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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 


DE  PARIS. 


TROISIEME  ANNEE.  —  TOME  X. 


— IB^TTTr  îlirr 


BRUXELLES. 

LOUIS   HAUMAN  ET  COMP«. 
1832. 


AVENTURES 

DE  DEUX  MISSIONNAIRES  MORAVES. 


J'extrais  la  relation  qu'on  va  lire  de  la  lettre  d'un  mis- 
sionnaire moi'ave  ;  heureux  si,  en  modifiant  quelques 
passages  de  son  récit,  je  n'altère  pas  la  simplicité  poétique 
de  ses  descriptions. 

Le  frère  Samuel  Liébisch  (aujourd'hui 

membre  de  la  conférence  des  Anciens  de  l'Unité),  étant 
alors  chargé  de  la  surveillance  générale  des  missions  des 
frères  sur  la  côte  du  Labrador,  ses  fonctions  exigèrent 
qu'il  fît  une  visite  à  Okkak ,  le  plus  éloigné  au  nord  des 
établissemens  moraves,  et  situé  à  cinquante  lieues  environ 
de  Nain,  où  il  résidait-  Le  frère  Turner  fut  désigné  pour 
l'accompagner,  et  ils  quittèrent  Nain  le  ii  mars  1822,  au 
point  du  jour,  avec  un  temps  très-clair  et  les  étoiles  bril- 
lant dans  le  ciel.  Leur  traîneau  était  conduit  par  Marc, 
Esquimau  baptisé,  et  un  autre  traîneau,  monté  par  des 
Esquimaux,  suivait  celui  des  missionnaires. 

Un  traîneau  esquimau  est  tiré  par  une  espèce  de  chiens 
assez  semblables  aux  loups  par  la  forme.  Comme  les  loups, 
ces  chiens  n'aboient  pas  ;  ils  hurlent  d'une  voix  désagréa- 

TOME    X.  I 


6  REVUE  DE  PARIS, 

ble.  Ils  sont  entretenus  par  les  Esquimaux  en  meutes  ou 
en  attelages  plus  ou  moins  considérables,  proportionnel- 
lement à  la  richesse  du  maître.  Ils  se  laissent  tranquille- 
ment enharnacher  et  atteler,  quoique  traites  sans  pitié  par 
les  Esquimaux  païens  qui  leur  rendent  la  vie  dure  et  les 
nourrissent  très-ma!.  Leur  nourriture  consiste  en  débris 
de  viandes,  en  vieilles  peaux,  en  morceaux  de  baleine 
pourris  ,  etc. ,  etc. ,  et  si  cette  provision  leur  manque,  on 
les  envoie  chercher  eux-mêmes  du  poisson  mort  ou  des 
coquillages  sur  la  grève. 

Lorsque  la  faim  tourmente  ces  pauvres  chiens  ,  il  n'est 
rien  qu'ils  ne  soient  prêts  à  dévorer,  et  il  est  nécessaire, 
lorsqu'on  les  détèJe,  de  cacher  les  harnais  dans  la  maison 
déneige,  pendant  la  nuit,  de  peur  qu'ils  ne  deviennent 
leur  proie,  ce  qui  rendrait  la  continuation  du  voyage  im- 
possible le  lendemain  matin.  Arrivés  à  leur  halte  de  nuit, 
les  voyageurs  ôtent  les  harnais  à  leurs  chiens  et  les  laissent 
se  creuser  un  trou  dans  la  neige  ,  où  ils  dorment  jusqu'à 
ce  que  le  conducteur  les  rappelle  pour  leur  donner,  au 
lever  du  jour,  leur  pâture  quotidienne.  Leur  force  et  leur 
vitesse  sont  inimaginables,  même  avec  l'estomac  vide.  En 
les  mettant  au  traîneau,  il  faut  prendre  garde  de  ne  pas 
les  atteler  de  front.  On  les  attache  par  des  couri-oies  sé- 
parées, de  longueurs  inégales,  à  une  barre  horizontale  en 
avant  du  traîneau.  Le  plus  vieux  et  le  plus  habile  conduit 
la  bande,  courant  à  dix  on  vingt  pas  des  autres,  dirigé 
lui  même  par  le  fouet  du  cocher,  qui  est  très-long  et  n'est 
bien  manié  que  par  un  Esquimau.  Les  autres  chiens  suivent 
comme  un'troupeau  de  moutons.  Si  l'un  d'eux  reçoit  un 
coup  de  fouet ,  il  mord  généralement  son  voisin  ,  qui  en 
mord  un  troisième,  et  ainsi  de  suite;  mais  je  reviens  à  la 
relation  de  notre  missionnaire. 

Les  deux  traîneaux  contenaient  cinqhommes,  une  femme 
et  un  enfant.  Chacun  partit  de  bonne  humeur,  et  toutes 
les  apparences  étant  en  faveur  d'un  bon  voyage ,  on  es- 
pérait atteindre  heureusement  Okkaliau  bout  de  deux  ou 


LITTÉRATURE.  7 

trois  jours.  Le  sentier  tracé  sur  la  mer  oflFrait  uue  glace 
solide,  cl  les  voyageurs  faisaient  environ  six  ou  sept  milles 
par  heure.  Après  avoir  passé  les  îles,  clans  la  baie  de  Nain, 
ils  s'éloignèrent  considérablement  de  la  côte ,  tant  pour 
gagner  la  partie  la  plus  unie  de  la  glace  que  pour  doubler 
le  haut  promontoire  rocailleux  de  Kiglapeif.  Sur  les  huit 
heures  ils  rencontrèrent  un  traineau  d'Esquimaux  venant 
de  la  direction  opposée.  Après  le  salut  d'usage,  les  Esqui- 
maux venant  de  Nain  descendirent  et  entrèrent  en  con- 
versation avec  les  Esquimaux  étrangers,  qui  insinuèrent 
vaguement  qu'il  vaudrait  peut-être  mieux  pour  nos  voya- 
geurs de  revenir  sur  leurs  pas.  Cependant ,  comme  les 
missionnaires  crurent  que  ces  craintes  étaient  sans  fonde- 
ment, et  que  les  Esquimaux  ne  voulaienf  que  jouir  un  peu 
plus  long-temps  de  la  société  de  leurs  amis,  ils  continuè- 
rent leur  route.  Au  bout  de  quelques  lieues,  leurs  Esqui- 
maux les  avertirent  qu'il  y  avait  un  mouvement  sous  la 
glace.  Ce  mouvement  était  encore  à  peine  perceptible; 
mais  en  se  couchant  et  baissant  l'oreille  on  entendait  un 
murmure  sourd,  comme  le  bruit  d'un  torrent  qui  s'élevait 
du  fond  de  l'abîme  L'horizon  restait  pur,  excepté  vers  le 
levant ,  où  se  montrait  un  banc  de  légers  nuages ,  entre- 
coupés de  quelques  raies  noires.  Bientôt  le  vent  du  nord- 
ouest  se  mit  à  souffler  et  annonça  un  changement  soudain 
dans  l'atmosphère.  Il  était  midi  et  il  n'y  avait  encore 
aucune  altération  saillante  dansle  ciel;  mais  le  mouvement 
de  la  mer  sous  la  glace  était  devenu  plus  perceptible,  de 
manière  à  alarmer  les  voyageurs,  qui  jugèrent  prudent 
de  se  rappiocher  du  rivage.  La  glace  présentait  en  plu- 
sicui's  endroits  des  crevasses  et  des  fissures  dont  quelques 
unes  avaient  un  ou  deux  pieds  de  large  ;  mais  comuse  il 
en  existe  souvent  de  semblables  dans  les  temps  les  plus 
sûrs,  elles  ne  sont  dangereuses  ijue  pour  les  nouveau- venus; 
les  chiensles  franchissent  aisément  et  le  Iraîneausuit  sans 
risque. 

Lorsque  le  soleil  descendit  à  l'occident,  le  vent  augmenta 


8  REVUE  DE  PARIS, 

et  devint  orageux  :  les  bancs  de  nuages  aperçus  les  pre- 
miers à  l'orient  commencèrent  à  monter,  et  leurs  bandes 
noires  s'agitèrent  contre  le  vent.  La  neige  était  violem- 
ment balayée  en  tourbillons  partiels,  soit  sur  la  glace, 
soit  du  sommet  des  montagnes.  Au  même  instant  le  mou- 
vement de  la  mer  s'était  tellement  accru,  que  son  effet 
fut  très-extraordinaire  et  très-alarmant.  Les  traîneaux , 
au  lieu  de  glisser  sur  une  surface  unie,  couraient  quelque- 
fois rapidement  après  les  cliienset  semblaient  bientôt  après 
gravir  avec  difllculté  une  hauteur  qui  surgissait  tout  à  coup; 
car  l'élasticité  d'un  si  vaste  corps  de  glace ,  de  plusieurs 
lieues  carrées,  supportée  parla  mer,  occasionait  parfois 
un  mouvement  oscillatoire  assez  semblable  à  celui  d'une 
feuille  de  papier  qui  s'accommode  aux  ondulations  super- 
ficielles d'une  eau  agitée.  On  entendait  aussi ,  à  diverses 
distances ,  des  explosions  soudaines ,  comme  le  bruit  du 
canon,  et  qui  étaient  produites  par  les  craquemens  de 
la  glace. 

Les  Esquimaux  se  dirigèrent  donc  en  foute  Lâte  vers  le 
rivage  avec  l'intention  de  prendre  leurs  quartiers  de  nuit 
au  sud  du  Nivak.  Mais,  comme  il  était  évident  que  la  glace 
allait  se  rompre  et  se  disperser  dans  la  pleine  mer,  Marc 
conseilla  de  tourner  plutôt  au  nord  du  Nivak,  où  il  espérait 
que  le  sentier  pourrait  encore  être  resté  intact  jusqu'à 
Okkak.  Cet  avis  fut  adopté;  mais  lorsque  les  traîneaux 
s'approchèrent  de  la  côte,  le  spectacle  qui  s'offrit  aux  yeux 
des  voyageurs  fut  vraiment  terrible.  La  glace,  détachée 
des  l'ochers,  était  ballottée  en  tout  sens  et  brisée  en  mille 
morceaux  contre  les  précipices,  avec  un  bruit  horrible 
qui,  mêlé  au  mugissement  du  vent,  ôtait  à  la  voix  humaine 
presque  toute  possibilité  de  se  faire  entendre  ,  tandis  que 
la  neige,  tourbillonnant  dans  l'air,  empêchait  de  voir  aucun 
objet  distinctement. 

Le  dernier  espoir  qui  restait  aux  voyageurs  était  de 
gagner  la  terre  à  tous  risques;  mais  ce  ne  fut  qu'avec  beau- 
coup de  peine  qu'on  put  faire  avancer  les  chiens  effrayés, 


LniÉRATT'RÊ.  9 

la  glace  s'affaissant  tour  à  tour  au-dessous  de  la  surface  des 
rochers,  et  s'éli'vant  au-dessus.  Le  seul  moment  propice 
pour  aborder  était  celui  où  la  glace  se  trouvait  de  niveau 
avec  la  côte  :  celait  une  tentative  excessivement  hasar- 
deuse; cependant,  avec  la  miséricorde  de  Dieu,  elle  réussit, 
et  les  deux  traîneaux  atteignirent  la  plage. 

A  peine  les  voyageurs  avaient-ils  eu  le  temps  de  rendre 
grâces  à  Dieu  deieurdébarquement  cpie  cetteparliemême 
de  la  glace  ([u'ils  venaient  de  quitter  éclata  de  toutes  parts, 
et  l'eau,  jaillissant  de  tous  ses  interstices,  la  couvrit  et  la 
précipita  dans  la  mer.  En  un  instant,  comme  si  ce  signal 
eût  été  attendu,  toute  la  masse  de  glace  qui  s'étendait  à 
plusieurs  lieues  de  la  côte,  aussi  loin  que  la  vue  pouvait 
aller,  commença  à  se  déchirer  et  fut  engloutie  sous  d'im- 
menses vagues.  Ce  fut  un  spectacle  effrayant  et  sublime 
que  ces  larges  plaines  d'eau  solide  ,  s'élevant  du  sein  des 
Ilots  pour  se  heurter  les  unes  contre  les  autres  avec  une 
violence  qu'on  ne  saurait  décrire,  et  avec  un  bruit  com- 
parable à  l'explosion  d'innombrables  batteries.  L'obscurité 
de  la  nuit,  le  mugissement  de  la  mer,  le  choc  des  fragmens 
de  giace  et  des  vagues  contre  les  rochers  remplissaient  les 
voyageurs  d'une  émotion  solennelle  ou  d'une  horreur  qui 
les  privait  delà  parole.  Ils  restèrent  quelque  temps  acca- 
blés dti  l'étonnement  que  leur  causa  leur  délivrance  mi- 
raculeuse, et  les  Esquimaux  païens  eux  mêmes  remercièrent 
Dieu  avec  reconnaissance. 

Les  Esquimaux  commencèrent  alors  à  bâtir  une  hutte 
de  neige  ,  à  trente  pas  environ  de  la  grève  ;  mais  avant 
qu'ils  l'eussent  terminée  les  vagues  atteignirent  l'endroit 
où  avaient  été  laissés  les  traîneaux,  et  ils  faillirent  être 
emportés  dans  la  mer.     , 

Sur  les  neuf  heures,  les  deux  missionnaires,  Marc  et  les 
autres  Esquimaux  ,  se  glissèrent  dans  la  maison  de  neige, 
remerciant  Dieu  d'avoir  pour  s'abriter  ce  lieu  de  refuge  ; 
car  le  vent  était  si  froid  et  si  violent  qu'il  fallait  de  grand» 
efforts  pour  n'être  pas  renverse. 

I. 


<0  REVUE  DE  PARIS. 

Avant  d'entrer  daus  cette  haijitatioii  ,  f[ui  sert  de 
tente  temporaire  aux  voyageurs  de  ces  parages  ,  le  frère 
Liebisch  et  le  frère  Turner  ne  purent  s'empêcher  de  re- 
garder encore  une  fois  la  mer,  qui  était  maintenant  libre 
de  toute  glace.  Ils  virent  avec  horreur ,  et  en  même 
temps  avec  reconnaissance ,  les  vagues  énormes  fuyant 
devant  la  tempête,  comme  de  hautes  tours,  et  s'appro- 
chant  du  rivage  où  avec  un  fracas  assourdissant  elles  se 
brisaient  contre  les  rochers  et  remplissaient  l'air  de  leur 
écume  frémissante.  Les  voyageurs  s'occupèrent  ensuite 
de  leur  souper,  et  ayant  chanté  l'hymne  du  soir  dans  la 
langue  des  Esquimaux  ,  ils  se  couchèrent  pour  dormir 
vers  les  di.\  heures.  Ils  étaient  si  serrés  les  uns  pr.'s  des 
autres  que  si  l'un  d'eux  remuait  il  réveillait  ses  voisins. 
Les  Esquimaux  furent  bientôt  endornais;  mais  frère  Lié- 
bisch  ne  put  goûter  aucun  repos  ,  en  partie  à  cause  de 
l'épouvantable  mugissement  des  vagues  ,  et  en  partie  à 
cause  d'un  mal  de  gorge  qui  le  faisait  beaucoup  soufl'rir. 
Le  frère  Turner  rétléchissait  aussi  avec  inquiétude  aux 
dangers  qu'ils  venaient  de  courir,  et  les  deux  frères,  tout 
en  remerciant  le  Seigneur  d'avoir  échappé  à  une  mort 
presque  certaine ,  ne  purent  qu'unir  leurs  prières  pour 
implorer  son  secours  dans  la  situation  critique  où  ils  se 
trouvaient  encore. 

Si  les  deux  missionnaires  s'étaient  endormis  comme  les 
Esquimaux,  leur  perte  à  tous  eut  été  consommée  cette  nuit. 
Sur  les  deux  heures  du  matin ,  frère  Liébisch  sentit  tom- 
,  bcr  sur  ses  lèvres  quelques  gouttes  d'eau  salée  qui  fdtrait 
à  travers  la  toiture  déneige  Quoique  un  peu  inquiet  de 
ce  goût  de  sel ,  il  attendit  encore  quelques  instans  pour 
donner  l'alarme;  mais  à  peine  ,  en  voyant  les  gouttes  aug- 
menter, avait  il  appelé  frère  Turner,  que  tout  à  coup  une 
vague  épouvantable  se  brisa  contre  la  maison  et  y  répan- 
dit une  grande  quantité  d'eau;  puis  une  secoiule  lui  suc- 
céda et  emporta  le  iraijnienl  de  neige  placé  en  guise  de 
porte  devant  l'entrée.    Les  missionnaires  critienl  immc- 


I.1TT£RATUÎ\E.  1« 

diatenient  auxEsc|uimaiix  endormis  de  se  leveret  de  fuir. 
Ils  furent  ileboul  en  un  instant;  l'un  d'eux  s'ouvrit,  avec 
un  large  couteau,  un  passage  latéral,  et  chacun  saisissant 
sa  part  des  bagages ,  on  les  jeta  aussi  loin  qu'on  put  de  la 
grève.  Le  frère  Turner  aidait  les  Esquimaux  ,  pendant 
que  le  Frère  Lièbisch  ,  la  femme  et  l'enfant ,  se  retiraient 
sur  une  èmincnce  voisine.  L'enfant  fut  enveloppé  dans 
une  large  peau,  et  tous  les  voyageurs  se  réfugièrent  à 
l'abri  d'un  rocher,  car  il  était  impossible  de  lutter  contre 
Je  vent,  la  neige  et  le  grésil.  Peu  de  minutes  après,  un 
brisant  furieux  emporta  toute  la  maison  ,  mais  rien  d'es- 
sentiel ne  fut  perdu. 

Les  voyageurs  se  trouvèrent  une  seconde  fois  délivrés 
du  trépas  le  plus  imminent;  mais  le  reste  de  la  nuit  fut 
pour  eux  une  épreuve  pénible  et  remplie  de  tristes  ré- 
flexions ,  avant  que  les  Esquimaux  eussent  trouvé  un  en- 
droit plus  sur  pour  y  construire  une  maison  nouvelle.  Au 
lever  du  jour,  ils  n'avaient  pu  encore  que  creuser  un  trou 
dans  un  gros  monceau  de  neige  pour  y  mettre  à  l'abri  la 
fennne  ,  l'enfant  et  les  deux  missionnaires. 

Le  frère  Lièbisch  cependant  n'y  put  supporter  l'air 
étouffé  et  fut  obligé  de  s'asseoir  en  dehors  ;  les  Esquimaux 
le  couvrirent  de  peaux  pour  le  tenir  chaudement,  son 
mal  de  gorge  étant  très-aigu. 

Aussitôt  qu'il  fit  jour,  ils  bâtirent  une  autre  maison  de 
neige,  et  quelque  misérable  que  soit  en  tout  temps  cette 
espèce  de  tanière  ,  ils  furent  très  heureux  de  pouvoir  s'y 
introduire  tous.  Elle  était  large  de  huit  pieds  environ  et 
haute  de  six  ou  sept.  lisse  félicitèrent  alors  mutuelle- 
ment de  leur  délivrance  ;  mais  ils  s'aperçurent  que  tout 
n'allait  pas  le  mieux  du  monde. 

Les  missionnaires  n'avaient  apporté  que  peu  de  provi- 
sions ,  tout  juste  ce  qu'il  en  fallait  pour  le  court  trajet  de 
Naïn  à  Okkak  :  Joël ,  sa  femme  ,  son  enfant  et  Kassigiak  , 
appelé  le  sorcier,  n'avaient  rien.  Tls  furent  donc  obligés 
de  partager  lout  ce  qu'ils  avaient  en  rations  quotidiennes, 


^2  REVUE  DE  PARIS, 

parce  qu'ils  n'avaient  aucune  espérance  de  quitter  pro- 
chainement cette  plage  et  d'atteindre  un  lieu  habite'. 
Deux  moyens  seulement  s'offraient  à  eux  pour  cela  :  le 
premier,  en  tentant  le  passage  par  terre  à  travers  la  mon- 
tagne sauvage  et  déserte  de  Kii;lapeit;  le  second,  en  atten- 
dant qu'une  nouvelle  gelée  leur  rendît  le  chemin  de  la 
mer,  ce  qui  pouvait  être  long.  Ils  résolurent  donc  de  se 
réduire  à  un  biscuit  et  demi  par  jour.  Mais  comme  il  était 
difficile  de  satisfaire  ainsi  un  estomac  d'Esijuimau,  les  mis- 
sionnaires proposèrent  de  faire  tuer  un  de  leurs  chiens  ,  à 
condition  qu'en  cas  d'une  détresse  qui  les  obligerait  à  re- 
courir au  même  expédient  ,Ie  second  chien  tué  serait  uu 
de  ceux  de  î'attelage  des  Esquimaux,  Ceux-ci  répondirent 
qu  ils  y  consentiraient  volontiers  s'ils  avaient  une  mar- 
mite pour  faire  bouillir  la  viande;  mais  ,  n'en  ayant  pas  , 
ils  préféraient  endurer  la  faim,  ne  pouvant  se  décider  à 
manger  de  la  viande  de  chien  crue.  Les  missionnaires  res- 
tèrent alors  dans  la  maison  de  neige ,  et  chaque  jour  ils 
tâchaient  de  faire  bouillir  sur  leur  lampe  assez  d'eau 
pour  prendre  deux  tasses  de  café  chacun.  Par  la  miséri- 
corde divine,  ils  se  conservèrent  en  bonne  santé,  et 
frère  Liébisch  fut  guéri  subitement ,  dès  le  premier  jour, 
de  son  mal  de  gorge.  Les  Esquimaux  montrèrent  bon 
courage ,  et  même  le  dur  païen  Kassigiak  déclara  qu'il 
convenait  de  remercier  le  ciel  de  les  avoir  sauvés  ,  ajou- 
tant que  s'ils  étaient  restés  un  peu  plus  long  temps  la 
veille  sur  la  glace,  ils  auraient  été  fracassés  contre  les 
rochers.  Kassigiak  n'était  pas  sans  sa  part  de  malheur  , 
ayant  eu  ses  talons  gelés  et  souffrant  beaucoup.  Le  soir 
venu  ,  les  missionnaires  chantèrent  un  hymne  avec  les 
Esquimaux,  et  répétèrent  le  même  chant  religieux  ma- 
tin et  soir.  Le  Seigneur  était  présent  avec  eux  et  conso- 
lait leurs  coeurs  avec  sa  sainte  paix. 

Vers  le  soir  du  treizième  jour,  le  ciel  s'éclaircit  et  l'on 
put  apercevoir  toute  la  surfa  e  de  la  mer.  Marc  et  Joël 
gravirent  lei  montagnes  pour  faire  une  reconnaissance  ; 


LITTÉRATURE.  1 3 

ils  revinrent  annoncer  la  nouvelle  desagre'able  qu'on  ne 
pouvait  pas  de'couvrir  ,  même  des  hauteurs  ,  le  moindre 
morceau  de  glace,  et  que  le  dégel  avait  fondu  celle  de 
la  côte  de  Nuas.-Ernak.  Ils  furent  donc  d'avis  qu'il  n'y 
avait  plus  d'autre  route  qu'à  travers  la  montagne  de  Ki- 
glapeit. 

Ce  jour-là  Kassigiak  se  plaignit  beaucoup  de  la  faim, 
probablement  pour  obtenir  des  missionnaires  une  plus 
forte  ration  que  d'ordinaire.  Ils  lui  firent  observer  qu'ils 
n'en  avaient  pas  une  plus  considérable  que  la  sienne,  et 
lui  reprochèrent  doucement  son  impatience.  Chaque  fois 
que  les  alimens  furent  distribués,  Kassigiak  avalait  tou- 
jours sa  portion  avidement  ,  et  tendait  la  mani  pour  en 
demander  une  autre;  mais  il  se  rendit  enfin  aux  raisons 
qu'on  lui  donna.  Les  Esquimaux  mangèrent  ce  jour-là  un 
vieux  sac  en  peau  de  poisson  qui  composa  certes  un  mets 
bien  sec  et  bien  misérable.  Pendant  qu'ils  faisaient  ce 
singulier  repas ,  ils  ne  cessèrent  de  répéter  en  gromme- 
lant: «Tu  étais  tout  à  l'heure  sac,  et  tu  es  maintenant  no- 
tre nourriture."  Sur  le  soir,  quelques  petits  glaçons  flottè- 
rent du  côté  de  la  plage,  et  le  quatorzième  jour  au  matin 
la  mer  en  fut  couver  te;  mais  le  vent  était  encore  très- violent 
et  les  Esquimaux  ne  pouvaient  quitterla  maison  de  neige, 
ce  qui  les  rendait  très-abattus  et  très-tristes.  Kassigiak 
suggéra  qu'il  serait  bien  àc  faire  du  beau  temps  ;  il  en- 
tendait par  là  d'exercer  son  art  comme  sorcier.  Les  mis- 
sionnaires s'y  opposèrent  et  lui  dirent  que  ses  pratiques 
païennes  ne  serviraient  à  rien  ,  mais  que  le  temps  de- 
viendrait beau  dès  qu'il  plairait  à  Dieu.  Alors  Kassigiak 
demanda  si  Jésus  pouvait  faire  du  beau  temps.  Les  uîis- 
sionnaires  répondirent  qu'à  Jésus  était  donné  tout  pou- 
voir dans  le  ciel  et  sur  la  terre.  «  Eh  bien!  reprit-il, 
qu'on  s'adresse  à  lui.  «  Une  autre  fois  Kassigiak  dit  : 
Je  raconterai  tout  ceci  à  mes  compatriotes  de  Seglek.  » 
Les  missionnaires  répondirent  :  u  Dites-leur  que  nous 
avons  placé  tout  notre  espoir   et  notre  confiance  en  ié- 


a  REVTJE  DE  PARIS. 

8Us-Christ  notre  sauveur,  qui  aime  tous  les  hommes  ,  et 
qui  a  verse  son  sang  pour  les  racheter  de  la  misère  éter- 
nelle, fl  Ce  jour-là  les  Esquimaux  commencèrent  à  man- 
ger une  vieille  peau  usée  et  sale  qui  leur  avait  servis  de 
matelas. 

Le  quinzième  jour  le  temps  continua  à  être  très  ora- 
geux,  et  les  Escjuimaux  semblaient  par  momens  tout-à- 
fait  découragés  ;  mais  ils  possèdent  une  excellente  faculté, 
celle  de  pouvoir  dormir  quand  ils  veulent;  et  dans  l'occa- 
sion ils  dorment  pendant  plus  de  vingt-quatre  heui-es  de 
suite,  le  jour  comme  la  nuit. 

Vers  le  soir  le  ciel  s'éclaircit  et  l'espérance  se  ranima. 
Marc  et  Joël  allèrent  en  reconnaissance;  ils  revinrent 
dire  que  la  glace  avait  acquis  une  solidité  considérable 
et  serait  bientôt  propre  à  fournir  un  chemin.  Les  pau- 
vres chiens  avaient  jcùné  depuis  près  de  quatre  jours  , 
mais ,  avec  la  perspective  d'un  prompt  dép.irt,  les  mis- 
sionnaires leur  accordèrent  à  chacun  quelques  morceaux 
de  biscuit.  La  température  de  l'air  s'étant  tout  à  coup 
radoucie,  ce  fut  une  nouvelle  source  de  déUcsse  pour  les 
voyageurs  ,  dont  la  transpiiation  et  le  souffle  agissant  sur 
la  toiture  de  leur  maison  de  neige  la  faisait  fondre  par 
degrés  de  manière  à  tremper  tous  les  objets  d'une  conti- 
nuelle humidité.  Les  missionnaires  racontent  qu'ils  consi- 
dérèrent cet  inconvénient  de  leur  situation  comme  le 
pire  de  tous  ceux  qu'ils  eurent  à  endurer,  car  ils  n'avaient 
pas  un  fil  de  leurs  vétemens  (jui  ne  fût  mouillé,  pas  un 
endroit  sec  où  ils  pussent  se  coucher. 

Le  seizième  jour  de  bon  matin  le  ciel  s'éclaircit  ,  mais 
■  le  vent  fit  volti;:ei-  en  nuages  la  plus  fine  poussière  de  la 
neige.  Joël  cl  Kassigiak  résolurent  de  poursuivre  leur 
voyage  à  Olikak  par  la  route  de  Nuasœrnak,  et  partirent 
malgré  le  vent  et  la  neige,  c[ui  leur  battaient  le  \  isage. 
Marc  ne  put  se  décider  à  s'avancer  plus  loin  vers  le  nord, 
parce  que  selon  lui  la  violence  du  vent  devait  avoir  accu- 
mulé la   glace  sur  la  côle  de  Tikkerasuk  de  manière  à 


LiTTËRArURE.  15 

rendre  le  ilëbarqueniont  impossible;  mais  il  pensait  qu'on 
pouvait  encore  se  diriger  en  toute  sécurité  vers  le  sud 
en  tournant  le  mont  Kiglapcit-  Les  missionnaires  voulu- 
rent l'engager  à  suivre  Joël  et  Kassigiak  ,  mais  ils  ne  pu- 
rent y  parvenir  et  n'osèrent  insister,  n'étant  pas  suffi- 
samment informes  des  localite's.  Cependant  i!  était  temps 
de  hasarder  quelque  chose  pour  gagner  un  lieu  habité. 
Après  bien  des  tentatives,  le  frère  Turner  alla  de  nou- 
veau avec  Marc  examiner  la  glace,  et  tous  deux  parurent 
croiie  qu'elle  offrait  une  consistance  assez  solide  ;  ils  se 
re'solurent  (iouc  enûn  à  l'ctourner  à  Naïn  en  se  confiant 
à  la  protection  du  Seigneur. 

Le  dix-septième  jour  ,  le  vent  avait  considérablement 
augmente  avec  de  fortes  giboulées  ;  ils  partirent  ne'an- 
moins  à  dix  heures  du  matin.  Marc  se  mit  à  courir  en 
avant  du  traîneau,  autour  de  Kiglapcit,  pour  chercher 
un  bon  chemin,  et  à  une  heure  après  midi,  avec  la  giâce 
de  Dieu  ,  ils  furent  hors  de  pe'ril  et  atteignirent  la  baie. 
Ils  trouvèrent  là  un  bon  sentier  sur  une  glace  unie  ,  fi- 
rent un  repas  du  reste  de  leurs  provisions  ,  et  prirent  un 
peu  de  café.  S'e'tant  ainsi  reconfortés  ,  ils  continuèrent 
leur  route  sans  s'arrêter  jusqu'à  Naïn  ,  où  ils  arrivèrent  à 
minuit.  Les  trèies  de  Naïn  se  réjouirent  tle  les  voir 
de  retour  ,  car  ils  étaient  dans  les  plus  vives  alarmes  , 
d'après  ce  qu'avaient  rapporté  les  Esquimaux  que  les 
missionnaires  avaient  rencontrés  ,  et  dont  ils  avaient  dé- 
daigné les  avis  obscurs  relativement  au  danger  qui  les 
menaçait.  Un  Esquimau  dont  la  femme  avait  fait  je  ne 
sais  plus  quel  vêtement  pour  le  frère  Samuel  Liébisch 
était  allé  trouver  la  sœur  Liébisch  ,  et  lui  avait  réclamé 
le  salaire  du  travail  de  sa  femme  :  «  Attendez  un  peu  , 
dit  sœur  Liébisch  ;  quand  mon  mari  sera  de  retour  ,  il 
réglera  son  compte  avec  vous. 

—  Samuel  et  William  ne  retourneront  plus  à  Naïn  , 
avait-il  répondu 


16  REVUE  DE  PARIS. 

—  Comroenl?  pourquoi?  qui  peut  vous  faire  parler 
ainsi?  » 

Après  un  moment  de  réflexion ,  l'Esquimau  répliqua  à 
voix  basse  :  «  Samuel  et  "William  ne  sont  plus  ;  tous  leurs 
os  sont  brisés  et  dans  le  ventre  des  requins.  »  Sœur  Lié- 
bisch ,  effrayée  ,  appela  le  reste  de  la  famille  ,  et  on  in- 
terroge l'Esquimau  ,  dont  les  réponses  jfurent  toujours 
aussi  obscures  et  aussi  peu  rassurantes.  Il  semblait  per- 
suadé qu'on  ne  reverrait  plus  les  voyageurs  à  Nain  ,  et 
qu'il  était  impossible  qu'ils  eussent  échappé  aux  fureurs 
d'une  pareille  tempête. 

On  peut  donc  bien  penser  combien  fut  reconnaissante 
à  Dieu  toute  la  famille  des  frères  en  revoyant  les  deux 
missionnaires.  La  tempête  s'était  aussi  fait  sentir  à  Naïn, 
quoique  avec  moins  de  violence  que  sur  une  côte  qui 
n'était  abritée  par  aucune  île.  Ils  se  réunirent  tous  le 
lendemain  pour  rendre  grâces  au  Seigneur  d'une  déli- 
Vi'ance  si  miraculeuse. 

Robert  Sodthey. 


<ÎP, 


ans. 


LE  JOUR  DE  L'AN 


Ce  n'est  pas  dans  notre  temps  que  La  Fontaine  aurait 
^crit  :  <i  On  nous  ruine  en  fêtes!  »  Chaque  mois ,  au  con- 
traire ,  nous  enrichit  de  quelques  journées  rendues  au 
travail,  et  je  ne  comprends  pas,  après  cela  ,  comment  il 
se  fait  que  tant  de  gens  soient  embarrasse's  de  payer  leurs 
contributions  ,  ou  soldent  leurs  créanciers  avec  les  chif- 
fres d'un  bilan.  C'est  leur  faute  ,  en  vérité,  puisqu'on  les 
dispense  du  repos.  En  cela  ,  comme  en  toute  chose  de 
convenance  et  d'utilité  publique,  ne  voient-ils  pas  que  la 
législature  les  encourage  par  son  exemple?  Nos  députés, 
que  l'on  accuse  pourtant  d'employer  quelquefois  assez 
mal  les  jours  ouvrables,  ne  veulent  pas  laisser  perdre  pour 
la  discussion  les  jours  fériés.  La  tribune  ne  chôme  aucune 
de  ces  solennités  que  les  faiseurs  d'almanachs  ont  encore 
la  faiblesse  ou  la  lémérilé  d'inscrire  en  majuscules  dans 
leurs  colonnes.  Quand  arrive  ou  l'Ascension  ,  ou  l'As- 
somption ,  ou  la  Toussaint  ,  l'activité  revient  tout  à  coup 
au3s  élus  de  la  nation  ,  et  ils  feraient  au  besoin  un  scru- 
tin nul  pour  prouver  qu'ils  sont  en  séance.  Noël  a  perdu 
sa  joyeuse  nuit  ,  avec  la  cérémonie  sainte  qui  servait  de 
prétexte  aux  festins.  La  liberté  des  cultes  a  tué  le  réveil 
Ion.  Bien  a  pris  à  la  triple  messe  ,  quun  célèbre  cousin 
des  rois  entendait  il  y  a  deux  ans  sans  se  lasser,  de  se  pla- 
XOME.    I.  a  » 


18  REVUE  DE  PARIS, 

cer,  celte  année  ,  sous  la  protection  du  dimanche.  Mais 
cet  abri  ne  sera  pas  toujours  sur;  car  voilù  que  le  diman- 
che aussi  est  menacé  d'alTranchisscment  ;  le  dimanche,  si 
fortement  enraciné  dans  les  mœurs  populaires  ,  qui  date 
tout  juste  de  la  création  ,  et  que  la  grande  révolution 
elle  iiiême  n'a  pu  faire  reculer  jusqu'au  décadi.  Pendant 
qu'on  était  en  rrain  ,  je  suis  surpris  qu'il  ne  soit  venu  à 
l'idée  de  pei-sonne  de  proposer  ,  entre  deux  lois  ,  la  sup- 
pression du  jour  de  Tan  ,  dernier  reste  de  nos  anciennes 
traditions  ,  vieil  abus  qui  fait  honle  à  notre  civilisatioQ 
nouvelle.  C'eût  été  du  moins  un  dédommagement  tout 
trouvé  aux  exigences  du  budget.  Peut  (Jtre  a  t  on  pensé 
que  cette  entreprise  aurait  nécessairement  pour  adver- 
saires toutes  les  parties  prenantes  dans  Fimmense  tlistri- 
bution  des  étrennes,  c'est-à-dire  les  enfans ,  les  neveux  , 
les  filleuls,  les  femmes  ,  les  domestiques  .  les  portiers,  les 
facteurs  ,  les  porteurs  de  journaux,  les  tambours  de  la 
garde  nationale,  tous  gens  prompts  à  crier,  à  se  plaindre,  à 
faire  une  émeute;  tandis  que  l'on  favoriserait  seulement 
les  pères  de  famille,  les  oncles  ,  les  parrains ,  les  céliba- 
taires qui  dî'ient  en  ville  ,  race  paisible  et  de  bonne 
composition  ,  race  laillable  à  merci  ,  qui  a  l'habitude  de 
payer,  et  qu'il  est  bon  d'entretenir  dans  cette  excellente 
coutume.  J'ai  vn  des  choses  bien  plus  sérieuses  où  cette 
comparaison,  entre  les  resscntimens  qu'on  aurait  à  soule- 
ver et  le  soulagement  qu'on  pourr:iit  obtenir  ,  entre  le 
faible  murmure  île  la  reconnaissance  et  le  bruyant  tapage 
du  mécontentement,  a  si^Hi  pour  faire  pencher  la  balance. 
Le  jour  de  l'an  nous  est  donc  demeuré  ,  maigre  son  anti- 
que origine  qui  tient  de  bien  près  au  droit  divin,  malgré 
ses  formes  sux'années  de  politesse,  ses  mensonges  de  ten- 
dresse et  d'embrassemens,  ses  fatigans  devoirs  de  courtoi- 
sie ,  ses  prodigalités  sans  plaisir,  son  tumulte  sans  gaieté. 
Sa  ressemblance  avec  la  loi  financière  l'a  sauvé.  Les  joies 
qui  coûtent  cher  sont  encore  de  notre  siècle. 

le  jour  de  l'an  est  un  livre  court  et  rapide  qu'on  dé- 


LITTËRATL'RE.  19 

voie  en  quelques  heures,  mais  dont  la  préface  dure  deux 
semaines.  C'est  par  les  préliminaires  surtout  qu'on  peut 
juger  de  son  importance.  Aussitôt  que  le  i5  décembre  est 
arrivé,  une  fièvre  d'emplettes  semble  avoir  saisi  toute  la 
population  parisienne.  On  ne  sort  plus  pour  prendre 
l'air  ,  pour  voir  passer  les  voitures  ,  pour  se  regarder  au 
visage,  pour  rencontrer  ses  amis,  pour  savoir  où  en  est  la 
polémique  des  caricatures  ,  pour  épier  au  passage  une 
mode  nouvelle  ,  ou  recueillir  sur  le  chemin  un  grand  évé- 
nement sorti  tout  frais  de  la  Bourse  :  on  court,  on  se 
pousse,  oa  se  coudoie  sans  s'apercevoir;  on  cherche  ,  on 
interroge  la  profondeur  des  boutiques  ,  on  se  penche  sui- 
les  étalages  ;  un  percepteur  ,  chargé  d'appliquer  la  taxe 
mobilière,  n'inventorie  pas  avec  plus  de  curiosité  le  n.é- 
nage  du  contribuable.  11  y  a  de  l'argent  dans  toutes  les 
poches  ,  et  tie  l'argent  qui  ne  veut  pas  y  rester.  Quelque 
résolution  qu'on  ait  prise  de  s'associer  par  l'avarice  à  la  dé- 
tresse publique  ,  de  protester  contre  le  régime  nouveau 
par  de-s  épargnes  ,  quelque  vœu  d'économie  que  l'on  ait 
formé  dans  un  moment  d'humeur,  il  faut  faire  trêve  à  ses 
chagrins  ,  à  ses  regrets  ,  à  ses  rancunes  ,  à  ses  alarmes  , 
et  venir  déposer  son  offrande  au  grand  jubilé  de  com- 
merce. 

On  trouve  bien  ,  il  est  vrai  ,  quelques  hommes  précau- 
tionneux ,  quelcpies  vieux  garçons  surtout ,  qui ,  voyant 
arriver  de  loin  l'impôt  des  étrennes,  avec  ses  avertissemens 
gracieux  et  ses  sommations  caressantes  ,  vont  tout  dou- 
cement se  pourvoir  dans  les  magasins,  avant  que  les  prix 
soient  augmentés,  lorsque  les  bagatelles  se  livrent  à  boa 
compte,  et  qu'on  a  le  loisir  de  marchander.  Mais  c'est  une 
prudence  heureusement  fort  rare,  une  exception  à  la  rè- 
gle, comme  toute  prudence  Test  à  présent;  et  il  n'y  a  pas 
de  mal  que  ceux  qui  s'avisent  ,  par  le  temps  qui  court  , 
d'avoir  de  la  prévoyance  ,  soient  punis  de  leur  singula- 
rité. C'est  ce  qui  vient  d'advenir  à  un  ancien  avoué  da 
ma  connaissance,  sollicitant  aujourd'hui  l'emploi  de  juge 


20  REVUE  DE  PARIS, 

de  paix.  Il  avait  achète  à  cinquante  pour  cent  de  rabais, 
un  beau  joujou  de  l'année  dernière,  qu'il  comptait  offrir» 
le  I"  janvier  ,  au  jeune  fils  d'un  avocat,  jadis  son  obligé» 
maintenant  son  protecteur.  Celait  un  jeu  des  barricades, 
oùl'on  voyait  des  ouvriers  aux  bras  nus,  à  la  figure  noircie, 
au  vêtement  déchiré,  mettre  en  fuite  un  régiment  ,  les 
pavés  tombant  sur  la  tête  des  soldats  ,  ou  formant  des 
remparts  dans  la  rue  ,  quelques  bataillons  posant  les  ar- 
mes et  fraternisant  avec  le  peuple;  le  tout  orné  de  jolies 
sentences  à  l'usage  des  insurrections.  Le  futur  magistrat 
croyait  avoir  fait  merveille,  et  se  tenait  assuré  de  la  pre- 
mière vacance,  lorsqu'un  discours  éloquent  sur  les  événe- 
mens  de  Lyon  lui  fit  promptement  renfermer  son  cadeau 
en  lui  apprenant  cette  grantle  vérité  politique  ,  que  l'à- 
propos  est  de  courte  durée  pour  les  élrennes  comme  pour 
les  doctrines. 

Ce  qu'il  y  a  donc  de  plus  sage,  c'est  d'attendre  que  les 
produits  nouvellement  façonnés  par  1  industrie  ,  ou  les 
rebuis  d'une  autre  année  rajeunis  avec  soin  et  accommodés 
à  la  fantaisie  courante  ,  viennent  s'offrir  aux  recherches 
de  l'acheteur.  Pour  cela,  les  marchands  ne  sont  jamais  en 
arrière.  L'admirable  instinct  du  profit  lesavertitde  l'heure 
où  le  désir  de  se  mettre  en  règle  avec  le  jour  de  l'an  fait 
sortir  les  Parisiens  de  leurs  logis.  Les  marchandises  sont 
exactes  au  rendez  vous  des  écus.  L'intérieur  des  boutiques 
devient  trop  étroit  pour  les  contenir,  trop  obscur  pour  les 
montrer.  Elles  s'échappent  dans  la  rue;  elles  encombrent 
les  boulevards,  elles  rétrécissent  les  passages,  elles  enva- 
hissent les  trottoirs  ;  elles  viennent  contraindre  les  passans 
à  les  honorer  d'un  regard  ,  en  arrêtant  leur  marche  ,  en 
s'accrocliant  à  leurs  habits.  La  police  ne  peut  rien  contre 
cette  usuipation  de  la  voie  publique  ,  à  moins  qu'il  ne 
s'agisse  de  quelques  toises  de  son  pavé  ,  dont  elle  dispose, 
qu'elle  loue  comme  il  lui  plaît ,  sur  lesquelles  sa  jalousie 
ne  permet  pas  qu'il  s'établisse  d'autre  spéculation  que  la 
«ienne.  Nous  avons  vu  dernièrement  une  espèce  de  scan- 


LITTÉRATURE.  21 

dale  troubler  la  paix  du  Ponl-Neuf,  et  porter  l'effroi 
jusqu'aux  bains  de  l'honorable  M.  Vigier.  On  parlait  de 
Henri  I^'  ,  de  dioits  anciens  qu'il  fallait  respecter  ,  vrais 
propos  de  contre-révolution  ;  car  ,  sous  la  protection  du 
bon  roi,  à  l'ombre  de  sa  statue,  s'étaient  e'ievées  de  petites 
légitimités,  qui  voulaient  se  maintenir  malgré  le  naufrage 
des  grandes.  Les  sergens  de  ville,  aidés  d'une  patrouille 
de  marchands  en'.bonnets  à  poil  ,  leur  ont  prouvé  ([u'clles 
avaient  tort.  Ce  sont  de  puissans  raisoimeurs  que  les 
sergens  de  ville  ,  et  d'cxcellens  arguniens  que  les  bonnets 
à  poil  ;  ils  rétablissent  souvent  en  faveur  de  l'autorité 
l'avantage  qui  lui  échappe  dans  la  discussion.  Enlin  tout 
a  été  terminé  par  une  transaction,  et  les  Girou.x  de  la 
petite  propriété  ont  repris  possession  de  leur  ancien  do- 
maine. 

Il  n'est  rien  ,  je  crois ,  qu'on  puisse  comparer  au  mou- 
vement de  Paris  pendant  la  quinz.iine  qui  précède  le  jour 
de  l'an.  On  y  trouve  partout  une  activité  qui  étoime  , 
une  foule  qui  étourdit,  une  agitation  qui  enivre.  L'insur- 
rection est  moins  bruyante  ,  les  réjouissances  publiques 
moins  tumultueuses.  C'est  une  foire  ,  quant  à  l'échange 
de  l'aigent  contre  des  bagatelles,  mais  une  foire  sans 
éclats  de  rire  ,  sans  folies  ,  sans  saltimbanques  et  sans 
mirlitons.  Il  y  a  sur  tous  les  visages  je  ne  sais  quoi  d'in- 
quiet ,  de  contraint  et  d'occupé.  C'est  qu'il  manque  à  ce 
retour  annuel  de  nos  générosiiés  l'inspiration  soudaine  , 
la  rencontre  heureuse  ,  la  spontanéité  ,  la  circonstance  , 
la  surprise,  tout  ce  qui  fait  le  charme  d'une  oflVande  , 
pour  celui  qui  donne  comme  pour  celui  qui  reçoit.  Cha- 
cun sent  qu'il  remplit  une  oblig  ition  ,  qu'il  (  béit  à  un 
devoir,  qu'il  satisfait  à  une  convenance,  qu'on  l'attend  à 
cette  épreuve  ,  qu'il  sera  jugé  pendant  douze  mois  sur  sa 
libéralité  du  premier  jour.  Pour  les  riches  ,  c'est  affaire 
de  vanité,  non  de  plaisir;  pour  ceux  d'une  fortune  mé- 
diocre, un  effort,  un  sacrifice;  je  vous  dirai  ce  que  c'est 
pour  les  pauvres.  Aussi  ,  suivez  toutes  ces  belles  dame» 


22  REVUE  DE  PARIS 

qui  descendent  d'un  riche  équipage  avec  leurs  maris  (car 
ou  prend  son  mari  pour  ces  courses-là  )  ,  sous  le  vaste 
péristyle  de  Lesage  où  l'on  est  si  fort  à  l'aise,  devant  la 
voûte  obscure  de  Giroux  quia  conservé  la  tradition  du 
gendarme:  montez  avec  elles  les  degrés  luisans  de  la  Porte 
chinoise,  ou  l'escalier  de  Leblanc.  On  les  reçoit  avec  de 
grandes  révérences,  non  pas  comme  vous,  acheteurs  hon- 
teux, dont  la  mine  ne  promet  qu'un  léger  bénéfice  ,  et  sur 
les  pas  de  qui  on  détache  un  surveillant,  chargé  d'épier 
vos  gestes,  d'excilerchez  vousle  désir,  ou  de  faire  violence 
à  votre  timidité.  Les  marchands  se  connaissent  en  amours- 
propres;  ils  ont  le  secret  des  passions  mondaines.  Voyez 
comme  ils  livrent  aux  mains  de  leurs  élégantes  visiteuses 
les  colifichets  les  plus  nouveaux,  les  plus  étranges,  les 
pkis  frivoles,  en  ayant  soin  de    leur  dire  qu'ils   en    ont 

vendu  de  semblables   au  prince    K ,  à    lady  W....,  à 

l'ambassadeur  de....  ,  autrefois  ils  avaient  des  noms  fran- 
çais à  prononcer.  En  présence  de  ces  jolis  riens  il  s'éta- 
blit à  l'oreille  de  petites  consultalions  tout-à-fait  curieuses- 
<i  Ceci  conviendrait  bien  à  la  Qlle  de  Mme  D....  —  Bah! 
»  c'est  une  femme  qui  n'a  pas  de  goût  ,  qui  ne  va  nulle 
»  part;  elle  ne  connaîtrait  pas  ce  que  cela  vaut.  —  Et  ce 
■n  joujou  qui  n'est  pas  cher  ,  mais  si  ingénieusement  tra- 
«  vaille,  nous  pouvons  le  donner  à  Léon.  ■ — Ah  bien  oui  F 
»  sa  mère  court  partout,  elle  saurait  ce  que  cela  coûte.  » 
Et  la  joie  de  l'enfant ,  si  douce  à  recueillir  ,  qui  s'en  oc- 
cupe? Personne.  Le  plus  amusant  est  lorsque  vous  vous 
rencontrez  face  à  face  ,  dans  ce  bazar  parfumé  ,  avec  lu. 
personne  même  que  vous  avez  voulu  gratifier  ,  et  que  le 
cri  «  c'est  affreux  !  »  jeté  en  passant  devant  quelque  objet 
vers  lequel  vous  l'avez  soigneusement  conduite  ,  vient 
anéantir  dans  vos  mains  foute  la  valeur  d'un  objet  pareil, 
déjà  choisi ,  payé  ,  empaqueté  ,  rangé  dans  le  panier  du 
commissionnaire  ,  qui  vient  effrontément  vous  demander 
votre  adresse  et  son  pour  boire.  Hé  bien  !  dira  quelqu'un, 
vous  leg.irderez  pour  vous.  Ignorant!  comme  si  les  choses 


LITTÉRATURE.  23 

qu'on  donne  étaient  jamais  celles  qu'on  voudrait  recevoir. 

Maintenant  voulez-vous  de  la  gaieté  pure  et  vraie  ,  Je 
plaisir  de  donner  dans  toute  sa  naïveté,  sur  du  plaisir 
qu'il  causera,  sans  crainte  de  la  critique  ou  de  l'évalua- 
tion dédaigneuse  ,  sans  aucune  de  ces  appréhensions  qui 
tourmentent  nos  vaniteuses  libcralilés?  Voyez  tout  le  long 
des  boulevards ,  sur  la  place  du  Chàtelet  ,  sur  le  Pont- 
Neuf,  ces  boutiques  mobiles,  dont  les  murs  et  le  plafond 
sont  de  toile,  dont  huit  bâtons  forment  la  charpente,  qui 
ne  paient  niloyer,  ni  patente,  ni  contribution  mobilière, 
ni  décime  de  guerre  pour  la  conservation  de  la  paix.  Là 
sont  les  articles  à  bon  marché  ;  le  luxe  ,  dans  sa  plus  grande 
profusion,  y  dépasse  rarement  vingl-cinq  sous,  maximum 
du  petit  commerce  qui  s'annonce  à  haute  voix.  La  foule 
s'y  presse,  et  ne  s'en  éloigne  jamais  les  mains  vides.  Elle 
marchande ,  elle  dispute  sur  le  prix,  on  plein  air,  sans 
se  cacher,  sans  rougir;  mais  elle  emporte.  Quant  à  ce 
qu'on  y  expose,  jouets,  sucreries,  ustensiles,  je  ne  ré- 
pondrais pas  de  la  qualité.  La  forme  ne  s'y  renouvelle 
pas  souvent.  Peut-être  s'y  trouve- t-il  des  bonlions  qui 
datent  de  l'ancienne  charte.  J'y  ai  vu  ,  moi  qui  vous 
parle ,  une  procession  royale  de  la  Fête-Dieu ,  sur  une 
belle  feuille  de  papier  coloriée.  "Nous  aimeriez  mieux, 
vous,  une  revue  de  la  garde  nationale.  Mais  enfin  tout 
cela,  donné  de  bon  canir ,  reçu  par  des  mains  qui  ne  sont 
pas  accoutumées  aux  présens,  tout  cela  fera  des  heureux; 
et  peut-être  la  riche  héritière,  à  qui  l'on  interdit  l'usage 
d'un  joujou  de  quatre  louis  (  je  crains  de  faire  un  ana- 
chronisme ) ,  envicra-t-elle  le  ménage  de  plomb  ou  de 
fer-blanc  qui  fait  passer  des  heures  si  douces  à  l'enfant 
de  sa  portière. 

ïl  y  a  peu  d'industries  qui  ne  profitent  d(î  ce  mouve- 
ment fécond ,  de  cette  prodigalité  accidentelle.  Je  ne  vois 
guère  que  les  boulangers,  les  bouchers  et  les  apothicaires 
qui  n'y  trouvent  pas  une  augmentation  de  recette,  qui 
puissent  sourire  à  rcncojnbrement  formé  «levant  la  pot  le 


24  REVUE  DE  PARIS. 

de  leurs  voisins,  sans  jalousie,  sans  inquiétude,  assurés 
de  récolter  petit  à  petit ,  sur  les  besoins,  ce  que  les  autres 
lèvent  à  la  hâte  sur  le  caprice.  Mais  tous  les  commerces , 
même  de  luxe  et  de  fantaisie,  n'y  prennent  pas  une  part 
égale.  Si  je  ne  craignais  de  me  faire  une  querelle  avec  les 
plus  ingénieux  de  nos  fabricans ,  j'oserais  dire  que  la  per- 
fection des  colificliets  ,  où  la  main  d'oeuvre  seule  a  quelque 
prix,  est  devenue  un  malheur  sérieux.  Depuis  que  ron 
travaille  avec  tant  d'art  le  bois  ,  le  cuir  ou  le  carton,  de- 
puis que  l'on  imite  les  matières  les  plus  précieuses  avec 
une  pâte  grossière  enduite  d'un  éclatant  vernis,  le  goût 
des  nobles  et  beaux  ouvrages  s'est  perdu  ;  ce  serait  duperie 
que  d'y  persévérer  aux  dépens  de  sa  bourse ,  puisque  la 
mode  s'est  mise  du  côté  de  l'économie.  La  préférence  est 
décidément  pour  le  bizarre;  ce  sont  les  brimborions  que 
l'on  étale ,  dont  on  se  pare ,  que  l'on  montre  aux  survenans , 
dont  on  fait  honneur  à  celui  qui  les  a  donnés  ,  qui  lui  ga- 
rantissent dans  un  salon  la  réputation  d'homme  charmant, 
de  connaisseur  délicat,  qui  font  dire  avec  enthousiasme  • 
»  Il  n'y  a  que  M.  Alfred  pour  trouver  ces  choses-là.  «  Aussi 
la  foule  est  elle  chez  Susse,  et  la  solitude  chez  Laurencot. 
Le  jour  de  l'an  a,  de  tout  temps,  favorisé  trois  sortes 
de  marchands  :  les  libraires ,  les  confiseurs  ,  et  ceux  qui 
vendent  les  jouels  d'enfans.  Chez  les  premiers,  il  se  fait 
à  celte  «'poque  une  sorte  de  révolution.  Au  fond  de  la 
boutique  rentrent  les  livres  d'un  débit  journalier ,  les 
romans  à  fortes  émotions  ou  à  titres  scandaleux,  les  poésies 
lugubres  ou  patibulaires,  les  atrocités  embellies  de  vi- 
gnettes ,  toutes  ces  aimables  noirceurs  ,  ces  dégoûts  de  la 
vie  que  racontent  si  bien  une  douzaine  de  bons  vivans  ; 
comme  aussi  les  pamphlets  politiques  de  chaque  parti  , 
le  pour  et  le  contre  des  deux  principes  sociaux.  Tout  cela 
va  sommeiller  tranquillement  sur  les  tablettes,  pour  laisser 
la  place  libre  aux  ouvrages  de  littérature  mielleuse  ,  de 
morale  sucrée  ,  et  d'enseignement  récréatif.  Sous  ces 
enveloppes  de  maroquin  ,  de  veau  ,  de  basane  ,  qui  m 


LITTÉRATURE.  25 

pressent  l'une  contre  l'autre  ,  humides  encore  du  travail, 
vous  ne  trouvez  que  de  tendres  senlimens,  des  pensées 
innocentes  ,  de  touchantes  anecdotes ,  d'admirables  exem- 
ples. Quand  vous  entrez  là-dedans,  au  sortir  de  votre 
journal ,  vous  ne  savez  plus  où  vous  êtes.  Du  dix-neu- 
vième siècle  ,  vous  remontez  à  l'âge  d'or  sans  transition. 
Dans  tous  ces  livres  ,  les  défauts  du  ji  une  âge  reçoivent 
des  réprimandes  ;  ses  bonnes  qualités  ,  des  encourage- 
mens  ,  le  tout  rédigé  admirablement  en  langage  de  pou- 
pée. II  y  a  des  écrivains  heureusement  nés  ,  qui  ont  un 
style  pour  ce  petit  caquetage  ,  dont  il  semble  que  quel- 
que bonne  d'cnfans  leur  ait  révélé  le  secret.  A  côté  de  ces 
ouvrages  ,  uniquement  inspirés  par  le  désir  d'être  utile  , 
et  qui  visent  sans  bruit  aux  prix  Monthion  ,  viennent  se 
ranger  les  recueils  annuels  de  vers  et  de  prose  ,  rajeunis 
depuis  quelque  temps  par  des  titres  bizarres,  mais  sur- 
tout ,  et  avec  plus  de  bonheur  ,  par  l'emprunt  fait  à  l'An- 
gleterre de  ses  délicieuses  vignettes.  Cependant,  pour  ne 
contrarier  personne,  pour  satisfaire  toutes  les  habitudes, 
pour  ne  pas  chagriner  ceux  qui  préfèrent  au  vêtement  de 
moire  ou  de  tabis  l'antique  couverture  de  papier ,  ceux 
qui  ont  quelque  peine  à  prononcer  le  mot  keef?srtke  c^u^on 
écorche  toujours,  même  à  la  Ciiaussée-d'Antin,  il  s'im- 
prime à  la  sourdine  encore  un  Almanacli  des  Muses  , 
encore  un  Chansonnier  des  Grâces.  Enfin  (j'y  suis  re- 
tourné à  quatre  fois  pour  m'en  assurer  )  l'approche  de 
l'année  i832  a  produit  un  Almanach  de  la  Cour.  Je  le 
dénonce  à  M.  Cormenin ,  en  faisant  remarquer  toutefois 
que  le  frontispice  présente  une  jolie  vue  de  l'Hôtcl-de- 
Ville.  Si  ce  n'est  pas  une  précaution,  assurément  c'est  une 
épigramme;  la  prenne  pour  lui  qui  voudra. 

Il  n'y  a  pas  beaucoup  à  diie  sur  les  confiseurs.  Leur 
art  est  borné.  La  matière  que  pétrissent  leurs  doigts  ne 
peut  recevoir  une  grande  variété  de  formes  sans  exciter 
le  dégoût,  ce  qu'ils  manquent  rarement  de  faire.  Le 
mieux  est  donc  de  s'en  tenir  à  la  vieille  routine  des  mar- 


26  REVUE  DE  PARIS, 

rons  glacés  ,  des  papillotes  ,  des  pralines  ,  des  diablotins 
et  des  pastilles.  Les  surprise  s  même  ont  passé  de  mode. 
Nous  sommes  dans  un  temps  où  l'on  sait  par  cœur  tous 
les  mensonges  Ce  qu'on  demande  aujourd'hui ,  ce  sont  de 
bonnes  réalités  ,  comptées  ou  pesées  dans  un  sac.  Les 
grandes  personnes  et  les  grands  personnages  ne  veulent 
pas  autre  chose.  Mais  un  art  qui  tait  chaque  année  des 
progrès,  c'est  celui  qui  préside  à  la  fabrication  des  jou- 
joux. Le  génie  du  siècle  se  retrouve  tout  entier  dans 
cette  imiiatiou  en  miniature  de  toutes  les  choses  qui  ser- 
vent à  la  gloire,  au  luxe,  au  plaisir,  ou  simplement  à  la 
vie  des  sociétés.  Maisons,  jardins,  palais  ,  cuisines,  bi- 
bliothèques, bureaux,  écuries,  salons,  habitations,  meu- 
bles, bêtes  et  gens,  le  talent  de  l'ouvrier  a  tout  reproduit 
avec  une  vérité  ,  une  délicatesse  d'exécution  ,  qui  met  les 
plus  gramles  choses  à  l'usage  des  plus  faibles  mains,  à  la 
portée  des  moindres  tailles.  J'ai  vu  avec  admiration  une 
jolie  cabane  où  étaient  rangées  plus  de  quatre  cents  per- 
sonnes sur  des  bancs.  Petits  orateurs,  petits  ministres, 
petit  président,  petite  tribune, rien  n'y  manquait.  L'ar- 
tiste même  avait  trouvé  le  moyen  d  exprimer  de  petites 
passions  sur  ces  petites  figures  ;  c'était  à  s'y  tromper. 

Le  choix  entre  toutes  ces  bagatelles,  Je  léglement  an- 
ticipé de  la  distribution  qu'on  en  doit  faire,  composent 
pendant  quinze  jours  l'occupation  exclusive  du  parisien. 
N'essayez  pas  de  l'en  distraire.  Il  est  sourd  à  tout  autre 
intérêt.  S'il  n'avait  pas  dans  l'intervalle  une  garde  à 
monter,  il  oublierait  presque  qu'il  est  libre,  tant  ce  loisir 
de  suivre  sa  fantaisie  ressemblerait  à  son  ancienne  servi- 
tude. Il  ne  voudrait  dans  son  journal  que  des  annonces. 
Les  marchands  surtout  perdent  le  respect  ;  ils  jettent 
avec  humeur  leur  feuille  favorite  ,  toute  noircie  d'articles 
politiques ,  de  discussions  et  do  plaidoyers  -,  ils  lui  repro- 
chent, pour  la  première  fois  de  l'année,  de  diriger  avec 
trop  de  soin  leur  opinion.  Ce  serait  un  bon  moment  pour 
faire  passer  un  coup  d'état.  Voyez  seulement  quelle  figure 


LITTÉRATURE.  27 

fait  l'émeute,  venant  se  jeter  à  la  traverse  de  cette  coliué 
qui  n'a  pas  le  temps  de  se  passionner  ,  heurtant  les  éta- 
lages, arrêtant  la  course  des  voitures.  On  la  regarde  en 
pitié,  comme  on  ferait  d'une  troupe  de  masques  s'aventu- 
rant  hors  du  carnaval.  On  ne  lui  accorde  même  pas 
l'honneur  d'endosser  pour  elle  le  fourniment  du  soldat- 
citoyen.  La  circulation  interrompue  reprend  aussitôt  son 
cours  ,  et  il  ne  resterait  aucune  ti-ace  de  ce  petit  dérange- 
ment si  la  garde  muicipale  ne  s'en  mêlait  pas.  Un  brave 
homme,  tout  chargé  d'emplettes  dont  il  allait  recevoir  le 
prix  ,  disait  fort  sensément  :  «  Que  n'attendaient-ils  au 
mois  prochain?  nous  aurions  été  de  la  partie,  o 

Enfin  le  grand  jour  est  arrivé.  L'ombre  est  encore  ré- 
pandue sur  la  ville  que  déjà  le  sommeil  de  ses  hibifans 
est  troublé.  Malheur  à  c{ui  s'est  avisé  de  prolonger  un  peu 
tard  sa  veillée,  et  qui  compte  sur  le  repos  du  matin.  Six 
heures  n'ont  pas  sonné  cpiand  un  roulement  comme  celui 
du  tonnerre  vient  l'arracher  à  ses  rêves  de  paix.  Ce  sont 
messieurs  les  tambours  de  la  garde  nationale  qui  viennent 
offrir  leurs  bruyans  hqmmages  aux  chefs  de  la  milice 
bourgeoise.  L'inconvénient  est  que  ces  aubades  n'arrivent 
pas  à  leur  adresse  sans  ébranler  tous  les  cerveaux  du  voi- 
sinage. En  vain  direz-vous  en  grondant  à  votre  traversin 
que  vous  êtes  étranger,  sexagénaire,  goutteux,  magistrat, 
ou  bien  encore  que  vous  avez  fait  la  loi ,  et  c|ue  partant 
vous  êtes  dispensé  de  ses  obligations  ;  en  vain,  mesdames, 
demanderez-vous  grâce  pourvos  nerfs,  pour  vos  migraines, 
pour  toutes  ces  souffrances  que  l'homme  brutal  tourne  en 
dérision,  et  dont  la  moindre  peut-être  le  trouverait  sans 
courage:  la  titane  est  impitoyable,  il  faut  la  subir  jusqu'au 
bout.  Après  cela  ,  il  n'y  a  plus  moyen  de  refermer  l'œil. 
Aussi  bien  le  portier  attend  déjà  quelque  signe  de  votre 
réveil.  L'air  gracieux,  tenant  à  la  main  le  journal,  qu'il 
ne  lira  pas  aujourd'hui  avant  vous,  vous  le  voyez  s'agiter 
dans  la  cour  avec  le  désir  d'être  aperçu.  Désormais  votre 
porte  ne  s'ouvrira  plus  qu'h  des  figtnes  épanouies.  L'espoir 


28  RE\TE  DE  PARIS. 

d'une  gratification  se  dessine,  sur  tous  les  visages  de  votre 
maison,  en  mines  si  affables,  se  déguise  dans  le  langage  sous 
des  formules  si  pleines  d'intériît  pour  votre  santé,  de 
sympathie  pour  les  peines  que  vous  avez  éprouvées  durant 
l'année  qui  finit ,  car  quelle  année  est  sans  douleur?  de 
souhait  et  d'espoir  pour  votre  contentement  parfait  pen- 
dant celle  qui  commence,  que,  bon  gré  mal  gré,  votre  cœur 
se  dilate,  votre  front  se  déride;  et,  comme  on  ne  vous 
laisse  pas  un  quart  d'heure  pour  parcourir  la  discussion 
de  la  veille ,  vous  voilà  tout  disposé  pour  une  journée  de 
bonheur. 

Dans  quelque  obscurité  que  l'on  ait  renfermé  sa  vie, 
tout  loin  que  l'on  se  soit  tenu  des  routes  encombrées  par 
l'ambition,  iln'est  personne,  sipetitqu'il  soil,  qui  n'ait  son 
inférieur,  son  obligé,  son  brinde  clientèle.  C'est  par  là  que 
commence  la  série  des  visites.^  La  reconnaissance  est  ma- 
tinale; je  ne  soupçonne  même  pas  un  sentiment  plus  in- 
téressé. 11  est  convenu  ce  jour  là  de  n'employer  que  des  mots 
polis  et  bienveillans  :  le  dictionnaire  est  réduit  des  trois 
quarts  ;  aussi  n'y  a-t-il  pas  de  séance  à  la  chambre.  Ensuite 
se  forment  les  scènes  de  famille  qui  varient,  pour  vous  sui- 
vant le  degré  que  vous  avez  acquis  ou  conservé  dans  l'é- 
chelle des  générations.  Là  peut-être  devrait  se  borner 
toute  la  solennité  de  celte  journée,  et  je  tléfierais  au  fron- 
deur le  plus  intraitable  d'y  trouver  le  prétexte  d'une  mo- 
querie :  car ,  avant  île  railler,  il  faudrait  savoir  ce  que  pèse 
le  jour  de  l'an  sur  ie  cœur  de  l'orphelin,  de  l'exilé,  de 
l'égoïste ,  de  tout  homme  qu'un  vice  de  son  choix  ou  une 
disgrâce  du  sort  a  condamné  à  l'isolement.  Comme  elles 
sont  longues  a  passer  pour  lui  ces  heures  qui  ne  suffisent 
pas  à  tous  nos  devoirs!  Comme  le  vide  s'étend  autour  de 
sa  demeure  !  comme  il  se  trouve  embarrasséde  son  existence, 
au  milieu  de  cette  nmltitude  qui  se  presse,  etoù personne 
ne  répond  à  son  regard,  ne  lui  adresse  un  sourire  !  Quelques 
mains  se  tendent  vers  lui ,  mais  ce  sont  des  mains  avides 
qui  (lemandenl  l'aumône  d'une  étrenne.  De  tous  ces  mer- 


LITTÉRATURE.  29 

cenaires  qui  lui  vendent  en  passant  un  souhait ,  nul  ne  le 
connaît,  nul  ne  sait  ce  qui  lui  manque  ! 

Au  lieu  de  cela,  voulez- vous  voir  le  jour  de  l'an  dans  tout 
son  beau  ?  Prenez  une  l'araiile  complète  que  le  temps  ait 
respecle'e,où  toutes  les  places  soient  remplies,  dont  aucune 
tempête  n'ait  dispersé  les  rameaux,  où  nulle  trace  de  deuil 
ne  vienne  troubler  la  joie  des  réunions.  Placez  ,  au  sommet 
de  la  généalogie  ,  le  bisaïeul  chargé  d'années,  et  qui  a  vu 
passer  douze  constiluLions  politiques;  à  l'exiréuiilé,  une 
petite  lille  qui  appelle  le  mois  de  mars  pour  lui  compter 
son  quatrième  piiiitemps;  mettez  en  mouvement  tout  ce 
peuple  de  pères,  de  mères,  de  frères,  de  sœurs,  d'enfans , 
et  vous  aurez  de  quoi  fournir  au  pinceau  de  Greuze  ressus- 
cité mille  pages  touchantes  que  la  plume  ne  peut  décrire. 
N'est  ce  pas  déjà  plaisir  de  voir  comme  les  groupasse  for- 
ment peu  à  peu  avant  de  remplir  le  salon  du  vieillard?  La 
jeune  mère  a  reçu  les  premières  caresses  et  donné  les  pre- 
mièrcsexhorlatioiis.  Reine  desonpetitménage.elle  abdique 
bientôt  son  importance  de  fraîche  date  pour  retrouver, 
dans  la  maison  de  ses  parens ,  le  rôle  de  fille  qu'elle  a 
quitté,  pour  n'être  plus  que  la  sœur  aînée,  partant  la  moins 
choyée,  des  enfans  qu'elle  mène  avec  elle.  Lorsque  cette 
nouvelle  lige  a  rassemblé  toutes  ses  branches  avec  leurs 
rejetons ,  le  faisceau  se  porte  tout  entier  chez  le  chef  de 
la  famille.  Une  émeute  caressante  vient  fondre  autour  de 
son  fauteuil,  l'étouffé  de  ses  embrassemens  ;  jette  sur  ses 
genoux,  entasse  sur  sa  cheminée,  les  complimens  entourés 
d'un  ruban  rose ,  et  les  premiers  essais  d'un  art  nouvel- 
lement appris.  Alors  il  ouvre  la  grande  armoire,  l'armoire 
bien  connue  de  tous,  celle  dont  la  porte  faisait  palpiter 
si  vivement  autrefois  des  cœurs  usés  maintenant  par  les 
souciset  l'expérience.  Les  cadeaux  y  sont  rangés,  étiquetés, 
et  passent  tour  à  tour  dms  les  mains  desdcscendans  assez 
jeunes  pour  recevoir  encore,  en  commençant  par  le  plus 
petit  comme  le  plus  pressé.  Tout  cela  est  déployé,  étalé, 
montré,  comparé,  et,  dans  quelque  coin  de  la  chambre, 

lOJIE    X.  3 


30  REVUE  DE  PARIS, 

critiqué.  A  la  valeur  des  objets,  on  sent  tout  de  suite  si 
la  vieille  maman  a  fait  intervenir  dans  les  acquisitions  sa 
sévère  économie. 

Mais  tous  ces  embrassemens,  direz-vous,  sont-ils  bien 
sincères?  Ces  mains  qui  se  pressent  affectueusement  n'ë- 
prouvent-elles  pas  quelque  frémissement  involontaire  de 
haine  ou  de  rancune?  Je  sais  que  la  concorde  est  rare 
entre  les  frères,  plus  rare  entre  les  cousins,  très-rare  avec 
les  gendres.  Je  sais  tout  ce  que  l'aigreur  de  nos  haines  po- 
litiques peut  ajouter  d'occasions  à  des  inimitiés,  excitées 
déjà  par  la  rivalité  des  intérêts.  Mais  lorsque, dans  le  cours 
de  l'année,  toutest  sujet  de  division  et  d'aniraosilé,  depuis 
la  dispute  d'un  héritage  jusqu'à  ces  distinctions  puériles 
que  l'on  obtient  par  l'élection  ,  n'est-ce  donc  rien  que 
quelques  heures  où  l'on  se  rapproche,  où  l'on  se  voit,  où 
l'on  est  obligé  ,  par  le  i-espcct  de  l'autorité  paternelle  , 
d'échanger  une  formule  d'affection?  Qui  peut  dire  qu'il 
n'en  résultera  pas  quelque  réconciliation,  quelque  éton- 
nement  des  causes  frivoles  pour  lesquelles  on  s'était  éloigné 
l'un  de  l'autre?  Supposez  que,  sous  lesyeuxde  leurs  pères, 
des  enfans  se  prennent  de  querelle  pour  un  chiffon,  pour 
une  dragée  qui  se  brise  entre  leurs  doigts  mutins:  les  pères 
arriveront  pour  rétablir  la  paix  et  peut-être  tous  deux  , 
séparés  jusqu'ici  par  toute  la  distance  qu'ils  s'imaginent 
trouver  entre  le  droit  divin  et  la  souveraineté  du  peuple, 
se  regardant  avec  surprise,  s'écrieront  en  même  temps, 
après  avoir  fait  embrasser  les  deux  marmots  :  «  Eh!  mon 
îi  Dieu ,  nous  nous  sommes  haïs  pour  moins  que  cela.  » 

Le  devoir  des  visites  vient  déranger  ces  entretiens;  car 
quelque  facilité  que  vous  présentent  les  entrcpieneurs  de 
politesse  à  prix  fixe,  les  facteurs  de  courtoisie,  la  petite 
poste  de  l'amitié  ;  quelque  confiance  que  vous  puissiez 
avoir  dans  l'exactitude  de  M.  L...,  chevalier  de  la  légion 
d'honneur ,  qui  a  pavticulièrem-^nt  la  pratique  de  la 
maison  du  roi,  et  qui  veut  bien,  pour  quelques  sous, 
épargner  à  votre  urbanité  toutes  ses  fatigues  ,  il  est  des 


LITTÉRATURE.  31 

personnes  que  vous  êtes  obligé  de  voir  en  face,  des  gens 
difficiles,  exigeans,  qui  ne  vous  tiennent  pas  quittes,  pourie 
bonaccueil  qu'il  faut  qu'ils  vous  ont  fait  pendant  un  an, à 
moins  d'une  salutation,  de  deux  ou  trois  phrases  sur  le 
choléra  morbus,  et  de  cinq  minutes  passées  devant  leur 
cheminée.  Vous  avez  encore  à  parcourir  les  hôtels  dont  le 
maître  veut  consentir  à  n'être  par  chez  lui,  mais  se  fait 
représenter  dignement  par  le  concierge,  j'ai  pensé  dire  le 
suisse  ,  dépositaire  d'un  registre,  auquel  vous  devez  votre 
signature.  C'est  l'affaire  de  l'après-midi;  et  ce  qui  vous 
sauve  du  ridicule,  dans  ces  courses  rapides,  multipliées, 
dans  ces  stations  de  courte  durée  que  vous  faites  devant 
les  portes  cochères,  c'est  qu'au  même  moment  pareille  co- 
médie se  joue  chez  vous  ;  et  l'habitude  en  est  tellement 
prise,  qu'on  ne  rit  pas  le  jour  suivant,  lorqu'on  retrouve, 
dans  les  relations  du  monde  et  des  affaires,  les  gens  qu'on 
a  fait  semblant  de  chercher  la  veille.  Après  quoi  le  dîner 
de  famille, bruyant,  bavard,  mais  qui  sent  déjà  lafatigue; 
dîner  presque  toujours  mauvais,  brûlé  ou  refroidi,  parce 
que  l'antichambre  a  son  désordre  aussi ,  et  la  cuisine  ses 
distractions;  une  soirée  que  la  présence  des  enfans  qui 
s'endorment  permet  heureusement  d'abréger,  et  où  ne  se 
hasardent  guère  que  de  bons  et  vieux  amis;  le  souhait  de 
bonne  nuit  échangé  avant  l'heure  ordinaire;  voilà  ce  qui  ter- 
mine cette  agréable  et  pénible  journée. 

Et  le  lendemain  •*  direz-vous.  Singulière  curiosité  ,  qui 
ne  se  contente  jamais  avant  d'avoir  vu  le  revers  de  toutes 
les  médailles,  qui  veut  savoir  combien  il  y  a  d'ennui  après 
l'agitation,  de  regrets  après  la  joie,  de  privations  après  la 
dépense  !  Nous  sommes  encore  au  ler  janvier  ;  ne  troublez 
pas  mon  plaisir  par  vos  prévoyances  indiscrètes.  Avez-vous 
jamais  demandé  d'avance  ce  que  serait  le  lendemain 
d'une  révolution  ?  Non;  on  a  tout  le  temps  de  le  savoir, 
après. 

A.  Bazin. 


LA  DOUBLE  MÉPRISE. 


CONTE  AMÉRICAIN. 


Vous  savez  fous  la  vieille  maxime:  les  mariages  se  font 
dans  le  ciel.  Il  en  est  de  ce  proverbe  comme  de  beaucoup 
d'autres  proverbes  que  je  n'ai  jamais  pu  comprendre.  La 
sagesse  des  nations  est  embrouillée  à  faire  peur  :  on  la 
prendrait  souvent  pour  un  système  de  philosophie  alle- 
mande appliiiuee  a  l'histoire.  Voilà  pourquoi  j'estime 
beaucoup  le  Français  qui  a  le  premier  arrani^é  des  varia- 
tions sur  les  vieux  proverbes.  A  force  de  vieillir,  le  thème 
était  usé  jusqu'à  la  corde.  A  mon  sens ,  il  serait  temps  de 
faire  quelques  changemens  indispensables  au  proverbe 
dont  je  parle  :  les  niaiiages  se  font  dans  le  ciel.  En  fait 
de  m;uia;;es,  aujourd'hui ,  on  s'en  fie  beaucoup  moins  à  la 
Providence  qu'au  noiaire  roy;d.  On  se  marie  encore  plus 
devant  ses  témoins  que  devant  le  prêtre;  le  cabinet  de 
l'oliicier  civil  est  visité  avant  l'église  ;  le  sacrement  est 
devenu  une  superfliiité  vulgaire  .  un  vain  et  factice  céré- 
monial ;  le  hasard  lui-même,  ce  grand  marieur  d'autrefois, 
a  perdu  toute  son  influence.  Pour  se  marier,  vaut  encore 
mieux  s'en  fier  aux  entrepreneurs  de  mariages  ,  dans  les 
journaux  ,  qu'au  hasard.  Le  hasard,  c'est  un  dieu  trop 
capricieux,  trop  fantasque  ,  trop  boudeur  ,  trop  peu  clair- 
voyant, pour  conclure  parmi  nous  cette  grande  affaire  qu'on 


LITTÉRATIÎFŒ.  33 

appelle  an  mariage.  Qui  voudrait  se  charger  de  marier 
Venise  au  grand  Turc  ,  aujourd'hui  où  le  doge  lui-même  a 
tant  de  peine  à  se  mariera  la  mer? 

Faites  done  les  variations  nécessaires  au  vieux  proverbe. 
Il  n'y  a  puis  de  mariages  qui  se  fassent  dans  le  ciel.  Le 
mariage  est  uiiecho-ie  essentiellement  de  la  terre, comme 
une  vente  ou  un  contrat  aléatoire.  Plus  d'amour  ,  plus  de 
passion, plus  de  ces  élans  indicibles  qui  poussaient  deux 
amans  à  Taulel.  Encore  une  fois  je  in'élonne  que  le  pro- 
verbe des  mariages  dans  le.  ciel  subsiste  encore  dans  un 
siècle  où  les  opinions  les  plus  tenaces  et  les  préjuges  les 
mieux  consacrés  sont  rejelés  avec  aussi  pen  de  cérémonie 
et  de  regret  que  les  os  des  générations  passées  sous  la 
bêche  du  fossoyeur  qui  creuse  une  fosse  dans  le  cimetière. 
Voyez  comme  se  font  tous  nos  mariages  !  Les  vieux  géné- 
raux ne  préparent  pas  avec  pfus  de  soin  une  bataille  qui 
doit  être  décisive.  Les  deux  époux ,  avant  de  s'unir  ,  se 
sont  observés  long-temps;  ils  ont  fait  plus  d'une  marche 
et  plus  d'une  contre-marche,  ils  ont  b;iltu  la  campagne  en 
éclaircurs  ,  ils  se  sont  dressé  l'un  l'autre  plus  d'une  embû- 
che ,  ils  ont  fait  de  longues  haltes  sous  les  armes  ,  ils  ont 
parlementé,  ils  ont  dressé  uu  traité  d'alliance,  ils  se  sont 
livré  des  otages,  ils  ont  stipulé  des  dommages  intérêts  ,  ils 
sont  entrés  par  la  brèche  dans  l'hymen,  comme  Richelieu 
entrait  dans  les  villes.  Que  de  peines  ils  se  sont  données  , 
les  deux  combattans  .  avant  de  chanter  le  Te  Deuin  !  Que 
de  musique  sur  le  piano,  que  de  grâces  virginales  ,  que  de 
robes  blanches ,  que  de  peintures  à  la  sépia  ,  que  d'atten- 
tion à  se  tenir  droite  et  bonne  il  en  a  coûté  à  la  jeune 
épouse  !  De  son  côté,  que  de  peine  pour  s'enrichir  ,  que 
d'attention  sur  ses  mœurs,  que  d'habits  neufs  ,  que  de  pri- 
vations de  tons  genres ,  le  jeu  ,  le  bal ,  le  cigare  de  la  Ha- 
vane, il  en  a  coûté  à  l'époux  avant  de  conclure  cette 
grande  affaire  !  Sans  compter  tous  les  soins  de  la  mère , 
tous  les  efforts  des  amis,  tous  les  calculs  de  l'avarice, 
tontes  les  informations  sur  la  vie  passée  ;  sans  compter  le 

3. 


34  KEVUE  DE  PARIS, 

contrat,  les  acquêts  et  les  conquêts,  la  corbeille  et  le 
trousseau  ,  et  les  valets  qui  mêlent  leurs  vœux  inte'ressds 
à  cette  union;  voilà  ce  qui  s'appelle  encore  aujourd'hui 
un  marLageJait  dans  le  ciel  ! 

Je  veux  pourtant ,  et  vous  ne  l'auriez  jamais  deviné  à 
l'exorde  de  mon  histoire,  vous  raconter  deux  mariages 
faits  dans  le  ciel ,  deux  mariages  très-heureux  ,  dont  le 
hasard  cependant  fut  le  grand-prétre.  Le  hasard  échangea 
l'anneau  nuptial  des  amans  ;  il  unit  la  jeune  fille  au  vieil- 
lard, la  femme  sur  le  retour  au  jeune  homme  ,  et  la  con- 
clusion du  mariage  fut  heureuse.  Vous  voyez  bien  qu'en 
vous  avertissant  du  dénouement  de  mon  drame,  je  ne 
crains  pas  d'en  affaiblir  l'intérêt,  tant  je  suis  sûr  que  vous 
serez  attentifs  à  mon  récit. 

Mais  vous  sentez  bien  que  ce  mariage  qui  se  fait  dans 
le  ciel  ne  s'est  pas  fait  dans  le  ciel  de  l'Europe.  Notre 
vieux  monde  a  trop  profané  le  mariage  pour  qu'il  en 
soit  ainsi  ;  il  l'a  traîné  beaucoup  trop  sur  son  théâtre , 
beaucoup  trop  humilié  dans  les  livres ,  beaucoup  trop 
profane  dans  ses  mœurs ,  pour  que  le  ciel  de  l'Europe 
préside  encore  à  nos  liyménées  par  contrat.  Le  ciel  est 
d'airain  pour  les  époux.  Laissons  donc  le  vieux  monde  ; 
passons  la  mer,  allons  sous  un  ciel  vierge  ,  allons  sur  les 
bords  de  la  rivière  Rouge  ,  dans  l'Amérique  du  Nord  ; 
visitons  les  belles  prairies  du  sud-ouest  de  l'Amérique. 
Beau  pays,  vastes  contrées,  entourées  de  forêts  primitives, 
chargées  de  fleurs  qui  étincellent  dans  l'herbe  comme  des 
rubis  perdus  par  une  reine  après  une  orgie ,  et  au-dessus 
de  tout  cela  un  grand  soleil  auprès  duquel  le  soleil  de 
l'Europe  n'est  qu'une  lanterne  soui'de  1  Mais  j'ai  peur  de  me 
perdre  dans  cet  océan  de  gazon  et  de  fleurs  Revenons  tout 
simplement  aux  bords  de  la  rivière  Rouge ,  s'il  vous  plaît  ! 

Voulez-vous  descendre  avec  moi  à  la  petite  ville  d'A- 
dayes,  sur  le  fleuve  Rouge?  Adayes  fut  tour  à  tour  une 
ville  espagnole,  puis  une  ville  française  ;  après  de  longues 
et  sanglantes  disputes,  elle  est  restée  ville  espagnole.  Là 


LITTÉRATURE.  35 

plus  d'un  Européen  bel-esprit  est  venu  changer  contre 
une  culotte  de  peau  sa  culotte  de  soie  et  les  mœurs  des 
cités  contre  les  mœurs  des  forêts.  Venez  à  Adayes  avec 
moi  ;  vous  y  trouverez  de  bonnes  gens  ,  simples ,  hospita- 
liers, ignorans  ,  bigols  ,  très-honnêtes  surtout ,  et  ne  son- 
geant nullement  au  bien  d'aulrui  ;  seulementprenez  garde 
à  votre  montre,  si  vous  y  tenez;  prenez  garde  à  votre 
cravai  he  ,  pour  peu  que  le  bout  de  votre  cravaches  soit 
en  argent. 

0  mœurs  vraiment  pafriarcaleis  et  primiiivesl 

Dans  ce  lieu  la  vieille  Europe  se  fait  jeune  fille;  elle 
joue  son  rôle  de  son  mieux.  Innocence  fardée!  simplicilé 
vernie  I  probité  qui  a  besoin  de  cadenas  I 

Quand  vous  avez  traversé  ma  ville  espagnole  ,  ses  mai- 
sons recouvertes  de  torchis  ,  ses  jiortes  basses ,  où  l'habi- 
tant paresseux  respire  mollement  le  frais  du  soir,  ses  pans 
de  murs  qui  sont  deju  des  ruines,  et  ses  vieux  troncs  qui 
témoignent  encore  peur  la  forêt  abattue,  vous  vous  trou- 
vez en  présence  d  une  église,  une  vieille  petite  église,  sur 
ma  parole  !  Ces  t  un  monument  déjà  cette  église.  Approchez  - 
vous ,  vous  verrez  les  rides  de  la  pierre  ,  le  clocher  s'incli- 
nera jusqu'à  terre  pour  vous  donner  sou  bonjour  amical; 
lèvent  gémit  dans  les  arceaux;  la  porte  a  ses  sculptures 
gothiques,  le  mur  d'enceinte,  ses  traditions.  Grâce  à  sa 
cathédrale  ,  la  ville  d'Adayes  a  son  moyen  âge,  elle  aussi , 
comme  toutes  les  villes  de  France  ,  d'Angleterre  ou  d'Al- 
lemagne, ont  le  leur.  La  ville  d'Adayes  a  ses  ruines  et  ses 
antiquaires,  comme  nous  avons  les  nôtres.  Et  en  effet  quel 
bonheur  de  pouvoir  balayer  la  poussière  des  âges  sur  les 
débris  des  moinimens  d'autrefois  !  Grâce  à  son  église  , 
Adayes  aura  bientôt  sa  société  des  antiquaires  pour  la 
décrire ,  et  son  "VValter  Scott  pour  faire  des  contes.  Toute- 
fois quoi  d'étonnant?  L'église  d'Adayes  n'a-t-elle  pas  un 
.siècle  de  vie  ?  Pour  l'Amérique  ,  c'est  beaucoup  un  siècle: 
dans  le  Nouvca  : -Monde,  on  est  de  bonne  heure  antiquité. 

Regardez  bien  cette  éçj;lisr  ,  je  vous  prie;  elle  .1  ([uatre 


36  REVUE  DE  PARIS, 

cloches  dans  son  clocher,  dout  txois  fêlées ,  qui,  dans  les 
fêtes  religieuses,  témoignent  de  la  joie  publique  par  la 
plus  dissonante  harmonie  qui  se  puisse  imaginer  ,  une 
véritable  harmonie  d'opéra  comiijue  ,  messieurs  ;  le  plus 
épouvantable  carillon  que  vous  ayez -jamais  entendu  au 
mariage  de  votre  rivale  ,  mesdames.  L'église  est  carrée  à 
peu  près;  elle  mérite,  comme  c'est  son  droit,  le  nom  de 
cathédrale.  Ses  murs  sont  ornés  d'effroyables  figures  de 
saints,  qui  ont  l'air  d'être  attirés  par  le  bruil  des  cloches. 
Église  primitive,  peinture  primitive,  carillon  primitif;  que 
voulez-vous?  Tout  est  primitif  en  ce  lieu,  excepté  le  prê- 
tre qui  dit  la  messe  et  l'ouaille  qui  l'entend. 

Regardez  l'église  avec  respect;  ôtez  votre  chapeau  , 
comme  ferait  un  Espagnol.  Ceci  est  l'église,  ou  plutôt  fut 
l'église  du  vénérable  pasteur  Balthasar  Polo. 

Un  vrai  saint  qui  avait  assisté  au  convoi  de  Louis  XIV, 
qui  avait  vu  passer  en  carrosse  toutes  les  maîtresses  de 
Louis  XV;  bonhonnne  ,  charitable,  chrétien;  une  affaire 
d'amour  l'avait  conduit  ,  à  travers  mille  périls  ,  au  Nou- 
veau-Mexique. Dieu  lavait  fixé  à  Adayes  pour  prendre 
soin  des  corps  et  des  anies  des  habitans.  Il  enseignait  à 
lire  aux  hommes  de  bonne  volonté,  il  répétait  leur  y^i^e 
aux  tout  petits  enfans  ,  il  guérissait  la  fièvre  jaune  avec 
les  vieilles  femmes;  aux  jeunes  gens  il  pioposait  des  énig- 
mes, et  avec  les  jeunes  filles,  le  dimanche,  il  jouait[à  colin- 
maillard  :  colin-niaillard,  un  jeu  tout  nouveau,  qu'il  avait 
transplanté  dans  le  pays  avec  des  graines  de  melon  et  de 
tournesol.  Le  pcie  Balthasar  Polo  était  à  la  fois  le  curé, 
le  maître  d'école  et  le  médecin  de  la  ville.  Il  aura  la  pre- 
mière place  dans  l'histoire  de  celte  ville,  si  cette  ville  est 
assez  malheureuse  pour   avoir  une  histoire  quelqsie  jour. 

C'était  un  homme  accompli ,  d'une  conscience  douce, 
d'un  sommeil  profond  ,  d'un  cœur  tendre ,  d'un  appétit 
toujours  ouvert  comme  sa  figure,  d'une  physionomie  sans 
défaut  et  sans  tache  ;  seulement  il  avait  une  tache  sur  l'œil 
droit. 


LITTËRATURF.  37 

C'était  pourtant  le  meillour  de  ses  ciciix  yeux ,  au  temps 
où  il  en  avait  deux.  Il  perdit  cet  œil  droit  par  la  fâcheuse 
brusquerie  d'un  Castillan  qui  lui  avait  marché  sur  le  ])ied 
et  qui  s'en  était  vengé  en  lui  dormant  un  coup  de  poing 
dans  l'œil;  ce  qui  fit  qu'il  eut  depuis  la  vue  faible  et  in- 
certaine. Le  plus  grand  jour  n'était  pour  le  digne  curé 
que  le  faible  crépuscule  du  matin  ou  la  tremblante  et 
timide  clarté  de  la  lime  qui  se  lève  entre  les  arbres.  Ajou- 
tez qu'il  avait  été  si  fort  occupé  d'importer  à  Adayes  les 
tournesols  et  le  jeu  de  colin-maillard  ,  qu'il  avait  complè- 
tement oublié  d'y  transplanter  des  lunettes,  le  bon  curé  ! 
Mais  il  était  si  bon  ,  si  bien  intentionné  ,  si  humain  ,  si 
rempli  d'excellentes  intentions ,  que  personne  à  Adayes 
ne  se  permit  de  rire  à  ses  innomblablcs  quiproquos;  car 
il  avait  des  jnéprises  plaisantes,  dont  on  ne  riait  pas,  tant 
c'était  un  homme  respectable  et  respecté  ! 

Sa  charité  allait  à  l'aveugle  et  comme  elle  pouvait,  sans 
bâton  et  sans  chien,  et  sans  que  personne  lui  criàl  gare, 
par  respect.  On  l'a  vu  plus  d'une  fois  adresser  à  un  nègre 
tout  nu  de  très-véhémentos  exhortations  sur  le  devoir  des 
maîtres  envers  les  esclaves  ,  l'humanité  ,  la  patience  ,  la 
bonté;  tout  au  rebours,  il  prêchait  au  maître  l'obéissance, 
la  soumission,  le  travail.  S'il  rencontrait  une  coquette  de 
village,  le  nez  au  vent  .  l'oeil  noir  ,  le  pied  mignon  ,  il  dé- 
plorait avec  elle  la  manie  du  jeu,  et  l'abus  d(!S  liqueurs 
fortes,  et  les  emportemens  de  la  colère,  qui  fait  jurer  eu 
vain  le  nom  de  Dieu.  I/instant  d'après,  à  un  vieil  Espa- 
gnol, sans  chemise,  nu-pieds,  sale,  graissé  de  suif,  puant, 
un  vrai  Espagnol,  un  Espagnol  primitif,  avec  un  puncho 
et  une  paire  de  culottes  déguenillées,  les  seules  qu'il  eût 
au  monde,  à  celui-là  il  débitait  un  sermon  contre  les  pa- 
rures ,  contre  les  couleurs  tranchées  ,  les  habits  brodés 
d'or,  le  camée  qui  brille  et  qui  sert  de  maintien.  Ainsi 
était  fait  le  digne  curé  ! 

Mais  toutes  ces  raépri-es,  comme  il  est  dit,  n'altéraient 
en   rien    le  respect  dû  au   pasteur.   Quand  il  parlait  au 


38  REVUE  DE  PARIS, 

nègre,  le  nègre  l'écoutait;  à  l'homme  blanc,  l'homme 
blanc  l'écoutait,  quoi  qu'il  pût  dire;  jamais  ni  aux  vieil- 
lards ni  aux  jeunes  gens  il  ne  vint  en  idée  de  se  moquer  de 
cette  respectable  parole.  Ils  avaient  autant  d'estime  pour 
les  lumières  du  père  Polo  qu'ils  avaient  de  reconnaissance 
pour  ses  bontés;  et  quand  il  venait  à  se  tromper  plus  qu'à 
l'ordinaire,  ils  prenaient  aussitôt  un  air[grave,  et,  secouant 
lentement  leurs  solennelles  tètes  espagnoles ,  ils  se 
disaient  entre  eux  que  le  vénérable  Polo  avait  sans  doute 
ses  raisons  pour  en  agir  ainsi  ;  si  bien  que  le  plus  souvent 
le  digne  curé  pouvait  être  aveugle  et  distrait  sans  aucun 
fâcheux  résultat  ni  pour  les  autres  ni  pour  lui-même. 

Toutefois ,  pour  en  revenir  à  ma  vieille  église  et  au 
proverbe  des  mariages  dans  le  ciel,  il  arriva  un  jour  que 
la  méprise  du  pasteur  fut  suivie  de  bien  des  chagrins  et 
et  de  bien  des  larmes.  Cela  se  passa  dans  ma  petite  église 
et  sous  l'empire  de  mon  proverbe.  Au  temps  dont  je  parle 
la  plus  jolie  fille  d'Adayes ,  où  il  y  avait  bien  des  jolies 
filles  ,  était  ,  au  jugement  même  de  toutes  les  femmes  , 
Thérèse  Paccard,  la  fille  d'un  Français  qui  avait  épousé 
une  espagnole  de  ce  village.  Thérèse  avait  toute  la  grâce 
française  et  toute  la  vivacité  espagnole  ,  la  peau  blanche 
d'une  Parisienne  ,  l'œil  noir  et  fendu  d'une  Andalouse. 
Thérèse  parlait  le  français  avec  l'accent  espagnol  ;  c'était 
une  charmante  langue  ,  ainsi  parlée  et  avec  ce  regard.  A 
seize  ans  Thérèse  était  orpheline ,  sans  fortune  et  sans 
autre  asile  que  la  maison  de  quelques  amis. 

Non  loin  dn  village  vivait  un  jeune  homme,  enfant  d'un 
père  espagnol  et  d'une  mère  française.  C'était  encore  un 
charmant  produit,  celui-là,  un  beau  résultat  de  ce  mélange 
des  deux  sangs,  un  jeune  homme  plus  Espagnol  que  Fran- 
çais ,  comme  Thérèse  était  plus  Française  qu'Espagnole. 
Notre  héros,  las  de  garder  les  troupeaux  dans  les  grandes 
plaines  ouvertes  des  Avoyellcs,  avait  émigré  auprès  d'A- 
dayes ;  il  avait  acheté  quelques  arpens  de  terre;  et,  s'éle" 
Tant  ainsi  à  la  rude  profession  de  propriétaire,  il  vivait 


LITTÉRATURE.  39 

avec  son  vieux  père  et  toute  une  armde  de  sœurs ,  dans 
une  maison  qu'il  avait  construite  de  ses  mains.  Richard 
Alvarès  ,  alors  dans  sa  vingtième  anne'e  ,  e'tait  un  des  plus 
beaux  hommes  de  la  province,  malgré  son  pourpoint  de 
peau  et  sa  petite  veste  ,  costume  des  prairies.  Il  avait  les 
cheveux  blonds  d'un  Normand,  car  sa  mère  e'tait  Nor- 
mande; son  teint  frais  et  animé  exprimait  toutes  les  pas- 
sions; sa  têle,  petite,  sebalançait  sur  des  e'paules  robustes  , 
son  port  était  noble  ,  son  pailer  franc  ,  et  au  bout  de  ses 
deux  bras  se  dessinaient  deux  larges  poignets  teutoniques. 
On  l'eût  comparé  trente  fois  par  mois  à  Hercule  et  à 
Adonis,  si  Hercule  et  Adonis  eussent  été  plus  connus  dans 
le  pays;  mais  le  père  Polo  ne  les  avait  pas  importés  à 
Adayes  avec  les  tournesols  et  le  colin-mailiard. 

Alvarès  vit  Thérèse,  il  aima  Thérèse  ,  Thérèse  baissa  les 
yeux  sous  le  regard  brûlant  d'Alvarès;  elle  devint  ronge 
d'abord  et  puis  toute  pale;  lui  aussi,  sous  les  yeux  baissé-; 
de  Thérèse,  il  fut  tout  rouge  et  puis  tout  pâle.  Au  bout 
d'un  mois  la  jeune  fille  un  dimanche  alla  consulter  Bal- 
thasar  Polo. 

—  Le  digne  Balthasar!  il  était  si  intelligent  qu'il  vit 
tout  de  suite,  malgré  ses  yeux,  la  rougeur  de  la  jeune 
fille.  —  Oui,  mon  enfant,  dit  le  bon  curé,  oui,  mon  en- 
fant, je  te  comprends  ,  je  te  vois.  Il  est  vrai  que  le  jeune 
homme  n'est  pas  riche,  et  loi  tu  es  très  pauvre  ;  mais 
vous  êtes  l'un  et  l'autre  honnêtes,  actifs  et  jeunes;  vous 
vous  aimez,  je  .-ais  cela,  Thérèse;  ce  n'est  pas  moi  qui 
vous  empêcherai  d'être  heureux! 

Vers  le  même  temps ,  et  tendant  au  même  but ,  le  ma- 
riage, marchait  à  pas  lents  un  autre  amour,  moins  tendre 
peut-être,  mais  plus  pruiieiit  et  plus  respectable,  entre 
un  couple  d'un  âge  mûr  Dans  une  riche  et  opulente  plan- 
tation vivait  depuis  dix  huit  ans  Mme  Labédoyère  ,  veuve 
d'un  riche  j)lanteur,  sans  cnfans  ,  et  dont  la  quarantième 
annnée  allait  sonner.  Celle-ci  était  une  Anglo-Américaine 
que  Labéiloyèrc  av.dt  rencontrée  dans  une  ville  de  l'At- 


40  REVUE  DE  PARIS, 

lantique,  pauvre,  Gère  et  jolie,  et  qu'il  transporta  sur 
les  bords  de  la  rivièie  Rouge ,  pour  le  gouverner  lui  et  son 
me'nage,  pendant  que  lui-même  gouvernait  ses  nègres. 
L'honnête  planteur,  après  la  lune  de  miel ,  trouva  sa 
femme  beaucoup  plus  tlans  son  rôle  de  femme-nîaitresse 
qu'il  ne  l'avait  espère.  Après  dix  ans  de  mariage  il  était 
rentre  dans  sa  libeité  primitive,  où,  pour  parler  sans  mé- 
taphore, il  était  mort  le  plus  soumis  et  le  plus  ponctuel 
des  époux.  Depuis  huit  ans  jiassés,  Mme  LabéJo^ère,  seule 
héiilière  des  vastes  propriétés  de  feu  son  époux,  était 
condamnée  à  la  solitude  du  veuvage.  Vingt  ans  de  plus 
sur  sa  tête  avaient  changé  quelque  peu  M"<^  Labédoyere. 
Al'airiéveur  de  la  jeune  fille  avaient  succédé  les  airs  im- 
périeux de  la  grande  propriété;  le  frais  visage  de  dix- 
sept  ans  avait  t'ait  place  à  une  ligure  carrée,  entrecoupée 
de  sombres  sourcils,  rehaussée  par  une  légère  et  brune 
moustache,  et  éclaiiée  par  des  yeux  noirs  qui  ne  savaient 
plus  se  baisser.  Tout  le  reste  de  la  femme  était  à  l'aVe- 
«ant;  la  taille  .de  la  sylphide  s'était  élevée  jusqu'à  la 
corpulence  de  la  ménagère,  et  le  pied  majestueux  de  la 
noble  dame  avait  renvoyé  bien  loin  les  pas  vifs  et  joyeux 
de  ses  jeunes  années. 

Cette  tiame  ,  ainsi  faite  et  ainsi  riche,  soit  oisiveté,  soit 
ennui  dans  sa  maison  solitaire,  avait  imaginé  de  recevoir 
les  hommages  d'un  vieux  et  riche  Français  qui  végétait 
comme  elle  à  deux  ou  trois  milles  de  son  habitation  ,  un 
mille  plus  loin  que  la  maison  du  jeune  Richard  et  de  sa 
famille.  M.  Dulac,  le  riche  Français  en  question,  était 
un  petit  homme  sur  le  versant  de  la  soixantaine,  hypo- 
çondre  jusqu'à  la  moelle  des  os;  acaiiàire  h  l'excès;  son 
visage  était  jaune  et  ridé  ,  on  eût  dit  une  pomme  deux 
mois  après  l'automne,  sans  sa  lèvre  pendante  et  son  sou- 
rire ennuyé  et  mécontent;  du  reste  taciturne,  mélancoli- 
que et  dormeur.  11  fallait  tout  l'ennui  de  M^e  Labé- 
doyere pour  la  faire  songer  à  voler  en  secondes  noces 
avec  un   pareil  homme;  mais   n'avoir  à  gronder  que  lei 


LITTÉRATURE.  4f 

domesliqiics ,  n'avoir  pour  esclaves  que  des  gens  aclietcs 
au  marché,  regarder  chaque  soir  le  joug  du  mari  de'funt 
inoccupé',  meuble  inutile,  cela  était  dur  pour  la  digne 
femme.  Et  puis  cela  lui  parut  noble  et  beau  d'apprivoiser 
une  bête  aussi  farouche  que  M.  Dulac.  Elle  se  mit  donc  à 
être  polie  et  bonne  pour  le  ridé  peisonnage;  elle  eut  pour 
lui  des  prévenances  inouies ,  elle  lui  envoya  toutes  sortes 
de  friandises,  c'.le  lui  parla  avec  sa  voix  en  fausset,  elle 
flt  sa  barbe.  Son  regard  même  ,  à  force  d'étude  et  d'atten- 
tion ,  devint  doux  et  patelin  ,  et  se  teiijnit  de  cette  molle 
fascination  qui  distingue  le  chat  quand  il  fait  patte  de 
velours  ;  cela  réussit  fort  à  la  dame.  Le  vieux  genliIhom;iie 
devint  pensif.  11  se  demanda,  égoïste  qu'il  était ,  si  les 
attentions,  les  petits  soins  et  les  prévenances  d'une  si  belle 
veuve  et  si  douce  ne  lui  seraient  pas  d'un  utile  secours 
dans  les  inGrmités  toujours  croissantes  de  sa  vieillesse. 
Ceci  alla  si  loin  que  M.  Dulac  étudia  quelques  mots  de 
galanterie;  il  les  débita  l'un  après  l'autre  sans  trop  gii- 
niacer;  et  comme  M^ie  Labédoyère  était  aussi  pressée  que 
lui,  après  quelques  uiomens  d'hésitation  et  d'une  pudeur 
bien  naturelle,  notre  veuve  consentit  à  unir  son  cœur  et 
ses  esclaves  au  cœur  et  aux  esclaves  de  M.  Dulac. 

Le  vénérable  couple  et  les  deux  jeunes  amans  s'étant 
ainsi  rencontrés  dans  leurs  vœux  les  plus  chers ,  chaque 
couple  ne  songea  plus,  chacun  de  son  côté  ,  qu'à  recevoir 
le  serment  de  mariage.  Ballhasar  Polo,  la  providence  de 
tous  les  maris,  jeunes  et  vieux  ,  fut  appelé  en  témoignage 
de  ces  quadruples  sermens.  Or  les  amours  de  nos  deux 
couples  amoureux  avaient  commencé  en  automne;  janvier, 
le  mois  glacé,  venait  de  flnir  ;  février  jetait  ses  pluies  sur 
les  chemins ,  et  les  torrens  étaient  tellement  enflés  (ju'il 
fallait  être  bien  amoureux,  même  pour  songer  au  mariage 
avant  le  beau  temps.  Mais  enfin  ,  les  tristes  pluies  de  fé- 
vrier s'arrêtèrent,  à  la  lin  parut  dans  le  ciel  éclairci  le 
soleil  radieux  de  mars  ;  le  mois  de  mars,  si  incertain  en 
Europe  ,  est  un  beau  mois  dans  la  Nouvelle-Amérique. 
TOME    X.  -  4 


42  REVUE  DE  PARIS. 

Mars  amène  de  beaux  jours,  une  brise  chaude  et  légère 
il  fait  pousser  l'herbe  dans  les  champs;  il  couronne  l'arbre 
de  verdure  :  rieu  n'est  éclatant  et  plein  de  vie  et  de  luxe 
comme  un  printemps  de  la  Louisiane  !  Cela  vaut  bien  la 
peine  ,  n'est-ce  pas ,  d'être  acheté  j)ar  quelques  nuages  qui 
se  brisent,  quelques  éclairs  qui  brillent,  quelques  ton- 
nerres qui  grondent  et  qui  tombent  derrière  les  montagnes, 
sillonnant  un  ciel  épais. 

Nous  étions  donc  au  commencement,  aux  premiers  zé- 
phyrs, aux  premières  fleurs  ,  mais  aussi  aux  p'us  soudains 
orages  du  mois  de  mars  ;  déjà  les  planteurs  confiaient  à  la 
terre  les  graines  de  coton  et  de  maïs ,  les  feux  volans  inon- 
daient la  plaine  le  soir,  comme  autant  de  papillons  aux 
ailes  d'azur  et  sans  corps.  Le  cornouiller  étalait  à  loisir  ses 
larges  feuilles  argentées,  le  bouton  rou^^e  aux  touffes  cra- 
moisies brisait  les  langes  de  l'hiver;  l'alizier,  le  jasmin  et 
mille  autres  fleurs  du  printemps  américain  jeltaient  leur 
parfum ,  leur  étamine  et  leurs  couleurs  sur  les  montagnes  , 
dans  le  gazon  ,  au  sommet  de  l'arbre ,  partout  où  glisse  le 
fleuve,  partout  oi!i  grimpe  le  chêne,   partout  où  l'oiseau 
chante.  Le  printemps  est  la  saison  des  projets  nouvea-ux, 
des  espérances  nouvelles;  c'est  le  temps  pour  tous  les  êtres 
de  la  création  ,  et  pour  l'homme  aussi ,  quand  il  est  sage  > 
de  purifier  sa  demeure,  de    e  choisir   une   compagne  ;  au 
printemps,   le  vieillard  sur  le  bord  de  la  tombe   fait  un 
pas  en  arrière  et  regarde  le  ciel  d'un  œil  serein.  Attends  le 
soleil,  vieillard,  découvre  ta  tète  blanchie,  ouvre  ta  poi- 
trine et  ton  rt'gai'd,  et  Ion  ame,  et  tous  les  sens  tie  ton  corps 
et  de  ton  ame ,  à  cette  seconde  vie  qui  te  descend  du  ciel 
sur  les  ailes  du  zéphyr  ! 

Je  reviens  à  nos  amoureux.  A  mesure  que  le  soleil  mon- 
tait plus  haut,  M.  Dulic  devenait  plus  tendre  Son  œil 
s'animait  à  l'aspccl  de  ces  forêts  rajeunies;  il  attendait  avec 
impatience  le  jour  de  l'hymen,  il  était  pressant  comme  un 
Français  delà  vieille  cour.  Ah!  ma  chère  dame,  disait  le 
vieillard  d'une  voix  tremblotante  et  cassée,  jouissons  de 


LITTERATURE.  43 

notre  beau  printemps ,  cueillons  les  fleurs  de  la  vie  avant 
qu'elles  soient  fanées  !  et  autres  souvenirs  de  M.  Dorât  ou 
de  M.  le  marquis  de  Pezay.  A  des  vœux  ainsi  exprirae's. 
la  belle  veuve  ne  pouvait  rien  opposer;  elle  se  sentit  fléchir 
à  la  st'conde  giboulée  du  mois  de  mars  et  de  M.  Dulac;  elle 
consentit  à  ne  plus  difierer  le  liouheur  de  son  époux  et  à 
marcher  avec  lui  à  l'autel. 

De  son  côté,  Richard  Alvarès,  en  plirases  moins  fran- 
çaises, mais  non  moins  passionnées,  et  surtout  avec  le 
même  succès,  pressait  et  suppliait  la  jolie  Thérèse  de  ne 
plus  différer  leur  union.  Ajoutez  que  la  On  du  carnaval 
approchait,  et  il  ne  restait  plus  que  deux  ou  trois  jours 
avant  la  venue  despotique  du  carême,  ce  long  jeûne  si  long 
et  si  triste  pendant  lequel  l'église  catholique  défend  l'heu- 
reuse cérémonie  du  mariage;  loi  sévère  en  effet,  surtout 
dans  la  Louisiane,  où  le  carême  tombe  justement  au  mois 
de  l'année  le  mieux  fait  pour  dire  à  la  femme  de  son  choix 
Je  t'aime!  Comme  le  temps  pressait,  nos  amans  convinrent 
de  se  marier  sur-le-champ ,  après  demain  sans  retard , 
vingt- quatre  heures  avant  le  carême.  Ce  qui  fut  résolu 
dans  la  maison  de  M.  Dulac  et  de  M'"e  Labédoyère  fat  ré- 
solu aussi  dans  le  cœur  de  Richard  et  de  Thérèse,  au  coin 
du  bois.  Ainsi,  sans  se  connaître,  ces  deux  couples  choisis 
rent  justement  pour  se  marier  la  même  heure  et  le  même 
jour. 

Ce  même  jour  là  on  eût  dit  que  tous  les  célibataires  de 
la  paroisse,  vieux  et  jeunes  et  insensés,  s'étaient  aussi 
donné  rendez-vous  à  la  bénédiction  nuptiale.  Je  ne  sais 
combien  de  couples,  d'âges,  de  nations  et  de  peaux  diffé- 
rentes, se  présentèrent  a  l'église  d'Adayes  pour  être  mariés 
parle  digne  Balthazar  Polo;  on  appelle  encore  cette  année- 
là  dans  la  piiroisse  Van  des  noces 

—  Sais-tu,  Richard,  disait  Thérèse  à  son  amant,  <{ue  le 
père  Polo  a  promis  de  faire  des  mariages  demain  à  midi  et 
après-demain,  à  quatre  heures  du  matin,  et  de  marier  tous 
ceux  qui  se  présenteront  à  l'église?  Quel  malheur  d'être 


44  REVUE  DE  PARIS, 

mailës  devant  tant  de  inonde  1  tout  le  monde  vous  regarde. 
Mais  au  fait,  mon  Richard,  si  nous  nous  marions  après- 
demain  des  premiers,  de  très-bonne  heure,  si  nous  lais- 
sons passer  la  ioule  demain  an  grand  jour,  et  si  nous  venons 
avec  la  foule  le  matin  avant  le  soleil ,  qui  nous  verra  ?  Et 
ceux  qui  nous  verront,  maries  comme  nous,  qu'auront-ils 
à  dire  ?  Marions-nous  après-demain,  à  quatre  heures  du 
matin  ,  si  tu  veux ,  Richard  !  Le  jeune  homme  ne  pouvait 
qu'obéir  à  ces  très-excellentes  raisons ,  et  il  partit  sur-le- 
champ  pour  faire  tous  les  préparatifs  de  noces  dans  sa 
maison. 

Une  chose  digue  de  remarque ,  c'est  que  le  caprice  de 
cette  jeune  et  timide  lille  fut  aussi  le  caprice  de  la  volon- 
taire et  audacieuse  Mn^e  Labédoyère.  Elle  insista  elle  aussi 
auprès  de  M.Dulac  pour  n'être  pas  mariée  avec  les  autres 
au  grand  jonr ,  pour  aller  incognito  à  l'autel,  la  veille  du 
carême,  à  quatre  heures  du  matin.  Ce  fut  en  vain  que  le 
galant  et  tendre  époux  appela  toute  sa  persévérance  et 
toute  sa  galanterie  à  son  secours  pour  vaincre  les  préven- 
tions de  sa  femme  contre  les  solennités  nuptiales,  la  dame 
déclara  qu'elle  le  voulait  ainsi  :  que  si  le  mariage  ne  se 
faisait  pas  à  l'heure  dite,  il  serait  retardé  de  quarante 
jours.  M.  Dulac  fut  donc  obligé  de  renoncer  aux  céi'émo- 
nies  que  l'église  lui  réservait.  Entre  nous,  je  suis  persuadé, 
et  je  vous  le  dirai  tout  bas,  que  M™"  Labédoyère,  voyant 
son  époux  si  ridé  et  si  flétri,  le  sourire  aigre- doux  et  le 
corps  chancelant  sur  des  jambes  amincies  par  l'âge,  ne 
fut  pas  fâchée  de  se  marier  dans  l'omlîre  du  matin,  et 
d'échapper  ainsi  aux  regards  des  curieux  et  aux  propos 
médisans. 

Enfin  le  dernier  jour  du  carnaval  arriva  ;  le  joyeux 
carnaval  se  sentait  déjà  mourir,  et  le  pâle  carême  mon- 
trait déjà  sa  face  pointue,  quand,  sur  les  trois  heures  du 
matin,  s'ouvrit  l'église,  au  bruit  discordant  et  furieux  de 
ses  trois  cloches  fêlées.  Le  d  gne  Balthasar  Polo,  qui  avait 
déjà  l'.iit  des  mariages  toute  la  journée  précédente,  fut  un 


LITTÊP.ATrilE.  45 

des  premiers  à  son  poste  :  cependant  l'églîsc  se  remplis- 
sait (les  futurs  conjoints  et  de  leurs  amis.  Les  couples 
venaient  les  uns  après  les  auties;  c'était  un  spectacle 
d'une  grande  variété  et  d'une  étrange  confusion.  A  la  lueur 
des  lanternes  vacillantes  dans  la  main  des  nègres,  arrivait 
un  jeune  Espagnol  avec  sa  senora  :  le  jeune  époux,  en 
manteau  court,  en  chapeau  aux  larges  bords,  équivoque 
ligure,  où  les  traits  espagnols  étaient  juêiés  à  ceux  des 
aborigènes;  il  marchait  d'un  air  indifférent  et  distrait , 
soutenant  une  jeune  femme,  dont  le  visage,  plus  rond  et 
plus  calme,  mais  non  moins  bruni,  était  à  demi  couvert 
il'une  mantille  brodée;  sous  le  mantelet  et  près  du  front, 
on  voyait  le  bouquet  de  fleurs  naturelles  qu'elle  avait 
cueillies  elle-même  le  malin.  Plus  loin  venait  une  élégante 
Française,  le  sourire  sur  les  lèvres,  la  rose  à  la  joue,  des 
fleurs  artificielles  dans  les  cheveux,  exhalant  les  essences 
du  continent.  Elle  s'appuyait  légèrement  sur  un  homme 
aux  cheveux  poudiés,  et  dont  l'habit  bleu  de  ciel ,  le  cha- 
peau et  le  nez  retroussés,  indiquaient  suffisamment  un 
Français.  Dans  beaucoup  d'autres  mariés,  on  pouvait  éga- 
lement rcmarquer,=un  mélange  bi^a^re  de  costumes,  un 
amalgame  étrange  de  traits  de  physionomie  qui  indiquaient 
d'une  façon  tres-confuse  ces  origines  croisées.  Au  reste, 
presque  tous  les  nouveaux  mariés  étaient  abrités  sous  de 
vastes  manteaux  de  couleur  sombre,  dans  lesquels  ils 
avaient  cherché  un  refuge  contre  rinclénience  du  temps. 
En  elFet,  le  ciel,  qui  la  veille  était  bleu  et  serein,  s'était 
tout  à  coup  chargé  d'épais  et  grondans  nuages;  mars  avait 
passé  du  rire  aux  larmes,  de  la  joie  à  la  colère,  enfant 
gâté  du  printemps,  à  qui  tout  est  pardonné  d'avance  en 
faveur  d'un  arbre  qui  verdit,  d'une  fleur  qui  se  colore 
ou  d'un  rayon  de  soleil  qui  s'échappe  des  cieux. 

Quatorze  couples,  sur  deux  liles  opposées,  les  mariés 
d'un  côtéj  les  femmes  de  l'autre,  s'agenouillèrent,  lais- 
sant entre  eux  un  intervalle  par  où  le  prêtre  pût  passer 
et  unir  les  époux  en  leur  donnant  sa  bénédiction.  Der- 

4- 


46  REVUE  DE  PARIS, 

rièrc  chaque  nouveau  marié  se  tenaient  ses  amis  et  ses 
parens,  tout  prêts  à  recevoir  la  nouvelle  épouse  après  la 
cérémonie  et  à  la  conduire  en  triomphe  au  tlomicile  de 
son  époux.  L'église  était  sombre,  la  net  était  à  peine 
échiirée  j)ar  deux  cierges  de  cire  vierge  placés  sur  l'autel; 
l'obàcurifé  dansait  autour  de  cette  lueur  solitaire,  en 
s'aîlongeant  horriblement.  Au-dehors  tout  se  préparait 
pour  un  orage.  A  mesure  que  le  jour  avançait,  le  ciel  de- 
V'jnait  plus  sombre;  le  vent  afïluait  avec  violence  autour 
du  saint  bâtiment,  et  se  précipitait  en  bouflées  par  la 
porte  entr'ouverle.  La  flamme  t'es  bougies  incertaine  se 
baissait,  se  pliait,  se  ranimait  par  inler\ ailes,  fatiguant 
la  vue  des  spectateurs.  Les  âmes  étaient  horriblement 
serrées  par  l'orage;  un  orage  là  bas  est  quelque  chose  de 
bruyant  et  de  sourd  qui  emporte  cies  villes  dans  l'espace 
et  qui  brise  une  pierre  comme  il  briserait  un  homme! 
l'orage,  dans  le  Nouveau-Monde,  c'est  la  machine  à  va- 
peur des  temps  modernes,  implacable  dés  qu'elle  vous 
saisit  1  Vous  pouvez  donc  juger  de  cette  double  terreur 
au-dedans  et  au-dehors  de  l'église.  Au  dehors,  le  vent 
qui  gronde,  au-dcdans  les  horribles  iiguies  des  saints  qui 
s'agitent  en  tout  sens,  la  Vierge  des  Se[>t-Douleurs, 
Virgen  de  Los  Dolores,  véritable  caricature  de  l'alUiction, 
donnait  la  main  à  saint  Antoine.  Au  deliors  des  chevaux 
attachés  aux  arbres  ou  tenus  en  main  par  les  nègres, 
sentant  l'orage,  frappaient  du  pied,  se  démenaient, 
hennissaient  d'impatience  ou  mordaient  leurs  laiges 
freins  espagnols.  Dans  cette  double  circonstance  de  la 
nuit  et  de  l'orage,  le  père  Polo  vit,  ou  plutôt  fut  averti, 
qu'il  fallait  se  hâter  s'il  voulait  que  les  nouveaux  mariés 
arrivassent  sans  encombre  à  leurs  nouvelles  habitations. 
Il  se  hâta  donc  de  passer  .  u  milieu  de  la  ligne  conjugale, 
pressant  le  pas  et  la  bénédiction  à  mesure  qu'il  avançait; 
c'était  à  peine  si  le  digne  curé  se  donnait  le  temps  de 
poser  l'anneau  nuptial  aux  doigts  qui  lui  étaient  tendus, 
(let  anneau  accepté,  le  digne  Bail hasar  remettait  l'épouse 


LITTÉRATURE.  47 

aux  amis  de  l'époux  qui  se  hàtalenl  d'enveloppei'  la  femme 
clans  un  manteau  pour  la  conduire  chez  sou  mari  avant 
l'orage.  Cela  se  faisait  plus  rapidemeul  que  je  ne  puis  le 
dire;  l'orage  grondait  toujours  plus  haut.  A  chacjue  pas 
que  faisait  le  bon  cure,  un  éclair  brillait  dans  le  ciel,  une 
nouvelle  mariée  disjiaraissait  de  l'église;  l'éclair  rentrait 
dans  le  nuage,  une  nouvelle  mariée  remontait  sur  son 
cheval,  et  Baltliasar  Polo  procédait  à  un  autre  mariage 
sans  avoir  peur  d  un  autre  éclair. 

Dans  cette  hâtive  céréjnonie ,  si  touchante  au  dedans, 
si  tirbulcnte  au  dehors,  M.  Dulac  et  Richard  Alvarès 
étaient  à  genoux  à  côté  l'un  de  l'autre;  vis  à  vis  Dulac  et 
Richard  se  tenaient  M'-«  Labédoyère  et  Tuérèse  Paccard, 
toutes  deux  tremblantes,  l'une  de  peur,  l'autre  d'amour; 
toutes  deux  enveloppées  dans  leur  manteau  ,  toutes  deux 
tendant  la  main  à  l'anneau  nuptial,  et  la  tête  baissée  sous 
la  bénédiction  du  prêtre  1  Ballhasar  Polo  arriva  à  ces  deux 
couples  d'un  pas  précipité.  Balthasar  était  plus  aveugle 
que  jamais.  Quatorze  mariages,  le  bruit  de  la  tempête, 
la  multitude  des  cierges,  le  maintien  et  le  manteau  des 
épouses,  que  voulez-vous?  ce  qui  devait  arriver  arriva. 
Le  digne  homme,  le  cœur  et  l'esprit  troublés,  passa  au 
doigt  de  la  jolie  Thérèse  l'anneau  du  vieux  et  sec  Dulac. 
M'»':  Labédoyère  tendit  l'index  â  Ta  nneau  du  beau  Ri- 
chard; et,  pour  achever  toute  la  cérémonie,  il  remit 
Thérèse  ans  amis  de  Dulac;  en  même  temps  Ma^^  Labé- 
doyère  était  livrée  aux  amis  de  Richard.  Un  grand  coup 
de  tonnerre  éteignit  les  cierges  de  l'au  tel  ;  toute  l'église 
rentra  dans  l'obscurité  ,  et  le  bon  Polo  ,  à  genoux  ,  se  mit 
à  remercier  Dieu  de  tous  les  heureux  qu'il  avait  faits. 

On  se  hâte.  On  amène  les  montures.  Les  parens  de  Ri. 
chard,  tout  en  trouvant  le  fardeau  un  peu  lourd,  placent 
M"  e  Labédoyere  sur  un  joli  cheval ,  d'un  pas  rapide  et 
sûr,  que  le  jeune  honnne  avait  donné  pour  sa  Thérèse. 
Thérèse,  de  son  côté,  se  jota  doucement  sur  un  petit  bidet» 
au  doux  pas   d'amble,  que  M.  Dulac    avait  acheté  tout 


4S  BEYLE  DE  PARIS, 

exprès  pour  la  veuve;  et  voilà  nos  deux  marie'es  parties, 
l'une  au  trot,  l'autre  au  pas;  la  grave  JMn""  Labodoycre , 
escortée  par  de  jeunes  gaillards  vifs  et  bien  dispos,  la 
sémillante  Thérèse  gravement  accompagnée  par  de  vieux 
planleurs  et  trois  à  rpialre  personnes  d'un  âge  mur,  qui 
vont  au  trot  ;  cependant  l'orage  gronde  toujours. 

L'orage  brille  au  ciel,  les  bois  mugissent,  les  bêles  Je 
somme  hâtent  le  pas,  chacun  s'enveloppe  de  plus  belle 
dans  son  manteau.  M"""  Labédoyère  se  tient  à  la  crinière 
de  sa  monture,  Thérèse  Paccard  maudit  la  lenteur  de  la 
sienne  :  tout  servit  à  entretenir,  jusqu'à  la  fin  ,  la  double 
méprise  des  deux  époux. 

Thérèse  arriva  avec  son  escorte  à  l'instant  même  où  les 
premières  gouttes  de  pluie  pendaient  sur  les  branches  des 
arbres.  A  la  lueur  du  crépuscule,  Thérèse  put  remarquer 
dans  les  bâtimens  une  sorte  d'importance  qui  ne  s'accor- 
dait guère  avec  ses  idées  sur  la  cabane  de  Richard;  les 
^/•bies  et  les  arbrisseaux ,  que  le  veut  faisait  plier,  indi- 
quaient plutôt  un  manoir  qu'une  chaumière.  Mais  tout 
ceci  frappait  froidement  ses  regards  et  sa  vue,  elle  n'eut 
pas  le  temps  de  se  livrer  à  ses  réflexions.  Arrivée  sous  le 
péristyle  ,  une  foule  de  nègres  se  précipita  à  sa  rencontre 
avec  mille  contorsions  polies  en  faveur  de  leur  nouvelle 
maîtresse.  L'un  s'empara  de  son  manteau  ,  un  autre  l'in- 
troduisit dans  un  appartement  vaste  et  reluisant,  un  troi- 
sième s'empressa  de  lui  offrir  un  fauteuil,  et  un  quatrième, 
qui  portait  des  bracelets  d'argent,  lui  présenta  un  miroir 
pour  rajuster  sa  chevelure  que  la  rapidité  de  la  course 
avait  quelque  peu  dérangée.  La  jeune  fille  ouvrait  de 
grands  y»  ux,  et  elle  doutait  si  c'était  veille  ou  songe.  Elle 
jeta  à  la  hâte  un  regard  dans  la  glace;  mais,  pour  la  pre- 
mière fois,  ce  fut  un  coup  d'œil  à  la  légère;  elle  n'eut 
pas  le  temps  de  se  voir,  elle  rendit  le  miroir  à  l'esclave, 
et  elle  éiudia  l'appartement  d'un  long  regard.  Le  spectacle 
était  nouveau  pour  elle.  Elle  vit  de  grands  fauteuils  dorés 
«n  velours  cramoisi,  et  sculptés  anx  bras  et  sur  le  der* 


LlTTËRATUllE.  49 

rière;  elle  vit  de  molles  ottomanes,  autom-  desquelles 
circulaient  des  guii'Iandes  de  bois  de  chêne.  Au-dessus  du 
sofa,  et  contre  le  mur  blanchi,  était  attache'e  une  immense 
glace,  sculptée  et  dorée  comme  les  fauteuils,  mais  qui 
malheureusement  avait  été  fendue  dans  son  voyage  en 
France. 

La  glace  portait  un  large  emplâtre  au  milieu  de  sa  face, 
on  eût  dit  un  soldat  querelleur  le  lendemain  de  la  paye  ; 
elle  s'inclinait  d'un  air  goj^uenard  sur  l'appartement,  de 
manière  à  refléter  les  moindres  parties  du  sol  de  la  vaste 
salle,  qui  était  pavée  en  dalles,  à  la  mode  de  France.  Sur 
la  muraille  opposée  étaient  suspendus  d'antiques  portiaits 
de  famille  afl'ublés  d'énormes  perruques  et  couverls  de 
brillantes  armures.  Cette  magnificence  inouie  faisait  un 
singulier  contraste  avec  une  large  et  grossière  table  de 
bois  de  cèdre,  placée  au  milieu  de  la  chanibri',  entourée 
d'une  douzaine  de  chaises  du  même  bois  et  de  la  même 
fabrique.  Dans  cette  chambre  à  part,  le  dix-huitième 
siècle,  dans  ce  qu'il  avait  de  plus  recherché  et  de  plus 
fané,  donnait  la  main,  d'une  façon  très-familière,  à  l'art 
grossier  de  la  civilisation  américaine,  qu  était  à  son  com- 
mencement. 

