangé.
Nous fûmes véritablement touchés de rhos[iitalité de ces
pauvres et excellens Lapons qui, après nous avoir reçus
de leur mieux, ne voulaient rien accepter de nous. 11
fallut insister pour les faire consentir à recevoir une très-
petite somme, qui leur inspira une si vive reconnaissance,
qu'au moment de notre départ toute la famille nous salua
3 ITTltRATl'RE. 105
par un bruyant bourra! auquel uous repondimesdc grand
cœur.
Dus le point de noire voyage nous commençâmes à re"
venir vers le sud, et le pays dans lequel nous entrâmes
prit un caractère tout différent. Bientôt nous fûmes dans
le Semtland, grande vallée de la Suùle septentrionale, qui
offre des tableaux aussi grands et aussi imposans que ceux
de la Norvège. C'est là que sont les véritables beautés de
la nature suédoise ; quand ou n'a été qu'à Stockholm, on
ne connaît pas la Suéde.
Aux flaques d'eau avaient succédé les grands lacs; aux
petits rochers épars et écrasés , les cimes vastes et majes-
tueuses; nous retrouvâmes des sajiins, signe assez singulier
d'une nature plus méridionale, avec un sentiment de joie
semblable à celui d'un Espagnol quireverrait des orangers.
Les lacs nombreux qu'on rencontre dans le Nord de la
Suède communiquent en général les unsauxautresconime
les lacs de l'Amérique septentrionale; souvent plusieurs
d'entre eux n'en forment véritablement qu'un seul. Sur
quelques-uns de ces lacs, on trouve à de grandes distances
des relais de bateaux ; mais ces bords sont bien rarement
visités ; on ne comptait pas sur des voyageurs, comme on
peut croire, et il fallait à chaque fois attendre long-temps
que notre embarquement fût préparé. Une de ces stations
forcées m'a laissé un long souvenir. Dans une cabane
perdue , à l'extrémité du lac de Call, qu'on ne passe que
pour aller chez les Lapons, séparée de toute autre habita-
tion par une navigation de plusieurs heures , nous trou-
vâmes un paysan'qui vivait là seul avec sa femme; elle
était alors malade et poussait des cris aigus. Je n'ai rien
vu de plus déchirant que ce triste intérieur, si éloigné de
tout secours, de toute consolation. Le paysan paraissait
soigner et endurer la douleur de sa femme avec une im-
perturbable patience. Ce qui nous accabla d'étonnement
ce fut de le trouver dans cettc;solitude occupé de géogra-
phie. Il avait des cartes qui étaient arrivées là Dieu sait
9.
106 KEVUE DE PAHIS.
comiiieut. Ce qu'il desirait, c'étaient des livres pour faci-
liter et compléter l'intelligence de ses cartes ; il nous de-
manda de lui en procurer. Certes , s'il y avait eu moyen
de faire parvenir quoi que ce soit au bord du lac de Call,
nous nous serions enipresse's d'encourager un désir d'ap-
prendre si étonnant dans une telle situation , et qu'on ne
rencontreiait peut-être nulle part ailleurs qu'en Scandi-
navie.
Le 28 au soir nous arrivâmes à un village suédois dont
le nom m'échappe. Ce dont je me souviens, c'est qu'il me
parut ravissant. Il faut avouer que depuis quelques jours
nous n'étions pas gâtés par les objets de comparaison. Ce
jour était l'anniversaire de la naissance de Goethe. Deux
de nous s'étaient trouvés à Weimar quelques mois aupa-
ravant; ils avaient vu le patriarche dans toute la verdeur
de sa vigoureuse vieillesse, plein de chaleur, de grâce, de
bonté ; ils avaient promis de revenir célébrer avec leurs
amis, le 28 août, la fêle de Weimar et de l'Allemagne; ils
ne se doutaient pas qu'ils seraient alors dans un pays si
lointain et si barbare que le nomdeGoèthe n'y cûtjamais
été prononcé.
J.-J. Ampèrk.
oesK.
SOUVENIRS DU COLLÈGE.
[L^^s voi s sui\ ans ont élé à peu près improvisés par M. Barthélémy,
le mardi 3 janvier, jour de Sainte-Geneviève, pour le banquet annuel
qui réunissait les anciens élèves du collège de Juilly. On remarquait
parmi les convives plusieurs de nos célébrités de la tribune, du bar-
reau, de l'armée, des lettres, etc. Mais nous ne citerons aucun de ces
noms, tous confondus en celte occasion par l'égalité fraternelle du col-
lège, malgré la différence des âges , des professions et des talens.
Nous avons pensé que cette poésie, qui contraste par le sentiment et
la couleur avec les satires hebdomadaires de notre Juvénal politique ,
serait appréciée comme poésie en dehors du cercle des camarades du
poète. Certaines allusions locales, pour être intelligibles à la majorité
des lecteurs de la Revue de Paris, avaient besoin d'une note biogra-
phique que nous avons rejetée à la fia.] (JV. du D.)
Il est donc vrai ! nos mœurs , nos antiques usages ,
Rien n'est tombé pour nous sous le rideau de Tàge;
Tout Juilly devant moi semble ressuscité.
Quand après l'oraison du bcnedicile
S'ouvrait à notre faim une frugale cbère,
L'un de nous s'installait dans la poudreuse cbaire.
108 REVUE DE PARIS.
' Qui niVùt prédit alors qu'après plus de vingt ans,
Un jour environné des mêmes assistans ,
D'un banquet fraternel prolongeant la clôture ,
J'arriverais encore à mon jour de lecture.
Ah! SI jamais des toasts durent être permis.
Un toast universel à ces jeunes amis ,
Sages compilateurs dont les mains attentives
Ont d'un âge passé compulsé les archives ,
Et sous le même toit ont enfin recueilli
Les débris dispersés de l'antique Juiliy.
Songe des premiers jours , image du collège !
•Des soucis d'aujourd'hui par vous îe poids s'allège;
Tout, dans ces souvenirs, a des charmes pour nous;
Même les longs devoirs griffonnés à genoux ,
Les arrêts rigoureux, qui dans la salle grecque
Au moment de sortir nous clouaient au Sèncque ,
Le classique pensum aux éternels débuts :
Mecenas atin'is cdite rcgibus ;
Le cachot ténébreux, claustrale solitude
Où le gouvernement enfermait ses Latude ;
Les sonores soufllets que d'un bras amaigri
Improvisait si bien le colossal Debry ;
Le châtiment secret qu'à la mutine enfance,
Infligeait gravement l'impassible Chevance,
Tout, jusqu'au martinet, bourreau perpétuel,
Relique aux nœuds piquans qui, suivant Paluel ,
Eut l'honneur de servir pour le prince Jérôme, (i)
Nul de ces souvenirs n'a perdu son arôme ,
Comme un vieil alphabet ils restent là classés;
Si pourtant quelques-uns chez vous sont effacés',
Un seul gesle, un seul mot vous rend votre mémoire,
Et si je cite un nom, vous contez une histoire
L'un parle de Delpouve et de Soto-Mayor;
L'autre du long Bouchard à la voix de Stentor,
(l) Jc'romc Bonapaitc fit une partie île ?cs oUkIcs à Juiliy.
POÉSIE. 109
Bouchard qui des dragous conservant la rudesse.
Ainsi qu'une redoute emportait une messe.
Celui qui comme moi vécut sous Prioleau,
Dès' scènes de son temps de'roulele tableau;
Arme' d'un crayon sur, sous vos yeux il dessine
Simar fier du plastron qui chargeait sa poitrine,
Augustin de la porte, et l'agile Leduc,
Et le vieux frère Jean au pas lent et caduc;
Sa féconde mémoire eire à l'infirmerie,
Foyer de doux propos , de longue causerie ,
Où le petit Huré, frère du professeur.
Prodiguait ses bons mots à la petite sœur.
Là, dans les longs hivers, heureux de quiétude ,
Le malade oubliait les soucis de l'étude,
Les chroniques ennuis de l'office divin ,
Les dessins de Bluteau, les notes de Crévin ,
Le grec du père Huré, l'anglais de Charlemagne ;
Souvent même il tentait une longue campagne :
Et dans les hauts greniers, maraudeur clandestin ,
Il allait conquérir un glorieux butin.
Ere des premiers jours, de tempêtes suivie ,
.Son reflet lumineux luira sur notre vie;
C'est un génie ami qui, la lampe à la main ,
Marche en nous escortant jusqu'au bout du chemin.
Dans ce cercle où du monde expire le tumulte,
Nos cœurs reconnaissans lui réservent un culte.
En vain le temps sur nous imprime les soucis;
Le fraternel cénacle où nous sommes assis
D'une vie agitée a suspendu les peines ,
Et notre sang adulte est rentré dans nos veines.
Moi , surtout , qui , depuis le dix du mois d'avril ,
D'une route escarpée affronte le péril ,
Moi qui, simple soldat de la liberté sainte.
Ne mange qu'à la hâte un pain trempé d'absinthe;
Convive misantropc à vos côtés admis,
Je savoure encor mieux notre banquet d'amis :
im REVUE DE PARIS.
Ht;las , vous le savez, en semant la satire,
Je recueille souvent les palmes du martyre;
Comme un grain de froment, le sort m'a cahote'
Dans le crible d'airain de la ndcessilé.
Eh bien! depuis neuf mois, voici la première heure
Que je goûte la paix, qu'un sourire ra'efllenre,
Que j'aspire un parfum, ... et de ces courts momens
L'embaumé souvenir me poursuivra long-temps.
Même sous les ecrous de Thëmis offensée
L'image de ce jour charmera ma pensée;
Absous par un arrêt , je bravais son pouvoir.
Mais elle a rallumé sa foudre;.... et pour avoir
Semé la vérité , d'une main trop hardie ,
Un procureur du roi m'appelle en Normandie (i).
J'ignore quel arrêt me destine le sort ,
iji , devant cette cour, la raison aura tort.
S'il faudra de nouveau que je me réfugie
Sous les pesans arceaux de Sainte-Pélagie;
Qu'importe! en arpentant le sombre corridor,
A notre cher Juilly je veux rêver encor.
Oh! combien j'aurai soif de cette source vive
Où je viens de mouiller mes lèvres de convive (2).
De muets guichetiers seront mes seuls témoins:
Il ne comprendront pas mes regrets... Ah! du moins
Pour me clcsallérer sous la sinistre voûte,
Qu'un frère de Juilly m'en apporte une goutte.
(1 ) Le poète fait ici allusion au dernier procès intenté à Nèmèsis.
(â) Un des convives avait fait venir de Juilly plusieurs cruches de
l'eau de la fontaine du collège.
B.\RTHÉLEMY.
NOTE BIOGRAPHIQUE.
Mm. Dcbry cl Patuel ('taient à la fois maîtres d'études et profes-
•eurs. — (.Ihevaucc exerçait dans un collège de l'Oratoire des fonction»
POESIE. 111
tout-à-fait inférieures, très-analogues à celles du frère fouetteur chej
les jésuites. — MM. Delpouve et Soto-Mayor étaient maîtres d'études,
ainsi que M. Bouchard, ancien dragon et dans les ordres. M. Prioleau
était directeur. — M. Blateau , maître de dessin ; Crevin , maître de
musique; Charlemagne, professeur d'anglais. — M. Siinar, dont le nom
figure sur une enseigne de café près du pont de la Tournelle, était maî-
tre d'armes. — Augustin, portier. — Leduc, portier et tailleur. —
Frère Jean, ancien frère de l'Oratoire. — M. Huré, jardinier, infirmier
factotum, etc. — La petite sœur et la grande sœur, infirmières.
*vv■\v\AvvV'VV\rtrtA/\AA'V^/vvv\vv\'v^AA,v\'vv\'V^^vv^vv\vv'\V'l■%V*%V\\'Vv^vv\^AAx
ELISABETH LEVASSEUR.
Les gens qui s'inquiètent avec amour des sites de la
banlieue doivent connaître une espèce d'archipel, à
quelque distance de la capitale , au milieu du cours de la
Seine, sur un plan lout-à-fait parallèle au château de
Saint-Ouen et à la jolie ville de Saint-Denis. Ce sont des
ilôts Irès-rapprochés , dont les bordures de peupliers ,
de saules et d'acacias, forment cà et là de frais bosquets
sur la rivière. L'ile Saint-Denis est le foyer principal de
la civilisation parmi ces massifs de gazon et de verdure.
De fortes poutres retiennent tant bien que mal ses para-
pets dégradés par les crues d'hiver, et sur les descentes
un peu raidcs, à travers les ivraies , la mousse et les hauts
chardons , de tremblans escaliers de grès, que l'eau ronge
et verdit, se prolongent jusqu'à la Seine, où sont amar-
rées d'élégantes embarcations de mariniers ou de petits
batelets de pêcheurs. Le promontoire méridional de cette
commune pittoresque est chargé de maisons de fort bon
goût, dont la silhouette se décalque et se renverse dans
la mobile tiansparence du fleuve avec les arbres qui les
fleurissent, la fumée dos toits, les nuages du ciel. C'est le
plus agréable point de vue des environs. La discrétion pa-
risienne est fortement soupçonnée de chercher parfois le
mystère et la paix dans ces habitations isolées. On peut
sacrifier à cette conjecture lorsqu'on jette tour à tour
les regards sur ces fenêtres dont les volets ouverts lais-
sent voir sous la vitre des tentures frangées, sur ces bal-
cons embellis d'arbustes de choix , sur ces plates-formes
où des tournures citadines se penchent aux balustrades
LITTÉRATURE. 113
(le fer. Ou ne saurait choisir un séjour plus complet oour
la réunion des harmonies dont manque essenliell aient
une capitale. Lesite est parfumé d'eau, d'air et de fleurs.
Gessner lui dédierait ses pastorales, Floiùaa ses roman-
ces.
L'ile a ses solennités foraines où l'on afllue des envi-
rons. Il y a grand concours de danseurs à la nuit, surtout
quand l'étiquette se couche avec le soleil; que les guir-
landes de verres de couleurs s'enflamment rapidement
de peupliers en peupliers; que les cris, les rires, les
chunts, les rondes folles entounées en chœur, vibrent
plus sonores dans l'espace nocturne, et que l'efi'erves-
cence de la joie grandit en raison inverse ihi temps qu'il
lui est libre d'employer encore jusqu'au signal si con-
trariant du départ. Ici le bal est chamiétre dans toute
la force de l'expression. Ou a de l'herbe sous les pieds et
des étoiles sur la tête; et ce ne sont aux alentours de
la salle de danse que ruelles en spirale, sombres, em-
baumées ou perfides , dans les taillis , les jardins ou les
maisonnettes. Vienne à l'iinjroviste un coup de vent ,
un nuage, une ondée, il faut s'éparpiller à la hâte, ga-
gner l'abri le plus proche , et de préférence le Véry de
l'endroit, Perrin, jovial et spirituel compère, bon cau-
seur et cuisinier méritant, dont la conversation vaut la
table : ce n'est pas peu dire. Aussi sa spéculation n'est
pas fondée sur la pluie, et la fête patronale n'est qu'une
occasion de plus pour Perrin de mettre en saillie son ur-
banité de chef de maison , la finesse de son tact culinaire
et son embonpoint de patrlai-che.
Lorsque le soleil est à midi , c'est un large et saisis-
sant coup d'ail que le panorama des environs : d'abord
la Seine, ses golfes et le coche remorqué jiar tie lourds
chevau.x, puis Sain t-Ouen et les brunes cavales dissémi-
nées dans les verts pâturages; sur la gauche, dans le fir-
mament, la flèche quadrangulaircet dorée delà b.siliq :c
vis-à-vis Montmartre et ses moulins à vent; enfin cl3
TOMF. X. lO
i^4 REVUE DE PARIS,
tontes parts des fragmeiis de routes ombrés d'ormes et
le damier aux mille couleurs des plaines perdues à J'ho-
rizon ; le soir c'est mille fois mieux , dans une atmos-
phère plus fraîchissante et resserrée , que ces barques
lumineuses avec leurs groupes réfléchis et brisés dans les
ondulations de la vague, tandis que le batelier fait ployer
la rame , divise avec force le courant, et lance des étin-
celles sur le' fleuve. Il y a dans ce spectacle de vie, de
plaisir et de bruit, un attrait dont on profanerait la pu-
reté en songeant aux lagunes de Venise; Venise , ville
d'intrigues et d'esclavage, où les joies sont des orgies ,
les coeurs factices comme les figures; où régnent décompte
à demi les espions de Vienne , la corruption des moeurs , la
diplomatie, la débauche et le jeu ; Venise, célébrité qui
se survit dans un cercueil de marbre , rongé parles su-
perstitions , l'Adriatique et le mépris.
Lors de mon dernier voyage en France, après avoir
parcouru le voisinage de la capitale , je m'étais fixé dans
la partie la plus solitaire de l'île Saint-Denis. Sur ce
point il se trouve plusieurs tertres indépendans de l'ile,
encaissés par la Seine et plantés d'arbres qui se déve-
loppent en liberté. On en compte sept ou huit sur un
arpent de rivière. Un de mes enfantillages favoris était
de me rendre sous leur ombre avec deux ou trois coups
d'aviron , d'attacher mon balelet aux sureaux des char-
milles , et de rester là tout le jour à lire; quelquefois
aussi à rêver , ce qui vaut mieux. De la sorte on use sans
doute le temps avec plus de charme que de fruit; mais
l'étude désespère : elle ûiit prendre en pitié le mot dfi
civilisation.
A part , bien entendu , quelque pauvre paysanne qui
pouvait venir récolter tous les ans , dans la saison , une
chétive poignée de trèfle pour sa chèvre sur l'un de ces
îlots mélancoliques, je me plaisais à croire que personne
ne fréquentait mon étroit désert. Quoiqu'il n'eût à peine
que trente pas de long sur vingt de large, je ne le visitai
LITTÉRATURE. 1 <5
pas d'abord avec tant de scrupule qu'après une semaine
d'inilallation je ne fisse une bizarre découverte : c'était
une dalle perpendiculairement incruste'e dans l'un des
pans du talus que formait le tertre à son angle occidental
et sur le bord même de la rivière. Tout auprès de cette
dalle, dans un enfoncement demi- circulaire où l'on avait
pied , se devinait la forme d'un banc. Les branches
flexibles et rêveuses d'un grand saule s'épanouissaient sur
le tout , et je compris , à l'herbe récemment foulée , au
gazon meurtri, mais encore vert, que j'avais souvent, à
mon insu, dans le voisinage, un compagnon qui n'était
pas moins que moi fidèle au culte de la solitude et de la
rêverie.
Préoccupé de cette circonstance , je me laissai glisser ,
à l'aide des branches du saule, au fond de cette retraite,
pour déchiffrer quelques caractères entaillés dans la dalle,
et que l'eau de la Seine avait probablement attaqués
pendant plusieurs années. Complets ou non, je donne les
vers que j'ai recueillis tels que ma conscience allemande
et mon peu d'habileté dans la langue française m'ont per-
mis de les déchiffrer, en dépit des injures de l'écume et
malgré la morsure des herbes parasites. On s'est donné
tout autant de peine pour sauver de l'oubli de plus graves
puérilités.
Le saule n"estpas solitaire.
Sur ces eailloux blancs et polis,
Voyez la Seine avec mystère
Près du tronc dérouler ses pli».
La^nuit s"élèïe avec sa brise;
L'arbre caresse les roseaux
De sa feuille indolente et grise,
Qui tremble au frais miroir des eaux.
Écoutez ce chant pur et frêle
Qui dans un air tiède et subtil
Fait vibrer mon cœur et se nièt«
À la brise des soirs d'avril.
11 G REVUE DE PARIS.
Dans un nid de mousse et d'ivraie,
Sur le déclin du jour qui fuit,
L'oiseau par son ramage égaie
L'espace, mon ame et la nuit.
Que d'existences réunies
S'entrelacent dans ce désert î
L'amour mêle ses harmonies
Et ses regrets à leur concert.
Jeune oiseau, vert saule, onde émue ,
Sable que le fleuve a roulé ,
Bien qu'elle ne soit pas venue,
Près de vous étais-je isolé ?
En vérité', je ne mis pas moins de courage et de temps
à rétab.ir ces diverses périodes dans Jeiu- forme prësu-
raable que le lettré le plus fanatique n'en apporterait à
retrouver sous le palimpseste d un antiphonaire la décade
perdue de Tite Live ; et même, le lendemain soir, j étais
encore à 1 élude, agenouillé sur la terre, absorbé par
mon travail , plus inquiet du peu de soleil dont je pou-
vais profiter avant la nuit que d'une interruption quel-
conque, quanti une main se posa sur mon épaule: je tres-
saillis; je levai les yeux.
C'était un grand jeune bonime, pâle et brun, habillé
de noir, et dont les paupières rouges, la figure maigre, le
rire pénible, semblaient indiquer à la fois de la folie et
du chagi.in. 11 tenait la corde d'une barque que le cou-
rant faisait dériver. Son regard silencieux et fixe me
, demandait l'explication de ma présence et de la liberté
que je prenais.
Je compris à l'instant mtme les droits du poète et les
douleurs de l'amant. L'orgueil blessé se faisait jour dans
ce muet interrogatoire; le deuil, dans celte physionomie
souiucintc. Je n'excusai l'indiscrétion de ma démarche
qu'en jnc mettant à l'unisson de cette double pensée. Quel
est l'homme de mon âge qui n'ait eu ses lueurs de poésie
LITTËRATIIKE. 117
et ses amertumes d'ainoiu? Sans doute qu'en me laissant
aller à cet instinct de sensibilité vis-à-vis de cette anie
plus brise'c que la mienne, la franchise de ma ^oix, l'o-
rigine explique'e de mes vives sympatlnes pour la douleur
des autres , quelques traits et des aveux sur la destinée
qui m'exilait de Kuiembcrg, émurent en lui des sensa-
tions profondes. Lorsque le vent nous apporta dans l'es-
pace riicnrc avancée qui sonnait à la basilique, nous
étions assis ensemble sur le banc de gazon, il tenait mes
mains dans ses mains humides : i! pleurait comme moi.
Nous étions amis.
I-a soirée était tiède et silencieuse , la pleine noire, la
Seine calme et criblée d'étoiles , comme une échappée à
travers le globe de la terre jusqu'au ciel du INouveau-
Monde. Ma confidence avait sollicité la sienne. A ses
fréiiiisscmens, à cette jiause depuis que je ne parlais plus,
je conquis qu'il se recueillait en lui-jnême 5 peu à peu
sa poitrine cessa de se soulever, et d'une voix d'abord
lente, puis par degrés pins chaleureuse, il me (il ce récit,
auquel je conserve rcligieiisenjent sa l'orme : il lui man-
quera sans doute pour tout autre c[ue moi l'intc'rêt de
l'isolement, le coloris du site et le drame de Li nuit.
« C'est eu ce lieu même, monsieur, c'est contre le tronc
creux de ce saule, dont les rameaux pleurent sur nos
fronts, et par une magnifique après-midi d'avril, que
ra'apparut pour la première fois celle à qui ces misérables
vers font allusion : Elisabeth tevasseur ! Ketenez ce nom,
je vous prie; je ne veux pas le répéter souvent. C'était
jour de fête dans le pays. En causant avec chaleur d'arts
et de littérature, moi et l'un de mes camarades, nous
avions quitté machinalement le centre du bruit pour nous
promener sur i'ile dont vous pouvez voir d'ici le bord à la
lueur des étoiles. Arrivés à la hauteur de cette masse
d'ébéniers, une distraction de mon camarade mit trêve à
rnon enthousiasme ou plulôt lui donna le change : il me
désigna sur l'angle de cette verte éminence une très jolie
10.
<18 REVUE DE PARIS,
fille dans l'attitiule du dépit et de la contrariété, piéti-
nant avec colère et multipliant des signes d'impatience
vers unebarquequi s'éloignait à grands renforts de rames.
L'air réjoui, l'âge mûr de l'homme qui provoquait l'hu-
meurde l'enfant, indiquaient assez que cet abandon n'é-
tait qu'une espièglerie de père. La barque disparut bien-
tôt à la faveur d'un coude ilerrière une saillie d'oseraie
et de roseaux : alors ia jeune fille se prit à sangloter en
arrachant les rubans satinés de son chapeau de paille.
Était-ce de la mutinerie ou de l'effroi? Délaissant aussi-
tôt mon interlocuteur à l'insouciance de ses conjectures,
je brisai du talon la chaîne d'un petit balelet échoué sur
le sable fin de la rive, et je m'aventurai de mon mieux
vers le tertre isolé , non sans déployer dans tout son luxe
la gaucherie d'un marinier novice. Au premier abord .
je ne me servis pas si bien des avirons que je ne fisse
deux ou trois fois pirouetter ma rétive nacelle sur la ri-
vière avant d'entamer le courant : mon zèle mis en dé-
faut provoqua les éclats de rire de mes deux témoins.
L'orgueil me rendit du courage. Je réussis , mais non sans
efibrt. A la faveur du léger ridicule que je m'étais donné
fort à propos, les diliicultés préliminaires de l'entretien
furent aplanies. La jeune fille accepta l'hospitalité de
mon pavillon avec une dignité demi-moqueuse, et posant
sur le poignet que je lui tend s les jolis doigts d'une de
ses mains gantées, de l'autre froissant 'es plis de sa robe
de soie , elle déploya les grâces d'un embarras piquant
pour s'élancer d un bond sur l'avant train du batelet qui
n'éprouva qu'une oscillation légère, hésolu de concilier
tout à la fois les bénéfices de ma chevalerie et l'intérêt
de mes rancunes, je saluai cérémonieusement mon cama-
rade qui cessa de rire et demeura fort intrigué de me voir
prendre le large , lorsqu'il pensait que j'aurais hâte de
sillonner au plus tôt le chemin précédemment frayé.
Bientôt nous fumes hors de sa vue. Mon talent de marin
se signala dès qu'il ne fut question que de suivre en
LITTÉRATURE. 119
droite ligne le fil de l'eau. Comme nous nllions passer d'un
ilclroit foime par deux grands massifs de verdure et
d'arbres au centre d'un carrefour qui s'etoilait en rues
étroites sous la protection de plusieurs monticules iîeuris,
je vis fder comme un trait , dans une percée au-dessus
de nous, la barque du père qui remontait déjà le courant j
il n'avait voulu que tourner un des ilôts. A l'aide d'une
longue perche, armée d'un crochet de fer qui! lançait
dans l'écorce des peupliers , pour aller en avant de tout
le poids de son corps , sa proue divisait rapidement la
vague. Sans doute il croyait retrouver sa fille, et se pro-
posait de la surprendre. J'en avais eu d'abord le soupçon;
mais en ce moment il m'aurait fallu son intelligence de
rajneur pour tenter de le rejoindre. Je ne l'essayai point ;
je me tus sur cet incident. Elisabeth, assise à demi sur
l'extrémité dubatelet, se penchait en dehors avec coquet-
terie , les cheveux au vent, une main à la barre du gou-
vernail et la vue attentive au loin dans la profondeur des
sentiers qui s'ouvraient devant nous : elle m'excitait par
des railleries à retrouver la piste du fugitif. N'osant pas
compter sur la réussite de ce conseil, je me résignai sans
mot dire à n'en rien faire. Peut-être cette figure espiègle,
des sourires malicieux , sa molle attitude , un ensemble
naïf de lutinerie et de fraîcheur, et l'intérêt de l'aventure,
furent-ils pour beaucoup dans cette appréciation si dé-
sespérée de mon peu d'adresse : le flot continua de nous
emporter. Elle me montrait tout juste ce degré d'em-
barras qui en donnerait aux plus hardis. D'ailleurs les
harmonies de la fête , rendues plus sonores , malgré l'é-
loignement, par les échos de ce labyrinthe; la certitude
que çà et là, sous l'ombre des bouquets d'arbres déroulés
entre la terre et nous comme un rideau parfumé , de-
vaient errer, en foule et par groupes, des promeneurs,
des enfans , des habitans de la commune; ma déférence
respectueuse , et l'attrait d'une gaie revanche contre son
père , justifiaient assez l'abandon d'un si prompt accord
120 REVL^E DE PARIS,
entre sonàge presque d'enfant et les formes bienveillan-
tes de mon protectorat. Ajoutez que les lois de l'étiquette
sont toujours un peu moins slrictesà la campagne, et que
l'instinct de la cordialité se développe vite entre ceux que
réunit le moindre hasard dans une journée où le plaisir
est de préméditation. Au sein d'une atiuosphère toute
imprégnée des fraîches émanations de l'eau, des senteurs
qui tombent de la rive, un mot heureux, l'à-propos d'une
franche repartie, devaient donc resserrer de nnnute en
minute une liaison commencée sous de tels auspices. C'est
ce qui eut lieu : l'intimité croissait comme à notre insu.
Je dois tout dire , Elisabeth ne fut pas long-temps un
enfant à mes yeux, et je perdis peut-être aux siens quel-
que chose de ma supériorité de protecteur, lorsque sur
les confins d'un canal très-resserré, où le fleuve se mon-
trait enfin dans un développement plus large, .elle in-
terrogea vainement l'espace et les rivages pour retrouver
la barque de son père. A ma rougeur elle comprit ma ruse,
et m'indiqua d'un geste impérieux , le 'point de l'île où
nous devions prendre terre. Une recherche de maladresse
en voulant lui prouver mon obéissance ramena, comme
j'y comptais bien, le sourire sur se"! lèvres. CetavanSage une
fois repris, je fus trop certain de mon pardon pour commet-
i^^rela bévue de l'implorer: peut- être songea- t-elle au double
inconvénient de laboudoieet de l'indulgence, car elle hâta
le pas dès que nous fûmes débarqués , se disant inquiète
de l'inquiéiude où pouvait être son père. Je la rassurai :
mon ami avait dû le voir et l'aveiiir. En chejninantprès
d'elle , à travers les inégalités du terrain et parmi des
sentiers embarrassés tlherbe et d'ivraie, je reconnus à
diverses reprises les symptômes d'une lutte qui se pas-
sait au fond de cette tête de jeune fille pour contenir ou
déprisonner tour à tour la fougue d'un er r^nlillagc invo-
lontaire ; c'étaient , piar exemple , de soudains frémisse-
mens de joie à la vue des zig-zags d'un beau papillon :
elle aurait volontiers pris son éian pour l'atteindre; ou
LITTÉRATURE. 121
Lien , fuitive et sans lialeine, elle suspendait tout à coup
la main au dessus d'une de ces demoiselles d'eau dont le
vol est si lourd , le corps diapré de tâches bleues , les ailes
transparentes; puis se retenant tout à coup, rouge et
confuse comme d'un remords, elle prenait de l'impatience
contre ces saillies avec un ressentiment secret qui, pour
s'épancher contre moi, n'aurait eu besoin, je pense, que
du stimulant d'un sourire. Je n'eus garde de m'y Lisser
prendre; loin de là, je voulus concilier ses prétentions étu-
diées de grande fil le avec ses goûts évaporés d'enfant; et pre-
nant au vol moi-même un de ces légers insectes, je lui
en racontai de mon mieux les mœurs, les métamorpho-
ses et la vie. Elle écoutait bien : elle prit feu à ces mille
et un détails. L'intérêt de la science la mit à son aise.
Pour avoir occasion , elle d'apprendre , moi d'enseigner,
nous courûmes après tous les papillons : de telle sorte
qu'essoufflés de fatigue et haletant de sueur, mais tou-
jours soigneux d'entremêler 1 érudition aux folies et le
maintien de la parole sérieuse aux bruyantes battues à
travers champs, nous trouvâmes moyen de n'cnlcndr^
les fréqueiis appels de son père et de ne le rejoindre
qu'après avoir trois fois dépensé plus de temps et fait
de chemin qu'il n'était de raison. Mon ami me demanda
' si nous avions descendu par hasard la Seine jusqu'au
clocher d'Argenteuil ; Elisabeth gronda son père pour
éviter ses reproches, et celui-ci me fit ses remerciemens
avec une vive cordialité .
De toute la soirée )e ne quittai pas M. Levasseur et sa
fille; nous nous arrêtâmes chez le même traiteur : on prit
place autour de la même table. A force de déiours , que je
croyais bien dissimulés, je sus que le bon bourgeois de-
meurait rue de la Ferronnerie; qu'il était flans le com-
merce, et que la santé chancelante de la mère d'Elisabeth
exigeant l'air de la campagne, leur présence à la fête avait
eu pour but principal de louer à bail une maisonnette à
l'Ile Saint-Denis. J'approuvai fort ce choix ; j'entrai dans
i22 REVUE DE PARIS,
les vues et clans les idées tie notre convive, qui ne deman-
dait pas mieux que de causer , et surtout de causer de la
république et de l'Egypte. Il avait servi dans ces lëgions
aventureuses dont Napoléon déserta les rangs pour l'em-
pire. Comme quelques-uns de ses braves compagnons d'ar-
mes, M. Levasseur avait brisé son épée le jour que le
premier homme de la France libre était devenu le dernier
de ses maîtres. Tout ce qu'il me dit sur quelques autres
sujets ne fut ni si raisonnable ni si juste ; mais aurais je
contrarié le père d'Elisabeth? Mon camarade vint à mon
secours , lorsqu'il s'aperçut que je me livrais trop cora-
plaisamraeiit à la flatterie, pour ne pas devenir suspect.
Aussi bien, il lit remarquer qu'avec l'apparition de l'étoile
du soir à l'horizon, les symphonies de vingt orchestres vil-
lageois détonnaient de concert dans les divers bals de l'île
et que la jeune tille, pétillant d'impatience, ne prétait
plus au repas qu'une attention distraite ; elle se penchait
effectivement au balcon de la fenêtre du traiteur, pour
examiner en soupirant la danse, l'illumination des jardins
et les toilettes. Un signe lui donna toute liberté. Sous la
protection des regards de son père, elle m'accepta pour
cavalier, et je ne sais combien de valses et de contre-danses
n'avaient pas encore lassé son courage, quand le signal
inexorable du départ fut signifié par M. Levasseur. Mon
ami me retint comme j'allais insister pour que nous fissions
route ensemble, et bientôt les deux lourds avirons du ba-
telier, frappant l'eau de la Seine avec énergie, débarquèrent
le père et la fille sur le bord de la Seine, où je les vis
monter presque aussitôt dans un cabriolet, qui soûlera la
poussière autour de ses lanternes, et disparut.
Peut-être comptiez-vous sur un tout autre récit; par-
donnez-moi d'avoir pesé si complaisamment sur l'une des
journées les plus délicieuses de ma vie. II n'y en a que
deux qui fassent époque dans une existence : c'est la pre-
mière sensation d'amour et la première de désespoir. J'ai
passé par toutes deux. Vous savez l'une . écoutez l'autre.
LITTÉRATURE, l23
Je connus bientôt le chemin de leur maison ; on m'y
reçut. Les païens me voyaient avec plaisir. Elisabeth était
trop naïve et trop ardente pour cacher la satisfaction que
lui causait ma présence; elle me boudait de ne pa,s venir
passer auprès d'elle toutes les soirées; elle me tyrannisait
gaiement sous les yeux de sa famille, et l'on échangeait
des regards. Sans avoir rien dit , nous nous entendions
tous, et, si l'on a pu aiiîrmer dun mariage qu'il était écrit
dans le ciel , à coup sûr ce pouvait être celui-là. Son
extrême jeunesse , elle n'avait que seize ans , excusait
seule notre discrétion. Un an s'écoula dans cette douce
illusion. La mère d'Êirsabelh était à l'île Saint-Denis ,
convalescente et joyeuse. Tous les dimanches, on se réu-
nissait en famille , et rien de plus. Un peu de sévérité se
mêlait aux mœurs de cet intérieur paisible; jamais de voi-
sins, parfois un vieil ami, voilà notre cercle. Levasseur
faisait gloire d'avoir été en butte à l'espionnage impérial ;
de là ses habitudes d'isolement. Passons. La veille du jour
anniversaire de notre première rencontre, en medésignant
l'île Saint-Denis oîi je lavais secourue, la jeune fille me
demanda si je ferais volontiers le même acte de charité
pour une étourdie, qu'elle avait quelque raison secrète de
croire en aussi grand péril pour le lendemain. Je la com-
pris, et je pressa sa main contre mes lèvres. De bonne
heure j'étais à ce rendez-vous, non sans être vivement
ému , car, jusqu'à ce moment, j'avais gardé dans le fond
de mon cœur un secret , et l'instant me semblait décisif.
Je me trompai , elle ne vint pas. C'est dans les dernières
heures de l'attente, et pour donner le change à mon ima-
gination, que j'écrivis à la pointe d'un instrument d'acier,
sur cette pierre, les quelques lignes rimées qui ont exercé
votre patience. Hélas! c'était presque une épitaphe.
De retour dans le village , je passai sous ses fenêtres ; on
avait fermé les volets; pas de lumière au dehors. Une
paysanne qui me reconnut m'apprit que, mandées à Paris
par une lettre , la mère et la fille étaient parties dès le
matin. Je rentrai chez moi.
<24 REVUE DE PARIS.
Au point du jour, je reçus moi-même une lettre. Elle
était de M. Levasseur. Les termes m'en sont encore pré-
sens à l'esprit, ils sont ineffaçables dans ma mémoire.
« Vous m'avez tendu un piège, me ciisait-il : vos scrupules
51 expliquent les miens. Votre long silence prouve que, sur
» un tel point, mes senlimens, ou ce qu'on traite si à la
» légère de préjugés, ont de l'écho dans votre conscience.
» Vous savez si mes résolutions sont fermes; travaillez
» donc à seconder mes efforts sur le cœur de ma fille en
n renonçant à la voir jamnis. Je quitte Paris avec ma fa-
» mille; ne cherchez pas à découvrir le lieu de notre re-
» traite; celte vainc tentative divulguerait tout au plus à
« quelques indifférens un souvenir qui m'offense , et ne
» vous servirait à rien. Elisabeth vous oubliera, elle le
« doit, je le veux. Je n'entends pas avoir à débattre dans
» l'inlt'rôt d'un ainour sans délicatesse, une vaine question
ji de philosophie. Usez de la vôtre pour vous résigner; ma
î> conviction est faite. Il ne peut plus rien y avoir de
« commun entre vous et moi. n Puis il signait.
Sur les termes de cette lettre, vous vous demanderez
sans doute si j'avais rompu la chahie du bagne ; si je suis
le fils du bourreau; le fruit déshonoré, en tombant sur
terre , de quelque gi'effe incestueuse ; un bâtard? Rien de
tout cela; ma famille était honnête, ma conscience pure!
mais j'étais comédien.
Et cependant, votre ame vous le dit, monsieur, lorsqu'on
est victime et martyr d'un ascendant inconnu ; lorsqu'à
la lecture des chefs-d'œuvre de Corneille et de Molière,
on se sent eligne, parmi les hommes, d'être l'interprète et
le propagateur du génie; lorsque c'est l'enthousiasme des
arts qui fait descendre l'insomnie à votre chevet, qui fé-
conde la pensée et rend notre front chauve , il n'est pas
de carrière proscrite, pas de piédestal déshonoré : le seul
déshonneur est d'être médiocre. Une vocation forte fait
grandir. Napoléon fut pusillanime lorsqu'il n'osa pas dé-
corer du ruban de la légion-d'honneur la boutonuière de
Talma.
LITTÉRATURE. 125
■ Mais quoi ! les préjuges de cette famille avaient fermé
ma bouche dès le premier instant. J'avais tiop hésité d'a-
bord pour ne pas différer de jour en jour-, et, condamné
avant d'être entendu, il me restait une espérance, c'était
de me justifier dans l'estime du père et de la fille à force
de gloire. Elle est bien noblement acquise, celle qui se
fait jour à travers de tels obstacles. Je m'étais imposé la
loi de'vaincre leur puritanisme; mon espoir, en se brisant,
brisa mon courage; le germe de talent fut écrasé avec mon
cœur. Plus d une fois, je l'avoue, cette inconséquence dans
un républicain m'a fait songer à ceux qui pullulent au-
jourd'hui sons nos pas avec la décoration de l'éperon d'or
et des armoiries : tels sont les hommes '
Et de quel droit ce père, si amoureux de liberté, placait-il
ainsi mon Elisabeth entre des opinions absurdes et le dé-
sespoir? Ne restait-elle pas juge entre lui et moi.? Et n'est-
elle pasattestée depuis roriginedumonde, par l'exemplede
toutes les générations, cette sentence formulée dans l'é-
vangile, que la femme quittera sa famille naturelle pour
une famille de son choix? Evidemment, celte fois, il y
avait violence, car il y avait e.xil; et je connaissais trop le
caractère d'Elisabeth pour supposer que le voisinage
d'un amant qu'elle aurait frappé de son mépris eût été
redoutable pour elle. Je ne t'obéirai pas, m'écriai- je en
foulant la lettre sous les pieds.
Pendant six mois je cherchai, je tentai mille moyens,
ridicules ou coupables, pour avoir de leurs nouvelles ; je
n'épargnai pas l'or ; je m'adressai à la police ; mes ef-
forts furent inutiles. Poursuivi par une idée fixe , je me
refusais à la société de mes anciens , de mes plus chers
amis; toutes mes affections s'étaient écoulées par la même
blessure.
Une lettre datée de Strasbourg m'apprit enfin le sort
d'Elisabeth; cette lettre était de l'ami qui connaissait
mon secret , et qui fut, à l'île Saint-Denis , la cause de
notre première entrevue. Il était alors en province; il
TOUE X. I I
126 REVUE DE PAEIS.
l'avait vue; il lui avait parle. Je sus tout. Dans l'avilis-
sement de son iufàine pi'ejuge , Levassenr avait osé ca-
lomnier ma vie. 11 ne me pré sentapas à sa fille comme ac-
teur : l'ingénuité de cet esprit juste n'aurait pas com-
pris l'absurde d'un semblable prétexte; mais comme
séducteur , et déjà marié. Il intéressa la susceptibilité
de cette ame ardente à ses résolutions d'exil, en affirmant
que je répandais , par une vanité criminelle , des bruits
injurieux à l'honneur de la famille II ne lui manqua
peut-être que de me déclarer lâche, et il dut s'y résoudre,
car Elisabeth eût mal apprécié la vraisemblance d'une
telle révéhition , si son père n'eût rouillé de quelques
feintes larmesde rage une épéeà laquelle j'aurais refusé du
sang. Et comment, si |)ureet si vraie, aurait-elle soupçonné
la supercherie d'un père? L'ami lié qu'il m'avait montrée
à sa table , dans l'intimité du foyer domestique , devant
elle et sa mère, était une preuve irrécusable de la légiti-
mité de son accusation. En caressant le gendre , il avait
fait tomber le masque du corrupteur. Elisabeth fut per-
suadée ; elle me maudit, et l'indignation la mit quelques
mois au dessus du désespoir,
Toutefois , lorsque sur le parvis de la cathédrale , par
une soirée d'octobre , elle rencontra mon ami , qu'elle
voulut d'abord éviter, mais qui la suivit, qui lui parla de
mes chagrins, qui provoqua, sans se laisser iniimider, les
premiers éclats d'un ressentiment jusqu'alors enseveli
dans ce cœur de femme , et me réhabilita chaleureuse-
ment; alors, la froide dureté du mépris fit place à la fiè-
vre de l'inquiétude , à l'exigence d'une passion qui rompt
ses digues ; et je n'avais pas moins de trois lettres de sa
main, lorsque je partis en poste pour me rendre à Stras-
bourg.
Je donnai l'ordre , à mon domicile de Paris , de m'ex-
pédier .sans retard tout ce qui viendrait de Strasbourg à
mon adresse.
A mesure que les villes et les villages disparaissaient
LITTËRATURE. 127
derrière moi, je coinpreuais mieux que, quels cjue fussent
les torts de Levasseur à mon égard, jusqu'à certain point
son autorité de père appuyée par les lois , et le manque
absolu de publicité sur des calomnies ( dont au reste il
n'avait piétendu faire usage que dans le but secret d ex-
tirper plus éncrgi (Uement de l'ame de sa fille une amitié
fatale à des convictions profondes ) , imposaient des res-
trictions de prudence à ma conduite. Les circonst;inces
étaient délicates. Avant tout il fallait réussir. Mettre sans
pilié cet homme au pied de son tort devenait une faute \
grave. Mon ami m'avait écrit dans ce sens. Les lettres
d'Elisabeth , bien qu'elle n'osât, par un scrupule de dis-
crétion ûliale , controverser un pareil chapitre, étaient
assez éloquentes à cause même de leurs réticences. Tout
cela refroidissait ma colère. Aussi bien je venais faire un
sacriBce à ces préjugés de père , sacrifiée qui n'en était
plus un puisque le dieu s'était retiré de moi, mais qui me
mettait en position de laisser à sa dignité la ressource
d'une rétractation mystérieuse à l'oreille de sa fille. Je
venais de me tracer un plan de conduite d'api es celte
pensée , lorsqu'enfin la chaise de poste descendit avec
raideur le versant occidental de la chaîne des Vosges »
d'où la vue s'étend à vol d'aigle à travers un amphithéâ-
tre démesuré de forêts, de montagnes et d'horizon; paysage
éblouissant où rep. sent, dans une plaine de vingt lieues,
nombre de villes et de rivières. C'est l'écrin pittoresque
de la France. Au fond , Strasbourg s'élevait dans la rosée
d'automne , au milieu des brouillards pareils au pâles
fumées d'un incendie qui se meurt , et tranchés de larges
rayons' de soleil qui faisaient reluire dans leur diamètre
la flèche de sa puissante cathédrale comme une mince
aiguile d'acier. Là était ma pensée et ma vie; les bouil-
lonncmens de la fièvre, (jui s'étaient apaisés dans la mo-
notonerie de la roule, remontaient demoncd ur à ma tête,
et j'enviais les ailes de l'oiseau en m'indignant de la len-
teur de notre attelage que le postillon lançait à bride
128 REVUE DE ÎARIS.
abattue, la chaussée en spirale qui descend à Savcrne ,
et dont les naturels du département sont si fiers , ne me
parut qu'insipide par ses déiours. On fit halte : je m'en-
fermai dans ma chambre à l'hôtellerie pour relire et baiser
cent fois mes lettres chéries. Enfin, pendant la nuit, nous
traversâmes Marmoutier, Wasselonne, nombre de bourgs,
de hameaux, de yiHages, et depuis l'aube jusqu'à dix heu-
res du matin ; après avoir vu lentement grandir , en dé-
passant chaque home milliaire , le colosse architectural
d'Erwin de Stcinbach, lorsqu'il ouvre au bleu du ciel les
découpures pyramidales de sa flèche à huit pans , et le
travail de sa couronne de pierre si léj^ère à la vue qu'il
semble même à la base du temple qu'on la poserait vo-
lontiers sur une tête de femme; je n'attendis plus que
l'occasion de m'élancer sur le boulevard extérieur des
glacis, oii m'attendait mon camarade. Dès qu'il m'aperçut ,
« J'ai vu ce matin Elisabeth, « s'écria-t-il. Ce fut sa pre-
mière parole. Je sautai au cou de ce digne ami , je l'em-
brassai. Oh ! l'amitié ne perd jamais ses privilèges dans
notre cœur lorsqu'elle sait si bien comprendre qu'il en est
de plus despotiques.
Il me trouva dans les dispositions qu'il désirait. Nous
convînmes dun commun accord que nous pouvions tout
compromettre par notre précipitation; qu'il fallait faire
pressentir au père, sans le lui tiésigner avec des formes
trop impérieuses, le dant;er que courait sa considération
devant l'estime de sa fille s'il se fiait aux événemensd'un
pourparlerdout il restait encore maître de fixer les bases.
J'écrivis :
« Monsieur , la douleur ne tue pas puisque j'ai conservé
31 la force de me traîner jusqu'ici. Je sais à vos pieds pour
« que vous me releviez si vous me jugez digne de voire
« fille , pour que vous m'écrasiez si j'en suis indigne. Ou-
« blions tous deux ce qui est consommé; voire fille est
» à moi par le droit le plus irrésistible de tous ; daignez y
LlTTliRATURE, 129
« réfléchir. ISombre de faits doivent rester entre nous.
» Je ne sais plus un seul obstacle à cette union. Il en
o serait encore que , pour l'honneur de votre caractère,
» ce reste d'intérêt cjui doit s'attacher à des affections ,
» naguère légitimées par des relations plus franches ,
» vous ferait une loi de ne les révéler par aucun éclat.
» Un semblable engagement de ma part me ciùtcra peu,
» car je sens que le bonheur d'Elisabeth m'appartient
n dès ce jour. J'attends respectueusement votre décision,
n Comprenez l'impatience d'un aniant qui souffre depuis
» six mois. Vingt-quatre heures sont beaucoup pour un
« raaiheuicuxqui depuis ce matin seulement existe d'une
3> vie plus libre dans une ville où son sort doit se déci-
n dcr. Il
La retenue et le ton de cette missive nous ayant paru
propres à produire l'effet désiré sur le caractère de Levas-
seur , elle fut envoyée.
Encore une nuit, disais-je à mon ami, et demain cet
ouragan qui a passé sur ma vie sera dissipé par un regard
d'Elisabeth. Tout en me promenant sur les remparts ,
qu'on soupçonnerait à peine si formidables; à la grande
place où s'élève une magnifique salle de spectacle ; sur les
ponts des canaux partout multipliés, à travers une popu-
lation moitié allemande, moitié française; clans cette cité
que l'on prendrait pour maritime à ses bateliers du Rhin,
pour militaire à ses myriades d'uniformes , pour contre-
bandière à la fumée savoureuse de ses tabagies, je crus
m'apercevoir qu'on hâtait les préparatifs d'une solennité
pour le lendemain. Il s'agissait de je ne sais quel prince
ide l'interminable famille des Bourbons venant de ses
domaines italiques imposer au budget de la France quel-
ques raillions de plus , lorsqu'elle a tant de routes ù ré-
parer , tant de pauvres menacés d'un rude hiver. Des
tentures pavoisaient les balcons, les lampions s'étageaient
sur l'if municipal et à la saillie des devantures d'épiciers.
i30 REVUE DE PARIS.
La cathc'drale devait être illuminée, disait-on, jusqu'à la
hauteur de la plate forme seulement, car ily avait , comme
tous les ans à peu près, des réparations à faire à la flè-
che , qui depuis quatre mpis était endommagée par la
foudre. J'appris touteela en allant et venant. Qu'avais-je
à faire , moi , de ce bruit , de ces princes et de leur fête ?
Nous cherchions à rencontrer Elisabeth qui ne sortit pas.
Cette discrétion s'expliquait par la réception de ma lettre.
Elle était trop bien prémunie contre de nouveaux men-
songes pour être facilement de moitié dans une fuite nou-
velle. Je rentrai calme et satisfait , dégagé de tout pres-
sentiment et faisant déjà des projets d'avenir.
Le lendemain, à peine levé, je me disposais à briser
l'enveloppe d'une lettre au timbre de Paris, lorsqu'un
homme pâle comme un criminel entre brusquement dans
ma chambre. J'ai reconnu Levasseur. Sa femme le suit,
et , quoique désespérée et sans voix , semble essayer, en
le retenant par le bi as , de le calmer par des supplications
timides. D'un geste vers l'escalier de riiôtellerie, d'un
doigt posé sur ses lèvres qui tremblent, il m'ordonne le
silence, arrache la clef de ma serrure, pousse la porte et
les verrous; puis, s'avancant jusque sur mes yeux, et
détiguré par un horrible rire, froissant les articulations
de ses doigts qu'il fuit craquer avec violence, les dents
serrées, la voix dans la gorge : « Où est-elle ? » me dit il.
J'ai bégayé pour toute réponse le nom d'Elisabeth.
o Où est-elle? « me répète impérieusement lefurieux
en me secouant par le collet de toutes ses forces.
Je lé regarde encore avec l'étonnement de la stupeur.
Sur cette physionomie tous les muscles sont en jeu d'une
manière effrayante. Il a de l'écume entre les dents.
M""= Levasseur s'est jetée à mes genoux entre son mari
et moi; elle pleure, elle sangiotte , elle croise ses mains,
elle me supplie. Je ne comprends rien à ses cris, à ses
larmes , à ses regards.
LITTÉRATURE. ' 131
« Mais montre-moi-la donc ; que je la lue , » dit Levas-
seur en frappant du pied.
« Où est-elle? mon Dieu ! que je lui pardonne, s'écrie
la mère en embrassant mes mains.
— Car ta mort et la sienne doivent me faire justice
de ce rapt abominable, s'écrie- t-il en armant deux pis-
tolets qu'il trappe avec furie sur le marbre de la cbe-
minée.
— Oh! niais répondez-moi donc , dit la mère en m'en-
trelacant avec ses bras pour me protéger de tout son
corps: elle et vous n'avez-vous pas toute mon amitié! «
Puis tous deux, par une même pensée, se précipitent
.vers l'alcôve, arrachent et repoussent les rideaux, tandis
que, debout sur mes jambes qui fléchissent, je sens tour-
noyer le plancher, les meubles et la chambre, car le sang
me monte à la tète, et j'entrevois je ne sais quel malheur
inconnu.
« Rien , rien ! s'écrie Levasseur, qui me menace ilu seuil
de l'alcôve, rien! et il ne me répondra pas! «
Et renversée sur le traversin qu'elle creuse pour étouffer
ses cris, la mère est en proie aux spasmes les plus con-
vulsifs, tandis que son mari cherche à la traîner vers moi
en m'accablant de suppositions les plus outrageantes. L'i-
ronie et l'indignation animent toutes ses paroles et se heur-
tent sur sa figure.
«Le lâche! à l'insolence de sa lettre, à la moqueuse
perfidie de chacun des mots dont il a fait usage, aurais-je
dû me méprendre un instant? Essaiera-t-il de me donner
seulement le change? Voyez s'il parlera, s'd nous dira
la retraite dont il a fait choix ce matin pour la misérable
qui déserte effrontément la maison de .'■on père. Imbécil-
lité ? il m'a fallu toute une journée d'absence de cette
créature, toute une nuit qu'elle a passée je ne sais où,
loin de moi, loin de sa mère; il m'a fallu l'angoisse, le
dculc et la lecture vingt fois méditée d'un écrit infiime,
d'une lettre de cet homme où je me refusais à voir lui
^32 REVUE DE PARIS,
hardi ceilificat de déshonneur ; il m'a fallu les transes
incurables de vingt heures d'abandon et d'infoninie, de
teneur et de fièvre , pour triompher de ma crédulité stu-
pide, de ma sainte confiance en l'honneur de ma fille,
l'-h bien ! noble héros d'une si brillante aventure, où en
est cet honneur, dites ? Voyons; il se joue ici une comédie,
n'est-ce pas ? Lui avez vous bien tracé son rôle, et n'est il
pas temps à la fin qu'elle paraisse pour recevoir ma malé-
diction, oui, maniah'diction , et les bénédictions de cette
iaiblc femme que vous tuez par votre silence; car vous la
tuez , monsieur. Oh Ine tremblez nipourvons, ni pourelle !
Votre calcul a réussi, vous êtes absous. Ma raison a déjà
triom])hé de ma colère, et mcn mépris de son indignité.
L'ai me du brave remontera vers lui-même plutôt que de
s'abaisser sur vos fronts de coupablts, et je me fie à votre
avenir, compromis par une première faute, du soin de me
venger.
A ces menaces , à ces dédains , à cette animosité , qu'au-
rais-je dit? Un seul fait m'absorbait alors, la disparition
d'Elisabeth; je n'avais pas à me justifier, mais àsortirau
plus tôt d'un doute sinistre. Aussi avec violence:
« Il ne s'agit pas de vertu , ra'écriai-je à mon tour , mais
de vie ou de mort ; de mort , entendez moi bien ! Car je ne
l'ai pas vue, car je soupçonne quelque acte de désespoir ,^
car je voudrais avoir le crâne brisé d'une balle de pistolet y
pourvu qu'à mon dernier regard Elisabeth fût entre les
bras de sa mère. Je ne suis inquiet, monsieur Levasseur, et
je le signerais de mon sang , ni de vous , ni de moi : je le
suis d'elle, et d'elle seule. Vous avez odieusement inter-
prété ma lettre, en la lisant avec une prévention outra-
geante pour votre fille , oubliez le. Suivez-moi ; courons la
ville ; interrogeons tout le monde. Aidez mon amour à vous
la rendre. Son aspect seul balancera peut-être tous vos toïts
dans mon cœur; mais quelle que puisse être, devant Dieu
et les hommes V l'étendue de votre autorité de père, vis à
vis d'elle et de moi même, ce sera le chefd'ceuvre du
LITTÉRATURE. 133
coiuagc , que d'avoir à vous pardonner celte seconde
calomnie. Marchons. >i
La colère de cet liommc avait fait place à l'abattement;
ses yeux erraient du parquet de la chambre à mes yeux;
des vitres qui sous la frange des rideaux laissaient voir un
ciel gris, à sa femme agenouillée et flétrie de larmes.
Enfin il se décida. Inutilement M^e Levasseur, retrou-
vant de la force dans cette direction nouvelle imprimée à
ses sollicitudes, nous conjura de la laisser paitager, nos
recherches, elle ploya sous la volonté dure de son mari et
des émotions qui trahirent son courage. On la ramena dans
ime voilure à sa demeure.
Ah! l'hoirible journée, monsieur! et que Dieu ploie à
plaisir la risible créature qui ose se regarder comme l'œu-
vre de la _prédilcction céleste! Suivez, je vous prie, au
milieu de cette population parée, dansées rues où se
coudoient les piétons, où se heurtent les voitures; parmi
ces soldats de la ligne qui défilent d'un pas ferme au bruit
de la musique militaire et que le sergent échelonne pour
former la haie; sous les chevaux indociles des hauts cui-
rassiers et de la brutale gendarmerie; le long de ces
maisons tapissées du faîle à la base de banderolles et de
drapeaux blancs , obstruées d'échafaudages et de chaises;
tanilis que les femmes saluent de leurs mouchoirs; que les
fleurs jonchent le pa\é; que l'on crie, qu'on se précipite,
qu'on se presse; à la joie des enfans, aux explosions de
la multitude, aux clameurs sonores des bourdons lancés
à toute volée; quand de loin, de près, jiarlout, les armes
à feu détonnent avec les chants du clergé qui met proces-
sioiuiellement en dehors ses riches bannières, et que
l'artillerie des rempaVts mêle en mesure sa fumée qui
tourbillonne aux nuages roulés par le vent; suivez dans
ce cahos, dans celte trombe de rubans, de panaches et
d'épées; de curieux qui s'écrasent, de plaisans qui ibnt
des sarcasmes, et de marchands de places qui vous per-
sécutent; deux hommes, tous deux étrangers à la pcniée
134 REVUE DE PARIS.
générale, tous deux éteints et sans courage, se frayant
passage, cloués ou hagards, morts à ces pompes il'un jour
étalées devant le cortège d'un roi qui passe et qui s'ennuie.
Splendeurs olllcielles qui rentreront tout à l'heure aux
magasins des fabricateurs d'enthousiasme, et dont l'appa-
reil vénal se déploie à heure dite , aussi bien pour
solenniser un monarque inibécille que pour remercier un
prince populaire!
Partout cette turbulence se trouva devant nous, dérou-
lant ses joutes sur les eaux, ses baladins dans les rues,
ses dégoûtantes distributions de vin aux marchés et dans
les halles, ses explosions militaires aux angles de la cita-
delle, le carillon des cloches au sommet des églises, les
rondes des soldats et des paysannes sous les tilleuls et dans
le parallélogramme de Kossmarkt ; des rires de jeunes
tilles, fraîches et insoucieuses, et les étincelles des péiards
jetés par les en fans pour diviser et mettre en fuite les
groupes des promeneurs. Partout, monsieur, partout, cet
enfer de joie hurla dans mes oreilles; au cimetière, au
bord des canaux, à l'hôpital, à la préfecture, à la mor-
gue !
Et rien !
» Et nous ne la retrouverons point, n'est-ce pas ? » me
disait Levasseur4
Quand il parlait ainsi, son regard était extraordinaire ;
que m'importaient ses doutes ? J'aurais donné sa vie et la
mienne pour retrouver Elisabeth.
La nuit monta dans le ciel, et l'illumination de la ville
resplendit de toutes parts , couronnant Strasbourg d'une
pâle auréolç; des ligues du feu diamantaientla plate forme
de la cathédrale, féerie de sculpture, avec sa grande rose
en vitraux peints qui fait l'admiration des étrangers. 11
semblait que le feu fût à la ville. Seule parmi les vapeurs
flottantes de plusieurs milliers de lampions, pâle et grise
au-dessus de la fournaise qu'elle dominait de son diadème
comme un symbole d'isolement et de mépris, la pyramide
LITTÉRATURE. 135
octogone de ce noble monument laissait flotlei" à sa cime
je ne sais quelle ocharpe blanche, ijui s agittait dans la
fumée.
Bientôt tonte la population de la ville et des alentours
aQlua sur la place pour assister au feu d'artifice.
Nous rentrâmes. La mère comprit notre silence; elle
ne pleura pas : elle était épuisée. Le bruit des bombes et
Ife sifflement des fusées la tirent encore tressaillir plusieurs
fois ; puis après un rugissement saccadé comme celui d'un
volcan qui déchire avec fureur ses entrailles pour les vomir
jusqu'au ciel, les mille et un murmures du dehors retom-
bèrent et s'éteignirent. Le calmcrégna.Lafcteétaitmorte.
Je voulus sortir.
<i Attendez! me dit Levasseur. «
Il sonna un domestique, et lui donna un ordre à voix
basse; puis la porte fut fermée, et il vint à moi.
u Non! non! cria-t-il en se frappant la tète avec les
poings, non, monsieur, ma fille n'est pas morte; elle ne
peut pas être morte; rendez-la-moi I II me faut ma fille;
vous ne me quitterez pas que je n'aie vu mu fille ! Mon-
trez la moi déshonorée, flétrie, vouée au libertinape et à
l'opprobre, telle qu'elle est, telle que vous l'avez faite;
mais je la veux vivante. Songez-vous bien à quelles tor-
tures vous me livrez, à quelles pensées de suicide et de
désespoir s'abandonne cette mère dont vous n'avez pas
pitié ? Oh! pitié pour elle, monsieur; pitié pour un homme
qui vous a cruellement blessé peut-être , mais qui vous a
fourni du moins cette horrible occasion de revanche. C'en
est assez;lc'en est trop. Dieumème serait satisfait'à meilleur
prix, quand j'aurais encouru l'éternité de l'enfer. Laissez-
vous fléchir. Que vous faut-il ? ditesl; mes biens'' prenez-
les; ma ûlle ? je vous la donne; mon honneur? frappez-
moi, foulez-moi aux pieds. Je vous ofliirais ma vie si elle
en valait la peine. Qu'après, je mendie loin d'elle et de
vous, qu'elle me haïsse et taise à jamais ma mémoire à ses
enfans; que j'aille mourir, si vous le voulez, hors de la
136 UEVUE DE PARIS.
France, comme un proscrit ou comme un traître. Parlez;
je consens à tout, je signe tout ; mais il faut que je la voie,
il le faut. Rienl... rien de tout cela si je ne revois mon
Êlisabeih. «
Horrible position que la mienne, monsieur; car il m'im-
portait peu de me défendre , et toutes mes facultés
e'iaicnt tendues pour imaginer une solution aux craintes
qui m'obsédaient. Ou m'emprisonnait, on me clouait dans
le cercle d'une justification vaine qui paralysait l'essor de
mes conjectures. Cet homme priant et en délire, cette
femme qui se suspendait à mes regards, luttes incendiaires
qui brûlaient mon cœur sans jeler de lumières dans mon
esprit, me mirent aussi hors de moi-même, car j'avais le
pressentiment qu'affranchi de l'esclavage où j'étais depuis
le matin, je trouverais la clef de cette funeste énigme.
Lors donc que je le repoussai pour sortir , Levasseur,
armant de nouveau ses pistolets, nie cria comme un
forcené :
« Viens donc, ame de boue et de sang, viens! Je te sui-
vrai. Je puis descendre jusqu'à toi. Je ne me serais pas
cru le courage de cette honte ; viens ! tu nas plus d'autre
alternative d'ailleurs que le duel ou la prison, car on est
peut-être en ce moment à la porte pour t'arrêter.
. — M'arrèter! Et qui pourra donc retrouver Elisa-
beth?
— Qui? misérable; moi, moi, son père ! et non toi, son
corrupteur et sondémonlSachequepour isoler ta complice,
pour la réduire, par ta inorl ou fa captivité, à revenir, à
nous donner les restes d'une affection dont je te déclare
indigne, j'ai voulu te placer entre le tube d'un pistolet
et l'obscurité d'un cul de basse-fosse. Choisis, tandis qu'il
le reste une minute!
— Vous avez la tête perdue! Qui sait ce que le temps
jeté à ces vains débats peut aggraver au sort d'Elisabeth!
Ce n'est ni ma captivité, ni ma mort, qui peuvent vous
la rendre. Personne ici n'est de trop pour cette tâche
LITTËRATIRE. 137
sacrée, et plût à Dion qu'au lieu de vous charger si niai
tle ce soin, vous me l't-ussiez donnée à garder!
— Caïu! >■> et il flt un mouvement trcxaspération.
11 appuya le pistolet sur mon front , et je voulus ten-
dre les bras pour recevoir sa femme qui tomba comme
inanimée sur le carreau. A cette vue, au bruit de quel-
ques éperons dont le fer se traînait sur le parquet de la
chambre voisine , il rebroussa chemin , et chassant avec
fureur les de.ix battans , il me désigna du doigt à (juatre
brigadiers de gendarmerie, précédés d un commissaire de
police.
« Monsieur le magistrat , vous avez reçu ma plainte;
faites votre devoir.
— Maintenant , c'est à vous de me rendremon Elisa-
beth! lui criai-je en m'éloignant à grands pas; votre res-
ponsabilité s'augmente de tout le poids des entraves dont
vous me chargez. Il n'y a que votre fille, malheureux!"
qui puisse f.iire qu'il n'y ait pas du sang entre nous.
— Il fallait donc le vouloir plus loti » me cria-t-il de
loin, et les battans se refermèrent sur lui.
Je me trouvai sur le seuil de la porte. Des voisins,
des curieux , des domestiques, obstruaient la rue pour
me voir; les mots de rapt et de comédien, le nom de
mon Elisabeth, circulaient de bouche en bouche. On me
jeta dans une voiture, et un quart-d'heure après j'étais
sous l'écrou de la prison civile.
Une prison, monsieur! concevez-vous bien ce que ce
mot a d'horrible pour le jeune homme qui compte, en
dépit de tout, sur des illuminations secrètes de ractivlté.
du hasard et du courage. Une prison ! Ces murs de pierre
se fermaient plutôt sur elle que sur moi. Attenter à ma
liberté, c'était attenter à sa vie ; ou l'assassinait enm'em-
prisonnant.
Quatre jours, monsieur, quatre jours je fus au secret ;
heurtant parfois ma tête à la porte inexorable et sourde ,
criant pitié, priant Dieu... On m'oubliait!... Des fêtes ,
TOME X. 1:2
133 REVUE DE PARIS,
des bals , que sais-je ? la conscription ou une remonte de
cavalerie... L'autorité se charge de tant de choses qu'elle
ne peut songer à tout !
On vint me chercher enfin; je ne sais qui: quatre fan-
tassins stupides , un fat qui tranchait du magistrat. Il
pleuvait. On me conduisit entre deux attroupemens à
l'iîôtei où j'e'tais descendu; c'el ait pour saisir mes papiers, '
pour découvrir des lettres d'Elisabeth nu pour tout autre
chose. J'étais ivre d'inanition, exte'nut;, mourant; je ne
prenais garde à rien.
it Une lettre cachetée! dit l'homme de la justice; vou-
lez-vous l'ouvrir devant nous? n
J'obéis machinalement.
0 terreur! une seconde suscription était de l'écriture
d'Elisabeth, et portait l'empreinte du timbre de la poste
de Strasbourg. Cette lettre, tombée de mes mains lorsque
son père vint m'arracher de chez moi , devait renfermer
un germe de sahit. Ries yeux se troublent, je m'impa-
tiente , tout mon corps tremble.... « Je sais à quelle
heure arrive ta voiture, me disait elle , je la verrai du
moiîis si nous ne nous voyons à ton premier pas dans
cette ville. Oh! que ne suis-je plus audacieuse! Mais du
haut de la cathédrale on dit que l'horizon est immense ;
tu verras mon écharpc flotter ; réponds par quelque signe,
et mon cœur aura des pensées de courage et d'amour pour
braver tous les événemens. Adieu ! n
Un fait me frappe; cet échafaudage autour de la lan-
terne qui domine l'église l... Je n'achève pas ma pensée !...
car je me rappelle avec effroi l'écharpe éclairée par l'il-
lumination ....