Elle  vit  tout  cela,  Thérèse;  elle  vit  tout  ce  luxe  d'un 
coup  d'œil,  et  de  cet  appartement  portant  les  yeux  sur 
elle-même,  elle  se  vit  assise  dans  un  laige  fauteuil  de 
damas  fané,  à  franges  d'or  ternies,  les  pieds  sur  un  tabou- 
ret à  fleurs ,  et  devant  elle  un  guéridon  à  pieds  de  biche 
et  à  dessus  de  marbre,  chargé  d'un  magnifique  déjeuner. 
Rien  ne  manquait  à  ce  matinal  repas  de  noces  :  le  vin  de 
Bordeaux  dans  la  bouteille  allongée,  le  vin  de  Champagne 
ficelé  et  goudronne,  le  cristal  de  roche  à  facettes,  l'argen- 
terie armoriée,  la  porcelaine  de  Sèvres,  si  rare  aujourd'hui 
et  si  chère  ,  et,  sur  des  plats  d'argent  noirci,  la  tiuite  sa- 
voureuse, la  barre  si  friande,  le  pâté  de  canards,  mets 
favori  du  pays,  et  une  foule  de  plats  exquis  de  la  cuisine 
française,  dont  la  jeune  fille  n'avait  jamais  goûté.  Ajoutez 


;0  REVUE  DE  PARIS, 

qu'il  y  avait  sur  la  table  même  des  serviettes  atlachte$ 
avec   un  ruban  rose,  du  temps  de  M""^  de  Pompadour. 

ic  Ahl  se  dit  Thérèse,  voyant  tant  de  richesses  et  de 
coinfort,ce  n'estpas,sansdoute,  la  maison  de  mon  Piichard;  » 
puis,  jetant  un  autre  coup  d'œil  sur  toutes  clioses  ,  elle 
ajouta  :  v-  A  moins,  après  tout,  que  Richard  ne  soit  riche, 
et  qu'il  ait  voulu  me  causer   uue  surprise  de  bonheur,  n 

Le  doute  de  la  jeune  (llle  ne  dura  pas.  La  porte  inté- 
rieure de  l'appartement  s'ouvrit  lentement,  et  elle  vit 
entrer  un  vieux  gentilhomme,  à  la  face  jaunâtre  et  amai- 
grie ,  marchant  d'un  pas  pénible  et  maladif  Alors  le  per- 
sonnage qui  jusque  là  avait  accompagné  Thérèse  se  leva 
et  présenta  à  M'«'e  DuLc  M.  Dulac.  M.  Dulac  resta  im- 
mobile d'étonnement.  La  pauvre  enfant  ,  s'entendant  ap- 
peler la  femme  de  ce  vieillard,  paraissait  anéantie.  Quant 
au  vieillard,  il  eut  bientôt  retrouvé  ses  sens  ,  et  laissant 
de  côté  toute  hésitation,  il  prit  la  main  de  la  jolie  fenmie, 
qui  n'osa  pas  la  retirer  par  respect  pour  un  homme  qui 
lui  rappelait  sou  aieul. 

Quand  il  sentit  dans  la  sienne  cette  main  si  jeune,  quand 
il  vit  rougir  de  si  prés  ce  joli  visage,  M.  Dulac  redevint 
Français  tout-à-fait;  il  oublia  les  mots  de  galanterie  qu'il 
avait  appris  par  cœur  pour  plaire  à  sa  veuve,  et,  s'appro- 
chant  encore  plus  près  de  Thérèse,  u  Ah  !  madame,  lui  dit- 
il,  pardonnez  à  mon  embarras,  mais  mon  bonheur  me  con- 
fond.  Je  reste  muet  d'étonnement  et  de  joie.  Combien 
vous  êtes  heureusement  changée  depuis  la  dernière  fois 
que  je  vous  ai  vue!  Heureux  et  fortuné  que  je  suis!  je 
retrouve  une  épouse  deux  fois  plus  belle  et  dix  fois  plus 
jeune  ;  laissez-moi  me  féliciter  de  ce  grand  miracle  ,  et  en 
remercier  en  même  temps  le  ciel  et  vous.  » 

Thérèse  retira  sa  main  et  répondit  vivement  :  —  Il  n'y 
a  pas  de  miracle  à  cela  ,  monsieur  ;  je  suis  la  même  que  je 
fus  toujours;  mais  il  y  a  quelque  chose  d'étrange  en  tout  ceci, 
que  je  ne  puis  m'exj)liquer.  »  La  pauvre  enfant  ,  disant 
cela  j  était  prête  à  pleurer. 


littératuut;.  51 

—  Vous  avez  raisiiii  ,  madame ,  vous  avez  bien  raison  , 
disait  le  nalin  vieillard;  cela  est  étrange.  Que  je  retrouve 
à  la  place  de  ma  veuve  une  toute  jolie  filli' ,  éblouissante, 
et  l'œil  humide  ,  et  la  main  blanche  et  frêle;  que  je  vous 
trouve  à  mon  foyer  ,  souveraine  et  maîîresse  de  ma  mai- 
son ,  vous,  ma  vierge  timide  et  tremblante;  cela  est 
étrange,  en  effet,  bien  étrange;  c'est  un  miracre  qui 
vous  donne  à  moi  ;  et ,  encore  une  fois,  j'en  remercie  vous 
et  le  ciel,  d 

A  ces  mots,  les  terreurs  de  la  jeune  fille  augmentèrent; 
elle  trembla.  — Ah  !  monsieur,  s'écria-t-elle  ,  nous  sommes 
les  jouets  d'une  fatale  méprise;  monsieur  ,  vous  n'êtes  pas 
Richard,  où  est  mon  Richard;  c'est  Richard  que  je. 
veux,  n  Et  Thérèse  ,  les  mains  joiiites,  appelait  :  Richard  • 
Richard  ! 

Elle  se  leva  pour  sortir,  appelant  toujours  Richard! 
mais  l'amoureux  et  obstiné  vieillard  se  pLca  devant  la 
porte.  Cette  beauté,  qui  d'abord  l'avait  frappé  si  vivement, 
lui  revenait  à  présent  bien  plus  éclatante  et  bien  plus  en- 
tière. Une  grande  passion  s'empara  de  cette  ame  flétrie, 
quand  le  vieillard  eut  bien  étudié  à  loisir  ce  joli  visage 
rond,  ce  beau  front  couvert  de  cheveux  ,  ces  joues  mou- 
lées, colorées  d'une  rougeur  extraordinaire,  ces  grands 
yeux  noirs,  qu'une  hirmc  rendait  pius  brillans  encore,  et 
ces  lèvres  boudeuses  et  vermeilles.  Non  ,  par  tous  les 
saints  1  le  vieux  Français  se  connaît  trop  bien  en  femmes 
jolies  pour  relâcher  à  l'heure  qu'il  est  la  jolie  compagne 
que  lui  a  donnée  l'hymen. 

—  «  Puis-je  prendre  la  liberté,  madame,  dit  M.  Dulac 
à  Thérèse,  de  vous  demander  qui  donc  vous  appelez  ainsi 
de  ce  nom  de  Richard  ? 

—  C'est  Richard,  mon  mari  Richard,  Richard  Alvarès, 
qui  demeure  là-bas,  près  des  peupliers,  et  que  j'ai  épousé 
ce  matin  !  » 

M.  Dulac ,  prenant  encore  un  ton  plus  doux  :  •  — 
Prenez  garde  à  ce  que  vous  dites  ,  reprit-il;  je  ne  coniiai» 


52  REVUE  DE  PARIS, 

pas  ce  Richard  Alvarès.  Celui  que  vous  avez  épousé  ce 
malin,  c'est,  moi;  celui  à  qui  vous  avez  promis  devant 
l'autel  foi  et  fidélité  ,  c'est  moi.  0  ma  jeune  femme  !  mon 
épouse  bien-aimée,  regardez  à  votre  doigt  l'anneau  bril- 
lant que  vous  portez  ,  cette  devise  en  pierreries  :  jusqu'à 
tA  MORT  ,  c'est  mon  anneau  que  vous  portez  !  c'est  moi 
désormais  qui  suis  votre  protecteur,  votre  ami,  votre 
époux  ,  votre  père.  Vous  êtes  ma  femme ,  sinon  |iar  l'effet 
de  nos  deux  volontés ,  du  moins  par  le  bon  plaisir  de  la 
Providence ,  qui  nous  a  unis  d'un  lien  que  personne  ne 
peut  rompre.  "  Ici  une  toux  violente  interrompit  M  Dulac 
dans  ce  discours  si  amoureux  et  si  solennel. 

ïliérèse,  comprenant  toute  l'étendue  de  l'accident  qui 
avait  rejeté  son  mariage  si  fort  en-dec;i  de  ses  espérances, 
était  retombée  sur  son  fauteuil,  pleurant  et  désolée.  Le 
vieillard,  qui  était  iiabile  et  amoureux,  n'oublia  rien 
pour  la  consoler.  Il  fut  aux  petits  soins  pour  elle-,  il  lui 
6t  ses  éblouissans  présens  de  noces ,  riches  colliers  de 
pierreries  ,  lourdes  chaînes  d'or,  robes  de  soie,  robes 
parfumées,  des  gants  de  France,  et  toutes  les  parures 
destinées  à  la  belle  veuve.  Le  riche  planteur  parla  moins 
de  son  amour  que  de  sa  fortune,  de  l'étendue  de  son  do- 
micile, du  nombre  de  ses  esclaves,  <le  sa  ferme  volonté 
de  faire  sa  femme  la  souveraine  maître-se  de  ses  domai- 
nes ;  puis,  voyant  qu'elle  l'écoutait  déjà  plus  patiemment, 
il  assaisonna  son  discours  d'iui  peu  de  calomnie  contre 
Richard,  si  gueux  et  si  chargé  de  famille  ;  il  insinua  adroi- 
tement que  cette  méprise,  dont  il  se  réjouissait  comme 
du  moment  le  plus  heureux  de  sa  vie,  ne  serait  pas  arrivé 
sans  un  peu  d'aide  de  la  part  de  Richard.  L'instant  d'après 
il  représenta  Richard  dans  les  bras  de  l'opulente  veuve, 
oubliant  la  pauvre  Thérèse,  qu'il  lui  avait  sacrifiée. 
Ainsi  parla  l'artificieux  Français;  il  avait  l'air  si  honnête, 
si  convaincu  de  ce  qu'il  disait,  si  soumis  à  l'arrêt  qu'allait 
porter  sa  femme!  Thérèse  le  regarda  d'un  œil  plus  doux; 
elle  plaça  à  son  rou  la  chaîne  d'or  ,  elle  entoura  son  bras 


LITTÉRATURE.  53 

rfes  bracelets  de  perles,  et  peu  à  peu  elle  consentit  à 
s'asseoir  avec  M.  Dulac  au  banquet  qui  était  préparé. 
Elle  tendit  son  verre  à  la  bouteille  goudronnée,  et  son 
joli  nez  se  perdit  dans  la  mousse  du  vin  de  Champagne  , 
cet  oubli  pétillant  de  tous  les  maux. 

Cependant  M'"  -  Labédoyère ,  maintenant  M  Richard, 
était  rapidement  emportée  vers  la  cabane  de  son  époux, 
par  le  fringant  coursier  que  Richard  avait  amené  des 
Avoyelles.  Telle  fut  la  rapidité  de  sa  course  que  les  nua- 
ges paraissaient  vuincus  en  vitesse  ;  et  quoique  Thabita- 
tion  de  Richard  fût  beaucoup  plus  éloignée  que  celle  de 
M.  Dulac,  1,1  belle  veuve  ne  mit  pr.s  plus  de  temps  à  faire 
le  trajet  que  la  jolie  Thérèse  ;  elle  arriva  comme  elle  aux 
premièi-cs  gouttes  de  l'orage  ,  aux  jiremières  clartés,  chi 
matin.  Mais  la  surprise  de  la  dame  fut  bien  plus  gr;*nde 
encore  que  celle  de  la  jeune  fille.  La  pièce  dans  laquelle 
elle  fut  introduite  était  parquetée  de  planches  mal  join- 
tes, sur  lesquelles  on  posait  comme  sur  un  huchoir.  Un 
grand  trou  pratiqué  au  milieu  de  l'appartement  servait  de 
clierainée,  et  dévorait  la  fumée  d'un  cyprès  tout  entier; 
les  poutres  nues  du  plafond  étaient  noircies  parla  funîée; 
quelques  vieux  coffres ,  une  douzaine  d'escabeaux  et 
deux  grossiers  fauteuils  formaient  tout  l'ameublement  de 
la  maison.  C'est  dans  ce  trou  que  la  veuve  fut  introduite  ; 
nul  esclave  ne  se  présenta  pour  la  recevoir.  Une  jeune 
fille  aux  cheveux  blonds  flottans  l'aida  à  ôter  son  man- 
teau. Et  lorsqu'elle  parut  à  découvert  dans  tout  le  feu 
de  ses  diamans,  dans  tout  le  bruit  de  sa  robe  de  soie 
frémissante,  les  deux  vieillards  qui  s'étaient  levés  pour 
la  recevoir,  un  bonhomme  de  soixante  ans  ,  à  barbe 
blanche,  et  en  culotte  de  peau,  et  une  respectable  ma- 
trone, de  dix  ans  plus  jeune  ,  en  grossier  bonnet  de  coton 
blanc  et  robe  de  bure,  retirèrent  leurs  bras  tendus  pour 
embrasser  leur  nouvelle  fdle,  et  s'inclinèrent  jusiju'à 
terre,  dans  le  silence  du  respect. 
;    — Quelle  belle  damel  disaitla  vieille  fenmic  à  son  mari. 

TOME  X.  h 


54  REVUE  DE  PARIS. 

—  Quelle  femme  âgée  !  chuchotaif,  aux  deux  frères  la 
jeune  blonde  qui  avait  débarrassé  M""^  Labédoyère  de 
son  manteau.  « 

Pendant  ce  temps,  la  sévère  dame  promenait  sur  le 
groupe  et  sur  la  cabane  des  regards  empreints  d'un  dédain 
amer.  Ses  yeux  noirs  et  bautains  lancèrent  des  flammes 
quand  elle  repoussa  le  misérable  fauteuil  qu'on  lui  offrait; 
sa  mouslacbe  renaissante  se  redressa  sur  sa  lèvre  enflée. — 
Où  suis-je  ?  s'écria-t-elle;  d;ms  quelle  maison  et  cbez 
qui  ?  Pourquoi  m'a-t-on  conduite  ici  ?  Ce  n'est  pas  là  la 
maison  de  mon  mari.  —  Où  est  ma  femme  ?  dit  Richard, 
qui  entrait  en  même  temps ,  l'œil  brillant  de  joie  ;  où  est 
ma  femme,  que  je  l'embrasse?  n  Puis  ,  voyant  la  belle 
veuve  :  —  Quelle  est  cette  dame  ?  demanda-t-il  d'un  ton 
plus  bas  et  déjà  fort  inquiet,  sans  trop  savoir  pourc|uoi. 

—  Cette  dame  ,  Richard,  répondit  un  des  jeunes  gar- 
çons,  c'est  ta  femme,  c'est  la  dame  que  le  curé  nous  a 
donnée  pour  toi. 

—  Et  une  belle  dame  encore  1  Je  puis  bien  jurer  qu'il 
n'y  en  a  pas  une  plus  belle  dans  le  pays,  ajouta  la  mère 
de  Richaid. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  votre  femme,  monsieur.'  s'écria 
la  veuve  en  éclatant  et  les  poings  fermés  ;  je  ne  suis  pas 
votre  femme,  je  le  jure  ;  qu'on  me  ramène  chez  mon 
mari.  Je  ne  resterai  pas  dans  cette  misérable  cabane  un 
instant  de  plus. 

—  Vous  dites  très-vrai,  répliqua  Richard;  vous  n'êtes 
point  ma  femme  ,  madame  ;  j'ai  épousé  une  plus  jeune ,  et, 
j'en  l'cnds  grâce  au  ciel,  une  bien  plus  jolie  femme  que 
vous;  Thérèse  Paccard,  ma  jolie  Thérèse.  Je  vois  ici  quel- 
que fatal  quiproquo  que  je  dois  éclaircir;  mais  il  faut 
que  vous  restiez  chez  moi  en  otage  jusqu'à  ce  que  je  re- 
trouve ma  Thérèse,  ma  femme  à  moi.  Ainsi  donc ,  madame, 
restez  ici  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  retrouvé,  vous  votre 
mari  et  moi  ma  femme.  Avant  que  Thérèse  ne  me  soit 
rendue,  et   malgré   votre  bonne  envie  d'eu  sortir,  vous 


LlTTliRATURE.  55 

uc  sortirez  pas,  je  le  jure,  de  cette  misérable  maison. 

—  Ah!  s'écria  la  mère  de  Richard,  frappée  d'une  idée 
subite,  tu  verras,  mon  fils,  que  ce  sera  là  un  tour  du 
mauvais  œil  du  pauvre  Balthasar,  qui  t'a  donné  la  mau- 
vaise dame  ! 

—  En  ce  cas- là ,  ma  mèie, il  faudra  bien  que  le  seigneur 
Balthasar  me  retrouve  et  me  rende  ma  véritable  femme. 
Quel  droit  aurait-il  de  m'escroquer,  au  profit  d'un  autre, 
ma  gentille  Thérèse?  Pourquoi  m'affubler  de  celte  dédai- 
gneuse dame,  qui  est  assez à^ée  pour  être  ma  mère?  Mais 
j'irai  trouver  Balthasar ,  j'irai  le  trouver  sur-le-champ 
pour  qu'il  me  rende  Thérèse  Paccard.  Si  je  ne  le  fais 
pas,  je  consens  bien  à  ne  plus  mouler  à  cheval  le  reste 
de  mesjoursîEn  attendant ,  faites  veiller  sur  cette  dame; 
gardez-là,  ainsi  que  ses  soieries  et  ses  bijoux,  et  ne  la 
laissez  pas  sortir  jusqu'à  mon  retour.  « 

Disant  ces  mots ,  il  se  précipita  par  la  porte ,  malgré 
la  pluie  qui  frappait  contre  les  vitres.  Sa  mère  le  rappela 
en  vain.  11  s'élança  sur  son  cheval,  et  courut,  à  travers 
l'orage  ,  à  la  cure  d'Adayes.  La  il  eut  une  longue  confé- 
rence avec  Balthasar  Polo.  Le  bonhoinine  essaya  d'abord 
de  le  convaincre  qu'une  pareille  erreur  était  impossible, 
qu'il  était  sur  d'avoir  remis  a  chacune  de  ces  dames  l'an- 
neau de  son  époux  et  ces  dames  elles-mêmes  aux.  mains 
de  leurs  époux.  Mais  tout  ce  que  put  dire  le  digne  curé 
ne  servit  qu'à  augmenter  la  fureur  de  Richard.  11  demanda 
à  Balthasar  s'il  pensait  que  tout  le  monde  fut  aveugle, 
et  s'il  le  croyait  incajiable  de  distinguer  une  femme  de 
quarante  ans  d'une  jolie  iîlle  de'dlx  indt.  Alors  Baltha- 
sar demanda  au  jeune  homme  s'il  savait  le  nom  de  l'homme 
que  devait  épouseï'  la  dame  qui  était  chez  lui,  parce  qu'il 
était  probable  que  chez  cet  homme  la  fiancée  de  Richard 
avait  élé  conduite.  Richard,  frappé  de  celte  idée,  ne 
sut  que  répondre.  Il  n'avait  j)as  même  songé  à  s'informer 
du  nom    de   la  femme  qu'on  lui  avait  amenée.  U   fallait 


56  REVUE  DE  PARIS. 

donc  aller  prendre  de  nouvelles  informations   auprès  de 

la  veuve,  et  il  partit  pour  retourner  chez  lui. 

Cependant  il  ne  voulut  pas  quitter  le  village  d'Adayes 
sans  aller  à  la  demeure  de  Thérèse  :  à  la  demeure  de 
Thérèse  on  ne  put  rien  lui  apprendre  ,  on  la  croyait  chez 
son  époux  ;  on  n'en  savait  aucune  nouvelle  depuis  qu'elle 
avait  quitté  la  maison  en  beaux  habits  de  noces.  11  courut 
à  l'église  dans  un  vain  espoir  qu'elle  serait  encore  à  l'é- 
glise, et  là  il  ne  trouva  que  le  sacristain  et  les  disgra- 
cieuses figures  des  saints  à  longue  baibe,  qui  regardaient 
ses  angoisses  avec  la  plus  entière  indifférence.  La  f^irgen 
de  los  Dclori's ,  tout  entière  à  ses  violentes  douleurs,  n'a- 
vait aucime  pitié  pour  les  chagrins  si  cuisans  et  si  récens 
de  Richard.  Richard,  à  ce  sang-froid,  fut  presque  tenté 
d'arracher  ces  horribles  peintures;  mais  il  eut  peur  de 
faire  attendre  Thérèse.  Il  remonta  donc  sur  son  cheval, 
et  il  arriva  chez  lui  trempé  par  la  pluie  et  au  milieu 
d'une  épaisse  vapeur,  produite  par  la  température  de  ces 
contrées. 

La  fureur  de  l'orage,  qui  aurait  perdu  les  habits  de 
noces  de  M"'^  Labédoyère,"  si  elle  avait  tenté  de  se  ha- 
sarder au  dehors  de  la  maison  ,  lui  avait  fait  supporter 
avec  assez  de  patience  sa  détention  dans  la  maison  de 
Richard.  A  son  retour,  Richard  trouva  la  veuve  assise 
dans  un  fauteuil ,  l'air  soucieux  plutôt  qu'ennuyé.  Ses 
sœurs  se  livraient  à  leurs  occupations  habituelles,  quoi- 
que plus  silencieuses  et  plus  réservées  qu'à  l'ordinaire. 
Le  ton  impérieux  de  la  dame  inconnue  et  l'éclat  de  son 
costume  gênaient  quelque  peu  leurs  mouvemens.  Quant 
aux  réflexions  intimes  de  M"  ^  Labédoyère,  elles  n'étaient 
pas  toutes  au  désavantage  de  Richard.  Si  Richard  retrou- 
vait Thérèse  ,  M.  Dulac  n'était  pas  perdu,  sinon  cette 
perte  pouvait  être  facilement  réparée  parce  jeune  homme 
de  si  bonne  mine  et  de  si  riche  encolure.  Jeune,  colère, 
animé,  montant  achevai  par  l'orage,  vaniteux,  amou- 
reux à  outrance ,  insolent  :  cela    valait  bien  les  richesseï» 


LITTERATURE.  57 

et  les  catharres  de  M.  Diilac  ;  et  puis  si  Richard  était 
jiauvre,  la  riche  veuve  avait  assez  de  bien  pour  deux. 
Tout  bien  pesé ,  elle  commençait  à  trouver  sa  situation 
fort  supportable,  loisque  Richard   entra. 

Richard,  tout  essoufflé,  tout  mouillé,  tout  haletant, 
demanda  à  la  dame  et  son  nom  à  elle  et  le  nom  de  l'homme 
qu'elle  devait  épouser  avant  qu'elle  ne  tombât  entre  ses 
ni.iins.  Toute  la  famille  tint  conseil ,  et  délibéra  sur  ces 
informations.  La  superbe  veuve  elle-même  descentlit  de 
son  orgueil  pour  donner  son  avis  dans  cette  circonstance 
diiiicile.  Il  fut  arrêté  d'une  commune  voix  que  Richard 
irait  avec  soh  père  à  l'habitation  de  M.  Dulac  pour  re- 
demander sa  jeune  épouse.  Si  sa  femme  lui  était  rendue, 
Richaril  promettait  en  revanche  de  rendre  a  Mm  La- 
bédoyère  son  mari  et  sa  liberté.  Cela  dit,  le  pèrô  et  le 
fils  se  mirent  en  route  comme  deux  paladins  d'autrefois. 
Le  père  était  un  cavalier  peu  habile  ,  qui  de  toutes  les 
allures  du  cheval  ne  connaissait  que  le  pas  ou  tout  au 
plus  le  petit  Irut.  Aussi  Richard,  impatient  d'arriver  , 
appelait-il  son  père  de  temps  à  autre,  lui  faisant  remar- 
quer que  le  chemin  était  long,  qu'il  fallait  traverser  toute 
la  ville  d'Adayes  pour  retrouver  au  côlé  opposé  la  maison 
de  M.  Dulac,  et  qu'à  la  manière  dont  ils  allaient  il  leur 
serait  impossible  d'arriver  à  leur  destination  avant  la 
nuit. 

«Qu'importe,  Richard?  disait  le  vieillard  ,  il  sera  tou- 
jours assez  temps  d'arriver  pourvu  que  nous  arrivions 
avant  la  nuit.  Vous  savez  bien  que  voici  bientôt  dix  ans 
que  je  n'ai  monté  un  cheval ,  et  vous  ne  voudriez  pas,  mon 
fils  ,  que  votre  vieux  père  se  fit  le  jockey  de  votre  passion 
pour  se  casser  le  cou  dans  sa  vieillesse.  Soyez  donc  plus 
patient  pour  moi,  mon  fils  Richard,  et  si  votre  cheval  va 
trop  vite,  modérez -le  en  lui  pressant  le  flanc  ,  et  tenez- 
vous  à  mes  côtés.  » 

Que  ce  voyage  parut  long  à  Richard  !  Que  son  père  lui 
parut   crijel  !    Ils  atteignirent   cependant  la   maison   de 


58  HEYUE  DE  PARIS. 

M.  Dulac  à  l'heure  douteuse  du  crépuscule,  quand  il  ue 
fait  plus  jour ,  quand  il  n'est  pas  encore  nuit.  La  pluie 
avait  cessé;  le  mois  tie  mars  était  redevenu  printemps , 
et  le  serein  avait  ren:placé  l'air  boudeur.  Dans  le  ciel ,  les 
nuages  vaporeux  et  diaphanes  se  coloraient  à  l'avance 
d'une  teinte  rose  pour  être  tout  prêts  quand  viendra  le 
beau  jour  i!e  demain.  L'impalient  jeune  homme  ,  pendant 
que  son  père  arrivait,  frappa  à  la  porte  de  M.  Dulac. 
Quand  il  eut  frappé  à  plusieurs  reprises,  un  nègre  vint 
ouvrir,  cl  il  apprit  aux  voyageurs  que  son  maître,  M.  Du' 
lac,  venait  de  se  coucher  avec  sa  nouvelle  femme  il  n'y 
avait  qu'un  instant. 

ic  Et  quelle  femme?  demanda  vivement  Richard. 

— Une  très  belle  et  très-jeune  daine,  répondit  le  nègre, 
que  mon  maître  a  amenée  avec  lui  aujourd'hui,  ceraatiu 
même,  d 

A  cetle  réponse  ,  la  respiration  et  le  cœur  manquèrent 
à  Richard.  Il  n'eut  plus  assez  de  voix  ni  de  courage  pour 
interroger  le  nègre  plus  longtemps.  Son  père  se  chargea 
de  ce  soin.  Le  nègre  parlait  volontiers.  Il  s'étendit  tant 
qu'on  voulut  sur  la  description  de  sa  nouvelle  maîtresse. 
Elle  avait  dix  huit  ans,  elle  était  de  la  ville  d'Adayes, 
elle  avait  nom  Thérèse  Paccard;  elle  avait  d'abord  pleuré 
dans  le  grand  salon,  puis  elle  s'était  mise  à  table  le  vi- 
sage serein;  puis,  avant  la  nuit,  elle  paraissait  heureuse 
et  très-conlente  de  son  époux. 

Ce  que  Richard  éprouvait  ne  saurait  se  décrire.  Le 
sang  français  et  le  sang  espagnol  se  livrèrent  dans  ses. 
veines  un  combat  sérieux.  A  la  fin  l'orgueil  français  l'em^ 
porta.  —  «Partons,  mon  père,  dit  Richard;  partons ^ 
mon  père,  je  comprends  tout  ceci  à  piésent  ;  Thérèse 
s'est  cruellement  jouée  de  moi  :  partons,  mon  père,  par- 
tons ,  partons  !  « 

Le  vieillard  retint  son  fils,  et  se  retournant  vers  le 
nègre  :  «  Il  faut  absolument  que  je  parle  à  ton  maître , 
lui  dit-il,  et  sur-le-champ. 


Liir.LRATUUE.  59 

—  Cela  est  impossible,  dit  le  nègre;  mon  maiire  a  dé- 
fendu que  sous  aucun  jnciexte  ou  entrât  dans  sa  cham- 
bre avant  le  jour. 

—  Je  te  dis  qu'il  faut  absolument  que  je  parle  à  ton 
raaitre ,  esclave  de  Satan ,  cria  d'une  voix  terrible  le  vieux 
Louisianien  !  il  faut  que  je  parle  a  ton  inaître;  va  lui 
dire  que  je  veux  le  voir  sur-le-champ.  « 

Le  noir  fut  prévenir  M.  Dulac.  L'instant  d'après  ,  le 
noir  revint,  porteur  d'un  honnête  message  de  son  maî- 
tre ,  qui  prévenait  M.  Richard  et  son  père  que  lui,  Dulac, 
c'i-tait  sa  nuit  de  noces,  qu'il  s'éiait  relire  pour  reposer 
à  côte  de  sa  nouvelle  épouse,  qu'il  priait  ces  messieurs 
de  ne  pas  le  troubler  dans  son  bonheur,  et  que  demain  il 
serait  heureux  de  les  recevoir  et  d'obéir  aux  ordres  qu'ils 
voudront  bien  leur  donner. 

Le  vieux  berger  suivait  celte  réponse  du  regard  et  du 
geste ,  se  grandissant  d'un  demi  pied  à  chaque  mot  que 
disait  l'esclave,  et  développant  peu  à  peu  ses  vastes  épau- 
les, ses  grands  bi'as,  ses  larges  mains  et  la  fureur  qui 
gonflait  sa  poitrine  :  — u  Va  dire,  cria-t-il  au  nègre,  et 
la  porte  était  enir'ouverte,  va  dire  au  Français  Dulac 
que  si  je  ne  le  vois  pas  tout  de  suite  je  renverse  sa  mai- 
son d'un  coup  d  épaule,  et  que  je  l'ensevelis ,  lui  et  sa 
femme  ,  sous  ses  tlébris  !  )> 

Alors  une  fenêtre  s'ouvrit  au  premier  étage;  l'appar- 
tement était  somJjre  et  silencieux.  Une  tête ,  couverte 
d'un  bonnet  de  laine ,  retenu  par  un  ruban  tl'un  demi 
pied,  se  présenta  à  cette  fenêtre,  et  M.  Dulac  demanda 
d'une  voix  aigre  et  cassée  quel  était  ce  bruit  et  ce  qu'on 
pouvait  lui  vouloir  à  celte  heure  de  la  nuit. 

Le  père  répondit  pour  Richard  ;  il  exposa  en  peu  de 
mots  l'objet  de  leur  visite;  ilparl  i  du  changemcntde  fem- 
mes dont  Richard  était  la  victime  ;  il  linit  par  réclamer 
à  haute  voix  la  fejnme  de  Richard  ,  offrant  de  rendre  en 
retour  les  diamans ,  les  habits  et  la  fiancée  de  M.  Dulac. 
Un  grand  silence  s'en  suivit.  Richard  prêtait  l'oreille. 


60  REVUE  DE  PARIS, 

prêt  à  s'élancer  clans  l'apparlement  au  moindre  cri  ,  au 
moindre  soupir  ;  mais  pas  un  soupir  ne  se  fit  entendre. 
M.  Dulac  rompit  ce  silence  d'un  air  triomphant. 

• —  «  Messieurs  ,  leur  dit-il,  vous  le  voyez,  il  n'y  a  pas 
d'erreur.  Je  suis  très'satisfaitet  très-heureux  du  mariage 
que  j'ai  iait  ce  matin.  J'espère  que  la  jeune  dame  mon 
épouse ,  qui  est  près  de  moi ,  est  heureuse ,  comme  je 
suis  heureux  ,  et  d'ailleurs  vous  voyez  bieu  qu'elle  ne  fait 
aucune  objection.  Cette  jeune  femme  est  à  moi,  selon  les 
rèj;les  de  l'Église;  elle  porte  à  son  doigt  un  anneau  d'épouse 
légitime  à  mon  nom ,  que  lui  a  donné  le  prêtre.  Quant  à 
la  veuve  Labédoyère ,  je  n'ai  rien  à  y  voir;  faites-en  ce 
qu'il  vous  plaira  ;  c'est  une  très-respectable  dame  ,  qui 
convient  parfaitement  à  M.  Richard  ,  et  avec  laquelle  je 
lui  souhaite  toutes  sortes  de  bonheurs.  » 

Le  vieillard  se  retirait,  Richard  vouiuttenter  un  dernier 
effort. 

—  Thérèse  !  criait-il ,  ma  Thérèse  ,  Thérèse  Paccard! 

Ce  fut  encore  M.  Uulac  qui  répondit ,  mais  cette  foi» 
sur  un  ton  plus  élevé. 

»  Jeune  homme,  dit-il,  c'est  s'y  j)rendre  de  bonne 
heure  pour  convoiter  ma  femme  1  c'est  être  bien  emporté 
dans  ses  désirs  que  de  vouloir  arracher  ma  femme  démon 
lit  la  première  nuit  de  mes  noces.  !  Vous  vous  êtes  mis 
trop  tôt  en  cheiiiiu  pour  celte  galante  expédition ,  mes- 
sieurs I  Ce  n'est  pas  l'habitude ,  même  en  France  ,  aux  ga- 
lans  comme  vous  de  pourchasser  la  femme  d'aulrui  le 
lendemain  de  ses  noces  ;  le  galant  le  plus  exigeant  donne 
au  moins  quelques  jours  de  repos  aux  maris.  Et  vous  , 
monsieur  Alvarés ,  comme  je  crois  que  vous  vous  appelez, 
je  suis  étonné  de  voir  un  homme  à  barbe  grise  soutenir 
M.  Richard  dans  une  si  méchante  affaire.  Vous  voulezraa 
femme,  messieursl  vous  voulez  me  donner  en  troc  M™e  La- 
bédoyère !  Je  ne  veux  pas  de  ce  changement.  Je  suis  con- 
tent de  mon  lot  et  je  le  garde  ;  faites-en  autant  de  la 
femme  qui  vous  est  échue.  Messieurs,  je  vous  souhaite 


LITTËUATURE.  61 

bien  le  bonsoir  !  *  A  ces  mots  le  bonnet  disparut ,  la  fenê- 
tre  se  referma  ,  le  volet  intérieur  cria  sur  ses  gonds;  au 
même  instant  le  nègre  tirait  le  verrou  de  la  porte  d'en 
bas. 

Toute  la  maison  rentra  dans  le  silence  et  dans  l'obscu- 
rité. 

Le  père  et  le  fils  se  regardèrent  immobiles  de  fureur 
et  d'élonnement.  I,e  vieil  Alvarès  parlait  d'enfoncer  la 
porte  ,  Richard  voulait  oublier  l'ingrate,  et  tous  les  deux, 
l'un  jurant  .  l'autre  pleurant,  ils  se  rendirent  auprès  du 
trisie  Balthasar  Polo  qui  pâlit  en  les  revoyant  ,  l'un  si  en 
colère  ,  l'autre  si  triste. 

Le  bon  curé  les  reçut  avec  sa  bonté  ordinaire, il  écouta 
doucement  leurs  plaintes.  — Mes  amis  ,  leur  dit-il ,  j'ai  le 
plus  grand  chagrin  de  l'erreur  que  j'ai  commise,  et  ce- 
pendant j'y  reconnais  le  doigt  de  Dieu.  Je  ne  puis  défaire 
ce  que  le  ciel  a  fait.  Richard  ,  M""»  Labédoyère  est  votre 
femme  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  ,  Thérèse  Pac- 
card  est  la  femme  légitime  de  M.  Dulac.  Venez  me  voir 
demain  avec  votre  fcnnne  ,  Richard  ;  j'enverrai  chercher 
de  leur  côté  M.  et  M""  Dulac ,  el  je  tâcherai  d'arranger 
cette  affaire  aussi  bien  qu'il  se  pourra. 

Le  lendemain  ,à  la  moitié  du  jour  ,  les  deux  nouveaux 
couples  étaient  réunis  an  presbytère.  M™'  Dulac,  toute 
honteuse  ,  bais--ait  les  yeux  et  s'appuyait  à  regret  sur  son 
vieil  époux;  Mme  Richard,  au  contraire,  marchait  tète 
levée  et  se  pressait  près  de  son  jeune  éj)oux,  comme  si 
elleeùt  redouté  encore  une  méprise.  Richard  était-calme 
et  paraissait  soumis  aux  ordres  de  la  Providence  ;  M.  Du- 
lac souriait  avec  l'assurance  d'un  homme  à  bonnes  for- 
tunes qui  ne  doute  plus  de  rien,  et  qui  est  accoutumé  à 
de  pareils  exploits. 

Le  bon  piètre,  quand  il  vit  ces  couples  si  mal  assortis, 

et  par  sa  faute,  comprit  toute  son  erreur,  et  il  parla  ainsi  : 

—  Nous  avons  fait  une  grande  mépiise  ,  dit-il;  je  suis 

bien  coupable  d'avoir  ainsi  violé  un  contrat  pour  lequel 


62  REVUE  DE  PARIS, 

ou  apijelait  en  tcinoiguage  mon  sacré  niinistèit-  !  Et  vous, 
dit-il,  en  s'adiessant  aux  vieux  amans,  vous  avez  été  les 
gagnans  à  ce  jeu  de  hasard  ,  auquel  ces  mallieureux  jeunes 
gens  ont  Lonibleinent  perdu.  Yous  leur  devez  une  com- 
pensation qui  sera  toujours  trop  faible.  Soyez  moins  durs 
que  la  loi ,  vieillards  ;  la  loi  ne  donne  rien  à  ces  enfans 
pour  êlre ,  TLérèse  votre  femme  et  Richard  voire  mari. 
Madame,  réparez  l'dubli  de  la  loi,  et  ma  faute  à  moi, 
pauvre  aveugle,  qui  ne  veux  pas  pleurer  pour  ne  pas 
perdre  tout  à  fait  la  lumière  du  jour.  Que  M.  Dulac  aban- 
donne la  moitié  de  ses  immenses  propiiélés  à  sa  jeune 
femme,  et  vous,  madame,  cédez  la  moitié  des  vôtres  à 
votre  jeune  époux ,  et  après  que  le  ciel  et  les  jeunes  gens 
me  pardonnent, et  que  les  mariages  restent  tels  qu'ils  sont! 

Au  premier  abord  la  transaction  parut  dure  aux  ileux 
riches  intéressés,  mais  l'argumentdu  pjsteur  étaitpércmp- 
toire.  M.  Dulac  ne  pouvait  plus  songer  à  céiler  Thérèse; 
de  son  côté  ,  M"'e  Labédoyère  ,  quand  elle  vit  le  beau 
Richard  à  côté  de  son  laid  rival  ,  ne  put  s'empêcher  de 
comparer  tant  de  jeunesse  à  tant  de  décrépitude,  et  inté- 
rieurement elle  se  félicita  de  l'échange.  Le  notaire  fut 
donc  appelé;  il  instrumenta  sur-le-champ  ,  et  les  parties 
se  retirèrent ,  Thérèse  avec  M.  Dulac,  Richard  avec  Mm» 
Labédoyère ,  dont  il  alla  habiter  la  maison ,  devenue  la 
sienne. 

Le  soir  même,  les  deux  jeunes  gens  sentirent  leur  plaie 
saignante  se  renouveler  d'une  façon  cruelle.  La  coutume 
des  charivaris,  renouvelée  en  France  avec  tant  de  fracas 
par  la  distribution  des  croix  d'honneur,  n'a  jamais  cessé 
d'être  religieusement  observée  d^ns  toutes  les  colonies 
françaises  de  l'Amérique  du  Nord.  C'est  la  plus  bruyante 
manière,  et  par  conséquent  la  meilleure  manière  que  nous 
sachions  de  célébrer  les  mariages  inégaux  et  mal  assortis. 
La  nuit  approchait  à  peine  qu'on  entendit,  de  la  maison 
de  M™»  Richard  ,  le  charivari  qui  approchait.  Le  cor 
sonnait,  le  siÛlct  criait ,  le   chaudron  hurlait,  la  cloche 


LITTÉRATURE.  63 

tintait,  la  cornemuse  mugissait,  les  voix  hurlaient.  La 
procession  marchait  à  travers  les  bruyères  ,  à  la  lueur  des 
torches.  La  procession  était  conduite  par  deux  figures 
horriblement  masquées  ;  l'une  de  ces  deux  figures  repré- 
sentait une  vieille  femme  au  regard  fier  et  assuré  ,  l'autre 
représentait  un  jeune  rustre  ,  d'une  tournure  niaise;  ces 
deux  figures  se  baisaient  d'une  ardeur  toute  builescjuc. 
Après  elle,  venait  un  drôle  ,  à  large  poitrine,  qui  criait 
de  tous  ses  poumons  une  ballade  appropriée  à  la  circons- 
tance; toute  la  troupe  répétait  en  chœur  le  joyeux  refrain 
dans  lequel  les  noms  de  Richard  et  de  sa  femme  figuraient 
en  première  ligne ,  comme  si  les  couplets  eussent  été 
arrangés  par  une  société  de  vaudevillistes  de  Paris.  Ce- 
pendant l'intrépide  M'"''  Richard  ,  à  l'aj)p\oclie  de  l'en- 
nemi, se  piéparait  à  le  bien  recevoir;  la  troupe  joyeuse  > 
arrivée  devant  la  porte  des  nouveaux  mariés,  se  rangea 
en  ligne  et  en  silence.  Un  plaisant  île  la  b.inde  ,  dans  le 
costume  et  avec  les  attitudes  solennelles  d'un  clown  de 
théâtre,  sortit  des  rangs,  et  vint  frapper  rudement  à  la 
porte  avec  la  baguette  qu'il  tenait  à  la  main.  Ce  fut  le 
signal ,  pour  les  assiégés ,  de  faire  usage  de  leurs  armes 
défensives.  A  son  premier  coup  de  baguette  ,  le  clown  et 
la  bande  joyeuse  furent  accablés  d'eaux  croupies,  d'œufs 
pourris,  de  pommes  moisies  et  autres  projectiles  en  usage 
dans  les  'premières  représentations.  On  rendit  aux  tapa- 
geurs parfum  pour  musique.  Ils  étourdirent  les  oreilles  , 
on  infecta  leurs  habits;  entre  les  œufs  et  la  musique  Ja 
lutte  était  inégale  ,  il  fallut  que  le  son  battît  en  retraite. 
Ainsi  fit-il  ,  et  le  joyeux  charivari ,  venu  en  si  bon  ordre, 
se  retira  précipitamment  à  travers  les  champs  ,  non  sans 
avoir  laissé  sur  le  champ  de  bataille  plusieurs  instrumens 
delà  victoire,  d'après  les  opinions  très-respectables  des 
cuisiniers  de  M.  et  M-  «  Richard. 

J'ignore  si  ce  fut  le  fait  de  la  même  bande ,  mais  le  cha- 
rivari battu  à  la  porte  de  Richard  fut  complètement  heu- 
reuxà  celle  de  1\1.  Dulac.  Le  vieux  gentilhomme  se  .«ouniit 


64  REVUE  DE  PARIS. 

de  si  mauvaise  grâce  à  cette  ouverture  à  grand  orchestre 
qu'il  augmenta  de  beaucoup  la  joie  de  la  soirée;  les  mu- 
siciens le  berncreul  après  lui  avoir  écorché  les  oreilles.  Ils 
entrèrent  chez  lui ,  en  lui  riant  au  nez  ,  comme  à  un  malap- 
pris des  coulumes  et  usages;  ils  burent  son  meilleur  vin  ; 
ils  endossèrent  en  riant  ses  meilleurs  habits ,  etl'un  d'entre 
eux,  jeune  et  spirituel  gaillard  ,  eut  l'audace  d'offrir  un 
baiser  à  la  mariée ,  qui  l'accepta.  Si  Richard  eut  elè  là  ,  il 
se  serait  donné  à  tous  les  diables.  Ainsi  lit  M.  Dulac  ;  il 
avait  eu  trop  d'espiit  à  sa  première  nuit  des  noces,  il  ne 
lui  en  restait  plus  le  second  jour.  Il  fiit  brutal  et  mal  par- 
lant cette  nuit  là  ;  il  s'emporta  avec  fureur  contre  tout  le 
inonde  ,  contre  le  charivari,  contre  Iss  nègres,  contre  sa 
femme  ,  contre  sa  jeune  femme ,  et  il  poussa  la  sottise 
jusqu'à  regretter  M  ■•«  Labédoyère. 

La  jolie  Thérèse  ne  pleura  pas;  elle  n'avait  pas  attendu 
ce  moment-là  pour  regretter  Kichard. 

A  dater  de  ce  jour  ,  le  vieux  Dulac  redevint ,  dans  toute 
la  laideur  de  l'expression,  le  vieux  Dulac  d'autrefois, 
morose ,  malpropre  ,  égoïste  ,  fatigué  ,  blasé,  et  ne  disant 
jamais  bonjour  ,  de  peur  d'avoir  un  accès  de  toux.  Cela 
dura  trois  ans.  Thérèse  devint  trisie,  pâle  et  silencieuse  ; 
elle  remplit  pendant  trois  ans  les  pénibles  fonctions  d'une 
garde-malade;  puis  le  vieillard  mourut,  lui  laissant  la 
moitié  de  sa  fortune,  qu'il  ne  pouvait  pas  lui  ôter.  L'autre 
moitié  de  cette  grande  fortune  ,  il  la  donnait  à  un  de  ses 
noirs  ,  tout  cela  parce  qu'il  avail  eu  à  subir  un  charivari  , 
le  rancuneux  vieillard. 

De  son  côté.  M"»'  Richard  avait  essayé  vainement  de 
reprendre  avec  son  jeune  mari  les  habituiles  despotiques 
([ui  avaient  soumis  si  complètement  M.  Labédoyère.  Le 
jeune  homme  était  froid  ,  réservé,  volcmtaire,  il  se  sentait 
chez  lui  ,  car  il  avait  chèrement  payé  son  domaine.  Il 
voulut  être  le  maître  et  il  fut  le  maître  ,  au  grand  crève- 
cu'ur  de  sa  femme.  Richard  était  bon  fils  et  bon  frère  ;  il 
établit  le  pâtre  son  père  chez  .«a  fenune  ,  il  habilla  ses  jolies 


LITTÉRATURE.  65 

sœurs  (les  mêmes  haliits  que  sa  femme,  il  les  nourrit  du 
même  pain,  les  fit  servir  parles  mûmes  esclaves,  et  quand 
il  fallut  les  marier,  il  coupa  en  six  parties  son  bien  matri- 
monial, et  il  dit  à  chacune  de  ses  sœurs  :  «  Prenez!  )>  Ce 
fut  une  grande  douleur  pour  la  vieille  matrone.  Elle  rongea 
son  frein  long-temps,  puis  un  jour  elle  futretrouver  , clans 
le  ciel  ou  autre  paît ,  M.  Labécloycre  à  tourmenter. 

Vous  s.ivez  la  fin  de  l'histoire.  Richard  et  Thérèse  , 
libres  tous  deux  enfin  ,  riches  tous  deux  ,  moins  jeunes  , 
moins  vifs,  mais  non  pas  moins  beaux  et  moins  épris  , 
purentenfin  se  marier  celte  fois  sans  méprise. Thérèse  rejeta 
bien  loin  la  bague  d(!  diamans  de  M.  Dulac.  Richard  avait 
mis  de  côté  bien  précieusement  la  bague  d'argent  que  le 
hasard  avait  mise  au  doigt  de  sa  veuve,  et  cette  fois  on  ne 
choisit  plus  le  crépuscule  du  matin;  on  attendit  le  grand 
jour  du  midi.  La  pompeuse  cérémonie  fut  célébrée  dans 
l'église  d'Adayes.  Jamais  la  chère  petite  église  n'avait  été' 
plus  parée ,  jamais  le  carillon  fêlé  n'avait  fausse  à  si  haute 
voix.  Balthasar  Polo  fut  encore  le  prêtre  de  cet  hymen. 
En  bénissant  de  nouveau  les  deux  époux  ,  il  tremblait  de 
faire  encore  une  méprise,  le  digne  Balthasar!  Cette  fois 
pourtant  il  avait  pris  toutes  ses  précautions  :  il  portait  sur 
le  nez  des  lunettes  à  branches,  qu'il  avait  fait  venir  tout 
exprès  pour  la  cérémonie  de  la  Nouvelle-Orléans. 

Le  digue  couple,  heureux  cette  fois  et  tranquille,  a 
vieilli  dans  l'abondance  et  au  milieu  d'une  nombreuse  pos- 
térité. On  les  cite  dans  le  pays  des  Avoyelles  pour  leur 
travail,  leur  constance  et  leur  charité,  trois  vertus  qui 
font  les  bons  ménages  ;  ils  s'aiment  tant  qu'ils  ne  se  sont 
jamais  parlé  depuis  de  la  fatale  méprise  qui  pensa  les 
rendre  si  misérables.  Seulement  il  y  a  quelques  années, 
un  respectable  botaniste  français,  qui  voyageait  dans  le 
pays,  vint  leur  demander  l'hospitalité  un  soir;  le  voya- 
geur ,  entre  autres  choses  qui  avaient  rapport  à  sa  science  , 
montra  aux  vieux  époux  comment  la  feuille  du  sycomore 
contient,  cachée  dans  son  pétiole  ,  le  germe  de  la  feuille 

TOUE  X.  (j 


66  REVUE  DE  PARIS, 

qui  doit  se  développer  l'an  prochain.  Le  vieux  Richard  , 
entendant  ceci ,  regarda  ,  les  larmes  aux  yeux  ,  sa  vieille 
compagne ,  lui  montrant  du  cœur  et  du  doigt  cet  inge'nieux 
tableau  de  leur  premier  et  malheureux  mariage ,  qui 
contenait  le  premier  germe  de  leur  tristesse  et  de  leur 
bonheur.  Thérèse  comprit  son  époux;  elle  jeta  les  feuilles 
du  sycomore,  en  conservant  avec  soin  le  germe  de  la  feuille  à 
venir;  lelendemain  ils  firent  planlerau  devant  de  leur  porte 
deux  sycomores  de  la  même  forme  et  du  même  âge.  Sous 
leur  ombre  ils  s'aimèrent  encore  quelque  temps  ,  puis 
sous  leur  ombre  ils  s'éleignirent ,  Philémon  et  Beaucis  de 
la  ville  d'Adayes  ;  telle  est  leur  histoire  ;  on  conserve  aussi 
précieusement  le  nom  de  Ballhasar  Polo. 

C'est  un  des  derniers  mariages  de  l'Amérique  qui  se 
soient  vraimenl  fciils  dans  le  ciel! 

Si  vous  trouvez  ce  conte  bien  conduit  et  intéressant,  je 
vous  dirai  qu'en  effet  il  n'est  pas  de  moi;  1  auteur  ,  dont 
j'ignore  le  nom  est  à  coup  sûr  un  maître  conteur.  J'ai 
traduit  ce  conte  de  l'anglais,  à  peu  près  comme  M.  Panc- 
koucke  a  traduit  Tacite  du  latin,  sans  savoir  l'anglais  moi- 
même  et  sur  un  mot  à  mot  qui  n'était  d'aucune  langue. 
En  faveur  du  fond  de  l'histoire,  que  j'ai  gâtée,  sans  doute, 
pardonnez-m'en,  s'il  vous  plaît,  les  détails. 

,  JULES   JAKIH. 


im^ 


—  Chroniqoe  de  la  semaine.  —  La  dernitre  semaine 
de  î83i  aura  eu  cela  de  remarqual)le qu'au  milieu  des  pré- 
paratifs de  visites  ,  de  la  circulation  plus  nombreuse  des 
voitures  et  des  piétons  dans  les  rues  marchandes,  au  mi- 
lieu d'une  se'curité  apparente  qui  semble  nous  ramener 
tout  doucement  aux  luibitudes  sociales  de  cette  époque 
de  l'année  ,  personne  n'a  voulu  fermer  les  yeux  sur  trois 
choses  fort  sérieuses  pour  la  France  politique.  Deux  ques- 
tions d'argent  ont  été  successivement  posées  aux  cham- 
bres pour  être  discutées  et  résolues  en  iSSa  :  le  chiffre 
delà  liste  civile  et  celui  du  budget.  La  monarchie  consti- 
tutionnelle est  toujours  placée  dans  un  dilemne  embar- 
rassant; les  uns  l'accusent  de  ne  pas  dépenser  assez  ,  les 
autres  de  dépenser  trop  ;  ceux-ci  demandent  des  fêtes  au 
nom  de  l'industrie  et  du  connnerce ,  ceux-là  citent  mali- 
gnement un  premier  bal  donné  au  château  des  Tuileries 
comme  une  insulte  à  la  misère  des  classes  industrielles. 
La  manière  dont  on  est  entré  dans  la  discussion  prouve 
que  la  dotation  de  la  couronne  n'est  plus  ,  comme  sous  la 
restauration,  une  affaire  de  sentiment,  mais  une  véritable 
affaire.  Faut-il  s'en  effrayer  pour  la  monarchie  nouvelle? 
Non  ,  sans  doute.  11  lui  reste  encore  le  proverbe  :  «  Les 
bous  comptes  font  les  bons  amis,  n  Mais  nous  nous  per- 
mettrons de  supplier  Us  Spartiates  de  la  chambre,  qu'on 
ilit  assez  mal  disposés  pour  les  lettres  et  les  arts  ,  de  ne 
pas  trop  rogner  ni  dans    le  budget  ni  dans  la  liste  civile 


68  IIE\-UE  DE  PARIS, 

la  part  de  ces  artistes  et  de  ces  écrivains  qu'il  ne, serait 
pas  très-charitable  de  prendre  au  mot  lorstju'en  défen- 
dant, eux  aussi ,  la  théorie  des  gouvernemens  à  bon  mar- 
ché ,  ils  s'exposent  au  sort  que  leur  réservait  le  ministre 
des  5o  francs  par  mois  et  de  la  mansarde.  Le  troisième 
événement  qui  a  paru  grave  cette  semaine  est  la  proba- 
bilité d'une  rupture  entre  les  grandes  puissances.  Pour  ne 
pas  jeter  l'alarme  ,  on  a  heureusement  trouvé  en  même 
temps  le  motif  de  ce  bruit,  qui  serait  le  faux  jour  sous  le- 
quel auraient  été  représentés  à  Berlin  et  à  Saint  Péters- 
bourg  les  troubles  de  Lyon.  Il  est  certain  que  la  guerre 
civile  eût  été  plus  ou  moins  directement  une  alliée  re 
dou table  de  la  guerre  étrangère.  Ceux  qui  expliquent 
ainsi  ces  sinistres  nouvelles  nous  reprocheraient  de  nous 
y  arrêter  plus  long- temps;  mais  nous  n'avons  voulu  que 
les  mentionner  en  annalistes  exacts,  et  un  peu  aussi  faute 
d'incidcns  marquans  dans  la  sphère  de  nos  salons  et  dans 
celle  de  nos  théâtres.  En  effet,  encore  moins  de  nouveau- 
tés dramatiques  cette  semaine  que  la  précédente!  La 
Comédie-Française  s'est  d'autant  plus  volontiers  tenue  à 
son  ancien  répertoire  ,  que  MU»  Mars  est  enfin  venue  le 
rajeunir  de  son  talent  toujours  jeune.  Hortense  de  C E- 
coLe  des  f^ieillards  a  paru  toujours  aussi  naïvement  co- 
quette ,  aussi  noblement  repentante  de  son  étourderie 
qu'il  y  a  six  ans  ,  quoique  son  Banville  ait  de  moins  la 
chaleur  de  Talma  ,  et  que  le  duc  n'ait  plus  les  manières 
distinguées  d'Armand.  C'est  sans  doute  pourquoi  Araniin- 
the,  des  Fausses  Coiijideiices,  mieux  secondée,  a  été  plus 
applaudie  qu'Hortense.  Hàtons-nous  d  admirer  encore 
ce  dernier  retour  de  jeunesse  de  notre  première  actrice; 
on  murmure  déjà  qu'elle  n'a  consenti  à  retrouver  sa  santé 
que  jusqu'au  mois  d'avril  prochain.  Ses  représentations 
seront  d'ailleurs  d'autant  mieux  suivies  que  les  deux 
MM.  Baptiste  doivent  se  joindre  à  elle  jusqu'à  cette 
époque. 

Cette  résurrection  de  nos  vieux  comédiens  devrait  bien 


ALBUM.  69 

piquer  d'honneur  leurs  héritiers.  A  deux  pas  du  Théâtre- 
Français,  voilà  encore  Potier  qui,  après  avoir  erré  de  salle 
en  salle  depuis  cinq  ans  ,  rencontre  enfln  un  cadre  pour 
son  talent  si  fin,  si  original ,  et  fait  rire  au  Palais-Royal, 
comme  de  son  bon  temps  aux  Variétés.  iNon-seulement 
Fotier  rend  la;  vie  à  ces  anciens  rôles  créés  par  luij,  mais 
encore  il  en  inspire  d'autres  à  nos  vaudevillistes.  M.  Dor- 
nieuil  est  un  directeur  fort  adroit  d'avoir  arrêté  Potier 
au  passage,  lorsqu'il  allait,  dit  on  ,  débuter  enfin  rue  Ri- 
chelieu. Nous  attendrons  maintenant  que  les  divers  théâ- 
tres nous  donnent  nos  étrennes  en  pièces  nouvelles  dans 
la  première  quinzaine  de  janvier.  Le  seul  théâtre  de  la 
rue  de  Chartres  a  exploité  la  circonstance  par  une  jolie 
bluette  sous  le  titre  de  la  ISuil  de  Noël. 

A  propos  de  théâtres  ,  nous  voyons  dans  les  journaux 
allemands  qu'une  célèbre  cantatrice  ,  devenue  comtesse, 
vient  de  recevoir  des  lettres  de  noblesse.  Toute  l'aristo- 
cratie allemande  reprochait  au  comte  de  Rossi  d'avoir 
épousé  ,  non  pas  une  actrice  ,  a  ce  qu'il  paraît  ,  mais 
une  roturière.  Le  comte  a  obtenu  de  son  souverain  les- 
dites  lettres  de  noblesse  pour  sa  femme.  Là-dessus  autre 
chicane.  C'était,  disait-on  ,  la  comtesse  de  Rossi  et  non 
M"«  Sontag  qui  était  ainsi  anoblie.  Le  comte  a  demandé 
alors  de  nouveaux  parchemins  anti-dates,  et  non  content 
de  cela,  il  a  fait  solenniser  une  seconde  fois  son  mariage, 
pour  pouvoir  dire  que  c'était  bien   Mlle  Sontag  rendue 

noble  personnellement  qu'il  avait  épousée Et  nous  qui 

en  France  laissons  à  qui  veut  les  prendre  les  titres  de 
comte  et  même  de  marquis!  —  Le  roi  de  Prusse,  depuis 
quelques  temps ,  est  devenu  enthousiaste  de  musique  et 
de  danse  au  point  qu'il  a  enlevé  M"e  Taglioni,  pour  cet 
été  ,  à  l'imprésario  du  grand  théâtre  de  Londres.  Cela 
n'annonce  pas  des  intentions  très-belliqucùses  de  la  part 
de  la  Prusse. 

—  Nous  recevons  une  lettre  de  sir  Walter  [Scott  ,  da- 

6. 


70  BEVUE  DE  PARIS. 

tée  de  Malte  ,  où  l'illustre  romsntier  est  arrivé  heureu- 
sement. Sa  santë  est  de'jà  meilleure.  Il  se  propose  de  se 
rendre  de  Malle  à  Naples,  et  après  un  séjour  de  quelques 
mois  en  Italie  ,  il  doit  aller  jusqu'en  Allemagne  et  en- 
tre autres  villes  s'arrêter  à  Wcimar  pour  y  saluer 
Goethe. 

CHBONIQUES  FRANC-COMTOISES.  —  LA  TOIR  DE   DRAME- 
LAY,  PAR  MADAME  DE  TERCY.  2  VOLUMES  IN-12. 

Chroniques  !  Vous  en  avez  peut  être  pardessus  les  yeux 
des  chroniques ,  —  et  des  contes  de  nourrice  rajeunis  en 
vieux  patois,  —  et  des  graA'elures  surannées  laborieuse, 
ment  redites  en  style  naïf?  Eh  bien  !  moi  aussi.  Le  style 
naïf  m'a  trop  souvent  donné  mal  à  la  tête  :  aussi  ne  m'a- 
viserais je  certes  pas  de  vous  parler  des  chroniques  franc- 
comtoises  si  celles-là  ne  se  faisaient  lire  d'une  haleine. 
Mais  c'est  une  bonne  fortune,  par  le  temps  et  la  littéra- 
ture qui  courent,  qu'une  histoire  racontée  par  une  femme 
d'esprit  et  de  goût  ;  et  quand  le  flot  qui  menace  de 
nous  submerger  nous  l'apporte  ,  il  ne  faut  pas  la  laisser 
passer. 

«  Toujours  pêche  qui  en  prend  un,  »  dit  Sancho.  — 
Ouvrez  donc  ce  livre  sans  effort  d'attention  recueillie  et 
sans  glossaire,  car  il  est  écrit  dans  l'idiome  vulgaire  que 
nous  parlons  ,  vous  et  moi.  C'est  la  langue  que  nous  com- 
prenons tous,  simplement  et  heureusement  maniée; 
c'est  une  tradition  superstitieuse  de  son  village  que  M">e 
de  Tercy  a  voulu  nous  apprendre.  11  n'y  a  dans  son  récit 
ni  estrangetés  ni  gravelures.  Quant  à  de  l'horrible,  du 
scandale  même,  je  ne  dis  pas.  Il  y  a  du  sang,  il  y  a  de 
terribles  passions,  il  y  a  un  père  tué  par  son  (ils  amoureux 
de  sa  mèie...  mais  il  n'y  a  ni  gnomes,  ni  goules,  ni  larves. 
N'est-ce  pas  en  vérité  tout  à  la  fois  une  rencontre  bizarre 
et  un  enseignement  précieux  que  cette  antique  histoire 
4es  Atrides  ou  de  je  ne  sais  quelle  autre  famille  marquée 


ALBUM.  7i 

thi  sceau  de  la  futaille  païenne  ausi  retrouvée  tout  entière 
ilaiis  un  coin  de  la  Franche  Comté,  et  racontée  là  comme 
une  vieille  histoire  du  village,  aGn  qu'il  soit  prouvé  que 
dans  le  cercle  vicieux  où  tourne  notre  pauvre  espèce  il 
lui  est  refusé  de  rien  inventer ,  même  dans  le  crime  ou 
dans  la  douleur  ?  Parlez  moi  donc  de  la  perfectibilité 
après  la  Tour  de  D raine lay  !  Si  toutcfi^  M""'  tie  Tercy 
voulait  hien  me  permettre  d'en  dire  mon  avis,  je  lui  re- 
procherais de  n'avoir  pas  fait  ses  contes  plus  longs.  De 
pareils  caractères  et  de  pareils  événemeus  une  fuis  donnés^ 
les  développemens  étaient  nécessaires.  La  passion  et  la 
terreur  sont  là  trop  pressées  et  poussées  trop  vite  à  leur 
un.  Il  ya  trop  d'horreurs  en  trop  pende  temps  et  d'espace. 
Le  catire  élargi,  les  accessoires  un  peu  plus  fortement 
accusés,  et  cette  scène  sauvage  saisirait  davantage.  C'est 
d'ailleurs  trop  de  nonchalance  ou  trop  de  modestie  à  iM^e 
de  Tercy  que  de  nous  eu  dire  si  peu  sur  ce  caractère  de 
femme,  la  demoiselle  de  Dramelay,  qu'elle  a  connue  ou 
rêvée.  A6n  de  mettre  de  mon  avis  ceux  qui  pourraient  me 
trouver  exigeant  et  sévère  pour  cette  histoire  si  vive  et  si 
attachante  au  demeurant,  ceux  qui  pourraient  nepas  savoir 
si  je  n'ai  pas,  à  part  moi,  quelque  raison  de  faire  le  difficile 
et  de  penser  que  M""^  de  Tercy  n'a  pas  encore  mis  dans  un 
livre  tout  ce  que  Dieu  lui  a  donné  d'observation  fine  et 
d'originalité  spirituelle,  je  les  renverrai  à  la  petite  notice 
explicative  de  la  Tour  de  Dramelay  ,  où  percent  tant  de 
bonhomie  féminine  et  de  malice  gracieuse  ,  et  aussi  je  ne 
sais  quoi  de  cet  accent  du  pays  qui  a  tant  de  charme  chez 
les  femmes.  Après  l'avoir  lu  ,  ils  regretteront  comme  moi 
que  M""^  de  Tercy  ait  raconté  si  vite.  Je  lui  ferais  volontiers 
le  même  reproche  au  sujet  d'une  ou  deux  des  nouvelles  qui 
suivent  la  Tour  de  Dramelay ,  mais  non  pas  de  celle  de 
la  daine  de  Mermier  et  de  son  fils  le  chartreux  ;  types 
merveilleux  des  contes  de  revenans ,  propres  à  faire  fris- 
soimer  les  plus  intrépides,  à  faire  rêver  spectre  et  char- 
treux pendant  vingt  nuits. 


72  REVUE  DE  rAUIS. 

Il  es!  bien  encore  question  d'un  chartreux  dans  le  lirre 
de  M"'»  de  Tercy;  mais  de  celui-là  je  n'en  ai  pas  voulu 
parler  en  même  temps  que  des  autres,  tant  je  l'ai  distingué 
entre  tous,  tant  je  le  prétère  à. tous  ,  tant  je  le  connais 
maintenant  et  tant  je  l'aime.  —  Pauvre  père  Êmilicn  ! 
chartreux  des  mauvais  jours  ,  chartreux  du  règne  de  la 
liberté,  qui  vous  fermait  l'asile  où  vous  aviez  été  cacher 
vos  misères, etqui  prenait  votrecouvent  pour  en  faire  une 
écurie;  créature  si  laide  et  si  douce,  si  disgraciée  et  si 
aimante,  homme  de  nature  ordinaire,  qui  n'aviez  en  vous 
ni  vertus  ni  vices  assez  puissans  pourvous  faire  porter  haut 
votre  laideur  et  marcher  tête  levée  à  la  face  des  hommes  ! 
pauvre  père  Emilien,  que  vous  m'avez  ému!  —  Lisez  le 
récit  de  cette  vie  si  agilée  et  si  obscure,  sans  événcmens 
qui  la  tianchent  et  qui  la  datent,  où  la  marche  du  temps 
n'a  été  marquée  que  par  la  succession  des  impressions 
douloureuses;  assistez  à  cette  lutte  horrible  des  passions 
du  cœur  de  l'homme  contre  l'enveloppe  d'argile  qui  les 
contrefait,  qui  les  refoule,  c^ui  les  brise,  qui  les  fait  toutes 
ridicules  et  grotesques,  qui  marque  tout  à  l'empreinte  de 
sa  diflormité,  tout  jusqu'à  la  soulirance!  Lisez  cette  his- 
toii'e  si  simple  et  si  mélancolique,  inlelligil^le  à  tous,  et 
dites  si  l'auteur  du  Lépreux  ne  l'eût  pas  signée  ,  tant  la 
douleur  y  estsuave  et  la  tristesse  profonde  et  vraie! — Mais 
vous  me  direz  peut-être  que  ce  n'est  pas  précisément  là 
une  chronique? —  Je  me  soucie  bien  des  chroniques! 

0.  G. 

—  LIVRES  b'étrenuks.  —  Nous  n'avons  pkis  de  compa- 
gnies de  libraires  associés.  Les  fameuses  enseignes  de  la 
Bible  d'or  et  de  l'Image  de  saint  Jean  ont  disparu;  la  bou- 
tique de  Barbin!  n'encombre  plus  l'escalier  tie  la  Sainte- 
Chapelle  ;  on  ne  publie  pas  d'in-folio  chez  Guillemot,  et 
d'in-4"chez  Cramoisy.  Les  gros  livres  se  trouvent  descen- 
dus chez  les  épiciers.  Mais  en  revanche  la  librairie  en 
miniature  ,  la  librairie  des  dames  avec  les  caractères  de 


ALBUM.  7?> 

Didol  et  les  vignettes  de  Tony  Johannot,  redouble  d'acti- 
vité, de  recherclies  et  de  merveilles  au  moment  des  étren- 
nes.  La  moire  et  le  salin  remplacent  la  basane  et  le  veau 
gothiques; l'or éciatesur  la  tranche  cl  sur  la  couverturedes 
in-i2  et  des  in-i8.  Autrefois,  la  Guirlande  de  Julie  et 
VElite  des  poésies  étaient  les  seuls  presens  littéraires  que 
la  galanterie  put  offrir  au  jour  de  l'an  ;  car  rAstrée  et  le 
Cyrus  n'avaient  pas  moins  de  dix  énormes  volimies,  à  la 
grande  douleur  de  Boileau.  Aujourd'hui  le  choix  hésite 
entre  les  bijoux  en  vers  et  en  prose  que  l'éditeur  M.  Louis 
Janet  présente  à  tous  les  caprices  et  à  toutes  les  fortunes, 
depuis  les  reliures  de  velours  à  fermoirs  rehaussées  de 
dorures  ,  jusqu'au  simple  et  modeste  cartonnage  ,  depuis 
les  rêveries  ardues  des  Annales  romanticjues ,  jusqu'aux 
bluettes  erotiques  du  Chansonnier  des  dames. 

La  civilisation  marche  à  pas  de  géant  dans  la  carrière 
des  almanachs  :  Matthieu  Lœnsberg  a  perdu  sou  compas 
et  sa  lunette  pour  gagner  des  airs  notés  et  des  gravures 
au  burin;  ariieu  les  horoscopes  et  l'astrologie;  adieu  les 
quatrains  riméssur  lesmoisde l'année,  les tontesde  bestiaux 
et  les  coupes  des  cheveux!  La  vogue  est  aux  Anglais  et  non 
plus  aux  Liégeois;  les  almanachs  sont  métamorphosés  en 
keepsakes  ;  nos  meilleurs  poètes  viennent  à  la  suite  du 
calendrier,  et  les  phases  de  la  lune  varient  moins  que  les 
inspirations  poétiques  de  nos  annuaires,  habillés  de  soie 
et  d'or  comme  des  chambellans. 

Voici  I'Almanach  de  ia  Cotjr  ,  qui  ,  pour  être  le  plus 
petit,  renferme  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'étiquette 
et  le  cérémonial.  On  n'a  pas  omis  de  le  faire  précéder  des 
fêtes  mobiles,  des  quatre-temps,  des  saisons  et  des  éclipses- 
Le  lever  et  le  coucher  du  soleil  intéressent  les  nais- 
sances et  alliances  des  princes  de  l'Europe.  C'est  un  armo- 
riai complet;  on  y  rencontre  autant  de  croix  que  dans  un 
cimetière;  on  se  perd  dans  un  labyrinthe  de  titres.  La 
haute  noblesse  de  i832  occupe  encore  2^0 pages  petit-texte, 


74  F.EVUE  DE  PARIS. 

et  la  Charte  constilutionnelle  est  placée  à  la  fin  comme  un 

erratum. 

Dieu  me  pardonne!  les  Aventures  du  jeune  Pketty 
manquent  de  calendrier  :  qu'on  ne  s'étonne  pas  si  ce  mo- 
dèle de  piété  filiale  s'égare  eu  cherchant  une  plante  qui 
rend  la  vue  aux  aveugles.  M.  Brès,  qui  a  peint  des  paysages 
au  pastel,  les  charboune  ici  pour  les  enfans.  Honneur  à 
la  modeste  condescendance  de  son  talent  ! 

Le  Vieil  Ecossais  de  M  Emile  de  Wanderburg  a  vu  la 
France,  l'Ecosse  et  l'Angleterre,  sous  les  règnes  de  Fran. 
cois  l«f,  de  Henri  II,  de  François  II,  de  Marie  Stuart  et 
d'Elisabeth;  il  se  souvient  mieux,  il  est  vrai,  de  Walter 
Scott  qui  du  seizième  siècle.  H  a  peut-être  le  tort  de  faire  le 
rodomont  classique  dans  sa  préface,  lorsqu'il  mêle  si  bien 
le  roman  à  l'histoire.  Le  vieil  Écossais  cependant  abrège 
trop  contre  l'iiabitude  des  vieillards. 

Le  plus  galant  et  le  plus  fidèle  des  éditeurs  est  certes 
M.  Charles  Malo ,  qui  arrive  exactement  chaque  année 
avec  une  nouvelle  guirlande  poétique,  oij  par  malheur  le 
souci  se  glisse  quelquefois  à  côté  de  la  rose.  Mme  Prévost 
ne  compose  pas  mieux  un  bouquet  de  fleurs  naturelles 
que  M.  Malo  ses  miscellanées.  L'Hommage  aux  dames  res- 
semble à  Y  Almaiiachdes  Muses  ,  sauf  l'absence  des  noms 
iiéréditaires  et  des  devises  de  bonbons.  La  typographie 
et  les  gravures  sont  dignes  de  la  destination  du  recueil 
qui'  commence  par  une  dédicace  signée  Feu  Lans^lacé. 
Sans  parler  de  beaucoup  de  pièces  agréables  qui  ne  sont 
peut-être  pas  toutes  inédites ,  il  faut  mentionner  trente- 
huit  vers  bien  comptés  ,  par  M.  Miger,  qui  n'avait  jamais 
osé  faire  trotter  son  Pégase  au-delà  du  quatrain. 

Les  Femmes  ex  les  Fleurs  ,  allégorie  qu'on  croirait  le 
testament  de  Demoustier  ou  une  évocation  de  Dorât. 
M.  Charles  Malo  a  écrit  ce  livre  mignard  dans  un  bou- 
doir, vis-à-vis  un  parterre.  Il  analyse  et  il  admire,  il  com- 
pare et  il  admire  ;  il  prend  tour  à  tour  la  Française  et  le 
lis,  l'Anglaise  et  la  rose,  tou  tes  deux  harmonieuses,  suaves 


ALBUM.  75 

et  enivrantes,  a  Ceci  est  un  livre  qui  flaire  comme  baume, 
eût  dit  Rabelais  pour  tout  commentaire. 

Les  Ann.^les  Romantiques  n'avaient    pas  encore  présenté 
un  cboix  plus  satisfaisant  :  romantiques    est  là  pour  poé- 
tiques ;  car  je  vous  donne  à  penser  si  MM.  Bignan ,  Mol- 
levaut,  Albert  de  Montémont  et  autres,  auraient  consenti 
à  rimer  de  compagnie  sous   le   patronage  de  la  nouvelle 
école.  Eh  bien  ,  malgré  le    fragment  inédit  d'André  Ché- 
nier,  la  Margue/'ite  de  RL  Auguste  Barbier,  une  romance 
de   M.    de   Chateaubriand,    les   Bayadères de  M.  Léon 
Gozlan,  une  élégie  de  M.  de  Latouche,  malgré  les  noms 
magiques  de  "N'ictor  Hugo  ,  Mérimée  ,  Janin,  Lamartine, 
Delavigne,  M'"^  Tastu  ,  on  oublierait  presque  grands  et 
petits  vers,  bien  ou  mal  rimes,  pour  chercher  la  poésie 
sublime  et  idéale  dans  les  vignettes  anglaises ,  auxquelles 
il  ne  manque  rien  que  des  cadres.  Certes,  la  nalionalité 
est  une  belle  chose  ;  nous  souhaitons  que  ces  emprunts  à 
nos  voisins  cessent  dans  l'intérêt  de  l'art  en  France.  Mais 
quand  pourra  t-on  chez  nous  égaler  le  prix   à  l'œuvre, 
quand  la  richesse  viendra-t-elle  au  secours  de  l'industrie? 
Les  Rolls,  les  Finden,  les  Davenport,  deviennent  de  jour 
en  jour  plus  inimitables,  surtout  quand  nos  dessinateurs 
prêtent  comme   cette  année  leurs  crayons  aux  éditeurs 
angl  lis. 

Le  Nouveau  Keepsake  est  une  répétition  plus  parfaite 
des  Annales  romantiques  ,  avec  une  dose  égale  de  prose 
et  de  vers.  Les  vignettes,  comme  les  pièces,  sont  choisies 
plus  curieusement.  Pour  ne  pas  répéter  la  liste  des  noms 
les  plus  distingués,  on  doit  borner  les  éloges  aux  pièces 
de  M.  Ulrich  Guttinguer,  de  M.  Victor  Hugo,  de  M.  An- 
drieux,  de  M.  Sainte-Beuve,  du  vicomte  de  Macquessac, 
etc.,  etc.  Quant  à  M.  d'Épagny.  qui  fait  d'excellentes 
comédies,  il  parle  notre  vieux  langage  en  langue  raacaro- 
nique. 

I-E  Talisman.  Encore  un  album  de  gravures  anglaises 


76  REVUE  DE  PARIS, 

et  un  répertoire  de  littérature  contemporaine  .'  encore  de» 
célébrités  nominales  par  ordre  alphabétique!  Chaque  année 
Ta  sans  doute  augmenter  le   nombre  de   ces  recueils  si 
essentiels  aux  gens  du   monde ,  qui   ne  veulent  de   tout 
que  le  suc,  et  aux  dames,  qui  ne  reçoivent  pas  les  muses 
en  robe  de  chambre.  Peu  importe  le  titre  en  lui-même  , 
et  le  mot  anglais  de  keepsake  est  assez  élastique  pour  se 
prêter  à  toutes  les  formes.  Le  Talisman  nous  plait  entre 
ses  rivaux  annuels,  parce  qu'il  a  moins  de  vers  et  plus  de 
prose.  La  table  paraît  calquée  sur  celle  de  nos  collabora- 
teurs iM^-^d'Abranlès,  MM.  AugustcBarbier.  Barthélémy, 
Bruker,  Chateaubriand,  Eugène  Delacroix,  Victor  Hugo, 
J.  Janin,  Lamartine,  Lalouche,  Ch.  Nodier,  etc.,  etc. 
M«ne  Emile  de  Girardin.  Il   est   impossible  de  passer  en 
revue  et  d'ap{)récier  chaque  pièce  en  détail.  Toutes  ne 
sont  pas  bonnes  et  irréprochables;  mais  il  y  a  de  petits 
chefs  d'œuvre  de  style  et  d^invention.  On  s'arrête  de  page 
en  page;  on  saute  un  nom  connu,  on  se  jette  dans  le  nou- 
veau; on    sourit,  on  fait  la  moue,  puis  on  parcourt  sans 
suite  et  par  bonds  une  collection  variée  et  capricieuse  de 
génies  et  de  manières.  On  peut  citer  en   gravures  le  Dé- 
part de  la  messe,  d'aprèsT.  Johannot;  Oberwesel,  d'après 
Roberts;  lu  Tour  de  Londres,  d'après  Turner;  en  prose, 
quelques   emprunts   à   la  Be^iie    de   Paris,    le  Combat, 
d'Eugène  Sue;  la  Tour  de  Londres,  de  M.  Brucker,  etc.,etc.; 
en  poésie,  les  Reproches  et  la  Solitude,  deM'ne  Ménessié- 
Nodier;  la    Traité  des  noirs,  par  M.    Gozlan  ;  le   Fieux 
marinier.  Ce  catalogue  incomplet   ne  demande  qu'une 
lecture   rapide    pour  s'enrichir    d'une   foule    d'excellens 
opuscules,  réunis  au  hasard,  comme  les  atomes  crochus 
du  matérialiste.  Les  ranys  ne  sont  point  observés ,  ni  les 
places  conquises  à  tout  jamais. 

L'Emeraude  n'est  pas  le  moins  curieux  de  tous  ces  livres 
d'étrennes  :  les  éditeurs  ont  cherché  tout  ce  qu'il  y  a  à 
dire  de  poétique  sur  le  malheur  et  l'exil  des  Stuarts  fran- 
çais; pas  un  mot  sur  les  ordonnances  du  2")  juillet  :  beau- 


ALBUM.  77 

coup  de  vers  et  de  belle  piosc  sur  une  nouvelle  Jeanne 
(l'Albrct,  sur  nnsecontl  princaCliarles  Edouard.  Pour  toute 
gravure ,  un  portrait  d'enfant,  pour  tout  chitrie  une  H 
ornée;  voilà  VEineraude!  Los  noms  d'auteurs  explic[ue- 
raient  l'énigme  s'd  n'y  avait  pas  des  noms  re'publicains  à 
côté  de  ceux  de  MM.  de  Chateaubriand,  Érailc  Deschamps, 
Nugent ,  Soumet ,  Alfred  de  Vigny,  etc.  Ce  que  nous  ne 
saurions  approuver,  ce  sont  certains  articles  anonymes  : 
une  opinion  consciencieuse  a  lecnuragedesigner.  Jen'aime 
pas  un  autetu'  qui  se  cache  tierrière  son  libraire  :  ici  il  y  en 
a  deux,  il  est  vrai,  pour  répondre.  On  trouve  VEineraude 
chez  MM.  Urbain  Canel  et  Guyot ,  rue  du  Bac,  n"  104  ,  à 
qui  nous  reprocherons  aussi  de  n'avoir  pas  laissé  à  quelques 
pièces  de  circonstance  la  date  de  leur  première  publication  . 
—  Le  libraire  Roret,  qui  a  centralisé  les  manuels,  n'eu 
possède  aucun  aussi  complet  que  la  Monographie  du 
cacao,  par  A.  Gallais ,  dont  le  type  gourmand,  Griraod 
de  La  Reynière,  a  immortalisé  la  pratique.  Cet  ouvrage 
de  théorie,  depuis  long-temps  épuisé,  va  obtenir  les  hon- 
neurs d'une  seconde  édition,  revue  et  augmentée  d'anec- 
dotes historiques.  C'est  à  la  fois  un  livre  de  science  et 
d'agrément,  l'Iliade  du  cacao. 


"f^ 


la  itÎAirinc  cil  JSa$0C-î3ircU0iic* 


J'avertis  ceux  qoi  ont  lu  mes  premiers  articles  sur  les 
mcpurs  bretonnes  que  ceci  ne  ressemble  plus  au  reste.  Le 
voyageur  comprendra  comment  la  flotte  des  Bretons  put 
combattre  et  arrêter  Jules  César  djns  le  bras  de  mer  du 
Morbihan.  Celaient  alors  ces  mêmes  hommes  trapus  et 
musculeux  ,  au  col  court  ,  aux  larges  épaules  ,  que  vous 
voyez  aujourd'hui  maniant  l'aviron  d'un  bras  si  ferme  , 
ou  parcourant  une  vergue  en  trois  pas.  Là  du  moins,  aux 
rochers  de  1  Océan,  cette  population  n'a  pas  ie  tort  de  sa 
routine  consacrée  ,  car  il  n'y  a  pas  de  progrès  possible 
pour  une  supériorité  de  tous  les  temps. 

Ce  ne  sont  plus  ,  sur  nos  côtes  ,  ces  physionomies  hé- 
bétées, ces  hommes  fangeux,  ces  spectres  féminius  dont 
l'âge,  après  vingt  ans,  devient  inappréciable  ;  ce  n'est  pas 
cette  repoussante  nature  humaine  qui  excite  à  l'intérieur 
du  pays  le  dégoût  plus  encore  que  l'étonnement  de  l'é- 
tranger. De  belles  et  grandes  filles,  fraîches  et  coquettes, 
telles  qu'on  les  voit  àFoucsnantou  au  Pont  l'Alibé,  l'ha- 
bit riche  et  pittoresque  ,  portant  au  cucur  un  petit  mor- 
ceau de  miroir,  comme  pour  y  faire  entrer  l'image  de  ce- 
lui qui  les  regarde;  une  vigoureuse  et  leste  race  d'hommes 
qui  ont  fait ,  tout  enfans ,  la  grimace  aux  écucils  de 
Penuiarch  et  de  Sein,  l'œil  fier,  la  tête  haute  ,  et  prêts  à 
jouer  leur  vie  pour  un  coup  de  lilet  ou  pour  un  coup  de 


LlTTEr,ATTr,F.  79 

canon.  C'est  déjà  un  autre  peuple  ;  inai.s  c'est  encore  un 
peuple  à  part. 

Le  culte  a  change  de  forme  :  la  ve'neration  est  retombée 
du  prélre  au  patron  delà  paroisse.  On  n'écoute  plus  aveu- 
glement le  cure  ;  mais  on  retarde  un  voyage  de  long  cours 
pour  assister  au  pardon  du  lieu  ,  et  porter  sur  l'épaule 
un  bout  du  beau  vaisseau  béni  qui  suit  le  dais  à  Id  pro- 
cession. On  fait  des  vœux  en  mer,  lorsqu'il  arrive  qu'une 
saute  de  vent  jette  bas  les  mâts  de  perroquet  et  de  hune, 
lorsque  l'Océan  ressemble  aux  Alpes,  ou  qu'une  épouvan- 
table voie  d'eau  vient  ,  au  milieu  de  la  nuit  ,  se  déclarer 
en  pleine  mer....  Puis,  les  périls  passés,  le  Bas  Breton  des- 
cend à  terre  et  conte  le  vœu  à  ses  enfans  pour  que  quel- 
qu'un s'occupe  de  l'accomplir. 

Ce  sont  de  vaillans  hommes  de  mer  que  les  Bas  Bi-e- 
tons  !  faciles  à  conduire  ,  prompts  à  exécuter  ;  ignorant 
le  mot  mais  ,  cette  conjonction  si  fatale  dans  les  circons- 
tances graves  ;  sobres  ,  et  je  veux  dire  en  cela  peu  déli- 
cats sur  le  choix  de  leur  nourriture;  patiens  ,  braves  et 
infatigables  ;  ce  sont  les  premiers  matelots  du  monde  ; 
matelots  dans  toute  la  vaste  étendue  de  ce  titre,  dont  peu 
de  personnes  connaissent  bien  la  valeur.  Il  y  en  a  qui  re- 
présentent un  marinier  de  la  Seine  ,  jurant  sec  et  se  dé- 
menant fort  pour  coliduire  des  barriques  à  Bercy;  ou  bien 
encore  quelque  bmditdo  l'équipage  du  Corsaire  Rouge, 
qui  renie  le  ciel  et  la  terre  ,  et  borne  sa  mission  ici  bas  à 
se  faire  hacher  an  besoin.  Écoutez  l'amiral  Willaumez  , 
«Un  matelot  doit  savoir  garnir  les  vergues  ,  enverguer 
les  voiles,  les  serrer,  prendre  des  ris,  gréer  et  dégréer  les 
vergues,  inàts  de  perroquet,  de  cacatois  et  flèches  en  l'airj 
passer  les  manœuvres  courantes;  gréer  toute  espèce  de  bàti- 
niens;  bien  gouverner;  sonder  à  la  main;  coudre  etraconuno- 
derles  voiles;  faire  toute  espèce  d'amarrages  etde  nœuds, 
des  filets  de  pêche,  des  filets  de  bastingages;goudronner,bar- 
bouiller  ,  hmcer  des  grenades,  bien  manœuvrer  le  canon, 
comme  le  fusil  et  le  pistolet,  et  se  servir  des  armes  blau- 


80  r.EMlE  DE  PARIS, 

ches;  en  un  mot,  un  bon  matelot  est  un  homme  extraor- 
dinaire par  rapport  à  ceux  qui  sont  eloigne's  des  porls  de 
mer....»  Il  est  alerte,  affile,  hardi ,  robuste;  il  afîronte 
tous  les  périls,  et  c'est  l'homme  le  plus  subordonné...  Le 
malheur  de  cette  classe  d'hommes,  si  importante  dans  un 
état  qui  a  une  marine  ,  est  de  se  trouver  mal  appréciée  , 
parce  qu'elle  est  mal  connue  du  plus  grand  nombre  qui 
ne  navigue  pas... 

Voilà  ce  qu'est  un  matelot  bas-breton.  Les  plus  re- 
nommés sont  les  insulaires  de  Groix  ,  de  Belle- Isle  et 
d'Ouessant. 

Tout  ce  peuple  nautique  se  forme  sur  les  chaloupes  de 
pèche  et  sur  les  chasse-marées  qui  font  le  cabotage  des 
côtes.  La  pêche  de  la  sardine  emploie ,  chaque  année  , 
dans  le  seul  département  du  Finistère,  environ  neuf  cents 
chaloupes,  montées  par  près  de  cinq  mille  marins.  Quand 
cette  pêche  commence,  on  fait  des  processions  sur  l'eau  , 
pour  bénir  la  mer  et  assurer  bonne  chance  aux  Glets.  De 
là  naissent  souvent  des  accidens  bizarres.  Il  n'y  a  pas 
très  long-temps  ,  la  procession  de  Plœmeur  et  celle  de 
l'ile  de  Groix  se  rencontrèrent;  or,  une  sorte  d'animosité 
locale  régne  entre  leshabitans  de  ces  deux  pays,  sans  plus 
de  motifs  que  les  autres  haines  du  même  genre  qui  se  remar- 
quent sur  tous  1(  s  points  de  la  France.  Pas  un  bateau  ne 
se  dérangea  de  sa  route  :  il  y  eut  eu  déshonneur  à  pous- 
ser la  barre  d'un  demi-degré.  Un  abordage  s'ensuivit  ; 
des  injures  on  en  vint  aux  coups  ,  et  tous  les  combattans 
étaient  peut  être  noyés  si  les  porte-cioix  ,  amiraux-nés 
des  deux  escadres  ,  n'eussent  mis  fin  au  tumulte  par  uu 
de  ces  duels  homériques  qui  laissent  les  armées  en  sus- 
pens. Après  une  lutte  assez  vive  ,  le  crucifix  de  Groix  , 
accroché  par  celui  de  Plœmeur  ,  qui  était  mieux  fixé 
sans  doute  ,  quitta  son  long  support  d'argent  et  tomba 
dans  la  mer  ,  où  il  est  encore  aujourd'hui.  Et  telle  est  , 
sur  ces  côtes ,  la  nature  élevée  des  idées  religieuses  que 


LITTÉRATURE.  81 

le  bon  Dieu  de  Plœmcur  y  passe  aujourd'hui  pour  beau- 
coup plus  puissant  que  le  ion  Dieu  de  Groix. 

Dans  la  saison  où  la  sardine  airive  ,  c'est  un  spectacle 
charmant  que  la  sortie  et  la  rentrée  des  petites  flottes 
qui  se  rendent  à  la  pêche.  Tontes  les  chaloupes  appareil- 
lent à  la  fois;  dès  qu'une  misaine  se  hisse  ,  on  en  voit 
deux  cents  autres  se  déployer  comme  pai-  ini  mot  de  fée- 
rie. La  mer  est  belle  ,  le  ciel  pur  ;  tout  s'éloigne,  et  c'est 
déjà  un  horizon  de  petits  mâts  que  l'œil  peut  comptera 
peine.  Le  vent  fraîchit  :  voici  des  nuages  bruns,  la  houle 
commence  et  l'écume  bouillonne  sur  les  brisans.  Ces  frê- 
les bateaux  ont  gagné  le  large j  ils  sont  bien  au-delà  des 
îles  Glenans  :  .que  vont-ils  devenir  à  présent  que  les  la- 
mes déferlent  avec  fureur ,  et  que  le  premier  étage  du 
manoir  où  vous  dînerez  a  perdu  ,  brisées  en  éclats  ,  tou- 
tes les  vitres  de  ses  fenêtres  ?  Regardez  ,  en  voici  qui  ar- 
rivent ;  ils  disparaissent ,  ils  ont  sombré ;  non,  ils  re- 
montent sur  la  vague;  plus  rien  !....  ils  sont  perdus....  les 
voilà  encore.  Et  tout  rentre,  et  vous  approchez,  efTraj'é, 
du  premier  maître  qui  saute  à  lerre  ,  en  lui  disant  : 
Vous  avez  eu  bien  du  bonheur)  Et  il  prend  cela  pour 
une  mauvaise  plaisanterie  ,  car  il  ne  rapporte  pas  do 
poisson. 

C'est  là,  sur  ces  mauvais  bateaux,  à  la  dangereuse  voi- 
lure, ouverts  comme  des  cuvettes,  c'est  là  et  non  sur  une 
hère  frégate  de  soixante  canons  ,  que  j'aime  à  voir  ces 
êtres  forts  ,  qui  jouent  avec  l'Océan  sans  s'imaginer  faire 
un  jeu.  C'est  là  qu'ils  sont  vraiment  marins,  quand,  cou- 
verts d'eau,  la  chaloupe  remplie,  sans  compas,  sans  autre 
guide  que  l'habitude  ,  ils  continuent  paisiblement  leur 
manoeuvre  ,  ne  donnant  trêve  au  flegme  accoutumé  que 
par  un  lourd  soufflet  au  mousse  qui  n'a  pas  largué  l'é- 
coute assez  tôt.Ruyter  et  Dugay-Trouin  s'y  noieraient,  et 
ces  gens-là  reviennent  tous  les  soirs. 

C'est  comme  aussi  leurs  chasse-marées  :  nous  n'avons 
pas  un  amiral  qui  osât  en  conduire  un  de  Nantes  à  Brest, 


82  KEVLIE  DE  PARIS, 

avec  les  inslrumens  du  bord.  Ils  courent  de  roches  en 
roches  ,  se  rapprochant  sans  cesse  de  ce  que  tous  les  na- 
vires évitent,  il  faut  les  voir  glisser  au  travers  desecueils, 
adroits  à  la  façon  de  ces  bateleurs  qui,  les  yeux  bandés, 
dansent  avec  une  eclielle  au  milieu  de  quelques  rangées 
d'oeufs  ,  sans  jamais  en  casser  un  seul.  Mais  ces  écueils 
sont  leur  vraie  boussole  ;  ils  connaissent ,  à  deux  pieds 
près,  l'endroit  du  rcmoùt  et  celui  du  courant;  s'ils  pre- 
naient un  instant  le  large,  ils  perdraient  la  tète,  et  pour- 
raient bien  relâcher  à  New-Yorck  avant  d'arriver  à  Saint- 
Malo. 

Les  chasse-marées,  qui,  en  BasscBrotagiie,  sont  de  très- 
vieux  lignage,  sul)issent  néanmoins  quehjues  effets  de  la 
révolution  de  juillet.  J'en  vis  un  dernièrement,  à  l'em- 
bouchure de  l'Aven  ,  dont  le  beaupré  était  tricolore  ,  et 
comme  j'en  témoignais  ma  surprise  ,  le  capitaine  me  dit 
avec  une  sorte  tl'osgueilque,  si  jt  montais  à  bord,  je  ver- 
rais le  cabestan  peint  cie  la  même  manière Ce  capi- 
taine-là ne  pourra  plus  se  vouer  à  SainleAime  d'Auray. 

Le  cabotage  s'est  amélioré  depuis  vingt  ans  ;  mais  il 
pourrait  acquérir  une  plus  grande  importance.  Il  y  per- 
drait du  côté  poétique  ;  nous  n'aurions  plus  ces  accidcns 
de  mer,  source  d'émotions  fortes,  dont  vivent  encore  quel- 
ques imaginations  d'artistes.  Toutefois  le  gouvernement, 
qui  doit  placer  le  drame  loin  derrière  ses  c.dcul*  d'utilité 
générale,  agirait  sagement  s'il  encourageait  l'emploi  des 
bâtimens  carrés  dans  la  navigation  des  côtes.  On  conçoit, 
d'après  ce  que  j'ai  peint  plus  haut,  que  les  jeunes  gens, 
formés  ù  l'école  de  nos  caboteurs  ,  ne  peuvent  apporter  , 
dans  les  grands  navires  de  long  cours  ou  sur  les  vaisseaux 
de  l'état,  que  le  mérite  de  ne  rien  craindre  et  celui  de 
n'avoir  pas  le  mal  de  mer.  C'est  trop  peu.  ti  leur  nature 
était  moins  marine  ,  on  passerait  bien  du  temps  à  leur 
'  apprendre  comment  se  grée  une  bonnette  ou  comment 
se  serre  un  cacatois  ,  eux  qui ,  pendant  dix  ans,  nonl  eu 
à  s'occuper  que  d'une  grande  voile,  d'une  misaine,  parfois 


MTTi'.RATlJRF.  83 

un  Iiunicr  ,  comme  la  nappe  dinic  table  ,  et  un  mauvais 
toc  à  l'avant.  C'est  jiourtant  chose  grave  que  l'éiliication 
des  matelots,  et  la  Basse-Bretagne  en  oiTre  une  si  belle 
pépinière  ! 

Un  voyageur  curieux  ne  tloit  pas  négliger  les  îles  du 
Morbihan  :  on  lui  dira  (juii  s'en  trouve  autant  dans-  ce 
l)ras  de  mer  qu'il  y  a  de  jours  dans  l'an  ,  ce  qui  exige  ,  à 
chaque  année  bissextile,  une  apparition  semblable  à  celle 
qui  vient  d'avoir  lieu  non  loin  de  Malte.  Oh  !  venez,  vous 
(]ui  regrettez  les  illusions  ,  vous  qui  êtes  las  du  monde 
positif,  de  ce  monde  arithmétique  dont  l'exactitude  vous 
tue!  C'est  ici  qu'il  est  permis  de  vivre  avec  les  croyances 
antiques;  chaque  jc.ir  vous  présentera  cette  civilisation 
de  romans  où  vous  cherchez  l'oubli  des  affaires ,  lorsque 
la  nuit  octroie  enfin  sa  charte  de  liberté  absolue.  C'est 
vers  nos  rochers  qu'il  faut  courir,  si  vous  voulez  jouir  en- 
core du  spectacle  vivant  des  m<surs  reléguées  dan-î  vos 
bibliothèques. 

A  l'île  aux  Moines  et  à   l'ile  il'Arz  ,  les  naufrages  de 
maris  sont  annoncés  à  leurs  femmes  par  de  l'eau  qu'elle 
entendent  tomber  près  de  leur  lit.  On  bien  encore  ,  pen- 
dant les  nuits  orageuses,  des  voix  lamentables  sortent  du 
sein  de  la  mer,  et  ï^ncou  ,  spectre  avant-coureur  de  la 
mort,  est  aperçu  marchant  sur  les  flots......   On  va  vous 

conter  que  tout  dernièrement  le  diable  a  parcouru  l'île 
sur  un  chariot  de  feu,  et  qu'il  est  allé  s'abîmer  dans  l'é- 
tang d'un  moulin....  Et  si  vous  retournez  au  monde  posi- 
tif quelle  opinion  ex  primerez- vous  siu-l'utlité  des  assem- 
blées primaires  ? 

Boa  nombre  de  lecteurs,  sur  la  foi  de  Virgile,  croient 
encore  à  Paris  qu'un  pilote  est,  comme  feu  Palinure, 
l'homme  qui ,  pendant  la  traver-ée  ,  dirige  le  gouvernail 
dti  navire.  Ce  n'est  plus  cela  aujourd'hui  :  le  méùer  de 
pilote  est  d'attendre  à  l'entrée  des  ports  les  bâtimensqui 
s'y  présentent,  et  de  les  diriger  au  milieu  des  écucils  in- 
connus il  la  plupart  di's  capitaines.  C'est  encore  lui  ({ui 


84  KEVXii:  DE  PARIS, 

doit  les  faire  sortir.  Malhcur<  usnnenl  il  y  a  plusieurs  ma- 
nières d'exercer  te  métier  là.  Celle  qui  se  pratique  en 
Busse  Bretagne  nous  honore  parfois  assez  peu,  car  un  pi- 
lote ,  du  moins  dans  les  ports  de  l'état,  un  pilote  est  trop 
souvent  un  homme  au  gios  ventre  qui,  l'été,  se  chaufle 
au  soleil  ,  à  la  porte  des  bureaux,  et  qui, l'hiver ,  trans- 
porte cette  occupation  près  d'un  poêle.  Que  la  tempête 
gronde,  que  vingt  pavillons  en  berne  soient  déployés  eu 
dehors  de  la  rade ,  il  est  assis  bien  à  l'aise  ;  il  a  son  gilet 
de  flanelle  ;  le  thcrmou;êtrc  marque  quinze  degrés  :  tout 

est  pour  le  mieux  dans  ce  monde jusqu'au  moment  où 

l'on  va  l'appeler  :  dès-lors  ,  comme  la  mer  est  mauvaise  et 
qu'il  faudra  changer  en  rentrant ,  si  l'on  rentre  ,  les  ma- 
lédictions se  formulent  de  cent  manières  ,  et  sur  le  temps 
et  sur  les  sots  qui  l'ont  choisi  pour  leur  arrivée.  Cependant 
voilà  des  gens  largement  rétribués  et  qui  ont  droit  à  des 
retraites. 

En  regard,  nous  voyons  le  commerce,  avec  ses  res- 
sources tout  individuelles,  trouver  des  pilotes  à  quinze 
lieues  au  large,  et  ces  hommes  courageux  n'ont  pas  d'é- 
molumens  fixes  ;  ils  vivent  des  seuls  chances  que  leur  ac- 
tivité fait  naître.  Pourquoi  le  gouvernement,  qui  paie  et  ré- 
compense avec  grandeur,  ne  serait-il  pas  aussi  bien  servi? 

Cela  est  possible.  Qu'on  donne  aux  pilotes  des  bateaux 
pontés ,  avec  lesquels  ils  puissent ,  au  besoin ,  tenir  la  jmer 
jour  et  nuit;  qu'on  établisse  leurs  stations,  non  au  fond 
des  ports,  mais  dans  les  rades  ou  dans  les  criques  les  plus 
avancées;  que  chaque  bateau  soit  armé  de  deux  ou  trois 
pilotes  et  d'un  élève;  qu'on  fasse  surveiller  leur  séjour  à 
la  mer  :  c'est  là  qu'ils  doivent  vivre  ;  tant  pis  si  le  métier 
est  dur  et  dangereux  :  c'est  le  leur.  Ainsi  aura-t-ou  des 
hommes  actifs ,  dévoués  ,  expérimentés  surtout  ;  et  l'on  ne 
verra  plus  ces  scandaleuses  et  très  chères  avaries  dont  la 
sortieou  la  rentrée  de  nos  navires  de  guerre  n'oflVentque 
trop  ^'exemples  récens  :  témoin  les  frégates  VAtalante  et 
la  Melpoinène ,  à  Lorienl  et  à  Brest. 


LITTÉRATURE.  85 

Les  choses  se  passaient  mieux  dans  la  marine  ancienne, 
inaltéré  nos  progrés.  Je  semble,  moi  si  jeune,  avancer 
hardiment  une  proposition  bien  entouri^e  d'incompéten- 
ce; ctpourtantpeu  s'en  faut  que  je  n'aie  connu  Jean-Bart, 
car  il  avait  à  son  bord  l'ami  d'un  de  mes  amis.  Il  est  vrai 
que  ce  dernier  ,  âgé  aujourd'hui  de  quatre-vingt-quatre 
ans  ,  en  avait  douze  quand  il  écoutait  l'autre  qui  en  comp- 
tait quatre-vingt-dix.  Notre  vie  est  moins  courte  qu'on  ne 
le  croit  :  de  proche  en  proche ,  nous  aurions  presque  vu  la 
bataille  d'Actium. 

Il  existe  en  Basse-Bretagne  une  foule  de  petits  ports 
remarquables.  C'est  là  que  vous  trouvez  les  types  tradi- 
tionnels de  la  vie  maritime,  ces  loups  de  mer  en  retraite 
qui,  chaque  jour,  sont  attentifs  à  l'heure  de  la  marée  ,  et 
soupirent  à  la  moindre  voile  que  l'on  signale  à  l'horizon. 
Oh  !  que  leurs  récits  ont  de  charme  .  et  que  d'émotions  au 
souper  lorsqu'ils  causent  cap  Horn  ou  pontons ,  lorsque 
l'œil  en  feu,  comme  à  bord  de  leur  corsaire,  ils  racontent 
les  croisières  du  Bengale  et  les  magnifiques  combats  que 
\e.  Moniteur  a  laissés  inconnus  !..  Et  lorsqu'ils  disent  les 
prouesses  de  Surcouf  déconcertant  l'Angleterre  en  vue  de 
son  empire  indien!....  C'est  de  l'amour  qu'ils  ont  pour  la 
mer;  elle  est  leur  maîtresse  plus  adorée  qu'une  fenmie  ne 
pourra  jamais  l'être;  maîtresse  capricieuse  et  violente, 
qui  a  mêlé  leurs  jours  de  plaisirs  et  de  tourmens.  A  elle  , 
ils  doivent  ces  belles  nuits  des  tropiques ,  ces  nuits  où  ces 
flots  lumineux  laissaient  un  sillon  de  flamme  derrière  le 
gouvernail  ,  ces  nuits  où  l'on  dansait  sur  le  pont,  où  l'on 
était  roi  à  son  bord...  A  elle  aussi  ces  souvenirs  terribles 
de  combats,  de  naufrages,  de  sang,  de  faim,  de  déses- 
poir. Tout  cela  les  charme  :  ils  aiment  la  mer.  Voici  le 
capitaine  Kernoc ,  le  Kernoc  de  mon  ami  Eugène  Sue;  je 
l'ai  trouvé,  c'est  bien  lui  :  il  a  commandé  le  beau  brick 
CEperi'ier;  il  m'a  parlé  de  maître  Durand;  il  m'a  pré- 
senté Grain-de-Sel.  Qu'il  est  beau  ,  Kernoc!  qu'il  est  plus 
poète  encore  que  marin  ,  quand  il  me  raconte  sa  désertion 


86  REVUE  DE  PARIS, 

de  Madras  ou  son  règne  de  quelques  jours  dans  l'ile  Coë 
tivy  ,  ou  bien  encore  ses  courses  de  traite  ,  alors  que  pour 
transporter  des  nègres  il  n'avait  qu'un  équipage  noir! 
Kcrnoc  n'est  pas  philantrope  ,  et  c'est  pourtant  un  brave 
homme  qui  oblige  fous  les  malheureux. 

Pouiquoi  Walter-Scott  ne  vient-il  pas  chez  nous!  Qu'il 
écouterait  avidenient  ces  éti'anges  récits!  que  de  belles 
pages  nous  aurions,  du  tenible  et  du  grotesque!  A  côlé 
de  naufrages,  des  ruses  mercantiles  pleines  de  gaieté  :  un 
capitaine,  frappé  du  goût  des  naturels  de  Madagascar  pour 
la  verroterie,  et  leur  vendant  de  la  graine  de  bouteilles; 
un  autre,  chargé  d'apporter  un  baril  de  poudre  en  retour 
d'une  négresse,  et  prétendant  qu'il  n'a  pu  sauver  que  la 
moitié  du  baril  parce  que  le  reste  a  pris  feu;  après  cela, 
un  navire  qui  sombre  et  des  hommes  énergiques,  sûrs  du 
salut ,  construisant  un  x'adeau  comme  nous  ouvrons  un 
parapluie,  rongeant  leur  biscuit  au  sein  des  abîmes  ou  sur 
le  sommet  des  nuages;  et  puis  des  brigandages  bouffons, 
des  cas  de  galère  à  faire  crever  de  rire  tout  un  jury;  et, 
au  fond  de  ce  mélange,  des  gens  sans  rudesse,  que  vous 
voyez  se  promenant  sur  le  cours,  et  qui  marchandent  un 
melon  à  la  place,  comme  s'ils  eussent  été  toute  leur  vie 
sous-chefs  de  bureau  au  Mont-de-Piété. 

Que  Cooper  vienne  aussi;  qu'il  aimerait  à  réciter  les 
faits  curieux  du  hardi  brick  te  Diligent!  C'est  un  navire 
anglais  que/e  Diligent  rencontra  en  i8i2  dans  les  parages 
de  la  Jamaïque.  Les  quadruples  d'EspaL;ne  que  l'on  voyait 
presque,  avec  la  longue-vue,  frapper  par  les  balanciers 
du  Mexique,  encombraient  la  cale  de  l'anglais,  et  offraient 
leur  riche  proie  au  premier  brutal  qui  eût  osé  la  demander 
en  temps  propice.  Mais  le  navire  était  fort,  et  de  loin  on 
l'eût  pris  pour  une  frégate  des  plus  hargneuses.  Le  Dili- 
gent s  approche;  menteur  comme  un  Gascon,  bien  que 
Breton,  il  porte  flamme  et  pavillon  anglais  :  c'est  le  matin; 
on  est  encore  en  vue  de  Kingston  ;  il  faut  île  la  prudence. 
On  le  hêle  :  pyhat  brig  is  thaï  F  (quel  brick  est  cela?) 


LITTSUATURE.  87 

—  Ilis  Mnjcstys  bn'^  Star  (le  brick  de  Sa  Majesté  ]'£"- 
toile). —  Good passage  (bon  voyage).  On  tire  le  chapeau 
pour  un  brick  du  roi  Georges,  et  l'on  fait  route.  La  nuit 
arrive  :  les  deux  navires  ne  s'étaient  pas  quittés  de  vue. 
Le  Diligent  vire  de  bord,  laisse  porter  sur  l'anglais,  qui 
croit  naviguer  de  compagnie  avec  un  camarade,  et  lui 
lâche  à  demi-portée  de  canon  tout  ce  qu'il  a  de  mitraille 
à  tribord,  au  risque  d'être  écrasé  en  retour.  Les  embar- 
cations sont  à  la  mer;  le  capitaine  saute  le  pi'emier  sur  le 
pont  ennemi,  y  marche  dans  le  sang  jusqu'à  la  cheville, 
et,  au  milieu  des  haubans  brisés,  de  vergues  en  éclats, 
de  lambeaux  de  voles  et  de  débris  d'affûts  ,  trouve  le 
cojnmandaut  gisant  au  pied  du  mât  d'artimon,  une  cuisse 
cassée,  qui  lui  dit  d'uu  air  douloureux;  «  Ah!  monsieur, 
moi  qui,  vous  voyant   approcher,  avais  mis  de  la  bière  à 

rafraîchir  pour  vous  recevoir! •,> 

Le  capitaine  du  Diligent  est  aujourd'hui  conseiller 
municipal,  et  ne  se  chargerait  pas  de  tuer  un  poulet. 

Le  littoral  breton  est  immense:  malheureusement  il 
est  d'un  difficile  accès.  Sur  toute  celte  côte  si  importante, 
si  hérissée  d'écueils,  il  n'existe  cjue  trois  phares  de  l'em- 
bouchure de  la  A'ilainc  à  l'entrée  de  la  Manche:  ceux 
d'Ouessant,  de  Saint  Mathieu  et  de  Groix  (i).  Que  de 
points  cependant  où  l'on  en  désirerait  encore  !  Car  un 
navire  venant  du  large  peut  toucher  à  l'improviste  en 
abordant  la  terre  de  France,  taudis  que  l'Anglais  voit  sa 
patrie  de  dix  lieues  dans  la  nuit  la  plus  orageuse,  grâce 
aux  feux  raidtipliés  qui  la  lui  annoncent. 

C'est  une  si  douce  émotion  pour  l'équipage  qui  revient 
de  ITnde,  qui  a  tenu  huit  mois  la  mer,  qui  a  doublé  le 
cap  de  Bonne-Espérance  au  milieu  de  montagnes  d'eau 
dont  les  vallées  ne  laissent  voir  le  ciel  que  par  un  point; 

(i)  Ou  s'occupe  depuis  quelque  temps  de  la  construction  de  deux 
pliares  nouveaux,  aux  Peumarclj  et  à  Bel!c-Isle.  Ih  rendront  d'é- 
mineos  service?. 


88  REVUE  DE  PARIS. 

c'est  un  si  vif  plaisir  que   ce  cri  partant  de  la   vigie  des 

bossoirs:  Feu!..  Corclouan  !....   Ah,    comme  les   cœurs 

battent  :  voilà  Bordeaux  !..  On  est  encore  à  grande  distan- 
ce, maison  est  tranquille;  on  arrivera.  Voilà  Bordeaux, 
le  Grand-Théâtre,  les  cadichonnes;  vive  la  France!  Le 
délire  est  à  bord,  et  le  mousse  se  moijue  autant  des  coups 
de  garcette  que  l'officier  des  arrêts......  Vous  approchez 

des  cotes  bretonnes  ;  la  scène  change:  c'est  la  teneur  au 
lieu  de  la  joie;  car  éviterez-vous  le  Raz-Je-Seiii,  en  face 
de  la  baie  des  Trépassés,  qui  doit  son  nom  à  tant  de  nau- 
frages? Le  courant  ne  va-t-il  pas  vous  briser  sur/e  GrunU- 
Stet^'enel,  rocher  aussi  redouté  des  marins  que  celui  de  la 
Teigneuse  à  l'entrûe  de  la  baie  de  Quiberon  ?  Qui  vous 
avertit  que  la  Jument  est  là  tout  près  des  Glenants?  et  si 
la  brume  arrive,  qui  vous  garantit  de  la  barre  de  Pouldu? 
;  A  ce  propos,  et  en  attendant  que  le  ministère  delà 
marine,  qui  s'en  occupe,  ait  complété  le  système  de  nos 
phares,  je  ne  puis  passer  sous  silence  une  grave  réflexion 
que  nos  marins  expérimentés  voudraient  voir  publier  plus 
haut  encore.  Il  s'agit  d'un  port,  utile  au-delà  de  tout,  et 
que  peu  de  chose  donnerait  à  la  Fi-ance.  L'Abrevrach 
(Finistère),  placé  à  l'ouverture  de  la  Manche,  et  faisant 
face  à  deux  des  principaux  ports  anglais,  Plymouth  et 
Falraouth,  n'a  été  jusqu'ici  fréquenté  que  par  dos  cabo- 
teurs qui,  principalement  en  temps  de  guerre,  y  trouvent 
un  refuge  assuré.  Ou  a  des  exemples  de  l'entrée  de  cent 
vingt  voiles  à  la  fois  dans  cette  relâche,  dont  l'importance 
n'est  pas  négligée  sur  les  cartes  anglaises  ,  où  des  lignes 
particulières  marquent  le  double  chenal  qui  y  conduit.  Un 
million  employé  par  une  main  économe  et  savante  à  l'achè- 
vement de  ce  port  naturel  fructifierait  plus  que  les  énormes 
dépenses  de  Cherbourg;  car  un  navire  chassé  par  l'ennemi 
y  entrerait  avec  tous  les  vents  du  nord,  de  nord-ouest, 
et  d'ouest ,  sans  avoir  besoin  de  traverser  les  dangers  quj 
avoisinent  Brest ,  ou  Paimpol ,  ou  Biéhat.  Quelques  balises 
placées  sur  les  récifs,  deux  batteries,  dont  !a  position  est 


LITTÉRATURE.  S9 

marquée  par  la  nature  des  entrées,  cinq  ou  six  corps 
morts,  places  dans  l'avant-port  pour  les  besoins  des  bâ- 
timeus  de  guerre  ou  de  commerce,  un  creusage  peu  con- 
sidérable, suffiraient  à  faire  de  l'Abrevrach  le  port  peut- 
être  le  plus  utile  de  la  Manche.  D'aucun  autre  on  ne 
saurait  se  rendre  plus  vite  dans  l'Océan,  si  l'on  part;  vers 
aucun  autre,  si  l'on  rentre,  on  ne  peut  avoir  (après  les 
travaux  terminés)  une  navigation  moins  périlleuse.  Ajoutez 
à  cela  qu'en  trois  heures  on  est  à  Brest,  en  quittant 
l'Abrevrach,  dont  ce  grand  port  n'est  distant  que  de  six 
lieues  par  terre ,  ce  qui  peut,  en  temps  de  gueire,  donner 
aux  forces  navales  la  ressource  du  carré  de  l'infanterie , 
avec  cet  avantage  d'occuper  un  vaste  espace  compris 
entre  deux  mers.  L'ne  flotte  anglaise  paraît  sur  nos  côtes 
du  nord;  une  divi.sion  française  est  chassée  par  elle.  Au 
lieu  de  perdre,  pour  se  rendre  à  Brest,  un  temps  précieux 
à  traverser  le  dangereux  passage  du  Four,  elle  entre  à 
l'Abrevrach  ;  un  homme  monte  à  cheval ,  si  la  ligne  sema- 
•phorique  est  interrompue,  et  voilà  Brest  informé  de  ce  qui 
ai'rive.  Brest  répond  et  commande,  et  tlans  la  même  demi, 
journée  deux  escadres  séparées  littofalemcnt  par  douze 
lieues  ,  et  coupées  par  l'ennemi ,  ont  un  mot  d'ordre  unique 
qui  leur  permet  d  agir  de  concert. 

Tels  sont  les  avantages  qu'assurerait  ce  port,  et  tout  cela 
pour  un  million....  Un  million  ,  c'est  presc[ue  un  centime 
au  budget  ;  et  tant  d'inutilités  ont  coûté  plus  ! 

On  est  heureux,  quand  on  parle  delà  Basse-Bretagne, 
d'avoir  à  parler  de  Brest.  Ce  n'est  pas  seulement  ce  port 
magnifique ,  cette  rade  immense  que  l'Europe  envie  ;  mais 
là  aussiestla  compensation  des  mœurs  rétrogrades  de  notre 
vieux  pays.  Brest ,  cité ,  est  comme  la  terre  promise  de 
l'éducation  bretonne.  Le  patriotisme  ,  les  lumières  ,  la  vive 
énergie  de  citoyen,  sont,  dans  cette  ville,  des  modèles 
pa tiens  à  la  vaste  sauvagerie  qui  l'entoure.  Pa tiens,  car  ils 
ne  datent  pas  d'hier  :  si  la  Basse-Bretagne  eut  imité  Brest, 
nos  paysans   .seraient  depuis  long-temps   français.  iSous 

TOME  X.  ^ 


90  REVUE  DE  PARIS. 

avons  déjà  Loiient,  qui  n'a  qu'un  siècle  d'existence,  et 
qui,  par  le  fait  même  de  sa  jeunesse,  est  au  niveau  de  nos 
circonstances  toutes  jeunes  ;  Saint-Malo,  qui  ne  se  souvient 
pas  seulement  de  Dugay-Trouin  et  de  Cartier  ,  mais  qui 
s'enorgueillit  aussi  des  Surcoiif  et  de  leur  pavillon  tricolore; 
et  Morlaix,  dont  le  maire  est  si  connu  par  son  inflexible 
indépendance,  etc.,  etc. 

C'est  par  nos  côtes ,  c'est  par  la  marine,  que  de  proche 
en  proche  le  mouvement  civilisateur  se  propagera  dans  les 
campagnes  bretonnes.  Les  routes  achevées,  les  canaux  ou- 
verts, le  centre  communiquera  facilement  avec  les  extré- 
mités où  abordent  les  mœurs  étrangèi'es  et  plus  souvent 
encore  les  mœurs  franchises.  Et  puis  des  écoles,  non- 
seulement  gratuites,  mais  dotées  de  primes  puissantes, 
car  les  décisions  du  recteur  de  l'académie  ne  feront  pas  un 
élève.  Quand  on  lit  dans  YAlinanach  roj-al:  Scaër,  chef- 
lieu  de  canton  ,  population  quatre  mille  âmes  ,  on  se  repré- 
sente aussitôt  Courbevoie  ou  Montmorency;  on  s'imagine 
qu'une  école  primaire  y  aura  bientôt  trois  cents  élèves,  et 
qu'il  ne  s'agissait  que  d'y  en  établir  une  plus  tôt,  pour  en 
finir  avec  la  barbarie.  Mais  venez  à  Scaër:  c'est  un  village 
où  vous  compterez  cinquante  maisons,  dont  dix  couvertes 
en  ardoises.  Les  quatre  mille  habitans  que  vous  cherchez 
sont  répandus  au  loin  clans  les  landes,  arrachant  leurs 
moulons  aux  loups  des  forêts  de  Coalloch  ,  de  Cascadec  et 
de  Laz ,  et  vous  ne  prouverez  à  aucun  cultivateur  de  la 
commune  Tulilité  de  faire  entreprendre  deux  fois  par  jour 
à  leur  fils,  qui  garde  les  troupeaux  ,  un  voyage  de  trois 
lieues  pour  apprendre  à  lire;  car  il  ne  sait  pas  lire  ,  le  père, 
et  il  n'en  vend  pas  moins  son  seigle  fous  les  ans. 

Les  phrases  sont  faciles  à  faire  :  il  se  dépensera  plus 
d'argent  en  programmes  ,  en  projets,  en  circulaires  im- 
primées, qu'il  n'en  faudrait  pour  arriver  à  un  but  utile. 
J'ai  la  coimaissance  complète  des  lieux  et  des  idées,  et  je 
garantis  l'insufTisance  de  toute  tentative  de  ce  genre  ,  si 
l'on  n'institue  pas  des  primes  pour  les  familles  qui  enver- 


LITTËRATT'RE,  9< 

ront  leurs  enfans  aux  écoles.  Ces  familles  ne  comprennent 
pas,  et  vous  ne  leur  ferez  pas  comprendre  à  quoi  une 
e'cole  peut  servir  ;  monlrez-leur  qu'on  y  est  paye  quand 
on  s'y  rend  ;  de  cette  manière ,  vous  allez  créer  une  gé- 
nération d'hommes  nouveaux  qui  auront  profité  des 
bienfaits  de  l'éducation ,  et  qui  n'auront  plus  besoin  d'ap- 
pât lorsqu'il  s'agira  d'y  faire  participer  leurs  enfans. 

Puisse-t-on  se  persuader  que  la  Uassi-Bretagne  mérite 
les  travaux  d'une  session  entière  des  Chambres ,  si  l'on 
veut  que  deux  millions  d'hommes  ,  qui  habitent  la  France , 
deviennent  des  citoyens  français. 

Auguste  Romieu, 

Sous-préfet  de  Quimperlé. 


ESQUISSES  DU  NORD. 


SUEDE.  —  LAPONS. 


Route   nouvelle  de  Stockholm Cavalcade  dans  les  fondrières. — 

Rapports  entre  la  Suisse  et  la  Suède. j — Différence  des  Norvégiens 
et  des  Suédois.  —  Visite  aux  Lapons.  —  Aspect  de  leur  pays.  — 
Une  famille  laponne  et  un  troupeau  de  rennes.  — Hospitalité, 
repas.  —  Figure  ,  langue  ,  race  ,  religion  des  Lapons.  —  Aspect 
du  nord  de  la  Suède.  —  Le  paysan  géographe.  —  Anniversaire  de 
Goethe. 


Au  lieu  de  prendre  la  route  ordinaire  de  Drontheira  à 
Stockholm,  qui  passe  par  Raeras  et  par  la  Dalecarlie,  nous 
nous  de'cidâmes  pour  la  route  nouvelle,  qui  n'est  jias 
encore  entièrement  terminée ,  et  qui  passera  par  vEster- 
sand  ,  au  nord  de  la  première.  Le  général  Birke ,  gouver- 
neur de  Drontheim,  devait  aller  visiter  la  partie  à  laquelle 
on  travaillait  encore.  ]\ous  cédâmes  au  plaisir  de  faire 
avec  lui  le  passage  des  montagnes.  Au  jour  fixé,  nous  ar- 
rivâmes au  dernier  relai,  oii  nous  trouvâmes  le  général  et 
son  escorte.  De  ce  point  à  la  frontière  suédoise  il  reste 
un  espace  d'environ  quinze  lieues  du  côté  de  la  Norvège  , 
où  la  route  n'existe  point.  C'est  cet  espace  que  nous  avions 
à  franchir  pour  arriver  en  Suède.  On  ne  pouvait  en  venir 
à  bout  qu'en  allant  à  travers  bois,  marais  et  rochers  ,  au 


LITTÉRATURE.  93 

moyen  des  admirables  chevaux  du  pays. C'est  àquoi  furent 
employés  les  deux  jours  suivans.  Celte  expédition  ,  avec 
noire  visilo  aux  Lapons,  qui  la  suivit  imme'diatement  , 
l'ut  la  partie  la  plus  curieuse  et  la  plus  fatigante  de  notre 
voyage. 

JNotre  caravane  avait  un  aspect  assez  original  :  en  télé 
étaientle  général  et  ses  olliciers  ,  quelques  gros  négocians 
tle  Drontheim,  un  pasteur  avec  un  chapeau  à  large  bord, 
nous  avec  nos  mines  étrangères,  et  enfin  un  minéralogiste 
de  Christiania,  le  savant  professeur  Esmark,  qui  d'ordi- 
naire fermait  la  marche,  ayant  sur  sa  tête  une  grande 
casquette  de  feutre  gris,  sur  son  dos  une  redingotte  de 
taffetas  ciré  vert,  froissée  de  mille  plis,  et  portant  l'étui 
de  son  baromètre  attaché  en  manière  de  carquois  derrière 
ses  épaules.  La  diversité  des  costumes  et  des  tournures , 
la  bizarrerie  de  quelques-unes,  ce  mélange  de  militaires 
et  de  marchands,  ce  savant  et  son  baromètre  hissé  sur  un 
grand  cheval ,  tout  cela  donnait  à  notre  petite  troupe  un 
caractère  animé  et  grotesque  qui  nousréjouissait  beaucoup. 
Au  bout  de  quelque  temps ,  la  route  se  trouvant  inter- 
rompue, il  fallut  commencer  à  chevaucher  à  travers  les 
sapins ,  dans  un  terrain  marécageux  ,  entremêlé  çà  et  là 
de  quelques  rochers.  Des  troncs  d'arbres  pourris  embar- 
rassaient souvent  notre  chemin  ;  il  fallait  passer  des 
torrens  à  gué  ;  il  fallait  à  chaque  instant  que  les  chevaux 
entrassent  jusqu'au  poitrail  dans  des  bourbiers,  et  qu'a- 
lors ,  aux  prises  avec  les  racines  et  les  broussailles  enfon- 
cées dans  la  fange,  ils  parvinssent ,  à  force  d'adresse  et 
de  patience  ,  à  en  débarrasser  leurs  pieds.  J'admirais  sou- 
vent avec  quel  art  ils  se  dégageaient  d'embarras  qui  me 
paraissaient  tout- à-fait  inextricables.  Ils  semblaient  re- 
connaître par  l'odorat  le  degré  de  solidité  tlu  terrain  sur 
lequel  ils  posaienl  le  pied.  Quand  la  diliiculté  élait  trop 
grande ,  qu'ils  étaient  pris  connue  au  lacet  ou  avec  de  la 
glu,  ils  ne  s'effrayaient  point,  s'arrêtaient  un  moment  , 
comme  pour  bien  assurer  leur  élan  ,  puis  faisaient  à  propos 

8. 


94  REVUE  DE  PARIS, 

un  effort  vigoureux  ,  et  se  trouvaient  hors  d'affaire.  Sur 
les  rochers  leur  instinct  n'était  pas  moins  surprenant;  ils 
montaient  et  descendaient  sur  des  pentes  où  il  eût  été 
malaisé  à  un  piéton  de  ne  pas  perdre  l'équilibre  ;  tantôt 
se  cramponnant  aux  plus  petites  aspérités  des  rochers  , 
tantôt  raidissant  leurs  jambes  de  derrière,  et  se  laissant 
ainsi  glisser.  Quelquefois  ils  sautaient  brusquement  d'une 
hauteur  d'un  pied  sur  une  dalle  de  rocher  où  il  y  avait 
tout  juste  place  pour  leurs  quatre  fers,  et  là  s'arrt'taient 
brusquement,  comme  cloués  au  sol.  Tout  cela,  bien  en- 
tendu ,  à  condition  qu'on  ne  les  touchât  pas,  et  qu'on  les 
laissât  complétemeat  maîtres  de  leurs  mouvemens.  Malgré 
cette  dextérité  admirable  de  nos  montures,  les  difficultés 
étaient  si  grandes  que  tous  ceux  de  nous  qui  ne  mirent 
pas  pied  à  terre  dans  certains  endroits  tombèrent  une  ou 
plusieurs  fois  non  pas  de  cheval,  mais  à  cheval.  L'animal, 
après  les  plus  grandset  les  plus  habiles  efforts,  s'abattait 
dans  un  bourbier;  le  cavalier  écartait  les  jambes  ,  et  n'é- 
prouvait d'autre  inconvénient  de  son  accident  que  d'en- 
foncer dans  la  boue  jusqu'au-dessus  des  genoux.  Aucune 
de  ces  chutes  ne  fut  dangereuse;  mais  quelques-unes  fu- 
rent assez  désagréables.  Le  docteur  Esmark,  qui  avait  eu 
probablement  la  malheureuse  idée  de  mettre  l'intelligence 
d'un  professeur  aux  prises  avec  l'instinct  d'un  cheval  , 
renversa  deux  fois  le  sien  sur  lui,  et  ne  dut  son  salut  qu'à 
Ja  nature  du  lieu  de  sa  chute.  Imaginez  dans  quel  état  on 
le  déterra  ;  mais,  conservant  au  milieu  des  plus  grands 
revers  un  zèle  héroïque  pour  la  science,  sa  première 
pensée  était  toujours  pour  son  baromètre,  dont  il  était 
plus  occupé  que  de  lui-même. 

Nous  fumes  cantonnés  militairement  par  le  général  dans 
quelques  gaards  perdus  au  sein  de  ces  marécageuses  soli- 
tudes. La  soirée  se  passa  à  la  norvégienne,  à  boire  du 
punch  ,  à  fumer  avec  nos  compagnons  de  fatigue.  Un  pas- 
teur dont  la  cure  n'était  pas  située  bien  loin  de  l'endroit 
où  nous  étions   nous   apprit  sur  les  mœurs  de^  paysans 


LITTÉRATURE.  95 

diverses  choses  curieuses,  surtout  par  le  rapport  de  cer- 
tains usages  lîlablis  dans  ces  cantons  lointains  de  la  Nor- 
ve'ge  avec  des  coutumes  cpi'ou  retrouve  dans  quelques 
cantons  de  la  Suisse  ;  entre  autres  ,  le  singulier  usage  du 
kilt  est  commun  aux  deux  pays.  On  appelle  ainsi  les  visites 
mystérieuses  ([ue  les  garçons  font  pendant  la  nuit  aux 
filles  qu'ils  doivent  épouser.  La  suite  ordinaire  est  la  même 
aussi  en  Suisse  et  en  Norvège ,  c'est-à-dire  qu'il  en  résidte  , 
il  est  vrai,  souvent  la  nécessite  du  mariage,  mais  que  le 
mariage  suit  immanquablement.  Une  pareille  faute  ne  fait 
aucun  tort  à  la  jeune  fille  ;  mais  le  jeune  homme  serait 
déshonoré  à  jamais  s'il  refusait  de  la  réparer. 

Du  reste,  ce  rapport  n'est  pas  le  seul  qu'on  ait  remar- 
qué entre  les  liabiludes  de  la  Scandinavie  et  ceux  de  cer- 
taines parties  <la  la  Suisse.  Les  habitans  de  la  vallée  d'iiasli 
ont  une  tradition  qui  les  iait  descendre  des  Suédois.  On 
assure  que  leur  dialecte  a  quelque  analogie  avec  la  langue 
suédoise;  et  j'ai  retrouvé  dans  le  visage  des  femmes  de 
Stockholm  le  type  de  celui  des  femmes  d'Hasli.  La  belle 
batelière  de  Brientz,  par  exemple  ,  avait  ini  profil  exacte- 
ment suédois.  Les  petits  cantons  ont  conservé  une  ballade 
très-ancienne,  qui  raconte  leur  origine  septentrionale  ,  et 
sur  un  fait  qui  établit  peut-être  plus  viclorieuscmcnt  (jue 
tous  les  autres  le  rapport  en  question  :  c'est  l'existence 
parmi  les  enfans  de  Berne  d'un  jeu  dans  lequel  on  articule 
des  paroles  bizarres  lout-à-fait  inintelligibles  à  ceux  qui 
les  prononcent.  Ce  même  jeu  ,  ces  mêmes  paroles  se  re- 
trouvent parmi  les  enfans  de  Copenhague,  qui  certes  ne 
se  sont  pas  entendus  avec  ceux  de  Berne.  L'iiisioire  des 
jeux  d'entans,  comme  celle  des  contes  de  nourrice  et  des 
proverbes  de  bonne  femme,  peut  jeter  un  très-grand  jour 
sur  l'histoire  de  l'espèce  humaine.  C'est  la  ce  qui  se  trans- 
met à  de  graniles  distances,  subsiste  pendant  des  siècles  , 
ne  s'invente  guère ,  et  survit  queLiuefois  aux  lois,  aux 
coutumes  ,  aux  empires. 

Le  lendemain  nous   continuâmes  notre   expédition  ,  et 


96  IlE\njE  DE  PARI  S. 

cette  journée  fut  encore  plus  rurle  que  la  première.  L'a- 
dresse des  chevaux  eut  encore  plus  beau  jeu  pour  se  dé- 
ployer. Au  milieu  des  marécages  on  trouva  tout  à  coup 
des  i-ochers  escarpés,  qu'en  vérité  on  ne  pouvait  gravir  à 
{)icd  sans  quelques  efforts  et  assez  d'agilité.  Eh  bien  I  toutes 
nos  montures  en  vinrent  à  bout  sans  se  casser  les  jambes. 
C'était  vraiment  un  spectacle  curieux  à  voir  :  une  vingtaine 
de  chevaux  sur  des  pentes  tie  rochers,  les  uns  glissant, 
les  autres  roulant,  les  autres  se  retenant  dans  leur  chute, 
et  comme  suspendus  et  tirés  en  haut  par  leurs  guides; 
quelques-uns  défilant  déjà  avec  leurs  cavaliers  à  une 
grande  hauteur,  tandis  que  les  autres  se  débattaient  encore 
avec  les  leurs  dans  les  tourbières.  Les  cris  des  paysans, 
la  confusion  de  cette  scène,  la  nature  sauvage  et  nue 
qui  nous  entourait ,  tout  cela  eût  formé  un  tableau  piquant 
à  Horace  Vernet  ou  une  page  animée  à  Walter-Scott. 

Enfin  nous  touchâmes,  à  notre  grande  joie  ,  la  frontière 
suédoise.  Nous  nous  sentîmes  avec  plaisir  sur  un  terrain 
solide.  C'était  la  troisième  fois  que  j'entrais  eu  Suède; 
j'y  entrai  par  le  nord,  et  j'allai  chercher  le  midi  à  Stock- 
holm. 

jXous  fûmes  reçus  par  le  colonel  Boje,  commandant  des 
chasseurs  du  Jemtland  et  l'un  des  meilleurs  officiers  suédois. 
Il  était  venu  au-devant  du  général  Birke,  et  comptait  l'es, 
corter  à  travers  les  affreux  marais  que  nous  avions  traver- 
sés avec  faut  de  peine,  et  revenir  par  le  même  chemin, 
le  tout  par  partie  de  plaisir. 

En  passant  de  Norvège  en  Suède,  nous  eûmes  tout  d'a- 
bord devant  les  yeux  un  échantillon  frappant  du  contraste 
qui  existe  entre  le  caractère  des  deux  'peuples.  Rien  de- 
plus  différent  que  le  général  Birke,  avec  sa  douce  et  calme 
figure,  ses  manières  simples  et  tranquilles,  et  le  brillant 
colonel  Boje,  avec  son  air  animé,  son  allure  vive  et  déga- 
gée. 11  n'y  avait  pas  jusqu'à  son  grand  bonnet  de  martre 
noire ,  jeté  sur  le  côté  de  sa  tète  avec  une  coquetterie  mi- 
litaire,  qui  ne  contrastât  avec  In  .'simple  capote  de  cuir  de 


LITTÉRATURE.  97 

Drontheimque  portait  le  gênerai.  Ces  deux  hommes,  dis- 
tingués chacun  à  leur  manière,  e'taicnt  aussi  diflférens  que 
leur  air  ;  et  leurs  nations  sont  aussi  ditïérentes  qu'eux- 
mêmes.  Vraiment  leur  longue  inimitié  et  l'antipathie  ré- 
ciproque qu'elles  conservent  encore  ne  surprennent  plus 
quand  on  a  observé  les  oppositions  naturelles  qui  les  sé- 
parent. On  ne  sait  comment  s'expliquer,  en  Scandinavie, 
ce  cachet  tout  méridional  que  porte  en  général  le  carac- 
tère suédois  ,  et  surtout  dans  les  villes  ,  et  qui  a  fait  ap- 
peler les  Suédois  par  leurs  amis  les  Espagnols  et  par  leurs 
ennemis,  les  Gascons  du  Nord.  Nous  avions  un  grand  dé- 
sir de  voir  des  Lapons.  Ils  s'avancent  avec  leurs  rennes 
le  long  de  ces  montagnes  qui  séparent  la  Norvège  de  la 
Suède,  et  où  eux  seuls  peuvent  exister.  Nous  partîmes  le 
26  août  pour  aller  les  chercher  dans  leurs  solitudes.  Nous 
devions  pour  cela  coucher  ;iu  dernier  gaard  suédois  ,  et  là 
nous  informer  d'une  manière  précise  où  nous  pourrions 
trouver  des  Lapons  ,  chose  assez  difficile  ,  parce  que  d'un 
moment  à  l'autre  ils  quittent  l'endroit  où  ils  étaient  éta- 
blis ,  laissent  leur  hutte,  et  vont  ailleurs  en  construire 
une  nouvelle. 

Pour  arriver  jusqu'à  eux  ,  nous  avions  environ  douze 
lieues  à  faire  à  travers  un  pays  assez  semblable  à  celui  que 
nous  avions  traversé  les  jours  précédens,  cependant  un 
peu  plus  détestable  encore;  car  cette  fois  il  n'était  plus 
question  de  chevaux;  les  pauvres  bêtes  n'auraient  pu  s'en 
tirer;  c'est  à  pied,  sans  chemin  tracé,  que  nous  devions 
nous  engager  dans  le  pays ,  à  travers  les  marais  et  les  tour- 
bières. 

A  cinquante  pas  des  habitations  que  nous  laissions  der- 
rière nous, nous  trouvâmes  le  commencement  des  intermi- 
nables marais  où  nous  allions  nous  enfoncer.  Nous  éprou- 
vâmes un  petit  mouvement  d'hésitation  en  voyant  que 
décidément  il  fallait  nous  résoudre  à  entrer  souvent 
jusqu'aux  genoux  dans  une  boue  noire  ;  mais  être  si  prés 
des  Lapons  et  ne  pas  les  voir,  de  peur  de  se  mouiller  les 


98  REVUE  DE  PARIS,, 

pieds,  il  n'y  avait  pas  à  y  penser.  Le  premier  essai  de 
cette  manière  de  voyager  une  fois  fait  ,  nous  en  prîmes 
notre  parti ,  et  nous  marcliànies  dès-lors  plus  souvent  dans 
l'eau  ou  dans  la  vase  que  sur  la  terre  sèche. 

Le  pays  dans  lequel  nous  étions  alors  est  certainement 
le  plus  laid  de  l'univers.  Il  faut  l'avoir  vu  pour  savoir 
jusqu'où  la  nature  peut  aller  en  ce  genre.  Imaginez  un 
terrain  entièrement  nu,  à  l'exception  de  quelques  brous- 
sailles clair-semèes .  de  quelques  bouleaux  nains  ou  diffor- 
mes, la  plupart  sans  feuilles,  les  uns  brises  par  le  vent, 
les  autres  à  demi  consumés,  et  que  leur  ècorce  blanche  , 
noix'cie  cà  et  là  par  la  flamme ,  rend  pareils  à  des  sque- 
lettes calcinés.  Ce  pays  dépouillé  ne  produit  d'aulre  végé- 
tation que  des  mousses  marécageuses  ;  il  est  composé 
uniquement  de  fondrières  et  de  rochers.  Ou  ne  peut 
s'accoutumer  à  cette  différence  dans  la  solidité  du  sol , 
qui  change  à  chaque  pas.  Alternativement  le  pied  est 
repoussé  par  les  saillies  du  granit  ou  il  enfonce  dans  la 
fange.  Toute  l'étendue  qu'on  aperçoit  est  occupée  par 
une  innombrable  quantité  de  flaques  d'eau  ;  les  vallées 
paraissent  inondées  ,  et  l'on  trouve  des  marais  sur  des 
rochers,  ou  plutôt  tout  ce  qu'on  voit  n'est  qu'un  vaste 
marais  entremêlé  de  rochers.  L'eau  est  véritablement  le 
fond  du  pays.  Il  y  a  aussi  de  la  terre  ;  mais  on  peut  dire 
que  c'est  par  exception. 

Nous  espérions  rencontrer  quelque  ours  pour  compléter 
nos  aventures  septentrionales;  nous  n'eûmes  point  cet 
avantage.  Les  paysans  suédois  les  attaquent  avec  une 
grande  intrépidité.  Le  colonel  Boje  nous  avait  montré  un 
hoxnme  qui  s'était  trouvé  dans  une  situation  d'où  peut- 
être  nul  autre  n'est  jamais  revenu.  Étant  tombe  sans 
connaissance,  à  la  suite  d'un  combat  avec  un  de  ces  ani- 
maux, il  vit,  en  revenant  à  lui ,  l'ours  occupé  à  l'enterrer, 
comme  un  chien  enfouit  un  os  pour  le  retrouver  plus 
tard.  Il  ne  perdit  pas  courage,  se  releva,  recommença  la 


LITTÉUATURE.  99 

lutte,  et  tout  aflaibli  qu'il  était,  parvint  à  triompher  de 
l  ennemi  qui  l'avait  traité  comme  une  provision. 

Après  nous  être  encore  plus  d'une  fois  embourbes  dans 
les  marais ,  avoir  sans  cesse  monté  pour  redescendre  de 
colline  en  colline ,  de  rocher  en  rocher  ,  nous  arrivâmes  , 
épuisés  de  fatigue ,  au  gaard  suédois ,  où  nous  devions  nous 
orienter  d'une  manière  précise  sur  la  position  des  Lapons. 

Celait  un  dimanche;  les  habitans  du  gaard  était  occu- 
pés à  lire  la  Bible  et  à  chanter  des  psaumes.  Le  père  avait 
une  des  figures  les  plus  nobles  et  les  plus  calmes  qu'on 
puisse  voir.  Toute  la  famille  semblait  grave  et  recueillie. 
La  solennité  du  jour  ,  célébrée  ainsi  par  les  bonnes  gens 
dans  cette  pauvre  cabane  ,  très-littéralement  au  bout  du 
monde,  avait  quelque  chose  de  respectable  et  de  tou- 
chant. 

Notre  premier  besoin  était  le  repos.  On  nous  mena 
dans  une  des  petites  cabanes  du  gaard ,  où  étaient  quel- 
ques lits  ,  c'est-à-dire  quelques  peaux  d'ours  ,  de  loup,  de 
renne,  étendues  sur  la  terre.  Malheureusement  la  largeur 
de  la  cabane  n'était  pas  assez  considérable  pour  nous 
permettre  de  nous  placer  sur  ces  peaux  tous  les  cinq  les 
uns  à  côté  des  autres;  il  fallait  dormir  à  son  tour:  eu 
attendant  le  mien  ,  je  fus  me  promener  autour  du  gaard  ; 
je  me  livrai  avec  un  charme  triste  au  sentiment  île  la 
solitude  et  de  l'éloignement.  Je  regardais  le  petit  lac  au 
bord  du([uel  l'habitation  était  placée,  et  qui  tournait  der- 
rière une  colline.  Je  pensais  combien  cette  plage  opposée 
que  je  ne  voyais  pas  devait  être  sauvage  et  silencieuse.  Le 
bateau  amarré  à  la  rive  était  là  certainement  pour  pêcher 
sur  le  lac  ,  non  pour  le  traverser.  Que  serait-on  allé  faire 
au-delà  ?  au-delà  où  aller  ?  Nous  nous  reuiimes  en  marche 
le  lendemain  matin,  et  vers  dix  heures,  au  bord  d'un  petit 
^ac  ,  au  pied  d'une  montagne  nue  et  d'une  forme  bizarre 
nous  aperçûmes  tout  à  coup  un  troupeau  d'environ  trois 
cents  rennes  et  une  famille  laponne  occupée  à  les  traire. 
Ces  animaux  à  demi  domestiques  errent  toute  la  journée 


100  REVUE  DE  PARIS, 

dans  les  rochers  ,  qui  sont  leur  pâturage.  A  une  certaine 
heure  on  les  rassemble ,  au  moyeu  de  petits  chiens  à  pâtes 
courtes,  d'une  espèce  particulière.  Le  coup  d'œil  qui  s'of- 
frit subitement  à  nous  était  vraiment  frappant.  Ce   trou- 
peau presque  sauvage  se  pressant  en  désordre  ,  quelques- 
ims  immobiles,  d'autres  luttant  avec  leurs  ramures  ensan- 
glantées, ou  se  précipitaut  par  bandes  vers  un  point  ou 
vers  un  autre,  comme  emportés  par  un  soudain  vertige; 
les  cris  des  enfans,  les  jappemens  des  chiens  qui  les  pour- 
suivent, les  hommes  et  le;s  femmes  occupés  à  recueillir  leur 
lait,  telle  fut  la  scène  nomade  qui  nous  apparut  tout  à  coup 
dans  ce  désert.  Les  Lapons  continuèrent  leur  opération 
sans  faire  grande  attention  à  nous ,  et  sans  paraître  éton- 
nés de  nous  voir.  Nous  entrâmes  au  milieu  du  troupeau 
pour  observer    la  singulière    manière  dont  on  trait  les 
rennes.  Un  homme  ou  une  femme  tenait  une  corde  de 
cinq  à  six  pieds ,  reployée  à  peu  piès  comme  l'extrémité 
inférieure  de  celle  d'un  cerf  volant ,  et  la    lançait  aux 
reunes  femelles  qu'il  voulait  arrêter,  de  manière  à  prendre 
son  bois  dans  une  sorte  de  nœud  coulant,  puis,  sans  lâcher 
prise,  faisait  passer  avec  dextérité  cette  corde  autour  du 
museau  de  l'animal.  Alors  un  enfant  s'approchait,  saisissait 
la  corde,  et  la  tenait  serrée,  tandis  que  la  renne,  ainsi 
assujétie  ,   se  laissait  traire  sans  beaucoup  se  débattre. 
Chaque  femelle  donne    très-peu  de  lait.  Ainsi  elle  était 
prompt enient  débarrassée  ,  et  à  peine  libre  ,  s'éloignait 
d'ordinaire  avec  un  bond  sauvage. 

La  pluie  qui  survint  nous  fit  chercher  un  abri  dans  la 
hutte  de  la  famille  ;  elle  ressemblait  à  celles  que  les 
charbonniers  dressent  dans  nos  forêts;  je  fus  confondu  de 
ses  petites  dimensions  :  quelques  branchages  ,  mal  cou- 
verts d'une  serge  grossière ,  en  composaient  toute  l'archi- 
tecture; il  fallait  se  courber  pour  y  entrer.  Au  milieu 
était  une  pierre  carrée  servant  de  fo3er;  au-dessus  était 
suspendue  une  marmite  de  fer  ;  la  partie  supérieure  de  la 
hutte  était  ouverte  pour  laisser  échapper  la    fumée.  Nos 


LITTÉRATURE.  1U1 

Ilotes  nous  abandonnèrent  généreusement  l'abri  tel  quel 
de  leur  toit,  et  restèrent  dehors  exposes  à  la  pluie.  Il  eût 
été  impossible  d'y  tenir  avec  eux.  Cet  étroit  réduit  pou- 
vait à  grand'peine  contenir  nous  cinq  et  nos  deux  guides. 
Je  n'ai  jamais  pu  comprendre  comment  faisait  pour  s'y 
loger  la  famille  laponne  composée  de  dix  personnes  en 
comptant  les  enfans.  Il  ne  fallait  pas  songer  a  s'asseoir , 
le  toit  formait  avec  le  sol  un  angle  trop  aigu  pour  le 
permettre;  on  ne  pouvait  pas  non  plus  se  coucher  autour 
du  feu,  cela  aurait  pris  trop  de  place;  il  fallait  ramasser 
son  corps  en  s'appuyant  sur  le  côté ,  à  peu  piès  comme 
font  les  marmottes  durant  l'hiver;  or,  dans  cette  position 
gênée  ,  et  en  occupant  le  moins  d'espace  possible,  nous 
remplissions  la  hutte  très-exactement.  C'est  apparemment 
pour  épargner  quelques  pieds  de  l'étofle  grossière  qui 
couvrait  leur  demeure ,  que  ces  pauvres  gens  lui  avaient 
donné  si  peu  d'étendue. 

Lanière  de  famille,  sans  nous  faire  aucune  question, 
apporta  un  quartier  de  renne  ,  et  se  mit  en  devoir  d'ap- 
prêter notre  repas. 

Ces  apprêts  n'étaient  pas  très-encourageans  pour  l'ap- 
pétit ,  heureusement  que  le  nôtre  n'avait  pas  besoin 
d'être  excité.  La  bonne  femme  coupait  la  viande  en 
morceaux  qu'elle  prenait  ensuite  avec  les  doigts  pour 
les  placer  un  à  un  dans  la  marmite  ;  de  temps  en  tenqis 
elle  jetait  aux  petits  chiens,  qui  s'étaient  glissés  dans 
la  hutte,  un  lambeau  de  chair  crue  que  leur  disputaient 
des  enfans  affamés,  presque  nus ,  en  fout  semblables  à 
de  petits  sauvages.  C'eût  été  unclithographie  à  faire  que 
l'intérieur  de  cette  hutte  ;  nous ,  accroupis  autour  du  feu 
et  buvant  du  lait  de  renne  dans  de  grandes  écuelles  de 
bois,  la  bonne  laponne  courbée  sur  la  marmite  et  pré- 
parant,  comme  je  viens  de  le  dire,  notre  repas;  les 
chiens  et  les  enfans  soulevant  la  méchante  tenture  qui 
servait  de  porte,  pour  s'introduire  eu  rampant  dans  la 
hutte,  et,  afin  de  compléter  le  tableau  ,  la  fîf;ure  impas- 

XoMK.    X,  u 


102  REVUE  DE  PARIS, 

sible  d'un  de  nos  Norvégiens,  a  genoux  en  dehors  ,  la  léte 
seule  passée  à  l'intérieur,  et  dans  celte  attitude  fumant 
imperturbablement  sa  pipe. 

Notre  hôtesse  ayant  achevé  de  couper  et  de  déchique- 
ter le  morceau  de  viande  qu'elle  nous  destinait  mit  le 
tout  dans  la  marmite  de  fer,  la  recouvrit  d'une  assiette  de 
bois  renversée  ,  et  le  laissa  cuire  ainsi  dans  le  beurre  de 
renne;  puis,  au  bout  d'un  certain  temps,  le  versa  dans 
une  grande  écuelle  pareillement  de  bois,  où  nous  man- 
geâmes d'un  grand  appétit  ce  ragoût  extraordinaire,  sans 
l'aide  de  fourchette,  et  avec  le  secours  des  paysans  sué- 
dois qui  nous  avaient  accompagnés. 

Pendant  le  temps  qu'avaient  duré  les  apprêts  de  notre 
festin,  nous  avions  adressé  diverses  questions  à  celle  qui 
s'en  acquittait  si  bien.  Nous  nous  servions  de  la  langue 
suédoise  ;  ces  Lapons,  en  rapport  fréquent  avec  les  Suédois, 
la  savaient  très-bien  ;  mais  entre  eux  ils  parlaient  le  lapon, 
langue  absolument  diflerente  des  idiomes  Scandinaves,  dia- 
lecte finois,  d'une  prononciation  singulièrement  douce  et 
agréable. 

Cette  langue  que  parlent  les  Lapons,  et  le  nom  dejin^ 
le  seul  par  lequel  ils  se  distinguent  eux-mêmes ,  attestent 
qu'ils  appartiennent  à  cette  grande  famille  des  nations 
iinoises,  dont  faisaient  peut-être  partie  les  Huns  et  Attila, 
et  dont  les  débris  se  retrouvent  aujourd'hui  en  Finlande, 
en  Esthonie,  et  du  fond  de  la  Hongrie  jusqu'aux  bords  du 
Volga,  et  jusqu'au  pied  de  l'Oural. 

Notre  Laponne  répondit  à  toutes  nos  questions  avec 
beaucoup  de  sens  et  de  bonne  humeur  ;  en  somme ,  ces 
Lapons  ne  nous  parurent  ni  stupides  ni  farouches,  et  nous 
surprirent  par  leur  air  de  calme,  de  bien-être,  de  raison, 
que  nous  ne  nous  attendions  pas  à  leur  trouver  au  sein  de 
leur  misérable  existence. 

Je  demandai  si  les  Lapons  et  les  Suédois  se  mariaient 
entreeux;on  me  répondit  que  cela  n'arrivait  jamais.  Ainsi 
quoique  suria  terre  suédoise,  nous  avions  sous  les  yeux  des 


LITTÉRATURE.  <03 

Lapons  de  race  pure,  ce  que  confirmaient  la  langue  dont 
ils  se  servaient  entre  eux  et  la  configuration  deleurs  traits. 
Ils  n'étaient  pas nionstrucuscnient petits;  mais  tous  avaient 
le  menton  pointu  et  les  yeux  obliques,  quelque  chose  en 
im  mot  du  type  de  la  race  mongole,  avec  laquelle  la  race 
finoisc  parait  avoir  de  la  ressemblance 

L'été,  chaque  famille  vit  ainsi  isolée  dans  sa  hutte;  la 
disposition  marécageuse  du  pays   empêche  alors  les  com- 
munications ;  mais  l'hiver ,  qui  fait  de  toute  la  contrée  un 
vaste  champ  de  neige  et  de  glace,  les  rétablit  ;  c'est  pour 
les  Lapons  la  saison  de  l'activité,  des  fêtes,    des  voyages. 
Les  familles  se  rapprochent  et  forment  des  espèces  de  tri- 
bus. Les  Lapons  se  transportent  avec  une  grande  rapidité 
au  moyen  de  leurs  traîneaux;  j'ai  vu  un  de  ces  traîneaux, 
auxquels  ils  attachent  leurs   rennes,  qui  avait  tout-à-fait 
la  forme  d'un  petit  bateau;  la  quille  sillonne  la  neige,  et 
le   Lapon  tient  son  traîneau  en  équilibre  au  nîoyen  d'un 
bâton  dont  il  faut  se  servir  avec  une  grande  agilité,  pour 
ne  pas  être   renversé.  Les    Lapons  se  servent  aussi,   en 
guise  de  patins,  de  deux  planches  étroites,   dont  la  plus 
courte  a   six  pieds,    et  l'autre   environ   un  pied  de  plus. 
Je    ne    sais    comment    ils    peuvent    se    mouvoir    avec 
cette   chaussure,    pins  grande  qu'eux  de   moitié;  cepen- 
dant  il  est  certain  qu'ils   s'en   servent    très-habilement 
pour  courir  ou  plutôt  glisser  sur  la  neige;  on  m'a  même 
parlé  d'un  bataillon  norvégien  qui  manœuvrait  équipé  de 
la  sorte. 

On  accuse  les  Lapons  d'être  encore  à  demi  des  païens, 
surtout  ceux  qui  sont  les  plus  reculés  vers  le  nord.  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  leur  état  religieux  est  assez 
négligé.  Les  pasteurs  sont  fort  clair-semés  sur  cette  étendue 
si  vaste  et  si  peu  habitée.  11  n'est  pas  commode  d'aller 
chercher  à  une  quarantaine  de  lieues  les  secours  spirituels, 
l'hiver  sur  la  glace,  l'été  à  travers  des  marais  presque  in- 
franchissables. Les  ministres  qu'on  leur  envoie  ne  leur 
-sont  pas  d'une  grande  utilité;  ils  viennent  pour  le  moins 


<04  REVUE  DE  PARIS 

de  temps  possible  dans  ces  pays  perdus,  souvent  bourrés 
de  grec  el  d'iiébreu,  mais  de  lapon,  pas  un  mot;  et  alors 
ils  sontobligés  d'avoir  un  interprète  qui,  phrase  par  phrase, 
traduit  leur  sermon  aux  naturels  du  pays.  Qu'on  juge  si 
cet  intermédiaire  est  favorable  à  l'éloquence  ,  et  si  l'ora- 
teur ,  en  finissant  son  sermon ,  ne  court  pas  la  chance 
d'avoir  prêché  tout  autre  chose  que  ce  qu'il  voulait. 

Le  gouvernement  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  déter- 
miner quelques  Lapons  à  abandonner  la  vie  nomade,  et 
pour  en  faire  des  agriculteurs;  mais  jusqu'ici  on  a  bien 
rarement  réussi.  Quelquefois  un  père  de  famille  consent  à 
s'établir  sur  la  terre  qu'on  lui  donne  ;  pendant  ce  temps  le 
reste  de  la  fajnille  continue  sa  vie  errante  et  rôde  autour 
de  la  demeure  de  son  chef.  Bien  souvent  il  arrive  qu'au 
bout  de  peu  de  temps  il  quitte  son  nouveau  genre  de  vie 
et  retourne  sur  les  rochers. 

Ces  rochers  où  ils  suivent  leurs  rennes  sont  de  véritables 
pâturages,  car  ils  sont  couverts  de  l'espèce  de  lichen  qui 
forme  l'unique  nourriture  de  ces  animaux.  Ces  rochers 
s'étendent  au  sud  de  ce  qucla  géographie  a ppelieLaponie; 
ils  déterminent  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  Laponie 
physique.  Là  où  est  ce  lichen  et  où  il  n'y  que  lui,  il  ne 
peut  vivre  que  des  rennes  et  des  Lapons  vivant  de  ces 
l'ennes. 

Notre  repas  Gni,nous  songeâmes  à  nous  mettre  en  route , 
car  il  nous  restait  beaucoup  de  chemin  à  faire  pour  rega- 
gner un  gîte  suédois  avant  la  nuit.  Nos  guides,  suivant 
l'usage  de  leur  pays,  serrèrent  la  main  de  notre  hôtesse  en 
lui  disant  takjbrinat,  merci  pour  ce  que  nous  avons  mangé. 
Nous  fûmes  véritablement  touchés  de  rhos[iitalité  de  ces 
pauvres  et  excellens  Lapons  qui,  après  nous  avoir  reçus 
de  leur  mieux,  ne  voulaient  rien  accepter  de  nous.  11 
fallut  insister  pour  les  faire  consentir  à  recevoir  une  très- 
petite  somme,  qui  leur  inspira  une  si  vive  reconnaissance, 
qu'au  moment  de  notre  départ  toute  la  famille  nous  salua 


3  ITTltRATl'RE.  105 

par  un  bruyant  bourra!  auquel uous   repondimesdc  grand 
cœur. 

Dus  le  point  de  noire  voyage  nous  commençâmes  à  re" 
venir  vers  le  sud,  et  le  pays  dans  lequel  nous  entrâmes 
prit  un  caractère  tout  différent.  Bientôt  nous  fûmes  dans 
le  Semtland,  grande  vallée  de  la  Suùle  septentrionale,  qui 
offre  des  tableaux  aussi  grands  et  aussi  imposans  que  ceux 
de  la  Norvège.  C'est  là  que  sont  les  véritables  beautés  de 
la  nature  suédoise  ;  quand  ou  n'a  été  qu'à  Stockholm,  on 
ne  connaît  pas  la  Suéde. 

Aux  flaques  d'eau  avaient  succédé  les  grands  lacs;  aux 
petits  rochers  épars  et  écrasés  ,  les  cimes  vastes  et  majes- 
tueuses; nous  retrouvâmes  des  sajiins,  signe  assez  singulier 
d'une  nature  plus  méridionale,  avec  un  sentiment  de  joie 
semblable  à  celui  d'un  Espagnol  quireverrait  des  orangers. 
Les  lacs  nombreux  qu'on  rencontre  dans  le  Nord  de  la 
Suède  communiquent  en  général  les  unsauxautresconime 
les  lacs  de  l'Amérique  septentrionale;  souvent  plusieurs 
d'entre  eux  n'en   forment   véritablement  qu'un  seul.  Sur 
quelques-uns  de  ces  lacs,  on  trouve  à  de  grandes  distances 
des  relais  de  bateaux  ;  mais  ces  bords  sont  bien  rarement 
visités  ;  on  ne  comptait  pas  sur  des  voyageurs,  comme  on 
peut  croire,  et  il  fallait  à  chaque  fois  attendre  long-temps 
que  notre  embarquement  fût  préparé.  Une  de  ces  stations 
forcées  m'a  laissé   un   long  souvenir.  Dans   une  cabane 
perdue ,  à  l'extrémité  du  lac  de  Call,  qu'on  ne  passe  que 
pour  aller  chez  les  Lapons,  séparée  de  toute  autre  habita- 
tion par  une  navigation   de  plusieurs  heures  ,  nous  trou- 
vâmes un  paysan'qui  vivait  là  seul  avec  sa  femme;  elle 
était  alors  malade  et  poussait  des  cris  aigus.  Je  n'ai  rien 
vu  de  plus  déchirant  que  ce  triste  intérieur,  si  éloigné  de 
tout  secours,  de  toute  consolation.  Le  paysan    paraissait 
soigner  et  endurer  la  douleur  de  sa  femme  avec  une  im- 
perturbable patience.  Ce  qui  nous  accabla  d'étonnement 
ce  fut  de  le  trouver  dans  cettc;solitude  occupé  de  géogra- 
phie. Il  avait  des  cartes  qui  étaient  arrivées  là  Dieu  sait 

9. 


106  KEVUE  DE  PAHIS. 

comiiieut.  Ce  qu'il  desirait,  c'étaient  des  livres  pour  faci- 
liter et  compléter  l'intelligence  de  ses  cartes  ;  il  nous  de- 
manda de  lui  en  procurer.  Certes  ,  s'il  y  avait  eu  moyen 
de  faire  parvenir  quoi  que  ce  soit  au  bord  du  lac  de  Call, 
nous  nous  serions  enipresse's  d'encourager  un  désir  d'ap- 
prendre si  étonnant  dans  une  telle  situation  ,  et  qu'on  ne 
rencontreiait  peut-être  nulle  part  ailleurs  qu'en  Scandi- 
navie. 

Le  28  au  soir  nous  arrivâmes  à  un  village  suédois  dont 
le  nom  m'échappe.  Ce  dont  je  me  souviens,  c'est  qu'il  me 
parut  ravissant.  Il  faut  avouer  que  depuis  quelques  jours 
nous  n'étions  pas  gâtés  par  les  objets  de  comparaison.  Ce 
jour  était  l'anniversaire  de  la  naissance  de  Goethe.  Deux 
de  nous  s'étaient  trouvés  à  Weimar  quelques  mois  aupa- 
ravant; ils  avaient  vu  le  patriarche  dans  toute  la  verdeur 
de  sa  vigoureuse  vieillesse,  plein  de  chaleur,  de  grâce,  de 
bonté  ;  ils  avaient  promis  de  revenir  célébrer  avec  leurs 
amis,  le  28  août,  la  fêle  de  Weimar  et  de  l'Allemagne;  ils 
ne  se  doutaient  pas  qu'ils  seraient  alors  dans  un  pays  si 
lointain  et  si  barbare  que  le  nomdeGoèthe  n'y  cûtjamais 
été  prononcé. 

J.-J.  Ampèrk. 


oesK. 


SOUVENIRS  DU  COLLÈGE. 


[L^^s  voi  s  sui\  ans  ont  élé  à  peu  près  improvisés  par  M.  Barthélémy, 
le  mardi  3  janvier,  jour  de  Sainte-Geneviève,  pour  le  banquet  annuel 
qui  réunissait  les  anciens  élèves  du  collège  de  Juilly.  On  remarquait 
parmi  les  convives  plusieurs  de  nos  célébrités  de  la  tribune,  du  bar- 
reau, de  l'armée,  des  lettres,  etc.  Mais  nous  ne  citerons  aucun  de  ces 
noms,  tous  confondus  en  celte  occasion  par  l'égalité  fraternelle  du  col- 
lège, malgré  la  différence  des  âges  ,  des  professions  et  des  talens. 

Nous  avons  pensé  que  cette  poésie,  qui  contraste  par  le  sentiment  et 
la  couleur  avec  les  satires  hebdomadaires  de  notre  Juvénal  politique  , 
serait  appréciée  comme  poésie  en  dehors  du  cercle  des  camarades  du 
poète.  Certaines  allusions  locales,  pour  être  intelligibles  à  la  majorité 
des  lecteurs  de  la  Revue  de  Paris,  avaient  besoin  d'une  note  biogra- 
phique que  nous  avons  rejetée  à  la  fia.]  (JV.  du  D.) 


Il  est  donc  vrai  !  nos  mœurs  ,  nos  antiques  usages  , 

Rien  n'est  tombé  pour  nous  sous  le  rideau  de  Tàge; 

Tout  Juilly  devant  moi  semble  ressuscité. 

Quand  après  l'oraison  du  bcnedicile 

S'ouvrait  à  notre  faim  une  frugale  cbère, 

L'un  de  nous  s'installait  dans  la  poudreuse  cbaire. 


108  REVUE  DE  PARIS. 

'    Qui  niVùt  prédit  alors  qu'après  plus  de  vingt  ans, 
Un  jour  environné  des  mêmes  assistans  , 
D'un  banquet  fraternel  prolongeant  la  clôture  , 
J'arriverais  encore  à  mon  jour  de  lecture. 
Ah!  SI  jamais  des  toasts  durent  être  permis. 
Un  toast  universel  à  ces  jeunes  amis , 
Sages  compilateurs  dont  les  mains  attentives 
Ont  d'un  âge  passé  compulsé  les  archives  , 
Et  sous  le  même  toit  ont  enfin  recueilli 
Les  débris  dispersés  de  l'antique  Juiliy. 
Songe  des  premiers  jours ,  image  du  collège  ! 
•Des  soucis  d'aujourd'hui  par  vous  îe  poids  s'allège; 
Tout,  dans    ces  souvenirs,  a  des  charmes  pour  nous; 
Même  les  longs  devoirs  griffonnés  à  genoux , 
Les  arrêts  rigoureux,  qui  dans  la  salle  grecque 
Au  moment  de  sortir  nous  clouaient  au  Sèncque  , 
Le  classique  pensum  aux  éternels  débuts  : 
Mecenas  atin'is  cdite  rcgibus  ; 
Le  cachot  ténébreux,  claustrale  solitude 
Où  le  gouvernement  enfermait  ses  Latude  ; 
Les  sonores  soufllets  que  d'un  bras  amaigri 
Improvisait  si  bien  le  colossal  Debry  ; 
Le  châtiment  secret  qu'à  la  mutine  enfance, 
Infligeait  gravement  l'impassible  Chevance, 
Tout,  jusqu'au  martinet,  bourreau  perpétuel, 
Relique  aux  nœuds  piquans  qui,  suivant  Paluel , 
Eut  l'honneur  de  servir  pour  le  prince  Jérôme,  (i) 

Nul  de  ces  souvenirs  n'a  perdu  son  arôme , 
Comme  un  vieil  alphabet  ils  restent  là  classés; 
Si  pourtant  quelques-uns  chez  vous  sont  effacés', 
Un  seul  gesle,  un  seul  mot  vous  rend  votre  mémoire, 

Et  si  je  cite  un  nom,  vous  contez  une  histoire 

L'un  parle  de  Delpouve  et  de  Soto-Mayor; 
L'autre  du  long  Bouchard  à  la  voix  de  Stentor, 

(l)  Jc'romc  Bonapaitc  fit  une  partie  île  ?cs  oUkIcs  à  Juiliy. 


POÉSIE.  109 

Bouchard  qui  des  dragous  conservant  la  rudesse. 
Ainsi  qu'une  redoute  emportait  une  messe. 
Celui  qui  comme  moi  vécut  sous  Prioleau, 
Dès' scènes  de  son  temps  de'roulele  tableau; 
Arme'  d'un  crayon  sur,  sous  vos  yeux  il  dessine 
Simar  fier  du  plastron  qui  chargeait  sa  poitrine, 
Augustin  de  la  porte,  et  l'agile  Leduc, 
Et  le  vieux  frère  Jean  au  pas  lent  et  caduc; 
Sa  féconde  mémoire  eire  à  l'infirmerie, 
Foyer  de  doux  propos  ,  de  longue  causerie  , 
Où  le  petit  Huré,  frère  du  professeur. 
Prodiguait  ses  bons  mots  à  la  petite  sœur. 
Là,  dans  les  longs  hivers,  heureux  de  quiétude  , 
Le  malade  oubliait  les  soucis  de  l'étude, 
Les  chroniques  ennuis  de  l'office  divin  , 
Les  dessins  de  Bluteau,  les  notes  de  Crévin  , 
Le  grec  du  père  Huré,  l'anglais  de  Charlemagne ; 
Souvent  même  il  tentait  une  longue  campagne  : 
Et  dans  les  hauts  greniers,  maraudeur  clandestin  , 
Il  allait  conquérir  un  glorieux  butin. 

Ere  des  premiers  jours,  de  tempêtes  suivie  , 
.Son  reflet  lumineux  luira  sur  notre  vie; 
C'est  un  génie  ami  qui,  la  lampe  à  la  main , 
Marche  en  nous  escortant  jusqu'au  bout  du  chemin. 
Dans  ce  cercle  où  du  monde  expire  le  tumulte, 
Nos  cœurs  reconnaissans  lui  réservent  un  culte. 
En  vain  le  temps  sur  nous  imprime  les  soucis; 
Le  fraternel  cénacle  où  nous  sommes  assis 
D'une  vie  agitée  a  suspendu  les  peines  , 
Et  notre  sang  adulte  est  rentré  dans  nos  veines. 

Moi ,  surtout ,  qui ,  depuis  le  dix  du  mois  d'avril , 
D'une  route  escarpée  affronte  le  péril , 
Moi  qui,  simple  soldat  de  la  liberté  sainte. 
Ne  mange  qu'à  la  hâte  un  pain  trempé  d'absinthe; 
Convive  misantropc  à  vos  côtés  admis, 
Je  savoure  encor  mieux  notre  banquet  d'amis  : 


im  REVUE  DE  PARIS. 

Ht;las ,  vous  le  savez,  en  semant  la  satire, 
Je  recueille  souvent  les  palmes  du  martyre; 
Comme  un  grain  de  froment,  le  sort  m'a  cahote' 
Dans  le  crible  d'airain  de  la  ndcessilé. 
Eh  bien!  depuis   neuf  mois,  voici  la  première  heure 
Que  je  goûte  la  paix,  qu'un  sourire  ra'efllenre, 
Que  j'aspire  un  parfum,  ...  et  de  ces  courts  momens 
L'embaumé  souvenir  me  poursuivra  long-temps. 
Même  sous  les  ecrous  de  Thëmis  offensée 
L'image  de  ce  jour  charmera  ma  pensée; 
Absous  par  un  arrêt ,  je  bravais  son  pouvoir. 
Mais  elle  a  rallumé  sa  foudre;....  et  pour  avoir 
Semé  la  vérité  ,  d'une  main  trop  hardie  , 
Un  procureur  du  roi  m'appelle  en  Normandie  (i). 
J'ignore  quel  arrêt  me  destine  le  sort , 
iji ,  devant  cette  cour,  la  raison  aura  tort. 
S'il  faudra  de  nouveau  que  je  me  réfugie 
Sous  les  pesans  arceaux  de  Sainte-Pélagie; 
Qu'importe!  en  arpentant  le  sombre  corridor, 
A  notre  cher  Juilly  je  veux  rêver  encor. 
Oh!  combien  j'aurai  soif  de  cette  source  vive 
Où  je  viens  de  mouiller  mes  lèvres  de  convive  (2). 
De  muets  guichetiers  seront  mes  seuls  témoins: 
Il  ne  comprendront  pas  mes  regrets...  Ah!  du  moins 
Pour  me  clcsallérer  sous  la  sinistre  voûte, 
Qu'un  frère  de  Juilly  m'en  apporte  une  goutte. 

(1  )  Le  poète  fait  ici  allusion  au  dernier  procès  intenté  à  Nèmèsis. 
(â)  Un  des  convives  avait  fait  venir  de  Juilly  plusieurs  cruches  de 
l'eau  de  la  fontaine  du  collège. 

B.\RTHÉLEMY. 


NOTE  BIOGRAPHIQUE. 

Mm.  Dcbry  cl  Patuel  ('taient  à   la  fois  maîtres  d'études  et  profes- 
•eurs. —  (.Ihevaucc  exerçait  dans  un  collège  de  l'Oratoire  des  fonction» 


POESIE.  111 

tout-à-fait  inférieures,  très-analogues  à  celles  du  frère  fouetteur  chej 
les  jésuites. — MM.  Delpouve  et  Soto-Mayor  étaient  maîtres  d'études, 
ainsi  que  M.  Bouchard,  ancien  dragon  et  dans  les  ordres.  M.  Prioleau 
était  directeur.  —  M.  Blateau  ,  maître  de  dessin  ;  Crevin  ,  maître  de 
musique;  Charlemagne,  professeur  d'anglais. — M.  Siinar,  dont  le  nom 
figure  sur  une  enseigne  de  café  près  du  pont  de  la  Tournelle,  était  maî- 
tre d'armes.  —  Augustin,  portier.  —  Leduc,  portier  et  tailleur. — 
Frère  Jean,  ancien  frère  de  l'Oratoire. — M.  Huré,  jardinier,  infirmier 
factotum,  etc.  —  La  petite  sœur  et  la  grande  sœur,  infirmières. 


*vv■\v\AvvV'VV\rtrtA/\AA'V^/vvv\vv\'v^AA,v\'vv\'V^^vv^vv\vv'\V'l■%V*%V\\'Vv^vv\^AAx 


ELISABETH  LEVASSEUR. 


Les  gens  qui   s'inquiètent   avec  amour  des  sites  de  la 
banlieue  doivent    connaître   une    espèce    d'archipel,    à 
quelque  distance  de  la  capitale  ,  au  milieu  du  cours  de  la 
Seine,   sur  un   plan  lout-à-fait  parallèle   au  château  de 
Saint-Ouen  et  à  la  jolie  ville  de  Saint-Denis.  Ce  sont  des 
ilôts  Irès-rapprochés ,   dont   les   bordures  de  peupliers , 
de  saules  et  d'acacias,  forment  cà  et  là  de  frais  bosquets 
sur  la  rivière.  L'ile  Saint-Denis  est  le  foyer  principal    de 
la  civilisation  parmi  ces  massifs  de  gazon  et  de  verdure. 
De  fortes  poutres  retiennent  tant  bien  que  mal  ses  para- 
pets dégradés  par  les  crues  d'hiver,  et  sur  les  descentes 
un  peu  raidcs,  à  travers  les  ivraies ,  la  mousse  et  les  hauts 
chardons  ,  de  tremblans  escaliers  de  grès,  que  l'eau  ronge 
et  verdit,  se   prolongent  jusqu'à  la  Seine,  où  sont  amar- 
rées d'élégantes  embarcations  de   mariniers  ou  de  petits 
batelets  de  pêcheurs.  Le  promontoire  méridional  de  cette 
commune  pittoresque  est  chargé  de  maisons  de  fort  bon 
goût,  dont  la  silhouette  se  décalque  et  se  renverse  dans 
la  mobile  tiansparence  du  fleuve  avec  les  arbres  qui  les 
fleurissent,  la  fumée  dos  toits,  les  nuages  du  ciel.  C'est  le 
plus  agréable  point  de  vue  des  environs.  La  discrétion  pa- 
risienne est  fortement  soupçonnée  de  chercher  parfois  le 
mystère  et  la  paix  dans  ces  habitations  isolées.  On  peut 
sacrifier  à  cette  conjecture  lorsqu'on    jette  tour  à  tour 
les  regards  sur  ces  fenêtres  dont  les  volets  ouverts  lais- 
sent voir  sous  la  vitre  des  tentures  frangées,  sur  ces  bal- 
cons embellis  d'arbustes  de  choix  ,  sur  ces  plates-formes 
où  des  tournures  citadines  se  penchent  aux   balustrades 


LITTÉRATURE.  113 

(le  fer.  Ou  ne  saurait  choisir  un  séjour  plus  complet  oour 
la  réunion  des  harmonies  dont  manque  essenliell  aient 
une  capitale.  Lesite  est  parfumé  d'eau,  d'air  et  de  fleurs. 
Gessner  lui  dédierait  ses  pastorales,  Floiùaa  ses  roman- 
ces. 

L'ile  a  ses  solennités  foraines  où  l'on  afllue  des  envi- 
rons. Il  y  a  grand  concours  de  danseurs  à  la  nuit,  surtout 
quand  l'étiquette  se  couche  avec  le  soleil;  que  les  guir- 
landes de  verres  de  couleurs  s'enflamment  rapidement 
de  peupliers  en  peupliers;  que  les  cris,  les  rires,  les 
chunts,  les  rondes  folles  entounées  en  chœur,  vibrent 
plus  sonores  dans  l'espace  nocturne,  et  que  l'efi'erves- 
cence  de  la  joie  grandit  en  raison  inverse  ihi  temps  qu'il 
lui  est  libre  d'employer  encore  jusqu'au  signal  si  con- 
trariant du  départ.  Ici  le  bal  est  chamiétre  dans  toute 
la  force  de  l'expression.  Ou  a  de  l'herbe  sous  les  pieds  et 
des  étoiles  sur  la  tête;  et  ce  ne  sont  aux  alentours  de 
la  salle  de  danse  que  ruelles  en  spirale,  sombres,  em- 
baumées ou  perfides ,  dans  les  taillis ,  les  jardins  ou  les 
maisonnettes.  Vienne  à  l'iinjroviste  un  coup  de  vent , 
un  nuage,  une  ondée,  il  faut  s'éparpiller  à  la  hâte,  ga- 
gner l'abri  le  plus  proche  ,  et  de  préférence  le  Véry  de 
l'endroit,  Perrin,  jovial  et  spirituel  compère,  bon  cau- 
seur et  cuisinier  méritant,  dont  la  conversation  vaut  la 
table  :  ce  n'est  pas  peu  dire.  Aussi  sa  spéculation  n'est 
pas  fondée  sur  la  pluie,  et  la  fête  patronale  n'est  qu'une 
occasion  de  plus  pour  Perrin  de  mettre  en  saillie  son  ur- 
banité de  chef  de  maison ,  la  finesse  de  son  tact  culinaire 
et  son  embonpoint  de  patrlai-che. 

Lorsque  le  soleil  est  à  midi ,  c'est  un  large  et  saisis- 
sant coup  d'ail  que  le  panorama  des  environs  :  d'abord 
la  Seine,  ses  golfes  et  le  coche  remorqué  jiar  tie  lourds 
chevau.x,  puis  Sain t-Ouen  et  les  brunes  cavales  dissémi- 
nées dans  les  verts  pâturages;  sur  la  gauche,  dans  le  fir- 
mament, la  flèche  quadrangulaircet  dorée  delà  b.siliq  :c 
vis-à-vis   Montmartre    et    ses    moulins    à  vent;  enfin  cl3 

TOMF.    X.  lO 


i^4  REVUE  DE  PARIS, 

tontes  parts  des  fragmeiis  de  routes  ombrés  d'ormes  et 
le  damier  aux  mille  couleurs  des  plaines  perdues  à  J'ho- 
rizon  ;  le  soir  c'est  mille  fois  mieux ,  dans  une  atmos- 
phère plus  fraîchissante  et  resserrée  ,  que  ces  barques 
lumineuses  avec  leurs  groupes  réfléchis  et  brisés  dans  les 
ondulations  de  la  vague,  tandis  que  le  batelier  fait  ployer 
la  rame  ,  divise  avec  force  le  courant,  et  lance  des  étin- 
celles sur  le'  fleuve.  Il  y  a  dans  ce  spectacle  de  vie,  de 
plaisir  et  de  bruit,  un  attrait  dont  on  profanerait  la  pu- 
reté en  songeant  aux  lagunes  de  Venise;  Venise  ,  ville 
d'intrigues  et  d'esclavage,  où  les  joies  sont  des  orgies , 
les  coeurs  factices  comme  les  figures;  où  régnent  décompte 
à  demi  les  espions  de  Vienne ,  la  corruption  des  moeurs ,  la 
diplomatie,  la  débauche  et  le  jeu  ;  Venise,  célébrité  qui 
se  survit  dans  un  cercueil  de  marbre  ,  rongé  parles  su- 
perstitions ,  l'Adriatique  et  le  mépris. 

Lors  de  mon  dernier  voyage  en  France,  après  avoir 
parcouru  le  voisinage  de  la  capitale ,  je  m'étais  fixé  dans 
la  partie  la  plus  solitaire  de  l'île  Saint-Denis.  Sur  ce 
point  il  se  trouve  plusieurs  tertres  indépendans  de  l'ile, 
encaissés  par  la  Seine  et  plantés  d'arbres  qui  se  déve- 
loppent en  liberté.  On  en  compte  sept  ou  huit  sur  un 
arpent  de  rivière.  Un  de  mes  enfantillages  favoris  était 
de  me  rendre  sous  leur  ombre  avec  deux  ou  trois  coups 
d'aviron  ,  d'attacher  mon  balelet  aux  sureaux  des  char- 
milles ,  et  de  rester  là  tout  le  jour  à  lire;  quelquefois 
aussi  à  rêver ,  ce  qui  vaut  mieux.  De  la  sorte  on  use  sans 
doute  le  temps  avec  plus  de  charme  que  de  fruit;  mais 
l'étude  désespère  :  elle  ûiit  prendre  en  pitié  le  mot  dfi 
civilisation. 

A  part  ,  bien  entendu  ,  quelque  pauvre  paysanne  qui 
pouvait  venir  récolter  tous  les  ans  ,  dans  la  saison  ,  une 
chétive  poignée  de  trèfle  pour  sa  chèvre  sur  l'un  de  ces 
îlots  mélancoliques,  je  me  plaisais  à  croire  que  personne 
ne  fréquentait  mon  étroit  désert.  Quoiqu'il  n'eût  à  peine 
que  trente  pas  de  long  sur  vingt  de  large,  je  ne  le  visitai 


LITTÉRATURE.  1  <5 

pas  d'abord  avec  tant  de  scrupule  qu'après  une  semaine 
d'inilallation  je  ne  fisse  une  bizarre  découverte  :  c'était 
une  dalle  perpendiculairement  incruste'e  dans  l'un  des 
pans  du  talus  que  formait  le  tertre  à  son  angle  occidental 
et  sur  le  bord  même  de  la  rivière.  Tout  auprès  de  cette 
dalle,  dans  un  enfoncement  demi- circulaire  où  l'on  avait 
pied  ,  se  devinait  la  forme  d'un  banc.  Les  branches 
flexibles  et  rêveuses  d'un  grand  saule  s'épanouissaient  sur 
le  tout  ,  et  je  compris  ,  à  l'herbe  récemment  foulée  ,  au 
gazon  meurtri,  mais  encore  vert,  que  j'avais  souvent,  à 
mon  insu,  dans  le  voisinage,  un  compagnon  qui  n'était 
pas  moins  que  moi  fidèle  au  culte  de  la  solitude  et  de  la 
rêverie. 

Préoccupé  de  cette  circonstance  ,  je  me  laissai  glisser  , 
à  l'aide  des  branches  du  saule,  au  fond  de  cette  retraite, 
pour  déchiffrer  quelques  caractères  entaillés  dans  la  dalle, 
et  que  l'eau  de  la  Seine  avait  probablement  attaqués 
pendant  plusieurs  années.  Complets  ou  non,  je  donne  les 
vers  que  j'ai  recueillis  tels  que  ma  conscience  allemande 
et  mon  peu  d'habileté  dans  la  langue  française  m'ont  per- 
mis de  les  déchiffrer,  en  dépit  des  injures  de  l'écume  et 
malgré  la  morsure  des  herbes  parasites.  On  s'est  donné 
tout  autant  de  peine  pour  sauver  de  l'oubli  de  plus  graves 
puérilités. 

Le  saule  n"estpas  solitaire. 
Sur  ces  eailloux  blancs  et  polis, 
Voyez  la  Seine  avec  mystère 
Près  du  tronc  dérouler  ses  pli». 
La^nuit  s"élèïe  avec  sa  brise; 
L'arbre  caresse  les  roseaux 
De  sa  feuille  indolente  et  grise, 
Qui  tremble  au  frais  miroir  des  eaux. 

Écoutez  ce  chant  pur  et  frêle 
Qui  dans  un  air  tiède  et  subtil 
Fait  vibrer  mon  cœur  et  se  nièt« 
À  la  brise  des  soirs  d'avril. 


11 G  REVUE  DE  PARIS. 

Dans  un  nid  de  mousse  et  d'ivraie, 
Sur  le  déclin  du  jour  qui  fuit, 
L'oiseau  par  son  ramage  égaie 
L'espace,  mon  ame  et  la  nuit. 

Que  d'existences  réunies 
S'entrelacent  dans  ce  désert  î 
L'amour  mêle  ses  harmonies 
Et  ses  regrets  à  leur  concert. 
Jeune  oiseau,  vert  saule,  onde  émue  , 
Sable  que  le  fleuve  a  roulé  , 
Bien  qu'elle  ne  soit  pas  venue, 
Près  de  vous  étais-je  isolé  ? 

En  vérité',  je  ne  mis  pas  moins  de  courage  et  de  temps 
à  rétab.ir  ces  diverses  périodes  dans  Jeiu-  forme  prësu- 
raable  que  le  lettré  le  plus  fanatique  n'en  apporterait  à 
retrouver  sous  le  palimpseste  d  un  antiphonaire  la  décade 
perdue  de  Tite  Live  ;  et  même,  le  lendemain  soir,  j  étais 
encore  à  1  élude,  agenouillé  sur  la  terre,  absorbé  par 
mon  travail  ,  plus  inquiet  du  peu  de  soleil  dont  je  pou- 
vais profiter  avant  la  nuit  que  d'une  interruption  quel- 
conque, quanti  une  main  se  posa  sur  mon  épaule:  je  tres- 
saillis; je  levai  les  yeux. 

C'était  un  grand  jeune  bonime,  pâle  et  brun,  habillé 
de  noir,  et  dont  les  paupières  rouges,  la  figure  maigre,  le 
rire  pénible,  semblaient  indiquer  à  la  fois  de  la  folie  et 
du  chagi.in.  11  tenait  la  corde  d'une  barque  que  le  cou- 
rant faisait  dériver.  Son  regard  silencieux  et  fixe  me 
,  demandait  l'explication  de  ma  présence  et  de  la  liberté 
que  je  prenais. 

Je  compris  à  l'instant  mtme  les  droits  du  poète  et  les 
douleurs  de  l'amant.  L'orgueil  blessé  se  faisait  jour  dans 
ce  muet  interrogatoire;  le  deuil,  dans  celte  physionomie 
souiucintc.  Je  n'excusai  l'indiscrétion  de  ma  démarche 
qu'en  jnc  mettant  à  l'unisson  de  cette  double  pensée.  Quel 
est  l'homme  de  mon  âge  qui  n'ait  eu  ses  lueurs  de  poésie 


LITTËRATIIKE.  117 

et  ses  amertumes  d'ainoiu?  Sans  doute  qu'en  me  laissant 
aller  à  cet  instinct  de  sensibilité  vis-à-vis  de  cette  anie 
plus  brise'c  que  la  mienne,  la  franchise  de  ma  ^oix,  l'o- 
rigine explique'e  de  mes  vives  sympatlnes  pour  la  douleur 
des  autres  ,  quelques  traits  et  des  aveux  sur  la  destinée 
qui  m'exilait  de  Kuiembcrg,  émurent  en  lui  des  sensa- 
tions profondes.  Lorsque  le  vent  nous  apporta  dans  l'es- 
pace riicnrc  avancée  qui  sonnait  à  la  basilique,  nous 
étions  assis  ensemble  sur  le  banc  de  gazon,  il  tenait  mes 
mains  dans  ses  mains  humides  :  i!  pleurait  comme  moi. 
Nous  étions  amis. 

I-a  soirée  était  tiède  et  silencieuse  ,  la  pleine  noire,  la 
Seine  calme  et  criblée  d'étoiles  ,  comme  une  échappée  à 
travers  le  globe  de  la  terre  jusqu'au  ciel  du  INouveau- 
Monde.  Ma  confidence  avait  sollicité  la  sienne.  A  ses 
fréiiiisscmens,  à  cette  jiause  depuis  que  je  ne  parlais  plus, 
je  conquis  qu'il  se  recueillait  en  lui-jnême  5  peu  à  peu 
sa  poitrine  cessa  de  se  soulever,  et  d'une  voix  d'abord 
lente,  puis  par  degrés  pins  chaleureuse,  il  me  (il  ce  récit, 
auquel  je  conserve  rcligieiisenjent  sa  l'orme  :  il  lui  man- 
quera sans  doute  pour  tout  autre  c[ue  moi  l'intc'rêt  de 
l'isolement,  le  coloris  du  site  et  le  drame  de  Li  nuit. 

«  C'est  eu  ce  lieu  même,  monsieur,  c'est  contre  le  tronc 
creux  de  ce  saule,  dont  les  rameaux  pleurent  sur  nos 
fronts,  et  par  une  magnifique  après-midi  d'avril,  que 
ra'apparut  pour  la  première  fois  celle  à  qui  ces  misérables 
vers  font  allusion  :  Elisabeth  tevasseur  !  Ketenez  ce  nom, 
je  vous  prie;  je  ne  veux  pas  le  répéter  souvent.  C'était 
jour  de  fête  dans  le  pays.  En  causant  avec  chaleur  d'arts 
et  de  littérature,  moi  et  l'un  de  mes  camarades,  nous 
avions  quitté  machinalement  le  centre  du  bruit  pour  nous 
promener  sur  i'ile  dont  vous  pouvez  voir  d'ici  le  bord  à  la 
lueur  des  étoiles.  Arrivés  à  la  hauteur  de  cette  masse 
d'ébéniers,  une  distraction  de  mon  camarade  mit  trêve  à 
rnon  enthousiasme  ou  plulôt  lui  donna  le  change  :  il  me 
désigna  sur  l'angle  de  cette  verte  éminence  une  très  jolie 

10. 


<18  REVUE  DE  PARIS, 

fille  dans  l'attitiule  du  dépit  et  de  la  contrariété,  piéti- 
nant avec  colère  et  multipliant  des  signes  d'impatience 
vers  unebarquequi  s'éloignait  à  grands  renforts  de  rames. 
L'air  réjoui,  l'âge  mûr  de  l'homme  qui  provoquait  l'hu- 
meurde  l'enfant,  indiquaient  assez  que  cet  abandon  n'é- 
tait qu'une  espièglerie  de  père.  La  barque  disparut  bien- 
tôt à  la  faveur  d'un  coude  ilerrière  une  saillie  d'oseraie 
et  de  roseaux  :  alors  ia  jeune  fille  se  prit  à  sangloter  en 
arrachant  les  rubans  satinés  de  son  chapeau  de  paille. 
Était-ce  de  la  mutinerie  ou  de  l'effroi?  Délaissant  aussi- 
tôt mon  interlocuteur  à  l'insouciance  de  ses  conjectures, 
je  brisai  du  talon  la  chaîne  d'un  petit  balelet  échoué  sur 
le  sable  fin  de  la  rive,  et  je  m'aventurai  de  mon  mieux 
vers  le  tertre  isolé  ,  non  sans  déployer  dans  tout  son  luxe 
la  gaucherie  d'un  marinier  novice.  Au  premier  abord . 
je  ne  me  servis  pas  si  bien  des  avirons  que  je  ne  fisse 
deux  ou  trois  fois  pirouetter  ma  rétive  nacelle  sur  la  ri- 
vière avant  d'entamer  le  courant  :  mon  zèle  mis  en  dé- 
faut provoqua  les  éclats  de  rire  de  mes  deux  témoins. 
L'orgueil  me  rendit  du  courage.  Je  réussis  ,  mais  non  sans 
efibrt.  A  la  faveur  du  léger  ridicule  que  je  m'étais  donné 
fort  à  propos,  les  diliicultés  préliminaires  de  l'entretien 
furent  aplanies.  La  jeune  fille  accepta  l'hospitalité  de 
mon  pavillon  avec  une  dignité  demi-moqueuse,  et  posant 
sur  le  poignet  que  je  lui  tend  s  les  jolis  doigts  d'une  de 
ses  mains  gantées,  de  l'autre  froissant  'es  plis  de  sa  robe 
de  soie ,  elle  déploya  les  grâces  d'un  embarras  piquant 
pour  s'élancer  d  un  bond  sur  l'avant  train  du  batelet  qui 
n'éprouva  qu'une  oscillation  légère,  hésolu  de  concilier 
tout  à  la  fois  les  bénéfices  de  ma  chevalerie  et  l'intérêt 
de  mes  rancunes,  je  saluai  cérémonieusement  mon  cama- 
rade qui  cessa  de  rire  et  demeura  fort  intrigué  de  me  voir 
prendre  le  large  ,  lorsqu'il  pensait  que  j'aurais  hâte  de 
sillonner  au  plus  tôt  le  chemin  précédemment  frayé. 
Bientôt  nous  fumes  hors  de  sa  vue.  Mon  talent  de  marin 
se    signala    dès  qu'il   ne  fut  question   que  de  suivre   en 


LITTÉRATURE.  119 

droite  ligne  le  fil  de  l'eau.  Comme  nous  nllions  passer  d'un 
ilclroit  foime  par  deux  grands  massifs  de  verdure  et 
d'arbres  au  centre  d'un  carrefour  qui  s'etoilait  en  rues 
étroites  sous  la  protection  de  plusieurs  monticules  iîeuris, 
je  vis  fder  comme  un  trait ,  dans  une  percée  au-dessus 
de  nous,  la  barque  du  père  qui  remontait  déjà  le  courant  j 
il  n'avait  voulu  que  tourner  un  des  ilôts.  A  l'aide  d'une 
longue  perche,  armée  d'un  crochet  de  fer  qui!  lançait 
dans  l'écorce  des  peupliers ,  pour  aller  en  avant  de  tout 
le  poids  de  son  corps ,  sa  proue  divisait  rapidement  la 
vague.  Sans  doute  il  croyait  retrouver  sa  fille,  et  se  pro- 
posait de  la  surprendre.  J'en  avais  eu  d'abord  le  soupçon; 
mais  en  ce  moment  il  m'aurait  fallu  son  intelligence  de 
rajneur  pour  tenter  de  le  rejoindre.  Je  ne  l'essayai  point  ; 
je  me  tus  sur  cet  incident.  Elisabeth,  assise  à  demi  sur 
l'extrémité  dubatelet,  se  penchait  en  dehors  avec  coquet- 
terie ,  les  cheveux  au  vent,  une  main  à  la  barre  du  gou- 
vernail et  la  vue  attentive  au  loin  dans  la  profondeur  des 
sentiers  qui  s'ouvraient  devant  nous  :  elle  m'excitait  par 
des  railleries  à  retrouver  la  piste  du  fugitif.  N'osant  pas 
compter  sur  la  réussite  de  ce  conseil,  je  me  résignai  sans 
mot  dire  à  n'en  rien  faire.  Peut-être  cette  figure  espiègle, 
des  sourires  malicieux  ,  sa  molle  attitude  ,  un  ensemble 
naïf  de  lutinerie  et  de  fraîcheur,  et  l'intérêt  de  l'aventure, 
furent-ils  pour  beaucoup  dans  cette  appréciation  si  dé- 
sespérée de  mon  peu  d'adresse  :  le  flot  continua  de  nous 
emporter.  Elle  me  montrait  tout  juste  ce  degré  d'em- 
barras qui  en  donnerait  aux  plus  hardis.  D'ailleurs  les 
harmonies  de  la  fête ,  rendues  plus  sonores ,  malgré  l'é- 
loignement,  par  les  échos  de  ce  labyrinthe;  la  certitude 
que  çà  et  là,  sous  l'ombre  des  bouquets  d'arbres  déroulés 
entre  la  terre  et  nous  comme  un  rideau  parfumé  ,  de- 
vaient errer,  en  foule  et  par  groupes,  des  promeneurs, 
des  enfans  ,  des  habitans  de  la  commune;  ma  déférence 
respectueuse  ,  et  l'attrait  d'une  gaie  revanche  contre  son 
père  ,   justifiaient  assez  l'abandon  d'un  si  prompt  accord 


120  REVL^E  DE  PARIS, 

entre  sonàge  presque  d'enfant  et  les  formes  bienveillan- 
tes de  mon  protectorat.  Ajoutez  que  les  lois  de  l'étiquette 
sont  toujours  un  peu  moins  slrictesà  la  campagne,  et  que 
l'instinct  de  la  cordialité  se  développe  vite  entre  ceux  que 
réunit  le  moindre  hasard  dans  une  journée  où  le  plaisir 
est  de  préméditation.  Au  sein  d'une  atiuosphère  toute 
imprégnée  des  fraîches  émanations  de  l'eau,  des  senteurs 
qui  tombent  de  la  rive,  un  mot  heureux,  l'à-propos  d'une 
franche  repartie,  devaient  donc  resserrer  de  nnnute  en 
minute  une  liaison  commencée  sous  de  tels  auspices.  C'est 
ce  qui  eut  lieu  :  l'intimité  croissait  comme  à  notre  insu. 
Je  dois  tout  dire  ,  Elisabeth  ne  fut  pas  long-temps  un 
enfant  à  mes  yeux,  et  je  perdis  peut-être  aux  siens  quel- 
que chose  de  ma  supériorité  de  protecteur,  lorsque  sur 
les  confins  d'un  canal  très-resserré,  où  le  fleuve  se  mon- 
trait enfin  dans  un  développement  plus  large,  .elle  in- 
terrogea vainement  l'espace  et  les  rivages  pour  retrouver 
la  barque  de  son  père.  A  ma  rougeur  elle  comprit  ma  ruse, 
et  m'indiqua  d'un  geste  impérieux  ,  le 'point  de  l'île  où 
nous  devions  prendre  terre.  Une  recherche  de  maladresse 
en  voulant  lui  prouver  mon  obéissance  ramena,  comme 
j'y  comptais  bien,  le  sourire  sur  se"!  lèvres.  CetavanSage  une 
fois  repris,  je  fus  trop  certain  de  mon  pardon  pour  commet- 
i^^rela  bévue  de  l'implorer:  peut- être  songea- t-elle  au  double 
inconvénient  de  laboudoieet  de  l'indulgence,  car  elle  hâta 
le  pas  dès  que  nous  fûmes  débarqués ,  se  disant  inquiète 
de  l'inquiéiude  où  pouvait  être  son  père.  Je  la  rassurai  : 
mon  ami  avait  dû  le  voir  et  l'aveiiir.  En  chejninantprès 
d'elle  ,  à  travers  les  inégalités  du  terrain  et  parmi  des 
sentiers  embarrassés  tlherbe  et  d'ivraie,  je  reconnus  à 
diverses  reprises  les  symptômes  d'une  lutte  qui  se  pas- 
sait au  fond  de  cette  tête  de  jeune  fille  pour  contenir  ou 
déprisonner  tour  à  tour  la  fougue  d'un  er  r^nlillagc  invo- 
lontaire ;  c'étaient ,  piar  exemple  ,  de  soudains  frémisse- 
mens  de  joie  à  la  vue  des  zig-zags  d'un  beau  papillon  : 
elle  aurait  volontiers  pris  son  éian  pour  l'atteindre;   ou 


LITTÉRATURE.  121 

Lien  ,  fuitive  et  sans  lialeine,  elle  suspendait  tout  à  coup 
la  main  au  dessus  d'une  de  ces  demoiselles  d'eau  dont  le 
vol  est  si  lourd ,  le  corps  diapré  de  tâches  bleues ,  les  ailes 
transparentes;   puis  se  retenant  tout  à   coup,    rouge  et 
confuse  comme  d'un  remords,  elle  prenait  de  l'impatience 
contre  ces  saillies  avec  un  ressentiment  secret  qui,  pour 
s'épancher  contre  moi,  n'aurait  eu  besoin,  je  pense,  que 
du  stimulant   d'un  sourire.  Je  n'eus  garde  de  m'y  Lisser 
prendre;  loin  de  là,  je  voulus  concilier  ses  prétentions  étu- 
diées de  grande  fil  le  avec  ses  goûts  évaporés  d'enfant;  et  pre- 
nant au  vol  moi-même  un  de  ces  légers  insectes,  je  lui 
en  racontai  de  mon  mieux  les  mœurs,  les  métamorpho- 
ses et  la  vie.  Elle  écoutait  bien  :  elle  prit  feu  à  ces  mille 
et  un  détails.  L'intérêt   de  la  science  la   mit  à  son  aise. 
Pour  avoir  occasion  ,  elle  d'apprendre  ,  moi  d'enseigner, 
nous  courûmes  après  tous  les  papillons  :  de  telle    sorte 
qu'essoufflés  de  fatigue  et  haletant  de  sueur,  mais  tou- 
jours soigneux  d'entremêler  1  érudition  aux  folies  et  le 
maintien   de  la  parole  sérieuse  aux  bruyantes  battues  à 
travers   champs,   nous  trouvâmes  moyen  de  n'cnlcndr^ 
les    fréqueiis   appels   de  son  père  et  de  ne  le  rejoindre 
qu'après   avoir  trois  fois  dépensé  plus  de  temps  et  fait 
de  chemin  qu'il  n'était  de  raison.  Mon  ami  me  demanda 
'   si  nous   avions    descendu   par    hasard    la  Seine  jusqu'au 
clocher  d'Argenteuil  ;    Elisabeth  gronda    son   père  pour 
éviter  ses  reproches,  et  celui-ci  me  fit  ses  remerciemens 
avec  une  vive  cordialité . 

De  toute  la  soirée  )e  ne  quittai  pas  M.  Levasseur  et  sa 
fille;  nous  nous  arrêtâmes  chez  le  même  traiteur  :  on  prit 
place  autour  de  la  même  table.  A  force  de  déiours  ,  que  je 
croyais  bien  dissimulés,  je  sus  que  le  bon  bourgeois  de- 
meurait rue  de  la  Ferronnerie;  qu'il  était  flans  le  com- 
merce, et  que  la  santé  chancelante  de  la  mère  d'Elisabeth 
exigeant  l'air  de  la  campagne,  leur  présence  à  la  fête  avait 
eu  pour  but  principal  de  louer  à  bail  une  maisonnette  à 
l'Ile  Saint-Denis.  J'approuvai  fort  ce  choix  ;  j'entrai  dans 


i22  REVUE  DE  PARIS, 

les  vues  et  clans  les  idées  tie  notre  convive,  qui  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  causer  ,  et  surtout  de  causer  de  la 
république  et  de  l'Egypte.  Il  avait  servi  dans  ces  lëgions 
aventureuses  dont  Napoléon  déserta  les  rangs  pour  l'em- 
pire. Comme  quelques-uns  de  ses  braves  compagnons  d'ar- 
mes, M.  Levasseur  avait  brisé  son  épée  le  jour  que  le 
premier  homme  de  la  France  libre  était  devenu  le  dernier 
de  ses  maîtres.  Tout  ce  qu'il  me  dit  sur  quelques  autres 
sujets  ne  fut  ni  si  raisonnable  ni  si  juste  ;  mais  aurais  je 
contrarié  le  père  d'Elisabeth?  Mon  camarade  vint  à  mon 
secours  ,  lorsqu'il  s'aperçut  que  je  me  livrais  trop  cora- 
plaisamraeiit  à  la  flatterie,  pour  ne  pas  devenir  suspect. 
Aussi  bien,  il  lit  remarquer  qu'avec  l'apparition  de  l'étoile 
du  soir  à  l'horizon,  les  symphonies  de  vingt  orchestres  vil- 
lageois détonnaient  de  concert  dans  les  divers  bals  de  l'île 
et  que  la  jeune  tille,  pétillant  d'impatience,  ne  prétait 
plus  au  repas  qu'une  attention  distraite  ;  elle  se  penchait 
effectivement  au  balcon  de  la  fenêtre  du  traiteur,  pour 
examiner  en  soupirant  la  danse,  l'illumination  des  jardins 
et  les  toilettes.  Un  signe  lui  donna  toute  liberté.  Sous  la 
protection  des  regards  de  son  père,  elle  m'accepta  pour 
cavalier,  et  je  ne  sais  combien  de  valses  et  de  contre-danses 
n'avaient  pas  encore  lassé  son  courage,  quand  le  signal 
inexorable  du  départ  fut  signifié  par  M.  Levasseur.  Mon 
ami  me  retint  comme  j'allais  insister  pour  que  nous  fissions 
route  ensemble,  et  bientôt  les  deux  lourds  avirons  du  ba- 
telier, frappant  l'eau  de  la  Seine  avec  énergie,  débarquèrent 
le  père  et  la  fille  sur  le  bord  de  la  Seine,  où  je  les  vis 
monter  presque  aussitôt  dans  un  cabriolet,  qui  soûlera  la 
poussière  autour  de  ses  lanternes,  et  disparut. 

Peut-être  comptiez-vous  sur  un  tout  autre  récit;  par- 
donnez-moi d'avoir  pesé  si  complaisamment  sur  l'une  des 
journées  les  plus  délicieuses  de  ma  vie.  II  n'y  en  a  que 
deux  qui  fassent  époque  dans  une  existence  :  c'est  la  pre- 
mière sensation  d'amour  et  la  première  de  désespoir.  J'ai 
passé  par  toutes  deux.  Vous  savez  l'une .  écoutez  l'autre. 


LITTÉRATURE,  l23 

Je  connus  bientôt  le  chemin  de  leur  maison  ;  on  m'y 
reçut.  Les  païens  me  voyaient  avec  plaisir.  Elisabeth  était 
trop  naïve  et  trop  ardente  pour  cacher  la  satisfaction  que 
lui  causait  ma  présence;  elle  me  boudait  de  ne  pa,s  venir 
passer  auprès  d'elle  toutes  les  soirées;  elle  me  tyrannisait 
gaiement  sous  les  yeux  de  sa  famille,  et  l'on  échangeait 
des  regards.  Sans  avoir  rien  dit ,  nous  nous  entendions 
tous,  et,  si  l'on  a  pu  aiiîrmer  dun  mariage  qu'il  était  écrit 
dans  le  ciel ,  à  coup  sûr  ce  pouvait  être  celui-là.  Son 
extrême  jeunesse ,  elle  n'avait  que  seize  ans ,  excusait 
seule  notre  discrétion.  Un  an  s'écoula  dans  cette  douce 
illusion.  La  mère  d'Êirsabelh  était  à  l'île  Saint-Denis  , 
convalescente  et  joyeuse.  Tous  les  dimanches,  on  se  réu- 
nissait en  famille ,  et  rien  de  plus.  Un  peu  de  sévérité  se 
mêlait  aux  mœurs  de  cet  intérieur  paisible;  jamais  de  voi- 
sins, parfois  un  vieil  ami,  voilà  notre  cercle.  Levasseur 
faisait  gloire  d'avoir  été  en  butte  à  l'espionnage  impérial  ; 
de  là  ses  habitudes  d'isolement.  Passons.  La  veille  du  jour 
anniversaire  de  notre  première  rencontre,  en  medésignant 
l'île  Saint-Denis  oîi  je  lavais  secourue,  la  jeune  fille  me 
demanda  si  je  ferais  volontiers  le  même  acte  de  charité 
pour  une  étourdie,  qu'elle  avait  quelque  raison  secrète  de 
croire  en  aussi  grand  péril  pour  le  lendemain.  Je  la  com- 
pris, et  je  pressa  sa  main  contre  mes  lèvres.  De  bonne 
heure  j'étais  à  ce  rendez-vous,  non  sans  être  vivement 
ému  ,  car,  jusqu'à  ce  moment,  j'avais  gardé  dans  le  fond 
de  mon  cœur  un  secret ,  et  l'instant  me  semblait  décisif. 
Je  me  trompai ,  elle  ne  vint  pas.  C'est  dans  les  dernières 
heures  de  l'attente,  et  pour  donner  le  change  à  mon  ima- 
gination, que  j'écrivis  à  la  pointe  d'un  instrument  d'acier, 
sur  cette  pierre,  les  quelques  lignes  rimées  qui  ont  exercé 
votre  patience.  Hélas!  c'était  presque  une  épitaphe. 

De  retour  dans  le  village ,  je  passai  sous  ses  fenêtres  ;  on 
avait  fermé  les  volets;  pas  de  lumière  au  dehors.  Une 
paysanne  qui  me  reconnut  m'apprit  que,  mandées  à  Paris 
par  une  lettre ,  la  mère  et  la  fille  étaient  parties  dès  le 
matin.  Je  rentrai  chez  moi. 


<24  REVUE  DE  PARIS. 

Au  point  du  jour,  je  reçus  moi-même  une  lettre.  Elle 
était  de  M.  Levasseur.  Les  termes  m'en  sont  encore  pré- 
sens à  l'esprit,  ils  sont  ineffaçables  dans  ma  mémoire. 
«  Vous  m'avez  tendu  un  piège,  me  ciisait-il  :  vos  scrupules 
51  expliquent  les  miens.  Votre  long  silence  prouve  que,  sur 
»  un  tel  point,  mes  senlimens,  ou  ce  qu'on  traite  si  à  la 
»  légère  de  préjugés,  ont  de  l'écho  dans  votre  conscience. 
»  Vous  savez  si  mes  résolutions  sont  fermes;  travaillez 
»  donc  à  seconder  mes  efforts  sur  le  cœur  de  ma  fille  en 
n  renonçant  à  la  voir  jamnis.  Je  quitte  Paris  avec  ma  fa- 
»  mille;  ne  cherchez  pas  à  découvrir  le  lieu  de  notre  re- 
»  traite;  celte  vainc  tentative  divulguerait  tout  au  plus  à 
«  quelques  indifférens  un  souvenir  qui  m'offense  ,  et  ne 
»  vous  servirait  à  rien.  Elisabeth  vous  oubliera,  elle  le 
«  doit,  je  le  veux.  Je  n'entends  pas  avoir  à  débattre  dans 
»  l'inlt'rôt  d'un  ainour  sans  délicatesse,  une  vaine  question 
ji  de  philosophie.  Usez  de  la  vôtre  pour  vous  résigner;  ma 
î>  conviction  est  faite.  Il  ne  peut  plus  rien  y  avoir  de 
«   commun  entre  vous  et  moi.  n  Puis  il  signait. 

Sur  les  termes  de  cette  lettre,  vous  vous  demanderez 
sans  doute  si  j'avais  rompu  la  chahie  du  bagne  ;  si  je  suis 
le  fils  du  bourreau;  le  fruit  déshonoré,  en  tombant  sur 
terre  ,  de  quelque  gi'effe  incestueuse  ;  un  bâtard?  Rien  de 
tout  cela;  ma  famille  était  honnête,  ma  conscience  pure! 
mais  j'étais  comédien. 

Et  cependant,  votre ame vous  le  dit,  monsieur,  lorsqu'on 
est  victime  et  martyr  d'un  ascendant  inconnu  ;  lorsqu'à 
la  lecture  des  chefs-d'œuvre  de  Corneille  et  de  Molière, 
on  se  sent  eligne,  parmi  les  hommes,  d'être  l'interprète  et 
le  propagateur  du  génie;  lorsque  c'est  l'enthousiasme  des 
arts  qui  fait  descendre  l'insomnie  à  votre  chevet,  qui  fé- 
conde la  pensée  et  rend  notre  front  chauve  ,  il  n'est  pas 
de  carrière  proscrite,  pas  de  piédestal  déshonoré  :  le  seul 
déshonneur  est  d'être  médiocre.  Une  vocation  forte  fait 
grandir.  Napoléon  fut  pusillanime  lorsqu'il  n'osa  pas  dé- 
corer du  ruban  de  la  légion-d'honneur  la  boutonuière  de 
Talma. 


LITTÉRATURE.  125 

■  Mais  quoi  !  les  préjuges  de  cette  famille  avaient  fermé 
ma  bouche  dès  le  premier  instant.  J'avais  tiop  hésité  d'a- 
bord pour  ne  pas  différer  de  jour  en  jour-,  et,  condamné 
avant  d'être  entendu,  il  me  restait  une  espérance,  c'était 
de  me  justifier  dans  l'estime  du  père  et  de  la  fille  à  force 
de  gloire.  Elle  est  bien  noblement  acquise,  celle  qui  se 
fait  jour  à  travers  de  tels  obstacles.  Je  m'étais  imposé  la 
loi  de'vaincre  leur  puritanisme;  mon  espoir,  en  se  brisant, 
brisa  mon  courage;  le  germe  de  talent  fut  écrasé  avec  mon 
cœur.  Plus  d  une  fois,  je  l'avoue,  cette  inconséquence  dans 
un  républicain  m'a  fait  songer  à  ceux  qui  pullulent  au- 
jourd'hui sons  nos  pas  avec  la  décoration  de  l'éperon  d'or 
et  des  armoiries  :  tels  sont  les  hommes  ' 

Et  de  quel  droit  ce  père,  si  amoureux  de  liberté,  placait-il 
ainsi  mon  Elisabeth  entre  des  opinions  absurdes  et  le  dé- 
sespoir? Ne  restait-elle  pas  juge  entre  lui  et  moi.?  Et  n'est- 
elle  pasattestée  depuis  roriginedumonde,  par  l'exemplede 
toutes  les  générations,  cette  sentence  formulée  dans  l'é- 
vangile, que  la  femme  quittera  sa  famille  naturelle  pour 
une  famille  de  son  choix?  Evidemment,  celte  fois,  il  y 
avait  violence,  car  il  y  avait  e.xil;  et  je  connaissais  trop  le 
caractère  d'Elisabeth  pour  supposer  que  le  voisinage 
d'un  amant  qu'elle  aurait  frappé  de  son  mépris  eût  été 
redoutable  pour  elle.  Je  ne  t'obéirai  pas,  m'écriai- je  en 
foulant  la  lettre  sous  les  pieds. 

Pendant  six  mois  je  cherchai,  je  tentai  mille  moyens, 
ridicules  ou  coupables,  pour  avoir  de  leurs  nouvelles  ;  je 
n'épargnai  pas  l'or  ;  je  m'adressai  à  la  police  ;  mes  ef- 
forts furent  inutiles.  Poursuivi  par  une  idée  fixe  ,  je  me 
refusais  à  la  société  de  mes  anciens  ,  de  mes  plus  chers 
amis;  toutes  mes  affections  s'étaient  écoulées  par  la  même 
blessure. 

Une  lettre  datée  de  Strasbourg  m'apprit  enfin  le  sort 
d'Elisabeth;  cette  lettre  était  de  l'ami  qui  connaissait 
mon  secret ,  et  qui  fut,  à  l'île  Saint-Denis  ,  la  cause  de 
notre  première  entrevue.  Il  était   alors  en  province;  il 

TOUE   X.  I  I 


126  REVUE  DE  PAEIS. 

l'avait  vue;  il  lui  avait  parle.  Je  sus  tout.  Dans  l'avilis- 
sement de  son  iufàine  pi'ejuge  ,  Levassenr  avait  osé  ca- 
lomnier ma  vie.  11  ne  me  pré  sentapas  à  sa  fille  comme  ac- 
teur :  l'ingénuité  de  cet  esprit  juste  n'aurait  pas  com- 
pris l'absurde  d'un  semblable  prétexte;  mais  comme 
séducteur  ,  et  déjà  marié.  Il  intéressa  la  susceptibilité 
de  cette  ame  ardente  à  ses  résolutions  d'exil,  en  affirmant 
que  je  répandais  ,  par  une  vanité  criminelle  ,  des  bruits 
injurieux  à  l'honneur  de  la  famille  II  ne  lui  manqua 
peut-être  que  de  me  déclarer  lâche,  et  il  dut  s'y  résoudre, 
car  Elisabeth  eût  mal  apprécié  la  vraisemblance  d'une 
telle  révéhition  ,  si  son  père  n'eût  rouillé  de  quelques 
feintes  larmesde  rage  une  épéeà  laquelle  j'aurais  refusé  du 
sang.  Et  comment,  si  |)ureet  si  vraie,  aurait-elle  soupçonné 
la  supercherie  d'un  père?  L'ami  lié  qu'il  m'avait  montrée 
à  sa  table  ,  dans  l'intimité  du  foyer  domestique  ,  devant 
elle  et  sa  mère,  était  une  preuve  irrécusable  de  la  légiti- 
mité de  son  accusation.  En  caressant  le  gendre  ,  il  avait 
fait  tomber  le  masque  du  corrupteur.  Elisabeth  fut  per- 
suadée ;  elle  me  maudit,  et  l'indignation  la  mit  quelques 
mois  au  dessus  du  désespoir, 

Toutefois  ,  lorsque  sur  le  parvis  de  la  cathédrale  ,  par 
une  soirée  d'octobre  ,  elle  rencontra  mon  ami  ,  qu'elle 
voulut  d'abord  éviter,  mais  qui  la  suivit,  qui  lui  parla  de 
mes  chagrins,  qui  provoqua,  sans  se  laisser  iniimider,  les 
premiers  éclats  d'un  ressentiment  jusqu'alors  enseveli 
dans  ce  cœur  de  femme ,  et  me  réhabilita  chaleureuse- 
ment; alors,  la  froide  dureté  du  mépris  fit  place  à  la  fiè- 
vre de  l'inquiétude  ,  à  l'exigence  d'une  passion  qui  rompt 
ses  digues  ;  et  je  n'avais  pas  moins  de  trois  lettres  de  sa 
main,  lorsque  je  partis  en  poste  pour  me  rendre  à  Stras- 
bourg. 

Je  donnai  l'ordre  ,  à  mon  domicile  de  Paris ,  de  m'ex- 
pédier  .sans  retard  tout  ce  qui  viendrait  de  Strasbourg  à 
mon  adresse. 

A   mesure  que  les  villes  et  les  villages  disparaissaient 


LITTËRATURE.  127 

derrière  moi,  je  coinpreuais  mieux  que,  quels  cjue  fussent 
les  torts  de  Levasseur  à  mon  égard,  jusqu'à  certain  point 
son  autorité  de  père  appuyée  par  les  lois  ,  et  le  manque 
absolu  de  publicité  sur  des  calomnies  (  dont  au  reste  il 
n'avait  piétendu  faire  usage  que  dans  le  but  secret  d  ex- 
tirper plus  éncrgi  (Uement  de  l'ame  de  sa  fille  une  amitié 
fatale  à  des  convictions  profondes  )  ,  imposaient  des  res- 
trictions de  prudence  à  ma  conduite.  Les  circonst;inces 
étaient  délicates.  Avant  tout  il  fallait  réussir.  Mettre  sans 
pilié  cet  homme  au  pied  de  son  tort  devenait  une  faute  \ 
grave.  Mon  ami  m'avait  écrit  dans  ce  sens.  Les  lettres 
d'Elisabeth  ,  bien  qu'elle  n'osât,  par  un  scrupule  de  dis- 
crétion ûliale  ,  controverser  un  pareil  chapitre,  étaient 
assez  éloquentes  à  cause  même  de  leurs  réticences.  Tout 
cela  refroidissait  ma  colère.  Aussi  bien  je  venais  faire  un 
sacriBce  à  ces  préjugés  de  père ,  sacrifiée  qui  n'en  était 
plus  un  puisque  le  dieu  s'était  retiré  de  moi,  mais  qui  me 
mettait  en  position  de  laisser  à  sa  dignité  la  ressource 
d'une  rétractation  mystérieuse  à  l'oreille  de  sa  fille.  Je 
venais  de  me  tracer  un  plan  de  conduite  d'api  es  celte 
pensée  ,  lorsqu'enfin  la  chaise  de  poste  descendit  avec 
raideur  le  versant  occidental  de  la  chaîne  des  Vosges  » 
d'où  la  vue  s'étend  à  vol  d'aigle  à  travers  un  amphithéâ- 
tre démesuré  de  forêts,  de  montagnes  et  d'horizon;  paysage 
éblouissant  où  rep.  sent,  dans  une  plaine  de  vingt  lieues, 
nombre  de  villes  et  de  rivières.  C'est  l'écrin  pittoresque 
de  la  France.  Au  fond  ,  Strasbourg  s'élevait  dans  la  rosée 
d'automne  ,  au  milieu  des  brouillards  pareils  au  pâles 
fumées  d'un  incendie  qui  se  meurt ,  et  tranchés  de  larges 
rayons'  de  soleil  qui  faisaient  reluire  dans  leur  diamètre 
la  flèche  de  sa  puissante  cathédrale  comme  une  mince 
aiguile  d'acier.  Là  était  ma  pensée  et  ma  vie;  les  bouil- 
lonncmens  de  la  fièvre,  (jui  s'étaient  apaisés  dans  la  mo- 
notonerie  de  la  roule,  remontaient  demoncd  ur  à  ma  tête, 
et  j'enviais  les  ailes  de  l'oiseau  en  m'indignant  de  la  len- 
teur de    notre   attelage  que  le  postillon  lançait  à  bride 


128  REVUE  DE  ÎARIS. 

abattue,  la  chaussée  en  spirale  qui  descend  à  Savcrne  , 
et  dont  les  naturels  du  département  sont  si  fiers  ,  ne  me 
parut  qu'insipide  par  ses  déiours.  On  fit  halte  :  je  m'en- 
fermai dans  ma  chambre  à  l'hôtellerie  pour  relire  et  baiser 
cent  fois  mes  lettres  chéries.  Enfin,  pendant  la  nuit,  nous 
traversâmes  Marmoutier,  Wasselonne,  nombre  de  bourgs, 
de  hameaux,  de  yiHages,  et  depuis  l'aube  jusqu'à  dix  heu- 
res du  matin  ;  après  avoir  vu  lentement  grandir  ,  en  dé- 
passant chaque  home  milliaire  ,  le  colosse  architectural 
d'Erwin  de  Stcinbach,  lorsqu'il  ouvre  au  bleu  du  ciel  les 
découpures  pyramidales  de  sa  flèche  à  huit  pans ,  et  le 
travail  de  sa  couronne  de  pierre  si  léj^ère  à  la  vue  qu'il 
semble  même  à  la  base  du  temple  qu'on  la  poserait  vo- 
lontiers sur  une  tête  de  femme;  je  n'attendis  plus  que 
l'occasion  de  m'élancer  sur  le  boulevard  extérieur  des 
glacis,  oii  m'attendait  mon  camarade.  Dès  qu'il  m'aperçut , 
«  J'ai  vu  ce  matin  Elisabeth,  «  s'écria-t-il.  Ce  fut  sa  pre- 
mière parole.  Je  sautai  au  cou  de  ce  digne  ami  ,  je  l'em- 
brassai. Oh  !  l'amitié  ne  perd  jamais  ses  privilèges  dans 
notre  cœur  lorsqu'elle  sait  si  bien  comprendre  qu'il  en  est 
de  plus  despotiques. 

Il  me  trouva  dans  les  dispositions  qu'il  désirait. Nous 
convînmes  dun  commun  accord  que  nous  pouvions  tout 
compromettre  par  notre  précipitation;  qu'il  fallait  faire 
pressentir  au  père,  sans  le  lui  tiésigner  avec  des  formes 
trop  impérieuses,  le  dant;er  que  courait  sa  considération 
devant  l'estime  de  sa  fille  s'il  se  fiait  aux  événemensd'un 
pourparlerdout  il  restait  encore  maître  de  fixer  les  bases. 

J'écrivis  : 

«  Monsieur ,  la  douleur  ne  tue  pas  puisque  j'ai  conservé 
31  la  force  de  me  traîner  jusqu'ici.  Je  sais  à  vos  pieds  pour 
«  que  vous  me  releviez  si  vous  me  jugez  digne  de  voire 
«  fille ,  pour  que  vous  m'écrasiez  si  j'en  suis  indigne.  Ou- 
«  blions  tous  deux  ce  qui  est  consommé;  voire  fille  est 
»  à  moi  par  le  droit  le  plus  irrésistible  de  tous  ;  daignez  y 


LlTTliRATURE,  129 

«  réfléchir.  ISombre  de  faits  doivent  rester  entre  nous. 
»  Je  ne  sais  plus  un  seul  obstacle  à  cette  union.  Il  en 
o  serait  encore  que  ,  pour  l'honneur  de  votre  caractère, 
»  ce  reste  d'intérêt  cjui  doit  s'attacher  à  des  affections  , 
»  naguère  légitimées  par  des  relations  plus  franches  , 
»  vous  ferait  une  loi  de  ne  les  révéler  par  aucun  éclat. 
»  Un  semblable  engagement  de  ma  part  me  ciùtcra  peu, 
»  car  je  sens  que  le  bonheur  d'Elisabeth  m'appartient 
n  dès  ce  jour.  J'attends  respectueusement  votre  décision, 
n  Comprenez  l'impatience  d'un  aniant  qui  souffre  depuis 
»  six  mois.  Vingt-quatre  heures  sont  beaucoup  pour  un 
«  raaiheuicuxqui  depuis  ce  matin  seulement  existe  d'une 
3>  vie  plus  libre  dans  une  ville  où  son  sort  doit  se  déci- 
n  dcr.  Il 

La  retenue  et  le  ton  de  cette  missive  nous  ayant  paru 
propres  à  produire  l'effet  désiré  sur  le  caractère  de  Levas- 
seur  ,  elle  fut  envoyée. 

Encore  une  nuit,  disais-je  à  mon  ami,  et  demain  cet 
ouragan  qui  a  passé  sur  ma  vie  sera  dissipé  par  un  regard 
d'Elisabeth.  Tout  en  me  promenant  sur  les  remparts , 
qu'on  soupçonnerait  à  peine  si  formidables;  à  la  grande 
place  où  s'élève  une  magnifique  salle  de  spectacle  ;  sur  les 
ponts  des  canaux  partout  multipliés,  à  travers  une  popu- 
lation moitié  allemande,  moitié  française;  clans  cette  cité 
que  l'on  prendrait  pour  maritime  à  ses  bateliers  du  Rhin, 
pour  militaire  à  ses  myriades  d'uniformes ,  pour  contre- 
bandière à  la  fumée  savoureuse  de  ses  tabagies,  je  crus 
m'apercevoir  qu'on  hâtait  les  préparatifs  d'une  solennité 
pour  le  lendemain.  Il  s'agissait  de  je  ne  sais  quel  prince 
ide  l'interminable  famille  des  Bourbons  venant  de  ses 
domaines  italiques  imposer  au  budget  de  la  France  quel- 
ques raillions  de  plus ,  lorsqu'elle  a  tant  de  routes  ù  ré- 
parer ,  tant  de  pauvres  menacés  d'un  rude  hiver.  Des 
tentures  pavoisaient  les  balcons,  les  lampions  s'étageaient 
sur  l'if  municipal  et  à  la  saillie  des  devantures  d'épiciers. 


i30  REVUE  DE  PARIS. 

La  cathc'drale  devait  être  illuminée,  disait-on,  jusqu'à  la 
hauteur  de  la  plate  forme  seulement,  car  ily  avait ,  comme 
tous  les  ans  à  peu  près,  des  réparations  à  faire  à  la  flè- 
che ,  qui  depuis  quatre  mpis  était  endommagée  par  la 
foudre.  J'appris  touteela  en  allant  et  venant.  Qu'avais-je 
à  faire  ,  moi ,  de  ce  bruit ,  de  ces  princes  et  de  leur  fête  ? 
Nous  cherchions  à  rencontrer  Elisabeth  qui  ne  sortit  pas. 
Cette  discrétion  s'expliquait  par  la  réception  de  ma  lettre. 
Elle  était  trop  bien  prémunie  contre  de  nouveaux  men- 
songes pour  être  facilement  de  moitié  dans  une  fuite  nou- 
velle. Je  rentrai  calme  et  satisfait ,  dégagé  de  tout  pres- 
sentiment et  faisant  déjà  des  projets  d'avenir. 

Le  lendemain,  à  peine  levé,  je  me  disposais  à  briser 
l'enveloppe  d'une  lettre  au  timbre  de  Paris,  lorsqu'un 
homme  pâle  comme  un  criminel  entre  brusquement  dans 
ma  chambre.  J'ai  reconnu  Levasseur.  Sa  femme  le  suit, 
et ,  quoique  désespérée  et  sans  voix ,  semble  essayer,  en 
le  retenant  par  le  bi  as ,  de  le  calmer  par  des  supplications 
timides.  D'un  geste  vers  l'escalier  de  riiôtellerie,  d'un 
doigt  posé  sur  ses  lèvres  qui  tremblent,  il  m'ordonne  le 
silence,  arrache  la  clef  de  ma  serrure,  pousse  la  porte  et 
les  verrous;  puis,  s'avancant  jusque  sur  mes  yeux,  et 
détiguré  par  un  horrible  rire,  froissant  les  articulations 
de  ses  doigts  qu'il  fuit  craquer  avec  violence,  les  dents 
serrées,  la  voix  dans  la  gorge  :  «  Où  est-elle  ?  »  me  dit  il. 

J'ai  bégayé  pour  toute  réponse  le  nom  d'Elisabeth. 

o  Où  est-elle?  «  me  répète  impérieusement  lefurieux 
en  me  secouant  par  le  collet  de  toutes  ses  forces. 

Je  lé  regarde  encore  avec  l'étonnement  de  la  stupeur. 
Sur  cette  physionomie  tous  les  muscles  sont  en  jeu  d'une 
manière  effrayante.  Il  a  de  l'écume  entre  les  dents. 
M""=  Levasseur  s'est  jetée  à  mes  genoux  entre  son  mari 
et  moi;  elle  pleure,  elle  sangiotte ,  elle  croise  ses  mains, 
elle  me  supplie.  Je  ne  comprends  rien  à  ses  cris,  à  ses 
larmes  ,  à  ses  regards. 


LITTÉRATURE.  '  131 

«  Mais  montre-moi-la  donc  ;  que  je  la  lue  ,  »  dit  Levas- 

seur  en  frappant  du  pied. 

«  Où  est-elle?  mon  Dieu  !  que  je  lui  pardonne,  s'écrie 

la  mère  en  embrassant  mes  mains. 

—  Car  ta  mort  et  la  sienne  doivent  me  faire  justice 
de  ce  rapt  abominable,  s'écrie- t-il  en  armant  deux  pis- 
tolets qu'il  trappe  avec  furie  sur  le  marbre  de  la  cbe- 
minée. 

—  Oh!  niais  répondez-moi  donc  ,  dit  la  mère  en  m'en- 
trelacant  avec  ses  bras  pour  me  protéger  de  tout  son 
corps:  elle  et  vous  n'avez-vous  pas  toute  mon  amitié!  « 

Puis  tous  deux,  par  une  même  pensée,  se  précipitent 
.vers  l'alcôve,  arrachent  et  repoussent  les  rideaux,  tandis 
que,  debout  sur  mes  jambes  qui  fléchissent,  je  sens  tour- 
noyer le  plancher,  les  meubles  et  la  chambre,  car  le  sang 
me  monte  à  la  tète,  et  j'entrevois  je  ne  sais  quel  malheur 
inconnu. 

«  Rien ,  rien  !  s'écrie  Levasseur,  qui  me  menace  ilu  seuil 
de  l'alcôve,  rien!  et  il  ne  me  répondra  pas!  « 

Et  renversée  sur  le  traversin  qu'elle  creuse  pour  étouffer 
ses  cris,  la  mère  est  en  proie  aux  spasmes  les  plus  con- 
vulsifs,  tandis  que  son  mari  cherche  à  la  traîner  vers  moi 
en  m'accablant  de  suppositions  les  plus  outrageantes.  L'i- 
ronie et  l'indignation  animent  toutes  ses  paroles  et  se  heur- 
tent sur  sa  figure. 

«Le  lâche!  à  l'insolence  de  sa  lettre,  à  la  moqueuse 
perfidie  de  chacun  des  mots  dont  il  a  fait  usage,  aurais-je 
dû  me  méprendre  un  instant?  Essaiera-t-il  de  me  donner 
seulement  le  change?  Voyez  s'il  parlera,  s'd  nous  dira 
la  retraite  dont  il  a  fait  choix  ce  matin  pour  la  misérable 
qui  déserte  effrontément  la  maison  de  .'■on  père.  Imbécil- 
lité ?  il  m'a  fallu  toute  une  journée  d'absence  de  cette 
créature,  toute  une  nuit  qu'elle  a  passée  je  ne  sais  où, 
loin  de  moi,  loin  de  sa  mère;  il  m'a  fallu  l'angoisse,  le 
dculc  et  la  lecture  vingt  fois  méditée  d'un  écrit  infiime, 
d'une  lettre  de  cet  homme  où  je  me  refusais  à  voir  lui 


^32  REVUE  DE  PARIS, 

hardi  ceilificat  de  déshonneur  ;  il  m'a  fallu  les  transes 
incurables  de  vingt  heures  d'abandon  et  d'infoninie,  de 
teneur  et  de  fièvre  ,  pour  triompher  de  ma  crédulité  stu- 
pide,  de  ma  sainte  confiance  en  l'honneur  de  ma  fille, 
l'-h  bien  !  noble  héros  d'une  si  brillante  aventure,  où  en 
est  cet  honneur,  dites  ?  Voyons;  il  se  joue  ici  une  comédie, 
n'est-ce  pas  ?  Lui  avez  vous  bien  tracé  son  rôle,  et  n'est  il 
pas  temps  à  la  fin  qu'elle  paraisse  pour  recevoir  ma  malé- 
diction, oui,  maniah'diction  ,  et  les  bénédictions  de  cette 
iaiblc  femme  que  vous  tuez  par  votre  silence;  car  vous  la 
tuez  ,  monsieur.  Oh  Ine tremblez  nipourvons,  ni  pourelle  ! 
Votre  calcul  a  réussi,  vous  êtes  absous.  Ma  raison  a  déjà 
triom])hé  de  ma  colère,  et  mcn  mépris  de  son  indignité. 
L'ai  me  du  brave  remontera  vers  lui-même  plutôt  que  de 
s'abaisser  sur  vos  fronts  de  coupablts,  et  je  me  fie  à  votre 
avenir,  compromis  par  une  première  faute,  du  soin  de  me 
venger. 

A  ces  menaces ,  à  ces  dédains ,  à  cette  animosité ,  qu'au- 
rais-je  dit?  Un  seul  fait  m'absorbait  alors,  la  disparition 
d'Elisabeth;  je  n'avais  pas  à  me  justifier,  mais  àsortirau 
plus  tôt  d'un  doute  sinistre.  Aussi  avec  violence: 

«  Il  ne  s'agit  pas  de  vertu ,  ra'écriai-je  à  mon  tour  ,  mais 
de  vie  ou  de  mort  ;  de  mort ,  entendez  moi  bien  !  Car  je  ne 
l'ai  pas  vue,  car  je  soupçonne  quelque  acte  de  désespoir  ,^ 
car  je  voudrais  avoir  le  crâne  brisé  d'une  balle  de  pistolet  y 
pourvu  qu'à  mon  dernier  regard  Elisabeth  fût  entre  les 
bras  de  sa  mère.  Je  ne  suis  inquiet,  monsieur  Levasseur,  et 
je  le  signerais  de  mon  sang ,  ni  de  vous ,  ni  de  moi  :  je  le 
suis  d'elle,  et  d'elle  seule.  Vous  avez  odieusement  inter- 
prété ma  lettre,  en  la  lisant  avec  une  prévention  outra- 
geante pour  votre  fille  ,  oubliez  le.  Suivez-moi  ;  courons  la 
ville  ;  interrogeons  tout  le  monde.  Aidez  mon  amour  à  vous 
la  rendre.  Son  aspect  seul  balancera  peut-être  tous  vos  toïts 
dans  mon  cœur;  mais  quelle  que  puisse  être,  devant  Dieu 
et  les  hommes V  l'étendue  de  votre  autorité  de  père,  vis  à 
vis  d'elle  et  de  moi  même,  ce  sera  le  chefd'ceuvre  du 


LITTÉRATURE.  133 

coiuagc  ,    que  d'avoir  à  vous  pardonner  celte   seconde 
calomnie.   Marchons.  >i 

La  colère  de  cet  liommc  avait  fait  place  à  l'abattement; 
ses  yeux  erraient  du  parquet  de  la  chambre  à  mes  yeux; 
des  vitres  qui  sous  la  frange  des  rideaux  laissaient  voir  un 
ciel  gris,  à  sa  femme  agenouillée  et  flétrie  de  larmes. 
Enfin  il  se  décida.  Inutilement  M^e  Levasseur,  retrou- 
vant de  la  force  dans  cette  direction  nouvelle  imprimée  à 
ses  sollicitudes,  nous  conjura  de  la  laisser  paitager,  nos 
recherches,  elle  ploya  sous  la  volonté  dure  de  son  mari  et 
des  émotions  qui  trahirent  son  courage.  On  la  ramena  dans 
ime  voilure  à  sa  demeure. 

Ah!  l'hoirible  journée,  monsieur!  et  que  Dieu  ploie  à 
plaisir  la  risible  créature  qui  ose  se  regarder  comme  l'œu- 
vre de  la  _prédilcction  céleste!  Suivez,  je  vous  prie,  au 
milieu  de  cette  population  parée,  dansées  rues  où  se 
coudoient  les  piétons,  où  se  heurtent  les  voitures;  parmi 
ces  soldats  de  la  ligne  qui  défilent  d'un  pas  ferme  au  bruit 
de  la  musique  militaire  et  que  le  sergent  échelonne  pour 
former  la  haie;  sous  les  chevaux  indociles  des  hauts  cui- 
rassiers et  de  la  brutale  gendarmerie;  le  long  de  ces 
maisons  tapissées  du  faîle  à  la  base  de  banderolles  et  de 
drapeaux  blancs  ,  obstruées  d'échafaudages  et  de  chaises; 
tanilis  que  les  femmes  saluent  de  leurs  mouchoirs;  que  les 
fleurs  jonchent  le  pa\é;  que  l'on  crie,  qu'on  se  précipite, 
qu'on  se  presse;  à  la  joie  des  enfans,  aux  explosions  de 
la  multitude,  aux  clameurs  sonores  des  bourdons  lancés 
à  toute  volée;  quand  de  loin,  de  près,  jiarlout,  les  armes 
à  feu  détonnent  avec  les  chants  du  clergé  qui  met  proces- 
sioiuiellement  en  dehors  ses  riches  bannières,  et  que 
l'artillerie  des  rempaVts  mêle  en  mesure  sa  fumée  qui 
tourbillonne  aux  nuages  roulés  par  le  vent;  suivez  dans 
ce  cahos,  dans  celte  trombe  de  rubans,  de  panaches  et 
d'épées;  de  curieux  qui  s'écrasent,  de  plaisans  qui  ibnt 
des  sarcasmes,  et  de  marchands  de  places  qui  vous  per- 
sécutent; deux  hommes,  tous  deux  étrangers  à  la  pcniée 


134  REVUE  DE  PARIS. 

générale,  tous  deux  éteints  et  sans  courage,  se  frayant 
passage,  cloués  ou  hagards,  morts  à  ces  pompes  il'un  jour 
étalées  devant  le  cortège  d'un  roi  qui  passe  et  qui  s'ennuie. 
Splendeurs  olllcielles  qui  rentreront  tout  à  l'heure  aux 
magasins  des  fabricateurs  d'enthousiasme,  et  dont  l'appa- 
reil vénal  se  déploie  à  heure  dite ,  aussi  bien  pour 
solenniser  un  monarque  inibécille  que  pour  remercier  un 
prince  populaire! 

Partout  cette  turbulence  se  trouva  devant  nous,  dérou- 
lant ses  joutes  sur  les  eaux,  ses  baladins  dans  les  rues, 
ses  dégoûtantes  distributions  de  vin  aux  marchés  et  dans 
les  halles,  ses  explosions  militaires  aux  angles  de  la  cita- 
delle, le  carillon  des  cloches  au  sommet  des  églises,  les 
rondes  des  soldats  et  des  paysannes  sous  les  tilleuls  et  dans 
le  parallélogramme  de  Kossmarkt  ;  des  rires  de  jeunes 
tilles,  fraîches  et  insoucieuses,  et  les  étincelles  des  péiards 
jetés  par  les  en  fans  pour  diviser  et  mettre  en  fuite  les 
groupes  des  promeneurs.  Partout,  monsieur,  partout,  cet 
enfer  de  joie  hurla  dans  mes  oreilles;  au  cimetière,  au 
bord  des  canaux,  à  l'hôpital,  à  la  préfecture,  à  la  mor- 
gue ! 

Et  rien  ! 

»  Et  nous  ne  la  retrouverons  point,  n'est-ce  pas  ?  »  me 
disait  Levasseur4 

Quand  il  parlait  ainsi,  son  regard  était  extraordinaire  ; 
que  m'importaient  ses  doutes  ?  J'aurais  donné  sa  vie  et  la 
mienne  pour  retrouver  Elisabeth. 

La  nuit  monta  dans  le  ciel,  et  l'illumination  de  la  ville 
resplendit  de  toutes  parts ,  couronnant  Strasbourg  d'une 
pâle  auréolç;  des  ligues  du  feu  diamantaientla  plate  forme 
de  la  cathédrale,  féerie  de  sculpture,  avec  sa  grande  rose 
en  vitraux  peints  qui  fait  l'admiration  des  étrangers.  11 
semblait  que  le  feu  fût  à  la  ville.  Seule  parmi  les  vapeurs 
flottantes  de  plusieurs  milliers  de  lampions,  pâle  et  grise 
au-dessus  de  la  fournaise  qu'elle  dominait  de  son  diadème 
comme  un  symbole  d'isolement  et  de  mépris,  la  pyramide 


LITTÉRATURE.  135 

octogone  de  ce  noble  monument  laissait  flotlei"  à  sa  cime 
je  ne  sais  quelle  ocharpe  blanche,  ijui  s  agittait  dans  la 
fumée. 

Bientôt  tonte  la  population  de  la  ville  et  des  alentours 
aQlua  sur  la  place  pour  assister  au  feu  d'artifice. 

Nous  rentrâmes.  La  mère  comprit  notre  silence;  elle 
ne  pleura  pas  :  elle  était  épuisée.  Le  bruit  des  bombes  et 
Ife  sifflement  des  fusées  la  tirent  encore  tressaillir  plusieurs 
fois  ;  puis  après  un  rugissement  saccadé  comme  celui  d'un 
volcan  qui  déchire  avec  fureur  ses  entrailles  pour  les  vomir 
jusqu'au  ciel,  les  mille  et  un  murmures  du  dehors  retom- 
bèrent et  s'éteignirent.  Le  calmcrégna.Lafcteétaitmorte. 
Je  voulus  sortir. 

<i  Attendez!  me  dit  Levasseur.  « 

Il  sonna  un  domestique,  et  lui  donna  un  ordre  à  voix 
basse;  puis  la  porte  fut  fermée,  et  il  vint  à  moi. 

u  Non!  non!  cria-t-il  en  se  frappant  la  tète  avec  les 
poings,  non,  monsieur,  ma  fille  n'est  pas  morte;  elle  ne 
peut  pas  être  morte;  rendez-la-moi  I  II  me  faut  ma  fille; 
vous  ne  me  quitterez  pas  que  je  n'aie  vu  mu  fille  !  Mon- 
trez la  moi  déshonorée,  flétrie,  vouée  au  libertinape  et  à 
l'opprobre,  telle  qu'elle  est,  telle  que  vous  l'avez  faite; 
mais  je  la  veux  vivante.  Songez-vous  bien  à  quelles  tor- 
tures vous  me  livrez,  à  quelles  pensées  de  suicide  et  de 
désespoir  s'abandonne  cette  mère  dont  vous  n'avez  pas 
pitié  ?  Oh!  pitié  pour  elle,  monsieur;  pitié  pour  un  homme 
qui  vous  a  cruellement  blessé  peut-être  ,  mais  qui  vous  a 
fourni  du  moins  cette  horrible  occasion  de  revanche.  C'en 
est  assez;lc'en  est  trop.  Dieumème serait  satisfait'à  meilleur 
prix,  quand  j'aurais  encouru  l'éternité  de  l'enfer.  Laissez- 
vous  fléchir.  Que  vous  faut-il  ?  ditesl;  mes  biens''  prenez- 
les;  ma  ûlle  ?  je  vous  la  donne;  mon  honneur?  frappez- 
moi,  foulez-moi  aux  pieds.  Je  vous  ofliirais  ma  vie  si  elle 
en  valait  la  peine.  Qu'après,  je  mendie  loin  d'elle  et  de 
vous,  qu'elle  me  haïsse  et  taise  à  jamais  ma  mémoire  à  ses 
enfans;  que  j'aille  mourir,  si  vous  le  voulez,  hors  de  la 


136  UEVUE  DE  PARIS. 

France,  comme  un  proscrit  ou  comme  un  traître.  Parlez; 
je  consens  à  tout,  je  signe  tout  ;  mais  il  faut  que  je  la  voie, 
il  le  faut.  Rienl...  rien  de  tout  cela  si  je  ne  revois  mon 
Êlisabeih.  « 

Horrible  position  que  la  mienne,  monsieur;  car  il  m'im- 
portait peu  de  me  défendre ,  et  toutes  mes  facultés 
e'iaicnt  tendues  pour  imaginer  une  solution  aux  craintes 
qui  m'obsédaient.  Ou  m'emprisonnait,  on  me  clouait  dans 
le  cercle  d'une  justification  vaine  qui  paralysait  l'essor  de 
mes  conjectures.  Cet  homme  priant  et  en  délire,  cette 
femme  qui  se  suspendait  à  mes  regards,  luttes  incendiaires 
qui  brûlaient  mon  cœur  sans  jeler  de  lumières  dans  mon 
esprit,  me  mirent  aussi  hors  de  moi-même,  car  j'avais  le 
pressentiment  qu'affranchi  de  l'esclavage  où  j'étais  depuis 
le  matin,  je  trouverais  la  clef  de  cette  funeste  énigme. 
Lors  donc  que  je  le  repoussai  pour  sortir  ,  Levasseur, 
armant  de  nouveau  ses  pistolets,  nie  cria  comme  un 
forcené  : 

«  Viens  donc,  ame  de  boue  et  de  sang,  viens!  Je  te  sui- 
vrai. Je  puis  descendre  jusqu'à  toi.  Je  ne  me  serais  pas 
cru  le  courage  de  cette  honte  ;  viens  !  tu  nas  plus  d'autre 
alternative  d'ailleurs  que  le  duel  ou  la  prison,  car  on  est 
peut-être  en  ce  moment  à  la  porte  pour  t'arrêter. 
.  —  M'arrèter!  Et  qui  pourra  donc  retrouver  Elisa- 
beth? 

—  Qui?  misérable;  moi,  moi,  son  père  !  et  non  toi,  son 
corrupteur  et  sondémonlSachequepour  isoler  ta  complice, 
pour  la  réduire,  par  ta  inorl  ou  fa  captivité,  à  revenir,  à 
nous  donner  les  restes  d'une  affection  dont  je  te  déclare 
indigne,  j'ai  voulu  te  placer  entre  le  tube  d'un  pistolet 
et  l'obscurité  d'un  cul  de  basse-fosse.  Choisis,  tandis  qu'il 
le  reste  une  minute! 

—  Vous  avez  la  tête  perdue!  Qui  sait  ce  que  le  temps 
jeté  à  ces  vains  débats  peut  aggraver  au  sort  d'Elisabeth! 
Ce  n'est  ni  ma  captivité,  ni  ma  mort,  qui  peuvent  vous 
la   rendre.    Personne   ici  n'est   de  trop  pour  cette  tâche 


LITTËRATIRE.  137 

sacrée,  et  plût  à  Dion  qu'au  lieu  de  vous  charger  si  niai 
tle  ce  soin,  vous  me  l't-ussiez  donnée  à  garder! 

—  Caïu!  >■>  et  il  flt  un  mouvement  trcxaspération. 

11  appuya  le  pistolet  sur  mon  front ,  et  je  voulus  ten- 
dre les  bras  pour  recevoir  sa  femme  qui  tomba  comme 
inanimée  sur  le  carreau.  A  cette  vue,  au  bruit  de  quel- 
ques éperons  dont  le  fer  se  traînait  sur  le  parquet  de  la 
chambre  voisine  ,  il  rebroussa  chemin  ,  et  chassant  avec 
fureur  les  de.ix  battans ,  il  me  désigna  du  doigt  à  (juatre 
brigadiers  de  gendarmerie,  précédés  d  un  commissaire  de 
police. 

«  Monsieur  le  magistrat ,  vous  avez  reçu  ma  plainte; 
faites  votre  devoir. 

—  Maintenant ,  c'est  à  vous  de  me  rendremon  Elisa- 
beth! lui  criai-je  en  m'éloignant  à  grands  pas;  votre  res- 
ponsabilité s'augmente  de  tout  le  poids  des  entraves  dont 
vous  me  chargez.  Il  n'y  a  que  votre  fille,  malheureux!" 
qui  puisse  f.iire  qu'il  n'y  ait  pas  du  sang  entre  nous. 

—  Il  fallait  donc  le  vouloir  plus  loti  »  me  cria-t-il  de 
loin,  et  les  battans  se  refermèrent  sur  lui. 

Je  me  trouvai  sur  le  seuil  de  la  porte.  Des  voisins, 
des  curieux  ,  des  domestiques,  obstruaient  la  rue  pour 
me  voir;  les  mots  de  rapt  et  de  comédien,  le  nom  de 
mon  Elisabeth,  circulaient  de  bouche  en  bouche.  On  me 
jeta  dans  une  voiture,  et  un  quart-d'heure  après  j'étais 
sous  l'écrou  de  la  prison  civile. 

Une  prison,  monsieur!  concevez-vous  bien  ce  que  ce 
mot  a  d'horrible  pour  le  jeune  homme  qui  compte,  en 
dépit  de  tout,  sur  des  illuminations  secrètes  de  ractivlté. 
du  hasard  et  du  courage.  Une  prison  !  Ces  murs  de  pierre 
se  fermaient  plutôt  sur  elle  que  sur  moi.  Attenter  à  ma 
liberté,  c'était  attenter  à  sa  vie  ;  ou  l'assassinait  enm'em- 
prisonnant. 

Quatre  jours,  monsieur,  quatre  jours  je  fus  au  secret  ; 
heurtant  parfois  ma  tête  à  la  porte  inexorable  et  sourde  , 
criant  pitié,  priant  Dieu...  On  m'oubliait!...  Des  fêtes  , 
TOME  X.  1:2 


133  REVUE  DE  PARIS, 

des  bals ,  que  sais-je  ?  la  conscription  ou  une  remonte  de 
cavalerie...  L'autorité  se  charge  de  tant  de  choses  qu'elle 
ne  peut  songer  à  tout  ! 

On  vint  me  chercher  enfin;  je  ne  sais  qui:  quatre  fan- 
tassins stupides  ,  un  fat  qui  tranchait  du  magistrat.  Il 
pleuvait.  On  me  conduisit  entre  deux  attroupemens  à 
l'iîôtei  où  j'e'tais  descendu;  c'el  ait  pour  saisir  mes  papiers,  ' 
pour  découvrir  des  lettres  d'Elisabeth  nu  pour  tout  autre 
chose.  J'étais  ivre  d'inanition,  exte'nut;,  mourant;  je  ne 
prenais  garde  à  rien. 

it  Une  lettre  cachetée!  dit  l'homme  de  la  justice;  vou- 
lez-vous l'ouvrir  devant  nous?  n 

J'obéis  machinalement. 

0  terreur!  une  seconde  suscription  était  de  l'écriture 
d'Elisabeth,  et  portait  l'empreinte  du  timbre  de  la  poste 
de  Strasbourg.  Cette  lettre,  tombée  de  mes  mains  lorsque 
son  père  vint  m'arracher  de  chez  moi ,  devait  renfermer 
un  germe  de  sahit.  Ries  yeux  se  troublent,  je  m'impa- 
tiente ,  tout  mon  corps  tremble....  «  Je  sais  à  quelle 
heure  arrive  ta  voiture,  me  disait  elle  ,  je  la  verrai  du 
moiîis  si  nous  ne  nous  voyons  à  ton  premier  pas  dans 
cette  ville.  Oh!  que  ne  suis-je  plus  audacieuse!  Mais  du 
haut  de  la  cathédrale  on  dit  que  l'horizon  est  immense  ; 
tu  verras  mon  écharpc  flotter  ;  réponds  par  quelque  signe, 
et  mon  cœur  aura  des  pensées  de  courage  et  d'amour  pour 
braver  tous  les  événemens.    Adieu  !  n 

Un  fait  me  frappe;  cet  échafaudage  autour  de  la  lan- 
terne qui  domine  l'église  l...  Je  n'achève  pas  ma  pensée  !... 
car  je  me  rappelle  avec  effroi  l'écharpe  éclairée  par  l'il- 
lumination .... 

J'ai  précipité  les  soldats  qui  me  gardent.  En  deux  bonds, 
je  franchis  l'escalier.  Je  suis  dehors  et  je  cours.  Des  fenê- 
tres se  sont  ouvertes,  des  vitres  brisées.  J'entends  crier, 
j'entends  courir  après  moi.  La  pluie  tombe  par  torrens  et 
je  brûle.  Les  passans  s'arrêtent  ,  surpris  devoir,  en  dé- 
sordre, défait,  déchiré,  couvert  de  poussière  et  de  bouc  > 


LITTERATURE.  ^39 

avec  de  la  paille  dans  les  cheveux,  un  homme  dont  les 
«^lans  de'sespe'rés ,  dont  l'aspect  les  effraient.  Dans  ces 
milliers  de  maisons  ,  je  reconnais  une  maison.  J'en  saisis 
le  marteau  de  fer:  je  frappe;  je  crie  comme  un  forcené: 
E/iiabeth  !  Elisabeth  !  Des  têtes  se  penchent  à  toutes 
les  rampes  de  balcons:  à  celui  que  je  ne  cesse  de  regar- 
der paraît  une  femme  amaigrie,  echevelée ,  demi  nue, 
qui  répond  à  mes  cris  par  des  cris  comme  il  en  sort  de 
la  poitrine  d'une  mère  ;  puis  je  vois  l'homme  que  je  veux, 
celui  qui  doit  me  suivre  ,  que  j'appelle  :  il  vient,  le  voilà  : 
son  haleine  glace  mes  cheveux  ;  et  devant  la  foule  qui 
grossit  et  qui  gronde,  et  suivi  de  soldats,  de  désœuvrés, 
de  curieux,  je  vole  comme  un  trait;  j'enlraîne  une  masse 
profonde:  mon  vertige  s'est  répandu  partout!  Je  sui«  dans 
l'é.^lise,  qui  n'est  pour  moi  qu'une  rue  ,  qui  n'est  rien,  car 
Elisabeth  est  tout.  Que  Dieu  me  la  rende,  nous  verrons 
après  ! 

Et  près  de  la  porte  qui  conduit  à  la  plate-forme,  aux 
tourelles,  à  la  flèche  de  la  cathédrale,  je  tire  violemment 
la  chaîne  d'une  cloche  :  on  veut  me  parler  ,  je  n'entends 
rien,  je  n'écoute  pas.  La  porte  s'ouvre:  je  me  lance; 
un  torrent  roule  avec  moi  dans  ces  escaliers  étouffés  et 
sombres:  ces  marches  n'en  finissent  jamais.  Ces  vibra- 
tions de  fer  glissent  dans  cette  spirale  bruyante  et  m'eni- 
vrent; c'est  peut  être  une  messe  des  morts  qu'on  sonne. 
Mes  pieds  glissent  de  faiblesse  sur  les  dalles  polies  ;  mon 
courage  seul  fait  ma  force  ,  et  parmi  les  désinences  du 
bronze,  j'entends  haleter,  à  la  distance  d'un  étage,  un 
homme  lancé  comme  moi  plus  vile  que  tous  les  autres 
dans  ces  corridors  tournoyans.  On  ne  tomberait  pas  plus 
rapidement  que  nous  ne  montons.  Sait-on  bien  ce  que 
c'est  que  le  principe  de  la  puissance,  et  combien  il  y  a 
d'énergie  dans  le  cœur?... 

Je  jeté  un  regard  à  la  plate-forme  :  elle  est  déserte  ;  un 
vent  furieux  siffle  dans  les  broderies  du  parapet  ;  de 
lourds  nuages,  chargés  de  grêle,  se  déploient  comme  des 


iAO  REVUE  DE  PARIS, 

ailes  gigantesques  au-dessus  de  mon  front  en  sueur;  la 
pluie  glace  ma  poitrine  nue,  aveugle  mes  yeux  ,  m'ôte  la 
respiration-,  je  crains  de  faiblir.  Je  rallie  ma  volonté. 
Le  premier  venu  des  quatre  escaliers  toiunans,  qui  tou- 
che par  le  sommet  à  la  base  de  la  pyramide  ,  se  dévide 
rapidement  sous  mes  pieds  ,  malgré  l'ouragan  qui  m'en- 
veloppe en  s' engouffrant  par  bouflées  dans  les  larges 
claires-voies  de  cette  haule  construction  à  jour.  Cette  masse 
tremble,  ces  pierres  vibient  ;  mon  bras  les  ébranle,  on 
dirait  que  tout  va  ployer  sous  ma  main.  Strasbourg  entier, 
les,  campagnes,  le  Rhin,  les  forêts,  l'horizon,  les  nuées 
semées  de  hachures  noires  à  leur  fiange  ;  le  ciel  bariolé 
de  lumière  et  de  nuit,  de  soleil  et  de  tempêtes,  l'escalier 
lui-même,  à  la  fois  emportés  dans  ime  ronde  frénétique, 
tourbillonnent  autour  de  moi ,  comme  un  misérable 
caillou  que  va  lancer  la  corde  du  frondeur;  et  dans  ce 
vertige,  où  mu  tête  brûle,  où  mes  tempes  battent,  où  mon 
cœur,  comme  un  lutteur  renversé  qui  se  débat  sous  son 
adversaire,  se  gonfle  à  briser  ma  poitrine,  je  nai  de  pré- 
sent à  la  pensée  qu'un  seul  cri  :  ce  cri  déchirant  d'une 
mère:  «  Gustave,  rends-moi  ma  fille.  » 

Je  suis  au  sommet  de  l'escalier  tournant  ;  ma  tâche  va 
s'accomplir:  le  plus  fort  est  fait  sans  doute.  Non.  Mes 
jambes  ploient ,  la  salive  me  manque  ;  il  semble  qu'une 
niain  de  fer  m'élrangle.  Une  porte  est  là ,  que  je  vois 
après  un  étroit  parapet  j  mais  pour  quitter  l'élan  que 
j'ai  pris ,  pour  tenter  une  autre  diieclion  ,  je  fais  tout 
vaciller  dans  la  perspective,  et  même  la  place  du  parvis, 
d'où  monte  l'inintelligible  rumeur  de  l'intérêt  et  de  l'ef- 
froi populaire.  Je  crois  alors  être  perdu,  car  je  perds 
Elisabeth  sans  la  revoir.  Il  faut  donc  maîtriser  cette  im- 
pulsion à  tout  prix.  Ce  ncst  pas  l'instant  de  chanceler.  Je 
me  cramponne  à  la  marge  de  pierre  ,  je  pose  mon  front 
sur  le  large  revêtement  glacé;  mes  dents  couperaient  du 
marbre,  et  jecoraprinie,  au  risque  de  la  vie,  ces  effroyables 
battemens  de  cœur,  qui  répondent  à  mon  tympan  comme 


LITTÉRATURE.  141 

'es  pesans  marleaux  d'une  enclume  souterraine.  D'ailleurs 
scra-t-il  utile  de  vivre  après  cela? 

Ainsi  courbé,  je  vois  la  plaie  forme  se  remplir  ;  mais  le 
souiîle  de  l'orage  intimide  presque  tous  les  gens  qui  m'ont 
voulu  suivre.  Quelques  ouvriers  plus  hardis  s'élancent 
pour  me  rejoindre.  On  me  crie  des  paroles  dont  l'air  ne 
m'apporte  que  des  lambeaux.  La  j^ace  est  inondée  de 
monde  et  de  pluie.  Le  frémissement  de  la  grêle  qui  bat 
les  embrasures  de  la  tour,  la  furie  de  l'averse  qui  rejaillit 
en  poussière  des  saillies  sculptées  de  la  pyramide,  couvrent 
les  voix  de  la  ville  et  les  clameurs  continues  de  cette 
multitude  pressée  et  roulante  au  fond  du  gouffre  que  je 
domine  comme  les  épis  d'un  chaut  de  blé. 