J'ai précipité les soldats qui me gardent. En deux bonds,
je franchis l'escalier. Je suis dehors et je cours. Des fenê-
tres se sont ouvertes, des vitres brisées. J'entends crier,
j'entends courir après moi. La pluie tombe par torrens et
je brûle. Les passans s'arrêtent , surpris devoir, en dé-
sordre, défait, déchiré, couvert de poussière et de bouc >
LITTERATURE. ^39
avec de la paille dans les cheveux, un homme dont les
«^lans de'sespe'rés , dont l'aspect les effraient. Dans ces
milliers de maisons , je reconnais une maison. J'en saisis
le marteau de fer: je frappe; je crie comme un forcené:
E/iiabeth ! Elisabeth ! Des têtes se penchent à toutes
les rampes de balcons: à celui que je ne cesse de regar-
der paraît une femme amaigrie, echevelée , demi nue,
qui répond à mes cris par des cris comme il en sort de
la poitrine d'une mère ; puis je vois l'homme que je veux,
celui qui doit me suivre , que j'appelle : il vient, le voilà :
son haleine glace mes cheveux ; et devant la foule qui
grossit et qui gronde, et suivi de soldats, de désœuvrés,
de curieux, je vole comme un trait; j'enlraîne une masse
profonde: mon vertige s'est répandu partout! Je sui« dans
l'é.^lise, qui n'est pour moi qu'une rue , qui n'est rien, car
Elisabeth est tout. Que Dieu me la rende, nous verrons
après !
Et près de la porte qui conduit à la plate-forme, aux
tourelles, à la flèche de la cathédrale, je tire violemment
la chaîne d'une cloche : on veut me parler , je n'entends
rien, je n'écoute pas. La porte s'ouvre: je me lance;
un torrent roule avec moi dans ces escaliers étouffés et
sombres: ces marches n'en finissent jamais. Ces vibra-
tions de fer glissent dans cette spirale bruyante et m'eni-
vrent; c'est peut être une messe des morts qu'on sonne.
Mes pieds glissent de faiblesse sur les dalles polies ; mon
courage seul fait ma force , et parmi les désinences du
bronze, j'entends haleter, à la distance d'un étage, un
homme lancé comme moi plus vile que tous les autres
dans ces corridors tournoyans. On ne tomberait pas plus
rapidement que nous ne montons. Sait-on bien ce que
c'est que le principe de la puissance, et combien il y a
d'énergie dans le cœur?...
Je jeté un regard à la plate-forme : elle est déserte ; un
vent furieux siffle dans les broderies du parapet ; de
lourds nuages, chargés de grêle, se déploient comme des
iAO REVUE DE PARIS,
ailes gigantesques au-dessus de mon front en sueur; la
pluie glace ma poitrine nue, aveugle mes yeux , m'ôte la
respiration-, je crains de faiblir. Je rallie ma volonté.
Le premier venu des quatre escaliers toiunans, qui tou-
che par le sommet à la base de la pyramide , se dévide
rapidement sous mes pieds , malgré l'ouragan qui m'en-
veloppe en s' engouffrant par bouflées dans les larges
claires-voies de cette haule construction à jour. Cette masse
tremble, ces pierres vibient ; mon bras les ébranle, on
dirait que tout va ployer sous ma main. Strasbourg entier,
les, campagnes, le Rhin, les forêts, l'horizon, les nuées
semées de hachures noires à leur fiange ; le ciel bariolé
de lumière et de nuit, de soleil et de tempêtes, l'escalier
lui-même, à la fois emportés dans ime ronde frénétique,
tourbillonnent autour de moi , comme un misérable
caillou que va lancer la corde du frondeur; et dans ce
vertige, où mu tête brûle, où mes tempes battent, où mon
cœur, comme un lutteur renversé qui se débat sous son
adversaire, se gonfle à briser ma poitrine, je nai de pré-
sent à la pensée qu'un seul cri : ce cri déchirant d'une
mère: « Gustave, rends-moi ma fille. »
Je suis au sommet de l'escalier tournant ; ma tâche va
s'accomplir: le plus fort est fait sans doute. Non. Mes
jambes ploient , la salive me manque ; il semble qu'une
niain de fer m'élrangle. Une porte est là , que je vois
après un étroit parapet j mais pour quitter l'élan que
j'ai pris , pour tenter une autre diieclion , je fais tout
vaciller dans la perspective, et même la place du parvis,
d'où monte l'inintelligible rumeur de l'intérêt et de l'ef-
froi populaire. Je crois alors être perdu, car je perds
Elisabeth sans la revoir. Il faut donc maîtriser cette im-
pulsion à tout prix. Ce ncst pas l'instant de chanceler. Je
me cramponne à la marge de pierre , je pose mon front
sur le large revêtement glacé; mes dents couperaient du
marbre, et jecoraprinie, au risque de la vie, ces effroyables
battemens de cœur, qui répondent à mon tympan comme
LITTÉRATURE. 141
'es pesans marleaux d'une enclume souterraine. D'ailleurs
scra-t-il utile de vivre après cela?
Ainsi courbé, je vois la plaie forme se remplir ; mais le
souiîle de l'orage intimide presque tous les gens qui m'ont
voulu suivre. Quelques ouvriers plus hardis s'élancent
pour me rejoindre. On me crie des paroles dont l'air ne
m'apporte que des lambeaux. La j^ace est inondée de
monde et de pluie. Le frémissement de la grêle qui bat
les embrasures de la tour, la furie de l'averse qui rejaillit
en poussière des saillies sculptées de la pyramide, couvrent
les voix de la ville et les clameurs continues de cette
multitude pressée et roulante au fond du gouffre que je
domine comme les épis d'un chaut de blé.
Le vertige est vaincu. Je me relevé, je marche ou
plutôt je me traîne. Il y a sous mes pas le corps d'utt
homme. Qui est-ce? Qu'importe ? Je le franchis. Ah I j'ai
reconnu sa voix : c'est Levasseur. Il rampe sur les mains
et sur les genoux ; il m'appelle. Non , je ne lui céderai
rien : c'est à moi d'être là-haut le premier. Et l'horrible
tournoiement recommence chaque fois qu'une ouverture,
passe devant moi; à chaque étage ma vigueur se ralentit»
mon propre poids augmente; la ville disparaît sous les
flancs de la cathédrale; la perspective se rapproche ; le
Rhin semble s'avancer avec sa nappe élargie jusqu'à la
portée de ma main. Noyés dans la brume d'automne, dans
ces vapeurs qui montent , descendent et se croisent ; des
parcelles d'horizon, des déchirures de paysage, se balan-
cent , rares et perdues , dans un espace étrange ; l'air
m'étreint au sein de ses larges flots , me soulève ou m'a-
bat, m'aide ou me paralyse ; je ne sais ce que je puis de-
venir, quand une voix forte me crie : « Courage, ami;
c'est pour toi qu'Elisabeth a franchi tout cela. »
Je suis enfin sur les dernières marches de la lanterne,
et là , je m'arrête éperdu; car ce que la foudre avait
dégradé dans le monument, c'était le fragile escalier qui
tourne autour d'une colonneltc, dont la maigreur à celte
142 REVUE DE PARIS,
élévation ferait fiëmir le plus brave. Les marches si ha.-
bilénient ménagées à l'action du vent, pour en diviser la
furie, et qu'on gravit en arrondissant le bras droit autour
du pilier central, sont descendues: elles gisent parsemées
en débris sur la toiture cuivrée de la ucf. L'échafaudage
ÎMi-raéme , compromis par la vétusté des charpenles , a
récemment rompu sous le poids de ses vieux services.
Impossible d'aller plus loin! Ni point d'appui, ni base.
Rien que l'air corrosif qui tranche, qui détache la lanterne
en cet endroit; qui en fait une île dont le pourtour est
noyé dans la vapeur, dont le dôme s'élève dans la pluie.
Entre le pavillon que je veux atteindre, et la dalle où je
suis debout , il n'y a que douze pieds , mais ces douze
pieds sont tout un abîme. Je tourne les piliers , je les
mesure comme une bête féroce dont la proie est là haut.
Mon regard et mes doigts glissent désespérés. Que n'ai-je
des ongles de fer ou des ailes! que ne puis-je les réunir
en faisceau, et ra'exhausser de leur étreinte : quitte à me
briser si je tombe... Mais non! je reste entre les piliers
nus qui suspendent le lourd diadème; mais non, large et
sonore, le vent murmure je ne sais quelle harmonie , en
mordant ces fuseaux de pierre. Suis-je au ciel ou dans un
rêve ? Je n'en sais rien ; si c'est un rêve , il est bien hor-
rible ; si c'est le ciel, qu'ai-je fait à Dieu?
C'est alors que j'entends des voix, et que, suivi d'un
artisan qui l'aide à soulever une échelle , l'ami dont je
n'avais été que trop long-temps séparé m'apporte enfin
«es secours et sou courage. 11 me conjure de le laisser
monter pour moi, car je suis défiguré par la prison, la
fatigue, le désespoir et la faim. Je refuse : l'artisan se
joint à ses supplications ; tout est vain. J'ai vu Levas-
seur paraître; je m'élance, et quelqu'un s'élance après
moi.....
Elisabeth gisait à terre, sur la figure, les mains éten-
dues, la tête livide et froide.... elle était morte!
-^^u'arriva-t-il ensuite? Je l'ignore. Seulement j'enlcndis
LITTÉRATDIIE. 1^3
un éclat de rire sauvage , et dans l'espace au dessous de
moi quelque chose tomba.... C'était le père.
Et moi , j'existe !
C'est que l'amitié veilla sur ma folie; c'est que l'art
triompha de moi; c'est que la mère d'Elisabeth reporta
sur celui qui devait être son 61s l'amour qu'elle avait pour
sa tille, et que les larmes sont une générosité de Dieu.
L'amant qui ne fut pas époux se devait à la veuve qui
n'était plus mère. Elle et moi-uous pleurons encore. 11 y
a des chagrins que rien ne tarit, des images qui ne s'effa-
cent jamais ; et id distraction de notre deuil est de songer
tous les jours à cette perte irréparable. Oh 1 combien de
fois, ici même, nous sommes nous représentés, à la pointe
de cette flèche fatale , que je maudis et que l'artiste ad-
mire, l'ardente fille, si pleine d'avenir et d'amour , voyant
tout à coup sa retraite coupée par; l'écroulement de ce
misérable échat'audage; isolée au milieu d'une population
de soixante mille aines ; entre le ciel et la terre ; menacée
d'une mort certaine en essayant de fuir, comme en per-
sistant à rester; un gouffre profond sous les pieds, un ciel
inexorable sur la têle, implorant celui-ci , tremblant de
celui-là; usant sa faible voix en cris désespérés dans un
espace d'air qui les éteint et au vent qui les disperse
comme une vaine écume; agitant une écharpe à l'éclat
des illuminations , des fusées , épanouies en pluies d'étin-
celles , et en voiles de fumées autour de son front; puis
exténuée d'inanition , d'espérance et de froid , assistant
aux inquiétudes causées par son absence, car elle avait la
perspective des fenêtres de sa mère, car elle dut voir la
chaise de poste qui m'amenait s'ouvrir aux portes de la
ville ; vue elle même enfin, et sans qu'il vînt à personne, à
moi surtout , l'idée d'interroger ce monument !... Il y a
plus que du deuil dans tout cela , monsieur , il y a un re-
mords. Ah I si , comme moi , vous causez jamais la mort
d'une femme chérie, tremblez qu'elle ne vous laisse sa
mère , car ce sera une lâcheté de mourir ; elle voits aura
lissé un devoir I o
144 REVIE DE PARIS.
Tel fui le récit de ce jeune homme, et l'on peut chercher
à quelle conditiou je devais être dispensé du secret. Il
n'y a personne au monde dont mon indiscrétion puisse
réveiller aujourd'hui les douleurs.
Mais , deux heures après avoir quitté ce malheureux ,
comme sous les prestiges d'une nuit fraîche et silencieuse,
j'errais encore sur la rive de l'île voisine , réfléchissant à
ces mystères de la deslinée , qui laissent tant de doutes au
fond de Tanie, je vis glisser une barque vers le tertre de
la rencontre. Une femme âgée, vêtue de noir , sans doute
lanière d'Elisabeth, aux traits amaigris, en habits de
deuil , était éclairée par la lueur d'un fidlot , et l'insou-
ciant marinier sifflait une ritournelle en fiappant l'eau de
ses avirons.
Aloysius Block.. (R. Brtjcker.)
ChrowiQt-e de la semaine. — S'il est une époque de l'an-
née où l'on peut espérer quelque trêve aux conversations
politiques, c'est la semaine qui vient de finir, et cependant
nous ne saurions en mentionner les événeraens sans em-
piéter, à notre grand regret , surlcs feuilles quotidiennes.
Nous éluderons par conséquent de parler des complimens
officiels , des débats orageux provoqués par un mot dans la
chambre élective , et même de cette émeute ou conspira-
tion républicaine ou carliste qui va placer la scène d'une
révolution dans cette cathédrale où Victor Hugo a trouvé
naguère un si beau roman. Comme les choses les plus sé-
rieuses ont un côté bouffon dans la société parisienne, la
conspiration des tours de Notre Dame de Paris a jusqu'à
présent fait dire plus de bons mots qu'elle n'a inspiré de ré-
flexions graves. Est-ce légèreté ou sécurité ?Croira-t-ou, par
exemple, que des poètes que nous ne nommerons pas n'ont
vu dans cet incident qu'un sujet de vers de circonstance ,
et qu'il nous est déjà parvenu cinq morceaux de poésie ,
Sivec prière d'insertion, sur les cloches de Notre-Dame.
Au risque de mécontenter quelques amours-propres , ce
qui nous arrive quelquefois, hélas ! aux pauvres directeurs
de Revues , nous préférerions citer le fameux chapitre de
Rabelais : Comment Gargantua paya sa biein'eiiue es
Parisiens , et comment il print les grosses cloches de
Vecclise Nostre-Dame , ou la harangue éloquente de
niaistreJouatus de Bragmardo pour recouvrer les cloches:
146 REVUE DE PARIS.
Or sus de parle Dei , date nobis clochas noif/'«s. Cette
citation bouflTonne ne serait pus déplacée en carnaval.
Mais nous aurions besoin d'un trop long commentaire pour
savoir jusqu'à quel point le peuple de Paris d'aujourd'hui
ressemble encore au peuple de Paris du temps de Rabelais.
« — Tant sot , tant badaud et tant inepSe de nature , que
» ung basteleur , ung porteur de rogatons, ung mulet avec
•n ses c^-mbales , ung vielleux au mylieu d'ung carrefour
» assemblera plus de gens que ne fcroit un bon prescheur
» evangelique. « l'n peu plus loin Rabelais dit encore:
« Toute la ville fut émue en sédition , comme vous savez
1» que à ce ilz sont tant facilles , que les nations estranges
» s'esbahissent de la patience des roys de France, lesquels
» antrcment par bonne justice ne les refrènent , veuz les
» inconveniens qui en sortent de jour en jour. Piust à
31 Dieu que je sceusse l'officine en laquelle sont forgés ces
» schismes et monopoles pour les mettre en évidence es
» confrairyes de ma paroëce. » En vérité le pauvre Charles
X venait peut-être de lire cette mauvaise plaisanterie de
Gargantua lorsqu'il voulut ?r//'e/ier son peuple de Paris
par ses ordonnances. Mais laissons la politique, même
celle dePvabelais.
]\ouvEiLE3 DES THEATRES. — L'Opéra-Comique a enfin
trouvé un directeur, M. Laurent qui avait précédé M. Ro-
bert comme imprésario du théâtre Italien. — TNlademoi-
selle Mars a joué cette' semaine dans Misantropie et
Repentir et dans Chacun de son côté. — M. Harel a fait
parodier à l'Odéon Richard Var/ington sous le titre de
Pijfard Droledeton. — Einmeline, ou la Porte secrète,
attire du monde au Gymn.ise, et VArt de parer ses dettes
au Vaudeville. — Les Girouettes anglaises des Variétés
sont une amusante bouffonnerie dans laqvielle Odry est
fort comique. — La Salade d'Oranges n'a eu qu'un demi-
succès au Palais-Royal.
Le théâtre Italien aréunidans la même soirée M^'Rim-
ALBUM. <47
baux et M""® Malibran. Toutes les loges étaient pleine».
Une nouvelle d(';butante va paraître sur ce théâtre.
LEIORGNON, P.\R MADAME EMILE DEGIRARDIN. — CHEZ lOCIS
H.^UMAN ET C« ÉDITEURS A BRUXELLES.
Ce qu'on appelle la vie du monde est, de sa nature
chose si ennuyeuse, que la littérature, qui vit de r éactions
se jette le plus souvent dans les régions où l'imagination
seule peut parvenir; c'est un moyen de reposer notre es-
prit des tristes réalités qui l'accalîlent. On se sauve des
salons dans des tavernes , des jardins dans les déserts, des
rues dans les nuages , de la monotonie dans l'horreur;
mais c'est toujours l'homme qui se peint et qui croit in-
venter en déplaçant la scène.
Ce qui donne aux ouvrages d'esprit le caractère de la
nouveauté, ce n'est pas le choix du théâtre où l'on fait
paraître les personnages, ce n'est pas même la singularité
des situations; tout cela peut se soumettre au calcul; c'est
la manière de sentir, d'observer et de peindre la nature ;
l'objet ne varie pas, mais le prisme par lequel on le regarde
change autant de fois que quelque esj)rit supérieur nou-
vellement arrivé sur la terre s'amuse à examiner sa prison.
L'aine humaine a été poursuivie jusque dans ses derniers
retranchemens; tous les replis du cœur ont été lus comme
les feuilles d'un vieux livre; le monde, les villes, les champs,
les déserts, la nature, la société, tout a été peint et décrit;
il n'y a plus de nouveauté possible que dans l'émotion
personnelle de l'écrivain. Ce moyen de diversité est iné-
puisable; mais il n'est pas à poitée de tout le monde. Au-
jourd'hui la mission du talent n'est plus de représenter les
choses et les hommes, l'esprit y sufTirait , c'est de trans-
mettre à tous la surprise que la réalité doit causer ici-bas
aux âmes créées pour quelque chose de mieux.
, Quoi de plus monotone , de plus insipide à peindre que
148 REVUE DE PARIS,
les mœurs de la pai-tie élégante du monde? de cette société
où la viese traduiten apparences? de ce peuple, hypocrite
sans but? de ces hommes à caractères effaces qui mentent
comme on respire ? Mais si , au milieu de ces mii oirs
trompeurs et tous harmonieusement accordés pour réflé-
chir un jour faux, vous placez un esprit pénétrant et qui
arrive au fond de tout sans s'arrêter un instant à la forme,
ce personnage vous intéresse comme la vengeance , et les
manèges de salon , qui n'étaient qu'un thème à commé-
rages, deviennent à la fois un sujet de méditations pro-
fondes , ou de surprises comiques et instructives. Tout se
groupe pittoresquement autour de cet esprit doué d'un
pouvoir magique ; la plate réalité devient vérité idéale ;
l'ennui finit et l'art commence '.
Telle est , en peu de mots , l'analyse du livre que nous
annonçons, et qui n'est que le monde actuel- vu par un
esprit distingué. L'auteur qui , par modestie ou peut-être
par orgueil, n'a pas voulu s'y nommer, se montre à chaque
page; c'est son lorgnon que M""-' Emile de Girartiin prête
à M. de Lorville, et cette idée de talisman n'est là qu'une
formule d'écrivain pour compléter le portrait d'une per-
sonne douée d'une sagacité peu commune. Comme machine
poétique, la vraie féerie serait insupportable si on en
plaçait les effets au milieu d'un monde aussi positif que
le nôtre; mais celle du lorgnon n'est qu'un emblème au
moyen tluquel l'auteur s'est épargné la peine de répéter
les formules d'admiralion et les analyses sans afin par les-
quelles elle serait parvenue à nous faire comprendre que
M. de Lorville est un de ces hommes destinés à tout con-
naître et à n'êlre connu de personne. On doit lui savoir
gré d'avoir abrégé Je portrait qu'elle en fait, en cherchant
la vraisemblance dans le surnaturel.
La donnée de l'ouvrage n'est pas neuve : c'est le palais
de In A cri t.', de M"^^ de Genlis; mais le théâtre du Lorgnon
est bieu plus vaste, et ce moyen de démasquer tous les
genres d'hypocrisie , appliqué au monde actuel , à ce que
ALBUM. 149
nous avons vu hier, dit ce matin, acquiert tout l'inte'rét
dune découverte. D'ailleurs, conirae nous l'avons dit tout
à l'heure , un livre est neuf, malgré son sujet , à cause de
son auteur.
On s'étonne peut-être qu'avec un talent poétique aussi
supérieur que celui de î\In»e Emile de Girardin, on descende
jusqu'à la prose; mais il y a dans une ame élevée et douée
d'une grande puissance d'observation un besoin de vérité
que ne satisfait pas toujours la poésie, qui se nourrit de
passions, d'illusions et de sentimens. La finesse et la
causticité des idées- peut nuire au poète; témoin Voltaire.
Avec de la malignité dans l'esprit et un cœur sensible,
on sent que les vers ne suffisent pas, et l'on glane dans ses
pensées pour y recueillir ce que l'inspiration avaitrejeté.
Quoique poète par nature, on devient, pour un moment,
par l'e.xpérience du monde , moraliste et romancier.
Voici quelques extraits, pris au hasard, mais qui suffisent
pour montrer la manière dont l'auteur peint les scènes et
les gens du monde Un jeune homme, obligé par une dette
d'honneur à emprunter 5(),ooo fr. , vient chez son ami
intime avec le projet de lui demander cette somme, et le
trouve entouré de personnes dont il craint la malveillance.
«A peine fut-il entré, il vit que l'atmosphère ne lui
était pas favorable , et il renonça au projet de sa demande.
Être refusé par un indifférent lui paraissait une chose
toute n^iturelle; mais se voir repousser par un ami! Cette
pensée lui déchirait le cœur. Une grande tristesse s'empara
de lui. Hélas! n'est-ce pas déjà nous repousser que nous
ôter l'idée de la prière! iS'y a t-il pas de l'inspiration
dans cette limiflité? Et l'homme à qui l'on n'a jamais osé
demander un service l'aurait-il rendu? Peut être! — cai-
tout dépend du moment ; en Fr.ince surtout où l'esprit et
le cœur sont si mobiles, n
EdL;ar, le principal personnage du roman , et le fléau
de tout ce qui ment dans les salons, c'est-à-dire à peu
près de chacun, se trouve à un bal.
TOME X. i3
150 REVUE DE PARIS.
« Edgar, en rentrant dans la salle du bal, aperçut son ami
Warvaux, causant mystérieusement dans un angle de porte
avec quelque chose qui ressemblait de loin à un ambassadeur
turcouà une vieille anglaise. En effet, c'était une de ces
vieilles Anglaises inimitables qui, a près avoir eu quatorze
ou quinze enfans dans leur pays , viennent à Paris pour ap-
prendre le français. Ellcportaitsurla tête un de ces turbans
à trois étages que l'Angletcn-e seule produit; des plumes,
des fleurs, des diamans, de l'acier, des glands de jais,
des rubans, des blondes, des clefs dor, ornaient cette
imposante coupole, sous laquelle minaudait une figure
longue et décharnée qui en faisait encore ressortir l'énor-
njité. Edgar n'avait jamais vu, dans ses V03ages ni dans
ses cauchemars, un être plus fantastique, ime femme plus
fastueusement laide. «
Nous pourrions citer encore plusieurs autres portraits,
pour donner une idée de la manière dont Mme de Girar-
din a traité un genre nouveau pour elle, et qu'elle a rendu
pour nous semblable aux meilleures productions de l'An,
gleterre, si riche en romans qui peignent les mœurs et les
caractères.
Je craindrais de nuire au succès mérité de cet amusant
ouvrage si je faisais remarquer qu'il se distingue par le
bon goût des détails et l'élégance soutenue du slyle, dont
les nuances variées à propos laissent souvent apercevoir
le poète sous le romancier. Le style!.... ce mot si rococQ,
comme on dit aujourd'hui dans un certain monde, me
ferait passer pour une perruque, si j'osais l'employer
sérieusement! Que de plus hardis ou de plus malveillans
rendent donc justice, sous ce rapport, à l'auteur du Lor-
gnon; je me bornerai à noter les aperçus fins, délicats^
comiques, profonds, à remarquer que dans uu pays et
dans un temps oîi les trois quarts des gens emploient leurs
facultés à servir les haines et les autres mauvaises passions
qu'excite la politique; les palmes littéraires tont réservées
ALBUM. 1.M
aux aines qui savent aimer ,et r^-ver : c'est presque dire
aux t'cnimesl....
Le comte de Gustines.
ROMAINS ET CONTES DE CHARLES NODIER.
PROJET d'une Édition complète.
La vie littéraire de Cliarles Nodier est lexpression la
plus complète, sinon la plus éclatante, de la littérature
de notre époque. Parmi les écrivains qui nous occupent,
si l'on voulait faire un choix pour représenter les diverses
nuances de la pensée moderne, il n'y a que Nodier qui
put atteindre ce but: les uns sont trop jeunes encore, les
autres sont trop vieux déjà. Les uns, vénérables débris des
doctrines de la Convention, ont reculé devant l'empire,
qu'ils ne comprenaient pas; les autres, écrivains ou poètes
de l'empire (chose étrange, sous l'empire des poètes!),
ont été étourdis par la gloire militaire de leur temps, et
ce bourdonnement terrible retentit encore à leurs oreilles
fatiguées. Il en est, cnfaus de la restauration, qui n'ont
que des souvenirs d'hier, et qui ont besoin d'attendre
long-temps encore avant de représenter quelque chose
parmi nous. Nodier seul, enfant puissant sous la républi-
que, fougui ux jeune homme, héros de l'opposition sous
l'empire, homme tl'imagination passionnée et d'intelligence
profonde pendant la restauration, porte avec lui et dans
ses œuvres quelque chose qui rappelle toutes les époques
si diverses dont se compose notre épo<|ue, espèce d'airain
précieux composé de tous les métaux.
Suivez Nodier. Il a écrit sa vie dans son beau livre sur
les révolutions. Enfant, il a fait du grec avec Euloge
Schneider, helléniste sanglant dont se souvient Strasbourg;
plus tard, les prisons de l'empire servirent d'habitation
au poète frondeur. Tout fut poésie alois pour Nodier dans
cette France si glorieuse et si triste. Pendant que ioute
152 REVUE DE TARIF.
l'Euïope se I allait , il lisait les anciens, il étudiait les
modernes, il se plongeait avec délices dans l'intimité de
la science, il était le seul lioinme peut être qui songeât
alors à lire des dictionnaires, à les commenter, à les cri-
tiquer, partout , en prison, sous le toit paternel, au mi-
lieu de la forêt, singulière et bionheureu e passion qui
devait porter de si beaux fruits si tard.'
Aussi quand vint la paix , quand la France rentra dans
l'étude et dans le calme, il ne se trouva que Nodier qui
avait toujours étudié et partout était fort en avance sur
toutes les intelligences de son temps. Personne de son âge
n'en savait autant que Nodier. Il n'était pas un de nos
voyageurs armés qui eût compris, qui eût vu autant de
choses que Nodier en avait vu et compris. 11 savait, lui ,
le premier qui sût cela en France , et bien avant que nous
en eussions entendu parler, qu'il y avait là-bas, quelque
part, une poésie inouie, vierge et vraie, poésie intime et
du cœur qui s'était éveillée à la voix de Byron, comme
si à cette époque il avait pu connaître Byron. Il savait
qu'il y avait là-bas quelque part un royaume d'Ecosse
éclairé, animé, par un historien tout nouveau, dont nous
avions i-ecu les premières œuvres comme autant de romans
frivoles; bien plus, No iier savait qu'il y avait en France
quelqu'un qui s'appelait Mm* de Staël, quelqu'un qui
s'appelait Chateaubriand; il savait cela presque tout seul,
c'est lui qui nous a lévclé tout cela le premier, lui si bon,
si naïf, si rêveur, si savant, si passionné, si bon enfant;
lui amournux de toutes les poésies, de toutes les gloires ,
de out le passé, de tout le présent, lui qui n'a pas fait
une méchanceté dans sa vie, qui a été juste pour tout le
monde, même pour ceux qui n'étaient pas justes envers lui.
Ainsi Nodier a vécu trois fois plus que personne au
inonde. Les trois phases bien distinctes de sa vie se sont
manifestées par des œuvres bien distinctes. Enfant ,
il entasse dans son ame des rêves , des souvenirs , des
amitiés , des passions , des malheurs qu'il retrouvera plus
ALBUM. 153
tard; amas précieux! inestimables ressources! souvenirs
pleins de chaleur et de pitié qu'il a consignés en lettres
immortelles dans ses Soin'cnirs de la r'éi^olutiorj !
Puis après la poésie est venue la science. La grammaire
a été la meilleure passion de Nodier après l'amour. Ses
travaux philologiques ne se comptent pas. Il a fait une
gr.imraaiie, il a fait une critique raisonnée de tous les
dictionnaires passés et présens, il a fait deux dictionnaires,
il a écrit, il a commenté, il a annoté, il a explirpié tous
les classiques de notre langue, il a inventé ou tout au
moins il a porté parmi nous à son plus haut degré une
passion nouvelle, la bibliomanie ! Il a été profond, savant
et ingénieux critique; il n'y a pas de critique, parmi les
hommes qui en ont fait une profession, qui ait autant écrit
et surtout autant imaginé, trouvé autautdevérités que lui.
Comme troisième occupation de la vie de Nodier, nous
avons ses poésies , ses romans, ses contes, œuvres légères,
brillantes par le sens et le style; expression facile des
mœurs et des passions d'une autre époque , gracieux , et
profond reflet de toute la poésie qui s'agilait autour de
nous, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, partout,
excepté clans celle France, qui eut tant de peine à reve-
nir de son étonnenient ! Voyez les romans de Nodier.
C'est d'abord le Werther de Goethe qui pousse Nodier à
écrire. 11 sait Werther par cœur, et de cette passion alle-
mande il fait tout de suite une passion française , une pas-
sion d'exilés et d'aristocrates. Nodier, même sous l'empire,
croit à l'aristocratie ; il en pare ses livres et ses passions ;
mais pour se faire pardonner, il fait ses héros malheureux.
Voyez Thérèse Auher, quelle scène! quil délire ! quelle
sanglante , quelle pathétique imagination ! Goethe est là
transformé, sérieiix, et sans c[ue nous ayions à craindre
cjue le poète , quand nous aurons bien pleuré, se redresse
fièrement et vienne rire de nos sanglots et de nos pleurs.
AprésGoéthe,Byron;après Werther, le Corsaire el Lara .
Alors une corde nouvelle se fait sentir dans l'ame ilu
i3.
<54 , BEVUE DE PARIS,
romancier; la sauvage poésie, la description exacte, la pas-
sion vraie, l'action simple et forte dégagée de ses rêveries,
la misantropie de Byron, en un mot, tout se révèle dans le
beau livre que vous savez, /eare 56o^a/-. Jean Sbogar, Ita-
lien, montagnard, poète, amoureux, plusque Vénitien; Jean
Sbogar, brigand en lutte avec la société, forçant la société
à l'estime. Quand ce roman parut chez nous, on le reçut
avec reconnaissance , avec amour ; les hommes s'étonnè-
rent de celte passion chaude et animée, de cet intérêt sim-
ple et triste , de ces passions du Midi accouplées à la
mélancolie du Nord. Quant aux femmes, elles furent
charmées, ravies; elles se sentirent bien étonnées eu voyant
enfin un roman qu'elles pouvaient lire, elles, dégoûtées si
souvent par les ordurières compositions des faiseurs de cette
époque; ce fut un cri de reconnaissance uni verselle pour ce c a.
pr icieux enchanteur qui prenait toutes les formes, qui se cou-
vrait de toutes les poésies, qui se passionnait de toutes les pas-
sions;infat igablc Pro thée que rien ue lasse,que rien ne fatigue,
qui veut tout traiter , qui imitera tout en créant tout; le soir
il lit Faublas; le lendemain il refait mieux que Faublas ;
autantde passions, autantd'amour,autaiitdc faiblesse, etce-
pendant une seule faiblesse, un seul amour, une seule femme,
un seul héros, un 'mariage, et tel est le charmant et rare
petit volume intitulé le Dernier chapitre de mon
Roman.
Ëcoutez ! Walter-Scott remue l'Ecosse. Il ne lui arrive
pas un brin d'herbe , pas une ruine qu'il ne laisse sans
l'étudier de fond en comble, pas une vieille chanson qu'il
ne retrouve dans la mémoire des vieilles femmes; l'an-
tique histoire se ranime; passions , vertus , revers , tout
revient, superstition aussi! Alors voilà mon Charles qui se
passionne pour l'Ecosse; il prête l'oreille , il étudie , i'
cherche , il trouve Trilbj- , le lutin' d'Jrgail , Trilby
tout bleu, une amc qui a des ailes, une flamme qui aime
avec un cœur , une voix qui soupire, Triiby le murmure
de la cabane, le feu du foyer, le rêve de la nuit, la chan-
ALBUM. 155
son du jour, le bruit du rouet, le compagnon des joies domes-
tiques, le consolateur des douleurs domestiques: voilà ce que
Nodier a trouve dans l'Ecosse qu'il a vue .rencontre digue
de|Walter-Scott, que Walter-Scotteùt enviée. Ce petit ro-
man est plein de grâce et de charme ; comme style, c'est
un chef-d'œuvre. Si vous voulez avoir l'ide'e d un contraste,
lisez Srnarra, Sraarra le cauchemar incarné , qui se pose
sur la poitrine , qui pèse de ses deux genoux sur votre
sommeil, qui plombe votre regard, qui vous étourdit de
sa voix, qui vous étouiFe de son haleine. Donnez vous la
main , Smarra et Trilby. Heureux celui qui eût trouvé
Trilby ou Smarra, Smarra ou Trilby ; mais trop heu i eux
qui a trouvé en même temps et Trilby et Smarra !
Puis surviennent les fugitives études sur la société des
temps, les esquisses]des salons de Paris, les rêves d'un esprit
actif par un temps calme et beau , Adèle^ par exemple,
roman de mœurs qui fit tant de peur à la restam-ation ,
puis les anecdotes, les longs récits, les joyeux contes, les
regrets sans amertume, toute cette vie que Nodier a dé-
pensée dans les journaux et surtout dans la Revue de Pa-
ris , vous savez avec quelle grâce , avec quelle énergie
puissante, avec quellf inépuisable fécondité!
Comme écrivain , Nodier mérite peut-être le premier
rang parmi les auteurs contemporains. Son style est un
modèle de clarté , d'élégance soutenue et surtout d'une
excessive pureté. Il est difficile d'imaginer plus de correc-
tion et en même temps plus de facilité à se plier à tous
les tons , à suffire à tous les besoins de la passion. Tour
à tour sévère , triste , pktisant, terrible, léger, c'est un
style qu'on ne peut étudier avec trop de soin et d'atten-
tion. Nodier a une manière à lui ; Nodierja f;iil école, et
a des élèves et des élèves dignes de lui, et que le public
aime, connait, estime et que nous n^ nommerons pas ici ,
par égard pour la modestie du maître d'abord , et peut-
être aussi de ses élèves.
Toutefois , cherchez aujourd'hui un roman de Nodier ,
<56 REVUE DE 1 ARIS.
demandez où se trouvent ses romans et combien il en a
fait; vous ne tiouverez ses livres nulle part; il est peu
de personnes qui répondront à votre question. Comme
tous les bons livres modernes , les livres de Nodier ont
paru, on les a dévores, puis ils ont disparu, confinés dans
les bibliothèques d'élite et dans la mémoire des gens de
goût. Dans le nombre de ces livres il en est très-peu qui
aient été signés de l'auteur; il en est beaucoup qui lui ont
été attribués à faux titre , comme cela est de droit pour
toutes les grandes renommées. Ajoutez à cela les change-
mens à faire, les textes à revoir, les explications à donner»
Ijes noms propres à létablir , à présent que la mort a af-
franchi de l'anonyme beaucoup de nos héros; puis des
suppressions de la censure impériale, les jalousies du des.
potisme jésuitique ; si bien que de notre fécond et insou-
ciant écrivain toutes les oeuvres sont éparses , indigne-
ment gaspillées', méconnues , confondues avec d'autres
qui ne méritent pas cet honneur ; confusion inouie»
dont l'auteur lui-même a eu bien de la peine à se re"
tirer.
L'édition que nous annonçons sera faite avec le plus
gi-and soin et la révision la plus scrupuleuse. C'est la seule
édition qui restera de ces romans épars , c'est la seule
édition qui sera dans le commerce, la seule édition in 8°.
L'auteur lui-même s'engage à tout relire, à tout revoir, à
tout corriger. Chacun de ses romans sera précédé de ces
préfaces si amusantes et si pleines d'intérêt , renouvelées
du grand Corneille, dans lesquelles l'auteur fait l'histoire
de sa pensée et quelquefois la critique de ses ouvrages.
De cette manière , nous aurons tous les ouvrages de No-
dier , toute l'histoire de ses travaux , qui sera en même
temps l'histoire littéraire de notre époque, si bizarre , si
incertaine, si mélangée, si peu connue, et s'estimera si
heiueuse d'avoir pour historien Charles Nodier
J. Jamk.
ALBUM. <57
— Il est indispensable, pour les personnes qui ne con-
naissent pa; tout ce qu'a écrit Charles Nodier, de donner
ici le détail de cette publication : elle se composera de
Jean Sbogar, i vol.; — Adèle, le Pet litre de Salsbourg,
Thérèse Aubert , i vol.; — Stella , Trilbjr , Smarra, le
Dernier Chapitre de mon roman , i vol. : — ci la Fée aux
Miettes, roman ine'dit, i vol. Cette collection de 4 vo-
lumes in-i8 paraîtra très-incessamraent chez Louis
Hauraan et C^ à Bruxelles.
— Les Contes de l'Atelier (*) , par Michel Raymond,
méritent le succès qu'ils obtiennent; ce sont des'tableaux
de moeurs populaires pris sur la nature et dessinés avec
habileté. Le coloris n'a pas grande vigueur, mais beau-
coup de naturel. Ces récits , qui sont autant de drames
dont l'intérêt progresse jusqu'au dénouement , montrent
la classe inférieure des travailleurs sous un aspect favo-
rable , et donnent le secret de ces mouvcmens populaires
si souvent empreinls de moralilé . même dans leurs excès.
Ce n'est pas cependant que l'auteur ait entrepris de
soutenir une thèse en faveur des artisans. Si son livre
était un plaidoyer, il n'aurait point cet air de vérité;
Michel Raymond a peint le peuple parce qu'il en connaît
les mœurs, les allures et le langage. Il a sympathisé avec
lui parce qu'il l'a vu de près, et que sans doute il a
parta.'é ses joies et ses douleurs ; mais , nous le répétons ,
ce n'est pas un avocat, c'est un peintre qui aime son sujet
sans pourtant le flatter. La Femme du réjractaire tire
son principal intérêt de l'opposition d'une femme du
monde qui cumule assez long temps les honneurs de la
vertu et les bénéfices du vice avec une pauvre villageoise
vertueuse sous les apparences du dérèglement. Cependant
l'équilibre se rétablit assez bien , et l'intrigue se dénoue
au grand profit de la morale Dans Une Mère nous trou-
(') Chez î.ouis Hauman cl C- à Bruxelles. ^
-V^^VVVVW»A/*> W\ WWVWWVVWVWV
DOCUMENS SOMMAIRES
LISTE CIVILE DU ROI D" ANGLETERRE.
Les dépenses de la liste civile du roi d'Angleterre ont
ëte, pendant la discussion de celle du roi de France, l'objet
de qu<^lques comparaisons dans l'enceinte et hors l'enceinte
de la chambre.
Le tableau sommaire des variations que présentent les
(évaluations successives des dépenses de la couronne d'An-
{;lelerre, telles qu'elles résultent des actes du parlement
dei;86à 1801 , ne sera peut-être pas sans inlérêt pour
ceux de nos lecteurs qui ont suivi attentivement les der-
niers débats de la chambre des députés.
Ils jugeront par la série des chiffres ci aprésde la marche
des réformes et des économies chez nosvoi.sins, auxquels
on peut rep ocher leur esprit aristocratique, mais auxquels
on veut bien parfois accorder quelque intelligence des vé-
ritables intérêts du pays.
Ils verrontce qu'ils doivent penser de l'allure que pren-
nent chez nous le* économies et les réformes, et de la lé-
gitimité des plaintes qui s'élèvent chaque jour contre ce
qu'on appelle l'esprit slationnaire de l'administration et
des mandataires de nos départemens.
Ils apprécieront peut être , avec tranquillité de cous-
i^aCCoan .|gi|c[m]3(tvati
,/,..s' évaluations ch's <lrpen,c>^ '.h' 1" "<"i
vi-llc liate civi/c cl i/cn évalitatioi2x correspo/i
de Georges ir.
demies de l'ancienne, d'après les actes rendus au eommencement c/- la rés>encc et du règne
X romiirii thna cotte iiuHcalioii l'iiUocalir
ilailic lie Georges III.
lie 1 -S6 ut 1 804 , à 1 ,700.000 fr. (68,000 Uv
La pciisinn lie U reine no n;urc pns ilanj les évalua
OBSERV-VnONS.
lie lie l.I.iO.OOO fr. (jO.OOO Hv. st.).
lie l'acte lie 1820.
On ne rr>!»cnte pa> lie total ,,oin- I81G et .820, parce qne IVacte do 1816
it les pensionsdii prince ri!BCnt,ilcs princes et princesses de a lamme
t iiiic celui de 1820 ne eorapronait que le fonds particulier du roi.
,s Cette c'naiuation et les trois suivantes »o°t':"'P"'",''-'f',"°"* ''■"'",''' '"'f
qui ne les donne pas. mais au rapport parlementaire de 1815. tes quaue cva-
liialions appartenaient îi la cinquiiime section de l'ancienno liste civile.
. • .. • I A 1» ™im« crtiir/,». mie la nri*cédente . appartenait a
6 Celte lîvaUiation, puisde a la même source que la prei.i.tit.iiiu , 1 1
la seplidmc section de l'ancienne liste civile.
7 Ile ces ilciLt iSvaluations , touiours eitraites du miaic deeiimenl , la première
appartenait 1 la cinquième section , la seconde 4 la sixicmc.
lo On ne donne pas le total de. ivalualion. de la einquii-raç '«'''"•;" Y'\'
parei-que cette section ne comprenait pas le. mène» scrviees que la deuxième
de 18:î1 , et que le rapprochement de. deu» lotau» serait «an. oD|et.
Acte de 181 B, quatrième section.
1. ;,;e»i lie 1820. Wcni.
.» B.pporl lie 181.'-., nuavUmo .CClioO.
i( Le. quatre i>vali.alion. ci-contre ne comprenaient qu'une faible partie du
total des .erlion, rorre.pondanle, de. acte, antdrienrs. le rapproeliemenl de ce
Z^ e, de eelni ,1e la quatrltae section de la nouvelle liste civile eiU ilé Cga-
leinent sans objet.
Acte lie ISlO.sixii^me sertion
;rf«mile1820, Wem.
On comprend pourquoi nous ne prrfsenton. pas en regard du total de. cinq
s de 1.1 nouvelle liste civile le total de. neuf sections de. listes de 1816
H820.Ler.ipprocbemcnt, ainsi , rue nous l'avons dc'ji dit, .erait .an, ob,et.
LITTÉRATURE. 161
ciencepliis parfaite, la véritable valeur de certaines propo-
sitions, fort louables sans cloutedansleurprincipe,maisque
la chambre a reconnues un peu embarrassantes dans l'ap-
plication.
Us acquerront l'assurance qu'en Angleterre , comme en
France, la royauté ne s'est jamuisrefuséeaux sacrifices que
lui imposent les temps et les circonstances. Ils d. cideront,
à part eux ,dece qu'il l'autpenserdes é;j;ardsctdes ménage-
înens avec lesquels la chambre des communes a toujours cru
devoir la traiter, et delà nature desmodifications qu'il lui a
semblé convenable d'apporter aux dépenses pti vêts du sou-
verain. On s'est en général abstenu de réflexions, se bor-
nant à une scrupuleuse exactitude dans les renseiguemcus
toujours consciencieusement puisés aux sources officielles.
PREMIÈRE SECTION.
RENSEIGNEMENS GÉNÉRAUX.
L'établissement de la liste civile remonte à l'avènement
au trône de Georges III en 1760.
La liste civile représente une portion des revenus héré-
ditaires et temporaires {lieredilary and icniporarj- re^'e-
nues) delà couronne. Avant cette époque, c'était:
i" une part dans le produit net des droits généraux des
douanes, de l'accise et des postes ;
2° des droits spéciaux sur les petits vins low wines), sur
le chanvre, les [ils importés d'Irlande, les patentes (//ce^i-
ses), des débitons de vins ;
3° le produit de quelques autres menues branches [sinall
hranclies) île revenu.
A diverses époques du règne de Georges II , le produit
•variable <les droits spéciaux indiqués sous le no 2 avait été
jemplacè par des allocations {^allowanccs) aiuiuelles fixes.
De 1760 a avril i83i, les charges delà lisie civile n'ont
pas été bornées aux dépenses privées de la maison royale
TOME X. /- 14
<62 REVUE DE PARIS.
{royal household) : elles ont constamment embrassé un
grand nombre Je dépenses du gouvernement civil ( civil
govevnment), c'est-à-dire de dépenses publiques.
Depuis avril i83i, toutes les dépenses publitjues viennent
d'être imputées au fonds consolidé ; les dépenses privées
restent seules au compte de la liste civile.
Nous allons essayer d'indiquer le plus sommairement
possible les variations qu'ont subies, d'une part les dépen-
ses, d'autre part les allocations destinées à y faire face, dans
les quatre périodes ci-après :
ij6o à 1816, c'est-à-dire tiepuisravènement au trône de
Georges III jusqu'à l'époque de la régence (i) du prince de
Galles.
i8i(3à 1820, c'est-à-dire pendant la régence du prince
de Galles.
1820 à i83o, c'est-à-dire pendant le règne de Georges IV-
i83i, le règne de Guillaume IV.
DEUXIÈME SECTION.
RÈGNE DE GEORGES III.
La conversion des revenus héréditaires et temporaires de
la couronne e:i une allocation annuelle fixe fut l'objet du
premier acte du règne de ce prince (décembre 1760).
Cette allocation fut portée à 20,000,000 fr. (800,000
liv. sterl.).
De 1756 h 1760, la moyenne annuelle des revenus de
Georges II avait été de 20.725,875 fr. (829,165 liv. sterl.) ;
celles de ses dépensesde 20,5o8,2oo fr. (820,328 liv. sterl.).
La couronne était autorisée à disposer de tout ce qui ,
(l)On verra ci-après que le prince de Galles fut déclaré régent en
février. »8l i ; que la révision de la liste civile par le parlement n'eut
lieu qu'en juin ot juillet l8i5 , et que les dépenses ne furent défini-
tivement réglées que par un acte du 20 juin 1816.
LITTÉRATURE. 163
dans le produit des revenus héréditaires et temporaires,
pouvaitexcédcr 90,000,000 fr. (800,000 liv. sterl.). Dans le
cas où il n'aurait pas tlonné cette somme, le parlement était
obligé de la compléter.
Ce ne fut qu'en r^82 qu'un acte du parlement, à la dis-
cussion et à la rédaction duquel Burke prit une telle part
que cet acte a conservé son nom ( Mr Bur-kes act ) , divisa
et classa les dépenses (charges) de la liste civile en neuf
sections, dont voici les titres.
Première sectiom. — Fonds particuliers {priyj purse) de
la famille royale.
Deuxième section. — Traitemens [allowances) des hautes
fonctions législatives [high lawj'crs) et des hautes charges
de judicature(y«c/^e5).
Troisième section. — Traitemens des ministres prés les
cours étrangères (niinisters ut foreign courts).
Quatrième section. — Mémoires des fournisseurs (tr-a-
desmen bills) au déparlcmenl du lord cliambellan {lord
Chamberlain ) et du lord intendant (lord stewart) de la
maison du roi , des maîtres (mas(ers) des écuries ^horses)
et de la garde- robe (i-obes).
Cinquième section. — Traitemens et salaires {salaries)
des gens de la maison du roi {menial sers/ants of His Ma-
jesty^s honsehold).
Sixième section. — Pensions de retraite {pensions) et in-
demnités [compensations) pour charges supprimées.
Septième sectiotj. — Petits traitemens et émolumens
{smallfees and salaries).
Huitième section. — Traitemens des commissaires {com-
missioners) de la trésorerie et du chancelier (c/tancc7/or)
de l'échiquier.
Neuvième section. — Dépenses éventuelles {occasional
paynienls).
164 REVUE DE PARIS.
Cette division a été constamment maintenue jusqu'à
l'avènement au trône de Guillaume IV.
On voit que les première , quatrième et cinquième sec-
tions ne renfermaient à peu près que des charges privées ;
lesdeuxième, troisième ethuilième, que des charges publi-
ques; les sixième, septième et neuvième présentent à la
fois des charges privées et des charges publi (ues ; mais ,
dans ces trois dernières sections , la somme des charges
publiques l'emportait de beaucoup sur celles des charges
privées.
En 1786, un comité fut chargé parle parlement d'évaluer
les dépenses de chaque section, article par article , et ces
évalua lions servirent de base à la répartition du fonds
alloué entre les différens services.
Les dépenses effectives ayant toujours excédé le montant
des évaluations ofliicielles, une révision fut jugée nécessaire
et eut lieu en 1804.
Voici quel élait, à ces deux époques , le montant total
des évaluations avec distinction autant approximatives que
possible (i) des dépenses privées et des dépenses publiques.
•786. — Dépenses privées, 14,229,250 fr. (.^ôg.i^o liv.
sterl.). — Dép( uses publiijues , 8,193,225 fr. (827,729 liv.
sterl.). — Dépenses totale, 22,422, 4;5fr. (896,889 liv. sterl.).
1804. — Dépenses privées, 15,968,225 fr. (638.729 liv.
sterl.). — Dépenses publiques, 8,487,32.^ (339,4i3 liv.
sterl.).— Dépense totale, 24,455,55o fr. (978,142 liv. sterl.).
Le revenu ou l'allocation destinée à faire face à ces
charges élait :
(») Pour un assez grand nombre d'articles, le départ des dépenses
publiques a été impossible. lien résulte légère surcharge pour le chiffre
ci-dessus des dépenses privées.
LITTÉRATURE. ^65
1786. — 22,5oo,ooo fr. (900,000 liv. sterl.) (1).
1804. — 24,876,000 fr. (995,000 liv. sterl).
On jugera de l'insuffisance de ce revenu par l'indica-
tion de la moyenne annuelle des dépenses effectives de
i8o4 à 1811.
Des comptes soumis en 181 5 au parlement l'évaluent
comme suit :
Dépenses privées, 19,766,950 fr. (792,741 liv. sterl.). —
Dépenses publiques. 7,594,675 fr. (303,787 liv. sterl.). —
Dépense totale, 27,301.625 fr. (1,096,028 liv. sterl.).
C'est-à-dire, excédant de près de 3, 000, 000 fr. (i 18, 386
liv. sterl. ) par an ^sur le montant des évaluations parle-
mentaires.
Les dépenses privées, comme ou voit, avaient à peu
près seules causé le déficit. Dans les rapports faits au par-
lement, il est surtout attribué aux fréquens changemens
de résidence de la famille royale , aux réparations et em-
bellissemens continuels , aux ameublemens somptueux
des palais royaux, à l'augmentation progressive du prix
des objets de consonjmation , enfin à la mauvaise admi-
nistration de la liste civile.
Les abus avaient dû surtout se multiplier depuis l'é-
poque où reparurent les symptômes de cette maladie
mentale qui, deux fuis déjh, avait momentanément éloigné
Georges III des affaires , et qui , en 1811 , nécessita l'é-
tablissement de la régence.
(l) Le fonds annuel fixe avait été porté à celte somme en 1777 ;
mais depuis 1783 il avait encore été augmenté par l'abandon fait à la
liste civile de certains droits du trésor {ejccheq ite r fées) dont le mon-
tant n'est pas connu pour 1786, mais qu'on é\alue pour 1804 à
875,000 fr. (35, 000 liv. st.)— En i8lo, le fonds annuel s'accrut en-
core de l'adjonction des revenus extraordinaires de la liste civile d'É-
cosse{siirplii.s- rece^i/e.f),cvalués eo iSlf» à 2:10.000 fr.[5o,ooo liv. st.''.
«4
166 REVUE DE PARIS.
TROISIÈME SECTION.
RÉGERCE DD PRINCE DE GALLES.
Le prince de Galles prêta serment, coinnie régent, le
6 février 1811. Soumise d'abord à quelques restrictions
[restricted), son ai'; .^rilé ne fut déclarée illimitée {unres-
fn'ciec?) qu'en février 181 2.
Les premières années de la régence furent pour la liste
civile des années de dépenses extraordinaires. Les comp-
tes déjà cités plus haut évaluent , comme ci-après , la
moyenne annuelle de celles de,i8i2 à i 8i5.
Dépenses privées, 20,691,650 fr. (1^31,272 liv. sterl.).
— Dépenses publiques, 10,825,923 fr. (433, o3j liv. sterl.).
— Dépense totale, 86,517,575 fr. (1,493,699 liv. sterl.).
C'est-à-dire excédant de 12 millions (978,000 liv. sterl.)
par an sur les évaluations de 1804.
Quelques détails expliqueront ces augmentations.
En 1812 , les fonds particuliers du roi avaient été por-
tés de i,5oo,ooo fr. ( 60,000 liv. sterl. ) à 4)000,ooo fr.
(160,000 liv. sterl.).
Le parlement allouait 2,5oo,ooo fr. (100,000 liv. sterl.)
pour la maladie de Georges III ( tlis Majest/'s indispo-
sition.)
La pension de la reine était élevée de 1 ,45o,ooo fr.
(58,000 liv. sterl.) à 1,700,000 fr. (68,000 liv, sterl.) j
Celle du prince légent de i,5oo,ooo fr. (60,000 liv. st.)
à 1,750,000 fr. (70,000 liv. sterl.) (i).
(i) Indépendamment de cette augmentation, 3,5noo,oo fr.
[100,000 liv. st.] sur le fonds consolidé furent alloués an prince ré-
gent pour le défrayer des dépenses que lui avait occasionnées l'annéi?
précédente son entrée en exercice de l'autorité royale.
LITTÉRATURE. 167
En i8i3 et i8i4, lo lôle de rAngletcne, dans les der-
niers éveuemcus de la t^uerre continentale, élevait dans
une proportion eflVayante les dépenses du corps diplo-
matique.
En i8i3, le seul traitement de l'ambassadeur d'Espagne
coûtait 468,625 fr. (18,745 liv sterl.) ; celui de l'ambassa-
deur du Portugal G70.175 (26,807 liv. sterl.).
En 1814 seulement, les frais du corps diplomatique
avaient été de ii,i52,o52 fr. (4'!6,o82 liv. sterl.).
Celte même année, la visite des souverains étrangers
au prince régent ( royal visits ) coûtait à la liste civile
3,3i2,5oo fr. (i32,5oo liv. sterl.).
L'établissement de la régence, en augmentant dans une
forte proportion les dépenses de la liste civile , avait
rendu indispensable une nouvelle révision des évalua-
tions fixées en 1804 pour chaque service.
Ce travail se prépara dans la chambre des communes
pendant les sessions de 1812 et 181 3.
Des deux rapports faits à la chambre par deux comités,
successivement chargés de constater la situation de la
liste civile . le premier se fait surtout remarquer par
l'amertume de ses réflexions sur ce qu'il appelle les pro-
fusions et le gaspillage {profusion and waste) de certains
services , par l'invitation pressante faite au parlement
d'intervenir plus directement dans le contrôle détaillé
des dépenses ^de la liste civile, comme ^dans celui de toutes
les dépenses publiques. Ce contrôle était la conséquence
obligée des évaluations de 1786 et de i8o4, des nom-
breuses dispositions législatives, destinées à régulariser
l'application du fonds annuel aux dépenses évaluées; car
les évaluations et les réglemens parlementaires devenaient
tout-à-fait illusoires , tant que les comptes des chefs de
service de la maison du roi étaient purement et simple-
plement acquittés par le trésor , sans autre examen que ■
celui de l'exactitude matérielle des chiffres.
La liste civile avait déjà ressenti rinflueuce d'une ad-
168 REVUE DE PARIS.
ministratioil plus vigileiite efplus sévère, lorsque furent
proposées les nouvelles évaluations destinées à poser ,
pendant la durée de la régence , les limites des dépenses
de chaque service.
Le montant total de ces évaluations était dans le rap-
port du comité de i8i5.
Dépenses' privées, 17,867,625 fr. ( 714,706 liv. sterl.).
— Dépensespubliques, 10,013,925 fr. (/ioo,577 liv. sterl.).
— Dépense totale, 27,881,550 fr. (1,115,262 liv, sterl.).
Leur base était donc , pour (es dépenses privées , la
moyenne annuelle des dépenses effectives de i8o4 à 1811,
ou celle des dépenses de 1812 à 18 15, mais, défalcation
faite des dépenses extraordinaires de 18 14, et pour les
dépenses publiques, la moyenne annuelle des dépenses
effectives de 1812 à i8i5.
Comme les évaluations de 1786 et de i8o4, celles de
i8i5 entrent avec un soin minutieux dans le détail de
chaque nature de dépense.
Par exemple , dans le département du lord intendant :
Eouclie 825,000 fr. [33,000 1. s.]
Le vin seulement 3oo,ooo fr. [12,000 1. s.]
Chauffage 2i2,5oo » [ 8,5oo » ]
Cire. . . . ia5,ooofr.[ 2,000 1. s.] \
Cliandelle . . /jS.ooo » [ 1,800 » ]{ 295,000 » [11,800 » ]
Lampes. . . 125, 000 » [ 5, 000 » ]j
Jardin . . , 3oo,ooo » [l 2,000 » }-
Dans le département du maître des écuries:
Carrosses 87,500 fr. [ 3,5oo liv. st.]
Harnais g 5o,ooo » [2 ,000 » ]
Sellerie 103,760 » [4,i5o » ]
Frais de voyage. . . 42'-''o° " [ l>7°° " 3
Chasses {hiint l/i//s) . u 0,000 » [4i4oo " .1
^chat de clicvaux. . I25,ooo » [ 5,ooo >• ''
LITTÉRATURE. 169
La loi destinée à régler défiuitiveinenl les dépenses de
la liste civile, sous la régence, ne fut rendue que Tannée
suivante, le 20 juin 1816.
Elle niodiûait un peu les propositions du comité de i8i5.
Le revenu de la liste civile avait été évalué par ce
comité à 27,230,000 fr. (1.090,000 liv. sterl.)
L'évaluation des dépenses fut fixée à :
Dépenses privées , 20,25o,ooo fr. (810,000 liv. sferl.).
— Dépenses publiques, 6,843,1^5 fr. (278,727 liv. sterl.)
— Dépense totale, 27,093,175 fr. (1,083,727 liv st.)
Pour les dépenses privées , le total ci-dessus se répar-
tissait de la manière suivante , entre les différens services
ou sections.
Pkemière Section. — Pen-
sions de la famille loyale . 7,45o,ooofr.(298,oooliv.st.)(i)
Quatrième Sectioï^. —
Fournisseurs 5, 223, 000 (209,000)
CiNQciÈME Section. —
Traitement des gens de la
maison 3, 517,000 (140,700)
(l) Ce cliiffie ne comprenait que les fonds particuliers du roi , de
la reine et du prince régent. Les pensions des princes et princesses de
la famille royale, jusque là payées par la liste civile et par le fonds
consolidé , furent en 1816 tout-à-fait imputées à la charge du fonds
consolidé.
Un acte du 20 juin fixait comme suit une partie de ces pensions :
Duc d'York, 3oo,ooo fr. [ia,Oooliv. st.]; — duc de Clarence ,
60,000 francs [2,5oo liv. st.] ; — princesse Augusia Sophie, 100,000 fr.
[4,000 liv. st.] ; — princesse Elisahelh , 100,000 fr. [4,0OO liv. st.] ;
— , princesse Marie. 100,000 francs |[4 ,000 liv. st.]; — princesse
Sophie, 100,000 fr. [4, 000 liv. st.]
<70 REVUE DE PARIS.
Areporler. . . 16,192,600 fr. (647,700 liv. st.)
Sixième Section. —
Pensions 2,875,000 ( 95,000)
Septième Section.
— Petits traitemens à
des personnes atta -
chées à la maison. . i,o3'2,5oo ( 4i>3oo)
Neuvième section.
— Service spécial et
dons royaux. . . 65o,ooo ( 26,000)
■20,25o,ooo fr. (810,000)
Deux mots expliqueront la différence entre les éva-
luations de la loi de juin 1816, et ciile du comité de
juin i8i5.
Le comité avait proposé d'imputer au fonds consolidé,
à partir de i8i5 , la pension extraordinaire de 2,5oo,ooo
fr. (100,000, liv. st.), accordée, en 1812, au roi Georges III
pour frais de sa maladie. Le parlement l'avait maintenue
au compte de la liste civile : de là , la différence en plus
dans le total des dépenses privées , d'après le texte de
la loi.
Le comité de i8i5 avait laissé à la charge de la liste
civile une somme de 2,1 -7,500 fr. (84,700 liv. st. ) , pour
dépenses publiques éventuelles. Le parlement avait im-
puté cette somme au fonds consolidé : de là, la différence
en moins dans le total des dépenses publiques, d'après le
texte de la loi.
A la mort de Georges III, en février 1820, les évalua-
tions de la loi de 1816 n'avaient subi d'autre réduction
que celle du fonds particulier alloué pour les frais extraor-
dinaires de la maladie du vieux monarque , et pour la
reine , morte à cette époque. — Par acte du 6 avril 1819 ,
le fonds pour la maladie du roi avait été réduit de moi-
LITTÉRATURE. 171
tie; 1,200,000 fr. (5o,ooo liv. st.), au lieu de 2,5oo,ooo fr.
(100,000 liv. st. j; rallocation de la reine , i,2:5o,ooo fr
(5o,ooo liv. st.), dtait supprimée : le fonds de la première
section n'était plus par conséquent que de 2,930,000 fr.
(198,000 liv. st.).
QUATRIÈME SECTION.
RÈGNE DE GEORGES IV.
Le premier acte du nouveau rè;;nc eut pour objet le rè-
glement des dépenses delà maison du roi {sufjport qfthe
household).
Le chiffre de la liste civile était fixé à 26,425,000 fr.
(1,057,000 liv. sterl.) dans le texte même de l'acte ( § 2 ).
Mais le tableau ( sclvdule ) annexé à cet acte , et qui
présentait à la répartition du fonds afférent à chacun dei
divers services de la maison royale , telle que le parle-
ment avait entendu l'établir , évaluait l'ensemble des dé-
penses comme suit :
Dépenses privées, i4.3oo,ooo fr. (572.000 liv. st. ). —
Dépenses publiques . 6,843,173 fr. ( 278,727 liv. st. ). —
Dépense totale, 21,143,175 fr. (845, 727 liv. st.).
La différence euti e le chiffre du texte même de l'acte et
celui de son annexe tient à des dépenses que le parlement
ne considérait pas comme dépenses courantes ; le fonds
alloué pour cette différence ne devait pas être versé à
l'administiation de la liste civile. Le paiement des dé-
penses qu'elle comprenait était réservé à l'échiquier di-
rectement.
Le chiffre de l'annexe devait donc seul figurer ici.
C'est-à-dire 5,949,980 fr. ( 288,000 liv. st. ) de moins,
qu'elles ne l'avaient été parla loi du 20 juin i8t6 : cotte
172 REVIT, DE TAIIIS.'
diflërencc tient presque uniquement à rénornie réduction
que subissait le fonds de la premièie section restreinte à
la pension du roi, i,5oo,ooo fr. (60,000 liv. st. ).
La pension de la reine, contre laquelle un procès s'ins-
truisait alors, e'tait convertie en un douaire dont le paie-
ment était transféré au fonds consolidé (1).
Les allocations spéciales à chaque service restaient
d'ailleurs dans la loi de juin 1 820, fixées exactement coninie
elles l'avaient été par celle de juin 1816.
D'après des calculs dont les élémens ont été puisés dans
les comptes des finances [Jinance accounts ) du royaume-
uni, la moyenne des dépenses effeclives de la liste civile
de 1820a i83oauraitéléde 24,052,018 fr. (gôijoSSliv. st.).
(i) L'acte qui assure ;i la reine Caroline un douaire de 1,260,000 l'r.
(5o, 000 liv. st. ), c'est-à-dire un peu moins que la pension annuelle
de la reine depuis 1786, , est du 23 février 1821 ; mais ce douaire
était payable à partir du !''■' janvier 1820.
On se rappelle que le mariage de cette princesse avec le prince de
fialles en avril lygS n'avait été qu'une misérable affaire d'argent. Le
prince n'y avait consenti que comme au seul moyen qui lui restât de
fai repayer par Georges III ses dettes, qui s'élevaient alors à 1 5.996, 80a
fr. ( .')39 , 840 liv. st. ) , c'est-ù-dire à une somme plus forte d'un
liers que celle dont en 1787 il n'avait dû la liquida'ion qu'à la menace
de l'interventioa parlementaire.
Un acte du ll\ juillet 1820 fixait comme suit les pensions des prin-
ees de la famille royale sur le fond consolidé.
Duc d'Yorck , 35o,ooo fr. ( 14.000 liv. st. ) ; — duc de Clarence ,
60,000 francs (2, 5oo liv. st.) ; duc de Cambridge, i5o,ooofr. (6,00Q
liv. st. ) ; — princesse Sopbie Augusta , 100,000 fr. (4,000 liv. st. ) ;
• — princesse Hesse.Homliourg, 100,000 fr. (4,oooliv. st.) ; — princesse
Sophie, 100,000 fr. (4,000 liv. st.);— duchesse de Glocester, ioo,ooo
fr. (4,000 liv. st.).
Un acte du II juillet 1821 autorisait le roi à porter à i5o,ooofr.
(6,000 liv. st.) la pension du duc de Clémence.
IltTERATURE. 1/3
CINQUIÈME SECTION.
RÈGNE DE GUILtACME IV.
Un premier projet de liste civile fut présenté en i83o à
la chambre des communes par le ministère dont le duc de
Wellington était resté le chef.
Dans ce projet, un certain nombre de dépenses tout-à-
fait publiques, le traitement des juges {judges) , celui de
l'oraleur de la chambre des communes, ceux de plusieurs
autres emplois, ens<rable 1,084.725 fr. (63,889 ^^^- *•-• )>
devaient être transférés au fonds consolidé.
Les dépenses laissées à la charge de la liste civile
étaient évaluées à 24,200,000 fr. (970,000 liv. st. ).
Elles étaient divisées en dix seclicns :
C'était consécjiiemment le maintien à peu près pur et
simple du système établi depuis 1786.
Un second projet, présenté par le ministère actuel le 4
février dernier, a reçu la sanction des deux chambres,
celle de la chambre des communes le i4 avril dernier,
celle de l.i chambre des lords le 20 du même mois. La
proposition ministérielle n'a subi aucune modification (i)
dans ce double débat.
Ainsi que nous l'avons dit au commencement de ce
document, toutes les dépenses du gouvernement civil,
c'est-à-dire loules les dépenses publiques, ont été transfé-
rées au fonds consolidé. Les dépenses personnelles du sou-
verain (personaL expenses ofthe soi'ereign ) restent seules
à la charge de la liste civile.
(l) La seule voix marquante qui se soit élevée contre elle est
celle du duc de Wellington. Il l'appelle chose d'invention moderne
( a thing of modem invention ) qui place la couronne dans une
situation telle que le traitement de ses officiers est à la merci
d'un .seul vote de la cliambrc des communes.
TOME X. l5
174 REVUE DE PARIS.
Ces dépenses sont divisées en cinq sections.
Première Section. — Fonds particuliers (prùy purse)
du roi et maison ( establishment) de la reine.
Deuxième Section. — Traitement des grands officiers
( ojjjcers of state) . des gens de la maison {mental ser-
vant^ et de quelques personnes dont les charges doivent
finir à la mort des titulaires actuels.
Troisième Section. — Dépenses ( expenditure ) des
départemens du lord-intendant, du lord- chambellan, du
maître des écuries, du maître de la garde-robe.
Quatrième Section. — Dépense de charité, service spé
cial et service secret.