Le  vertige  est  vaincu.  Je  me  relevé,  je  marche  ou 
plutôt  je  me  traîne.  Il  y  a  sous  mes  pas  le  corps  d'utt 
homme.  Qui  est-ce?  Qu'importe  ?  Je  le  franchis.  Ah  I  j'ai 
reconnu  sa  voix  :  c'est  Levasseur.  Il  rampe  sur  les  mains 
et  sur  les  genoux  ;  il  m'appelle.  Non ,  je  ne  lui  céderai 
rien  :  c'est  à  moi  d'être  là-haut  le  premier.  Et  l'horrible 
tournoiement  recommence  chaque  fois  qu'une  ouverture, 
passe  devant  moi;  à  chaque  étage  ma  vigueur  se  ralentit» 
mon  propre  poids  augmente;  la  ville  disparaît  sous  les 
flancs  de  la  cathédrale;  la  perspective  se  rapproche  ;  le 
Rhin  semble  s'avancer  avec  sa  nappe  élargie  jusqu'à  la 
portée  de  ma  main.  Noyés  dans  la  brume  d'automne,  dans 
ces  vapeurs  qui  montent ,  descendent  et  se  croisent  ;  des 
parcelles  d'horizon,  des  déchirures  de  paysage,  se  balan- 
cent ,  rares  et  perdues ,  dans  un  espace  étrange  ;  l'air 
m'étreint  au  sein  de  ses  larges  flots  ,  me  soulève  ou  m'a- 
bat, m'aide  ou  me  paralyse  ;  je  ne  sais  ce  que  je  puis  de- 
venir,  quand  une  voix  forte  me  crie  :  «  Courage,  ami; 
c'est  pour  toi  qu'Elisabeth  a  franchi  tout  cela.  » 

Je  suis  enfin  sur  les  dernières  marches  de  la  lanterne, 
et  là  ,  je  m'arrête  éperdu;  car  ce  que  la  foudre  avait 
dégradé  dans  le  monument,  c'était  le  fragile  escalier  qui 
tourne  autour  d'une  colonneltc,  dont  la  maigreur  à  celte 


142  REVUE  DE  PARIS, 

élévation  ferait  fiëmir  le  plus  brave.  Les  marches  si  ha.- 
bilénient  ménagées  à  l'action  du  vent,  pour  en  diviser  la 
furie,  et  qu'on  gravit  en  arrondissant  le  bras  droit  autour 
du  pilier  central,  sont  descendues:  elles  gisent  parsemées 
en  débris  sur  la  toiture  cuivrée  de  la  ucf.  L'échafaudage 
ÎMi-raéme  ,  compromis  par  la  vétusté  des  charpenles ,  a 
récemment  rompu  sous  le  poids  de  ses  vieux  services. 
Impossible  d'aller  plus  loin!  Ni  point  d'appui,  ni  base. 
Rien  que  l'air  corrosif  qui  tranche,  qui  détache  la  lanterne 
en  cet  endroit;  qui  en  fait  une  île  dont  le  pourtour  est 
noyé  dans  la  vapeur,  dont  le  dôme  s'élève  dans  la  pluie. 
Entre  le  pavillon  que  je  veux  atteindre,  et  la  dalle  où  je 
suis  debout ,  il  n'y  a  que  douze  pieds ,  mais  ces  douze 
pieds  sont  tout  un  abîme.  Je  tourne  les  piliers ,  je  les 
mesure  comme  une  bête  féroce  dont  la  proie  est  là  haut. 
Mon  regard  et  mes  doigts  glissent  désespérés.  Que  n'ai-je 
des  ongles  de  fer  ou  des  ailes!  que  ne  puis-je  les  réunir 
en  faisceau,  et  ra'exhausser  de  leur  étreinte  :  quitte  à  me 
briser  si  je  tombe...  Mais  non!  je  reste  entre  les  piliers 
nus  qui  suspendent  le  lourd  diadème;  mais  non,  large  et 
sonore,  le  vent  murmure  je  ne  sais  quelle  harmonie  ,  en 
mordant  ces  fuseaux  de  pierre.  Suis-je  au  ciel  ou  dans  un 
rêve  ?  Je  n'en  sais  rien  ;  si  c'est  un  rêve  ,  il  est  bien  hor- 
rible ;  si  c'est  le  ciel,  qu'ai-je  fait  à  Dieu? 

C'est  alors  que  j'entends  des  voix,  et  que,  suivi  d'un 
artisan  qui  l'aide  à  soulever  une  échelle ,  l'ami  dont  je 
n'avais  été  que  trop  long-temps  séparé  m'apporte  enfin 
«es  secours  et  sou  courage.  11  me  conjure  de  le  laisser 
monter  pour  moi,  car  je  suis  défiguré  par  la  prison,  la 
fatigue,  le  désespoir  et  la  faim.  Je  refuse  :  l'artisan  se 
joint  à  ses  supplications  ;  tout  est  vain.  J'ai  vu  Levas- 
seur  paraître;  je  m'élance,  et  quelqu'un  s'élance  après 
moi..... 

Elisabeth  gisait  à  terre,  sur  la  figure,  les  mains  éten- 
dues, la  tête  livide  et  froide....  elle  était  morte! 
-^^u'arriva-t-il  ensuite?  Je  l'ignore.  Seulement  j'enlcndis 


LITTÉRATDIIE.  1^3 

un  éclat  de  rire  sauvage  ,  et  dans  l'espace  au  dessous  de 
moi  quelque  chose  tomba....  C'était  le  père. 

Et  moi ,  j'existe  ! 

C'est  que  l'amitié  veilla  sur  ma  folie;  c'est  que  l'art 
triompha  de  moi;  c'est  que  la  mère  d'Elisabeth  reporta 
sur  celui  qui  devait  être  son  61s  l'amour  qu'elle  avait  pour 
sa  tille,  et  que  les  larmes  sont  une  générosité  de  Dieu. 
L'amant  qui  ne  fut  pas  époux  se  devait  à  la  veuve  qui 
n'était  plus  mère.  Elle  et  moi-uous  pleurons  encore.  11  y 
a  des  chagrins  que  rien  ne  tarit,  des  images  qui  ne  s'effa- 
cent jamais  ;  et  id  distraction  de  notre  deuil  est  de  songer 
tous  les  jours  à  cette  perte  irréparable.  Oh  1  combien  de 
fois,  ici  même,  nous  sommes  nous  représentés,  à  la  pointe 
de  cette  flèche  fatale  ,  que  je  maudis  et  que  l'artiste  ad- 
mire, l'ardente  fille,  si  pleine  d'avenir  et  d'amour ,  voyant 
tout  à  coup  sa  retraite  coupée  par;  l'écroulement  de  ce 
misérable  échat'audage;  isolée  au  milieu  d'une  population 
de  soixante  mille  aines  ;  entre  le  ciel  et  la  terre  ;  menacée 
d'une  mort  certaine  en  essayant  de  fuir,  comme  en  per- 
sistant à  rester;  un  gouffre  profond  sous  les  pieds,  un  ciel 
inexorable  sur  la  têle,  implorant  celui-ci ,  tremblant  de 
celui-là;  usant  sa  faible  voix  en  cris  désespérés  dans  un 
espace  d'air  qui  les  éteint  et  au  vent  qui  les  disperse 
comme  une  vaine  écume;  agitant  une  écharpe  à  l'éclat 
des  illuminations  ,  des  fusées ,  épanouies  en  pluies  d'étin- 
celles ,  et  en  voiles  de  fumées  autour  de  son  front;  puis 
exténuée  d'inanition  ,  d'espérance  et  de  froid  ,  assistant 
aux  inquiétudes  causées  par  son  absence,  car  elle  avait  la 
perspective  des  fenêtres  de  sa  mère,  car  elle  dut  voir  la 
chaise  de  poste  qui  m'amenait  s'ouvrir  aux  portes  de  la 
ville  ;  vue  elle  même  enfin,  et  sans  qu'il  vînt  à  personne,  à 
moi  surtout  ,  l'idée  d'interroger  ce  monument  !...  Il  y  a 
plus  que  du  deuil  dans  tout  cela  ,  monsieur  ,  il  y  a  un  re- 
mords. Ah  I  si ,  comme  moi ,  vous  causez  jamais  la  mort 
d'une  femme  chérie,  tremblez  qu'elle  ne  vous  laisse  sa 
mère  ,  car  ce  sera  une  lâcheté  de  mourir  ;  elle  voits  aura 
lissé  un  devoir  I  o 


144  REVIE  DE  PARIS. 

Tel  fui  le  récit  de  ce  jeune  homme,  et  l'on  peut  chercher 
à  quelle  conditiou  je  devais  être  dispensé  du  secret.  Il 
n'y  a  personne  au  monde  dont  mon  indiscrétion  puisse 
réveiller  aujourd'hui  les  douleurs. 

Mais  ,  deux  heures  après  avoir  quitté  ce  malheureux  , 
comme  sous  les  prestiges  d'une  nuit  fraîche  et  silencieuse, 
j'errais  encore  sur  la  rive  de  l'île  voisine  ,  réfléchissant  à 
ces  mystères  de  la  deslinée  ,  qui  laissent  tant  de  doutes  au 
fond  de  Tanie,  je  vis  glisser  une  barque  vers  le  tertre  de 
la  rencontre.  Une  femme  âgée,  vêtue  de  noir ,  sans  doute 
lanière  d'Elisabeth,  aux  traits  amaigris,  en  habits  de 
deuil  ,  était  éclairée  par  la  lueur  d'un  fidlot ,  et  l'insou- 
ciant marinier  sifflait  une  ritournelle  en  fiappant  l'eau  de 
ses  avirons. 

Aloysius  Block..  (R.  Brtjcker.) 


ChrowiQt-e  de  la  semaine.  — S'il  est  une  époque  de  l'an- 
née où  l'on  peut  espérer  quelque  trêve  aux  conversations 
politiques,  c'est  la  semaine  qui  vient  de  finir,  et  cependant 
nous  ne  saurions  en  mentionner  les  événeraens  sans  em- 
piéter, à  notre  grand  regret ,  surlcs  feuilles  quotidiennes. 
Nous  éluderons  par  conséquent  de  parler  des  complimens 
officiels ,  des  débats  orageux  provoqués  par  un  mot  dans  la 
chambre  élective  ,  et  même  de  cette  émeute  ou  conspira- 
tion républicaine  ou  carliste  qui  va  placer  la  scène  d'une 
révolution  dans  cette  cathédrale  où  Victor  Hugo  a  trouvé 
naguère  un  si  beau  roman.  Comme  les  choses  les  plus  sé- 
rieuses ont  un  côté  bouffon  dans  la  société  parisienne,  la 
conspiration  des  tours  de  Notre  Dame  de  Paris  a  jusqu'à 
présent  fait  dire  plus  de  bons  mots  qu'elle  n'a  inspiré  de  ré- 
flexions graves.  Est-ce  légèreté  ou  sécurité  ?Croira-t-ou,  par 
exemple,  que  des  poètes  que  nous  ne  nommerons  pas  n'ont 
vu  dans  cet  incident  qu'un  sujet  de  vers  de  circonstance  , 
et  qu'il  nous  est  déjà  parvenu  cinq  morceaux  de  poésie  , 
Sivec  prière  d'insertion,  sur  les  cloches  de  Notre-Dame. 
Au  risque  de  mécontenter  quelques  amours-propres ,  ce 
qui  nous  arrive  quelquefois,  hélas  !  aux  pauvres  directeurs 
de  Revues  ,  nous  préférerions  citer  le  fameux  chapitre  de 
Rabelais  :  Comment  Gargantua  paya  sa  biein'eiiue  es 
Parisiens ,  et  comment  il  print  les  grosses  cloches  de 
Vecclise  Nostre-Dame ,  ou  la  harangue  éloquente  de 
niaistreJouatus  de  Bragmardo  pour  recouvrer  les  cloches: 


146  REVUE  DE  PARIS. 

Or  sus  de  parle  Dei ,  date  nobis  clochas  noif/'«s.  Cette 
citation  bouflTonne  ne  serait  pus  déplacée  en  carnaval. 
Mais  nous  aurions  besoin  d'un  trop  long  commentaire  pour 
savoir  jusqu'à  quel  point  le  peuple  de  Paris  d'aujourd'hui 
ressemble  encore  au  peuple  de  Paris  du  temps  de  Rabelais. 
«  —  Tant  sot  ,  tant  badaud  et  tant  inepSe  de  nature  ,  que 
»  ung  basteleur ,  ung  porteur  de  rogatons,  ung  mulet  avec 
•n  ses  c^-mbales ,  ung  vielleux  au  mylieu  d'ung  carrefour 
»  assemblera  plus  de  gens  que  ne  fcroit  un  bon  prescheur 
»  evangelique.  «  l'n  peu  plus  loin  Rabelais  dit  encore: 
«  Toute  la  ville  fut  émue  en  sédition  ,  comme  vous  savez 
1»  que  à  ce  ilz  sont  tant  facilles  ,  que  les  nations  estranges 
»  s'esbahissent  de  la  patience  des  roys  de  France,  lesquels 
»  antrcment  par  bonne  justice  ne  les  refrènent ,  veuz  les 
»  inconveniens  qui  en  sortent  de  jour  en  jour.  Piust  à 
31  Dieu  que  je  sceusse  l'officine  en  laquelle  sont  forgés  ces 
»  schismes  et  monopoles  pour  les  mettre  en  évidence  es 
»  confrairyes  de  ma  paroëce.  »  En  vérité  le  pauvre  Charles 
X  venait  peut-être  de  lire  cette  mauvaise  plaisanterie  de 
Gargantua  lorsqu'il  voulut  ?r//'e/ier  son  peuple  de  Paris 
par  ses  ordonnances.  Mais  laissons  la  politique,  même 
celle  dePvabelais. 

]\ouvEiLE3  DES  THEATRES. —  L'Opéra-Comique  a  enfin 
trouvé  un  directeur,  M.  Laurent  qui  avait  précédé  M.  Ro- 
bert comme  imprésario  du  théâtre  Italien. —  TNlademoi- 
selle  Mars  a  joué  cette'  semaine  dans  Misantropie  et 
Repentir  et  dans  Chacun  de  son  côté.  —  M.  Harel  a  fait 
parodier  à  l'Odéon  Richard  Var/ington  sous  le  titre  de 
Pijfard  Droledeton. —  Einmeline,  ou  la  Porte  secrète, 
attire  du  monde  au  Gymn.ise,  et  VArt  de  parer  ses  dettes 
au  Vaudeville.  —  Les  Girouettes  anglaises  des  Variétés 
sont  une  amusante  bouffonnerie  dans  laqvielle  Odry  est 
fort  comique.  —  La  Salade  d'Oranges  n'a  eu  qu'un  demi- 
succès  au  Palais-Royal. 

Le  théâtre  Italien  aréunidans  la  même  soirée  M^'Rim- 


ALBUM.  <47 

baux  et  M""®  Malibran.  Toutes  les  loges  étaient  pleine». 
Une  nouvelle  d(';butante  va  paraître  sur  ce  théâtre. 


LEIORGNON,  P.\R  MADAME  EMILE    DEGIRARDIN.  —    CHEZ      lOCIS 
H.^UMAN  ET  C«  ÉDITEURS  A  BRUXELLES. 

Ce  qu'on  appelle  la  vie  du  monde  est,  de  sa  nature 
chose  si  ennuyeuse,  que  la  littérature,  qui  vit  de  r  éactions 
se  jette  le  plus  souvent  dans  les  régions  où  l'imagination 
seule  peut  parvenir;  c'est  un  moyen  de  reposer  notre  es- 
prit des  tristes  réalités  qui  l'accalîlent.  On  se  sauve  des 
salons  dans  des  tavernes  ,  des  jardins  dans  les  déserts,  des 
rues  dans  les  nuages  ,  de  la  monotonie  dans  l'horreur; 
mais  c'est  toujours  l'homme  qui  se  peint  et  qui  croit  in- 
venter en  déplaçant  la  scène. 

Ce  qui  donne  aux  ouvrages  d'esprit  le  caractère  de  la 
nouveauté,  ce  n'est  pas  le  choix  du  théâtre  où  l'on  fait 
paraître  les  personnages,  ce  n'est  pas  même  la  singularité 
des  situations;  tout  cela  peut  se  soumettre  au  calcul;  c'est 
la  manière  de  sentir,  d'observer  et  de  peindre  la  nature  ; 
l'objet  ne  varie  pas,  mais  le  prisme  par  lequel  on  le  regarde 
change  autant  de  fois  que  quelque  esj)rit  supérieur  nou- 
vellement arrivé  sur  la  terre  s'amuse  à  examiner  sa  prison. 

L'aine  humaine  a  été  poursuivie  jusque  dans  ses  derniers 
retranchemens;  tous  les  replis  du  cœur  ont  été  lus  comme 
les  feuilles  d'un  vieux  livre;  le  monde,  les  villes,  les  champs, 
les  déserts,  la  nature,  la  société,  tout  a  été  peint  et  décrit; 
il  n'y  a  plus  de  nouveauté  possible  que  dans  l'émotion 
personnelle  de  l'écrivain.  Ce  moyen  de  diversité  est  iné- 
puisable; mais  il  n'est  pas  à  poitée  de  tout  le  monde.  Au- 
jourd'hui la  mission  du  talent  n'est  plus  de  représenter  les 
choses  et  les  hommes,  l'esprit  y  sufTirait ,  c'est  de  trans- 
mettre à  tous  la  surprise  que  la  réalité  doit  causer  ici-bas 
aux  âmes  créées  pour  quelque  chose  de  mieux. 
,    Quoi  de  plus  monotone  ,  de  plus  insipide  à  peindre  que 


148  REVUE  DE  PARIS, 

les  mœurs  de  la  pai-tie  élégante  du  monde?  de  cette  société 
où  la  viese  traduiten  apparences?  de  ce  peuple,  hypocrite 
sans  but? de  ces  hommes  à  caractères  effaces  qui  mentent 
comme  on  respire  ?  Mais  si ,  au  milieu  de  ces  mii  oirs 
trompeurs  et  tous  harmonieusement  accordés  pour  réflé- 
chir un  jour  faux,  vous  placez  un  esprit  pénétrant  et  qui 
arrive  au  fond  de  tout  sans  s'arrêter  un  instant  à  la  forme, 
ce  personnage  vous  intéresse  comme  la  vengeance  ,  et  les 
manèges  de  salon ,  qui  n'étaient  qu'un  thème  à  commé- 
rages, deviennent  à  la  fois  un  sujet  de  méditations  pro- 
fondes ,  ou  de  surprises  comiques  et  instructives.  Tout  se 
groupe  pittoresquement  autour  de  cet  esprit  doué  d'un 
pouvoir  magique  ;  la  plate  réalité  devient  vérité  idéale  ; 
l'ennui  finit  et  l'art  commence  '. 

Telle  est ,  en  peu  de  mots ,  l'analyse  du  livre  que  nous 
annonçons,  et  qui  n'est  que  le  monde  actuel- vu  par  un 
esprit  distingué.  L'auteur  qui ,  par  modestie  ou  peut-être 
par  orgueil,  n'a  pas  voulu  s'y  nommer,  se  montre  à  chaque 
page;  c'est  son  lorgnon  que  M""-'  Emile  de  Girartiin  prête 
à  M.  de  Lorville,  et  cette  idée  de  talisman  n'est  là  qu'une 
formule  d'écrivain  pour  compléter  le  portrait  d'une  per- 
sonne douée  d'une  sagacité  peu  commune.  Comme  machine 
poétique,  la  vraie  féerie  serait  insupportable  si  on  en 
plaçait  les  effets  au  milieu  d'un  monde  aussi  positif  que 
le  nôtre;  mais  celle  du  lorgnon  n'est  qu'un  emblème  au 
moyen  tluquel  l'auteur  s'est  épargné  la  peine  de  répéter 
les  formules  d'admiralion  et  les  analyses  sans  afin  par  les- 
quelles elle  serait  parvenue  à  nous  faire  comprendre  que 
M.  de  Lorville  est  un  de  ces  hommes  destinés  à  tout  con- 
naître et  à  n'êlre  connu  de  personne.  On  doit  lui  savoir 
gré  d'avoir  abrégé  Je  portrait  qu'elle  en  fait,  en  cherchant 
la  vraisemblance  dans  le  surnaturel. 

La  donnée  de  l'ouvrage  n'est  pas  neuve  :  c'est  le  palais 
de  In  A  cri  t.',  de  M"^^  de  Genlis;  mais  le  théâtre  du  Lorgnon 
est  bieu  plus  vaste,  et  ce  moyen  de  démasquer  tous  les 
genres  d'hypocrisie ,  appliqué  au  monde  actuel ,  à  ce  que 


ALBUM.  149 

nous  avons  vu  hier,  dit  ce  matin,  acquiert  tout  l'inte'rét 
dune  découverte.  D'ailleurs,  conirae  nous  l'avons  dit  tout 
à  l'heure  ,  un  livre  est  neuf,  malgré  son  sujet ,  à  cause  de 
son  auteur. 

On  s'étonne  peut-être  qu'avec  un  talent  poétique  aussi 
supérieur  que  celui  de  î\In»e  Emile  de  Girardin,  on  descende 
jusqu'à  la  prose;  mais  il  y  a  dans  une  ame  élevée  et  douée 
d'une  grande  puissance  d'observation  un  besoin  de  vérité 
que  ne  satisfait  pas  toujours  la  poésie,  qui  se  nourrit  de 
passions,  d'illusions  et  de  sentimens.  La  finesse  et  la 
causticité  des  idées- peut  nuire  au  poète;  témoin  Voltaire. 
Avec  de  la  malignité  dans  l'esprit  et  un  cœur  sensible, 
on  sent  que  les  vers  ne  suffisent  pas,  et  l'on  glane  dans  ses 
pensées  pour  y  recueillir  ce  que  l'inspiration  avaitrejeté. 
Quoique  poète  par  nature,  on  devient,  pour  un  moment, 
par    l'e.xpérience    du   monde  ,    moraliste    et  romancier. 

Voici  quelques  extraits,  pris  au  hasard,  mais  qui  suffisent 
pour  montrer  la  manière  dont  l'auteur  peint  les  scènes  et 
les  gens  du  monde  Un  jeune  homme,  obligé  par  une  dette 
d'honneur  à  emprunter  5(),ooo  fr. ,  vient  chez  son  ami 
intime  avec  le  projet  de  lui  demander  cette  somme,  et  le 
trouve  entouré  de  personnes  dont  il  craint  la  malveillance. 

«A  peine  fut-il  entré,  il  vit  que  l'atmosphère  ne  lui 
était  pas  favorable ,  et  il  renonça  au  projet  de  sa  demande. 
Être  refusé  par  un  indifférent  lui  paraissait  une  chose 
toute  n^iturelle;  mais  se  voir  repousser  par  un  ami!  Cette 
pensée  lui  déchirait  le  cœur.  Une  grande  tristesse  s'empara 
de  lui.  Hélas!  n'est-ce  pas  déjà  nous  repousser  que  nous 
ôter  l'idée  de  la  prière!  iS'y  a  t-il  pas  de  l'inspiration 
dans  cette  limiflité?  Et  l'homme  à  qui  l'on  n'a  jamais  osé 
demander  un  service  l'aurait-il  rendu?  Peut  être! —  cai- 
tout  dépend  du  moment  ;  en  Fr.ince  surtout  où  l'esprit  et 
le  cœur  sont  si  mobiles,  n 

EdL;ar,  le  principal  personnage  du  roman  ,  et  le  fléau 
de  tout  ce  qui  ment  dans  les  salons,  c'est-à-dire  à  peu 
près  de  chacun,  se  trouve  à  un  bal. 

TOME  X.  i3 


150  REVUE  DE  PARIS. 

«  Edgar,  en  rentrant  dans  la  salle  du  bal,  aperçut  son  ami 
Warvaux,  causant  mystérieusement  dans  un  angle  de  porte 
avec  quelque  chose  qui  ressemblait  de  loin  à  un  ambassadeur 
turcouà  une  vieille  anglaise.  En  effet,  c'était  une  de  ces 
vieilles  Anglaises  inimitables  qui,  a  près  avoir  eu  quatorze 
ou  quinze  enfans  dans  leur  pays ,  viennent  à  Paris  pour  ap- 
prendre le  français.  Ellcportaitsurla  tête  un  de  ces  turbans 
à  trois  étages  que  l'Angletcn-e  seule  produit;  des  plumes, 
des  fleurs,  des  diamans,  de  l'acier,  des  glands  de  jais, 
des  rubans,  des  blondes,  des  clefs  dor,  ornaient  cette 
imposante  coupole,  sous  laquelle  minaudait  une  figure 
longue  et  décharnée  qui  en  faisait  encore  ressortir  l'énor- 
njité.  Edgar  n'avait  jamais  vu,  dans  ses  V03ages  ni  dans 
ses  cauchemars,  un  être  plus  fantastique,  ime  femme  plus 
fastueusement  laide.  « 

Nous  pourrions  citer  encore  plusieurs  autres  portraits, 
pour  donner  une  idée  de  la  manière  dont  Mme  de  Girar- 
din  a  traité  un  genre  nouveau  pour  elle,  et  qu'elle  a  rendu 
pour  nous  semblable  aux  meilleures  productions  de  l'An, 
gleterre,  si  riche  en  romans  qui  peignent  les  mœurs  et  les 
caractères. 

Je  craindrais  de  nuire  au  succès  mérité  de  cet  amusant 
ouvrage  si  je  faisais  remarquer  qu'il  se  distingue  par  le 
bon  goût  des  détails  et  l'élégance  soutenue  du  slyle,  dont 
les  nuances  variées  à  propos  laissent  souvent  apercevoir 
le  poète  sous  le  romancier.  Le  style!....  ce  mot  si  rococQ, 
comme  on  dit  aujourd'hui  dans  un  certain  monde,  me 
ferait  passer  pour  une  perruque,  si  j'osais  l'employer 
sérieusement!  Que  de  plus  hardis  ou  de  plus  malveillans 
rendent  donc  justice,  sous  ce  rapport,  à  l'auteur  du  Lor- 
gnon; je  me  bornerai  à  noter  les  aperçus  fins,  délicats^ 
comiques,  profonds,  à  remarquer  que  dans  uu  pays  et 
dans  un  temps  oîi  les  trois  quarts  des  gens  emploient  leurs 
facultés  à  servir  les  haines  et  les  autres  mauvaises  passions 
qu'excite  la  politique;  les  palmes  littéraires  tont  réservées 


ALBUM.  1.M 

aux  aines  qui    savent  aimer  ,et  r^-ver  :  c'est  presque  dire 
aux  t'cnimesl.... 

Le  comte  de  Gustines. 

ROMAINS  ET  CONTES  DE  CHARLES  NODIER. 

PROJET  d'une  Édition    complète. 

La  vie  littéraire  de  Cliarles  Nodier  est  lexpression  la 
plus  complète,  sinon  la  plus  éclatante,  de  la  littérature 
de  notre  époque.  Parmi  les  écrivains  qui  nous  occupent, 
si  l'on  voulait  faire  un  choix  pour  représenter  les  diverses 
nuances  de  la  pensée  moderne,  il  n'y  a  que  Nodier  qui 
put  atteindre  ce  but:  les  uns  sont  trop  jeunes  encore,  les 
autres  sont  trop  vieux  déjà.  Les  uns,  vénérables  débris  des 
doctrines  de  la  Convention,  ont  reculé  devant  l'empire, 
qu'ils  ne  comprenaient  pas;  les  autres,  écrivains  ou  poètes 
de  l'empire  (chose  étrange,  sous  l'empire  des  poètes!), 
ont  été  étourdis  par  la  gloire  militaire  de  leur  temps,  et 
ce  bourdonnement  terrible  retentit  encore  à  leurs  oreilles 
fatiguées.  Il  en  est,  cnfaus  de  la  restauration,  qui  n'ont 
que  des  souvenirs  d'hier,  et  qui  ont  besoin  d'attendre 
long-temps  encore  avant  de  représenter  quelque  chose 
parmi  nous.  Nodier  seul,  enfant  puissant  sous  la  républi- 
que, fougui  ux  jeune  homme,  héros  de  l'opposition  sous 
l'empire,  homme  tl'imagination  passionnée  et  d'intelligence 
profonde  pendant  la  restauration,  porte  avec  lui  et  dans 
ses  œuvres  quelque  chose  qui  rappelle  toutes  les  époques 
si  diverses  dont  se  compose  notre  épo<|ue,  espèce  d'airain 
précieux  composé  de  tous  les  métaux. 

Suivez  Nodier.  Il  a  écrit  sa  vie  dans  son  beau  livre  sur 
les  révolutions.  Enfant,  il  a  fait  du  grec  avec  Euloge 
Schneider,  helléniste  sanglant  dont  se  souvient  Strasbourg; 
plus  tard,  les  prisons  de  l'empire  servirent  d'habitation 
au  poète  frondeur.  Tout  fut  poésie  alois  pour  Nodier  dans 
cette  France  si  glorieuse  et  si  triste.   Pendant  que  ioute 


152  REVUE  DE  TARIF. 

l'Euïope  se  I  allait ,  il  lisait  les  anciens,  il  étudiait  les 
modernes,  il  se  plongeait  avec  délices  dans  l'intimité  de 
la  science,  il  était  le  seul  lioinme  peut  être  qui  songeât 
alors  à  lire  des  dictionnaires,  à  les  commenter,  à  les  cri- 
tiquer, partout ,  en  prison,  sous  le  toit  paternel,  au  mi- 
lieu de  la  forêt,  singulière  et  bionheureu  e  passion  qui 
devait  porter  de  si  beaux  fruits  si  tard.' 

Aussi  quand  vint  la  paix  ,  quand  la  France  rentra  dans 
l'étude  et  dans  le  calme,  il  ne  se  trouva  que  Nodier  qui 
avait  toujours  étudié  et  partout  était  fort  en  avance  sur 
toutes  les  intelligences  de  son  temps.  Personne  de  son  âge 
n'en  savait  autant  que  Nodier.  Il  n'était  pas  un  de  nos 
voyageurs  armés  qui  eût  compris,  qui  eût  vu  autant  de 
choses  que  Nodier  en  avait  vu  et  compris.  11  savait,  lui , 
le  premier  qui  sût  cela  en  France  ,  et  bien  avant  que  nous 
en  eussions  entendu  parler,  qu'il  y  avait  là-bas,  quelque 
part,  une  poésie  inouie,  vierge  et  vraie,  poésie  intime  et 
du  cœur  qui  s'était  éveillée  à  la  voix  de  Byron,  comme 
si  à  cette  époque  il  avait  pu  connaître  Byron.  Il  savait 
qu'il  y  avait  là-bas  quelque  part  un  royaume  d'Ecosse 
éclairé,  animé,  par  un  historien  tout  nouveau,  dont  nous 
avions  i-ecu  les  premières  œuvres  comme  autant  de  romans 
frivoles;  bien  plus,  No  iier  savait  qu'il  y  avait  en  France 
quelqu'un  qui  s'appelait  Mm*  de  Staël,  quelqu'un  qui 
s'appelait  Chateaubriand;  il  savait  cela  presque  tout  seul, 
c'est  lui  qui  nous  a  lévclé  tout  cela  le  premier,  lui  si  bon, 
si  naïf,  si  rêveur,  si  savant,  si  passionné,  si  bon  enfant; 
lui  amournux  de  toutes  les  poésies,  de  toutes  les  gloires  , 
de  out  le  passé,  de  tout  le  présent,  lui  qui  n'a  pas  fait 
une  méchanceté  dans  sa  vie,  qui  a  été  juste  pour  tout  le 
monde,  même  pour  ceux  qui  n'étaient  pas  justes  envers  lui. 

Ainsi  Nodier  a  vécu  trois  fois  plus  que  personne  au 
inonde.  Les  trois  phases  bien  distinctes  de  sa  vie  se  sont 
manifestées  par  des  œuvres  bien  distinctes.  Enfant  , 
il  entasse  dans  son  ame  des  rêves ,  des  souvenirs  ,  des 
amitiés ,  des  passions  ,  des  malheurs  qu'il  retrouvera  plus 


ALBUM.  153 

tard;  amas  précieux!  inestimables  ressources!  souvenirs 
pleins  de  chaleur  et  de  pitié  qu'il  a  consignés  en  lettres 
immortelles  dans  ses  Soin'cnirs  de  la  r'éi^olutiorj  ! 

Puis  après  la  poésie  est  venue  la  science.  La  grammaire 
a  été  la  meilleure  passion  de  Nodier  après  l'amour.  Ses 
travaux  philologiques  ne  se  comptent  pas.  Il  a  fait  une 
gr.imraaiie,   il  a  fait  une  critique  raisonnée  de  tous  les 
dictionnaires  passés  et  présens,  il  a  fait  deux  dictionnaires, 
il  a  écrit,  il  a  commenté,  il  a  annoté,  il  a  explirpié  tous 
les  classiques  de  notre  langue,  il  a  inventé  ou  tout  au 
moins  il  a  porté  parmi  nous  à  son  plus  haut  degré  une 
passion  nouvelle,  la  bibliomanie !  Il  a  été  profond,  savant 
et  ingénieux  critique;  il  n'y  a  pas  de  critique,  parmi  les 
hommes  qui  en  ont  fait  une  profession,  qui  ait  autant  écrit 
et  surtout  autant  imaginé,  trouvé  autautdevérités  que  lui. 
Comme  troisième  occupation  de  la  vie  de  Nodier,  nous 
avons  ses  poésies  ,  ses  romans,  ses  contes,  œuvres  légères, 
brillantes  par  le  sens  et  le  style;  expression   facile  des 
mœurs  et  des  passions  d'une  autre  époque  ,  gracieux  ,  et 
profond  reflet  de  toute  la  poésie  qui  s'agilait  autour  de 
nous,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  Italie,  partout, 
excepté  clans  celle  France,  qui  eut  tant  de  peine  à  reve- 
nir de    son  étonnenient  !   Voyez  les  romans  de  Nodier. 
C'est  d'abord  le  Werther  de  Goethe  qui    pousse  Nodier  à 
écrire.  11  sait  Werther  par  cœur,  et  de  cette  passion  alle- 
mande il  fait  tout  de  suite  une  passion  française  ,  une  pas- 
sion d'exilés  et  d'aristocrates.  Nodier,  même  sous  l'empire, 
croit  à  l'aristocratie  ;  il  en  pare  ses  livres  et  ses  passions  ; 
mais  pour  se  faire  pardonner,  il  fait  ses  héros  malheureux. 
Voyez  Thérèse  Auher,  quelle  scène!  quil  délire  !  quelle 
sanglante ,  quelle  pathétique  imagination  !   Goethe  est   là 
transformé,   sérieiix,  et  sans  c[ue   nous  ayions  à  craindre 
cjue  le  poète ,  quand  nous  aurons  bien  pleuré,  se  redresse 
fièrement  et  vienne  rire  de  nos  sanglots  et  de  nos  pleurs. 
AprésGoéthe,Byron;après  Werther,  le  Corsaire el Lara . 
Alors  une  corde  nouvelle  se  fait   sentir  dans  l'ame  ilu 

i3. 


<54  ,        BEVUE  DE  PARIS, 

romancier;  la  sauvage  poésie,  la  description  exacte,  la  pas- 
sion vraie,  l'action  simple  et  forte  dégagée  de  ses  rêveries, 
la  misantropie  de  Byron,  en  un  mot,  tout  se  révèle  dans  le 
beau  livre  que  vous  savez, /eare  56o^a/-.  Jean  Sbogar,  Ita- 
lien, montagnard,  poète,  amoureux, plusque  Vénitien;  Jean 
Sbogar,  brigand  en  lutte  avec  la  société,  forçant  la  société 
à  l'estime.  Quand  ce  roman  parut  chez  nous,  on  le  reçut 
avec  reconnaissance  ,  avec  amour  ;  les  hommes  s'étonnè- 
rent de  celte  passion  chaude  et  animée,  de  cet  intérêt  sim- 
ple et  triste  ,  de  ces  passions  du  Midi  accouplées  à  la 
mélancolie  du  Nord.  Quant  aux  femmes,  elles  furent 
charmées, ravies;  elles  se  sentirent  bien  étonnées  eu  voyant 
enfin  un  roman  qu'elles  pouvaient  lire,  elles,  dégoûtées  si 
souvent  par  les  ordurières  compositions  des  faiseurs  de  cette 
époque;  ce  fut  un  cri  de  reconnaissance  uni  verselle  pour  ce  c  a. 
pr icieux  enchanteur  qui  prenait  toutes  les  formes,  qui  se  cou- 
vrait de  toutes  les  poésies,  qui  se  passionnait  de  toutes  les  pas- 
sions;infat  igablc  Pro thée  que  rien  ue  lasse,que  rien  ne  fatigue, 
qui  veut  tout  traiter  ,  qui  imitera  tout  en  créant  tout;  le  soir 
il  lit  Faublas;  le  lendemain  il  refait  mieux  que  Faublas  ; 
autantde  passions, autantd'amour,autaiitdc  faiblesse,  etce- 
pendant  une  seule  faiblesse,  un  seul  amour, une  seule  femme, 
un  seul  héros,  un 'mariage,  et  tel  est  le  charmant  et  rare 
petit  volume  intitulé  le  Dernier  chapitre  de  mon 
Roman. 

Ëcoutez  !  Walter-Scott  remue  l'Ecosse.  Il  ne  lui  arrive 
pas  un  brin  d'herbe  ,  pas  une  ruine  qu'il  ne  laisse  sans 
l'étudier  de  fond  en  comble,  pas  une  vieille  chanson  qu'il 
ne  retrouve  dans  la  mémoire  des  vieilles  femmes;  l'an- 
tique histoire  se  ranime;  passions  ,  vertus  ,  revers  ,  tout 
revient,  superstition  aussi!  Alors  voilà  mon  Charles  qui  se 
passionne  pour  l'Ecosse;  il  prête  l'oreille  ,  il  étudie  ,  i' 
cherche  ,  il  trouve  Trilbj- ,  le  lutin'  d'Jrgail ,  Trilby 
tout  bleu,  une  amc  qui  a  des  ailes,  une  flamme  qui  aime 
avec  un  cœur  ,  une  voix  qui  soupire,  Triiby  le  murmure 
de  la  cabane,  le  feu  du  foyer,  le  rêve  de  la  nuit,  la  chan- 


ALBUM.  155 

son  du  jour,  le  bruit  du  rouet,  le  compagnon  des  joies  domes- 
tiques, le  consolateur  des  douleurs  domestiques:  voilà  ce  que 
Nodier  a  trouve  dans  l'Ecosse  qu'il  a  vue  .rencontre  digue 
de|Walter-Scott,  que  Walter-Scotteùt  enviée.  Ce  petit  ro- 
man est  plein  de  grâce  et  de  charme  ;  comme  style,  c'est 
un  chef-d'œuvre.  Si  vous  voulez  avoir  l'ide'e  d  un  contraste, 
lisez  Srnarra,  Sraarra  le  cauchemar  incarné  ,  qui  se  pose 
sur  la  poitrine  ,  qui  pèse  de  ses  deux  genoux  sur  votre 
sommeil,  qui  plombe  votre  regard,  qui  vous  étourdit  de 
sa  voix,  qui  vous  étouiFe  de  son  haleine.  Donnez  vous  la 
main  ,  Smarra  et  Trilby.  Heureux  celui  qui  eût  trouvé 
Trilby  ou  Smarra,  Smarra  ou  Trilby  ;  mais  trop  heu i  eux 
qui  a  trouvé  en  même  temps  et  Trilby  et  Smarra  ! 

Puis  surviennent  les  fugitives  études  sur  la  société  des 
temps,  les  esquisses]des  salons  de  Paris,  les  rêves  d'un  esprit 
actif  par  un  temps  calme  et  beau  ,  Adèle^  par  exemple, 
roman  de  mœurs  qui  fit  tant  de  peur  à  la  restam-ation  , 
puis  les  anecdotes,  les  longs  récits,  les  joyeux  contes,  les 
regrets  sans  amertume,  toute  cette  vie  que  Nodier  a  dé- 
pensée dans  les  journaux  et  surtout  dans  la  Revue  de  Pa- 
ris ,  vous  savez  avec  quelle  grâce  ,  avec  quelle  énergie 
puissante,  avec  quellf  inépuisable  fécondité! 

Comme  écrivain  ,  Nodier  mérite  peut-être  le  premier 
rang  parmi  les  auteurs  contemporains.  Son  style  est  un 
modèle  de  clarté  ,  d'élégance  soutenue  et  surtout  d'une 
excessive  pureté.  Il  est  difficile  d'imaginer  plus  de  correc- 
tion et  en  même  temps  plus  de  facilité  à  se  plier  à  tous 
les  tons  ,  à  suffire  à  tous  les  besoins  de  la  passion.  Tour 
à  tour  sévère  ,  triste  ,  pktisant,  terrible,  léger,  c'est  un 
style  qu'on  ne  peut  étudier  avec  trop  de  soin  et  d'atten- 
tion. Nodier  a  une  manière  à  lui  ;  Nodierja  f;iil  école,  et 
a  des  élèves  et  des  élèves  dignes  de  lui,  et  que  le  public 
aime,  connait,  estime  et  que  nous  n^  nommerons  pas  ici  , 
par  égard  pour  la  modestie  du  maître  d'abord  ,  et  peut- 
être  aussi  de  ses  élèves. 

Toutefois  ,  cherchez  aujourd'hui  un  roman  de  Nodier  , 


<56  REVUE  DE  1  ARIS. 

demandez  où  se  trouvent  ses  romans  et  combien  il  en  a 
fait;  vous  ne  tiouverez  ses  livres  nulle  part;  il  est  peu 
de  personnes  qui  répondront  à  votre  question.  Comme 
tous  les  bons  livres  modernes  ,  les  livres  de  Nodier  ont 
paru,  on  les  a  dévores,  puis  ils  ont  disparu,  confinés  dans 
les  bibliothèques  d'élite  et  dans  la  mémoire  des  gens  de 
goût.  Dans  le  nombre  de  ces  livres  il  en  est  très-peu  qui 
aient  été  signés  de  l'auteur;  il  en  est  beaucoup  qui  lui  ont 
été  attribués  à  faux  titre  ,  comme  cela  est  de  droit  pour 
toutes  les  grandes  renommées.  Ajoutez  à  cela  les  change- 
mens  à  faire,  les  textes  à  revoir,  les  explications  à  donner» 
Ijes  noms  propres  à  létablir  ,  à  présent  que  la  mort  a  af- 
franchi de  l'anonyme  beaucoup  de  nos  héros;  puis  des 
suppressions  de  la  censure  impériale,  les  jalousies  du  des. 
potisme  jésuitique  ;  si  bien  que  de  notre  fécond  et  insou- 
ciant écrivain  toutes  les  oeuvres  sont  éparses  ,  indigne- 
ment gaspillées',  méconnues  ,  confondues  avec  d'autres 
qui  ne  méritent  pas  cet  honneur  ;  confusion  inouie» 
dont  l'auteur  lui-même  a  eu  bien  de  la  peine  à  se  re" 
tirer. 

L'édition  que  nous  annonçons  sera  faite  avec  le  plus 
gi-and  soin  et  la  révision  la  plus  scrupuleuse.  C'est  la  seule 
édition  qui  restera  de  ces  romans  épars  ,  c'est  la  seule 
édition  qui  sera  dans  le  commerce,  la  seule  édition  in  8°. 
L'auteur  lui-même  s'engage  à  tout  relire,  à  tout  revoir,  à 
tout  corriger.  Chacun  de  ses  romans  sera  précédé  de  ces 
préfaces  si  amusantes  et  si  pleines  d'intérêt ,  renouvelées 
du  grand  Corneille,  dans  lesquelles  l'auteur  fait  l'histoire 
de  sa  pensée  et  quelquefois  la  critique  de  ses  ouvrages. 
De  cette  manière  ,  nous  aurons  tous  les  ouvrages  de  No- 
dier ,  toute  l'histoire  de  ses  travaux ,  qui  sera  en  même 
temps  l'histoire  littéraire  de  notre  époque,  si  bizarre  ,  si 
incertaine,  si  mélangée,  si  peu  connue,  et  s'estimera  si 
heiueuse  d'avoir  pour  historien  Charles  Nodier 

J.  Jamk. 


ALBUM.  <57 

—  Il  est  indispensable,  pour  les  personnes  qui  ne  con- 
naissent pa;  tout  ce  qu'a  écrit  Charles  Nodier,  de  donner 
ici  le  détail  de  cette  publication  :  elle  se  composera  de 
Jean  Sbogar,  i  vol.;  — Adèle,  le  Pet  litre  de  Salsbourg, 
Thérèse  Aubert ,  i  vol.;  —  Stella  ,  Trilbjr ,  Smarra,  le 
Dernier  Chapitre  de  mon  roman ,  i  vol.  :  —  ci  la  Fée  aux 
Miettes,  roman  ine'dit,  i  vol.  Cette  collection  de  4  vo- 
lumes in-i8  paraîtra  très-incessamraent  chez  Louis 
Hauraan  et  C^  à  Bruxelles. 

—  Les  Contes  de  l'Atelier  (*) ,  par  Michel  Raymond, 
méritent  le  succès  qu'ils  obtiennent;  ce  sont  des'tableaux 
de  moeurs  populaires  pris  sur  la  nature  et  dessinés  avec 
habileté.  Le  coloris  n'a  pas  grande  vigueur,  mais  beau- 
coup de  naturel.  Ces  récits  ,  qui  sont  autant  de  drames 
dont  l'intérêt  progresse  jusqu'au  dénouement  ,  montrent 
la  classe  inférieure  des  travailleurs  sous  un  aspect  favo- 
rable ,  et  donnent  le  secret  de  ces  mouvcmens  populaires 
si  souvent  empreinls  de  moralilé  .  même  dans  leurs  excès. 
Ce  n'est  pas  cependant  que  l'auteur  ait  entrepris  de 
soutenir  une  thèse  en  faveur  des  artisans.  Si  son  livre 
était  un  plaidoyer,  il  n'aurait  point  cet  air  de  vérité; 
Michel  Raymond  a  peint  le  peuple  parce  qu'il  en  connaît 
les  mœurs,  les  allures  et  le  langage.  Il  a  sympathisé  avec 
lui  parce  qu'il  l'a  vu  de  près,  et  que  sans  doute  il  a 
parta.'é  ses  joies  et  ses  douleurs  ;  mais  ,  nous  le  répétons  , 
ce  n'est  pas  un  avocat,  c'est  un  peintre  qui  aime  son  sujet 
sans  pourtant  le  flatter.  La  Femme  du  réjractaire  tire 
son  principal  intérêt  de  l'opposition  d'une  femme  du 
monde  qui  cumule  assez  long  temps  les  honneurs  de  la 
vertu  et  les  bénéfices  du  vice  avec  une  pauvre  villageoise 
vertueuse  sous  les  apparences  du  dérèglement.  Cependant 
l'équilibre  se  rétablit  assez  bien  ,  et  l'intrigue  se  dénoue 
au  grand  profit  de  la  morale   Dans  Une  Mère  nous  trou- 

(')  Chez  î.ouis  Hauman  cl  C-  à  Bruxelles.  ^ 


-V^^VVVVW»A/*>  W\  WWVWWVVWVWV 


DOCUMENS  SOMMAIRES 


LISTE  CIVILE  DU  ROI  D" ANGLETERRE. 


Les  dépenses  de  la  liste  civile  du  roi  d'Angleterre  ont 
ëte,  pendant  la  discussion  de  celle  du  roi  de  France,  l'objet 
de  qu<^lques  comparaisons  dans  l'enceinte  et  hors  l'enceinte 
de  la  chambre. 

Le  tableau  sommaire  des  variations  que  présentent  les 
(évaluations  successives  des  dépenses  de  la  couronne  d'An- 
{;lelerre,  telles  qu'elles  résultent  des  actes  du  parlement 
dei;86à  1801  ,  ne  sera  peut-être  pas  sans  inlérêt  pour 
ceux  de  nos  lecteurs  qui  ont  suivi  attentivement  les  der- 
niers débats  de  la  chambre  des  députés. 

Ils  jugeront  par  la  série  des  chiffres  ci  aprésde  la  marche 
des  réformes  et  des  économies  chez  nosvoi.sins,  auxquels 
on  peut  rep  ocher  leur  esprit  aristocratique,  mais  auxquels 
on  veut  bien  parfois  accorder  quelque  intelligence  des  vé- 
ritables intérêts  du  pays. 

Ils  verrontce  qu'ils  doivent  penser  de  l'allure  que  pren- 
nent chez  nous  le*  économies  et  les  réformes,  et  de  la  lé- 
gitimité des  plaintes  qui  s'élèvent  chaque  jour  contre  ce 
qu'on  appelle  l'esprit  slationnaire  de  l'administration  et 
des  mandataires  de  nos  départemens. 

Ils  apprécieront  peut  être ,  avec  tranquillité  de  cous- 


i^aCCoan    .|gi|c[m]3(tvati 


,/,..s'  évaluations  ch's  <lrpen,c>^  '.h'  1"  "<"i 


vi-llc  liate  civi/c  cl  i/cn  évalitatioi2x  correspo/i 

de  Georges  ir. 


demies  de  l'ancienne,  d'après  les  actes  rendus  au  eommencement  c/-  la  rés>encc  et  du  règne 


X  romiirii  thna  cotte  iiuHcalioii  l'iiUocalir 
ilailic  lie  Georges  III. 


lie  1  -S6  ut  1 804 ,  à  1 ,700.000  fr.  (68,000  Uv 
La  pciisinn  lie  U  reine  no  n;urc  pns  ilanj  les  évalua 


OBSERV-VnONS. 


lie  lie  l.I.iO.OOO  fr.  (jO.OOO  Hv.  st.). 


lie  l'acte  lie  1820. 


On  ne  rr>!»cnte  pa>  lie  total  ,,oin-  I81G  et  .820,  parce  qne  IVacte  do  1816 
it  les  pensionsdii  prince  ri!BCnt,ilcs  princes  et  princesses  de  a  lamme 
t  iiiic  celui  de  1820  ne  eorapronait  que  le  fonds  particulier  du  roi. 

,s  Cette  c'naiuation  et  les  trois  suivantes  »o°t':"'P"'",''-'f',"°"* ''■"'",''' '"'f 
qui  ne  les  donne  pas.  mais  au  rapport  parlementaire  de  1815.  tes  quaue  cva- 
liialions  appartenaient  îi  la  cinquiiime  section  de  l'ancienno  liste  civile. 

.    •     ..  •  I    A  1»  ™im«  crtiir/,».  mie  la  nri*cédente  .  appartenait  a 

6  Celte  lîvaUiation,  puisde  a  la  même  source  que  la  prei.i.tit.iiiu  ,    1 1 

la  seplidmc  section  de  l'ancienne  liste  civile. 

7  Ile  ces  ilciLt  iSvaluations ,  touiours  eitraites  du  miaic  deeiimenl ,  la  première 
appartenait  1  la  cinquième  section ,  la  seconde  4  la  sixicmc. 


lo  On  ne  donne  pas  le  total  de.  ivalualion.  de  la  einquii-raç  '«'''"•;"  Y'\' 
parei-que  cette  section  ne  comprenait  pas  le.  mène»  scrviees  que  la  deuxième 
de  18:î1  ,  et  que  le  rapprochement  de.  deu»  lotau»  serait  «an.  oD|et. 

Acte  de  181 B,  quatrième  section. 

1.   ;,;e»i  lie  1820.     Wcni. 

.»  B.pporl  lie  181.'-.,  nuavUmo  .CClioO. 

i(  Le.  quatre  i>vali.alion.  ci-contre  ne  comprenaient  qu'une  faible  partie  du 
total  des  .erlion,  rorre.pondanle,  de.  acte,  antdrienrs.  le  rapproeliemenl  de  ce 
Z^  e,  de  eelni  ,1e  la  quatrltae  section  de  la  nouvelle  liste  civile  eiU  ilé  Cga- 
leinent  sans  objet. 

Acte  lie  ISlO.sixii^me  sertion 
;rf«mile1820,  Wem. 

On  comprend  pourquoi  nous  ne  prrfsenton.  pas  en  regard  du  total  de.  cinq 

s  de  1.1  nouvelle  liste  civile  le  total  de.  neuf  sections  de.  listes  de  1816 

H820.Ler.ipprocbemcnt,  ainsi , rue  nous  l'avons  dc'ji dit,  .erait  .an,  ob,et. 


LITTÉRATURE.  161 

ciencepliis  parfaite,  la  véritable  valeur  de  certaines  propo- 
sitions, fort  louables  sans  cloutedansleurprincipe,maisque 
la  chambre  a  reconnues  un  peu  embarrassantes  dans  l'ap- 
plication. 

Us  acquerront  l'assurance  qu'en  Angleterre  ,  comme  en 
France,  la  royauté  ne  s'est  jamuisrefuséeaux  sacrifices  que 
lui  imposent  les  temps  et  les  circonstances.  Ils  d.  cideront, 
à  part  eux  ,dece  qu'il  l'autpenserdes  é;j;ardsctdes  ménage- 
înens  avec  lesquels  la  chambre  des  communes  a  toujours  cru 
devoir  la  traiter,  et  delà  nature  desmodifications  qu'il  lui  a 
semblé  convenable  d'apporter  aux  dépenses  pti  vêts  du  sou- 
verain. On  s'est  en  général  abstenu  de  réflexions,  se  bor- 
nant à  une  scrupuleuse  exactitude  dans  les  renseiguemcus 
toujours  consciencieusement  puisés  aux  sources  officielles. 

PREMIÈRE  SECTION. 

RENSEIGNEMENS    GÉNÉRAUX. 

L'établissement  de  la  liste  civile  remonte  à  l'avènement 
au  trône  de  Georges  III  en  1760. 

La  liste  civile  représente  une  portion  des  revenus  héré- 
ditaires et  temporaires  {lieredilary  and  icniporarj-  re^'e- 
nues)  delà  couronne.  Avant  cette  époque,  c'était: 

i"  une  part  dans  le  produit  net  des  droits  généraux  des 
douanes,  de  l'accise  et  des  postes  ; 

2°  des  droits  spéciaux  sur  les  petits  vins  low  wines),  sur 
le  chanvre,  les  [ils  importés  d'Irlande,  les  patentes  (//ce^i- 
ses),  des  débitons  de  vins  ; 

3°  le  produit  de  quelques  autres  menues  branches  [sinall 
hranclies)  île  revenu. 

A  diverses  époques  du  règne  de  Georges  II  ,  le  produit 
•variable  <les  droits  spéciaux  indiqués  sous  le  no  2  avait  été 
jemplacè  par  des  allocations  {^allowanccs)  aiuiuelles  fixes. 

De  1760  a  avril  i83i,  les  charges  delà  lisie  civile  n'ont 
pas  été  bornées  aux  dépenses  privées  de  la  maison  royale 
TOME  X.  /-  14 


<62  REVUE  DE  PARIS. 

{royal  household)  :  elles  ont  constamment  embrassé  un 
grand  nombre  Je  dépenses  du  gouvernement  civil  (  civil 
govevnment),  c'est-à-dire  de  dépenses  publiques. 

Depuis  avril  i83i,  toutes  les  dépenses  publitjues  viennent 
d'être  imputées  au  fonds  consolidé  ;  les  dépenses  privées 
restent  seules  au  compte  de  la  liste  civile. 

Nous  allons  essayer  d'indiquer  le  plus  sommairement 
possible  les  variations  qu'ont  subies,  d'une  part  les  dépen- 
ses, d'autre  part  les  allocations  destinées  à  y  faire  face,  dans 
les  quatre  périodes  ci-après  : 

ij6o  à  1816,  c'est-à-dire  tiepuisravènement  au  trône  de 
Georges  III  jusqu'à  l'époque  de  la  régence  (i)  du  prince  de 
Galles. 

i8i(3à  1820,  c'est-à-dire  pendant  la  régence  du  prince 
de  Galles. 

1820  à  i83o,  c'est-à-dire  pendant  le  règne  de  Georges  IV- 

i83i,  le  règne  de  Guillaume  IV. 

DEUXIÈME  SECTION. 

RÈGNE  DE  GEORGES  III. 

La  conversion  des  revenus  héréditaires  et  temporaires  de 
la  couronne  e:i  une  allocation  annuelle  fixe  fut  l'objet  du 
premier  acte  du  règne  de  ce  prince  (décembre  1760). 

Cette  allocation  fut  portée  à  20,000,000  fr.  (800,000 
liv.  sterl.). 

De  1756  h  1760,  la  moyenne  annuelle  des  revenus  de 
Georges  II  avait  été  de  20.725,875  fr.  (829,165  liv.  sterl.)  ; 
celles  de  ses  dépensesde  20,5o8,2oo  fr.  (820,328  liv.  sterl.). 

La  couronne  était  autorisée  à  disposer  de  tout  ce  qui , 

(l)On  verra  ci-après  que  le  prince  de  Galles  fut  déclaré  régent  en 
février.  »8l  i  ;  que  la  révision  de  la  liste  civile  par  le  parlement  n'eut 
lieu  qu'en  juin  ot  juillet  l8i5  ,  et  que  les  dépenses  ne  furent  défini- 
tivement réglées  que  par  un  acte  du  20  juin  1816. 


LITTÉRATURE.  163 

dans  le  produit  des  revenus  héréditaires  et  temporaires, 
pouvaitexcédcr  90,000,000  fr.  (800,000  liv.  sterl.).  Dans  le 
cas  où  il  n'aurait  pas  tlonné  cette  somme,  le  parlement  était 
obligé  de  la  compléter. 

Ce  ne  fut  qu'en  r^82  qu'un  acte  du  parlement,  à  la  dis- 
cussion et  à  la  rédaction  duquel  Burke  prit  une  telle  part 
que  cet  acte  a  conservé  son  nom  (  Mr  Bur-kes  act  )  ,  divisa 
et  classa  les  dépenses  (charges)  de  la  liste  civile  en  neuf 
sections,  dont  voici  les  titres. 

Première  sectiom. — Fonds  particuliers  {priyj  purse)  de 
la  famille  royale. 

Deuxième  section. — Traitemens  [allowances)  des  hautes 
fonctions  législatives  [high  lawj'crs)  et  des  hautes  charges 
de  judicature(y«c/^e5). 

Troisième  section. —  Traitemens  des  ministres  prés  les 
cours  étrangères  (niinisters  ut  foreign  courts). 

Quatrième  section.  —  Mémoires  des  fournisseurs  (tr-a- 
desmen  bills)  au  déparlcmenl  du  lord  cliambellan  {lord 
Chamberlain  )  et  du  lord  intendant  (lord  stewart)  de  la 
maison  du  roi ,  des  maîtres  (mas(ers)  des  écuries  ^horses) 
et  de  la  garde- robe  (i-obes). 

Cinquième  section. —  Traitemens  et  salaires  {salaries) 
des  gens  de  la  maison  du  roi  {menial  sers/ants  of  His  Ma- 
jesty^s  honsehold). 

Sixième  section. — Pensions  de  retraite  {pensions)  et  in- 
demnités [compensations)  pour  charges  supprimées. 

Septième  sectiotj. —  Petits  traitemens  et  émolumens 
{smallfees  and  salaries). 

Huitième  section. — Traitemens  des  commissaires  {com- 
missioners)  de  la  trésorerie  et  du  chancelier  (c/tancc7/or) 
de  l'échiquier. 

Neuvième  section. — Dépenses  éventuelles  {occasional 
paynienls). 


164  REVUE  DE  PARIS. 

Cette  division  a  été  constamment  maintenue  jusqu'à 
l'avènement  au  trône  de  Guillaume  IV. 

On  voit  que  les  première  ,  quatrième  et  cinquième  sec- 
tions ne  renfermaient  à  peu  près  que  des  charges  privées  ; 
lesdeuxième,  troisième  ethuilième,  que  des  charges  publi- 
ques; les  sixième,  septième  et  neuvième  présentent  à  la 
fois  des  charges  privées  et  des  charges  publi  (ues  ;  mais , 
dans  ces  trois  dernières  sections  ,  la  somme  des  charges 
publiques  l'emportait  de  beaucoup  sur  celles  des  charges 
privées. 

En  1786,  un  comité  fut  chargé  parle  parlement  d'évaluer 
les  dépenses  de  chaque  section,  article  par  article  ,  et  ces 
évalua  lions  servirent  de  base  à  la  répartition  du  fonds 
alloué  entre  les  différens  services. 

Les  dépenses  effectives  ayant  toujours  excédé  le  montant 
des  évaluations  ofliicielles,  une  révision  fut  jugée  nécessaire 
et  eut  lieu  en  1804. 

Voici  quel  élait,  à  ces  deux  époques ,  le  montant  total 
des  évaluations  avec  distinction  autant  approximatives  que 
possible  (i)  des  dépenses  privées  et  des  dépenses  publiques. 

•786.  —  Dépenses  privées,  14,229,250  fr.  (.^ôg.i^o  liv. 
sterl.).  — Dép(  uses  publiijues ,  8,193,225  fr.  (827,729  liv. 
sterl.). — Dépenses  totale,  22,422, 4;5fr.  (896,889  liv.  sterl.). 

1804. —  Dépenses  privées,  15,968,225  fr.  (638.729  liv. 
sterl.). —  Dépenses  publiques,  8,487,32.^  (339,4i3  liv. 
sterl.).— Dépense  totale,  24,455,55o  fr.  (978,142  liv.  sterl.). 

Le  revenu  ou  l'allocation  destinée  à  faire  face  à  ces 
charges  élait  : 


(»)  Pour  un  assez  grand  nombre  d'articles,  le  départ  des  dépenses 
publiques  a  été  impossible.  lien  résulte  légère  surcharge  pour  le  chiffre 
ci-dessus  des  dépenses  privées. 


LITTÉRATURE.  ^65 

1786.  —  22,5oo,ooo  fr.  (900,000  liv.  sterl.)  (1). 
1804.  —  24,876,000  fr.  (995,000  liv.  sterl). 

On  jugera  de  l'insuffisance  de  ce  revenu  par  l'indica- 
tion de  la  moyenne  annuelle  des  dépenses  effectives  de 
i8o4  à  1811. 

Des  comptes  soumis  en  181 5  au  parlement  l'évaluent 
comme  suit  : 

Dépenses  privées,  19,766,950  fr.  (792,741  liv.  sterl.).  — 
Dépenses  publiques.  7,594,675  fr.  (303,787  liv.  sterl.).  — 
Dépense  totale,  27,301.625  fr.  (1,096,028  liv.  sterl.). 

C'est-à-dire,  excédant  de  près  de  3, 000, 000  fr.  (i  18, 386 
liv.  sterl.  )  par  an  ^sur  le  montant  des  évaluations  parle- 
mentaires. 

Les  dépenses  privées,  comme  ou  voit,  avaient  à  peu 
près  seules  causé  le  déficit.  Dans  les  rapports  faits  au  par- 
lement, il  est  surtout  attribué  aux  fréquens  changemens 
de  résidence  de  la  famille  royale  ,  aux  réparations  et  em- 
bellissemens  continuels  ,  aux  ameublemens  somptueux 
des  palais  royaux,  à  l'augmentation  progressive  du  prix 
des  objets  de  consonjmation ,  enfin  à  la  mauvaise  admi- 
nistration de  la  liste  civile. 

Les  abus  avaient  dû  surtout  se  multiplier  depuis  l'é- 
poque où  reparurent  les  symptômes  de  cette  maladie 
mentale  qui,  deux  fuis  déjh,  avait  momentanément  éloigné 
Georges  III  des  affaires  ,  et  qui ,  en  1811 ,  nécessita  l'é- 
tablissement de  la  régence. 

(l)  Le  fonds  annuel  fixe  avait  été  porté  à  celte  somme  en  1777  ; 
mais  depuis  1783  il  avait  encore  été  augmenté  par  l'abandon  fait  à  la 
liste  civile  de  certains  droits  du  trésor  {ejccheq ite r fées)  dont  le  mon- 
tant n'est  pas  connu  pour  1786,  mais  qu'on  é\alue  pour  1804  à 
875,000  fr.  (35, 000  liv.  st.)— En  i8lo,  le  fonds  annuel  s'accrut  en- 
core  de  l'adjonction  des  revenus  extraordinaires  de  la  liste  civile  d'É- 
cosse{siirplii.s-  rece^i/e.f),cvalués  eo  iSlf»  à  2:10.000  fr.[5o,ooo  liv. st.''. 

«4 


166  REVUE  DE  PARIS. 

TROISIÈME  SECTION. 

RÉGERCE  DD  PRINCE  DE  GALLES. 

Le  prince  de  Galles  prêta  serment,  coinnie  régent,  le 
6  février  1811.  Soumise  d'abord  à  quelques  restrictions 
[restricted),  son  ai';  .^rilé  ne  fut  déclarée  illimitée  {unres- 
fn'ciec?)  qu'en  février  181 2. 

Les  premières  années  de  la  régence  furent  pour  la  liste 
civile  des  années  de  dépenses  extraordinaires.  Les  comp- 
tes déjà  cités  plus  haut  évaluent  ,  comme  ci-après  ,  la 
moyenne  annuelle  de  celles  de,i8i2  à  i  8i5. 

Dépenses  privées,  20,691,650  fr.  (1^31,272  liv.  sterl.). 

—  Dépenses  publiques,  10,825,923  fr.  (433, o3j  liv.  sterl.). 

—  Dépense  totale,  86,517,575  fr.  (1,493,699  liv.  sterl.). 

C'est-à-dire  excédant  de  12  millions  (978,000  liv.  sterl.) 
par  an  sur  les  évaluations  de  1804. 

Quelques  détails  expliqueront  ces  augmentations. 

En  1812  ,  les  fonds  particuliers  du  roi  avaient  été  por- 
tés de  i,5oo,ooo  fr.  (  60,000  liv.  sterl.  )  à  4)000,ooo  fr. 
(160,000  liv.  sterl.). 

Le  parlement  allouait  2,5oo,ooo  fr.  (100,000  liv.  sterl.) 
pour  la  maladie  de  Georges  III  (  tlis  Majest/'s  indispo- 
sition.) 

La  pension  de  la  reine  était  élevée  de  1 ,45o,ooo  fr. 
(58,000  liv.  sterl.)  à  1,700,000  fr.  (68,000  liv,  sterl.)  j 

Celle  du  prince  légent  de  i,5oo,ooo  fr.  (60,000  liv.  st.) 
à   1,750,000  fr.  (70,000  liv.  sterl.)  (i). 

(i)  Indépendamment  de  cette  augmentation,  3,5noo,oo  fr. 
[100,000  liv.  st.]  sur  le  fonds  consolidé  furent  alloués  an  prince  ré- 
gent pour  le  défrayer  des  dépenses  que  lui  avait  occasionnées  l'annéi? 
précédente  son  entrée  en  exercice  de  l'autorité  royale. 


LITTÉRATURE.  167 

En  i8i3  et  i8i4,  lo  lôle  de  rAngletcne,  dans  les  der- 
niers éveuemcus  de  la  t^uerre  continentale,  élevait  dans 
une  proportion  eflVayante  les  dépenses  du  corps  diplo- 
matique. 

En  i8i3,  le  seul  traitement  de  l'ambassadeur  d'Espagne 
coûtait  468,625  fr.  (18,745  liv  sterl.)  ;  celui  de  l'ambassa- 
deur du   Portugal  G70.175  (26,807  liv.  sterl.). 

En  1814  seulement,  les  frais  du  corps  diplomatique 
avaient  été  de  ii,i52,o52  fr.  (4'!6,o82  liv.  sterl.). 

Celte  même  année,  la  visite  des  souverains  étrangers 
au  prince  régent  (  royal  visits  )  coûtait  à  la  liste  civile 
3,3i2,5oo  fr.  (i32,5oo  liv.  sterl.). 

L'établissement  de  la  régence,  en  augmentant  dans  une 
forte  proportion  les  dépenses  de  la  liste  civile  ,  avait 
rendu  indispensable  une  nouvelle  révision  des  évalua- 
tions fixées  en  1804  pour  chaque  service. 

Ce  travail  se  prépara  dans  la  chambre  des  communes 
pendant  les  sessions  de  1812  et  181 3. 

Des  deux  rapports  faits  à  la  chambre  par  deux  comités, 
successivement  chargés  de  constater  la  situation  de  la 
liste  civile  .  le  premier  se  fait  surtout  remarquer  par 
l'amertume  de  ses  réflexions  sur  ce  qu'il  appelle  les  pro- 
fusions et  le  gaspillage  {profusion  and  waste)  de  certains 
services ,  par  l'invitation  pressante  faite  au  parlement 
d'intervenir  plus  directement  dans  le  contrôle  détaillé 
des  dépenses  ^de  la  liste  civile,  comme  ^dans  celui  de  toutes 
les  dépenses  publiques.  Ce  contrôle  était  la  conséquence 
obligée  des  évaluations  de  1786  et  de  i8o4,  des  nom- 
breuses dispositions  législatives,  destinées  à  régulariser 
l'application  du  fonds  annuel  aux  dépenses  évaluées;  car 
les  évaluations  et  les  réglemens  parlementaires  devenaient 
tout-à-fait  illusoires  ,  tant  que  les  comptes  des  chefs  de 
service  de  la  maison  du  roi  étaient  purement  et  simple- 
plement  acquittés  par  le  trésor  ,  sans  autre  examen  que  ■ 
celui  de  l'exactitude  matérielle  des  chiffres. 

La  liste  civile  avait  déjà  ressenti  rinflueuce  d'une  ad- 


168  REVUE  DE  PARIS. 

ministratioil  plus  vigileiite  efplus  sévère,  lorsque  furent 
proposées  les  nouvelles  évaluations  destinées  à  poser  , 
pendant  la  durée  de  la  régence  ,  les  limites  des  dépenses 
de  chaque  service. 

Le  montant  total  de  ces  évaluations  était  dans  le  rap- 
port du  comité  de  i8i5. 

Dépenses'  privées,  17,867,625  fr.  (  714,706  liv.  sterl.). 

—  Dépensespubliques,  10,013,925  fr.  (/ioo,577  liv.  sterl.). 

—  Dépense  totale,  27,881,550  fr.  (1,115,262  liv,  sterl.). 
Leur  base    était  donc ,  pour    (es  dépenses  privées ,  la 

moyenne  annuelle  des  dépenses  effectives  de  i8o4  à  1811, 
ou  celle  des  dépenses  de  1812  à  18 15,  mais,  défalcation 
faite  des  dépenses  extraordinaires  de  18 14,  et  pour  les 
dépenses  publiques,  la  moyenne  annuelle  des  dépenses 
effectives  de  1812  à  i8i5. 

Comme  les  évaluations  de  1786  et  de  i8o4,  celles  de 
i8i5  entrent  avec  un  soin  minutieux  dans  le  détail  de 
chaque  nature  de  dépense. 

Par  exemple  ,  dans  le  département  du  lord  intendant  : 

Eouclie 825,000  fr.  [33,000  1.  s.] 

Le  vin  seulement  3oo,ooo  fr.  [12,000  1.  s.] 

Chauffage 2i2,5oo  »   [  8,5oo  »    ] 

Cire.       .     .      .      ia5,ooofr.[  2,000 1.  s.]  \ 

Cliandelle    .      .       /jS.ooo  »    [   1,800  »   ]{    295,000  »   [11,800  »    ] 

Lampes.      .      .      125, 000  »   [  5, 000  »   ]j 

Jardin     .     .     , 3oo,ooo  »    [l 2,000  »  }- 

Dans  le  département  du  maître  des  écuries: 

Carrosses 87,500  fr.  [  3,5oo  liv.  st.] 

Harnais  g 5o,ooo  »  [2  ,000      »      ] 

Sellerie 103,760  »  [4,i5o      »      ] 

Frais  de  voyage.     .      .        42'-''o°  "  [  l>7°°      "      3 

Chasses  {hiint  l/i//s)   .  u  0,000  »  [4i4oo      "      .1 

^chat  de  clicvaux.       .  I25,ooo  »  [  5,ooo      >•       '' 


LITTÉRATURE.  169 

La  loi  destinée  à  régler  défiuitiveinenl  les  dépenses  de 
la  liste  civile,  sous  la  régence,  ne  fut  rendue  que  Tannée 
suivante,  le  20  juin  1816. 

Elle  niodiûait  un  peu  les  propositions  du  comité  de  i8i5. 

Le  revenu  de  la  liste  civile  avait  été  évalué  par  ce 
comité  à  27,230,000  fr.  (1.090,000  liv.  sterl.) 

L'évaluation  des  dépenses  fut  fixée  à  : 

Dépenses  privées  ,  20,25o,ooo  fr.  (810,000  liv.  sferl.). 
—  Dépenses  publiques,  6,843,1^5  fr.  (278,727  liv.  sterl.) 
— Dépense  totale,  27,093,175  fr.  (1,083,727  liv  st.) 

Pour  les  dépenses  privées ,  le  total  ci-dessus  se  répar- 
tissait  de  la  manière  suivante  ,  entre  les  différens  services 
ou  sections. 

Pkemière  Section.  — Pen- 
sions de  la  famille  loyale  .  7,45o,ooofr.(298,oooliv.st.)(i) 

Quatrième  Sectioï^.  — 
Fournisseurs 5, 223, 000      (209,000) 

CiNQciÈME  Section.  — 
Traitement  des  gens  de  la 
maison 3, 517,000      (140,700) 


(l)  Ce  cliiffie  ne  comprenait  que  les  fonds  particuliers  du  roi  ,  de 
la  reine  et  du  prince  régent.  Les  pensions  des  princes  et  princesses  de 
la  famille  royale,  jusque  là  payées  par  la  liste  civile  et  par  le  fonds 
consolidé  ,  furent  en  1816  tout-à-fait  imputées  à  la  charge  du  fonds 
consolidé. 

Un  acte  du  20  juin  fixait  comme  suit  une  partie  de  ces  pensions  : 
Duc  d'York,  3oo,ooo  fr.  [ia,Oooliv.  st.];  —  duc  de  Clarence  , 
60,000  francs  [2,5oo  liv.  st.]  ;  — princesse  Augusia  Sophie,  100,000  fr. 
[4,000  liv.  st.]  ;  —  princesse  Elisahelh  ,  100,000  fr.  [4,0OO  liv.  st.]  ; 
— , princesse  Marie.  100,000  francs  |[4 ,000  liv.  st.];  —  princesse 
Sophie,  100,000  fr.  [4, 000  liv.  st.] 


<70  REVUE  DE  PARIS. 

Areporler.      .     .     16,192,600  fr.  (647,700  liv.  st.) 

Sixième  Section.  — 
Pensions 2,875,000         (  95,000) 

Septième   Section. 

—  Petits  traitemens  à 
des  personnes    atta  - 

chées  à  la  maison.     .     i,o3'2,5oo         (  4i>3oo) 

Neuvième   section. 

—  Service  spécial  et 

dons  royaux.      .      .  65o,ooo         (  26,000) 


■20,25o,ooo  fr.  (810,000) 


Deux  mots  expliqueront  la  différence  entre  les  éva- 
luations de  la  loi  de  juin  1816,  et  ciile  du  comité  de 
juin    i8i5. 

Le  comité  avait  proposé  d'imputer  au  fonds  consolidé, 
à  partir  de  i8i5  ,  la  pension  extraordinaire  de  2,5oo,ooo 
fr.  (100,000, liv.  st.),  accordée,  en  1812,  au  roi  Georges  III 
pour  frais  de  sa  maladie.  Le  parlement  l'avait  maintenue 
au  compte  de  la  liste  civile  :  de  là  ,  la  différence  en  plus 
dans  le  total  des  dépenses  privées ,  d'après  le  texte  de 
la  loi. 

Le  comité  de  i8i5  avait  laissé  à  la  charge  de  la  liste 
civile  une  somme  de  2,1 -7,500  fr.  (84,700 liv.  st.  )  ,  pour 
dépenses  publiques  éventuelles.  Le  parlement  avait  im- 
puté cette  somme  au  fonds  consolidé  :  de  là,  la  différence 
en  moins  dans  le  total  des  dépenses  publiques,  d'après  le 
texte  de  la  loi. 

A  la  mort  de  Georges  III,  en  février  1820,  les  évalua- 
tions de  la  loi  de  1816  n'avaient  subi  d'autre  réduction 
que  celle  du  fonds  particulier  alloué  pour  les  frais  extraor- 
dinaires de  la  maladie  du  vieux  monarque  ,  et  pour  la 
reine  ,  morte  à  cette  époque.  — Par  acte  du  6  avril  1819 , 
le  fonds  pour  la  maladie  du  roi  avait  été  réduit  de  moi- 


LITTÉRATURE.  171 

tie;  1,200,000  fr.  (5o,ooo  liv.  st.),  au  lieu  de  2,5oo,ooo  fr. 
(100,000  liv.  st.  j;  rallocation  de  la  reine  ,  i,2:5o,ooo  fr 
(5o,ooo  liv.  st.),  dtait  supprimée  :  le  fonds  de  la  première 
section  n'était  plus  par  conséquent  que  de  2,930,000  fr. 
(198,000  liv.  st.). 

QUATRIÈME  SECTION. 

RÈGNE  DE  GEORGES  IV. 

Le  premier  acte  du  nouveau  rè;;nc  eut  pour  objet  le  rè- 
glement des  dépenses  delà  maison  du  roi  {sufjport  qfthe 
household). 

Le  chiffre  de  la  liste  civile  était  fixé  à  26,425,000  fr. 
(1,057,000  liv.  sterl.)  dans  le  texte  même  de  l'acte  (  §  2  ). 

Mais  le  tableau  (  sclvdule  )  annexé  à  cet  acte  ,  et  qui 
présentait  à  la  répartition  du  fonds  afférent  à  chacun  dei 
divers  services  de  la  maison  royale  ,  telle  que  le  parle- 
ment avait  entendu  l'établir  ,  évaluait  l'ensemble  des  dé- 
penses comme  suit  : 

Dépenses  privées,  i4.3oo,ooo  fr.  (572.000  liv.  st.  ).  — 
Dépenses  publiques  .  6,843,173  fr.  (  278,727  liv.  st.  ).  — 
Dépense  totale,  21,143,175  fr.  (845,  727  liv.  st.). 

La  différence  euti  e  le  chiffre  du  texte  même  de  l'acte  et 
celui  de  son  annexe  tient  à  des  dépenses  que  le  parlement 
ne  considérait  pas  comme  dépenses  courantes  ;  le  fonds 
alloué  pour  cette  différence  ne  devait  pas  être  versé  à 
l'administiation  de  la  liste  civile.  Le  paiement  des  dé- 
penses qu'elle  comprenait  était  réservé  à  l'échiquier  di- 
rectement. 

Le  chiffre  de  l'annexe  devait  donc  seul  figurer  ici. 

C'est-à-dire  5,949,980  fr.  (  288,000  liv.  st.  )  de  moins, 
qu'elles  ne  l'avaient  été  parla  loi  du  20  juin  i8t6  :  cotte 


172  REVIT,  DE  TAIIIS.' 

diflërencc  tient  presque  uniquement  à  rénornie  réduction 
que  subissait  le  fonds  de  la  premièie  section  restreinte  à 
la  pension  du  roi,  i,5oo,ooo  fr.  (60,000  liv.  st.  ). 

La  pension  de  la  reine,  contre  laquelle  un  procès  s'ins- 
truisait alors,  e'tait  convertie  en  un  douaire  dont  le  paie- 
ment était  transféré  au  fonds  consolidé  (1). 

Les  allocations  spéciales  à  chaque  service  restaient 
d'ailleurs  dans  la  loi  de  juin  1 820,  fixées  exactement  coninie 
elles  l'avaient  été  par  celle  de  juin  1816. 

D'après  des  calculs  dont  les  élémens  ont  été  puisés  dans 
les  comptes  des  finances  [Jinance  accounts  )  du  royaume- 
uni,  la  moyenne  des  dépenses  effeclives  de  la  liste  civile 
de  1820a  i83oauraitéléde  24,052,018  fr.  (gôijoSSliv.  st.). 


(i)  L'acte  qui  assure  ;i  la  reine  Caroline  un  douaire  de  1,260,000  l'r. 
(5o, 000  liv.  st.  ),  c'est-à-dire  un  peu  moins  que  la  pension  annuelle 
de  la  reine  depuis  1786,  ,  est  du  23  février  1821  ;  mais  ce  douaire 
était  payable  à  partir  du  !''■' janvier   1820. 

On  se  rappelle  que  le  mariage  de  cette  princesse  avec  le  prince  de 
fialles  en  avril  lygS  n'avait  été  qu'une  misérable  affaire  d'argent.  Le 
prince  n'y  avait  consenti  que  comme  au  seul  moyen  qui  lui  restât  de 
fai  repayer  par  Georges  III  ses  dettes,  qui  s'élevaient  alors  à  1 5.996,  80a 
fr.  (  .')39  ,  840  liv.  st.  )  ,  c'est-ù-dire  à  une  somme  plus  forte  d'un 
liers  que  celle  dont  en  1787  il  n'avait  dû  la  liquida'ion  qu'à  la  menace 
de  l'interventioa  parlementaire. 

Un  acte  du  ll\  juillet  1820  fixait  comme  suit  les  pensions  des  prin- 
ees  de  la  famille  royale  sur  le  fond  consolidé. 

Duc  d'Yorck  ,  35o,ooo  fr.  (  14.000  liv.  st.  )  ;  —  duc  de  Clarence  , 
60,000  francs  (2,  5oo  liv.  st.)  ;  duc  de  Cambridge,  i5o,ooofr.  (6,00Q 
liv.  st.  )  ;  —  princesse  Sopbie  Augusta  ,  100,000  fr.  (4,000  liv.  st.  )  ; 
• — princesse  Hesse.Homliourg,  100,000  fr.  (4,oooliv.  st.)  ; — princesse 
Sophie,  100,000  fr.  (4,000 liv.  st.);— duchesse  de  Glocester,  ioo,ooo 
fr.  (4,000  liv.  st.). 

Un  acte  du  II  juillet  1821  autorisait  le  roi  à  porter  à  i5o,ooofr. 
(6,000  liv.  st.)  la  pension  du  duc  de  Clémence. 


IltTERATURE.  1/3 

CINQUIÈME  SECTION. 

RÈGNE    DE    GUILtACME    IV. 

Un  premier  projet  de  liste  civile  fut  présenté  en  i83o  à 
la  chambre  des  communes  par  le  ministère  dont  le  duc  de 
Wellington  était  resté  le  chef. 

Dans  ce  projet,  un  certain  nombre  de  dépenses  tout-à- 
fait  publiques,  le  traitement  des  juges  {judges) ,  celui  de 
l'oraleur  de  la  chambre  des  communes,  ceux  de  plusieurs 
autres  emplois,  ens<rable  1,084.725  fr.  (63,889  ^^^-  *•-•  )> 
devaient  être  transférés  au  fonds  consolidé. 

Les  dépenses  laissées  à  la  charge  de  la  liste  civile 
étaient  évaluées  à  24,200,000  fr.  (970,000  liv.  st.  ). 

Elles  étaient  divisées  en  dix  seclicns  : 

C'était  consécjiiemment  le  maintien  à  peu  près  pur  et 
simple  du  système  établi  depuis  1786. 

Un  second  projet,  présenté  par  le  ministère  actuel  le  4 
février  dernier,  a  reçu  la  sanction  des  deux  chambres, 
celle  de  la  chambre  des  communes  le  i4  avril  dernier, 
celle  de  l.i  chambre  des  lords  le  20  du  même  mois.  La 
proposition  ministérielle  n'a  subi  aucune  modification  (i) 
dans  ce  double  débat. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit  au  commencement  de  ce 
document,  toutes  les  dépenses  du  gouvernement  civil, 
c'est-à-dire  loules  les  dépenses  publiques,  ont  été  transfé- 
rées au  fonds  consolidé.  Les  dépenses  personnelles  du  sou- 
verain (personaL expenses  ofthe  soi'ereign  )  restent  seules 
à  la  charge  de  la  liste  civile. 

(l)  La  seule  voix  marquante  qui  se  soit  élevée  contre  elle  est 
celle  du  duc  de  Wellington.  Il  l'appelle  chose  d'invention  moderne 
(  a  thing  of  modem  invention  )  qui  place  la  couronne  dans  une 
situation  telle  que  le  traitement  de  ses  officiers  est  à  la  merci 
d'un   .seul  vote  de  la  cliambrc  des  communes. 

TOME  X.  l5 


174  REVUE  DE  PARIS. 

Ces  dépenses  sont  divisées  en  cinq  sections. 

Première  Section.  —  Fonds  particuliers  (prùy  purse) 
du  roi  et  maison  (  establishment)  de  la  reine. 

Deuxième  Section.  —  Traitement  des  grands  officiers 
(  ojjjcers  of  state) .  des  gens  de  la  maison  {mental  ser- 
vant^ et  de  quelques  personnes  dont  les  charges  doivent 
finir  à  la  mort  des  titulaires  actuels. 

Troisième  Section.  —  Dépenses  (  expenditure  )  des 
départemens  du  lord-intendant,  du  lord- chambellan,  du 
maître  des  écuries,  du  maître  de  la  garde-robe. 

Quatrième  Section.  —  Dépense  de  charité,  service  spé 
cial  et  service  secret. 

Cinquième   Section.  —  Pensions. 

L'ensemble  de  ces  dépenses  estévalué  à  12,700,000  fr. 
(5x0,000  liv.  st.  ). 

Cette  somme  est  répartie  comme  suit  entre  les  cinq 
sections  établies  (i). 

Première  Section.    .  .  .  2,760,000  fr.  (110,000 liv.  st. )_ 

Deuxième  Section.  .  .  .  3,257,000      (  i3o,3oo) 

Troisième  Section..  .  .  4,287,500      (171,600) 

Quatrième  Section.  .  .  .      58o,ooo     (    20,200) 

Cinquième  Section.  .  .  .  1,876,000     (    76,000)  (2). 

Dans  la  première  section  ,  les  fonds  particuliers  du  roi 
restent  fixés  somme  ils  l'ont  constamment  été  tiepuis  1786, 
à  i,5oo,ooo  fr.  (60,000  liv.  st.);  l'allocation  à  la  reine 
n'est  que  de  1,260,000  fr.  (5o, 000  liv.  st,),  c'est-à-dire 
200,000  fr.  (  8,000  liv.  st.  )  de  moins  qu'en  1786. 

(1)  Le  ministère  précédent  avait  proposé  pour  les  cinq  sections 
correspondantes  à  celles  de  la  liste  civile  une  évaluation  totale  de 
l5,6ol,i5o  fr.   (624,246  liv.   st.). 

(2)  A  ces  sommes  il  faut  ajouter  celle  de  25o,ooO  fr.  (  10,000 
liv.  st.  )  votée  pour  les  dépenses  imprévues  de  la  liste  civile  ,  en 
dehors  par  conséquent  des  i2,7.'io,ooo  fr.  (5iQ,000  liv.  st.  ).  — 
Le  ministère  n'avait    demandé   que    25o,oro  fr.   (  10,000  liv.    st.). 


LITTÉRATURE.  ^75 

Le  comité  cliargtf  dans  la  chambre  des  communes  de 
IVxanien  du  projet  avait  proposé  ,  sur  l'ensemble  de  la 
dépense  de  la  seconde  section,  une  réduction  de  27.3,887 
fr.  (10, 0)55  liv.  st.),  qui  eût  abaissé  l'évaluation  à  2,983,6i3 
fr.  (i  19,(344)-  Cette  réduction  n'a  pas  été  adoptée.  Les 
traitemens  de  celte  section  présentent  en  général  des 
augmentations. 

Le  comité  avoue  que  ,  pour  la  troisième  section  ,  il  n'a 
pas  eu  moyen  «  de  contrôler  les  détails  des  dépenses  dont 
«  elle  se  compose  ;  mais,  ajoute-t-il ,  les  recherches  du 
>i  chancelier  de  l'échiquier  ont  fait  reconnaître  que  les 
11  différens  services  sont  administrés  dans  des  vues  d'éco- 
n  nomie ,  et  que  toute  réduction  serait  impossible.  «  L'é- 
valuation adoptée  est,  il  est  vrai ,  moins  forte  que  celles 
de  1816  et  1820. 

Une  diminution  de  i4,35o  fr.  (674  l'v^-  st.) ,  proposée 
dans  l'évalualion  des  dépenses  t!e  la  quatrième  section  , 
n'a  pas  reçu  l'approbation  de  la  chambre. 

La  cinquième  section  a  été  l'objet  principal  de  l'atten- 
tion du  ministère  et  des  deux  chambrés. 

La  somme  des  pensions  à  la  charge  de  la  liste  civile 
était,  à  la  mort  de  Georges  IV,  de4i25o,ooo  fr.  (170,000 
liv.  st.)  brut ,  ou  3,643, 750  fr.  (\^!J,-]5o  liv.  st.)  net. 

Le  ministère  du  duc  de  Wellington  avait  le  projet  d'en 
réduire  le  montant  à  3, -500, 000  fr.  (140,000  liv.  st.). 

Le  ministère  actuel,  en  l'abaissant  tout  d'un  coup  à 
1,875,000  fr  (75,000  liv.  st.),  n'a  pas,  du  reste,  prétendu 
troubler  dans  leur  jouissance  les  titulaires  des  pensions 
inscrites,  quoique  le  chancelier  de  l'échiquier,  en  soumet- 
tant à  la  chambre  son  projet  de  réduction,  eût  nettement 
déclaré  «  qu'il  était  bien  vrai,  et  que  personne  n'était  plus 
«  convaincu  que  lui  (]ue  beaucoup  de  pensions  allouées 
f  n'auraient  pas  dû  l'être.  i> 

La  liste  civile  ne  reste  chargée  des  pensions  actuellement 
existantes  que  jusqu'à  concurrence  de  1,875,000  fr  (75,000 
liv.  st.)  Tout  ce  qui,  dans  l'ordre  alphabétique  d'inscription, 


i:6  REVUE  DE  PARI?. 

excède  cefto  somme  ,  c'est-à-dire  2,375,000  fr.  (9!), 000 

liv.  st.)  ,  est  tiansferé  au  fonds  consolide. 

Le  motif  de  ce  respect,  pour  une  possession  reconnue 
quelquefois  peu  légitime,  est  nettement  exprimé  par  le 
ministère. 

«  Nous  reconnaissons,  disait  lord  Grey  à  la  chambre  des 
n  pairs ,  le  19  avril  dernier  ,  que  l'allocation  de  certaines 
«  pensions  a  fait  sur  l'opinion  publique  l'impression  la  plus 
«  fâcheuse.  Nous  reconnaissons  que  les  [>ensions  sur  la  liste 
n  civile  ne  sont  pas  légalement  des  pensions  à  vie;  mais 
»  nous  aurions  craint  d'être  accusés  d'injustice  ou  de  quel- 
«  que  chose  de  semblable  à  une  injustice  ,  si  nous  avions 
fl  supprimé  brusquement  les  allocations  dont  les  titulaires 
«  siattendaient  à  jouir  toute  leur  vie-  Nous  avons  cru  que 
»  mieu.x.  valait  imposer  à  la  nation  une  charge  temporaire, 
»  qu'exposer  le  gouvernement  du  roi  au  reproche  d'injus- 
«  tice,  que  mettre  S.  M.  dans  la  nécessité  pénible  de  reve- 
»  iiir  sur  les  actes  de  la  bienfaisance  de  son  frère  et  de  son 
»  père.  î> 

Le  principal  résultat  de  la  nouvelle  organisation  de  la 
liste  civile  est  le  transfert  au  fonds  cons(jridé  d'une  somme 
d'environ  i3,825,ooo  fr.  (553, 000  liv.  st.)  en  pensions, 
traitemens  du  corps  judiciaire  ,  du  corps  diplomati- 
que ,  etc. ,  etc. 

Le  minisîère  a  avoué  que  ,  en  fait,  l'organisation  nou- 
velle n'avait  pas  provoqué  d'économie  réelle,  que  le  simple 
déplacement  des  charges  de  rancienne  liste  civile  n'en 
diminuait  pas  le  fardeuu  pour  la  nation. 

On  n'en  a  pas  moins  allirméque  Li  proposition  et  l'adop- 
tion de  la  nouvelle  liste  civile  était  un  double  service 
rendu  au  pays,  au  parlement  et  aui'oi. 

Au  pays  ,  en  replaçant  sous  le  contrôle  immédiat  du 
parlement  une  portion  assez  forte  de  la  dépense  pubhque 
qu'il  n'avait  pu  jusqu'ici  surveiller  que  très-imparfaite- 
ment. 

Au  parlement ,  en    lui  épargnant  à  l'avenir  le  pénible 


LITTÉRATIRF.  177 

devoir  de  violer  cuquL'lijiie  sorte  le  secret  de  la  vie  privtîe 
du  prince,  pour  arriver  à  cette  foule  de  dépenses  publi- 
ques maladroitement  jetées  pèle  mêle  au  milieu  des  dé- 
penses de  la  maison  royale. 

Au  roi  enfin ,  en  isolant  à  tout  jamais  de  ses  dépenses 
privées  toutes  les  dépenses  publiques,  parfaitement  étran- 
gères au  service  de  sa  personne,  qui,  grossissant  mil  à 
propos  les  charges  de  sa  maison,  lui  imposaient  bien  gra- 
tuitement une  sorte  de  responsabilité  morale,  et  étendaient 
jusqu'à  lui  l'espèce  d'impopularité  inévitablement  attachée 
à  toute  grande  dépense  de  deniers  publics. 
,  En  résumé,,  les  évaluations  des  dépenses  de  la  liste 
civile  dans  le  long  période  de  temps  (45  ans)  que  nous 
venons  de  parcourir,  présentent  les  variations  ci-après. 

17  86  • — Dépenscsprivées,i4, 229,260 fr.  (569,i7oliv.  st.) — 
Dépenses  publiques,  8,193,225  fr.  (.327,729  liv.  st.).  — 
Dépense  totale,  22,422,475  fr.  (896,899  liv.  st.). 

i8o4. —  Dépenses  privées,  15,968, 225fr.  (638,729liv.st.) 

—  Dépenses  publiques,  8,487,825  fr.  (339,41 3  liv.  st.). — 
Dépense  totale  ,  24,455.,55o  fr.  (978,142  liv.  st.). 

1816. — Dépenses  privées,  20,25o,ooofr.  (810,000 liv. st.) 

—  Dépenses  publiques,  6,843,175  fr.  (273,727  liv.  st.).  — 
Dépense  totale  ,  27,093,175  fr.  (1,083,727  liv.  st.). 

1820. — Dépenses  privées,  i4,3oo,ooo  fr.  (572,000  liv.  st.) 

—  Dépenses  publiques,  6,843,175  fr.  (273,727  liv.  st.).  — 
Dépense  totale,  21,143,175  fr.  (845,  727  liv.  st.). 

i83i . — Dépenses  privées,  12,750,000  fr.  (5io,oooliv.  st.) 

On  devra  plus  particulièrement  remarquer  ce  résultat 
assez  curieux  du  rapprochement  de  l'évaluation  des  dépenses 
privées  du  prince  aux  deux  époques  extrêmes  du  tableau 
ci-dessus  : 

1.5. 


178  REVUE  DE  PARIS. 

En  1786,  i4, 229,2,50  fr.  (669,170  liv,  slerl.). 
En  i83î,  12,750,000  fr.  (5ro,ooo  liv.  sterl.). 

La  moyenne  des  évaluations  des  cinq  époques  ressor- 
tirait à  i5, 000, 000  fr.  (600,000  liv.  st.). 

Mais  avant  i8i5,  les  dépenses  effectives  avaient  toujours 
excédé  dans  une  forie  proportion  les  limites  posées  par  le 
parlement. 

D'après  un  compte  présenté  en  i8i5,  la  somme  des  sub- 
sides effectifs    allouée  à  diverses  époques  depuis  1760, 

jusqu'à  cette  année ,  était  de 

49,599,350  fr.  (t, 983,974  liv.  st.). 

La  liste  civile  devait  encore 

en  i8i5.     .....      10,033,875         (42i,o55) 

Cet  excédant  explique  suflisamment  les  enquêtes  de 
1802,  i8o3  et  i8o4,  et  surtout  celles  de  1812,  i8i3  et  i8i5 
destinées  à  éclairer  définitivement  le  parlement  sur  les 
véritables  besoins  de  la  représentation  royale. 

Les  améliorations  apportées,  même  un  peu  avant  i8i5, 
à  l'administration  de  la  liste  civile ,  ainsi  qu'on  l'a  dit  à 
propos  des  travaux  des  comités  de  cette  année ,  avaient 
beaucoup   ralenti  l'inquiète   surveillance  du  parlement. 

On  a  pu  voir  par  le  passage  déjà  cité  du  rapport  du 
dernier  comité,  celui  qui,  il  y  a  un  an,  examinait  le  projet 
présenté  par  le  ministère  actuel  pour  la  liste  civile  de 
Guillaume  IV,  que  la  défiance  un  peu  inquisitoriale  de 
quelques-uns  des  comités  précédens  avait  fait  place  à  une 
confiance  à  peu-près  absolue ,  résultat  tout  naturel  des 
qualités  personnelles  d'un  prince  honnête  homme  et  de 
mœurs  simples,  et  de  la  loyauté  d'un  ministère  vraiment 
iiationaL 

Aucun  état  des  dépenses  présupiées  du  nouveau  mo- 
narque n'avait  été  exigé  par  ce  comité.  Et  on  doit  avouer 
qu'il  avait  attaché  bien  peu  d'importance  aux  états  des 
dépenses  antérieures  communiqués  suivant  l'usage ,  puis- 


LITTÉRATURE.  179 

qu'il  déclarait  positivement  à  la  chambre,  par  l'organe 
de  sou  rapporteur,  qu'il  n'avait  eu  aucun  moyen  de  con- 
trôler les  détails  des  dépenses  de  la  deuxième  section , 
celles  dont  le  chiffre  s'élève  à  la  somme  la  plus  considéra- 
ble, et  embrasse  le  plus  d'objets  divers  ,  car  les  départe- 
mens  du  lord-chambellan  et  du  lord-intendant,  c'est-à-dire 
les  dépenses  matérielles  delà  maison  royale,  ysoot  com- 
pris. 

La  chambre  des  communes  a  approuvé  la  conduite  de 
son  comité. 

De  MoiÉoN  , 

ancien  élève  de  l'École  Poljteclinique. 


>  w-x-^AA  \A\v\  k'vvx  w^^A/»A/l/^w\v^AV\^^ 


Sc^tu's  h  U  'Mu  mantune, 

LA    SALAMANDRE 

§ler. 

LA  BA'LAMAWBK'E.- 


'  La  Salamandre!...  Joli  nom,  élégant,  cpquet,  expressif, 
coquet,  élégant  comme  celle  toute  gracieuse  corvette,  si 
leste  ,  si  preste,  si  fine  de  formes  ,  si  carrée  de  voilure ,  si 
élancée  de  mâture. 

Vive,  vive  comme  un  poisson,  soumise,  obéissante  au 
gouvernail,  à  virer  de  bord  dans  un  bassin!  La  chargeait-on 
de  voiles  jusqu'aux  royales;  souple  et  alerte,  inclinant  ses 
hautes  flèches  qui  pliaient  comme  des  l'oseaux,  elle  volait 
sur  les  lames  avec  la  rapidité  d'une  mouette. 

Et  ce  n'était  pas  seulement  un  navire  de  parade  et  de 
course,  non,  cordieu  !  non  ;  à  peine  le  veut  déroulait-il 
les  plis  d'un  pavillon  rival  qu'elle  parlait  haut  et  long- 
temps ,  fort  et  loin. 

Aussi  ai-je  dit  que  son  nom  était  expressif. 

Expressif!.  .  Oui,  si  vous  l'aviez  vue,  cette  fière  cor- 
vette, en  i8i3,  tonnante,  furieuse,  échevelée,  ses  manœu- 
vres au  vent,  bondir  avec  ivresse  au  milieu  des  éclairs  qui 
jaillissaient  de  ses  trente  caronades  de  bronze! 


LITXiiRATUUE.  181 

A  ces  torieus  de  ilaniiue ,  à  celle  lave  de  boulets  et  de 
mitrailles  qu'elle  vomissait  de  sa  1  atterie  ,  on  eût  dit  le 
v'iatèro  embrasé  d'un  volcan ,  ou  un  lac  de  feu  dont  elle 
était  la  véritable  salamandre. 

Oh!  si  vous  l'aviez  vue,  la  mauvaise,  mordre  une  frégate 
anj;laise  avec  ses  grappins  d'abordage,  ses  grappins  rouges 
et  brûlaus ,  tant  les  bordées   étaient  vives  et  nourries  ! 

Dans  cet  cllrayant  combat,  elle  se  montra  digne  de  son 
nom  :  engagée  à  la  frégate,  elle  Gt  feu  une  dernière  fois, 
feu  de  si  près  que  les  canonniers  des  deux  navires  se 
brisaient  la  tète  à  coups  de  refouloirs ,  s'arrachaient  les 
anspects,  et  se  poiguardaient  d'un  pont  à  l'autre. 

Trois  fois  les  grappins  cassèrent  ,  trois  fois  elle  aborda 
l'anglais,  acliarné  comme  elle  ,  intrépide  comme  elle. 

Puis  le  feu  prit  à  bord  de  la  corvptte...  le  feu  qui  se 
croise,  qui  s'allonge,  qui  se  tord,  qui  grimpe  aux  corilages, 
qui  siffle  dans  les  voiles ,  qui  étreint  les  mats  dans  sa  spi- 
rale bridante.  Le  feu!  le  feu!  on  ne  s'en  aperçut  seulement 
pas  à  bord...  on  ne  pensait  qu'à  couler  l'anglais.  D'ail- 
leurs, pas  d'explosion  à  craindre  :  il  ne  i*^estait  pas  un 
grain  de  poudre  dans  la  sainte-barbe.  On  en  use,  allez! 
en  sept  heures  de  combat,  quand  une  volée  n'attend  pas 
l'autre. 

Intrépide  Salamandre!  le  feu  la  rongeait  jusqu'à  ses 
œuvres  vives,  et  la  mer  la  soulevait,  et  elle  flambait  tou- 
jours ,  ménageant  sa  dernière  volée  ,  comme  un  prodigue 
ménage  sa  dernière  pièce  d'or  ,  attendant  l'occasion  d'é- 
craser l'anglais. 

En6u...  enGn...  l'ennemi  présente  la  poupe;  la  Sala- 
mandre rugit,  le  canon  tonne,,  le  fer  pleut...  Hourra!... 
coulé...  hourra!...  coulé...  plus  d'anglais! 

Hourra!...  Une  traînée  de  cadavres  qui  tournoya  dans  le 
remous  que  Gt  la  frégate  en  s'engloulissant  ;  des  débris 
de  gréement  et  de  mâture... 

Et  puis  ce  fut  tout. 

Alors  on  songea  à  éteindre  l'incendie,  et  on  y  parvint. 


182  REVUE  DE  PARTS. 

Olil  qu'ainsi  elle  était  changée,  ma  brave  et  digne 
Salamandre! 

Elle  ne  dressait  plus  insolemment  ses  mats ,  elle  n'e'ta- 
lait  plus  aA'ec  complaisance  un  greement  lisse  et  peigne 
comme  une  chevelure  de  femme;  ce  n'était  plus  sa  batterie 
étincclante,  ses  peintures  de  mille  couleurs,  qui  couraient 
sur  sa  poupe,  se  croisaient,  se  déroulaient  en  merveilleux 
arabesques  ! 

Non  ,  ce  n'était  plus  cela. 

Toute  brûlée,  déchiquetée,  trouée  par  la  mitraille, 
rougie  par  le  sang,  noircie  par  la  poudre,  fumante,  cou- 
lant bas  d'eau,  elle  regagna  le  port ,  la  vaillante,  avec  son 
lambeau  tricolore  cloué  à  sa  poupe  !  Car  des  niàts,  ah! 
oui,  il  n'en  restait  pas  plus  que  sur  un  ponton.  Et  les 
manœuvres  retombaient  brisées  sur  les  préceintes  sillon- 
nées par  raille  éclats  ,  mille  boulets  ! 

Et  pourtant  que  ce  négligé  lui  allait  bien ,  à  la  coquette  ! 

Ainsi  quelquefois  vous  voyez  au  bal  une  vive  et  folle 
jeune  fille,  aux  yeux  brillans,  à  la  peau  vermeille  et 
veloutée;  une  gaze  transparente  minutieusement  arrêtée 
entoure  sa  jolie  taille;  ses  cheveux  parfumés  sont  symé- 
triquement arrondis  en  boucles  luisantes;  sa  ceinture  et 
son  écharpe  sont  régulièrement  posées  ;  on  compterait  les 
plis  de  sa  collerette  ;  et  puis  ,  en  elle  tout  est  joie  et  délire  ; 
délire  et  joie  d'enfant  qui  rit,  et  rit  encore,  emportée 
par  la  valse  bondissante. 

Cette  gaieté,  cette  symétrie  de  toilette  plaisent,  je 
veux  bien  ;  pourtant ,  oh  !  je  trouverais  pourtant  moins 
d'élégance,  mais  plus  de  charmes,  dans  cette  cein- 
ture froissée  ,  dans  cette  écharpe  tombante ,  cette  cheve- 
lure dénouée  ;  oh  !  plus  de  charmes  dans  une  légère  pâleur, 
dans  une  douce  tristesse ,  dans  ce  regard  devenu  languis- 
sant et  voilé  ;  oh  !  plus  de  charmes  dans  tout  ce  ravissant 
désordre  qui  prouve  enfin  que  la  Salamandre  était  mille 
fois  plus  pittoresque,  plus  poétique,  plus  enivrante  après 
le  combat. 


LITTÉRATURE.  183 

Aussi  les  vingt  hommes  qui  seuls,  quoique  blessés, 
restèrenl  en  état  de  la  remorquer,  la  conduisirent  avec 
amour  et  respect  dans  la  rade  de  Toulon  pour  la  radouber. 

C'était  vraiment  conscience  de  réparer  un  bâtiment 
dans  cet  état  depuis  la  guibre  jusqu'au  gouvernail  :  ce 
n'était  qu'une  plaie,  qu'un  trou. 

Mais  il  s'élait  fait  monument;  mais  c'était  toujours  la 
Salamandre. 

Mais,  à  moins  d'être  lâche  comme  un  espion,  on  deve- 
nait brave  en  mettant  le  pied  sur  la  Salamandre  ;  car  on 
y  respirait  je  ne  sais  quel  parfum  de  goudron ,  quelle  bonne 
odeur  de  vieille  poudre  brûlée  qui  faisait  noblement  bat- 
tre le  cœur  1 

Mais  ces  planches  cicatrisées ,  ces  canons  mâchés  par  les 
boulets ,  ce  pont  noir,  à  quelques  endroits ,  du  sang  qui 
l'avait  pénétré...  tout  cela  avait  une  voix...  une  forte  et 
puissante  voix  c[ui  disait  une  des  glorieuses  pages  de  nos 
guerres  maritimes.  Mordieu,  oui!  ceux  qui,  ayant  passé 
par  ce  baptême  de  feu,  restaient  de  l'ancien  équipage, 
pouvaient,  je  vous  le  jure,  initier  les  novices. 

Aussi  la  restauration  trouva  la  Salamandre  rétablie, 
hautaine  ,  fringante  et  prête  à  mordre. 

Oh  !  elle  savait  bien  ,  l'insolente ,  qu'elle  avait  dans  ses 
flancs  cent  vingt  braves  matelots  ,  entre  autres  di.x-neuf 
restant  de  l'ancien  équipage,  et  que  l'on  désignait  à  bord 
sous  le  nom  dejlambarts.  Ajoutez  à  cela  une  centaine  de 
marins  de  l'ex-garde  impéiiale,  et  vous  aurez  une  itiée 
des  compagnons  d'élite  qui  montaient  ce  hardi  navire. 

Il  fallait  voir  ces  bonnes  figures  brunies  ,  tannées,  cica- 
trisées ,  basanées,  des  têtes  de  fer,  des  épaules  d'Hercule 
et  des  cœurs  d'enfans ,  intrépides  et  insoucians ,  téméraires 
et  bons. 

Mais  ces  diables  de  marins,  quoiqu'ils  sussent  que  Bo- 
naparte n'aimait  pas  la  marine,  ils  l'avaient  vu  dans  cette 
désastreuse  campagne  de  Russie,  qu'ils  avaient  aussi 
faite...   Ils  l'avaient  vu  partager  son  pain,  ses  vêlemens 


-184  REVUE  DE  PARIS, 

avec  ses  soldats,  et  ils  l'avaient  aimé...  parce  qu'ils  trou- 
vaient en  lui  tout  ce  qui  était  en  eux,  courage  et  bonté. 
—  Car  il  était  bon,  lui;  il  a  trop  pleuré  son  enfant  pour 
être  cruel. 

Or,  en  i8i5,  dès  qu'ils  surent  et  les  affaires  de  Roche- 
fort,  et  la  noble  et  belle  proposition  du  brave  commandant 
Collet ,  etie  passage  de  l'empereur  à  bord  du  Bei/çrophon, 
ils  pleurèrent  de  rage  et  devinrent  sombres  et  farouches... 

Puis  ,  apprenant  les  sanglantes  réactions  ilu  Midi  ,  ils 
murmurèrent.  Quelques  rixes  eurent  lieu  avec  les  habitans 
de  Toulon  ;  enfin,  pour  éviter  de  nouvelles  querelles,  on 
envoya  la  corvette  attendre  le  moment  du  départ  dans  le 
port  de  Saint-Tropez. 

Pauvre  chère  corvette!  elle  quitta  la  radi-  non  plus 
comme  autrefois,  ses  canons  sortis ,  fougueuse ,  impatiente, 
dressant  au  plus  beau  màt  son  glorieux  pavillon...  com.'ne 
un  gage  de  défi... 

J\on  ,  raordieu  !  elle  sortit  triste  et  comme  honteuse  , 
presque  sans  artillerie,  armée  en  flûte,  privée  de  ses 
belles  garnitures  de  haches  d'armes  ,  de  ses  colliers  de 
boulets,  de  ses  riches  pierriers  qui  étincelaient  au  soleil. 

Ils  me  l'avaient  châtrée,  les  misérables!  Il  ne  lui  restait 
plus  que  son  nom  ,  qui  faisait  encore  tressaillir  les  Anglais; 
il  ne  lui  restait  (jue  son  équipage  de  flamharts  et  de  marins 
de  l'ex-garcle  tristes  et  mornes  comme  elle. 

Ce  bâtiment  sombre  et  chagrin  qui  s'ennuie  tout  seul 
dans  le  port  de  Saint-Tropez  ,  c'est  elle ,  c'est  ma  Sala- 
mandre,  que  le  soleil  éclaire  de  ses  premiers  rayons. 

§11. 

LA  PAIE. 

D'après  les  ordres  du  lieutenant ,  le  commissaire  avait 
fait  la  paie  ,  et  le  silence  rigoureux  qui  régnait  ordinaire- 


LITTÉRATURE.  185 

niciit  à  boni  île  lu.  Salaman  Ire  éliùi  interrompu   par  un 
tiiiteiueiiL  uiélallii[aL'  partant  de  tous  les  coins  du  navire. 

it  Enfui,,  dit  le  coniini  saire ,  qui,  pour  remplir  ses 
fonctions  ,  avait  revêtu  son  habit  bleu,  brode'  ù'ai-^eiit ,  à 
retroussis  écarlatcs;  enfin,  répéta  til  en  rau-.a -ant  des 
registres  et  des  papiers  épars  sur  lu  table  du  ccc-re  de  la 
corverte ,  voilà  donc  ce  maudit  arriéré  payé  ..  Ti "is  ans  de 
solde...  Et  il  était  temps,  car  avec  de  pareils  i':!i.i;^és...  « 

Ace  moment  une  espèce  de  grognement  soui  '•  t  t  inar- 
ticulé, qui  partait  de  la  porte,  interrompit  le  m mologue 
du  comiJiissaire. 

Allons....  encore....  dit-il.  Voyons....  Qu'est-ce''  Que  me 
veut-on  ? 

Le  grognement  devint  plus  prononcé  ,  et  onput  entendre 
ce  mot.  —  Mon  commissaire...  c'est  moi...  mon  'commis- 
saire... 

—  Qui ,  toi  ?  qui  es-tu ,  que  veux-t  u  ? 

Et  le  commissaire  se  leva  vivement  de  sa  cliai;.e  ,  fut  à 
la  porte  .  et  prit  l'importun  par  un  revers  de  sa  veste  ;  et , 
l'amenant  sous  le  jour  du  grand  panneau  ,  il  put,  à  la  fa- 
veur de  cette  lumière  éblouissante,  le  contempler  à  son 
aise. 

C'était  ,  sur  ma  pnrole,   une  tète  digne  do  Rembrandt. 

Figurez  vous  un  homme  de  taille  moyenne,  mais  forte- 
ment constitué,  un  visage  presque  violet ,  t;uit  il  était 
pourpre,  entouré  de  larges  favoris  noirs  ettoulFus  ,  qui  se 
rejoignaient  à  des  cheveux  blancs,  ras,  courts  et  raides 
comme  une  brosse. 

Une  énorme  cicatrice  ,  qui  commençait  au  fr^ut,  tra- 
versait le  sourcil ,  l'œil  (  il  était  borgne  )  et  la  joui  gauche , 
et  allait  se  perdre  dans  sa  barbe  ;  mais  tellement  creuse, 
lacicalrice  ,  qu'on  y  aurait  logé  le  petit  doigt. 

Qiioi([u'on  fut  au  mois  de  juin  et  qu'il  fît    une  chaleur 
éloufTante  ,  cet  homme  portait  deux  chemises  :  d'abord  une 
de  laine  rouge  ,  puis  une  autre  blanche,  dont   le  collet  , 
précieusement  brodé  ,  se  rabatt  lit  sur  la  première. 
TOMK     X,  i6 


186  REVUE  DE  PARIS 

Enfin  une  veste  de  drap  bleu  ,  fort  longue  ,  bordée  au 
eollet  et  aux  manches  d'un  galon  d'or,  et  un  pantalon  de 
grossière  étoffe  ,  complétaient  son  habillement. 

Quand  le  commissaire  l'attira  sous  la  lumière  du  pan- 
neau ,   il   se  laissa  faire,  n'avançant  qu'à   pas  lents ,  et 
fixant  ,  d'un  air  honteux  son  œil  unique  sur  l'administra 
teur. 

—  Ah  î  c'est  toi  ,  maître  Bouquin...  Eh  bien  !  que  veu.\- 
tu  ?  Allons  ,  réponds  donc  ! 

—  Mon  commissaire,  dit  l'autre  en  roulant  en  spirale, 
en  cône  ,  en  rlionibe,  le  bonnet  de  laine  à  carreaux  bleus 
qu'il  tenait  dans  sa  main,  mon  commissaire...  c'est  que... 
c'est  que  je  crois  qu'on  me  carotte. 

—  Hein?... 

—  Oui,  mon  commissaire.  .  qu'on  me  flibuste,  et  que 
je  n'ai  pas  mon  compte. 

—  Comment... 

—  Trois  ans,  mou  commissaire...  trois  ans  d'arriéré 
à  '700  francs,  c'est  2,100  francs...  et  je  n'en  ai  mordu  que, 
1,^19,5  sols  et  2  liards.  Et  il  montrait  une  immense  saco- 
che qu'il  tenait  sous  son  bras. 

Ah  !  c'est-à-dire  que  tu  demandes  des  comptes  ? 

—  JSon,  mon  commissaire. ..Faites  excuses:  je  demande 
m<m  compte. 

—  Rien  de  plus  juste,  mon  garçon  ,  rien  de  plus  juste. 
Jour  de  Dieu  !  si  l'on  pouvait  me  croire  capable  de  refu- 
ser les  moindres  éclaircissemens.  Ah  !  bien  oui...  Non  , 
non,  vous  gagnez  trop  bien  votre  argent,  mes  braves  , 
mes  dignes  amis ,  vous  le  gagnez  trop  honorablement , 
pour  qu'on  ne  vous  démontre  pas  ,  à  un  sou;  qu'est-ce 
que  je  dis ,  à  un  sou  ?  à  un  liard ,  à  un  denier  près,  qu'on 
ne  vous  fait  tort  de  rien...  Entends-tu  bien  cela  ,  maître 
Bouquin?  Et  il  répéta  en  accentuant  fortement — Qu'on 
ne  vous  fait  tort  de  rien. 

—  Connu...  connu...  mon  commissaire. 
—  f  l'jin.ent,  connu  ? 


LITTÉRATUtlE.  187 

—  Je  dis  connu ,  mon  commissaire  ,  parce  que  l'autie 
d'avant  nous  disait  tout  d'méme.  Mais  c'est  juste  ;  c'est 
dans  votre  manœuvre  à  vous,  comme  c'est  dans  la  nôtre 
de  dire  :  Range  à  larguer  les  huniers.  Allez  ,  allez,  mon 
commissaire  ;  j'éc^oute. 

—  Eh  bien!  donc,  les  700  francs  par  an  font  tant  par 
mois,  tant  par  semaine,  tant  par  jour;  mais  il  y  a,  vois-tu, 
maître  Bouquin,  des  années  bissextiles  et  des  mois  de 
vingt-huit  jours;  ensuite  la  valeur  des  monnaies  courantes 
se  trouvant  souvent  altérée,  et  les  gourdes  d'Espagne  qu'on 
vous  adonnées  en  paiement  ayant  une  valeur  de  quarante- 
sept  centimes  de  plus  que  les  pièces  de  cent  sous,  font 
que...  Tu  suis  bien  ? 

—  Oui,  commissaire,  dit  l'autre,  qui  se  mordait  les 
lèvres  jusqu'au  sang,  en  prêtant  la  plus  vigoureuse  atten- 
tion à  ce  discours  adininistralif. 

—  Font  que...  reprit  le  commissaiie  avec  une  nouvelle 
volubilité  ,  font  que  la  valeu^'  des  pièces  de  cent  sous 
doit  décroître  d'autant  sur  le  capital  et  sur  le  total  des 
sommes  que  le  trésor  vous  paie  scrupuleusement  ..  en- 
tends-tu,  maître  Bouquin  ?  scrupuleusement...  pour  l'a- 
moitissement  intégral  de  la  solde  arriérée. . .  Tu  suis  bien  ?. . 
j'espère  que  c'est  assez  clair. 

—  La  solde  ariicrée...  Oui,  commissaire,  je  commence 
à  y  être.  Et  le  malheureux  se  pressait  le  front,  comme 
pour  faire  entrer  dans  son  cerveau  rebelle  l'explication 
claire  et  lucide  de  l'administrateur. 

—  Or ,  reprit  celui-ci,  tes  700  francs  étant  déjà  soumis 
aux  fluctuations  inévitables  opérées  par  le  change  sur  la 
valeur  des  gourdes  d'Espagne,  et  les  écus  de  six  livres 
étant  aussi ,  de  leur  côté  ,  soumis  à  une  défalcation  nota- 
ble et  diminutive,  font  que  la  vahur  des  gourdes  leur 
étant  opposée,  seulement  quant  aux  années  bissextiles  et 
aux  mois  de  vingt-huit  jours  ,  il  résulte  nécessairement... 
Tu  comprends  bien  ?  Mais  ne   te  gêne  pas,  si  cela  ne  te 


188  REVUE  DE  PARIS. 

paraît  pas  assez  clair,  jiiaUrcBoiujiiin,  dis-k-.  Comprenils- 

tu  bien  ? 

—  Oui,  commissaire.  Et  il  ouvrait,  il  ccart|uillait  son 
œil  à  faire  trembler. 

—  Je  reprends.  Des  années  bissextiles  et  des  mois  de 
vingt-huit  jours  il  résulte  nécessairement,  il  est  patent, 
il  est  avéré  ,  il  est  notoire,  qu'en  défalquant  d  un  côté  la 
diminution  opérée  sur  les  i^ourdes  ,  la  diminution  de  paie 
voulue  par  la  proportion  des  années  bissextiles  et  des 
mois  de  vingt-huit  jours,  et  qu'en  balançant  d'un  autre 
côté,  jiiais  en  balançant  à  votre  avantage,  —  entends-tu 
bien  toujours?  —  à  votre  avantage  l'augmentation  des 
écus  de  six  francs ,  les  écus  de  six  francs  l'emportent  de 
beaucoup  ,  mais  l'emportent  énormément  sur  les  pièces 
de  cent  sous,  l'emportent  au  moins  de  4?^  francs.  Ainsi 
tu  vois  qu'en  ajoutant  ces  4^0  flancs  à  tes  i,7'S5,  cela  te 
fait  2,t :6o  ;  et  à  ton  dire,  remarque  bien  ceci,  on  ne 
t'en  doit  que  2,100.  Est-ce  vrai  ?...  enfin  réponds  :  est-ce 
vi-ai  ? 

—  Ça  est  vrai ,  mon  commissaire,  on  ne  m'en  doit  que 
a,ioo  ,  répondit  Bouquin  en  essuyant  la  sueur  qui  ruisse- 
lait sur  son  visage. 

—  Eh  bien  1  tu  vois  donc  bien  que  c'est  au  contraire  toi 
qui  redevrais  160  francs,  puisqu'on  ne  t'en  doit  que2, 100; 
<;ar  ce  n'est  pas  niti,  c'est  toi  qui  l'as  dit,  et  qu'on  t'en 
donne  2, -260.  Ainsi  tu  vois  donc  ,  mou  garçon  ,  que  je 
pourrais  te  redemander  160  francs  ,  que  je  le  devrais 
peut-être  pour  l'apprendre  à  te  méfier  de  les  supérieurs 
et  du  gouvernement,  qui  vous  donne  toujours  plus  qu'il 
ne  doit ,  et  se  trompe  toujours  dans  votre  intérêt,  comme 
lu  vois;  mais  pour  cette  fois  je  serai  bon  enfant.  Que  cela 
te  serve  de  leçon;  garde  tes  160  francs  de  surplus,  en- 
tends tu  ,  maître  Bouquin  ;  gardes-les  ,  et  que  ce  soit  pour 
toi  un  nouveau  motif  de  bénir  l'ordre  de  choses  que  le 
ciel  nous  a  rendu...  Allons!  va  ,  maître  Bouquin,,  et  dis 
bien  à  tes  camarades  que  s'ils  ont  quelques  explications  à 


LITTÉRATURE.  189 

m.'  deniander,  je  suis  tout  jut't  à  les  leiu'  donner  aussi 
claires  et  aussi  lucides  que  celle-ci.  Oh!  mon  Dieu  î  pas 
de  préférence;  ce  que  l'ou  fait  pour  l'un  on  doit  le  faire 
pour  Taulre. 

En  ce  disant,  le  commissaire  prit  en  chantonnant  ses 
registres  sous  son  Inas  ,  entra  dans  sa  chambre  et  ferma 
sa  porte,  laissant  maître  Bouquin  tout  en  naL;e,  stupéfait, 
confondu,  ébahi ,  et,  ce  qui  est  plus  fort  ,  convaincu  de 
la  générosité  et  du  désintéressement  du  gouvernement  à 
son  égard. 

—  Sacredieu!  dit-il  en  s'essuyant  le  front,  j'aimerais 
mieu.i  prendre  trois  ris  dans  une  grande  voile,  au  fort  d'un 
ouragan  .  que  d'être  obligé  de  me  mettre  à  recornprendre 
le  commissaire.  Ah  !  voilà  une  langue  !  quille  platine  ! 
Avec  tout  ça  il  paraît  fout  de  même  que  c'est  moi  qui 
redevrais,  et  que  j'y  geigne  i6o/rancs.  Qu'est-ce  donc  que 
ce  vieux  caïman  de  La  Joie  était  venu  me  chanter ,, que 
le  commissaire  nous  tondait  comme  des  mousses  ? 

Et  le  digne  homme  courut  chercher  maître  La  Joie. 

—  Eh  bien  !  niatf  lot ,  lui  dit  Bouquin  en  l'abordant, 
eh  bien  !  nous  nous  trompions  :  il  paraît  que  la...  la  fruc- 
tualion...  les  années  buisseptiques  et  l'amoir...  l'avor... 
l'acor...  enfin  c'est  égal,  le  nom  n'y  fait  rien....  sont  cause 
que  nous  rabiotons  i6o  francs...  au  tieuv  d'en  perdre  45o; 
que  si  le  gouvernement  n'était  pas  bon  matelot,  il  nous 
forcerait  de  remettre  à  la  gamelle.. .  et  que  le  commissaire 
a  navigué  droit  et  sans  embardées. 

Pour  foute  réponse,  La  Joie  regarda  fi.vément  Bouquin 
entre  les  deux  yeux,  prit  son  grand  sifflet  dans  sa  poche, 
et  en  tira  deux  sons  brefs.  Bouquin  parut  saisir  parfaite- 
ment le  sens  de  l'harmonie  expressive  de  La  Joie. — Que 
la  drisse  du  pavillon  nie  serve  de  cravate  si  ce  n'est  pas 
vrai,  lui  dit  il. 

Ici,  nouvelle  modulation  du  sifflet  ,  que  Bouquin  tra- 
duisit encore  .car  il  répliqua  :  — Tu  es  enl('té  comme  un 

i6. 


190  REVLK  DE  PARiS. 

marsouin  ;  puisque  c'est  comme  ça,  vois-Ui,  La  Joie,  il 

fallait  y  aller  toi-même. 

Et  Bouquin  monta  sur  le  pont ,  laissant  dans  la  bat- 
terie son  ami  au  long  sifflet. 

Or  il  faut  savoir  que  La  Joie ,  maître  d'équipage  de  la 
corvette,  était  l'être  le  plus  silencieux,  le  plus  morne  qui 
fut  au  monde,  il  s'était  fait  uue  habitude  de  ue  parler 
que  le  moins  possible,  et  la  plupart  du  temps  il  ne  répon- 
dait à  ses  égaux  ou  à  ses  inféiieurs  que  par  des  modula- 
tions que  l'on  avait  fini  par  comprendre;  ce  qui  paraîtra 
moins  étonnant  quand  on  saura  que  dans  les  habitudes 
nautiques  la  plupartclescommandemens  se  font  au  sifflet, 
dont  le  bruit  sonore  et  aigu  domine  les  mugissemeus  des 
vents  et  des  vagues. 

Ainsi  pour  maître  La  Joie,  le  sifflet,  c'était  uue  langue 
nouvelle,  une  langue  à  lui,  tour  à  four  gaie,  triste,  co- 
lère ou  satisfaite,  une  langue  admirable  pour  traduire  les 
impressions  qui  agitaient  le  vieux  marin. 

A  la  manière  dont  il  embouchait  l'instrument  pour 
commander  une  manœuvre  ,  aux  sous  plus  ou  moins  ru- 
des ,  plus  ou  moins  couians' qu'il  en  tirait,  l'équipage 
devinait  la  nuance  de  son  humeur. 

Le  bruit  était  il  cadencé,  perlé,  coupé  de  roulades  et 
de  roucoulemens  qui  montaient  et  descendaient  en  gam- 
mes brillantes  ,  éclataient ,  vibraient  ,  retentissaient  en 
modulations  harmonieuses  : 

—  Oh!  bon!  disaient  tout  bas  les  matelots;  il  y  aura 
bon  quart,  maître  La  Joie  est  dans  une  bonne  brise. 

Au  contraire,  le  sifflet  ne  laissait-il  échajiper  qu'un  cri 
sec,  froid  et  dur,  rauque  et  impératif,  sans  aucune  liori- 
ture  : 

—  Veillons  au  grain,  répétaienl-ils  à  voix  presque  inin- 
telligible :  le  vent  a  l'air  de  venir  du  côté  des  calottes, 
et  si  ce  venl-là  continue  ,  il  pleuvra  des  averses  de  coups 
de  poings  et  de  coups  de  pieds. 


LllTÉIUTl  RF.  191 

Or  ces  picilictions  météorologiques  et  psycliologiqius 
étaient  d'orcliuaire  réalisées  par  l'événement. 

Wais  ce  jour-là  il  n'y  avait  place  que  pour  l'espérance 
et  la  gaieté,  que  la  fiaie  avait  fait  naître  clans  l'anie  des 
marins...  La  plupart  rassemblés  dans  la  batterie  étaient 
assis,  couchés,  debout,  comptant  et  recomptant  leurs  écus, 
et  les  enfouissant  dans  leurs  longue»  bourses. 

Puis,  en  attendant  l'heure  de  mettre  en  pratique  leur 
singulière  théorie  d'arausemens,  ils  en  parlaient  avec  ivresse 
et  joie;  se  promettant,  se  jurant  de  se  débarrasser  au  plus 
vite  de  cet  or  qui  les  gênait  et  les  troublait  dans  la  ma- 
nœuvre, disaient-ils  ,  par  ie  son  criard  qu'il  rendait. 

Ce  point  principal  fut  donc  irrévocablement  arrêté, 
non  pourtant  sans  avoir  été  faire  préalablement  une  vi?ite, 
soit  au  lieutenant  Pierre,  soit  au  vieux  Garnier,  afin  de 
leur  remetire  la  moitié  de  leur  paie  destinée  à  leurs  pères, 
mères,  femmes  ou  enfans.  Ceci  était  un  usage  reconnu  , 
sacré,  établi.  Cette  répartition  faite,  ils  respirèrent  libre- 
ment, et  purent  alors  se  livrer  (spéculativement)  aux 
plus  vifs  plaisirs. 

—  Hourra  !  disait  l'un  en  secouant  sa  bourse  ;  il  y  a  au 
fond  de  cela  les  trente  meilleurs  bidons  de  vin  du  Cap  qui 
aient  jamais  pris  source  dans  un  tonneau  pour  venir  se 
décharger  dans  le  gosier  d'un  honnête  marin  ! 

—  Par  toutes  les  alcanuetas  de  Cadix,  disait  l'autre,  en 
caressant  avec  amour  la  rotondité  de  sa  sacoche,  je  tàte 
bien  ici  la  peau  la  plus  fine,  la  plus  douce...  j'y  vois  les 
yeux  les  plus  noirs,  la  gorge  la  plus  blanche...  Oh!  viens, 
l\oson,Théréson,Toinon,  que  je  t'embrasse....  viens,  bonne 
fille  ;  il  faut  qu'avec  toi,  en  deux  jours  ,  le  trou  aux  écus 
soit  à  sec...  Viens  ,  Roson,  Théréson ,  Toinon....  que  je 
t'embrasse. 

Et  il  embrassait  Roson,  Toinon  et  Théréson,  dans  la 
vénérable  personne  de  sa  vieille  sacoche. 

—  Et  toi,  Giromon,  que  foras-tu  de  la  caisse?  dit  un 
autre  à  un  compagnon  qui  paraissait  absorbé  et  finissant 


192  ÎŒVUE  DE  PARIS, 

de  coiuptir  son  argent,  et  disait  :  —  Le  scélérat  m'a  fait 
la  queue!  C'était  peut-être  le  seul  qui  avec  maître  Bou- 
quin eût  pensé  à  vcriGer  ses  comptes. 

—  Moi,  dit  Giromon  avec  gravité,  j'achèteiai  à  Toulon, 
vois-tu?  un  uniforme  de  commissaire,  un  chapeau  de  com- 
missaire ,  une  épée  de  conuin'ssaire ,  enfin  tout  le  bazar 
d'un  commissaire.  Et  puis  je  dirai  à  un  bourgeois,  à  un 
soldat  ou  à  un  calfat  :  Tu  vas  t  babiller  en  commissaire. 

—  Et  puis?  demandèrent  quelques  voix. 

—  Et  puis  je  lui  dirai  :  Maintenant  je  te  donnerai  tout 
l'argent  que  tu  voudras;  mais  faut  que  tu  me  laisses  te  t.... 
des  coups  à  crever  dans  ta  peau,  à  te  déralinguer  l'échiné. 
Tiens!  au  l'ait,  c'est  assez  embêtant  d'être  flibuste,  d'être 
iait  la  queue  du  malin  au  soir.  Au  moins,  comme  ça,  je 
me  figurerai  que  je  me  revange  sur  un  vrai  commissaire, 
un  voleur  de  commissaire ,  que  je  tui  rends  ce  qu'il  m'a 
piis,  et  ca  soulage  (i). 

—  Oh  !  fameux,  fameu.x  ,  Giron. on  !  ilit  l'interlocuteur. 
Vcuxtu  que  j'en  soyc  !  dis  :  vcux-lu  m'en  jnettre  ? 

—  Du  tout;  fais-en  un,  fais  un  faux  commissaire,  comme 
moi  Ça  serait  pas  assez  d'un  pour  deux;  il  ne  s.  rait  pas 
assez  fort ,  à  moins  de  trouver  un  robuste,  un  colosse. 

■ —  Moi,  disait  un  autre,  je  vais  rassembler  tous  les  mu- 
siciens que  je  trouveiai  à  Saint  Tropez,  et  je  les  ferai  na- 
viguer de  conserve  à  ma  suite  :  —  des  violons,  des  clari- 
nettes, des  cors  de  chasse, des  grosses  caisses, des  tiompet  tes, 
des  guimbardes  et  des  pianos...  tout  le  Irerablenieul ,  une 
musique  de  posséilés  qui  sera  là  à  me  jouer....  voyons!  à 
me  jouer  une  délicieuse  air  de  romance  que  je  sais  :  celle 

1^')  Il  est  iiiulile  de  dire  ici  que  ces  plaisanteries,  tradilionnelles 
chez  les  iiialclots,  n'altaqueut  en  rieu  la  probité,  le  Calent  et  le  haut 
savoir  du  corps  de  l'administranon  de  la  marine,  qui  rend  de  si  grands 
Services  à  celte  arme.  Chez  les  matelots,  je  le  répète,  c'est  un  texte  a 
plaisanteries  analogues  à  celles  que  les  soldats  de  terre  se  permettent 
sans  ccïsc  sur  1«  s  payeurs,  les   intiudans  et  les  employées  des  (ivres. 


LITTÉRATURE.  193 

de  :  Cassons-nous  les  reins  et  buwons  le  grog...  ou  bien 
celle  de  :  Bouton  iVainour. 

—  INIais  du  tout,  Parisien,  dit  uu  autre.  Faut  faire 
jouer  à  chacun  une  air  diverse....  Ça  sera  plus  riche. 

—  Oui,  t'as  raison,  chacun  une  air  diverse.  Quel  bon- 
heur 1  Et  ça  pendant  que  je  mangerai ,  que  je  boirai ,  que 
je  marcherai,  que  je  dormirai,  que 

—  Tout  ca,  reprit  un  canonnier  en  l'interrompant,  tout 
ça  ne  vaut  pas  le  bonheur  de  quitter  ce  chien  d'uniforme 
pour  porter  îles  habits  bourgeois.  Un  garrick,  un  chapeau 
à  trois  cornes  et  des  bottes....  Oh!  des  bottes....  des  bottes.... 
C'est  ça  qui  est  charmant  pour  ceux  qui ,  comme  nous  , 
sont  obligés  de  trimer  toute  leur  vie  pieds  nus  sur  ce  gueux 
de  pont. 

—  Et  des  bretelles  donc!  —  s'écria  Giromon...  Des  bre- 
telles.... quelles  délices!  Comme  je  vais  m'en  donner  !.... 
INloi  qui  n'en  ai  porté  qu'une  fois  dans  une  relâche  ...  à 
Calcutta... 

—  Ah!  reprit  le  Parisien',  Calcutta....  c'est  là  nn  pays! 
T'en  souviens-tu,  Giromon,  de  Calcutta?...  Oh  !  Calcutta  ! 
patrie  trop  adorée,  pays  du  bonheur,  ous  qu'on  peut  rouer 
de  coups  deux  Indiens  pour  une  poignée  de  riz.  —  Quelle 
vie  douce  !  toujours  en  palanquin  ,  à  chameau  ,  ou  à  élé- 
phant. Et  les  femmes!  Dieu  de  Dieu!  des  bayadères  char- 
mantes, pas  habillées  du  tout,  qui  vous  éventent  avec  des 
queues  de  paon. 

Et  quelle  nourriture'.....  V^oilà  une  nourriture!  Des  pi- 
mens  si  forts  que  ,  lorsqu'on  en  a  mangé,  on  peut  s'arra- 
cher la  peau  de  la  langue.  —  Ah!  voilà  le  bonheur,  dit-il 
avec  un  profond  soupir  de  regret. 

Et  cent  autres  propos  qu'il  serait  trop  long  d'énumérer. 

Or  la  nuit  vint  surprendre  l'équipage  au  milieu  de  ces 
lians  projets,  de  ces  douces  et  piquantes  causeries,  où  l'ame 
naïve  de  ces  bons  marins  se  révélait  au  giand  jour,  où 
elle  apparaissait  toute  nue,  mais  timide  et  honteuse.  On 


194  UEVUE  DE  PARIS. 

eut  dit  une  jeune  vierge    qui  laisse  tomber  en  rougissant 

son  dernier  voile 

Voile  si  diaphane  que  le  joli  corps  saline,  poli,  se  dessine 
comme  un  nuage  rose  sous  le  blanc  tissu. 

§   III. 

LA  SALAMANDRE  A  REÇU  SA  PAIE  HIER 

Étranger,  artiste  ou  voyageur,  toi  qui  l'arrêtes  tout  à 
coup  pour  poser  ton  bàlon  de  frêne,  essuyer  ton  visage, 
et  prêter  une  oreille  attentive  au  bruit  sourd  et  lointain, 
aux  clameurs  voilées  par  la  distance  qui  t'airivent  confuses» 
ne  crains  rien ,  il  n'y  a  aucun  danger  :  seulement  attends 
uu  jour  encore  pour  entrer  à  Saint-Tropez  ;  car,  vois-tu  , 
La  Salamandre  a  reçu  sa  paie  hier. 

Étranger,  la  nuit  est  si  belle ,  si  douce  ,  si  transparente; 
les  aloès  et  les  orangers  y  répandent  des  parfums  si  suaves, 
si  pénélrans  ;  le  ciel  est  si  bleu  ;  les  étoiles  si  étincelantes. 
Assieds- toi,  assieds-toi  au  pied  de  ce  inûrier  sauvage,  aux 
feuilles  veloutées;assieds-toi, reste  au  sommet  de  la  montagne: 
et  peut-être  avant  l'aurore  verras-tu  quelque  spectacle 
inconnu  et  bizarre;  caria  Salamandre  a  reçu  sa  paie  hier. 

Peut-être  le  doux  repos  que  lu  vas  prendre  sur  ce  gazon 
toul  embaumé  de  thym  et  de  serpolet,  ton  doux  repos 
sera-t-il  uu  peu  interrompu. 

Tes  paupières,  fermées  parle  sommeil,  verront  peut-être 
à  travers  leur  tissu  une  lueur  rougeàtre  poindre  ,  s'élever, 
puis  tourbillonner  dans  l'air,  en  y  déroulant  de  larges  et 
brillantes  volutes  de  feu. 

Tu  ouvriras  les  yeux;  et  la  côte,  le  golfe  ,  la  mer  et  le 
ciel ,  tout  sera  illuminé  ,  couvert  d'une  teinte  pourpre  et 
flamboyante  ;  et  Saint-Tropez  brùkra ,  pétillera,  et  des  ju- 
remens,  des  cris,  des  éclats  de  rire  et  de  joie,  de3  chants  et 
des  imprécations  se  mêleront  aux  tinlemens,  aux  volées  des 
cloches  ,  aux  roulemeus  du  tambour,  aux  explosions  des 


LlTTËRATllBE.  195 

fusils  et  (les  signaux  iralarnie  :  car  peut-être  l'incendie 
sccouera-t-il  là  son  manteau  de  flammes;  cai-  la  Salaman- 
dre a  reçu  sa  paie  hier. 

Ou  bien  demain,  si  tu  passes  ta  nuit  bonne  et  tran- 
quille, en  descendant  du  coteau,  tu  entreras  dans  la 
ville.  Or  tu  as  vu  quelquefois ,  n'est-ce  pas  ?  dans  une 
cité,  les  traces  du  passage  d'une  trombe  ou  d'un  ou- 
ragan ? 

Ce  sont  des  toits  brises,  des  fenêtres  enlevées ,  des  car- 
reaux en  poudre,  des  portes  fendues ,  des  volets  arrachés 
qui  pendent  et  se  balancent  au  vent;  ce  sont  des  débris 
qui  jonchent  les  rues  de  pierres  amoncelées ,  de  poutres 
en  morceaux. 

Eh  bien!  tu  verras  à  peu  près  le  même  spectacle.  Tu 
apercevras  quelque  craintive  figure  de  femme  qui  soulève 
le  pan  d'un  rideau  ,  et  hasarde  un  coup  d'œil  dans  la  rue. 
l'u  verras  des  enfans  plus  hardis  s'aventurer  dehors  des 
maisons ,  et  jeter  d'abord  un  coup  d'œil  interdit  sur  ce 
tableau,  puis,  moins  peureux,  s'approcher,  et  ramasser 
un  chapeau  de  marin  tout  froissé,  un  long  sifflet  d'argent, 
quelques  pièces  d'or  ou  une  cravate  richement  brodée. 
Car  la  Salamandre  a  passé  par  là;  et  si  tu  l'interroges, 
il  te  dira  naïvement  :  —  Ah  1  Monsieur  ,  ce  n'est  rien  : 
c'est  la  Salamandre  qui  a  reçu  sa  paie  hier. 

Et  tout  cela  pouvait  être  vrai;  car  hier,  jusqu'à  la 
nuit,  l'équipage  a  devisé,  causé  de  ses  projels;mais  il 
fallait  les  exécuter.  Or  on  savait  que  le  lieutenant  était 
inflexible,  et  qu'il  n'accordait  que  très-rarement  des  per- 
missions pour  aller  à  terre,  et  il  s'agissait  du  moyen  à 
employer  afm  de  s'y  rendre  à  son  insu. 

Et  tu  sauras ,  étranger  ,  qu'il  est  plus  facile  de  trouver 
une  fille  de  quinze  ans  moralement  vierj;e  ,  un  ami  qui 
respecte  votre  maîtresse  ,  un  cheval  sans  défauts  ,  un  livre 
sans  préface,  un  coucher  de  soleil  sans  poésie,  un  surnu. 
méraire  au  balcon  des  Bouffes,  un  poimc  didactique  amu- 


196  REVUE  DE  PAUIS. 

sant ,  une  rivière  sans  eau  —  je  ne  parle  ici  ni  de  l'Es- 
pagne, ni  lies  jardins  anglais ,  —  que  d'empêcher  un  équi- 
page fie  marins  qui  a  de  l'argent  d  aller  à  lerre.  Et  la 
Salamandre  a  reçu  sa  paie  hùr. 

Ainsi  donc,  vers  les  minuit,  l'enseigne  de  garde  voyant 
un  calme  parfait,  une  mer  magnifique,  abandonna  le 
pont  et  descendit  dans  sa  chambre  ,  en  recommandant  à 
maîlre  La  Joie  de  bien  veiller  sur  le  navire.  Maître  La 
Joie  veilla  tant  qu'il  put  :  mais  le  temps  était  superbe  ,  il 
n'y  avait  rien  à  craindre  pour  le  navire  ;  d'ailleurs  il  serait 
réveillé  au  premier  l)ruit  :  il  abaissa  donc  son  caban  sur 
ses  yeux  ,  s'accroupit  sur  le  banc  de  quart  et  s'endormit. 
Aussitôt  un  mousse  embusqué  entre  tleux  caronades 
descendit  vite  aveitir  les  marins,  qui  s'étaient  mis  tout 
habillés  dans  leurs  hamacs.  D'un  LontI  ils  furent  à  bas  de 
leurs  lits  suspendus  ;  les  hommes  de  quart  quittèrent  aussi 
le  pont ,  tout  l'équipage,  moins  les  maîtres  et  les  officiers 
couchés  dans  leurs  chambres  ,  se  réunit  dans  la  batterie. 
On  ferma  les  panneaux  en  dedans,  on  ouvrit  un  sabord; 
et  comme  les  trois  embarcations  de  la  corvttte  étaient 
amarrées  le  long  des  flancs  du  navire,  ilambarts  et  autres, 
au  nombre  ilc  quatre-vingt-douze,  descendirent  par  abord, 
se  casèrent  dans  les  canots  ,  et  s'éloignèrent  sans  faire  le 
plus  légei»  bruit ,  les  avirons  ayantété  soigneusement  gar- 
nis. Au  bout  d'une  demi-heure,  ils  étaii-nt  à  terre  ,  met- 
tant  les  officiers  et  les  maîtres  dans  l'impossibilité  de  les 
x'ejoindre,  n'ayant  laissé  aucune  embarcation  à  bord. 

Et  cette  fuite  était  dans  l'ordre  des  choses  ,  était  nor- 
male, naturelle  ;  c'est  un  fait  physique  (jui  devait  résulter 
de  l'influence  magnétique  des  piastres  sur  l'organi'-.ilion 
du  matelot.  Or  ils  ne  pouvaient  échapper  à  la  loi  commune 
impo-^ée  à  tous  les  êtres  sub  marins,  ces  dignes  matelots  de 
laSalaniandve  cfitiavaitreçu  sa  paie  hier. 

Ce  qui  certainement  eut  été  un  objet  digne  Tétude 
pour  un  physionomiste,  ce  fut  l'expression  qui  contracta 
la  figure  de  maître  la  Joie  lorsque,  réveillé  par  l'air  frais 


LITTÉRATURE.  197 

et  piquant  du  matin  ,  il  se  secoua  dans  l'e'paisseur  de  sou 
caban  ,  comme  un  lion  dans  sa  crinière  ,  rabattit  son  capu- 
chon ,  trotta  ses  yeux ,  regarda  autour  de  lui ,  et  ,  pour  la 
pieinière  fois  ,  vit  que  les  dix  matelots  de  garde  ,  qui  la 
nuit  suliisaient  pour  le  service  de  rade  ,  n'étaient  plus  à 
leur  poste. 

11  crut  rêver.  Le  brave  maître  fit  le  tour  du  pont ,  et  ne 
vit  rien  ,  absolument  rien. 

—  Les  carogiies,  se  dit-il,  seront  descendus  se  coucher; 
c'est  un  peu  fort.  Nous  allons,  à  ce  qu'il  paraît,  juuer  à 
tape-ton  dos  sur  le  cuir  de  ces  chiens-lj.  Et  voilà  qui  va 
leur  annoncer  que  la  danse  sera  chaude  ,  dit-il  eu  embou- 
chant son  grand  siillet. 

Ah  !  mon  Dieu!  c'était  à  faire  frémir  :  quel  son  perçant, 
aigre,  dur,  impérieux,  menaçant.  Jamais  le  sifflet  n'avait 
eu,  je  ciois.une  voix  aussi  terrible  ;  c'éiait  bien  autre 
chose  que  les  trompettes  du  jugement  tlernicr ,  m.»  foi  ! 

Le  coup  de  sifflet  ayant  retenti  ,  maître  L.i  Joie  le 
remit  dans  sa  poche,  et,  confiant,  attendit  son  effet  en 
se  promenant  les  bras  croisés,  secouant  la  tête  il'im  air 
iriité  et  murmuiant  d'effroyables  blasphèmes. 

Pas  le  plus  léger  bruit  n'agita  le  navire;  on  eût  dit  nue 
baleine  ilormant  sur  une  mer  d'azur.  On  fit  silence,  pro- 
fond silence. 

Maître  La  Joie  s'arrêta  court  ;  ses  sourcils  s'écartèrent, 
et  pour  la  première  fois  depuis  treize  ans,  je  crois,  l'ap- 
parence, la  faible  et  incertaine  apparence  d'un  sourire 
vint  errer  sur  ses  lèvres  plissées. 

—  Ils  ont  une  peur  d'enfer,  et  ils  n'osent  pas  monter, 
dit  le  brave  homme.  C'est  tout  de  même  agréable  de 
pouvoir  avec  ça  (et  il  tirait  son  sifflet  qu'il  regardait  avec 
satisfaction)  ,  de  pouvoir  avec  ça  ,  reprit  il  ,  faire  plus 
trembler  quatre  vingts  gredins  qui  ne  craignent  ni  le  feu 
ni  l'eau ,  de  les  faire  plus  trembler  que  ne  le  ferait  un 
ouragan  des  tropiques  ou  une  volée  à  mitraille  ;  c'est  tout 
de  même  un  bel  <'tat  que  la  marine. 

ïome  X.  17 


198  BEVUE  DE  PARIS. 

Après  s'être  laissé  entraîner  à  ces  vaniteuses  réflexions, 
maître  La  Joie  pic^'ta  de  nouveau  l'oreille.  Silence,  même 
silence. 

—  Ils  sont  là  tapis  comme  des  congres  dans  leur  trou, 
à  ne  pas  oser  bouger  ;  ils  savent  bien  que  le  sifflet  les 
prévient  que  le  premier  qui  va  montrer  son  museau  en 
dehors  du  panneau  va  recevoir  une  ration  de  calottes ,  à 
ne  savoir  où  les  mettre. 

Le  même  silence  régnait  toujours. 

—  Bah  !  se  dit  maître  La  Joie,  qui  parhasard  se  trouva 
dans  un  moment  d'indulgence  inaccoutumée,  j'ai  peut-être 
sifflé  trop  dur.  Ça  peut  bien  se  faire;  car  je  ne  me  rap- 
pelle jamais  avoir  hurlé  de  cette  façon-là...  Voj'^ons  , 
adoucissons  un  peu  ;  car  il  faut  en  finir:  voilà  le  soleil 
levé  ,  et  le  pavillon  n'est  pas  encore  hissé. 

Et  ainsi  qu'une  femme  revient  quelquefois  sur  un  mot 
cruel,  sur  une  brusque  détermination  qui  opère  l'effet 
opposé  à  celui  qu'elle  attendait ,  maître  La  Joie  fit  enten- 
dre un  son  qui,  s'il  ne  promettait  pas  un  jour  serein  , 
annonçait  toujours  uu  temps  passable. 

Rien,  même  silence. 

Alors  il  fallut  voir  maître  La  Joie  penché  sur  le  grand 
panneau,  le  bras  tendu,  son  sifflet  d'une  main,  les  yeux 
stupidement  ouverts,  les  narines  gonflées,  passer  par 
toutes  les  teintes,  depuis  le  blanc  pâle  jusqu'au  rouge 
pourpre  et  violet. 

Les  coups  de  sifflet  devenaient  précipités  ,  brefs ,  sac- 
cadés, colères,  furieux,  tonnans  et  retentissans  comme 
les  éclairs  de  la  foudre.  Son  pied  battait  chaque  raesurCj 
mais  d'une  force  à  enfoncer  le  pont. 

Silence  ,  toujours  silence. 

Enfin,  exaspéré,  il  se  baisse  pour  ouvrir  le  panneau. 
Impossible,  fermé  en  dedans.  Tous...  tous  les  panneaux 
fermés  I 

Maître  La  Joie  rugissait. 

Il  se  précipite  sur  le<  bastingages,    à  bâbord,  se  pcn- 


LITTi;:UATURK.  199 

cho  ,  regarde,  ne  voit,  plus  les  embarcations,  et  comprend 
trop  tard  tonte  l'affreuse  vérité... 

Alors  il  bondit,  il  saute,  il  crie,  il  écume.  Les  anspecls, 
les  barres  de  cabestans,  les  gargoussiers ,  les  cabillots . 
tout  ce  qu'il  rencontre  sous  sa  main  vole  en  éclats  et 
roule  sur  le  pont. 

A  ce  bruit  infernal  ,  les  officiers,  le  lieutenant  ,  se  ré- 
veillent et  se  lèvent  à  la  hâte. 

Ainsi  quelquefois,  au  milieu  de  la  nuit,  l'explosion 
d'une  arme  à  léu  ou  des  cris  réveillent  en  sursaut  toute 
une  maison  :  chaque  fenêtre  s'ouvre,  se  garnit;  c'est  une 
myriade  de  têtes  à  moitié  endormies,  coiffées,  décoiffées, 
baillant ,  grondant ,  se  frottant  les  yeux  ,  s'accoudant  et 
demandant  enfin  :  —  Qu'est-ce  ?...  qu'y  a-t-il  .''... 

De  même,  au  furieux  tapage  de  La  Joie,  le  lieutenant, 
le  docteur,  le  commissaire,  l'enseigne  et  les  quelques 
maîtres  qui  étaient  restés  à  bord,  montrèrent  leurs  figu- 
res, encore  alourdies  par  le  sommeil,  aux  sabords,  aux 
fenêtres  des  écoutilles  et  de  la  galerie,  et  se  rendirent 
vers  le  pont. 

—  Ah  !  cà,  dis  donc  ,  La  Joie,  est-ce  que  tu  as  une 
fièvre  chaude?  Mais  il  faut  attacher  ce  gueux-là  et  le 
saigner  à  blanc  ,  dit  le  bon  docteur. 

—  La  Joie  ,  La  Joie  ,  que  signifient  ces  cris  ?  dit  enfin 
le  lieutenant  d'une  voix  sévère. 

—  Partis,  lieutenant!  Tous  partis,  les  chiens;  tous  à 
terre  ,  dans  les  embarcations. 

—  Mais  ,  encore  une  fois ,  qui  ? 

: —  L'équipage  ,  lieutenant  ;  tous  à  terre  ,  les  brigands. 

Nous  aurions  dû  nous  en  douter,  dit  le  lieutenant  :  ils 
ont  de  l'argent...  Mais  dis-moi,  La  Joie,  ont  ils  pris  la 
Vole  F 

—  Je  n'y  pensais  plus  ,  dit  La  Joie.  Est-ce  heureux  !  Il 
se  précipita  à  l'avant. 

—  Aussi  prise...  aussi  la  Yole...  Mais  ce  n'est  pas  par 
eux  ,  c'est  par  M.  Paul...  Voilà  un  morceau  de  son  aiguil- 


200  REVUE  DE  PARIS. 

lelte  accroché  aux   bossoirs  ;  en  descendant ,  il  ne  s'en 

sera  pas  aperçu. 

—  Maudit  aspirant  !  dit  Pierre.  Quel  exemple  !... 

—  Mais  que  l'aire,  lieutenant?  Que  faire?...  disait  La 
Joie  en  se  mordant  les  poings. 

—  Attendre.  Ils  reviendront,  je  n'en  doute  pas.  Mais 
ce  que  je  crains  ,  ce  sont  les  disputes ,  les  rixes ,  les 
querelles  avec  les  Provençaux.  Et  mon  fils...  mon  fils, 
qui  peut  s'y  trouver  compromis...  Malédiction!  ..malédic- 
tion !... 

—  Allons!  dit  le  bon  docteur,  voilà  des  scélérats  qui 
vont  me  revenir  avec  des  entailles  et  des  horions  ..  Je  n'ai 
qu'à  visiter  ma  caisse  ,  ma  charpie  et  mes  onguens. 

—  Et  vous  aurez  raison  ,  major  ,  reprit  La  Joie  :  car  je 
vous  réponds,  moi ,  qu'il  va  se  passer  de  crânes  choses  à 
Saint-Tropez  ,  que  les  couteaux  joueront ,  et  qu'il  y  aura 
autant  de  sang  que  de  vin  répandu.  Et  l'on  devait  s'y  at- 
tendre,  comme  dit  le  lieutenant  :  car  la  Salamaadre  a 
reçu  sa  paie.  hier. 

§  IV. 
L'ORGIE- 

Oh!  n'aimez  vous  pas  une  de  ces  imposantes  symphonies 
où  cent  musiciens  attentifs  concourent  à  exprimer  un  seul 
son  composé  de  mille  sons,  une  harmonie  unique  composée 
de  mille  harmonies;  où  cent  musiciens  lisent  enfin  d'une 
seule  et  grande  voix  un  immense  poème  musical ,  tour  à 
tour  vif  et  triste ,  folâtre  et  passionné  ? 

La  grande  salle  de 

la  taverne  de  Saint-Marcel  tremblait  dans  ses  fonderaens 
aux  accords  d'une  de  ces  harmonies  complètes,  oh!  bien 
complètes ,  mais  bizarres ,  mais  effrayantes  comme  ces- 
bruits  sans  nom  qui  s'échappaient  des  bouches  de  l'enfer 
du  Dante. 


LITTÉRATIRE.  201 

Car  les  marins  do  la  Salamandre  étaient  si  heureusement 
tloucs  par  la  nature  (ju'ils  improvisaient  d'une  manière 
admirable  les  différentes  parties  de  VœuiTe  gigantestjue 
qui  s'exe'cutait  dans  riiùtellerie  du  respectable   Marius- 

Braves  musiciens  ,  bien  nés  pour  cette  musique  ! 

Mais  c'était  peu  encore  que  d'entendre  la  musique  I  II 
fallait  voir  le  tableau  !  car  si  l'orgie  avait  sa  mélodie  à  elle, 
elle  avait  aussi  sa  couleur  à  elle. 

C'e'tait  une  couleur  puissante  et  sombre,  une  couleur 
vive,  franchée,  heurtée;  des  tons  doublés  d'éclat  et  de 
vigueur  ,  car  sur  les  visages  le  blanc  devenait  pourpre  ,  le 
pourpre  violet ,  et  le  violet  bleu.  Les  yeux  ne  brillent  pas , 
ils  llambloient  ;  les  veines  ne  sont  pas  gonflées,  elles  sont 
convulsivement  tendues,  iendues  à  casser.  Et  ce  n'est 
pas  tout  !  L'orgie  a  aussi  des  formes,  comnje  elle  a  une 
couleur.  Les  corps  semblent  n'avoir  plus  de  charpente 
osseuse,  à  voir  leurs  poses  molles  et  ilasques ,  à  les  voir  , 
non  tomber,  mais  s'affaisser  et  ployer  sur  eux-mêmes; 
les  angles  s'émoussent,  les  saillies  s'effacent,  s'arrondis- 
sent, et  c'est  grand  dommage  ,  en  vérité  ,  car  le  dessin  y 
perd ,  et  si  le  dessin  répondait  à  la  couleur ,  ce  serait  su- 
blime. Enfin  l'atmosphère  elle-même  change  ,  et  se  colore 
d'une  vapeur  chaude  et  rougeàtre  qui  ,  voilant  le  tableau, 
lui  donne  je  ne  sais  quelle  apparence  mystérieuse  et  fan- 
tastique d'un  effet  prodigieux. 

Et  voyez  comme  souvent  la  nature  se  plaît  à  parfaire 
des  organisations  complètes  !  Ces  dignes  marins  de  la 
Salamandre  ,  dé\k  si  heureusement  doués  par  elle  pour 
faire  de  la  musique  ,  ne  l'étaient  pas  moins  pour  faire  de  la 
peinture  en  action  ,  de  la  peinture  chaude  et  vigoureuse, 
de  la  peinture  doublée  ,  que  dis-je  ,  doublée  I  quadru])lée 
de  ton. 

Et  l'on  peut  dire  aussi  :  Braves  peintres ,  bien  nés  pour 
cette  peinture. 

Vous  avez  entendu;  maintenant  regardez! 

Au  milieu  d'une  vaste  salle  aux  solives  noires,  à  peine 


202  REVUE  DE  PARIS, 

cclairt'e  jjar  la  liiniière  tremblante  et  indécise  de  quelques 
lampes  de  cuivre,  s'allongeait  une  table  énorme,  couverte 
de  débris  de  verres,  de  bouteilles  et  de  plats;  une  table 
toute  salie  ,  toute  souillée  ,  toute  tachée  de  vin. 

Et  autour  de  cette  table  hurlait ,  glapissait,  tonnait, 
buvait  et  rebuvail  l'équipage  de  la  Salamandre,  habillé 
gi'Otesqueraent ,  ivre,  débraillé  ,  hébété,  et  brisé  par  des 
excès  de  tout  geni-e. 

Puis  de  loin  en  loin ,  comme  pour  contraster  avec  ces 
visages  bruns  et  empourprés,  apparaissaient  les  figures 
pâles  et  marbrées  de  quelques  pauvres  filles  ,  amenées  là 
par  leur  mauvais  destin. 

Enfin  sur  quatre-vingts  matelots ,  il  n'y  en  avait  au  plus, 
au  plus ,  que  trente  ou  trente-cinq  d'ivres  morts  qui  se 
tordaient  ou  doimaient  sous  la  table. 

Les  gens  raisonnables  tenaient  eux  de  gais  propos  ,  en 
achevant  quelques  bouteilles  oubliées. 

Enfin  ,  dit  l'un  en  brisant  un  flacon  dont  il  avait  à  peine 
bu  le  quart ,  —  enfin,  s  est  vivre  çà  ! 

—  Eh  !  Parisien  ,  dit  Giromon  ,  c'est  pas  dans  ton  Paris 
qu'on  fait  de  ces  festins ,  de  ces  bastringues-Ià?  De  23,ooo 
francs  que  nous  avions  hier  à  nous  tous  ,  la  maison  payée 
et  brûlée ,  demain  il  ne  nous  restera  pas  un  gueusard  de 
sou  ,  un  scélérat ,  un  gredin  de  sou  ,  mille  tonnerres  !  Et  il 
frappait  sur  la  table  avec  un  air  de  joie  et  de  satisfaction 
impossible  à  déc lire. 

—  Et  il  n'y  a  pas  à  dire ,  ajoutait  un  autre  ,  n'y  a  pask.' 
dire  que  d'autres  que  les  tlambarts  de  la  Salamandre  casse- 
ront des  bouteilles  ici,  au  moins.  Après  nous  la  fin  dit, 
monde.  Un  feu  de  joie  de  la  maison ,  et  on  dira  dans  le 
pays  :  C'est  l'équipage  de  la  Salamandre  qui  s'est  drôle- 
ment amusé  ;  voilà  des  êtres  bien  heureux  ! 

—  Et  çà  sans  remords ,  au  moins,  bégayait  le  Parisien. 
On  a  une  famille...  on  satisfait  à  sa  famille  et  aux...  aux., 
enfin  aux  choses  de  la  nature.  Moitié  de  la  paie  pour  la 


LITTÉRATURE.  203 

nature,  et  l'autre  moitié  pour  la  folie;  car  ,  vois  lu  ,  nous 
consacrons  à  hi  folie,  Giromon. 

—  Je  le  crois  ,  cordieu ,  bien  !  dit  ce  dernier  avec  une 
gravité  ivre  qui  eût  fait  honneur  à  un  juge. 

—  Mais,  reprit  le  Parisien,  pour  dessert,  qu'est-ce  que 
nous  pourrions  bien  faire?  Si  nous  envoyions  les  femmes 
par  la  fenêtre,  pour  jouer  à  pile  ou  face? 

Les  femmes  se  regardèrent  fort  émues. 

—  Non,  Parisien  :  nous  en  répondons. 

—  Si  nous  nous  donnions  des  coups  entre  nous. 

—  Oh!  la  bonne  idée!  la  bonne  idée!  cà  va,  Parisien. 
Eh  !  mais  prends  donc  garde  à  toi ,  eh  !  Richard.  En  voilà 
encore  un  qui  porte  fameusement  la  voile!  il  est  déjà  à 
la  cape.  Allons ,  file  :  c'est  çà  ,  sous  la  table ,  va  donc  !  Ils 
vont  s'abîmer  là-dessous,  ils  vont  se  mordre,  c'est  sûr.  En 
voilà-t'i  !  en  voilà- t'i  !  Eh  !  dis  donc  ,  toi ,  la  belle  blonde  : 
veux-tu  pas  jouer  à  enfoncer  toute  cette  serviette  dans  la 
bouche  de  Bernard.  Mais  finis  donc!  vois  donc  ses  yeux, 
comme  il  les  ouvre.  Quelle  bêtise  !  il  n'en  mange  pas  de 
serviettes  ;  ça  l'étoufferait  !  Je  te  dis  qu'il  va  étouffer.  Là , 
là  ,  te  voilà  bien  avancée.  Ah!  es-tu  bête,  va! 

—  Bon  ,  bon!  encore  un  d'atfalé  ,  reprit  Giromon  ,  en 
voyant  tomber  Bernard  à  moitié  suffoqué  ;  le  vin  les  dé- 
truira ,  c'est  sur,  et  ils  périront  par  le  vin.  Et  des  vrais 
flambarts...  Quel  maliieur!...  Oh!  dis  donc,  Parisien; 
pour  les  conserver  à  leurs  respectables  parens  et  à  leurs 
amis,  si  nous  fumions  ceux  qui  sont  soûls  !  dit  Giromon. 
En  êtes  vous ,  les  autres  ?... 

—  Oui,  oui,  crièrent  ceux  qui  restaient  sur  leurs  jam- 
bes, fumons  les,  car  ils  pourraient  s'avarier. 

—  Le  cochon  fumé  se  conserve  bien  mieux,  dit  un 
plaisant. 

Oui ,  oui ,  c'est  ça.  C'est  pour  leur  bien  ,  d'ailleurs,  et 
ils  verront  qu'ils  n'ont  pas  affaire  à  des  ingrats. 

Et  on  dérangea  la  table ,  et  on  plaça  les  ivres  morts 
croisés  les  uns  sur  les  autres;  puis  on  les  enloura  de  cha- 


204  REVUE  DE  PARIS. 

peaux' de  paille,  (.l'echarpes  de  femmes,  de  serviettes,  de 

bâtons  et  de  paille  arrachés  aux  chaises. 

Les  malheureux  se  laissaient  faire  ,  articulaient  quel- 
ques plaintes  étouffées,  quelque  plaisanterie  bouffonne, 
pleuraient  ou  riaient  à  demi  ;  seulement  ceux  qui  sup- 
portaient le  poids  de  ce  bûcher  humain  faisaient  enten- 
dre de  sourds  gémissemens. 

—  Tiens!  b<gayait  l'un,  on  nous  met  en  pile  comme 
des  mats  de  rechange.  Alors  nous  sommes  des  matelots 
de  rechange. 

—  Qu'est-ce  donc,  murmurait  un  autre,  qu'est-ce  donc 
qui  prend  mon  dos  pour  son  hamac  et  ma  tête  pour  son 
sac  ? 

Et  cent  autres  propos  que  le  Parisien  interrompit  en 
criant. 

—  Allons...,  fumon^...,  fumons.... 

—  Ils  vivront  cent  ans  de  plus,  cria  l'un. 

—  Faut- il  que  nous  soyons  bons  enfans?  ajouta  l'autre. 

—  Et,  en  se  réveillant,  dit  Giromon,  seront-ils  étonnés 
de  se  trouver  conservés  comme  s'ils  sortaient  d'un  ton- 
neau ! 

A  ce  moment ,  si  critique  pour  ces  malheureux  qu'on 
allait  fumer  si  philantropiqucment,  d'effroyables  cris  re- 
tentirent au  dehors  ,  et  la  maison  trembla  sous  les  coups 
réitérés  qui  ébranlaient  la  porte  massive  de  l'hôtellerie. 

La  lampe  tomba  des  mains  du  Parisien  qui ,  suivi  de 
Giromon,  s'élança  à  une  fenêtre  qu'il  entr'ouvrit     .     . 

EcGÈHE  Sue  (i). 


(l)  Ces  Scènes  r!c  la  \ie  maritime  l'eront  pailie  du  nouveau  roniiiO 
lue  i'auleiii-  doit  publier  chez  Eugène  Rendue),  éditeur. 


«^.isfotrc  confmforaiiu'. 


LE  PRINCE  DE  TALLEYRAND. 


On  remarque  souvent  chez  les  personnages  e'minens 
une  propension  particulière  qui  ,  indépendamment  du 
plaisir  qu'ils  éprouvent  à  faire  de  grandes  choses  ,  leur 
en  fait  trouver  un  autre  à  jouer  pour  ainsi  dire  le  rôle 
appartenant  à  la  situation  où  leurs  taiens  les  ont  placés. 
Cette  passion  d'acteur,  si  nous  pouvons  l'appeler  ainsi, 
nous  explique  comment  plusieurs  hommes  illustres  ont 
adopté  diverses  variétés  de  caractères — qui  correspon- 
daient peu  à  la  nature  de  leur  génie,  ou  qui  étaient  même 
en  contradiction  directe  avec  leur  position.  Alexandre  et 
Jules  César  entre  autres  eurent  cette  passion  au  suprême 
degré  ,  tellement  que  le  second,  étant  à  bord  du  navire 
des  pliâtes,  composa  des  vers  et  des  discours  qu'il  se  mit 
à  déclamer,  ainsi  que  nous  l'apprend  Flutarque.  Boling- 
broke  ,  politique  habile  et  possédant  tous  les  taiens  de 
l'homme  de  lettres,  joua  le  mélange  mélodrymatique  du 
libertin  et  du  philosophe.  Cette  disposition  théâtrale 
existe  chez  l'orateur  le  plus  distingué  de  la  tribune  an- 
glaise; elle  existait  chez  lord  Byrou  ,  et  ceux  qui  ont  pu 
voir  son  noble  rival  de  France,  à  Rome,  dans  la  chambre 


206  REVUE  DE  PARIS. 

des  pairs  ,  et  à  l'Institut ,  ceux  qui  ont  lu  ses  voyages  où 
ses  autres  écrits  cloquens,  littéraires  ou  politiques,  vous 
diront  que  cet  instinct  d'acteur  est  visible  en  lui  tout  au- 
tant qu'il  pouvait  l'être  dans  Garrick.  ou  dans  Talma. 

Or  si  nous  pouvons  prétendre  que  c'est  aussi  la  passion 
dominante  du  grand  personnage  dont  nous  allons  essayer 
d'esquisser  le  périrait,  il  est  peu  d'hommes  à  qui  il  aitété 
accordé  une  carrière  plus  favorable  au  développement  et 
à  la  satisfaction  de  leur  goût  particulier.  Tournons  nos 
regards  vers  le  passé,  supposons  qu'une  année  s'est  écoulée 
depuis  la  prise  et  la  démolition  de  la  Bastille:  ici  l'on  danse; 
tel  est  l'écriteau  qui,  placé  sui-  ce  lieu  où  soupirèrent  tant 
de  victimes,  proclame  avec  une  gaieté  et  une  grâce  carac- 
téristiquesle  triomphe  delà  révolution.  Nous  sommes  au|i4 
juillet — jour  célèbre  de  la  fédération. —  Un  immense  et 
magnifique  amphithéâtre  est  dressé  au  milieu  du  Champ- 
de-Mars;  c'est  là  que  le  descendant  de  saint  Louis  et  le 
président  de  l'assemblée  nationale,  les  deux  représentans 
de  la  vieille  et  de  la  jeune  France,  sont  assis  sur  deux  trônes 
égaux ,  resplendissant  de  ces  armes  que  le  peuple  a  en- 
levées à  ses  anciens  rois;  voilà  l'espoir  naissant  de  ces  rois 
et  de  ce  peuple  ; —  voilà  la  reine  embellissant  de  sa  pré- 
sence la  sphère  oîi  elle  se  montre  brillante  comme  l'étoile 
du  matin,  pleine  de  vie,  d'éclat  et  de  bonheur.  De  chaque 
côté  de  ces  trônes  sont  rangés  les  membres  de  cette  as- 
semblée qui  a  déployé  tant  tle  talent,  tant  d'énergie  et  de 
persévérance  pour  créer  une  constitution  (laquelle  est» 
hélas!  destinée  à  n'être  que  trop  semblable  par  sa  durée 
à  ce  spectacle  d'un  jour).  —  A  ce  balcon,  admirez  la  plus 
élégante  et  la  plus  sjilendide  des  cours  (car  elle  était  telle 
encore  à  cette  époque); — les  galeries  environnantes  sont 
garnies  du  peuple  le  plus  gai  du  monde,  du  peuple  le  plus 
facile  à  enchanter  en  tout  temps,  et  aujourd'hui  en  pré- 
sence de  tout  ce  qui  peut  captiver  l'œil  et  exalter  l'ima- 
gination ;  —  voyez  aussi  ces  groupes  de  fédérés  accourus 
de  toutes  les  parties  de  la  France,  et  représentant  tous 


LITTÉRATURE.  207 

les  sentimens  et  tous  les  intérêts  du  pays ,  voyez-les  sous 
les  bannières  de  leurs  sections  respectives  se  livrer ,  avec 
l'enthousiasme  du  caractère  national,  à  toutes  les  émotions 
de  plaisir   qu'ius|)ire  naturellement  la  pompe  animée  de 
ce  spectacle  :  —  tout  à  coup  le  ciel,  dont  la  lumière  s'har- 
monie  si  bien  avec  le  bonheur  des  hommes,  mais  jusque- 
là  nuageux  et  obscur, — le  ciel  s'cclaircit  et  le  soleil  prête 
son  éclat  à  cette  cérémonie  imposante.  Ses  rayons  tombent 
d'abord  sur  un  autel  construit  d'après  les  plus  nobles  mo- 
dèles de  l'antiquité:  sur  les  maixhes  sepressent trois  cents 
prêtres  en  longues  tuniques  blanches  et  en  ceintures  tri- 
colores. —  Un  pontife  se  lève,  c'est  lui  ,  c'est   i'évèqtte 
d'Autik  qui  bénit  le  grand  étendard  de  la  France,  cette 
oriflamme  nouvelle,  non  plus  l'enseigne  de  la  guerre,  — 
mais  le  symbole  de  la  paix  entre  le  passé  et  l'avenir,  — 
entre  les  anciens  souvenirs  et  les  espérances  récentes  de 
la  nation  française.  Quel  est  celui  qui,  présent  à  Paris  ce 
jour- là,  aurait  pu  croire  que  ces  mêmes  hommes  pleurant, 
avec  les  enfans  dHenri  IV,  au  pied  de  la  statue  du  Béar- 
nais, danseraient  bientôt  autour  de  lechafaud  de  son  des- 
cendant ;    que   cette  joyeuse  m;;ltitude,  parcourant  les 
Champs-Elysées  au  milieu   des  guirlandes  de  lumières  et 
écoutant  des  airs  d'allégresse  et  de  bonheur,  se  mêlerait 
bientôt  à  la  populace  féroce,  teinte  du  sang  des  victimes 
de  septembre, — que  (fatal  résultat  de  l'obstination,  de  la 
mauvaise  foi  et  de  l'illusion  d'une  part, — de  l'indignation, 
de  l'ignorance  et  de  la  violence  de  l'autre),  le  monar  ^ue, 
la  cour,  les  députés  ,  les  prêtres,  tout  ce  qui  décorail  ce 
grand  spectaclepopulairc, — la  religion  elle-mêmequiUcon- 
sacrait,  (iisparaîtraient  eu  si  peu  de  temps; — et  qu'enfin  le 
pontife  oHîciant  de  la  céi  éraonie,  celui  qui  ajoutait  a  la  solen- 
nité les  rites  mystérieux  du  christianisme,  deviendrait,  au 
bout  de  peu  d'années,  un  citoyen  laïque, — et  le  ministre  des 
relations  extérieures  dans  une  républicpic  où  la  religion 
catholique  ne  serait  plus  un  culte  recomiu,  sinon  pros- 
crit ?  Tel  était  cependant   l'évoque  d'Autun,  M.  de  Tal- 


208  KEVUE  DE  TARIS, 

leyiand,  iorsijuc,  le  lo  décembre  1797,  il  pre'senta  au  di- 
rectoire le  jeune  vainqueur  de  l'Ilalie,  et  prononça  un 
discours  dans  lequel  avec  ce  tact  et  cette  sagacité  qui  le 
distinguent,  il  glissait  légèrement  sur  les  talens  militaires 
du  général  Bonaparte,  afin  de  vanter  surtout  la  simplicité 
de  ses  goûts  et  son  amour  pour  les  sciences  abstraites.  «  11 
faudra  le  solliciter  peut  être,  disait  l'adroit  orateur,  pour 
l'arracher  un  jour  de  sa  studieuse  retraite.  » 

Le  ministre  de  Louis  XVI, — du  directoire, — de  l'empire 
—  de  la  restauration,  et  ûnalenient  du  roi  ciloyea,  —  ce 
p<'rsonnage  extraordinaire,  si,  comme  tant  d'autres  grands 
honnnes ,  il  a  aimé  à  jouer  une  diversité  de  rôles  ,  a  été 
certes  un  des  mortels  les  plus  favorisés  du  sort  ! 

Au  risque  de  ne  pas  avoir  pour  nous  ces  rigoristes  en 
morale  qui  ne  comprennent  pas  que  le  ciel,  comme  ledisait 
un  grand  prince,  ne  saurait  avoir  fait  une  même  cons- 
cience à  l'usage  de  rhoinme  d'état  et  du  iwy'et  obscur,  nous 
oserons  admirer  cette  heureuse  versatilité  avec  laquelle 
M.  de  Talle3'rand  a  passé  dans  sa  vie  polilique  d'un  atta- 
chement à  un  autre,  et  cette  grâce  facile  avec  laquelle  il 
a  adopté  les  idées  dominantes  et  les  partis  puissans  de 
chaque  époque  successive,  abandoiniant  le  vaincu  tout 
juste  à  temps  pour  pouvoir  se  donner  au  vainqueur ,  et 
toujours  si  à  propos  qu'il  n'a  jamais  semblé  faire  que  ce 
chacun  attendait  de  lui.  Si  nous  voyons  les  nombreux 
changemens  auxquels  nous  faisons  allusion,  comme  autant 
de  lacunes  ou  de  vides  dans  l'histoire,  isolément,  et  à  une 
dislance  qui  nous  empêche  de  distinguer  la  gradation  as- 
cendante ou  la  pente  naturelle  du  chemin  d'un  point  à 
•  un  autre,  ils  nous  paraîtiont  plus  soudains  et  plus  sur- 
prenans  qu'ils  ne  furent  en  effet:  défions-nous  aussi  des 
récriminations  qui  souvent  nous  parviennent  par  une  voie 
détournée,  et  par  conséquent  moins  suspecte:  il  est  certain 
que  M.  de  Talleyrand  ne  saurait  être  flatté  par  ses  enne- 
mis, par  ceux  dont  la  fortune  fit  naufrage  dans  une  de  ces 
tempêtes   n'voîutio.maires  dont    les    vagues  ont  toujours 


LITTÉRATURE.  209 

sauvé  sa  barque  légère  et  trionipliaute.  Peut-être  aussi, 
par  coinpensalioii ,  M    de  Tallcyrand  a-t-il  trouvé   une 
arnitiécxcessivenientinclulgcntechez  ceux  qui,  approchant 
plus  intiiueraent  cet  homme  remarquable,  se  sont  laissé 
charmer  à  ces  saillies  dont  l'âge  n'a  point  tari  la  source , 
et  à  travers  ce  ton  de  légèreté  avec  lequel  il  semble  traiter 
toutes  les  choses  humaines  comme  si  elles  étaient  plutôt 
lisibles  que  sérieuses,  ont  observé  une  sagacité  de  vues  et 
souvent  une  rectitude  de  principes,  qui  ne  sauraient  guère 
exister  sans  une   véritable  profondeur  de   pensée.  C'est 
ainsi  que  le  premier  diplornale    de  ce  siècle,  pour  nous 
servir  île  l'expression  de  M.  Tbiers,  est,  aux  yeux  de  ces 
personnes,  non-seulement  le  plus  spirituel,  mais  encore  le 
plus  honnête  et  le  plus  franc  des  hommes.   «  Assurément, 
dit  notre  ami  La  Rochcfoucault ,  cet  homme-là  n'est  pas 
très-fin,  dont  tout  le  monde  soupçonne  la  finesse  ».  Nous 
savons  que  le  noble  secrétaire  au  département  des  affaires 
étrangères  du  roi  de  la  Grande-Bretagne  s'attendait  à  en- 
tendre son  collègue  français,  dans  la  conférence,  se  servir 
d'une  espèce  de  langage  léger,  et  cependant  mystérieux; 
il  s'attendait  à  le  trouver  loujours  sur  ses  gardes,  et  s' ex- 
primant en  homme  qui  veut  faire  tomber  les  autres  dans 
ses  pièges,  subtil  et  rusé,  en  un  mot,  et  plus  habile, comme 
dit  lord  Bacon,   à  brouiller  les  cartes  qu'à  jouer  le  jeu. 
Quand  il  vit  que,  bien  loin  de  là,  personne,  en  apparence 
du  moins,  ne  parlait  avec  plus  de  candeur  et  de  franchise, 
n'était  plus  jaloux  d'être  bien  compris,  plus  explicite  dans 
toutes  ses  paroles,  ou   moins  occupé  d'en  faire  dire  aux 
autres  plus  qu'ils  n'en  voulaient  dire,  il  fut  frappé  d'é- 
fonnemcnt,  et  déclara  que  tout  le  monde  jusqu'à  ce  mo- 
ment avait  mal  jugé  ce  diplomate,  qui  élait  un  homme 
plein  de  droiture  et  de  sincérité,  avec  qui  c'était  plaisir 
d'avoir  affaire...  et  cependant  le  prince  de  Talleyrand  pour- 
rait .s'être  montré    tel  à   son  collègue,  sans  cesser  d'être 
pour  cela  un  honnne  rusé,  très-rusé. 

1!  existe    une  comparaison  de  M™'"  de  Staël,  qui  nous 
TliME  \.  iS 


210  REVUE  DE  PARIS, 

paraît  trop  forte  pour  être  juste:  nous  sommes  même 
surpris  qu'un  pareil  mot  ait  pu  passer  par  la  bouche  d'une 
dame  française:  nous  ne  savons  nous-mênie.  comment 
l'e'crire,  —  mais  il  n'y  a  pas  de  paraphrase  qui  puisse  le 
rendre,  et  on  nous  pardonnera  de  le  citer,  puisque  c'est 
pour  le  réfuter.  «  En  vérité,  disait  M'»'^  de  Staël,  ce  M.  de 
Talleyrand ,  c'est  la  m...  dans  un  bas  de  sole  (').  Cette 
dame,  aussi  exagère  dans  ses  haines  queVlans  ses  affections, 
qui  ne  perdit  jamais  une  occasion  de  vanter  son  père  ou 
son  amant,  quand  elle  en  avait  un,  ne  pouvait  aisément 
pardonner  ou  oublier  un  ami  ingrat.  M.  de  Talleyrand 
était  allé  en  Amérique,  après  le  rappel  de  M.  de  Chau- 
velin,  et  n'avait  pris  ainsi  aucune  part  aux  actes  les  plus 
atroces  de  la  révolution;  lorsqu'il  revint  en  France,  le 
règne  de  Robespierre  était  Gni  et  le  directoire  avec  Bar- 
ras, ancien  noble,  à  sa  tête,  cherchait  à  rendre  à  la  société 
de  Paris  quelque  chose  de  cette  ancienne  élégance  qui 
avait  embelli  les  derniers  jours  de  la  monaichie.  Cette  so- 
ciété était,  il  est  vrai,  composée  d'élémens  moins  raffinés 
et  plus  mêlés  ;  ceux  qui  y  tenaient  le  premier  rang  étaient 
des  hommes  d'entreprise  et  d'action:  les  malheurs  qu'on 
avait  subis,  les  dangers  qui  planaient  encore  sur  toutes 
les  têtes,  créaient  une  folîe  soif  des  jouissances  de  la  vie 
(dont  la  durée  étai;  si  incertaine),  aussi  peu  favorable  à  la 
délicatesse  du  goût  qu'à  la  morale.  Barras  cependant  en- 
touré de  sa  cour,  dont  M"»e  Talien  et  M">«  de  Beauharnais 
(Joséphine)  faisaient  l'ornement;  M"»"  de  Staël  qui,  par 
sa  conversation  brillante  ,  attirait  dans  ses  salons  tons  les 
talens,  toutes  les  célébrités  du  jour, — étaientiles  deuxcen- 
tres  de  cet  empire  de  la  société  parisienne,  dont  l'impor- 
tance nous  est  révélée  par  les  efforts  que  fit  depuis  Bona- 
parte pour  obtenir  lasanction  du  faubourg  Saint-Germain. 
M.  deTalleyrand  él:iit  unevicilleconnaissauce  de  M'»"^  de 
Staël:  ses  assiduités  furent  donc  pour  elle.  Doué  de  toutes 

-    (l)  On  atlrilnie  aussi  ce  mol  à  Fouché.  N.  duD. 


LITTÉRATURE.  2(1 

les  grâces  qui  redevenaient  à  la  mode,  et  possédant  à  un 
l)lus  haul  degré  que  personne  les  lalens  qui  pouvaient  lui 
taire  un  rang  et  une  réputation  dans  la  sociclc  qu'il  fré- 
quentait, l'ex-évêque  obtenait  toutes  sortes  de  succès, 
excepté  de  l'emploi  dans  l;i  république.  En  même  temps, 
l'exiguité  de  ses  ressources  pécuniaires  lui  causait  une 
continuelle  inquiétude.  Déjà,  en  Amérique,  il  avait  été 
assez  près  de  ses  pièces  pour  mettre  sa  montre  en  gages. 
Un  jour  M°ie  de  Staël  le  voit  entrer  chez  elle  de  meilleure 
heure  que  de  coulume:  il  tire  sa  bourse,  la  vide  sur  la 
table:  elle  contenait  vingt  francs: —  «  Il  faut  vivre,  dit- 
il,  et  voilà  tout  ce  que  je  possède  :  si  vous  ne  pouvez  rien 
faire  pour  moi,  je  n'ai  plus  qu'à  m'aller  jeter  dans  la 
Seine,  x 

Mme  de  Staël ,  très  dévouée  à  M.  de  Talleyrand,  et  char- 
mée de  trouver  l'occasion  de  montrer  jusqu'où  allait  son 
crédit,  se  mit  à  Tceuvre  immédiatement.  Le  directoire 
cherchait  alors  à  consolider  son  pouvoir,  en  s'associant 
des  noms  qui  n'eussent  pas^été  compromis  dans  le  règne 
terrible  du  gouvernement  auquel  il  succéilait.  M">e  Je 
Staël  réussit  à  persuader  aux  cinq  directeurs  qu'ils  feraient 
une  précieuse  acquisition  en  s'attachant  un  homme  d'un 
grand  talent,  identifié  de  bonne  heure  à  la  cause  de  la 
liberté,  sans  avoir  trempé  dans  ses  excès,  et  c[ui,  comme 
homme  de  naissance  et  de  considération ,  était  le  meilleur 
ministre  qu'on  pût  trouver  pour  arrêter  le  mom-cinent  et 
renouer  en  faisceau  tous  les  élémens  de  la  révolution. 
En  vérité.  M™'-  de  Staël  plaidait  une  cause  excellente 
et  avait  beaucoup  de  bonnes  raisons  à  donner.  Son  élo- 
quence la  gagna,  et  son  illustre  protégé,  pour  n'avoir  eu 
que  vingt  francs  dans  sa  poche,  fut  nommé  ministre  des 
affaires  étrangères.  Le  temps  arriva  cependant  où  la  pro- 
tectrice et  le  protégé  changèrent  de  places  :  par  une  foule 
de  circonstances  imprévues  ,  où  il  y  eut  sans  doute  plus 
de  fatalité  que  de  torts  volontaires,  M.  de  Talleyrand  ne 
put  rester  l'ami  de  M^e  de  Staël ,  et  Corinne,  aigrie  par 


212  REVUE  DE  PARIS. 

le  malheur  présent  et  par  le  souvenir  du  passé  ,  voua  une 

haine  amcre  à  celui  qu'elle  avait  jadis  si  bien  servi. 

Après  avoir  reconnu  qu'une  personne  possède  un  grand 
talent,  reste  toujours  une  diOiculté;  celle  de  classer  ce 
talent  et  de  donner  à  celui  qui  en  est  doué  le  rang  qu'il 
mérite  parmi  les  hommes  d'une  capacité  extraordinaire. 
C'est  qu'en  général  les  nuances  qui  distiiigucnt  ces  hommes 
proviennent  plutôt  de  lu  diversité  de  leurs  caractères  que 
de  celle  de  leur  intelligence.  Il  est  chez  les  uns  une  dis- 
position exclusive  et  chez  les  autres  une  souplesse  qui 
fixent  la  fortune  et  ti'acent  la  carrière  de  chacun.  Ceux 
d'une  trempe  plus  sévère,  arrivant  à  une  époque  propice 
à  la  pente  de  leur  génie,  s'élèvent  tout  à  coup  à  la  tête 
des  atFaires,  et  emportent  tous  les  obstacles  devant  eux 
comme  un  tourbillon,  tant  que  les  circonstances  animent 
le  peuple  au  milieu  duquel  ils  apparaissent  de  la  même 
passion  qui  les  domine.  Ce  sont  ces  hommes  qui  acquièrent 
le  plus  grand  nom  dans  l'histoire,  car  non-seulement  ils 
représentent  leur  époque,  mais  encore  ils  en  sont  l'ex- 
pression la  plus  caractéristique  et  la  plus  noble.  Mais  il 
faut  un  concours  particulier  de  circonstances  pour  mettre 
en  évidence  <!e  paieils  caractères;  et  si  d'autres  circon- 
stances   moins  identiques  à  leur  génie  surviennent  ensuite, 

—  incapables  de  se  plier  à  la  force  des  événemens,  ils 
vont  se  heurter  et  se  briser  contre  l'écueil,  emportés  par 
la  même  impulsion  violente  à  laquelle  ils  ont  dû  leur 
élévation 

Nous  en  avons  vu  un  exemple  fiappant  de  nos  jours. 
Venu  sur  la  scène  politique  au  moment  précis  où  son 
caractère  et  ses  talens  devaient  y  dominer,  Napoléon  a 
fourni  une  cairiêre  qu'on  peut  diviser  en  trois  époques: 

—  la  première  fut  celle  où  le  peuple  français  et  l'armée 
française  ne  faisaient  qu'un,  et  où  le  besoin  de  la  sécurité 
au  dedans  et  la  passion  de  la  gloire  au  dehors  prévalaient 
dans  toute  la  France.  Ce  fut  la  véritable  époque  à  laquelle 
appartenait  Napoléon,  celle  qui  s'accordait  avec  son  ins- 


LITTÉKATURF.  213 

tiiict  declomiiiation  et  ses  talens  militaires.  li  fut  vraiment 
alors  ce  qu'il  eut  tort  de  croire  être  plus  tard,  —  le 
représentant  réel  et  unique  de  la  nation.  La  secomie  épo- 
que fut  celle  où ,  entraîné  par  son  génie  ambitieux ,  il 
laissa  derrière  lui  cette  opinion  publique  qui  l'ei'it  arrêté 
dans  sa  course.  L'admira  lion  des  exploits  guerriers  qui 
l'avait  élevé  à  la  première  place  dans  la  république  lui 
servit  de  fondement  pour  asseoir  son  empire  arbitraire^- 
et  de  ce  désir  de  sécurité,  qui  avait  mis  la  force  dans  ses 
mains  comme  magistrat  d'un  peuple  libre,  il  ût  le  moyen 
d'une  dépendance  scrvile.  La  troisième  et  dernière  pé- 
riode du  règne  de  Napoléon  commença  lorsque  son  despo- 
tisme eût  créé  une  réaction  dans  cette  opinion  publicfue 
qui  avait  naguère  favorisé  la  tyrannie  par  le  besoin  du 
repos,  —  en  même  temps  que  son  génie  belliqueux,  éga- 
lement extrême,  avait  lassé  jusqu'à  l'ardeur  martiale  de 
ses  soldats.  Ce  fut  alors  que  la  liberté  acquit  une  nouvelle 
force  de  chaque  décret  destiné  a  la  dompter,  et  la  victoire 
abandonna  entiu  celte  grande  armée  qui  était  partie 
presque  découragée  pour  une  dernière  conquête.  Ce  n'est 
pas  que  l'empereur  de  1812  méprisât  la  popularité;  mais 
la  décision  et  la  force  étant  les  élémens  de  son  génie,  il 
se  flattait  toujours  que  c'était  par  la  force  et  la  décision 
qu'il  l'obtiendrait.  En  un  mot,  l'énergie  et  les  particula- 
rités de  son  caractère,  qui  en  avaient  fait  le  type  et  la 
personnification  d'une  de  ces  ères  politiques  à  travers 
lesquelles  la  société  française  fut  si  rapidement  entraînée, 
étaient  trop  inflexibles  et  trop  indomptables  pour  se 
prêter  aux  besoins  et  aux  désirs  d'une  autre. 

Le  caractère  de  notre  illustre  diplomate  forme  presque 
un  contraste  parfait  avec  celui  de  son  maître,  et  c'est  le 
double  résultat  du  tempérament  et  des  circonstances. 
L'homme^dont  l'enfance  s'était  écoulée  sur  les  rochers  de 
la  Corse,  et  la  jeunesse  au  milieu  de  ces  privations  qui 
impriment  une  teinte  sévère  au  roman  des  premières  im- 
pressions,   ne   pouvait  guère   ressembler  au  jeune  noble 


2(4  KEVUE  DE  PARIS, 

qui,  tout  en  faisant  la  part  des  mauvais  jours  de  son  en- 
fance, —  fut  berce  dans  l'atmosphère  d'une  cour,  et  dont 
la  jeunesse  put  s'enivrer  trop  souvent  à  la  coupe  de  ses 
plaisirs. 

Aussi  l'un  sut  manier  avec  ime  main  de  fer  toutes  les 
forces  d'un  peuple,  tant  que  ce  peuple  se  prêta  à  ses  ca- 
prices; l'autre,  non  moins  |)ropre  à  ramener  les  volontés 
des  autres  à  la  sienne,  se  laissa  modeler  lui-même  sous 
toutes  les  formes  par  les  mains  de  ce  peuple.  Ni  l'un  ni 
l'autre,  —  l'empereur,  lorsqu'il  monta  sur  le  trône  impé- 
rial, le  ministre,  lorsqu'il  garda  sa  place  pendant  une 
suite  de  changemens  politiques,  —  n'agirent  par  calcul. 
Leurs  actions  furent  également  conformes  à  la  tendance 
naturelle  de  leurs  caractères.  La  passion  de  celui-là  le 
poussait  à  renverser  tous  les  obstacles  jetés  sur  son  che- 
min, et  il  n'échoua  que  lorsque  se  brisa  le  fer  dont  il 
était  armé  :  —  la  froide  sagacité  de  celui-ci  lui  fit  aper- 
cevoir de  loin  l'avenir  qui  s'ouvrait  devant  lui,  et  quand 
l'événement  justifiait  sa  prévoyance,  sa  souplesse  l'y  avait 
déjà  associé.  Nous  osons  prétendre  qu'il  est  souvent  arrivé 
à  M.  de  Talleyraud  d'être  accusé  de  trahir  tout  à  coup 
sa  conscience  et  ses  amis ,  lorsqu'il  ne  faisait  que  céder  à 
une  conviction  à  laquelle  il  avait  été  graduellement  pi'é- 
paré  par  une  prévision  particulière. 

Toutefois,  eu  considérant  les  scènes  politiques  où  il  a 
figuré  et  le^  hommes  avec  lesquels  il  a  dû  se  lier,  nous  se- 
rions embarrassés  de  proclamer  le  diplomate  français  ou 
très-sincère  dans  les  actes  de  sa  vie,  ou  très-rigide  dans 
ses  principes. 

Les  transitions  de  l'ancien  régime  à  la  monarchie  cons- 
titutionnelle, du  comité  du  salut  public  au  directoire, 
du  directoire  au  consulat ,  du  consulat  à  l'empire  (  la  plus 
impardonnable  de  toutes  )  ,  de  l'empire  à  la  restauration 
et  de  la  restauration  à  la  révolution  nouvelle,  furent  les 
conséquences  nécessaires  de  leurs  antécédens  ,  ou  des  tran- 
sitions avantageuses  sur  le  tout  à  la  nation.  C'esf  ainsi 


LITTÉRATURE.  215 

que  M.  de  Talleyrand  excuse  l'inconstance  de  ses  antres 
amitiés,  en  disant  qu'il  est  toujours  resté  l'ami  de  la 
France  :  dans  le  fait,  on  pourrait  avoir  pris  part  à  n'im- 
porte lequel  de  ces  changemens ,  sans  laisser  rien  préjuger 
contre  soi  ;  —  mais  si  on  peut  avoir  pris  part  à  tous  et 
avoir  été  heureux  dans  tous  sans  violer  les  régies  de  la 
politique  pratique ,  on  doit  y  avoir  contracté  une  certaine 
duplicité  de  conduite  et  une  facilité  d'opinion  qui  nous 
inspirent  pins  de  défiance  que  d'estime. 

La  première  partie  de  la  vie  du  prince  de  Talleyraud 
a  été  jadis  le  texte  de  maint  pamplilet  mensonger,  dans 
liequel  la  calomnie  spéculait  sur  le  mauvais  goût  du  public 
anglais.  Pendant  que  le  général  Bonaparte  était  représenté 
avec  des  cornes  sur  la  tête,  le  citoyen  Talleyrand  était  peint 
comme  une  autre  variété  de  démon  ,  comme  un  Méphis- 
tophélès  licencieux  et  philosophe  avec  une  queue  qui  traî- 
nait dans  toutes  les  fanges  de  la  turpitude  morale  et  de 
la  corruption.  A  quatorze  ans  il  avait  comploté  la  des- 
truction du  christianisme  et  résolu  de  convertir  toutes  les 
églises  en  ces  maisons  que  le  proverbe  place  tlans  le  voisi- 
nage des  églises.   De  dix-sept  à  vingt nous  citons  un 

journal  qui  prit  note  de  ces  contes  amusans il  se  van- 
tait lui-même  ,  ctait-il  dit ,  que  six  maris  infortunés  s'étaient 
brûlé  la  cervelle  par  jalousie  de  l'amour  tie  leurs  moitiés 
pour  lui;  que  dix-huit  amans  avaient  été  tués  en  duel  pour 
des  dames  qui  étaient  ses  maîtresses  ;  que  dix  femmes  dé- 
laissées par  lui  s'étaient  retirées  de  désespoir  dans  un  cou- 
vent, et  que  douze  jeunes  filles  s'étaient  empoisonnées 
parce  qu'elles  doutaient  de  sa  fidélité;  sans  compter  les 
mille  griscttcs ,  femmes  de  chambre,  etc.,  q^ii  étaient 
allées  chercher  au  fond  de  la  Seine  la  consolation  de  ses 
perfidies.  ;i  Pendant  ces  trois  années  (de  dix-sept  à  vingt), 
il  avait  ,  disent  les  biographies  de  1800  ,  rendu  vingt- 
quatre  époux  d'heureux  pères  et  quarante  vierges  des 
mères  malheureuses.  Bon  et  pieux  Louis  XVI,  qui  put 
conférer  un  évêché  à  un  homme  d'une  conduite  si  exem- 


216  REVUE  DE  PARIS. 

plaire  !  Nous  n'avous  pas  besoin  de  dire  qu'il  y  un  peu 
(l'exagération  dans  ces  récits,  où  tout  est  confondu ,  les 
faits,  les  dates ,  etc.,  et  qui  méritaient  à  peine  que  nous  en 
tissions  mention.  M.  de  Talleyrand  ,  mal  vu  de  son  père  à 
cause  de  la  difformité  de  son  pied ,  fut  traité  avec  une 
grande  sévérité  dans  son  enfance  et  forcé  d'entrer  dans 
les  ordres  contrairement  à  ses  goûts  ef  à  ses  inclinations. 
Ce  traitement  que  son  ami  Mirabeau  reçut  aussi  de  son 
père  (rappiochement  singulier,  quoique  produit  de  causes 
différentes  )  dut  exercer  une  grande  influence  sur  le  dé- 
veloppement de  son  esprit.  Pendant  ses  études  à  la  Sor- 
bonne,  il  se  fit  remarquer  par  ses  manières  sombres  et 
hautaines,  par  sa  vie  laborieuse  et  son  goût  pour  la  soli- 
tude de  la  bibliothèque.  En  1789,  revelu  des  fonctions 
éminentes  «  d'agent  tlu  clergé  de  France  ,  «  i!  fit  ce  «lis- 
cours  conire  les  loteries  que  M  'e  de  Staël  critique  dans 
son  ouvrage  sur  la  révolution,  mais  qui  lui  procura  la 
protection  de  Louis  XVI.  —  Dans  l'assemblée  nationale, 
on  ne  pouvait  guères  voir  en  lui  <.»  un  orateur,  «  car  il  lui 
manquait  celle  noblesse  de  diction  et  ce  débit  éner- 
gique qui  encliaîncnt  et  subjuguent  une  assemblée  popu- 
laire. Ses  discours  cependant  étaient  très-dislingués,  non- 
seulement  à  cause  de  leur  style  élégant  et  épigrammatique, 
mais  encore  à  cause  de  l'utilité  de  leur  but  et  des  connais- 
sances dont  ii  y  faisait  preuve.  Ses  observations  sur  les 
assignats  ,  qu'on  trouve  dans  l'appendice  de  C Histoire  de 
la  Révolution,  par  M.  Thiers,  montrent  la  sagacité  et  la 
solidité  de  son  jugement.  Ce  qu'il  prédit,  en  se  fondant 
sur  les  vrais  principes  de  finances ,  ne  se  vérilia  malheu- 
reusement que  tro])  par  1  issue  de  cette  spéculation  rui- 
neuse et  peut-êtie  nécessaire  cependant.  Nous  ne  sau- 
rions passer  sous  silence  un  discours  de  M.  de  Talleyrand, 
dicté  par  un  généreux  sentiment ,  celui  qu'il  prononça  en 
faveur  du  clergé  persécuté  ,  que  son  impopularité  ne 
l'empêcha  pas  de  défendre. 

Comme  auteur,    M.  de    Talleyrand  nous  est  connu  par 


LITTÉRATURE.  217 

son  ouvrage  sur  l'instruction  publique  ,  et  par  deux  essais 
lus  à  ITnslilut  national.  Nous  A'oulons  parler  tic  «  l'Essai 
sur  les  avantai;;es  à  retirer  des  colouies  nouvelles  dans  les 
circonstances  présentes  ,  «  et  du  u  Mémoire  sur  les  rela- 
tions commerciales  des  États-Unis  avec  l'Angleterre  ;  » 
résultat  des  observations  faites  par  M.  de  Talle^'rand  pen- 
dant son  séjour  en  Amérique.  Le  premier  contient  les 
théories  de  la  colonisation  ,  le  second  la  pratique.  L'au- 
teur prévoit  les  semences  d'une  dissolution  dans  le  sys- 
tème de  société  qui  léclarae  l'esclavage  comme  un  de  ses 
élémens.  11  prévoit  l'impossibilité  de  conserver  les  pos- 
sessions françaises  dans  les  Indes  orientales,  dont  il  croit 
que  les  avantages  doivent  céder  à  cette  force  des  choses 
qui  fait  la  destinée  des  états,  et  à  laquelle  rien  ne  résiste. 
Mais  en  prévoyant  cela,  M.  de  Talleyrand  regarde  autour 
de  lui,  et  observant  aussi  la  condition  sociale  du  pays  où 
il  est  revenu— dans  lequel  jes  passions  long-  '  emps  agitées  ont 
besoin  d'une  issue  pour  donner  cours  a  leur  énergie  su- 
rabondante ,  et  à  leur  activité  impatiente  de  tout  repos  , 
il  propose  de  leur  ouvrir  pour  théâtre  quelque  vaste  ré- 
gion, encore  inhabitée  ,  où,  loin  du  foyer  de  la  révolution, 
elles  pourraient  épuiser ,  dans  de  nouvelles  entreprises 
et  par  un  déplacement  d'espérances,  une  partie  de  cette 
ardeur  ambitieuse  devenue  trop  vaste  pour  le  roj'aume 
où  elle  est  renfermée.  C'était  l'Egypte  qu'il  considérait 
comme  un  refuge  pour  les  cultivateurs  des  Imlcs  occi- 
dentales ,  et  en  même  temps  pour  les  passions  diverses 
qui  agitaient  son  pays  natal. 

«  Et  combien  de  Français  doivent  embrasser  avec  joie 
cette  idée!  combien  en  est-il  chez  qui,  ne  fût- ce  que  pour 
des  instan3,un  ciel  nouveau  est  devenu  un  besoin!  et 
ceux  qui,  restés  seuls,  ont  perdu,  sous  le  fer  des  assassins, 
tout  ce  qui  embellissait  pour  eux  la  terre  natale;  et  ceux 
pour  qui  elle  est  devenue  inféconde,  et  ceux  qui  n'y 
trouvent  que  des  regrets,  et  ceux  même  qui  n'y  trouvent 
que  des  remords  ;  et  les  hommes  qui  ne  peuvent  se  résou- 


218  REVUE  DE  PARIS. 

(Ire  à  placer  resyiéiaiice  là  où  ils  éprouvèrent  le  malheur; 
et  cette  niultilutic  de  malades  politiques,  ces  caractères 
inflexibles  qu'aucun  revers  ne  peut  plier,  ces  esprits  fas- 
cines qu'aucun  événement  ne  désenchante;  et  ceux  qui 
se  trouvent  toujours  trop  resserrés  dans  leur  propre  pays; 
et  les  spéculateurs  avides,  et  les  spéculateurs  aventureux, 
et  les  hommes  qui  brûlent  d'attacher  leur  nom  à  des  dé- 
couvertes,  à  des  fondations  de  villes  ,  à  des  civilisations  ; 
tel  pour  qui  la  France  constituée  est  encore  trop  agitée  , 
tel  pour  qui  elle  est  trop  calme;  ceux  enfin  qui  ne  peu- 
vent se  faire  à  des  égaux,  et  ceux  aussi  qui  ne  peuvent 
se  faire  à  aucune  dépendance. 

Et  qu'on  ne  croie  pas  que  tant  d'éiémens  divers  et  op- 
posés ne  peuvent  se  réunir.  ÎN'avons-nous  pas  vu  dans  ces 
dernières  années',  depuis  qu'il  y  a  des  opinions  politiques 
en  France,  des  hommes  de  tous  les  partis  s'embarquer 
ensemble  pour  aller  courir  les  mêmes  hasards  sur  les  bords 
inhabités  du  Scioto?  Ignore-t-on  l'empire  qu'exercent  sur 
les  âmes  les  plus  irritables  le  temps ,  l'espace  ,  une  terre 
nouvelle,  des  habitudes  à  commencer,  des  obstacles  com- 
muns à  vaincie  ,  la  nécessité  de  s'enlre-aidcr  remplaçant 
le  désir  de  se  nuire,  le  travail  qui  adoucit  l'anie,  et 
l'espérance  qui  la  console,  et  la  douceur  de  s'entretenir 
du  pays  qu'on  a  quitté,  celle  liième  de  s'en  plaindre, 
t te. ,  etc.  » 

II  y  a  dans  ces  essais,  dont  nous  pourrions  citer  maint 
autre  passage  non  moins  remarquable  (i)  ,  des  pensées  et 

(l)  Puisque  nous  avons  ce  mémoire  sous  les  yeux  ,  nous  ne  sau- 
rions nous  empèclier  d'eu  citer  ici  un  autre  e.'itrail  ,  pour  faire  con- 
naître Je  style  pittoresque  de  l'auteur.  M.  de  Talleyrand  trace  le 
tatleau  d'une  partie  de  la  population  américaine  : 

«  Que  l'on  considère  ces  cités  populeuses  remplies  d'Anglais,  d'Al- 
lemands ,  d'Irlandais  ,  de  Hollandais  ,  et  aussi  d'habitans  indigènes  ; 
CCS  Lourgades  lointaines  ,  si  distantes  l'une  de  l'autre  ;  ces  vastes  cou 
trées  incultes   traversées  plulijl  qu'habitées   par  des   hommes  qui  ne 


LITTÉRATURE.  219 

des  réflexions  qui  ne  seraient  pas  venues  à  tin  homme 
étranger  au   mouvement  de  la  vie  en  général  ,  en  même 

sont  d'aucun  pays  :  quel  lieu  commun  concevoir  au  milieu  de  toutes 
ces  disparités?  C'est  uu  spectacle  neuf  pour  le  voyageur  qui  ,  par- 
tant d'une  ville  principale  où  l'état  social  est  perfectionné  ,  traverse 
successivement  tous  les  degrés  de  civilisation  et  d'industrie  qui  vont 
toujours  ea  s'affaiLlissant,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  en  très-peu  de  jours 
à  la  cabane  informe  et  grossière  construite  de  troncs  d'arbres  nouvel- 
lement abattus.  Un  tel  voyage  est  une  sorte  d'analyse  pratique  et 
vivante  de  l'origine  des  peuples  et  des  états.  Ou  part  de  l'ensemble 
'e  plus  composé  pour  arriver  aux  élémens  les  plus  simples.  A  cbaque 
journée  on  perd  de  vue  quelques-unes  de  ces  inventions  que  nos  be- 
soins, en  se  multipliant,  ont  rendues  nécessaires  ;  et  il  semble  que  si 
l'on  voyage  en  arrière  dans  l'histoire  des  progrès  de  l'esprit  humain. 
Si  un  tel  spectacle  attache  fortement  l'imagination  ,  si  l'on  se  plaît  à 
retrouver  dans  la  succession  de  l'espace  ce  qui  semble  n'appartenir 
qu'à  la  succession  des  temps  ,  il  faut  se  résoudre  à  ne  voir  que  ti-ès- 
peu  de  liens  sociaux  ,  nul  caractère  commun,  parmi  des  hommes  qui 
semblent  si  peu  appartenir  à  la  même  association. 

Dans  plusieurs  cantons  la  mer  et  les  bois  ont  fait  des  pêcheurs  ou 
des  bûcherons.  Or  de  tels  liommes  n'ont  point  ,  à  proprement  parler, 
de  patrie  ,  et  leur  morale  sociale  se  réduit  à  bien  peu  de  chose.  On  a 
dit  depuis  long-temps  que  l'homme  est  disciple  de  ce  qui  l'entoure. 
Et  cela  est  vrai.  Celui  qui  n'a  autour  de  lui  que  des  déserts  ne  peut 
donc  recevoir  des  leçons  que  de  ce  qu'il  fait  pour  vivre.  L'idée  du 
besoin  que  les  hommes  ont  les  uns  des  autres  n'existe  pas  en  lui  ;  et 
c'est  uniquement  en  décomposant  le  métier  qu'il  exerce  qu'on  trouve 
le  principe  de  ses  affections  et  de  toute  sa  moralité. 

Le  bûcheron  américain  ne  s'intéresse  à  rien.  Toute  idée  sensible 
est  loin  de  lui  :  ces  branches  si  élégamment  jetées  par  la  nature ,  un 
beau  feuillage  ,  une  couleur  vive  qui  anime  une  partie  du  bois  ,  un 
vert  plus  fort  qui  en  assombrit  un  autre,  tout  cela  n'est  rien  :  il  n'a  de 
souvenir  à  placer  nulle  part.  C'est  la  quantité  de  coups  de  hache 
qu'il  faut  qu'il  donne  pour  abattre  un  arbre  qui  est  son  unique  idée. 
Il  n'a  point  planté  ,  il  n'en  sait  point  les  plaisirs.  L'arbre  qu'il  plan- 
terait n'est  bon  à  rien  pour  lui,  car  jamais  il  ne  le  verra  assez  fort  pour 
qu'il  puisse  l'abattre.  C'est  de  détruire  qui  le  fait  vivre.  On  détruit 
partout  :  aussi  tout  li  u  lui  est  bon,  il  ne  tient  pas  au  champ  où  il  a 
placé  son  travail  ,  parce  que  son   travail  n'est  que  de  la   fatigue  et 


220  REVUE  DE  PARIS, 

temps  que  nous  trouvons  dans  la  vie  d(!  l'écrivain  lui- 
même  les  preuves  fréquentes  d'un  talent  que  le  simple 
commerce  (les  lionmies  n'aurait  jamais  pu  ilévelopper  ou 
produire.  C'est  par  ce  qu'a  écrit  et  par  ce  qu'a  tait  M .  de 
Talleyrand  qu'il  se  sera  rendu  intéressant  à  la  postérité. 
Pour  nous,  il  nous  intéresse  surtout  comme  le  portrait 
vivant  de  tout  ce  qu'il  y  eut  de  plus  brillant,  sinon  de 
meilleur  dans  la  noblesse  libérale  de  l'ancien  régime  ,  — 
comme  une  émanation  en  quelque  sorte  de  l'esprit  de  ce 

'm'auciine  itlée  Jouce  n'y  est  jointe.  Ce  qui  sort  de  ses  mains  ne  passe 
point  par  toutes  les  croissances  si  attaclianles  pour  le  cultivateur;  il  ne 
suit  pas  la  destinée  de  ses  productions  ;  il  ne  connaît  pas  le  plaisir 
des  nouveaux  essais,  et  si  en  s'en  allant  il  n'oublie  pas  sa  hache,  il  ne 
laisse  pas  de  regrets  là  où  il  a  vécu  des  années. 

Le  pêcheur  américain  reçoit  de  sa  profession  une  ame  à  peu  près 
aussi  insouciante.  Ses  affeclions,  son  intérêt,  sa  vie,  sont  à  côté  de  la 
société  à  laquelle   il  croit  qu'il  appartient.  Ce  serait  un  préjugé   de 
penser  qu'il  est  un  membre  tort  utile  ;  car  il  ne  faut  pas  comparer  ces 
pécheurs-là  à  ceux  d'Europe  et  croire  que  c'est  comme  en  Europe  un 
moyen  de  former  des  matelots  ,  de  faire  des  hommes  de  mer  adroits 
et  robustes  :  en  Amérique,  j'en  excepte  les  habilans  de  Nantuket ,  qui 
pèchent  la  baleine  ;  la  pêche  est  un  métier  de  paresseux.  Deux  lieues 
de  la  cote  quand  ils  n'ont  pas  de  mauvais  temps  à  craindre,  un  mille 
quand  le  temps  est  incertain  ,  voilà   le  courage  qu'ils  montrent ,  et  la 
ligne  est  le  seul  harpon  qu'ils  sachent  manier.  Ainsi  leur  science  n'est 
qu'une  bien  petite  ruse,  et  leur  action  ,  qui  consiste  à  avoir  un  brag 
pendant  au  bord  d'un  bateau  ,  ressemble  bien  à  de  la  fainéantise.  Ils 
n'aiment  aucun  lien,  ils  ne  connaissent  la  ten-e  que  par  une  mauvaise 
niaison'qu'ils  habitent...  C'est  la  mer  qui  leur  donne  leur  nourriture. 
Aussi  quelques  morues  de  plus  ou  de  moins  déterminent  leur  patrie. 
Si  le  nombre  leur  paraît  diminuer  à  tel  endroit,  ils  s'en  vont  et  cher- 
chent une  autre  patrie  où  il  y  ait  quelques  morues  de  plus.  Lorsque 
quelques  ccri\ains  politiques    ont    dit  que   la    jjéche  était  une  sorte 
d'agriudture  ,  ils  ont  dit  une  chose  qui  a  l'air  brillant,  mais  qui    n'a 
pas  de  vérité.  Toutes  les   qualités ,  toutes    les  vertus  qui  sont  atta- 
chées à   l'agriculture   manquent  à  l'homme  qui  se  livre  à  la   pêche. 
L'agriculture  produit  un  patriote  dans  la  bonne  acroption  de  ce  mot; 
{a  pèche  ne  sait  faire  que  des  cosmopolites  u 


LITTÉRATURE.  221 

Voltaire  c[ui  jeta  le  manteau  de  son  génie  sur  le  siècle  qui 
allait  immédiatement  lui  succéder. 

Nous  retrouvons  dans  ce  siècle  l'esprit,  la  léijèreté,  les 
connaissances ,  la  philosophie  ,  la  moquerie  qui  se  raille 
de  tout  principe  plutôt  que  l'attachement  à  aucun;  nous 
y  trouvons  tou:;  les  vices  et  toutes  les  vertus  qu'où  remar- 
que dans  les  pages  éblouissantes  du  solitaire  de  Ferney  , 
avec  cette  même  manie  de  chercher  de  petits  motifs  aux 
grandes  choses  ,  et  ce  même  plaisir  à  mettre  en  jeu  les 
faiblesses  de  l'homme  plutôt  que  son  plus  noble  instinct, 
qui  distinguaient  les  encyclopédistes.  —  Nous  y  voyons 
enfin  ce  politique ,  moitié  cynique  ,  moitié  courtisan ,  qui 
consolide  une  révolution  avec  un  bon  mot,  et  s'écrie  en 
admirant  le  succès  heureux  de  toutes  ses  combinaisons  : 
Il  Voilà  tout  fini,  il  ne  faut  maintenant  que  les  feux  d'ar- 
tifice et  un  bon  mot pour  le  peuple  !  « 

La  politique  de  notre  siècle  a  son  J.-J.  Rousseau  dans 
M.  de  Chateaubriand  et  son  Voltaire  dans  le  prince  de 
Talleyrand.  Il  nous  resterait  à  citer  ici  quelques-unes 
des  saillies  de  ce  dernier  ,  qui  circulent  presque  toutes 
avec  l'autorité  du  proverbe  on  de  l'axiome  ;  mais  la  liste 
en  serait  longue.  Ce  qu'elles  ont  de  remarquable  ,  c'est 
que  tous  les  bons  inots  du  célèbre  diplomate  vous  frap- 
pent bien  moins  par  le  tour  de  l'expression  que  par  la 
pensée  précise  et  profonde  qu'ils  expriment.  M.  de  Mettei-- 
nich  est  un  politique  de  semaine  contient  fout  ce  que 
rhistoire  dira  de  ce  personnage.  Nous  avons  entendu 
nous  même  une  observation  qui  peut  servir  à  donner  un 
autre  exemple  du  style  particulier  des  réparties  de  M.  de 
Talleyrand  Tout  le  monde  parlait  du  rappel  de  lord 
Anglesea,  lord-lieutenant  de  l'Irlande,  et  des  motifs  de 
cette  mesure;  les  intentions  du  duc  de  Wellington  sur  l'é- 
mancipation catholique  étaient  encore  un  mystère  - 
tc  Quand  ou  rappelle  le  lieutenant,  dit  le  rusé  politique 
français  .  c'est  que  le  général  veut  livrer  bataille.  « 

Si  nous  voulions  un  exemple  de  l'elTet  du  gouvernement 
TOMK  £.  19 


222  RE^L'E  DE  PARIS, 

sur  les  homiiies ,  voici  au  milieu  de  nous,  en  Angleterre, 
le  débris  de  l'image  d'un  gouvernement  qui  est  passé  , 
qui  ne  reviendra  plus.  M.  de  Talleyrand  est  un  libéral, 
mais  un  libéral  tel  qu'il  pouvait  surgir  dans  le  cercle 
d'une  cour  absolue;  c'est  un  exotique  délicat  et  superbe 
même  dans  un  sens  du  mot ,  mais  privé  de  cette  force 
vivace'qui  distingue  la  plante  sur  son  propre  terroir.  Ses 
idées  de  la  liberté  étaient  pcut-êirc  tout  ce  qu'elles  peu- 
vent être,  grâce  à  la  philosophie,  lorsqu'elles  ne  sont  pas 
développées  et  confirmées  par  la  pratique.  Suivant  la 
liberté  par  spéculation,  il  devait  plus  vraisemblablement 
sedégoùterdes  malheurs  semés  sous  ses  pas  que  s'il  l'avait 
suivie  par  instinct.  Il  lui  manquait  aussi  pour  l'encoura- 
ger dans  cette  carrièie  difficile  ces  anciens  souvenirs, 
cette  association  de  la  liberté  et  de  l'histoire  nationale  , 
qui  armèrent  la  main  de  Brutus  et  embrasèrent  d'un  feu 
divin  la  grande  ame  de  Sydney. 

Nous  serions  injustes  si,  pour  juger  M.  de  Tallcj'^rand, 
nous  l'isolions  de  l'état  de  société  dans  lequel  il  fut  élevé, 
et  des  bonleversemens  politiques  au  milieu  desquels  il 
fut  précipité  par  la  suite.  Loin  de  nous  la  pensée  qu'il 
soit  nécessaire  de  réfuter  ceux  qui  l'appellent  un  monstre 
d'infamie;  et  si  nous  ne  partageons  pas  non  plus  tout-à- 
fait  l'opinion  de  ceux  qui  le  proclament  un  miracle  de 
vertu  ,  nous  croyons  pouvoir  conclure  nos  observations 
sur  M.  de  Talleyrand  en  disant  que  la  postérité  impar- 
tiale verra  en  lui  un  homme  d'une  capacité  extraordi- 
naire ,  qui  (  pour  le  siècle  où  il  a  vécu  )  posséda  tous  les 
talens  qui  pouvaient  justifier  l'ambition  ,  —  et  toutes  les 
vertus  qui  n'étaient  pas  incompatibles  avec  le  succès. 

(New  Montliij-  Magazine) 


CRITIQUE  LITTÉRAIRE. 
DE  LA  SATIRE  EN  FRANCE. 

A.  BARBIER  ,  ïambes.  —  BARTHELEMY,  la  nkmi'sis. 


Lorsque  la  société  romaine  se  laissa  aller  à  cette  pro- 
digieuse débauche  que  défrayait  le  monde  vaincu,  Juvé- 
nal  ne  la  6t  point  rougir  en  lui  montrant  le  tableau  de 
ses  débordemens  ,  et  ne  l'arrêta  pas  sur  la  pente  rapide 
qui  la  poussait  au  néant  à  travers  la  honte.  Ce  fut  un 
spectacle  à  soulever  le  cœur  que  cette  corruption  se  glo- 
rifiant dans  ses  excès  ,  se  parant  de  ses  ulcères,  et  dédai- 
gnant de  se  voiler  d'hypocrisie  pour  ne  pas  rendre  un 
dernier  hommage  à  la  vertu.  Rome  reniant  son  passé  et 
renonçant  à  l'avenir,  Piome  avec  ses  esclaves,  ses  rhéteurs, 
ses  courtisanes,  ses  captateurs  de  testament,  sa  jeunesse 
simple  et  railleuse  et  déjà  blasée,  ses  vieillards  arrachant 
à  des  corps  épuisés  quelques  faux  semblans  de  plaisirs , 
son  jieuple  recevant  en  aumône,  sous  le  nom  de  sportule 
le  prix  de  sa  liberté  et  des  plus  basses  complaisances,  ses 
patriciens,  plus  vils  que  leurs  cliens,  tlévorantdans  la  peur 


224  REPLIE  DE  PARIS, 

et  l'jgiioiiiinie  les  dépouilles  des  provinces;  et  au  sommet 
de  cette  pyramide  fangeuse  un  despote  stupide  se  délas- 
sant de  ses  crimes  par  des  folies,  se  défiant  à  pis  faire,  et 
parfois  attendant  plus  d'une  année  son  coup  de  poignard  ; 
Rome  ainsi  faite  montra  ce  qu'est  un  peuple  quand  il  es- 
saie à  se  passer  de  dieux  ,  et  comment  l'humanité  s'abru- 
tit quand  elle  se  divinise.  Dans  cette  débâcle  des  mœurs, 
celui  qui  se  raidit  contre  le  torrent,  et  d'im  bras  généreux 
voudrait  en  suspendre  le  coui's,  celui-là  ne  trouve  dans 
son  cœur  que  des  pensées  amères  ,  dans  sa  poitrine  que 
des  cris  d'indignation,  et  jette  à  ceux  qu'emporte  le  cou- 
rant des  mots  de  haine  et  de  mépris.  Certes  la  Rome 
de  Domitien  ne  méritait  pas  moins  que  le  fouet  de  Juvé- 
nal;  une  colère  de  poète  ne  pouvait  pas  éclater  en  moin- 
dres invectives  au  spectacle  de  ses  désordres.  Mais  nous, 
sommes-nous  donc  si  bas  tombés,  si  désespérés,  qu'il  faille 
a  nos  vices  un  vengeur  non  moins  impitoyable  ?  Quelqu'un 
a-t-il  le  droit  de  s'écrier  aujourd'hui: 

La  terre  .'  —  Ce  u'est  j)lus  qu'un  triste  et  mauvais  lieu  , 

Un  tripot  dégoûtant  où  l'or  a  tué  Dieu, 

Où  mourant  d'une  faim  qui  n'est  pas  assouvie 

L'homme  a  jauni  sa  face  et  décliarné  sa  vie, 

Où,  vidant  là  son  cœur,  liberté,  ciel,  amour, 

L'infi'imea  tout  joué,  tout  perdu  sans  retour... 

Un  ignoble  clapier  de  débaucbe  et  de  crime, 

Que  la  mort  à  mon  gré  trop  lentement  décime  , 

Un  cloaque  bourbeux,  un  sol  gras  et  glissant 

Où  lorsque  le  pied  coule  on  tombe  dans  du  sang  ; 

Les  débris  d'un  banquet,  où,  la  facerougie  , 

Roule  la  brute  humaine  —  ime  effroyable  orgie  ! 

Si  ce  tableau  était  tracé  d'après  nature,  il  ne  resterait 
plus  qu'à  suivre  le  conseil  du  poète,  à  savoir 

prendre  une  pierre  aride, 
La  poser  sous  sa  tète  et  sans  penser  à  rien 
Se  tourner  sur  le  flanc  et  crevcr'commc  un  chien. 


LITTÉBÂTURE.  225 

-Sf^  Mais  sondons  nos  plaies;  et  si  elles  ne  sont  ni  si  nom- 
breuses ni  si  graves,  ne  poussons  pas  le  malade  a,u  déses- 
poir; car  le  de'couragement  démoralise  et  tue.  11  est  bien 
vrai  qu'au  premier  coup  d'œil  il  y  a  une  ressemblance  à 
faire  peur  entre  la  Rome  de  Domiticn  et  le  temps  où  nous 
vivons.  L'absence  de  foi  religieuse ,  la  poursuite  effrénée 
(les  ridiesses  sans  regard  aux  moyens  de  les  atteindre  ,  le 
dégoût  de  la  vie ,  le  scepticisme  moral  se  résolvant  trop 
souvent  dans  la  pratique  en  un  matérialisme  sans  pudeur, 
ce  sont  là  des  symptômes  graves  :  toutefois  il  y  a  un  revers 
à  cette  triste  médaille.  Les  observateurs  pessimistes  ar- 
rêtent leur  vue  sur  les  misères  et  s'y  complaisent ,  parce 
qu'il  leur  convient  sans  doute  de  sécréter  des  larmes,  de 
la  bile  ou  du  fiel  :  c'est  affaire  de  tempérament.  Mais 
s'ils  consentaient  à  s'élever  un  peu  haut  par  la  pensée  , 
ils  verraient  dans  la  marche  de  l'humanité  un  mouvement 
soutenu  ,  sinon  rapide,  vers  le  bien,  et  dans,  la  diffusion 
des  lumières  combinée  avec  le  progiès  réel  des  iiiées  mo- 
rales un  gage  de  sécurité.  Ainsi  rassurés  sur  l'avenir  par 
une  vue  plus  nette  du  présent,  ils  ne  répéteraient  plus , 
d'après  Tacite:  Corrunipere  et  corrumpi  seculuni  vocatur. 
Les  analogies  historiques  sont  trompeuses  :  si  l'humanité, 
tournant  sur  elle-même,  décrivait  incessamment  des  cer- 
cles similaires  ,  le  passé  serait  la  leçon  infaillible  et  la 
pi'ophétie  de  l'avenir  ;  mais  elle  marche  eu  ligne  droite 
vers  un  but  qu'elle  entrevoit.  Dans  son  laboiieux  pèleri- 
nage ,  elle  se  transforme  quand  les  temps  sont  venus  ,  et 
n'a  garde  de  périr  :  seulement  il  y  a  dans  sa  vie  des  crises 
douloureuses  comme  tous  les  enfantemens. 

Les  réflexions  qui  précèdent  nous  sont  inspirées  par 
la  lecture  des  ïambes  de  M.  Auguste  Barbier.  Ce  jeune 
poète  n'admire  rien  de  son  siècle ,  il  en  brise  toutes  les 
idoles.  La  Cuvée ,  qui  révéla  son  nom  et  son  rare  talent , 
sembl..it  annoncer  une  vue  moins  exclusive ,  et  partant 
moins  fausse  de  la  réalité.  Après  avoir  glorifié  Paris, 

Paris,  celle  cité  de  lauriers  loute  ceinte 

'9- 


226  REVUE  DE  PARIS. 

Dont  le  inonde  entier  est  jaloux, 
Que  les  peuples  émus  appellent  tous  la  sainte 
Et  qu'ils  ue  nomment  qu'à  genoux. 

on  ne  devait  pas  s'atlendre  à  voir  la  cité  sainte  transfor- 
mée ,  quelques  mois  après,  dans  l'imagination  du  poète  , 
en  une  cuve  infernale , 

Un  précipice  ouvert  à  la  corruption 

Où  la  fange  descend  de  toute  nation  ; 
:         Et  qui  de  temps  en  temps  ,  plein  d'une  vase  immonde  , 
:         Soulevant  ses  Louillons  déborde  sur  le  monde. 


Que  s'est-il  donc  passé  pour  que  l'or  pur  se  changeât  ainsi 
en  un  vil  plomb?  N'est-ce  donc  plus  rien  d'avoir  préparé 
les  voies  à  1  avenir  en  balayant  les  débris  du  passé,  et 
n'est-il  pas  permis  de  reprendre  haleine  après  un  si  ter- 
rible exploit  ?  Le  peuple  qui  s'est  armé  au  bruit  d'un  par. 
jure,  et  qui,  dans  ses  coups  si  bien  frappés,  si  bien  di- 
rigés, s'est  montré  visiblement  le  fléau  de  Dieu,  n'a-l-il 
donc  plus  de  mission  ,  a-t-il  déclaré  que  sa  tâche  était  fi- 
nie, a-t-il  signé  quelque  pacte  avec  ceux  qu'il  a  vaincus? 
Si  Paris  a  été  la  ville  sainte  pendant  trois  jours  ,  si  sa  co- 
lère a  été  comme  une  intervention  de  Dieu  dans  les  affai- 
res de  l'humanité,  il  y  a  désormais  de  l'impiété  dans  le 
désespoir.  Homme  de  peu  de  foi,  ne  savez-vous  pas  que 
si  les  débris  du  passé  reprenaient  figure  ,  un  déguisement 
ne  les  masquerait  pas  long-temps ,  et  que  la  force  qui 
les  a  dispersés  saurait  bien  de  nouveau  en  joncher  le  sol? 
Pour  flétrir  ainsi  le  centre  de  la  civilisation,  il  faut  n'a- 
voir envisagé  qu'un  aspect  des  choses  ;  c'est  arrêter  les 
regards  sur  la  chrysalide  qui  tombe  en  poussière,  et  ne 
pas  voir  l'insecte  dont  les  ailes  vont  s'épanouir  aux  feu.\ 
du  soleil. 

Le    tort  de  la  révolution  de  juillet  est  d'avoir  été  belle 
comme  une  œuvre  d'artiste.  A  ce  titre,  elle  a  sollicité  les 


lAïTrJlATIJUF.  227 

imaginations  poétiques  et  enivre  les  eœurs  généreux.  On 
a  cru  qu'elle  ne  ilonnait  pas  seulement  un  spectacle  au 
monde  ,  mais  un  signal.  Sous  le  charme  des  émotions 
qu'elle  fit  naître,  nous  avons  pensé  voir  la  fausse  Europe 
([ue  les  rois  ont  faite  à  leur  image  se  disloquer  et  s'abî- 
mer au  néant  pour  laisser  paraître  la  véritable  Europe, 
celle  qui  vit  sous  cette  apparence  mensongère,  celle  dont 
les  sympathies  des  peuples,  de  concert  avec  la  nature  , 
ont  dessiné  la  forme,  celle  enfin  où  la  France  appuie  sa 
tête  au  revers  des  Alpes  et  baigne  ses  pieds  dans  les  eaux 
du  Rhin.  Dans  la  secousse  qui  a  si  fort  ébranlé  le  sol,  celte 
Europe  a  donné  signe  de  vie,  elle  existe  ;  chaque  jour  ses 
membres  se  fortifient ,  et.  Dieu  aidant,  elle  sain-a  se 
faire  jour  par  la  liberté.  Le  don  de  prophélie,  qui  est  au- 
jourd'hui une  sorte  d'instinct  populaire ,  ne  va  pas  à  pré- 
ciser le  terme  de  cet  enfantement  ;  mais,  comme  tous 
les  esprits  sont  dans  l'attente,  et  que  les  tlouleurs  de 
juillet  avaient  paru  le  dernier  cri  de  la  mère,  les  croyans, 
dans  leur  impatirnce,  imputent  les  retards  au  mauvais 
vouloir  des  médecins.  Delà,  selon  la  diversité  des'esprils, 
ces  cris  de  haine  ,  ces  imprécations  contre  les  coupables, 
ou  ce  mépris  envers  l'humanité  qui  semble  manquer  - 
sa  destinée ,  ou  ce  désespoir  qui  prend  l'homme  quand 
toute  lumière  s'est  éteinte  devant  lui.  Aussi,  pour  un 
dithyrambe  éclos  dans  les  premiers  jours  de  ferveur  et 
d'admiration,  combien  de  satires ,  de  sarcasmes  et  de  la 
mentables  prophéties.  C'est  ainsi  que  INémésis  s'est  armée 
de  son  fouet  de]  serpens  ,  et  que  l'Ïambe  ,  né  jadis  d'un 
ressentiment  de  poète,  est  venu  servir  de  nouvelles  co- 
lères. 

MM.  Barbier  et  Barthélémy  ont  tous  deux  été  déçus 
l'an  dernier,  l'un  en  morale,  l'autre  en  politique.  L'un 
avait  cru  i'égoïsme  tué  rfans  retour  parce  qu'il  y  avait  eu 
deux  jours  et  demi  de  désintdie.iseiueut,  l'autre  voyait 
la  sainte  alliance  au  tombeau  parce  que  les  mailles  du  filet 
tendu  sur  la  France  avaient  été  rojnpues.  Le  désencluui- 


228  BEVUE  DE  PARIS, 

tement  les  a  pris  tous  les  deux ,  celui-ci  à  la  vue  d'une 
nuée  d'hommes  de  proie  s'abatlaiit  sur  un  cadavre  ,  celui- 
là  en  présence  d'ouvriers  hypocrites  s'efTorçant  à  rattacher 
les  fils  du  roseau  rompu;  et  tous  deux  se  sont  indignés, 
mais  chacun  selon  son  caractère  propre  et  la  vocation 
particulière  de  son  génie.  M.  Barbier  possède  par-dessus 
tout  la  faculté  de  mépriser  et  de  s'indigner  ;  M.  Barthé- 
lémy celle  de  haïr  et  d  admirer  :  l'auteur  des  ïambes  est 
plus  soucieux  de  la  moralité  du  genre  humain  ,  Némésis 
s'inquiète  plus  de  sa  di^anité.  M.  Barthélémy  a  toutes  les 
sympathies  héroïques  du  peuple ,  et  son  profond  dégoût 
delà  dynastie  déchue;  il  lui  faut,  comme  au  peuple, 
ses  bords  du  Bhin,  et  d'avance  il  est  l'ennemi  personnel 
de  tout  gouvernement  qui  les  lui  refusera;  M.  Barbier 
consent  à  laisser  l'Europe  en  paix ,  il  n'a  pas  un  mot  de 
colère  contre  les  Boui'bons,  pas  un  hymne  à  Vhomine-gloire, 
qu'au  contraire  il  maudit;  ce  qu'il  demantle,  c'est  au  peu- 
ple des  moeurs,  aux  hommes  du  pouvoir  du  désintéresse- 
ment, à  tous  de  la  religion  ,  voire  du  catholicisme;  mo- 
raliste avant  tout,  il  flétrit  toutes  les  prostitutions  mora- 
les. M.  Barbier  ne  sait  pas  haïr:  ses  passions  sont  géné- 
rales et  pour  ainsi  dire  impersonnelles  ;  la  Némésis  se 
distingue  par  un  tout  autre  caractère  ,  M.  Barthélémy, 
tout  dévoué  qu'il  est  ,  garde  rancune  à  l'ordre  social,  le 
ressentiment  du  prolétaire  se  trahit  dans  ces  élans  d'une 
ame  généreuse  mais  idcérée;  M.  Barbier  est  un  privilégié 
qui  lève,  bon  an ,  mal  an  ,  deux  ou  trois  milliers  de  pis- 
toles  ,  sans  bras  décroiser.  C'est  du  sein  de  cette  grasse 
sinécure  qu'il  foudroie  l'immoralité  du  siècle.  Dans  ses 
mépris,  il  ne  descend  pas  des  vices  aux  vicieux,  même 
il  semble  qu'il  ne  sache  pas  un  nom  propre;  chez  M.  Bar- 
thélémy au  contraire  il  n'y  a  pas  un  vice  ,  pas  une  bas- 
sesse, pas  un  ridicule  qui  n'ait  un  nom  d'homme,  ou  plu- 
sieurs ,  au  besoin  ;  de  sorte  qu'on  ne  voit  pas  toujours 
clairement  s'il  poursuit  le  vice  dans  l'homme,  ou  l'homme 
dans  le  vice.  Au  reste  ,  cette  recherche  serait  une  vaine 


LITTÉRATURE.  229 

curiosité  psychologique  :  que  le  poète  en  veuille  plus  ou 
moins  aux  personnes  ou  aux  choses  ,  toujours  est-il  que  , 
choses  et  personnes  ,  il  ne  ménage  rien  ,  et  qu'il  met  à 
remplir  son  onice  une  perséve'rance  à  laquelle  on  ne  peut 
comparer  que  son  merveilleux  talent. 

Revenons  à  M.  Barbier.  On  n'a  pas  oublié  la  sensation 
que   produisit  rapparition  de  la  Curée  dans  la  Revue  de 
Paris.  Ce  fut  un  événement  littéraire  et  politique.  L'a- 
prêté  de  l'invective  et  la  nouveauté  du  style  remuèrent 
vivement  les  esprit^s.  On  pardonna  presque  aux  intrigans 
en  faveur  de  la  vigoureuse  poésie  qu'ils  avaient  inspirée. 
A  dater  de  cette  publication  ,  M.  Barbier  a  pris  dans  la 
litléi'ature  une  place  élevée   et  solitaire.  On  put  penser 
alors   que  ce  sublime  élan  de  colère  serait  le  seul  cri  de 
son  auteur,  et  qu'il  se  reposerait  après  cette  bonne   for- 
tune poétique,  ou,  comme  dit  Platon,  pour   un  certain 
Tynniclius  de  Chalcis,  auteur  d'un    hymne  unique  ,  le 
chef-d'œuvre  du  genre,  cette  trouvaille,  de  Muses.  M.  Bar- 
bier n'en  est  pas  resté  là ,  et  malgré  le  haut  mérite  de  ce 
qu'il  publie,  il  est,  et  sera  toujours  l'auteur  de  la  Durée , 
comme  M.  Lemercier  est  demeuré  l'auteur  d'Jgamemnon. 
C'est  que  du  premier  bond  il  avait  touché  le  but.  Style  et 
pensée  avaient  fait  leur  va-tout  dans  cet  audacieux  coup 
de  dé.  Toutefois  le  droit  de  cité  donné  ainsi  à  la  populace 
des  mots  n'est  pas  un  progrès  de  la  langue ,  c'est  une  der- 
nière ressource,  c'est  le  suffrage  universel  introduit  dans 
la  grammaire.  Le  beau  langaj^e  se  mourait  d'impuissance, 
la   noblesse    était  usée  :  déjà  pendant  le  règne  ou  plutôt 
l'interrigne  du  romantisme,   bon  nombre   de   parvenus 
avaient  dépossédé   les  vieux  nobles  qui  se  défendaient  à 
grand'peine,    retranchés  derrière  les  murs  délabrés  d'une 
vieille  bastille  ;  cependant  il  y  avait  lutte  ou   du  moins 
anarchie,  M.  Barbier  nous  a  poussés  en  pleine  démocratie. 
Son  style  est  le  dernier  terme  de  la  réaction  du  mot  cru 
contre  la  périphrase  et  les  fausses  synonymies,  vains  ori- 
peaux du  style  noble;  c'est  le  triomphe  définitif  du  carre- 


230  REVUE  DE^PARIS. 

four  sur  l'académie,  le  complément  littéraire  des  barrica- 
des. Les  satires,  sorte  deparodies  dramatiques  desauciens, 
s'écrivaient ,  à  ce  qu'il  paraît ,  de  ce  st  i  le  oclilocratique  ; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'Hoiace,  si  toutefois  son 
autorité  est  de  quelque  poids,  réclamait  contre  cette  li- 
cence. 

^     ^    IVun  ego  inornafa  et  dominant  ta  noniina  soliiin 

f^erhaqiiP,  ^sones,  satjroriim  scrlptor  amahu.  \ 

Au  reste,  nous  ne  redoutons  de  M.  Barbier  que  son  école. 
Pour  lui  il  est  sous  la  sauve-garde  du  succès;  si  les  maté- 
riaux qu'il  a  mis  en  œuvre  sont  vulgaires ,  son  oeuvre  ne 
l'est  pas;  tout  ce  qu'il  a  pétri  s'est  ennobli ,  car  le  ciment 
de  cette  matière  brute  est  une  pensée  généreuse  et  pure. 
Le  cynisme  apparent  de  l'auteur  n'est  pas  de  l'effronterie, 
c'est  une  vertueuse  ind'gnation;  il  s'arme  de  cerlainsmots 
comme  le  bourreau  du  fer  rouge  ,  pour  flétrir  le  vice,  mais 
sa  main  reste  pure  après  avoir  déposé  le  stigmate  brû- 
lant. 

M.  Barbier  ne  relève  directement  d'aucun  autre  poète  , 
mais  quelques  traits  empruntés  se  sont  fondus  dans  l'ori- 
ginalité de  sa  physionomie.  Ainsi  La  Fontaine,  André  Clié- 
iiier,  Juvénal  et  le  jeune  A.  de  Musset  ont  exercé  une  in- 
fluence marquée  sur  la  manière  et  les  idées  de  l'auteur 
des  ïambes.  On  voit  qu'il  s'est  nourri  de  leur  substance, 
et  se  l'est  assimilée,  selon  le  droit  des  gens  en  littérature. 
Nous  pourrions  citer  plusieurs  passages  où  cette  parenté 
intellectuelle  ,  cet  air  de  famille  se  laissent  apercevoir  ; 
nous  aimons  mieux ,  pour  faire  amnistier  plus  sûrement 
cette  prose,  terminer  notre  article  par  un  passade  qui 
nous  semble  à  peu  près  la  plus  haute  expression  du  talent 
de  l'auteur.  C'est  l'allégorie  de  la  France,  représentée 
sous  l'image  d'une  jeune  cavale  que  Napoléon  pousse  à 
travers  l'Europe,  sans  pitié,  sans  relâche,  sur  mille  champs 
de  bataille  ,  jusqu'à  ce  qu'elle  le  désarçonne  en  tombant. 


LITTÉRATURE.  231 

L'esprit  eniporlë  dans  cette  période  impétueuse  ,  brisée , 
haletante,  à  la  suite  de  l'impitoyable  cavalier,  admire, 
tremble,  maudit,  demande  grâce  ,  et  ne  respire  qu'après 
la  chute  du  coursier  : 


O  Corse  à  cheveux  plats,  que  la  France  était  belle 

Au  grand  soleil  de  messidor  ! 
C'était  une  cavale  indomptable  et  rebelle  , 

Sans  frein  d'acier  ni  rênes  d'or  ; 
Une  jument  sauvage  à  la  croupe  rustique  , 

Fumante  encor  du  sang  des  rois  , 
Mais  fière  et  d'un  pied  libre  heurtant  le  sol  antique 

Libre  pour  la  première  fois  ; 
Jamais  aucune  main  n'avait  passé  sur  elle 

Pour  la  flétrir  et  l'outrager  , 
Jamais  ses  larges  flancs  n'avaient  porté  la  selle 

Et  le  harnais  de  l'étranger  ; 
Tout  son  poil  était  vierge  ,  et.  belle  vagabonde  , 

L'œil  haut,  la  croupe  en  mouvement , 
Sur  ses  jarrets  dressés,  elle  effrayait  le  monde 

Du  bruit  de  sou  hennissement. 
Tu  parus,  et  sitôt  que  tu  vis  son  allure, 

Ses  reins  si  souples  et  dispos  , 
Centaure  impétueux,  tu  pris  sa  chevelure  , 

Tu  montas  botté  sur  son  dos. 
Alors  comme  elle  aimait  les  rumeurs  de  la  guerre  , 

La  poudre  et  les  tambours  battans  , 
Pour  champ  de  course  alors  tu  lui  donnas  la  terre. 

Et  des  combats  pour  passe-temps  ; 
Alors  plus  de  repos,  plus  de  nuits,  plus  de  sommes  , 

Toujours  l'air,  toujours  le  travail , 
Toujours  comme  du  sable  écraser  des  corps  d'hommef  , 

Toujours  du  sang-  jusqu'au  poilrail  ; 
Quinze  ans,  son  dur  sabot  dans  sa  course  rapide 

Broya  les  générations; 
Quinze  ans,  elle  passa  fumante  à  toute   bride, 

Sur  le  ventre  des  nations. 
Enfin,  lasse  d'aller  sans  finir  sa  carrière, 

D'aller  lant  ut«r  son  chcBiiu  , 


232  REVUE  DE  PARIS. 

De  pétrir  l'univers,  et  comme  une  poussière 

De  soulever  le  genre  tumain  ; 
Les  jarrets  épuisés  ,  haletante  et  sans  force 

Prête  à  fléchir  à  chaque  pas, 
Elle  demanda  grâce  à  son  cavalier  corse  , 

Mais  ,  bourreau,  tu  n'écoutas  pas  ! 
Tu  la  pressas  plus  fort  de  ta  cuisse  nerveuse  , 

Pour  étouffer  ses  cris  ardeus  , 
Tu  retournas  le  mors  dans  sa  bouche  baveuse  , 

De  fureur  tu  brisas  ses  dents  ; 
Elle  se  releva  :  mais  un  jour  de  bataille. 

Ne  pouvant  plus  mordre  ses  freins  , 
Mourante  ,  elle  tomba  sur  un  lit  de  mitraille  , 

Et  du  coup  te  cassa  les  reins. 


GÉRDZBZ. 


—  Les  evcnemens  de  la  Bourse  ont  partagé  l'attention 
excitée  par  les  débats  de  la  tribune.  La  liste  civile  est  enfin 
votée;  les  spéculateurs  sont  un  peu  revenus  de  leur  ter- 
reur panique.  Mais  la  question  toujours  indécise  de  la  paix 
ou  de  la  guerre  laisse  encore  la  porte  ouverte  à  toutes  les 
nouvelles  qui  peuvent  agir  et  réagir  sur  l'éternelle  varia- 
tion des  fonds  publics.  Cette  situation  impatientante  a  été 
malheureusement  résumée  avec  justesse  par  une  de  ce.s 
réponses  sibyllines  qu'on  est  convenu  d'attribuer  à  M.  de 
Talleyrand  :  Aurons-nous  enfin  la  paix  ou  la  guerre?  de- 
mandait-on à  l'oracle  :  "■  Ni  l'une  ni  l'autre,  «  a-t-il  ré- 
pondu. A  vous  maintenant,  messieurs  les  journaux,  à  qui 
nous  abandonnons  le  privilège  de  la  polémique  politique. 

—  Les  bals ,  les  concerts  ,  les  soirées ,  etc. ,  offrent  leurs 
distractions  variées  à  ceux  qui ,  confians  dans  l'avenir,  ou 
résolus  à  jouir  philosophiquement  de  la  sécurité  présente 
et  à  vivre  au  jour  le  jour,  ne  redoutent  pas  de  Voir  tout  à 
coup,  au  milieu  d'une  fête,  la  main  mystérieuse  du  banquet 
de  Baithasar  tracer  sur  la  muraille  :  MANÉ,THECEL, 
PHAREZ. 

Les  représentations  à  bénéfice  nous  prouvent  aussi  que 
les  théâtres  ne  désespèrent  plus  de  fixer  la  curiosité  par 
quelque  alliche  extraordinaire.  En  ce  temps  d'égalité  gé- 
nérale, on  s'étonne  un  peu  moins  qu'on  ne  l'eût  fait  il  y  a 
deux  ans    de  voir  les  rois  et  les  princesses  des  troupes 

TOMK     X.  20 


234  REVUE  DE  PARIS, 

royales  descendre  sur  les  planches  des  Variétés  -Mlle  Mars 
jouera  au  bénéfice  d'Odry;  mais  d'abord  Odry  aura  joué  à 
celui  de  MU'  Dupont. 

—  Jamais  bd  n'avait  été  plus  brillant  aux  Tuileries  que 
celui  de  mercredi  dernier.  L'opposition  n'avait  pas  été 
oubliée  daus  les  invitations,  et  n'avait  pas  craint  d'y  pa- 
raître :  ce  qui  prouve  à  la  fois  le  bon  goût  de  la  cour  et 
celui  de  l'opposition.  On  aurait  pu  compter  plus  de  huit 
cents  dames ,  dont  le  nom  illustre  ou  populaire,  la  beauté 
ou  la  toilette,  appelaient  tour  à  tour  les  regards.  On  a  dansé 
jusqu'à  quatre  heures  du  matin. 

—  Un  concert  a  eu  lieu  dimanche  dernier  au  théâtre 
italien  ,  où  l'on  a  entendu  quelques-uns  de  virtuoses  les 
plus  distingués  de  l'Europe.  Beriot  surtout  a  ravi  tous  les 
dilettanti. 

—  L\  Grisette  et  le  Prince.  —  La  Comédie-Française 
nous  promet  Louis  X/pour  la  fin  du  mois,  et  croit  pouvoir 
espérer  que  le  grand  succès  qui  attend  celte  pièce  fera  ou- 
blier les  échecs  qui  l'auront  précédés.  Aussi  nous  a  t-on 
donné  cette  semaine  trois  actes  en  vers,  intitulés  le'Prince 
et  la  Grisette,  que  nous  pourrions  juger  sévèrement  sans 
compromettreles  intérêts  du  théâtre.  On  attribue  \ePriiice 
et  la  Grisette  à  un  haut  fonctionnaire  de  la  restauration, 
qui,  en  littérature,  semble  en  être  resté  à  celle  de  l'em- 
pire Une  anecdote  bien  connue  des  Mémoires  de  Dubois 
lui  a  fourni  son  sujet.  C'est  un  prince  italien  qui  se  déguise 
en  bourgeois  pour  séduire  une  limonadière  ,  et  qui  la  con- 
duit en  partie  carrée  au  bal  de  l'Opéra  ,  puis  dans  un  ca- 
binet particulier.  Un  abbé  libertin  est  le  complicede  c  tte 
intrigue  fort  commune  ,  et  pour  servir  l'incognito  de  son 
maître  devant  les  courtisans  indiscrets,  il  lui  donne  des 
coups  de  pieds  au  derrière;  ce  qui  amende  mot  bien  connu  : 
L' ah  hé,  lu  me  déguises  trop!  M.  l'ex-préfet  aurait-il  voulu 


ALBUM.  235 

donner  aussi  en  passant  son  coup  de  pied  h  cette  majesté 
royale  ,  qui  sera  bientôt  comme  le  lion  de  la  fable  si  on 
continue  à  l'attaquer  ainsi  de  toutes  les  manières?  On 
s'attendait  à  un  dénouement  digne  des  mœursdela  régence. 
Mais  soit  par  un  beureux  retour  à  la  bonne  morale  admi- 
nistrative, soit  par  une  concession  à  la  manie  politique 
du  jour,  l'auteur  a  fait  de  sa  grisette  une  citoyenne  si  pé- 
nétrée des  idées  d'égalité,  que  dès  qu'elle  découvre  que 
son  amant  est  un  prince,  elle  ne  l' aime  plus  ,  le  lui  dit 
avec  franchise  et  épouse  un  homme  du  peuple  qui ,  un 
moment  auparavant ,  a  failli  donner  des  coups  de  poing  à 
son  altesse.  Si  tout  cela  sent  un  peu  sa  révolution ,  nous 
répéterons  que  le  style  de  la  pièce  est  celui  de  la  poésie  de 
l'empire.  L'auteur  a  gardé  l'anonyme;  mais  son  nom  était 
le  secret  de  la  comédie,  c'est-à-dire,  pour  les  habitués, 
If  secret  du  ménage. 

—  Le  prince  du  théâtre  du  Palais  Royal ,  sous  les  traits 
de  M'ie  Dcjazet ,  se  défend  mieux  contre  l'audace  de  sou 
précepteur  que  cejui  de  la  Comédie-Française.  Nous  vou- 
lons parler  de  la  jolie  pièce  de  VEnfance  de  Louis  XII , 
qu'on  revoit  plus  d'une  fois  avec  plaisir.  Ce  théâtre  vient 
de  donner  encore  deux  nouveautés  cette  semaine.  La  pre- 
mière, le  Collaboraieur,  pourrait  bien  passer  pour  une 
attaque  contre  les  vaudevillistes  en  général  et  contre  un 
vaudevilliste  en  particulier;  mais  Dieu  nous  garde  de  l'al- 
lusion au  moment  où  ces  messieurs  sont,  dit-on,  scandalisés 
de  la  guerre  que  leur  a  déclarée  M.  Jules  Janin.  Le  Col- 
laborateur est  d'ailleurs  une  épigramme  assez  innocente. 
Le  succès  en  a  été  contesté  :  celui  de  VOui>rière  et  la 
Chanteuse  a  été  plus  franc  le  lendemain.  C'est  la  fable  de 
la  cigale  et  de  la  fourmi  mise  en  action, carnous  ne  sommes 
plus  au  temps  où  l'on  réduisait  les  chefs-d'œuvre  de  La 
Fontaine  en  quati-ains.  On  les  délaie  aujourd'hui  en  quatre 
actes  avec  couplets  et  airs  de  bravoure.  M  Dcjazet  est  une 
prima  dona  fort  amusante  ;  M'^  <=  Dormeuil  une  ouvrière 
Irèi-décente. 


236  REVUE  DE  PARIS. 

—  La  troisième  édition  des  Feuilles  iV Automne  vient 
de  paraître  chez  Eugène  Renduel,  qui  doit  publier  aussi 
la  Salamandre  de  M.  Sue. 

—  M.  Emmanuel  Arago ,  qui  porte  un  nom  déjà  célèbre 
dans  la  carrière  des  sciences ,  vient  de  publier  un  volume 
de  _poésies  ,  chez  M.  Paulin  ,  place  de  la  Bourse. 

LETTRE  INÉDITE   DE  LORD  BYROIS. 

(^  Cette  lettre  fut  adresee  à  un  jeune  auteur  qui  avait 
dédié  un  volume  de  poésies  au  noble  lord.  Les  conseils 
indirects  de  Byron  furent  suivis ,  et  le  jeune  auteur  nous 
apprend  qu'il  a  cessé  depuis  o  un  métier  qui  eût  peut-être 
été  fatal  à  son  libraire.  «  ]  (  ZV.  du  D.  ) 

20  février  l8l4. 

Monsieur , 

Mon  absence  de  Londres  pendant  quelques  jours  ,  et 
puis  des  affaires  ,  m'ont  empêché  de  vous  accuser  plus  tôt 
réception  du  volume  que  vous  m'avez  adressé,  et  de  la 
dédicace  qu'il  contient  :  je  vous  en  remercie  en  vous 
priant  d'agréer  tous  mes  vœux  pour  le  succès  du  livre  et 
de  l'auteur.  Le poëmc  par  lui-même  ,  comme  œuvre  d'un 
jeune  homme ,  donne  une  haute  idée  de  votre  talen  t,  et 
promet  davantage  encore  pour  l'avenir  ,  car  je  ne  me  rap- 
pelle pas  avoir  jamais  lu  un  début  dont  il  fut  permis 
d'augurer  mieux.  Je  n'e  sais  si  vous  avez  l'intention  de 
poursuivre  votre  carrière  poétique,  et  n'ai  aucun  droitde 
le  demander.  —  Mais  n'importe  dans  quelle  voie  vous 
voudrez  diriger  vos  moyens  naturels ,  je  crois  que  ce  sera 
votre  faute  si  vous  n'arrivez  pas  à  une  distinction  hono- 
rable. Le  bonheur  dépend  nécessairement  de  la  conduite, 
—  et  ia  gloire  elle-même  ne  serait  qu'une  triste  compen- 
sation des  reproches  de  la  conscience;  excusez-moi  si  je 
parle  avec  les  airs  graves  d'un  mentor  à  un  homme  qui 


ALBUM.  237 

n'est  peut  être  pas  de  beaucoup  plus  jeune  que  moi  ; — 
mais  quoique  je  ne  puisse  me  prévaloir  d'un  grand  avan- 
tage sous  ce  rapport,  le  sort  a  voulu  que  j'aie  été  jeté  de 
très-bonne  heure  sur  la  scène  du  monde, — que  je  l'aie  vu 
beaucoup,  dans  plus  d'un  climat, —  et  que  j'y  aie  payé 
cher  une  expérience  qui  aurait  été  probablement  plus 
utile  à  tout  autre  ;  mais  je  n'ai  à  vous  parler  qu'en  votre 
qualité  d'auteur  , —  et  je  ne  dois  pas  m'écarter  du  sujet 
de  ma  lettre. 

La  première  chose  à  laquelle  un  jeune  écrivain  doive 
s'attendre,  et  celle  qu'il  peut  le  moins  souH'rir,  c'est  la 
critique....  Je  ne  la  supportai  pas...  Quelques  années  et 
plusieurs  chaugemens  ont  passé  depuis  sur  ma  tête,  et  je 
ne  puis,  je  l'avoue,  y  songer  sans  regret.  Aujourd'hui  que 
je  vois  les  choses  avec  plus  de  sang-froid  ,  je  trouve  que 
ma  vengeance  alla  plus  loin  que  la  provocation  ne  m'y 

autorisait Il  est  vrai  que  j'étais   très-jeune;  —  ce 

pouvait  être  une  excuse  aux  yeux  de  ceux  que  j'attaquais  ; 
—  ce  n'en  est  point  uue  pour  moi.  La  meilleure  réponse 
à  toutes  les  critiques  ,  c'est  de  se  corriger  et  de  mieux 
écrire.  Si  vos  ennemis  ne  vous  rendent  pas  justice  alors , 
le  monde  vous  la  rendra.  D'un  autre  côté,  vous  ne  devez 
pas  vous  décourager....  trouver  de  l'opposition  ce  n'est 
pas  être  vaincu,  quoique  un  cœur  timide  soit  assez  dis- 
posé à  prendre  la  moindre  égratignure  pour  une  blessure 
mortelle.  Il  est  une  pensée  du  docteur  Johnson  qui  est 
bonne  à  retenir  :  «  Aucun  auteur  ,  disait-il ,  n'a  jamais 
été  tué  par  d'autres  écrits  que  les  siens  ».  Je  désire  sin- 
cèrement que  vous  ne  rencontriez  que  le  moins  d'obsta- 
cles possible;  mais  si  vous  en  rencontrez,  vous  verrez  qu'il 
faut  passer  par-dessus.  Les  fouler  aux  pieds  avec  colère 

est  la  première  idée  d'un  esprit  jeune  et  ardent une 

chose  assez  agréable  même  pour  le  moment, — mais  plus 
tard  c'est  autre  chose  :  je  veux  parler  des  pj'opres  ré- 
flexions de  l'auteur, — ce  que  pensent  ou  ce  que  disent  les 
autres  n'est  qu'une  considération  secondaire  , — pour  moi 


233  REVUE  DE  PARIS, 

du  moins  ,  car  ce  n'est  pas  là  une  maxime  générale.  Celui 
qui  veut  faire  son  chemin  dans  lemondedoit  laisser  croire 
au  monde  qu'il  est  son  ouvrage ,  et  se  plier  à  la  plus  mi- 
nutieuse observation  de  ses  règles.  Je  vous  réitère,  mon- 
sieur, mes  remerciemens  pour  votre  aimable  cadeau,  et 
j'ai  l'honneur  d'être  votre  obligé  et  très-obéissant  servi- 
teur , 

Byron. 


PHILOSOPHIE    DTJ    DROIT,    PAR    M.    ECGÈNE  LERMINIER. 
I   VOL,    IN-80  CHEZ  LOUIS  HAUMAN  ET   COM". 