Cinquième Section. — Pensions.
L'ensemble de ces dépenses estévalué à 12,700,000 fr.
(5x0,000 liv. st. ).
Cette somme est répartie comme suit entre les cinq
sections établies (i).
Première Section. . . . 2,760,000 fr. (110,000 liv. st. )_
Deuxième Section. . . . 3,257,000 ( i3o,3oo)
Troisième Section.. . . 4,287,500 (171,600)
Quatrième Section. . . . 58o,ooo ( 20,200)
Cinquième Section. . . . 1,876,000 ( 76,000) (2).
Dans la première section , les fonds particuliers du roi
restent fixés somme ils l'ont constamment été tiepuis 1786,
à i,5oo,ooo fr. (60,000 liv. st.); l'allocation à la reine
n'est que de 1,260,000 fr. (5o, 000 liv. st,), c'est-à-dire
200,000 fr. ( 8,000 liv. st. ) de moins qu'en 1786.
(1) Le ministère précédent avait proposé pour les cinq sections
correspondantes à celles de la liste civile une évaluation totale de
l5,6ol,i5o fr. (624,246 liv. st.).
(2) A ces sommes il faut ajouter celle de 25o,ooO fr. ( 10,000
liv. st. ) votée pour les dépenses imprévues de la liste civile , en
dehors par conséquent des i2,7.'io,ooo fr. (5iQ,000 liv. st. ). —
Le ministère n'avait demandé que 25o,oro fr. ( 10,000 liv. st.).
LITTÉRATURE. ^75
Le comité cliargtf dans la chambre des communes de
IVxanien du projet avait proposé , sur l'ensemble de la
dépense de la seconde section, une réduction de 27.3,887
fr. (10, 0)55 liv. st.), qui eût abaissé l'évaluation à 2,983,6i3
fr. (i 19,(344)- Cette réduction n'a pas été adoptée. Les
traitemens de celte section présentent en général des
augmentations.
Le comité avoue que , pour la troisième section , il n'a
pas eu moyen « de contrôler les détails des dépenses dont
« elle se compose ; mais, ajoute-t-il , les recherches du
>i chancelier de l'échiquier ont fait reconnaître que les
11 différens services sont administrés dans des vues d'éco-
n nomie , et que toute réduction serait impossible. « L'é-
valuation adoptée est, il est vrai , moins forte que celles
de 1816 et 1820.
Une diminution de i4,35o fr. (674 l'v^- st.) , proposée
dans l'évalualion des dépenses t!e la quatrième section ,
n'a pas reçu l'approbation de la chambre.
La cinquième section a été l'objet principal de l'atten-
tion du ministère et des deux chambrés.
La somme des pensions à la charge de la liste civile
était, à la mort de Georges IV, de4i25o,ooo fr. (170,000
liv. st.) brut , ou 3,643, 750 fr. (\^!J,-]5o liv. st.) net.
Le ministère du duc de Wellington avait le projet d'en
réduire le montant à 3, -500, 000 fr. (140,000 liv. st.).
Le ministère actuel, en l'abaissant tout d'un coup à
1,875,000 fr (75,000 liv. st.), n'a pas, du reste, prétendu
troubler dans leur jouissance les titulaires des pensions
inscrites, quoique le chancelier de l'échiquier, en soumet-
tant à la chambre son projet de réduction, eût nettement
déclaré « qu'il était bien vrai, et que personne n'était plus
« convaincu que lui (]ue beaucoup de pensions allouées
f n'auraient pas dû l'être. i>
La liste civile ne reste chargée des pensions actuellement
existantes que jusqu'à concurrence de 1,875,000 fr (75,000
liv. st.) Tout ce qui, dans l'ordre alphabétique d'inscription,
i:6 REVUE DE PARI?.
excède cefto somme , c'est-à-dire 2,375,000 fr. (9!), 000
liv. st.) , est tiansferé au fonds consolide.
Le motif de ce respect, pour une possession reconnue
quelquefois peu légitime, est nettement exprimé par le
ministère.
« Nous reconnaissons, disait lord Grey à la chambre des
n pairs , le 19 avril dernier , que l'allocation de certaines
« pensions a fait sur l'opinion publique l'impression la plus
« fâcheuse. Nous reconnaissons que les [>ensions sur la liste
n civile ne sont pas légalement des pensions à vie; mais
» nous aurions craint d'être accusés d'injustice ou de quel-
« que chose de semblable à une injustice , si nous avions
fl supprimé brusquement les allocations dont les titulaires
« siattendaient à jouir toute leur vie- Nous avons cru que
» mieu.x. valait imposer à la nation une charge temporaire,
» qu'exposer le gouvernement du roi au reproche d'injus-
« tice, que mettre S. M. dans la nécessité pénible de reve-
» iiir sur les actes de la bienfaisance de son frère et de son
» père. î>
Le principal résultat de la nouvelle organisation de la
liste civile est le transfert au fonds cons(jridé d'une somme
d'environ i3,825,ooo fr. (553, 000 liv. st.) en pensions,
traitemens du corps judiciaire , du corps diplomati-
que , etc. , etc.
Le minisîère a avoué que , en fait, l'organisation nou-
velle n'avait pas provoqué d'économie réelle, que le simple
déplacement des charges de rancienne liste civile n'en
diminuait pas le fardeuu pour la nation.
On n'en a pas moins allirméque Li proposition et l'adop-
tion de la nouvelle liste civile était un double service
rendu au pays, au parlement et aui'oi.
Au pays , en replaçant sous le contrôle immédiat du
parlement une portion assez forte de la dépense pubhque
qu'il n'avait pu jusqu'ici surveiller que très-imparfaite-
ment.
Au parlement , en lui épargnant à l'avenir le pénible
LITTÉRATIRF. 177
devoir de violer cuquL'lijiie sorte le secret de la vie privtîe
du prince, pour arriver à cette foule de dépenses publi-
ques maladroitement jetées pèle mêle au milieu des dé-
penses de la maison royale.
Au roi enfin , en isolant à tout jamais de ses dépenses
privées toutes les dépenses publiques, parfaitement étran-
gères au service de sa personne, qui, grossissant mil à
propos les charges de sa maison, lui imposaient bien gra-
tuitement une sorte de responsabilité morale, et étendaient
jusqu'à lui l'espèce d'impopularité inévitablement attachée
à toute grande dépense de deniers publics.
, En résumé,, les évaluations des dépenses de la liste
civile dans le long période de temps (45 ans) que nous
venons de parcourir, présentent les variations ci-après.
17 86 • — Dépenscsprivées,i4, 229,260 fr. (569,i7oliv. st.) —
Dépenses publiques, 8,193,225 fr. (.327,729 liv. st.). —
Dépense totale, 22,422,475 fr. (896,899 liv. st.).
i8o4. — Dépenses privées, 15,968, 225fr. (638,729liv.st.)
— Dépenses publiques, 8,487,825 fr. (339,41 3 liv. st.). —
Dépense totale , 24,455.,55o fr. (978,142 liv. st.).
1816. — Dépenses privées, 20,25o,ooofr. (810,000 liv. st.)
— Dépenses publiques, 6,843,175 fr. (273,727 liv. st.). —
Dépense totale , 27,093,175 fr. (1,083,727 liv. st.).
1820. — Dépenses privées, i4,3oo,ooo fr. (572,000 liv. st.)
— Dépenses publiques, 6,843,175 fr. (273,727 liv. st.). —
Dépense totale, 21,143,175 fr. (845, 727 liv. st.).
i83i . — Dépenses privées, 12,750,000 fr. (5io,oooliv. st.)
On devra plus particulièrement remarquer ce résultat
assez curieux du rapprochement de l'évaluation des dépenses
privées du prince aux deux époques extrêmes du tableau
ci-dessus :
1.5.
178 REVUE DE PARIS.
En 1786, i4, 229,2,50 fr. (669,170 liv, slerl.).
En i83î, 12,750,000 fr. (5ro,ooo liv. sterl.).
La moyenne des évaluations des cinq époques ressor-
tirait à i5, 000, 000 fr. (600,000 liv. st.).
Mais avant i8i5, les dépenses effectives avaient toujours
excédé dans une forie proportion les limites posées par le
parlement.
D'après un compte présenté en i8i5, la somme des sub-
sides effectifs allouée à diverses époques depuis 1760,
jusqu'à cette année , était de
49,599,350 fr. (t, 983,974 liv. st.).
La liste civile devait encore
en i8i5. ..... 10,033,875 (42i,o55)
Cet excédant explique suflisamment les enquêtes de
1802, i8o3 et i8o4, et surtout celles de 1812, i8i3 et i8i5
destinées à éclairer définitivement le parlement sur les
véritables besoins de la représentation royale.
Les améliorations apportées, même un peu avant i8i5,
à l'administration de la liste civile , ainsi qu'on l'a dit à
propos des travaux des comités de cette année , avaient
beaucoup ralenti l'inquiète surveillance du parlement.
On a pu voir par le passage déjà cité du rapport du
dernier comité, celui qui, il y a un an, examinait le projet
présenté par le ministère actuel pour la liste civile de
Guillaume IV, que la défiance un peu inquisitoriale de
quelques-uns des comités précédens avait fait place à une
confiance à peu-près absolue , résultat tout naturel des
qualités personnelles d'un prince honnête homme et de
mœurs simples, et de la loyauté d'un ministère vraiment
iiationaL
Aucun état des dépenses présupiées du nouveau mo-
narque n'avait été exigé par ce comité. Et on doit avouer
qu'il avait attaché bien peu d'importance aux états des
dépenses antérieures communiqués suivant l'usage , puis-
LITTÉRATURE. 179
qu'il déclarait positivement à la chambre, par l'organe
de sou rapporteur, qu'il n'avait eu aucun moyen de con-
trôler les détails des dépenses de la deuxième section ,
celles dont le chiffre s'élève à la somme la plus considéra-
ble, et embrasse le plus d'objets divers , car les départe-
mens du lord-chambellan et du lord-intendant, c'est-à-dire
les dépenses matérielles delà maison royale, ysoot com-
pris.
La chambre des communes a approuvé la conduite de
son comité.
De MoiÉoN ,
ancien élève de l'École Poljteclinique.
> w-x-^AA \A\v\ k'vvx w^^A/»A/l/^w\v^AV\^^
Sc^tu's h U 'Mu mantune,
LA SALAMANDRE
§ler.
LA BA'LAMAWBK'E.-
' La Salamandre!... Joli nom, élégant, cpquet, expressif,
coquet, élégant comme celle toute gracieuse corvette, si
leste , si preste, si fine de formes , si carrée de voilure , si
élancée de mâture.
Vive, vive comme un poisson, soumise, obéissante au
gouvernail, à virer de bord dans un bassin! La chargeait-on
de voiles jusqu'aux royales; souple et alerte, inclinant ses
hautes flèches qui pliaient comme des l'oseaux, elle volait
sur les lames avec la rapidité d'une mouette.
Et ce n'était pas seulement un navire de parade et de
course, non, cordieu ! non ; à peine le veut déroulait-il
les plis d'un pavillon rival qu'elle parlait haut et long-
temps , fort et loin.
Aussi ai-je dit que son nom était expressif.
Expressif!. . Oui, si vous l'aviez vue, cette fière cor-
vette, en i8i3, tonnante, furieuse, échevelée, ses manœu-
vres au vent, bondir avec ivresse au milieu des éclairs qui
jaillissaient de ses trente caronades de bronze!
LITXiiRATUUE. 181
A ces torieus de ilaniiue , à celle lave de boulets et de
mitrailles qu'elle vomissait de sa 1 atterie , on eût dit le
v'iatèro embrasé d'un volcan , ou un lac de feu dont elle
était la véritable salamandre.
Oh! si vous l'aviez vue, la mauvaise, mordre une frégate
anj;laise avec ses grappins d'abordage, ses grappins rouges
et brûlaus , tant les bordées étaient vives et nourries !
Dans cet cllrayant combat, elle se montra digne de son
nom : engagée à la frégate, elle Gt feu une dernière fois,
feu de si près que les canonniers des deux navires se
brisaient la tète à coups de refouloirs , s'arrachaient les
anspects, et se poiguardaient d'un pont à l'autre.
Trois fois les grappins cassèrent , trois fois elle aborda
l'anglais, acliarné comme elle , intrépide comme elle.
Puis le feu prit à bord de la corvptte... le feu qui se
croise, qui s'allonge, qui se tord, qui grimpe aux corilages,
qui siffle dans les voiles , qui étreint les mats dans sa spi-
rale bridante. Le feu! le feu! on ne s'en aperçut seulement
pas à bord... on ne pensait qu'à couler l'anglais. D'ail-
leurs, pas d'explosion à craindre : il ne i*^estait pas un
grain de poudre dans la sainte-barbe. On en use, allez!
en sept heures de combat, quand une volée n'attend pas
l'autre.
Intrépide Salamandre! le feu la rongeait jusqu'à ses
œuvres vives, et la mer la soulevait, et elle flambait tou-
jours , ménageant sa dernière volée , comme un prodigue
ménage sa dernière pièce d'or , attendant l'occasion d'é-
craser l'anglais.
En6u... enGn... l'ennemi présente la poupe; la Sala-
mandre rugit, le canon tonne,, le fer pleut... Hourra!...
coulé... hourra!... coulé... plus d'anglais!
Hourra!... Une traînée de cadavres qui tournoya dans le
remous que Gt la frégate en s'engloulissant ; des débris
de gréement et de mâture...
Et puis ce fut tout.
Alors on songea à éteindre l'incendie, et on y parvint.
182 REVUE DE PARTS.
Olil qu'ainsi elle était changée, ma brave et digne
Salamandre!
Elle ne dressait plus insolemment ses mats , elle n'e'ta-
lait plus aA'ec complaisance un greement lisse et peigne
comme une chevelure de femme; ce n'était plus sa batterie
étincclante, ses peintures de mille couleurs, qui couraient
sur sa poupe, se croisaient, se déroulaient en merveilleux
arabesques !
Non , ce n'était plus cela.
Toute brûlée, déchiquetée, trouée par la mitraille,
rougie par le sang, noircie par la poudre, fumante, cou-
lant bas d'eau, elle regagna le port , la vaillante, avec son
lambeau tricolore cloué à sa poupe ! Car des niàts, ah!
oui, il n'en restait pas plus que sur un ponton. Et les
manœuvres retombaient brisées sur les préceintes sillon-
nées par raille éclats , mille boulets !
Et pourtant que ce négligé lui allait bien , à la coquette !
Ainsi quelquefois vous voyez au bal une vive et folle
jeune fille, aux yeux brillans, à la peau vermeille et
veloutée; une gaze transparente minutieusement arrêtée
entoure sa jolie taille; ses cheveux parfumés sont symé-
triquement arrondis en boucles luisantes; sa ceinture et
son écharpe sont régulièrement posées ; on compterait les
plis de sa collerette ; et puis , en elle tout est joie et délire ;
délire et joie d'enfant qui rit, et rit encore, emportée
par la valse bondissante.
Cette gaieté, cette symétrie de toilette plaisent, je
veux bien ; pourtant , oh ! je trouverais pourtant moins
d'élégance, mais plus de charmes, dans cette cein-
ture froissée , dans cette écharpe tombante , cette cheve-
lure dénouée ; oh ! plus de charmes dans une légère pâleur,
dans une douce tristesse , dans ce regard devenu languis-
sant et voilé ; oh ! plus de charmes dans tout ce ravissant
désordre qui prouve enfin que la Salamandre était mille
fois plus pittoresque, plus poétique, plus enivrante après
le combat.
LITTÉRATURE. 183
Aussi les vingt hommes qui seuls, quoique blessés,
restèrenl en état de la remorquer, la conduisirent avec
amour et respect dans la rade de Toulon pour la radouber.
C'était vraiment conscience de réparer un bâtiment
dans cet état depuis la guibre jusqu'au gouvernail : ce
n'était qu'une plaie, qu'un trou.
Mais il s'élait fait monument; mais c'était toujours la
Salamandre.
Mais, à moins d'être lâche comme un espion, on deve-
nait brave en mettant le pied sur la Salamandre ; car on
y respirait je ne sais quel parfum de goudron , quelle bonne
odeur de vieille poudre brûlée qui faisait noblement bat-
tre le cœur 1
Mais ces planches cicatrisées , ces canons mâchés par les
boulets , ce pont noir, à quelques endroits , du sang qui
l'avait pénétré... tout cela avait une voix... une forte et
puissante voix c[ui disait une des glorieuses pages de nos
guerres maritimes. Mordieu, oui! ceux qui, ayant passé
par ce baptême de feu, restaient de l'ancien équipage,
pouvaient, je vous le jure, initier les novices.
Aussi la restauration trouva la Salamandre rétablie,
hautaine , fringante et prête à mordre.
Oh ! elle savait bien , l'insolente , qu'elle avait dans ses
flancs cent vingt braves matelots , entre autres di.x-neuf
restant de l'ancien équipage, et que l'on désignait à bord
sous le nom dejlambarts. Ajoutez à cela une centaine de
marins de l'ex-garde impéiiale, et vous aurez une itiée
des compagnons d'élite qui montaient ce hardi navire.
Il fallait voir ces bonnes figures brunies , tannées, cica-
trisées , basanées, des têtes de fer, des épaules d'Hercule
et des cœurs d'enfans , intrépides et insoucians , téméraires
et bons.
Mais ces diables de marins, quoiqu'ils sussent que Bo-
naparte n'aimait pas la marine, ils l'avaient vu dans cette
désastreuse campagne de Russie, qu'ils avaient aussi
faite... Ils l'avaient vu partager son pain, ses vêlemens
-184 REVUE DE PARIS,
avec ses soldats, et ils l'avaient aimé... parce qu'ils trou-
vaient en lui tout ce qui était en eux, courage et bonté.
— Car il était bon, lui; il a trop pleuré son enfant pour
être cruel.
Or, en i8i5, dès qu'ils surent et les affaires de Roche-
fort, et la noble et belle proposition du brave commandant
Collet , etie passage de l'empereur à bord du Bei/çrophon,
ils pleurèrent de rage et devinrent sombres et farouches...
Puis , apprenant les sanglantes réactions ilu Midi , ils
murmurèrent. Quelques rixes eurent lieu avec les habitans
de Toulon ; enfin, pour éviter de nouvelles querelles, on
envoya la corvette attendre le moment du départ dans le
port de Saint-Tropez.
Pauvre chère corvette! elle quitta la radi- non plus
comme autrefois, ses canons sortis , fougueuse , impatiente,
dressant au plus beau màt son glorieux pavillon... com.'ne
un gage de défi...
J\on , raordieu ! elle sortit triste et comme honteuse ,
presque sans artillerie, armée en flûte, privée de ses
belles garnitures de haches d'armes , de ses colliers de
boulets, de ses riches pierriers qui étincelaient au soleil.
Ils me l'avaient châtrée, les misérables! Il ne lui restait
plus que son nom , qui faisait encore tressaillir les Anglais;
il ne lui restait (jue son équipage de flamharts et de marins
de l'ex-garcle tristes et mornes comme elle.
Ce bâtiment sombre et chagrin qui s'ennuie tout seul
dans le port de Saint-Tropez , c'est elle , c'est ma Sala-
mandre, que le soleil éclaire de ses premiers rayons.
§11.
LA PAIE.
D'après les ordres du lieutenant , le commissaire avait
fait la paie , et le silence rigoureux qui régnait ordinaire-
LITTÉRATURE. 185
niciit à boni île lu. Salaman Ire éliùi interrompu par un
tiiiteiueiiL uiélallii[aL' partant de tous les coins du navire.
it Enfui,, dit le coniini saire , qui, pour remplir ses
fonctions , avait revêtu son habit bleu, brode' ù'ai-^eiit , à
retroussis écarlatcs; enfin, répéta til en rau-.a -ant des
registres et des papiers épars sur lu table du ccc-re de la
corverte , voilà donc ce maudit arriéré payé .. Ti "is ans de
solde... Et il était temps, car avec de pareils i':!i.i;^és... «
Ace moment une espèce de grognement soui '• t t inar-
ticulé, qui partait de la porte, interrompit le m mologue
du comiJiissaire.
Allons.... encore.... dit-il. Voyons.... Qu'est-ce'' Que me
veut-on ?
Le grognement devint plus prononcé , et onput entendre
ce mot. — Mon commissaire... c'est moi... mon 'commis-
saire...
— Qui , toi ? qui es-tu , que veux-t u ?
Et le commissaire se leva vivement de sa cliai;.e , fut à
la porte . et prit l'importun par un revers de sa veste ; et ,
l'amenant sous le jour du grand panneau , il put, à la fa-
veur de cette lumière éblouissante, le contempler à son
aise.
C'était , sur ma pnrole, une tète digne do Rembrandt.
Figurez vous un homme de taille moyenne, mais forte-
ment constitué, un visage presque violet , t;uit il était
pourpre, entouré de larges favoris noirs ettoulFus , qui se
rejoignaient à des cheveux blancs, ras, courts et raides
comme une brosse.
Une énorme cicatrice , qui commençait au fr^ut, tra-
versait le sourcil , l'œil ( il était borgne ) et la joui gauche ,
et allait se perdre dans sa barbe ; mais tellement creuse,
lacicalrice , qu'on y aurait logé le petit doigt.
Qiioi([u'on fut au mois de juin et qu'il fît une chaleur
éloufTante , cet homme portait deux chemises : d'abord une
de laine rouge , puis une autre blanche, dont le collet ,
précieusement brodé , se rabatt lit sur la première.
TOMK X, i6
186 REVUE DE PARIS
Enfin une veste de drap bleu , fort longue , bordée au
eollet et aux manches d'un galon d'or, et un pantalon de
grossière étoffe , complétaient son habillement.
Quand le commissaire l'attira sous la lumière du pan-
neau , il se laissa faire, n'avançant qu'à pas lents , et
fixant , d'un air honteux son œil unique sur l'administra
teur.
— Ah î c'est toi , maître Bouquin... Eh bien ! que veu.\-
tu ? Allons , réponds donc !
— Mon commissaire, dit l'autre en roulant en spirale,
en cône , en rlionibe, le bonnet de laine à carreaux bleus
qu'il tenait dans sa main, mon commissaire... c'est que...
c'est que je crois qu'on me carotte.
— Hein?...
— Oui, mon commissaire. . qu'on me flibuste, et que
je n'ai pas mon compte.
— Comment...
— Trois ans, mou commissaire... trois ans d'arriéré
à '700 francs, c'est 2,100 francs... et je n'en ai mordu que,
1,^19,5 sols et 2 liards. Et il montrait une immense saco-
che qu'il tenait sous son bras.
Ah ! c'est-à-dire que tu demandes des comptes ?
— JSon, mon commissaire. ..Faites excuses: je demande
m<m compte.
— Rien de plus juste, mon garçon , rien de plus juste.
Jour de Dieu ! si l'on pouvait me croire capable de refu-
ser les moindres éclaircissemens. Ah ! bien oui... Non ,
non, vous gagnez trop bien votre argent, mes braves ,
mes dignes amis , vous le gagnez trop honorablement ,
pour qu'on ne vous démontre pas , à un sou; qu'est-ce
que je dis , à un sou ? à un liard , à un denier près, qu'on
ne vous fait tort de rien... Entends-tu bien cela , maître
Bouquin? Et il répéta en accentuant fortement — Qu'on
ne vous fait tort de rien.
— Connu... connu... mon commissaire.
— f l'jin.ent, connu ?
LITTÉRATUtlE. 187
— Je dis connu , mon commissaire , parce que l'autie
d'avant nous disait tout d'méme. Mais c'est juste ; c'est
dans votre manœuvre à vous, comme c'est dans la nôtre
de dire : Range à larguer les huniers. Allez , allez, mon
commissaire ; j'éc^oute.
— Eh bien! donc, les 700 francs par an font tant par
mois, tant par semaine, tant par jour; mais il y a, vois-tu,
maître Bouquin, des années bissextiles et des mois de
vingt-huit jours; ensuite la valeur des monnaies courantes
se trouvant souvent altérée, et les gourdes d'Espagne qu'on
vous adonnées en paiement ayant une valeur de quarante-
sept centimes de plus que les pièces de cent sous, font
que... Tu suis bien ?
— Oui, commissaire, dit l'autre, qui se mordait les
lèvres jusqu'au sang, en prêtant la plus vigoureuse atten-
tion à ce discours adininistralif.
— Font que... reprit le commissaiie avec une nouvelle
volubilité , font que la valeu^' des pièces de cent sous
doit décroître d'autant sur le capital et sur le total des
sommes que le trésor vous paie scrupuleusement .. en-
tends-tu, maître Bouquin ? scrupuleusement... pour l'a-
moitissement intégral de la solde arriérée. . . Tu suis bien ?. .
j'espère que c'est assez clair.
— La solde ariicrée... Oui, commissaire, je commence
à y être. Et le malheureux se pressait le front, comme
pour faire entrer dans son cerveau rebelle l'explication
claire et lucide de l'administrateur.
— Or , reprit celui-ci, tes 700 francs étant déjà soumis
aux fluctuations inévitables opérées par le change sur la
valeur des gourdes d'Espagne, et les écus de six livres
étant aussi , de leur côté , soumis à une défalcation nota-
ble et diminutive, font que la vahur des gourdes leur
étant opposée, seulement quant aux années bissextiles et
aux mois de vingt-huit jours , il résulte nécessairement...
Tu comprends bien ? Mais ne te gêne pas, si cela ne te
188 REVUE DE PARIS.
paraît pas assez clair, jiiaUrcBoiujiiin, dis-k-. Comprenils-
tu bien ?
— Oui, commissaire. Et il ouvrait, il ccart|uillait son
œil à faire trembler.
— Je reprends. Des années bissextiles et des mois de
vingt-huit jours il résulte nécessairement, il est patent,
il est avéré , il est notoire, qu'en défalquant d un côté la
diminution opérée sur les i^ourdes , la diminution de paie
voulue par la proportion des années bissextiles et des
mois de vingt-huit jours, et qu'en balançant d'un autre
côté, jiiais en balançant à votre avantage, — entends-tu
bien toujours? — à votre avantage l'augmentation des
écus de six francs , les écus de six francs l'emportent de
beaucoup , mais l'emportent énormément sur les pièces
de cent sous, l'emportent au moins de 4?^ francs. Ainsi
tu vois qu'en ajoutant ces 4^0 flancs à tes i,7'S5, cela te
fait 2,t :6o ; et à ton dire, remarque bien ceci, on ne
t'en doit que 2,100. Est-ce vrai ?... enfin réponds : est-ce
vi-ai ?
— Ça est vrai , mon commissaire, on ne m'en doit que
a,ioo , répondit Bouquin en essuyant la sueur qui ruisse-
lait sur son visage.
— Eh bien 1 tu vois donc bien que c'est au contraire toi
qui redevrais 160 francs, puisqu'on ne t'en doit que2, 100;
<;ar ce n'est pas niti, c'est toi qui l'as dit, et qu'on t'en
donne 2, -260. Ainsi tu vois donc , mou garçon , que je
pourrais te redemander 160 francs , que je le devrais
peut-être pour l'apprendre à te méfier de les supérieurs
et du gouvernement, qui vous donne toujours plus qu'il
ne doit , et se trompe toujours dans votre intérêt, comme
lu vois; mais pour cette fois je serai bon enfant. Que cela
te serve de leçon; garde tes 160 francs de surplus, en-
tends tu , maître Bouquin ; gardes-les , et que ce soit pour
toi un nouveau motif de bénir l'ordre de choses que le
ciel nous a rendu... Allons! va , maître Bouquin,, et dis
bien à tes camarades que s'ils ont quelques explications à
LITTÉRATURE. 189
m.' deniander, je suis tout jut't à les leiu' donner aussi
claires et aussi lucides que celle-ci. Oh! mon Dieu î pas
de préférence; ce que l'ou fait pour l'un on doit le faire
pour Taulre.
En ce disant, le commissaire prit en chantonnant ses
registres sous son Inas , entra dans sa chambre et ferma
sa porte, laissant maître Bouquin tout en naL;e, stupéfait,
confondu, ébahi , et, ce qui est plus fort , convaincu de
la générosité et du désintéressement du gouvernement à
son égard.
— Sacredieu! dit-il en s'essuyant le front, j'aimerais
mieu.i prendre trois ris dans une grande voile, au fort d'un
ouragan . que d'être obligé de me mettre à recornprendre
le commissaire. Ah ! voilà une langue ! quille platine !
Avec tout ça il paraît fout de même que c'est moi qui
redevrais, et que j'y geigne i6o/rancs. Qu'est-ce donc que
ce vieux caïman de La Joie était venu me chanter ,, que
le commissaire nous tondait comme des mousses ?
Et le digne homme courut chercher maître La Joie.
— Eh bien ! niatf lot , lui dit Bouquin en l'abordant,
eh bien ! nous nous trompions : il paraît que la... la fruc-
tualion... les années buisseptiques et l'amoir... l'avor...
l'acor... enfin c'est égal, le nom n'y fait rien.... sont cause
que nous rabiotons i6o francs... au tieuv d'en perdre 45o;
que si le gouvernement n'était pas bon matelot, il nous
forcerait de remettre à la gamelle.. . et que le commissaire
a navigué droit et sans embardées.
Pour foute réponse, La Joie regarda fi.vément Bouquin
entre les deux yeux, prit son grand sifflet dans sa poche,
et en tira deux sons brefs. Bouquin parut saisir parfaite-
ment le sens de l'harmonie expressive de La Joie. — Que
la drisse du pavillon nie serve de cravate si ce n'est pas
vrai, lui dit il.
Ici, nouvelle modulation du sifflet , que Bouquin tra-
duisit encore .car il répliqua : — Tu es enl('té comme un
i6.
190 REVLK DE PARiS.
marsouin ; puisque c'est comme ça, vois-Ui, La Joie, il
fallait y aller toi-même.
Et Bouquin monta sur le pont , laissant dans la bat-
terie son ami au long sifflet.
Or il faut savoir que La Joie , maître d'équipage de la
corvette, était l'être le plus silencieux, le plus morne qui
fut au monde, il s'était fait uue habitude de ue parler
que le moins possible, et la plupart du temps il ne répon-
dait à ses égaux ou à ses inféiieurs que par des modula-
tions que l'on avait fini par comprendre; ce qui paraîtra
moins étonnant quand on saura que dans les habitudes
nautiques la plupartclescommandemens se font au sifflet,
dont le bruit sonore et aigu domine les mugissemeus des
vents et des vagues.
Ainsi pour maître La Joie, le sifflet, c'était uue langue
nouvelle, une langue à lui, tour à four gaie, triste, co-
lère ou satisfaite, une langue admirable pour traduire les
impressions qui agitaient le vieux marin.
A la manière dont il embouchait l'instrument pour
commander une manœuvre , aux sous plus ou moins ru-
des , plus ou moins couians' qu'il en tirait, l'équipage
devinait la nuance de son humeur.
Le bruit était il cadencé, perlé, coupé de roulades et
de roucoulemens qui montaient et descendaient en gam-
mes brillantes , éclataient , vibraient , retentissaient en
modulations harmonieuses :
— Oh! bon! disaient tout bas les matelots; il y aura
bon quart, maître La Joie est dans une bonne brise.
Au contraire, le sifflet ne laissait-il échajiper qu'un cri
sec, froid et dur, rauque et impératif, sans aucune liori-
ture :
— Veillons au grain, répétaienl-ils à voix presque inin-
telligible : le vent a l'air de venir du côté des calottes,
et si ce venl-là continue , il pleuvra des averses de coups
de poings et de coups de pieds.
LllTÉIUTl RF. 191
Or ces picilictions météorologiques et psycliologiqius
étaient d'orcliuaire réalisées par l'événement.
Wais ce jour-là il n'y avait place que pour l'espérance
et la gaieté, que la fiaie avait fait naître clans l'anie des
marins... La plupart rassemblés dans la batterie étaient
assis, couchés, debout, comptant et recomptant leurs écus,
et les enfouissant dans leurs longue» bourses.
Puis, en attendant l'heure de mettre en pratique leur
singulière théorie d'arausemens, ils en parlaient avec ivresse
et joie; se promettant, se jurant de se débarrasser au plus
vite de cet or qui les gênait et les troublait dans la ma-
nœuvre, disaient-ils , par ie son criard qu'il rendait.
Ce point principal fut donc irrévocablement arrêté,
non pourtant sans avoir été faire préalablement une vi?ite,
soit au lieutenant Pierre, soit au vieux Garnier, afin de
leur remetire la moitié de leur paie destinée à leurs pères,
mères, femmes ou enfans. Ceci était un usage reconnu ,
sacré, établi. Cette répartition faite, ils respirèrent libre-
ment, et purent alors se livrer (spéculativement) aux
plus vifs plaisirs.
— Hourra ! disait l'un en secouant sa bourse ; il y a au
fond de cela les trente meilleurs bidons de vin du Cap qui
aient jamais pris source dans un tonneau pour venir se
décharger dans le gosier d'un honnête marin !
— Par toutes les alcanuetas de Cadix, disait l'autre, en
caressant avec amour la rotondité de sa sacoche, je tàte
bien ici la peau la plus fine, la plus douce... j'y vois les
yeux les plus noirs, la gorge la plus blanche... Oh! viens,
l\oson,Théréson,Toinon, que je t'embrasse.... viens, bonne
fille ; il faut qu'avec toi, en deux jours , le trou aux écus
soit à sec... Viens , Roson, Théréson , Toinon.... que je
t'embrasse.
Et il embrassait Roson, Toinon et Théréson, dans la
vénérable personne de sa vieille sacoche.
— Et toi, Giromon, que foras-tu de la caisse? dit un
autre à un compagnon qui paraissait absorbé et finissant
192 ÎŒVUE DE PARIS,
de coiuptir son argent, et disait : — Le scélérat m'a fait
la queue! C'était peut-être le seul qui avec maître Bou-
quin eût pensé à vcriGer ses comptes.
— Moi, dit Giromon avec gravité, j'achèteiai à Toulon,
vois-tu? un uniforme de commissaire, un chapeau de com-
missaire , une épée de conuin'ssaire , enfin tout le bazar
d'un commissaire. Et puis je dirai à un bourgeois, à un
soldat ou à un calfat : Tu vas t babiller en commissaire.
— Et puis? demandèrent quelques voix.
— Et puis je lui dirai : Maintenant je te donnerai tout
l'argent que tu voudras; mais faut que tu me laisses te t....
des coups à crever dans ta peau, à te déralinguer l'échiné.
Tiens! au l'ait, c'est assez embêtant d'être flibuste, d'être
iait la queue du malin au soir. Au moins, comme ça, je
me figurerai que je me revange sur un vrai commissaire,
un voleur de commissaire , que je tui rends ce qu'il m'a
piis, et ca soulage (i).
— Oh ! fameux, fameu.x , Giron. on ! ilit l'interlocuteur.
Vcuxtu que j'en soyc ! dis : vcux-lu m'en jnettre ?
— Du tout; fais-en un, fais un faux commissaire, comme
moi Ça serait pas assez d'un pour deux; il ne s. rait pas
assez fort , à moins de trouver un robuste, un colosse.
■ — Moi, disait un autre, je vais rassembler tous les mu-
siciens que je trouveiai à Saint Tropez, et je les ferai na-
viguer de conserve à ma suite : — des violons, des clari-
nettes, des cors de chasse, des grosses caisses, des tiompet tes,
des guimbardes et des pianos... tout le Irerablenieul , une
musique de posséilés qui sera là à me jouer.... voyons! à
me jouer une délicieuse air de romance que je sais : celle
1^') Il est iiiulile de dire ici que ces plaisanteries, tradilionnelles
chez les iiialclots, n'altaqueut en rieu la probité, le Calent et le haut
savoir du corps de l'administranon de la marine, qui rend de si grands
Services à celte arme. Chez les matelots, je le répète, c'est un texte a
plaisanteries analogues à celles que les soldats de terre se permettent
sans ccïsc sur 1« s payeurs, les intiudans et les employées des (ivres.
LITTÉRATURE. 193
de : Cassons-nous les reins et buwons le grog... ou bien
celle de : Bouton iVainour.
— INIais du tout, Parisien, dit uu autre. Faut faire
jouer à chacun une air diverse.... Ça sera plus riche.
— Oui, t'as raison, chacun une air diverse. Quel bon-
heur 1 Et ça pendant que je mangerai , que je boirai , que
je marcherai, que je dormirai, que
— Tout ca, reprit un canonnier en l'interrompant, tout
ça ne vaut pas le bonheur de quitter ce chien d'uniforme
pour porter îles habits bourgeois. Un garrick, un chapeau
à trois cornes et des bottes.... Oh! des bottes.... des bottes....
C'est ça qui est charmant pour ceux qui , comme nous ,
sont obligés de trimer toute leur vie pieds nus sur ce gueux
de pont.
— Et des bretelles donc! — s'écria Giromon... Des bre-
telles.... quelles délices! Comme je vais m'en donner !....
INloi qui n'en ai porté qu'une fois dans une relâche ... à
Calcutta...
— Ah! reprit le Parisien', Calcutta.... c'est là nn pays!
T'en souviens-tu, Giromon, de Calcutta?... Oh ! Calcutta !
patrie trop adorée, pays du bonheur, ous qu'on peut rouer
de coups deux Indiens pour une poignée de riz. — Quelle
vie douce ! toujours en palanquin , à chameau , ou à élé-
phant. Et les femmes! Dieu de Dieu! des bayadères char-
mantes, pas habillées du tout, qui vous éventent avec des
queues de paon.
Et quelle nourriture'..... V^oilà une nourriture! Des pi-
mens si forts que , lorsqu'on en a mangé, on peut s'arra-
cher la peau de la langue. — Ah! voilà le bonheur, dit-il
avec un profond soupir de regret.
Et cent autres propos qu'il serait trop long d'énumérer.
Or la nuit vint surprendre l'équipage au milieu de ces
lians projets, de ces douces et piquantes causeries, où l'ame
naïve de ces bons marins se révélait au giand jour, où
elle apparaissait toute nue, mais timide et honteuse. On
194 UEVUE DE PARIS.
eut dit une jeune vierge qui laisse tomber en rougissant
son dernier voile
Voile si diaphane que le joli corps saline, poli, se dessine
comme un nuage rose sous le blanc tissu.
§ III.
LA SALAMANDRE A REÇU SA PAIE HIER
Étranger, artiste ou voyageur, toi qui l'arrêtes tout à
coup pour poser ton bàlon de frêne, essuyer ton visage,
et prêter une oreille attentive au bruit sourd et lointain,
aux clameurs voilées par la distance qui t'airivent confuses»
ne crains rien , il n'y a aucun danger : seulement attends
uu jour encore pour entrer à Saint-Tropez ; car, vois-tu ,
La Salamandre a reçu sa paie hier.
Étranger, la nuit est si belle , si douce , si transparente;
les aloès et les orangers y répandent des parfums si suaves,
si pénélrans ; le ciel est si bleu ; les étoiles si étincelantes.
Assieds- toi, assieds-toi au pied de ce inûrier sauvage, aux
feuilles veloutées;assieds-toi, reste au sommet de la montagne:
et peut-être avant l'aurore verras-tu quelque spectacle
inconnu et bizarre; caria Salamandre a reçu sa paie hier.
Peut-être le doux repos que lu vas prendre sur ce gazon
toul embaumé de thym et de serpolet, ton doux repos
sera-t-il uu peu interrompu.
Tes paupières, fermées parle sommeil, verront peut-être
à travers leur tissu une lueur rougeàtre poindre , s'élever,
puis tourbillonner dans l'air, en y déroulant de larges et
brillantes volutes de feu.
Tu ouvriras les yeux; et la côte, le golfe , la mer et le
ciel , tout sera illuminé , couvert d'une teinte pourpre et
flamboyante ; et Saint-Tropez brùkra , pétillera, et des ju-
remens, des cris, des éclats de rire et de joie, de3 chants et
des imprécations se mêleront aux tinlemens, aux volées des
cloches , aux roulemeus du tambour, aux explosions des
LlTTËRATllBE. 195
fusils et (les signaux iralarnie : car peut-être l'incendie
sccouera-t-il là son manteau de flammes; cai- la Salaman-
dre a reçu sa paie hier.
Ou bien demain, si tu passes ta nuit bonne et tran-
quille, en descendant du coteau, tu entreras dans la
ville. Or tu as vu quelquefois , n'est-ce pas ? dans une
cité, les traces du passage d'une trombe ou d'un ou-
ragan ?
Ce sont des toits brises, des fenêtres enlevées , des car-
reaux en poudre, des portes fendues , des volets arrachés
qui pendent et se balancent au vent; ce sont des débris
qui jonchent les rues de pierres amoncelées , de poutres
en morceaux.
Eh bien! tu verras à peu près le même spectacle. Tu
apercevras quelque craintive figure de femme qui soulève
le pan d'un rideau , et hasarde un coup d'œil dans la rue.
l'u verras des enfans plus hardis s'aventurer dehors des
maisons , et jeter d'abord un coup d'œil interdit sur ce
tableau, puis, moins peureux, s'approcher, et ramasser
un chapeau de marin tout froissé, un long sifflet d'argent,
quelques pièces d'or ou une cravate richement brodée.
Car la Salamandre a passé par là; et si tu l'interroges,
il te dira naïvement : — Ah 1 Monsieur , ce n'est rien :
c'est la Salamandre qui a reçu sa paie hier.
Et tout cela pouvait être vrai; car hier, jusqu'à la
nuit, l'équipage a devisé, causé de ses projels;mais il
fallait les exécuter. Or on savait que le lieutenant était
inflexible, et qu'il n'accordait que très-rarement des per-
missions pour aller à terre, et il s'agissait du moyen à
employer afm de s'y rendre à son insu.
Et tu sauras , étranger , qu'il est plus facile de trouver
une fille de quinze ans moralement vierj;e , un ami qui
respecte votre maîtresse , un cheval sans défauts , un livre
sans préface, un coucher de soleil sans poésie, un surnu.
méraire au balcon des Bouffes, un poimc didactique amu-
196 REVUE DE PAUIS.
sant , une rivière sans eau — je ne parle ici ni de l'Es-
pagne, ni lies jardins anglais , — que d'empêcher un équi-
page fie marins qui a de l'argent d aller à lerre. Et la
Salamandre a reçu sa paie hùr.
Ainsi donc, vers les minuit, l'enseigne de garde voyant
un calme parfait, une mer magnifique, abandonna le
pont et descendit dans sa chambre , en recommandant à
maîlre La Joie de bien veiller sur le navire. Maître La
Joie veilla tant qu'il put : mais le temps était superbe , il
n'y avait rien à craindre pour le navire ; d'ailleurs il serait
réveillé au premier l)ruit : il abaissa donc son caban sur
ses yeux , s'accroupit sur le banc de quart et s'endormit.
Aussitôt un mousse embusqué entre tleux caronades
descendit vite aveitir les marins, qui s'étaient mis tout
habillés dans leurs hamacs. D'un LontI ils furent à bas de
leurs lits suspendus ; les hommes de quart quittèrent aussi
le pont , tout l'équipage, moins les maîtres et les officiers
couchés dans leurs chambres , se réunit dans la batterie.
On ferma les panneaux en dedans, on ouvrit un sabord;
et comme les trois embarcations de la corvttte étaient
amarrées le long des flancs du navire, ilambarts et autres,
au nombre ilc quatre-vingt-douze, descendirent par abord,
se casèrent dans les canots , et s'éloignèrent sans faire le
plus légei» bruit , les avirons ayantété soigneusement gar-
nis. Au bout d'une demi-heure, ils étaii-nt à terre , met-
tant les officiers et les maîtres dans l'impossibilité de les
x'ejoindre, n'ayant laissé aucune embarcation à bord.
Et cette fuite était dans l'ordre des choses , était nor-
male, naturelle ; c'est un fait physique (jui devait résulter
de l'influence magnétique des piastres sur l'organi'-.ilion
du matelot. Or ils ne pouvaient échapper à la loi commune
impo-^ée à tous les êtres sub marins, ces dignes matelots de
laSalaniandve cfitiavaitreçu sa paie hier.
Ce qui certainement eut été un objet digne Tétude
pour un physionomiste, ce fut l'expression qui contracta
la figure de maître la Joie lorsque, réveillé par l'air frais
LITTÉRATURE. 197
et piquant du matin , il se secoua dans l'e'paisseur de sou
caban , comme un lion dans sa crinière , rabattit son capu-
chon , trotta ses yeux , regarda autour de lui , et , pour la
pieinière fois , vit que les dix matelots de garde , qui la
nuit suliisaient pour le service de rade , n'étaient plus à
leur poste.
11 crut rêver. Le brave maître fit le tour du pont , et ne
vit rien , absolument rien.
— Les carogiies, se dit-il, seront descendus se coucher;
c'est un peu fort. Nous allons, à ce qu'il paraît, juuer à
tape-ton dos sur le cuir de ces chiens-lj. Et voilà qui va
leur annoncer que la danse sera chaude , dit-il eu embou-
chant son grand siillet.
Ah ! mon Dieu! c'était à faire frémir : quel son perçant,
aigre, dur, impérieux, menaçant. Jamais le sifflet n'avait
eu, je ciois.une voix aussi terrible ; c'éiait bien autre
chose que les trompettes du jugement tlernicr , m.» foi !
Le coup de sifflet ayant retenti , maître L.i Joie le
remit dans sa poche, et, confiant, attendit son effet en
se promenant les bras croisés, secouant la tête il'im air
iriité et murmuiant d'effroyables blasphèmes.
Pas le plus léger bruit n'agita le navire; on eût dit nue
baleine ilormant sur une mer d'azur. On fit silence, pro-
fond silence.
Maître La Joie s'arrêta court ; ses sourcils s'écartèrent,
et pour la première fois depuis treize ans, je crois, l'ap-
parence, la faible et incertaine apparence d'un sourire
vint errer sur ses lèvres plissées.
— Ils ont une peur d'enfer, et ils n'osent pas monter,
dit le brave homme. C'est tout de même agréable de
pouvoir avec ça (et il tirait son sifflet qu'il regardait avec
satisfaction) , de pouvoir avec ça , reprit il , faire plus
trembler quatre vingts gredins qui ne craignent ni le feu
ni l'eau , de les faire plus trembler que ne le ferait un
ouragan des tropiques ou une volée à mitraille ; c'est tout
de même un bel <'tat que la marine.
ïome X. 17
198 BEVUE DE PARIS.
Après s'être laissé entraîner à ces vaniteuses réflexions,
maître La Joie pic^'ta de nouveau l'oreille. Silence, même
silence.
— Ils sont là tapis comme des congres dans leur trou,
à ne pas oser bouger ; ils savent bien que le sifflet les
prévient que le premier qui va montrer son museau en
dehors du panneau va recevoir une ration de calottes , à
ne savoir où les mettre.
Le même silence régnait toujours.
— Bah ! se dit maître La Joie, qui parhasard se trouva
dans un moment d'indulgence inaccoutumée, j'ai peut-être
sifflé trop dur. Ça peut bien se faire; car je ne me rap-
pelle jamais avoir hurlé de cette façon-là... Voj'^ons ,
adoucissons un peu ; car il faut en finir: voilà le soleil
levé , et le pavillon n'est pas encore hissé.
Et ainsi qu'une femme revient quelquefois sur un mot
cruel, sur une brusque détermination qui opère l'effet
opposé à celui qu'elle attendait , maître La Joie fit enten-
dre un son qui, s'il ne promettait pas un jour serein ,
annonçait toujours uu temps passable.
Rien, même silence.
Alors il fallut voir maître La Joie penché sur le grand
panneau, le bras tendu, son sifflet d'une main, les yeux
stupidement ouverts, les narines gonflées, passer par
toutes les teintes, depuis le blanc pâle jusqu'au rouge
pourpre et violet.
Les coups de sifflet devenaient précipités , brefs , sac-
cadés, colères, furieux, tonnans et retentissans comme
les éclairs de la foudre. Son pied battait chaque raesurCj
mais d'une force à enfoncer le pont.
Silence , toujours silence.
Enfin, exaspéré, il se baisse pour ouvrir le panneau.
Impossible, fermé en dedans. Tous... tous les panneaux
fermés I
Maître La Joie rugissait.
Il se précipite sur le< bastingages, à bâbord, se pcn-
LITTi;:UATURK. 199
cho , regarde, ne voit, plus les embarcations, et comprend
trop tard tonte l'affreuse vérité...
Alors il bondit, il saute, il crie, il écume. Les anspecls,
les barres de cabestans, les gargoussiers , les cabillots .
tout ce qu'il rencontre sous sa main vole en éclats et
roule sur le pont.
A ce bruit infernal , les officiers, le lieutenant , se ré-
veillent et se lèvent à la hâte.
Ainsi quelquefois, au milieu de la nuit, l'explosion
d'une arme à léu ou des cris réveillent en sursaut toute
une maison : chaque fenêtre s'ouvre, se garnit; c'est une
myriade de têtes à moitié endormies, coiffées, décoiffées,
baillant , grondant , se frottant les yeux , s'accoudant et
demandant enfin : — Qu'est-ce ?... qu'y a-t-il .''...
De même, au furieux tapage de La Joie, le lieutenant,
le docteur, le commissaire, l'enseigne et les quelques
maîtres qui étaient restés à bord, montrèrent leurs figu-
res, encore alourdies par le sommeil, aux sabords, aux
fenêtres des écoutilles et de la galerie, et se rendirent
vers le pont.
— Ah ! cà, dis donc , La Joie, est-ce que tu as une
fièvre chaude? Mais il faut attacher ce gueux-là et le
saigner à blanc , dit le bon docteur.
— La Joie , La Joie , que signifient ces cris ? dit enfin
le lieutenant d'une voix sévère.
— Partis, lieutenant! Tous partis, les chiens; tous à
terre , dans les embarcations.
— Mais , encore une fois , qui ?
: — L'équipage , lieutenant ; tous à terre , les brigands.
Nous aurions dû nous en douter, dit le lieutenant : ils
ont de l'argent... Mais dis-moi, La Joie, ont ils pris la
Vole F
— Je n'y pensais plus , dit La Joie. Est-ce heureux ! Il
se précipita à l'avant.
— Aussi prise... aussi la Yole... Mais ce n'est pas par
eux , c'est par M. Paul... Voilà un morceau de son aiguil-
200 REVUE DE PARIS.
lelte accroché aux bossoirs ; en descendant , il ne s'en
sera pas aperçu.
— Maudit aspirant ! dit Pierre. Quel exemple !...
— Mais que l'aire, lieutenant? Que faire?... disait La
Joie en se mordant les poings.
— Attendre. Ils reviendront, je n'en doute pas. Mais
ce que je crains , ce sont les disputes , les rixes , les
querelles avec les Provençaux. Et mon fils... mon fils,
qui peut s'y trouver compromis... Malédiction! ..malédic-
tion !...
— Allons! dit le bon docteur, voilà des scélérats qui
vont me revenir avec des entailles et des horions .. Je n'ai
qu'à visiter ma caisse , ma charpie et mes onguens.
— Et vous aurez raison , major , reprit La Joie : car je
vous réponds, moi , qu'il va se passer de crânes choses à
Saint-Tropez , que les couteaux joueront , et qu'il y aura
autant de sang que de vin répandu. Et l'on devait s'y at-
tendre, comme dit le lieutenant : car la Salamaadre a
reçu sa paie. hier.
§ IV.
L'ORGIE-
Oh! n'aimez vous pas une de ces imposantes symphonies
où cent musiciens attentifs concourent à exprimer un seul
son composé de mille sons, une harmonie unique composée
de mille harmonies; où cent musiciens lisent enfin d'une
seule et grande voix un immense poème musical , tour à
tour vif et triste , folâtre et passionné ?
La grande salle de
la taverne de Saint-Marcel tremblait dans ses fonderaens
aux accords d'une de ces harmonies complètes, oh! bien
complètes , mais bizarres , mais effrayantes comme ces-
bruits sans nom qui s'échappaient des bouches de l'enfer
du Dante.
LITTÉRATIRE. 201
Car les marins do la Salamandre étaient si heureusement
tloucs par la nature (ju'ils improvisaient d'une manière
admirable les différentes parties de VœuiTe gigantestjue
qui s'exe'cutait dans riiùtellerie du respectable Marius-
Braves musiciens , bien nés pour cette musique !
Mais c'était peu encore que d'entendre la musique I II
fallait voir le tableau ! car si l'orgie avait sa mélodie à elle,
elle avait aussi sa couleur à elle.
C'e'tait une couleur puissante et sombre, une couleur
vive, franchée, heurtée; des tons doublés d'éclat et de
vigueur , car sur les visages le blanc devenait pourpre , le
pourpre violet , et le violet bleu. Les yeux ne brillent pas ,
ils llambloient ; les veines ne sont pas gonflées, elles sont
convulsivement tendues, iendues à casser. Et ce n'est
pas tout ! L'orgie a aussi des formes, comnje elle a une
couleur. Les corps semblent n'avoir plus de charpente
osseuse, à voir leurs poses molles et ilasques , à les voir ,
non tomber, mais s'affaisser et ployer sur eux-mêmes;
les angles s'émoussent, les saillies s'effacent, s'arrondis-
sent, et c'est grand dommage , en vérité , car le dessin y
perd , et si le dessin répondait à la couleur , ce serait su-
blime. Enfin l'atmosphère elle-même change , et se colore
d'une vapeur chaude et rougeàtre qui , voilant le tableau,
lui donne je ne sais quelle apparence mystérieuse et fan-
tastique d'un effet prodigieux.
Et voyez comme souvent la nature se plaît à parfaire
des organisations complètes ! Ces dignes marins de la
Salamandre , dé\k si heureusement doués par elle pour
faire de la musique , ne l'étaient pas moins pour faire de la
peinture en action , de la peinture chaude et vigoureuse,
de la peinture doublée , que dis-je , doublée I quadru])lée
de ton.
Et l'on peut dire aussi : Braves peintres , bien nés pour
cette peinture.
Vous avez entendu; maintenant regardez!
Au milieu d'une vaste salle aux solives noires, à peine
202 REVUE DE PARIS,
cclairt'e jjar la liiniière tremblante et indécise de quelques
lampes de cuivre, s'allongeait une table énorme, couverte
de débris de verres, de bouteilles et de plats; une table
toute salie , toute souillée , toute tachée de vin.
Et autour de cette table hurlait , glapissait, tonnait,
buvait et rebuvail l'équipage de la Salamandre, habillé
gi'Otesqueraent , ivre, débraillé , hébété, et brisé par des
excès de tout geni-e.
Puis de loin en loin , comme pour contraster avec ces
visages bruns et empourprés, apparaissaient les figures
pâles et marbrées de quelques pauvres filles , amenées là
par leur mauvais destin.
Enfin sur quatre-vingts matelots , il n'y en avait au plus,
au plus , que trente ou trente-cinq d'ivres morts qui se
tordaient ou doimaient sous la table.
Les gens raisonnables tenaient eux de gais propos , en
achevant quelques bouteilles oubliées.
Enfin , dit l'un en brisant un flacon dont il avait à peine
bu le quart , — enfin, s est vivre çà !
— Eh ! Parisien , dit Giromon , c'est pas dans ton Paris
qu'on fait de ces festins , de ces bastringues-Ià? De 23,ooo
francs que nous avions hier à nous tous , la maison payée
et brûlée , demain il ne nous restera pas un gueusard de
sou , un scélérat , un gredin de sou , mille tonnerres ! Et il
frappait sur la table avec un air de joie et de satisfaction
impossible à déc lire.
— Et il n'y a pas à dire , ajoutait un autre , n'y a pask.'
dire que d'autres que les tlambarts de la Salamandre casse-
ront des bouteilles ici, au moins. Après nous la fin dit,
monde. Un feu de joie de la maison , et on dira dans le
pays : C'est l'équipage de la Salamandre qui s'est drôle-
ment amusé ; voilà des êtres bien heureux !
— Et çà sans remords , au moins, bégayait le Parisien.
On a une famille... on satisfait à sa famille et aux... aux.,
enfin aux choses de la nature. Moitié de la paie pour la
LITTÉRATURE. 203
nature, et l'autre moitié pour la folie; car , vois lu , nous
consacrons à hi folie, Giromon.
— Je le crois , cordieu , bien ! dit ce dernier avec une
gravité ivre qui eût fait honneur à un juge.
— Mais, reprit le Parisien, pour dessert, qu'est-ce que
nous pourrions bien faire? Si nous envoyions les femmes
par la fenêtre, pour jouer à pile ou face?
Les femmes se regardèrent fort émues.
— Non, Parisien : nous en répondons.
— Si nous nous donnions des coups entre nous.
— Oh! la bonne idée! la bonne idée! cà va, Parisien.
Eh ! mais prends donc garde à toi , eh ! Richard. En voilà
encore un qui porte fameusement la voile! il est déjà à
la cape. Allons , file : c'est çà , sous la table , va donc ! Ils
vont s'abîmer là-dessous, ils vont se mordre, c'est sûr. En
voilà-t'i ! en voilà- t'i ! Eh ! dis donc , toi , la belle blonde :
veux-tu pas jouer à enfoncer toute cette serviette dans la
bouche de Bernard. Mais finis donc! vois donc ses yeux,
comme il les ouvre. Quelle bêtise ! il n'en mange pas de
serviettes ; ça l'étoufferait ! Je te dis qu'il va étouffer. Là ,
là , te voilà bien avancée. Ah! es-tu bête, va!
— Bon , bon! encore un d'atfalé , reprit Giromon , en
voyant tomber Bernard à moitié suffoqué ; le vin les dé-
truira , c'est sur, et ils périront par le vin. Et des vrais
flambarts... Quel maliieur!... Oh! dis donc, Parisien;
pour les conserver à leurs respectables parens et à leurs
amis, si nous fumions ceux qui sont soûls ! dit Giromon.
En êtes vous , les autres ?...
— Oui, oui, crièrent ceux qui restaient sur leurs jam-
bes, fumons les, car ils pourraient s'avarier.
— Le cochon fumé se conserve bien mieux, dit un
plaisant.
Oui , oui , c'est ça. C'est pour leur bien , d'ailleurs, et
ils verront qu'ils n'ont pas affaire à des ingrats.
Et on dérangea la table , et on plaça les ivres morts
croisés les uns sur les autres; puis on les enloura de cha-
204 REVUE DE PARIS.
peaux' de paille, (.l'echarpes de femmes, de serviettes, de
bâtons et de paille arrachés aux chaises.
Les malheureux se laissaient faire , articulaient quel-
ques plaintes étouffées, quelque plaisanterie bouffonne,
pleuraient ou riaient à demi ; seulement ceux qui sup-
portaient le poids de ce bûcher humain faisaient enten-
dre de sourds gémissemens.
— Tiens! b<gayait l'un, on nous met en pile comme
des mats de rechange. Alors nous sommes des matelots
de rechange.
— Qu'est-ce donc, murmurait un autre, qu'est-ce donc
qui prend mon dos pour son hamac et ma tête pour son
sac ?
Et cent autres propos que le Parisien interrompit en
criant.
— Allons..., fumon^..., fumons....
— Ils vivront cent ans de plus, cria l'un.
— Faut- il que nous soyons bons enfans? ajouta l'autre.
— Et, en se réveillant, dit Giromon, seront-ils étonnés
de se trouver conservés comme s'ils sortaient d'un ton-
neau !
A ce moment , si critique pour ces malheureux qu'on
allait fumer si philantropiqucment, d'effroyables cris re-
tentirent au dehors , et la maison trembla sous les coups
réitérés qui ébranlaient la porte massive de l'hôtellerie.
La lampe tomba des mains du Parisien qui , suivi de
Giromon, s'élança à une fenêtre qu'il entr'ouvrit . .
EcGÈHE Sue (i).
(l) Ces Scènes r!c la \ie maritime l'eront pailie du nouveau roniiiO
lue i'auleiii- doit publier chez Eugène Rendue), éditeur.
«^.isfotrc confmforaiiu'.
LE PRINCE DE TALLEYRAND.
On remarque souvent chez les personnages e'minens
une propension particulière qui , indépendamment du
plaisir qu'ils éprouvent à faire de grandes choses , leur
en fait trouver un autre à jouer pour ainsi dire le rôle
appartenant à la situation où leurs taiens les ont placés.
Cette passion d'acteur, si nous pouvons l'appeler ainsi,
nous explique comment plusieurs hommes illustres ont
adopté diverses variétés de caractères — qui correspon-
daient peu à la nature de leur génie, ou qui étaient même
en contradiction directe avec leur position. Alexandre et
Jules César entre autres eurent cette passion au suprême
degré , tellement que le second, étant à bord du navire
des pliâtes, composa des vers et des discours qu'il se mit
à déclamer, ainsi que nous l'apprend Flutarque. Boling-
broke , politique habile et possédant tous les taiens de
l'homme de lettres, joua le mélange mélodrymatique du
libertin et du philosophe. Cette disposition théâtrale
existe chez l'orateur le plus distingué de la tribune an-
glaise; elle existait chez lord Byrou , et ceux qui ont pu
voir son noble rival de France, à Rome, dans la chambre
206 REVUE DE PARIS.
des pairs , et à l'Institut , ceux qui ont lu ses voyages où
ses autres écrits cloquens, littéraires ou politiques, vous
diront que cet instinct d'acteur est visible en lui tout au-
tant qu'il pouvait l'être dans Garrick. ou dans Talma.
Or si nous pouvons prétendre que c'est aussi la passion
dominante du grand personnage dont nous allons essayer
d'esquisser le périrait, il est peu d'hommes à qui il aitété
accordé une carrière plus favorable au développement et
à la satisfaction de leur goût particulier. Tournons nos
regards vers le passé, supposons qu'une année s'est écoulée
depuis la prise et la démolition de la Bastille: ici l'on danse;
tel est l'écriteau qui, placé sui- ce lieu où soupirèrent tant
de victimes, proclame avec une gaieté et une grâce carac-
téristiquesle triomphe delà révolution. Nous sommes au|i4
juillet — jour célèbre de la fédération. — Un immense et
magnifique amphithéâtre est dressé au milieu du Champ-
de-Mars; c'est là que le descendant de saint Louis et le
président de l'assemblée nationale, les deux représentans
de la vieille et de la jeune France, sont assis sur deux trônes
égaux , resplendissant de ces armes que le peuple a en-
levées à ses anciens rois; voilà l'espoir naissant de ces rois
et de ce peuple ; — voilà la reine embellissant de sa pré-
sence la sphère oîi elle se montre brillante comme l'étoile
du matin, pleine de vie, d'éclat et de bonheur. De chaque
côté de ces trônes sont rangés les membres de cette as-
semblée qui a déployé tant tle talent, tant d'énergie et de
persévérance pour créer une constitution (laquelle est»
hélas! destinée à n'être que trop semblable par sa durée
à ce spectacle d'un jour). — A ce balcon, admirez la plus
élégante et la plus sjilendide des cours (car elle était telle
encore à cette époque); — les galeries environnantes sont
garnies du peuple le plus gai du monde, du peuple le plus
facile à enchanter en tout temps, et aujourd'hui en pré-
sence de tout ce qui peut captiver l'œil et exalter l'ima-
gination ; — voyez aussi ces groupes de fédérés accourus
de toutes les parties de la France, et représentant tous
LITTÉRATURE. 207
les sentimens et tous les intérêts du pays , voyez-les sous
les bannières de leurs sections respectives se livrer , avec
l'enthousiasme du caractère national, à toutes les émotions
de plaisir qu'ius|)ire naturellement la pompe animée de
ce spectacle : — tout à coup le ciel, dont la lumière s'har-
monie si bien avec le bonheur des hommes, mais jusque-
là nuageux et obscur, — le ciel s'cclaircit et le soleil prête
son éclat à cette cérémonie imposante. Ses rayons tombent
d'abord sur un autel construit d'après les plus nobles mo-
dèles de l'antiquité: sur les maixhes sepressent trois cents
prêtres en longues tuniques blanches et en ceintures tri-
colores. — Un pontife se lève, c'est lui , c'est i'évèqtte
d'Autik qui bénit le grand étendard de la France, cette
oriflamme nouvelle, non plus l'enseigne de la guerre, —
mais le symbole de la paix entre le passé et l'avenir, —
entre les anciens souvenirs et les espérances récentes de
la nation française. Quel est celui qui, présent à Paris ce
jour- là, aurait pu croire que ces mêmes hommes pleurant,
avec les enfans dHenri IV, au pied de la statue du Béar-
nais, danseraient bientôt autour de lechafaud de son des-
cendant ; que cette joyeuse m;;ltitude, parcourant les
Champs-Elysées au milieu des guirlandes de lumières et
écoutant des airs d'allégresse et de bonheur, se mêlerait
bientôt à la populace féroce, teinte du sang des victimes
de septembre, — que (fatal résultat de l'obstination, de la
mauvaise foi et de l'illusion d'une part, — de l'indignation,
de l'ignorance et de la violence de l'autre), le monar ^ue,
la cour, les députés , les prêtres, tout ce qui décorail ce
grand spectaclepopulairc, — la religion elle-mêmequiUcon-
sacrait, (iisparaîtraient eu si peu de temps; — et qu'enfin le
pontife oHîciant de la céi éraonie, celui qui ajoutait a la solen-
nité les rites mystérieux du christianisme, deviendrait, au
bout de peu d'années, un citoyen laïque, — et le ministre des
relations extérieures dans une républicpic où la religion
catholique ne serait plus un culte recomiu, sinon pros-
crit ? Tel était cependant l'évoque d'Autun, M. de Tal-
208 KEVUE DE TARIS,
leyiand, iorsijuc, le lo décembre 1797, il pre'senta au di-
rectoire le jeune vainqueur de l'Ilalie, et prononça un
discours dans lequel avec ce tact et cette sagacité qui le
distinguent, il glissait légèrement sur les talens militaires
du général Bonaparte, afin de vanter surtout la simplicité
de ses goûts et son amour pour les sciences abstraites. « 11
faudra le solliciter peut être, disait l'adroit orateur, pour
l'arracher un jour de sa studieuse retraite. »
Le ministre de Louis XVI, — du directoire, — de l'empire
— de la restauration, et ûnalenient du roi ciloyea, — ce
p<'rsonnage extraordinaire, si, comme tant d'autres grands
honnnes , il a aimé à jouer une diversité de rôles , a été
certes un des mortels les plus favorisés du sort !
Au risque de ne pas avoir pour nous ces rigoristes en
morale qui ne comprennent pas que le ciel, comme ledisait
un grand prince, ne saurait avoir fait une même cons-
cience à l'usage de rhoinme d'état et du iwy'et obscur, nous
oserons admirer cette heureuse versatilité avec laquelle
M. de Talle3'rand a passé dans sa vie polilique d'un atta-
chement à un autre, et cette grâce facile avec laquelle il
a adopté les idées dominantes et les partis puissans de
chaque époque successive, abandoiniant le vaincu tout
juste à temps pour pouvoir se donner au vainqueur , et
toujours si à propos qu'il n'a jamais semblé faire que ce
chacun attendait de lui. Si nous voyons les nombreux
changemens auxquels nous faisons allusion, comme autant
de lacunes ou de vides dans l'histoire, isolément, et à une
dislance qui nous empêche de distinguer la gradation as-
cendante ou la pente naturelle du chemin d'un point à
• un autre, ils nous paraîtiont plus soudains et plus sur-
prenans qu'ils ne furent en effet: défions-nous aussi des
récriminations qui souvent nous parviennent par une voie
détournée, et par conséquent moins suspecte: il est certain
que M. de Talleyrand ne saurait être flatté par ses enne-
mis, par ceux dont la fortune fit naufrage dans une de ces
tempêtes n'voîutio.maires dont les vagues ont toujours
LITTÉRATURE. 209
sauvé sa barque légère et trionipliaute. Peut-être aussi,
par coinpensalioii , M de Tallcyrand a-t-il trouvé une
arnitiécxcessivenientinclulgcntechez ceux qui, approchant
plus intiiueraent cet homme remarquable, se sont laissé
charmer à ces saillies dont l'âge n'a point tari la source ,
et à travers ce ton de légèreté avec lequel il semble traiter
toutes les choses humaines comme si elles étaient plutôt
lisibles que sérieuses, ont observé une sagacité de vues et
souvent une rectitude de principes, qui ne sauraient guère
exister sans une véritable profondeur de pensée. C'est
ainsi que le premier diplornale de ce siècle, pour nous
servir île l'expression de M. Tbiers, est, aux yeux de ces
personnes, non-seulement le plus spirituel, mais encore le
plus honnête et le plus franc des hommes. « Assurément,
dit notre ami La Rochcfoucault , cet homme-là n'est pas
très-fin, dont tout le monde soupçonne la finesse ». Nous
savons que le noble secrétaire au département des affaires
étrangères du roi de la Grande-Bretagne s'attendait à en-
tendre son collègue français, dans la conférence, se servir
d'une espèce de langage léger, et cependant mystérieux;
il s'attendait à le trouver loujours sur ses gardes, et s' ex-
primant en homme qui veut faire tomber les autres dans
ses pièges, subtil et rusé, en un mot, et plus habile, comme
dit lord Bacon, à brouiller les cartes qu'à jouer le jeu.