Ces  deux  volumes,  qui  reproduisent  sous  une  forme 
aussi  brillante  et  plus  rigoureuse  les  éloquentes  et  fortes 
improvisations  de  M.  Lerminier  dans  sa  chaire  du  collège 
de  France,  sont  un  préambule,  un  portique  à  l'histoire 
des  législations  comparées  qu'il  entreprend.  Dans  cette 
philosophie  du  droit,  il  traite  successivement  :  i»  de 
ïhoniiite  individu  sous  son  triple  aspect  politique,  scien- 
tifique et  religieux  ;  20  de  la  société ,  comme  état  et  comme 
famille  ,  et  de  toutes  les  questions  de  loi ,  de  poui'oir  et 
de  liberté,  de  mariage,  de  propriété  et  de  succession,  qui 
se  rangent  sous  ce  double  point  de  vue;  o»  de  l'histoire 
envisagée  comme  la  justification  des  principes  sociaux  et 
des  destinées  humaines  ,  magnifique  chahie  ininterrompue 
depuisRome  jusqu'à  Najioléon  (le  jeune  professeur  a  écarté 
exprès  l'Orient  et  la  Grèce, qui  appartiennent  à  un  ordre 
de  civilisation  et  de  législation  dont  il  se  réserve  ultérieure- 
ment l'examen)  ;  4°dc  la  philosophie  et  des  philosophes  qui 
ont  résolu  diversement  les  problèmes  sociaux,  depuis  Platoa 
jusqu'à  Benjamin  Constant;  5o  enfin  de  la  législation  en 
elle-même,  de  sa  circonscription  et  des  ses  rapports  avec 
les  autres  sciences  sociales  et  morales.  Une  érudition 
vaste,  éclairée  d'une  grande  habitude  philosophique    et 


ALBUM.  239 

tldoorcc   (l'une    imnijination  irrésistible,  r('gne  dans   cet 
ouvrage  et  en  rend  la  lecture  pleine  à  la  fois  d'utilité  et 
trexcitation  ;  c'est  l'esprit  jeune  et  novateur  des  généra- 
tions passionnées  qui  arrive  dans  la    science  et  pénètre 
le  droit.  D'autres;  en  poésie,  en  histoire,  en  philosophie 
proprement  dite,  ont  réussi  plutôt  et  ont  fait  prévaloir, 
depuis  dix  ans  déjà,  des  méthodes  ou  des  inspirations 
nouvelles  :  pour  le  droit,  la  marche  a  dû  être  plus  lente  ] 
le  bagage  à  soulever  était  plus  lourd  ,  la  préparation  exi- 
geait de  plus  lentes  études.  Le  savant  Jourdan  a  succombé 
au  plus  fort  de  l'œuvre;  M.  Lerminier,  à  sa  nianièi'e,  et 
sous   une    forme    moins    exclusivement    scientifique  ,    la 
continue  aujourd'hui.  Tout  à  fait  au  courant  de  la  science 
allemande  en  ces  matières ,  i!  ne  s'y  absorbe  pas  et  la 
juge.  11  ne  déserte  nullement  la  ligne  de  l'école  française, 
et  rattache   le  point  de  départ  de  ses  travaux  au  monu- 
ment de  Montesquieu.  Le  livre  où  il  traite  des  philosophes 
a  tout  1  intérêt  d'une  galerie  de  porlraits  austères   dans 
lesquels  les  théories  abstraites  et  les  physionomies  des 
personnages  se  correspondent,  s'identilient ,  et  s'expli- 
quent  mutuellement.   Trois  philosophes,  successeurs  de 
Kant,    et  dont    les  noms  seuls   sont  connus   en  France, 
Fichte,  Schelling  et  Hegel,  trouvent  dans  M.  Lerminier 
un   interprète  sûr  qui  les  résume ,    un   peintre  saillant 
qui  les  caractérise.  Une  ardeur  intérieure  de  ])ensée  se 
fait  sentir  partout  cl  jusqu'aux  endroits  d'une  nature  plus 
sévère  :  le  jeune  écrivain  s'anime  ,  même  dans  les  portions 
arides,  comme  en  une  conquête.  On  pourrait  lui  reprocher 
parfois  un  abus  de  cette  qualité,  une  sorte  d'inquiétude 
qui  n'accepte  pas  toujours  assez  patiemment  la  simplicité 
nue  de  son  sujet  et  invoque  alors  des  ornemens  étrangers. 
En  somme ,   c'est  une  production  grave  et  chaleureuse  , 
nourrie  desavoir,  haute  de  vues,  appuyée  .i  Ihistoire , 
respirant  l'étude   et  l'inspirant,    portant  l'entliousia.sme 
dans  l'intelligence,  traçant  à  la  curiosité  du  jeune  homme 
de  larges  horizons,  et  ouvrant  de  plus  en  plus  à  l'aiiteiu- 
un  avenir  S.-IJ. 


240  REVUE  DE  PARIS. 

—  La  Vieille  Fronde  ,  i  vol.  in-8o.  —  La  Fronde,  cette 
époque  reflétée  parfois  dans  la  nôtre  ,  a  créé  les  Mémoires 
de  Retz.  C'est  dans  ces  admirables  yàc  simile  du  temps 
que  M.  Henri  Martin  a  étudié  ce  qu'il  a  peint  en  tableaux 
vifs  et  mobiles.  Il  a  puisé  aux.  sources  des  événemens;  il 
a  feuilleté  la  fronde  en  chansons  et  en  gravures,  la  fronde 
du  peuple  et  des  barricades,  celle  des  princes  et  des  am- 
bitieux. Les  personnages  de  ce  grand  drame  sont  pour 
ainsi  dire  découpés  dans  les  mémoires  de  M^'^  de  Motte- 
ville  ,  de  Mlle  de  Montpensier,  de  Montrésor  ;  l'obstinée 
Anne  d'Autriche,  le  fourbe  Mazarin,  l'adroit  coadjuteur, 
le  courageux  Mole ,  y  conservent  leur  physionomie  histo- 
rique. Cependant  M.  Henri  Martin  a  prêté  quelquefois  à 
ses  Parisiens  de  iG48  des  souvenirs  de  juillet  i83o  et  quel- 
ques anachrouismes  d'expressions.  Mais  son  vieu.x  ligueur 
Frotté,  qui  dérouille  son  arquebuse  en  invoquant  saint 
Jacques  Clément  contre  les  rois  et  les  hugenots,  est  une 
création  fort  remarquable.  Enfin  la  Vieille  Fronde  ren- 
ferme à  la  fois  de  hautes  espérances  et  la  preuve  d'un 
véritable  talent;  il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  lire  la 
scène  où  le  coadjuteur  se  présente  aux  acclamations  des 
frondeurs  en  armes. 


FAZIO  DE  PISE. 


On  trouve  dans  les  annales  de  Pisele  nom  deGuglieImo 
Grimaldi,  qui  était  venu  des  états  des  Gènes  s'établir  dans 
cette  ville,  à  l'âge  de  vingt  deux  ans,  sans  autres  ressour- 
ces que  son  industrie.  11  eut  bientôt  gagne  quelque  argent, 
et  sut  bien  le  faire  valoir  par  l'usure  qu'il  finit  par  devenir 
très-riche.  Toujours  aussi  économe  que  lorsqu'il  était  pau- 
vre, n'ayant  d'autre  ambition  et  d'autre  jouissance  que  de 
grossir  son  trésor  et  d'augmenter  ses  domaines ,  il  vécut 
toujours  seul ,  et  quand  il  fut  vieux ,  il  se  trouva  le  maître 
d'une  immense  fortune,  dont  il  n'eût  pas  distrait  un  seul 
écu  pour  sauver  la  vie  d'un  ami  ou  pour  racheter  le  monde 
entier  des  peines  éternelles.  Aussi  était-il  détesté  de  tous 
ses  concitoyens  ,  et  il  paya  cher  à  la  fin  sou  insatiable 
avarice. 

Un  soir,  api  es  avoir  soupe  avec  quelques  usuriers  de  sa 
connaissance ,  il  rentrait  tard  dans  sa  maison,  lorsqu'il  fut 
attaqué  par  une  main  inconnue,  et  se  sentant  blessé  au  cœur, 
il  se  mit  à  fuir  en  criant  au  secours.  Au  même  instant 
éclatait  un  orage  terrible,  avec  grêle,  vent  et  tonnerre,  qui 
augmenta  son  embarras,  et  le  força  de  chercher  l'abri  le 
plus  proche.  Affaibli  par  la  perte  de  son  sang,  et  attiré,par 
la  lumière  d'un  grand  feu,  il  entra  dans  la  première  maison 
qu'il  trouva  ouverte.  Cette  maison  appartenait  à  un  orfèvre 
nommé  Fazio,  qui  ce  soir  là,  comme  presque  toutes  les  nuits, 
s'occupait  d'expériences  chimiques  ,  le  pauvre  homme  s'é- 


242  REVUE  DE  PAHIS. 

tant  imaginé  depuis  longtemps  qu'il  unirait  par  convertir 
le  plomb  et  autres  vils  métaux  en  or  ou  en  argent.  C'était 
donc  pour  clierclier  la  pierre  philosophale  que  Fazio  avait 
fait  ce  grand  feu,  qui  le  forçait  justement  d'ouvrir  sa  porte 
pour  refraîcliir  un  peu  l'air.  Mais  entendant  un  bruit  de 
pas,  il  retourna  la  tête  et  vit  entrer  Gugiielmo  Griraaldi 
l'avare. — Que  faites-vous  là,  l'ami,  lui  dit-il,  à  une  pareille 
heure  et  par  une  pareille  nuit? 

— Hélas  !  répondit  l'avare,  je  suis  bien  mal;  j'ai  été  at- 
taqué et  blessé  je  ne  sais  comment  ni  par  qui...  Et  à  peine 
avait-il  prononcé  ces  mots  qu'il  s'étendit  par  terre  et 
expira. 

Fazio  fut  surpris  et  alarmé  en  le  voyant  tomber  mort  à 
ses  pieds.  11  déboutonna  ses  habits  pour  le  faire  respirer  et 
tenter  de  le  rappeler  à  la  vie,  croyant  d'abord  que  le  mal- 
heureux avare  se  mourait  d'inanition  et  d'épuisement  à 
force  d'abuser  du  jeune.  Mais  apercevant  la  blessure  de 
son  sein,  et  ne  sentant  plus  battre  son  pouls ,  ils  reconnut 
que  Grimaldi  avait  dit  vrai.  Son  premier  mouvement  fut 
de  courir  à  la  porte  et  de  réveiller  les  voisins ,  mais  re- 
poussé sur  le  seuil  par  la  violence  terrible  de  l'orage,  il  se 
vit  forcé  de  rentrer  dans  son  atelier.  Pippa ,  la  femme  de 
Fazio,  était  justement  absente  ce  jour-là  avec  deuxenfans, 
étant  allée  à  quelques  lieues  de  Pise  rendre  visite  à  son 
beau-père  malade.  Au  lieu  d'appeler  tout  de  suite  un  chi- 
rurgien, Fazio  ferma  sa  porte,  fouilla  le  mort  et  ne  trouva 
quequatre  florins  dans  sa  bourse  ;  mais  au  fond  d'une  poche 
il  y  avait  un  gros  trousseau  de  clefs  que  tout  annonçait  ap- 
partenir à  la  maison,  au.\  apparlemens  et  aux  coflVes-forts 
de  l'avare,  à  ces  coffres  forts  où  le  bruit  commun  disait 
qu'étaient  accumulées  des  sommes  énormes. 

L'idée  vint  en  ce  moment  à  Fazio  qu'il  était  plus  près 
que  jamais  de  cette  pierre  philosophale  ,  objet  de  tant  de 
veilles  et  d'expériences.  Aussi  prompt  à  exécuter  un  projet 
qu'à  le  concevoir,  Fazio  pensa  qu'il  pouvait  proBter  de 
l'incident  et  que,  puisque  la  fortune  s'offrait  à  lui,  il  aurait 


LlTTtRATLRE.  243 

tort  de  ne  pas  la  recevoir,  v  Pourquoi ,  se  dit  il ,  n'irais-je 
pas  immédiatement  au  trésor  de  l'avare?  je  suis  sûr  de 
ue  trouver  dans  sa  maison  personne  qui  me  dise  non  :  Pour- 
quoi ue  le  transporterais-je  pas  tranquillement  de  cette 
maison  dans  la  mienne?  qui  pourrait  m'en  empêcher  par 
une  nuit  semblable  ,  lorsqu'il  tonne  comme  si  le  ciel 
allait  s'écrouler  ?  D'ailleurs  il  est  près  de  minuit  ;  il  n'est 
personne  qui  ne  dorme  ou  qui  ne  soit  à  couvert.  Je  suis 
seulicijetl'assassindupauvre  avare  doit  depuis  long-temps 
avoir  pris  la  faite  sans  s'arrêter  pour  voir  où  il  est  venu 
se  réfugier.  Ainsi  donc,  pourvu  que  je  sache  me  taire  ,  qui 
soupçonnera  jamais  que  Grimaldi  l'avare  s'est  jeté  dans  ma 
maison,  dangereusement  blessé,  et  y  est  mort  ?  Voilà  cer 
tes  un  bonheur  inattendu.  Et  d'ailleurs,  si  je  m'avisais 
d'aller  raconter  partout  la  vérité,  qui  sait  si  l'on  me  croi- 
rait? On  pourrait  dire  que  j'ai  volé  et  tué  moi-même  Gri- 
maldi; je  serais  infailliblement  arrcîé,  mis  à  la  question... 
et  comment  parviendrais- je  à  me  justitîer  ?  j'ai  peur  d  avoir 
affaiie  aux  ministres  de  la  justice,  car  très-probablement 
je  ne  sortirais  jamais  sain  et  sauf  de  leurs  mains.  Que 
puis-je  faire  de  mieux  ?  La  fortune  favorise  l'audacieux  , 
audacieux  je  serai  pour  me  tirer  en  même  temps  d'une  cii'- 
constance  critique  et  d'une|vie  indigente,  ii 

En  parlant  ainsi,  Fazio  mit  les  clefs  dans  son  sein  ,  et 
jetant  sur  ses  épaules  un  manteau  doublé  de  fourrure  , 
les  yeux  caciiés  sous  la  large  circonférence  d'un  chapeau 
à  bords  i  abattus ,  il  sortit ,  une  lanterne  sourde  à  la  main, 
s'exposantau  vent  et  à  la  grêle  avec  un  air  joyeux.  Arrivé 
à  la  porte  de  la  maison  de  Grimaldi,  située  à  peu  de  dis- 
tance, il  prit  deux  des  plus  grosses  clefs ,  et  entra  ;  mon- 
tant droit  à  la  chambre  qui  lui  sembla  la  plus  secrète  et 
la  plus  retirée  ,  il  y  eut  bientôt  pénétré  aiissi,  et  y  trouva 
un  grand  coffre  de  fer  qu'il  parvint  à  ouvrir  après  quel- 
ques difficultés.  Ce  coffre  en  contenait  un  autre  ;cet  autre 
un  troisième  toujours  de  plus  en  plus  diflicile  a  ouvrir.  .. 
mais  qtKind  il  eut  triomphé  de  tous  les  obstacles,  ([ue  de 


244  REVUE  DE  PARIS. 

trésors  brillèrent  à  ses  yeux  !  Dans  un  compartiment 
étaient  des  bagues  d'or,  des  chaînes,  des  bijoux  et  des 
pierreries  de  toute  espèce;  dans  un  autre  des  sacs  qui 
devaient  presque ,  tant  ils  étaient  pleins  de  ducats  par- 
tagés en  rouleaux  bien  complés  et  étiquetés.  Fazio,  ravi 
de  joie,  laissa  les  sacs  garnis  de  bijoux,  en  disant  :  «  Toutes 
ces  belles  choses  pourraient  être  reconnues,  je  veux  m'en 
tenir  à  l'or  solide;  »  il  s'empara  donc  des  sacs  d'or,  qu'il 
assujélit  sous  ses  bras,  et  mettant  les  clefs  à  sa  ceinture, 
il  s'achemina,  avec  son  précieux  fardeau,  jusqu'à  sa  pro- 
pre maison  sans  rencontrer  personne,  tant  l'orage  con- 
tinuait à  éclater  avec  violence. 

Cependant  Fazio  ,  rentré  chez  lui,  cacha  son  trésor  , 
changea  de  vêtemens  et  étant  aussi  robuste  qu'actif,  il 
prit  le  vieil  avare  sur  ses  épaules,  et  le  descendit  dans  sa 
cave.  Là  il  se  mit  à  creuser  un  trou  assez  profond  pour  y 
contenir  le  cadavre  tout  habillé  avec  le  trousseau  de  clefs 
dans  sa  poche.  L'ayant  enseveli,  et  après  avoir  recouvert 
le  tout  de  tuiles  et  de  mortier  de  manière  à  ce  qu'on  ne 
pût  reconnaître  si  la  terre  avait  été  récemment  remuée, 
il  remonta  et  put  compter  à  loisir  le  trésor  dont  il  venait 
d'hériter  tout  à  coup.  Il  fut  presque  ébloui  de  tant  de 
richesses.  Chaque  sac  renfermait  exactement  trois  mille 
ducats  d'après  le  compte  marqué  sur  l'étiquette.  Fazio 
serra  le  tout  dans  un  meuble  à  tiroirs  dont  il  garda  la 
clef.  Son  second  soin  fut  ensuite  de  brûler  les  sacs  de 
l'avare  dans  le  grand  feu  allumé  pour  transmuter  ses  mé- 
taux, et  il  jeta  aussi  tous  ses  creusets,  ses  soutOets,  son 
plomb  et  son  étain,  n'en  ayant  plus  besoin.  Cela  fait,  il 
alla  se  coucher. 

Le  jour  commençait  à  poindre  et  l'orage  s'était  calmé; 
Fazio,  qui  avait  besoin  de  ses  forces,  dormit  jusqu'à  l'heure 
des  vêpres  :  il  se  leva  alors,  et  s'en  alla  rôder  aux  alen- 
tours de  la  grand'place  et  de  la  bourse,  afin  de  voir  s'il 
ne  courait  pas  quelque  bruit  sur  la  disparition  du  mort; 
mais  il  n'entendit  rien  dire  ce  jour-là  ni  le  jour  suivant. 


LITTÉRATURE.  245 

Le  troisième  jour ,  personne  ne  voyant  plus  l'avare  à  ses 
affaires  accoutumées ,  on  commença  à  en  faire  la  remar- 
que, et  la  maison  restant  fermée,  on  soupçonna  qu'il 
pouvait  lui  être  arrivé  quelque  accident.  Ceux  de  ses  amis 
avec  qui  il  avait  soupe  pour  la  dernière  fois  se  montrè- 
rent alors  et  racontèrent  comment  il  avait  passé  la  soi- 
rée; mais  on  ne  put  en  savoir  davantage.  Enfin  le  tribunal 
ordonna  au  nom  de  la  loi  que  l'on  forcerait  sa  maison  : 
on  y  trouva  en  apparence  tout  ce  qu'il  y  avait  laissé,  à 
la  grande  surprise  des  assistans.  Ses  livres,  ses  bijoux, 
ses  meubles,  tout  était  là,  intact,  de  manière  à  exclure 
toute  idée  de  vol.  On  mit  le  séquestre  sur  tousses  biens, 
et  on  offrit  par  des  proclamations  une  forte  récompense 
à  qui  découvrirait  Guglielmo  Griraaldi  juort  ou  vif  j  niais 
toutes  les  rechcrcbes  furent  vaines,  et  quelque  bruit, 
quelque  alarme  qu'eût  excité  cet  événement  ,  rien  ne 
transpira.  Au  bout  de  trois  mois,  le  gouvernement  étant 
en  guerre  avec  Gênes,  et  aucun  parent  ne  se  présentant 
pour  faire  valoir  ses  droits,  tout  ce  qui  appartenait  à 
Grimaldi  fut  confisqué  au  profit  de  l'état;  mais  on  regarda 
comme  une  circonstance  extraordinaire  qu'il  ne  se  fut  pas 
trouvé  d'argent  monnoyédans  la  maison. 

Pendant  ce  temps  là  Fazio  vivait  tranquille,  et  se  ré- 
jouissait de  la  tournure  que  prenaient  les  cboses.  Sa  femme 
et  ses  enfans  étaient  de  retour,  et  il  leur  paraissait  plus 
beureux  que  jamais.  Mais  il  se  tint  sur  la  réserve  avec  eux 
et  se  garda  bien  de  souffler  une  syllable  de  sa  bonne  for- 
tune. Que  n'eût-il  persisté  dans  cette  sage  résolution  !  il 
aurait  évité  sa  perte  et  celle  de  sa  famille....  On  commen- 
çaità  oublier  l'avare  et  sa  disparition;  Fazio  avait  laisséen- 
tendre  qu'il  étaitsur  le  point  de  se  rendre  en  France  pour 
y  vendre  quelques  lingots  qu'il  avait  faits  récemment.  Ce 
bruit  était  un  sujet  de  moquerie  pour  la  plupart  de  ses 
voisins,  qui  savaient  qu'il  avait  jusque  là  perdu  son  temps, 
sa  peine  et  son  argent  à  la  transmutation  des  métaux  , 
tandis  que  ses  amis  chercliaient  à  ie  dissuader  de  quitter 

TOME   \  o  , 


246  REVUE  DE  PARIS. 

Pise,  en  lui  disant  qu'il  pouvait  y  continuer  ses  expérien- 
ces aussi  bien  qu'à  Paris.  Mais  notre  orfèvre  avait  son  plan 
tout  fait.  Quelque  riche  c[u'il  fût,  il  prélemlit  n'avoir 
pas  assez  d'argent  pour  son  voyage ,  et  emprunta ,  sur  une 
petite  ferme  ,  une  somme  de  cent  florins  dont  il  prit  la 
moitié  pour  lui ,  et  laissa  l'autre  à  sa  fenuue.  11  arrêta  en- 
suite son  passage  sur  un  navire  qui  devait  mettre  à  la 
voile  pour  Marseille ,  sourd  aux  prières  et  aux  sanglots 
de  sa  femme,  qui  le  suppliait  de  ne  pas  risquer  ainsi  le 
peu  qui  leur  restait,  et  de  ne  pas  l'abandonner  elle  avec 
ses  enfans  à  la  misère  et  à  la  douleur.  «  Hélas!  lui  dit- 
elle  ,  quand  avons-nous  ('té  plus  heureux  que  lorsque  vous 
faisiez  votre  métier  d'orfèvre  ,  gagnant  assez  chaque  jour 
pour  suffire  à  tous  nos  besoins  !  Ne  nous  laissez  pas  à  la 
solitude  et  au  désespoir.  «. 

Fazio  essaya  de  la  calmer  par  des  paroles  tendres  et  en 
promettant  de  lui  rapporter  à  son  retour  une  telle  abon- 
dance d'or  qu'il  la  consolerait  de  tousses  malheurs  passés  ; 
mais  en  vain....  »  Car,  continua-telle,  si  tout  cet  or  existe 
réellement,  il  sera  tout  aussi  bon  à  Pise  qu'en  France; 
mais  je  crains  que  vous  ne  vouliez  nous  quitter  à  jamais  : 
et  quand  ces  cinquante  ducats  seront  dépensés  ,  que  de- 
viendrai je,  malheureuse  que  je  suis '.Hélas!  irai- je  men- 
dier avec  ces  pauvres  enfans  ?  suis-je  donc  condamnée  à 
vous  perdre,  mon  cher  Fazio,  et  à  finir  mes  jours  dans 
la  solitude  et  les  larmes  ?  « 

Son  mari ,  qui  l'aimait  avec  un  véritable  attachement, 
ne  pouvant  supporter  son  ailliction  ,  résolut  de  lui  révéler 
son  aventure-,  et ,  l'embrassant  tendrement ,  il  la  condui- 
sit ce  jour  là  même  dans  la  chambre  où  il  avait  caché  sa 
richesse  récemment  acquise  ;  là  il  lui  raconta  tout  ce  qui 
était  arrivé  ;  puis  à  l'appui  de  son  récit  il  lui  montra  tous 
ses  sacs  remplis  d'or.  Quelle  fut  la  joie,  quelle  fut  l'ivresse 
deTheureuse  Pippa!  ellese  jeta  dans  ses  bras,  et,  pleurant 
de  plaisir,  lui  demanda  pardon  de  toutes  ses  plaintes  et 
de  tous  ses  reproches.  Fazio,  insistant  sur  la  promesse  du 


LITTÉRATURE.  247 

secret,  lui  révéla  alors  ses  projets  futurs  en  lui  expliquant 
comment  il  serait  bieutût  de  retour  pour  mener  avec  elle 
la  vie  la  plus  belle  du  monde.  Pippa  n'eut  plus  d'objection 
contre  sou  départ;  'mais,  lui  taisant  de  tendres  adieux, 
elle  lui  recommanda  de  penser  à  elle  et  de  revenir  le  plus 
tôt  possible. 

Le  lendemain  matin,  en  conséquence ,  ayant  serré  avec 
précaution  la  partie  de  son  or  qu'il  emportait  dans  une 
malle   à  double  serrure  et  à  double  cadenas ,  et   laissant 
l'autre  à  sa  femme,  Fazio  s'embarqua,  accompagné   des 
regrets  et  des  reproches   de    tous  ses  amis  ,  auxquels  se 
joignit  Pij)a  elle-même  pour  mieux  feindre.  Dans  le  fait, 
toute  la  ville  de  Pise  fut  d'accord  pour  rire  de  ce  voyage, 
et  quelques-uns  de  ceux  qui  connaissaientl'orfèvredepuis 
long-temps  insinuèrent  qu'il  aurait  fallu  veiller  sur  lui  et 
le  faire  interdire,  parce  que  certainement  il  devenait  fou. 
D'autres  disaient   qu'ils  avaient    toujours   prévu    ce  qui 
arrivait.  Cette   maudite  alchimie  n'avait-ellc   pas  cons- 
tamment ruiné   ses   adeptes  ou    troublé   leur  raison  ?^En 
dépit  de  tout  le  monde  Fazio  mit  à  la  voile,  et,  favorisé 
par  un  bon  vent,  arriva  bientôt  à  Marseille  avec  son  tré- 
sor, et  de  là  partit  pour  Lyon  avec  les  voituriers  qui  ser- 
vaient de  communication  par  terre  entre  les  deux  villes. 
A  Lyon  il  vida  le  contenu  de  sa  malle,  et  déposa  une  forte 
somme  dans  une  des  premières  maisons  de  banque,  qui  lui 
remit  en  retour  des  lettres  de  change,  les  unes  sur  la  mai- 
son Lanfranchi,  les  autres  sur  celle  de  Grualandi  de  Pise; 
après  quoi  il  écrivit  à  sa  femme,  l'informant   qu'il  avait 
disposé  de  son  or  et  qu'il  avait  l'intention  de  hâter  son 
retour. Pippa  montra  cette  lettre  à  son  père,  ainsi  qu'aux 
autres  parens  et  amis  de  Fazio,  dont  quelques-uns  expri- 
jnèrent  une  grande  surprise,  et  d'autres  déclarèrent  que 
c'était   un  homme  perdu,   comme  la  suite  le  prouverait 
bientôt.  Pendant  ce  temps-là, ayant  régularisé  ses  lettres 
de  crédit,  Fazio  repartit   de    Lyon  pour  Marseille  ,    et 
prenant    là  un  navire  pour  Livourne,   il  eut  au  bout  de 


248  REVUE  DE  PARIS. 

deux  mois  d'absence  le  plaisir  de  revoir  sa  femme  et  ses 

enfaQS. 

La  nouvelle  de  son  arrivée  et  de  l'heureuse  issue  de 
son  voyage  se  répandit  rapidement  :  ses  amis  apprirent 
à  tout  le  monde  qu'il  revenait  riche  au-delhde  ses  espé- 
rances avec  le  produit  de  ses  métaux.  11  ne  perdit  pas 
de  temps  pour  présenter  ses  lettres  de  change,  contre 
lesquelles  il  reçut  9,000  ducats  d'or.  Les  félicitations  de 
sa  famille  et  de  ses  amis  ne  tarissaient  plus,  tant  sur  sa 
lichesse  que  sur  son  habileté  qui  lui  avait  fait  découvrir 
un  secret  jusque  là  fabuleux. 

Fazio  commença  alors  à  vouloir  vivre  avec  plus  de 
splendeur  et  à  faire  part  à  ses  amis  des  jouissances  de  sa 
fortune.  Il  acheta  d'abord  des  terres,  puis  une  belle  maison 
avec  un  riche  ameublement  ;  en  un  mot,  il  employa  son 
argent  en  homme  qui  entendait  vivre  comme  un  prince,  il 
eut  de  nombreux  domestiques,  se  donna  deux  équipages, 
un  pour  sa  femme,  l'autre  pour  lui  ;  ses  enfans  étaient 
vêtus  avec  luxe.  Pippa,  heureuse  femme  du  nouveau  riche, 
ne  fut  pas  peu  vaine  de  ce  changement  soudain  de  for- 
tune ;  elle  aimait  à  inviter  ses'amis  et  ses  connaissances 
pour  les  en  rendre  témoins.  Elle  pria  entre  autres  une 
vieille  dame  et  sa  fille  de  passer  quelque  temps  chez  elle. 
Fazio  consentit  a  ce  qu'elles  s'établissent  dans  sa  maison 
pour  aider  Pippa  à  en  faire  les  honneurs. 

Mais  la  fortune ,  qui  dans  ses  caprices  se  plaît  à  trou- 
bler les  jouissances  un  peu  trop  prolongées ,  se  préparait 
déjà,  l'inconstante,  à  changer  ces  beaux  jours  en  tempêtes. 
Fazio,  qui  jusque  là  n'avait  aimé  cpie  sa  femme  ,  ne  put 
voir  long-temps  Madalena ,  la  fille  de  leur  amie ,  sans 
être  épris  de  ses  charmes  et  de  sa  jeunesse.  Ce  goût  fut 
bientôt  une  passion  violente,  et  l'amour  de  Fazio  réussit 
enfin,  à  force  de  persévérance  et  d'adresse,  à  séduire  celle 
qui  le  lui  avait  inspiré.  Cette  intrigue  fut  quelque  temps 
inconnue  à  sa  pauvre  femme,  qui  se  voyait  toujours  l'objet 
de  ses  plus  tendres  égards.  Mais  l'impunité  amena  l'im- 


•►  LITTÉRATURE.  249 

luuilence,  et  Pijipa  soupçonna  la  vérité,  dont  elle  ne 
tarda  pas  à  acquérir  la  preuve.  Son  indignation  éclata  en 
termes  peu  ménagés.  Elle  reprocha  à  Madalena  sou  in- 
gratitude avec  beaucoup  d'amertume,  et  profita  un  jour, 
de  l'absence  de  Fazio  pour  la  mettre  honteusement  à  la 
porte  dans  un  accès  de  fureur. 

Fazio  ,  de  retour,  fut  irrité  de  ce  procédé,  et  eut  la 
folle  imprudence  de  continuer  son  coupable  commerce 
avec  Madalena  comme  auparavant  ;  depuis  lors,  les  scènes 
les  plus  violentes  eurent  lieu  presque  chaque  jour  entre 
Fazio  et  sa  femme.  Le  démon  de  la  jalousie  s'était  em- 
paré de  Pippa  ;  le  repos  domestique  et  l'amour  s'éloignè- 
rent à  jamais  du  lit  et  de  la  table  de  ce  ménage  naguère 
si  bien  uni.  Ce  fut  en  vaiuquc  Fazio  cherchait  quelquefois 
à  calmer  cette  femme  en  délire;  elle  repoussa  une  ten- 
dresse part;tgée  ,  et  quand  il  voulut  à  son  tour  répondre 
a  la  colère  par  la  colère,  elle  traita  ses  menaces  avec  une 
nouvelle  indignation  et  un  nouveau  mépris.  Afin  d'éviter 
ces  altercations  perpétuelles,  Fazio  se  rendit  à  un  de  ses 
châteaux  ,  à  quelque  distance  de  Pise  ;  il  y  fit  venir  sa 
maîtresse  ,  et  y  vécut  avec  elle ,  amoureux  et  insouciant 
du  reste  ,  tandis  que  sa  femme  restait  abandonnée  à  la 
solitude  et  au  désespoir.  La  rage  jalouse  de  Pippa  finit  par 
l'emporter  sur  tous  les  autres  sentimeus ,  lorsqu'elle  vit  , 
au  bout  de  quelques  mois,  que  son  mari  ne  revenait  pas, 
et  paraissait  toujours  plus  épris  de  son  odieuse  rivale. 
Elle  résolut  de  venger  à  tout  pris  ses  affronts,  et,  pour 
suivie  par  cette  pensée  terrible,  elle  alla  jusqu'à  vouloir 
accuser  à  la  justice  l'infidèle  et  coupable  Fazio,  en  rêvé, 
lant  l'origine  de  sa  fortune  soudaine.  En  conséquence, 
elle  se  transporta  seule  chez  un  magistrat  qui  remplissait 
une  charge  semblable  à  celle  du  conseil  des  huit  ,  à 
Florence  ,  et  qui  reçut  sa  déposition  sur  tout  ce  qu'elle 
savait  des  affaires  de  son  marij  elle  indiqua  en  autre 
pour  prouver  son  témoignage  ,  la  cave  de  son  ancienne 
maison  ,  où  avaient  été  ensevelis  les  restes  de  l'avare  ,  et 

21. 


250  REVIE  DE  TARIS, 

où  les  ofiîciers  de  la  justice  les  trouvcient.  Après  quoi  , 
le  magistrat  ayant  arrcle  Pippa  elle-même  ,  envova  un 
capitaine  avec  des  soldats  à  la  villa  de  son  mari,  où  il  fut 
arrache  des  bras  de  sa  belle  Madalena  ,  et  ramené  à  Pisc 
comme  prisonnier  de  la  loi. 

Fazio  ,  accablé  de  désespoir  et  interrogé  parjles  juges  , 
refusa  d'abord  de  répondre  ;  mais  sa  femme  ayant  été 
mandée  pour  lui  être  confrontée  ,  il  s'écria  à  sa  vue  : 
«  C'est  justice  !  «  Et  se  retournant  vers  elle  il  ajouta  :  — 
«  Ma  trop  grande  affection  pour  vous  m'a  perdu,  «  A  ces 
mots  ,  prenant  à  piirt  un  des  magistrats ,  il  lui  révéla  toute 
l'affaire  exactement  comme  elle  s'était  passée.  Mais  d'un 
commun  accord  le  tribunal  refusa  de  croire  sa  version  de 
l'histoire,  et,  prétendant  que  selon  toutes  les  apparences 
Fazio  avait  lui-même  volé  et  assassiné  le  malheureux  Gu- 
glielmo,  le  président  menaça  de  le  faire  mettre  à  la  ques- 
tion s'il  n'avouait  pas  tout.  Fazio  persista  à  nier  qu'il  fût 
à  la  fois  le  voleur  et  lassassin  ;  mais  la  douleur  de  la  tor- 
ture lui  fit  avouer  tout  ce  qu'où  voulut,  et  il  fut  con- 
damné à  être  roué  vif.  Ses  biens  furent  aussi  confisqués 
au  profit  de  Téîat  par  la  même  sentence. 

On  exhuma  ensuite  les  dépouilles  mortelles  de  l'avare 
Grimaldi  ,  qui  fut  enseveli  en  lerre  sainte.  La  belle  Ma- 
dalena et  sa  mère  furent  chassées  avec  ignominie  de  la 
villa;  les  domestiques  de  Fazio  allèrent  se  réfugier  outils 
Purent.  Relâchée  par  les  juges ,  Pippa  ne  retrouva  plus 
chez  elle  (pic  ses  enfans,  et  son  désespoir,  qui  devait 
maintenant  la  suivre  partout.  Elle  pleura  amèrement,  et 
dans  ses  délirantes  angoisses  s'arracha  les  cheveux ,  s'a- 
percevant  trop  tard  à  ses  remords  qu'elle  avait  trop 
aveuglément  suivi  les  conseils  de  sa  vengeance. 

Le  peuple  de  Fisc  ne  se  récria  pas  moins  sur  la  singu- 
lière trahison  de  la  femme  envers  son  mari  que  sur  le  crime 
supposé  de  Fazio.  Les  parens  et  les  propres  amis  de  Pippa 
condamnèrent  unanimement  sa  conduite,  lui  reprochant 
d'avoir  ruiné  toute  sa  famille,  et  j  uis  ils  l'abandonncrenl 


LITTÉRATURE.  251 

à  ses  larmes.  Le  lendemain  le  pauvre  Fazlo  fut  promené 
sur  un  tombereau  dans  les  rues  de  Fisc;  et  après  avoir 
éto  montré  ainsi  au  peuple  il  fut  conduit  à  la  place  du 
supplice,  où  il  fut  exécuté  et  laissé  là  mort  jusqu'au  soir 
pour  servir  d'exemple. 

Ses  dernières  paroles  avaient  été  des  malédictions  contre 
sa  femme;  et  quand  on  les  rapporta  à  celle-ci ,  son  déses- 
poir la  porta  à  tourner  sa  dernière  vengeance  contre 
elle-même.  Vers  l'heure  du  dîner,  lorsqu'elle  pouvait  le 
moins  être  observée,  elle  prit  ses  deux  petits  enfans  par 
la  maiu  et  les  conduisit  en  pleurant  sur  la  place  des  exécu- 
tions. Tous  ceux  qu'elle  rencontra  lacoablèrent  d'injures 
et  la  laissèrent  passer.  Elle  monta  à  la  plate-forme  où 
était  exposé  le  cadavre  du  supplicié.  Quelques  personnes 
présentes  lui  crièrent  alors  :  v  Voyez  comme  elle  pleure 
maintenant  que  le  mal  est  fait!  Elle  l'a  bien  voulu  :  elle 
a  bien  raison  de  se  désespérer.  « 

La  mallieureuse  femme  s'anacliait  les  cheveux,  se 
frappait  les  joues  et  le  visage.  Elle  approcha  ses  lèvres 
brillantes  du  front  glacé  de  son  mari,  puis  elle  fit  age- 
nouiller ses  enfans  pour  baiser  aussi  leur  père.  A  cette 
vue  les  spectateurs ,  oubliant  leur  indignation,  fondirent 
eu  larmes;  mais  la  mère  désolée,  tirant  un  poignard  de 
son  sein,  le  plongea  tout  à  coup  avec  fureur  dans  le  cœur 
de  ses  deux  fils;  et  avant  qu'on  fut  accouru  pour  la  dé- 
sarmer,  elle  avait  déjà  tourné  le  fer  contre  elle-même  et 
était  tombée  baignée  dans  son  sang  sur  le  cadavre  de 
Fazio.  La  nouvelle  de  cette  scène  tragi  (ue  eut  bientôt 
rassemblé  ime  multitude  de  spectateurs  autour  de  ces 
cadavres  encore  fimians  entassés  l'un  sur  l'autre,  le  père, 
la  mère,  les  enfans,  ceux-ci  souiiant  encore  oomme  en- 
dormis sur  le  cercueil  de  leursparens.  Aucun  des  malheurs 
fameux  de  Tlièbes,  de  Syracuse,  d'Athènes ,  de  Troie  ou 
de  Rome  ne  saurait  être  comparé  à  cette  calamité  domes- 
tique qui  frappa  une  seule  famille  dans  tous  ses  membres, 
et  en  un  seul  jour  l'innocent  comme  le  coupable.  La  ter- 


252  REVUE  DE  PARTS, 

reur  et  la  surprise  des  habitans  Je  Pise  se  communiquè- 
rent à  toutes  les  autres  villes  de  l'Italie,  d'où  l'on  vit 
venir  chaque  jour  une  foule  nouvelle  pour  visiter  le  lieu 
fatal.  Aucun  ne  pouvait  y  retenir  ses  larmes  ,  et  la  justice 
elle-même  laissa  tomber  son  glaive  vengeur,  car  elle  con- 
sentit enfin  à  accorder  aux  parens  de  Fazio  que  les  deux 
cnfans  seraient  ensevelis  décemment  dans  le  cimetière  de 
Santa-Catarina.  Fazio  lui-même  et  sa  femme ,  morts  sans 
repentir,  furent  transportés  en  terre  profane  liors  la  ville. 
Le  cortège  funèbre  fut  accompagné  d'un  millier  d'habi- 
tans  de  Pise  et  d'étrangers ,  qui  déclamaient  en  ])lcurant 
sur  la  cruauté  et  l'injustice  du  sort. 

Ant.-Fr.  Grazzini(i). 


(i)  Antonio  Francisco  Grazzini  est  connu  aussi  par  son  surnom  de 
il  Lasca  ;  c'est  le  meilleur  des  conteurs  italiens  après  Bocâce.  Ses 
iwi'elte  sont  en  général  du  genre  gai  ;  mais  Fazio  prouve  qu'il  excelle 
dans  plus  d'un  genre.  Le  poète  anglais  Milman  a  fait  de  Fazio  une 
tragédie.  (N.  du  T.) 


©imnAïf. 


Nous  vivons  dans  un  temps  où  la  publicité  met  un  tel 
empressement  à  s'emparer  de  toutes  choses  ,  où  la  curio- 
sité est  si  indiscrète,  la  raillerie  si  vigilante  et  l'éloge  si 
turbulent ,  qu'il  semble  à  peu  près  impossible  que  rien 
de  grand  ou  de  remarquable  passe  désornjais  dans  l'oubli. 
Chaque  matin,  une  infinité  de  filets  sont  jetés  en  tous 
sens  à  travers  les  issues  du  courant,  et  remplacent  ceux 
de  la  veille  qu'on  retire  humides  et  chargés.  C'est ,  à  une 
certaine  heure  du  réveil,  un  bruit  confus,  un  mouvement 
universel  de  ces  filets  qu'on  retire  à  l'envi,  et  de  ces  filets 
qui  tombent.  Pas  un  instant  d'intervalle  ,  pas  une  ligne 
d'interstice,  pas  une  maille  brisée  dans  ce  réseau;  tout 
s'y  perd  ,  tout  y  reste,  le  gros,  le  médiocre,  et  jusqu'au 
plus  menu  ;  tout  est  saisi  à  la  fois  ou  tour  à  tour  ,  et  coui- 
paraît  à  la  surface.  Ou  peut  trouver  à  redire  au  pêle- 
mêle,  désirer  plus  de  discernement  dans  cette  pêche  mi- 
raculeuse de  chaque  matin,  demander  trêve  pour  les  plus 
jeunes ,  qui  ont  besoin  d'attendre  et  de  grandir ,  pour  les 
plus  mûrs,  dont  cette  impatience  puérile  interrompt  sou- 
vent la  lenteur  fécondante  ;  mais  enfin  il  semble  qu'au 
prix  de  quelques  inconvéniens  on  obtient  au  moins  cet 
avantage  de  ne  rien  laisser  échapper  qui  mérite  Je  regard. 
Cela  est  assez  vrai  et  le  sera  de  plus  en  plus ,  j'cspcre  ; 
pourtant ,  jusqu'ici ,  il  y  aurait  lieu  de  soutenir,  sans  trop 
d'injustice,  que  cette  fièvre  de  publicité,  cette  divulga- 


254  REVUE  DE  PARIS, 

tion  (îtourdissanle,  a  eu  surtout  pour  effet  de  fatiguer  le 
talent,  en  l'exposant  à  l'aveugle  curée  des  admirateurs  , 
en  le  sollicitant  à  créer  hors  de  saison,  et  qu'elle  a  mul- 
tiplié, en  les  hâtant ,  l'essaim  des  médiocrités  éphémères 
tandis  qu'on  n'y  a  pas  gagné  toujours  de  découvrir  et 
d'admirer  sous  leur  aspect  favorable  certains  génies  mé- 
connus. 

Le  mal,  au  reste,  n'est  pas  bien  grand  pour  ces  sortes 
de  génies  ,'  s'ils  savent  de  bonne  heuie  ,  abjurant  l'appa- 
rence, se  placer  au  pointjde  vue  du  vrai,  et  il  conviendrait 
de  les  féliciter,  plutôt  que  de  les  plaindre  ,  de  cette  obs- 
curité prolongée  où  ils  ilemeurent.  Il  existe  une  sorte  de 
douceur  sévère  et  très-profitable  pour  l'ame  à  être  mé- 
connu ;  c'est  le  contraire  du  digito  monstravi  et  dicier 
hic  est;  c'est  quelque  chose  d'aussi  réel  et  de  plus  pro- 
fond ,  de  moins  poétique  ,  de  moins  oratoire  et  de  plus 
sage,  un  sentiment  continu,  une  mesure  intérieure  et  silen- 
cieusement présente  du  poids  des  circonstances  ,  de  la 
difficulté  des  choses,  de  l'aide  infidèle  des  hommes,  et  de 
notre  propre  énergie  au  sein  de  tant  d'infirmité,  une  ap- 
préciation déterminée,  durable,  réduite  à  elle-même,  dé- 
gagée des  échos  imaginaires  et  des  lueurs  de  l'iviesse  ,  et 
qui  nous  inculque  dans  sa  monotonie  de  rares  et  mémora- 
bles pensées.  Si  on  ignore  ainsi  l'épanouissement  varié 
auquel  se  li\'ient  les  natures  heui-euses;  si ,  sous  ce  vent 
aride  ,  les  couleurs  sèchent  plus  vile  dans  les  jçux  de  la 
sève  et  bien  avant  que  les  combinaisons  riantes  soient  épui- 
sées ;  si,  par  cette  oppression  qui  nous  arrête  d'abord  et 
nous  refoule,  quelque  portion  de  nous-même  se  stérilise 
dans  sa  fleur,  et  si  les  plus  riches  ramures  de  l'arbre  ne 
doivent  rien  donner  ;  — quand  l'arbre  est  fort,  quand  les 
racines  plongent  au  loin  ,  quand  la  sève  continue  de  se 
nourrir  et  monte  ardemment;  —  qu'importe? — les  pertes 
seront  compensées  par  de  solides  avantages  ,  le  tronc  s'é- 
paissira, l'aubier  sera  plus  dur ,  les  rameaux  plus  fixes  se 
noueront.  Ainsi  pour  les  génies  vigoureux  atteints  du  froid 


LÎÏTÊRATURE.  255 

oubli  dès  leur  virilité.  J'aime  qu'ils  ne  s'irritent,  pas  de  cet 
oubli ,  qu'ils  ne  se  détériorent  pas  et  qu'ils  tournent  à 
bien.  Qu'ont-ils  à  faire?  Ils  s'asseyent,  ils  s'afierraissent, 
ils  se  tassent  en  quelque  sorte;  leur  vie  se  lefugie  au  cen- 
tre ;  ils  donnent  moins,  parce  qu'ils  n'y  sont  pas  excités, 
mais  ils  ne  donnent  rien  contre  leur  désir  ,  ni  contre  leur 
secrète  loi.  Ils  s'élèvent  et  se  constituent  définitivement 
à  partir  d'eux  seuls,  sur  leur  propre  base,  sans  déviation 
au  dehors,  par  un  développement  restreint ,  laborieux  , 
mais  nécessaire.  Tout  dévoués  au  réel,  à  l'eflectif,  au 
vrai,  ils  ne  sont  pas  privés  pour  cela  d'une  manière  de 
beauté  et  de  bonheur;  beauté  nue  ,  rigide  ,  sentencieuse, 
expressive  sans  mobilité,  assez  pareille  au  front  vénérable 
qui  réunit  les  traits  sereins  du  calme  et  les  traits  profonds 
des  souffrances;  bonheur  rudement  gagné,  composé  d'élé- 
vation et  d'abstinence,  inviolable  à  l'opinion,  inaccessible 
auxpenchans,  porté  long-temps  comme  un  fjrdeau  ,  pra- 
tiqué assidûment  comme  un  devoir,  et  tenant  presque  en 
entier  dans  l'origine  à  cette  âpre  et  douloureuse  circonci- 
sion du  cœur  ,  dont  on  reste  blessé  pour  la  vie. 

L'homme  dont  nous  avons  à  parler  est  un  grand  exem- 
ple. Ce  contemporain,  dont  le  nom  n'étonnera  que  ceux  qui 
n'ont  lu  aucun  de  ses  trois  ouvrages  caractéristiques  ,  et 
qu'un  instinct  heureux  de  fureteur  ou  quelque  inilication 
bienveillante  n'a  pas  mis  sur  la  voie  des  Réi-eries  d'Ober- 
man  etdes  Libres  Méditations;  l'éloquent  et  haut  mora- 
liste qui  débuta  en  1799  par  un  livre  d'athéisme  mélanco- 
lique ,  que  Rousseau  aurait  pu  écrire  comme  talent ,  que 
Boulanger  et  Condorcet  auraient  ratifié  comme  penseurs  ; 
qui  bientôt,  sous  le  iitre  à' Oberman,  individualisa  davan- 
tage ses  doutes  ,  son  aversion  sauvage  de  la  société,  sa  con- 
templation fixe  ,  opiniâtre  ,  passionnément  sinistre  de  la 
nature,  et  prodigua,  dans  les  espaces  lucides  de  ses  rêves, 
mille  paysages  naturels  et  domestiques,  d'où  s'exhale  une 
inexprimable  émotion,  et  que  cerne  à  l'entour  une  philoso- 
phie glacée;  qui  ,  après  cet  effort  ,  long-temps  silencieux 


256       '  REVUE  DE  PARIS, 

et  comme  stérilisé,  mûrissant  à  l'ombre,  perdant  en  éclat, 
n'aspirant  plus  qu'à  cette   chaleur  modérée  qui  émane 
sans  rayons  de  la  vérité  lointaine  et  de  l'immuable  justice, 
s'est  élevé  ,  dans  les  Libres   Méditations  ,  à   une  sorte  de 
théosopbie  moi-ale,  toute  purgée  de  cette  âcreté  chagrine 
qu'il  avait  sucée  avec  son  siècle  contre  le  christianisme,  et 
toute  pleine,  au  contraire  ,  de  confiance  ,  de  prière  et  de 
douce  conciliation;  fruit  bon,  fruit  aimable  d'un  automne 
qui  n'en  promettait  pas  de  si  savoureux;  cet  homme  émi- 
nent  que  le   chevalier  de  Bouffiers  a  loué  ,  à  qui  Nodier 
empruntait  des  épigraphes  vers  1804,  que  M.  Jay  estime, 
que  les  anciens  rédacteurs  du  Constitutionnel  ei  du  Mer- 
cure ont  connu  ;  que  plusieurs  littérateurs  de  cinquante 
ans  regardent  comme  aussi  ingénieux  que  modeste;  dont 
les  femmes  ont  lu  le  livre  de  V Amour ,  un  peu  sur  la  foi 
du  titre ,  et  que  les  jeunes  gens  de  notre  âge  se  rappelent 
peut-être  avoir  vu  figurer  dans  quelque  réquisitoire  sous 
la  restauration;  —  M.  de  Sénancour  a  eu  ,  à  tous  égards , 
une  de  ces  destinées  fatigantes,  malencontreuses,  entra- 
vées, qui,  pour  être  venues  ingratement  et  s'être  heurtées 
en  chemin,  se  tiennent  pourtant  debout  à  force  de  vertu', 
et  se  construisent  à  elles-mêmes  leur  inflexible  harmonie, 
leur   convenance  majestueuse.  Si  l'on  cherche  la  raison 
de  cet  oubli  bizarre,  de  cette  inadvertance  ironique  de  la 
renommée,  on  la  trouvera  en  partie  dans  le  caractère  des 
débuts  lie  M.  de  Sénancour,  dans  cette  pensée  trop  conti- 
nue à  celle  du  dix-huitième  siècle,  quand  tout  poussait  à 
une  brusque  réaction,  dans  ce  style  trop  franc,  trop  réel, 
d'un  pittoresque  simple  et  prématuré  ,  à  une  époque  en- 
core académique  de  descriptions  et   de  périphrases;  de 
sorte  que,  pour  le  fond  comme  pour  la  forme,  la  mode  et 
lui  ne  se  rencontrèrent  jamais  ;  on  la  trouvera  dans  la 
censure  impériale  qui  étouffa  dés  lors  sa  parole  indépen- 
dante et  suspecte  d'idéologie,  dans  l'absence  du  public  jeu- 
ne ,   viril,   enthousiaste;  ce  public  était  occupé  sur  les 
champs  de  bataille,   et,  en  fait  de  jeunesse,  il  n'y  avait 


LITTÉRATURE.  2:.7 

que  les  valéluiiinaires  reforme»,  ou  les  (ils  de  faïuUlcà  qua- 
tre remplacans ,  qui  vécussent  de  régime  lilléraire.  Marie- 
Joseph  Chénier  ,  de  la  posiérsté  du  dix-huitième  siècle 
comîne  M.  de  Sénancoùr  ,  l'a  ignoré  complètement,  puis- 
qu'il ne  l'a  pas  mentionne  dans  son  Tableau  da  La  Littéra- 
ture depuis  8t),  où  figurent  tant  de  noms.  L'empire  écroulé, 
l'auteur  à'Oùcrmau  ne  Ct  rien  pour  se  remettre  en  évi- 
dence et  attirer  l'attenliou  dos  autres  sur  des  ouvrages 
déjà  loin  de  lui.  Il  persévéra  dans  ses  hahiludes  solitaires, 
dans  les  travaux  parfois  fastidieux  imposés  a  son  iionora- 
ble  pauvreté.  Il  s'ensevelit  sous  la  religion  du  silence  ,  à 
l'exeiiq^le  des  gymnosophisles  et  de  Pythagorc;  il  médita 
dans  le  mystère ,  et  s'attacha  jjar  principes  ù  demeurer 
inconnu,  comme  avait  fait  rexcelicnt  Saint-Martin.  c<  Les 
n  prétentions  des  moralistes,  comme  celles  des  théosophes, 
51  dit-il  en  tête  des  Libres  Méditations,  ont  quelque  chose 
n  de  silencieux;  c'est  une  réserve  conforme,  peut-être,  à 
»  la  dignité  du  sujet.  «  Désabusé  des  succès  bruyans,  rélù- 
gié  en  une  région  inaltérable  dont  l'atmosphère  tranquil- 
lise ,  il  s'est  convaincu  que  cette  gloire  qu'il  n'avait  pas 
eue  ne  le  satisferait  pas  s'il  la  possédait,  et  s'il  n'avait 
travaillé  qu'en  vue  de  l'obtenir.  «  Car,  remarque-t-il,  la 
«  gloire  obtenue  passe  en  quelque  sorte  derrière  nous,  et 
«  n'a  plus  d'éclat;  nous  en  aimions  surtout  ce  qu'elle  of- 
n  frait  dans  l'avenir  ,  ce  que  nous  ne  pouvions  connaiire 
«  que  sous  un  point  de  vue  favorable  aux  illusions.  i>  Il 
n'est  pas  étonnant  qu'avec  cette  manière  de  penser,  le 
nom  de  M.  de  Sénancoùr  soit  resté  à  l'écart  dans  cette  co- 
hue journalière  de  candidatuies  à  la  gloire,  et  que  n'ayant 
pas  revendiqué  son  indemnité  d'écrivain,  persotTne  n'ait 
songé  à  la  lui  faire  coir.pler.  Il  eut  pourtant  ,  du  milieu 
de  l'oubli  qu'il  cultive,  le  pouvoir  d'exciter,  çà  et  là  quel- 
ques admirations  vives,  secrètes,  isolées,  dont  plusieurs 
isont  venues  vibrer  jusqu'à  lui  ,  mais  dont  le  plus  grand 
nombre,  sans  doute,  ne  se  sont  jamais  révélées  à  leur  au- 
teur. jXodier,  avons  nous  dit,  le  connut  et  l(!  comprit  dès 

TOME  X.  22 


258  BEVUE  DE  PARIS, 

l'origine;  Ballanche,  qui,  parti  d'une  philosophie  tout 
opposée,  a  tant  de  conformités  morales  avec  hii,  l'appré- 
cie dignement.  Il  y  a  quelques  années,  une  petite  société 
philosophique,  dont  MM.  Victor  Cousin  ,  J.  J.  Ampère, 
Slapfer,  Sautelct  faisaient  partlCj  et  qui,  durant  le  silence 
public  de  l'éloquent  professeur,  se  nourrissait  de  sérieuses 
discussions  familières,  en  vit  naître  de  très -passionnées 
au  sujet  cVObermaii ,  qui  était  tombé  entre  les  mains  de 
l'un  des  jeunes  métaphysiciens.  Oberman,  en  effet,  quand 
on  le  lit  à  un  certain  âge,  et  dans  une  certaine  disposi- 
tion d'ame,  doit  provoquer  un  enthousiasme  du  genre  de 
celui  que  Young  ,  Osslau  et  "Werther  inspirèrent  en  leur 
temps.  Beaucoup  d'hommes  du  JNord  (car  Oberman  a  un 
sentiment  admirable  de  la  nature  ,  de  celle  du  Nord  en 
particulier  )  ont  répondu  avec  transport  à  la  lecture  du 
livre  de  M,  deSéaancour;  Oberman  vit  dans  les  Alpes,  et 
la  nature  alpestre,  comme  l'a  dit  M.  Ampère,  est  en  relief 
ce  qu'est  la  nature  de  Isorwège  en^développement.  L'auteur 
de  cet  article  a  rencontré  pour  la  première  fois  les  deux 
volumci  (ÏObeniian,  à  une  époque  où  il  achevait  lui-même 
d'écrire  un  ouvrage  de  rêverie  individuelle  ,  qui  rentre 
dans  l'inspiration  générale  de  son  aîné;  il  ne  saurait  remire 
quelle  étonnante  impression  il  en  reçut,  et  combien  fu- 
rent senties  son  émotion,  sa  reconnaissance  envers  le  de- 
vancier obscur  qui  avait  si  à  fond  sondé  le  scepticisme 
funèbre  de  la  sensibilité  et  de  l'entendement.  La  réflexion 
et  une  plus  fré(iuente  lecture  l'ont  tout-à-fait  conGrmé 
dans  cette  admiration  première;  il  voudrait  la  faire  par- 
tager. Pour  mieux  s'expliquer  M.  de  Sénancour,  dont  une 
sorte  de  circonspection  respectueuse  l'a  tenu  jusqu'à  pré- 
sent éloigné,  et  qu'il  n"a  jamais  eu  l'honneur  d'entrevoir, 
il  a  cherché  et  trouvé  des  renseignemens  précis  auprès 
d'un  ami  commun,  M.  de  Boisjoslin,  qui  a  voué  au  philo- 
sophe vénérable  un  culte  d'afl'ection  et  d'intelligence. 

Etienne  P.  de  Sénancour,  né   à  Paris,   en   novembre 
J770,  d'un   i)ère  conseiller  du  roi  au  parlement,  semble 


LITTÉRATUKE.  259 

avoir  en  une  enfance  inaiadivo,  casanière,  ennuyée, 
y  Une  prudence  étroite  et  pusillanime  dans  ceux  de  qui 
n  le  sort  m'a  fait  de'pendre  a  perdu  mes  premières  années. 
«  et  je  crois  bien  qu'elle  m'a  nui  pour  toujours.  «  Et 
ailleurs  :  u  Vous  le  savez ,  j'ai  le  malheur  de  ne  pouvoir 
«  être  jeune.  Les  longs  ennuis  de  mes  premiei's  ans  ont 
«  apparemment  détruit  la  séduction.  Les  dehors  fleuris 
«  ne  m'en  impo  ent  pas,  et  mes  yeux,  demi  fermés,  ne 
n  sont  jamais  éblouis;  trop  fixes,  ils  ne  sont  point  sur- 
«  pris.  )i  II  étudia  aVec  inie  ardeur  précoce;  à  sept  ans  il 
savait  la  géographie  et  les  voyages  d'une  manière  qui 
surprit  beaucoup  le  bon  et  savant  Mentelle.  L'enfant 
s  inquiétait  déjà  de  la  jeunesse  des  (les  heureuses ,  des 
iles  faciles  de  la  Pacijicjiie,  d'Otaïti,  de  Tinian.  On  le 
mit  d'abord  en  pension  chez  un  curé,  à  une  lieue  it'Er- 
raenonville;  les  souvenirs  de  Rousseau  l'environnèrent. 
En  1785,  il  entra  au  collège  de  la  Marche,  où  il  demeura 
quatre  ans  à  faire  ses  humanités,  jusqu'en  juillet  8g, 
studieux  écolier,  incapable  d'un  bon  vers  latin ,  mais 
remportant  d'autres  prix,  et  surtout  dévorant  Malle- 
branche,  Helvétius  et  les  livres  philosophiques  du  siècle, 
ses  croyances  religieuses  étaient,  dès  cet  âge,  anéanties. 
11  y  avait  eu  long-temps  désaccord  en  lui  entre  cette 
pensée  hâtive  et  une  puberté  arriérée.  Tendrement  aimé 
de  sa  mère,  auprès  de  laquelle  il  dut  trouver  un  asile 
contre  l'exigence  d'un  père  absolu,  il  a  rappelé  souvent 
avec  la  vivacité  des  premiers  prestiges  les  promenades 
faites  en  sa  compagnie  (.,ax  vacances  probablement)  dans 
!a  forêt  de  Fontainebleau.  Jl  s'y  exaltait  aux  délices  de  la 
vie  sauvage  ,  et  entretenait  cette  mère  indulgente  du  pro- 
jet d'aller  s'établir  seul  dans  une  île  ignorée.  Aux  heures 
propices  de  liberté  il  s'essayait  dès-lors  à  ce  roman  de 
son  cœur,  y  Plusieurs  fois  j'étais  dans  les  bois  avant  que 
»  le  soleil  parût  ;  je  gravissais  les  sommets  encore  dans 
t>  l'ombre,  je  me  mouillais  dans  la  bruyère  pleine  de  ro- 
>>  sée;  et  quand  le  soleil  paraissait,  je  regrettais  la  clarté 


260  REVUE  DE  PARIS. 

ïi  incerlaine  qcii  prc'ccde  l'auroi'e;  j'aimais  les  fondriores, 
«  les  vallons  obscurs,  les  bois  épais:  j'aimais  les  collines, 
«  couTertcs  de  bruyère;  j'aimais  beaucoup  les  grés  renver- 
»  ses,  les  rocs  ruineux  ;  j'aimais  bien  plus  ces  sables  vastes 
»  et  mobiles,  dont  nul  pas  d'iiomme  ne  marquait  l'aride 
»  surface  sillonîtée  cà  et  là  par  la  trace  inquiète  de  la 
»  biclie  ou  du  lièvre  en  fuite.  «  Si  l'on  a  le  droit  de  con- 
clure à'^Oberman  à  M.  de  Sénancour,  genre  de  conjecture 
que  je  crois  fort  légitime  pour  les  livres  de  celte  sorte  , 
en  ne  s'attacliant  qu'au  fond  du  personnage  et  à  certains 
détails  caractéristiques,  il  paraît  que,  dans  une  de  ses 
courses  à  travers  la  forêt,  le  ]eunc  rêveur  fut  conduit,  à 
la  suite  d'un  chien  ,  vers  une  carrière  abandonnée  ,  oii  un 
ouvrier,  qui  avait  pendant  pbis  de  trente  ans  taillé  des 
pavés  près  de  là  ,  n'ayant  ni  bien  ni  famille  ,  s'était  retiré 
pour  y  vivre  d'eau,  de  pain  et  de  liberté,  loin  de  l'aumône 
et  des  hôpitaux.  Cette  rencontre,  si  elle  est  réelle,  comme 
on  a  tout  lieu  de  le  penser,  dut  faire  une  impression  très- 
forte  sur  l'anic  résolue  de  l'élève  de  Jean -Jacques,  et 
l'enfoncer  plus  que  jamais  dans  ses  projets.  On  en  retrouve 
le  souvenir  à  beaucoup  d'endroits  des  écrits  de  M.  de  Sé- 
nancour. 11  revient  longuement  la-dessus  en  tète  des  Li- 
bres Méditations ,  et  suppose  que  le  manuscrit  de  ce 
dernier  ouvrage  a  été  trouvé  dans  l'espèce  de  grotte  où 
vécut  cet  ouvrier,  nommé  Lallemant  ,  et  qu'il  a  été  écrit 
par  un  autre  solitaiic  plus  lettré,  son  successeur.  Il  est 
probable  qu'à  une  certaine  époque  de  sa  vie,  le  (véritable 
Oberman  a  essayé  réellement  de  devenir  ce  solitaire.  Im- 
médiatement après  le  collège  ,  en  juillet  89,  le  père  de  M. 
Sénancour,  sans  prétendre  engager  l'avenir  de  son  61s, 
exigeait  impérieusement  qu'il  passât  deux  années  au  sé- 
minaire de  Sainl-Sulpice.  L'instant  était  mal  choisi;  les 
convictions  du  philosophe  do  dix-neuf  ans  se  révoltèrent. 
En  cette  crise  décisive,  il  prit,  d'accord  avec  sa  mère, 
un  parti  extrême,  et  quitta  Paris  le  i4  août  8g,  roulant 
un  des:;ein  qu'il  n'a  jamais  confié,  et  que  des   obstacles 


LITTÊRATL^RE.  261 

rompirent.  Dans  ce  même  temps  environ,  partait  aussi 
vers  (les  plages  immenses,  et  possédé  d'immen  es  pensées, 
jioussé  également  au  songe  de  la  vie  solitaire,  un  autre 
élève  de  Jean  Jacques,  celui  qui  sera  le  grand  René. 
Obernian  et  René!  entre  vous  quelle  conformité  secrète  à 
l'origine,  quelle  distance  inouie  au  terme  !  Que  le  résultat 
de  la  vie  vous  a  été  contradictoire  à  tous  deux  !  Combien 
les  orages  vous  ont  réussi  diversement  dans  vos  moissons  î 
et  pourquoi,  pauvres  grands  hommes,  ces  lots,  bêlas! 
|îresquc  toujours  inconciliables  de  la  gloire  et  de  la  sagesse? 
Notre  fugitif  s'arrêta  vers  le  lac  de  Genève,  et  passa  plu- 
sieurs mois  à  Charrières,  près  Saint-Maurice.  On  lit  tout 
cela  confusément  sous  le  voile  un  peu  ténébreux  qu'y 
jette  Obernian.  Ce  qui  n'est  ni  obscur  ni  incertain,  c'est 
l'elfet  que  lui  causa  cette  nature  des  Alpes  et  les  pein- 
tures expressives  qu'il  en  a  tracées  depuis.  .M.  de  Sénan- 
cour  n'éciivait  guère  encore  à  cette  t'poque;  il  se  plaisait 
plutôt  à  peindre  le  paysage  dans  le  sens  littéral  du  mot; 
en  arrivant  à  un  instrument  plus  général  d'expression  ,  il 
a  négligé  ce  premier  talent.  Il  ne  faudrait  pas  se  laisser 
plus  loin  guider  par  Oberman  pour  les  faits  matériels  qui 
suivent  dans  la  vie  de  noti-e  philosophe;  mais  les  faits 
matériels  connus  peuvent  au  contraire  diriger  le  lecteur 
dans  rintelligence  A'Oberman.  Une  maladie  nerveuse 
singulière,  bizarre,  qui  se  déclara  en  lui  après  l'usage  du 
petit  vin  blanc  de  vSaint-Maurice,  et  le  projet  de  sa  mère 
de  le  vcn  r  rejoindre,  décidèrent  M.  de  Sénancour  à  de- 
meurer en  Suisse;  seulement  il  (juitta  le  Valais  pour  le 
canton  de  Fribourg,  et  s'y  mit  en  pension  à  la  campagne, 
dans  une  famille  patricienne  du  pays.  Une  demoiselle  de 
la  maison,  qui  s'y  trouvait  peu  heureuse,  connut  le  jeune 
étranger,  s'attacha  à  lui;  des  conOdences  et  quelque  inti- 
mité s'ensuivirent.  Un  mariage  qu'on  avait  arrangé  pour 
cette  personne  et  qu'elle  refusa  donna  matière  aux  con- 
jectures de  la  famille,  qui  pria  son  hôte  de  s'expliquer  à 
ce  sujet.  Ausière,  scrupuleux  en  morale,  dépourvu  d'tnie 


262  REVUE  DE  PARIS, 

jeunesse  entraînante,  devoru  d'une  sensibilité  vague  qu'il 
désespérait  de  tixer  sur  un  choix  enchanté,  désireux  avant 
tout  de  s'asseoir  dans  une  existence  indépendante  et  ru- 
raie,  M.  de  Sénancour  se  laissa  dire,  et  se  crut  délicate- 
ment engagé;  ou  peut  saisir  quelques  traits  de  ces  cir- 
constances personnelles  sous  l'histoire  de  Fonsalbe ,  au 
tome  second  d'OOerman.  11  se  maria  donc  eu  septembre 
90,  à  l'âge  de  vingt  ans;  et  dès  ce  jour  les  devoirs  nouveaux 
qu'il  acceptait  par  des  motifs  louables  ne  cessèrent  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  quoique  toujours  noblement,  de 
peser  sur  sa  condition.  D  opulens  héritages,  auxquels  il 
était  naturellement  appelé,  lui  mauquèi  ent.  La  révolution 
française  ,  le  tiouvanl  absent,  le  suspecta  comme  émigré; 
la  révolution  suisse  le  priva,  du  côté  de  sa  femme,  des 
ressources  qui  maintes  fois  lui  auraient  été  précieuses.  Il 
s'exposa,  à  tliverses  reprises,  en  passant  les  frontières 
pour  venir  visiter  sa  mère  ,  restée  à  Paris  II  la  perdit , 
ainsi  que  son  père,  vers  1796.  Deux  enfans  nés  de  son  ma- 
riage, sa  femme  atteinte  d'une  lente  et  mortelle  maladie, 
les  difficultés  politiques  et  sociales  d'alors,  l'assujétiront , 
autant  qu'il  semble,  à  diverses  nécessités  qui  contrariaient 
ses  penchans.  JNous  n'insisterons  pas  davantage  sur  cette 
longue  trace  d'ennuis,  de  gènes,  de  désappointemens 
monotones  qui  composent  l'intérieur  mystérieux  de  cette 
grave  destinée  ;  nous  n'en  voulons  plus  montrer  que  les 
fruits. 

'  Les  Rêi'eries  sur  la  nature  primitive  de  Vliomme  pa- 
rurent en  1799.  L'auteur  les  avait  composées  deux  ans 
auparavant,  tout  en  se  promenant  chaque  jour  dans  le 
parc  d'un  château,  où  il  passait  quelques  mois.  11  ne  les 
donne  que  comme  des  fragmens  d'un  grand  ouvrage  qu'il 
médite  et  auquel  il  doit  avoir  renoncé  depuis.  Chose 
étrange!  la  révolution  française,  en  grondant  autour  de 
lui,  n'avait  apporté  aucune  perturbation  notable,  aucun 
exemple  de  circonstance,  à  travers  la  suite  de  ses  pensées. 
Le  bruit  grandiose  des  sapins  et  des  torrens,  le  bruit  de 


Lll'ltllUTURE.  26:V 

ses  propres  sen.iatioiis  et  de  sa  sève  Ijouilloiinantc,  avaient, 
couvert  pour  lui  cette  éruption  de  volcan  duiit  il  ne  parait 
pas  s'('tre  directement  ressenti  ni  éclairé  dans  la  déduction 
de  ses  rêves.  11  continue  donc,  sans  l'aire  la  moiudi  e  allu- 
sion à  l'expérience  flai^rante  ,  de  poursuivre  le  Discours 
sur  Vinégalilé  des  conditions  et  ÏJS/iiiie ,  de  vouloir  ra- 
mener riioninie  au  centre  primitif  des  alTections  simples 
et  iwturelles.  Ce  qui  domine  dans  les  Rêveries ,  c'est  le 
dogme  absorbant  de  la  nécessité,  c'est  le  précepte  uniforme 
de  la  moindre  action.  Le  jeune  sage  avait  débuté  par  le 
stoïcisme,  il  le  déclare;  il  avait  voulu  nier  fièrement  les 
maux  ,  combattre  absolument  les  choses  ;  il  s'y  est  brisé. 
Sa  science  consiste  désormais  à  discerner  ce  qui  est  proche 
et  permanent,  ce  qui  est  facile  et  inévitable,  à  s'y  ranger, 
à  s'y  retrancher  comme  à  un  centre  vrai,  juste,  essentiel, 
et  à  l'indiquer  au  monde.  Plein  d'aversion  pour  une  so- 
ciété factice  où  tout,  suivant  lui,  s'est  exagéré  et  corrompu; 
en  perpétuelle  détiance  contre  cette  force  active  qui  pro- 
jette l'homme  inconsidéréraentdansles  sciences, l'industrie 
et  les  arts,  ne  croyant  plus  d  autre  part  à  la  libre  et  hau- 
taine suprématie  de  la  volonté,  il  tend  à  faire  rétrograder 
le  sage  vers  la  simple  sensation  de  l'élre ,  vers  l'instinct 
végétatif,  au  gré  des  climats  ,  au  couchant  des  saisons; 
pour  une  plus  égale  oscillation  de  l'ame,  les  données  qu'il 
exige  sont  un  climat  fixe,  des  saisons  régulières  ;  il  choisit 
de  la  sorte,  il  compose  un  milieu  automnal,  éthéré  ,  ély- 
séen ,  selon  la  molle  convenance  d'un  cœur  désabusé,  ou 
selon  la  mâle  àpreté  d'une  ame  plus  fière;  l'île  fortunée 
de  Jean-Jacques  ou  une  haute  vallée  des  Alpes;  il  y  pose 
le  sage  ,  il  l'y  assimile  aux  lieux  ,  il  lui  dit  d'aller,  de  che- 
miner à  pas  lents,  prenant  garde  aux  agitations  trop  con- 
fuses et  se  maintenant  pas  eflbrt  de  philosophie  à  la  sen- 
sation aveugle  et  toujours  semblable.  «  Je  ne  m'asseoirai 
î)  point  auprès  du  fracas  des  cataractes  ou  sur  un  tertre 
»  qui  domine  une  plaine  illimitée;  mais  je  choisirai,  dans 
»   un  site   bien    circonscrit,  la   pierre  mouillée   par   uni;. 


2i4  REVUE  DE  PARIS. 

»  onde  c[ni  roule  seule  dans  le  silence  du  vallon,  ou  bie/i 
»  un  tronc  vieilli,  couche  dans  la  profondeur  des  forêts, 
»  sous  le  frémissement  du  l'euillnge  et  le  murmure  des 
«  héfres  que  le  vent  fatigue  pour  les  briser  un  jour  comme 
■»  lui.  Je  marcherai  doucement,  allant  et  revenant  le  long 
«  d'un  sentier  oiiscur  et  abandonné;  je  n'y  veux  voir  que 
3>  l'herbe  qui  pare  sa  solitude,  ia  ronce  qui  se  traîne  sur 
»  ses  bords,  et  la  caverne  où  se  réfugièrent  les  proscrits  , 
»  dont  sa  traceancienne  est  le  dernier  monument.  Souvent 
»  au  sein  des  montagnes  ,  quand  les  viuls  cngoulîrés  dans 
»  leurs  gorges  pressaient  les  vagues  de  leurs  lacs  solitaires, 
3>  je  recevais  du  perpétuel  roulement  des  ondes  expirantes 
»  le  sentiment  proibnd  de  l'instabilité  des  choses  et  de 
»  l'éternel  renouvellement  du  monde.  Ainsi  livrés  à  tout 
»  ce  qui  s'agite  et  se  succède  autour  de  nous,  affectés  par 
»  l'oiseau  qui   passe,  la  pierre  qui  tombe,  le   vertt   qui 

V  mugit,  le  nuage  qui  s'avance,  modifiés  accidentellement 

V  dans  cette  sphère  toujours  mobile,  nous  sommes  ce  que 
»  nous  font  le  calme,  l'ombre,  le bruitd'uu insecte,  l'odeur 
»  émanée  d'une  herbe,  tout  cet  univers  animé  qui  végète 

V  ou  se  minéralisé  sous  nos  pieds  ;  nous  changeons  selon 
»  ses  formes  instantanées,  nous  sommes  mus  de  son  mou- 
»  vement,  nous  vivo^is  de  sa  vie.  «  Cette  abdication  de 
la  volonté  au  sein  de  la  nature  ,  cette  lenteur  habituelle 
d'une  sensation  primordiale  et  continue,  il  la  trouve  si 
nécessaire  au  cahne  du  sage  en  ces  temps  de  vertige,  qu'il 
va  jusqu'à  dire  quelque  part  que,  plutôt  que  de  s'en 
passer,  on  la  devrait  demander  aux  spiritueux  si  la  phi-' 
losophie  ne  la  donnait  pas.  Son  type  regretté  auquel  il 
rapporte  constamment  la  société  présente,  c'est  un  certain 
état  antérieur  de  l'homme,  état  patriarcal,  nomade,  par- 
ticipant à  la  vie  des  laboureurs  et  des  pasteurs,  sans  pro- 
fessions déterminées,  sans  classement  de  travaux,  sans 
héritages  exclusifs,  où  chaque  individu  possédait  en  lui 
les  élémens  communs  des  premiers  arts,  la  généralité  des 
premières  notions,  la  jouissance  assidue  des  pâturages  et 


LITTÉRATURE.  26.') 

des  montagnes.  A  partir  de  là  ,  tout  lui  paraît  déviation 
et  chute,  de'sastre  et  abîme.  II  a  devant  les  yeux,  comme 
un  fantôme,  les  fune'raillcs  de  Palmyre  et  le  linceul  de 
Perjcpolis.  Il  voit,  par  les  progrès  de  l'industrie  et  l'usage 
immodéré  du  feu  ,  le  globe  lui-même  altéré  dans  son  es- 
sence chimique  et  se  hâtant  vers  une  morte  stérilité.  Le 
genre  humain  en  niasse  est  perdu  sans  retour;  il  se  rue  en 
délire  selon  une  pente  de  plus  en  plus  croulante  ;  il  n'y 
a  plus  de  possible  que  des  protestations  isolées,  des  fuites 
individuelles  au  vrai  :  «  Hommes  forts ,  hâlez  vous ,  le 
i>  sort  vous  a  servi  en  vous  faisant  vivre  tandis  qu'il  en 
n  est  temps  encore  dans  plusieurs  contrées;  hàtcz-vous, 
51  les  jours  se  préparent  rapidement  où  cette  nature  robuste 
«  n'existera  plus,  où  tout  sol  sera  façonné,  où  tout  homme 
î«  sera  énervé  par  l'industrie  humaine.  "  L'athéisme,  le 
naturisme  de  ce  Spinosa  moins  géométrique  que  l'autre , 
et  poétiquement  rêveur,  nous  rappelle  toutefois  le  rai- 
sonneur enthousiaste  dans  sa  sobriété  chauve  et  nue,  de 
même  que  cela  nous  rappelle  par  l'effet  des  peintures  , 
par  l'inexprimable  mélancolie  qui  les  couvre  et  l'effroi 
désolé  qui  y  circule,  Lucrèce,  Boulanger,  Pascal,  et  1'^- 
lastof  (\i\  moderne  Shelley.  Shelley  !  Godwin!  Génie  ar- 
dent, erroné,  intercepté  si  jeune  avant  le  retour  et  en- 
glouti par  le  gouffre!  Vieillard  austère  qui,  après  un 
chef-d'œuvre  de  ta  jeunesse,  t'esarrêtéonne  sait  pourquoi, 
qui  t'es  heurté  à  faux  depuis  ce  temps  sur  d'ingrats  la- 
beurs ,  et  qui ,  sans  rien  perdre  assurément  de  ta  valeur 
intrinsèque,  n'a  plus  su  aboutir  d'une  manière  récréante  , 
fructueuse  et  féconde!  hommes  illustres  et  frappés!  Sénan- 
coiir  a  plus  d'un  trait  fraternel  qui  l'unit  à  vous,  génie 
dévié  avec  l'un,  génie  entravé  avec  l'autre ,  exemple  pa- 
reil d'un  inexplicablenaufrage,  d'un  achoppement  boiteux 
de  la  destinée. 

Au  moment  où  se  publiaient  obscurément  les /J(,Ver/e5, 
paraissaient  aussi  les  premiers  essais  d'un  talent  plus 
jeune  de  dix  ans  que  M.  de  Sénancour,  d'un  talent  analo- 


266  REVUE  DE  PARIS, 

giie  au  sien  en  inspirations ,  sujet  à  des  vicissitudes  non 
moindres ,  méconnu ,  oublié  par  le  même  public  ,  et  qui 
a  finalement  tourné ,  pour  le  succès  comme  pour  la  di- 
rection, d'une  manière  bien  diverse.  Charles  Nodier  a 
débuté  par  des  romans  passionnés  et  déchirans,  lambeaux 
arrachés  d'un  cœur  tout  vulnérable;  mais,  à  la  diflérence 
d'Oberman  ,  l'auteur  du  Peintre  d'  Salizbourg  ne  s'estpas 
replié  obstinément  dans  la  vie  intérieure.  Ce  surcroit 
d'activité  que  son  contemporain  plus  mur  s'est  interdit 
avec  une  économie  sévère  ,  il  l'a  subi ,  il  l'a  exagéré ,  il 
l'a  recherché  et  entretenu  comme  une  ivresse  bienfaisante. 
La  distraction  ,  l'apparence ,  le  phénomène ,  les  entraî- 
nemens  littéraires  et  politiques,  le  prestige  épanoui  des 
arts  ,  l'érudition  spéciale  et  même  ingénieusement  futile, 
une  succession  ,  un  mélange  diversifié  de  passions  brû- 
lantes ,  de  manies  exquises,  de  dileltantismes  consommés, 
il  a  tout  traversé,  et  s'est  pris  à  chaque  atti-ait  sans  s'ar- 
rêter à  aucun.  De  cette  souplesse  ,  de  cette  facilité  dans 
la  vie,  ont  dû  ressortir  pour  le  talent  une  expansion  crois- 
sante, une  capricieuse  dextérité,  des  replis  sinueux  sur 
une  circonférence  inGnie ,  toutes  les  modulations  mur- 
murantes des  roseaux  ,  toutes  les  changeantes  nuances  du 
prisme,  l'émail  des  prairies  inclinées  ou  les  reflets  des 
ailes  des  coléoptères.  Son  plein  automne  aujourd'hui  est 
riche  à  tous  les  yeux ,  séduisant  à  voir,  et  chacun  l'aime. 
L'auteur  à'Obevman  s'est  de  bonne  heure  formé  et  fixé; 
immobile  devant  l'ensemble  des  choses,  les  embrassant 
dans  leur  étendue  sans  jamais  les  entamer  par  leurs  détails, 
incapable  de  s'ingénier,  de  s'orienter  dans  la  cohue  ,  ré- 
clamant avant  tout,  et  pour  user  de  ses  moyens,  qu'on 
l'isole  et  qu'on  le  pose,  nature  essentiellement  méditative, 
il  a  surtout  visé  au  juste  et  au  vrai  ;  renonçant  au  point 
de  vue  habituel,  il  a  dépouillé  l'astre  ,  pour  le  mieux  ob- 
seiver,  de  ses  rayons  et  de  sa  splendeur  j  il  s'est  consacré 
avec  une  rigueur  presque  ascétique  à  la  recherche  du  so- 
lide et  du  permanent.  Cliaque  écrivain  a  son  mot  de  pré 


LITTÉRATURE.  2G7 

dilection,  qui  revient  fréquemment  dans  le  discours  et 
qui  trahit  par  mcgarde  ,  chez  celui  qui  l'emploie  ,  un  vœu 
secret  ou  un  faible.  On  a  remarqué  que  M""'  de  Staèl 
prodiguait  la  vie;  tel  autre  grand  poète  épanche  sans  re- 
lâche ïharnio/iia  et  \cs Jiuls;  tel  autre,  à  l'e'troit  dans 
celte  civilisation  e'toulTante,  ne  peut  s'empêcher  de  re- 
monter à  une  scène  héroïque  et  au  monde  des  géaiis.  Un 
éloquent  professeur  de  psychologie  morale  exprime  vo- 
lontiers par  une  plainte  mélancolic/ue  l'insuflisance  de 
cette  contemplation  familière.  L'improvisation  brillante 
du  plus  ingénieux  de  nos  critiques  se  redisait,  sans  y 
songer,  sa  propre  louange  à  elle-même.  Je  sais  un  jour- 
naliste courageux  chez  qui  le  mot  de  colère  signait  pres- 
que à  chaque  fois  l'article  ;  je  sais  un  romancier  anonyme 
chez  qui  le  mot  àejiel  revient  plus  souvent  qu'il  ne  fau- 
drait. La  devise  de  Nodier, que  je  n'ai  pas  vérifiée,  pour- 
rait être  grâce,  fantaisie,  multiplicité;  celle  de  Sénancour 
est  assurément  permanence.  Cette  expression  résume  sa 
nature.  L'élévation  dans  la  permanence,  c'est  la  maxime 
favorite  qui  domine  et  abrite  en  quelque  sorte  sa  vie.  Il 
en  résulte  que  dans  sa  manière,  particulièrement  dans 
celle  de  ses  derniers  ouvr.iges,  il  devient  en  plusieurs  en- 
droits obscur  et  d'une  lecture  didicile  ,  parce  qu'il  évite 
de  spécialiser  sa  pensée  en  la  revêtant  d'exemples  vifs,  de 
citations  ostensibles,  en  l'illustrant  de  détails  et  de  rap- 
procheraens  historiques.  Ondirait  que  ,  dans  son  scrupule 
de  véracité  excessive,  il  s'abstient  du  récit,  de  l'anecdote, 
du  nom  propre,  comme  d'une  partie  variable  et  à  demi 
mensongère.  Son  idée  se  traduit  constamment  sous  la 
forme  morale  ;  c'est  tout  au  plus  si  de  loin  en  loin  il  la 
couronne  de  quelque  grande  image  naturelle. 

Ober/uan,  qui  parut  en  i8o4  ,  n'en  était  pas  venu  en- 
core à  cette  simplification  du  anoraliste.  C'est  à  la  fois  un 
psychologiste  ardent ,  un  lamentable  ék'giaque  des  dou- 
leurs humaines  et  une  peinture  niignifiquo  de  la  réalité. 
Il  n'y  a  pas  de  roman  ni  de  nœud  ilans  ci;  livre  ;  Oberman 


268  REVUE  DE  PARIS. 

voyage  dans  le  Valais,  vient  à  Fontainebleau,  retourne  en 
Suisse  ,  et  durant  ces  courses  errantes  et  ces  divers  sé- 
jours, il  écrit  les  sentiraens  et  les  réflexions  de  son  ame  à 
à  lui  ami.  L'athéisme  et  le  fatalisme  dogmatique  des  liê- 
ueries  ont  fait  place  à  un  doute  universel  non  moins  acca- 
blant, à  une  iniliative  de  liberté  qui  met  en  nous-mêmes 
la  cause  principale  du  bonheur  ou  du  malheur ,  mais  de 
telle  sorte  que  nous  ayons  besoin  encore  d'être  appuyés 
de  tous  points  par  les  choses  existantes.  A  la  conception 
profonde  et  à  la  stricte  pratique  de  l'ordre,  à  cette  fermeté 
voluptueuse  que  préconise  l'individu  en  harmonie  avec  le 
monde,  on  croirait  par  momens  cntendie  ini  disciple  d'É- 
piclète  et  de  Marc-Aurèle  ;  mais  néanmoins  Êpicure,  l'Épi- 
cure  de  Lucrèce  et  de  Gassendi  ,  le  Grajiis  hoinn  ,  est  le 
grand  précédent  quirègne.  Dans  son  péierinageà  la  Dent  du 
Midi,  assis  sur  le  plateau  degranit,  au-dessus  de  la  région 
des  sapins,  au  niveau  des  neiges  éternelles  ,  plongeant  du 
milieu  des  glacières  rayonnantes  au  sein  de  l'ef/ie/'m^/ji ce?'- 
nable,  vers  le  ciel  des  fixes,  vers  Vunii/ers  nocturne,  Ober- 
man  me  figure  exactement  ce  sage  de  Lucrèce  qui  habite. 

Edita  doctrinâ  sapientûm  templa  serend; 

tenqDle  en  effet  tout  serein  et  glacé,  éblouissant  de  blan- 
cheur et  semblable  à  un  sommet  neigeux  que  la  lumière 
embrase  sans  jamais  le  fondre  ni  réchaufler.  Pas  d'amour 
dans  Oberinan,  ou  du  moins  à  peine  un  ressouvenir  mou- 
rant d'une  voix  aimée,  .à  peine  une  rencontre  fortuite  et 
inexpliquée  près  du  Ehône  ;  puis  rien  ,  —  rien  ,  hormis 
les  torrens  de  vague  volupté  qui  débordent  comme  les 
émanations  végétales  des  déserts.  Certes  l'invocation  de 
Lucrèce  ne  surpasse  pas  ce  que  je  veux  citer  :"ît  L'amour 
«  doit  gouverner  la  terre,  que  l'ambition  fatiL;ue.îL'amour 
1)  est  ce  feu  p. lisible  et  fécond,  cette  chaleur  des  cieux 
»  qui  anime  et  renouvelle  ,  qui  fait  naître  et  fleurir,  qui 

»  donne  les  couleurs,  la  grâce,  Tespérance  et  la  vie 

»  Lorsqu'une   agitition    nouvelle  étend    les    i-apports   de 


LITTÉRATURE.  263 

a  riionime  qui  essaie  la  vie  ,  il  se  livre  avidement  ,  il 
ji  demande  à  toute  lu  natui-e,  il  s'abandonne  ,  il  s'exalte 
V)  lui-même,  il  place  son  existence  dans  l'amour  ,  et  dans 
»  tout  il  ne  voit  que  l'amour  seul.  Tout  autre  sentiment 
f>  se  perd  dans  ce  sentiment  profond;  toute  pensée  y  ra- 
«  mène  ,  tout  espoir  y  repose.  Tout  est  douleur ,  vide  , 
»  abandon  ,  si  l'amour  s'éloigne;  s'il  s'approche  ,  tout  est 
»  joie, espoir,  félicité.  Une  voix  loi  1)1  aine, ini  son  dans  les  airs, 
«  l'agitation  des  branches,  le  frémissement  des  eaux,  tout 
«  l'annonce,  tout  l'exprime,  tout  imite  ses  accens  et  aug- 
»  mente  les  désirs.  La  grâce  de  la  nature  est  dans  le  mou- 
«  vement  d'un  bras  ;  l'harmonie  du  monde  est  dans  l'ex- 
«  pression  d'un  regard.  C'est  pour  l'amour  que  la  lumière 
»  du  matin  vient  éveiller  les  êtres  et  colorer  les  cieu.x  ; 
»  pourlui  les  feuxde  midi  font  fermenter  la  terre  humide 
»  sous  la  mousse  des  forêts;  c'est  àlui  que  le  soir  destine  l'ai 
»  mable  mélancolie  de  ses  lueurs  mystérieuses.  Cette  fon- 
n  taine  est  celle  de  Vaucluse  ,  ces  rochers  ceux  de  Meil- 
»  lerie,  cette  avenue  celle  des  Pam|ilemousses.  Le  silence 
»  protège  les  rêves  de  Tamour;  le  mouvement  des  eaux 
»  pénètre  de  si  douce  agitation  ;  la  fureur  des  vagues  ins- 
1)  pire  ses  efforts  orageux  ,  et  tout  commandera  ses  plai- 
î)  sirs  quand  la  nuit  sera  douce  ,  quand  la  lune  embellira 
«  la  nuit,  quand  la  volupté  sera  dans  les  ombres  et  la  lu- 
«  mière,  dans  la  solitude  ,    dans  les    airs  et   les    eaux   et 

n  la  nuit Heureux  délire  !  seul  moment  resté  à  l'hom- 

•»  me  !....  Heureux  celui  qui  possède  ce  que  Ihomme  doit 
«  chercher,  et  qui  jouit  de  tout  ce  que  l'homme  doit  sen- 
«  tir!....  Celui  qui  est  homme  sait  aimer  l'amour  sans  ou- 
»  blier  que  l'amour  n'est  qu'un  accident  de  la  vie  ,  et 
«  quand  il  aura  ses  illusions,  il  en  jouira,  il  les  possédera, 
n  mais  sans  oublier  que  les  vérités  les  plus  sévères  sont 
«  encore  avant  les  illusions  les  plus  lieureuses.  Celui  qui 
n  est  homme  sait  choisir  ou  attendre  avec  prudence  ,  ai- 
11  mer  avec  continuité  ,  se  donner  sans  faiblesse  comme 
»  sans  réserve.  L'activité  d'une  passion  profonde  est  pour 
TOME  x.  23 


270  REVUE  DE  TARIS. 

n  lui  l'anleur  du  bien,  le  feu  du  génie  :  il  trouve  dans 
«  l'amour  l'énergie  voluptueuse,  la  mâle  jouissance  du 
"  Cfjpur  juste,  sensible  et  grand;  il  atteint  le  bonheur,  et 

n  sait  s'en  nourrir Je  ne  condamnerai  point  celui  qui 

«  n'a  pas  aimé  ,  mais  celui  qui  ne  peut  pas  aimer.  Les 
"  circonstances  déterminent  nos  affections  ;  mais  les  sen- 
)i  tiniens  expansifs  sont  naturels  à  l'homme  dont  l'organi- 
n  salion  morale  est  parfaite.  Celui  qui  est  incapable  d'ai- 
«  mer  est  nécessairement  incapable  d'un  sentiment 
n  magnanime,  d'une  affection  sublime.  Il  peut  être  probe, 
»  bon,  industrieux,  prudent  ;  il  peut  avoir  des  qualités 
»  douces  ,  et  même  des  vérins  par  réflexion  ;  mais  il 
n  n'est  pas  homme;  il  n'a  ni  ame  ni  génie.  Je  veux  bien  le 
«  connaître  ;  il  aura  ma  confiance  et  jusqu'à  mon  estime  : 
«  mais  il  ne  sera  pas  mon  ami.  Cœurs  vraiment  sensibles, 
«  qu'une  destinée  sinistre  a  comprimés  dès  le  printemps, 
>V<-lui  vous  blâmera  de  n'avoir  point  aimé  ?  Tout  senti- 
n  ment  généreux  vous  était  naturel  ;  tout  le  feu  des  pas- 
>i  sions  était  dans  votre  mâle  intelligence;  l'amour  lui 
«  était  nécessaire  ,  il  devait  l'alimenter  ;  il  eût  achevé  de 
»  la  former  pour  de  grandes  choses  ;  mais  rien  ne  vous  a 
»  été  donné,  et  le  silence  de  l'amour  a  commencé  le  néant 
n  où  s'éteint  votre  vie.  « 

Le  génie  du  paysage  se  révèle  à  chaque  pas  dans  les 
récits  d'Obermaii.  C'est  un  don  fortifié  d'étude,  une  pein- 
ture originale  et  grave,  qui  ne  se  rapporte  à  aucun  maître, 
quelque  chose  d'intermétliaire  entre  les  prés  verdoyans 
de  Ruysdaél  et  les  blanchâtres  escarpemens  de  Salvator 
Rosa.  Nous  avons  indi(iué  la  Dent  du  Midi;  qu'on  lise , 
par  comparaison,  Charrières.  Dans  le  nombre  des  pages 
admirables  qu'il  nous  pluit  de  nommer  de  grandes  élégies, 
nousnoteronscelk'  dos  Deux  Pè/ei,  celles  de  la  Brouette, 
de  la  Bibliollièc/uc,  du  Goûter  de  fraises,  de  la  Femme 
(jiii  chante  vers  cjuatre  heures,  etc.,  etc.  Ces  signalemens 
de  notre  façon  suffu-aient  pour  les  faire  reconnaître;  mais 
tout  lecteur  digne  à'Oberman  n'aura  besoin  de  guide  au- 
tre que  lui-même,  dés  qu'il  s'y  sera  plongé.      ,  ^ 


LITTÉRATUIIE.  271 

Dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage,  qui  semble  séparée 
de  la  première  par  un  intervalle  de  plusieurs  années , 
Oberman,  âgé  de  vingt  sept  ans,  traverse  la  crise  anté- 
rieure à  toute  maturité,  et  double,  pour  ainsi  dire,  le  cap 
périlleux  de  la  vie.  Les  idées  de  suicide  lui  reviennent  en 
ce  moment  et  l'obsèdent  sous  un  aspect  plus  froid  mais 
non  moins  sinistre,  non  plus  avec  la  frénésie  d'undésespoir 
aigu ,  mais  sous  le  déguisement  de  l'indifférence  :  il  en 
triomphe  pourtant;  il  devient  plus  calme,  plus  capable 
de  cette  régulière  stabilité  qui  n'est  pas  le  bonheur  au 
fond,  mais  qui  le  simule  à  la  longue,  même  à  nos  propres 
yeux.  L'amitié  l'apprivoise  ;  le  désir  d'une  estime  honorable 
parmi  les  hommes  le  trouve  accessible  à  ses  justes  dou- 
ceurs. Son  regard  sur  les  choses  est  moins  navrant  ;  il 
tolère  la  destinée  et  ressent  désormais  de  la  satisfaction  à 
consigner  les  pensées  qu'elle  lui  suggère.  L'inquiétude 
gronde  encore  sans  doute  dans  son  cœur,  mais  elle  dimi- 
nue; mais  elle  s'endormira;  on  comprend  qu'Obcrman  doit 
vivre  et  que  son  front  surgira  à  la  sereine  lumière. 

L'auteur  des  Libres  Méditations  y  touche  en  effet,  et  si, 
comme  nous  aimons  à  le  croire,  il  a  dit  là  son  dernier  mot, 
le  progrès  philosophique  le  plus  avancé  qui  se  pût  déduire 
des  Bèveries  et  iVOberman  est  visiblement  accompli.  L'i- 
dentité de  l'œuvre  subsiste  sous  cet  achèvement  harmo- 
nieux ;  la  chaîne  a  tenu  jusqu'au  bout  sans  se  rompre; 
mais  elle  s'est  par  degrés  convertie  en  un  métal  plus  pur, 
et  après  avoir  longtemps  traîné  à  terre  avec  un  bruit  de 
rouille  etde  monotone  pesanteur, elle  brille  enfin  suspendue 
à  la  voûte  indestructible.  Dans  les  autres  écrits  de  M.  de 
Sénancour,  soit  ceux  qui  précèdent,  soit  ceux  que  j'omets 
(le  livie  essentiel  et  ingénieux  de  L'Amour,  les  léfutations 
de  MM.  de  Chateaubriand  et  de  Bonald ,  le  Résumé  des 
traditions  morales  et  religieuses  chez  tous  les  peu- 
ples, etc.),  presque  toujours  on  rencontre  à  l'occasion  une 
sorte  d'aigreur  sardonique  contre  le  christianisme  tel  que 
les  âges  l'ont  constitué  et  transmis  ;  car  pour  son  essence 


272  REVUE  DE  PARIS, 

prétendue  primitive  et  le  caractère  purement  moral  de 
son  fondateur,  M.  de  Se'naucour  serait  disposé  à  lui  rendre 
hommage.  Mais  jugeant  que  la  raison  et  la  foi  sont  chez 
l'homme  inconciliables  et  sans  rapport  réel,  lisant  dans 
l'histoire  que  la  tradition  révélée  anathéraatisele  reste,  il 
oppose  d'ordinaire  une  aversion  un  peu  rancuneuse  à  la 
foi  et  à  la  tradition.  Que  les  sages  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  lieux,  Bouddha,  Zoroastre,  Confucius,  Pytha- 
gore  ,  même  Jésus ,  se  soient  rencontrés  dans  l'unité  de 
quelques  lois  métaphysiques,  dans  l'enseignement  de  quel- 
ques hautes  maximes ,  cela  lui  sufîît  pour  déterminer  son 
adhésion.  Que  les  Parsis,  les  HiiuJous  ,  les  races  d'Orient , 
se  soient  rencontrés  dans  certaines  croyances,  diversement 
produites,  de  chute  et  de  réparation  ,  de  sacrifice  et  d'at- 
tente,de  baptêmes, deconfessions, de  nativités  singulières, 
cela  lui  suffit  encore,  mais  cette  fois  pour  rejeter  ;  de  sorte 
que  la  conformité  d'opinion  de  quelques  sages  lui  paraît 
une  preuve  déterminante  en  morale,  et  que  la  convergence 
universelle  des  peuples  vers  certaines  croyances  ou  prati- 
ques lui  paraît  une  objection  victorieuse  contre  toute  re. 
ligion.  Préoccupé  du  christianisme  atrabilaire  de  Nicole, 
de  Pascal  et  du  dix  huitième  siècle,  qui  range  le  très-petit 
nombre  d'élus  sur  un  pont  étroit  et  dévoue  le  reste  du 
monde  à  l'abîme  du  feu,  il  commet  lui  même  quelque 
chose  d'aualogue,  sans  y  prendre  garde;  il  sépare  le  très- 
petit  nombre  des  cages  et  de  vérités,  qu'il  enferme  dans 
l'arche  de  sa  théosophie,  délaissant  l'humanité  entière  sur 
un  océan  d'erreurs,  de  rites  bizarres  et  de  vertiges  :  c'est 
moins  cruel  qu'une  damnation,  mais  presque  aussi  con- 
tristant.  M.  de  Sénancour  n'a  donc  pas  abordé  la  doctrine 
vraiment  catholique,  depuis  quinze  ans  surtout  remise 
en  lumière,  à  savoir  que  le  christianisme  n'est  que  la  rec- 
titude de  toutes  les  croyances  universelles,  l'axe  centi-al 
qui  fixe  le  sens  de  toutes  les  déviations.  Mais  disons-le,  si 
notre  reproche  sincère  tombe  en  plein  sur  plusieurs 
écrits  du  respectable  philosophe ,  les  Méditations  libres , 


LITTÉRATURE.  273 

quoique  rentrant  clans  sa  même  vue  générale,  échappent 
tout  à  fait  au  blâme ,  grâce  à  l'esprit  de  condescendance 
infinie  et  de  mansuétude  évangélique  qui  les  a  pénétrées. 
C'est  une  sorte  de  vestibule  hospitalier,  un  peu  nu,  fort 
vaste ,  où  aboutissent  les  diverses  entrées  du  temple ,  et 
dans  lequel  sont  assis  ou  prosternés  les  antiques  Orien- 
taux,  les  anachorètes  du  Gange,  Thamyris  et  Confucius, 
Pj'thagore  et  Salomon  ,  Marc-Aurèle  et  Nathan-le-Sage, 
et  même  l'auteur  voilé  de  V Imitalion;  leur  parole  rare  se 
distingue  lentement  sous  l'orgue  lointain  des  sanctuafres. 
Notre  contemporain  a  raison  de  se  donner  après  eux  comme 
un  nouvel  interprète  des  maximes  delaloi  perpétuelle  ;  les 
vérités  en  passant  par  sa  bouche  empruntent  une  autorité 
bien  persuasive.;  on  apprécie  mieux  la  suavité  de  ce  baume, 
connaissant  les  amertumes  anciennes  d'où  il  l'a  su  tirer  ; 
le  solitaire  des  Rêveries,  m'élevaut  avec  lui  vers  Dieu,  me 
transporte  plus  puissamment  que  JNecker  n'y  réussirait 
tout  d'abord.  Il  y  a  un  chapitre  sur  V Immortalité  qui  ex- 
pose des  conjectures  dignes  de  Lessing  dans  la  langue  de 
Bernadin  de  Saint-Pierre.  La  forme  littéraire  et  toute 
classique  du  développement,  la  lenteur  égale  de  chaque 
paragraphe,  se  rapproche  beaucoup  de  la  manière  du  mo- 
raliste Duguet  dans  le  traité  si  bien  écrit  et  si  peu  lu  lie 
/a  Pr/è/e.  Les  retours  indirects  de  l'auteur  sur  lui-même  sont 
attaclians  et  pleins  d'inductions  à  tirer  pour  le  lecteur 
averti.  Je  recommande  ce  qu'il  dit  de  sa  mère  au  chapitre 
des  Fautes  irréparables^  et,  dans  cclbi  delà  f^anité  des 
succès,  ce  qu'il  dit  des  conquérans,  allusion  sans  doute 
éloignée  à  Napoléon,  que  Sénancour,  pour  plus  brève  sen- 
tence ,  n'a  peut-être  jamais  nommé.  Je  recommande  tout 
ce  livre  qui  est  une  belle  fin  consolante  â  méditer  ,  aliment 
rassis  qui  apaise,  breuvage  indispensable  après  le  philtre, 
rosée  du  soir  après  un  jour  ténébreux,  délicieuse  â  sentir, 
en  vértié,  quand  elle  tombe  sur  un  front  brûlant  qui  fut 
atteint  du  mal  A^Oberman. 

Saiktf.  Beuvr. 
u3. 


\  vvv  vvv  \A/v  \  va  »  VX  \  XA  VV\  VV\i  V\A  VVV  VVV  vvv  vvv  vvv  vv%  vvv  vvv  vvv  vvv  vvv  vvv  vvv 


L'ORPHELINE , 


tt   Br^Gis  fc>n()ttc  ^i^it  nusnu  U  Dt?nf. 


COMEDIE-PROVEBBE  EN  DEUX  ACTES. 


PERSONNAGES. 


Mme  D'YVARI.  M'je  MODESTE  ,  gouvernante. 

Lk  colonel  SINCLAIR.  RENE  ,  domestique  du  colonel. 

EMMA  ,  jeune  créole.  ROUSSEAU.',  autre  domestique  . 
M.  DUFLOS,  notaire. 

(La  icène  se  passe  dans  un  château. — Le  théâtre  représente  un  salon.) 

ACTE  PREMIER. 
SCÈNE  I". 

M""  MODESTE. 

On  ue  dirait  jamais  que  j'ai  déjà  fait  deux  fois  ce  ma- 
tin moi-même  ce  salon  de  compagnie.  Il  y  a  de  la  pous- 
sière partout.  Il  fait  tant  de  \ent.{Elle  appelle.  )  Rous- 
seau !....  Si  le  nouveau  maître  arrivait  et  qu'il  vît  cette 
pièce  dans  l'état  oii  elle  est,  il  s'imaginerait  qu'on  n'a  pas 
de  soins.  (Elle  appelle.)  Rousseau!....  Un  monsieur  de 
Paris,  ça  doit  être  si  près  regardant.  {Elle  appelle  plus 
fort.  )  Rousseau! 


PROVERBE.  275 

SCÈNE  II. 
Mlle  MODESTE  ,  ROLISSEAU. 

ROUSSEAU. 

Eh!  bien,  le  voilà  Rousseau.  Que  lui  voulez-vous  donc 
de  si  presse  ? 

MADEMOISELLE    MODESTE. 

Donne  vilement  un  coup  de  balai  ici. 

ROUSSEAU. 

Ce  n'est  que  cela.  Je  croyais  que  le  teu  était  à  la  mai- 
son. (  //  sort.  ) 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Je  voudrais  déjà  savoir  quelle  figure  a  notre  jeune  maî- 
tre. Un  colonel  !  ça  doit  être  beau,  ça  doit  être  aimable, 
ça  doit  être  galant.  (^  Rousseau  ,  cfui  rentre  avec  un  ba- 
lai. )  Rousseau ,  je  ne  veux  plus  qu'on  m'appelle  gouver- 
nante. C'était  bon  du  temps  de  notre  vieux  ;  mais  cela  ne 
ressemblerait  a  rien  à  présent  que  ce  château  appartient 
à  un  jeune  homme.  Je  serai  concierge,  femme  de  cliarge, 
comme  on  voudra;  mais  pas  gouvernante.  (Elle  brosse 
les  sièges  tandis  cjue  Rousseau  balaie.  )  Nous  allons  voir 
du  changement ,  mon  garçon  ,  un  grand  changement. 

ROUSSEAU. 

Tant  pis.  Je  nous  trouvais  bien  comme  nous  étions. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Avec  le  défunt? 

ROUSSEAU. 

Je  ne  pense  plus  au  défunt;  il  y  a  six  mois  qu'il  est  mort  j 
mais  avec  Ml'e  Emma,  qui  est  une  maîtresse  si  gentille. 
J'aurais  voulu  n'en  changer  jamais. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Mlle  Emma,  qui  n'a  jamais  été  notre  maîtresse.  Le  dé- 
funt l'a  instituée  gardienne  de  ses  biens  jusqu'à  ce  que  son 
neveu  vînt  les  réclamer  ;  majs  voilà  tout.  Ce  n'est  qu'une 
étrangère. 


276  REVUE  DE  PARIS. 

KOL'SSEAU. 

Êlrangère!  une  demoiselle  que  monsieur  aimait  comme 
sa  fille,  qu'il  soignait  comnic  la  prunelle  de  ses  yeux  ,  et 
qui  ne  lui  a  jamais  rien  coûté,  oui  dà;  car  je  suis  témoin 
que  monsieur  a  dit  plus  de  vingt  fois  que  le  père  de 
Mlle  Emma,  en  lui  envoyant  sa  fille  pour  la  faire  élever 
en  France  ,  lui  avait  fait  toucher  en  même  temps  une  très- 
grosse  somme  d'argent. 

r.lADEMOISELLE  MODESTE. 

Mais  il  n'y  a  pas  de  secret  à  cela,  mon  enfant,  puisque 
c'est  dans  le  testament. 

ROUSSEAU. 

Eh  bien  donc  !  pourquoi  l'appelez-vous  une  étrangère? 
Une  étrangère  est  quelqu'un  qui  n'a  rien  ,  qu'on  élève  par 
charité ,  une  personne  qui  est  à  charge  enfin. 

MADEMOISELLE   MODESTE. 

Une  étrangère  est  une  personne  qui  n'est  pas  de  la  fa- 
mille. 

nOUSSEAU. 

Une  belle  raison  1  Elle  aurait  été  plus  riche  à  elle  seule 
que  notre  défunt  maître  et  son  neveu  tout  ensemble, si  son 
père  ne  sélait  pas  noyé,  lui  et  tout  son  bien, en  revenant 
d'Amérique. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Assurément. 

ROUSSEAL'. 

C'est  donc  la  preuveque  je  dois  m'intéressera  elle  plus- 
qu'à  ce  neveu  qui  va  venir  prendre  sa  place ,  d'autant 
que  je  n'ai  pas  grande  idée  de  lui.  H  y  a  une  chose  cer- 
taine d'abord ,  c'est  que  son  oncle  ne  l'aimait  pas. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Le  défunt  n'aimait  personne. 

ROUSSEAU. 

11  aimait  M"<=  Emma. 

MADEMOISELLE   MODE.STE. 

Elle  est  si  patiente  ! 


PROVERBE.  277 

RO€SSlAU. 

Voilà  dix  ans  que  vous  êtes  dans  cette  maison  et  vous 
ne  connaissez  pas  le  colonel.  Cependant  monsieur  lui  a 
écrit  assez  souvent  pour  l'engager  à  venir. 

MADE.HOISELLE  MODES  TE. 

Un  militaire  a  des  occupations. 

ROUSSEAU. 

Dans  les  petits  grades;  mais  un  colonel!  S'il  avait  eu  un 
peu  dame,  est-ce  qu'il  aurait  abandonné  ainsi  un  pauvre 
vieillard? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Il  est  vrai  que  le  pauvre  vieillard  était  si  aimable  ! 

ROUSSEAU. 

Mon  Dieul  mademoiselle  Modeste,  vous  lui  en  voulez 
terriblement,  et  je  ne  vois  pourtant  pas  qu'il  vous  ait  si 
mal  traitée.  Il  vous  a  laissé  une  assez  jolie  rente  pour  l'a- 
voir tourmenté  comme  vous  avez  fait  ;  moi  qui  étais 
moins  ancien  ,  il  ne  m'a  pas  oublié  non  plus;  et  quand  il 
avait  tant  de  raisons  pour  déshériter  son  neveu  ,  il  lui 
laisse  toute  sa  fortune;  ce  n'est  pas  là  un  monstre. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Parce  que  tu  ne  comptes  pour  rien  le  mauvais  sang 
que  j'ai  fait  tout  le  temps  que  je  l'ai  servi.  Va  ,  va,  j'ai 
bien  gagné  ma  rente;  s'il  t'a  donné  quelque  chose,  c'est 
qu  il  ne  pouvait  pas  l'emporter.  Reste  donc  son  neveu  , 
pardi  !  monsieur  le  colonel  n'attendait  pas  après  cela. 

ROUSSEAU. 

Il  n'a  pourtant  pas  renoncé  à  la  succession. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Pourquoi  y  aurait-il  lenoncé?  mais  tu  vois  qu'il  ne  s'est 
pas  beaucoup  pressé  pour  venir  en  prendre  possession. 
(Juec  un  air  de  satisfaction.)  Il  va  adermer  ses  terres, 
à  coup  sûr;  un  colonel  ne  peut  pas  rester  ici  ;  il  gardera 
seulement  le  château  pour  venir  s'y  divertir  de  loin  à 
loin  avec  ses   amis  ;  et   le  reste  du  temps  ,   nous  serons 


278  REVUE  DE  PARIS, 

comme  les  maîtres.  Le  dimanche,  nous  ferons  danser  les 
paysans  devant  la  grille,  comme  faisait  Mlle  Emma,  et  je 
compte  bien  aller  à  l'église  dans  le  banc  réservé. 

ROUSSEAU. 

Je  n'ai  pas  l'imagination  aussi  flatteuse  que  vous.  Aussi 
ai-je  averti  Marie  ,  si  monsieur  le  colonel  s'avisait  de  vou- 
loir faire  l'agréable  avec  elle,  de  ne  pas  barguigner  à  lui 
demander  son  compte.  Je  me  charge  de  lui  trouver  une 
autre  place ,  moi. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Quand  il  ferait  l'agréable  avec  Marie ,  que  t'importe. 

ROUSSEAU. 

Ecoutez,  mademoiselle  Modeste,  Marie  est  une  pauvre 
fille;  elle  ne  doit  pas  en  savoir  davantage. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Ah!  mais  Rousseau,  te  voilà  dans  les  plus  grands  prin- 
cipes. Tu  vas  peut-être  me  trouver  trop  parée,  à  mon  tour. 

ROUSSEAU. 

Pour  vous ,  il  n'y  a  pas  de  danger. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Comment  l'entends-tu ,  Rousseau  ? 

ROUSSEAU. 

Vous  avez  de  l'expérience. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Tu  n'en  sais  rien ,  Rousseau.  Mais  j'ai  au  moins  un  ins- 
tinct qui  me  dit  qu'il  faut  aller  selon  le  vent.  Le  défunt 
était  triste  ,  maussade  ,  il  nous  faisait  tous  damner  pour 
racheter  ses  vieux  péchés ,  je  m'étais  faite  revéche  pour 
avoir  au  moins  l'avantage  de  pouvoir  crier  aussi  de  temps  en 
temps.  A  présent  ce  n'est  plus  cela  ;  voici  un  jeune  homme 
et  je  reprends  mon  caractère;je  redeviens  aimable, gaie, 
bonne  ;  je  me  pare.  (  Elle  se  promène  en  se  donnant  des 
grâces.)  Tu  aimes  mieux  cela  ,  j'en  suis  sûre. 

ROUSSEAU. 

Ça  m'est  à  peu  près  égal. 


PROVERBE.  279 

MADEMOISELLE  MODESTE,  lui  dounant  Un  petit  soufflet. 
Tu  mens,  Rousseau. 

SCÈNE  III. 

•  EMMA,  ROUSSEAU,  Mli«  MODESTE. 

EMMA  ,  des  clefs  à  la  main. 

Tenez  ,  Rousseau  ,  voici  des  clefs  que  vous  donnerez  à 
M.  Sainclair  aussitôt  son  arrivée.  {^  M''»  Modeste.  )  En 
voici  d'autres  pour  vous,  mademoiselle  Modeste. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Mais ,  mademoiselle ,  il  me  semble  que  rien  ne  pressait  ; 
vous  n'allez  pas  nous  quitter  tout  de  suite  ? 

EMMA. 

Pardonnez- moi,  j'attends  Mme  d'Yvari,  qui  doit  venir 
me  prendre  pour  m'emmener  chez  elle. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Vous  ne  verrez  pas ,  monsieur  ? 

EMMA. 

Pas  aujourd'hui....  Au  surplus,  je  n'en  sais  rien.  Je  ferai 
ce  que  M™e  d'Yvari  me  dira  défaire. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Je  vous  prie,  mademoiselle  ,  de  croire  que  cette  sépa- 
ration est  un  grand  chagrin  pour  nous. 

ROUSSEAU. 

Pour  moi,  du  moins  ,  mademoiselle  ,  et  pour  cette  pau- 
vre Marie,  qui  n'ose  j)as  venir  vous  faire  ses  adieux,  tant 
elle  a  pleuré  ce  luatin. 

EMMA. 

Elle  a  tort.  Je  ne  vais  qu'à  une  lieue  d'ici. 

ROUSSEAU. 

C'est  égal,  mademoiselle.  Nous  ne  vous  entendions  plus 
chanter;  nous  ne  vous  verrons  plus  ni  danser  ni  courir  ; 


280  REVUE  DE  PARIS. 

nous  ne  pourrons  plus  rien  faire  pour  vous.  Quelle  déso- 
lation !  Enfin,  j'ai  encore  plus  de  courage  que  Marie,  je 
puis  vous  parler,  au  lieu  qu'elle  ne  le  pourrait  pas.  Votre 
cadeau  lui  a  encore  renouvelé  son  chagrin.  Et  moi,  ma- 
demoiselle, par  quoi  doncai-je  mérité  tout  cetargent  que 
vous  m'avez  donné  ?  Je  l'ai  reçu  sans  savoir  ce  que  je 
faisais.  Il  est  encore  sur  mon  coffre. 
EMMA  ,   riant. 

Il  faut  le  mettre  dedans,  mon  pauvre  Rousseau  ;  il  y 
sera  mieux. 

ROL'SSEAi;. 

C'est  singulier,  ce  que  c'est  que  l'attachement  ;  pardon, 
mademoiselle  ;  j'ai  beau  savoir  que  vous  vous  en  allez,  je 
ne  peux  pas  le  croire.  Ca  va  être  un  autre  qui  sera  notre 
maître  ;  vous  ne  nous  serez  plus  de  rien  !  les  jambes  m'en 
tremblent.  Nousétions  si  bien  accoutumés  à  mademoiselle, 
et  nous  craignons  tant  qu'il  n'en  soit  pas  de  même  avec 
M.  Sainclair. 

MADEMOISELLE  BIODESTE  ,  d'un  lon  il'impoitancc. 

Rousseau,  voilà  de  ces  choses  qu'on  ne  doit  jamais  dire. 
On  peut  regretter  mademoiselle  sans  qu'il  soit  Ijesoin  pour 
cela  de  chercher  à  déprécier  un  maître  que  nous  ne  con- 
naissons pas  encore. 

EMMA  ,  gaiement. 

Oui ,  oui ,  Rousseau  ,  vous  n'êtes  pas  assez  savant  pour 
votre  position. 

MADEMOLSELLE  MODESTE. 

N'est-il  pas  vrai ,  mademoiselle  ?  Au  lieu  de  se  permet- 
tre des  jugeraens  téméraires  sur  monsieur,  occupons-nous 
d'abord  de  lui  plaire. 

EMMA  ,  rejjai-flant  la  toilette  de  Mlle  Modeste. 

Vous  prêchez  d'exemple  ,  car  vous  n'avez  rien  négligé 
pour  cela. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Madeinolsello  plaisante  sur  ma  toilette. 


PROVERBE.  28( 

EMMA  . 

Non  vraiment;  elle  est  de  devoir. 

BOISSEAU  ,  à  part  ,  en  s'en  allant. 
Elle  n'a  pas  perdu  sa  gaieté;  c'est toujoui-s  ça.  (Il  sort.) 

SCÈNE  IV. 
EMMA,  Mlle  MODESTE. 

MADEMOISET.I-E  MODESTE. 

Quoique  je  n'aurai  plus  l'honneur  de  demeurer  avec 
mademoiselle ,  je  la  prie  de  croire  que  je  serai  toujours  à 
sou  service  pour  tout  ce  qui  pourra  dépendre  de  moi. 

EMMA. 

Je  vous  suis  obligée. 

MADtMOISELLE  MODESTE. 

J'ai  bien  pensé  qu'à  lage  de  mademoiselle  ,  il  ne  serait 
pas  convenable  qu'elle  demeurât  dans  la  maison  d'un 
jeune  homme,  puis.jue  moi  même  j'ai  hésité  quelque  temps 
sur  ce  que  j'avais  à  faire.  Mais  mademoiselle  peut  compter 
sur  un  appartement  au  château  toutes  les  fois  que  le  co- 
lonel sera  absent.  (£" /«ma  iOî<r2£.)M  "e  d'Yvari  passe  pour 
être  très-impérieuse,  très -exigeante  ,  et  mademoiselle  ne 
sait  pas  encore  ce  que  c'est  que  d'être  chez  les  autres. 

EMMA. 

Il  entre  bien  dans  mes  projets  de  n'être  jamais  chez 
personne. 

MADEMOISELLE  MODE.STE. 

Ah  !  que  vous  ferez  bien.  Du  temps  du  défunt,  j'aurais 
souvent  payé  bien  cher  la  liberté  d'aller  respirer  sous  un 
autre  toit  que  le  sien. 

EMMA. 

J'avais  toujours  cru  que  vous  lui  étiez  fort  attachée. 

.MADEMOLSELLE  MODESTE. 

S'il  m'eût  traitée  comme  il  traitait  mademoiselle,  assu- 
rémenl  jeseraisune  ingrate  de  parlerainsi;  mais  il  y  avait 
TOME  X.  24 


282  REVUE  DE  PARIS. 

une  grande  différence.  Enûn,  ce  qui  est  passé  est  passé; 

après  la  pluie  vient  le  beau  temps,  comme  on  dit. 

EMMA  ,  lui  donnant  une  bourse. 
Cela  me  rappelle  que  j'avais  sur  moi  cette  bourse  que 
je  vous  destinais  comme  une  gratiQcation ,  pour  le  temps 
que  vous  m'avez  servie. 

MADEMOISELLE  MODESTE  ,  prenant  la  bourse. 

Mais,  mademoiselle.... 

EMMA. 

Vous  viendrez  m'avertir  aussitôt  que  M^e  d'Yvari  sera 
arrivée. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE  V. 

Mi'e  MODESTE  ;  un  peu  après  ,  ROUSSEAU. 

MADEMOISELLE  MODESTE  ,  Ouvrant  la  bourse. 

C'est  de  l'or'.  Elle  a  toujours  été  généreuse,  c'est  une 
justice  qu'on  est  forcé  de  lui  rendre.  Pauvre  enfant!.... 
Elle  est  en  âge  de  raison....  Lui  faire  des  observations, 
ce  serait  l'humilier.  Dieu  m'en  préserve!  elle  est  déjà  assez 
à  plaindre.  (Elle  met  la  bourse  dans  sa  poche.) 

ROUSSEAU. 

Voilà  le  valet  de  chambre  du  colonel  qui  arrive  en  cour- 
rier, pour  avertir  que  son  maître  sera  ici  dans  une  heure. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

OÙ  est-il  ?  L'as-tu  fait  rafraîchir  ?  Est-ce  un  jeune 
homme  ?  a-t-ii  l'air  aimable  ?  (Elle  se  met  deuant  une 
glace!)  Rousseau  ,  vois  un  peu  si  la  pointe  de  mon  fichu 
estbiendans  le  milieu  de  mon  dos, et  mets-y  cette  épingle. 
(Elle  lui  donne  une  épingle.)  Réponds-moi  donc. 

ROUSSEAU 

A  quoi? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Quelle  figure  a  ce  valet  de  chambre? 


PROVERBE.  283 

ROUSSEAU. 

Il  a  la  figure  de  quelqu'un  qui  est  las.  Mais,  teuez,  le 
voici. 

SCÈNE  VI. 

RENÉ,  Mlle  MODESTE,  ROUSSEAU. 

RENÉ. 

Vous  êtes  sans  doute  quelque  chose  dans  cette  maison  , 
madame? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

On  m'appelle  mademoiselle  Modeste,  monsieur.  J'avais 
toute  la  confiance  de  notre  défunt  maître. 
RENÉ  ,  se  tournant  vers  Rousseau. 
Vous  lui  apparteniez  sans  doute  aussi? 

ROUSSEAU. 

Oui,  monsieur. 

RENÉ. 

Eh  bien!  mon  garçon,  allez  présenter  les  respects  du  co- 
lonel à  M"e  Emma,  et  portez-lui  cette  lettre  dont  je  suis 
chargé  pour  elle. 

(Rousseau  prend  la  lettre  et  sort.) 

SCÈNE  VII. 
RÉNÊ,  Mii«  EMMA 

RENÉ 

Quel  âge  a  M"e  Emma? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Dix-huit  ans  à  peu  près. 

RENÉ. 

Est-il  vrai  qu'elle  soit  jolie? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

On  le  dit.  Moi ,  je  ne  la  trouve  pas  mal. 


284  REVUE  DE  PARIS. 

Et  son  caraclèie? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Est-ce  qu'on  a  du  caractère  à  cet  âge-là  ?  M"«  Emma 
est  fière  et  pas  confiante  le  moins  du  monde. 

RÉNL-. 

Est-ce  qu'elle  vous  cachait  quelque  chose? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Je  ne^crois  pas  qu'elle  eut  rien  à  cacher. 

11  n'y  avait  pas   quelque  soupirant  dans  les  environs? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Pour  cela,  pas  du  tout. 

RENÉ. 

Mon  maître  en  avait  l'idtfe. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Il  ne  connaît  pas  M'i'  Emma.  Elle  a  beau  être  gaie, 
elle  est  comme  moi,  elle  est  très-difficile.  11  ne  faut  pas 
croire  que  ,  parce  qu'on  est  agréable  et  d'un  abord  pré- 
venant, on  soit  femme  à  se  jeter  à  la  tête.  J'étudie  les 
gens  d'abord. 

RENÉ  ,  à  lui-même. 

Je  crois  que  mon  maître  n'en  sei'a  pas  fâché. 

MAD  EMOISELLE  MODESTE. 

Ne  sera  pas  fâché  de  ce  que  j'étudie  les  gens? 

RENÉ. 

Je  vous  demande  pardon;  mais  je  pense  à  autre  chose... 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

C'est  fort  mal  dépenser  à  autre  chose  quand  je  vous 
parle. 

RENÉ. 

Ainsi  M"»  Emma  n'a  pas  d'amoureux  ? 


PROVERBE.  285 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Pas  plus  que  moi.  Ce  n'est  pas  que  si  ou  eût  voulu  les 
cScoutcr... 

RENÉ. 

11  s'en  était  donc  présenté  quelques-uns  ? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Plus  de  dix,  et  presque  tous  régisseurs. 

RENÉ. 

Des  régisseurs  pour  M"e   Emma. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Qui  vous  parle  de  M^e  Emma  ? 

RENÉ. 

De  qui  parlez-vous  donc? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

C'est  moi  qui  ai  refusé  des  régisseurs. 

RENÉ. 

A  propos  de  quoi  me  dites-vous  cela  ? 

MADEMOISELLE  MODESTE  ,  avec  liunieur. 
C'est  afin  que  vous  le  sachiez. 

RENÉ  ,  la  regardant  avec  étonnement. 
A  la  bonne  heure.  Je  vais  faire  un  tour  dans  la  maison 
en  attendant  mon  maître.  {A part  en  s^en  allant.  )  Cette 
demoiselle  Modeste  ne  me  paraît  pas  avoir  la  tête  bien 
saine.  (  Il  sort.  ) 

SCÈNE  Vill. 

Mi'<^  MODESTE,  enstjite  Mn-^D'YVARI  et  EMMA. 

MADEMOISELLE  MODESTE.  * 

Qu*est-ce  qu'il  a  donc  ce  jeune   homme-là  ?    Il  était 
fatigué  ;  il  faut  attendre. 

EMMA. 

Partirons-nous  tout  de  suite,  madame,  ou  faut-il  faire 
dételer    vos   chevaux  ? 

2^. 


286  REVUE  DE  PARIS. 

MADAME  D'yVABI. 

Ne  m'aviez-vous  pas  demandé  comme  une  grâce  de 
venir  vous  prendre  avant  l'arrivée  du  jeune  Sinclair?  Son 
voyage  est-il  retardé? 

EMMA. 

Il  sera  ici  avant  une  heure-  Voici  le  billet  dont  son 
courrier  était  chai-gé  pour  moi.  {Elle  lit.) 

«  Mademoiselle, 

«  Depuis  dix  ans  vous  n'avez  entendu  parler  de  moi  que 
»  par  mon  oncle  ,  et  vous  devez  en  avoir  entendu  dire  bien 
»  du  mal.  »  C'est  vrai  ! 

MADAME  D'YVARI. 

Bast  !  le  bonhomme  Sinclair  disait  toujours  la  même 
chose.  Continuez, 

EMMA  ,  lisant. 
«  Cela  nie  rend  timide  pour  me  présenter  devant  vous.  » 

WADAME^n'VVAISl. 

Un  colonel  timide  !  c'est  curieux. 
EMMA  ,  lisant. 

«  J'ai  calculé  mon  voyage  pour  arriver  à  l'heure  du  dî- 
»  uer ,  espérant  que  vous  aurez  la  bonté  de  m'admettre  au 
n  nombie  des  convives  que  vous  pourrez  avoir  en  ce  mo- 
»  ment,  ce  qui  vous  épargnerait  ainsi  qu'à  moi  l'embarras 
»  d'une  première  entrevue.  Si  vous  me  refusez ,  je  ne  ferai 
ïi  que  traverser  le  château  pour  me  rendre  à  la  ville,  où 
»  j'attendrai  vos  ordres.  )>  —  Je  vous  demande  mainte- 
nant ce  que  je  dois  faire. 

MADAME  d'YVARI. 

Rien  de  plus  simple;  nous  l'attendrons  et  nous  lui  don- 
nerons à  dîner.  Jusqu'à  la  conclusion  des  aliaires  que  vous 
avez  à  débattre,  vous  êtes  toujours  ici  chez  vous.  Il  y  a 
de  la  grâce  à  lui  à  se  l'être  rappelé,  et  j'en  tire  un  augure 
favorable.  Nous  devons  le  ménager  pour  vos  intérêts;  un 
refus  serait  dangereux  ,  et  si  nous  fuyions  à  son  approche 
il  s'imaginerait  que  nous  le  craignons. 