Quand il vit que, bien loin de là, personne, en apparence
du moins, ne parlait avec plus de candeur et de franchise,
n'était plus jaloux d'être bien compris, plus explicite dans
toutes ses paroles, ou moins occupé d'en faire dire aux
autres plus qu'ils n'en voulaient dire, il fut frappé d'é-
fonnemcnt, et déclara que tout le monde jusqu'à ce mo-
ment avait mal jugé ce diplomate, qui élait un homme
plein de droiture et de sincérité, avec qui c'était plaisir
d'avoir affaire... et cependant le prince de Talleyrand pour-
rait .s'être montré tel à son collègue, sans cesser d'être
pour cela un honnne rusé, très-rusé.
1! existe une comparaison de M™'" de Staël, qui nous
TliME \. iS
210 REVUE DE PARIS,
paraît trop forte pour être juste: nous sommes même
surpris qu'un pareil mot ait pu passer par la bouche d'une
dame française: nous ne savons nous-mênie. comment
l'e'crire, — mais il n'y a pas de paraphrase qui puisse le
rendre, et on nous pardonnera de le citer, puisque c'est
pour le réfuter. « En vérité, disait M'»'^ de Staël, ce M. de
Talleyrand , c'est la m... dans un bas de sole ('). Cette
dame, aussi exagère dans ses haines queVlans ses affections,
qui ne perdit jamais une occasion de vanter son père ou
son amant, quand elle en avait un, ne pouvait aisément
pardonner ou oublier un ami ingrat. M. de Talleyrand
était allé en Amérique, après le rappel de M. de Chau-
velin, et n'avait pris ainsi aucune part aux actes les plus
atroces de la révolution; lorsqu'il revint en France, le
règne de Robespierre était Gni et le directoire avec Bar-
ras, ancien noble, à sa tête, cherchait à rendre à la société
de Paris quelque chose de cette ancienne élégance qui
avait embelli les derniers jours de la monaichie. Cette so-
ciété était, il est vrai, composée d'élémens moins raffinés
et plus mêlés ; ceux qui y tenaient le premier rang étaient
des hommes d'entreprise et d'action: les malheurs qu'on
avait subis, les dangers qui planaient encore sur toutes
les têtes, créaient une folîe soif des jouissances de la vie
(dont la durée étai; si incertaine), aussi peu favorable à la
délicatesse du goût qu'à la morale. Barras cependant en-
touré de sa cour, dont M"»e Talien et M">« de Beauharnais
(Joséphine) faisaient l'ornement; M"»" de Staël qui, par
sa conversation brillante , attirait dans ses salons tons les
talens, toutes les célébrités du jour, — étaientiles deuxcen-
tres de cet empire de la société parisienne, dont l'impor-
tance nous est révélée par les efforts que fit depuis Bona-
parte pour obtenir lasanction du faubourg Saint-Germain.
M. deTalleyrand él:iit unevicilleconnaissauce de M'»"^ de
Staël: ses assiduités furent donc pour elle. Doué de toutes
- (l) On atlrilnie aussi ce mol à Fouché. N. duD.
LITTÉRATURE. 2(1
les grâces qui redevenaient à la mode, et possédant à un
l)lus haul degré que personne les lalens qui pouvaient lui
taire un rang et une réputation dans la sociclc qu'il fré-
quentait, l'ex-évêque obtenait toutes sortes de succès,
excepté de l'emploi dans l;i république. En même temps,
l'exiguité de ses ressources pécuniaires lui causait une
continuelle inquiétude. Déjà, en Amérique, il avait été
assez près de ses pièces pour mettre sa montre en gages.
Un jour M°ie de Staël le voit entrer chez elle de meilleure
heure que de coulume: il tire sa bourse, la vide sur la
table: elle contenait vingt francs: — « Il faut vivre, dit-
il, et voilà tout ce que je possède : si vous ne pouvez rien
faire pour moi, je n'ai plus qu'à m'aller jeter dans la
Seine, x
Mme de Staël , très dévouée à M. de Talleyrand, et char-
mée de trouver l'occasion de montrer jusqu'où allait son
crédit, se mit à Tceuvre immédiatement. Le directoire
cherchait alors à consolider son pouvoir, en s'associant
des noms qui n'eussent pas^été compromis dans le règne
terrible du gouvernement auquel il succéilait. M">e Je
Staël réussit à persuader aux cinq directeurs qu'ils feraient
une précieuse acquisition en s'attachant un homme d'un
grand talent, identifié de bonne heure à la cause de la
liberté, sans avoir trempé dans ses excès, et c[ui, comme
homme de naissance et de considération , était le meilleur
ministre qu'on pût trouver pour arrêter le mom-cinent et
renouer en faisceau tous les élémens de la révolution.
En vérité. M™'- de Staël plaidait une cause excellente
et avait beaucoup de bonnes raisons à donner. Son élo-
quence la gagna, et son illustre protégé, pour n'avoir eu
que vingt francs dans sa poche, fut nommé ministre des
affaires étrangères. Le temps arriva cependant où la pro-
tectrice et le protégé changèrent de places : par une foule
de circonstances imprévues , où il y eut sans doute plus
de fatalité que de torts volontaires, M. de Talleyrand ne
put rester l'ami de M^e de Staël , et Corinne, aigrie par
212 REVUE DE PARIS.
le malheur présent et par le souvenir du passé , voua une
haine amcre à celui qu'elle avait jadis si bien servi.
Après avoir reconnu qu'une personne possède un grand
talent, reste toujours une diOiculté; celle de classer ce
talent et de donner à celui qui en est doué le rang qu'il
mérite parmi les hommes d'une capacité extraordinaire.
C'est qu'en général les nuances qui distiiigucnt ces hommes
proviennent plutôt de lu diversité de leurs caractères que
de celle de leur intelligence. Il est chez les uns une dis-
position exclusive et chez les autres une souplesse qui
fixent la fortune et ti'acent la carrière de chacun. Ceux
d'une trempe plus sévère, arrivant à une époque propice
à la pente de leur génie, s'élèvent tout à coup à la tête
des atFaires, et emportent tous les obstacles devant eux
comme un tourbillon, tant que les circonstances animent
le peuple au milieu duquel ils apparaissent de la même
passion qui les domine. Ce sont ces hommes qui acquièrent
le plus grand nom dans l'histoire, car non-seulement ils
représentent leur époque, mais encore ils en sont l'ex-
pression la plus caractéristique et la plus noble. Mais il
faut un concours particulier de circonstances pour mettre
en évidence <!e paieils caractères; et si d'autres circon-
stances moins identiques à leur génie surviennent ensuite,
— incapables de se plier à la force des événemens, ils
vont se heurter et se briser contre l'écueil, emportés par
la même impulsion violente à laquelle ils ont dû leur
élévation
Nous en avons vu un exemple fiappant de nos jours.
Venu sur la scène politique au moment précis où son
caractère et ses talens devaient y dominer, Napoléon a
fourni une cairiêre qu'on peut diviser en trois époques:
— la première fut celle où le peuple français et l'armée
française ne faisaient qu'un, et où le besoin de la sécurité
au dedans et la passion de la gloire au dehors prévalaient
dans toute la France. Ce fut la véritable époque à laquelle
appartenait Napoléon, celle qui s'accordait avec son ins-
LITTÉKATURF. 213
tiiict declomiiiation et ses talens militaires. li fut vraiment
alors ce qu'il eut tort de croire être plus tard, — le
représentant réel et unique de la nation. La secomie épo-
que fut celle où , entraîné par son génie ambitieux , il
laissa derrière lui cette opinion publique qui l'ei'it arrêté
dans sa course. L'admira lion des exploits guerriers qui
l'avait élevé à la première place dans la république lui
servit de fondement pour asseoir son empire arbitraire^-
et de ce désir de sécurité, qui avait mis la force dans ses
mains comme magistrat d'un peuple libre, il ût le moyen
d'une dépendance scrvile. La troisième et dernière pé-
riode du règne de Napoléon commença lorsque son despo-
tisme eût créé une réaction dans cette opinion publicfue
qui avait naguère favorisé la tyrannie par le besoin du
repos, — en même temps que son génie belliqueux, éga-
lement extrême, avait lassé jusqu'à l'ardeur martiale de
ses soldats. Ce fut alors que la liberté acquit une nouvelle
force de chaque décret destiné a la dompter, et la victoire
abandonna entiu celte grande armée qui était partie
presque découragée pour une dernière conquête. Ce n'est
pas que l'empereur de 1812 méprisât la popularité; mais
la décision et la force étant les élémens de son génie, il
se flattait toujours que c'était par la force et la décision
qu'il l'obtiendrait. En un mot, l'énergie et les particula-
rités de son caractère, qui en avaient fait le type et la
personnification d'une de ces ères politiques à travers
lesquelles la société française fut si rapidement entraînée,
étaient trop inflexibles et trop indomptables pour se
prêter aux besoins et aux désirs d'une autre.
Le caractère de notre illustre diplomate forme presque
un contraste parfait avec celui de son maître, et c'est le
double résultat du tempérament et des circonstances.
L'homme^dont l'enfance s'était écoulée sur les rochers de
la Corse, et la jeunesse au milieu de ces privations qui
impriment une teinte sévère au roman des premières im-
pressions, ne pouvait guère ressembler au jeune noble
2(4 KEVUE DE PARIS,
qui, tout en faisant la part des mauvais jours de son en-
fance, — fut berce dans l'atmosphère d'une cour, et dont
la jeunesse put s'enivrer trop souvent à la coupe de ses
plaisirs.
Aussi l'un sut manier avec ime main de fer toutes les
forces d'un peuple, tant que ce peuple se prêta à ses ca-
prices; l'autre, non moins |)ropre à ramener les volontés
des autres à la sienne, se laissa modeler lui-même sous
toutes les formes par les mains de ce peuple. Ni l'un ni
l'autre, — l'empereur, lorsqu'il monta sur le trône impé-
rial, le ministre, lorsqu'il garda sa place pendant une
suite de changemens politiques, — n'agirent par calcul.
Leurs actions furent également conformes à la tendance
naturelle de leurs caractères. La passion de celui-là le
poussait à renverser tous les obstacles jetés sur son che-
min, et il n'échoua que lorsque se brisa le fer dont il
était armé : — la froide sagacité de celui-ci lui fit aper-
cevoir de loin l'avenir qui s'ouvrait devant lui, et quand
l'événement justifiait sa prévoyance, sa souplesse l'y avait
déjà associé. Nous osons prétendre qu'il est souvent arrivé
à M. de Talleyraud d'être accusé de trahir tout à coup
sa conscience et ses amis , lorsqu'il ne faisait que céder à
une conviction à laquelle il avait été graduellement pi'é-
paré par une prévision particulière.
Toutefois, eu considérant les scènes politiques où il a
figuré et le^ hommes avec lesquels il a dû se lier, nous se-
rions embarrassés de proclamer le diplomate français ou
très-sincère dans les actes de sa vie, ou très-rigide dans
ses principes.
Les transitions de l'ancien régime à la monarchie cons-
titutionnelle, du comité du salut public au directoire,
du directoire au consulat , du consulat à l'empire ( la plus
impardonnable de toutes ) , de l'empire à la restauration
et de la restauration à la révolution nouvelle, furent les
conséquences nécessaires de leurs antécédens , ou des tran-
sitions avantageuses sur le tout à la nation. C'esf ainsi
LITTÉRATURE. 215
que M. de Talleyrand excuse l'inconstance de ses antres
amitiés, en disant qu'il est toujours resté l'ami de la
France : dans le fait, on pourrait avoir pris part à n'im-
porte lequel de ces changemens , sans laisser rien préjuger
contre soi ; — mais si on peut avoir pris part à tous et
avoir été heureux dans tous sans violer les régies de la
politique pratique , on doit y avoir contracté une certaine
duplicité de conduite et une facilité d'opinion qui nous
inspirent pins de défiance que d'estime.
La première partie de la vie du prince de Talleyraud
a été jadis le texte de maint pamplilet mensonger, dans
liequel la calomnie spéculait sur le mauvais goût du public
anglais. Pendant que le général Bonaparte était représenté
avec des cornes sur la tête, le citoyen Talleyrand était peint
comme une autre variété de démon , comme un Méphis-
tophélès licencieux et philosophe avec une queue qui traî-
nait dans toutes les fanges de la turpitude morale et de
la corruption. A quatorze ans il avait comploté la des-
truction du christianisme et résolu de convertir toutes les
églises en ces maisons que le proverbe place tlans le voisi-
nage des églises. De dix-sept à vingt nous citons un
journal qui prit note de ces contes amusans il se van-
tait lui-même , ctait-il dit , que six maris infortunés s'étaient
brûlé la cervelle par jalousie de l'amour tie leurs moitiés
pour lui; que dix-huit amans avaient été tués en duel pour
des dames qui étaient ses maîtresses ; que dix femmes dé-
laissées par lui s'étaient retirées de désespoir dans un cou-
vent, et que douze jeunes filles s'étaient empoisonnées
parce qu'elles doutaient de sa fidélité; sans compter les
mille griscttcs , femmes de chambre, etc., q^ii étaient
allées chercher au fond de la Seine la consolation de ses
perfidies. ;i Pendant ces trois années (de dix-sept à vingt),
il avait , disent les biographies de 1800 , rendu vingt-
quatre époux d'heureux pères et quarante vierges des
mères malheureuses. Bon et pieux Louis XVI, qui put
conférer un évêché à un homme d'une conduite si exem-
216 REVUE DE PARIS.
plaire ! Nous n'avous pas besoin de dire qu'il y un peu
(l'exagération dans ces récits, où tout est confondu , les
faits, les dates , etc., et qui méritaient à peine que nous en
tissions mention. M. de Talleyrand , mal vu de son père à
cause de la difformité de son pied , fut traité avec une
grande sévérité dans son enfance et forcé d'entrer dans
les ordres contrairement à ses goûts ef à ses inclinations.
Ce traitement que son ami Mirabeau reçut aussi de son
père (rappiochement singulier, quoique produit de causes
différentes ) dut exercer une grande influence sur le dé-
veloppement de son esprit. Pendant ses études à la Sor-
bonne, il se fit remarquer par ses manières sombres et
hautaines, par sa vie laborieuse et son goût pour la soli-
tude de la bibliothèque. En 1789, revelu des fonctions
éminentes « d'agent tlu clergé de France , « i! fit ce «lis-
cours conire les loteries que M 'e de Staël critique dans
son ouvrage sur la révolution, mais qui lui procura la
protection de Louis XVI. — Dans l'assemblée nationale,
on ne pouvait guères voir en lui <.» un orateur, « car il lui
manquait celle noblesse de diction et ce débit éner-
gique qui encliaîncnt et subjuguent une assemblée popu-
laire. Ses discours cependant étaient très-dislingués, non-
seulement à cause de leur style élégant et épigrammatique,
mais encore à cause de l'utilité de leur but et des connais-
sances dont ii y faisait preuve. Ses observations sur les
assignats , qu'on trouve dans l'appendice de C Histoire de
la Révolution, par M. Thiers, montrent la sagacité et la
solidité de son jugement. Ce qu'il prédit, en se fondant
sur les vrais principes de finances , ne se vérilia malheu-
reusement que tro]) par 1 issue de cette spéculation rui-
neuse et peut-êtie nécessaire cependant. Nous ne sau-
rions passer sous silence un discours de M. de Talleyrand,
dicté par un généreux sentiment , celui qu'il prononça en
faveur du clergé persécuté , que son impopularité ne
l'empêcha pas de défendre.
Comme auteur, M. de Talleyrand nous est connu par
LITTÉRATURE. 217
son ouvrage sur l'instruction publique , et par deux essais
lus à ITnslilut national. Nous A'oulons parler tic « l'Essai
sur les avantai;;es à retirer des colouies nouvelles dans les
circonstances présentes , « et du u Mémoire sur les rela-
tions commerciales des États-Unis avec l'Angleterre ; »
résultat des observations faites par M. de Talle^'rand pen-
dant son séjour en Amérique. Le premier contient les
théories de la colonisation , le second la pratique. L'au-
teur prévoit les semences d'une dissolution dans le sys-
tème de société qui léclarae l'esclavage comme un de ses
élémens. 11 prévoit l'impossibilité de conserver les pos-
sessions françaises dans les Indes orientales, dont il croit
que les avantages doivent céder à cette force des choses
qui fait la destinée des états, et à laquelle rien ne résiste.
Mais en prévoyant cela, M. de Talleyrand regarde autour
de lui, et observant aussi la condition sociale du pays où
il est revenu— dans lequel jes passions long- ' emps agitées ont
besoin d'une issue pour donner cours a leur énergie su-
rabondante , et à leur activité impatiente de tout repos ,
il propose de leur ouvrir pour théâtre quelque vaste ré-
gion, encore inhabitée , où, loin du foyer de la révolution,
elles pourraient épuiser , dans de nouvelles entreprises
et par un déplacement d'espérances, une partie de cette
ardeur ambitieuse devenue trop vaste pour le roj'aume
où elle est renfermée. C'était l'Egypte qu'il considérait
comme un refuge pour les cultivateurs des Imlcs occi-
dentales , et en même temps pour les passions diverses
qui agitaient son pays natal.
« Et combien de Français doivent embrasser avec joie
cette idée! combien en est-il chez qui, ne fût- ce que pour
des instan3,un ciel nouveau est devenu un besoin! et
ceux qui, restés seuls, ont perdu, sous le fer des assassins,
tout ce qui embellissait pour eux la terre natale; et ceux
pour qui elle est devenue inféconde, et ceux qui n'y
trouvent que des regrets, et ceux même qui n'y trouvent
que des remords ; et les hommes qui ne peuvent se résou-
218 REVUE DE PARIS.
(Ire à placer resyiéiaiice là où ils éprouvèrent le malheur;
et cette niultilutic de malades politiques, ces caractères
inflexibles qu'aucun revers ne peut plier, ces esprits fas-
cines qu'aucun événement ne désenchante; et ceux qui
se trouvent toujours trop resserrés dans leur propre pays;
et les spéculateurs avides, et les spéculateurs aventureux,
et les hommes qui brûlent d'attacher leur nom à des dé-
couvertes, à des fondations de villes , à des civilisations ;
tel pour qui la France constituée est encore trop agitée ,
tel pour qui elle est trop calme; ceux enfin qui ne peu-
vent se faire à des égaux, et ceux aussi qui ne peuvent
se faire à aucune dépendance.
Et qu'on ne croie pas que tant d'éiémens divers et op-
posés ne peuvent se réunir. ÎN'avons-nous pas vu dans ces
dernières années', depuis qu'il y a des opinions politiques
en France, des hommes de tous les partis s'embarquer
ensemble pour aller courir les mêmes hasards sur les bords
inhabités du Scioto? Ignore-t-on l'empire qu'exercent sur
les âmes les plus irritables le temps , l'espace , une terre
nouvelle, des habitudes à commencer, des obstacles com-
muns à vaincie , la nécessité de s'enlre-aidcr remplaçant
le désir de se nuire, le travail qui adoucit l'anie, et
l'espérance qui la console, et la douceur de s'entretenir
du pays qu'on a quitté, celle liième de s'en plaindre,
t te. , etc. »
II y a dans ces essais, dont nous pourrions citer maint
autre passage non moins remarquable (i) , des pensées et
(l) Puisque nous avons ce mémoire sous les yeux , nous ne sau-
rions nous empèclier d'eu citer ici un autre e.'itrail , pour faire con-
naître Je style pittoresque de l'auteur. M. de Talleyrand trace le
tatleau d'une partie de la population américaine :
« Que l'on considère ces cités populeuses remplies d'Anglais, d'Al-
lemands , d'Irlandais , de Hollandais , et aussi d'habitans indigènes ;
CCS Lourgades lointaines , si distantes l'une de l'autre ; ces vastes cou
trées incultes traversées plulijl qu'habitées par des hommes qui ne
LITTÉRATURE. 219
des réflexions qui ne seraient pas venues à tin homme
étranger au mouvement de la vie en général , en même
sont d'aucun pays : quel lieu commun concevoir au milieu de toutes
ces disparités? C'est uu spectacle neuf pour le voyageur qui , par-
tant d'une ville principale où l'état social est perfectionné , traverse
successivement tous les degrés de civilisation et d'industrie qui vont
toujours ea s'affaiLlissant, jusqu'à ce qu'il arrive en très-peu de jours
à la cabane informe et grossière construite de troncs d'arbres nouvel-
lement abattus. Un tel voyage est une sorte d'analyse pratique et
vivante de l'origine des peuples et des états. Ou part de l'ensemble
'e plus composé pour arriver aux élémens les plus simples. A cbaque
journée on perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos be-
soins, en se multipliant, ont rendues nécessaires ; et il semble que si
l'on voyage en arrière dans l'histoire des progrès de l'esprit humain.
Si un tel spectacle attache fortement l'imagination , si l'on se plaît à
retrouver dans la succession de l'espace ce qui semble n'appartenir
qu'à la succession des temps , il faut se résoudre à ne voir que ti-ès-
peu de liens sociaux , nul caractère commun, parmi des hommes qui
semblent si peu appartenir à la même association.
Dans plusieurs cantons la mer et les bois ont fait des pêcheurs ou
des bûcherons. Or de tels liommes n'ont point , à proprement parler,
de patrie , et leur morale sociale se réduit à bien peu de chose. On a
dit depuis long-temps que l'homme est disciple de ce qui l'entoure.
Et cela est vrai. Celui qui n'a autour de lui que des déserts ne peut
donc recevoir des leçons que de ce qu'il fait pour vivre. L'idée du
besoin que les hommes ont les uns des autres n'existe pas en lui ; et
c'est uniquement en décomposant le métier qu'il exerce qu'on trouve
le principe de ses affections et de toute sa moralité.
Le bûcheron américain ne s'intéresse à rien. Toute idée sensible
est loin de lui : ces branches si élégamment jetées par la nature , un
beau feuillage , une couleur vive qui anime une partie du bois , un
vert plus fort qui en assombrit un autre, tout cela n'est rien : il n'a de
souvenir à placer nulle part. C'est la quantité de coups de hache
qu'il faut qu'il donne pour abattre un arbre qui est son unique idée.
Il n'a point planté , il n'en sait point les plaisirs. L'arbre qu'il plan-
terait n'est bon à rien pour lui, car jamais il ne le verra assez fort pour
qu'il puisse l'abattre. C'est de détruire qui le fait vivre. On détruit
partout : aussi tout li u lui est bon, il ne tient pas au champ où il a
placé son travail , parce que son travail n'est que de la fatigue et
220 REVUE DE PARIS,
temps que nous trouvons dans la vie d(! l'écrivain lui-
même les preuves fréquentes d'un talent que le simple
commerce (les lionmies n'aurait jamais pu ilévelopper ou
produire. C'est par ce qu'a écrit et par ce qu'a tait M . de
Talleyrand qu'il se sera rendu intéressant à la postérité.
Pour nous, il nous intéresse surtout comme le portrait
vivant de tout ce qu'il y eut de plus brillant, sinon de
meilleur dans la noblesse libérale de l'ancien régime , —
comme une émanation en quelque sorte de l'esprit de ce
'm'auciine itlée Jouce n'y est jointe. Ce qui sort de ses mains ne passe
point par toutes les croissances si attaclianles pour le cultivateur; il ne
suit pas la destinée de ses productions ; il ne connaît pas le plaisir
des nouveaux essais, et si en s'en allant il n'oublie pas sa hache, il ne
laisse pas de regrets là où il a vécu des années.
Le pêcheur américain reçoit de sa profession une ame à peu près
aussi insouciante. Ses affeclions, son intérêt, sa vie, sont à côté de la
société à laquelle il croit qu'il appartient. Ce serait un préjugé de
penser qu'il est un membre tort utile ; car il ne faut pas comparer ces
pécheurs-là à ceux d'Europe et croire que c'est comme en Europe un
moyen de former des matelots , de faire des hommes de mer adroits
et robustes : en Amérique, j'en excepte les habilans de Nantuket , qui
pèchent la baleine ; la pêche est un métier de paresseux. Deux lieues
de la cote quand ils n'ont pas de mauvais temps à craindre, un mille
quand le temps est incertain , voilà le courage qu'ils montrent , et la
ligne est le seul harpon qu'ils sachent manier. Ainsi leur science n'est
qu'une bien petite ruse, et leur action , qui consiste à avoir un brag
pendant au bord d'un bateau , ressemble bien à de la fainéantise. Ils
n'aiment aucun lien, ils ne connaissent la ten-e que par une mauvaise
niaison'qu'ils habitent... C'est la mer qui leur donne leur nourriture.
Aussi quelques morues de plus ou de moins déterminent leur patrie.
Si le nombre leur paraît diminuer à tel endroit, ils s'en vont et cher-
chent une autre patrie où il y ait quelques morues de plus. Lorsque
quelques ccri\ains politiques ont dit que la jjéche était une sorte
d'agriudture , ils ont dit une chose qui a l'air brillant, mais qui n'a
pas de vérité. Toutes les qualités , toutes les vertus qui sont atta-
chées à l'agriculture manquent à l'homme qui se livre à la pêche.
L'agriculture produit un patriote dans la bonne acroption de ce mot;
{a pèche ne sait faire que des cosmopolites u
LITTÉRATURE. 221
Voltaire c[ui jeta le manteau de son génie sur le siècle qui
allait immédiatement lui succéder.
Nous retrouvons dans ce siècle l'esprit, la léijèreté, les
connaissances , la philosophie , la moquerie qui se raille
de tout principe plutôt que l'attachement à aucun; nous
y trouvons tou:; les vices et toutes les vertus qu'où remar-
que dans les pages éblouissantes du solitaire de Ferney ,
avec cette même manie de chercher de petits motifs aux
grandes choses , et ce même plaisir à mettre en jeu les
faiblesses de l'homme plutôt que son plus noble instinct,
qui distinguaient les encyclopédistes. — Nous y voyons
enfin ce politique , moitié cynique , moitié courtisan , qui
consolide une révolution avec un bon mot, et s'écrie en
admirant le succès heureux de toutes ses combinaisons :
Il Voilà tout fini, il ne faut maintenant que les feux d'ar-
tifice et un bon mot pour le peuple ! «
La politique de notre siècle a son J.-J. Rousseau dans
M. de Chateaubriand et son Voltaire dans le prince de
Talleyrand. Il nous resterait à citer ici quelques-unes
des saillies de ce dernier , qui circulent presque toutes
avec l'autorité du proverbe on de l'axiome ; mais la liste
en serait longue. Ce qu'elles ont de remarquable , c'est
que tous les bons inots du célèbre diplomate vous frap-
pent bien moins par le tour de l'expression que par la
pensée précise et profonde qu'ils expriment. M. de Mettei--
nich est un politique de semaine contient fout ce que
rhistoire dira de ce personnage. Nous avons entendu
nous même une observation qui peut servir à donner un
autre exemple du style particulier des réparties de M. de
Talleyrand Tout le monde parlait du rappel de lord
Anglesea, lord-lieutenant de l'Irlande, et des motifs de
cette mesure; les intentions du duc de Wellington sur l'é-
mancipation catholique étaient encore un mystère -
tc Quand ou rappelle le lieutenant, dit le rusé politique
français . c'est que le général veut livrer bataille. «
Si nous voulions un exemple de l'elTet du gouvernement
TOMK £. 19
222 RE^L'E DE PARIS,
sur les homiiies , voici au milieu de nous, en Angleterre,
le débris de l'image d'un gouvernement qui est passé ,
qui ne reviendra plus. M. de Talleyrand est un libéral,
mais un libéral tel qu'il pouvait surgir dans le cercle
d'une cour absolue; c'est un exotique délicat et superbe
même dans un sens du mot , mais privé de cette force
vivace'qui distingue la plante sur son propre terroir. Ses
idées de la liberté étaient pcut-êirc tout ce qu'elles peu-
vent être, grâce à la philosophie, lorsqu'elles ne sont pas
développées et confirmées par la pratique. Suivant la
liberté par spéculation, il devait plus vraisemblablement
sedégoùterdes malheurs semés sous ses pas que s'il l'avait
suivie par instinct. Il lui manquait aussi pour l'encoura-
ger dans cette carrièie difficile ces anciens souvenirs,
cette association de la liberté et de l'histoire nationale ,
qui armèrent la main de Brutus et embrasèrent d'un feu
divin la grande ame de Sydney.
Nous serions injustes si, pour juger M. de Tallcj'^rand,
nous l'isolions de l'état de société dans lequel il fut élevé,
et des bonleversemens politiques au milieu desquels il
fut précipité par la suite. Loin de nous la pensée qu'il
soit nécessaire de réfuter ceux qui l'appellent un monstre
d'infamie; et si nous ne partageons pas non plus tout-à-
fait l'opinion de ceux qui le proclament un miracle de
vertu , nous croyons pouvoir conclure nos observations
sur M. de Talleyrand en disant que la postérité impar-
tiale verra en lui un homme d'une capacité extraordi-
naire , qui ( pour le siècle où il a vécu ) posséda tous les
talens qui pouvaient justifier l'ambition , — et toutes les
vertus qui n'étaient pas incompatibles avec le succès.
(New Montliij- Magazine)
CRITIQUE LITTÉRAIRE.
DE LA SATIRE EN FRANCE.
A. BARBIER , ïambes. — BARTHELEMY, la nkmi'sis.
Lorsque la société romaine se laissa aller à cette pro-
digieuse débauche que défrayait le monde vaincu, Juvé-
nal ne la 6t point rougir en lui montrant le tableau de
ses débordemens , et ne l'arrêta pas sur la pente rapide
qui la poussait au néant à travers la honte. Ce fut un
spectacle à soulever le cœur que cette corruption se glo-
rifiant dans ses excès , se parant de ses ulcères, et dédai-
gnant de se voiler d'hypocrisie pour ne pas rendre un
dernier hommage à la vertu. Rome reniant son passé et
renonçant à l'avenir, Piome avec ses esclaves, ses rhéteurs,
ses courtisanes, ses captateurs de testament, sa jeunesse
simple et railleuse et déjà blasée, ses vieillards arrachant
à des corps épuisés quelques faux semblans de plaisirs ,
son jieuple recevant en aumône, sous le nom de sportule
le prix de sa liberté et des plus basses complaisances, ses
patriciens, plus vils que leurs cliens, tlévorantdans la peur
224 REPLIE DE PARIS,
et l'jgiioiiiinie les dépouilles des provinces; et au sommet
de cette pyramide fangeuse un despote stupide se délas-
sant de ses crimes par des folies, se défiant à pis faire, et
parfois attendant plus d'une année son coup de poignard ;
Rome ainsi faite montra ce qu'est un peuple quand il es-
saie à se passer de dieux , et comment l'humanité s'abru-
tit quand elle se divinise. Dans cette débâcle des mœurs,
celui qui se raidit contre le torrent, et d'im bras généreux
voudrait en suspendre le coui's, celui-là ne trouve dans
son cœur que des pensées amères , dans sa poitrine que
des cris d'indignation, et jette à ceux qu'emporte le cou-
rant des mots de haine et de mépris. Certes la Rome
de Domitien ne méritait pas moins que le fouet de Juvé-
nal; une colère de poète ne pouvait pas éclater en moin-
dres invectives au spectacle de ses désordres. Mais nous,
sommes-nous donc si bas tombés, si désespérés, qu'il faille
a nos vices un vengeur non moins impitoyable ? Quelqu'un
a-t-il le droit de s'écrier aujourd'hui:
La terre .' — Ce u'est j)lus qu'un triste et mauvais lieu ,
Un tripot dégoûtant où l'or a tué Dieu,
Où mourant d'une faim qui n'est pas assouvie
L'homme a jauni sa face et décliarné sa vie,
Où, vidant là son cœur, liberté, ciel, amour,
L'infi'imea tout joué, tout perdu sans retour...
Un ignoble clapier de débaucbe et de crime,
Que la mort à mon gré trop lentement décime ,
Un cloaque bourbeux, un sol gras et glissant
Où lorsque le pied coule on tombe dans du sang ;
Les débris d'un banquet, où, la facerougie ,
Roule la brute humaine — ime effroyable orgie !
Si ce tableau était tracé d'après nature, il ne resterait
plus qu'à suivre le conseil du poète, à savoir
prendre une pierre aride,
La poser sous sa tète et sans penser à rien
Se tourner sur le flanc et crevcr'commc un chien.
LITTÉBÂTURE. 225
-Sf^ Mais sondons nos plaies; et si elles ne sont ni si nom-
breuses ni si graves, ne poussons pas le malade a,u déses-
poir; car le de'couragement démoralise et tue. 11 est bien
vrai qu'au premier coup d'œil il y a une ressemblance à
faire peur entre la Rome de Domiticn et le temps où nous
vivons. L'absence de foi religieuse , la poursuite effrénée
(les ridiesses sans regard aux moyens de les atteindre , le
dégoût de la vie , le scepticisme moral se résolvant trop
souvent dans la pratique en un matérialisme sans pudeur,
ce sont là des symptômes graves : toutefois il y a un revers
à cette triste médaille. Les observateurs pessimistes ar-
rêtent leur vue sur les misères et s'y complaisent , parce
qu'il leur convient sans doute de sécréter des larmes, de
la bile ou du fiel : c'est affaire de tempérament. Mais
s'ils consentaient à s'élever un peu haut par la pensée ,
ils verraient dans la marche de l'humanité un mouvement
soutenu , sinon rapide, vers le bien, et dans, la diffusion
des lumières combinée avec le progiès réel des iiiées mo-
rales un gage de sécurité. Ainsi rassurés sur l'avenir par
une vue plus nette du présent, ils ne répéteraient plus ,
d'après Tacite: Corrunipere et corrumpi seculuni vocatur.
Les analogies historiques sont trompeuses : si l'humanité,
tournant sur elle-même, décrivait incessamment des cer-
cles similaires , le passé serait la leçon infaillible et la
pi'ophétie de l'avenir ; mais elle marche eu ligne droite
vers un but qu'elle entrevoit. Dans son laboiieux pèleri-
nage , elle se transforme quand les temps sont venus , et
n'a garde de périr : seulement il y a dans sa vie des crises
douloureuses comme tous les enfantemens.
Les réflexions qui précèdent nous sont inspirées par
la lecture des ïambes de M. Auguste Barbier. Ce jeune
poète n'admire rien de son siècle , il en brise toutes les
idoles. La Cuvée , qui révéla son nom et son rare talent ,
sembl..it annoncer une vue moins exclusive , et partant
moins fausse de la réalité. Après avoir glorifié Paris,
Paris, celle cité de lauriers loute ceinte
'9-
226 REVUE DE PARIS.
Dont le inonde entier est jaloux,
Que les peuples émus appellent tous la sainte
Et qu'ils ue nomment qu'à genoux.
on ne devait pas s'atlendre à voir la cité sainte transfor-
mée , quelques mois après, dans l'imagination du poète ,
en une cuve infernale ,
Un précipice ouvert à la corruption
Où la fange descend de toute nation ;
: Et qui de temps en temps , plein d'une vase immonde ,
: Soulevant ses Louillons déborde sur le monde.
Que s'est-il donc passé pour que l'or pur se changeât ainsi
en un vil plomb? N'est-ce donc plus rien d'avoir préparé
les voies à 1 avenir en balayant les débris du passé, et
n'est-il pas permis de reprendre haleine après un si ter-
rible exploit ? Le peuple qui s'est armé au bruit d'un par.
jure, et qui, dans ses coups si bien frappés, si bien di-
rigés, s'est montré visiblement le fléau de Dieu, n'a-l-il
donc plus de mission , a-t-il déclaré que sa tâche était fi-
nie, a-t-il signé quelque pacte avec ceux qu'il a vaincus?
Si Paris a été la ville sainte pendant trois jours , si sa co-
lère a été comme une intervention de Dieu dans les affai-
res de l'humanité, il y a désormais de l'impiété dans le
désespoir. Homme de peu de foi, ne savez-vous pas que
si les débris du passé reprenaient figure , un déguisement
ne les masquerait pas long-temps , et que la force qui
les a dispersés saurait bien de nouveau en joncher le sol?
Pour flétrir ainsi le centre de la civilisation, il faut n'a-
voir envisagé qu'un aspect des choses ; c'est arrêter les
regards sur la chrysalide qui tombe en poussière, et ne
pas voir l'insecte dont les ailes vont s'épanouir aux feu.\
du soleil.
Le tort de la révolution de juillet est d'avoir été belle
comme une œuvre d'artiste. A ce titre, elle a sollicité les
lAïTrJlATIJUF. 227
imaginations poétiques et enivre les eœurs généreux. On
a cru qu'elle ne ilonnait pas seulement un spectacle au
monde , mais un signal. Sous le charme des émotions
qu'elle fit naître, nous avons pensé voir la fausse Europe
([ue les rois ont faite à leur image se disloquer et s'abî-
mer au néant pour laisser paraître la véritable Europe,
celle qui vit sous cette apparence mensongère, celle dont
les sympathies des peuples, de concert avec la nature ,
ont dessiné la forme, celle enfin où la France appuie sa
tête au revers des Alpes et baigne ses pieds dans les eaux
du Rhin. Dans la secousse qui a si fort ébranlé le sol, celte
Europe a donné signe de vie, elle existe ; chaque jour ses
membres se fortifient , et. Dieu aidant, elle sain-a se
faire jour par la liberté. Le don de prophélie, qui est au-
jourd'hui une sorte d'instinct populaire , ne va pas à pré-
ciser le terme de cet enfantement ; mais, comme tous
les esprits sont dans l'attente, et que les tlouleurs de
juillet avaient paru le dernier cri de la mère, les croyans,
dans leur impatirnce, imputent les retards au mauvais
vouloir des médecins. Delà, selon la diversité des'esprils,
ces cris de haine , ces imprécations contre les coupables,
ou ce mépris envers l'humanité qui semble manquer -
sa destinée , ou ce désespoir qui prend l'homme quand
toute lumière s'est éteinte devant lui. Aussi, pour un
dithyrambe éclos dans les premiers jours de ferveur et
d'admiration, combien de satires , de sarcasmes et de la
mentables prophéties. C'est ainsi que INémésis s'est armée
de son fouet de] serpens , et que l'Ïambe , né jadis d'un
ressentiment de poète, est venu servir de nouvelles co-
lères.
MM. Barbier et Barthélémy ont tous deux été déçus
l'an dernier, l'un en morale, l'autre en politique. L'un
avait cru i'égoïsme tué rfans retour parce qu'il y avait eu
deux jours et demi de désintdie.iseiueut, l'autre voyait
la sainte alliance au tombeau parce que les mailles du filet
tendu sur la France avaient été rojnpues. Le désencluui-
228 BEVUE DE PARIS,
tement les a pris tous les deux , celui-ci à la vue d'une
nuée d'hommes de proie s'abatlaiit sur un cadavre , celui-
là en présence d'ouvriers hypocrites s'efTorçant à rattacher
les fils du roseau rompu; et tous deux se sont indignés,
mais chacun selon son caractère propre et la vocation
particulière de son génie. M. Barbier possède par-dessus
tout la faculté de mépriser et de s'indigner ; M. Barthé-
lémy celle de haïr et d admirer : l'auteur des ïambes est
plus soucieux de la moralité du genre humain , Némésis
s'inquiète plus de sa di^anité. M. Barthélémy a toutes les
sympathies héroïques du peuple , et son profond dégoût
delà dynastie déchue; il lui faut, comme au peuple,
ses bords du Bhin, et d'avance il est l'ennemi personnel
de tout gouvernement qui les lui refusera; M. Barbier
consent à laisser l'Europe en paix , il n'a pas un mot de
colère contre les Boui'bons, pas un hymne à Vhomine-gloire,
qu'au contraire il maudit; ce qu'il demantle, c'est au peu-
ple des moeurs, aux hommes du pouvoir du désintéresse-
ment, à tous de la religion , voire du catholicisme; mo-
raliste avant tout, il flétrit toutes les prostitutions mora-
les. M. Barbier ne sait pas haïr: ses passions sont géné-
rales et pour ainsi dire impersonnelles ; la Némésis se
distingue par un tout autre caractère , M. Barthélémy,
tout dévoué qu'il est , garde rancune à l'ordre social, le
ressentiment du prolétaire se trahit dans ces élans d'une
ame généreuse mais idcérée; M. Barbier est un privilégié
qui lève, bon an , mal an , deux ou trois milliers de pis-
toles , sans bras décroiser. C'est du sein de cette grasse
sinécure qu'il foudroie l'immoralité du siècle. Dans ses
mépris, il ne descend pas des vices aux vicieux, même
il semble qu'il ne sache pas un nom propre; chez M. Bar-
thélémy au contraire il n'y a pas un vice , pas une bas-
sesse, pas un ridicule qui n'ait un nom d'homme, ou plu-
sieurs , au besoin ; de sorte qu'on ne voit pas toujours
clairement s'il poursuit le vice dans l'homme, ou l'homme
dans le vice. Au reste , cette recherche serait une vaine
LITTÉRATURE. 229
curiosité psychologique : que le poète en veuille plus ou
moins aux personnes ou aux choses , toujours est-il que ,
choses et personnes , il ne ménage rien , et qu'il met à
remplir son onice une perséve'rance à laquelle on ne peut
comparer que son merveilleux talent.
Revenons à M. Barbier. On n'a pas oublié la sensation
que produisit rapparition de la Curée dans la Revue de
Paris. Ce fut un événement littéraire et politique. L'a-
prêté de l'invective et la nouveauté du style remuèrent
vivement les esprit^s. On pardonna presque aux intrigans
en faveur de la vigoureuse poésie qu'ils avaient inspirée.
A dater de cette publication , M. Barbier a pris dans la
litléi'ature une place élevée et solitaire. On put penser
alors que ce sublime élan de colère serait le seul cri de
son auteur, et qu'il se reposerait après cette bonne for-
tune poétique, ou, comme dit Platon, pour un certain
Tynniclius de Chalcis, auteur d'un hymne unique , le
chef-d'œuvre du genre, cette trouvaille, de Muses. M. Bar-
bier n'en est pas resté là , et malgré le haut mérite de ce
qu'il publie, il est, et sera toujours l'auteur de la Durée ,
comme M. Lemercier est demeuré l'auteur d'Jgamemnon.
C'est que du premier bond il avait touché le but. Style et
pensée avaient fait leur va-tout dans cet audacieux coup
de dé. Toutefois le droit de cité donné ainsi à la populace
des mots n'est pas un progrès de la langue , c'est une der-
nière ressource, c'est le suffrage universel introduit dans
la grammaire. Le beau langaj^e se mourait d'impuissance,
la noblesse était usée : déjà pendant le règne ou plutôt
l'interrigne du romantisme, bon nombre de parvenus
avaient dépossédé les vieux nobles qui se défendaient à
grand'peine, retranchés derrière les murs délabrés d'une
vieille bastille ; cependant il y avait lutte ou du moins
anarchie, M. Barbier nous a poussés en pleine démocratie.
Son style est le dernier terme de la réaction du mot cru
contre la périphrase et les fausses synonymies, vains ori-
peaux du style noble; c'est le triomphe définitif du carre-
230 REVUE DE^PARIS.
four sur l'académie, le complément littéraire des barrica-
des. Les satires, sorte deparodies dramatiques desauciens,
s'écrivaient , à ce qu'il paraît , de ce st i le oclilocratique ;
mais il ne faut pas oublier qu'Hoiace, si toutefois son
autorité est de quelque poids, réclamait contre cette li-
cence.
^ ^ IVun ego inornafa et dominant ta noniina soliiin
f^erhaqiiP, ^sones, satjroriim scrlptor amahu. \
Au reste, nous ne redoutons de M. Barbier que son école.
Pour lui il est sous la sauve-garde du succès; si les maté-
riaux qu'il a mis en œuvre sont vulgaires , son oeuvre ne
l'est pas; tout ce qu'il a pétri s'est ennobli , car le ciment
de cette matière brute est une pensée généreuse et pure.
Le cynisme apparent de l'auteur n'est pas de l'effronterie,
c'est une vertueuse ind'gnation; il s'arme de cerlainsmots
comme le bourreau du fer rouge , pour flétrir le vice, mais
sa main reste pure après avoir déposé le stigmate brû-
lant.
M. Barbier ne relève directement d'aucun autre poète ,
mais quelques traits empruntés se sont fondus dans l'ori-
ginalité de sa physionomie. Ainsi La Fontaine, André Clié-
iiier, Juvénal et le jeune A. de Musset ont exercé une in-
fluence marquée sur la manière et les idées de l'auteur
des ïambes. On voit qu'il s'est nourri de leur substance,
et se l'est assimilée, selon le droit des gens en littérature.
Nous pourrions citer plusieurs passages où cette parenté
intellectuelle , cet air de famille se laissent apercevoir ;
nous aimons mieux , pour faire amnistier plus sûrement
cette prose, terminer notre article par un passade qui
nous semble à peu près la plus haute expression du talent
de l'auteur. C'est l'allégorie de la France, représentée
sous l'image d'une jeune cavale que Napoléon pousse à
travers l'Europe, sans pitié, sans relâche, sur mille champs
de bataille , jusqu'à ce qu'elle le désarçonne en tombant.
LITTÉRATURE. 231
L'esprit eniporlë dans cette période impétueuse , brisée ,
haletante, à la suite de l'impitoyable cavalier, admire,
tremble, maudit, demande grâce , et ne respire qu'après
la chute du coursier :
O Corse à cheveux plats, que la France était belle
Au grand soleil de messidor !
C'était une cavale indomptable et rebelle ,
Sans frein d'acier ni rênes d'or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique ,
Fumante encor du sang des rois ,
Mais fière et d'un pied libre heurtant le sol antique
Libre pour la première fois ;
Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager ,
Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger ;
Tout son poil était vierge , et. belle vagabonde ,
L'œil haut, la croupe en mouvement ,
Sur ses jarrets dressés, elle effrayait le monde
Du bruit de sou hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos ,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure ,
Tu montas botté sur son dos.
Alors comme elle aimait les rumeurs de la guerre ,
La poudre et les tambours battans ,
Pour champ de course alors tu lui donnas la terre.
Et des combats pour passe-temps ;
Alors plus de repos, plus de nuits, plus de sommes ,
Toujours l'air, toujours le travail ,
Toujours comme du sable écraser des corps d'hommef ,
Toujours du sang- jusqu'au poilrail ;
Quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide
Broya les générations;
Quinze ans, elle passa fumante à toute bride,
Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller lant ut«r son chcBiiu ,
232 REVUE DE PARIS.
De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre tumain ;
Les jarrets épuisés , haletante et sans force
Prête à fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse ,
Mais , bourreau, tu n'écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ,
Pour étouffer ses cris ardeus ,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse ,
De fureur tu brisas ses dents ;
Elle se releva : mais un jour de bataille.
Ne pouvant plus mordre ses freins ,
Mourante , elle tomba sur un lit de mitraille ,
Et du coup te cassa les reins.
GÉRDZBZ.
— Les evcnemens de la Bourse ont partagé l'attention
excitée par les débats de la tribune. La liste civile est enfin
votée; les spéculateurs sont un peu revenus de leur ter-
reur panique. Mais la question toujours indécise de la paix
ou de la guerre laisse encore la porte ouverte à toutes les
nouvelles qui peuvent agir et réagir sur l'éternelle varia-
tion des fonds publics. Cette situation impatientante a été
malheureusement résumée avec justesse par une de ce.s
réponses sibyllines qu'on est convenu d'attribuer à M. de
Talleyrand : Aurons-nous enfin la paix ou la guerre? de-
mandait-on à l'oracle : "■ Ni l'une ni l'autre, « a-t-il ré-
pondu. A vous maintenant, messieurs les journaux, à qui
nous abandonnons le privilège de la polémique politique.
— Les bals , les concerts , les soirées , etc. , offrent leurs
distractions variées à ceux qui , confians dans l'avenir, ou
résolus à jouir philosophiquement de la sécurité présente
et à vivre au jour le jour, ne redoutent pas de Voir tout à
coup, au milieu d'une fête, la main mystérieuse du banquet
de Baithasar tracer sur la muraille : MANÉ,THECEL,
PHAREZ.
Les représentations à bénéfice nous prouvent aussi que
les théâtres ne désespèrent plus de fixer la curiosité par
quelque alliche extraordinaire. En ce temps d'égalité gé-
nérale, on s'étonne un peu moins qu'on ne l'eût fait il y a
deux ans de voir les rois et les princesses des troupes
TOMK X. 20
234 REVUE DE PARIS,
royales descendre sur les planches des Variétés -Mlle Mars
jouera au bénéfice d'Odry; mais d'abord Odry aura joué à
celui de MU' Dupont.
— Jamais bd n'avait été plus brillant aux Tuileries que
celui de mercredi dernier. L'opposition n'avait pas été
oubliée daus les invitations, et n'avait pas craint d'y pa-
raître : ce qui prouve à la fois le bon goût de la cour et
celui de l'opposition. On aurait pu compter plus de huit
cents dames , dont le nom illustre ou populaire, la beauté
ou la toilette, appelaient tour à tour les regards. On a dansé
jusqu'à quatre heures du matin.
— Un concert a eu lieu dimanche dernier au théâtre
italien , où l'on a entendu quelques-uns de virtuoses les
plus distingués de l'Europe. Beriot surtout a ravi tous les
dilettanti.
— L\ Grisette et le Prince. — La Comédie-Française
nous promet Louis X/pour la fin du mois, et croit pouvoir
espérer que le grand succès qui attend celte pièce fera ou-
blier les échecs qui l'auront précédés. Aussi nous a t-on
donné cette semaine trois actes en vers, intitulés le'Prince
et la Grisette, que nous pourrions juger sévèrement sans
compromettreles intérêts du théâtre. On attribue \ePriiice
et la Grisette à un haut fonctionnaire de la restauration,
qui, en littérature, semble en être resté à celle de l'em-
pire Une anecdote bien connue des Mémoires de Dubois
lui a fourni son sujet. C'est un prince italien qui se déguise
en bourgeois pour séduire une limonadière , et qui la con-
duit en partie carrée au bal de l'Opéra , puis dans un ca-
binet particulier. Un abbé libertin est le complicede c tte
intrigue fort commune , et pour servir l'incognito de son
maître devant les courtisans indiscrets, il lui donne des
coups de pieds au derrière; ce qui amende mot bien connu :
L' ah hé, lu me déguises trop! M. l'ex-préfet aurait-il voulu
ALBUM. 235
donner aussi en passant son coup de pied h cette majesté
royale , qui sera bientôt comme le lion de la fable si on
continue à l'attaquer ainsi de toutes les manières? On
s'attendait à un dénouement digne des mœursdela régence.
Mais soit par un beureux retour à la bonne morale admi-
nistrative, soit par une concession à la manie politique
du jour, l'auteur a fait de sa grisette une citoyenne si pé-
nétrée des idées d'égalité, que dès qu'elle découvre que
son amant est un prince, elle ne l' aime plus , le lui dit
avec franchise et épouse un homme du peuple qui , un
moment auparavant , a failli donner des coups de poing à
son altesse. Si tout cela sent un peu sa révolution , nous
répéterons que le style de la pièce est celui de la poésie de
l'empire. L'auteur a gardé l'anonyme; mais son nom était
le secret de la comédie, c'est-à-dire, pour les habitués,
If secret du ménage.
— Le prince du théâtre du Palais Royal , sous les traits
de M'ie Dcjazet , se défend mieux contre l'audace de sou
précepteur que cejui de la Comédie-Française. Nous vou-
lons parler de la jolie pièce de VEnfance de Louis XII ,
qu'on revoit plus d'une fois avec plaisir. Ce théâtre vient
de donner encore deux nouveautés cette semaine. La pre-
mière, le Collaboraieur, pourrait bien passer pour une
attaque contre les vaudevillistes en général et contre un
vaudevilliste en particulier; mais Dieu nous garde de l'al-
lusion au moment où ces messieurs sont, dit-on, scandalisés
de la guerre que leur a déclarée M. Jules Janin. Le Col-
laborateur est d'ailleurs une épigramme assez innocente.
Le succès en a été contesté : celui de VOui>rière et la
Chanteuse a été plus franc le lendemain. C'est la fable de
la cigale et de la fourmi mise en action, carnous ne sommes
plus au temps où l'on réduisait les chefs-d'œuvre de La
Fontaine en quati-ains. On les délaie aujourd'hui en quatre
actes avec couplets et airs de bravoure. M Dcjazet est une
prima dona fort amusante ; M'^ <= Dormeuil une ouvrière
Irèi-décente.
236 REVUE DE PARIS.
— La troisième édition des Feuilles iV Automne vient
de paraître chez Eugène Renduel, qui doit publier aussi
la Salamandre de M. Sue.
— M. Emmanuel Arago , qui porte un nom déjà célèbre
dans la carrière des sciences , vient de publier un volume
de _poésies , chez M. Paulin , place de la Bourse.
LETTRE INÉDITE DE LORD BYROIS.
(^ Cette lettre fut adresee à un jeune auteur qui avait
dédié un volume de poésies au noble lord. Les conseils
indirects de Byron furent suivis , et le jeune auteur nous
apprend qu'il a cessé depuis o un métier qui eût peut-être
été fatal à son libraire. « ] ( ZV. du D. )
20 février l8l4.
Monsieur ,
Mon absence de Londres pendant quelques jours , et
puis des affaires , m'ont empêché de vous accuser plus tôt
réception du volume que vous m'avez adressé, et de la
dédicace qu'il contient : je vous en remercie en vous
priant d'agréer tous mes vœux pour le succès du livre et
de l'auteur. Le poëmc par lui-même , comme œuvre d'un
jeune homme , donne une haute idée de votre talen t, et
promet davantage encore pour l'avenir , car je ne me rap-
pelle pas avoir jamais lu un début dont il fut permis
d'augurer mieux. Je n'e sais si vous avez l'intention de
poursuivre votre carrière poétique, et n'ai aucun droitde
le demander. — Mais n'importe dans quelle voie vous
voudrez diriger vos moyens naturels , je crois que ce sera
votre faute si vous n'arrivez pas à une distinction hono-
rable. Le bonheur dépend nécessairement de la conduite,
— et ia gloire elle-même ne serait qu'une triste compen-
sation des reproches de la conscience; excusez-moi si je
parle avec les airs graves d'un mentor à un homme qui
ALBUM. 237
n'est peut être pas de beaucoup plus jeune que moi ; —
mais quoique je ne puisse me prévaloir d'un grand avan-
tage sous ce rapport, le sort a voulu que j'aie été jeté de
très-bonne heure sur la scène du monde, — que je l'aie vu
beaucoup, dans plus d'un climat, — et que j'y aie payé
cher une expérience qui aurait été probablement plus
utile à tout autre ; mais je n'ai à vous parler qu'en votre
qualité d'auteur , — et je ne dois pas m'écarter du sujet
de ma lettre.
La première chose à laquelle un jeune écrivain doive
s'attendre, et celle qu'il peut le moins souH'rir, c'est la
critique.... Je ne la supportai pas... Quelques années et
plusieurs chaugemens ont passé depuis sur ma tête, et je
ne puis, je l'avoue, y songer sans regret. Aujourd'hui que
je vois les choses avec plus de sang-froid , je trouve que
ma vengeance alla plus loin que la provocation ne m'y
autorisait Il est vrai que j'étais très-jeune; — ce
pouvait être une excuse aux yeux de ceux que j'attaquais ;
— ce n'en est point uue pour moi. La meilleure réponse
à toutes les critiques , c'est de se corriger et de mieux
écrire. Si vos ennemis ne vous rendent pas justice alors ,
le monde vous la rendra. D'un autre côté, vous ne devez
pas vous décourager.... trouver de l'opposition ce n'est
pas être vaincu, quoique un cœur timide soit assez dis-
posé à prendre la moindre égratignure pour une blessure
mortelle. Il est une pensée du docteur Johnson qui est
bonne à retenir : « Aucun auteur , disait-il , n'a jamais
été tué par d'autres écrits que les siens ». Je désire sin-
cèrement que vous ne rencontriez que le moins d'obsta-
cles possible; mais si vous en rencontrez, vous verrez qu'il
faut passer par-dessus. Les fouler aux pieds avec colère
est la première idée d'un esprit jeune et ardent une
chose assez agréable même pour le moment, — mais plus
tard c'est autre chose : je veux parler des pj'opres ré-
flexions de l'auteur, — ce que pensent ou ce que disent les
autres n'est qu'une considération secondaire , — pour moi
233 REVUE DE PARIS,
du moins , car ce n'est pas là une maxime générale. Celui
qui veut faire son chemin dans lemondedoit laisser croire
au monde qu'il est son ouvrage , et se plier à la plus mi-
nutieuse observation de ses règles. Je vous réitère, mon-
sieur, mes remerciemens pour votre aimable cadeau, et
j'ai l'honneur d'être votre obligé et très-obéissant servi-
teur ,
Byron.
PHILOSOPHIE DTJ DROIT, PAR M. ECGÈNE LERMINIER.
I VOL, IN-80 CHEZ LOUIS HAUMAN ET COM".
Ces deux volumes, qui reproduisent sous une forme
aussi brillante et plus rigoureuse les éloquentes et fortes
improvisations de M. Lerminier dans sa chaire du collège
de France, sont un préambule, un portique à l'histoire
des législations comparées qu'il entreprend. Dans cette
philosophie du droit, il traite successivement : i» de
ïhoniiite individu sous son triple aspect politique, scien-
tifique et religieux ; 20 de la société , comme état et comme
famille , et de toutes les questions de loi , de poui'oir et
de liberté, de mariage, de propriété et de succession, qui
se rangent sous ce double point de vue; o» de l'histoire
envisagée comme la justification des principes sociaux et
des destinées humaines , magnifique chahie ininterrompue
depuisRome jusqu'à Najioléon (le jeune professeur a écarté
exprès l'Orient et la Grèce, qui appartiennent à un ordre
de civilisation et de législation dont il se réserve ultérieure-
ment l'examen) ; 4°dc la philosophie et des philosophes qui
ont résolu diversement les problèmes sociaux, depuis Platoa
jusqu'à Benjamin Constant; 5o enfin de la législation en
elle-même, de sa circonscription et des ses rapports avec
les autres sciences sociales et morales. Une érudition
vaste, éclairée d'une grande habitude philosophique et
ALBUM. 239
tldoorcc (l'une imnijination irrésistible, r('gne dans cet
ouvrage et en rend la lecture pleine à la fois d'utilité et
trexcitation ; c'est l'esprit jeune et novateur des généra-
tions passionnées qui arrive dans la science et pénètre
le droit. D'autres; en poésie, en histoire, en philosophie
proprement dite, ont réussi plutôt et ont fait prévaloir,
depuis dix ans déjà, des méthodes ou des inspirations
nouvelles : pour le droit, la marche a dû être plus lente ]
le bagage à soulever était plus lourd , la préparation exi-
geait de plus lentes études. Le savant Jourdan a succombé
au plus fort de l'œuvre; M. Lerminier, à sa nianièi'e, et
sous une forme moins exclusivement scientifique , la
continue aujourd'hui. Tout à fait au courant de la science
allemande en ces matières , i! ne s'y absorbe pas et la
juge. 11 ne déserte nullement la ligne de l'école française,
et rattache le point de départ de ses travaux au monu-
ment de Montesquieu. Le livre où il traite des philosophes
a tout 1 intérêt d'une galerie de porlraits austères dans
lesquels les théories abstraites et les physionomies des
personnages se correspondent, s'identilient , et s'expli-
quent mutuellement. Trois philosophes, successeurs de
Kant, et dont les noms seuls sont connus en France,
Fichte, Schelling et Hegel, trouvent dans M. Lerminier
un interprète sûr qui les résume , un peintre saillant
qui les caractérise. Une ardeur intérieure de ])ensée se
fait sentir partout cl jusqu'aux endroits d'une nature plus
sévère : le jeune écrivain s'anime , même dans les portions
arides, comme en une conquête. On pourrait lui reprocher
parfois un abus de cette qualité, une sorte d'inquiétude
qui n'accepte pas toujours assez patiemment la simplicité
nue de son sujet et invoque alors des ornemens étrangers.
En somme , c'est une production grave et chaleureuse ,
nourrie desavoir, haute de vues, appuyée .i Ihistoire ,
respirant l'étude et l'inspirant, portant l'entliousia.sme
dans l'intelligence, traçant à la curiosité du jeune homme
de larges horizons, et ouvrant de plus en plus à l'aiiteiu-
un avenir S.-IJ.
240 REVUE DE PARIS.
— La Vieille Fronde , i vol. in-8o. — La Fronde, cette
époque reflétée parfois dans la nôtre , a créé les Mémoires
de Retz. C'est dans ces admirables yàc simile du temps
que M. Henri Martin a étudié ce qu'il a peint en tableaux
vifs et mobiles. Il a puisé aux. sources des événemens; il
a feuilleté la fronde en chansons et en gravures, la fronde
du peuple et des barricades, celle des princes et des am-
bitieux. Les personnages de ce grand drame sont pour
ainsi dire découpés dans les mémoires de M^'^ de Motte-
ville , de Mlle de Montpensier, de Montrésor ; l'obstinée
Anne d'Autriche, le fourbe Mazarin, l'adroit coadjuteur,
le courageux Mole , y conservent leur physionomie histo-
rique. Cependant M. Henri Martin a prêté quelquefois à
ses Parisiens de iG48 des souvenirs de juillet i83o et quel-
ques anachrouismes d'expressions. Mais son vieu.x ligueur
Frotté, qui dérouille son arquebuse en invoquant saint
Jacques Clément contre les rois et les hugenots, est une
création fort remarquable. Enfin la Vieille Fronde ren-
ferme à la fois de hautes espérances et la preuve d'un
véritable talent; il suffit pour s'en convaincre de lire la
scène où le coadjuteur se présente aux acclamations des
frondeurs en armes.
FAZIO DE PISE.
On trouve dans les annales de Pisele nom deGuglieImo
Grimaldi, qui était venu des états des Gènes s'établir dans
cette ville, à l'âge de vingt deux ans, sans autres ressour-
ces que son industrie. 11 eut bientôt gagne quelque argent,
et sut bien le faire valoir par l'usure qu'il finit par devenir
très-riche. Toujours aussi économe que lorsqu'il était pau-
vre, n'ayant d'autre ambition et d'autre jouissance que de
grossir son trésor et d'augmenter ses domaines , il vécut
toujours seul , et quand il fut vieux , il se trouva le maître
d'une immense fortune, dont il n'eût pas distrait un seul
écu pour sauver la vie d'un ami ou pour racheter le monde
entier des peines éternelles. Aussi était-il détesté de tous
ses concitoyens , et il paya cher à la fin sou insatiable
avarice.
Un soir, api es avoir soupe avec quelques usuriers de sa
connaissance , il rentrait tard dans sa maison, lorsqu'il fut
attaqué par une main inconnue, et se sentant blessé au cœur,
il se mit à fuir en criant au secours. Au même instant
éclatait un orage terrible, avec grêle, vent et tonnerre, qui
augmenta son embarras, et le força de chercher l'abri le
plus proche. Affaibli par la perte de son sang, et attiré,par
la lumière d'un grand feu, il entra dans la première maison
qu'il trouva ouverte. Cette maison appartenait à un orfèvre
nommé Fazio, qui ce soir là, comme presque toutes les nuits,
s'occupait d'expériences chimiques , le pauvre homme s'é-
242 REVUE DE PAHIS.
tant imaginé depuis longtemps qu'il unirait par convertir
le plomb et autres vils métaux en or ou en argent. C'était
donc pour clierclier la pierre philosophale que Fazio avait
fait ce grand feu, qui le forçait justement d'ouvrir sa porte
pour refraîcliir un peu l'air. Mais entendant un bruit de
pas, il retourna la tête et vit entrer Gugiielmo Griraaldi
l'avare. — Que faites-vous là, l'ami, lui dit-il, à une pareille
heure et par une pareille nuit?
— Hélas ! répondit l'avare, je suis bien mal; j'ai été at-
taqué et blessé je ne sais comment ni par qui... Et à peine
avait-il prononcé ces mots qu'il s'étendit par terre et
expira.
Fazio fut surpris et alarmé en le voyant tomber mort à
ses pieds. 11 déboutonna ses habits pour le faire respirer et
tenter de le rappeler à la vie, croyant d'abord que le mal-
heureux avare se mourait d'inanition et d'épuisement à
force d'abuser du jeune. Mais apercevant la blessure de
son sein, et ne sentant plus battre son pouls , ils reconnut
que Grimaldi avait dit vrai. Son premier mouvement fut
de courir à la porte et de réveiller les voisins , mais re-
poussé sur le seuil par la violence terrible de l'orage, il se
vit forcé de rentrer dans son atelier. Pippa , la femme de
Fazio, était justement absente ce jour-là avec deuxenfans,
étant allée à quelques lieues de Pise rendre visite à son
beau-père malade. Au lieu d'appeler tout de suite un chi-
rurgien, Fazio ferma sa porte, fouilla le mort et ne trouva
quequatre florins dans sa bourse ; mais au fond d'une poche
il y avait un gros trousseau de clefs que tout annonçait ap-
partenir à la maison, au.\ apparlemens et aux coflVes-forts
de l'avare, à ces coffres forts où le bruit commun disait
qu'étaient accumulées des sommes énormes.
L'idée vint en ce moment à Fazio qu'il était plus près
que jamais de cette pierre philosophale , objet de tant de
veilles et d'expériences. Aussi prompt à exécuter un projet
qu'à le concevoir, Fazio pensa qu'il pouvait proBter de
l'incident et que, puisque la fortune s'offrait à lui, il aurait
LlTTtRATLRE. 243
tort de ne pas la recevoir, v Pourquoi , se dit il , n'irais-je
pas immédiatement au trésor de l'avare? je suis sûr de
ue trouver dans sa maison personne qui me dise non : Pour-
quoi ue le transporterais-je pas tranquillement de cette
maison dans la mienne? qui pourrait m'en empêcher par
une nuit semblable , lorsqu'il tonne comme si le ciel
allait s'écrouler ? D'ailleurs il est près de minuit ; il n'est
personne qui ne dorme ou qui ne soit à couvert. Je suis
seulicijetl'assassindupauvre avare doit depuis long-temps
avoir pris la faite sans s'arrêter pour voir où il est venu
se réfugier. Ainsi donc, pourvu que je sache me taire , qui
soupçonnera jamais que Grimaldi l'avare s'est jeté dans ma
maison, dangereusement blessé, et y est mort ? Voilà cer
tes un bonheur inattendu. Et d'ailleurs, si je m'avisais
d'aller raconter partout la vérité, qui sait si l'on me croi-
rait? On pourrait dire que j'ai volé et tué moi-même Gri-
maldi; je serais infailliblement arrcîé, mis à la question...
et comment parviendrais- je à me justitîer ? j'ai peur d avoir
affaiie aux ministres de la justice, car très-probablement
je ne sortirais jamais sain et sauf de leurs mains. Que
puis-je faire de mieux ? La fortune favorise l'audacieux ,
audacieux je serai pour me tirer en même temps d'une cii'-
constance critique et d'une|vie indigente, ii
En parlant ainsi, Fazio mit les clefs dans son sein , et
jetant sur ses épaules un manteau doublé de fourrure ,
les yeux caciiés sous la large circonférence d'un chapeau
à bords i abattus , il sortit , une lanterne sourde à la main,
s'exposantau vent et à la grêle avec un air joyeux. Arrivé
à la porte de la maison de Grimaldi, située à peu de dis-
tance, il prit deux des plus grosses clefs , et entra ; mon-
tant droit à la chambre qui lui sembla la plus secrète et
la plus retirée , il y eut bientôt pénétré aiissi, et y trouva
un grand coffre de fer qu'il parvint à ouvrir après quel-
ques difficultés. Ce coffre en contenait un autre ;cet autre
un troisième toujours de plus en plus diflicile a ouvrir. ..
mais qtKind il eut triomphé de tous les obstacles, ([ue de
244 REVUE DE PARIS.
trésors brillèrent à ses yeux ! Dans un compartiment
étaient des bagues d'or, des chaînes, des bijoux et des
pierreries de toute espèce; dans un autre des sacs qui
devaient presque , tant ils étaient pleins de ducats par-
tagés en rouleaux bien complés et étiquetés. Fazio, ravi
de joie, laissa les sacs garnis de bijoux, en disant : « Toutes
ces belles choses pourraient être reconnues, je veux m'en
tenir à l'or solide; » il s'empara donc des sacs d'or, qu'il
assujélit sous ses bras, et mettant les clefs à sa ceinture,
il s'achemina, avec son précieux fardeau, jusqu'à sa pro-
pre maison sans rencontrer personne, tant l'orage con-
tinuait à éclater avec violence.
Cependant Fazio , rentré chez lui, cacha son trésor ,
changea de vêtemens et étant aussi robuste qu'actif, il
prit le vieil avare sur ses épaules, et le descendit dans sa
cave. Là il se mit à creuser un trou assez profond pour y
contenir le cadavre tout habillé avec le trousseau de clefs
dans sa poche. L'ayant enseveli, et après avoir recouvert
le tout de tuiles et de mortier de manière à ce qu'on ne
pût reconnaître si la terre avait été récemment remuée,
il remonta et put compter à loisir le trésor dont il venait
d'hériter tout à coup. Il fut presque ébloui de tant de
richesses. Chaque sac renfermait exactement trois mille
ducats d'après le compte marqué sur l'étiquette. Fazio
serra le tout dans un meuble à tiroirs dont il garda la
clef. Son second soin fut ensuite de brûler les sacs de
l'avare dans le grand feu allumé pour transmuter ses mé-
taux, et il jeta aussi tous ses creusets, ses soutOets, son
plomb et son étain, n'en ayant plus besoin. Cela fait, il
alla se coucher.
Le jour commençait à poindre et l'orage s'était calmé;
Fazio, qui avait besoin de ses forces, dormit jusqu'à l'heure
des vêpres : il se leva alors, et s'en alla rôder aux alen-
tours de la grand'place et de la bourse, afin de voir s'il
ne courait pas quelque bruit sur la disparition du mort;
mais il n'entendit rien dire ce jour-là ni le jour suivant.
LITTÉRATURE. 245
Le troisième jour , personne ne voyant plus l'avare à ses
affaires accoutumées , on commença à en faire la remar-
que, et la maison restant fermée, on soupçonna qu'il
pouvait lui être arrivé quelque accident. Ceux de ses amis
avec qui il avait soupe pour la dernière fois se montrè-
rent alors et racontèrent comment il avait passé la soi-
rée; mais on ne put en savoir davantage. Enfin le tribunal
ordonna au nom de la loi que l'on forcerait sa maison :
on y trouva en apparence tout ce qu'il y avait laissé, à
la grande surprise des assistans. Ses livres, ses bijoux,
ses meubles, tout était là, intact, de manière à exclure
toute idée de vol. On mit le séquestre sur tousses biens,
et on offrit par des proclamations une forte récompense
à qui découvrirait Guglielmo Griraaldi juort ou vif j niais
toutes les rechcrcbes furent vaines, et quelque bruit,
quelque alarme qu'eût excité cet événement , rien ne
transpira. Au bout de trois mois, le gouvernement étant
en guerre avec Gênes, et aucun parent ne se présentant
pour faire valoir ses droits, tout ce qui appartenait à
Grimaldi fut confisqué au profit de l'état; mais on regarda
comme une circonstance extraordinaire qu'il ne se fut pas
trouvé d'argent monnoyédans la maison.
Pendant ce temps là Fazio vivait tranquille, et se ré-
jouissait de la tournure que prenaient les cboses. Sa femme
et ses enfans étaient de retour, et il leur paraissait plus
beureux que jamais. Mais il se tint sur la réserve avec eux
et se garda bien de souffler une syllable de sa bonne for-
tune. Que n'eût-il persisté dans cette sage résolution ! il
aurait évité sa perte et celle de sa famille.... On commen-
çaità oublier l'avare et sa disparition; Fazio avait laisséen-
tendre qu'il étaitsur le point de se rendre en France pour
y vendre quelques lingots qu'il avait faits récemment. Ce
bruit était un sujet de moquerie pour la plupart de ses
voisins, qui savaient qu'il avait jusque là perdu son temps,
sa peine et son argent à la transmutation des métaux ,
tandis que ses amis chercliaient à ie dissuader de quitter
TOME \ o ,
246 REVUE DE PARIS.
Pise, en lui disant qu'il pouvait y continuer ses expérien-
ces aussi bien qu'à Paris. Mais notre orfèvre avait son plan
tout fait. Quelque riche c[u'il fût, il prélemlit n'avoir
pas assez d'argent pour son voyage , et emprunta , sur une
petite ferme , une somme de cent florins dont il prit la
moitié pour lui , et laissa l'autre à sa fenuue. 11 arrêta en-
suite son passage sur un navire qui devait mettre à la
voile pour Marseille , sourd aux prières et aux sanglots
de sa femme, qui le suppliait de ne pas risquer ainsi le
peu qui leur restait, et de ne pas l'abandonner elle avec
ses enfans à la misère et à la douleur. « Hélas! lui dit-
elle , quand avons-nous ('té plus heureux que lorsque vous
faisiez votre métier d'orfèvre , gagnant assez chaque jour
pour suffire à tous nos besoins ! Ne nous laissez pas à la
solitude et au désespoir. «.
Fazio essaya de la calmer par des paroles tendres et en
promettant de lui rapporter à son retour une telle abon-
dance d'or qu'il la consolerait de tousses malheurs passés ;
mais en vain.... » Car, continua-telle, si tout cet or existe
réellement, il sera tout aussi bon à Pise qu'en France;
mais je crains que vous ne vouliez nous quitter à jamais :
et quand ces cinquante ducats seront dépensés , que de-
viendrai je, malheureuse que je suis '.Hélas! irai- je men-
dier avec ces pauvres enfans ? suis-je donc condamnée à
vous perdre, mon cher Fazio, et à finir mes jours dans
la solitude et les larmes ? «
Son mari , qui l'aimait avec un véritable attachement,
ne pouvant supporter son ailliction , résolut de lui révéler
son aventure-, et , l'embrassant tendrement , il la condui-
sit ce jour là même dans la chambre où il avait caché sa
richesse récemment acquise ; là il lui raconta tout ce qui
était arrivé ; puis à l'appui de son récit il lui montra tous
ses sacs remplis d'or. Quelle fut la joie, quelle fut l'ivresse
deTheureuse Pippa! ellese jeta dans ses bras, et, pleurant
de plaisir, lui demanda pardon de toutes ses plaintes et
de tous ses reproches. Fazio, insistant sur la promesse du
LITTÉRATURE. 247
secret, lui révéla alors ses projets futurs en lui expliquant
comment il serait bieutût de retour pour mener avec elle
la vie la plus belle du monde. Pippa n'eut plus d'objection
contre sou départ; 'mais, lui taisant de tendres adieux,
elle lui recommanda de penser à elle et de revenir le plus
tôt possible.
Le lendemain matin, en conséquence , ayant serré avec
précaution la partie de son or qu'il emportait dans une
malle à double serrure et à double cadenas , et laissant
l'autre à sa femme, Fazio s'embarqua, accompagné des
regrets et des reproches de tous ses amis , auxquels se
joignit Pij)a elle-même pour mieux feindre. Dans le fait,
toute la ville de Pise fut d'accord pour rire de ce voyage,
et quelques-uns de ceux qui connaissaientl'orfèvredepuis
long-temps insinuèrent qu'il aurait fallu veiller sur lui et
le faire interdire, parce que certainement il devenait fou.
D'autres disaient qu'ils avaient toujours prévu ce qui
arrivait. Cette maudite alchimie n'avait-ellc pas cons-
tamment ruiné ses adeptes ou troublé leur raison ?^En
dépit de tout le monde Fazio mit à la voile, et, favorisé
par un bon vent, arriva bientôt à Marseille avec son tré-
sor, et de là partit pour Lyon avec les voituriers qui ser-
vaient de communication par terre entre les deux villes.
A Lyon il vida le contenu de sa malle, et déposa une forte
somme dans une des premières maisons de banque, qui lui
remit en retour des lettres de change, les unes sur la mai-
son Lanfranchi, les autres sur celle de Grualandi de Pise;
après quoi il écrivit à sa femme, l'informant qu'il avait
disposé de son or et qu'il avait l'intention de hâter son
retour. Pippa montra cette lettre à son père, ainsi qu'aux
autres parens et amis de Fazio, dont quelques-uns expri-
jnèrent une grande surprise, et d'autres déclarèrent que
c'était un homme perdu, comme la suite le prouverait
bientôt. Pendant ce temps-là, ayant régularisé ses lettres
de crédit, Fazio repartit de Lyon pour Marseille , et
prenant là un navire pour Livourne, il eut au bout de
248 REVUE DE PARIS.
deux mois d'absence le plaisir de revoir sa femme et ses
enfaQS.
La nouvelle de son arrivée et de l'heureuse issue de
son voyage se répandit rapidement : ses amis apprirent
à tout le monde qu'il revenait riche au-delhde ses espé-
rances avec le produit de ses métaux. 11 ne perdit pas
de temps pour présenter ses lettres de change, contre
lesquelles il reçut 9,000 ducats d'or. Les félicitations de
sa famille et de ses amis ne tarissaient plus, tant sur sa
lichesse que sur son habileté qui lui avait fait découvrir
un secret jusque là fabuleux.
Fazio commença alors à vouloir vivre avec plus de
splendeur et à faire part à ses amis des jouissances de sa
fortune. Il acheta d'abord des terres, puis une belle maison
avec un riche ameublement ; en un mot, il employa son
argent en homme qui entendait vivre comme un prince, il
eut de nombreux domestiques, se donna deux équipages,
un pour sa femme, l'autre pour lui ; ses enfans étaient
vêtus avec luxe. Pippa, heureuse femme du nouveau riche,
ne fut pas peu vaine de ce changement soudain de for-
tune ; elle aimait à inviter ses'amis et ses connaissances
pour les en rendre témoins. Elle pria entre autres une
vieille dame et sa fille de passer quelque temps chez elle.
Fazio consentit a ce qu'elles s'établissent dans sa maison
pour aider Pippa à en faire les honneurs.
Mais la fortune , qui dans ses caprices se plaît à trou-
bler les jouissances un peu trop prolongées , se préparait
déjà, l'inconstante, à changer ces beaux jours en tempêtes.
Fazio, qui jusque là n'avait aimé cpie sa femme , ne put
voir long-temps Madalena , la fille de leur amie , sans
être épris de ses charmes et de sa jeunesse. Ce goût fut
bientôt une passion violente, et l'amour de Fazio réussit
enfin, à force de persévérance et d'adresse, à séduire celle
qui le lui avait inspiré. Cette intrigue fut quelque temps
inconnue à sa pauvre femme, qui se voyait toujours l'objet
de ses plus tendres égards. Mais l'impunité amena l'im-
•► LITTÉRATURE. 249
luuilence, et Pijipa soupçonna la vérité, dont elle ne
tarda pas à acquérir la preuve. Son indignation éclata en
termes peu ménagés. Elle reprocha à Madalena sou in-
gratitude avec beaucoup d'amertume, et profita un jour,
de l'absence de Fazio pour la mettre honteusement à la
porte dans un accès de fureur.
Fazio , de retour, fut irrité de ce procédé, et eut la
folle imprudence de continuer son coupable commerce
avec Madalena comme auparavant ; depuis lors, les scènes
les plus violentes eurent lieu presque chaque jour entre
Fazio et sa femme. Le démon de la jalousie s'était em-
paré de Pippa ; le repos domestique et l'amour s'éloignè-
rent à jamais du lit et de la table de ce ménage naguère
si bien uni. Ce fut en vaiuquc Fazio cherchait quelquefois
à calmer cette femme en délire; elle repoussa une ten-
dresse part;tgée , et quand il voulut à son tour répondre
a la colère par la colère, elle traita ses menaces avec une
nouvelle indignation et un nouveau mépris. Afin d'éviter
ces altercations perpétuelles, Fazio se rendit à un de ses
châteaux , à quelque distance de Pise ; il y fit venir sa
maîtresse , et y vécut avec elle , amoureux et insouciant
du reste , tandis que sa femme restait abandonnée à la
solitude et au désespoir. La rage jalouse de Pippa finit par
l'emporter sur tous les autres sentimeus , lorsqu'elle vit ,
au bout de quelques mois, que son mari ne revenait pas,
et paraissait toujours plus épris de son odieuse rivale.
Elle résolut de venger à tout pris ses affronts, et, pour
suivie par cette pensée terrible, elle alla jusqu'à vouloir
accuser à la justice l'infidèle et coupable Fazio, en rêvé,
lant l'origine de sa fortune soudaine. En conséquence,
elle se transporta seule chez un magistrat qui remplissait
une charge semblable à celle du conseil des huit , à
Florence , et qui reçut sa déposition sur tout ce qu'elle
savait des affaires de son marij elle indiqua en autre
pour prouver son témoignage , la cave de son ancienne
maison , où avaient été ensevelis les restes de l'avare , et
21.
250 REVIE DE TARIS,
où les ofiîciers de la justice les trouvcient. Après quoi ,
le magistrat ayant arrcle Pippa elle-même , envova un
capitaine avec des soldats à la villa de son mari, où il fut
arrache des bras de sa belle Madalena , et ramené à Pisc
comme prisonnier de la loi.
Fazio , accablé de désespoir et interrogé parjles juges ,
refusa d'abord de répondre ; mais sa femme ayant été
mandée pour lui être confrontée , il s'écria à sa vue :
« C'est justice ! « Et se retournant vers elle il ajouta : —
« Ma trop grande affection pour vous m'a perdu, « A ces
mots , prenant à piirt un des magistrats , il lui révéla toute
l'affaire exactement comme elle s'était passée. Mais d'un
commun accord le tribunal refusa de croire sa version de
l'histoire, et, prétendant que selon toutes les apparences
Fazio avait lui-même volé et assassiné le malheureux Gu-
glielmo, le président menaça de le faire mettre à la ques-
tion s'il n'avouait pas tout. Fazio persista à nier qu'il fût
à la fois le voleur et lassassin ; mais la douleur de la tor-
ture lui fit avouer tout ce qu'où voulut, et il fut con-
damné à être roué vif. Ses biens furent aussi confisqués
au profit de Téîat par la même sentence.
On exhuma ensuite les dépouilles mortelles de l'avare
Grimaldi , qui fut enseveli en lerre sainte. La belle Ma-
dalena et sa mère furent chassées avec ignominie de la
villa; les domestiques de Fazio allèrent se réfugier outils
Purent. Relâchée par les juges , Pippa ne retrouva plus
chez elle (pic ses enfans, et son désespoir, qui devait
maintenant la suivre partout. Elle pleura amèrement, et
dans ses délirantes angoisses s'arracha les cheveux , s'a-
percevant trop tard à ses remords qu'elle avait trop
aveuglément suivi les conseils de sa vengeance.
Le peuple de Fisc ne se récria pas moins sur la singu-
lière trahison de la femme envers son mari que sur le crime
supposé de Fazio. Les parens et les propres amis de Pippa
condamnèrent unanimement sa conduite, lui reprochant
d'avoir ruiné toute sa famille, et j uis ils l'abandonncrenl
LITTÉRATURE. 251
à ses larmes. Le lendemain le pauvre Fazlo fut promené
sur un tombereau dans les rues de Fisc; et après avoir
éto montré ainsi au peuple il fut conduit à la place du
supplice, où il fut exécuté et laissé là mort jusqu'au soir
pour servir d'exemple.
Ses dernières paroles avaient été des malédictions contre
sa femme; et quand on les rapporta à celle-ci , son déses-
poir la porta à tourner sa dernière vengeance contre
elle-même. Vers l'heure du dîner, lorsqu'elle pouvait le
moins être observée, elle prit ses deux petits enfans par
la maiu et les conduisit en pleurant sur la place des exécu-
tions. Tous ceux qu'elle rencontra lacoablèrent d'injures
et la laissèrent passer. Elle monta à la plate-forme où
était exposé le cadavre du supplicié. Quelques personnes
présentes lui crièrent alors : v Voyez comme elle pleure
maintenant que le mal est fait! Elle l'a bien voulu : elle
a bien raison de se désespérer. «
La mallieureuse femme s'anacliait les cheveux, se
frappait les joues et le visage. Elle approcha ses lèvres
brillantes du front glacé de son mari, puis elle fit age-
nouiller ses enfans pour baiser aussi leur père. A cette
vue les spectateurs , oubliant leur indignation, fondirent
eu larmes; mais la mère désolée, tirant un poignard de
son sein, le plongea tout à coup avec fureur dans le cœur
de ses deux fils; et avant qu'on fut accouru pour la dé-
sarmer, elle avait déjà tourné le fer contre elle-même et
était tombée baignée dans son sang sur le cadavre de
Fazio. La nouvelle de cette scène tragi (ue eut bientôt
rassemblé ime multitude de spectateurs autour de ces
cadavres encore fimians entassés l'un sur l'autre, le père,
la mère, les enfans, ceux-ci souiiant encore oomme en-
dormis sur le cercueil de leursparens. Aucun des malheurs
fameux de Tlièbes, de Syracuse, d'Athènes , de Troie ou
de Rome ne saurait être comparé à cette calamité domes-
tique qui frappa une seule famille dans tous ses membres,
et en un seul jour l'innocent comme le coupable. La ter-
252 REVUE DE PARTS,
reur et la surprise des habitans Je Pise se communiquè-
rent à toutes les autres villes de l'Italie, d'où l'on vit
venir chaque jour une foule nouvelle pour visiter le lieu
fatal. Aucun ne pouvait y retenir ses larmes , et la justice
elle-même laissa tomber son glaive vengeur, car elle con-
sentit enfin à accorder aux parens de Fazio que les deux
cnfans seraient ensevelis décemment dans le cimetière de
Santa-Catarina. Fazio lui-même et sa femme , morts sans
repentir, furent transportés en terre profane liors la ville.
Le cortège funèbre fut accompagné d'un millier d'habi-
tans de Pise et d'étrangers , qui déclamaient en ])lcurant
sur la cruauté et l'injustice du sort.
Ant.-Fr. Grazzini(i).
(i) Antonio Francisco Grazzini est connu aussi par son surnom de
il Lasca ; c'est le meilleur des conteurs italiens après Bocâce. Ses
iwi'elte sont en général du genre gai ; mais Fazio prouve qu'il excelle
dans plus d'un genre. Le poète anglais Milman a fait de Fazio une
tragédie. (N. du T.)
©imnAïf.
Nous vivons dans un temps où la publicité met un tel
empressement à s'emparer de toutes choses , où la curio-
sité est si indiscrète, la raillerie si vigilante et l'éloge si
turbulent , qu'il semble à peu près impossible que rien
de grand ou de remarquable passe désornjais dans l'oubli.
Chaque matin, une infinité de filets sont jetés en tous
sens à travers les issues du courant, et remplacent ceux
de la veille qu'on retire humides et chargés. C'est , à une
certaine heure du réveil, un bruit confus, un mouvement
universel de ces filets qu'on retire à l'envi, et de ces filets
qui tombent. Pas un instant d'intervalle , pas une ligne
d'interstice, pas une maille brisée dans ce réseau; tout
s'y perd , tout y reste, le gros, le médiocre, et jusqu'au
plus menu ; tout est saisi à la fois ou tour à tour , et coui-
paraît à la surface. Ou peut trouver à redire au pêle-
mêle, désirer plus de discernement dans cette pêche mi-
raculeuse de chaque matin, demander trêve pour les plus
jeunes , qui ont besoin d'attendre et de grandir , pour les
plus mûrs, dont cette impatience puérile interrompt sou-
vent la lenteur fécondante ; mais enfin il semble qu'au
prix de quelques inconvéniens on obtient au moins cet
avantage de ne rien laisser échapper qui mérite Je regard.
Cela est assez vrai et le sera de plus en plus , j'cspcre ;
pourtant , jusqu'ici , il y aurait lieu de soutenir, sans trop
d'injustice, que cette fièvre de publicité, cette divulga-
254 REVUE DE PARIS,
tion (îtourdissanle, a eu surtout pour effet de fatiguer le
talent, en l'exposant à l'aveugle curée des admirateurs ,
en le sollicitant à créer hors de saison, et qu'elle a mul-
tiplié, en les hâtant , l'essaim des médiocrités éphémères
tandis qu'on n'y a pas gagné toujours de découvrir et
d'admirer sous leur aspect favorable certains génies mé-
connus.
Le mal, au reste, n'est pas bien grand pour ces sortes
de génies ,' s'ils savent de bonne heuie , abjurant l'appa-
rence, se placer au pointjde vue du vrai, et il conviendrait
de les féliciter, plutôt que de les plaindre , de cette obs-
curité prolongée où ils ilemeurent. Il existe une sorte de
douceur sévère et très-profitable pour l'ame à être mé-
connu ; c'est le contraire du digito monstravi et dicier
hic est; c'est quelque chose d'aussi réel et de plus pro-
fond , de moins poétique , de moins oratoire et de plus
sage, un sentiment continu, une mesure intérieure et silen-
cieusement présente du poids des circonstances , de la
difficulté des choses, de l'aide infidèle des hommes, et de
notre propre énergie au sein de tant d'infirmité, une ap-
préciation déterminée, durable, réduite à elle-même, dé-
gagée des échos imaginaires et des lueurs de l'iviesse , et
qui nous inculque dans sa monotonie de rares et mémora-
bles pensées. Si on ignore ainsi l'épanouissement varié
auquel se li\'ient les natures heui-euses; si , sous ce vent
aride , les couleurs sèchent plus vile dans les jçux de la
sève et bien avant que les combinaisons riantes soient épui-
sées ; si, par cette oppression qui nous arrête d'abord et
nous refoule, quelque portion de nous-même se stérilise
dans sa fleur, et si les plus riches ramures de l'arbre ne
doivent rien donner ; — quand l'arbre est fort, quand les
racines plongent au loin , quand la sève continue de se
nourrir et monte ardemment; — qu'importe? — les pertes
seront compensées par de solides avantages , le tronc s'é-
paissira, l'aubier sera plus dur , les rameaux plus fixes se
noueront. Ainsi pour les génies vigoureux atteints du froid
LÎÏTÊRATURE. 255
oubli dès leur virilité. J'aime qu'ils ne s'irritent, pas de cet
oubli , qu'ils ne se détériorent pas et qu'ils tournent à
bien. Qu'ont-ils à faire? Ils s'asseyent, ils s'afierraissent,
ils se tassent en quelque sorte; leur vie se lefugie au cen-
tre ; ils donnent moins, parce qu'ils n'y sont pas excités,
mais ils ne donnent rien contre leur désir , ni contre leur
secrète loi. Ils s'élèvent et se constituent définitivement
à partir d'eux seuls, sur leur propre base, sans déviation
au dehors, par un développement restreint , laborieux ,
mais nécessaire. Tout dévoués au réel, à l'eflectif, au
vrai, ils ne sont pas privés pour cela d'une manière de
beauté et de bonheur; beauté nue , rigide , sentencieuse,
expressive sans mobilité, assez pareille au front vénérable
qui réunit les traits sereins du calme et les traits profonds
des souffrances; bonheur rudement gagné, composé d'élé-
vation et d'abstinence, inviolable à l'opinion, inaccessible
auxpenchans, porté long-temps comme un fjrdeau , pra-
tiqué assidûment comme un devoir, et tenant presque en
entier dans l'origine à cette âpre et douloureuse circonci-
sion du cœur , dont on reste blessé pour la vie.
L'homme dont nous avons à parler est un grand exem-
ple. Ce contemporain, dont le nom n'étonnera que ceux qui
n'ont lu aucun de ses trois ouvrages caractéristiques , et
qu'un instinct heureux de fureteur ou quelque inilication
bienveillante n'a pas mis sur la voie des Réi-eries d'Ober-
man etdes Libres Méditations; l'éloquent et haut mora-
liste qui débuta en 1799 par un livre d'athéisme mélanco-
lique , que Rousseau aurait pu écrire comme talent , que
Boulanger et Condorcet auraient ratifié comme penseurs ;
qui bientôt, sous le iitre à' Oberman, individualisa davan-
tage ses doutes , son aversion sauvage de la société, sa con-
templation fixe , opiniâtre , passionnément sinistre de la
nature, et prodigua, dans les espaces lucides de ses rêves,
mille paysages naturels et domestiques, d'où s'exhale une
inexprimable émotion, et que cerne à l'entour une philoso-
phie glacée; qui , après cet effort , long-temps silencieux
256 ' REVUE DE PARIS,
et comme stérilisé, mûrissant à l'ombre, perdant en éclat,
n'aspirant plus qu'à cette chaleur modérée qui émane
sans rayons de la vérité lointaine et de l'immuable justice,
s'est élevé , dans les Libres Méditations , à une sorte de
théosopbie moi-ale, toute purgée de cette âcreté chagrine
qu'il avait sucée avec son siècle contre le christianisme, et
toute pleine, au contraire , de confiance , de prière et de
douce conciliation; fruit bon, fruit aimable d'un automne
qui n'en promettait pas de si savoureux; cet homme émi-
nent que le chevalier de Bouffiers a loué , à qui Nodier
empruntait des épigraphes vers 1804, que M. Jay estime,
que les anciens rédacteurs du Constitutionnel ei du Mer-
cure ont connu ; que plusieurs littérateurs de cinquante
ans regardent comme aussi ingénieux que modeste; dont
les femmes ont lu le livre de V Amour , un peu sur la foi
du titre , et que les jeunes gens de notre âge se rappelent
peut-être avoir vu figurer dans quelque réquisitoire sous
la restauration; — M. de Sénancour a eu , à tous égards ,
une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entra-
vées, qui, pour être venues ingratement et s'être heurtées
en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu',
et se construisent à elles-mêmes leur inflexible harmonie,
leur convenance majestueuse. Si l'on cherche la raison
de cet oubli bizarre, de cette inadvertance ironique de la
renommée, on la trouvera en partie dans le caractère des
débuts lie M. de Sénancour, dans cette pensée trop conti-
nue à celle du dix-huitième siècle, quand tout poussait à
une brusque réaction, dans ce style trop franc, trop réel,
d'un pittoresque simple et prématuré , à une époque en-
core académique de descriptions et de périphrases; de
sorte que, pour le fond comme pour la forme, la mode et
lui ne se rencontrèrent jamais ; on la trouvera dans la
censure impériale qui étouffa dés lors sa parole indépen-
dante et suspecte d'idéologie, dans l'absence du public jeu-
ne , viril, enthousiaste; ce public était occupé sur les
champs de bataille, et, en fait de jeunesse, il n'y avait
LITTÉRATURE. 2:.7
que les valéluiiinaires reforme», ou les (ils de faïuUlcà qua-
tre remplacans , qui vécussent de régime lilléraire. Marie-
Joseph Chénier , de la posiérsté du dix-huitième siècle
comîne M. de Sénancoùr , l'a ignoré complètement, puis-
qu'il ne l'a pas mentionne dans son Tableau da La Littéra-
ture depuis 8t), où figurent tant de noms. L'empire écroulé,
l'auteur à'Oùcrmau ne Ct rien pour se remettre en évi-
dence et attirer l'attenliou dos autres sur des ouvrages
déjà loin de lui. Il persévéra dans ses hahiludes solitaires,
dans les travaux parfois fastidieux imposés a son iionora-
ble pauvreté. Il s'ensevelit sous la religion du silence , à
l'exeiiq^le des gymnosophisles et de Pythagorc; il médita
dans le mystère , et s'attacha jjar principes ù demeurer
inconnu, comme avait fait rexcelicnt Saint-Martin. c< Les
n prétentions des moralistes, comme celles des théosophes,
51 dit-il en tête des Libres Méditations, ont quelque chose
n de silencieux; c'est une réserve conforme, peut-être, à
» la dignité du sujet. « Désabusé des succès bruyans, rélù-
gié en une région inaltérable dont l'atmosphère tranquil-
lise , il s'est convaincu que cette gloire qu'il n'avait pas
eue ne le satisferait pas s'il la possédait, et s'il n'avait
travaillé qu'en vue de l'obtenir. « Car, remarque-t-il, la
« gloire obtenue passe en quelque sorte derrière nous, et
« n'a plus d'éclat; nous en aimions surtout ce qu'elle of-
n frait dans l'avenir , ce que nous ne pouvions connaiire
« que sous un point de vue favorable aux illusions. i> Il
n'est pas étonnant qu'avec cette manière de penser, le
nom de M. de Sénancoùr soit resté à l'écart dans cette co-
hue journalière de candidatuies à la gloire, et que n'ayant
pas revendiqué son indemnité d'écrivain, persotTne n'ait
songé à la lui faire coir.pler. Il eut pourtant , du milieu
de l'oubli qu'il cultive, le pouvoir d'exciter, çà et là quel-
ques admirations vives, secrètes, isolées, dont plusieurs
isont venues vibrer jusqu'à lui , mais dont le plus grand
nombre, sans doute, ne se sont jamais révélées à leur au-
teur. jXodier, avons nous dit, le connut et l(! comprit dès
TOME X. 22
258 BEVUE DE PARIS,
l'origine; Ballanche, qui, parti d'une philosophie tout
opposée, a tant de conformités morales avec hii, l'appré-
cie dignement. Il y a quelques années, une petite société
philosophique, dont MM. Victor Cousin , J. J. Ampère,
Slapfer, Sautelct faisaient partlCj et qui, durant le silence
public de l'éloquent professeur, se nourrissait de sérieuses
discussions familières, en vit naître de très -passionnées
au sujet cVObermaii , qui était tombé entre les mains de
l'un des jeunes métaphysiciens. Oberman, en effet, quand
on le lit à un certain âge, et dans une certaine disposi-
tion d'ame, doit provoquer un enthousiasme du genre de
celui que Young , Osslau et "Werther inspirèrent en leur
temps. Beaucoup d'hommes du JNord (car Oberman a un
sentiment admirable de la nature , de celle du Nord en
particulier ) ont répondu avec transport à la lecture du
livre de M, deSéaancour; Oberman vit dans les Alpes, et
la nature alpestre, comme l'a dit M. Ampère, est en relief
ce qu'est la nature de Isorwège en^développement. L'auteur
de cet article a rencontré pour la première fois les deux
volumci (ÏObeniian, à une époque où il achevait lui-même
d'écrire un ouvrage de rêverie individuelle , qui rentre
dans l'inspiration générale de son aîné; il ne saurait remire
quelle étonnante impression il en reçut, et combien fu-
rent senties son émotion, sa reconnaissance envers le de-
vancier obscur qui avait si à fond sondé le scepticisme
funèbre de la sensibilité et de l'entendement. La réflexion
et une plus fré(iuente lecture l'ont tout-à-fait conGrmé
dans cette admiration première; il voudrait la faire par-
tager. Pour mieux s'expliquer M. de Sénancour, dont une
sorte de circonspection respectueuse l'a tenu jusqu'à pré-
sent éloigné, et qu'il n"a jamais eu l'honneur d'entrevoir,
il a cherché et trouvé des renseignemens précis auprès
d'un ami commun, M. de Boisjoslin, qui a voué au philo-
sophe vénérable un culte d'afl'ection et d'intelligence.
Etienne P. de Sénancour, né à Paris, en novembre
J770, d'un i)ère conseiller du roi au parlement, semble
LITTÉRATUKE. 259
avoir en une enfance inaiadivo, casanière, ennuyée,
y Une prudence étroite et pusillanime dans ceux de qui
n le sort m'a fait de'pendre a perdu mes premières années.
« et je crois bien qu'elle m'a nui pour toujours. « Et
ailleurs : u Vous le savez , j'ai le malheur de ne pouvoir
« être jeune. Les longs ennuis de mes premiei's ans ont
« apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris
« ne m'en impo ent pas, et mes yeux, demi fermés, ne
n sont jamais éblouis; trop fixes, ils ne sont point sur-
« pris. )i II étudia aVec inie ardeur précoce; à sept ans il
savait la géographie et les voyages d'une manière qui
surprit beaucoup le bon et savant Mentelle. L'enfant
s inquiétait déjà de la jeunesse des (les heureuses , des
iles faciles de la Pacijicjiie, d'Otaïti, de Tinian. On le
mit d'abord en pension chez un curé, à une lieue it'Er-
raenonville; les souvenirs de Rousseau l'environnèrent.
En 1785, il entra au collège de la Marche, où il demeura
quatre ans à faire ses humanités, jusqu'en juillet 8g,
studieux écolier, incapable d'un bon vers latin , mais
remportant d'autres prix, et surtout dévorant Malle-
branche, Helvétius et les livres philosophiques du siècle,
ses croyances religieuses étaient, dès cet âge, anéanties.
11 y avait eu long-temps désaccord en lui entre cette
pensée hâtive et une puberté arriérée. Tendrement aimé
de sa mère, auprès de laquelle il dut trouver un asile
contre l'exigence d'un père absolu, il a rappelé souvent
avec la vivacité des premiers prestiges les promenades
faites en sa compagnie (.,ax vacances probablement) dans
!a forêt de Fontainebleau. Jl s'y exaltait aux délices de la
vie sauvage , et entretenait cette mère indulgente du pro-
jet d'aller s'établir seul dans une île ignorée. Aux heures
propices de liberté il s'essayait dès-lors à ce roman de
son cœur, y Plusieurs fois j'étais dans les bois avant que
» le soleil parût ; je gravissais les sommets encore dans
t> l'ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de ro-
>> sée; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté
260 REVUE DE PARIS.
ïi incerlaine qcii prc'ccde l'auroi'e; j'aimais les fondriores,
« les vallons obscurs, les bois épais: j'aimais les collines,
« couTertcs de bruyère; j'aimais beaucoup les grés renver-
» ses, les rocs ruineux ; j'aimais bien plus ces sables vastes
» et mobiles, dont nul pas d'iiomme ne marquait l'aride
» surface sillonîtée cà et là par la trace inquiète de la
» biclie ou du lièvre en fuite. « Si l'on a le droit de con-
clure à'^Oberman à M. de Sénancour, genre de conjecture
que je crois fort légitime pour les livres de celte sorte ,
en ne s'attacliant qu'au fond du personnage et à certains
détails caractéristiques, il paraît que, dans une de ses
courses à travers la forêt, le ]eunc rêveur fut conduit, à
la suite d'un chien , vers une carrière abandonnée , oii un
ouvrier, qui avait pendant pbis de trente ans taillé des
pavés près de là , n'ayant ni bien ni famille , s'était retiré
pour y vivre d'eau, de pain et de liberté, loin de l'aumône
et des hôpitaux. Cette rencontre, si elle est réelle, comme
on a tout lieu de le penser, dut faire une impression très-
forte sur l'anic résolue de l'élève de Jean -Jacques, et
l'enfoncer plus que jamais dans ses projets. On en retrouve
le souvenir à beaucoup d'endroits des écrits de M. de Sé-
nancour. 11 revient longuement la-dessus en tète des Li-
bres Méditations , et suppose que le manuscrit de ce
dernier ouvrage a été trouvé dans l'espèce de grotte où
vécut cet ouvrier, nommé Lallemant , et qu'il a été écrit
par un autre solitaiic plus lettré, son successeur. Il est
probable qu'à une certaine époque de sa vie, le (véritable
Oberman a essayé réellement de devenir ce solitaire. Im-
médiatement après le collège , en juillet 89, le père de M.
Sénancour, sans prétendre engager l'avenir de son 61s,
exigeait impérieusement qu'il passât deux années au sé-
minaire de Sainl-Sulpice. L'instant était mal choisi; les
convictions du philosophe do dix-neuf ans se révoltèrent.
En cette crise décisive, il prit, d'accord avec sa mère,
un parti extrême, et quitta Paris le i4 août 8g, roulant
un des:;ein qu'il n'a jamais confié, et que des obstacles
LITTÊRATL^RE. 261
rompirent. Dans ce même temps environ, partait aussi
vers (les plages immenses, et possédé d'immen es pensées,
jioussé également au songe de la vie solitaire, un autre
élève de Jean Jacques, celui qui sera le grand René.
Obernian et René! entre vous quelle conformité secrète à
l'origine, quelle distance inouie au terme ! Que le résultat
de la vie vous a été contradictoire à tous deux ! Combien
les orages vous ont réussi diversement dans vos moissons î
et pourquoi, pauvres grands hommes, ces lots, bêlas!
|îresquc toujours inconciliables de la gloire et de la sagesse?
Notre fugitif s'arrêta vers le lac de Genève, et passa plu-
sieurs mois à Charrières, près Saint-Maurice. On lit tout
cela confusément sous le voile un peu ténébreux qu'y
jette Obernian. Ce qui n'est ni obscur ni incertain, c'est
l'elfet que lui causa cette nature des Alpes et les pein-
tures expressives qu'il en a tracées depuis. .M. de Sénan-
cour n'éciivait guère encore à cette t'poque; il se plaisait
plutôt à peindre le paysage dans le sens littéral du mot;
en arrivant à un instrument plus général d'expression , il
a négligé ce premier talent. Il ne faudrait pas se laisser
plus loin guider par Oberman pour les faits matériels qui
suivent dans la vie de noti-e philosophe; mais les faits
matériels connus peuvent au contraire diriger le lecteur
dans rintelligence A'Oberman. Une maladie nerveuse
singulière, bizarre, qui se déclara en lui après l'usage du
petit vin blanc de vSaint-Maurice, et le projet de sa mère
de le vcn r rejoindre, décidèrent M. de Sénancour à de-
meurer en Suisse; seulement il (juitta le Valais pour le
canton de Fribourg, et s'y mit en pension à la campagne,
dans une famille patricienne du pays. Une demoiselle de
la maison, qui s'y trouvait peu heureuse, connut le jeune
étranger, s'attacha à lui; des conOdences et quelque inti-
mité s'ensuivirent. Un mariage qu'on avait arrangé pour
cette personne et qu'elle refusa donna matière aux con-
jectures de la famille, qui pria son hôte de s'expliquer à
ce sujet. Ausière, scrupuleux en morale, dépourvu d'tnie
262 REVUE DE PARIS,
jeunesse entraînante, devoru d'une sensibilité vague qu'il
désespérait de tixer sur un choix enchanté, désireux avant
tout de s'asseoir dans une existence indépendante et ru-
raie, M. de Sénancour se laissa dire, et se crut délicate-
ment engagé; ou peut saisir quelques traits de ces cir-
constances personnelles sous l'histoire de Fonsalbe , au
tome second d'OOerman. 11 se maria donc eu septembre
90, à l'âge de vingt ans; et dès ce jour les devoirs nouveaux
qu'il acceptait par des motifs louables ne cessèrent d'une
manière ou d'une autre, quoique toujours noblement, de
peser sur sa condition. D opulens héritages, auxquels il
était naturellement appelé, lui mauquèi ent. La révolution
française , le tiouvanl absent, le suspecta comme émigré;
la révolution suisse le priva, du côté de sa femme, des
ressources qui maintes fois lui auraient été précieuses. Il
s'exposa, à tliverses reprises, en passant les frontières
pour venir visiter sa mère , restée à Paris II la perdit ,
ainsi que son père, vers 1796. Deux enfans nés de son ma-
riage, sa femme atteinte d'une lente et mortelle maladie,
les difficultés politiques et sociales d'alors, l'assujétiront ,
autant qu'il semble, à diverses nécessités qui contrariaient
ses penchans. JNous n'insisterons pas davantage sur cette
longue trace d'ennuis, de gènes, de désappointemens
monotones qui composent l'intérieur mystérieux de cette
grave destinée ; nous n'en voulons plus montrer que les
fruits.
' Les Rêi'eries sur la nature primitive de Vliomme pa-
rurent en 1799. L'auteur les avait composées deux ans
auparavant, tout en se promenant chaque jour dans le
parc d'un château, où il passait quelques mois. 11 ne les
donne que comme des fragmens d'un grand ouvrage qu'il
médite et auquel il doit avoir renoncé depuis. Chose
étrange! la révolution française, en grondant autour de
lui, n'avait apporté aucune perturbation notable, aucun
exemple de circonstance, à travers la suite de ses pensées.
Le bruit grandiose des sapins et des torrens, le bruit de
Lll'ltllUTURE. 26:V
ses propres sen.iatioiis et de sa sève Ijouilloiinantc, avaient,
couvert pour lui cette éruption de volcan duiit il ne parait
pas s'('tre directement ressenti ni éclairé dans la déduction
de ses rêves. 11 continue donc, sans l'aire la moiudi e allu-
sion à l'expérience flai^rante , de poursuivre le Discours
sur Vinégalilé des conditions et ÏJS/iiiie , de vouloir ra-
mener riioninie au centre primitif des alTections simples
et iwturelles. Ce qui domine dans les Rêveries , c'est le
dogme absorbant de la nécessité, c'est le précepte uniforme
de la moindre action. Le jeune sage avait débuté par le
stoïcisme, il le déclare; il avait voulu nier fièrement les
maux , combattre absolument les choses ; il s'y est brisé.
Sa science consiste désormais à discerner ce qui est proche
et permanent, ce qui est facile et inévitable, à s'y ranger,
à s'y retrancher comme à un centre vrai, juste, essentiel,
et à l'indiquer au monde. Plein d'aversion pour une so-
ciété factice où tout, suivant lui, s'est exagéré et corrompu;
en perpétuelle détiance contre cette force active qui pro-
jette l'homme inconsidéréraentdansles sciences, l'industrie
et les arts, ne croyant plus d autre part à la libre et hau-
taine suprématie de la volonté, il tend à faire rétrograder
le sage vers la simple sensation de l'élre , vers l'instinct
végétatif, au gré des climats , au couchant des saisons;
pour une plus égale oscillation de l'ame, les données qu'il
exige sont un climat fixe, des saisons régulières ; il choisit
de la sorte, il compose un milieu automnal, éthéré , ély-
séen , selon la molle convenance d'un cœur désabusé, ou
selon la mâle àpreté d'une ame plus fière; l'île fortunée
de Jean-Jacques ou une haute vallée des Alpes; il y pose
le sage , il l'y assimile aux lieux , il lui dit d'aller, de che-
miner à pas lents, prenant garde aux agitations trop con-
fuses et se maintenant pas eflbrt de philosophie à la sen-
sation aveugle et toujours semblable. « Je ne m'asseoirai
î) point auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre
» qui domine une plaine illimitée; mais je choisirai, dans
» un site bien circonscrit, la pierre mouillée par uni;.
2i4 REVUE DE PARIS.
» onde c[ni roule seule dans le silence du vallon, ou bie/i
» un tronc vieilli, couche dans la profondeur des forêts,
» sous le frémissement du l'euillnge et le murmure des
« héfres que le vent fatigue pour les briser un jour comme
■» lui. Je marcherai doucement, allant et revenant le long
« d'un sentier oiiscur et abandonné; je n'y veux voir que
3> l'herbe qui pare sa solitude, ia ronce qui se traîne sur
» ses bords, et la caverne où se réfugièrent les proscrits ,
» dont sa traceancienne est le dernier monument. Souvent
» au sein des montagnes , quand les viuls cngoulîrés dans
» leurs gorges pressaient les vagues de leurs lacs solitaires,
3> je recevais du perpétuel roulement des ondes expirantes
» le sentiment proibnd de l'instabilité des choses et de
» l'éternel renouvellement du monde. Ainsi livrés à tout
» ce qui s'agite et se succède autour de nous, affectés par
» l'oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vertt qui
V mugit, le nuage qui s'avance, modifiés accidentellement
V dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que
» nous font le calme, l'ombre, le bruitd'uu insecte, l'odeur
» émanée d'une herbe, tout cet univers animé qui végète
V ou se minéralisé sous nos pieds ; nous changeons selon
» ses formes instantanées, nous sommes mus de son mou-
» vement, nous vivo^is de sa vie. « Cette abdication de
la volonté au sein de la nature , cette lenteur habituelle
d'une sensation primordiale et continue, il la trouve si
nécessaire au cahne du sage en ces temps de vertige, qu'il
va jusqu'à dire quelque part que, plutôt que de s'en
passer, on la devrait demander aux spiritueux si la phi-'
losophie ne la donnait pas. Son type regretté auquel il
rapporte constamment la société présente, c'est un certain
état antérieur de l'homme, état patriarcal, nomade, par-
ticipant à la vie des laboureurs et des pasteurs, sans pro-
fessions déterminées, sans classement de travaux, sans
héritages exclusifs, où chaque individu possédait en lui
les élémens communs des premiers arts, la généralité des
premières notions, la jouissance assidue des pâturages et
LITTÉRATURE. 26.')
des montagnes. A partir de là , tout lui paraît déviation
et chute, de'sastre et abîme. II a devant les yeux, comme
un fantôme, les fune'raillcs de Palmyre et le linceul de
Perjcpolis. Il voit, par les progrès de l'industrie et l'usage
immodéré du feu , le globe lui-même altéré dans son es-
sence chimique et se hâtant vers une morte stérilité. Le
genre humain en niasse est perdu sans retour; il se rue en
délire selon une pente de plus en plus croulante ; il n'y
a plus de possible que des protestations isolées, des fuites
individuelles au vrai : « Hommes forts , hâlez vous , le
i> sort vous a servi en vous faisant vivre tandis qu'il en
n est temps encore dans plusieurs contrées; hàtcz-vous,
51 les jours se préparent rapidement où cette nature robuste
« n'existera plus, où tout sol sera façonné, où tout homme
î« sera énervé par l'industrie humaine. " L'athéisme, le
naturisme de ce Spinosa moins géométrique que l'autre ,
et poétiquement rêveur, nous rappelle toutefois le rai-
sonneur enthousiaste dans sa sobriété chauve et nue, de
même que cela nous rappelle par l'effet des peintures ,
par l'inexprimable mélancolie qui les couvre et l'effroi
désolé qui y circule, Lucrèce, Boulanger, Pascal, et 1'^-
lastof (\i\ moderne Shelley. Shelley ! Godwin! Génie ar-
dent, erroné, intercepté si jeune avant le retour et en-
glouti par le gouffre! Vieillard austère qui, après un
chef-d'œuvre de ta jeunesse, t'esarrêtéonne sait pourquoi,
qui t'es heurté à faux depuis ce temps sur d'ingrats la-
beurs , et qui , sans rien perdre assurément de ta valeur
intrinsèque, n'a plus su aboutir d'une manière récréante ,
fructueuse et féconde! hommes illustres et frappés! Sénan-
coiir a plus d'un trait fraternel qui l'unit à vous, génie
dévié avec l'un, génie entravé avec l'autre , exemple pa-
reil d'un inexplicablenaufrage, d'un achoppement boiteux
de la destinée.
Au moment où se publiaient obscurément les /J(,Ver/e5,
paraissaient aussi les premiers essais d'un talent plus
jeune de dix ans que M. de Sénancour, d'un talent analo-
266 REVUE DE PARIS,
giie au sien en inspirations , sujet à des vicissitudes non
moindres , méconnu , oublié par le même public , et qui
a finalement tourné , pour le succès comme pour la di-
rection, d'une manière bien diverse. Charles Nodier a
débuté par des romans passionnés et déchirans, lambeaux
arrachés d'un cœur tout vulnérable; mais, à la diflérence
d'Oberman , l'auteur du Peintre d' Salizbourg ne s'estpas
replié obstinément dans la vie intérieure. Ce surcroit
d'activité que son contemporain plus mur s'est interdit
avec une économie sévère , il l'a subi , il l'a exagéré , il
l'a recherché et entretenu comme une ivresse bienfaisante.
La distraction , l'apparence , le phénomène , les entraî-
nemens littéraires et politiques, le prestige épanoui des
arts , l'érudition spéciale et même ingénieusement futile,
une succession , un mélange diversifié de passions brû-
lantes , de manies exquises, de dileltantismes consommés,
il a tout traversé, et s'est pris à chaque atti-ait sans s'ar-
rêter à aucun. De cette souplesse , de cette facilité dans
la vie, ont dû ressortir pour le talent une expansion crois-
sante, une capricieuse dextérité, des replis sinueux sur
une circonférence inGnie , toutes les modulations mur-
murantes des roseaux , toutes les changeantes nuances du
prisme, l'émail des prairies inclinées ou les reflets des
ailes des coléoptères. Son plein automne aujourd'hui est
riche à tous les yeux , séduisant à voir, et chacun l'aime.
L'auteur à'Obevman s'est de bonne heure formé et fixé;
immobile devant l'ensemble des choses, les embrassant
dans leur étendue sans jamais les entamer par leurs détails,
incapable de s'ingénier, de s'orienter dans la cohue , ré-
clamant avant tout, et pour user de ses moyens, qu'on
l'isole et qu'on le pose, nature essentiellement méditative,
il a surtout visé au juste et au vrai ; renonçant au point
de vue habituel, il a dépouillé l'astre , pour le mieux ob-
seiver, de ses rayons et de sa splendeur j il s'est consacré
avec une rigueur presque ascétique à la recherche du so-
lide et du permanent. Cliaque écrivain a son mot de pré
LITTÉRATURE. 2G7
dilection, qui revient fréquemment dans le discours et
qui trahit par mcgarde , chez celui qui l'emploie , un vœu
secret ou un faible. On a remarqué que M""' de Staèl
prodiguait la vie; tel autre grand poète épanche sans re-
lâche ïharnio/iia et \cs Jiuls; tel autre, à l'e'troit dans
celte civilisation e'toulTante, ne peut s'empêcher de re-
monter à une scène héroïque et au monde des géaiis. Un
éloquent professeur de psychologie morale exprime vo-
lontiers par une plainte mélancolic/ue l'insuflisance de
cette contemplation familière. L'improvisation brillante
du plus ingénieux de nos critiques se redisait, sans y
songer, sa propre louange à elle-même. Je sais un jour-
naliste courageux chez qui le mot de colère signait pres-
que à chaque fois l'article ; je sais un romancier anonyme
chez qui le mot àejiel revient plus souvent qu'il ne fau-
drait. La devise de Nodier, que je n'ai pas vérifiée, pour-
rait être grâce, fantaisie, multiplicité; celle de Sénancour
est assurément permanence. Cette expression résume sa
nature. L'élévation dans la permanence, c'est la maxime
favorite qui domine et abrite en quelque sorte sa vie. Il
en résulte que dans sa manière, particulièrement dans
celle de ses derniers ouvr.iges, il devient en plusieurs en-
droits obscur et d'une lecture didicile , parce qu'il évite
de spécialiser sa pensée en la revêtant d'exemples vifs, de
citations ostensibles, en l'illustrant de détails et de rap-
procheraens historiques. Ondirait que , dans son scrupule
de véracité excessive, il s'abstient du récit, de l'anecdote,
du nom propre, comme d'une partie variable et à demi
mensongère. Son idée se traduit constamment sous la
forme morale ; c'est tout au plus si de loin en loin il la
couronne de quelque grande image naturelle.
Ober/uan, qui parut en i8o4 , n'en était pas venu en-
core à cette simplification du anoraliste. C'est à la fois un
psychologiste ardent , un lamentable ék'giaque des dou-
leurs humaines et une peinture niignifiquo de la réalité.
Il n'y a pas de roman ni de nœud ilans ci; livre ; Oberman
268 REVUE DE PARIS.
voyage dans le Valais, vient à Fontainebleau, retourne en
Suisse , et durant ces courses errantes et ces divers sé-
jours, il écrit les sentiraens et les réflexions de son ame à
à lui ami. L'athéisme et le fatalisme dogmatique des liê-
ueries ont fait place à un doute universel non moins acca-
blant, à une iniliative de liberté qui met en nous-mêmes
la cause principale du bonheur ou du malheur , mais de
telle sorte que nous ayons besoin encore d'être appuyés
de tous points par les choses existantes. A la conception
profonde et à la stricte pratique de l'ordre, à cette fermeté
voluptueuse que préconise l'individu en harmonie avec le
monde, on croirait par momens cntendie ini disciple d'É-
piclète et de Marc-Aurèle ; mais néanmoins Êpicure, l'Épi-
cure de Lucrèce et de Gassendi , le Grajiis hoinn , est le
grand précédent quirègne. Dans son péierinageà la Dent du
Midi, assis sur le plateau degranit, au-dessus de la région
des sapins, au niveau des neiges éternelles , plongeant du
milieu des glacières rayonnantes au sein de l'ef/ie/'m^/ji ce?'-
nable, vers le ciel des fixes, vers Vunii/ers nocturne, Ober-
man me figure exactement ce sage de Lucrèce qui habite.
Edita doctrinâ sapientûm templa serend;
tenqDle en effet tout serein et glacé, éblouissant de blan-
cheur et semblable à un sommet neigeux que la lumière
embrase sans jamais le fondre ni réchaufler. Pas d'amour
dans Oberinan, ou du moins à peine un ressouvenir mou-
rant d'une voix aimée, .à peine une rencontre fortuite et
inexpliquée près du Ehône ; puis rien , — rien , hormis
les torrens de vague volupté qui débordent comme les
émanations végétales des déserts. Certes l'invocation de
Lucrèce ne surpasse pas ce que je veux citer :"ît L'amour
« doit gouverner la terre, que l'ambition fatiL;ue.îL'amour
1) est ce feu p. lisible et fécond, cette chaleur des cieux
» qui anime et renouvelle , qui fait naître et fleurir, qui
» donne les couleurs, la grâce, Tespérance et la vie
» Lorsqu'une agitition nouvelle étend les i-apports de
LITTÉRATURE. 263
a riionime qui essaie la vie , il se livre avidement , il
ji demande à toute lu natui-e, il s'abandonne , il s'exalte
V) lui-même, il place son existence dans l'amour , et dans
» tout il ne voit que l'amour seul. Tout autre sentiment
f> se perd dans ce sentiment profond; toute pensée y ra-
« mène , tout espoir y repose. Tout est douleur , vide ,
» abandon , si l'amour s'éloigne; s'il s'approche , tout est
» joie, espoir, félicité. Une voix loi 1)1 aine, ini son dans les airs,
« l'agitation des branches, le frémissement des eaux, tout
« l'annonce, tout l'exprime, tout imite ses accens et aug-
» mente les désirs. La grâce de la nature est dans le mou-
« vement d'un bras ; l'harmonie du monde est dans l'ex-
« pression d'un regard. C'est pour l'amour que la lumière
» du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieu.x ;
» pourlui les feuxde midi font fermenter la terre humide
» sous la mousse des forêts; c'est àlui que le soir destine l'ai
» mable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fon-
n taine est celle de Vaucluse , ces rochers ceux de Meil-
» lerie, cette avenue celle des Pam|ilemousses. Le silence
» protège les rêves de Tamour; le mouvement des eaux
» pénètre de si douce agitation ; la fureur des vagues ins-
1) pire ses efforts orageux , et tout commandera ses plai-
î) sirs quand la nuit sera douce , quand la lune embellira
« la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lu-
« mière, dans la solitude , dans les airs et les eaux et
n la nuit Heureux délire ! seul moment resté à l'hom-
•» me !.... Heureux celui qui possède ce que Ihomme doit
« chercher, et qui jouit de tout ce que l'homme doit sen-
« tir!.... Celui qui est homme sait aimer l'amour sans ou-
» blier que l'amour n'est qu'un accident de la vie , et
« quand il aura ses illusions, il en jouira, il les possédera,
n mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont
« encore avant les illusions les plus lieureuses. Celui qui
n est homme sait choisir ou attendre avec prudence , ai-
11 mer avec continuité , se donner sans faiblesse comme
» sans réserve. L'activité d'une passion profonde est pour
TOME x. 23
270 REVUE DE TARIS.
n lui l'anleur du bien, le feu du génie : il trouve dans
« l'amour l'énergie voluptueuse, la mâle jouissance du
" Cfjpur juste, sensible et grand; il atteint le bonheur, et
n sait s'en nourrir Je ne condamnerai point celui qui
« n'a pas aimé , mais celui qui ne peut pas aimer. Les
" circonstances déterminent nos affections ; mais les sen-
)i tiniens expansifs sont naturels à l'homme dont l'organi-
n salion morale est parfaite. Celui qui est incapable d'ai-
« mer est nécessairement incapable d'un sentiment
n magnanime, d'une affection sublime. Il peut être probe,
» bon, industrieux, prudent ; il peut avoir des qualités
» douces , et même des vérins par réflexion ; mais il
n n'est pas homme; il n'a ni ame ni génie. Je veux bien le
« connaître ; il aura ma confiance et jusqu'à mon estime :
« mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles,
« qu'une destinée sinistre a comprimés dès le printemps,
>V<-lui vous blâmera de n'avoir point aimé ? Tout senti-
n ment généreux vous était naturel ; tout le feu des pas-
>i sions était dans votre mâle intelligence; l'amour lui
« était nécessaire , il devait l'alimenter ; il eût achevé de
» la former pour de grandes choses ; mais rien ne vous a
» été donné, et le silence de l'amour a commencé le néant
n où s'éteint votre vie. «
Le génie du paysage se révèle à chaque pas dans les
récits d'Obermaii. C'est un don fortifié d'étude, une pein-
ture originale et grave, qui ne se rapporte à aucun maître,
quelque chose d'intermétliaire entre les prés verdoyans
de Ruysdaél et les blanchâtres escarpemens de Salvator
Rosa. Nous avons indi(iué la Dent du Midi; qu'on lise ,
par comparaison, Charrières. Dans le nombre des pages
admirables qu'il nous pluit de nommer de grandes élégies,
nousnoteronscelk' dos Deux Pè/ei, celles de la Brouette,
de la Bibliollièc/uc, du Goûter de fraises, de la Femme
(jiii chante vers cjuatre heures, etc., etc. Ces signalemens
de notre façon suffu-aient pour les faire reconnaître; mais
tout lecteur digne à'Oberman n'aura besoin de guide au-
tre que lui-même, dés qu'il s'y sera plongé. , ^
LITTÉRATUIIE. 271
Dans la seconde partie de l'ouvrage, qui semble séparée
de la première par un intervalle de plusieurs années ,
Oberman, âgé de vingt sept ans, traverse la crise anté-
rieure à toute maturité, et double, pour ainsi dire, le cap
périlleux de la vie. Les idées de suicide lui reviennent en
ce moment et l'obsèdent sous un aspect plus froid mais
non moins sinistre, non plus avec la frénésie d'undésespoir
aigu , mais sous le déguisement de l'indifférence : il en
triomphe pourtant; il devient plus calme, plus capable
de cette régulière stabilité qui n'est pas le bonheur au
fond, mais qui le simule à la longue, même à nos propres
yeux. L'amitié l'apprivoise ; le désir d'une estime honorable
parmi les hommes le trouve accessible à ses justes dou-
ceurs. Son regard sur les choses est moins navrant ; il
tolère la destinée et ressent désormais de la satisfaction à
consigner les pensées qu'elle lui suggère. L'inquiétude
gronde encore sans doute dans son cœur, mais elle dimi-
nue; mais elle s'endormira; on comprend qu'Obcrman doit
vivre et que son front surgira à la sereine lumière.
L'auteur des Libres Méditations y touche en effet, et si,
comme nous aimons à le croire, il a dit là son dernier mot,
le progrès philosophique le plus avancé qui se pût déduire
des Bèveries et iVOberman est visiblement accompli. L'i-
dentité de l'œuvre subsiste sous cet achèvement harmo-
nieux ; la chaîne a tenu jusqu'au bout sans se rompre;
mais elle s'est par degrés convertie en un métal plus pur,
et après avoir longtemps traîné à terre avec un bruit de
rouille etde monotone pesanteur, elle brille enfin suspendue
à la voûte indestructible. Dans les autres écrits de M. de
Sénancour, soit ceux qui précèdent, soit ceux que j'omets
(le livie essentiel et ingénieux de L'Amour, les léfutations
de MM. de Chateaubriand et de Bonald , le Résumé des
traditions morales et religieuses chez tous les peu-
ples, etc.), presque toujours on rencontre à l'occasion une
sorte d'aigreur sardonique contre le christianisme tel que
les âges l'ont constitué et transmis ; car pour son essence
272 REVUE DE PARIS,
prétendue primitive et le caractère purement moral de
son fondateur, M. de Se'naucour serait disposé à lui rendre
hommage. Mais jugeant que la raison et la foi sont chez
l'homme inconciliables et sans rapport réel, lisant dans
l'histoire que la tradition révélée anathéraatisele reste, il
oppose d'ordinaire une aversion un peu rancuneuse à la
foi et à la tradition. Que les sages de tous les temps et
de tous les lieux, Bouddha, Zoroastre, Confucius, Pytha-
gore , même Jésus , se soient rencontrés dans l'unité de
quelques lois métaphysiques, dans l'enseignement de quel-
ques hautes maximes , cela lui sufîît pour déterminer son
adhésion. Que les Parsis, les HiiuJous , les races d'Orient ,
se soient rencontrés dans certaines croyances, diversement
produites, de chute et de réparation , de sacrifice et d'at-
tente,de baptêmes, deconfessions, de nativités singulières,
cela lui suffit encore, mais cette fois pour rejeter ; de sorte
que la conformité d'opinion de quelques sages lui paraît
une preuve déterminante en morale, et que la convergence
universelle des peuples vers certaines croyances ou prati-
ques lui paraît une objection victorieuse contre toute re.
ligion. Préoccupé du christianisme atrabilaire de Nicole,
de Pascal et du dix huitième siècle, qui range le très-petit
nombre d'élus sur un pont étroit et dévoue le reste du
monde à l'abîme du feu, il commet lui même quelque
chose d'aualogue, sans y prendre garde; il sépare le très-
petit nombre des cages et de vérités, qu'il enferme dans
l'arche de sa théosophie, délaissant l'humanité entière sur
un océan d'erreurs, de rites bizarres et de vertiges : c'est
moins cruel qu'une damnation, mais presque aussi con-
tristant. M. de Sénancour n'a donc pas abordé la doctrine
vraiment catholique, depuis quinze ans surtout remise
en lumière, à savoir que le christianisme n'est que la rec-
titude de toutes les croyances universelles, l'axe centi-al
qui fixe le sens de toutes les déviations. Mais disons-le, si
notre reproche sincère tombe en plein sur plusieurs
écrits du respectable philosophe , les Méditations libres ,
LITTÉRATURE. 273
quoique rentrant clans sa même vue générale, échappent
tout à fait au blâme , grâce à l'esprit de condescendance
infinie et de mansuétude évangélique qui les a pénétrées.
C'est une sorte de vestibule hospitalier, un peu nu, fort
vaste , où aboutissent les diverses entrées du temple , et
dans lequel sont assis ou prosternés les antiques Orien-
taux, les anachorètes du Gange, Thamyris et Confucius,
Pj'thagore et Salomon , Marc-Aurèle et Nathan-le-Sage,
et même l'auteur voilé de V Imitalion; leur parole rare se
distingue lentement sous l'orgue lointain des sanctuafres.
Notre contemporain a raison de se donner après eux comme
un nouvel interprète des maximes delaloi perpétuelle ; les
vérités en passant par sa bouche empruntent une autorité
bien persuasive.; on apprécie mieux la suavité de ce baume,
connaissant les amertumes anciennes d'où il l'a su tirer ;
le solitaire des Rêveries, m'élevaut avec lui vers Dieu, me
transporte plus puissamment que JNecker n'y réussirait
tout d'abord. Il y a un chapitre sur V Immortalité qui ex-
pose des conjectures dignes de Lessing dans la langue de
Bernadin de Saint-Pierre. La forme littéraire et toute
classique du développement, la lenteur égale de chaque
paragraphe, se rapproche beaucoup de la manière du mo-
raliste Duguet dans le traité si bien écrit et si peu lu lie
/a Pr/è/e. Les retours indirects de l'auteur sur lui-même sont
attaclians et pleins d'inductions à tirer pour le lecteur
averti. Je recommande ce qu'il dit de sa mère au chapitre
des Fautes irréparables^ et, dans cclbi delà f^anité des
succès, ce qu'il dit des conquérans, allusion sans doute
éloignée à Napoléon, que Sénancour, pour plus brève sen-
tence , n'a peut-être jamais nommé. Je recommande tout
ce livre qui est une belle fin consolante â méditer , aliment
rassis qui apaise, breuvage indispensable après le philtre,
rosée du soir après un jour ténébreux, délicieuse â sentir,
en vértié, quand elle tombe sur un front brûlant qui fut
atteint du mal A^Oberman.
Saiktf. Beuvr.
u3.
\ vvv vvv \A/v \ va » VX \ XA VV\ VV\i V\A VVV VVV vvv vvv vvv vv% vvv vvv vvv vvv vvv vvv vvv
L'ORPHELINE ,
tt Br^Gis fc>n()ttc ^i^it nusnu U Dt?nf.
COMEDIE-PROVEBBE EN DEUX ACTES.
PERSONNAGES.
Mme D'YVARI. M'je MODESTE , gouvernante.
Lk colonel SINCLAIR. RENE , domestique du colonel.
EMMA , jeune créole. ROUSSEAU.', autre domestique .
M. DUFLOS, notaire.
(La icène se passe dans un château. — Le théâtre représente un salon.)
ACTE PREMIER.
SCÈNE I".
M"" MODESTE.
On ue dirait jamais que j'ai déjà fait deux fois ce ma-
tin moi-même ce salon de compagnie. Il y a de la pous-
sière partout. Il fait tant de \ent.{Elle appelle. ) Rous-
seau !.... Si le nouveau maître arrivait et qu'il vît cette
pièce dans l'état oii elle est, il s'imaginerait qu'on n'a pas
de soins. (Elle appelle.) Rousseau!.... Un monsieur de
Paris, ça doit être si près regardant. {Elle appelle plus
fort. ) Rousseau!
PROVERBE. 275
SCÈNE II.
Mlle MODESTE , ROLISSEAU.
ROUSSEAU.
Eh! bien, le voilà Rousseau. Que lui voulez-vous donc
de si presse ?
MADEMOISELLE MODESTE.
Donne vilement un coup de balai ici.
ROUSSEAU.
Ce n'est que cela. Je croyais que le teu était à la mai-
son. ( // sort. )
MADEMOISELLE MODESTE.
Je voudrais déjà savoir quelle figure a notre jeune maî-
tre. Un colonel ! ça doit être beau, ça doit être aimable,
ça doit être galant. (^ Rousseau , cfui rentre avec un ba-
lai. ) Rousseau , je ne veux plus qu'on m'appelle gouver-
nante. C'était bon du temps de notre vieux ; mais cela ne
ressemblerait a rien à présent que ce château appartient
à un jeune homme. Je serai concierge, femme de cliarge,
comme on voudra; mais pas gouvernante. (Elle brosse
les sièges tandis cjue Rousseau balaie. ) Nous allons voir
du changement , mon garçon , un grand changement.
ROUSSEAU.
Tant pis. Je nous trouvais bien comme nous étions.
MADEMOISELLE MODESTE.
Avec le défunt?
ROUSSEAU.
Je ne pense plus au défunt; il y a six mois qu'il est mort j
mais avec Ml'e Emma, qui est une maîtresse si gentille.
J'aurais voulu n'en changer jamais.
MADEMOISELLE MODESTE.
Mlle Emma, qui n'a jamais été notre maîtresse. Le dé-
funt l'a instituée gardienne de ses biens jusqu'à ce que son
neveu vînt les réclamer ; majs voilà tout. Ce n'est qu'une
étrangère.
276 REVUE DE PARIS.
KOL'SSEAU.
Êlrangère! une demoiselle que monsieur aimait comme
sa fille, qu'il soignait comnic la prunelle de ses yeux , et
qui ne lui a jamais rien coûté, oui dà; car je suis témoin
que monsieur a dit plus de vingt fois que le père de
Mlle Emma, en lui envoyant sa fille pour la faire élever
en France , lui avait fait toucher en même temps une très-
grosse somme d'argent.
r.lADEMOISELLE MODESTE.
Mais il n'y a pas de secret à cela, mon enfant, puisque
c'est dans le testament.
ROUSSEAU.
Eh bien donc ! pourquoi l'appelez-vous une étrangère?
Une étrangère est quelqu'un qui n'a rien , qu'on élève par
charité , une personne qui est à charge enfin.
MADEMOISELLE MODESTE.
Une étrangère est une personne qui n'est pas de la fa-
mille.
nOUSSEAU.
Une belle raison 1 Elle aurait été plus riche à elle seule
que notre défunt maître et son neveu tout ensemble, si son
père ne sélait pas noyé, lui et tout son bien, en revenant
d'Amérique.
MADEMOISELLE MODESTE.
Assurément.
ROUSSEAL'.
C'est donc la preuveque je dois m'intéressera elle plus-
qu'à ce neveu qui va venir prendre sa place , d'autant
que je n'ai pas grande idée de lui. H y a une chose cer-
taine d'abord , c'est que son oncle ne l'aimait pas.
MADEMOISELLE MODESTE.
Le défunt n'aimait personne.
ROUSSEAU.
11 aimait M"<= Emma.
MADEMOISELLE MODE.STE.
Elle est si patiente !
PROVERBE. 277
RO€SSlAU.