PROVERBE  287 

EMMA,  -^  Mlle  Modeste. 
Vous  avez  entendu,  mademoiselle  Modeste.  Faites-moi 
le  plaisir  d'aller  dire  que  j'attends  du  monde,  et  qu'on 
soit  prêt  à  servir  dans  une  heure.  (  M"e  Modeste  sort.  ) 

SCÈNE  IX. 

EMMA,  Mu^e  D'YVARI. 

MADAME  D'ïVARI.  j 

Mon  avis  avait  toujours  ^éte  d'attendre  le  colonel  de 
pied  ferme,  et  de  savoir  tout  de  suite  les  arrangemens 
qu'il  veut  prendre. 

EMMA. 

Quoi  !  sans  lui  donner  le  temps  de  respirer  I 

J    MADAME  D'yVARI. 

Il  respirera  tant  qu'il  voudra, 

EMMA. 

Aloi's  je  suis  tranquille. 

MADAME  d'VVARI.         ; 

Laissez-vous  donc  conduire,  ma  chère.  Voudriez-vous 
traiter  ceci  comme  un  roman?  Les  affaires  doivent  se 
faire  comme  des  affaires.  J'ai  mande  à  Dullos,  le  notaire 
du  vieux  Sinclair  et  le  mien ,  de  se  trouver  ici  ce  matin, 
et  je  l'attends'  pour  concerter  avec  lui  les  mesures  à  pren- 
dre en  cas  de  tergiversations  de  la  part  du  colonel. 

EMMA. 

C'est  un  assaut  que  nous  lui  préparons. 
madame  d'ïvari. 

Vous  êtes  par  trop  légère ,  il  faut  que  je  vous  le  dise. 
Cette  circonstance  est  pourtant  très-importante  pour 
vous;  il  y  va  de  votre  avenir.  Vous  ne  pouvez  pas  vous 
déshabituer  d'êlre  créole. 

EMJIA. 

Ce  serait  difficile. 


28«  BEVUE  DE  PARTS. 

MADAME  D'ïVARI. 

Vous  regardez  l'existence  comme  un  jeu  d'enfant.  Il  y 
a  cependant  des  choses  qui  demandent  de  la  reflexion.  Je 
ne  connais  de  durable  dans  ce  monde  que  les  stipulations 
bien  faites.  J'ai  perdu  deux  maris,  à  peine  m'en  suis-je 
apei'çue.  Pouiquoi  ?  Parce  que  mes  parens ,  dans  le  pre- 
mier contrat  de  mariage ,  moi  dans  le  second ,  nous  avions 
prévu  toutes  les  clauses  qui  pouvaient  assurer  ma  tran- 
quillité. 

EMMA. 

Je  ne  croyais  pas  tant  de  vertu  aux  écritures  des  no- 
taiies. 

MADAME  d'YVARI. 

Tout  est  pourtant  là,  mon  enfant.  Le  sentiment,  les 
délicatesses  en  affaires  sont  des  choses  pitoyables.  J'ai 
repoussé  ini  mariage  d'inclination,  moi,  positivement 
parce  que  c'était  un  mariage  d'inclination  et  que  je  pré- 
voyais qu'il  y  aurait  du  laisser-aller.  Il  ne  faut  pas  de 
laisser-aller;  retenez  cela  comme  maxime  générale. 

EMMA. 

Certainement  je  ne  l'oublierai  pas. 

MADAME  d'YVARI. 

Jusqu'à  ce  que  tout  soit  terminé  entre  vous  et  M.  Sin- 
clair, vous  êtes  respectivement  dans  la  position  de  deux 
ennemis. 

EMMA. 

Vous  m'effrayez. 

MADAME  d'YVARI. 

Quel  étrange  testament  a  fait  ce  vieux  fou  !  il  vous 
chérissait,  il  ne  vous  laisse  rien  ;  il  se  contente  de  recon- 
naître qu'il  vous  doit ,  puis  voilà  tout.  Redites-moi  donc 
comment  cela  est  arrangé. 

EMMA. 

Vous  allez  me  gronder.  Je  sais  fort  bien  l'article  qui 
me  concerne  ,  quand  il  m'arrive  d'y  penser  ;  mais  quand 
e  veux  l'expliquer,  cela  m'est  impossible  .  ' 


PROVERBE.  289 

JIADAME  D'.VVABI. 

Je  ne  vous  gronderai  pas  ;  mais  en  vérité' ,  quand  on 
voit  tous  les  jours  tant  de  gens  qui  s'évertuent  à  expliquer 
des  choses  qu'ils  ne  savent  pas ,  j'ai  peine  à  comprendre 
que  vous  ne  puissiez  pas  expliquer  ce  (]ue  vous  prétendez 
savoir. 

EMMA. 

Voulez-vous  que  j'aille  vous  chercher  le  papier  où  tout 
cela  est  écrit  ? 

MADAME  D'YVARI. 

Allez- y  ,  mon  cœur,  et  tâchez  d'accoutumer  tout  douce- 
ment votre  mémoire  à  retenir  ce  qui  vaut  la  peine  d'être 
retenu.  Vous  n'avez  plus  ce  vieux  M.  Sinclair  qui  n'a 
jamais  été  bon  que  pour  vous,  et  qui  vous  gâtait  depuis 
le  matin  jusqu'au  soir;  vous  n'avez  plus  de  parens,  je 
pourrais  presque  dire  plus  d'amis. 

EMMA. 

Je  commence  à  le  croire. 

MADAME  D'ïVARI. 

C'est  donc  une  raison  pour  ne  pas  être  aussi  insouciante 
que  vous  l'êtes.  De  toutes  les  personnes  qui  venaient  ici  et 
qui  ont  pensé  à  vous  donner  un  asile  après  la  mort  de  M- 
Sinclair,  j'étais  sans  contredit  celle  qui  pouvait  le  faire 
avec  plus  de  fruit  pour  vous.  ÎNIa  maison  est  honorable;  il 
y  règne  un  ton  et  des  manières  dont  vous  pourrez  profiter; 
mais  pour  vos  affaires  d'intérêt ,  je  ne  puis  pas  m'en  mêler 
toute  seule  ;  il  faudra  bien  que  vous  m'aidiez. 

EMMA. 

Je  vais  d'abord  aller  chercher  le  papier  que  vous  me 
demandez,  (y^/'rtrf.  ^  Voilà  une  protection  qui  commence 
à  me  faire  trembler.  (  Elle  sort.  ) 

SCÈNE  X. 

MADAME    d'YVARI. 

Qu'il  serait  commode  de  ne  rien  faire  que  d'après  la 
raison  !  mais  le  monde  est  là  qui  vous  impose  de  grands 


^90  REVl'E  DE  PARIS. 

sentinicns  qu'il  faut  bien  avoir  l'air  d'adopter  pour  sa 
propre  considération  ,  et  dont  souvent  on  ne  tarde  pas  à 
se  repentir.  Patience  !  avec  une  tète  aussi  légère  que  celle 
d'Emma,  il  faudrait  que  j'eusse  bien  du  malheur  si  les 
torts  étaient  de  mon  côté  le  jour  inévitable  où  il  faudra 
nous  séparer. 

SCÈNE  XI. 

Mme  D'YVARI,   M.  DUFLOS. 

MADAME  u'YVARI. 

Ah!  bonjour ,  monsieur  Duflos.  J'avais  peur  que  vous 
ne  m'eussiez  oubliée. 

M.  DUFLOS, 

Ma  mémoire  n'a  pas   assez  mauvais   goût  pour  cela. 

MADAME  d'YVARI. 

Vous  autres  notaires,  vous  avez  tant  d'affaires  et  d'af- 
faires imprévues Eh  bien!  le  colonel  arrive;  un  de  ses 

gens  est  déjà  ici.  Il  nous  a  fait  demander  à  dîner;  vous 
serez  des  nôtres;  nous  avons  tant  besoin  de  vos  lumières! 

,  M.  DUFLOS. 

Elles  pâliront  devant  les  vôtres. 

MADAME  D'ïVARI. 

Ne  plaisantez  pas.  S'il  ne  fallait  que  vouloir  dans  les 
affaires,  je  n'aurais  besoin  de  personne  assurément.  Mais 
il  y  a  des  formes,  souvent  de  la  mauvaise  foi.  Ce  serait 
bien  le  moment  de  revoir  ce  testament.  Je  ne  sais  pas  ce 
qui  distx-ait  Emma;  mais  je  parierais  qu'elle  a  oublié 
qu'elle  était  sortie  pour  le  chercher. 

M.  DUFLOS. 

Je  l'ai  sur  moi.  (  //  tire  un  papier.  ) 

'■  MADAME  d'YVARI. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  un  homme  exact. 


PROVERBE.  291 

M.  DUFLOS. 

Prévoir  tous  vos  désirs  est  mon  unique  affaire. 

MADAME  D'YVARI. 

Et  de  la  littérature  avec  cela!...  Voyons  le  testament. 

M.  DUFLOS  ,  lisant  entre  ses  dents. 

Hum,  hum,  hum.  (Haut.)  Ah!  m'y  voici. 

«  Bien  que  je  n'aime  pas ,  et  que  je  n'aie  jamais  aimé 
«  mon  neveu,  Charles-Hippolyte  Sinclair.  «  C'est  la  haine 
des  Atrides. 

MADAME  D'YVART. 

En  affaires,  je  ne  m'attache  qu'au  positif.  Passez  les 
phrases. 

M.  DUFLOS. 

«  Comme  il  est  mon  pkis  proche  parent,  et  que  tous 
î)  les  biens  que  je  possède  me  viennent  de  notre  famille 
»  commune,  je  l'institue  mon  légataire  universel,  à  la 
n  charge  de  payer  les  pensions  que  je  fais  à  mes  domes- 
>i  tique.  » 

MADAME  D'YVARI. 

Quelle  sottise  de  laisser  des  pensions  à  ces  gens-là  !  je 
dis  au  contraire  aux  miens:  aimez-moi  bien  de  mon  vi- 
vant; car,  après  moi,  vous  n'auriez  rien. 

M.  DUFLOS. 

Cependant,  l'espoir  de  ne  pas  être  oubliés  les  tient  en 
respect;  ils  sont  plus  attachés. 

madame'd'yvari. 

Pas  du  tout.  On  les  paie  en  conséquence ,  tant  pour  être 
aimé,  tant  pour  être  respecté.  Continuez. 

M.  DUFLOS. 

«Que  je  fais  à  mes  domestiques  et  d'acquitter  (ceci 
ti  nous  regarde)  et  d'acquitter  la  seule  dette  que  je  re- 
n  connaisse  et  dont  je  fais  la  déclaration  dans  les  termes 
n  suivans  : 

»  Lorsque  ma  chère  Emma  de  Castelbori  me  fut  envoyée 
n  par  son  père,  il  me  fit  tenir  une  somme  dc4o,ooo  francs 
n  que  j'étais  autorisé  à  dépenser  pour  son  éducation.  Ce 


292  REVUE  DE  PARIS. 

»  père ,  mon  meilleur  ami,  ayant  péri  avec  toute  sa  l'or- 
»  tune,  deux  ans  après,  en  repassant  en  France,  ma 
«  femme  et  moi, nous  décidâmes  que  nous  ferions  les  frais 
n  de  l'éducalion  de  notre  bien-aimee  ,  et  que  les  intérêts 
»  de  la  somme  qui  lui  appartenait  seraient  replacés  clia- 
'1  que  année  à  son  profit.  » 

MADAME  D'ïVARI. 

Fort  bien. 

M.  DUFLOS. 

«  Quoique  cela  n'ait  jamais  été  fait  d'une  manière  dis- 
»  tincle  ,  je  ne  m'en  reconnais  pas  moins  débiteur  du  prin- 
»  cipal  et  des  intérêts. 

,  fl  Ma  volonté  expresse  est  que  ma  bien-aimée  Thérèse - 
»  Emma  de  Castelbon  reste  dans  ma  terre  de  Laugcl , 
»  qu'elle  en  jouisse  comme  dune  chose  lui  appartenant, 
«  sans  devoir  aucun  compte  à  personne,  jusqu'au  jour 
n  où  mon  neveu  viendra  en  prendre  possession,  et  aura 
»  dans  la  journée  même... 

MADAME  d'ïVARI. 

Dans  la  journée  même  !  je  le  savais  bien. 

M.  DUFLOS. 

«  Et  aura  dans  la  journée  même  réglé  avec  ma  bien- 
n  aimée  Thérèse-Emma  de  manière  qu'elle  soit  satisfaite 
»  et  qu'elle  le  signe  dans  un  acte  passé  par-devant  no- 
»  taire.  » 

MADAME  D'YVARI. 

C'est  clair  comme  le  jour.  Je  n'aurais  pas  cru  le  vieux 
Sinclair  capable  d'une  rédaction  aussi  nette.  Cette  chère 
enfant  !  c'est  plus  de  60,000  fr.  qui  lui  reviennent.  Au 
surplus,  on  ne  peut  pas  mieux  placer  un  bienfait.  Je  ne 
devine  pas  sur  quoi  le  colonel  pourrait  chicaner. 

M.  DLFLOS. 

11  est  militaire,  M""  Emma  est  si  jolie!  Mars  a-l-il  ja- 
mais rien  contesté  à  Vénus? 


PROVERBE.  293 

MADAME  D'YVARI. 

Il  n'y  avait  pas  d'affaires  dans  ce  temps-là.  Est-ce  que 
vous  ne  trouvez  pas  ce  testament  sans  re'plique?  Songez 
donc  que  nie  voilà  chargée  d'une  petite  idole  qui  a  été 
élevée  comme  une  princesse,  et  qu'on  ne  peut  pas  trop  ma- 
rier au  premier  venu.  L'intention  du  testateur  me  parait 
péremptoire. 

M.  DUFLOS. 

Je  n'y  vois  aucune  clause  coércitive  cependant.  Oa 
indique  bien  au  colonel  ce  qu'il  doit  faire;  on  ajoute  que 
Ml'«  Emma  ne  signera  un  acte  devant  notaire  que  dans 
le  cas  où  elle  serait  satisfaite;  mais  si  le  colonel  élève  des 
difficultés,  M'ie  Emma,  qui  ne  pourra  être  satisfaite,  ne 
signera  rien,  et  tout  restera  là. 

MADAME  D'ïVARI. 

Elle  a  bien  cette  lettre  que  le  vieux  Sinclair  mourant 
lui  a  remise  pour  ne  l'ouvrir  qu'à  la  dernière  extrémité. 

M.  DUFLOS. 

Sans  doute  ;  mais  que  contient  cette  lettre  ? 

MADAME  d'yVARI. 

Je  n'en  sais  rien.  Je  l'aurais  ouverte  vingt  fois,  moi. 
Je  me  méGe  tant  de  ce  vieux  Sinclair,  que  je  ne  serais  pas 
étonnée  qu'il  détruisît  par  cette  lettre  tout  ce  qu'il  a  fait 
dans  le  testament.  Il  est  bien  ridicule  à  Emana  de  ne  pas 
me  donner  la  satisfaction  de  briser  le  cachet  de  ce  mé- 
chant chiffon  de  papier. 

M.  DUFLOS. 

Elle  ne  doit  l'ouvrir  qu'à  la  dernière  extrémité. 

MADAME  D'îVABI. 

Qui  est-ce  qui  sera  juge  de  celte  dernière  extrémité? 
Je  vais  monter  chez  elle  et  vous  l'envoyer.  Tâchez,  mou- 
sieur  Duflos  ,  de  lui  mettre  quelques  grains  de  rai  on  dans 
la  tête  et  de  lui  faire  comprendre  que,  malgré  toute  la 
bonne  volonté  que  je  puis  avoir  pour  elle ,  son  soi  t  ne  sera 
cependant  que  ce  qu'elle  le  fera.  {Elle  snrt.  ) 

TOME  X.  25 


294  REVUE  DE  PARIS. 

SCÈNE  XII. 

M.  DUFLOS. 

Il  est  impossible  de  montrer  plus  d'empressement  à 
sortir  d'une  bonne  action  ;  et,  avant  de  l'avoir  reçue  chez 
elle  ,  Mme  d'Yvari  voudrait  déjà  que  la  petite  créole  en 
fût  dehors.  Ah  !  s'il  était  permis  à  un  notaire  d'être 
amoureux  comme  un  autre  homme  ,  malgré  l'incertitude 
du  sort  de  cette  jeune  personne,  je  l'épouserais  bien,  moi. 
Aucun  de'mes  confrères,  à  vingt  lieues  à  la  ronde,  ne  pour- 
rait se  vanter  d'avoir  une  femme  comme  la  mienne.  De 
la  grâce  ,  de  l'amabilité,  des  talons;  ce  serait  toutà-fait 
comme  une  femme  de  notaire  de  Paris.  Mais  la  dot  n'est 
pas  hors  de  tout  conteste,  et  je  ne  voudrais  pas  me  brouil- 
ler avec  le  colonel.  Un  homme  riche,  qui  peut  s'arrondir 
dans  ce  pays-ci,  n'est  pas  un  client  à  dédafgHcr.  Tout  est 
dilemme  dans  ce  monde.  La  voici.  Combien  elle  est  jolie.  ! 

SCÈNE  XIII. 
EMMA ,  M.  DUFLOS 


Madame  d'Yvari  m'a  dit  que  vous  désiriez  me  parler, 
monsieur  Duflos. 

M.  DUFLOS. 

Eh!  qui  ne  le  désirerait  pas,  mademoiselle? 

EMMA. 

C'est  sans  doute  d'affaires  sérieuses.  Mais  puisque  vous 
et  M"  e  d'Yvari  vous  les  entendez  si  bien  et  quej  moi  je 
les  comprends  si  mal,  à  quoi  puis-je  vous  servir? 

M,   DUFLOS. 

Vous  les  comprendriez  mieu.x  que  Thémis  clic  même  ^ 
41  vous  le  vouliez  réellement. 


PROVERBE.  295 

EMMA. 

On  veut  que  je  sois  intéressée  ,  je  ne  le  suis  pas  ;  que 
j'aie  des  inquiëludes  ,  ce  n'est  pas  dans  mon  caractère. 
On  me  peint  M.  Sinclair  comme  un  homme  dont  je  dois 
me  méfier,  j'allends  au  inoins  que  je  l'aie  vu.  Il  est  cer- 
tain (}ue  son  oncle  a  voulu  assurer  mon  sort;  s'il  s'est 
trompé  dans  l'expression  de  sa  volonté,  s'il  n'a  pas  choisi 
de  termes  assez  précis,  que  puis-je  y  faire? 

M.  DUFLOS. 

Mais  ceux  qui  s'intéressent  à  vous  plus  que  vous  ne 
vous  y  intéressez  vous-même  ne  doivent-ils  pas  vous  cou- 
vrir de  leur  égide? 

EiMMA. 

Je  ne  puis  mieux  vous  prouver  ma  reconnaissance  qu'en 
vous  laissant  absolument  le  maître  de  faire  tout  ce  que 
vous  voudrez. 

M.  DUFLOS. 

C'est  qu'il  faudrait  au  contraire  que  vous  eussiez  l'air 
d'agir  seule  ,  de  votre  propre  mouvement,  sans  parler  au- 
cunement des  conseils  que  vous  recevriez  de  nous. 

EMMJk. 

Je  ne  vois  pas  pourquoi.  Vous  êtes  notaire  ;  je  vous 
charge  de  traiter  pour  moi  une  affaire  qui  est  de  votre 
ressort;  rien  n'est  si  naturel. 

M.  DCFLOS. 

Pardonnez- moi.  Que  vous  preniez  un  intermédiaire  , 
rien  n'empêche  le  colonel  d'en  prendre  un  de  sou  côté  ; 
alors  c'est  à  l'infini.  Au  lieu  qu'une  jeune  et  jolie  per- 
sonne.... 

EMMA. 

Ma  prétendue  beauté  seraitun  faible arguraent,je'croi s, 
contre  un  homme  capable  de  méconnaître  les  intentions 
du  testateur.  D'ailleurs  je  ne  veux  pas  de  grâce.  Quelque 
sort  que  le  ciel  me  réserve,  je  serai  heureuse  pourvu 
que  je  sois  tranquille. 


296  REVUE  DE  PARIS. 

M.  DU  F  LOS. 

Nous  sommes  loin  de  l'âge  d'or  malliéurcusemeut ,  et 
la  tranquillité  est  un  bien  qu'on  ne  peut  plus  avoir  sans 
les  dons  de  la  fortune. 

EMMA. 

Eh  bien!  monsieur  Duflos  ,  tàcliez  de  ra'avoir  les  dons 
de  la  fortune. 

M.  DtIFLOS. 

Je  ne  vous  cache  pas  qu'il  me  serait  pénible  de  débuter 
avec  M.  Sinclair  par  des  hostilités. 
EMMA  ,  souriant. 

Je  comprends.  Mais  cette  raison  est  peut-être  aussi  la 
mienne  pour  éviter  de  traiter  directement  avec  lui. 

M.  DUFLOS. 

Votre  position  est  toute  difl'érente,  et  vous  n'avez  rien 

à  ménager. 

EMMA  ,  avec  gaieté. 

Je  ris  ,  parce  que  je  vois  que  toute  notre  conversation 
se  bornera  à  ce  que  vous  me  permettiez  de  faire  mes 
affaires  moi-même. 

M.  DUFLOS  ,  embarrassé. 
Ce  n'est  pas  cela. 

EMMA. 

A  peu  près.  M.  Sinclair  y  gagnera  assurément. 

M.   DUFLOS. 

Mais  il  ne  faut  pas  qu'il  y  gagne. 

EMMA. 

Lui  ou  moi ,  qu'importe  ? 

M.  DUFLOS. 

Cela  fait  une  grande  différence.  Ne  méprisez  donc  pas 
ainsi  les  faveurs  de  Plutus.  Le  dieu  d'hymen  et  lui  sont 
presque  inséparables.  Comme  notaire,  je  suis  à  même  de 
voir  que  le  mérite  seul  ne  décide  plus  les  unions  :  un  peu 
d'or  complette  bien  ;des  charmes ,  et  cela  est  si  vrai  que 
ce  qu'on  appelle  mariage  d'inclination  est  presque  toujours 
blâmé  dans  un  homme  dont  l'état  demande  de  la  gravité. 


PROVERBE.  297 

EMMA. 

Je  ne  vols  alors  qu'un  parti  à  prendre,  M-Duflos: c'est» 
dans  la  supposition  où  je  voudrais  me  marier,  de  faire  des 
vœux  pour  que  le  ciel  m'adresse  un  mari  qui  ne  soit  pas 
grave. 

M.  DUFLOS  ,  avec  expression. 

Et  vous  éLes  cependant  comblée  de  tous  les  dons  qui 
peuvent  assurer  le  bonheur. 

EJMMA. 

Sauf  le  plus  précieux  de  tous ,  la  fortune. 

M.  DDFLOS. 

Je  n'iiéslte  plus ,  mademoiselle.  Autorisez-moi  seulement 
à  traiter  avec  M.  Sinclair,  comme  un  homme  à  qui  vous 
voulez  bien  laisser  des  espérances,  et  j'ai  la  conviction 
que  mes, efforts,  encouragés  par  une  récompense  aussi 
belle,  ne  seront  pas  sans  succès. 

EMMA,  sérieiisemeut . 

Vous  avez  eu  tort  d'hésiter  si  long-temps  à  me  parler 
ainsi ,  monsieur  ;  j'aurais  cessé  plus  tôt  de  recourir  à  votre 
assistance.  Sans  être  aussi  romanesque  que  le  prétend 
Mme  j'Yvari  ^  je  ne  puis  cependant  me  défendre  de  quelque 
humiliation .  en  pensant  aux  combats  que  vous  avez  eus 
à  soutenir  avant  de  me  faire  une  proposition  qui,  plus 
désintéressée  ,  m'aurait  paru  fort  honorable. 

(  Elle  sort.  ) 

SCÈNE  XIV. 

M.  DUFLOS  j  SEUL.  (  Il  parcourt  le  théâtre.) 

Elle  s'en  va  !  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Elle  ne  m'a 
donc  pas  compris?  que  parle-t-elle  d'humiliation?  Il  est 
impossible  de  mettre  phis  de  réserve  que  je  n'en  ai  mis. 
Je  m'engageais  à  l'épouser  sans  être  assuré  de  «a  fortune  ; 
on  ne  peut  pas  mieux  faire.  Après  tout,   c'est  peut-être 


298  [REVUE  DE  PARIS, 

un  service  qu'elle  me  rend;  je  n'avais  pas  assez  m ùii  cette 
idée,  et  les  résolutions  subites  pèchent  toujours  par 
quelque  chose. 

SCÈNE  XV. 
Mme  D'YVARI,  M.  DUFLOS. 

MADAME  d'ïVARI. 

Que  s'est-il  donc  passe  entre  vous  et  Emma?  Elle  est 
venue  me  retrouver  avec  une  figure  toute  singulière;  et , 
sur  la  première  question  que  je  lui  ai  faite,  elle  s'est 
mise  à  rire  comme  une  petite  folle,  sans  que  j'aie  pu  en 
tirer  un  seul  mot.  Je  finirai  par  croire  qu'il  n'y  a  rien 
dans  cette  tête-là.  Êtes-vousai:  moins  convenus  de  quelque 
chose  ensemble? 

M.  DtFLOS. 

De  rien. 

MADAME   D'YVARt. 

De  rien!  mais  que  pense-t-elle  qu'elle  deviendra  si  le 
colonel  serefu-e  à  tout  arrangement? 

M.  DOFLOS. 

Elle  vivra  tranquille. 

MADAME  d'vVARI. 

Chez  moi  ! 

M.   DIFLOS. 

Apparemment. 

MADAME  d'ïVARI. 

C'est  fort  commode.  M.  Duflos,ilfautabsolumentmeltre 
les  fers  au  feu  auprès  M.  Sinclair.  De  quoi  s'agit  il?  de 
plus  ou  moins  d'intérêts  pom-  cette  somme  de  quarante 
mille  francs?  car,  voilà  tout.  Elle  aura  toujours  dequoi  vivre 
tranquille.  Pensez  donc  que  je  ne  puis  pas  me  vouer  à 
avoir  continuellement  une  jeune  personne  avec  moi  ;  je 
n'étais  pas  destinée  à  cela,  puisque  le  ciel  ne  m'a  pas  donné 
d'enfant.  Surtout  une  indolente  qui  ne  s'émeut  de  rien, 
qui  ne  sera  bonne  à  rien.  Et  puis,  elle  voudra  se  marier; 
elles  veulent  toutes  se  marier   Vous  en  a-t  elle  i)arlc  ? 


PROVERBE.  299 

M.  DUFLOS. 

Peu. 

MADAME  B'yVARt. 

Vous  voyez  bien;  elle  y  songe  déjà.  Ah!  juste  ciel  ,  dans 
quel  embarras  me  suis-je  fourrée  ? 

SCÈNE  XVI. 

Mme  D'YVARI,  M.  DUFLOS,  MHe MODESTE. 

MADAME  d'yvari  ,  à  Mlle  Modeste. 

Qu'est-ce  ? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Madame,  je  viens  vous  prévenir  que  monsieur  le  colonel 
est  arrivé.  Il  est  monté  dans  une  ciiambre,  avec  Rousseau  , 
pour  quitter  son  habit  de  voyage,  et  vous  allez  le  voir 
paraître  dans  l'instant . 

MADA:tiE  d'vvari. 

Lui  avez-vous  parlé  ? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Oui ,  madame  ,  j'ai  eu  cet  honneur-là.  C'est  un  beau 
brun,  avec  des  moustaches  les  plus  jolies  du  monde,  et  (jui 
a  l'air  excessivement  gracieux. 

MADAME  d'yvari. 

Il  a  l'air  gracieux.  Entendez-vous,  monsieur  Duflos? 
C'est  toujours  bon.  {A  Mlle  Modeste.)  Vous  a-t-il  ques- 
tionnée sur  M'ie  Emma? 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Je  le  crois  bien,  madame.  Mais  Rousseau,  qui  est  hardi 
comme  un  page  aujourd'hui ,  ne  m'a  pas  laissé  répondre , 
et  je  suis  sûre  qu'il  va  ennuyer  monsieur  tout  le  temps 
qu'ils  seront  ensemble  Certainement  j'aurais  fait  l'éloge  de 
mademoiselle  aussi  bien  que  Rousseau  pourra  le  faire  ; 
mais  je  n'aurais  pas  pu  m'empêcher  d'ajouter  quelques 
mois  sur  la  bonté  de  madame. 

MADAMr;  d'yvari. 

Sait  il  que  nous  sommes  ici,  M.  Duflos  et  moi? 


300  REVUE  DE  PARIS. 

MADEMOISELLE  MOEESTE. 

Oui ,  madame.  Il  a  vu  les  chevaux  de  madame  et  le  ca- 
briolet de  M.  Duflos,  et  il  a  eu  la  politesse  de  demander 
à  qui  ils  appartenaient  ;  je  me  suis  permis  alors  de  lui 
répondre  que  c'étaient  les  chevaux  de  Mme  la  baronne 
d'Yvariet  le  cabriolet  de  M.  Duflos,  le  plus  habile  notaire 
du  département.  Il  a  daigné  sourire. 

MADAME  d'ïVARI. 

C'est  au  mieux  ,  mademoiselle  Modeste. 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Madame  veut-elle  que  je  monte  chez  mademoiselle? 

MADAME  D'ïYARI. 

Oui ,  oui.  Dites-lui  de  descendre  au  salon  tout  de  suite. 
{Mlle  Modeste  sort.) 

SCÈNE  XVII. 

Ma.e  D'YVARI ,  M.  DUFLOS. 

MADAME  D'YVAKI. 

Nous  allons  donc  enfin  nous  trouver  en  face  de  ce  terrible 
adversaire.  Il  a  la  prétention  d'être  gracieux  ;  cela  me 
donne  de  l'espoir.  J'aime  assez  en  affaires  les  gens  qui  se 
piquent  de  politesse  et  de  belles  manières  :  on  en  tire 
toujours  meilleur  parti.  Lui  parlerez-vous  d'abord  tout 
seul;  lui  parlerons-nous  tous  les  deux,  ou  faut-il  qu'Emma 
soit  présente  à  ce  premier  entretien  ? 

M.  DUFLOS. 

J'aimerais  mieux  être  quelques  instans  tête  à  tête  avec 
lui. 

MADAME  D'WARI. 

Comme  vous  voudrez ,  monsieur  Duflos.  Au  fond ,  c'est 
peut-être  mieux  ;  mais  convenons  bien  de  nos  faits,  tl  ne 
s'agit  plus  de  i-efuser  quelques  qualités  à  Emma  ;  il  faut 
qu'elle  les  ait  toutes ,  la  montrer  environnée  d'un    intérêt 


PROVERBE.  301 

gênerai,  cela  lui  imposera;  parler  beaucoup  de  l'attache- 
ment extraordinaire  que  le  vieil  oncle  avait  pour  elle,  me 
peindre  comme  lui  continuant  les  mêmes  sentimens  et 
prête  à  faire  tous  les  sacrifices  pour  soutenir  les  droits  de 
mon  enfant  d'adoption.  lia  dû  prendre  des  renseignemens 
sur  moi  depuis  que  je  lui  ai  écrit  au  nom  d'Emma;  et  je 
compte  qu'il  fera  quelques  réflexions  avant  d'entrer  en 
lice  avec  une  personne  extrêmement  bonne  ,  mais  infati- 
gable pour  la  réussite  de  ce  qu'elle  s'est  mis  dans  la  tête. 

M.  DUFLOS. 

C'est  à  peu  près  cela  que  je  voulais  lui  dire. 

MADAME  D'VVARI. 

Ajoutez  que  sur  cinq  procès  que  j'ai  eus,  je  n'en  ai  perdu 
qu'un. 

M.  DUFLOS. 

Nous  verrons  si  c'est  nécessaire. 

MADAME  D'ïVARI. 

Que  j'ai  des  connaissances  partout,  et  que  la  justice  ne 
me  refuse  presque  rien. 

M.  DUrLOS. 

Peut-être  ne  serons-nous  pas  obligés  d'aller  jusque  là. 

MADAME  D'YVARI. 

Ce  sont  des  préliminaires  qui  ne  nuisent  jamais,  mon- 
sieur Duflos. 

M,  DUFLOS. 

S'il  est  aussi  gracieux  qu'on  le  dit ,  il  ne  faut  pourtant 
pas  lui  inspirer  le  désir  de  résister. 

MADAME  d'YVARI. 

Vous  avez  raison  ,  vous  avez  raison.  J'avais  oublié  qu'il 
se  piquait  d'être  gracieux.  Mais  vous  verrez  bien  vite  jus- 
qu'où va  sa  gracieuseté,  et  dans  le  cas  où  ce  ne  serait  que 
des  grimaces... 

M.  DUFLOS. 

Soyez  sans  inquiétude. 


302  KEVUE  DE  PARIS. 

MABAME  d'YVARI, 

Je  ne  veux  ni  ne  puis  garder  Emma  indefiiiinicut;  il 
faut  donc  qu'elle  ait  les  moyens  de  s'établir,  et  ces  moyens- 
là  il  n'y  a  que  rexécution  du  testament  qui  puisse  les  lui 
donner;  donc  il  faut  que  le  testament  s'exécute. 

SCÈNE  XVIII. 

EMMA,  M-ne  D'YVARI,  M.  DUFLOS. 

MADAME  D'ïVARI. 

Venez  donc  ,  ma  chère  amie.  Je  craignais  que  vous  ne 
descendissiez  pas  à  temps.  Il  est  bon  que  le  colonel  vous 
trouve  entourée  de  ceux  qui  prennent  intérêt  .i  vous.  Sur 
mon  invitation  ,  M.  Duflos  nous  fait  le  plaisir  de  rester  à 
dîner. 

EMIVIA. 

Je  l'eu  remercie  bien  sincèrement. 

M.  DUFLOS. 

Ah!  mademoiselle. 

MADAME  d'y  VAKl. 

Vous  êtes  un  peu  pâle. 

EMMA. 

J'avoue  que  je  ne  suis  pas  sans  émotion.  Un  nouveau 
propriétaire  dans  cette  maison  me  rappelle  des  souvenirs. . . . 

MADAME  d'YVARI. 

J'aurais  cru  que  vous  vous  seriez  occupée  de  votre  toi- 
lette. 

E.MMA. 

Ah!  madame  ,  celle  que  j'avais  faite  pour  aller  chez  vous 
suffit.  Que  n'y  sommes-nous  déjà  ! 

MADAME  d'YVARI. 

Je  ne  vous  conçois  pas;  gaie  quand  il  faut  être  sérieuse , 
triste  quand  il  faudrait  au  moins  paraître  calme.  ..^On  n'est 
jamais  sûr  de  rien  avec  vous.  Allons  ,  ma  chère  petite , 


PROVERBE .  203 

faites  bonne  contenance  ,  ou  je  ne  saurai  plus  moi-même 
quel  accueil  faire  au  colonel. 

SCÈNE  XIX. 

Mme  D'YVARI,  M.  DUFLOS,  EMMA,  LE  COLONEL 
SINCLAIR. 

ROUSSEAU  ,  annonçant. 
Monsieur  le  colonel  Sinclair.  (Il  sort.  —  Le  colonel  salue 
il/me  d'Yuari,  ensuite  Emma  en  la  regardant  auec  curio- 
sité, puis  jM.  Du/Ios.  —  Un  moment  de  silence.) 

LE    COLONEL. 

Aux  lettres  pleines  de  sensibilité  que  j'ai  reçues  de 
M™*  d'Yvari ,  je  ne  puis  douter  que  je  n'aie  l'honneur  de 
la  saluer.  Dans  une  circonstance  douloureuse  pour  moi  et 
pour  tous  les  amis  de  mon  oncle  ,  elle  n'aura  pas  voulu 
abandonner  l'enfant  de  son  adoption.  Je  la  prie  d'agréer 
la  vive  expression  de  ma  reconnaissance. 

MADAJIE  D'YVAKI. 

Monsieur  le  colonel ,  il  est  des  devoirs  dont  l'accom- 
plissement porte  eu  eux-mêmes  leur  récompense.  Monsieur 
votre  oncle  était  tiès-aimé  dans  cette  province,  et  nos 
sentimens  se  réunissent  sans  effort  sur  l'objet  de  son  af- 
fection. 

LE    COLONEL. 

Il  n'y  a  rien  pour  moi  dans  cette  justice  madame;  mais 
je  m'efforcerai... 

MADAME  d'y  VA  RI. 

Vous  donnez  à  mes  paroles  un  sens  qu'elles  n'avaient 
pas,  colonel.  ÇiMoment  de  silence.)  Je  vous  présente  M. 
Duflos,  notaire  de  monsieur  votre  oncle  et  honoré  de  la 
confiance  de  tous  les  grands  propriétaires  tle  ce  départe- 
ment. 

LE    COLONEL. 

J'espère  qu'à  ce  titre  j'aurai  le  droit  d'offrir  la  mienne 
à  monsieur. 


304  *  REVUE  DE  PARIS. 

M.  DtIFLOS. 

Mon  plus  grand  désir  sera  de  la  justifier. 

{Moment  de  silence.) 
m.vdame'd'yvari. 
Votre  voyage  s'est  fait  heureusement ,  colonel  ? 

RENÉ,  nne'serviette  sous  le  bras. 
Ces  dames  sont  servies.  [Il  sort.  —  Le  colonel  s^avance 
pour  présenter  la  main  à  Emma  ;  mais  il  s'arrête  et  V of- 
fre à  madame  d'Yuari.  M.  Dujlos  donne  la  sienne  à  Em- 
ma ,  <^ui  est  restée  rêi^euse  pendant  toute  cette  scène.) 

Th.  Leclercq. 


(Le  second  et  dernier  acte  page  348.) 


4^1iris> 


—  L'influence  de  la  saison  l'emporte  ,  et  vainement  la 
politique  continue  à  élever  la  voix,  elle  n'est  plus  seule 
écoutée  dans  les  salons.  Nous  avons  vu  un  pocte  classique 
occuper  l'attention  toute  une  soirée  par  la  lecture  de 
trois  chants  de  poème,  et  à  peine  échappés  sains  et  saufs 
deceguet-apens,  nous  sommes  tombés  le  lendemain  dans  un 
autre  chez  une  dame  qui  a  cru  agréablement  surprendre  sa 
société  en  lui  procurant  la  confidentielle  communication 
d'un  drame  romantique  en  portefeuille,  semi-bouflbn  et  se- 
mi-horrible. Heureusement  ces  mystifications-là  sont  rares. 
Les  invitations  de  bal  ont  plus  généralement  rempli  les 
salons  pendant  la  semaine  qui  vient  de  6nir,  et  l'on  s'y 
est  surtout  entretenu  des  bals  nouveaux  annoncés  pour  la 
semaine  qui  va  commencer  :  celui  du  président  du  con- 
seil ,  entre  autres,  n'occupe  guère  moins  que  la  discussion 
du  budget  et  les  nouvelles  de  la  conférence.  Le  zèle  des 
ddmes  paironnesses  a  déjà  placé  un  nombre  considérable 
de  billets  pour  le  bal  de  l'Opéra  L'Académie  n'en  pro- 
teste pas  moins  contrel'importation  anti-française  du  titre 
que  prennent  les  patronnes  des  indigens;  ce  barbarisme 
était  en  effet  assez  inutile  dans  la  langue. 

Anniversaire  de  la.  mort  de  Molière. —  «  Nous  aimons 
à  proclamer  Molière  le  premier  des  auteurs  comiques. 
Son  génie  naturel ,  ses  études  particulières ,  sa  vivacité 
toute  française,  sa  profonde  connaissance  du  cœur  humain, 
sou  incomparal)le  facilité  pour  exprimer  une  idée  ou  une 

TOME  X.  2G 


30G  REVUE  DE  PARIS, 

image  plaisautes ,  tout  enfin  non-seulement  le  place  à  la 
tête  des  auteurs  de  son  piys  ,  mais  encore  lui  assure  la 
même  supériorité  parmi  ceux,  des  autres  nations.  î>  Cet 
e'ioge  est  bon  à  citer  ;  il  vient  d'un  pays  où  l'on  adore 
Shakespeare,  et  où  Shakespeare  est  un  dieu  jaloux.  II 
vient  du  pays  de  Wai ter-Scott ,  et  il  est  de  Walter-Scott 
lui-même,  qui  n'a  pas  été  toujours  si  impartial  pour  les 
gloires  françaises.  A  défaut  d'un  jubilé  en  l'honneur  de 
Molière  ,  comme  celui  des  Anglais  en  l'honneur  de  leur 
Shakespeare  ,  on  ne  saurait  trop  applaudir  à  cet  anniver- 
saire, que  nos  théâtres  célèbrent  chacun  à  leur  manière. 
Cette  année  ,  de  la  solennité  d'usage  dans  la  rue  de  Ri- 
chelieu on  a  fait  le  bénéfice  de  l'une  de  nos  actrices  les 
plus  agréables,  M'ie  Rose  Dupuis,  et,  s'il  faut  le  dire, 
ce  n'est  pas  la  pièce  de  circonstance  qui  a  été  le  plus 
goûtée  du  public.  Vainement  le  nuage  d'Amphytrionnous 
a  ramené  Molière  lui-même  de  l'empirée  classique  ,  pour 
assister  au  couronnement  de  son  busie,  cette  apparition 
n'a  pas  fait  fortune  comme  celle  de  quelques  acteurs 
morts,  hélas!  depuis  quelques  mois  à  la  scène.  Il  était 
si  doux  pour  les  spectateurs  de  se  laisser  aller  àl'illusionl 
Armand  a  été  jeune  comme  il  y  a  quinze  ans  ;  les  deux 
Baptist"  n'avaient  plus  que  les  rides  de  leurs  rôles  ; 
M^'"^  Mars  les  a  secondés  en  actrice  qui  n'a  pris  une  lon- 
gueannée  de  repos  que  par  un  artifice  de  coquetterie  dont 
elle  pouvait  se  passer  impunément.  La  représentation  , 
honorée  de  la  pr(;sence  du  roi ,  a  été  des  plus  brillantes; 
Odry ,  qui  la  terminait ,  a  mérité  par  ses  lazzis  que  la 
Comédie-Fiancaise  lui  rendît  sa  visite  à  son  propre  bé- 
néfice. Le  plaisir  de  cette  soirée  s'est  traduit,  dit-on  ,  en 
12,000  fr.  de  recette  pour  Mlle  Rose  Dupuis. 

— Le  vaudeville  ,  qui  a  quelquefois  l'ambition  de  riva- 
liser avec  la  grande  comédie,  a  voulu  payer  anssi  son 
tribut  au  dieu  de  notre  scène  en  représentant  une  pièce 
intitulée  la  Fie  de  Molière  ,  en  trois  actes  et  quatre  ta- 


ALBUM.  307 

bleaux.  Ce  drame  episodique  est  monte  avec  un  luxe  dt; 
costumes  et  de  dc'cors  digne  de  la  solennité,  et  qui  sufii- 
rait  seul  pour  le  .l'aire  survivre  à  la  circonst;ince.  Les  au- 
teurs ont  fait  mieux  encore  :  ils  ont  mis  de  l'jnte'rêt  dans 
leur  œuvre.  C'est  une  pensée  très-poétique  que  d'avoir 
fait  de  la  sœur  de  charité  qui  ferma  les  yeux  de  Molière 
et|lui  ouvrit  sans  doute  le  ciel  la  même  femme  qui,  objet  de 
son  premier  amour,  avait  jadis,  par  unpréjugéide  dévotion, 
refusé  de  faire  son  bonlieur  sur  cette  terre.  Les  détails 
de  la  pièce  nous  rappellent,  hélas!  combien  Molière  fut 
malheureux  dans  son  ménage.  Nous  le  voyons  aussi  avec 
ses  camarades  les  comédiens  et  avec  ses  camaradesles  au- 
teurs ;  nous  assistons  enfin  avant  sa  mort  à  son  triomphe  , 
à  la  cour,  dans^l'intimité  de  Louis  XIV  ,  qui  prend  son 
parti  contre  les  courtisans  et  les  tartufes,  et  se  conduit  en 
roi  libéral ,  grâce  à  l'impartialité  vraiment  fort  louable  de 
WM.  Arago  et  Dupeuty. 

Nous  venons  de  nommer  les  auteurs.  Bernard  Léon, 
Àrnal  et  Volnys  peuvent  réclamer  leur  part  du  succès. 

— L'Odéon  a  oublié  Molière  cette  année;  ses  comédiens 
ordinaires  jouent  le  mélodrame  à  la  Porte- Saint-Martin  ; 
mais  nous  avons  eu  un  drame  sur  M"^-»  Dubarry  avec  soi; 
nom  de  fille  Jeanne  de  Yaubernier.  M""-*  Dorval  n'a  pas 
précisément  toutes  les  qualités  de  son  nouveau  rôle  ,  ha- 
bituée qu'elle  est  à  faire  de  ?vIarion  de  Lorme  une  Phryné 
sentimentale.  Mais  elle  meurt  avec  tout  son  talent. 

— Mme  Raimbaux  continue  avec  succès  ses  débuts  au 
Théâtre-Italien.  Elle  a  été  aussi  très-applaudie  au  der- 
nier concert  des  Tuileries. 

—  Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  est ouvertde  nouveau. 
Nous  attendrons  une  pièce  nouvelle  pour  en  parler.  On 
annonce  la  prochaine  représentation  d'Yella. 

— Le  roi  a  nommé  chevalier    de  la  Légion-d'Honneur 


308  REVUE  DE  PARIS. 

M.  Meyeibeer.il  n'est  peisonne  qui  n'approuve  que  cette 
décoration  ait  été  accoidée  au  compositeur  étranger  qui 
vient  d'enrichir  notre  première  scène  lyrique  d'un  admi- 
rable chef-d'œuvre.  C'est  aussi  une  sorte  de  naturalisation 
pour  M.  Meyerbeer,  qui  a  su  d'ailleurs,  par  ses  formes  ai- 
mables et  modestes,  autant  que  par  sonbeautalent,  trou- 
ver de  nombreuses  amitiés  dans  le  monde  de  nos  littéra- 
teurs et  de  nos  artistes. 

— On  a  beaucoup  parlé  du  droit  que  la  loi  anglaise  accor- 
de aux  maris  de  vendre  leurs  femmes  ;  le  droit  existe  ,  et 
comme  c'est  assez  généralement  une  forme  de  divorce  par 
consentement  mutuel,  cette  vente  n'excite  jamais  une 
grande  rumeur  dans  un  pays  où  la  loi  du  divorce  est  tou- 
jours en  vigueur.  Le  mari  fait  assez  volontiers  bon  marché 
de  sa  moitié;  et  la  dernière  femme  vendue  à  Londres  n'a 
rapporté  au  vendeur  que  trois  shellings,  qui  ont  été  bientôt 
bus  dans  la  taverne  la  plus  voisine.  Mais  un  mari  de 
Glascow  vient  de  donner  à  ses  concitoyens  un  scandale 
qui  lui  a  valu  une  plus  forte  somme.  Il  a  attendu  que  sa 
femme  fût  morte  ,'et  il  en  a  vendu  le  cadavre  à  un  chirur- 
gien :  or,  le  prix  d'un  sujet ,  vu  la  loi  sur  les  exhumations 
et  le  préjugé  populaire,  n'est  jamais  au-dessous  de  douze 
guinées ,   à    Gluscow   comme    à  Londres.    Le  Courier  de 

Glascow ,  où  nous  lisons  le  fait ,  ajoute  que  ce  mari  infâ- 
me ,  s'apei'cevant  que  sou  avarice  causait  une  certaine 
sensation  ,  en  a  fait  imprimer  le  récit ,  et  l'a  crié  lui-même 
dans  les  rues  :  n  Relation  authentique  de  la  vente  d'une 
femme  morte. . . .  Pour  deux  sous  ;  cela  ne  coûte  que  deux 

sous!  «  Il  paraît  que  cette  nouvelle  spéculation  ne  hii  a 
pas  moins  rapporté  que  la  première. 

—  L'auteur  dramatique  le  plus  fécond  des  théâtres  de 
Londres  est  aujourd'hui  une  dame.  M"  Gore,  qui  vient  de 
faire  représenter  une  comédie  intitulée  les  Lords  et  les 
Communes. 


ALBUM.  309 

—  Les  pantomimes  de  Noël  ont  e'te  très-suivies  sur  les 
divers  the'àtres  de  Londres. 

—  D'après  un  relevé  des  registres  de  la  tour  des  insol- 
vables, soixante  liiille  personnes  ont  été  arrêtées  à  Lon- 
di'cs  et  dans  la  banlieue  pendant  les  deux  années  qu' 
viennent  de  s'écouler;  le  chiffre  des  frais  de  ces  arresta- 
tions s'élève  à  dix  millions  de  francs. 

—  Les  libraires  anglais  annoncent  la  publication  des 
Mémoires  de  la  reine  Hortensc. 

—  Un  médecin  mélomane  d'Ecosse,  le  docteur  David 
Badhara,  vient  de  mettre  en  musique  les  palpitations  et  les 
battemens  irréguliers  du  cœur  d'une  femme  malade  dans 
riiôpital  de  Giascovv.  u  Celte  maladie ,  écrite  en  langage 
musical,  avec  croches  et  doubles  croches,  forme,  dit 
M.  Murrayle  chimiste,  une  sorte  de  valse^et  unedes  plus 
grandes  curiosités  de  l'anatomie  pathologique.  »  Voilà 
certes  un  bel  épisode  pour  un  de  ces  contes  étranges  qui 
seront  encore  à  la  mode  pendant  quelque  temps.  «  Hélas  ! 
dit  le  rapporteur  de  ce  cas  nouveau  dans  l'iiistoire  de  la 
science  ,  et  qui  se  croit  obligé  de  conclure  par  une  pointe, 
la  pauvre  petite  femme  ne  se  doutait  pas  quelle  espèce 
d'ouferture  méditait  le  docteur  en  lui  tàtant  le  pouls,  et 
lorsqu'elle  lui  permettait  de  poser  la  tète  sur  son  cœur... 
pour  l'écouter  battre!  « 

Charles  II  et  l'Amam  espagnol,  par  IIégnier-Destottr- 
RET.  —  M.  Régnier  a  cherché  un  roman  passionné  et  dos 
scènes  de  terreur  la  où  l'auteur  de  la  Reine  d'Espagne 
avait  trouvé  le  sujet  d'une  spirituelle  et  franche  comédie. 
Nous  voyons  d'abord  les  charmantes  illusions  de  deux 
amans,  dont  l'âge  échappe  à  peine  à  l'enfance;  c'est  un 
tableau  gracieux.  Puis  survient  pour  eu  rembrunir  les 
teintes,  ce  roi  Charles  II ,  que  l'iiistoire  nous  représente 
comme  la  victime  de  l'ambition  des  cours  étrangères,  et 


310  REVUE  DE  PARIS, 

qui  pare  de  tous  les  dianians  de;  la  couronne  des  Espagnes 
les  hideuses  séductions  d'un  amour  impossible.  Mais  com- 
ment raconter  en  quelques  mots  ce  que  le  romancier  a  si 
adroitement  exprime  dans  d'ingénieuses  périphrases? com- 
mentdonner,  pari  analyse,  une  idée  des  contrastes  é  ranges 
de  cet  ouvrage,  dont  l'exécutiod  est,  selon  nous,  un  vrai 
tour  de  force  littéraire^  Métier  d'auteur,  métier  d'oseur, 
dit  le  proverbe.  M.  Régnier  a  osé  beaucoup  dans  certaines 
scènes.  C'est  ici  un  de  ces  romans  qui  prouveront  un  jour, 
à  qui  voudra  juger  le  goût  de  iSSa  dans  les  fictions  adop- 
tées par  la  mode ,  que  nous  avons  affaire  à  un  public 
blasé.  11  y  a  aussi  dans  l'Ainant  espagnol  tous  les  éiéraens 
nécessaires  à  un  roman  dont  la  scène  se  passe  en  Espagne; 
l'inquisition  y  joue  un  rôle  important.  Mais  ce  qui  surpasse 
pour  nous  les  conceptions  de  l'école  satanique,  c'est  la 
violation  du  tombeau  par  le  roi.  M.  Régnier  a  placé  sur- 
tout un  fossoyeur  très-original  dans  cette  scène,  qui  rap- 
pelle celle  à'HamLet.  Resterait  la  part  de  la  critique,  mais 
le  succès  a  justifié  d'avance  l'auteur. 

—  Le  Manuscrit  vert,  par  Gustave  Drouineau.  a  vol 
in-S",  chez  Charles  Gosseliu.  Nous  avons  eu  bien  des  livres 
intitulés  manuscrits  qui  n'étaient  pas  des  romans  ;  celui 
de  M.  Drouineau  est  vert  sans  que  cette  couleur  cache  la 
moindre  allégorie  de  circonstance.  C'est  un  roman  apos- 
tolique, moins  long  et  plus  intéressant  que  le  Comte  de 
Falinont^  une  espèce  d'apologie  du  christianisme  en  ac- 
tion ,  drame  touchant,  avec  des  intermèdes  de  sermons 
catholiques.  L'auteur  est  entré  dans  le  monde  une  bible  à 
la  main;  il  a  vu  la  société  actuelle  à  l'optique  de  l'é- 
vangile; il  a  demandé  des  croyances  au  doute  indifférent 
du  dix- neuvième  siècle.  Hélas  I  ces  théories  patriarcale» 
sont  loin  de  la  vie  réelle,  si  courte  et  si  remplie;  le  sen- 
timent religieux  se  ranime  le  dimanche  à  la  messe  et  s'é- 
teint dans  les  salons  connue  à  la  Bourse.  On  ne  dit  pas 
même  les  grâces  aux  dîners    du  ministre  îles  culte*. 


ALBLM.  311 

L'Emmanuel  du  Manuscrit  vert  est  à  vrai  dire  un  ori- 
ginal que  les  femmes  montreraient  au  doigt;  (7  puritanise 
l'amour,  l'amitié  et  la  politique  II  se  fait  une  cuirasse  de 
principes,  un  casque  de  sagesse,  un  bouclier  de  prudence, 
une  lance  de  citations  pieuses;  on  peut  juger  IVffet  que 
produirait  un  ermite  en  escarpins  dans  une  fête  tlu  fau- 
bourg Saint-Germain,  un  missionnaire  eu  frace'legant  dans 
un  boudoir  de  la  Chaussée-d'Antiu,  Voltaire  et  Diderot 
pourtant  ne  sont  plus  là  pour  ridiculiser  les  vertus  théo- 
logales. En  un  mot,  la  religion  est  une  jouissance  privée 
et  intime  qui  se  flétrit  aux  feux  des  bougies  et  au  bruit  de 
la  danse.  Les  choses  du  ciel  ne  doivent  pas  se  mêler  aux 
choses  de  ce  monde;  le  boudoir  a  remplacé  l'oratoire. 

Enfin  ce  Manuscrit  vert,  héritage  ascétique  du  père 
d'Emmanuel,  le  dirige  comme  un  ange  gardien  dans  toutes 
les  positions  où  il  se  trouve.  Depuis  l'adultère  jusqu'au 
bonheur  conjugal,  Emmanuel  est  toujours  aux  prises  avec 
le  torrent  social  qui  l'entraîne  au  bord  du  précipice;  il 
reste  pur  et  chrétien,  il  résiste  aux  attraits  delà  volupté, 
aux  mauvais  conseils  de  la  perdition  ;  il  est  secrétaire 
d'ambassade  et  gendre  d'uu  régicide";  il  voit  la  sœur  de  sa 
femme  tomber  dans  la  boue  du  vice  et  sa  femme  mourir 
de  chagrin  ;  il  a  été  bon ,  austère ,  irréprochable  comme 
ami,  comme  amant,  comme  époux;  il  passe  pour  un  fourbe, 
il  se  console  de  l'opinion  seul  avec  sa  conscience. 

Ce  roman,  où  il  faut  sauter  des  feuillets  de  méditations 
inorales,  est  moins  anuisant  qu'attachant;  le  pathétique 
y  est  étouffé  j)arlois  sous  le  raisonnement;  on  remarque 
plusieurs  réminiscences  de  caractères  et  de  situations; 
M.  Drouineau  s'est  imité  lui-même,  Emmanuel  n'est  autre 
que  son  Ernest  sous  une  face  moins  philosophique.  Mais 
on  peut  louer  sans  restriction^  le  style  de  cet  ouvrage  , 
style  correct,  coloré  et  harmonieux.  M.  Drouineau  est 
déjà  un  habile  écrivain;  il  ne  lui  mauque  ,  pour  être  un 
habile  romancier ,  que  de  mieux  voir  le  monde  ,  telle  scène 
du  Manuscrit  t  cri  vaut  un  roman  tou'  entier. 

r.  L. 


312  UE VUE  DE  PARIS. 

—  Dans  le  siccio  précédent,  il  y  avait  encore  plusieurs 
associations  littéraires  occupées  à  rassembler  les  précieux 
restes  de  nos  anlijuités  nationales  ;  alors  la  publication 
d'une  chronique  inédite,  le  commentaire  et  la  notice  de 
quelque  ouvrage  rare  honoraient  les  travaux  obscurs  des 
savans  au  profit  de  la  science;  sans  parler  des  bénédic- 
tins que  l'on  retrouve  partout  assis  sur  un  trône  d'in- 
folio,  des  amateurs  riciies  et  instruits,  tels  que  le  duc  de 
la  Vallière  et  le  marquis  de  Paulmy,  consacraient  leur 
fortune  et  leurs  loisirs  à  la  propagande  de  l'érudition; 
mais  du  moins  les  suffrages  d'un  public  éclairé  les  dédom- 
mageaient de  leurs  peines  et  de  leurs  sacrifices.  Aujour- 
d'iiui  ce  public  paisible  a  disparu  en  France  au  milieu  des 
débats  bruyans  de  la  politique  journalière.  Cependant 
les  bibliophiles  font  tête  à  l'orage,  et  MM.  Crapelet 
Fortia  d'Urbain  et  Sylvestre  continuent  à  mettre  an  jour 
les  trésors  inconnus  de  nos  manuscrits. 

M.  Sylvestre  (  libraire ,  rue  des  Bons-Enians  )  rappelle 
les  bons  temps  des  Henri  Etienne  et  des  Elzévirs  ;  il  met 
son  plaisir  et  sa  gloire  à  fonder  une  collection  plus  utile 
et  plus  curieuse  que  celle  de  Caron,  comme  aussi  mieux 
exécutée.  Ce  sont  les  monumens  de  notre  vieille  langue  à 
conserver  et  à  répandre  pour  l'usage  du  petit  nombre  de 
fidèles  qui  perpétuent  le  culte  des  lettres;  c'est  une  en- 
treprise d'artiste,  oîi  la  spéculation  ne  mêle  aucun  alliage- 
M.  Sylvestre,  excellent  bibliophile,  s'est  fait  libraire  par 
amour  des  livres.  Il  avait  déjà  publié  le  Roman  du  Comte 
de  Poitiers  ,  que  M.  Francisque  Michel  a  découvert  dans 
la  bibliothèque  de  l'Arsenal ,  petit  roman  en  vers, du  trei- 
zième siècle  ,  remarquable  surtout  par  sa  ressemblance 
avec  le  chef-d'œuvre  de  Gérard  de  Neuers.  Voici  le 
Roman  deMahomet ,  plus  important  par  son  étendue  et 
par  son  sujet.  Alexandre  du  Pont,  qui  en  est  l'auteur, 
apprit  l'histoire  de  son  héros  par  la  bouche  d'un  clerc  de 
Sens,  Sarrasin  converti  au  christianisme.  Ce  récit  contient 
sans  doute  bien  des  mensonges  et  des  erreurs  ;  mais  il  est 


ALBUM.  313 

plaisant  de  voir  Mahomet  au  service  d'un  baron  qui  pos- 
sédait en  Arabie  des  bois ,  des  prés  ,  des  rivières  ,  des 
vergers,  Aè%  moulins,  etc.!  Mais  la  naïveté  fait  le  prin- 
cipal mérite  de  nos  vieux  romans.  Le  Liure  de  la  Loi  au 
Sarrasin,  en  prose  du  quatorzième  siècle,  sert  de  com- 
plément à  ce  poème  qui  permet  d'apprécier  l'état  du 
mahométisme  à  l'égard  des  chrétiens  pendant  les  croisades. 
M  Francisque  Michel,  jeune  et  infatigable  éditeur  de 
ces  bijoux  du  moyen  âge  qu'on  imprime  à  cent  exemplaires 
numérotés,  a  joint  à  ce  volume  des  notes  intéressantes 
sur  la  critique  et  la  philologie;  M.  Reynaud,  l'un  des  plus 
doctes  membres  des  sociétés  asiatiques ,  a  secondé  le 
commentateur  en  lui  prêtant  l'appui  de  ses  connaissances 
spéciales  dans  les  langues  orientales.  C'est  aux  littérateurs 
à  encourager  Vexegi  monumentutn  de  M.  Sylvestre,  qui  a 
emprunté  sa  devise  au  bibliophile  Jacob  :  Livres  nou- 
l'eaulx ,  liv'i'es  vielz  et  anlicques. 

Le  Misanlrope  du  Marais.  —  Nous  avons  vu  annoncer 
ce  livre  d'un  académicien  comme  un  roman.  C'en  est  un 
sans  doute,  mais  en  même  temps  un  défi  littéraire  adressé 
aux  romantiques  par  M.  Alexandre  Duval,  et  personne 
ne  relève  le  gant  !  M.  Jay  fut  plus  heureux  il  y  a  deux 
ans ,  et  il  n'est  pas  de  l'académie  !  Ah  !  jeunesse  ingrate  et 
dédaigneuse,  avez-vous  donc  oublié  vos  premières  émo- 
tions dramatiques?  M.  Al.  Duval  n'est-il  plus  pour  vous 
l'auteur  des  Héritiers,  A^ E douar d  en  É cosse ,  de  la  Manie 
des  Grandeurs ,  de  la  Jeunesse  de  Henri  V^  etc.  ?  L'espace 
nous  manque  aujourd'luii  pour  vous  prouver  que  le  Mi- 
sanlrope du  Marais  est  une  satire  incisive ,  et  qui  de- 
mande réponse.  Nous  espérons  bien  avoir  plus  tard  l'occa- 
sion d'en  dire  notre  façon  de  penser  à  l'auteur  avec  tout 
le  respect  qu'on  doit  à  un  académicien  qui  prend  la  peine 
denousprouver  dans  un  volume  in-8",  publié  chez  Dufey, 
rue  des  Marais,  que  toutes  les  règles  de  l'art  sont  auda- 
cieuseraent  violées   par  la  nouvelle  école,  et  même   les 


314  REVUE  DE  PARIS, 

règles  de  la  langue.  Hëlas  !  ce  n'est  pas  là  uu  roman  ,  ce 
n'est  que  trop  l'hisloirc  de  la  moitié  de  nos  soi-disant  ro- 
mantiques. 

—  Il  existe  un  grand  procès  entre  les  canaux  et  les  che- 
mins de  fer.  Un  de  nos  plus  habiles  in;^énieurs  vient  de 
se  prononcer  en  faveur  des  premiers  dans  une  brochure 
fort  curieuse  qui  a  paru  chez  Morisset-Gondelier,  impri- 
meur ,  passage  du  Caire,  no  lo;  l'auteur  y  établit  que  , 
chez  nous,  les  chemins  deferne  peuventservir  auxgrandes 
voies  de  communications  coirmierciales. 

—  M"'«  Eugénie  Foa  vient  de  publier  les  Blancs  et  les 
Bleus,  intéressante  histoire  des  pi-emières  guerres  de  la 
Vendée,  et  que  nous  lisons  pour  en  parler. 

—  M.  Ê.  Deschamps  a  fait  paraître  chez  Urbain  Canel 
une  brochure  en  vers  intitulée  le  Retour  à  Paris. 

—  Vers  PAR  Emmanuel  Arago.  i  vol.  in-8".  Il  est  peu  de 
noms  aussi  connus  que  celui  d'Arago  dans  les  sciences  et 
les  lettres.  M.  Emmanuel  Arago,  que  son  astre  en  nais- 
sant avait  formé  poète  ,  n'entre  pas  dans  la  sphère  scien. 
tifique  que  son  père  a  parcourue  avec  tant  d'éclat  :  il  a 
voulu  créer  une  nouvelle  yo /a// è/c  au  milieu  des  systèmes 
contraires  et  des  cataclysmes  de  la  littérature.  Dans  un 
ouvrage,  il  faut  distinguer  le  fond  et  la  forme,  la  pensée 
et  l'expression.  Cond^ien  il  est  dilficile  de  réunir  les  deux 
qualités  qui  résument  la  perfection  dans  chaque  genre! 
M.  Emmanuel  Arago  ne  peut  avoir  acquis  l'expérience  , 
le  goût  et  le  savoir-faire  que  lui  donneront  l'étude  et  les 
années;  mais  il  possède  déjà  un  mérite  d'originalité  qui 
n'est  pas  seulement  de  la  bizarrerie  ,  et  un  mérite  d'in- 
vention qui  n'appartient  que  rarement  à  son  âge  ;  il  con- 
çoit mieux  qu'il  n'exécute  ;  son  style  n'est  pas  toujours  à  la 
hauteur  de  ses  idées;  il  s'embarrasse  dans  le  rhythme;  il 


ALBUM.  315 

saute  par-ticssus  la  prosodie  ,  il  a  fait  de  l'art  un  caprice 
et  un  hasard.  Cette  versification  libre,  qui  est  parfois  un 
charme  dans  les  fables  de  La  Fontaine  ,  ressemble  trop  à 
de  la  négligence  dans  une  poésie  plus  ambitieuse.  Il  ne 
manque  à  l'auteur  que  les  limites  rigoureuses  de  l'alexan- 
drin et  de  la  strophe  régulière  ,  ainsi  que  les  conseils  sévères 
de  l'amitié.  Ainsi  la  pièce  intitulée  le  Trône  gagne  beau- 
coup à  se  trouver  restreinte  dans  le  cadre  de  l'iambe.  La 
pièce  adressée  à  Eugèite  Isabey  est  à  peu  près  irrépro- 
chable ;  celles  de  l'Education  et  de  Cromwell  fout  pencher 
la  balance  du  côté  des  éloges.  Enfin  M.  Emmanuel  Arago 
a,  par  ce  début ,  pris  rang  parmi  nos  jeunes  gens  d'espé- 
rance et  d'avenir. 


/VVA'W'»  W^'IA^  W*  «Ai%'W\A/V\VW 


LES  CHRONIQUES  FLORENTINES  (0. 


Les  Anglais  ont  comme  nous  leurs  moines  chroniqueurs, 
GeofTiey  de  Monmouth  ,  Hall,  Hollinshcd  ,  etc.,  etc.,etc; 
aussi  faut-il  leur  savoir  gré  de  mettre  notre  Froissart  au- 
dessus  de  leurs  annalistes  nationaux.  Les  Italiens  préten- 
dent seuls  lui  opposer  des  émules  dignes  de  lui  disputer  la 
palme.  L'étude  de  l'histoire,  iFfaut  en  convenir ,  a  été 
généralement  plus  cultivée  en  Italie  qu'en  aucun  autre 
pays  de  l'Europe  ,  et  déjà  les  premiers  chroniqueurs  ita- 
liens brillent  à  la  fois  par  le  style  et  la  pensée  ,  un  siècle 
avant  Froissart.  Les  annalistes  florentins  surtout  nous 
étonnent  par  cette  double  supériorité.  Froissart  nous  in- 
téresse par  la  peinture  naïve  qu'il  trace ,  sans  y  songer  , 
des  mœurs  de  son  temps.  Mais  ,  à  ce  mérite,  Malespini  et 
les  trois  Villani  joignent  une  science  bien  remarquable 
des  principes  de  la  politique  et  une  étude  approfondie  du 
cœur  humain.  Ces  écrivains  d'une  époque  de  barbarie, 
comme  nous  l'appelons, ont  déplus cegoiit  du  pittoresque, 
qui  n'appartient  guère  qu'à  une  civilisation  assez  avancée. 
Ce  n'est  pas  chez  eux  im  vague  éloge  de  la  magnificence 
dos  monastères ,  de  la  verdure  du  printemps  ,  <lu  chant 

(l)  Nous  recevons  le  Prospectus  d'une  entreprise  digne  de  tous  les 
eucourageniens.  C'est  la  réimpression  de  Tliistoire  de  Guicchardiui  et 
de  colle  de  M.  Botta  ,  qui  formeront  un  même  ouvrage  en  23  volumes 
in-8°.  Les  jiremiers  volumes  sont  déjà  sous  presse  ,  et  l'édition  en- 
tière, surveillée  par  M.  Botta  lui-même  ,  sera  terminée  avant  l'année. 
On  peut  souscrire  chez  M.  Baudry,  libraire-éditeur  pour  les  langue» 
étrangères,  rue  du  Coq  Saint-Honoré.  (iV.  (/«  /).) 


LITTÉRATURE.  3<7 

des  oiseaux  ,  tle  la  fertilité  des  jardins ,  ni  une  description 
animée  des  armées,  des  chevaux  etdes  guerriers  en  bataille, 
mais  un  sentiment  d'artiste,  un  art  admirable  pour  dispo- 
ser les  objets  d'un  tableau  ,  une  poésie  enfln  propre  à 
inspirer  les  peintres,  et  qui  charme  si  vivement  le  lecteur 
dansles  pages  du  Dante,  contemporain  de  ces  précurseurs 
de  Machiavel  et  de  Guicciardini.  Eux  aussi  ,  considérés 
comme  historiens  ,  et  ,  abstraction  faite  des  rôles  divers 
qu'ils  jouèrent  d'ailleurs  dans  la  politique  d'action  ,  ils 
ont  ces  qualités  distinctives  des  Toscans  qui  firent  de 
Florence  une  autre  Athènes ,  autant  par  le  génie  de  son 
peuple  que  par  les  chefs-d'a'uvre  qu'on  lui  vit  produire. 
M.  de  Sismondi  n'a  rien  dit  de  trop  en  prétendant  que  , 
dans  la  littérature,  le  Florentin  rétinissait  la  vivacité  àla 
force  du  raisonnement,  la  gaieté  à  la  philosophie,  et  la 
plaisanterie  aux  plus  hautes  méditations. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  trouvent  le  moi  odieux  chez 
un  auteur,  et  je  fais  une  grande  distinction  entre  l'eg^cii/we 
orgueilleux  ou  pédant  ,  et  ce  que  les  Anglais  appellent 
e^otisrn,  mot  qu'il  serait  temps  de  leur  emprunter  pour 
exprimer  le  droit  bien  légitime  que  j'accorde  non-seule- 
ment au  poète,  au  moraliste  et  au  mémoriographe,  mais 
encore  à  l'historien  ,  d'interrompre  le  récit  principal  par 
une  digression  sur  ses  sentimens  personnels  et  sur  les 
événemens  de  sa  propre  vie.  Qui  n'aime  Ville  ei^n  de  Vir- 
gile, l'allusion  que  fait  Milton  à  la  perte  de  ses  yeux,  cer- 
tains chapitres  de  Montaigne  ,  les  apostrophes  de  Byron  à 
sa  fille  ou  à  ses  ennemis?  voilà  ce  que  j'entends  par  ego- 
tism ,  et  ce  que  je  trouve  avec  délices  dans  mon  chroni- 
queur favori  ,  Giovanni  Yillani  ,  l'auteur  des  Croniche 
Jiorentine,  celui  qui  nous  fait  connaître  plus  intimement 
les  héros  de  son  contemporain  le  Dante,  qui  nous  conduit 
par  la  main  à  travers  les  rues  commencées  de  Florence, 
et  'qui  nous  y  fait  assister  avec  lui  à  tous  les  événemens 
marquans  des  treizième  et  quatorzième  siècles.  11  y  a  déjà 
quelque  chose  de  vénérable  dans  l'aspect  extéiieur  de  l'in- 

TOMR     X.  *       -yn 


318  REVUE  DE  PARIS. 

folio  qui  contient  ces  chroniques  florentines.  L'italien  en 
est  vieux  et  délicieusement  mal  orthographié.  Je  dis  déli- 
cieusement ,  car  il  est  orthographié  pour  des  oreilles 
italiennes,  et  les  fautes  vous  donnent  le  secret  de  la  pro- 
nonciation du  Dante  et  de  Pétrarque  bien  mieux  que 
l'orthographe  régulière  d'aujourd'hui.  Les  abréviations 
sont  nombreuses  ,  la  ponctuation  fautive  ,  l'encre  souvent 
trop  noire  et  les  mots  trop  serrés,  comme  si  on  avait  voulu 
économiser  le  papier  à  chaque  page.  Il  faut  un  peu  d'ha- 
bitude pour  lire  un  semblable  volume  aussi  couramment 
qu'un  autre  ;'mais  une  fois  cette  difficidté  vaincue,  la  peine 
qu'elle  yous  a  coûté  double  le  charme  de  la  lecture. 

Je  sais  qu'en  décrivant  la  forme  matérielle  de  mon  in- 
folio ,  j'entreprends  une  tâche  ingrate,  parce  qu'on  ne 
saurait  faire  partager  une  sympathie  dont  les  motifs  sont 
entièrement  personnels.  Je  serai  plus  heureux  ,  j'espère  , 
en  voulant  donner  une  idée  de  l'esprit  de  Villani ,  quoi- 
qu'en  le  dépouillant  desa  forme  originale  pour  lui  prêter 
un  vêtement  étranger  ,  je  lui  ôte  une  de  ses  plus  grandes 
beautés.  Un  peu  vieilli  sous  quelques  rapports,  le  style 
de  Villani  est  encore  reconnu  un  modèle  :  les  Italiens  qui 
veulent  purger  leur  languede  gallicismes  et  lui!  rendre 
sa  force  et  sa  simplicité  originale  ont  volontiei-s  recours  à 
cette  lecture. 

Dans  le  début  de  son  histoire ,  Villani  raconte  en  ces 
termes  comment  lui  vint  la  pensée  de  la  commencer  : 

0 —  En  l'année  i3oo  depuis  la  Nativité,  commeil  avait 
V  été  dit  qu'au  temps  jadis,  chaque  centième  année,  celui 
«  qui  se  trouvait  pape  alors  accordait  de  grandes  indul- 
v>  gences  ,  le  pape  Boniface  VIII  ,  qui  occupait  à  cette 
n  époque  le  siège  apostolique  ,  fit  proclamer  ,  par  respect 
^)  pour  cet  usage,  que  tout  fidèle  qui  visiterait,  cette  an- 
«  née,  pendant  trente  jours,  s'il  était  Romain,  pendant 
»  quinze,  s'il  était  étranger,  les  églises  des  bienheureux 
»  apôtres  Pierre  et  Paul,  obtiendrait  plein  et  entier  par- 
>)  don  de  ses  péchés,  confessés  ou  à  confesser.  En  outre, 


LITTÉRATrRE.  319 

51  pour  la  consolation  des  pèlerins  cluëtiens,  la  f^eronicia 
»  del  sudario  du  Christ  fut  expose'e  dans  l'église  de  Saint- 
»  Pierre  chaque  vendredi  et  chaque  jour  de  fête.  Une 
»  grande  partie  des  chrétiens  d'alors  fit  ce  voyage,  ac- 
»  courant  des  contrées  les  plus  diverses,  des  plus  éloignées 
«  comme  des  plus  voisines  ;  et,  chose  la  plus  étonnante 
»  qui  fut  jamais,  on  vit  à  Rome ,  pendant  toute  une  an- 
»  née ,  outre  les  habitans  de  la  ville,  deux  cent  mille  pé- 
»  lerins,  sans  compter  ceux  qui  allaient  ou  venaient  sur 
2)  les  routes.  Tous  étaient  cependant  pourvus  de  loge- 
»  mens  et  de  vivres  ,  comme  j'en  fus  témoin  moi-même, 
»  étant  alors  à  Rome,  où  je  vis  l'église  ornée  des  offrandes 
ji  de  tous  ces  pèlerins,  et  tous  les  Romains  devenir  riches 
31  par  le  commerce  que  celte  multitude  occasiona.  Jetais 
»  donc  dans  cette  sainte  ville  de  Rome  ,  à  cause  de  ce 
51  bienheureu.x  pèlerinage,  observant  tout  ce  qu'il  y  avait 
ï>  là  de  splendeur  et  d'antiques  nionumeus  ;  je  me  rappe- 
»  lais  toutes  les  grandes  choses  de  l'histoire  romaine,  écri- 
»  tes  par  Salluste,  Lucain,  Tite-Live,  Vaiérius,  Paul  Orose, 
«  et  autres  illustres  écrivains  quiracontèrent  les  petits  évé- 
»  neniens  aussi  bien  que  les  grands  ,  et  même  ceux  qui 
»  arrivaient  aux  extrémités  du  globe,  afin  de  les  faire  ser- 
51  vir  de  leçons  et  d'exemple  à  la  postérité.  Puis,  quoique 
n  relativement  à  leur  style  et  à  leur  manière,  je  ne  fusse 
»  pas  un  disciple  digne  d'entreprendre  un  si  important 
î>  ouvrage,  cependant  je  me  dis  que  notre  cité  de  Florence, 
»  la  fille  de  Rome  ,  avait  eu  aussi  ses  grandes  choses  dans 
»i  la  progression  de  sa  renommée,  et  était  maintenant  sur 

V  son  déclin  comme  Rome  elle-même.  Il  me  sembla  qu'il 
»  serait  juste  de  recueillir  en  ce  volume  une  nouvelle 
»  chronique  de  tous  les  faits  et  gestes  de  notre  cité;   je 

V  résolus  de  chercher,  de  trouver  et  de  raconter  autant 
»  c^u'il  serait  en  moi,  le  passé,  le  présent,  et  ce  qui  peut 
»  survenir  encore  demain ,  s'il  plaît  à  Dieu.  En  consé- 
»  quence  ,  je  vais  entreprendre  l'histoire  de  Florence  et 
»  celle  de  tous   les  autres   fameux  événemens  du  monde 


320  REVUE  DE  PARIS. 

n  universel ,  autant  que  je  pourrai  en  apprendre  avec  la 
n  grâce  de  Dieu  ,  sur  laquelle  je  compte  pour  Avenir  au 
«  secours  de  mon  pauvre  talent,  elc.  »  (Liv.  VIII,  chap.  36.) 
Villani  commence  son  histoire  à  la  tour  de  Babel  et  à 
la  confusion  des  langues.  Il  raconte  ensuite  comment  le 
roi  Atalante  (  Atlas  )  ,  cinquième  descendant  de  Japliet  , 
lils  de  Noé,  fonda  des  colonies  en  Italie  ,  et  bâtit  la  ville 
de  Fiesole  ;  il  rappelle  le  siège  de  Troie  ,  et  comment 
Antenor  et  le  jeune  Priani  vinrent  en  Italie  où  ils  bâti- 
rent les  villes  de  Padoue  et  de  Venise.  Il  glisse  légère- 
ment sur  l'histoire  de  Rome,  et  rapporte  qu'après  la  dé- 
couverte de  la  conjuration  deCatilina  «  plusieurs  des  con- 
»  jurés  se  retranchèrent  dans  Fiesole  qui  fut  assiégée 
«  par  les  chefs  suivans  :  le  comte  Rainaldo  ,  Cicéron ,  Li- 
»  bérinus,  Machrinius,  Albinus  ,  Cneius  Pompéius,  César 
D  Camerlinus,  le  comte  Seggio,  Tudertino,  etc.  Fiesole  ne 
«  pouvait  résister  à  tant  de  généraux  ,  et  quand  Fiesole 
»  eut  succombé,  Florence  s'éleva  de  ses  ruines.  :> 

Mais  ces  étranges  anachrouismes  et  ces  fables  sans 
fondement,  quoique  rendues  amusantes  par  la  gravité  et 
le  récit  minutieux  de  Villani,  ne  sont  pas  les  qualités 
qui  constituent  son  principal  mérite.  11  devient  de  plus  en 
plus  intéressant  et  authentique  à  mesure  qu'il  s'éloigne 
de  la  création  du  monde  et  se  rapproche  de  son  temps. 
Les  neuf  tlixième  de  son  livre  contiennent  les  evénemens 
qui  curent  lieu  pendant  le  cours  de  sa  vie.  Il  peint  les 
caractères  des  personnages  raarquans  ,  en  homme  versé 
dans  la  connaissance  de  la  nature  humaine  ,  et  qui  vécut 
à  une  époque  où  les  discordes  civiles ,  excitant  les  pas- 
sions les  plus  violenles,  mettaient  souvent  les  cœurs  à  nu 
pour  celui  qui  risquait  lui-mcnie  sa  fortune  et  ses  jours 
dans  ce  jeu  sanglant  de  la  politique.  Ses  anecdotes  nous 
familiarisent  avec  les  mœurs  privées  et  les  opinions  de 
ses  contemporains.  Son  récit  est  digne  enfin  de  son  rôle 
de  témoin  oculaire.  Il  est  vrai  qu'au  milieu  des  plus  gra- 
ves matières  se  glissent   les  traditions  les  plus  absurdes. 


rLITTËRATriir.  321 

J'avoue  que  ces  digressions  ue  sont  j)as  ,  à  mes  yeux  ,  les 
passages  les  moins  agréables  du  livre;  et  comme  elles  ne 
tiennent  nullement  au  reste  de  l'histoire  ,  elles  ne  gâtent 
en  rien  le  caractère  d'historien  exact  qu'on  ne  peut  re- 
fuser à  Villani.  J'avoue  encore  qu'après  avoir  lu  une  nar- 
ration animée  de  la  bataille  de  l'Arbia  ,  du  meurtre  du 
Buondclmonte,  ou  de  tout  autre  fait  historique  du  jnême 
genre,  j'arrive  avec  plaisir  à  un  chapitre  intitulé  ; 
u  —  Comment  les  Tartares  quittèrent  les  montagnes  où 
Alexandre-ie-Grandles  avaitrepoussés.i>  Et  voici  l'histoire 
singulière  et  poétique  qu'on  trouve  sous  ce  titre  : 

«  —  En  l'année  du  Seigneur  1202,  les  peuples  appelés 
«  Tartares  sortirent  des  montagnes  de  Gog  et  de  Magog , 
n  qu'on  désigne  en  latin  par  le  nom  de  Belgen.  Ces  peu- 
»  pies  descendent,  dit-on,  de  cette  tribu  d'Israël  que  le 
«  grand  Alexandre  ,v roi  de  Grèce  ,  qui  fit  la  conquête  du 
11  monde ,  enferma  dans  ces  montagnes  ,  à  cause  de  ses 
«  mœurs  brutales  (perloro  brulta  vita) ,  afin  qu'elle  ne 
»  se  mêlât  pas  avec  les  autres.  Et  telle  était  la  lâcheté 
«  et  la  vaine  crédulité  de  toute  la  race,  qu'ils  y  restèrent 
»  depuis  le  tem[is  d'Alexandre  jusqu'à  cette  époque, 
»  croyant  que  l'armée  de  ce  roi  les  entourait  encore;  car 
«  Alexandre,  à  l'aide  d'un  merveilleux  mécanisme,  fit 
»  faire  d'énormes  trompettes  et  les  plaça  sur  les  monta 
o  gués,  où  chaque  vent  les  faisait  résonner  avec  grand 
n  fracas.  On  dit  que,  depuis,  des  hiboux  firent  leurs  nids 
»  dans  la  conque  des  trompettes,  ce  qui  mit  fin  à  l'arti- 
>i  fice  en  arrêtant  le  son  :  c'est  à  cause  de  cela  que  les 
»  Tartares  ont  les  hiboux  en  grande  vénération ,  et  que 
«  leurs  chefs  portent  des  plumes  de  hibou.x  à  leurs  cha- 
«  peaux,  en  mémoire  du  service  que  ces  oiseaux  leur 
n  rendirent.  Ce  peuple  était  devenu  très- nombreux ,  et 
«  vivait  à  la  manière  des  animaux.  Rassurés  par  la  cessa- 
»  tion  du  bruit  des  trompettes,  quelques  Tartares  ayant 
n  franchi  le  sommet  des  montagnes  ,  et  ne  trouvant  pa^ 
«  d'ennemis   sur  le  revers,  mais  seulement  ces  vains  ins- 

27. 


322  REVUE  DE  PARIS. 

»  Iriiniens  devenus  muets,  ils  descendirent  dans  les  plaines 
»  de  rinHe,    qui  étaient  fertiles   et   d'une    température 
r>  douce.  A  leur  retour,  ayant  appris  cette  nouvelle  à  leurs 
»  familles  et  au  reste  du  peuple,  ils  s'assemblèrent  tons, 
»  et,  par  l'intervention  divine,  élurent  un  pauvre  forge- 
»  ron ,   nommé, Cangius  ,   pour  générai  et  seigneur.  Mais 
»  quand  il  l'ut  seigneur,  il  reçut  le  nom  de  Cane,  ce  qui 
t>  signifie  l'empereur  dans  leur  langue.  C'était  un  homme 
»  vaillant  et  saï;e  ,  et  par  sa  sagesse  et  sa  valeur  il  divisa 
»  le  peuple  en  séries  de  dix,  de  cent  et  de  mille  sous  des 
»  capitaines   propres  au   commandement.    D'abord  il  or- 
»  donua  à  tous    ses   principaux    sujets  de  tuer  leurs  fils 
»  aînés  ;  et  quand  il  se  trouva  obéi  en  ceci,  il  promulgua 
»  ses  ordres  à  son  peuple,  entra  dans  l'Inde  ,  vainquit  le 
«  pi  être  Jean  et  conquit  tout  le  pays.  «  (Liv.  V,  chap.  27.) 
Mllani  était  guelphe,  c'est-à-dire  un  adhérent  du  parti 
papal   et   républicaui  :    il    répète    toutes    les    calomnies 
inventées  pour  prévenir  les  Italiens  contre  la  maison  de 
Souabe,  et  semble  ajouter  foi  avec  une  crédulité  superti- 
tieuse   aux  divers   miracles  et  aux   songes  des   pontifes 
romains.  Un  de  ses  héros  est  Charles  d'Anjou,  tyran  cruel, 
menteur,  mais  brave,  et  voici  comment  il  le  peint  avec 
la   partialité    d'un   partisan  et   les  vives    couleurs   d'un 
écrivain  qui  connaissait  l'original  de  son  portrait. 

ic  —  Charles  était  sage  et  prudent,  brave,  sévère  et 
»  très-redouté  de  tous  les  rois  du  monde;  magnanime, 
n  ardent  à  conduire  une  grande  entreprise,  sur  dans  ses 
•>  promesses,  parlant  peu  et  agissant  beaucoup.  Il  riait 
0  rarement  ou  plutôt  jamais.  Il  était  chaste  comme  un 
»  moine,  bon  catholique,  et,  comme  juge  ,  impitoyable 
»  et  d'un  aspect  farouche;  haut  de  taille,  robuste,  le 
»  tcjnt  olivâtre,  le  nez  long.  Il  avait  plus  de  majesté  dans 
>'  sa  personne  qu'aucun  autre  seigneur  de  son  temps.  Il 
»  veillait  beaucoup  et  dormait  peu,  ayant  coutume  de 
«  dire  que  le  temps  passé  à  dormir  était  du  temps  perdu. 
»  11  était  généreux  comme  chevalier,  mais  désiicux  d'ac- 


LITTÉRATURE.  323 

»  qudrir  des  terres ,  du  pouvoir  et  des  richesses  pour 
»  fournir  aux  dépenses  de  ses  guerres.  Il  ne  se  plaisait 
»  pas  dans  !a  compagnie  des  uomiiii  di  corte ,  des  cour- 
»  tisans  ni  des  joueurs,  n  (  Liv.  VII,  ch.   i.) 

L'histoire  n'offre  aucun  contraste  plus  frappant  que 
celui  des  caractères  des  deux  princes  rivaux  qui  se  dispu- 
taient l;i  couronne  de  Naples.  Manfred  était  le  fils  naturel 
de  Frédéric,  dernier  empereur  de  la  maison  de  Souabe. 
Il  refusa  de  courber  la  tête  sous  le  joug  de  la  tyrannie 
papale  :  trois  pontifes  le  poursuivirent  successivement  de 
leur  haine  et  donnèrent  enfin  son  royaume  à  Charles 
d'Anjou  en  l'invitant  aie  conquérir.  Une  serait  pas  juste, 
pour  peindre  l'intrépide,  le  noble  et  le  malheureux  Man- 
fred, d'emprunter  les  paroles  de  son  ennemi,  car  Villani 
rét;iil.  Mais  les  actions  de  ces  deux  princes  sont  le  com- 
mentaire du  passage  suivant  de  l'historien  et  nous  mettent 
à  même  de  former  une  opinion  impartiale. 

—  «  Ce  même  roi  Manfred,  cht  Villani,  était  le  fils 
«  d'une  femme  très-belle  appartenant  à  la  marquise  Lancia 
j)  de  Lombardie ,  et  beau  lui-même  couiine  son  père , 
«mais  dissolu  à  l'extrême;  musicien  et  chanteur,  il 
«  aimait  à  voir  les  bouffons  et  les  uomini  di  corte ,  entre- 
«  tenait  toujours  des  maîtresses  et  s'habillait  toujours  de 
"  vert.  Généreux,  courtois,  de  nobles  manières,  il  avait 
«  beaucoup  de  partisans,  mais  sa  vie  était  épicurienne; 
»  croyant  à  peine  en  Dieu  ou  à  ses  saints  ,  ennemi  de  la 
y  sainte  Église  et  des  prêtres,  il  confisquait  encore 
»  plus  volontiers  que  son  père  les  biens  ecclésiastiques.  II 
»  était  riche  d'ailleurs  du  trésor  que  lui  avaient  laissé 
n  l'empereur  et  le  roi  Conrad ,  ainsi  que  des  revenus  de 
«  son  fertile  royaume,  qu'il  rendit  commerçant  et  prospère 
»  tout  en  vivant  en  guerre  avic  l'Église.  Il  avait  pour 
n  femme  la  fille  du  despote  de  Homanie  (  l'empereur  de 
n  Constant inople),  dont  il  eut  plusieurs  enfans.  )>  (  Liv. 
VI,ch.  7.) 

Le  grand  crime  de  Manfred  ét;iit   d'avoir   formé  une 


324  REVUE  DE  PARIS, 

petite  armée  de  Sarrasins  dont  il  se  servait  pour  se  dé- 
fendre centre  ses  ennemis  et  le  pape,  qui  lui  étaient  dé- 
voués, et  grâces  auxquels  il  avait  reconquis  sa  puissance 
après  avoir  été  obligé  de  fuir  ses  états.  Le  portrait  partial 
que  trace  Villani  de  ce  roi,  chevalier  accompli,  nous 
révèle  toutes  ses  qualités.  Puisqu'il  rendait  son  royaume 
prospère  et  s'y  faisait  adorer  de  ses  sujets ,  on  peut  bien 
lui  pardonner  son  goût  pour  les  amusemens  des  cours;  et 
s'il  était  chéri  de  sa  femme ,  ou  peut  douter  que  ses  torts 
envers  elle  fussent  si  répétés.  Au  contraire ,  les  actes  de 
la  vie  de  Charles  sont  une  longue  liste  de  crimes.  Il  en- 
traîna Naples  dans  une  guerre  sanglante  et  ne  montra 
aucune  inerci  aux  vaincus.  Après  la  mort  de  Manfred,  qui, 
heureusement  pour  kii,  périt  sur  le  champ  de  bataille  , 
la  veuve  Sibille,  dont  Villani  a  vanté  la  haute  naissance, 
fut  emprisonnée  avec  ses  enfans  en  Calabre,  et  mise  à 
mort  par  Charles,  comme  le  dit  brièvement  l'historien 
florentin,  da-  Carlo fatt^  morire.  Tout  noble  partisan  de 
Manfred  mourut  sur  l'échafaud  ,  et  à  ces  victimes  infor- 
tunées il  faut  ajouter  le  jeune  et  brave  Conradin.  Le 
royaume  conquis  fut  réduit  au  désespoir  par  les  extor- 
sions et  les  cruautés  du  vainqueur,  dont  cette  île  oppri- 
mée ne  fut  eiihn  délivrée  que  par  les  Vêpres  siciliennes  : 
qu'on  juge  maintenant  la  piété  catholique  de  Charles. 

Mais  pour  revenir  à  Villani ,  quoique  violent  comme 
homme  de  parti,  il  regrette  le  temps  où  il  n'y  avait  ni 
guelphe  ni  gibelin  à  Florence.  «  C'est  de  ces  noms,  dit-il, 
que  sortirent  tous  les  fléaux  que  nous  verrons  fondre  plus 
lard  sur  notre  cité;  fléaux  qui  n'auront  pas  de  fin  si  Dieu 
ne  les  termine.  »  Cette  espèce  de  figure  de  rhéiorique, 
cette  allusion  aux  bons  vieux  temps  est  commune  à  tous 
les  chroniqueurs  du  passé  depuis  Homère  ;  mais  elle  est 
plus  naturelle  chez  Villani ,  qui  vit  lui-même  les  banquets 
solennels  de  ses  compatriotes  changés  en  querelles  san- 
glantes, les  amis  les  plus  intimes  divisés  en  guelphes  et 
en  gibelins;  les  palais  de  Florence  rasés  au  nom  de  la  ven- 


LlTTËllATl  RI' .  32 "i 

gcance,  et  les  propriétés  des  vaincus  eonfisqnées.  Tous 
les  bouleverscmens  de  fortune,  tontes  les  ealamilés  dont 
il^tiit  témoin  Taflligeaient  d'aulant  plu-i  (jue  ce  n'était  pas 
le  résultat  des  vicissitudes  nalurelles  de  la  vie,  ni  de  la 
guene  étrangère,  ni  de  la  peste,  ni  de  la  famine, — 
mais  des  discoïdes  civiles  provoquées  par  de  vains  mots 
et  dans  lesquelles  le  citoyen  le  plus  vertueux,  grâces  à 
une  désignation  de  faction ,  se  voyait  tout  a  coup  en  buUe 
à  la  baine  de  ses  meilleurs  amis. 

A  l'imitation  de  Tile-Live ,  Viliani  aime  à  parler  de 
monstres  ,  de  comètes,  de  météores  et  de  présages.ïl  nous 
apprend  comment  «  Philippe-le-Bel ,  roi  de  France,  fit 
mettre  en  prison  tous  les  Italiens  séjournant  dans  son 
royaume  sous  prétexte  de  rechercher  les  usuriers,  tandis 
qu'en  même  temps  il  fit  arrêter,  et  ne  délivra  que  sous 
rançon,  plusieurs  honnêtes  marchands  accusés  aussi  de 
faire  l'usure,  «.i  C  est  depuis  ce  temps-là  ,  répète  grave- 
ment le  chroniqueur  florentin ,  que  le  royaume  de  France 
u'a  fait  que  décliner  et  tojiiber  de  nul  en  pire.  « 

Peut-être  la  meilleure  manière  de  donner  une  idée  gé- 
nérale du  livre  deA'illaui  serait  de  citer  les  ^onunJires  de 
quelques-uns  de  ses  chapities  dans  l'ordre  de  leur  arran- 
gement; par  exemple  :  —  «  Liv.  Mil ,  chap.  1 2  :  comment 
»  les  nobles  de  la  ville  de  Florence  prirent  les  armes  pour 
«  détruire  et  opprimer  le  gouvernement  populaire.  — 
I)  Ch.  i3  :  —  comment  le  pape  Boniface  fit  la  paix  entre 
))  le  roi  Charles,  les  Florentins  et  don  Jayine  d'Aragon, 
o  roi  de  Sicile.  —  Ch.  14  :  —  comment  le  parti  guelphe 
n  fut  chassé  de  Gênes.  —  Ch.  i5  :  — de  certains  change- 
»  mens  survenus  parmi  les  seigneurs  de  Tarlarie. — Liv. 
n  IX,  ch.  191  ;  —  comment  une  nouvelle  monnaie  fut 
n  frappe  à  Florence.  —  Ch.  292:  d'une  chute  miraculeuse 
n  de  neige  en  Toscane.  —  Ch.  2g3  :  —  comment  Castruccio 
»>  chercha  à  trahir  Florence.  —  Ch.  294  :  —  comment  fut 
»  signé  un  traité  entre  quelques-uns  des  seigneurs  élus  en 
«  Allemagne. — Ch.  296: — comment  Castruccio,  seigneur 


326  REVUE  DE  PARIS, 

î.  de  Lucqiies,  s'empara  de  la  ville  de  Pristria  par  trahi- 
»  son.  —  Ch.  296  ;  —  comniejit  Messire  Eaimondo  de  Car- 
»  donna  vint  à  Florence  en  qualité  de  capitaine.  —  Ch. 
»  297  :  —  comment  le  duc  de  Calabre  ,  à  la  tête  d'une  ar- 
■»  mée ,  fit  une  descente  en  Sicile.  —Ch.  298  :  —  des  signes 
»  qui  parurent  dans  l'air  et  cjui  firent  redouter  des  dau- 
»  gers  et  des  troubles  dans  la  ville  à  tous  ceux  qui  les 
»  virent.  » 

Ce  serait  aussi  un  extrait  curieux  que  le  chapitre  i35 
du  livre  IX  :  Du  poète  Dante  ei  de  sa  mort:  on  y  voit  que 
lillani,  concitoyen  et  contemporain  du  Dante  exilé,  s'é- 
tudie à  lui  rendre  les  bonnes  grâces  des  Florentins  en  di- 
sant (ju'il  avait  été  guelfe.  «  C'était,  dit-il,  un  homme 
instruit  dans  presque  toutes  les  sciences,  quoique  laïc, 
grand  poète,  philosophe  et  parfait  rliétoricien  en  prose 
connne  en  vers,  pour  parler  comme  pour  écrire.  Jamais  on 
n'avait  composé  de  plus  beaux  vers  que  les  siens  dans 
notre  langue.  »  Villanicite  en.suite  ses  divers  ouvrages,  sa 
I^Jouuelle  Fie  de  l'Amour,  ses  Caiizoni,  ses  épitres  latines 
et  son  Traité  de  la  Monarchie,  son  livre  de  \ Éloquence 
vulgaire  et  sa  Commedia ,  en  vers  élégans  et  pleins  de 
hautes  et  ingénieuses  questions  de  morale,  de  philosophie 
naturelle,  d'astrologie  et  de  philosophie,  avec  de  belles 
métaphores  et  comparaisons,  etc.  «  Le  Dante,  ajoute 
Vdlani,  était,  à  cause  de  ses  connaissances,  un  peu  pré- 
somptueux, salirique  et  méprisant,  peu  courtois  à  la  façon 
des  philosophes  et  ne  sachant  pas  bien  converser  avec  les 
laïcs.  Mais  ses  qualités,  sa  science  et  son  mérite  comme 
citoyen  me  font  un  devoir  de  lui  consacrer  un  souvenir 
éternel  dans  cette  chronique,  parce  que  ses  ouvrages  l'ont 
illustré  lui  même  en  dotant  notre  cité  d'une  nouvelle 
gloire.  »  Il  faut  savoir  que  Villani  el  Dante  avaient  d'ail- 
leurs des  opinions  tout  opposées  et  jugeaient  bien  diiTérem- 
ment  les  mêmes  personnes.  Le  poète  prépare  un  lieu  de 
torture  pour  Benoît  VIII  dans  son  enfer;  le  chroniqueur 
en  lait  un  saint.  Dante  se  moque  de  tous  les  papes,  Villani 


LITTÉRATURE.  327 

les  vénère  tou"5.  Dante  place  Manfred  sur  la  route  du  pa- 
radis, Villani  le  maudit  comme  scomiinito  et  le  livre  au 
diable.  C'est  donc  généreux  à  lui  d'attribuer  à  l'amerlume 
de  l'exil  la  composition  de  ce  Traité  de  ta  Monarchie  que 
les  Florentins  ne  purent  pardonner  à  l'auteur  delà  Diviiia 
Commedia . 

Terminons  par  quelques  lignes  sur  Giovanni  Villani  lui- 
même.  «Les  historiens  de  la  Grèce,  dit  M.  d-  Sismondi , 
avaient  comme  lui  parcouru  toutes  les  carrières  publiques 
et  privées ,  et ,  par  bien  des  traits ,  Villani  est  digne  d'être 
compare  à  Hérodote.  »  On  ignore  la  date  précise  de  sa 
naissance.  Son  père  ,  ijui  avait  rempli  de  hautes  lonctions 
politiques  à  Florence,  laissa  quatre  enfans  dont  Giovanni 
était  l'aine,  Matheo,  son  continuateur,  le  quatrième.  Gio- 
vanni fit  le  commerce  ainsi  que  presque  tous  les  nobles 
Florentins  de  son  temps  .il  voyagea,  et  à  ses  nombreuses 
relations  avec  tous  les  pays  il  faut  attribuer  la  varie'té  des 
matières  contenues  dans  ses  chroniques.  Par  exemple, 
tous  les  détails ,  les  uns  fabuleux ,  les  autres  vrais ,  qu'il 
donne  sur  Cassanoimperatore  de  Ta/'iar/'/Gliàzan-Khan, 
septième  roi  de  Perse  de  la  race  de  Jenghiz),  il  les  tenait 
d'un  nommé  Bartari ,  élevé  à  la  cour  de  ce  prince  et 
envoyé  par  lui  en  ambassade  auprès  du  pape. 

Giovanni  Villani  exerça  tour  à  tour  des  fonctions  di- 
plomatiques et  militaires;  il  fut  le  négociateur  d'un  traité 
entre  Pise  et  Florence,  et  commanda  un  détachement  de 
ses  compatriotes  dans  la  guerre  contre  Castruccio  de 
Lucques  ,  qui  forme  un  des  épisodes  les  plus  intéressans 
et  les  plus  pittoresques  de  son  ouvrage.  Encore  une  der- 
nière citation  pour  montrer  quelle  était  l'impartialité  du 
chroniqueur  envers  les  ennemis  de  sa  patrie.  «  Ce  Cas- 
«  truccio  était  bien  fait  de  saf  personne ,  grand  de  taille 
»  et  actif,  sans  trop  d'embonpoint,  le  teint  clair  et  même 
v>  un  peu  pâle  ,  les  cheveux  droits  et  l'air  gracieux.  Il 
»  avait  quarante  sept  ans  lorsqu'il  mourut.  Quelque  temps 
»  auparavant,  sentant  approchcrsamort,il  dit  à  plusieurs 


528  RF-YLE  DE  PARIS. 

»  de  ses  aiîidés  :  u  Je  vois  que  je  vais  mourir  ;  c  morto  me 
n  di  corto  vedvete  disasroccato  ,  o  voulant  dire  dans  son 
51  idiome  lucquois  :  Et  quand  je  serai  mort,  vous  serez 
11  bientôt  témoins  d'une  grande  révolution.  Il  prophétisait 
11  vrai ,  comme  nous  aurons  occasion  de  le  voir.  Ainsi  que 
«  nous  en  avons  été  informés  par  ses  intimes  aujis,  Cas- 
«  truccio  se  confessa  et  reçut  dévotement  les  sacreniens 
«  et  l'extrémeonction.  Néanmoins  il  expira  dans  une 
n  grande  erreur,  puisqu'il  ne  reconnut  jamais  qu'il  avait 
»  offensé  Dieu  en  attaquant  la  sainte  Eglise ,  et  en  satis- 
«  faisant  sa  conscience  par  ce  prétexte  qu'il  avait  agi 
n  justement. 

«  Or  ce  Gastruccio  était  un  vaillant  et  magnanime  ty- 

n  ran,  habile,  rusé,  entreprenant,  industrieux,  un  homme 

V  accompli  dans  le  métier  des  armes   et  la  science  de  la 

«  guerre;  aventureux  dans  ses  entreprises,  craint  et  re- 

o  douté  ;  il  fit  de  grandes  choses  en  son  temps  ,  et  fut  un 

«  vrai  fléau  pour^scs  concitoyens  commepourlesFloreu  lins, 

)>  les  Pisans ,  ceux  de  Pistoye  et  pour  les  habitans  de  la 

)i  Toscane  pendant  l'espace  de  quinze  ans  qu'il  régna  sur 

n  Lucques.  Il  montra  de  la  cruauté  en  mettant  ses  enne- 

5»  mis  à  mort  et  en  les  livrant  aux  tortures  II  fut  ingrat 

Il  pour  les  services  reçus  dans  la  mauvaise  fortune,  re- 

11  cherchant  trop  volontiers  de  nouveaux  amis  et  de  nou- 

«  veaux  visages;  si  vain  de  sa  grandeur  et  de  sa  puissance 

»  qu'il  s'estimait  le  maître  de  Florence  et  le  roi  de  toute 

1    la  Toscane*.  Les  Florentins  furent  si  réjouis  de  sa  mort 

«  qu'ils   avaient  peine  à  y  croire.  Mais  aussitôt  que  la 

n  nouvelle  en  fut  certaine,  je  songeai,  moi,  auteur  de  ce 

n  livre,  à  raconter  une  circonstance  qui  m'était  arrivée 

51  relativement  à  cette  mort.  « 

Avant  de  laisser  continuer  Villani ,  remarquons  ,  pour 
expliquer  sa  crédulité,  que  plusieurs  autres  passages  de  sa 
chronique  nous  prouvent  que /««',  auteur  de  ce  litre  , 
avait  une  foi  réelle  dans  l'astrologie.  N'oublions  pas  que  , 
dans  ce  siècle,  savansef  ignorans  y  avaient  une  foi  égale,  et 


LITTEIÎÂTURE.  329 

que  nieltrc  en  doute  la  vérité  de  cette  science,  c'eût  été 
une  impiété  digne  d'être  punie  dans  ce  cercle  de  l'enfer 
où  Dante  a  placé  Farinata  et  Cavaicante  ,  l'empereur 
Frédéric  et  le  cardinal  UbaUlini. 

«  Etant  Florentin  ,  continue  notre  cîiroaiqueur  ,  et 
«  voyant  quels  troubles  causait  à  mou  pays  ce  rédouté 
»  Castruccio,  j'écrivis  à  mon  dévot  ami  maître  Dionysio 
11  dal  Borgo  a  San  Sepolcro  ,  maître  en  philosophie  et  en 
«  théologie  de  luniversité de  Paris.  Je  déplorais  nos  mal- 
»  heurs  dans  ma  lettre,  et  je  suppliais  mon  ami  de  m'ap- 
»  prendre  quand  ils  auraient  enfin  im  terme.  Maître 
»  Dionysio  me  répondit  en  peu  de  mots  :  n  —  Je  vois  Cas- 
))  truccio  mort ,  et  à  la  fin  de  la  guerre  vous  obtiendrez 
»  possession  de  la  seigneurie  de  Lucques  par  la  main  de 
»  quelqu'un  qui  portera  dans  ses  armoiries  sable  et  gueu- 
1)  le  :  mais  ce  sera  un  nouveau  sujet  (i'alHictiou  etde  honte 
»  pour  voire  réji^bliquc  ,  et  vous  ne  garderez  pas  long- 
n  temps  votre  acquisition  nouvelle.»  Je  reçus  cette  lettre 
w  de  Paris  au  moment  où  Castruccio  s'était  emparé  de 
)i  Pisloye.  J'écrivis  donc  à  m  u'tre  Dionysio  comment.  Cas- 
î)  truccio  était  devenu  plus  puissant  que  jamais.  Ce  à  quoi 
»  il  me  repouiiit  :  v  Je  vous  confnine  aujourd'hui  ce  que 
«  je  vous  ai  écrit  dans  une  précédente  lettre  ,  si  Dieu  n'a 
«  pas  changé  ses  jugemens  et  bouleversé  le  cours  des  as- 
ji  très  ,  je  vois  Castruccio  mort  et  enterré!  >i  Lorsque  je 
»  reçus  cette  lette ,  je  la  montrai  au.\  priori  mes  collègues 
«  (étant alors  membre  de  cette  magistrature).  Il  arriva 
i>  que  Castruccio  était  mort  quelques  jours  auparavant,  et 
»  que  le  jugement  de  maître  Dionysio  s'était  accompli 
î>  comme  une  prophétieen  tous  points. 'i(Llv.  X,  chap.  85t.) 

Il  parait  que  la  prédiction  du  m  litre  Dionysio  influa 
beaucoup  sur  les  diflîcnltés  qu'élevèrent  les  magistrats  de 
Florence  lorsqu'ils  négocièrent  l'achat  de  Lucques  ,  d'a- 
bord avec  des  aventuriers  allemands  qui  s'en  étaient 
emparés  au  nom  de  l'empereur  Louis  de  Bavière,  ensuite 
avec  Muiino  dclla  Scala  ,    seigneur  de  Vérone  ,    qui  en 

ME   X.  \S 


330  KEVUE  DE  PARIS, 

était  devenu  le  maître  à  son  tour,  par  une  de  ces  continuel- 
les vicissitudes  de  la  poiitiniie  italienne  au  quatorzième 
siècle.  Une  révolution  analogue  livra  en  i34i  la  répulli- 
que  de  Florence  à  un  usurpateur  qui  la  tyrannisa  pendant 
une  année  entière,  et  dont  Viilani  raconte  l'oppression 
en  historien  patriote. 

Bientôt  après  Viilani  fut  la  victime  d'une  grande  catas- 
trophe commerciale,  la  banqueroute  de  la  riche  maison  des' 
Bardi ,  qui  entraîna  celle  de  plusieurs  maisons  de  Flo- 
rence. Viilani,  par  suite  de  ce  désastre,  fut  jeté  en  prison 
et  y  resta  plusieurs  années,  se  consolant  par  le  récit  de  ses 
malheurs,  qui  font  partie  de  ses  chroniques.  En  i348  il 
mourut  de  la  peste  qui  ravagea  l'Italie  et  une  grande  par- 
lie  de  l'Euiope.  Son  frère  Matheo  ,  plus  jeune  que  lui  de 
plusieurs  années  continua  les  Istorie  fîorentini  de  iS^S  à 
i363  ,  et  par  une  coïncidence  remarquable,  le  même  fléau 
qui  avait  enlevé  Giovanni  reparaissant  au  moins  de  juillet 
de  cette  année  frappa  aussi  Matheo.  Philippe  ,  son  fils  , 
termina  l'ouvrage  de  son  oncle  et  de  son  père,  qui  s'arrête 
au  traité  conchi  entre  Pise  et  Florence,  le  17  août  i364. 
G.  ViLLAHi,  Istorie  florentine . 


LE  PALAIS-ROYAL 

ET  LA  PLACE-ROYALE. 


Ne  croyez  pas  que  je  veuille  vous  servir  ici  ler;igoiitd'un 
contraste,  comme  dirait  ïrissolin,  le  Trissotin  d'autrefois. 
Le  contraste  n'est  certainement  pas  chose  si  rare  à  Paris 
qu'il  faille,  pour  en  rapprocher  les  deux  paities,  faire  une 
course  de  tricycle.  Ou  le  trouve  en  tous  lieux  dans  cette 
f;rande  ville:  partout  le  mesquin  est  à  côté  du  beau,  l'or- 
dure auprès  de  la  magnificence,  la  misère  en  face  du  luxe, 
quelquefois  même  la  solitude  et  le  silence  au  milieu  de  l'a- 
gitation et  du  bruit.  Dans  ce  chaos  perpétuel  d'élémens  op- 
posés, on  trouve  à  chaque  pas  le  sujet  d'un  de  ces  tableaux 
à  double  face  où  l'art  s'est  toujours  complu,  et  qui  font 
métiiter  le  philosophe.  Le  même  quartier,  la  même  rue,  la 
même  maison  peut- être  vous  montrera  souvent  en  pi  ésence, 
dos  à  dus,  l'un  sur  l'autre,  ou  porte  à  porte,  les  deux  exiré- 


332  REVL'E  DE  PARIS, 

miles  de  la  civilisalion,  les  aspects  les  plus  contraires  que 
puisse  oÊFrir  lo  socicié  humaine,  vue  de  près,  ctudie'e  à  la 
loupe,  scrutée  par  l'analyse.  L'inslitut,  par  exemple, 
ii'est-il  pas  à  côté  de  la  Monnaie  ,  et  la  Conciergerie  tout 
près  du  quai  aux  Fleurs  ?  On  vous  a  dit  quelque  part  qu'il 
y  avait  un  piano  et  de  jolies  demoiselles  dans  le  bâtiment 
delà  Morgue  ;  et  vous  trouveriez  aisément  un  commission- 
naire au  Mont-rle  Piété  sur  le  même  palier  qu'une  élégante 
couturière,  un  bureau  de  charité  sous  les  fenêtres  tl'une 
maison  de  banque. 

Or  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  aujourd'hui.  Je  n'ai  pas 
l'intention  d'opposer  le  cahne  de  la  Tlact -Royale  au  mou- 
vement du  grand  bazar  parisien.  C'est  plutôt  par  la  res- 
semblance de  leurs  formes,  par  l'analogie  probable  de  leurs 
destinées  ,  qu'il  m'est  venu  en  fantaisie  de  réunir  dans  un  , 
seul  chapitre  ces  deux  localités.  Ici  et  là  ,  en  eflet ,  même 
distribution  du  terrain,  même  système  d'architecture. 
Quatre  faces  de  bàtimcns  qui  regardent  un  espace  planté 
d'arbres,  car  c'est  la  faute  du  temps  si  la  quatrième  ligne 
d'étages  supérieurs  manque  au  Paiais-Rojal;  des  galeries 
pratiquées  sous  le  premier  étag?  de  ces  maisons,  et  soute- 
nues par  une  suite  légulières  de  piliers  qui  se  joignent  en 
arcades;  une  promenade  à  l'abri  autour  d'une  promenade 
en  plein  air;  tels  sont  les  points  matériels  de  cojnparaison. 
Les  dilTérenccs  sont  nombreuses,  et  il  me  semble  que  l'a- 
vantage pour  l'un  cl  pour  l'autre  s'y  balance.  Ici  le  corridor 
claustraiest  tropéciasé  par  sa  voûte;làil  est  trop  élancé  et 
trop  étroit.  Au  Marais ,  les  rues  pénètrent  dans  la  place  ; 
elles  séparent  les  galeries  du  jardin;  ce  qui  pourrait  être 
un  inconvénient  pour  les  promeneurs .  s'il  y  en  avait.  Au 
quartier  Saint  Honoré ,  la  circulation  des  voitures  s'arrête 
aux  abords  de  l'édifice  ;  elle  eu  respecte  l'enceinte  :  elle 
tourne  le  long  de  la  façade  extérieure,  mais  par  des  voies 
si  resserrées  ,  si  sales  et  si  périlleuses,  que  les  habitans  du 
lieu  semblent  leur  avoir  rendu  leur  véritable  destination 
en  y  tiéposant  des  immondices.  La  vieille  Cité  n'a  rien  de 


LITTÉRATURE.  333 

plui  fangeux  et  déplus  fétide  que  le  fossé  bourbeux  dans 
lequel  on  desrend  à  l'extrémité  de  la  rue  Yiïienne. 

Nous  avons  tous  vu  le  Palais-Hoyal  dans  son  plus  grand 
éclat.  Je  me  suis  demandé  quelquefois  ce  que  serait  la 
Place-Royale  si  la  mode  venait  s'y  établir,  si  ses  quatre 
rues  intérieures  étaient  parcourues  par  de  brillans  équi- 
pages, si,  le  soir,  d'innombrables  jits  de  lumière  se  déta- 
cliaient  de  ses  portiques  percés  en  riches  magasins  ;  si,  dans 
chaque  intervalle  de  ses  pilastres,  l'air  enflammé  se  jouait 
suspendu  dans  un  giobe  (le  cristal ,  si  les  trois  étages  de 
ses  maisons  ,  variées  déjà  par  les  couleurs  de  la  brique 
et  de  la  pierre  ,  réfléchissaient  ,  sous  leur  haut  cou- 
vercle d'ardoise,  la  lueur  riante  des  lustres  et  des  bougies. 
Alors  sans  doute  il  ferait  beau  d'arriver,  dans  ce  séjour  des 
plaisirs  et  des  joies  mondaines,  par  les  arceaux  ouverts  sur 
la  rue  Royale  et  sur  la  chaussée  des  Minimes,  deux  issues 
vraiment  magnifiques.  De  ce  jardin  clos  de  grilles  ,  qui 
recevrait  la  fouie  par  qu.itre  larges  en trées,etoùLouisX III 
se  morfond  aujourd'hui  sous  son  vêtement  de  marbre, 
on  aurait  tout  le  mouvement  et  tout  le  bruit  dont  se 
compose  le  bonheur  des  villes.  Ceserait  mieux  que  le  Palais- 
Royal,  où  l'agitation  est  en  quelque  sorte  renfermée,  mieux 
que  les  boulevards  ,  où  elle  est  trop  répandue,  trop  épar- 
pillée. Ce  rêve  heureux  ne  se  réalisera  pas.  L'engouement 
magique  qui  pousse  toute  lapopulation  versunquartier  de 
la  ville  ne  revient  jamaisà  celui  qu'ila  déjà  visité.  Il  aime 
à  Kiisser  derrière  lui  des  déserts  et  des  ruines.  II  faut  à  ce 
coureur  infatigable  et  capricieux  des  amantes  délaissées  qui 
le  pleurent  dans  un  long  ennui.  La  Place-Royale  a  obtenu 
jadis  ses  faveurs  ;  elle  n'a  plus  que  des  souvenirs  pour  se 
consoler  de  l'oubli  et  de  la  solitude.  Le  Palais  Royal  aussi, 
dont  il  faisait  naguère  ses  délices,  touche  peut-être  à  son 
déclin;  il  s'y  inanisfeste  déjà  quelques  signes  d'abandon 
et  d'in-lifTérencc.  C'est  un  motif  de  plus  pour  rapprocher 
une  puissance  tombée  d'une  grandeur  qui  s'obscurcit. 
On  sait  (pic  la  T'Iacc-Royale  fut  construite  par  Henri  I\  ; 


334  RLVUE  DE  PARIS, 

ce  qu'on  ne  sait  pas  aussi  Lien,  c'est  de  quelle  façon  un 
roi  d'alors ,  un  roi  absolu  ,  un  roi  conquérant  ,  qui  avait 
regagne  sa  couicnne  pied  à  pied  tt  l'épée  an  poing,  s'y 
prenait  pour  user  de  ses  domaines.  L'eniplaccincut  sur 
lequel  il  vouiut  construite ,  car  il  aimait  aussi  le  travail 
des  maçons,  dépendait  de  l'ancien  hôtel  des  Tournelles; 
c'était  un  terrain  nu,  entouré  de  décombres,  et  dont 
on  avait  fait  un  marché  aux  chevaux.  Henri  IV  entreprit 
d'y  dessiner  une  place  large,  belle  et  régulière,  dont  le 
milieu  servirait  d'arène,  et  le  pourtour  d'amphithéâtre  , 
pour  les  exercices  martiaux,  les  courses,  mascarades  el 
réjouissances  données  par  la  cour  au  public.  C'était  son 
bien  à  lui,  comme  disent  les  avocats  de  la  liste  civile,  et 
m'est  avis  qu'il  l'avail  bien  payé.  De  plus,  ce  n'était  de- 
venu le  bien  de  personne  ;  il  ne  s'y  était  pas  établi  de  ces 
jouissances  anciennes,  immémoriales,  qu'il  faut  souvent 
respecter  comme  des  droits.  Cependant  il  ne  crut  pas  pou- 
voir en  disposer  sans  l'aveu  cie  son  parlement.  Après  avoir 
fait  élever  de  ses  deniers  un  côté  de  la  place ,  il  fit  enre- 
gistrer un  édit,  par  lequel  il  cédait  à  des  particuliers  les 
autres  portions  du  terrain,  moyennant  la  rente  annuelle 
d'un  écu  d'or,  et  à  la  charge  (.Vy  construire  des  bâtiniens 
sur  le  plan  qu'il  avait  exécuté  lui-même.  Ainsi  fut  faite 
la  Place-Royale  ,  véritable  ouvrage  de  prince  ,  théâtre  de 
nobles  amusemens,  rendue  à  l'usage  de  tous,  aussitôt  que 
la  main  créatrice  du  monarque  l'eût  fait  sortir  de  la  boue 
et  du  néant;  et  cela,  sans  profit  ,  sans  calcul  d'argent , 
moyennant  une  légère  redevance,  qui  perpétuait  seu- 
lement le  souvenir  du  bienfait  royal. 

Elle  se  trouva  prête  en  1612  ,  pour  la  célébration  anti- 
cipée de  ce  mariage,  d'où  devaient  sortir,  après  une  lon- 
gue stérilité,  les  deux  branches  de  princes  Bourbons,  dont 
l'une  vient  d'emporter  dans  l'exil  la  vieille  monarchie, 
et  l'autre  fait  aux  Tuileries  l'essai  d'une  royauté  nouvelle. 
Ses  quatre  lignes,  composées  de  neuf  pavillons,  étaient 
élevées  ;  ses  deux  rues  qui  trouvaient ,  il  y  a  peu  de  temps 


LiTTÉRATURE.  535 

encore,  une  ouveiture  sous  deux  de  ses  augles,  t'taient 
tracées;  ses  deux  entiées  majestueuses  ,  par  les  centres 
du  midi  et  du  nord  ,  étaient  ouvertes,  lorsque,  par  une 
belle  journée  du  printemps,  des  milliers  de  spcct  iteurs, 
groupés  aux  fenêtres ,  entassés  sur  les  échafauds ,  dames, 
seigneurs,  gcntilhommes  ,  gens  de  robe,  peuple  aussi  (on 
a  besoin  de  lui  pour  les  fêles),  virent  s'avancer  dans  la 
lice,  parés  de  riches  liabits  ,  suivis  d'une  somptueuse  es- 
corte ,  les  plus  illustres  et  les  plus  beaux  cavaliers  qui 
fussent  en  ce  royaume  de  France.  Un  des  acteurs  de  cette 
brillante  représenialion  ,  Bassompierre  ,  nous  dit  qu'il  ne 
lui  en  coûta  pas  moins  de  cinquante  mille  écus  pour  y 
paraître  convenablement.  11  se  faisait  rembourser  de 
cette  dépense  en  bonnes  fortunes.  Aujourd'hui,  on  saurait 
au  juste  ce  qu'une  somme  pareille ,  bien  placée  ,  peut  rap 
porter  d'intérêts.  Ce  fut  ,  je  crois  .  le  dernier  spectacle  où 
Hgura  la  noblesse  française.  Piichelieu  vint,  qui  congédia 
la  troupe. 

Après  ces  magnifiques  extravagances,  la  Place-Royale 
trouva  encore  une  autre  illustration.  Elle  devint  le  centre 
du  goût ,  de  la  politesse  ,  de  la  galanterie  ,  du  bel  esprit. 
Xs  maisons  furent  habitées  par  les  femmes  les  plus  spiri- 
tuelles et  les  plus  jolies.  Les  grands  seigneurs  y  accoururent 
dans  leurs  carosses  de  velours  ;  les  gens  de  lettres ,  qui 
commençaient  à  prendre  leur  rang  dans  le  monde,  s'y 
rendirent  à  pied;  car  c'était ,  suivant  Scarron  ,  «  un  pays 
où  la  botte  se  conservait  long-temps  sans  crotte.  «  Lare- 
nommée  de  "  cet  incomparable  cloître,  i>  cloître  où  Ninon 
fit  ses  vœux,  convertit  bientôt  le  terrain  des  joutes  en  une 
promenade  noblement  fréquentée  ,  où  Corneille  a  placé  la 
scène  d'une  de  ces  comédies  qu'il  prit  toutes  faites  dans 
son  siècle,  avantde  s'élever  à  son  génie.  L'auteur  du /iowa« 
('om  c/ue,  qui,  en  dépit  de  ses  ouvrages,  était  homme  de 
bonne  compageiie  ,  appelle  la  Place  Royale  :  «  Quartier 
favori  des  honnêtes  gens  tant  chéri  ;  «  et  ailleurs  :  «  Belle 
place,  où  irhcd)ite  que  mainte  personne  d'élite.  »  11  s'est 


336  TU  vn;  DE  PAIUS. 

tiouvc',par  un  rare  bonlieiir, que  ,  lorsque  la  vogue  s'est 
eloit;nce  de  ce  lieu  ,  les  spéculations  n'y  ont  pas  porté 
leur  marteau  destructeur,  leur  avide  recherche  de  débris. 
Il  se  présente  à  nos  regards  tel  à  peu  près  qu'il  était  au 
temps  (les  Villequie  r  ,  des  Guémenée  ,  des  Rohan  ,  des 
Maugiron,  des  Bo  s- Dauphin  ,  et  de  toutes  ces  familles  que 
divertissaient  par  leurs  bons  mots  Sarrasin  ,  Ménage  et 
Voiture.  Nul  propriétaire  ne  s'est  encore  avisé  de  badi- 
geonner la  façade  rouge  et  blanche  de  son  antique  mai- 
son ;  nul  ne  la  fait  monter  d'un  étage ,  et  n'a  songé  à  tirer 
profit  de  ces  dômes  élevés  ,  où  l'on  pourrait  nicher  des 
locataires.  C'est  un  avantage  des  quartiers  abandonnés  ; 
dans  un  temps  où  lacupidilé  détruit, la  solitude  conserve. 
A  voir  ces  croisées  garnies  de  draperies  épaisses,  ces  portes 
fermées  où  le  marteau  retentit  rarement ,  ces  longues  ga- 
leries dont  les  murailles  n  ont  pas  été  minées  par  les 
boutiques  ,  on  se  croirait  dans  un  autre  siècle,  si  l'aspect 
tout  moderne  d'une  mairie  ,  avec  son  factionnaire  en  habit 
bourgeois  et  ses  listes  électorales  couchées  sur  une  tablet- 
te, si  encore  deux  cabinets  de  lecture,  remplis  de  journaux 
et  de  jeunes  gens  ,  comme  aux  lieux  les  plus  habiles  ,  ne 
venaient  terminer  cette  erreur.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne 
connais  pas  dans  Paris  de  meilleure  et  de  plus  agréable 
retraite.  Quelque  chose  me  dit  ([ue  j'y  mourrai  ;  c  est  un 
endroit  charmant  pour  mourir.  On  est  à  deux  pas  des 
pompes  funèbres. 

Mais  voici  que  vient  à  passer  le  corbillard  des  vivans  , 
l'omnibus  à  trois  roues, qui  nous  conduira  par  vingt  détours, 
à  travers  les  obstacles  d'un  quartier  populeux,  dumarbre 
de  Louis  XIII  jusqu'au  bronze  de  Louis  XIV  ,  dans  le 
voisinage  de  cette  autre  scène  que  nous  avons  encore  a 
décrire.  Nous  entrons  par  les  issues  les  plus  éloignées  de 
cette  demeure  princière,  d'où  l'on  a  retiré  un  roi,  main- 
tenant triste,  déserte  et  gardée  avec  un  soin  jaloux,  dont 
on  nous  a  fermé  la  cour  ,  depuis  que  la  circulation  n'y 
gênerait  ])!us  personne.  Tant  mieux,  dirai-je  ,  j'aime   à 


LITTÉRATURE.  337 

connailic,  autreiiieut  que  par  le  reliis  d'un  lactionnaire, 
les  liiiùtes  de  la  propriété  publique.  On  sait  ù  présent  que 
depuis  la  porte  qui  donne  ïur  la  cour  des  Fonlaines,  dont 
on  a  rétréci  la  voùle  pour  y  loger  des  marchands  ;  depuis 
les  premières  pantoufles  qui  décorent  le  portail  de  la  ga- 
lerie de  Nemours  et  le  péristyle  du  Théâtre-Français, 
tout  ce  qui  est  en  deçà  appartient  sans  conteste  à  ia  cu- 
riosité, sous  la  surveillance  des  gardes  municipaux. 

Or  nous  voici  dans  le  Palais-Royal,  dans  cette  enceinte 
connue  de  i" Europe  entière,  dont  on  demande  des  nou- 
velles à  quiconque  levient  de  la  grande  ville  ,  que  le 
nouveau  débarqué  veut  visiter  avant  tout,  dont  on  se  fait 
encore,  à  cent  lieues  de  Paris,  les  idées  les  plus  singuliè- 
res, les  plus  effrayantes,  les  plus  fantastiques;  lieu  de  per- 
dilion,  sentine  de  tous  les  vices,  véritable  Gommorrhe  , 
disent  les  pères  treniblans  et  les  mères  éplorées  ,  qui 
hasardent  à  regret  leurs  fils  dans  nos  écoles  ;  pays  de  Co- 
cagne, séjour  de  dél.ces ,  théâtre  de  mille  enchantcmens, 
s'écrient  les  provinciaux  émérites ,  les  beaux  esprits  de 
garnison  ,  les  Lovelaces  de  table  d'iiôte  et  les  commis- 
voyageurs.  Mensonge  ties  deux  parts,  ridicule  exagération 
de  terreur  et  d'enthousiasme,  qui  se  fonde  sur  les  récits 
fabuleux  dun  avitrc  temps,  d'un  autre  état  social,  d'une 
époque  déjà  vieille  de  vingt  années  ,  et  presque  perdue 
dans  nos  souvenirs.  Il  ne  faut  pas  avoir  vécu  plus  que 
rà;^c  ordinaire  d'un  homme  d'état  pour  avoir  vu  quelque 
chose  de  ce  désordre  bruyant,  de  ces  oigies  tumultueuses, 
de  ces  gais  scandales  ,  qui  firent  long  tcjnps  la  réputation 
du  Palais-Royal.  Maintenant  il  en  reste  à  peine  quelques 
traces.  Le  Palais-Royal  asuivi  le  mouvementde  nos  manirs- 
il  s'est  réformé;  il  est  devenu  honnête,  sévère  ,  ennuyeux 
peut  être  comme  un  libertin  qui  se  range.  Il  était  fait 
pour  le  vice  ,  ce  monument  historique  de  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  pour  le  vice  vulgaire,  bannal,  populaire, 
accessible  à  tous  ,  se  plaisant  dans  la  confusion  et  le  mé- 
lange, se  faisant  grossier  par  un  dernier  raiïinement.  dé- 


338  REVL'E  DE  PARlf^. 

daignant  la  pudeur  et  insensible  à  la  volupté  du  mystè- 
re. Et  voilà  que  le  vice  lui  manque-,  qu'après  l'avoir  laisse 
végéter  quelque  temps  obscur  et  sans  bruit  dans  ses  plus 
honteuses  retraites,  voyant  qu'il  ne  rapporte  plus  rien  i 
on  le  chasse  biutalenient  comme  un  intrus,  lui,  le  vice 
l'enfant  de  la  maison. 

Une  fois  épui'é,  sous  le  rapport  de  la  morale  ,  il  ne  res- 
tait plus  au  Palais-Royal,  pour  se  séparer  (out-à-fait  du 
passé  ,  qu'à  se  faire  net  et  beau  ,  luisant  et  propre  ;  à  dé- 
pouiller ses' haillons;  à  se  revêtir  de  neuf.  Il  a  fait  toute 
cette, dépense  ,  non  sans  peine.  Il  a  réussi  à  couvrir  d'une 
couche  blanche  les  innombrables  inscriptions  qui  noir- 
cissaient les  murs ,  les  piliers  et  les  voûtes  de  ses  galeries; 
il  a  détaché  les  lanternes  de  toute  couleur  ,  de  toute  gran- 
deur, les  écussons,  les  enseignes  qui  menaçaient  la  tèle 
des  passans  ;  moitié  par  contrainte  ,  moitié  par  persua- 
sion ,  il  a  obligé  les  boutiques  ambitieuses,  usurpatrices, 
toujours  avides  de  s'étendre,  toujours  gagnant  du  terrain 
pour  atteindre  les  chalands ,  à  rentrer  dans  leur  aligne- 
ment, à  démasquer  sa  colonnade,  il  s'est  mis  pour  cela 
sous  la  protection  de  la  voirie ,  et  à  réclamé  l'aide  de  la 
police.  11  a  fourni  aux  afficheurs  des  bornes  de  bois  pour 
qu'on  resyiecîàt  ses  portiques  peints  à  l'huile.  Un  beau 
soir,  le  gaz  ,  s'élancant  de  ses  canaux  en  langues  de  feu , 
est  venu  éclairer  sous  chaque  arcade  cette  brillante  toi- 
lette. Un  magnitîque  projncnoir  ,  tenant  toute  la  largeur 
du  palais,  a  invité  les  oisifs  à  se  réunir  sous  son  toit  de 
verre,  à  parcourir  librement  son  pavé  poli  et  sonore.  Et 
quand  tout  cela  a  été  terminé,  lorsque  le  Palais-Royal 
s'est  montré  noble,  riche,  élégant,  vertueux  surtout,  il 
n'a  plus  revu  la  foule.  Ses  habitués  étaient  ailleurs  ;  il 
faisait  là  trop  de  jour  pour  eux.  Les  nouveaux  hôtes  qu  il 
attendait  en  avaient  oublié  le  chemin. 

C'est  qu'il  y  a,  dans  cette  préférence  capricieuse. qui  cn- 
tranie  vers  une  partie  de  la  ville  le  flot  des  fainéans  et 
des  curieux,    certaines  inihiences  seciètes  qu'il  n'est  pas 


LlTTËilATL^ÎlE.  339 

facile  (le  saisir.  Ce  qui  peut  la  décider  !e  moins  ,  c'est 
l'ortire  et  la  syméUie;  il  lui  faut  au  contraire  de  la  gêne 
et  du  péle-mèic.  On  ne  se  dérange  pas  de  chez  soi  pour 
être  à  son  aise ,  pour  marcher  comniodcment  à  la  61e 
dans  un  espace  bien  propre,  bien  large,  soigneusement 
débarrassé  de  tout  ce  qui  serait  obstacle ,  où  l'on  trouve 
sans  cesse  la  vigilance  du  maître  et  de  l'autorité.  On  veut 
s'cMtasscr,  se  bouscuhn',  élre  aperçu  et  non  regardé.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  honteux  et  de  plus  ordurier  ne  fait  pas 
jieur,  quand  on  doit  le  voir  du  milieu  de  la  cohue.  On 
demande  d'abord  qu'il  y  aitdu  monde  cpielque  part, n'im- 
porte lequel ,  et  l'on  y  court  aussitôt.  La  population  fixe 
du  Paiais-Royal ,  celle  qui  avait  renfermé  là  toutes  ses 
habitudes,  tous  ses  plaisirs,  toutes  ses  espérances  de 
proGt,  formait  naturellement  ce  centre  d'attraction  vers 
lequel  la  foule  se  laisse  conduire.  C'est  ce  qu'avait  bien 
compris  le  fondateur  de  cet  établissement.  Envainl'ac- 
cablait-on  de  railleries  ,  de  sarcasmes ,  d'épigranimes  , 
de  quolibets  pour  une  entreprise  qui  fut  certes  l'action 
la  plus  innocente  de  sa  vie;  envain  classait-on  ainsi  les 
nouveaux  voisins  qu'il  voulait  se  donner  :  «  les  filles ,  les 
n  brocanteurs,  les  libertins,  les  intrigans,  les  escrocs, 
"  les  faiseurs  de  projets,  les  chefs  de  musées,  les  inven- 
"  tcurs  de  ballons  ,  comme  plus  en  état  de  s'y  plaire  et 
»  de  bien  payer,  n  11  écoutait  tous  les  propos  avec  ce  pro- 
fond mépris  pour  l'opinion  publique  qu'il  devait  montrer 
bien  mieux  en  la';' courtisant.  11  ne  se  mettait  pas  en 
peine  de  choisir  ses  locataires,  sachant  que  la  bonne 
compagnie  arriverait  tôt  ou  tard  dans  ce  lieu,  lorsqu'elle 
serait  si'ire  d'y  trouver  la  mauvaise.. 

Ainsi  commença  l'ère  brillante  du  Palais-Royal.  Tous 
les  genres  de  dépravation  y  étaient  logés ,  depuis  les 
souterrains  jusqu'aux  combles.  On  entendait  les  cris  de 
l'orgie  à  travers  les  soupiraux  ;  la  prostitution  étalait  ses 
guenilles  aux  balcons  supérieurs  ,  et  venait  le  soir  pro- 
mener ses  oripeaux  dans  le  jardin  ou  dans  les  gaiiries.  La 


3!0  REVUE  DE  rARIS. 

crainte  d'être  vu  là  ne  retenait  personne  ,  la  multitude 
couvrait  tout.  Les  marchands  surtout  ne  s'en  plaignaient 
pas  ;  les  trésors  étalés  dans  leurs  magasins  servaient  de 
prétexte  à  l'empressement  du  public,  d'excuse,  s'il  en 
élait  besoin  ,  à  cette  afiluonce  qui  se  R-ompait  peut-être 
sur  son  objet.  Aujourd'hui  qu'il  n'y  a  plus  rien  de  scan- 
daleux à  voir,  pas  de  bruit  désordonné  ,  aujourd'ui  que  la 
mère  peut  permettre  cette  promenade  à  sa  ûlle,  on 
trouve  les  corridors  froids ,  le  jardin  étouffé,  les  abords 
difficiles  it  malpropres.  On  n'y  va  plus,  on  y  passe,  com- 
me dans  la  galerie  Vivienne ,  moins  que  dans  la  galerie 
Véro-Dodat,  parce  qu'on  n'y  trouve  pas  de  caricatures. 
Les  marchands  murmurent  et  déménagent.  Ils  s'en  pre- 
naient au  voisinage  de  la  royauté-citoyenne,  qui  leur 
amenait  l'émeute;  ils  s'en  prennent  à  son  émigralion,  qui 
leur  Ole  la  pralic[ue  des  courtisans.  Chaque  jour  voit  dis- 
paraître quelqu'un  de  ces  riches  étalages  qui  tentaient 
l'opulence  et  dont  s'émerveillait  la  médiocrité  sans  y 
toucher.  Le  petit  commerce  des  bazars  s'y  introduit  déjà. 
Enfin  j'y  ai  compté  hier  douze  boutiques  à  louer.  Et 
voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  des  mœurs  quand  on  s'ap- 
pelle le  Palais  Royal;   c'est  mentir  à  sa  vocation. 

Pourtant  comme  ce  changement  n'est  pas  tout-à-fait 
une  chose  de  choix  et  de  volonté  ;  comme  il  est  évident 
qu'il  a  été  déterminé  par  quelque  modification  observée 
dans  nos  mœurs  et  dans  nos  habitudes;  comme  la  vie 
joyeuse,  débauchée,  prodigue,  insouciante,  n'est  plus  de 
notre  siècle,  il  faut  en  conclure  que  le  Palais-Boyal  a 
fini  sa  destinée  de  bruit,  de  scandale  et  de  désordre,  qu'il 
est  en  ce  moment  dans  un  état  de  transition  pour  arriver 
à  une  autre  existence.  Aussi  n'offre-t-il  aujourd'  hui  que 
des  traits  décolorés,  incertains;  un  caractère  mi-partie 
de  tristesse  et  de  mouvement,  de  luxe  et  de  simplicité, 
de  présent  et  de  passé,  qui  déconcerte  l'observateur.  II 
ne  se  présente  plus  guère  à  ses  yeux  que  comme  un  lieu 
de  passage  où  l'on  se  promène,  à  couvert  quand  il  pleuti 


LITTÉRATURÏÏ.  341 

en  plein  air  quand  il  ne  lait  pas  trop  de  soleil ,  oùl'on  se 
donne  rendez- vous  ,  dans  lequel  on  cause  tranquillement 
ou  bruyamment,  selon  les  goûts,  de  ses  afiaires  si  l'on  en  a, 
des  affaires  publiques  si  l'on  est  désœuvré.  C'est  encore 
une  commuuicatio"  agréable  pour  aller  de  la  rue  Vi- 
vienne  à  la  rue  Saint-Honore,  un  terrain  commode  pour 
les  premiers  jeux  de  l'enfance.  Quelques  personnes  ont 
fait  depuis  peu  du  jardin  une  tabagie  où  leur  patriotisme 
se  divertit  innocemment  à  fumer.  Ceux  qui  pourraient 
être  considérés  comme  les  habitués  de  cette  enceinte,  et 
dont  on  rencontre  en  effet  la  figure  chaque  jour  dans  la 
même  allée,  n'ont  pas  d'occupation  spéciale,  pas  de  mœurs 
particulières  qui  les  distint;uent  des  autres  visiteurs.  Ce 
sont  gens  ayant  un  peu  plus  de  temps  à  perdre  ,  voilà 
tout,  et  qui  trouvent  clans  l'exercice  salutaire  de  la  pro- 
menade ,  dans  la  rencontre  attendue  de  leurs  amis  ,  de 
quoi  employer  leur  journée  sans  aucuns  frais ,  pas  même 
de  toilette.  Les  belles  soirées  d'été  ajoutent  quelque  cho- 
se de  plus  gracicirx  et  de  plus  animé  à  ce  tableau  froid 
et  monotone.  La  bourgeoisie  des  environs  vient  s'y  asseoir 
le  long  d'un  grillage  ou  vis-à-vis  de  la  rotonde,  en  famil- 
le ,  avec  l'intention  de  rester  long-temps  sur  ces  chaises 
où  elle  ne  craint  plus  de  fâcheux  voisinage,  croyant  res- 
pirer l'air  que  lui  dérobent  les  trois  lignes  de  bàlimens 
dont  elle  est  entourée.  Quelques  tables  rangées  dans  le 
jardin,  entre  une  double  haie  de  lauriers  roses,  sont  occu- 
pées par  des  consommateurs  sur  lequcls  le  distributeur 
privilégié  des  rafraîchissemens  lève  en  forme  d'impôt  in- 
direct,  c'est-à-dire  par  une  augmentation  du  tarif  ordi- 
naire ,  de  quoi  payer  le  droit  qu'il  a  chèrement  acquis. 
Puis,  lorsque  l'heure  de  la  retraite  a  sonné,  les  grilles  se 
ferment  en  un  instant  sous  la  main  agile  des  gardiens,  et 
ie  lieu  public  devient  domaine  de  prince  pour  toute  la 
nuit. 

Je  ne  voudrais  pas  faire  tort  au  commerce:  c'est  aujour- 
d'hui surtout,  chose  peu  généreuse  ;  cependant  il  faut  bien 
TOME    X.  .>9 


342  REVUE  DE  PARIS, 

reconnaître  que  les  boutiques  du  Palais  Royal  ont    perdu 
cet  éclat  de  reiooinmée  ,  cette  supe'riorite  de  luxe  et   de 
goût  dont  elles  se  vantaient  jadis.  J'aurais  bien  aimé,  pour 
rinte'rêt  que  je  porte  aux  vieilles  réputations  ,  à  trouver, 
durant  la  grande  foire  qui  précède  le  jour  de  l'an  ,  quel- 
que encombrement  dans    C(.'s  galeries  que  les  curieux  , 
d'accord  cette   fois  avec  la  critique  savante  ,  trouvaient 
jadis  trop  étroites.  Il  me  souvient  du  temps  où  le  superbe 
magasin  d'Alexandre  faisait  refluer  jusqu'au-delà  des  gril- 
les les  admirateurs  de  ses  belles  étolTes  ;  où  les  i;endarme» 
étaient  étouffés  à  la  porte  tie  Berthellemot;  où  toute  la 
province,  assemblée  par  dépiilation  de  ses  badauds,  s'ex- 
tasiait pendant  une  heure  devant  l'escalier  de  cristal  ou 
les  diadèmes  de  Rustan.  Ces  magasins,  qu'eu  na  pas  cessé 
de  décorer  à  neuf  tous  les  ans  ,  renferment  pourtant  les 
mêmes  richesses  ;  mais  il  semble  qu'on  les  ^ache  par  cœur. 
D'une  admiration   hébétée  on  est  passé  à  une  sorte  d'in- 
différence  slupide.  On  est  comme  blasé  sur  le  beau.  De- 
puis qu'on  le  trouve  partout,  on  ne  veut  plus  le  chercher 
ici.  Et  puis  je  dirai   que   le  commerce  du  Palais-Royal 
tient  un  peu  trop  à  ses   antiqui's  traditions.    Les  mêmeà 
branches  d'industrie  s'3'  multiplient  à  chaque  pas,  se  nui- 
sent par  leur  rapprochement  et  fatigue'nt  par  leur  unifor- 
mité. Ce  sont  toujours  des  joalliers  après  les  horlogers,  et 
des  horlogers  après  les  joail,liers.    L'art  si  populaire  et  si 
attrayant  des  colifichets  n'y  tient  pas  une  seule  place  On 
n'y  trouve  pas  u.i  gâteau  à  manger  ,  si  ce  n'est  dans  le 
vilain    passage  du  Perron.  Je  crois  qu'un  élève  de  Susse 
ou  de  Giroux,  qu'un  honinie  habile  formé  au  four  de  Félix 
ou  de  Thomas,  remplirait  utilement  une  de  ces  boutiques 
où  le  bijoutier  se  croise  noblement  les  bras  en  attendant 
la  pratique  accidentelle  d'un  mariage.  Je  dis  d'un  mariage, 
car  c'est  là  maintenant  le  seul  conirat  où  l'on  fasse  inter- 
venir l'or  et  les  diamans.  Il  ne  .^e  donne  plus  d'écrins  que 
devant  notaires. 

Il  est  cependant  deux  grandes  célébrités  qui  ont  con- 


LiTT^RATUlU:.  343 

scivé  loule  leur  puissance  à  travers  les  révolutions,  qui 
oui  vu  tomber  l'empire  et  la  restauration  sans  être  ébran- 
lées de  leur  chute,  qui  ont  survécu  à  toutes  les  splendeurs 
éclipsées,  à  tous  les  scandales  éteints  de  cette  vaste  en- 
ceinte dont  elles  gardent  les  deux  extrémités  par  chacun 
de  ses  angles.  Je  veux  parler  de  Corcellet  et  de  Chevet  , 
deux  noms  illustres  qui  ont  de  1  écho  dans  notre  civilisa- 
tion; et  je  ne  sais  jusqu'où  il  faudrait  aller  pour  apprendre 
à  quelqu'un  qu'il  s'agit  de  deux  rivaux  qui  ont  entrepris 
la  iburniture  des  comestibles;  généreux  coucurrens  qui  ne 
se  font  pas  la  guerre  ;  ditféreus  lun  de  l'autre  par  leurs 
manières  non  moins  que  par  leurs  spécialités  ;  l'un,  enfermé 
gravement  dans  son  comptoir,  laissant  arriver  jusqu'à  lu^ 
les  chalands,  ne  permettant  pas  à  ses  pâtés,  à  ses  volailles, 
d'attirer  l'odorat  du  passant  par  une  légère  excursion  hors 
de  sa  boutique  ;  l'autre  ayant  légué  ses  habitudes  de  pré- 
venance ,  d'invitation  empressée  ,  à  une  seconde  généra- 
tion de  femmes  engageantes  et  polies,  sachant  seinainleuir, 
malgré  les  alignemens  ,  dans  le  droit  acquis  d'étaler  au- 
dehors  ses  esturgeons  monstrueux  ,  ses  carpes  du  Rhin  et 
ses  ananas  ,  de  sorte  qu'on  ne  peut  ni  éviter  la  tentation  , 
ui ,  une  fois  tenté  par  la  marchandise  ,  résister  aux  séduc- 
tions du  marchand. 

Si  Chevet  et  Corcellet  sont  la  providence  des  gens  qui 
ont  une  cuisine,  le  Palais-Royal  a  des  ressources  immenses 
pour  ceux  qui  portent  dans  leur  gousset  toute  la  pré- 
voyance de  leur  appétit.  Les  cafés  s  emparent  du  passant 
à  jeun  ,  lui  servent  le  premier  repas  ,  le  désaltèrent  plus 
tard,  le  retrouvent  encore  après  le  dîner,  et  lui  offrent  , 
tout  le  jour,  un  bon  poêle  avec  de  nombreux  journaux  ;  le 
café  de  Foy  d'abord  ,  le  patriarche  de  ces  lieux  ,  dont 
l'existence  est  presque  séculaire ,  notabilité  de  l'ancien 
jardin  ,  qui  a  le  bon  esprit  de  conserver  sa  vieille  boiserie 
et  surtout  l'excellente  qualité  de  ses  |irép<irations  ;ie  café 
Valois  ,  dont  les  habitués  paraissent  plus  liés  ,  plus  inti- 
mes ,  et  qui  a  toute  la  familiarité  d'un  club  ou  d'un  salon  j 


344  REVUE  DE  PARIS, 

le  cafë  Lemblin,  où  l'allluence  est.  plus  bruyante  ;  le  café 
de  la  Rotonde,  si  cher  aux  provinciaux,  entrepreneur 
hardi  de  la  consommation  en  plein  vent  ;  le  café  Corazza  , 
qui  renaît  sous  une  forme  nouvelle;  enûn  le  café  d'Or- 
léans ,  de  récente  origine  ,  q  li  ,  dans  les  premiers  jours  de 
la  révolution,  s'étaithaliilementsuiside  la  milice  citoyenne, 
gaie  alorset  faisantvolontiersbombance.  Les  restaurateurs 
viennent  ensuite  dans  l'orthe  des  besoins.  A  leur  tête  , 
Véry  dont  les  salons  sont  quelquefois  déserts;  les  frères 
Provençaux  dont  la  renommée  se  soutient  ;  le  café  de 
Chartres,  réduit  étroit ,  obscur  ,  étouffé  ,  où  l'on  s'entasse 
toujours  avec  fureur  ;  le  café  Périgord  ,  à  l'étalage  appé- 
tissant ;  Véfour  jeune ,  qui  reste ,  en  cuisine  aussi ,  le  cadet 
de  son  frère.  Mais  ,  ô  misère  ou  lésinerie  du  siècle  1  le 
dîner  même  ,  le  dîner  ,  cette  grande  affaire  des  sociétés 
qui  savent  ce  que  vaut  la  vie,  ne  peut  obtenir  que  d'un 
petit  nombre  quelque  effort  de  dépense.  Regardez  au  pre- 
mier étage  du  l'alais-Royal ,  dans  ces  beaux  appartemens 
dont  on  vous  a  raconté  tant  de  jnoiliges.  Savez-vous  par 
qui  est  occupée  la  moitié  de  ce  splendide  pourtour?  Savez- 
vous  qui  remplit  ces  riches  salons ,  pour  qui  tous  ces  frais 
de  loyer,  à  qui  appartient  la  vue  riante  du  jardin?  Le 
maigre  dîner  à  deux  francs ,  la  table  modeste  qui  se  dres- 
sait autrefois  dans  la  noire  profondeur  d'un  rez-de-chaus- 
sée, voilà  ce  qui  domine  «iiaintenant  en  vainqueur  dans  le 
Palais-Royal.  Voilà  ce  qui  représente  notre  état  social ,  le 
point  on  s'est  arrêté  le  thermomètre  de  notre  richesse.  Ce 
tarif  auquel  peuvent  atteindre  facilement  les  petits  pro- 
fits ,  vers  lequel  descendent  sans  rougir  des  existences  qui 
semblent  haut  placées,  réunit  une  foule  immense  de  dî- 
neurs de  tout  rang,  de  tonte  condition  ,  de  tout  métier  , 
qui  se  courbent  ou  s'élèvent  au  même  niveau.  C'est  là  que 
se  trouve  véritablement  l'égalité .  mesurée  sur  l'échelle 
d'une  sévère  économie.  Un  étranger  ,  qui  sortait  de  la 
Chambre  ,  surpris  de  voir  entrer  tant  de  monde  dans  ces 
réfectoires  à  bon  marché  ,  me  disait  dernièrement  :  »  Mais 
où  diable  passe  donc  votre  budjet?  n 


PROVERBE.  345 

Ce  que  le  Palais-Royal  a  le  mieux  saidé ,  c'est  son  im- 
portance littéraire.  Je  ne  parle  pas  seulement  ici  de  ses 
trois  grands  établissemens  de  lecture ,  situés  dans  de  vastes 
locaux,  bien  aérés  ,  bien  élairés  ,  bien  écliauQes ,  où  le 
même  exemplaire  d'an  livre  subit  quarante  jugemens  di- 
vers, où  siègent  peut  être  les  critiques  les  plus  difficiles, 
parce  qu'ils  ont  payé  quelques  sous  le  droit  d'être  dédai- 
gneux. Je  veux  parler  surtout  de  ces  boutiques  où  les  ou- 
vrages nouveaux  viennent  offrir  aux  regards  des  passans 
leurs  litres  bizarres,  leurs  vignettes  énigmaliques.  C'est 
dans  la  galerie  d'Orléans  qu'est  demeuré  le  commerce  de 
la  librairie  avec  les  modistes.de  la  petite  propriété.  Mais 
le  bon  temps  des  galeries  de  bois  est  passé  pour  les  livres 
comme  pour  les  chapeaux.  Si  l'on  veut  vérilier  ce  cjue 
nous  avons  dit  de  la  préférence  accordée  par  la  foule  aux 
lieu.x  sales,  étroits,  et  d'un  aspect  repoussant,  il  faut  se 
rappeler  cette  double  avenue,  d'un  terrain  inégal,  bordée 
de  misérables  échoppes  ,  où  la  voix  criarde  de  queli[ucs 
femmes  flétries  s'efîbrcait  d'attirer  les  acheteurs  ;  où  des 
groupes  nombreux  formés  devant  l'étalage  des  libraires 
interrompaient  agréablement  la  circulation.  Alors  il  fai- 
sait bon  pour  une  production  nouvelle  de  paraître  humide 
encore  sur  les  tablettes  envahissantes  de  Dentu  ,  de  Petit, 
de  Ponthieu,  de  M"»  Goullet,de  l'actif  et  intelligent  De- 
îaunay.  Celui-ci  surtout  connaissait  bien  son  public;  il  ne 
lui  refusait  pas  l'avant-goùt  gratuit  d'un  nouvel  ouvrage; 
il  savait  qu'en  toute  chose  on  aime  à  essayer  ;  il  livrait 
gracieusement  aux  curieux  l'exemplaire  tout  coupé.  L'au- 
teur pouvait,  à  quelques  pas  de  là  ,  observer  l'eUct  causé 
par  les  premières  pages  de  son  livre,  et  tressaillait  d'aise 
quand  il  voyait  le  lecteur  entrer  dans  le  magasin.  Au- 
jourd'hui, ce  n'est  plus  ainsi  :  une  barrière  de  verre  per- 
met de  voir  et  défend  de  toucher.  Le  frontispice  a  beau 
sauter  aux  yeux,  ce  n'est  pas  assez  pour  itécider  l'argent 
à  sortir  de  la  poche.  On,  voudrait  feuilleter  un  peu,  saisir 
au  passage  quelque  ape/cu  du  sujet ,  quelque  échantillon 

2<). 


346  REVUE  DE  PAKIS. 

du  style.  Il  faut  déjà  une  forte  dose  de  lésolution,  une 
curiosité singulitreraent  aiguillonnée, pour  qu'on  se  risque 
à  presser  le  boulou  d'une  })ortc,  àdéranger  un  commis  qui 
lit  tranquillejnent  sur  son  comptoir.  La  fermeture  de's 
étalages  me  paraît  une  des  causes  qui  font  qu'il  se  vend 
peu  de  livres ,  malgré  l'incontestable  supériorité  de  nos 
écrivains,  certifiée  par  lescainarades  journalistes. Du  moins 
est-il  certain ,  et  je  le  dis  sans  nul  regret ,  que  le  vitrage 
a  tué  l'industrie  de  la  brochure. 

Nous  avons  parcouru  tout  le  Palais-Royal  ,  tout,  je 
vous  assure; hors  l'apanage,  dontla  beauté  me  touche  peu, 
depuis  qu  il  a  été  question  de  payer  une  indemnité  au 
possesseur,  pour  le  plaisir  qu'il  s'est  donné;  hors  deux  ou 
trois  estaminets,  séjour  enfumé, dont  la  physionomie  offre 
peu  d'intérêt  ;  hors  ce  café  des  Aveugles ,  dernier  reste 
de  l'ancienne  licence  ,  où  l'on  ne  fait  plus  rien  que  s'en- 
nuyer bêtement  au  bruit  assourtiissant  des  liniballes;  hors 
les  Ombres  Chinoises ,  pour  lesquelles  on  sèvre  chaque 
jourdes  spectateurs, etle  nouveau  théâtre  qui  mérite  bien 
un  souhait  de  bonne  chance;  hors  enfin  ces  quatre  infâmes 
repaires  qui  s'annoncent  par  des  numéros  de  feu  dessinés 
sur  un  fond  noir,  autrefois  égayés  du  moins  par  la  débau- 
che,  maintenant  offrant  pour  unique  spectale  la  passion 
de  l'or  ou  la  misère  aux  prises  avec  le  hasard.  Tout  cela 
n'a  pu  vous  paraître  qu'une  promenade  assez  insignifiante; 
et  pourtant ,  le  long  du  chemin  que  nous  avons  fait,  une 
histoire  entière  est  rangée,  l'histoire  de  notre  pays  ,  de 
notre  civilisation,  de  nos  mœurs,  c'est-à-dire  ce  que  nous 
savons  le  moins,  on  peut-être  ce  que  nous  oublions  le  plus 
volontiers.  Entre  la  Place-Royale  et  le  lieu  où  nous  som- 
mes, il  y  a  deux  siècles  de  notre  vie  sociale;  et, dans  cette 
enceinte  même,  qui  date  à  peine  de  quarante-cinq  ans, 
que  de  souvenirs  entassés  les  uns  sur  les  autres!  Comme 
le  temps  a  marché  vite  sur  la  tête  des  générations  !  Que 
de  transfoimatious  a  subies  cette  société,  tour  à  tour  ivre 
de  plaisirs  bruyans,  avide  dcmolions  sanglantes,  lasse  da 


LITTÉRATURE.  347 

ses  excès,  rcii.iissaiil  poiula  joie,  passionnée  pour  la  gloire, 
amoureuse  du  repos,  fatiguée  de  l'ordre  ,  déç;oulée  de 
l'agitation;  maintenant  soucieuse,  timi.Ie,  avare  ,  renl'er- 
inée,  languissante,  intjuiète  de  sou  avenir.  Cet  avenir,  tjui 
nous  le  dira  ?  Sous  quelle  forme  se  présenterai  il  à  nos 
regaids  ;'  Tandis  que  vous  y  rêvez  ,  lorsque  vous  cherchez 
ce  que  peut  devenir  un  peuple  qui  a  perdu  toutes  ses 
croyances,  usé  toutes  ses  illusions,  gaspillé  par  des  essais 
capricieux  tous  ses  systèmes  politiques ,  gardez-vous  de 
lever  les  yeux;  car  voilà  l'iiomme  déguenillé  qui  passe 
devant  vous  comme  une  terrible  apparition. 

A.  Bazih. 


k/V\VVVVVV*\'\»Va%vavVA,\A^VV^VV\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV'VV%'VV\'VV* 

L'ORPHELTNK, 

ou 

à   Cn'Bis  fon^uc  ^tcn   nxesnte  U  vint 

COMÉDIE-PROVERBE   E>   DEUX   ACTES. 


PERSONNAGES. 


Mme  D'YVARI.  M'je  MODESTE  ,  gouvernante. 

Le  colonel  SINCLAIR.  RENE  ,  floraestique  du  colonel. 

EMMA  .  jeune  rréole.  ROUSSEAU  ,  autre  domestique. 
M.  DUFLOS  ,  notaiie. 


(La  scène  se  passe  dans  un  ch;iteau. — Le  tliéi'itre  représente  un  salon. )v 

ACTE  SECOND. 

SCÈNE  I". 

RÉNË  SEUL,  ENSUITE  LE  COLONEL. 

RENÉ. 

Je  crois  bien  que  les  signes  que  monsieur  vient  de  me 
faire  étaient  pour  m'indiquer  de  venir  dans  ce  salou.  Il 
est  si  impatient  qu'il  trouvera  moyeu  de  quitter  la  table 
avant  tout  le  monde  ,  dans  l'espoir  que  j'ai  découvert  de 
quoi  satisfaire  sa  curiosité.  Je  n'ai  pourtant  pas  granil'chose 
à  lui  dire.  Chacun  de  ceux    à  qui  je  parle  est  bien  plus 


PROVFRBE.  349 

presse  tic  faire  sim  ologe  que  c!c   lëpondic  à  mes  ques- 
tions. 

LE    COLONEL. 

Voyons ,  René  ,  sois  bref;  que  sais-tu  ? 
r.ÉNÉ. 

Qu'il  est  impossible,  monsieur,  que  vous  trouviez  nulle 
part  un  jardinier  qui  entende  mieux  le  jardinage,  un 
cocher  qui  connaisse  mieux  les  chevaux,  un  cuisinier  qui 
fasse  mieux  la  cuisine,  ime  gouvernante  enfin  qui  sache 
mieux  gouverner  que  tous  ceux  que  vous  trouverez  ici. 

LE    COLONEL. 

Pas  de  mauvaises  plaisanteries.  Comment  parlent-ils 
de  M"e  Emma?  Ils  doivent  bien  la  regreller  s'ils  pensent 
tous  comme  ce  garçon  que  j'ai  vu  tantôt,  et  qui  me  pa- 
rait un  excellent  sujet. 

nÉNÉ. 

Ah!  mon  colonel,  n'eût- elle  que  le  mérite  d'avoir  éta- 
bli l'ordre  qui  règne  dans  cette  maison  ,  je  ne  connaîtrais 
pas  de  femme  qu'on  pût  lui  comparer. 

LE    COLONEL. 

Il  y  axlonc  beaucoup  d'ordre  ? 

RENÉ. 

C'est  admirable.  Et  un  ton  de  douceur  entre  eux  dont 
on  sent  bien  qu'ils  ont  l'habitude  et  qu'ils  ne  jouaient 
pas  à  cause  de  moi.  Pas  un  mot,  pas  une  brusquerie...  Je 
n'avais  pas  d'idée  de  cela. 

LE    COLONEL. 

Je  ne  sais  pas  si  tu  éprouves  la  même  chose  que  moi  ; 
mais  il  me  semble  qu'on  respire  ici  un  air  de  bonheur. 
Le  diner  m'a  paru  excellent.  La  conversation  n'était  pas 
bien  vive  :  eh  bien  !  j'y  prenais  beaucoup  d'intérêt.  Cette 
jeune  personne  qui  faisait  les  honneurs  de  ma  table  avec 
tant  de  grâce  et  de  timidité,  le  croirais-tu?  cela  m'en- 
chantait. Il  est  sûr  qu'une  maîtresse  de  maison  est  bien 


350  REVUE  DE  PAIV.S. 

plus  indispensable  à  la  campagne  qu'à  Paris.  {René  sourii.) 
Tu  ris  coiuine  un  inibecille;  ce  n'est  pas  cela  que  je 
veux  dire. 

Pourquoi  monsieur  votie  oncle,  qui  désirait  tant  de 
vous  voir  marie,  ne  vous  donnait-il  pas  sa  terre  un  peu 
plus  tôt  ?  Cela  lui  aurait  épargne  bien  des  lettres 

LE    COLONKL. 

Mon  oncle  !  mon  oncle  ne  savait  pas  ce  qu'il  voulait  ; 
ses  désirs  étaient  toujours  des  menaces.  Aslu  remarqué 
la  peine  qu'elle  se  donnait  pour  me  voir  sans  me  re- 
garder ? 

RÉNK. 

Qui,  monsieur  ? 

LE  COLONEL  ,  avcc  tiumeur. 
La  baronne,  apparemment? 

RtNÉ. 

C'est  de  M"»  Emma  que  monsieur  voulait  parler;  mais 
la  baronne  faisait  bien  de  même.  Il  n'y  avait  que  ce  mon- 
sieur qui  fût  vraiment  à  son  aise.  11  a  dû  être  bien  content 
de  vous,  car  vous  riiez  à  chaque  mot  qu'il  disait. 

LE    COLONEL. 

Cela  tenait  à  la  disposition  où  j'étais.  Ces  beaux  esprits 
ijui  ne  s'aperçoivent  de  rien  et  qui  vont  tout  droit  devant 
eux  sont  exccUens  dans  de  certains  niomcns.  Sans  lui  je 
crois  qu'il  y  aurait  eu  de  grands  intervalles  de  silence. 

BÉNL. 

Et  cependant  vous  avez  des  choses  essentielles  à  vous 
dire. 

LE    COLONEL. 

Nous  aurons  le  temps. 

RI'NÉ. 

Pas  trop,  monsieur.  Madame  la  baronne  a  déjà  donné 
à  son  cocher  l'ordre  d'atteler  aussitôt  que  nous  aurons 
dîné.  Elle  est  très-poltronne  en  voiture  ,  et  elle  veut  s'en 
aller  avant  la  nuit. 


T'ROVERBE.  35t 

LE    COLO>EI.. 

C'est  bon.  A'oici  ces  daines,  va-t-cn.  ( Béné  sort.) 

SCÈNE  IL 

Mme  D'YVARI,  LE  COLONEL,  EMMA,  M.  DLTLOS. 

MADAME  D'YVARI. 

En  vous  voyant  quitter  la  table  si  vite ,  colonel ,  nous 
avions  craint  que  vous  ne  fussiez  indisposé. 

I.E    COLONEL. 

Ce  serait  jouer  de  malheur,  un  jour  comme  celui-ci. 
J'avais  quelques  ordres  à  donner  à  mon  domestique. 

MADAME  D'ïYAKI. 

Vous  pouvez  ici  commander  en  maître. 

LE    COLONEL. 

Mon  plus  grand  bonheur  est  de  m'y  regarder  comme 
un  proscrit  qu'on  veut  bien  accueillir. 

MADAME  d'YVART. 

C'est  d'une  extrême  délicatesse.  Il  est  certain  qu'aux 
termes  du  lestament,  vous  êtes  encore  chez  mademoiselle; 
mais  vous  n'avez  qu'un  mot  à  dire,  et  vous  serez  chez  vous. 
LE  coLOnEL  ,    à  Emma. 

M'ordonnez-vous  de  dire  ce  mot  terrible,  mademoiselle? 

LMMA. 

Tout  ce  qui  vous  donnera  la  liberté  qui  vous  appartient, 
et  me  rendra  la  mieime,  d.it,  ce  me  semble,  nous  con- 
venir à  tous  les  deux. 

MADAME  D'ïVABI. 

Il  est  impossible  de  s'exprimer  mieux  que  mon  Emma  , 
et  je  suis  persuadée  que  le  colonel  l'a  parfaitement 
comprise. 

LE    COLOSEL  . 

Certainement,  et  je  ne  crois  pas  qu  il  soit  en  effet  une 
position  plus  étrange  que  celle  où  nous  met  le  caprice  de 
mon  oncle.  Moi,  qu'il  regardait  comme  un  étranger,  peut- 
être  comme  un  ennemi ,  il  m'oblige  à  ne  paraître  ici  que 
pour  en  éloigner  dans  les  vingt -quatre  heures  sa  fille 
chérie,  celle  à  qui  il  a  dû  dix  années  de  bonheur,  la  seule 
personne  enfin  qui,  avec  une  douci-ur  angéliquc,  ait  pu 


352  REVUE  DE  PARTS, 

supporter  ce  qu'il  y  avait  de  bzarrerie  dans  son  caractère. 
Je  sais  le  respect  que  vous  portez  à  sa  mémoire,  made- 
moiselle ;  mais  vous  ne  pouvez  nier  qu'il  ne  fût  bizarre. 

EMMA. 

Comme  je  l'ai  toujours  vu  de  même ,  je  pourrais  dire 
avec  sincériLé  que  je  ne  m'en  suis  jamais  aperçue. 

LE    COLONEL. 

Quel  éloge  vous  faites  de  vous  sans  vous  en  douter  ! 
Ainsi ,  vous  supporteriez  les  défauts  de  l'époux  que  le  ciel 
vous  destine,  par  cela  seul  que  vous  l'auriez  toujours  vu 
ainsi  ? 

EMMA. 

C'est  à  quoi  je  ne  m'engagerais  pas. 

MADAME  d'YVARI. 

Que  dites-vous  donc,  mon  cœur? 

EMMA. 

Je  dis  la  vérité,  madame.  Je  vivais  ici  dans  la  solitude, 
je  n'avais  pas  de  point  de  comparaison  ;  si  j'étais  mariée , 
je  vivrais  dans  le  monde,  et  les  défaits  d'un  mari  pour- 
raient me  frapper  sans  que  je  le  voulusse. 

LE    COLONEL. 

Je  n'y  avais  pas  pensé  ;  mais  votre  réflexion  n'en  est 
pas  moins  judicieuse. 

MADAME  D'WAr.I. 

Et  surtout  assez  déplacée.  On  ne  dit  pas  de  ces  choses- 
là,  à  moins  d'avoir  pris  le  parti  de  ne  jamais  se  marier. 

LE    COLONEL. 

C'est  peut-être  l'intention  de  mademoiselle. 

e:\ima. 
Ne  m'interrogez  plus  ;  je  craindrais  de  répondie  encore 
avec  trop  de  franchise. 

madame  D'iVARI. 

La  franchise,  mon  enfant,  n'est  un  défaut  que  parce 


PROVERBE  353 

({u'elle  n'eutre  pas  dans  les  usages  du  monde;  vous  saurez 
cela  un  jour.  Mais,  colonel,  le  temps  presse;  !e  lestament 
de  votre  oncle  ne  nous  d(>nne  que  vingt-quatre  heures  ,  et 
l'on  m'attend  chez  moi. 

LE    COLONEI.. 

C'est  pour  cela,  madame,  que  j'ai  quitté  la  table,  aûn 
de  donner  des  ordres  à  mon  domestique.  Ne  voulant  pas 
qu'on  puisse  m'accuser  d'avoir  décidé  avec  trop  de  promp- 
titude des  intérêts  qui  ne  sont  pas  seulement  les  miens; 
ne  poiivar^l  supporter  l'idée  qu'on  puisse  conclure  de  mon 
arrivée  le  départ  de  la  personne  qui  a  bien  voulu  me  faire 
un  aussi  bon  accueil ,  je  vais  me  rendre  à  la  ville  ,  où  je 
CQucberai.  Je  demanderai  à  mademoiselle  la  permission 
de  me  présenter  demain. 

M.  DUrLOS. 

Cette  affaire  est  si  simple,  monsieur  le  colonel. 

LE    COLONEL. 

11  me  semble  que  le  testament  m'accorde  vingt-quatre 
heures  à  compter  de  mon  arrivée. 

H.  DUrLOS. 

On  ne  prétend  pas  le  nier. 

LE    COLONEL. 

Eh  bien!  monsieur,  pourquoi  voulez-vous  que  je  n'en 
profite  pas  ?  Le  temps  porte  conseil. 

MADAME   D'YVARI. 

Je  croyais,  monsieur  le  colonel,  que  vous  ne  prendriez 
conseil  que  de  l'équité,  et  que  vous  feriez  entrer  dans  vos 
considérations  la  démarche  que  j'ai  faite  en  venant  cher- 
cher Emma.  Qu'il  vous  plaise  d'aller  à  la  ville  ,  nous  ne 
nous  y  opposons  pas;  mais  il  est  impossible  qu'elle  reste 
plus  long  temps  dans  cette  maison,  dès  que  vous  y  avez 
paru. 

M.  DUFLOS. 

Doucement,  madame.  Monsieur  peut  avoir  à  exprmier 
TOME  X.  .      •^'^ 


3.-4  REVUE  DE  PARIS. 

(les  volontés  qu'il  ne  voudrait  confier  qu'à  un  homme  qui, 

j'ose  le  dire.,  s'est  acquis  une  réputation  de  conciliateur. 

LE    COLONEL  ,  à  part. 

L'ouverture  est  excellente  pour  gagner  du  temps. 
{Haut  à  Emma.)  Acceptez-vous,  mademoiselle,  M.  Duflos 
pour  vous  re[)resenter  ? 

EMMA. 

Sans  nulle  difficulté,  monsieur.  Plus  il  entrera  dans  vos 
intentions  etplusil  acquerrade  droits  à  ma  reconnaissance, 

LE  COLONEL  ,  avec  une   attention  très-marquée. 
Si  j'en  abusais  ? 

EMMA. 

Peut-être  ai-je  tort  de  le  dire:  mais  c'est  tout  ce  qae  je 
crains  et  ce  que  je  ne  supporterais  pas. 

MADAME  D'YVARI. 

L'expression  est  menaçante  ;  mais  j'aime  à  voir  que  vous 
commenciez  à  sentir  qu'il  y  a  du  positif  dans  la  vie.  Nous 
vous  laissons,  messieurs,  et  nous  ne  doutons  pas  de  votre 
prudence. 

M.  DUFLOS. 

Vous  pouvez  être  très-rassurée.  (i)i'««  d'Yi'ari  et  Emma 
sortent.) 

SCÈNE  III. 
LE  COLONEL,  M.  DUFLOS. 

M.  DUFLOS. 

J'espère  bien,  monsieur,  le  colonel,  que  vous  ne  voyez 
en  moi  ni  un  avoué  ni  un  avocat;  à  peine  suis- je  un  notaire. 
Je  suis  tout  simplement  un  homme  du  monde  offrant  son 
impartialité  pour  mettre  d'accord  deux  personnes  pour 
qui  j'ai  une  égale  considération. 

LK    COLONEL. 

Tl  suffît  de  vous  avoir  vu  un  instant,  monsieur  Duflos. 
pour  ne  craindre  de  vous  rien  qui  ressemble  à  de  la  chicane. 


PROVERBE.  355 

M.  DUFLOS. 

J'ai  loujouis  cherché  à  couvrir  de  fleurs  le  sol  aride 
que  je  suis  condamné  à  cultiver. 

LE    COLO>EL. 

H  me  semble  que  dans  un  aussi  beau  pays,  sous  un  ciel 
aussi  serein,  les  manières  doivent  être  plus  douces,  les 
humeurs  moins  acres  que  partout  autre  part.  Dans  mon 
enfance  ,  je  n'avais  pas  remarqué  jusqu'à  quel  point  la 
végétation  était  admirable. 

M.  DDFLOS. 

C'est  que  la  propriété  est  comme  une  seconde  nature, 
monsieur  le  colonel.  Mais  venons  au  sujet  que  nous  avons 
à  traiter.  Avez  vous  arrêté  le  mode  d'arrangement  que 
vous  voulez  taire  avec  M'I"  Emma? 

LE   COLONEL. 

Elle  est  bien  jolie  et  me  parait  avoir  un  charmant  ca- 
ractère. 

M.  DUFLOS. 

Pour  cela...  il  est  certain..- 

LE    COLONEL. 

Vous  avez  l'air  de  répondra  avec  hésitation. 

M.  DUFLOS. 

Moil  point  du  tout.  Mais  qui  peut  répondre  adirmative- 
ment  sur  une  femme  ?  et  une  jeune  personne  de  l'âge  de 
M"«  Emma  n'e.st  même  pas  encore  une  fi;mmc.  Non  pas 
que  je  ne  la  croie  douée  des  qualités  les  plus  essentielles  ; 
elle  a  même  des  Lalens,  à  ce  qu'on  dit;  car,  pour  moi,  je 
m'y  connais  si  peu.  Son  caractère  ne  manque  pas  de  gaieté; 
elle  cause  avec  agrément....  sur  certains  sujets....  et  je  ne 
lui  reprocherais,  comme  on  reproche  quelque  chose  à  une 
jolie  femme,  que  de  s'être  fait  une  dignité  qui  n'est  peut- 
être  [las  assez  en  harmonie  avec  sa  position. 

LE    COLONEL. 

Ce  serait  alors  sa  position  qui  a-irait  tort. 


356  REVUE  DE  PARTS. 

M.   DUFLOS. 

Je  uetlis  pas  le  cuntraire.  Elle  e'taitnee  pour  jouir  d'un 
sort  brillant  ;  mais  à  quoi  sert  un-  bon  esprit ,  si  ce  n'est  à 
se  soumettre  aux  arrêts  du  destin  ?  Après  tout,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  lui  refuser  la  justice  qu'on  lui  doit,  et  je 
me  plais  à  croire  que  vous  tronverez  du  plaisir  à  lui  en 
donner  la  preuve.  Il  ne  peut  y  avoir  de  discussion  que  sur 
la  somme  des  inte'rêts. 

LE    COLONEL. 

Quelle   était  sa   socie'té  ? 

.  M.  BUFLOS. 

Monsieur  votre  oncle  d'abord,  et  toutes  les  personnes 
qui  venaient  le  voir.  Oh  !  inais ,  monsieur  le  colonel ,  il  ne 
faut  pas  vous  imaginer  que  vous  soyez  ici  dans  un  pays 
perdu  ;  nous  avons  parmi  nous  beaucoup  de  gens  du  pre- 
mier mérite,  et  de  ce  mérite  qui  ne  blesse  personne, 
parce  qu'il  ne  cherche  pas  à  se  produire  au  grand  jour. 

LE    COLONEL. 

On  ne  le  découvre  pas  moins  au  premier  coup  d'œil. 

Bl.  DUFLOS. 

Je  ne  parle  pas  de  moi;  je  sais  si  bien  ce  qui  me  manque  ; 
mais  c'est  a  coup  sur  la  province  de  France  où  il  y  a  le 
moins  de  provinciaux.  Vous  en  jugerez  si,  comme  je 
l'espère,  vous  vous  fixez  parmi  nous. 

LE    COLONEL. 

Un  militaire  ne  peut  guère  se  fixer  nulle  part 

M.  DUFLOS. 

Un  militaire  comme  vous  a  toujours  un  domicile.  Et  quel 
autre  plus  agréable  pourriez-vous  choisir?  En  achetant  la 
futaie  qui  est  à  droite  de  votre  avenue  et  la  ferme  ilu  grand 
pré  que  monsieur  votre  oncle  voulait  avoir,  votre  château 
se  trouverait  juste  au  milieu  de  votre  propriété. 

LE    COLONEL. 

Cela  est  tentant.  Mais  qu'est  ce  que  c'est  que  M"""  la 
baronne  d'Yvari  (jui  va  donner  l'hospitalité  à  Mii«  Eunna? 

M.  Dt'FLOS. 

M'ne  la  baronne  d'Yvari  est  une  de  mes  clientes. 


PROVERBE.  357 

I.E    COLONEL. 

Est-ce  le  choix  tie  M""  Emma  qui  a  détermine  cette 
retraite? 

M.  DUFLOS. 

Peut-être  pas  absolument.  Cela  s'est  arrange  dam  un 
moment  si  triste  qu'elle  n'avait  pas  de  volonté. 

L  E    COLONEL. 

Et  pensez- vous  qu'elle  soit  bien  aupiès  de  cette  dame  ? 

M.  DUFLOS. 

Oui,  si  cela  ne  dure  pas  trop  long-temps.  Une  maison 
qui  fait  les  honneurs  delà  province;  quarante  mille  livres 
de  rentes  au  moins.  Nous  parlions  de  futaie  tout  à  l'heure  > 
madame  la  baronne  a  les  plus  belles  que  je  connaisse' 

LE    COLONEL. 

C'est  fort  avantageux  pour  madame  la  baronne;  mais 
cela  pourrait  ne  pas  suffire  au  bonheur  de  M""  Emma. 

M.  DUFLOS. 

Ce  que  je  voulais  en  conclure,  c'est  que,  de  quelque 
manière  que  vous  interpre'tiez  le  sort  que  monsieur  votre 
oncle  a  voulu  faire  à  celte  demoiselle  ,  elle  sera  au  moins 
très -convenablement    auprès  de    madame   la    baronne. 

SCÈNE  IV. 
LE  COLONEL,  M-n^  D'YVARI ,  M.  DUFLOS. 

MADAME  D'ïVARI. 

Eh  bien!  messieurs,  êtes- vous  d'accord  sur  quelque  chose? 

LE    COLONEL. 

Nous  sommes  d'accord  sur  tout. 

.MADAME  D'YVARI. 

Sur  tout!  Oh!  mais  voilà  qui  est  parfait. 

M.  DUFLOS. 

Nous  n'avons  encore  rien  terminé. 

MADAME  d'YVARI. 

Que  me  disait  donc  le  colonel?  Êlèvet-il    des  difilcultt's?' 

3o. 


358  REVUE  DE  TARIS. 

LE    COLONEL 

Dieu  m'en  préserve  ! 

MADAME    D'YVARt. 

Cependant  si  VOUS  ne  faites  aucune  objection!...  (y4  il/.  Z)«' 
Jlos.  )  Vous  ,  monsieur  Duflos,  expliquez-vous  au  moins. 

LE    COLONEL. 

La  conversation  de  M.  Duflos  nous  a  un  peu  entraînés 
hors  de  noire  sujet,  et  il  vous  dira  lui-même  que  ce  n'é- 
tait pas  sans  effort  que  nous  y  revenions  chacun  de  no- 
tre côté. 

MADAME  d'YVARI. 

Colonel,  je  suis  persuadée  ([ue  vous  êtes  fort  aimable, 
Dans  le  temps  que  j'habitais  Paris,  j'ai  connu  beaucoup  de 
militaires  qui  vous  ressemblaient  :  c'était  la  même  grâce, 
la  même  légèreté  ,1a  même  insouciance  dans  les  affaires, 
sérieuses;  mais  ces  militaires  ne  se  voyaient  qu'à  l'Opéra 
Comique,  où  tout  cela  était  fort  en  place.  Pour  nous,  qui 
ne  jouons  pas  la  coméilie,  nous  piéférerions  quelque  chose 
de  plus  sérieux  et  qui  répondît  davantage  à  l'opinion  que 
nous  devons  avoir  de  votre  délicatesse. 

LE    COLONEL. 

Je  ne  crois  pas.  Madame,  avoir  rien  fait  qui  puisse  motiver 
l'opinion  contraire.  Vous  voulez  resserrer  encore  la  règle 
déjà  si  courte  des  vingt-quatre  heures  à  laquelle  mon  on- 
cle a  eu  la  cruauté  de  mesoumettre;  maispouvez-vousme 
donner  en  même  temps  cette  promptitude  de  décision  que 
je  n'ai  jamais  eue  pour  rien? 

MADAME  d'yVARI. 

C'est  un  grand  malheur, 

LE    COLONEL. 

Certainement  c'est  un  grand  malheur;  mais  il  ne  tient 
qu'à  vous  d'en  faire  cesser  les  effets. 

MADAME  d'ïVARI. 

Expliquez-vous. 

LE    COLONEL. 

Daignez  ,  madame  ,  suppléer  à  tout  ce  qui  manque  à 
mon    caractère    lorsqu'il   s'agit    de  régler    des    intérêts. 


PROVERBE.  359 

Mll«  Emma  a  choisi  M.  Duflos  ,  prononcez  pour  moi.  Je 
m'engage  à  ratifier  tout  ce  que  vous  aurez  décide. 
MADAME  d'ïvari. 
Monsieur  le  colonel,  celte  conduite  vous  fera  beaucoup 
d'honneur  dans  le  voisinage  et  détruira,  je  n'en  doute  pas, 
les  préventions  que  les  longues  plaintes  de  votre  oncle  ont 
pu  élever  contre  vous. 

LE    COLONF.L. 

M.  Duflos  a  dû  préparer  un  acte. 

M.  DUFLOS. 

Pressés  comme  nous  l'étions  par  le  testament  ,  celte 
précaution  était  indispensable.  Il  n'y  a  que  la  somme  à 
régler  ;  je  l'ai  laissée  en  blanc. 

LE    COLONEL. 

Je  ne  veux  intervenir  que  pour  signer. 

MADAME  d'yVARI. 

C'est  au  mieux.  Venez,  monsieur  Duflos,  venez.  Nous 
aurons  bientôt  Gni,  et  je  puis  demander  mes  chevaux. 

LE    COLONEL . 

Ah!  madame  ,  quel  empressement  à  me  punir  de  ma 
confiance. 

MADAME  D'YVARI. 

Ne  sommes-nous  pas  voisins  ? 

LE    COLONEL. 

Vous  êtes  mille  fois  trop  bonne;  mais  des  raisons  de  con- 
venance peuvent  m'empêcher  de  profiter  de  votre  invita- 
tion tant  que  M"e  Emma  sera  dans  votre  château.  11  y 
aurait  défaut  de  délicatesse  dema  part  à  montrer  au  milieu 
de  votre  société,  et  en  sa  présence,  un  homme  de  mon  âge 
qui  n'aurait  sans  doute  pour  elle  fait  qu'un  acte  de  justice, 
mais  qu'un  engouement  pourrait  taxer  de  générosité. 

MADAME  D'ïVAKI. 

C'est  toujours  un  avantage  que  d'avoir  le  beau  rôle  de 
son  côté. 

LE    COLONEL. 

Ce  peut  être  aussi  un  motif  pour  en  redouter  l'éclat. 
Parlons  sans  détour.  Le  testament  de  mon  oncle  semblait 


360  1\EVUE  DE  PARIS, 

indiquer.que  les  iuttfrêls  à  rcglcr  se  débattraient  entre 
M'i''  Emma  et  moi  ;  nous  avons  voulu  tous  les  deux  nous 
boustraiie  à  ce  cju'il  y  a  de  pénible,  de  ridicule  même  tlans 
cette  position;  mais  mon  oncle  désirait  que  j'eusse  une 
conversation  avec  elle,  et  je  la  réclame. 

MADAME  D'YVARI. 

Vous  n'en  faites  pas  sans  doute  une  condition  au  pou- 
voir que  vous  venez  de  me  donner? 

M.  BITFLOS. 

Mais,  madame,  il  n'est  pas  contre  les  lois  que  deux  par- 
ties se  trouvent  ensemble  pendjint  que  des  tiers  tiavail- 
leutàles  concilier.  De  quoi  s'agit-il?  que  nous  en  finissions; 
quevoiis  puissiez  retourner  chez  vous  avant  la  nuit,  comme 
vous  en  avez  le  désir.  Ml'L  Modeste  accompagnera  Ml'e  Emma; 
monsieur  le  colonel  aura  la  satisfaction  d'avoir  accompli 
une  chose  qu'il  croit  avoir  été  dans  les  intentions  de  son 
oncle  -,  tout  cela  n'a  rien  que  de  très-régulier. 

;^_         ,^  MADAME  D'VVARI. 

Allons,  monsieur,  qu'il  soit  fait  ainsi  que  vous  lavez  dit. 
Il  n'y  a  de  bonnes  affaires  que  celles  qui  sont  terminées; 
et  puisque  je  me  suis  embarquée  dans  celle-ci,  il  faut  bien 
que  j'en  sorte.  (Elle  soit  avec  M.  Dujlus.) 

SCÈNE  V. 

LE  COLONEL,  5eM/. 

C'est  étonnant  comme  la  tête  d'un  homme  peut  fermenter 
en  quelques  minutes!  Cette  M-  e  d'Yvari  me  déplaît.  Quel 
acharnement  à  poursuivre  une  affaire  qui,  après  tout  n'est 
pas  une  affaire  !  Que  m'importent  quelques  jmiUe  francs 
de  plus  ou  de  moins?  jamais  je  n'avais  compté  sur  cette 
succession.  Ce  qui  m'occupe,  c'est  le  sort  de  cette  jeune 
personne  vraiment  intéressante.  Elle  sera  très-mal  chez 
une  femme  altière,  qui  ne  sait  pas  même  déguiser  combien 
elle  se  repcnt  des  engagemens  qu'elle  a  pris.  Je  conçois 


PROVERBE.  3()) 

Lien  qu'il  ue  m'est  pas  permis  d'êlre  son  protecteur;  mais 
est  ce  une  raison  pour  1  éloigner  sans  que  j'aie  pu  lui  par- 
ler, sans  me  laisser  le  temps  de  combaltre  les  préventions 
qu'elle  a  clù  recevoir  contre  moi?  Si  elle  pouvait  deviner 
combien  je  suis  capable  de  bons  conseils  et  de  persévé- 
rance, peut  être  serait-ce  une  coujohilion  pour  elle  il'en- 
trevoir  que  je  ne  cesserai  de  veiller  sur  son  avenir.  Aux 
soins  que  mon  oncle  a  pris  de  son  enfance  ,  notre  famille 
n'esl-elle  pas  devenue  la  sienne;  et  faudrait-il  c[ue  j'eusse 
soixante  ans  pour  avoir  le  droit  d'enipéclier  qu"on  ne  la 
rendit  malheureuse  ?  Malheureuse  !  j)our  qui  donc  serait  le 
bonheur!  Mais  quelle  confiance  pourra- telle  prendre  dans 
un  homme  dont  elle  n'a  jamais  entendu  dire  que  du  mal, 
et  qui  vient  comme  un  ennemi  la  chasser  d'une  maison 
où  s'est  enfermée  toute  son  existence,  où  tout  le  monde 
la  chérit  et  qu'elle  embellit  a  un  point  qu'il  m'est  impos- 
sible de  penser  un  moment  que  cette  maison  soit  à  moi? 
Si  elle  en  sort,  ce  qui  me  paraît  inévitable,  nous  en  sorti- 
rons tous  les  deux.  Quand  elle  verra  se  réaliser  la  résolu- 
tion que  je  prends  de  ne  jamais  y  revenir,  il  faudra  bien 
qu'elle  me  pardonne  le  mal  que  je  lui  fais  sans  le  vouloir. 
Oui.  c'est  là  ce  que  je  désirais,  et  mes  idées  commencent 
à  se  débrouiller.  Obtenir  d'Einma  qu'elle  me  juge  ce  que 
je  suis  réellement,  qu'elle  m'accorde  un  peu  de  conflance; 
ce  n'est  pas  trop  exiger  sans  doute,  et  cependant  que  ne 
donnerais-je  pas  j)onr  réussir  ! 

SCÈNE  VI. 
EMMA  ,  LE  COLONEL,  M'ie  MODESTE. 

—  (Au  moment  où  entre  Emma  ,  le  colonel  s'avance  ,  lui  prend  la 
main  pour  l'amener  sur  laascèue,  après  avoir  indiqué  ;i  Mlle  Mo- 
deste de  s'asseoir  sur  un  fauteuil  près  de  la  porte.) 

LE    COLONEL. 

Si  mes  affaires  m'avaient  permis  de  venir  ici  du  vivant 
de  mon  oncle,  nous  ne  serions  pas  étrangers  l'un  à  l'autre; 
je  ne  seiais  pas  réduit  à  vous  demander  pardon  des  efforts 


362  'REVUE  DE  PARIS. 

que  j'ai  faits  pour  obtenir  que  vous  veuillez  bien  m'accor- 

(ler  un  jnoment  freutrctien.  Notre  position  est  vraiment 

singulière. 

EMMA. 

Très-singulière. 

LE    COLONEL. 

Je  n'en  parle  pas  sous  le  rapport  qui  a  pu  mêler  nos 
intérêts.  J'espère,  mademoiselle  ,  que  vous  n'avez  jamais 
doute  de    mon  équité. 

EMMA. 

Jamais ,  monsieur. 

LE    COLONEL. 

De  toute  autre  personne,  celte  réponse  ne  serait  qu'une 
justice;  de  voire  part ,  je  la  regarde  comme  une  généro- 
sité à  laquelle  j'attache  le  plus  grand  prix.  Vous  ne  sau- 
rez jamais  combien  je  tiens  à  mériter  votre  estime;  sans 
doute  j'ai  beaucoup  de  préventions  à  combattre...  Vous 
gardez  le  silence;  vous  craignez  de  vous  livrer  à  cette 
franchise  qu'on  vous  a  reprochée  tantôt  devant  moi.  jN'est- 
il  pas  vrai  que  je  suis  mal  dans  votre  esprit? 

EMMA. 

Si  vous  m'eussiez  fait  cette  question  du  vivant  de  votre 
oncle,  j'aurais    répondu  oui,  sans  hésiter. 

LE     COLONEL. 

Et  maintenant  ? 

EM.MA. 

Maintenant ,  j'ai  appris  à  ne  pas  croire  sur  la  foi  des  au- 
tres ;  et  six  mois  écoulés  depuis  que  nous  l'avons  perdu  ont 
été  pour  moi  un  temps  de  révélation. 

LE    COLONEL. 

Expliquez-vous,  de  grâce. 

EMMA. 

On  dit  que  je  suis  légère  parce  qu'il  m'est  plus  facile 
d'accepter  un  malheur  que  de  le  redouter;  mais  croyez  , 
je  vous  prie  ,  que  je  ne  manque  pas  de  réflexion.  Envoyant 
ceux  qui  semblaient  ne  respirer  que  pour  votre  oncle,  at- 


PROVERBE.  363 

taqiier  aujourd'hin  son  humeur  ,  blâmer  ses  actions ,  ne 
pas  môme  cacher  leur  jalousie  de  l'amitié  qu'il  me  portait, 
j'ai  pense  que  si  mon  bienfaiteur  n'était  pas  aussi  parfait 
qu'il  m'avait  paru,  il  serait  possible  que  son  neveu  ne 
me'ritàt  pas  tout  le  mal  qu'on  disait  de  lui. 

I,E    COLONEL. 

Ainsi  vous  êtes  dispose'e  à  me  juger.... 

EMMA. 

Comme  si  je  n'avais  jamais  entendu  parler  de  vous. 

LE    COLONEL. 

Sans  prévention  ? 

EMMA. 

Sans  aucune  prévention, 

LE    COLONEL. 

C'estmerangerdans  la  classe  générale;  et  je  n'aiqu'àvous 
remercier  de  cette  faveur.  Je  voudrais  pourtant  que  vous 
fussiezbien  persuadée  ([ue  si  j'ai  tant  tardé  à  venir  rendre 
mes  respects  à  mon  oncle,  il  n'y  a  eu  un  peu  de  négligence 
de  ma  partiju'une  fois  ,  deux  tout  au  plus.  1-es  devoirs  de 
ma  profession  sont  impératifs.  Mais  en  me  rappelant  com- 
bien ses  instances  étaient  vives ,  j'éprouve  des  remords 
pénibles  que  je  n'ose  confier  qu  à  vous. 

EMMA. 

11  ne  faut  rien  exagérer;  et  je  dois  vous  avouer  que 
quand  votre  oncle  insistait  tant  pour  vous  attirer  ici  ,  il 
cédait  aux  caprices  d'un  enfant  gâté.  J'avais  envie  de  vous 
Voir,  et  je  l'en  tourmentais. 

LE    COLONEL. 

Vous  aviez  le  désir  de  me  voir? 

EMMA. 

On  parlait  si  souvent  de  vous  ! 

LE    COLONEL. 

Je  conçois;  cela  excite  la  curiosité. 

EMMA. 

Surtout  lorsqu'on  est  jeune  comme  je  l'étais  alors. 


364  REVUE  DE  PARIS. 

LE    COLONEL. 

Ainsi  depuis  que  vous  avez  cessé  d'élie  jeune ,  c'élait 
de  son  propre  mouvement  que  mon  oncle  m'appelait  au- 
près de  lui,  et  vous  n'êtes  pour  rien  dans  les  dernières 
lettres  qu'il  m'a  écrites?  Cette  question  paraît  vous  dé- 
plaire. Pardonnez-moi  de  l'avoir  faite. 

EMMA . 

Votre  question  ne  me  déplaît  pas  ;  elle  m'embarrasse. 
En  le  voyant  décliner,  j'aurais  désiré  qu'il  eut  auprès  de 
lui  le  plus  proche  de  ses  pareiis.  On  ne  résiste  que  de  loin 
aux  volontés  d'un  vieillard.  Si  vous  eussiez  été  ici,  il  vous 
aurait  aimé. 

LE    COLOHEL. 

Ail  !  mademoiselle  ,  voilà  mon  crime  ;  je  ne  me  le  par- 
donnerai jamais.  Si  j'eusse  rempli  mes  devoirs  envers  lui, 
nous  aurions  été  ses  enfans  ;  vous  me  regarderiez  comme 
un  frère,  et  j'aurais  acquis  le  droit  de  vous  proléger.  A 
votre  âge,  avec  un  esprit  qui  étonne,  mais  qui  ne  peut 
devancer  1'e.N.périence  ;  avec  une  franchise  dont  le  cliarme 
ne  doit  durer  que  pour  celui  qui  obtiendra  toute  votre 
confiance;  avec  ime  figure  qui  s'embellit  encore  de  toutes 
vos  qualités ,  que  deviendrez-vous  dans  un  monde  où 
chacun  ne  pense  qu'à  soi ,  ne  veut ,  n'estime  rien  que  pour 
soi;  où  le  bien  même  s'interprète  à  mal;  où  les  premiers 
mouvemens,  souvent  bons,  ont  moins  de  durée  que  quand 
ils  sont  mauvais  ?  M"'^  d'Yvari ,  par  exemple,  croyez-vous 
qu'elle  vous  aime?  moi,  je  n'en  crois  rien.  Je  ne  l'aime 
pas,  et  je  souffre  de  vous  voir  aller  dans  cette  maison. 

EMMA. 

Si  le  testament  de  votre  oncle  ne  m'avait  pas  obligée  de 
vous  attendre  ici,  de  vous  y  recevoir,  je  n'aurais  pas  été 
conduite  à  accepter  la  bienveillance  qu'elle  m'a  montrée 
et  dont  j'ai  l'intention  de  ne  pas  abuser  long- temps. 

LE    COLOXEL. 

Que  deviendrez-vous? 


PllOVERBE.  3C5 

EMMA. 

Que  serais  je  devenue  sans  les  bontés  de  voire  oncle  ?  La 
fortune  que  je  lui  dois  suliit  pour  me  permettre  de  choisir 
le  seul  asile  qui  convienne  à  ma  situation. 

LE    COLONEI,. 

Sans  y  prendre  d'engagement  ? 

EMMA. 

Que  saisje?  l'avenir  est  si  long! 

LE    COLONEL. 

Ah!  n'y  pensez  juiiais....  sans  me  consulter  comme 
vous  consulteriez  un  frère.  Y  consentez-vous  ? 

EMMA. 

Oui.  Je  consens  à  vous  écrire.  Vous  me  protégerez  par 
respect  pour  sa  mémoire. 

LE    COLONEL. 

Par  respect  pour  tout  ce  qu'il  chérissait  en  vous.  Je 
serai  le  tuteur  de  voire  fortune; elle  restera  hypothéquée 
sur  celte  terre  ;  vous  y  tiendrez  au  moins  par  quelque 
chose.  Vous  étiez  si  hien  ici  que  je  m'en  veux  d'être  la 
cause  qui  vous  en  éloigne.  Celte  idée  m'est  insupportable. 
Si  mon  oncle  m'eût  consulté!....  Il  ne  vous  aimait  pas 
comme  je  vous  aurais  aimée  à  sa  place. 

SCÈNE  VII. 

LE  COLONEL.  EMMA.,  M^^  D'YVARI,  M.  DUFLOS  , 
Mlle  MODESTE  dans  le  fond  du  théjitre. 

M.  BUFLCS. 

Nos  opérations  sont  terminées,  monsieur  le  colonel  ; 
l'acte  est  tout  prêt;  il  ne  s'agit  plus  que  d'en  prendre 
lecture  et  de  le  signer. 

LE    COLONEL. 

Déjà? 

M.  DUFLOS. 

Comment   n'aurions-nous  pas  terminé  piomptement ? 

TOME  X.  3i 


366  REVUE  DE  PARIS. 

Nous  n'avions  qu'un  même  intérêt,  et  nous  avons  souvent 
oublié  laquelle  des  deux  parties  adverses  nous  étions 
chargés  de  défendre.  Madame  la  baronne  a  quelquefois 
plaidé  pour  M^'e  Emma,  tandis  que  moi  je  soutenais 
votre  cause. 

LE     COLONEL. 

Vous  êtes  trop  obligeant. 

M.  DUFLOS. 

Voulez-vous  que  je  vous  fasse  connaître  le  contenu  de 
l'acte  ? 

LE    COLONEL. 

C'est  à  M'ie  Emma  qu'il  faut  le  demander. 

EMHA. 

J'aimerais  mieux  signer  sans  lire. 

LE    COLONEL, 

Moi  de  même.  Il  y  a  quelque  chose  de  si  triste  dans  le 
fond  de  cette  affaire!  D'ailleurs  une  marque  absolue  de 
confiance  n'est  pas  trop  pour  acquitter  ce  que  nous  devons 
aux  soins  obligeans  de  madame. 

HADAiME  d'YVARI. 

Vous  ne  me  devez  rien,  monsieur,  et  mon  cœur  suffit 
pour  payer  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  cette  aimable  enfant. 
(  A  Mlle  Modeste.  )  Mademoiselle  ,  faites  demander  ma 
voiture,  s'il  vous  plaît.  (iU/fc  Modeste  sort.) 

M.   DUFLOS,  prt'scnlant  la  plume  à  Emma.j^ 

Signez ,  mademoiselle. 

EMMA,  refusant  de  prendre  la  plume. j 
Je  ne  sais  si  ce  que  je  vais  faire  est  bien;  mais ,  madame, 
il  me  semble  que  c'est  le  moment  de  parler  de  cette  lettre. 

LE    COLONEL. 

Quelle  lettre '^ 

EMMA. 

Elle  me  fut  remise  par  mon  bienfaiteur  avec  ordre  de  ne 
l'ouvrir  que  dans  le  cas  où  j'aurais  à  me  plaindre  des  pro- 


PROVERBE.  367 

cédés  de  son  neveu.  N'ayant  point  à  me  plaindre ,  cette 
lettre  ne  m'appai-tient  plus ,  la  voici. 

LE   COLONEL  ,  piuaant  la  lettre. 

Je  ne  croyais  pas  avoir  mérité  une  précaution  aussi  in- 
jurieuse. J'aurais  voulu  du  moins  que  la  preuve  m'en  eût 
été  épargnée. 

EMMA. 

J'hésilais,  et  je  suis  affligée  maintenant  de  vous  avoir 
déplu.  Vous  m'avez  demandé  de  la  confiance,  j'ai  pensé 
qu'il  aurait  toujours  fallu  vous  le  dire  plus  tard. 

LE    COLONEL. 

Quel  amour-propre  révolté  ne  serait  pas  apaisé  par  des 
paroles  aussi  douces  ?  Emma  ,  donnez-moi  votre  main 
comme  à  un  frère,  et  pardonnez-moi. 

E3IMA. 

De  tout  mon  cœur  si  le  tort  est  de  votre  côté. 

LE    COLONEL. 

Oui ,  oui ,  uiille  fois  de  mon  côté;  et  pour  m'en  punir  je 
veux  subir  entièrement  l'humilialion  à  latjuelle  mon  on- 
cle ma  exposé.  (//  ouvre  la  lettre  et  lit)  v-  Ceci  est  mon 
codicille.  » 

M.  DL'FLOS. 

Un  codicille  !  Voulez-vous  bien  ,  monsieur  le  colouel , 
que  je  vous  évite  la  peine  de  le  lire?;Cela  rentre  dans  mes 
attributions. 

LE  COLONEL  ,  lui  remet  le  papier. 

Tenez ,  monsieur. 

M.  DUFLOS  ,  lisant.  , 

B  Dans  le  cas  prévu  par  mon  testament ,  où  Charles- 
II  Hippolyte  Sinclair,  mon  neveu  et  l'héritier  de  tous  mes 
0  biens, ne  réuleraitpasdanslesjvingt-quatrc  heures  lesin- 
o  térêtsde  mabien-aimée  Emniade  Castelbon,  de  manière 
11  à  ce  quelle  sedéclaresatisfaite,  j'entends  et  ma  volonté 
11  expresseest  que  ma  lerrede  Langel  appartienne  en  pro- 
«>  pre,  avec  tout  ce  qu'elle  comporte,  à  ma  bienaimée 


368  REVUE  DE  PARIS. 

o>  Théièse-Emnia  ,  pour  l'acquit  de  ma  conscience,  ne  me 
»  croyant  pas  injuste  envers  celui  qui  aurait  manque  de 
»  justice,  n 

LE    COLONEL, 

Quelles  expressions  !  et  par  quelle  action  de  ma  vie  ai-je 

pu  les  meiiter? 

madamed'yvari. 

Calmez-vous,  monsieur  le  colonel.  Les  vieillards  ont  le 
privilège  de  pouvoir  être  quelquefois  bizarres  sans  offen- 
ser ;  et,  s'il  faut  tout  dire,  votre  oncle  usait  souvent  de 
ce  privilège.  L'heure  avance,  signons. 

LE    COLONEL. 

Non  ,  madame.  Rien  ne  pourrait  maintenant  me  con- 
traindre à  le  faire.  Je  me  refuse  à  fout  arrangement. 

MADAME  D'vVAIit. 

Y  pensez-vous ,  monsieur,  et  prétendez -vous  me  jeter 
dans  tous  les  embarras  d'un  procès? 

LE    COLONEL. 

J'ai  juré  de  ne  jamais  plaider. 

M.  DUFLOS. 

Mais  réfléchissez  bien  ,  monsieur  le  colonel ,  que  si  vous 
ne  signez  pas  un  compromis ,  cette  terre  devient  dans 
quelques  heures,  et  sans  que  rien  puisse  s'y  opposer,  la 
propriété  de  Mlle  Emma. 

L";     COLONEL. 

Eh  bien  !  monsieur,  quel  inconvénient  trouvez-vous  à 
cela?  Est-ce  que  mademoiselle  n'a  pas  prouvé  qu'elle  était 
capable  d'administrer  une  terre ,  de  faire  les  honneurs 
d'une  jnaison  ?  Est-ce  à  nous,  qu'elle  a  reçus  avec  tant 
de  grâce  ,  tant  de  bonté  ,  à  lui  contester  la  justice  que 
tout  le  monde  lui  rend  ? 

M.  DUFLOS. 

J'ai  cru  qu'il  était  de  mon  devoir  de  vous  faire  sentir 
toutes  les  conséquences... 


PROVERBE.  369 

LE    COLONEL. 

Les  conséquences  se  déduisent  d'elles-mêmes.  Made- 
moiselle devra  la  fortune  qu'elle  mérite  à  la  mauvaise 
opinion  que  mon  oncle  avait  de  moi ,  à  l'irascibilité  de 
mon  caractère  que  tout  soupçon  offense;  elle  ne  m'aura 
aucune  obligation.  Tout  sera  pour  le  mieux. 
EMMA  ,  au  colonel. 

Monsieur...  mon  frère,  vous  m'avez  promis  vos  conseils 
quand  je  les  réclamerais. 

LE    COLONEL. 

Ne  m'en  demandez  pas  ,  je  ne  suis  plus  votre  frère.  Si 
votre  délicatesse  souffre  de  posséder  une  propriété  depuis 
si  long-temps  dans  ma  famille,  regardez-moi  en  me  per- 
mettant d'espérer  qu'un  jour  vous  me  la  rendrez. 
EMMA  ,  à  madame  d'yvari. 

Madame,  que  faut-il  que  je  réponde  ? 

MADAME  D'VVAIU. 

Il  ne  demande  que  la  permission  d'espérer  ,  vous  ne 
pouvez  pas  le  lui  défendre. 

E,MMA. 

Mais  c'est  prendre  un  engagement.  Si  vite  !  sans  avoir 
le  temps  de  la  réflexion. 

LE    COLONEL. 

Je  le  vois ,  les  préventions  qu'on  vous  a  données  contre 
moi  subsistent  toujours. 

E.MMA. 

Non.  non  ,  ne  le  croyez  pas.  Toute  ma  crainte  est  de 
ne  pouvoir  justifier  une  confiance  dont  je  suis  plus  tou- 
chée que  je  ne  puis  le  dire. 

MADAME  D'YVAF.I. 

Nous  vous  cautionnerons  s'il  le  faut ,  mon  Emma.  Ma 
chère  enfant,  que  je  suis  (ièredu  bonheur  qui  vous  arrive  ! 
N'insistez  pas,  colonel  ;  quand  vous  la  connaîtrez  comme 
nous  ,  vous  saurez  combien  il  lui  faut  peu  de  paroles  pour 
se  faire  entendre. 

3i. 


370  HEVUE  DE  PARTS. 

LE    COLONEL. 

Elle  ne  m'en  a  pas  dit  une  seule  dont  le  souvenir  puisse 
s'effacer  de  ma  mémoire. 

SCÈNE  VIII. 

Mme  D'YVARI,   EMMA,  LE  COLONEL,  M.  DUFLOS  , 
MU"  MODESTE,  RENÉ,  ROUSSEAU,    et   quelques 

DOMESTIQUES  ,  HOMMES  ET     FEMMES  ,    QUI  RESTENT   AU   FOND 
DU  THÉÂTRE    COMME  POUR  FAIRE  LEURS   ADIEUX  A  EMMA. 

RENÉ. 

La  voiture  de  madame  la  baronne  est  avancée. 

LE    COLONEL. 

Eh  quoi!  madame,  vous  persistez  à  nous  séparer  si  vite? 

MADAME  D'VVARr. 

Oui,  mon  cher  colonel.  J'étais  venue  la  chercher,  main- 
tenant je  l'enlève.  En  paraissant  ici  vous  l'en  avez  chas- 
sée: ce  n'est  pas  galant. 

LE    COLONEL. 

Mais  elle  est  chez  elle  ,  et  je  vais  partir  pour  la  ville. 

EMMA  ,  ea  scuriant. 

C'est  sur  quoi  je  compte.  Même  en  me  retirant  je  vous 
refuse  un  asile.  Vantez  à  présent  la  manière  dont  je  fais 
les  honneurs  d'une  maison. 

LE  COLONEL  ,  A  lous  les  domesUques. 

Mes  enfans,  vous  ne  perdrez  pas  votre  douce,  votre 
bonne  maîtresse  ;  elle  ne  s'absente  que  momentanément. 
Liberté  tout  entière  aujourd'hui  et  livrez  vous  à  la  joie. 


Oui,  mes  amis,  de  la  joie  et  pas  de  désordre.  Vous  y 
veillerez ,  mademoiselle  Modeste. 


PROVERBE.  371 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

Si  le  bonheur  que  j'éprouve  me  laisse  toute  ma  raison. 
Ah  I  ma  chèie  demoiselle. 

LE    COLONEL. 

Vous  aurez  doue  la  bonté  de  nie  conduire  à  la  ville , 
monsieur  Duflos? 

M.  DUFLOS. 

C  est  bien  de  l'honneur  pour  moi.  Mon  cabriolet  n'est 
pas  éle'gant,  mais  il  est  grand  et  solide. 

LE    COLONEL. 

Vous  nie  montrerez  ma  maison  ;  car  j'ai  au  moins  une 
maison  dans  ce  pays-ci. 

MAD.VME  D'YVAni. 

Et  fort  bien  meublée,  grâce  aux  soins  d'Emma. 

EMMA. 

Rousseau  vous  suivra  pour  vous  donner  les  indications 
dont  vous  aurez  besoin.  '\'ous  le  gard(M'ez  tant  qu'il  vous 
sera  néi:essaiie. 

LE    COLONEL. 

Votre  prévoyance  s'étend  a  tout  ;  vous  avez  deviné  qu'il 
rne  fallait  un  confident.  (A'e  tournant  vers  Rousseau.) 
J'aime  Rousseau  ,  c'est  un  bon  enfant,  et  nous  causerons 
ensemble.  » 

ROUSSEAU. 

Tant  que  monsieur  voudra.  Il  y  a  de  quoi. 

MADAME  D'YVARI  ,  aU  Colouel. 

Je  compte  sur  le  plaisir  de  vous  voir  demain. 

LE    COLONEL. 

Il  n'y  a  pas  de  doute,  A  quelle  heure  déjeunez-vous  ? 

MADAME  d'VVARI. 

A  dix  heures. 

LE    COLONEL. 

Je  ne  me  ferai  pas  attendre.  (//  offre  sa  main  à  la 
baronne  ,  (jui  lui  Jàit  signe  de  prendre  celle  d^Einma.) 
f  EMMA  ,  aux  domestiques  ,  en  prenantle  Bras  du  colonel. 

Adieu,  adieu,  je  reviendrai  vous  voir  tous  les  joura 


372  P.EYl  E  DE  TARIS. 

Et  moi  souvent,  en  atlendant  mieux.  {Ils  sortent  tous, 
à  l'exception  de  liénc  et  de  Mlle  Modeste.) 

SCÈNE  IX. 

Mil-  MODESTE,  RENE. 

MADEMOISELLE  MODESTE, 

C'est  un  mariage  ,  monsieur  René. 

RENÉ. 

Et  un  mariage  qui  ne  sera  pas  long  à  se  faire,  je  vous  en 
réponds. 

MADEMOISELLE   MODESTE. 

Ahl  vraiment,  que  votre  maître  est  aimablç.  Je  n'en- 
tendais pas  bien  sa  conversation  avec  mademoiselle;  mais 
qu'il  avait  les  yeux  doux...  et  une  voix  si  tendre,  si  péné- 
trante..   Mademoiselle  a  fait  un  beau  rêve. 

BÉNÉ. 

Dame,  si  toutes  les  femmes  qui  rêvent  lui  ressemblaient! 

MADEMOISELLE  MODESTE. 

11  faut  encore  du  bonbeur,  soyez-en  sûr.  Quand  je  pense 
que  ce  matin  même  elle  était  quasi  abandonnée...  Pauvre 
agneau! 

RENÉ. 

A  brebis  tondue  Dieu  mesure  le  vent. 

Th.  Leclercq. 


LETTRES  DE  BOERNE 


(M.  Paiilin  ,  libraire-éditeur ,  doit  faire  paraître  une  traduction 
française  des  Lettres  su?-  Paris  de  M.  Boerne  .  écrivain  allemand 
qui  habite  la  France  depuis  la  révolution  de  juillet.  Ces  lettres  ont  été 
publiées  i  Francfort  ,  et  sont  en  ce  moment  à  l'index  dans  toute  l'Al- 
lemagne. Cette  rigueur  de  la  police  allemande  s'explique  par  les 
opinions  de  l'auteur  et  par  le  ton  de  ses  lettres  ,  qui  ne  ménagent  pas 
plus  les  illustres  de  son  pays  que  ceux  de  la  France  elle-même.  Au 
surplus  les  Lettres  de  M.  Boerne  touchent  à  tout  ,  à  la  politique  ,  à 
la  littérature  ,  aux  beaux-arts,  etîles  noms  propres  y  figurent  toujours, 
à  côté  desjugemens  les  plus  spirituels  sur  tous  les  sujets.  L'auteur  de 
cette  traduction  est  M.  Guirau  ,  qui  a  long-temps  habité  l'Allemagne 
et  qui  ,  joignant  à  la  connaissance  de  la  langue  la  connaissance  des 
hommes  dont  parle  l'auteur  ,  doit  ajouter  des  notes  curieuses  à  la 
partie  du  texte  qui  concerne  l' Allemagne.  Les  fragmens  suivans  nous 
ont  élé  communiqués  par  l'éditeur  français.  On  pourra  remarquer  une 
coïncidence  de  jugement  entre  ce  que  M.  Boerne  dit  de  ]\1.  de  Tal- 
leyrand  et  l'article  plus  étendu  que  nous  avons  récemment  publié  sur 
le  caractère  de  ce  célèbre  diplomate.  ) 

Paris,  le  jeudi  21  février  i83i. 

—  Tableau  du  couronkement  uk  Napoléon,  par  David. 

Napoléon.  —  Talleyrakd.  — Lafayette. 

Le  Couronnement  de  Napoléon  ,  peint  par  David  ,  ne 
put  être  exposé  sous  le  gouvernement  précèdent.  Que  servit 
à  celui-ci  son  aveugle  rancune?  Quoi  de  plus  ridicule  et  de 
plus  cruel  que  la  diète  sévère  imposée  à  des  peuples  ro- 


374  REVUE  DE  PARIS, 

bustes  par  des  princes  malades  et  au  régime  !  Ils  croient 
qu'en  faisant  jeûner  les  cœurs  on  affaiblit  les  têtes  et  les 
bras  ,  et  qu'il  est  alors  plus  facile  de  les  gouverner.  Mais  la 
faim  du  cœur  rassasie  la  tête  et  fortifie  les  membres.  Le 
portrait  de  Napoléon  reparaît  après  quinze  ans  ,  et  les 
Bourbons  resteront  à  jamais  bannis;  —  certainement  à 
jamais  ;  car  à  la  troisième  attaque  d'apoplexie  ,  Thomme 
meurt ,  fût  il  même  roi.  Je  vis  hier  le  tableau  ,  il  a  beau- 
coup souffert;  la  couleur,  le  temps,  l'admiration,  tout  est 
passé.  11  me  laissa  aussi  froid  que  si  j'avais  vu  une  de  ces 
peintures  de  l'arche  de  Noé  ,  où  les  animaux  entrent  ac- 
couplés et  les  oreilles  pendantes.  Le  peintre  n'était  point 
inspiré,  pas  plus  que  ce  tejups,  pas  plus  que  Napoléon 
même  ,  pas  plus  que  le  peuple  qui  l'entoure;  c'est  un  vide 
brillant  et  coloi-e.  Le  tableau  est  si  grand  qu'il  forme  le 
rideau  du  pelit  théâtre  où  on  le  voit.  11  contient  plus  de 
soixante  figures  de  grandeur  naturelle.  David  a  choisi  le 
moment  où  Napoléon  met  la  couronne  sur  le  front  de  l'im- 
pératrice qui  est  à  genoux  devant  lui.  Napoléon  seul  n'est 
à  genoux  devaiat  rien  ,  ni  devant  son  Dieu  ,  ni  devant  sa 
fortune  ;  il  n'y  a  en  lui  ni  triomphe  ni  humilité.  C'est  un 
couronnement  comme  celui  d'un  prince  héréditaire  sans 
royaume.  Rien  que  des  femmes ,  des  prêtres  et  des  valets 
dorés.  Y  a-  t-il  quelque  chose  de  plus  ridicule  que  Napoléon 
se  faisant  donner  dans  l'église  de  Notre-Dame  ,  par  un 
clergé  tremblant  de  peur  ,  un  certificat  qui  atteste  qu'il  a 
été  un  héros?  Y  a-t-il  quelque  chose  de  plus  révoltant  que 
ce  mariage  entre  l'homme  de  la  vie  et  le  cadavre  du 
passé?  Napoléon  aurait  dû  se  faire  couronner  à  chev;d.  Il 
devait  orner  le  trône,  et  non  le  trône,  lui.  Aucun  des 
soldats  qui  l'ont  fait  si  grand  n'est  présent;  rien  que  des 
porte-queues  et  des  jocrisses  de  cour.  J'aurais  voulu  voir 
ses  maréchaux  s'appuyant  fièrement  sur  leurs  épécs,.et 
regardant  avec  un  dédain  concentré  ces  cardinaux  com- 
plaisans.  Mais  ils  portaient  des  épées  comme  des  chambel- 
lans ,  et  sont  parés  comme  des  bouffons  de  cour.  Les  por- 


LITTÉRATURE.  375 

traits  sont  tous  spirituels,  c'est  vrai;  mais  chacun  a  son 
visage  à  lui ,  aucun  uu  visage  de  couiouncment.  Cliacun 
cherche  à  étouH'er  ses  seutiinens,  on  le  voit  clairement. 
Le  cœur  et  les  j^eux  s'eioigueut  les  uns  des  autres. 

Entre  toutes  les  ligures  ,  trois  seulement  m'ont  intéressé  •" 
d'abortl  la  sœur  de  Napoléon ,  alors  grande-duchesse  de 
Berg  ,  plus  tard  reine  de  Naples.  Elle  ressemble  excessi- 
vement à  sou  frère ,  excepté  qu'elle  a  des  traits  plus  nobles 
et  qui  montrent  le  bel  orgueil  de  la  victoire  qu'on  cherche 
en  vain  dans  ceux  de  l'empereur.  Ensuite,  le  pape  :  il  est 
accablé   et  souffrant   dans  son  fauteuil ,  comme   une  ame 
croyante  et  inOrnie  qui  adore  Dieu  ,  non-seulement  dans 
ce  qu'il  fait,  ra;iis  encore  dans  ce  qu'il  ne  fait  pas  et  laisse 
faire.    EuQn    Talleyrand  ;  je   ne   l'avais  jamais    vu ,    pas 
même  en  peinture.  Visage  de  bronze  ,  tablette  de  marbre 
sur  laquelle  la  uccessité  est  écrite  en  lettres   de  fer.  Je 
n'ai  jamais  pu    concevoir  comment  tous  ies  hommes  de 
tous  les  temps  ont  méconnu  cet  homme^  On  a  reproché  à 
Talleyrand  d'avoir  trahi  successivement  tous  les  partis  et 
tous  les  gouvernemens.  C'est  vrai:  il  passa  de  Louis  XVI  à 
la  république  ,    de  celle-ci  au  directoire  ,  du  directoire  à 
Napoléon ,  de  celui-ci  aux  Bourbons ,  de  ceux-ci  à  Orléans, 
et  il  pourrait  bien  arriver  ipi'avant  de  mourir  il  passât  de 
nouveau  de  Louis-Philippe  à  la  république  Mais  il  ne  les  a  pas 
trahis,  il  les  a  seulement  laissés  là  quand  ils  étaient  morts. 
Il  était  assis  auprès  du  lit  ihi  malade  de  chaque  temps,  de 
chaque  gouvernement  ,  avait   toujours  les  doigts    sur  Te 
pouls ,  et  s'apercevait ,  le  premier  ,  que  le  cœur  avait  cessé 
de  battre.  Alors  il  se  hâtait  d'aller  du  mort  à  l'héritier 
taudis  que  les  autres  continuaient  encore  quelque  temps  à 
servir  le   cadavre.  Est-ce  là  de  la  trahison.''  Talleyrand 
est-il  plus   méchant  parce  qu'il  a  plus  de  jugement  que 
d'autres  et  se  soumet  de  meilleure  grâce  à  la  nécessité  ?  Ce 
nest  pas  la  fidélité  des  autres  qui  dure  plus  long-temps  , 
mais  leur  illusion.  J'ai  toujours  écouté  la  voixde  Talleyrand 
comme  la  décision  du  destin.   Je  me  souviens   encore  de 


376  REVUE  DE  PARIS, 

mon  effroi  (uiand  ,  après  le  retour  de  Napoldon  de  l'ile 
d'Elbe ,  je  vis  Talleyraud  rester  fidèle  à  Louis  XYIIl , 
cela  m'annonçait  la  ruine  de  Napoléon.  Je  fus  charmé 
qu'il  se  déclarât  pour  d'Orléans  ;  j'en  conclus  que  les  Bour- 
bons avaient  fini.  Je  voudrais  avoir  cet  homme  dans  ma 
chambre  ;  je  le  suspendrais  au  mur  comme  un  baromètre  , 
et  je  voudrais ,  sans  lire  une  gazette ,  sans  ouvrir  la  fenêtre , 
savoir  tous  les  jours  quel  temps  il  fait  dans  le  monde. 

Talleyrand  et  L;ifayelte  sont  les  deux  plus  grands  ca- 
ractères de  la  révolution  française  ,  chacun  à  sa  place. 
Lafayette,  aussi,  sait  distinguer  l'apparence  de  la  réalité, 
la  vie  de  la  mort;  niais  tout  tombeau  fut  pour  lui  un  ber- 
ceau ,  et  il  n'abandonna  pas  les  morts.  II  croit  à  une  vie 
après  le  trépas  ,  à  une  raéfenipsycosc  de  la  liberté;  Tal- 
leyrand ne  croit  que  ce  qu'il  sait.  Ah  !  si  Napoléon  avait 
été  comme  Talleyrand  !  Comme  il  n'avait  besoin  que  de 
servir  le  temps,  non  les  hommes,  puisqu'il  était  lui-même 
le  plus  élevé  ,  en  connaissant  mieux  ,  il  se  serait  mieux 
servi  lui-même,  et  siégerait  encore  sur  le  trône  du  monde. 
Que  n'ai-je  pa«  dit  à  l'empereur!  Heine  aurait  dû  l'enten- 
dre! J'étais  seul  dans  la  salle,  et  me  plaçai  devant  lui.  les 
bras  croisés,  comme  il  avait  coutume  de  faire.  Je  voulais 
me  moquer  de  lui .  et  l'ai  trailé  àc  fou!  J'aurais  pu  l'ap- 
peler scéléi-at  que  cela  ne  l'aurait  point  offensé.  Non  ,  ja- 
mais je  ne  pardonnerai  à  cet  homme  ce  qu'il  s'est  fait 
à  Jiui-même  ,  quand  même  je  lui  pardonnerais  ce  qu'il  a 
fait  au  monde.  Se  salir,  par  vanité,  d'une  poussière  royale, 
pour  se  donner  une  apparence  de  vétusté!  Il  a  fair  per- 
dre à  la  liberté  ses  plus  belles  années;  il  l'a  dupée  de  sa 
jeunesse  ,  et  maintenant  elle  est  obligée  ,  en  cheveux 
blancs  ,  de  s'asseoir  encore  sur  les  bancs  de  l'école  et  de 
recommencer  par  apprendre  ce  qu'elle  pourrait  avoir  ou- 
blié depuis  long-temps.  Avant  de  m'en  aller  ,  j'ai  dit  a 
Napoléon  avec  un  peu  moins  de  colère  :  Pour  la  sottise 
que  tu  fis  commettre  à  d'autres,  je  veux  te  pardonner  la 
tienne  propre.  Tu  étais  le  fort  cerceau  de  fer  qui  retenait 


LITTÉRATURE.  377 

j'iiscnibU:  les  douves  du  monde,  et  les  fous  princes  tt  bri- 
s«;rcnt;  et  soudain  le  vin  en  fermentation  fit  sauter  le 
vaisseau  dont  les  lourds  fragmens  ont  bondi  contre  des 
têtes  vides  !  C'était  beau. 


LORD  BYRON. 


J'ai  commence  à  lire  les  Mémoires  de  lord  Byrnn, 
par  Th.  Moore.  C'est  du  vin  chaud  pour  un  pauvre  voya- 
geur allemand  qui  ,  au  relai  de  la  nuit  de  la  vie  ,  entre 
Treuendiezen  et  Kroppenstaedt  ,  se  gèle  misérablement 
dans  une  mauvaise  diligence.  Mais  lui  était  un  seigneur 
riche  et  distingué  ;  lui,  les  plus  doux  ressorts  de  Tiniagi- 
nation  le  portaient  sans  cahot  sur  des  chemins  raboteux, 
elll  buvait  tout  le  jour  le  johannisberg  de  la  vie.  C'est  à 
en  tomber  malade  d'envie.  Comme  une  comète  qui  s'af- 
franchit du  cours  régulier  des  étoiles  ,  Byron  traversait  , 
sauvage  et  libre  ,  le  monde  ,  arrivait  sans  accueil,  partait 
sans  adieu  et  préférait  d'être  seul  plutôt  que  d'être  l'es- 
clave de  l'ami  Lié.  Jamais  il  ne  toucha  la  terre;  c'est  à  tra- 
vers la  tempête  et  !c  naufrage  qu'il  naviguait  audacieu- 
sement,  et  la  mort  fut  le  premier  port  qu'il  vit.  Comme 
il  fut  ballotté  cà  et  là  1  Mais  aussi  quelles  lies  Fortunées 
a-t-il  découvertes  où  le  calme  et  la  prudente  boussole  ne 
conduisent  jamais!  c'est  là  bien  une  nature  de  roi.  Qu'est- 
ce  qui  fait  les  rois?  ce  n'est  pas  de  prendre  et  de  donner 
la  justice;  —  chaque  sujet  le  fait  aussi;  —  roi  est  qui 
vit  à  sa  fantaisie.  Je  ris  quand  on  dit  que  Byron  n'a  vécu 
que  trente  et  quelques  années,  il  a  vécu  des  milliers  d'an- 
nées. Et  quand  on  le  plaint  d'avoir  été  si  mélancolique  ! 
Dieu  ne  Test-il  pas  aussi?  la  mélancolie  est  Ja  joie  de 
Dieu.  Peut-on  être  gai  quand  on  aime?  Byron  haïssait 
les  hommes  ,  parce  qu'il  aimait  rhun.anité;  la  vie,  parce 
qu'il  aimait  l'élernilé.  11  n'y  a  pus  d'autre , choix.  La  dou- 

TOME  X.  32 


378  REVUE  DE  PARIS. 

Icui-  est  le  bonheur  des  bienheureux.  Celui-là  vit  le  plus 
qui  souffre  le  plus.  Nul  n'est  heureux  si  Dieu  ne  pense 
à  lui;  si  ce  n'est  avec  amour  ,  que  ce  soit  avec  colère  , 
mais  qu'il  y  pense.  Je  donnerais  toutes  les  joies  de  ma 
vie  pour  une  année  des  douleurs  de  Byron. 


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BAL  DE  MONSIEUR  LE  PRESIDENT   DU   CONSEIL. 

Comment  donner,  pai-  la  description .  une  idée  de  cette 
fête  dont  mes  yeux  sont  encore  éblouis?  Le  bal  de  M.  le 
président  du  conseil  sera  cité  long-temps  comme  ceux  des 
premiers  jours  du  consulat  et  des  grandes  époques  de  l'em- 
pire auxquels  je  l'ai  entendu  comparer,  alors  qu'oubliant 
la  tourmente  révolutionnaire ,  et  confiante  en  l'avenir  sous 
la  protection  de  la  gloire ,  la  société  de  Paris  se  livrait  de 
nouveau  à  cette   heureuse   gaieté   française   qui   restera 
toujours,  espérons-le,  un  des  attributs  caractéristiques  de 
la  nation  la  plus  sociable  de  l'Europe.  Le  rapprochement 
semblait  plaire ,  dans  le  bal  de  lundi ,  à  tous  ceux  pour  qui 
il  évoquait  les  images  de  leur  jeunesse  et  des  souvenirs 
historiques  dont  le  tableau  nous  charmait  aussi ,    nous 
autres  qui,  nés  avec  le  siècle,  ne  pouvons  connaître  les 
fêtes  comme  les  événemens  glorieux  de  ses  dix  premières 
années,  que  par  le  récit  de  nos  pères.  Ce  retour  sur  le 
passé  donnait  naissance  à  mainte  anecdote;  et  si  quelques- 
uns  des  personnages  de  nos  fastes  contemporains  traver- 
saient en  ce  moment  les  salles,  c'était  comme  pour  répondre 
à  l'appel  de  leur  nom  :  quelquefois  aussi  le  narrateur  .  dont 
l'émotion  actuelle  rajeunissait  ainsi  la  mémoire  devant  le 
groupe  animé  d'une  contredanse,   retrouvait  soudain  les 
traits  de  la  beauté  qu'il  vantait  comme   l'ornement  des 
bals  de  son  temps,  et  reproduite  semblable  à  elle-même 
dans  sa  fille.   Ce  qu'il  y  avait  enfin  de  plus  remarquable 


380  REVTTE  DE  PARIS. 

peut-être  dans  une  réunion  si  nombreuse  de  personnes  de 
tous  les  âges  et  de  tous  les  rangs,  c'était  la  gaieté  qui  épanouis- 
sait tous  les  visages,  c'était  ce  sourire  d'onchantenjent  qui 
exprime  qu'une  même  pensée  agite  tous  les  cœurs  d'une 
sensation  commune  ;  car  si  un  viedlard  peut  recommencer 
en  rêve  le  roman  de  sa  vie,  et  retrouver  par  l'imagination 
les  plaisirs  de  sa  jeunesse,  n'est-ce  pas  partout  au  milieu 
de  la  féerie  d'un  bal? 

C'était  bien  une  féerie  que  le  bal  du  aS  janvier?  Cet 
hôtel,  ordinairement  solitaire  ou  peuplé  de  solliciteurs 
au  front  soucieux,  était  converti  en  un  palais  des  Mille 
et  une  Nuits  par  le  luxe  et  l'élégance  de  sa  décoration  , 
retentissait  d'une  délicieuse  harmonie  ,  resplendissait 
d'innombrables  lustres,  et  voyait  s'agiter  dans  ses  riches 
appartemens  plus  de  deux  mille  fi[;ures  joyeuses.  Les 
symphonies  d'un  orchestre  placé  à  dessein  dans  un  pavil- 
lon extérieur  et  l'ilhimination  de  la  façade  en  verres  de 
couleur  annonçaient  de  loin  la  fête  aux  arrivans.  Les 
dernières  voitures  ne  sont  entrées  dans  la  cour  qu'après 
minuit.  Les  salons  si  vastes  du  rez-de-chaussée  n'auraient 
pu  contenir  le  grand  nombre  des  personnes  invitées.  Mais 
l'ordonnateur  de  la  fête  avait  fait  élever  dans  le  jardin 
une  salle  magnifique  ,  tapissée  de  tentures  de  soie  rouge 
damassée,  et  ornée  de  hautes  glaces,  autour  desquelles 
se  déployaient  des  draperies  de  soie  unie  blanche  et  bleue 
a  franges  d'or,  et  dont  les  reflets  aidaient  encore  à  l'éclat 
des  lumières.  Le  plafond  figurait  des  arabesques  d'un 
goût  exquis.  Cette  salle  improvisée  formait  un  parallélo- 
gramme dont  les  deux  faces  latérales  étalent  garnies  de 
banquettes  pour  les  dames.  Elle  s'ouvrait  sur  une  galerie 
qui,  prise  aussi  sur  le  jardin,  bordait  dans  toute  sa  lon- 
gueur la  suite  des  salons  intérieurs.  C'était  là  que  se  pro- 
menaient les  observateurs  et  que  les  daines  venaient  aussi, 
dans  l'intervalle  de  deux  contredanses ,  chercher  un  air 
plus  frais  ,  respirer  le  jDarfum  des  jardinières  disposées 
entre  les  colonnes  et  les   glaces,   et  jouir  du  coup  d'œil 


ALBUM.  '  381 

magique  qu'offrait  l'ensemble  des  salons.  La  galerie  avait 
(.ncore  l'avantage  de  conduire  aux  deux  buffets  où ,  inde'- 
peudaiîinient  des  rafraîchissemens  qui  circulaient  sans 
cesse,  on  vous  versait  le  thé  dans  celui  de  gauche,  et 
où  vous  trouviez,  dans  celui  de  droite,  une  espèce  d'autel 
gastronomique  dont  la  description  mériterait  un  poème 
en  douze  chants.  Jamais  l'art  de  l'architecture  et  celui  du 
dessin,  appliqués  à  la  bonne  chère,  n'ont  élevé  un  mo- 
nument à  la  lois  plus  élégant  et  plus  grandiose.  J'en  parle 
ainsi  moi-même  profane ,  qui  accepte  à  peine  un  gâteau 
entre  les  heures  de  mes  repas  ;  que  serait-ce  si  je  me 
faisais  l'interprète  de  1  enthousiasme  que  j'ai  vu  éclater 
autour  de  moi  à  l'aspect  de  cet  édifice  dont  je  suis  allé 
encore  admirer  les  ruines  pittoresques  à  quatre  heures 
du   matin. 

Les  salons  du  premier  étage  réunissaient  ces  hôtes  à 
part  pour  qui  un  bal  n'est  pas  un  bal,  ni  un  lieu  de  frivole 
causerie ,  et  qui  demandent  aux  combinaisons  ou  aux 
hasards  du  jeu  la  seule  émotion  qui  puisse  faire  battre 
leur  cœur. Peu  de  jeunes  gens  ont,  dans  la  soirée  de  lundi, 
déserté  les  dames  pour  les  cartes,  il  y  avait  du  monde, 
cependant,  autour  du  tapis.  Mais  quelque  intérêt  qu'offre 
l'étude  d'une  tête  de  joueur,  les  curieux  comme  moi 
redescendaient  bien  vite  dans  la  galerie  verte  et  dans  les 
salles  où  la  contredanse  succédait  à  la  valse,  et  la  valse 
au  galop.  C'était  là  qu'il  y  avait  plaisir  à  observer  soi- 
même  ou  à  écouter  les  observateurs  communicatifs,  à 
désigner  une  figure  historique  où  à  s'en  faire  désigner 
une  autre ,  à  louer  la  dame  que  votre  voisin  paraissait 
regarder  avec  le  plus  déplaisir,  ou  à  entendre  louer  celle 
dont  le  nom  chatouillait  le  plus  votre  cœur.  Il  est  encore 
d'autres  causeries  de  bal  qui  ont  bien  leur  charme,  même 
celles  df  la  médisance  quand  elle  est  spirituelle  et  point 
trop  méchante.  Je  prêtai  une  complaisante  attention, 
pendant  toute  une  contredanse,  à  l'un  de  ces  danseurs 
éméritcs  du  consulat  qui,  tout  en  admirant  les  grâces  de 

02. 


382  REVUE  DE  PARIS. 

i832,  regrettait,  au  nom  de  l'art,  cette  danse  de  virtuose 
qui   avait   fait  son  admiration  et  peut-être  sa  gloire  de 
salon  en  1800.  Avec  quelle  vei've,  inspirée  parle  violon 
de  Tolbec  autant  que  par  le  souvenir  du  passé  ,  il  me 
vantait  la  grave  cérémonie  du  menuet,  les  pas  compliqués 
de  \3^gauotle,   les  gracieux  tours  de  force  de  l'anglaise. 
Ces  femmes  aux  pas  de  sylphides  qui  décrivaient  devant 
nous  les  capricieux  méandres   d'une  contredanse  étaient 
dignes,  disait-il,  de  voler  comme  des  déesses  d'opéra,  et 
elles  se  contentaient  de  marcher  !   De  pareils  regrets  me 
rappelèrent  la  caricature  éatirique  où  Hogarth  a  mis  vis- 
à-vis  la  Vénus  de  Médicis  un  professeur  de  danse  français 
qui  s'occupe  à  lui  relever  la  tête,  à  lui  effacer  les  épaules, 
à  lui  placer  les  bras  et  les  jambes.  Mais  je  me  gardai 
d'interrompre  les  éloquens  regrets  de  mon   interlocuteur 
qui,  passant  des  dames  aux  cavaliers,  me  citait,  comme 
la  grande    époque  de  l'art,  le  temps  où  MM.    Trénis, 
Laffite  et  Rastignac,  etc.,  étaient  les  coryphées  des  soirées 
dansantes  ;  alors  que  Gardel ,   ainsi  que  nous  le  dit  Mn>e 
la   duchesse    d'Abrantès   dans  ses    amusans    Mémoires , 
croyait   payer  avec  usure  un  important  service  par  quel- 
ques leçons  en  ville  ;   alors  que  Napoléon  lui-même  (  en 
levant  les  épaules,  il  est  vrai)    s'approchait  de  M.  de 
Trénis  pour  écouter  sa  dissertation  profonde  sur  le  salut 
de  la  gavotte.  Le  défenseur  des  gloires  dansantes  de  1800 
convenait,  du  moins  avec  bonne  foi,  que  la  valse  a  con 
serve  tous  ses  mouvemens  oscillatoires ,  et  que  le  tour- 
noiement fantastique  du  galop  est  même  un  progrès..  Au 
risque  de  trahir  le  personnage  ,  j'ajouterai  que  je  le  vis , 
un  peu  plus  tard  ,  devant  le  buffet,  rendre  témoignage, 
plus  éloquemment  encore,  au  perfectionnement  des  ambi- 
gus gastronomiques,  en  rivalisant  d'appétit  avec  un  jeune 
philosophe  qui  réparait  aussi ,   avec  une  incroyable  acti- 
vité, les  fatiirucs  de  la  nuit. 

Un  bal  semblable,  en  Angleterre  ,  fournirait  a  tous  les 
journaux  du  surlendemain  au  moins  dix  colonnes  de  noms 


ALBUM.  383 

propres  et  de  descriptions  de  toilette  sous  le  titre  de 
Mirror  offashion  (miroir  de  la  mode).  Cette  indiscrétion, 
sollicitée  également  par  la  vanité  de  toutes  les  miladys  et 
par  l'intérêt  des  Palmrres  de  la  haute  société  anglaise, 
n'est  pas  encore  passée  dans  nos  mœurs;  autrement  j'ai- 
merais  à  nommer  ici  les  dames  dont  fa  parure  et  la  beauté 
ont  été  le  plus  généralement  admirées  chez  le  président 
du  conseil.  Le  prince  royal  a  dansé  et  valsé  avec  quelques 
unes,  et,  malgré  la  révolution  de  juillet,  il  reste  assez 
d'idées  aristocratiques  en  France ,  à  ce  qu'il  m'a  paru , 
pour  que  celles-là  aient  été  estimées  les  plus  heureuses, 
sinon  toujours  les  plus  belles.  La  république  aura  tort 
encore  quelque  temps  avec  les  dames.  Le  jeune  duc  de 
Nemours  assistait  aussi  h  cette  soirée.  Parmi  les  illustra- 
tions nationales  et  étrangères  que  l'étiquette  nous  permet 
de  citer,  on  remarquait  l'empereur  don  Pedro  avec  dona 
Maria,  lord  Granville,  l'ambassadeur  d'Angleterre  ,  l'am- 
bassadeur dubey  de  Tunis,  admirablejtype  de  la  race  mu- 
sulmane ,  espèce  de  géant,  suivi  tl'un  joli  page,  des  géné- 
raux espagnols  et  polonais  ,  quatre  de  nos  maréchaux  ,  les 
collègues  de  M.  le  président  du  conseil,  les  membres  de 
l'opposition  libérale,  etc. 

A  quatre  heures  et  demie  du  matin  la  fête  était  encore 
animée ,  quoique  déjà  le  nombre  des  danseurs  et  des  dan- 
seuses ne  fut  plus  le  même,  lorsque  le  bruit  s'est  tout  à 
coup  répandu  que  le  feu  avait  pris  à  une  des  tentes  dres- 
sées dans  la  cour  pour  servir  de  vestiaires.  On  s'est  souvenu 
du  fameux  incendie  qui  éclata  dans  un  des  plus  magnifi- 
ques bals  de  l'empire  ;  M.  le  président  du  conseil  s'est  em- 
pressé de  rassurer  les  dames  eflVayces,  en  leur  apprenant 
qu'on  était  déjà  maître  du  feu.  Grâces  au  zèle  des  pompiers 
et  de  plusieurs  assistans ,  il  n'a  élc'  perdu  que  quelques 
manteaux,  et  la  danse  a  continué  jusqu'à  six  heures. 

Nous  avons  entendu  les  membres  de  l'opposition  rendre 
hommage  à  la  manière  dont  la  famille  de  W.  le  président 
(du  conseil  a  fait  les  honneurs  d'une  lélc  à  laquelle  ils  se 


384  REVUE  DE  PARIS. 

sont  rendus  d'autant  plus  volontiers  qu'on  sait  que  la 

dépense  n'en  est  pas  prélevée  sur  le  budget.  E.  T. 

—  Chaque  fois  qu'il  y  a  bal  aux  Tuileries ,  le  roi  fait 
inviter  dix  gardes  nationaux  par  légion.  Le  sort  désigne  les 
grenadiers  et  les  chasseurs  qui  acceptent  l'invitation  au 
nom  de  leurs  camarades.  Nous  croyons  que  le  roi  de  la 
révolution  de  juillet  fait  bien  de  préférer  sa  popularité  à 
l'étiquette. 

—  On  a  remarqué  parmi  les  personnes  qui  assistaient 
au  bal  de  M.  Casimir  Perrier  des  journalistes  de  toutes  les 
opinions  :  Za/JeVo/ufiony  dansait  aussibienque  le/^/^aro. 
Quant  aux  diverses  nuances  de  l'opposilion  parlementaire, 
elles  y  avaient  aussi  leurs  représentans,  excepté  toutefois 
celle  des  cinq  à  six  députés  groupés  autour  de  M.  Berryer. 
Nous  avons  bien  reconnu  près  du  buffet  M.  le  baron  de 
Chartrouse  ;  mais  comment  le  compicr?  tour  à  tour  impé- 
rialiste ,  libéral  et  carliste  par  circonstance ,  monsieur  le 
bai  on  est  un  arlequin  politique  qui  rit  tout  le  premier  de 
ses  opinions  passées,  présentes  et  futures. 

—  Une  question  grave  s'est  présentée  cette  semaine. 
L'arrestation  provisoire  d'un  écrivain  avant  jugement  pour 
un  délit  de  presse  ordinaire  eit-elle  légale?  Nous  sommes 
de  ceux  qui  ne  le  pensent  pas..  Si  celte  procédure  existe 
réellement  dans  notre  jurisprudence,  n'est-il  pas  urgent 
de  la  réformer  ?  La  liberté  de  la  presse  ne  saurait  ,  selon 
nous  ,  se  séparer  de  la  liberté  de  l'écrivain.  Le  gouverne- 
ment lui-même  n'a  point  approuvé  toutes  les  rigueurs  que 
le  parquet  a  pu  se  croire  en  droit  d'exercer  depuis  peu 
relativement  à  cerfauis  délits  de  la  presse. 

—  Les  concerts  du  Conservatoire  commenceront  le 
I  "■  février. 

—  Chaipic  nouveau  début  do  M'n«  Raimbaux  est  un  nou- 


ALBUM.  385 

veau  succès  pour  elle.  Elle  a  chanté  d'une  manière  remar- 
quable le  rôle  d'Arsace  ;  mais  son  triomphe  a  été  surtout 
complet  dans  celui  de  Rosine  du  Barbiere.  C'est  là  que 
son  jeu,  sa  voix,  sa  gracieuse  timidité,  la  pureté  de  sa 
méthode,  l'ont  placée  au  niveau  de  toutes  les  cantatrices 
cjui  l'avaient  précédée.  La  scène  du  billet  a  été  ravissante  ; 
Lablache  s'y  est  raoni.ré  toujours  lui-même,  et  Bordogni, 
qui  chante  d'ailleurs  fort  bien ,  a  eu  comme  acteur  un 
moment  de  chaleur  et  de  verve  qui  a  rappelé  aux  lecteurs 
de  Cervantes  le  temps  de  galop  que  fit  le  coursier  de  don 
Quichotte  unejois  dans  sa  vie.  Grazlani ,  dont  le  masque 
est  si  comique,  a  joué  et  chanté  Bartholo  à  ravir.  Nous  ne 
serions  que  médisans  si  nous  ajoutions  que  l'air  de  la  Ca- 
lomnie aurait  pu  être  un  peu  mieux  étudié  par  Derosa. 
Mais  l'ensemble  de  cette  représentation  a  satisfait  les 
dilettanti  les  plus  difficiles. 

Le  Théâtre-Italien  est  à  la  veille  de  représenter  il  Pi- 
rata,  où  Rubiui  est,  dit-on,  si  extraordinaire.  On  ne  peut 
que  remercier  M.  Robert  de  tout  ce  quil  fait  pour  nos 
plaisirs. 

—  Nous  venons  de  lire  les  Réflexions  sur  le  goût  musi- 
cal en  France.  C'est  une  dissertation  fort  ingénieuse  dans 
laquelle  l'auteur  venge  la  musique  nationale  de  ses  dé- 
tracteurs, et  trace  avec  une  précision  un  peu  systématique 
peut-être  les  limites  que  l'art  doit  prescrire  à  ses  pi-ogrès. 
Cette  brochure  intéresse  non-seulement  nos  compositeurs, 
mais  les  artistes  de  nos  théâtres  lyriques.  11  y  a  de  dures 
vérités  pour  quelques-uns;  il  y  en  a  d'utiles  pour  tous, 
pour  le  théâtre  Feydeau  surtout ,  à  qui  l'auteur  donne  le 
secret  de  ses  anciens  succès.  Faire  chanter  les  acteurs  et 
faire  jouer  les  chanteurs,  tout  est  là  pour  M.  Gail,  fils 
d'une  dame  dont  le  nom  rappelle  l'heureux  temps  des 
EUeviou  et  des  Martin.  M.  Gail  va  jusqu'à  désigner  le  per- 
sonnel nécessaire  à  la  régénération  de  l'Opéra-Comique. 
Nous  le  dénonçons  à  toute  la  colère  des  dieux  de  l' Alle- 
magne et  de  l'Italie. 


386  '    ilEVUE  DE  PARIS. 

—  L'ÉcnTER  Dauberon  or  l'Oratoire  du  bon  secours. — 
Je   suis  un  peu,  je  l'avoue,  comme  le  bon  Chrysale  de 
Molière,  prévenu  contie  l'esprit  en  jupon,  l'ennemi  né 
des  philamintes  de  France,  des  bas  bleus  de  la  Grande- 
Bret>  gne.  Je  n'aime  pas  une  jolie  main  tachée  d'encre,  et, 
s'il  faut  tout  dire ,  ma  première  femme  qui  ne  savait  pas 
lire  était  douce  comme  une  Agnès,  tandis  que  ma  seconde, 
depuisqu'elle  traduit  des  romans  allemands,  a  descaprices 
pas  trop  germaniques.  D'ailleurs  soyez  à  la  fois  galant  et 
critique  si  vous  le  pouvez  :  vous  qui  aimez  votre  repos  au- 
tant que  la  vérité ,  osez  dire  à  lady  Morgan  qu'elle  est 
inférieure  à  WalterScott  et  à  miss  Landon  ,  que  Byroa 
était  un  plus  grand  poète  qu'elle.  Voulant  vivre  en  paix 
avec  les  dames   auteurs ,  j'avais  pris  le  parti  de  les  louer 
toujours.  Mais  je  vous  disais  que  ma  femme  se  mêle   de 
littérature  :  eh  bien,  elle  est  jalouse  de  tous  mes  articles 
comme  d'autant   d'infidélités    à  sa  gloire   future   :   nous 
comptons  à  peu  près  huit  muses  sur  notre  parnasse  de  i832, 
et  elle  veut  absolument  être  la  neuvième,  quand  elle  aura 
trouvé  un  lilnaire ,  chose  assez  rare  ,  soit  dit  en  passant, 
pour  une  femme   de  lettres  qui  en  est  à   ses  débuts.  Je 
voudrais  cependant  ne  pas  être  injuste  envers  VEcufer 
Dauberon  :  l'auteur  se  présente  avec  un  nombreux  cortège 
de  chevaliers  qui  disent  assez  qu'elle  mérite  plus  que  des 
égards.  Chacun  d'eux  a  fourni  une  épigraphe  à  un  de  ses 
cliapitres;  car  l'épigraphe  est  la  devise  de  notre  jeune  che- 
valerie littéraire.  Sous  la  bannière  du  bon  secoures ,  je  vois 
d'abord,  et  le  plus  zélé  sans  doute,  M.  Charles  Nodier  avec 
cette  mélancolique  sentence  :  Le  bonheur  a  deux  lois  ■■ 
beaucoup  et  pas  long-temps  ;  ensuite  M.  de  Balzac  :  Fem- 
mes profondément  égoïstes  :  M.  de  Balzac  est  le  Laroche- 
foucault  du  romantisme;  M.  de  Lamartine  :  Qu'importe  le 
soleil ,  Je  n'attends  rien  des  jours.  M.  Amédée  Pichot  : 
Que  la  nuit  est  belle ,  etc. ,  etc.  (Ces  deux  champions  sont 
de  digues  descendans  du  Beau  Ténébreux).    M.  Ortolan  : 
A'où-  cette  étoile  étincelante.  M.  Alex.  Dumas:  Une  vierge 


ALBUM.  387 

tomba.  M.  do Resseguier  :  L'ingrat,  il  ni" aimerait  si  mon 
cœur  moins  sensible....  Casimir  Delavigiie  :  Que  voulez- 
vous,  et  dix  autres  sans  compter  les  morts  et  ceux  qui  ont 
écrit  en  langue  morte  comme  saint  Augustin.  Madame 
Waldor,  avec  cette  modestie  craintive  qui  va  si  bien  à  son 
sexe ,  a  donc  cru  devoir  s'entourer  d'une  armée  de  cham- 
pions littéraires;  mais  à  dire  vrai  elle  n'en  avait  nullement 
besoin.  Connue  déjà  par  des  vers  fort  distingués,  elle 
prendra  rang  désormais  sans  conteste  à  côté  de  madame 
Cotin.  Son  volume  offre  plusieurs  tableaux  gracieux  qui, 
au  besoin  ,  révéleraient  en  elle  le  poète.  Il  est  aussi  tels 
sentimens  de  son  roman  qu'une  femme  seule  pouvait  ex- 
primer avec  autant  de  délicatesse. 

Nous  n'analyserons  pas  VEcuyer  Dauheron,  pour 
en  laisser  toute  la  surprise  au  lecteur,  nous  contentant  de 
dire  que  la  scène  se  passe  sous  Louis  XlIL  Mais  ce  n'est 
pas  un  roman  historique  ;  hâtons  nous  de  rassurer  ceux 
qui  commencent  à  trouver  nos  AValter-Scott  de  France 
un  peu  ennuyeux.  M  "«  Waldor  a  préféré  à  un  prétendu 
intérêt  de  localité  l'analyse  d'une  passion  qui  est  de  tous 
les  temps,  et  que  le  genre  historique  n'a  pu  heureusement 
détrôner  dans  les  romans. 

Elle  a  su  peindre  aussi  avec  beaucoup  de  charme -une 
jeune  fille  pure  et  belle  dont  les  malheurs  font  couler  de 
douces  larmes.  On  maudit,  quand  on  connaît  Alide  ,  cet 
écuyer  Dauberon  d'abord  coupable  par  faiblesse ,  et  qui 
devient  peu  à  peu  le  plus  déloyal  des  amans.  Il  est  une 
autre  héroïne  que  vous  prendrez  bientôt  en  haine  en  li 
sant  M^'s  AValdor.  Mais  j'ai  dit  que  je  ne  trahirais  pas  par 
l'analyse  l'intrigue  vraiment  intéressante  de  ce  roman 
très-remarquable.  A. 

—  Vous  admirez  peut-être  Mirabeau;  vous  le  voj'ez 
sans  scandale  occuper  un  piédestal  à  côté  de  ceux  de  Dé- 
raosthène,  des  Gracques ,  de  Fox.  Eh  bien!  ce  géant  avait 
pour  secrétaires  deux  ou  trois  nains,  dont  l'un,  montant 


388  REVUE  DE  PARIS, 

sur  les  épaules  de  son  maître ,  appuyant  son  menton 
sur  sa  tête,  lui  fermant  la  boucbe  d'une  main  et  les  veux 
de  l'autre,  vous  crie  :  C'est  moi  qui  suis  le  grand  homme- 
c'est  moi  qui  fis  ses  discours;  c'est  moi  qui  dominais  de 
cette  hauteur  l'assemblée  constituante,  et  qui,  si  le  géant 
eût  vécu,  aurais  dominé  la  révolution,  la  France,  l'Eu- 
rope et  le  monde....  Hélas!  bon  petit  nain,  pourquoi- 
as-tu  laissé  mourir  ton  géant  ?  Voilà,  sous  forme  d'apolo- 
gue, le  sens  d'un  ouvrage  fort  curieux  ,  publié  chez  MM. 
Ch.  Gosselin  et  Bossange  :  Som'enirs  sw Mirabeau,  par 
M.  Et.  Dumont  de  Genève.  M.  Dumont  vous  prouve  que 
Mirabeau  écrivitet  parla  quelquefois  sous  sa  dictée.  Nous 
pourrons  bien  revenir  sur  celte  publication  ornée  du  fac 
simile  de  neuf  Lettres  de  Mirabeau  ,  dont  l'une  est  conçue 
en  ces  termes  :  u  J'oubliais  de  vous  dire  que  nous  avons 
une  assemblée  demain  matin ,  peut-être  même  le  soir, 
oui  le  soir,  et  aussi  ce  soir,  parce  que  la  chose  la  plus  inu- 
tile pour  faire  une  constitution  ,  c^est  la  réflexion.  Vou- 
lez-vous des  billets  pour  demain?  première  question.  — 
Puis-je  demander  la  parole  ?  seconde  question.  P^ale  et 
ama  ,  me  Mirabeau.\i  Nous  recommandons  cette  lettre  à 
ceux  de  MM.  les  députés  qui  croiraient  compromettre 
leur  fierté  s'ils  s'adiessaiéut  à  un  secrétaire  pour  être  sûrs 
d'être  écoutés  ou  lus. 

— Les  Revues  anglaises  ont  beaucoup  vanté  Y  Histoire 
de  Pologne,  de  M.  Fietcber.  Cet  ouvrage  vient  d'être 
traduit  en  français  par  M.  Alphonse  Viollet,  qui  y  a  ajouté 
une  continuation  que  les  derniers  événemens  rendaient 
indispensables.  Cette  Histoire  de  Pologne ,  en  deux  vol. 
in-8o,  se  trouve  chez  L.-G.  Micbaud,  rue  Richelieu, 
no  67. 

—  Nous  avons  eu  plusieurs  histoires  de  l'expédition 
d'Alger;  M.  Eus.  de  Salie,  interprête  del'armée  d'Afri- 
que,  vient  d'en  publier  le  roman.  Sous  cette  forme,  1  an- 


ALBUM.  389 

teur  se  flatte,  peut-être  avec  raison,  d'avoir  élé  aussi 
veridique  pour  le  moins  que  ses  devanciers,  sans  en  ex- 
cepter M.  Merle  ,  écrivain  trop  spirituel  pour  avoir  tenu 
à  dire  toujours  la  vérité  dans  ses  amusantes  anecdotes. 
M.  Eus.  de  Salle  a  intitulé  son  roman  :  ALi-le-renard. 
Nous  reparlerons  de  cette  composition,  qui  forme  2  vo- 
lumes in-80,  publiée  par  M.  Ch.  Gosselin. 

— Il  a  été  publié  onze  cents  ouvrages  nouveaux  à  Lon- 
dres pendant  le  cours  de  i83i  ,  sans  compter  les  réim- 
pressions et  les  brochures. 

—  Nous  recevons  la  seconde  édition  d'un  poème  de 
M.  Creusé  de  Lesser,  déjà  connu  par  la  Table  ronde: 
c'est  une  imitation  en  vers  du  poème  en  prose  de  Grain- 
ville,  intitulé  le  Dernier  Homme ,  conception  originale, 
à  laquelle,  selon  M.  Ch.  Nodier,  il  ne  manquait  que  le 
rhylhme  et  la  rime  pour  rivaliser  avec  celle  de  Milton. 
Autant  qu'on  peut  en  juger  par  quelques  passages  pris 
au  hasard  ,  M.  de  Lesser  a  quelquefois  réussi  à  réaliser 
la  traduction  que  Grainville  se  proposait  lui-même  d'exé- 
cuter :  il  a  été  quelquefois  moins  heureux; mais  l'ouvrage 
doit  être  lu  en  entier  pour  être  jugé  en  conscience. 


33 


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TABLE  DES  MATIERES 


CONTENUES    DANS    LE    DIXIEM    VOU'ME 


DE  LA  REVUE  DE  PARIS. 


LITTÉRATURE  ÉTRANGÈRE. 

Voyages.  —  Aventures  de  deux  raissiounaires  mo- 

ravcs,    traduction  de  Robert  Soiithey..      .  5 

Fazio  de  Pise ,  traduction  d'Ant.-Fr.  Grazzini.     .  241 

Les  chroniques  florentines, extrait  de'G.  Villani,     .  3i6 
Histoire  contemporaine,  M.  de   Talleyrand  {^New 

Monthljr  Magazine) 2o5 

LITTÉRATURE  MODERNE,  etc.,  etc. 

Paris.  —  Le  jour  de  l'an  ,  par  M.  Bazin 17 

La  double  méprise  ,  conte  américain,  par  M.  Jules 

Janin 32 

La  marine  en  Basse-Bretagne,  par  M-  AugusteRo- 

mieu 78 

Esquisses  du  Nord,  par  M.  J.-J.  Ampère.  .  .  92 
Poésie. — Souvenirs  du  collège ,  par  M.  Barthélémy.  107 
Elisabeth  Levasseur,par  Aloysius  Block(ÎVI.  Brucker).  1 1 2 
Documens  sommaires  sur  Ja  liste  civile  du  roi  d'Angle- 
terre, par  M.  de  Moléon 160 

Trois  scènes  de  la  vie  maritime,  par  M.  Eugène  Sue.  178 
De  la  satire  en  France  depuis  la  révolution  de  juil- 
let, par  M.  Géruzez.     .     .             2o3 

Oberman ,  par  M.  Sainte-Beuve.     .     ..•..,  253 


392  TABLE  DES  MATIÈRES. 

L'orpheline ,  ou  A  brebis  tondue  Dieu  mesure  le 
z'e/i^,  coinedie-proverbe  en  deux  actes ,  par 
M.  Théodore  Leclercq 274     et       346 

Paris.  —  Le   Palais-Royal  et  la  Place  Royale,  par 

M.  Bazin 171 

Letires  de  Boerne SyS 

Album 6y,  i45,  210,  3o6,       379 


«N    DB    LA    TABLE    DU    TOMR    DIXIÈME. 


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