Voilà dix ans que vous êtes dans cette maison et vous
ne connaissez pas le colonel. Cependant monsieur lui a
écrit assez souvent pour l'engager à venir.
MADE.HOISELLE MODES TE.
Un militaire a des occupations.
ROUSSEAU.
Dans les petits grades; mais un colonel! S'il avait eu un
peu dame, est-ce qu'il aurait abandonné ainsi un pauvre
vieillard?
MADEMOISELLE MODESTE.
Il est vrai que le pauvre vieillard était si aimable !
ROUSSEAU.
Mon Dieul mademoiselle Modeste, vous lui en voulez
terriblement, et je ne vois pourtant pas qu'il vous ait si
mal traitée. Il vous a laissé une assez jolie rente pour l'a-
voir tourmenté comme vous avez fait ; moi qui étais
moins ancien , il ne m'a pas oublié non plus; et quand il
avait tant de raisons pour déshériter son neveu , il lui
laisse toute sa fortune; ce n'est pas là un monstre.
MADEMOISELLE MODESTE.
Parce que tu ne comptes pour rien le mauvais sang
que j'ai fait tout le temps que je l'ai servi. Va , va, j'ai
bien gagné ma rente; s'il t'a donné quelque chose, c'est
qu il ne pouvait pas l'emporter. Reste donc son neveu ,
pardi ! monsieur le colonel n'attendait pas après cela.
ROUSSEAU.
Il n'a pourtant pas renoncé à la succession.
MADEMOISELLE MODESTE.
Pourquoi y aurait-il lenoncé? mais tu vois qu'il ne s'est
pas beaucoup pressé pour venir en prendre possession.
(Juec un air de satisfaction.) Il va adermer ses terres,
à coup sûr; un colonel ne peut pas rester ici ; il gardera
seulement le château pour venir s'y divertir de loin à
loin avec ses amis ; et le reste du temps , nous serons
278 REVUE DE PARIS,
comme les maîtres. Le dimanche, nous ferons danser les
paysans devant la grille, comme faisait Mlle Emma, et je
compte bien aller à l'église dans le banc réservé.
ROUSSEAU.
Je n'ai pas l'imagination aussi flatteuse que vous. Aussi
ai-je averti Marie , si monsieur le colonel s'avisait de vou-
loir faire l'agréable avec elle, de ne pas barguigner à lui
demander son compte. Je me charge de lui trouver une
autre place , moi.
MADEMOISELLE MODESTE.
Quand il ferait l'agréable avec Marie , que t'importe.
ROUSSEAU.
Ecoutez, mademoiselle Modeste, Marie est une pauvre
fille; elle ne doit pas en savoir davantage.
MADEMOISELLE MODESTE.
Ah! mais Rousseau, te voilà dans les plus grands prin-
cipes. Tu vas peut-être me trouver trop parée, à mon tour.
ROUSSEAU.
Pour vous , il n'y a pas de danger.
MADEMOISELLE MODESTE.
Comment l'entends-tu , Rousseau ?
ROUSSEAU.
Vous avez de l'expérience.
MADEMOISELLE MODESTE.
Tu n'en sais rien , Rousseau. Mais j'ai au moins un ins-
tinct qui me dit qu'il faut aller selon le vent. Le défunt
était triste , maussade , il nous faisait tous damner pour
racheter ses vieux péchés , je m'étais faite revéche pour
avoir au moins l'avantage de pouvoir crier aussi de temps en
temps. A présent ce n'est plus cela ; voici un jeune homme
et je reprends mon caractère;je redeviens aimable, gaie,
bonne ; je me pare. ( Elle se promène en se donnant des
grâces.) Tu aimes mieux cela , j'en suis sûre.
ROUSSEAU.
Ça m'est à peu près égal.
PROVERBE. 279
MADEMOISELLE MODESTE, lui dounant Un petit soufflet.
Tu mens, Rousseau.
SCÈNE III.
• EMMA, ROUSSEAU, Mli« MODESTE.
EMMA , des clefs à la main.
Tenez , Rousseau , voici des clefs que vous donnerez à
M. Sainclair aussitôt son arrivée. {^ M''» Modeste. ) En
voici d'autres pour vous, mademoiselle Modeste.
MADEMOISELLE MODESTE.
Mais , mademoiselle , il me semble que rien ne pressait ;
vous n'allez pas nous quitter tout de suite ?
EMMA.
Pardonnez- moi, j'attends Mme d'Yvari, qui doit venir
me prendre pour m'emmener chez elle.
MADEMOISELLE MODESTE.
Vous ne verrez pas , monsieur ?
EMMA.
Pas aujourd'hui.... Au surplus, je n'en sais rien. Je ferai
ce que M™e d'Yvari me dira défaire.
MADEMOISELLE MODESTE.
Je vous prie, mademoiselle , de croire que cette sépa-
ration est un grand chagrin pour nous.
ROUSSEAU.
Pour moi, du moins , mademoiselle , et pour cette pau-
vre Marie, qui n'ose j)as venir vous faire ses adieux, tant
elle a pleuré ce luatin.
EMMA.
Elle a tort. Je ne vais qu'à une lieue d'ici.
ROUSSEAU.
C'est égal, mademoiselle. Nous ne vous entendions plus
chanter; nous ne vous verrons plus ni danser ni courir ;
280 REVUE DE PARIS.
nous ne pourrons plus rien faire pour vous. Quelle déso-
lation ! Enfin, j'ai encore plus de courage que Marie, je
puis vous parler, au lieu qu'elle ne le pourrait pas. Votre
cadeau lui a encore renouvelé son chagrin. Et moi, ma-
demoiselle, par quoi doncai-je mérité tout cetargent que
vous m'avez donné ? Je l'ai reçu sans savoir ce que je
faisais. Il est encore sur mon coffre.
EMMA , riant.
Il faut le mettre dedans, mon pauvre Rousseau ; il y
sera mieux.
ROL'SSEAi;.
C'est singulier, ce que c'est que l'attachement ; pardon,
mademoiselle ; j'ai beau savoir que vous vous en allez, je
ne peux pas le croire. Ca va être un autre qui sera notre
maître ; vous ne nous serez plus de rien ! les jambes m'en
tremblent. Nousétions si bien accoutumés à mademoiselle,
et nous craignons tant qu'il n'en soit pas de même avec
M. Sainclair.
MADEMOISELLE BIODESTE , d'un lon il'impoitancc.
Rousseau, voilà de ces choses qu'on ne doit jamais dire.
On peut regretter mademoiselle sans qu'il soit Ijesoin pour
cela de chercher à déprécier un maître que nous ne con-
naissons pas encore.
EMMA , gaiement.
Oui , oui , Rousseau , vous n'êtes pas assez savant pour
votre position.
MADEMOLSELLE MODESTE.
N'est-il pas vrai , mademoiselle ? Au lieu de se permet-
tre des jugeraens téméraires sur monsieur, occupons-nous
d'abord de lui plaire.
EMMA , rejjai-flant la toilette de Mlle Modeste.
Vous prêchez d'exemple , car vous n'avez rien négligé
pour cela.
MADEMOISELLE MODESTE.
Madeinolsello plaisante sur ma toilette.
PROVERBE. 28(
EMMA .
Non vraiment; elle est de devoir.
BOISSEAU , à part , en s'en allant.
Elle n'a pas perdu sa gaieté; c'est toujoui-s ça. (Il sort.)
SCÈNE IV.
EMMA, Mlle MODESTE.
MADEMOISET.I-E MODESTE.
Quoique je n'aurai plus l'honneur de demeurer avec
mademoiselle , je la prie de croire que je serai toujours à
sou service pour tout ce qui pourra dépendre de moi.
EMMA.
Je vous suis obligée.
MADtMOISELLE MODESTE.
J'ai bien pensé qu'à lage de mademoiselle , il ne serait
pas convenable qu'elle demeurât dans la maison d'un
jeune homme, puis.jue moi même j'ai hésité quelque temps
sur ce que j'avais à faire. Mais mademoiselle peut compter
sur un appartement au château toutes les fois que le co-
lonel sera absent. (£" /«ma iOî<r2£.)M "e d'Yvari passe pour
être très-impérieuse, très -exigeante , et mademoiselle ne
sait pas encore ce que c'est que d'être chez les autres.
EMMA.
Il entre bien dans mes projets de n'être jamais chez
personne.
MADEMOISELLE MODE.STE.
Ah ! que vous ferez bien. Du temps du défunt, j'aurais
souvent payé bien cher la liberté d'aller respirer sous un
autre toit que le sien.
EMMA.
J'avais toujours cru que vous lui étiez fort attachée.
.MADEMOLSELLE MODESTE.
S'il m'eût traitée comme il traitait mademoiselle, assu-
rémenl jeseraisune ingrate de parlerainsi; mais il y avait
TOME X. 24
282 REVUE DE PARIS.
une grande différence. Enûn, ce qui est passé est passé;
après la pluie vient le beau temps, comme on dit.
EMMA , lui donnant une bourse.
Cela me rappelle que j'avais sur moi cette bourse que
je vous destinais comme une gratiQcation , pour le temps
que vous m'avez servie.
MADEMOISELLE MODESTE , prenant la bourse.
Mais, mademoiselle....
EMMA.
Vous viendrez m'avertir aussitôt que M^e d'Yvari sera
arrivée.
{Elle sort.)
SCÈNE V.
Mi'e MODESTE ; un peu après , ROUSSEAU.
MADEMOISELLE MODESTE , Ouvrant la bourse.
C'est de l'or'. Elle a toujours été généreuse, c'est une
justice qu'on est forcé de lui rendre. Pauvre enfant!....
Elle est en âge de raison.... Lui faire des observations,
ce serait l'humilier. Dieu m'en préserve! elle est déjà assez
à plaindre. (Elle met la bourse dans sa poche.)
ROUSSEAU.
Voilà le valet de chambre du colonel qui arrive en cour-
rier, pour avertir que son maître sera ici dans une heure.
MADEMOISELLE MODESTE.
OÙ est-il ? L'as-tu fait rafraîchir ? Est-ce un jeune
homme ? a-t-ii l'air aimable ? (Elle se met deuant une
glace!) Rousseau , vois un peu si la pointe de mon fichu
estbiendans le milieu de mon dos, et mets-y cette épingle.
(Elle lui donne une épingle.) Réponds-moi donc.
ROUSSEAU
A quoi?
MADEMOISELLE MODESTE.
Quelle figure a ce valet de chambre?
PROVERBE. 283
ROUSSEAU.
Il a la figure de quelqu'un qui est las. Mais, teuez, le
voici.
SCÈNE VI.
RENÉ, Mlle MODESTE, ROUSSEAU.
RENÉ.
Vous êtes sans doute quelque chose dans cette maison ,
madame?
MADEMOISELLE MODESTE.
On m'appelle mademoiselle Modeste, monsieur. J'avais
toute la confiance de notre défunt maître.
RENÉ , se tournant vers Rousseau.
Vous lui apparteniez sans doute aussi?
ROUSSEAU.
Oui, monsieur.
RENÉ.
Eh bien! mon garçon, allez présenter les respects du co-
lonel à M"e Emma, et portez-lui cette lettre dont je suis
chargé pour elle.
(Rousseau prend la lettre et sort.)
SCÈNE VII.
RÉNÊ, Mii« EMMA
RENÉ
Quel âge a M"e Emma?
MADEMOISELLE MODESTE.
Dix-huit ans à peu près.
RENÉ.
Est-il vrai qu'elle soit jolie?
MADEMOISELLE MODESTE.
On le dit. Moi , je ne la trouve pas mal.
284 REVUE DE PARIS.
Et son caraclèie?
MADEMOISELLE MODESTE.
Est-ce qu'on a du caractère à cet âge-là ? M"« Emma
est fière et pas confiante le moins du monde.
RÉNL-.
Est-ce qu'elle vous cachait quelque chose?
MADEMOISELLE MODESTE.
Je ne^crois pas qu'elle eut rien à cacher.
11 n'y avait pas quelque soupirant dans les environs?
MADEMOISELLE MODESTE.
Pour cela, pas du tout.
RENÉ.
Mon maître en avait l'idtfe.
MADEMOISELLE MODESTE.
Il ne connaît pas M'i' Emma. Elle a beau être gaie,
elle est comme moi, elle est très-difficile. 11 ne faut pas
croire que , parce qu'on est agréable et d'un abord pré-
venant, on soit femme à se jeter à la tête. J'étudie les
gens d'abord.
RENÉ , à lui-même.
Je crois que mon maître n'en sei'a pas fâché.
MAD EMOISELLE MODESTE.
Ne sera pas fâché de ce que j'étudie les gens?
RENÉ.
Je vous demande pardon; mais je pense à autre chose...
MADEMOISELLE MODESTE.
C'est fort mal dépenser à autre chose quand je vous
parle.
RENÉ.
Ainsi M"» Emma n'a pas d'amoureux ?
PROVERBE. 285
MADEMOISELLE MODESTE.
Pas plus que moi. Ce n'est pas que si ou eût voulu les
cScoutcr...
RENÉ.
11 s'en était donc présenté quelques-uns ?
MADEMOISELLE MODESTE.
Plus de dix, et presque tous régisseurs.
RENÉ.
Des régisseurs pour M"e Emma.
MADEMOISELLE MODESTE.
Qui vous parle de M^e Emma ?
RENÉ.
De qui parlez-vous donc?
MADEMOISELLE MODESTE.
C'est moi qui ai refusé des régisseurs.
RENÉ.
A propos de quoi me dites-vous cela ?
MADEMOISELLE MODESTE , avec liunieur.
C'est afin que vous le sachiez.
RENÉ , la regardant avec étonnement.
A la bonne heure. Je vais faire un tour dans la maison
en attendant mon maître. {A part en s^en allant. ) Cette
demoiselle Modeste ne me paraît pas avoir la tête bien
saine. ( Il sort. )
SCÈNE Vill.
Mi'<^ MODESTE, enstjite Mn-^D'YVARI et EMMA.
MADEMOISELLE MODESTE. *
Qu*est-ce qu'il a donc ce jeune homme-là ? Il était
fatigué ; il faut attendre.
EMMA.
Partirons-nous tout de suite, madame, ou faut-il faire
dételer vos chevaux ?
2^.
286 REVUE DE PARIS.
MADAME D'yVABI.
Ne m'aviez-vous pas demandé comme une grâce de
venir vous prendre avant l'arrivée du jeune Sinclair? Son
voyage est-il retardé?
EMMA.
Il sera ici avant une heure- Voici le billet dont son
courrier était chai-gé pour moi. {Elle lit.)
« Mademoiselle,
« Depuis dix ans vous n'avez entendu parler de moi que
» par mon oncle , et vous devez en avoir entendu dire bien
» du mal. » C'est vrai !
MADAME D'YVARI.
Bast ! le bonhomme Sinclair disait toujours la même
chose. Continuez,
EMMA , lisant.
« Cela nie rend timide pour me présenter devant vous. »
WADAME^n'VVAISl.
Un colonel timide ! c'est curieux.
EMMA , lisant.
« J'ai calculé mon voyage pour arriver à l'heure du dî-
» uer , espérant que vous aurez la bonté de m'admettre au
n nombie des convives que vous pourrez avoir en ce mo-
» ment, ce qui vous épargnerait ainsi qu'à moi l'embarras
» d'une première entrevue. Si vous me refusez , je ne ferai
ïi que traverser le château pour me rendre à la ville, où
» j'attendrai vos ordres. )> — Je vous demande mainte-
nant ce que je dois faire.
MADAME d'YVARI.
Rien de plus simple; nous l'attendrons et nous lui don-
nerons à dîner. Jusqu'à la conclusion des aliaires que vous
avez à débattre, vous êtes toujours ici chez vous. Il y a
de la grâce à lui à se l'être rappelé, et j'en tire un augure
favorable. Nous devons le ménager pour vos intérêts; un
refus serait dangereux , et si nous fuyions à son approche
il s'imaginerait que nous le craignons.
PROVERBE 287
EMMA, -^ Mlle Modeste.
Vous avez entendu, mademoiselle Modeste. Faites-moi
le plaisir d'aller dire que j'attends du monde, et qu'on
soit prêt à servir dans une heure. ( M"e Modeste sort. )
SCÈNE IX.
EMMA, Mu^e D'YVARI.
MADAME D'ïVARI. j
Mon avis avait toujours ^éte d'attendre le colonel de
pied ferme, et de savoir tout de suite les arrangemens
qu'il veut prendre.
EMMA.
Quoi ! sans lui donner le temps de respirer I
J MADAME D'yVARI.
Il respirera tant qu'il voudra,
EMMA.
Aloi's je suis tranquille.
MADAME d'VVARI. ;
Laissez-vous donc conduire, ma chère. Voudriez-vous
traiter ceci comme un roman? Les affaires doivent se
faire comme des affaires. J'ai mande à Dullos, le notaire
du vieux Sinclair et le mien , de se trouver ici ce matin,
et je l'attends' pour concerter avec lui les mesures à pren-
dre en cas de tergiversations de la part du colonel.
EMMA.
C'est un assaut que nous lui préparons.
madame d'ïvari.
Vous êtes par trop légère , il faut que je vous le dise.
Cette circonstance est pourtant très-importante pour
vous; il y va de votre avenir. Vous ne pouvez pas vous
déshabituer d'êlre créole.
EMJIA.
Ce serait difficile.
28« BEVUE DE PARTS.
MADAME D'ïVARI.
Vous regardez l'existence comme un jeu d'enfant. Il y
a cependant des choses qui demandent de la reflexion. Je
ne connais de durable dans ce monde que les stipulations
bien faites. J'ai perdu deux maris, à peine m'en suis-je
apei'çue. Pouiquoi ? Parce que mes parens , dans le pre-
mier contrat de mariage , moi dans le second , nous avions
prévu toutes les clauses qui pouvaient assurer ma tran-
quillité.
EMMA.
Je ne croyais pas tant de vertu aux écritures des no-
taiies.
MADAME d'YVARI.
Tout est pourtant là, mon enfant. Le sentiment, les
délicatesses en affaires sont des choses pitoyables. J'ai
repoussé ini mariage d'inclination, moi, positivement
parce que c'était un mariage d'inclination et que je pré-
voyais qu'il y aurait du laisser-aller. Il ne faut pas de
laisser-aller; retenez cela comme maxime générale.
EMMA.
Certainement je ne l'oublierai pas.
MADAME d'YVARI.
Jusqu'à ce que tout soit terminé entre vous et M. Sin-
clair, vous êtes respectivement dans la position de deux
ennemis.
EMMA.
Vous m'effrayez.
MADAME d'YVARI.
Quel étrange testament a fait ce vieux fou ! il vous
chérissait, il ne vous laisse rien ; il se contente de recon-
naître qu'il vous doit , puis voilà tout. Redites-moi donc
comment cela est arrangé.
EMMA.
Vous allez me gronder. Je sais fort bien l'article qui
me concerne , quand il m'arrive d'y penser ; mais quand
e veux l'expliquer, cela m'est impossible . '
PROVERBE. 289
JIADAME D'.VVABI.
Je ne vous gronderai pas ; mais en vérité' , quand on
voit tous les jours tant de gens qui s'évertuent à expliquer
des choses qu'ils ne savent pas , j'ai peine à comprendre
que vous ne puissiez pas expliquer ce (]ue vous prétendez
savoir.
EMMA.
Voulez-vous que j'aille vous chercher le papier où tout
cela est écrit ?
MADAME D'YVARI.
Allez- y , mon cœur, et tâchez d'accoutumer tout douce-
ment votre mémoire à retenir ce qui vaut la peine d'être
retenu. Vous n'avez plus ce vieux M. Sinclair qui n'a
jamais été bon que pour vous, et qui vous gâtait depuis
le matin jusqu'au soir; vous n'avez plus de parens, je
pourrais presque dire plus d'amis.
EMMA.
Je commence à le croire.
MADAME D'ïVARI.
C'est donc une raison pour ne pas être aussi insouciante
que vous l'êtes. De toutes les personnes qui venaient ici et
qui ont pensé à vous donner un asile après la mort de M-
Sinclair, j'étais sans contredit celle qui pouvait le faire
avec plus de fruit pour vous. ÎNIa maison est honorable; il
y règne un ton et des manières dont vous pourrez profiter;
mais pour vos affaires d'intérêt , je ne puis pas m'en mêler
toute seule ; il faudra bien que vous m'aidiez.
EMMA.
Je vais d'abord aller chercher le papier que vous me
demandez, (y^/'rtrf. ^ Voilà une protection qui commence
à me faire trembler. ( Elle sort. )
SCÈNE X.
MADAME d'YVARI.
Qu'il serait commode de ne rien faire que d'après la
raison ! mais le monde est là qui vous impose de grands
^90 REVl'E DE PARIS.
sentinicns qu'il faut bien avoir l'air d'adopter pour sa
propre considération , et dont souvent on ne tarde pas à
se repentir. Patience ! avec une tète aussi légère que celle
d'Emma, il faudrait que j'eusse bien du malheur si les
torts étaient de mon côté le jour inévitable où il faudra
nous séparer.
SCÈNE XI.
Mme D'YVARI, M. DUFLOS.
MADAME u'YVARI.
Ah! bonjour , monsieur Duflos. J'avais peur que vous
ne m'eussiez oubliée.
M. DUFLOS,
Ma mémoire n'a pas assez mauvais goût pour cela.
MADAME d'YVARI.
Vous autres notaires, vous avez tant d'affaires et d'af-
faires imprévues Eh bien! le colonel arrive; un de ses
gens est déjà ici. Il nous a fait demander à dîner; vous
serez des nôtres; nous avons tant besoin de vos lumières!
, M. DUFLOS.
Elles pâliront devant les vôtres.
MADAME D'ïVARI.
Ne plaisantez pas. S'il ne fallait que vouloir dans les
affaires, je n'aurais besoin de personne assurément. Mais
il y a des formes, souvent de la mauvaise foi. Ce serait
bien le moment de revoir ce testament. Je ne sais pas ce
qui distx-ait Emma; mais je parierais qu'elle a oublié
qu'elle était sortie pour le chercher.
M. DUFLOS.
Je l'ai sur moi. ( // tire un papier. )
'■ MADAME d'YVARI.
Voilà ce qui s'appelle un homme exact.
PROVERBE. 291
M. DUFLOS.
Prévoir tous vos désirs est mon unique affaire.
MADAME D'YVARI.
Et de la littérature avec cela!... Voyons le testament.
M. DUFLOS , lisant entre ses dents.
Hum, hum, hum. (Haut.) Ah! m'y voici.
« Bien que je n'aime pas , et que je n'aie jamais aimé
« mon neveu, Charles-Hippolyte Sinclair. « C'est la haine
des Atrides.
MADAME D'YVART.
En affaires, je ne m'attache qu'au positif. Passez les
phrases.
M. DUFLOS.
« Comme il est mon pkis proche parent, et que tous
î) les biens que je possède me viennent de notre famille
» commune, je l'institue mon légataire universel, à la
n charge de payer les pensions que je fais à mes domes-
>i tique. »
MADAME D'YVARI.
Quelle sottise de laisser des pensions à ces gens-là ! je
dis au contraire aux miens: aimez-moi bien de mon vi-
vant; car, après moi, vous n'auriez rien.
M. DUFLOS.
Cependant, l'espoir de ne pas être oubliés les tient en
respect; ils sont plus attachés.
madame'd'yvari.
Pas du tout. On les paie en conséquence , tant pour être
aimé, tant pour être respecté. Continuez.
M. DUFLOS.
«Que je fais à mes domestiques et d'acquitter (ceci
ti nous regarde) et d'acquitter la seule dette que je re-
n connaisse et dont je fais la déclaration dans les termes
n suivans :
» Lorsque ma chère Emma de Castelbori me fut envoyée
n par son père, il me fit tenir une somme dc4o,ooo francs
n que j'étais autorisé à dépenser pour son éducation. Ce
292 REVUE DE PARIS.
» père , mon meilleur ami, ayant péri avec toute sa l'or-
» tune, deux ans après, en repassant en France, ma
« femme et moi, nous décidâmes que nous ferions les frais
n de l'éducalion de notre bien-aimee , et que les intérêts
» de la somme qui lui appartenait seraient replacés clia-
'1 que année à son profit. »
MADAME D'ïVARI.
Fort bien.
M. DUFLOS.
« Quoique cela n'ait jamais été fait d'une manière dis-
» tincle , je ne m'en reconnais pas moins débiteur du prin-
» cipal et des intérêts.
, fl Ma volonté expresse est que ma bien-aimée Thérèse -
» Emma de Castelbon reste dans ma terre de Laugcl ,
» qu'elle en jouisse comme dune chose lui appartenant,
« sans devoir aucun compte à personne, jusqu'au jour
n où mon neveu viendra en prendre possession, et aura
» dans la journée même...
MADAME d'ïVARI.
Dans la journée même ! je le savais bien.
M. DUFLOS.
« Et aura dans la journée même réglé avec ma bien-
n aimée Thérèse-Emma de manière qu'elle soit satisfaite
» et qu'elle le signe dans un acte passé par-devant no-
» taire. »
MADAME D'YVARI.
C'est clair comme le jour. Je n'aurais pas cru le vieux
Sinclair capable d'une rédaction aussi nette. Cette chère
enfant ! c'est plus de 60,000 fr. qui lui reviennent. Au
surplus, on ne peut pas mieux placer un bienfait. Je ne
devine pas sur quoi le colonel pourrait chicaner.
M. DLFLOS.
11 est militaire, M"" Emma est si jolie! Mars a-l-il ja-
mais rien contesté à Vénus?
PROVERBE. 293
MADAME D'YVARI.
Il n'y avait pas d'affaires dans ce temps-là. Est-ce que
vous ne trouvez pas ce testament sans re'plique? Songez
donc que nie voilà chargée d'une petite idole qui a été
élevée comme une princesse, et qu'on ne peut pas trop ma-
rier au premier venu. L'intention du testateur me parait
péremptoire.
M. DUFLOS.
Je n'y vois aucune clause coércitive cependant. Oa
indique bien au colonel ce qu'il doit faire; on ajoute que
Ml'« Emma ne signera un acte devant notaire que dans
le cas où elle serait satisfaite; mais si le colonel élève des
difficultés, M'ie Emma, qui ne pourra être satisfaite, ne
signera rien, et tout restera là.
MADAME D'ïVARI.
Elle a bien cette lettre que le vieux Sinclair mourant
lui a remise pour ne l'ouvrir qu'à la dernière extrémité.
M. DUFLOS.
Sans doute ; mais que contient cette lettre ?
MADAME d'yVARI.
Je n'en sais rien. Je l'aurais ouverte vingt fois, moi.
Je me méGe tant de ce vieux Sinclair, que je ne serais pas
étonnée qu'il détruisît par cette lettre tout ce qu'il a fait
dans le testament. Il est bien ridicule à Emana de ne pas
me donner la satisfaction de briser le cachet de ce mé-
chant chiffon de papier.
M. DUFLOS.
Elle ne doit l'ouvrir qu'à la dernière extrémité.
MADAME D'îVABI.
Qui est-ce qui sera juge de celte dernière extrémité?
Je vais monter chez elle et vous l'envoyer. Tâchez, mou-
sieur Duflos , de lui mettre quelques grains de rai on dans
la tête et de lui faire comprendre que, malgré toute la
bonne volonté que je puis avoir pour elle , son soi t ne sera
cependant que ce qu'elle le fera. {Elle snrt. )
TOME X. 25
294 REVUE DE PARIS.
SCÈNE XII.
M. DUFLOS.
Il est impossible de montrer plus d'empressement à
sortir d'une bonne action ; et, avant de l'avoir reçue chez
elle , Mme d'Yvari voudrait déjà que la petite créole en
fût dehors. Ah ! s'il était permis à un notaire d'être
amoureux comme un autre homme , malgré l'incertitude
du sort de cette jeune personne, je l'épouserais bien, moi.
Aucun de'mes confrères, à vingt lieues à la ronde, ne pour-
rait se vanter d'avoir une femme comme la mienne. De
la grâce , de l'amabilité, des talons; ce serait toutà-fait
comme une femme de notaire de Paris. Mais la dot n'est
pas hors de tout conteste, et je ne voudrais pas me brouil-
ler avec le colonel. Un homme riche, qui peut s'arrondir
dans ce pays-ci, n'est pas un client à dédafgHcr. Tout est
dilemme dans ce monde. La voici. Combien elle est jolie. !
SCÈNE XIII.
EMMA , M. DUFLOS
Madame d'Yvari m'a dit que vous désiriez me parler,
monsieur Duflos.
M. DUFLOS.
Eh! qui ne le désirerait pas, mademoiselle?
EMMA.
C'est sans doute d'affaires sérieuses. Mais puisque vous
et M" e d'Yvari vous les entendez si bien et quej moi je
les comprends si mal, à quoi puis-je vous servir?
M, DUFLOS.
Vous les comprendriez mieu.x que Thémis clic même ^
41 vous le vouliez réellement.
PROVERBE. 295
EMMA.
On veut que je sois intéressée , je ne le suis pas ; que
j'aie des inquiëludes , ce n'est pas dans mon caractère.
On me peint M. Sinclair comme un homme dont je dois
me méfier, j'allends au inoins que je l'aie vu. Il est cer-
tain (}ue son oncle a voulu assurer mon sort; s'il s'est
trompé dans l'expression de sa volonté, s'il n'a pas choisi
de termes assez précis, que puis-je y faire?
M. DUFLOS.
Mais ceux qui s'intéressent à vous plus que vous ne
vous y intéressez vous-même ne doivent-ils pas vous cou-
vrir de leur égide?
EiMMA.
Je ne puis mieux vous prouver ma reconnaissance qu'en
vous laissant absolument le maître de faire tout ce que
vous voudrez.
M. DUFLOS.
C'est qu'il faudrait au contraire que vous eussiez l'air
d'agir seule , de votre propre mouvement, sans parler au-
cunement des conseils que vous recevriez de nous.
EMMJk.
Je ne vois pas pourquoi. Vous êtes notaire ; je vous
charge de traiter pour moi une affaire qui est de votre
ressort; rien n'est si naturel.
M. DCFLOS.
Pardonnez- moi. Que vous preniez un intermédiaire ,
rien n'empêche le colonel d'en prendre un de sou côté ;
alors c'est à l'infini. Au lieu qu'une jeune et jolie per-
sonne....
EMMA.
Ma prétendue beauté seraitun faible arguraent,je'croi s,
contre un homme capable de méconnaître les intentions
du testateur. D'ailleurs je ne veux pas de grâce. Quelque
sort que le ciel me réserve, je serai heureuse pourvu
que je sois tranquille.
296 REVUE DE PARIS.
M. DU F LOS.
Nous sommes loin de l'âge d'or malliéurcusemeut , et
la tranquillité est un bien qu'on ne peut plus avoir sans
les dons de la fortune.
EMMA.
Eh bien! monsieur Duflos , tàcliez de ra'avoir les dons
de la fortune.
M. DtIFLOS.
Je ne vous cache pas qu'il me serait pénible de débuter
avec M. Sinclair par des hostilités.
EMMA , souriant.
Je comprends. Mais cette raison est peut-être aussi la
mienne pour éviter de traiter directement avec lui.
M. DUFLOS.
Votre position est toute difl'érente, et vous n'avez rien
à ménager.
EMMA , avec gaieté.
Je ris , parce que je vois que toute notre conversation
se bornera à ce que vous me permettiez de faire mes
affaires moi-même.
M. DUFLOS , embarrassé.
Ce n'est pas cela.
EMMA.
A peu près. M. Sinclair y gagnera assurément.
M. DUFLOS.
Mais il ne faut pas qu'il y gagne.
EMMA.
Lui ou moi , qu'importe ?
M. DUFLOS.
Cela fait une grande différence. Ne méprisez donc pas
ainsi les faveurs de Plutus. Le dieu d'hymen et lui sont
presque inséparables. Comme notaire, je suis à même de
voir que le mérite seul ne décide plus les unions : un peu
d'or complette bien ;des charmes , et cela est si vrai que
ce qu'on appelle mariage d'inclination est presque toujours
blâmé dans un homme dont l'état demande de la gravité.
PROVERBE. 297
EMMA.
Je ne vols alors qu'un parti à prendre, M-Duflos: c'est»
dans la supposition où je voudrais me marier, de faire des
vœux pour que le ciel m'adresse un mari qui ne soit pas
grave.
M. DUFLOS , avec expression.
Et vous éLes cependant comblée de tous les dons qui
peuvent assurer le bonheur.
EJMMA.
Sauf le plus précieux de tous , la fortune.
M. DDFLOS.
Je n'iiéslte plus , mademoiselle. Autorisez-moi seulement
à traiter avec M. Sinclair, comme un homme à qui vous
voulez bien laisser des espérances, et j'ai la conviction
que mes, efforts, encouragés par une récompense aussi
belle, ne seront pas sans succès.
EMMA, sérieiisemeut .
Vous avez eu tort d'hésiter si long-temps à me parler
ainsi , monsieur ; j'aurais cessé plus tôt de recourir à votre
assistance. Sans être aussi romanesque que le prétend
Mme j'Yvari ^ je ne puis cependant me défendre de quelque
humiliation . en pensant aux combats que vous avez eus
à soutenir avant de me faire une proposition qui, plus
désintéressée , m'aurait paru fort honorable.
( Elle sort. )
SCÈNE XIV.
M. DUFLOS j SEUL. ( Il parcourt le théâtre.)
Elle s'en va ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Elle ne m'a
donc pas compris? que parle-t-elle d'humiliation? Il est
impossible de mettre phis de réserve que je n'en ai mis.
Je m'engageais à l'épouser sans être assuré de «a fortune ;
on ne peut pas mieux faire. Après tout, c'est peut-être
298 [REVUE DE PARIS,
un service qu'elle me rend; je n'avais pas assez m ùii cette
idée, et les résolutions subites pèchent toujours par
quelque chose.
SCÈNE XV.
Mme D'YVARI, M. DUFLOS.
MADAME d'ïVARI.
Que s'est-il donc passe entre vous et Emma? Elle est
venue me retrouver avec une figure toute singulière; et ,
sur la première question que je lui ai faite, elle s'est
mise à rire comme une petite folle, sans que j'aie pu en
tirer un seul mot. Je finirai par croire qu'il n'y a rien
dans cette tête-là. Êtes-vousai: moins convenus de quelque
chose ensemble?
M. DtFLOS.
De rien.
MADAME D'YVARt.
De rien! mais que pense-t-elle qu'elle deviendra si le
colonel serefu-e à tout arrangement?
M. DOFLOS.
Elle vivra tranquille.
MADAME d'vVARI.
Chez moi !
M. DIFLOS.
Apparemment.
MADAME d'ïVARI.
C'est fort commode. M. Duflos,ilfautabsolumentmeltre
les fers au feu auprès M. Sinclair. De quoi s'agit il? de
plus ou moins d'intérêts pom- cette somme de quarante
mille francs? car, voilà tout. Elle aura toujours dequoi vivre
tranquille. Pensez donc que je ne puis pas me vouer à
avoir continuellement une jeune personne avec moi ; je
n'étais pas destinée à cela, puisque le ciel ne m'a pas donné
d'enfant. Surtout une indolente qui ne s'émeut de rien,
qui ne sera bonne à rien. Et puis, elle voudra se marier;
elles veulent toutes se marier Vous en a-t elle i)arlc ?
PROVERBE. 299
M. DUFLOS.
Peu.
MADAME B'yVARt.
Vous voyez bien; elle y songe déjà. Ah! juste ciel , dans
quel embarras me suis-je fourrée ?
SCÈNE XVI.
Mme D'YVARI, M. DUFLOS, MHe MODESTE.
MADAME d'yvari , à Mlle Modeste.
Qu'est-ce ?
MADEMOISELLE MODESTE.
Madame, je viens vous prévenir que monsieur le colonel
est arrivé. Il est monté dans une ciiambre, avec Rousseau ,
pour quitter son habit de voyage, et vous allez le voir
paraître dans l'instant .
MADA:tiE d'vvari.
Lui avez-vous parlé ?
MADEMOISELLE MODESTE.
Oui , madame , j'ai eu cet honneur-là. C'est un beau
brun, avec des moustaches les plus jolies du monde, et (jui
a l'air excessivement gracieux.
MADAME d'yvari.
Il a l'air gracieux. Entendez-vous, monsieur Duflos?
C'est toujours bon. {A Mlle Modeste.) Vous a-t-il ques-
tionnée sur M'ie Emma?
MADEMOISELLE MODESTE.
Je le crois bien, madame. Mais Rousseau, qui est hardi
comme un page aujourd'hui , ne m'a pas laissé répondre ,
et je suis sûre qu'il va ennuyer monsieur tout le temps
qu'ils seront ensemble Certainement j'aurais fait l'éloge de
mademoiselle aussi bien que Rousseau pourra le faire ;
mais je n'aurais pas pu m'empêcher d'ajouter quelques
mois sur la bonté de madame.
MADAMr; d'yvari.
Sait il que nous sommes ici, M. Duflos et moi?
300 REVUE DE PARIS.
MADEMOISELLE MOEESTE.
Oui , madame. Il a vu les chevaux de madame et le ca-
briolet de M. Duflos, et il a eu la politesse de demander
à qui ils appartenaient ; je me suis permis alors de lui
répondre que c'étaient les chevaux de Mme la baronne
d'Yvariet le cabriolet de M. Duflos, le plus habile notaire
du département. Il a daigné sourire.
MADAME d'ïVARI.
C'est au mieux , mademoiselle Modeste.
MADEMOISELLE MODESTE.
Madame veut-elle que je monte chez mademoiselle?
MADAME D'ïYARI.
Oui , oui. Dites-lui de descendre au salon tout de suite.
{Mlle Modeste sort.)
SCÈNE XVII.
Ma.e D'YVARI , M. DUFLOS.
MADAME D'YVAKI.
Nous allons donc enfin nous trouver en face de ce terrible
adversaire. Il a la prétention d'être gracieux ; cela me
donne de l'espoir. J'aime assez en affaires les gens qui se
piquent de politesse et de belles manières : on en tire
toujours meilleur parti. Lui parlerez-vous d'abord tout
seul; lui parlerons-nous tous les deux, ou faut-il qu'Emma
soit présente à ce premier entretien ?
M. DUFLOS.
J'aimerais mieux être quelques instans tête à tête avec
lui.
MADAME D'WARI.
Comme vous voudrez , monsieur Duflos. Au fond , c'est
peut-être mieux ; mais convenons bien de nos faits, tl ne
s'agit plus de i-efuser quelques qualités à Emma ; il faut
qu'elle les ait toutes , la montrer environnée d'un intérêt
PROVERBE. 301
gênerai, cela lui imposera; parler beaucoup de l'attache-
ment extraordinaire que le vieil oncle avait pour elle, me
peindre comme lui continuant les mêmes sentimens et
prête à faire tous les sacrifices pour soutenir les droits de
mon enfant d'adoption. lia dû prendre des renseignemens
sur moi depuis que je lui ai écrit au nom d'Emma; et je
compte qu'il fera quelques réflexions avant d'entrer en
lice avec une personne extrêmement bonne , mais infati-
gable pour la réussite de ce qu'elle s'est mis dans la tête.
M. DUFLOS.
C'est à peu près cela que je voulais lui dire.
MADAME D'VVARI.
Ajoutez que sur cinq procès que j'ai eus, je n'en ai perdu
qu'un.
M. DUFLOS.
Nous verrons si c'est nécessaire.
MADAME D'ïVARI.
Que j'ai des connaissances partout, et que la justice ne
me refuse presque rien.
M. DUrLOS.
Peut-être ne serons-nous pas obligés d'aller jusque là.
MADAME D'YVARI.
Ce sont des préliminaires qui ne nuisent jamais, mon-
sieur Duflos.
M, DUFLOS.
S'il est aussi gracieux qu'on le dit , il ne faut pourtant
pas lui inspirer le désir de résister.
MADAME d'YVARI.
Vous avez raison , vous avez raison. J'avais oublié qu'il
se piquait d'être gracieux. Mais vous verrez bien vite jus-
qu'où va sa gracieuseté, et dans le cas où ce ne serait que
des grimaces...
M. DUFLOS.
Soyez sans inquiétude.
302 KEVUE DE PARIS.
MABAME d'YVARI,
Je ne veux ni ne puis garder Emma indefiiiinicut; il
faut donc qu'elle ait les moyens de s'établir, et ces moyens-
là il n'y a que rexécution du testament qui puisse les lui
donner; donc il faut que le testament s'exécute.
SCÈNE XVIII.
EMMA, M-ne D'YVARI, M. DUFLOS.
MADAME D'ïVARI.
Venez donc , ma chère amie. Je craignais que vous ne
descendissiez pas à temps. Il est bon que le colonel vous
trouve entourée de ceux qui prennent intérêt .i vous. Sur
mon invitation , M. Duflos nous fait le plaisir de rester à
dîner.
EMIVIA.
Je l'eu remercie bien sincèrement.
M. DUFLOS.
Ah! mademoiselle.
MADAME d'y VAKl.
Vous êtes un peu pâle.
EMMA.
J'avoue que je ne suis pas sans émotion. Un nouveau
propriétaire dans cette maison me rappelle des souvenirs. . . .
MADAME d'YVARI.
J'aurais cru que vous vous seriez occupée de votre toi-
lette.
E.MMA.
Ah! madame , celle que j'avais faite pour aller chez vous
suffit. Que n'y sommes-nous déjà !
MADAME d'YVARI.
Je ne vous conçois pas; gaie quand il faut être sérieuse ,
triste quand il faudrait au moins paraître calme. ..^On n'est
jamais sûr de rien avec vous. Allons , ma chère petite ,
PROVERBE . 203
faites bonne contenance , ou je ne saurai plus moi-même
quel accueil faire au colonel.
SCÈNE XIX.
Mme D'YVARI, M. DUFLOS, EMMA, LE COLONEL
SINCLAIR.
ROUSSEAU , annonçant.
Monsieur le colonel Sinclair. (Il sort. — Le colonel salue
il/me d'Yuari, ensuite Emma en la regardant auec curio-
sité, puis jM. Du/Ios. — Un moment de silence.)
LE COLONEL.
Aux lettres pleines de sensibilité que j'ai reçues de
M™* d'Yvari , je ne puis douter que je n'aie l'honneur de
la saluer. Dans une circonstance douloureuse pour moi et
pour tous les amis de mon oncle , elle n'aura pas voulu
abandonner l'enfant de son adoption. Je la prie d'agréer
la vive expression de ma reconnaissance.
MADAJIE D'YVAKI.
Monsieur le colonel , il est des devoirs dont l'accom-
plissement porte eu eux-mêmes leur récompense. Monsieur
votre oncle était tiès-aimé dans cette province, et nos
sentimens se réunissent sans effort sur l'objet de son af-
fection.
LE COLONEL.
Il n'y a rien pour moi dans cette justice madame; mais
je m'efforcerai...
MADAME d'y VA RI.
Vous donnez à mes paroles un sens qu'elles n'avaient
pas, colonel. ÇiMoment de silence.) Je vous présente M.
Duflos, notaire de monsieur votre oncle et honoré de la
confiance de tous les grands propriétaires tle ce départe-
ment.
LE COLONEL.
J'espère qu'à ce titre j'aurai le droit d'offrir la mienne
à monsieur.
304 * REVUE DE PARIS.
M. DtIFLOS.
Mon plus grand désir sera de la justifier.
{Moment de silence.)
m.vdame'd'yvari.
Votre voyage s'est fait heureusement , colonel ?
RENÉ, nne'serviette sous le bras.
Ces dames sont servies. [Il sort. — Le colonel s^avance
pour présenter la main à Emma ; mais il s'arrête et V of-
fre à madame d'Yuari. M. Dujlos donne la sienne à Em-
ma , <^ui est restée rêi^euse pendant toute cette scène.)
Th. Leclercq.
(Le second et dernier acte page 348.)
4^1iris>
— L'influence de la saison l'emporte , et vainement la
politique continue à élever la voix, elle n'est plus seule
écoutée dans les salons. Nous avons vu un pocte classique
occuper l'attention toute une soirée par la lecture de
trois chants de poème, et à peine échappés sains et saufs
deceguet-apens, nous sommes tombés le lendemain dans un
autre chez une dame qui a cru agréablement surprendre sa
société en lui procurant la confidentielle communication
d'un drame romantique en portefeuille, semi-bouflbn et se-
mi-horrible. Heureusement ces mystifications-là sont rares.
Les invitations de bal ont plus généralement rempli les
salons pendant la semaine qui vient de 6nir, et l'on s'y
est surtout entretenu des bals nouveaux annoncés pour la
semaine qui va commencer : celui du président du con-
seil , entre autres, n'occupe guère moins que la discussion
du budget et les nouvelles de la conférence. Le zèle des
ddmes paironnesses a déjà placé un nombre considérable
de billets pour le bal de l'Opéra L'Académie n'en pro-
teste pas moins contrel'importation anti-française du titre
que prennent les patronnes des indigens; ce barbarisme
était en effet assez inutile dans la langue.
Anniversaire de la. mort de Molière. — « Nous aimons
à proclamer Molière le premier des auteurs comiques.
Son génie naturel , ses études particulières , sa vivacité
toute française, sa profonde connaissance du cœur humain,
sou incomparal)le facilité pour exprimer une idée ou une
TOME X. 2G
30G REVUE DE PARIS,
image plaisautes , tout enfin non-seulement le place à la
tête des auteurs de son piys , mais encore lui assure la
même supériorité parmi ceux, des autres nations. î> Cet
e'ioge est bon à citer ; il vient d'un pays où l'on adore
Shakespeare, et où Shakespeare est un dieu jaloux. II
vient du pays de Wai ter-Scott , et il est de Walter-Scott
lui-même, qui n'a pas été toujours si impartial pour les
gloires françaises. A défaut d'un jubilé en l'honneur de
Molière , comme celui des Anglais en l'honneur de leur
Shakespeare , on ne saurait trop applaudir à cet anniver-
saire, que nos théâtres célèbrent chacun à leur manière.
Cette année , de la solennité d'usage dans la rue de Ri-
chelieu on a fait le bénéfice de l'une de nos actrices les
plus agréables, M'ie Rose Dupuis, et, s'il faut le dire,
ce n'est pas la pièce de circonstance qui a été le plus
goûtée du public. Vainement le nuage d'Amphytrionnous
a ramené Molière lui-même de l'empirée classique , pour
assister au couronnement de son busie, cette apparition
n'a pas fait fortune comme celle de quelques acteurs
morts, hélas! depuis quelques mois à la scène. Il était
si doux pour les spectateurs de se laisser aller àl'illusionl
Armand a été jeune comme il y a quinze ans ; les deux
Baptist" n'avaient plus que les rides de leurs rôles ;
M^'"^ Mars les a secondés en actrice qui n'a pris une lon-
gueannée de repos que par un artifice de coquetterie dont
elle pouvait se passer impunément. La représentation ,
honorée de la pr(;sence du roi , a été des plus brillantes;
Odry , qui la terminait , a mérité par ses lazzis que la
Comédie-Fiancaise lui rendît sa visite à son propre bé-
néfice. Le plaisir de cette soirée s'est traduit, dit-on , en
12,000 fr. de recette pour Mlle Rose Dupuis.
— Le vaudeville , qui a quelquefois l'ambition de riva-
liser avec la grande comédie, a voulu payer anssi son
tribut au dieu de notre scène en représentant une pièce
intitulée la Fie de Molière , en trois actes et quatre ta-
ALBUM. 307
bleaux. Ce drame episodique est monte avec un luxe dt;
costumes et de dc'cors digne de la solennité, et qui sufii-
rait seul pour le .l'aire survivre à la circonst;ince. Les au-
teurs ont fait mieux encore : ils ont mis de l'jnte'rêt dans
leur œuvre. C'est une pensée très-poétique que d'avoir
fait de la sœur de charité qui ferma les yeux de Molière
et|lui ouvrit sans doute le ciel la même femme qui, objet de
son premier amour, avait jadis, par unpréjugéide dévotion,
refusé de faire son bonlieur sur cette terre. Les détails
de la pièce nous rappellent, hélas! combien Molière fut
malheureux dans son ménage. Nous le voyons aussi avec
ses camarades les comédiens et avec ses camaradesles au-
teurs ; nous assistons enfin avant sa mort à son triomphe ,
à la cour, dans^l'intimité de Louis XIV , qui prend son
parti contre les courtisans et les tartufes, et se conduit en
roi libéral , grâce à l'impartialité vraiment fort louable de
WM. Arago et Dupeuty.
Nous venons de nommer les auteurs. Bernard Léon,
Àrnal et Volnys peuvent réclamer leur part du succès.
— L'Odéon a oublié Molière cette année; ses comédiens
ordinaires jouent le mélodrame à la Porte- Saint-Martin ;
mais nous avons eu un drame sur M"^-» Dubarry avec soi;
nom de fille Jeanne de Yaubernier. M""-* Dorval n'a pas
précisément toutes les qualités de son nouveau rôle , ha-
bituée qu'elle est à faire de ?vIarion de Lorme une Phryné
sentimentale. Mais elle meurt avec tout son talent.
— Mme Raimbaux continue avec succès ses débuts au
Théâtre-Italien. Elle a été aussi très-applaudie au der-
nier concert des Tuileries.
— Le théâtre de l'Opéra-Comique est ouvertde nouveau.
Nous attendrons une pièce nouvelle pour en parler. On
annonce la prochaine représentation d'Yella.
— Le roi a nommé chevalier de la Légion-d'Honneur
308 REVUE DE PARIS.
M. Meyeibeer.il n'est peisonne qui n'approuve que cette
décoration ait été accoidée au compositeur étranger qui
vient d'enrichir notre première scène lyrique d'un admi-
rable chef-d'œuvre. C'est aussi une sorte de naturalisation
pour M. Meyerbeer, qui a su d'ailleurs, par ses formes ai-
mables et modestes, autant que par sonbeautalent, trou-
ver de nombreuses amitiés dans le monde de nos littéra-
teurs et de nos artistes.
— On a beaucoup parlé du droit que la loi anglaise accor-
de aux maris de vendre leurs femmes ; le droit existe , et
comme c'est assez généralement une forme de divorce par
consentement mutuel, cette vente n'excite jamais une
grande rumeur dans un pays où la loi du divorce est tou-
jours en vigueur. Le mari fait assez volontiers bon marché
de sa moitié; et la dernière femme vendue à Londres n'a
rapporté au vendeur que trois shellings, qui ont été bientôt
bus dans la taverne la plus voisine. Mais un mari de
Glascow vient de donner à ses concitoyens un scandale
qui lui a valu une plus forte somme. Il a attendu que sa
femme fût morte ,'et il en a vendu le cadavre à un chirur-
gien : or, le prix d'un sujet , vu la loi sur les exhumations
et le préjugé populaire, n'est jamais au-dessous de douze
guinées , à Gluscow comme à Londres. Le Courier de
Glascow , où nous lisons le fait , ajoute que ce mari infâ-
me , s'apei'cevant que sou avarice causait une certaine
sensation , en a fait imprimer le récit , et l'a crié lui-même
dans les rues : n Relation authentique de la vente d'une
femme morte. . . . Pour deux sous ; cela ne coûte que deux
sous! « Il paraît que cette nouvelle spéculation ne hii a
pas moins rapporté que la première.
— L'auteur dramatique le plus fécond des théâtres de
Londres est aujourd'hui une dame. M" Gore, qui vient de
faire représenter une comédie intitulée les Lords et les
Communes.
ALBUM. 309
— Les pantomimes de Noël ont e'te très-suivies sur les
divers the'àtres de Londres.
— D'après un relevé des registres de la tour des insol-
vables, soixante liiille personnes ont été arrêtées à Lon-
di'cs et dans la banlieue pendant les deux années qu'
viennent de s'écouler; le chiffre des frais de ces arresta-
tions s'élève à dix millions de francs.
— Les libraires anglais annoncent la publication des
Mémoires de la reine Hortensc.
— Un médecin mélomane d'Ecosse, le docteur David
Badhara, vient de mettre en musique les palpitations et les
battemens irréguliers du cœur d'une femme malade dans
riiôpital de Giascovv. u Celte maladie , écrite en langage
musical, avec croches et doubles croches, forme, dit
M. Murrayle chimiste, une sorte de valse^et unedes plus
grandes curiosités de l'anatomie pathologique. » Voilà
certes un bel épisode pour un de ces contes étranges qui
seront encore à la mode pendant quelque temps. « Hélas !
dit le rapporteur de ce cas nouveau dans l'iiistoire de la
science , et qui se croit obligé de conclure par une pointe,
la pauvre petite femme ne se doutait pas quelle espèce
d'ouferture méditait le docteur en lui tàtant le pouls, et
lorsqu'elle lui permettait de poser la tète sur son cœur...
pour l'écouter battre! «
Charles II et l'Amam espagnol, par IIégnier-Destottr-
RET. — M. Régnier a cherché un roman passionné et dos
scènes de terreur la où l'auteur de la Reine d'Espagne
avait trouvé le sujet d'une spirituelle et franche comédie.
Nous voyons d'abord les charmantes illusions de deux
amans, dont l'âge échappe à peine à l'enfance; c'est un
tableau gracieux. Puis survient pour eu rembrunir les
teintes, ce roi Charles II , que l'iiistoire nous représente
comme la victime de l'ambition des cours étrangères, et
310 REVUE DE PARIS,
qui pare de tous les dianians de; la couronne des Espagnes
les hideuses séductions d'un amour impossible. Mais com-
ment raconter en quelques mots ce que le romancier a si
adroitement exprime dans d'ingénieuses périphrases? com-
mentdonner, pari analyse, une idée des contrastes é ranges
de cet ouvrage, dont l'exécutiod est, selon nous, un vrai
tour de force littéraire^ Métier d'auteur, métier d'oseur,
dit le proverbe. M. Régnier a osé beaucoup dans certaines
scènes. C'est ici un de ces romans qui prouveront un jour,
à qui voudra juger le goût de iSSa dans les fictions adop-
tées par la mode , que nous avons affaire à un public
blasé. 11 y a aussi dans l'Ainant espagnol tous les éiéraens
nécessaires à un roman dont la scène se passe en Espagne;
l'inquisition y joue un rôle important. Mais ce qui surpasse
pour nous les conceptions de l'école satanique, c'est la
violation du tombeau par le roi. M. Régnier a placé sur-
tout un fossoyeur très-original dans cette scène, qui rap-
pelle celle à'HamLet. Resterait la part de la critique, mais
le succès a justifié d'avance l'auteur.
— Le Manuscrit vert, par Gustave Drouineau. a vol
in-S", chez Charles Gosseliu. Nous avons eu bien des livres
intitulés manuscrits qui n'étaient pas des romans ; celui
de M. Drouineau est vert sans que cette couleur cache la
moindre allégorie de circonstance. C'est un roman apos-
tolique, moins long et plus intéressant que le Comte de
Falinont^ une espèce d'apologie du christianisme en ac-
tion , drame touchant, avec des intermèdes de sermons
catholiques. L'auteur est entré dans le monde une bible à
la main; il a vu la société actuelle à l'optique de l'é-
vangile; il a demandé des croyances au doute indifférent
du dix- neuvième siècle. Hélas I ces théories patriarcale»
sont loin de la vie réelle, si courte et si remplie; le sen-
timent religieux se ranime le dimanche à la messe et s'é-
teint dans les salons connue à la Bourse. On ne dit pas
même les grâces aux dîners du ministre îles culte*.
ALBLM. 311
L'Emmanuel du Manuscrit vert est à vrai dire un ori-
ginal que les femmes montreraient au doigt; (7 puritanise
l'amour, l'amitié et la politique II se fait une cuirasse de
principes, un casque de sagesse, un bouclier de prudence,
une lance de citations pieuses; on peut juger IVffet que
produirait un ermite en escarpins dans une fête tlu fau-
bourg Saint-Germain, un missionnaire eu frace'legant dans
un boudoir de la Chaussée-d'Antiu, Voltaire et Diderot
pourtant ne sont plus là pour ridiculiser les vertus théo-
logales. En un mot, la religion est une jouissance privée
et intime qui se flétrit aux feux des bougies et au bruit de
la danse. Les choses du ciel ne doivent pas se mêler aux
choses de ce monde; le boudoir a remplacé l'oratoire.
Enfin ce Manuscrit vert, héritage ascétique du père
d'Emmanuel, le dirige comme un ange gardien dans toutes
les positions où il se trouve. Depuis l'adultère jusqu'au
bonheur conjugal, Emmanuel est toujours aux prises avec
le torrent social qui l'entraîne au bord du précipice; il
reste pur et chrétien, il résiste aux attraits delà volupté,
aux mauvais conseils de la perdition ; il est secrétaire
d'ambassade et gendre d'uu régicide"; il voit la sœur de sa
femme tomber dans la boue du vice et sa femme mourir
de chagrin ; il a été bon , austère , irréprochable comme
ami, comme amant, comme époux; il passe pour un fourbe,
il se console de l'opinion seul avec sa conscience.
Ce roman, où il faut sauter des feuillets de méditations
inorales, est moins anuisant qu'attachant; le pathétique
y est étouffé j)arlois sous le raisonnement; on remarque
plusieurs réminiscences de caractères et de situations;
M. Drouineau s'est imité lui-même, Emmanuel n'est autre
que son Ernest sous une face moins philosophique. Mais
on peut louer sans restriction^ le style de cet ouvrage ,
style correct, coloré et harmonieux. M. Drouineau est
déjà un habile écrivain; il ne lui mauque , pour être un
habile romancier , que de mieux voir le monde , telle scène
du Manuscrit t cri vaut un roman tou' entier.
r. L.
312 UE VUE DE PARIS.
— Dans le siccio précédent, il y avait encore plusieurs
associations littéraires occupées à rassembler les précieux
restes de nos anlijuités nationales ; alors la publication
d'une chronique inédite, le commentaire et la notice de
quelque ouvrage rare honoraient les travaux obscurs des
savans au profit de la science; sans parler des bénédic-
tins que l'on retrouve partout assis sur un trône d'in-
folio, des amateurs riciies et instruits, tels que le duc de
la Vallière et le marquis de Paulmy, consacraient leur
fortune et leurs loisirs à la propagande de l'érudition;
mais du moins les suffrages d'un public éclairé les dédom-
mageaient de leurs peines et de leurs sacrifices. Aujour-
d'iiui ce public paisible a disparu en France au milieu des
débats bruyans de la politique journalière. Cependant
les bibliophiles font tête à l'orage, et MM. Crapelet
Fortia d'Urbain et Sylvestre continuent à mettre an jour
les trésors inconnus de nos manuscrits.
M. Sylvestre ( libraire , rue des Bons-Enians ) rappelle
les bons temps des Henri Etienne et des Elzévirs ; il met
son plaisir et sa gloire à fonder une collection plus utile
et plus curieuse que celle de Caron, comme aussi mieux
exécutée. Ce sont les monumens de notre vieille langue à
conserver et à répandre pour l'usage du petit nombre de
fidèles qui perpétuent le culte des lettres; c'est une en-
treprise d'artiste, oîi la spéculation ne mêle aucun alliage-
M. Sylvestre, excellent bibliophile, s'est fait libraire par
amour des livres. Il avait déjà publié le Roman du Comte
de Poitiers , que M. Francisque Michel a découvert dans
la bibliothèque de l'Arsenal , petit roman en vers, du trei-
zième siècle , remarquable surtout par sa ressemblance
avec le chef-d'œuvre de Gérard de Neuers. Voici le
Roman deMahomet , plus important par son étendue et
par son sujet. Alexandre du Pont, qui en est l'auteur,
apprit l'histoire de son héros par la bouche d'un clerc de
Sens, Sarrasin converti au christianisme. Ce récit contient
sans doute bien des mensonges et des erreurs ; mais il est
ALBUM. 313
plaisant de voir Mahomet au service d'un baron qui pos-
sédait en Arabie des bois , des prés , des rivières , des
vergers, Aè% moulins, etc.! Mais la naïveté fait le prin-
cipal mérite de nos vieux romans. Le Liure de la Loi au
Sarrasin, en prose du quatorzième siècle, sert de com-
plément à ce poème qui permet d'apprécier l'état du
mahométisme à l'égard des chrétiens pendant les croisades.
M Francisque Michel, jeune et infatigable éditeur de
ces bijoux du moyen âge qu'on imprime à cent exemplaires
numérotés, a joint à ce volume des notes intéressantes
sur la critique et la philologie; M. Reynaud, l'un des plus
doctes membres des sociétés asiatiques , a secondé le
commentateur en lui prêtant l'appui de ses connaissances
spéciales dans les langues orientales. C'est aux littérateurs
à encourager Vexegi monumentutn de M. Sylvestre, qui a
emprunté sa devise au bibliophile Jacob : Livres nou-
l'eaulx , liv'i'es vielz et anlicques.
Le Misanlrope du Marais. — Nous avons vu annoncer
ce livre d'un académicien comme un roman. C'en est un
sans doute, mais en même temps un défi littéraire adressé
aux romantiques par M. Alexandre Duval, et personne
ne relève le gant ! M. Jay fut plus heureux il y a deux
ans , et il n'est pas de l'académie ! Ah ! jeunesse ingrate et
dédaigneuse, avez-vous donc oublié vos premières émo-
tions dramatiques? M. Al. Duval n'est-il plus pour vous
l'auteur des Héritiers, A^ E douar d en É cosse , de la Manie
des Grandeurs , de la Jeunesse de Henri V^ etc. ? L'espace
nous manque aujourd'luii pour vous prouver que le Mi-
sanlrope du Marais est une satire incisive , et qui de-
mande réponse. Nous espérons bien avoir plus tard l'occa-
sion d'en dire notre façon de penser à l'auteur avec tout
le respect qu'on doit à un académicien qui prend la peine
denousprouver dans un volume in-8", publié chez Dufey,
rue des Marais, que toutes les règles de l'art sont auda-
cieuseraent violées par la nouvelle école, et même les
314 REVUE DE PARIS,
règles de la langue. Hëlas ! ce n'est pas là uu roman , ce
n'est que trop l'hisloirc de la moitié de nos soi-disant ro-
mantiques.
— Il existe un grand procès entre les canaux et les che-
mins de fer. Un de nos plus habiles in;^énieurs vient de
se prononcer en faveur des premiers dans une brochure
fort curieuse qui a paru chez Morisset-Gondelier, impri-
meur , passage du Caire, no lo; l'auteur y établit que ,
chez nous, les chemins deferne peuventservir auxgrandes
voies de communications coirmierciales.
— M"'« Eugénie Foa vient de publier les Blancs et les
Bleus, intéressante histoire des pi-emières guerres de la
Vendée, et que nous lisons pour en parler.
— M. Ê. Deschamps a fait paraître chez Urbain Canel
une brochure en vers intitulée le Retour à Paris.
— Vers PAR Emmanuel Arago. i vol. in-8". Il est peu de
noms aussi connus que celui d'Arago dans les sciences et
les lettres. M. Emmanuel Arago, que son astre en nais-
sant avait formé poète , n'entre pas dans la sphère scien.
tifique que son père a parcourue avec tant d'éclat : il a
voulu créer une nouvelle yo /a// è/c au milieu des systèmes
contraires et des cataclysmes de la littérature. Dans un
ouvrage, il faut distinguer le fond et la forme, la pensée
et l'expression. Cond^ien il est dilficile de réunir les deux
qualités qui résument la perfection dans chaque genre!
M. Emmanuel Arago ne peut avoir acquis l'expérience ,
le goût et le savoir-faire que lui donneront l'étude et les
années; mais il possède déjà un mérite d'originalité qui
n'est pas seulement de la bizarrerie , et un mérite d'in-
vention qui n'appartient que rarement à son âge ; il con-
çoit mieux qu'il n'exécute ; son style n'est pas toujours à la
hauteur de ses idées; il s'embarrasse dans le rhythme; il
ALBUM. 315
saute par-ticssus la prosodie , il a fait de l'art un caprice
et un hasard. Cette versification libre, qui est parfois un
charme dans les fables de La Fontaine , ressemble trop à
de la négligence dans une poésie plus ambitieuse. Il ne
manque à l'auteur que les limites rigoureuses de l'alexan-
drin et de la strophe régulière , ainsi que les conseils sévères
de l'amitié. Ainsi la pièce intitulée le Trône gagne beau-
coup à se trouver restreinte dans le cadre de l'iambe. La
pièce adressée à Eugèite Isabey est à peu près irrépro-
chable ; celles de l'Education et de Cromwell fout pencher
la balance du côté des éloges. Enfin M. Emmanuel Arago
a, par ce début , pris rang parmi nos jeunes gens d'espé-
rance et d'avenir.
/VVA'W'» W^'IA^ W* «Ai%'W\A/V\VW
LES CHRONIQUES FLORENTINES (0.
Les Anglais ont comme nous leurs moines chroniqueurs,
GeofTiey de Monmouth , Hall, Hollinshcd , etc., etc.,etc;
aussi faut-il leur savoir gré de mettre notre Froissart au-
dessus de leurs annalistes nationaux. Les Italiens préten-
dent seuls lui opposer des émules dignes de lui disputer la
palme. L'étude de l'histoire, iFfaut en convenir , a été
généralement plus cultivée en Italie qu'en aucun autre
pays de l'Europe , et déjà les premiers chroniqueurs ita-
liens brillent à la fois par le style et la pensée , un siècle
avant Froissart. Les annalistes florentins surtout nous
étonnent par cette double supériorité. Froissart nous in-
téresse par la peinture naïve qu'il trace , sans y songer ,
des mœurs de son temps. Mais , à ce mérite, Malespini et
les trois Villani joignent une science bien remarquable
des principes de la politique et une étude approfondie du
cœur humain. Ces écrivains d'une époque de barbarie,
comme nous l'appelons, ont déplus cegoiit du pittoresque,
qui n'appartient guère qu'à une civilisation assez avancée.
Ce n'est pas chez eux im vague éloge de la magnificence
dos monastères , de la verdure du printemps , <lu chant
(l) Nous recevons le Prospectus d'une entreprise digne de tous les
eucourageniens. C'est la réimpression de Tliistoire de Guicchardiui et
de colle de M. Botta , qui formeront un même ouvrage en 23 volumes
in-8°. Les jiremiers volumes sont déjà sous presse , et l'édition en-
tière, surveillée par M. Botta lui-même , sera terminée avant l'année.
On peut souscrire chez M. Baudry, libraire-éditeur pour les langue»
étrangères, rue du Coq Saint-Honoré. (iV. (/« /).)
LITTÉRATURE. 3<7
des oiseaux , tle la fertilité des jardins , ni une description
animée des armées, des chevaux etdes guerriers en bataille,
mais un sentiment d'artiste, un art admirable pour dispo-
ser les objets d'un tableau , une poésie enfln propre à
inspirer les peintres, et qui charme si vivement le lecteur
dansles pages du Dante, contemporain de ces précurseurs
de Machiavel et de Guicciardini. Eux aussi , considérés
comme historiens , et , abstraction faite des rôles divers
qu'ils jouèrent d'ailleurs dans la politique d'action , ils
ont ces qualités distinctives des Toscans qui firent de
Florence une autre Athènes , autant par le génie de son
peuple que par les chefs-d'a'uvre qu'on lui vit produire.
M. de Sismondi n'a rien dit de trop en prétendant que ,
dans la littérature, le Florentin rétinissait la vivacité àla
force du raisonnement, la gaieté à la philosophie, et la
plaisanterie aux plus hautes méditations.
Je ne suis pas de ceux qui trouvent le moi odieux chez
un auteur, et je fais une grande distinction entre l'eg^cii/we
orgueilleux ou pédant , et ce que les Anglais appellent
e^otisrn, mot qu'il serait temps de leur emprunter pour
exprimer le droit bien légitime que j'accorde non-seule-
ment au poète, au moraliste et au mémoriographe, mais
encore à l'historien , d'interrompre le récit principal par
une digression sur ses sentimens personnels et sur les
événemens de sa propre vie. Qui n'aime Ville ei^n de Vir-
gile, l'allusion que fait Milton à la perte de ses yeux, cer-
tains chapitres de Montaigne , les apostrophes de Byron à
sa fille ou à ses ennemis? voilà ce que j'entends par ego-
tism , et ce que je trouve avec délices dans mon chroni-
queur favori , Giovanni Yillani , l'auteur des Croniche
Jiorentine, celui qui nous fait connaître plus intimement
les héros de son contemporain le Dante, qui nous conduit
par la main à travers les rues commencées de Florence,
et 'qui nous y fait assister avec lui à tous les événemens
marquans des treizième et quatorzième siècles. 11 y a déjà
quelque chose de vénérable dans l'aspect extéiieur de l'in-
TOMR X. * -yn
318 REVUE DE PARIS.
folio qui contient ces chroniques florentines. L'italien en
est vieux et délicieusement mal orthographié. Je dis déli-
cieusement , car il est orthographié pour des oreilles
italiennes, et les fautes vous donnent le secret de la pro-
nonciation du Dante et de Pétrarque bien mieux que
l'orthographe régulière d'aujourd'hui. Les abréviations
sont nombreuses , la ponctuation fautive , l'encre souvent
trop noire et les mots trop serrés, comme si on avait voulu
économiser le papier à chaque page. Il faut un peu d'ha-
bitude pour lire un semblable volume aussi couramment
qu'un autre ;'mais une fois cette difficidté vaincue, la peine
qu'elle yous a coûté double le charme de la lecture.
Je sais qu'en décrivant la forme matérielle de mon in-
folio , j'entreprends une tâche ingrate, parce qu'on ne
saurait faire partager une sympathie dont les motifs sont
entièrement personnels. Je serai plus heureux , j'espère ,
en voulant donner une idée de l'esprit de Villani , quoi-
qu'en le dépouillant desa forme originale pour lui prêter
un vêtement étranger , je lui ôte une de ses plus grandes
beautés. Un peu vieilli sous quelques rapports, le style
de Villani est encore reconnu un modèle : les Italiens qui
veulent purger leur languede gallicismes et lui! rendre
sa force et sa simplicité originale ont volontiei-s recours à
cette lecture.
Dans le début de son histoire , Villani raconte en ces
termes comment lui vint la pensée de la commencer :
0 — En l'année i3oo depuis la Nativité, commeil avait
V été dit qu'au temps jadis, chaque centième année, celui
« qui se trouvait pape alors accordait de grandes indul-
v> gences , le pape Boniface VIII , qui occupait à cette
n époque le siège apostolique , fit proclamer , par respect
^) pour cet usage, que tout fidèle qui visiterait, cette an-
« née, pendant trente jours, s'il était Romain, pendant
» quinze, s'il était étranger, les églises des bienheureux
» apôtres Pierre et Paul, obtiendrait plein et entier par-
>) don de ses péchés, confessés ou à confesser. En outre,
LITTÉRATrRE. 319
51 pour la consolation des pèlerins cluëtiens, la f^eronicia
» del sudario du Christ fut expose'e dans l'église de Saint-
» Pierre chaque vendredi et chaque jour de fête. Une
» grande partie des chrétiens d'alors fit ce voyage, ac-
» courant des contrées les plus diverses, des plus éloignées
« comme des plus voisines ; et, chose la plus étonnante
» qui fut jamais, on vit à Rome , pendant toute une an-
» née , outre les habitans de la ville, deux cent mille pé-
» lerins, sans compter ceux qui allaient ou venaient sur
2) les routes. Tous étaient cependant pourvus de loge-
» mens et de vivres , comme j'en fus témoin moi-même,
» étant alors à Rome, où je vis l'église ornée des offrandes
ji de tous ces pèlerins, et tous les Romains devenir riches
31 par le commerce que celte multitude occasiona. Jetais
» donc dans cette sainte ville de Rome , à cause de ce
51 bienheureu.x pèlerinage, observant tout ce qu'il y avait
ï> là de splendeur et d'antiques nionumeus ; je me rappe-
» lais toutes les grandes choses de l'histoire romaine, écri-
» tes par Salluste, Lucain, Tite-Live, Vaiérius, Paul Orose,
« et autres illustres écrivains quiracontèrent les petits évé-
» neniens aussi bien que les grands , et même ceux qui
» arrivaient aux extrémités du globe, afin de les faire ser-
51 vir de leçons et d'exemple à la postérité. Puis, quoique
n relativement à leur style et à leur manière, je ne fusse
» pas un disciple digne d'entreprendre un si important
î> ouvrage, cependant je me dis que notre cité de Florence,
» la fille de Rome , avait eu aussi ses grandes choses dans
»i la progression de sa renommée, et était maintenant sur
V son déclin comme Rome elle-même. Il me sembla qu'il
» serait juste de recueillir en ce volume une nouvelle
» chronique de tous les faits et gestes de notre cité; je
V résolus de chercher, de trouver et de raconter autant
» c^u'il serait en moi, le passé, le présent, et ce qui peut
» survenir encore demain , s'il plaît à Dieu. En consé-
» quence , je vais entreprendre l'histoire de Florence et
» celle de tous les autres fameux événemens du monde
320 REVUE DE PARIS.
n universel , autant que je pourrai en apprendre avec la
n grâce de Dieu , sur laquelle je compte pour Avenir au
« secours de mon pauvre talent, elc. » (Liv. VIII, chap. 36.)
Villani commence son histoire à la tour de Babel et à
la confusion des langues. Il raconte ensuite comment le
roi Atalante ( Atlas ) , cinquième descendant de Japliet ,
lils de Noé, fonda des colonies en Italie , et bâtit la ville
de Fiesole ; il rappelle le siège de Troie , et comment
Antenor et le jeune Priani vinrent en Italie où ils bâti-
rent les villes de Padoue et de Venise. Il glisse légère-
ment sur l'histoire de Rome, et rapporte qu'après la dé-
couverte de la conjuration deCatilina « plusieurs des con-
» jurés se retranchèrent dans Fiesole qui fut assiégée
« par les chefs suivans : le comte Rainaldo , Cicéron , Li-
» bérinus, Machrinius, Albinus , Cneius Pompéius, César
D Camerlinus, le comte Seggio, Tudertino, etc. Fiesole ne
« pouvait résister à tant de généraux , et quand Fiesole
» eut succombé, Florence s'éleva de ses ruines. :>
Mais ces étranges anachrouismes et ces fables sans
fondement, quoique rendues amusantes par la gravité et
le récit minutieux de Villani, ne sont pas les qualités
qui constituent son principal mérite. 11 devient de plus en
plus intéressant et authentique à mesure qu'il s'éloigne
de la création du monde et se rapproche de son temps.
Les neuf tlixième de son livre contiennent les evénemens
qui curent lieu pendant le cours de sa vie. Il peint les
caractères des personnages raarquans , en homme versé
dans la connaissance de la nature humaine , et qui vécut
à une époque où les discordes civiles , excitant les pas-
sions les plus violenles, mettaient souvent les cœurs à nu
pour celui qui risquait lui-mcnie sa fortune et ses jours
dans ce jeu sanglant de la politique. Ses anecdotes nous
familiarisent avec les mœurs privées et les opinions de
ses contemporains. Son récit est digne enfin de son rôle
de témoin oculaire. Il est vrai qu'au milieu des plus gra-
ves matières se glissent les traditions les plus absurdes.
rLITTËRATriir. 321
J'avoue que ces digressions ue sont j)as , à mes yeux , les
passages les moins agréables du livre; et comme elles ne
tiennent nullement au reste de l'histoire , elles ne gâtent
en rien le caractère d'historien exact qu'on ne peut re-
fuser à Villani. J'avoue encore qu'après avoir lu une nar-
ration animée de la bataille de l'Arbia , du meurtre du
Buondclmonte, ou de tout autre fait historique du jnême
genre, j'arrive avec plaisir à un chapitre intitulé ;
u — Comment les Tartares quittèrent les montagnes où
Alexandre-ie-Grandles avaitrepoussés.i> Et voici l'histoire
singulière et poétique qu'on trouve sous ce titre :
« — En l'année du Seigneur 1202, les peuples appelés
« Tartares sortirent des montagnes de Gog et de Magog ,
n qu'on désigne en latin par le nom de Belgen. Ces peu-
» pies descendent, dit-on, de cette tribu d'Israël que le
« grand Alexandre ,v roi de Grèce , qui fit la conquête du
11 monde , enferma dans ces montagnes , à cause de ses
« mœurs brutales (perloro brulta vita) , afin qu'elle ne
» se mêlât pas avec les autres. Et telle était la lâcheté
« et la vaine crédulité de toute la race, qu'ils y restèrent
» depuis le tem[is d'Alexandre jusqu'à cette époque,
» croyant que l'armée de ce roi les entourait encore; car
« Alexandre, à l'aide d'un merveilleux mécanisme, fit
» faire d'énormes trompettes et les plaça sur les monta
o gués, où chaque vent les faisait résonner avec grand
n fracas. On dit que, depuis, des hiboux firent leurs nids
» dans la conque des trompettes, ce qui mit fin à l'arti-
>i fice en arrêtant le son : c'est à cause de cela que les
» Tartares ont les hiboux en grande vénération , et que
« leurs chefs portent des plumes de hibou.x à leurs cha-
« peaux, en mémoire du service que ces oiseaux leur
n rendirent. Ce peuple était devenu très- nombreux , et
« vivait à la manière des animaux. Rassurés par la cessa-
» tion du bruit des trompettes, quelques Tartares ayant
n franchi le sommet des montagnes , et ne trouvant pa^
« d'ennemis sur le revers, mais seulement ces vains ins-
27.
322 REVUE DE PARIS.
» Iriiniens devenus muets, ils descendirent dans les plaines
» de rinHe, qui étaient fertiles et d'une température
r> douce. A leur retour, ayant appris cette nouvelle à leurs
» familles et au reste du peuple, ils s'assemblèrent tons,
» et, par l'intervention divine, élurent un pauvre forge-
» ron , nommé, Cangius , pour générai et seigneur. Mais
» quand il l'ut seigneur, il reçut le nom de Cane, ce qui
t> signifie l'empereur dans leur langue. C'était un homme
» vaillant et saï;e , et par sa sagesse et sa valeur il divisa
» le peuple en séries de dix, de cent et de mille sous des
» capitaines propres au commandement. D'abord il or-
» donua à tous ses principaux sujets de tuer leurs fils
» aînés ; et quand il se trouva obéi en ceci, il promulgua
» ses ordres à son peuple, entra dans l'Inde , vainquit le
« pi être Jean et conquit tout le pays. « (Liv. V, chap. 27.)
Mllani était guelphe, c'est-à-dire un adhérent du parti
papal et républicaui : il répète toutes les calomnies
inventées pour prévenir les Italiens contre la maison de
Souabe, et semble ajouter foi avec une crédulité superti-
tieuse aux divers miracles et aux songes des pontifes
romains. Un de ses héros est Charles d'Anjou, tyran cruel,
menteur, mais brave, et voici comment il le peint avec
la partialité d'un partisan et les vives couleurs d'un
écrivain qui connaissait l'original de son portrait.
ic — Charles était sage et prudent, brave, sévère et
» très-redouté de tous les rois du monde; magnanime,
n ardent à conduire une grande entreprise, sur dans ses
•> promesses, parlant peu et agissant beaucoup. Il riait
0 rarement ou plutôt jamais. Il était chaste comme un
» moine, bon catholique, et, comme juge , impitoyable
» et d'un aspect farouche; haut de taille, robuste, le
» tcjnt olivâtre, le nez long. Il avait plus de majesté dans
>' sa personne qu'aucun autre seigneur de son temps. Il
» veillait beaucoup et dormait peu, ayant coutume de
« dire que le temps passé à dormir était du temps perdu.
» 11 était généreux comme chevalier, mais désiicux d'ac-
LITTÉRATURE. 323
» qudrir des terres , du pouvoir et des richesses pour
» fournir aux dépenses de ses guerres. Il ne se plaisait
» pas dans !a compagnie des uomiiii di corte , des cour-
» tisans ni des joueurs, n ( Liv. VII, ch. i.)
L'histoire n'offre aucun contraste plus frappant que
celui des caractères des deux princes rivaux qui se dispu-
taient l;i couronne de Naples. Manfred était le fils naturel
de Frédéric, dernier empereur de la maison de Souabe.
Il refusa de courber la tête sous le joug de la tyrannie
papale : trois pontifes le poursuivirent successivement de
leur haine et donnèrent enfin son royaume à Charles
d'Anjou en l'invitant aie conquérir. Une serait pas juste,
pour peindre l'intrépide, le noble et le malheureux Man-
fred, d'emprunter les paroles de son ennemi, car Villani
rét;iil. Mais les actions de ces deux princes sont le com-
mentaire du passage suivant de l'historien et nous mettent
à même de former une opinion impartiale.
— « Ce même roi Manfred, cht Villani, était le fils
« d'une femme très-belle appartenant à la marquise Lancia
j) de Lombardie , et beau lui-même couiine son père ,
«mais dissolu à l'extrême; musicien et chanteur, il
« aimait à voir les bouffons et les uomini di corte , entre-
« tenait toujours des maîtresses et s'habillait toujours de
" vert. Généreux, courtois, de nobles manières, il avait
« beaucoup de partisans, mais sa vie était épicurienne;
» croyant à peine en Dieu ou à ses saints , ennemi de la
y sainte Église et des prêtres, il confisquait encore
» plus volontiers que son père les biens ecclésiastiques. II
» était riche d'ailleurs du trésor que lui avaient laissé
n l'empereur et le roi Conrad , ainsi que des revenus de
« son fertile royaume, qu'il rendit commerçant et prospère
» tout en vivant en guerre avic l'Église. Il avait pour
n femme la fille du despote de Homanie ( l'empereur de
n Constant inople), dont il eut plusieurs enfans. )> ( Liv.
VI,ch. 7.)
Le grand crime de Manfred ét;iit d'avoir formé une
324 REVUE DE PARIS,
petite armée de Sarrasins dont il se servait pour se dé-
fendre centre ses ennemis et le pape, qui lui étaient dé-
voués, et grâces auxquels il avait reconquis sa puissance
après avoir été obligé de fuir ses états. Le portrait partial
que trace Villani de ce roi, chevalier accompli, nous
révèle toutes ses qualités. Puisqu'il rendait son royaume
prospère et s'y faisait adorer de ses sujets , on peut bien
lui pardonner son goût pour les amusemens des cours; et
s'il était chéri de sa femme , ou peut douter que ses torts
envers elle fussent si répétés. Au contraire , les actes de
la vie de Charles sont une longue liste de crimes. Il en-
traîna Naples dans une guerre sanglante et ne montra
aucune inerci aux vaincus. Après la mort de Manfred, qui,
heureusement pour kii, périt sur le champ de bataille ,
la veuve Sibille, dont Villani a vanté la haute naissance,
fut emprisonnée avec ses enfans en Calabre, et mise à
mort par Charles, comme le dit brièvement l'historien
florentin, da- Carlo fatt^ morire. Tout noble partisan de
Manfred mourut sur l'échafaud , et à ces victimes infor-
tunées il faut ajouter le jeune et brave Conradin. Le
royaume conquis fut réduit au désespoir par les extor-
sions et les cruautés du vainqueur, dont cette île oppri-
mée ne fut eiihn délivrée que par les Vêpres siciliennes :
qu'on juge maintenant la piété catholique de Charles.
Mais pour revenir à Villani , quoique violent comme
homme de parti, il regrette le temps où il n'y avait ni
guelphe ni gibelin à Florence. « C'est de ces noms, dit-il,
que sortirent tous les fléaux que nous verrons fondre plus
lard sur notre cité; fléaux qui n'auront pas de fin si Dieu
ne les termine. » Cette espèce de figure de rhéiorique,
cette allusion aux bons vieux temps est commune à tous
les chroniqueurs du passé depuis Homère ; mais elle est
plus naturelle chez Villani , qui vit lui-même les banquets
solennels de ses compatriotes changés en querelles san-
glantes, les amis les plus intimes divisés en guelphes et
en gibelins; les palais de Florence rasés au nom de la ven-
LlTTËllATl RI' . 32 "i
gcance, et les propriétés des vaincus eonfisqnées. Tous
les bouleverscmens de fortune, tontes les ealamilés dont
il^tiit témoin Taflligeaient d'aulant plu-i (jue ce n'était pas
le résultat des vicissitudes nalurelles de la vie, ni de la
guene étrangère, ni de la peste, ni de la famine, —
mais des discoïdes civiles provoquées par de vains mots
et dans lesquelles le citoyen le plus vertueux, grâces à
une désignation de faction , se voyait tout a coup en buUe
à la baine de ses meilleurs amis.
A l'imitation de Tile-Live , Viliani aime à parler de
monstres , de comètes, de météores et de présages.ïl nous
apprend comment « Philippe-le-Bel , roi de France, fit
mettre en prison tous les Italiens séjournant dans son
royaume sous prétexte de rechercher les usuriers, tandis
qu'en même temps il fit arrêter, et ne délivra que sous
rançon, plusieurs honnêtes marchands accusés aussi de
faire l'usure, «.i C est depuis ce temps-là , répète grave-
ment le chroniqueur florentin , que le royaume de France
u'a fait que décliner et tojiiber de nul en pire. «
Peut-être la meilleure manière de donner une idée gé-
nérale du livre deA'illaui serait de citer les ^onunJires de
quelques-uns de ses chapities dans l'ordre de leur arran-
gement; par exemple : — « Liv. Mil , chap. 1 2 : comment
» les nobles de la ville de Florence prirent les armes pour
« détruire et opprimer le gouvernement populaire. —
I) Ch. i3 : — comment le pape Boniface fit la paix entre
)) le roi Charles, les Florentins et don Jayine d'Aragon,
o roi de Sicile. — Ch. 14 : — comment le parti guelphe
n fut chassé de Gênes. — Ch. i5 : — de certains change-
» mens survenus parmi les seigneurs de Tarlarie. — Liv.
n IX, ch. 191 ; — comment une nouvelle monnaie fut
n frappe à Florence. — Ch. 292: d'une chute miraculeuse
n de neige en Toscane. — Ch. 2g3 : — comment Castruccio
»> chercha à trahir Florence. — Ch. 294 : — comment fut
» signé un traité entre quelques-uns des seigneurs élus en
« Allemagne. — Ch. 296: — comment Castruccio, seigneur
326 REVUE DE PARIS,
î. de Lucqiies, s'empara de la ville de Pristria par trahi-
» son. — Ch. 296 ; — comniejit Messire Eaimondo de Car-
» donna vint à Florence en qualité de capitaine. — Ch.
» 297 : — comment le duc de Calabre , à la tête d'une ar-
■» mée , fit une descente en Sicile. —Ch. 298 : — des signes
» qui parurent dans l'air et cjui firent redouter des dau-
» gers et des troubles dans la ville à tous ceux qui les
» virent. »
Ce serait aussi un extrait curieux que le chapitre i35
du livre IX : Du poète Dante ei de sa mort: on y voit que
lillani, concitoyen et contemporain du Dante exilé, s'é-
tudie à lui rendre les bonnes grâces des Florentins en di-
sant (ju'il avait été guelfe. « C'était, dit-il, un homme
instruit dans presque toutes les sciences, quoique laïc,
grand poète, philosophe et parfait rliétoricien en prose
connne en vers, pour parler comme pour écrire. Jamais on
n'avait composé de plus beaux vers que les siens dans
notre langue. » Villanicite en.suite ses divers ouvrages, sa
I^Jouuelle Fie de l'Amour, ses Caiizoni, ses épitres latines
et son Traité de la Monarchie, son livre de \ Éloquence
vulgaire et sa Commedia , en vers élégans et pleins de
hautes et ingénieuses questions de morale, de philosophie
naturelle, d'astrologie et de philosophie, avec de belles
métaphores et comparaisons, etc. « Le Dante, ajoute
Vdlani, était, à cause de ses connaissances, un peu pré-
somptueux, salirique et méprisant, peu courtois à la façon
des philosophes et ne sachant pas bien converser avec les
laïcs. Mais ses qualités, sa science et son mérite comme
citoyen me font un devoir de lui consacrer un souvenir
éternel dans cette chronique, parce que ses ouvrages l'ont
illustré lui même en dotant notre cité d'une nouvelle
gloire. » Il faut savoir que Villani el Dante avaient d'ail-
leurs des opinions tout opposées et jugeaient bien diiTérem-
ment les mêmes personnes. Le poète prépare un lieu de
torture pour Benoît VIII dans son enfer; le chroniqueur
en lait un saint. Dante se moque de tous les papes, Villani
LITTÉRATURE. 327
les vénère tou"5. Dante place Manfred sur la route du pa-
radis, Villani le maudit comme scomiinito et le livre au
diable. C'est donc généreux à lui d'attribuer à l'amerlume
de l'exil la composition de ce Traité de ta Monarchie que
les Florentins ne purent pardonner à l'auteur delà Diviiia
Commedia .
Terminons par quelques lignes sur Giovanni Villani lui-
même. «Les historiens de la Grèce, dit M. d- Sismondi ,
avaient comme lui parcouru toutes les carrières publiques
et privées , et , par bien des traits , Villani est digne d'être
compare à Hérodote. » On ignore la date précise de sa
naissance. Son père , ijui avait rempli de hautes lonctions
politiques à Florence, laissa quatre enfans dont Giovanni
était l'aine, Matheo, son continuateur, le quatrième. Gio-
vanni fit le commerce ainsi que presque tous les nobles
Florentins de son temps .il voyagea, et à ses nombreuses
relations avec tous les pays il faut attribuer la varie'té des
matières contenues dans ses chroniques. Par exemple,
tous les détails , les uns fabuleux , les autres vrais , qu'il
donne sur Cassanoimperatore de Ta/'iar/'/Gliàzan-Khan,
septième roi de Perse de la race de Jenghiz), il les tenait
d'un nommé Bartari , élevé à la cour de ce prince et
envoyé par lui en ambassade auprès du pape.
Giovanni Villani exerça tour à tour des fonctions di-
plomatiques et militaires; il fut le négociateur d'un traité
entre Pise et Florence, et commanda un détachement de
ses compatriotes dans la guerre contre Castruccio de
Lucques , qui forme un des épisodes les plus intéressans
et les plus pittoresques de son ouvrage. Encore une der-
nière citation pour montrer quelle était l'impartialité du
chroniqueur envers les ennemis de sa patrie. « Ce Cas-
« truccio était bien fait de saf personne , grand de taille
» et actif, sans trop d'embonpoint, le teint clair et même
v> un peu pâle , les cheveux droits et l'air gracieux. Il
» avait quarante sept ans lorsqu'il mourut. Quelque temps
» auparavant, sentant approchcrsamort,il dit à plusieurs
528 RF-YLE DE PARIS.
» de ses aiîidés : u Je vois que je vais mourir ; c morto me
n di corto vedvete disasroccato , o voulant dire dans son
51 idiome lucquois : Et quand je serai mort, vous serez
11 bientôt témoins d'une grande révolution. Il prophétisait
11 vrai , comme nous aurons occasion de le voir. Ainsi que
« nous en avons été informés par ses intimes aujis, Cas-
« truccio se confessa et reçut dévotement les sacreniens
« et l'extrémeonction. Néanmoins il expira dans une
n grande erreur, puisqu'il ne reconnut jamais qu'il avait
» offensé Dieu en attaquant la sainte Eglise , et en satis-
« faisant sa conscience par ce prétexte qu'il avait agi
n justement.
« Or ce Gastruccio était un vaillant et magnanime ty-
n ran, habile, rusé, entreprenant, industrieux, un homme
V accompli dans le métier des armes et la science de la
« guerre; aventureux dans ses entreprises, craint et re-
o douté ; il fit de grandes choses en son temps , et fut un
« vrai fléau pour^scs concitoyens commepourlesFloreu lins,
)> les Pisans , ceux de Pistoye et pour les habitans de la
)i Toscane pendant l'espace de quinze ans qu'il régna sur
n Lucques. Il montra de la cruauté en mettant ses enne-
5» mis à mort et en les livrant aux tortures II fut ingrat
Il pour les services reçus dans la mauvaise fortune, re-
11 cherchant trop volontiers de nouveaux amis et de nou-
« veaux visages; si vain de sa grandeur et de sa puissance
» qu'il s'estimait le maître de Florence et le roi de toute
1 la Toscane*. Les Florentins furent si réjouis de sa mort
« qu'ils avaient peine à y croire. Mais aussitôt que la
n nouvelle en fut certaine, je songeai, moi, auteur de ce
n livre, à raconter une circonstance qui m'était arrivée
51 relativement à cette mort. «
Avant de laisser continuer Villani , remarquons , pour
expliquer sa crédulité, que plusieurs autres passages de sa
chronique nous prouvent que /««', auteur de ce litre ,
avait une foi réelle dans l'astrologie. N'oublions pas que ,
dans ce siècle, savansef ignorans y avaient une foi égale, et
LITTEIÎÂTURE. 329
que nieltrc en doute la vérité de cette science, c'eût été
une impiété digne d'être punie dans ce cercle de l'enfer
où Dante a placé Farinata et Cavaicante , l'empereur
Frédéric et le cardinal UbaUlini.
« Etant Florentin , continue notre cîiroaiqueur , et
« voyant quels troubles causait à mou pays ce rédouté
» Castruccio, j'écrivis à mon dévot ami maître Dionysio
11 dal Borgo a San Sepolcro , maître en philosophie et en
« théologie de luniversité de Paris. Je déplorais nos mal-
» heurs dans ma lettre, et je suppliais mon ami de m'ap-
» prendre quand ils auraient enfin im terme. Maître
» Dionysio me répondit en peu de mots : n — Je vois Cas-
)) truccio mort , et à la fin de la guerre vous obtiendrez
» possession de la seigneurie de Lucques par la main de
» quelqu'un qui portera dans ses armoiries sable et gueu-
1) le : mais ce sera un nouveau sujet (i'alHictiou etde honte
» pour voire réji^bliquc , et vous ne garderez pas long-
n temps votre acquisition nouvelle.» Je reçus cette lettre
w de Paris au moment où Castruccio s'était emparé de
)i Pisloye. J'écrivis donc à m u'tre Dionysio comment. Cas-
î) truccio était devenu plus puissant que jamais. Ce à quoi
» il me repouiiit : v Je vous confnine aujourd'hui ce que
« je vous ai écrit dans une précédente lettre , si Dieu n'a
« pas changé ses jugemens et bouleversé le cours des as-
ji très , je vois Castruccio mort et enterré! >i Lorsque je
» reçus cette lette , je la montrai au.\ priori mes collègues
« (étant alors membre de cette magistrature). Il arriva
i> que Castruccio était mort quelques jours auparavant, et
» que le jugement de maître Dionysio s'était accompli
î> comme une prophétieen tous points. 'i(Llv. X, chap. 85t.)
Il parait que la prédiction du m litre Dionysio influa
beaucoup sur les diflîcnltés qu'élevèrent les magistrats de
Florence lorsqu'ils négocièrent l'achat de Lucques , d'a-
bord avec des aventuriers allemands qui s'en étaient
emparés au nom de l'empereur Louis de Bavière, ensuite
avec Muiino dclla Scala , seigneur de Vérone , qui en
ME X. \S
330 KEVUE DE PARIS,
était devenu le maître à son tour, par une de ces continuel-
les vicissitudes de la poiitiniie italienne au quatorzième
siècle. Une révolution analogue livra en i34i la répulli-
que de Florence à un usurpateur qui la tyrannisa pendant
une année entière, et dont Viilani raconte l'oppression
en historien patriote.
Bientôt après Viilani fut la victime d'une grande catas-
trophe commerciale, la banqueroute de la riche maison des'
Bardi , qui entraîna celle de plusieurs maisons de Flo-
rence. Viilani, par suite de ce désastre, fut jeté en prison
et y resta plusieurs années, se consolant par le récit de ses
malheurs, qui font partie de ses chroniques. En i348 il
mourut de la peste qui ravagea l'Italie et une grande par-
lie de l'Euiope. Son frère Matheo , plus jeune que lui de
plusieurs années continua les Istorie fîorentini de iS^S à
i363 , et par une coïncidence remarquable, le même fléau
qui avait enlevé Giovanni reparaissant au moins de juillet
de cette année frappa aussi Matheo. Philippe , son fils ,
termina l'ouvrage de son oncle et de son père, qui s'arrête
au traité conchi entre Pise et Florence, le 17 août i364.
G. ViLLAHi, Istorie florentine .
LE PALAIS-ROYAL
ET LA PLACE-ROYALE.
Ne croyez pas que je veuille vous servir ici ler;igoiitd'un
contraste, comme dirait ïrissolin, le Trissotin d'autrefois.
Le contraste n'est certainement pas chose si rare à Paris
qu'il faille, pour en rapprocher les deux paities, faire une
course de tricycle. Ou le trouve en tous lieux dans cette
f;rande ville: partout le mesquin est à côté du beau, l'or-
dure auprès de la magnificence, la misère en face du luxe,
quelquefois même la solitude et le silence au milieu de l'a-
gitation et du bruit. Dans ce chaos perpétuel d'élémens op-
posés, on trouve à chaque pas le sujet d'un de ces tableaux
à double face où l'art s'est toujours complu, et qui font
métiiter le philosophe. Le même quartier, la même rue, la
même maison peut- être vous montrera souvent en pi ésence,
dos à dus, l'un sur l'autre, ou porte à porte, les deux exiré-
332 REVL'E DE PARIS,
miles de la civilisalion, les aspects les plus contraires que
puisse oÊFrir lo socicié humaine, vue de près, ctudie'e à la
loupe, scrutée par l'analyse. L'inslitut, par exemple,
ii'est-il pas à côté de la Monnaie , et la Conciergerie tout
près du quai aux Fleurs ? On vous a dit quelque part qu'il
y avait un piano et de jolies demoiselles dans le bâtiment
delà Morgue ; et vous trouveriez aisément un commission-
naire au Mont-rle Piété sur le même palier qu'une élégante
couturière, un bureau de charité sous les fenêtres tl'une
maison de banque.
Or ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui. Je n'ai pas
l'intention d'opposer le cahne de la Tlact -Royale au mou-
vement du grand bazar parisien. C'est plutôt par la res-
semblance de leurs formes, par l'analogie probable de leurs
destinées , qu'il m'est venu en fantaisie de réunir dans un ,
seul chapitre ces deux localités. Ici et là , en eflet , même
distribution du terrain, même système d'architecture.
Quatre faces de bàtimcns qui regardent un espace planté
d'arbres, car c'est la faute du temps si la quatrième ligne
d'étages supérieurs manque au Paiais-Rojal; des galeries
pratiquées sous le premier étag? de ces maisons, et soute-
nues par une suite légulières de piliers qui se joignent en
arcades; une promenade à l'abri autour d'une promenade
en plein air; tels sont les points matériels de cojnparaison.
Les dilTérenccs sont nombreuses, et il me semble que l'a-
vantage pour l'un cl pour l'autre s'y balance. Ici le corridor
claustraiest tropéciasé par sa voûte;làil est trop élancé et
trop étroit. Au Marais , les rues pénètrent dans la place ;
elles séparent les galeries du jardin; ce qui pourrait être
un inconvénient pour les promeneurs . s'il y en avait. Au
quartier Saint Honoré , la circulation des voitures s'arrête
aux abords de l'édifice ; elle eu respecte l'enceinte : elle
tourne le long de la façade extérieure, mais par des voies
si resserrées , si sales et si périlleuses, que les habitans du
lieu semblent leur avoir rendu leur véritable destination
en y tiéposant des immondices. La vieille Cité n'a rien de
LITTÉRATURE. 333
plui fangeux et déplus fétide que le fossé bourbeux dans
lequel on desrend à l'extrémité de la rue Yiïienne.
Nous avons tous vu le Palais-Hoyal dans son plus grand
éclat. Je me suis demandé quelquefois ce que serait la
Place-Royale si la mode venait s'y établir, si ses quatre
rues intérieures étaient parcourues par de brillans équi-
pages, si, le soir, d'innombrables jits de lumière se déta-
cliaient de ses portiques percés en riches magasins ; si, dans
chaque intervalle de ses pilastres, l'air enflammé se jouait
suspendu dans un giobe (le cristal , si les trois étages de
ses maisons , variées déjà par les couleurs de la brique
et de la pierre , réfléchissaient , sous leur haut cou-
vercle d'ardoise, la lueur riante des lustres et des bougies.
Alors sans doute il ferait beau d'arriver, dans ce séjour des
plaisirs et des joies mondaines, par les arceaux ouverts sur
la rue Royale et sur la chaussée des Minimes, deux issues
vraiment magnifiques. De ce jardin clos de grilles , qui
recevrait la fouie par qu.itre larges en trées,etoùLouisX III
se morfond aujourd'hui sous son vêtement de marbre,
on aurait tout le mouvement et tout le bruit dont se
compose le bonheur des villes. Ceserait mieux que le Palais-
Royal, où l'agitation est en quelque sorte renfermée, mieux
que les boulevards , où elle est trop répandue, trop épar-
pillée. Ce rêve heureux ne se réalisera pas. L'engouement
magique qui pousse toute lapopulation versunquartier de
la ville ne revient jamaisà celui qu'ila déjà visité. Il aime
à Kiisser derrière lui des déserts et des ruines. II faut à ce
coureur infatigable et capricieux des amantes délaissées qui
le pleurent dans un long ennui. La Place-Royale a obtenu
jadis ses faveurs ; elle n'a plus que des souvenirs pour se
consoler de l'oubli et de la solitude. Le Palais Royal aussi,
dont il faisait naguère ses délices, touche peut-être à son
déclin; il s'y inanisfeste déjà quelques signes d'abandon
et d'in-lifTérencc. C'est un motif de plus pour rapprocher
une puissance tombée d'une grandeur qui s'obscurcit.
On sait (pic la T'Iacc-Royale fut construite par Henri I\ ;
334 RLVUE DE PARIS,
ce qu'on ne sait pas aussi Lien, c'est de quelle façon un
roi d'alors , un roi absolu , un roi conquérant , qui avait
regagne sa couicnne pied à pied tt l'épée an poing, s'y
prenait pour user de ses domaines. L'eniplaccincut sur
lequel il vouiut construite , car il aimait aussi le travail
des maçons, dépendait de l'ancien hôtel des Tournelles;
c'était un terrain nu, entouré de décombres, et dont
on avait fait un marché aux chevaux. Henri IV entreprit
d'y dessiner une place large, belle et régulière, dont le
milieu servirait d'arène, et le pourtour d'amphithéâtre ,
pour les exercices martiaux, les courses, mascarades el
réjouissances données par la cour au public. C'était son
bien à lui, comme disent les avocats de la liste civile, et
m'est avis qu'il l'avail bien payé. De plus, ce n'était de-
venu le bien de personne ; il ne s'y était pas établi de ces
jouissances anciennes, immémoriales, qu'il faut souvent
respecter comme des droits. Cependant il ne crut pas pou-
voir en disposer sans l'aveu cie son parlement. Après avoir
fait élever de ses deniers un côté de la place , il fit enre-
gistrer un édit, par lequel il cédait à des particuliers les
autres portions du terrain, moyennant la rente annuelle
d'un écu d'or, et à la charge (.Vy construire des bâtiniens
sur le plan qu'il avait exécuté lui-même. Ainsi fut faite
la Place-Royale , véritable ouvrage de prince , théâtre de
nobles amusemens, rendue à l'usage de tous, aussitôt que
la main créatrice du monarque l'eût fait sortir de la boue
et du néant; et cela, sans profit , sans calcul d'argent ,
moyennant une légère redevance, qui perpétuait seu-
lement le souvenir du bienfait royal.
Elle se trouva prête en 1612 , pour la célébration anti-
cipée de ce mariage, d'où devaient sortir, après une lon-
gue stérilité, les deux branches de princes Bourbons, dont
l'une vient d'emporter dans l'exil la vieille monarchie,
et l'autre fait aux Tuileries l'essai d'une royauté nouvelle.
Ses quatre lignes, composées de neuf pavillons, étaient
élevées ; ses deux rues qui trouvaient , il y a peu de temps
LiTTÉRATURE. 535
encore, une ouveiture sous deux de ses augles, t'taient
tracées; ses deux entiées majestueuses , par les centres
du midi et du nord , étaient ouvertes, lorsque, par une
belle journée du printemps, des milliers de spcct iteurs,
groupés aux fenêtres , entassés sur les échafauds , dames,
seigneurs, gcntilhommes , gens de robe, peuple aussi (on
a besoin de lui pour les fêles), virent s'avancer dans la
lice, parés de riches liabits , suivis d'une somptueuse es-
corte , les plus illustres et les plus beaux cavaliers qui
fussent en ce royaume de France. Un des acteurs de cette
brillante représenialion , Bassompierre , nous dit qu'il ne
lui en coûta pas moins de cinquante mille écus pour y
paraître convenablement. 11 se faisait rembourser de
cette dépense en bonnes fortunes. Aujourd'hui, on saurait
au juste ce qu'une somme pareille , bien placée , peut rap
porter d'intérêts. Ce fut , je crois . le dernier spectacle où
Hgura la noblesse française. Piichelieu vint, qui congédia
la troupe.
Après ces magnifiques extravagances, la Place-Royale
trouva encore une autre illustration. Elle devint le centre
du goût , de la politesse , de la galanterie , du bel esprit.
Xs maisons furent habitées par les femmes les plus spiri-
tuelles et les plus jolies. Les grands seigneurs y accoururent
dans leurs carosses de velours ; les gens de lettres , qui
commençaient à prendre leur rang dans le monde, s'y
rendirent à pied; car c'était , suivant Scarron , « un pays
où la botte se conservait long-temps sans crotte. « Lare-
nommée de " cet incomparable cloître, i> cloître où Ninon
fit ses vœux, convertit bientôt le terrain des joutes en une
promenade noblement fréquentée , où Corneille a placé la
scène d'une de ces comédies qu'il prit toutes faites dans
son siècle, avantde s'élever à son génie. L'auteur du /iowa«
('om c/ue, qui, en dépit de ses ouvrages, était homme de
bonne compageiie , appelle la Place Royale : « Quartier
favori des honnêtes gens tant chéri ; « et ailleurs : « Belle
place, où irhcd)ite que mainte personne d'élite. » 11 s'est
336 TU vn; DE PAIUS.
tiouvc',par un rare bonlieiir, que , lorsque la vogue s'est
eloit;nce de ce lieu , les spéculations n'y ont pas porté
leur marteau destructeur, leur avide recherche de débris.
Il se présente à nos regards tel à peu près qu'il était au
temps (les Villequie r , des Guémenée , des Rohan , des
Maugiron, des Bo s- Dauphin , et de toutes ces familles que
divertissaient par leurs bons mots Sarrasin , Ménage et
Voiture. Nul propriétaire ne s'est encore avisé de badi-
geonner la façade rouge et blanche de son antique mai-
son ; nul ne la fait monter d'un étage , et n'a songé à tirer
profit de ces dômes élevés , où l'on pourrait nicher des
locataires. C'est un avantage des quartiers abandonnés ;
dans un temps où lacupidilé détruit, la solitude conserve.
A voir ces croisées garnies de draperies épaisses, ces portes
fermées où le marteau retentit rarement , ces longues ga-
leries dont les murailles n ont pas été minées par les
boutiques , on se croirait dans un autre siècle, si l'aspect
tout moderne d'une mairie , avec son factionnaire en habit
bourgeois et ses listes électorales couchées sur une tablet-
te, si encore deux cabinets de lecture, remplis de journaux
et de jeunes gens , comme aux lieux les plus habiles , ne
venaient terminer cette erreur. Quoi qu'il en soit, je ne
connais pas dans Paris de meilleure et de plus agréable
retraite. Quelque chose me dit ([ue j'y mourrai ; c est un
endroit charmant pour mourir. On est à deux pas des
pompes funèbres.
Mais voici que vient à passer le corbillard des vivans ,
l'omnibus à trois roues, qui nous conduira par vingt détours,
à travers les obstacles d'un quartier populeux, dumarbre
de Louis XIII jusqu'au bronze de Louis XIV , dans le
voisinage de cette autre scène que nous avons encore a
décrire. Nous entrons par les issues les plus éloignées de
cette demeure princière, d'où l'on a retiré un roi, main-
tenant triste, déserte et gardée avec un soin jaloux, dont
on nous a fermé la cour , depuis que la circulation n'y
gênerait ])!us personne. Tant mieux, dirai-je , j'aime à
LITTÉRATURE. 337
connailic, autreiiieut que par le reliis d'un lactionnaire,
les liiiùtes de la propriété publique. On sait ù présent que
depuis la porte qui donne ïur la cour des Fonlaines, dont
on a rétréci la voùle pour y loger des marchands ; depuis
les premières pantoufles qui décorent le portail de la ga-
lerie de Nemours et le péristyle du Théâtre-Français,
tout ce qui est en deçà appartient sans conteste à ia cu-
riosité, sous la surveillance des gardes municipaux.
Or nous voici dans le Palais-Royal, dans cette enceinte
connue de i" Europe entière, dont on demande des nou-
velles à quiconque levient de la grande ville , que le
nouveau débarqué veut visiter avant tout, dont on se fait
encore, à cent lieues de Paris, les idées les plus singuliè-
res, les plus effrayantes, les plus fantastiques; lieu de per-
dilion, sentine de tous les vices, véritable Gommorrhe ,
disent les pères treniblans et les mères éplorées , qui
hasardent à regret leurs fils dans nos écoles ; pays de Co-
cagne, séjour de dél.ces , théâtre de mille enchantcmens,
s'écrient les provinciaux émérites , les beaux esprits de
garnison , les Lovelaces de table d'iiôte et les commis-
voyageurs. Mensonge ties deux parts, ridicule exagération
de terreur et d'enthousiasme, qui se fonde sur les récits
fabuleux dun avitrc temps, d'un autre état social, d'une
époque déjà vieille de vingt années , et presque perdue
dans nos souvenirs. Il ne faut pas avoir vécu plus que
rà;^c ordinaire d'un homme d'état pour avoir vu quelque
chose de ce désordre bruyant, de ces oigies tumultueuses,
de ces gais scandales , qui firent long tcjnps la réputation
du Palais-Royal. Maintenant il en reste à peine quelques
traces. Le Palais-Royal asuivi le mouvementde nos manirs-
il s'est réformé; il est devenu honnête, sévère , ennuyeux
peut être comme un libertin qui se range. Il était fait
pour le vice , ce monument historique de la fin du dix-
huitième siècle, pour le vice vulgaire, bannal, populaire,
accessible à tous , se plaisant dans la confusion et le mé-
lange, se faisant grossier par un dernier raiïinement. dé-
338 REVL'E DE PARlf^.
daignant la pudeur et insensible à la volupté du mystè-
re. Et voilà que le vice lui manque-, qu'après l'avoir laisse
végéter quelque temps obscur et sans bruit dans ses plus
honteuses retraites, voyant qu'il ne rapporte plus rien i
on le chasse biutalenient comme un intrus, lui, le vice
l'enfant de la maison.
Une fois épui'é, sous le rapport de la morale , il ne res-
tait plus au Palais-Royal, pour se séparer (out-à-fait du
passé , qu'à se faire net et beau , luisant et propre ; à dé-
pouiller ses' haillons; à se revêtir de neuf. Il a fait toute
cette, dépense , non sans peine. Il a réussi à couvrir d'une
couche blanche les innombrables inscriptions qui noir-
cissaient les murs , les piliers et les voûtes de ses galeries;
il a détaché les lanternes de toute couleur , de toute gran-
deur, les écussons, les enseignes qui menaçaient la tèle
des passans ; moitié par contrainte , moitié par persua-
sion , il a obligé les boutiques ambitieuses, usurpatrices,
toujours avides de s'étendre, toujours gagnant du terrain
pour atteindre les chalands , à rentrer dans leur aligne-
ment, à démasquer sa colonnade, il s'est mis pour cela
sous la protection de la voirie , et à réclamé l'aide de la
police. 11 a fourni aux afficheurs des bornes de bois pour
qu'on resyiecîàt ses portiques peints à l'huile. Un beau
soir, le gaz , s'élancant de ses canaux en langues de feu ,
est venu éclairer sous chaque arcade cette brillante toi-
lette. Un magnitîque projncnoir , tenant toute la largeur
du palais, a invité les oisifs à se réunir sous son toit de
verre, à parcourir librement son pavé poli et sonore. Et
quand tout cela a été terminé, lorsque le Palais-Royal
s'est montré noble, riche, élégant, vertueux surtout, il
n'a plus revu la foule. Ses habitués étaient ailleurs ; il
faisait là trop de jour pour eux. Les nouveaux hôtes qu il
attendait en avaient oublié le chemin.
C'est qu'il y a, dans cette préférence capricieuse. qui cn-
tranie vers une partie de la ville le flot des fainéans et
des curieux, certaines inihiences seciètes qu'il n'est pas
LlTTËilATL^ÎlE. 339
facile (le saisir. Ce qui peut la décider !e moins , c'est
l'ortire et la syméUie; il lui faut au contraire de la gêne
et du péle-mèic. On ne se dérange pas de chez soi pour
être à son aise , pour marcher comniodcment à la 61e
dans un espace bien propre, bien large, soigneusement
débarrassé de tout ce qui serait obstacle , où l'on trouve
sans cesse la vigilance du maître et de l'autorité. On veut
s'cMtasscr, se bouscuhn', élre aperçu et non regardé. Ce
qu'il y a de plus honteux et de plus ordurier ne fait pas
jieur, quand on doit le voir du milieu de la cohue. On
demande d'abord qu'il y aitdu monde cpielque part, n'im-
porte lequel , et l'on y court aussitôt. La population fixe
du Paiais-Royal , celle qui avait renfermé là toutes ses
habitudes, tous ses plaisirs, toutes ses espérances de
proGt, formait naturellement ce centre d'attraction vers
lequel la foule se laisse conduire. C'est ce qu'avait bien
compris le fondateur de cet établissement. Envainl'ac-
cablait-on de railleries , de sarcasmes , d'épigranimes ,
de quolibets pour une entreprise qui fut certes l'action
la plus innocente de sa vie; envain classait-on ainsi les
nouveaux voisins qu'il voulait se donner : « les filles , les
n brocanteurs, les libertins, les intrigans, les escrocs,
" les faiseurs de projets, les chefs de musées, les inven-
" tcurs de ballons , comme plus en état de s'y plaire et
» de bien payer, n 11 écoutait tous les propos avec ce pro-
fond mépris pour l'opinion publique qu'il devait montrer
bien mieux en la';' courtisant. 11 ne se mettait pas en
peine de choisir ses locataires, sachant que la bonne
compagnie arriverait tôt ou tard dans ce lieu, lorsqu'elle
serait si'ire d'y trouver la mauvaise..
Ainsi commença l'ère brillante du Palais-Royal. Tous
les genres de dépravation y étaient logés , depuis les
souterrains jusqu'aux combles. On entendait les cris de
l'orgie à travers les soupiraux ; la prostitution étalait ses
guenilles aux balcons supérieurs , et venait le soir pro-
mener ses oripeaux dans le jardin ou dans les gaiiries. La
3!0 REVUE DE rARIS.
crainte d'être vu là ne retenait personne , la multitude
couvrait tout. Les marchands surtout ne s'en plaignaient
pas ; les trésors étalés dans leurs magasins servaient de
prétexte à l'empressement du public, d'excuse, s'il en
élait besoin , à cette afiluonce qui se R-ompait peut-être
sur son objet. Aujourd'hui qu'il n'y a plus rien de scan-
daleux à voir, pas de bruit désordonné , aujourd'ui que la
mère peut permettre cette promenade à sa ûlle, on
trouve les corridors froids , le jardin étouffé, les abords
difficiles it malpropres. On n'y va plus, on y passe, com-
me dans la galerie Vivienne , moins que dans la galerie
Véro-Dodat, parce qu'on n'y trouve pas de caricatures.
Les marchands murmurent et déménagent. Ils s'en pre-
naient au voisinage de la royauté-citoyenne, qui leur
amenait l'émeute; ils s'en prennent à son émigralion, qui
leur Ole la pralic[ue des courtisans. Chaque jour voit dis-
paraître quelqu'un de ces riches étalages qui tentaient
l'opulence et dont s'émerveillait la médiocrité sans y
toucher. Le petit commerce des bazars s'y introduit déjà.
Enfin j'y ai compté hier douze boutiques à louer. Et
voilà ce que c'est que d'avoir des mœurs quand on s'ap-
pelle le Palais Royal; c'est mentir à sa vocation.
Pourtant comme ce changement n'est pas tout-à-fait
une chose de choix et de volonté ; comme il est évident
qu'il a été déterminé par quelque modification observée
dans nos mœurs et dans nos habitudes; comme la vie
joyeuse, débauchée, prodigue, insouciante, n'est plus de
notre siècle, il faut en conclure que le Palais-Boyal a
fini sa destinée de bruit, de scandale et de désordre, qu'il
est en ce moment dans un état de transition pour arriver
à une autre existence. Aussi n'offre-t-il aujourd' hui que
des traits décolorés, incertains; un caractère mi-partie
de tristesse et de mouvement, de luxe et de simplicité,
de présent et de passé, qui déconcerte l'observateur. II
ne se présente plus guère à ses yeux que comme un lieu
de passage où l'on se promène, à couvert quand il pleuti
LITTÉRATURÏÏ. 341
en plein air quand il ne lait pas trop de soleil , oùl'on se
donne rendez- vous , dans lequel on cause tranquillement
ou bruyamment, selon les goûts, de ses afiaires si l'on en a,
des affaires publiques si l'on est désœuvré. C'est encore
une commuuicatio" agréable pour aller de la rue Vi-
vienne à la rue Saint-Honore, un terrain commode pour
les premiers jeux de l'enfance. Quelques personnes ont
fait depuis peu du jardin une tabagie où leur patriotisme
se divertit innocemment à fumer. Ceux qui pourraient
être considérés comme les habitués de cette enceinte, et
dont on rencontre en effet la figure chaque jour dans la
même allée, n'ont pas d'occupation spéciale, pas de mœurs
particulières qui les distint;uent des autres visiteurs. Ce
sont gens ayant un peu plus de temps à perdre , voilà
tout, et qui trouvent clans l'exercice salutaire de la pro-
menade , dans la rencontre attendue de leurs amis , de
quoi employer leur journée sans aucuns frais , pas même
de toilette. Les belles soirées d'été ajoutent quelque cho-
se de plus gracicirx et de plus animé à ce tableau froid
et monotone. La bourgeoisie des environs vient s'y asseoir
le long d'un grillage ou vis-à-vis de la rotonde, en famil-
le , avec l'intention de rester long-temps sur ces chaises
où elle ne craint plus de fâcheux voisinage, croyant res-
pirer l'air que lui dérobent les trois lignes de bàlimens
dont elle est entourée. Quelques tables rangées dans le
jardin, entre une double haie de lauriers roses, sont occu-
pées par des consommateurs sur lequcls le distributeur
privilégié des rafraîchissemens lève en forme d'impôt in-
direct, c'est-à-dire par une augmentation du tarif ordi-
naire , de quoi payer le droit qu'il a chèrement acquis.
Puis, lorsque l'heure de la retraite a sonné, les grilles se
ferment en un instant sous la main agile des gardiens, et
ie lieu public devient domaine de prince pour toute la
nuit.
Je ne voudrais pas faire tort au commerce: c'est aujour-
d'hui surtout, chose peu généreuse ; cependant il faut bien
TOME X. .>9
342 REVUE DE PARIS,
reconnaître que les boutiques du Palais Royal ont perdu
cet éclat de reiooinmée , cette supe'riorite de luxe et de
goût dont elles se vantaient jadis. J'aurais bien aimé, pour
rinte'rêt que je porte aux vieilles réputations , à trouver,
durant la grande foire qui précède le jour de l'an , quel-
que encombrement dans C(.'s galeries que les curieux ,
d'accord cette fois avec la critique savante , trouvaient
jadis trop étroites. Il me souvient du temps où le superbe
magasin d'Alexandre faisait refluer jusqu'au-delà des gril-
les les admirateurs de ses belles étolTes ; où les i;endarme»
étaient étouffés à la porte tie Berthellemot; où toute la
province, assemblée par dépiilation de ses badauds, s'ex-
tasiait pendant une heure devant l'escalier de cristal ou
les diadèmes de Rustan. Ces magasins, qu'eu na pas cessé
de décorer à neuf tous les ans , renferment pourtant les
mêmes richesses ; mais il semble qu'on les ^ache par cœur.
D'une admiration hébétée on est passé à une sorte d'in-
différence slupide. On est comme blasé sur le beau. De-
puis qu'on le trouve partout, on ne veut plus le chercher
ici. Et puis je dirai que le commerce du Palais-Royal
tient un peu trop à ses antiqui's traditions. Les mêmeà
branches d'industrie s'3' multiplient à chaque pas, se nui-
sent par leur rapprochement et fatigue'nt par leur unifor-
mité. Ce sont toujours des joalliers après les horlogers, et
des horlogers après les joail,liers. L'art si populaire et si
attrayant des colifichets n'y tient pas une seule place On
n'y trouve pas u.i gâteau à manger , si ce n'est dans le
vilain passage du Perron. Je crois qu'un élève de Susse
ou de Giroux, qu'un honinie habile formé au four de Félix
ou de Thomas, remplirait utilement une de ces boutiques
où le bijoutier se croise noblement les bras en attendant
la pratique accidentelle d'un mariage. Je dis d'un mariage,
car c'est là maintenant le seul conirat où l'on fasse inter-
venir l'or et les diamans. Il ne .^e donne plus d'écrins que
devant notaires.
Il est cependant deux grandes célébrités qui ont con-
LiTT^RATUlU:. 343
scivé loule leur puissance à travers les révolutions, qui
oui vu tomber l'empire et la restauration sans être ébran-
lées de leur chute, qui ont survécu à toutes les splendeurs
éclipsées, à tous les scandales éteints de cette vaste en-
ceinte dont elles gardent les deux extrémités par chacun
de ses angles. Je veux parler de Corcellet et de Chevet ,
deux noms illustres qui ont de 1 écho dans notre civilisa-
tion; et je ne sais jusqu'où il faudrait aller pour apprendre
à quelqu'un qu'il s'agit de deux rivaux qui ont entrepris
la iburniture des comestibles; généreux coucurrens qui ne
se font pas la guerre ; ditféreus lun de l'autre par leurs
manières non moins que par leurs spécialités ; l'un, enfermé
gravement dans son comptoir, laissant arriver jusqu'à lu^
les chalands, ne permettant pas à ses pâtés, à ses volailles,
d'attirer l'odorat du passant par une légère excursion hors
de sa boutique ; l'autre ayant légué ses habitudes de pré-
venance , d'invitation empressée , à une seconde généra-
tion de femmes engageantes et polies, sachant seinainleuir,
malgré les alignemens , dans le droit acquis d'étaler au-
dehors ses esturgeons monstrueux , ses carpes du Rhin et
ses ananas , de sorte qu'on ne peut ni éviter la tentation ,
ui , une fois tenté par la marchandise , résister aux séduc-
tions du marchand.
Si Chevet et Corcellet sont la providence des gens qui
ont une cuisine, le Palais-Royal a des ressources immenses
pour ceux qui portent dans leur gousset toute la pré-
voyance de leur appétit. Les cafés s emparent du passant
à jeun , lui servent le premier repas , le désaltèrent plus
tard, le retrouvent encore après le dîner, et lui offrent ,
tout le jour, un bon poêle avec de nombreux journaux ; le
café de Foy d'abord , le patriarche de ces lieux , dont
l'existence est presque séculaire , notabilité de l'ancien
jardin , qui a le bon esprit de conserver sa vieille boiserie
et surtout l'excellente qualité de ses |irép<irations ;ie café
Valois , dont les habitués paraissent plus liés , plus inti-
mes , et qui a toute la familiarité d'un club ou d'un salon j
344 REVUE DE PARIS,
le cafë Lemblin, où l'allluence est. plus bruyante ; le café
de la Rotonde, si cher aux provinciaux, entrepreneur
hardi de la consommation en plein vent ; le café Corazza ,
qui renaît sous une forme nouvelle; enûn le café d'Or-
léans , de récente origine , q li , dans les premiers jours de
la révolution, s'étaithaliilementsuiside la milice citoyenne,
gaie alorset faisantvolontiersbombance. Les restaurateurs
viennent ensuite dans l'orthe des besoins. A leur tête ,
Véry dont les salons sont quelquefois déserts; les frères
Provençaux dont la renommée se soutient ; le café de
Chartres, réduit étroit , obscur , étouffé , où l'on s'entasse
toujours avec fureur ; le café Périgord , à l'étalage appé-
tissant ; Véfour jeune , qui reste , en cuisine aussi , le cadet
de son frère. Mais , ô misère ou lésinerie du siècle 1 le
dîner même , le dîner , cette grande affaire des sociétés
qui savent ce que vaut la vie, ne peut obtenir que d'un
petit nombre quelque effort de dépense. Regardez au pre-
mier étage du l'alais-Royal , dans ces beaux appartemens
dont on vous a raconté tant de jnoiliges. Savez-vous par
qui est occupée la moitié de ce splendide pourtour? Savez-
vous qui remplit ces riches salons , pour qui tous ces frais
de loyer, à qui appartient la vue riante du jardin? Le
maigre dîner à deux francs , la table modeste qui se dres-
sait autrefois dans la noire profondeur d'un rez-de-chaus-
sée, voilà ce qui domine «iiaintenant en vainqueur dans le
Palais-Royal. Voilà ce qui représente notre état social , le
point on s'est arrêté le thermomètre de notre richesse. Ce
tarif auquel peuvent atteindre facilement les petits pro-
fits , vers lequel descendent sans rougir des existences qui
semblent haut placées, réunit une foule immense de dî-
neurs de tout rang, de tonte condition , de tout métier ,
qui se courbent ou s'élèvent au même niveau. C'est là que
se trouve véritablement l'égalité . mesurée sur l'échelle
d'une sévère économie. Un étranger , qui sortait de la
Chambre , surpris de voir entrer tant de monde dans ces
réfectoires à bon marché , me disait dernièrement : » Mais
où diable passe donc votre budjet? n
PROVERBE. 345
Ce que le Palais-Royal a le mieux saidé , c'est son im-
portance littéraire. Je ne parle pas seulement ici de ses
trois grands établissemens de lecture , situés dans de vastes
locaux, bien aérés , bien élairés , bien écliauQes , où le
même exemplaire d'an livre subit quarante jugemens di-
vers, où siègent peut être les critiques les plus difficiles,
parce qu'ils ont payé quelques sous le droit d'être dédai-
gneux. Je veux parler surtout de ces boutiques où les ou-
vrages nouveaux viennent offrir aux regards des passans
leurs litres bizarres, leurs vignettes énigmaliques. C'est
dans la galerie d'Orléans qu'est demeuré le commerce de
la librairie avec les modistes.de la petite propriété. Mais
le bon temps des galeries de bois est passé pour les livres
comme pour les chapeaux. Si l'on veut vérilier ce cjue
nous avons dit de la préférence accordée par la foule aux
lieu.x sales, étroits, et d'un aspect repoussant, il faut se
rappeler cette double avenue, d'un terrain inégal, bordée
de misérables échoppes , où la voix criarde de queli[ucs
femmes flétries s'efîbrcait d'attirer les acheteurs ; où des
groupes nombreux formés devant l'étalage des libraires
interrompaient agréablement la circulation. Alors il fai-
sait bon pour une production nouvelle de paraître humide
encore sur les tablettes envahissantes de Dentu , de Petit,
de Ponthieu, de M"» Goullet,de l'actif et intelligent De-
îaunay. Celui-ci surtout connaissait bien son public; il ne
lui refusait pas l'avant-goùt gratuit d'un nouvel ouvrage;
il savait qu'en toute chose on aime à essayer ; il livrait
gracieusement aux curieux l'exemplaire tout coupé. L'au-
teur pouvait, à quelques pas de là , observer l'eUct causé
par les premières pages de son livre, et tressaillait d'aise
quand il voyait le lecteur entrer dans le magasin. Au-
jourd'hui, ce n'est plus ainsi : une barrière de verre per-
met de voir et défend de toucher. Le frontispice a beau
sauter aux yeux, ce n'est pas assez pour itécider l'argent
à sortir de la poche. On, voudrait feuilleter un peu, saisir
au passage quelque ape/cu du sujet , quelque échantillon
2<).
346 REVUE DE PAKIS.
du style. Il faut déjà une forte dose de lésolution, une
curiosité singulitreraent aiguillonnée, pour qu'on se risque
à presser le boulou d'une })ortc, àdéranger un commis qui
lit tranquillejnent sur son comptoir. La fermeture de's
étalages me paraît une des causes qui font qu'il se vend
peu de livres , malgré l'incontestable supériorité de nos
écrivains, certifiée par lescainarades journalistes. Du moins
est-il certain , et je le dis sans nul regret , que le vitrage
a tué l'industrie de la brochure.
Nous avons parcouru tout le Palais-Royal , tout, je
vous assure; hors l'apanage, dontla beauté me touche peu,
depuis qu il a été question de payer une indemnité au
possesseur, pour le plaisir qu'il s'est donné; hors deux ou
trois estaminets, séjour enfumé, dont la physionomie offre
peu d'intérêt ; hors ce café des Aveugles , dernier reste
de l'ancienne licence , où l'on ne fait plus rien que s'en-
nuyer bêtement au bruit assourtiissant des liniballes; hors
les Ombres Chinoises , pour lesquelles on sèvre chaque
jourdes spectateurs, etle nouveau théâtre qui mérite bien
un souhait de bonne chance; hors enfin ces quatre infâmes
repaires qui s'annoncent par des numéros de feu dessinés
sur un fond noir, autrefois égayés du moins par la débau-
che, maintenant offrant pour unique spectale la passion
de l'or ou la misère aux prises avec le hasard. Tout cela
n'a pu vous paraître qu'une promenade assez insignifiante;
et pourtant , le long du chemin que nous avons fait, une
histoire entière est rangée, l'histoire de notre pays , de
notre civilisation, de nos mœurs, c'est-à-dire ce que nous
savons le moins, on peut-être ce que nous oublions le plus
volontiers. Entre la Place-Royale et le lieu où nous som-
mes, il y a deux siècles de notre vie sociale; et, dans cette
enceinte même, qui date à peine de quarante-cinq ans,
que de souvenirs entassés les uns sur les autres! Comme
le temps a marché vite sur la tête des générations ! Que
de transfoimatious a subies cette société, tour à tour ivre
de plaisirs bruyans, avide dcmolions sanglantes, lasse da
LITTÉRATURE. 347
ses excès, rcii.iissaiil poiula joie, passionnée pour la gloire,
amoureuse du repos, fatiguée de l'ordre , déç;oulée de
l'agitation; maintenant soucieuse, timi.Ie, avare , renl'er-
inée, languissante, intjuiète de sou avenir. Cet avenir, tjui
nous le dira ? Sous quelle forme se présenterai il à nos
regaids ;' Tandis que vous y rêvez , lorsque vous cherchez
ce que peut devenir un peuple qui a perdu toutes ses
croyances, usé toutes ses illusions, gaspillé par des essais
capricieux tous ses systèmes politiques , gardez-vous de
lever les yeux; car voilà l'iiomme déguenillé qui passe
devant vous comme une terrible apparition.
A. Bazih.
k/V\VVVVVV*\'\»Va%vavVA,\A^VV^VV\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV'VV%'VV\'VV*
L'ORPHELTNK,
ou
à Cn'Bis fon^uc ^tcn nxesnte U vint
COMÉDIE-PROVERBE E> DEUX ACTES.
PERSONNAGES.
Mme D'YVARI. M'je MODESTE , gouvernante.
Le colonel SINCLAIR. RENE , floraestique du colonel.
EMMA . jeune rréole. ROUSSEAU , autre domestique.
M. DUFLOS , notaiie.
(La scène se passe dans un ch;iteau. — Le tliéi'itre représente un salon. )v
ACTE SECOND.
SCÈNE I".
RÉNË SEUL, ENSUITE LE COLONEL.
RENÉ.
Je crois bien que les signes que monsieur vient de me
faire étaient pour m'indiquer de venir dans ce salou. Il
est si impatient qu'il trouvera moyeu de quitter la table
avant tout le monde , dans l'espoir que j'ai découvert de
quoi satisfaire sa curiosité. Je n'ai pourtant pas granil'chose
à lui dire. Chacun de ceux à qui je parle est bien plus
PROVFRBE. 349
presse tic faire sim ologe que c!c lëpondic à mes ques-
tions.
LE COLONEL.
Voyons , René , sois bref; que sais-tu ?
r.ÉNÉ.
Qu'il est impossible, monsieur, que vous trouviez nulle
part un jardinier qui entende mieux le jardinage, un
cocher qui connaisse mieux les chevaux, un cuisinier qui
fasse mieux la cuisine, ime gouvernante enfin qui sache
mieux gouverner que tous ceux que vous trouverez ici.
LE COLONEL.
Pas de mauvaises plaisanteries. Comment parlent-ils
de M"e Emma? Ils doivent bien la regreller s'ils pensent
tous comme ce garçon que j'ai vu tantôt, et qui me pa-
rait un excellent sujet.
nÉNÉ.
Ah! mon colonel, n'eût- elle que le mérite d'avoir éta-
bli l'ordre qui règne dans cette maison , je ne connaîtrais
pas de femme qu'on pût lui comparer.
LE COLONEL.
Il y axlonc beaucoup d'ordre ?
RENÉ.
C'est admirable. Et un ton de douceur entre eux dont
on sent bien qu'ils ont l'habitude et qu'ils ne jouaient
pas à cause de moi. Pas un mot, pas une brusquerie... Je
n'avais pas d'idée de cela.
LE COLONEL.
Je ne sais pas si tu éprouves la même chose que moi ;
mais il me semble qu'on respire ici un air de bonheur.
Le diner m'a paru excellent. La conversation n'était pas
bien vive : eh bien ! j'y prenais beaucoup d'intérêt. Cette
jeune personne qui faisait les honneurs de ma table avec
tant de grâce et de timidité, le croirais-tu? cela m'en-
chantait. Il est sûr qu'une maîtresse de maison est bien
350 REVUE DE PAIV.S.
plus indispensable à la campagne qu'à Paris. {René sourii.)
Tu ris coiuine un inibecille; ce n'est pas cela que je
veux dire.
Pourquoi monsieur votie oncle, qui désirait tant de
vous voir marie, ne vous donnait-il pas sa terre un peu
plus tôt ? Cela lui aurait épargne bien des lettres
LE COLONKL.
Mon oncle ! mon oncle ne savait pas ce qu'il voulait ;
ses désirs étaient toujours des menaces. Aslu remarqué
la peine qu'elle se donnait pour me voir sans me re-
garder ?
RÉNK.
Qui, monsieur ?
LE COLONEL , avcc tiumeur.
La baronne, apparemment?
RtNÉ.
C'est de M"» Emma que monsieur voulait parler; mais
la baronne faisait bien de même. Il n'y avait que ce mon-
sieur qui fût vraiment à son aise. 11 a dû être bien content
de vous, car vous riiez à chaque mot qu'il disait.
LE COLONEL.
Cela tenait à la disposition où j'étais. Ces beaux esprits
ijui ne s'aperçoivent de rien et qui vont tout droit devant
eux sont exccUens dans de certains niomcns. Sans lui je
crois qu'il y aurait eu de grands intervalles de silence.
BÉNL.
Et cependant vous avez des choses essentielles à vous
dire.
LE COLONEL.
Nous aurons le temps.
RI'NÉ.
Pas trop, monsieur. Madame la baronne a déjà donné
à son cocher l'ordre d'atteler aussitôt que nous aurons
dîné. Elle est très-poltronne en voiture , et elle veut s'en
aller avant la nuit.
T'ROVERBE. 35t
LE COLO>EI..
C'est bon. A'oici ces daines, va-t-cn. ( Béné sort.)
SCÈNE IL
Mme D'YVARI, LE COLONEL, EMMA, M. DLTLOS.
MADAME D'YVARI.
En vous voyant quitter la table si vite , colonel , nous
avions craint que vous ne fussiez indisposé.
I.E COLONEL.
Ce serait jouer de malheur, un jour comme celui-ci.
J'avais quelques ordres à donner à mon domestique.
MADAME D'ïYAKI.
Vous pouvez ici commander en maître.
LE COLONEL.
Mon plus grand bonheur est de m'y regarder comme
un proscrit qu'on veut bien accueillir.
MADAME d'YVART.
C'est d'une extrême délicatesse. Il est certain qu'aux
termes du lestament, vous êtes encore chez mademoiselle;
mais vous n'avez qu'un mot à dire, et vous serez chez vous.
LE coLOnEL , à Emma.
M'ordonnez-vous de dire ce mot terrible, mademoiselle?
LMMA.
Tout ce qui vous donnera la liberté qui vous appartient,
et me rendra la mieime, d.it, ce me semble, nous con-
venir à tous les deux.
MADAME D'ïVABI.
Il est impossible de s'exprimer mieux que mon Emma ,
et je suis persuadée que le colonel l'a parfaitement
comprise.
LE COLOSEL .
Certainement, et je ne crois pas qu il soit en effet une
position plus étrange que celle où nous met le caprice de
mon oncle. Moi, qu'il regardait comme un étranger, peut-
être comme un ennemi , il m'oblige à ne paraître ici que
pour en éloigner dans les vingt -quatre heures sa fille
chérie, celle à qui il a dû dix années de bonheur, la seule
personne enfin qui, avec une douci-ur angéliquc, ait pu
352 REVUE DE PARTS,
supporter ce qu'il y avait de bzarrerie dans son caractère.
Je sais le respect que vous portez à sa mémoire, made-
moiselle ; mais vous ne pouvez nier qu'il ne fût bizarre.
EMMA.
Comme je l'ai toujours vu de même , je pourrais dire
avec sincériLé que je ne m'en suis jamais aperçue.
LE COLONEL.
Quel éloge vous faites de vous sans vous en douter !
Ainsi , vous supporteriez les défauts de l'époux que le ciel
vous destine, par cela seul que vous l'auriez toujours vu
ainsi ?
EMMA.
C'est à quoi je ne m'engagerais pas.
MADAME d'YVARI.
Que dites-vous donc, mon cœur?
EMMA.
Je dis la vérité, madame. Je vivais ici dans la solitude,
je n'avais pas de point de comparaison ; si j'étais mariée ,
je vivrais dans le monde, et les défaits d'un mari pour-
raient me frapper sans que je le voulusse.
LE COLONEL.
Je n'y avais pas pensé ; mais votre réflexion n'en est
pas moins judicieuse.
MADAME D'WAr.I.
Et surtout assez déplacée. On ne dit pas de ces choses-
là, à moins d'avoir pris le parti de ne jamais se marier.
LE COLONEL.
C'est peut-être l'intention de mademoiselle.
e:\ima.
Ne m'interrogez plus ; je craindrais de répondie encore
avec trop de franchise.
madame D'iVARI.
La franchise, mon enfant, n'est un défaut que parce
PROVERBE 353
({u'elle n'eutre pas dans les usages du monde; vous saurez
cela un jour. Mais, colonel, le temps presse; !e lestament
de votre oncle ne nous d(>nne que vingt-quatre heures , et
l'on m'attend chez moi.
LE COLONEI..
C'est pour cela, madame, que j'ai quitté la table, aûn
de donner des ordres à mon domestique. Ne voulant pas
qu'on puisse m'accuser d'avoir décidé avec trop de promp-
titude des intérêts qui ne sont pas seulement les miens;
ne poiivar^l supporter l'idée qu'on puisse conclure de mon
arrivée le départ de la personne qui a bien voulu me faire
un aussi bon accueil , je vais me rendre à la ville , où je
CQucberai. Je demanderai à mademoiselle la permission
de me présenter demain.
M. DUrLOS.
Cette affaire est si simple, monsieur le colonel.
LE COLONEL.
11 me semble que le testament m'accorde vingt-quatre
heures à compter de mon arrivée.
H. DUrLOS.
On ne prétend pas le nier.
LE COLONEL.
Eh bien! monsieur, pourquoi voulez-vous que je n'en
profite pas ? Le temps porte conseil.
MADAME D'YVARI.
Je croyais, monsieur le colonel, que vous ne prendriez
conseil que de l'équité, et que vous feriez entrer dans vos
considérations la démarche que j'ai faite en venant cher-
cher Emma. Qu'il vous plaise d'aller à la ville , nous ne
nous y opposons pas; mais il est impossible qu'elle reste
plus long temps dans cette maison, dès que vous y avez
paru.
M. DUFLOS.
Doucement, madame. Monsieur peut avoir à exprmier
TOME X. . •^'^
3.-4 REVUE DE PARIS.
(les volontés qu'il ne voudrait confier qu'à un homme qui,
j'ose le dire., s'est acquis une réputation de conciliateur.
LE COLONEL , à part.
L'ouverture est excellente pour gagner du temps.
{Haut à Emma.) Acceptez-vous, mademoiselle, M. Duflos
pour vous re[)resenter ?
EMMA.
Sans nulle difficulté, monsieur. Plus il entrera dans vos
intentions etplusil acquerrade droits à ma reconnaissance,
LE COLONEL , avec une attention très-marquée.
Si j'en abusais ?
EMMA.
Peut-être ai-je tort de le dire: mais c'est tout ce qae je
crains et ce que je ne supporterais pas.
MADAME D'YVARI.
L'expression est menaçante ; mais j'aime à voir que vous
commenciez à sentir qu'il y a du positif dans la vie. Nous
vous laissons, messieurs, et nous ne doutons pas de votre
prudence.
M. DUFLOS.
Vous pouvez être très-rassurée. (i)i'«« d'Yi'ari et Emma
sortent.)
SCÈNE III.
LE COLONEL, M. DUFLOS.
M. DUFLOS.
J'espère bien, monsieur, le colonel, que vous ne voyez
en moi ni un avoué ni un avocat; à peine suis- je un notaire.
Je suis tout simplement un homme du monde offrant son
impartialité pour mettre d'accord deux personnes pour
qui j'ai une égale considération.
LK COLONEL.
Tl suffît de vous avoir vu un instant, monsieur Duflos.
pour ne craindre de vous rien qui ressemble à de la chicane.
PROVERBE. 355
M. DUFLOS.
J'ai loujouis cherché à couvrir de fleurs le sol aride
que je suis condamné à cultiver.
LE COLO>EL.
H me semble que dans un aussi beau pays, sous un ciel
aussi serein, les manières doivent être plus douces, les
humeurs moins acres que partout autre part. Dans mon
enfance , je n'avais pas remarqué jusqu'à quel point la
végétation était admirable.
M. DDFLOS.
C'est que la propriété est comme une seconde nature,
monsieur le colonel. Mais venons au sujet que nous avons
à traiter. Avez vous arrêté le mode d'arrangement que
vous voulez taire avec M'I" Emma?
LE COLONEL.
Elle est bien jolie et me parait avoir un charmant ca-
ractère.
M. DUFLOS.
Pour cela... il est certain..-
LE COLONEL.
Vous avez l'air de répondra avec hésitation.
M. DUFLOS.
Moil point du tout. Mais qui peut répondre adirmative-
ment sur une femme ? et une jeune personne de l'âge de
M"« Emma n'e.st même pas encore une fi;mmc. Non pas
que je ne la croie douée des qualités les plus essentielles ;
elle a même des Lalens, à ce qu'on dit; car, pour moi, je
m'y connais si peu. Son caractère ne manque pas de gaieté;
elle cause avec agrément.... sur certains sujets.... et je ne
lui reprocherais, comme on reproche quelque chose à une
jolie femme, que de s'être fait une dignité qui n'est peut-
être [las assez en harmonie avec sa position.
LE COLONEL.
Ce serait alors sa position qui a-irait tort.
356 REVUE DE PARTS.
M. DUFLOS.
Je uetlis pas le cuntraire. Elle e'taitnee pour jouir d'un
sort brillant ; mais à quoi sert un- bon esprit , si ce n'est à
se soumettre aux arrêts du destin ? Après tout, ce n'est pas
une raison pour lui refuser la justice qu'on lui doit, et je
me plais à croire que vous tronverez du plaisir à lui en
donner la preuve. Il ne peut y avoir de discussion que sur
la somme des inte'rêts.
LE COLONEL.
Quelle était sa socie'té ?
. M. BUFLOS.
Monsieur votre oncle d'abord, et toutes les personnes
qui venaient le voir. Oh ! inais , monsieur le colonel , il ne
faut pas vous imaginer que vous soyez ici dans un pays
perdu ; nous avons parmi nous beaucoup de gens du pre-
mier mérite, et de ce mérite qui ne blesse personne,
parce qu'il ne cherche pas à se produire au grand jour.
LE COLONEL.
On ne le découvre pas moins au premier coup d'œil.
Bl. DUFLOS.
Je ne parle pas de moi; je sais si bien ce qui me manque ;
mais c'est a coup sur la province de France où il y a le
moins de provinciaux. Vous en jugerez si, comme je
l'espère, vous vous fixez parmi nous.
LE COLONEL.
Un militaire ne peut guère se fixer nulle part
M. DUFLOS.
Un militaire comme vous a toujours un domicile. Et quel
autre plus agréable pourriez-vous choisir? En achetant la
futaie qui est à droite de votre avenue et la ferme ilu grand
pré que monsieur votre oncle voulait avoir, votre château
se trouverait juste au milieu de votre propriété.
LE COLONEL.
Cela est tentant. Mais qu'est ce que c'est que M""" la
baronne d'Yvari (jui va donner l'hospitalité à Mii« Eunna?
M. Dt'FLOS.
M'ne la baronne d'Yvari est une de mes clientes.
PROVERBE. 357
I.E COLONEL.
Est-ce le choix tie M"" Emma qui a détermine cette
retraite?
M. DUFLOS.
Peut-être pas absolument. Cela s'est arrange dam un
moment si triste qu'elle n'avait pas de volonté.
L E COLONEL.
Et pensez- vous qu'elle soit bien aupiès de cette dame ?
M. DUFLOS.
Oui, si cela ne dure pas trop long-temps. Une maison
qui fait les honneurs delà province; quarante mille livres
de rentes au moins. Nous parlions de futaie tout à l'heure >
madame la baronne a les plus belles que je connaisse'
LE COLONEL.
C'est fort avantageux pour madame la baronne; mais
cela pourrait ne pas suffire au bonheur de M"" Emma.
M. DUFLOS.
Ce que je voulais en conclure, c'est que, de quelque
manière que vous interpre'tiez le sort que monsieur votre
oncle a voulu faire à celte demoiselle , elle sera au moins
très -convenablement auprès de madame la baronne.
SCÈNE IV.
LE COLONEL, M-n^ D'YVARI , M. DUFLOS.
MADAME D'ïVARI.
Eh bien! messieurs, êtes- vous d'accord sur quelque chose?
LE COLONEL.
Nous sommes d'accord sur tout.
.MADAME D'YVARI.
Sur tout! Oh! mais voilà qui est parfait.
M. DUFLOS.
Nous n'avons encore rien terminé.
MADAME d'YVARI.
Que me disait donc le colonel? Êlèvet-il des difilcultt's?'
3o.
358 REVUE DE TARIS.
LE COLONEL
Dieu m'en préserve !
MADAME D'YVARt.
Cependant si VOUS ne faites aucune objection!... (y4 il/. Z)«'
Jlos. ) Vous , monsieur Duflos, expliquez-vous au moins.
LE COLONEL.
La conversation de M. Duflos nous a un peu entraînés
hors de noire sujet, et il vous dira lui-même que ce n'é-
tait pas sans effort que nous y revenions chacun de no-
tre côté.
MADAME d'YVARI.
Colonel, je suis persuadée ([ue vous êtes fort aimable,
Dans le temps que j'habitais Paris, j'ai connu beaucoup de
militaires qui vous ressemblaient : c'était la même grâce,
la même légèreté ,1a même insouciance dans les affaires,
sérieuses; mais ces militaires ne se voyaient qu'à l'Opéra
Comique, où tout cela était fort en place. Pour nous, qui
ne jouons pas la coméilie, nous piéférerions quelque chose
de plus sérieux et qui répondît davantage à l'opinion que
nous devons avoir de votre délicatesse.
LE COLONEL.
Je ne crois pas. Madame, avoir rien fait qui puisse motiver
l'opinion contraire. Vous voulez resserrer encore la règle
déjà si courte des vingt-quatre heures à laquelle mon on-
cle a eu la cruauté de mesoumettre; maispouvez-vousme
donner en même temps cette promptitude de décision que
je n'ai jamais eue pour rien?
MADAME d'yVARI.
C'est un grand malheur,
LE COLONEL.
Certainement c'est un grand malheur; mais il ne tient
qu'à vous d'en faire cesser les effets.
MADAME d'ïVARI.
Expliquez-vous.
LE COLONEL.
Daignez , madame , suppléer à tout ce qui manque à
mon caractère lorsqu'il s'agit de régler des intérêts.
PROVERBE. 359
Mll« Emma a choisi M. Duflos , prononcez pour moi. Je
m'engage à ratifier tout ce que vous aurez décide.
MADAME d'ïvari.
Monsieur le colonel, celte conduite vous fera beaucoup
d'honneur dans le voisinage et détruira, je n'en doute pas,
les préventions que les longues plaintes de votre oncle ont
pu élever contre vous.
LE COLONF.L.
M. Duflos a dû préparer un acte.
M. DUFLOS.
Pressés comme nous l'étions par le testament , celte
précaution était indispensable. Il n'y a que la somme à
régler ; je l'ai laissée en blanc.
LE COLONEL.
Je ne veux intervenir que pour signer.
MADAME d'yVARI.
C'est au mieux. Venez, monsieur Duflos, venez. Nous
aurons bientôt Gni, et je puis demander mes chevaux.
LE COLONEL .
Ah! madame , quel empressement à me punir de ma
confiance.
MADAME D'YVARI.
Ne sommes-nous pas voisins ?
LE COLONEL.
Vous êtes mille fois trop bonne; mais des raisons de con-
venance peuvent m'empêcher de profiter de votre invita-
tion tant que M"e Emma sera dans votre château. 11 y
aurait défaut de délicatesse dema part à montrer au milieu
de votre société, et en sa présence, un homme de mon âge
qui n'aurait sans doute pour elle fait qu'un acte de justice,
mais qu'un engouement pourrait taxer de générosité.
MADAME D'ïVAKI.
C'est toujours un avantage que d'avoir le beau rôle de
son côté.
LE COLONEL.
Ce peut être aussi un motif pour en redouter l'éclat.
Parlons sans détour. Le testament de mon oncle semblait
360 1\EVUE DE PARIS,
indiquer.que les iuttfrêls à rcglcr se débattraient entre
M'i'' Emma et moi ; nous avons voulu tous les deux nous
boustraiie à ce cju'il y a de pénible, de ridicule même tlans
cette position; mais mon oncle désirait que j'eusse une
conversation avec elle, et je la réclame.
MADAME D'YVARI.
Vous n'en faites pas sans doute une condition au pou-
voir que vous venez de me donner?
M. BITFLOS.
Mais, madame, il n'est pas contre les lois que deux par-
ties se trouvent ensemble pendjint que des tiers tiavail-
leutàles concilier. De quoi s'agit-il? que nous en finissions;
quevoiis puissiez retourner chez vous avant la nuit, comme
vous en avez le désir. Ml'L Modeste accompagnera Ml'e Emma;
monsieur le colonel aura la satisfaction d'avoir accompli
une chose qu'il croit avoir été dans les intentions de son
oncle -, tout cela n'a rien que de très-régulier.
;^_ ,^ MADAME D'VVARI.
Allons, monsieur, qu'il soit fait ainsi que vous lavez dit.
Il n'y a de bonnes affaires que celles qui sont terminées;
et puisque je me suis embarquée dans celle-ci, il faut bien
que j'en sorte. (Elle soit avec M. Dujlus.)
SCÈNE V.
LE COLONEL, 5eM/.
C'est étonnant comme la tête d'un homme peut fermenter
en quelques minutes! Cette M- e d'Yvari me déplaît. Quel
acharnement à poursuivre une affaire qui, après tout n'est
pas une affaire ! Que m'importent quelques jmiUe francs
de plus ou de moins? jamais je n'avais compté sur cette
succession. Ce qui m'occupe, c'est le sort de cette jeune
personne vraiment intéressante. Elle sera très-mal chez
une femme altière, qui ne sait pas même déguiser combien
elle se repcnt des engagemens qu'elle a pris. Je conçois
PROVERBE. 3())
Lien qu'il ue m'est pas permis d'êlre son protecteur; mais
est ce une raison pour 1 éloigner sans que j'aie pu lui par-
ler, sans me laisser le temps de combaltre les préventions
qu'elle a clù recevoir contre moi? Si elle pouvait deviner
combien je suis capable de bons conseils et de persévé-
rance, peut être serait-ce une coujohilion pour elle il'en-
trevoir que je ne cesserai de veiller sur son avenir. Aux
soins que mon oncle a pris de son enfance , notre famille
n'esl-elle pas devenue la sienne; et faudrait-il c[ue j'eusse
soixante ans pour avoir le droit d'enipéclier qu"on ne la
rendit malheureuse ? Malheureuse ! j)our qui donc serait le
bonheur! Mais quelle confiance pourra- telle prendre dans
un homme dont elle n'a jamais entendu dire que du mal,
et qui vient comme un ennemi la chasser d'une maison
où s'est enfermée toute son existence, où tout le monde
la chérit et qu'elle embellit a un point qu'il m'est impos-
sible de penser un moment que cette maison soit à moi?
Si elle en sort, ce qui me paraît inévitable, nous en sorti-
rons tous les deux. Quand elle verra se réaliser la résolu-
tion que je prends de ne jamais y revenir, il faudra bien
qu'elle me pardonne le mal que je lui fais sans le vouloir.
Oui. c'est là ce que je désirais, et mes idées commencent
à se débrouiller. Obtenir d'Einma qu'elle me juge ce que
je suis réellement, qu'elle m'accorde un peu de conflance;
ce n'est pas trop exiger sans doute, et cependant que ne
donnerais-je pas j)onr réussir !
SCÈNE VI.
EMMA , LE COLONEL, M'ie MODESTE.
— (Au moment où entre Emma , le colonel s'avance , lui prend la
main pour l'amener sur laascèue, après avoir indiqué ;i Mlle Mo-
deste de s'asseoir sur un fauteuil près de la porte.)
LE COLONEL.
Si mes affaires m'avaient permis de venir ici du vivant
de mon oncle, nous ne serions pas étrangers l'un à l'autre;
je ne seiais pas réduit à vous demander pardon des efforts
362 'REVUE DE PARIS.
que j'ai faits pour obtenir que vous veuillez bien m'accor-
(ler un jnoment freutrctien. Notre position est vraiment
singulière.
EMMA.
Très-singulière.
LE COLONEL.
Je n'en parle pas sous le rapport qui a pu mêler nos
intérêts. J'espère, mademoiselle , que vous n'avez jamais
doute de mon équité.
EMMA.
Jamais , monsieur.
LE COLONEL.
De toute autre personne, celte réponse ne serait qu'une
justice; de voire part , je la regarde comme une généro-
sité à laquelle j'attache le plus grand prix. Vous ne sau-
rez jamais combien je tiens à mériter votre estime; sans
doute j'ai beaucoup de préventions à combattre... Vous
gardez le silence; vous craignez de vous livrer à cette
franchise qu'on vous a reprochée tantôt devant moi. jN'est-
il pas vrai que je suis mal dans votre esprit?
EMMA.
Si vous m'eussiez fait cette question du vivant de votre
oncle, j'aurais répondu oui, sans hésiter.
LE COLONEL.
Et maintenant ?
EM.MA.
Maintenant , j'ai appris à ne pas croire sur la foi des au-
tres ; et six mois écoulés depuis que nous l'avons perdu ont
été pour moi un temps de révélation.
LE COLONEL.
Expliquez-vous, de grâce.
EMMA.
On dit que je suis légère parce qu'il m'est plus facile
d'accepter un malheur que de le redouter; mais croyez ,
je vous prie , que je ne manque pas de réflexion. Envoyant
ceux qui semblaient ne respirer que pour votre oncle, at-
PROVERBE. 363
taqiier aujourd'hin son humeur , blâmer ses actions , ne
pas môme cacher leur jalousie de l'amitié qu'il me portait,
j'ai pense que si mon bienfaiteur n'était pas aussi parfait
qu'il m'avait paru, il serait possible que son neveu ne
me'ritàt pas tout le mal qu'on disait de lui.
I,E COLONEL.
Ainsi vous êtes dispose'e à me juger....
EMMA.
Comme si je n'avais jamais entendu parler de vous.
LE COLONEL.
Sans prévention ?
EMMA.
Sans aucune prévention,
LE COLONEL.
C'estmerangerdans la classe générale; et je n'aiqu'àvous
remercier de cette faveur. Je voudrais pourtant que vous
fussiezbien persuadée ([ue si j'ai tant tardé à venir rendre
mes respects à mon oncle, il n'y a eu un peu de négligence
de ma partiju'une fois , deux tout au plus. 1-es devoirs de
ma profession sont impératifs. Mais en me rappelant com-
bien ses instances étaient vives , j'éprouve des remords
pénibles que je n'ose confier qu à vous.
EMMA.
11 ne faut rien exagérer; et je dois vous avouer que
quand votre oncle insistait tant pour vous attirer ici , il
cédait aux caprices d'un enfant gâté. J'avais envie de vous
Voir, et je l'en tourmentais.
LE COLONEL.
Vous aviez le désir de me voir?
EMMA.
On parlait si souvent de vous !
LE COLONEL.
Je conçois; cela excite la curiosité.
EMMA.
Surtout lorsqu'on est jeune comme je l'étais alors.
364 REVUE DE PARIS.
LE COLONEL.
Ainsi depuis que vous avez cessé d'élie jeune , c'élait
de son propre mouvement que mon oncle m'appelait au-
près de lui, et vous n'êtes pour rien dans les dernières
lettres qu'il m'a écrites? Cette question paraît vous dé-
plaire. Pardonnez-moi de l'avoir faite.
EMMA .
Votre question ne me déplaît pas ; elle m'embarrasse.
En le voyant décliner, j'aurais désiré qu'il eut auprès de
lui le plus proche de ses pareiis. On ne résiste que de loin
aux volontés d'un vieillard. Si vous eussiez été ici, il vous
aurait aimé.
LE COLOHEL.
Ail ! mademoiselle , voilà mon crime ; je ne me le par-
donnerai jamais. Si j'eusse rempli mes devoirs envers lui,
nous aurions été ses enfans ; vous me regarderiez comme
un frère, et j'aurais acquis le droit de vous proléger. A
votre âge, avec un esprit qui étonne, mais qui ne peut
devancer 1'e.N.périence ; avec une franchise dont le cliarme
ne doit durer que pour celui qui obtiendra toute votre
confiance; avec ime figure qui s'embellit encore de toutes
vos qualités , que deviendrez-vous dans un monde où
chacun ne pense qu'à soi , ne veut , n'estime rien que pour
soi; où le bien même s'interprète à mal; où les premiers
mouvemens, souvent bons, ont moins de durée que quand
ils sont mauvais ? M"'^ d'Yvari , par exemple, croyez-vous
qu'elle vous aime? moi, je n'en crois rien. Je ne l'aime
pas, et je souffre de vous voir aller dans cette maison.
EMMA.
Si le testament de votre oncle ne m'avait pas obligée de
vous attendre ici, de vous y recevoir, je n'aurais pas été
conduite à accepter la bienveillance qu'elle m'a montrée
et dont j'ai l'intention de ne pas abuser long- temps.
LE COLOXEL.
Que deviendrez-vous?
PllOVERBE. 3C5
EMMA.
Que serais je devenue sans les bontés de voire oncle ? La
fortune que je lui dois suliit pour me permettre de choisir
le seul asile qui convienne à ma situation.
LE COLONEI,.
Sans y prendre d'engagement ?
EMMA.
Que saisje? l'avenir est si long!
LE COLONEL.
Ah! n'y pensez juiiais.... sans me consulter comme
vous consulteriez un frère. Y consentez-vous ?
EMMA.
Oui. Je consens à vous écrire. Vous me protégerez par
respect pour sa mémoire.
LE COLONEL.
Par respect pour tout ce qu'il chérissait en vous. Je
serai le tuteur de voire fortune; elle restera hypothéquée
sur celte terre ; vous y tiendrez au moins par quelque
chose. Vous étiez si hien ici que je m'en veux d'être la
cause qui vous en éloigne. Celte idée m'est insupportable.
Si mon oncle m'eût consulté!.... Il ne vous aimait pas
comme je vous aurais aimée à sa place.
SCÈNE VII.
LE COLONEL. EMMA., M^^ D'YVARI, M. DUFLOS ,
Mlle MODESTE dans le fond du théjitre.
M. BUFLCS.
Nos opérations sont terminées, monsieur le colonel ;
l'acte est tout prêt; il ne s'agit plus que d'en prendre
lecture et de le signer.
LE COLONEL.
Déjà?
M. DUFLOS.
Comment n'aurions-nous pas terminé piomptement ?
TOME X. 3i
366 REVUE DE PARIS.
Nous n'avions qu'un même intérêt, et nous avons souvent
oublié laquelle des deux parties adverses nous étions
chargés de défendre. Madame la baronne a quelquefois
plaidé pour M^'e Emma, tandis que moi je soutenais
votre cause.
LE COLONEL.
Vous êtes trop obligeant.
M. DUFLOS.
Voulez-vous que je vous fasse connaître le contenu de
l'acte ?
LE COLONEL.
C'est à M'ie Emma qu'il faut le demander.
EMHA.
J'aimerais mieux signer sans lire.
LE COLONEL,
Moi de même. Il y a quelque chose de si triste dans le
fond de cette affaire! D'ailleurs une marque absolue de
confiance n'est pas trop pour acquitter ce que nous devons
aux soins obligeans de madame.
HADAiME d'YVARI.
Vous ne me devez rien, monsieur, et mon cœur suffit
pour payer tout ce que j'ai fait pour cette aimable enfant.
( A Mlle Modeste. ) Mademoiselle , faites demander ma
voiture, s'il vous plaît. (iU/fc Modeste sort.)
M. DUFLOS, prt'scnlant la plume à Emma.j^
Signez , mademoiselle.
EMMA, refusant de prendre la plume. j
Je ne sais si ce que je vais faire est bien; mais , madame,
il me semble que c'est le moment de parler de cette lettre.
LE COLONEL.
Quelle lettre '^
EMMA.
Elle me fut remise par mon bienfaiteur avec ordre de ne
l'ouvrir que dans le cas où j'aurais à me plaindre des pro-
PROVERBE. 367
cédés de son neveu. N'ayant point à me plaindre , cette
lettre ne m'appai-tient plus , la voici.
LE COLONEL , piuaant la lettre.
Je ne croyais pas avoir mérité une précaution aussi in-
jurieuse. J'aurais voulu du moins que la preuve m'en eût
été épargnée.
EMMA.
J'hésilais, et je suis affligée maintenant de vous avoir
déplu. Vous m'avez demandé de la confiance, j'ai pensé
qu'il aurait toujours fallu vous le dire plus tard.
LE COLONEL.
Quel amour-propre révolté ne serait pas apaisé par des
paroles aussi douces ? Emma , donnez-moi votre main
comme à un frère, et pardonnez-moi.
E3IMA.
De tout mon cœur si le tort est de votre côté.
LE COLONEL.
Oui , oui , uiille fois de mon côté; et pour m'en punir je
veux subir entièrement l'humilialion à latjuelle mon on-
cle ma exposé. (// ouvre la lettre et lit) v- Ceci est mon
codicille. »
M. DL'FLOS.
Un codicille ! Voulez-vous bien , monsieur le colouel ,
que je vous évite la peine de le lire?;Cela rentre dans mes
attributions.
LE COLONEL , lui remet le papier.
Tenez , monsieur.
M. DUFLOS , lisant. ,
B Dans le cas prévu par mon testament , où Charles-
II Hippolyte Sinclair, mon neveu et l'héritier de tous mes
0 biens, ne réuleraitpasdanslesjvingt-quatrc heures lesin-
o térêtsde mabien-aimée Emniade Castelbon, de manière
11 à ce quelle sedéclaresatisfaite, j'entends et ma volonté
11 expresseest que ma lerrede Langel appartienne en pro-
«> pre, avec tout ce qu'elle comporte, à ma bienaimée
368 REVUE DE PARIS.
o> Théièse-Emnia , pour l'acquit de ma conscience, ne me
» croyant pas injuste envers celui qui aurait manque de
» justice, n
LE COLONEL,
Quelles expressions ! et par quelle action de ma vie ai-je
pu les meiiter?
madamed'yvari.
Calmez-vous, monsieur le colonel. Les vieillards ont le
privilège de pouvoir être quelquefois bizarres sans offen-
ser ; et, s'il faut tout dire, votre oncle usait souvent de
ce privilège. L'heure avance, signons.
LE COLONEL.
Non , madame. Rien ne pourrait maintenant me con-
traindre à le faire. Je me refuse à fout arrangement.
MADAME D'vVAIit.
Y pensez-vous , monsieur, et prétendez -vous me jeter
dans tous les embarras d'un procès?
LE COLONEL.
J'ai juré de ne jamais plaider.
M. DUFLOS.
Mais réfléchissez bien , monsieur le colonel , que si vous
ne signez pas un compromis , cette terre devient dans
quelques heures, et sans que rien puisse s'y opposer, la
propriété de Mlle Emma.
L"; COLONEL.
Eh bien ! monsieur, quel inconvénient trouvez-vous à
cela? Est-ce que mademoiselle n'a pas prouvé qu'elle était
capable d'administrer une terre , de faire les honneurs
d'une jnaison ? Est-ce à nous, qu'elle a reçus avec tant
de grâce , tant de bonté , à lui contester la justice que
tout le monde lui rend ?
M. DUFLOS.
J'ai cru qu'il était de mon devoir de vous faire sentir
toutes les conséquences...
PROVERBE. 369
LE COLONEL.
Les conséquences se déduisent d'elles-mêmes. Made-
moiselle devra la fortune qu'elle mérite à la mauvaise
opinion que mon oncle avait de moi , à l'irascibilité de
mon caractère que tout soupçon offense; elle ne m'aura
aucune obligation. Tout sera pour le mieux.
EMMA , au colonel.
Monsieur... mon frère, vous m'avez promis vos conseils
quand je les réclamerais.
LE COLONEL.
Ne m'en demandez pas , je ne suis plus votre frère. Si
votre délicatesse souffre de posséder une propriété depuis
si long-temps dans ma famille, regardez-moi en me per-
mettant d'espérer qu'un jour vous me la rendrez.
EMMA , à madame d'yvari.
Madame, que faut-il que je réponde ?
MADAME D'VVAIU.
Il ne demande que la permission d'espérer , vous ne
pouvez pas le lui défendre.
E,MMA.
Mais c'est prendre un engagement. Si vite ! sans avoir
le temps de la réflexion.
LE COLONEL.
Je le vois , les préventions qu'on vous a données contre
moi subsistent toujours.
E.MMA.
Non. non , ne le croyez pas. Toute ma crainte est de
ne pouvoir justifier une confiance dont je suis plus tou-
chée que je ne puis le dire.
MADAME D'YVAF.I.
Nous vous cautionnerons s'il le faut , mon Emma. Ma
chère enfant, que je suis (ièredu bonheur qui vous arrive !
N'insistez pas, colonel ; quand vous la connaîtrez comme
nous , vous saurez combien il lui faut peu de paroles pour
se faire entendre.
3i.
370 HEVUE DE PARTS.
LE COLONEL.
Elle ne m'en a pas dit une seule dont le souvenir puisse
s'effacer de ma mémoire.
SCÈNE VIII.
Mme D'YVARI, EMMA, LE COLONEL, M. DUFLOS ,
MU" MODESTE, RENÉ, ROUSSEAU, et quelques
DOMESTIQUES , HOMMES ET FEMMES , QUI RESTENT AU FOND
DU THÉÂTRE COMME POUR FAIRE LEURS ADIEUX A EMMA.
RENÉ.
La voiture de madame la baronne est avancée.
LE COLONEL.
Eh quoi! madame, vous persistez à nous séparer si vite?
MADAME D'VVARr.
Oui, mon cher colonel. J'étais venue la chercher, main-
tenant je l'enlève. En paraissant ici vous l'en avez chas-
sée: ce n'est pas galant.
LE COLONEL.
Mais elle est chez elle , et je vais partir pour la ville.
EMMA , ea scuriant.
C'est sur quoi je compte. Même en me retirant je vous
refuse un asile. Vantez à présent la manière dont je fais
les honneurs d'une maison.
LE COLONEL , A lous les domesUques.
Mes enfans, vous ne perdrez pas votre douce, votre
bonne maîtresse ; elle ne s'absente que momentanément.
Liberté tout entière aujourd'hui et livrez vous à la joie.
Oui, mes amis, de la joie et pas de désordre. Vous y
veillerez , mademoiselle Modeste.
PROVERBE. 371
MADEMOISELLE MODESTE.
Si le bonheur que j'éprouve me laisse toute ma raison.
Ah I ma chèie demoiselle.
LE COLONEL.
Vous aurez doue la bonté de nie conduire à la ville ,
monsieur Duflos?
M. DUFLOS.
C est bien de l'honneur pour moi. Mon cabriolet n'est
pas éle'gant, mais il est grand et solide.
LE COLONEL.
Vous nie montrerez ma maison ; car j'ai au moins une
maison dans ce pays-ci.
MAD.VME D'YVAni.
Et fort bien meublée, grâce aux soins d'Emma.
EMMA.
Rousseau vous suivra pour vous donner les indications
dont vous aurez besoin. '\'ous le gard(M'ez tant qu'il vous
sera néi:essaiie.
LE COLONEL.
Votre prévoyance s'étend a tout ; vous avez deviné qu'il
rne fallait un confident. (A'e tournant vers Rousseau.)
J'aime Rousseau , c'est un bon enfant, et nous causerons
ensemble. »
ROUSSEAU.
Tant que monsieur voudra. Il y a de quoi.
MADAME D'YVARI , aU Colouel.
Je compte sur le plaisir de vous voir demain.
LE COLONEL.
Il n'y a pas de doute, A quelle heure déjeunez-vous ?
MADAME d'VVARI.
A dix heures.
LE COLONEL.
Je ne me ferai pas attendre. (// offre sa main à la
baronne , (jui lui Jàit signe de prendre celle d^Einma.)
f EMMA , aux domestiques , en prenantle Bras du colonel.
Adieu, adieu, je reviendrai vous voir tous les joura
372 P.EYl E DE TARIS.
Et moi souvent, en atlendant mieux. {Ils sortent tous,
à l'exception de liénc et de Mlle Modeste.)
SCÈNE IX.
Mil- MODESTE, RENE.
MADEMOISELLE MODESTE,
C'est un mariage , monsieur René.
RENÉ.
Et un mariage qui ne sera pas long à se faire, je vous en
réponds.
MADEMOISELLE MODESTE.
Ahl vraiment, que votre maître est aimablç. Je n'en-
tendais pas bien sa conversation avec mademoiselle; mais
qu'il avait les yeux doux... et une voix si tendre, si péné-
trante.. Mademoiselle a fait un beau rêve.
BÉNÉ.
Dame, si toutes les femmes qui rêvent lui ressemblaient!
MADEMOISELLE MODESTE.
11 faut encore du bonbeur, soyez-en sûr. Quand je pense
que ce matin même elle était quasi abandonnée... Pauvre
agneau!
RENÉ.
A brebis tondue Dieu mesure le vent.
Th. Leclercq.
LETTRES DE BOERNE
(M. Paiilin , libraire-éditeur , doit faire paraître une traduction
française des Lettres su?- Paris de M. Boerne . écrivain allemand
qui habite la France depuis la révolution de juillet. Ces lettres ont été
publiées i Francfort , et sont en ce moment à l'index dans toute l'Al-
lemagne. Cette rigueur de la police allemande s'explique par les
opinions de l'auteur et par le ton de ses lettres , qui ne ménagent pas
plus les illustres de son pays que ceux de la France elle-même. Au
surplus les Lettres de M. Boerne touchent à tout , à la politique , à
la littérature , aux beaux-arts, etîles noms propres y figurent toujours,
à côté desjugemens les plus spirituels sur tous les sujets. L'auteur de
cette traduction est M. Guirau , qui a long-temps habité l'Allemagne
et qui , joignant à la connaissance de la langue la connaissance des
hommes dont parle l'auteur , doit ajouter des notes curieuses à la
partie du texte qui concerne l' Allemagne. Les fragmens suivans nous
ont élé communiqués par l'éditeur français. On pourra remarquer une
coïncidence de jugement entre ce que M. Boerne dit de ]\1. de Tal-
leyrand et l'article plus étendu que nous avons récemment publié sur
le caractère de ce célèbre diplomate. )
Paris, le jeudi 21 février i83i.
— Tableau du couronkement uk Napoléon, par David.
Napoléon. — Talleyrakd. — Lafayette.
Le Couronnement de Napoléon , peint par David , ne
put être exposé sous le gouvernement précèdent. Que servit
à celui-ci son aveugle rancune? Quoi de plus ridicule et de
plus cruel que la diète sévère imposée à des peuples ro-
374 REVUE DE PARIS,
bustes par des princes malades et au régime ! Ils croient
qu'en faisant jeûner les cœurs on affaiblit les têtes et les
bras , et qu'il est alors plus facile de les gouverner. Mais la
faim du cœur rassasie la tête et fortifie les membres. Le
portrait de Napoléon reparaît après quinze ans , et les
Bourbons resteront à jamais bannis; — certainement à
jamais ; car à la troisième attaque d'apoplexie , Thomme
meurt , fût il même roi. Je vis hier le tableau , il a beau-
coup souffert; la couleur, le temps, l'admiration, tout est
passé. 11 me laissa aussi froid que si j'avais vu une de ces
peintures de l'arche de Noé , où les animaux entrent ac-
couplés et les oreilles pendantes. Le peintre n'était point
inspiré, pas plus que ce tejups, pas plus que Napoléon
même , pas plus que le peuple qui l'entoure; c'est un vide
brillant et coloi-e. Le tableau est si grand qu'il forme le
rideau du pelit théâtre où on le voit. 11 contient plus de
soixante figures de grandeur naturelle. David a choisi le
moment où Napoléon met la couronne sur le front de l'im-
pératrice qui est à genoux devant lui. Napoléon seul n'est
à genoux devaiat rien , ni devant son Dieu , ni devant sa
fortune ; il n'y a en lui ni triomphe ni humilité. C'est un
couronnement comme celui d'un prince héréditaire sans
royaume. Rien que des femmes , des prêtres et des valets
dorés. Y a- t-il quelque chose de plus ridicule que Napoléon
se faisant donner dans l'église de Notre-Dame , par un
clergé tremblant de peur , un certificat qui atteste qu'il a
été un héros? Y a-t-il quelque chose de plus révoltant que
ce mariage entre l'homme de la vie et le cadavre du
passé? Napoléon aurait dû se faire couronner à chev;d. Il
devait orner le trône, et non le trône, lui. Aucun des
soldats qui l'ont fait si grand n'est présent; rien que des
porte-queues et des jocrisses de cour. J'aurais voulu voir
ses maréchaux s'appuyant fièrement sur leurs épécs,.et
regardant avec un dédain concentré ces cardinaux com-
plaisans. Mais ils portaient des épées comme des chambel-
lans , et sont parés comme des bouffons de cour. Les por-
LITTÉRATURE. 375
traits sont tous spirituels, c'est vrai; mais chacun a son
visage à lui , aucun uu visage de couiouncment. Cliacun
cherche à étouH'er ses seutiinens, on le voit clairement.
Le cœur et les j^eux s'eioigueut les uns des autres.
Entre toutes les ligures , trois seulement m'ont intéressé •"
d'abortl la sœur de Napoléon , alors grande-duchesse de
Berg , plus tard reine de Naples. Elle ressemble excessi-
vement à sou frère , excepté qu'elle a des traits plus nobles
et qui montrent le bel orgueil de la victoire qu'on cherche
en vain dans ceux de l'empereur. Ensuite, le pape : il est
accablé et souffrant dans son fauteuil , comme une ame
croyante et inOrnie qui adore Dieu , non-seulement dans
ce qu'il fait, ra;iis encore dans ce qu'il ne fait pas et laisse
faire. EuQn Talleyrand ; je ne l'avais jamais vu , pas
même en peinture. Visage de bronze , tablette de marbre
sur laquelle la uccessité est écrite en lettres de fer. Je
n'ai jamais pu concevoir comment tous ies hommes de
tous les temps ont méconnu cet homme^ On a reproché à
Talleyrand d'avoir trahi successivement tous les partis et
tous les gouvernemens. C'est vrai: il passa de Louis XVI à
la république , de celle-ci au directoire , du directoire à
Napoléon , de celui-ci aux Bourbons , de ceux-ci à Orléans,
et il pourrait bien arriver ipi'avant de mourir il passât de
nouveau de Louis-Philippe à la république Mais il ne les a pas
trahis, il les a seulement laissés là quand ils étaient morts.
Il était assis auprès du lit ihi malade de chaque temps, de
chaque gouvernement , avait toujours les doigts sur Te
pouls , et s'apercevait , le premier , que le cœur avait cessé
de battre. Alors il se hâtait d'aller du mort à l'héritier
taudis que les autres continuaient encore quelque temps à
servir le cadavre. Est-ce là de la trahison.'' Talleyrand
est-il plus méchant parce qu'il a plus de jugement que
d'autres et se soumet de meilleure grâce à la nécessité ? Ce
nest pas la fidélité des autres qui dure plus long-temps ,
mais leur illusion. J'ai toujours écouté la voixde Talleyrand
comme la décision du destin. Je me souviens encore de
376 REVUE DE PARIS,
mon effroi (uiand , après le retour de Napoldon de l'ile
d'Elbe , je vis Talleyraud rester fidèle à Louis XYIIl ,
cela m'annonçait la ruine de Napoléon. Je fus charmé
qu'il se déclarât pour d'Orléans ; j'en conclus que les Bour-
bons avaient fini. Je voudrais avoir cet homme dans ma
chambre ; je le suspendrais au mur comme un baromètre ,
et je voudrais , sans lire une gazette , sans ouvrir la fenêtre ,
savoir tous les jours quel temps il fait dans le monde.
Talleyrand et L;ifayelte sont les deux plus grands ca-
ractères de la révolution française , chacun à sa place.
Lafayette, aussi, sait distinguer l'apparence de la réalité,
la vie de la mort; niais tout tombeau fut pour lui un ber-
ceau , et il n'abandonna pas les morts. II croit à une vie
après le trépas , à une raéfenipsycosc de la liberté; Tal-
leyrand ne croit que ce qu'il sait. Ah ! si Napoléon avait
été comme Talleyrand ! Comme il n'avait besoin que de
servir le temps, non les hommes, puisqu'il était lui-même
le plus élevé , en connaissant mieux , il se serait mieux
servi lui-même, et siégerait encore sur le trône du monde.
Que n'ai-je pa« dit à l'empereur! Heine aurait dû l'enten-
dre! J'étais seul dans la salle, et me plaçai devant lui. les
bras croisés, comme il avait coutume de faire. Je voulais
me moquer de lui . et l'ai trailé àc fou! J'aurais pu l'ap-
peler scéléi-at que cela ne l'aurait point offensé. Non , ja-
mais je ne pardonnerai à cet homme ce qu'il s'est fait
à Jiui-même , quand même je lui pardonnerais ce qu'il a
fait au monde. Se salir, par vanité, d'une poussière royale,
pour se donner une apparence de vétusté! Il a fair per-
dre à la liberté ses plus belles années; il l'a dupée de sa
jeunesse , et maintenant elle est obligée , en cheveux
blancs , de s'asseoir encore sur les bancs de l'école et de
recommencer par apprendre ce qu'elle pourrait avoir ou-
blié depuis long-temps. Avant de m'en aller , j'ai dit a
Napoléon avec un peu moins de colère : Pour la sottise
que tu fis commettre à d'autres, je veux te pardonner la
tienne propre. Tu étais le fort cerceau de fer qui retenait
LITTÉRATURE. 377
j'iiscnibU: les douves du monde, et les fous princes tt bri-
s«;rcnt; et soudain le vin en fermentation fit sauter le
vaisseau dont les lourds fragmens ont bondi contre des
têtes vides ! C'était beau.
LORD BYRON.
J'ai commence à lire les Mémoires de lord Byrnn,
par Th. Moore. C'est du vin chaud pour un pauvre voya-
geur allemand qui , au relai de la nuit de la vie , entre
Treuendiezen et Kroppenstaedt , se gèle misérablement
dans une mauvaise diligence. Mais lui était un seigneur
riche et distingué ; lui, les plus doux ressorts de Tiniagi-
nation le portaient sans cahot sur des chemins raboteux,
elll buvait tout le jour le johannisberg de la vie. C'est à
en tomber malade d'envie. Comme une comète qui s'af-
franchit du cours régulier des étoiles , Byron traversait ,
sauvage et libre , le monde , arrivait sans accueil, partait
sans adieu et préférait d'être seul plutôt que d'être l'es-
clave de l'ami Lié. Jamais il ne toucha la terre; c'est à tra-
vers la tempête et !c naufrage qu'il naviguait audacieu-
sement, et la mort fut le premier port qu'il vit. Comme
il fut ballotté cà et là 1 Mais aussi quelles lies Fortunées
a-t-il découvertes où le calme et la prudente boussole ne
conduisent jamais! c'est là bien une nature de roi. Qu'est-
ce qui fait les rois? ce n'est pas de prendre et de donner
la justice; — chaque sujet le fait aussi; — roi est qui
vit à sa fantaisie. Je ris quand on dit que Byron n'a vécu
que trente et quelques années, il a vécu des milliers d'an-
nées. Et quand on le plaint d'avoir été si mélancolique !
Dieu ne Test-il pas aussi? la mélancolie est Ja joie de
Dieu. Peut-on être gai quand on aime? Byron haïssait
les hommes , parce qu'il aimait rhun.anité; la vie, parce
qu'il aimait l'élernilé. 11 n'y a pus d'autre , choix. La dou-
TOME X. 32
378 REVUE DE PARIS.
Icui- est le bonheur des bienheureux. Celui-là vit le plus
qui souffre le plus. Nul n'est heureux si Dieu ne pense
à lui; si ce n'est avec amour , que ce soit avec colère ,
mais qu'il y pense. Je donnerais toutes les joies de ma
vie pour une année des douleurs de Byron.
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BAL DE MONSIEUR LE PRESIDENT DU CONSEIL.
Comment donner, pai- la description . une idée de cette
fête dont mes yeux sont encore éblouis? Le bal de M. le
président du conseil sera cité long-temps comme ceux des
premiers jours du consulat et des grandes époques de l'em-
pire auxquels je l'ai entendu comparer, alors qu'oubliant
la tourmente révolutionnaire , et confiante en l'avenir sous
la protection de la gloire , la société de Paris se livrait de
nouveau à cette heureuse gaieté française qui restera
toujours, espérons-le, un des attributs caractéristiques de
la nation la plus sociable de l'Europe. Le rapprochement
semblait plaire , dans le bal de lundi , à tous ceux pour qui
il évoquait les images de leur jeunesse et des souvenirs
historiques dont le tableau nous charmait aussi , nous
autres qui, nés avec le siècle, ne pouvons connaître les
fêtes comme les événemens glorieux de ses dix premières
années, que par le récit de nos pères. Ce retour sur le
passé donnait naissance à mainte anecdote; et si quelques-
uns des personnages de nos fastes contemporains traver-
saient en ce moment les salles, c'était comme pour répondre
à l'appel de leur nom : quelquefois aussi le narrateur . dont
l'émotion actuelle rajeunissait ainsi la mémoire devant le
groupe animé d'une contredanse, retrouvait soudain les
traits de la beauté qu'il vantait comme l'ornement des
bals de son temps, et reproduite semblable à elle-même
dans sa fille. Ce qu'il y avait enfin de plus remarquable
380 REVTTE DE PARIS.
peut-être dans une réunion si nombreuse de personnes de
tous les âges et de tous les rangs, c'était la gaieté qui épanouis-
sait tous les visages, c'était ce sourire d'onchantenjent qui
exprime qu'une même pensée agite tous les cœurs d'une
sensation commune ; car si un viedlard peut recommencer
en rêve le roman de sa vie, et retrouver par l'imagination
les plaisirs de sa jeunesse, n'est-ce pas partout au milieu
de la féerie d'un bal?
C'était bien une féerie que le bal du aS janvier? Cet
hôtel, ordinairement solitaire ou peuplé de solliciteurs
au front soucieux, était converti en un palais des Mille
et une Nuits par le luxe et l'élégance de sa décoration ,
retentissait d'une délicieuse harmonie , resplendissait
d'innombrables lustres, et voyait s'agiter dans ses riches
appartemens plus de deux mille fi[;ures joyeuses. Les
symphonies d'un orchestre placé à dessein dans un pavil-
lon extérieur et l'ilhimination de la façade en verres de
couleur annonçaient de loin la fête aux arrivans. Les
dernières voitures ne sont entrées dans la cour qu'après
minuit. Les salons si vastes du rez-de-chaussée n'auraient
pu contenir le grand nombre des personnes invitées. Mais
l'ordonnateur de la fête avait fait élever dans le jardin
une salle magnifique , tapissée de tentures de soie rouge
damassée, et ornée de hautes glaces, autour desquelles
se déployaient des draperies de soie unie blanche et bleue
a franges d'or, et dont les reflets aidaient encore à l'éclat
des lumières. Le plafond figurait des arabesques d'un
goût exquis. Cette salle improvisée formait un parallélo-
gramme dont les deux faces latérales étalent garnies de
banquettes pour les dames. Elle s'ouvrait sur une galerie
qui, prise aussi sur le jardin, bordait dans toute sa lon-
gueur la suite des salons intérieurs. C'était là que se pro-
menaient les observateurs et que les daines venaient aussi,
dans l'intervalle de deux contredanses , chercher un air
plus frais , respirer le jDarfum des jardinières disposées
entre les colonnes et les glaces, et jouir du coup d'œil
ALBUM. ' 381
magique qu'offrait l'ensemble des salons. La galerie avait
(.ncore l'avantage de conduire aux deux buffets où , inde'-
peudaiîinient des rafraîchissemens qui circulaient sans
cesse, on vous versait le thé dans celui de gauche, et
où vous trouviez, dans celui de droite, une espèce d'autel
gastronomique dont la description mériterait un poème
en douze chants. Jamais l'art de l'architecture et celui du
dessin, appliqués à la bonne chère, n'ont élevé un mo-
nument à la lois plus élégant et plus grandiose. J'en parle
ainsi moi-même profane , qui accepte à peine un gâteau
entre les heures de mes repas ; que serait-ce si je me
faisais l'interprète de 1 enthousiasme que j'ai vu éclater
autour de moi à l'aspect de cet édifice dont je suis allé
encore admirer les ruines pittoresques à quatre heures
du matin.
Les salons du premier étage réunissaient ces hôtes à
part pour qui un bal n'est pas un bal, ni un lieu de frivole
causerie , et qui demandent aux combinaisons ou aux
hasards du jeu la seule émotion qui puisse faire battre
leur cœur. Peu de jeunes gens ont, dans la soirée de lundi,
déserté les dames pour les cartes, il y avait du monde,
cependant, autour du tapis. Mais quelque intérêt qu'offre
l'étude d'une tête de joueur, les curieux comme moi
redescendaient bien vite dans la galerie verte et dans les
salles où la contredanse succédait à la valse, et la valse
au galop. C'était là qu'il y avait plaisir à observer soi-
même ou à écouter les observateurs communicatifs, à
désigner une figure historique où à s'en faire désigner
une autre , à louer la dame que votre voisin paraissait
regarder avec le plus déplaisir, ou à entendre louer celle
dont le nom chatouillait le plus votre cœur. Il est encore
d'autres causeries de bal qui ont bien leur charme, même
celles df la médisance quand elle est spirituelle et point
trop méchante. Je prêtai une complaisante attention,
pendant toute une contredanse, à l'un de ces danseurs
éméritcs du consulat qui, tout en admirant les grâces de
02.
382 REVUE DE PARIS.
i832, regrettait, au nom de l'art, cette danse de virtuose
qui avait fait son admiration et peut-être sa gloire de
salon en 1800. Avec quelle vei've, inspirée parle violon
de Tolbec autant que par le souvenir du passé , il me
vantait la grave cérémonie du menuet, les pas compliqués
de \3^gauotle, les gracieux tours de force de l'anglaise.
Ces femmes aux pas de sylphides qui décrivaient devant
nous les capricieux méandres d'une contredanse étaient
dignes, disait-il, de voler comme des déesses d'opéra, et
elles se contentaient de marcher ! De pareils regrets me
rappelèrent la caricature éatirique où Hogarth a mis vis-
à-vis la Vénus de Médicis un professeur de danse français
qui s'occupe à lui relever la tête, à lui effacer les épaules,
à lui placer les bras et les jambes. Mais je me gardai
d'interrompre les éloquens regrets de mon interlocuteur
qui, passant des dames aux cavaliers, me citait, comme
la grande époque de l'art, le temps où MM. Trénis,
Laffite et Rastignac, etc., étaient les coryphées des soirées
dansantes ; alors que Gardel , ainsi que nous le dit Mn>e
la duchesse d'Abrantès dans ses amusans Mémoires ,
croyait payer avec usure un important service par quel-
ques leçons en ville ; alors que Napoléon lui-même ( en
levant les épaules, il est vrai) s'approchait de M. de
Trénis pour écouter sa dissertation profonde sur le salut
de la gavotte. Le défenseur des gloires dansantes de 1800
convenait, du moins avec bonne foi, que la valse a con
serve tous ses mouvemens oscillatoires , et que le tour-
noiement fantastique du galop est même un progrès.. Au
risque de trahir le personnage , j'ajouterai que je le vis ,
un peu plus tard , devant le buffet, rendre témoignage,
plus éloquemment encore, au perfectionnement des ambi-
gus gastronomiques, en rivalisant d'appétit avec un jeune
philosophe qui réparait aussi , avec une incroyable acti-
vité, les fatiirucs de la nuit.
Un bal semblable, en Angleterre , fournirait a tous les
journaux du surlendemain au moins dix colonnes de noms
ALBUM. 383
propres et de descriptions de toilette sous le titre de
Mirror offashion (miroir de la mode). Cette indiscrétion,
sollicitée également par la vanité de toutes les miladys et
par l'intérêt des Palmrres de la haute société anglaise,
n'est pas encore passée dans nos mœurs; autrement j'ai-
merais à nommer ici les dames dont fa parure et la beauté
ont été le plus généralement admirées chez le président
du conseil. Le prince royal a dansé et valsé avec quelques
unes, et, malgré la révolution de juillet, il reste assez
d'idées aristocratiques en France , à ce qu'il m'a paru ,
pour que celles-là aient été estimées les plus heureuses,
sinon toujours les plus belles. La république aura tort
encore quelque temps avec les dames. Le jeune duc de
Nemours assistait aussi h cette soirée. Parmi les illustra-
tions nationales et étrangères que l'étiquette nous permet
de citer, on remarquait l'empereur don Pedro avec dona
Maria, lord Granville, l'ambassadeur d'Angleterre , l'am-
bassadeur dubey de Tunis, admirablejtype de la race mu-
sulmane , espèce de géant, suivi tl'un joli page, des géné-
raux espagnols et polonais , quatre de nos maréchaux , les
collègues de M. le président du conseil, les membres de
l'opposition libérale, etc.
A quatre heures et demie du matin la fête était encore
animée , quoique déjà le nombre des danseurs et des dan-
seuses ne fut plus le même, lorsque le bruit s'est tout à
coup répandu que le feu avait pris à une des tentes dres-
sées dans la cour pour servir de vestiaires. On s'est souvenu
du fameux incendie qui éclata dans un des plus magnifi-
ques bals de l'empire ; M. le président du conseil s'est em-
pressé de rassurer les dames eflVayces, en leur apprenant
qu'on était déjà maître du feu. Grâces au zèle des pompiers
et de plusieurs assistans , il n'a élc' perdu que quelques
manteaux, et la danse a continué jusqu'à six heures.
Nous avons entendu les membres de l'opposition rendre
hommage à la manière dont la famille de W. le président
(du conseil a fait les honneurs d'une lélc à laquelle ils se
384 REVUE DE PARIS.
sont rendus d'autant plus volontiers qu'on sait que la
dépense n'en est pas prélevée sur le budget. E. T.
— Chaque fois qu'il y a bal aux Tuileries , le roi fait
inviter dix gardes nationaux par légion. Le sort désigne les
grenadiers et les chasseurs qui acceptent l'invitation au
nom de leurs camarades. Nous croyons que le roi de la
révolution de juillet fait bien de préférer sa popularité à
l'étiquette.
— On a remarqué parmi les personnes qui assistaient
au bal de M. Casimir Perrier des journalistes de toutes les
opinions : Za/JeVo/ufiony dansait aussibienque le/^/^aro.
Quant aux diverses nuances de l'opposilion parlementaire,
elles y avaient aussi leurs représentans, excepté toutefois
celle des cinq à six députés groupés autour de M. Berryer.
Nous avons bien reconnu près du buffet M. le baron de
Chartrouse ; mais comment le compicr? tour à tour impé-
rialiste , libéral et carliste par circonstance , monsieur le
bai on est un arlequin politique qui rit tout le premier de
ses opinions passées, présentes et futures.
— Une question grave s'est présentée cette semaine.
L'arrestation provisoire d'un écrivain avant jugement pour
un délit de presse ordinaire eit-elle légale? Nous sommes
de ceux qui ne le pensent pas.. Si celte procédure existe
réellement dans notre jurisprudence, n'est-il pas urgent
de la réformer ? La liberté de la presse ne saurait , selon
nous , se séparer de la liberté de l'écrivain. Le gouverne-
ment lui-même n'a point approuvé toutes les rigueurs que
le parquet a pu se croire en droit d'exercer depuis peu
relativement à cerfauis délits de la presse.
— Les concerts du Conservatoire commenceront le
I "■ février.
— Chaipic nouveau début do M'n« Raimbaux est un nou-
ALBUM. 385
veau succès pour elle. Elle a chanté d'une manière remar-
quable le rôle d'Arsace ; mais son triomphe a été surtout
complet dans celui de Rosine du Barbiere. C'est là que
son jeu, sa voix, sa gracieuse timidité, la pureté de sa
méthode, l'ont placée au niveau de toutes les cantatrices
cjui l'avaient précédée. La scène du billet a été ravissante ;
Lablache s'y est raoni.ré toujours lui-même, et Bordogni,
qui chante d'ailleurs fort bien , a eu comme acteur un
moment de chaleur et de verve qui a rappelé aux lecteurs
de Cervantes le temps de galop que fit le coursier de don
Quichotte unejois dans sa vie. Grazlani , dont le masque
est si comique, a joué et chanté Bartholo à ravir. Nous ne
serions que médisans si nous ajoutions que l'air de la Ca-
lomnie aurait pu être un peu mieux étudié par Derosa.
Mais l'ensemble de cette représentation a satisfait les
dilettanti les plus difficiles.
Le Théâtre-Italien est à la veille de représenter il Pi-
rata, où Rubiui est, dit-on, si extraordinaire. On ne peut
que remercier M. Robert de tout ce quil fait pour nos
plaisirs.
— Nous venons de lire les Réflexions sur le goût musi-
cal en France. C'est une dissertation fort ingénieuse dans
laquelle l'auteur venge la musique nationale de ses dé-
tracteurs, et trace avec une précision un peu systématique
peut-être les limites que l'art doit prescrire à ses pi-ogrès.
Cette brochure intéresse non-seulement nos compositeurs,
mais les artistes de nos théâtres lyriques. 11 y a de dures
vérités pour quelques-uns; il y en a d'utiles pour tous,
pour le théâtre Feydeau surtout , à qui l'auteur donne le
secret de ses anciens succès. Faire chanter les acteurs et
faire jouer les chanteurs, tout est là pour M. Gail, fils
d'une dame dont le nom rappelle l'heureux temps des
EUeviou et des Martin. M. Gail va jusqu'à désigner le per-
sonnel nécessaire à la régénération de l'Opéra-Comique.
Nous le dénonçons à toute la colère des dieux de l' Alle-
magne et de l'Italie.
386 ' ilEVUE DE PARIS.
— L'ÉcnTER Dauberon or l'Oratoire du bon secours. —
Je suis un peu, je l'avoue, comme le bon Chrysale de
Molière, prévenu contie l'esprit en jupon, l'ennemi né
des philamintes de France, des bas bleus de la Grande-
Bret> gne. Je n'aime pas une jolie main tachée d'encre, et,
s'il faut tout dire , ma première femme qui ne savait pas
lire était douce comme une Agnès, tandis que ma seconde,
depuisqu'elle traduit des romans allemands, a descaprices
pas trop germaniques. D'ailleurs soyez à la fois galant et
critique si vous le pouvez : vous qui aimez votre repos au-
tant que la vérité , osez dire à lady Morgan qu'elle est
inférieure à WalterScott et à miss Landon , que Byroa
était un plus grand poète qu'elle. Voulant vivre en paix
avec les dames auteurs , j'avais pris le parti de les louer
toujours. Mais je vous disais que ma femme se mêle de
littérature : eh bien, elle est jalouse de tous mes articles
comme d'autant d'infidélités à sa gloire future : nous
comptons à peu près huit muses sur notre parnasse de i832,
et elle veut absolument être la neuvième, quand elle aura
trouvé un lilnaire , chose assez rare , soit dit en passant,
pour une femme de lettres qui en est à ses débuts. Je
voudrais cependant ne pas être injuste envers VEcufer
Dauberon : l'auteur se présente avec un nombreux cortège
de chevaliers qui disent assez qu'elle mérite plus que des
égards. Chacun d'eux a fourni une épigraphe à un de ses
cliapitres; car l'épigraphe est la devise de notre jeune che-
valerie littéraire. Sous la bannière du bon secoures , je vois
d'abord, et le plus zélé sans doute, M. Charles Nodier avec
cette mélancolique sentence : Le bonheur a deux lois ■■
beaucoup et pas long-temps ; ensuite M. de Balzac : Fem-
mes profondément égoïstes : M. de Balzac est le Laroche-
foucault du romantisme; M. de Lamartine : Qu'importe le
soleil , Je n'attends rien des jours. M. Amédée Pichot :
Que la nuit est belle , etc. , etc. (Ces deux champions sont
de digues descendans du Beau Ténébreux). M. Ortolan :
A'où- cette étoile étincelante. M. Alex. Dumas: Une vierge
ALBUM. 387
tomba. M. do Resseguier : L'ingrat, il ni" aimerait si mon
cœur moins sensible.... Casimir Delavigiie : Que voulez-
vous, et dix autres sans compter les morts et ceux qui ont
écrit en langue morte comme saint Augustin. Madame
Waldor, avec cette modestie craintive qui va si bien à son
sexe , a donc cru devoir s'entourer d'une armée de cham-
pions littéraires; mais à dire vrai elle n'en avait nullement
besoin. Connue déjà par des vers fort distingués, elle
prendra rang désormais sans conteste à côté de madame
Cotin. Son volume offre plusieurs tableaux gracieux qui,
au besoin , révéleraient en elle le poète. Il est aussi tels
sentimens de son roman qu'une femme seule pouvait ex-
primer avec autant de délicatesse.
Nous n'analyserons pas VEcuyer Dauheron, pour
en laisser toute la surprise au lecteur, nous contentant de
dire que la scène se passe sous Louis XlIL Mais ce n'est
pas un roman historique ; hâtons nous de rassurer ceux
qui commencent à trouver nos AValter-Scott de France
un peu ennuyeux. M "« Waldor a préféré à un prétendu
intérêt de localité l'analyse d'une passion qui est de tous
les temps, et que le genre historique n'a pu heureusement
détrôner dans les romans.
Elle a su peindre aussi avec beaucoup de charme -une
jeune fille pure et belle dont les malheurs font couler de
douces larmes. On maudit, quand on connaît Alide , cet
écuyer Dauberon d'abord coupable par faiblesse , et qui
devient peu à peu le plus déloyal des amans. Il est une
autre héroïne que vous prendrez bientôt en haine en li
sant M^'s AValdor. Mais j'ai dit que je ne trahirais pas par
l'analyse l'intrigue vraiment intéressante de ce roman
très-remarquable. A.
— Vous admirez peut-être Mirabeau; vous le voj'ez
sans scandale occuper un piédestal à côté de ceux de Dé-
raosthène, des Gracques , de Fox. Eh bien! ce géant avait
pour secrétaires deux ou trois nains, dont l'un, montant
388 REVUE DE PARIS,
sur les épaules de son maître , appuyant son menton
sur sa tête, lui fermant la boucbe d'une main et les veux
de l'autre, vous crie : C'est moi qui suis le grand homme-
c'est moi qui fis ses discours; c'est moi qui dominais de
cette hauteur l'assemblée constituante, et qui, si le géant
eût vécu, aurais dominé la révolution, la France, l'Eu-
rope et le monde.... Hélas! bon petit nain, pourquoi-
as-tu laissé mourir ton géant ? Voilà, sous forme d'apolo-
gue, le sens d'un ouvrage fort curieux , publié chez MM.
Ch. Gosselin et Bossange : Som'enirs sw Mirabeau, par
M. Et. Dumont de Genève. M. Dumont vous prouve que
Mirabeau écrivitet parla quelquefois sous sa dictée. Nous
pourrons bien revenir sur celte publication ornée du fac
simile de neuf Lettres de Mirabeau , dont l'une est conçue
en ces termes : u J'oubliais de vous dire que nous avons
une assemblée demain matin , peut-être même le soir,
oui le soir, et aussi ce soir, parce que la chose la plus inu-
tile pour faire une constitution , c^est la réflexion. Vou-
lez-vous des billets pour demain? première question. —
Puis-je demander la parole ? seconde question. P^ale et
ama , me Mirabeau.\i Nous recommandons cette lettre à
ceux de MM. les députés qui croiraient compromettre
leur fierté s'ils s'adiessaiéut à un secrétaire pour être sûrs
d'être écoutés ou lus.
— Les Revues anglaises ont beaucoup vanté Y Histoire
de Pologne, de M. Fietcber. Cet ouvrage vient d'être
traduit en français par M. Alphonse Viollet, qui y a ajouté
une continuation que les derniers événemens rendaient
indispensables. Cette Histoire de Pologne , en deux vol.
in-8o, se trouve chez L.-G. Micbaud, rue Richelieu,
no 67.
— Nous avons eu plusieurs histoires de l'expédition
d'Alger; M. Eus. de Salie, interprête del'armée d'Afri-
que, vient d'en publier le roman. Sous cette forme, 1 an-
ALBUM. 389
teur se flatte, peut-être avec raison, d'avoir élé aussi
veridique pour le moins que ses devanciers, sans en ex-
cepter M. Merle , écrivain trop spirituel pour avoir tenu
à dire toujours la vérité dans ses amusantes anecdotes.
M. Eus. de Salle a intitulé son roman : ALi-le-renard.
Nous reparlerons de cette composition, qui forme 2 vo-
lumes in-80, publiée par M. Ch. Gosselin.
— Il a été publié onze cents ouvrages nouveaux à Lon-
dres pendant le cours de i83i , sans compter les réim-
pressions et les brochures.
— Nous recevons la seconde édition d'un poème de
M. Creusé de Lesser, déjà connu par la Table ronde:
c'est une imitation en vers du poème en prose de Grain-
ville, intitulé le Dernier Homme , conception originale,
à laquelle, selon M. Ch. Nodier, il ne manquait que le
rhylhme et la rime pour rivaliser avec celle de Milton.
Autant qu'on peut en juger par quelques passages pris
au hasard , M. de Lesser a quelquefois réussi à réaliser
la traduction que Grainville se proposait lui-même d'exé-
cuter : il a été quelquefois moins heureux; mais l'ouvrage
doit être lu en entier pour être jugé en conscience.
33
VVVVVVVVVVVVVVV\V%VVVVVVVWVVVVVVVVVVVVV*V'VtVVVVVVVVVVVVV\lVWS*%VVV'VVvVV
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE DIXIEM VOU'ME
DE LA REVUE DE PARIS.
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.
Voyages. — Aventures de deux raissiounaires mo-
ravcs, traduction de Robert Soiithey.. . 5
Fazio de Pise , traduction d'Ant.-Fr. Grazzini. . 241
Les chroniques florentines, extrait de'G. Villani, . 3i6
Histoire contemporaine, M. de Talleyrand {^New
Monthljr Magazine) 2o5
LITTÉRATURE MODERNE, etc., etc.
Paris. — Le jour de l'an , par M. Bazin 17
La double méprise , conte américain, par M. Jules
Janin 32
La marine en Basse-Bretagne, par M- AugusteRo-
mieu 78
Esquisses du Nord, par M. J.-J. Ampère. . . 92
Poésie. — Souvenirs du collège , par M. Barthélémy. 107
Elisabeth Levasseur,par Aloysius Block(ÎVI. Brucker). 1 1 2
Documens sommaires sur Ja liste civile du roi d'Angle-
terre, par M. de Moléon 160
Trois scènes de la vie maritime, par M. Eugène Sue. 178
De la satire en France depuis la révolution de juil-
let, par M. Géruzez. . . 2o3
Oberman , par M. Sainte-Beuve. . ..•.., 253
392 TABLE DES MATIÈRES.
L'orpheline , ou A brebis tondue Dieu mesure le
z'e/i^, coinedie-proverbe en deux actes , par
M. Théodore Leclercq 274 et 346
Paris. — Le Palais-Royal et la Place Royale, par
M. Bazin 171
Letires de Boerne SyS
Album 6y, i45, 210, 3o6, 379
«N DB LA TABLE DU TOMR DIXIÈME.
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